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MICHEL BAKOUNINE

CE U V R E S

TOME II

OUVRAGES DÉJÀ PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE :

I, La Conquête du Pain, par Pierre Kropotkine. Un volume in-18, avec préface par Elisée Keclus, t>« éditi(3n. Prix. .' 3 50

5. La Société Mouvante et l'Anarchie, p;<r Jean Grave. Un volume in-i8, avec préface, par Octave Mirbeau. Prix 3 50

3. De la Commune à C Anarchie, par Charles Malato. Un volume in-18, édition. Prix 3 50

4. Œuvres de Michel Bakounine. Fédéralisme, Socialisme et Antithéolo- gisme. Lettres sur le Patriotisme. Dieu et l'État. Un volume in-18, édition. Prix 3 50

8. Anarchistes, mœurs du jour, roman par John-IIenry Mackay, traduction de Louis de Hessem. Un volume iu-18. l'rix 3 50

6. Psychologie de l'Anarchiste Socialiste, par A. Hamon. Un volume in-18, 2" édition. Prix 3 50

7. Philosophie du Déterminisme. Réflexions sociales, par Jacques Sautarel. Un volume in-18, 2o édition. Prix 3 50

8. La Société Future, par Jean Grave. Un vol. in-18 6" édition Prix... 3 50

9. L'Anarchie. Sa philo?opliie.- Son idéal, par Pierre Kropotkine. Une brochure in-18, .'?« éditiim. Prix 1 »

10. La Grande Famille, romun militaire, par Jean Grave. Un volume in-18, édition. Prix 3 50

II. Le Socialisme et le Congrès de Londres^ par A. Hamon. Un vol. in-18, édition 3 50

12. Les Joyeusetés de FExil, par Charles Malato. Un volume in-18, 2e édition. Prix 3 50

13. Humanisme Intégral. Le duel des sexes, La cité future, par Léopold Lacour. Un volume in-18, édition. Prix 3 50

14. Biribi, armée d'Afrique, roman, par G. Darien. Un vol. in-18, 'édition. Prix 3 50

15. Le Socialisme en danger, par Domela Nieuwenhuis. Un volume '\n-\<, avec préface par Elisée Reclus. Prix 3 50

16. Philosophie de VAnarchie, par Charles Malato. Un vol, in 18, 2" édition. Prix 3 50

17. Les Inquisiteurs d'Espagne. Montjuich, Cuba, Philippines, par F. Tarrida del Marniol. Un vol. in-18, avec préface, par Ch. Malato' 2' édition. Prix. 3 50

18. L'Individu et la Société, par Jean Grave. Un vol. in-18, édition. Prix.. ., , .. 3 50

19. L'Evolution, la Révolution et l'Idéal Anarchique, par Elisée Reclus. Un vol. in-18, édition. Prix 3 50

20.— Soupes, nouvelles, par Lucien Descaves, Un volume in-18, édition. Prix 3 50

21. L'Homme Nouveau, par Charte- Malato. Une brochure in-18. Prix. 1 »

22. La Commune, far Louise Michel Un vol. édition. Pris 3 50

23. Sous la Casaque. Notes d'un soldat, par G, Dubjis-DesauUe. Un volume in-18, 28 édition. Prix 3 50

24. Le Militarisme et la Société Moderne, par Guglielmo Ferrero : traduc- tion de M. Nino Saraaja. Un Vol . in-18. Prix 3 50

25. Au pays des Moines (Noli me Tangere), par le D' Rizal; traduction de R. Serapau et H. Lucas, fin volume in-i8. Prix 3 50

26. L'Amour Libre, par M. Charles Albert. Un vol. in-18, édit. Prix. 3 50

27. L'Anarchie, iàou but, ses moyens, par Jean Grave. Un volume in-18, Se édition. Prix 3 50

28. L'Unique et sa l'ropriété, par Max Stirner. Avant-propos et traduction par Reclaiie. Un volume in-18. Prix 3 50

29. En marche vers la Société nouvelle. Principes. Tendances. Tactique de la lutte de cla-ses. par Christian Cornélissen. Un volume iu-18. Prix... 3 50

30. Les Rayons de l'Aube. Dernières études philosophiques, par le Comte Léon Tolstoï, traduction de J.-'W. Bienstock. Un vol in-16. édition. Prix. 3 50

31. Paroles d'un Homme libre Dernières études philosophiques, par le Comte Léon Tolstoï, traduction deJ.-W. Bienstock. Un vol. in-16, 4" édit. Prix. 3 50

32. Tolsloi et les Donkhobors. Faits historique» 'vaduits et réunis par J.-W. Bienstock, Un volume in-16, édition Prix 3 50

33. Discours civiques, par Laurent Tailliade. Un vol. in-i6. Prix 3 50

34. L'Inévitable Révolution, p3.v Un Proscrit. Un volume in-18. Prix... 3 50

35. /La Douleur universelle, par Sébastien Faure. Un volume '1-18, 3* édition. Prix 3 50

36. Psychologie du Militaire professionnel, par A. Hamon. Un volume in-18. Prix.,... 3 50

37. . La Physiologie morale, par G. Chatt>.rton-Hill. Un volume in-i8. Prix. 3 50

BIBLIOTHEQUE SOCIOLOGIQUE 38

.MICHEL BAKOUNINE

OE U V R E S

Tonxe II

LES OURS DK BERNE ET L'OURS DE SAINT-PÉTERSBOURG (1870)

LETTRES A UN FRANÇAIS SUR LA CRISE ACTUELLE (Septembre 1870)

L'EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE ET LA RÉVOLUTION SOCIALE (i87o-;87i

Avec une Notice biographique,

des Avant-propos et des noies, par James Guillaume.

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PARIS I"

P.-V. STOCK, ÉDITEUR

(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)

155, RUE SAINT-HOISORÉ, 155

LEVANT LE T H É AT R E - F R AN Ç Al i

1907

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I \.l ^

PREFACE

Le présent volume forme le tome IIi;de la série inau- gurée en 1895 parla publication du livre intitulé: Michel Bakounine, Œuvres, qui contient : i* la réim- pression d'un ouvrage inachevé, conservé à l'état d'épreuves typographiques (^o pages de composition), la Proposition motivée au Comité central de la [Ligue de la paix et de la liberté, ou Fédéralisme, Socialisme et A nti-théolo gisme [iSô-/]; la réimpression de dix ar- ticles, en forme de lettres, publiés dans le Progrès, du Locle (1869); un fragment inédit, comprenant les feuillets 286-340 d'un manuscrit datant^de 187 1, qui de- vait former la seconde livraison de VEmpire knouto-ger- manique et la Révolution sociale : l'éditeur, Max Nettlau, a donné à ce fragment le tiirede Dieu et l'Etat, imaginé par Elisée Reclus et Carlo Cafiero, qui l'ont

H PREFACE

appliqué au contenu des pages 149-2106! 214-247 du même manuscrit, publiées par eux sous ce titre à Ge- nève en 1882.

Dans ce tome II on trouvera la réimpression de trois écrits de Bakounine appartenant aux années 1870 et 1871, qui sont certainement le meilleur de son oeuvre. Dans l'introduction (non signée) qu'il a mise en tête du volume de 1895, Max Nettlau, après avoir expliqué les procédés de composition de Bakounine, et parlé de la quantité de manuscrits commencés par lui, et laissés ina- chevés, dans les années qui précédèrent 1870, ajoute : « De ces essais inachevés, ses écrits suivants profitèrent ; il en employa les meilleures parties à des œuvres nou- velles. C'est ce qui explique la perfection des œuvres parues dans les années de l'Internationale, œuvres pu- bliées selon les besoins du moment, rapidement écrites, mais au fond desquelles on retrouve le résultat des lon- gues études précédentes. »

Ces trois écrits sont :

Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pélersbourg^ complainte patriotique d'un Suisse humilié et désespéré, publié sans nom d'auteur au printemps de 1870; Neu- châtel, imprimerie G. Guillaume fils, 45 pages in-i6 ;

Lettres à un Français sur la crise actuelle, septembre 1870, imprimésans nom d'auteur ni d'imprimeur, à Neu- châtel, à l'imprimerie G. Guillaume fils, brochure in-i6 de 43 pages (nous avons fait suivre cette réimpression de la reproduction intégrale du texte du manuscrit de Bakou- nine, dont une partie avait été retranchée en 1870);

L'Empire knouto-germanique et la Révolution sociale y

PREFACE m

par Michel Bakounine, première livraison; Genève, chez tous les libraires, 1871, 119 pages in-i6 l'intérieur, sur la page de titre, se lit un titre primitif différent de celui que porte la couverture : La Révolution sociale ou la dictature militaire, Genève, Imprimerie coopérative).

J'ai fait précéder chacun de ces trois écrits d'un court avant-propos.

D'autres ouvrages de Bakounine, les uns inédits en tout ou en partie, les autres imprimés de son vivant, mais devenus introuvables, tant brochures qu'articles de journaux, seront publiés ultérieurement dans d'autres tomes de cette collection.

En tète du volume je place une notice biographique sur Michel Bakounine, qui donnera, pour la première fois dans une publication de langue française, des renseigne- ments véridiques sur la vie du grand révolutionnaire.

James Guillaume.

Nota. Dans cette réimpression, on a indiqué par des chiffres placés dans le texf;, et précédés chaque fois d'une barre de séparation, la pagination des éditions originales.

MICHEL BAKOUNINE

NOTICE BIOGRAPHIQUE (')

I

Michel - Alexandrovitch Bakounine est le 8/20 mai 18 14, au village de Priamouchino, dis- trict de Torjok, gouvernement de Tver. Son père, qui avait suivi la carrière diplomatique, vécut dès sa jeunesse, comme attaché d'ambassade, à Flo- rence et à Naples, puis revint se fixer sur son do- maine patrimonial, il épousa, à l'âge de qua- rante ans, une jeune fille de dix-huit ans, appar- tenant à la famille Mouravief. Ce père avait des

(i) Pour la rédaction de cette notice, je me suis servi, en dehors'de ce qui m'était personnellement connu, des nom- breux matériaux recueillis par Max Nettlau et publiés par lui dans son monumental ouvrage : Michael Bakunin, eine Bio- graphie, London, 1896-1900, 3 vol. in-folio. J. G.

VI NOTICE BIOGRAPHIQUE

idées libérales, et s'était affilié à l'une des associa- tions des « décabristes » ; mais après l'avènement de Nicolas I", découragé, et devenu sceptique, il ne songea plus qu'à cultiver ses terres et élever ses enfants. Michel était l'aîné ; il eut cinq frères et cinq sœurs. Vers l'âge de quinze ans, le jeune Mi- chel entra à l'Ecole d'artillerie à Pétersbourg ; il y passa trois ans, puis fut envoyé comme enseigne dans un régiment cantonné dans le gouvernement de Minsk.

C'était au lendemain de l'écrasement de l'insur- rection polonaise : le spectacle de la Pologne ter- rorisée agit puissamment sur le cœur du jeune officier, et contribua à lui inspirer l'horreur du despotisme. Au bout de deux ans, renonçant à la carrière militaire, il donna sa démission (i834), et se rendit à Moscou. C'est dans cette ville qu'il passa les six années qui suivirent, à l'exception de quel- ques séjours, durant l'été, dans la demeure pater- nelle. A Moscou, il se livra à l'étude de la philosophie : après avoir commencé par la lecture des encyclopé- distes français, il s'enthousiasma, ainsi que ses amis Nicolas Stankévitch et Bélinsky, pour Fichte, dont il traduisit (i 836) les Vorlesungen îiber die Be- stimmung des Gelehrten. Ce fut ensuite le tour de Hegel, qui dominait alors sur les esprits en Alle- magne : le jeune Bakounine devint un adepte con- vaincu du système hégélien, et se laissaun moment

NOTICE BIOGRAPHIQUE VII

éblouir par la fameuse maxime : « Tout ce qui est, est raisonnable », au mo3^en de laquelle on justi- fiait l'existence de tous les gouvernements. En 1839, Alexandre Herzen et Nicolas Ogaref, exilés depuis quelques années, revinrent à Moscou, et s'y ren- contrèrent avec Bakounine : mais, à ce moment, leurs idées étaient trop différentes pour qu'ils pus- sent s'entendre.

En 1840, Michel Bakounine, âgé de vingt-six ans, se rendit à Pétersbourg, et de à Berlin, dans l'intention d'étudier le mouvement philoso- phique allemand ; il avait, a-t-on dit, le projet de se consacrer à l'enseignement, et le désir d'occu- per un jour une chaire de philosophie ou d'histoire à Moscou. Lorsque Nicolas Stankévitch mourut en Italie cette même année, Bakounine admettait en- core la croyance à l'immortalité de l'âme comme une doctrine nécessaire (lettre à Herzen du 23 oc- tobre 1840). Mais le moment était venu son évolution intellectuelle devait s'accomplir, et la philosophie de Hegel allait se transformer pour lui en une théorie révolutionnaire. Déjà Ludwig Feuerbach avait tiré du hegelianisme, dans le do- maine religieux, ses conséquences logiques; Ba- kounine devait en faire autant dans le domaine politique et social. En 1842, il quitte Berlin pour Dresde, il se lie avec Arnold Ruge, qui publiait les Deutsche Jahrbîlche?^ : c'est dans cette revue

VIII NOTICE BIOGRAPHIQUE

que Bakounine fit paraître (octobre 1842), sous le pseudonyme de « Jules Elysard », un travail il aboutissait à des conclusions révolutionnaires. L'article est intitulé : La j^éaction en Allemagne, fragment, par un Français, et se termine par ces lignes dont la dernière est devenue célèbre ; « Confions-nous donc à l'esprit éternel, qui ne détruit et n'anéantit que parce qu'il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie. Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur ('). » Herzen, croyant au premier moment que l'article était réellement l'œuvre d'un Français, écrivit dans son journal intime, après ravoir lu : « C'est un appel puissant, ferme, triom- phant du parti démocratique... L'article est, d'un bout à l'autre, d'une grande portée. Si les Fran- çais commencent à populariser la science alle- mande, — ceux qui la comprennent, s'entend, la grande phase de l'action va commencer. » Le poète Georg Herwegh, Fauteur déjà illustre des Gedichte eines Lebe7idigen, étant venu à Dresde, y logea chez Bakounine, avec lequel il se lia intimement^ ce fut aussi à Dresde que Michel

(i) « Lasst uns also dem ewigen Geiste vertrauen, der nur desshalb zerstôrt und vernichtet, weil er der unergrûndliche und ewig schaffende Quell ailes Lebens ist. Die Lust der Zer- stôrung ist zugleich eine schaffende Lust. » Le mot Lust signi- fie à la fois « désir » et a plaisir ».

NOTICE BIOGRAPHIQUE IX

Alexandrovitch fit la connaissance du musicien Adolf Reichel, qui devint un de ses plus fidèles amis. Le gouvernement saxon manifesta bientôt des in- tentions hostiles à l'égard de Ruge et de ses collabo- rateurs; aussi Bakounine et Herwegh quittèrent-ils la Saxe en janvier 1843, pour se rendre ensemble à Zurich. Bakounine passa en Suisse l'année 1843 : une lettre écrite à Ruge, de l'île de Saint-Pierre (lac de Bienne), en mai 1843 (publiée à Paris en 1844 dans les Deutsch-fran^ôsische Jahrbucher), se termine par cette véhémente apostrophe : « C'est ici que le combat commence; et si forte est notre cause, que nous, quelques hommes épars, et les mains liées, par notre seul cri de guerre nous inspi- rons Teffroi à leurs myriades ! Allons, du cœur, et je veux rompre vos liens, ô Germains qui voulez devenir des Grecs, moi le Scythe. Envoyez-moi vos ouvrages; je les ferai imprimer dans Tîle de Rousseau, et en lettres de feu j'écrirai une fois encore dans le ciel de l'histoire : Mort aux Perses ! (') »

(i) « Hier, erst hier beginnt der Kampf, und so stark ist unsere Sache, dass wir wenige zerstreute Manner mit gebun- denen Handen durch unsern blossen Schlachtrut ihre Myriaden in Furcht und Schrecken setzen. Wohian, es gilt ! und eure Bande will ich lùsen, ihr Germanen, die ihr Griechen werden wollt, ich der Scythe. Sendet mir eure Werke. Auf Rousseaus Insel will ich sie drucken und mit feurigen Lettern noch einmal an den Himmel der Geschichte schreiben : Untergang den Persern ! »

X NOTICE BIOGRAPHIQUE

En Suisse, Bakounine fit la connaissance des communistes allemands groupés autour de Weit- ling; il passa l'hiver 1843-1844 à Berne, il en- tra en relations avec la famille Vogt (') ; l'un des quatre frères Vogt, Adolf (plus tard profes- seur à la faculté de médecine de l'université de Berne), devint son ami très intime. Mais, inquiété par la police suisse, et sommé par l'ambassade russe d'avoir à rentrer en Russie, Bakounine quitta Berne en février 1844, se rendit à Bruxelles, et, de là, à Paris ; il devait séjourner dans cette ville jusqu'en décembre 1847.

II

A Paris, il arrivait avec son fidèle Reichel, il retrouva Herwegh et sa jeune femme (Emma Siegmund). Il fit la connaissance de Karl Marx, qui, venu à Paris à la fin de 1843, fut d'abord, lui aussi, l'un des collaborateurs d'Arnold Ruge,mais qui bientôt commença, avec Engels, l'élaboration d'une doctrine spéciale. Bakounine se lia aussi

(i) Le professeur Wilhelm Vogt avait quitté, en i835, l'uni- versité de Giessen, destitué pour des motifs politiques, et était devenu professeur à l'université de Berne. Il avait quatre fils : Karl, le célèbre naturaliste; Emil, juriste; Adolf, médecin ; Gustav, avocat.

NOTICE BIOGRAPHIQUE XI

avec Proudhon, qu'il voyait fréquemment : d'ac- cord sur certains points essentiels, et divisés sur d'autres, il leur arrivait d'engager des discussions qui se prolongeaient des nuits entières. Il apprit également à connaître M""" George Sand, dont il admirait le talent, et qui était alors sous l'in- fluence de Pierre Leroux. Ces années de Paris fu- rent, pour le développement intellectuel de Michel Bakounine, des plus fécondes : c'est alors que s'ébauchèrent dans son esprit les idées qui consti- tueront son programme révolutionnaire ; mais elles sont encore mal débrouillées sur plus d'un point, et mêlées d'un reste d'idéalisme métaphysique dont il ne se débarrassera tout à fait que plus tard.

Il a donné lui-même les renseignements qui suivent sur ses relations intellectuelles avec Marx et avec Proudhon à cette époque :

« Marx a-t-il écrit en 1871 (manuscrit fran- çais)— était beaucoup plus avancé que je ne l'é- tais, comme il reste encore aujourd'hui, non pas plus avancé, mais incomparablement plus savant que moi. Je ne savais alors rien de l'économie politique, je ne m'étais pas encore défait des abstractions métaphysiques, et mon socialisme n'était que d'instinct. Lui, quoique plus jeune que moi, était déjà un athée, un matérialiste sa- vant et un socialiste réfléchi. Ce fut précisément à cette époque qu'il élabora les premiers fonde-

XII NOTICE BIOGRAPHIQUE

ments de son système actuel. Nous nous vîmes assez souvent, car Je le respectais beaucoup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de vanité person- nelle, à la cause du prolétariat, et je recherchais avec avidité sa conversation toujours instructive et spirituelle lorsqu'elle ne s'inspirait pas de haine mesquine, ce qui arrivait, hélas ! trop souvent. Ja- mais pourtant il n'y eut d'intimité franche entre nous. Nos tempéraments ne la comportaient pas. Il m'appelait un idéaliste sentimental, et il avait raison ; je l'appelais un vaniteux perfide et sour- nois, et j'avais raison aussi. »

Quant à Engels, Bakounine l'a caractérisé ainsi dans un passage il parle de la société secrète fondée par Marx [Gosoudarstvennost i Ajiarkhia, 1S74, page 224) : « Vers 1846, Marx s'est mis à la tête des communistes allemands, et, bientôt après, avec M. Engels, son ami constant, aussi intelligent que lui, quoique moins érudit, mais en revanche plus pratique, et non moins bien doué pour la ca- lomnie politique, le mensonge et l'intrigue, il a fondé une société secrète de communistes alle- mands ou de socialistes autoritaires ».

De Proudhon, voici ce qu'il dit dans un manuscrit français de 1870 : « Proudhon, malgré tous les efforts qu'il a faits pour secouer les traditions de l'idéalisme classique, n'en est pas moins resté toute

NOTICE BIOGRAPHIQUE XIII

sa vie un idéaliste incorrigible, s'inspirant, comme Je le lui ai dit deux mois avant sa mort('), tantôt de la B ble, tantôt du droit romain, et métaphysicien toujours jusqu'au bout des ongles. Son grand mal- heur est de n'avoir jamais étudié les sciences na- turelles, et de ne s'en être pas approprié la mé- thode. Il a eu des instincts de génie qui lui avaient fait entrevoir la voie juste, mais, entraîné par les mauvaises habitudes idéalistes de son esprit, il re- tombait toujours dans les vieilles erreurs : ce qui a fait que Proudhon a été une contradiction perpé- tuelle, — un génie vigoureux, un penseur révolu- tionnaire se débattant toujours contre les fantômes de l'idéalisme, et n'étant jamais parvenu à les vaincre.

« iMarx, comme penseur, est dans la bonne voie. 11 a établi comme principe que toutes les évolu- tions politiques, religieuses et juridiques dans l'histoire sont, non les causes, mais les effets des évolutions économiques. C'est une grande et fé- conde pensée, qu'il n'a pas absolument inventée: elle a été entrevue, exprimée en partie, par bien d'autres que lui \ mais enfin, à lui appartient l'hon- neur de l'avoir solidement établie et de l'avoir po- sée comme base de tout son système économique. D'un autre côté, Proudhon avait compris et senti

(i) Proudhon est mort le 19 janvier i863.

XIV NOTICE BIOGRAPHIQUE

la liberté beaucoup mieux que lui. Proudhon, lors- qu'il ne faisait pas de la doctrine et de la métaphy- sique, avait le vrai instinct du révolutionnaire: il adorait Satan et il proclamait l'an-archie. Il est fort possible que Marx puisse s'élever théoriquement à. un système encore plus rationnel de la liberté que Proudhon, mais Tinstinctde la liberté lui manque : il est, de la tête aux pieds, un autoritaire. »

En 1847, Bakounine vit arriver à Paris Herzen et Ogaref, qui avaient quitté la Russie pour vivre en Occident ; il y revit aussi Bélinsky, alors dans toute la maturité de son talent, et qui devait mourir l'année suivante.

A la suite d'un discours qu'il avait prononcé le 29 novembre 1847 au banquet donné en commé- moration de l'insurrection polonaise de i83o, Ba- kounine fut expulsé de France à la requête de l'am- bassade russe. Pour chercher à lui enlever les sym- pathies qui s'étaient aussitôt manifestées, le représentant de la Russie à Paris, Kisseleff, fit cou- rir le bruit que Bakounine avait été au service de l'ambassade, qui L'avait employé^ mais qui main- tenant se voyait obligée de se débarrasser de lui parce qu'il était allé trop loin (lettre de Bakounine à Fanelli, 29 mai 1867). Le comte Duchâtel, mi- nistre de l'intérieur, interpellé à la Chambre des pairs, se retrancha derrière des réticences calculées pour donner créance à la calomnie imaginée par

NOTICE BIOGRAPHIQUE XV

Kisseleff, qui devait bientôt se répercuter ailleurs. Bakounine se rendit à Bruxelles, habitait Marx, expulsé lui aussi de France depuis 1846. De Bruxelles, il écrit à son ami Herwegh : « Les Al- lemands, ouvriers, Bornstedt, Marx et Engels, Marx surtout, font ici leur mal ordinaire. Va- nité, méchanceté, cancans, fanfaronnades en théorie et pusillanimité en pratique, dissertations sur la vie, l'action et la simplicité, et absence complète de vie, d'action et de simplicité, coquetteries répu- gnantes avec des ouvriers littéraires et discoureurs, « Feuerbach est un bom^geois », et Tépithète de bourgeois répétée à satiété par des gens qui tous ne sont de la tête aux pieds que des bourgeois de petite ville ; en un mot, mensonge et bêtise, bêtise et mensonge. Dans une semblable société, il n'y a pas moyen de respirer librement. Je me tiens éloi- gné d'eux, et j'ai nettement déclaré que je n'irais pas dans leur Kommunistischer Handiverker- vereifif et que je ne voulais rien avoir à faire avec cette société (^). »

(i) « Die Deutschen aber, Handwerker, Bornstedt, Marx und Engels, und vor allen Marx, treiben hier ihr gewôhn- lichesUnheil. Eitelkeit, Gehâssigkeit, Klatschierei, theoretischer Hochmuth und praktische Kleinmûthigkeit, Reflektieren auf Leben, Thun und Einfachheit, und gânzliche Abwesenheit von Leben, Thun und Einfachheit, litterarische und dis- kurierende Handwerker und ekliges Liebâugeln mit ihnen,— « Feuerbach ist ein Bourgeois » und das Wort Bourgeois zu einem bis zum Uberdruss wiederholten Stichworte ge-

XVI NOTICE BIOGRAPHIQUE

III

La révolution du 24 février rouvrit à Bakou- nine les portes de la France. Il se hâta de revenir à Paris ; mais bientôt la nouvelle des événements de Vienne et de Berlin le décida à partir pour l'Allemagne (avril), d'où il espérait pouvoir prendre part en Pologne aux mouvements insurrectionnels. Il passa par Cologne, Marx et Engels allaient commencer la publication de la Neue Rheinische Zeitiing ; c'était le moment la Légion démo- cratique allemande de Paris, qu'accompagnait Herwegh, venait de faire dans le grand-duché de Bade cette tentative insurrectionnelle qui aboutit à un si lamentable échec ; Marx attaqua HerWvigh avec violence à ce sujet ; Bakounine prit la défense de sn ami, ce qui aiuna uni rupture entre lui et Marx. Il a écrit plus tard (1871, manuscrit fran- çais) : « Dans cette question, je le pense aujourd'hui et je le dis franchement, c'étaient Marx et Engels qui avaient raison : ils jugeaient mieux la situation

worden, aile selbst aber von Kopf zu den Fûssen durch und durch kleinstadtische Bourgeois. Mit einem Worte Luge und Dummheit, Dummheit und Luge. In dieser Gesellsciiaft ist keine Môglichkeit einen freien, vollen Athemzug zu holen. Ich halte mich fern von ihnen und habe ginz entschieden erklàrt, ich gehe in ihren kommunistischen Handwerkerverein nicht und will mit ihm nichts zu thun haben. »

NOTICE BIOGRAPHIQUE XVII

générale. Ils attaquèrent Herwegh avec le sans- façon qui caractérise leurs attaques, et je défendis l'absent avec chaleur, personnellement contre eux, à Cologne. De notre brouille. » Il se rendit en- suite à Berlin et à Breslau, et de à Prague, il essaya inutilement de faire de la propagande démocratique et révolutionnaire au Congrès slave (juin), et il prit part au mouvement insurrec- tionnel durement réprimé par Windischgràtz ; puis il revint à Breslau. Pendant son séjour dans cette ville, la N eue Rheinische Zeitiing- pwhWdi (6 juillet) une correspondance de Paris dont l'auteur disait : « A propos de la propagande slave, on nous a affirmé hier que George Sand se trouvait en pos- session de papiers qui compromettaient fortement le Russe banni d'ici, Michel Bakounine^ et le représentaient comme un instrument ou un ageftt de la Russiey nouvellement enrôlé, auquel on attri- bue la part principal(^ dans la récente arrestation des malheureux Polonais. George Sand a montré ces papiers à quelques-uns de ses amis ('). » Bakou-

( i) « In Bezug auf die Slavenpropaganda, versicherte man uns gestern, sei George Sand in den Besitz von Papieren gelangt, welche den von hier verbannten Russen, M. Bakunin, stark compromittirten, indem sie ihn als ein Werkzeug oder in jûngster Zeit gewonnenen Agenten Russlands darstellten, den der grosste Theil der Schuld der neuerdings verhafteten un- glûcklichen Polen traf. George Sand hat dièse Papiere einigen ihrer Vertrauten gezeigt. »

XVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE

nine protesta immédiatement contre cette infâme calomnie par une lettre que publia V Allgememe Oder-Zeitiing de Breslau (lettre que la Neue Rheinische Zeitiing reproduisit le i6 juillet), et écrivit à M™^ George Sand pour la prier de s'expli- quer au sujet de l'usage qui avait été fait de son nom. George Sand répondit par une lettre au rédacteur de la Neue Rheinische Zeitiing, datée de la Châtre (Indre), 20 juillet 1848, disant : « Les faits rapportés par votre correspondant sont com- plètement faux. Je n'ai jamais possédé la moindre preuve des insinuations que vous cherchez à accré- diter contre M. Bakounine. Je n'ai donc jamais été autorisée à émettre le moindre doute sur la loyauté de son caractère et la franchise de ses opinions. J'en appelle à votre honneur et à votre conscience pour l'insertion immédiate de cette lettre dans votre journal. » Marx inséra la lettre, et donna en même temps l'explication suivante de la publicité qu'il avait accordée à la calomnie de son correspondant de Paris : « Nous avons rempli ainsi le devoir de la presse, d'exercer sur les hommes publics une stricte surveillance, et nous avons donné en même temps par à M. Bakounine l'occasion de dis- siper un soupçon qui avait véritablement été émis dans certains cercles à Paris (i) ». Il est inutile

(i) « Wir erfûllten damit die Pllicht der Presse, ôfFentliche

NOTICE BIOGRAPHIQUE XIX

dMnsister sur cette singulière théorie, d'après la- quelle la presse aurait le devoir d'accueillir la calomnie et de la publier, sans prendre la peine de contrôler les faits.

Le mois suivant, Bakounine rencontra Marx à Berlin, et une réconciliation apparente eut lieu. Bakounine a écrit à ce sujet en 1871 (manuscrit français) : « Des amis communs nous forcèrent de nous embrasser. Et alors, au milieu d'une conversation à moitié badine, à moitié sérieuse, Marx me dit : « Sais-tu que je me trouve mainte- ce nant à la tête d'une société communiste secrète « si bien disciplinée, que si j'avais dit à un seul « de ses membres : Va tuer Bakounifte, il te tue- « rait?»... Après cette conversation, nous ne nous revîmes plus jusqu'en 1864. »

Ce que Marx avait dit en plaisantant à Bakou- nine en 1848, il devait essayer sérieusement de le faire vingt-quatre ans plus tard : lorsque, dans l'In- ternationale, l'opposition de l'anarchiste révolu- tionnaire sera devenue gênante pour la domina- tion personnelle que Marx prétendait exercer, il tentera de se débarrasser de lui par un véritable assassinat moral.

Charactere strengzu ùberwachen, und gaben damit zugleich Herrn Bakunin Gelegenheit einen Verdacht niederzuschla- gen, der in Paris in gewissen Kreisen allerdings aufgeworfen wurde. »

XX NOTICE BIOGRAPHIQUE

Expulsé de Prusse et de Saxe, Bakounine passa le reste de l'année 1 848 dans la principauté d'Anhalt. Ce fut qu'il publia en allemand sa brochure ; «. Aufrufan die Slaven^ von einem russischen Pa- trioten, Michael Bakunin, Mitglied des Slavencon- gresses ». Il y développait ce programme : union des révolutionnaires slaves avec les révolution- naires des autres nations, hongrois, allemands, italiens, pour la destruction des trois monarchies oppressives, empire de Russie, empire d'Autriche, royaume de Prusse ; et ensuite libre fédération des peuples slaves émancipés. Marx crut devoir com- battre ces idées ; il écrivit dans la Neue Rheinische Zeituug- {14. févriQr 1849): « Bakounine est notre ami ; cela ne nous empêchera pas de critiquer sa brochure (i) » ; et il formulait ainsi son point de vue : « A part les Polonais, les Russes, et peut-être encore les Slaves de la Turquie, aucun peuple slave n'a un avenir, par la simple raison qu'il manque à tous les autres Slaves les premières conditions histo- riques, géographiques, politiques et industrielles de l'indépendance et de la vitalité ,2) » . Au sujet de cette

(i) « Bakunin ist unser Freund. Daswird uns nicht abhalten, seine Brochure der Kritik zu unterwerfen. »

(2) « Ausser den Poi-'n, den Russen, und hochstens den Slaven der Tûrkei hat kein slavisches Volk eine Zukunft, aus dem einfachen Grund, weil allen ûbrigen Slaven dieersten historischen, geographisclien, politischen und industriellen Bedingungen der Selbststandigkeit und Lebensfâhigk'.'it fehlen. »

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXI

différence entre la manière de voir de Marx et la sienne dans la question slave, Bakounine a écrit (1871, manuscrit français) : « En 1848 nous nous sommes trouvés divisés d'opinions ; et je dois dire que la raison fut beaucoup plus de son côté que du mien... Emporté par l'ivresse du mouvement révo- lutionnaire, j'étais beaucoup plus occupé du côté négatif que du côté positif de cette révolution... Pourtant il y eut un point j'eus raison contre lui. Gomme Slave, je voulais l'émancipation de la race slave du joug des Allemands,... et, comme patriote allemand. Marx n'admettait pas alors, comme il n'admet encore pas à présent, le droit des Slaves de s'émanciper du joug des Allemands, pensant, aujourd'hui comme alors, que les Alle- mands sont appelés à les civiliser, c'est-à-dire à les germaniser de gré ou de force. »

En janvier 1849, Bakounine vint secrètement à Leipzig. il s'occupait à préparer un soulève- ment en Bohême, d'accord avec un groupe de jeunes Tchèques à Prague. Malgré les progrès de la réaction en France et en Allemagne, on pouvait encore espérer, car sur plus d'un point de l'Europe la révolution n'était pas écrasée : Pie IX, chassé de Rome, avait fait place à la République romaine, dirigée par le triumvirat Mazzini, Saffi et Armel- Uni, avec Garibaldi pour général ; Venise, rede- venue libre, soutenait contre les Autrichiens un siège

XXII NOTICE BIOGRAPHIQUE

héroïque ; les Hongrois, révoltés contre l'Autriche et dirigés par Kossuth, proclamaient la déchéance de la maison de Habsbourg. Sur ces entrefaites éclata à Dresde (3 mai 1849) un soulèvement po- pulaire, provoqué par le refus du roi de Saxe d'ac- cepter la constitution de l'Empire allemand qu'a- vait votée le Parlement de Francfort ; le roi s'en- fuit le 4, un gouvernement provisoire fut installé (Heubner, Tzschirner et Todt), et les insurgés restèrent maîtres de la ville pendant cinq jours. Bakounine, qui avait quitté Leipzig pour Dresde au milieu d'avril, devint un des chefs des révoltés, et contribua à faire prendre les mesures les plus énergiques pour la défense des barricades contre les troupes prussiennes (le commandant militaire fut d'abord le lieutenant-colonel Heinze, puis, à partir du 8 mai, le jeune typographe Stephan Born, qui avait organisé l'année précédente la première association générale des ouvriers alle- mands, VArbeiter-Verbrilderung). La stature gigantesque de Bakounine et sa qualité de révo- lutionnaire russe attirèrent particulièrement l'at- tention sur lui ; une légende se forma aussitôt autour de sa personne : c'est à lui seul qu'on attri- bua les incendies allumés pour la défense ; il avait été, écrivit-on, « l'âme véritable de toute la révolu- tion » ; il « exerçait un terrorisme qui répandait l'épouvante « ; il avait conseillé, pour empêcher les

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXIII

Prussiens de tirer sur les barricades, d'y placer les chefs-d'œuvre de la galerie de tableaux, etc.

Le 9, les insurgés, reculant devant des forces supérieures, effectuèrent leur retraite sur Freiberg. Là, Bakounine essa3^a vainement d^obtenir de Born qu'il passât, avec ce qui lui restait de com- battants, sur le territoire de la Bohême pour y tenter un nouveau soulèvement : Born refusa, et licencia ses troupes. Alors, voyant qu'il n'y avait plus rien à faire, Heubner, Bakounine, et le musi- cien Richard Wagner se dirigèrent sur Ghemnitz. Pendant la nuit du 9 au 10, des bourgeois armés arrêtèrent Heubner et Bakounine et les livrèrent ensuite aux Prussiens; Wagner, qui s'était ré- fugié chez sa sœur, réussit à s'échapper.

La conduite de Bakounine à Dresde fut celle d'un combattant résolu et d'un chef clairvoyant. Dans une de ses lettres à la Nejv York Daily Tribune (numéro du 2 octobre iS52), Ou Révolution and Contre-Repolution in Ger.nany, Marx, malgré son hostilité, a dià reconnaître le service rendu par Bakounine à la cause révolutionnaire; il a écrit : « A Dresde, la lutte fut continuée pendant quatre jours dans les rues de la ville. Les boutiquiers de Dresde, la « garde communale », non seulement ne combattirent pas, mais dans plusieurs cas favo- risèrent l'action des troupes contre les insurgés. Ceux-ci se composaient presque exclusivement

XXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE

d'ouvriers des districts manufacturiers environ- nants. Ils trouvèrent un chef capable et de sang- froid dans le réfugié russe Michel Bakou- nine (^). »

IV

Conduit dans la forteresse de Kônigstein (Saxe), Bakounine, après de longs mois de détention pré- ventive, fut condamné à mort le 14 janvier i85o', en juin, la peine fut commuée en celle de la déten- tion perpétuelle, et en même temps le prisonnier fut livré à l'Autriche qui le réclamait. En Au- triche, il fut d'abord détenu à Prague, et ensuite (mars i85i) dans la citadelle d'Olmiitz, oià le i5 mai i85i il fut condamné à être pendu; mais de nouveau la peine fut commuée en détention perpétuelle. Dans les prisons autrichiennes, Ba- kounine avait été traité d'une façon très dure : il avait les fers aux pieds et aux mains, et même.

(i) « In Dresden, the struggle was kept on for four days in the streets of the town. The shopkeepers of Dresden, the « communal guard », not only did not fight, but in many in- stances favoured the proceedings of the troops against the insurgents. Thèse again consisted almost exclusively of workingmen from the surrounding manufacturing districts. They found an able and coolheaded commander in the Russian refugee, Michael Bakunin . » (Les italiques sont de Marx.)

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXV

à OlmUtz, il était enchaîné à la muraille par la ceinture.

L'Autriche le livra au gouvernement russe peu après sa condamnation. En Russie, il fut enfermé à la forteresse de Pierre-et-Paul, dans le « rave- lin d'Alexis ». Au début de sa captivité, le comte Orlof vint lui dire que le tsar Nicolas demandait de lui une confession écrite. Bakounine, réfléchissant (lettre à Herzen, 8 décembre 1860, Irkoutsk) « qu'il se trouvait au pouvoir d'un ours », et que d'ailleurs, « tous ses actes étant parfaitement con- nus, il n'avait plus de secret à révéler », se décida à écrire; dans sa lettre il disait au tsar: « Vous dé- sirez avoir ma confession ; mais vous ne devez pas ignorer que le pénitent n'est pas obligé de confesser les péchés d'autrui. Je n'ai de sauf que l'honneur, et la conscience de n'avoir jamais trahi personne qui ait voulu se fier à moi, et c'est pourquoi je ne vous donnerai pas de noms. » Lorsque Nicolas eut lu la lettre de Bakounine, raconte Herzen [Œuvres posthumes)^ il dit : « C'est un brave garçon, plein d'esprit; mais c'est un homme dan- gereux, il faut le garder sous les verrous ».

Au commencement de la guerre de Grimée, la forteresse de Pierre-et-Paul pouvant se trouver exposée à être bombardée et prise par les An- glais, on transféra le prisonnier à Schliissel- bourg (1854) : là, il fut atteint du scorbut, et

b

XXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE

toutes ses dents tombèrent. Voici ce que l'auteur de la présente notice a écrit, au lendemain de la mort de Bakounine, d'après des souvenirs recueillis de la bouche de celui-ci, sur cette dernière période de sa captivité : « L'atroce régime de la prison avait complètement délabré son estomac; vers la fin, nous a-t-il raconté, il avait pris en dégoût tous les aliments^ et en était arrivé à se nourrir exclusive- ment de choux aigres hachés [chtchi). Mais si le corps s'affaiblissait, l'esprit restait inflexible. Il craignait une chose par-dessus tout : c'était de se trouver un jour amené, par l'action débilitante de la prison, à l'état d'abêtissement dont Silvio Pellico offre un type si connu ; il craignait de cesser de haïr, de sentir s'éteindre dans son cœur le sentiment de révolte qui le soutenait, et d'en arriver à par- donner à ses bourreaux et à se résigner à son sort. Mais cette crainte était superflue -, son énergie ne l'abandonna pas un seul jour, et il sortit de son cachot le même homme qu'il y était entré. Il nous a raconté aussi que pour distraire les longs ennuis de sa solitude, il aimait à repasser dans son esprit la légende de Prométhée, le titan bienfaiteur des hommes, enchaîné sur un rocher du Caucase par les ordres du tsar de l'Olympe; il songeait à la dramatiser, et nous avons retenu la mélodie douce et plaintive, composée par lui, du choeur des nymphes de l'Océan venant apporter leurs consola-

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXVII

tions à la victime des vengeances de Jupiter. » [Bulletiîi delà Fédération jurassienne de V Inter- nationale^ supplément au numéro du q juillet 1876.)

A la mort de Nicolas, on put espérer que le changement de règne apporterait quelque adou- cissement à la situation de l'indomptable révolu- tionnaire : mais Alexandre II effaça de sa propre main le nom de Bakounine de la liste des amni- stiés. La mère du prisonnier s'étant présentée au nouveau tsar, un mois plus tard, pour le supplier de lui accorder la grâce de son fils, Tautocrate répondit : « Sachez, madame, que tant que votre fils vivra, il ne pourra jamais être libre ». La capti- vité de Bakounine se prolongea deux ans encore après la mort de Nicolas; Alexandre restait sourd à toutes les prières qui lui étaient adressées. Un jour, le tsar, tenant à la mai";! la lettre que Michel Bakounine avait écrite en i85i à Nico- las, aborda le prince Gortchakof, ministre des affaires étrangères, en lui disant : « Mais je ne vois pas le moindre repentir dans cette lettre ! » Enfin, en mars 1867, Alexandre se laissa fléchir, et con- sentit à transformer la prison perpétuelle en exil en Sibérie.

Bakounine fut interné à Tomsk. Il s'y maria, vers la fin de i858, avec une jeune Polonaise, Antonie Kwiaikowska; bientôt après, par l'intervention de

XXVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE

son parent du côté maternel, Mouravief-Amour- sk}'', gouverneur de la Sibérie Orientale, il put aller résider à Irkoutsk (mars iSSg), il entra au ser- vice de la compagnie de l'Amour, puis d'une en- treprise de mines. Il espérait obtenir bientôt sa libération et revenir en Russie; mais Mouravief s'étant vu obligé d'abandonner son poste devant l'opposition que lui faisait la bureaucratie, Bakou- nine comprit qu'il ne lui restait plus qu'un moyen de devenir libre : l'évasion. Quittant Irkoutsk (5/17 juin 1861) sous le prétexte d'un vo3'-age d'af- faires et d'études autorisé par le gouvernement, comme représentant d'un négociant nommé Sabach- nikof, il atteignit Nikolaïevsk (juillet)*, il s'embar- qua s'ur un vaisseau de l'Etat, le Slrelck, allant à De-Kastri, port situé plus au sud, puis réussit à passer, sans éveiller de soupçons, sur un navire marchand, le Vikera, qui le conduisit au Ja- pon, à Hakodadi ; de il gagna Yokohama, ensuite San Francisco (octobre) et New York (novembre), et le 27 décembre 1861 il arrivait à Londres, oià il fut reçu comme un frère par Herzen et Ogaref.

On peut passer rapidement sur les six premières

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXIX

années du second séjour de Bakounine en Occi- dent. Il reconnut très vite que, malgré l'amitié personnelle qui l'unissait à Herzen et à Ogaref, il ne pouvait s'associer à l'action politique dont leur journal le Kolokol était Torgane. Il exposa ses idées, au cours de l'année 1862^ dans deux bro- chures russes, Aux amis russes, polonais, et à tous les amis slaves, et La Cause du Peuple^ Romanof^ Pougatchef ou Pestel? Quand éclata, en i863, l'insurrection polonaise, il essaya de se joindre aux hommes d'action qui la dirigeaient; mais l'organi- sation d'une légion russe échoua, l'expédition de Lapinski ne put aboutir à un résultat ; et Bakounine, qui était allé à Stockholm (où sa femme le rejoignit) avec l'espoir d'obtenir une intervention suédoise, dut revenir à Londres (octobre) sans avoir réussi dans aucune de ses démarches. Il se rendit alors en Italie, d'où il fit, au milieu de 1 864, un second voyage en Suède ; il en revint par Londres, il revit Marx, et Paris, il revit Proudhon. A la suite de la guerre de iSSgetde l'héroïque expédition de Gari- baldi en 1860, l'Italie venait de naître à une vie nouvelle : Bakounine resta dans ce pays jusqu'à l'automne de 1867, séjournant d'abord à Florence, ensuite à Naples et dans les environs. Il avait conçu le plan d'une organisation internationale secrète des révolutionnaires, en vue delà propagande, et, quand lemoment serait venu, de l'action, et dès 1864

b.

XXX NOTICE BIOGRAPHIQUE

il réussit à grouper un certain nombre d'Italiens, de Français, de Scandinaves et de Slaves dans cette société secrète, qui s'appela la « Fraternité inter- nationale », ou 1' « Alliance des révolutionnaires socialistes ». En Italie, Bakounine et ses amis s'appliquèrent surtout à lutter contre les mazzi- niens, qui étaient des républicains autoritaires et religieux ayant pour devise Dioepopolo ; un jour- nal, Libéria e Giusti'{ia^ fut fondé à Naples, dans lequel Bakounine développa son programme. En juillet 1866, il faisait part à Herzen et à Ogaref de Texist^nce de la société secrète à laquelle il consa- crait depuis deux ans toute son activité, et leur en communiquait le programme, dont ses deux anciens amis furent, dit-il lui-même, «très scandalisés». A ce moment, l'organisation, au témoignage de Ba- kounine, avait des adhérents en Suède, en Nor- vège, en Danemark, en Angleterre, en Belgique, en France, en Espagne et en Italie, et comptait aussi des Polonais et des Russes parmi ses mem- bres.

En 1867, des démocrates bourgeois de diver- ses nations, principalement des Français et des Allemands, fondèrent la « Ligue de la paix et de la liberté », et convoquèrent à Genève un Congrès qui eut beaucoup de retentissement. Bakounine nourrissait encore quelques illusions à Tégard des démocrates: il se rendit à ce Congrès, il pro-

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXXI

nonça un discours, devint membre du Comité central de la Ligue, établit sa résidence en Suisse (près de Vevey), et, pendant l'année qui suivit, s'efforça d'amener ses collègues du Comité au socialisme révolutionnaire. Au deuxième Congrès de la Ligue, à Berne (septembre 1868), il fit, avec quelques-uns de ses amis, membres de l'organisa- tion secrète fondée en 1864, Elisée Reclus, Aristide Rey, Charles Keller, Victor Jaclard, Giuseppe Fanelli, Saverio Friscia, Nicolas Jou- kovsky, Valérien Mroczkowski, etc., une tenta- tive pour faire voter à la Ligue des réso-utions franchement socialistes ; mais, après plusieurs jours de débats, les socialistes révolutionnaires, s'étant trouvés en minorité, déclarèrent qu'ils se séparaient de la Ligue (26 septembre 1868), et fondèrent le même jour, sous le nom d^Alliance internationale de la démocratie socialiste, une association nouvelle, dont Bakounine rédigea le programme.

Ce programme^ qui résumait les conceptions auxquelles son auteur était arrivé, au terme d'une longueév^olution commencée en Allemagne en 1842, disait entre autres :

« L'Alliance se déclare athée; elle veut Taboli- tion définitive et entière des classes, et l'égalisation politique, économique, et sociale des individus des deux sexes; elle veut que la terre, les instruments

XXXII NOTICE BIOGRAPHIQUE

de travail, comme tout autre capital, devenant la propriété collective de la société tout entière, ne puissent être utilisés que par les travailleurs, c'est- à-dire parles associations agricoles et industrielles. Elle reconnaît que tous les Etats politiques et autoritaires actuellement existants, se réduisant de plus en plus aux simples fonctions administra- tives des services publics dans leurs pays réci- proques, devront disparaître dans l'union univer- selle des libres associations, tant agricoles qu'in- dustrielles. »

En se constituant, l'Alliance internationale de la démocratie socialiste avait déclaré vouloir for- mer une branche de l'Association internationale des travailleurs, dont elle acceptait les statuts gé- néraux.

A la date du i®"" septembre 1868' avait paru à Genève le premier numéro d'un journal russe, Nar^odiioé Diélo, rédigé par Michel Bakounine et Nicolas Joukovsky ; il contenait un programme intitulé « Programme de la démocratie socialiste russe », identique pour le fond au programme qu'adopta quelques jours plus tard l'Alliance inter- nationale de la démocratie socialiste. Mais, dès son second numéro, le journal changea de rédaction, et passa entre les mains de Nicolas Outine, qui lui imprima une direction toute différente.

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXXIII

VI

L'Association internationale des travailleurs avait été fondée à Londres le 28 septembre 1864 : mais son organisation définitive et l'adoption de ses statuts ne dataient que de son premier Congrès,, tenu à Genève du 3 au 8 septembre 1866.

A son passage à Londres en octobre 1 864, Bakou- nine, qui n'avait pas revu Karl Marx depuis 1848, avait reçu la visite de celui-ci : Marx venait s'ex- pliquer avec lui, au sujet de la calomnie, jadis ac- cueillie par la Neue Rhcinische Zeitiing^ que des journalistes allemands avaient remise en circulation en i853. Mazzini et Herzen avaient pris, alors, la défense du calomnié enfermé dans une forteresse russe ; Marx avait, à cette occasion, dans le journal anglais le Morning Advertiser^ déclaré une fois de plus qu'il n'était pour rien dans cette calomnie, en ajoutant que Bakounine était son ami ; et il le lui répéta. A la suite de cette conversation, Marx avait engagé Bakounine à se joindre à l'Interna- tionale : mais celui-ci, une fois de retour en Italie, avait préféré se consacrer à l'organisation secrète dont il a été parlé ; l'Internationale, à ses débuts, n'était guère représentée, en dehors du Conseil général de Londres, que par un groupe d'ouvriers

XXXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE

mutuellistes de Paris, et rien ne faisait prévoir rimportance qu'elle allait prendre. Ce fut seule- ment après son second Congrès à Lausanne (sep- tembre 18Ô7), après les deux procès de Paris et la grande grève de Genève (1868), que l'attention fut sérieusement appelée sur cette association,, devenue une puissance dont on ne pouvait plus méconnaître le rôle comme levier d'action révolutionnaire. Dans son troisième Congrès, à Bruxelles (septembre 1868), les idées collectivistes s'étaient fait jour, en opposition au coopérativisme. Dès juillet 1868, Bakounine se fit admettre comme membre dans la Section de Genève, et, après sa sortie de la Ligue de la paix au Congrès de Berne, il se fixa à Genève pour pouvoir se mêler activement au mou- vement ouvrier de cette ville.

Une vive impulsion fut aussitôt donnée à la propagande et à l'organisation. Un voyage du socia- liste italien Fanelli en Espagne eut pour résultat la fondation des Sections internationales de Madrid et de Barcelone. Les Sections de la Suisse française s'unirent en une fédération qui prit le nom de Fédé- ration romande, et eut pour organe le journal V Egalité, créé en janvier 1869. Une lutte fut entre- prise contre de faux socialistes qui, dans le Jura suisse, enrayaient le mouvement, et se termina par l'adhésion delà majorité des ouvriers jurassiens au socialisme révolutionnaire. A plusieurs reprises,

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXXV

Bakounine alla dans le Jura aider de sa parole ceux qui luttaient contre ce qu'il appelait « la réaction masquée en coopération » ; ce fut l'origine de l'ami- tié qu'il contracta avec les militants de cette région. A Genève même, un conflit entre les ouvriers du bâtiment, socialistes révolutionnaires d'instinct, et les ouvriers horlogers et bijoutiers, dits de la « fa- brique », qui voulaient participer aux luttes électo- rales, et s'allier aux politiciens radicaux, se termina, grâce à Bakounine, qui fit dans l'Egalité une énergique campagne, et y exposa, en une série de remarquables articles, le programme de la « poli- tique de l'Internationale », par la victoire, mal- heureusement momentanée, de l'élément révolu- tionnaire. Les Sections de l'Internationale, en France, en Belgique et en Espagne, marchaient d'accord avec celles de la Suisse française, et on pouvait prévoir qu'au prochain Congrès général de l'Association le collectivisme réunirait la grande majorité des suffrages.

Le Conseil général de Londres n'avait pas voulu admettre TAUiance internationale de la démocratie socialiste comme branche de l'Internationale, par le motif que la nouvelle société constituait un deuxième corps international, et que sa présence dans l'Internationale serait une cause de désorga- nisation. Un des motifs qui avaient dicté cette décision était la malveillance de Marx à l'égard de

XXXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE

Bakounine, dans lequel l'illustre communiste alle- mand croyait voir un « intrigant » qui voulait « bouleverser Tlnternationale et la transformer en son instrument»; mais, indépendamment des sen- timents personnels de Marx, il est certain que l'idée de créer, à côté de l'Internationale, une se- conde organisation, éiait une idée malheureuse : c'est ce que des amis belges et jurassiens de Bakou- nine lui représentèrent ; il se rendit à leurs rai- sons, et reconnut la justesse de la décision du Conseil général. En conséquence, le Bureau cen- tral de l'Alliance, après avoir consulté les adhérents de cette organisation, en prononça, d'accord avec eux, la dissolution ; le groupe local qui s'était con- stitué à Genève se transforma en une simple Section de l'Internationale, et fut alors admis comme telle par le Conseil général (juillet 1869).

Au quatrième Congrès général, à Baie (6- 1 2 sep- tembre 1869), la presque unanimité des délégués de l'Internationale se prononça pour la propriété coUeciive; mais on put constater, alors, qu'il y avait parmi eux deux courants distincts : les uns, Allemands, Suisses allemands, Anglais, étaient des communistes d'Etat -, les autres, Belges, Suisses français, Espagnols, et presque tous les Français, étaient des communistes anti-autoritaires, ou fédé- ralistes, ou anarchistes, qui prirent le nom de collectivistes, Bakounine appartenait naturellement

I

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXXVII

à cette deuxième fraction, Ton comptait entre autres, avec lui, le Belge De Paepe et le Parisien Varlin.

L'organisation secrète fondée en 1864 s'était dissoute en janvier 1869 à la suite d'une crise intérieure^ mais plusieurs de ses membres avaient continué entre eux leurs relations, et à leur groupe intime s'étaient jointes quelques recrues nouvelles, Suisses, Espagnols, Français, entre autres Varlin : ce libre rapprochement d'hommes qui s'unissaient pour l'action collective en une fraternité rtjvolution- naire devait, pensait-on, donner plus de force et de cohésion au grand mouvement dont l'Internatio- nale était l'expression.

Dans l'été de 1869, un ami de Marx, Forkheim, avait reproduit dans la Zukunft de Berlin la vieille calomnie, que « Bakounine était un agent du gou- vernement russe », et Liebknecht avait répété cette assertion en plusieurs circonstances. Ce dernier étant venu à Baie à l'occasion du Congrès, Bakou- nine l'invita à s'expliquer devant un jury d'honneur. Là, le socialiste saxon affirma qu'il n'avait jamais accusé Bakounine, qu'il s'était borné à répéter des choses lues dans un journal. A l'unanimité, le jury déclara que Liebknecht avait agi avec une légèreté ' coupable, et remit à Bakounine cette déclaration écrite et signée de ses membres; Liebknecht, recon- naissant qu'il avait été induit en erreur, tendit la

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XXXVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE

main à Bakounine, et celui-ci, devant tous, brûla la déclaration du jury, dont il alluma sa cigarette. Après le Congrès de Baie, Bakounine quitta Genève et se retira à Locarno (Tessin) : cette réso- lution lui avait été dictée par des motifs d'ordre strictement privé, dont l'un était la nécessité de se fixer dans un endroit oià la vie fût à bon marché, et oij il pût se livrer en toute tranquillité aux tra- vaux de traduction qu'il comptait faire pour un éditeur de Pétersbourg (il s'agissait, en premier lieu, d'une traduction du premier volume du Kapital de Marx, paru en 1867). Mais le départ de Bakounine de Genève laissa malheureusement le champ libre aux intrigants politiques, qui, s'associant aux ma- nœuvres d'un émigré russe, Nicolas Outine, trop connu par le triste rôle qu'il a joué dans l'Interna- tionale pour que nous ayons à le caractériser ici, réussirent en quelques mois à désorganiser l'Inter- nationale genevoise, à y prendre la haute main et à s'emparer de la rédaction de V Egalité. Marx, que ses rancunes et ses mesquines jalousies contre Ba- kounine aveuglaient complètement, ne rougit pas de s'abaisser à contracter alliance avec Outine et la clique des politiciens pseudo-socialistes de Genève, les hommes du « Temple-Unique » (i), en même temps que, par une « Communication confiden-

(i) C'était le nom du local se réunissait alors l'Internatio- nale genevoise, ancien temple maçonnique.

NOTICE BIOGRAPHIQUE XXXIX

tielle » (28 mars 1870) envoyée à ses amis d'Alle- magne, il cherchait à perdre Bakounine dans l'opi- nion des démocrates socialistes allemands, en le représentant comme l'agent du parti panslaviste, duquel il recevait, affirmait Marx, vingt-cinq mille francs par an.

Les intrigues d'Outine et de ses affidés genevois réussirent à provoquer une scission dans la Fédéra- tion romande : celle-ci se sépara (avril 18 70) en deux fractions, dont Tune, d'accord avec les internatio- naux de France, de Belgique et d'Espagne, s'était prononcée pour la politique révolutionnaire, décla- rant que « toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d'autres résultats que la consohdation de l'ordre de choses existant » ; tandis que l'autre fraction « professait l'intervention politique et les candidatures ouvrières ». Le Conseil général de Londres, ainsi que les Allemands et les Suisses allemands, prirent parti pour la seconde de. ces fractions (fraction d'Outine et du Temple-Unique), pendant que les Français, les Belges et les Espa- gnols prenaient parti pour l'autre (fraction du Jura).

Bakounine était en ce moment tout absorbé par les affaires russes. Au printemps de 1869 déjà, il était entré en relations avec Netchaïef; il croyait alors à la possibilité d'organiser en Russie un vaste soulève-

XL NOTICE BIOGRAPHIQUE

ment de paysans, comme au temps de Stenko Ra- zine : le retour deux fois séculaire de Tannée de la grande révolte (1669) semblait une coïncidence quasi-prophétique. C'est alors qu'il écrivit en russe l'appel intitulé Quelques mots aux jeunes frères en Russie, et la brochure La Science et la cause révolutionnaire actuelle. Netchaïef était retourné en Russie, mais il avait s'enfuir de nouveau, après l'arrestation de presque tous ses amis et la des- truction de son organisation, et il était revenu en, Suisse en Janvier 1870. Il exigea de Bakounine que celui-ci abandonnât la traduction commencée du Kapital (i) pour se consacrer entièrement à la propagande révolutionnaire russe ; et il obtint d'Ogaref, pour le Comité russe dont il se disait le mandataire, la remise entre ses mains de la somme constituant le « fonds Bakhmétief »; une partie de cet argent lui avait déjà été confiée par Herzen l'année précédente. Bakounine écrivit, en russe, la

(i) Le prix total de la traduction avait été fixé à neuf cents roubles, et Bakounine avait reçu trois cents roubles d'avance. Il pensa que la traduction pourrait être achevée par Joukovsky, et ne s'en occupa plus, Netchaïef lui ayant promis d'arranger lui-même l'affaire. Mais au lieu de négocier un arrangement amiable, Netchaïef écrivit à l'éditeur (Poliakof), à l'insu de Ba- kounine, une lettre il déclarait simplement que celui-ci, mis en réquisition par le Comité révolutionnaire, ne pouvait achever la traduction, et qui se terminait par une menace pour le cas l'éditeur réclamerait. Quand Bakounine apprit la dé- marche stupidede Netchaïef, il en fut très irrité, et ce fut une des raisons qui déterminèrent sa rupture aveclui.

NOTICE BIOGRAPHIQUE XLI

brochure Aux officiers de Varmée russe^ et, en français, la brochure Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg; il fit paraître aussi quel- ques numéros d'une nouvelle série du Kolokol, et déploya pendant quelques mois une grande acti- vité; mais il finit par s'apercevoir que Netchaïef entendait se servir de lui comme d'un simple in- strument, et avait recours, pour s'assurer une dic- tature personnelle, à des procédés jésuitiques ; après une explication décisive, qui eut lieu à Ge- nève en juillet 1870, il rompit complètement avec le jeune révolutionnaire. Il avait été victime de sa trop grande confiance, et de Tadmiration que lui avait d'abord inspirée l'énergie sauvage de Net- chaïef. « Il n'y a pas à dire, écrit Bakounine à Ogaref après cette rupture, nous avons eu un beau rôle d'idiots ! Gomme Herzen se moquerait de nous deux, s'il était là, et combien il aurait raison 1 Eh bien ! il n'y a plus qu'à avaler cette amère pilule, qui nous rendra plus avisés dorénavant. » (2 août 1870.)

VII

; Cependant la guerre entre l'Allemagne et la France venait d'éclater, et Bakounine en suivait les péripéties avec un intérêt passionné, une fièvre

XLII NOTICE BIOGRAPHIQUE

intense. « Tu n'es rien que Russe, écrivait-il le 1 1 août à Ogaref, tandis que moi je suis interna- tional. » A ses yeux, Técrasement de la France par rAUemagne féodale et militaire, c'était le triomphe de la contre-révolution ; et cet écrase- ment ne pouvait être évité qu'en appelant le peuple français à se lever en masse, à la fois pour repous- ser Tenvahisseur étranger et pour se débarrasser des tyrans intérieurs qui le tenaient dans la servi- tude économique et politique. 11 écrit à ses amis socialistes de Lyon :

« Le mouvement patriotique de 1792 n'est rien en comparaison de celui que vous devez faire main- tenant, si vous voulez sauver la France... Donc, levez-vous, amis, au chant de \a Marseillaise, qui redevient aujourd'hui le chant légitime de la France, tout palpitant d'actualité, le chant de la liberté, le chant du peuple, le chant de l'humanité, car la cause de la France est redevenue enfin celle de l'humanité. En faisant du patriotisme, nous sau- verons la liberté universelle... Ah I si j'étais jeune, je n'écrirais pas de lettres, je serais parmi vous 1 »

Un correspondant du Volksstaat (le journal de Liebknecht) avait écrit que les ouvriers parisiens étaient « indifférents à la guerre actuelle ». Bakou- nine s'indigne qu'on puisse leur prêter une apathie qui serait criminelle; il écrit pour leur démontrer qu'ils ne peuvent se désintéresser de l'invasion al-

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lemande, qu'ils doivent absolument défendre leur liberté contre les bandes armées du despotisme prussien. « Ah! s'écrie-t-il, si la France était enva- hie par une armée de prolétaires, Allemands, An- glais, Belges, Espagnols, Italiens, portant haut le drapeau du socialisme révolutionnaire et annonçant au monde l'émancipation finale du travail, j'aurais été le premier à crier aux ouvriers de France : « Ouvrez-leur vos bras, ce sont vos frères, et « unissez-vous à eux pour balayer les restes pour- « rissants du monde bourgeois ! » Mais l'invasion qui déshonore la France aujourd'hui, c'est une in- vasion aristocratique, monarchique et militaire... En restant passifs devant cette invasion, les ou- vriers français ne trahiraient pas seule*nent leur propre liberté, ils trahiraient encore la cause du prolétariat du monde entier, la cause sacrée du so- cialisme révolutionnaire. »

Les idées de Bakounine sur la situation et sur les moyens à employer pour sauver la France et la cause de la liberté furent exposées par lui dans une courte brochure qui parut, sans nom d'auteur, en septembre, sous le titre de Lettres à un Français sur la crise actuelle.

Le 9 septembre, il quittait Locarno pour se ren- dre à Lyon, il arriva le i5. Un « Comité du sa- lut de la France », dont il fut le membre le plus actif et le plus hardi, s'organisa aussitôt pour ten-

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ter un soulèvement révolutionnaire ; le programme de ce mouvement fut publié, le 26 septembre, en une affiche rouge qui portait les signatures de délé- gués de Lyon, de Saint-Etienne, de Tarare, de Marseille ; Bakounine, quoique étranger, n'hésita pas à joindre sa signature à celle de ses amis, afin de partager leurs périls et leur responsabilité. L'af- fiche, après avoir déclaré que « la machine admi- nistrative et gouvernementale de l'Etat, devenue impuissante, était abolie », et que « le peuple de France rentrait en pleine possession de lui- même», proposait la formation, dans toutes les communes fédérées, de comités du salut de la France, et l'en- voi immédiat à Lyon de deux délégués de chaque comité de chef-lieu de département « pour former la Convention révolutionnaire du salut de la France ». Un mouvement populaire, le 28 septem- - bre, mit les révolutionnaires en possession de l'hô- tel de ville de Lyon: mais la trahison du général Gluseret, la couardise de quelques-uns de ceux en qui le peuple avait placé sa confiance, firent échouer cette tentative ; Bakounine, contre lequel le procu- reur de la République, Andrieux, avait lancé un mandat d'arrestation, réussit à gagner Marseille, il se tint quelque temps caché, essayant de préparer un nouveau mouvement ; pendant ce temps les au- torités françaises faisaient courir le bruit qu'il était un agent payé de la Prusse, et que le gouvernement

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de la Défense nationale en avait la preuve ;etde son côté le Volkssîaat, de Liebknecht, imprimait ces lignes à propos du mouvement du 28 septembre et du programme de l'affiche rouge : « On n'aurait pas pu mieux faire au bureau de la presse, à Berlin, pour servir les desseins de Bismarck (i) ». Le 24 octobre, désespérant de la France, Ba- kounine quittait Marseille, à bord d'un navire dont le capitaine était l'ami de ses amis_, pour retourner à Locarno par Gênes et Milan. La veille il écrivait à un socialiste espagnol, Sentinon, qui était venu en France avec Tespoir de se mêler au mouve- ment révolutionnaire : « Le peuple de France n'est plus révolutionnaire du tout... Le militarisme et le bureaucratisme, l'arrogance nobililâire et le jé- suitisme protestant des Prussiens, alliés tendre- ment au knout de mon cher souverain et maître l'empereur de toutes les Russies, vont triompher sur le continent de l'Europe, Dieu sait pendant combien de dizaines d'années. Adieu tous nos rêves d'émancipation prochaine! » Le mouvement qui éclata à Marseille le 3i octobre, sept jours après le départ de Bakounine, ne fit que le confir- mer dans son jugement pessimiste : la Commune révolutionnaire, qui s'était installée à l'hôtel de

(i) « Jedenfalls hâtte die obige Proclamation im Berliner Pressbureau nicht passender fur Graf Bismarck gemacht werden kônnen. »

c.

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ville à la nouvelle de la capitulation de Bazaine, ne put se maintenir que cinq Jours, et abdiqua dès le 4 novembre entre les mains du commissaire Alphonse Gent, envoyé par Gambetta.

Rentré à Locarno, oià il passa tout Thiver dans la solitude, aux prises avec la détresse matérielle et la misère noire, Bakounine écrivit, comme suite aux Lettres à un Français^ un exposé de la nou- velle situation de l'Europe, qui parut au printemps de 1871 sous ce litre caractéristique : L'Empire knouto-germanique et la Répolution sociale. La nouvelle de l'insurrection parisienne du 18 mars vint démentir en partie ses sombres pronostics, en montrant que le prolétariat parisien, du moins, avait conservé son énergie et son esprit de révolte. Mais l'héroïsme du peuple de Paris devait être impuissant à galvaniser la France épuisée et vain- cue ; les tentatives faites sur plusieurs points de la province pour généraliser le mouvement commu- naliste échouèrent, les courageux insurgés parisiens furent enfin écrasés sous le nombre ; et Bakounine, qui était venu (27 avril) au milieu de ses amis du Jura pour se trouver plus rapproché de la frontière française, dut retourner à Locarno sans avoir pu agir (i" juin). Mais, cette fois, il ne se laissait plus aller au découragement. La Commune de Paris, objet des haines furieuses de toutes les réactions coalisées, avait allumé dans les cœurs de tous les

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exploités une étincelle d'espérance ; le prolétariat universel saluait, dans le peuple héroïque dont le sang venait de couler à flots pour Témancipaiion humaine, « le Satan moderne, le grand révolté vaincu mais non pacifié », selon l'expression de Bakounine. Le patriote italien Mazzini avait joint sa voix à celles qui maudissaient Paris et l'Internationale ; Bakounine écrivit la Réponse d'un international à Ma^:{ini, qui parut à la fois en italien et en français (août 187 1); cet écrit eut un immense retentissement en Italie, et produisit dans la jeunesse et parmi les ouvriers de ce pays un mouvement d'opinion qui donna nais- sance, avant la fin de 187 1, à de nombreuses Sec- tions de l'Internationale. Une seconde brochure : La Théologie politique de Ma\\i7ii et V Interna- tionale^ acheva l'œuvre commencée ; et Bakou- nine, qui, par l'envoi de Fanelli en Espagne en 1868, avait été le créateur de l'Internationale espagnole, se trouva, par sa polémique contre Mazzini en 1 87 1 , le créateur de cette Internationale italienne qui allait s'élancer avec tant d'ardeur dans la lutte, non seulement contre la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, mais contre la tentative des hommes qui voulurent, à ce moment, instaurer le principe d'autorité dans l'Association internationale des travailleurs.

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VIII

La scission dans la Fédération romande, qui au- rait pu se terminer par une réconciliation si le Con- seil général de Londres Teût voulu, et si son agent Outine eût été moins perfide, s'était aggravée et était devenue irrémédiable. En août 1870, Bakou- nine et trois de ses amis avaient été expulsés de la Section de Genève parce qu'ils avaient manifesté leur sympathie pour les Jurassiens. Aussitôt après la fin de la guerre de 1870-1871, des agents de Marx vinrent à Genève pour y raviver les dis- cordes; les membres de la Section de l'Alliance crurent donner une preuve de leurs intentions pa- cifiques en prononçant la dissolution de leur Sec- tion ; mais le parti de Marx et d'Outine ne désarma pas : une nouvelle Section, dite de propagande et d'action révolutionnaire socialiste, constituée à Genève par les réfugiés de la Commune, et dans laquelle étaient entrés les anciens membres de la Section de l'Alliance, se vit refuser l'admission par le Conseil général. Au lieu d'un Congrès général de l'Internationale, le Conseil général, mené par Marx et son ami Engeis, convoqua à Londres, en sep- tembre 1871, une Conférence secrète, composée presque exclusivement d'affidés de Marx, et à la-

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quelle celui-ci fit prendre des décisions qui détrui- saient l'autonomie des Sections et Fédérations de l'Internationale, en accordant au Conseil général une autorité contraire aux statuts fondamentaux de l'Association ; la Conférence prétendit en même temps organiser, sous la direction de ce Conseil, ce qu'elle appelait « l'action politique de la classe ouvrière ».

Il y avait urgence à ne pas laisser absorber l'Internationale, vaste fédération de groupements organisés pour lutter sur le terrain économique contre l'exploitation capitaliste, par une petite co- terie de sectaires marxistes et blanquistes. Les Sections du Jura, unies à la Section de propagande de Genève, se constituèrent le 12 nov^,mbre 1871, à Sonvillier, en une Fédération jurassienne, et adressèrent à toutes les Fédérations de l'Interna- tionale une circulaire pour les inviter à se joindre à elle afin de résister aux empiétements du Conseil général, et à revendiquer énergiquement leur auto- nomie. « La société future, disait la circulaire, ne doit êire rien. autre chose que l'universalisation de l'organisation que Tlnternationale se sera don- nées. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal. Comment voudrait-on qu'une société égaHtaire et libre sortît d'une organisation autoritaire ? C'est impossible. L'Internationale, embryon de la fu-

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ture société humaine, est tenue d'être, dès main- tenant, l'image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter de son sein tout prin- cipe tendant à l'autorité et à la dictature. »

Bakounine accueillit avec enthousiasme circu- laire de Sonvillier, et s'employa avec la plus grande activité à en propager les principes dans les Sections italiennes. L'Espagne, la Belgique, la plupart des Sections réorganisées en France, malgré la réaction versaillaise, sous la forme de groupes secrets, la majorité des Sections des Etats- Unis, se prononcèrent dans le même sens que la Fédération jurassienne; et on put bientôt être assuré que la tentative de Marx et de ses alliés pour établir leur domination dans l'Internationale serait déjouée. La première moitié de 1872 fut marquée par une « circulaire confidentielle » du Conseil général, œuvre de Marx, imprimée en une brochure intitulée Les prétendues scissions dans r Internatio7iale ; les principaux militants du parti autonomiste ou fédéraliste y étaient attaqués personnellement et diffamés, et les protestations qui s'étaient élevées de toutes parts contre certains actes du Conseil général étaient représentées comme le résultat d'une intrigue ourdie par les membres de l'ancienne Alliance internationale de la démocratie socialiste, qui, sous la direction du « pape mystérieux de Locarno », travaillaient à la

NOTICE BIOGRAPHIQUE LI

destruction derinternationale. Bakounine qualifia cette circulaire comme elle le méritait, en écrivant à ses amis : « L'épée de Damoclès dont on nous a menacés si longtemps vient enfin de tomber sur nos têtes. Ce n'est proprement pas une épée, mais l'arme habituelle de M. Marx, un tas d'ordures. » Bakounine passa l'été et l'automne de 1872 à Zurich, se fonda (août), sur son initiative, une Section slave, formée presque entièrement d'étu- diants et d'étudiantes russes et serbes, qui adhéra à la Fédération jurassienne de l'Internationale. Dès le mois d'avril, il s'était mis en relations, de Locarno, avec quelques jeunes Russes habitant , la Suisse, et les avait organisés en un groupe secret d'action et de propagande. Farmi les membres de ce groupe, le militant le plus actif fut Armand Ross (Michel Sajine), qui, intimement lié avec Bakounine depuis l'été de 1870, resta jus- qu'au prihtemps de 1876 le principal intermé- diaire entre le grand agitateur révolutionnaire et la jeunesse de Russie. L'on peut dire que c'est à la pro- pagande faite à ce moment par Bakounine que fut due l'impulsion donnée, pendant les années qui suivirent, à cette jeunesse : ce fut lui qui lança ce mot d'ordre, que la jeunesse devait allei^ dans le peuple. Sajine créa à Zurich une imprimerie russe, qui publia, en 1873, sous le titre de Istoritcheskoé ra\vitié Internatsionala, une collection d'articles

LU NOTICE BIOGRAPHIQUE

parus dans les journaux socialistes belges et suisses, avec quelques notices explicatives par divers au- teurs, entre autres un chapitre sur TAlliance écrit par Bakounine; et, en 1874, de Bakounine seul, GosoudarstveJinost i Anarkhia{\). Un conflit avec Pierre Lavrof, et des dissensions personnelles entre quelques membres, devaient amener la dissolution de la Section slave de Zurich en 1873.

Cependant le Conseil général s'était décidé à convoquer un Congrès général pour le 2 sep- tembre 1872 : mais comme siège de ce Congrès, il choisit la Haye, afin de pouvoir plus facilement y amener de Londres, en grand nombre, des délé- gués pourvus de mandats de complaisance ou fictifs, tout dévoués à sa politique, et de rendre l'accès du Congrès plus difficile aux délégués des Fédérations éloignées, et impossible à Bakounine. La Fédération italienne, nouvellement constituée, s'abstint d'envoyer des délégués ; la Fédération es- pagnole en envoya quatre, la Fédération juras- siennedeux, la Fédération belgi sept, la Fédération hollandaisequatre,laFédérationanglaise cinq : ces vingt et un délégués, seuls véritables représentants de l'Internationale, formèrent le noyau de la mi- norité. La majorité, au nombre de quarante hom-

(i) Un troisième volume, Anarkhia po Prouionou, para à Londres (où l'imprimerie fut transférée en 1874), n'est pas de Bakounine.

NOTICE BIOGRAPHIQUE ' LUI

mes, ne représentant en réalité que leur propre personne, était décidée d'avance à exécuter tout ce que lui dicterait la coterie dont Marx et Engels étaient les chefs. Le seul acte du Congrès de la Haye dont nous ayons à parler ici fut l'expulsion de Bakounine, qui fut prononcée le dernier jour (7 septembre), lorsque déjà un tiers des délégués étaient partis, par vingt-sept oui contre sept non et huit abstentions. Les motifs mis en avant par Marx et ses partisans pour demander, après un dérisoire semblant d'enquête fait à huis-clos, par une commission de cinq membres, l'expulsion de Bakounine, étaient les deux suivants : « Qu'il est prouvé, par un projet de statuts et des lettres signés Bakoufiine^ que ce citoyen a t^nté et peut- être réussi de fonder, en Europe, une société appelée l'Alliance, ayant des statuts complètement différents au point de vue social et au point de vue politique de ceux de l'Association internatio- nale des travailleurs ; que le citoyen Bakounine s'est servi de manœuvres frauduleuses tendant à s'approprier tout ou partie de la fortune d'autrui, ce qui constitue le fait d'escroquerie -, qu'en outre, pour ne pas devoir remplir ses engagements, lui ou ses agents ont eu recours à l'intimidation. » C'est cette seconde partie de l'acte d'accusation marxiste faisant allusion aux trois cents roubles reçus d'avance par Bakounine pour la traduction

LIV NOTICE BIOGRAPHIQUE

du Kapital, et à la lettre écrite par Netchaïef â l'éditeur Poliakof que j"ai, plus haut, qualifiée de tentative d'assassinat moral.

Une protestation fut aussitôt publiée contre cette infamie, par un groupe d'émigrés russes; en voici les principaux passages :

«Genève et Zurich, 4 octobre 1872... On a osé lancer contre notre ami Michel Bakounine l'accu- sation d'escroquerie et de chantage... Nous ne croyons ni nécessaire ni opportun de discuter ici les prétendus faits sur lesquels on a cru pouvoir appuyer Tétrange accusation portée contre notre compatriote et ami . Ces faits nous sont bien connus, connus dans leurs moindres détails, et nous nous ferons un devoir de les rétablir dans leur vérité, aussitôt qu'il nous sera permis de le faire. Mainte- nant nous en sommes empêchés par la situation malheureuse d'un autre compatriote qui n'est point notre ami, mais que les poursuites dont il est à cette heure même la victime de la part du gouver- , nement russe nous rendent sacré (i). M. Marx, dont nous ne voulons d'ailleurs pas contester l'ha- bileté, dans cette occasion au moins a très mal cal- culé. Les cœurs honnêtes, dans tous les pays, n'é- prouveront sans doute qu'indignation et dégoût en présence d'une intrigue si grossière et d'une viola-

(i) Netchaïef venait d'être arrêté à Zurich le 14 août 1872; il fut livré par la Suisse à la Russie le 27 octobre 1872.

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tion si flagrante des principes les plus simples de la justice. Quant à la Russie, nous pouvons assurer à M. Marx que toutes ses manœuvres seront tou- jours en pure perte : Bakounine y est trop estimé et connu pour que la calomnie puisse l'atteindre... (signé) Nicolas Ogaref, Barthélémy Zayzef, Woldemar Ozerof, Armand Ross, Wolde- mar Holstein, Zemphiri Raily, Alexandre Œlsnitz, Valérien Smirnof. »

Au lendemain du Congrès de la Haye, un autre Congrès international se réunit à ^aint-Imier (Jura suisse), le i5 septembre : il comprenait les délégués des Fédérations italienne,, espagnole et jurassienne, et des représentants de Sections fran- çaises et américaines. Ce Congrès déclara, à Tuna- nimité, « repousser absolument toutes les résolu- tions du Congrès de la Haye, et ne reconnaître en aucune façon les pouvoirs du nouveau Conseil général nommé par lui », Conseil qui avait été placé à New York. La Fédération italienne avait confirmé d'avance les résolutions de Saint-lmier^ par ses votes émis à la Conférence de Rimini le 4 août; la Fédération jurassienne les confirma dans un Congrès spécial, tenu le même jour i5 sep-

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tembre ; la plupart des Sections françaises se hâtè- rent d'envoyer leur entière approbation ; la Fédé- ration espagnole et la Fédération belge confirmè- rent à leur tour ces résolutions dans leurs Congrès tenus à Cordoue et à Bruxelles pendant la semaine de Noël 1872 ; la Fédération américaine fit de même dans la séance de son Conseil fédéral (New York, Spring Street) du 19 janvier 1873, et la Fédération anglaise oij se trouvaient deux des anciens amis de Marx, Eccarius et Jung, que ses procédés avaient amenés à se séparer de lui ( j ) dans son Congrès du 26 janvier 1873. Le Conseil général de New York, voulant faire usage des pouvoirs que lui avait décernés le Congrès de la Haye, prononça le 5 janvier 1873 la « suspension » de la Fédéra- tion Jurassienne, déclarée rebelle ; et cet acte eut seulement pour résultat que la Fédération hollan- daise, qui, au début, avait voulu garder la neutra- lité, sortit de sa réserve et se joignit aux sept autres Fédérations de l'Internationale, en décla- rant, le 14 février 1873, qu'elle ne reconnaissait pas la suspension de la Fédération jurassienne.

La publication, par Marx et le petit groupe qu i lui était resté fidèle, dans la seconde moitié de 1873, d'un pamphlet rempli des plus grossières

(i) Les blanquistes, eux, s'étaient séparés de Marx dès le 6 septembre, au Congrès de la Haye, en l'accusant de les avoir trahis.

NOTICE BIOGRAPHIQUE LVII

altérations de la vérité, sous le titre de L'Alliance de la démocratie socialiste et r Association inter- natio7iale des travailleurs, n'eut d'autre résultat que de provoquer le dégoût de ceux qui lurent cette triste production d'une haine aveugle.

Le i^"" septembre iSyS s'ouvrait à Genève le sixième Congrès général de l'Internationale : les Fédérations de Belgique, de Hollande, d'Italie, d'Espagne, de France, d'Angleterre, et du Jura suisse y étaient représentées ; les socialistes las- salliens de Berlin avaient envoyé une dépêche de sympathie signée de Hasenclever et Hasselmann. Le Congrès s'occupa de la revision des statuts de l'Internationale ; il prononça la suppression du Conseil général, et fit de l'Internationale une libre fédération n'ayant plus à sa tête aucune autorité dirigeante : « Les Fédérations et Sections com- posant l'Association, disent les nouveaux statuts (article 3), conservent leur complète autonomie, c'est-à-dire le droit de s'organiser selon leur vo- lonté, d'administrer leurs propres affaires sans au- cune ingérence extérieure, et de déterminer elles- mêmes la marche qu'elles entendent suivre pour arriver à l'émancipation du travail ».

Bakounine était fatigué d'une longue vie* de luttes; la prison l'avait vieilli avant l'âge, sa santé était sérieusement ébranlée, et il aspirait mainte- nant au repos et à la retraite. Quand il vit l'In-

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ternationale réorganisée par le triomphe du principe de libre fédération, il pensa que le mo- ment était venu il pouvait prendre congé de ses compagnons, et il adressa aux membres de la Fédération jurassienne une lettre (publiée le 12 oc- tobre 1873) « pour les prier de vouloir bien accepter sa démission de membre de la Fédéra- tion jurassienne et de membre de l'Internatio- nale », en ajoutant : « Je ne me sens plus les forces nécessaires pour la lutte : je ne saurais donc être dans le camp du prolétariat qu'un em- barras, non un aide... Je me retire donc, chers compagnons, plein de reconnaissance pour vous et de sympathie pour votre grande et sainte cause, la cause de l'humanité. Je continuerai de suivre avec une anxiété fraternelle tous vos pas, et je saluerai avec bonheur chacun de vos triomphes nouveaux. Jusqu'à la mort je serai vôtre. » Il n'avait plus même trois années à vivre.

Son ami, le révolutionnaire italien Carlo Gafiero, lui donna l'hospitalité dans une villa qu'il venait d'acheter près de Locarno. Là, Bakounine vécut jusqu'au milieu de 1874, exclusivement absorbé, semblait-il, par ce nouveau genre de vie, dans lequel il trouvait enfin la tranquillité, la sécu- rité et un bien-être relatif. Toutefois, il n'avait pas cessé de se considérer comme un soldat de la Révolution; ses amis italiens ayant préparé un

NOTICE BIOGRAPHIQUE LIX

mouvement insurrectionnel, il sb rendit à Bologne (juillet 1874) pour y prendre part: mais le mou- vement, mal combiné, avorta, et Bakounine dut revenir en Suisse sous un déguisement.

A ce moment, un nuage passa sur l'amitié qui unissait Bakounine et Cafiero ; celui-ci, qui avait sacrifié sa fortune sans compter pour la cause ré- volutionnaire, se trouvait ruiné, par suite de cir- constances qui ne peuvent être expliquées ici, et se vit obligé de mettre en vente sa villa. Bakou- nine dut quitter Locarno ; il alla s'établir à Lu- gano, oij, grâce à la remise que lui firent à ce moment ses frères d'une partie de ce qui lui reve- nait sur l'héritage paternel, il put continuer à sub- sister, lui et sa famille. Du reste, le refroidissement momentané qui s'était produit entre Bakounine et Cafiero ne dura pas, et les relations amicales se rétablirent bientôt. Toutefois, la maladie progres- sait, ses ravages atteignaient à la fois l'esprit et le corps, et Bakounine n'était plus, en 1876, que l'ombre de lui-même. En juiîi 1876, dans l'es- poir de trouver quelque soulagement à ses maux, il quitta Lugano pour se rendre à Berne; en y arrivant, le 14 juin, i! dit à son ami le docteur Adolf Vogt : « Je viens ici pour que tu m'y remettes sur mes pieds, ou pour y mourir ». On l'installa dans une clinique (J. L. Hug-Braun's Krankenpension, Mattenhof, 317), il reçut pen-

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dant quinze Jours les soins affectueux de ses vieux amis Vogt et Reichel. Dans un de ses derniers entretiens, qui ont été notés par Reicliel, par-' lant de Schopenhauer (le i5), il fit cette remar- que, que (c toute notre philosophie part d'une base fausse : c'est qu'elle commence toujours en considérant Thomme comme individu, et non pas, ainsi qu'il le faudrait, comme un être appartenant à une collectivité : de la plupart des erreurs philosophiques, qui aboutissent soit à la concep- tion d'un bonheur dans les nuages, soit à un pessi- misme comme celui de Schopenhauer et de Hart- mann ». Le 21, il dit à son ami, qui exprimait le regret que Bakounine n'eût jamais trouvé le temps d'écrire ses mémoires : « Et pour qui voudrais-tu que je les eusse écrits? Il ne vaut pas la peine d^ouvrir la bouche. Aujourd'hui, les peuples de tous les pays ont perdu Tinstinct de la révolution... Non, si je retrouve encore un peu de santé, je voudrais plutôt écrire une éthique basée sur les principes du collectivisme, sans phrases philoso- phiques ou rehgieuses. » Il expira le i^' juillet, à midi.

Le 3 juillet, des sociaUstes, venus des diverses parties de la Suisse, arrivaient à Berne pour rendre les derniers devoirs à Michel Bakounine. Des dis- cours furent prononcés, sur la tombe par quelques- uns de ses amis de la Fédération jurassienne :

NOTICE BIOGRAPHIQUE LXI

Adhémar Schwitzguébel, James Guillaume, Elisée Reclus; par Nicolas Joukovsky au nom des Russes, par Paul Brousse au nom de la jeunesse révolu- tionnaire française, par Carlo Salvioni au nom de la jeunesse révolutionnaire italienne, par Betsien au nom du prolétariat allemand. Dans une réunion qui eut lieu après la cérémonie, un même vœu sortit de toutes les bouches : l'oubli, sur la tombe de Bakounine, de toutes les discordes purement per- sonnelles, et l'union, sur le terrain de la liberté, de toutes les fractions du parti socialiste des deux mondes ; et la résolution suivante fut votée à l'una- nimité :

« Les travailleurs réunis à Berne à ^'occasion de la mort de Michel Bakounine, et appartenant à cinq nations différentes, les uns partisans de l'Etat ouvrier, les autres partisans de la libre fédération des groupes de producteurs, pensent qu'une récon- ciliation est non seulement très utile, très dési- rable, mais encore très facile, sur le terrain des principes de l'Internationale tels qu'ils sont for- mulés à l'article 3 des statuts généraux revisés au Congrès de Genève de 1873 (i).

« En conséquence, l'assemblée réunie à Berne propose à tous les travailleurs d'oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées, et de s'unir plus

(1) Voir cet article ci-dessus, p. lvii.

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étroitement sur la reconnaissance des principes énon- cés à l'article 3 des statuts mentionnés ci-dessus. » Veut-on savoir quelle réponse fut faite à cette proposition d'union dans la liberté et d'oubli des haines passées? La Tagwacht de Zurich (rédacteur Hermann Greulich) publia le 8 juillet les lignes suivantes : « Bakounine était regardé par plusieurs bons socialistes, hommes impartiaux, comme un agent russe ; cette suspicion, erronée sans doute, est fondée sur le fait que l'action destructive de Ba- kounine n'a fait que du mal au mouvement révo- lutionnaire, tandis qu'elle a beaucoup profité à la réaction ». Cette injure delà Tagwacht^ ainsi que les jugements malveillants émis par le Volksstaat de Leipzig et le Vpered de Londres, firent recon- naître aux amis de Bakounine que les adversaires qui l'avaient poursuivi de leur haine n'étaient pas disposés à désarmer, et le Bulletin de la Fédé- ration jurassie?me^ en présence de ces manifesta- tions hostiles, dut faire cette déclaration (lo sep-^ tembre 1876) : « Nous désirons, notre conduite Ta toujours prouvé, le rapprochement, dans la mesure du possible, de tous les groupes socialistes ; nous sommes prêts à tendre la main de la concilia- tion à tous ceux qui veulent lutter sincèrement pour l'émancipation du travail ; mais nous sommes bien décidés en même temps à ne pas laisser insulter nos morts » ,

NOTICE BIOGRAPHIQUE LXIII

Le moment est-il enfin venu la postérité ju- gera la personne et les actes de Michel Bakounine avec l'impartialité qu'on est en droit d'attendre d'elle, et peut-on espérer que le vœu émis par ses amis, sur sa tombe à peine fermée, se réalisera un jour ?

J. G.

LES OURS DE BERNE

ET

L'OURS DE SAINI-PÉTERSBOURG

AVANT-PROPOS

Au commencement de 1870, le Jeune révolutionnaire russe Netchaïef, réfugié en Suisse, était recherché par la police helvétique : le gouvernement du tsar, qui le poursuivait comme assassin et faussaire, réclamait son extradition. Bakounine m'envoya de Locarno, à ce sujet, un article qui parut dans le Progrès (du Locle) du 19 février 1870, et que je reproduis ici :

« Il paraît que toutes les polices de l'Europe se sont mises maintenant au service du gouvernement russe. Des recherches très actives se poursuivent, dit-on, en Alle- magne, en Suisse, en France, et même en Angleterre. Qui cherche-t-on? Sont-ce des conspirateurs politi- ques? Non, sans doute; ce serait par trop maladroit, car, excepté les gouvernements de l'Allemagne, qui n'ont jamais cessé de rendre ostensiblement des services de gendarmes au tsar de Russie, tous les autres gouverne- ments de l'Europe se garderaient bien de se compro- mettre à ce point devant leur public. Aussi le gouver- nement russe, assuré de leur bonne volonté, mais comprenant les difficultés de leur position, leur a sug-

4 AVANT-PROPOS

géré un moyen tout simple de lui rendre honorablement le service qu'il réclame d'eux.

« Il ne s'agit pas, déclare-t-on de la poursuite et de l'extradition de Polonais ou de Russes coupables de crimes politiques, ohquenonl II ne s'agit que de simples assassins et faussaires. Mais qui sont ces assassins, ces faussaires? Naturellement, tous ceux qui, plus que les autres, ont eu le malheur de déplaire au gouverne- ment russe, et qui ont eu, en même temps, le bonheur d'échapper à ses recherches paternelles. Ils ne sont ni assassins, ni faussaires, le gouvernement russe le sait mieux que personne et les gouvernements des autres pays le savent aussi bien que lui. Mais l'apparence est sauvée et le service est rendu.

« C'est ainsi qu'il y a six ou sept mois, à peu près, le gouvernement wurtembergeois a livré aux autorités russes un jeune homme qui étudiait à l'université de Tubingue, sur la simple demande du cabinet de Saint- Pétersbourg. C'est ainsi qu'on vient d'arrêter à Vienne un autre jeune Russe, étudiant à l'université de cette ville, et, s'il n'est pas déjà livré aux autorités moscovites, il ne manquera pas de l'être bientôt.

« Et remarquez que c'est un ministère libéral, patrio- tique et ultra-allemand (*) qui rend au gouvernement russe ce service. Le gouvernement de Prusse, lui, on le sait, a toujours été le fournisseur de son voisin et ami, l'ours de Saint-Pétersbourg. 11 ne lui a jamais refusé les victimes, et, pour peu que le féroce quadrupède eût montré quelque goût pour la chair des libres Allemands, il lui en aurait sans doute livré quelques douzaines avec beaucoup de plaisir.

(i) Le ministère dirigé par M. de Beust. J. G.

AVANT-PROPOS 5

« Il ne faut pas s'en étonner. L'Allemagne a été de tous temps la vraie patrie du culte de l'autorité quand même, le pays classique de la bureaucratie, de la police et des trahisons gouvernementales; celui de la servitude à demi volontaire et embellie par des chansons, des dis- cours et des rêves. L'idéal de tous les gouvernements allemands trône à Saint-Pétersbourg.

« Ce dont il faut s'étonner davantage, c'est que la Ré- publique suisse elle-même se prête aujourd'hui aux exi- gences de la police russe. Nous avons vu, il y a quelques mois, la scandaleuse affaire de la princesse Obolensky('). Il a suffi au gouvernement de Saint-Pétersbourg d'ex- primer son désir, pour que les autorités fédérales s'em- pressassent d'ordonner, et les autorités cantonales d'exécuter, la violation la plus révoltante, la plus cruelle du droit sacré d'une mère, et cela sans aucun jugement, et sans se donner même la peine d'observer aucune de ces formes juridiques qui, danslespays U'jres, sont con- sidérées comme les garanties nécessaires de la justice et de la liberté des citoyens, et avec un luxe de brutalité qui pourrait faire envie à la police russe elle-même.

« A cette heure, continuant le même service de com- plaisance envers le gouvernement de Saint-Pétersbourg, les autorités libérales et démocratiques de la Suisse pourchassent, dit-on, avec le même zèle qui leur a fait brutaliser la princesse Obolensky et expulser l'illustre Mazzini, les « brigands » polonais et russes qui leur sont

(i) L'histoire de l'enlèvement des enfants de la princesse Obolensky est racontée au cours de la brochure Les Ours de Berne et VOurs de Saint-Pétersbourg, pages 5-8 de l'édition originale (pages 16-20 de la présente réimpression). On trou- vera aussi des détails à ce sujet au tome I" de L'Internationale, Documents et Souvenirs, par James Guillaume, pages 174-175 et 179.

6 AVANT-PROPOS

signalés comme tels par leur puissant ami de Saint-Pé- tersbourg. La police de Genève a fait dernièrement une visite domiciliaire chez M. Louis Bulewski, émigré, l'un des chefs de la démocratie polonaise, ami de Mazzini,et sans conteste l'un des hommes les plus honorables et les plus honorés de l'émigration, sous le prétexte de cher- cher chez lui des bilfets russes falsifiés. Mais ce qu'elle cherche surtout avec un acharnement persistant^ et tou- jours pour complaire au grand maître de Saint-Péters- bourg, c'est un certain Netchaïef, à ce qu'il paraît le chef de tous ces « brigands » en Pologne et en Russie.

« Ce M. Netchaïef être réel ou non nous appa- raît comme une sorte de mythe monstrueux. Voilà un mois à peu près que tous les journaux de l'Europe en sont pleins. A en croire les feuilles de Saint-Péters- bourg et de Moscou, il était le chef de la conspiration formidable que l'on vient de découvrir en Russie, et qui, paraît-il, ne laisse pas d'intéresser et d'inquiéter beau- coup le gouvernement du tsar. On l'avait dit mort, pas le tsar, mais ce M. Netchaïef, maintenante voilà ressuscité. Il doit l'être puisqu'on le cherche, à moins que le gouvernement russe ne poursuive une autre per- sonne sous le nom fantastique de Netchaïef. Mais sup- posons Netchaïef vivant en chair et en os, c'est un conspirateur, donc ce n'est ni un brigand ni un voleur ; son crime s'il est criminel est celui d'un homme politique. Pourquoi donc le faire rechercher à titre d'assassin et de voleur? Mais il a assassiné, dit-on, Qui le dit? Le gouvernement russe. Mais ne faut-il pas être bien naïf vraiment pour ajouter foi à ce que dit le gouvernement russe, ou bien pervers pour se donner l'air d'y ajouter foi?

« Mais, de cette manière, le gouvernement russe

AVANT-PROPOS 7

n'aurait qu'à désigner aux gouvernements libéraux de l'Europe tel émigré polonais ou russe comme un assas- sin, un faussaire ou un voleur, pour se le faire livrer ! Ce serait trop commode, vraiment, et trop dangereux sur- tout, parce que ce serait le meilleur moyen d'appliquer à toute l'Europe libérale et civilisée le système barbare du gouvernement moscovite, qui ne s'est jamais arrêté ni devant les calomnies ni devant le mensonge. »

En mars, Bakounine vint de Locarno à Genève, pour s'y occuper, avec son vieil ami Ogaref, d'une organisa- tion nouvelle de la propagande révolutionnaire russe, et de la réapparition du journal le Kolokol (Alexandre Herzen venait de mourir). Ce fut pendant ce court séjour à Genève qu'il écrivit, pour essayer de soulever l'opinion publique en Suisse contre les riianœuvres policières et gouvernementales, une brochure dans laquelle il repro- duisait, avec plus de développement, les idées exprimées dans l'article qu'on vient de lire. Dans cet article, il avait parlé de « l'ours de Saint-Pétersbourg » : il intitula sa brochure L^s Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pé- tersbourg, et ce fut dans la bouche d'un citoyen suisse qu'il imagina de placer ses doléances et ses revendica- tions, au moyen de ce sous-titre : Complainte patriotique d'un Suisse humilié et désespéré.

Lorsqu'il reprit le chemin de Locarno, le i8 avril, il s'arrêta chez moi à Neuchâtel, et me remit son manu- scrit, en me demandant de le faire imprimer à mille exemplaires, si je me souviens bien (*) ; en même temps, il me donna toute liberté de le retoucher et de l'abréger :

(i) Ayant abandonner, en août i86g, mes fonctions dans l'enseignement public, j'étais alors, momentanément, gérant de la petite imprimerie G. Guillaume fils, à Neuchâtel.

y AVANT-PROPOS

Bakounine, qui n'avait aucun amour-propre d'auteur, disait de lui-même que « le talent d'architecte en litté- rature lui faisait complètement défaut », et que, lorsqu'il avait « bâti la maison », il fallait qu'un ami lui rendît le service « d'y disposer les fenêtres et les portes » (lettre à Herzen, 28 octobre 1869).

La brochure parut en mai. Une lettre de Bakounine « aux amis de Genève », imprimée dans la Correspondance qu'a publiée Michel Dragomanof, sans autre date que celle-ci : « Jeudi, 1870, Berne » (elle est, comme son contenu le montre, du 26 mai 1870), et une lettre à Ogaref, écrite de Locarno le 30 mai, racontent les efforts faits par l'auteur pour exercer une pression sur le Conseil fédéral suisse, par l'intermédiaire de ses amis Adolf Reichel, Emil Vogt, Gustav Vogt, et surtout Adolf Vogt, auquel il recommande d'envoyer « une vingtaine d'exemplaires de ses Ours », et qui « se charge de les distribuer aux personnalités influentes ». Bakounine indique en même temps les mesures à prendre pour la propagation rapide de la brochure en Suisse (*), et donne une liste de libraires à Berne, Zurich, Bâle, Aarau, So- leure, Lucerne, Fribourg, Neuchâtel, Lausanne, Ge- nève, Lugano et Bellinzona. Netchaïef, qui se tenait caché, échappa aux recherches ; on arrêta à sa place un jeune émigré russe, Semen Serebrenikof, qu'on avait pris pour lui, mais que la police genevoise dut relâcher quand l'erreur eut été constatée.

On sait comment les procédés « ultra-révolution- naires » de Netchaïef amenèrent Bakounine et Ogaref à rompre avec ce jeune fanatique (juillet 1870), lorsqu'ils

(i) « Tous nos amis Berne) sont unanimes à demander que ma brochure, qu'ils trouvent très heureusement rédigée, soit annoncée et répandue le plus rapidement possible. »

AVANT-PROPOS 9

se furent aperçus que Netchaïef entendait se servir d'eux comme de simples instruments. On sait aussi que deux ans plus tard, Netchaïef, trahi par un mouchard polonais nommé Stempkowski, fut arrêtéà Zurich (14 août 1872), et livré à la Russie (27 octobre 1872): condamné aux travaux forcés à perpétuité, il est mort vers 1883 dans la forteresse de Pierre-et-Paul, à Saint-Pétersbourg.

Le manuscrit de la brochure Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg n'a pas été conservé.

J. G.

'■>ys

Les Ours de Berne

et

rOurs de Saint-Pétersbourg

COMPLAINTE PATRIOTIQUE d'un suisse humilié et désespéré

-OOO^OOO-

NEUCHATEL IMPRIMERIE G. GUILLAUME FILS

iS-o

LES OURS DE BERNE

ET

L'OURS DE SAINT-PETERSBOURG

Le Gouvernement russe a bien jugé notre Conseil fédéral, lorsqu'il a osé lui demander l'extradition du patriote russe Netchaïef. Tout le monde sait qu'ordre a été donné à toutes les polices cantonales de chercher et d'arrêter ce révolutionnaire aussi in- trépide qu'infatigable, et qui, après avoir échappé deux fois à la griffe du tsar, c'est-à-dire à la mort précédée des plus affreuses tortures, aura probable- ment cru qu'une fois réfugié dans la république suisse, il était à l'abri de toutes les brutalités impé- riales.

Il s'est trompé. La patrie de Guillaume Tell, ce héros du meurtre politique, et que nous glorifions encore aujourd'hui dans nos fêtes fédérales, précisé- ment parce que la tradition l'accuse d'avoir tué Gessler; cette république qui n'avait pas craint d'af-

14 LES OURS DE BERNE

fronter les dangers d'une guerre avec la France, pour défendre son droit d'asile contre Louis-Phi- lippe réclamant l'extradition du prince Louis-Napo- léon, aujourd'hui empereur des Français; et qui, après la dernière insurrection polonaise, avait osé réclamer de l'empereur d'Autriche non l'arrestation, mais la mise en liberté de M. Langiewicz, auquel elle avait accordé le droit de cité ; cette Helvétie jadis si indépendante et si fière, elle est gouvernée aujourd'hui par un Conseil fédéral qui ne semble plus chercher son honneur | * que dans les services de gendarme et d'espion qu'il rend à tous les despotes.

Il a inauguré son nouveau système de complai- sance politique par un fait éclatant et dont l'inexo- rable histoire tiendra compte à l'hospitalité républi- caine de la Suisse. Ce fut l'expulsion du grand patriote italien, Mazzini, coupable d'avoir créé l'Ita- lie et d'avoir consacré toute sa vie, quarante années d'une activité indomptable, au service de l'humanité. Chasser Mazzini, c'était expulser du territoire répu- blicain de la Suisse le génie même de la liberté. C'était donner un soufflet à l'honneur même de notre patrie.

Le Conseil fédéral ne s'est point laissé arrêtei' par cette considération. C'est un gouvernement républi- cain, il est vrai, mais après tout il n'en est pas moins un gouvertiement, et tout pouvoir politique, quelle qu'en soit la dénomination et la forme extérieure, est animé d'une haine naturelle, instinctive contre

ET L OURS DE SAINT-PETERSBOURG

la liberté. Sa pratique journalière l'amène forcement à la nécessité de restreindre, de diminuer et d'anéan- tir, lentement ou violemment, selon les circon- stances et les terrips, la spontanéité des masses gou- vernées, et cette négation de la liberté s'étend toujours et partout aussi loin que les conditions politiques et sociales du milieu et l'esprit des popu- lations le permettent.

Ce qui frappe dans cette expulsion de Mazzini par le Conseil fédéral, c'est qu'elle n'a pas même été ré- clamée par le gouvernement italien. Ce fut un acte spontané et comme une sorte de bouquet offert à ce dernier par la galanterie des conseillers fédéraux, auxquels M. Melegari, ci-devant patriote et réfugié italien dans celte même Suisse, mais aujourd'hui re- présentant de la monarchie et de la consorteria ita- lienne près du gouvernement fédéral, avait suggé é qu'une telle preuve de bonne volonté de | ^ leur part ne pourrait manquer d'accélérer la conclusion delà grande affaire du chemin de fer du Saint-Gothard. Si jamais un historien voulait raconter toutes les affaires publiques et privées qui ont été conclues, menées, résolues, à l'occasion de l'établissement à la fois ruineux et utile des chemins de fer en Europe, on verrait s'élever une montagne d'immondices plus haute que le Mont-Blanc.

Le Conseil fédéral a voulu sans doute contribuer à l'élévation de cette montagne en prêtant une oreile complaisante aux suggestions de M. Melegari. D'ai - leurs, en expulsant Mazzini, le Conseil fédéral fai-

l6 LES OURS DE BERNE

sait ce qu'on appelle une affaire sûre : il gagnait les bonnes grâces et me'ritait la reconnaissance toujours si utile d'une grande monarchie voisine, sachant bien que l'opinion publique et le sentiment démo- cratique de la Suisse étaient si profondément en- dormis ou tellement absorbés dans les petites affa res, dans les petits gains de chaque jour, qu'ils ne s'aper- cevraient même pas du soufflet qu'ils recevaient en pleine joue. Hélas 1 le Conseil fédéral s'est montré un profond connaisseur de nos dispositions et de nos mœurs actuelles. A part quelques rares protesta- tions, les républicains de la Suisse sont restés impas- sibles devant un tel acte accompli en leur nom.

Cette impassibilité du sentiment public fut un encouragement pour le Conseil fédéral, qui, dési- reux de plaire toujours davantage aux puissances despotiques, ne demandait pas mieux que de persé- vérer dans la même voie. Il ne le prouva que trop bien dans l'affaire de la princesse Obolensky.

Une mère de famille qui a le malheur d'être née dans l'aristocratie russe, et le malheur encore plus grand d'avoir été donnée en mariage à un prince russe, cagot à genoux devant tous les [.opes ortho- doxes de Moscou et I ^ de Saint-Pétersbourg et natu- rellement prosterné devant son empereur, enfin tout ce qu'il y a de plus servile dans ce monde de la ser- vilité officielle; cette mère veut élever ses enfants dans la liberté, dans le respect du travail et de l'hu- manité. Pour cela, elle s'établit en Suisse, à Vevey.

ET l'ours de SAINT-PÉTERSBOURG I7

Naturellement cela de'plaît beaucoup à la cour de Saint-Pe'tersbourg. On y parle avec indignation, avec colère de la simplicité démocratique dans la- quelle elle élève ses enfants ; on les habille comme des enfants de bourgeois, point de luxe ni dans les appartements, ni dans la table ; point de voiture, point de laquais, pour toute la maison deux ser- vantes, et une table toujours très simple. Enfin, les enfants sont forcés d'étudier du matin au soir et les professeurs sont priés de les traiter en simples mortels. On raconte que la grande-duchesse Ma- rie de Leuchtenberg, sœur de l'empereur, et ci-de- vant amie de la princesse Obolensky, ne pouvait en parler sans verser des larmes de rage. L'empereur lui-même s'en émeut. A plusieurs reprises, il fait intimer à la princesse Obolensky l'ordre de retourner immédiatement en Russie. Elle s'y refuse. Alors que fait Sa Majesté? Il ordonne au prince Obolensky, qui, au su de tout le monde, était depuis longtemps séparé de sa femme, de faire valoir ses droits de mari et de père, et d'employer la force pour enlever sinon la mère, au moins les enfants.

Le prince russe ne demandait pas mieux que d'obéir à Sa Majesté. Toute la fortune de la famille appartenait à la princesse, non à lui : une fois elle reléguée dans quelque couvent de la Russie ou bien déclarée émigrée, récalcitrante contre la volonté sacrée de Sa Majesté, on confisquait ses biens, et, comme tuteur naturel de ses enfants, il en devenait l'administrateur. L'affaire était excellente. Mais

Ib LES OURS DE BERNE

comment exécuter cet acte de violence brutale au milieu d'un peuple libre et fier, dans un canton de la République suisse ? On lui répond qu'il n'y a pas I '' de liberté, ni de république, ni de fierté, ni d'indé- pendance suisse qui tienne contre la volonté de Sa Majesté, l'empereur de toutes les Russies.

Etait-ce de l'outrecuidance? Hélas non! ce n'était qu'une juste appréciation d'une triste vérité. L'em- pereur ordonne à son grand-chancelier des affaires étrangères, le prince Gortchakof, celui-ci ordonne au ministre représentant la Russie àBerne, cedernier ordonne mais non, il faut parler poliment il recommande, il prie le Conseil fédéral de la Répu- blique helvétique. Le Conseil fédéral envoie le prince Obolensky, avec ses recommandations bien pressantes, au gouvernement cantonal de Lausanne; ce gouvernement le renvoie investi de ses ordres au préfet de Vevey ; et à Vevey toutes les autorités répu- blicaines attendaient depuis longtemps le prince Obolensky, impatientes de le recevoir comme on doit recevoir un prince russe, lorsqu'il vient com- mander au nom de son tsar. Tout y avait été préparé en effet de longue main par les soins, sans doute désintéressés, de M. l'avocat Cérésole, aujourd'hui membre du Conseil fédéral.

Soyons justes, M. l'avocat Cérésole a déployé dans cette affaire un grand zèle, une grande énergie et une habileté prodigieuse. Grâce à lui, un acte inouï de violence bureaucratique a pu s'accomplir au milieu de la Suisse républicaine sans éclat et sans

ET LOURS DE SAINT-PETERSBOURG I9

obstacles. Avertis dès la veille de l'arrive'e du prince Obolensky, le préfet, le juge de paix et les gendarmes de Vevey, M. Cére'sole en tête, attendirent un beau matin à la gare Tarrive'e de l'auguste convoi. Ils avaient pousse' la complaisance jusqu'à pre'parer les voitures ne'cessaires pour l'enlèvement projeté, et, aussitôt le prince arrivé, on se transporta en masse dans l'habitation de la princesse Obolensky, pauvre femme qui ne se doutait pas seulement de l'orage qui allait fondre sur elle.

se passa une scène que nous renonçons à dé- crire. I "^ Les gendarmes vaudois, sans doute jaloux de se distinguer devant un prince russe, repoussèrent à coups de poing la princesse qui voulait dire un der- nier adieu à ses enfants ; le prince Obolensky, ravi, se retrouvait en Russie ; M. Cérésole commandait. Les enfants désespérés et malades furent emportés par les gendarmes et jetés dans les voitures qui les emmenèrent.

Telle fut l'affaire de la princesse Obolensky. Quel- ques mois avant cet événement si désastreux pour l'honneur de notre république, la princesse avait consulté, dit-on, plusieurs jurisconsultes suisses, et tous lui avaient répondu qu'elle n'avait rien à craindre dans ce pays, la liberté de chacun se trouve garantie par les lois et nulle autorité ne peut rien entreprendre contre aucune personne soit indigène, soit étrangère, sans un jugement et sans l'autorisation préalable d'un tribunal suisse. 11 de- vrait en être ainsi dans un pays qui s'appelle repu-

20 LES OURS DE BERNE

blique et qui prend la liberté au se'rieux. Pourtant c'est tout le contraire qui est arrivé dans l'affaire de M""* Obolensky. On raconte même que lorsque la princesse, en se voyant assaillie par cette invasion toute cosaque des gendarmes républicains, com- mandés par M. Cérésole et le prince Obolensky, voulut réclamer la protection de la justice suisse, M. l'avocat Cérésole lui répondit par des plaisante- ries grossières, que les gendarmes vaudois s'empres- sèrent de traduire aussitôt en coups de poing... et vive la liberté suisse !

L'affaire Limousin est un nouvel échantillon de cette liberté. Le gouvernement impérial de la France, on le sait, vient de conclure avec notre gouverne- ment fédéral un traité d'extradition pour les délits et crimes communs. Il est évident que ce traité n'est autre chose, de la part du gouvernement de Napo- léon III, qu'un affreux guet-apens, et de la part du Conseil fédéral qui l'a conclu, | ^ ainsi que de l'As- semblée fédérale qui l'a ratifié, un acte d'impardon- nable faiblesse. Car, sous le prétexte de poursuivre des crimes communs, les ministres de Napoléon III pourront exiger maintenant l'extradition de tous les ennemis de leur maître.

Les révolutions ne sont pas un jeu d'enfants, ni un débat académique les seules vanités s'entre- tuent, ni une joute littéraire l'on ne verse que de l'encre. La révolution, c'est la guerre, et qui dit guerre dit destruction des hommes et des choses. Il

ET L OURS DE SAINT-PETERSBOURG 2 1

est sans doute fâcheux pour l'humanité' qu'elle n'ait pas encore inventé un moyen plus pacifique de pro- grès, mais jusqu'à présent tout pas nouveau dans l'histoire n'a été réellement accompli qu'après avoir reçu le baptême du sang. D'ailleurs, la réaction n'a rien à reprocher sous ce rapport à la révolution. Elle a toujours versé plus de sang que cette dernière. A preuve les massacres de Paris en juin 1848 et en décembre i85i, à preuve les répressions sauvages des gouvernements despotiques des autres pays à cette même époque et plus tard, sans parler des dizaines, des centaines de milliers de victimes que coûtent les guerres qui sont les conséquences néces- saires et comme les fièvres périodiques de cet état politique et social qu'on appelle la réaction.

Il est donc impossible d'être soit un révolution- naire, soit un réactionnaire véritable, sans com- mettre des actes qui au point de vue des codes cri- minel et civil constituent incontestablement des délits ou même des crimes, mais qui au point de vue de la pratique réelle et sérieuse, soit de la réaction, soit de la révolution, apparaissent comme des malheurs inévitables.

A ce compte, en faisant exception des faiseurs innocents de discours ou de livres, quel est le lut- teur politique qui ne tombe sous le coup du traité d'extradition nouvellement conclu entre la France et la Suisse ?

I '^^ Si le coup criminel de décembre n'avait point réussi, et si le prince Louis-Napoléon, accompagné

22 LES OURS DE BERNE

de ses dignes acolytes, les Morny, les Fleury, les Saint-Arnaud, les Baroche, les Persigny, les Pietri et tant d'autres, s'était réfugié en Suisse, après avoir mis la ville de Paris, toute la France en feu et en sang, et si la République victorieuse en avait de- mandé l'extradition à sa sœur la République helvé- tique, la Suisse les aurait-elle livrés? Non, sans doute. Et pourtant s'il y eut jamais des violateurs de toutes les lois humaines et divines, des criminels contre tous les codes possibles, ce furent eux : une bande de voleurs et de brigands, une douzaine de Robert Macaires de la vie élégante, rendus solidaires par le vice et par une détresse commune, ruinés, perdus de réputation et de dettes, et qui, pour se re- faire une position et une fortune, n'ont pas reculé devant un des plus affreux attentats connus dans l'histoire. Voilà, en peu de mots, toute la vérité sur le coup d'Etat de décembre.

Les brigands ont triomphé. Ils régnent depuis dix-huit ans sans partage et sans contrôle sur le plus beau pays de l'Europe, et que l'Europe considère avec beaucoup de raison comme le centre du monde civilisé. Ils ont créé une France officielle à leur image. Ils ont gardé à peu près intacte l'apparence des institutions et des choses, mais ils en ont boule- versé le fond en le ravalant au niveau de leurs mœurs et de leur propre esprit. Tous les anciens mots sont restés. On y parle comme toujours de liberté, de justice, de dignité, de droit, de civilisation et d'hu- manité; mais le sens de ces mots s'est complètement

ET l'ours de SAINT-PÉTERSBOURG 23

transformé dans leur bouche, chaque parole signi- fiant en re'alite' tout le contraire de ce qu'elle semble vouloir exprimer : on dirait une socie'te' de bandits qui, par une ironie sanglante, ferait usage des plus honnêtes expressions, pour discuter les desseins et les actes les plus cri j " minels. N'est-ce pas encore aujourd'hui le caractère de la France impe'riale ?

Y a-t-il quelque chose de plus dégoûtant, de plus vil, par exemple, que le Sénat impérial, composé, aux termes de la constitution, de toutes les illustra- tions du pays? 1:^' est-ce pas, à la connaissance de tout le monde, la maison des invalides de tous les complices du crime, de tous les décembristes fati- gués et repus ? Sait-on quelque chose de plus désho- noré que la Justice de l'empire, que tous ces tribu- naux et ces magistrats qui ne reconnaissent d'autre devoir que de soutenir quand même l'iniquité impé- riale ?

Eh bien I c'est pour servir les intérêts d'un de ces pères conscrits du crime de Décembre, c'est unique- ment sur la foi d'un arrêt prononcé par l'un de ces tribunaux, que le gouvernement de Napoléon III, fort du traité de dupe conclu par la Suisse avec lui, réclame aujourd'hui l'extradition de M™'^ Limou- sin. Le prétexte officiel, et il en faut toujours un, l'hypocrisie, comme dit une maxime passée en pro- verbe, étant un hommage que le vice rend à la vertu, le prétexte officiel dont se sert le ministre de France, pour appuyer sa demande, c'est la con- damnation prononcée par le tribunal de Bordeaux

24 LES OURS DE BERNE

contre M"^^ Limousin pour violation du secret des lettres.

N'est-ce pas sublime ? l'empire, ce violateur par excellence de toutes les choses réputées inviolables, le gouvernement de Napoléon III poursuivant une pauvre femme qui aurait violé le secret des lettres ! Gomme si jamais, lui-même, il avait fait autre chose I

Mais ce qui est permis à l'Etat est défendu à l'in- dividu. Telle est la maxime gouvernementale, Ma- chiavel l'a dit, et l'histoire aussi bien que la pra- tique de tous les gouvernements actuels lui donnent raison. Le crime est une condition nécessaire de l'existence même de l'Etat, il en constitue donc le monopole exclusif» d'où il résulte que | *^ l'individu qui ose commettre un crime est coupable deux fois : d'abord, contre la conscience humaine, mais ensuite et surtout contre l'Etat, en s'arrogeant l'un de ses plus précieux privilèges.

Nous ne discuterons pas la valeur de ce beau prin- cipe, base de toute politique d'Etat. Nous demande- rons plutôt s'il est bien prouvé que M""® Limou- sin ait violé le secret des lettres? Qui l'affirme? Un tribunal impérial. Et vous croyez vraiment qu'on peut ajouter foi à un arrêt prononcé par un tribunal impérial? Oui, dira-t-on, toutes les fois que ce tri- bunal n'aura aucun intérêt à mentir. Fort bien, mais c'est que l'intérêt existe dans cette occasion, et c'est le gouvernement impérial lui-même qui s'est chargé de rapprendre au gouvernement fédéral.

C'est l'intérêt de M. Tourangin, sénateur de l'em-

ET L OURS DE SAINT-PETERSBOURG 2<,

pire et grand aristocrate sans doute, puisqu'il met en mouvement toutes les puissances du ciel et de la terre, les évêques, le ministre de France, le Conseil fédéral de notre république, jusqu'aux gendarmes vaudois, pour empêcher son neveu d'épouser M"'' Li- mousin.

Sous l'ancien régime, en France, lorsqu'il fallait sauvegarder Vhonneur d'une famille illustre, le mi- nistre mettait à la disposition de cette dernière une lettre de cachet. Un huissier royal, muni de cet in- strument terrible, saisissait les délinquants, homme et femme, amant et maîtresse, époux et épouse, et les enterrait séparés dans les oubliettes de la Bas- tille. Aujourd'hui, nous sommes sous le régime de la liberté officielle, sous le régime de l'hypocrisie. La lettre de cachet s'appelle note diplomatique, et le rôle de l'huissier impérial est rempli par le Conseil fédéral de la république suisse.

Le neveu d'un sénateur de l'empire, un membre indigne de cette puissante et illustre famille Tou- rangin, épouser M"* Limousin ! Quel horrible scan- dale ! Et n'y a-t-il pas de quoi révolter tous les sentiments honnêtes | *^ dans les cœurs de nos hon- nêtes conseillers fédéraux? D'ailleurs, tous les séna- teurs du monde ne sont-ils pas solidaires entre eux? Le service que la Suisse rend aujourd'hui à un séna- teur de l'empire, la France pourra le rendre un jour à un conseiller d'Etat helvétique. De cette manière, l'honneur des grandes familles de tous les pays sera sauvé, et la mésalliance, cette lèpre qui dévore au-

LES OURS DE BERNE

jourd'hui le monde aristocratique, deviendra partout impossible.

Le gouvernement impérial a si peu douté des excellents sentiments qui animent notre gouverne- ment républicain, que, pour accélérer son action administrative, il lui a franchement avoué, nous le savons de source certaine, que dans cette affaire la prétendue violation du secret des lettres était la moindre des choses, un prétexte, et qu'il s'agissait d'un intérêt bien autrement important : de l'honneur même de la famille du sénateur impérial Tou- rangin.

Aussi avons-nous vu avec quelle énergie le Con- seil fédéra], et ces mêmes gendarmes vaudois qui avaient déjà excité l'admiration d'un prince russe, se sont mis au service des illustres vengeances de M. Tourangin. Ce ne fut pas la faute des autorités toujours si executives du canton de Vaud, si le jeune couple, sans doute averti, est allé se réfugier dans le canton de Fribourg, et ce n'est pas la faute du Con- seil fédéral, si le gouvernement cantonal de Fri- bourg, plus jaloux de la dignité et de l'indépendance suisse que lui-même, n'a pas encore livré les cou- pables à la vindicte impériale et sénatoriale.

Cp que nous admirons surtout, c'est le rôle joué par certains journaux suisses dans cette honteuse affaire. Nos soi-disant journaux libéraux, qui se sont donné pour mission de défendre la liberté contre les empiétements de la démocratie, ne se croient pas obligés de la défendre contre les violences du despo-

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tisme. Ils redou | ''' tent et maudissent la force d'en bas, maisils bénissent et appellent de tous leurs vœux la force d'en haut. Toutes les manifestations de la liberté populaire leur paraissent détestables, mais par contre ils aiment les libres déploiements du pou- voir, ils ont le culte de l'autorité quand même, parce que, venant de Dieu ou du diable, toute autorité, par une nécessité inhérente à son être, devient la protectrice naturelle des libertés exclusives du monde privilégié. Poussés par ce libéralisme étrange, dans toutes les questions qui s'agitent, ils embrassent tou- jours le parti des oppresseurs contre les opprimés.

G'est ainsi que nous avons vu le Journal de Ge- nève, ce paladin en chef du parti libéral chez nous, approuver chaudement l'expulsion de Mazzini, louer la complaisance servile du Conseil fédéral et la bru- talité toute cosaque des autorités vaudoises dans l'affaire de la princesse Obolensky ; et maintenant il se prépare à prouver que M. le sénateur Tourangin et le Conseil fédéral ont raison, le premier d'exiger, et le second d'ordonner l'extradition de cette pauvre M'"'' Limousin.

Il s'y prépare, comme toujours, par la calomnie. C'est une arme excellente, plus sûre que le chasse- pot, l'arme favorite des jésuites catholiques et pro- testants. Toutefois, il paraît que M"' Limousin prête peu à la calomnie, puisque ce journal, qui est toujours si bien informé, grâce à ses relations avec les polices et les gouvernements de tous les pays, n'a su trouver qu'un seul grief contre elle :

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M™^ Limousin est plus âgée que son mari, le neveu du se'nateur Tourangin !

N'est-ce pas une preuve évidente d'une grande dépravation? Une femme se faisant épouser par un homme plus jeune qu'elle et sans même lui offrir les avantages d'une grande fortune ! Mais c'est presque un détournement de mineur! Et pensez encore quel mineur! Le neveu d'un sénateur de Napoléon III. Il est évident que c'est | ^' une femme très immorale, très dangereuse, et que la République suisse ne doit pas souffrir un pareil monstre dans son sein.

Et la plupart de nos journaux répètent bêtement, lâchement : « Cette femme ne mérite pas les sympa- thies du public! » Et qu'en savez-vous, messieurs? La connaissez-vous, l'avez-vous souvent rencontrée, ô rédacteurs aussi véridiques que vertueux ? Qui sont ses accusateurs ? Le gouvernement, la diplo- matie, un sénateur et un tribunal de Napoléon III, c'est-à-dire la quintessence de l'immoralité triom- phante et cynique. Et c'est en vous fondant sur de pareils témoignages que vous, républicains et repré- sentants d'un peuple libre, jetez la boue à une pauvre femme persécutée par le despotisme français et par tous les Cérésole de notre Conseil fédéral 1 Ne sen- tez-vous donc pas, ô cancaniers sans cervelle et sans vergogne, que cette boue restera sur vous- mêmes, vous, les complaisants de tous les pouvoirs, traîtres à la liberté, ensevelisseurs misérables de l'indépendance et de la dignité de notre patrie ?

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Revenons à l'affaire du patriote russe Netchaïef.

Le gouvernement fédéral le fait chercher par toutes les polices cantonales. 11 a donné ordre de l'arrêter. Mais une fois arrêté, qu'en fera-t-il ? Aura-t-il vrai- ment le courage de le livrer au tsar de Russie? Nous allons lui donner un conseil : Qu'il le jette plutôt dans la fosse aux ours de Berne. Ce sera plus franc, plus honnête, plus court, et surtout plus humain.

Et d'ailleurs, ce sera une punition que M. Net- chaïef aura bien méritée. Il a eu foi dans l'hospita- lité, dans la justice et dans la liberté suisses. Il a pensé que puisque la Suisse était une république, elle ne pouvait avoir qu'indignation et dégoût pour la politique du tsar. 11 a pris la fable de Guillaume Tell au sérieux ; il s'est laissé tromper | *^ par la fierté républicaine des discours que nous prononçons dans nos fêtes fédérales et cantonales, et il n'a pas com- pris, l'imprudent jeune homme, que nous sommes une république toute bourgeoise, et qu'il est dans la nature de la bourgeoisie actuelle de n'aimer les belles choses que dans le passé, et de n'adorer dans le pré- sent que les choses lucratives et utiles.

Les vertus républicaines coûtent trop cher. La pratique de l'indépendance et de la fierté nationale, prise au sérieux, peut devenir très dangereuse. La complaisance servile vis-à-vis des grandes puis- sances despotiques est infiniment plus profitable. D'ailleurs, les grandes puissances ont une manière d'agir à laquelle il est impossible de résister. Si vous ne leur obéissez pas, elles vous menacent, et leurs

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menaces sont sérieuses. Diable 1 chacune d'elles a plus d'un demi-million de soldats pour nous e'craser. Mais pour peu qu'on leur cède et qu'on fasse preuve d'un peu de bonne volonté, elles vous prodiguent les compliments les plus tendres, et mieux que des com- pliments: grâce aux systèmes financiers qui ruinent leurs peuples, les grandes puissances sont fort riches. Les gendarmes du canton de Vaud en savent quelque chose, et la bourse du prince Obolensky aussi.

Pris dans ce dilemme, le Conseil fédéral n'a pas pu hésiter. Son patriotisme utilitaire et prudent s'est décidé pour la politique de complaisance. Que lui fait d'ailleurs ce M. Netchaïef! Ira-t-il, pour ses beaux yeux, affronter les colères du tsar et attirer sur la pauvre petite Suisse les vengeances de l'empe- reur de toutes les Russies ? Il ne peut hésiter entre ce jeune homme inconnu et le plus puissant mo- narque de la terre ! Il n'a pas à juger entre eux. Il suffit que le monarque réclame sa tête, il faut la lui livrer. D'ailleurs, il est évident que Netchaïef est un grand coupable. Ne s'est-il pas révolté contre son souve | ^'' rain légitime, et n'a-t-il pas avoué dans sa lettre (i) qu'il est un révolutionnaire ?

Le Conseil fédéral, après tout, est un gouverne- ment. Comme tel, il doit avoir une sympathie natu- relle pour tout gouvernement, quelle qu'en soit la forme, et une haine tout aussi naturelle contre les

(i) Une lettre de Netchaïef avait été publiée en février 1870 dans la Marseillaise, à Paris, dans l'Internationale, à Bruxelles, dans le Volksstaat, à Leipzig, et dans le Progrès, a.u Locle. J. G.

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révolutionnaires de tous les pays. S'il ne tenait qu'à lui, il aurait bien vite balayé le territoire suisse de tous ces aventuriers qui le remplissent malheureuse- ment aujourd'hui. Mais il y a un obstacle sérieux, c'est le sentiment encore vivant de la dignité suisse, ce sont les grandes traditions historiques et les sym- pathies naturelles et profondes de notre peuple répu- blicain pour les héros et les martyrs de la liberté. C'est enfin la loi suisse, qui offre une hospitalité généreuse à tous les réfugiés politiques et qui les protège contre les persécutions des despotes.

Le Conseil fédéral ne se sent pas encore assez fort pour briser cet obstacle, mais il sait habilement le tourner; et les traités d'extradition pour crimes et délits communs, que presque tous les gouverne- ments de l'Europe s'empressent de conclure entre eux, en vue d'une prochaine guerre internationale de la réaction contre la révolution, lui offrent un moyen magnifique pour le faire. On calomnie d'abord, ensuite on sévit. On fait semblant d'ajouter foi à des accusations mensongères soulevées contre un émigré politique par un gouvernement qui n'a jamais fait autre chose que mentir, puis on déclare au public républicain suisse qu'on poursuit cet indi- vidu, non pour quelque crime politique, mais pour des crimes communs. C'est ainsi que M. Netchaïef est devenu un assassin et un faussaire.

Qui l'affirme ? Le gouvernement russe. Et notre cher et honnête Conseil fédéral a tellement foi dans toutes les affirmations du gouvernement russe qu'il

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ne lui demande pas même de preuves judiciaires, sa seule parole lui suf | ^* fit. D'ailleurs, il sait fort bien que si des preuves judiciaires devenaient nécessaires, il suffirait au tsar de faire un signe, pour que les tribunaux russes prononcent contre ce malheureux Netchaïef les accusations et les condamnations les plus impossibles. Il a donc voulu e'pargner au gou- vernement du tsar cette peine inutile, et, se conten- tant de sa simple parole, il a ordonné l'arrestation du patriote russe, comme assassin et comme fabri- cateur de faux billets.

Ces malheureux billets russes ont servi de prétexte pour faire des visites domiciliaires chez plusieurs émigrés à Genève. On savait qu'on ne trouverait pas l'ombre d'un billet chez eux. Mais on avait sans doute espéré mettre la main sur quelque correspon- dance politique qui compromettrait nécessairement une foule de personnes tant en Russie qu'en Pologne, et qui dévoilerait les projets révolutionnaires de ce terrible Netchaïef. On ne trouva rien et on se cou- vrit de honte, voilà tout. Mais pourquoi chercher avec ce zèle extra-républicain les traces d'une cor- respondance, des papiers et des lettres qui ne pou- vaient intéresser en aucune façon la République suisse? Voulait-on enrichir la bibliothèque du Con- seil fédéral? C'est peu probable, c'était donc pour les livrer à la curiosité du gouvernement russe ; d'où il résulte clairement que la police cantonale de Ge- nève, suivant l'exemple donné par la police vaudoise et obéissant aux ordres du même Conseil fédéral,

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s'est transformée en gendarmerie du tsar de toutes les Russies.

On prétend même que M. Camperio, le spirituel' homme d'Etat de Genève, s'en est lavé les mains comme Pilate. Il était au désespoir d'avoir à remplir des fonctions qui lui répugnaient, mais il devait obéir aux injonctions précises du Conseil fédéral. Je me demande si M. James Fazy, également homme d'esprit et de plus grand révolutionnaire, comme tout le monde sait, eût agi, eût pu | '^ agir autrement à sa place ? Je suis convaincu que non. Après avoir été l'un des principaux promoteurs du système de centralisation politique, qui, depuis 1848, subor- donne l'autonomie des cantons au pouvoir du Con- seil fédéral, comment aurait-il pu se soustraire aux conséquences de ce système? Il aurait suffi que le Conseil fédéral l'ordonnât, pour que, de même que M. Camperio, il remplît nolens volens l'office de gendarme russe.

Tel est donc le résultat le plus clair de notre grande conquête de 1848. Cette centralisation poli- tique, que le parti radical avait créée au nom de la liberté, tue la liberté. 11 suffît que le Conseil fédéral se laisse intimider ou corrompre par une puissance étrangère, pour que tous les cantons trahissent la liberté. Il suffit que le Conseil fédéral l'ordonne, pour que toutes les autorités cantonales se trans- forment en gendarmes des despotes. D'oiJ il résulte que l'ancien régime de l'autonomiedescantonsgaran-

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tissait beaucoup mieuxquenele fait le système actuel la liberté et l'iiide'pendance nationale de la Suisse.

Si la liberté' a fait de notables progrès dans plu- sieurs cantons jadis très réactionnaires, ce n'est pas du tout grâce aux nouveaux pouvoirs dont la con- stitution de 1 848 investit les autorités fédérales : c'est uniquement grâce au développement des esprits, grâce à la marche du temps. -Tous les progrès accomplis depuis 1848 dans le domaine fédéral sont des progrès de l'ordre économique, comme l'unifica- tion des monnaies, des poids et mesures, les grands travaux publics, les traités de commerce, etc.

On dira que la centralisation économique ne peut être obtenue que par la centralisation politique, que Tune implique l'autre, qu'elles sont nécessaires et bienfaisantes toutes les deux au même degré. Pas du tout. La centralisation économique, condition essen- tielle de la civilisa I '-'' tion, crée laliberté; mais la cen- tralisation politique la tue, en détruisant au profit des gouvernants et des classes gouvernantes la vie propre et l'action spontanée des populations. La concentration des pouvoirs politiques ne peut pro- duire que l'esclavage, car liberté et pouvoir s'excluent d'une manière absolue. Tout gouvernement, même le plus démocratique, est un ennemi naturel de la liberté, et plus il est concentré et fort, plus il devient oppressif. Ce sont d'ailleurs des vérités si simples, si claires, qu'on a presque honte de les répéter.

Si les cantons de la Suisse étaient encore auto- nomes, le Conseil fédéral n'aurait eu ni le droit, n[

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la puissance de les transformer en gendarmes des puissances e'trangères. Il y aurait eu sans doute des cantons très réactionnaires. Et n'en existe-t-il pas aujourd'hui? N'y a-t-il pas des cantons l'on con- damne au fouet les personnes qui osent nier la divi- nité de Jésus-Christ, sans que le pouvoir fédéral s'en mêle (•) ? Mais il y aurait, à côté de ces cantons réac- tionnaires, d'autres cantons largement pénétrés de l'esprit de liberté et dont le Conseil fédéral ne pourrait plus arrêter l'élan progressif. Ces cantons, loin d'être paralysés par les cantons réactionnaires, finiraient par les entraîner avec eux. Car la liberté est contagieuse, et la liberté seule non les gouver- nements — crée la liberté.

La société moderne est tellement convaincue de cette vérité : que tout pouvoir politique, quelle que soit son origine et sa forme, tend nécessairement au despotisme, que, dans tous les pays elle a pu s'émanciper quelque peu, elle s'est empressée de sou- mettre les gouvernements, lors même qu'ils sont issus de la révolution et de l'élection populaire, à un contrôle aussi sévère que possible. Elle a mis tout le salut de la liberté dans l'organisation réelle et sérieuse du contrôle exercé par l'opinion et par la volonté populaire sur tous les hommes | "^' investis de la force publique. Dans tous les pays jouissant du

(i) Un ouvrier typographe, nommé Ryniker, avait été con- damné en i865 à la peine du fouet parle tribunal correctionnel du canton d'Uri, pour avoir écrit et publié une brochure dans laquelle il attaquait le dogme de la divinité de Jésus. J. G.

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gouvernement représentatif, et la Suisse en est un, la liberté ne peut donc être réelle que lorsque ce contrôle est réel. Par contre, si le contrôle est fictif, la liberté populaire devient nécessairement aussi une pure fiction.

Il serait facile de démontrer que nulle part en Europe le contrôle populaire n'est réel. Nous nous bornerons pour cette fois à en examiner l'applica- tion dans la Suisse. D'abord parce qu'elle nous tient de plus près, et ensuite, parce qu'étant aujourd'hui seule en Europe une république démocratique, elle a réalisé en quelque sorte l'idéal de la souveraineté popu- laire, de sorte que ce qui est vrai pour elle doit l'être, à bien plus forte raison, pour tous les autres pays.

Les cantons les plus avancés de la Suisse ont cherché, vers l'époque de i83o, la garantie de la liberté dans le suffrage universel. C'était un mouve- ment tout à fait légitime. Tant que nos Conseils législatifs n'étaient nommés que par une classe de citoyens privilégiés, tant qu'il existait des différences, sous le rapport du droit électoral, entre les villes et les campagnes, entre les patriciens et le peuple, le pouvoir exécutif choisi par ces Conseils, aussi bien que les lois élaborées dans leur sein, ne pouvaient avoir d'autre objet que d'assurer et de réglementer la domination d'une aristocratie sur la nation. Il fallait donc, dans l'intérêt de la liberté populaire, renverser ce régime, et le remplacer par celui de la souveraineté du peuple.

Une fois le suffrage universel établi, on crut avoir

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assuré la liberté des populations. Eh bien, ce fut une grande illusion, et on peut dire que la conscience de cette illusion a amené dans plusieurs cantons la chute, et, dans tous, la démoralisation aujourd'hui si flagrante du parti radical. Les radicaux n'ont pas voulu tromper le peuple, comme l'assure notre presse soi-disant libérale, mais ils | -- se sont trompés eux- mêmes. Ils étaient réellement convaincus lorsqu'ils promirent au peuple, par le moyen du suffrage uni- versel, la liberté, et, pleins de cette conviction, ils eurent la puissance de soulever les masses et de ren- verser les gouvernements aristocratiques établis. Aujourd'hui, instruits par l'expérience et par la pra- tique du pouvoir, ils ont perdu cette foi en eux- mêmes et dans leur propre principe, et c'est pour cela qu'ils sont abattus et si profondément cor- rompus.

Et en effet, la chose paraissait si naturelle et si simple : une fois que le pouvoir législatif et le pou- voir exécutif émaneraient directement de l'élection populaire, ne devaient-ils pas devenir l'expression pure de la volonté du peuple, et cette volonté pour- rait-elle produire autre chose que la liberté et la prospérité populaire?

Tout le mensonge du système représentatif repose sur cette fiction, qu'un pouvoir et une chambre législative sortis de l'élection populaire doivent absolument ou même peuvent représenter la volonté réelle du peuple. Le peuple, en Suisse comme par- tout, veut instinctivement, veut nécessairement deux

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choses : la plus grande prospe'rité matérielle possible, avec la plus grande liberté d'existence, de mouve- ment et d'action pour lui-même ; c'est-à-dire la meilleure organisation de ses intérêts économiques, et l'absence complète de tout pouvoir, de toute orga- nisation politique, puisque toute organisation politique aboutit fatalement à la négation de sa liberté. Tel est le fond de tous les instincts popu- laires.

Les instincts de ceux qui gouvernent, aussi bien de ceux qui font les lois que de ceux qui exercent le pouvoir exécutif, sont, à cause même de leur posi- tion exceptionnelle, diamétralement opposés. Quels que soient leurs sentiments et leurs intentions démo- cratiques, de la hauteur ils se trouvent placés ils ne peuvent considérer la société autrement que comme un tuteur considère son | ^^ pupille. Mais entre le tuteur et le pupille l'égalité ne peut exister. D'un côté, il y a le sentiment de la supériorité, in- spiré nécessairement par une position supérieure ; de l'autre, celui d'une infériorité qui résulte de la supé- riorité du tuteur, exerçant soit le pouvoir exécutif, soit le pouvoir législatif. Qui dit pouvoir politique, dit domination ; mais la domination existe, il doit y avoir nécessairement une partie plus ou moins grande de la société qui est dominée, et ceux qui sont dominés détestent naturellement ceux qui les dominent, tandis que ceux qui dominent doivent nécessairement réprimer, et par conséquent opprimer, ceux qui sont soumis à leur domination.

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Telle est l'éternelle histoire du pouvoir politique, depuis que ce pouvoir a e'té établi dans le monde. C'est ce qui explique aussi pourquoi et comment des hommes qui ont été les démocrates les plus rouges, les révoltés les plus furibonds, lorsqu'ils se sont trouvés dans la masse des gouvernés, deviennent des conservateurs excessivement modérés dès qu'ils sont montés au pouvoir. On attribue ordinairement ces palinodies à la trahison. C'est une erreur; elles ont pour cause principale le changement de perspec- tive et de position ; et n'oublions jamais que les posi- tions et les nécessités qu'elles imposent sont tou- jours plus puissantes que la haine ou la mauvaise volonté des individus.

Pénétré de cette vérité, je ne craindrai pas d'expri- mer cette conviction, que si demain on établissait un gouvernement et un conseil législatif, un parle- ment, exclusivement composés d'ouvriers, ces ou- vriers, qui sont aujourd'hui de fermes démocrates socialistes, deviendraient après-demain des aristo- crates déterminés, des adorateurs hardis ou timides du principe d'autorité, des oppresseurs et des exploi- teurs. Ma conclusion est celle-ci : Il faut abolir complètement, dans le principe et dans les faits, tout I -*ce qui s'' appelle pouvoir politique ; parce que tant que le pouvoir politique existera, il y aura des domi- ?iateurs et des dominés, des maîtres et des esclaves, des exploiteurs et des exploités. Le pouvoir politique une fois aboli, il faut le remplacer par V organisation des forces productives et des services économiques.

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Revenons à la Suisse. Chez nous, comme partout ailleurs, la classe des gouvernants est toute diffé- rente et complètement se'parée de la masse des gou- vernés. En Suisse, comme partout, quelque égali- taires que soient nos constitutions politiques, c'est la bourgeoisie qui gouverne, et c'est le peuple des travailleurs, y compris les paysans, qui obéit à ses lois. Le peuple n'a ni le loisir, ni l'instruction néces- saires pour s'occuper de gouvernement. La bour- geoisie, possédant l'un et l'autre, en a, non de droit, mais de fait, le privilège exclusif. Donc l'égalité poli- tique n'est, en Suisse comme partout, qu'une fiction puérile, un mensonge.

Mais étant séparée du peuple par toutes les condi- tions de son existence économique et sociale, com- ment la bourgeoisie peut-elle réaliser, dans le gou- vernement et dans nos lois, les sentiments, les idées, la volonté du peuple? C'est impossible, et l'expé- rience quotidienne nous prouve, en effet, que, dans la législation aussi bien que dans le gouvernement, la bourgeoisie se laisse principalement diriger par ses propres intérêts et par ses propres instincts, sans se soucier beaucoup de ceux du peuple.

Il est vrai que tous nos législateurs, aussi bien que tous les membres de nos gouvernements canto- naux, sont élus, soit directement, soit indirectement, par le peuple. Il est vrai qu'aux jours des élections, les bourgeois les plus fiers, pour peu qu'ils soient ambitieux, sont forcés de faire leur cour à Sa Majesté

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le peuple souverain. Ils viennent à lui chapeau bas, et ne semblent avoir d'autre volonté | ^^ que la sienne. Mais ce n'est qu'un mauvais quart d'heure à passer. Une fois les élections terminées, chacun revient à ses occupations quotidiennes : le peuple à son tra- vail, et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses intrigues politiques. Ils ne se rencontrent, ils ne se connaissent presque plus. Comment le peuple, écrasé par son travail et ignorant de la plupart des questions qui s'agitent, contrôlera-t-il les actes poli- tiques de ses élus? Et n'est-il pas évident que le con- trôle exercé par les électeurs sur leurs représentants n'est qu'une pure fiction? Mais comme le contrôle populaire, dans le système représentatif, est Tunique garantie de la liberté populaire, il est évident que cette liberté aussi n'est rien qu'une fiction.

Pour obvier à cet inconvénient, les démocrates radicaux du canton de Zurich ont fait triompher un nouveau système politique, celui du référendum, ou de la législation directe par le peuple. Mais le référen- dum lui-même n'est qu'un moyen palliatif, une nou- velle illusion, un mensonge. Pour voter avec pleine connaissance de cause et avec une entière liberté les lois qu'on lui propose ou qu'on le pousse à proposer lui-même, il faudrait que le peuple eût le temps et l'instruction nécessaires pour les étudier, pour les mûrir, pour les discuter ; il devrait se transformer en un immense parlement en pleins champs. Ce n'est que rarement possible et seulement dans les grandes occasions, alors que la loi proposée excite

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l'attention et touche aux inte'rêts de tout le monde. Ces cas sont excessivement rares. La plupart du temps, les lois proposées ont un caractère tellement spécial, qu'il faut avoir l'habitude des abstractions politiques et juridiques pour en saisir la véritable portée. Elles échappent naturellement à l'attention et à la compréhension du peuple, qui les vote en aveugle, sur la foi de ses orateurs favoris. Prises séparément, chacune de ces lois paraît trop insigni- fiante pour intéresser beaucpup le peuple, mais en- I 2^ semble elles forment un réseau qui l'enchaîne. Et c'est ainsi qu'avec et malgré le référendum, il reste, sous le nom de peuple souverain, l'instrument et le serviteur très humble de la bourgeoisie.

On le voit bien, dans le système représentatif, même corrigé par le référendum, le contrôle popu- laire n'existe pas ; et, comme il ne peut y avoir de liberté sérieuse pour le peuple sans ce contrôle, nous en concluons que notre liberté populaire, notre gouvernement par nous-mêmes, est un mensonge.

Ce qui se passe chaque jour dans tous les cantons de la Suisse nous confirme dans cette triste convic- tion. Quel est le canton le peuple exerce une action réelle et directe sur les lois fabriquées dans son Grand-Conseil et sur les mesures ordonnées par son Petit-Conseil (^) ? ce souverain fictif ne soit traité par ses propres élus comme un mineur éter-

(i) Le Petit-Conseil ou Conseil d'Etat est le pouvoir exécutif cantonal; le pouvoir législatif cantonal s'appelle Grand- Conseil. J. G.

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nel, et il ne soit forcé d'obe'ir à des commande- ments partis d'en haut, et dont pour la plupart du temps il ne sait ni la raison, ni l'objet?

La plus grande partie des affaires et des lois, et beaucoup d'affaires et de lois importantes, qui ont un rapport direct avec le bien-être, avec les intérêts matériels des communes, se font par-dessus la tête du peuple, sans que le peuple s'en aperçoive, s'en soucie et s'en mêle. On le compromet, on le lie, on le ruine quelquefois, sans qu'il en ait la conscience. Il n'a ni l'habitude, ni le temps nécessaire pour étu- dier tout cela, et il laisse faire ses élus, qui naturelle- ment servent les intérêts de leur classe, de leur monde à eux, non les siens, et dont le plus grand art con- siste à lui présenter leurs mesures et leurs lois sous l'aspect le plus anodin et le plus populaire. Le sys- tème de la représentation démocratique est celui de l'hypocrisie et du mensonge perpétuels. 11 a besoin de la sottise du peuple, et il fonde tous ses triomphes sur elle.

Tout indifférentes et toutes patientes que se montrent I ^'^ les populations de nos cantons, elles ont pourtant certaines idées, certains instincts de liberté, d'indépendance et de justice auxquels il n'est pas bon de toucher, et qu'un gouvernement habile se gardera bien de froisser. Lorsque le sentiment popu- laire se sent attaqué sur ces points qui constituent pour ainsi dire le sanctum sanctorum et toute la con- science politique de la nation suisse, alors il se ré- veille de son habituelle torpeur et il se révolte, et.

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lorsqu'il se révolte, il balaie tout : constitution et gouvernement, Petits et Grands-Conseils. Tout le mouvement progressif de la Suisse, jusqu'en 1848, a procédé par une série de révolutions cantonales. Ces révolutions, la possibilité toujours présente de ces soulèvements populaires, la crainte salutaire qu'ils inspirent, telle est encore aujourd'hui l'unique forme de contrôle qui existe réellement en Suisse, l'unique borne qui arrête le débordement des pas- sions ambitieuses et intéressées de nos gouvernants.

Ce fut aussi la grande arme dont s'est servi le parti radical pour renverser nos constitutions et nos gou- vernements aristocratiques. Mais après s'en être servi avec tant de bonheur, il la brisa, pour qu'un parti nouveau ne pût s'en servir contre lui à son tour. Comment la brisa-t-il? En détruisant l'autonomie des cantons, en subordonnant les gouvernements cantonaux au pouvoir fédéral. Désormais, les révolu- tions cantonales ce moyen unique dont disposaient les populations cantonales pour exercer un contrôle réel et sérieux sur leurs gouvernements, et pour tenir en échec les tendances despotiques inhérentes à chaque gouvernement, ces soulèvements salutaires de l'in- dignation populaire sont devenues impossibles. Elles se brisent impuissantes contre l'intervention fédérale.

Supposons que la population d'un canton, à bout de patience, se soulève contre son gouvernement, qu'arrive-t-il ? D'après la constitution de 1848, le Conseil fédéral a | -^ non seulement le droit, il a le

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devoir d'y envoyer autant de troupes féde'rales, prises dans les autres cantons, qu'iJ sera nécessaire pour rétablir l'ordre public et pour rendre force aux lois et à la constitution du canton. Les troupes ne sorti- ront pas du canton avant que l'ordre constitutionnel et légal n'y soit parfaitement rétabli ; c'est-à-dire, en nommant franchement les choses par leur nom, avant que le régime, les idées et les hommes qui jouissent des sympathies du Conseil fédéral n aient complètement triomphé. Telle a été l'issue de la der- nière insurrection du canton de Genève en 1864.

Cette fois, les radicaux ont pu apprécier à leurs propres dépens les conséquences du système de centralisation politique inauguré par eux-mêmes en 1848. Grâce à ce système, les populations répu- blicaines des cantons ont aujourd'hui un souverain tout puissant : le pouvoir fédéral ; et, pour sauvegar- der leur liberté, c'est ce pouvoir-là qu'elles doivent pouvoir contrôler et même renverser au besoin. Il me sera facile de prouver qu'à moins de circon- stances tout à fait extraordinaires, à moins qu'une passion unanime et puissante ne s'empare de toute la nation suisse, de tous les cantons en même temps, ni ce contrôle, ni ce renversement ne seront jamais possibles.

Voyons d'abord comment est constitué le pouvoir fédéral? Il est composé de l'Assemblée fédérale, pouvoir législatif, et du Conseil fédéral, pouvoir exécutif. L'Assemblée fédérale est composée de deux chambres : la Chambre nationale, élue directement

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par les populations des cantons, et la Chambre des Etats, composée de deux membres pour chaque can- ton, élus presque partout par les Grands- Conseils cantonaux (^). C'est l'Assemblée fédérale qui élit dans son sein les sept membres du Conseil fédéral ou exécutif.

Parmi tous ces corps électifs, c'est le Conseil national qui est évidemment le plus démocratique, le plus fran | ^^ chement populaire, parce qu'il est nommé directement par le peuple. Pourtant, nul ne contestera, J'espère, qu'il ne le soit et qu'il ne doive l'être beaucoup moins que les Grands-Conseils can- tonaux ou les chambres législatives des cantons. Et cela par une raison bien simple.

Le peuple, qui est forcément ignorant et indiffé- rent, grâce à la situation économique dans laquelle il se trouve encore aujourd'hui, ne sait bien que les choses qui le touchent de très près. Il comprend bien ses intérêts quotidiens, ses affaires de chaque jour. Au-delà commence pour lui l'inconnu, l'in- certain, et le danger des mystifications politiques. Comme il possède une grande dose d'instinct pra- tique, il se trompe rarement dans les élections com- munales, par exemple. Il connaît plus ou moins les affaires de sa commune, il s'y intéresse beaucoup, et il sait choisir dans son sein les hommes les plus ca- pables de les bien conduire. Dans ces affaires, le

(i) Les noms exacts des deux Chambres dont la réunion forme l'Assemblée fédérale suisse sont leConseil national et le Conseil des Etats. J. G.

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contrôle lui-même est possible, puisqu'elles se font sous les yeux des électeurs, et touchent aux intérêts les plus intimes de leur existence quotidienne. C'est pourquoi les élections communales sont toujours et partout les meilleures, les plus réellement conformes aux sentiments, aux intérêts, à la volonté popu- laires.

Les élections pour les Grands-Conseils, ainsi que pour les Petits-Conseils, ces dernières se font directement par le peuple ('), sont déjà beaucoup moins parfaites. Les questions politiques, judiciaires et administratives dont la solution et la bonne direc- tion constituent la tâche principale de ces Conseils, sont pour la plupart du temps inconnues au peuple, dépassent les bornes de sa pratique journalière, échappent presque toujours à son contrôle ; et il doit en charger des hommes qui, vivant dans une sphère presque absolument séparée de la sienne, lui sont à peu près inconnus ; s'il les connaît, ce n'est que parleurs | ^^ discours, non dans leur vie privée. Mais les discours sont trompeurs, surtout lorsqu'ils ont pour but de capter la bienveillance populaire, et

(i) En 1870, le Conseil d'Etat (pouvoir exécutif cantonal) était élu directement par le peuple dans lescantons de Genève et de Bâle-Gampagne; dans les autres cantons, à l'exception du petit nombre de ceux qui pratiquent la démocratie directe, non représentative, et le peuple lui-même se réunit en assemblée cantonale ou Landsgemeinde, -^ il était nommé par le Grand-Conseil. Aujourd'hui, l'élection du Conseil d'Etat par le peuple est la règle dans la grande majorité descantons : et le résultat, c'est que le pouvoir exécutif en a acquis plus de force, et que les communes et les citoyens sont encore plus exposés qu'avant à l'arbitraire gouvernemental. J. G.

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pour objet des questions que le peuple connaît très mal et souvent ne comprend pas du tout.

Il s'ensuit que les Grands-Conseils cantonaux sont déjà et doivent ne'cessairement être beaucoup plus éloigne's du sentiment populaire que les Con- seils communaux. Pourtant on ne peut pas dire qu'ils lui soient absolument étrangers. Grâce à la longue pratique de la liberté et à l'habitude du peuple suisse de lire les journaux, nos populations suisses connaissent au moins en gros leurs affaires cantonales et s'y intéressent plus ou moins.

Par contre, elles ignorent complètement les affaires fédérales et n'y attachent aucun intérêt, d'où il ré- sulte qu'il leur est absolument indifférent de savoir qui les représente et ce que leurs délégués (^) jugeront utile de faire dans l'Assemblée fédérale.

Le Conseil des Etats, composé de membres élus par les Conseils des cantons (^), est par lui-même en- core plus éloigné du peuple que cette première Chambre issue au moins directement de l'élection populaire. Il représente la double quintessence du parlementarisme bourgeois. Il est entièrement do- miné par les abstractions politiques et par les inté-

(i) Par ces mots « leurs délégués », Bakounine désigne les membres du Conseil national, c'est-à-dire de la Chambre élue par le peuple et les cantons sont représentés d'une manière proportionnelle au chiffre de leur population. J. G.

(2) Aujourd'hui, dans un certain nombre de cantons, les membres du Conseil des Etats (ils sont au nombre de deux par canton, quel que soit le chiffre de la population) sont élus non plus par le Grand-Conseil, mais par le peuple lui-même ; les choses d'ailleurs n'en vont pas mieux pour cela. J. G.

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rets exclusifs de nos classes gouvernementales.

Elu par une Assemblée féde'rale ainsi constituée, le Conseil fédéral, à son tour, doit être forcément, non seulement étranger, mais hostile à tous les in- stincts d'indépendance, de justice et de liberté qui animent nos populations. A part les formes républi- caines, qui ne diminuent pas, mais qui cachent seu- lement le pouvoir qu'il exerce, sans autre contrôle que celui de l'Assemblée fédérale, dans les affaires les plus importantes comme les plus délicates de la Suisse, il ne se distingue que fort peu des gou- I ^' vernements autoritaires de l'Europe. Il sympa- thise avec eux et il partage presque toutes leurs passions oppressives.

Si l'exercice du contrôle populaire dans les affaires cantonales est excessivement difficile, dans les affaires fédérales il est tout à fait impossible. Ces affaires se font d'ailleurs exclusivement dans les hautes régions officielles, par-dessus la tête de nos populations, de sorte que, la plupart du temps, ces dernières les ignorent complètement.

Dans l'affaire du traité d'extradition conclu der- nièrement avec la France impériale, dans celles de l'expulsion de Mazzini, des violences commises contre la princesse Obolensky, de l'extradition dont est menacée M""" Limousin, et dans la chasse ordonnée à toutes les polices cantonales par le Con- seil fédéral contre M. Netchaïef, affaires qui touchent de si près à notre dignité nationale, à notre droit national, et même à notre indépendance natio-

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nale, le peuple suisse a-t-il e'té consulté? Et s'il avait été consulté, aurait-il donné son consentement à des mesures aussi contraires à toutes nos traditions de liberté et d'hospitalité que désastreuses pour notre honneur ? Certainement non. Gomment se fait-il donc que dans un pays qui s'appelle une république démocratique et qui est censé se gouverner lui-même, de pareilles mesures aient pu être commandées par le pouvoir fédéral et exécutées par nos polices can- tonales ?

C'est la faute de la presse, dira-t-on, de la presse qui n'a d'autre mission que d'appeler l'attention du peuple suisse sur toutes les questions qui peuvent intéresser ou son bien-être, ou sa liberté, ou son in- dépendance nationale, et qui dans toutes ces affaires n'a pas rempli son devoir. C'est vrai, la conduite de la presse a été déplorable. Mais quelle en est la, cause ? C'est que toute la presse suisse, aristocratique ou radicale, est une presse | ^'" bourgeoise, et que, si l'on excepte quelques feuilles rédigées par des so- ciétés ouvrières, il n'existe pas encore chez nous de presse proprement populaire. Il y eut un temps la presse radicale était fière de représenter les aspi- rations du peuple. Ce temps est bien passé. La presse radicale, aussi bien que le parti dont elle porte le nom, ne représente plus aujourd'hui que l'ambition individuelle de ses chefs qui voudraient occuper des fonctions et des places déjà prises, d'après le dicton : « Ote-toi de pour que je m'y mette ». Au reste, depuis bien des années, le radicalisme a renoncé à

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ses extravagances révolutionnaires, comme le parti conservateur ou aristocratique, de son côté, a re- noncé à toutes ses aspirations surannées. Il n'y a proprement presque plus de différence entre les deux partis, et nous les verrons bientôt se confondre en un seul parti de la conservation et de la domina- tion bourgeoise, opposant une résistance désespérée aux aspirations révolutionnaires et socialistes du peuple. Faut-il s'étonner, après cela, que la presse radicale n'ait pas rempli ce qu'elle ne considère plus comme son devoir ? Sachons-lui gré déjà de n'avoir pas ostensiblement pris le parti des gouvernements. Mais supposons que d'une manière ou d'une autre, soit par la presse, soit par un autre moyen, l'atten- tion des populations d'un ou de plusieurs cantons soit attirée sur quelque mesure impopulaire ordonnée par le Conseil fédéral et exécutée par leurs gouverne- ments cantonaux. Que pourront-elles faire pour en arrêter l'exécution ? Rien. Ren-verseront-elles leur gouvernement? Mais l'intervention des troupes fédé- rales saura bien les en empêcher. Protesteront-elles dans leurs assemblées populaires ? Mais le Conseil fédéral n'a rien à démêler avec les assemblées popu- laires, il ne reconnaît d'autre limite à son pouvoir que les ordres émis par les Chambres fédérales ; et pour que ces dernières embrassent le parti des popu- I ^^ lations indignées, il faut que la même indigna- tion ait gagné au moins la moitié des cantons de la Suisse. Pour renverser le pouvoir fédéral, le Conseil fédéral et les Chambres législatives y comprises, il

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faudrait plus que le soulèvement de quelques can- tons, il faudrait une re'volution nationale de la Suisse.

On voit bien que pour le pouvoir fédéral le con- trôle populaire n'existe pas. La constitution de ce pouvoir fut le couronnement de l'édifice gouverne- mental dans la république, la mort de la liberté suisse. Aussi que voyons-nous ? Le parti conserva- teur ou aristocratique, dans tous les cantons, après avoir fait une guerre à outrance au système de cen- tralisation politique, créé en 1848 par le parti radi- cal, commence à s'y rallier d'une manière tout à fait ostensible. Aujourd'hui, il embrasse chaudement le parti du Conseil fédéral contre le Conseil d'Etat de Fribourg dans l'affaire de M"' Limousin. Qu'est- ce que cela signifie?

Cela prouve simplement que le parti aristocra- tique, instruit par l'expérience, a fini par comprendre que le parti radical, beaucoup plus conservateur et plus gouvernemental que lui-même, en élevant le pouvoir fédéral au-dessus de l'autonomie des can- tons, a créé un instrument magnifique, non de liberté, mais de gouvernement, un moyen tout-puis- sant pour consolider la domination de la riche bour- geoisie dans tous les cantons et pour opposer une digue salutaire aux aspirations menaçantes du pro- létariat.

Mais si le système de centralisation politique, au lieu d'augmenter la somme de la liberté dont jouis- sait la Suisse, tend au contraire à l'anéantir tout à

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fait, a-t-il au moins raffermi et augmenté l'inde'pen- dance de la Re'publique helvétique vis-à-vis des puis- sances étrangères ?

Non, il l'a considérablement amoindrie. Tant que les cantons ont été autonomes, le pouvoir fédéral, voulût-il i ^^mêmegagner, par une complaisance in- digne, les bonnes grâces d'une puissance étrangère, il n'avait aucun droit, ni même aucune possibilité de le faire. Il ne pouvait ni conclure des traités d'extradition, ni ordonner aux polices cantonales de courir sus à des réfugiés politiques, ni forcer les cantons de les livrer aux despotes. Il n'aurait pas osé exiger du canton du Tessin l'expulsion de Mazzini, ni du canton de Fribourg l'extradition de M™* Limousin. N'exerçant qu'un pouvoir exces- sivement limité sur les gouvernements cantonaux, le gouvernement fédéral, d'un autre côté, n'avait pas à répondre de leurs actes devant les puissances étran- gères, et, lorsque ces dernières réclamaient de lui quelque chose, il s'abritait ordinairement derrière son impuissance constitutionnelle. Les cantons étaient autonomes, et il n'avait pas le droit de leur commander. Il fallait que les représentants des puis- sances traitassent directement avec les gouverne- ments cantonaux, et, lorsqu'il s'agissait d'un réfugié politique, il suffisait qu'il se transportât dans un canton voisin, pour que le ministre étranger dût re- commencer ses démarches. Cela ne finissait jamais : la diplomatie abandonnait le plus souvent ses pour- suites de guerre lasse. Le droit d'asile, ce droit ira-

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ditionnel et sacré de la Suisse, restait intact, et aucun gouvernement étranger n'avait le droit d'en vouloir pour cela au gouvernement fédéral, qui était fort contre tous, précisément par son impuissance.

Aujourd'hui, le pouvoir fédéral est puissant. Il a le droit incontestable de commander aux cantons dans toutes les questions internationales ; par même, il est devenu responsable vis-à-vis de la diplo- matie étrangère. Celle-ci n'a rien à démêler avec les gouvernements cantonaux, pouvant adresser désor- mais ses réclamations et ses injonctions au gouverne- ment fédéral, qui, n'ayant plus la possibilité de se re- trancher derrière son impuissance qui n'existe con- stitutionnellement plus, doit ou bien obtem \^^ pérer à la demande qui lui est faite, ou bien, se renfermant dans son droit et dans le sentiment de la dignité nationale, dont il est aujourd'hui le seul représen- tant officiel vis-à-vis de toutes les puissances étran- gères, y opposer son refus. Mais si, dans la plupart des cas, il ne peut consentir, sans lâcheté, à ce que ces puissances exigent de lui, il faut reconnaître, d'un autre côté, qu'un refus de sa part, tout en sauvant notre dignité nationale, peut exposer la république à de grands dangers.

Telle est la position difficile que la constitution de 1848 a faite au Conseil fédéral. En concentrant et en rendant par même beaucoup plus saisissable la responsabilité politique de notre petite république vis-à-vis des grands Etats de l'Europe, elle n'a pas pu augmenter, en même temps, d'une manière fort

ET L OURS DE SAINT-PETERSBOURG 55

sensible, notre puissance militaire; et cette augmen- tation de force matérielle e'tait pourtant nécessaire pour que le Conseil fédéral pût maintenir digne- ment les droits nouveaux dont" elle l'avait investi. Au contraire, bien que le nombre de nos troupes ait considérablement augmenté, et qu'en général notre armée soit beaucoup mieux organisée et disciplinée qu'elle ne l'était en 1848, il est certain que notre force de résistance, la seule que puisse avoir une aussi petite république que la nôtre, a diminué, et cela par deux raisons : d'abord, parce que la force militaire des grands Etats s'est accrue dans une pro- portion bien autrement sérieuse que chez nous ; et surtout, parce que l'énergie de notre résistance natio- nale repose beaucoup plus sur l'intensité des senti- ments républicains qui animent nos populations et qui peuvent les soulever au besoin comme un seul homme, que sur l'organisation artificielle de nos forces régulières; et parce que le système de centra- lisation politique, dont nous avons le bonheur de jouir depuis vingt-deux ans, a précisément pour effet, en Suisse comme partout, l'amoindrissement de la liberté, et | ^^ par conséquent aussi la disparition lente, mais certaine, de cette énergie, de la passion et de l'action populaire, qui est la vraie base de notre puissance nationale, l'unique garantie de notre indé- pendance.

Investi d'une grande responsabilité extérieure, mais non d'une force organisée suffisante pour la soutenir, et trop éloigné du peuple, par sa constitu-

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tion même, pour y puiser une force naturelle, le Conseil fédéral devrait être au moins composé des patriotes les plus dévoués, les plus intelligents, et les plus énergiques de la Suisse. Alors, il y aurait encore quelque chance qu'il ne faillira pas tout à fait à sa mission difficile. Mais comme, par cette même constitution, le Conseil fédéral est condamné à n'être rien que la quintessence et la suprême ga- rantie du conservatisme bourgeois de la Suisse, il y a tout lieu de craindre qu'il y aura toujours dans son sein beaucoup plus de Cérésole que de Staempfli ('). Nous devons donc nous attendre à voir diminuer chaque jour notre liberté, notre dignité républicaine et notre indépendance nationale.

La Suisse se trouve aujourd'hui prise dans un di- lemme.

Elle ne peut vouloir retourner à son régime passé, à celui de l'autonomie politique des cantons, qui en faisait une confédération d'Etats politiquement sépa- rés et indépendants l'un de l'autre. Le rétablisse- ment d'une pareille constitution aurait pour consé- quence infaillible l'appauvrissement de la Suisse, arrêterait tout court les grands progrès économiques qu'elle a faits, depuis que la nouvelle constitution centraliste a renversé les barrières qui séparaient et isolaient les cantons. La centralisation économique

d) Jacques Staempfli était un radical bernois, qui, devenu membre et président du Conseil fédéral, montra en i856 beaucoup d'énergie dans le conflit avec la Prusse au sujet de l'indépendance de Neuchâtel. J. G.

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est une des conditions essentielles de développement des richesses, et cette centralisation eût été impos- sible si l'on n'avait pas aboli l'autonomie politique des cantons.

D'un autre côté, l'expériencedevingt-deuxansnous I " prouve que la centralisation politique est égale- ment funeste à la Suisse. Elle tue sa liberté, met en danger son indépendance, en fait un gendarme com- plaisant et servile de tous les despotes puissants de l'Europe. En amoindrissant sa force morale, elle compromet son existence matérielle.

Que faire alors ? Retourner à l'autonomie poli- tique des cantons est chose impossible. Conserver la centralisation politique n'est pas désirable.

Le dilemme ainsi posé n'admet qu'une seule solu- tion : c^est V abolition de tout Etat politique, tant can- tonal que fédéral, c'est la transformation de la fédé- ration politique en fédération économique, nationale et internationale.

Telle est la fin vers laquelle évidemment marche aujourd'hui toute l'Europe,

En attendant, la Suisse, grâce à sa nouvelle con- stitution politique, perd chaque Jour une portion de son indépendance et de sa liberté. Les années 1869 et 1870 feront époque dans l'histoire de notre déca- dence nationale. Jamais aucun gouvernement suisse n'a montré autant de mépris pour notre sentiment républicain, ni autant de condescendance servile pour les exigences arrogantes et hautaines des

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grandes puissances étrangères, que ce Conseil fédé- ral qui compte dans son sein des hommes comme M. l'avocat Cérésole.

Jamais non plus le peuple suisse ne montra autant d'indifférence honteuse devant les actes odieux accomplis en son nom.

Pour montrer comment un peuple qui se respecte, et qui est aussi jaloux de son indépendance natio- nale que de ses libertés intérieures, agit en de pa- reilles circonstances, je finirai cette brochure en citant deux faits qui se sont passés en Angleterre.

Après l'attentat d'Orsini contre la vie de Napo- léon III, I ^Me gouvernement français avait osé récla- mer de l'Angleterre l'extradition de Bernard, réfugié français, accusé de complicité avec Orsini, et l'expul- sion de plusieurs autres citoyens français, entre autres de Félix Pyat, qui dans une brochure, publiée après l'attentat, avait fait l'apologie du régicide. Lord Palmerston, qui faisait la cour à Napoléon III, ne demandait pas mieux que de le satisfaire; mais il rencontra un obstacle insurmontable dans la loi an- glaise qui met tous les étrangers sous la protection du droit commun et qui fait de l'Angleterre, pour les persécutés de quelque pays et de quelque gou- vernement que ce soit, un asile inviolable.

Pourtant lord Palmerston était un ministre exces- sivement populaire. Confiant dans cette popularité, et désireux de rendre un bon service de voisin à son ami Napoléon III, il osa présenter au Parlement une nouvelle loi sur les étrangers, qui, si elle avait été

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acceptée, aurait soustrait tous les réfugiés politiques au droit commun et les aurait livrés à l'arbitraire du gouvernement.

Mais à peine eut-il présenté son bill, qu'un orage se souleva dans toute l'Angleterre. Tout le sol de la Grande-Bretagne se couvrit de meetings monstres. Tout le peuple anglais prit parti pour les étrangers contre son ministre favori. Devant cette manifesta- tion immense, imposante, de l'indignation popu- laire, lord Palmerston tomba ; Bernard, Félix Pyat, et beaucoup d'autres furent acquittés par le jury an- glais et portés en triomphe par les travailleurs de Londres, aux acclamations unanimes de l'Angle- terre tout entière (').

Napoléon III fut forcé d'avaler cette pilule. Et voici l'autre fait :

En i863, le gouvernement italien, de concert avec le gouvernement français, avait combiné une excel- lente affaire. Il s'agissait de compromettre, de perdre le grand patriote italien Mazzini. Pour cela, le gou- vernement de I ^^ Victor-Emmanuel avait envoyé à Lugano, se trouvait alors Mazzini, un nommé Greco, agent de la police italienne. Greco avait sollicité une entrevue de Mazzini pour lui annoncer son intention d'assassiner Napoléon III. Averti par ses amis, Mazzini fit la sourde oreille, se donnant l'air de ne point le comprendre. Arrivé à Paris,

(1) Les choses sont bien changées aujourd'hui : l'Angleterre actuelle envoie aux travaux forcés les réfugiés italiens etrusses qui osent imprimer une apologie du régicide. J. G.

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Greco fut saisi aussitôt par la police française, et on lui fit son procès. 11 de'nonça Mazzini comme l'ayant envoyé' à Paris pour tuer Napoléon III. A la suite de cette accusation mensongère, le gouvernement français réclama encore une fois au gouvernement de la reine d'Angleterre l'extradition ou au moins l'expulsion de Màzzini. Mais Mazzini avait déjà publié un écrit dans lequel il affirmait et prouvait que Greco. n'était rien qu'un agent provocateur qu'on lui avait envoyé pour l'attirer dans un infâme guet-apens. Cette question fut traitée dans le Parle- ment, et voici ce que dit, à cette occasion, le ministre de la reine, lord John Russell : « Le gouvernement français affirme que Mazzini avait engagé Greco à assassiner l'empereur. Mais Mazzini affirme, au con- traire, que Greco lui fut envoyé par les deux gou- vernements pouf le compromettre. Entre ces deux affirmations contraires, nous ne pouvons hésiter. Sans doute, nous devons croire Mazzini. »

Voilà comment on sauvegarde, même sous un ré- gime monarchique, la liberté, la dignité et l'indé- pendance de son pays. Et la Suisse, qui est une ré- publique, se fait le gendarme, tantôt de l'Italie, tan- tôt de la France, de la Prusse, ou du tsar de Russie !

Mais, dira-t-on, l'Angleterre est un pays puissant, tandis que la Suisse, toute république qu'elle est, est un pays comparativement très faible. Sa faiblesse lui conseille de céder, car si elle voulait opposer une trop grande résistance aux réclamations même in- justes et aux injonctions même blessantes des

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grandes puissances étrangères, elle se perdrait. [ *" Cela paraît très plausible, et ne'anmoins rien de plus faux, car c'est précise'ment par ses concessions honteuses et par ses lâches complaisances, que la Suisse se perdra.

Sur quelles bases repose aujourd'hui l'indépen- dance de la Suisse?

Il y en a trois : D'abord c'est le droit des gens, le droit historique et la foi des traités qui garantissent la neutralité de la Suisse.

En second lieu, c'est la jalousie mutuelle des grands Etats voisins, de la France, de la Prusse et de l'Italie, dont chacune convoite, il est vrai, une por- tion de la Suisse, mais dont aucune ne voudrait voir les deux autres se la partager entre elles, sans rece- voir ou prendre une part au moins égale à la leur.

En troisième lieu enfin, c'est le patriotisme ardent et l'énergie républicaine du peuple suisse.

Faut-il prouver que la première base, celle du respect des traités et des droits, est parfaitement nulle? La morale, on le sait, n'exerce qu'une in- fluence excessivement faible sur la politique inté- rieure des Etats ; elle n'en exerce aucune sur leur politique extérieure. La loi suprême de l'Etat, c'est la conservation quand même de l'Etat ; et comme tous les Etats, depuis qu'il en existe sur la terre, sont condamnés à une lutte perpétuelle : lutte contre leurs propres populations qu'ils oppriment et qu'ils ruinent, lutte contre tous les Etats étrangers, dont chacun n'est puissant qu'à condition que l'autre soit

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faible ; et comme ils ne peuvent se conserver dans cette lutte qu'en augmentant chaque jour leur puis- sance, tant à l'intérieur, contre leurs propres sujets, qu'à l'extérieur, contre les puissances voisines, il en résulte que la loi suprême de l'Etat, c'est l'aug- mentation de sa puissance au détriment de la liberté intérieure et de la justice extérieure.

Telle est dans sa franche réalité l'unique morale, l'uni J *' que fin de l'Etat. Il n'adore Dieu lui-même qu'autant qu'il est son Dieu exclusif, la sanction de sa puissance et de ce qu'il appelle son droit, c'est-à- dire son droit d'être quand même et de s'étendre toujours au détriment de tous les autres Etats. Tout ce qui sert à cette lin est méritoire, légitime, ver- tueux. Tout ce qui lui nuit est criminel. La morale de l'Etat est donc le renversement de la justice humaine, de la morale humaine.

Cette morale transcendante, extra-humaine et par même anti-humaine des Etats n'est pas le fruit de la seule corruption des hommes qui en remplissent les fonctions. On pourrait dire plutôt que la cor- ruption de ces hommes est la conséquence naturelle, nécessaire de l'institution des Etats. Cette morale n'est rien que le développement du principe fonda- mental de l'Etat, l'expression inévitable d'une néces- sité inhérente à l'Etat. L'Etat n'est pas autre chose que la négation de l'humanité ; c'est une collectivité restreinte qui veut prendre sa place et veut s'imposer à elle comme une fin suprême, laquelle tout doit servir, tout doit se soumettre.

ET l'ours de SAINT-PÉTERSBOURG 63

C'était naturel et facile dans l'antiquité, alors que l'idée même de l'humanité était inconnue, alors que chaque peuple adorait ses dieux exclusivement natio- naux et qui lui donnaient droit de vie et de mort sur toutes les autres nations. Le droit humain n'existait alors que pour les citoyens de l'Etat. Tout ce qui était en dehors de l'Etat était voué au pillage, au massacre et à l'esclavage.

Il n'en est plus ainsi aujourd'hui. L'idée de l'hu- manité devient de plus en plus puissante dans le monde civilisé, et même, grâce à l'extension et à la rapidité croissante des communications et grâce à l'influence encore plus matérielle que morale de la civilisation sur les peuples barbares, elle commence à pénétrer déjà dans ces derniers. Cette idée est la puissance invisible du siècle, avec laquelle les puis- sances du jour, les Etats, doivent compter. | *'^ Ils ne peuvent se soumettre à elle de bonne foi, parce que cette soumission de leur part équivaudrait à un sui- cide, le triomphe de l'humanité ne pouvant se réali- ser que par la destruction des Etats. Mais ils ne peuvent non plus la nier, ni se révolter ouvertement contre elle , parce que, devenue trop puissante aujour- d'hui, elle pourrait les tuer.

Dans cette alternative pénible, il ne leur reste qu'un parti : c'est l'hypocrisie. Ils se donnent les airs de la respecter, ils ne parlent, ils n'agissent plus qu'en son nom, et ils la violent chaque jour. Il ne faut pas leur en vouloir pour cela. Ils ne peuvent agir autrement, leur position étant devenue telle.

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qu'ils ne peuvent plus se conserver qu'en mentant. La diplomatie n'a point d'autre mission.

Aussi que voyons-nous ? Toutes les fois qu'un Etat veut déclarer la guerre à un autre, il commence par lancer un manifeste, adressé non seulement à ses propres sujets, mais au monde entier, et dans lequel, en mettant tout le droit de son propre côté, il s'efforce de prouver qu'il ne respire qu'humanité et amour de la paix, et que, pénétré de ces sentiments généreux et pacifiques, il a souffert longtemps en silence, mais que l'iniquité croissante de son ennemi le force enfin de tirer l'épée du fourreau. Il jure, en même temps, que, dédaigneux de toute conquête matérielle et ne cherchant aucun accroissement de son territoire, il mettra fin à cette guerre aussitôt que sera rétablie la justice. Son antagoniste répond par un manifeste semblable, dans lequel naturelle- ment tout le droit, la justice, l'humanité et tous les sentiments généreux se retrouvent de son propre côté. Ces deux manifestes opposés sont écrits avec la même éloquence, ils respirent la même indigna- tion vertueuse, et l'un est aussi sincère que l'autre: c'est-à-dire que tous les deux mentent effrontément, et il n'y a que les sots qui s'y laissent prendre.

I ^^ Les hommes avisés, tous ceux qui ont quelque expérience de la politique, ne se donnent même pas la peine de les lire ; mais ils cherchent, par contre, à démêler les intérêts qui poussent les deux adver- saires à cette guerre, et à peser leurs forces res- pectives pour en deviner l'issue. Preuve que les

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considérations morales n'y entrent pour rien.

Le droit des gens, les traités qui règlent les rap- ports des Etats, sont privés de toute sanction morale. Ils sont, dans chaque époque déterminée de l'his- toire, l'expression matérielle de l'équilibre résultant de l'antagonisme mutuel des Etats. Tant qu'il y aura des Etats, il n'y aura point de paix. Il n'y aura que des trêves plus ou moins longues, des armistices conclus de guerre lasse par ces belligérants éternels, les Etats; et, aussitôt qu'un Etat se sentira assez fort pour rompre cet équilibre à son profit, il ne man- quera jamais de le faire. Toute l'histoire est pour le prouver.

Ce serait donc une grande folie de notre part que de fonder notre sécurité sur la foi des traités qui garantissent l'indépendance et la neutralité de la Suisse. Nous devons la fonder sur des bases plus réelles.

L'antagonisme des intérêts et la Jalousie mutuelle des Etats qui entourent la Suisse offrent une garan- tie beaucoup plus sérieuse, il est vrai, mais très in- suffisante encore. Il est parfaitement vrai qu'aucun de ces Etats ne pourrait à lui seul porter la main sur la Suisse, sans que tous les autres ne s'y opposent aussitôt, et l'on peut être certain que le partage de la Suisse ne pourra pas se faire au commencement d'une guerre européenne, alors que chaque Etat, encore incertain du succès, aura tout intérêt à mas- quer ses vues ambitieuses. Mais on pourra faire ce partage à la fin d'une grande guerre, au profit des

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Etats victorieux, et même au profit des Etats vaincus, comme compensation pour d'autres territoires que ces derniers pourraient être forcés de ce'der. Cela s'est vu.

I ** Supposons que la grande guerre qu'on nous prophétise chaque jour éclate à la fin, entre la France, l'Italie et l'Autriche, d'un côté, et la Prusse avec la Russie, de l'autre. Si c'est la France qui triomphe, qu'est-ce qui pourra l'empêcher de s'emparer de la Suisse romande et de donner le Tessin à l'Italie ? Si c'est la Prusse qui l'emporte, qu'est-ce qui l'em- pêchera de mettre la main sur cette partie de la Suisse allemande qu'elle convoite depuis si long- temps, sauf à abandonner, si cela lui paraît néces- saire, à titre de compensation, une partie au moins de la Suisse romande à la France, et le Tessin à l'Italie?

Ce ne sera pas sans doute la reconnaissance que ces grands Etats éprouveront pour les services de gendarme que le Conseil fédéral leur aura rendus avant la guerre. Il faut être bien naïf pour compter sur la reconnaissance d'un Etat. La reconnaissance est un sentiment, et les sentiments n'ont rien à faire avec la politique, qui n'a d'autre mobile que les inté-, rets. Nous devons bien nous pénétrer de cette idée, que les sympathies ou les antipathies que nous pou- vons inspirer à nos redoutables voisins ne peuvent avoir la moindre influence sur notre sécurité natio- nale. Qu'ils nous aiment et qu'ils aient le cœur plein de reconnaissance pour nous, pour peu qu'ils

ET l'ours de SAINT-PÉTERSBOURG 67

trouvent le dépècement de la Suisse possible, ils nous dépèceront. Qu'ils nous haïssent tant qu'ils voudront, mais s'ils sont convaincus de l'impossi- bilité de partager la Suisse entre eux, ils nous res- pecteront. Il nous faut donc créer cette impossi- bilité. Mais ne pouvant être fondée sur les calculs de la diplomatie, cette impossibilité ne peut résider que dans l'énergie républicaine du peuple siiisse.

Telle est donc l'unique base réelle et sérieuse de notre sécurité, de notre liberté, de notre indépen- dance nationale. Ce n'est pas en voilant, ni en dimi- nuant notre prin | ^^ cipe républicain, ce n'est pas en demandant lâchement aux puissances despotiques de nous continuer la permission d'être au milieu des Etats monarchiques la seule république de l'Europe, ce n'est pas en nous efforçant de gagner leurs bonnes grâces par des complaisances honteuses ; non : c'est en élevant bien haut notre drapeau républicain, c'est en proclamant nos principes de liberté, d'éga- lité et de justice internationale, c'est en devenant franchement un centre de propagande et d'attraction pour les peuples, et un objet de respect et de haine pour tous les despotes, que nous sauverons la Suisse.

Et c'est au nom de notre sécurité nationale, autant qu'au nom de notre dignité républicaine, que nous devons protester contre les actes odieux, inquali- fiables, funestes, de notre Conseil fédéral.

LETTRES A UN FRANÇAIS

AVANT-PROPOS

Dès les premières nouvelles des victoires allemandes (Wissembourg, 4 août; Wœrth, Forbach, 6 août), Ba- kounine, qui voyait clairement tout ce qu'aurait de néfaste pour la civilisation et le socialisme le triomphe de Bismarck et de sa politique, ne songea plus qu'aux moyens de déchaîner en France la révolution sociale ^our l'opposeràla dictaturebismarckienne menaçante. Il commença aussitôt à rédiger l'exposé de ses idées et de son plan révolutionnaire, sous la forme d'une « Lettre à un Français » : la première partie de cette lettre fut envoyée par lui à Ozerof (*), à Genève, avec prière d'en faire des copies, de les expédier à diverses adresses, et de m'envoyer ensuite le manuscrit original, pour que

(i) V. Ozerof était un officier russe qui s'était affilié au parti révolutionnaire et avait pris part à l'insurrection polonaise de i863. 11 séjourna ensuite pendant quelques années à Paris, il vivait d'un métier manuel et il était connu sous le nom d'.'i Ibert, cordonnier. Il avait quitté Paris pour Genève au moment de l'affaire Netchaïef, et s'était intimement lié avec Bakounine.

72 AVANT-PROPOS

j'en tirasse la substance d'une brochure que j'impri- merais. En même temps il écrivait à de nombreux cor- respondants pour leur faire part de ses projets. Le 1 1 août, il adresse à son ami Ogaref, à Genève, la lettre suivante (en russe), publiée dans sa Correspon- dance :

a Tu n'es rien que Russe, tandis que moi je suis inter- national; les événements qui se passent actuellement en Europe me donnent une véritable fièvre. Dans l'espace de trois jours, j'ai écrit exactement vingt-trois grandes lettres. En voici une petite vingt-quatrième. J'ai élaboré tout un plan : Ozerof te le fera voir, ou, ce qui vaudra mieux, il te lira une Lettre écrite par moi à un Fran- çais. »

De cette première partie de la Lettre à un Français partie dont le manuscrit n'a pas été conservé rien n'a été utilisé.

Une seconde partie, 24 pages, intitulées « Continua- tion^ 2<i août soir ou plutôt 26 matin », fut envoyée le 27 août à Ozerof, qui mêla transmit. Le manuscrit de ces pages-là existe : il est resté en ma possession. Ces 24 pages n'ont pas été utilisées non plus, la rapidité avec laquelle les événements se succédaient leur ayant enlevé presque aussitôt leur intérêt.

Un troisième envoi, dont les pages, écrites du 27 au 30 août, sont numérotées de i à 26 et intitulées « Con- tinuation, III, 27 août », fut fait le 31 août, non à Ozerof cette fois, mais à Ogaref. La lettre d'envoi (en russe), publiée dans la Correspondance, dit :

« Remets tout de suite à Ozerof, et de la main à la main, je t'en prie, les grands et nombreux feuillets ci- joints (pages 1-26). C'est la continuation de mon immense lettre à mes amis français (j'ai prié Ozerof de t'en lire ou

AVANT-PROPOS 73

de t'en donner à lire le commencement). Lis cette suite si tu veux, seulement ne la garde pas chez toi plus de quelques heures. Cette lettre doit être immédiatement copiée en plusieurs exemplaires et envoyée en différents lieux. Cette lettre démontre que si la révolution sociale en France ne sort pas directement de la guerre actuelle, le socialisme sera pour longtemps perdu dans l'Eu- rope entière. Sans retard donc, donne au plus vite cette lettre à Ozerof, afin qu'il puisse en faire ce qu'il sait. J'envoie ces feuilles à ton adresse parce que Je ne suis pas sûr qu'Ozerof soit à Genève. Dans le cas il serait absent, je te prie de les envoyer immédiatement toi-même à Guillaume (Neuchâtel, Suisse, M. James Guillaume, Imprimerie, 14, rue du Seyon), en ajoutant que tu les lui envoies sur ma prière et que je vais lui écrire à ce sujet. »

A partir de ce troisième envoi, la suite du manuscrit me fut expédiée directement par l'auteur, en plusieurs fois : d'abord, le i" septembre, les pages 27-66 de la « Continuation^ III » (la page 27 porte la date du 30 août) ; puis, le 3 septembre, les pages 67-81 (la page67 porte la date du 2 septembre ; au bas de la page 81 on lit : Continuation suit) ; le 4 septembre les pages 81 bis-g6 la page 96, Bakounine a écrit en marge, le dimanche 4 septembre : « Fin après-demain; et [mer- credi 7, biffé] vendredi 9 septembre je pars »); enfin, le 0, les pages 97-1 12 (sur la page 112, l'auteur a écrit, le 8 : « Fin apporterai moi-même. Pars demain. Après- demain soir à Berne; 11 soir ou 12 matin chez vous; télégraphierai de Berne »).

Le 1 1 septembre au soir Bakounine arrivait en effet à Neuchâtel, apportant les pages 113-125 de son ma- nuscrit. Nous convînmes de ce qui devait former le

5

74 AVANT-PROPOS

contenu de la courte brochure que j'allais imprimer. Toute la partie du manuscrit antérieure à la « Conti- nuation, III », fut considérée comme périmée et laissée de côté ; je restituai en outre à Bakounine les pages 8i bis-i 12, qu'il emporta ainsi que les pages 1 1 3- 125 (*). Tout ce qui devait passer dans la brochure de- vait être extrait des 81 premières pages de la « Conti- nuation, III », qui restaient entre mes mains (je les pos- sède encore); et je recevais plein pouvoir de tailler, de modifier, de disposer les matières dans l'ordre qui me paraîtrait le plus logique, et de supprimer ce qui ferait longueur. Bakounine repartit le lendemain, se rendant à Lyon par Genève, et je me mis immédiatement à l'œuvre.

Primitivement la brochure devait s'appeler Lettre à un Français, et former une lettre unique ; mais il me parut qu'il valait mieux en distribuer le contenu en plu- sieurs lettres distinctes et successives. Je lui donnai donc ce titre : Lettres à un Français sur la crise actuelle, avec la dateSe[)ieïïibre 1870, et la divisai en six lettres, auxquelles j'attribuai arbitrairement des dates allant du le"" au 15 septembre (Lettre I, 1" septembre; Lettre II, 5 septembre ; Lettre III, 6 septembre; Lettre IV, 7 septembre; Lettre V, 8 septembre; Lettre VI, 15 septembre). J'ai fréquemment interverti l'ordre des matières de l'original : ainsi les pages qui forment la Lettre VI, que j'ai datée du 15 septembre, sont empruntées en majeure partie aux pages 14-23 de la a Continuation, III » du manuscrit de Bakounine, écrites du 27 au 29 août, tandis que la Lettre IV, datée par moi

(i) On trouve dans la biographie de Bakounine par Max Nettlau (page 449 et pages 5o3-5o6) une analyse de ces pages 8i biS'i25.

AVANT-PROPOS 75

du 7 septembre, est extraite des pages 5?-66 de ce ma- nuscrit, écrites le i®"" septembre.

J'ai conservé le manuscrit, tout entier de ma main (avec des renvois à diverses pages du manuscrit Bakou- nine), d'après lequel la brochure a été imprimée.

Ce fut vers le 20 septembre que l'impression fut achevée. La brochure (43 pages in-i6) ne portait ni nom d'auteur, ni nom d'imprimeur, ni indication de lieu (*). Comme il avait été convenu, je l'envoyai en un ballot à Genève, à l'adresse d'un camarade sûr, Antoine Lind- egger, commissionnaire-portefaix de son métier.

Bakounine était parti de Genève pour Lyon le 14 sep- tembre au soir, emmenant avec lui deux amis, V. Ozerof et le jeune typographe polonais Valence Lankiewlcz (^). On sait comment fut organisé le Comité du Salut de la France, qui devait appeler le peuple au mouvement ré- volutionnaire dont les Lettres à un Français exposaient le caractère et le programme. C'est encore une lettre de Bakounine à Ogaref (en russe, publiée dans la Corres- pondance), écrite de Lyon le 25 septembre, qui nous dit de quelle façon la brochure fut expédiée de Suisse en France :

« Je t'enverrai immédiatement notre proclamation qui fait appel au peuple pour jeter bas tous les pou- voirs qui restent et qui gênent (^). Cette nuit nous allons arrêter nos principaux ennemis ; demain la

(i) Je n'en possède plus d'exemplaire. La réimpi-essiori actuelle est faite d'après l'exemplaire de la Bibliothèque natio- nale de Paris, dont la cote est Lb "' 297, in-8°.

(2) Lankiewicz fut tué l'année suivante à Paris pendant la Commune, en combattant les Versaillais aux avant-postes.

(3) Il s'agit de l'affiche rouge qui fut placardée le lendemain sur les murs de Lyon.

76 AVANT-PROPOS

dernière bataille, et, nous l'espérons, le triomphe (*). « Envoie Henry (^) chez Lindegger. Probablement Guillaume a déjà fait parvenir la brochure. Sinon, que Henry prie Lindegger de vous l'apporter aussitôt qu'il l'aura reçue. Et dès que tu l'auras reçue, que notre ami, le vaillant colonel, l'apporte immédiatement, sans perdre une minute, à Lyon. Directement chez Palix f). Cours Vitton, 41, entrée parla rue Masséna, 20, au premier. La brochure est indispensable, nous l'attendons tous. »

On verra, dans l'Avant-propos de L'Empire knoulo- germanique, quelle suite Bakounine donna aux Lettres à un Français, qui, dans sa pensée, ne formaient que la première partie d'un exposé général de ses idées sur la nécessité d'une révolution sociale et sur la situation de la France et de l'Allemagne.

En réimprimant les Lettres à un Français, j'avais l'obligation de reproduire telle quelle la brochure pu- bliée en septembre 1870. Mais comme elle diffère' con- sidérablement, au point de vue de l'ordonnance générale, du manuscrit de Bakounine dont elle a été extraite, il m'a

(i) Le mouvement que Bakounine annonçait pour le lende- main 26 n'eut lieu que le 28 septembre. 11 échoua, non seule- ment à cause de la trahison du général Cluseret et de la couar- dise de certains membres du Comité du Salut de la France, mais encore et principalement par le manque d'une sérieuse organisation préalable. On trouvera un récit de la journée du 28 septembre 1871 au tome II de mon livre L'Internationale, Documents et Souvenirs {chapitre 111 de la Troisième partie).

(2) Henry Sutherland, alors âgé de dix-neuf ans, fils de Mrs Mary Sutherland, la seconde femme d'Ogaref.

(3) Louis Palix, tailleur, chez qui logeait Bakounine. Dé- légué aux Congrès de l'Internationale à Lausanne et à Baie, en 1867 et en 1869, P^"" ^^^ ouvriers lyonnais, Palix était un des plus nobles caractèresdu parti socialiste français. 11 est mort en février 1871.

AVANT-PROPOS 77

paru qu'il serait intéressant de la faire suivre de la repro- duction littérale et complète de tout ce que je possède de ce manuscrit (seconde partie, « Continualionn, 24 pages; troisième partie, « Continuation, III », 81 pages), afin de permettre au lecteur de rapprocher et de comparer les deux textes. La nécessité de ne pas dépasser les limites fixées m'avait contraint, en 1870, de supprimer plus d'une page d'une réelle valeur, qu'on me remerciera sans doute de mettre au jour maintenant par la publication intégrale de l'original. On trouvera donc, en Appendice, à la suite de la reproduction du texte de la brochure, le texte complet du manuscrit de Bakounine en sa forme authentique.

J. G.

LETTRES

A UN FRANÇAIS

SUR

LA CRISE ACTUELLE

SEPTEMBRE 1S70

LETTRES A UN FRANÇAIS

Lettre I

I" septembre i8']0.

Mon cher ami,

Les derniers e'vénements ont placé la France dans une telle position, qu'elle ne peut plus être sauvée d'un long et terrible esclavage, de la ruine, de la mi- sère, de l'anéantissement, que par une levée en masse du peuple armé.

Votre armée principale étant détruite, et cela ne fait plus de doute aujourd'hui, il ne reste à la France que deux issues :

Ou bien se soumettre honteusement, lâchement, au joug insolent des Prussiens, se courber sous

(i) Cette première Lettre a e'té entièrement rédigée par moi, pour servir d'introduction. J'y ai fait entrer plusieurs phrases ou [)lusieurs idées empruntées à une lettre antérieure de Ba- kounine. J. G.

82 LETTRES A UN FRANÇAIS

le bâton de Bismarck et de tous ses lieutenants pome'raniens ; abandonner au despotisme mili- taire du futur empereur d'Allemagne l'Alsace et la Lorraine, qui ne veulent pas être allemandes ; payer trois milliards d'indemnité, sans compter les milliards que vous aura coûtés cette guerre désastreuse ; accepter de la main de Bismarck un gouvernement, un ordre public écrasant et rui- neux, avec la dy | * nastie des Orléans ou des Bour- bons, revenant encore une fois en France à la suite des armées étrangères; se voir pour une dizaine ou une vingtaine d'années réduite à l'état misérable de l'Italie actuelle, opprimée et comprimée par un vice- roi qui administrera la France sous la férule de la Prusse, comme l'Italie a été jusqu'ici administrée sous la férule de la France ; accepter, comme une conséquence nécessaire, la ruine du commerce et de l'industrie nationale, sacrifiés au commerce et à l'industrie de l'Allemagne ; voir enfin s'accomplir la déchéance intellectuelle et morale de toute la nation;

Ou bien, pour éviter cette ruine, cet anéantisse- ment, donner au peuple français les moyens de se sauver lui-même.

Eh bien, mon ami, je ne doute pas que tous les hommes titrés et bien rentes de la France, à trèspeu d'exceptions près, que l'immense majorité de la haute et de la moyenne bourgeoisie ne consentent à ce lâche abandon de la France, plutôt que d'accep- ter son salut par le soulèvement populaire. En effet,

SUR LA CRISE ACTUELLE 83

le soulèvement populaire, c'est la révolution so- ciale, c'est la chute de la France privilégiée. La crainte de celte révolution les a jetés, il y a vingt ans, sous la dictature de Napoléon III ; elle les jet- tera aujourd'hui sous le sabre de Bismarck et sous la verge constitutionnelle et parlementaire des Or- léans. La liberté populaire leur cause une peur si affreuse, que pour Téviter ils accepteront facilement toutes les hontes, consentiront à toutes les lâchetés, dussent même ces lâchetés les ruiner plus tard, pourvu e|u'elles les servent maintenant.

Oui, toute la France officielle, toute la France bourgeoise et privilégiée conspire pour les Orléans, conspire par conséquent contre le peuple. Et les puissances européennes voient la chose de bon œil. Pourquoi ? Parce que chacun sait bien que si la France essaie de se sauver par un formidable sou- lèvement populaire, ce serait | " le signal du déchaî- nement de la révolution dans toute l'Europe.

Pourquoi donc la restauration des Orléans n'est- elle pas encore un fait accompli? Parce que la dicta- ture collective et évidemment réactionnaire de Paris se trouve en ce moment forcément impuissante. Na- poléon III et l'empire sont déjà tombés, mais toute la machine impériale continue à fonctionner; et ils n'osent rien y changer, parce que changer tout cela, c'est proclamer la révolution, et proclamer la révo- lution c'est justement provoquer ce qu'ils veulent éviter.

84 LETTRES A UN FRANÇAIS

Lettre II

5 septembre.

(*) Voilà l'empereur prisonnier et la république proclame'e à Paris, avec un gouvernement provi- soire,

La situation intérieure de la France a-t-elle changé pour cela? Je ne le pense pas; et les réflexions que je m'apprêtais à vous communiquer sur l'impuis- sance de l'empire n'ont rien perdu de leur vérité et de leur actualité, en lesappliquant au gouvernement qui vient de se constituer par la fusion de la gauche républicaine et de la gauche orléaniste.

(2) Je suppose les membres de ce gouvernement animés du désir très sincère de sauver la patrie : ce n'est pas en essayant de se servir de la puissance d'action du mécanisme administratif, devant la- quelle l'incorrigible Thiers s'est encore si fort émer- veillé dans la séance du 26 août, ce n'est pas, dis-je, en suivant la vieille routine gouvernementale qu'ils pourront faire quelque chose de bon ; toute cette machine administrative, s'ils veulent sérieusement

(i) Les deux premiers alinéas de cette Lettre II ont été rédi- gés par moi. J. G.

(2) Cet alinéa est emprunté, avec quelques changements, à la page 27 du manuscrit de Bakounine (lignes 4-20). Voir à l'Appendice, p. 202, I. 12. J. G.

SUR LA CRISE ACTUELLE «5

chercher le salut de la France dans le peuple, ils I* seront obligés de la briser, et, conformément aux propositions d'Esquiros, de Jouvence], et du général Cluseret, de rendre l'initiative de l'action à toutes les communes révolutionnaires de la France, déli- vrées detout gouvernement centralisateur et de toute tutelle, et par conséquent appelées à former une nouvelle organisation en se fédérant entre elles pour la défense.

(^) J'exposerai en quelques mots mes preuves à l'appui.

Le gouvernement provisoire ne peut, même dans les circonstances les plus favorables pour lui :

Ni réformer constitutionnellement le système de r.administration actuelle ;

Ni en changer complètement, ou même d'une ma- nière un peu sensible, le personnel.

Les réformes constitutionnelles ne peuvent se faire que parune Constituantequelconque, et il n'est pas besoin de démontrer que la convocation d'une Constituante est une chose impossible dans ce mo- ment où il n'y a pas une semaine, pas un jour à perdre. Quant au changement du personnel, pour l'effectuer d'une manière sérieuse, il faudrait pou- voir trouver en peu de jours cent mille fonctionnaires nouveaux, avec la certitude que ces nouveaux fonc-

(i) Cette partie de la Lettre II, à' id jusqu'à la page 8, ligne 3, de la brochure (p. 87, dernière ligne, de cette réimpression), est empruntée, avec changements et suppressions, aux pages 04 (1. 25)-37 (1. 7), du manuscrit de Bakounine. Voir à l'Appen- dice, pages 2 1 1 (dernière ligne)-2i5 (1. g). J. G.

86 LETTRES A UN FRANÇAIS

tionnaires seront plus intelligents, plus e'nergiques et plus honnêtes que les fonctionnaires actuels. 11 suffit d'énoncer cette exigence pour voir que sa re'alisation est impossible.

Il ne reste donc au gouvernement provisoire que deuxalternatives: ou bien [de(*)]se résigner àseservir de cette administration essentiellement bonapartiste, et qui sera entre ses mains une arme empoisonnée contre lui-même et contre la France; ou bien de briser cette machine gouvernementale, sans même essayer de la remplacer par une autre, et de rendre la liberté d'initiative la plus complète à toutes les provinces, à toutes les communes de France, ce qui équivaut à la dissolution de l'Etat actuel.

Mais en détruisant la machine administrative, les hom I ■' mes de la gauche se priveront du seul moyen qu'ils avaient de gouverner la France. Paris ayant de la sorte perdu le commandement officiel, l'initiative par décrets, ne conservera plus que l'initiative de l'exemple qu'il pourra donner en se mettant à la tête de ce mouvement national.

Paris est-il capable, par l'énergie de ses résolu- tions, de jouer ce rôle ? Non ; Paris est trop absorbé par l'intérêt de sa propre défense pour pouvoir diri- ger et organiser le mouvement national de la France. Paris assiégé se transformera en un immense camp; toute sa population ne formera plus qu'une armée, disciplinée par le sentiment du danger : mais une

(i) Mot omis dans la brochure. J. G.

SUR LA CRISE ACTUELLE 87

armée ne raisonne pas, n'agit pas comme force diri- geante et organisatrice, elle se bat.

La seule et meilleure chose que Paris puisse faire dans l'inte'rêt de son propre salut et de celui de la France entière, c'est de proclamer et de provoquer l'absolue indépendance et spontanéité des mouve- ments provinciaux, et si Paris oublie et néglige de le faire, pour quelque raison que ce soit, le patrio- tisme commande aux provinces de se lever et de s'organiser spontanément et indépendamment de Paris.

Ce soulèvement des provinces est-il encore pos- sible? Oui, si les ouvriers des grandes cités provin- ciales, Lyon, Marseille, Saint-Etienne, Rouen, et beaucoup d'autres, ont du sang dans les veines, de l'énergie dans le cœur et de la force dans les bras, s'ils sont des hommes vivants, des socialistes révolu- tionnaires et non des doctrinaires socialistes.

Il ne faut pas compter sur la bourgeoisie. Les bourgeois ne voient et ne comprennent rien en de- hors de l'Etat et des moyens réguliers de l'Etat. Le maximum de leur idéal, de leur imagination et de leur héroïsme, c'est l'exagération révolutionnaire de la puissance et de l'action de l'Etat au nom du salut public. Mais j'ai déjà démontré que [ * l'action de l'Etat, à cette heure et dans les circonstances ac- tuelles, au lieu de sauver la France, ne peut que la tuer (').

(i) Ici, le texte de la brochure, qui a suivi le manuscrit de

88 LETTRES A UN FRANÇAIS

(') Croyez-vous peut-être à une alliance possible entre la bourgeoisie et le prolétariat, au nom du sa- lut national? C'est le programme que Gambetta a expose' dans sa lettre au Progrès de Lyon, et je pense bien faire de vous dire mon opinion sur cette fa- meuse lettre.

(-) Je n'ai jamais tenu grand compte de Gambetta, mais j'avoue que cette lettre me l'a montre' encore plus insignifiant et plus pâle que je ne me l'étais ima- giné, lia pris tout à fait au sérieux son rôle de répu- blicain modéré, sage, raisonnable, et dans un mo- ment terrible comme celui-ci, au moment la France croule et périt et elle ne pourra être sau- vée que si tous les Français ont vraiment le diable au corps, M. Gambetta trouve le temps et l'inspira- tion nécessaires pour écrire une lettre dans laquelle il commence par déclarer qu'il se propose « de tenir dignement le rôle d'opposition démocratique gou- verneynentale r>. Il parle du « programme à la fois républicain et conservateur qu'il s'est tracé depuis i86g », celui « de faire prédominer la politique tirée du suffrage universel » (mais alors c'est celle du plé-

Bakounine jusqu'à la ligne 7 de la page 87 de ce manuscrit, l'abandonne pour un instant. Puis, après une intercaiation em- pruntée aux pages 54-56, la brochure reviendra à la page Sy en continuant par la ligne 26 de cette page. J. G.

(i) Cet alinéa, rédigé par moi, sert de transition pour ame- ner un extrait des pages 54-56 du manuscrit de Bakounine, relatif à une lettre de Gambetta, J. G.

{2) Ce passage, jusqu'à la page 9, ligne 22, de la bro- chure (p. go, 1. 9, de cette réimpression), est extrait de la première partie d'une longue note qui occupe le bas des pages 54-57 du manuscrit de Bakounine. J, G,

SUR LA CRISE ACTUELLE 89

biscite de Napoléon III), « de prouver que dans les circonstances actuelles, la république est désormais la condition même du salut pour la France et de l'équilibre européen; —r qu'il n'y a plus de sécurité, de paix, de progrès que dans les institutions républi- caines sagement pratiquées » (comme en Suisse pro- bablement!); — « c^u' on ne peut gouverner la France contre les classes moyennes, et qu'on ne peut la diri- ger s a.ns maintenir une GÉNÉREUSE alliance avec le prolétariat » (généreuse de la part de qui? de Ja bourgeoisie, sans doute). « La forme républicaine permet seule une harmonique conciliation entre les justes aspirations des travailleurs et le respect des droits sacrés de la propriété. Le juste-milieu est une politique surannée. Le ce | ' sarisme est la plus rui- neuse, la plus banqueroutière des solutions. Le droit divin est définitivement aboli. Le jacobinisme est désormais une parole ridicule et malsaine. Seule, la démocratie rationnelle positiviste (entendez-vous le charlatan I) peut tout concilier, tout organiser, tout féconder (Voyons comment?). 1789 a posé les prin- cipes (pas tous, bien loin de là; les principes de la liberté bourgeoise, oui; mais ceux de l'égalité, ceux delà liberté du prolétariat, non); 1792 les a fait triompher (et c'est pour cela sans doute que la France est si libre !) ; 1848 leur a donné la sanction du suf- frage universel (en juin, sans doute). C'est à la géné- ration actuelle qu'il convient de réaliser la forme ré- publicaine (comme en Suisse), et de concilier, sur la base de la justice (de la justice juridique évidem"

90 LETTRES A UN FRANÇAIS

ment) et du principe électif, les droits du citoyen et les fonctions de l'Etat, dans une socie'té progressive et libre. Pour atteindre ce but, il faut deux choses : supprimer la peur des luis et calmer les défiances des autres ; amener la bourgeoisie à l'amour de la démo- cratie, et le peuple à la confiance dans ses frères ai- nés. » (Pourquoi donc pas à la confiance dans la no- blesse, qui est encore plus aîne'e que la bourgeoi- sie ?)

(^) Non, les espe'rances de M. Gambetta sont des illusions. De quel droit la bourgeoisie demanderait- elle au peuple d'avoir confiance en elle ? C'est elle qui a déchaîné la guerre sur la France, par ses lâches complaisances pour le pouvoir; et le peuple, qui le comprend, comprend aussi que c'est à lui- même à prendre en main les affaires de la patrie.

(^) Il se trouvera sans doute, dans la classe bour- geoise, un nombre assez considérable de jeunes gens qui, poussés par le désespoir du patriotisme, entre- ront de cœur dans le mouvement populaire qui doit sauver la France ; mais il ne leur sera pas possible d'entraîner avec eux la bourgeoisie tout entière, et de lui donner cette audace, | ^^ cette énergie, cette in- telligence de la situation qui lui fait absolument dé- faut.

([) Cet alinéa n'est pas tiré du manuscrit de Bakounine. Je l'ai rédigé pour relier l'alinéa précédent (extrait des pages 54-56 du manuscrit) à l'alinéa suivant de la brochure (qui nous ra- mène à la p. 3j, 1. 26, du manuscrit). J. G.

(2j Cet alinéa, les deux suivants, et la première phrase du quatrième, sont tirés, avec des suppressions, des pages 87

SUR LA CRISE ACTUELLE 9I

Je pense qu'à cette heure, en France, il n'y a que deux classes qui soient capables de ce mouvement suprême qu'exige le salut de la patrie : ce sont les ouvriers et les paysans.

Ne vous étonnez pas que je parle des paysans. Les paysans ne pèchent que par ignorance, non par manque de tempérament. N'ayant pas abusé ni même usé de la vie, n'ayant pas subi l'action délétère de la civilisation bourgeoise, qui n'a pu que les effleurera peine à la surface, ils ont conservé tout le tempéra- ment énergique, toute la nature du peuple. La pro- priété, l'amour et la jouissance non des plaisirs mais du gain, les ont rendus considérablement égoïstes, c'est vrai, mais n'ont pas diminué leur haine instinctive contre ceux qui jouissent des fruits de la terre sans les produire par le travail de leurs bras. D'ailleurs le paysan est foncièrement patriotique, national, parce qu'il a le culte de la terre, une véri- table passion pour la terre, et il fera une guerre à mort aux envahisseurs étrangers qui viendront le chasser de son champ.

Mais pour gagner le paysan, il faudra user à son égard d'une grande prudence (*). S'il est vrai que le paysan hait l'envahisseur du sol, qu'il hait aussi les beaux Messieurs qui le grugent, il ne hait pas moins, malheureusement, les ouvriers des villes.

(1. 26)-38 du manuscrit de Bakounine. Voir à l'Appendice, pages 2i5 (dernière ligne)-2i7 (I. ii). J. G. (i) Ici, le texte de la brochure va sauter brusquement, après

92 LETTRES A UN FRANÇAIS

(*) Voilà le grand malheur, voilà le grand obstacle à la re'volution. L'ouvrier méprise le paysan, le paysan lui rend son mépris en haine. Et cependant, entre ces deux grandes moitiés du peuple, il n'y a en réalité aucun intérêt contraire, il n'y a qu'un im- mense et funeste malentendu, qu'il faut faire dispa- raître à tout prix.

Le socialisme plus éclairé, plus civilisé et par même en quelque sorte plus bourgeois et plus doc- trinaire I " des villes, méconnaît et méprise le so- cialisme primitif, naturel et beaucoup plus sauvage des campagnes. Le paysan de son côté considère l'ouvrier comme le valet ou comme le soldat du bourgeois, et il le déteste comme tel, au point de de- venir lui-même le serviteur et le soldat aveugle de la réaction.

Puisque cet antagonisme fatal ne repose que sur un malentendu, il faut que l'une des deux parties prenne l'initiative de l'explication et de la concilia- tion. L'initiative appartient naturellement à la partie la plus éclairée, c'est-à-dire aux ouvriers des villes.

J'examinerai, dans ma prochaine lettre, quels sont les griefs des ouvriers contre les paysans, griefs dont il importe que les ouvriers se rendent bien compte à

une phrase servant de transiiion, de la page 38 du manuscrit de Bakounine à la page 42 (I. i) de ce manuscrit.

(i) La fin de la Lettre II, à partir d''ic\, est tirée delapage42 du manuscrit de Bakounine. Voira l'Appendice, p. 33i,der^ niera ligne, ^ G.

SUR LA. CRISE ACTUELLE ÇJ

eux-mêmes, s'ils veulent travailler se'rieusement à une conciliation.

Lettre JII

6 septembre.

(*) Les griefs principaux des ouvriers contre les paysans peuvent se réduire à trois :

Le premier, c'est que les paysans sont ignorants, superstitieux et bigots, et qu'ils se laissent diriger par les prêtres ;

Le second, c'est qu'ils sont dévoués à l'empereur ;

Le troisième, c'est qu'ils sont des partisans force- nés de la propriété individuelle.

Il est vrai que les paysans français sont parfaite- ment ignorants : mais est-ce leur faute ? Est-ce qu'on a jamais songé à les instruire? Est-ce une raison de les mépriser et de les maltraiter ? Mais à ce compte, les bourgeois, qui sont incontestablement plus sa- vants que les ouvriers, au | '' raient le droit de mé- priser et de maltraiter ces derniers; et nous connais- sons bien des bourgeois qui le disent, qui fondent sur

(i) Le début de cette Lettre III correspond au haut de la p. 43 du manuscritde Bakounine, avec quelques changements ; il reproduit ensuite les pages 44 et 43, jusqu'à la ligne 10 de la page 43. Voir à l'Appendice, pages 221 (dernière ligne)-22 5 (1. 20). J. G.

94 LETTRES A UN FRANÇAIS

cette supe'riorité d'instruction leur droit à la domi- nation et qui en déduisent pour les ouvriers le de- voir de la subordination. Ce qui fait la grandeur des ouvriers vis-à-vis des bourgeois, ce n'est pas leur instruction, qui est petite, c'est leur instinct de la justice, qui est incontestablement grand. Mais cet instinct de la justice manque-t-il aux paysans? Re- gardez bien : sous des formes sans doute différentes, vous l'y retrouverez tout entier. Vous trouverez en eux, à côte' de leur ignorance, un profond bon sens, une admirable finesse, et celte énergie de travail qui constitue l'honneur et le salut du prolétariat.

Les paysans, dites-vous, sont superstitieux et bi- gots, etils se laissent diriger par les prêtres, Leur superstition est le produit de leur ignorance, artifi- cieusement et systématiquement entretenue par tous les gouvernements bourgeois. Et d'ailleurs ils ne sont pas du tout aussi superstitieux et bigots que vous voulez bien le dire : ce sont leurs femmes qui le sont. Mais toutes les femmes des ouvriers sont- elles bien libres vraiment des superstitions et des doctrines de la religion catholique et romaine ? Quant à l'influence et à la direction des prêtres, ils ne les subissent qu'en apparence seulement, autant que le réclame la paix intérieure, et autant qu'elles ne contredisent point leurs intérêts. Cette supersti- tion ne les a point empêchés, après 1789, d'acheter les biens de l'Eglise, confisqués par l'Etat, malgré la malédiction qui avait été lancée par l'Eglise autant contre les acheteurs que contre les vendeurs. D'où

SUR LA CRISE ACTUELLE 95

il résulte que pour tuer définitivement l'influence des prêtres dans les campagnes, la révolution n'a à faire qu'une seule chose : c'est de mettre en contra- diction les intérêts des paysans avec ceux de l'Eglise.

I *^ J'ai entendu toujours avec peine, non seulement des jacobins révolutionnaires, mais des socialistes qui ont subi indirectement l'influence de cette école, avancer cette idée complètement anti-révolutionnaire qu'il faudra que la future république abolisse par décret tous les cultes publics et ordonne également par décret l'expulsion violente de tous les prêtres. D'abord je suis l'ennemi absolu de la révolution par décrets, qui est une conséquence et une application de l'idée de ÏEtat révolutionnaire, c'est-à-dire de la réaction se cachant derrière les apparences de la ré- volution. Au système des décrets révolutionnaires, j'oppose celui des faits révolutionnaires, le seul effi- cace, conséquent et vrai, en dehors de l'intervention d'une violence officielle ou autoritaire quelconque.

Ainsi, dans cet exemple, si par malheur on voulait ordonner par décrets l'abolition des cultes et l'ex- pulsion des prêtres, vous pouvez être sûr que les paysans les moins religieux prendront parti pour le culte et pour les prêtres, ne fût-ce que par esprit de contradiction, et parce qu'un sentiment légitime, naturel, base de la liberté, se révolte en tout homme contre toute mesure iaiposée, eût-elle même la li- berté pour but. On peut donc être certain que si les villes commettaient la sottise de décréter l'abolition des cultes et l'expulsion des prêtres, les campagnes,

96 LETTRES A UN FRANÇMS

prenant parti pourles prêtres, se révolteraient contre les villes, et deviendraient un instrument terrible entre les mains de la re'action. Mais faut-il donc lais- ser les prêtres et leur puissance debout ? Pasdutout, Il faut les combattre de la manière la plus e'nergique, non pas en qualité' de ministres de la religion catholique, mais parce qu'ils ont été les soutiens les plus efficaces de ce déplorable régime impérial qui a appelé sur la France les calamités de la guerre; parce qu'en persuadant le peuple de voter pour Tempe- I " reur, et en lui promettant qu'il aurait à cette condi- tion la paix et la sécurité, ils ont trompé le peuple, et ils sont par conséquent des intrigants etdesiraîtres('). (-) La principale raison pourquoi toutes les auto- rités révolutionnaires du monde ont toujours fait si peu de révolution, c'est qu'elles ont voulu toujours la faire par elles mêmes, par leur propre autorité et par leur propre puissance, ce qui n'a jamais manqué d'aboutir à deux résultats : d'abord de rétrécir ex- cessivement l'action révolutionnaire, car il est im- possible même pour l'autorité révolutionnaire la

(i) Ces sept dernières lignessont de moi, et remplacent, en la modifiant, une pensée de Bakounine que j'avais jugée im- possible à publier (lignes 11-24 de la p. 45 du manuscrit) ; voir Appendice, piges 225 (1. 23)-226(l. 5). Tout le développement qui sait dans le manuscrit a été supprimé, de la ligne 25 de la page 45 jusqu'à la ligne 2 de la page 47 de Bakounine : voir à l'Appendice, pages 226 (1. 6)-227 (1. 25). J. G.

(2) Le texte de la brochure reprend à la ligne 2 de la page 47 du manuscrit de Bakounine, qu'il reproduit jusqu'à la première ligne de la paî;e 48 de ce manuscrit, correspondant à la ligne 6 de la page gS de cette réimpression : voir à l'Ap- pendice, pages 227 (1. 26J-229 (première ligne). J. G,

SUR LA CRISE ACTUELLE 97

plus intelligente, la plus e'nergique, la plus franche, d'e'treindre beaucoup de questions et d'intérêts à la fois, toute dictature, tant individuelle que collective, en tant que formée d'un ou de plusieurs personnages officiels, étant nécessairement très bornée, très aveu- gle, et incapable ni de pénétrer dans les profondeurs, ni d'embrasser toute la largeur de la vie populaire, aussi bien qu'il est impossible pour le plus puissant vaisseau de mesurer la largeur et la profondeur de l'océan ; et ensuite, de soulever des résistances, parce que tout acte d'autorité et de puissance officielle, légalement imposé, réveille nécessairement dans les masses un sentiment de révolte, la réaction.

Que doivent donc faire les autorités révolution- naires, — et tâchons qu'il y en ait aussi peu que pos- sible, — que doivent-elles faire pour étendre et pour organiser la révolution? Elles doivent non la faire elles-mêmes par des décrets, non l'imposer aux masses, mais la provoquer dans les masses. Elles doivent non leur imposer une organisation quel- conque, mais, en suscitant leur organisation auto- nome de bas en haut, travailler, à l'aide del'influence individuelle sur les hommes les plus intelligents de chaque localité, pour que cette organisation soit au- tant que possible conforme aux vraisprincipes. Tout le secret de la réussite est là.

l '^ Que ce travail rencontre d'immenses difficultés, qui peut en douter ? Mais pense-t-on que la révolu- tion soit un jeu d'enfants, et qu'on puisse la faire sans vaincre des difficultés innombrables? Les révo-

98 LETTRES A UN FRANÇAIS

lutionnaires socialistes de nos jours n'ont rien ou presque rien à imiter de tous les procédés révolu- tionnaires des Jacobins de lygS. La routine révolu- tionnaire les perdrait. Ils doivent travailler dans le vif, ils doivent tout créer.

Je reviens aux paysans.

(') Les prétendues sympathies bonapartistes des paysans français, qui constituent un autre grief des ouvriers contre eux, ne m'inquiètent pas du tout. C'est un symptôme superficiel de l'instinct socialiste, dévoyé par l'ignorance et exploité par la malveil- lance, une maladie de peau qui ne saurait résister aux remèdes héroïques du socialisme révolution- naire ; c'est une expression négative de leur haine pour les beaux Messieurs et pour les bourgeois des villes. Les paysans ne donneront ni leur terre, ni leurargent, ni leur vie pour Napoléon III, mais ils lui donneront volontiers la vie et les biens des au- tres, parce qu'ils détestent les autres, et parce qu'on leur a fait voir en Napoléon l'empereur des paysans, l'ennemi de la bourgeoisie. Et remarquez que dans cette déplorable affaire, les paysans d'une com- mune de la Dordogne ont égorgé et brûlé un jeune et noble propriétaire, la dispute a commencé par ces mots prononcés par un paysan : « Ah ! vous voilà,

(i) 11 y a ici une transposition. Cet alinéa reproduit un pas- sage du manuscrit de Bakounine allant de la page Sg, ligne 33, à la page 40, ligne i6. Voir à l'Appendice, pages 219 {1. 12)- 220 (1. 8). J. G.

SUR LA CRISE ACTUELLE 99

beau Monsieur; vous restez vous-même tranquille- ment à la maison, parce que vous êtes riche, et vous envoyez les pauvres gens à la guerre. Eh bien, nous allons chez nous, qu'on vienne nous y chercher. » Dans ces paroles, on peut voir la vive expression de la rancune he'réditaire du paysan contre le pro- priétaire riche, mais nullement le de'sir fanatique de se sacrifier et d'aller se | *^ faire tuer pour l'empe- reur ; au contraire, le désir tout à fait naturel d'échapper au service militaire.

(') Du reste, dans les villages l'amour de l'em- pereur a passé à l'état de culte et d'habitude passion- née, — s'il s'en trouve, il n'y a pas même besoin de parler de l'empereur. Il faut ruiner la superstition bonapartiste dans les faits, en ruinant la machine administrative, en ruinant l'influence des hommes qui entretenaient le fanatisme impérialiste, mais sans rien dire contre l'empereur lui-même. C'est le vrai moyen de réussir, le moyen que je vous ai re- commandé déjà contre les prêtres.

(2) Le dernier et principal argument des ouvriers des villes contre les paysans, c'est la cupidité de ces

(i) Autre transposition. L'alinéa qui commence ici est em- prunté, avec modifications, à un passage de la page 38 du manuscrit de Bakounine, lignes 3o-36. Voir à l'Appendice, p. 217 (lignes 23-28). J. G.

(2) La brochure revient ici à la page 48 du manuscrit de Bakounine. Supprimant les cinq premières lignes de cette page, elle commence à la ligne 6, et la Lettre III s'achève à la page 63, ligne 11, de ce manuscrit. Voir à l'Appendice, pages 229 (1. 8)-235 (1. i5), J. G.

100 LETTRES A UN FRANÇAIS

derniers, leur grossier égoïsme et leur attachement passionné à la propriété' individuelle de la terre.

Lesouvriersqui leurreprochent toutceladevraient se demander d'abord : Et qui n'est point égoïste? Qui dans la société actuelle n'est point cupide, dans ce sens qu'il tient avec fureur au peu de bien qu'il a pu amasser et qui lui garantit, dans l'anarchie écono- mique actuelle et dans cette société qui est sans pi- tié pour ceux qui meurent de faim, son existence et l'existence des siens? Les paysans ne sont pas des communistes, il est vrai; ils redoutent, ils haïssent les partageux, parce qu'ils ont quelque chose à con- server, au moins en imagination, et l'imagination est une grande puissance dont généralement on ne tient pas assez compte dans la société. Les ouvriers, dont l'immense majorité ne possède rien, ont infiniment plus de propension au communisme que les paysans; rien de plus naturel : le communisme des uns est aussi naturel que l'individualisme des autres, il n'y a pas de quoi se vanter, ni mépriser les autres, les uns comme les autres étant, avec toutes leurs idées et toutes leurs passions, les produits des mi- lieux différents qui les ont | ' ' engendrés. Et encore, les ouvriers eux-mêmes sont-ils tous commu- nistes ?

Il ne s'agit donc pas d'en vouloir aux paysans, ni de les dénigrer, il s'agit d'établir une ligne de con- duite 7'évolutionnaire qui tourne la difficulté et qui non seulement empêcherait V individualisme des ^paysans de les pousser dans le parti de la réaction t

SUR LA CRISE ACTUELLE lOI

mais qui au contraire s'en servirait pour faire triompher la révolution.

En dehors du moyen que je propose, il n'en existe qu'un seul : le terrorisme des villes contre les cam- pagnes. Or je l'ai déjà dit, et je ne puis trop le re'pé- ter : ceux qui se serviront d'un moyen semblable tueront la révolution au lieu de la faire triompher ; il faut absolument renoncer à cette vieille arme de la terreur, de la violence organisée par l'Etat, arme empruntée à l'arsenal du jacobinisme ; elle n'abou- tirait qu'à rejeter dans le camp de la réaction les dix millions de paysans français.

Heureusement je dis heureusement les dé- faites de la France ne lui permettent pas de songer un seul moment au terrorisme, au despotisme de l'Etat révolutionnaire. Et sans cela, il est plus que probable que beaucoup de socialistes, imbus des préjugés jacobins, auraient voulu essayer de la force pour imposer leur programme. Ils auraient, par exemple, convoqué une Convention composée des députés des villes : cette Convention aurait voulu imposer par décret le collectivisme aux campagnes ; les campagnes se seraient soulevées, et, pour les ré- duire, il aurait fallu recourir à une immense force armée. Cette armée, forcément soumise àla discipline militaire, aurait eu des généraux, probablement ambi- tieux ; et voilà toute la machine de l'Etat se recon - stituant pièce à pièce. La machine reconstituée, ils auraient bientôt eu le machiniste, le dictateur, l'em- pereur. Tout cela leur serait infailliblement arrivé,

6.

102 LETTRES A UN FRANÇAIS

parce que c'est la logique même des choses. I ^* Par bonheur, aujourd'hui, les événements eux-mêmes forceront bien les ouvriers d'ouvrir les yeux et de renoncer à ce système fatal. Ils devraient être fous pour vouloir faire, dans les circonstances présentes, du terrorisme contre les campagnes. Si les campagnes se soulevaient maintenant contre les villes, les villes et la France avec elles seraientper- dues. Les ouvriers le sentent, et c'est en partie ce qui m'explique l'apathie, l'inertie incroyables des populations ouvrières dans la plupart des grandes villes de France.

En effet, les ouvriers se trouvent en ce moment complètement déroutés et abasourdis par la nou- veauté de la situation. Jusqu'ici, il n'y a guère eu que leurs souffrances qu'ils connussent par leur ex- périence personnelle ; tout le reste, leur idéal, leurs espérances, leurs imaginations politiques et so- ciales, leurs plans et projets pratiques, rêvés plutôt que médités pour un prochain avenir, tout cela ils l'ont pris beaucoup plus dans les livres, dans les théories courantes et sans cesse discutées, que dans une réflexion basée sur l'expérience de la vie. De leur existence et de leur expérience journalières ils ont fait continuellement abstraction, et ils ne se sont point habitués à y puiser leurs inspira-, tions, leur pensée. Leur pensée s'est nourrie d'une certaine théorie acceptée par tradition, sans critique, mais avec pleine confiance, et cette théorie n'est au- tre chose que le système politique des Jacobins, mo-

SUR LA CRISE ACTUELLE lOJ

difié plus OU moins à l'usage des socialistes. Main- tenant, cette the'orie de la révolution a fait banque- route, sa base principale, la puissance de l'Etat, ayant croulé. Dans les circonstances actuelles, l'ap- plication de la méthode terroristique, tant affection- née des Jacobins, est évidemment devenue impos- sible. Et les ouvriers de France, qui n'en connaissent pas d'autre, sont déroutes. Ils se disent avec beau- coup de raison qu'il est impossible de faire du ter- rorisme officiel, régulier p et légal, ni d'employer des moyens coercitifs contre les paysans, qu'il est im- possible d'instituer l'Etat révolutionnaire, un Comité de salut public central pour toute la France, dans un moment l'invasion étrangère n'est pas à la fron- tière comme en 1792, mais au cœur delà France, à deux pas de Paris. Ils voient toute l'organisation of- ficielle crouler, ils désespèrent avec raison de pou- voir en créer une autre, et ne comprennent pas de salut, ces révolutionnaires, en dehors de l'ordre pu- blic, ne comprennent pas, ces hommes du peuple, la puissance et la vie qu'il y a dans ce que la gent offi- cielle de toutes les couleurs, depuis la fleur de lis jusqu'au rouge foncé, appelle Vanarchie; ils se croi- sent les bras et se disent : Nous sommes perdus, la France est perdue, (') Eh non, mes amis, elle n'est pas perdue, si

(i) J'avais remplacé par ce court alinéa, rédigé parmoi, tout le développement contenu dans les deux alinéas correspon- dants du manuscrit de Bakounine, de la page 5i, ligne 21, à la page 52, ligne 21. Voir à l'Appendice, pages 233 (1. i6)-234 (1. 22). J. G.

104 LETTRES A UN FRANÇAIS

VOUS ne voulez pas vous perdre vous-mêmes, si vous êtes des hommes, si vous voulezla sauver. Pour cela, vous savez ceque vous avez à faire : l'administration, le gouvernement, la machine entière de l'Etat croule de toutes parts; gardez-vous de vous en désoler, et de chercher à relever ces ruines. Affranchis de toute cette architecture officielle, faites appel à la vie po- pulaire, à la liberté, et vous sauverez le peuple.

(*) Je reviens encore une fois aux paysans. Je n'ai jamais cruque, même dansles circonstancesles plus favorables, les ouvriers pussent jamais avoir la puis- sance de leur imposer la collectivité; et je ne l'ai ja- mais désiré, parce que j'abhorre tout système im- posé, parce que j'aime sincèrement etpassionnément la liberté. Cette fausse idée et cette espérance liber- ticide constituent l'aberration fondamentale du com- munisme autoritaire, qui, parce qu'il a besoin de la violence régulièrement organisée, a besoin de l'Etat, et qui, parce qu'il a besoin de l'Etat, aboutit néces- sairement à la reconstitution du principe de l'auto- rité I ^^ et d'une classe privilégiée de fonctionnaires de l'Etat. On ne peut imposer la collectivité qu'à des esclaves, et alors la collectivité devient la né- gation même de l'humanité. Chez un peuple libre,

(1) Le commencement de cet alinéa correspond à la ligne 22 de la page 52 du manuscrit de Bakounine. A partir d'ici., la brochure tin de la Lettre 111 et commencement de la Lettre /Fjusqu'à la p. 106, dernière ligne, de cette réimpres- sion — reproduit presque sans changement le texte de Bakou- nine. Voir à l'Appendice, pages 284 (1. 23j-236 (1. 21). J. G.

SUR LA CRISE ACTUELLE 10^

la collectivité ne pourra se produire que parla force des clioses ; non par l'imposition d'en haut, mais par le mouvement spontané d'en bas, librement et nécessairement à la fois, alors que les conditions de l'individualisme privilégié, les institutions politiques et juridiques de l'Etat, auront disparu d'elles- mêmes.

Lettre IV

7 septembre.

(') Après avoir parlé des griefs des ouvriers contre les paysans, il faut considérer à leur tour les griefs des paysans, la source de leurhainecontre les villes.

Je les énumérerai comme suit :

.1° Les paysans se sentent méprisés par les villes, et le mépris dont on est l'objet se devine vite, même par les enfants, et ne se pardonne jamais.

Les paysans s'imaginent et non sans beau- coup de raisons, sans beaucoup de preuves et d'expé- riences historiques à l'appui de cette imagination que les villes veulent les dominer, les gouverner, les exploiter souvent et leur imposer toujours un ordre politique dont ils ne se soucient pas.

(i) Le début de la Le^/re /F est tiré des pages 53 (1. n) et 54 (jusqu'à la ligne 12) du manuscrit de Bakounine. Voir « l'Appendice, pages a35 (I. i9)-!»36 (1. ai)t h G,

I06 LETTRES A UN FRANÇAIS

Les paysans en outre considèrent les ouvriers des villes comme des partageux, et craignent que les socialistes ne viennent confisquerleur terre qu'ils aiment au-dessus de toute chose.

Que doivent donc faire les ouvriers pour vaincre cette défiance et cette animosité des paysans contre I ^' eux? D'abord cesser de leur témoigner leur mépris, cesser de les mépriser. Cela est nécessaire pour le salut de la révolution et d'eux-mêmes, car la haine des paysans constitue un immense danger. S'il n'y avait pas cette défiance et cette haine, la révolution aurait été faite depuis longtemps, carl'animosité qui existe malheureusement dans les campagnes contre les villes constitue dans tous les pays la base et la force principales de la réaction. Donc dans l'intérêt de la révolution qui doit les émanciper, les ouvriers doivent cesser au plus vite de témoigner ce mépris aux paysans. Ils le doivent aussi par justice, car vraiment ils n'ont aucune raison pour les mépriser, ni pour les détester. Les paysans ne sont pas des fai- néants, ce sont de rudes travailleurs comme eux- mêmes. Seulement ils travaillent dans des conditions différentes. Voilà tout. En présence du bourgeois exploiteur, l'ouvrier doit se sentir le frère du paysan (').

(i) Dans le manuscrit de Bakounine vient ici, page 64, lignes 12 et suivantes, un passage que j'ai supprimé, et une longue note qui le complète et qui s'étend au bas des pages 54-57. J'ai intercalé une partie de celte note, relative à une lettre de Gambetta, dans la Lettre If. pages 88 (1. 7)-9o (1. 9) de cette réimpression. J. G.

SUR LK CRISE ACTUELLE I07

[^) Les paysans marcheront avec les ouvriers des villes pour le salut de la patrie, aussitôt qu'ils se se- ront convaincus que les ouvriers des villes ne veu- lent pas leur imposer leur volonté, ni un ordre po- litique et social quelconque inventé par les villes, pour la plus grande félicité des campagnes, aussitôt qu'ils auront acquis l'assurance que les ouvriers n'ont aucunement l'intention de leur prendre leurs terres.

Eh bien, il est de toute nécessité aujourd'hui que les ouvriers renoncent réellement à cette prétention et à cette intention, et qu'ils y renoncent de manière à ce que les paysans le sachent et en demeurent tout à fait convaincus. Les ouvriers doivent y renoncer, car, alors même que des prétentionspareilles seraient I '^- réalisables, elles seraient souverainement in- justes et réactionnaires ; et maintenant que leur réalisation est devenue absolument impossible, elles ne constitueraient qu'une criminelle folie.

De quel droit les ouvriers imposeraient-ils aux paysans une forme de gouvernement ou d'organisa- tion économique quelconque ? Du droit de la révolution, dit-on. Mais la révolution n'est plus révolution lorsqu'elle agit en despote, et lorsque au lieu de provoquer la liberté dans les masses, elle provoque la réaction dans leur sein. Le moyen

(i) Le texte de la brochure reprend à la ligne 12 de la page 55 du manuscrit de Bakounine. Voira l'Appendice, p. 239, 1. 5. - J.G.

Io8 LETTRES \ UN FRANÇAIS

et la condition, sinon le but principal de la révo- lution, c'est l'ane'antissement du principe de l'au- torité dans toutes ses manifestations possibles, c'est l'abolition complète de l'Etat politique et juridique, parce que l'Etat, frère cadet de l'Eglise, comme l'a fort bien démontré Proudhon, est la consécration historique de tous les despotismes, de tous les pri- vilèges, la raison politique de tous les asservisse- ments économiques et sociaux, l'essence même et le centre de toute réaction. Lorsque, au nom de la ré- volution, on veut faire de l'Etat, ne fût-ce que de l'Etat provisoire, on fait donc de la réaction et on travaille pour le despotisme, non pour la liberté; pour l'institution du privilège contre l'égalité.

C'est clair comme le jour. Mais les ouvriers socia- listes de la France, élevés dans les traditions politi- ques des Jacobins, n'ont jamais voulu le comprendre. Maintenant ils seront forcés de le comprendre, par bonheurpourla révolution et pour eux-mêmes. D'oîi leur est venue cette prétention aussi ridicule qu'ar- rogante, aussi injuste que funeste, d'imposer leur idéal p^ politique et social à dix millions de paysans qui n'en veulent pas } C'est évidemment encore un héritage bourgeois, un legs politique du révolutionna- risme bourgeois. Quel est le fondement, l'explication, la théorie de cette prétention ? C'est la supériorité prétendue ou réelle de l'intelligence, de l'instruction, en un mot de la civilisation ouvrière, sur lacivilisa- tion des campagnes. Mais savez-vous qu'avec un tel principe on peut légitimer toutes les conquêtes, con -

SUR LA CRISE ACTUELLE lOÇ

sacrer toutes les oppressions? Les bourgeois n'en ont Jamais eu d'autre pour prouver leur mission et leur droit de gouverner^ ou, ce qui veut dire la même chose, d'exploiter le monde ouvrier. De nation à nation, aussi bien que d'une classe à urte autre, ce principe fatal et qui n'est autre que celui de l'autorité, explique et pose comme un droit tous les envahissements et toutes les conquêtes. Les Alle- mands ne s'en sont-ils pas toujours servis pour ex- cuser tous leurs attentats contre la liberté' et contre l'inde'pendance des peuples slaves et pour en légiti- mer la germanisation violente et forcée? C'est, disent-ils, la conquête de la civilisation sur la bar- barie. Prenez garde, les Allemands commencent à s'apercevoir déjà que la civilisation germanique, pro- testante, est bien supérieure à la civilisation catho- lique des peuples de race latine en général, et à la civilisation française en particulier. Prenez garde qu'ils ne s'imaginent bientôt qu'ils ont la mission de vous civiliser et de vous rendre heureux, comme vous vous imaginez, vous, avoir la mission de civi- liser et d'émanciper vos compatriotes, vos frères, les paysans de la France. Pour moi l'une et l'autre prétention sont également odieuses, et Je vous dé- clare que, tant dans les j-'' rapports internationaux que dans les rapports d'une classe à une autre, je se- rai toujours du côté de ceux qu'on vaudra civiliser parce procédé. Je me révolterai avec eux contretous ces civilisateurs arrogants, qu'ils s'appellent les ou- vriers ou les Allemands, et, en me révoltant contre

no LETTRES A UN FRANÇAIS

eux, je servirai la révolution contre la re'action.

Mais s'il en est ainsi, dira-t-on, faut-il abandon- ner les paysans ignorants et superstitieux à toutes les influences et à toutes les intrigues de la re'action ? Point du tout. Il faut écraser la réaction dans les campagnes aussi bien que dans les villes ; mais il faut pour cela l'atteindre dans les faits, et ne pas se borner à lui faire la guerre à coups de décrets. Je l'ai déjà dit, on n'extirpe rien avec des décrets. Au con- traire, les décrets et tous les actes de l'autorité con- solident ce qu'ils veulent détruire.

Au lieu de vouloir prendre aux paysans les terres qu'ils possèdent aujourd'hui, laissez-les suivre leur instinct naturel, et savez-vous ce qui arrivera alors? Le paysan veut avoir à lui toute la terre ; il regarde le grand seigneur ou le riche bourgeois, dont les vastes domaines amoindrissent son champ, comme un étranger et un usurpateur. La révolution de 1789 a donné au paysan les terres de l'Eglise; il vou- dra profiter d'une autre révolution pour gagner les terres de la bourgeoisie.

Mais si cela arrivait, si les paysans mettaient la main sur toute la portion du sol qui ne leur appar- tient pas encore, n'aurait-on pas laissé renforcer par I -'' d'une manière fâcheuse le principe de la pro- priété individuelle, et les paysans ne se trouveraient- ils pas plus que jamais hostiles aux ouvriers socia- listes des villes ?

SUR LA CRISE ACTUELLE I 1 1

Pas du tout, car la consécration juridique et politique de l'Etat, la garantie de la propriété, manquera au paysan. La propriété ne sera plus un droit, elle sera réduite à l'état d'un simple fait.

Alors ce sera la guerre civile, direz-vous. La pro- priété individuelle n'étant plus garantie par aucune autorité supérieure, et n'étant plus défendue que par la seule énergie du propriétaire, chacun voudra s'emparer du bien d'autrui, les plus forts pilleront les plus faibles.

(*) Il est certain que, d'abord, les choses ne se passeront pas d'une manière absolument pacifique : il y aura des luttes, l'ordre public sera troublé, et les premiers faits qui résulteront d'un état de choses pareil pourront constituer ce qu'on est convenu d'appeler une guerre civile. Mais aimez-vous mieux livrer la France aux Prussiens? pensez-vous que les Prussiens respecteront l'ordre public, et ne tueront et ne pilleront personne ? Préférez-vous, à une agita- tion momentanée qui doit sauver le pays, préférez- vous l'esclavage, la honte et la misère complète, fruits inévitables de la victoire des Prussiens que vos hésitations et vos scrupules auront rendue cer- taine ?

(-) Non, pas de craintes puériles sur les inconvé-

(i) Cet alinéa, rédigé par moi, remplace et résume un long développement sur la guerre civile, qui s'étend de la ligne 5, page 61, à la ligne 28, page 62, du manuscrit de Bakounine. Voir à l'Appendice, pages 243 (1. i3)-245 (1. 9). J. G.

(2) Cette dernière partie de la Lettre IV correspond à la

112 LETTRES A UN FRANÇAIS

nients du soulèvement des paysans. Ne pensez pas que, malgré les quelques excès qui pourront se pro- duire çà et là, les paysans, cessant d'être contenus par l'autorité' de | ^^ l'Etat, s'entre-de'vorent. S'ils essaient de le faire dans le commencement, ils ne tarderont pas à se convaincre de l'impossibilité ma- térielle de persister dans cette voie, et alors ils tâ- cheront de s'entendre, de transiger et de s'organiser entre eux. Le besoin de se nourrir eux et leurs en- fants, et par conséquent la nécessité de continuer les travaux de la campagne, la nécessité de garantir leurs maisons, leurs familles et leur propre vie contre des attaques imprévues, tout cela les forcera indu- bitablement à entrer bientôt dans la voie des arran- gements mutuels.

Et ne croyez pas non plus que dans ces arrange- ments amenés, en dehors de toute tutelle officielle, par la seule force des choses, les plus forts, les plus riches exercent une influence prédominante. La richesse des riches ne sera plus garantie par les institutions juridiques, elle cessera donc d'être une puissance. Les paysans riches ne sont puis- sants aujourd'hui que parce qu'ils sont protégés et courtisés par les fonctionnaires de l'Etat et l'Etat lui-même. Cet appui venant à leur manquer, leur puissance disparaîtra du même coup. Quant aux plus madrés, aux plus forts, ils seront annulés

partie du manuscrit de Bakounine qui va de la page 62, ligne 2g, à la page 64, ligne 10. Voir à l'Appendice, pages 243 (1. 10;- 247 (1. 5j, J. G.

SUR LA CRISE ACTUELLE II3

par la puissance collective de la masse, du grand nombre des petits et très petits paysans, ainsi que des prole'taires des campagnes, masse aujourd'hui asservie, réduite à la souffrance muette, mais que le mouvement révolutionnaire armera d'une irrésis- tible puissance.

Je ne prétends pas, notez-le bien, que les cam- pagnes qui se réorganiseront ainsi, de bas en haut, créeront du premier coup une organisation idéale, conforme dans tous les points à celle que nous rê- vons. I ^'' Ce dont je suis convaincu, c'est que ce sera une organisation vivante, mille fois supérieure à celle qui existe maintenant, et qui d'ailleurs, ou- verte d'un côté à la propagande active des villes, et de l'autre ne pouvant jamais être fixée et pour ainsi dire pétrifiée par la protection de l'Etat et de la loi, progressera librement et pourra se développer et se perfectionner d'une manière indéfinie, mais toujours vivante et libre, jamais décrétée ni légalisée, jusqu'à arriver enfin à un point aussi raisonnable qu'on peut l'espérer de nos jours.

Comme la vie et l'action spontanée, suspendues pendant des siècles par l'action absorbante de l'Etat, seront rendues aux communes, il est naturel que chaque commune prendra pour point de départ de son développement nouveau, non l'état intellectuel et moral dans lequel la fiction officielle la suppose, mais l'état réel de la civilisation ; et comme le de- gré de civilisation réelle est très différent entre les communes de France, aussi bien qu'entre celles de

114 LETTRES A UN FRANÇMS

l'Europe en général, il en résultera nécessairement une grande différence de développement ; mais l'en- tente mutuelle, l'harmonie, l'équilibre établi d'un commun accord remplaceront l'unité artificielle des Etats. Il y aura une vie nouvelle et un monde nou- veau.

Lettre V

8 septembre.

(*) Je prévois que vous allez faire une objection à tout ce que je vous ai écrit au sujet des paysans, de leur organisation et de leur réconciliation avec les ouvriers.

(^) I 2^ Vous me direz : « Mais cette agitation ré- volutionnaire, cette lutte intérieure qui doit naître nécessairement de la destruction des institutions po- litiques et juridiques, ne paralyseront-elles pas la défense nationale, et, au lieu de repousser les Prus- siens, n'aura-t-on pas au contraire livré la France à l'invasion? »

Point du tout. L'histoire nous prouve que jamais les nations ne se montrèrent aussi puissantes au

(i) Ce premier alinéa est de moi. J. G.

(2) La Lettre V, à partir du second alinéa, correspond à la partie du manuscrit de Bakounine allant de la ligne 11 de la page 64 à la ligne 5 de la page 67. Voir à l'Appendice, pages 247 (1. 6)-2bo (1. 19). J. G.

SUR L\ CRISE ACTUELLE Ilj

dehors, que lorsqu'elles se sentirent profondément agitées et troublées à l'intérieur, et qu'au contraire jamais elles ne furent aussi faibles que lorsqu'elles apparaissaient unies sous une autorité et dans un ordre quelconques. Au fond rien de plus naturel : la lutte c'est la vie, et la vie c'est la force. Pour vous en convaincre, comparez entre elles quelques époques de voire propre histoire. Mettez en regard la France sortie de la Fronde, et développée, aguer- rie par les luttes delà Fronde, sous la jeunesse de Louis XIV, et la France de sa vieillesse, la monar- chie fortement établie, unifiée, pacifiée par le grand roi : la première toute resplendissante de victoires, la seconde marchant de défaite en défaite à la ruine. Comparez de même la France de 1792 avec la France d'aujourd'hui. Si jamais la France a été dé- chirée par la guerre civile, c'est bien en 1792 et 1793 ; le mouvement, la lutte, une lutte à vie et à mort, se produisaient sur tous les points de la ré- publique ; et pourtant la France a repoussé victo- rieusement l'invasion de l'Europe presque tout entière coalisée contre elle. En 1870, la France unie et pacifiée de l'empire est battue par les armées de l'Allemagne, et se montre démoralisée au point qu'on doit trembler pour son existence.

I ^^ Vous pourriez sans doute me citer l'exemple de la Prusse et de l'Allemagne actuelles, qui ne sont déchirées par aucune guerre civile, qui se montrent au contraire singulièrement résignées et soumises au despotisme de leur souverain, et qui néanmoins

Il6 LETTRES A UN FRANÇAIS

développent aujourd'hui une puissance formidable. Mais ce fait exceptionnel s'explique par deux rai- sons particulières, dont aucune ne peut s'appliquer à la France actuelle. La première, c'est la passion unitaire qui depuis cinquante-cinq ans n'a fait que croître au détriment de toutes les autres passions et de toutes les autres idées dans cette malheureuse nation germanique. La seconde, c'est la savante per- fection de son mécanisme administratif.

Pour ce qui est de la passion unitaire, de cette ambi- tion inhumaine et liberticide de devenir une grande nation, la première nation du monde, la France l'a éprouvée également en son temps. Cette passion, pareille à ces fièvres furieuses qui donnent momen- tanément au malade une force surhumaine, sauf à répuiser ensuite totalement et à le jeter dans une prostration complète, cette passion^ après avoir grandi la France pour un espace de temps très court, l'a fait aboutir à une catastrophe dont elle s'est rele- vée si peu, même aujourd'hui, cinquante-cinq ans après la défaite de Waterloo, que ses malheurs pré- sents ne sont rien selon moi qu'une rechute, un se- cond coup d'apoplexie qui, cette fois, emportera certainement le malade, c'est-à-dire l'Etat militaire, politique et juridique.

Eh bien, l'Allemagne est travaillée aujourd'hui précisément par cette même fièvre, par cette même passion de grandeur nationale, que la France a éprouvée 1 ^" et expérimentée dans toutes ses phases au commencement de ce siècle, et qui, à cause de

SUR LA CRISE ACTUELLE ï IJ

cela même, est devenue de'sormais incapable de l'agiter et de l'électriser. Les Allemands, qui se croient aujourd'hui le premier peuple du monde, sont en arrière d'un demi-siècle au moins sur la France; que dis-je? il faut remonter bien plus loin encore pour trouver l'e'quivalent de la phase qu'ils traversent aujourd'hui. La Galette officielle de Ber- lin leur montre dans un prochain avenir, comme récompense de leur dévouement héroïque, « l'éta- blissement d'un grand empire tudesque, fondé sur la crainte de Dieu et sur la vraie morale ». Tradui- sez ceci en bon langage catholique, et vous aurez l'empire rêvé par Louis XIV. Leurs conquêtes, dont ils sont si fiers à présent, les feraient reculer de deux siècles! Aussi tout ce qu'il y a d'intelligence honnête et vraiment libérale en Allemagne sans parler des démocrates-socialistes commence à s'inquiéter des conséquences des victoires natio- nales. Encore quelques semaines de sacrifices pareils à ceux que l'Allemagne a faire jusqu'ici moitié par force, moitié par exaltation, et la fièvre com- mencera à tomber ; le peuple allemand comptera ses pertes en hommes et en argent, il les comparera aux avantages obtenus, et alors le roi Guillaume et Bismarck n'auront qu'à bien se tenir. Et c'est pour cela qu'ils sentent l'absolue nécessité de revenir vic- torieux et les mains pleines.

L'autre raison de la puissance inouïe développée actuellement par les Allemands, c'est l'excellence de leur machine administrative, excellence non au

Il8 LETTRES A UN FRANÇAIS

point de vue de la liberté' et du bien-être des popu- lations, mais au point de vue de la richesse et de la puissance | ^' exclusives de l'Etat. La machine ad- ministrative, si parfaite qu'elle soit, n'est jamais la vie du peuple, c'en est, au contraire, la négation absolue et directe. Donc la force qu'elle produit n'est jamais une force naturelle, organique, popu- laire, c'est au contraire une force toute mécanique et artificielle. Une fois brisée, elle ne se renouvelle pas d'elle-même, et sa reconstruction devient exces- sivement difficile. C'est pourquoi il faut bien se garder d'en forcer les ressorts. Eh bien, c'est pour- tant ce qu'ont fait Bismarck et son roi; ils ont déjà forcé la machine. L'Allemagne a mis sur pied un million et demi de soldats, et Dieu sait les centaines de millions qu'elle a dépensés. Que Paris résiste, que la France tout entière se lève derrière lui, et la machine germanique sautera.

Lettre VI

j5 septembre.

(') Après vous avoir dit ce que je pense de l'union possible des ouvriers et des paysans pour sauver la France, je veux revenir encore sur le point capital

(i) Les deux premiers alinéas de cette Lettre VI sont de moi. J. G.

SUR LA CRISE ACTUELLE II9

de ma thèse, savoir l'impuissance absolue de tout gouvernement re'publicain ou autre, et spécialement du gouvernement Gambetta et C'% à empêcher la catastrophe qui se prépare et qui ne peut être con- jurée que par l'action directe et toute-puissante du peuple lui-même.

Si je ramène dans le cours de ma démonstration quelques arguments dont je me suis déjà servi, c'est qu'il y a des choses qu'on ne saurait trop répéter : car de l'intelligence de ces choses dépend le salut du peuple français.

(') I ^'^ Voyons donc ce que pourra essayer de faire le gouvernement actuel pour organiser la dé- fense nationale.

La première difficulté qui se présente à l'esprit est celle-ci. Cette organisation, même dans les cir- constances les plus favorables, et bien plus dans la crise présente, ne peut réussir qu'à une condition : c'est que le pouvoir organisateur reste en rapports immédiats, réguliers, incessants avec le pays qu'il se propose d'organiser. Mais il est hors de doute que sous peu de jours, lorsque Paris sera investi par les

(i) La brochure saute ici à la page 78, ligne 19, du manu- scrit de Bakounine (voir à l'Appendice, p. 264, ligne 23), omet- tant complètement sauf quelques passages des pages yS et 76 qui seront utilisés dans la conclusion tout ce qui est compris entre la ligne 5 de la page 67 et la ligne 19 de la page 78. Dans cette partie omise se trouve un morceau re- marquable (pages 69 et suivantes du manuscrit) Bakou- nine démontre aux ouvriers français qu'ils ont le devoir de défendre la France ; voir à l'Appendice, pages 2 52 (1. 29)-26o (dernière ligne). J. G.

120 LETTRES A UN FRANÇAIS

armées allemandes, les communications du gouver- nement avec le pays seront complètement coupées. Dans ces conditions-là, aucune organisation n'est possible. Et d'ailleurs, à ce moment suprême, le gouvernement de Paris sera tellement absorbé par la défense même de Paris et par les difficultés inté- rieures qu'il rencontrera, que, fût-il composé des hommes les plus intelligents et les plus énergiques, il lui sera impossible de songer à autre chose.

Il est vrai que le gouvernement pourra se trans- porter en dehors de Paris, dans quelque grande cité provinciale, à Lyon, par exemple. Mais alors il n'exercera plus aucune autorité sur la France, parce qu'aux yeux du peuple, aux yeux des paysans sur- tout, comme il se trouve composé non des élus de la France entière, mais des élus de Paris, c'est-à- dire d'hommes les uns inconnus, les autres détestés de la campagne, ce gouvernement n'aura aucun titre légitime à commander à la France. S'il restait à Paris, soutenu par les ouvriers de Paris, il pour- rait encore s'imposer à la France, au moins aux villes, et peut-être même aux campagnes, malgré l'hostilité bien prononcée des paysans contre les hommes qui le composent. Car, il faut en convenir, Paris exerce un prestige historique si grand sur toutes les imaginations françaises, que bon gré mal gré on finira toujours par lui obéir.

Mais une fois le gouvernement sorti de Paris, cette P^ raison si puissante n'existera plus. Supposons même que la grande cité provinciale il aura

SUR LA CRISn: ACTUELLE 12 1

transporté sa résidence l'acclame, et ratifie par cette acclamation les élus de la population de Paris : cette adhésion d'une ville de province n'entraînera pas le reste de la France, et les campagnes ne se croiront pas tenues davantage à lui obéir.

Et de quels moyens, de quel instrument se ser- vira-t-il, pour obtenir l'obéissance? De la machine administrative? A supposer qu'elle puisse fonction- ner encore, n'est-ellc pas toute bonapartiste, et ne scrvira-t-ellc pas justement, avec l'appui des prêtres, à ameuter les campagnes contre le gouvernement républicain? 11 laudra donc contenir les campagnes révoltées, et, pour cela, il faudra employer une par- tie des troupes régulières qui devaient tenir tête aux Prussiens, Et comme les olliciers supérieurs sont presque tous bonapartistes, le gouvernement, qui aura besoin d'hommes dévoués et lidèies,sera obligé de les casser et d'en chercher d'autres : il faudra réorganiser l'armée de fond en comble pour en faire un instrument capable de défendre la république contre l'insurrection réactionnaire. Pendant ce temps, les Prussiens prendront Paris, et les cam- pagnes détruiront la république : et voilà unique- ment à quoi peut aboutir une tentative de défense odicielle, gouvernementale, par les moyens régu- liers et administratifs.

Malheur à la France, si elle attendait du gouver- nement actuel le renouvellement des prodiges de 1793. Ces prodiges ne furent pas produits par la seule puissance de l'Etat, du gouvernement, niais

122 LETTRES A UN FRANÇAIS

encore et surtout par l'enthousiasme révolutionnaire du peuple français tout entier, qui, prenant lui-même en main ses affaires avec l'énergie du désespoir, or- ganisa dans chaque ville, dans chaque commune, un centre de résistance et d'action. Et puis, si l'Etat issu du mouvement de 1789, tout jeune encore, tout pénétré de lavie et des passions populaires, | ^* a pu se montrer capable de sauver la patrie, il faut se dire que depuis lors il a bien vieilli et s'est bien corrompu. Revu et corrigé, et usé jusque dans ses ressorts fon- damentaux par Napoléon I'-'' ; restauré tant bien que "mal par les Bourbons, corrompu et affaibli par la monarchie de Juillet, il est arrivé sous le second empire au dernier degré de corruption et d'impuis- sance ; et maintenant, la seule chose qu'on puisse attendre de lui, c'est sa disparition complète avec toutes les institutions policières, administratives, juridiques et financières qui le soutenaient, pour faire place à la société naturelle, au peuple qui re- prend ses droits naturels et qui se lève (').

(2) Mais, me direz^vous, le gouvernement provi- soire a convoqué tous les électeurs pour la première quinzaine d'octobre, à l'effet de nommer une Assem- blée constituante; celle-ci pourra faire réformer ra- dicalement le système administratif, comme l'a fait

(i) Ici, à la ligne 3o de la page 80 du manuscrit de Bakounine, la brochure cesse de suivre ce manuscrit, qui s'achève une page plus loin (p. 81). Voira l'Appendice, p. 267(1. 19, J. G.

(2) Cet alinéa et le commencement du suivant ont été rédi- gés par moi pour servir de transition entre ce qui précède et ce qui va suivre. J. G.

SUR LA CRISE ACTUELLE 12^

celle de 1789, et redonner ainsi une vie nouvelle à l'Etat politique, qui tombe en ruines.

Cette objection n'est pas sérieuse. Supposons que, conformément à la décision du gouvernement pro- •visoire, qui m'a l'air d'être une bravade jetée aux Prussiens plutôt qu'une résolution réfléchie, sup- posons, dis-je, que les élections se fassent réguliè- rement, et qu'il en sorte une Assemblée dont la ma- jorité sera disposée à seconder toutes les intentions du gouvernement républicain. (^)Je dis que cette Assemblée ne pourra pas faire des réformes réelles et profondes en ce moment. Ce serait vouloir exé- cuter un mouvement de flanc en présence d'un puis- sant ennemi, comme ce mouvement tenté par Ba- zaine devant les Prussiens et qui lui a si mal réussi. Est-ce bien au moment le gouvernement aura le plus besoin des services énergiques et réguliers delà machine administrative, qu'il pourrait essayer de la renouveler et de la transformer ? 11 faudrait pour cela la paralyser complètement pendant quelques semaines ; et que ferait pendant ] ^'^ ce temps le gouvernement, privé des rouages qui lui sont néces- saires pour gouverner le pays ?

Cette même impossibilité empêchera le gouverne- ment de toucher d'une manière tant soit peu radicale au personnel même de l'administration impériale.

^i) A partir d'ici, le texie imprime correspond, jusqu'à la page i33, ligne 4, de cette réirripression, au contenu des pages 14 (1. i)-22 (1. 2) du manuscrit de Bakounine. Voir à l'Ap- pendice, pages i84(deruiére ligne)-i96 (1. i) J. G.

124 LETTRES A UN FRANÇAIS

Il lui faudrait créer une le'gion d'hommes nouveaux. Tout ce qu'il pourra faire, tout ce qu'il a fait jus- qu'ici, c'est de remplacer les préfets et les sous-pré- fets par d'autres qui en général ne valent pas beau- coup mieux.

Ces quelques changements de personnes démora- liseront nécessairement encore plus l'administration actuelle. Il s'y produira des tiraillements sans fin et une sourde guerre intestine, qui la rendra encore cent fois plus incapable d'action qu'elle ne l'est au- jourd'hui ; de sorte que le gouvernement républicain aura à son service une machine administrative qui ne vaudra même pas celle qui exécutait tant bien que mal les ordres du ministère impérial.

Pour obvier à ce mal, le gouvernement provisoire enverra sans doute dans les départements des pro- consuls, des commissaires extraordinaires. Ce sera alors le comble de la désorganisation.

En eâet, il ne suffit pas d'être muni de pouvoirs extraordinaires, pour prendre des mesures extraor- dinaires de salut public, pour avoir la puissance de créer des forces nouvelles, pour pouvoir provoquer dans une administration corrompue, et dans des po- pulations systématiquement déshabituées de toute initiative, un élan, une énergie, une activité salu- taires. Pour cela il faut avoir encore ce que la bour- geoisie de 1792 et 1793 avait à un si haut degré, et ce qui manque absolument à la bourgeoisie actuelle, même aux républicains, il faut avoir l'intelligence,

SUR LA CRISE ACTUELLE 12^

la volonté, l'audace révolutionnaires. Et comment imaginer que les commissaires du gouvernement provi I ^''' soire,ies subordonnés de Gambettaet G'% posséderont ces qualités, puisque leurs supérieurs, les membres du gouvernement, les coryphées du parti républicain, ne les ont pas trouvées dans leur propre cœur?

En dehors de ces qualités personnelles qui impri- ment aux hommes de 1793 un caractère vraiment héroïque, si les commissaires extraordinaires ont si bien réussi aux Jacobins de la Convention nationale, c'est que cette Convention était réellement révolu- tionnaire, et que, s'appuyant elle-même à Paris sur les masses populaires, sur la vile multitude, a. l'ex- clusion de la bourgeoisie libérale, elle avait ordonné à tous ses proconsuls de s'appuyer également partout et toujours sur cette même canaille populaire. Les commissaires envoyés par Ledru-Rollin en 1848, et ceux que pourra envoyer aujourd'hui Gambetta, ont fait et feront nécessairement un fiasco complet, par la raison inverse, et les seconds plus encore que les premiers, parce que cette raison inverse agira plus puissamment encore sur eux que sur leurs devan- ciers de 1848. Cette raison, c'est que les uns et les autres ont été et seront, à un degré plus ou moins sensible, des bourgeoisradicaux, délégués du républi- canisme bourgeois, et comme tels ennemis du socia- lisme, ennemis de la révolution vraiment populaire.

Cet antagonisme de la révolution bourgeoise et de la révolution populaire n'existait pas encore, en

120 LETTRES A UN FRANÇAIS

1793, ni dans laconscience du peuple, nimêmedans celle de la bourgeoisie. On n'avait pas encore de'- mêlé de l'expe'rience historique cette ve'rite', que la liberté de toute classe privile'giée et par consé- quent celle de la bourgeoisie était fondée essen- tiellement sur l'esclavage économique du prolétariat. Comme fait, comme conséquence réelle, cette vérité avait toujours existé; mais elle avait été tellement embrouillée avec d'autres faits et masquée par tant d'intérêts et de tendances historiques différentes, I "surtout religieuses et nationales, qu'elle ne s'était point encore dégagée dans sa grande simplicité et dans sa clarté actuelle, ni pour la bourgeoisie, corn- manditaire du travail, ni pour le prolétariat, salarié c'est-à-dire exploité par elle. La bourgeoisie et le prolétariat étaient bien dès lors ennemis naturels, mais sans le savoir; par suite de cette ignorance, ils attribuaient, l'une ses craintes, l'autre ses maux, à des raisons fictives, non à leur antagonisme réel ; et se croyant unis d'intérêts, ils marchèrent ensemble contre la monarchie, la noblesse et les prêtres.

Voilà ce qui fit la grande force des bourgeois révo- lutionnaires de 1793, Non seulement ils ne crai- gnaient pasle déchaînementdes passions populaires, mais ils le provoquaient de toutes leurs forces, comme l'unique moyen de salut pour la patrie et pour eux-mêmes contre la réaction intérieure et ex- térieure. Lorsqu'un commissaire extraordinaire, délégué par la Convention, arrivait dans une pro-

SUR LA CRISE ACTUELLE 12/

vince, il ne s'adressait jamais aux gros bonnets delà contrée, ni aux révolutionnaires bien gantés; il s'a- dressait directement aux sans-culottes, à la canaille populaire, et c'est sur elle qu'il s'appuyait pour exé- cuter, contre les gros bonnets et les révolutionnaires comme il faut, les décrets de la Convention. Ce qu'ils faisaient n'était donc pas à proprement parler de la centralisation ni de l'administration, mais de la provocation. Ils ne venaient pas dans un pays pour lui imposer dictatorialement la volonté de la Con- vention nationale. Ils ne firent cela que dans de très rares occasions, et lorsqu'ils venaient dans une con- trée décidément et unanimement hostile et réaction- naire. Alors ils arrivaient accompagnés de troupes qui ajoutaient l'argument de la baïonnette à leur élo- quence civique. Mais ordinairement ils venaient seuls, sans un soldat pour les appuyer, ne cherchant leur force que dans les masses, dont les instincts étaient toujours conformes aux pensées de la Con- vention. Loin de restreindre | '* la liberté des mou- vements populaires, par crainte d'anarchie, ils les provoquaient de toutes les manières. La première chose qu'ils avaient l'habitude de faire, c'était de former un club populaire, ils n'en trouvaient pas d'existants. Révolutionnaires pour tout de bon, ils reconnaissaient bientôt dans la masse les vrais ré- volutionnaires, et s'alliaient avec eux pour souffler la révolution, l'anarchie, et pour organiser révolu- tionnairement cette anarchie populaire. Cette orga- nisation révolutionnaire était la seule administration

128 LETTRES A UN FRANÇAIS

et la seule force executive dont se soient servis les proconsuls de 1793.

Tel fut le vrai secret de la puissance de ces géants, que les jacobins pygmées de nos jours ad- mirent, mais qu'ils sont impuissants à imiter.

(1) Les commissaires de 1848 e'taient des hommes d'une tout autre e'toffe, sortis d'un tout autre mi- lieu. Eux et leurs chefs, les membres du gouverne- ment provisoire, ils appartenaient à la bourgeoisie devenue doctrinaire et de'sormais fatalement sépa- rée du peuple. Les héros de la grande révolution étaient pour eux ce qu'avaient été en littérature les tragédies de Corneille et de Racine, des modèles classiques. Ils voulurent les copier, mais la vie, la passion, le feu sacré n'étaient plus là. il fallait des actes, ils ne surent faire que des phrases creuses, des grimaces. Quand ils se trouvaient au milieu du prolétariat, ils se sentaient mal à leur aise, comme des gens d'ailleurs honnêtes mais qui sont dans la nécessité de tromper. Ils se battirent les flancs pour trouver un mot vivant, une pensée féconde : ils ne trouvèrent rien.

Dans toute cette fantasmagorie révolutionnaire de 1848, il n'y eut que deux hommes réellement sé- rieux, quoique tout à fait dissemblants l'un de l'autre : ce furent Proudhon et Blanqui. Tout le

(i) Cet alinéa sur les commissaires de 1848 est beaucoup plus développé dans le manuscrit de Bakounine. Voir à l'Ap- pendice, p, 190 (1. 3). J. G.

SUR LA CRISE ACTUELLE 1 29

reste ne furent que de mauvais comédiens, qui jouèrent la Révolution, comme les con j^^ fréries du moyen âge jouaient la Passion, jusqu'au moment Louis Bonaparte vint tirer le rideau.

Les instructions que les commissaires de 1848 reçurent de Ledru-Rollin furent aussi incohérentes et aussi vagues que le sont les pensées mêmes de ce révolutionnaire. C'étaient tous les grands mots de 1793, sans aucune des grandes choses, ni des grands buts, ni surtout des énergiques résolutions de cette époque. Ledru-Rollin, comme un riche bourgeois et un rhéteur qu'il est, a toujours été l'ennemi naturel et instinctif du socialisme. Aujour- d'hui, après de grands efforts, il est enfin parvenu à comprendre les sociétés coopératives; mais il ne se sent pas la force d'aller au-delà.

Louis Blanc, ce Robespierre en miniature, cet adorateur du citoyen intelligent et vertueux, est le type du communiste d'Etat, du socialiste doctri- naire et autoritaire. Il a écrit dans sa jeunesse une toute petite brochure sur « l'Organisation du travail », et aujourd'hui même, en présence des immenses travaux et du développement prodigieux de l'Inter- nationale, il en reste encore là. Pas un souffle de sa parole, pas une étincelle de son cerveau n'a donné la vie à personne. Son intelligence est stérile, comme toute sa personnalité est sèche. Aujourd'hui encore, dans une lettre récemment adressée au Daily Nervs^ en présence de l'horrible et fratricide égorgement auquel se livrent les deux nations les

I 30 LETTRES A UN FRANÇAIS

plus civilisées du monde, il n'a pas trouvé autre chose dans sa tête et dans son cœur que ce conseil, qu'il adresse aux re'publicains français, « de proposer aux Allemands, au nom de la fraternité' des peuples, une paix également honorable pour les deux nations».

Ledru-Rollin et Louis Blanc ont été, comme on sait, les deux grands révolutionnaires de 1848, avant les journées de Juin : l'un bourgeois-avocat, rhéteur boursouflé aux allures et aux prétentions danto- nesques; l'autre, un | *<* Robespierre-Babeuf réduit aux plus minces proportions. Ni l'un ni l'autre n'ont su penser, vouloir, ni surtout oser. D'ailleurs, l'évêque Lamourette de ce temps-là, Lamartine, avait imprimé à tous les actes et à tous les hommes de l'époque, moins Proudhon et Blanqui, sa note fausse et son faux caractère de conciliation, cette conci- liation qui signifiait en réalité sacrifice du prolétariat à la bourgeoisie, et qui aboutit aux journées de Juin.

Les commissaires extraordinaires partirent donc pour les provinces, portant dans leurs poches les in- structions de ces grands hommes, plus les recom- mandations d'un caractère réactionnaire très réel qui leur furent faites par les républicains modérés du National, les Marrasi, les Bastide, les Jules Favre, etc.

Faut-il s'étonner si ces malheureux commissaires ne firent rien dans les départements, sinon d'exciter le mécontentement de tout le monde, par le ton et les manières de dictateurs qu'il leur plut de se don- ner? On se moqua d'eux, et ils n'exercèrent aucune

SUR LA CRISE ACTUELLE I3I

influence. Au lieu de se tourner vers le peuple, et seulement vers le peuple, comme leurs devanciers de 1793, ils s'occupèrent uniquement de chercher à convertir à la république les classes privile'gie'es. Au lieu d'organiser partout la puissance populaire par le déchaînement des passions révolutionnaires, ils prêchèrent au prolétariat la modération, la tran- quillité, la patience, et une confiance aveugle dans les desseins généreux du gouvernement provisoire. Les cercles réactionnaires de province, intimidés d'abord par cette révolution qui leur était tombée si inopinément sur la tête et par l'arrivée de ces com- missaires de Paris, reprirent courage lorsqu'ils virent que ces Messieurs ne savaient faire que des phrases et avaient eux-m'êmes peur du peuple; et le résultat de la mission des commissaires de 1848 fut la triste Assemblée constituante que vous savez. I ^* Après Juin, ce fut autre chose. Les bourgeois sincèrement révolutionnaires, ceux qui passèrent dans le camp du socialisme, sous l'influence de la grande catastrophe qui avait tué d'un seul coup tous les comédiens révolutionnaires de Février, devinrent des hommes sérieux et firent des efforts sérieux pour révolutionner la France. Ils réussirent même en grande partie. Mais il était trop tard; la réaction de son côté s'était réorganisée avec une puissance for- midable, et, grâce aux terribles moyens que donne la centralisation de l'Etat, ellefinit par triompher tout à fait, plus même qu'elle ne l'avait voulu, dans les journées de Décembre.

ip LETTRES A UN FRANÇAIS

Eh bien, les commissaires que Gambetta pourra envoyer dans les départements seront encore plus malheureux que les commissaires de 1848. Enne- mis des ouvriers socialistes, aussi bien que de l'ad- ministration et des paysans bonapartistes, sur qui donc s'appuieront-ils ? Leurs instructions leur com- manderont évidemment d'enchaîner dans les villes le mouvement révolutionnaire socialiste, et dans les campagnes le mouvement réactionnaire bonapar- tiste, — mais avec l'aide de qui? D'une administra- tion désorganisée, restée elle-même bonapartiste pour la moitié ou les trois quarts, et de quelques centaines de pâles républicains et d'orléanistes : des républicains aussi insignifiants, aussi incertains et aussi désorientés qu'eux-fnêmes, restant en dehors de la masse populaire et n'exerçant aucune influence sur personne; et des orléanistes, bons seulement, comme tous les gens riches, à exploiter et à faire tourner un mouvement au profit de la réaction, mais incapables eux-mêmes d'une résolution et d'une action énergique. Et notez que les orléanistes seront de beaucoup les plus forts des deux, car, à côté des grands moyens financiers dont ils disposent, ils ont encore cet avantage de savoir ce qu'ils | *^ veulent, tandis que les républicains joignent, à leur extrême pénurie, le malheur de ne savoir oii ils vont et de rester étrangers à tous les intérêts réels, tant privilé- giés que populaires. (*) 11 résultera de que les com-

(i) La courte phrase qui suit résume un développement beaucoup plus étendu qui, dans le manuscrit de Bakounine,

SUR LA CRISE ACTUELLE IJJ

missaires, ou bien ne feront rien, ou bien, s'ils font quelque choie, le feront seulement grâce à l'appui des orle'anistes, et alors n'auront travaille' en réalité qu'à la restauration des Orléans.

(') Maintenant, quelle est maconclusiondéfinitive?

Elle ressort suffisamment de tout ce que j'ai dit, et d'ailleurs j'ai commencé par vous la donner dans ma première lettre. Je dis que dans le danger que court la France, danger plus grand que tous ceux qu'elle a courus depuis des siècles, il n'y a qu'un moyen de salut : le soulèvement général et révolu- tionnaire du peuple.

Si le peuple se lève, je ne doute pas du triomphe. Je ne crains qu'une chose, c'est que le danger ne lui paraisse pas assez pressant, assez immense, assez menaçant pour lui donner ce courage du désespoir dont il a besoin. A ce moment même il ne manque pas de Français qui regardent la prise de Paris, la ruine et l'asservissement de la France par les Prus- siens, comme une chose absolument impossible, impossible au point d'être ridicule. Et ils laissent tranquillement avancer l'ennemi, confiants dans l'étoile de la France, et s'imaginant qu'il suffit

termine l'alinéa. Voir à l'Appendice, p. 195, 1. i3. J. G. (i) Tout le reste du texte de la brochure, à partir d'ici, a été rédigé par moi ; j'ai utilisé par endroits quelques phrases des pages 76 et 76, et de la page 23, du manuscrit de Bakou- nine. Voir à l'Appendice, pages 260 (1. 6)-262 (1. 20), et 197 (lignes i«-2':i). J. G.

134 LETTRES A UN FRANÇAIS SUR LA CRISE ACTUELLE

d'avoir dit : «C'est impossible », pour empêcher la chose de se faire.

Il faut absolument vous re'veiller de ce rêve, Fran- çais, si quelques-uns de vous se laissent encore ber- cer par ces funestes illusions. Non, je vous le dé- clare : Cet affreux malheur, dont vous ne voulez pas même admettre la pensée, n'est pas impossible; il est au contraire si certain, que si vous ne vous levez pas aujourd'hui en | *3 masse, pour exterminer les soldats allemands qui ont envahi le sol de la France, demain ce sera la réalite'. Plusieurs siècles de pré- dominance nationale vous ont tellement habitués à vous considérer comme le premier et le plus puis- sant peuple du monde, que vous ne vous êtes pas encore aperçus de la gravité de votre situation pré- sente. Cette situation, la voici :

La France comme Etat est perdue. Elle ne peut plus se sauver par les moyens réguliers et admini- stratifs. C'est à la France naturelle, à la France du peuple à entrer maintenant sur la scène de rhis- toire^ à sauver sa liberté et celle de l'Europe entière^ par un soulèvement immense, spontané, tout popu- laire, en dehors de toute organisation officielle, de toute centralisation gouvernementale. Et la France, en balayant de son territoire les armées du roi de Prusse, aura du même coup affranchi tous les peuples d'Europe et accompli l'émancipation sociale du pro- létariat.

APPENDICE

LETTRE A UN FRANÇAIS

(Reproduction textuelle et intégrale du ma uscrit de Bakotmine) (i).

I I Gontiuiiatiou.

2 5 août soir ou plutôt 26 matin.

Considérons de nouveau la situation générale.

Je crois avoir prouvé, et les événements ne tarderont pas de prouver mieux que je n'ai pu le faire :

(^) Que dans les conditions auxquelles la France se trouve présentement, la France ne peut plus être sauvée

(1) Moins les pages, envoyées à Ozerof, dont il est question dans la lettre à Ogaref du 11 août 1870 (voir p. 72), pages qui sont perdues. Voir, sur le motif qui m'a décidé à placer, à la suite de la reproduction du texte de la brochure, la réim- pression littérale et complète du manuscrit original, VAvant- propos (pages 71-77). Les chiffres, appuyés sur une barre de séparation, qu'on trouvera dans le texte, indiquent le com- mencement des pages du manuscrit. J. G.

(2) En écrivant ce « !• », Bakounine avait naturellement l'intention de le faire suivre, plus loin, d'un « II" »; mais on chercherait vainement ce « II» » dans la suite de cette Lettre. On verra, à la fin de cette première Continuation (p. 24 du

136 APPENDICE

par les moyens réguliers de la civilisaiion, de l'Etat. Elle ne peut échapper à la déchéance que par un e_ffort su- prême, par un immense mouvement convulsif de toute la nation, par le soulèvement armé du peuple français.

a) Les Prussiens, toute la nation allemande considé- rée comme Etat unitaire, comme Empire, ce qu'elle est déjà virtuellement, ne peut racheter les immenses sacrifices qu'elle a faits, ni se sauvegarder contre les vengeances futures et même très prochaines de la France humiliée, insultée, qu'en écrasant cette dernière, qu'en lui dictant les conditions d'une paix ruineuse à Paris.

b) Aucun Etat français ~ empire, royaume ou répu- blique — ne saurait exister seulement un an, après avoir accepté les conditions désastreuses et déshonorantes que les Prussiens seront obligés, par la force même des choses, de leur dicter.

c) Donc, legouvernement provisoire actuel Bazaine, Mac-Mahon, Palikao, Trochu, avec son Conseil privé : Thiers-Gambetta ne peuvent, s'ils le voulaient même, traiter avec les Prussiens, tant qu'il en restera un seul sur le territoire de la France. Par suite de quoi, entre tous ces hommes qui réprésentent quatre partis diffé- rents : l'empire honteux; l'orléanisme direct (Trochu); l'orléanisme indirect, ou bien la république bourgeoise et

manuscrit, p. i65 du présent volume), qu'après avoir prouvé, dans la première partie (perdue) et dans la seconde partie (Con- tinuation) de sa Lettre, que « les moyens réguliers ne pouvaient plus sauver la France », et « qu'elle ne pouvait être sauvée que par un soulèvement national n, il annonce que, dans une troi- sième partie (qu'il appelle « troisième lettre »), il prouvera que « l'initiative et l'organisation du soulèvement populaire ne peut plus appartenir à Paris et n'est possibleque dans les provinces». C'est donc cette troisième partie {Continuation, III) qui forme le « 11° » implicitement promis par le « » écrit à la première page de la présente Continuation. J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS I37

surtout militaire comme transition à la restauration mo- narchique (Thiers, et Trochu sans doute aussi, si la res- tauration directe se montrait impossible) ; et la répu- blique bourgeoise pour tout de bon (Gambetta et Comp.), entre tous ces hommes [il y a (*)] une trêve tacite. Ils mettent leurs drapeaux dans leurs poches et remet- tent la lutte des différents partis à des temps plus pacifi- ques, en se donnant la main aujourd'hui pour le salut de l'honneur et de l'intégrité de la France,

d) Ils sont tous sincèrement des patriotes de l'Etat. Séparés sur tant | ^ àe points, ils s'unissent complète- ment sur un seul : ils sont tous également des hommes politiques, des hommes d'Etat.

Comme tels ils n'ont de foi que dans les moyens ré- guliers, que dans les forces organisées par l'Etat, et une horreur égale pour la banqueroute qui en effet est la ruine et le déshonneur pour l'Etat, non pour la nation, pour le peuple ; une horreur pour les soulèvements, pour les mouvements anarchiques des masses populaires, qui sont la fin de la civilisation bourgeoise et une dissolution certaine pour l'Etat.

e) Ils voudraient donc sauver la France par les seuls moyens réguliers et par les forces organisées de l'Etat, en n'ayant recours qu'aussi peu que possible aux sau- vages instincts de la vile multitude, qui offusquent la délicatesse exquise de leurs sentiments, de leur goût, et, ce qui est plus sérieux encore, menacent leur position et l'existence même de la société fortunée et privilé- giée.

f) Pourtant ils sont forcés d'y avoir recours, car la position est très sérieuse et leur responsabilité immense.

(i) Mots omis dans le manuscrit. J. G.

APPENDICE

A une puissance formidable et magnifiquement organi- sée, ils n'opt rien à opposer qu'une armée à moitié dé- truite, et une machine administrative abêtie, abrutie, corrompue, ne fonctionnant plus qu'à demi, et incapable de créer en peu de jours une force qu'elle n'a point été capable de produire en vingt ans. Ils ne sauraient donc entreprendre ni faire rien de sérieux, s'ils n'étaient sou- tenus par la confiance publique et secourus par le dé- vouement populaire.

g) Ils se voient forcés de faire un appel à ce dévoue- ment. Ils ont proclamé le rétablissement de la garde na- tionale dans tout le pays, l'incorporation des gardes mo- biles dans l'armée et l'armement de toute la nation. Si tout cela était sincère, on aurait ordonné la distribution immédiate des armes au peuple sur toute la surface delà France. Mais ce serait l'abdication de l'Etat, la révolu- tion sociale par le fait, sinon par l'idée, et ils n'en veulent point.

h) Ils en veulent si peu, que, s'ils avaient à choisir entre l'entrée triomphante des Prussiens à Paris et le salut delà France par la révolution sociale, il n'y a pas de doute que tous, sans excepter Gambetta et Comp., auraient opté pour la première. Pour eux, la révolution sociale, c'est la mort de toute civilisation, la fin du monde et par conséquent de la France aussi. Et mieux, vaut, penseront-ils, mieux vaut une France déshonorée, amoindrie, soumise momentanément sous la volonté in- solente des Prussiens, mais avec l'espoir certain de se relever, qu'une France tuée | 3 à tout jamais, comme Etat, par la révolution sociale.

i) Comme hommes politiques, ils se sont dont posé le problème suivant : Faire appel à l'armement populaire sans armer le peuple, mais profiter de l'enthousiasme

LETTRE A UN FRANÇAIS I 39

populaire pour faire entrer, sous différentes dénomina- tions, beaucoup de recrues volontaires dans l'armée ; sous le prétexte du rétablissement de la garde natio- nale, armer les bourgeois, à l'exclusion des prolétaires, et surtout les anciens militaires, afin d'avoir une force suffisante à opposer aux révoltes du prolétariat, enhardi par l'éloignement des troupes ; incorporer dans l'armée les gardes mobiles suffisamment disciplinées, et dis- soudre ou laisser désarmées celles qui ne le sont pas et qui font montre de sentiments trop rouges. Ne per- mettre la formation des corps francs qu'à condition qu'ils [ne] soient organisés et conduits que par des chefs appartenant aux classes privilégiées : Jockey Club, pro- priétaires nobles ou bourgeois, en un mot gens comme il faut.

A défaut de puissance coercitive pour contenir les po- pulations, faire servir l'excitation patriotique de ces po- pulations, provoquée autant par les événements que par leurs aveux et leurs mesures obligées, au mainlien de l'ordre public, en propageant parmi elles celte conviclion fausse, désaslreuse, que pour sauver la France de l'a- bîme, de l'anéantissement et de l'esclavage dont la me- nacent les Prussiens, les populations doivent, tout en demeurant suffisammenl exallées pour se sentir capa- bles des sacrifices exlraordinaires qui seront réclamés par le salut de l'Etat, resler tranquilles, biaclives, s'en remet- tant d'une manière toute passive à la providence de l'Etat et du gouvernement provisoire qui en a pris aujourd'hui la direction en ses mains, et considérant comme des en- nemis de la France, comme des agents de la Prusse, tous ceux qui essaieraient de troubler cette confiance, cette quiétude populaire, tous ceux qui voudraient pro- voquer la nation à des actes spontanés de salut public,

140 APPENDICE

en un mot tous ceux qui, se défiant à bon droit de la capacité et de la bonne foi des gouvernants actuels, veu- lent sauver la France par la révolution.

;') Il y a par conséquent aujourd'hui entre tous les partis, sans en excepter les jacobins les plus rouges et naturellement aussi les socialistes bourgeois, matés et paralysés les uns comme les autres par la crainte que leur inspirent les j 4 socialistes révolutionnaires, réelle- ment populaires, les anarchistes ou pour ainsi dire les Hébertistes du socialisme, qui sont aussi profondé- ment détestés par les communistes autoritaires, par les communistes de l'Etat, que par les Jacobins et par les socialistes bourgeois, entre tous ces partis, sans ex- cepter même les communistes de l'Etat, il y a un accord iaciie, d'empêcher la révolution tant que l'ennemi sera en France, pour deux raisons :

La première, c'est que, en ne voyant tous également de salut pour la France que dans l'action de l'Etat et dans l'exagération excessive de toutes les facultés et puissances de l'Etat, ils sont tous sincèrement convain- cus que, si la révolution éclatait maintenant, comme elle aurait pour effet immédiat, naturel, la démolition de l'Etat actuel, et comme les Jacobins et les communistes autoritaires manqueraient nécessairement et de temps et de tous les moyens indispensables pour la reconstruc- tion aussi immédiate d'un nouvel Etat révolutionnaire, elle, c'est-à-dire la révolution, livrerait la France aux Prussiens, en la livrant d'abord aux révolutionnaires so- cialistes.

La seconde n'est qu'une explication et un développe- ment de la première. Ils redoutent et détestent égale- ment les socialistes révolutionnaires, les travailleurs de l'Internationale, et, sentant que dans les conditions pré-

LETTRE A UN FRANÇAIS I4I

sentes la révolution triompherait immanquablement, ils veulent à toute force empêcher la révolution.

k) Cette situation singulière entre deux ennemis, dont l'un les monarchistes est condamné à disparaître, et l'autre les révolutionnaires socialistes menace d'arriver, impose aux jacobins, aux socialistes bourgeois et aux communistes de l'Etat, une dure nécessité : celle de s'allier secrètement, tacitement, avec la réaction d'en haut contre la révolution d'en bas. Ils ne craignent pas autant cette réaction que cette révolution. Voyant en effet que la première est excessivement affaiblie, au point de ne pouvoir plus exister qu'avec leur consente- ment, ils s'allient avec elle momentanément et s'en ser- vent d'une manière | 5 très sournoise contre la se- conde.

Cela explique la réaction violente qui de leur consen- tement règne aujourd'hui à Paris. Cela explique pour- quoi on retient, on ose retenir illégalement Rochefort en prison. Avez-vous remarqué le mutisme de toute l'opposition radicale, et particulièrement le silence de Gambetta, lorsque Raspail a réclamé sa mise en liberté? Seul le vieux Crémieux a prononcé un misérable dis- cours juridique ; les autres, pas un mot. Et pourtant la question était bien claire : il s'agissait de la dignité et du droit du Corps législatif tout entier, de la dignité et du droit de la représentation nationale violés cynique- ment en la personne du député Rochefort par le pou- voir exécutif. Le silence de la gauche républicaine ne signifiait-il pas deux choses : d'abord c'est que tous ces Jacobins détestent et craignent Rochefort comme un homme qui jouit, à raison ou à tort, des sympathies et de la confiance de la vile multitude ; que tous, comme des hommes politiques, expression favorite de Gambetta,

142 APPENDICE

sont très contents de savoir Rochefort en prison ; et en- suite, qu'il y a comme un parti pris de ne point faire d'opposition au gouvernement provisoire existant actuel- lement à Paris?

/) Cette résolution est encore une conséquence natu- relle de leur position singulière : ayant décidé que la ré- volution immédiate serait funeste à la France, et ne voulant par conséquent pas renverser ce gouvernement (parce que le renverser sans révolution est impossible, la majorité du Corps législatif étant absolument réaction- naire, de sorte que, pour changer ce gouvernement, il faudrait d'abord dissoudre violemment le Corps législa- tif), étant forcés de souffrir ce gouvernement qu'ils dé- testent, les radicaux sont trop patriotes pour vouloir l'af- faiblir, car ce gouvernement est chargé maintenant de la défense de la France, de sorte que l'affaiblir ce serait affaiblir la défense, les chances de salut de la France. De une conséquence nécessaire : les radicaux sont forcés de sou^rir, de laisser passer en silence toutes les intri- gues, les actes les plus iniques, môme les plus funestes sottises de ce gouvernement, car c'est une vérité recon- nue et mille fois constatée et confirmée par l'expérience de toutes les nations, que dans les grandes crises de l'Etat, alors que l'Etat se trouve menacé par d'immenses dangers, mieux vaut un gouvernement fort, quelque mauvais qu'il soit, que l'anarchie qui résulterait néces- sairement I g de l'opposition qu'on lui ferait. Sans corri- ger les vices inhérents à ce gouvernement, l'opposition et l'anarchie qui s'ensuivraient affaibliraient considéra- blement sa puissance, son action, et diminueraient par conséquent les chances de salut pour la France.

;n) Il en résulte quoi? Que l'opposition radicale, enchaînée doublement et par la répulsion instinctive que

LETTRE A UN FRANÇAIS I43

lui inspire le socialisme révolutionnaire et par son pa- triotisme, s'annule complètement et marche sans volonté à la remorque de ce gouvernement, qu'elle renforce el sanc- tionne par sa présence, par son silence, et quelquefois aussi par ses compliments et par les expressions hypocrites de sa sympathie.

Ce pacte forcé entre les bonapartistes, les orléa- nistes, les républicains bourgeois, les Jacobins rouges et les socialistes autoritaires, est naturellement à l'avantage des deux premiers partis, et au détriment des trois der- niers. S'il y eut jamais des républicains travaillant au profit de la réaction monarchique, ce sont certainement les jacobins français conduits par Gambetta. Les réac- tionnaires aux abois, ne sentant plus de terrain sous leurs pieds, et voyant brisés en leurs mains tous les bons vieux moyens, tous les instruments nécessaires de la tyrannie de l'Etat, sont devenus à cette heure exces- sivement humains et polis Palikao et Jérôme David lui- même, si insolents hier, sont aujourd'hui d'une affabilité extrême. Ils comblent les radicaux, et Gambetta surtout, de leurs flagorneries et de toutes sortes de témoignages de respect. Mais en retour de ces politesses, ils ont le pouvoir. Et la gauche radicale en est exclue tout à fait.

n) Au fond, tous ces hommes qui composent aujour- d'hui le pouvoir : Palikao, Chevreau et Jérôme David d'un côté, Trochuet Thiers de l'autre, enfin Gambetta, cet intermédiaire à demi-officiel entre le gouvernement et la gauche radicale, se détestent du fond de leur cœur, et, se considérant comme des ennemis mortels, se dé- fient profondément les uns des autres. Mais tout en in- triguant les uns contre les autres, ils sont forcés de marcher ensemble, ou plutôt ils sont forcés d'avoir l'air \^ de marcher ensemble. Toute la puissance de ce gou-

144 APPENDICE

vernement est fondée exclusivement aujourd'hui sur la foi des masses populaires en son harmonieuse, complèle et forte unité.

Comme ce gouvernement ne peut plus se maintenir que par la confiance publique, il faut absolument que le peuple ait une foi pour ainsi dire absolue en cette unité d'action et cette identité de vues de tous les membres du gouvernement ; car aussi longtemps que le salut de la France devra être fait par l'Etat, cette unité et cette identité pourront seules la sauver. Il faut donc que le peuple soit convaincu que tous les membres qui com- posent ce gouvernement, oubliant toutes leurs dissi- dences et toutes leurs ambitions passées, et laissant abso- lument de côté tous les intérêts de partis, se sont donné la main franchement pour ne s'occuper plus aujourd'hui que du salut de la France. L'instinct du peuple sait parfaite- ment qu'un gouvernement divisé, tiraillé dans tous les sens, et dont tous les membres intriguent les uns contre les autres, est incapable d'action énergique sérieuse ; qu'un tel gouvernement pourra perdre et non sauver le pays. El s'il savait tout ce qui se passe au sein du gou- vernement actuel, il le renverserait.

Gambetta et Comp. savent tout ce qui se passe dans ce gouvernement, ils sont assez intelligents pour comprendre que le gouvernement est trop désuni et trop réactionnaire pour déployer toute l'énergie exigée par la situation et pour prendre toutes les mesures néces- saires au salut du pays, et ils se taisent, parce que parler ce serait provoquer la révolution, et parce que leur patriotisme aussi bien que leur bourgeoisisme re- poussent la révolution.

Gambetta et Comp. savent que Palikao, Jérôme David et Chevreau, profitant de leur position, intriguent

LETTRE A UN FRANÇAIS I45

avec Mac-Mahon et Bazaine pour sauver l'empire, s'il est possible, et, en cas d'impossibilité, pour sauver au moins la monarchie en la transformant en royaume avec la dynastie des Bourbons ou des Orléans; ils savent que le trop éloquent et parlementaire Trochu intrigue avec le père du parlementarisme, Thiers, et avec le taciturne Changarnier, pour le rappel direct des | § Orléans. Gam- betta sait tout, voit tout, mais il les laisse, étant trop patriote lui-même pour se permettre même une intrigue en faveur de la république. Il pousse cette renonciation patriotique si loin, qu'il permet même à ses nouveaux amis de la réaction bonapartiste, devenus tout-puissants depuis que les événements ont démontré leur impuis- sance à gouverner la France, de démolir et de décapi- ter le part! républicain, en suspendant ses deux journaux principaux, le Réveil et le Rappel, les seuls qui aient osé dire la vérité sur les événements qui se passent à la France et aux habitants de la France.

Le mensonge officiel est aujourd'hui plus que jamais à l'ordre du jour à Paris et dans toute la France. On trompe cyniquement, systématiquement la nation tout entière sur l'état réel des affaires. Au moment l'ar- mée française est battue et plus qu'à moitié détruite, alors que les Prussiens continuent leur marche victo- rieuse sur Paris, Palikao vient parler des victoires de Bazaine au Corps législatif, et tous les journaux de Paris, sachant la vérité, répètent ces mensonges^ toujours par patriotisme, car le mot d'ordre à présent dans tout le pays, c'est de sauver la France par le mensonge. Gam- betta et Comp. savent tout cela, et non seulement ils se taisent, mais ils sanctionnent le mensonge officiel, par les expressions hypocrites d'une confiance et d'une joie qu'ils sont bien loin d'éprouver. Pourquoi le font-

146 APPENDICE

ils? Parce qu'ils sont convaincus que si le peuple de Paris et de la France tout entière savait la vérité, il se lèverait en masse : ce serait la révolution ; et par patrio- tisme aussi bien que par bourgeoisisme, ils ne veulent pas de la révolution.

L'armement de la nation résolu et transformé en loi par le Corps législatif et par le Sénat, celui des gardes nationales et des gardes mobiles ne se fait pas du tout. Le peuple français reste complètement désarmé devant l'invasion étrangère. Gambetta et compagnie ne peuvent l'ignorer, puisque même les journaux ] 9 réac- tionnaires de Paris le disent. Voici ce que dit la Presse du 24 août :

« La garde mobile est à peine organisée dans un tiers des départements ; la garde nationale sédentaire n'est armée nulle part si ce n'est à Paris- »

Et dans un autre article :

« Il y a dans les bureaux de l'administration de dé- plorables traditions, des règlements surannés. Nous voyons d'un côté la routine administrative et trop sou- vent f abaissement d'esprit de certains employés haut pla- ces, et de l'autre l'enthousiasme ardent et résolu des populations... Des chefs de service, très inférieurs à la gravité des circonstances, semblent multiplier les obstacles et les lenteurs par leur fastidieuse paperasserie et le mauvais accueil qu'ils font aux populations. »

Voilà ce qui se passe dans les provinces. A Paris, me- nacé du plus terrible danger, à Paris, sous les yeux de ces lâches républicains, c'est la même chose. Voici ce que j'ai trouvé dans une Adresse de la troisième circon- scription électorale de Paris au général Trochu (du 23 août) :

« Les administrations routinières, jalouses et forma-

LETTRE A UN FRANÇAIS I47

listes semblent opposer une force d'inertie invincible aux légitimes impatiences de la population parisienne. De très nombreuses inscriptions sur les listes de la garde nationale sont restées sans aucun résultat. V arme- ment se f ail avec un^ lenteur désespérante, et l'organi- sation des cadres ne paraît pas être des plus avancées... Nous appelons votre attention, général, sur cet état de choses si peu en rapport avec la gravité des circon- stances. Il est temps de mettre à profit toutes les forces vives de la capitale. Plus de méfiances, plus de haines, plus de craintes. »

Mais le général Trochu, aussi bien que Palikao et [que] Chevreau, le ministre de l'intérieur, le jésuite et le favori de l'impératrice, ont un parti pris, conforme à leur situation, à leurs buts et à leurs opinions : celui de tuer systématiquement l'élan spontané de la nation. Cela se voit surtout dans les mesures qu'ils ont prises et qu'ils continuent de prendre par rapport à la garde mobile. Ayant acquis la conviction que cette institution, qui devait former un intermédiaire utile entre l'arme- ment populaire et les troupes régulières, était infectée d'un profond sentiment anti-bonapartiste et en partie républicain, ils l'ont condamnée à mort, sans égard pour les services immenses qu'elle aurait pu rendre en ce mo- ment à la défense de la patrie. Nous avons vu ce qu'on a fait des gardes mobiles réunies à Châlons, aussi bien que près de Marseille. Maintenant voici ce que dit la Presse, journal | lo réactionnaire. Après avoir annoncé que les départements de la Nièvre et du Cher viennent d'être mis en état de siège, elle observe que « ces me- sures se multiplient depuis quelques jours. Le pouvoir ne devrait en user qu'avec beaucoup de discernement; » et à l'appui elle raconte ce qui s'est passé à Perpignan :

148 APPENDICE

« Les élections municipales avaient eu lieu en France le jour même l'on apprenait coup sur coup la nouvelle des désastres de Wissembourg et de Forbach. Le pré- fet de Perpignan avait cru prudent, pour ne point cau- ser aux esprits une excitation trop grande, de retarder de vingt-quatre heures la publication de ces nouvelles. De irritation profonde des populations et plus tard les désordres qui ont abouti au licenciement des gardes mobiles. »

Il est évident que c'est un parti pris de ne point ar- mer la nation, parce que la nation armée, c'est la révo- lution, et comme Gambetta et Comp. ne veulent pas de révolution, ils laissent faire en silence le gouverne- ment réactionnaire.

Pressés sans doute par lapartie la plus radicale de la population de Paris, qui commence à comprendre la vé- rité et à perdre confiance et patience, Gambetta et com- pagnie, appuyés par la gauche et même, dit-on, par le centre gauche, ont fait un suprême effort, en exigeant du gouvernement qu'il accepte dans le Comité de la dé- fense de Paris, comme membres, neuf députés. Le gou- vernement réactionnaire qui a tout de suite aperçu le guet-apens et qui ne se soucie pas du tout de voir s'éta- blir, sur les ruines de sa Commission militaire, un Co- mité de salut public, s'y est absolument refusé. Mais, par esprit de conciliation, l'impératrice-régente vient de signer en Conseil de ses ministres, le 26 août, un dé- cret (1) qui ordonne que les députés Thiers, marquis de Talhouet, Dupuy de Lôme, et les sénateurs général Mellinet et Béhic, feront partie du Comité de la dé-

(i) Cette allusion à un décret signé le 26 août montre que cette partie de la lettre a être rédigée le 27, J. G.

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fense de Paris. Le vieux renard Thiers a Joué le « grand bêta », et MM. Gambetta et Comp. se tairont, souffriront, parce qu'ils se sont livrés pieds et mains, enchaînés qu'ils sont par leur patriotisme et par leur bourgeoisisme.

Mais enfin qu'attendent-ils ? Qu'espèrent-ils? Sur quoi comptent-ils? Sont-ce des traîtres ou des sots? Ils ont I 11 fondé toutes leurs espérances sur l'énergie et le savoir-faire développés, à ce qu'il paraît, par Palikao et par Chevreau dans l'affaire de l'organisation d'une nou- velle armée, et sur le génie militaire de Bazaine et de Mac-Mahon.

Et si Mac-Mahon et Bazaine sont encore une fois battus, ce qui est le plus probabie, qu'arrivera-t-il ?

Palikao et Chevreau, dit-on, non contents d'avoir donné une nouvelle armée à Mac-Mahon, s'occupent maintenant de la formation d'une troisième armée. Ils viennent d'envoyer dans les départements dix commis- saires pour en accélérer la formation. Us ont présenté (le 24 août) au Corps législatif un projet de loi, déclaré d'urgence, et appelant sous les armes tous les anciens militaires de vingt-cinq à trente-cinq ans, mariés, tous les officiers jusqu'à cinquante ans, et tous les généraux jusqu'à soixante-treize ans. De cette manière on for- mera, dit la Liberté, une nouvelle et excellente armée de deux cent soixante-quinze mille soldats aguerris. Oui, sur le papier.

Car il ne faut pas oublier que ceux qui sont chargés de la former ne sont point des commissaires extraordi- naires de 1793, qui, entraînés eux mêmes et soutenus par l'immense mouvement révolutionnaire qui s'était emparé de toutes les populations, faisaient des miracles, ce ne sont pas les géants de la Convention nationale,

1^0 APPENDICE

ce sont les préfets, les fonctionnaires et les administra- teurs de Napoléon III, des voleurs et des gens ineptes, qui sont chargés de cette formation.

L'immense sottise, le grand crime et la grande lâ- cheté de Gambetta et Comp., c'est de n'avoir pas renversé le gouvernement impérial et de n'avoir point proclamé la Re'publique, il y a plus de quinze jours, lorsque la nouvelle de la double défaite des Français à Frœschwiller (Woerth) et à Forbach était arrivée à Paris. Le pouvoir était par terre, il n'y avait qu'à le ramasser. Dans ce moment ils étaient tout-puissants, les bonapar- tistes étaient consternés, anéantis. Gambetta et Comp,, conseillés par leur propre patriotisme et par celui de Thiers, ont ramassé le pouvoir et l'ont remis à Pali- kao. Ces rhétoriciens, ces phraseurs d'une république idéale, ces bâtards de Danton, n'ont pas osé. Ils se sont rendu justice. '

Depuis ce moment si propice et perdu à jamais, pour les Jacobins, non pour la révolution sociale, tout a mar- ché à reculons, avec une | 12 logique désespérante. Il y a quinze jours personne n'osait prononcer le nom de Napoléon, et si ses partisans les plus dévoués en par- laient, ce n'était que pour l'insulter. Aujourd'hui, voici ce que j'ai lu dans la Presse du 24 août :

« L'Empereur est à Reims avec le Prince liérilier, avec leur suite, dans une charmante villa de M"'' Si- nard, à quatre kilomètres de Reims. C'est que le souverain réside. Les autres villas de l'endroit sont oc- cupées par Mac-Mahon, par le Prince Mural, etc. Les guides et les cent-gardes campent aux portes du château de la Molle, se trouve le Prince Mural, etc. »

Et voici ce que dit le Bund, journal semi-officiel de la Confédération suisse :

LETTRE A UN FRANÇAIS iÇl

(( La droite (les Bonapartistes) semble vouloir tromper la population parisienne, jusqu'au moment les Prus- siens viendront assiéger Paris. Alors il sera trop tard pour faire un mouvement républicain, et même dans le cas l'empereur ne pourrait conserver la couronne, on pourrait la faire passer peut-être sur la tête de son héritier. »

En même temps, le prince Napoléon Plon-Plon arrive à Florence avec une mission extraordinaire près du roi d'Italie, non de la part du ministère, mais direc- tement de la part de l'empereur Napoléon, comme par le passé; ce qui rend excessivement difficile la position des journaux démocratiques italiens qui vou- draient bien prendre le parti de la France révolution- naire envahie par les soldats du despotisme allemand, et qui ne le peuvent pas, parce qu'ils ne voient pas encore de France révolutionnaire, ils ne voient qu'une France impériale, à [la tête de (']] laquelle se trouve l'homme le plus abhorré en Italie, Napoléon III. Voici ce que dit à ce propos, la Ga^^elta di Milano du 26 août :

« Les Français continuent d'évoquer les souvenirs glorieux de 92. Mais jusqu'à présent nous n'avons encore rien vu en France qui nous montrât vivant ce grand peuple qui avait démoli le moyen âge, et le Corps législatif actuel | 13 représente encore moins, fût-ce en miniature, celui qui sut créer la victoire au milieu même des tumultes et du déchaînement révolutionnaire. Com- ment! depuis quinze jours aucun n'ose plus parler de l'empereur, et s'il le fait, [il] rencontre le blâme uni- versel ; depuis quinze jours, l'Europe sait que l'empire est tombé, chose qui est confessée même par les

([) Mots omis dans le manuscrit. J. G.

1^2 APPENDICE

membres de la famille impériale (il paraît que Plon-Plon s'est exprimé dans ce sens à Florence) ; et ce généreux pays n'a pas encore dit sa parole, il n'a rien édifié sur les ruines qui se sont faites ; il pose toutes ses espérances sur tel ou tel individu, non sur lui-même; et en attendant il s'assujettit à un gouvernement qui l'administre au nom de l'empereur, qui le trompe et le perd au nom de Vempe- reur! Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons exprimer aucune sympathie, aucune confiance dans ce pays ! »

Voilà à quels résultats aboutit le patriotisme et l'esprit politique de Gambetta et compagnie. Je les accuse du crime de haute trahison contre la France, à l'extérieur aussi bien qu'à l'intérieur ; et, si les Bonapartistes méritent d'être pendus une fois, tous ces jacobins de- vraient l'être deux fois.

Ils trahissent évidemment la France à l'extérieur, parce que par leur abnégation patriotique, ils l'ont privée d'un soutien moral immense, seulement moral dans les commencements, mais très matériel un peu plus tard. S'ils avaient eu le courage de proclamer la république à Paris, les dispositions de tous les peuples : italien, espagnol, belge, anglais et même allemand se seraient immédiatement changées en faveur de la France. Tous, sans excepter les Allemands,' la masse des ouvriers allemands (*), auraient pris parti pour elle contre l'in- vasion prussienne. Et c'est quelque chose que cet

(*) Au commencement même de cette guerre, dans tous les journaux socialistes allemands, dans tous les meetings popu- laires tenus en Allemagne, on avait unanimement acclamé cette pensée, « que si les Français renversaient Napoléon et sur les ruines de l'empire établissaient VEtat populaire (Volksstaat), toute la nation allemande serait pour eux ». {Note de Bakoiinine.)

LETTRE A UN FRANÇAIS I^^

appui moral des nations étrangères. Les Jacobins de 1793 le savaient, ils ne doutaient pas que cet appui constituait au moins la moitié de leur puissance. La révolution aurait immédiatement gagné l'Italie, l'Es- pagne, la Belgique, fAllemagne, et le roi de Prusse, inquiété sur ses derrières par une révolution allemande mieux encore que par une armée française, se serait trouvé dans une position vraiment pitoyable. Mais ils n'ont pas osé ces bâtards de Danton, et tous les peuples, dégoûtés de tant de sottise, de lâcheté, de faiblesse, n'ont plus ] n pour la nation française que de la pitié mêlée de mépris.

Les jacobins ont trahi la France à l'intérieur, car en proclamant la république, sur les ruines du régime impé- rial, ils l'auraient électrisée et ressuscitée. Ils n'ont pas osé, ils ont cru très patriotique, très pratique, de ne rien oser, rien vouloir, rien faire, et par même ils se sont rendus coupables d'un crime abominable : ils ont laissé debout, ils ont soutenu de leurs mains l'édifice impérial qui tombait. Ils ont été eux-mêmes les victimes d'une illusion qui prouve leur sottise : parce que tout le monde autour d'eux avait dit : « L'empire est tombé », ils l'avaient cru réellement tombé, et ils ont cru prudent d'en conserver encore quelques jours le simulacre, afin de contenir leur bête noire : les révolutionnaires socia- listes. Ils se sont dit : « Nous sommes maintenant les maîtres, soyons politiques, pratiques et prudents, pour empêcher le fatal déchaînement de la vile populace! »

Et tandis qu'ils raisonnaient ainsi, les réactionnaires, les Bonapartistes d'abord, et avec eux les Orléanistes, tout étonnés de vivre encore, de ne point orner de leurs corps les lanternes de Paris, respirèrent, puis reprirent courage, et considérant bien leurs maîtres nouveaux,

9-

154 APPENDICE

et s'apercevant qu'ils n'étaient que des professeurs de rhétorique et des ânes, ils finirent par s'asseoir dessus. Ils ont toute l'administration, la vieille administration, dans leurs mains, tous les moyens d'action, et s'il est vrai que l'empereur voyage, l'empire, l'Etat despo- tique et plus centralisé que jamais, est debout. Et armés de cette toute-puissance, augmentée par l'élan du patriotisme national dévoyé, ils écrasent aujourd'hui et Paris et la France.

N'ont-ils pas osé mettre en état de siège... (*). Et tandis que les journaux réactionnaires, comme la Presse par exemple, s'écrient hypocritement : « Dieu merci, le peuple français a pris en ses mains le soin de la défense du sol natal... Les citoyens se sont entendus, ils se con- certent, ils s'organisent... Ce n'est plus le gouverne- ment seul qui est chargé de veiller pour nous, c'est nous- mêmes », la triple incarnation de ce qu'il y a de plus canaille dans le régime de Napoléon III : Palikao, Che- vreau et Jérôme David, servis fidèlement sous ce rapport par tous les préfets et sous-préfets de Napoléon III, restés tous en place, ont couvert d'un réseau [ 15 de compression plus réactionnaire que jamais tout le pays et l'ont réduit à une immobilité à peu près absolue, à une passivité qui ne diffère pas beaucoup de la mort.

Voilà comment le patriotisme des Jacobins a trahi et perdu la France. Oui, perJu : car si la révolution sociale, ou le soulèvement immédiat, anarchique du peuple français ne vient pas la sauver, elle est perdue.

0) Palikao et Chevreau, ainsi que le Comité de défense de Paris avec Trochu à sa tête, déploient, dit-

(t) Ici un mot illisible, et peut-être un ou deux mots omis. J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS I))

on, une activité énergique, admirable et infatigable pour l'organisation des moyens de défense. Soit. Mais est-ce que les PrussienS; de leur côté, ne s'organisent pas aussi, avec une activité et une énergie surprenantes?

Car pour les Prussiens, il ne faut pas s'y tromper, aussi bien que pour les Français, l'issue triomphante ou désastreuse de cette guerre est une question de vie et de mort. En parlant des Prussiens, j'entends naturelle- ment la monarchie, le roi et Bismarck, son premier ministre, avec toute cette masse de généraux, de lieu- tenants et de pauvres soldats qui sont à leur suite. Il est certain que la monarchie prussienne Joue son va-tout. Elle a mis en jeu ses dernières ressources en argent et en hommes, les dernières ressources de l'Allemagne.

Si les armées allemandes allaient être battues, pas un seul de ces centaines de milliers de soldats qui ont mis le pied sur le territoire de la France ne retournerait vivant en Allemagne. Donc elles doivent vaincre et triompher jusqu'au bout pour se sauver. Elles ne peuvent pas même retourner après des victoires stériles, sans apporter avec elles de grandes compensations maté- rielles pour les pertes immenses qu'elles ont faites et qu'elles ont fait faire à l'Allemagne. Si le roi de Prusse retournait en Allemagne les mains vides, avec la seule gloire, il ne régnerait pas un jour, car l'Allemagne lui demanderait compte de ses milliers et dizaines de milliers d'enfants tués, estropiés, et des sommes immenses dépensées à cette guerre ruineuse et stérile. Il ne faut pas s'y tromper, la passion nationale des Alle- mands est montée à son plus haut diapason, il faut la satisfaire, ou bien tomber. Il n'y aurait | i6 qu'un moyen de la détourner, ce serait la révolution sociale ; mais c'est un moyen dont fort probablement le roi de Prusse

156 APPENDICE

ne se soucie pas beaucoup, et ne pouvant s'en servir, ne pouvant détourner la passion patriotique, unitaire et vaniteuse des Allemands, il doit la satisfaire, et il ne peut la satisfaire qu'au détriment de la France, qu'en lui arrachant au moins un milliard, et deux provinces : la Lorraine et l'Alsace, et en lui imposant, pour se garantir contre ses vengeances à venir, une dynastie, un régime et des conditions telles, qu'elle soit affaiblie, enchaînée et empêchée de bouger pour longtemps. Car la presse allemande est unanime sur ce point, et elle a mille fois raison : que l'Allemagne ne peut pas faire tous les deux ans des sacrifices inouïs pour maintenir son indépen- dance. I! est donc absolument nécessaire pour la nation allemande, qui prétend occuper aujourd'hui la position dominante delà France en Europe, de réduire la France précisément à l'état dans lequel cette puissance a maintenu jusqu'à cette heure l'Italie, d'en faire une vassale, une vice-royauté de l'Allemagne, du grand Empire allemand.

Telle est donc la situation du roi de Prusse et de Bis- marck. Ils ne peuvent pas retourner en Allemagne sans avoir arraché à la France deux provinces, un milliard, et sans lui avoir imposé un régime qui leur garantisse sa résignation et sa soumission. Mais tout cela ne peut être arraché à la France qu'à Paris. Les Prussiens sont donc forcés de prendre Paris. Ils savent fort bien que ce n'est pas facile du tout. Aussi font-ils des efforts inouïs pour doubler leur armée, afin d'écraser littérale- ment Paris et la France. Pendant que la France s'orga- nise, la Prusse ne dort pas non plus, elle s'organise aussi.

Voyons maintenant laquelle de ces deux organisations promet les meilleurs résultats.

LETTRE A UN FRANÇAIS l'jj

Commençons par constater la position et la force res- pective des armées en présence.

Bazaine enfermé à Metz, quoi qu'on dise, n'a pas 1 17 de l'aveu des journaux de Paris plus de cent vingt mille hommes. Je crois qu'il lui en reste à peine cent mille, mais accordons les cent vingt mille hommes. Dans quelle position se trouvent-ils? Enfermés à Metz par une armée de deux cent cinquante mille hommes au moins, savoir (^)] par deux armées : celles du prince Frédéric- Charles et de Steinmetz qui se sont réunies, et aux- quelles sont venus se joindre le corps de réserve de Herwart von Bittefeld (cinquante mille hommes) et l'armée du Nord commandée par Vogel von Falkenstein (au moins cent mille, mettons-en cinquante mille), ce qui ferait ensemble cent mille [hommes (M] de troupes fraîches; et comme, au début de la guerre, le prince Frédéric-Charles avait cent quatre-vingt mille soldats et Steinmetz cent mille, en tout deux cent quatre-vingt mille, en évaluant même la perte de ces deux armées à quatre-vingt mille hommes, ce qui est énorme, il faut conclure que l'armée allemande réunie maintenant autour de Metz est au moins de trois cent mille hommes. Mais supposons-la forte seulement de deux cent cinquante mille hommes. C'est assurément le double, plus que le double de l'armée de Bazaine.

Bazaine ne peut rester longtemps à Metz, lui et son armée mourraient de faim et finiraient par devoir se rendre par inanition et par manque de munitions. Il doit absolument s'ouvrir un passage à travers l'armée ennemie deux fois [plus(^)j nombreuse. Il l'a tenté deuxfois et deux fois il a été repoussé. Il est évident aujourd'hui que

(i) Mots ajoutéSj manquant dans le manuscrit. J. G.

I^îS APPENDICE

la dernière bataille du i8 août, à Gravelotte, a été pour les Français une affaire désastreuse. Vaincus, décou- ragés, abattus, mal organisés, mal administrés et mal commandés (car toute l'énergie de Bazainen'a pu défaire en quelques jours le mal que le gouvernement de Napo- léon a fait pendant vingt ans, des administrateurs voleurs et incapables, des officiers braves maisignorants, des colonels courtisans, ne peuvent pas être subitement remplacés par d'autres, d'autant plus qu'on ne saurait prendre ces autres), commençant à souffrir déjà de la faim, car il n'y a pas de doute que toute l'armée enfermée à Metz se trouve déjà réduite à la portion congrue, les cent mille [hommes] de Bazaine se trouvent en pré- sence de deux cent cinquante mille Allemands tous repus du pillage de la Lorraine et de l'Alsace et des immenses approvisionnements de toutes sortes qu'ils ont enlevés aux trois corps de Frossard, | is de Du Failly et de Mac-Mahon (ils ont enlevé à ce dernier jusqu'à sa chancellerie, son trésor, et son portefeuille), imposant des millions de contributions en argent et des contribu- tions immenses en provisions de toutes sortes aux habi- tants des villes ouvertes; encouragés, exaltés autant par ce pillage que par leurs victoires, les Allemands au contraire sont d'ans une disposition excellente. Ils sont commandés par des officiers excellents, savants, conscien- cieux, intelligents, aguerris, et dans lesquels la science et l'intelligence militaire s'unissent à un dévouement et à une discipline d'esclaves vis-à-vis de leur chef couronné. Ils marchent en avant comme des esclaves exaltés, con- sciencieux et fiers de leur esclavage, opposant à la brutalité ignorante des officiers français leur brutalité intelligente et savante. Ils sont commandés par des généraux également intelligents, et dont deux surtout,

LETTRE A UN FRANÇAIS K^C)

le général Moltke et le prince Frédéric-Charles, sem- blent compter parmi les premiers de l'Europe. D'ail- leurs ils suivent un plan dès longtemps médité, com- biné, et qu'ils n'ont pas eu besoin de changer jusqu'ici, tandis que l'armée française, ayant été conduite d'abord sans plan, sans idée, réduite à l'extrême {sic), doit s'en créer un, inspiré par le désespoir, ce qui demanderait au moins du génie, et ni Bazaine, ni Mac-Mahon, tout excellents généraux qu'ils peuvent être, ne sont des hommes de génie. Je ne sais pas si Moltke est un homme de génie; mais il est évident en tout cas qu'à défaut de génie, les Prussiens ont pour [eux] l'étude et la prépara- tion et l'exécution intelligentes d'un plan établi qu'ils suivent systématiquement, joignant une grande audace à une grande prudence. Toutes les chances sont donc pour les Prussiens.

On dit que l'armée qui s'est reformée ou qui s'est formée de nouveau à Châlons est forte de cent cinquante mille hommes. Je ne crois pas qu'elle [en] compte plus de cent mille. Mais supposons-la forte de cent cinquante raille : l'armée du prince héritier qui s'avance sur Paris et qui a déjà pénétré à Chàlons est forte de deux cent mille hommes. Dans tous les cas, elle est supé- rieure en nombre à l'armée de Mac-Mahon, elle est supérieure aussi par son organisation, par sa discipline, et surtout par son administration. L'armée de Mac- Mahon doit avoir tous les | 19 désavantages d'une armée fraîchement organisée. Elle vient d'abandonner Châlons pour marcher par Reims, Mézières et Mont- médy au secours de Bazaine, preuve que Bazaine se trouve dans une position très critique et qu'il est désormais incapable de se dégager lui-même.

Par ce mduveinent stratégique^ comme on le dit glo-

l6o APPENDICE

rieusement dans les journaux de Paris, Mac-Mahon a découvert Paris. Et il n'y a plus de doute que le prince héritier marche résolument sur Paris, laissant à son cousin le prince Frédéric-Charles, à Steinmetz et à Vogel von Falkenstein le soin de tenir en échec les deux armées de Bazaine et de Mac-Mahon, mission dont ils ne manqueront pas sans doute de se tirer avec honneur, parce que les trois armées allemandes réunies et agissant de concert, en se donnant la main, présen- tent un nombre de combattants plus grand que celui des deux armées de Mac-Mahon et de Bazaine, comptées ensemble, armées qui sont d'ailleurs séparées et qui très probablement ne parviendront jamais à se joindre.

Pendant que ces trois armées allemandes tiennent en échec les deux armées françaises, le prince royal, à la tête de cent cinquante et probablement de deux cent mille hommes, marche sur Paris, qui n'a à lui opposer que trente mille hommes de troupes régulières, douze mille soldats de la marine distribués dans les forts, et quatre-vingt mille gardes nationaux à peine armés.

J'espère que Paris lui opposera une résistance déses- pérée, et j'avoue que c'est uniquement sur cette résis- tance que j'appuie actuellement mes propositions, mes projets. Mais je sais aussi que les Prussiens sont aussi intelligents et prudents qu'ils sont audacieux, qu'ils n'avancent jamais sans calcul et sans avoir préparé tous les éléments du succès. Et puis, Paris ne se trouve-t-il pas au pouvoir de la réaction, et Dieu sait combien d'intrigants et de traîtres il | 20 se trouve à cette heure au milieu de Paris, au sein même du gouvernement ! Qui sait si les Prussiens n'ont pas des intelligences à Paris ?

Dans tous les cas, il est évident qu'au point de vue Stratégique, tactique, en un mot de la position mili-

LETTRE A UN FRANÇAIS l6l

taire, tous les avantages sont du côté des Prussiens, toutes les chances sont pour eux, au point qu'on peut prouver mathématiquement, en ne considérant toujours la question qu'au point de vue exclusivement militaire, que les deux armées françaises doivent être détruites et que Paris doit tomber entre les mains des Prussiens.

Maintenant laissons de côté le point de vue militaire, et considérons cette lutte gigantesque entre deux grands Etats qui luttent pour l'hégémonie de l'Europe, entre l'Empire français et l'Empire allemand, sous le rapport économique, administratif et politique. Il n'est pas dou- teux que cette guerre est aussi ruineuse pour l'Allemagne que pour la France; mais il est également certain aussi que la position économique de l'Allemagne, à celte heure^ est mille fois préférable à celle de la France. Déjà par cette simple raison que la guerre se fait non en Alle- magne, mais en France. Ensuite parce que l'Allemagne est cent fois mieux administrée que la France, qui se trouve pillée en ce moment et par les Allemands et par ses propres voleurs, par l'administration impériale.

La bonne organisation des forces nouvelles dont la formation sera sans doute imposée par cette guerre tant à l'Allemagne qu'à la France dépend de la bonté, de l'honnêteté relative, de l'intelligence, de l'énergie, du savoir-faire, de la bonne expérience et de l'activité des administrations. Eh bien, l'administration allemande est, au su de tout le monde, relativement excellente, l'admi- nistration française détestable. Cette dernière repré- sente le maximum de la malhonnêteté, du pillage, de l'incurie et de l'inertie; l'autre au contraire représente le maximum du travail consciencieux, de l'honnêteté rela- tive, de l'intelligence et de l'activité. L'administration I21 française, foncièrement démoralisée par vingt ans du

102 APPENDICE

régime impérial, l'est encore davantage par les désastres qui viennent de frapper la France et par l'agitation populaire qui en a été la conséquence partout. Elle est annulée depuis que le régime impérial est tombé de fait, sinon de droit. Elle ne croit plus à sa propre existence, c'est un sauve-qui-peut général; et au milieu de cette confusion suprême, elle a perdu le peu de tête, de cou- rage et d'énergie qu'elle avait, et elle n'a conservé qu'une seule faculté : celle de mentir et de piller. L'ad- ministration allemande est au contraire tout électrisée, elle est plus honnête, plus intelligente, plus énergique et plus active que jamais, et elle fonctionne non au milieu d'un pays envahi, mais d'un pays tranquille, plein de bonne volonté, soutenue par l'enthousiasme des popula- tions. Donc, il est évident qu'elle créera, en moins de temps, davantage et mieux que l'administration fran- çaise.

Au point de vue politique, tous les avantages sont également du côté des Allemands. Toutes les vieilles divisions du pays se sont effacées, évanouies, devant le grand triomphe de l'Allemagne unitaire. Les Allemands sont pleins d'enthousiasme, tous unis dans un même sentiment de vanité et de joie patriotique. Cette guerre est devenue pour eux une guerre nationale. C'est la race germanique qui, après tant de siècles d'abaisse- ment, vient enfin prendre sa place en Europe comme Empire dominant, veut détrôner la France. Soyez-en certains, les ouvriers allemands eux-mêmes, tout en protestant de leurs sentiments internationaux, ne peu- vent pas se garder contre les envahissements de cette con- tagion patriotique, de cette peste nationale. Cet enthou- siasme qui frise la folie peut devenir un immense danger pour le roi de Prusse s'ilretourne vaincu, ou même après

LETTRE A UN FF^ANÇAIS 163

des victoires stériles, les mains vides; s'il n'arrache pas à la France la Lorraine et l'Alsace, s'il ne l'anéantit pas et ne la réduit pas à l'état de vassale de l'Allemagne. Mais dans cet instant, il est incontestable que cette dis- position exaltée des esprits en Allemagne lui est d'un immense secours, lui permettant d'extorquer aux Alle- mands tous les soldats et tout l'argent dont il pourra avoir besoin pour mener à bonne fin ses victoires, ses conquêtes. I 22 En présence de cette exaltation germanique, quelle est la disposition des esprits en France? C'est l'abattement, le découragement, une prostration com- plète. C'est l'état de siège partout, partout les populations trompées, incertaines, inertes, paralysées, enchaînées.

Dans ce moment suprême la France ne peut être sauvée que par un miracle de l'énergie populaire, Gam- betta et Comp., toujours inspirés par leur patriotisme inséparable de leur bourgeoisisme, permettent à cette tourbe bonapartiste qui tient le pouvoir et toute l'admi- nistration en ses mains, de tuer définitivement l'esprit public en France.

Gambetta et Comp. livrent la France à l'ennemi.

On sent le dégoût, on a mal au cœur quand on lit les mensonges officiels et les expressions du patriotisme hypocrite des fonctionnaires français. Voilà ce que j'ai lu dans la Ga^:{etta di Milano :

« Paris, 25 août. Le préfet du département de la Marne annonce que la partie septentrionale du cercle de Vitry est occupée par les forces prussiennes. Des ordres ont été donnés pour qu'on s'oppose à la marche de Ven- nemi par tous les moyens possibles. Le patriotisme des POPULATIONS s'associe également à Vexéculion des me- sures prescrites, qui seront dirigées par des officiers du génie, » etc., etc.

164 APPENDICE

Ainsi, voilà l'on en est arrivé : le préfet d'un département, abandonné par l'armée de Mac-Mahon à l'envahissement de deux cent mille Prussiens, déclare qu'il a pris des mesures pour arrêter cette armée formi- dable, — et que le patriotisme des populations aide aussi quelque peu l'exécution des mesures énergiques qu'il vient de prescrire!

N'est-ce pas d'une sottise et d'une effronterie déses- pérantes, dégoûtantes }

I 23 Malgré l'infériorité évidente des deux armées françaises, il y aurait eu un moyen sûr d'arrêter l'en- nemi et de ne point lui permettre d'approcher même des murs de Paris. Si on avait exécuté ce que les journaux de Paris avaient dit dans le premier moment de déses- poir; si, aussitôt que la nouvelle des désastres français était arrivée à Paris, au lieu de proclamer la mise en état de siège de Paris et de tous les départements de l'Est, on avait provoqué la levée en masse des populations de ces départements, si on avait fait des deux armées non l'unique moyen de salut, mais deux points d'appui pour une formidable guerre de partisans, de guérillas, de brigands et de brigandes si cela devenait nécessaire ; si on avait armé tous les paysans, tous les ouvriers, en leur donnant des faux à défaut de fusils ; si les deux armées, jetant de côté toute morgue militaire, s'étaient mises en rapports fraternels avec les corps francs innom- brables qui se seraient levés à l'appel de Paris, pour s'appuyer mutuellement : alors, même sans l'assistance de tout le reste de la France, Paris serait sauvé, ou au moins l'ennemi arrêté assez longtemps pour donner le moyen à un gouvernement révolutionnaire d'organiser des forces formidables.

Mais au lieu de tout cela, que voyons-nous encore

LETTRE A UN FRANÇAIS 165

aujourd'hui, en présence d'un danger si terrible? Vous savez que, depuis quelque temps, des journaux réaction-' naires, la Liberté par exemple, ont demandé à hauts cris l'abolition de la loi qui interdit le commerce libre des munitions et des armes, en faisant un monopole que le gouvernement ne concède qu'à quelques privilégiés, des hommes sûrs. Ces journaux ont dit, avec raison, que cette loi qui avait été dictée par la défiance et qui n'avait qu'un seul but, celui de désarmer le peuple, avait eu pour conséquence : l'infériorité des armes, l'absence des armes, et l'inhabitude extrême du peuple français à manier les armes. Un député de la gauche, Ferry, ayant | 04 proposé un projet de loi abolissant cette res- triction si funeste de la liberté commerciale, la commis- sion du Corps législatif, nommée comme toutes les commissions par la majorité Bonapartiste, recommanda à la Chambre de rejeter la proposition de Jules Ferry. "Voilà donc l'esprit qui les anime encore aujourd'hui. N'est-il pas évident qu'ils ont la trahison dans le cœur ?

Je résume cette partie de ma lettre. De tout ce que je viens de dire et de prouver, il résulte évidem- ment :

Primo^ que les moyens réguliers, les armées régulières ne peuvent plus sauver la France;

Secundo, qu'elle ne peut plus être sauvée que par un soulèvement national.

Dans ma troisième lettre, je prouverai que l'initiative et l'organisation du soulèvement populaire ne peut plus appartenir à Paris, qu'elle n'est plus possible que dans les provinces.

l66 APPENDICE

, Continuatiou (*).

m

27 août.

Je crois avoir suffisamment prouvé que la France ne peut plus être sauvée par les moyens réguliers, par les moyens de l'Etat. Mais en dehors de l'organisation arti- ficielle de l'Etat, il n'y a dans une nation que le peuple ; donc la France ne peut être sauvée que par P action immé- diate, NON POLITIQUE, du pcuplc^ par le soulèvement en masse de tout le peuple français, s'organisant sponta- nément, de bas en haut, pour la guerre de destruction, la guerre sauvage au couteau.

Quand une nation de trente-huit raillions d'hommes se lève pour se défendre, résolue de tout détruire et de se laisser exterminer avec tous ses biens, plutôt que de subir l'esclavage, il n'y a point d'armée au monde, si savamment organisée et munie d'armes extraordinaires et nouvelles qu'elle soit, qui puisse la conquérir.

Toute la question est de savoir si le peuple français est capable d'un tel soulèvement. C'est une question de physiologie historique nationale. Le peuple français est-il, par une série de développements historiques, sous l'influence du bien-être et de la civilisation bourgeoise,

(i) Avec cette Continuation, 1 J, recommence une nouvelle pagination du manuscrit. Les treize premières pages de la Continuation, III, qui occupent les pages 166-184 de cet Appendice, n'ont pas été imprimées dans la brochure de 1070. C'est seulement à partir de la page 14 que le manuscrit a été utilisé, avec des modifications et des suppressions. J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS 167

devenu un peuple bourgeois, désormais incapable de résolutions suprêmes et de passions sauvages, et pré- férant la paix avec l'esclavage à une liberté qu'on devrait acheter par d'immenses sacrifices, ou bien a-t-il con- servé, sous les dehors de cette civilisation corruptrice, toute ou du moins une partie de la puissance naturelle et de cette sève primitive, qui en a fait une grande nation ?

Si la France n'était composée que de la bourgeoisie française, je n'hésiterais pas à répondre négativement, La bourgeoisie, en France aussi bien que dans presque dans tous les autres pays de l'Europe occidentale, con- stitue un corps immense, infiniment plus nombreux qu'on ne le pense, et qui pousse ses racines jusque dans le prolétariat, dont elle a passablement corrompu les couches supérieures. En Allemagne, malgré tous les efforts que se donnent les journaux socialistes | ^ pour provoquer dans le prolétariat le sentiment et la con- science de son antagonisme nécessaire vis-à-vis de la classe bourgeoise {Klassenbewiisslsein, Klassenkampf),\es ouvriers, et en partie aussi les paysans, sont complète- ment pris dans les filets de la bourgeoisie, qui les enveloppe de toutes parts de sa civilisation et fait pénétrer son esprit dans leurs masses. Et ces écrivains socialistes eux-mêmes qui tonnent contre la bourgeoisie, sont de la tête aux pieds des bourgeois, des propaga- teurs, des apôtres de la politique bourgeoise, et par une conséquence nécessaire, le plus souvent sans le savoir et sans le vouloir, les défenseurs des intérêts de la bourgeoisie contre le prolétariat.

En France, les ouvriers sont beaucoup plus énergi- quement séparés de la classe bourgeoise qu'ils ne le sont en Allemagne, et ils tendent à s'en séparer chaque jour davantage. Pourtant l'influence délétère de la civilisation

l68 APPENDICE

bourgeoise n'a pas laissé de corrompre un peu le prolé- tariat français. Cela explique l'indifférence, l'égoïsme et le manque d'énergie qu'on observe dans certains mé- tiers beaucoup mieux rétribués que les autres. Ils sont à demi-bourgeois par intérêt et par vanité aussi, et ils sont contraires à la révolution, parce que la révolution sociale les ruinerait.

La bourgeoisie constitue donc un corps très respec- table, très considérable et fort nombreux dans l'organi- sation sociale de la France. Mais si toute la France n'était que bourgeoisie, à cette heure, en présence de l'invasion prussienne qui marche sur Paris, la France serait perdue.

La bourgeoisie a survécu à son âge héroïque, elle n'est plus capable de résolutions suprêmes comme en 1793, car depuis cette époque, repue et satisfaite, elle descend toujours. Elle sacrifiera encore au besoin la vie de ses enfants, mais non sa position sociale et ses biens, pour la satisfaction d'une grande passion, pour la réali- sation d'une idée. Elle acceptera tous les jougs alle- mands et prussiens possibles plutôt que de renoncer à ses privilèges sociaux, plutôt que de s'égaliser économi- quement avec le prolétariat. Je ne dirai | 3 pas qu'elle manque de patriotisme. Au contraire le patriotisme pris dans le sens le plus exclusif de ce mot est sa vertu exclusive. Sans vouloir en convenir jamais et souvent même sans qu'elle s'en doute elle-même, elle adore la patrie, mais elle ne l'adore que parce que la patrie, re- présentée par l'Etat et tout absorbée par l'Etat, lui garantit ses privilèges politiques, économiques et so- ciaux. Une patrie qui cesserait de le faire cesserait d'en être une pour elle. Donc, pour la bourgeoisie, la patrie, toute la patrie, c'est l'Etat. Patriote de l'Etat, elle de-

LETTRE A UN FRANÇAIS 169

vient l'ennemie furieuse des masses populaires, toutes les fois que, fatiguées de servir de chair à gouvernement et de piédestal passif et toujours sacrifié à l'Etat, elles se révoltent contre l'Etat; et si la bourgeoisie avait à choisir entre les masses révoltées contre l'Etat et les Prussiens envahisseurs de la France, elle aurait certai- nement opté pour ces derniers, parce que, tout désa- gréables qu'ils sont, ils sont néanmoins les défenseurs de la civilisation, les représentants de l'idée de l'Etat, contre toutes les canailles populaires du monde. La bourgeoisie de Paris et de France n'a-t-elle pas opté, par cette même raison, en 1848, pour Louis Bonaparte? Ne conserve-t-elle pas encore le régime, le gouver- nement, l'administration de Napoléon III, après qu'il est devenu évident pour tout le monde que ce régime, ce gouvernement et cette administration ont entraîné la France dans l'abîme (*), la bourgeoisie de Paris et

(*) Lisez le discours, les aveux de Gamhetta, dans la séance du 2 3 août au Corps législatif. Ils sont du plus haut intérêt et viennent à l'appui de tout ce que j'ai dit :

« Gambetta. Il est très certain que lorsqu'un pays comme la France traverse l'heure la plus douloureuse de son histoire, il y a un temps pour se taire. » (Excuse ridicule de son inac- tion inexcusable.) « Mais il est évident qu'il y a aussi un temps pour parler. » (C'est lorsqu'il est devenu évident que Palikao, Trochu et Thiers, qu'il avait sottement, traîtreusement soute- nus jusque-là, ne veulent pas l'accepter dans le Comité de dé- fense. Avant, il avait trouvé utile et bon qu'on trompe et qu'on paralyse l'action du peuple parisien, au nom du patriotisme. 11 avait trempé dans le mensonge ofticiel, maintenant il pro- teste.) « Eh bien, croit-on que la clôture qui est réclamée par M. le ministre et à laquelle nous nous résignons depuis quelques jours [Interruption) soit véritablement une réponse digne du peuple, au milieu de ses anxiétés et de ses angoisses? {Bruyantes interruptions. Si vous n'avez pas d'angoisses, vous qui avez attiré l'étranger sur le sol | * de la patrie... (Vive approbation à gauche. Bruyantes rcclamations et cris : A l'ordre.' à l'ordre.')

170 APPENDICE

celle de la France entière ne les conserve-t-elle pas, seulement parce qu'elle craint, parce qu'elle sait que leur renversement serait le signal de la révolution popu-

« Le Président. M. Gambetta entend les protestations que ses paroles soulèvent,..

« GiRA-ULT {le pays m). Oui, nous voulons protester, notre silence n'a que trop duré.

« RouxiN. Ce n'est plus de la discussion, c'est de l'injure...

« Vendre. Et l'injure la plus grave qu'on puisse faire à la Chambre...

« Une voix. C'est la guerre civile !

« Le Président. // ne peut être permis de troubler le pays par des paroles pareilles...

« Gambetta. La guerre civile, dit-on. Je n^ ai jamais hésité à flétrir, à condamner les moyens qui ne sont pas reconnus par la loi! » ( Le voilà l'avocat et le bourgeois moderne tout à la fois.) a Le patriotisme ne consiste pas à endormir les popula- tions » (Et pourtant pendant plus de quinze jours il a donné la main à ceux qui les ont endormies), «à les nourrir d'illu- sions, il consiste à les pre'parer à recevoir l'ennemi, à le re- pousser, ou à s'ensevelir sous les décombres. Nous avons fait assez de concessions » (Beaucoup trop !), « assez longtemps nous nous sommes tus » (Trop longtemps, et aujourd'hui le temps des Gambetta est passé sans retour), « lis silence a jeté un voile sur | 5 les événements qui se précipitent... Je suis convaincu que le pays roule, sans le voir, vers l'abîme! (L'ordre du jour! l'ordre du jour!)

« Le Président. Je demande à M. Gambetta de ne point soulever de discussions sans motifs et sans conclusion pos- sible.

« Gambetta. 11 ne peutyavoir de discussion plus utile que celle qui consisterait à se rendre virilement compte de la situation.

« Champagny. Et à la faire connaître à l'ennemi.

« Gambetta. 11 y a longtemps que nos ennemis la con- naissent, c'est nous qui ne la connaissons pas.

« Arago. On demande des armes, vous envove:{ dans les départements des conseillers d'Etat!

« Gambetta. Quant à moi, messieurs, j\ii le sentiment de ma responsabil.té. "M-di conscience me dit que la population de Paris a besoin d'être éclairée, et ce que ^e veux, c'est l'éclairer. (L'ordre du jour ! l'ordre d t jour !) »

11 est évident que Gambetta a pris maintenant la résolutionj

LETTRE A UN FRANÇAIS I7I

laire, de la révolution sociale. Et cette crainte est si puissante qu'elle la rend sciemment traître à la patrie. Elle est assez intelligente pour comprendre, et assez bien informée pour savoir que ce régime et cette admi- nistration sont incapables de sauver la France, qu'ils n'en ont ni la volonté, ni l'intelligence, ni le pouvoir, et malgré cela elle les maintient parce qu'elle redoute Ij encore plus l'invasion de la civilisation bourgeoise par la barbarie populaire, que celle de la France par les Prussiens.

Tout de même, la bourgeoisie, toute la bourgeoisie française se montre à cette heure sincèrement patriote. Elle déteste cordialement les Prussiens, et elle est dis- posée à faire de grands sacrifices, en soldats pris en très grande partie dans le peuple, et en argent dont le paie- ment retombera nécessairement tôt ou tard aussi sur le peuple, pour expulser l'envahisseur insolent et menaçant du territoire français. Seulement, elle veut absolument que tous les produits de ces sacrifices populaires et bourgeois soient concentrés exclusivement entre les mains de l'Etat, et qu'autant que possible tous les volontaires armés soient transformés en soldats de l'armée régulière. Elle entend que toute initiative indi- viduelle d'une organisation extraordinaire soit financière, soit administrative, soit hygiénique, soit militaire quel- conque, ne soit soufferte et permise qu'à condition qu'elle se soumette à la surveillance immédiate de l'Etat, et que les corps francs, par exemple, ne puissent s'or- ganiser et s'armer que par l'intermédiaire et sous la

mais trop tard, d'initier la politique jacobine. Rien de plus amusant que de voir l'effroi causé par Gambetta à tous les journaux réactionnaires de France, et d'Italie aussi. (/S'ofe de Bàkounine. )

172 APPENDICE

responsabilité personnelle de chefs aulorisés et palenlés par rEtal, de propriétaires ou de bourgeois bien connus, bien placés, de gentlemen ou d'hommes comme il faut, en un mot. De cette manière, les hommes du peuple qui feront partie des corps francs cesseront d'être dan- gereux. Plus que cela, | g si leurs chefs gentlemen savent bien s'y prendre, s'ils savent bien les organiser, les mener, ils pourront tourner au besoin leurs corps francs contre une insurrection populaire, comme on Ta fait en juin 1848, avec les gardes mobiles de Paris (*).

Sous ce rapport, les bourgeois de toutes les couleurs, depuis les réactionnaires les plus arriérés jusqu'aux jacobins les plus enragés, sont unanimes : ils ne com- prennent et ne veulent le salut de la France qu'au moyen et par le seul intermédiaire de l'Etat, de rorganisation ré- gulière de rEtal.

Les différences qui les séparent ne roulent que sur la forme, l'organisation, la dénomination de l'Etat, et sur les hommes auxquels sera confiée la direction de l'Etat, mais tous veulent également la conservation de

(*i Russe, je me vois dans la nécessité désagréable de pré- munir mes amis, les socialistes révolutionnaires français, contre les chefs polonais. Je connais une masse de Polonais, et je n'ai rencontré parmi eux que deux ou trois socialistes sincères. L'immense majorité est nationaliste enragée. L'immense ma- jorité de l'émigration polonaise était dévouée jusqu'à ce der- nier jour aux Napoléons, parce qu'elle avait espéré follement que des Napoléons viendrait la délivrance de leur patrie. Les Polonais sont des conservateurs par position et par tradition. Les plus avancés sont des démocrates militaires. Leurs jour- naux les plus rouges repoussent unanimement le socialisme, que presque tous les Polonais ont en horreur, moins le peuple polonais sans doute, qui n'a encore jamais eu ni de voix, ni d'action, et dont les instincts sontsocialistes, commeen géné- ral les instincts et les intérêts de toutes les masses populaires. {Note de Bakounine.)

LETTRE A UN FRANÇAIS I7J

l'Etat, et c'est ce qui les réunit tous dans une seule et môme grande trahison de la France, qui ne peut plus être sauvée que par des moyens qui entraînent la dissolu- tion de l'Etat.

Les impérialistes veulent, s'il est possible, la conserva- tion de l'Etat impérial. Ils en désespéraient il y a quinze jours. Maintenant, grâce à la coupable lâcheté du parti radical, qui les a laissés exister, plus que cela, qui leur a laissé le pouvoir officiel, croyant qu'il | g serait plus en leurs mains qu'un vain simulacre, utile pour éviter une révolution qu'il craignait, maintenant les impérialistes relèvent la tête. Ils n'ont pas perdu leur temps, et pendant que les rhéteurs de la gauche, com- plimentés pour leur patriotique abnégation et modéra- tion, se prélassaient dans la contemplation vaniteuse de leur prétendu pouvoir et de leur générosité, Palikao le ministre de la guerre, Chevreau, le jésuite et le favori de l'impératrice, ministre de l'intérieur, Jérôme David, le ci-devant aide de camp de Plonplon, et Duvernois, le ci-devant confident de Napoléon III, profitant de leur position et du pouvoir immense que la centralisation leur donnait, étendirent un nouveau réseau sur toute la France, non pour accélérer la défense, l'armement, le soulèvement patriotique du pays, mais au contraire pour le comprimer et pour le paralyser dans les villes, et en même temps pour faire revivre dans les campagnes la pensée et les sympathies napoléoniennes. Ils se sont servis de leurs préfets et de leurs sous-préfets, de leurs maires, de leurs gendarmes et de leurs gardes-cham- pêtres, et aussi du zèle très intéressé de messieurs les curés, pour faire dans tous les villages une immense pro- pagande, représentant les communistes, les républicains et les orléanistes comme des traîtres qui ont livré l'em-

10.

174 APPENDICE

pereur et la France aux Prussiens. Et grâce à l'igno- rance crasse des paysans français, il paraît qu'ils ont assez bien réussi. Ils ont organisé dans les campagnes une sorte de terreur blanche contre tous les adversaires du régime impérial. Avez-vous connaissance du fait qui vient de se passer à la foire de Hautefaye (^) dans la Dordogne ? M. de Monéis fils, jeune homme de vingt- neufans, vientd'être brûlévifpar des paysans, pourn'avoir pas voulu crier Vive rempereur! Voici ce que je viens de lire aujourd'hui dans V Emancipation, journal répu- blicain de Toulouse : « Les journaux d'abord (les Débats et le Figaro), et des lettres particulières ensuite, don- nent de lamentables détails sur l'espèce de terreur impé- riale qui règne dans les campagnes. Partout, les citoyens connus par leurs idées démocratiques sont regardés de travers, menacés, et souvent même l'objet de voies de fait. On I y dirait qu'un mot d'ordre a eu lancé, car c'est partout la même inepte accusation d'avoir trahi r empereur et livré la France à la Prusse. Les Débats donnent une lettre [d'un propriétaire (^)] de Bar-sur- Aube, et d'un autre propriétaire de Poitiers. Le Figaro parle d'une sorte de Jacquerie organisée en Picardie. J'ai reçu moi-même des lettres de plusieurs amis de la Charente- Inférieure, de l'Isère et de la Gironde. L'ef- froyable crime de Nontron n'est qu'un épisode parmi beaucoup de faits de la même nature. » Et voici ce que dit le Peuple français, ci-devant journal de M. Duver- nois, aujourd'hui ministre : « Voici un fait qui est de

(i) Canton et arrondissement de Nontron : d'où le nom de « crime de Nontron » par lequel cet atrocs assassinat sera désigné plus loin. J. G.

(2) J'ajoute les mots entre crochets, que le sens paraît appeler. - J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS \J<j

nature à faire réfléchir les personnes qui affeclent de traiter l'empire et Cempereur comme s'ils n'existaient plus. M. le comte d'Estournel, député de la Somme, s'étant récemment rendu dans son département, y donnait des nouvelles de la guerre à un groupe. « Et l'empereur? » lui demanda-t-on avec empressement. « L'empereur? a nous prononcerons sa déchéance. » La population, indignée, le roua de coups, et lui avait déjà mis la corde au cou pour le pendre, mais grâce à l'intervention... etc. ...Nous sommes loin sans doute de justifier ces actes de violence, m.ais... etc. »

Voilà qui est clair, n'est-ce pas? N'ai-je pas raison de dire que le ministère ne perd pas son temps? Les bona- partistes reprennent décidément foi en eux-mêmes et dans le régime impérial. Maintenant voici ce que j'ai lu à&nsla Liberté: «Rouher, Schneider, Persigny, Baroche, et le général Trochu, assistent à tous les Conseils des ministres ». Enfin voici encore une correspondance de la Galette de Turin : « Il paraît qu'une discussion assez sérieuse s'est élevée dernièrement entre le général Trochu et le comte de Palikao. Ce dernier voulait absolument éloigner la garde mobile de Paris, tandis que le général Trochu veut la garder. C'est l'impéra- trice qui avait obstinément exigé cette mesure du comte de Palikao. Elle ne peut pardonner à la garde mobile d'avoir insulté Napoléon III à Châlons, et craint qu'à la première circonstance elle ne se montre l'ennemie de la dynastie. Trochu ne voulait pas céder, Palikao insis- tait; Thiers les a mis d'accord au nom de la patrie. Ce n'est pas la seule opposition que le général Trochu a rencontrée de la part du ministre de la guerre. Il voulait lever l'interdiction prononcée contre les quatre journaux radicaux, et demandait aussi la destitution du préfet de

lyô APPENDICE

police, Piétri ; mais il dut y renoncer devant l'opposition obstinée des ministres. L'impératrice exerce à Paris la même influence funeste que celle que Napoléon III |g exerce à l'armée. Il est certain que la présence de l'empereur nuit beaucoup à l'action libre de Mac-Mahon, qui doit s'occuper beaucoup plus de la défense de la per- sonne impériale que de la lutte avec l'ennemi. II a été invité à se retirer, mais il s'obstine à rester, malgré que le mécontentement des soldats par rapport à lui croît chaque jour... Vous savez que Rouher, Baroche, Per- signy, Granier de Cassagnac, Dugué de la Fauconnerie, l'ont visité à Reims... Il est évident qu'il existe un gou- vernement personnel occulte, dont le gouvernement ostensible, autant qu'il le peut, est le très humble servi- teur. »

Enfin la séance du Corps législatif (du 23 ou du 24) prouve que le ministère se croit assez fort pour pouvoir jeter le masque. Palikao a dit qu'en rejetant la proposi- tion de Kératry (concernant les neuf ou trois députés, élus par la Chambre, à adjoindre au Comité de défense de Paris) qu'en rejetant cette proposition, « les ministres sont restés dans la légalité ». Et voici le résumé du discours de Duvernois ;

« La Chambre, en donnant sa confiance au ministère, nous donne la possibilité d'accomplir notre double tâche : celle de défendre la France contre l'invasion, et celle de défendre strictement l'ordre intérieur^ parce que l'ordre à l'intérieur est la condition de notre sécurité contre l'en- nemi. Nous ne pouvons nous associer à la proposition de M. de Kératry, parce que ce serait nous associer à la violation de la constitution qui vous protège, qui pro- tège les libertés publiques, de la constitution que, sachez- le bien, nous ne laisserons pas violer, par quelque pouvoir

LETTRE A UN FRANÇAIS I77

que ce soit. Nous ne sommes pas le ministère d'un coup d'Etat, pas plus d'un coup d'Etat parlementaireque d'un coup d'Etat monarchique. Noussommes un minislère par- lementaire. Nous voulons nous appuyer sur la Chambre, et rien que sur la Chambre » (Pas sur le peuple de Paris, mais sur cette Chambre, parce que l'immense majorité de cette Chambre est bonapartiste), « et per- mettez-moi de vous dire que notre respect pour la con- stitution, c'est votre garantie...

« Voix. C'est une menace.

« DuvERNOis. Non, ce n'est pas une menace. Je veux dire seulement que nous avons le devoir, nous, gou- vernement, de respecter la constitution en vertu de laquelle nous sommes le pouvoir, et en vertu de laquelle nous gou- vernons...

« Palikao, Les ennemis extérieurs, nous les combat- trons, tant que nous [n'en aurons pas (^)] | 9 délivré notre patrie. Les ennemis inîe'rieurs seront réduits à limpuis' sance. J'ai en main tous les pouvoirs pour cela, et je ré- ponds de la tranquillité de Paris.

« Thiers. M. le ministre du commerce a invoqué ici l'intérêt des institutions... La France combat pour son indépendance, pour sa gloire, pour sagrandeur, pour l'inviolabilité de son sol : à droite, à gauche, partout, voilà pourquoi nous combattons... Mais, de grâce, ne faites pas intervenir ici les institutions, vous nous for- ceriez de vous rappeler qu'elles sont, plus que les hommes, les auteurs de nos maux. »

Vous voyez donc que les bonapartistes n'ont pas encore abandonné leur partie, ils tiennent le pouvoir, et

(i) Les motsentre crochets, omis par Bakounine, sontsuppléc's par moi d'après l'indication que fournit le sens. J. G.

170 APPENDICE

toute la gent innombrable d'une gigantesque administra- tion, appuyée sur la gent cléricale, est à eux. Ils essaie- ront de faire couronner le prince impérial, et, s'ils ne le peuvent pas, ils profiteront de leur pouvoir pour se vendre bien cher aux Orléans.

La bourgeoisie légitimiste et orléaniste surtout, aujourd'hui beaucoup plus nombreuse que la bourgeoisie bonapartiste et la bourgeoisie radicale prises ensemble, se masque complètement derrière les phrases d'un pa- triotisme désintéressé, son temps, le temps des Orléans, n'étant pas encore venu, parce qu'il est tout à fait impos- sible pour ces derniers de revenir avec les Prussiens. D'ailleurs ils ne se soucient nullement d'accepter directe- ment l'héritage de Napoléon II]; ils ne veulent ni de son héritage politique, ni de son héritage administratif, ni de son héritage financier, et cela pour beaucoup de raisons. D'abord, il leur serait excessivement désa- gréable s'ils devaient commencer leur règne par des me- sures de terrorisme et de salut public, qui seront indis- pensables pour nettoyer la France de la vermine bona- partiste. Ils ne voudraient pas aussi commencer leur règne par la banqueroute, et la banqueroute sera inévi- table pour tout Etat qui succédera au règne de Napo- léon, aucun ne pouvant se fonder avec le déficit immense qu'il lègue à son successeur. Il y a déjà bien longtemps, depuis 1865 et 1864, que les orléanistes ont dit : « Il faut que les républicains viennent d'abord, qu'ils fassent table rase dans l'administration, qu'ils fassent surtout la ban- queroute, — après quoi nous viendrons ». Je ne serais donc nullement étonné de Thiers, Trochu, Daru et tant d'autres se déclarant d'abord pour la République. Je suis même convaincu que, si l'occasion se présente, ils le feront. D'abord, cela se passera très bien ; ils seront

LETTRE A UN FRANÇAIS I7Q

SOUS le régime républicain des hommes possibles, utiles, et, soit directement, soit indirectement, ils conserveront une grande influence sur le gouvernement. Ils | ^Q ne craignent pas la République, et ils ont raison. Ils savent que la République de Gambetta et compagnie ne peut être qu'une République politique, excluant le socialisme, les masses populaires, et confirmant, renforçant même, ce sanclus sanctoruniy cette citadelle de la bourgeoisie, l'Etat. Ils savent que cette République, précisément parce qu'elle se posera en ennemie du socialisme, battue en brèche par ce dernier, se verra bientôt forcée d'abdi- quer au profit de la monarchie, et qu'alors les Orléans pourront revenir en France, aux acclamations de la bourgeoisie française et de la bourgeoisie de l'Europe tout entière, comme des sauveurs de la civilisation et de la patrie.

Voilà dans toute sa vérité et son intégrité le plan des orléanistes. Donc nous pouvons les considérer mainte- nanl^ pour aujourd'hui seulement, comme des républi- cains sincères. Ils ne barrent pas le passage à Gambetta, ils le pousseront au contraire au pouvoir. Et je ne serai nullement émerveillé si nous apprenons demain, ou après- demain, que Gambetta et compagnie (les Picard, les Favre, les Jules Simon, les Pelletan, les Grévy, les Kératry, et tant d'autres) auront fait de concert avec Thiers et Trochu un coup d'Etat républicain, à moins que Palikao, Chevreau, Duvernois et Jérôme David n'aient déjà pris des mesures si énergiques et si efficaces qu'un tel changement de scène serait devenu impossible. Mais je doute qu'ils puissent l'empêcher, si Gambetta s'entend avec Thiers et Trochu.

Nous arrivons donc au parti républicain radical jaco- bin, au parti de Gambetta. Supposons qu'il s'empare du

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LETTRE A UN FRANÇAIS iSl

Jules Sinion, Pelietan ertant cfautres, qxxi tout aussi réfi-"" t> que Thiers et Trocha.. n'e- r-t

pas ^ "tesîab'.es talents, ni ia gra-dt _ __ --- ei

iiabiroiae pratJ.qoôs. Poar expaissr Tiiie-s et Trocha , Gambeiia dev— s.:t d'abord exrulser : :es

réf uT-^ca TvS !iîr>dé"és. Poa!" c^ia .■•^;

se irai peupîe de Paris, aux ré^olatiannaires sociaEstes, ei c= - .-. ?. retta. Il le sait fort bien,

^ il se - - -5 que lui siresse la Li-

herié au 20 : * Vous a avez pas besoin de faire ia révt>-

^ - .e en se: - - . . . . ..oie besoin.

Ce n es: p^as qa'cae question a oppommite et de temps, Pr-urqur' drnc ces —-■ r-r-es? Mj.is bEfudenis qu£ irLs : -:: -.: :,-'■;--•■.- : rae si au lieu f^.-ienire-

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cIli-^^z .. ... . :.- .. .: ..^ . . .^ - -...>-

? » Voici pourquoi Gambetîa n'expulsera da goa- Temeiseat am-nw des " : ; ~és, et pocrquoi

£ n'en eïimîsera ni T_ . , _ 7 .- 11 ne les expol-

sera pas aocore pour uns sarre raison : N'étant t)oint tm rév.Diirdonnaire ?: - . ; ^nt

traraiàetsTS, sair le peapie.. J devra forcément Percher rar-pci : - - - . _

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BSSur^ranB. Ttm et Ta^irre. Dcn; ils sont nécessaires, ;ré"it^bl2S. ^Axs *Tec Tkiers et Trocnu ie; " '2-

~ r^rî. même mn point de me exclusif c:^ . . -e

'-.- \ .'- rTHMire, seroot iœposiiies on bien eiiies ne sr--ni possaitrs contre le peinrie. - ::- ré^o-

i-ii3mar-gs sodHiEistes, non contre 1^ . bour-

geoise. Le deruier décret de TrociuL, ] ^ sa prz'rlama-

102 APPENDICE

' tion du 25 août ordonne l'expulsion de Paris de tous les individus qui ne pourront prouver qu'ils ont des moyens d'existence, non parce qu'il serait difficile sinon impos- sible de les nourrir pendant la durée du siège, ce qui serait un motif très plausible, mais « parce que leur pré- sence consiiluerait un danger pour V ordre public et pour la sûreté des propriétés et les personnes ». Elle menace également d'expulsion « toutes les personnes qui par leurs menées tenteraient à (sic) paralyser les mesures de défense et de sûreté générale ». La première partie de cette proclamation n'a rapport, dira-t-on, qu'aux vo- leurs, quoiqu'elle puisse très bien s'étendre à tous les ouvriers que leurs patrons seront ou bien forcés par la crise ou bien trouveront tout simplement utile d'expulser de leurs ateliers. Quant à la seconde partie, elle s'adresse directement aux révolutionnaires socialistes. C'est une mesure dictatoriale et de salut public contre la ré- volution.

Voici donc la première raison pourquoi Gambetta n'entreprendra [pas] la réforme radicale de l'administra- tion actuelle. Avec des compagnons comme Thiers, Trochu, Picard, Pelletan, Favre et Jules Simon, on ne peut faire que de la réaction, pas de révolution. Mais il y a encore une autre raison qui l'empêchera de détruire d'un seul coup l'administration impériale. Il est impos- sible de détruire d'un seul coup cette administration, parce qu'il est impossible de la remplacer sur-le-chanip par une autre. Il y aurait donc, au milieu même d'un terrible danger, un moment de plus ou moins longue durée pendant lequel il n'y aurait en France aucune administration et par conséquent nulle trace de gouver- nement, — pendant lequel les populations de la France, abandonnées complètement à elles-mêmes, seraient en

LETTRE A UN FRANÇAIS 183

proie à la plus affreuse anarchie. Cela peut nous aller, cela nous va, à nous, révolutionnaires sociaiisteSi mais cela ne peut pas entrer dans les idées des Jacobins, hommes d'Etat par excellence. Réformer l'administra- tion peu à peu, au milieu du danger, ayant l'invasion à ses portes, est encore une chose impossible; d'abord parce que cette réforme ne peut point partir de l'initia- tive d'une dictature soit individuelle, soit collective quelconque; elle sera illégale et frappée de nullité, si elle ne sort pas.de l'initiative | ^3 d'une Assemblée Con- stituante, transformant le gouvernement et l'administra- tion de la France au nom du suff"rage universel. Ai-je besoin de prouver que le Corps législatif actuel est inca- pable d'entreprendre, ni même de vouloir une pareille réforme? D'ailleurs, Gambetta ne pourra arriver au pouvoir que par la dissolution de ce parlement Bonapar- tiste, et il sera impossible de convoquer une nouvelle constituante, tant que l'invasion prussienne continuera de frapper aux portes de Paris. Tant que les étrangers ne seront pas expulsés du territoire Français, Gambetta et Comp. seront bien forcés de gouverner dictatoria- lement, d'ordonner des mesures de salut public, mais ils ne pourront entreprendre aucune réforme constitu- tionnelle.

Il est vrai que dans une réunion de la gauche, le 23 ou le 24 août, réunion à laquelle avaient pris part Thiers et quelques membres avancés du centre gauche, la gauche ayant exprimé son intention de renverser le ministère, et Thiers qui la conjurait de n'en rien faire, ayant enfin demandé : « Mais enfin, par qui les rempla- cerez-vous, quels hommes meitrez-vous au cabinet?», une voix, je ne sais laquelle, a répondu : « // n'y aura plus de cabinet, le gouvernement sera confié à toute la

184 APPENDICE

nation armée, agissant par ses délégués » ce qui, à moins de n'avoir aucun sens, ne peut signifier que ceci : Une Convention nationale révolutionnaire et restreinte,

non une Constituante légalement et régulièrement composée des délégués de tous les cantons de la France

mais une Convention exclusivement composée des délé' gués des villes qui auront fait la révolution. Je ne sais à qui a appartenu cette voix folle qui est venue retentir au milieu de ce conseil de sages? peut-être était-ce l'âne de Balaal (sic), quelque monture innocente de ce grand prophète Gambetta? Mais il est certain que l'âne a parlé mieux que le prophète. Ce que cet âne annonçait, proposait, n'était ni plus ni moins que la révolution sociale, le salut de la France par la révolution sociale. Aussi ne daigna-t-on pas même lui répondre.

Ainsi donc le gouvernement de Gambetta, occupé par la défense du pays et de Paris surtout, et privé de l'as- sistance d'un corps constituant, ne pourra point entre- prendre, à l'heure qu'il est, la réforme des institu- tions, du caractère et des bases mêmes de l'administra- tion. Supposons même qu'il le voulût, et supposons en- core qu'il eût près de lui une sorte de Convention révo- lutionnaire composée de délégués des villes insurgées; supposons enfin ce qui est absolument impossible supposons que la majorité de cette Convention serait composée de Jacobins comme lui et que les socialistes révolutionnaires n'y formeraient qu'une minorité | ^4 in- signifiante, (i) Je dirai, que même dans ce cas, d'ail-

(0 Nous arrivons, avec la phrase qui suit, à la page 14 du manuscrit de Bakounine. C'est à partir d'ici que j"ai commencé à utiliser son texte. Le contenu des pages 14-21 du manu- scrit (jusqu'à la ligne 2 de la page 22) correspond, avec des

LETTRE A UN FRANÇAIS iS^

leurs tout à fait impossible, le gouvernement de Gam- betta ne pourra entreprendre ni exécuter aucune réforme radicale et sérieuse de l'administration actuelle. Ce serait vouloir entreprendre et exécuter un mouvement de flanc en présence d'un puissant ennemi, comme celui deBazaine devant les Prussiens mouvement qui lui a si mal réussi. Est-ce le temps rappelez-vous que je parle toujours au point de vue de l'Etat est-ce le temps de changer radicalement la machine administra- tive, alors qu'à chaque instant on a besoin de ses ser- vices, de son activité la plus énergique? Pour la changer, pour la transformer d'une manière tant soit peu radicale et sérieuse, il faudrait la paralyser pendant deux semaines, pendant trois semaines au moins et pen- dant tout ce temps il faudrait se passer de ses services, et cela au milieu d'un danger terrible chaque moment est précieux I Mais ce serait livrer la France aux Prussiens.

Cette même impossibilité empêchera Gambetta de toucher, d'une manière tant soit peu radicale, au per- sonnel môme de l'administration impériale. Il lui faudrait créer des hommes pour le remplacer. Et trouvera- t-il cent mille fonctionnaires nouveaux? Tout ce qu'il pourra faire, ce sera de remplacer les préfets et les sous- préfets impériaux par d'autres qui ne vaudront pas beau- coup mieux; car parmi ces nouveaux fonctionnaires, il y aura, soyez-en certains, puisque c'est dans la logique de la situation actuelle et dans la force des choses il y aura au moins 7 orléanistes sur {sic) 3 républicains;

■changements et des suppressions, aux pages 84 (ligne 25)- 42 (ligne 8) de la brochure, aux pages i23 (ligne io)-i33 (ligne 4) de cette réimpression. J. G,

l86 APPENDICE

les orléanistes seront plus habiles et plus canailles, les républicains plus vertueux et plus bêtes.

Ces réformes personnelles, inévitables, démoraliseront nécessairement encore plus l'administration actuelle. Il y aura des tiraillements sans fin et une guerre civile sourde en son sein, ce qui la rendra encore cent fois plus incapable d'action qu'elle ne l'est aujourd'hui, de sorte que le gouvernement de Gambetta aura à son ser- vice une machine administrative qui ne vaudra pas même celle qui exécute tant bien que mal les ordres du mini- stère Bonapartiste actuel.

Pour obvier à ce mal, Gambetta enverra sans doute dans tous les départements des Proconsuls, des commis- saires extraordinaires munis de pleins pouvoirs. Ce sera le comble de la désorganisation. D'abord, parce que, vu la position de Gambetta et son alliance forcée avec Thiers et Trochu, vu les vertus et l'intelligence patriotiques des Picard, ( jg des Pelletan, Jules Simon, Favre et autres, on peut être certain, que sur 3 commissaires républicains, il y en aura 7 orléanistes. Mais supposons même la pro- portion inverse, supposons qu'il y aura /républicains sur 3 orléanistes, les choses n'en iront pas mieux.

Elles n'en iront pas mieux pour cette raison qu'il ne suffit pas d'être muni de pouvoirs extraordinaires pour prendre des mesures extraordinaires de salut public, pour avoir la puissance de créer des forces nouvelles, pour pouvoir provoquer dans une administration cor- rompue et dans les populations systématiquement désha- bituées de toute initiative, une énergie et une activité salutaires. Pour cela il faut avoir encore en soi-même ce que la bourgeoisie de 1792-93 avait à un si haut degré et ce qui manque absolument à la bourgeoisie actuelle, même aux républicains de nos jours il faut avoir

LETTRE A UN FRANÇAIS 187

l'intelligence, la volonté, l'énergie révolutionnaires, il faut avoir le diable au corps et comment s'imaginer que des hommes qui seront nécessairement moins que Gambetta et Comp., au-dessous de ces coryphées du républicanisme moderne, puisque s'ils étaient leurs égaux, ils commanderaient sinon à leur place, au moins avec eux et ne se laisseraient pas diriger par eux comment s'imaginer que ces commissaires envoyés par Gambetta et Comp. trouvent en eux-mêmes cette intel- ligence, cette volonté, cette énergie et ce diable, puis- que Gambetta lui-même, dans le moment le plus suprême de sa vie et le plus critique pour la France, ne les a pas trouvés en son propre cœur, ni en son propre cerveau? En dehors de ces qualités personnelles qui impriment un caractère vraiment héroïque aux hommes de 179^ les commissaires extraordinaires ont si' bien réussi aux Ja- cobins de la Convention nationale, parce que cette Convention était réellement révolutionnaire, et que, s'appuyant elle-même à Paris sur les masses populaires, sur la vile populace, à l'exclusion de la bourgeoisie li- bérale, elle avait ordonné à tous ses proconsuls, envoyés en province, de s'appuyer également partout et toujours sur cette même canaille populaire. Les commissaires extraordinaires envoyés par Ledru-Rollin, en 1848, et ceux que Gambetta ne manquera pas d'envoyer dans les départements, s'il monte au pouvoir, les uns ont faire, les autres feront | jg nécessairement un fiasco complet, par la raison inverse, et les seconds feront un fiasco plus considérable encore que les premiers, parce que cette raison inverse agira plus puissamment encore sur eux, que sur leurs devanciers de 1848. Cette raison c'est que les uns ont été et que les autres seront, dans un degré plus sensible et plus explicite encore des bour-

ibO APPENDICE

geois radicaux, délégués du républicanisme bourgeois et comme tels ennemis du socialisme révolutionnaire, ennemis naturels de la révolution vraiment populaire. Cet antagonisme de la révolution bourgeoise et de la révolution populaire n'existait pas encore, en 1793, ni dans la conscience du peuple, ni même dans celle de la bourgeoisie. On n'avait pas encore démêlé de l'expé- rience historique cette vérité de tous les temps, que la liberté de toute classe privilégiée et par conséquent aussi celle de la bourgeoisie, était fondéeessentiellement sur l'esclavage économique du prolétariat. Comme fait, comme conséquence réelle, cette vérité avait toujours existé, mais elle avait été tellement embrouillée avec d'autres faits, et masquée par tant d'intérêts et de ten- dances historiques différentes, surtout religieuses, natio- nales et politiques," qu'elle ne s'était point encore dé- gagée dans sa grande simplicité et clarté actuelle, ni pour la bourgeoisie commanditaire du travail, ni pour le prolétariat, par elle salarié, c'est-à-dire exploité. La bourgeoisie et le prolétariat étaient bien ennemis natu- rels, ennemis éternels, mais sans le savoir, et par suite de cette ignorance, attribuant, l'une ses craintes, l'autre ses maux, à des raisons fictives, non à leur antagonisme réel, ils se croyaient amis et se croyant tous amis, ils marchèrent unis et contre la monarchie et contre la no- blesse et contre les prêtres. Voilà ce qui fit la grande force des bourgeois révolutionnaires de 1793. Non seu- lement ils ne craignaient pas le déchaînement des pas- sions populaires, mais ils le fomentèrent par tous les moyens, comme l'unique moyen de salut pour la patrie et pour eux-mêmes contre la réaction intérieure et exté- rieure. Lorsqu'un commissaire extraordinaire, délégué par la Convention, arrivait dans une J ^^ province, il ne

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s'adressait jamais aux gros bonnets du pays, ni aux ré- volutionnaires bien gantés, il s'adressait directement aux sans-culottes, à la canaille populaire, et c'est sur elle qu'il se fondait exclusivement pour exécuter, contre les gros bonnets et les révolutionnaires comme il faut, les décrets révolutionnaires de la Convention. Ce qu'ils faisaient donc n'était proprement ni de la centralisation ni de l'administration, mais de la provocation. Ils ne venaient pas dans un pays pour lui imposer dictatoriale- ment la volonté de la Convention nationale. Ils ne firent cela que dans de très rares occasions, et lorsqu'ils venaient dans une contrée décidément et unanimement hostile et réactionnaire. Alors ils ne venaient pas seuls, mais accompagnés de troupes qui ajoutaient l'argument de la bayonnette à leur éloquence civique. Mais ordi- nairement ils venaient tout seuls, sans un soldat pour les appuyer, et ils cherchaient un appui dans les masses dont les instincts étaient toujoursconformes aux pensées de la Convention loin de restreindre la liberté des mouvements populaires, par crainte d'anarchie, ils la provoquaient de toutes les manières; la première chose qu'ils avaient l'habitude de faire, c'était de former un club populaire, ils n'en trouvaient pas révolu- tionnaires eux-mêmes pour tout de bon, ils reconnais- saient bientôt dans la masse les vrais révolutionnaires et s'alliaient avec eux pour soufflerla révolution, l'anarchie, pour mettre le diable au corps des masses et pour orga- niser répolulionnairement cette anarchie populaire. Cette organisation révolutionnaire était la seule administration et la seule force executive dont les commissaires extra- ordinaires se servirent pour révolutionner, pour terro- riser un pays.

Tel fut le vrai secret de la puissance de ces géants ré-

1 1.

IÇO APPENDICE

volutionnaires, que les jacobins-pygmées de nos jours admirent, sans parvenir jamais à en approcher.

Les commissaires de 1848 (i) avant Juin, étaient déjà desbourgeois, qui, comme Adam et Eve après avoirmordu dans le fruit défendu, savaient déjà quelle différence il y a entre le bien et le mal, entre la bourgeoisie exploi- tant le travail populaire et le prolétariat exploité. Pour la plupart du temps c'étaient de pauvres diables eux- mêmes, prolétaires de la pire espèce, Bohèmes de la petite littérature et de la politique des cafés, gens dé- classés, désorientés, sans convictions profondes, passion- nées et sans tempérament. Ce n'élaient point des êtres vivant de leur propre vie, c'étaient de pâles contrefaçons des héros de 179^. Chacun avait pris un rôle, et chacun tâchait de l'exécuter tant bien que mal. | ^^ Ceux de qui ils tenaient leurs mandats n'étaient pas beaucoup plus convaincus, plus passionnés, plus énergiques, plus réellement révolutioanaires qu'eux-mêmes. C'étaient des ombres grossies, tandis qu'eux n'étaient que de petites ombres. Mais tous enfants malheureux de la même bourgeoisie désormais fatalement séparée du peuple, tous sortis, plus ou moins doctrinaires, de la même cuisine, l'Université. Les héros delà grande révo- lution avaient été pour eux, ce que [furent] les tragédies de Corneille et de Racine pour les littérateurs français avant la naissance de l'école romantique des modèles clas- siques. Ils tâchèrent de les imiter et les imitèrent fort mal. Ils n'en eurent ni les caractères, ni l'intelligence, ni surtout la position. Fils de bourgeois, ils se sentirent séparés du prolétariat par un abîme, et ils ne trouvèrent

(i) Cet alinéa sur les commissaires de -1848 a été abrégé beaucoup dans la brochure (voir pages 128-129 de cette réim- pression}. — J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS I9I

pas en eux de passion révolutionnaire suffisante ni de résolution pour tenter le saut périlleux. Ils restèrent de l'autre côté de l'abîme et pour séduire, pour entraîner les ouvriers, ils leur firent des mensonges, des phrases, des grimaces. Quand ils se trouvaient au milieu du pro- létariat, ils se sentaient mal à leur aise, comme des gens d'ailleurs honnêtes mais qui se trouvent dans la néces- sité de tromper. Ils se battirent les flancs pour trouver en eux-mêmes un mot vivant, une pensée féconde, ils n'en trouvèrent pas une seule. Dans cette fantasmagorie révolutionnaire de 1848, il ne se trouva que deux hommes réels : Proudhon et Blanqui, tout à fait dissemblants d'ailleurs l'un à l'autre. Quant à tout le reste, ce ne furent que de mauvais comédiens qui jouèrent la révolution, comme les comédiens du moyen âge ont joué la passion jusqu'à ce que Napoléon 1 1 1 n'eut (sic) tiré le rideau . Les instructions que les commissaires extraordinaires de 1048 reçurent» de Ledru-Rollin furent aussi inco- hérentes et vagues que le sont les pensées révolution- naires de ce grand citoyen. C'étaient tous les gros [sic] mots de la révolution de 1793, s^"^ aucune des grandes choses, ni des grands buts, ni surtout des énergiques résolutions de cette époque. Ledru-Rollin a été tou- jours, comme un riche bourgeois qu'il est, comme un rhéteur et comme avocat, et il reste encore l'ennemi na- turel, instinctif du socialisme révolutionnaire. Aujour- d'hui, après de grands efforts, il est enfin parvenu à comprendre les | 19 associations coopératives, mais il ne se sent pas la force d'aller au-delà. Louis Blanc, ce Ro- bespierre en miniature, cet adorateur du citoyen in- telligent et vertueux, est le type du communiste de l'Etat, du socialiste doctrinaire et autoritaire. Il a écrit dans sa jeunesse une toute petite brochure sur « l'orga-

192 APPENDICE

nisation du travail », et aujourd'hui même, en présence des immenses travaux et des développements prodigieux de l'Internationale, il en reste encore là. Pas un souffle de sa parole, pas une étincelle de son cerveau n'a donné la vie à personne. Son intelligence est stérile, comme toute sa personnalité est sèche. Aujourd'hui encore, dans sa dernière lettre récemment adressée au Daily News, en présence de la terrible lutte fratricide qui se passe entre les deux nations les plus civilisées du monde, il n'a pas trouvé autre chose dans sa tête, ni dans son cœur, que le conseil aux républicains français, « qu'ils aient à pro- poser aux Allemands, au nom de la fraternité des peuples, une paix également honorable pour les deux nations ».

Ledru-Rollin et Louis Blanc ont été comme on sait les deuxgrands révolutionnaires de 1 848, avant les journées de Juin. L'un, un bourgeois avocat et rhéteur boursouflé aux allures et aux prétentions Dantonesques, l'autre un Robespierre-Babeuf réduit aux plus infimes proportions. Ni l'un, ni l'autre, n'ont su ni penser, ni vouloir, ni en- core moins oser. D'ailleurs le baiser Lamourette de cette époque, Lamartine, avait imprimé à tous les actes et à tous les hommes de cette époque, moins Proudhon et Blanqui, sa note fausse, et son faux caractère de conciliation ce qui traduit en langage sérieux, signi- fiait réaction, sacrifice du prolétariat à la bourgeoisie et ce qui aboutit comme on sait, aux journées de Juin.

Les commissaires extraordinaires partirent donc pour les provinces bénis par ces grands hommes et portant leurs instructions dans leurs poches. Que contenaient ces instructions? Des phrases et rien de plus. Mais à côté de ces phrases, ils emportèrent encore avec eux des recommandations d'un caractère réactionnaire très réel, et qui leur furent ajoutées par les républicains modérés du

LETTRE A UN FRANÇ\IS IÇJ

National: les Marrast, les Garnier-Pagès, les Arago, les Bastide, sans oublier M. Jules Favre, l'un des plus fou- gueux parmi les républicains réactionnaires de ce temps.

Faut-il s'étonner que de tels commissaires, envoyés par de si grands hommes et munis de telles instructions ne firent rien | ggdans les départ£;ments, sinon d'exciter le mécontentement de tout le monde par le ton [de] dictature et par les manières de proconsuls qu'il leur plut de se donner. On se moqua d'eux, et ils n'exercè- rent aucune influence. Au lieu de se tourner vers le peuple, et seulement vers le peuple, comme leurs mo- dèles de 1793, ils s'occupèrent exclusivement de la mo- ralisation des hommes appartenant aux classes privilé- giées. Au lieu d'organiser partout par le déchaînement des passions révolutionnaires, l'anarchie et la puissance populaire, ils prêchèrent au prolétariat, suivant d'ailleurs en ceci strictement les instructions qu'ils avaient reçues et les recommandations qu'on leur envoyait de Paris, la modération, la tranquillité, la patience et une confiance aveugle dans les desseins généreux du gouvernement provisoire. Les cercles réactionnaires des provinces, intimidés d'abord beaucoup et par cette révolution qui leur était tombée si inopinément sur la tète et par l'ar- rivée de ces mandataires de Paris voyant que ces Messieurs s'amusaient à ne faire que des phrases et à se pavaner dans leur bouffonne vanité, voyant d'un autre côté qu'ils négligeaient totalement d'organiser la puis- sance du prolétariat contre eux et de fomenter contre eux la fureur des masses, seule capable de les contenir et de les anéantir, reprirent courage et finirent par en- voyer l'Assemblée constituante réactionnaire que vous savez. Vous en savez les tristes conséquences.

Après Juin ce fut autre chose ; les bourgeois sincère-

194 APPENDICE

ment révolutionnaires, ceux qui passèrent dans le camp du socialisme révolutionnaire, sous l'influence de la grande catastrophe qui avait tué d'un seul coup tous les comédiens révolutionnaires de Paris devinrent des hommes sérieux et firent des efforts sérieux pour révo« lutionner la France. Ils réussirent même en grande par- tie. JVIais c'était trop tard, la réaction de son côté s'était réorganisée en une puissance formidable, et grâce aux terribles moyens que donne la centralisation de l'Etat, elle finit par triompher tout à fait, plus même qu'elle ne l'avait voulu, dans les | 21 journées de Décembre.

Eh bien, les commissaires extraordinaires que Gam- betta ne manquera pas sans doute d'envoyer dans les dé- partements, s'il parvient à vaincre, avec l'aide de Trochu et de Thiers, la réaction bonapartiste à Paris, seront encore plus malheureux que les commissaires de 1848.

(') Ennemis des ouvriers socialistes, aussi bien que de l'administration et des paysans bonapartistes, sur qui diable s'appuieront-ils ? Leurs instructions leur com- manderont d'enchaîner dans les villes le mouvement révo- lutionnaire socialiste et dans les campagnes le mouve- ment réactionnaire bonapartiste; avec l'aide de qui? D'une administration désorganisée et mal reformée, à demi sinon pour les trois quarts restée bonapartiste elle-même et de quelques centaines de pâles républi- cains et d'orléanistes de la localité? de républicains aussi pâles, aussi insignifiants, aussi incertains et déso- rientés qu'eux-mêmes, restant en dehors de toute masse

(i) Avec cet alinéa, l'écriture de l'auteur change : assez lâche dans les feuillets précédents, elle devient plus régulière et plus serrée. 11 doit y avoir eu un jour d'intervalle entre les deux écritures : l'alinéa a donc été commencé, sans doute, le 29 août (la page 27 du manuscrit portant, comme on le verra, la date du 3o,. J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS ig<y

populaire et n'exerçant d'influence sur personne; et d'orléanistes, bons comme tous les gens riches et bien élevés, bons pour exploiter et pour faire tourner par leurs intrigues un mouvement au profit de la réaction, mais incapables d'une résolution et d'une action éner- gique quelconques. Et encore les orléanistes seront en- core les plus forts, car à côté des moyens financiers con- sidérables qui sont à leur disposition, ils ont encore cet avantage qu'ils savent ce qu'ils veulent tandis que les républicains, à leur grande pauvreté, joignent encore le terrible malheur de ne point savoir ils vont et de rester étrangers à tous les intérêts réels, tant privilé- giés qu'universellement populaires, du pays. Ils ne re- présentent plus rien aujourd'hui, rien qu'un idéal et une faction vieillis; Et comme à la fin des comptes ce sont les intérêts matériels qui gouvernent le monde, les idées n'ayant de puissance qu'autant qu'elles représen- tent un grand intérêt voir les idées de 1793 qui avaient pour fond réel, les intérêts ascendants et triom- phants de la bourgeoisie, opposés à ceux de la noblesse» de la théocratie et de la monarchie ; comme les intérêts des masses populaires ont trouvé leur expression dans les idées et les tendances pratiques du socialisme ; et comme les républicains se sont ouvertement déclarés aujourd'hui les ennemis de ces tendances et de ces idées, et par conséquent les amis des tendances et des idées bourgeoises, et comme l'orléanisme est l'expres- sion de ces dernières il est évident, que les répu- blicains commissaires et locaux, aussi bien que ceux de Paris, soumis à l'ascendant sérieux des Orléanistes, flattés, poussés, dirigés et magnétisés de toutes les ma- nières par eux, tout en s'imaginant | 22 qu'ils travail- lent pour la république, ne travailleront en réalité que

IÇÔ APPENDICE

pour la restauration de la monarchie des Orléans (i).

Maintenant, retournant à la question, je me demande avec vous si ces républicains unis aux Orléanistes et soutenus par eux dans tout le pays, comme ils le seront certainement, si Gambetta, de concert avec Thiers et Trochu, réussit à faire, non une révolution, mais un coup d'Etat contre les Bonapartistes à Paris si cette coalition des Républicains et des Orléanistes sera assez puissante pour sauver la France, en ce terrible moment?

II suffit de poser cette question, pour qu'elle soit ré- solue aussitôt dans un sens négatif. Ayant contre eux, d'un côté toute la masse ouvrière des villes, qu'il faudra contenir, et de l'autre, la masse des paysans bonapar- tistes, qu'il faudra également contenir, ils auront pour eux, comme instruments de défense et d'action, une armée à demi détruite, et au moins deux fois inférieure en nombre à l'armée magnifiquement organisée et magni- fiquement dirigée des Prussiens ; et encore ne seront- ils pas bien sûrs du dévouement et de l'obéissance des deux chefs de cette armée, de Bazaine et de Mac- Mahon, tous les deux créatures de Napoléon III. Ils auront en outre une administration dont l'incapacité et la mauvaise volonté est prouvée, une administration qui aujourd'hui même, sous la direction des Chevreau, des Duvernois et David, fait une propagande passionnée en faveur de l'empereur, contre eux, les représentant par- tout comme des traîtres qui ont vendu aux Prussiens et le pays et l'empereur, et soulevant contre le patriotisme des villes la jacquerie des paysans ; une administration qui, lors même qu'un coup de main heureux aura changé

(i) I a suite, jusqu'à la page 84 du manuscrit Bakounine (moins un morceau de la p, 27 : voir plus loin page 202, note 2), n'a pas été utilisée. J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS I97

le gouvernement à Paris, ne pourra être, comme je viens de le prouver, je pense, ni réformée, ni même remplacée quant à l'immense majorité de son personnel ; qui subira sans doute le joug détesté des vainqueurs radicaux, mais qui n'en restera pas moins Bonapartiste dans le fond de son cœur. Enfin ils auront pour eux les sympathies et au besoin l'aide des républicains et des orléanistes clairse nés dans la France, mais ne formant pas d'orga- nisation quelconque et | 23 tout à fait incapables d'ac- tion énergique.

Je vous demande si avec de pareils instruments les hommes les plus intelligents et les plus énergiques pour- ront sauver la France du terrible danger qui ne la menace plus seulement, mais qui en grande partie est devenu déjà une catastrophe réelle ?

11 est évident que la France officielle, l'Etat, monar- chique ou même républicain, ne peut plus rien, toute la puissance officielle étant devenue impuissance. Il est évident que si la France peut être sauvée encore, ce ne peut être que par la France naturelle, par toute la nation prise en dehors de toute organisation officielle, monar- chique ou républicaine, par le soulèvement spontané des masses populaires ('), ouvriers et paysans à la fois, qui prendront les armes qu'on ne veut pas leur donner {*)

(i) Quelques expressions empruntées à cette phrase ont été placées dans le dernier alinéa de la brochure (p. i 34 de cette réimpression). J. G.

(*j Le ministère a enfin avoué qu'il ne veut pas donner des armes au peuple dans la remarquable séance du 2b août, à propos de la proposition non d'abolir, mais seulement de sus- pendre les lois qui défendent la vente et la fabrication des armes et des munitions de guerre, et qui frappent d'amende le port d'armes sans autorisation du gouvernement. Après une vive discussion, cette proposition, repoussée par la commis- sion, naturellement élue par la majorité bonapartiste du Corps

198

APPENDICE

et qui s'organiseront d'eux-mêmes, de bas en haut, pour la défense, et pour leur existence.

législatif, a été rejetée par 184 contre 6t voix. Pendant cette discussion il s'est produitdes mots et des révélations fort inté- ressantes.

« Jules Ferry (l'auteur de la proposition). Le rapport con- damne les lois, et il en recommande le maintien provisoire, aujourd'hui que leur suspension est précisément nécessaire et évidente pour tout le monde. Le pays a besoin d'armes pour se défendre, ce besoin est extrême. Que fallait-il faire? Abolir la prohibition, comme pour les céréales en temps de disette... Non seulement on n'arme p s, mais il y a des préfets qui refu- sent I 24 Iss armes qu'on leur envoie. J'en connais un qui a ré- pondu : a Pas de fusils, pas de volontaires. J'ai envoyé tous a les hommes valides hors du département. » S'il y a des raisons politiques pour ne point armer le peuple, qu'on le dise. Si on craint que les armes ne tombent entre les mains des ennemis du gouvernement, il faut le dire. Il faut qu'on sache, que si quelque chose paralyse la défense nationale, c'est l'intérêt dynastique.

« Picard. L'histoire ne comprendra pas cette discussion. Nous vous demandons la suspension d'une loi qui fait un délit de la détention d'armes et de munitions de guerre, et vous nous la refusez au moment l'ennemi approche.

« Le Ministre (président du Conseil d'État). Vous voulez probablement organiser les forces du pays. Nous aussi. Mais nous voulons mettre les armes dont nous disposo>is et elles sont nombreuses entre les marins les plus capables de les bien em- ployer. Nous voulom \ 25 la concentration et vous l'éparpille- ment des forces...

Cl Picard. Armez la garde mobile, soit. Armez la garde nationale, soit. Mais avez-vous vu un pays, un pays envahi par l'ennemi, dans lequel on dit aux citoyens : « Vous n''aurezpas « le droit d'acheter une arme; si l'armurier vous la vend, « c'est qu'il aura violé la loi »?

« J. Favre. On veut pouvoir nous condamner, même à présent, si nous prenons des armes pour nous défendre. Quant à moi, je vous déclare, que si vous maintenez cette loi, je la violerai.

« Le Ministre. 11 me semble que la question ne compor- tait pas une telle animation.

« J. Favre. Voulez-vous que nous restions froids jus- qu'à ce que les Prussiens soient à Paris ?

« La proposition de M. Jules Ferry est rejetée à la majorité

LETTRE A UN FRANÇAIS IQÇ

Le soulèvement national est devenu aujourd'hui une nécessité tellement évidente pour tout le monde, que dans la séance du 25 deux propositions ont été faites au Corps législatif, qui a déclaré l'urgence de la seconde. La première est celle d'Esquiros : « Que le Corps législatif invite les municipalités à se constituer en centres d'action et de défense, en dehors de toute tutelle admini- strative, et à prendre, au nom de la Fra.ice violée, toutes les mesures qu'elles croiront nécessaires ». Cette proposi- tion aurait été parfaite, mais à une | 24 condition, c'est que la révolution se ferait préalablement dans toutes les municipalités, l'organisation actuelle de toutes étant bonapartiste. Mais cette condition est virtuellement contenue dans ces mots : en dehors de toute tutelle admi- nistrative, ce qui veut dire l'abolition complète de l'Etat. Ce fut par cette raison sans doute que la proposition d'Esquiros ne fut pas déclarée d'urgence. Voici la seconde proposition, de M. de Jouvencel :

« Article premier. Au cas l'ennemi entreprendrait le siège de Paris, tous les citoyens français non incorporés dans l'armée ou dans la garde mobile, seront appelés à défendre le territoire par les armes Art. 2. Les muni- cipalités s'organiseront aussitôt pour employer tous les moyens de lutte dont elles pourront disposer. Art. 3. L'emploi des fusils de chasse et de toute espèce d'armes de luxe ou de guerre sera permis, ainsi que la fabrication des munitions. Art. 4. A la seule condition de porter la cocarde nationale, les combattants qui se lèveront, en vertu de la présente loi, seront investis des prérogatives militaires. »

La Chambre a prononcé l'urgence sur cette pro-

de 184 voix contre ôi (gauche et centre gauche). » [Note de Bakounme.)

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position, sans doute parce qu'un sentiment de dé- cence l'a empêchée de faire autrement. Mais il est certain qu'elle la rejettera, comme elle a rejeté, dans cette même séance la proposition d'abolir les lois qui défendent la vente et le port des armes, si un coup d'Etat de Trochu, Thiers et Gambetta | 25 ne la dissout ou ne la terrorise préalablement.

Vous voyez que cela est devenu une conviction de tous les esprits sérieux et sincères qui veulent le salut de la France, que la France ne peut être sauvée que par un souUi'enienl spontané, tout à fait en dehors de l'action et de la tutelle de l'administration, du gouvernenient, de VEiat, quelle que soit la forme de cet Etat et de ce gou- vernement.

Et pour vous le prouver encore davantage, je vais vous citer la lettre tout à fait remarquable adressée ré- cemment par le général franco-américain Cluseret au général Palikao :

« Bruxelles, 20 août 1870.

« Général, je n'ai pas reçu de réponse à ma dépêche d'Ostende du 20 août (dépêche par laquelle Cluseret offrait ses services). J'en suis plus affligé qu'étonné. Dé- fiances et préjugés militaires ne sont plus de saison. Votre système militaire a réalisé point par point mes tristes prévi- sions... (critique du système militaire en France). Vous ne pouvez remédier aux défectuosités de votre système et réparer nos désastres, qu'en introduisant un élément nou- veau dans la lutte, élément terrible qui déroutera la lac- tique prussienne, l'élément volontaire. Je connais à fond cet élément, je l'ai pratiqué en France, en Italie, en Amérique, je sais ce qu'on peut en attendre et en re- douter. Erreur de croire qu'il ne peut accomplir ce qui a

LETTRE A UN FRANÇAIS 201

dépassé les forces des troupes, dites régulières Les vraies troupes régulières, dans une semblable lutte, sont les volontaires. Mais par volontaires, il ne faut pas entendre des engagés volontaires incorporés dans Var- mée, car ils ne seront alors que des conscrits (c'est-à-dire de mauvais soldats, voilà tout). [ 26 1 ncorporés dans l'ancienne organisation, ils en seront victimes comme leurs devan- ciers. Organise^ (j'aurais dit, moi : Laissez librement et spontanément s'organiser) Vêlement volontaire par bataillons comme firent nos pères; laisse \-lui nommer ses officiers, et faire, éparpillé, une guerre de position. Confie^ à son audace et à son initiative d'opérer sur les lignes de communication de l'ennemi, ruinant ses approvisionne- ments et soulevant les provinces conquises. est le danger maintenant pour l'ennemi. Quant à vos généraux et à votre armée, faites-en la réserve (les points d'appui) de ces bandes enthousiastes (révolution- naires), et vous verrez le résultat immédiat. J'ai vu ça en Amérique et fai été étonné. L'inslinct avait fait plus que Vétude et la science..., etc. Certes il m'est plus désagréable devons offrirmesservicesqu'à vousdeles accepter. Prou- vez que votre patriotisme égale le mien, en les acceptant.

« Général Cluseret, »

Si le général Cluseret est vraiment l'homme énergique et révolutionnaire qu'on dit, il n'offrira plus ses services à un gouvernement quelconque de la France, tout gou- vernement centralisateur, qui aurait la prétention d'or- ganiser lui-même, de tutéler [sic) et de diriger la défense du pays, devant nécessairement perdre le pays. Il réunira des volontaires français en Belgique, et il ne doit pas en manquer, il les armera tant bien que mal, et se mettant à leur tête, il passera la frontière Beige malgré

202 APPENDICE

la douane et les troupes Belges qui la couvrent en cet instant, et donnant l'exemple à tous, il se mettra à prêcher non par des paroles seulement, le temps des paroles est passé, mais par des actes. Car ce n'est plus que l'initiative spontanée des révolutionnaires auda- cieux qui peut sauver le pays.

Je crois avoir prouvé, un peu trop longuement peut- être, mais par un raisonnement et par un développement de faits irréfutables (^), | 27 que la France ne peut plus être sauvée par le mécanisme gouvernemental, dût même ce mécanisme passer entre les mains de Gambetta.

('-) Je suppose le meilleur cas, celui du triomphe de Gambetta avecThiers et Trochu à Paris. Je le désire maintenant ce triomphe de tout mon cœur, non parce que j'espère qu'en s'emparant de la puissance de l'Etat, de celle puissance d'aclion du mécanisme administratif, de- vant laquelle l'incorrigible Thiers s'est encore tant émerveillé dans la séance du 26 août, ils puissent faire quelque chose de bon pour la France, mais précisément parce que j'ai la forte conviction que la force même des choses, aussi bien que leur désir sincère de sauver la patrie, leur démontreront aussiiôl qu'ils ne peuvent plus s'en servir; de sorte qu'après l'avoir brisée entre les mains des Bonapartistes, ils se verront forcés, conformé- ment aux propositions d'Esquiros, de Jouvencel et du

(i) Au haut de la page 27, Bakounine a récrit ces deux lignes sous cette forme légèrement modifiée : « Je crois avoir prouvé, un peu longuement, il est vrai, mais d'une manière irréfu- table... T) J. G.

(2) Cet alinéa (p. 27, 1. 4, du manuscrit Bakounine) a été placé, avec quelques changements, dans la Lettre II, p. 5, 1. 23, de 1.1 brochure (p. 84, l. i3, de cette réimpression). J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS 2O3

général Cluseret, de Vanéanlir tout à fait, en rendant riniiiative de faction à toutes les communes révolution- naires de la France, délii^rées de tout gouvernement et de toute tutelle, et par conséquent appelées à former une nou- velle organisation, en se fédérant entre elles pour la dé- fense.

(') J'ai raisonné jusqu'ici dans la supposition la plus favorable, celle du triomphe de Gambetta. Mais il n'est pas du tout sûr qu'elle se réalise, et aujourd'hui moins que jamais, car il est devenu évident que les Bonapar- tistes n'ont pas seulement repris confiance et courage, mais qu'ils se sentent déjà assez forts, pour démasquer leur jeu, et pour recourir à la menace. C'est l'opinion générale à Paris qu'ils méditent un coup d'Etat. La cor- respondance parisienne du Bund organe semi-officiel delà Confédération suisse jette sur ces projets téné- breux une vive et je pense judicieuse lumière. Je m'en vais vous en citer des extraits :

i( Paris, 25 août. Les Impérialistes raisonnent ainsi : « Dans le cas le plus malheureux, l'empereur pourra abdiquer en \ ^ faveur de son fils, payer quelques mil- liards aux Prussiens et raser les forteresses de Metz et de Strasbourg. »

(Ces concessions, ces conditions de paix paraissent êtresérieusement méditées par les Bonapartistes, puisque le Daily Telegraph, dans un article reproduit par le Journal de Genève, les recommande beaucoup.) Je ne doute pas pour mon compte que Bismarck ne songe

(i) Tout le commencement du passage du manuscrit écrit le 3o août, depuis le début de cet alinéa (ligne 21 delà p. 27) jusqu'à la ligne ib de la p. 34, n'a pas été utilisé. J. G.

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sérieusement à traiter avec Napoléon, parce que Napo- léon seul est capable de faire de lâches concessions à la Prusse. Les Orléans ne le peuvent pas, sous peine de se déshonorer et de se rendre impossibles. Quant aux ré- publicains, même les plus modérés et les plus raison- nables ne consentiraient jamais à traiter avec Bismarck, tant qu'il restera un seul soldat prussien en France, Leur position est telle, qu"ils sont forcés de se laisser ensevelir plutôt sous les décombres de Paris, que de lui faire la moindre concession. Il est évident que le gouvernement Bonapartiste, soit de Napoléon III, soit de son fils, peut seul signer un traité de paix déshonorant et désastreux pour la France, Et on les voit se cramponner tellement au pouvoir aujourd'hui, qu on ne peut plus douter qu'ils ne soient capables et qu'ils ne se préparent déjà de le faire. Qui sait si des pourparlers secrets n'ont pas déjà [été] entamés entre Napoléon, Eugénie et Bismarck.^ Je les crois même capables de livrer Paris aux Prussiens, tellement leur position est devenue désespérée, et parce qu'ils sont assez coquins, assez lâches, pour vouloir se sauver à tout prix. La position de Bismarck n'est pas rassurante non plus. Si Paris prend sa défense au sérieux, si toute la France se soulève devant et derrière les armées prussiennes, ces dernières, malgré la puissance formidable qu'elles développent actuellement, pourront bien trouver leur tombeau en France. Bismarck le roi de Prusse et le général Moltke le savent bien ; ce sont des hommes trop sérieux pour ne point le comprendre. Leur vengeance doit être pleinement satisfaite, ils ont assez humilié l'empereur des Français, et ils ne sacrifie- ront pas au vain plaisir de l'anéantir tout à fait, avec tous les immenses avantages qu'ils ont | 29 obtenus, peut-être l'avenir même de l'Empire d'Allemagne en général et de

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la puissance prussienne en particulier. D'un côté, ils ont devant eux la gloire d'une conquête encore très peu certaine et qu'ils devront payer dans tous les cas par d'immenses sacrifices en argent et en hommes. D'un autre côté, une paix si triomphante qu'ils n'auraient pas même osé la rêver au début de la campagne, le rem- boursement de tous les frais de laguerre, peut-être même la Lorraine et l'Alsace, que seuls Napoléon III et M"^^ Eu- génie seront capables de leur céder et se trouveront dans la position de pouvoir céder, soit au nom de l'empe- reur actuel, soit au nom de son fils mineur, la constitu- tion de l'Empire germanique et l'hégémonie de l'Alle- magne incontestée et solidement établie; enfin la sou- mission de la France, pour une dizaine d'années au moins; car personne ne pourra leur garantir celte soumis- sion mieux et plus sincèrement que Napoléon III ou son fils. Il est certain que s'il survit et garde son pouvoir après cette guerre, après la paix désastreuse et désho- norante qu'il aura signée et qui réduira la France à l'état de seconde puissance, Napoléon III d'abord, puis son fils seront tellement méprisés et détestés par la France, quils auront besoin de la protection directe de la Prusse pour se maintenir sur leur trône, comme Victor-Emma- nuel jusqu'ici a eu besoin de l'assistance spéciale de la France pour garder sa couronne.

Il est donc certain et incontestable qu'aucun souve- rain ni aucun gouvernement de France ne pourra leur concéder autant d'avantages et de sécurité que la dynastie Bonaparte. Peut-on douter après cela que Bismarck ne songe déjà à traiter avec Napoléon III et à ne traiter qu'avec lui, c'est-à-dire à le conserver quand même sur le trône de France? Reste à savoir si Napoléon III et Mme Eugénie sont lâches à ce point d'accepter et de

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signer de pareilles conditions. Qui peut en douter? Est- ce. qu'il y a une limite à leur infamie ? Et il faut être bien naïf vraiment pour penser qu'ils s'arrêteront devant une ou même dix trahisons de la France, lorsque ces trahisons deviendront nécessaires pour la conservation de leur couronne. Mieux vaut être un vassal couronné de Bismarck, qu'un empereur bafoué, expulsé et peut- être pendu. Soyez-en bien sûrs, chers amis, la France 1 30 sst déjà pendue à Bismarck par Napoléon III, et Bis- marck ne marche à Paris que pour remettre Napoléon III, ou son fils, sous la maternelle protection de rintéressante Eugénie, sur le trône.

Quant à moi, j'en suis certain, et je suis convaincu que ce traité secret, peut-être déjà conclu, ou en voie d'être conclu, que sais-je ? peut-être par l'intermédiaire de la Cour italienne qui s'agite beaucoup et qui y est di- rectement intéressée, que cette assurance d'être pro- tégés et soutenus par Bismarck, sont principalement la grande cause de la résurrection si inattendue de la con- fiance et de l'arrogance croissante et de plus en plus menaçante des Bonapartistes.

Après cette longue digression, je laisse de nouveau parler le Bund :

« Le général Trochu et Thiers pensent toujours que ce qu'il y a de mieux, c'est de laisser arriver les Prus- siens jusqu'aux murs de Paris, sans leur livrer bataille. Les Impérialistes, au contraire, veulent absolument une bataille pour le salut de la dynastie. Trochu est au plus mal avec l'impératrice, mais par contre sur le meilleur pied avec la garde mobile. Les plus notables patriotes et républicains signent une adresse à Trochu. Suivant l'exemple du prince Napoléon qui a mis en sûreté sa personne à Florence, et sa famille en Piémont, les

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hommes riches de Paris commencent à envoyer leurs trésors soit en Belgique, soit en Angleterre. Ils craignent d'un côté une résistance désespérée de la part de la population parisienne, et de l'autre la résolution de Trochu qui dans la défense de Paris, semble disposé de recourir au besoin aux barricades de Juin et de faire sauter des quartiers entiers de Paris. Rouher a rapporté hier de Reims, il a visité l'empereur malade, un plan désespéré de défense et d'action contre ce qu'ils appellent les Prussiens de l'intérieur {les orléanistes et les républi' cains). Palikao l'a adopté. Favre, Gambetta et Thiers ont attaqué vivement l'Empire dans le comité secret (du 24 ou du 25). « L'heure est si terrible, » ont-ils dit, « que le pays ne peut plus être sauvé que par le « pouvoir réuni de la Chambre, de Palikao et de Tro- « chu ! » (J'aime beaucoup cette mixture!) Les Bona- partistes sont disposés à se défendre à outrance. Les I3J membres de la gauche se croient sérieusement me- nacés. Dans d'autres cercles aussi on s'attend à un coup d'Etat bonapartiste ; on organise, dit-on, une défense du pays exclusivement décembrisle. On commencera par arrêter Trochu et les députés de la gauche, qu'on dénon- cera à la majorité de la Chambre et au pays comme des traîtres. Palikao a entre les mains les adresses de tous les habitants considérés comme dangereux. On a arrêté déjà des centaines de républicains et de socialistes, des journalistes aussi. »

« Paris, 26 août. Le Journal des Débats lui-même pressent une conspiration bonapartiste et le coup d'Etat. Il proteste contre ce fait que tous les ultra-décembristes (Rouher, Schneider, Baroche, Persigny) viennent tous les jours prendre part aux Conseils des ministres, et déclare que ce cabinet exclusivement bonapartiste n'in-

208 APPENDICE

spire aucune confiance au pays et paralyse tous les efforts patriotiques de la Chambre. La droite a rejeté encore hier la proposition d'abolir ou de suspendre les lois qui défendent le port et la vente des armes. Elle préfère livrer Paris aux Prussiens, plutôt que d'armer le peuple. La droite avait voulu mettre en accusation et recom- mander l'arrestation du général Trochu, après qu'il eut refusé à l'impératrice de donner sa démission. La garde nationale a eu vent de ce projet et fit au général Trochu une bruyante manifestation de sympathie tout à fait républicaine. Depuis hier, l'impératrice fait de nouveau la cour à Trochu, qui s'y prête, faisant probablement semblant de s'y laisser prendre. On veut l'empêcher de toute force de faire la revue des quatre-vingt mille hommes de la garda nationale, craignant des démonstra- tions sympathiques pour Trochu, mais contraires à l'Empire. Un homme d'Etat bien connu ayant conseillé à l'empereur de se mettre à la tête d'un régiment de cavalerie et de se précipiter au-devant des baïonnettes prussiennes, Napoléon III a répondu, en frisant sa moustache : « Ce serait très beau pour l'histoire, mais « je ne suis pas du tout aussi mort, que ces bons Pari- « siens veulent bien le croire. Je rentrerai à Paris, non a pour rendre | 32 des comptes, mais pour en demander « à ceux qui ont perdu la France: à Ollivier qui nous a « fait tant de mal avec son parlementarisme, et aux dé- « pûtes de la gauche qui, en rognant le budget de « l'armée, nous ont livrés, le pays et moi, à la Prusse. » « Rouher, après son retour de Reims, travaille main- tenant dans la direction de ces mêmes idées avec Palikao et avec tous les chefs de la droite. Les impé- rialistes sont pleins d'espérance, ils attendent avec certi- tude une victoire, qui sera le signal de la dissolution ou

LETTRE A UN FRANÇAIS 209

au moins de la suspension de la Chambre, malgré que Schneider lui-même, dit-on, y soit contraire. »

Une correspondance de V Indépendance belge datée de Paris 27 août annonce l'intention de l'empereur de se réfugier derrière la Loire, à Bourges et d'y concen- trer le gouvernement. La Libeiié [du 28 août) parle aussi du projet de transporterie gouvernement non à Bourges, mais à Tours.

Ce projet paraît être une menace très sérieuse. Il paraît se combiner avec la formation d'une nouvelle armée derrière la Loire, armée dont le commandement sera sans doute confié à un Bonapartiste éprouvé. II apparaît plus menaçant encore, en présence de l'agitation Bonapartiste des paysans, longuement et systématique- ment fomentée par les préfets, sous-préfets, Conseils généraux et Conseils d'arrondissement, maires, juges de paix, gendarmes, gardes-champêtres, maîtres d'école et curés et assistants de curés sur tous les points de la France.

Pour moi, il est évident que Napoléon veut s'appuyer maintenant sur deux forces : Bismarck à l'extérieur, et les paysans, soulevés en sa faveur, à l'intérieur. De cette manière, pour sauver sa couronne, après avoir pré- cipité la France dans l'abîme, il veut ruiner, détruire son dernier espoir et moyen de salut (je parle ici au point de vue de l'Etat) : la levée en masse unanime du I 33 peuple français contre l'invasion étrangère. Il veut lui substituer, en ce moment terrible et en présence même de cette invasion, la guerre civile entre les campagnes et les villes de France. Je ne serais' nullement étonné si le ministère actuel, ministère bonapartiste et ultramontain s'il en fut, inspiré par Napoléon III, par Eugénie et par les Jésuites tout à la fois, si ce ministère qui veut évi-

12.

210 APPENDICE

demment consommer la ruine de la France, nourrissait le projet d'armer les paysans contre les villes, en laissant les ouvriers désarmés, comprimés par l'état de siège, et livrés sans défense à la barbarie réactionnaire des paysans. Ce sera un terrible danger, et seule la révolution sociale telle que nous Ventendons sera capable de le détourner et de le transformer pour la France en un moyen de salut. J'y reviendrai plus tard.

Tels sont donc les projets actuels de l'empereur, de l'impératrice et de leur parti. Appuyés sur cette armée nou- velle qu'on organise derrière la Loire, et qu'on organise sans doute de manière à ce qu'elle soit bien dévouée à l'Empire, appuyés en même temps sur les sympathies artificiellement réchauffées des paysans, et s'entendant d'un autre côté, en secret, avec Bismarck, les Bonapar- tistes seront bien capables de livrer à ce dernier Paris lui-même, qu'ils accuseront plus tard la population de cette ville et les députés radicaux d'avoir trahi aux Prus- siens (*).

Bismarck ne pourra pas imposer Napoléon III ou IV à la France, à Paris. Mais Napoléon III, soutenu par cette armée de la Loire qui ne sera bonne probablement que pour le défendre contre l'indignation des villes fran- çaises, et par les paysans qu'on aura ameutés contre le patriotisme des villes, pourra traiter avec Bismarck, après que ce dernier aura pris et désarmé Paris. A moins d'une énergie surnaturelle, dont je ne crois 1 34 plus capable le peuple français, la France dans ce cas sera perdue.

(i) Celte phrase incorrecte est textuellement reproduite. J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS 211

Voici pourquoi, moi révolutionnaire socialiste, je désire de tout mon cœur, maintenant, l'alliance du Jacobin Gambetta avec les Orléanistes Thiers et Trochu, cette alliance seule pouvant terrasser maintenant la con- spiration Bonapartiste à Paris. Voilà pourquoi je désire maintenant que la dictature collective de Gambetta, Thiers et Trochu s'empare au plus vite du gouverne- ment, — et je dis au plus vite, car chaque jour est pré- cieux, et s'ils en perdent un seul inutilement, ils sont perdus. Je pense que tout cela va se résoudre en trois ou quatre jours. Ayant pour eux la garde nationale, les gardes mobiles et la population de Paris, ils peuvent incontestablement s'emparer du pouvoir, s'ils sont unis, s'ils ont la résolution nécessaire, s'ils sont des hommes. Je m'étonne qu'ils ne l'aient pas fait jusqu'à présent. Les Bonapartistes ont pour eux la police et toute la garde municipale qui constitue je pense une force assez res- pectable. Il est probable qu'ils se proposent d'arrêter les membres de la gauche et Trochu pendant la nuit, comme ils l'ont fait en décembre. Dans tous les cas, cet état de choses ne peut plus durer, et nous recevrons l'un de ces jours la nouvelle d'un coup d'Etat bonapartiste, ou bien celle d'un coup d'Etat plus ou moins révolution- naire.

Il est clair que dans le premier cas, le salut ne pourra plus venir que d'une révolution provinciale. Mais dans le second aussi, il ne peut venir que de là.

(') Je résumerai en peu de mots les arguments dont

(i) A partir d'ici (p. 34, 1. 25 du manuscrit), et jusqu'à la page 67, ligne 5, le manuscrit Bakounine a été intégraiement reproduit dans la brochure (p. 6, 1. 8, à p. 3i, 1. i5 ; p. 85, 1. 10, à p. 1 18, 1. 18, de cette réimpression), avec deux transposi- tions qui seront indiquées, et la suppression de deux passages, qui sera indiquée aussi. J. G.

212 APPENDICE

je me suis servi, pour le prouver, dans cette longue lettre.

Si Gambetta, qm je prends ici comme la personnifi- cation du parti Jacobin, si Gambetta triomphe, même dans les circonstances les plus favorables pour lui, il ne pourra :

ni réformer constitutionnellement le système de l'ad- ministration actuelle;

ni en changer complètement, ni même d'une manière sensible et quelque peu efficace, le personnel, | 3g la ré- forme constitutionnelle du système ne pouvant se faire que par une Constituante quelconque, et ne pouvant être terminée pas même en quelques semaines. Il n'est pas besoin de prouver que la convocation d'une Consti- tuante est impossible, et qu'on n'a pas seulement une semaine, un jour à perdre. Quant au changement du personnel, pour l'efTectuer d'une manièresérieuse,il fau- drait pouvoir trouver en peu de jours 100.000 fonction- naires nouveaux, avec la certitude que ces nouveaux fonctionnaires seront plus intelligents, plus énergiques, plus honnêtes et plus dévoués que les fonctionnaires actuels. Il suffit d'annoncer cette exigence, ce besoin, pour faire voir que leur réalisation est impossible.

Donc, il ne restera à Gambetta que deux partis à prendre :

ou bien, de se résigner à se servir de cette admini- stration essentiellement bonapartiste et qui sera une arme empoisonnée contre lui-même et contre la France, en ses mains, ce qui équivaut, dans les circonstances présentes, à la ruine totale, à l'asservissement, à l'anéan- tissement de la France ;

ou bien, de briser tout-à-fait cette machine admini- strative et gouvernementale, sans même tenter de la

LETTRE A UN FRANÇAIS 21 J

remplacer par une autre, et rendre par même la liberté complète de l'initiative, du mouvement et de l'organisation à toutes les provinces, à toutes les com- munes de la France, ce qui équivaut à la dissolution de l'Etat, à la révolution sociale.

En détruisant la machine administrative, Gambetta se prive lui-même, son gouvernement, prive Paris du seul moyen qu'il avait de gouverner la France. Après avoir perdu le commandement officiel, l'initiative par décrets, Paris ne conservera plus que l'initiative de l'exemple, et il ne la conservera encore que dans le cas seulement, par sa force morale, par l'énergie de ses résolutions, et par la conséquence révolutionnaire de ses actes, il se mettra réellement à la tête du mouvement national; ce qui n'est point du tout probable. Cela me paraît tout à fait impossible, pour les raisons suivantes :

L'alliance forcée de Gambetta avec Thiers et Trochu ;

2" Son propre Jacobinisme, modérantisme républicain, aussi bien que celui de tous ses amis et de tout son parti;

I 3e La nécessité politique, pour Paris, dans l'inté- rêt de sa propre défense, de ne point trop choquer, effrayer les préjugés et les sentiments de l'armée, dont l'assistance lui est absolument nécessaire ;

Enfin l'impossibilité évidente pour Paris de s'oc- cuper maintenant du développement et de l'application pratique des idées révolutionnaires, toutes les énergies et tous les esprits devant se concentrer nécessairement, exclusivement, sur la question de la défense. Paris assiégé se transformera en une immense ville de guerre. Toute sa population formera une immense armée, disci- plinée par le sentiment du danger et par les nécessités

214 APPENDICE

de la défense. Mais une armée ne raisonne pas et ne fait pas de révolutions, elle se bat.

Paris absorbé par l'unique intérêt et par la seule pensée de sa défense sera tout à fait incapable de di- riger et d'organiser le mouvement national de la France. S'il pouvait avoir cette prétention saugrenue, ridicule, il tuerait le mouvement,^/ Userait par conséquent du devoir de la France, des provinces, de lui désobéir, dans Vinlé' rêt suprême du salut national. La seule et meilleure chose que Paris puisse faire dans celui de son propre salut, c'est de proclamer et de provoquer l'absolue indépendance et spontanéité des mouvements provinciaux, et si Paris oublie ou néglige de le faire, par quelque raison que ce soit, le patriotisme commande aux provinces de se lever et de s'organiser spontanément, indépendamment de Paris, pour le salut de la France et de Paris lui-même.

// résulte de tout cela, d'une manière évidente, que si la France peut encore êtresauvée, ce n'est que par le sou- lèvement spontané des provinces.

Ce soulèvement est-il encore possible ? Oui, si les ouvriers des grandes cités provinciales, comme Lyon, Marseille, Saint-Etienne, Rouen et beaucoup d'autres encore, ont du sang dans les veines, du cerveau dans la tête, de l'énergie dans le cœur, et de la force dans les bras, s'ils sont des hommes vivants, des révolution- naires socialistes et non des socialistes doctrinaires. Seuls, les ouvriers des cités provinciales peuvent sauver la France aujourd'hui.

Il ne faut pas compter sur la bourgeoisie. J'ai ample- ment développé pourquoi? Les bourgeois ne voient et ne comprennent | 37 rien en dehors de l'Etat, en dehors

LETTRE A UN FRANÇAIS 21 ^

des moyens réguliers de l'Etat. Le maximum de leur idéal, de leur imagination, de leur abnégation et de leur héroïsme, c'est rexagération révolutionnaire de la puis- sance et de faction de VEtat, au nom du salut public. Mais j'ai suffisamment démontré que l'action de l'Etat, à cette heure et dans les circonstances actuelles, Bis- marckiennes à l'extérieur, Bonapartistes à l'intérieur, loin de pouvoir sauver la France, ne peut que la perdre et la tuer, (i)

Ce qui peut seul sauver la France, au milieu des ter- ribles, des mortels dangers, extérieurs et intérieurs^ qui la menacent présentement, c'est le soulèvement spontané, formidable , passionnément énergique, anarchique, destruc- tif et sauvage, des masses populaires sur tout le terri- toire de la France. Soyez-en bien convaincus, en dehors de cela point de salut pour votre pays. Si vous ne vous en sentez pas capables, renoncez à la France, renoncez à toute liberté, baissez vos têtes, ployez vos genoux et devenez des esclaves, esclaves des Prussiens, esclaves des Bonapartes vice-rois des Prussiens, victimes des paysans ameutés et armés contre vous, et préparez-vous et résignez-vous, vous déjà si misérables et si malheu- reux, à un avenir de souffrance et de misère, comme vous n'avez pas pu même vous l'imaginer jusqu'à présent.

11 est certain que la bourgeoisie n'en est point ca- pable. Pour elle ce sera la fin du monde, la mort de toute civilisation. Elle s'arrangera plutôt avec la domina- tion des Prussiens et des Bonapartes, que de subir le sou- lèvement de la barbarie populaire : cette égalisation violente, ce balaiement impitoyable et complet de tous ses privilèges économiques et sociaux. Il se trou-

(i. Ici (l. 7 delà p. 3j de Bakouiiine) j'ai interrompu le texte,

2l6 APPENDICE

vera bien, dans la classe bourgeoise, et notamment dans le parti radical, un nombre assez considérable de jeunes gens, poussés par le désespoir du patrio- tisme, qui se rallieront au mouvement socialiste des ouvriers ; mais ils n'en prendront jamais, ni ne peuvent en prendre l'initiative. Leur éducation, leurs préjugés, leurs idées s'y opposent. D'ailleurs ils ont perdu l'élé- ment, le tempérament Dantonesque ils n'osent plus oser. Ce tempérament n'existe plus dans aucune caté- gorie de la classe bourgeoise. Existe-t-il dans le monde ouvrier? Toute la question est là.

Eh bien, oui, je pense qu'il y existe, en dépit du doc~ trinarisme et de la rhétorique socialistes, qui se sont considérablement développés, | 3gpendant ces dernières années, dans les masses ouvrières, peut-être non sans une certaine influence de l'Internationale elle-même.

Je pense qu'à cette heure en France, et probablement aussi dans tous les autres pays, il n'existe plus que deux classes capables d'un tel mouvement : les ouvriers et les paj'-sans. Ne vous étonnez pas que je parle des paysans. Les paysans même français ne pèchent que par igno- rance, non par manque de tempérament. N'ayant pas abusé ni même usé de la vie, n'ayant pas été usés par l'action délétère de la civilisation bourgeoise, qui n'a pu que les effleurer à peine à la surface, ils ont conservé tout le tempérament énergique, toute la nature du peuple. La propriété, l'amour et la jouissance non des plaisirs mais du gain, les a rendus considérablement

dans la brochure, pour.intercaler un long passage relatif à une lettre de Gambetta au Progrès de Lyon, emprunté aux pages 54-57 du manuscrit (voir de la p. 88, 1. 7, à la p. 90, 1. g, de cette réimpression) ; après quoi j'ai repris à la ligne 26 de cette page 3j du manuscrit (voir p. 90, 1. 17, de cette réim- pression). — J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS 21/

égoïstes, c'est vrai, mais ils n'ont pas diminué leur haine instinctive contre les beaux Messieurs, et surtout contre les propriétaires bourgeois, qui jouissent des fruits de la terre sans les produire par le travail de leurs bras. D'ailleurs le paysan est foncièrement patriotique, na- tional, parce qu'il a le culte de la terre, une passion pour la terre, et rien ne sera plus facile, je le pense, que de le soulever contre ces envahisseurs étrangers, qui veulent enlever deux immenses territoires à la France.

Il est clair que pour soulever et pour entraîner les paysans, il faudra user d'une grande prudence, dans ce sens qu'il faut bien se garder, en leur parlant, de faire usage de ces idées et de ces mots, qui exercent une ac- tion toute-puissante sur les masses ouvrières des villes, mais qui expliqués de longue main aux paysans, par tous les réactionnaires possibles, depuis les propriétaires nobles oubourgeois, jusqu'au fonctionnaire del'Etatetau prêtre, dans un sens qu'ils détestent et qui résonne comme une menace àleurs oreilles, ne manqueraient pas de produire sur eux un effet tout contraire à celui qu'on désire. Non, il faut employer avec eux, tout d'abord, le langage le plus simple, celui qui correspond le mieux à leurs propres instincts et à leur entendement. (') Dans les villages dans lesquels l'amour platonique et fictif de l'empereur existe réellement à l'état de préjugé et d'ha- bitude passionnée, il ne faut pas même parler contre l'empereur. Il faut ruiner dans le fait le pouvoir de l'Etat, de l'empereur, sans rien dire contre lui, en ruinant l'influence, l'organisation officielle, et autant qu'il sera possible, en détruisant les personnes mêmes

(i) Ce qui suit, lignes 3o-36 de la page 38 du manuscrit de Bakounine, a été utilisé page 16 de la brochure (voir p. 99, 1. 21, de cette réimpression). J. G.

i3

2l8 APPENDICE

des fonctionnaires de l'empereur : maire, juge de paix, curé, gendarme, garde-champêtre, qu'il ne sera pas impossible de septembriser, \ 39 je le pense, en soule- vant contre eux les paysans eux-mêmes. Il faut leur dire qu'il s'agit surtout de chasser les Prussiens de la France, chose qu'ils comprendront parfaitement, parce qu'ils sont patriotes, je le répète encore ; et que pour cela il faut s'armer, s'organiser en bataillons volontaires et marcher contre eux. Mais qu'avant de marcher, il faut, suivant l'exemple des villes, qui se sont délivrées de tous les fainéants exploiteurs et qui ont commis la garde des villes à des enfants du peuple, à de bons ouvriers, il faut qu'ils se défassent aussi de tous leurs beaux Messieurs qui fatiguent, déshonorent et exploitent la terre, sans la cultiver de leurs bras, par le travail d'autrui. Ensuite il faut les mettre en défiance contre les gros bonnets du village, contre les fonctionnaires et autant que possible contre le curé lui-même. Qu'ils prennent ce qu'il leur plaît dans l'église et sur les terres de l'église, s'il y en a, qu'ils s'emparent de toute la terre de l'Etat, aussi bien que de celle des riches propriétaires fainéants propres à rien. Ensuite il faut leur dire, que puisque tous les paie- ments sont partout suspendus, il faut aussi qu'ils sus- pendent les leurs : paiement des dettes privées, des impôts et des hypothèques, jusqu'au rétablissement de l'ordre parfait. Qu'autrement tout cet argent, passant entre les mains des fonctionnaires, y resterait, ou bien passerait entre les mains des Prussiens. Après cela, qu'ils marchent contre les Prussiens, mais qu'ils s'orga- nisent auparavant entre eux, qu'ils se fédèrent, village avec village, et avec les villes aussi, pour s'assurer mu- tuellement et pour se défendre contre les Prussiens de l'extérieur aussi bien que contre ceux de l'intérieur.

LETTRE A UN FRANÇAIS 219

Voilà, selon mon idée, la seule manière efficace d'agir sur les paysans, dans le sens de la défense du pays contre l'invasion prussienne, mais aussi et en même temps, dans celui de la destructiondel'Etatdansles communes rurales elles-mêmes, se trouvent principalement ses racines, et par conséquent dans le sens de la révolution sociale.

Ce n'est que par une telle propagande, ce n'est que par la révolution sociale ainsi entendue, qu'on peut lutter contre l'esprit réactionnaire des campagnes, et qu'on parviendra à le vaincre et à le transformer en un esprit révolutionnaire.

(^) Les prétendues sympathies bonapartistes des paysans français ne m'inquiètent pas du tout. C'est un symptôme superficiel de l'instinct socialiste, dévoyé par l'ignorance et exploité par la malveillance, une maladie de peau qui ne saurait résister aux remèdes héroïques du socialisme révolutionnaire. Les paysans ne donneront ni leur terre, ni leur argent, ni leur vie pour | ^g '^ con- servation du pouvoir de Napoléon III, mais ils lui donneront volontiers la vie et les biens des autres, parce qu'ils détestent ces autres. Ils ont au plus haut degré la haine tout à fait socialiste des hommes du travail contre les hommes du loisir, contre les beaux Messieurs. Et remarquez, que , dans cette affaire déplorable, les paysans d'une commune de la Dordogne ont fini par brûler un jeune et noble propriétaire, la dispute a commencé par ces mots prononcés par un paysan : « Ah! vous voilà beau Monsieur, vous restez vous-même tran- quillement à la maison, parce que vous êtes riche, vous

(i) Cet alinéa, qui va de la ligne 33 de la page Sg à la ligne 16 de la page 40 du manuscrit de Bakounine, a été intercalé dans la lettre ///, page 1 5 de la brochure (p. 98, 1, 7, de cette réimpression). J. G.

220 APPENDICE

avez de l'argent, et vous envoyez les pauvres gens à la guerre. Eh bien nous allons chez nous et qu'on vienne nous y chercher, » Dans ces paroles on peut voir la vive expression de la rancune héréditaire du paysan contre le propriétaire riche, mais nullement le désir fanatique de se sacrifier et d'aller se faire tuer pour l'empereur ; au contraire le désir tout à fait naturel d'échapper au service militaire.

(') Ce n'est point la première fois qu'un gouvernement exploite la haine naturelle des paysans contre les riches propriétaires et contre les riches bourgeois. C'est ainsi qu'à la fin du siècle dernier le cardinal Ruffo, de san- glante mémoire, a soulevé les paysans de la Calabre contre les libéraux du royaume de Naples qui avaient institué une république à l'ombre du drapeau républicain de la France. Au fond le soulèvement dirigé par Ruffo n'était qu'un mouvement socialiste. Les paysans cala- brais commencèrent par piller les châteaux, et arrivant dans les villes, ils pillèrent les maisons des bourgeois, mais ils ne touchèrent point le peuple. En 1846 les agents du prince de Metternich soulevèrent de la même manière les paysans de la Galicie, contre les nobles sei- gneurs et propriétaires polonais qui méditaient un sou- lèvement patriotique; | 4j et bien avant lui, l'impératrice Catherine II de Russie avait fait massacrer des milliers de nobles polonais par les paysans de l'Ukraine. Enfin, en 1863, le gouvernement russe, suivant ce double exemple, a suscité une jacquerie en Ukraine et dans une partie de la Lithuanie contre les patriotes polonais, appartenant en plus grande partie à la classe nobiliaire. Vous voyez que les gouvernements, ces protecteurs

(i) Cet alinéa du manuscrit a été omis dans la brochure, de même que le commencement de l'alinéa qui le suit. J. G.

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officiels et patentés. de l'ordre public et de la sécurité des propriétés et des personnes, ne se font jamais faute de recourir à de pareilles mesures, lorsque ces mesures deviennent nécessaires à leur conservation. Ils se font révolutionnaires au besoin, et ils exploitent, ils détournent à leur profit les mauvaises passions, les pas- sions socialistes. Et nous, révolutionnaires socialistes, nous ne saurions pas nous emparer de ces mêmes pas- sions pour les diriger vers leur but véritable, vers un but conforme aux instincts profonds qui les excitent! Ces instincts, je le répète encore, sont profondément socia- listes, car ce sont ceux de tout homme du travail contre tous les exploiteurs du travail, et tout le socialisme élémentaire, naturel et réel est là. Tout le reste, les différents systèmes d'organisation économique et sociale, tout cela n'est qu'un développement expérimental, et plus ou moins scientifique, et, par malheur aussi, trop souvent doctrinaire, de cet instinct primitif et fonda- mental du peuple.

Si nous voulons vraiment devenir pratiques, si, fati- gués des rêves, nous voulons faire la révolution, il faut que nous commencions par nous délivrer nous-mêmes d'une quantité de préjugés doctrinaires nés au sein de la bourgeoisie et passés malheureusement en trop grande proportion de la classe bourgeoise dans le prolé- tariat des villes lui-môme. L'ouvrier des villes, plus éclairé que le paysan, trop souvent le méprise et en parle avec un dédain tout bourgeois. Mais rien ne met autant en colère que le dédain et le mépris, ce qui fait que le paysan répond au mépris du travailleur des villes par | 43 sa haine. {') Et c'est un grand malheur,

(i) Le contenu de la page 42 du manuscrit a servi à la ré-

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parce que ce mépris et cette haine divisent le peuple en deux grandes parties, dont chacune paralyse et annule l'autre. Entre ces deux parties, il n'y a en réalité aucun intérêt contraire, il n'y a qu'un immense et funeste malentendu, qu'il faut faire disparaître à tout prix.

Le socialisme plus éclairé, plus civilisé et par même en partie et en quelque sorte plus bourgeois des villes, méconnaît et méprise le socialisme primitif, naturel et beaucoup plus sauvage des campagnes, et se défiant de lui, il veut toujours le contenir, l'opprimer au nom même de l'égalité et de la liberté, ce qui provoque naturelle- ment dans le socialisme des campagnes uneprofonde mé- connaissance du socialisme des villes, qu'il confond avec le bourgeoisisme des villes. Le paysan considère l'ouvrier comme le valet ou comme le soldat du bourgeois, et il le méprise, et il le déteste comme tel. Il le déteste au point de devenir lui-même le serviteur et le soldat aveu- gle de la réaction.

Tel est l'antagonisme fatal, qui a paralysé jusqu'ici tous les efforts révolutionnaires de la France et de l'Eu- rope. Quiconque veut le triomphe de la révojution so- ciale, doit avant tout le résoudre. Puisque les deux parties ne sont divisées que par un mésentendu, il faut que l'une d'elles prenne l'initiative de l'explication et de la conciliation. L'initiative appartient de droit à la partie la plus éclairée, donc elle appartient de droit aux ouvriers des villes. Les ouvriers des villes, pour arri- ver à une conciliation, doivent avant tout se rendre bien compte à eux-mêmes de la nature des griefs qu'ils ont contre les paysans. Quels sont | 43 leurs griefs princi- paux ?

daction de la fin de la Lettre II, page iode la brochure (voir p. 93, 1. 5, de cette réimpression). J. G.

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(^) Il y en a trois : Le premier, c'est que les paysans sont ignorants, superstitieux et bigots, et qu'ils se lais- sent diriger par les prêtres. Le second, c'est qu'ils sont dévoués à l'empereur. Le troisième, c'est qu'ils sont des partisans forcenés de la propriété individuelle.

C'est vrai que les paysans français sont parfaitement ignorants. Mais est-ce leur faute? Est-ce qu'on a jamais songé à leur donner des écoles? Est-ce une raison de les mépriser et de les maltraiter? Mais à ce compte, les bourgeois qui sont incontestablement plus savants que les ouvriers, auraient le droit de mépriser ou de mal- traiter ces derniers ; et nous connaissons bien des bour- geois qui le disent et qui fondent sur cette supériorité d'instruction leur droit à la domination et qui en dé- duisent pour les ouvriers le devoir de la subordination. Ce qui fait la grandeur des ouvriers vis-à-vis des bour- geois, ce n'est pas leur instruction qui est petite, c'est l'instinct et la représentation réelle de la justice qui sont incontestablement grands. Mais est-ce que cet instinct de la justice manque aux paysans f Regardez bien, sous des formes sans doute différentes, vous l'y retrouverez tout entier. Vous trouverez en eux, à côté de leur igno- rance, un profond bon sens, une admirable finesse, et cette énergie de travail qui constitue l'honneur et le sa- lut du prolétariat.

Les paysans, dites-vous, sont superstitieux et bigots, et ils se laissent diriger par les prêtres. Leur superstition est le produit de leur ignorance, artificiellement et systé- matiquement entretenue par tous les gouvernements

(i) Les pages 43-47 du manuscrit Bakounine, avec quelques suppressions, entre autres celle de la page 46 tout entière, ont formé le commencement de la Lettre III (delà p. gS, 1. 5, à la p. 98, 1. 5, de cette réimpression). J. G.

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bourgeois. Et d'ailleurs, ils ne sont pas du tout aussi superstitieux et bigots que vous voulez bien le dire, ce sont leurs femmes qui le sont, mais toutes les femmes des ouvriers sont-elles bien libres vraiment des super- stitions et des doctrines de la religion catholique et ro- maine? Quanta | ^^ l'influence et à la direction des prêtres, ils ne les subissent qu'en apparence seulement, autant que le réclame la paix intérieure, et autant qu'elles ne contredisent point leurs intérêts. Cette superstition ne lésa point empêchés, après 1789, d'acheter les biens de l'Eglise, confisqués par l'Etat, malgré la malédiction qui a été lancée par l'Eglise autant contre les acheteurs que contre les vendeurs. D'où il résuite, que pour tuer définitivement l'influence des prêtres dans les campa- gnes, la révolution n'a à faire qu'une seule chose : c'est de mettre en contradiction les intérêts des paysans avec ceux de l'Eglise.

J'ai entendu toujours avec peine, non seulement des jacobins, révolutionnaires, mais des socialistes élevés plus ou moins à l'école de Blanqui, et malheureusement même quelques-uns de nos amis intimes, qui ont subi indirectement l'influence de cette école, avancer cette idée complètement anti-ré voluiionnaire qu'il faudra que la future république abolisse par décret tous les cultes publics et ordonne également par décret l'expulsion vio- lente de tous les prêtres. D'abord ]& su\'S, V ennemi absolu. de la révolution par décrets qui est une conséquence et une application de l'idée de VEtat révolutionnaire c'est-à-dire de la réactionse cachant derrière les apparences de larévolution. Au système des décrets révolutionnaires, f oppose celui des faits révolutionnaires, le seul efficace, conséquent et vrai. Le système autoritaire des décrets, en voulant imposer la liberté et l'égalité, les détruit. Le

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système anarchique des faits, les provoque et les suscite d'une manière infaillible en dehors de l'intervention d'une violence officielle ou autoritaire quelconque. Le premier aboutit nécessairement au triomphe final de la franche réaction. Le second établit, sur des bases natu- relles et inébranlables, la révolution.

Ainsi dans cet exemple, si l'on ordonne par décrets j 4g l'abolition des cultes et l'expulsion des prêtres, vous pouvez être sûrque les pajsans les moins religieux pren- dront parti pour le culte et pour les prêtres, ne fût-ce que par esprit de contradiction, et parce qu'un senti- ment légitime, naturel, base de la liberté, se révolte en tout homme contre toute mesure imposée, eût-elle même la liberté pour but. On peut donc être certain que si les villes commettaient la sottise de décréter l'abolition des cultes et l'expulsion des prêtres, les campagnes, prenant parti pour les prêtres, se révolteront contre les villes, et deviendront un instrument terrible entre les mains de la réaction. Mais faut-il donc laisser les prêtres et leur puissance debout. Pas du tout. Il faut sévir contre eux de la manière la plus énergique, mais non parce qu'ils sont des prêtres, des ministres de la religion catholique et romaine; mais parce qu'ils sont des agents de la Prusse; dans les campagnes comme dans les villes, il ne faut pas que ce soit une auto- rité officielle quelconque, fût-elle môme un Comité ré- volutionnaire de salut public, qui les frappe, il faut que ce soient les populations, en ville les ouvriers, dans les campagnes les paysans eux-mêmes qui sévissent contre eux, tandis que l'autorité révolutionnaire se don- nera les airs de les protéger au nom de son respect pour la liberté des consciences. Imitons donc un peu la sa- gesse de nos adversaires. Voyez, tous les gouvernements

i3.

226 APPENDICE

ont le mot de la liberté à la bouche, tandis que leurs actes sont réactionnaires. Que les autorités révolution- naires ne fassent plus de phrases, mais en tenant un lan- gage aussi modéré, aussi pacifique que possible, qu'elles fassent la révolution.

C'est tout l'inverse de ce que les autorités révolution- naires, dans tous les pays, ont fait jusqu'à présent : elles ont été le plus souvent excessivement énergiques et révolutionnaires dans leur langage, et très modérées pour ne point dire très réactionnaires dans leurs actes. On peut même dire que l'énergie du langage, pour la plupart du temps, leur a servi de masque pour tromper le peuple, pour lui cacher la faiblesse et l'inconséquence de leurs actes. Il y a des hommes, beaucoup d'hommes dans la bourgeoisie soi-disant révolutionnaire, qui en | ^g pro- nonçant quelques paroles révolutionnaires, croient faire la révolution, et qui, après les avoir prononcées, et précisément parce qu'ils les ont prononcées, se croient permis de commettre des actes de faiblesse, des incon- séquences fatales, des actes de pure réaction. Nous qui sommes révolutionnaires pour tout de bon, faisons tout le contraire. Parlons peu de révolution, mais faisons-en beaucoup. Laissons maintenant à d'autres le soin de dé- velopper théoriquement les principes de la révolution sociale, et contentons-nous de les appliquer largement, de les incarner dans les faits.

Ceux parmi nos alliés et amis qui me connaissent bien, seront étonnés peut-être que je tienne maintenant ce lan- gage, moi, qui ai fait tant de théorie, et qui me suis montré toujours un gardien jaloux et féroce des prin- cipes. Ah ! c'est que les temps ont changé. x\lors, il y a encore un an, nous nous préparions à la révolution, que nous attendions les uns plus tôt, les autres plus tard,

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et maintenant, quoi qu'en disent les aveugles, nous sommes en pleine révolution. Alors il était abso- lument nécessaire de maintenir haut le drapeau des principes théoriques, d'exposer hautement ces principes danstoute leur pureté, afinde former un parti si peunom- breuxqu'il soit, mais composé uniquement d'hommes qui soient sincèrement, pleinement, passionnément attachés à ces principes, de manière à ce que chacun, en temps de crise, puisse compter sur tous les autres. Maintenant il ne s'agit plus de se recruter. Nous avons réussi à form.er, tant bien que mal, un petit parti petit par rapport au nombre des hommes qui y adhèrent avec connaissance de cause, immense par rapport à ses adhé- rents instinctifs, par rapport à ces masses populaires dont il représente mieux que tout autre parti les be- soins. — Maintenant nous devons nous embarquer tous ensemble sur l'océan révolutionnaire, et désormais nous devons propager nos principes non plus par des paroles, mais par des faits, car c'est la plus populaire, la plus puissante et la plus irrésistible des propa^^andes. Taisons quelquefois nos principes quand la politique, c'est-à- dire quand notre impuissance momentanée vis-à-vis d'une grande puissance contraire l'exigera, mais soyons toujours impitoyablement \ 47 conséquents dans les faits. Tout le salut de la révolution est là.

La principale raison pourquoi toutes les autorités révolutionnaires du monde ont toujours fait si peu de révolution, c'est qu'elles ont voulu toujours la faire par elles-mêmes, par leur propre autorité, et par leur propre puissance, ce qui n'a jamais manqué d'aboutir à deux résultats : d'abord de rétrécir excessivement Faction révolutionnaire, car il est impossible même pour l'auto- rité révolutionnaire la plus intelligente, la plus éner-

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gique, la plus franche, d'étreindre beaucoup de questions et d'intérêts à la fois, toute dictature, tant individuelle que collective, en tant que composée de plusieurs per- sonnages officiels, étant nécessairement très bornée, très aveugle, et incapable ni de pénétrer dans les profon- deurs, ni d'embrasser toute la largeur de la vie popu- laire, — aussi bien qu'il est impossible pour le plus puissant vaisseau de mesurer la profondeur et la largeur de l'océan ; et ensuite, parce que tout acte d'autorité et de puissance officielle, légalement imposé, réveille néces- sairement dans les masses un sentiment de révolte, la réaction.

Que doivent donc faire les autorités révolutionnaires et tâchons qu'il y en ait aussi peu que possible que doivent-elles faire pour étendre et pour organiser la ré- volution? Elles doivent non la faire elles-mêmes par des décrets, nonVimposer aux masses, mais la provoquer dans les masses. Elles doivent non leur imposer une organisa- tion quelconque, mais en suscitant leur organisation auto- nome de bas en haut, travailler sous main, à l'aide de l'influence individuelle sur les individus les plus intelli- gents et les plus influents de chaque localité, pour que cette organisation soit autant que possible conforme à nos principes. Tout le secret de notre triomphe est là.

Que ce travail rencontre d'immenses difficultés, qui peut en douter? Mais pense-t-on que la révolution soit un jeu d'enfant, et qu'on puisse la faire sans vaincre des difficultés innombrables? Les révolutionnaires socialistes de nos jours n'ont rien ou presque rien à imiter dans les procédés révolutionnaires des Jacobins de 1793. La routine révolutionnaire les perdrait. Ils doivent tra- vailler dans le vif, ils doivent tout créer.

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I 48 Je reviens aux paysans. (*) J'ai déjà dit que leur prétendu attachement à l'empereur ne me fait aucune- ment peur. II n'est pas profond, il n'est point réel. Ce n'est rien qu'une expression négative de leur haine contre les Messieurs et contre les bourgeois des villes. Cet attachement ne pourra donc pas résister à la révo- lution sociale.

(-) Le dernier et principal argument des ouvriers des villes contre les paysans, c'est la cupidité de ces der- niers, leur grossier égoïsme et Jeur attachement à la propriété individuelle de la terre. Les ouvriers qui leur reprochent tout cela devraient se demander d'abord : Et qui n'est point égoïste? Qui dans la société actuelle n'est point cupide, dans ce sens qu'il tient avec fureur au peu de bien qu'il a pu amasser et qui lui garantit, dans l'anarchie économique actuelle et dans cette société qui est sans pitié pour ceux qui meurent de faim, son existence et l'existence des siens ? Les paysans ne sont pas des communistes, il est vrai, ils redoutent, ils haïssent les partageux, parce qu'ils ont quelque chose à conserver, du moins en imagination, et l'imagi- nation est une grande puissance dont généralement on ne tient pas assez compte dans la société. Les ouvriers, dont l'immense majorité ne possède rien, ont infiniment plus de propension vers le communisme que

(i) A cet endroit, la brochure intercale (p. 98 de cette réim- pression) un passage emprunté à une partie antérieure du manuscrit, pages Sg et 40 (de la p. 219, 1. 12, à la p. 220, 1. 8, du présent Appendice). Les cinq premières lignes di la page 48 (sauf les quatre premiers mots) ont été omises. J. G.

(2) A partir d'ici jusqu'à la ligne i3 de la page 54, le ma- nuscrit de Bakounine se trouve presque intégralement repro- duit dans la brochure, de la p. 99, 1. 21, à la p. 106, 1. 25, de cette réimpression, J. G.

230 APPENDICE

les paysans ; rien de plus naturel : le communisme des uns est aussi naturel que l'individualisme des autres, il n'y a pas de quoi se vanter, ni mépriser les autres, les uns comme les autres étant, avec toutes leurs idées et toutes leurs passions, les produits des milieux diffé- rents qui les ont engendrés. Et encore, les ouvriers eux- mêmes sont-ils tous communistes?

Il ne s'agit donc pas d'en vouloir aux paysans, ni de les dénigrer, il s'agit d'établir une ligne de conduite révolutionnaire qui tourne la difficulté et qui non seule- ment empêcherait V individualisme des paysans de les pousser dans le parti de la réaction, mais qui au contraire s'en servirait pour faire triompher la révolution.

Rappelez-vous bien, chers amis, et répétez-vous-le cent fois, mille fois dans la journée, que de f établisse- ment de cette ligne de conduite dépend absolument l'issue : le triomphe ou la défaite de la révolution.

Vous conviendrez avec moi qu'il n'est plus temps de convertir les paysans par la propagande théorique. Res- terait donc, I 49 en dehors du moyen que je propose, qu'un (sic) seul moyen : celui du terrorisme des villes exercé contre les campagnes. C'est le moyen par excel- lence, choyé par tous nos amis, les ouvriers des grandes cités de France, qui ne s'aperçoivent et ne se doutent même pas qu'ils ont emprunté cet instrument de révolu- tion, j'allaisdire de réaction, dans l'arsenal du jacobinisme révolutionnaire, et que s'ils ont le malheur de se servir de cet instrument ils se tueront eux-mêmes, plus que cela ils tueront la révolution elle-même. Car quelle en sera la conséquence inévitable, fatale? C'est que toutes les populations des campagnes, 10 millions de paysans, se jetteront de l'autre côté et renforceront de leurs masses formidables et invincibles le camp de la réaction.

LETTRE A UN FRANÇAIS 23 I

Sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres en- core, je considère comme un véritable bonheur pour la France et pour la révolution sociale universelle, l'invasion des Prussiens. Si cette invasion n'avait pas eu lieu, et si la révolution en France s'était faite sans elle, les socia- listes français eux-mêmes auraient tenté encore une fois, et pour leur propre compte cette fois, de faire une révo- lution d'Etat. Ce serait parfaitement illogique, ce serait fatal pour le socialisme, mais ils eussent certainement essayé de le faire, tellement ils sont encore eux-mêmes pénétrés et imbus des principes du Jacobinisme. Par con- séquent, entre autres mesures de salut public décrétées par une Convention des délégués des villes, ils auraient sans aucun doute essayé d'imposer le communisme ou le collectivisme aux paysans. Ils auraient soulevé et armé toute la masse des paysans contre eux, et pour réprimer leur révolte, ils se verraient forcés de recourir à une immense force armée, bien organisée, bien disciplinée. Ils donneraient une armée à la réaction, et ils engen- dreraient, ils formeraient des réactionnaires militaires, des généraux ambitieux dans leur propre sein. Avec la machine de l'Etat renforcé, ils auraient bientôt le machiniste de l'Etat, le dictateur, l'empereur. Tout cela leur serait infailliblement arrivé, parce que c'est dans la | ^q logique non dans l'imagination ca- pricieuse d'un individu, mais dans la logique des choses, et que cette logique ne se trompe jamais.

Par bonheur, aujourd'hui, les événements eux-mêmes forceront bien les ouvriers d'ouvrir les yeux et de re- noncer à ce système fatal, qu'ils ont emprunté aux jacobins. Ils devraient être fous pour vouloir faire, dans les circonstances présentes, du terrorisme contre les campagnes. Si les campagnes se soulevaient maintenant

2 52 APPENDICE

contre les villes, les villes et la France avec elles serait perdue. Les ouvriers le sentent, et c'est en partie ce qui m'explique rapaihie, fineiiie, rinaclion et la IranquHlité incroj^ables, honteuses des populations ouvrières à Lyon, à Marseille, et dans d'autres grandes cités de France, dans un moment suprême, si terrible, l'énergie de tous les habitants de la France peut seule sauver la patrie, et avec la patrie le socialisme français. Je m'explique cette inertie singulière par ceci : Les ouvriers de la France ont perdu leur pauvre Latin. Jusqu'à cette heure ils avaient bien souffert de leurs propres souffrances, mais tout le reste : leur idéal, leurs espérances, leurs idées, leurs imaginations politiques et sociales, leurs plans et projets pratiques, rêvés plutôt que médités pour un prochain avenir, tout cela ils l'ont pris beaucoup plus dans les livres, dans les théories courantes et sans cesse discutées que dans une réflexion spontanée basée sur l'expérience et la vie. De leur existence et de leur expérience journalière ils ont fait continuellement abstraction, et ils ne se sont point habitués à y puiser leurs inspirations, leur pensée. Leur pensée s'est nourrie d'une certaine théorie acceptée par tradition, sans critique, mais avec pleine confiance, et cette théorie n'est autre que le système politique des Jacobins modifié plus ou moins à j g, l'usage des socia- listes révolutionnaires. Maintenant cette théorie de la révolution a fait banqueroute, sa base principale, la puissance de l'Etat, ayant croulé. Dans les circonstances actuelles, l'application de la méthode terroristique, tant affectionnée des Jacobins, est évidemment devenue impossible. Et les ouvriers de France, qui n'en con- naissent pas d'autres, sont déroutés. Ils se disent avec beaucoup de raison qu'il est impossible de faire du ter-

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rorisme officiel, régulier et légal, ni d'employer des moyens coercitifs contre les paysans, qu'il est impossible d'instituer l'Etat révolutionnaire, un Comité de salut public central pour toute la France dans un moment l'invasion étrangère n'est pas seulement à la frontière comme en 1792, mais au cœur de la France, à deux pas de Paris. Ils voient toute l'organisation officielle crouler, ils désespèrent avec raison de pouvoir en créer une autre, et ne comprenant pas de salut, eux révolutionnaires, en dehors de l'ordre public, ne comprenant pas, eux hommes du peuple, la puissance et la vie qu'il y a dans ce que la gent officielle de toutes les couleurs, depuis la fleur de lis jusqu'au rouge foncé, appelle Vanarchie, ils se croisent les bras et se disent : Nous sommes perdus, la France est perdue.

Eh non! mes chers amis, elle n'est point perdue, si vous ne voulez pas vous perdre vous-mêmes, si vous êtes des hommes, si vous avez du tempérament, de la vraie passion dans vos cœurs, si vous voulez la sauver. (') "Vous ne pouvez plus la sauver par l'ordre public, par la puissance de l'Etat. Tout cela, grâce aux Prussiens, je le dis en bon socialiste, n'est que ruine à présent. Vous ne pouvez pas même la sauver par l'exagération révolu- tionnaire du pouvoir public, comme l'ont fait les Jaco- bins en 1793. Eh bien, sauvez-là par l'anarchie. Dé- chaînez cette anarchie populaire dans les campagnes aussi bien que dans les villes, grossissez-la au point qu'elle roule comme une avalanche furieuse, dévorant^ détruisant tout : ennemis 1 ko et Prussiens. C'est un

(1) La fin de cet alinéa et l'alinéa suivant du manuscrit de Bakounine ont été omis dans la brochure et remplacés par un court passage rédigé par moi. (Voir p. 104, 1. 2, de cette réimpression.) J. G.

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moyen héroïque et barbare, je le sais. Mais c'est le der- nier et désormais le seul possible. En dehors de lui point de salut pour la France. Toutes ses forces régulières étant dissoutes, il ne lui reste que l'énergie désespérée et sauvage de ses enfants, qui doivent choisir entre l'esclavage par la civilisation bourgeoise ou la liberté par la barbarie du prolétariat.

N'est-ce pas une magnifique position pour des socia- listes sincères et ont-ils jamais rêvé chance pareille? Ah ! mes amis ! Tâchez d'être seulement à la hauteur des faits qui se passent autour de vous : c'est l'Etat qui croule, c'est le monde bourgeois qui s'en va. Res- terez-vous debout, énergiques et pleins de confiance, créateurs d'un monde nouveau, au milieu de ces ruines, ou bien vous laisserez-vous ensevelir sous elles ; Bis- marck deviendra-t-il votre maître, deviendrez-vous les esclaves des Prussiens esclaves de leur roi ou bien jetterez-vous l'incendie révolutionnaire-socialiste en Allemagne, en Europe, dans le monde entier? "Voilà ce qui se décide dans ce moment suprême, voilà ce qui dépend exclusivement à cette heure des ouvriers de la France. Ont-ils du cœur dans le ventre, ou non ?

(^) Je reviens à mes chers paysans. Je n'ai jamais cru que même dans les circonstances les plus favorables, les ouvriers pussent jamais avoir la puissance de leur imposer la communauté ou bien la collectivité; et je ne l'ai jamais désiré, parce que j'abhorre tout système imposé, parce que j'aime sincèrement et passionnément la liberté. Cette fausse idée et cette espérance liberticide

(i) A partir d'ici, la brochure tin de la Lettre III (p. 104, 1. 9, de cette réimpression) et commencement de la Lettre IV {jusqu'au bas de la p. 106 de cette réimpression) reproduit presque sans changement le texte de Bakounine. J. G.

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constituent l'aberration fondamentale du communisme autoritaire, qui parce qu'il a besoin de la violence régu- lièrement organisée, a besoin de l'Etat, et qui parce qu'il a besoin de l'Etat, aboutit nécessairement à la reconsti- tution du principe de l'autorité et d'une classe privilé- giée de l'Etat. On ne peut imposer la collectivité qu'à des esclaves, et alors la | gj collectivité devient la négation môme de l'humanité. Chez un peuple libre, la collectivité ne pourra se produire que par la force des choses, non par l'imposition d'en haut, mais par le mou- vement spontané d'en bas, librement et nécessairement à la fois, alors que les conditions de l'individualisme pri- vilégié : la politique de l'Etat, les codes criminel et civil, la famille juridique, et le droit d'héritage, balayés par la révolution, auront disparu.

Il faudrait être fou, ai-je dit, pour tenter d'imposer aux paysans, dans les circonstances actuelles, quoi que ce soit; ce serait en faire des ennemis de la révolu- tion à coup sûr; ce serait ruiner la révolution. Quels sont les principaux griefs des paysans, les principales causes de leur haine sournoise et profonde contre les villes ?

i" Les paysans se sentent méprisés par les villes, et le mépris dont on est l'objet se devine vite, même par les enfants, et ne se pardonne jamais.

Les paysans s'imaginent, non sans beaucoup de raisons, sans beaucoup de preuves et d'expériences historiques à l'appui de cette imagination, que les villes veulent les dominer, gouverner, les exploiter souvent et leur imposer toujours un ordre politique dont ils ne se soucient pas.

Les paysans en outre considèrent les ouvriers des villes comme des parlageux, et craignent que les socia-

2^6 APPENDICE

listes ne viennent confisquer leur terre' qu'ils aiment au- dessus de toute chose.

Que doivent donc faire les ouvriers pour vaincre cette défiance et cette animosité des paysans contre eux ? D'abord cesser de leur témoigner leur mépris, cesser de les mépriser. Cela est nécessaire pour le salut de la révolution et d'eux-mêmes, car la haine des paysans constitue un immense danger. S'il n'y avait pas cette dé- fiance et cette haine, la révolution aurait été faite ] 5; de- puis longtemps, car l'animosité qui existe malheureu- sement dans les campagnes contre les villes constitue dans tous les pays la base et la force principale de la réaction. Donc dans l'intérêt de la révolution qui doit les émanciper, les ouvriers doivent cesser au plus vite de témoigner ce mépris aux paysans. Ils le doivent aussi par justice, car vraiment ils n"ont aucune raison pour les mé- priser, ni pour les détester. Les paysans ne sont pas des fainéants, ce sont de rudes travailleurs comme eux- mêmes. Seulement ils travaillent dans des conditions différentes. Voilà tout. En présence du bourgeois exploi- teur, l'ouvrier doit se sentir le frère du paysan.

(') M. Léon Gambetta, dans la lettre remarqua- blement ridicule qu'il vient d'adresser au Progrès de Lyon (*), prétend que la guerre actuelle peut aider à la

(i) Ici, page 54, ligne i3, commence un passage relatif à une lettre de Gambetta, passage complété par une longue noti qui s'étend jusqu'à la page 67 du manuscrit. J'ai intercalé un court résumé de ce passage, en quatre lignes, et la plus grande partie de la note, dans la Lettre II, page 8 (de la p. 88, \. 7, à la p. go, 1. g, de cette réimpression). Le texte de la brochure rep rendensui te àla ligne 12 de la page 55 du manuscrit. J. G.

(*j Je ne puis m'empêcher d'ajouter quelques observations sur cette lettre, que j'ai lue avec d'autant plus d'attention qu'elle émane du chef à peu près reconnu aujourd'hui du parti républicain à Paris, de l'homme qui, avec Thiers et

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réconciliation de la bourgeoisie avec le prolétariat, en unissant ces deux classes dans un effort patriotique commun. Je ne le pense pas et je ne le désire pas du tout.

Trochu, est considéré comme l'arbitre des destinées de la France envahie par les Prussiens. Je n'ai jamais tenu grand compte de Gambetta, mais j'avoue que cette lettre me l'a montré encore plus insignifiant et plus pâle que je ne me l'étais imaginé, il a pris tout à fait au sérieux son rôle de ré- publicain modéré, sage, raisonnable, et, dans un moment ter- rible comme celui-ci, au moment la France croule et périt et elle ne pourra être sauvée que si tous les Français ont le diable au corps, M. Gambetta trouve le temps et l'inspiration nécessaires pour écrire une lettre dans laquelle il commence par déclarer qu'il se propose | 55 « de tenir dignement le rôle d'opposition démocratique gouvernementale ». 11 parle du « programme à la fois républicain et conservateur qu'il s'est tracé depuis 1869 » ; celui « de faire prédominer la politique tirée du suffrage universel » (Mais alors c'est celle du plébi- scite de Napoléon lU), « de prouver que, dans les circonstances actuelles, la République est désormais la condition même du salut pour la France et de l'équilibre européen, qu'il n'y a plus de sécurité, de paix, de progrès que dans les institutions répu- blicaines sagement pratiquées » (comme en Suisse), a Qu'on ne peut gouverner la France contre les classes moyennes, on ne peut la diriger sans maintenir une généreuse alliance avec le prolétariats (Généreuse de la part de qui ? sans doute de la part delà bourgeoisie). « La forme républicaine permet seule une harmonique conciliation entre les /«^^es aspirations des travail- leurs et le respect des droits sacrés de la propriété. Le juste- milieu est une politique surannée. Le césarisme est la plus ruineuse, la plus banqueroutiére des solutions. Le droit divin est déhnitivement aboli. Le jacobinisme est désormais une parole ridicule et malsaine. Seule, la démocratie rationnelle, I 50 positiviste» (Entendez-vous le charlatan 1), « peut tout con- cilier, tout organiser, tout féconder » (Voyons comment!). « 1789 a posé les principes » (Pas tous, loin de ! les principes de la liberté bourgeoise, oui mais ceux de l'égalité, ceux de la liberté du prolétariat, non), « 1 792 les a fait triompher» (et c'est pour cela sans doute que la France est si libre !), « [848 leur a donné la sanction du suffrage universel » (en juin, sans doute ?). < C'est à la génération actuelle qu'il convient de réaliser la forme républicaine j (Comme en Suisse) « et concilier, sur la base de la justice» (Quelle justice? la justice juridique sans

2^8 APPENDICE

Mais ce que je désire et j'espère du fond du cœur, c'est que cette guerre, le péril immense qui menace d'écraser jgget d'engloutir la France, aura pour effet immédiat de confondre réellement le peuple des villes avec le peuple des campagnes, les ouvriers avec les paysans, dans une action commune. Ce sera vraiment le salut de la France, Et je ne doute pas de la possibilité, de la prompte réalisation de cette union, parce que je sais que le paysan est profondément, instinctivement patriote. Une fois qu'on aura crié bien haut, plus haut que ne le fait et que ne peut le faire l'administration actuelle et les journaux de la bourgeoisie : « La France est en danger, les Prussiens pillent et tuent le peuple,

doute ?) « et du principe électif, les droits du citoyen et les fonc- tions de l'Etat, dans une société progressive et libre. Pour at- teindre ce but, il faut deux choses : supprimer la peur des uns et calmer les défiances des autres. Amener la bourgeoisie à l'a- mour de la démocratie, et le peuple à la confiance dans ses frères aînés. » (Pourquoi pas à la confiance dans la noblesse, qui est encore plus aînée que la bourgeoisie.')

Gambetta, en écrivant cette lettre, a év^idemment voulu faire un acte politique : habituer la bourgeoisie au mot > épublique. Mais n'aurait-il pas été encore plus politique, en ce moment de danger suprême, au lieu d'éciire des lettres pareilles, de faire [57 acte de virilité, pour me servir d'une expression favorite de Gambetta, et de renverser un gouvernement qui trahit et qui perd ostensiblement la France, de sorte que chaque instant de pouvoir qu'on lui laisse devient un crime de lèse-nation de la part de ceux qui ont le devoir et la facilité incontestable de le renverser, et qui ne le renversent pas, pro- bablement parce qu'ils craignent de perdre leur réputation de sagesse? Vraiment, plus je considère ces gens, et plus je les méprise. Leur patriotisme, leur civisme, leur indignation s'exhalent en paroles, et ils sont si énergiques en paroles qu'il ne leur reste plus de force pour l'action. Le moment est terrible. Très probablement Mac-Mahon estbattuet refoulé en Belgique. Encore quelques jours, et Paris sera assiégé par une armée de quatre cent mille hommes. Et alors? si les provinces ne se lèvent pas, la France est perdue. {Note de Bakounine.)

LETTRE A UN FRANÇAIS 239

exterminons les Prussiens et tous les amis des Prus- siens », les paysans français se lèveront et ils marche- ront fraternellement à côté des ouvriers des villes de la France.

(*) Ils marcheront avec eux aussitôt qu'ils se seront con- vaincus que les ouvriers des villes ne prétendent pas leur imposer leur volonté, ni un ordre politique et social quel- conque, inventé par les villes, pour | gg la plus grande félicité des campagnes, aussitôt qu'ils auront acquis l'assurance que les ouvriers n'ont aucunement l'intention de leur prendre leurs terres.

Eh bien, il est de toute nécessité aujourd'hui que les ouvriers renoncent réellement à cette prétention et à cette intention, et qu'ils y renoncent de manière à ce que les paysans le sachent et en demeurent tout à fait convaincus. Les ouvriers doivent y renoncer, car alors même que cette prétention et cette intention paraissaient réalisables, elles étaient souverainement injustes et réac- tionnaires, et maintenant que leur réalisation est devenue Igy impossible, elles ne constitueraient ni plus ni moins qu'une criminelle folie.

De quel droit les ouvriers imposeront-ils aux paysans une forme de gouvernement ou d'organisation écono- mique quelconque? Du droit de la révolution, dit-on. Mais la révolution n'est plus la révolution lorsqu'elle agit en despote et lorsqu'au lieu de provoquer la liberté dans les masses, elle provoque la réaction dans leur sein. Le moyen et la condition, sinon le but principal de la révo-

(i) A partir d'ici, la brochure (p. 107, 1. i, de cette réim- pression) reprend la suite de la page 55 (1. 12) du manuscrit, et continue la reproduction de celui-ci, sans interruption, sauf quelques passages omis (dont celui sur la guerre civile, pp. 61 et 62), jusqu'à la ligne 5 de la page 67 du manuscrit. J . G.

240 APPENDICE

lution, c'est l'anéantissement du principe de l'autorité dans toutes ses manifestations possibles, c'est l'abolition, la destruction complète et au besoin violente de l'Etat, parce que TEtat, frère cadet de l'Eglise, comme l'a fort bien démontré Proudlion, est la consécration historique de tous les despotismes, de tous les privilèges, la raison politique de tous les asservissements économiques et so- ciaux, l'essence même et le centre de toute réaction. Lorsque, au nom de la révolution, on veut faire de l'Etat, ne fût-ce que de l'Etat provisoire, on fait donc de la réaction et on travaille pour le despotisme, non pour la liberté: pour l'institution du privilège contre l'é^^alité.

I gg C'est clair comme le jour, iMais les ouvriers so- cialistes de la France, élevés dans les traditions poli- tiques des Jacobins, n'ont jamais voulu le comprendre. Maintenant ils seront forcés de le comprendre, par bon- heur pour la révolution et pour eux-mêmes. D'où leur est venue cette prétention aussi ridicule qu'arrogante, aussi injuste que funeste d'imposer leur idéal politique et social à dix millions de paysans qui n'en veulent pas? C'est évidemment encore un héritage bourgeois, un legs politique du révolutionnisme (sic) bourgeois. Quel est le fondement, l'explication, la théorie de cette prétention? C'est la supériorité prétendue ou réelle de l'intelligence, de l'instruction, en un mot de la civilisation ouvrière, sur la civilisation des campagnes. Mais savez-vous qu'avec un tel principe on peut légitimer toutes les con- quêtes, consacrer toutes les oppressions? Les bourgeois n'en ont jamais eu d'autre pour prouver leur mission et leur droit de gouverner ou, ce qui veut dire la même chose, d'exploiter le monde ouvrier. De nation en {sic) nation, aussi bien que d'une classe à une autre, ce prin- cipe fatal et qui n'est autre que celui de l'autorité,

LETTRE A UN FRANÇAIS 24I

explique et pose comme un droit tous les envahissements et toutes les conquêtes. Les Allemands ne s'en sont-ils pas toujours servis pour excuser tous leurs attentats contre la liberté et contre l'indépendance des peuples slaves et pour en légitimer la germanisation violente et forcée? C'est, disent-ils, la conquête de la civilisation sur la barbarie. Prenez garde, les Allemands commencent à s'apercevoir déjà que la civilisation germanique, pro- testante, est bien supérieure à la civilisation catholique des peuples de race romande pris ensemble, et à la ci- vilisation française en particulier. Prenez garde qu'ils ne s'imaginent bientôt qu'ils ont la mission de vous civiliser [ggCt de vous rendre heureux, comme vous vous ima- ginez, vous, d'avoir la mission de civiliser et d'émanciper forcément vos compatriotes, vos frères, les paysans de la France. Pour moi, l'une et l'autre prétention sont également odieuses, et je vous déclare que, tant dans les rapports internationaux que dans les rapports de classe à une autre, je serai toujours du côté de ceux qu'on voudra civiliser par ce procédé. Je me révolterai avec eux contre tous ces civilisateurs arrogants, qu'ils s'appellent ouvriers ou Allemands, et en me révol- tant contre eux, je servirai la révolution contre la réac- tion.

Mais s'il en est ainsi, dira-t-on, faut-il abandonner les paysans ignorants et superstitieux, à toutes les influences et à toutes les intrigues de la réaction? Point du tout. Il faut tuer la réaction dans les campagnes, comme il faut la tuer dans les villes. Mais pour atteindre ce but, il ne suffit pas de dire : Nous voulons tuer la réaction, il faut la tuer, il faut l'extirper, et on n'extirpe rien par des dé- crets. — Bien au contraire, et je me fais fort de le prouver l'histoire à la main : les décrets et en général

14

242 APPENDICE

tous les actes de l'autorité', n'extirpent rien ; ils éternisent au contraire ce qu'ils veulent tuer.

Que s'ensuit-il? Ne pouvant imposer la révolution dans les campagnes, il faut Vy produire, en provoquant le mou- vement révolutionnaire des pajrsans eux-mêmes, en les poussant à détruire de leurs propres mains l'ordre public^ toutes les institutions politiques et civiles et à constituer^ à organiser dans les campagnes l'anarchie.

Pour cela il n'est qu'un seul moyen : c'est de leur parler et de les pousser vivement dans la direction de leurs propres instincts. Ils aiment la terre, qu'ils prennent toute la terre et qu'ils en chassent tous | qq les proprié- taires qui l'exploitent par le travail d'autrui. Ils n'ont aucun goût pour le paiement des hypothèques, des impôts. Qu'ils ne les paient plus. Que ceux d'entre eux qui ne se soucient pas de payer leurs dettes privées, ne soient plus forcés de les payer. Enfin ils détestent la conscription, qu'ils ne soient plus forcés de donner de soldats.

Et les Prussiens, qui les combattra ? Ne craignez rien, lorsque les paysans auront senti vivement, auront palpé pour ainsi dire les avantages de la révolution, pour la défendre, ils donneront plus d'argent et plus d'hommes que ne pourrait en tirer l'action régulière, même exagérée de l'Etat. Les paysans feront contre les Prussiens aujourd'hui, ce qu'ils ont fait en 1792 contre eux. Il faut seulement qu'ils aient le Diable au corps, et ce n'est seulement que la révolution anarchique qui peut le mettre en eux.

Mais en les laissant partager entre eux les terres qu'ils auront arrachées aux propriétaires bourgeois, n'établit-on pas sur un fondement plus solide et nouveau la propriété individuelle? Pas du tout, car la consécration juridique

LETTRE A UN FRANÇAIS 243

et politique de l'Etat lui manquera, l'Etat et toute la constitution juridique, la défense de la propriété par l'Etat, le droit de famille et le droit d'héritage y compris, devant nécessairement disparaître dans l'immense tour- billon de l'anarchie révolutionnaire. Il n'y aura plus de droits ni politiques ni juridiques il n'y aura que des faits révolutionnaires.

Mais ce sera la guerre civile, direz-vous? La propriété individuelle n'étant plus garantie par aucune autorité supérieure, et n'étant plus défendue que par la seule |gj énergie du propriétaire, chacun voudra s'arroger (sic) du bien d'autrui, les plus forts pilleront les plus faibles. Mais qui empêchera les plus faibles de s'associer entre eux pour piller à leur tour les plus forts ?

Oui, ce sera la guerre civile. Mais pourquoi stigma- tisez-vous, pourquoi craignez-vous tant la guerre civile ? Je vous demande, l'histoire à la main, est-ce la guerre civile, ou bien l'ordre public imposé par une autorité tu- télaire quelconque, d'où sont sortis les grandes pensées, les grands caractères et les grandes nations ? Pour avoir eu le bonheur d'éviter la guerre civile pendant vingt ans, n'êtes-vous pas tombés si bas, vous grande nation, que les Prussiens ne font de vous qu'une bou- chée ? Pour revenir aux campagnes, aimez-vous mieux voir vos dix millions de paysans, unis comme un seul homme, en une masse unanime et compacte contre vous, par la haine que leur inspireront vos décrets et vos vio- lences révolutionnaires; ou bien divisés entre eux par cette révolution anarchique, ce qui vous permettra de vous former un parti puissant parmi eux? Mais ne voyez- vous donc pas que les paysans sont si arriérés, précisé- ment parce que la guerre civile n'a point encore divisé les campagnes. Les masses compactes sont des troupeaux

244 APPENDICE

humains, peu propres au développement et à la propa- gande des idées. La guerre civile au contraire, en divi- sant cette masse en partis différents, crée les idées, en créant des intérêtset des aspirations différentes. L'âme, les instincts humains ne manquent pas à vos campagnes, ce qui leur manque c'est l'esprit. Eh bien, la guerre civile leur donnera cet esprit.

La guerre civile ouvrira largement les campagnes à votre propagande socialiste et révolutionnaire. Vous aurez, je le répète encore, vous aurez, ce que vous n'avez pas encore, dans les campagnes un parti, et vous pourrez y organiser largement le vrai socialisme, la collectivité inspirée, animée par la plus | 53 complète liberté, vous l'organiserez de bas en haut, par l'action spontanée, mais en même temps nécessitée par [la] force des choses, des paysans eux-mêmes. Vous ferez alors du vrai socia- lisme révolutionnaire.

Ne craignez pas que la guerre civile, l'anarchie, aboutisse à la destruction des campagnes. Il y a dans toute société humaine un grand fond d'instinct conser- vateur, une force d'inertie collective, qui la sauvegarde contre tout danger d'anéantissement, et qui rend préci- sément l'action révolutionnaire, le progrès, si lents et si difficiles. La société européenne, aujourd'hui, dans les villes comme dans les campagnes, mais dans les campa- gnes encore plus que dans les villes, s'est complète- ment endormie, a perdu toute énergie, toute vigueur, toute spontanéité de pensée et d'action, sous l'égide de l'Etat. Encore quelques dizaines d'années passées dans cet état, et ce sommeil peut-être serait devenu la mort. Mais voici que, grâce aux Prussiens, l'Etat français s'en va au diable, il croule. Aucune force ne peut plus le sauver lui-même, d'autant moins il peut vous sauver, si

LETTRE A UN FRANÇAIS 2^5

VOUS ne [vous] sauvez pas vous-mêmes, par votre énergie naturelle, vous êtes perdus. Je le répète encore, c'est une position magnifique; mais pour en profiter, il faut avoir la puissance d'en embrasser tout l'ensemble, et le courage d'en affronter toutes les conséquences. Sa con- séquence principale, c'est de vous plonger dans l'anar- chie. Eh bien! vous devez vous dire que l'anarchie, et vous devez vous en faire, votre force, votre arme, vous devez l'organiser en une puissance (').

Ne craignez pas que les paysans, cessant d'être con- tenus par l'autorité publique, et par le respect du droit criminel et civil, s'entredévorent. Ils essaieront peut- être de le faire dans le commencement, mais ils ne tar- deront pas à se convaincre de l'impossibilité matérielle de persister dans cette voie, et alors ils tâcheront de s'entendre, de transiger et de s'organiser entre eux. Le besoin de | 53 manger et de nourrir ses enfants, et par conséquent la nécessité de labourer la terre et de con- tinuer tous les travaux des campagnes, la nécessité de garantir leurs maisons, leurs familles et leur propre vie contre des attaques imprévues, tout cela les forcera indubitablement et bientôt [d'entrer] dans la voie des arrangements mutuels. Et ne croyez pas non plus, que dans ces arrangements amenés en dehors de toute tutelle officielle, par la seule force des choses, les plus forts, les plus riches exercent une influence pré- dominante. La richesse des riches ne sera plus ga- rantie par les lois, elle cessera donc d'être une puis- sance. Les paysans riches ne sont puissants aujour- d'hui que parce qu'ils sont particulièrement protégés et courtisés par les fonctionnaires de l'Etat, et parce

(i) Cette phrasein correcte est textuellement reproduite.— J. G.

14.

246 APPENDICE

qu'ils s'appuient sur l'Etat. L'Etat une fois disparu, cet appui et leur puissance disparaîtra aussi. Quant aux plus madrés, les plus forts, ils seront annulés par la puis- sance collective de la masse, du grand nombre des petits_ et très petits paysans, ainsi que des prolétaires des cam- pagnes, — masse aujourd'hui asservie, réduite à la souf- france muette, mais que l'anarchie révolutionnaire rendra à la vie et armera d'une irrésistible puissance.

Enfin, je ne dis pas, que les campagnes qui se réor- ganiseront ainsi, de bas en haut, librement, créeront dès le premier coup une organisation idéale, conforme dans tous les points à celle que nous imaginons, que nous rêvons. Ce dont je suis convaincu, c'est que ce sera une organisation vivante, mille fois supérieure et plus juste à [sic] celle qui existe présentement, et qui d'ailleurs, ou- verte à la propagande active des villes d'un côté, et de l'autre, ne pouvant jamais être fixée, ni pour ainsi dire pétrifiée par la protection de l'Etat ni par celle de la loi puisqu'il n'y aura plus ni loi ni Etat pourra progresser librement, se développer etseperfectionnerd'unemanière indéfinie, mais toujours vivante et libre, jamais décré- tée, ni légalisée, jusqu'à arriver enfin à un point aussi rai- sonnable, qu'on peut le désirer et l'espérer de nos jours.

Comme la vie et l'action spontanée, suspendues pendant des siècles par l'action, par l'absorption toute- puissante de l'Etat, seront [rendues] | 54 aux communes par l'abolition de l'Etat, il est naturel que chaque com- mune prendra pour point de départ de son développe- ment nouveau, non l'état intellectuel et moral dans lequel la fiction officielle la suppose, mais l'état réel de la civilisation, et comme le degré de civilisation réelle est très différent entre les communes de France, aussi bien qu'entre celles de l'Europe, il en résultera nécessai-

LETTRE A UN FRANC \IS 247

rement une grande différence de développement, ce qui aura pour conséquence peut-être d'abord laguerre civile des communes entre elles, puis inévitablement l'entente mutuelle et l'accord, l'harmonie, l'équilibre établis entre elles. Il y aura une vie nouvelle et un monde nouveau. (*)

Mais cette guerre civile, fût-elle même avantageuse à tous les points de vue possibles, cette lutte intérieure entre les habitants de chaque commune, augmentée de la lutte des communes entre elles, ne paralysera-t-elle pas la dé- fense de la France, ne la livrera-t-elle pas aux Prussiens ?

Point du tout. L'histoire nous prouve que jamais les nations ne se sentirent aussi puissantes au dehors que lorsqu'elles se sentirent profondément agitées et trou- blées à l'intérieur, et qu'au contraire jamais elles ne furent aussi faibles que lorsqu'elles apparaissaient unies sous une autorité ou dans un ordre harmonieux quel- conque. Au fond rien de plus naturel, la lutte c'est la vie et la vie c'est la force. Pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à comparer deux époques, ou mêmequatre époques de votre histoire : d'abord la France sortie de la Fronde, et développée, aguerrie par les luttes de la Fronde, sous la jeunesse de Louis XIV, avec la France de sa vieillesse, avec la monarchie fortement établie, unifiée, pacifiée parle grand roi, la première toute res- plendissante de victoires, la seconde, marchant de défaite en défaite à la ruine. Comparez de même la France de 1792 avec la France d'aujourd'hui. En 1792 et en 1793 la France était proprement déchirée par la guerre civile ; le mouvement, la lutte, une lutte à vie et à mort se re-

(i) Ici, ligne 10 de la page G4 du manuscrit de Bakounine, j'ai fait une coupure : la Lettre /F se termine, et avec la ligne I I commence la Lettre V (p. 114 de cette réimpression). J. G.

248 APPENDICE

trouvaient, se reproduisaient sur tous les points de la république. Et pourtant la France a repoussé victorieu- sement l'invasion de presque | gg toutes les puissances de l'Europe. En 1870, la France unie et pacifiée à {sic) l'Empire est battue par les armées de l'Allemagne et se montre tellement démoralisée qu'on doit trembler pour son existence. Pour renverser ces deux preuves histo- riques, vous pourriez sans doute me citer l'exemple de la Prusse et de l'Allemagne actuelles, qui ne sont déchi- rées, ni l'une ni l'autre, par aucune guerre civile, qui se montrent au contraire singulièrement résignées et sou- mises au despotisme de leur souverain, et qui néanmoins développent aujourd'hui une puissance formidable. Mais ce fait exceptionnel s'explique par deux raisons particu- lières, dont aucune ne peut s'appliquer à la France ac- tuelle : la première, c'est la passion unitaire qui depuis cinquante-cinq ans ne fait que croître au détriment de toutes les autres passions et de toutes les autres idées dans cette malheureuse nation germanique. La seconde c'est la savante perfection de son mécanis'me admini- stratif. Quant à la passion unitaire, quant à cette ambi- tion inhumaine et liberticide de devenir une grande na- tion, la première nation du monde, la France l'a éprouvée également dans son temps. Cette passion, pareille à ces fièvres furieuses qui donnent momentanément au malade une force extraordinaire, surhumaine, sauf à l'épuiser totalement et à le faire [tomber] bientôt après dans une prostration complète, cette passion, après avoir grandi la France pour un espace de temps très court, l'a lait aboutir à une catastrophe dont elle s'est relevée si peu même encore aujourd'hui, 55 ans après la ba- taille de Waterloo, que ses malheurs présents ne sont rien selon moi qu'une rechute, qu'une répétition de cette

LETTRE A UN FRANÇAIS 249

catastrophe, et comme un second coup d'apoplexie qui tuera certainement l'organisme politique de l'Etat. Eh bien, l'Allemagne est travaillée précisément aujourd'hui par cette même fièvre, par cette même passion de grandeur nationale que la France avait éprouvée et expérimentée dans toutes ses phases, il y a 70 à 60 ans, et qui à cause de cela même est devenue désormais incapable de l'agiter et de l'électriser. Les Allemands qui se croient aujourd'hui le premier peuple du monde sont arriérés de 60 ans au moins, en comparaison de la France, arriérés au point que la Slaals\eilun^, la gazette officielle | gg de la Prusse se permet de leur montrer dans un prochain avenir, comme récompense de leur dévoue- ment héroïque, « l'établissement d'un grand Empire Tu- desque,fondésurlacraintede Dieuetsur lavraiemorale ». Traduisez ceci en bon langage catholique et vous aurez l'Empire rêvé par Louis XIV. Leurs conquêtes, dont ils sont si fiers à présent, les feraient reculer de deux siècles! Aussi tout ce qu'il y a d'intelligence honnête et vraimentlibérale en Allemagne sans parler déjà desdé- mocrates socialistes commence à s'inquiéter sérieuse- ment des conséquences fatales de leurs propres victoires! Encore quelques semaines de sacrifices pareils à ceux qu'ils ont faire jusqu'ici, moitié par force, moitié par exaltation, et leur fièvre commencera à tomber, et une fois qu'elle commencera à décroître, sa décadence sera rapide. Les Allemands compteront leurs pertes en ar- gent et en hommes, ils les compareront aux avantages obtenus, et alors le roi Frédéric-Guillaume et Bismarck son inspirateur, son ministre, n'auront qu'à se tenir bien. Voici pourquoi il est absolument indispensable pour eux de revenir victorieux et les mains pleines.

L'autre raison de la puissance inouïe développée ac-

2^0 APPENDICE

tuellement par les Allemands, c'est l'excellence de leur machine administrative, excellence, non au point de vue de la liberté et du bien-être des populations, mais au point de vue de la richesse et de la puissance exclusives de l'Etat. La machine administrative, si excellente qu'elle soit, n'est jamais la vie du peuple ; c'en est au contraire la négation absolue et directe. Donc la force qu'elle pro- duit n'est jamais une force naturelle, organique, popu- laire, — c'est au contraire une force toute mécanique et toute artificielle. Une fois brisée, elle ne se renou- velle pas d'elle-même, et sa reconstruction devient ex- cessivement difficile. C'est pourquoi il faut bien se garder d'en forcer les ressorts car si on les force trop, on la brise. Eh bien, il est certain j g^ que Bismarck et son roi ont déjà trop forcé la machine. L'Allemagne a mis sur pied 1.500.000 soldats, et dieu sait les centaines de millions qu'elle a dépensés. Que Paris résiste, que la France tout entière se lève derrière lui, et la machine de l'Empire germanique se brisera.

('j La France n'a plus à craindre ce malheur ce bonheur ! Grâce aux Prussiens, il est tout accompli. La machine de l'Etat français est brisée, et Gambetta, Thiers et Trochu tous ensemble, même s'ils appelaient l'ogre bonapartiste, Palikao, à leur secours, ne la recon- struiront pas. La France ne peut plus être électrisée par l'idée de la grandeur, ni même par celle de l'honneur national. Tout cela reste derrière elle. Elle ne peut plus se défendre contre l'invasion étrangère par la puissance de sa machine administrative. Le gouvernement de Napoléon III l'a faussée, dérangée, disloquée, et les

(i) Ce qui suit, de la ligne 6 de la page 67 à la ligne 19 de la page 78 du manuscrit de Bakounine, n'a pas trouvé place dans la brochure. J. G.

LETTRE A UN FRANÇAIS 25 I

Prussiens l'ont réduite à néant. Que lui reste-t-il donc pour se sauver ? La révolution sociale, l'anarchie intérieure et nationale aujourd'hui, demain universelle.

2 septembre.

A mesure que j'écris, les événements se déroulent et chaque nouvelle que j'apprends me donne raison. Mac- Mahon vient d'être battu de nouveau entre Montmédy et Sedan, le 30 août. Au moment j'écris, il est pro- bablement détruit, heureux s'il a pu se retirer, par un circuit très excentrique, sur Paris, et s'il n'a pas été rejeté en Belgique. Encore cinq, six jours, et Paris se verra assiégé par une armée formidable de trois à quatre cent mille hommes. J'espère, espérons tous que Paris se défendra jusqu'au bout et donnera à la France le temps de se lever et de s'organiser en masse.

Voici ce que j'ai lu aujourd'hui dans le Bund : I gg « Correspondance de Paris, 29 août. Il règne aujourd'hui à Paris un calme sérieux. Il n'y a ni abatte- ment, ni confusion, ni hésitation. Tous sont absolument résolus. On n entend plus nulle part de conversations politiques, on ne songe plus qu'à la défense. La Bourse elle-même est calme et forte. Paris ressemble mainte- nant à un camp ou à un caravansérail. On renvoie les femmes et les enfants en province. Chaque maison fait des provisions de pommes de terre, de farine, de riz, de jambons et d'extrait de viande. Tous les journaux et toutes les conversations sont unanimes sur ce point qu'on continuera la lutte même après la prise de Paris, et qu'on ne conclura la paix que sur la rive droite du Rhin. Palikao ne badine pas. Il vient de proclamer par décret que tous les hommes valides de vingt-cinq à

252 APPENDICE

trente-cinq ans qui ne se présenteront pas, seront livrés aux Conseils de guerre. La garde nationale sera sou- mise également à la loi militaire, aussi bien que les pro- priétaires qui témoigneront une peur quelconque pour leurs maisons. Les ouvriers en cas de besoin sont dis- posés à renouveler les barricades de Juin. »

Et voici une autre correspondance de Paris dans la Gaieite de Francfort :

« Depuis le dernier concierge jusqu'au premier loup- cervier de la Bourse, tous sont unanimes sur ce point que l'Empire est désormais devenu impossible, et qu'il n'y a de salut à attendre que de la république. Mais le despotisme qui a duré vingt ans a détruit à un tel point, dans le peuple français, toute initiative et toute habitude d'action collective, que du moment que la machine gouver- nementale a cessé de fonctionner, tous se regardent ébahis comme des enfants qui auraient perdu leurs pa- rents. Malgré cette conviction unanime qu'il n'y a plus |gg rien à attendre du gouvernement impérial, Paris n'a pas pu se décider à un pas décisif. On a été paralysé jusqu'ici par la crainte que des troubles intérieurs n'em- pêchent et n'affaiblissent la défense extérieure. La majo- rité de la Chambre sent qu'elle a perdu toute autorité morale et qu'il lui revient une grande part des fautes qui ont causé le malheur public. La minorité est composée d'avocats. Elle est excellente pour faire de l'opposition parlementaire, mais absolument incapable d'initiative ré- volutionnaire. Quant à la masse ouvrière, elle se tient à part et boude. Un démocrate, appartenant à l'une des premières familles d'une ville frontière » (Strasbourg sans doute?) « est venu dernièrement à Paris avec une .lettre d'un officier supérieur, suppliant la gauche de proclamer la République au plus vite. « L'armée », écrivait-il,

LETTRE A UN FRANÇAIS 25 ^

« est toute désorganisée et démoralisée et il ne reste « plus d'espoir que dans l'établissement immédiat de la « République. » La gauche a répondu à l'envoyé de cet officier supérieur qu'il fallait bien se garder de commettre une imprudence maintenant, que l'Empire tombait de lui- même (*). « Oui », répondit l'envoyé, « l'Empire tom- « bera toujours assez tôt pour vous mettre à sa place, « mais trop tard pour sauver le pays. »

Le même correspondant ajoute un autre fait, qui, je l'espère au moins, pour l'honneur des ouvriers, est faux. Il raconte que l'envoyé de l'officier supérieur, après avoir reçu cette réponse dilatoire de la gauche, « s'est adressé aux chefs de l'Internationale, pour les provoquera une im- mense démonstration devant le Corps législatif, dont le succès aurait été infaillible, puisque les troupes avaient déclaré qu'elles ne tireraient pas sur le peuple. Mais les ouvriers répondirent » (et c'est précisément cette réponse que je voudrais pouvoir nier) : « La faute est aux bour- « geois. Vous avez amené et soutenu l'Empire. Mangez « maintenant la soupe que vous avez préparée vous- « mêmes, et si les Prussiens font crouler vos maisons sur « vos têtes, vous n'aurez que ce que vous aurez mérité. » Je le répète, je voudrais ne point croire à cette réponse des ouvriers parisiens, et pourtant la disposition d'es-

(*) Voici ce que dit, sur les dispositions de la gauche radi- cale, le Volksttaat, organe du parti ouvrier de la démocratie socialiste en Allemagne (n" 6g, 27 août) : « La cause principale qui a empêché jusqu'à présent la proclamation de la Répu- blique, ce sont les scruputes mesquins des républicains lioin.étes, qui, poussés par la peur affreuse que leur inspire le socialisme dé- mocratique, ont formellement promis aux ministres de ne point s'occuper du changement de la forme du gouvernement, tant pu il restera un ennemi sur le sol français. Ils appellent cela du patriotisme. Mais derrière ce patriotisme s'abrite volontiers et si bien l'abandon, l'intidélitcaux principes. » {Note de Bakounine.)

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2Ç4 APPENDICE

prit qui aurait pu la dicter, se trouve confirmée par une autre correspondance de Paris, dans | 7Q le Volksstaat (n° 69), journal qui ne peut vouloir calomnier les dispo- sitions des ouvriers de Paris, puisqu'il est animé des sympathies les plus sincères pour eux. Voici ce que dit ce correspondant :

« C'est toujours un grand plaisir pour moi de passer quelques heures le dimanche parmi ces aimables ouvriers •de Paris. La rue étroite et longue de Belleville devient toute noire ou plutôt toute bleue à cause des blouses qui la remplissent. Point de bruit, point d'ivrognes» (on entend le bourgeois et notamment le bourgeois allemand qui du haut de sa civilisation admire généreusement, com- plaisammentl'ouvrier), «point de coups. La guerre semble laisser passablement indifférents les électeurs de Roche- fort. On venait d'afficher à la mairie du faubourg un nou- veaubulletin. 11 s'agissait de l'affaire de Longeville. Mes blouses passèrent devant en haussant les épaules : (( Armées allemandes », disaient-ils, « vous pouvez « vaincre un Napoléon et planter votre drapeau sur les a Tuileries. Nous vous abandonnons Notre-Dame et le « Louvre. Mais vous ne parviendre:{ jamais à conquérir « cette étroite et sale rue de Belleville. »

Tout cela paraît d'abord très logique et très beau ; ces paroles, aussi bien que la réponse des internationaux de Paris à l'envoyé de l'officier supérieur, si toutefois l'une aussi bien que les autres ne sont pas controuvées, prouveraient qu'il existe une scission absolue entre la bourgeoisie et le prolétariat. Et certes ce n'est pas moi qui m'en plaindrai, pourvu que ce ne soit point une scission passive mais active. Mais que les ouvriers de Paris et de France restent indifférents et inertes, devant cette ter- rible invasion des soldats du roi de Prusse, qui ne

LETTRE A UN FRANÇAIS 2Ç5

menace pas seulement la fortune et la liberté des bour- geois, mais la liberté et la prospérité du peuple français tout entier, que par haine de la bourgeoisie et peut-être aussi par suite d'un sentiment vindicatif de mépris et de haine contre les paysans, les ouvriers voient d'un œil in- différent les armées allemandes envahir, piller, massacrer toutes les populations des provinces envahies et con- quises, sans différence de classes : paysans et ouvriers en- core plus que bourgeois, parce que ce sont les paysans et les ouvriers qui leur résisteront davantage; qu'ils voient d'un œil indifférent les Prussiens venir s'emparer en maîtres de la ville de Paris, c'est-à-dire devenir les sei- gneurs de la France, voici ce que je ne comprendrai ja- mais, ou plutôt voici ce que je craindrais de comprendre ! Si c'était vrai, et j'espère toujours que cela ne l'est pas, si c'était vrai, voici ce que cela prouverait. Cela prouverait d'abord, que les ouvriers, en rétrécissant à l'ex- trême la question économique et sociale, l'auraient réduite à une simple question de prospérité matérielle exclusive- ment pour eux-mêmes, c'est-à-dire à une étroite et ridi- cule utopie sans aucune réalisation possible. Car tout se tient dans le monde humain, et la prospérité matérielle ne peut être que la conséquence d'une révolution radicale et complète, embrassant pour les démolir toutes les in- stitutions et organisations | 7^ actuelles et renversant avant tout, toutes les puissances existantes aujourd'hui, militaires et civiles, françaises aussi bien qu'étrangères. Cela prouverait d'un autre côté, qu'absorbés par cette utopie malsaine, les ouvriers de Paris et de France ont perdu tout sentiment de l'actualité, qu'ils ne sentent, ni ne comprennent plus rien en dehors d'eux-mêmes, et que par conséquent ils ont cessé de comprendre les condi- tions mêmes de leur propre émancipation; que, cessant

256 APPENDICE

d'être des hommes vivants et puissants, pleins de cœur, d'intelligence, de passion, de colère et d'amour, ils sont devenus des bipèdes raisonneurs et dogmatiques, comme les chrétiens sous l'Empire romain. On m'observera peut- être que les chrétiens ont tout de même fini par triompher de cet Empire. Non pas les chrétiens, répondrai-je, mais les barbares, qui, libres de toute théologie et de toute dogmatique, étrangers à toute utopie, mais riches d'in- stincts et forts de leur puissance naturelle, ont attaqué et détruit cet Empire détestable. Quant aux chrétiens, ils ont bien triomphé, mais comment? En devenant esclaves, caria réalisation de leur utopie s'est appelée l'Eglise, l'Eglise officielle, l'Eglise de l'Empire de Byzance, l'E- glise catholique et romaine, sources et causes principales de toutes les stupidités, de toutes les hontes, de tous les malheurs politiques et sociaux jusqu'à nos jours.

Cela prouverait que les ouvriers, à force de raisonne- ments théoriques et d'infatuation dogmatique, sont de- venus aveugles et stupides. Comment pourraient-ils s'imaginer, autrement, que les Prussiens, devenus une fois maîtres de Paris, des Tuileries, de Notre-Dame et du Louvre, s'arrêteront devant leur résistance à Belle- ville? Les ouvriers sont nombreux, mais le nombre ne signifie rien lorsqu'il n'est point organisé. Ils ont été aussi nombreux sous le régime de Napoléon III, et pour- tant il les a muselés, maltraités, massacrés, fusillés ; et beaucoup de leurs amis, les chefs du moment, ne remplis- sent-ils pas encore les prisons de Paris et des autres villes de France ? Pourquoi donc ces fanfaronnades, lorsque tant de faits palpitants, actuels, prouvent leur impuissance ? Et d'ailleurs les Prussiens aussi sont nombreux, et de plus ils sont aguerris, ils sont armés, ils sont disciplinés, ils sont organisés. Si on les laisse entrer à Paris, que pour-

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font les ouvriers de Paris contre eux ? Il ne restera à faire qu'une seule chose, c'est de se soumettre comme des esclaves, ou bien de se laisser massacrer, comme les chrétiens se sont laissé massacrer, sans résistance.

Je comprends et je partage complètement la haine et le mépris des ouvriers de Paris pour les Tuileries, Notre-Dame, et même pour le Louvre. Ce sont autant de monuments de leur esclavage. Je les comprendrais et je les applaudirais, s'ils les avaient fait sauter dans une lutte populaire contre la bourgeoisie et contre l'autorité de l'Etat, au début d'une révolution sociale. Je com- prendrais encore, si l'énergie leur manquait pour le faire eux-mêmes, | 73 qu'ils applaudissent à leurs frères les ouvriers de l'Allemagne, si ces derniers, emportés et poussés par la tempête révolutionnaire dans la France bourgeoise, venaient y détruire les institutions, les mo- numents, la puissance et même les hommes de la bour- geoisie. J'aurais compris tout cela, tout en regrettant vivement que les ouvriers de France n'auraient pas trouvé en eux-mêmes la résolution et l'énergie néces- saires pour accomplir de leurs propres mains cette be- sogne. Ah ! si la France était envahie par une armée de prolétaires, Allemands, Anglais, Belges, Espagnols, Italiens, portant haut le drapeau du socialisme révolu- tionnaire et annonçant au monde l'émancipation finale du travail et du prolétariat, j'aurais été le premier à crier aux ouvriers de la France : « Ouvrez-leur vos bras, ce sont vos frères, et unissez-vous à eux pour balayer les restes pourrissants du monde bourgeois! » Mais l'invasion qui déshonore la France aujourd'hui, ce n'est point une inva- sion démocratique et sociale, c'est une invasion aristo- cratique, monarchique et militaire. Les cinq ou six cent mille soldats allemands qui égorgent la France à cette

258 APPENDICE

heure sont les sujets obéissants, les esclaves d'un des- pote qui est tout entiché de son droit divin, et dirigés, commandés, poussés comme des automates, par des officiers et des généraux sortis de la noblesse la plus insolente du monde, ils sont demandez-le à vos frères les ouvriers de l'Allemagne les ennemis les plus féroces du prolétariat. En les recevant pacifiquement, en restant indifférents et passifs devant cette invasion du despotisme, de l'aristocratisme et du militarisme allemand sur le sol de la France, les ouvriers français ne trahiraient pas seulement leur propre dignité, leur propre liberté, leur propre prospérité, avec toutes leurs espérances I73 d'un meilleur avenir, ils trahiraient encore la cause du prolétariat du monde entier, la cause sacrée du socia- lisme révolutionnaire. Car celui-ci leur commande, dans l'intérêt des travailleurs de tous les pays, de détruire ces bandes féroces du despotisme allemand, comme elles-mêmes ont détruit les bandes armées du despotisme français, d'exterminer jusqu'au dernier soldat du roi de Prusse et de Bismarck, au point qu'aucun .ne puisse quitter vivant ou armé le sol de la France.

Les ouvriers, par cette attitude passive, veulent-ils se venger des bourgeois? Ils se sont déjà vengés ainsi, une fois, en Décembre, et ils ont eux-mêmes payé cette ven- geance par vingt ans d'esclavage et de misère. Ils ont puni l'affreux attentat des bourgeois de Juin, en deve- nant eux-mêmes les victimes de Napoléon III, qui les a livrés, pieds et mains liés, à l'exploitation des bourgeois. Cette leçon ne leur aurait-elle point paru suffisante, et veulent-ils, pour se venger encore une fois des bour- geois, devenir aujourd'hui, pour vingt ans de plus et davantage peut-être, les esclaves et les victimes du despote prussien, qui ne manquerait pas de les livrer à

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son tour à rexploitation de cette même bourgeoisie?

Se venger toujours sur son propre dos et au profit de ceux-là mêmes dont on se propose de tirer vengeance ne me paraît pas très spirituel, et c'est pourquoi il m'est impossible de croire à la véracité des rapports des cor- respondants allemands. Les ouvriers si intelligents de Paris peuvent-ils ignorer que la victoire définitive des Prussiens | 74 signifierait la misère et l'esclavage du prolétariat français beaucoup plus encore que l'humilia- tion et la ruine de la bourgeoisie de la France ? Pourvu qu'il y ait matière à exploitation, pourvu que la misère force le travailleur de vendre son travail à bas prix au bourgeois, la bourgeoisie se relève, et toutes ses pertes momentanées finissent toujours par retomber sur le pro- létariat. Mais le prolétariat français, une fois enchaîné par les Prussiens, ne se relèvera pas de longtemps, à moins que les travailleurs de quelque pays voisin, plus énergiques et plus capables que lui, ne prennent l'ini- tiative de la révolution sociale.

Voyons, quelles peuvent être les conséquences du triomphe définitif des Prussiens, et d'une paix dictée par eux à la France après la prise de Paris. La France perdrait la Lorraine et l'Alsace, et paierait au moins un milliard aux Prussiens pour couvrir leurs frais de guerre. Supposons qu'il soit parfaitement indifférent aux ouvriers de la France que deux provinces françaises tombent au pouvoir des Prussiens. Mais le milliard à payer ne pourra pas leur être indiff"érent, parce que le paiement de cette immense indemnité retombera nécessairement, comme tous les impôts, sur le peuple, car tout ce que paient les bourgeois est toujours payé par le peuple.

Les ouvriers français se consoleront-ils par l'espoir, qu'une fois la paix conclue, paix nécessairement hon-

200 APPENDICE

teuse pour la France ; une fois la Lorraine et l'Al- sace détachées et le milliard ou les milliards payés, les Prussiens se retireront, et qu'alors eux, ouvriers, pourront faire la révolution sociale? Vain espoir. Pensent-ils donc que le roi de Prusse ne craigne plus que toute autre chose, | yg la révolution sociale? et que ce danger qui le menace et l'effraie plus, au milieu de ses triomphes inattendus, que toutes les armées réunies ou non réunies de la France, ne soit, de la part du comte de Bismarck, son inspirateur et son premier ministre, l'objet d'une préoccupation conti- nuelle? Et s'il en est ainsi, peuvent-ils s'imaginer, que lorsque les Prussiens, devenus maîtres de Paris, dicte- ront les conditions de la paix à la France, ils ne pren- nent toutes les mesures et toutes les garanties néces- saires, pour s'assurer de la tranquillité et de la subordina- tion de la France, au moins pourvingt ans ? Ils établiront à Paris un gouvernement, qui [sera] détesté et méprisé de la France tout entière, moins les paysans peut-être qu'on aura définitivement aveuglés, et moins cette ca- naille bureaucratique qui se montre toujours d'autant plus dévouée qu'elle sert un gouvernement anti-national au plus haut degré, et qui ne trouvant aucun appui en France, se verra bien forcé de fonder toute son exis- tence et sa force intérieure sur la protection puissante et intéressée de la Prusse. En un mot, ils feront pour la France ce que la France de Napoléon 1 1 1 a fait elle-même pour l'Italie. Ils institueront une vice-royauté prus- sienne à Paris, et au moindre mouvement insurrectionnel du peuple français, dans quelque partie de la France que ce soit, on verra les soldats allemands y entrer comme des maîtres pour y rétablir l'ordre public et l'obéissance au souverain, établi par la force de leurs armes.

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(*) Je sais que cette idée et cette juste prévision cho- queront la plupart des Français, ouvriers et bourgeois, même en ce moment terrible, même au milieu de l'ac- tuelle catastrophe, qui vient de dévoiler d'une manière aussi cruelle qu'inattendue la faiblesse et la décadence de la nation française comme Etat : « Comment, nous devenir une vice-royauté des Prussiens nous, subir le joug des Prussiens*! Nous souffrir qu'ils viennent com- mander en maîtres chez nous 1 Mais c'est ridicule ! c'est impossible ! » Voici ce que me répondront, à très peu d'exceptions ] yg près, tous les Français. Et moi je leur dirai : Non*, ce n'est pas impossible, c'est au contraire si certain que si vous ne vous soulevez pas aujourd'hui en masse, pour détruire jusqu'au dernier des soldats alle- mands qui ont envahi le territoire de la France, demain ce sera la réalité. Plusieurs siècles de prédominance na- tionale ont tellement habitué les Française se considérer comme le premier, comme le plus puissant peuple du monde, que les plus intelligents ne voient pas, ce qui crève les yeux à tout le monde : que la France comme Etal est perdue, et qu'elle ne peut ressaisir, non pas sa grandeur nationale passée, mais une nouvelle grandeur, cette fois internationale, que par un soulèvement en masse du peuple français, c'est-à-dire par une révolution sociale.

Vous dites que c'est impossible, et sur quoi comptez- vous donc, vous tous, hommes d'Etat manques et politi- ciens infortunés de la France, sur quoi comptez-vous pour vous défendre contre l'invasion formidable et si bien dirigée des armées allemandes, contre ces armées

(i) Une partie de cet alinCa est entrée presque textuellement dans la rédaction d'une partie des pages 42 et 43 de la bro. chure (de la p. i33, 1. 17, à la p. i3+, 1. 24, de cette réim- pression). — J. G.

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202 APPENDICE

si nombreuses, et qui unissent la prudence, le calcul systématique à l'audace, détruisant systématiquement l'une après l'autre toutes les forces désorganisées que le désespoir de la France leur oppose, marchant d'un pas mesuré, mais d'autant plus victorieux sur Paris. Aujour- d'hui, le 2 septembre, quelles nouvelles ont-elles été an- noncées par les télégraphes de l'Europe ? L'armée de Mac-Mahon battue et enfermée â Sedan; l'armée de Bazaine, après un combat désespéré et qui a duré un jour et une nuit, battue sur tous les points et repoussée avec des pertes immenses derrière les fortifications de Metz. Demain, après-demain, nous apprendrons peut-être que Bazaine et Mac-Mahon, coupés et entourés par des forces immensément supérieures de tous les côtés, man- quant de provisions et de munitions, ou bien se seront rendus aux Prussiens, ou bien se seront héroïquement laissé détruire jusqu'au dernier homme par eux. Et après? Après, les Prussiens reprendront leur marche sur Paris, et l'envelopperont de toutes parts de leurs armées fortes au moins de quatre cent mille hommes.

Mais Paris résistera. Oui, il faut espérer, que les ou- vriers de Paris, secouant enfin leur inertie coupabie, prendront \ ^y les armes dans leurs mains, ces armes qu'un gouvernement infâme, souffert, et en quelque sorte protégé par la lâcheté et par l'imbécillité des républicains parlementaires, ne veut pas leur donner, il faut espérer quele peuple de Paris, secouant sa torpeur, s'ensevelira avec les Prussiens sous les décombres de la capitale de la France, plutôt que d'y laisser entrer en triomphateur et en maître l'empereur des Allemands. Personne ne doute que le peuple ne soit capable et dis- posé de le faire et qu'il ne le fasse, s'il ne se laisse point trahir toutefois par ce gouvernement exclusivement

LETTRE A UN FRANÇAIS 265

bonapartiste et traître par excellence, d'un côté, et, de l'autre, par la lâcheté, par l'incapacité et l'impuissance désolantes de ces grands parleurs républicains.

Mais si même Paris se défend à outrance, la France sera-t-elle sauvée ? Oui, dira-t-on, parce que, pendant ce temps, une troisième armée se forme derrière la Loire, une armée formidable. La France peut encore lever plus d'un million d'hommes. Les Chambres ont déjà ordonné cette levée. Et qui organisera ces nouvelles armées ? Palikao? L'impératrice Eugénie fuyant de Paris, et se réfugiant avec tout son gouvernement soit à Tours, soit à Bourges, ou plutôt non dans une grande cité quel- conque, mais dans quelque château, au milieu de ces bons paysans si dévoués à l'empereur; l'impératrice Eugénie portant en France la guerre civile réactionnaire et soule- vant les campagnes contre les villes, dans un moment la France ne peut être sauvée que par l'action unanime des campagnes et des villes. La trahison bonapartiste se répandra sur tout le pays. Ce sera la mort de la France.

Mais supposons que le5 républicains radicaux ce républicain sag^e, rationnel et positiviste qui s'appelle Léon Gambetta, avec toute sa compagnie raisonneuse, ouvrent enfin les yeux sur la situation terrible où, par leur lâche condescendance, ils ont contribué à plonger la France, supposons que, honteux et pleins deremords, ils se décident enfin à un acte viril (expression de Gam- betta), à un acte révolutionnaire de salut public. Qu'ils ne laissent sortir de Paris ni l'impératrice, ni sa cour, ni son gouvernement, ni aucun des membres de la droite parlementaire, et que, pour sauver la France de la trahi- son bonapartiste, ils les fassent pendre tous et toutes aux réverbères de Paris. | 73 J^ jure qu'ils ne le feront pas, ils sont trop galants, trop gentilshommes, trop bour-

264 APPENDICE

geois, trop avocats, trop chapons pour cela. Mais je sup- pose qu'à défaut d'énergie suffisante de leur part, le peuple de Paris, qui n'en manque certainement pas, le fasse de ses propres maiiis. Qui organisera alors le soulèvement de la France ? Le gouvernement républicain ou le Co- mité de salut public que le peuple lui-même aura installé à Paris. Mais de quels hommes sera composé ce gouver- nement et ce Comité? Y entreront sans doute Trochu, Thiers, Gambetta et Comp., c'est-à-dire les mêmes hommes qui par leurs lâches hésitations hésitations causées principalement par la peur et par la répulsion extraordinaires que leur inspire à tous, au même degré, le socialisme révolutionnaire, le franc soulèvement du peuple ont fait perdre à la France tout un mois, et cela au milieu des plus terribles circonstances dans les- quelles la France se soit jamais trouvée. Il faudrait être stupide ou aveugle, vraiment, pour espérer une action énergique, pour attendre quelque chose de bon, d'effi- cace, de réel, de la part de ces hommes 1 Mais enfin sup- posons qu'ils seront énergiques, ou que, s'ils ne le sont pas, le peuple de Paris mettra des hommes inconnus et nouveaux, de vrais révolutionnaires socialistes à leur place, (^) Que pourra-t-il faire, ce gouvernement, pour organiser la défense de la France ?

La première difficulté qui se présente à l'esprit est celle-ci. Cette organisation, même dans les circonstances es plus favorables, et bien plus dans la crise présente, ne peut réussir qu'à cette condition que le pouvoir orga- nisateur reste en rapports immédiats, réguliers, inces- sants avec le pays qu'il se propose d'organiser. Mais il n'y a point de doute, que sous peu de jours, lorsque

(1) Apartir d'ici(l. igde lap. 78) jusqu'au bas de la page 80,

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Paris sera investi par les armées étrangères, ses commu- nications régulières avec le pays seront interceptées. A cette condition aucune organisation n'est possible. Et d'ailleurs le gouvernement qui se trouverait à Paris se- rait tellement absorbé par la défense de Paris, et par le gouvernement intérieur de cette ville, que fût-il com- posé des hommes les plus intelligents et les plus énergiques du monde, il lui sera absolument impos- sible de s'occuper comme il convient dans ce moment suprême, de l'organisation du soulèvement de la France.

I 79 II est vrai que le gouvernement révolutionnaire élu par la population armée de Paris pourra se trans- porter en dehors de Paris, dans quelque grande cité pro - vinciale, à Lyon, par exemple. Mais alors il n'exercera plus aucune autorité sur la France, parce qu'aux yeux du peuple, aux yeux despaysans surtout, composé d'hommes inconnus ou même détestés de la campagne, issus non du suffrage universel, mais seulement de l'élection de la population parisienne, il n'aura aucun titre légitime pour gouverner la France. S'il restait à Paris, soutenu par les ouvriers de Paris, il pourrait encore s'imposer à la France, au moins aux villes de France, et peut-être même aux campagnes, malgré l'hostilité bien prononcée des paysans. Car, comme me l'ont si souvent répété nos amis français, ouvriers et bourgeois, Paris exerce un prestige historique si puissant sur toutes les imaginations françaises, que tous les habitants de la France, villes et campagnes, les uns avec plus les autres avec moins de bonne volonté, finiront toujours par lui obéir.

Mais une fois le gouvernement révolutionnaire sorti

le texte du manuscrit est intercalé, avec quelques modifications, aux pages 32-34 de la brochure (de la p. 1 19, 1. 12, à la p. 122, 1. 18, de cette réimpression). j. G.

266 APPENDICE

de Paris, cette raison si puissante n'existera plus. Sup- posons même que la grande ville provinciale au milieu de laquelle il aura transporté son siège, Lyon par exemple, l'acclamera et ratifiera par cette acclamation les élus de la population de Paris. Mais tout le reste de la France, à commencer par presque toutes les campagnes, ne l'ac- clamera pas et ne lui obéira pas.

Et de quels moyens, de quel instrument se servira-t-il pour se faireobéir?dela machine administrative actuelle? Mais elle est toute bonapartiste : unie aux prêtres, elle ameutera les campagnes contre lui. Enverra-t-il, pour réprimer les campagnes révoltées, ces troupes régulières, qui au lieu d'être employées contre l'ennemi, maintien- nent aujourd'hui l'état de siège dans les plus impor- tantes cités de la France? Mais tous les généraux, tous les colonels, tous les officiers sont Bonapartistes aussi et des Bonapartistes enragés au moins quant à tous les officiers supérieurs. Il les cassera, et il fera choisir par les soldats eux-mêmes de nouveaux officiers et de nou- veaux généraux. Mais en | gg supposant même que les soldats s'y prêtent volontiers, cette réorganisation des troupes ne pourra se faire en un seul jour, elle en pren- dra beaucoup, et pendant ce temps les Prussiens finiront par prendre Paris, et Tinsurrection des campagnes, d'a- bord locale et partielle, fomentée par les jésuites et par les bonapartistes s'étendra sur tout le pays.

Je dis et je répète tout cela, parce que je considère comme la chose la plus essentielle à cette heure, de per- suader et de convaincre tous les Français, qui ont vrai- ment à cœur le salut de la France, qu'ils ne peuvent plus se sauver par des moyens gouvernementaux; qu'ils se- raient fous, s'ils espéraient le renouvellement des mi- racles de 1792 et de 179? qui ont été d'ailleurs produits.

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non par la seule exagération à l'extrême de la puissance de l'Etat, mais encore et surtout par l'enthousiasme r^yo- lutionnaire des populations de la France. Que l'Etat créé par 1789 et encore tout jeune, et il faut ajouter, tout enthousiaste et tout révolutionnaire lui-même, en 1792 et en 1795 était alors capable de créer des prodiges, mais que depuis il a bien vieilli et s'est bien corrompu. Revu et corrigé et usé jusqu'au bout par Napoléon 1"% récon- forté et quelque peu ennobli par la restauration, embour- geoisé plus tard par le régimei^e Juillet, et enfin enca- naillé tout à fait par Napoléon III, l'Etat est devenu maintenant le plus grand ennemi de la France, le plus grand obstacle à sa résurrection et à sa délivrance. Pour sauver la France, vous devez le renverser, le détruire. Mais une fois l'Etat, la société officielle renversée et démolie avec toutes les institutions politiques, policières, administratives, juridiques, financières, c'est la société naturelle, c'est le peuple qui reprend ses droits naturels et qui se lève. (^) C'est le salut de la France et la création d'une France nouvelle par l'union des cam- pagnes et des villes dans la révolution sociale.

L'unique et la meilleure chose qu'un gouvernement |gi élu par la population de Paris pourra faire, pour le salut de la France, ce sera :

i" De rester à Paris et de s'occuper exclusivement de la défense de Paris;

De faire une proclamation à la France tout entière, par laquelle au nom de Paris, il déclarera abolies toutes les institutions et toutes les lois de l'Etat, et ne recom- mandera aux populations de la France qu'une seule loi, celle du salut de la France, de chacun, de tout le monde,

(i) La fin du manuscrit, à partir d'ici (ligne 3o de la p. 80) jusqu'au bas de la p. 81, n'a pas été utilisée. J. G.

268 APPENDICE

en les provoquant à se soulever, à s'armer, en arrachant les armes à ceux qui les détiennent, et à s'organiser 'en dehors de toute tutelle et de toute direction officielle,' d'elles-mêmes, de bas en haut, pour leur propre défense, et pour la défense de tout le pays contre l'envahisse- ment des Prussiens de l'extérieur, et contre la trahison des Prussiens de l'Intérieur;

De déclarer par cette proclamation à toutes les communes et provinces de la France, que Paris absorbé par le soin de sa propre défense, n'est plus capable de gouverner et de diriger la France. Que par conséquent renonçant à son droit et à ce rôle historique de directeur de la France, il invite provinces et communes insurgées au nom du salut de la France, de se fédérer entre elles, toujours de bas en haut, et d'envoyer leurs délégués dans un lieu quelconque, Paris ne manquera certainement pas d'envoyer les siens Et que la réunion de ces dé- légués formeront le nouveau gouvernement provisoire et révolutionnaire de la France.

Si Paris ne fait pas cela, si démoralisé par les Répu- blicains Paris ne remplit pas ces conditions , ces uniques conditions de salut pour la France, alors c^est le devoir immédiat et sacré de quelque grande ville de propince, de prendre cette initiative salutaire, car si aucun ne la prend^ la France est perdue.

{Continuation suit {*).)

(i) Bakounine avait continué son manuscrit jusqu'à la p. 125; mais, comme il a été dit dans l'Avant-propos, il me reprit, le i3 septembre, les pages 8i bis-i2b, que j'avais ju- gées inutilisables pour le moment. Ces pages, restées inédites, seront publiées au tome III de la présente collection d'Œuvres de Bakounine. J. G.

L'EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

ET LA

RÉVOLUTION SOCIALE

AVANT-PROPOS

En quittant Lyon le 29 septembre 1870, accompagné de Valence Lankiewicz, pour se rendre à Marseille, après l'échec du mouvement révolutionnaire de la veille, Bakounine écrivit à Palix une lettre dont voici les passages essentiels (*) :

« Mon cher ami,

« Je ne veux point partir de Lyon sans t'avoir dit un dernier mot d'adieu. La prudence m'empêche de venir te serrer la main une dernière fois. Je n'ai plus rien à faire ici. J'étais venu à Lyon pour combattre ou pour mourir avec vous. J'y étais venu parce que je suis pro- fondément convaincu que la cause de la France est redevenue à cette heure suprême, il y va de son exis-

(i) Cette lettre fut saisie chez Palix en octobre 1870, et Oscar Testut l'a publiée (sauf la un, relative à une question person- nelle) en 1872 au tome II de son livre L^ Internationale et le Jacobinisme au ban de l'Europe, p. 280. Bakounine en avait gardé le brouillon, qui s'est retrouvé dans ses papiers, ce qui a permis à Nettlau d'en donner la fin (que Testut avait omise), à ia p. 5ia de sa biographie de Bakounine.

272 AVANT-PROPOS

tence OU de sa non-existence, la cause de l'humanité... J'ai pris part au mouvement d'hier et j'ai signé mon nom sous les résolutions du Comité du Salut de la France (*), parce qu'il est évident pour moi qu'après la destruction réelle et de fait de toute la machine admi- nistrative et gouvernementale, il n'y a plus que l'action immédiate et révolutionnaire du peuple qui puisse sauver la France... Le mouvement d'hier, s'il s'était maintenu triomphant, et il se serait maintenu tel si le général Cluseret n'avait point trahi la cause du peuple, en remplaçant la municipalité lyonnaise, à moitié réaction- naire et à moitié incapable, par un comité révolution^ naire émanant directement de la volonté du peuple, ce mouvement aurait pu sauver Lyon et la France... Je quitte Lyon, cher ami, le cœur plein de tristesse et de prévisions sombres. Je commence à penser maintenant que c'en est fait de la France. Elle deviendra une vice- royauté de l'Allemagne. A la place de son socialisme vivant et réel, nous aurons le socialisme doctrinaire des Allemands, qui ne diront que ce que les baïonnettes prussiennes leur permettront de dire. L'intelligence bureaucratique et militaire de la Prusse unie au knout du tsar de Saint-Pétersbourg ('-) vont assurer la tranquil- lité et l'ordre public, au moins pour cinquante ans, sur tout le continent de l'Europe. Adieu la liberté, adieu le socialisme, la justice pour le peuple et le triomphe de l'humanité. Tout cela pouvait sortir du désastre actuel de la France. Tout cela en devait sortir, si le peuple de France, si le peuple de Lyon l'avait voulu.

(i) Il veut parler de l'affiche rouge du 26 septembre.

(2) On voit déjà exprimée, dans cette plirase, l'idée que résu- mera, quelques mois plus tard, le titre L'Empire knouto-ger- manique.

AVANT-PROPOS 273

a Enfin n'en parlons plus. Ma conscience me dit que j'ai rempli mon devoir jusqu'au bout. Mes amis de Lyon le savent aussi, et je dédaigne le reste. Maintenant, cher ami, je passe à une question toute personnelle... (') Il ne me reste qu'à t'embrasser et à faire des vœux avec toi pour cette pauvre France, abandonnée par son peuple lui-même. »

A Marseille, Bakounine espérait trouver les éléments d'une autre tentative révolutionnaire ; il croyait même qu'un nouveau mouvement serait possible à Lyon. Le 8 octobre, il écrivait à un jeune ami, Emilio Bellerio : « Ce n'est que partie remise. Les amis, devenus plus prudents, plus pratiques, travaillent activement à Lyon comme à Marseille, et nous aurons bientôt notre re- vanche à la barbe des Prussiens... Tout ce que je vois ici ne fait que me confirmer dans l'opinion que j'avais de la bourgeoisie : ils sont bêtes et canailles à un degré qui dépasse l'imagination. Le peuple ne demande qu'à mourir en combattant les Prussiens à outrance. Eux, au contraire, ils désirent, ils appellent les Prussiens, dans le fond de leur cœur, dans l'espoir que les Prussiens vont les délivrer du patriotisme du peuple... Au sujet de tous ces événements je termine une brochure très dé- taillée, que je vous enverrai bientôt. Vous a-t-on envoyé de Genève, comme je l'ai bien recommandé, ma brochure sous ce titre : Lcllres à un Français ? »

A quelques jours de là, il dépêchait Lankiewicz à Lyon, porteur d'une lettre à ses amis lyonnais, dans 'laquelle il disait :

« Chers amis, Marseille ne se soulèvera que lorsque

(1) Ici, dans un passage que Testut n'a pas donné, Bakou- nine parle de son arrestation momentanée, la veille, et de sa bourse que les amis de l'ordre lui ont volée.

274 AVANT-PROPOS

Lyon se sera soulevé, ou bien lorsque les Prussiens seront à deux jours de distance de Marseille. Donc en- core une fois le salut de la France dépend de Lyon. Il vous reste trois ou quatre jours pourfaire une révolution qui peut tout sauver... Si vous croyez que ma présence peut être utile, télégraphiez à Louis Combe ces mots : Nous allendons Etienne. Je partirai aussitôt. »

Mais Lankiewicz fut arrêté ('), et les papiers saisis sur lui tirent également arrêter plusieurs révolutionnaires lyonnais. A la suite de ce fâcheux événement, et comme ses amis de Marseille se trouvaient, eux aussi, sous le coup d'une menace d'arrestation. Bakounine écrivit, le i6 octobre, à Ogaref, pour lui demander de l'argent, afin de pouvoir, au besoin, se soustraire lui-même aux re- cherches de la police en se rendant à Barcelone ou à Gênes. En attendant, il occupait ses loisirs forcés, dans sa cachette (un petit logement du quartier du Pharo), à écrire la brochure dont il avait parlé à Bel- lerio : ce devait être une suite aux Lettres à un Fran- çais; il supprima les pages 8i h's-125 du manuscrit primitif, ne les trouvant plus d'actualité; et, comme début de cette seconde brochure, dont il écrivit 114 pages, il utilisa le texte même du commencement de la lettre réelle qu'il avait écrite à Palix le 29 sep- tembre :

« Mon cher ami,

a Je ne veux point partir de Lyon sans t'avoir dit un dernier mot d'adieu.... », etc.

Le 23 octobre, il écrivait à son ami Sentinon, qui s'était rendu de Barcelone à Lyon atin d'y prendre part

(i) 11 fat remis en liberté quatre mois plus tard, en fé- vrier 1671.

AVANT-PROPOS 275

au nouveau mouvement révolutionnaire qu'on avait cru pouvoir y déterminer, une lettre pour lui annoncer son départ de Marseille. Il lui disait :

« Je dois quitter cette place, parce que je n'y trouve absolument rien à faire, et je doute que tu trouves quelque chose de bon à faire à Lyon. Mon cher, je n'ai plus aucune foi dans la révolution en France. Le peuple lui-même y est devenu doctrinaire, raisonneur et bour- geois comme les bourgeois... Je quitte ce pays avec un profond désespoir dans le cœur. J'ai beau m'efforcer de me persuader du contraire, je crois bien que la France est perdue, livrée aux Prussiens par l'incapacité, la lâcheté et la cupidité des bourgeois ('). »

Le lendemain 24, Bakounine s'embarquait pour Gênes, caché sous un déguisement : « Il fit tomber sa barbe et ses long cheveux, écrit unamiqui l'accompagna jusqu'au navire (^), et affubla ses yeux d'une paire de lunettes bleues. Après s'être regardé dans une glace ainsi trans- formé : Ces jésuiles'là me font prendre leur type, dit- il en parlant de ses persécuteurs. » Trois ou quatre jours plus tard, il arrivait à Locarno.

Dans sa retraite, Bakounine entreprit aussitôt un autre ouvrage, laissant inachevé le manuscrit de 114 pages commencé à Marseille. Ce nouvel écrit de- vait être, lui aussi, une suite des Lettres à un Français, et débutait également par la reproduction de la lettre à

(i) D'autres extraits de cette même lettre ont été donnés dans la Notice biographique placée en tête de ce volume.

(2) Charles Alcrini, précédemment professeur au collège de Barcelonnette, et plus tard, en 1871, réfugié en Espagne. C'est du fond d'une prison espagnole qu'en septembre 1876 Alerini m'envoya une relation écrite du départ de Bakounine de Mar- seille, comme contribution aune biographie future du grand agitateur révolutionnaire.

276 AVANT-PROPOS

Palix du 29 septembre. Il s'entendit avec ses amis de Genève pour que le livre auquel il travaillait pût être imprimé dans cette ville à l'Imprimerie coopérative ; on voit, par une lettre (en russe) qu'il écrivait à Ogaref le 19 novembre, qu'à ce moment il lui avait déjà fait un premier envoi de manuscrit, et qu'il avait encore une quarantaine d'autres feuillets terminés ; il disait : « Si je ne te les envoie pas tout de suite, c'est que je dois les avoir sous la main jusqu'à ce que j'aie achevé l'exposé d'une question très délicate (*); et je suis encore bien loin de voir la fin de mon ouvrage... Ce ne sera pas une brochure, mais un volume. Sait-on cela à l'Imprimerie coopérative?... Ozerof m'écrit que tu te charges de la correction des épreuves. Je t'en prie, monamà, demande à Joukovsky de t'aider... et remets-lui immédiatement la lettre ci-jointe. » A Joukovsky ('-) il écrivait : « J'écris et je publie maintenant, non une brochure, mais tout un livre, et Ogaref s'occupe de le faire imprimer et d'en corriger les épreuves. Mais tout seul il n'a pas la force nécessaire; aide-le, jeté le demande au nom de notre vieille amitié. »

Cependant Bakounine, faute d'avoir fait au préalable un plan pour son livre, s'était lancé dans une de ces digressions dont il était coutumier et qui lui faisaient par- fois oublier son point de départ : à partir du feuillet 105, le manuscrit a reçu ce titre (placé plus tard par l'au- teur lorsqu'il eut résolu de donner à ces pages une autre destination) : Appendice, considérations philoso-

(i) Il s'agissait, comme on le verra tout à l'heure, d'une dis- cussion métaphysique sur l'idée de Dieu.

(2) Nicolas Joukovsky, jeune gentilhomme russe, émigré et tixé à Genève, fut pendant plusieurs années très intimement lié avec Bakounine.

AVANT-PROPOS 277

phiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l'homme. Il poussa la rédaction de ce manuscrit jus- qu'au feuillet 256; puis, s'étant aperçu sans doute qu'il s'était engagé dans une impasse, il modifia son plan, renonçant à poursuivre la dissertation philosophique commencée (c'était, pour une grande partie, un examen du système d'Auguste Comte).

De ce qu'il venait d'écrire, il conserva les 80 pre- mières pages, et, mettant de côté les feuillets 81-256, il souda à la page 80 un nouveau feuillet 81, qui devint le point de départ d'un autre développement d'idées; puis il continua son travail dans cette direction nou- velle ('). Ce fut seulement en février 1871 qu'il opéra ce changement de front.

Lorsque; après quatre mois environ d'interruption dans nos rapports épistolaires, je fus rentré en corres- pondance avec Bakounine, vers le milieu de janvier 1871, je lui offris mes services pour surveiller l'impres- sion de son ouvrage. Comme le livre s'imprimait à Genève, il me demanda, non de lire les épreuves, mais de revoir son manuscrit avant la composition typogra- phique. Il m'envoya donc, à partir du 9 février 1871, au fur et à mesure qu'il les écrivait, les nouveaux feuillets au delà de la page 80; je les lus, et y fis quelques correc- tions grammaticales; ces envois continuèrent jusqu'au 18 mars, jour il m'expédia les feuillets 273-285. Les deux cent dix premiers feuillets seulement du manuscrit furent composés alors. L'ouvrage devait s'appeler : La Révolulion sociale ou la dictature militaire.

Le 18 mars, Bakounine était parti pour Florence,

(1) Les feuillets 82-:!5G de la première rédaction (le feuil- let 8 : n'a pas été conservé) sont jusqu'à présent restés inédits.

16

278 AVANT-PROPOS

l'appelaient des affaires privées ; il rentra à Locarno le 3 avril. Le <j avril, il écrivait à Ogaref (en russe, lettre imprimée dans la Correspondance), à propos de la Com- mune de Paris : « Que penses-tu de ce mouvement désespéré des Parisiens ? Quelle qu'en soit l'issue, il faut reconnaître que ce sont des braves. A Paris s'est trouvé ce que nous avons vainement cherché à Lyon et à Marseille : une organisation, et des hommes qui sont résolus à aller jusqu'au bout. » Puis il parlait de son livre, dont il avait reçu, par Ozerof, quelques feuilles imprimées : « Pourquoi imprime-t-on mon livre sur du papier si gris et si sale? Je voudrais lui donner un autre titre : L'Empire knouto- germanique et la Révolu- tion sociale. Si le tirage n'est pas encore fait, changez. » Le 9 avril, il écrivait encore : « La première livrai- son doit se composer de huit feuilles... Continue-t-on à imprimer, et y a-t-il assez d'argent pour payer ces huit feuilles ? Si non, quelles démarches ont été faites pour s'en procurer? Toi, vieil ami, veille à ce que l'im- pression soit bien faite, sans fautes. »

Le 16 avril, il écrivait de nouveau à Ogaref une lettre des plus intéressantes, et dont il faut reproduire en en- tier la partie qui concerne l'ouvrage alors en cours d'impression, parce qu'on y trouve l'opinion de l'auteur lui-même sur la nature et la portée de cet ouvrage, et que la manière dont il se juge est très caractéristique (cette lettre, chose assez singulière, a été omise dans la traduction française de la Correspondance) :

«Tu m'écris qu'on a décidé de faire une première livraison de cinq feuilles ; mais tu l'as écrit avant d'avoir reçu ma dernière lettre (*), dans laquelle j'implorais, je

(i) Il s'agit, comme la suite va le faire voir, d'une lettre qui n'est pas celle du 9 avril, et qui est perdue; à moins qu'on

AVANT-PROPOS 279

conseillais, je demandais, f exigeais enfin, que la pre- mière livraison renfermât aussi toute l'histoire d'Alle- magne, Jusques et y compris la révolte des paysans, et que cette livraison se terminât avant le chapitre que j'ai baptisé Sophismes historiques des communistes alle- mands. Je faisais remarquer aussi qu'il était possible que ce titre eût été modifié ou biffé par Guillaume, mais non pas, sans doute, de façon que vous ne puissiez le lire. En un mot, la livraison doit se terminer commen- cent, ou plutôt avant que ne commencent, les disserta- tions philosophiques sur la liberté, le développement humain, l'idéalisme et le matérialisme, etc. Je t'en prie, Ogaref, et vous tous qui prenez part à la publication du volume, faites comme je vous le demande : cela m'est absolument nécessaire.

« En faisant entrer ainsi dans la première livraison toute l'histoire d'Allemagne, avec la révolte des paysans, cette livraison aura six, sept, et peut-être huit feuilles. Je ne puis le calculer ici, mais vous pouvez le faire. Si elle est plus longue que vous n'aviez pensé d'abord, il n'im- porte, puisque tu dis toi-même qu'il y a de l'argent pour dix feuilles. Mais ce qui peut arriver, c'est que la copie destinée par moi à la première livraison ne suffise pas à remplir complètement la dernière feuille (6% 7®, ou Q^). Alors voici ce qu'il faudra faire :

« Renvoyez-moi tout le reste du manuscrit, c'est-à- dire tout ce qui n'entrera pas dans la première livraison, jusqu'au feuillet 285 inclusivement :

« Envoyez-moi en même temps le dernier feuillet de

n'admette cette autre hypothèse, qu'un passage de la lettre du g avril, passage qui aurait contenu la demande dont Ba- kounine va parler, a été supprinaé par l'éditeur de la Corres- pondance.

28o AVANT-PROPOS

la partie qui doit constituer la première livraison (l'origi- nal ou une copie avec indication du folio, si quelqu'un est assez aimable pour recopier ce feuillet). En même temps, demandez à l'imprimerie qu'elle fasse le calcul du nombre de feuillets de moi qu'il faut pour terminer la feuille. J'ajouterai aussitôt tout ce qu'il faudra (*), et deux jours après, sans plus, je vous enverrai ce que j'aurai écrit. Mais n'oublie pas de m'envoyer ce dernier feuillet, sans lequel il me serait impossible d'écrire la suite.

« Je t'en prie, Ogaref, fais-moi la grâce de satisfaire à ma prière, à ma légitime exigence, et arrange rapide- ment et exactement ce que je te demande et comme je te le demande. Encore une fois, cela m'est nécessaire, je t'expliquerai pourquoi à notre prochaine entrevue, qui, j'espère, aura lieu bientôt.

« Tu me réclames toujours la fin. Cher ami, je t'en- verrai sans tarder de la copie pour faire une seconde livraison de huit feuilles (-), et ce ne sera pas encore la fin. Comprends donc que j'ai commencé en croyant faire une brochure, et que je finis en faisant un livre. C'est une monstruosité, mais qu'y faire, si je suis un monstre moi-même? Mais bien que monstrueux, le livre sera vivant et utile à lire. Il est presque entièrement

(i) C'est-à-dire que Bakounine, reprenant le thème traité dans le dernier feuillet, y ajoutera de nouveaux développe- ments, de façon à fournir à l'imprimerie de quoi achever de remplir la dernière feuille de la livraison, sans qu'on soit obligé, pour la compléter, d'y faire entrer le commencament du chapitre Sophismes historiques des communistes allemands, réservé pour la seconde livraison.

(2) C'est-à-dire qu'après être rentré en possession de la partie de son manuscrit qui n'était pas destinée à la première livrai- son, il enverra à Ogaref, pour faire la seconde livraison, un nombre suffisant d6 feuillets de ce manuscrit, déjà revu par moi et qu'il désirait revoir, lui aussi, avant l'impression.

/

AVANT-PROPOS 201

écrit. Il ne reste qu'à le mettre au point. C'est mon pre- mier et dernier livre, mon testament. Ainsi, mon cher ami, ne me contrarie pas : tu sais, il est impossible de renoncer à un projet cher, à une dernière idée, ou même de les modifier. Chassez le naturel, il revient au galop. Il ne reste que la question d'argent. On en a recueilli en tout pour dix feuilles; or, il n'y en aura pas moins de vingt-quatre. Mais ne t'en inquiète pas : j'ai pris des mesures pour réunir la somme nécessaire. L'essentiel, c'est qu'il y a maintenant assez d'argent pour publier la première livraison de huit feuilles; donc, imprimez et publiez sans crainte cette première livraison, telle que je vous le demande (et non telle que vous l'avez projeté). Dieu donne le jour, Dieu donnera aussi le pain (').

« Il me semble que c'est clair; faites donc comme je vous le demande, vite et exactement, et tout ira bien.

a ... Et s'il est possible de changer encore, intitulez mon livre ainsi : L'Empire knouio-germanique et la Ré- volution sociale P). »

II ne fut pas nécessaire que l'auteur fît de nouvelle copie, en étendant la matière du dernier feuillet de la partie qui devait constituer la première livraison. Il se trouva que ce feuillet, portant le folio 138, correspon- dait à la page 1 19 de l'imprimé, au milieu de la huitième feuille, en sorte qu'on pouvait faire la coupure à l'endroit indiqué. On acheva donc, dans les derniers jours d'avril, le tirage de la brochure, à mille exemplaires, en lui donnant une étendue de sept feuilles et demie.

Hélas ! quand Bakounine reçut cette première livrai- son, il recula d'horreur. Des fautes d'impression énormes s'étalaient presque à chaque page : c'est ainsi que Quinet

(i) Proverbe russe,

(2) Cette demande arriva trop tard.

16.

282 AVANT-PROPOS

avait été transformé en Gui^ot, lord Bloomfield en lord Bloompichi, Wartbourg en Werlhory, les trois mots alle- mands irCs Blaue hinein en ce logogriphe : isis Blanchinein ; l'impératrice Catherine H, de lascive mémoire^ était, par le compositeur, dite de bonne mémoire ; l'animalité bourgeoise rugissante était devenue : animalik bourgeoise vigilante, etc. Bakounineme demanda d'imprimer sur-le- champ un Errata que, dans sa colère, il ne voulut pas faire exécuteràl'Imprimerie coopérative; je fis composer et tirer l'Errata qu'il m'envoyait; et ensuite, le manuscrit de la livraison m'ayant été expédié de Genève, sur ma demande, pour que je pusse collationner l'imprimé avec l'original, j'ajoutai encore un supplément à l'Er- rata, indiquant seulement les corrections les plus indis- pensables Je tirai en outre, à la demande de l'auteur, une couverture rouge, portant le titre : « L'Empire knouto-germanique et la Révolution sociale, par Michel Bakounine. Première livraison. Genève, chez tous les libraires, 1871»; et cette couverture (reproduite plus loin, p. 285) fut substituée à celle une simple feuille de garde en couleur qui avait été mise à la bro- chure à Genève.

Bakounine, qui avait séjourné dans le Jura suisse Sonvillier et au Locle) du 23 avril au 29 mai, rentra à Locarno le 1" juin 1871 ; il m'avait repris les feuillets 1 39-285 de son manuscrit pour les retravailler (*), et peu de jours après son retour il se mit à rédiger son calendrier-journal nous l'apprend un Préambule pour la seconde livraison de L'Empire knouto-germa- nique; il en écrivit quatorze feuillets seulement. L'argent

(i) Le contenu des feuillets 139-210 dece manuscrit avait été composé à Genève à l'Imprimerie coopérative, mais n'avait pas entrer dans'la première livraison; cette composition (qui

AVANT-PROPOS 20^

nécessaire pour la publication de cette seconde livraison ne put malheureusement pas être réuni à ce moment; et bientôt, entraîné par d'autres préoccupations, sa polé- mique avec Mazzini, puis sa lutte contre Karl Marx, Bakounine renonça à poursuivre la publication de cet ouvrage qui, un moment, lui avait tenu si fort à cœur et dont il avait dit à Ogaref que c'était « son testament ». Onze ans plus tard, en 1882, six ans après la mort de Bakounine, les feuillets 149-247 du manuscrit (moins les feuillets 211-213, perdus) furent publiés à Genève par les soins de Carlo Cafiero et d'Elisée Reclus, sous ce titre, qui est de leur invention : Dieu et VEtat ; les deux éditeurs ne se sont pas doutés que les feuillets qu'ils intitulaient de cette façon étaient un fragment de ce qui avait former la seconde livraison de U Empire knouto- germanique. Les feuillets 248-285 sont encore inédits. Bakounine écrivit encore, je ne sais à quel moment, cinquante-cinq feuillets nouveaux, paginés 286-340, qui forment une longue note se rattachant à la dernière phrase du feuillet 285 ; le contenu de ces cinquante-cinq feuillets a été publié en 1895 par Max Nettlau, sous ce même titre Dieu et l'Etat qu'avaient choisi les éditeurs des feuillets 149-247, auxpages263-326du volume intitulé Michel Bakounine : Œuvres fParis, Stock). Quant aux quatorze feuillets écrits en juin-juillet 1871 pour former le Préambule pour la seconde livraison, le commence- ment en a paru sous le titre : La Commune de Paris et la notion de l'Etat^ par les soins d'Elisée Reclus, dans le Travailleur, de Genève, en 1878; le contenu complet des

resta inutilisée, etdontil existe une épreuve parmi les papiers laissés par Bakounine) contenait le chapitre intitulé : So- phismes historiques de l'Ecole doctrinaire des co nmunist-'sa'le- mands.

284 AVANT-PROPOS

quatorze feuillets a été publié ensuite à Paris, en 1892, sous le même titre, par Bernard Lazare, dans les Entre- tiens politiques et littéraires. Un autre petit écrit inachevé (48 pages manuscrites), intitulé Avertissement, et qui avait aussi été destiné à servir de préface, soit à la seconde livraison de L'Empire knouto- germanique , soit plutôt à l'ouvrage entier, si on en donnait une édition complète en réimprimant la première livraison, a égale- ment été rédigé dans la seconde moitié de 1871, après la Commune : il est resté inédit.

J.G.

P.- S. Le texte de la présente réimpression de la première livraison de L'Empire knouto- germanique a été collationné sur le manuscrit, en sorte qu'il a été rendu complètement correct.

Les chiffres supérieurs qu'on trouvera dans le texte, placés à côté d'une barre verticale, indiquent les pages de la brochure imprimée ; les chiffres inférieurs placés de la même manière indiquent les pages du manuscrit de Bakounine,

Au tome III de cette collection d'Œuvres de Bakou- nine, je compte publier le texte complet des feuillets 1 39-

285 du manuscrit de L'Empire knouto- germanique, y compris la partie éditée (d'une façon très incorrecte et avec des changements regrettables) par Reclus et Ca- fiero sous ce titre inexact Dieu et l'Etat. J'y joindrai le contenu des feuillets 82-256 de la première rédaction (voir ci-dessus, p. 277), ainsi que le Préambule pour la seconde livraison (inachevé) et l'Avertissement (inachevé, inédit).

L'EMPIRE

Knouto-Germanique

ET LA

RÉVOLUTION SOCIALE

MICHEL BAKOUNINE

PREMIERE LIVRAISON

GENÈVE CHEZ TOUS LES LIBRAIRES

1871

L'EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

ET LA

RÉVOLUTION SOCIALE'-'

I 1 29 septembre 1870, Lyon.

Mon cher ami,

Je ne veux point partir de Lyon sans t'avoir dit un dernier mot d'adieu. La prudence m'empêche de venir te serrer la main encore une fois. Je n'ai plus rien à faire ici. J'étais venu à Lyon pour combattre ou pour mourir avec vous. J'y e'tais venu, parce que j'ai cette suprême conviction, que la cause de la France est redevenue aujourd'hui celle de l'huma- nité, et que sa chute, son asservissement sous un régime qui lui serait imposé par la baïonnette des Prussiens, serait le plus grand malheur qui, au point

(i) Comme on l'a vu dans l'Avant-propos, le titre qui a été imprimé dans la brochure à cette place (p. 3), mais qui a été rectifié par VErrata, est : La Révolution sociale ou la dictature militaire. Ce même titre se trouve également à la première page, il est ainsi libellé : « La Révolution sociale ou la dic- tature militaire, par Michel Bakounine; Genève, Imprimerie coopérative, route de Carouge, 8. 1871. »

288 l'empire KNOUTO-GERMANIQUE

de vue de la liberté et du progrès humain, puisse arriver à l'Europe et au monde.

J'ai pris part au mouvement d'hier et j'ai signé mon nom sous les résolutions du Comité central du Salut de la France, parce que, pour moi, il est évi- dent qu'après la destruction réelle et complète de toute la machine administrative et goul^^vernemen- taie de votre pays, il ne reste plus d'autre moyen de salut pour la France que le soulèvement, l'organisa- tion et la fédération spontanées, immédiates et révo- lutionnaires de ses communes, en dehors de toute tutelle et de toute direction officielles.

Tous ces tronçons de l'ancienne administration du pays, ces municipalités composées en grande partie de bourgeois ou d'ouvriers convertis à la bour- geoisie; gens routiniers s'il en fut, dénués d'intelli- gence, d'énergie et manquant de bonne foi ; tous ces procureurs de la République, ces préfets et ces sous- préfets, et surtout ces commissaires extraordinaires munis des pleins-pouvoirs | ^ militaires et civils, et que l'autorité fabuleuse et fatale de ce tronçon de gouvernement qui siège à Tours vient d'investir à cette heure d'une dictature impuissante, tout cela n'est bon que pour paralyser les derniers efforts de la France et pour la livrer aux Prussiens.

Le mouvement d'hier, s'il s'était maintenu triom- phant,— etil serait restétel silegénéral Cluseret,trop jaloux de plaire à tous les partis, n'avait point aban- donné si tôt la cause du peuple; ce mouvement qui aurait renversé la municipalité inepte, impotente et

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 289

aux trois quarts réactionnaire de Lyon, et l'aurait remplacée par un comité révolutionnaire, tout-puis- sant parce qu'il eût été l'expression non fictive, mais immédiate et réelle, de la volonté populaire; ce mouvement, dis-je, aurait pu sauver Lyon et, avec Lyon, la France.

Voici vingt-cinq jours qui se sont écoulés depuis la proclamation de la République, et qu'a-t-on fait pour préparer et pour organiser la défense de Lyon ? Rien, absolument rien.

Lyon est la seconde capitale de la France et la clef du Midi. Outre le soin de sa propre défense, il a donc un double devoir à remplir : celui d'orga- niser le soulèvement armé du Midi et celui de délivrer Paris. 11 pouvait faire, il peut encore faire l'un et l'autre. Si Lyon se soulève, il entraînera nécessairement avec lui tout le- Midi de la France. Lyon et Marseille deviendront les deux pôles d'un mouvement national et révolutionnaire formidable, d'un mouvement qui, en soulevant à la fois les cam- pagnes et les villes, I ^ suscitera des centaines de mil- liers de combattants, et opposera aux forces mili- tairement organisées de l'invasion la toute-puissance de la révolution.

1 3 Par contre, il doit être évident pour tout le monde que si Lyon tombe aux mains des Prussiens, la France sera irrévocablement perdue. De Lyon à Marseille, ils ne rencontreront plus d'obstacles. Et alors? Alors, la France deviendra ce que l'Italie a été si longtemps, trop longtemps, vis-à-vis de votre

17

290 l'empire knouto-germanique

ci-devant empereur : une vassale de Sa Majesté l'empereur d'Allemagne. Est-il possible de tomber plus bas?

Lyon seul peut lui épargner cette chute et cette mort honteuse. Mais pour cela il faudrait que Lyon se réveille, qu'il agisse, sans perdre un jour, un in- stant. Les Prussiens, malheureusement, n'en perdent plus. Ils ont désappris le dormir : systématiques comme le sont toujours les Allemands, suivant, avec une désespérante précision, leurs plans savamment combinés, et joignant, à cette antique qualité de leur race, une rapidité de mouvements qu'on avait consi- dérée jusque-là commel'apanage exclusif des troupes françaises, ils s'avancent résolument, et plus mena- çants que jamais, au cœur même de la France. Ils marchent sur Lyon. Et que fait Lyon pour se dé- fendre? Rien.

Et pourtant, depuis que la France existe, jamais elle ne s'est trouvée dans une situation plus déses- pérée, plus terrible. Toutes ses armées sont détruites. La plus grande partie de son matériel de guerre, grâce à l'honnêteté du gouvernement et de l'adminis- tration impériale, n'a jamais existé que sur le papier, et le reste, grâce à leur prudence, a été si bien enfoui dans les forteresses de Metz et de Strasbourg, qu'il servira probablement beaucoup plus à l'armement de l'invasion prussienne qu'à celui de la défense nationale. Cette dernière, sur tous les points de la France, manque aujourd'hui de canons, de muni- tions, de fusils, et, ce qui est pis encore, elle manque

ET LA REVOLUTION SOCIALE 29I

d'argent pour en acheter. Non que l'argent manque à la bourgeoisie de la France ; au contraire, grâce à des lois protectrices qui lui ont permis d'exploiter largement le travail du prole'tariai, | 4 ses poches en sont pleines. Mais l'argent des bourgeois n'est point patriote, et il préfère | ^ ostensiblement aujourd'hui l'émigration, voire même les réquisitions forcées des Prussiens, au danger d'être appelé à concourir au salut de la patrie en détresse. Enfin, que dirai-je, la France n'a plus d'administration. Celle qui existe encore et que le gouvernement de la Défense natio- nale a eu la faiblesse crinlinelle de maintenir, est une machine bonapartiste, créée pour l'usage particulier des brigands du Deux Décembre, et, comme je l'ai déjà dit ailleurs, capable seulement, non d'orga- niser, mais de trahir la France jusqu'au bout et de la livrer aux Prussiens.

Privée de tout ce qui constitue la puissance des Etats, la France n'est plus un Etat. C'est unimmense pays, riche, intelligent, plein de ressources et de forces naturelles, mais complètement désorganisé, et condamné, au milieu de cette désorganisation effroyable, à se défendre contre l'invasion la plus meurtrière qui ait jamais assailli une nation. Que peut-elle opposer aux Prussiens ? Rien que l'organi- sation spontanée d'un immense soulèvement popu- laire, la Révolution.

Ici, j'entends tous les partisans de l'ordre public quand même, les doctrinaires, les avocats, tous ces exploiteurs en gants jaunes du républicanisme bour-

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geois, et même bon nombre de soi-disant représen- tants du peuple, comme votre citoyen Brialou par exemple, transfuges de la cause populaire et qu'une ambition misérable, née d'hier, pousse aujourd'hui dans le camp des bourgeois ; je les | g entends s'écrier :

« La Révolution! Y pensez-vous, mais ce serait le comble du malheur pour la France! Ce serait un déchirement intérieur, la guerre civile, en présence d'un ennemi qui nous écrase, nous accable! La confiance la plus absolue dans le gouvernement de la Défense nationale ; l'obéissance la plus parfaite vis-à-vis des fonctionnaires militaires et civils aux- quels il a délégué le pouvoir; l'union la plus intime entre les citoyens des opinions politiqttes, religieuses et sociales les plus différentes, entre toutes les classes et tous les partis : voilà les seuls moyens de sauver la France. »

I ' La confiance produit V union et l'union crée la force, voilà sans doute des vérités que nul ne tentera de nier. Mais pour que ce soient des vérités, il faut deux choses : il faut que la confiance ne soit pas une sottise, et que l'union, également sincère de tous les côtés, ne soit pas une illusion, un mensonge, ou une exploitation hypocrite d'un parti par un autre. Il faut que tous les partis qui s'unissent, oubliant tout à fait, non pour toujours saris doute, mais pour tout le temps que doit durer cette union, leurs intérêts

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 293

particuliers et ne'cessairement oppose's, ces intérêts et ces buts qui dans les temps ordinaires les divisent, se laissent également absorber dans la poursuite du but commun. Autrement qu'arrivera-t-il? Le parti sincère deviendra nécessairement la victime et la dupe de celui qui le sera moins ou qui ne le sera pas du tout, et il se verra sacrifié non au triomphe de la cause commune, mais au détriment de cette cause et au profit exclusif du parti qui aura hypocritement exploité cette union.

le Pour que l'union soit réelle et possible, ne faut- il pas au moins que le but au nom duquel les partis doivent s'unir soit le même? En est-il ainsi aujour- d'hui? Peut-on dire que la bourgeoisie et le prolé- tariat veulent absolument la même chose? Pas du tout.

Les ouvriers de France veulent le salut de la France à tout prix: dût-on même, pour la sauver, faire de la France un désert, faire sauter toutes les maisons, détruire et incendier toutes les villes, ruiner tout ce qui est si cher au cœur des bourgeois : pro- priétés, capitaux, industrie et commerce ; convertir en un mot le pays tout entier en un immense tom- beau pour enterrer les Prussiens. Ils veulent la guerre à outrance, la guerre barbare au couteau s'il le faut. N'ayant aucun bien matériel à sacrifier, ils donnent leur vie. Beaucoup d'entre eux, et précisé- ment la plus grande partie de ceux qui sont mem- bres de l'Association internationale des Travailleurs, ont la pleine conscience de la haute mission qui

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incombe aujourd'hui au prolétariat de France. Ils savent que si la France succombe, la cause de l'hu- manité en Europe sera perdue pour un demi-siècle au moins. Ils savent qu'ils sont responsables du salut de la France, non seule | ^ ment vis-à-vis de la France, mais vis-à-vis du monde entier. Ces idées ne sont répandues sans doute que dans les milieux ouvriers les plus avancés, mais tous les ouvriers de France, sans aucune distinction, com- prennent instinctivement que l'asservissement de leur pays sous le joug des Prussiens serait la mort pour leurs espérances d'avenir; et ils sont déter- minés à mourir plutôt que de léguer à leurs enfants une existence de misérables esclaves. Ils veulent donc le salut de la France à tout prix et quand même.

La bourgeoisie, ou au moins l'immense majorité de cette classe respectable, veut absolument le con- traire. Ce qui lui importe avant tout, c'est la conser- vation quand même de ses maisons, de ses propriétés et de ses capitaux ; ce n'est pas autant l'intégrité du 1 7 territoire national, que l'intégrité de ses poches, remplies parle travail du prolétariat par elle exploité sous la protection des lois nationales. Dans son for intérieur et sans oser l'avouer en public, elle veut donc la paix à tout prix, dût-on même l'acheter par l'amoindrissement, par la déchéance et par l'asser- vissement de la France.

Mais si la bourgeoisie et le prolétariat de France poursuivent des buts non seulement différents, mais

ET LA REVOLUTION SOCIALE 295

absolument opposés, par quel miracle une union réelle et sincère pourrait-elle s'établir entre eux ? Il est clair que cette conciliation tant prônée, tant prêchée, ne sera jamais rien qu'un mensonge. C'est ^e mensonge qui a tué la France, espère-t-on qu'il lui rendra la vie? On aura beau condamner la divi- sion, elle n'en existera pas moins dans le fait, et puisqu'elle existe, puisque par la force même des choses elle doit exister, il serait puéril, je dirai même plus, il serait funeste, au point de vue du salut de la France, d'en ignorer, d'en nier, de ne point en confesser hautement l'existence. Et puisque le salut de la France vous appelle à l'union, oubliez, sacrifiez tous vos intérêts, toutes vos ambitions et toutes vos divisions personnelles; oubliez et sacri- fiez, autant qu'il sera possible de le faire, toutes les différences de partis ; mais au nom de ce même salut, gardez-vous de toute illusion : car dans la situation présente les illusions sont mortelles. Ne cherchez l'union qu'avec ceux qui aussi sérieuse- ment, aussi I ^ passionnément que vous-mêmes, veulent sauver la France d tout prix.

Quand on va à l'encontre d'un immense danger, ne vaut-il pas mieux marcher en petit nombre, avec la pleine certitude de ne point être abandonné au moment de la lutte, que de traîner avec soi une foule de faux alliés | g qui vous trahiront sur le premier champ de bataille?

296 l'empire KNOUTO-GERMANIQUE

Il en est de la discipline et de la confiance comme deTunion. Cesont des choses excellentes lorsqu'elles sont bien place'es, funestes lorsqu'elles s'adressent à qui ne les me'ritepas. Amant passionné delà liberté, j'avoue que je me défie beaucoup de ceux qui ont toujours le mot de discipline à la bouche. Il est excessivement dangereux surtout en France, dis- cipline, pour la plupart du temps, signifie, d'un côté, despotisme, et de l'autre, automatisme. En France, le culte mystique de l'autorité, l'amour du commandement et l'habitude de se laisser com- mander ont détruit dans la société, aussi bien que dans la grande majorité des individus, tout sentiment de liberté, toute foi dans l'ordre spontané et vivant que la liberté seule peut créer. Parlez-leur de la liberté, et ils crieront aussitôt à l'dnarchie ; car il leur semble que du moment que cette discipline, toujours oppressive et violente, de l'Etat, cessera d'agir, toute la société doit s'entredéchirer et crouler. gît le secret de l'étonnant esclavage que la so- ciété française endure depuis qu'elle a fait sa grande révolution . Robespierre et les Jacobins lui ont légué le culte de la discipline de l'Etat. Ce culte, vous le retrouverez en entier dans tous vos républicains bourgeois, officiels et officieux, et c'est lui qui perd la France aujourd'hui. Il la perd en paralysant l'unique source et l'unique moyen de délivrance qui lui reste : le déploiement libre des forces populaires ; et en lui faisant chercher son salut dans l'autorité et dans l'action illusoire d'un Etat, qui ne représente

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 297

plus rien aujourd'hui qu'une vaine pre'tention despotique, accompagnée d'une impuissance ab- solue.

IgTout ennemi que je sois de ce qu'on appelle en France la discipline, je reconnais toutefois qu'une certaine discipline, non automatique, mais volon- taire et réfle'chie, et s'accordant 1 parfaitement avec la liberté des individus, reste et sera toujours néces- saire, toutes les fois que beaucoup d'individus, unis librement, entreprendront un travail ou une action collective quelconques. Cette discipline n'est alors rien que la concordance volontaire et réfléchie de tous les efforts individuels vers un but commun. Au moment de l'action, au milieu de la lutte, les rôles se divisent naturellement, d'après les aptitudes de chacun, appréciées et jugées par la collectivité tout entière : les uns dirigent et commandent, d'autres exécutent les commandements. Mais aucune fonction ne se pétrifie, ne se fixe et ne reste irrévocablement attachée à aucune personne. L'ordre et l'avancement hiérarchiques n'existent pas, de sorte que le com- mandant d'hier peut devenir subalterne aujourd'hui. Aucun ne s'élève au-dessus des autres, ou s'il s'élève, ce n'est que pour retomber un instant après, comme les vagues de la mer, revenant toujours au niveau salutaire de l'égalité.

Dans ce système, il n'y a proprement plus de pouvoir. Le pouvoir se fond dans la collectivité, et il devientl'expression sincère de la liberté de chacun, la réalisation fidèle et sérieuse de la volonté de tous ;

17.

298 l'empire knouto-germânique

chacun n'obéissant que parce que le chef du jour ne lui commande que ce qu'il veut lui-même.

Voilà la discipline vraiment humaine, la discipline ne'cessaire à l'organisation de la liberté'. Telle n'est point la discipline prône'e par vos | 10 républicains hommes d'Etat. Ils veulent la vieille discipline française, automatique, routinière et aveugle. Le chef, non élu librement et seulement pour un jour, mais imposé par l'Etat pour longtemps sinon pour toujours, commande, et il faut obéir. Le salut de la la France, vous disent-ils, et même de la liberté de la France, n'est qu'à ce prix. -L'obéissance passive, base de tous les despotismes, sera donc aussi la pierre angulaire sur laquelle vous allez fonder votre république.

Mais si mon chef me commande de tourner les armes contre cette république, ou de livrer la France aux Prussiens, dois-je lui obéir, oui ou non ? Si je lui obéis, je trahis la France; et si je désobéis, je viole, je brise cette discipline que vous voulez m'imposer comme l'unique moyen de salut | *^ pour la France. Et ne dites pas que ce dilemme, que je vous prie de résoudre, soit un dilemme oiseux. Non, il est tout palpitant d'actualité, car c'est celui dans lequel se trouvent pris à cette heure vos soldats. Qui ne sait que leurs chefs, leurs généraux et l'immense ma- jorité de leurs officiers supérieurs, sont dévoués corps et âme au régime impérial? Qui ne voit qu'ils con- spirent ouvertement et partout contre la république ? Que doivent faire les soldats ? S'ils obéissent, ils

ET LA. REVOLUTION SOCIALE 299

trahiront la France ; et s'ils désobéissent, ils dé- truiront ce qui vous reste de troupes régulièrement organisées.

Pour les républicains, partisans de l'Etat, de l'ordre public et de la discipline quand même, ce dilemme est insoluble. Pour nous, révolutionnaires socia- listes, il n'offre aucune difficulté. Oui, ils doivent désobéir, ils doivent se révolter, ils doivent briser cette discipline et détruire l'organisation actuelle des troupes régulières, ils doivent au nom du salut de la France détruire | ^^ ce fantôme d'Etat, impuissant pour le bien, puissant pour le mal ; parce que le salut de la France ne peut venir maintenant que de la seule puissance réelle qui reste à la France, la Révolution.

Et maintenant que dire de cette confiance qu'on vous recommande aujourd'hui comme la plus su- blime vertu des républicains ! Jadis, lorsqu'on était républicain pour tout de bon, on recommandait à la démocratie la défiance. D'ailleurs on n'avait pas même besoin de la lui conseiller : la démocratie est défiante par position, par nature et aussi par expé- rience historique ; car de tout temps elle a été la vic- time et la dupe de tous les ambitieux, de tous les intrigants, classes et individus, qui, sous prétexte de la diriger et de la mener à bon port, l'ont éternelle- ment exploitée et trompée. Elle n'a fait autre chose jusqu'ici que servir de marchepied.

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Maintenant, Messieurs les républicains du Journa- lisme bourgeois lui conseillent la confiance. Mais en qui et en quoi ? Qui sont-ils pour oser la recom- mander, et qu'ont-ils fait pour la mériter eux-mêmes ? Ils ont écrit des phrases d'un | ^'^ républicanisme très pâle, tout imprégnées d'un esprit étroitement bour- geois, à tant la ligne. Et combien de petits Olliviers en herbe parmi eux ? Qu'y a-t-il de commun entre eux, les défenseurs intéressés et serviles des intérêts de la classe possédante, exploitante, et le prolétariat ? Ont-ils jamais partagé les souffrances de ce-monde ouvrier, auquel ils osent dédaigneusement adresser leurs admonestations et leurs conseils : ont-ils seu- lement I 12 sympathisé avec elles? Ont-ils jamais dé- fendu les intérêts et les droits des travailleurs contre l'exploitation bourgeoise ? Bien au contraire, car toutes les fois que la grande question du siècle, la question économique, a été posée, ils se sont fait les apôtres de cette doctrine bourgeoise qui con- damne le prolétariat à l'éternelle misère et à l'éternel esclavage, au profit de la liberté et de la prospérité matérielle d'une minorité privilégiée.

Voilà les gens qui se croient autorisés à recom- mander au peuple la confiance. Mais voyons donc qui améritéet qui me'rite aujourd'hui cette confiance?

Serait-ce la bourgeoisie ? Mais sans parler même de la fureur réactionnaire que cette classe a montrée en Juin 1848, et de la lâciieté complaisante et ser- vile dont elle a fait preuve pendant vingt ans de suite, sous la présidence aussi bien que sous l'em-

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pire de Napole'on III ; sans parler de l'exploitation impitoyable qui fait passer dans ses poches tout le produit du travail populaire, laissant à peine le strict nécessaire aux malheureux salariés ; sans parler de l'avidité insatiable et de cette atroce et inique cupidité, qui, fondant toute la prospérité de la classe bourgeoise sur la misère et sur l'esclavage économique du prolétariat, en font l'ennemie irré- conciliable du peuple, voyons quels peuvent être les droits actuels de cette bourgeoisie à la confiance de ce peuple ?

Les malheurs de la France l'auraient-ils trans- formée tout d'un coup? Serait-elle redevenue fran- chement patriote, républicaine, démocrate, popu- laire et révolutionnaire ? Aurait-elle montré la dis- poistion de se lever en masse et de donner [ 13 sa vie et sa bourse pour le salut de la France? Se serait-elle 1'^ repentie de ses vieilles iniquités, de ses infâmes trahisons d'hier et d'avant-hier, et se serait-elle franchement rejetée dans les bras du peuple, pleine de confiance en lui ? Se serait-elle mise de plein cœur à la tête de ce peuple pour sauver le pays ?

Mon ami, il suffit, n'est-ce pas, de poser ces ques- tions, pour que tout le monde, à la vue de ce qui se passe aujourd'hui, soit forcé d'y répondre négative- ment. Hélas ! la bourgeoisie ne s'est point trans- formée, ni amendée, ni repentie. Aujourd'hui comme hier et même plus qu'liier, trahie par le jour dénon- ciateur que les événements jettent sur les hommes aussi bien que sur les choses, elle se montre dure,

302 L EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

égoïste, cupide, e'troite, bête, à la fois brutale et ser- vile, féroce quand elle croit pouvoir l'être sans beau- coup de danger, comme dans les néfastes journées de Juin, toujours prosternée devant l'autorité et la force publique, dont elle attend son salut, et ennemie du peuple toujours et quand même.

La bourgeoisie hait le peuple à cause même de tout le mal qu'elle lui a fait ; elle le hait parce qu'elle voit dans la misère, dans l'ignorance et dans l'escla- vage de ce peuple sa propre condamnation, parce qu'elle sait qu'elle n'a que trop bien mérité la haine populaire, et parce qu'elle se sent menacée dans toute son existence par cette haine qui chaque jour devient plus intense et plus irritée. Elle hait le peuple parce qu'il lui fait peur ; elle le hait double- ment aujourd'hui, parce que seul patriote sincère, réveillé de sa torpeur par le malheurde cette France, qui n'a été d'ailleurs, comme toutes les patries du monde, qu'une marâtre pour lui, le peuple a osé se lever; il se reconnaît, se compte, s'organise, com- mence à parler haut, chante la Marseillaise dans les rues, et par le bruit qu'il fait, par les menaces qu'il profère déjà contre les trahisseurs de la France, trouble l'ordre public, la conscience et la quiétude de Messieurs les bourgeois.

La confiance ne se gagne que par la confiance. La bourgeoisie [ u vient-elle de montrer la moindre con- fiance dans le peuple? Bien loin de là. Tout ce qu'elle a fait, tout ce qu'elle fait, prouve au contraire que sa défiance contre lui a dépassé toutes les bornes. C'est

ET LA. RÉVOLUTION SOCIALE JOJ

au point que dans un moment | ** Tintérêt, le salut de la France exige évidemment que tout le peuple soit arme', elle n'a pas voulu lui donner des armes. Le peuple l'ayant menace'e de les prendre par force, elle dut céder. Mais après lui avoir livré les fusils, elle fit tous les efforts possibles pour qu'on ne lui donnât pas de munitions. Elle dut céder encore une fois; et maintenant que voilà le peuple armé, il n'en est devenu que plus dangereux et plus détestable aux yeux de la bourgeoisie.

Par haine et par crainte du peuple, la bourgeoisie n'a point voulu et ne veut pas de la république. Ne l'oublions Jamais, cher ami, à Marseille, à Lyon, à Paris, dans toutes les grandes cités de France, ce n'est point la bourgeoisie, c'est le peuple, ce sont les ouvriers qui ont proclamé la république. A Paris, ce ne furent pas même les peu fervents républicains irréconciliables du Corps législatif, aujourd'hui presque tous membres du gouvernement de la Dé- fense nationale, ce furent les ouvriers de la Villette et de Belleville qui la proclamèrent contre le désir et l'intention clairement exprimée de ces singuliers républicains de la veille. Le spectre rouge, le dra- peau du socialisme révolutionnaire, le crime commis par Messieurs les bourgeois en Juin, leur ont fait passer le goût de la république. N'oublions pas qu'au 4 septembre, les ouvriers de Belleville ayant rencontré M. Gambetta et l'ayant salué par le cri de « Vive la République », il leur répondit par ces mots : « Vive la France 1 vous dis-je ».

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M. Gambetta, comme tous les autres, ne voulait point de la république. Il voulait de la révolution encore moins. Nous le savons d'ailleurs par tous les discours qu'il a prononcésj depuis que son nom a attiré sur lui l'attention du public. M. Gambetta veut bien se dire un homme d'Etat, un républicain I 15 sage, modéré, conservateur, rationnel et positi- viste (*), mais il a la révolution en horreur. Il veut bien gouverner le peuple, mais non se laisser diriger par lui. Aussi tous les | *^ efforts de M. Gambetta et de ses collègues de la gauche radicale au Corps légis- latif n'ontils tendu, le 3 et le 4 septembre, que vers un seul but : celui d'éviter à toute force l'installation d'un gouvernement issu d'unerévolution populaire. Dans la nuit du 3 au 4 septembre, ils se donnèrent des peines inouïes pour faire accepter à la droite bonapartiste et au ministère Palikao le projet de M. Jules Favre, présenté la veille et signé par toute la gauche radicale; projet qui ne demandait rien de plus que l'institution d'une Commission gouverne- mentale nommée légalement par le Corps législatif, consentant mêmeàce que les bonapartistesy fussent en majorité, et ne posant d'autre condition que l'en- trée dans cette commission de quelques membres de la gauche radicale.

Toutes ces machinations furent brisées par le mou-

(*) Voir sa lettre dans le Progrès de Lyon. {Note de Bakou- nine.)

ET LA REVOLUTION SOCIALE 305

vement populaire qui éclata le soir du 4 septembre. Mais au milieu même du soulèvement des ouvriers de Paris, alors que le peuple avait envahi les tri- bunes et la salle du Corps législatif, M. Gambetta, fidèle à sa pensée systématiquement anti-révolution- naire, recommande encore au peuple de garder le silence et de respecter la liberté des débats (/), afin quon ne puisse pas dire que le gouvernement, qui devait sortir du vote du Corps législatif, ait été constitué sous lapressionviolente du peuple. Comme un vrai avocat, partisan de la fiction légale quand même, M. Gambettaavait sansdoutepenséqu'ungou- vernement | le qui serait nommé par ce Corps légis- latif sorti de la fraudeimpériaie et renfermant en son sein les infamies les plus notoires de la France, aurait été mille fois plus imposant et plus respec- table qu'un gouvernement acclamé par le désespoir et par l'indignation d'un peuple trahi. Cet amour du mensonge constitutionnel avait tellement aveuglé M. Gambetta, qu'il n'avait pas compris, tout homme d'esprit qu'il est, que nul ne pourrait ni ne voudrait croire à la liberté d'un vote émis en de pareilles cir- constances. Heureusement, la majoritébonapartiste, effrayée par les manifestations de plus en plus me- naçantes de la colère et du mépris populaire, s'en- fuit ; et M. Gambetta, resté seul avec ses collègues de 1 *^ la gauche radicale dans la salle du Corps légis- latif, s'est vu forcé de renoncer, bien à contre-cœur sans doute, à ses rêves de pouvoir légal, et de souf- frir que le peuple déposât aux mains de cette gauche

3o6 l'empire knouto-germanique

le pouvoir révolutionnaire. Je dirai tout à l'heure quel misérable usage lui et ses collègues ont fait, pendant les quatre semaines qui se sont écoulées depuis le 4 septembre, de ce pouvoir qui leur a été confié parle peuple de Paris pour qu'ils provoquas- sent dans toute la France une révolution salutaire, et dont ils ne se sont servis jusqu'à présent au con- traire que pour la paralyser partout.

Sousce rapport. M, Gambetta et tous ses collègues du gouvernement de la Défense nationale n'ont été que la trop juste expression des sentiments et de la pensée dominante de la bourgeoisie. Réunissez tous les bourgeois de France, et demandez-leur ce qu'ils préfèrent : de la délivrance de leur patrie par une révolution sociale, et il ne peut y avoir | n d'autre révolution aujourd'hui que la révolution sociale, ou bien de son asservissement sous le joug des Prus- siens? S'ils osent être sincères, pour peu qu'ils se trouvent dans une position qui leur permette de dire leur pensée sans danger, les neuf dixièmes, que dis- je, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes, ou mêmeles neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes, vous ré- pondront, sans hésiter, qu'ils préfèrent l'asservisse- ment à la révolution. Demandez-leur encore, en supposant quelesacrificed'unepartieconsidérablede leurs propriétés, de leurs biens, de leur fortune mobi- lière et immobilière, devienne nécessairepourlesalut delà France, s'ils se sentent disposés à faire ce sacri- fice ? et si, pour me servir de la figure de rhétorique de M. Jules Favre, ils sont réellement décidés à se

ET LA. RévOLUTlON SOCIALE 307

laisser plutôt enterrer sous les décombres de leurs villes et de leurs maisons, que de les rendre aux Prussiens ? Ils vous répondront unanimement qu'ils préfèrent les racheter aux Prussiens. Croyez-vous que siles bourgeois de Paris ne se trouvaient pas sous l'œil et sous le bras toujours menaçants des ouvriers de Paris, Paris aurait opposé aux Prussiens une si glorieuse résistance?

l '^ Est-ce que je calomnie les bourgeois ? Cher ami, vous savez bien que non. Et d'ailleurs, il existe maintenant, au vu et la connaissance de tout le monde, une preuve irréfutable de la vérité, de la justice de toutes mes accusations contre la bour- geoisie. Le mauvais vouloir et l'indifférence de la bourgeoisie ne se sont que trop clairement manifestés dans la question d'argent. Tout le monde sait que les finances du pays sont ruinées ; qu'il n'y a pas un sou dans les caisses de ce gouvernement de la Défense nationale, que Messieurs les bourgeois paraissent soutenir maintenant avec un zèle si ardent et si inté- ressé. Tout le monde comprend que ce gouvernement ne peut les | is remplir par les moyens ordinaires des emprunts et de l'impôt. Un gouvernement irré- gulier ne peut trouver du crédit ; quant au rende- ment de l'impôt, il est devenu nul. Une partie de la France, comprenant les provinces les plus indu- strieuses, les plus riches, est occupée et mise en pil- lage réglé par les Prussiens. Partout ailleurs le

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commerce, l'industrie, toutes les transactions d'af- faires se sontarrête's. Les contributions indirectes ne donnent plus rien ou presquerien. Lescontributions directes se paient avec une immense difficulté et avec une lenteur de'sespe'rante. Et cela dans un moment la France aurait besoin de toutes ses ressources et de tout son crédit pour subvenir aux dépenses extraordinaires, excessives, gigantesques de la dé- fense nationale. Les personnes les moins habituées aux affaires doivent comprendre que, si la France ne trouve pas immédiatement de l'argent, beaucoup d'argent, il lui sera impossible de continuer sa dé- fense contre l'invasion des Prussiens.

Nul ne devait comprendre cela mieux que la bour- geoisie, elle qui passe toute sa vie dans le maniement des affaires et qui ne reconnaît d'autre puissance que celle de l'argent. Elle devait comprendre aussi que la France ne pouvant plus se procurer, par les moyens réguliers de l'Etat, tout l'argent qui est né- cessaire à son salut, elle est forcée, elle a le droit et le devoir de le prendre il se trouve. Et se trouve -t-il ? Certes ce n'est pas dans les poches de ce misérable prolétariat auquel la cupidité bourgeoise laisse à peine de | *^ quoi se nourrir ; c'est donc uni- quement, exclusivement dansles coffres-forts de Mes- sieurs les bourgeois. Eux seuls détiennent l'argent nécessaire au salut de la France. En ont-ils offert spontanément, librement, seulement une petite partie ?

Je reviendrai, cher ami, sur cette question d'argent,

ET LA REVOLUTION SOCIALE 509

qui est la question principale quand il s'agit de me- surer lasince'ritédes sentiments, des principes | ''•^etdu patriotisme bourgeois. Règle ge'ne'rale ; Voulez-vous reconnaître d'une manière infaillible si le bourgeois veut sérieusement telle ou telle chose ? Demandez si, pour l'obtenir, il a sacrifié de l'argent. Car soyez- en certain, lorsque les bourgeois veulent quelque chose avec passion, ils ne reculent devant aucun sa- crifice d'argent. N'ont-ils pas dépensé des sommes immenses pour tuer, pour étouffer la république en 1848? Et plus tard n'ont-ils pas voté avec passion tous les impôts ettous les empruntsque Napoléon III leur a demandés, et n'ont-ils pas trouvé dans leurs coffres-forts des sommes fabuleuses pour souscrire à tous ces emprunts? Enfin proposez-leur, montrez- leur le moyen de rétablir en France une bonne mo- narchie, bien réactionnaire, bien forte et qui leur rende, avec ce cher ordre public et la tranquillité dans les rues, la domination économique, le précieux privilège d'exploiter sans pitié ni vergogne, légale- ment, systématiquement, la misère du prolétariat, et vous verrez s'ils seront chiches I

Promettez-leur seulement qu'une fois les Prus- siens chassés du territoire de la France, on rétablira cette monarchie, soit avec Henry V, soit avec un duc d'Orléans, soit même avec un rejeton de l'in- fâme Bonaparte, et persuadez-vous bien que leurs coffres-forts s'ouvriront aussitôt et qu'ils y trouve- ront tous les moyens nécessaires à l'expulsion des Prussiens. Mais on leur promet la république, le

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règne de la de'mocratie, la souveraineté' du peuple, l'e'mancipation de la canaille populaire, et ils ne veulent ni de votre république ni de cette e'manci- pation à aucun prix, et ils le prouvent en tenant leurs coffres ferme's, en ne sacrifiant pas un sou.

Vous savez mieux que moi, cher ami, quel a e'té le sort de ce malheureux emprunt ouvert pour l'organi- sation de I 20 la défense de Lyon, par la municipalité de cette ville. Com | ^^ bien de souscripteurs sont-ils venus? Si peu que les preneurs du patriotisme bour- geois s'en montrent eux-mêmes humiliés, désolés et désespérés.

Et on recommande au peuple d'avoir confiance en cette bourgeoisie! Cette confiance, elle a le front, le cynisme, de la demander, que dis-je, de l'exiger elle- même. Elle prétend gouverner et administrer seule cette république qu'au fond de son cœur elle mau- dit. Au nom de la république, elle s'efforce de ré- tablir et de renforcer son autorité et sa domination exclusive, un moment ébranlées. Elle s'est emparée de toutes les fonctions, elle a rempli toutes les places, n'en laissant quelques-unes que pour quelques ouvriers transfuges qui sont trop heureux de siéger parmi Messieurs les bourgeois. Et quel usage font- ils du pouvoir dont ils se sont emparés ainsi? On peut en juger en considérant les actes de votre mu- nicipalité.

Mais la municipalité, dira-t-on, vous n'avez pas le droit de l'attaquer; car, nommée après la révolution, par l'élection directe du peuple lui-même, elle est le

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 3II

produit du suffrage universel. A ce titre, elle doit vous être sacrée.

Je vous l'avoue franchement, cher ami, je ne par- tage aucunement la de'votion superstitieuse de vos bourgeois radicauxou de vos républicains bourgeois pour le suffrage universel. Dans une autre lettre, je vous exposerai les raisons qui ne me permettent pas de m'exalter pour lui. Qu'il me suffise de poser ici, en principe, une vérité qui me paraît incontestable et qu'il ne me sera pas difficile de prouver plus tard, tant par le raisonnement, que par un grand nombre de faits pris dans la vie politique de tous les pays qui jouissent, à Theure qu'il est, d'institutions dé- mocratiques et républicaines, savoir que le suffrage universel^ tant quil sera exercé dans une société le peuple, la masse des travailleurs^ sera économi- quement dominée par une minorité \ 21 détentrice de lapropriétéet du capital, quelque indépendant ou libre d'ailleurs qu'il soit ou plutôt quil paraisse sous le rapport politique, ne | -^ pourra jamais produire que des élections illusoires, anti-démocratiques et abso- lument opposées aux besoins, aux instincts et à la volonté réelle des populations.

Toutes les élections qui, depuis le coup d'Etat de Décembre, ont été faites directement par le peuple de France, n'ont-elles pas été diamétralement con- traires aux intérêts de ce peuple, et la dernière vota- tion sur le plébiscite impérial n'a-t-elle pas donné

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sept millions de « OUI » à l'empereur? On dira sans doute que le suffrage universel ne fut jamais librement exerce sous l'empire, la liberté de la presse, celle de l'association et des re'unions, condi- tions essentielles de la liberté politique, ayant été proscrites, et le peuple ayant été livré sans défense à l'action corruptrice d'une presse stipendiée et d'une administration infâme. Soit, mais les élections de 1848 pour la Constituante et pour la présidence, et celles de mai 1849 pour l'Assemblée législative, furent absolument libres, je pense. Elles se firent en dehors de toute pression ou même intervention offi- cielle, dans toutes les conditions de la plus absolue liberté. Et pourtant qu'ont-elles produit? Rien que la réaction.

« Un des premiers actes du gouvernement provi- soire, dit Proudhon (*), celui dont il s'est applaudi le plus, est l'application du suffrage universel. Le jour même le décret a été promulgué, nous écrivions ces propres paroles, qui pouvaient alors passer pour un paradoxe : Le suj^rage universel est la contre-t^é- volulion. On peut juger, d'après | 22 l'événement, si nous nous sommes trompé. Les élections de 1848 ont été faites, à une immense majorité, par les prêtres, les légitimistes, par les dynastiques, par tout ce que la France renferme de plus réactionnaire, de plus rétrograde. Cela ne pouvait être autrement. »

Non, cela ne pouvait être et aujourd'hui encore cela ne pourra pas être autrement, tant que l'inéga-

C) Idées révolutionnaires. {Note de Bakounine.)

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 313

lité des conditions économiques et sociales de la vie continuera de prévaloir dans l'organisation de la so- ciété ; tant que la société continuera d'être divisée en deux classes, dont l'une, la classe exploi | -^ lante et privilégiée, jouira de tous les avantages de la fortune, de l'instruction et du loisir, et l'autre, comprenant toute la masse du prolétariat, n'aura pour partage que le travail manuel assommant et forcé, l'igno- rance, la misère, et leur accompagnement obligé, l'esclavage, non de droit, mais de fait.

Oui, l'esclavage, car quelque larges que soient les droits politiques que vous accorderez à ces millions de prolétaires salariés, vt^is forçats de la faim, vous ne parviendrez jamais à les soustraire à l'influence pernicieuse, à la domination naturelle des divers re- présentants de la classe privilégiée, à commencer par le prêtre jusqu'au républicain bourgeois le plus jacobin, le plus rouge; représentants qui, quelque divisés qu'ils paraissent ou qu'ils soient réellement entre eux dans les questions politiques, n'en sont pas moins unis dans un intérêt commun et suprême ; celui de l'exploitation de la misère, de l'ignorance, de l'inexpérience politique et de la bonne foi du pro- létariat, au profit de la domination économique de la classç possédante.

Comment le prolétariat des campagnes et des villes pourrait-il résister aux intrigues de la politique clé- ricale, nobiliaire et bourgeoise? Il n'a pour se dé- fendre qu'une arme, son instinct qui tend presque toujours au | ^3 vrai et au juste, parce qu'il est lui-

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314 l'empire knouto-germanique

même la principale, sinon l'unique victime de l'ini- quité et de tous les mensonges qui régnent dans la société' actuelle, et parce qu'opprimé par le privilège, il réclame naturellement l'égalité pour tous.

Mais l'instinct n'est pas une arme suffisante pour sauvegarder le prolétariat contre les machinations réactionnaires des classes privilégiées. L'instinct abandonné à lui-même, et tant qu'il ne s'est pas encore transformé en conscience réfléchie, en une pensée clairement déterminée, se laisse facilement désorienter, fausser et tromper. Mais il lui est impos- sible de s'élever à cette conscience de lui-même, sans l'aide de l'instruction, de la science; et la science, la connaissance des affaires et des hommes, l'expérience politique, manquent complètement au prolétariat. La conséquence est facile à tirer : Le prolétariat veut une chose; des hommes \ '^^ habiles, profitant de son ignorance, lui en font faire une autre, sans qu'il se doute même qu'il fait tout le contraire de ce qu'il veut; et lorsqu'il s'en aperçoit à la fin, il est ordinai- rement trop tard pour réparer Je mal qu'il a fait et dont naturellement, nécessairement et toujours, il est la première et principale victime.

C'est ainsi que les prêtres, les nobles, les grands propriétaires et toute cette administration bonapar- tiste, qui, grâce à la niaiserie criminelle du gouverne- ment qui s'intitule le gouvernement de la Défense nationale (*), peut tranquillement continuer aujour-

(*J Ne serait-il pas plus juste de l'appeler le gouvernement de la ruine de la France? [Note de Bakounine.)

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 315

d'hui sa propagande impérialiste ] 24 dans les cam- pagnes ; c'est ainsi que tous ces fauteurs de la franche re'action, profitant de l'ignorance crasse du paysan de la France, cherchent à le soulever contre la répu- blique, en faveur des Prussiens. Et ils n'y réussissent que trop bien, hélas! Car ne voyons nous pas des communes, non seulement ouvrir leurs portes aux Prussiens, mais encore dénoncer et chasser les corps- francs qui viennent pour les délivrer?

Les paysans de France auraient-ils cessé d'être Français? Pas du tout. Je pense même que nulle part le patriotisme, pris dans le sens le plus étroit et le plus exclusif de ce mot, ne s'est conservé aussi puissant et aussi sincère que parmi eux; car ils ont plus que toutes les autres parties de la population cet attachement au sol, ce culte de la terre, qui con- stitue la base essentielle du patriotisme.. Comment se fait-il donc qu'ils ne veulent pas ou qu'ils hésitent encore à se lever pour défendre cette terre contre les Prussiens? Ahl c'est parce qu'ils ont été trompés et qu'on- continue encore à les tromper. Par une pro- pagande machiavélique, commencée en 1848 par les légitimistes et par les orléanistes, de concert avec républicains modérés, comme M. Jules Favre et C'**, puis continuée, avec beaucoup de succès, par la presse et par l'administration bonapartistes, on est parvenu à les persuader que les ouvriers socialistes, les partageux, ne songent à rien de moins qu'à confis- quer leurs terres ; que rem| -^ pereur seul a voulu et pu les défendre contre cette spoliation, et que, pour s'en

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venger, les révolutionnaires socialistes l'ont livré, lui et ses armées, aux Prussiens ; mais que le roi de Prusse vient de se réconcilier avec l'empereur, et qu'il le ramènera victorieux pour rétablir l'ordre en France.

1 25 C'est très bête, mais c'est ainsi. Dans beaucoup, que dis-je? dans la majorité des provinces françaises, le paysan croit très sincèrement à tout cela. Et c'est même l'unique raison de son inertie et de son hosti- lité contre la république. C'est un grand malheur, car il est clair que si les campagnes restent inertes, si les paysans de France, unis aux ouvriers des villes, ne se lèvent pas en masse pour chasserles Prussiens, la France est perdue. Quelque grand que soit l'hé- roïsme que déploieront les villes, et tant s'en faut que toutes en déploient beaucoup, les villes, sé- parées par les campagnes, seront isolées comme des oasis dans le désert. Elles devront nécessairement succomber.

Si quelque chose prouve à mes yeux la profonde ineptie de ce singulier gouvernement de la Défense nationale, c'est que dès le premier jourde son avène- ment au pouvoir, il n'ait point pris immédiatement toutes les mesures nécessaires pour éclairer les cam- pagnes sur l'état actuel des choses et pour provo- quer, pour susciter partout le soulèvement armé des paysans. Etait-il donc si difficile de comprendre cette chose si simple, si évidente pour tout le monde,

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 317

que du soulèvement en masse des paysans, uni à celui du peuple des villes, a de'pendu et de'pend encore aujourd'hui le salut de la France? Mais le gouvernement de Paris et de Tours a-t-il fait jusqu'à ce jour une seule démarche, a-t-il pris une seule mesure pour provoquer le soulèvement des paysans? Il n'a rien fait pour les soulever, mais, au contraire, il a tout fait pour rendre ce soulèvement impossible. Telle est sa folie et son crime; folie et crime qui peuvent tuer la France.

1 26 II a rendu le soulèvement des campagnes impos- sible, en maintenant dans toutes les communes de France l'admini | -'* stration municipale de l'empire : ces mêmes maires, juges de paix, gardes-champêtres, sans oublier MM. les cure's, qui n'ont été' triés, choisis, institués et protégés par MM. les préfets et les sous-préfets, aussi bien que par les évêques impé- riaux, que dans un seul but : celui de servir contre tous et contre tout, contre les intérêts de la France elle-même, les intérêts de la dynastie; ces mêmes fonctionnaires qui ont fait toutes les élections de l'empire, y compris le dernier plébiscite, et qui au mois d'août dernier, sous la direction de M. Che- vreau, ministre de l'intérieur dans le gouvernement Palikao, avaient soulevé contre les libéraux et les démocrates de toute couleur, en faveur de Napo- léon III, au moment même ce misérable livrait la France aux Prussiens, une croisade sanglante, une propagande atroce, répandant dans toutes les communes cette calomnie aussi ridicule qu'odieuse,

18.

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que les re'publicains, après avoir pousse' l'empereur à cette guerre, se sont alliés maintenant contre lui avec les soldats de l'Allemagne.

Tels sont les hommes que la mansuétude ou la sottise également criminelles du gouvernement de la Défense nationale ont laissés jusqu'à ce jour à la tête de toutes les communes rurales de la France. Ces hommes, tellem'ent compromis que tout retour pour eux est devenu impossible, peuvent-ils se déjuger maintenant, et, changeant tout d'un coup de direc- tion, d'opinion, de paroles, peuvent-ils agir comme des partisans sincères de la république 1 27 et du salut de la France ? Mais les paysans leur riraient au nez. Ils sont donc forcés de parler et d'agir aujourd'hui comme ils ont fait hier; forcés de plaider et de dé- fendre la cause de l'empereur contre la république, de la dynastie contre la France, et des Prussiens, aujourd'hui alliés de l'empereur et de sa dynastie, contre la Défense nationale. Voici ce qui explique pourquoi toutes les communes, loin de résister aux Prussiens, leur ouvrent leurs portes.

Je le répète encore, c'est une grande honte, un grand malheur et un immense danger pour la France, et toute la faute en retombe sur le gouvernement de la Défense nationale. Si les choses continuent de marcher ainsi, si l'on ne j^^ change pas au plus vite les dispositions des campagnes, si l'on ne soulève pas les paysans contre les Prussiens, la France est irré- vocablement perdue.

Mais comment les soulever? J'ai traité amplement

ET LA REVOLUTION SOCIALE 319

cette question dans une autre brochure (*). Ici je n'en dirai que peu de mots. La première condition sans doute, c'est la re'vocation immédiate et en masse de tous les fonctionnaires communaux actuels, car tant que ces bonapartistes resteront en place, il n'y aura rien à faire. Mais cette révocation ne sera qu'une mesure négative. Elle est absolument nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. Sur le paysan, nature réaliste et défiante s'il en fut, on ne peut- agir effica- cement que par des moyens positifs. C'est assez dire " que les décrets et les proclamations, fussent-ils même contresignés par tous les membres, d'ailleurs à lui parfaitement inconnus, du gouvernement [os de la Défense nationale, aussi bien que les articles de journaux, n'ont aucune prise sur lui. Le paysan ne lit pas. Ni son imagination, ni son cœur ne sont ouverts aux idées, tant que ces dernières appa- raissent sous une forme littéraire ou abstraite. Pour le saisir, les idées doivent se manifester à lui par la parole vivante d'hommes vivants et parla puissance des faits. Alors il écoute, il comprend et finit par se laisser convaincre.

Faut-il envoyer dans les campagnes des propaga- teurs, des apôtres de la république? Le moyen ne serait point mauvais; seulement il présente une dif- ficulté et deux dangers. La difficulté consiste en ceci, c'est que le gouvernement de la Défense natio- nale, d'autant plus jaloux de son pouvoir que ce

(*) Lettres à un Français sur lacrise actuelle. Septembre 1870. (Note de Bakounine.)

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pouvoir est nul, et fidèle à son malheureux système de centralisation politique, dans une situation cette centralisation est devenue absolument impos- sible, voudra choisir et nommer lui-même tous les apôtres, ou bien il chargera de ce soin ses nouveaux préfets et commissaires extraordinaires, tous ou presque tous appartenant à la même religion poli- tique que lui, c'est-à-dire tous ou presque touse'tant des républicains bourgeois, des avocats ou des ré- dacteurs de | -^ journaux, des adorateurs soit plato- niques, — et ce sont les meilleurs, mais non les plus sensés, ~ soit très intéressés, d'une république dont ils ont pris l'idée non dans la vie, mais dans les livres, et qui promet aux uns la gloire avec la palme du martyre, aux autres des carrières brillantes et des places lucratives ; d'ailleurs très modérés, des répu- blicains conservateurs^ \ 29 rationnels et positivistes, comme M. Gambetta, et, comme tels, ennemis achar- nés de la révolution et du socialisme, et adorateurs quand même du pouvoir de l'Etat.

Ces honorables fonctionnaires de la nouvelle république ne voudront naturellement envoyer comme missionnaires, dans les campagnes, que des hommes de leur propre trempe et qui partageront absolument leurs convictions politiques. Il en fau- drait, pour toute la France, au moins quelques milliers. diable les prendront-ils ? Les républi- cains bourgeois sont aujourd'hui si rares, même parmi la jeunesse I Si rares que, dans une ville comme Lyon, par exemple, on n'en trouve pas assez

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 32I

pour remplir les fonctions les plus importantes et qui ne devraient être confie'es qu'à des républicains sincères.

Le premier danger consiste en ceci : que si même les préfets et les sous-préfets trouvaient, dans leurs départements respectifs, un nombre suffisant de jeunes gens pour remplir l'office de propagateurs dans les campagnes, ces missionnaires nouveaux seraient nécessairement, presque toujours et partout, inférieurs, et par leur intelligence révolutionnaire et par l'énergie de leurs caractères, aux préfets et aux sous-préfets qui les auront envoyés, comme ces derniers sont évidemment, eux-mêmes, inférieurs à ces enfants dégénérés et plus ou moins châtrés de la grande révolution qui, remplissant aujourd'hui les suprêmes fonctions de membres du gouvernement de la Défense nationale, ont osé prendre dans leurs mains débiles les destinées de la France. Ainsi des- cendant toujours plus bas, d'impuissance à plus grande impuissance, l^o on ne trouvera rien de mieux à envoyer, comme propagateurs de la république dans les campagnes, que des républicains dans le genre de M. Andrieux, le procureur de la République, ou de M. Eugène Véron, le|" rédacteur du Progrès à Lyon; des hommes qui, au nom de la république, feront la propagande de la réaction. Pensez vous, cher ami, que cela puisse donner aux paysans le goût de la république?

Hélas! je craindrais le contraire. Entre les pâles adorateurs de la république bourgeoise, désormais

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impossible, et le paysan de France, non positiviste et rationnel comme M. Gambetta, mais très positif et plein de bon sens, il n'y a rien de commun. Fussent-ils même anime's des meilleures dispositions du monde, ils verront échouer toute leur rhétorique littéraire, doctrinaire et avocassière devant le mu- tisme madré de ces rudes travailleurs des campagnes. Ce n'est pas chose impossible, mais c'est chose très difficile que de passionner les paysans. Pour cela, il faudrait avant tout porter en soi-même cette passion profonde et puissante qui remue les âmes et pro- voque et produit ce que dans la vie ordinaire, dans l'existence monotone de chaque jour, on appelle des miracles; des miracles de dévouement, de sacri- fice, d'énergie et d'action triomphante. Les hommes de 1792 et de 1793, Danton surtout, avaient cette passion, et avec elle et par elle ils avaient la puis- sance de ces miracles. Ils avaient le diable au corps, et ils étaient parvenus à mettre le diable au corps à toute la nation ; ou plutôt ils furent eux-mêmes l'expression la plus énergique de la passion qui ani- mait la nation.

Parmi tous les hommes d'aujourd'hui et d'hier qui composent le parti radical bourgeois de la France, avez-vous rencontré ou seulement entendu parler d'un seul, duquel on puisse dire qu'il porte 1 31 en son cœur quelque chose qui approche au moins quelque peu de cette passion et de cette foi qui ont animé les hommes de la grande révolution? Il n'y en a pas un seul, n'est-ce pas? Plus tard je vous exposerai les

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raisons auxquelles doit être attribuée, selon moi, cette décadence désolante du républicanisme bour- geois. Je me contente maintenant de la constater et d'affirmer en général, sauf à le prouver plus tard, que le républicanisme bourgeois a été -moralement et intellectuellement châtré, rendu bête, impuissant, faux, lâche, réactionnaire, et définitivement rejeté comme tel en dehors de la réalité his | ■* torique, par l'apparition du socialisme révolutionnaire.

Nous avons étudié avec vous, cher ami, les repré- sentants de ce parti à_Lyon même. Nous les avons vus à l'œuvre. Qu'ont- ils dit, qu'ont-ils fait, que font-ils au milieu de la crise terrible qui menace d'engloutir la France? Rien que de la misérable et petite réaction. Ils n'osent pas encore faire la grande. Deux semaines leur ont suffi pour montrer au peuple de Lyon qu'entre les autoritaires de la république et ceux de la monarchie, il n'y a de différence que le nom. C'est la même jalousie d'un pouvoir qui déteste et craint le contrôle populaire, la même défiance du peuple, le même entraînement et les mêmes complaisances pour les classes privilé- giées. Et cependant M. Challemel-Lacour, préfet, et aujourd'hui, devenu, grâce à la servile lâcheté de la municipalité de Lyon, le dictateur de cette ville, est un ami intime de M. Gambetta, son cher élu, le dé- légué confidentiel et l'expression fidèle des pensées les plus intimes de ce grand républicain, de cet homme viril, dont la France attend aujourd'hui bête- ment son salut. Et pourtant M. Andrieux, aujour-

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d'hui procureur de la'Re'publique, et procureur vrai- ment 1 32 digne de ce nom, car il promet de surpasser bientôt, par son zèle ultra-juridique et par son amour démesure' pour l'ordre public, les procureurs les plus zélés de l'empire, M. Andrieux s'était posé sous le régime précédent comme un libre-penseur, comme l'ennemi fanatique des prêtres ('), comme un partisan dévoué du socialisme et comme un ami de l'Internationale. Je pense même que peu de jours avant la chute de l'empire, il a eu l'insigne honneur d'être mis en prison à ce titre, et qu'il en a été retiré par le peuple de Lyon en triomphe.

Gomment se fait-il que ces hommes aient changé, et que, révolutionnaires d'hier, ils soient devenus des réactionnaires si résolus aujourd'hui? Serait-ce l'effet d'une ambition satisfaite, et parce que se trouvant placés aujourd'hui, grâce à une révolution populaire, assez lucrativement, assez haut, ils tiennent plus qu'à toute autre chose à la conservation de leurs places? Ah ! sans doute l'intérêt et l'ambition sont de puissants mobiles et qui ont dépravé bien des gens, I -^ mais je ne pense pas que deux semaines de pouvoir aient pu suffire pour corrompre les senti- ments de ces nouveaux fonctionnaires de la Répu- blique. Auraient-ils trompé le peuple, en se présen- tant à lui, sous l'empire, comme des partisans de la

(i) Après les mots « des prêtres », le manuscrit de Bakou- nine contient encore ceux-ci : « comme un révolutionnaire échevelé, voire même... » Ces mots ont été supprimés sur l'épreuve à Genève. J. G.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 325

révolution? Eh bien, franchement, je ne puis le croire ; ils n'ont voulu tromper personne, mais ils s'e'taient trompe's eux-mêmes sur leur propre compte, en s'imaginant qu'ils e'taient des révolution- naires. Ils avaient pris leur haine très sincère, sinon très énergique ni très passionnée, contre l'empire, pour un amourviolent de la révolution, et, se faisant illusion sur eux-mêmes, ils ne se doutaient pas qu'ils étaient des partisans de la république et des réaction- naires eri même temps.

a La pensée réactionnaire, dit Proudhon (*), que le peuple ne l'oublie jamais, a été conçue au sein même 1 33 du parti républicain.» Et plus loin il ajoute que cette pensée prend sa source dans « son ^èle gou- vernemental », tracassier, méticuleux, fanatique, policier, et d'autant plus despotique qu'il se croit tout permis, son despotisme ayant toujours pour pré- texte le salut même de la république et de la liberté.

Les républicains bourgeois identifient à grand tort leur république avec la liberté. C'est la grande source de toutes leurs illusions lorsqu'ils se trouvent dans l'opposition, de leurs déceptions et de leurs inconséquences, lorsqu'ils ont en mains le pouvoir. Leur république est toute fondée sur cette idée du pouvoir et d'un gouvernement fort, d'un gouvernement qui doit se montrer d'autant plus énergique et puissant qu'il est sorti de l'élection

(*) Idée générale delà Révolution. {Note de Bakounine.)

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populaire; et ils ne veulent pas comprendre cette vérité pourtant si simple, et confirmée d'ailleurs par l'expérience de tous les temps et de tous les pays, que tout pouvoir organisé, établi, agissant sur le peuple, exclut nécessairement la liberté du peuple. L'Etat politique n'ayant d'autre mission que de protéger l'exploitation du travail populaire par les classes économiquement privilégiées, le pouvoir de TEtat ne peut être compatible qu'avec la liberté exclusive de ces classes dont | ^^ il représente les intérêts, et par la même raison il doit être contraire à la liberté du peuple. Qui dit Etat ou pouvoir dit domination, mais toute domination présume l'existence de masses dominées. L'Etat, par conséquent, ne peut avoir confiance dans l'action spontanée et dans le mouve- ment libre des masses, dont les intérêts les plus chers sont contraires à son existence. 11 est leur ennemi naturel, leur oppresseur obligé, et, tout en prenant bien garde de l'avouer, il doit toujours agir comme tel.

Voilà ce que la plupart des jeunes partisans de la république autoritaire ou bourgeoise ne com^ prennent pas, tant qu'ils restent dans l'opposition, tant qu'ils n'ont pas encore essayé eux-mêmes du pouvoir. Parce qu'ils détestent du fond de leurs coeurs, avec toute la passion dont ces pauvres natures abâtardies, énervées, sont capables, le despotisme monarchique, | 34 ils s'imaginent qu'ils détestent le despotisme en général; parce qu'ils voudraient avoir la puissance et le courage de renverser un trône, ils

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se croient des révolutionnaires ; et ils ne se doutent ' pas que ce n'est pas le despotisme qu'ils ont en haine, mais seulement sa forme monarchique, et que ce même despotisme, pour peu qu'il revête la forme re'publicaine, trouvera ses plus zélés adhé- rents en eux-mêmes.

Ils ignorent que le despotisme n'est pas autant dans la forme de l'Etat ou du pouvoir, que dans le pi'incipe de l'Etat et du pouvoir politique lui-même, et que, par conséquent, l'Etat républicain doit être par son essence aussi despotique que l'Etat gou- verné par un empereur ou un roi. Entre ces deux Etats, il n'y a qu'une seule différence réelle. Tous les deux ont également pour base essentielle et pour but l'asservissement économique des masses au profit des classes possédantes. Mais ils diffèrent en ceci, que, pour atteindre ce but, le pouvoir monar- chique, qui, de nos jours, tend fatalement à se transformer partout en dictature militaire, n'admet la liberté d'aucune classe, pas même de celle qu'il protège au détriment du peuple. Il veut bien et il est forcé de servir les intérêts de la bourgeoisie, mais sans lui permettre d'intervenir, d'une manière sé- rieuse, dans le gouvernement des affaires du pays. I " Ce système, quand il est appliqué par des mains inhabiles ou par trop malhonnêtes, ou quand il met en opposition trop flagrante les intérêts d'une dynastie avec ceux des exploiteurs de l'industrie et du commerce du pays, comme cela vient d'arriver en France, peut compromettre gravement les inté-

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rets de la bourgeoisie. Il présente | 35 un autre désa- vantage, fort grave, au point de vue des bourgeois : il les froisse dans leur vanité et dans leur orgueil. Il les protège, il est vrai, et leur offre, au point de vue de l'exploitation du travail populaire, une sécurité parfaite, mais en même temps il les humilie en posant des bornes très étroites à leur manie raison- neuse, et, lorsqu'ils osent protester, il les maltraite. Cela impatiente naturellement la partie la plus ar- dente, si vous voulez la plus généreuse et la moins réfléchie, de la classe bourgeoise, et c'est ainsi que se forme en son sein, en haine de cette oppression, le parti républicain-bourgeois.

Que veut ce parti? L'abolition de l'Etat? La fin de l'exploitation des masses populaires officiellement protégée et garantie par l'Etat? L'émancipation réelle et complète pour tous par le moyen de l'af- franchissement économique du peuple? Pas du tout. Les républicains bourgeois sont les ennemis les plus acharnés et les plus passionnés de la révolution so ciale. Dans les moments de crise politique, lorsqu'ils ont besoin du bras puissant du peuple pour ren- verser un trône, ils condescendent bien à promettre des améliorations matérielles à cette classe si inté-' ressante des travailleurs ; mais comme, en même temps, ils sont animés de la résolution la plus ferme de conserver et de maintenir tous les principes, toutes les bases sacrées de la société actuelle, toutes ces institutions économiques et juridiques qui ont pour conséquence nécessaire la servitude

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réelle du peuple, leurs promesses s'en vont naturel- lement toujours en fume'e. Le peuple, de'çu, mur- mure, menace, se révolte, et alors, pour contenir l'explosion du mécontentement populaire, ils se voient forcés, eux les révolutionnaires bourgeois, de recourir à la répression toute-puissante de l'Etat. D'où il résulte que l'Etat républicain est tout aussi oppressif que 1 36 1 ^^ l'Etat monarchique; seulement, il ne rést point pour les classes possédantes, il ne l'est qu'exclusivement contre le peuple.

Aussi nulle forme de gouvernement n'eût-elle été aussi favorable aux intérêts de la bourgeoisie, ni aussi aimée de cette classe, que la république, si elle avait seulement, dans la situation économique actuelle de l'Europe, la puissance de se maintenir contre les aspirations socialistes, de plus en plus menaçantes, des masses ouvrières. Ce dont le bour- geois doute, ce n'est donc pas de la bonté de cette république, qui est toute en sa faveur, c'est de sa puissance comme Etat, ou de sa capacité de se main- tenir et de le protéger contre les révoltes du proléta- riat. Il n'y a pas de bourgeois qui ne vous dise: « La république est une belle chose, malheureusement elle est impossible ; elle ne peut durer, parce qu'elle nie trouvera jamais en elle-même la puissance néces- saire pour se constituer en Etat sérieux, respectable, capable de se faire respecter et de nous faire respecter par les masses.» Adorant la république d'un amour platonique, mais doutant de sa possibilité ou au moins de sa durée, le bourgeois tend par conséquent

JJO L EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

à se remettre toujours sous la protection d'une dicta- ture militaire qu'il déteste, qui le froisse, l'humilie et qui finit toujours par le ruiner tôt ou tard, mais qui lui offre au moins toutes les conditions de la force, de la tranquillité' dans les rues et de l'ordre public.

Cette pre'dilection fatale de Timmense majorité de la bourgeoisie pour le régime du sabre fait le déses- poir des républicains bourgeois. Aussi ont-ils fait et font-ils précisément aujourd'hui des efforts « surhumains » pour lui faire aimer la république, pour lui prouver que, loin de nuire aux intérêts de la bourgeoisie, elle leur sera au contraire tout à fait favorable, ce qui revient à dire qu'elle sera toujours opposée aux intérêts du prolétariat, et qu'elle aura toute la force nécessaire pour imposer au peuple le respect des lois | 37 qui garantissent la tranquille domination économique et politique des bourgeois.

Telle est aujourd'hui la préoccupation principale de tous les membres du gouvernement de la Défense nationale, aussi ^^ bien que de tous les préfets, sous- préfets, avocats de la République et commissaires généraux qu'ils ont délégués dans les départements. Ce n'est pas autant de défendre la France contre l'invasion des Prussiens, que de prouver aux bour- geois qu'eux, républicains et détenteurs actuels du pouvoir de l'Etat, ont toute la bonne volonté et toute la puissance voulues pour contenir les révoltes du prolétariat. Mettez-vous à ce point de vue, et vous comprendrez tous les actes, autrement incom-

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préhensibles, de ces singuliers défenseurs et sau- veurs de la France.

Animés de cet esprit et poursuivant ce but, ils sont forcément poussés vers la réaction. Comment pourraient-ils servir et provoquer la révolution, alors même que la révolution serait, comme elle l'est évidemment aujourd'hui, l'unique moyen de salut qui reste à la France? Ces gens qui portent la mort officielle et la paralysie de toute action popu- laire en eux-mêmes^ comment porteraient-ils le mouvement et la vie dans les campagnes? Que pourraient-ils dire aux paysans pour les soulever contre l'invasion des Prussiens, en présence de ces curés, de ces juges de paix, de ces maires et de ces gardes-champêtres bonapartistes, que leur amour démesuré de l'ordre public leur commande de res- pecter, et qui font et qui continueront de faire, eux, du matin jusqu'au soir, et armés d'une influence et d'une puissance d'action bien autrement efficaces que la leur, dans les campagnes, une propagande toute contraire ? S'efforceront-ils d'émouvoir les paysans par des phrases, lorsque tous les faits seront opposés à ces phrases?

Sachez-le bien, le paysan a en haine tous les gou- vernements. |38 II les supporte par prudence; il leur paie régulièrement les impôts et souffre qu'ils lui prennent ses fils pour en faire des soldats, parce qu'il ne voit pas comment il pourrait faire autre- ment, et il ne prête la main à aucun changement, parce qu'il se dit que tous les gouvernements se

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valent et que le gouvernement nouveau, quelque nom qu'il se donne, ne sera pas meilleur que l'an- cien, et parce qu'il veut éviter les risques et les frais d'un changement inutile. De tous les régimes d'ail- leurs, le gouvernement républicain lui | ^'' est le plus odieux, parce qu'il lui rappelle les centimes addi- tionnels de 1848 d'abord, et qu'ensuite on s'est oc- cupé pendant vingt ans de suite à le noircir dans son opinion. C'est sa bête noire, parce qu'il repré- sente à ses yeux le régime de la violence saccadée, sans aucun avantage, mais au contraire avec la ruine matérielle. La république, pour lui, c'est le règne de ce qu'il déteste plus que toute autre chose, la dicta- ture des avocats et des bourgeois de ville, et, dicta- ture pour dictature, il a le mauvais goût de préférer celle du sabre.

Comment espérer alors que des représentants officiels de la république pourront le convertir a la république? Lorsqu'il se sentira le plus fort, il se moquera d'eux, et les chassera de son village ; et lorsqu'il sera le plus faible, il se renfermera dans son mutisme et dans son inertie. Envoyer des répu- blicains bourgeois, des avocats ou des rédacteurs de journaux dans les campagnes, pour y faire la pro- pagande en faveur de la république, ce serait donc donner le coup de grâce à la république.

Mais alors que faire? Il n'y a qu'un seul moyen, c'est de révolutionner les campagnes aussi bien que les villes. Et qui peut le faire? La seule classe qui porte aujourd'hui réellement, franchement, la révc-

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 333

lution en son sein : La classe des travailleurs j 39 des villes.

Mais comment les travailleurs s'y prendront-ils pour révolutionner les campagnes ? Enverront-ils dans chaque village des ouvriers isole's comme apôtres de la république? Mais prendront-ils l'argent nécessaire pour couvrir les frais de cette propagande? 11 est vrai que MM. les préfets, les sous-préfets et commissaires généraux pourraient les envoyer aux frais de l'Etat. Mais alors ils ne se- raient plus les délégués du monde ouvrier, mais ceux de l'Etat, ce qui changerait singulièrement leur caractère, leur rôle, et la nature même de leur propagande, qui deviendrait par même une pro- pagande non révolutionnaire, mais forcément réac- tionnaire ; car la première chose qu'ils seraient forcés de faire, ce serait d'inspirer aux paysans la confiance dans toutes les autorités nouvellement éta- blies ou conservées par | '' la république, donc aussi la confiance dans ces autorités bonapartistes doni l'action malfaisante continue de peser encore sur les campagnes. D'ailleurs, il est évident que MM. les sous-préfets, les préfets et les commissaires géné- raux, conformément à cette loi naturelle qui fait préférer à chacun ce qui concorde avec lui et non ce qui lui est contraire, choisiraient, pour remplir ce rôle de propagateurs de la république, les ouvriers les moins révolutionnaires, les plus dociles ou les plus complaisants. Ce serait encore la réaction sous la forme ouvrière ; et, nous l'avons dit, la révo-

19.

3^4 l'empire knouto-germanique

luîion seule peut révolutionner les campagnes.

Enfin, il faut ajouter que la propagande indivi- duelle, fût-elle même exerce'e par les hommes les plus révolutionnaires du monde, ne saurait avoir une très grande influence sur les paysans. La rhé- torique pour eux n'a point de charme, et les paroles, lorsqu'elles ne sont pas la manifestation de la force, et ne sont pas immédiatement | 40 accompagnées par des faits, ne sont pour eux que des paroles. L'ouvrier qui viendrait seul tenir des discours dans un village, courrait bien le risque d'être bafoué et chassé comme un bourgeois.

Que faut-il donc faire?

Il faut envoyer dans les campagnes, comme ■propa- gateurs de la révolution, des Corps-francs.

Règle générale : Qui veut propager la révolution doit être franchement révolutionnaire lui-même. Pour soulever les hommes, il faut avoir le diable au corps; autrement on ne fait que des discours qui avortent, on ne produit qu'un bruit stérile, non des actes. Donc, avant tout, les corps-francs propaga- teurs doivent être, eux-mêmes, révolutionnairement inspirés et organisés. Ils doivent porter la révolu- tion en leur sein, pour pouvoir la provoquer et la susciter autour d'eux. Ensuite, ils doivent se tracer un système, une ligne de conduite conforme au but qu'ils se proposent.

Quel est ce but ? Ce n'est pas d'imposer la révolu-

ET LA REVOLUTION SOCIALE 331?

tien aux campagnes, mais de l'y provoquer et de l'y susciter. Une révolution imposée, soit par des dé- crets officiels, soit à main armée, n'est plus la révo- lution, mais le contraire delà révo j ^^ lution, car elle provoque nécessairement la réaction. En même temps, les corps-francs doivent se présenter aux campagnes comme une force respectable et capable de se faire respecter; non sans doute pour les vio- lenter, mais pour leur ôter l'envie d'en rire et de les maltraiter, avant même de les avoir écoutés, ce qui pourrait bien arriver à des propagateurs indi- viduels et non accompagnés d'une force respectable. Les paysanssont quelque peu grossiers, et les natures grossières se laissent facilement entraîner par le prestige et par les manifestations de la force, sauf à se révolter contre elle plus tard, 1 41 si cette force leur impose des conditions trop contraires à leurs in- stincts et à leurs intérêts.

Voilà ce dont les corps-francs doivent bien se garder. Ils ne doivent rien imposer et tout sus- citer. Ce qu'ils peuvent et ce qu'ils doivent naturel- lement faire, c'est d'écarter, dès l'abord, tout ce qui pourrait entraver le succès de la propagande. Ainsi ils doivent commencer par casser, sans coup férir, toute l'administration communale, nécessairement infectée de bonapartisme, sinon de légitimisme ou d'orléanisme ; attaquer, expulser et, au besoin, ar- rêter MM. les fonctionnaires communaux, aussi bien que tous les gros propriétaires réactionnaires, et M. le curé avec eux, pouj- aucune autre cause que

336 l'empire knouto-germanique

leur connivence secrète avec les Prussiens. La mu- nicipalité légale doit être remplacée par un comité révolutionnaire formé d'un petit nombre de paysans les plus énergiques et les plus sincèrement convertis à la révolution.

Mais avant de constituer ce comité, il faut avoir produit une conversion réelle dans les dispositions sinon de tous les paysans, au moins de la grande majorité. Il faut que cette majorité se passionne pour la révolution. Comment produire ce miracle ? Par l'intérêt. Le paysan français est cupide, dit-on ; eh bien, il faut que sa cupidité elle-même s'intéresse à la révolution. Il faut lui offrir, et lui donner immé- diatement, de grands avantages matériels.

Qu'on ne se récrie pas contre l'immoralité d'un pareil système. Par le temps qui court et en présence des exemples |" que nous donnent tous les gracieux potentats qui tiennent en leurs mains les destinées de l'Europe, leurs gouvernements, leurs généraux, leurs ministres, leurs hauts et bas| 42 fonctionnaires, et toutes les classes privilégiées, clergé, noblesse, bourgeoisie, on aurait vraiment mauvaise grâce de se révolter contre lui. Ce serait de l'hypocrisie en pure perte. Les intérêts aujourd'hui gouvernent tout, expliquent tout. Et puisque les intérêts maté- riels et la cupidité des paysans perdent aujourd'hui la France, pourquoi les intérêts et la cupidité des

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 3 37

paysans ne la sauveraient-ils pas ? D'autant plus qu'ils l'ont déjà sauve'e une fois, et cela en 1792.

Ecoutez ce que dit à ce sujet le grand historien de la France, Michelet, que certes personne n'accu- sera d'être un matérialiste immoral (*) :

« Il n'y eut jamais un labour d'octobre comme celui de 91, celui le laboureur, sérieusement averti par Varennes et par Pillnitz, songea pour la première fois, roula en esprit ses périls, et toutes les conquêtes de la Révolution qu'on voulait lui arracher. Son travail, animé d'une indignation guer- rière, était déjà pour lui une campagne en esprit. Il labourait en soldat, imprimait à la charrue le pas militaire, et, touchant ses bêtes d'un plus sévère ai- guillon, criait à Tune : « Hue! la Prusse ! » à l'autre : « Va donc, Autriche 1 » Le bœuf marchait comme un cheval, le soc allait âpre et rapide, le noir sillon fumait, plein de souffle et plein de vie.

« C'est que cet homme ne supportait pas patiem- ment de se voir ainsi troublé dans sa possession ré- cente, dans ce premier moment la dignité hu- maine s'était réveillée en lui. Libre et foulant un champ libre, s'il frappait du pied, il sentait sous lui une terre sans droit ni dime, qui déjà était à lui ou serait à lui demain... Plus de seigneurs! \ 43 Tous seigneurs! Tous rois, chacun sur sa terre, le vieux dicton réalisé : Pauvre homme, en sa maison. Roi est.

{') Histoire de la Révolution française, par Michelet, tome m. {Note de Bakoiinine.)

:}}B l'empire knouto-germanique

I ^* « En sa maison, et dehors. Est-ce que la France entière n'est pas sa maison maintenant ? »

Et plus loin, en parlant de l'effet produit sur les paysans par l'invasion de Brunswick :

« Brunswick, entré dans Verdun, s'y trouva si commodément qu'il y resta une semaine. Là, déjà, les émigrés qui entouraient le roi de Prusse com- mencèrent à lui rappeler les promesses qu'il avait faites. Ce prince avait dit, au départ, ces étranges paroles (Hardenberg les entendit) : « Qu'il ne se mêlerait pas du gouvernement de la France, que seulement il rendrait au roi l'autorité absolue ». Rendre au roi la royauté, les églises aux prêtres, les propriétés aux propriétaires, c'était toute son am- bition. Et pour tous ces bienfaits, que demandait-il à la France? Nulle cession de territoire, rien que les frais d'une guerre entreprise pour la sauver.

« Ce petit mot : rendre les propriétés, contenait beaucoup. Le grand propriétaire était le clergé, il s'agissait de lui restituer un bien de quatre milliards, d'annuler les ventes qui s'en étaient faites pour un milliard dès janvier 92, et qui depuis, en neuf mois, s'étaient énormément accrues. Que devenaient une infinité de contrats dont cette opération avait été l'occasion directe ou indirecte? Ce n'étaient pas seu- lement les acquéreurs qui étaient lésés, mais ceux qui leur prêtaient de l'argent, 1 44 mais les sous-acqué- reurs auxquels ils avaient vendu, une foule d'autres personnes..., un grand peuple, et véritablement atta- ché à la Révolution par un intérêt respectable. Ces

ET LA REVOLUTION SOCIALE 339

propriétés, détournées depuis plusieurs siècles du but des pieux fondateurs, la Révolution les avait rappelées à leur destination véritable, la vie et l'en- tretien du pauvre. Elles avaient passé de la main morte à la vivante, des paresseux aux travail- leurs, des abbés libertins^ des chanoines ventrus, des évêques fastueux, à Vhonnête laboureur. Une France nouvelle s' était faite dans ce court espace de temps. Et ces ignorants (les émigrés) qui amenaient l'étranger ne s'en doutaient pas...

« A ces mots significatifs de restauration des prêtres, de restitution, etc., le paysan dressa l'oreille et comprit que| ^^ c'était toute la contre-révolution qui entrait en France, qu'une mutation immense et des choses et des personnes allait arriver. Tous n'avaient pas de fusils, mais ceux qui en eurent en prirent ; qui avait une fourche prit la fourche, et qui une faux, une faux. Un phénomène eut lieu sur la terre de France. Elle parut changée tout à coup au pas- sage de l'étranger. Elle devint un désert. Les grains disparurent, et, comme si un tourbillon les eût em- portés, ils s'en allèrent à l'ouest. Il ne resta sur la route qu'une chose pour l'ennemi, les raisins verts, la maladie et la mort. »

Et encore plus loin, Michelet trace ce tableau du soulèvement des paysans de la France :

« La population courait au combat d'un tel élan que l'autorité commençait à s'en effrayer et la rete- nait en arrière. Des masses | 45 confuses, à peu près sans armes, se précipitaient vers un même point ;

340 L EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

on ne savait comment les loger ni les nourrir. Dans l'Est, spécialement en Lorraine, les collines, tous les postes dominants étaient devenus des camps grossièrement fortifiés d'arbres abattus, à la manière de nos vieux camps du temps de César. Vercingé-» torix se serait cru, à cette vue, en pleine Gaule. Les Allemands avaient fort à songer, quand ils dépas- saient, laissaient derrière eux ces camps populaires. Quel serait pour eux le retour? Qu'aurait été une déroute à travers ces masses hostiles qui, de toutes parts, comme les eaux, dans une grande fonte de neige, seraient descendues sur eux?... Ils devaient s'en apercevoir: ce n'éiait pas à une armée qu'ils avaient affaire, mais bien à la France. »

Hélas! n'est-ce pas tout le contraire de ce que nous voyons aujourd'hui? Mais pourquoi cette même France qui, en 1792, s'était levée tout entière pour repousser l'invasion étrangère, pourquoi ne se lève-t-elle pas aujourd'hui qu'elle est menacée par un danger bien plus terrible que celui de 1792 ? Ah ! c'est qu'en 1792 elle a été électrisée par la Révolu- tion, et qu'aujourd'hui elle est paralysée par la Réac- tion, protégée et représentée par son gouvernement de la soi-disant Défense nationale.

|4o Pourquoi les paysans s' étaient-ils soulevés en masse contre les Prussiens de 1792, et pourquoi 1^6 restent-ils non-seulement inertes, mais plutôt fa-

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 34 1

vorables à ces mcmes Prussiens contre cette même République, aujourd'hui? Ah ! c'est que, pour eux, ce n'est plus la même République. La République fondée par la Convention nationale, le 22 septem- bre 1792, était une République éminemment popu- laire et révolutionnaire. Elle avait offert au peuple un intérêt immense, ou, comme dit Michelet, res- pectable. Par la confiscation en masse des biens de l'Eglise d'abord, et plus tard de la noblesse émigrée ou révoltée, ou soupçonnée et décapitée, elle lui avait donné la terre, et pour rendre la restitution de cette terre à ses anciens propriétaires impossible, le peuple s'était levé en masse. Tandis que la Répu- blique actuelle, nullement populaire, mais au con- traire pleine d'hostilité et de défiance contre le peu- ple, République d'avocats, d'impertinents doctri- naires, et bourgeoise s'il en fut, ne lui offre rien que des phrases, un surcroît d'impôts et des risques, sans la moindre compensation matérielle.

Le paysan, lui aussi, ne croit pas en cette répu- blique, mais par une autre raison que les bourgeois. Il n'y croit pas précisément parce qu'il la trouve trop bourgeoise, trop favorableaux intérêts de la bourgeoisie, et il nourrit au fond de son cœur contre les bourgeois une haine sournoise, qui, pour se manifester sous une forme différente, n'est pas moins intense que la haine des ouvriers des villes contre cette classe devenue aujourd'hui si peu respectable.

Les paysans, l'immense majorité des paysans au moins, ne l'oublions jamais, quoique devenus pro-

342 l'empire KN0UT0-G3RMANIQUii

priétaires en France, n'e« vivent pas moins du tra- vailde leurs bras. C'est ce qui les sépare fonciè- rement de la classe bourgeoise, dont la plus grande majorité' vit de V exploitation lucrative du travail des masses populaires ; et ce qui l'unit, d'un autre côté, aux travailleurs des villes, malgré la différence de leurs positions, toute au désavantage 1 47 de ces der- niers, et la différence d'idées, les malentendus dans les principes qui en résultent malheureusement trop souvent.

Ce qui éloigne surtout les paysans des ouvriers des villes, |'*i c'est une censime aristocratie d^ intelligence, d'ailleurs très mal fondée, que les ouvriers ont le tort d'afficher souvent devant eux. Les ouvriers sont sans contredit plus lettrés, leur intelligence, leur savoir, leurs idées sont plus développés. Au nom de cette petite supériorité scientifique, il leur arrive quelquefois de traiter les paysans d'en haut, de leur marquer leur dédain. Et, comme je l'ai déjà fait ob- server dans un autre écrit (*}, les ouvriers ont grand tort, car à ce même titre, et avec beaucoup plus de raison apparente, les bourgeois, qui sont beaucoup plus savants et beaucoup plus développés que les ouvriers, auraient encore plus le droit de mépriser ces derniers. Et les bourgeois, comme on sait, ne manquent pas de s'en prévaloir.

(*) Lettres à un Français sur la crise actuelle. Septembre. (Note de Bakounine.) Voir ci-dessus, pages io6-ii5. J. G.

ET LA REVOLUTION SOCIALE 34?

Permettez-moi, cher ami, de re'péter ici quelques pages de l'e'crit que je viens de citer :

« Les paysans, ai-je dit dans cette brochure, con- sidèrent les ouvriers des villes comme despat^tageux, et craignent que les socialistes ne viennent confisquer leur terre qu'ils aiment au-dessus de toute chose. Que doivent donc faire les ouvriers pour vaincre cette défiance et cette animosité des paysans contre eux ? D'abord, cesser de leur te'moigner leur mépris, cesser de les mépriser. Cela est nécessaire pour le salut de la révolution, car la haine des paysans con- stitue un immense danger. S'il n'y avait pas cette dé- fiance et cette haine, la révolution aurait été faite depuis longtemps, car l'animosité qui existe mal- heureusement dans les campagnes contre les villes constitue, non-seulement en France, mais dans tous les pays, la base et la force principale] 48 de la réaction. Donc, dans l'intérêt de la révolution qui doit les émanciper, les ouvriers doivent cesser au plus vite de témoigner ce mépris aux paysans. Ils le doivent par justice, car vraiment ils n'ont aucune raison pour les mépriser et pour les détester. Les paysans ne sont pas des fainéants, ce sont de rudes travail- Leurs comme eux-mêmes, seulement ils travaillent dans des conditions différentes. Voilà tout. En pré- sence du bourgeois exploiteur y l'ouvrier doit se sentir le frère du paysan.

l '^ « Les paysans marcheront avec les ouvriers des villes pour le salut de la patrie aussitôt qu'ils seront

344 L EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

convaincus que les ouvriers des villes ne prétendent pas leur imposer leur volonté îii un ordre politique et social quelconque inventé par les villes pour la plus grande félicité des campagnes ; aussitôt qu'' ils auront acquis l'assurance que les ouvriers n'ont au- cunement V intention de leur prendre leur terre.

« Eh bien, il est de toute nécessité aujourd'hui que les ouvriers renoncent réellement à cette pré- tention et à cette intention, et qu'ils y renoncent de manière à ce que les paysans le sachent et en de- meurent réellement convaincus. Les ouvriers doi- vent y renoncer, car alors même que des prétentions pareilles seraient réalisables, elles seraient souverai- nement injustes et réactionnaires ; et maintenant que leur réalisation est devenue absolument impossible, elles ne constitueraient qu'une criminelle folie.

« De quel droit les ouvriers imposeraient-ils aux paysans une forme de gouvernement ou d'organisa- tion quelconque? Du droit de la révolution, dit-on. Mais la révolution n'est plus révolution, lorsqu'au lieu de provoquer la liberté dans les masses, elle suscite la réaction dans leur sein. Le moyen et la condition, sinon le but principal I49 de la révolution, c'est l'anéantissement du principe de l'autorité dans toutes ses manifestations possibles, c'est l'abolition complète de l'Etat politique et Juridique, parce que l'Etat, frère cadet de l'Eglise, comme l'a fort bien démontré Proudhon, est la consécration historique de tous les despotismes, de tous les privilèges, la raison politique de tous les asservissements écono-

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 345

miques et sociaux, l'essence même et le centre de toute réaction. Lorsque, au nom de la révolution, on veut faire de l'Etat, ne fût-ce que de l'Etat provi- soire, on fait de la réaction et on travaille pour le despotisme, non pour la liberté; pour l'institution du privilège contre l'égalité.

« C'est clair comme le jour. Mais les ouvriers socialistes de la France, élevés dans les traditions politiques des Jacobins, n'ont jamais voulu le com- prendre. Maintenant ils seront forcés de le com- prendre, par bonheur pour la révolution et pour eux- mêmes. D'où leur est venue cette prétention aussi 1*^ ridicule qu'arrogante, aussi injuste que funeste, d'imposer leur idéal politique et social à dix millions de paysans qui n'en veulent pas ? C'est évidemment encore un héritage bourgeois, un legs politique du révolutionnarisme bourgeois. Quel est le fonde- ment, l'explication, la théorie de cette prétention? C'est la supériorité prétendue ou réelle de l'intelli- gence, de l'instruction, en un mot de la civilisation ouvrière, sur la civilisation des campagnes. Mais savez-vous qu'avec un tel principe on peut légitimer toutes les conquêtes, consacrer toutes les oppres- sions? Les bourgeois n'en ont jamais eu d'autre pour prouver leur mission de gouverner, ou, ce qui veut dire la même chose, d'exploiter le monde ouvrier. De nation à nation, aussi bien que d'une classe à une autre, ce principe fatal, et qui n'est autre que celui de l'autorité, explique et pose comme un droit tous les envahissements et toutes les conquêtes. Les Aile-

J46 l'empire knouto-germanique

mands ne s'en sont-ils pas toujours servis pour excuser tous leurs attentats 1 50 contre la liberté et contre l'indépendance des peuples slaves et pour en légitimer la germanisation violente et forcée ? C'est, disent-ils, la conquête de la civilisation sur la bar-

*

barie. Prenez garde ; les Allemands commencent à s'apercevoir aussi que la civilisation germanique, protestante, est bien supérieure à la civilisation catho- lique représentée, en général, par les peuples de race latine, et à la civilisation française en particu- lier. Prenez garde qu'ils ne s'imaginent bientôt qu'ils ont la mission de vous civiliser et de vous rendre heureux, comme vous vous imaginez, vous, avoir la mission de civiliser et d'émanciper vos compatriotes, vos frères, les paysans de la France. Pour moi, l'une et l'autre prétention sont également odieuses, et je vous déclare que, tant dans les rapports internatio- naux que dans les rapports d'une classe à une autre, je serai toujours du côté de ceux qu'on voudra civi- liser par ce procédé. Je me révolterai avec eux contre tous ces civilisateurs arrogants, qu'ils s'appellent les ouvriers ou les Allemands, et, en me révoltant contre eux, je servirai la révolution contre la réaction.

« Mais s'il en est ainsi, dira-t-on, faut-il aban- donner les paysans ignorants et superstitieux à toutes les influences et | ** à toutes les intrigues de la réaction? Point du tout. Il faut écraser la réaction dans les campagnes aussi bien que dans les villes; mais il faut pour cela l'atteindre dans les faits, et ne pas lui faire la guerre à coups de décrets. Je l'ai déjà

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 347

dit, on n'extirpe rien avec les de'crets. Au contraire, les décrets et tous les actes de l'autorité consolident ce qu'ils veulent détruire.

« Au lieu de vouloir prendre aux paysans les terres qu'ils possèdent aujourd'hui, laissez-les suivre leur instinct naturel, et savez-vous ce qui arrivera alors ? [ 51 Le paysan veut avoir à lui toute la terre ; il regarde le grand seigneur et le riche bourgeois, dont les vastes domaines, cultivés par des bras salariés, amoindrissent son champ, comme des étrangers et des usurpateurs. La révolution de 1789 a donné aux paysans les terres de l'Eglise; ils voudront pro- fiter d'une autre révolution pour gagner celles de la noblesse et de la bourgeoisie.

« Mais si cela arrivait, si les paysans mettaient la main sur toute la portion du sol qui ne leur appar- tient pas encore, n'aurait-on pas laissé renforcer par d'une manière fâcheuse le principe de la propriété individuelle, et les paysans ne se trouveraient-ils pas plus que jamais hostiles aux ouvriers socialistes des villes ?

« Pas du tout, car, une fois l'Etat aboli, la consé- cration juridique et politique, la garantie de la pro- priété par l'Etat, leur manquera. La propriété ne sera plus un droit, elle sera réduite à l'état d'un simple fait.

« Alors ce sera la guerre civile, direz-vous. La propriété individuelle n'étant plus garantie par aucune autorité supérieure, politique, administra- tive, judiciaire et policière, et n'étant plus défendue

548 l'empire knouto-germanique

que par la seule énergie du proprie'taire, chacun voudra s'emparer du bien d'autrui, les plus forts pilleront les plus faibles.

« Il est certain que, d'abord, les choses ne se pas- seront pas d'une manière absolument pacifique; il y aura des luttes; l'ordre public, cette arche sainte des bourgeois, sera troublé, et les premiers faits qui résulteront d'un état de choses pareil pourront con- stituer ce qu'on est convenu | '"'' d'appeler une guerre civile. Mais aimez-vous mieux livrer la France aux Prussiens?...

1 52 « D'ailleurs, ne craignez pas que les paysans s'en- tredévorent; s'ils voulaient même essayer de le faire dans le commencement, ils ne tarderaient pas à se convaincre de l'impossibilité matérielle de persister dans cette voie, et alors on peut être certain qu'ils tâcheront de s'entendre, de transiger etde s'organiser entre eux. Le besoin de manger et de nourrir leurs familles, et par conséquent la nécessité de continuer les travaux de la campagne, la nécessité de garantir leurs maisons, leurs familles et leur propre vie contre des attaques imprévues, tout cela les forcera indubi- tablement à entrer bientôt dans la voie des arrange- ments mutuels.

0 Et ne croyez pas non plus que dans ces arrange- ments amenés en dehors de toute tutelle officielle, par la seule force des choses, les plus forts, les plus riches exercent une influence prédominante. La richesse des riches, n'étant plus garantie par les institutions juridiques, cessera d'être une puissance.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 349

Les riches ne sont si influents aujourd'liui que parce que, courtisés par les fonctionnaires de l'Etat, ils sont spécialement protégés par l'Etat. Cet appui venant à leur manquer, leur puissance disparaîtra du même coup. Quant aux plus madrés, aux plus forts, ils seront annulés par la puissance collective de la masse des petits et des très petits paysans, ainsi que des prolétaires des campagnes, masse au- jourd'hui réduite à la souffrance muette, mais que le mouvement révolutionnaire armera d'une irrésistible puissance.

« Je ne prétends pas, notez-le bien, que les cam- pagnes qui se réorganiseront ainsi, de bas en haut, créeront du premier coup une organisation idéale, conforme dans tous les points à celle que nous rêvons. Ce dont je suis convaincu, c'est que ce sera une organisation vivante, et, comme telle, supérieure mille fois à ce qui existe maintenant. D'ailleurs, cette organisation nouvelle, | 53 restant toujours ouverte à la propagande des villes, et ne pouvant plus être fixée et pour ainsi dire pétrifiée par la sanction juri- dique de l'Etat, pro | ''^ gressera librement, se dévelop- pant et se perfectionnant d'une manière indéfinie, mais toujours vivante et libre, jamais décrétée ni lé- galisée, jusqu'à arriver à un point aussi raisonnable qu'on peut l'espérer de nos jours.

« Comme la vie et l'action spontanées, suspendues pendant des siècles par l'action absorbante de l'Etat, seront rendues aux communes, il est naturel que chaque commune prendra pour point de départ de

20

35o l'empire knouto-germanique

son développement nouveau, non l'e'tat intellectuel et moral dans lequel la fiction officielle la suppose, mais l'état réel de sa civilisation ; et comme le degré de civilisation réelle est très différent entre les com- munes de France, aussi bien qu'entre celles de l'Eu- rope en général, il en résultera nécessairement une grande différence de développement; mais l'entente mutuelle, l'harmonie, l'équilibre établi d'un com- mun accord, remplaceront l'unité artificielle et vio- lente des Etats. Il y aura une vie nouvelle et un monde nouveau...

« Vous me direz : « Mais cette agitation révolution- « naire, cette lutte intérieure qui doit naître néces- « sairement de la destruction des institutions poli- ce tiques et juridiques, ne paralyseront-elles pas la « défense nationale, et, au lieu de repousser les Prus- « siens, n'aura-t-on pas au contraire livré la France « à l'invasion? »

« Point du tout. L'histoire nous prouve que jamais les nations ne se montrèrent aussi puissantes au dehors, que lorsqu'elles se sentirent profondément agitées et troublées à l'intérieur, et qu'au contraire elles ne furent jamais aussi faibles que lorsqu'elles apparaissaient unies et tranquilles sous une autorité quelconque. Au fond, rien de plus naturel : la lutte, c'est la pensée active, c'est la vie, | 54 et cette pensée active et vivante, c'est la force. Pour vous en con- vaincre, comparez entre elles quelques époques de votre propre histoire. Mettez en regard la France sortie de la Fronde, développée, aguerrie par les

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 3 5 I

luttes de la Fronde, sous la jeunesse de Louis XIV, et la France de sa vieillesse, la monarchie fortement établie, unifiée, pacifiée par le grand roi : la pre- mière toute resplendissante de victoires, la seconde marchant de défaite en défaite à la ruine. Comparez P^ de même la France de 1792 avec la France d'au- jourd'hui. Si jamais la France a. été déchirée par la guerre civile, c'est bien en 1792 et 1793; le mouve- ment, la lutte, une lutte à vie et à mort se produisait sur tous les points de la République ; et pourtant la France a repoussé victorieusement l'invasion de l'Europe presque tout entière coalisée contre elle. En 1870, la France unie et pacifiée de l'empire est battue par les armées de l'Allemagne, et se montre démoralisée au point qu'on doit trembler pour son existence. »

Ici se présente une question : La révolution de 1792 et de 1793 a pu donner aux paysans, non gratis, mais à un prix très bas, les biens nationaux, c'est-à-dire les terres de l'Eglise et de la noblesse émigrée, confisquées par l'Etat. Mais, objecte-t-on, elle n'a plus rien à donner aujourd'hui. Oh! que si; l'Eglise, les ordres religieux des deux sexes, grâce à la connivence criminelle delà monarchie légitime et du second empire surtout, ne sont-ils pas redevenus fort riches? Il est vrai que la plus grande partie de leurs richesses a été fort prudemment mobilisée, en

352 l'empire knouto-germanique

prévision de 1 55 révolutions possibles. L'Eglise, qui, à côté de ses préoccupations célestes, n'a jamais négligé ses intérêts matériels et s'est toujours distinguée par l'habile profondeur de ses spéculations économiques, a placé sans doute la majeure quantité de ses biens terrestres, qu'elle continue d'accroître chaque jour pour le plus grand bien des malheureux et des pauvres, dans toutes sortes d'entreprises commer- ciales, industrielles et banquières, tant privées que publiques, et dans les rentes de tous les pays, de sorte qu'il ne faudrait rien de moins qu'une banque- route universelle, qui serait la conséquence iné- vitable d'une révolution sociale universelle, pour la priver de cette richesse qui constitue aujourd'hui le principal instrument de sa puissance, hélas! encore par trop formidable. Mais il n'en reste pas moins vrai qu'elle possède aujourd'hui, surtout dans le Midi de la France, d'immenses propriétés en terres et en bâtiments, aussi bien qu'en ornements et ustensiles du culte, de véritables trésors en argent, I ''^ en or et en pierres précieuses. Eh bien ! tout cela peut et doit être confisqué, non au .profit de l'Etat, mais par les communes.

11 y a ensuite les biens de ces milliers de proprié- taires bonapartistes qui, pendant les vingt années du régime impérial, se sont distingués par leur zèle et qui ont été ostensiblement protégés par l'empire.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE J5 3

Confisquer ces biens n'était pas seulement un droit, c'e'tait et cela reste encore uVi devoir. Car le parti bonapartiste n'est point un parti ordinaire, histo- rique, sorti organiquement et d'une manière régu- lière des développements successifs, religieux, poli- tiques et économiques du* pays, et fondé sur un principe national quelconque, vrai ou faux. C'est une bande de ] se brigands, d'assassins, de voleurs, qui, s'appuyant d'un côté sur la lâcheté réactionnaire d'une bourgeoisie tremblante devant le spectre rouge, et encore rouge elle-même du sang des ouvriers de Paris qu'elle avait versé de ses mains, et de l'autre sur la bénédiction des prêtres et sur l'ambition cri- minelle des officiers supérieurs de l'armée, s'était nuitamment emparée de la France : « Une douzaine de Robert Macaires de la vie élégante, rendus soli- daires par le vice et par une détresse commune, ruinés, perdus de réputation et de dettes, pour se re- faire une position et une fortune, n'ont pas reculé devant un des plus affreux attentats connus dans l'histoire. Voilà en peu de mots toute la vérité sur le coup d'Etat de décembre. Les brigands ont triomphé. Ils régnent depuis dix-huit ans sans par- tage sur le plus beau pays de l'Europe, et que l'Eu- rope considère avec beaucoup de raison comme le centre du monde civilisé. Ils ont créé une France officielle à leur image. Ils ont gardé à peu près intacte l'apparence des institutions et des choses, mais ils en ont bouleversé le fond en le ravalant au niveau de leurs mœurs et de leur propre esprit. Tous

20.

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les anciens mots sont restés. On y parle comme tou- jours de liberté, de justice, de dignité, de droit, de civilisation et d'humanité; mais le sens de ces mots s'est complètement transformé dans leur bouche, chaque parole signi | '-^ fiant en réalité tout le contraire de ce qu'elle semble vouloir exprimer : on dirait une société de bandits qui, par une ironiesan- glante, ferait usage des plus honnêtes expressions pour discuter les desseins et les actes les plus pervers. N'est-ce pas encore aujourd'hui le caractère de la France impériale? Y a-t-il quelque chose J57de plus dégoûtant, de plus vil, par exemple, que le Sénat impérial, composé, aux termes de la constitu- tion, de toutes les illustrations du pays ? N'est-ce pas, à la connaissance de tout le monde, la maison des invalides de tousles complices du crime, de tous les décembristes repus? Sait-on quelque chose de plus déshonoré que la justice de l'empire, que tous ces tribunaux et ces magistrats qui ne connaissent d'autre devoir que de soutenir dans toutes les occa- sions et quand même l'iniquité des créatures de l'empire (*) ? »

Voilà ce qu'au mois de mars, alors que l'empire était encore florissant, écrivait un de mes plus intimes amis (*). Ce qu'il disait des sénateurs et des juges était également applicable à toute la gent offi-

(*) Les Ours de Berne et UOurs de Saint-Pétersbourg, com- plainte patriotique d'un Suisse humilié et désespéré. Neu- châtel, 1870. (Note de Bakounine.) Voir ci- dessus, p. 22. J.G.

(i) Bakounine lui-même. J.G.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 355

cielle et officieuse, aux fonctionnaires militaires et civils, communaux, et départementaux, à tous les électeurs dévoués ainsi qu'à tous les députés bona- partistes. La bande de brigands, d'abord pas trop nombreuse, mais grossissant chaque année davan- tage, attirant dans son sein, par le lucre, tous les éléments pervertis et pourris, puis les y retenant par la solidarité de Tinfamie et du crime, avait fini par couvrir toute la France, l'enlaçant de ses anneaux, comme un immense reptile.

Voilà ce qu'on appelle le parti bonapartiste. S'il y eut jamais un parti criminel et fatal à la France, ce fut celui-là. Il n'a pas seulement violé sa liberté, | ss dé- gradé son caractère, corrompu sa conscience, avili son intelligence, déshonoré son nom; il a détruit, par un pillage effréné, exercé pendant dix-huit ans de suite, sa fortune et ses forces, puis l'a livrée, désorganisée, à la conquête des Prussiens. Au | ^''Jour- d'hui encore, alors qu'on aurait le croire déchiré de remords, mort de honte, anéanti sous le poids de son infamie, écrasé par le mépris universel, après quelques jours d'inaction apparente et de silence, il relève la tête, il ose parler de nouveau, et il con- spire ouvertement contre la France, en faveur de l'infâme Bonaparte, désormais l'allié et le protégé des Prussiens.

Ce silence et cette inaction de courte durée avaient été causés non par le repentir, mais uniquement par la peur atroce que lui avait causée la première explo- sion de l'indignation populaire. Dans les premiers

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jours de septembre, les bonapartistes avaient cru à une re'volution, et, sachant fort bien qu'il n'y a point de punition qu'ils n'eussent mérite'e, ils s'enfuirent et se cachèrent comme des lâches, tremblant devant la juste colère du peuple. Ils savaient que la re'volu- tion, elle, n'aime pas les phrases, et qu'une fois qu'elle se réveille €t agit, elle n'y va jamais de main morte. Les bonapartistes se crurent donc politique- ment anéantis, et, pendant les premiers jours qui suivirent la proclamation de la République, ils ne songèrent qu'à mettre en lieu sûr leurs richesses accumulées par le vol et leurs chères personnes.

Ils furent agréablement surpris de voir qu'ils pou- vaient effectuer l'un et l'autre sans la moindre diffi- culté et sans le moindre danger. Comme en février et mars 1848, les doctrinaires bourgeois et les avo- cats qui se trouvent aujourd'hui à la tête du nouveau gouvernemement provisoire de la République, au lieu de prendre des mesures de salut, firent des phrases. Ignorants de la pratique révolutionnaire et de la situation réelle de la France, tout aussi bien que leurs prédécesseurs, ayant comme eux la Révo- lution en horreur, MM. Gambettajsoet G'^ voulurent étonner le monde par une générosité chevaleresque et qui fut non seulement intempestive, mais crimi- nelle; qui constitua une vraie trahison contre la France, puisqu'elle rendit la confiance et les armes à son ennemi le plus dangereux, à la bande des bo- napartistes.

Animé par ce désir vaniteux, par cette phrase, le

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 1)'^']

gouvernement de la Défense nationale prit donc toutes les mesures ] ''' nécessaires, et, cette fois, même les plus énergiques, pour que MM. les brigands, les pillards et les voleurs bonapartistes pussent tran- quillement quitter Paris et la France, emportant avec eux toute leur fortune mobilisable et laissant sous sa protection toute spéciale leurs maisons et leurs terres qu'ils ne pouvaient emporter avec eux. Il poussa même sa sollicitude étonnante pour cette bande d'assassins de la France au point risquer toute sa popularité en les protégeant contre la trop légitime indignation et la défiance populaires. No- tamment, dans plusieurs villes deprovince, le peuple, qui n'entend rien à cette exhibition ridicule d'une générosité si mal placée, et qui, lorsqu'il se lève pour agir, marche toujours droit à son but, avait arrêté quelques hauts fonctionnaires de l'empire qui s'étaient spécialement distingués par l'infamie et par la cruauté de leurs actes tant officiels que privés. A peine le gouvernement de la Défense nationale, et principalement M. Gambetta comme ministre de l'intérieur, en eut-il connaissance, que se prévalant de ce pouvoir dictatorial qu'il croit avoir reçu du peuple de Paris, et dont, par une contradiction sin- gulière, il ne croit devoir faire usage que contre le peupk des provinces, mais non dans ses rapports diplomatiques avec l'envahisseur étranger il s'em- pressa d'ordonner de la manière la plus hautaine et la pluspéremptoirede remettre immédiatement tous ces coquins en pleine liberté.

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Vous vous rappelez sans doute, cher ami, les 1 60 scènes qui se sont passées dans la seconde moitié de septembre, à Lyon, par suite de la mise en liberté de l'ancien préfet, du procureur général et des sergents de ville de l'empire. Cette mesure, ordonnée direc- tement par M. Gambetta, et exécutée avec zèle et bonheur par M. Andrieùx, procureur de la Répu- blique, assisté par le conseil municipal, avait d'au- tant plus révolté le peuple de Lyon, qu'à cette heure même se trouvaient, dans les forts de cette ville, beaucoup de soldats emprisonnés, mis aux fers, pour le seul crime d'avoir manifesté hautement leur sympathie pour la République, et dont le peuple, depuis plusieurs jours, réclamait vainement la déli- vrance.

1^2 Je reviendrai sur cet incident, qui fut la première manifestation de la scission qui devait nécessaire- ment se prçduire entre le peuple de Lyon et les au- torités républicaines, tant municipales, électives, que nommées par le gouvernement de la Défense nationale. Je me bornerai maintenant, cher ami, à vous faire observer la contradiction plus qu'étrange qui existe entre l'indulgence extrême, excessive, je dirai plus, impardonnable de ce gouvernement pour des gens qui ont ruiné, déshonoré et trahi le pays, et qui continuent de le trahir encore aujourd'hui, et la sévérité draconienne dont il use vis-à-vis des répu- blicains, plus républicains et infiniment plus révo- lutionnaires que lui. On dirait que le pouvoir dicta- torial lui a été donné non par la révolution, mais

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 359

par la réaction, pour sévir contre la révolution, et que ce n'est que pour continuer la mascarade de l'empire qu'il se donne le nom de gouvernement républicain.

On dirait qu'il n'a délivré et renvoyé des prisons les serviteurs les plus zélés et les plus compromis de Napoléon 111, que pour faire place aux républicains. Vous avez été le témoin et en partie aussi la victime de l'empressement et de la brutalité qu'ils ont mis à les persécuter, à les pourchasser, à les arrêter et à les emprisonner. Ils ne se sont pas contentés de cette persécution 1 61 o^^'^c/eZ/e et légale, ils ont eu recours à la plus infâme calomnie. Ils ont osé dire que ces hommes, qui, au milieu du mensonge officiel survi- vant à l'empire et qui continue de ruiner les der- nières espérances delà France, ont osé dire la vérité, toute la vérité au peuple, étaient des agents payés par les Prussiens.

Ils délivrent les Prussiens de l'intérieur, notoires, avérés, les bonapartistes, car qui peut mettre en doute maintenant l'alliance ostensible de Bismarck avec les partisans de Napoléon III ? Ils font eux- mêmes les affaires de l'invasion étrangère ; au nom de je ne sais quelle légalité ridicule et d'une direction gouvernementale qui n'existe que dans leurs phrases et sur le papier, ils paralysent partout le mouvement populaire, le soulèvement, l'armement et l'organisa- tion spontanés des communes, qui, dans les circon- stances terribles se trouve le pays, peuvent seuls sauver la France ; et par | -'^ même eux, les Défen-

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seurs nationaux, ils la livrent infailliblement aux Prussiens. Et non contents d'arrêter les hommes franchement révolutionnaires, pour le seul crime d'avoir osé dénoncer leur incapacité, leur impuis- sance et leur mauvaise foi, et d'avoir montré les seuls moyens de salut pour la France, ils se permet- tent encore de leur jeter à la face ce sale nom de Prussiens ! Ah 1 que Proudhon avait raison lorsqu'il disait (permettez-moi de vous citer tout ce passage, il est trop beau et trop vrai pour qu'on puisse en re- trancher un seul mot) :

« Hélas I on n'est jamais trahi que par les siens. En 1848 comme en 1793, la Révolution eut pour en- rayeurs ceux-là| 62 même qui la représentaient. Notre républicanisme n'est toujours, comme le vieux jaco- binisme, qu'une humeur bourgeoise, sans principe et sans plan, qui veut et ne veut pas ; qui toujours gronde, soupçonne et n'en est pas moins dupe ; qui ne voit partout^ hors de la coterie^ que des fac- tieux et des anarchistes ; qui, furetant les archives de la police, ne sait y découvrir que les faiblesses, vraies ou supposées, des patriotes ; qui interdit le culte de Châtel et fait chanter des messes par l'ar- chevêque de Paris ; qiii^ sur toutes les questions, esquive le mot propre, de peur de se compromettre^ se réserve sur tout, ne décide jamais rien, se méfie des raisons claires et des positions nettes. N'est-ce pas là, encore une fois, Robespierre, le parleur sans initiative, trouvant à Danton trop de virilité, blâ- mant les hardiesses généreuses dont il se sent inca'

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE JÔÎ

pable, s'abstenant au lo août (comme M. Gambetta et C'^ jusqu'au 4 septembre), n'approuvant ni ne désapprouvant les massacres de septembre (comme ces mêmes citoyens, la proclamation delà république par le peuple de Paris), votant la constitution de g3 et son ajournement à la paix ; flétrissant la fête de la Raison et faisant celle de VEtre suprême ; poursui- vant Carrier et appuyant Fouquier-Tinville ; don- nant le baiser de paix à Camille Desmoulins dans la matinée et le faisant arrêter dans la 1 63 nuit ; proposant l'abolition de la p.eine de mort et rédigeant la loi du 22 prairial; enchérissant tour à tour sur Sieyès, sur Mirabeau, sur Barnave, sur Pétion, sur Danton, sur Marat, sur Hébert, puis faisant guillo | '^'^tiner et pro- scrire, l'un après l'autre, Hébert, Danton, Pétion, Barnave, le premier comme anarchiste, le second comme indulgent, le troisième comme fédéraliste, le quatrième comme constitutionnel ; n'ayant d'es- time que pour la bourgeoisie gouvernementale et le clergé réfractaire ; jetant le discrédit sur la révolu^ tion, tantôt à propos du serment ecclésiastique, tantôt à l'occasion des assignats ; n'épargnant que ceux à qui le silence ou le suicide assurent un refuge, et succombant enfin le jour où, reste' presque seul avec les hommes du juste milieu, il essaie d'enchaîner à son profit, et de connivence avec eux, la Révolu- tion {'). » Ah ! oui, ce qui distingue tous ces républicains

(*) Proudhon, Idée générale de la Révolution. [Note de Ba- kounine.)

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bourgeois, vrais disciples de Robespierre, c'est leur amour de l'autorité' de l'Etat quand même* et la haine de la Révolution. Cette haine et cet amour, ils l'ont en commun avec les monarchistes de toutes les cou- leurs, voire même avec les bonapartistes, et c'est cette identité de sentiments, cette connivence in- stinctive et secrète, qui les rendent précisément si in- dulgents et si singulièrement généreux pour les ser- viteurs les plus criminels de Napoléon III. Ils reconnaissent que parmi les hommes d'Etal de l'em- pire, il en est de bien criminels, 1 64 et que tous ont fait à la France un mal énorme et à peine réparable. Mais après tout, c'étaient des hommes d'Etat ; les commissaires de police, ces mouchards patentés et décorés, qui dénoncèrent constamment aux persé- cutions impériales tout ce qui restait d'honnête en France, les sergents de ville eux-mêmes, ces assom- meurs privilégiés du public, n'étaient-ils pas après tout des serviteurs de l'Etat ? Et entre hommes d'Etat on se doit des égards, car les républicains officiels et bourgeois sont des hommes d'Etat avant tout, et ils en voudraient beaucoup à celui qui se permettrait d'en douter. Lisez tous leurs discours, ceux de M. Gambetta surtout. Vous y trouverez dans chaque mot cette préoccupation constante de l'Etat, cette prétention ridicule et naïve de se poser en homme d'Etat.

Il ne faut jamais le perdre de vue, car cela explique tout ; I ^5 et leur indulgence pour les brigands de l'em- pire, et leurs sévérités contre les républicains révo-

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 365

lutionnaires. Monarchiste ou républicain, un homme d'Etat ne peut faire autrement que d'avoir la Re'vo- lution et les révolutionnaires en horreur ; car la Ré- volution, c'est le renversement de l'Etat, les révolu- tionnaires sont les destructeurs de l'ordre bourgeois, de l'ordre public.

Croyez-vous que j'exagère ? Je vous le prouverai par des faits.

Ces mêmes républicains bourgeois qui, en février et en mars 1848, avaient applaudi à la générosité du gouvernement provisoire qui avait protégé la fuite de Louis-Philippe et de tous les ministres, et qui, après avoir aboli la peine de mort pour cause poli- tique, avait pris la résolution magnanime de ne pour- suivre aucun fonctionnaire public pour des méfaits commis sous le régime précédent ; ces mêmes répu- blicains bourgeois, [es y compris M. Jules Favre sans doute, l'un des représentants les plus fanatiques, comme on sait, de la réaction bourgeoise en 1848 dans la Constituante et en 1849 dans l'Assemblée législative, et aujourd'hui membre du gouvernement de la Défense nationale et représentant de la France républicaine à l'extérieur, ces mêmes républicains bourgeois, qu'ont-ils dit, décrété et fait en Juin ? Ont- ils usé de la même mansuétude envers les masses ouvrières, poussées à l'insurrection par la faim?

M. Louis Blanc, qui est un homme d'Etat aussi, mais un homme d'Etat socialiste, vous répondra (*) :

(*) Histoire de la Révolution de 1848, par Louis Blanc, tome II, {Note de Bakounine.)

364 l'empire knouto-germanique

« Quinze mille citoyens furent arrête's après les e've'nements de Juin, et quatre mille trois cent qua- rante-huit frappés de la transportation sans juge- ment, par 7ne sure de sûreté générale. Pendant deux ans^ ils demandèrent des juges : on leur envoya des commissions de clémence, et les mises en liberté furent aussi arbitraires que leurs arrestations. Croi- rait-on qu'un homme se soit trouvé qui ait osé pro- noncer devant une Assemblée, en plein dix-neuvième siècle, les paroles que voici : « Il serait impossible « de mettre en jugement les transportés de Belle- ce Isle, contre beaucoup d'entre eux il n'existe pas de « preuves matérielles», p^ Et comme, selon l'affir- mation de cet homme, qui était Baroche (le Baroche de l'empire, et en 1848 le complice de Jules Favre, et de bien d'autres républicains avec lui, dans le crime commis en Juin contre les ouvriers), il n'existait pas de preuves matérielles qui donnassent d'avance la certitude que le jugement aboutirait à une con- damnation, on condamna quatre cent soixante-huit proscrits des pontons, sans les juger, à être trans- portés en Algérie. Parmi eux figurait Lagarde, ex- président des délégués du Luxembourg. Il écrivit de Brest, aux | 66 ouvriers de Paris, l'admirable et poignante lettre que voici :

« Frères, ^- Celui qui, par suite des événements de février 1848, fut appelé à l'insigne honneur de marcher à votre tête; celui qui, depuis dix-neuf mois, souffre en silence, loin de sa nombreuse famille, les tortures de la plus monstrueuse captivité ; celui, enfin, qui vient d'être

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 365

condamné, sans jugement , à dix années de travaux forcés sur la terre étrangère, et cela, en vertu d'une loi rétroactive, d'une loi conçue^ votée et promulguée sous linspiration de la haine et de la peur (par des républicains bourgeois); celui-là, dis-je, n'a pas voulu quitter le sol de la mère- patrie, sans connaître les motifs sur lesquels un ministre audacieux a osé échaftiuder la plus terrible des pro- scriptions.

a En conséquence, il s'est adressé au commandant du ponton la Guerrière, lequel lui a donné communication de ce qui suit, textuellement extrait des notes jointes à son dossier :

« Lagarde, délégué du Luxembourg, homme d'une « probité incontestable, homme très paisible, instruit, « généralement aimé, et, par cela même, très dangereux « pour la propagande. »

« Je ne livre que ce fait à l'appréciation de mes conci- toyens, convaincu que leur conscience saura bien juger qui, des bourreaux ou de la victime, mérite le plus leur compassion.

1 67 "Quant à vous, frères, permettez-moi de vousdire : Je pars, mais je ne suis pas vaincu, sachez-le bien ! Je pars, mais je ne vous dis pas adieu.

« Non, frères, je ne vous dis pas adieu. Je crois au bon sens du peuple; j'ai foi dans la sainteté de la cause à la- 1 57 quelle j'ai voué toutes mes facultés intellectuelles; j'ai foi en la République, parce qu'elle est impérissable comme le monde. C'est pourquoi je vous dis au revoir, et surtout union et clémence l

« Vive la République !

« En rade de Brest, ponton la Guerrière.

« [.A GARDE,

« Ex-président des délégués du Luxembourg. »

î66 l'empire knouto-germanique

Qu'y a-t-il déplus éloquent que ces faits! Et n'a- t-on pas eu mille fois raison de dire et de répéter que la réaction bourgeoise de Juin, cruelle, sanglante, horrible, cynique, éhontée, a été la vraie mère du coup d'Etat de Décembre. Le principe était le même, la cruauté impériale n'a été que l'imitation de la cruauté bourgeoise, n'ayant renchéri seulement que sur le nombre des victimes déportées et tuées. Quant aux tués, ce n'est pas même encore certain, car le massacre de Juin, les exécutions sommaires faites par les gardes nationales bourgeoises sur les ouvriers désarmés, sans aucun jugement préalable, et non pas le jour même, mais le lendemain de la victoire, ont été horribles. Quant au nombre des déportés, la dif- férence est notable. Les républicains bourgeois avaient arrêté quinze mille et transporté quatre mille trois cent quarante-huit ouvriers. Les brigands de Décembre jes ont arrêté à leur tour près de vingt-six mille citoyens et transporté à peu près la moitié, treize mille citoyensàpeu près. Evidemment de 1848 à i85i, il y a eu progrès, mais seulement dans la quantité, non dans la qualité. Quant à la qualité, c'est-à-dire au principe, on doit reconnaître que les brigands de Napoléon III ont été beaucoup plus excusables que les républicains bourgeois de 1848. Ils étaient des brigands, des sicaires d'un despote ; donc en assassinant des républicains dévoués, ils faisaient leur métier ; et on peut même dire qu'en déportant la moitié de leurs prisonniers, en ne les assassinant pas tous à la fois, ils avaient fait en quel-

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 367

que sorte acte de générosité ; tandis que les républi- cains bourgeois, en déportant sans aucun jugement, et par mesure de sûreté générale, quatre mille trois cent quarante-huit citoyens, | ^^ ont foulé aux pieds leur conscience, craché à la face de leur propre prin- cipe, et en préparant, en légitimant le coup d'Etat de Décembre, ils ont assassiné la République.

Oui, je le dis ouvertement, à mes yeux et devant ma conscience, les Morny, les Baroche, les Persigny, les Fleury, les Piétriet tous leurs compagnons delà sanglante orgie impériale, sont beaucoup moins coupables que M. Jules Favre, aujourd'hui membre du gouvernement de la Défense nationale, moins cou- pables que tous les autres républicains bourgeois qui, dans l'Assemblée constituante et dans l'Assemblée législative, de 1848 à décembre i85i, ont voté avec lui. Ne serait-ce pas aussi le sentiment de cette cul- pabilité et de cette solidarité criminelle avec les bo- napartistes, qui les rend aujourd'hui si indulgents et si généreux pour ces derniers ?

Il est un autre fait digne d'observation et de médita- tion. Excepté Proudhon et M. Louis Blanc, 1 69 presque tous les historiens delaRévolutionde 1848 et du coup d'Etat de Décembre, aussi bien que les plus grands écrivains du radicalisme bourgeois, les Victor Hugo, les Quinet, etc., ont beaucoup parlé du crime et des criminels de Décembre, mais ils n'ont jamais daigné s'arrêter sur le crime et. sur les criminels de Juin (*) !

(i) Ils ne pouvaient qualifier de « crime » la répression de l'insurrection de Juin et de « criminels » ceux qui s'étaient

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Et pourtant il est si évident que Décembre ne fut autre chose que la conséquence fatale et la répétition en grand de Juin !

Pourquoi ce silence sur Juin ? Est-ce parce que les criminels de Juin étaient des républicains bourgeois, dont les écrivains ci-dessus nommés ont été, mora- lement, plus ou moins complices? Complices deleur principe et nécessairement alors les complices indi- rects de leur fait? Cette raison est probable. Mais il en est une autre encore, qui est certaine : Le crime de Juin n'a frappé que des ouvriers, des socialistes révolutionnaires, par conséquent des étrangers à la classe et des ennemis naturels du principe que re- présentent tous ces écrivains honorables. Tandis que le crime de Décembre a atteint et déporté des milliers de républicains bourgeois, leurs frères au point de vue social, leurs coreligionnaires au point de vue politique. Et d'ailleurs ils en ont | '■" été eux- mêmes tous plus ou moins les victimes. De leur extrême sensibilité pour Décembre et leur indiffé- rence pour Juin.

employés à cette œuvre sanglante, puisqu'ils furent eux-mêmes du nombre des exécuteurs. Victor Hugo fut « un des soixante représentants envoyés par la Constituante pour réprimer l'in- surrection et diriger les colonnes d'attaque », et, le 25 juin, « il faisait face à l'insurrection d'ans une des rues voisines [de la place des Vosges] ». (V. Hugo, Actes et paroles, depuis l'exil.) Quant à Quinet, il a dit : « Colonel de la onzième légion, chargé de la garde de l'Assemblée, je l'ai couverte. Les bona- partistes étaient au fond de Vinsurrection (sic); moi, je défen- dais la République... Peut-être Louis Bonaparte serait-il arrivé porté sur le pavois, si l'insurrection de Juin eût triomphé. » (Edgar Quinet avant l'exil.) J. G.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 369

Règle générale : Un bourgeois, quelque républi- cain rouge qu'il soit, sera beaucoup plus vivement affecté, ému et frappé par une mésaventure dont un autre bourgeois sera victime, ce bourgeois fût-il même un impérialiste enragé, que du malheur d'un ouvrier, d'un homme du peuple. Dans cette diffé- rence, il y a sans doute une grande injustice, mais cette injustice n'est point préméditée, | 70 elle est in- stinctive. Elle provient de ce que lesconditions et les habitudes de la vie, qui exercent sur les hommes une influence toujours plus puissante que leurs idées et leurs convictions politiques, ces conditions et ces habitudes, cette manière spéciale d'exister, de se développer, de penser et d'agir, tous ces rapports sociaux si multiples et en même temps si régulière- ment convergents au même but, qui constituent la vie bourgeoise, le monde bourgeois, établissent entre les hommes qui appartiennent à ce monde, quelle que soit la différence de leurs opinions politiques, une solidarité infiniment plus réelle, plus profonde, plus puissante, et surtout plus sincère, que celle qui pourrait s'établir entre des bourgeois et des ouvriers, par suite d'une communauté plus ou moins grande de convictions et d'idées.

La vie domine la pensée et détermine la volonté. Voilà une vérité que l'on ne doit jamais perdre de vue, quand on veut comprendre quelque chose aux phénomènes politiques et sociaux. Si l'on veut donc établir entre les hommes une sincère et complète communauté de pensées et de volonté, il faut les

21.

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fonder sur les mêmes conditions de la vie, sur la communauté des inte'rêts. Et comme il y a, par les conditions même de leur existence respective, entre le monde bourgeois et le monde ouvrier un abîme, l'un étant le monde exploitant, l'autre le monde exploité et victime, j'en conclus que si un homme, et élevé dans le milieu bourgeois, veut devenir, sincèrement et sans phrases, l'ami et le frère des ou- vriers, il doit renonc-er à toutes les conditions de son existence passée, à toutes ses habitudes bourgeoises, rompre tous ses | ^'^ rapports de sentiment, de vanité et d'esprit avec le monde bourgeois, et, tournant le dos à ce monde, devenant son ennemi et lui déclarant une guerre irréconciliable, se jeter entièrement, sans restriction ni réserve, dans le monde ou- vrier.

S'il ne trouve pas en lui une passion de justice suffisante pour lui inspirer cette résolution et ce cou- rage, qu'il ne se trompe pas lui-même et qu'il ne trompe pas les ouvriers; il ne deviendra jamais leur 1 71 ami. Ses pensées abstraites, ses rêves de justice, pourront bien l'entraîner dans les moments de ré- flexion, de théorie et de calme, alors que rien ne bouge à l'extérieur, du côté du monde exploité. Mais que vienne un moment de grande crise sociale, alors que ces deuxmondes irréconciliablement opposés se rencontrent dans une lutte suprême, et toutes les at- taches de sa vie le rejetteront inévitablement dans le monde exploiteur. C'est ce qui est précédemment arrivé à beaucoup de nos ci-devant amis, et c'est ce

ET LA REVOLUTION SOCIALE 3/1

qui arrivera toujours à tous les républicains etsocia- listes bourgeois.

Les haines sociales, comme les haines religieuses, sont beaucoup plus intenses, plus profondes que les haines politiques. Voilà l'explication de l'indulgence de vos démocrates bourgeois pour les bonapartistes et de leur sévérité excessive contre les révolution- naires socialistes. Ils détestent beaucoup moins les premiers que les derniers ; ce qui a pour consé- quence nécessaire de les unir avec les bonapartistes dans une commune réaction (').

Les bonapartistes, d'abord excessivement effrayés, s'aperçurent bientôt qu'ils avaient dans le gouverne- ment de la Défense nationale et dans tout ce monde quasi-républicain et officiel nouveau, improvisé par ce gouvernement, des alliés puissants. Ils ont s'étonner et se réjouir beaucoup eux qui, à défaut d'autres qualités, ont au moins celle d'être des hommes réellement pratiques et de vouloir les moyens qui conduisent à leur but de voir que ce gouvernement, non content de respecter leurs per- sonnes et de les laisser jouir en pleine liberté du fruit deleur rapine, avait | *^* conservé, dans toutel'admini- stration militaire, juridique et civile de la nouvelle

(i) Jusqu'ici Bakounine a conservé à son écrit le caractère d-'une lettre, adressée personnellement à un correspondant. A partir de l'alinéa qui suit, il abandonne la forme épistolaire. - J. G.

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République, les vieux fonctionnaires de l'empire, se contentant seulement de remplacer les préfets et les sous-préfets, les procureurs généraux et les procu- reurs de la République, mais laissant tous les bu- reaux des préfectures, aussi bien que des ministères eux-mêmes, remplis de bonapartistes, et l'immense majorité des communes de France sous le joug cor- rupteur des municipalités nommées par le gouver- nement de Napoléon III, de ces mêmes municipalités qui ont fait le dernier plébiscite et qui, sous le mi- nistère Palikaoetsous la direction jésuitique de Che- vreau, ont fait, dans les campagnes, une si atroce propagande en faveur de l'infâme.

Ils durent rire beaucoup de cette niaiserie vrai- ment] 72 inconcevable de la part des hommes d'esprit qui composent le gouvernement provisoire actuel, d'avoir pu espérer que du moment qu'eux, républi- cains, s'étaient mis à la tête du pouvoir, toute cette administration bonapartiste deviendrait républicaine aussi. Les bonapartistes agirent bien autrement en Décembre. Leur premier soin fut de briser et d'ex- pulser jusqu'au moindre petit fonctionnaire qui n'avait pas voulu se laisser corrompre, de chasser toute l'administration républicaine , et de placer dans toutes les fonctions, depuis les plus hautes jus- qu'aux plus inférieures et minimes, des créatures de la bande bonapartiste. Quant aux républicains et aux révolutionnaires, ils déportèrent et emprison- nèrent en masse les derniers, et expulsèrent de France les premiers, ne laissant dans l'intérieur du pays que

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 373

les plus inoffensifs, les moins résolus, les moins convaincus, les plus bêtes, ou bien ceux qui, d'une manière ou d'une autre, avaient consenti à se vendre. C'est ainsi qu'ils parvinrent à s'emparer du pays et à le malmener, sans aucune résistance de sa part, pendant plus de vingt ans; puisque, comme je l'ai déjà observé, le bonapartisme date de Juin et non de Décembre, et que M. Jules Favre et ses amis, républicains bourgeois des Assemblées constituante et législative, en ont été les vrais fondateurs.

11 faut être juste pour tout le monde, même pour les bonapartistes. Ce sont des coquins, il est vrai, mais des coquins | *- très pratiques. Ils ont eu, je le ré- pète encore, la connaissance et la volonté des moyens qui conduisaient à leur but, et sous ce rapport ils se sont montrés infiniment supérieurs aux républicains qui se donnent les airs de gouverner la France au- jourd'hui. A cette heure même, après leur défaite, ils se montrent supérieurs et beaucoup plus puis- sants que tous ces républicains officiels qui ont pris leurs places. Ce ne sont pas les républicains, ce sont eux qui gouvernent la France encore aujour- d'hui. Rassurés par la générosité du gouvernement de la Défense nationale, consolés de voir régner par- tout, au lieu de cette Révolution qu'ils redoutent, la Réaction gouvernementale, retrouvant, dans toutes les parties de l'administration de la République, leurs vieux amis, leurs complices, irrévocablement 1 73 à eux enchaînés par cette solidarité de Vinfamie et du crime^ dont j'ai déjà parlé et sur laquelle je re-

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viendrai encore plus tard, et conservant en leurs mains un instrument terrible, toute cette immense richesse qu'ils ont accumule'e par vingt ans d'hor- rible pillage, les bonapartistes ont décidément relevé la tête.

Leur action occulte et puissante, mille fois plus puissante que celle du roi d'Yvetot collectif qui gou- verne à Tours, se sent partout. Leurs journaux, la Patrie, le Constitutionnel, le Pays, le Peuple de M. Duvernois, la Liberté de M. Emile de Girardin, et bien d'autres encore, continuent de paraître. Ils trahissent le gouvernement de la République, et parlent ouvertement, sans crainte ni vergogne, comme s'ils n'avaient pas été les traîtres salariés, les corrupteurs, les vendeurs, les ensevelisseurs de la France. M. Emile de Girardin, qui s'était enroué pendant les premiers jours de septembre, a retrouvé sa voix, son cynisme et son incomparable faconde. Comme en 1848, il propose généreusement au gou- vernement de la République « une idée par jour ». Rien ne le trouble, rien ne l'étonné; du moment qu'il est entendu qu'on ne touchera ni à sa personne, ni à sa poche, il est rassuré et se sent de nouveau maître de son terrain : a Etablissez seulement la République, écrit-il, et vous verrez les belles réformes politiques, économiques, philosophiques que je vous propo- serai ». Les journaux de l'empire refont ouvertement I '^^ la réaction au profit de l'empire. Les organes du jésuitisme recommencent à parler des bienfaits de la religion.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 375

L'intrigue bonapartiste ne se borne pas à cette pro- pagande par la presse. Elle est devenue toute-puis- sante dans les campagnes et dans les villes aussi. Dans les campagnes, soutenue par une foule de grands et de moyens propriétaires bonapartistes, par MM. les curés et par toutes ces anciennes municipa- lités de l'empire, tendrement conservées et protégées par le gouvernement de la République, elle prêche plus passionnément que jamais la haine de la Ré- publique et l'amour de l'empire. Elle détourne les paysans de toute participation à la Défense nationale, et leur conseille, au contraire, | 74 de bien accueillir les Prussiens, ces nouveaux alliés de l'empereur. Dans les villes, appuyés par les bureaux des préfectures et des sous-préfectures, sinon par les préfets et les sous-préfets eux-mêmes, par les juges de l'empire, sinon par les avocats généraux et par les procureurs de la République, par les généraux et presque tous les officiers supérieurs de l'armée, sinon par les soldats qui sont patriotes, mais qui sont enchaînés par la vieille discipline; appuyés aussi par la grande partie des municipalités, et par l'immense majorité des grands et petits commerçants, indu- striels, propriétaires et boutiquiers; appuyés même par cette foule de républicains bourgeois, modérés, timorés, anti-révolutionnaires quand même, et qui, ne trouvant de l'énergie que contre le peuple, font les affaires du bonapartisme sans le savoir et sans le vouloir; soutenus par tous ces éléments de la réac- tion inconsciente et consciente, les bonapartistes

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paralysent tout ce qui est mouvement, action spon- tanée et organisation des forces populaires, et par même livrent incontestablement les villes aussi bien que les campagnes aux Prussiens et par les Prus- siens au chef de leur bande, à l'empereur. Enfin que dirai-je? ils livrent aux Prussiens les forteresses et les armées de la France, preuve les capitulations infâmes de Sedan, de Strasbourg et de Rouen (*). Ils tuent la France.

Le gouvernement de la Défense nationale devait-il et I " pouvait-il le souffrir.? 11 me semble qu'à cette question il ne peut exister qu'une réponse : Non, mille fois non. Son premier, son plus grand devoir, au point de vue du salut de la France, c'était d'ex- tirper Jusque dans sa racine la conspiration et l'ac- tion malfaisante des bonapartistes. Mais comment l'extirper? Il n'y avait qu'un seul moyen : c'était de les faire arrêter et emprisonner d'abord tous, en masse, à Paris et dans les provinces, à commencer par l'impératrice Eugénie et sa cour, tous les hauts fonc- tionnaires militaires et civils, sénateurs, conseillers d'Etat, députés bonapartistes, I75 généraux, colonels, capitaines au besoin, archevêques et évêques, pré- fets, sous-préfets, maires, juges de paix, tout le corps

(i) Les mots «de Rouen» ne sont pas dans le manuscrit; ils ont été ajoutés sur l'épreuve. Rouen fut occupé par les Prus- siens le 8 décembre 1870. J. G.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 377

administratif et judiciaire, sans oublier la police, tous les propriétaires notoirement dévoués à l'em- pire, tout ce qui constitue en un mot la bande bona- partiste.

Cette arrestation en masse était-elle possible? Rien n'était plus facile. Le gouvernement de la Défense nationale et ses délégués dans les provinces n'avaient qu'à faire un signe, tout en recommandant aux popu- lations de ne maltraiter personne, et on pouvait être certain qu'en peu de jours, sans beaucoup de vio- lence et sans aucune effusion de sang, l'immense majorité des bonapartistes, surtout tous les hommes riches, influents et notables de ce parti, sur toute la surface de la France, auraient été arrêtés et empri- sonnés. Les populations des départements n'en avaient- elles pas arrêté beaucoup de leur propre mouvement dans la première moitié de septembre, et, remarquez-le bien, sans faire de mal à aucun, de la manière la plus polie et Ta plus humaine du monde?

La cruauté et la brutalité ne sont plus dans les mœurs du peuple français, surtout ils ne sont plus dans les mœurs du prolétariat des villes de la France. S'il en reste quelques vestiges, il faut les chercher en partie chez les paysans, mais surtout dans la classe aussi stupide que nombreuse des bou- tiquiers. Ah! ceux-là sont vraiment féroces I Ils l'ont prouvé en Juin 1848 (*), et bien des faits prouvent

(*) Voici en quels termes M. Louis Blanc décrit le lendemain de la victoire remportée en Juin par les gardes nationales I 76 bourgeoises sur les ouvriers de Paris :

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L EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

qu'ils I ^^ n'ont pas changé de nature aujourd'hui. Ce qui rend surtout le boutiquier si fe'roce, c'est, à côté de sa stupidité désespé | ^^ rante, la lâcheté, c'est la

I 65 «Rien ne saurait rendre la situation et l'aspect de Paris pendant les heures qui précédèrent et suivirent immédiatement la fin de ce drame inouï. A peine l'état de siège avait-il été déclaré, que des commissaires de police étaient allés dans toutes les directions ordonner aux passants de rentrer chez eux. Et malheur à qui reparaîtrait, jusqu'à décision nouvelle, sur le seuil de sa porte ! Le décret vous avait-il surpris vêtu d'un habit bourgeois, loin de votre demeure, vous y étiez re- conduit de poste en poste, et sommé de vous y renfermer. Des femmes ayant été arrêtées portant des messages cachés dans leurs cheveux, et des cartouches ayant été saisies dans la doublure de quelques fiacres, tout devint matière à soupçon. Les cer- cueils pouvaient contenir de la poudre : on se défia des enter- rements, et les cadavres, sur la route de l'éternel repos, furent notés comme suspects. La boisson fournie aux soldats (de la garde nationale, bien entendu) pouvait être empoisonnée : on arrêta par précaution cie pauvres vendeurs de limonade, et des vivandières de quinze ans firent peur. Défense aux citoyens de se montrer aux croisées, et même de laisser les persiennes ouvertes : car l'espionnage et le meurtre étaient aux aguets sans doute! Une lampe agitée derrière une vitre, les reflets de la lune sur l'ardoise d'un toit, suffirent pour répandre l'épou- vante. Déplorer l'égarement des insurgés; pleurer, parmi tant de vaincus, ceux qu'on avait aimés, nul ne l'eût osé impuné- ment. On fusilla une jeune fille parce qu'elle avait fait de la charpie dans une ambulance d'insurgés, pour son amant, peut-être, pour son mari, pour son père!

« La physionomie de Paris fut, durant quelques jours, celle d'une ville prise d'assaut. Le nombre des maisons en ruines et des édifices auxquels le canon avait fait brèche témoignait asse:( de la puissance de ce grand effort d'un peuple aux abois. Des lignes de bourgeois en uniformes coupaient les rues; des patrouilles effarées battaient le pavé Parlerai-je de la ré- pression ?

« Ouvriers! et vous tous qui tenez encore les armes levées « contre la République, une dernière fois, au nom de tout ce « qu'il y a de respectable, de saint, de sacré pour les hommes, « déposez vos armes ! L'Assemblée nationale, la nation tout « entière, vous le demandent. On vous dit que de cruelles ven-

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peur, et son insatiable cupidité. Il se venge de la peur qu'on lui a fait éprouver et pour les risques qu'on a

« geances vous attendent : ce sont nos ennemis, les vôtres, qui « parlent ainsi! Venez à nous, venez comme des frères repen- ti tants et soumis à la loi, et les bras de la République sont « prêts à vous recevoir. »

I 77 «Telle était la proclamation que, le 26 juin, le général Ca- vaignac avait adressée aux insurgés. Dans une seconde procla- mation adressée, le 26, à la garde nationale et à l'armée, il disait : « Dans | 66 Paris, je vois des vainqueurs et des vaincus. « Que mon nom soit maudit, si je consentais à y voir des o victimes ! »

« jamais assurément plus belles paroles n'avaient été pro- noncées, en un pareil moment surtout ! Mais comment cette promesse fut-elle remplie, juste ciel!

«... Les représailles eurent, en maint endroit, un caractère sauvage : c'est ainsi que des prisonniers entassés dans le jardin des Tuileries, au fond du souterrain du bord de \'e2,u, furent tués au hasard par des balles qu'on leur envoyait à travers les lucarnes ; c''est ainsi que des prisonniers furent fusillés à la hdte dans la plaine de Grenelle, au cimetière Montparnasse, dans les carrières de Montmartre, dans la cour de l'hôtel de Cluny, au cloître Saint-Benoît... et qu'enfin une humiliante terreur plana, la lutte finie, sur Paris dévasté...

« ... Un trait achèvera le tableau.

« Le 3 juillet, un assez grand nombre de prisonniers furent retirés des caves de rE;ole militaire pour être conduits à la préfecture de police, et, de là, dans les forts. On les lia quatre à quatre par les mains et avec des cordes très serrées. Puis, comme ces malheureux avaient de la peine à marcher, épuisés qu'ils étaient par la faim, on apporta devant eux des écuelles remplies de soupe. Ayant les mains garrottées, ils furent obligés de se coucher sur le ventre et de se traîner jusqu'aux écuelles comme des animaux, aux éclats de rire des officiers de l'escorte, qui appelaient cela le socialisme en pratique! Je tiens le fait d'un de ceux à qui fut infligé ce supplice. » (Histoire de la Ré- volution de lii^S, par Louis Blanc, tome II.)

Voilà donc l'humanité bourgeoise, et nous avons vu com- ment, plus tard, la justice des républicains bourgeois s'est manifestée par la Transportation, sans jugement, par simple mesure de sûreté générale, de quatre mille trois cent quarante- huit citoyens sur quinze mille citoyens arrêtés. {Note de Bakounine.)

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fait courir à sa bourse qui, à côté de sa grosse vanité, constitue, comme on sait, la partie la plus sensible de son être. Il | 76 ne se venge que lorsqu'il peut le faire absolument sans le moindre danger pour lui- même. Oh! mais alors il est sans pitié,

[77 Quiconque connaît les ouvriers de France sait que, si les vrais sentiments humains, si fortement diminués et surtout si considérablement faussés de nos jours par l'hypocrisie officielle et par la sensi- blerie bourgeoise, se sont conservés quelque part, c'est parmi eux. C'est la seule classe de la | ®"' société aujourd'hui dont on puisse dire qu'elle est réelle- ment généreuse, trop généreuse par moment, et trop oublieuse des crimes | 78 atroces et des odieuses trahisons dont elle a été trop souvent la victime. Elle est incapable de cruauté. Mais il y a en elle en même temps un instinct juste qui la fait marcher droit au but, un bon sens qui lui dit que quand on veut mettre fin à la malfaisance, il faut d'abord arrêter et paralyser les malfaiteurs. La France étant évidem- ment trahie, il fallait empêcher les traîtres de la trahir davantage. C'est pourquoi, presque dans toutes les villes de France, le premier mouvement des ouvriers fut d'arrêter et d'emprisonner les bona- partistes.

Le gouvernement de la Défense nationale les fil relâcher partout. Qui a eu tort, les ouvriers ou le gouvernement? Sans doute ce dernier. Il n'a pas eu seulement tort, il a commis un crime en les laissant relâcher. Et pourquoi n'a-t-il pas fait relâcher en

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même temps tous les assassins, les voleurs et les cri- minels de toutes sortes qui sont détenus dans les pri- sons de France? Quelle différence y a-t-il entre eux et les bonapartistes? Je n'en vois aucune, et si elle existe, elle est toute en faveur des criminels com- muns, toute contre les bonapartistes. Les premiers ont volé, attaqué, maltraité, assassiné des individus. Une partie des derniers ont littéralement commis les mêmes crimes, et tous ensemble ils ont pillé, violé, déshonoré, assassiné, trahi et vendu la France, un peuple entier. Quel crime est le plus grand? Sans doute celui des bonapartistes.

Le gouvernement de la Défense nationale aurait-il fait plus de mal à la France, s'il avait fait relâcher tous les criminels et forçats détenus dans les prisons et travaillant dans les bagnes, qu'il ne lui en a fait en respectant et en faisant respecter la liberté et la propriété des bonapartistes, en les laissant librement consommer la ruine de la France? Non, mille fois non! Les forçats libérés tueraient quelques dizaines, disons quelques centaines, ou bien même quelques milliers d'individus, les Prussiens en tuent bien da- vantage chaque jour, puis ils seraient 1 79 vite repris et réemprisonnés par le peuple lui-même. Les bona- partistes tuent I ^^ le peuple, et pour peu qu'on les laisse faire encore quelque temps, c'est le peuple entier, c'est la France qu'ils mettront en prison.

Mais comment arrêter et retenir en prison tant de gens sans aucun Jugement ? Ah ! qu'à cela ne tienne! Pour peu qu'il se trouve en France un

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nombre suffisant de juges intègres, et pour peu qu'ils se donnent la peine de fouiller dans les actes passés des serviteurs de Napoléon III, ils trouveront bien sans doute de quoi condamner les trois quarts au bagne et beaucoup d'entre eux même à mort, en leur appliquant simplement et sans aucune sévérité exces- sive le code criminel.

D'ailleurs les bonapartistes eux-mêmes n'ont-ils pas donné l'exemple? N'ont-ils pas, pendant et après le coup d'Etat de Décembre, arrêté et emprisonné plus de vingt-six mille et transporté en Algérie et à Cayenne plus de treize mille citoyens patriotes ? On dira qu'il leur était permis d'agir ainsi, parce qu'ils étaient des bonapartistes, c'est-à-dire des gens sans foi, sans principe, des brigands ; mais que les répu- blicains, qui luttent au nom du droit et qui veulent faire triompher le principe de la justice, ne doivent pas, ne peuvent pas en transgresser les conditions fondamentales et premières. Alors je citerai un autre exemple :

En 1848, après votre victoire de Juin, Messieurs les républicains bourgeois, qui vous montrez si scru- puleux maintenant sur cette question de justice, parce qu'il s'agit d'en faire l'application aujourd'hui aux bonapartistes, c'est-à-dire à des hommes qui, par leur naissance, leur | so éducation, leurs habitudes, leur position dans la société et par leur manière d'envi- sager la question sociale, la question de l'émancipa- tion du prolétariat, appartiennent à votre classe, sont vos frères; après ce triomphe remporté par

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 383

VOUS en Juin sur les ouvriers de Paris, l'Assemblée nationale, dont vous e'tiez, monsieur Jules Favre, dont vous étiez, monsieur Grémieux, et au sein de laquelle vous au moins, monsieur Jules Favre, vous étiez en ce moment, avec M. Pascal Duprat, votre compère, l'un des organes les plus éloquents de la réaction furieuse, cette Assemblée de républicains bour [ ^' geois n'a-t-elle pas souffert que, pendant trois jours de suite, la bourgeoisie furieuse fusillât, sans aucun jugement, des centaines, pour ne point dire des milliers d'ouvriers désarmés? Et, immédiatement après, n'a-t-elle pas fait jeter sur les pontons quinze mille ouvriers, sans aucun Jugement, par simple me- sure de sûreté publique ? Et après qu'ils furent restés des mois, demandant vainement cette justice au nom de laquelle vous faites tant de phrases maintenant, dans l'espoir que ces phrases pourront masquer votre connivence avec la réaction, celte même Assemblée de républicains bourgeois, vous ayant toujours à sa tête, monsieur Jules Favre, n'en avait- elle pas fait condamner quatre mille trois cent qua- rante-huit à la transportation, encore sans jugement et toujours par mesure de sûreté générale? Allez, vous n'êtes tous que d'odieux hypocrites I

Gomment se fait-il que M. Jules Favre n'ait pas retrouvé en lui-même et n'ait pas cru bon d'em- ployer contre les bonapartistes un peu de cette fîère énergie, un peu de cette férocité impitoyable, qu'il a si largement manifestées en Juin 1848, lorsqu'il s'agissait de frapper des ouvriers socialistes? Ou

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bien pense-t-il que les ouvriers qui réclament leur droit à la vie, aux conditions d'une existence humaine, qui demandent, les armes à la main, la justice e'gale pour tous, soient plus coupables que les bonapartistes qui" assassinent la France (i)?

Isi Eh bien, ouil Telle est incontestablement, non sans doute la pense'e explicite, une telle pense'e n'oserait s'avouer à elle-même, mais l'instinct profondément bourgeois, et, à cause de cela même, unanime, qui inspire tous les décrets du gouverne- ment de la Défense nationale, aussi bien que les actes de la majeure partie de ses délégués provin- ciaux : commissaires généraux, préfets, sous-préfets, procureurs généraux et procureurs de la République, qui, appartenant soit au barreau, soit à la presse républicaine, représentent pour ainsi dire la fine fleur du jeune radicalisme bourgeois. Aux yeux de tous ces ardents patriotes, de même que dans l'opi- nion historiquement constatée de M. Jules Favre, la Révolution sociale constitue pour la France un danger encore\ ''^ plus grave que l'invasion étrangère elle-même. Je veux bien croire que, sinon tous, au

(i) Les quatre-vingts premiers feuillets du manuscrit sont communs à la première rédaction et à la seconde. Mais, à partir d'ici, il y a deux manuscrits, et, par conséquent, deiax feuil- lets 81, deux feuillets 82, etc. Le feuillet 81 de la première rédaction n'existe plus, n'ayant pas cté conservé par l'auteur. Le contenu du feuillet 81, dans la seconde rédaction, a reçu des additions qui l'ont fait déborder sur la plus grande partie du feuillet 82 (nouveau), si bien que les quatre premières lignes du feuillet 82 de la première rédaction (inédite) se trouvent correspondre aux lignes 24, 25 et 26 du feuillet 82 de la seconde rédaction : voir plus loin la note de la page 386. J. G.

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moins la plus grande partie de ces dignes citoyens feraient volontiers le sacrifice de leur vie pour sauver la gloire, la grandeur et l'indépendance de la France; mais je suis également et même plus cer- tain, d'un autre côté, qu'une majorité plus considé- rable encore, parmi eux, préférera voir plutôt cette noble France subir le joug temporaire des Prus- siens, quede devoir sonsalut à une franche révolution populaire qui démolirait inévitablement du même coup la domination économique et politique de leur classe. De leur indulgence révoltante, mais forcée, pour les partisans si nombreux et malheureusement encore trop puissants de la trahison bonapartiste, et leur sévérité passionnée, leurs persécutions impla- cables |82 contre les socialistes révolutionnaires, re- présentants de ces classes ouvrières qui. seules, prennent aujourd'hui la délivrance du pays au sérieux.

Il est évident que ce ne sont pas de vains scrupules de justice, mais bien la crainte de provoquer et d'encourager la Révolution sociale qui empêche le gouvernement de sévir contre la conspiration fla- grante du parti bonapartiste. Autrement comment expliquer qu'il ne l'ait pas fait déjà le 4 septembre ? A-t-il pu douter un seul instant, lui qui a osé prendre la terrible responsabilité du salut de la France, de son droit et de son devoir de recourir aux mesures les plus énergiques contre les infâmes partisans d'un régime qui, non content d'avoir plongé la France dans l'abîme, s'efforce encore au-

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jourd'hui de paralyser'tous ses moyens de de'fense, dans l'espoir de pouvoir rétablir le trône impérial avec l'aide et sous le protectorat des Prussiens ?

Les membres du gouvernement de la Défense nationale détestent la révolution, soit. Mais s'il est avéré et s'il devient de jour en jour plus évident que, dans la situation désastreuse dans laquelle se trouve placée la France, il ne lui reste plus d'autre alternative que celle-ci : ou la Révolution^ ou le joug des Prussiens ; ne considérant la question qu'au point de vue du patriotisme, ces hommes qui ont assumé le pouvoir dictatorial, au nom du salut de la France, ne seront-] ''* ils pas des criminels, ne seront- ils pas eux-mêmes des traîtres à leur patrie, si, par haine de la Révolution, ils livrent la France, ou seulement la laissent livrer, aux Prussiens (i) ?

Voici bientôt un mois que le régime impérial, renversé par les baïonnettes prussiennes, a croulé dans la boue. Un gouvernement provisoire, composé

(i) C'est à cet endroit que le manuscrit de Bakounine « bi- furque ». Après cette phrase, qui est identique, à quelques mots près, dans les deux rédactions, et qui occupe, dans la première rédaction, les quatre premières lignes du feuillet 82 (ancien), tandis que dans la seconde rédaction elle occupe les lignes 24, 25 et 26 du feuillet 82 (nouveau), vient, dans la première rédaction (ligne 5 du feuillet 82 ancien), un déve- loppement sur la Révolution, commençant par ces mots : « La Révolution d'ailleurs n'est ni vindicative, ni sanguinaire », et aboutissant (feuillet 104 ancien) aux « Considérations philo- sophiques » qui occupent les feuillets io5-256 de cette pre-

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 387

de bourgeois plus ou moins radicaux, a pris sa place. Qu'a*t-il fait pour | 83 sauver la France?

Telle est la véritable question, l'unique question. Quant à celle de la le'gitimité du gouvernement de la Défense nationale et de son droit, je dirai plus, de son devoir d'accepter le pouvoir des mains du peuple de Paris, après que ce dernier eut enfin balayé la vermine bonapartiste, elle ne put être posée, le lendemain de la honteuse catastrophe de Sedan, que par des complices de Napoléon III, ou, ce qui veut dire la même chose, par des ennemis de la France. M. Emile de Girardin fut naturellement de ce nombre (*):

I ■'^ Si le moment n'était pas aussi terrible, on aurait pu rire beaucoup en voyant l'effronterie incompa-

mière rédaction, restée inédite à partir du feuillet 8i (voir rAvant-propos, p. 277). Dans la seconde rédaction, celle qui a été publiée, Bakounine continue (feuillet 82 nouveau, les trois dernières lignes; lignes 17-19 de la page 386 de cette réimpression) l'examen de la situation de la France. J. G. (') Aucun ne personnifie mieux l'immoralité politique et so- ciale de la bourgeoisie actuelle que M. Emile de Girardin. Char- latan intellectuel sous les apparences d'un penseur sérieux, ap- parences qui ont trompé beaucoup de gens, jusqu'à Proudhon lui-même, qui eut la naïveté de croire que M. de Girardin pouvait s'attacher de bonne foi et pour tout de bon à un prin- cipe quelconque, le ci-devant rédacteur de la Presse et de la Liberté est pire qu'un sophiste, c'est un sophistiqueur, un fraudulateur de tous les principes. Il suffit qu'il touche à l'idée la plus simple, la plus vraie, la plus utile, pour qu'elle soit immédiatement faussée et empoisonnée. D'ailleurs, il n'a jamais rien inventé, son affaire ayant toujours consisté à falsi- fier les inventions d'autrui. On le considère, dans un certain monde, comme le plus habile créateur et rédacteur de jour- naux. Certes, sa nature d'exploiteur et de falsificateur des idées d'autrui, et son charlatanisme effronté, ont le rendre

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rable de ces gens. Ils surpassent aujourd'hui Robert Macaire, le chef spirituel de leur Eglise, et Napo- le'on III lui-même, qui en est le chef visible.

très propre à ce métier. Toute sa nature, tout son être se résument en ces deux mots : réclame et chantage. Au journa- lisme il doit toute sa fortune; et l'on ne devient pas riche par la presse, quand on reste honnêtement attaché à la même conviction et au même drapeau. Aussi, nul n'a poussé aussi loin I 8* l'art de changer habilement et à temps ses convictions et ses drapeaux. Il a été, tour à tour, orléaniste, républicain et bonapartiste, et il serait devenu légitimiste ou communiste au besoin. On le dirait doué de l'instinct des rats, car il a lou- jours su quitter le vaisseau de l'Etat à la veille du naufrage. C'est ainsi qu'il avait tourné le dos au gouvernement de Louis- Phi I 72 lippe quelques mois avant la révolution de Février, non pour les raisons qui poussèrent la France à renverser le trône de Juillet, mais pour des raisons propres à lui et dont les deux principales furent sans doute son ambition vaniteuse et son amour du lucre déçus. Le lendemain de Février, il se pose en républicain très ardent, plus républicain que les républicains de la veille; il propose ses idées et sa personne : une idée par jour, naturellement dérobée à quelqu'un, mais préparée, transformée par M. Emile de Girardin lui-même, de manière à empoisonner quiconque l'accepterait de ses mains; une apparence de vérité, avec un inépuisable foçid de mensonge, et sa personne, portant naturellement ce mensonge et, avec lui, le discrédit et le malheur sur toutes les causes qu'elle em- brasse. Idées et personne furent repoussées par le mépris populaire. Alors M. de Girardin devint l'ennemi implacable de la République. Nul ne conspira aussi méchamment contre elle, nui ne contribua autant, au moins d'intention, à sa chute. Il ne tarda pas à devenir l'un des agents les plus actifs et les plus intrigants de Bonaparte. Ce journaliste et cet homme d'Etat étaient faits pour s'entendre Napoléon III | ss réalisait, en effet, tous les rêves de M. Emile de Girardin. C'était l'homme fort, se jouant, comme lui, de tous les principes, et doué d'un cœur assez large pour s'élever au-dessus de tous les vains scrupules de conscience, au-dessus de tous les étroits et ridicules pré- jugés d'honnêteté, de délicatesse, d'honneur, de moralité publique et privée, au-dessus de tous les sentiments d'huma- nité, scrupules, préjugés et sentiments qui ne peuvent qu'en- traver l'action politique; c'était l'homme de l'époque, en un

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1 84 I ^^ Comment I Ils ont tué la République et fait monter le digne empereur sur le trône, par les moyens que Ton sait. Pendant vingt ans de suite, ils ont été les instruments très intéressés et très volontaires des plus cyniques violations de tous les droits et de toutes les légitimités possibles; | 85 ils ont systémati- quement corrompu, empoisonné et désorganisé la

mot, évidemment appelé à gouverner le monde. Pendant les premiers jours qui suivirent le coup d'Etat, il y eut quelque chose comme une brouille légère entre l'auguste souverain et l'auguste journaliste. Mais ce ne fut autre chose qu'une bouderie d'amants, non une dissidence de principes. M. Emile de Girardin ne se crut point suffisamment récompensé. Il aime, sans doute, beaucoup l'argent, mais il lui faut aussi des honneurs, une partici- pation au pouvoir. Voilà ce que Napoléon 111^ malgré toute sa bonne volonté, ne put jamais lui accorder. Il y eut toujours prés de lui quelque Morny, quelque Fleury, quelque Billault, quel- que Rouher, qui l'en empêchèrent. De sorte que ce ne fut seulement que vers la fin de son règne qu'il put conférer à iM. Emile de Girardin la dignité de sénateur de l'empire. Si Emile Ollivier, l'ami de cœur, l'enfant adoptif et en quelque sorte la créature de M. Emile de Girardin, | 73 n'était pas tombé si tôt, nous aurions vu, sans doute, le grand journaliste ministre M. Emile de Girardin fut un des principaux auteurs du ministère Ollivier. Dès lors son influence politique s'accrut. Il fut l'inspirateur et le conseiller persévérant des deux derniers actes politiques de l'empereur qui ont perdu la France : le plébiscite et la guerre. Adorateur désormais agréé de Napo- léon 111, ami du général Prim en Espagne, père spirituel d'Emile Ollivier, et sénateur de l'empire, M. Emile de Girar- din se sentit trop grand homme à la fin pour continuer son journalisme. 11 abandonna la rédaction de la Liberté \ se à son neveu et disciple, au propagateur fidèle de ses idées, M. Dé- troyat; et comme une jeune fille qui se prépare pour sa pre- mière communion, il se renferma lui-même dans un recueille- ment méditatif, afin de recevoir avec toute la dignité convenable ce pouvoir si longtemps convoité, et qui allait enfin tomber dans ses mains Quelle désillusion amére ! Abandonné cette fois par son insti-nct ordinaire, M. Emile de Girardin n'avait point senti que l'empire croulait, et que c'étaient précisément

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France, ils Font abêtie ; ils ont enfin attiré sur cette malheureuse victime de leur cupidité et de leur honteuse ambition des malheurs dont l'immensité dépasse tout ce que l'imagination la plus pessimiste avait pu prévoir. En présence d'une catastrophe si horrible et dont ils ont été | se les auteurs principaux, écrasés par le remords, par la honte, parla ter| ''''reur, par la crainte d'un châtiment populaire mille fois mérité, ils auraient rentrer sous terre, n'est-ce pas? ou se réfugier au moins, comme leur maître, sous le drapeau des Prussiens, le seul qui soit capable de couvrir aujourd'hui leur saleté. Eh bien non ! rassurés par l'indulgence criminelle du gou- vernement de la Défense nationale, ils sont restés à Paris et ils se sont répandus dans toute la France, réclamant à haute voix contre ce gouvernement, qu'ils déclarent illégal et illégitime, au nom des droits da peuple, au nom du suffrage universel. Leur calcul est juste. Une fois la déchéance de

ses inspirations et ses conseils qui le poussaient dans l'abîme. Il n'était plus temps pour faire volte-face. Entraîné dans sa chute, M. de Girardin tomba de toute la hauteur de ses rêves ambitieux, au moment même ils semblaient devoir s'ac- complir. 11 tomba aplati, et cette fois définitivement annulé. Depuis le 4 septembre, il se donne toutes les peines du monde, mettant en œuvre ses anciens artifices, pour attirer sur lui l'at- tention du public. Il ne se passe pas une semaine que son neveu, le nouveau rédacteur de la Liberté, ne le proclame le premier homme d'Etat de la France et de l'Europe. Tout cela est en pure perte. Personne ne lit la Liberté, et la France a bien autre chose à faire que de s'occuper des grandeurs de M. Emile de Girardin. Il est bien mort, cette fois, et Dieu veuille que le charlatanisme moderne de la presse, qu'il a contribué à créer, soit également mort avec lui. [Note de Bakounine.)

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Napoléon III devenue un fait irrévocablement accompli, il ne reste plus d'autre moyen de le ra- mener en France que le triomphe définitif des Prussiens. Mais pour assurer et pour accélérer ce triomphe, il faut paralyser tous les efforts patrio- tiques et nécessairement révolutionnaires de la France, détruire dans leur racine tous les moyens de défense, et, pour atteindre ce but, la voie la plus courte, I 87 la plus certaine, c'est la convocation immédiate d'une Assemblée constituante. Je le prou- verai.

Mais d'abord je crois utile de démontrer que les Prussiens peuvent et doivent vouloir le rétablisse- ment de Napoléon III sur le trône de France.

L'alliance russe et la russophobie des Allemands (M.

La position du comte de Bismarck et de son maître le roi Guillaume 1"% toute triomphante qu'elle est, n'est pas facile du tout. Leur but est évident : c'est l'unification à moitié forcée et à moitié volontaire de tous les Etats de l'Allemagne sous le sceptre çoyal de Prusse, qu'on transformera sans doute bientôt en sceptre impérial ; c'est la constitu- tion du plus puissant empire au cœur de l'Europe.

(i) Ce titre, qui existe dans le manuscrit, je l'avais inter- calé de ma main, a été omis dans la brochure. J. G.

392 l'empire knouto-germanique «

Il y a à peine cinq ans que parmi les cinq grandes puissances de l'Europe, la Prusse e'tait considére'e comme la dernière. Aujourd'hui elle veut devenir et, sans doute, elle va devenir la première. Et gare alors à l'indépendance et à la liberté de l'Europe ! gare aux petits Etats surtout, qui ont le malheur de posséder en leur sein des populations germaniques ou ci-devant germaniques, comme les Flamands par exemple. L'appétit | '''' du bourgeois allemand est aussi féroce que sa servilité est énorme, et, s'appuyant sur ce patriotique appétit et sur cette servilité tout allemande, M. le comte de Bismarck, qui n'a point de scrupules et qui est trop homme d'Etat pour épargner le sang des peuples, et pour respecter leur bourse, leur liberté et leurs droits, serait bien ca- pable d'entreprendre, au profit de son maître, la réalisation des rêves de Charles Quint.

Une partie de la tâche immense qu'il s'est imposée est achevée. Grâce à la connivence de Napoléon III qu'il a dupé, grâce à l'alliance de l'empereur Alexandre II qu'il dupera, il est déjà parvenu à écraser l'Autriche. Aujourd'hui il la maintient dans le respect par l'attitude menaçante de son alliée fidèle, la Russie.

Quant à l'empire du tsar, depuis le partage de la Pologne et précisément par ce partage, il est inféodé au royaume de Prusse comme ce dernier est inféodé à l'empire de toutes les Russies. Ils ne peuvent se faire la guerre, à moins d'émanciper les provinces polonaises qui leur sont échues, ce qui est aussi

ET LA REVOLUTION SOCIALE 393

impossible pour l'un que pour l'autre, parce que la possession de ces provinces constitue pour chacun d'eux la condition essentielle de sa puissance comme Etat. Ne pouvant se faire la guerre, nolens volens ils doivent être d'intimes alliés. Il suffit que la Po- logne bouge, pour | gs que l'empire de Russie et le royaume de Prusse soient oblige's d'éprouver l'un pour l'autre un surcroît de passion. Cette solidarité forcée est le résultat fatal, souvent désavantageux et toujours pénible, de l'acte de brigandage qu'ils ont commis tous les deux contre cette noble et malheu- reuse Pologne. Car il ne faut pas s'imaginer que les Russes, même officiels, aiment les Prussiens, ni que ces derniers adorent les Russes. Au contraire, ils se détestent cordialement, profondément. Mais comme deux brigands, enchaînés l'un à l'autre par la soli- darité du crime, ils sont obligés de marcher ensemble et de s'entr'aider mutuellement. De l'ineffable tendresse qui unit les deux cours de Saint-Péters- bourg et de Berlin, et que le comte de Bismarck n'oublie jamais d'entretenir par quelque cadeau, par exemple par quelques malheureux patriotes polonais livrés de temps à autre aux bourreaux de Varsovie ou de Vilna.

I ■'^ A l'horizon de cette amitié sans nuage, il se montre pourtant déjà un point noir. C'est la ques- tion des provinces baltiques. Ces provinces, on le sait, ne sont ni russes, ni allemandes. Elles sont lettes ou finnoises, la population allemande, com- posée de nobles et de bourgeois, n'y constituant

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qu'une minorité très infime. Ces provinces avaient appartenu d'abord à la Pologne, plus tard à la Suède, plus tard encore elles furent conquises par la Russie, La plus heureuse solution pour elles, au point de vue populaire, et je n'en admets pas d'autre, ce serait, selon moi, leur retour, ensemble avec la Finlande, non sous la domination de la Suède, mais dans une alliance fe'de'rative, très intime, avec elle, à titre de membres de la féde'ration Scandi- nave,, embrassant la Suède, la Norvège, le Dane- mark et toute la partie danoise du Schleswig, n'en de'plaise à Messieurs les Allemands. Ce serait juste, ce serait naturel, et ces deux raisons suffisent pour que cela de'plaise aux Allemands. Cela poserait enfin une limite salutaire à leurs ambitions maritimes. Les Russes veulent russifier ces provinces, les Allemands veulent les germaniser. Les uns comme les autres ont tort. L'immense majorité de la popu- lation, qui déteste également les Allemands et les Russes, veut rester ce qu'elle est, c'est-à-dire finnoise et lette, 1 89 et elle ne pourra trouver le respect de son autonomie et de son droit d'être elle-même que dans la Confédération Scandinave.

Mais, comme je l'ai dit, cela ne se concilie aucu- nement avec les convoitises patriotiques des Alle- mands. Depuisquelquetemps on se préoccupe beau- coup de cette question en Allemagne. Elle y a été réveillée par les persécutions du gouvernement russe contre le clergé protestant, qui, dans ces provinces, est allemand. Ces persécutions sontodieuses, comme

ET LA REVOLUTION SOCIALE 395

le sont tous les actes d'un despotisme quelconque, russe ou prussien. Mais elles nesurpassent pas celles que le gouvernement prussien commet chaque jour dans ses provinces prusso-polonaises, et pourtant ce même public allemand se garde bien de protester contre le despotisme prussien. De tout cela il résulte que pour les Allemands il ne s'agit pas du tout de justice, mais d'acquisition, de conquête. | "''' Ils con- voitent ces provinces, qui leur seraient effectivement très utiles au point de vue de leur puissance mari- time dans la Baltique, et je ne doute pas que Bis- marck ne nourrisse, dans quelque compartiment très recule' de son cerveau, l'intention de s'en em- parer, tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre. Tel est le pointnoir qui surgit entre la Russie et la Prusse. Tout noir qu'il est, il n'est pas encore capable de les séparer. Elles ont trop besoin l'une de l'autre. La Prusse, qui désormais ne pourra plus avoir d'autre allié en Europe que la Russie, car tous les autres Etats, sans excepter même l'Angleterre, se sentant aujourd'hui menacés par son ambition, qui bientôt ne connaîtra plus de limites, se tournent ou se tour- neront tôt ou tard contre elle, la Prusse se gardera donc bien de poser maintenant une question qui nécessairement devrait la brouiller avec son unique amie, la Russie. Elle aura besoin de son aide, de sa neutralité au moins, aussi longtemps qu'elle n'aura pas anéanti complètement, au | 90 moins pour vingt ans, la puissance de la France, détruit l'empire d'Autriche et englobé la Suisse allemande, une partie de la Bel-

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gique, la Hollande et tout le Danemark; la posses- sion de ces deux derniers royaumes lui étant indis- pensable pour la création et pour la consolidation de sa puissance maritime. Tout cela sera la consé- quence nécessaire de son triomphe sur la France, si seulement ce triomphe est définitif et complet. Mais tout cela, en supposant même les circonstances les plus heureuses pour la Prusse, ne pourra se réa- liser d'un coup. L'exécution de ces projets immenses prendra bien des années, et, pendant tout ce temps, la Prusse aura besoin plus que jamais du concours de la Russie ; car il faut bien supposer que le reste de l'Europe, tout lâche et tout stupide qu'il se montre à présent, finira pourtant par se réveiller quand il sentira le couteau sur sa gorge, et ne se laissera pas accommoder à la sauce prusso-germanique, sans résistance et sans combats. Seule, la Prusse, même triomphante, même après avoir écrasé la France, serait trop faible pour lutter contre tous les Etats de l'Europe réunis. Si la Russiese tournait aussi contre elle, I ■'^ elle serait perdue. Elle succomberait même avec la neutralité russe ; il lui faudra absolument le concours effectif de la Russie ; ce même concours qui lui rend aujourd'hui un service immense, en tenant en échec l'Autriche : car il est évident que si l'Au- triche n'était point menacée par la Russie, le lendemain même de l'entrée des armées allemandes sur le territoire de la France elle aurait jeté les siennes sur la Prusse, sur l'Allemagne dégarnie de soldats, pour reconquérir sa domination per-

ET LA. RÉVOLUTION SOCIALE 397

due et pour tirer une revanche éclatante de Sa- dowa.

M. de Bismarck est un homme trop prudent pour se brouiller au milieu de circonstances pareilles avec la Russie. Certes cette alliance doit lui être de'sagréable sous bien des rapports. Elle le dépopu- larise en Allemagne. M. de Bismarck est sans doute trop homme d'Etat pour attacher une valeur senti- mentale à l'amour et la confiance des peuples. Mais il sait que cet amour et cette| 91 confiance constituent par moments une grande force, la seule chose qui, aux yeux d'un profond politique comme lui, soit vraiment respectable. Donc cette impopularité de l'alliance russe le gêne. Il doit sans doute regretter que la seule alliance qui reste aujourd'hui à l'Alle- magne soit précisément celle que repousse le senti- ment unanime de l'Allemagne.

Quand je parle des sentiments del'Allemagne, j'en- tends naturellement ceux de sa bourgeoisie et de son prolétariat. La noblesse allemande n'a point de haine pour la Russie, car elle ne connaît delà Russie que l'empire, dont la politique barbare et les pro- cédés sommaires lui plaisent, flattent ses instincts, conviennent à sa propre nature. Elle avait pour feu l'empereur Nicolas une admiration enthousiaste, un vrai culte. Ce Gengis-Khan germanisé, ou plutôt ce prince allemand mongolisé, réalisait à ses yeux le sublime idéal du souverain absolu. Elle en retrouve

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39^ l'empire knouto-germanique

aujourd'hui l'image fidèle dans son roi-croquemi- taine, le futur empereur de l'Allemagne. Ce n'est donc pas la noblesse allemande qui s'opposera jamais à l'alliance russe. Elle l'appuie au contraire avec une double passion : d'abord par sympathie profonde pour les tendances despotiques de la poli- tique russe ; ensuite parce | ''^ que son roi veut cette alliance, et aussi longtemps que la politique royale tendra à l'asservissement des peuples, cette volonté pour elle sera sacrée. Il n'en serait pas ainsi, sans doute, si le roi, devenu tout d'un coup infidèle à toutes les traditions de sa dynastie, décrétait leur émancipation. Alors, maisseulement alors, elle serait capable de se révolter contre lui, ce qui d'ailleurs ne serait pas fort dangereux, car la noblesse alle- mande, toute nombreuse qu'elle est, n'a aucune puissance qui lui soit propre. Elle n'a point de ra- cines dans le pays, et n'y existe cornme caste bureau- cratique, et militaire surtout, que par la grâce de l'Etat. Au reste, comme il n'est pas probable que le futur empereur de l'Allemagne signe jamais libre- ment et de son mouvement propre un décret d'éman- cipation, on peut espérer que la touchante harmonie qui existe entre lui et sa fidèle noblesse se maintien- dra toujours. Pourvu qu'il continue d'être un franc despote, elle restera son e^sclave dévouée, heureuse de se prosterner devant lui et d'exécuter tous ses ordres, si tyranniques et si féroces qu'ils soient.

Il n'en est pas ainsi du prolétariat de l'Allemagne. J'entends surtout | 92 le prolétariat des villes. Celui

ET LA REVOLUTION SOCIALE 399

des campagnes est trop e'crasé, trop ane'anti et par sa position précaire, et par ses rapports de subordina- tion habituelle vis-à-vis des paysans propriétaires, et par l'instruction systématiquement empoisonnée de mensonges politiques et religieux qu'il reçoit dans les écoles primaires, pour qu'il puisse seulement savoir lui-même quels sont ses sentiments et ses vœux. Ses pensées dépassent rarement l'horizon trop étroit de son existence misérable. Il est nécessairement so- cialiste par position et par nature, mais sans qu'il s'en doute lui-même. Seule, la révolution sociale franchement universelle, et bien large, plus univer- selle et plus large que ne la rêvent les démocrates- socialistes de l'Allemagne, pourra réveiller le diable qui dort en lui. Ce diable : l'instinct de la liberté, la passion de l'égalité, la sainte révolte, une fois ré- veillé en son sein, ne se rendormira plus. Mais jus- qu'à ce moment suprême, le prolétaire des campa- gnes restera, conformément aux recommandations de M. le pasteur, l'humble sujet de son roi, et l'in- |**'strument machinal entre les mains de toutes les autorités publiques et privées possibles.

Quant aux paysans propriétaires, ils sont en majo- rité plutôt portés à soutenir la politique royale qu'à la combattre. Il y a pour cela beaucoup de raisons : d'abord l'antagonisme des campagnes et des villes qui existe en Allemagne aussi bien qu'ailleurs, et qui s'y est solidement établi depuis i525, alors que la bourgeoisie de l'Allemagne, ayant Luther et Mé- lanchthon à sa tête, trahit d'une manière si honteuse

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et si désastreuse pour elle-même l'unique révolution de paysans qui ait eu lieu en Allemagne ; ensuite l'instruction profondément rétrograde dont j'ai déjà parlé et qui domine dans toutes les écoles de l'Alle- magne et de la Prusse surtout ; Tégoïsme, les instincts et les préjugés de conservation qui sont inhérents à tous les propriétaires grands et petits; enfin l'isolement relatif des travailleurs des cam- pagnes, qui ralentit d'une manière excessive la cir- culation des idées et le développement des passions politiques. De tout cela il résulte que les paysans propriétaires de l'Allemagne s'intéressent beaucoup plus à leurs affaires communales, qui les touchent de plus près, qu'à la politique générale. Et comme la nature allemande, généralement considérée, est beaucoup plus portée à l'obéissance qu'à la résis- tance, à la pieuse confiance qu'à la révolte, il s'ensuit que le paysan allemand s'en remet volontiers, pour tous les intérêts généraux du pays, à la sagesse des hautes autorités instituées par ] 93 Dieu. Il arrivera sans doute un moment le paysan de l'Allemagne se réveillera aussi. Ce sera lorsque la grandeur et la gloire du nouvel empire prusso-germanique qu'on est en train de fonder aujourd'hui, non sans une cer- taine sympathie mystique et historique de sa part, se traduira pour lui en lourds impôts, en désastres économiques. Ce sera lorsqu'il verra sa petite pro- priété, grevée de dettes, d'hypothèques, de taxes et de surtaxes de toutes sortes, se fondre et disparaître entre ses mains, pour aller arrondir le patrimoine

ET LA REVOLUTION SOCIALE 4OI

toujours grossissant des grands propriétaires ; ce sera lorsqu'il reconnaîtra que, par une loi écono- mique fatale, il est poussé à son tour dans le pro- I ^' létariat. Alors il se réveillera et probablement il se révoltera aussi. Mais ce moment est encore éloigné, et s'il faut l'attendre, l'Allemagne, qui ne pèche pourtant pas par une trop grande impatience, pourrait bien perdre patience.

Le prolétariat des fabriques et des villes se trouve dans une situation toute contraire. Quoique attachés comme des serfs, par la misère, atix localités dans lesquelles ils travaillent, les ouvriers, n'ayant pas de propriété, n'ont point d'intérêts locaux. Tous leurs intérêts sont d'une nature générale, pas même nationale, mais internationale; parce que la question du travail et du salaire, la seule qui les intéresse directement, réellement, quotidiennement, vive- ment, mais qui est devenue le centre et la base de toutes les autres questions, tant sociales que politi- ques et religieuses, tend, aujourd'hui, à prendre, par le simple développement de la toute-puissance du capital dans l'industrie et dans le commerce, un ca- ractère absolument international. C'est ce qui explique la merveilleuse croissance de l'Association Internationale des Travailleurs, association qui, fondée il y a six ans à peine, compte déjà, dans la seule Europe, plus d'un million de membres.

Les ouvriers allemands ne sont pas restés en ar- rière des autres. Dans ces dernières années surtout ils ont fait des progrès considérables, et le moment

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n'est pas éloigné peut-être ils pourront se consti- tuer en une véritable| 94 puissance. Ils y tendent d'une manière, il est vrai, qui ne me paraît pas la meilleure pour atteindre ce but. Au lieu de chercher à former une puissance franchement révolutionnaire, néga- tive, destructive de l'Etat, la seule qui, selon ma conviction profonde, puisse avoir pour résultat l'é- mancipation intégrale et universelle des travailleurs et du travail, ils désirent, ou plutôt ils se laissent entraîner par leurs chefs à rêver, la création d'une puissance positive, l'institution d'un nouvel Etat ouvrier, populaire (Volksstaat), nécessairement na- tional, patriotique et pangermanique, ce qui les met en contradiction flagrante avec les principes fonda- mentaux de V Association Internationale, et dans une position fort équivoque vis-à-vis de l'Empire prusso-germanique nobiliaire et bourgeois |^^que M. de Bismarck est en train de pétrir. Ils espèrent sans doute que par la voie d'une agitation légale d'abord, suivie plus tard d'un mouvement révolu- tionnaire plus prononcé et plus décisif, ils parvien- dront à s'en emparer et à le transformer en un Etat purement populaire. Cette politique, que je consi- dère comme illusoire et désastreuse, imprime tout d'abord à leur mouvement un caractère réformateur et non révolutionnaire, ce qui d'ailleurs tient peut- être aussi quelque peu à la nature particulière du peuple allemand, plus disposé aux réformes succes- sives et lentes qu'à la révolution. Cette politique offre encore un autre grand désavantage, qui n'est

ET LA REVOLUTION SOCIALE 4OJ

du reste qu'une conséquence du premier : c'est de mettre le mouvement socialiste des travailleurs de l'Allemagne à la remorque du parti de la démocratie bourgeoise. On a voulu renier pius tard l'existence même de cette alliance, mais elle n'a été que trop bien constatée par l'adoption partielle du programme bourgeoisement socialiste du D"" Jacoby, comme base d'une entente possible entre les bourgeois démo- crates et le prolétariat de l'Allemagne, ainsi que par les différents essais de transaction, tentés dans les congrès de Nuremberg et de Stuttgart. C'est une alliance pernicieuse sous tous les rapports. Elle ne peut apporter aux ouvriers aucune utilité même par- tielle, parce que le parti des démocrates et des so- cialistes bourgeois en Allemagne est vraiment un parti trop nul, trop ridiculement impuissant, pour leur apporter une force quelconque; mais elle a beaucoup contribué à rétrécir et à fausser [gg le pro- gramme socialiste des travailleurs de l'Allemagne. Le programme des ouvriers de l'Autriche, par exemple, avant qu'ils se soient laissé enrégimenter dans le parti de la Démocratie-socialiste, a été bien autrement large, infiniment plus large et plus pra- tique aussi qu'il ne l'est à présent.

Quoi qu'il en soit, c'est bien plutôt une erreur de système que d'instinct. L'instinct des ouvriers alle- mands est franchement révolutionnaire et le de- viendra chaque jour davantage. Les intrigants sou- doyés par M. de Bismarck auront beau faire, ils ne parviendront jamais à inféoder la masse des travail-

404 l'empire knouto-germanique

leurs allemands à son Empire prusso-germanique. D'ailleurs | *^ le temps des coquetteries'gouvernemen- tales avec le socialisme est passé. Ayant désormais pour lui l'enthousiasme servile et stupide de toute la bourgeoisie de l'Allemagne, l'indifférence et la passive obéissance sinon les sympathies des cam- pagnes, toute la noblesse allemande qui n'attend qu'un signe pour exterminer la canaille, et la puis- sance organisée d'une force militaire immense in- spirée et conduite par cette même noblesse, M. de Bismarck voudra nécessairement écraser le proléta- riat et extirper dans sa racine, par le fer et le feu, cette gangrène, cette maudiie question sociale dans laquelle s'est concentré tout ce qui reste d'esprit de révolte dans les hommes et dans les nations. Ce sera une guerre à mort contre le prolétariat, en Allemagne, comme partout ailleurs. Mais tout en invitant les ouvriers de tous les pays à s'y bien préparer, je déclare que je ne crains pas cette guerre. Je compte sur elle au contraire pour mettre le diable au corps des masses ouvrières. Elle cou- pera court à tous ces raisonnements sans dénoue- ment et sans fin {in s Blaue hinein] qui endorment, qui épuisent sans amener aucun résultat, et elle allumera au sein du prolétariat de l'Europe cette passion, sans laquelle il n'y a jamais de triomphe. Quant au triomphe final du prolétariat, qui peut en douter? La justice, la logique de l'histoire est pour lui.

L'ouvrier allemand, devenant de jour en jour plus

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révolutionnaire, a hésité pourtant un instant, au commencement de cette guerre. D'un côté, il voyait Napoléon III, de l'autre Bismarck avec son roi-cro- quemitaine ; le premier représentant l'invasion, les [ 95 deux autres la défense nationale. N'était-il pas na- turel que malgré toute son antipathie pour ces deux représentants du despotisme allemand, il ait cru un instant que son devoir d'Allemand lui commandait de se ranger sous leur drapeau ? Mais cette hésita- tion ne fut pas de longue durée. A peine les pre- mières nouvelles des victoires remportées par les troupes allemandes furent-elles annoncées en Alle- magne, aussitôt qu'il devint évident que les Français ne pourraient plus passer le Rhin, surtout après la capitulation de Sedan, et la chute mémorable et ir- révocable de Napoléon III dans la boue, alors que la guerre del^'" l'Allemagne contre la France, perdant soncaràctèredelégitime défense, avaitpris celui d'une guerre de conquête, d'une guerre du despotisme alle- mand contre la liberté de la France, les sentiments du prolétariat allemand changèrent tout à coup et prirent une direction ouvertement opposée à cette guerre et profondément sympathique pour la Répu- blique française. Et ici je m'empresse de rendre jus- tice aux chefs du parti de la Démocratie socialiste, à tout son comité directeur, aux Bebel, aux Lieb- knecht et à tant d'autres, qui eurent, au milieu des clameurs de la gent officielle et de toute la bour- geoisie de l'Allemagne, enragée de patriotisme, le courage de proclamer hautement les droits sacrés de

23.

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la France. Ils ont rempli noblement, héroïquement leur devoir, car il leur a fallu vraiment un courage héroïque pour oser parler un langage humain au milieu de toute cette animalité bourgeoise rugis- sante.

Les ouvriers de l'Allemagne sont naturellement les ennemis passionnés de l'alliance et de la poli- tique russe. Les révolutionnaires russes ne doivent pas s'étonner, ni même trop s'affliger, s'il arrive quelquefois aux travailleurs allemands d'envelopper le peuple russe lui-même dans la haine si profonde et si légitime que leur inspirent l'existence et tous les actes politiques de l'Empire de toutes les Russies, comme les ouvriers allemands, à leur tour, ne de- vront plus s'étonner, ni trop s'offenser, désormais, Igys'il arrive quelquefois au prolétariat de la France de ne point établir une distinction convenable entre l'Allemagne officielle, bureaucratique, militaire, nobiliaire, bourgeoise, et l'Allemagne populaire. Pour ne pas trop s'en plaindre, pour être justes, les ouvriers allemands doivent juger par eux-mêmes. Ne confondent-ils pas souvent, trop souvent, sui- vant en cela l'exemple et les recommandations de beaucoup de leurs chefs, l'Empire russe et le peuple russe dans un même sentiment de mépris et de haine, sans se douter seulement que ce peuple est la pre- mière victime et l'ennemi irréconciliable \^"^ et tou- jours révolté de cet empire, comme j'ai eu souvent

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roccasionde le prouver dans mes discours et dans mes brochures, et comme je l'e'tablirai de nouveau dans le cours de cet écrit. Mais les ouvriers allemands pourront objecter qu'ils ne tiennent pas compte des paroles, que leur jugement est basé sur des faits, et que tous les faits russes qui se sont manifestés au dehors, ont été des faits anti-humains, cruels, bar- bares, despotiques. A cela les révolutionnaires russes n'auront rien à répondre. Ils devront reconnaître que jusqu'à un certain point, les ouvriers allemands ont raison ; chaque peuple étant plus ou moins solidaire et responsable des actes commis par son Etat, en son nom et par son bras, jusqu'à ce qu'il ait renversé et détruit cet Etat. Mais si cela est vrai pour la Russie, cela doit être également vrai pour l'Allemagne.

Certes l'Empire russe représente et réalise un système barbare, anti-humain, odieux, détestable, infâme. Donnez-lui tous les adjectifs que vous vou- drez, ce n'est pas moi qui m,'en plaindrai. Partisan du peuple russe et non patriote de l'Etat ou de l'Em- pire de toutes les Russies, je défie qui que ce soit de haïr ce 4ernier plus que moi. Seulement, comme il faut être juste avant tout, je prie les patriotes alle- mands de vouloir bien observer et reconnaître qu'à part quelques | gg hypocrisies de forme, leur royaume de Prusse et leur vieil empire d'Autriche d'avant 1866 n'ont pas été beaucoup plus libéraux ni beaucoup plus humains que l'Empire de toutes les Russies, et que 1 Empire prusso-germanique ou knouto- germa- nique, que le patriotisme allemand élève aujourd'hui

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sur les ruines et dans le sang de la France, promet même de Je surpasser en horreurs. Voyons, l'Em- pire russe, tout détestable qu'il est, a-t-il jamais fait à l'Allemagne, à l'Europe la centième partie du mal que l'Allemagne fait aujourd'hui à la France et qu'elle menace de faire à l'Europe tout entière ? Certes si quelqu'un a le droit de de'tester l'Empire de Russie et les Russes, ce sont les Polonais. Certes si les Russes se sont jamais déshonorés et s'il ont commis des horreurs, en exécutant les ordres sangui- naires de leurs tsars, c'est en Pologne. Eh bien, j'en l^^^appelle aux Polonais eux-mêmes : les armées, les soldats et les officiers russes, pris en masse, ont-ils jamais accompli la dixième partie des actes exé- crables que les armées, les soldats et les officiers de l'Allemagne, ' pris en masse, accomplissent au- jourd'hui en France ? Les Polonais, ai-je dit, ont le droit de détester la Russie. Mais les Allemands, non, à moins qu'ils ne se détestent eux-mêmes en même temps. Voyons, quel mal leur a-t-il jamais été fait par l'Empire russe? Est-ce qu'un empereur russe quelconque a jamais rêvé la conquête de l'Al- lemagne? Lui a-t-il jamais arraché une province ? Des troupes russes sont-elles venues en Allemagne pour anéantir sa république, qui n'a jamais existé, et pour rétablir sur le trône ses despotes, qui n'ont jamais cessé de régner?

Igg Deux fois seulement, depuis que des rapports internationaux existent entre la Russie et l'Alle- magne, des empereurs russes ont fait un mal po-

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sitif à cette dernière. La première fois, ce fut Pierre III qui, à peine monte' sur le trône, en 1761, sauva Frédéric le Grand et le royaume de Prusse avec lui d'une ruine imminente, en ordonnant à l'armée russe, qui avait combattu jusque-là avec les Autrichiens contre lui, de se joindre à lui contre les Autrichiens. Une autre fois, ce fut l'empereur Alexandre I" qui, en 1807, sauva la Prusse d'un complet anéantissement.

Voilà, sans contredit, deux très mauvais services que la Russie a rendus à l'Allemagne, et si c'est de cela que se plaignent les Allemands, je dois recon- naître qu'ils ont mille fois raison; car en sauvant deux fois la Prusse, la Russie a incontestablement, sinon forgé toute seule, au moins contribué à forger les chaînes de l'Allemagne. Autrement, je ne saurais comprendre vraiment de quoi ces bons patriotes allemands peuvent se plaindre ?

En 181 3, les Russes sont venus en Allemagne comme des libérateurs et n'ont pas peu contribué, quoi qu'en disent Messieurs les Allemands, à la dé- livrer du joug de Napoléon. Ou bien gardent-ils rancune à ce même empereur Alexandre, parce qu'il a empêché, en 1814, le feld-maréchal prussien Blûcher de livrer Paris au pillage, comme il en avait exprimé [ " le désir ? ce qui prouve que les Prussiens ont toujours eu les mêmes instincts et qu'ils n'ont pas changj de nature. En veulent-ils à l'empereur Alexandre pour avoir presque forcé Louis XVIII de donner une constitution à la France, contrairement

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aux vœux exprimés par le roi de Prusse et par l'em- pereur d'Autriche, et d'avoir e'tonné l'Europe et la France, en se montrant, lui, empereur de Russie, plus humain et plus libéral que les deux grands po- tentats de l'Allemagne?

1 100 Peut-être les Allemands ne peuvent-ils pardon- ner à la Russie l'odieux partage de la Pologne ? Hélas I ils n'en ont pas le droit, car ils ont pris leur bonne paît du gâteau. Certes, ce partage fut un crime. Mais parmi les brigands couronnés qui l'accompli- rent, il y en eut un russe et deux allemands : l'impé- ratrice Marie-Thérèse d'Autriche et le grand roi Fré- déric II de Prusse. Je pourrais même dire que tous les trois furentallemands, car l'impératrice Catherine II, de lascive mémoire, n'était autre chose qu'une prin- cesse allemande pur sang. Frédéric II, on le sait, avait bon appétit. N'avait-il pas proposé à sa bonne commère de Russie de partager également la Suède, régnait son neveu? L'initiative du partage de la Pologne lui appartint de plein droit. Le royaume de Prusse y a gagné d'ailleurs beaucoup plus que les deux autres co-partageants, car il ne s'est consti- tué comme une véritable puissance que par la con- quête de la Silésie et par ce partage de la Pologne.

Enfin, les Allemands en veulent-ils à l'Empire de Russie pour la compressio;i violente, barbare, sanguinaire de deux révolutions polonaises, en i83o et en i863 ? Mais derechef ils n'en ont aucun droit : car en i83o comme en i863 la Prusse a été le complice le plus intime du cabinet de Saint-Péters-

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bourg et le pourvoyeur complaisant et fidèle de ses bourreaux. Le comte de Bismarck, le chancelier et le fondateur du futur Empire knouto-germanique, ne s'etait-il pas fait un devoir et un plaisir de livrer aux Mouravief et aux Bergh toutes les têtes polo- naises qui tombaient sous sa main? et ces mêmes lieutenants prussiens qui étalent maintenant leur humanité' et leur libe'ralisme pangermanique en France, n'ont-ils pas organisé, en i863, en 1864 et en i865, f* dans la Prusse polonaise et dans le grand- duché de Posen, comme de véritables gendarmes, dont ils ont d'ailleurs toute la nature et les goûts, une chasse en règle contre les malheureux insurgés polonais quifuyaient les Cosaques, 1 101 pour les livrer enchaînés au gouvernement russe? Lorsqu'en i863 la France, l'Angleterre et l'Autriche avaient envoyé leurs protestations en faveur de la Pologne au prince Gortchakof, seule la Prusse ne voulut point protester. Il lui était impossible de protester pour cette simple raison que, depuis 1860, tous les efforts de sa diplomatie tendirent à dissuader l'empereur Alexandre II de faire la moindre concession aux Polonais (*). On voit que sous tous ces rapports, les patriotes

(*; Lorsque l'ambassadeur de la Grande-Bretagne à Berlin, lord Bloomfield, si je ne me trompe de nom, proposa à M. de Bismarck de signer au nom de la Prusse la fameuse protes- tation des cours de l'Occident, M. de Bismarck s'y refusa, en disant à l'ambassadeur anglais : « Comment voulez-vous que nous protestions, quand depuis trois ans nous ne faisons que répéter à la Russie une seule chose, c'est de ne faire aucune concession à la Pologne ? » (Note de Bakounine.)

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allemands n'ont pas le droit d'adresser des reproches à l'Empire russe. S'il chante faux, et certes sa voix est odieuse, la Prusse, qui constitue aujourd'hui la tête, le cœur et le bras de la grande Germanie unifiée, ne lui a jamais refus i son accompagnement volontaire. Reste donc un seul grief, le dernier :

« La Russie, disent les Allemands, a exercé, depuis i8i5 jusqu'à ce jour, une influence désas- treuse sur la politique tant extérieure qu'intérieure de l'Allemagne. Si l'Allemagne est restée si long- temps divisée, si elle reste esclave, c'est à cette in- fluence fatale qu'elle le doit. »

J'avoue que ce reproche m'a toujours paru exces- sivement ridicule, inspiré par la mauvaise foi et indigne d'un grand peuple ; la dignité de chaque |io2 nation, comme de chaque individu, devrait con- sister, selon moi, principalement en ceci, que cha- cun accepte toute la responsabilité de ses actes, sans chercher misérablement à en rejeter la faute sur les autres. 1^^ N'est-ce pas une chose très sotte que les jérémiades d'un grand garçon qui viendrait se plaindre en pleurnichant qu'un autre l'ait dépravé, l'ait entraîné au mal? Eh bien, ce qui n'est pas per- mis à un gamin, à plus forte raison doit-iL être dé- fendu à une nation, défendu par le respect même qu'elle doit avoir pour elle-même (*).

(*) J'avoue que j'ai été profondément étonné, en retrouvant ce même grief dans une lettre adressée, l'an passé, par M. Charles iMarx, le célèbre chef des communistes allemands, aux rédacteurs d'une petite feuille russe qui se publiait en langue russe à Genève. Il prétend que si l'Allemagne n'est pas

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1 107 I ^'^ A la fin de cet e'crit, en jetant un coup d'œil sur la question germano-slave, je prouverai par des

encore démocratiquement organisée, la faute en est seulement à la Russie. Il méconnaît singulièrement l'histoire deson propre pays, en avançant une chose dont l'impossibilité, en laissant même de côté les faits historiques, se laisse facilement démon- trer par l'expérience de tous les temps et de tous les pays. A- t-on jamais vu une nation inférieure en civilisation imposer ou inoculer ses propres principes à un pays beaucoup plus civilisé, à moins que ce ne soit par la voie de la conquête? Mais l'Allemagne, que je sache, n'a jamais été conquise par la Russie. 11 est donc parfaitement impossible qu'elle ait pu adopter un principe russe quelconque; mais' il est plus que probable, il est certain, que, vu son voisinage immédiat et à cause de la prépondérance incontestable Je son développement politique, administratif, juridique, industriel, commercial, scientifique et social, l'Allemagne au contraire a fait passer beaucoup de ses propres idées en Russie, ce dont les Allemands conviennent généralement eux-mêmes, lorsqu'ils disent, non sans orgueil, que la Russie doit à l'Allemagne le peu de civili- sation qu'elle possède. Fort heureusement pour nous, pour l'avenir de la Russie, cette civilisation n'a pas pénétré, au-delà de la Russie officielle, dans le peuple. Mais, en effet, c'estaux Allemands que nous devons notre éducation politique, admi- nistrative, policière, militaire et bureaucratique, et tout l'achè- vement de notre édifice impérial, voir même notre auguste dynastie.

I 103 Que le voisinage d'un grand Kmir mongolo-byzantin-ger- manique ait été plus agréable aux despotes de l'Allemagne qu'à ses peuples; plus favorable au développement de sa ser- vitude indigène, tout à fait nationale, germanique, qu'à celui des idées libérales et démocratiques importées de France, qui peut en douter? L'Allemagne se serait développée beaucoup plus vite dans le sens de la libertéet de l'égalité, si, au lieude l'Empire russe, elle avait eu pour voisins les Etats-Unis de l'Amérique du Nord, par exemple. Elle avait eu d'ailleurs un voi- sin qui la séparait de l'Empire moscovite. 1 ■'" C'était la Pologne, non démocratique il est vrai, nobiliaire, fondée sur le servage des paysans comme l'Allemagne féodale, mais beaucoup moins aristocratique, plus libérale, plus ouverte à toutes les in- fluences humaines que cette dernière. Eh bien ! l'Allemagne, impatiente de ce voisinage turbulent, si contraire à ses habi- tudes d'ordre, de servilité pieuse et de loyale soumission, en

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faits historiques irrécusables que l'action diploma- tique de la Russie sur l'Allemagne, et il n'y en a ja-

dévora une bonne moitié, laissant l'autre moitié au tsarat moscovite, à cet Empire de toutes les Russies dont elle est de- venue par même la voisine immédiate. Et maintenant, elle sa plaint de ce voisinage! C'est ridicule. ^

La Russie également aurait gagné beaucoup, si, au lieu de l'Allemagne, elle avait pour voisine, à l'occident, la France; et au lieu de la Chine, à l'orient, l'Amérique du Nord. Mais les socialistes révolutionnaires, ou, comme on commence à les appeler en Allemagne, les anarchistes russes, sont trop jaloux de la dignité de leur peuple pour rejeter toute la faute de son esclavage sur les Allemands ou sur les Chinois. Et pourtant, avec bien plus de raison, ils auraient eu le droij historique de la rejeter aussi bien sur les uns quç sur les autres. Car enfin, il est certain que les hordes mongoles qui ont conquis la Russie sont venues de la frontière de la Chine. Il est certain que, pendant plus de deux siècles, elles l'ont tenue asservie sous leur joug. Deux siècles de joug barbare, quelle éduca- tion! Fort heureusement, cette éducation ne pénétra jamais dans le peuple russe proprement dit, dans la masse des paysans, qui continuèrent de vivre sous leur loi coutumière communale, ignorant et détestant toute autre politique et juris- prudence, comme ils le font encore à présent. Mais elle déprava complètement la noblesse et en grande partie aussi le clergé 1 104 russes, «t ces deux classes privilégiées, également brutales, également serviles, peuvent être considérées comme les vraies fondatrices de l'Empire moscovite. 11 est certain que cet em- pire fut principalement fondé sur l'asservissement du peuple, et que !e peuple russe, qui n'a point reçu en partage cette vertu de résignation dont paraît être doué à un si haut degré le peuple allemand, n'a jamais cessé de détester cet empire, ni de se révolter contre lui. 11 a été et il reste encore aujourd'hui le seul vrai socialiste révolutionnaire en Russie. Ses révoltes ou plutôt ses révolutions (en l"' i6i2, en 1667, en lyyijont sou- vent menacé l'existence même de l'Empire moscovite, et j'ai la ferme conviction que, sans trop tarder, une nouvelle révolu- tion socialiste populaire, cette fois triomphante, le renversera tout à fait. 11 est certain que si les tsars de Moscou, devenus plus tard les empereurs de Saint-Pétersbourg, ont triomphé jusqu'ici de cette opiniâtre et violente résistance populaire, ce n'est que grâce à la science politique, administrative, bureau- cratique et militaire que nous ont apportée les Allemands, qui,

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mais eu d'autre, tant sous le rapport de son développe- ment intérieur que sous celui de son extension exté-

en nous dotant de tant de belles choses, n'ont pas oublié d'ap- porter, n'ont pas pu ne pas apporter avec eux leur culte non plus oriental, mais protestant-germanique, du souverain, re- présentant personnel de la raison d'Etat, la philosophie de la servilité nobiliaire, bourgeoise, militaire et bureaucratique érigée en système; ce qui fut un grand malheur, selon moi. Car l'esclavage oriental, barbare, rapace, pillard de notre no- blesse et de notre clergé était le produit très brutal, mais tout à fait naturel, de circonstances historiques malheureuses, d'une profonde ignorance, et d'une situation économique et poli- tique encore plus malheureuse. Cet esclavage était un fait naturel, nonun système, et comme tel il pouvait et il devait se modifier sous l'influence bienfaisante des idées libérales, démocratiques, socialistes et humanitaires de l'Occident. 11 s'est modifié, en effet, de sorte que, pour ne faire mention que des faits les plus caractéristiques, nous avons vu de 18 18 à 1825 plusieurs centaines de nobles, la fleur de la noblesse, appartenant à la classe la plus élevée et la plus riche en Russie, former une conspiration très 1 105 sérieuse et très menaçante contre le despotisme impérial, avec le but de fonder sur ses ruines une constitution monarchique libérale, selon le désir des uns, ou une république fédérative et démocratique, selon celui du grand nombre, ayant pour base, l'une et l'autre, l'éman- cipation complète des paysans avec la propriété d* la terre. Depuis il n'y a pas eu une seule conspiration en Russie à la- quelle des jeunes nobles, sou vent fort riches, n'aient participé. D'un autre côté, tout le monde sait que ce sont précisément les fils de nos prêtres, les étudiantsde nos académies et de nos séminaires, qui constituent la phalange sacrée du parti socia- liste révolutionnaire en Russie. Que Messieurs les patriotes allemands, en présence de ces faits incontestables et que toute leur I '2 mauvaise foi proverbiale ne parviendra pas à détruire, veuillent bien me dire s'il, y a jamais eu en Allemagne beau- coup de nobles et d'étudiants en théologie qui aient conspiré contre l'Ktat pour l'émancipation du peupler Et pourtant ce ne sont pas les nobles ni les théologiens qui lui manquent. D'où vient donc cette pauvreté, pour ne pas direcette absence desen- timents libéraux et démocratiques dans la noblesse, dans le clergé, et je dirai aussi, pour êti'e sincère jusqu'au bout, dans la bourgeoisie de l'Allemagne? G'estque dans toutes ces classes respectables, représentantes de la civilisation allemaade, le ser-

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rieure, a été nulle ou presque nulle jusqu'en 1866, 1^* beaucoup plus nulle, dans tous les cas, que ces

vilisme n'est pas seulement un fait naturel, produit de causes naturelles, il est devenu un système, une science, une sorte de culte religieux, et à cause de cela même il constitue une ma- ladie incurable. Pouvez-vous vous imaginer un bureaucrate allemand, ou bien un officier de l'armée allemande, conspirant et se révoltant pour la liberté, pour l'émancipation des peuples? Non, sans doute. Nous avons bien vu dernièrement des officiers et des hauts fonctionnaires du Hanovre conspirer contre M. de Bismarck, mais dans quel but i Dans celui de ré- tablir sur son trône un roi despote, un roi légitime. Eh bien, la bureaucratie russe etle corps des officiers russes comptent dans leurs rangs beaucoup de conspirateurs pour le peuple. Voilà la ditférence; elle est toute en faveur de la Russie. 11 est donc naturel que, lors même que l'action asservissante de la civilisation allemande n'a pu parvenir à corrompre complè- tement même les corps privilégiés et officiels de la Russie, elle ait exercer constamment sur ces classes une influence mal- faisante. Et je le répète, il est fort heureux pour le peuple russe qu'il ait été épargné par cette civilisuion, de même qu'il a été épargné par la civilisation des Mongols.

A rencontre de tous ces faits, les bourgeois patriotes de l'Al- lemagne ] 100 pourront-ils en citer un seul qui constate l'in- fluence pernicieuse de la civilisation mongolo-byzantine de la Russie ofHtielle sur l'Allemagne ? Il leur serait complètement impossible de le faire, puisque les Russes ne sont jamais venus en Allemagne ni comme conquérants, ni comme profes- seurs, ni comme administrateurs ; [^' d'où il résulte que, si l'Allemagne a réellement emprunté quelque chose à la Russie officielle, ce que je nie formellement, ce ne pouvait être que par penchant et par goût.

Ce serait vraiment un acte beaucoup plus digne d'un excel- lent patriote allemand et d'un démocrate socialiste sincère, comme l'est indubitablement M. Charles Marx, et surtout bien plus profitable pour l'Allemagne populaire, si, au lieu de cher- cher à consoler la vanité nationale, en attribuant faussement les fautes, les crimes et la honte de l'Allemagne à une in- fluence étrangère, il voulait bien employer son érudition im- mense pour prouver, conformément à la justice et à la vérité historique, que l'Allemagne a produit, porté ethistoriquement développé en elle-même tous les éléments de son esclavage actuel. Je lui aurais volontiers abandonné le soin d'accomplir

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 4IJ

bons patriotes allemands et que la diplomatie russe elle-même ne se le sont imaginé. Et je prou- verai qi^/'à partir de i866,le cabinet de Saint-Péters- bourg, reconnaissant du concours moral, sinon de l'aide matérielle, que celui de Berlin lui a apporté pendant la guerre de Crimée, et plus inféodé à la politique ["^ prussienne que Jamais, a puissamment contribué, par son attitude menaçante contre l'Au- triche et la France, à la complète réussite des projets gigantesques du comte de Bismarck et par consé- quent aussi à l'édification définitive du grand Em- pire prusso-germanique, dont l'établissement pro- chain va enfin couronner tous les vœux des patriotes allemands.

Comme le docteur Faust, ces excellents patriotes ont|®^ poursuivi deux buts, deux tendances oppo-

un travail si utile, nécessaire surtout au point de vue de l'éman- cipation du peuple allemand, et qui, sorti de ébn cerveau et de sa plume, appuyé sur cette érudition étonnante, devant laquelle je me suis déjà incliné, serait naturellement infiniment plus complet. Mais comme je n'espère pas qu'il trouve jamais convenable et nécessaire de dire toute la vérité sur ce point, je m'en charge, et je m'eftorcerai de prouver, dans le cours de cet écrit, que l'esclavage, les crimes et la honte actuelle de l'Alle- magne sont les produits toutà fait indigènes de quatre grandes causes historiques : la féodalité nobiliaire, dont l'esprit, loin d'avoir éfé vaincu comme en France, s'est incorporé dans la constitution actuelle de l'Allemagne; l'absolutisme du souve- rain, sanctionné par le protestantisTneet transformé par lui en un objet de culte; la servilité persévérante et chronique de la bourgeoisie de l'Allemagne, et la patience à toute épreuve de son peuple. Une cinquième cause enfin, qui tient d'ailleurs de très près aux quatre premières, c'est la naissance et la rapide 'formation de la puissance toute mécanique et tout anti-na- tionale de l'Etat de Prusse. [Note de Bakounine.)

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sées : l'une vers une puissante unité nationale, l'autre vers la liberté. Ayant voulu concilier deux choses inconciliables, ils ont longtemps paralysé l'une par l'autre, jusqu'à ce qu'enfin, avertis par l'expérience, ils se soient décidés à sacrifier l'une pour conquérir l'autre. Et c'est ainsi que sur les ruines, non de leur liberté, ils n'ont jamais été libres, mais de leurs rêves libéraux, ils sont en train de bâtir maintenant leur grand Empire prusso-germanique. Ils constitue- ront désormais, de leur propre aveu, librement, une puissante nation, un formidable Etat et un peuple esclave.

P* Pendant cinquante années de suite, depuis i8i5 jusqu'en 1866, la bourgeoisie allemande avait vécu dans [108 une singulière illusion par rapporta elle- même : elle s'était crue libérale, elle ne l'était pas du tout. Depuis l'époque elle reçut le baptême de Mélanchthon et de Luther, qui l'inféodèrent reli- gieusement au pouvoir absolu de ses princes, elle perdit définitivement tous ses derniers instincis de liberté. La résignation et l'obéissance quand même devinrent plus que jamais son habitude et l'expres- sion réfléchie de ses plus intimes convictions, le ré- sultat de son culte superstitieux pour la toute-puis- sance de l'Etat. Le sentiment de la révolte, cet orgueil satanique qui repousse la domination de quelque maître que ce soit, divin ou humain, et qui seul crée dans l'homme l'amour de l'indépendance

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 419

et de la liberté, non seulement lui est inconnu, il lui répugne, la scandalise et l'effraie. La bourgeoisie allemande ne saurait vivre sans maître; elle éprouve trop le besoin de respecter, d'adorer, de se soumettre à n'importe qui. Si ce n'est pas un roi, un empereur, eh bien I ce sera un monarque collectif, l'Etat et tous les fonctionnaires de l'Etat, comme c'était le cas jusqu'ici à Francfort, à Hambourg, à Brème et à Lûbeck, appelées villes républicaines et libres, et qui passeront sous la domination du nouvel empe- reur d'Allemagne sans s'apercevoir même qu'elles ont perdu leur liberté.

Ce qui mécontente le bourgeois allemand, ce n'est donc pas de devoir obéir à un maître : car c'est son habitude, sa seconde nature, sa religion, sa passion ; mais c'est l'insignifiance, la faiblesse, l'impuissance relative de celui à qui il doit et il veut obéir. Le bourgeois allemand possède au plus haut degré cet orgueil de tous les valets qui réfléchissent en eux-mêmes l'importance, la richesse, la grandeur, la puissance de leur maître. C'est ainsi que s'explique le culte rétrospectif delà figure historique et presque mythique de l'empereur d'Allemagne, culte né, en 181 5, simultanément avec le pseudo-libéralisme allemand, dont il a été toujours depuis l'accompa- gnement obligé, et qu'il devait nécessairement étouffer et détruire, tôt ou tard, comme il vient de le faire de nos jours. Prenez toutes les chansons pa- triotiques des I ^^ Allemands, composées depuis 1 8 1 5. Je ne parle pas [ 109 des chansons des ouvriers socia-

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listes qui ouvrent une ère nouvelle, prophétisent un monde nouveau, celui de l'émancipation universelle. Non, prenez les chansons des patriotes bourgeois, à commencer par l'hymne pangermanique d'Arndt. Quel est le sentiment qui y domine ? Est-ce l'amour de la liberté ? Non, c'est celui de la gran- deur et de la puissance nationales : « est la patrie allemande ? » demande-t-il. -r- Réponse : « Aussi loin que résonne la langue allemande. » La liberté n'inspire que très médiocrement ces chan- teurs du patriotisme allemand. On dirait qu'ils n'en font mention que par décence. Leur enthousiasme sérieux et sincère appartient à la seule unité. Et au- jourd'hui même, de quels arguments se servent-ils pour prouver aux habitants de l'Alsace et de la Lor- raine, qui ont été baptisés Français par la Révolution et qui, dans ce moment de crise si terrible pour eux, se sentent plus passionnément Français que jamais, qu'ils sont Allemands et qu'ils doivent redevenir des Allemands? Leur promettent-ils la liberté, l'émanci- pation du travail, une grande prospérité matérielle, un noble et large développement humain ? Non, rien de tout cela. Ces arguments les touchent si peu eux- mêmes, qu'ils ne comprennent pas qu'ils puissent toucher les autres. D'ailleurs ils n'oseraient pas pousser si loin le mensonge, dans un temps de pu- blicité où le mensonge devient si difficile, sinon im- possible. Ils savent, et tout le monde sait, qu'aucune de ces belles choses n'existe en Allemagne, et que l'Allemagne ne peut devenir un grand Empire

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knouto-germanique qu'en y renonçant pour long- temps, même dans ses rêves, la réalité étant devenue trop saisissante aujourd'hui, trop brutale, pour qu'il y ait place et loisir pour des rêves.

A défaut de toutes ces grandes choses à la fois réelles et humaines, les publicistes, les savants, les patriotes et les poètes de la bourgeoisie' allemande leur parlent de quoi ? De la grandeur passée de l'Em- pire d'Allemagne, des Hohenstaufen et de l'empereur Barberousse. Sont-ils fous? sont-ils idiots? Non, ils sont des bourgeois allemands, des patriotes alle- mands. Maispourquoi diable ces bonsjno bourgeois, ces exj^'^cellents patriotes adorent-ils ce grand passé catholique, impérial et féodal de l'Allemagne ? Re- trouvent-ils, comme les villes d'Italie, dans le dou- zième, dans le treizième, dans le quatorzième et dans le quinzième siècle, des souvenirs de puis- sance, de liberté, d'intelligence et de gloire bour- geoise? La bourgeoisie, ou, si nous voulons étendre ce mot en nous conformant à l'esprit de ces temps reculés, la nation, le peuple allemand fut-il alors moins brutalisé, moins opprimé par ses princes des- potes et par sa noblesse arrogante? Non, sans doute, ce fut pis qu'aujourd'hui. Mais alors que vont-ils donc chercher dans les siècles passés, ces savants bourgeois de l'Allemagne ? La puissance du maître. C'est l'ambition des valets.

En présence de ce qui se passe aujourd'hui, le doute n'est plus possible. La bourgeoisie allemande n'a jamais aimé, compris, ni voulu la liberté. Elle

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vit dans sa servitude, tranquille et heureuse comme un rat dans un fromage, mais elle veut que le fro- mage soit grand. Depuis 1 8 1 5 jusqu'à nos jours, elle n'a désiré qu'une seule chose; mais cette chose elle l'a voulue avec une passion persévérante, énergique et digne d'un plus noble objet. Elle a voulu se sentir sous la main d'un maître puissant, fût-il un despote féroce et brutal, pourvu qu'il puisse lui donner, en compensation de son esclavage néces- saire, ce qu'elle appelle sa grandeur nationale ; pourvu qu'il fasse trembler tous les peuples, y compris le peuple allemand, au nom de la civilisa- tion allemande.

On m'objectera que la bourgeoisie de tous les pays montre aujourd'hui les mêmes tendances ; que partout elle (m accourt effarée s'abriter sous la pro- tection de la dictature militaire, son dernier refuge contre les envahissements de plus en plus menaçants du prolétariat. Partout elle renonce à sa liberté, au nom du salut de sa bourse, et, pour garder ses pri- vilèges, partout elle renonce à son droit. Le libéra- lisme bourgeois, dans tous les pays, est devenu un mensonge, n'existant plus à peine que de nom.

Oui, c'est vrai. Mais au moins, dans le passé, le li- béralisme des bourgeois italiens, suisses, hollandais, belges, anglais et I" français a réellement existé, tan- dis que celui delà bourgeoisie allemande n'a jamais existé. Vous n'en trouvez aucune trace ni avant, ni après la Réformation.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 423

Histoire du libéralisme allemand.

La guerre civile, si funeste à la puissance des Etats, est, au contraire et à cause de cela même, toujours favorable au réveil de l'initiative populaire et au développement intellectuel, moral et même matériel des peuples. La raison en est très simple ; elle trouble, elle ébranle dans les masses cette dis- position moutonnière, si chère à tous les gouverne- ments, et qui convertit les peuples en autant de troupeaux qu'on paît et qu'on tond à merci. Elle rompt la monotonie abrutissante de leur existence journalière, machinale, dénuée de pensée, et, en les forçant à réfléchir sur les prétentions respectives des princes ou des partis qui se disputent le droit de les opprimer et de les exploiter, les amène le plus sou- vent à la conscience sinon réfléchie, au moins in- stinctive, de cette profonde vérité, que les droits des uns sont aussi nuls que ceux des autres et que leurs interitions sont également mauvaises. En outre, du moment que la pensée, ordinairement en- dormie, des masses, se réveille sur un point, elle s'étend nécessairement 1 112 sur tous les autres. L'in- telligence du peuple s'émeut, rompt son immobilité séculaire, et, sortant des limites d'une foi machinale, brisant le joug des représentations ou des notions traditionnelles et pétrifiées qui lui avaient tenu lieu de toute pensée, elle soumet à une critique sévère, passionnée, dirigée par son bon sens et par son

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honnête conscience, qui valent souvent mieux que la science, toutes ses idoles d'hier. C'est ainsi que se re'veille l'esprit du peuple. Avec l'esprit naît en lui l'instinct sacré, l'instinct essentiellement humain de la révolte, source de toute émancipation, et se développent simultanément sa morale et sa pros- périté matérielle, filles jumelles de la liberté. Cette liberté, si bienfaisante pour le peuple, trouve un appui, une | ^^ garantie et un encouragement dans la guerre civile elle-même, qui, en divisant ses op- presseurs, ses exploiteurs, ses tuteurs ou ses maîtres, diminue nécessairementla puissance malfaisante des uns et des autres. Quand les maîtres s'entre-dé- chirent, le pauvre peuple, délivré, au moins en partie, de la monotonie de l'ordre public, ou plutôt de l'anarchie et de l'iniquité pétrifiées qui lui sont imposées, sous ce nom d'ordre public, par leur au- torité détestable, peut respirer un peu plus à son aise. D'ailleurs les parties adverses, affaiblies par la division et la lutte, ont besoin de la sympathie des masses pour triompher l'une de l'autre. Le peuple devient une maîtresse adulée, recherchée, courtisée. On lui fait toutes sortes de promesses, et lorsque le peuple est assez intelligent pour ne point se con- tenter de promesses, on lui fait des concessions réelles, politiques et matérielles. S'il ne s'émancipe pas alors, la faute en est à lui seul.

Le procédé que je viens de décrire est précisément celui par lequel les communes de tous les pays de l'Occident de l'Europe se sont émancipées, plus ou

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moins, au moyen âge. Par la manière dont elles se sont émancipées et surtout par les conséquences politiques, intellectuelles et sociales qu'elles ont su tirer de leur émancipation, [us on peut juger de leur esprit, de leurs tendances naturelles et de leurs tempéraments nationaux respectifs.

Ainsi, vers la fin du onzième siècle déjà, nous voyons l'Italie en plein développement de ses libertés municipales, de son commerce et de ses arts nais- sants. Les villes d'Italie savent profiter de la luite mé- morable des empereurs et des papes, qui commence, pour conquérir leur indépendance. Dans ce même siècle, la France et l'Angleterre se trouvent déjà en pleine philosophie scolastique, et comme consé- quence de ce premier réveil ae la pensée dans la foi et de cette première révolte implicite de la raison contre la foi, nous voyons, dans le Midi de la France, la naissance de l'hérésie vaudoise; En Alle- magne, rien. Elle travaille, elle prie, elle chante, bdtit ses temples, sublime expression de sa foi robuste et naïve, et obéit sans murmures à ses prêtres, à ses nobles, à ses princes et à son empe- reur qui la brutalisent et la pillent sans pitié ni ver- gogne.

I '■''■' Au douzième siècle se forme la grande Ligue des villes indépendantes et libres de l'Italie, contre l'em- pereur et contre le pape. Avec la liberté politique commence naturellement la révolte de l'intelligence. Nous voyons le grand Arnaud de Brescia brûlé à Rome pour hérésie en ii55. En France, on brûle

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Pierre de Bruys et l'on persécute Abeilard; et ce qui est plus, l'hérésie vraiment populaire et révolu- tionnaire des Albigeois se soulève contre la domi- nation du pape, des prêires et des seigneurs féodaux. Persécutés, ils se répandent dans les Flandres, en Bohême, jusqu'en Bulgarie, mais pas en Allemagne. En Angleterre, le roi Henri I*'' Beauclerc est forcé de signer une charte, base de toutes les libertés ulté- rieures. Au milieu de ce mouvement, seule la fidèle Allemagne reste immobile et intacte. Pas une pensée, pas un acte qui dénote le réveil d'une vo- lonté indépendante ou d'une aspiration quelconque dans le peuple. Seulement deux faits importants. D'abord, la création de deux ordres chevaleresques nouveaux, celui des 1 114 croisés Teutoniques et celui des Porte-glaives livoniens, chargés tous les deux de préparer la grandeur et la puissance du futur Empire knouto-germanique, par la propagande armée du catholicisme et du germanisme dans le Nord et dans le Nord-Est de l'Europe. On connaît la méthode uniforme et constante dont firent usage ces aimables propagateurs de l'Evangile du Christ, pour convertir et pour germaniser les populations slaves barbares et païennes. C'est d'ailleurs la même méthode que leurs dignes successeurs em- ploient aujourd'hui pour moraliser, pour civiliser, pour germaniser la France : ces trois verbes diffé- rents ayant dans la bouche et dans la pensée des patriotes allemands le même sens. C'est le massacre en détail et en masse, l'incendie, le pillage, le viol,

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la destruction d'une partie de la population et l'asservissement du reste. Dans les pays con- quis, autour des camps "retranchés de ces civili- sateurs arme's, se formaient ensuite les villes alle- mandes. Au milieu d'eux venait s'établir le saint évêque, le bénisseur quand même de tous les attentats commis ou entrepris par ces nobles bri- gands; avec lui venait une troupe de prêtres, et on baptisait de force les pauvres païens qui avaient sur- vécu au I ^°^ massacre, puis on obligeait ces esclaves de bâtir des églises. Attirés par tant de sainteté et de gloire, arrivaient ensuite ces bons bourgeois alle- mands, humbles, serviles, lâchement respectueux vis-à-vis de l'arrogance nobiliaire, à genoux devant toutes les autorités établies, politiques et religieuses, aplatis, en un mot, devant tout ce qui représentait une puissance quelconque, mais excessivement durs et pleins de mépris et de haine pour les populations indigènes vaincues; d'ailleurs unissant à ces qua- lités utiles, sinon très brillantes, une force, une in- telligence et une persévérance de travail tout à fait respectables, et je ne sais quelle puissance végétative de croissance et d'expansion envahissante, qui ren- daient ces parasites laborieux très dangereux pour l'indépendance 1 115 et pour l'intégrité du caractère national, même dans les pays ils étaient venus s'établir non par le droit de conquête, mais par grâce, comme en Pologne, par exemple. C'est ainsi que la Prusse orientale et occidentale et une partie du grand-duché de Posen se sont trouvées germa-

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nisées un beau jour. Le second fait allemand qui s'accomplit dans ce siècle, c'est la renaissance du droit romain, provoque'e, non sans doute par l'ini- tiative nationale, mais par la volonté' spéciale des empereurs qui, en protégeant et en .propageant l'é- tude des Pandectes retrouvées de Justinien, prépa- rèrent les bases de l'absolutisme moderne.

Au treizième siècle, la bourgeoisie allemande semble se réveiller enfin. La guerre des Guelfes et des Gibelins, après avoir duré près d'un siècle, réussit à interrompre ses chants et ses rêves et à la tirer de sa pieuse léthargie. Elle commence vraiment par un coup de maître. Suivant sans doute l'exemple que leur avaientdonné les villes d'Italie, dontles rapports commerciaux s'ctaient étendus sur toute l'Allemagne, plus de soixante villes allemandes forment une ligue commerciale et nécessairement politique, for- midable, la fameuse Hanse.

Si la bourgeoisie allemande avait eu l'instinct de la liberté, même partielle et restreinte, la seule qui fût possible dans ces temps reculés, elle aurait pu conquérir son indépendance et établir sa puissance politique déjà au treizième siècle, comme |*^^ l'avait fait, bien avant, la bourgeoisie d'Italie. La situation politique des villes allemandes, à cette époque, res- semblait d'ailleurs beaucoup à celle des villes ita- liennes, auxquelles elles étaient liées doublement et par les prétentio.is du Saint-Empire et par les rapports plus réels du commerce.

Comme les cités républicaines d'Italie, les villes

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allemandes ne pouvaient compter que sur elles- mêmes. 1 116 Elles ne pouvaient pas, comme les com- munes de France, s'appuyer sur la puissance crois- sante de la centralisation monarchique, le pouvoir des empereurs, qui re'sidaitbeaucoup plus dans leurs capacités et dans leur induence personnelles que dans les institutions politiques, et qui par conse'- quent variait avec le changement des personnes, n'ayant jamais pu se consolider ni prendre corps en Allemagne, D'ailleurs, toujours occupés des affaires d'Italie et de leur lutte interminable contre les papes, ils passaient les trois quarts de leur temps hors de l'Allemagne. Par cette double raison, la puissance des empereurs, toujours précaire et tou- jours disputée, ne pouvait offrir, comme celle des rois de France, un appui suffisant et sérieux à l'é- mancipation des communes.

Les villes de l'Allemagne ne pouvaient pas non plus, comme les communes anglaises, s'allier avec l'aristocratie terrienne contre le pouvoir de l'em- pereur, pour revendiquer leur part de liberté poli- tique; les maisons souveraines et toute la noblesse féodale de l'Allemagne, au contraire de l'aristo- cratie anglaise, s'étaient toujours distinguées par une absence complète de sens politique. C'était tout simplement un ramassis de grossiers brigands, bru- taux, stupides, ignorants, n'ayant de goût que pour la guerre féroce et pillarde, que pour la luxure et pour la débauche. Ils n'étaient bons que pour attaquer les marchands des villes sur les grandes

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routes, ou bien pour saccager les villes elles-mêmes quand ils se sentaient en force, mais non pour com- prendre l'utilité d'une alliance avec elles.

Les villes allemandes, pour se de'fendre contre la brutale oppression, contre les vexations et contre le pillage re'gulier ou non régulier des empereurs, des princes souverains et 1 117 des nobles, ne pouvaient donc réellement compter que sur \^^'^ leurs propres forces et que sur leur alliance entre elles. Mais pour que cette alliance, cette même Hanse qui ne fut jamais rien qu'une alliance presque exclusivement commer- ciale, pût leur offrir une protection suffisante, il aurait fallu qu'elle prît un caractère et une impor- tance décidément politique : qu'elle intervînt comme partie reconnue et respectée dans la cons- titution même et dans toutes les affaires tant inté- rieures qu'extérieures de l'Empire.

Les circonstances d'ailleurs étaient entièrement favorables. La puissance de toutes les autorités de l'Empire avait été considérablement affaiblie par la lutte des Gibelins et des Guelfes ; et puisque les villes allemandes s'étaient senties assez fortes pour former une ligue de défense mutuelle contre tous les pillards couronnés ou non couronnés qui les menaçaient de toutes parts, rien ne les empêchait de donner à cette ligue un caractère politique beaucoup plus positif, celui d'une formidable puissance collec- tive réclamant et imposant le respect. Ellespouvaient faire davantage : profitant de l'union plus ou moins fictive que le mystique Saint-Empire avait établie

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entre l'Italie et l'Allemagne, les villes allemandes auraient pu s'allier ou se fe'de'rer avec les villes italiennes, comme elles s'étaient alliées avec des villes flamandes et plus tard même avec quelques villes polonaises ; elles auraient naturellement le faire non sur une base exclusivement allemande, mais largement internationale ; et qui sait si une telle alliance, en ajoutant, à la force native et un peu lourde et brute des Allemands, l'esprit, la capacité politique et l'amour de la liberté des Italiens, n'eût lus pas donné au développement politique et social de l'Occident une direction toute différente et bien autrement avan- tageuse pour la civilisation du monde entier? Le seul grand désavantage qui, probablement, serait résulté d'une telle alliance, c'eût été la formation d'un nou- veau monde politique, puissant et libre, en dehors des masses agricoles et par conséquent contre elles ; les paysans de l'Italie et de l'Allemagne auraient été livrés encore plus à la merci des seigneurs féodaux, résultat qui, d'ailleurs, n'a point été évité, puisque l'organisation municipale des villes a eu pour con- séquence de séparer 1 '*^-^ profondément les paysans des bourgeois et de leurs ouvriers, en Italie aussi bien qu'en Allemagne.

Mais ne rêvons pas pour ces bons bourgeois alle- mands! Ils rêvent assez eux-mêmes; il est malheu- reux seulemeru que leurs rêves n'aient jamais eu la liberté pour objet. Ils n'ont jamais eu, ni alors, ni depuis, les dispositions intellectuelles et morales nécessaires pour concevoir, pour aimer, pour vou-

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loir et pour créer la liberté. L'esprit d'indépendance leur a toujours été inconnu. La révolte leur répugne, autant qu'elle les effraie. Elle est incompatible avec leur caractère résigné et soumis, avec leurs habitudes patiemment et paisiblement laborieuses, avec leur culte à la fois raisonné et mystique de l'autorité. On dirait que tous les bourgeois allemands naissentavec la bosse de la piété, avec la bosse de l'ordre public et de l'obéissance quand même. Avec de telles dispo- sitions, on ne s'émancipe jamais, et même au milieu des conditions les plus favorables on reste esclave.

C'est ce qui arriva à la Ligue des villes hanséa- tiques. [no Elle ne sortit jamais des bornes de. la mo- dération et de la sagesse, ne demandant que trois choses: qu'on la laissât paisiblement s'enrichir par son industrie et par son commerce; qu'on respectât son organisation et sa juridiction intérieure; et qu'on ne lui demandât pas des sacrifices d'argent trop énormes en retour de la protection ou de la tolérance qu'on lui accordait. Quant aux affaires gé- nérales de l'empire, tant intérieures qu'extérieures, la bourgeoisie allemande en laissa volontiers le soin exclusif aux « grands Messieurs » (den grossen Herren), trop modeste elle-même pour s'en mêler.

Une si grande modération politique a être né- cessairement accompagnée, ou plutôt même est un symptôme certain, d'une grande lenteur dans le dé- veloppement intellectuel et social d'une nation. Et en effet, nous voyons que pendant tout le treizième siècle, l'esprit allemand, malgré le grand

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mouvement commercial et industriel, maigre' toute la prospérité' matérielle des villes allemandes, ne produit absolument rien. Dans ce même siècle, on enseignait déjà, dans les écoles de l'Université de Paris, malgré le roi et le pape, une doctrine dont [ *"' la hardiesse aurait épouvanté nos métaphysiciens et nos théologiens, affirmant, par exemple, que le monde, étant éternel, n'avait pas pu être créé, niant l'immatérialité des âmes et le libre arbitre. En Angle- terre, nous trouvons le grand moine Roger Bacon, le précurseur de la science moderne et le véritable inventeur de la boussole et delà poudre, quoique les Allemands veuillent s'attribuer cette dernière invention, sans doute pour faire mentir le proverbe. En Italie naissait Dante. En Allemagne, nuit intel- lectuelle complète.

Au seizième siècle, l'Italie possède déjà une magni- fique littérature nationale : Dante, Pétrarque, Boc- cace ; et dans l'ordre politique, Rienzi, et Michel j 120 Lando, l'ouvrier cardeur, gonfalonier à Florence. En France, les communes, représentées aux Etats-géné- raux, déterminent définitivement leur caractère po- litique, en appuyant la royauté contre l'aristocratie et le pape. C'est aussi le siècle de la Jacquerie, cette première insurrection des campagnes de France, insurrection pour laquelle les socialistes sincères n'auront pas, sans doute, le dédain ni surtout la haine des bourgeois. En Angleterre, Jean Wicleff, le véritable initiateur de la Réformation religieuse, commence à prêcher. En Bohême, pays slave, fai-

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sant malheureusement partie de 4'Empire germa- nique,,nous trouvons dans les masses populaires, parmi les paysans, la secte si intéressante et si sym- pathique des Fraticelli qui osèrent prendre, contre le despote céleste, le parti de Satan, ce chef spirituel de tous les révolutionnaires passés, présents et à venir, le véritable auteur de l'émancipation humaine selon le témoignage de la Bible, le négateur de l'em- pire céleste comme nous le sommes de tous les em- pires terrestres, le créateur de la liberté: celui même que Proudhon, dans son livre de la Justice, saluait avec une éloquence pleine d'amour. Les Fraticelli préparèrent le terrain pour la révolution de Huss et de Ziskd. La liberté suisse naît enfin dans ce siècle.

La révolte des cantons allemands de la Suisse contre le despotisme delà maison de Habsbourg est, un fait si contraire à l'esprit national de l'Allemagne, qu'il eut pour conp'^ séquence nécessaire, immé- diate, la formatic^n d'une nouvelle nation suisse, baptisée au nom de la révolte et de la liberté, et comme telle séparée désormais par une barrière infranchissable de l'Empire germanique.

|i2i Les patriotes allemands aiment à répéter, avec la célèbre chanson pangermanique d'Arndt, que c leur patrie s'étend aussi loin que résonne leur langue, chantant des louanges au bon Dieu » :

So weit die deutsche Zunge klingt, Und Gott im Himmel Lieder singt !

S'ils voulaient se conformer plutôt au sens réel de

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leur histoire qu'aux inspirations de leur fantaisie omnivore, ils auraient dire que leur patrie s'étend aussi loin que l'esclavage des peuples et qu'elle cesse commence la liberté.

Non seulement la Suisse, mais les villes de la Flandre, liées pourtant avec les villes de l'Alle- magne par des intérêts matériels, par ceux d'un commerce croissant et prospère, et malgré qu'elles fissent partie de la Ligue hanséatique, tendirent, à partir même de ce siècle, à s'en séparer toujours da- vantage, sous l'influence de cette même liberté.

En Allemagne, pendant tout ce siècle, au milieu d'une prospérité matérielle croissante, aucun mou- vement intellectuel, ni social. En politique deux faits seulement : le premier, c'est la déclaration des princes de l'Empire qui, entraînés par .l'exemple des rois de France, proclament que l'Empire doit être indépendant du pape et que la dignité impériale ne relève que de- Dieu seul. Le second, c'est l'institu- tion de la fameuse Bulle d'or qui organise définiti- } vement l'Empire et décide qu'il y aura désormais sept princes électeurs, en l'honneur des sept chan- deliers de l'Apocalypse.

Nous voilà enfin arrivés au quinzième siècle. C'est le siècle de la Renaissance. L'Italie est en pleine floraison. Armée de la philosophie retrouvée de la Grèce antique, elle brise la lourde prison dans laquelle, pendant dix siècles, le catholicisme I122 avait tenu renfermé l'esprit humain. La foi tombe, la pensée libre renaît. C'est l'aurore resplendissante et

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joyeuse l**^^ de l'émancipation humaine. Le sol libre de l'Italie se couvre de libres et hardis penseurs. L'Eglise elle-même y devient païenne. Les papes et les cardinaux, dédaignant saint Paul pour Aristote et Platon, embrassent la philosophie matérialiste d'Epicure, et, oublieux du Jupiter chrétien, ne jurent plus que par Bacchus et Vénus ; ce qui ne les empêche pas de persécuter par moments les libres- penseurs dont la propagande entraînante menace d'anéantir la foi des masses populaires, cette source de leur puissance et de leurs revenus. L'ardent et illustre propagateur de la foi nouvelle, de la foi hu- maine, Pic de la Mirandole, mort si jeune, attire surtout contre lui les foudres du Vatican.

En France et en Angleterre, temps d'arrêt. Dans la première moitié de ce siècle, c'est une guerre odieuse, stupide, fomentée par l'ambition des rois et soutenue bêtement par la nation anglaise, une guerre qui fit reculer d'un siècle l'Angleterre et la France. Comme les Prussiens, aujourd'hui, les Anglais du quinzième siècle avaient voulu détruire, soumettre la France. Ils s'étaient même emparés de Paris, ce que les Allemands, malgré toute leur bonne volonté, n'ont pas encore réussi à faire jusqu'ici (i), et avaient brûlé Jeanne d'Arc à Rouen, comme les Allemands pen- dent aujourd'hui les francs-tireurs. Ils furent enfin chassés de Paris et de France, comme, espérons-le toujours, les Allemands finiront bien par l'être aussi.

(i) Ces pages ont été écrites entre le x i et le i6 février 1871 . - J. G.

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Dans la seconde moitié du quinzième siècle, en France, nous voyons la naissance du vrai despotisme royal, renforcé par cette guerre. C'est l'époque de LouisXI, un rude compère, valant à lui seul Guil- laume l" avec ses Bismarck et Moltke, le fondateur de la centralisation bureaucratique et militaire de 1 123 la France, le créateur de l'Etat. Il daigne bien encore quelquefois s'appuyer sur les sympathies intéressées de sa fidèle bourgeoisie, qui voit avec plaisir son bon roi abattre les têtes, si arrogantes et si fières, de ses seigneurs féodaux; mais on sent déjà à la manière dont il se comporte avec elle que, si elle ne voulait pas l'appuyer, il saurait bien l'y forcer. Toute indépen- dance, nobiliaire ou bourgeoise, spirituelle ou tem- porelle, lui estégalement odieuse. Il abolit la cheva- lerie 1*"^^ et institue les ordres militaires : voilà pour la noblesse. Il impose ses bonnes villes selon sa convenance et dicte sa volonté aux Etats-généraux : voilà pour la liberté bourgeoise. Il défend enfin la lecture des ouvrages des nominaux et ordonne celle des j-éaux {*) : voilà pour la libre pensée. Eh bien, malgré une si dure compression, la France donne naissance à Rabelais à la fin du quinzième siècle : un génie profondément populaire, gaulois, et tout débordant de cet esprit de révolte humaine qui carac- térise le siècle de la Renaissance.

(*) Les no-.ninaux, niatérialisles autant que pouvaient l'être des philosophes scolastiques, n'admettaient pas la réalité des idées abstraites; \ts, réaux, au contraire, penseurs orthodoxes, soutenaient l'existence réelle de ces idées. (1. G., note ajoutée en iHji au manuscrit de Bakounine.)

25.

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En Angleterre, malgré l'affaiblissement de l'esprit populaire, conséquence naturelle de la guerre odieuse qu'elle avait faite à la France, nous voyons, pendant tout le quinzième siècle, les disciples de Wi- cleff propager la doctrine de leur maître, malgré les cruelles persécutions dont ils sont les victimes, et préparer ainsi le terrain à la révolution religieuse qui éclata un siècle plus tard. En même temps, par la voie 1 124 d'une propagande individuelle, sourde, invi- sible et insaisissable, mais néanmoins très vivace, en Angleterre aussi bien qu'en France, l'esprit libre de la Renaissance tend à créer une philosophie nou- velle. Les villes flamandes, amoureuses de leur li- berté et fortes de leur prospérité matérielle, entrent en plein dans le développement artistique et intellec- tuel moderne, se séparant par même toujours davantage de l'Allemagne.

Quant à l'Allemagne, nous la voyons dormir de son plus beau sommeil pendant toute la première moitié de ce siècle. Et pourtant, il se passa, au sein de l'Empire, et dans le voisinage le plus immédiat de l'Allemagne, un fait immense qui eût suffi pour secouer la torpeur de toute autre nation. Je veux parler de la révolte religieuse de Jean Huss, le grand réformateur slave.

^°*'G'est avec un sentiment de profonde sympathie et de fierté fraternelle que je pense à ce grand mouve- ment national d'un, peuple slave. Ce fut plus qu'un

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mouvement religieux, ce fut une protestation victo- rieuse contre le despotisme allemand, contre la civi- lisation aristocratico-bourgeoise des Allemands ; ce futlarévolte de l'antique commune slave contre TEtat allemand. Deux grandes révoltes slaves avaient eu lieu déjà dans le onzième siècle. La première fut dirigée contre la pieuse oppression de ces braves che- valiers teutoniques, ancêtres des lieutenants-hobe- reaux actuels de la Prusse. Les insurgés slaves avaient brûlé toutes les églises et exterminé tous les prêtres. Ils détestaient le christianisme, et avec beaucoup de raison, parce que le christianisme, c'était le germa- nisme, dans] m sa forme la moins avenante : c'était l'aimable chevalier, le vertueux prêtre et l'honnête bourgeois, tous les trois Allemands pur sang, et re- présentant comme tels l'idée de l'autorité quand même, et la réalité d'une oppression brutale, inso- lente et cruelle. La seconde insurrection eut lieu, une trentaine d'années plus tard, en Pologne, Ce fut la première et l'unique insurrection des paysans proprement polonais. Elle fut étouffée par le roi Casimir. Voici comment cet événement est jugé par le grand historien polonais Lelewel, dont le patrio- tisme et même une certaine prédilection pour la classe qu'il appelle la démocratie nobiliaire ne peuvent être mis en doute par personne : « Le parti de Maslaw » (le chef des paysans insurgés de la Mazovie) « était populaire et allié du pa- ganisme ; le parti de Casimir était aristocrate et partisan du christianisme » (c'est-à-dire du ger-

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manisme). Et plus loin il ajoute : « Il faut absolument considérer cet événement désastreux comme une victoire remportée sur les classes infé- rieures, dont le sort ne pouvait qu'empirer à sa suite. V ordre fut rétabli, mais la marche de l'état social tourna dès lors grandement au désavantage des classes inférieures. » {Histoire de la Pologne^ par Joachim Lelev^el, t. II, p. 19.)

La Bohême s'était laissé germaniser encore plus que la Pologne. Comme cette dernière, jamais elle n'avait été conquise par les Allemands, mais elle s!é- tait laissé profondément | '"''Mépraver par eux. Mem- bre du Saint-Empire, depuis sa formation comme Etat, elle n'avait jamais pu s'en détacher pour son malheur, et elle en avait adopté toutes les insti- tutions cléricales, féodales et bourgeoises. Les villes et la noblesse de la Bohême s'étaient germanisées en partie; noblesse, bourgeoisie et clergé étaient allemands, non de naissance, mais de baptême, ainsi que par leur éducation et par leur position poli- tique et) 126 sociale; l'organisation primitive des com- munes slaves n'admettant ni prêtres, ni classes. Seuls, les paysans de la Bohême s'étaient conservés purs de cette lèpre allemande, et ils en étaient natu- rellement les victimes. Cela explique leurs sym- pathies instinctives pour toutes les grandes hérésies populaires. Ainsi nous avons vu l'hérésie des Vau- dois se répandre en Bohême déjà au douzième siècle et celle des Fraticelli au quatorzième, et vers la fin de ce siècle ce fut le tour de l'hérésie de Wicleff,

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dont les ouvrages furent traduits en langue bohème. Toutes ces hérésies avaient également frappé aux portes de l'Allemagne ; elles ont même la traver- ser pour arriver en Bohême, Mais au sein du peuple allemand elles ne trouvèrent pas le moindre écho. Portant en elles le germe de la révolte, elles durent glisser, sans pouvoir l'entamer, sur sa fidélité iné- branlable, ne parvenant pas même à troubler son sommeil profond. Par contre, elles trouvèrent un terrain propice en Bohême, dont le peuple asservi, mais non germanisé, maudissait du plein de son cœur et cette servitude et toute la civilisation aris- tocratico-bourgeoise des Allemands. Gela explique pourquoi, dans la voie de la protestation religieuse, le peuple tchèque a devancer d'un siècle le peuple allemand.

L'une des premières manifestations de ce mouve- ment religieux en Bohême fut l'expulsion en masse de tous les professeurs allemands de l'université de Prague, crime horrible que les Allemands ne purent jamais pardonner au peuple tchèque. Et pourtant, si l'on y regarde de plus près, on devra convenir que ce peuple eut mille fois raison de chasser ces cor- rupteurs patentés et serviles 1 127 de la jeunesse slave. A l'exception d'une très courte période, de trente-cinq ans à peuprès, entre 181 3 et 1848, pendant lesquels le déver\^^^gondage du libéralisme, voire même du démocratisme français, s'éttiit glissé par contrebande et s'était maintenu dans les universités allemandes, représenté par une vingtaine, une trentaine de sa-

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vants illustres et animés d'un libéralisme sincère, voyez ce qu'ont été les professeurs allemands jusqu'à cette époque et ce qu'ils sont redevenus sous l'influence de la réaction de 1849 : les adulateurs de toutes les autorités, les professeurs de la servilité. Issus de la bourgeoisie allemande, ils en expriment consciencieusement les tendances et l'esprit. Leur science est la manifestation fidèle de la conscience de l'esclave. C'est la consécration idéale d'un escla- vage historique.

Les professeurs allemands du quinzième siècle, à Prague, étaient au moins aussi serviles, aussi valets que le sont les professeurs de l'Allemagne actuelle. Ceux-ci sont dévoués corps et âme à Guillaume V^ le féroce, le maître prochain de l'Empire knouto- germanique. Ceux-là étaient servilement dévoués tout d'avance à tous les empereurs qu'il plairait aux sept princes électeurs apocalyptiques de l'Allemagne de donner au Saint-Empire germanique. Peu leur importait qui était le maître, pourvu qu'il y eût un maître, une société sans maître étant une monstruo- sité qui devait nécessairement révolter leur igiagi- nation bourgeoise-allemande. C'eût été le renverse- ment de la civilisation germanique.

D'ailleurs quelles sciences enseignaient-ils, ces professeurs allemands du quinzième siècle? La théo- logie catholique-romaine et le code Justinien, deux instruments du despotisme. Ajoutez-y la philosophie scolastique, et cela à une époque où, après avoir sans doute rendu, dans les siècles passés, de grands

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services à rémancipation de l'esprit, elle s'était arrête'e et comme immobilisée dans sa lourdeur monstrueuse et pédante, battue en brèche par la pensée moderne qu'animait lepressentiment, sinon 1 12s encore la pos- session, de la science vivante. Ajoutez-y encore un peu de médecine barbare, enseignée, comme le reste, dans un latin très barbare ; et vous aurez tout le ba- gage scientifique de ces professeurs. Cela valait-il la peine de les retenir? Mais il y avait une grande ur- gence de les éloigner, car, outre qu'ils dépravaient I**' la jeunesse par leur enseignement et par leur exemple servile, ils étaient les agents très actifs, très zélés de cette fatale maison de Habsbourg qui convoitait déjà la Bohême comme sa proie.

Jean Huss et Jérôme de Prague, son ami et son disciple, contribuèrent beaucoup à leur expulsion. Aussi, lorsque l'empereur Sigismond, violant le sauf-conduit qu'il leur avait accordé, les fit juger ' d'abord, par le concile de Constance, puis brûler tous les deux, l'un en 141 5 et l'autre en 1416, là, en pleine Al. emagne, en présence d'un immense con- cours»d'Allemands accourus de loin pour assister au spectacle, aucune voix allemande ne s'éleva pour protester contre cette atrocité déloyale et infâme. Il fallut que cent ans se passassent encore, pour que Luther réhabilitât en Allemagne la mémoire de ces deux grands réformateurs et martyrs slaves.

Mais si le peuple allemand, probablement encore endormi et rêvant, laissasans protestation cet odieux attentat, le peuple tchèque protesta par une révolu-

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tion formidable. Le grand, le terrible Ziska, ce he'ros, ce vengeur populaire, dont la me'moire vit encore, comme une promesse d'avenir, au sein des campagnes de la Bohême, se leva, et, à la tête de ses Taborites, parcourant la Bohême tout entière, il brûla les églises, massacra les prêtres et balaya toute la vermine impériale ou allemande, ce qui alors signi- fiait la même chose, parce que tous les Allemands en 1 120 Bohême étaient des partisans de l'empereur. Après Ziska, ce fut le grand Procope qui porta la terreur dans le cœur des Allemands. Les bourgeois de Prague eux-mêmes, d'ailleurs infiniment plus modérés "que les Hussites des campagnes, firent sauter par les fenêtres, selon l'antique usage de ce pays, les partisans de l'empereur Sigismond, en 1419, lorsque cet infâme parjure, cet assassin de Jean Huss et de Jérôme de Prague, eut l'audace in- solente et cynique de se présenter comme compéti- teur de la couronne vacante de Bohême. Un bon exemple à suivre 1 c'est ainsi que devront être traités, en vue de l'émancipation universelle, toutes les personnes qui voudront s'imposer co mm» auto- rités officielles aux masses populaires, p'- sous quelque masque, sous quelque^ prétexte et sous quelque dénomination que ce soit.

Pendant dix-sept ans de suite, ces Taborites ter- ribles, vivant en communauté fraternelle entre eux, battirent toutes les troupes de la Saxe, de la Franconie, de la Bavière, du Rhin et de l'Autriche que l'empereur et le pape envoyèrent en croisade

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contre eux ; ils nettoyèrent la Moravie et la Silésie, et portèrent la terreur de leurs armes dans le cœur même de l'Autriche. Ils furent enfin battus par l'empereur Sigismond. Pourquoi? Parce qu'ils furent affaiblis par les intrigues et par la trahison d'un parti tchèque aussi, mais formé par la coali- tion de la noblesse indigène et de la bourgeoisie de Prague, allemandes d'e'ducation, de position, d'idées et de mœurs, sinon de cœur, et s'appelant, par op- position aux Taborites communistes et révolution- naires, le parti des Calixtins ; demandant des ré- formes sages, possibles; représentant en un mot, à cette époque, en Bohême, cette même politique de la modération hypocrite et de l'impuissance habile, que MM. Palacki, Rieger, Brauner et G'® y repré- sentent si bien aujourd'hui,

A partir de cette époque, la révolution populaire commença à décliner rapidement, cédant la place d'abord 1 130 à l'influence diplomatiqu -, et un siècle plus tard à la domination de la dynastie autri- chienne. Les politiques, les modérés, les habiles, profitant du triomphe de l'abhorré Sigismond, s'em- parèrent du gouvernement, comme ils le feront pro- bablement en France, après la fin de cette guerre et pour le malheur de la France. Ils servirent, les uns sciemment et avec beaucoup d'utilité pour l'ampleur de leurs poches, les autres bêtement, sans s'en dou- ter eux-mêmes, d'instruments à la politique autri- chienne, comme les Thiers, les Jules Favre, les Jules Simon, les Picard, et bien d'autres serviront

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d'instruments à Bismarck. L'Autriche les magnéti- sait et les inspirait. Vingt-cinq ans après la défaite des Hussites par Sigismond, ces patriotes habiles et prudents portèrent un dernier coup à l'indépendance de la Bohême, en faisant détruire par les mains de leur roi Podiebrad la ville de Tabor, ou plutôt le camp retranché desTaboriies, C'est ainsi que les re- pu |*^'' blicains bourgeois de la France sévissent déjà et feront sévir encore bien davantage leur président ou leur roi contre le prolétariat socialiste, ce der- nier camp retranché de l'avenir et de la dignité nationale de la France.

En i526, la couronne de Bohême échut enfin à la dynastie autrichienne, qui ne s'en dessaisit plus Jamais, En 1620, après une agonie qui dura un peu moins de cent ans, la Bohême, mise à feu et à sang, dévastée, saccagée, massacrée et à demi dépeuplée, perdant d'un seul coup ce qui lui restait encore d'indépendance, d'existence nationale et de droits politiques, se trouva enchaînée sous le triple joug de l'administration impériale, de la civilisation alle- mande et des Jésuites autrichiens. Espérons, pour l'honneur et pour le salut de l'humanité, qu'il n'en sera pas ainsi de la France.

1 131 Au commencement delà seconde moitié du quinzième siècle, la nation allemande donna enfin une preuve d'intelligence et de vie, et cette preuve, il faut le dire, fut splendide : elle inveniarimprimerie,

ET LA REVOLUTION SOCIALE 447

et par cette voie, cre'e'e par elle-même, elle se mit en rapport avec le mouvement intellectuel de toute l'Europe. Le vent d'Italie, le sirocco de la libre pense'e souffla sur elle, et, sous ce souffle ardent, se fondit son indifférence barbare, son immobilité gla- ciale. L'Allemagne devint humaniste et humaine.

Outre la voie de la presse, il y en eut une autre encore, moins générale et plus vivante. Des voya- geurs allemands, revenant d'Italie vers la fin de ce siècle, en rapportèrent des idées nouvelles, l'Evan- gile de l'émancipation humaine, et le propagèrent avec une religieuse passion. Et cette fois, lasemence précieuse ne fut point perdue. Elle trouva en Alle- magne un terrain tout préparé pour la recevoir. Cette grande nation, réveillée à la pensée, à la vie, à l'action, allait prendre à son tour la direction du mouvement de l'esprit. Mais hélas ! elle se trouva incapable de la garder plus de vingt-cinq ans en ses mains.

1*^* Il faut bien distinguer entre le mouvement de la Renaissance et celui de la Réforme religieuse. En Allemagne, le premier ne précéda que de peu d'années le second. Il y eut une courte période, entre i 517 et i525,où ces deux mouvements parurent se con- fondre, quoique animés d'un esprit tout à fait opposé : l'un représenté par des hommes comme Erasme, comme Reuchlin, comme le généreux, l'héroïque Ulrich von Hutten, poète et penseur de génie, le disciple de Pic de la Mirandole et l'ami de Franz von Sickingen, d'Œcolampade et deZwingli,

44^ l'empire knouto-germanique

celui qui) 132 forma en quelque sorte le trait d'union entre l'ébranlement purement philosophique de la Renaissance, la transformation purement religieuse delà foi parla Re'forme protestante, et le soulèvement révolutionnaire des masses, provoqué par les pre- mières manifestations de cette dernière ; l'autre, repré- senté principalement par Luther et Mélanchthon, les deux pères du nouveau développement religieux et théologique en Allemagne. Le premier de ces mouve- ments, profondément humanitaire, tendant, par les travaux philosophiques et littéraires d'Erasme,*de Reuchlin et d'autres, à l'émancipation complète de l'esprit et à la destruction des sottes croyances du christianisme, et tendant en même temps, par l'action plus pratique et plus héroïque d'Ulrich von Hutten, d'Œcolampade et de Zw^ingli, à l'émancipation des masses populaires du joug nobiliaire et princier ; tandis que le mouvement de la Réforgie, fanatique- ment religieux, théologique et, comme tel, plein de respect divin et de mépris humain, superstitieux au point de voir le diable et de lui jeter des encriers àla tête, comme cela est arrivé, dit-on, à Luther, dans le château de la Wartbourg, l'on montre encore, sur le mur, une tache d'encre, devait nécessairement devenir l'ennemi irréconciliable et de la liberté de l'esprit et de la liberté des peuples.

Il y eut toutefois, comme je l'ai dit, un moment ces deux mouvements si contraires durent réelle- ment se confondre, le premier étant révolutionnaire par principe, le second forcé de l'être par position.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 449

D'ailleurs, dans Luther lui-même, il y avait une contradiction e'vidente. Comme théologien, il était et devait être réactionnaire ; mais comme nature, comme [*'^ tempérament, comme instinct, il était passionnément révolutionnaire. Il avait la nature de l'homme du peuple, et cette nature puissante n'était point faite pour subir] 133 patiemment le joug de qui que ce soit. Il ne voulait plier que devant Dieu, dans lequel il avait une foi aveugle etdont il croyait sentir la présence et la grâce en son cœur ; et c'est au nom de Dieu que le doux Mélanchthon, le savant théologien, et rien qu'un théologien, son ami, son disciple, en réalité son maître et le museleur de cette nature léonine, parvint à l'enchaîner définiti- vement à la réaction.

Les premiers rugissements de ce rude et grand Allemand furent tout à fait révolutionnaires. On ne peut s'imaginer, en effet, rien de plus révolution- naire que ses manifestes contre Rome ; que les invec- tives et les menaces qu'il lança à la face des princes de l'Allemagne ; que sa polémique passionnée contre l'hypocrite et luxurieux despote et réforma- teur de l'Angleterre, Henry VllI. A partir de i5i7 jusqu'à i525, on n'entendit plus en Allemagne que les éclats de tonnerre de cette voix qui semblait appeler le peuple allemand à une rénovation géné- rale, à la révolution.

Son appel fut entendu. Les paysans de l'Alle- magne se levèrent avec ce cri formidable, le cri socialiste : Guerre aux châteaux, paix aux chau-

4'50 L EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

mières! qui se traduit aujourd'hui par ce cri plus formidable encore : « A bas tous les exploiteurs et tous les tuteurs de l'humanité'; liberté' et prospe'rité au travail, e'galité de tous et fraternité du monde humain, constitué librement sur les ruines de tous les Etats ! »

Ce fut le moment critique pour la Réforme reli- gieuse et pour toute la destinée politique de l'Alle- magne. Si Luther avait voulu se mettre à la tête de ce grand mouvement populaire, socialiste, des populations rurales] 134 insurgées contre leurs sei- gneurs féodaux, si la bourgeoisie des villes l'avait appuyé, c'en était fait de l'Empire, du despotisme princier et de l'insolence nobiliaire en Allemagne. Mais pour l'appuyer, il eût fallu que Luther ne fût pas un théologien, plus soucieux de la gloire divine que de la dignité humaine, et indigné que des hommes opprimés, des serfs qui ne devaient I '^''pen- ser qu'au salut de leurs âmes, eussent osé revendi- quer leur portion de bonheur humain sur cette terre; il eût fallu aussi que les bourgeois des villes de l'Al- lemagne ne fussent pas des bourgeois allemands.

Ecrasée par l'indifférence et en très grande partie aussi par l'hostilité notoire des villes et par les ma- lédictions théologiques de Mélanchthon et de Luther, beaucoup plus encore que par la force armée des seigneurs et des princes, cette formidable révolte des paysans de l'Allemagne fut vaincue. Dix ans plus tard fut également étouffée une autre insurrec- tion, la dernière qui ait été provoquée en Allemagne

ET LA REVOLUTION SOCIALE 45 I

par la Réforme religieuse. Je veux parler de la ten- tative d'une organisation mystico-communiste par les anabaptistes de Munster, capitale de la West- phalie. Munster fut pris et Jean de Leyde, le pro- phète anabaptiste, fut supplicié aux applaudisse- ments de Mélanchthon et de Luther.

D'ailleurs, déjà cinq ans auparavant, en i53o, les deux théologiens de l'Allemagne avaient posé les scellés sur tout mouvement ultérieur, même reli- gieux, dans leur pays, en présentant à l'empereur et aux princes de l'Allemagne leur Confession d'Augsbourg, qui, pétrifiant d'un seul coup le libre essor des âmes, reniant même cette liberté des con- sciences individuelles au nom de laquelle la Réfor- mation s'était faite, leur imposant comme une loi absolue et divine un dogmatisme 1 135 nouveau, sous la garde de princes protestants reconnus comme les protecteurs naturels et les chefs du culte religieux, constitua une nouvelle Eglise officielle, qui, plus absolue même que l'Eglise catholique romaine, aussi servile, vis-à vis du pouvoir temporel, que l'Eglise de Byzance, fut désormais, entre les mains de ces princes protestants, un instrument de despotisme terrible, et condamna l'Allemagne tout entière, protestante et par contre-coup catholique aussi, à trois siècles au moins du plus abrutissant esclavage, un esclavage, hélas ! qui ne paraît pas même aujourd'hui disposé, ce me semble, à faire place à la liberté (*).

(*) Pour se convaincre de l'esprit servile qui caractérise l'Eglise luthérienne en Allemagne, même encore de nos jours,

452 l'empire knouto-germanique

I *'■' Il a été très heureux pour la Suisse que le con- cile de Strasbourg, dirigé, dans cette même année, par Zwingli et Bucer, ait repoussé cette constitution de l'esclavage; une constitution soi-disant religieuse et qui l'était en effet, puisqu'au nom de Dieu même elle consacrait le pouvoir absolu des princes. Sortie presque exclusivement de la tête théologique et sa- vante du professeur Mélanchthon, sous la pression évidente du respect profond, illimité, inébranlable, servile, que tout bourgeois et professeur allemand bien éprouve pour la personne de ses maîtres, elle fut aveuglément acceptée par le peuple allemand parce que ses princes lavaient acceptée ; symptôme nouveau de l'esclavage historique, non seulement extérieur, mais intérieur, qui pèse sur ce peuple.

[ 136 Cette tendance, d'ailleurs si naturelle, des princes protestants de l'Allemagne à partager entre

il suftît de 1 1 " lire la formule delà déclaration ou oromesse écrite que tout ministre de cette Eglise, dans le royaume de Prusse, doit signer et jurer d'observer avant d'entrer en | 136 fonctions. Elle ne surpasse pas, mais certainement elle égaleenservilitéles obligations qui sont imposées au clergé russe. Chaque ministre de l'Evangile en Prusse prête le serment d'être pendant toute sa vie un sujet dévoué et so'umis de son seigneur et maître non pasle bon Dieu, mais le roi de Prusse ; d'observer scrupuleu- sèment et toujours ses saints commandements et de ne jamais perdre de vue les intérêts sacrés de Sa Majesté; d'inculquer ce même respect et cette même obéissance absolue à ses ouailles, et dénoncer au gouvernement toutes les tendances, toutes les entreprises, tous les actes qui pourraient être contraires, soit à la ■volonté, soit aux intérêts du gouvernement. Et c'est à de pareils esclaves qu'on confie la direction exclusive des écoles popu- laires en Prusse! Cette instruction tant vantée n'est donc rien qu'un empoisonnement des masses, une propagation systéma- tique de la doctrine de l'esclavage. {Note de Bakounine.)

ET LA. RÉVOLUTION SOCIALE 45 3

eux les débris du pouvoir spirituel du pape, ou à se constituer chefs de l'Eglise dans les limites de leurs Etats respectifs, nous la retrouverons également dans d'autres pays monarchiques protestants, en Angle- terre, par exemple, et en Suède ; mais ni dans l'une, ni dans l'autre, elle ne parvint à triompher du fier senti- ment d'indépendance qui s'était réveillé dans les peu- ples. Enl '"* Suède, enDanemark et en]i:j7Norvège, le peuple, et la classe des paysans surtout, sut maintenir sa liberté et ses droits tant contre les envahissements de la noblesse que contre ceux de la monarchie. En Angleterre, la lutte de l'Eglise anglicane, officielle, ^vec les Eglises libres des presbytériens d'Ecosse et des indépendants d'Angleterre, aboutit à une grande et mémorable révolution, de laquelle date la gran- deur nationale de la Grande-Bretagne. Mais en Allemagne le despotisme si naturel des princes ne rencontra pas les mêmes obstacles. Tout le passé du peuple allemand, si plein de rêves, mais si pauvre de pensées libres et d'action ou d'initiative populaire, l'ayant fondu, pour ainsi dire, dans le moule de la pieuse soumission et de l'obéissance respectueuse, résignée et passive, il ne trouva pas en lui-même, dans ce moment critique de son histoire, l'énergie et l'indépendance, ni la passion nécessaire pour main- tenir sa liberté contre l'autorité traditionnelle et bru- tale de ses innombrables souverains nobiliaires et princiers. Dans le premier moment d'enthousiasme, il avait pris, sans doute, un élan magnifique. Un moment, l'Allemagne sembla trop étroite pour con-

454 L EMPIRE KNOUTO-GERMANIQUE

tenir les débordements de sa passion révolutionnaire. Mais ce ne fut qu'un moment, qu'un élan, et comme l'effet passager et factice d'une inflammation céré- brale. Le souffle lui manqua bientôt ; et lourd, sans haleine et sans force, il s'affaissa sur lui-même ; alors, bridé de nouveau par Mélanchthon et par Luther, il se laissa tranquillement reconduire au bercail, sous le joug historique et salutaire de ses princes. Il avait fait un rêve de liberté et il se réveilla plus esclave que jahiais. Dès lors, l'Allemagne devint le vrai centre de la réaction en Europe. Non contente de prêcher l'esclavage par son exemple, et d'envoyer ses princes, | i3s ses princesses et ses diplomates pour l'introduire et pour le propager dans tous les pays de l'Europe, elle en fit l'objet de ses plus profondes spéculations scientifiques. Dans tous les autres pays, l'administration, prise dans sa plus large acception, comme l'organisation de l'exploitation bureaucra- tique et fiscale exercée par l'Etat sur les masses po- pulaires, est considérée | **^ comme un art : l'art de brider les peuples, de les maintenir sous une sévère discipline et de les tondre beaucoup sans les faire trop crier. En Allemagne, cet art est enseigné comme une science dans toutes les universités. Cette, science pourrait être appelée la théologie moderne, la théo- logie du culte de l'Etat. Dans cette religion de l'ab- solutisme terrestre, le souverain prend la place du bon Dieu, les bureaucrates sont les prêtres, et le peuple, naturellement, la victime toujours sacrifiée sur l'autel de l'Etat.

ET LA RÉVOLUTION SOCIALE 455

S'il est vrai, comme j'en ai la ferme conviction, que seulement par l'instinct de la liberté, par la haine des oppresseurs, et par la puissance de se ré- volter contre tout ce qui porte le caractère de l'ex- ploitation et de la domination dans le monde, contre toute sorte d'exploitation et de despotisme, se mani- feste la dignité humaine des nations et des peuples, il faut convenir que, depuis qu'il existe une nation germanique jusqu'en 1848, les paysans de l'Alle- magne seuls ont prouvé, parleur révolte du seizième siècle, que cette nation n'est pas absolument étran- gère à cette dignité. Si on voulait la juger, au con- traire, d'après les faits et gestes de sa bourgeoisie, on devrait la considérer comme prédestinée à réaliser l'idéal de l'esclavage volontaire.

TABLE DES MATIERES

Préface i-m

Michel Bakounine, notice biographique , . v-lxiii

Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg . . i

Avant-propos 3

Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg, com- plainte patriotique d'un Suisse humilié et désespéré;

Neuchâtel, imprimerie G. Guillaume fils, 1870. ... 11

Lettres a un Français 69

Avant-propos 71

Lettres à un Français sur la crise actuelle. Septembre 1870. 7g Appendice : Lettre à un Français (reproduction textuelle

et intégrale du manuscrit de Bakounine) i35

L'Empire Knouto-Germanique et la Révolution sociale. 269

Avant-propos 271

L'Empire Knouto-Germanique et la Révolution sociale. Pre- mière livraison. Genève, chez tous les libraires, 187 1. . 285

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