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MONTREAL.

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Gai^des, qu'on obéisse aux ordres de ma mère.

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F.niTEt'RS

ŒUVRES CHOISIES

J. RACINE

LA VIE DE L'AUTEUR

ET DES NOTES EXTRAITES DE TODS LES COMMENTATEURS

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M. D. SAUCIÉ

ACRRr.K DE I.'IINIVKRSITÉ, PROFF.SSKl'H DK BMKTORIOl'E

NOUVRLLE ÉDITION

TOURS

ALFRED MAME ET FILS. ÉDITEURS

M DCCC LXX

VIE DE RACINE

Jean-Racine naquit à la Ferté-Milon, le 21 décembre 1639, de Jean Racine, contrôleur du grenier à sel de cette ville , et de Jeanne Sconin , fille du procureur du roi aux eaux et forêts de Yillers-Cotterets. Orphelin de père et de mère avant d'avoir atteint sa cinquième année, il fut d'abord élevé , ainsi qu'une sœur à peu près du même âge que lui, sous la tutelle de son aïeul paternel. Il fut mis ensuite au collège de la ville de Beauvais pour y faire ses humanités. On était alors en pleine guerre civile ; on se battait à Paris et dans les provinces. Les écoliers eux- mêmes s'en mêlèrent , et prirent parti chacun selon son inclination. Racine fut obligé de se battre comme les autres, et reçut au front un coup de pierre dont il porta toujours la cicatrice. Aussi son principal le montrait-il à tout le monde comme un brave. Il paraît que cette bravoure lui passa avec Tàge, si Ton en juge par la lettre qu'il écrivit à Roileau, du camp devant Mons , le 3 avril 1091.

Ainsi que l'État , l'Église avait à cette époque ses guerres intestines. Par suite de ces troubles, plusieurs solitaires de Port -Royal s'étaient retirés dans la chartreuse de Bourg-Fontaine, près de la Ferté-Milon Ils engagèrent

() ME DK RACINE

Marie Desmoiilins , aïeule paternelle de Racine, et deve- nue sa tutrice en 1650, à le faire entrer à la maison des Granges , voisine de Port-Royal-des Champs , et regardée alors comme la meilleure école pour la jeunesse. C'est que s'étaient retirés , pour se dévouer au service de Dieu et à l'instruction des jeunes gens, l'avocat Lemaistre , le docteur Hamon , Nicole , Sacy , Lancelot. Racine trouva dans ces hommes d'un savoir éminent et d'une piété exem- plaire de précieux instituteurs, qui surent à la fois cultiver en lui le goût des lettres et lui inspirer cet esprit de reli- gion qui l'éloigna depuis de la scène française. Grâce au savant et modeste Lancelot , qui se chargea de lui ensei- gner le grec , il fut bientôt en état de comprendre dans leur langue les chefs-d'œuvre de l'antiquité classique. Pour les lire avec fruit , il en faisait des extraits et des tra- ductions , il y ajoutait des remarques sur les pensées et sur le style. Philosophes, orateurs, historiens, poètes, romanciers , tous les grands écrivains furent chargés tour à tour de fournir aux besoins de cet esprit avide ; le beau, sous toutes les formes , l'attirait par un charme invin- cible. « Son génie néanmoins l'entraînait de préférence vers la poésie , et son plus grand plaisir était de s'aller enfermer dans l'abbaye avec Sophocle et Euripide , qu'il savait presque par cœur ; il avait une mémoire prodi- gieuse. Il trouva par hasard le roman grec de Théagène el Charidée . Il le dévorait , lorsque le sacristain Claude Lan- celot , qui le surprit dans cette lecture , lui arracha le livre et le jeta au feu. Il trouva le moyen d'en avoir un autre exemplaire, qui eut le même sort , ce qui l'engagea à en acheter un troisième; et, pour n'en plus craindre la pro- scription, il l'apprit par cœur, et le porta au sacristain en lui disant : « Vous pouvez encore brûler celui-ci comme

VIK DK HACJNE 7

les autres ' . » Une telle ardeur pour la poésie ne se pouvait longtemps contenir. Le jeune élève de Port-Royal se mit à chanter les beautés champêtres de sa solitude, les bâti- ments du monastère, le paysage , les prairies, le bois, l'étang, etc. Il nous reste de ces premiers essais de sa muse sept odes, qui n'ont d'ailleurs rien de remarquable. La traduction des hymnes du bréviaire romain est proba- blement d'une date postérieure, ou du moins il l'aura retouchée ; car elle porte l'empreinte d'un talent déjà mûr, qu'on ne trouve point dans les odes dont nous venons de parler. Du reste, il réussissait mieux, à cette époque, dans la versification latine que dans la française.

Après trois ans passés dans cet asile de l'étude et de la piété. Racine alla à Paris, au mois d'octobre 1658, pour faire sa philosophie au collège d'ilarcourt. Malgré son désir de savoir et son aptitude pour apprendre , le syllogisme lui souriait peu , et il se plaint quelque part à un de ses amis ,

De 110 respirer ([u'ai-^'iimeiits,

et d'avoir

Lu tè(e pleine, à tous luuineiils. De majeures et de mineures, etc.

Le mariage du roi en 1660 vint heureusement lui of- frir l'occasion de renouer avec la poésie , dont la logique l'avait violemment séparé. Il composa son ode intitulée la Nymphe de la Seine, et la fit porter à Chapelain , qui régnait encore au Parnasse. Chapelain augura bien de ce début; il donna au poète naissant beaucoup d'éloges, lui offrit ses services, et parla de lui si avantageusement à Colbert , que ce ministre lui envoya cent louis de la part

I Mémoires de L. Racine.

« VIE DE BACINE

du roi , et peu après le fît mettre sur l'état pour une pen- sion de six cents livres, en qualité d'homme de lettres.

La Nymphe de la Seine fut suivie de près par un sonnet sur la naissance d'un enfant de M'"" Vitart , tante de Racine. Une ode , un sonnet , tout cela sans doute était fort innocent; mais tout cela se faisait sans l'aveu de ses aus- tères instituteurs de Port-Royal , qui ne craignaient rien tant pour lui que son excessive passion des vers. On lui adresîa des réprimandes ; il les écouta , et n'en tint compte. A la fin il fut obligé d'aller passer quelque temps à Chevreuse , oii M. Vitart , intendant du château , le chargea de surveiller les réparations. Ce séjour lui parut une captivité ; et ses lettres de Chevreuse sont datées de Uainjlone, Il n'y resta que peu de temps, assez pour s'en- nuyer beaucoup , mais pas assez pour se corriger de son goût pour la poésie.

Au sortir de BabyJone, il se résolut à a'icr en Langue- doc , dans l'espoir d'obtenir un bénéfice. Il avait dans cette province un oncle maternel nommé le père Sconin , chanoine régulier de la congrégation de Sainte-Gene- viève , dont il avait été général , homme fort estimé et de beaucoup d'esprit, mais inquiet et remuant , qu'on avait envoyé à Uzès pour s'en défaire. Le père Sconin était tout disposé à résigner son bénéfice à son neveu, et celui-ci tout prêt à l'accepter; mais il fallait être régulier, et Racine ne se sentait guère de vocation pour l'état ec- clésiastique. « Je passe mon temps, écrit -il à M. Vitart (17 janvier 1G62), avec mon oncle, saint Thomas et Virgile, Je fais force extraits de théologie , et quelques- uns de poésie. Mon oncle a de bons desseins pour moi, il m'a fait habiller de noir depuis les pieds jusqu'à la tête; il espère me procurer quelque chose , etc. » C'est-

VIE 1)K HACINE 9

à-dire que , poui' l'amour du bénéfice. Racine se soumet- tait à tout ce que voulait son oncle ; mais il n'avait du théologien que l'habit noir, qui cachait mal le poète, comme le prouvent les lettres qu'il écrivait en toute liberté à l'abbé Levasseur. Aussi ne tarda-t-il pas à s'en dé- pouiller pour marcher plus librement dans la carrière le poussait son génie. Depuis qu'il avait mis dans sa mémoire tout le roman grec de Thcagène et Chariclée , il n'aNait pas cessé d'aimer Iléliodore ; il admirait son style et l'artifice merveilleux avec lequel sa fable est conduite. Il commença une tragédie sur le môme sujet, et lorsque, las des incertitudes de son oncle et rebuté par les obs- tacles , il eut renoncé au bénéfice et fut revenu à Paris, il alla montrer sa pièce à Molière , alors directeur du théâtre du Palais-Royal , et qui avait la réputation de bien accueillir les jeunes auteurs.

Molière , tout en trouvant cette production faible , y entrevit sans doute le germe d'un grand talent; il en- couragea le jeune homme , le secourut de sa bourse, et lui conseilla d'abandonner les aventures romanesques de Théagène et Chariclée, pour le sujet plus tragique de la Theba'ide

La Théhaidc lut jouée en 1064. Racine, pressé, dit-on, par le peu de temps que lui avait donné Molière pour la composer, y avait fait entrer deux récits de VÀntùjone de Rotrou, qui passaient alors pour inimitables. Ces deux morceaux disparurent à l'impression, et la ThébaUle telle que nous l'avons n'en a pas conservé de traces.

Quelque temps auparavant il avait donné son ode in- titulée la Renommée aux 31 uses ; elle lui valut , de la part du roi, une gratification de six cents livres, pour lui donner le moyen de continuer son application aux belles-

10 VIE DE RACINE

lettres , comme il est dit dans l'ordre signé par Colbert le 26 août 1664. Mais, ce qui était plus précieux encore , elle lui procura l'amitié de Boileau. L'abbé Levasseur lui avait communiqué la pièce de son ami ; Boileau y fît des remarques, qu'il mit par écrit, et que l'auteur cri- tiqué trouva très-judicieuses. Ils se virent par l'entremise de leur ami commun Levasseur, et formèrent dès lors les premiers nœuds de cette union si étroite qui ne devait finir qu'avec la vie.

La Thébaide fut suivie d'Alexandre , en 1665. Racine alla présenter sa pièce à Corneille, qui en était à Olhon, et déclinait rapidement. Celui-ci lui dit qu'il avait un grand talent pour la poésie, mais qu'il n'en avait point pour la tragédie , et il lui conseilla de s'appliquer à un autre genre. Il ne faut pas s'en étonner : sauf la pureté des vers, rien ici n'annonçait encore Racine; d'ailleurs celui qui avait peint sous des traits si fiers les Vieux il- hislres , comme il appelait ses personnages , ne jugeait pas que les Doucereux fussent capables de se maintenir à côté d'eux sur la scène. Mais le goût du public avait changé depuis Horace et Cinna; loin de trouver Alexandre trop doucereux, plus d'un spectateur était tenté de lui faire le reproche contraire, et de s'écrier comme dans Boileau :

Je ne sais pas pourquoi ron vante l'Alexandre ; Ce n'est qu'un glorieux qui ne dit rien de tendre.

Alexandre fut donc applaudi , grâce à ses défauts mêmes , et ce qui dut donner à Racine une bonne opinion de son génie, Saint-Évremond, qui l'avait critiqué, et dont les jugements faisaient alors autorité , ne craignit pas d'écrire, après avoir lu la nouvelle pièce, que la vieil- lesse de Corneille ne l'alarmait plus, et qu'il n'avait plus

VIE DE RACINE M

peur de voir finir avec lui la tragédie. Corneille , chez qui l'amour d'auteur devenait d'autant plus vif que ses der- nières pièces en étaient moins dignes, fut sans doute peu iiatté qu'on lui nommât un successeur avant sa mort , et l'on ne voit pas, depuis sa malencontreuse prophétie, qu'il soit jamais revenu de ses préventions. 11 y eut tou- jours entre les deux rivaux plus que de la froideur. L'un était mordant, l'autre susceptible; c'était plus qu'il n'en fallait pour les brouiller ensemble. L'Alexandre eut de plus le malheur de faire perdre à son auteur l'af- fçction de Molière, quoiqu'il ait toujours conservé son estime. Racine, pour obtenir à la fois un double triomphe, ou peut-être , en effet , par défiance du talent de la troupe de Molière , avait fait représenter sa pièce en même temps sur les deux théâtres, celui de l'hùtel de Bourgogne et celui du Palais-Royal. Molière s'ufl'ensa de ce procédé , et cessa de voir Racine , qui se repentit sans doute d'avoir acheté à ce prix le succès de sa tragédie.

Ici se placent deux ouvrages que le public n'attendait guère d'un jeune auteur tragique, ni suitout d'un élève de Port-Royal : ce sont les deux Lettres à l'auteur des hé- résies imaginaires. Voici quelle en lut l'occasion. Desma- rets de Saint-Sorlin , rebuté du mauvais succès de son Clovis, avait renoncé au métier de poète pour se faire pro- phète. Il se vantait d'avoir trouvé la clef de l'Apocalypse, et annonçait une armée de cent quarante -quatre mille victimes , qui rétablirait, sous la conduite du roi , la vraie religion. Nicole, dans des lettres qu'il intitula Vision- naires, foudroya ce prétendu illuminé, qui ne s'était d'abord fait connaître dans le monde que par des romans et des comédies. « Ces qualités, ajoutait Nicole, qui ne sont pas fort honorables au jugement des honnêtes gens ,

12 VIE DE RACINE

sont horribles, considérées suivant les principes de la reli- gion chrétienne. Un faiseur de romans et un poëte de théâtre est un empoisonneur public , non des corps , mais des âmes ; il se doit regarder comme coupable d'une infinité d'homicides spirituels, ou qu'il a causés en effet , ou qu'il a pu causer. » Racine, qui venait de rece- voir de sa tante une de ces lettres , qu'il appelait des excommunications , par laquelle il se voyait exclu de Port- Royal à cause de sa liaison avec des comédiens, ne douta pas que ce ne fût lui qu'on voulût désigner sous le nom à^ empoisonneur public. Rlessé dans sa gloire la plus chère, il prit la plume contre Nicole et Port-Royal tout entier, il fit une lettre pleine de traits piquants que n'eût pas désavoués l'auteur des Provinciales. Les solitaires gar- dèrent le silence : puis tout à coup il parut deux ré- ponses, dont 11 première était fort solide. Racine, qui s'aperçut bien, au style, qu'elles ne venaient pas de ses anciens maîtres, les méprisa. Mais voilà que dans une édi- tion des Visionnaires , faite en Hollande , on imprima ces deux réponses précédées d'un avertissement laudatif. Racine, piqué cette fois, moins des réponses elles-mêmes que du soin de MM.. de Port-Royal de les faire impri- mer dans leurs ouvrages , fit contre eux la seconde lettre avec une préface, et alla montrer le tout à Boileau. « Cela , lui dit Boileau , fera honneur à votre esprit , mais n'en fera point à votre cœur. Eh bien ! reprit Racine , pénétré de ce reproche , le public ne verra jamais cette seconde lettre. « Il retira en même temps tous les exem- plaires de la première ; mais ce fut en vain : elle parut bientôt après dans les journaux. Quant à la seconde , elle se trouva par hasard dans les papiers de l'abbé Dupin, et ceux qui en furent les maîtres après sa mort la

VIE DE RACINE d3

firent imprimer. Racine se repentit toujours de ce démêlé, et un jour que quelqu'un le raillait sur ce sujet : « Oui , Monsieur, répondit-il avec une noble humilité , vous avez raison , c'est l'endroit le plus honteux de ma vie , et je donnerais tout mon sang pour l'efFacer. » Personne n'osa plus lui en reparler.

En 1 007, Racine , engagé jusque-là dans une mauvaise route , en prit tout à coup une différente , inconnue peut- être à Corneille 'lui-même. Celui-ci avait étonné, enlevé le spectateur ; son jeune rival chercha à l'émouvoir et à l'attendrir. La pitié lui parut un ressort tragique plus actif, plus étendu, d'un effet plus pénétrant et moins passager que l'admiration. 11 étudia le cœur humain , ses passions, ses faiblesses, ses replis lés plus secrets. C'est q"a'il découvrit un genre de tragédie tout nouveau, dont il offrit le premier et probablement l'inimitable modèle dans son Àndromaque , celle de toutes ses tragé- dies qui , « sans être la plus parfaite, produit le plus d'effet au théâtre par l'expression énergique et vraie des senti- ments et des caractères, et par l'heureuse alternative de crainte et d'espérance, de terreur et de pitié, dont le poète sait agiter nos âmes'. » Le succès d' Àndromaque ne se peut comparer qu'à celui qu'avait eu le Cid dans les pre- mières représentations. Mais comme le Cid aussi, elle eut trop d'admirateurs pour n'avoir pas d'envieux. Un cer- tain Subligny, qui se vantait d'avoii- trouvé dans la nou- velle pièce plus de trois cents fautes de sens, entreprit d'en faire la critique en forme de comédie, sous le titre de : la FoUe Querelle, ou la Critique d' Andromaque. L'au- teur en profita pour corriger quelques négligences de style ; mais il laissa subsister certains tours nouveaux

' Roger, de rAcadémie française.

U VIE DE RACINE

que Subligny regardait comme des fautes , et qui depuis ont été ti*ouvés heureux et sont devenus familiers à notre langue. Quant au reproche qu'on fît à Pyrrhus d'être trop violent et trop emporté, ou encore d'être un malhon- nête homme parce qu'il manque de parole à Hermione , il n'y répondit qu'en faisant dans sa tragédie suivante le portrait d'un parfait honnête homme, ce qui fit dire à Boileau dans sa septième J^lpître :

Au Cid [«'isécuté Cinnadoit sa naissance,

Et ta itliimc peut-être aux renseurs de Pyiilius

Doit les |»lus nobles traits dont tu pei^^uis Burrhus.

Mais, avant de peindre Burrhus, Racine voulut crayon- ner des personnages moins sévères , et prouver qu'il n'a- vait pas moins que Corneille le double talent de la tra- gédie et de la comédie. On se rappelle qu'il rêvait depuis longtemps un bénéfice ; il en avait enfin obtenu un , lors- qu'un réguUer vint le lui disputer. Il fallut plaider, voir des avocats, solliciter des juges. A la fin, las d'un procès « que ni lui ni ses juges n'entendirent », il aban- donna le bénéfice, et se consola de cette perle par une comédie contre les juges et les avocats intitulée les Plai- deurs. On a prétendu à tort que cette pièce est de plu- sieurs mains. L'auteur reçut seulement de ses amis le motif de quelques scènes, et emprunta à des hommes de palais quelques formules, quelques expressions étran- gères à ses études habituelles. Soit que le parterre ne fût pas d'abord sensible au sel attique de cette comédie, soit plutôt que cette copie trop fidèle eût attiré des ennemis à l'auteur, les Plaideurs furent mal accueillis à Paris , et les comédiens n'osèrent la jouer que deux fois. Molière, qui assistait à la seconde représentation, quoique brouillé

VIE DE RACINE 15

avec Racine , ne jugea pas comme le public ; il dit tout haut , en sortant , que cette comédie était excellente , et que ceux qui s'en moquaient méritaient qu'on se mo- quât d'eux. Un mois après, la pièce fut représentée à Versailles, devant la cour; Louis XIV applaudit , et bientôt tout Paris fit de même (IG68). L'année suivante, l'auteur reçut une gratification de douze cents livres sur un ordre particulier de Colbert.

En 16G9 parut Brilannicus. 11 fut reçu froidement, et l'auteur avoue dans sa préface qu'il craignit quelque temps que cette tragédie n'eût une destinée malheu- reuse. Britannicus pouvait n'être pas compris de tous: c'est, comme on sait, la pièce des connaisseurs. Andro- maque d'ailleurs avait rendu le public plus difficile; mais il faut bien dire aussi que l'envie s'en mêlait. 11 y avait à l'hôtel de Bourgogne un banc les auteurs avaient coutume de se réunir pour juger les pièces nouvelles , et qu'on appelait le banc formidable. Le jour de la pre- mière représentation de Brilannicus , ils se dispersèrent afin de ne donner aucun soupçon de leur projet, qui était de faire tomber cette tragédie. Seul contre tous, Boileau eut le courage de ne point se mêler à cette cabale ; et à la fin de la pièce, transporté d'admiration , il courut em- brasser Racine en s' écriant : « Voilà ce que vous avez fait de mieux. »

Une princesse fameuse par son esprit et par son amour pour la poésie , Henriette-Anne d'Angleterre , avait fait commander à la fois à Cornedle et à Racine une tragédie sur le sujet de Bérénice. Trois mots de Suétone : Invilus invitam dimisit , voilà tout le fonds de la pièce, fonds bien léger, que Boileau, s'il n'eût été absent, n'aurait pas laissé exploiter par son ami ; mais surtout le sujet

16 VIE DE HACIiNE

allait peu au génie de Corneille, et puis il en était déjà à Âgésilas. Quoi qu'il en soit , les deux rivaux se mirent à l'œuvre à l'insu l'un de l'autre, et les deux Bérénice paru- rent en même temps , en 1G70. Celle de Racine triompha sans peine. C'est un miracle de l'art, et il n'y a jamais eu , dans aucune pièce, un plus grand mérite de difficulté vaincue. Yoilà sans doute, dit Voltaire, la plus faible des tragédies de Racine qui sont restées au théâtre : ce n'est pas une tragédie ; mais que de beautés de détail ! et quel charme inexprimable règne presque toujours dans la diction ! Pardonnons à Corneille de n'avoir jamais counu ni cette pureté, ni cette élégance; mais comment se peut-il faire que personne, depuis Racine, n'ait appro- ché de ce style enchanteur ? w Bérénice eut trente repré- sentations de suite honorées des larmes de la ville et de la cour, et le grand Condé répondait à ceux qui la criti- quaient devant lui :

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, Et crois toujours la voir pour la première fois.

Mais elle fut peu respectée au Théâtre -Italien. L'auteur assistait à cette parodie bouffonne , et parut rire comme les autres de la rime indécente qu'Arlequin mettait à la suite de la reine Bérénice; au fond, il fut très-alïligé , et il avouait lui-même qu'il n'avait ri qu'extérieurement. « C'était dans de pareils moments qu'il était dégoiîté du métier de poëte , et qu'il faisait résolution d'y renoncer ; il reconnaissait la faiblesse de l'homme et la vanité de notre amour-propre , que si peu de chose humilie ' ! »

Les spectateurs étai-ent habitués à ne voir presque tou- jour sur la scène que des Grecs et des Romains ; leur

1 Mémoires de L. Racine.

VIE DE RACINE 17

curiosité dut être vivement piquée lorsque Racine leur mit sous les yeux, dans la tragédie de Bojazet (1672), des mœui's et des costumes tout nouveaux. Pour les connais- seurs , ils virent dans Bajazet quelque chose de plus que de la nouveauté ; ils admirèrent le rôle de Roxane et celui d'Acomat , deux créations qui feront vivre à jamais cette tragédie, malgré ses défauts.

Segrais raconte que Corneille , placé près de lui à la première représentation , lui dit tout bas : « Les habits sont à la turque , mais les caractères sont à la française; je ne le dis qu'à vous , pour qu'on n'aille pas croire que j'en parle par jalousie. » Cela est vrai de Bajazet et d'Alalide ; mais Corneille était trop juste pour adresser ce reproche aux autres personnages. L'année suivante, 1 G? 3, « Racine entreprit de lutter de plus près contre Corneille, en mettant comme lui sur la scène un de ces grands carac- tères de l'antiquité d'autant plus difficiles à bien peindre que l'histoire en a donné une plus haute idée. Il avait fait voir dans Acomat ce qu'il pouvait mettre de force dans un personnage d'imagination ; il fit voir dans Alilhridale avec quelle énergie et quelle fidélité il savait saisir tous les traits de ressemblance d'un modèle his- torique. On trouve chez lui Milhndale tout entier, son implacable haine pour les Romains , sa fermeté et ses ressources dans le malheur, son audace infatigable, sa dissimulation profonde et cruelle , ses soupçons , ses jalousies , ses défiances , etc. ' » Voltaire a dit que l'in- trigue de Mithridale n'est autre chose que l'intrigue de VAvare; mais qu'importe, si des moyens de comédie y sont traités noblement , tragiquement , et de manière

1 La Harpe.

18 VIE DE RACINE

à exciter l'intérêt et la terreur? Cette tragédie essuya du reste peu de contradictions, et M""* de Coulanges écrivit à M™* de Sévigné elle-même : « Miihridale est une pièce charmante ; on y pleure , on y est dans une continuelle admiration. On la voit trente fois, on la trouve plus belle à la trentième qu'à la première. » Il est bon de savoir que la première représentation avait eu lieu depuis un mois seulement.

L'année Racine donna Mithridate, il fut reçu à l'Académie. « Son remercîment fut fort court et fort simple , et il le prononça d'une voix si basse, que Colbert, qui était venu pour l'entendre , n'entendit rien , et que ses voisins mêmes en entendirent à peine quelques mots. Il n'a jamais paru dans les recueils de l'Académie, et ne s'est point trouvé dans ses papiers après sa mort. L'au- teur apparemment n'en fut pas content, quoique, sui- vant quelques personnes éclairées , il fût autant ora- teur que poète ^ »

Pendant que Corneille terminait par la tragédie plus que médiocre de Surèna sa carrière dramatique, qui avait été si brillante , Racine donnait à la scène un nou- veau chef-d'œuvre sous le titre d'Iphigénie (1764). Vol- taire regarde cette pièce comme le modèle des tragédies. « Veut-on de la grandeur ? on la trouve dans Achille , mais telle qu'il la faut au théâtre , nécessaire , passion- née , sans enflure , sans déclamation. Veut -on de la vraie politique? tout le rôle d'Ulysse en est plein , et c'est une pohtique parfaite, uniquement fondée sur l'amour du bien public j elle est adroite , elle est noble , elle ne dis- cute point , elle augmente la terreur. Clyternnestre est le modèle du grand pathétique ; Iphigénie, celui de la sim-

1 Mémoires de L. Racine.

VIE DE RACINE 19

plicité noble et intéressante ; Agamemnon est tel qu'il doit être : et quel style ! c'est le vrai sublime. 0 tragédie des tragédies, s'écrie-t-il ailleurs, beauté de tous les temps et de tous les pays ! malheur au barbare qui ne sent pas ton prodigieux mérite ! » 11 se trouva pourtant un assez grand nombre de ces barbares. Non contents de ne pas sentir les beautés de VIphigénie et de la critiquer amèrement, ils lui opposèrent une autre Iphigénie, donnée d'abord sous le nom de Coras , et revendiquée par Lerlerc, que l'Académie avait le malheur de compter parmi ses membres. Coras, Leclerc et leur Iphigénie ne sont plus connus que par l'épigramme de Racine :

Ëntro Leclerc et son ami Coras, etc.

tandis que la véritable Iphigénie, célébrée par Roileau, a vu sa gloire grandir chaque jour, pour enfln

Devenir L'éternel entretien des siècles à venir.

Les attaques dirigées contre Iphigénie n'étaient qu'un faible prélude des persécutions que devait essuyer Phèdre trois ans après (1077), On ne lit plus que par curiosité la Phèdre de Pradon. Elle balança pourtant pendant un an celle de Racine. C'était l'effet d'une cabale odieuse, à la tête de laquelle figuraient le duc de Nevers et la du- chesse de Bouillon , neveu et nièce du cardinal Mazarin. Toutes les premières loges des deux théâtres avaient été louées pour Pradon , et laissées vides pour Racine; cette manœuvre coûta environ vingt-huit mille francs de notre monnaie actuelle. Ce qu'il y a de plus incroyable , c'est qu'elle réussit assez, pendant quelque temps, pour trom- per le pubhc. Enfin la reprise de Phèdre mit les deux pièces à leur place ; et Boileau , pour relever le courage de

20 VIE DE RACINE

son ami , lui adressa sa septième Épître, sur l'utilité qu'on retire de la jalousie des envieux.

Après Phèdre, Racine avait encore formé quelques pro- jets de tragédies ; « il avait dessein de ramener la tragé- die des anciens , et de faire voir qu'elle pouvait être parmi nous, comme chez les Grecs, exempte d'amour. Il vou- lait purifier entièrement notre théâtre. Mais, ayant fait réflexion qui'l avait un meilleur parti à prendre, il prit le parti d'y renoncer pour toujours, quoiqu'il fût encore dans toute sa force, n'ayant environ que trente-huit ans , et quoique Boileau le félicitât de ce qu'il était le seul capable de consoler Paris de la vieillesse de Corneille. Beaucoup plus sensilîle, comme il l'avouait lui-même, aux mauvaises critiques qu'essuyaient ses ouvrages qu'aux luuanges qu'il en recevait , ces amertumes salutaires que Dieu répandait sur son travail le dégoûtèrent peu à peu du métier de poète. Par sa retraite , Pradon resta maître du champ de bataille ; ce qui fit dire à Boileau :

Et la scène française est en proie à Pradon ',

On n'a pas manqué , au xvni* siècle , de dénaturer les motifs de la conversion de Racine. On a dit : « C'est l'or- gueil, c'est le dépit , c'est la colère qui ont arrêté l'auteur de Phèdre dans sa brillante carrière ; il a voulu punir l'injustice de son siècle ; il s'est retiré du théâtre comme Achille du camp des Grecs, pour se venger de l'affront fait à son chef-d'œuvre, etc. Mais comment admettre une telle supposition , quand on sait que Racine est resté vingt ans ferme et inflexible dans son aversion pour tout ce qui pouvait rappeler ses productions dramatiques , qu'il

1 Mémoires de L. Racine.

VIK DK RACINE 21

témoigne toujours pour ses chefs-d'œuvre la plus pro- foode indifférence , et qu'il fît sucer à ses enfants , avec le lait , le mépris des romans et des pièces de théâtre? Concluons donc que ce fut l'esprit religieux, une pro- fonde et solide piété , et non pas l'orgueil , le dépit et la colère, qui l'arrachèrent à des occupations qu'il n'a cessé de regarder, pendant tout le reste de sa vie , comme cri- minelles devant Dieu... Il sentit qu'il lui était impossible de concilier l'esprit de l'Évangile avec l'esprit de la co- médie, et quand il voulut être chrétien, il cessa d'être poète de théâtre ' . »

En se retirant du théâtre. Racine avait eu l'intention de se séparer aussi complètement du monde. Ce fut avec peine qu'on le détourna de ce projet et qu'on le décida à se marier ; et , lorsque dans la suite de sa vie il était agité d'inquiétudes domestiques, il s'écriait quelquefois : « Pourquoi m'y suis-je exposé? pourquoi m'a-t-on dé- tourné de me faire chartreux? je serais bien plus tran- quille. » Il eut du moins la consolation de trouver dans Catherine de Romanet, qu'il épousa le 1" juin 1677, une compagne capable de lui rendre moins amer le reste de ses jours, par ton attachement à tous ses devoirs d'é- pouse et de mère , et surtout par son admirable piété ; elle sut le captiver entièrement , et lui tenir lieu de toutes les sociétés auxquelles il venait de renoncer. Indiffé- rente à la poésie , qu'elle ne connaissait pas , puis- qu'elle ignorait même ce que c'était qu'un vers, elle ne vit jamais représenter, elle ne lut jamais les tragédies de son mari, et en apprit seulement les titres par la conversation. La femme de Racine ne savait pas ce que

1 GeoflVov.

22 VIE DK RACINE

c'est que Phèdre! précieuse ignorance qu'on se prend volontiers à regretter de nos jours î

Un des premiers soins de Racine après son mariage fut de se réconcilier avec messieurs de Port-Royal. Quoi- qu'il fût l'agresseur, il fît sans hériter les premières dé- marches, toujours plus difficiles à celui qui a tort. Boileau fut le médiateur. 11 s'avisa de porter à Arnauld un exem- plaire de Phèdre, et quand il l'eut obligé de convenir devant un nombreux auditoire composé de jeunes théolo- gien?, que la tragédie est innocente, il lui demanda la per- mission de lui amener le lendemain l'auteur de Phèdre. Le jour suivant , quoique Arnauld fût encore en nom- breuse compagnie , le coupable , entrant avec l'humilité et la confusion peintes sur le visage, se jeta à ses pieds; Ar- nauld se jeta aux siens, et tous deux s'embrassèrent. « Tout cela sans doute, dit la Harpe, est bien loin de nous; maisc' était Arnauld, c'était Racine, c'étaient des chrétiens du siècle de Louis XIV, et non des sophistes du nôtre. »

Quoique Boileau et Racine n'eussent encore aucun titre qui les appelât à la cour, ils y étaient fort bien reçus l'un et l'autre ; et lorsqu'on forma le projet d'une histoire sui- vie du règne de Louis XIV, ce fut à eux que M""® de Main- tenon proposa d'en confîer l'exécution. Le roi y consentit et les nomma ses historiographes en 1 677. Dès ce moment les deux poètes , résolus de ne plus l'être, ne songèrent qu'à remphr dignement leur rôle d'historiens. Au retour de la campagne qui fut si courte et si glorieuse , le roi leur dit : a Je suis fâché que vous ne soyez pas venus avec moi ; vous auriez vu la guerre, et votre voyage n'eût pas été long. Votre Majesté, lui répondit Racine, ne nous a pas donné le temps de faire nos habits. « L'année suivante, ils accompagnèrent l'armée pour être témoins des sièges

VIK DK RACINK 2;i

et des combats. On conte , de leur simplicité et de leur ignorance des choses militaires , plusieurs anecdotes pi- quantes, mais probablement peu authentiques, et qu'il est d'ailleurs inutile de rapporter ici. Quoi qu'il en soit, Racine s'occupait de son œuvre historique, et il ne regar- dait pas ce travail, quoi qu'en ait dit Valincour, comme opposé à son génie. Nous ne pouvons sans doute juger de cette composition , que l'incendie a dévorée. Mais « avec son jugement exquis , son imagination brillante, son goût délicat , cette élégance , cette harmonie qu'on remarque dans sa prose, la profondeur et l'énergique précision qu'on admire dans les imitations de Tacite , dont il enrichit sa tragédie de Brilannicus , Racine promettait un historien tel que nous n'en aurons peut-être jamais? il paraît même que c'était l'attente du public , et que l'on se consolait, dans cet espoir, de la perte du poëte'. » (Iràce à son titre d'historiographe , Racine avait souvent accès auprès du roi ; lorsqu'il avait écrit quelque morceau intéressant, il allait le lui Ure, et l'on sait que Louis XIV prenait à ces lectures un plaisir extrême. Cependant on ne peut dire que jamais il ait abusé de ces occasions pour faire bassement sa cour ; il cherchait à mériter l'estime de son souve- rain, et il se féhcitait de se voir aussi avant dans ses bonnes grâces : voilà tout son crime en fait de flatterie. Du reste, son plus grand bonheur était de partager son temps entre ses livres et ses amis , et de se retrouver au sein de sa famille. Un jour qu'il revenait de Versailles pour goûter ce plaisir, un écuyer vint lui dire qu'on l'attendait à dîoer à l'hôtel de Condé. « Je n'aurai pas l'honneur d'y aller, lui répondit-il ; il y a plus de huit jours que je nai

' Geoffroy.

21 VI K DE RACINE

VU ma femme et mes enfants , qui se font une fête de manger aujourd'hui avec moi une très-belle carpe ; je ne puis me dispenser de dîner avec eux. ■»> Sa vie intérieure était édifiante. Il n'allait jamais aux spectacles, et ne par- lait, devant ses enfants, ni de comédie, ni de tragédie pro- fane. Il faisait tous les jours sa prière en commun avec sa femme , ses enfants et ses domestiques , et leur expli- quait l'Évangile. Quelquefois il jouait avec les siens à la procession , pendant que ses filles faisaient le clergé, et un de ses fils le curé. Cela rappelle Agésilas allant à cheval sur un bâton pour amuser ses enfants.

Depuis Phèdre, Racine s'était fait un devoir de religion de ne plus penser à la poésie , et n'avait accordé qu'à la sollicitation de M. de Seignelay son Idylle sur la paix. 11 s'y vit cependant rappelé par un devoir de religion auquel il ne s'attendait pas. M"* de Main tenon , voulant divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant , le pria de lui faire, dans ses moments de loisir, quelque espèce de poëme moral ou historique dont l'amour fût entièrement banni. Après quelque hésitation, Racine accepta cette tâche délicate, et choisit le sujet à'Esther (1682). Il ne tarda pas à porter à M""^ de Maintenon non -seulement le plan de sa pièce , mais le premier acte tout fait. « Elle en fut charmée, et sa modestie ne put l'empêcher de trouver dans le caractère d'Esther et dans quelques circonstances de ce sujet des choses flatteuses pour elle. La Vasthy avait ses applications, Aman des traits de ressemblance ; et in- dépendamment de ces idées , l'histoire d'Esther convenait parfaitement à Saint-Cyr. Les chœurs que Racine, à l'imi- tation des Grecs , avait toujours eu en vue de remettre sur la scène, se trouvaient placés naturellement dans Esther: et il était ravi d'avoir eu cette occasion de les faire con-

VIE DE RACINK To

naître et d'en donner le goût ' . w La pièce eut un grand succès ; mais elle n'empêcha pas Racine de reconnaître qu'elle n'était pas dans toute la grandeur du poëme dra- matique. L'unité de lieu n'y était pas observée, et elle n'était qu'en trois actes. 11 entreprit de traiter un autre sujet de l'Écriture sainte et de faire une tragédie plus parfaite. Il aura de la peine à faire mieux quEsther, disait M"^ de Sévigné; il n'y a plus d'histoire comme celle-là. C'était un hasard et un assortiment de toutes choses ; car Judith, Booz et Ruth ne sauraient rien faire de beau : Racine a pourtant bien de l'esprit, il faut espérer. » Racine, en effet, eut assez d'esprit pour faire Alhalie (1691). Ce fut dans un chapitre du quatrième livre des Rois qu'il trouva le plus grand sujet qu'un pciëte eût encore traité; et il sut en faire une tragédie qui, sans amour, sans épisodes , sans confidents, intéresserait tou- jours ; dans laquelle le trouble irait croissant de scène en scène jusqu'au dernier moment, et qui serait dans toute l'exactitude de? règles. Alhalie cependant fut d'abord à peine lue. On avait entendu dire qu'elle était faite pour Saint-Cyr, et qu'un des principaux personnages était un enfant; on ne jugea pas qu'elle valût la peine d'être exa- minée sérieusement. Ceux mêmes qui daignèrent la lire de- meurèrent froids; et Arnauld, tout en h trouvant belle, la mit au-dessous d'Esther. Racine crut s'être trompé, et il en fit le sincère aveu à Boileau. « C'estvotre chef-d'œuvre, reprit celui-ci , je m'y connais, le public y reviendra. » La prédiction de Boileau s'est glorieusement accomplie ; mais Racine n'eut pas le temps de jouir de son triomphe. Il ne retira d'Athalie qu'un dégoû' plus profond et plus amer

I Souvenirs de M"* de CavluS.

26 MK l>K H.VCINK

pour cette poésie qu'il avait tant aimée. Une malheureuse circonstance vint encore lui causer de nouveaux chagrins. Un jour qu'il s'entretenait avec M*"" de Maintenon de la misère du peuple, elle le pria de mettre par écrit ses obser- vations. Il le fit et lui porta bientôt un mémoire solide- ment raisonné. Louis XIV le surprit entre les mains de M"°* de Maintenon , et parut choqué qu'un homme de lettres se mêlât de choses qui ne le regardaient pas. « Parce qu'il sait faire parfaitement les vers, dit-il avec méconten- tement , croit-il tout savoir? et parce qu'il est grand poète, veut-il être ministre? » M™^ de Maintenon fît instruire l'auteur du mémoire de tout ce qui s'était passé, et lui fît dire en même temps de ne pas la venir voir jusqu'à nou- vel ordre. Quelque temps après, désirant être dispensé d'une taxe , il fît présenter un placet au roi par des amis puissants. Cela ne se peut, répondit d'abord le roi, qui ajouta un moment après : « S'il se trouve dans la suite quelque occasion de le dédommager, j'en serai fort aise. » Racine ne fit attention qu'aux premières paroles ; il s'ima- gina qu'il était perdu d ius l'esprit du roi , et comme il n'en voyait pas le motif , il crut qu'on avait rendu sus- pecte sa liaison, bien naturelle pourtant, avec Port-Uoycil. Il en écrivit à M"* de Maintenon. « Je vous avoue, lui disait- il, que lorsque je faisais tant chanter dans Esther : Rois, chassez la calomnie, je ne m'attendais pas que je serais moi-même un jour attaqué par la calomnie. » Ses amis lui représentèrent qu'il se justifiait lorsqu'il n'était pas même soupçonné. 11 n'écouta rien. L'idée surtout de ne plus voir M""' de Maintenon entretenait ses terreurs chimé- riques. De son côté, M"® de Maintenon désirait vivement le revoir ; mais il ne lui était pas permis de le revoir chez elle. L'ayant aperçu par hasard dans le jardin de Versailles, elle

VIE DK RACINE 27

s'écarta dans une allée pour qu'il pût l'y joindre. Une fois ensemble : a Que craignez- vous? lui dit-elle ; c'est moi qui suis cause de votre malheur, il est de mon intérêt et de mon honneur de réparer ce que j'ai fait : votre fortune devient la mienne. Laissez passer ce nuage, je ramènerai le beau temps. Non, non, lui répondit-il, vous ne le ramènerez jamais pour moi. Et pourquoi , reprit-elle, avez- vous une pareille pensée ?doutez-vous de mon cœur ou démon cré- dit ? » Il lui répondit : « Je sais , Madame , quel est votre crédit , et je sais quelles bontés vous avez pour moi ; mais j'ai une tante qui m'aime d'une façon bien différente ; cette sainte fille demande tous les jours à Dieu pour moi des disgrâces, des humiliations, des sujets de pénitence; et elle aura plus de crédit que vous. » En ce moment , on entendit le bruit d'une calèche. « C'est le roi qui se pro- mène, s'écria M""" de Mainienon, cachez -vous. » 11 se sauva dans un bosquet. 11 prit trop à cœur ces afflictions ; la fièvre s'ensuivit; il se croyait guéri , quand il lui perça de la région du foie une espèce d'abcès. Cependant , les médecins lui ayant dit que ce n'était rien , il n'y songeait pas trop, et continuait d'aller à Versailles, non pour le plaisir qu'il y trouvait , mais pour cultiver les protections qu'il avait à la cour et qu'il désirait assurer à sa famille , lorsqu'un matin, étant à travailler dans son cabinet, il se sentit accablé d'un grand mal de tête. Il s'était aperçu aussi que depuis quelques jours son abcès était refermé ; il craignit des suites fâcheuses : il se mit au lit , et n'en sortit plus. Il supporta ses douleurs av( c une résignation toute chrétienne. On devait lui faire l'opération; l'un de ses fils lui dit qu'il espérait que cek lui rendrait la vie. « Et vous aussi, mon fils , lui répondit-il , voulez-vous faire comme les médecins, et m'amuser? Dieu est le maître de me

28 V!E DE RACINE

rendre la vie ; mais les frais de la mort sont faits. » Il en avait toujours eu d'extrêmes frayeurs , que la religion dissipa entièrement dans sa dernière maladie ; il s'occupa toujours de son dernier moment, qu'il vit arriver avec une tranquillité qui surprit et édiBa tous ceux qui savaient combien il l'avait appréhendé.

L'opération fut faite trop tard , et trois jours après il mourut, le 21 avril 1699, âgé de cinquante -neuf ans, après avoir reçu les sacrements avec de grands sentiments de piété, et avoir recommandé à ses enfants beaucoup d'union entre eux et de respect pour leur mère '. Yoici le testament que l'on trouva dans ses papiers :

« Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Je désire qu'après ma mort mon corps soit porté à Port- Royal-des -Champs , et qu'il soit inhumé dans le cime- tière, au pied de la fosse de M. Ramon. Je supplie très- humblement la mère cibbesse et les religieuses de vou- loir bien m'accorder cet honneur, quoique je m'en reconnaisse très-indigne, et par les scandales de ma vie passée, et par le peu d'usage que j'ai fait de l'excellente éducation que j'ai reçue autrefois dans cette maison, et des grands exemples de piété et de pénitence que j'y ai vus, et dont je n'ai été qu'un stérile admirateur. Mais plus j'ai offensé Dieu, plus j'ai besoin des prières d'une si sainte communauté pour attirer sa miséricorde sur moi. Je prie aussi la mère abbesse et les religieuses de vouloir accepter une somme de huit cents livres. Fait à Paris , dans mon cabinet, le 10 octobre 1698.

« Racine. »

1 Mémoires de L. Racine.

BRITANNICUS

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PREFACE

DE LA PREMIÈRE ÉDITION DE BRITANNICUS

Do Ions les ouvruKOs qvw j'ai doiiiiés au public, il n'y en a poinl qui m'ait attiré plus d'applaudissements ni |ilus de cen- seurs que celui-ci. Quehjue soin que j'aie pris pour travailler cette tragédie ^ il sendjle qu'autant je me suis efforcé de la rendre bonne ^ autant de certaines gens se sont efforcés de la décrier. Il n'y a point de cabale qu'ils n'aient faite, point de critique dont ils ne se soient avisés. Il y en a qui ont pris même le parti de Néron contre moi : ils ont dit que je le Taisais trop cruel. Pour moi, je croyais (|ue le nom seul de Néron f'ais;iit en- tendre quelque chose de plus que cruel. Mais |>eut-êtn' qu'ils rafiinent sur son histoire, et veulent dire qu'il était hoimête 'homme dans ses premières années. Il ne faut qu'avoir lu Tacite |>our savoir (pie, s'il a ét»^ quehpie temps un bon enqiereur, il a toujours été un très-méchant homme. Il ne s'agit [toinf dans ma tragédie des affaires du dehors ; Néron est ici dans son particu- lier et dans sa famille : et ils me dispenseront de leur rapporter tous les passages ipii pourraient aisément leur prouver (pie je n'ai point de réparation à lui faire.

D'autres ont dit, au contraire, que je l'avais lait trop boa. J'avoue que je ne m'étais pas formé l'idée d'un bon homme en la personne de Néron : je l'ai toujouis regardé comme un monstre. Mais c'est ici un monstre naissant : il n'a pas encore mis le feu

32 PKEMIÈRE PRÉFACE DE IJKITANNK'.US

à Rome : il n'a pas encore lue sa' mère, sa femme, ses gouver- neurs : à cela près, il me semble qu'il lui échappe assez de cruautés pour empêcher que jjersonne ne le méconnaisse.

Quelques-uns ont pris l'intérêt de Narcisse, et se sont plaints (p»e j'en eusse lait un très-méchant homme et le conlident de Nvron. Il sullit d'un passage pour leur répondre. Néron, dit Tacite, porta impatiemment la mort de Narcisse, parce que cet aiïranchi avait une conformité merveilleuse avec les vices du prince encore cachés : Cujus ubditin adhuc vitiis mire con- yruebdf.

Les autres se sont scandalisés (pie j'eusse choisi un homme aussi jeune que Britannicus pour le héros d'une tragédie le leur ai déclaré dans la préface iVAndroiiuKiue le sentiment d'Aristole sur le héros de la Iragt'die; et que, bien loin d'être parfait, il faut toujours qu'il ail quelque imperfection. Mais je leur dirai encore ici qu'un jeune prince de dix-sept ans, qui a beaucoup de cœur, beaucoup d'amour, beaucoup de franchise, et beau- coup de crédulité, qualités ordinaires d'un jeune homme, m'a semblé très-cajiable d'exciter la tonq)assion. Je n'en veux pas davantage.

Mais, disent-ils, ce prince n'entrait que dans sa quinzième armée lorsqu'il mourut: on le fait vivre, lui et Narcisse, deux ans plus qu'ils n'ont vécu. Je n'aurais point parlé de cette objec- tion, si elle n'avait été faite avec chaleur par un homme qui s'est donné la liberté de faire régner vingt ans un empereur qui n'en a régné que huit, quoique ce changement soit bien plus considérable dans la chronologie, oii l'on suppute les temps par les années des empereurs.

Junie ne manque pas non plus de censeurs. Ils disent que d'une vieille coquette nommée Junia Silana , j'en ai fait une jeune fille très-sage. Qu'auraient-ils à me répondre, si je leur disais que cette Junie est un personnage inventé , comme l'Emilie de Cinna , comme la Sabine d'Horace? Mais j'ai à leur dire que, s'ils avaient bien lu l'histoire, ils y auraient trouvé une Junia Calvina, de la famille d'Auguste, sœur de Silanus, à qui Claudius avait promis Octavie. Cette Junie était jeune, belle, et, comme dit Sénèque, festwissima omnium puellarum. Elle aimait tendre- ment son frère , et leurs ennemis , dit Tacite , les accusèrent tous

PREMIÈRE PRÉFACE DE BRITANNICUS 33

deux d'inceste^ quoiqu'ils ne fussent coupables que d'un peu d'in- discrétion. Si je la présente plus retenue qu'elle n'était^ je n'ai pas ouï dire qu'il nous fût défendu de rectifier les mœurs d'un personnage, surtout lorsqu'il n'est pas connu.

L'on trouve étrange qu'elle paraisse sur le théâtre après la mort de Britanuicus. Certainement la délicatesse est grande de ne pas vouloir qu'elle dise en quatre vers assez touchants qu'elle passe chez Octavie. Mais, disent-ils, cela ne valait pas la peine de la faire revenir; uu autre l'aurait pu raconter pour elle. Ils ne savent pas qu'une des règles du théâtre est de ne mettre en récit que les choses qui ne peuvent se passer en action : et que tous les anciens font venir souvent sur la scène des acteurs qui n'ont autre chose à dire , sinon qu'ils viennent d'un endroit et qu'ils s'en retournent en un autre.

Tout cela est inutile , disent mes censeurs. La pièce est finie au récit de la mort de Britannicus, et l'on ne devrait point écou- ter le reste. On l'écoute pourtant, et même avec autant d'atten- tion qu'aucune fin de tragédie. Pour moi, j'ai toujours compris que la tragédie étant l'imitation d'une action complète , plu- sieurs personnes concourent , cette action n'est point finie que l'on ne sache en quelle situation elle laisse ces mêmes personnes. C'est ainsi que Sophocle en use presque partout : c'est ainsi que dans I'Amigone il emploie autant de vers à représenter la fureur d'Hémon et la punition de Créon ai>rès la mort de cette prin- cesse, que j'en ai employé aux imprécations d'Agri|»|)ine, à la retraite de Junie, à la punition de Narcisse, et au désespoir de Néron, après la mort de Britanuicus.

Que faudrait-il faire pour contenter des juges si difiiciles? la chose serait aisée, pour peu qu'on voulût trahir le bon sens. Il ne faudrait que s'écarter du naturel , pour se jeter dans l'extraor- dinaire. Au lieu d'une action simple, chargée de peu de matière , telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il fau- drait remplir cette même action de quantité d'incidents qui ne se pourraient passer qu'en un mois , dun grand nombre de jeux de théâtre d'autant plus surprenants qu'ils seraient moins vrai- semblables, dune infinité de déclamations l'on ferait dire aux

3

:n PREMIÈRE fréfa<;e de britanmcus

acteurs tout le contraire de ce qu'ils de\Taient dire. Il faudrait, par exemple, représenter quelque héros ivre qui se voudrait l'aire haïr de sa maîtresse de gaieté de cœur, un Lacédémonicn grand l)arleurt, un conquérant qui ne débiterait que des maximes d'amour 2, une femme qui donnerait des leçons de lierté à des conquérants 3. Voilà sans doute de quoi faire récrier tous ces messieurs. Mais que dirait cependant le petit nombre de gens sages auxquels je m'efforce de plaire? De quel front oserais-je me montrer, pour ainsi dire, aux yeux de ces grands homme» de l'antiquité que j'ai choisis pour modèles? Car, pour me servir de la pensée d'un ancien , voilà les véritables spectateurs que nous devons nous proposer, et nous devons sans cesse nous de- mander : Que diraient Homère et Virgile, s'ils lisaient ces vers? Que dirait Sophocle , s'il voyait représenter cette scène ? Quoi qu'il en soit, je n'ai point prétendu empêcher qu'on ne parlât contre mes ouvrages : je l'aurais prétendu inutilement. Quid de te alii loquantur ipsi videant , dit Cicéron, sed loquentur tamen.

Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette petite pré- face , que j'ai faite pour lui rendre raison de ma tragédie. Il n'y a rien de plus naturel que de se défendre quand on se croit injustement attaqué. Je vois que Térence même semble n'avoir fait de prologues que pour se justifier contre les critiques d'un vieux poëte mal intentionné, malevoli veteris poetœ, et qui ve- nait briguer des voix contre lui jusqu'aux heures l'on repré- sentait ses comédies.

Occepta est agi : Exclamât , etc.

On pouvait me faire une difficulté qu'on ne m'a point faite : mais ce qui est échappé aux spectateurs pourra être remarqué par les lecteurs. C'est que je fais entrer Junie dans les vestales, où, selon Aulu-Gelle, on ne recevait personne au-dessous de six ans, m au-dessus de dix. Vais le peuple prend ici Junie sous sa protection; et j'ai cru qu'en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l'âge

1 Lysander, dans lAgésilas de Corneille, et Agésilas lui-même. * César, dans la Mort de Pompée; et Pompée, dans Sertoriua. 3 Viriathe, dans Strlorxut ; et Ck)rneille , dans la Mort de Pompée.

PREMIÈRE PRÉFACE DE BRITANNICUS 3;>

prescrit par les lois, comme il a dispensé de l'dge pour le con- sulat tant de grands hommes qui avaient mérité ce privilège.

Enfin je suis très-persuadé qu'on me peut faire bien d'autres critiques, sur lesquelles je n'aurais d'autre parti à prendre que celui d'en proliter à l'avenir. Mais je plains fort le malheur d'un homme qui travaille pour le public. Ceux qui voient le mieux nos défauts sont ceux qui les dissimulent le plus volontiers ; ils nous pardonnent les endroits qui leur ont déplu, en faveur de ceux qui leur ont donné du plaisir. Il n'y a rien , au contraire , de plus injuste qu'un ignorant : il croit toujours que l'admira- tion est le partage des gens qui ne savent rien : il condamne toute une pièce pour une scène qu'il n'approuve pas : il s'attaque même aux endroits les plus éclatants, pour faire croire qu'il a de l'esprit; et pour peu que nous résistions à ses sentiments, il nous traite de présomptueux, qui ne veulent croire personne, et ne songe pas qu'il tire quelquefois plus de vanité d'une cri- tique fort mauvaise que nous n'en tirons d'une assez bonne pièce de théâtre.

tlomine iinpeiito niinquam quidquani iiijiistius.

DEUXIEME PREFACE

Voici celle de mes tragédies que je puis dire que j'ai le plus Iravaillée. Cependant j'avoue que le succès ne répondit pas d'abord à mes espérances ; à peine elle parut sur le théâtre, qu'il s'éleva quantité de critiques qui semblaient la devoir dé- truire. Je crus moi-même que sa destinée serait à l'avenir moins heureuse que celle de mes autres tragédies. Mais enfin il est arrivé de cette pièce ce qui arrivera toujours des ouvrages qui auront quelque bonté : les critiques se sont évanouies; la pièce est demeurée. C'est maintenant celle des miennes que la cour et le public revoient le plus volontiers. Et si j'ai fait quelque chose de solide et qui mérite quelque louange , la plupart des connaisseurs demeureront d'accord que c'est ce même Britan- nicus.

A la vérité j'avais travaillé sur des modèles qui m'avaient ex- trêmement soutenu dans la peinture que je voulais faire de la cour d'Agrippine et de Néron. J'avais copié mes personnages d'après le plus grand peintre de l'antiquité, je veux dire d'après Tacite ; et j'étais alors si rempli de la lecture de cet excellent historien, qu'il n'y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m'ait donné l'idée. J'avais voulu mettre dans ce recueil un

DEUXIÈME PRÉFACE DE BRITANNICUS 37

extrait des plus beaux endroits que j'ai tâché d'imiter : mais j'ai Irouvé que cet extrait tiendrait presque autant de place que la tragédie. Ainsi le lecteur trouvera bon que je le renvoie à cet au- teur, qui aussi bien est entre les mains de tout le monde ; et je me contenterai de rapporter ici quelques-uns de ces passages sur chacun des personnages que j'introduis sur la scène.

Pour commencer par Néron , il faut se souvenir qu'il est ici dans les premières années de son règne, qui ont été heureuses, comme l'on sait. Ainsi il ne m'a pas été permis de le représenter aussi méchant qu'il a été depuis. Je ne le représente pas non plus comme un homme vertueux ; car il ne l'a jamais été. Il n'a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs; mais il a en lui les semences de tous ces crimes ; il commence à vouloir secouer le joug. Il les hait les uns et les autres : il leur cache sa haine sous de fausses caresses, factus natura velare odium fallacibus blanditiis. En un mot, c'est ici un monstre naissant, mais qui n'ose encore se déclarer , et qui cherche des couleurs à ses méchantes actions; hactruus Nero fla(jHiis et scriorihus ve- lamenta quœsivit. il no pouvait souffrir Octavie, princesse d'une bonté et d'une vertu exemplaires ; /a<o quodam, an quia prœvalenf illicita; metuebaturque ne in stupra feminarum illustrium prn rumperet.

Je lui donne Narcisse pour confident. J'ai suivi en cela Tacite, qui dit que Néron porte impatiemment la mort do Narcisse , parce que cet affranchi avait uno oonlurmito niorvoillouso avec les vices du prince encore cachés : cujus abditis adhuc vitiis mire congruebat. Ce passage prouve deux choses : il prouve, et que Néron était déjà vicieux, mais qu'il dissimulait ses vices; et que Narcisse l'entretonait dans ses mauvaises inclinations.

J'ai choisi Burrhus pour opposer un honnête homme à cette peste de cour, et je l'ai choisi plutôt que Sénèque : en voici la raison. Ils étaient tous deux gouverneurs de la jeunesse de Né- ron, l'un pour les armes, l'autre pour les lettres; et ils étaient fameux, Burrhus pour son expérience dans les armes et pour la sévérité de ses mœurs, militaribtis curis et severitate morum; Sénèque pour son éloquence et le tour agréable de son esprit, Seneca prœceptis eloquentiœ et comitate honesta. Burrhus, après sa

38 DEUXIÈME PRÉFACE DE BRITANNICUS

iiîoii, fut extrêmement regretté, à cause de sa vertu : civitati (jrande desiderium ejus mansit per memoriam virtutis.

Toute leur peine était de résister à l'orgueil et à la lerocité d'Agrippine , quœ, cunclis malœ doniinationis cupidinibus fla- grans , habebat in partibits Pallanteni. Je ne dit que ce mot d'Aprippine; car il y aurait trop de choses à en dire. C'est elle que je me suis surtout eiïorcé de bien exprimer; et ma tragédie n'est pas moins la disgrâce d'Agrippine que la mort de Britannicus. « Cette mort lut un coup de foudre pour elle; et il parut, dit « Tacite, par sa frayeur et par sa consternation, qu'elle était « aussi innocente de cette mort qu'Octavie. Agrippine perdait en « lui sa dernière espérance, et ce crime lui en faisait craindre « un plus grand : Sibi supremum auxilium ereptum, et parricidii « exemplumintelligebat.y)

L'âge de Britannicus était si connu, qu'il ne m'a pas été per- mis de le représenter autrement que comme un jeune prince qui avait beaucoup de cœur, beaucoup d'amour et beaucoup de fran- chise, qualités ordinaires d'un jeune homme. Il avait quinze ans; et on dit qu'il avait beaucoup d'esprit, soif qu'on dise vrai, ou que ses malheurs aient fait croire cela de lui , sans qu'il ait pu en donner des marques : Neque segnem et fuisse indolem ferunt, sive verum, seu periculis commendatus retinuit famam sine expé- rimenta.

Il ne faut pas s'étonner s'il n'a auprès de lui qu'un aussi mé- chant homme que Narcisse; car il y avait longtemps qu'on avait donné ordre qu'il n'y eût auprès de Britannicus que des gens qui n'eussent ni foi ni honneur : Nain ut proximus quisque Britan- nico neque fas neque fidempensi haberet, olim provisum erat.

Il me reste à parler de Junie. Il ne la faut pas confondre avec une vieille coquette qui s'appelait Junia Sjlana. C'est ici une autre Junie, que Tacite appelle Jijnia Calvina, de la famille d'Auguste, siTur de Silanus à qui Claudius avait promis Octavie. Cette Junie était jeune, belle, et, comme dit Sénèque, festivissima omnium puellarum. Son frère et elle s'aimaient tendrement; et leurs ennemis , dit Tacite, les accusèrent tous deux d'inceste, quoiqu'ils ne fussent coupables que d'un peu d'indiscrétion. Elle vécut jusqu'au règne de Vespasien.

DEUXIÈME PRÉFACE DE BRITÂNNICUS 39

Je la fais entrer dans les vestales, quoique, selon Aulu-Gelle, on n'y reçût jamais personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection ; et j'ai ru qu'en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l'àge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l'âge pour le consulat tant de grands hommes qui avaient mérité ce privilège.

ACTEURS

Néron, empereur, fils d'Agrippine.

Britannicus, fils de Messalineet de l'empereur Claudius.

Agrippine, veuve de Domitius ^Enobarbus, père de Néron, et

en secondes noces veuve de l'empereur Claudius. JuNiE, amante de Britannicus. BuRRHus, gouverneur de Néron. Narcisse, gouverneur de Britannicus. Albine, confidente d'Agrippine. Gardes.

La scène est à Rome , dans wie chambre du palais de Néron.

BRITANNICUS

ACTE PREMIER

SCENE I AGRIPPINE, ALBINE

ALBINE.

Quoi 1 tandis que Néron s'abandonne au sommeil , Faut-il que vous veniez attendre son réveil ! Qu'errant dans le palais sans suite et sans escorte , La mère de César veille seule à sa porte ? Madame, retournez dans votre appartement '.

AGRIPPINE.

Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment. Je veux l'attendre ici : les chagrins qu'il me cause M'occuperont assez tout le temps qu'il repose. Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré ; Contre Britannicus Néron s'est déclaré.

J Ce vers, qui est la conversation ordiuaire, serait au-dessous du style ordi- naire , s'il n'était également relevé et par ce qui précède et par ce qui suit. Deux vers du ton le plus noble peignent d'abord l'humiliation d'Agrippine :

Errant dans le palais, saas suite et sans escorte, La mère de César veille seule à la porte.

Ces mots si simples , retournez dans voire appartement , acquièrent alors de la dignité et en rendent à Agrippine; et quand elle répond :

Albine, il ne faut pas s'éloigner an moment. Je veux l'attendre ici,

1 on comprend pourquoi la mère de César est loin de ton appartement à l'heure oii elle devrait y être. :Laharpe.;

42 BRITANNICUS

L'impatient Néron cesse de se contraindre ' ; Las de se faire aimer, il veut se faire craindre ^ Britannicus le gêne, Albine; et chaque jour Je sens que je deviens importune à mon tour ».

ALBINE.

Quoi 1 vous à qui Néron doit le jour qu'il respire, Qui l'avez appelé de si loiu à l'empire? Vous qui, déshéritant le fils de Claudius, Avez nommé César l'heureux Domitius*? Tout lui parle, Madame, en faveur d'Agrippine : 11 vous doit son amour.

AGRIPPINE.

Il me le doit, Albine : Tout, s'il est généreux , lui prescrit cette loi ; Mais tout, s'il est ingrat, lui parle contre moi.

ALBINE.

s'il est ingrat. Madame? Ah ! toute sa conduite Marque dans son devoir une âme trop instruite *. Depuis trois ans entiers qu'a-t-il dit, qu'a-t-il fait Qui ne promette à Rome un empereur parfait ? Rome, depuis trois ans par ses soins gouvernée, Au temps de ses consuls croit être retournée ® :

' Nero flagitiis et sceleribus velamenta quaesivit. (Tac. Ann. XIII, xlvii.)

- On connaît la maxime des tyrans : Oderini, dum metuant.

3 Ces deux vers font entendre d'avance tout ce qui sera détaillé dans la suite. Néron que jene Britannicus , Agrippine qui devient importune, et une foule d'ex- pressions du même genre que nous verrons dans cette pièce, sont du bon style de l'histoire, qui devrait ici faire partie du style tragique. Mais que dégoût et d'art il fallait pour les réunir 1 (L.)

* Le père de Néron se nommait Domitius ^Enobarbus. Ne'ron était un surnom que Tibère et Claude portèrent, et qui, en langue sabine, signifiait fort, coura- geux.

■5 En prose il faudrait dire instruite de son devoir. On ne dit proprement instruit dans que lorsqu'il s'agit d'un art ou d'une science : instruit dans lu peinture, instruit dans les mathématiques. Instruit est immédiatement au- dessous de savant. Dans la poésie instruit dans a plus d'élégance qu'instruit de. (L.)

*■ La première fois que Néron parla au sénat, il lui promit de lui laisser re- prendre son ancienne autorité, et il tint parole quelque temps. (Tac. Atm. XIII .

ACTE I, SCÈNE I 43

Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant A toutes les vertus d'Auguste vieillissant'.

AGRirPINE.

Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste. Il commence, il est vrai, par finit Auguste; Mais crains que, l'avenir détruisant le passé. Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé. Il se déguise en vain : je lis sur son visage Des fiers Domitius l'humeur triste et sauvage * : Il mêle avec l'orgueil qu'il a pris dans leur sang La fierté des Néron qu'il puisa dans mon flanc '. Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices * : De Rome, pour un temps, Caïus fut les délices '; Mais, sa feinte bonté se tournant en fureur, Les délices de Rome en devinrent l'horreur. Que m'importe, après tout, que Néron plus fidèle D'une longue vertu laisse un jour le modèle? Ai-je mis dans sa main le timon de l'État Pour le conduire au gré du peuple et du sénat? Ah 1 que de la patrie il soit, s'il veut, le père ' :

IV, V.) Quoi qu'il en soit, c'est une indiscrétion d'Albiiie : elle doit ne point vanter devant Agrippine le temps des consuls comme un temps de prospérité. Cela n'était point bon à dire aux empereurs, qui avaient substitué à l'autorité consulaire un pouvoir monarchique, cela même n'était pas vrai : Rome avait été très-malheu- reuse sous ses consuls, dans le dernier siècle de la république. (Geoffroy.)

I Séneque dit à Néron : « Comparare nemo mansuetudini tuae audebit divum Augustuin, etiamsi in certamen juvenilium annorum deduxerit senectutem plus quam maturam. •• De Clément, lib. I, c. xi.)

* Ces deux vers sont en substance dans le^ cinq premiers chapitres de la vie de Néron par Suétone, qui, en parlant de Domitius, dit qu'il était arrogan» . immiti».

' Agrippine était petite-fille de Claudius Drusus Néron, filsde TiberiusClaudius Néron et de Line. La famille Claudia était une des plus anciennes et des plus illustres de Rome.

* Au figuré, on dit avoir des prémica, pour avoir des commencements.

' Agrippine appelle ici Caligula par le prénom de r^ïus. suivant l'usage des Romains dans le discours familier. (L.»

* Allusion au titre de père de la paine, que Néron re<;ut la première année df

44 BRITANNICUS

Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère '

De quel nom cependant pouvons-nous appeler

L'attentat que le jour vient de nous révéler?

Il sait, car leur amour ne peut être ignorée.

Que de Britannicus Junie est adorée :

Et ce même Néron , que la vertu conduit.

Fait enlever Junie au milieu de la nuit * 1

Que veut-il? Est-ce haine, est-ce amour qui l'inspire?

Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ?

Ou plutôt n'est-ce point que sa malignité

Punit sur eux l'appui que je leur ai prêté?

ALBINE.

Vous leur appui. Madame?

AGRIPPINE.

Arrête , chère Albine. Je sais que j'ai moi seule avancé leur ruine; Que du trône le sang l'a faire monter », Britannicus par moi s'est vu précipiter. Par moi seule éloigné de l'hymen d'Octavie, Le frère de Junie abandonna la vie *, Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux, Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux ^. Néron jouit de tout : et moi, pour récompense ,

J Ces vers et ceux qui précèdent montrent Agrippine tout entière, une femme avide de régner à tout prix, celle qui , lorsqu'on lui disait que son fils , devenu empereur, la ferait périr, répondit : Occidat. dum operei; ce qui parait vouloir dire : Qu'il me tue, pourvu qu'il règne; mais ce qui voulait dire, en effet : Que je périsse, pourvu que je règne. Mais remarquez qu'ici le caractère perce à tout moment, sans y penser et comme malgré lui, et ne songe jamais à s'annoncer. Tout est ambition et politique , et jamais on ne parle ni de politique ni d'ambi- tion. (L.)

- Yoilâ le premier trait de la tyrannie de Néron. L'amour de Britannicus et de Junie, et la jalousie de Néron, sont presque le seul incident que Racine ait ajouté à l'histoire, qui est parfaitement analogue au sujet.

3 Faute contre les mœurs. C'était le sénat qui donnait l'empire.

4 Die nuptiarum (Agrippinae) Silanus sibi mortem conscivit. (Tac. Ann. XII,viii.) •^ La construction de cette phrase n'est pas claire. Il fallait dire : Silanus, le

frère de Junie , etc.

ACTE I, SCÈNE I 45

Il faut qu'entre eux et lui je tienne la balance ', Afin que, quelque jour, par une même loi, Britannicus la tienne entre mon fils et moi *.

ÂLBIiSÈ.

Quel dessein 1

AGRIPPINE.

Je m'assure un port dans la tempête. Néron m'échappera, si ce frein ne l'arrête.

ALBINE.

Mais prendre contre un fils tant de soins superflus?

AGRIPPINE.

Je le craindrais bientôt s'il ne me craignait plus.

ALBINE.

Une juste frayeur vous alarme peut-être.

Mais si Néron pour vous n'est plus ce qu'il doit être ,

Du moins son changement ne vient pas jusqu'à nous;

Et ce sont des secrets entre César et vous.

Quelques titres nouveaux que Rome lui défère,

Néron n'en reçoit point qu'il ne donne à sa mère.

Sa prodigue amitié ne se réserve rien :

Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien ' ;

A peine parle-t-on de la triste Oclavie.

1 Agrippine veut dominer, il faut qu'elle Jivise : elle a couronné un méchant et un ingrat, elle est réduite a le redouter ou à l'intimider sans cesse , et l'on pressent aisément quel doit être le résultat de cette conduite avec un homme lel que Néron. (L.)

2 Le sens de ces deux vers n'est pas bien net : on entend parfaitement com- ment Agrippine tient la balance entre Néron et Britannicus ; mais on n'entend pas si bien comment Britannicus , quelque jour, tiendra la balance entre Néron et sa mère. Néron, couronné par sa mère, peut craindre qu'elle ne fasse un jour pour Britannicus ce qu'elle a fait pour son fils; mais Agrippine doit savoir que si Britannicus reprenait jamais la puissance, ce ne pourrait être que pour se venger. (G.)

' Ce mot »aini est très-juste. Il n'est point dans le sens qu'il a dans ce vers de Virgile o sanciimiiina conjut, mais dans le sens que lui donne le verbe «ancto. 11 veut dire auguste, vénérable ; et c'est dans ce sens qu'Ovide a dit :

lUud amicitis sanctum ac venerabile donum. Trist. I, cap. viii.

(L. RiCINE.)

46 BRITANNICUS

Auguste voire aïeul honora moins Li\ie' : Néron devant sa mère a permis le premier Qu'on portât des faisceaux couronnés de laurier. Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance?

AGRIPPINE.

Un peu moins de respect, et plus de confiance.

Tous ces présents , Albine , irritent mon dépit :

Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit.

Non, non, le temps n'est plus que Néron jeune encore

Me renvoyait les vœux d'une cour qui l'adore;

Lorsqu'il se reposait sur moi de tout l'État;

Que mon ordre au palais assemblait le sénat;

Et que, derrière un voile, invisible et présente,

J'étais de ce grand corps Uâme toute-puissante*,

Des volontés de Rome alors mal assuré,

Néron de, sa grandeur n'était point enivré.

Ce jour, ce trisie jour, frappe encor ma mémoire, Néron fut lui-même ébloui de sa gloire. Quand les ambassadeurs de tant de rois divers Vinrent le reconnaître au nom de l'univers. Sur son trône avec lui j'allais prendre ma place : J'ignore quel conseil prépara ma disgrâce ; Quoi qu'il en soit, Néron, d'aussi loin qu'il me vit, Laissa sur son visage éclater son dépit. Mon cœur même en conçut un malheureux augure. L'ingrat, d'un faux respect colorant son injure, Se leva par avance , et , courant m'embrasser, II m'écarta du trône j'allais me placer '.

1 Auguste ne fit donner à Livie aucuns honneurs particuliers, et quand après la mort de cet empereur le sénat voulut décerner divers honneurs à sa veuve . Tibère s'opposa à ce qu'on lui accordât même un licteur : « Ne lictorem quidem ei decemi passus est. » (Tac. Ann. 1, xiv.)

^ In palatium ob id vocabantur (Patres), ut adstaret abditis a tergo foribus, vélo discreta, quod visum arceret, auditum nonadimeret. {.Id., ibid., XHI, v.)

s Quin et legatis Armeniorum, causam gentis apud Neronem orantibus, ascen- dere suggestum imperatoris etpraesidere simul parabat (Agrippinai ; nisi, caeteris

ACTE I. SCÈNE ( i7

Depuis ce coup fatal le pouvoir d'Agrippine Vers sa chute à grands pas chaque jour s'achemine ' . L'ombre seule m'en reste, et l'on n'implore plus Que le nom de Sénèque et l'appui de Burrhus.

ALBINE.

Ah ! si de ce soupçon votre âme est prévenue , Pourquoi noûrrissez-vous le venin qui vous tue ? Daignez avec César vous éclaircir du moins.

AGRIPPINE.

César ne me voit plus, Albiue, sans témoins' : En public, à mon heure, on me donne audience. Sa réponse est dictée, et même son silence '. Je vois deux' surveillants, ses maîtres et les miens. Présider l'un ou l'autre à tous nos entretiens. Mais je le poursuivrai d'autant plus qu'il m'évite ; De son désordre, Albine, il faut que je profite. J'entends du bruit; on ouvre. Allons subitement Lui demander raison de cet enlèvement Surprenons, s'il se peut, les secrets de son âme. Mais quoi ! déjà Burrhus sort de chez lui * !

pavore de6xis, Seneca admoiiuisset veuienti matri occurrere. lUi specie pietatis obviam itum dedecori. (T\c. .4 un. XIII, v.)

Ce vers est une imitation d'un fort beau vers de Corneille, qui, dans Ntcodimf , dit en parltnt de Rome

Sa sagesse profonde S'achemine à grands pas vers l'empire du monde.

Mais t'achemine seul et à la fin du vers ne nie paraît pas d'un aussi bon efl'et qu'au commencement et avec à giandjs pat. Dans Corneille , le vers marche avec Rome . le but oii l'on marche n'est qu'à la fin du vers ; ce doit être l'effet de la phrase , et ici l'inversion le détruit. Le vers de Racine dit bien ce qu'il doit dire ; celui de Corneille rend sensible une grande idée par la figure et par le nombre. (L.)

- Mdtremque transfert ( Nero) in eam domum quae Antoniae fuerat ; quoliesque ipse illuc vent ijret, sepius lurba centunonum, et post brève osculum digrediens. (Tac. Ann. XIII, xviii.)

' Uicier un nileHce! ici Racine ne prend rien a personne , pas même à Tacite ; il peint, comme lui , par des expressions que le génie seul sait rapprocher. (L.>

Cela rappelle le vers de Delille :

Il ne voit que la nuit, n'entend que le silence.

* C«tte expression est réguhëre et satisfaisante : elle instruit parfaitement le

48 BRITANNICUS

SCÈNE II

AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE

BURRHUS.

Madame, Au nom de Tempereur j'allais vous informer D'un ordre qui d'abord a pu vous alarmer. Mais qui n'est que l'effet d'une sage conduite , Dont César a voulu que vous soyez instruite *.

AGRIPPINE.

Puisqu'il le veut, entrons; il m'en instruira mieux.

BURRHUS.

César pour quelque temps s'est soustrait à nos yeux. Déjà par une porte au public moins connue L'un et l'autre consul vous avaient prévenue , Madame. Mais souffrez que je retourne exprès...

AGRIPPINE.

Non, je ne trouble point ses augustes secrets. Cependant voulez-vous qu'avec moins de contrainte L'un et l'autre une fois nous nous parlions sans feinte?

BURRHUS.

Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d'horreur *.

lecteur de la situation de la cour de Néron : tous les principaux personnages sont déjà bien connus ; et cette ouverture serait digne de figurer à côté de celles do Bajazet et d' Iphigénie , qui sont des chefs-d'œuvre, si l'on pouvait raisonnable- ment supposer que la confidente ignore absolument tout ce qui se passe , et qu'Agrippme n'a point encore pu l'entretenir de ses chagrins. C'est ce léger défaut de vraisemblance qui fait que l'exposition n'est que bonne , et ne peut être citée comme un efTort de l'art. On voit et on sent qu'Agrippine ne parle pas pour in- struire Albine , mais pour instruire le spectateur. (G.)

1 A voulu que vous soyez n'est point une dérogation à la loi générale qui veut qu'après le que conjonctif précédé d'un prétérit, le verbe régi par que soit aussi en un temps prétérit. L exception est régulière dans le cas il s'agit d'une action présente : alors le présent est admis comme le prétérit, et quelquefois même est préférable. Le sens est donc : César a voulu que vans soyez instruite au moment je vous parle. (L.)

* Si la phrase était absolue, l'expression ne serait pas juste; car on ne peut jamais avoir trop d'horreur pour le mensonge. La phrase est elliptique, et l'ellipse

ACTE I, SCÈNE II i9

AGRIPPINE.

Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur ? Ne le verrai -je plus qu'à litre d'importune? Ai-je donc élevé si haut votre fortune Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ? Ne l'osez-vous laisser un moment sur sa foi? Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire A qui m'effacera plutôt de sa mémoire ' ? Vous l'ai- je confié pour en faire un ingrat, Pour être, sous sou nom, les maîtres de l'État *? Certes, plus je médite, et moins je me figure Que vous m'osiez compter pour votre créature , Vous, dont j'ai pu laisser vieillir l'ambition Dans les honneurs obscurs de quelque légion '; Et moi, qui sur le trône ai suivi mes ancêtres, Moi fille, femme, sœur et mère de vos maîtres *; Que prétendez- vous donc ? Pensez-vous que ma voix

se rapporte à ce qui précède. Voulez-vnus que nout parlions tans feinte? Je hai» trop le mensonge pour rien feindre. (L.)

1 Cette construction est remarquable. La grammaire demanderait, disputez- vous à qui m'effacera... La gloire est de trop pour la rèL^le, ou bien il faudrait la gloire de m'effacer. .Mais comme la phrase est suspendue par l'intervalle d'un vers à l'autre , le poète a trouvé moyen de mettre une idée de plus a la faveur d'une espèce d'ellipse qu'.l laisse remplir à l'imagination, dùpuiez-cous la gloire, en disputant à qui..., et la clarté et la plénitude du sens font oublier l'irrégu- larité. (L.)

î Pour être : la clarté exigerait que l'on dit en prose pour que vous soyez, et non pour être. On dirait bien : Vous ai-je confie' mon fils pour être votre es- clave? mais on ne pourrait pas dire : Vous ai-je confie' mon fils pour être son tyran? (G.)

3 Burrhus n'était que tribun des soldats, grade qui répond à celui de colonel dans nos armées modernes, quand Agrippine le choisit pour être gouverneur de Néron. (Voy. Tac. .Ann XU , xm.)

* Veneraiionem augebat feminae , quam imperatore genitam , sororem ejus qui rerum pot tus sit, et conjugem fuisse! (Id., ibtd.)

' Agnppine, tille de Germaincus frère de Claude, s<i-ur de Caius Caligula, femme de Claude et mère de Néron, était lille, sœur, n.éce, femme et mère de Césars , (L. R.\oisE.)

Ce mouvement parait imité de ce passage de Virgile :

Ast ego, qnx divam iocedo regina, Jovisqae Et soror et conjui.

50 BRITANMcrS

Ait fait un empereur pour m'en imposer trois?

Néron n'est plus enfant : n'est-il pas temps qu'il règne '?

Jusqu'à quand voulez- vous que l'empereur vous craigne?

Ne saurait-il rien voir qu'il n'emprunte vos yeux ?

Pour se conduire enfin n'a-t-il pas ses aïeux *?

Qu'il choisisse, s'il veut, d'Auguste ou de Tibère;

Qu'il imite, s'il peut, Germanicus mon père.

Parmi tant de héros je n'ose me placer;

Mais il est des vertus que je lui puis tracer :

Je puis l'instruire au moins combien sa confidence

Entre un sujet et lui doit laisser de distance.

BURRHUS.

Je ne m'étais chargé dans cette occasion Que d'excuser César d'une seule action : Mais puisque, sans vouloir que je le justifie, Vous me rendez garant du reste de sa vie , Je répondrai, Mjidame, avec la liberté D'un soldat qui sait mal farder la vérité.

Vous m'avez de César confié la jeunesse; Je l'avoue , et je dois m'en souvenir sans cesse. Mais vous avais-je fait serment de le trahir, D'en faire un empereur qui ne sût qu'obéir? Non. Ce n'est plus à vous qu'il faut que j'en réponde : Ce n'est plus votre fils, c'est le maître du monde '. J'en dois compte, Madame, à l'empire romain, Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main. Ah 1 si dans l'ignorance il le fallait instruire *,

1 Certe finitam Neronis infaiitiam, et roburjuventaeadesse. (Tac. Ann. XIV, lu.;

2 Exuere magistrum, salis ampl s doctoribus instructus majoribus suis. ^Ibid )

3 Une des grandes beautés de cette scène consiste dans le contraste de la fougue insolente et des om|jortements d'Agrippine avec la gravité, la sage retenue et la fermeté noble de Burrhus, qui se respecte toujours lui-même en respectant Agrippine. Son discours est un modèle de raison et de décence. (G.)

4 Instruire dans l'ignorance est ici parfaitement juste, parce que, lorsqu'on n'élève un prince que pour régner sous son nom, on lui apprend surtout à ignorer tout ce qu'il doit savoir, à négliger tout ce qu il doit faire; on lui donne vérita-

ACTE I, SCÈNE 11 M

N'avait-on que Sénèqiie et moi pour le séduire ?

Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs •?

Fallait-il dans l'exil chercher des corrupteurs'?

La cour de Claudius, en esclaves fertile,

Pour deux que l'on cherchait en eût présenté mille.

Qui tous auraient brigué l'honneur de l'avilir :

Dans une longue enfance ils l'auraient fait vieillir.

De quoi vous plaignez-vous, Madame? On vous révère :

Ainsi que par César, on jure par sa mère ^

L'empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour

Mettre à vos pieds l'empire, et grossir votre cour :

Mais le doit-il. Madame? et sa reconnaissance

Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance?

Toujours humble, toujours le timide Néion

N'ose-t-il être Auguste et César que de nom ^?

Vous le dirai-je enfin? Rome le justifie.

Rome, à trois affranchis si longtemps asservie *,

A peine respirant du joug qu'elle a porté,

Du règne de Néron compte sa liberté.

Que dis-je? la vertu semble même renaître.

Tout l'empire n'est plus la dépouille d'un maître * :

blement des leçons d'ignorance. Plus bas, une cour en esclaves fertile, vieillir darti une longue enfance, l'honneur de l'avilir, présentent le même genre de beautés. (L.)

1 De sa conduite pour de sa personne, figure énergique et fort juste : c'est comme si Racine avait dit : éloigner de sa conduite l'influence des flatteurs. (G.)

* Parce qu'Agrippine fit rappeler Sénèque de l'exil il avait été envoyé sous Claudius. (Tac Ann. \\\ , viii.) L. Racine.

s L'expression de ce vers, comme le remarque la Harpe, est parfaitement conforme au.x mœurs. On jurait par la tète, par le salut de César, et jurer ainsi par tout autre eut été un crime de lèse-majesté. Racine s est écarté de la vérité historique en supposant qu'un pareil honneur était rendu à Agrippine, puisque , selon Tacite, ce fut un des moyens que Néron employa pour justilier la mort de sa mère. (Voy. Tac. Ann. XIV, xi.)

* On donnait aux empereurs, sitôt qu ils étaient élus, les titres d'Auguste et de César. (L. Racine.)

5 Pallas, Calliste et Narcisse, qui, sous Claude, furent réellement les maîtres de 1 empire romain. Voy. Tac Ann. Xll, i et seqq.)

« loul l'empire n'est plus la dépouille enlevée par un maître, voilà ce que le

52 BRITANNICUS

Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats; César nomme les chefs sur la foi des soldats : Thraséas au sénat, Gorbulon daus l'armée, Sont encore imiocents, malgré leur renommée ' : Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs, Ne sont plus habités que par leurs délateurs *. Qu'importe que César continue à nous croire. Pourvu que nos conseils ne tendent qu'à sa gloire ; Pourvu que dans le cours d'un règne florissant Rome soit toujours libre, et César tout-puissant '? Mais, Madame, Néron suffit pour se conduire. J'obéis, sans prétendre à l'honneur de l'instruire. Sur ses aïeux, sans doute, il n'a qu'à se régler; Pour bien faire, Néron n'a qu'à se ressembler. Heureux si ses vertus l'une à l'autre enchaînées Ramènent tous les ans ses premières années !

AGRTPPINE.

Ainsi sur l'avenir n'osant vous assurer. Vous croyez que sans vous Néron va s'égarer. Mais vous qui, jusqu'ici content de votre ouvrage. Venez de ses vertus nous rendre témoignage. Expliquez-nous pourquoi, devenu ravisseur.

poète veut dire : le dit-il ? La proie d'un maître serait claire et juste ; j'oserais affirmer que la dépouille n'est ici ni l'un ni l'autre. La dépouille de... n'a jamais signifié que la dépouille prise â quelqu'un, pnse sur quelque chose. (L.)

1 Thraséas, céiebre par l'austérité de sa vertu, ne resta pas toujours innocent aux yeux de Néron, qui, devenu tyran, se débarr.issa d'un censeur incommode. Corbulon, général distini;ué, après avoir longtemps échappé, par sa modération et sa prudence, au danger de sa gloire périt enfin victime de la haine naturelle de Néron contre les grands hommes et pour les honnêtes gens.

Sont encore innocents, malgré leur renommée.

Ce vers réunit l'énergie de Tacite à l'élégance, à l'harmonie de Racine. (G.)

2 Cumque insulas omnes , quas modo senatorum , jam delatorum tui ba com- pleret. (PlIN. Jdn Panegyr., c. XXXV.)

3 Racine semble avoir eu en vue ce beau passage de la vie d'Agricola Tacite félicite Ner va d'avoir réuni deux choses autrefois mcompatibles, la liberté et la monarchie. « Res olim dissociabiles miscuer t , prinripatum ac libertatem. » C. m. (G.)

ACTE I, SCfcNE II S3

Néron âe Silaniis fait enlever la sœur ? Ne tient-il qu'à marquer de cette ignominie Le sang de mes aïeux qui brille dans Junie ! De quoi l'accuse-t-il? et par quel attentat Devient-elle en un jour criminelle d'État, Elle qui, sans orgueil jusqu'alors élevée. N'aurait point vu Néron , s'il ne l'eût enlevée , Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits L'heureuse liberté de ne le voir jamais?

BCRRHUS.

Je sais que d'aucun crime elle n'est soupçonnée. Mais jusqu'ici César ne l'a point couciamnée , Madame : aucun objet ne blesse ici ses yeux; Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux. Vous savez que les droits qu'elle porte avec elle Peuvent de son époux faire un prince rebelle ; Que le sang de César ne se doit allier Qu'à ceux à qui César le veut bien confier ' : Et vous-même avouerez qu'il ne serait pas juste Qu'on disposât sans lui de la nièce d'Auguste*.

AGRIPPINE.

Je vous entends : Néron m'apprend par votre voix Qu'en vain Biitannicus s'assure sur mou choix. En vain, pour détourner ses yeux de sa misère. J'ai ilatté son amour d'un hymen qu'il espère : A ma confusion, Néron veut faire voir Qu'Agrippine promet par delà son pouvoir *.

i Pour justifier Néron de l'enlèvement de Junie , il se sert adroitement de la même ra;son dont on se servit pour engager Claude à épouser Ajirippine : " Ne claritatem Ca-sarum aliam m domum feret. •> (Tac. Ann. Xll, m.) (L. Uai;im-:.;

t S'èce est ici poétiquement pour arrière-petite fille: car Junie était sœur de L. Silanus, qui était arrière-pelit-tils d'Auguste. « Quippe et Silanus divi Augiisti abneposerat. » (Tac. Ann. Xin,i.)

3 Ce vers seul pe.nt le caractère d'AuTippine. Peu lui importe que son (ils soit criminel ou vertueux. Elle ne voit pas dans lenlèveraent de Junie une violence coupable ; elle ne voit que le coup porté à son crédit, {(i.)

oi BRITANNICUS

Rome de ma faveur est trop préoccupée,

Il veut par cet affront qu'elle soit détrompée ,

Et que tout l'univers apprenne avec terreur

A ne confondre plus mon fils et l'empereur.

11 le peut. Toutefois j'ose encore lui dire

Qu'il doit avant ce coup affermir son empire ;

Et qu'en me réduisant à la nécessité

D'éprouver contre lui ma faible autorité,

Il expose la sienne ; et que dans la balance

xMon nom peut-être aura plus de poids qu'il ne pense.

BDRRIIUS.

Quoi! Madame, toujours soupçonner son respect ! Ne peut-il faire un pas qu'il ne vous soit suspect? L'empereur vous croit-il du parti de Junie? Avec Britannicus vous croit-il réunie ? Quoi 1 de vos ennemis devenez-vous l'appui, Pour trouver un prétexte à vohs plaindre de lui? Sur le moindre discours qu'on pourra vous reiire, Serez-vous toujours prête à partager l'empire? Vous craindrez-vous sans cesse, et vos embrassements Ne se passeront-ils qu'en éclaircissements? Ah 1 quittez d'un censeur la triste diligence ' : D'une mère facile affectez l'indulgence - ; Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater ; Et n'avertissez point la cour de vous quitter ^

' Cette expression est plus latine que française. Diligence en français signifie promptitude, activité : en latin il signifie exactitude d'attention et de soin. La diligence d'un cemeur est donc ici pour l'attention à reprendre. (L.)

2 Affectez est pris comme diligence, dans l'acception latine.

3 Ce vers énergique et profond a été inspiré par Tacite. Néron ayant renvoyé sa mère du palais impérial , et lui ayant ôté sa garde, le crédit d'Agrippine fut ruiné, et Tacite ajoute : « Nihil rerum mortalium tara instabile ac fluxura est , quam fama potentiae non sua nixae : statim relictum Agrippinae limen ; nemo solari, nemo adiré, praeter paucas feminas, amore an odio incertum. « (Ann.

xin, XIX.)

ACTE I, SCÈNE III 53

AGRIPPINE.

Et qui s'honorerait de l'appui d'Agrippine '. Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine. Lorsque de sa présence il semble me bannir. Quand Burrhus à sa porte ose me retenir?

BURRHUS.

Madame, je vois bien qu'il est temps de me taire. Et que ma liberté commence à vous déplaire. La douleur est injuste, et toutes les raisons Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons. Voici Britannicus. Je lui cède ma place. Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce , Et peut-être, Madame, en accuser les soins De ceux que l'empereur a consultés le moins *.

SCENE ni

AGRIPPIiNE, BRITANNICUS, NARCISSE. ALBINE.

AGRIPPIXE.

Ah ! prince, courez-vous? Quelle ardeur inquiète Parmi vos ennemis en aveugle vous jette? Que venez-vous chercher ?

BRITANNICUS.

Ce que je cherche? Ah! dieux Tout ce que j'ai perdu, Madame, est en ces lieux. De raille afifreux soldats Junie environnée

> Et quisqaam nnmeD Jononis adoret

' Praterea, aot sapplex aris imponat honorem? /Eneid. 1, 53.

' Par ces deux derniers vers, il fait assez entendre que ses avis ne sont pas suivis, et que si, dans toute la scène, il a justifié son élevé, dans son rœur il ne le justifie pas: et voilà Burrhus : l.audan* ic mreren» (L.Racine.i

56 BRITANNICUS

S'est vue en ce palais indignement traînée.

Hélas 1 de quelle horreur ses timides esprits

A ce nouveau spectacle auront été surpris 1

Enfin on me l'enlève. Une loi trop sévère

Va séparer deux cœurs qu'assemblait leur misère :

Sans doute on ne veut pas que, mêlant nos douleurs.

Nous nous aidions l'un l'autre à porter nos malheurs

AGRIPPINE.

11 suffit. Comme vous je ressens vos injures 2; Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures. Mais je ne prétends pas qu'un impuissant courroux Dégage ma parole, et m'acquitte envers vous. Je ne m'explique point. Si vous voulez m'entendre, Suivez-moi chez Pallas, je vais vous attendre.

SCENE IV

BRITANMGUS, NARCISSE.

BRITANNICUS.

La croirai-je, Narcisse, et dois-je sur sa foi La prendre pour arbitre entre son fils et moi ? Qu'en dis-tu? N'est-ce pas cette même Agrippine Que mon père épousa jadis pour ma ruine , Et qui, si je t'en crois, a de ses derniers jours, Trop lents pour ses desseins, précipité le cours?

' Bajazet, Xiphares, Britannicus, caractères si critiqués, ont la douceur et la délicatesse de nos mœurs, qualités qui ont pu se rencontrerchez d'autres hommes, et n'en ont pas le ridicule comme on l'insinue. Mais je veux qu'ils soient plus faibles qu ils ne me paraissent, quelle tragédie a-t-on vu tous les personnages fussent de la même force? (Vauvenargues.)

' Injure est ici dans le sens de ion fail ou reçu, d'outrage en action; et alors mon injure, son injure, ton injure, etc., ne s'entendent jamais que passivement pour l'injure que l'un ma faite, qu'on lui a faite , qu'on t'a faite; c est l'injuria des Latins, qui n'a d'autre acception chez eux que celle d'injuilice, de violation de droits , du mot jus. (L.)

ACTE I, SCÈNE IV 57

NARCISSE.

N'importe : elle se sent comme vous outragée;

A vous donner Junie elle s'est engagée :

Unissez vos chagrins; liez vos intérêts.

Ce palais retentit en vain de vos regrets :

Tandis qu'on vous verra d'une voix suppliante

Semer ici la plainte et non pas l'épouvante.

Que vos ressentimeuts se perdront en discours.

Il n'en faut point douter, vous vous plaindrez toujours.

BRITANNICUS.

Ah ! Narcisse ! tu sais si de la servitude

Je prétends faire encore une longue habitude;

Tu sais si pour jamais, de ma chute étonné.

Je renonce à l'empire, j'étais destiné'.

Mais je suis seul encor : les aaiis de mon père

Sont autant d'inconnus que glace ma misère;

Et ma jeunesse même écarte loin de moi-

Tous ceux qui dans le cœur me réservent leur foi.

Pour moi, depuis un an qu'un peu d'expérience

M'a donné de mon sort la triste connaissance.

Que vois-je autour de moi, que des amis vendus.

Qui sont de tous mes pas les témoins assidus,

Qui , choisis par Néron pour ce commerce infâme ,

Trafiquent avec lui des secrets de mon âme ?

Quoi qu'il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours :

11 prévoit mes desseins, il entend mes discours ;

Comme toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe.

Que t'en semble , Narcisse ?

1 Racine relève ici avec beaucoup d'art le caractère de Britanniciis : il lui donne des sentiments élevés, un noble courage, qui conviennent a son rang et à sa nais- sance, sans lui donner un plan et des projets qui ne conviendraient ni à son âge ni à sa situation. iG.i

* Dés que Néron fut adopté par Claude , on eut soin d'écarter de Britannicus tout serviteur qui eut pu lui être fidèle : « Desolatus etiam paulalim servilibus minislenis. (Tac. ^nn. XII. xxvi.i Etiam libertorum .si quis incorruota tide, de- pellitur.(/W<J., .vli. Lt proximus quisque Britannico neque fas neque fidem pensi haberet, olim provisum erat. >< {Ibid , .Mil, xv.)

58 imiTANN[(,US

NARCISSE.

Ah 1 quelle âme assez basse. C'est à vous de choisir des confidents discrets , Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.

BRITANNICUS.

Narcisse, tu dis vrai ; mais cette défiance Est toujours d'un grand cœur la dernière science; On le trompe longtemps. Mais enfin je te croi *, Ou plutôt je fais vœu de ne croire que toi. Mon père , il m'en souvient, m'assura de ton zèle : Seul de ses affranchis tu m'es toujours fidèle; Tes yeux, sur ma conduite incessamment ouverts, M'ont sauvé jusqu'ici de mille écueils couverts. Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage Aura de nos amis excité le courage. Examine leurs yeux , observe leurs discours ; Vois si j'en puis attendre un fidèle secours. Surtout dans ce palais remarque avec adresse Avec quel soin Néron fait garder la princesse ». Sache si du péril ses beaux yeux sont remis *, Et si son entretien m'est encore permis. Cependant de Néron je vais trouver la mère

1 Cette maxime, qui est ici un sentiment, parce quelle est l'expression simple et naïve du cœur de Britannicus, répand de l'intérêt sur le caractère qu'il a dans la pièce, qui est celui de son âge. (L.)

2 Autrefois les premières personnes des verbes, au singulier, ne prenaient point d's à la tin. On réservait cette lettre pour les secondes personnes, et on met- tait ( aux troisièmes. Ce retranchement de 1'* à la première personne est aujour- d'hui une licence poétique.

3 Petite faute contre les mœurs. On ne donnait le nom de princesse qu'à la femme de l'empereur, seul prince dans cet empire romain, qui s'appelait toujours la république. Le prince était le sénateur inscrit le premier sur la liste du sénat . et cet honneur appartenait de droit à l'empereur.

Les yeux et les beaux yeux revenaient beaucoup trop souvent dans Andro- maque : c'étaient de ces expressions parasites que ne permet pas le style soutenu et soigné... C'est un mot que la galanterie a rendu trivial... On peut le passer a l'extrême jeunesse de Britannicus, et désormais on le verra très rarement dan> les pièces de Racine. (L.)

ACTE 1, SCÈNE IV 59

Chez Pallas , comme toi raffranchi de mon père : Je vais la voir, l'aigrir, la suivre, et, s'il se peut, iM'engager sous son nom plus loin qu'elle ne veut * .

1 Quelques commentateurs ont trouvé dans ce vers un raffinement de politique trop profond pour l'âge de Britannicus. Mais ce prince a déjà fait voir qu'il en sait assez pour ne pas croire qu'Agrippine le serve par intérêt pour lui. D'ailleurs il ne convenait pas qu'il parût dénué de tous moyens personnels, et l'on verra au troisième acte qu'il les a employés de manière à pouvoir alarmer Agrippine elle- même. C'est ce que le poète a su préparer comme il le devait, par ces vers, (lui terminent le premier acte assez heureusement, puisqu'il ajoute à l'attente du spectateur. (L.)

FIN DU PREMIER ACTE.

60 BRITANINICUS

ACTE DEUXIEME

SCENE I NÉRON, BUHRHUS, NARCISSE, GARDES.

NÉRON.

N'en doutez point, Burrhus; malgré ses injustices, C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices. Mais je ne prétends plus ignorer ni souflTrir Le ministre insolent qui les ose nourrir. Pallas de ses conseils empoisonne ma mère; Il séduit chaque jour Britannicus mon frère : Ils l'écoutent tout seul; et qui suivrait leurs pas Les trouverait peut-être assemblés chez Pallas '. C'en est trop. De tous deux il faut que je l'écarté. Pour la dernière fois, qu'il s'éloigne, qu'il parte, Je le veux, je l'ordonne : et que la fin du jour * Ne le retrouve pas dans Rome ou dans ma cour. Allez : cet ordre importe au salut de l'empire.

Aux gardes.

Vous, Narcisse, approchez. Et vous, qu'on se retire.

SCÈNE II NÉRON, NARCISSE.

NARCISSE.

Grâces aux dieux, seigneur, Junie entre vos mains

1 Tacite liit : « Et Nero infensus iisquibus superbia muliebris innitebatur, de- movet Pdllantem cura reruiii, queis a Claudio impositus, velut arbitrium regni agebat. Ferebaturque , degredienle eo , magna prosequentium multitudine , non absurde dixisse, ire Pallantem ut ejuraret. » (Ann., XIII, xiv.) 2 Sic volo , sic jnbeo ; sit pro ratione voluntas.

ACTE II, SCÈNE II 61

Vous assure aujourd'hui du reste des Romains. Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance, Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance. Mais que\ois-je? vous-même inquiet, étonné, Plus que Britannicus paraissez consterné. Que présage à mes yeux cette tristesse obscure ^ Et ces sombres regards errants à l'aventure ? Tout vous rit : la fortune obéit à vos vœux.

NÉRON.

Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux.

NARCISSE.

Vous?

NÉRON.

Depuis un moment, mais pour toute ma vie -. J'aime, que dis-je, aimer? j'idolâtre Junie.

NARCISSE.

Vous l'aimez ?

NÉRON.

Excité d'un désir curieux, Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux, Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes % Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes : Belle sans ornement, dans le simple appareil D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil. Que veux -tu? Je ne sais si cette négligence.

Tristesse obscure, expression figurée, parce que la tristesse obscurcit le front. (Laiiahpe.) On dit bien une sombre tristesse, l'analogie veut qu'on dise également une tristesse obscure.

* Caractère emporté, il s'imagine que cette passion, qui ne fait que commencer, durera toute sa vie. (L. Racine.)

3 Tous les connaisseurs ont vu dans ces huit vers. Triste , levant au ciel, etc., un tableau original et parfait. Le mérite de la diction est dans la difficulté vaincue, puisqu'il s'agissait d ennoblir la petitesse des détails par le choix des mots... Enfin l'elfet des couleurs poétiques naît surtout du contraste de la frayeur, de la douceur et des larmes de Juuie, avec l'appareil de son enlèvement et la ligure de ses ravisseurs, c est ce qui a fourni au poète des vers qui sont au nombre des plus beaux de notre langue. (L.)

(52 BRITÂNNICUS

Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence, Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs , Relevaient de ses yeux les timides douceurs : Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue, J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue : Immobile, saisi d'un long étonnement, Je l'ai laissé passer dans son appartement ' , J'ai passé dans le mien. C'est que solitaire. De son image en vain j'ai voulu me distraire. Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler : J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler. Quelquefois, mais trop tard , je lui demandais grâce; J'employais les soupirs, et même la menace. Voilà comme occupé de mon nouvel amour. Mes yeux sans se fermer ont attendu le.jour, Mais je m'en fais peut-être une trop belle image; Elle m'est apparue avec trop d'avantage : Narcisse , qu'en dis-tu ?

NARCISSE.

Quoi , seigneur 1 croira-t-on Qu'elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?

NÉRON.

Tu le sais bien, Narcisse. Et, soit que sa colère M'imputât le malheur qui lui ravit son frère ; Soit que son cœur, jaloux d'une austère fierté , Enviât à nos yeux sa naissante beauté *;

1 La grammaire veut que le participe s'accorde avec le régime qui le précède, lorsqu'il est suivi d'un verbe neutre ; mais cette règle n'était pas encore bien éta- blie du temps de Rac.ne, il fait laissé invariable, et, dans ce cas. la n'est pas ré- gime de hissé, mais de laissé passer, qui ne présente qu'une seule idée, comme si ce n'était qu'un seul verbe.

2 Envier est ici dans le sens de priver. C'est un latinisme dont Racine a enrichi la langue. (Ai.mé Martin.)

Liber p.împiDeas invidit colUbus umbras. (Virgile.;

Et encore :

Te ne... miserande puer... Invidit fortuna mihi...

ACTE 11. sr,È.\E U 63

Fidèle à sa douleur, et dans l'ombre enfermée, Elle se dérobait même à sa renommée. Et c'est cette vertu, si nouvelle à la cour. Dont la persévérance irrite mon amour. Quoi, Narcisse ! tandis qu'il n'est point de Romaine Que mon amour n'honore et ne rende plus vaine, Qui, dès qu'à ses regards elle ose se fier, Sur le cœur de César ne les vienne essayer, Seule, dans son palais, la modeste Junie Regarde leurs honneurs comme une ignominie , Fuit, et ne daigne pas peut-être s'informer Si César est aimable, ou bien s'il sait aimer ' 1 Dis-moi, Britannicus l'aime-t-il?

NARCISSE.

Quoi ! s'il l'aime, Seigneur?

NÉRON.

Si jeune encor, seconnait-il lui-même? D'un regai'd enchanteur connaît-il le poison?

NARCISSE.

Seigneur, l'amour toujours n'attend pas la raison.

N'en doutez point, il l'aime. Instruit partant de charmes,

Ses yeux sont déjà faits à l'usage des larmes;

A ses moindres désirs il sait s'accommoder;

Et peut-être déjà sait-il persuader.

NÉRON.

Que dis-tu? Sur son cœur il aurait quelque empire?

NARCISSE.

Je ne sais. Mais, seigneur, ce que je puis vous dire ,

Je l'ai vu quelquefois s'arracher de ces lieux

Le cœur plein dun courroux qu'il cachait à vos yeux ;

D'une cour qui le fuit pleurant l'ingratitude ,

Las de votre grandeur et de sa servitude,

' Voilà des sentiments clignes de Néron... Le poète n'annonce point qu'il va peindre un tyran et sa cour : mais comme il peint l'un et l'autre 1 (La Harpe.,'

Gl BRITÂNNICUS

Entre l'impatience et la crainte flottant , Il allait voir Junie, et revenait content.

NÉRON.

D'autant plus malheureux qu'il aura su lui plaire, Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère : Néron impunément ne sera pas jaloux.

NARCISSE.

Vous? et de quoi, seigneur, vous inquiétez-vous? Junie a pu le plaindre et partager ses peines; Elle n'a vu couler de larmes que les siennes : Mais aujourd'hui , seigneur, que ses yeux dessillés, Regardant de plus près l'éclat dont vous brillez, Verront autour de vous les rois sans diadème , Inconnus dans la foule, et son amant lui-même. Attachés sur vos yeux, s'honorer d'un regard Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard '; Quand elle vous verra , de ce degré de gloire. Venir en soupirant avouer sa victoire : Maître, n'en doutez point, d'un cœur déjà charmé Commandez qu'on vous aime, et vous serez aimé*.

NÉRON.

A combien de chagrins il faut que je m'apprête ! Que d'importunités 1

NARCISSE.

Quoi donc ! qui vous arrête , Seigneur ?

NÉRON.

Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus, Sénèque, Rome entière et trois ans de vertus ^

1 Quelle maiziiiSque peinture de la grandeur impériale, et quel contraste avec l'abandon et le dénùment qui font le partage de Bntannicus! (La Harpe.)

2 C'est le mot d'un tlatteur qui sait tort bien que lamour ne se commande pas , mais qui sait aussi que plus Néron se croira sûr d'être aimé, plus il s'mdigiiera de ne pas l'être. {Id.)

3 II suffit de ce mot pour faire sentir que ces trois ans de vertus n'étaient que trois ans de contrainte et d'hypocrisie, dont le terme sera le premier instant les passions de Néron trouveront un obstacle. Quelle force de pinceau ne fallait-

ACTE II, SCÈNE II 63

Non que pour Octavie un reste de tendresse M'attache à son hymen et plaigne sa jeunesse : Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins, Rarement de ses pleurs daignent être témoins. Trop heureux si bientôt la faveur d'un divorce Me soulageait d'un joug qu'on m'imposa par force 1 Le ciel même en secret semble la condamner : Ses vœux depuis quatre ans ont beau l'importuner, Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche; D'aucun gage, Narcisse, ils n'honorent sa couche ^; L'empire vainement demande un héritier.

NARCISSE.

Que tardez-vous, seigneur, à la répudier? L'empire, votre cœur, tout condamne Octavie. Auguste votre aïeul soupirait pour Livie Par un double divorce ils s'unirent tous deux -; Et vous devez l'empire à ce divorce heureux. Tibère, que l'hymen plaça dans sa famille, Osa bien à ses yeux répudier sa iille. Vous seul, jusques ici contraire à vos désirs, N'osez par un divorce assurer vos plaisirs ^ !

il pas pour peindre Néron, et quelle délicatesse de nuance pour le peindre nais- sant ; Prendre pour sujet d'une pièce ce passage si diflicile à marquer, était par soi-même un Irait de génie. iLa H.vkpe.)

1 11 serait trop long de remarquer les beautés de diction , les expressions neuves ; fidèle a sa douleur, se fier a ses regards , les essayer sur le cœur de César , tant d'autres non moins heureuses , et ici en particulier la stérilité si noblement et si poétiquement exprimée, une cuuche qui n'est honorée d'aucun gaye ; c est la langue de Racine. Mais observez que cette scène met le spectateur au fait de tout ce qu'il doit savoir, du dégoût de Néron pour Octavie et pour ses vertus, du désir qu'il a de la répudier, et de ce projet de divorce fait pour fonder la scène suivante, qui va rouler tout entière sur 1 oflre que Néron doit faire à Junie de l'empire et de sa main. (Id.)

* Auguste, pour épouser Livie, répudia Scribonie, et Livie se sépara de Claude Tibère Néron, dont elle avait déjà un (ils : elle lit entrer par ce mariage la pos- térité des Nérons dans la famille des Octaviens.

3 Dans la tragédie de Séneque intitulée Odavie, Néron, qui veut répudier sa femme Octavie pour épouser Poppée, s'écrie en s'adressant a Sénèque :

Frohibebor udqs faceie quod cunclis licet. (Act. Il, se. ii, v. 138.)

5

66 BRITANNICUS

NÉRON.

Et ne connais-tu pas l'implacable Agrippine?

Mon amour inquiet déjà se l'imagine

Qui m'amène Octavie, et d'un œil enflammé

Atteste les saints droits d'un nœud qu'elle a formé ,

Et, portant à mon cœur des atteintes plus rudes,

Me fait un long récit de mes ingratitudes.

De quel front soutenir ce fâcheux entretien?

NARCISSE.

N'ètes-vous pas, seigneur, votre maître et le sien? Vous verrons -nous toujours trembler sous sa tutelle? Vivez, régnez pour vous; c'est trop régner pour elle. Craignez-vous? Mais, seigneur, vous ne la craignez pas Vous venez de bannir le superbe Pallas , Pallas dont vous savez qu'elle soutient l'audace.

NÉRON.

Éloigné de ses yeux , j'ordonne , je menace. J'écoute vos conseils, j'ose les approuver. Je m'excite contre elle et tâche à la braver : Mais, je t'expose ici mon âme toute nue, Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue. Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir De ses yeux j'ai lu si longtemps mon devoir. Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle , Mais enfin mes efibrts ne me servent de rien : Mon génie étonné tremble devant le sien -. Et c'est pour m'aflfranchir de cette dépendance Que je la fuis partout, que même je l'ofiense,

* Mais enfin, expressions inutiles, qui jettent de l'embarras dans la construc- tion et qui nuisent beaucoup à l'effet de la période, d'ailleurs si belle. (G.)

2 Expression antique, fondée sur T opinion des temps anciens, qui attriouait à chacun son génie, bon ou mauvais. ( La Harpe.)

C'est Plutarque qui a fourni à Racine cette idée poétique du génie. L'historien rapporte qu'Antoine, perdant toujours au jeu contre Octave, consulta un devin,

ACTE II, SCÈNE II 67

Et que de temps en temps j'irrite ses ennuis, Afin qu'elle m'évite autant que je la fuis. Mais je t'arrête trop; retire-toi, Narcisse; Britannicus pourrait t'accuser d'artifice.

NARCISSE.

Non, non; Britannicus s'abandonne à ma foi. Par son ordre , seigneur, il croit que je vous vol , Que je m'informe ici de tout ce qui le touche. Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche : Impatient surtout de revoir ses amours ', 11 attend de mes soins ce fidèle secours.

NÉRON.

J'y consens; porte-lui cette douce nouvelle; Il la verra.

NARCISSE.

Seigneur, bannissez-le loin d'elle -.

NÉRON.

J'ai mes raisous, Narcisse ; et tu peux concevoir Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir. Cependant vante-lui ton heureux stratagème; Dis-lui qu'en sa faveur on me trompe moi-même. Qu'il la voit sans mon ordre. On ouvre; la voici. Va retrouver ton raaitre et l'amener ici '.

qui lui conseilla de s éloigner le plus qu'il pourrait de ce jeune homme; " car, lui dit-il, votre génie redoute le sien; il est fier et hardi quand il est seul ; mais, à l'approche de l'autre, il perd toute sa force et sa hardiesse, et devient bas et timide. » (l'ie d'Aniuine.) Qclave, en eiïet, avait du caractère, et Antoine n'en avait point. (Geoffroy.)

1 Ses atnourt . pris j)our la personne qu on aime, est un terme familier qui ne convient pas au style soutenu , à moins qu'il ne soit relevé par ce qui l'entoure. (La H.\rpe.)

s Le loin, cacophonie. fL.)

3 Va l'amener, expression vicieuse. Il y a opposition entre l'idée que présente l'infinilif amener et celle que renferme l'impératif va, qui le gouverne. I.un exprime l'action de s'éloigner d'un lieu , l'autre de s'en approcher. Si le vers l'eût permis, il aurait fallu dire amène-le ici. (A. Martin.)

68 BRITANNICUS

SCÈNE III NÉRON, JUNIE.

NÉRON.

Vous VOUS troublez. Madame, et changez de visage : Lisez- vous dans mes yeux quelque triste présage ?

JUNIE.

Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur ; J'allais voir Octavie, et non pas l'empereur i.

NÉRON.

Je le sais bien, Madame, et n'ai pu sans envie Apprendre vos bontés pour l'heureuse Octavie.

JUNIE.

Vous, seigneur?

NÉRON.

Pensez-vous, Madame, qu'en ces lieux Seule pour vous connaître Octavie ait des yeux ?

JUNIE.

Et quel autre, seigneur, voulez-vous que j'implore '^? A qui demanderai-je un crime que j'ignore? Vous qui le punissez , vous ne l'ignorez pas : De grâce, apprenez-moi, seigneur, mes attentats ^

NÉRON.

Quoi ! Madame, est-ce donc une légère offense De m'avoir si longtemps caché votre présence ? Ces trésors dont le Ciel voulut vous embellir, Les avez-vous reçus pour les ensevelir? L'heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes

1 11 n'était pas naturel que Junie vint d'elle-même trouver Néron, et il l'était , au contraire, qu'elle se rendit auprès d'Octavie. La manière dont elle rencontre Néron est fort bien imaginée. (La Harpe.)

2 Comme il n'a été parlé que d'Octavie, il semble qu'il faudrait et quelle autre; on sous-entend quel autre appui : ainsi quel est plus élégant que quelle. (L. Ra- cine.)

3 Ce mot renferme une ironie qui n'y serait plus si Junie disait mes crimes. (L. Racine.)

ACTE II, SCÈNE III 09

Croître loin de nos yeux son amour et vos charmes? Pourquoi, de cette gloire exclu jusqu'à ce jour, M'avez-vous sans pitié relégué dans ma conr ' ? On dit plus : vous souffrez, sans en être offensée , Qu'il vous ose, Madame, expliquer sa pensée : Car je ne croirai point que, sans me consulter, La sévère Junie ait voulu le llatter, Ni qu'elle ait consenti d'aimer et d'être aimée. Sans que j'en sois instruit que par la renommée.

JUNIE.

Je ne vous nierai point , seigneur, que ses soupirs

M'ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.

Il n'a point détourné ses regards d'une fille

Seul reste du débris d'une illustre famille :

Peut-être il se souvient qu'en un temps plus heureux

Son père me nomma pour l'objet de ses vœux.

Il m'aime; il obéit à l'empereur son père.

Et j'ose dire encore, à vous, à votre mère ;

Vos désirs sont toujours si conformes aux siens. .

NÉROX.

Ma mère a ses desseins. Madame, et j'ai les miens. Ne parlons plus ici de Claude et d'Agrippine ; Ce n'est point par leur choix que je me détermine. C'est à moi, seul. Madame, à répondre de vous; Et je veux de ma main vous choisir un époux.

JUNIE.

Ah ! seigneur, songez-vons que toute autre alliance Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance?

NÉRON.

Non, Madame; l'époux dont je vous entretiens Peut sans honte assembler vos aïeux et les siens; Vous pouvez sans rougir consentir à sa flamme.

> Ces traits d'une galanterie un peu romanesque font frémir lorsqu on songe que c'est Néron qui parle. Il y a un art prodigieux dans cette scène, Néron cher rhant à plaire laisse cependant percer la férocité de son caractère. (A. Martin.)

70 BRITANNICUS

JUNIE.

Et quel est donc , seigneur, cet époux ?

NÉRON.

Moi, Madame.

JDNIE.

Vous !

NÉRON.

Je vous nommerais , Madame, un autre nom, Si j'en savais quelque autre au-dessus de Néron '. Oui, pour vous faire un choix vous puissiez souscrire, J'ai parcouru des yeux la cour, Rome et l'empire. Plus j'ai cherché, Madame, et plus je cherche encor En quelles mains je dois conGer ce trésor. Plus je vois que César, digne seul de vous plaire, En doit être lui seul l'heureux dépositaire, Et ne peut dignement vous confier qu'aux mains A qui Rome a commis l'empire des humains. Vous-même, consultez vos premières années : Claudius à son fils les avait destinées ; Mais c'était en un temps de l'empire entier Il croyait quelque jour le nommer héritier. Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire -, C'est à vous de passer du côté de l'empire. En vain de ce présent ils m'auraient honoré,

1 Cette réponse a de la grandeur; mais observez que cette galanterie tient au rang et non à la personne, et Xéron n'en devait point avoir d'autre. Elle devait servir à donner au langage une sorte de galanterie noble , que le seul Racine a connue dans ce siècle, et que sa diction a su élever au ton de la tragédie.

(l-AHARPE.)

2 Contredire, dans notre langue, a le régime direct, soit avec les choses, soit avec les personnes. On coniredii un auteur, on conlredil les paroles, on conlre- dil l'expérience, etc.; le régime indirec est latin, conlradiccre alicui. Il est clair que Racine l'a choisi de préférence, puisque l'autre ne le gênait en rien. Ce n'est pas la seule fois qu'il ait fait usage des latinismes comme d'un moyen de plus pour diflérencier la poé.=ie et la prose, et j'avoue que leur contredire ne me blesse nul- lement, sans doute à cause du rapport étymologique, comme dans ce beau vers de la Fontaine :

Celui de qui la tète au ciel était voisine.

On oublie qu'en français on est voisin du ciel, parce qu'on dirait en latin vicinum cœlo capul. (Laharpe.)

ACTE II, SCÈNE III 71

Si votre cœur devait en être séparé; Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes; Si, tandis que je donne aux veilles, aux alarmes, Des jours toujours à plaindre et toujours enviés, Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds. Qu'Octavie à vos yeux ne fasse point d'ombrage ; Rome, aussi bien que moi, vous donne son suffrage, Répudie Octavie, et me fait dénouer Un hymen que le Ciel ne veut point avouer. Songez -y donc. Madame, et pesez en vous-même Ce choix digne des soins d'un prince qui vous aime, Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés •. Digne de l'univers, à qui vous vous devez.

JUXIE.

Seigneur, avec raison je demeure étonnée.

Je me vois, dans le cours d'une même journée.

Comme une criminelle amenée en ces lieux;

Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux.

Que sur mon innocence à peine je me lie,

Vous m'offrez tout d'un coup la place d'Octavie.

J'ose dire pourtant que je n'ai mérité

Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.

Et pouvez-vous, seigneur, souhaiter qu'une fille

Qui vit presque en naissant étointlre sa famille,

Qui, dans l'obscurité nourrissant sa douleur,

S'est fait une vertu conforme à son malheur -,

Passe subitement de cette nuit profonde

Dans un rang qui lexpose aux yeux de tout le monde,

Dont je n"ai pu de loin soutenir la clarté ',

' Cette phrase manque de clarté.

i C'est le privilé.îçe de la poéiie d'ennoblir les choses les plus communes. Cette idée si vulgaire, faire de nécestiié viriu, est ici exprimée avec une élégance parti- culière. (G.)

3 On dit à un roi la majeilé, la splendeur de votre rang, et non pas la clarté. Ici , ce mot, qui répand à cette nuit profonde , est amené si naturellement, qu'il parait nécessaire. ( L. Racine.)

72 BRITANNIGUS

Et dont une autre enfin remplit la majesté?

NÉRON.

Je vous ai déjà dit que je la répudie i : Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie. N'accusez point ici mon choix d'aveuglement : Je vous réponds de vous; consentez seulement. Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire; Et ne préférez point à la solide gloire Des honneurs dont César prétend vous revêtir, La gloire d'un refus sujet au repentira

JUNIE.

Le Ciel connaît, Seigneur, le fond de ma pensée. Je ne me flatte point d'une gloire insensée : Je sais de vos présents mesurer la grandeur; Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur. Plus il me ferait honte et mettrait en lumière Le crime d'en avoir dépouillé l'héritière.

NÉRON.

C'est de ses intérêts prendre beaucoup de soin, Madame, et l'amitié ne peut aller plus loin. I\lais ne nous flattons point, et laissons le mystère. La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ; Et pour Britannicus..:

JUNIE.

Il a su me touchei". Seigneur; et je n'ai point prétendu m'en cacher. Cette sincérité sans doute est peu discrète; Mais toujours de mon cœur ma bouche est l'interprète. Absente de la cour, je n'ai pas penser. Seigneur, qu'en l'art de feindre il fallût m'exercer.

1 Brusquerie de Néron, tjui passe brus(|uementde la galanterie à l'incivilité dès (|u'il éprouve une légère contradiction. (G.)

2 Le dernier hémistiche est une menace; et toute la tirade de Néron, sous le voile d'une politesse alTectée, a quelque chose de fier et de dur, très convenable au caractère de cet empereur. (G.)

ACTE II. SCÈNE III 73

J'aime Britannicus. Je lui lus destinée

Quand l'empire devait suivie son hyménée :

Mais ces mêmes malheurs qui l'en ont écarté ,

Ses honneurs abolis, son palais déserté,

La fuite d'une cour que sa chute a bannie,

Sont autant de liens qui retiennent Junie.

Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs;

Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs;

L'empire en est pour vous l'inépuisable source ;

Ou, si quelque chagrin en interrompt la course ',

Tout l'univers , soigueux de les entretenir.

S'empresse à l'eflacer de votre souvenir.

Britannicus est seul : quelque ennui qui le presse,

Il ne voit, dans son sort, que moi qui s'intéresse %

Et n'a pour tous plaisirs, seigneur, que quelques pleurs

Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

NÉRON.

Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j'envie. Que tout autre que lui me paierait de sa vie. JNIais je garde à ce prince un traitement plus doux : Madame, il va bientôt paraître devant vous.

JU.NIE.

Ah ! seigneur, vos vertus m'ont toujours rassurée.

NÉRON.

Je pouvais de ces lieux lui défendre l'entrée; Mais, Madame, je veux prévenir le danger

1 La course, pour ie tours, parait un mot commandé par la rime, et de plus présente un sens faux. Ln courue des plaisirs exprime leur fuite rapide; le cours . au contraire, signifie leur durée.

î On no dirait pas aujourd'hui s'intéresser dans snn sort, comme on le disait certainement du temps de Racine, puis()u'il ne tenait qu'à lui de dire comme on dirait à présent :

Il m? voit , à son sort , qne moi qui s'intéresse.

L'usage a décidé qu'on s'intéresse dans une affaire d'argent, dans un contir.erce, dans une entreprise, etc., pour dire (ju'on y a un intérêt pécuniaire; et ([u'on s'intéresse à quelqu'un ou a quelque chose, pour dire qu'on y prend un intérêt d'affection ; et il est bon que lusageait tixé cette différence. ( Lx Harpe.)

74 BRITA>Nir,US

son ressentiment le pourrait engager.

Je ne veux point le perdre; il vaut mieux que lui-même

Entende son arrêt de la bouche qu'il aime.

Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous,

Sans qu'il ait aucun lieu de me croire jaloux.

De son bannissement prenez sur vous l'offense;

Et, soit par vos discours, soit par votre silence,

Du moins par vos froideurs, faites-lui concevoir

Qu'il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir.

JDiME.

Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère I Ma bouche mille fois lui jura le contraire. Quand même jusque-là je pourrais me trahir, Mes yeux lui défendront, seigneur, de m'obéir.

:SÉRON.

Caché près de ces lieux, je vous verrai. Madame. Renfermez votre amour dans le fond de votre âme; Vous n'aurez point pour moi de langages secrets; J'entendrai des regards que vous croirez muets : Et sa perte sera l'infaillible salaire D'un geste ou d'un soupir échappé pour lui plaire.

JUNIE.

Hélas ! si j'ose encor former quelques souhaits, Seigneur, permettez- moi de ne le voir jamais.

SCENE IV NÉRON, JUNIE, NARCISSE.

NARCISSE.

Britannicus, seigneur, demande la princesse; Il approche.

NÉRON.

Qu'il vienne.

ACTE II. SCÈ^E M 75

JUNIE.

Ah ! seigneur.

NKRON.

Je VOUS laisse. Sa fortune dépend de vous plus que de moi : Madame . en le voyant songez que je vous voi.

SCENE V

JUNIE, NARCISSE.

JUNIE.

Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître! Dis-lui Je suis perdue ! et je le vois paraître.

SCÈNE VI JUNIE, BRITANNICUS, NARCISSE.

BRITANNICUS.

Madame, quel bonheur me rapproche de vous'? Quoi ! je puis donc jouir d'un entretien si doux? Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore -? Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore? Faut-il que je dérobe avec mille délours Un bonheur que vos yeux m'accordaient tous les jours?

Ceux qui désa|)prouvcnt ceUe srène, parce que, disent-ils s'aller cacher pour entendre une conversation est un jeu puéril qui ne convient pas au sérieux de la tragédie, ne font pas attention que ce n'est pas ici un jeu, mais une cruauté dont Néron seul est capable. Il veut (juc Junie prononce elle-même à son amant 1 arrêt de son bannisr-ement ; elle sera la cause de sa mort, s'il lui échappe un .ceste, un soupir ou un regard. Quelle situation que celle de Junie , qui .^aitque Néron l'entend et la voill Qu'une pareille scène doit exciter l'atteniion des spec- tateurs'. (L. Racine.)

2 Parmi semble ne pouvoir se placer que devant un pluriel ou un nom col- lectif : mais quand il signifie au milieu de, il s'emploie heureusement devant un singulier. On trouve de cet emploi plusieurs exemples en vers et en prose.

7fi liRITAiNMCUS

Quelle nuit ! quel réveil ! vos pleurs, votre présence, N'ont point de ces cruels désarmé l'insolence? Que faisait votre amant? Quel démon envieux iM'a refusé l'honneur de mourir à vos yeux? Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte , M'avez-vous en secret adressé quelque plainte? Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter? Songiez-Yous aux douleurs que vous m'alliez coûter?.. Vous ne me dites rien ! quel accueil ! quelle glace 1 Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce? Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi trompé , Tandis que je vous parle est ailleurs occupé; Ménageons les moments de cette heureuse absence.

.TUNIE.

Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance : Ces murs mêmes, seigneur, peuvent avoir des yeux ': Et jamais l'empereur n'est absent de ces lieux.

BRITAXNIGUS.

Et depuis quand, Madame, êtes-vous si craintive? Quoi ! déjà votre amour souffre qu'on le captive? Qu'est devenu ce cœur qui me jurait toujours De faire à Néron même envier nos amours - ? Mais bannissez, Madame, une inutile crainte; La foi dans tous les cœurs n'est pas encore éteinte; Chacun semble des yeux approuver mon courroux ; La mère de Néron se déclare pour nous. Rome de sa conduite, elle-même offensée...

JUNIE.

Ah ! seigneur, vous parlez contre votre pensée. Vous-même , vous m'avez avoué mille fois Que Rome le louait d'une commune voix :

1 Etiam muta atque inanima. lectuni et parietes, circumspectabantur. (Tac. Ann. IV, LXix.)

2 Celte scène a un double efl'et; car, si l'on y prend garde , Ncroii ne soulîre jias moins (|ue les deux amants qu'il met à la gène. (La Harpe.)

ACTE II, SCÈNE VI 77

Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage. Sans doute la douleur vous dicte ce langage.

BlUTAxNNICUS.

Ce discours me surprend , il le faut avouer :

Je ne vous cherchais pas pour l'entendre louer.

Quoi ! pour vous confier la douleur qui m'accable ,

A peine je dérobe un moment favorable;

Et ce moment si cher, Madame, est consumé

A louer l'ennemi dont je suis opprimé !

Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire?

Quoi ! même vos regards ont appris à se taire i !

Que vois-je? vous craignez de rencontrer mes yeux !

Néron vous plairait-il? Vous serais-je odieux?

Ah ! si je le croyais !... Au nom des dieux. Madame,

Éclaircissez le trouble vous jetez mon âme.

Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir?

JUNIE.

Retirez-vous, seigneur; l'empereur va venir-.

BRITANNICUS.

Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m'altendre'?

* Ce vers rappelle celui qu'on a vu un peu plus haul :

J'entendrai des regards qne vous croirez muets.

C'est un nouvel emploi de la même figure, également admirable dans les deux vers. On trouve dans Ovide :

Credidimus lacrymis : an et hx simulare doci'ntur? J'ai cru vos pleurs : les pleurs ont-ils appris à feindre?

Simulare docentur, qui est ici littéralement traduit, est aussi poétique que l'iié- misliche de Racine, ont appris a se laire, et lui en a |)eul-étre fourni l'idée. On sait qu'il marquait avec un crayon, dans les classiques anciens, toutes les expres- sions figurées dont il croyait pouvoir enrichir notre langue. La Harpe.)

* L'auteur connaissait trop bien son art pour prolonger une situation si pé- nible : la contrainte de Junie et les angoisses de Brilannicus ne vont que jusqu au point elles sont supportables pour eux et pour le spectateur. Le poète a gardé la mesure en tout, et lelFetde la scène en dépendait. (Le même.)

* A qui dois-je m'allenire '. La grammaire veut a quoi doii-je m'atleiidre! Racine a préféré ici l'exactitude du sens à celle de la grammaire : il veut dire : lur qui dois-je compter? « Cette raison, en y ajoutant môme celle de 1 euphonie, ne nous parait cependant pas suftisante pour justilierun solécisme. >■ (G.;

78 BRITAPJNICUS

SCÈNE VII

NÉRON, JUNIE, NARCISSE

NÉRON.

Madame...

JUNŒ.

Non, seigneur; je ne puis rien entendre. "Vous êtes obéi. Laissez couler du moins Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.

SCÈNE VIII NÉRON, NARCISSE.

NÉRON.

Eh bien ! de leur amour tu vois la violence,

Narcisse ; elle a paru jusque dans son silence.

Elle aime mon rival, je ne puis l'ignorer,

Mais je mettrai ma joie à le désespérer.

Je me fais de sa peine une image charmante ';

Et je l'ai vu douter du cœur de son amante.

Je la suis. Mon rival t'attend pour éclater;

Par de nouveaux soupçons va, cours le tourmenter;

Et tandis qu'à mes yeux on le pleure, on l'adore,

Fais -lui payer bien cher un bonbeur qu'il ignore-.

1 Une imcKje charmante de sa peine est atroce de pensée et d'expression. Néron devait parler ainsi. ( L.\ Harpe.)

2 On peut être étonné que Néron, tout occupé du plaisir d'enfoncer le poignard dans le cœur d'un rival, ne dise rien des secrets que Britannicus vient de révéler, de la conspiration d'Agrippine , du mécontentement de Rome , etc. Néron n'en parle pas ; mais il s'en souvient, et bientôt il prouvera qu'il n'a rien perdu de cette conversation. (G).

ACTE II. SCÈNE VIII 79

NARCISSE, seul.

La fortune l'appelle une seconde fois,

Narcisse : voudrais-tu résister à sa voix ?

Suivons jusques au bout ses ordres favorables.

Et, pour nous rendre heureux, perdons les misérables '.

1 Si ce vers excite ordinairement des murmures, c'est parce qu'il exprime crûment une idée odieuse et basse : parce que le personnage énonce à froid , seul avec lui-même , ce qu'on pourrait supporter tout au plus dans un mouve- ment de passion et dans la chaleur du dialogue; enlin c'est parce qu'il est mal- heureux de terminer un acte par un petit monologue si désagréable à entendre. Boileau, qui engagea son ami h sacrifier une scène très-bien écrite, mais inutile, aurait pu lui demander la suppression de ces quatre vers, qui n'était pas un sa- crifice. [Lx Hai\pe.)

FIN DU DEUXIEME ACTE.

80 BRITANNICUS

ACTE TROISIEME^

SCENE I NÉRON, BURRHUS.

BURRHDS.

Pallas obéira, seigneur.

NÉRON.

Et de quel œil Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil?

BURRHUS.

Ne doutez point, seigneur, que ce coup ne la frappe, Qu'en reproches bientôt sa douleur ne s'échappe. Ses transports dès longtemps commencent d'éciater : A d'inutiles cris puissent-ils s'arrêter !

NÉRON.

Quoi ! de quelque dessein la croyez-vous capable ?

BURRHUS.

Agrippine, seigneur, est toujours redoutable. Rome et tous vos soldats révèrent ses aïeux; Germanicus son père est présent à leurs yeux. Elle sait son pouvoir; vous savez son courage : Et ce qui me la fait redouter davantage , C'est que vous appuyez vous-même son courroux , Et que vous lui donnez des armes contre vous.

NÉRON.

Moi, Burrhus?

BURRHUS.

Cet amour, seigneur, qui vous possède...

1 Racine a supprimé ici, par le conseil de Boileau, une scène entre Burrhus et Narcisse. « Vous indisposerez les spectateurs, dit le critique à son ami , en leur

ACTE III, SCÈNE I .81

NÉRON.

Je VOUS entends, Burrhus. Le mal est sans remède : Mon cœur s'en est plus dit que vous ne m'en direz; ïl faut que j'aime enfin.

BURRHUS.

Vous vous le figurez, Seigneur; et, satisfait de quelque résistance, Vous redoutez un mal faible dans sa naissance. Mais si dans son devoir votre cœur aflermi Voulait ne point s'entendre avec son ennemi ; Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire; Si vous daigniez , seigneur, rappeler la mémoire Des vertus d'Octavie, indignes de ce prix ', Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris ; Surtout si, de Junie évitant la présence. Vous condamniez vos yeux à quelques jours d'absence ; Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer, On n'aime point, seigneur, si l'on ne veut aimer.

NÉRON.

Je vous croirai , Burrhus, lorsque dans les alarmes '

Il faudra soutenir la gloire de nos armes.

Ou lorsque, plus tranquille, assis dans le sénat.

Il faudra décider du destin de l'État :

Je m'en reposerai sur votre expérience.

montrant ces deux hommes ensemble. Pleins d'admiration pour l'un et d'horreur pour l'autre, ils souffriront pendant cet entretien. »

1 indigne est un latinisme : en français, indigne se prend toujours en mauvaise part. Les Latins, au contraire, lui donnent un autre sens. (G.;

î Donnez relte scène à traiter à un homme médiocre, Burrhus s'étendra sur la censure de lamour, et Néron sur ses louan;_'es ; et de quelle suite de lieux com- muns! Le poète a tranché court, parce que .Néron n'est pas un amant, ni Bur- rhus un rhéteur. Celui-ci n'a dit qu'un mot, et n'a insisté que sur les considéra- tions politiques; il a parlé en ministre et en homme sage. Et quel art dans la réponse de Néron'. Quelle déférence apparente pour la capacité de Burrhus! et quel air de respect dans cette crainte affectée de compromettre la sévérité d'un homme d'État dans des intérêts d amour! Observez que Néron parle toujours dans cette pièce avec noblesse et avec dignité ; il devait être odieux , et non pa? vil et petit. (L.)

6

82 BRITANNICUS

Mais, croyez-moi, l'amour est une autre science, Burrhus ; et je ferais quelque difiBculté D'abaisser jusque-là votre sévérité. Adieu. Je souffre trop, éloigné de Junie.

SCÈNE II

BURRHUS.

Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie :

Cette férocité que tu croyais fléchir.

De tes faibles liens est prête à s'affranchir.

En quel excès peut-être elle va se répandre 1

0 dieux ! en ce malheur quel conseil dois-je prendre ?

Sénèque, dont les soins me devraient soulager \

Occupé loin de Rome, ignore ce danger.

Mais quoi ! si d'Agrippine excitant la tendresse ,

Je pouvais... La voici : mon bonheur me l'adresse.

SCÈNE III AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.

AGRIPPINE.

Eh bien! je me trompais, Burrhus, dans mes soupçons?

Et vous vous signalez par d'illustres leçons !

On exile Pallas, dont le crime peut-être

Est d'avoir à l'empire élevé votre maître.

Vous le savez trop bien : jamais, sans ses avis,

Claude, qu'il gouvernait, n'eût adopté mon fils.

Que dis-je? à son épouse on donne une rivale;

On affranchit Néron de la foi conjugale :

Digne emploi d'un ministre ennemi des flatteurs.

Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs ,

1 Ce vers et le suivant ont été conservés de la grande scène supprimée entre Burrhus et Narcisse. (G.)

ACTE III, SCÈNE III 83

De les flatter lui-même , et nourrir dans son âme i Le mépris de sa mère et l'oubli de sa femme !

BURRHUS.

Madame, jusqu'ici c'est trop tôt m'accuser.

L'empereur n'a rien fait qu'on ne puisse excuser.

N'imputez qu'à Pallas un exil nécessaire :

Son orgueil dès longtemps exigeait ce salaire ;

Et l'empereur ne fait qu'accomplir à regret

Ce que toute la cour demandait en secret.

Le reste est un malheur qui n'est point sans ressource.

Des larmes d'Octavie on peut tarir la source.

Mais calmez vos transports. Par un chemin plus doux

Vous lui pourrez plutôt ramener son époux ;

Les menaces, les cris le rendront plus farouche.

AGRIPFINE.

Ah 1 l'on s'efforce en vain de me fermer la bouche. Je vois que mon silence irrite vos dédains ; Et c'est trop respecter l'ouvrage de mes mains. Pallas n'emporte pas tout l'appui d'Agrippine : Le Ciel m'en laisse assez pour venger ma ruine. Le fils de Claudius commence à ressentir Des crimes dont je n'ai que le seul repentir -. J'irai, n'en doutez point, le montrer à l'armée, Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée, Leur faire, à mon exemple, expier leur erreur. On verra d'un côté le fils d'un empereur Redemandant la foi jurée à sa famille, Et de Germanicus on entendra la tille ^

1 La correction grammaticale exigerait et de nuurrir ; la préposition doit se répéter avant chaque infinitif. Mais on ose à peine faire remarquer cette négligence dans une tirade si éloquente. (G.)

2 Elle en veut avoir le fruit ; et elle ne l'a point quand elle ne gouverne pas. (L. Racine.)

3 Praeceps post hœc Agrippina ruere ad terrorem et minas, neque principis auribus abstinere quominus testaretur c adullumjam esse Britannicum, veram '< dignamque stirpem suscipiendo patris imperio, quod insitus et adoptivus , per

Si BRITANNICUS

De l'autre, l'on verra le fils d'^Enobarbus i.

Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus,

Qui , tous deux, de l'exil rappelés par moi-même ,

Partagent à mes yeux l'autorité suprême.

De nos crimes communs je veux qu'on soit instruit ;

On saura les chemins par je l'ai conduit.

Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,

J'avouerai les rumeurs les plus injurieuses;

Je confesserai tout, exils, assassinats ,

Poison même.. .

BURRHUS.

Madame, ils ne vous croiront pas'; Ils sauront récuser l'injuste stratagème D'un témoin irrité qui s'accuse lui-même. Pour moi , qui le premier secondai vos desseins , Qui fis même jurer l'armée entre ses mains, Je ne me repens point de ce zèle sincère. Madame , c'est un fils qui succède à son père. En adoptant Néron, Glaudius par son choix De son fils et du vôtre a confondu les droits. Rome l'a pu choisir. Ainsi , sans être injuste ', Elle choisit Tibère, adopté par Auguste *;

« injurias matris exerceret. Non abnuere se quin cuncta infelicis domus maia pa- " tefierent, suae in primis nuptiae, suum veneficium... Ituram cum illo in castra ; <■ audiretur hinc Germanici filia, inde debilis rursus Burrhus et exul Seneca.... I' generis humani regimen expostulantes. » (Tac. Ann. XUI, xiv.)

1 Quand Agrippine est irritée, elle ne dit ni César, ni Néron, ni l'empereur, ni mon fils : c'est le fils d'JLnobarbus. Le père de Néron se nommait Domitius yEnobarbus. ( L. Racine.)

8 Madame , ils ne vous croiront pas, est, en fait de dialogue, un coup de l'art. On peut juger à quel point Agrippine allait s'avilir quand Burrhus l'arrête au poison, et lui fait entendre qu'elle ne doit pas dire ce qu'on ne doit pas croire; c'est la relever à temps, et comme il convenait à Burrhus. (L.)

3 Rome ne choisit pas Néron. On peut voir comment Tacite s'exprime suri élé- vation de prince. (Ann. XU, lxviu et lxix.)

* Rome ne choisit pas plus Tibère que Néron. Livie avait employé en faveur de son fils Tibère les mêmes manœuvres qu' Agrippine, et Tacite les rapporte avec la même fidélité. (G.)

ACTE III, SCÈNE IV 85

Et le jeune Agrippa, de son sang descendu i,

Se vit exclu du rang yainement prétendu.

Sur tant de fondements sa puissance établie

Par vous-même aujourd'hui ne peut être affaiblie :

Et, s'il m'écoute encor, Madame, sa bonté

Vous en fera bientôt perdre la volonté.

J'ai commencé , je vais poursuivre mon ouvrage.

SCÈNE IV AGRÏPPINE, ALBINE.

ALBINE.

Dans quel emportement la douleur vous engage^ Madame ! l'empereur puisse-t-il l'ignorer !

AGRÏPPINE.

Ah ! lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer !

ALBINE.

Madame , au nom des dieux, cachez votre colère. Quoi ! pour les intérêts de la sœur ou du frère Faut-il sacrifier le repos de vos jours? Gontraindrez-vous César jusque dans ses amours?

AGRÏPPINE.

(^►uoi ! tu ne vois donc pas jusqu'où l'on me ravale -, Albine ! c'est à moi qu'on donne une rivale ^ Bientôt, si je ne romps ce funeste lien, Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.

1 Julius Agrippa, fils posthume de l'illustre Agrippa, ministre d'Auguste, et de Julie , fille de ce prince. Son caractère féroce l'avait fait reléguer par Auguste dans l'Ile de Planasie. Tibère, en arrivant à 1 empire, le fit tuer. ( F. Tac. Ann. 1 , iii-vi.)

î Ravale est une expression énergique qu'il est dommage de laisser vieillir, et qui aura toujours son effet quand elle sera bien placée. Le mot créance, placé un peu plus loin, devrait être également conservé. (L.)

3 Voilà le secret des fureurs d'Agrippine. Elle s'embarrasse peu de Britannicus, de Junie, d'Octavie, des débauches et des crimes de Néron; elle veut dominer, elle veut régner. Tacite l'a parfaitement caractérisée en deux mots : « Filio dare « imperium, tolerare imperitantem nequibat : Elle pouvait faire son fils empe- « reur, mais non supporter son empire. •> {Ann. XI!, lxiv.) (G.)

86 BRIïANNICUS

Jusqu'ici d'un vain titre Octavie honorée, Inutile à la cour, en était ignorée : Les grâces, les honneurs par moi seule versés , M'attiraient des mortels les vœux intéressés. Une autre de César a surpris la tendresse; Elle aura le pouvoir d'épouse et de maîtresse; Le fruit de tant de soins , la pompe des Césars , Tout deviendra le prix d'un seul de ses regards. Que dis-je? l'on m'évite, et, déjà délaissée... Ah ! je ne puis, Albine, en souffrir la pensée. Quand je devrais du ciel hâter l'arrêt fatal *, Néron, l'ingrat Néron... Mais voici son rival.

SCÈNE V BRITANNICUS, AGRIPPINE, NARCISSE, ALBINE.

BniTANNICUS.

Nos ennemis communs ne sont pas invincibles, Madame; nos malheurs trouvent des cœurs sensibles- : Vos amis et les miens, jusqu'alors si secrets. Tandis que nous perdions le temps en vains regrets, Animés du courroux qu'allume l'injustice. Viennent de confier leur douleur à Narcisse. Néron n'est pas encor tranquille possesseur De l'ingrate qu'il aime au mépris de ma sœur. Si vous êtes toujours sensible à son injure, On peut dans son devoir ramener le parjure. La moitié du sénat s'intéresse pour nous; Sylla, Pison, Plautus...

AGRIPPINE.

Prince, que dites-vous?

1 Un astrologue consulté par Agrippine avait prédit que Néron serait empe- reur, mais qu'il tuerait sa mère. Agrippine avait répondu : ■< Occidat, dum impe- « ret : Qu'il me tue; mais qu'il règne. » (Tac. Ayin. XII, xxvi.)

2 Nemo adeo expers misericordiae fuit , quem non Britannici fortunae moeror afficeret. (Id., ibid.)

ACTE III, SCENE VI $7

Sylla, Pison , Plautus , les chefs de la noblesse !

BRITANNICUS.

Madame, je vois bien que ce discours vous blesse, Et que votre courroux, tremblant, irrésolu, Craint déjà d'obtenir tout ce qu'il a voulu. Non , vous avez trop bien établi ma disgrâce ; D'aucun ami pour moi ne redoutez l'audace : Il ne m'en reste plus ; et vos soins trop prudents Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.

aguippine. Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance ; Notre salut dépend de notre intelligence. J'ai promis, il suffit : malgré vos ennemis, Je ne révoque rien de ce que j'ai promis. Le coupable Néron fuit en vain, ma colère; Tôt ou tard il faudra qu'il entende sa mère. J'essaierai tour à tour la force et la douceur; Ou moi-même, avec moi conduisant votre sœur. J'irai semer partout ma crainte et ses alarmes, Et ranger tous les cœurs du parti de ses larmes. Adieu. J'assiégerai Néron de toutes parts. Vous, si vous m'en croyez, évitez ses regards.

SCENE VI BRITANNICUS, NARCISSE.

BRITANNICUS.

Ne m'as-tu point flatté d'une fausse espérance? Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance, Narcisse ?

NARCISSE.

Oui. Mais, seigneur, ce n'est pas en ces lieux Qu'il faut développer ce mystère à vos yeux.

88 BRITANNICUS

Sortons. Qu'attendez-vous?

BRITANNICUS.

Ce que j'attends, Narcisse, Hélas !

NARCISSE.

Expliquez-vous.

BRITANNICUS.

Si par ton artifice Je pouvais revoir...

NARCISSE.

Qui?

BRITANNICUS.

J'en rougis. Mais enfin, D'un cœur moins agité j'attendrais mon destin.

NARCISSE.

Après tous mes discours vous la croyez fidèle

BRITANNICUS.

Non, je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle,

Digne de mon courroux : mais je sens , malgré moi.

Que je ne le crois pas autant que je le doi.

Dans ses égarements mon cœur opiniâtre

Lui prête des raisons, l'excuse, l'idolâtre.

Je voudrais vaincre enfin mon incrédulité,

Je la voudrais haïr avec tranquillité.

Et qui croira qu'un cœur si grand en apparence,

D'une infidèle cour ennemi dès l'enfance.

Renonce à tant de gloire, et dès le premier jour

Trame une perfidie inouïe à la cour ?

NARCISSE.

Et qui sait si l'ingrate, en sa longue retraite. N'a point de l'empereur médité la défaite? Trop sûre que ses yeux ne pouvaient se cacher. Peut-être elle fuyait pour se faire chercher i,

1 Et fiigit ad salices, et se cupit ante videri. (Virgile.)

ACTE m, SCÈNE VII 89

Pour exciter Néron par la gloire pénible

De vaincre une fierté jusqu'alors invincible i .

BRITANNICUS.

Je ne la puis donc voir ?

NARCISSE.

Seigneur, en ce moment Elle reçoit les vœux de son nouvel amant.

BRITANNICUS.

Eh bien ! Narcisse, allons. Mais que vois-je? C'est elle !

NARCISSE, à part.

Ah ! dieux ! à l'empereur portons cette nouvelle.

SCÈNE VII JUNIE, BRITANNICUS.

JUNIE.

Retirez-vous, seigneur, et fuyez un courroux Que ma persévérance allume contre vous. Néron est irrité. Je me suis échappée, Tandis qu'à l'arrêter sa mère est occupée. Adieu; réservez-vous, sans blesser mon amour, Au plaisir de me voir justifier un jour. Voire image sans cesse est présente à mon âme, Rien ne peut l'en bannir.

BRITANNICUS.

Je vous entends. Madame*; Vous voulez que ma fuite assure vos désirs, ()\ie je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.

i Voilà le texte que Racine lui-même commenta depuis avec tant d'éloquence dans la scène d'Aricie avec sa confidente, au second acte de Phèdre. (G.)

* Britannicus , même en croyant un moment aux apparences de l'infidélité, n'éclate pas contre Junie. Sa douleur est douce et tendre, et s'exprime par des plaintes plutôt que par des reproches. Cette modération et cette réserve sont une des nuances de son caractère, comme celui de Junie, et font partie de l'intérêt et de la dignité que comportaient ces deux rôles. (L.)

90 BRITANNICUS

Sans doute, en me voyant, une pudeur secrète Ne vous laisse goûter qu'une joie inquiète. Eh bien, il faut partir !

JCNIE.

Seigneur, sans ra'imputer...

BRITANNICUS.

Ah ! vous deviez du moins plus longtemps disputer.

Je ne murmure point qu'une amitié commune

Se range du parti que flatte la fortune;

Que l'éclat d'un empire ait pu vous éblouir;

Qu'aux dépens de ma sœur vous en vouliez jouir :

Mais que , de ces grandeurs comme une autre occupée ,

Vous m'en ayez paru si longtemps détrompée;

Non, je l'avoue encor, mon cœur désespéré

Contre ce seul malheur n'était point préparé.

J'ai vu sur ma ruine élever l'injustice ;

De mes persécuteurs j'ai vu le ciel complice ;

Tant d'horreurs n'avaient point épuisé son courroux,

Madame : il me restait d'être oublié de vous.

JUNIE.

Dans un temps plus heureux, ma juste impatience Vous ferait repentir de votre défiance : Mais Néron vous menace ; en ce pressant danger, Seigneur, j'ai d'autres soins que de vous affliger. Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre; Néron nous écoutait, et m'ordonnait de feindre.

BRITANNICUS.

Quoi ! le cruel...

JUNIE.

Témoin de tout notre entretien , D'un visage sévère examinait le mien, Prêt à faire sur vous éclater la vengeance D'un geste confident de notre intelligence.

BRITANNICUS.

Néron nous écoutait, Madame ! Mais, hélas !

ACTE m, SCÈNE Vil 91

Vos yeux auraient pu feindre et ne m'abuser pas; Ils pouvaient me nommer l'auteur de cet outrage. L'amour est-il muet, ou n'a-t-il qu'un langage? De quel trouble un regard pouvait me préserver ! Il fallait...

JUNIE.

11 fallait me taire et vous sauver. Combien de fois, hélas ! puisqu'il faut vous le dire, Mou cœur de son désordre allait-il vous instruire 1 De combien de soupirs interrompant le cours, Ai-je évité vos yeux, que je cherchais toujours 1 Quel tourment de se taire en voyant ce qu'on aime, De l'entendre gémir, de raffliger soi-même. Lorsque par un regard on peut le consoler ! Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler ! Ah ! dans ce souvenir, inquiète, troublée, Je ne me sentais pas assez dissimulée. De mou front effrayé je craignais la pâleur; Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur : Sans cesse il me semblait 'que Néron en colère Me venait reprocher trop de soin de vous plaire : Je craignais mon amour vainement renfermé; Enfin j'aurais voulu n'avoir jamais aimé '. Hélas ! pour son bonheur, seigneur, et pour le nôtre, U n'est que trop instruit de mon cœur et du vôtre - ! Allez, encore un coup, cachez -vous à ses yeux; Mon cœur plus à loisir vous éclaircira mieux. De mille autres secrets j'aurais compte à vous rendre.

BRITA.NNICUS.

Ah ! n'en voilà que trop : c'est trop me faire entendre, Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés.

> Que de grâce , que de richesse poétique, et quelle douceur de sentiment dans ce morceau de Junie 1 (G.)

s Instruit de mon cœur, pour inttruit del'e'lal de mon cœur, est une ellipse très- heureuse et tres-poétique. (G.)

92 BRITANMCUS

Et savez- VOUS pour moi tout ce que vous quittez?

( Se jetant aux pieds de Junie.)

Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche?

JUNIE.

Que faites-vous ? Hélas ! votre rival s'approche !

SCÈNE VIII NÉRON, BRITANNICUS, JUNIE.

NÉRON.

Prince, continuez des transports si charmants t. Je conçois vos bontés par ses remerciments, Madame; à vos genoux je viens de le surprendre. Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre; Ce heu le favorise, et je vous y retiens Pour lui faciliter de si doux entretiens.

BRITANNICUS.

Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie Partout sa bonté consent que je la voie ; Et l'aspect de ces heux vous la retenez N'a rien dont mes regards doivent être étonnés.

NÉRON.

Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse Qu'il faut qu'on me respecte et que l'on ra'obéisse ?

BRITANNICUS.

Ils ne nous ont pas vu l'un et l'autie élever, Moi pour vous obéir, et vous pour me braver, Et ne s'attendaient pas , lorsqu'ils nous virent naître , Qu'un jour Domitius me dût parler en maître ^.

1 Transports si charmants , expression romanesque , mais relevée ici par une ironie amère et un persiflage cruel. (G.)

2 Obvii inter se, Nero Britannicum nomine, ille Domitium, salutavere. Quod, ut discordiae initium, Agrippina multo questu ad maritum defert : « Sperni quippe adoptionem, quaeque censuerint patres, jusseritpopulus, intra pénates abrogari; ac , nisi pravitas tam infensa docentium arceatur, eruptura in publicam perni- ciem, » (Tac. Ann. XII, XLi.)

ACTE III, SCÈNE VIH 93

NÉRON.

Ainsi par le destin nos vœux sont traversés ; J'obéissais alors, et vous obéissez. Si vous n'avez appris à vous laisser conduire. Vous êtes jeune encore, et Ton peut vous instruire.

BRITANNICUS.

Et qui m'en instruira?

NÉRON.

Tout l'empire à la fois, Rome.

BRITANNICUS.

Rome met-elle au nombre de vos droits Tout ce qu'a de cruel l'injustice et la force, Les emprisonnements , le rapt et le divorce ?

NÉRON.

Rome ne porte point ses regards curieux Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux. Imitez son respect.

BRITANNICUS.

On sait ce qu'elle en pense.

NÉRON.

Elle se tait du moins : imitez son silence.

BRITANNICUS.

Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.

NÉRON.

Néron de vos discours commence à se lasser.

BRITANNICUS.

Chacun devait bénir le bonheur de son règne.

NÉRON.

Heureux ou malheureux, il suffit qu'on me craigne '.

BRITANNICUS.

Je connais mal Junie, ou de tels sentiments

Ennius, dans une de ses tragédies, fait dire à un tyran : " Oderint, dum metUHnt : Qu'on me baisse, pourvu qu'on nne craigne. » C'était aussi la maxime de Caligula : « Tragicum illud subinde jactabat : Oderint , dum metuant. » (Scet. Calig., 30.)

94 BRITANNICUS

Ne mériteront pas ses applaudissements.

NÉRON.

Du moins, si je ne sais le secret de lui plaire, Je sais l'art de punir un rival téméraire.

BRITANNICUS.

Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler. Sa seule inimitié peut me faire trembler.

NÉRON.

Souhailez-la; c'est tout ce que je puis vous dire.

BRITANNICUS.

Le bonbeur de lui plaire est le seul j'aspire.

NÉRON.

Elle vous l'a promis, vous lui plairez toujours.

BRITANNICUS.

Je ne sais pas du moins épier ses discours :

Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche *,

Et ne me cache point pour lui fermer la bouche -.

NÉRON.

Je vous entends. Eh bien, gardes!

JUNIE.

Que faites- vous? C'est votre frère. Hélas 1 c'est un amant jaloux 1 Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie : Ah ! son bonheur peut-il exciter votre envie ? Souffrez que, de vos cœurs rapprochant les liens, Je me cache à vos yeux et me dérobe aux siens. Ma fuite arrêtera vos discordes fatales; Seigneur, j'irai remplir le nombre des vestales. Ne lui disputez plus mes vœux infortunés ; Souffrez que les dieux seuls en soient importunés.

1 C'est une faute de langage. Il faut absolument, pour le sens et pour la gram- maire , je la laisse s'expliquer. (L.)

- L'effet théâtral de cette scène tient au plaisir que ressent toujours le specta- teur de voir la puissance injuste abaissée et confondue par celui qui n'a d'autres armes que l'innocence et la vérité. (L.)

ACTE III, SCÈNE IX 95

NÉRON.

L'entreprise, Madame, est étrange et soudaine. Dans son appartement, gardes, qu'on la ramène. Gardez Britannicus dans celui de sa sœur.

BRITANNIGUS.

C'est ainsi que Néron sait disputer un cœur !

JUNIE.

Prince, sans Tirriter, cédons à cet orage.

NÉRON.

Gardes, obéissez sans tarder davantage.

SCÈNE IX NÉRON, BURRHUS.

BURRIIUS.

Que vois-je ! ô ciel !

NÉRON, sans voir Burrhus.

Ainsi leurs feux sont redoublés : Je reconnais la main qui les a rassemblés. Agrippine ne s'est présentée à ma vue , Ne s'est dans ses discours si longtemps étendue. Que pour faire jouer ce ressort odieux.

( Apercevant Burrhus.)

Qu'on sache si ma mère est encore en ces lieux. Burrhus , dans ce palais je veux qu'on la retienne , Et qu'au lieu de sa garde on lui donne la mienne.

BURRHUS.

Quoi, seigneur ! sans l'ouïr? une mère? .

NÉRON.

Arrêtez : J'ignore quel projet , Burrhus , vous méditez ' ;

1 Néron ne pouvait souffrir aucun obstacle à ses volontés, et il était dangereux de désapprouver sa conduite : « Ut faciendis sceleribus promptus , ita audieiidi quae faceret insolens erat. « (Tac. Ann. XV, lxvii.) Cependant, un jour qu'il était irrité contre sa mère, Burrhus osa lui représenter qu'il fallait donner à tout le

96 BRITANNICUS

Mais depuis quelques jours tout ce que je désire Trouve en vous un censeur prêt à me contredire. Répondez-m'en, vous dis-je ; ou_, sur votre refus, D'autres me répondront et d'elle et de Burrhus i.

monde le temps de se défendre, et surtout à une mère : « Sed cuicumque, nedum parenti, defensionem tribuendam. » (Tac. Ann. XIII, xx.) C'est la remontrance qu'il fait ici :

Quoi , seigneur, sans l'ouïr? une mère?

(L. Racine.)

1 La progression est ici également marquée et dans l'intrigue et dans le carac- tère du tyran. Son frère est arrêté parce qu'il est aimé de Junie; sa mère est arrêtée en même temps, parce qu'elle favorise leurs amours; et son gouverneur est menacé des fers, parce qu'il dit un mot en leur faveur. L'intrigue se noue comme il doit arriver dans un troisième acte, et Néron et la pièce marchent du même pas. (L.)

FIN DU TROISIEME ACTE.

ACTE IV. SCKNE I 97

ACTE QUATRIEME

^Hi—

AGRIPPINE, BlUllHUS.

BURRIIUS.

Uni, Madame, à loisir vous pourrez vous déieudre : César lui-même ici conseut de vous entendre. Si son ordre au palais vous a fait retenir. C'est peut-être à dessein de vous enireteuir. <Juoi qu'il en soit, si j'ose expliquer ma pensée, Ne vous souvenez plus qu'il vous ait offensée , Pi'éparez-vous plutôt à lui tendre les bras : Défendez-vous, Madame, et ne l'accusez pas. Vous voyez, c'est lui seul que la cour envisage '. Quoiqu'il soit votre fils, et même votre ouvrage , Il est voire empereur : vous êtes comme nous Sujette à ce pouvoir qu'il a reçu de vous. Selon qu'il tous menace ou bien qu'il vous caresse, La cour autour de vous ou s'écarte ou s'empresse. C'est son appui qu'on cherche en cherchant votre appui. Mais voici l'empereur.

AGRIPPINE.

Qu'on me laisse avec lui.

' Nil rerum morlalium tam instabile ac tluxum est, ijuam lama ijoieniia.' non âua vi nixa. Statira relictum .Agrippin* limen , nemo solari , nenio adiré. (Tac. .lnn. XIII, XIX

98 l'.HITANMC.lîS

SCÈNE II NÉRON, AGRIPPINE.

AGRIPPINE, s'asseyant.

Approchez-vous, Néron, et prenez votre place '. On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse. J'ignore de quel crime on a pu me noircir : De tons ceux que j'ai faits je vais vous éclaircir.

Vous régnez : vous savez combien votre naissance Entre l'empire et vous avait mis de dislance. Les droits de mes aïeux , que Rome a consacrés , Étaient même sans moi d'inutiles degrés. Quand de Britannicus la mère condamnée Laissa de Claudius disputer l'hyménée, Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix, Qui de ses affrancbis mendièrent les voix, Je souhaitai son lit, dans la seule pensée De vous laisser au Irône je serais placée. Je fléchis mon orgueil, j'allai prier Pallas. Son maître, chaque jour caressé dans mes bras, Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce L'amour je voulais amener sa tendresse. Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux Écartait Claudius d'un lit incestueux : Il n'osait épouser la fille de son frère. Le sénat fut séduit : une loi moins sévère

' Otte scène est une des plus belles qu'il y ait au théâtre : les littérateurs la placent au même rang que celle d'Auguste et de Cinna, de Cléopâtre et de ses deux fils , de Mithridate avec ses enfanis. (G.)

Ce ton de supériorité est remarquable dans la situation d'Agrippine. Elle ne voit jamais dans Néron que son fils, et dans l'empereur que son ouvrage; mais sa hauleur est naturelle et jamais afl'ectée. Chez elle tout est lier, et rien n'étale la fierté. (L.)

Obligée à venir se justifier devant son maître, c'est elle qui va l'accuser. Elle parle d'abord comme si elle lui commandait : Approchez -vous. Elle ne l'appelle ni mon fils, ni César, et elle semble lui permettre de s'asseoir près délie. (L. Racine.

\t.TK IV. SCENE II 00

Mit Claude dans mou lit, et Rouie à mes genoux ». C était beaucoup pour moi : ce n'était rien pour vous.

Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille. Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille : Silanus, qui l'aimait, s'en vit abandonné, Et marqua de son sang ce jour infortuné. Ce n'était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre nu' un jour Claude à son fils dût préférer son gendre? De ce même Pallas j'iniplorai le secours : Claude vous adopta, vaincu par ses discours. Vous appela Néron, et du pouvoir suprême Voulut avant le temps vous faire part lui-même. C'est alors que chacun, rappelant le passé, Découvrit mon dessein déjà trop avancé; «Jae de Britannicus la disgrâce future Des amis de son père excita le murmure*. Mes promesses aux uns éblouirent les yeux ! L'exil me délivra des plus séditieux; Claude même, lassé de ma plainte éternelle, Éloigua de son fils tous ceux de qui le zèle, Engagé dès longtemps à suivre son destin^ Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin. Je fis plus : je choisis moi-même dans ma suite Ceux à qui je voulais qu'on livrât sa conduite '. J'eus soin de vous nommer, par un contraire choiv , Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix : Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée ; J'appelai de l'exil, je tirai de l'armée ',

Cuncla feminae obediebant. (Tac. Ann. \ll, vu.)

î V. Act. 111, se. V, note 1.

s Lirrer sa conduite est une expression de génie, et qui appartient à Racine. Cette fois le poète surpasse son modèle. Tacifo dit seulement : « Commotus his, (juasi criminibus, Claudius optimum qucmque educatorem filii exsilio ac morte afficit, datosque anoverca custodiae ejus imponit. •■ ( l;i». Mil, xli.) A. Martin.

'• At Agrif'pina , ne malis tantum facinoribus notesceret, veniam exsilii pro Annaeo Seneca, simul prjeturam impetrat, hi'tum in publicum rata , ob claritu- dinem studiorum ejus. utfjue Domitii pueritia tali magistro adolesceret, et consiliis

100 HHITANMCrS

Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus, Qui depuis... Rome alors estimait leurs vertus. De Claude en même temps épuisant les richesses, Ma main sous votre nom répandait ses largesses. Les spectacles, les dons, invincibles appas, Vous attiraient les cœurs du peuple et des soldats , (jui d'ailleurs, réveillant leur tendresse première, Favorisaient en vous Germanicus mon père.

Cependant Claudius penchait vers son déclin. Ses yeux longtemps fermés s'ouvrirent à la fin. Il connut son erreur. Occupé de sa crainte. Il laissa pour son fils échapper quelque plainte ', Et voulut, mais trop tard , assembler ses amis : Ses gardes, son palais, son lit, m'étaient soumis». Je lui laissai sans fruit consmner sa tendresse; De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse ; Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs. De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs». Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte *. J'arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte; Et tandis que Burrhus allait secrètement

cjuscleui ad speni dominationis ulereiitur : (]uia Seneca lidus in Atçrippinam nie- moria beneficii , et infensus Claudio doloro injuria' credebatur. (Tac. .4;iii. XII,

Mil.)

1 Sub exitu vittp, siiina queedam nec ob.'»f;<ira pœnitentis de matrimonio Agrip- pinsp, deque Neronis adoptione dederat. ^Scet., Claud., 43.)

i Autre exem[)le de ces expressions trouvées qui étonnent par leur force et leur précision au point de se f;iire remarquer , rriême dans la perfection de ce grand morceau, qui dans son genre est tinique au théâtre. (L.)

3 Si nous mettons cette phrase dans lordie naturel, en mourant se rajiportera nécessairement a soins. (DOlivet.j Grammaticalement, cela est vrai; mais il ne viendra à personne l'idée de comprendre : mes soins, en mourant, lui cachèrent les pleurs de son fils.

4 11 est inutile de faire remarquer la profondeur de ce vers, Agrippine n'a- voue le plus grand des crimes que pour le rejeter sur Néron... Agrippine ne doit pas s'expliquer davantage : c'est une bienséance oratoire et poétique; mais ce n'étaient pas seulement des bruits qui couraient. Rome entière ne doutait point qu' Agrippine n'eût accéléré la mort de son mari. Tacite (Ann. XII, Lxvet lxviii entre dans tous Irs détails de cet assassinat. (A. M,\rtin.i

\r.jK IV. scfiNE II ini

De l'armée en vos mains exiger le serment,

Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,

Dans Rome les autels fumaient de sacrifices :

Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité

Du prince déjà mort demandait la santé ' .

Enfin des légions l'entière obéissance

Ayant de votre empire aflermi la puissance ,

On vit Claude; et le peuple , étonné de son sort '.

Apprit en même temps votre règne et sa mort.

C'est le sincère aveu que je voulais vous faire : Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire ' : Du fruit de tant de soins à peine jouissant, En avez-vous six mois paru reconnaissant , Que, lassé d'un respect qui vous gênait peut-être, Vous avez aflecté de ne me plus connaître. .J'ai vu BuTrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons. De l'infidélité vous tracer des leçons, Ravis d'être vaincus dans leur propre science. J'ai vu favorisés de votre confiance othon, Sénéciou, jeunes voluptueux*, Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux. Et lorsque, vos mépris excitant mes murmures, Je vous ai demandé raison de tant d'injures (Seul recours d'un ingrat qui se voit confondu), Par de nouveaux alTronts vous m'avez répondu. Aujourd'hui je promets Junie à votre frère; Ils se flattent tous deux du choix de votre mère : Que faites-vous? Junie enlevée à la cour '

' tt cuiiclos adilus custodiis clauseral (Agriiipinu). creliroque vulgabat ir»' m melius valeludinem principis.quo miles bona inspe aieret. (Tac. .Inn. Xll, lxvhi.i

* Quand les empereurs étaient morts, on les exposait tout habillés et la figure découverte dans une salle de leur palais. Le peuple était admis à cette exposition. Voilà pourquoi Racine dit : On vil Claude. f^Edil. Dézuhry.)

' Le premier hémistiche de ce virj icsume toute la première moitié , et le se- cond hémistiche toute la seconde moitié du discours.

■' y. Ixc Xnn. Xin, XII. Othon est le méûie qui fut depuis empereur

J' Enlei-f 'I la cour, expression impropre, et mi^me employée à Pontre-«en'-".

10^ M m TAN M Cl s

Devient en une nuit l'objet de votre amour : . :,:....

Je yets de: votre .-cœur Octavie effacée, ;-, -r ..

Prête à sortir du lit je l'avais placée :

Je vois Pallas banni , votre frère arrêté :

Vous attentez enfin jusqu'à ma liberté;

Burrhus ose sur mol porter ses nuins hardies.

Et lorsque, cniivaiHCu de tant de perfidies,

Vous deviez ne me voir que pour les expier,

C'est vous qui m'ordonnez de me justifier !

NÉRON.

Je me souviens toujours que je vous dois l'empire ;

Et, sans vous fatiguer du soin de le redire,

Votre bonté, Madame, avec tranquillité

Pouvait se reposer sur niH fidélité.

Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues,

Ont fait croireà tous ceux qui les ont entendues

(Jue jadis (j'ose ici vous le dire entre nous)

Vous n'aviez sous mon nom travaillé que pour vous.

« Tant d'honneurs, disaient-ils, et tant de déférences,

« Sont-ce de ses bienfaits de fjibles récompenses?

« Quel crime a donc commis ce fils tant condamné?

« Est-ce pour obéijf.qu'elle l'a couronné?

« N'est-il de son pouvoir que le dépositaire?»

Non que, si jusque-là j'avais pu vous complaire ,

Je n'eusse pris plaisir, Madame, à vous céder

Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander :

Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.

Vous entendiez les bruits qu'excitait ma faiblesse;

Le sénat chaque jour et le peuple, irrités

De s'ouïr par ma voix dicter vos volontés.

Publiaient qu'en mourant Claude avec sa puissance

M'avait encor laissé sa simple obéissance.

Enlevée à la cour signifie éloignée p.ir forrr de la rour. Pt l'auteur veut dire enlevé lie rhe~ elle el Irnnspnriée n Ifi rour. iT, i

ACTE IV. SCENE II 103

Vous avez vu cent lois nos soldats en courroux '

Porter en munnurant leurs aigles devant vous ;

Honteux de rabaisser par cet indigne usage

Les héros dont encore elles portent l'image ^

Toute autre se serait rendue à leurs discours :

Mais, si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours*.

Avec Britannicus contre moi réunie,

Vous le fortifiez du parti de Junie ;

Et la main de Pallas trame tous ces complots.

Et, lorsque malgré moi j'assure mon repos ,

On vous voit de colère et de haine animée :

Vous voulez présenter mon rival à l'armée ;

néjàjusquesau camp le bruit en a couru.

AGIIIFPINE.

Moi ! le faire empereur! Ingrat ! l'avez-vous cru ? Quel serait mon dessein? qu'aurais-je pu prétendre? Quels honneurs dans sa cour, quel rang ponrrais-je attendre? Ah ! si sous votre empire on ne m'épargne pas, Si mes accusateurs observent tous mes pas, Si de leur empereur ils poursuivent la mère, Que ferai s-je au milieu d'ime cour étrangère * ? Ils me reprocheraient non des cris impuissants, Des desseins étouffés aussitôt que naissants, Mais des crimes pour vous commis à votre vue , Rt dont je ne serais que trop tôt convaincue*.

1 Novuiii sane «H moribus veterum insolitum, feminam siiçnis romains praesi- dere. (Tac. .\nn. Xll, xxxvii.)

* Les Romains attachaient à leurs enseignes les imaL'es de leurs Césars. Ces enseignes étaient sacrées, et ces Césars avaient été mis au nombre des dieux. Suétone dit d un roi des Parthes (Ca/iy.. 14) : >< Aquilas et si^na roraana, Caesa- rumque imagines adoravit. " (I-- Racine.)

' C'est le mot de Tibère a la mère d Agrippine : « Non ideo laedi quia non rei<iia- rel. » (Tac. .tnn. IV, lu )

* Encore une inspiration de Tacite : <• Vivere ego, Britannico patiente rerum , poteram? » dit Agrippine. accusée d'avoir conspiré contre Néron, (.tnn. Xlll, xxi.)

* Qui non verba, impatientia caritatis aliquando incauta, sed e.i < rimina obji r ant. qiiibus nisi a filio, absolvi non fiossim. IT \r.. Ann. XMI. \xi

lOi HHITA.NMCrS

Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours ;

Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours ' :

Dès vos plus jeunes ans mes soins et mes tendresses

N'ont arraché de vous que de feintes caresses.

Rien ne vous a pu vaincre; et votre dureté

Aurait dans son cours arrêter ma bonté.

Que je suis malheureuse ! et par quelle infortune

Faut-il que tons mes soins me rendent importune !

Je n'ai qu'un ûis : ô ciel, qui m'entends aujourd'hui,

T'ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour hii ?

Remords , crainte , périls , rien ne m'a retenue.

J'ai vaincu ses mépris; j'ai détourné ma vue

Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ;

J'ai fait ce que j'ai pu : vous régnez, c'est assez.

Avec ma liberté, que vous m'avez ravie.

Si vous le souhaitez, prenez enror ma vie.

Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité

Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté.

NÉRON.

VA bien donc, prononcez. Que voulez- vous qu'on fasse?

AGRirriNE.

De mes accusateurs qu'on punisse laudace ^; Que deBritannicuson calme le courroux; Que Junie à son choix puisse prendre un époux ; Qu'ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure ';

1 Agrippine, a|)ies avoir accablé Néron du reproche d'ingratitude, se bâte de tempérer l'aigreur de ses discours par une effusion d'amour maternel, qui semble n'être qu'un mouvement de la nature, mais qui, dans une femme de son carac- tère, n'est, en elfef, qu'une arme de jjIus contre son lils. et un moyen de domi- nation. (L.)

2 Néron n'a dit cfu'un mot : mais par ce mot il a paru se rendre. Agrippine , qui pleurait tout à l'heure, commande aussitôt, et. du ton le plus absolu, dicte sans hésiter ses ordres et ses vengeances. Elle ordonne tout, et n'oublie rien. On ne siurdit mieux peindre la force du caractère et de l'hiibilude. (G.)

3 Colloiiuium filii exposcit, ubi nihil pro innocentia, quasi difliderel, nec bene- ficiis, quasi exprobraret, disseruit: sed ultionem in delatores, et praemia amicis obtinuit. {Tac. Ann. XIII. xxi i

ACTK IV. Sr.FNK IFl jOS

Que vous me permettiez de vous voir à toute heure ;

(Apercevant Burrhus dans le fond du théâtre.'

Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter ' , A votre porte enfin no^e phis m'arrêter.

NÉRON.

Oui, Madame, je veux que ma reconnaissance

Désormais dans les cœurs grave votre puissance,

Et je bénis déjà cette heureuse froideur

Qui de notre amitié va ranimer l'ardeur.

Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l'oublie :

Avec Britannicus je me réconcilie;

Et quant à cet amour qui nous a séparés.

Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.

Allez donc, et portez cette joie à mon frère.

dardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère !

SCÈNE III NÉRON, BURRHl S.

nURRHUS.

Que cette paix, seigneur, et ces embrassements Vont offrir à mes yeux de spectacles charmant^ ! Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire. Si de son amitié j'ai voulu vous distraire, Et si j'ai mérité cet injuste courroux.

I Iturrlius ne manque do respect ni ù elle ni a Néron. Il est resté dehors pendant leur entretien, il entend que l'entretien tinit , parce que Néron, toujours assis, s est levé brusriuement en pronon(,ant a haute voix :

Eh biendoDc, prononcez Que vonlez-vo'Js qu'on fasse? Hurrhus entre pour recevoir les ordres de Néron; et comme il est entré sans avoir été appelé, Agrippine l'accuse d'être venu le» écouler; ce qui donne lieu à la magnifique scène qui va suivre, et à laifuelle on ne devait pas s'attendre, Néron ayant menacé Rurrhus de le faire arrêter : mais Néron vient d'être convaincu qu' .Agrippine est son ennemie. Sans ce mot d'Agrippine, Néron n'eut pas confie sou secret à Burrhus, qu'il regardait comme un censeur prêt n le loniredire. Aussi va t-il lui dire :

.Mais son inimitié vous r^nd nu lOnfianc-'.

OupI art d'amerer les scènes' iL. Racine

106 liUlTA.NMrA'S

NÉRON.

.le ne vous flatte point, je me plaignais de vous , Burrhus; je vous ai cru tous deux d'intelligence : Mais son inimitié vous rend ma confiance. Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher : J'embrasse mon rival , mais c'est pour l'étouffer.

BURRHUS.

Quoi, seigneur!

NÉRON.

C'en est trop ; il faut que sa rume Me délivre à jamais des fureurs d'Agrippine ' : Tant qu'elle respirera , je ne vis qu'à demi. Elle m'a fatigue de ce nom ennemi; Et je ne prétends pas que sa coupable audace Une seconde fois lui promette ma place.

RURKHUS.

Elle va donc bientôt pleurer Britannicus?

NÉRON .

Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.

BURRHUS.

r.t qui de ce dessein vous inspire l'envie - ?

NÉRON.

Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vip '.

BURRHUS.

Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein Ne fut jamais, seigneur, conçu dans votre sein.

NÉRON.

Burrhus !

1 Urgentibusque Agrippinae rninis... |)arari venenum jiibef îNero). (Tac .lri»i. Xni, XV.) - On ne |ieii( dire l'envie d'un dessein. Le ternie est absolument impropre. (L.' •* Comment Néron peut-il contier le projet d'an as>assinat à un homme qu il croit vertueux? Encore peu habitué au crime, il semble qu'il ne devrait se dévoi- ler qua des complices, tandis (piil en imposerait par son hypocrisie à ceux dont le caractère pourrait le faire rougir. Qu'on oublie cette première invraisemblance, et cette scène est sublime. (A. Martin. i

ACTK IV. SCKNK m . lOTW

BURRHIS.

De votre bouche, ô Ciel ! puis-je l'apprendre? Vous-même sans frémir avez-vous pu l'entendre? Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner? Néron dans tous les cœurs est-il las de régner? Que dira-t-on de vous? quelle est votre pensée?

NÉRON.

Quoi ! toujours encliainé de ma gloire passée ', .l'aurai devant les yeux je ne sais quel amour Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ! Soumis à tous leurs vœu.x, à mes désirs contraire, Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?

BURRIIUS.

Et ne suffit- il pas, seigneur, à vos souhails Que le bonheur public soit un de vos bienfaits? C'est à vous à choisir, vous êtes encor maître. Vertueux jusqu'ici, vous pouvez toujours l'ètie* : Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus; Vous n'avez qu'à marcher de vertus en vertus. Mais si de vos llatteurs vous suivez la maxime, Il vous faudra, seigneur, courir de crime en criiup, Soutenir vos rigueurs par d'autres cruautés. Et laver dans le sang vos bras ensanglantés ^;

' En prose, il faudrait enchniné fi ir. L'exeMiple de tous nos bons portes, depuis Malherbe, a prouvé que le de ablatif a plus de grâce en poésie que le par, toutes les fois qu'il n'est pas contraire à la syntaxe et au génie de la langue. (L.)

- Louis Racine remarque avec raison ((ue Hurrhus ne pense sûrement pasijue NiTon ait jamais été vertueux; il est même tres-persuadé du contraire; et le ■spectateur est dans la confidence de ses senlimenis la-dessus , depuis qu'il a en- tendu dans sa bouche ces vers du troisième acte :

Enfin, Bnrrhas. Néron découvre son génie. Mais ce n est ici qu'une lec^on, et nullement une flatterie; et puis<|ue Néron a Voulu jusque la paraître ce qu'il n était jjas, Burrhus ne peut faire mieux que de lui persuader, s'il est (jcssiblo, qu'il est ce qii il a voulu paraître. Il est permis de se servir de l'amour propre du méchant pour le rendre meilleur; c'est loflice d'un honnête homme. Narcisse, au contraire, se servira tout à I heure de I amour- propre de Néron pour le porter au crime; c'est l'office d'un scélérat , et Burrhus •^'f Narcisse soutiennent le rôle qui leur est propre. [L.,

' [.^s principales idées de re»- ver<; et de plus'enrs autres de la même tiradf

\t)H . niUIANMC.rs

Brilannicus mourant excitera le zèle De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle. Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs . Qui, même après leur mort, auront des successeurs : Vous allumez un feu qui ne pourra s'éteindre. Craint de tout l'univers, il vous faudra tout craindre ', Toujours punir, toujours trembler dans vos projets, Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.

Ah ! de vos premiers ans l'heureuse expérience Vous fait-elle, seigneur, haïr votre innocence? Songez vous au bonheur qui les a signalés? Dans quel repos, ô Ciel ! les avez-vous coulés ! •Juel plaisir de penser et de dire en vous-même : « Partout en ce moment on me bénit, on m'aime ; « On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer; " Le Ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer; « Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage; '( Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! » Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux 1 Le sang le plus abject vous était précieux. Un jour, il m'en souvient, le sénat équitdble Vous pressait de souscrire à la mort d'un coupable; Vous résistiez, seigneur, à leur sévérité, Votre cœur s'accusait de trop de cruauté, Et, plaignant les malheurs attachés à l'empire, •le voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire. .Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur •Ma mort m'épargnera la vue et la douleur : On ne me verra point survivre à votre gloire. Si vous allez commettre une action si noire.

'Se jetant aux pieds de Néron. )

Me voilà prêt, seigneur; avant que de partir,

soiit empruntéesà Sénetjue dans son TriHé sm- h clem-nr', IV. llv, I, xin: i'>î<i , VIIT: ibid., I, U, etc.) ' Npcesse est multos timeat , qnem nmUi timpnt. (L^berits, in Macroh.

S-ihn-n. II. vu.)

ACTE IV. SCKISE IV lOlt

Faites percer ce cœur, qui n'y peut consentir ; Appelez les cruels qui vous l'ont inspirée; Qu'ils viennent essayer leur main mal assurée... iMais je vois que mes pleurs touchent mon empereur : Je vois que sa vertu frémit de leur fureur. Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides Qui vous osent donner ces conseils parricides; Appelez votre frère, oubliez dans ses bras...

^■ÉR0N.

Ah ! que dem;uldez-^ous?

DURHHUS.

Non , il ne vous hait pas , Seigneur; on le trahit : je sais son innocence; Je vous réponds pour lui de son obéissance. J'y cours. Je vais presser un entretien si doux.

NÉRON.

Dans mon appartement qu'il m'attende avec vous '.

SCENE IV NÉRON. NARCISSE.

NARCISSE.

Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste;

Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste *

A redoublé pour moi ses soins officieux :

Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ;

Et le fer est moins prompt pour trancher une vie ',

Que le nouveau poison que sa main me confie.

' Le plus grand éloge du discours de Uurrlius. ( esl qu'il parvienne à toucher Néron même, et <|U on n'en soit |ias surpris; comme le |)lus grand éloge de la scène suivante, c est qu'on la supporte après celle-ci , car c est le comble de l'art que de faire supporter Narcisse. (L.)

- Damna ta veiieficii nomine Locusta, mulla scelerum lama. (Tac. -Ahh.

xm, XV.)

■* Promittentibus dein tam prœcipiteni neceni. quaiu si ferro urgerelut. 'Iac. .liin. XIII. w.j

JIO HUITANMCL'S

NÉRON.

Narcisse, c'est assez : je reconnais ce soin, Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.

NARCISSE.

Quoi ! pour Britannicus votre haine affaiblie iMe défend...

NÉRON.

Oui , Narcisse; on nous réconcilie.

NARCISSE.

Je me garderai bien de vous en détourner ', Seigneur. Mais il s'est vu tantôt emprisonner : Cette offense en son cœiu' sera longtemps nouvelle. Il n'est point de secrets que le temps ne révèle : Il saura que ma main lui devait présenter Un poison que votre ordre avait fait apprêter. Les dieux de ce dessein puissent- ils le distraire ! Mais peut-être il fera ce que vous n'osez faire.

NÉRON.

Ou répond de son cœur; et je vaincrai le mien.

NARCISSE.

Et l'hymen de Junie en est-il le lien? Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?

NÉRON.

C'est prendre trop de soin. Quoi qu'il en soit, Narcis.se, Je ne le compte plus parmi mes ennemis.

NARCISSE.

Agrippine, seigneur, se l'était bien promis : Elle a repris sur vous son souverain empire.

NÉRON.

Quoi donc? Qu'a-t-elle dit? Et que voulez-vous dire-?

I II reconnaît donc que c'est un crime : il a cependant apiielé cette mort une mon si juste. Quand il voit son maître changé , il change de langage, et, en l'assu- rant qu'il ne veut pas le détourner de la réconciliation, il va le pousser au crime: il commence par ins])irer à Néron des craintes, et il l'irrite ensuite contre Agrip- pine , Burrhus et Sénèque, sans j^araltre en avoir le dessein. (L. Racine.)

'■i Pourquoi le poète n'a-t-il pas mis : El que veux-lu me dire? Jamais Néron n'a

ACTE IV. SCENE IS' III

NARCISSE.

Elle s'en est vantée assez publiquement .

NÉRO.X.

De quoi?

NARCISSE.

Qu'elle n'avait qu'à vous voir un moment ; Qu'à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste, On verrait succéder un silence modeste; Que vous-même à la paix souscririez le premier : Heureux que sa bonté daigncât tout oublier.

NÉnON.

iMais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse? Je n'ai que trop de pente à punir son audace : Et, si je m'en croyais, ce triomphe indiscret Serait bientôt suivi d'un éternel regret. Mais de tout l'univers quel sera le langage? Sur les pas des tyrans veux-tu que je m'engage. Et que Rome, effaçant tant de titres d'honneur, Me laisse pour tous noms celui d'empoisonneur'? Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.

NARCISSE.

Et prenez-vous, seigneur, leurs caprices pour guides? Avez-vous prétendu qu'ils se tairaient toujours? Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours? De vos propres désirs perdrez -vous la mémoire? Et serez-vous le seul que vous n'oserez croire? Mais , seigneur, les Romains ne vous sont pas connus; Non, non : dans leurs discours ils sont plus retenus. Tant de précaution affaiblit votre règne : Ils croiront, en effet, mériter qu'on les craigne-

dit vou$ à Narcisse. .Néron est si troublé dece(|u'il vient d'entendre, qii il ne sait il qui il répond. (L. Racine.)

' Il est remarquable ((ue ce discours de Néron est comme un rellet de celui que vient de lui tenir Burrhiis pour le détourner du crhne. L'impression qu'il areçiie dure encore ; mais on sent qu'elle va s'effacer, car les raisonnements s'affaiblissent d mesure que la scène se prolonge. A. Martin.)

112 lUilTA.NMCLS

Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés; Ils adorent la main qui les tient enchaînés. Vous les verrez toujours ardents à vous complaire : Leur prompte servitude a fatigué Tibère '. iMoi-même, revêtu d'un pouvoir emprunté Que je reçus de Claude avec la liberté, J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée, Tenté leur patience, et ne l'ai point lassée. D'un empoisonnement vous craignez la noirceur? Faites périr le frère, abandonnez la sœur; Rome sur les autels prodiguant les victimes, Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes; Vous verrez mettre au rang des jours infortunés Ceux jadis la sœur et le frère sont nés *,

NÉRON.

Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre.

J'ai promis à Burrhus. il a fallu me rendre.

Je ne veux point encore, en lui manquant de foi,

Donner à sa vertu des armes contre moi :

J'oppose à ses raisons un courage inutile;

Je ne l'écoute point avec un cœur tranquille.

NARCISSE.

Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu'il dit : Son adroite vertu ménage son crédit. Ou plutùl ils n'ont tous qu'une même pensée : Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée;

' Admirable expre>sion d une pensée profonde. Tacite peint Tiijere comme un despote ombrageux, ennemi de la liberté par caractère, mais dégoûté des flat- teries grossièreo, dont il sentait la bassesse mieux que personne. Tacite rapporte que , sortant un jour du sénat, il s'écria : « 0 homines ad scrviiutem paratos 1 O hommes nés pour la servitude 1 » Mot qui a fourni à Racine l'idée de ce vers énergique. iG.)

I . aussi Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, c. XIV.

^ Tout cela est historiquement vrai. Après le meurtre d'Agrippine, le sénat décréta : <• Ut dies natalis Agrippinse inter néfastes esset. (Tac. Ànn. XIV, xn, XIII. / Après le meurtre d Oclavie : « Dona ob hœc templis décréta .. Quoties fugas (■ et csedes jussit primeps, toties grates diis actas. » (lOid., r,xiv. i

ACTE IV. SCÈNE IV 113

Vous seriez libre alors, seigaeur; et, devant \ous ,

Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.

(juoi doue ! ignorez -vous tout ce qu'ils osent dire?

a Néron, s'ils en sont crus, n'est point pour l'empire.

« 11 ne dit et ne fait que ce qu'on lui prescrit :

« Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.

« Pour toute ambition, pour vertu singulière,

(( Il excelle à conduire un char dans la carrière ';

a A disputer des prix indignes de ses mains ;

« A se donner lui-même en spectacle aux Romains;

« A venir prodiguer sa voix sur un théâtre ;

« A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre *;

« Tandis que des soldats, de moments en moments,

« Vont arracher pour lui les applaudissements. »

Ah ! ne voulez-vous pas les forcer à se taire?

NÉRON.

Viens, Narcisse : allons voir ce que. nous devons faire ^

I i;e ne fut nue plusieurs années après la mort de Uritannicus que Néron se lit cocher du cirque ft chanteur de théâtre. Mais ce petit anachronisme est en hii- méme assez indifTérent, et d'ailleurs il en résulte de si grandes beautés, qu'on l'oublie sans peine.

* Suétone nous apprend {.Ver., ïi) qu'une des raisons les plus décisives de sa haine pour Britannicus et de la mort de ce jeune homme, fut la jalousie que Néron avait conçue de la beauté de sa voix Quel parti Racine a tiré de toutes ces tradi- tions historiques, qui conduisent à la connaissance des hommes! (I..)

s Si Néron sortait déterminé, l'action serait finie : il sort pour aller délibé- rer. Le spectateur prévoit quelle sera la décision d'un conseil tenu avec Narcisse : cependant il reste dans l'incertitude jusqu à la quatrième scène de l'acte suivant ;L. Racine.;;

FIN DU ijl ATRIEME ACTE.

lit lîHlTAN.MCrs

ACTE CINQUIEME

SCÈNE l BRITANNICUS, JUNIE.

I5RÎTANNICUS.

Oui, Madame, Néron (qui l'aurait pu penser!)

Dans son appartement m'attend pour m'embrasser.

Il y fait de sa cour inviter la jeunesse :

Il veut que d'un festin la pompe et l'allégresse

Confirment à leurs yeux la foi de nos serments,

Et réchauffent l'ardeur de nos embrassements.

Il éteint cet amour, source de toute haine ;

Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.

Pour moi , quoique banni du rang de mes aïeux ,

Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux:

Depuis qu'à mon amour cessant d'être contraire

Il semble me céder la gloire de vous plaire,

Mon cœur, je l'avouerai, lui pardonne en secret.

Et lui laisse le reste avec moins de regret.

Quoi I je ne serais plus séparé de vos charmes !

Quoi ! même en ce moment je puis voir sans alarmes

Ces yeux que n'ont émus ni soupirs ni terreur,

Qui m'ont sacrifié l'empire et l'empereur!

Ah! Madame... Mais quoi! quelle nouvelle crainte

Tient parmi mes transports votre joie en contrainte ' ?

D'où vient qu'en m'écoutant vos yeux , vos tristes yeux ,

1 La crainte qui /"Jrmi des Iranuporls tifntl'tjoieen conlrainte , n est pas un tour heureux. (G.)

Acii-: V. scKXh: i H ri

Avec de longs regards se tournent vers les cieax ? Qu'est-ce que vous craignez ?

JUNIE.

Je l'ignore moi-même : Mais je crains.

BRITANNICL'S.

Vous m'aimez?

JUNIE.

Hélas ! si je vous aime!

BRITANiNICUS.

Néron ne trouble plus notre félicité.

JDNIE.

Mais me répondez-vous de sa sincérité?

BRITANiNICUS.

Quoi ! vous le soupçonnez d'uue haine couverte?

JUNIE.

Néron m'aimait tantôt, il jurait votre perte ;

Il me fuit, il vous cherche : un si grand changement

Peut-il être, seigneur, l'ouvrage d'un moment?

DRITANNICUS.

Cet ouvrage. Madame, est un coup d'Agrippine : Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine. Grâce aux préventions de son esprit jaloux, Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous. Je m'en fie aux transports qu'elle m'a fait paraître; Je m'en fie à Burrhus : j'en crois même son maître; Je crois qu'à mon exemple, impuissant à trahir ', Il hait à cœur ouvert, ou cesse de haïr.

JUNIE.

Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre, Sur des pas différents vous marchez l'un et l'autre. Je ne connais Néron et la cour que d'un jour : Mais, si j'ose le dire, hélas ! dans cette cour

I lmpui»»anl n trahir pour ne pouvant avoir la volonté de irnlur, est une expres- sion heureuse qui enrichit la poésie. 'G.;

il6 P.RITANMCUS

Combien tout ce qu'on dit est loin de ce qu'on pense ! Que la bouche el le cœur sont peu d'intelligence ! Avec combien de joie on y trahit sa foi ! Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !

BRITANXICUS.

Mais que son amitié soit véritable ou feinte ,

Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte?

Non, non, il n'ira point, par un lâche attentat,

Soulever contre lui le peuple et le sénat.

Que dis-je?- il reconnaît sa dernière injustice;

Ses r.?mords ont paru. niTme aux yeux de Narcisje.

Ah ! s'il vou.s avait dit, ma princesse, à quel point...

JUNIB.

Mais Narcisse, seigneur, ne vous trahit-il point?

BRITANNICrS.

Et pourquoi voulez- vous que mon cœur s'en défie?

JUNIE.

Et que sais-je? il y va, seigneur, de votre vie : Tout m'est suspect : je crains que tout ne soit séduit; Je crains Néron, je crains le malheur qui me suit. D'un noir pressentiment malgré moi prévenue. Je vous laisse à regret éloigner de ma vue. Hélas ! si cette paix dont vous vous repaissez Couvrait contre vos jours quelques pièges dre.«sés ; Si Néron, irrité de notre intelligence, Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance ; S'il préparait ses coups tandis que je vous vois , Et si je vous parlais pour la dernière fois ! Ah! prince...

BRITAXNICUS.

Vous pleurez 1 ah ! ma chère princesse ! Et pour moi jusque-là votre cœur s'intéresse ! Muoi ! Madame, en un jour où, plein de sa grandeur, Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur Dans des lieux chacun me fuit et le révère.

AC.TK V. SCENE II 117

Aux pompes de sa cour préférer ma misère ! Quoi I dans ce même jour et dans ces mêmes lieux Refuser un empire, et pleurera mes yeux! Mais, Madame, arrêtez ces précieuses larmes; Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes. Je me rendrais suspect par un plus long séjour ' : Adieu. Je vais, le cœur tout plein de mon amour, Au milieu des transports d'une aveugle jeunesse, Ne voir, n'entretenir que ma belle princesse. Adieu.

JUNIE.

Prince...

BlUTANNICUS.

On m'attend, Madame, il faut partir.

JUNIE.

Mais du moins attendez qu'on vous vienne avertir.

SCÈNE II AGHIFPINE, BRITANNICUS, JUNIE.

AGRIPFINE.

Prince, que tardez-vous? Partez en diligence. Néron impatient se plaint de votre absence. La joie et le plaisir de tous les conviés Attend, pour éclater, que vous vous embrassiez. Ne faites point languir une si juste envie; Allez. Et nous, Madame, allons chez Octavie.

BRITANNICUS.

Allez, belle Junie, et d'un esprit content Hâtez-vous d'embrasser ma sœur qui vous attend. Dès que je le pourrai, je reviens sur vos traces. Madame, et de vos soins j'irai vous rendre grâces.

' Séjour ne p.^ut se dire du court es|iac.> de temps qui s'écuuie pend;int rentre- tien de deux personnes; C€ n'est point faire un séjou' chez un ami que de lui rendre nne visite d'un Instant : il semble que le mot propre ici -oit abience. 'A. Martin.)

118 BRITÂNMCUS

SCÈNE III AGRIPPINE, JUNIE.

AGRirPINE.

iMadame, ou je me trompe, ou durant vos adieux Quolques pleurs répandus ont obscurci vos yeux Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage? Uoutez-vous d'une paix dont je fais mon ouvrage?

JUNIE.

Après tous les ennuis que ce jour m'a coûtés,

Ai -je pu rassurer mes esprits agités?

Hélas ! à peine encor Je conçois ce miracle.

Quand môme à vos bontés je craindrais quelque obstacle,

Le changement , Madame, est commun à la cour.

Et toujours quelque crainte accompagne l'amour.

AGRIPPINE.

11 suffit, j'ai parlé, tout a changé de face ' : Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place. Je réponds d'une paix jurée entre mes mains; Néron m'en a donné des gages trop certains. Ah ! si vous aviez vu par combien de caresses Il m'a renouvelé la foi de ses promesses ! Par quels embrassements il vient de m'arrêter - ! Ses bras dans nos adieux ne pouvaient me quitter. Sa facile bonté, sur son front répandue. Jusqu'aux moindres secrets est d'abord descendue. 11 s'épanchait en fils qui vient en liberté Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.

1 C'est bien l'orgueil d'un pouvoir précaire et emprunté : un des moyens de crédit, c'est d'y f.iire croire, et l'on en ressaisit d'autant plus l'apparence qu'on a été plus près d'en perdre la réalité. (L.)

? On peut mettre au rang des vers les plus parfaits de notre langue ces dix vers qui commencent par ces mots . Par quels embrassements, etc., et les derniers sont du style sublime. Tout y est également imposant, la pensée, les images et l'har monie. ^L.)

ACTE V, SCÉiNt; IV 110

Mais bientôt reprenant un visage sévère -, Tel que d'un empereur qui consulte sa mère . Sa confidence auguste a mis entre mes mains Des secrets d'où dépend le destin des humains. Non, il le faut ici confesser à sa gloire, Son cœur n'enferme point une malice noire ; Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté, Abusaient contre nous de sa facilité. Mais enfin à son tour leur puissance décline; Rome encore une fois va connaître Agrippine; Déjà de ma faveur on adore le bruit'. Cependant en ces lieux n'attendons pas la nuit : Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste D'un jour autant heureux que je l'ai cru funeste. Mais qu'est-ce que j'entends? quel tumulte confus? Que peut- on faire?

JUNIE.

0 Ciel, sauvez Britanoicus!

SCÈNE IV AGRIPPINE, JUNIE, BLRRHLS.

AGRIPPINE.

Burrhus, courez-vous? arrêtez. Que veut dire...

BURRHUS.

Madame, c'en est fait, Britannicus expire.

JUNIE.

Ah! mon prince'

AGRIPPINE.

Il expire?

BLRRHLS.

Ou plutôt il est mort, Madame.

' On adore tout de la faveur, même le bruit: mais qui, excepte Racine, aurait osé le dire? (L.)

1-20 BRITAiNNICLS

JUNIE.

Pardonnez, Madame, à ce transport. Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre.

SCÈNE V AGRIPPINE, BURRHUS.

AORIPPINE.

Quel attentat, Burrhus !

BURRHUS.

Je n'y pourrai survivre, Madame, il faut quitter la cour et l'empereur.

AGBIPPINE.

Quoi ! du sang de son frère il n'a point eu d'horreur !

BURRHUS.

Ce dessein s'est conduit avec plus de mystère. A peine l'empereur a vu venir son frère , 11 se lève, il l'embrasse, on se tait, et soudain César prend le premier une coupe à la main : 0 Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices, c< Ma main de cette coupe épanche les prémires, « Dit-il : dieux que j'appelle à cette effusion, « Venez favoriser notre réunion. » Parles mêmes serments Britannicus se lie. La coupe dans ses maius par Narcisse est remplie : Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords , Le fer ne produit point de si puissants efforts; Madame, la lumière à ses yeux est ravie, 11 tombe sur son lit sans chaleur et sans vie. Jugez combien ce coup frappe tous les esprits : La moitié s'épouvante et sort avec des cris; Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage Sur les yeux de César composent leur visage. Cependant sur son lit il demeure penché.

ACTK V. S ci; M-: VI 121

D'aucun étonnement il ne paraît touché : « Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence « A souvent sans péril attaqué son enfance. » Narcisse veut en vain atfecter quelque ennui , Et sa perQde joie éclate malgré lui. Pour moi, dût l'empereur punir ma hardiesse, D'une odieuse cour j'ai traversé la presse ; Et j'allais, accablé de cet assassinat, Pleurer Britannicus, César, et tout l'Étal '.

AGRIFPINE.

Le voici. Vous verrez si c'est moi qui l'inspire.

SCÈNE VI AGRIPPINE, NÉRON, BCRRHUS, NARCISSE.

NÉRON , voyant Agripi)ine.

Dieux * !

AGRIPPINE.

Arrêtez, Néron; j'ai deux mots à vous dire. Britannicus est mort : je reconnais les coups, .le connais l'assassin.

NÉRON.

Et qui , Madame ?

AGRIPPINE.

Vous.

NÉRON.

Moi! voilà les soupçons dont vous êtes capable. Il n'est point de malheur dont je ne sois coupable ; Et si l'on veut. Madame, écouter vos discours, Ma main de Claude même aura tranché les jours ^

1 Dansce récit, qu'il emprunte encore à Tacite (Ann. XII. xvi;. Racine lutte avec avantage contre son modèle.

- Ici Néron ne parait plus tel qu il était dans les scènes précédentes; ce n'est pas qu'il soit changé, mais il cesse de se déi-uiser. L. Racine y

3 Personne ne sait mieux que lui que c'est Agrippine qui a fait périr Claude; et c'est Néron qui reproche a sa mère un crime con mis pour luil (L."

1-22 I5HITA.NMCUS

Son fils VOUS était cher, sa mort peut vous confondre : Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.

AGRIPPINE.

Non, non : Britannicus est mort empoisonné : Narcisse a fait le coup; vous l'avez ordonné.

NÉRON.

Madame!... Mais qui peut vous tenir ce langage?

NARCISSE.

Hél seigneur, ce soupçon vous fait-il tant d'outrage' ?

Britannicus, Madame, eut des desseins secrets

Qui vous auraient coûté de plus justes regrets :

Il aspirait plus loin qu'à l'hymen de Junie;

De vos propres bontés il vous aurait punie.

Il vous trompait vous-même, et son cœur offensé

Prétendait tôt ou tard rappeler le passé.

Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie ;

Soit qu'instruit des complots qui menaçaient sa vie,

Sur ma fidélité César s'en soit remis,

Laissez les pleurs, Madame, à vos seuls ennemis;

Qu'ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres :

Mais vous...

AGRIPPINE.

Poursuis, Néron; avec de tels ministres. Par des faits glorieux tu vas te signaler : Poursuis. Tu n'as pas fait ce pas pour reculer ; Ta main a commencé par le sang de ton frère; Je prévois que tes coups viendront jusqu'à ta mère : Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais; Tu voudrais t'afiranchir du joug de mes bienfaits.

1 C'est un des traits les plus ]jrolonds et les plus admirables de la pièce, mais c'e^t un des moins sentis. Néron, toujours faible, se défend et nie le crime. Nar- cisse, avec une impudence digne des scélérats consommés, encourage, enhardit son maître ; il lève le mastiue, il avoue tout, et soutient que tout est bien fait. C'est le discours d'un scélérat qui compte sur le crédit que lui donne le crime sur un maître tel que Néron. Agrippine elle-même est confonduede cet excès d'eiïron- terie; et, n'espérant plus rien de son fils, c'est alors qu'elle laisse un libre cours à sa fureur, et qu'elle accable Néron des imprécations les plus terribles. (G.)

A<:TE V. SCENE Ml 123

Mais je veux que ma mort te soit même inutile : Ne crois pas qu'en mourant je te laisse tranquille; Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi , Partout, à tout moment, m'oftriront devant toi '. Tes remords te suivront comme autant de furies : Tu croiras les calmer par d'autres barbaries; Ta fureur, s'irritant soi-même dans son cours, D'un sang toujours nouveau marquera tous tes jours. Mais j'espère qu'enfin le Ciel, las-de tes crimes, Ajoutera ta perte à tant d'autres victimes ; Qu'après l'être couvert de leur sang et du mien , Tu te verras forcé de répandre le tien; Et ton nom paraîtra, dans la race future, Aux plus cruels tyrans une cruelle injure *. Voilà ce que mon cœur se présage de toi. Adieu : tu peux sortir '.

NÉRON.

Narcisse, suivez-moi *. SCÈNE VII

agrippinl:, buruhus.

AORIPPINE.

Ah ! Ciel, de mes soupçons quelle était l'injustice ! Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse I

1 y. Tac. Ann. XIV, x.

i Voilà un exemple <le cet art si fréquent dans Racine, de donner aux idées les plus fortes l'expression la plus simple. Dire à un homme que son nom sera une injure pour les tyrans est déjà terrible , mais pour les plu» cruels tyrans une cruelle injure l je ne crois pas ([ue l'invective puisse imaginer rien au delà . et pourtant il n'y a rien de trop pour Néron. (L.)

3 Agrippine, selon Ihistoire, ne fut pas, à beaucoup près, si hardie qu'elle lest ici: elle fut consternée de l.i mort de Britannicus, ([ui lui présageait la sienne, et ne \H dans ce premier attentat qu un essai du parricide : « Parricidii ( xemplum inteiligebat, ■> dit Tacite. (.Un. XII. xvi.) (L.)

La froideur avec laquelle Néron entend les imprécations d'Agrippine, son silence, cet ordre sec et laconique, Narcisse , suivez-moi , sont le dernier trait du caractère <le cet empereur: on voit déjà un scélérat endurci, déterminé à se livrer

12t liHITANNICUS

Hurrhus, avez-vons vu quels regards furieux Néron en me quittant m'a laissés pour adieux ? C'en est fait, le cruel n'a plus rien qui l'arrête ; Le coup qu'on m'a prédit va tomber sur ma tète. Il vous accablera vous-même à votre tour.

BDRRIIUS.

Ab ! Madame, pour moi j'ai vécu trop d'un jour.

Plût au Ciel que sa main, heureusement cruelle.

Eût fait sur moi l'essai de sa fureur nouvelle !

Qu'il ne m'eût pas donné par ce triste attentat

Un gage trop certain des malheurs de l'État :

Son crime seul n'est pas ce qui me désespère;

Sa jalousie a pu l'armer contre son frère :

Mais, s'il vous faut, Madame, expliquer ma douleur.

Néron l'a vu mourir sans changer de couleur.

Ses yeux indifTérents ont déjà la constance

D'un tyran dans le crime endurci dès l'enfance.

Qu'il achève, Madame, et qu'il fasse périr

Un ministre importun qui ne le peut souffrir.

Hélas ! loin de vouloir éviter sa colère,

La plus soudaine mort me sera la plus chère.

SCÈNE Vlli AGRIPPINE, BURRHUS, ALBfNE

ALBLXE.

Ah 1 Madame, ah ! seigneur, courez vers l'empereur, Venez sauver César de sa propre fureur; Il se voit pour jamais séparé de Junie.

A(;rippine. Quoi ! Junie elle-même a terminé sa vieï

à ses llatteurs et à ses passions, etc|ui va liàter 1 acromplissemeiit des imprécations de sa mère. Jusque-là, le dém ûment est terrible, il y a une sorte de consterna- tion répandue sur la scène : on frémit et du crime qui vient de se commettre , et de tous ceux que ce premier crime annonce. Mais cet eflèt commencée s'aflaiblir après la sortie de Néron. (G. i

\C.TK V. SCliNK VIII ^à;i

ALBINE.

Pour accabler César d'un éternel ennui , Madame, sans mourir elle est morte pour lui. Vous savez de ces lieux comme elle s'est ravie ' : Elle a feint de passer chez la triste Octavie ; Mais bientôt elle a pris des chemins écartés, mes yeux ont suivi ses pas précipités. Des portes du palais elle sort éperdue. D'abord elle a d'Auguste aperçu la statue ; Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pie.ls, Que de ses bras pressants elle tenait liés : « Prince, par ces genoux, dit-elle, que j'embrasse, « Protège en ce moment le reste de ta race : « Rome , dans ton palais, vient de voir immoler « Le seul de tes neveux qui te pût ressembler. « On veut après sa mort que je lui sois parjure. « Mais, pour lui conserver une foi toujours pure, « Prince , je me dévoue à ces dieux immortels « Dont ta vertu t'a fait partager les autels. » Le peuple cependant, que ce spectacle étonne. Vole de toutes parts, se presse, l'environne, S'attendrit à ses pleurs, et, plaignant son ennui *. D'une commune voix la prend sous son appui. Ils la mènent au temple depuis tant d'années ' Au culte des autels no? vierges destinées Gardent fidèlement le dépôt précieux Du feu toujours ardent qui brûle pournos dieux. César les voit partir sans oser les distraire. Narcisse, plus hardi, s'empresse pour lui plaire

I On $e dérobe . on t'échappe de quelque endroit ; mais on ne i>eut te ravir d'un lieu. C'est le huitième et le dernier des vers que la criiique la plus sévère puisse être autorisée à rayer de cet ouvrige. (L., * Ce mot ennui est ici trop au-dessous de ce qu'il doit exprimer. (G./ ' On ne recevait pas parmi les vestales une fille au-dfssus de dix ans ; mais . devant des spectateurs à qui cette règle est \>eu connue, le poète peut supposer une exctj>tion faite par leppu))le en faveur de la vertueuse et mallieureuse lunie. (L.

\m i!HiTANM<;rs

11 vole vers Junie, ef, sans s'épouvanter, ])'une profane main commence à l'arrêter. De mille coups mortels son audace est punie; Son infidèle sang rejaillit sur Junie. César, de tant d'objets en même temps frappé. Le laisse entre les mains qui l'ont enveloppé. Il rentre. Chacun fuit son silence farouche ' : Le seul nom de Junie échappe de sa bouche. 11 marche sans dessein : ses yeux mal assurés N'osent lever au ciel leurs regards égarés : Et l'on craint, si la nuit jointe à la solitude Vient de son désespoir aigrir l'inquiétude. Si vous l'abandonnez plus longtemps sans secours , Que sa douleur bientôt n'attente sur ses jours. Le temps presse : courez. Il ne faut qu'un caprice; Il se perdrait, Madame.

AGRU'PINE.

Il se ferait justice *. Mais, Burrhus, allons voir jusqu'où vont ses transports Voyons quel changement produiront ses remords; S'il voudra désormais suivre d'autres maximes.

BURRHUS.

Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !

1 fuir un silence. Quand on voudrait exiiminer a la rigueur cette expression , on la trouverait juste. Peut on faire entendre en moins de mots que, le silence de Néron étant la |)reuve de sa fureur, chacun s'enfuit? (L. Racine.)

^ Cette réponse , dictée par la passion du moment, quoique dure et cruelle pour une mère, est admirable dans la bouche d'Agrippiiie. On pressent avec efTroi que sa violence et ses emportements hâteront le moment du parricide. Les trois vers qui suivent achèvent d'élever au dernier degré de la ressemblance ce sublime portrait d'une femme ambitieuse. (G.)

FIN

IPHIGÉME

TRAGEDIK

1674

PREFACE D'ÏPHIGENIE

Il n'y a rien de plus célèbre dans les poëtes que le sacrifice d'Iphigénie ; mais ils ne s'accordent pas tous ensemble sur les plus iniiiortantcs parlicuiarilés de ce sacrilice. Les uns, comme Eschyle dans Agamemnon , Soplioele dans Klectre, et , après eux, Lucrèce, Horace, et beaucoup d'autres, veulent qu'on ait, en effet, répandu le sangd'lpliigénie, tille d'Agamemnon, et qu'elle soit morte en Aulidf. Il ne faut que lire Lucrèce au commence- ment de son premier livre.

Aiilide quo pacto Trivial virginis aram Iphianassai tuiparunt sanguine fœde Ductovfs Danaum, etc.

Et Cljtemnestre dit dans Eschyle qu'Agamemnon son mari , qui \ient d'expirer, rencontrera dans les enfers Iphigénie sa (ille, qu'il a autrefois innnob'e.

D'autres ont feint que Diane ayant eu pitié de cette jeune prin- cesse, l'avait enlevée «'t portée dans la Tauride au moment qu'on l'allait sacrifier, et que la déesse avait fait trou\er en sa place ou une biche, ou une autre victime de cette nature. Euripide a suivi cette fable, et Ovide l'a mise au nombre des Métamorphoses.

130 PRÉFACE D'IPHIGÉNIE

il y a une troisième o|)inion, qui n'est pas moins ancienne que les deux autres, sur Iphigénie. Plusieurs auteurs, et entre autres Stesichorus, l'un des plus fameux et des plus anciens poëtes lyriques, ont écrit qu'il était bien vrai ([u'une princesse de ce nom avait été sacritiée, mais que celte jjiliigénie était une fille (ju'llélène avait eue de Thésée. Hélène, disent ces auteurs, ne l'avait osé avouer pour sa lille, parce qu'elle n'osait déclarer à Ménélas qu'elle eût été mariée en secret avec Thésée. Pausanias {Corinth., pag. -125) rapporte et le témoignage et les noms des poëtes qui ont été de ce sentiment; et il ajoute que c'était la créance commune de.tout le jiaysd'Argos.

Homère enlin, le père des poètes, a si peu prétendu cpi Iphi- génie, (ille d'Agaraemnon, eût été ou sacrifiée en Aulide, ou transportée dans la Scytliie, que, dans le neuvième livre de V Iliade , c'est-à-dire près de dix ans depuis l'arrivée des Grecs devant Troie, Agamemnon lait offrir en mariage à Achille sa lille Iphigénie, qu'il a, dit-il, laissée à Mycènes, dans sa maison.

J'ai rapporté tous ces avis si différents, et surtout le passage (le Pausanias, parce que c'est à cet auteur que je dois l'heureux personnage d'Ériphile, sans lequel je n'aurais jamais osé entre- prendre cette tragédie. Quelle api)arence que j'eusse souillé la scène par le meurtre horrible d'une personne aussi vertueuse et aussi aimable (ju'il fallait représenter Iphigénie? Et quelle appa- rence encore de dénouer ma tragédie i)ar le secours d'une déesse (^t d'une machine, et par une métamorphose qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d'Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous?

Je puis dire donc que j'ai été très-heureux de trouver dans les anciens cette autre Iphigénie, que j'ai pu représenter telle qu'il ma plu, et qui , tombant dans le malheur cette amante jalouse voulait précipiter sa rivale, mérite en quelque façon d'être punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion. Ainsi le dénoûment de la pièce est tiré du fond même de la pièce. Et il ne faut pas I avoir vu représenter pour comprendre quel plaisir j'ai fait au spectateur, en sauvant à la f,n une [U'incesse ver- tueuse pour qui il s'est si fort intéressé dans le cours de la tra- gédie , et en la sauvant par une autre voie que par un miracle . qu'il n'aurait pu souffrir, parce qu'il ne le saurait jamais croire.

PRÉFACE D'IPHIGÉNIE 131

Le voyage d'Achille à Lesbos, dont ce héros se rend maître, et d'où il enlève Ériphile avant que de venir en Aulide, n'est pas non pins sans fonileinent. Enphorien de Chalcide , poëte très- connu parmi les anciens, et dont Virgile [Eglog. x) et Quintilien {Instit., 1. X) font une mention honorable, parlait de ce voyage de Lesbos. Il disait dans un de ses poëmes, au rapport de Parthenius, qu'Achille avait lait la conquête de cette île avant que de joindre l'armée des Grecs, et qu'il y avait môme trouvé une princesse (pii s'était éprise d'amour pour lui.

Voilà les printipales choses en quoi je me suis un peu éloigné de l'économie et de la fable d'Euripide. Pour ce qui regaide les passions, je me suis attaché à le suivre plus exactement, .l'avoue que je lui dois un bon nombre des endroits qui ont été le plus approuvés dans ma tragédie; et je l'avoue d'autant plus volon- tiers, que ces approbations m'ont confirmé dans l'estime et dans la vénération que j'ai toujours eues pour les ouviages qui nous restent de l'antiquité. J'ai reconnu avec plaisir, jtar Pcffet qu'a produit sur notre théâtre tout ce que j'ai imité ou d'Homère ou d'turipide , que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s'est trouvé conforme à celui d'Athènes; mes s|)ectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le jtlus savani |ieuple de la Grèce, et qui ont lait dire qu'entre les poètes Euripide était extrême- ment tragique, tragicôtatos, c'est-à-dire qu'il savait merveilleu- sement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de l;i tragédie.

Je m'étonne après cela que les modernes aient témoigné de- puis peu tant de dégoût pour ce grand poëte , dans le jugement «pi'ils ont fait de son Alceste. Il ne s'agit point ici de I'Alcf.ste; mais en vérité j'ai Irop d'obligation à Euripide pour ne pas ' |>rendre quelque soin de sa mémoire , et pour laisser échapper roccasion de le réconcilier avec ces messieurs. Je m'assure qu'il n'est si mal dans leur esprit que parce qu'ils n'ont f>as bien lu l'ouvrage sur letpiel ils l'ont <ondamné. J'ai choisi la plus im- portante de leurs objections pour leur montrer que j'ai raison de parler ainsi : je dis la [)lus importante de leurs objections; car ils la répètent à chaque page, et ils ne soupçonnent pas seulement rpie l'on y puisse répliquer.

132 PRÉFACE D'IPHIGÉME

Il y a dans I'Alceste d'Euripide une scène merveilleuse, Alceste qui se meurt, et qui ne peut plus se soutenir, dit à son mari les derniers adieux. Admète, tout en larmes, la prie de reprendre ses forces, et de ne se point abandonner elle-même. Alceste, qui a l'image de la mort devant les yeux, lui parle ainsi :

Je vois déjà la rame et la barque fatale; J'entends le vieux nocher sur la rive infernale : Impatient, il crie : On t'attend ici -bas. Tout est prêt, descend?, viens, ne me retarde pas.

J'aurais souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers les grâces qu'ils ont dans l'original : mais au moins en voilà le sens. Voici comme ces messieurs les ont entendus. Il leur est tombé entre les mains une malheureuse édition d'Euripide l'imprimeur a oublié de mettre dans le latin, à côté de ces vers, un Al., qui signifie que c'est Alceste qui parle; et à côté des vers suivants, un Ad., qui signifie que c'est Admète qui répond. Là-dessus il leur est venu dans l'esprit la plus étrange pensée du monde : ils ont mis dans la bouche d'Admète les paroles qu'Alceste dit à Admète et celles qu'elle se fait dire par Caron. Ainsi ils supposent quAdmète, quoiqu'il soit en parfaite santé, pense voir déjà Caron (jui le vient prendre : et, au lieu que, dans te |)assage d'Euripide, Caron impatient presse Alceste de le venir trouver, selon ces messieurs, c'est Admète effrayé qui est l'impatient, et qui presse Alceste d'expirer, de peur que Caron ne le prenne. « Il l'exhorte « (ce sont leurs termes) à avoir courage, à ne pas l'aire une « lâcheté ,et à mourir de bonne grâce ; il interrompt les adieux « d'Alceste pour lui dire de se dépêcher de mourir. » Peu s'en faut, à les entendre, qu'il ne la fasse mourir lui-même.

Ce sentiment leur a paru fort vilain. Et ils ont raison : il n'v a personne qui n'en fût très- scandalisé. Mais comment l'ont-ils pu attribuer à Euripide? En vérité, quand toutes les autres édi- tions où cet Al. n"a point été oublié ne donneraient pas un dé- menti au malheureux imprimeur qui les a trompés, la suite de ces quatre vers, et tous les discours qu'Admète tient dans la même scène, étaient plus que suffisants pour les empêcher de tomber dans une erreur si déraisonnable. Car Admète , bien

PRÉFACE D'IPHIGÉNIE 133

éloigné de presser Alceste de mourir, s'écrie « que toutes les morts « ensemble lui seraient moins cruelles que de la voir dans l'état « il la voit : il la conjure de l'entraîner avec elle ; il ne peut « plus vivre si elle meurt ; il vit en elle ; il ne respire que pour « elle. »

Ils ne sont pas plus heureux dans les autres objections. Ils disent, par exemple, qu'Euripide a fait deux époux surannés d'Admète et d'Alceste; que l'un est un vieux mari, et l'autre une princesse déjà sur l'âge. Euripide a pris soin de leur ré- pondre en un seul vers , il fait dire par le chœur qu'Alceste toute jeune , et dans la première fleur de son âge , expire pour son jeune époux.

Ils reprochent encore à Alceste qu'elle a deux grands entants à marier. Comment n'ont-ils point lu le contraire en cent autres endroits, et surtout dans ce beau récit l'on dépeint Alceste mourante au milieu de ses deux petits enfants qui la tirent, en pleurant, par la robe, et qu'elle prend sur ses bras lun après l'autre pour les baiser?

Tout le reste de leurs critiques est à peu près de la force de celle-ci. Mais je crois qu'en voilà assez |)oiu' la défense de mon auteur. Je conseille à ces messieurs de ne plus décider si léj^ère- ment sur les ouvrages des anciens. Un homme tel qu'Euri[»ide méritait au moins (pi'ils rexaminasseni , puisqu'ils avaient envie de le condamner. Ils devaient se souvenir de ces sages paroles de Quintilien. « Il faut être exlrêmeraent circonspect et très- ce retenu à prononcer sur les ouvrages de ces grands hommes , (i de peur (pi'il ne nous arrive, comme à plusieurs, de condam- « ner ce que nous n'entendons pas. Et, s'il faut tomber dans « quelque excès, encore laut-il mieux pécher en admirant tout « dans leurs écrits qu'en y blâmant beaucoup de choses '. »

Modeste tamen et circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est . ne, quod plerisque accidit , damnent quae non intelligunl. Ar si necesse est in alteram errare partem, omnia eorum lesientibus placere , quam multa displicere, maluerim.

ACTEURS

Agamemnon.

Achille.

Ulysse.

Clttemnbstre , femme d'Agamemnon.

Iphigénie, fille d'Agamemnon.

ÉRiPHiLE^ fille d'Hélène et de Thésée.

Arcàs, 1

domestiques d'Agamemnon.

EURYBATE, \

tEgine, femme de la suite de Clytemnestre.

DoRis, confidente d'Éripliilc.

Gardes.

La scène est en AuUde , dans la tente d'Agamemnon.

IPHIGÉNIE

ACTE PREMIER SCÈNE I

AGAMEMNON, ARCAS

AGAMEMNON.

Oui, c'est Agamenmon, c'est ton roi qui t'éveill(\ Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille '.

ARGAS.

C'est vous-même, seigneur! Quel important besoin Vous a fait devancer l'aurore de si loin? A peine un faible jour vous éclaire et me guide -, Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l'Aulide Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit? Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit? Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune '.

I Cette exposition et le plao général de la scène sont empruntes d Euripide; mais, selon la Harpe, l'auteur français y a tant mis du sien , qu on peut dire que le fond n était qu un canevas grossier qu il a brodé d or et de perles. C'est aller im peu loin. La pièce grecque n'est point un canevan yrotnier. mais un chef- d'œuvre: on peut l'avouer sans faire tort à la gloire de Racine, car il est supérieur à son modèle.

* Des le début je me sens intéressé et attendri . ma curiosité est excitée par les seuls vers que prononce un simple ofFiiier d'.\gamemnon . vers harmonieux, vers charoiants. tels qu aucun poète n'en faisait alors. Voltaibe.;

3 Autide. dont Racine a fait une province, n'était, suivant Slrabon, qu'une

Iwurgado dépendante de Tanagre; son véritable nom et lit .\ulis. elle s'élevait sur

la partie la plus resserrée du détroit d'Eunpe. aujourd'hui de Négreponf. Son

port était très-vaste. (L.i

* Quels sentiments! quels vers heureux! quelle voix de la nature! s'écrie Vol-

136 IPHIGÉNIE

AGAMEMNON.

Heureux qui, satisfait de son humble fortune %

Libre du joug superbe je suis attaché,

Vit dans l'état obscur les dieux l'ont caché !

ARCAS.

Et depuis quand , seigneur, tenez- vous ce langage? Comblé de tant d'honneurs^ par quel secret outrage Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants, Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents? Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée, Vous possédez des Grecs la plus riche contrée : Du sang de Jupiter issu de tous côtés, L'hymen vous lie encore aux dieux d'où vous sortez; Le jeune Achille enfin, vanté par tant d'oracles, Achille , à qui le Ciel promet tant de miracles , Recherche votre fille, et d'un hymen si beau Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau. Quelle gloire, seigneur^ quels triomphes égalent Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent ; Tous ces mille vaisseaux qui , chargés de vingt rois -, N'attendent que les vents pour partir sous vos lois? Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes '; Ces vents, depuis trois mois enchaînés sur nos têtes.

taire. Quel vers, continue la Harpe , que celui qui réuTiit le silence de l'armée, des vents et de Neptune '. Quelle élégance dans tout ce qui précède'.

1 Robert-Garnier avait dit avant Racine :

Oh ! qn'heureuï est celui qui vit tranquillement Dans son petit ménage avec contentement !

Ils empruntent l'un et l'autre la pensée d'Euripide; mais quelle ditrérence dans ces deux imitations '.

2 C'est, je crois, la seule fois qu'on a mis le mot lom avec un nombre déter- miné. Je ne connais point de construction plus originale et plus heureusement créée ; et celte vérité dans le langage se dérobe sous l'extrême vérité du sentiment qui a suggéré l'expression. Quelle place tiennent dans ce vers, comme dans l'imagination , ces mille vaisseauxl Grâce au mot tous , il y en a bien plus de mille. (L.)

3 Homère ne fait aucune mention de ce calme, ni même du sacrifice d'Iphigénie.

ACTE I, SCÈNE 1 137

D'ilion trop longtemps vous ferment le chemin : Mais, parmi tant d'honneurs, vous êtes homme enfin '; Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change, Ne vous a point promis un honheur sans mélanj-'e. Bientôt... Mais quels malheurs dans ce billet tracés Vous arrachent, seigneur, les pleurs que vous versez ? Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie? Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie ? Qu'est-ce qu'on vous écrit? daignez m'en avertir*.

AGAMEMNOxV.

Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir.

ARCAS.

Seigneur...

AGA.VIEMNON.

Tu vois mon trouble; apprends ce qui le cau^e; Et juge s'il est temps, ami, que je repose.

Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés. Nous partions; et déjà, par mille cris de joie, Nous menacions de loin les rivages de Troie. Un prodige étonnant fit taire ce transport : Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port. Il fallut s'arrêter; et la rame inutile Fatigua vainement une mer immobile '.

Ovide parle de cet obstacle qui retient b Hotte des Grecs ; il l'attribue à Neptune, protecteur d'une ville dont il avait bâti les remparts. G.)

Permanet Aoniis Nereus violenlus in nndis, liellaqiie non transfert : et siint qui parcere Trojae Neptauum credeut, qui uia-nia fecerat urbis.

Melam. XII, 25.

> Le vieillard, dans Euripide, tient le même langage à Agamemnon ? M'en instruire était le mot convenable.

3 Quelle harmonie '. quelle richesse poétique '. Racine lutte ici sans désavantage conlr ' le plus parf iit des poètes latins.

Olli remigio noctemque diemqne fatigant.

.En. VIII , 9V. ... Et in lento lactantur marmore tonsx.

.€n. vu, 2<.

138 IPHIGEiNlE

Ce miracle inoUï me tit tourner les yeux Vers la divinité qu'on adore eu ces lieux : Suivi de Ménélas , de Nestor et d'Ulysse , J'offris sur ses autels un secret sacrifice. Quelle fut sa réponse ! et quel devins-je, Arcas ', Quand j'entendis ces mots prononcés par Galchas !

Vous armez contre Troie une puissance vaine :

Si , dans un sacrifice auguste et solennel . Une fille du sang d'Hélène

De Diane en ces lieux n'ensanglante Tantel.

Pour obtenir les vents que le Ciel vous dédie , Sacrifiez Iphigénie.

ARCAS.

Votre fille 1

AGAMÉJJNON.

Surpris, comme tu peux penser, Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer. Je demeurai sans voix, et n'en repris l'usage Que par mille sanglots qui se firent passage. Je condamnai les dieux, et, sans plus rien ouïr, Fis vœu sur leurs autels de leur désobéir. Que n'en croyais-je alors ma tendresse alarmée! Je voulais sur-le-champ congédier l'armée ^ ! Ulysse , en apparence approuvant mes discours , De ce premier torrent laissa passer le cours; Mais bientôt, rappelant sa cruelle industrie, Il me représenta l'honneur et la patrie %

' On dirait aujourd liui que devins-je.

2 Euripide fait dire à Agamemnon : « A peine ai-je entendu cet oracle cruel " (juej ordonne à Tlialtibius de proclamer iiautement que je congédie l'armée, ne •( pouvant consentir à égorger ma fille. » (G.)

3 II m", représenta l'honneir et la patrie... de quel front... j'irais , etc., anaco- luthe, ou changement de construction que se permettent les grands écrivains pour varier la marche d'une période, et qui donne au style de la liberté et de la grâce .\insi. dans Massillon : ■• C'est une vaine curiosité qu'il veut satisfaire . et faire servir Jésus-Christ de spectacle à son loisir et à son oisiveté ; » et encore : ' Ils exigent de nous une nouriiture solide, et que nous parlions le langage de la sagesse. »

ACTt I. SCÈNE I i;i9

Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis, Et l'empire d'Asie à la Grèce promis; De quel front, immolant tout l'État à ma fille , Roi sans gloire^ j'irais vieillir dans ma famille ' ? Moi-même, je l'avoue avec quelque pudeur, Charmé de mou pouvoir, et plein de ma grandeur, Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce Chatouillaient de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse -. Pour comble de malheur, les dieux, toutes les nui's, Dès qu'un léger sommeil suspendait mes ennuis. Vengeant de leurs autels le sanglant privilège,

Me venaient reprocher ma pitié sacrilège;

Et, présentant la foudre à mon esprit confus.

Le bras déjà levé, menaçaient mes refus.

Je me rendis, Arcas; et, vaincu par Ulysse.

De ma fille . en pleurant, j'ordonnai le supplice.

Mais des bras d'une mère il fallait l'arracher.

Quel funeste artifice il me fallut chercher !

D'Achille, qui l'aimait, j'empruntai le langage;

J'écrivis en Argos, pour hâter ce voyage,

Que ce guerrier, pressé de partir avec nous,

Voulait revoir ma fille, et partir son épou\.

ARCAS.

Et ne craignez-vous point l'impatient Achille '?

I Voilà le caractère d'Ulysse établi. Tout ce morceau i)répare la grande scène d Agamemtion et d'L'lysse, dans laquelle le roi d'Itaque développe toutes les idées qu'Agamemnon lui prête ici. (G.^

î Chatouiller est du style familier; mais, dit la Harpe, chnlouilUr l'orgueilleuse faiblesse forme une suite d'expressions neuves et embellies par leur a.^scmblagr. t'omeille avait dit moins heureusement qu'à la vue de la tète de Pompée pré- sentée à César, un plaisir secret

Chatouillait malsré lui son âme avec surprise. Du reste, les deux poètes empruntent celte expressionau vers suivant de Virgile : Latonï taritom pertentant gaudia pectiis.

S L'impatient Achille veut dire le bouill'int, l'impf'tiieux Achille ; Uacine a pris ce mot dans le sens des Latins. (G.)

140 IPHIGÉNIE

Avez-vous prétendu que, muet et tranquille, Ce héros, qu'armera l'amour et la raison ', Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ? Verra- t-il à ses yeux son amante immolée?

AGAMEMNON.

Achille était absent, et son père, Pelée,

D'un voisin ennemi redoutant les efforts.

L'avait, tu t'en souviens, rappelé de ces bords ;

Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,

Aurait plus longtemps prolonger son absence.

Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ?

Achille va combattre, et triomphe en courant;

Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée.

Hier avec la nuit arriva dans l'armée.

Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras

Ma fille, qui s'approche, et court à son trépas,

Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère,

Peut-être s'applaudit des bontés de son père,

Ma fille... Ce nom seul, dont les droits sont si siints,

Sa jeunesse , son sang , n'est pas ce que je plains :

Je j)lains mille vertus, une amour mutuelle.

Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,

Un respect qu'en son cœur rien ne peut balancer,

Et que j'avais promis de mieux récompenser.

Non, je ne croirai point, ô Ciel, que ta justice

Approuve la fureur de ce noir sacrifice :

Tes oracles, sans doute, ont voulu m'éprouver;

Et tu me punirais si j'osais l'achever.

1 Quand le verbe précède, on peut le mettre au singulier; s'il suivait, il faudrait le mettre au pluriel : Ce héros que l'amour et la r'tison armeront (L. Racine.)

On peut mettre le singulier sans que le verbe précède , comme le prouve un peu plus bas ce vers :

Sa jeuiiesse, mon sang, n'est pas ce que je plains.

On fait accorder le verbe avec le sujet le plus proche.

ACTE 1, SCÈNE I 141

Arcas, je t'ai choisi pour cette confidence; 11 faut montrer ici ton zèle et ta prudence : La reine, qui dans Sparte avait connu ta foi. T'a placé dans le rang que tu tiens près de moi. Prends cette lettre, cours au-devant de la reine, Et suis sans t'arrêter le chemin de Mycène. Dès que tu la verras, défends-lui d'avancer, Et rends-lui ce billet que je viens de tracer. iMais ne t'écarte point; prends un fidèle guide '. Si ma fille une fois met le pied dans l'Aulide , Elle est morte : Calchas, qui l'attend en ces lieux. Fera taire nos pleurs, fera parler les dieux : Et la religion, contre nous irritée, Par les timides Grecs sera seule écoutée; Ceux mêmes dont la gloire aigrit l'ambition Réveilleront leur brigue et leur prétention. M'arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse... Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse. Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret, Découvrir à ses yeux mon funeste secret. Que, s'il se peut, ma fille à jamais abusée Ignore à quel péril je l'avais exposée : D'une mère en fureur épargne-moi les cris. Et que ta voix s'accorde avec ce que j'écris. Pour renvoyer la fille, et la mère ofl'ensée*, Je leur écris qu'Achille a changé de pensée; Et qu'il veut désormais jusques à son retour Dififérer cet hymen que pressait son amour. Ajoute, tu le peux, que des froideurs d'Achille On accuse en secret cette jeune Ériphile

La reine qui... court au-devant de la reine... prends celle lettre... prends un fidèle guide... et plus bas encore : Va, Jis-je... ne va point .. sont (Je petites né!;li- gences qu'on remarque dans Racine, parce qu'elles > sont rares.

i Offensée, au singulier, est une licence commandée par la rime; la grammaire veut qu'offensée se rapporte à la mère et à la fille. (G.)

142 IPHIGÉNIE

Que lui-même captive amena de Lesbos,

Et qu'auprès de ma fille on garde dans Argos ' .

C'est leur en dire assez : le reste, il faut le tairt^. Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire: Déjà même l'on entre, et j'entends quelque bruit. C'est Achille. Va, pars. Dieux! Ulysse le suit*!

SCENE II AGAMEMNON, ACHILLE, ULYSSE.

AfiAMEMNON.

Quoi ! seigneur, se peut-il que d'un cours si rapide La victoire vous ait ramené dans l'Aulide? D'un courage naissant sont-ce les essais? Quels triomphes suivront de si nobles succès ! La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée, Lesbos même conquise en attendant l'armée. De toute autre valeur éternels monuments, Ne sont d'Achille oisif que les amusements.

ACHILLE.

Seigneur, honorez moins une faible conquête : Et que puisse bientôt le Ciel qui nous arrête Ouvrir un champ plus noble à ce cœur excité Par le prix glorieux dont vous l'avez flatté ! Mais cependant, seigneur, que faut-il que je croie D'un bruit qui me surprend et me comble de joie? Daignez-vous avancer le succès de mes vœux ? Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux?

1 Ce détail un peu froid élait nécessaire pour fonder l'épisode d'Eriphile, sans lequel Racine convient lui-même qu'il n'aurait pu faire sa tragédie. (G.)

- Exclamation pleine de goût et d'art : elle confirme ce qu'Agamemnon a déjà dit du caractère d Ulysse, et prépare la situation embarrassante lepèred'lphi- ijénie va se trouver entre les deux hommes que dans ce moment il doit redouter le plus.

VCTK I, SCKXE [1 143

Ou dit qu'Ipbigénie, en ces lieux amenée, Doit bientôt à son sort unir ma destinée.

AGAMEMXON.

Ma fille? Qui vous dit qu'on la doit amener?

ACHILLE.

Seigneur, qu'a donc ce bruit qui vous doive étonner ?

AGAMEMNON, à Ulysse.

Juste Ciel, saurait-il mou iuneste artifice?

CLTSSE.

Seigneur, Agamemnon s'étonne avec justice : Songez -vous aux malheurs qui nous menacent tous? 0 ciel ! pour un hymen quel temps choisissez-vous? Tandis qu'à nos vaisseaux la mer toujours fermée Trouble toute la Grèce et consume l'armée ; Tandis que pour fléchir l'inclémence des dieux ', Il faut du sang peut-èîre, et du plus précieux, Achille seul , Achille à son amour s'applique ! Voudrait-il insulter à la crainte publique. Et que le chef des Grecs, irritant les destins, Préparât d'un hymen la pompe et les festins? Ah ! seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie?

Af.niLLE.

Dans les champs phrygiens les effets feront foi Qui la chérit le plus ou d'Ulysse ou de moi : Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle; Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle. Hem plissez les autels d'offrandes et de sang. Des victimes vous-mi'me interrogez le flanc, Uu silence des vents demandez-leur la cause : Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose. Souffrez, seigneur, souffrez que je coure hâter

1 L'inctemeiice dei dieuj-. Coat \ inctemnilia dinim de Virgile, que Kii'iiiC ■! luit iwsspr ilans notre iansiie.

141 IPHIGENIE

Un hymen dont les dieux ne sauraient s'irriter. Transporté d'une ardeur qui ne peut être oisive, Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive : J'aurais trop de regret si quelque autre guerrier Au rivage troyen descendait le premier.

AGAMEMNON.

0 Ciel ! pourquoi faut-il que ta secrète envie Ferme à de tels héros le chemin de l'Asie ? N'aurais-je vu briller cette noble chaleur Mue pour m'en retourner avec plus de douleur?

ULYSSE.

Dieux ! qu'est-ce que j'entends !

ACHILLE.

Seigneur, qu'osez-vous dire?

AGAMEM.NON.

Qu'il faut, princes, qu'il faut que chacun se retire; Que, d'un crédule espoir trop longtemps abusés. Nous attendons les vents qui nous sont refusés. Le Ciel protège Troie, et par trop de présages Son courroux nous défend d'en chercher les passages.

ACHILLE.

Quels présages affreux nous marquent son courroux ?

AGAMEMNOX.

Vous-même consultez ce qu'il prédit de vous. Que sert de se flatter? On sait qu'à votre tête Les dieux ont d'ilion attaché la conquête; Mais on sait que pour prix d'un triomphe si beau , Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau : Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée, Devant Troie en sa fleur doit être moissonnée.

ACHILLE.

Ainsi pour vous venger tant de rois assemblés D'un opprobre éternel retourneront comblés ! Et Paris, couronnant son insolente flamme,

ACTE I, SCÈNE II 115

Retiendra sans péril la sœur de voire femme » !

AGAMEMNON.

Eh quoi ! votre valeur, qui nous a devancés, N'a-t-elle pas pris soin de nous venger assez? Les malheurs de Lesbos par vos mains ravagée Épouvantent encor toute la mer Egée : Troie en a vu la flamme; et jusque dans ses ports Les flots en ont poussé les débris et les morts. Que dis-je? les Troyens pleurent une autre Hélène Que vous avez captive envoyée à Mycène : Car, je n'en doute point, cette jeune beauté Garde en vain un secret que trahit sa fierté; Et son silence même, accusant sa noblesse. Nous dit qu'elle nous cache une illustre princesse.

ACHILLE.

Non, non , tous ces détours sont trop iogénieux : Vous lisez de trop loin dans les secrets des dieux. Moi, je m'arrêterais à de vaines menaces ! Et je fuirais l'honneur qui m'attend sur vos traces ! Les Parques à ma mère, il est vrai, l'ont prédit *, Lorsqu'un époux mortel fut reçu dans son lit : Je puis choisir, dit-on, on beaucoup d'ans sans gloire. Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire. Mais, puisqu'il faut enfin que j'arrive au tombeau, Voudrais-je, de la terre inutile fardeau. Trop avare d'un sang reçu d'une déesse, Atlendre chez mon père une obscure vieillesse ; Et, toujours de la gloire évitant le sentier,

C'est ici qu'Achille devait répondre à l'objection tirée du danger qui le me- nace dans les champs troyens ; mais Racine avait encore besoin de parler de Les- bos, d'Eriphile, de l'obscurité qui enveloppait la naissance de celte jeune captive : le poète songe a bien établir son épisode. {G.j

* Ce morceau est d'un véritable héros, et d une éloquence antique. Racine n a pris dans Homère que I idée de la prédiction des Parques et du choix qu'Achille peut faire d'une grande gloire ou d'une longue vie ; mais il doit à Quinte-Curce (IX, 6) l'héroïsme des sentiments qui respire dans cette tirade. (G.)

\0

1^6 IPHIGÉNIE

Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ' ?

Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles :

L'honneur parle, il suffit ; ce sont nos oracles *.

Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains;

Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.

Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?

Ne songeons qu'à nous rendre immortels comme eux-mêmes;

Et , laissant faire au sort, courons la valeur *

Nous promet un destin aussi grand que le leur.

C'est à Troie, et j'y cours ; et, quoi qu'on me prédise ,

Je ne demande aux dieux qu'un vent qui m'y conduise :

Et quand moi seul enfin il faudrait l'assiéger,

Patrocle et moi, seigneur, nous irons vous venger.

Mais non, c'est en vos mains que le destin la livre;

Je n'aspire, en effet, qu'à l'honneur de vous suivre.

Je ne vous presse plus d'approuver les transports

D'un amour qui m'allait éloigner de ces bords;

Ce même amour, soigneux de votre renommée,

Veut qu'ici mon exemple encourage l'armée.

Et me défend surtout de vous abandonner

Aux timides conseils qu'on ose vous donner *.

' Cette belle expression aijpartientà Horace : Non omnis moriar : « Je ne mour- rai pas tout entier. » Corneille s'en est d'abord empuré :

Sont-ils morts tout entiers avec leurs grands desseins ? Cinna, act. I, SC. 1.

La coutume de Racine étant d'embellir et de perfectionner tout ce qu'il imite, cette expression , placée à la fin du vers , a bien plus d'énergie, et pioduit bien plus d'efTet que dans Corneille, qui la place au premier hémistiche, et l'affaiblit dans le second, avec leurs grands desseins. (G.)

2 Ce vers est imité d Homère, qui fait dire à Hector : « Combattre pour la patrie, voilà le meilleur et le plus sur des oracles. "

3 Laissant faire au sort, expression d'une simplicité noble et qui semble em- pruntée de ce beau vers de Corneille :

Faites votre devoir, et laissez faire aus dieux.

Horace, act. H, se. viii.

* Dans Euripide, Iphigénie n'est pas promise à Achille, il ne vient pas non plus dans la tente d'Agamemnon pour presser son hymen, mais pour s'informer des raisons qui suspendent le départ des Grecs. L'invention de Racine donne plus de mouvement et d'intérêt à la pièce. (L. B.)

ACTE I, SCÈNE IH H7

SCÈNE m

AGAMEMNON, ULYSSE.

ULYSSE.

Seigneur, vous entendez. Quelque prix qu'il en coûte, 11 veut voler à Troie et poursuivre sa route. Nous craignions son amour : et lui-même aujourd'hui Par une heureuse erreur nous arme contre lui.

AGAMEMNON.

Hélas !

ULYSSE.

De ce soupir que faut-il que j'augure? Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure? Croirais-je qu'une nuit ait pu vous ébranler? Est-ce donc votre cœur qni vient de nous parler? Songez-y; vous devez votre fille à la Grèce : Vous nous l'avez promise; et, sur cette promesse, Calchas, par tous les Grecs consulté chaque jour, Leur a prédit des vents l'infaillible retour. A ses prédictions si l'effet est contraire, Pensez-vous que Calchas continue à se laire ; Que ses plaintes, qu'en vain vous voudrez apaiser, Laissent mentir les dieux sans vous en accuser; Et qui sait ce qu'aux Grecs, frustrés de leur victime, Peut permettre un courroux qu'ils croiront légitime? Gardez- vous de réduire un peuple furieux , Seigneur, à prononcer entre vous et les dieux. N'est ce pas vous enfin de qui la voix pressante Nous a tous appelés aux campagnes du Xanthe; Et qui de ville en ville attestiez les serments Que d'Hélène autrefois firent tous les amants, Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère, La demandaient en foule à Tyndare son père? Ue quelque heureux époux que l'on dût faire choix,

148 IPHIGÉNIE

Nous jurâmes dès lors de défendre ses droits; Et, si quelque insolent lui volait sa conquête, Nos mains du ravisseur lui promirent la tête. Mais sans vous, ce serment que l'amour a dicté, Libres de cet amour, l'aurions-nous respecté ' ? Vous seul , nous arrachant à de nouvelles flammes. Nous avez l'ait laisser nos enfants et nos femmes. Et quand , de toutes parts assemblés en ces lieux , L'honneur de vous venger brille seul à nos yeux. Quand la Grèce, déjà vous donnant son suffrage, Vous reconnaît l'auteur de ce fameux ouvrage. Que ses rois, qui pouvaient vous disputer ce rang, Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang : Le seul Agamemnon, refusant la victoire, N'ose d'un peu de sang acheter tant de gloire; Et, dès le premier pas se laissant effrayer. Ne commande les Grecs que pour les renvoyer - !

AGAMEMNON.

Ah ! seigneur, qu'éloigné du malheur qui m'opprime Votre cœur aisément se montre magnanime ! Mais que, si vous voyiez ceint du bandeau mortel Votre fils Télémaque approcher de l'autel, Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image, Changer bientôt en pleurs ce superbe langage. Éprouver la douleur que j'éprouve aujourd'hui. Et courir vous jeter entre Calchas et lui ! Seigneur, vous le savez, j'ai donné ma parole , Et si ma fille vient, je consens qu'on l'immole : Mais, malgré tous mes soins, si son heureux destin

1 Tout ce morceau est emprunté à la première scène d'Euripide; mais il fait bien plus d'effet ici, parce qu'Euripide ne l'a mis qu'en récit, et que Racine en a fait une raison puissante dans la bouche d'Ulysse. (L. B.)

- Vers heureux, qui devait piquer vivement l'ambition d'Agamemnon. En gé- néral, Ulysse, aussi grand orateur que politique habile, profite de la faiblesse du roi d'Argos, et oppose son ambition à sa tendresse paternelle. (G.)

ACTE I. SCENE IV \iS)

La retient dans Argos, ou l'arrête en chemin,

Souffrez que, sans presser ce barbare spectacle,

En faveur de mon sang j'explique cet obstacle,

Que j'ose pour ma fille accepter le secours

De quelque dieu plus doux qui veille sur ses jours.

Vos conseils sur mon cœur n'ont eu que trop d'empire,

El je rougis...

SCÈNE IV AGAiMEMNON, ULYSSE, EURYBATE.

EURYBATE.

Seigneur...

AGAMEMNON.

Ah ! que vient-on me dire ?

EURYBATE.

La reine, dont ma course a devancé les pas i, Va remettre bientôt sa fille entre vos bras ; Elle approche. Elle s'est quelque temps égarée Dans ces bois qui du camp semblent cacher l'entrée; A peine nous avons, dans leur obscurité. Retrouvé le chemin que nous avions quitté.

AUAMEMNON.

Ciel!

EURYBATE.

Elle amène aussi cette jeune Ériphile Que Lesbos a livrée entre les mains d'Achille, Et qui de son destin, qu'elle ne connaît pas , Vient, dit-elle, en Aulide interroger Galchas. Déjà de leur abord la nouvelle est semée*; Et déjà de soldats une l'ouïe charmée, Surtout d'Iphigénie admirant la beauté,

1 Ce message est un coup de théâtre bien préparé; myis il est plus intéressant dans Euripide, parce qu'il vient au fort de la querelle des deux frères, dont il amené la réconciliation. (G.)

î .{bord pour arrivée est une expression impropre.

i50 IPHIGKiVIE

Pousse au ciel mille vœux pour sa félicité ^ Les uns avec respect environnaient la reine ; D'autres me demandaient le sujet qui l'amène : Mais tous ils confessaient que si jamais les dieux Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux , Également comblé de leurs faveurs secrètes , Jamais père ne fut plus heureux que vous l'êtes *.

AGAMEMNON.

Ktirybate, il suffit; vous pouvez nous laisser : Le reste me regarde, et je vais y penser.

SCÈNE V AGAMEMNON, ULYSSE

AGAMEMNON.

Juste Ciel, c'est ainsi qu'assurant ta vengeance Tn romps tous les ressorts de ma vaine prudence 1 Encor si je pouvais, libre dans mon malheur, Par des larmes au moins soulager ma douleur ! Triste destin des rois ! Esclaves que nous sommes ! El des rigueurs du sort et des discours des hommes, Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins ; Et les plus malheureux osent pleurer le moins '.

ULYSSE.

e suis père, seigneur, et faible comme un autre'' :

1 Poimer des vœux au ciel n'a rien d'agréable ni d'élégant. (G.) Corneille a plusieurs phrases analogues, entre autres celle-ci :

Toujours vers quelque objet pousse quelque désir. (Cinna.)

2 Vers plein d'art, parce qu'il augmente le trouble et la douleur d'Agamemnon. On peut remarquer le môme genre de beauté dans ce vers de la première scène :

Roi , père, époiii heureux, fils du puissant Atrée. (G.)

3 Euripide est peut-être plus touchant que Racine ; mais les traits les plus pithétiques de ce raorcenu se retrouvent dans la suite de la pièce. Racine n'a rien perdu de ce qu'il pouvait emprunter; mais il a pris garde à la progression et à la convenance. Ce n'est pas devant Ulysse qu'Agamemnon doit se livrera toute sa sensibilité, et lepoëte en ménage les expressions, parce qu'il n'est qu'au premier acte. (G.)

4 Rien n'égale l'éloquence de ce discours d'Clysse ; c'est un des plus beaux

ACTP: I, SCÈNE V 131

Mon cœur se met sans peine à la place du vôtre ; Et, frémissant du coup qui vous fait soupirer. Loin de blâmer vos pleurs, je suis prêt de pleurer. Mais votre amour n'a plus d'excuse légitime ; Les dieux ont à Calchas amené leur victime : Il le sait, il l'attend : et s'il la voit tarder. Lui-même à haute voix viendra la demander. Nous sommes seuls encor : hâtez-vous de répandre Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre ; Pleurez ce sang, pleurez : ou plutôt sans pâlir, Considérez l'honneur qui doit en rejaillir. Voyez tout l'Hellespont blanchissant sous nos rames. Et la perfide Troie abandonnée aux flammes , Ses peuples dans vos fers, Priamà vos genoux, Hélène par vos mains rendue à son époux. Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées Dans cette même Auli<ie avec vous retournées ; Et ce triomphe heureux, qui s'en va devenir L'éteroel entretien des siècles a venir.

AGAMEMNON.

Seigneur, de mes efforts je connais Fimpuissance : Je cède, et laisse aux dieux opprimer l'innocence. La victime bientôt marchera sur vos pas , Allez. iMais cependant faites taire Calchas; Et , m'aidant à cacher ce funeste mystère, Laissez-moi de l'autel écarter une mère.

morceaux d'une tragédie les beautés fourmillent. Le caractère d'L'lysse s en- noblit ici et devient prescinc intéressant. Ce rôle, quoique fort court , est un de ceux qui font le plus admirer l'art et le .soiit de Racine. 11 n'était pas possible au |)Oëte d'introduire Ménélas... Ulysse est mieux lié à l'action que Ménélas, ([uoiqu'il n'y prenne pas autant d'intérêt; après avoir paru dans les premières scènes, il est censé agir dans tout le cours de la pièce, et revient au dernier acte faire le récit du sacrifice. (G.)

FIN DU PREMIER ACTE.

152 IPHIGÉNIE

ACTE DEUXIEME

SCÈNE I ÉRIPHILR, DORIS.

ÉRIPUILE.

Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous, Laissons-les dans les bras d'un père et d'un époux ; Et, tandis qu'à l'envi leur amour se déploie. Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.

UORIS.

Quoi ! Madame, toujours irritant vos douleurs, Croyez- vous ne plus voir que des sujets de pleurs? Je sais que tout déplaît aux yeux d'une captive; Qu'il n'est point dans les fers de plaisir qui la suive : xMais dans le temps fatal que, repassant les flots, Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos; Lorsque dans son vaisseau, prisonnière timide, Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide, Le dirai-je? vos yeux de larmes moins trempés, A pleurer vos malheurs étaient moins occupés. Maintenant tout vous rit : l'aimable Iphigéuie D'une amitié sincère avec vous est unie. Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de sœur; Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur : Vous vouliez voir l'Aulide , son père l'appelle. Et l'Aulide vous voit arriver avec elle : Cependant, par un sort que je ne conçois pas. Votre douleur redouble et croît à chaque pas.

ACTE II. SCÈNE I 153

ÉRIPHILE.

Ëh quoi ! te semble -t-il que la triste Ériphile

Doive être de leur joie un témoin si tranquille?

Crois -tu que mes chagrins doivent s'évanouir

A l'aspect d'un bonheur dont je ne puis jouir?

Je vois Iphigénie entre les bras d'un père ;

Elle fait tout l'orgueil d'une superbe mère :

Et moi , toujours en butte à de nouveaux dangers.

Remise dès l'enfance en des bras étrangers ,

Je reçus et je vois le jour que je respire

Sans que mère ni père ait daigné me sourire.

J'ignore qui je suis, et, pour comble d'horreur.

Un oracle effrayant m'attache à mon erreur,

lit, quand je veux chercher le sang qui m'a fait naître.

Me dit que sans périr je ne me puis connaître.

DORIS.

Non, non; jusques au bout vous devez le chercher. Un oracle toujours se plaît à se cacher; Toujours avec un sens il en présente un autre : Ru perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre. C'est tout le danger que vous pouvez courir, Et c'est peut-être ainsi que vous devez périr. Songez que votre nom fut changé dès l'enfance.

ÉRirniLE. Je n'ai de tout mon sort que cette connaissance; Et ton père, du reste infortuné témoin, Ne me permit jamais de pénétrer plus loin. Hélas ! dans cette Troie j'étais attendue, Ma gloire, disait-il, m" allait être rendue : J'allais, en reprenant et mon nom et mon rang. Des plus grands rois en moi reconnaître le sang. Déjà je découvrais cette fameuse ville; Le Ciel mène à Lesbos l'impitoyable Achille : Tout cède, tout ressent ses funestes efforts;

I5i FPHIGÉNIE

Ton père, enseveli dans la foule des morts , Me laisse dans les fers à moi-même inconnue; Et, de tant de gr.indeurs dont j'étais prévenue. Vile esclave des Grecs, je n'ai pu conserver Que la fierté d'un sang que je n'ai pu prouver.

DORIS.

Ah 1 que perdant, Madame, un témoin si fidèle,

La main qui vous l'ôta doit vous sembler cruelle !

Mais Calchas est ici, Calcbas si renommé,

Qui des secrets des dieux fut toujours informé.

Le ciel souvent lui pnrle : instruit par un tel maître .

Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit être i .

Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs?

Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs ;

Bientôt Iphigénie, en épousant Achille,

Vous va sous son appui présenter un asile ;

Elle vous l'a promis et juré devant moi.

Ce gage est le premier qu'elle attend de sa foi.

ÉRIPHILE.

Que dirais-tu, Doris, si, passant tout le reste, Cet hymen de mes maux était le plus funeste?

DORTS.

Quoi, Madame!

ÉRIPHILE.

Tu vois avec étonnement Que ma douleur ne souff're aucun soulagement. Écoute, et tu te vas étonner que je vive.

C'est peu d'être étrangère, inconnue et captive ; Ce destructeur faial des tristes Lesbiens, Cet Achille, l'auteur de tes maux et des miens, Dont la sanglante main m'enleva prisonnière,

1 C'est la traduction aussi élégante que fidèle d'un vers d'Homère Calchas est peint sous les mêmes traits : « Calchas se levé, Calchas, fils de Thestor, est le plus habile des augures ; le présent , le passé , l'avenir lui sont également con- nus. » Iliade, liv. 1. (G.)

ACTE II. SCKNE I loS

Qui m'arracha d'un coup ma naissance et ton père i, De qui jusques au nom tout doit m'être odieux, Kst de tous les mortels le plus cher à mes yeux ^.

DOKIS.

Ah ! que me dites-vous !

ÉRIPHILE.

Je me flattais sans cesse Qu'un silence éternel cacherait ma faiblesse : Mais mon cœur trop pressé m'arrache ce discours, Et te parle une fois pour se taire toujours. Ne me demande point sur quel espoir fondée De ce fatal amour je me vis possédée. Je n'en accuse point quelques feintes douleurs Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs : Le Ciel s'est fait, sans doute, une joie inhumaine A rassembler sur moi tous les traits de sa haine. Happellerai-je encor le souvenir affreux Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux; Dans les cruelles mains par qui je lus ravie Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie ; Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ; Et, me voyant presser d'un bras ensanglanté, Je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage Craignais de rencontrer l'effroyable visage. J entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur. Et toujours détournant ma vue avec horreur. Je le vis : son aspect n'avait rien de farouche^; Je sentis le reproche expirer dans ma bouche;

' Arracher la naissance est [X)ur oier les moyens de faire connaître le secret (le la naissance; cela est si clair après tout ce qui précède , qu'il ne reste à re- marquer d ins ce vers que la force et la précision. (L.)

- Remarquez ici la beauté progressive de cette période de six vers, depuis c$ destructeur fatal , etc., jus(|u'à ce derniers vers, qui partout ailleurs serait fort commun, et que les cinq vers qui l'.imonent rendent si frappant. Voilà ce qui fait le tissu de la diction, et ce que c'est que l'art d'écrire. (L.)

» Ule faut avouer, on ne faisait pas de tels vers avant Racine; non-seulement

lo6 inHI(;fiiNIK

Je sentis contre moi mon cœur se déclarer;

J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer :

Je me laissai conduire à cet aimable guide ',

Je l'aimais à Leshos, et je l'aime en Aulide.

Iphigénie en vain s'offre à me protéger.

Et me tend une main prompte à me soulager :

Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée,

Je n'accepte la main qu'elle m'a présentée,

Que pour m'armer contre elle, et, sans me découvrir,

Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir *.

BORIS.

Et que pourrait contre elle une impuissante haine ! Ne valait-il pas mieux , renfermée à Mycène , Éviter les tourments que vous venez chercher, Et combattre des feux contraints de se cacher?

ÉRIPHILE.

Je le voulais, Doris. Mais, quelque triste image

Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage.

Au sort qui me traînait il fallut consentir :

Une secrète voix m'ordonna de partir,

Me dit qu'offrant ici ma présence importune

Peut-être j'y pourrais porter mon infortune;

Que peut-être approchant ces amants trop heureux

Quelqu'un de mes malheurs se répandrait sur eux ^

Voilà ce qui m'amène, et non l'impatience

personne ne savait la route du cœur , mais presque personne ne savait les fintsses de la versification, cet art de rompre la mesure.

Je le vis, son aspect n'avait rien de farouche.

Personne ne connaissait cet heureux mélange de syllabes longues et brèves, et lie COI. sonnes suivies de voyelles, qui font couler un vers avec tant de mollesse , et qui le font entrer dans une oreille sensible et juste avec tant de plaisir. (Volt.]

1 Construction latine.

2 Quel tableau que celui qu'Ériphile vient de tracer 1 quelle poésie et de senti- ment et de style ! Le rôle d'Ériphile est une des choses que Racine a le plus for- t'-ment écrites. (L.)

s Idée et tournure antiques. Racine est plein de ces traits qui ajoutent à l'illu- sion dramatique par la vérité locale des idées et du langage. (L.)

ACTE II, SCÈNE H l.i"

D'apprendre à qui je dois une triste naissance. Ou plutôt leur hymen me servira de loi : S'il s'achève, il suffit; tout est fini pour moi : Je périrai, Doris; et, par une mort prompte, Dans la nuit du tombeau j'enfermerai ma honte , Sans chercher des parents si longtemps ignorés, Et que ma folle amour a trop déshonorés.

DORlS.

Que je vous plains, Madame! et que pour votre vie...

ÉRIPHILE.

Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.

SCÈNE II AGAMEiMNOiN, [PHIGÉME, ÉRIPHILE, DORIS.

IPHIGÉNIE.

Seigneur, courez-vous ? et quels empressements

Vous dérobent sitôt à nos embrassemenis?

A qui dois-je imputer cette fuite soudaine?

Mon respect a fait place aux transports de la reine :

Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter?

Et ma joie à vos yeux n'ose-t-elle éclater i ?

Ne puis-je...

AGAMEMNON.

Eh bien ! ma fille , embrassez votre père ; 11 vous aime toujours.

IPHIGÉNIE.

Que cette amour m'est chère ! Quel plaisir de vous voir et de vous contempler Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller ! Quels honneurs ! quel pouvoir 1 Déjà la renommée Par d'étonnants récits m'en avait informée ;

(".ette scène appartient en partie à Euripide.

138 IPHIGÉNIE

Mais que , voyant de près ce spectacle charmant. Je sens croître ma joie et mon étonnementl Dieux! avec quel amour la Grèce vous révère ! Quel bonheur de me voir la fille d'un tel père !

AGAMEMNON.

Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.

IPHIGÉNIE.

Quelle félicité peut manquer à vos vœux?

A de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre?

J'ai cru n'avoir au Ciel que des grâces à rendre.

AGAMEMNON , à part.

Grands dieux ! à son malheur dois-je la préparer?

IPHIGÉNIE.

Vous vous cachez, seigneur, et semblez soupirer; Tous vos regards sur moi ne tombent qu'avec peine : Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ?

AGAMEMNON.

Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux; Mais les temps sont changés aussi bien que les lieux D'un soin cruel ma joie est ici combattue.

IPHIGÉNIE.

Eh ! mon père, oubliez votre rang à ma vue. Je prévois la rigueur d'un long éloignement : N'osez-vous sans rougir être père un moment '! Vous n'avez devant vous qu'une jeune princesse A qui j'avais pour moi vanté votre tendresse; Cent fois , lui promettant mes soins, votre bonté, J'ai fait gloire à ses yeux de ma félicité •. Que va-t-elle penser de votre indifi'érence ? Ai-je tlatté ses vœux d'une fausse espérance? N'éclaircirez-vous point ce front chargé d'ennuis?

AGAMEMNON.

Ah ! ma fille !

IPHIGÉNIE.

Seigneur, poursuivez.

ACTE II, SCÈNE II 159

AGAMEMNON.

Je ne puis.

IPHI GÉNIE.

Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !

AGAMEMNON.

Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.

IPHIGÉNIE.

Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !

AGAMEMNON.

Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.

IPHIGÉNIE.

Galchas, dit-on, prépare un poaipeux sacrifice.

AGAMEMNON.

Puissé-je auparavant fléchir leur injusiice !

IPHIGÉNIE.

L'offrira-t-on bientôt?

AGAMEMNON.

Plus tôt (jue je ne veux.

IPHIGÉNIE.

Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ? Verra-t-on à l'autel votre heureuse famille?

AGAMEMNON.

Hélas !

IPHIGÉNIE.

Vous vous taisez.

AGAMEMNON.

Vous y serez , ma fille ' . Adieu.

> Quel tendre et prodis^ieux ellet produit l'arrivée d'Iphigénie 1 Elle vole auprès de son père, aux yeux d'Eriphile même, de son père qui a pris mfin la résolution de la sacrifier. Chaque mot de celte scène tourne le poignard dans le cœur... La scène linitpar ces mois terribles : Vous y ttrez, ma filU , sentence de morl, après laquelle il ne faut plus rien dire... Mais comment se peut-il faire qu'après cet arrêt de mort, (ju Iphigéniene comprend |X)int, mais que le spectateur entend avec tant d'émotion, il y ait encoie des scènes touchantes dans le même acte, et même des coups de théâtre frappants I C'est là, S( Ion moi, qu'est le comble de lu perfection. (Volt.)

160 IPHKJENIE

SCÈNE III IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.

IPHIGÉNIE.

De cet accueil que dois-je soupçonner? D'une secrète horreur je me sens frissonner. Je crains , malgré moi-même , un malheur que j'ignore. Justes dieux, vous savez pour qui je vous implore 1

ÉRIPHILE.

Quoi ! parmi tous les soins qui doivent l'accabler, Quelque froideur suffit pour vous faire trembler ! Hélas! à quels soupirs suis-je donc condamnée. Moi qui, de mes parents toujours abandonnée, Étrangère partout, n'ai pas, même en naissant, Peut-être reçu d'eux un regard caressant ! Du moins, si vos respects sont rejetés d'un père, Vous en pouvez gémir dans le sein d'une mère; Et, de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez, Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés !

IPHIGÉNIE.

Je ne m'en défends point : mes pleurs, belle Ériphile,

Ne tiendront pas longtemps contre les soins d'Achille;

Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir,

Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.

Mais de lui-même ici que faut-il que je pense?

Cet amant, pour me voir brûlant d'impatience,

Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,

Qu'un père de si loin m'ordonne de chercher,

S'empresse-t-il assez pour jouir d'une vue

Qu'avec tant de transports je croyais attendue?

Pour moi, depuis deux jours qu'approchant de ces lieux

Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux.

Je l'attendais partout; et d'un regard timide

Sans cesse parcourant les chemins de l'Aulide,

ACTK n. S(,1^NK FV 161

Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi : Et je demande Achille à tout ce que je voi. Je viens, j'arrive enfin sans qu'il m'ait prévenue. Je n'ai percé qu'à peine une foule inconnue; Lui seul ne parait point : le triste Agamemnon Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom. Que fait-il? qui pourra m'expliqiier ce mystère? Trouverai -je l'amant glacé comme le père? Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour Éteint dans tous les cœurs la tendresse et l'amour? Mais non, c'est l'offenser par d'injustes alarmes : C'est à moi que l'on doit le secours de ses armes. Il n'était point à Sparte entre tous ces amants Dont le père d'Hélène a reçu les serments : Lui seul de tous les Grecs maître de sa parole , S'il part contre Ilion, c'est pour moi qu'il y vole; Et, satisfait d'un prix qui lui semble si doux, 11 veut même y porter le nom de mon époux ' .

SCÈNE IV CLYTEALNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DOKIS.

CLYTEMNESTRE.

Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,

Et sauver e:.i fuyant votre gloire et la mienne.

Je ne m'étonne plus qu'interdit et distrait,

Votre père ait paru nous revoir à regret :

Aux aflronts d'un refus craignant de vous commettre*,

Tous les détails de cette scène sont précieux ; tous ont un dessein et un effet. Quel parti le poète a tiré de cet épisode d'Eriphile, pour fortifier les autres rôles : Combien il est naturel que le sombre accueil d Agamemnon et l'absence d'Achille alarment Iphigénie et troublent les premiers instants de bonheur qu'elle croit trouver! Combien celi prépare ce qu'im va lui dire, et dispose d'avance tout ce qui peut justifier ses soufjçons sur Eriphile. (L.)

i Cummetire pour expoier ne s'emploie qu'absolument, c'est-à-dire qu'il ne prend pas le régime indirect.

11

16-2 IPHIGÉNIE

Il m'avait par Arcas envoyé cette lettre. Arcas s'est vu trompé par notre égarement ', \li vient de me la rendre en ce même moment. Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée : Pour votre hymen Achille a changé de pensée; Et, refusant l'honneur qu'on lui veut accorder, Jusques à son retour il veut le retarder.

ÉRIPHILE.

Qu'entends-je 1

GLYTEMNESTRE.

Je vous vois rougir de cet outrage. Il faut d'un noble orgueil armer votre courage. Moi-même de l'ingrat approuvant le dessein. Je vous l'ai dans Argos présenté de ma main; Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse, Vous donnait avec joie au fils d'une déesse. Mais puisque désormais son lâche repentir Dément le sang des dieux dont ou le fait sortir, Ma fille, c'est à nous de montrer qui nous sommes . Et de ne voir en lui que le dernier des hommes. Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour, Que vos vœux de son cœur attendent le retour? Rompons avec plaisir un hymen qu'il diffère. J'ai fait de mou dessein avertir votre père; Je ne l'attends ici que pour m'en séparer; Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.

A Éi'iphile.

Je ne vous presse point, Madame, de nous suivre ; En de plus chères mains ma retraite vous livre.

1 Égarement ne se prend qu'au figuré, pour désigner les désordres de l'esprit et du cœur. Il n'est pas -en usage pour signifier l'erreur qui fait qu'on s'égare en route. (G.)

Le Dictionnaire de l'Académie autorise l'emploi du mot égarement dans le sens propre; mais les lexicographes modernes disent avec raison qu'il a vieilli. 'A. Martin.)

ACTE II, SCÈNE V 163

De vos desseins secrets on est trop éclairci; Et ce n'est pas Calchas que vous cherchez ici ',

SCÈNE V IPHIGÉNIE, ÈFilPHILE, DORIS.

IPIIIGÉNIE.

En quel funeste état ces mots m'ont-ils laissée ! Pour mon hymen Achille a changé de pensée 1 Il me faut sans homieur retourner sur mes pas ! Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas.

ÉRirniLE. Madame, à ces discours je ne puis rien comprendre.

IPIIIGÉNIE.

Vous m'entendez assez, si vous voulez m'entendre. Le sort injurieux me ravit un époux; Madame, à mon malheur m'abaudonnerez-vous? Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène; Me verra-t-on sans vous partir avec la reine?

ÉRIPIIILE.

Je voulais voir Calchas avaut que de partir.

IPHIOÉNIE.

Que tardez-vous, Madame, à le faire avertir?

ERIPIIILE.

D'Argos, dans un moment, vous reprenez la route.

IPHIGÉNIE.

Uu moment quelquefois éclaircit plus d'un doute. Mais, Madame, je vois que c'est trop vous presser; Je vois ce que jamais je n'ai voulu penser :

Ce mot est terrible pour Iphigénie, qui vient de confier à Eriphile ses inquié- tudes sur le peu d'empressement d'Achille. Cette scène n'est point dans la |)ièce grecque; Racine n'a du qu'a lui-même les sentiments pleins d une fierté noble et d'un juste orgueil que fait éclater Clytemnestre; aussi ce personnage est-il bien autrement caractérisé chez Racine que chez Euripide. (L. B.)

164 IPHIGÉNIK

Achille... Vous brûlez que je ne sois partie.

ÉRIPBILE.

Moi 1 vous me soupçonnez de cette perfidie ! Moi 1 j'aimerais, Madame, un vainqueur furieux , Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux ; Qui, la flamme à la main , et de meurtres avide. Mit en cendres Lesbos...

IPHIGÉNIE.

Oui, vous l'aimez, perfide' ! Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez. Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés, Ces murs, cette Lesbos , ces cendres , cette flamme , Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme-; Et, loin d'en détester le cruel souvenir, Vous vous plaisez encore à m'en entretenir. Déjà plus d'une fois dans vos plaintes forcées J'ai voir et j'ai vu le fond de vos pensées : Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté A remis le bandeau que j'avais écarté. Vous l'aimez. Que faisais-je? et quelle erreur fatale M'a fait entre mes bras recevoir ma rivale ? Crédule, je l'aimais : mon cœur même aujourd'hui De son parjure amant lui promettait l'appui. Voilà donc le triomphe j'étais amenée ! Moi-même à votre char je me suis enchaînée. Je vous pardonne, hélas ! des vœux intéressés. Et la perte d'un cœur que vous me ravissez : Mais que, sans m'avertirdu piège qu'on me dresse, Vous me laissiez chercher jusqu'au fond de la Grèce L'ingrat qui ne m'attend que pour m'abandonner. Perfide, cet afTront se peut-il pardonner?

1 C'est le seul emportement que le poète ait donné à la douce et timide Iphi- génie. (G.)

2 Quelle profondeur de vérité dans ces vers, sans parler de tous les autres mérites 1 Quelle connaissance du cœur humain ! (L.)

ACTE l[, SCÈNE VI Ifi'i

ERIPHILE.

Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre, Madame : on ne m'a pas instruite à les entendre ; Et les dieux, contre moi dès longtemps indignés, A mon oreille encor les avaient épargnés. Mais il faut des amants excuser l'injustice. Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse? Avez- vous pu penser qu'au sang d'Agamemnon Achille préférât une fille sans nom, Qui de tout son destin ce qu'elle a pu comprendre, C'est qu'elle sort d'un sang qu'il brûle de répandre ?

IPUIGÉNIE.

Vous trioiupliez, cruelle, et bravez ma douleur.

Je n'avais pas encor senti tout mon malheur :

Et vous ne comparez votre exil et ma gloire

Que pour mieux relever votre injuste victoire.

Toutefois vos transports sont trop précipités :

Ce même Agamemnon à qui vous insultez,

Il commande à la Grèce, il est mon père, il m'aime.

Il ressent mes douleurs beaucoup mieux que moi-même.

Mes larmes par avance avaient su le toucher;

J'ai surpris ces soupirs qu'il me voulait cacher.

Hélas! de son accueil condamnant la tristesse.

J'osais me plaindre à lui de son peu de tendresse !

SCENE VI ACHILLE, IPHIGÉME, ÉRlPHILE, DORIS.

ACHILLE.

Il est donc vTai, Madame, et c'est vous que je vois ! Je soupçonnais d'erreur tout le camp à la fois. Vous en Âulide! Vous ! ! qu'y venez-vous faire? D'où vient qu'Agamemnon m'assurait le contraire ?

16G IPHIGÉNIE

IPHIGÉNIE.

Seigneur, rassurez-vous : vos vœux seront contents; Iphigénie encor n'y sera pas longtemps.

SCÈNE VII ACH[LLE, ÉRTPHILE, DORTS

ACHILLE.

Elle me fuit ! Veillé-je? ou n'est-ce point un songe? Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge !

Madame, je ne sais si sans vous irriter Achille devant vous pourra se présenter : Mais, si d'un ennemi vous souffrez la prière. Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière , Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas; Vous savez...

ÉRIPHILE.

Quoi ! seigneur, ne le savez-vouspas, Vous qui depuis un mois , brûlant sur ce rivage, Avez conclu vous-même et hâté leur voyage ?

ACHILLE.

De ce même rivage absent depuis un mois, Je le revis hier pour la première fois.

ÉRIPHILE.

Quoi 1 lorsque Agamemnon écrivait à Mycène, Votre amour, votre main n'a pas conduit la sienne? Quoi ! vous , qui de sa fille adoriez les attraits. . .

ACHILLE.

Vous m'en voyez encor épris plus que jamais , Madame : et, si l'effet eût suivi ma pensée. Moi-même dans Argos je l'aurais devancée. Cependant on me fuit. Quel crime ai -je commis? Mais je ne vois partout que des yeux ennemis : Que dis-je? en ce moment Calchas , Nestor, Ulysse De leur vaine éloquence employant l'artifice.

ACTE 11. SCÈNK VI IF 16/

Combattaient mon amour, et semblaient m'annoncer Que, si j'en crois ma gloire, il y faut renoncer. Quelle entreprise ici pourrait être formée? Suis-je sans le savoir la fable de l'armée '? Entrons : c'est un secret qu'il leur faut arracher,

SCÈNE VIII ÉRIPHILE, DORIS.

ÉRIPHILE.

Dieux, qui voyez ma honte, dois-je me cacher?

Orgueilleuse rivale, on t'aime, et tu murmures !

Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures-?

Ah ! plutôt... Mais, Doris, ou j'aime à me flatter,

Ou sur eux quelque orage est tout prêt d'éclater.

J'ai des yeux. Leur bonheur n'est pas encor tranquille.

On trompe Iphigénie; on se cache d'Achille :

Agamemnon gémit. Ne désespérons point;

Et, si le sort contre elle à ma haine se joint,

Je saurai profiter de celte intelligence

Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance '.

1 Ce vers a quelque chose de familier ; cependant il fait trembler dans la bouche d'Achille, et l'annonce tel qu'il va se montrer bientôt, c'est-à-dire celui lie tous les hommes le moins fait pour supporter une injure. L.)

2 Racine a trouvé moyen d'employer très-heureusement lemotin/urM dans le sens ù'invectives. quoique dans cette acception injure en poésie ne soit pas noble. Cette expression, qui s'emploie très-bien lorsqu'elle signifie injure faite ou reçue , devient basse et triviale lorsqu'elle signifie paroles injurieuses. 11 faut beaucoup d'art pour l'employer en ce sens. On en trouve encore un autre exemple dans la tragédie d'Andromaque. (L. B.)

3 Le sens et la construction exigeraient en prose que l'on répétât la négation. On ne peut pardonner cette licence à la poésie que parce que le sens est si clair qu'il n y a pas lieu à se méprendre. Mais la licence est forte, et il ne faudrait pas I imiter. (L.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

168 IPHIGÉNIE

ACTE TROISIEME

SCENE 1 AGAMEMNON , CLYTEMNESTRE.

CLYTEMNESTRE.

Oui, seigneur, nous partions; et mon juste courroux Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous : Ma fille dans Argos courait pleurer sa honte. Mais lui-même, étonné d'une fuite si prompte, Par combien de serments, dont je n'ai pu douter, Vient-il de nous convaincre et de nous arrêter ! Il presse cet hymen qu'on prétend qu'il diffère. Et vous cherche, brûlant d'amour et de colère : Prêt d'imposer silence à ce bruit imposteur, Achille en veut connaître et confondre l'auteur. Bannissez ces soupçons qui troublent notre joie.

AGAMEMNON.

Madame, c'est assez : je consens qu'on le croie. Je rei^onn^is l'erreur qui nous avait séduits, Et ressens votre joie autant que je le puis. Vous voulez que Calchas l'unisse à ma famille : Vous pouvez à l'autel envoyer votre fille : Je l'attends '. Mais, avant que de passer plus loin. J'ai voulu vous parler un moment sans témoin.

1 J-^ l'attends a quelque chose de cruel dans la bouche d'Agamemnon. On l'at tend serait plus générique et formerait un sens moins dur et moins révoltant. (L. B.) Je l'attends n'est pas, de la part d'Agamemnon, de la cruauté', mais l'expression d'une douleur profonde qu'il cherche à cacher. On l'attend est vague et ne dit rien : je l'attends deviendra un coup de foudre quand il sera rappelé dans ce vers :

Il l'attend à l'autel, pour la sacrifier.

\CTK III. SCKNK I 16!)

Vous voyez en quels lieux vous l'avez amenée : Tout y ressent la guerre, et non point l'hyménée. Le tumulte d'un camp, soldats et matelots, Un autel hérissé de dards, de javelots. Tout ce spectacle enfin, pompe digne d'Achille, Pour attirer vos yeux n'est point assez tranquille ; Et les Grecs y verraient l'épouse de leur roi Dans un état indigne et de vous et de moi. M'en croirez-vous, laissez, de vos femmes suivie, A cet hymen, sans vous, marcher Iphigénie '.

CLYTEMNESTRE.

Qui? moi ! que, remettant ma fille en d'autres bras,

Ce que j'ai commencé je ne l'achève pas!

Qu'après l'avoir d'Argos amenée en Aulide,

Je refuse à l'autel de lui servir de guide 1

l)ois-je donc de Galchas être moins près que vous?

Et qui présentera ma fille à son époux?

Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée?

AGAMEMNON.

Vous n'êtes point ici dans le palais d'Atrée : Vous êtes dans un camp...

CLYTEMNESTRE.

tout vous est soumis. le sort de l'Asie en vos mains est remis, je vois sous vos lois marcher la Grèce entière, le fils de Thétis va m'appeler sa mère -.

> Le fond de cette scène est emprunté d'Euripide, c'est-à-dire seulement l'idée d'écarter Clytt mnestre ; Racine s'est bien gardé d'emprionter les moyens employés par le poète grec, lima trouvé un qui est excellent, et qui est pris dans les mœurs antiques, tiés- sévères, comme on sait, sur tout ce qui rx)ncernail la décence et la dignité du sexe : et quels détails ce mo>en lui a fournis', quels vers! quelle sublime poésie!

Un autel hérissé de dards, de javelots ,

Tout ce ipectacle eufin, pompe digue d'Achille, etc.

Pompe digne dWchilte est admirable, et ici Racine est au-dessus d'Euripide par le génie autant que par l'art. (L.)

i Clytemnestre, qui parle ainsi, est la même femme qui dit au second acte qu'il

170 IPHIGÉNIE

Dans quel palais superbe et plein de ma grandeur Puis-je jamais paraître avec plus de splendeur?

AGAMEMNON.

Madame, au nom des dieux auteurs de notre race, Daignez à mon amour accorder cette grâce. J'ai mes raisons.

CLYTEMNESTRE.

Seigneur, au nom des mêmes dieux. D'un spectacle si doux ne privez point mes yeux. Daignez ne point ici rougir de ma présence.

AGAMEMNON.

J'avais plus espéré de votre complaisance. Mais puisque la raison ne vous peut émouvoir, Puisque enfin ma prière a si peu de pouvoir. Vous avez entendu ce que je vous demande, jMadame, je le veux, et je vous le commande. Obéissez.

SCÈNE II

CLYTEMNESTRE.

D'où vient que d'un soin si cruel ' L'injuste Agamemnon m'écarte de l'autel ? Fier de son nouveau rang, m'ose-t-il méconnaître? Me croit-il à sa suite indigne de paraître ? Ou, de l'empire encor timide possesseur, N'oserait-il d'Hélène ici montrer la sœur; Et pourquoi me cacber, et par quelle injustice Faut-il que sur mon front sa honte rejaillisse? Mais n'importe; il le veut, et mon cœur s'y résout. Ma fille, ton bonheur me console de tout * :

ne faut vcrir dans Achille que le dernier des hommes. C'est connaître le cœur humain et peindre les passions avec vérité. (G.)

1 D'un soin au lieu de par un soin, est une licence poétique.

2 II y a de l'adresse à couvrir cette petite mortification, qui se perd, pour

XC.TK m. SCftNK ri[ 171

T^e Ciel te donne Achille; et ma joie est extrême De t'entendre nommer.. Mais le voici lui-même.

SCENE III ACHILLE, CLYTEMNESTRE.

ACHILLE.

Tout succède. Madame, à mon empressement;

Le roi n'a point voulu d'autre éclaircissement :

Il en croit mes transports ; et, sans presque m'entendre ',

ll\ient en m'embrassant de m'accepter pour gendre -;

Il ne m'a dit qu'un mot. Mais vous a-t-il conté

Quel bonheur dans le camp vous avez apporté?

Les dieux vont s'apaiser : du moins Calchas publie

Qu'avec eux dans une heure il nous réconcilie;

Que Neptune et les vents, prêts à nous exaucer.

N'attendent que le sang que sa main va verser;

Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie;

Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie.

Pour moi, quoique le Ciel, au gré de mon amour,

Dût encore des vents retarder le retour,

Que je quitte à regret la rive fortunée

je vais allumer les flambeaux d'hyménée;

Puis-je ne point chérir l'heureuse occasion

D'aller du sang troyen sceller notre union,

Et de laisser bientôt, sous Troie ensevelie,

Le déshonneur d'un nom à qui le mien s'allie ?

ainsi dire, dans les jouissances de lamour maternel. L'observation de toutes ces liienséances est un des avantages du théâtre français sur celui de toutes les autres nations. (L.)

Ces vers sont pleins d'adresse; ils vont au-devant du reproche qu'on pourrait faire à Racine d'avoir laissé trop peu de temps à l'entrevue d'Agamemnon et d'A- chille : Clytemnestre n'a que le temps de dire douze vers, et l'explication est finie, tdutest arrangé et conclu: mais on conçoit aisément qu'Agamemnon devait être trop confus et trop embarrassé pour soutenir un long entretien avec Achille. (G.)

* Cette fausseté d'Agamemnon, qui partout ailleurs serait odieuse, n'est ici que la preuve du malheur de sa situation, qui le réduit à cet excès de faiblesse. (G.)

J72 ll'HIGÉNIE

SCENE IV

ACHILLE, GLYTEMNESTRE. IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS, yEGLNE.

ACHILLE.

Princesse, mon bonheur ne dépend que de vous : Votre père à l'autel vous destine un époux; Venez y recevoir un cœur qui vous adore.

IPHIGÉNIE.

Seigneur, il n'est pas temps que nous partions encore. La reine permettra que j'ose demander Un gage à votre amour, qu'il me doit accorder. Je viens vous présenter nue jeune princesse : Le Ciel a sur son front imprimé sa noblesse. De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés ; Vous savez ses malheurs, vous les avez causés. Moi-même (où m'emportait une aveugle colère !) J'ai tantôt, sans respect, affligé sa misère. Que ne puis -je aussi bien, par d'utiles secours ^ Réparer promptement mes injustes discours? Je lui prête ma voix, je ne puis davantage. Vous seul pouvez, seigneur, détruire votre ouvrage : Elle est votre captive; et ses fers, que je plains, Quand vous l'ordonnerez, tomberont de ses mains. Commencez donc par cette heureuse journée. Qu'elle puisse à ndus voir n'être plus condamnée. Montrez que je vais suivre au pied de nos autels Un roi qui , non content d'effrayer les mortels , A des embrasements ne borne point sa gloire.

1 Le ])Oëte n'a pas manqué un seul trait pour rendre Iphigénie intéressante. Lorsqu'on présume qu'Iphigénie n'est cccupée que de son bonheur, son premier soin e'^t de réparer l'injure qu'elle croit avoir faite à Ériphile. (L. B.)

A(-TE m, SCENE IV 173

Laisse aux pleurs d'une épouse attendrir sa victoire ', Et, par les malheureux quelquefois désarmé, Sait imiter eu tout les dieux qui l'ont formé.

ÉRIPHILE.

Oui , seigneur, des douleurs soulagez la plus vive. La guerre dans Lesbos me fit votre captive : Mais c'est pousser trop loin ses droits injurieux, Qu'y joindre le tourment que je souffre en ces lieux.

ACHILLE.

Vous, Madame?

ÉRIPHILi:.

Oui, seigneur; et, sans compter le reste, Pouvez-vous m'imposer une loi plus funeste Que de rendre mes yeux les tristes spectateurs De la félicité de mes persécuteurs ? J'entends de toutes parts menacer ma patrie; Je vois marcher contre elle une armée en furie ; Je vois déjà l'tiymen, pour mieux me déchirer. Mettre en vos mains le feu qui doit la dévorer. Souffrez que loin du camp et loin de votre vue, Toujours infortunée et toujours inconnue , J'aille cacher un sort si digne de pitié. Et dont mes pleurs encor vous taisent la moitié*.

ACHILLE.

C'est trop, belle princesse : il ne faut que nous suivre. Venez; qu'aux yeux des Grecs Achille vous délivre; Et que le doux momeut de ma félicité Soit le moment heureux de votre liberté.

Attendrir sa victoire, expression neuve et poétique , pour dire se laisser attendrir dans sa victoire. Tout le monde, dit la Harpe, entend ce que c'est qu'at- (cndrir la vic(oire, qui est par elle-même, comme dit Cicéron, insolente et cruelle. (A Martin ) *

* « Je vous tais la moitié de mes malheurs » serait de la prose. Ues pleurs vous en taisent ta muilié; voilà de la poésie. Ce ne sont pas les figures qui font le sublime, ce sont celles qui font l'élégance continuR du style, et l' élèvent au-dessus de la simple pureté; personne n'en a un aussi grand nombre que Racine. (L )

171 IPHIGÉNIE

SCÈNE V

CLYTEMNESTRE, ACHILLE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, ARGAS, yEGINE, DORIS.

ARGAS.

iMadame , tout est prêt pour la cérémonie.

Le roi près de l'autel attend Iphigénie ;

Je viens la demander : ou plutôt contre lui,

Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui ' .

ACHILLE.

Arcas, que dites-vous ?

CLYTEMiNESTRE.

Dieu! que vient-il m'apprendre ?

ARGAS, à Achille.

Je ne vois plus que vous qui puissiez la défendre.

ACHILLE.

Contre qui?

ARCAS.

Je le nomme et l'accuse à regret ;

Autant que je l'ai pu j'ai gardé son secret :

Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête.

Dût tout cet appareil retomber sur ma tête,

Il faut parler.

OLYTEMNESTRE.

Je tremble. Expliquez- vous, Arcas.

ACHILLE.

Qui que ce soit, parlez; et ne le craignez pas.

1 Quelle scène 1 quel coup de théâtre! La fille et lu mère sont au comble de leurs vœux, Achille se félicite avec elles de son bonheur; et d'un seul mot Arcas détruit leur illusion. Observez que la révélation du secret dAgamemnon fait bien plus d'effet dans Racine que chez le poète grec. En effet , chez le der. ier, l'esclave ne le révèle que devant Achille et la reine; icic'est devant Achille, devant Clytem- nestre, devant Iphigénie et devant Ériphile; d'un seul mot. Racine a mis en mou- vement la tendresse de la mère, l'amour de la fille, le caractère bouillant de l'amant et la jalousie de la rivale. iL. B.)

ACTE HT, SCÈNE V. 175

ARGAS.

Vous êtes son amant ; et vous êtes sa mère : Gardez-vous d'envoyer la princesse à son père.

CLYTEMNESTRE.

Pourquoi le craindrons-nous?

ACHILLE.

Pourquoi m'en défier?

ARCAS.

Il l'attend à l'autel pour la sacrifier '.

ACHILLE.

Lui !

CLYTEMNESTRE.

Sa fille !

IPHIGÉXIE.

Mon père !

ÉRIPHILE.

0 Ciel ! quelle nouvelle!

ACHILLE.

Quelle aveugle fureur pourrait Tarmer contre elle ? Ce discours, sans horreur se peut-il écouter?

ARCAS.

Ah ! Seigneur, plût au Ciel que je pusse douter? Par la voix de Calchas l'oracle la demande ; De toute autre victime il refuse roflfrande; Et les dieux, jusque-là protecteurs de Paris, Ne nous promettent Troie et les vents qu'à ce prix.

CLYTEMNESTRE.

Les dieux ordonneraient uu meurtre abominable !

Quel changement dans la situation des personnages! quel tableau présentent au spectateur la douleur et l'indignation de Clylemnestre, la douleur et la con- sternation d'Iphigénie, la surprise et la fureur d'Achille, la joie cruelle et les espé- rances d'Ériphile ! et c'est un vers tres-o; dinaire qui produit toutes ces beautés I Voilà le grand art de la tragédie, le grand secret de plaire et de toucher. Le mou- vement n'est pas, à beaucoup près , si vif et si théâtral dans Euripide. (G.) On peut comparer ce coup de théâtre à celui que produit dans Corneille larrivéc du mess;iger d Albe venant annoncer à Curiace qu'il doit combattre avec ses deux frères contre les trois Uoraces. C'est la même simplicité de moyens pour produire un srand effet.

ne IPHIGÉME

IPIIIGÉNÏE.

Ciel ! pour tant de rigueur, de quoi suis-je coupable?

CLTTEMNESTRE.

Je ne m'étonne plus de cet ordre cruel Qui m'avait interdit l'approche de l'autel.

IPIilCxÉNIE, à Achille.

Et voilà donc l'hymen j'étais destinée !

ARC AS.

Le roi, pour vous tromper, feignait cette hyménée : Tout le camp même encore est trompé comme vous.

CLYTEMiNESTRE.

Seigneur, c'est donc à moi d'embrasser vos genoux.

ACHILLE, la relevant.

Ah ! Madame.

CLYTEMNESTRE.

Oubliez une gloire importune '; Ce triste abaissement convient à ma fortune ; Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir ! Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir. C'est votre épouse, hélas ! qui vous est enlevée; Dans cet heureux espoir je l'avais élevée. C'est vous que nous cherchions sur ce funeste bord ; Et votre nom, seigneur, la conduit à la mort. Ira-t-elle, des dieux implorant la justice, Embrasser leurs autels parés pour son supplice ? Elle n'a que vous seul : vous êtes en ces lieux Son père, son époux, son asile, ses dieux. Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse. Auprès de votre époux, ma fille, je vous laisse. Seigneur, daignez m'atteudre, et ne la point quitter. A mou perfide époux je cours me présenter :

1 La fiére Clytemnestre tombant aux genoux d'Achille pour lui demander la vie de sa fille offre une situation bien touchante, (jue Racine doit à Euripide. Dans l'un et dans lautre poète, le discours est digne de la situation ; mais le poète grec n'a rien qui approche de cette élégance, de cette énergique précision. (G.)

ACTE MI, SCÈNE VI 177

Il ne soutiendra point la fureur qui m'anime. il faudra que Calchas cherche une autre victime : Ou, si je ne vous puis dérober à leurs coups. Ma fille, ils pourront bien m'immoler avant vous.

SCÈNE VI ACHILLE, IPHIGÉNIE'.

ACHILLE.

Madame, je me tais et demeure immobile. Est-ce à moi que l'on parle? et connait-on Achille? Une mère pour vous croit devoir me prier ! Une reine à mes pieds se vient humilier ! Et, me déshonorant par d'injustes alarmes, Pour attendrir mon cœur ou a recours aux larmes ! Qui doit prendre à vos jours plus d'intérêt que moi? Ah ! sans doute, on s'en peut reposer sur ma foi. L'outrage me regarde; et, quoi qu'on entrepreuue, Je réponds d'une vie j'attache la mienne. Mais ma juste douleur va plus loin m'engager : C'est peu de vous défendre, et je cours vous venger, Et punir à la fois le cruel stratagème Qui s'ose de mon nom armer contre vous-même.

IPUIGÉiNIE.

Ah ! demeurez, seigneur, et daignez m'écouter.

ACHILLE.

Quoi ! Madame, un barbare osera m'insulter ! Il voit que de sa sœur je couis venger l'outrage ; 11 sait que, le premier lui donnant mon suffrage. Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux,

1 Suivant nos mœurs, la bienséance ne défend pas à une princesse de s'entre- tenir seule avec un homme : mais II n en était pas ainsi chez les anciens, et c'est par l'ignurance de leurs usages que nous ne sommes p<jint choqués de voir Achille seul avec Iphigénie. Dans Euripide, sitôt qu'il voit Clytemnestre s'éloigner , il s'écrie : « 0 lois de la pudeur ! » et veut se retirer. (L. Racine.)

1-2

178 IPHIGÉNIE

Et, pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux,

Pour tout le prix enfin d'une illustre victoire

Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire.

Content et glorieux du nom de votre époux.

Je ne lui demandais que l'honneur d'être à vous ' :

Cependant aujourd'hui, sanguinaire parjure,

C'est peu de violer l'amitié , la nature ,

C'est peu que de vouloir, sous un couteau mortel.

Me montrer votre cœur fumant sur un autel ;

D'un appareil d'hymen couvrant ce sacrifice.

Il veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ,

Que ma crédule main conduise le couteau.

Qu'au lieu de votre époux je sois votre bourreau !

Et quel était pour vous ce sanglant hyménée,

Si je fusse arrivé plus tard d'une journée?

Quoi donc ! à leur fureur hvrée en ce moment ,

Vous iriez à l'autel me chercher vainement ;

Et d'un fer imprévu vous tomberiez frappée,

En accusant mon nom qui vous aurait trompée !

Il faut de ce péril , de cette trahison.

Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison.

A l'honneur d'un époux vous-même intéressée ,

Madame, vous devez approuver ma pensée.

Il faut que le cruel qui m'a pu mépriser

Apprenne de quel nom il osait abuser..-.

IPHIGÉNIE.

Hélas 1 si vous m'aimez ; si, pour grâce dernière,

Vous daignez d'une amante écouter la prière.

C'est maintenant, seigneur, qu'il faut me le prouver :

Car enfin ce cruel que vous allez braver,

Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,

Songez, quoi qu'il ait fait, songez qu'il est mon père.

1 Ce vers est peut-être celui de la pièce Racine s'est le plus écarté des mœurs antiques. Ce n'est plus ici l'Achille d'Homère, c'est un courtisan de la cour de Louis XIV. (A. Martin.)

ACTE III, SCÈNE VI 179

ACHILLE.

Lui, votre père ! après cet horrible dessein, Je ne le connais plus que pour voire assassin.

IPIIIGÉNIE.

C'est mon père, seigneur, je vous le dis encore, Mais un père que j'aime, un père que j'adore, Qui me chérit lui-même, etdont jusqu'à ce jour Je n'ai jamais reçu que des marques d'amour. Mon cœur, dans ce respect élevé dès l'enfance, Ne peut que s'alfliger de tout ce qui l'oflense; Et loin d'oser ici, par un prompt changement, Approuver la fureur de votre emportement, Loin que par mes discours je l'attise moi-même. Croyez qu'il faut aimer autant que je vous aime Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux Dont votre amour le vient outrager à mes yeux. Et pourquoi voulez-vous qu'inhumain et barbare Il ne gémisse pas du coup qu'on me prépare? Quel père de son sang se plaît à se priver? Pourquoi me perdrait-il, s'il pouvait me sauver? J'ai vu, n'en doutez point, ses larmes se répandre. Faut-il le condamner avant que de l'entendre? Hélas ! de tant d'horreurs son cœur déjà troublé Doit-il de votre haine être encore accablé ?

ACHILLE.

Quoi, Madame ! parmi tant de sujets de crainte,

Ce sont les frayeurs dont vous êtes atteinte !

Un cruel (comment puis-je autrement l'appeler?)

Par les mains de Calchas s'en va vous immoler;

Et lorsqu'à sa fureur j'oppose ma tendresse,

Le soin de son repos est le seul qui vous presse !

On me ferme la bouche ! on l'excuse ! on le plaint !

C'est pour lui que l'on tremble, et c'est moi que l'on craint !

Triste eff'et de mes soins 1 est-ce donc là. Madame,

Tout le progrès qu'Achille avait fait dans votre âme?

i80 iPHIGÉNIE

IPHIGÉNIE.

Ah ! cruel, cet amour, dont vous voulez douter,

Ai-je attendu si tard pour le faire éclater?

Vous voyez de quel œil et comme indififérente

J'ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante :

Je n'en ai point pâli. Que n'avez- vous pu voir

A quel excès tantôt allait mon désespoir,

nuand, presque en arrivant, un récit peu fidèle

M'a de votre inconstance annoncé la nouvelle!

Ouel trouble, quel torreul de mots injurieux

Accusait à la fois les hommes et les dieux !

Ah ! que vous auriez vu, sans que je vous le die.

De combien votre amour m'est plus cher que ma vie !

nui sait même , qui sait si le Ciel irrité

A pu souffrir l'excès de ma félicité?

Hélas I il me semblait qu'une flamme si belle

IM'élevait au-dessus du sort d'une mortelle !

ACHILLE.

Ah ! si je vous suis cher, ma princesse, vivez.

SCÈNE VII

CLYTEMNESÏRE, IPHIGÉNIE, ACHILLE, ^GL\E.

CLYTEMNESTRE.

Tout est perdu, seigneur, si vous ne nous sauvez '. Agamemnon m'évite, et, craignant mon visage, 11 me fait de l'autel refuser le passage : Des gardes, que lui-même a pris soin de placer. Nous ont de toutes parts défendu de passer. 11 me fuit. Ma douleur étomie son audace.

1 Voyez comme le poète fait avancer le péril à chaque scène. Clytem.'iestre espérait fléchir ou intimider Agamemnon, il a refusé de la voir : des gardes lonl repoussée. Comme toute cette scène qui termine l'acte est animée et menaçante! Ni cette marche , ni cette scène ne sont d'Euripide. (L.)

I

ACTE m, SCÈNE Vil 181

ACHILLE.

Kh bien ! c'est donc à moi de prendre votre place. Il me verra, Madame; et je vais lui parler '.

IPHIGÉNIB.

Ah ! Madame !... ah ! seigneur, voulez-vous aller?

ACHILLE.

Et que prétend de moi votre injuste prière? Vous faudra-t-il toujours combattre la première?

CLYTEMNESTRE.

Quel est votre dessein, ma fille?

IPHIGÉNIE.

Au nom des dieux, Madame, retenez un amant furieux : De ce triste entretien détournons les approches. Seigneur, trop d'amertume aigrirait vos reproches. Je sais jusqu'où s'emporte un amant irrité ; Et mon père est jaloux de son autorité : On ne connaît que trop la fierté des Atrides. Laissez parler, seigneur, des bouches plus timides. Surpris, n'en doutez point, de mon retardement . Lui-même il me viendra chercher dans un moment : Il entendra gémir une mère oppressée : Et que ne pourra point m'inspirer la pensée Ue prévenir les pleurs que vous verseriez tous. D'arrêter vos transports, et de vivre pour vous !

ACHILLE.

EnOn, vous le voulez : il faut donc vous complaire. Donnez-lui l'une et l'autre un conseil salutaire; Kappelez sa raison , persuadez-le bien. Pour vous, pour mon repos, et surtout pour le sien, .le perds trop de moments en des discours frivoles :

1 Dans la situation l'on est, c'est Achille qui dit d'Agamemniin : Il me verra! c'est de la terreur; et combien celle que va témoigner Iphigénie ajoute à celle du spectateur 1 (L.)

182 IPHIGENIE

11 faut des actions, et non pas des paroles ' .

(A Clytemneslre.)

Madame, à vous servir je vais tout disposer : Dans votre appartement allez vous reposer. Votre fille vivra, je puis vous le prédire. Croyez du moins, croyez que, tant que je respire, Les dieux auront en vain ordonné son trépas : Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas *.

' Ce vers condamne l'Achille d'Euripide, qui perd un temps très-long à assurer Clytemneslre qu'il sera son dieu tutélaire , que sa fille ne mourra point , et que son honneur l'oblige à la défendre. (L. Racine.)

2 Voilà l'Achille de la tragédie et de l'épopée. (L.)

PIN DU TROISIEME ACTE.

ACTE IV, SCÈNE 1 18H

ACTE QUATRIÈME

SCÈNE I ÉRIPHILE, DORIS.

DORIS.

Ah ! que me dites-vous ! Quelle étrange manie Vous peut faire envier le sort d'Iphigénie? Dans une heure elle expire. Et jamais, dites-vous, Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux. Qui le croira, Madame ? Et quel cœur si farouche. . .

ÉRIPHILE.

Jamais rien de plus vrai n'est sorti de ma bouche;

Jamais de tant de soins mon esprit agité

Ne porta plus d'envie à sa félicité.

Favorables périls ! espérance inutile 1

N'as-tu pas vu sa gloire et le trouble d'Achille?

J'en ai vu, j'en ai fui les signes trop certains.

Ce héros, si terrible au reste des humains,

Qui ne connaît de pleurs que ceux qu'il fait répandre ,

Qui s'endurcit contre eux dès l'âge le plus tendre i,

Et qui, si l'on nous fait un fidèle discours,

Suça même le sang des lions et des ours -,

1 Ce pronom eux, qui se rapiwrte a pleurs, ne produit pas ici un bon elK't. On lit, dans le vers suivant , faire un dùcuurs , [Xiur faire un récit, un rapport; il faut laisser cette liberté aux poètes. (G.)

2 Le poëte, selon la remarque de L. Kaciiie, a su embellir les détails qu'il a empruntés à Stace :

Non uilas ex. more dapes habnisse; nec illis Uberibus satiasse famem, sed scissa leonum Viscera, semianimesqiie libens traiisse meduUas.

Achill. lib. II.

I8i IPHIGÉNIE

Pour elle de la crainte a fait l'apprentissage :

Elle Ta vu pleurer et changer de visage.

Et tu la plains, Doris ! Par combien de malheurs

Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs?

Quand je devrais comme elle expirer dans une heure...

Mais que dis-je ? expirer 1 ne crois pas qu'elle meure.

Dans un lâche sommeil crois-tu qu'enseveli

Achille aura pour elle impunément pâli ^ ?

Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.

Tu verras que les dieux n'ont dicté cet oracle

Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment -,

J'^t la rendre pins belle aux yeux de son amant.

quoi ! ne vois-tu pas tont ce qu'on fait pour elle?

On supprime des dieux U sentence morielle;

Et, quoique le bûcher soit déjà préparé,

Le nom de la victime estencor ignoré,

Tout le camp n'en sait rien. Doris, à ce silence,

Ne reconnais-tu pas un pèr»^ qui balance ?

Et que fera-t-il donc? Quel courage endurci

Soutiendrait les assauts qu'on lui prépare ici :

Une mère en fureur, les larmes d'une fille,

Les cris, le désespoir de tonte une famille,

Le sang à ces objets facile à s'ébranler,

> Impunément pâ/i/ quelle énergie et quelle originalité d'expression', et tout ce rôle d'Ériphile est écrit avec la même force, et rempli de traits semblables, lîacine n'a rien écrit de plus parfait dans l'expression des sentiments amers et violents. (L.)

2 Racine a déjà dit dans Bajazel :

Je ne prends point plaisir à croître ma misère ,

Et nous verrons dans Eslher :

Qiie ce nouvel honneur va croître .sou audace !

Voltaire, dans ses remarques sur Corneille, s'exprime ainsi : <• Croître, au- jourd'hui n'est plus actif : on dit accroître ; mais il me semble qu'il est permis <le dire croître mes tourments, mes ennuis, mes douleurs, mes peines. » On peut ajouter à cette observation que croître, selon l'Académie, peut s'employer diins le sens actif en poésie; alors i signifie, comme ici, augmenter. Nous pensons que l'exemple de Racine et l'autorilé l'Académie doivent faire loi. (A. Martin.)

ACTE IV. SCK>E 1 183

Achille menaçant, tout prêt à Taccabler i? Non, te dis-je, les dieux l'ont en vain condamnée : Je suis et je serai la seule infortunée. Ah 1 si je m'en croyais 1 . . .

DORIS.

Quoi? que méditez-vous?

ÉRIPHII.E.

Je ne sais qui m'airête et retient mon courroux, Que, par un prompt avis de tout ce qui se passe -, Je ne coure des dieux divulguer la menace, l*>t publier partout les complots criminels Qu'on fait ici contre eux et contre leurs autels.

DORlS.

Ah! quel dessein. Madame!

ÉRIPHILE.

Ah ! Doris , quelle joie ' ! Que d'encens brûlerait dans les temples de Troie, Si, troublant tous les (Irecs, et vengeant ma prison, Je pouvais contre Achille armer Agamemnon ; Si leur haine, de Troie oubliant la querelle, Tournait contre eux le fer qu'ils aiguisent contre elle. Et si de tout le camp mes avis dangereux Faisaient à ma patrie un sacriflce heureux !

DORIS.

J'entends du bruit. On vient: Clytemnestre s'avance. Uemettez-vous, Madame, ou fuyez sa présence.

1 L'accabler se rapporte à Agamemnon : la grammaire veut (iii'il se rapporte .lU sang. Le pronom est trop éloigné du nom. fG.)

' C est la phrase si commune , je ne sais ce qui me tient que je famie telle chose, phrase elliptique, l'on sous-entend e/ «mpf i7if ^we , etc. C'est un gallicisme tres- favorable à la rapidité du style. (L.)

3 Dans cette scène entre Eriphile et sa confidente, ce qui lie au sujet le person- nage épisodique,c est la crainte que cette rivale jalouse ne révèle à l'armée l'oracle de Calchas : ell devient util" à laction, en augmentant le danger d'iphigénie. Tout le rôle d'Ériphile est en général véhément, passionné, théâtral ; il fait mieux re.ssortir la douceur, la tendresse délicate d'iphigénie. (G.)

186 IPHIGENIE

ÉRIPHILE.

Rentrons, et, pour troubler un hymen odieux, Consultons des fureurs qu'autorisent les dieux i.

SCÈNE II CLYTEMNESTRE, iEGINE.

CLYTEMNESTRE.

.Egine, tu le vois, il faut que je la fuie.

Loin que ma fille pleure et tremble pour sa vie.

Elle excuse son père, et veut que ma douleur

Respecte encorla main qui lui perce le cœur.

0 constance ! ô respect 1 Pour prix de sa tendresse,

Le barbare à l'autel se plaint de sa paresse-.

Je l'attends : il viendra m'en demander raison,

Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.

Il vient. Sans éclater contre son injustice,

Voyons s'il soutiendra son indigne artifice.

SCÈNE III AGAMEMNON, GLYTEMiNESTRE, ^GINE.

AGAMEMNON.

Que faites-vous. Madame? et d'où vient que ces lieux N'offrent point avec vous votre fille âmes yeux'?

1 Ici la scène reste vide : Ériphile et sa confidente s'en vont d'un côté, Clytem- nestre avec la sienne entre de l'autre, défaut bien remarquable dans une tragédie dont la conduite est si justement admirée; mais Racine a mieux aimé laisser la scène vide que de ne pas préparer l'atroce perfidie d'Ériphile. (G.)

2 Observez ce que c'est que d'adapter lexjiression à la situation et aux person- nages : si ce mot paresse n'était pas ici en dénigrement, ou si c'était Agamemnon qui s'en servit , il ne serait pas supponable. Il est ici pour knieur, et vaut beau- coup mieux. (.L.)

3 C'est une idée très-heureuse dans le plan de Racine, et une idée qui lui ap- partient, d'avoir arrangé tout de manière qu Agamemnon soit obligé de venir chercher Iphigénie. C'est ainsi qu'on produit cette suspension qui tient le spec- tateur en transe. Le specUiteur dit comme Clytemnestre :

Voyons s'il soutiendra son indigne artifice. (L.)

ACTE IV, SCÈNE IV 187

Mes ordres par Arcas vous l'avaient demandée : Qu'attend-elle? Est-ce vous qui Tavez retardée? A mes justes désirs ne vous rendez-vous pas? Ne peut-elle à Tautel marcher que sur vos pas ? Parlez.

CLYTESINESTRE.

S'il faut partir, ma tille est toute prête. Mais vous, n'avez-vous rien, seigneur, qui vous arrête?

AGAMEMNON.

Moi, Madame?

GLYTEMNESTRE.

Vos soins ont-ils tout préparé?

AGAMEMNON. '

Oalchas est prêt, Madame, et l'autel est paré. J'ai fait ce que m'ordonne un devoir légitime.

CLYTEMNESTRE.

Vous ne me parlez point, seigneur, de la victime ' .

AGAMEMNON.

Que me voulez -vous dire? et de quel soin jaloux...

SCÈNE IV

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNTE, .EGINE.

CLYTEMNESTRE.

Venez, venez, ma fille, on n'attend plus que vous;

Venez remercier un père qui vous aime ,

Et qui veut à l'autel vous conduire lui-même ^

1 Comme dans cette tragédie l'intérêt séchauHe toujours de scène en scène, que tout marche de perfections en perfections, la grande scène entre Agamem- non, Clytemnestre et Iphigén e, est encore supérieure â tout ce que nous avons vu. Rien ne fait jamais au théâtre un plus grand ellèt que des personnages qui renferment d'abord leur douleur dans le fond de leur âme, et qui laissent ensuite éclater tous les sentiments qui les déchirent. (Volt.)

- Ironie amère extrêmement théâtrale , parce qu'elle porte le trouble dans le cœur d'Agamemnon et lui apprend que ses desseins sont découverts. Ce malheu-

188 IPHIGÉNIE

AGAMEMNON.

Que vois-jel quel discours! Ma fille, vous pleurez, Et baissez devant moi vos yeux mal assurés : Quel trouble ! Mais tout pleure, et la fille, et la mère. Ah 1 malheureux Arcas, tu m'as trahi !

IPHIGÉNIE.

Mon père. Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi : Quand vous commanderez, vous serez obéi. Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre : Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre. D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis. Je saurai, s'il le faut, victime obéissante, Tendre au ferdeCalchas une tête innocente; Et, respectant le coup par vous-même ordonné, Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné '. Si pourtant ce respect, si cette obéissance Paraît digne à vos yeux d'une autre récompense; Si d'une mère en pleurs vous plaignez les ennuis, J'ose vous dire ici qu'en l'état je suis, Peut-être assez d'honneurs environnaient ma vie Pour ne pas souhaiter qu'elle me fût ravie, Ni qu'en me l'arrachant un sévère destin Si près de ma naissance en eijt marqué la fin.

reux roi, surpris comme dims un piège entre sa femme et sa fille, se trouve dans la situation la plus tragique. (C.)

1 Le père Brunoy a remarqué qu'Euripide, en donnant à Iphigénie la frayeur de la mort et le désir de se sauver, a mieux parlé selon la nature que Racine . dont Iphigénie semble trop résignée. L'observation est bonne en soi ; mais ce que le père Brunoy n'a pas vu , c'est que l'Iphigénie moderne est la fiUe chré- tienne. Son père et le Ciel ont parlé, et il ne reste plus qu'à obéir. Racine n'a donné ce courage à son héroïne que par l'impulsion secrète d'une institution religieuse qui a changé le fond des idées et de la morale. Ici le christianisme va plus loin que la nature , et par conséquent est plus d'accord avec la belle poésie, qui agrandit les objets et aime un peu l'exagération. La fille d'Agamemnon, étouf- fant sa passion et l'amour de la vie, intéresse bien davantage qu'Iphigénie pleu- rant son trépas. (Chate.^ubrund.)

]

ACTK IV, SCÈNE IV 18!)

Fille d'Agamemuou , c'est moi qui la première, Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père ' . C'est moi qui , si longtemps le plaisir de vos yeux , Vous ai fait de ce nom remercier les dieux, Et pour qui , taut de fois prodiguaut vos caresses , Vous n'avez point du sang dédaigné les faiblesses. •Hélas 1 avec plaisir je me faisais compter Tous les noms des pays que vous allez dompter, Et déjà d'Uion présageant la conquête. D'un triomphe si beau je préparais la fête. Je ne m'attendais pas que, pour le commencer, Mon sang fût le premier que vous dussiez verser. JNon que la peur du coup dont je suis menacée Me fasse rappeler votre bonté passée : Ne craignez rien, mon cœur, de votre honneur jaloux , Ne fera point rougir un père tel que vous ; Et, si je n'avais eu que ma vie à défendre , J'aurais su renfermer un souvenir si tendre. Mais à mon triste soit, vous le savez, seigneur, Une mère, un amant, attacliaient leur bonheur. Un roi digne de vous a cru voir la journée Qui devait éclairer notre illustre hyménée : Déjà, sûr de mon cœur à sa flamme promis, 11 s'estimait heureux : vous me l'aviez permis. 11 sait votre dessein; jugez de ses alarmes. Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes. Pardonnez aux efforts que je viens de tenter Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter *.

1 Cette idée !>i touchante a pu être inspirée à Racine par le passage suivant du Lucrèce :

Mutametu, terrain genibas summi&sa petebat; Nec miseras prodesse iu tali tempore quibat , Quod palrio priuceps donarat nomine regem.

(A. Martin.) î 11 y a dans cette scène plusieurs imitations d'Euripide; mais Racine conserve a Iphigénie l'espèce de naïveté qui sied à une jeune lille, en y joignant toujours la dignité d'une princesse , et tout le sérieux inséparable d'une grande douleur. (L.)

190 IPHIGENIE

AGAMEMNON.

Ma fille, il est trop vrai. J'ignore pour quel crime

La colère des dieux demande une victime;

Mais ils vous ont nommée : un oracle cruel

Veut qu'ici votre sang coule sur un autel.

Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières

Mon amour n'avait pas attendu vos prières.

Je ne vous dirai point combien j'ai résisté :

Croyez-en cet amour par vous-même attesté.

Cette nuit même encore, on a pu vous le dire,

J'avais révoqué l'ordre l'on me lit souscrire.

Sur l'intérêt des Grecs vous l'aviez emporté;

Je vous sacrifiais mon rang, ma sûreté.

Arcas allait du camp vous détendre l'entrée r

Les dieux n'ont pas voulu qu'il vous ait rencontrée;

Ils ont trompé les soins d'un père infortuné

Qui protégeait en vain ce qu'ils ont condanmé.

Ne vous assurez point sur ma faible puissance :

Quel frein pourrait d'un peuple arrêter la licence.

Quand les dieux, nous livrant à son zèle indiscret ,

L'affranchissent d'un joug qu'il portait à regret?

Ma fille, il faut céder : votre heure est arrivée,

Songez bien dans quel rang vous êtes élevée :

Je vous donne un conseil qu'à peine je reçoi ;

Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi * :

Montrez, en expirant, de qui vous êtes née :

Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.

Allez ; et que les Grecs, qui vont vous immoler.

Reconnaissent mon sang en le voyant couler.

CLYTEMNESTRE.

Vous ne démentez point votre race funeste ;

1 Voilà parler en père ; ce qui n'empêche p:is qu'il n'ait parlé aussi en roi. Ce qu'il dit dans le grec est fort bien raisonné, et n'est pas assez senti. Les anciens tragiques ne savent peindre, le plus souvent, qu'un sentiment à la fois; l'art de réunir et de tempérer l'un par l'autre des sentiments opposés est proprement des modernes. (L.)

ACTE IV, SCÈNE IV 191

Oui , vous êtes le sang d'Atrée et de Thyeste :

Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin

Que d'en faire à sa mère un horrible festin.

Barbare ! c'est donc cet heureux sacrifice

Que vos soins préparaient avec tant d'artifice !

Quoi ! l'horreur de souscrire à cet ordre inhumain

N'a pas, en le traçant, arrêté votre main !

Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse?

Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?

sont-ils ces combats que vous avez rendus?

Quels flots de sang pour elle avez -vous répandus ?

Quel débris parle ici de votre résistance ?

Quel champ couvert de morts me condamne au silence?

Voilà par quels témoins il fallait me prouver,

Cruel, que votre amour a voulu la sauver.

Un oracle fatal ordonne qu'elle expire !

Un oracle dit-il tout ce qu'il semble dire?

Le Ciel, le juste Ciel, parle meurtre honoré.

Du sang de l'innocence est-il donc altéré?

Si du crime d'Hélène on punit sa famille ,

Faites chercher à Sparte Hermione sa fille ' :

Laissez à iMéuélas racheter d'un tel prix

Sa coupable moitié, dont il est trop épris.

Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime?

Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?

Pourquoi moi-même enfin, me déchirant le flanc ,

Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ?

Que dis-je? cet objet de tant de jalousie. Cette Hélène, qui trouble et l'Europe et l'Asie , Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits?

> Voltaire blâme cette idée de Ciytemnestre, quoique ce soit une des plus rai- sonnables de tout son discours; il blàrae la férocité de la reine d'Argos, qui selon lui demande le sang de sa nièce. Ciytemnestre ne demande pas la mort d'Her- raione : elle dit seulement que, si le crime d'Hélène doit être expié par sa fa- mille, c'est sa fille Hermione (lu'il faut prendre pour victime, et non passa nièce Iphigénie. (G.)

192 IPHIGÉME

Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois !

Avant qu'un nœud fatal l'unit à votre frère,

Thésée avait osé l'enlever à son père :

Vous savez, et Galchas mille fois vous l'a dit ',

Qu'un hymen clandestin mit ce prince eu son lit,

Et qu'il en eut pour gage une jeune princesse

Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.

Mais non, l'amour d'un frère et son honneur blessé

Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé :

Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre.

L'orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre ,

Tous les droits de l'empire en vos mains confiés ,

Cruel ! c'est à ces dieux que vous sacrifiez;

Et, loin de repousser le coup qu'on vous prépare ,

Vous voulez vous en faire un méiite barbare ;

Trop jaloux d'un pouvoir qu'on peut vous envier,

De votre propre sang vous courez le payer.

Et voulez par ce prix épouvanter l'audace

De quiconque vous peut disputer votre place.

Est-ce donc être père? Ah ! toute ma raison

Cède à la cruauté de cette trahison.

Un prêtre, environné d'une foule cruelle,

Portera sur ma fille une main criminelle,

Déchirera son sein, et d'un œil curieux

Dans son cœur palpitant consultera les dieux !

Et rnoi , qui l'amenai triomphante, adorée.

Je m'en retournerai seule et désespérée !

Je verrai les chemins encor tout parfumés

Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés !

Non, je ne l'aurai point amenée au supplice,

1 L'épisode de l'enlèvement d'Hélène , dit la Harpe , au milieu d'une tirade si véhémente, est la seule imperfection de ce morceau, partout ailleurs si pathé- tique. Malgré l'autorité d'un si grand critique, nous ne pouvons adopter cette opinion. Ce récit, qui n'a que six vers, est bien placé, puisque c'est un moyen de sauver Iphigénie. et que laniour maternel ne peut en oublier aucun. (A. Maktin. ,

CLYTEMNESTRE.

Aussi "barlsare époux, qu'impitoyable père, Venez, si vous l'osez, la ravir à sa mère.

Vk.:'

m II

m

ACTE IV, SCÈNE VI 193

Ou VOUS ferez aux Grecs un double sacrifice. Ni crainte ni respect ne m'en peut détacher : De mes bras tout sanglants il fandra l'arracher. Aussi barbare époux qu'impitoyable père, Venez, si vous l'osez, la ravir à sa mère. Et vous, rentrez, ma fille; et du moins à mes lois Obéissez encor pour la dernière fois '.

SCÈNE V

AGAMEMNON

A de moindres fureurs je n'ai pas m'attendre.

Voilà, voilà les cris que je craignais d'entendre.

Heureux si, dans le trouble flottent mes esprits.

Je n'avais toutefois à craindre que ces cris!

Hélas ! en m'imposant une loi si sévère,

Grands dieux, me deviez-vous laisser un cœur de père - !

SCÈNE VI AGMIEMNON, ACHILLE.

ACHILLE.

Un bruit assez étrange est venu jusqu'à moi ', Seigneur; je l'ai jugé trop peu digne de foi.

1 Racine le fils a remarqué avec raison que la déclamation de tout ce morceau est recueil des plus habiles. (A. M.)

2 Vers heureux et touchant, absolument dans la manière et dans le goût parti- culier à Racine; il justifie Agamemnon et met à la place d'un roi barbare à qui l'ambition fait oublier la nature, un père malheureux et digne de pitié {G.}

s C'est une scène immortelle, l'une des plus imposantes et des plus vigou- reuses que l'on connaisse sur aucun théâtre, et l'un des chefs-d'œuvre du genre héroïque ; et cet héroïsme est animé de l'esprit de la tragédie, |)arce que la ter- reur est ici avec 1 admiration ; elle y est au point qu^, sans le nom diphigénie, qui est ici pour Achille ce qu'est pour lui Minerve dans Hliade, le glaive d'Achille serait tiré contre le diadème du roi des rois. C'est un coup de génie d'avoir su transporter sur notre théâtre cette grande scène de l'Iliade, et d'avoir su la placer si heureusement. Racine est le seul des modernes qui nous ait rendu le sublime d'Homère dans le dramatique, et nous retrouvons encore le sublime de l'épopée dans les tableaux du cinquième acte. (L.)

13

194 IPIIIGEINIE

On dit, et sans horreur je ne puis le redire ,

Qu'aujourd'hui par votre ordre Iphigénie expire;

Que vous-même, étouffant tout sentiment humain,

Vous l'allez à Calchas livrer de votre main :

On dit que sous mon nom à l'autel appelée

Je ne l'y conduisais que pour être immolée;

Et que, d'un faux hymen nous abusant tous deux.

Vous vouliez me charger d'un emploi si honteux.

Qu'en dites-vous, seigneur? Que faut-il que j'en pense'?

Ne ferez- vous point taire un bruit qui vous offense?

AGAMEMNON.

Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins. Ma fille ignore encor mes ordres souverains; Et, quand il sera temps qu'elle en soit informée, Vous apprendrez son sort, j'en instruirai l'armée*.

ACHILLE.

Ah î je sais trop le sort que vous lui réservez.

AGAMEMNON.

Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?

AGUILLE.

Pourquoi je le demande? ô Ciel ! le puis-je croire Qu'on ose des fureurs avouer la plus noire 1 Vous pensez qu'approuvant vos desseins odieux Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux? Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente?

AGAMEMNON.

Mais vous, qui me parlez d'une voix menaçante, Oubliez-vous ici qui vous interrogez?

ACHILLE.

Oubliez-vous qui j'aime et qui vous outragez?

1 Ce premier effort que se fait Achille pour ne pas éclater d'abord devant le père d'iphigénie est supérieurement conçu, et ne fait que rendre la terreur plus grande. (L.)

2 Ce n'était pas une médiocre difficulté de soutenir la dignité d'Agamemnon Rêvant Achille, qui, d'après la Fable et notre imagination , est pour nous d'une grandeur presque surnaturelle. Racine en est venu à bout. (L.)

ACTE IV, SCÈNE VI 195

AGAMEMNON.

Et qui VOUS a chargé du soin de ma famille? Ne pourrai-je sans vous disposer de ma fille? Ne suis-je plus son père? Êtes-vous son époux? Et ne peut-elle...

ACHILLE.

Non , elle n'est plus à vous ; On ne m'abuse point par des promesses vaines , Tant qu'un reste de sang coulera dans mes veines. Vous deviez à mou sort unir tous ses moments; Je défendrai mes droits fondés sur vos serments. Et n'est-ce pas pour moi que vous l'avez mandée?

AGAMEMNON.

Plaignez-vous donc aux dieux, qui me l'ont demandée : Accusez et Galchas et le camp tout entier, Ulysse, Méuélas, et vous tout le premier.

ACHILLE.

Moi !

AGAMEMNON.

Vous qui , de l'Asie embrassant la conquête, Querellez tous les jours le Ciel qui vous arrête; Vous qui, vous offensaut de mes justes terreurs, Avez dans tout le camp répandu vos fureurs. Mon cœur pour la sauver vous ouvrait une voie; Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie. Je vous fermais le champ vous voulez courir : Vous le voulez; partez, sa mort va vous l'ouvrir.

ACHILLE.

Juste Ciel ! puis-je entendre et souffrir ce langage? Est-ce ainsi qu'au parjure on ajoute l'outrage ? Moi , je voulais partir aux dépens de ses jours ? Et que m'a fait à moi cette Troie je cours ? Au pied de ses remparts quel intérêt m'appelle?

1 Ce morceau est iniilé d Homère au livre 1" de l'Iliade.

196. IPHIGEME

Pour qui, sourd à la voix d'une mère immortelle.

Et d'uu père éperdu négligeant les avis,

Vais- je y chercher la mort tant prédite à leur fils?

Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre

Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre?

Kt jamais dans Larisse un lâche ravisseur

Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?

Qu'ai-je à me plaindre 1 sont les pertes que j'ai faites?

Je n'y vais que pour vous, barbare que vous êtes;

Pour vous , à qui des Grecs moi seul je ne dois rien ;

Vous, que j'ai fait nommer el leur chef et le mien;

Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,

Avant que vous eussiez assemblé votre armée.

Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?

Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ' ?

Depuis quand pense-t-on qu'inulile à moi-même

Je me laisse ravir une épouse que j'aime?

Seul d'un honteux affront votre fière blessé

A-t-il droit de venger son amour offensé ?

Votre fille me plut; je prétendis lui plaire;

Elle est de mes serments seule dépositaire ;

Content de son bymen, vaisseaux, armes, soldats.

Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.

Qu'il poursuive, s'il veut, son épouse enlevée.

Qu'il cherche une victoire à mon sang réservée :

Je ne connais Priam, Hélène, ni Paris ;

Je voulais votre fille, et ne pars qu'à ce prix.

AtAMEM.NON.

Fuyez donc; retournez dans votre Thessalie -. Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.

1 Achille parle de même, au neuvième livre de Vlliade. Virgile , au neuvième livre de V Enéide, fait aussi direà Turnus, au sujet de Lavinie, qu'Énée lui enlève :

Nec folos tangit... Atridas Isle dolor.

2 Nouvelle imitation d'Homère.

ACTK IV. snÈNK VII 197

As^ez d'autres viendront, à mes ordres soumis. Se couvrir des lauriers qui vous furent promis; Et, par d'heureux exploits forçant la destinée, Trouveront d'Ilion la fatale journée. J'enirevois vos mépris, et juge à vos discours Combien j'achèterais vos superbes secours. De la Grèce déjà vous vous rendez l'arbitre; Ses rois, à vous ouïr, m'ont paré d'un vain titre. Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,. Doit n^archer, doit fléchir, doit trembler sous vos lois. Un bienfait reproché tient toujours lieu d'offense : Je veux moins de valeur et plus d'obéissance. Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux; Et je romps tous les nœuds qui m'attachent à vous.

ACHILLE.

Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère : D'Iphigénie encor je respecte le père. Peut-être sans ce nom le chef de tant de rois M'aurait osé braver pour la dernière fois. Je ne dis plus qu'un mot; c'est à vous de m'entendre. J'ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre : Pour aller jusqu'au cœur que vous voulez percer, Voilà par quels chemins vos coups doivent passer.

SCENE VII

AGAiMEMNON.

Et voilà ce qui rend ta perte inévitable. Ma fille toute seule était plus redoutable. Ton insolent amour, qui croit m'épouvanter. Vient de hâter le coup que tu veux arrêter. Ne délibérons plus. Bravons sa violence : Ma gloire intéressée emporte la balance.

198 IPHIGÉNIE

Achille menaçant détermine mon cœnr : Ma pitié semblerait un effet de ma peur. Holàl gardes, à moi !

SCÈNE VIII AGAMEMNON, EURYBAÏE, GARDES.

EURTBATE.

Seigneur ' .

AGAMEMNON.

Que vais-je faire'? Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire? Cruel ! à quel combat faut-il te préparer 1 Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer? Une mère m'attend : une mère intrépide. Qui défendra son sang contiv un père homicide : Je verrai mes soldats, moins barbares que moi, Respecter dans ses bras la fille de leur roi. Achille nous menace, Achille nous méprise : Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise? Ma fille, de l'autel chercbant à s'échapper, Gémit -elle du coup dont je la veux frapper? Que dis-je? Que prétend mon sacrilège zèle? Quels vœux, en l'immolant, formerai-je sur elle? Quelques prix glorieux qui me soient proposés, Quels lauriers me plairont de son sang arrosés? Je veux fléchir des dieux la puissance suprême : Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même?

1 II est inutile de remarquer combien Racine est fidèle ;iux convenances, jusque dans les choses les plus importantes. Ici ce n'est plus Arcas, mais un nouveau [)ersonnage, qui se présente a Agamemnoii. Arcas ne réparait plus devant le roi des rois du moment il a trahi le secret qui lui avait été confié. (A. M.)

2 Ce beau mouvement de la nature agit sur Agamemnoii à l'instant même il V ient d'être outragé et menacé, et cela n'est pas non plus dans Euripide. Comment Hrunoy a-t-il pu dire ([u'Agamemnon était plus roi dans Racii.e et plus père dans Euripide? (L.)

ACTE IV, SCÈNE X 199

Non, je ne puis. Cédons au sang, à l'amitié. Et ne rougissons plus d'une juste pitié : Qu'elle vive... Mais quoi ! peu jaloux de ma gloire. Dois je au superbe Achille accorder la victoire? Son téméraire orgueil, que je vais redoubler, Croira que je lui cède, et qu'il m'a fait trembler... De quel frivole soin mon esprit s'embarrasse? Ne puis-je pas d'Achille humilier l'audace? Que ma fille à ses yeux soit un sujet d'ennui : 11 l'aime, elle vivra pour un autre que lui. Eurybate, appelez la princesse, la reine. Qu'elles ne craignent point.

SCÈNE IX AGAMEMNON, GARDES

AGAMEMNON.

Grands dieux, si votre haine Persévère à vouloir l'arracher de mes mains, Que peuvent devant vous tous les faibles humains? Loin de la secourir, mou amitié l'opprime; Je le sais : mais, grands dieux, une telle victime Vaut bien que, confirmant vos rigoureuses lois, Vous me la demandiez une seconde ibis •.

SCÈNE X

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, EURYBATE, DORIS, GARDES.

AGAMEMNON.

Allez, Madame, allez; prenez soin de sa vie :

I Les scènes vu, viii et ix ne forment qu'une scène , et même un monologue; car qu' Eurybate entre quand l'appelle Agamemnoii, ou sorte quand il le renvoie, c'est toujours à soi-même que parle Agamemnon. Ce monologue est la peinture du plus violent combat entre l'amour paternel et la fierté. (L. Racine.)

-200 IPHIGKME

Je VOUS rends votre fille, et je vous la confie. Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas : Mes gardes vous suivront, commandés par Arcas ; Je veux bien excuser son heureuse imprudence. Tout dépend du secret et de la diligence : Ulysse ni Calchas n'ont point encor parlé ; Gardez que ce départ ne leur soit révélé '. Cachez bien votre fille; et que tout le camp croie Que je la retiens seule, et que je vous renvoie, {-"uyez. Puissent les dieux, de mes larmes contents, A mes tristes regards ne l'offrir de longtemps ! (jardes, suivez la reine.

CLYTEMNESTRE.

Ah ! seigneur !

IPHIGÉNIE.

Ah! mon père!

AC.AMEMN0i\.

Prévenez de Calchas l'empressement sévère ; Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser, Par de feintes raisons je m'en vais l'abuser. Je vais faire suspendre une pompe funeste, Et de ce jour au moins lui demander le reste.

SCÈNE XI

ÉRIPHILE, DORIS.

ÉRIPHILE.

Suis-moi : ce n^est pas , Doris , notre chemi n .

DORIS.

Vous ne les suivez pas?

1 Gardez que, pour prenez garde que, est un gallicisme qui répond au vave des Latins, et qui est favorable à la précision poétique. (L)

Gardez qu'une voyella, à courir trop hâtée,

Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée. (Boileau.)

ACTE IV, SCÈNE XI 201

ÉRIPHILE.

Ah ! je succombe enfin. Je reconnais l'effet des tendresses d'Achille. Je n'emporterai point une rage inutile : Plus de raisons; il faut ou la perdre ou périr. Viens, te dis-je. A Calchas je vais tout découvrir •.

1 Ce dernier vers fait trembler pour Iphigénie, et termine de la manière la plus intéressante ce quatrième acte, le meilleur de la pièce, le plus riche en grandes situations, en magnitiques scènes et en beautés de détail. (G.)

FIN DU QUATRIEME ACTE.

202 IPHIGÉNIE

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I IPHIGÉNIE, 7ËGINE.

IPHTGÉNIE.

Cesse de m'arrêter. Va , retourne à ma mère,

yEgine : il faut des dieux apaiser la colère.

Pour ce sang malheureux qu'on veut leur dérober,

Regarde quel orage est tout prêt à tomber ;

Considère l'état oii la reine est réduite ;

Vois comme tout le camp s'oppose à notre fuite,

Avec quelle insolence ils ont de toutes parts

Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards.

Nos gardes repoussés, la reine évanouie...

Ah ! c'est trop l'exposer : souffre que je la fuie ;

Et, sans attendre ici ses secours impuissants.

Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.

Mon père même, hélas ! puisqu'il faut te le dire,

Mon père, en me sauvant, ordonne que j'expire.

iEGINE.

Lui, Madame 1 Quoi donc! qu'est-ce qui s'est passé?

IPHIGÉNIE.

Achille, trop ardent, l'a peut-être offensé : Mais le roi, qui le hait, veut que je le haïsse; Il ordonne à mon cœur cet afireux sacrifice : Il m'a fait par Arcas expliquer ses souhaits ; ^gine, il me défend de lui parler jamais.

^GINE.

Ah ! Madame !

ACTE V, SCÈNE II 203

IPHIGÉNIE.

Ah ! sentence ! ah î rigueur inouïe ! Dieux plus doux , vous n'avez demandé que ma vie. Mourons, obéissons. Mais qu'est-ce que jevoi'-' Dieux ! Achille !

SCÈNE II ACHILLE, IPHIGÉNIE.

ACHILLE.

Venez, Madame, suivez-moi : Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante D'un peuple qui se presse autour de cette tente. Paraissez; et bientôt, sans attendre mes coups, Ces flots tumultueux s'ouvriront devant vous. Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite, De mes Thessalieus vous amènent l'élite : Tout le reste, assemblé près de mon étendard. Vous offre de ses rangs l'invincible rempart. A vos persécuteurs opposons cet asile. Qu'ils viennent vous chercher sous les tentes d'Achille'. Quoi ! Madame, est-ce ainsi que vous me secondez? Ce n'est que par des pleurs que vous me répondez ! Vous fiez-vous encore à de si faibles armes? Hâtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes.

IPHIGÉNIE.

Je le sais bien, seigneur : aussi tout mon espoir N'est plus qu'au coup mortel que je vais recevoir ^.

t Cette scène, pleine d'intérêt et de chaleur, est entièrement de Racine , qui, heureusement pour nous, a conçu son Achille comme Homère, et son rôle finira dans cette scène par un orage de fureur épouvantable, comme celui de Clytem- nestredans la grande scène de l'acte précédent. (L.)

î Au coup, pour dam le coup; il faut accorder aux poètes ces libertés favo- rables à la précision et à la rapidité du style. (G.) Il faut bien les accorder aussi aux orateurs, car Bossueta dit : « N'espérez plus ou néant, non, non, n'y espérez plus. > /

204 IPHIGÉME

ACHILLE.

Vous, mourir ! Ah ! cessez de tenir ce langage. Songez-vous quel serment vous et moi nous engage? Songez-vous, pour trancher d'inutiles discours, Que le bonheur d'Achille est fondé sur vos jours?

IPHIGÉME.

Le Ciel n'a point aux jours de «ette infortunée ' Attaché le bonheur de votre destinée. Notre amour nous trompait; et les arrêts du sort Veulent que ce bonheur soit im fruit de ma mort. Songez, seigneur, songez à ces moissons de gloire Qu'à vos vaillantes mains présente la victoire : Ce champ si glorieux vous aspirez tous, Si mon sang ne l'arrose est stérile pour vous. Telle est la loi des dieux à mon père dictée : En vain, sourd à Galchas, il l'avait rejetée : Par la bouche des Grecs contre moi conjurés Leurs ordres éternels se sont trop déclarés. Partez; à vos honneurs j'apporte trop d'obstacles : Vous-même dégagez la foi de vos oracles; Signalez ce héros à la Grèce promis ; Tournez votre douleur contre ses ennemis. Déjà Priam pâUt; déjà Troie en alarmes Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes. Allez , et dans ces murs vides de citoyens Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens ; Je meurs dans cet espoir satisfaite et tranquille : Si je n'ai pas vécu la compagne d'Achille, J'espère que du moins un heureux avenir A vos faits immortels joindra mon souvenir,

1 Les scènes d'Achille avec Iphigénie ottrent d'un côté les transports de l'en- thousiasme et d'une aveugle fureur, de l'autre la vertu héroïque d'une jeune lille de quinze ans; tout son discours est un modèle d'élégance et de sensibilité; notre langue et notre poésie n'ont rien de plus enchanteur dans le pathétique doux et tendre. (G.)

ACTE V, SCÈNE 11 âO.')

Et qu'un jour mon trépas, source de votre gloire, Ouvrira le récit d'uue si belle histoire. Adieu, prince; vivez, digne race des dieux.

ACHILLE.

Non, je ne reçois point vos funestes adieux.

En vain par ces discours votre cruelle adresse

Veut servir votre père , et tromper ma tendresse ;

En vain vous prétendez, obstinée à mourir.

Intéresser ma gloire à vous laisser périr :

Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes.

Ma main en vous servant les trouve toutes prêtes.

Et qui de ma faveur se voudrait honorer,

Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ' ?

Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre :

Venez, Madame ; il faut les en croire , et me suivre.

IPUIGÉNIfi.

Qui? moi? que, contre un père osant me révolter,

Je mérite la mort que j'irais éviter?

seraient le respect et ce devoir suprême...

ACHILLE.

Vous suivrez un époux avoué par lui-même. C'est un titre qu'en vain il prétend me voler*. Ne fait-il des serments que pour les violer? Vous-même, que retient un devoir si sévère. Quand il vous donne à moi, n'est-il point votre père? Suivez-vous seulement ses ordres absolus Quand il cesse de l'être et ue vous connaît plus? Enfin, c'est trop tarder, ma princesse; et ma crainte...

IPHIGÉNIE.

Quoi, seigneur! vous iriez jusques à la contrainte?

> Le mot a»»urer ne signifie mettre en sûreté (|ue dans un sens, assurer une place, un pny» , une province. Du tenipsde Racine, son acception était beaucoup plus étendue. (A. M.)

2 Ce mot a ici uiie énergie et une insolence qui ne se seraient rencontrés dans aucun autre mot de la langue. C'est Achille qui parle ; le mot le plus bas produit leffet le plus terrible. [A. .M.,

206 IPHIGÉNIE

D'un coupable transport écoutant la chaleur, Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur? Ma gloire vous serait moins chère que ma vie? Ah ! seigneur, épargnez la triste Iphigénie. Asservie à des lois que j'ai respecter. C'est déjà trop pour moi que de vous écouter : Ne portez pas plus loin votre injuste victoire; Ou, par mes propres mains immolée à ma gloire. Je saurais m'affranchir, dans ces extrémités, Du secours dangereux que vous me présentez,

ACHILLE. ■»

Eh bien, n'en parlons plus. Obéissez, cruelle, Et cherchez une mort qui vous semble si belle : Portez à votre père un cœur j'entrevoi Moins de respect pour lui que de haine pour moi. Une juste fureur s'empare de mon âme : Vous allez à l'autel; et moi, j'y cours, Madame. Si de sang et de morts le Ciel est affamé, Jamais de plus de sang ses autels n'ont fumé. A mon aveugle amour tout sera légitime : Le prêtre deviendra la première victime , Le bûcher, par mes maius détruit et renversé, Dans le sang des bourreaux nagera dispersé ; Et si, dans les horreurs de ce désordre extrême. Votre père frappé tombe et périt lui-même, Alors, de vos respects voyant les tristes fruits , Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.

IPHIGÉJSIfi.

Ah ! seigneur ! Ah ! cruel !... Mais il fuit, il m'échappe. 0 toi qui veux ma mort, me voilà seule, frappe. Termine, juste Ciel, ma vie et mon effroi. Et lance ici des traits qui n'accablent que moi !

ACTE V, SCÈNE III 207

SCÈNE III

CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, iEGINE, EURYBATE, GARDES.

CLYTEMNESTRE.

Oui, je la défendrai contre toute l'armée •. Lâches, vous trahissez votre reine opprimée !

EURÏBATE.

Non , Madame : il suffit que vous me commandiez ;

Vous nous verrez combattre et mourir à vos pieds.

iMais de nos faibles mains que pouvez-vous attendre?

Contre tant d'ennemis qui vous pourra défendre ?

Ce n'est plus un \ ain peuple en désordre assemblé ;

C'est d'un zèle fatal tout le camp aveuglé.

Plus de pitié. Calchas seul règne, seul conmiande :

La Piété sévère exige son offrande -.

Le roi de son pouvoir se voit déposséder.

Et lui-même au torrent nous contraint de céder.

Achille, à qui tout cède, Achille à cet orage

Voudrait lui-même en vain opposer son courage :

Que fera-t-il, Madame? et qui peut dissiper

Tous les flots d'ennemis prêts à l'envelopper?

CLYTEMNESTRE.

Qu'ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie,

Et m'arrachent ce peu qui me reste de vie !

La mort seule, la mort pourra rompre les nœuds

Dont mes bras nous vont joindre et lier toutes deux :

Mon corps sera plutôt séparé de mon âme,

Que je souffre jamais... Ah ! ma fille ' !

1 Le trouble croît à chaque minute, et cependant l'espérance n'est point encore tout à fait perdue. Le spectateur, toujours agité et toujours incertain, attend le dénoûment avec impatience. (L. Racine.)

2 La Religion est ici personnifiée sous le nom de Piété. (G.)

8 La désolation est sur la scène jusqu'au dénoûment , qu'il n'est pas possible de prévoir, et qui, par l'oracle de Cahhaset la mort d'Eriphile, est à la fois vrai-

208 IPHIGÉNIE

IPHIGÉNIE.

Ah ! Madarae ' 1 Sous quel astre cruel avez- vous mis au jour Le malheureux objet d'une si tendre amour ! Mais que pouvez-vous faire en l'état nous sommes? Vous avez à combatireet les dieux et les hommes. Contre un peuple en Inreur vous exposerez- vous ? N'allez point dans un camp, rebelle à votre époux, Seule à me retenir vainement obstinée , Par des soldats peut-être indignement tramée, Présenter pour tout fruit d'un déplorable effort Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort. Allez; laissez aux Grecs achever leur ouvrage. Et quittez pour jamais ce malheureux rivage; Du bûcher qui m'attend, trop voisin de ces lieux , La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux. Surtout, si vous m'aimez par cet amour de mère, Ne reprochez jamais mon trépas à mon père-.

CLYTEMNESTRE.

Lui, par qui votre cœur àCalchas présenté...

IPHIGÉNIE.

Pour me rendre à vos pleurs que n'a-t-il point tenté?

CLYTEMNESTRE.

Par quelle trahison le cruel m'a déçue 1

IPHIGÉNIE.

Il me cédait aux dieux dont il m'avait reçue.

semblable et satisfaisant. Cette marche, on ne saurait trop le redire, est un mo- dèle de perfection. (L.)

1 II semble qu'Iphigénie devrait répondre : Ah ! ma mère! pourquoi le poète lui fait-il dire, madame...? Pour que sa mère et elle s'attendrissent moins, et que, dans ce cruel moment, Clytemnestre oublie qu'elle est mère. (L. Racine.)

2 Dans Euripide, Clytemnestre, d'abord si furieuse, finit par .se montrer rési- gnée ; elle tient des discours et fait des questions qui sont d'une douleur tranquille ; chez Racine, au contraire , elle est dans un désespoir dont les accès deviennent plus violents jusqu'à la catastrophe. Repoussée par les soldats, elle vomit des imprécatiotis , et tombe dans une espèce de délire. C'est de la force tragique, et c'est ce qui fait que le spectateur ne respire pas un moment. (L.)

ACTE V, SCÈNE IV 509

Ma mort n'emporte pas tout le fruit de vos feux : De l'amour qui vous joint vous avez d'autres nœuds; Vos yeux me re verront dans Oreste mon frère. Puisse-t-il être, hélas î moins funeste à ma mère 1

D'un peuple impatient vous entendez la voix. Daignez m'ouvrir vos bras pour la dernière fois , Madame : et, rappelant votre vertu sublime... Eurybate, à l'autel coaduisez la victime.

SCÈNE IV CLYTEMNESTRE, REGINE, GARDES.

CLYTÉMNESTRE.

Ab ! vous n'irez pas seule , et je ne prétends pas. .. Mais on se jette en foule au-devant de mes pas. Perfides, coutentez votre soif sanguinaire.

JEGINE.

courez- vous, Madame? Et que voulez- vous faire?

CLYTEMNESTRE.

Hélas I je me consume en impuissants efiTorts, Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors '. Mourrai -je tant de fois sans sortir de la vie * 1

^GINE.

Ah 1 savez- vous le crime, et qui vous a trahie, Madame? Savez-vous quel serpent inhumain Iphigénie avait retiré dans son sein? Ériphile, en ces lieux par vous-même conduite, A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.

CLYTEMNESTRE.

0 monstre que Mégère en ses flancs a porté * !

1 Rentrer au trouble pour retomber dans le trouble, est une expression peu cor- recte. (A. M.)

2 On peut reprocher à ce vers quelque recherche dans la pensée. Il est plus dans le goût de Sénèque que dans celui de Racine. (A. M.}

3 Toutes ces imprécations de Ciytemnestre contre Ériphile et les Grecs, cette

11

210 IPHIGÉNIE

Monstre que dans nos bras les enfers ont jeté !

Quoi 1 tu ne mourras point 1 Quoi ! pour punir ton crime...

Mais va ma douleur chercher une victime ?

Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux.

Mer, tu n'ouvriras pas des abîmes nouveaux !

Quoi ! lorsque les chassant du port qui les recèle

L'Aulide aura vomi leur flotte criminelle,

Les vents, les mêmes vents si longtemps accusés.

Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés !

Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette contrée

Reconnais l'héritier et le vrai fils d'Atrée,

Toi, qui n'osas du père éclairer le festin,

Recule, ils t'ont appris ce funeste chemin 1

Mais cependant, ô Ciel, ô mère infortunée! De festons odieux ma fille couronnée Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés. Calchas va dans son sang... Barbares! arrêtez! C'est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre... J'entends gronder la foudre, et sens trembler la terre; Un dieu vengeur, un dieu fait retentir ses coups ' .

SCÈNE V CLYTEMNESTRE, ^EGINE, ARCAS, GARDES.

ARC AS.

N'en doutez point, Madame, un dieu combat pour vous. Achille en ce moment exauce vos prières ; 11 a brisé des Grecs les trop faibles barrières : Achille est à l'autel. Calchas est éperdu,

apostrophe au soleil, sont dune admirable éloquence. Chez Euripide, Clytem- nestre se retire lorsqu'on enlève Iphigénie. Les poètes grecs désespéraient de peindre cette douleur extrême, que les paroles semblent devoir affaiblir. (G.)

1 Dans ce morceau de poésie, quelle variété de sentiment, quelle force d'ex- ])ressions, que d'images et que de figures ! Toutes les beautés de la poésie la plus grande sont rassemblées dans ces vingt vers, parce qu'ils contiennent une pein- ture des plus violents mouvements de la nature. [L. R.)

ACTE V, SCÈNE M 211

Le fatal sacrifice est encor suspendu * .

On se menace, on court, l'air gémit, le fer brille.

Achille fait ranger autour de votre fille

Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.

Le triste Agamemnon, qui n'ose l'avouer.

Pour détourner les yeux des meurtres qu'il présage,

Ou pour cacher ses pleurs, s'est voilé le visage *.

Venez, puisqu'il se tait, venez par vos discours

De votre défenseur appuyer le secours.

Lui-même de sa main, de sang toute fumante,

Il veut entre vos bras remettre son amante;

Lui-même il m'a chargé de conduire vos pas.

Ne craignez rien.

CLYTEMNESTRE.

iMoi, craindre 1 Ah ! courons, cher Arcas! Le plus aflVeux péril n'a rien dont je pâlisse. J'irai partout... Mais, dieux î ne vois-je pas Ulysse? C'est lui. Ma fille est morte 1 Arcas, il n'est plus temps I

SCÈNE VI

ULYSSE, CLYTEMNESTRE, ARCAS, ^GINE, GARDES.

ULYSSE.

Non. votre fille vit, et les dieux sont contents. Rassurez-vous : le Ciel a voulu vous la rendre.

CLYTEMNESTRE.

Elle vit ! et c'est vous qui venez me l'apprendre !

ULYSSE.

Oui, c'est moi, qui longtemps contre elle et contre vous

1 Et l'événement l'est aussi jusqu'à la dernière extrémité. Jamais on n'a porté plus loin ces alternatives de crainte et d'espérance qui soutiennent la machine du drame et l'attention du spectateur. (L.)

î C'est Euripide quia fourni à Racine ce beau trait d'Agamemnon, qui se voile le visage. i.K. M.)

212 IPHIGÉNIE

Ai cru devoir, Madame, affermir voire époux; Moi qui, jaloux tantôt de l'honneur de nos armes, Par d'austères conseils ai fait couler vos larmes; lit qui viens, puisqu'enfin le Ciel est apaisé, Réparer tout l'ennui que je vous ai causé.

CLVTJiMNESTRE.

Ma fille ! Ah ! prince ! 0 Ciel 1 Je demeure éperdue. Quel miracle, seigneur, quel dieu me l'a rendue?

ULYSSE.

Vous m'en voyez vous-même, eu cet heureux moment , Saisi d'horreur, de joie et de ravissement.

Jamais jour n'a paru si mortel à la Grèce. Déjà de tout le camp la discorde maîtresse Avait sur tous les yeux mis son handeau fatal. Et donné du combat le funeste signal. De ce spectacle affreux votre fille alarmée Voyait pour elle Achille, et contre elle l'armée : Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux Épouvantait l'armée et partageait les dieux '. Déjà de traits en l'air s'élevait un nuage ; Déjà coulait le sang, prémices du carnage : Entre les deux partis Calchas s'est avancé. L'œil farouche, l'air sombre, et le poil hérissé % Terrible, et plein du dieu qui l'agitait sans doute : « Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu'on m'écoute. « Le dieu qui maintenant vous parle par ma voix « M'explique son oracle , et m'instruit de son choix. « Un autre sang d'Hélène, une autre ïphigénie « Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie. « Thésée avec Hélène uni secrètement

1 Voilà le dernier coup de pinceau qui achève ce beau tableau de l'Achille frun- çais, modelé sur l'Achille grec. Homère et Corneille n'ont rien de plus grand que ces trois vers pour la pensée et l'expression. (L.)

2 Sans la réunion de ces traits, l'œil farouche, l'œil sombre, et ce mot pittoresque, hérisse', qui finit le vers, le mot poU, désagréable en vers, n'aurait pu passer; il passe ici comme faisant partie d'un tableau d'effroi. (L.)

ACTE V, SCÈNE VI 213

« Fit succéder l'hymen à son enlèvement :

« Une fille en sortit, que sa mère a celée ;

M Du nom d'Iphigéuie elle fut appelée,

« Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours :

« D'un sinistre avenir je menaçai ses jours.

« Sous un nom emprunté sa noire destinée

« Et ses propres fureurs l'ont ici amenée.

« Elle me voit, m'entend, elle est devant vos yeux.

« Et c'est elle, en un mot, que demandent les dieux. »

Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile

L'écoute avec frayeur, et regarde Ériphile.

Elle était à l'autel; et peut-rtre en son cœur

Du fatal sacrifice accusait la lenteur.

Elle-même tantôt, d'une course subite.

Était venue aux Grecs annoncer votre fuite.

On admire en secret sa naissance et son sort.

Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,

L'armée à haute voix se déclare contre elle.

Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.

Déjà pour la saisir Calchas lève le bras.

a Arrête, a-t-elle dit, et ne m'approche pas '.

« Le sang de ce héros dont lu me fais descendre

« Sans tes profanes mains siura bien se répandre. »

Furieuse elle vole, et sur l'autel prochain

Prend le sacré couteau . le plonge dans son sein.

A peine son sang coule et fait rougir la terre,

Les dieux font sur l'autel entendre le tonnerre.

Les vents agitent l'air dheureux frémissements-.

' Le caractère fier, énergiqun d'Ériphile se soutient jiisf|u'à la fin. Ce trait est imité (lu récit et de la mort de Polyxène dans! //ec«6e d'Euripide.

* Racine prodigue dans ce récit les trésors de la poésie épique ; il faut remar- quer surtout :

Les vents agitent l'air d'hearetu frémissein''nts... La rive au loin gémit, blanchissante d'écume;

vers très -harmonieux, très-pittoresques et d'une facture antique. (G.)

214 IPHITtÉME

Et la mer leur répon'l par ses mugissements ; La rive au loin gémit, blanchissante d'écume; La flamme du bûcher d'elle-même s'allume; Le ciel brille d'éclairs, s'entr'ouvre, et parmi nous Jette une sainte horreur qui nous rassure tous •. Le soldat étonné dit que dans une nue Jusque sur le bûcher Diane est descendue, Et croit que, s'élevant au travers de ses feux. Elle portait au Ciel notre encens et nos vœux. Tout s'empresse, tout part. La seule Iphigénie Dans ce commun bonheur pleure son ennemie *. Des mains d'Agamemnon venez la recevoir : Venez. Achille et lui brûlent de vous revoir. Madame, et désormais, tous deux d'in'elligence. Sont prêts à confirmer leur illustre alliance.

CLYTEMNESTRE.

Par quel prix, quel encens, ô Ciel, puis-je jamais Récompenser Achille, et payer tes bienfaits ^ !

1 Cette sainte horreur qui rassure est l'expression singulièrement heureuse d'un sentiment religieux, et semble n'avoir pu être trouvée ciue par un poète aussi chrétien que Racine. (L.)

2 Dernier trait du plus aimable et du plus intéressant caractère déjeune prin- cesse qu'on ait jamais mis au théâtre, sans en excepter Zaïre , tracée sur son modèle, mais qui lui est bien inférieure. Ce récit d'Ulysse est d'autant plus beau, qu'il fait un acte plein d'art et d'intérêt, et forme le plus heureux dénoù- ment. (G.)

3 Voltaire a écrit que, s il fallait donner le prix de la tragédie, il serait difticile de le refuser à Iphigénie en Aulide. Il y trouve tous les genres de beautés, l'in- térêt du sujet, la force des situations , la variété et la vérité des caractères ; le pat' é tique violent dans Clytemnestre, le pathétique doux dans Iphigénie; les combats de la nature et du rang su])rème dans Agamemnon, et enfin le plan le plus irréprochable et la contextuie dramatique la plus parfaite; lincertitude, la crainte . l'espérance, la pitié , la terreur, étant soutenues, graduées et variées, sans un seul moment de relâche, depuis le premier vers jusqu'à la dernière scène. Il ne dit rien du style : c'est celui de Racine dans toute sa perfection. Il ne mêle aucun reproche à ses louanges. S'il eut trouvé l'épisode d'Ériphile répréhen- sible, sans doute il en aurait fait mention. Son silence sur cet objet important doit faire penser qu'il n'était pas de l'avis des censeurs de ce rôle, et qu'il n'a pas même cru leur opinion assez appuyée pour y faire attention. Racine s'estimait très- heureux d'avoir trouvé cette fable d'Ériphile, d'une autre Iphigénie, dans

ACTE V, SCÈNE VI 215

des traditions anciennes : il a su la lier à son sujet si essentiellement, que l'unité n'en parait jamais rompue; en un mot, elle est parfaite et conforme aux principes de l'art. L'invention de ce rôle me parait, ainsi que l'exécution, un trait de génie . puisque cet épisode nécessaire non-seulement ne distrait pus un moment du dan- :j;er d'Iphigénie, mais en fait même une partie essentielle, et fournit d ailleurs à un chef-d'œuvre un dénoùment aussi heureux dans toutes ses parties que le rest c de la pièce. (L.)

FIN

ESTHER

TRAGEDIE TIREE DE L'ECRITURE SAINTE

4 689

PREFACE D'ESTIIER

La célèbre maison de Saint-Cyr ayant été principalement éta- l»lie jtour élever dans la piété un fort firand nombre de jeunes demoiselles rassemblées de tous les endroits du royaume, on 'l'y a rien oublit^ de ce qui pouvait contribuer à les rendre ca- pables de servir Dieu dans les diflerents états il lui ]>laira de les appeler. Mais, en leur montrant les clioses essentielles et né- cessaires, on ne néglige pas de leur apprendre celles (pii peuvent servir à leur polir l'esprit, et à leur lormer le ju;;enient. On a imaginé pour cela plusieurs moyens, (pii, sans les détouiiier de leur travail et de leurs exercices ordinaires, les inslriiisent en les divertissant : on leur met, pour ainsi dire, à prolil leurs heures de récréation. On leur fait l'aire entre elles, sur leurs principaux devoirs, des conversations ingénieuses (pi'on leur a ( omposées exprès, ou qu'elles-mêmes com[)Osenl sur-le-champ. On les fait parler sur les histoires qu'on leur a lues , ou sur les importantes vérités qu'on leur a enseignées. On leur fait réciter par cœur et déclamer les plus beaux endroits des meilleurs poètes; et cela leur sert surtout à les défnire de rpiantilé de mauvaises prononciations qu'elles pourraient avoir apportées de leurs i»rovinces. On a soin aussi de faire a|i|)rendre à chanter ;'i celles qui ont de la voix, et on ne leur laisse j as peidre un la- lent qui les peut amuser innocemment, et qu'elles |»eiiveut em- ployer un jour à chanter les louanges de Dieu.

Mais la plupart des plus excellents vers de notre langue ayant été composés sur des matières fort profanes, et nos plus beaux airs étant sur des paroles extrêmement molles et efleminées, capables de faire des impressions dangereuses sur de jeunes esprits, les personnes illustres qui ont bien voulu prendre la jM'incipale direction de cette maison, ont souhaité qu'il y eût quelque ouvrage qui, sans avoir tous ces délauls, [lût produire

-220 PRÉFACE D'ESTHER

une partie de ces bons effets. Elles me firent l'honneur rie me communiquer leur dessein , et même de me demander si je ne pourrais pas faire sur quelque sujet de piété et de morale une espèce de poëme le chant fût mêlé avec le récit, le tout lié par une action qui rendît la chose plus vive , et moins capable d'ennuyer.

Je leur proposai le sujet d'Esther, qui les frappa d'abord, cette histoire leur paraissant ])leinc de grandes leçons d'amour de Dieu, et de détachement du monde au milieu du monde même. Et je crus de mon côté que je trouverais assez de facilité à traiter ce sujet; d'autant plus qu'il me sembla que, sans altérer aucune des circonstances tant soit peut considérables de l'Écriture sainte, ce qui serait, à mon avis, une es|»rce de sacrilège, je pourrais rempli!' toute mon action avec les seules scènes que Dieu lui- même, pour ainsi dire , a préparées.

J'entrepris donc la chose; et je m'aperçus qu'en travaillant sur le plan qu'on m'avait donné j'exécutais en (|uel(pie sorte un dessein «jui m'avait souvent passé dans l'esprit, (pii était de lier, comme dans les anciennes tragédies grecques, le ch(eur et léchant avec l'action, et d'employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette parti<' du chœur que les païens employaient à chanter les louanges de leurs fausses divinités.

A dire vrai, je ne pensais guère cpie la chose dût être ausni publique qu'elle l'îi été. Mais les grandes vérités de l'Écriture, et la manière sublime dont elles y sont énoncées, pour peu qu'on les présente, même imparfaitement, aux yeux des hommes, sont si propres à les frapper, et d'ailleurs ces jeunes demoiselles ont déclamé et chanté cet ouvrage avec tant de grâce , tant de mo- destie et tant de piété, qu'il n'a pas été possible qu'il demeurât renfermé dans le secret de leur maison : de sorte qu'un diver- tissement d'enfants est devenu le sujet de l'emjM'essement de toute la cour, le roi lui-même, qui avait été touché, n'ayant pu refuser à tout ce (ju il y a de plus grands seigneurs de les y mener, et ayant eu la satisfaction de voir, par le plaisir qu'ils y ont pris, qu'on se peut aussi bien divertir aux choses de piété qu'à tous les spectacles profanes.

Au reste, quoique j'aie évité soigneusement de mêler le pro- fane avec le sacré, j'ai cru néanmoins que je pouvais emprunter deux ou trois traits d'Hérodote, pour mieux peindre A ssuérus; car j'ai suivi le sentiment de plusieurs savants interprètes de l'Écriture , qui tiennent que ce roi est le même que le fameux Darius fils d'Hystaspe, dont parle cet historien. En efl'et, ils en rapportent quantité de preuves, dont quelques-unes me parais-

PRÉFACE D'ESTHER 221

sent des démonstrations. Mais je n'ai pas jugé à propos de croire ce même Hérodote sur sa parole, lorsqu'il dit que les Perses n'élevaient ni temples, ni autels, ni statues à leurs dieux, et qu'ils ne se servaient point de libations dans leurs sacrifices. Son té- moignage est expressément détruit par l'Écriture, aussi bien que par Xénophon, beaucoup mieux instruit que lui des mœurs et desatVaires de la Perse, et enfin par Quinte-Curce.

On peut dire que l'unité de lieu est observée dans cette pièce, en ce que toute l'action se passe dans le palais d'Assuérus. Ce- pendant, comme on voulait rendre ce divertissement plus agréable à des enfants en jetant quelque variété dans les décorations, cela a été cause que je n'ai pas gardé cette unité avec la uième ri- gueur que j'ai fait autrefois dans mes tragédies.

Je crois qu'il est bon d'avertir ici que, bien qu'il y ait dans Esther des personnages d'hommes, ces persoimages n'ont pas laissé d'être représentés par des filles avec toute la bienséance de leur sexe. La chose leur a été d'autant plus aisée, (pi'aucien- nement les habits des Persans et des Juifs étaient de lougiu'S robes ([ui tombaient jusqu'à terre.

Je ne puis me résoudre à finir cette préface sans rendre à celui qui a fait la musique la justice qui lui est due , et sans confesser franchement que ses chants ont fait uu des plus grauds agré- ments de la pièce. Tous les connaisseurs demeurent d'accord que depuis longtemps on n'a |>oint entendu d'airs plus touchanls ni plus convenables aux paroles. Quehjues personnes ont trou\é la niusi([ue du dernier chœur un peu longui', tpioitiue très-belle. Mais »iu"aurait-on dit de ces jeunes Israélites cpii avaient tant tait de vœux à Dieu pour être délivrées de l'horrible [>éril elles étaient, si, ce péril étant passé, elles lui en avaient rendu de médiocres actions de grâces? Elles auraient directement péché contre la louable coutume de leur nation, oij l'on ne recevait de Dieu aucun bienfait signalé qu'on ne l'en remerciât sur-le- champ par de fort longs cantiques : témoin ceux de Marie sœur de .Moïse, de Débora et de Judith, et de tant d'autres dont l'Écri- ture est pleine. On dit même que les Juifs, encore aujourd'hui , célèbrent par de grandes actions de grâces le jour leurs an- cêtres furent délivrés parEstber de la cruauté d'Aman.

PROLOGUE

La Piété.

ACTEURS

ÂssuÉRUS, roi de Perse.

EsTHER , reine de Perse.

Mardochée, oncle d'Esther.

Aman, favori d'Assuérus.

Zarès, femme d'Aman.

Hydaspe , officier du palais intérieur d'Assuérus.

AsAPH, autre officier d'Assuérus.

Élise, confidente d'Esther.

Thamar, Israélite de la suite d'Esther.

Gardes du roi Assuérus.

Cboeur de jeunes filles israélites.

La scène est à Suse , dans le palais d'Assnvrus.

PROLOGUE'

LA PIÉTÉ

Du séjour bienheureux de la Divinité Je descends dans ce lieu * par la grâce habité : L'innocence s'y plaît, ma compagne étemelle, Et n'a point sons les cieux d'asile plus fidèle. Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints Tout un peuple naissant est formé par mes mains Je nourris dans son cœur la semence féconde Des vertus dont il doit sanctifier le monde ^

1 Tous les rôles de cette pièce étaient distribués aux demoiselles de Saint-Cyr, lorsque la jeune M"« de Caylus, qui avait été élevée dans cette maison et n'en était sortie que depuis peu de temps, témoigna une grande envie de faire quelque personnage, ce qui engagea l'auteur à faire pour elle ce prologue, tres-heureu- sement imaginé. Il ne ressemble point à ces prologues d'Euripide tout ce qui doit arriver dans la pièce est froidement annoncé : c'est un cadre Kacine a su renfermer les plus magnifiques éloges du roi, de M™' de M;iinienoii et de la communauté de Saint-Cyr. (L. Racine.)

- La maison de Saint-Cyr.

s On sanctifie par et non pas de ou avec quelque chose; l'usage le veut ainsi. Cependant Vaugelas remarque que le mot dont a une extension si arbitraire, qu'il pourrait bien, dans ces vers, signifier par lesquelles , aussi bien qu'avec les- quelles. (G.;

-22i PROLOGUE

Un roi qui me protège, un roi victorieux, A commis à mes soins un dépôt précieux. C'est lui qui rassembla ces colombes timides, Éparses en cent lieux , sans secours et sans guides : Pour elles, à sa porte, élevant ce palais. Il leur y fit trouver l'abondance et la paix.

Grand Dieu, que cet ouvrage ait place en la mémoire ! Que tous les soins qu'il prend pour soutenir ta gloire Soient gravés de ta main au livre sont écrits Les noms prédestinés des rois que tu chéris î Tu m'écoutes : ma voix ne t'est point étrangère; Je suis la Piété, cette fille si chère, Qui t'offre de ce roi les plus tendres soupirs : Du fèu de ton amour j'allume ses désirs. Du zèle qui pour toi l'enflamme et le dévore La chaleur se répand du couchant à l'aurore ' : Tu le vois tous les jours devant toi prosterné, Humilier :ce front de splendeur couronné. Et , confondant l'orgueil par d'augustes exemples , Baiser avec respect le pavé de tes temples. De ta gloire animé, lui seul de tant de rois S'arme pour ta querelle, et combat pour tes droits. Le perfide intérêt, l'aveugle jalousie , S'unissent contre toi pour l'affreuse hérésie; La discorde en fureur frémit de toutes parts; Tout semble abandonner tes sacrés étendards;

1 II s'agit ici des missions étrangères et des travaux apostoliques dans l'Orient et dans le nouveau monde, que Louis XIV encourageait par ses bienfaits. (G.)

PROLOGUE i2o

Et l'enfer, couvrant tout de ses vapeurs funèbres ', Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres. Lui seul invariable, et fondé sur la foi , Ne cherche , ne regarde, et n'écoute que toi, Et, bravant du démon l'impuissant artifice. De la religion soutient tout l'édifice. Grand Dieu, juge ta cause, et déploie aujourd'hui Ce bras, ce même bras qui combattait pour lui, Lorsque des nations à sa perte animées Le Rhin vit tant de fois disperser les armées. Des mêmes ennemis je reconnais l'orgueil; Ils viennent se briser contre le même écueil : Déjà, rompant partout leurs plus fermes barrières, Du débris de leurs forts il couvre ses frontières.

Tu lui donnes un fils prompt à le seconder. Qui sait combattre, plaire, obéir, commander; Un fils qui, comme lui suivi de la victoire. Semble à gagner son cœur borner toute sa gloire : Un fils à tous ses vœux avec amour soumis. L'éternel désespoir de tous ses ennemis. Pareil à ces esprits que ta justice envoie, Quand son roi lui dit : Pars, il s'élance avec joie. Du tonnerre vengeur s'en va tout embraser, Et, tranquille, à ses pieds revient le déposer *.

Mais, tandis qu'un grand roi venge ainsi mes injures,

Allusion aux troubles de l'Angleterre et de la France.

* Allusion à la campagne de 1683, dans laquelle le grand Dauphin prit Philis- bourg. Heildelberg, Manheira, et conquit le Palalinat. (G.)

1.^

226 PROLOGUE

Vous qui goûtez ici des délices si pures, S'il permet à son cœur un moment de repos, A vos jeux innocents appelez ce héros; Retracez- lui d'Esther 1 histoire glorieuse. Et sur l'impiété la foi victorieuse.

Et vous, qui vous plaisez aux folles passions Qu'allument dans vos cœurs les vaines fictions. Profanes amateurs de spectacles frivoles, Dont l'oreille s'ennuie au son de mes paroles, Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité : Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.

ESTHER

ACTE PREMIER

Le théâtre représente l'appartement d'Esther.

SCÈNE I ESTHER, ÉLISE.

ESTHER.

Est-ce toi, chère Élise? 0 jour trois fois heureux ! Que béni soit le Ciel qui te rend à mes vœux ! Toi qui, de Benjamiu comme moi descendue, Fus de mes preniiers ans la compigne assidue, Et qui, d'un même joug souffrant 1 oppression, M'aidais à soupirer les malheurs de Sion ! Combien ce temps encor est cher à ma nipmoire ! iMais toi, de ion Esiher ignorais-tu la glo re? D< puis plus de six mois que je te lais chercher. Quel climat, quel désert a donc pu te cacher?

ÉLISE.

Au bruit de votre mort justement eplorée.

Du reste des humains je vivjis séparée.

Et de mes tristes jours n'attendais que la fin, '

Quand tuut à coup, Madame, un prophète divin:

« C'est pleurer trop longtemps une mort qui t'abuse;

a Lève-toi, m'a-t-il dit, prends ton chemin vers Suse '.

1 Les roi» Je Perse successeurs du grand Cyrus avaient choisi trois villes priri-

-2-28 ESTHKR

« tu verras d'Esther la pompe et les honneurs, « Et sur le trône assis le sujet de tes pleurs *. (( Rassure, ajouta-t-il, tes Iribus alarmées, « Si on : le jour approche le Dieu des armées « Va de son bras puissant faire éclater Tappui; (( Et le cri de son peuple a monté jusqu'à lui *. » Il dit ; et moi, de joie et d'horreur pénétrée % Je cours. De ce palais j'ai su trouver l'entrée. ( ) spectacle ! ô triomphe admirable à mes yeux, Digne, en effet, du bras qui sauva nos aïeux ! Le fier Assuérus couronne sa captive, Et le Persan superbe est aux pieds d'une Juive * ! Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement Le Ciel a-t-il conduit ce grand événement ?

ESTIIER.

Peut-être on fa conté la fameuse disgrâce De l'altière Vasthi, dont j'occupe la place ^ Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit, La chassa de son trône ainsi que de son lit. Mais il ne put sitôt en bannir la pensée : Vjsthi régna longtemps dans son âme offensée. Dans ses nombreux États il fallut donc chercher ^

cipales pour y séjourner alternativement, Suse, Ecbatane et Babylone. Susc capitale de la Susiane, aujourcl Inii le Kourdistan , province du royaume de Perse, vers le Tigre. (G.;

1 Le sujet de tes pleurs assis sur le irône, n'est pas le terme propre. Le sujet se dit des choses; [objet se dit des choses et des personnes. (L.)

2 Métajihore sublime et touchante, dont les auteurs sacrés font un fréquent usage. On lit dans VExode, ii , 23 : « Et le cri que tirait d'eux l'excès de leurs travaux est monté jusqu'à Dieu. » (G.)

3 Horreur est ici un terme très-énergique qui signifie un effroi religieux mêlé de crainte et de respect. (G.) V. Iphigénie, acte V, scène vi.

* En prose, on doit appeler Perses les anciens habitants de cet empire, et I ersans ceux d'aujourd'hui. (L. Racine.)

i> Racine, qui n'avait garde de rendre Assuérus odieux et Vasthi intéressante, u supprimé sagement la cause de cette disgrâce, laissant entendre seulement iiu'elle était la suite de 1 orgueil insensé de Valtièrc Vasihi.

!'■ Vovez le livre &Esther, ch. u, v. 2, 3 et i.

ACTE I, SOKXK 1 220

Quelque nouvel objet qui l'en pût détacher. De l'Inde à l'Hellespont ses esclaves coururent : Les filles de l'Egypte à Suse comparurent; Celles même du Partheetdu Scythe indompté' Y briguèrent le sceptre offert à la beauté. On m'élevait alors, solitaire et cachée, Sous les yeux vigilants du sage Mardochée* : Tu sais combien je dois à ses heureux secours. La mort m'avait ravi les auteurs de mes jours; Mais lui, voyant en moi la fille de son frère . Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère. Du triste état des Juifs jour et nuit agité, Il me tira du sein de mon obscurité; Et, sur mes faibles mains fondant leur délivrance. Il me fit d'un empire accepter l'espérance '. A ses desseins secrets, tremblante, j'obéis; Je vins : mais je cachai ma race et mon pays *. Qui pourrait cependant t'exprimer les cabales Que formait en ces lieux ce peuple de rivales. Qui toutes, disputant un si grand intérêt, Des yeux d'Assuérus attendaient leur arrêt ? Chacune avait sa brigue et de puissants suffragi^s » : L'une d'un sang fameux vantait les avantages ; L'autre, pour se parer de superbes atours, Des plus adroites mains empruntait le secours ' :

1 Les Parihei étaient une colonie de Scythes qui s'étaient séparés du reste de la nation , et c'est pour cela qu'on leur donne le nom de Parihe» , (jui signifie hnnnit. (G.)

î Voyez le livre d'Eslher, ch. ii. v. o et 7.

» Ibid., ch. II, V. 8.

* Ibid , ch 11. V. 10.

s Idée empruntée de Tacite. (Ann. XII.) Racine en a déjà fait usage dans Bri- tfinnicii», acte IV, se. 11. [L. B.)

« Quel coloris et quel intérêt dans le tableau que trace Esther, d après l'Écri- ture, de ce concours des plus belles femmes de r.\sie , parmi lesquelles Assuérus devait choisir une épouse : (L.';

23n ESTHKR

Et moi. pour toute brigue et pour tout artifice, De mes larmes au Ciel j'offrais le sacrifice. Enfin on m'annonça l'ordre d'Assuérus '. Devant ce fier monarque, Élise, je parus. Dieu tient le cœur des rois entre ses mains puissantes '; 11 fait que tout prospère aux âmes innocentes, Tandis qu'en ses projets l'orgueilleux est trompé. De mes faibles attraits le roi parut frappé ' : H m'observa longtemps dans un sombre silence : Et le Ciel, qui pour moi fit pencher la balance, Dans ce temps-là sans doute agissait sur son cœur. Enfin, avec des yeux régnait la douceur : Soyez, reine, dit-il; et dès ce moment même De sa ma'n sur mon front posa son diadème *. Pour mieux faire éclater sa joie et son amour, 11 combla de présents tous les grands de sa cour ; Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces, Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes '. Hélas ! durant ces jours de joie et de festins. Quelle était en secret ma honte et mes chagrin->« ! Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise , La moitié de la terre à son sceptre est soumise, Et de Jérusalem l'herbe cache les murs ! Sion, repaire aff'reux de reptiles impurs. Voit de son temple saint les pierres dispersées, Et du Dieu d'Israël les fêtes sont cessées !

1 Voyez le livre d'Esther, ch. ii, v. 15.

ï (1 Le cœur du roi est dans la main du SeiKneur, comme une eau courante ; il le fait tourner de quelque côté qu'il veut. »(/'rou., ch. xxi, v. 1.)

3 Cette p;été qui rapporte toutà la protection divine est conforme aux mœurs , et cette modestie d Esther contraste bien avec l'ambition de ses rivales. (L.}

* Il faudrait pour l'exaftitude, il pimi. (G.) Voyez Esther. ch. ii, v. 17.

3 l'ei/p'e étant im nom collectif, on peut dire leum princes. Il paraît cependant tiu'il sera;t plus naturel de dire letn prime. 'L. Racine.) Voyez Enihfr. ch. ii, V. 13.

* Tout le monde supplée l'ellipse ; et quels éiaitnt mt» chngTim. Ce tour plus vil \aut mieux en poésie que l'affectation d'une régularité très-inutile. (L.)

ACTE 1, SCÈNE 1 231

ÉLISE.

N'avez-vous point au roi confié vos ennuis?

ESTUER.

Le roi jusqu'à ce jour ignore qui je suis ' .

Celui par qui le Ciel règle ma destinée

Sur ce secret encor lient ma langue enchaînée '.

ÉLISE.

Wardochée ? ! peut-il approcher de ces lieux ?

ESTllER.

Son amitié pour moi le rend ingénieux.

Absent, je le consulte; et ses réponses sages

Pour venir jusqu'à moi trouvent mille passages.

Un père a moins de soin du salut de son fils.

Déjà même, déjà, par ses secrets avis,

J'ai découvert au roi les sanglantes pratiques

Que formaient contre lui deux ingrats domestiques ».

Cependant mon amour pour notre nation A rempli ce palais de filles de Sion, Jeunes et tendres tleurs, par le sort agitées, Sous un ciel étranger comme moi transplantées. Dans un lieu séparé de profanes témoins*, Je mets à les former mon étude et mes soins; Et c'est que, fuyant l'orgueil du diadème, Lasse de vains honneurs et me cherchant moi-même, .\ux pieds de l'Éternel je viens m'humilier, Et goûter le plaisir de me faire oublier «.

< C'était par une inspiration divine (|ue Mardochée lui avait défendu de sr faire connaUre. (G.)

» Voyez Eathfr, ch. ii, v. 20.

3 Ibid., ch. Il, V. 21 et 22. Le mot domuiique a changé de sens : du temps de Racine, il pouvait s'appliquer même aux grands. On comprenait sous le nom de iometiiq'tes . le secrétaire d'un grand seigneur, son intendant , et même l'au- mônier de sa maison. (\. Martin.)

^ On ne dit orduiairement séparé de .. (|ue •^les personnes; c'est une élégance poétique de le dire d'un lieu. (L.)

s Ce trait admirable de la modestie d Esther s'appliquait a M"" de Maintenon , qui venait > Saint-Cyr oublier \ pr\:\x et le? pr.indeurs de la mur T<.)

i>32 ESTHER

Mais à tous les Persans je cache leurs familles. Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles, Compagnes autrefois de ma captivité, De l'antique Jacob jeune postérité ^

SCÈNE II ESTHER, ÉLISE, LE CHŒUR.

UNE ISRAÉLITE , chantant derrière le théâtre.

Ma sœur, quelle voix nous appelle?

UNE AUTRE.

J'en reconnais les agréables sons : C'est la reine.

TOUTES DEUX.

Gourons, mes sœurs, obéissons. La reine nous appelle : Allons, rangeons-nous auprès d'elle!

TOUT LE CHCEUR, entrant sur la scène par plusieurs endroits différents.

La reine nous appelle : Allons, rangeons-nous auprès d'elle !

ÉLISE.

Ciel ! quel nombreux essaim d'innocentes beautés S'offre à mes yeux en foule, et sort de tous côtés ! Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte 1 Prospérez, cher espoir d'une nation sainte. Puissent jusques au ciel vos soupirs innocents Monter comme l'odeur d'un agréable encens*! Que Dieu jette sur vous des regards pacifiques.

ESTHER.

Mes ûlles, chantez -nous quelqu'un de ces cantiques'

1 Traduction littérale du premier vers de VŒdipe-roi, de Sophocle : •< 0 mes enfants, jeune postérité du vieux Cadmus. »

2 « La fumée de l'encens, composée des prières des saints , s'élève de la main de l'ange devant Dieu. » {Apocalypse , ch. viu, v. 4.)

" Ce sont les paroles qu'adressaient aux Juifs ceux qui les avaient conduits

ACTE I, SCENE II 233

vos voi\ si souvent;, se mêlant à mes pleurs, De la triste Sion célèbrent les malheurs.

UNE ISRAÉLITE chante seule.

Déplorable Sion, qu'as-tu fait de ta gloire ?

Tout Funivers admirait ta splendeur : Tu n'es plus que poussière ; et de cette grandeur Il ne nous reste plus que la triste mémoire. Sion, jusques au ciel élevée autrefois,

Jusqu'aux enfers maintenant abaissée, Puissé-je demeurer sans voix,

Si dans mes chants ta douleur retracée Jusqu'au dernier soupir n'occupe ma pensée * !

TOUT LE CHŒUR.

0 rives du Jourdain ! ô champs aimés des cieux ! Sacrés monts, fertiles vallées Par cent miracles signalées ! Du doux pays de nos aïeux Serons-nous toujours exilées?

UNE ISRAÉLITE, seule

Quand verrai-je, ô Sion ! relever tes remparts, Et de tes tours les magnifiques faîtes? Quand verrai-je de toutes parts Tes peuples en chantant accourir à tes fêtes?

captifs à Babylone : « Ceux qui nous avaient enlevés nous disaient . « Chantez- " nous quelqu'un des cantiques de Sion. » {Ps. xlvi, v. 4.)

1 Dans Eiiher et dans .1 ihalif. Racine a voulu nous donner une idée des chœurs des iinciennes tragédies grecques ; mais il n'a pas poussé l'imitation jusqu'à rendre le chœur permanent sur la scène. Les chœurs ii'Esiher nesontquelecorté.^epar ticulier de la reine, et ne sont pas toujours intimement lés à l'action. Cet essai a donné lieu à Racine de faire briller un nouveau genre de talent, et de montrer qu'il était aussi habile à manier la lyre qu'à chausser le cothurne. Rien n'égale lu sublimité, le sentiment et la grâce touchante répandus dans les chœurs de Ra- cine: notre lit'érature n'a point de plus belles odes ; c'est le langage des pro- phètes; c'est la poésie des écrivains sacrés dans tout ?on éclat. (G.)

2 « Que ma langue soit attachée à mon gosier, si je ne me souviens pas de toi. si je ne me propose pas Jérusalem comme le principal objet de ma joie. (P*.cxxxvt. V. 7 et 8.1

-23 1 ESTHEH

TOUT LE CHŒUR.

0 rives du Jourdain ! ô champs aimés des cieux ! Sacrés monts, fertiles vallées Par cent miracles signalées ! Du doux pays de nos aïeux Serons-nous toujours exilées?

SCÈNE III ESTHER, iVlARDOCHÉE, ÉLISE, LE CHŒUR.

ESTIIER.

Quel profane en ce lieu s'ose avancer vers nous ? •i}\ie vois-je 1 Mardochée ! 0 mon père , est-ce vous ' ? Un ange du Seigneur sous son aile sacrée A donc conduit vos pas et caché votre entrée ? Mais d'où vient cet air sombre, et ce cilice affreux, Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux -? Que nous annoncez- vous?

MARDOCHÉE.

0 reine infortunée ! U d'un peuple innocent barbare destinée! Lisez, lisez l'arrêt détestable, cruel... Nous sommes tous perdus, et c'est fait d'Israël !

ESTHER.

Juste Ciel î tout mon sang dans mes veines se glace*.

MARDOCHÉE.

On doit de tous les Juifs exterminer la race. Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés;

1 Quoi de plus frappant et de plus théâtral que cette entrée de Mardochée, qui \ient. sous le sac. couvert de cendre et dans le deuil le plus aiïreux, apportera Esther la nouvelle delà proscription des Juifs? (G.)

2 (( Mardochée, ayant appris cela, d chira ses vêtements, se revêtit d'un sao, et se couvrit la tête de cendre. » {Esth . ch. iv, v. 1.)

3 Racine avait oublié qu'il avait déjà mis ce vers, mot pour mnt, dans la bourhp d OEnone. [Phèdre, acte V, se. m.) fG.'

ACTE I, SCÈNE III 23o

Lps glaives, les couteaux sont déjà préparés : Toute la nation à la fois est prosi^rite. Aman, l'impie Aman, race d'Amalécite , A pour ce coup funeste armé tout son crédit; El le roi . trop crédule, a signé cet édit. Prévenu contre nous par cette bouche impure , Il nous croit en horreur à toute la nature : Ses ordres sont donnés, et dans tous ses États Le jour fatal est pris pour tant d'assassinats. Cieux, éclairerez-vous cet horrible carnage? Le fer ne connaîtra ni le sexe ni l'âge '; Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours : Et ce jour effroyable arrive dans dix jours *.

ESTHER.

0 Dieu, qui vois former des desseins si funestes. As-tu donc de Jacob abandonné les restes?

UNE DES PLUS JEUNES ISRAÉLITES.

Ciel! qui nous défendra, si tu ne nous défends?

MARDOCnÉE.

Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes enfants. En vous est tout l'espoir de vos malheureux frères ; Il faut les secourir : mais les heures sont chères; Le temps vole, et bientôt amènera le jour le nom des Hébreux doit périr sans retour. Toute pleine du feu de tant de saints prophètes. Allez, osez au roi déclarer qni vous êtes.

ESTHER.

Hélas ! ignorez- vous quelles sévères lois Aux timides mortels cachent ici les rois? Au fond de leur palais leur majesté terrible

1 f.omme toute cette poésie est hardiment et nalurellemenl figurée ! On avait «■xprimé celte idée; mais qui avait dit que le ler <ie conna'iraii ni sexe, ni âge? (L.) Homère a été encore plus hard : il prétp au fer du euerrior le désir de percer le corps de l'ennemi. (G.)

î Etihrr, ch. TIII. V. fi.

-23') ESTHKK

Affecte à leurs sujets de se rendre invisible;

Et la mort est le prix de tout audacieux '

Qui sans être appelé se présente à leurs yeux,

Si le roi dans l'instant, pour sauver le coupable,

Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.

Rien ne met à l'abri de cet ordre fatal.

Ni le rang, ni le sexe ; et le crime est égal.

Moi-même sur son trône, à ses côtés assise,

Je suis à cette loi comme une autre soumise :

Et, sans le prévenir, il faut pour lui parler

Qu'il me cherche , ou du moins qu'il me fasse appeler.

MARDOCHÉE.

Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie, Pour quelque chose, Esther, vous comptez voire vie ! Dieu parle : et d'un mortel vous craignez le courroux ! Que dis-je? votre vie, Esther, est-elle à vous? N'est-elle pas au sang dont vous êtes issue? N'est-elle pas à Dieu, dont vous l'avez reçue? Et qui sait, lorsqu'au trône il conduisit vos pas*. Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas? Songez-y bien; ce Dieu ne vous a pas choisie Pour être un vain spectacle aux peuples de l'Asie, Ni pour charmer les yeux des profanes humains : Pour un plus noble usage il réserve ses saints. S'immoler pour son nom et pour son héritage. D'un enfant d'Israël voilà le vrai partage : Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours! Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours? Que peuvent contre lui tous les rois de la terre? En vain ils s'uniraient pour lui faire la guerre : Pour dissiper leur hgue il n'a qu'à se montrer;

' Esther devait d autant plus craindre pour sa vie en paraissant devant Assué- rus sans son ordre, qu'il y avait trente jours, dit l'Écriture, que le roi ne l'avait appelée. (G.) Voyez Esth..ch. iv, \. 10 et II.

s Etih.. ch. IV, V. H.

ACTE 1, SCÈNE 111 ÛM

II parle , et dans la poudre il les fait tous rentrer ^. Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble -; Il voit comme un néant tout l'univers ensemble ; VA les faibles mortels , vains jouets du trépas, Sont tous devant ses yeux comme s'ils n'étaient pas*.

S'il a permis d'Aman l'audace criminelle, Sans doute qu'il voulait éprouver votre zèle. C est lui qui, m'excitant à vous oser chercher, Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher : lit s'il faut que sa voix frappe en vain vos oreilles. Nous n'en verrons pas moins éclater ses merveilles. Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers l'aria plus faible main qui soit dans l'univers; Kt vous, (jui n'aurez point accepté cette grâce, Vous périrez peut-être, et toute votre race*.

ESTHER.

Allez ; que tous les Juifs dans Suse répandus,

A prier avec vous jour et nuit assidus .

Me prêtent de leurs vœux le secours salutaire ,

Et pendant ces trois jours gardent un jeûne austère ».

Déjà la sombre nuit a commencé son tour :

Demain, quand le soleil rallumera le jour.

1 Voilà du sublime tel qu'on n'en trouve point dans les tragédies profanes de Racine, ni naéme dans Corneille. Le vers de J.-B. Rousseau.

11 parle, et nous voyons leurï trônes mis en poudre.

(Gant, tiré du Ps. xlvii.;

est une imitation bien languissante de celui de Racine. (G.)

* La mer fuit est une image empruntée du Ps. cxiii, v. 3, Marevidit, et fugit. Le ciel irembte est une idée d'Homère, que Virgile et Ovide ont imitée. Remar- (juons que ce vers, dont l'harmonie est si forte, est composé tout entier de mo- nosyllabes, à l'exception du mol tremble, dont la deuxième est étouffée par \'e muet. (G.)

' Omnes génies quasi non sinl, sic sunl coram eo {hàîe , ch. xl, v. 17.)

* Tout ce discours de Mardochée est d'une force et d'une éloquence vraiment divines. L'effet qu'il produit sur Esther est frappant et vraiment théâtral : elle n'oppose plui rien aux ordres de Dieu, qui lui parle par la bouche du prophète- elle ne raisonne plus, elle obéil. G."

-■ £w/...ch.iv. V. 16.

238 ESTHEK

Contente de périr, s'il faut que je périsse , J'iriii pour mon pays m'offrir en sacrifice. Qu'on s'éloigne un moment.

( Le chœur se retire vers le fond du théâtre.)

SCÈNE IV ESTHER, ÉLISE, LE CHOEUR.

ESTHER.

0 mon souverain Roi Me voici donc tremblante et seule devant toi ! Mon père mille fois m'a dit dans mon enfance Qu'avec nous tu juras une sainte alliance, Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux, Il plut à ton amour de choisir nos aïeux : Même tu leur promis de ta bouche sacrée Uue postérité d'éternelle durée. Hélas! ce peuple ingrat a méprisé ta loi. La nation chérie a violé sa foi ; Elle a répudié son époux et son père ^, Pour rendre à d'autres dieux un honneur adultère : Maintenant elle sert sous un maitre étranger. Mais c'est peu d'être esclave, on la veut égorger : Nos superbes vainqueurs, insultant à nos larmes, Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes, Et veulent aujourd'hui qu'un même coup mortel Abolisse ton nom, ton peuple et ton autel. Ainsi donc un peifide, après tant de miracles.

1 Eslh.,cli. XIV, V. à.

2 Répudier son époux et son père , manière énergique d'exprimer que la nation juive a renoncé à son Dieu. Cette hardiesse est d autant plus heureuse, que Sioii est toujours présentée, dans l'Ecriture, conime 1 épouse que Dieu avait choisie. Toute autre expression eût aflaibli l'idée du poète. C'est un crime de renier son Dieu : alors on ne croit plus ; mais le répudier, c'est y croire, et y renoncer. 11 y a u la fois mépris et ingratitude. (G. y

ACTE 1, SCENE IV r.VA

Pourrait anéantir la foi de tes oracles,

Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons,

Le Saint que tu promets, et que nous attendons?

Non, non, ne souffre pas que ces peujiles larouches.

Ivres de notre sang, ferment les seules bouches

Qui dans tout l'univers célèbrent tes bienfaits;

Et confonds tous ces dieux, qui ne furent jamais.

Pour moi, que tu reliens parmi ces infidèles,

Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles,

Et que je mets au rang des profanations

Leur table, leurs festins et leurs libations :

Que même cette pompe je suis condamnée,

Ce bandeau dont il faut que je paraisse ornée

Dans ces jours solennels à l'orgueil dédiés.

Seule et dans le secret je le foule à mes pieds;

(Ju'à ces vains ornements je préfère la cendre ,

Et n'ai de goût qu'aux pleurs que tu me vois répandre.

J'attendais le moment marqué dans ton arrêt,

Pour oser de ton peuple embrasser l'intérêt :

Ce moment est venu, ma prompte obéissance

Va d'un roi redoutable affronter la présence.

C'est pour toi que je marche, accompagne mes pas

Devant ce fier lion qui ne te connaît pas ;

Commande en me voyant que son courroux s'apaise ,

Et prête à mes discours un charme qui lui plaise.

Les orages, les vents, les cieux te sont soumis :

Tourne entin sa fureur contre nos ennenûs '.

1 Cette prière est d'une éloquence touchante, animée de l'enthousiasme des fcrivains sacrés; et l'auteur a su y placer en im^iges et en mouvements les faits principaux qui peuvent intéresser an sort des Juifs, ce qui est un mérite dans son plan. (L.)

240 ESTHER

SCÈNE V

(Toute cette scène est chantée.)

LE CHŒUR. .

UNE ISRAÉLITE, seule.

Pleurons et gémissons, mes fidèles compagnes; A nos sanglots donnons un libre cours : Levons les yeux vers les saintes montagnes ' D'où l'innocence attend tout son secours. 0 mortelles alarmes ! Tout Israël périt. Pleurez, mes tristes yeux : 11 ne fut jamais sous les cieux Un si juste sujet de larmes.

TOUT LE CHCEUR.

0 mortelles alarmes !

UNE AUTRE ISRAÉLITE.

N'était-ce pas assez qu'un vainqueur odieux De l'auguste Sion eût détruit tous les charmes , Et traîné ses enfants captifs en mille lieux?

TOUT LE CHŒUR.

0 mortelles alarmes !

LA MÊME ISRAÉLITE.

Faibles agneaux livrés à des loups furieux. Nos soupirs sont nos seules armes.

TOUT LE CHŒUR.

0 mortelles alarmes !

UxNE ISRAÉLITE.

Arrachons, déchirons tous ces vains ornements Qui parent notre tête.

UNE AUTRE.

Revêtons-nous d'habillements Conformes à l'horrible fête

1 Levavi oculos meos in montes, inide veniet auxiliuni niihi. [Ps. cxx, v. 1.)

ACTE I, SCÈNE V 2il

Que l'impie Aman nous apprête.

TOUT LE CIICEUR.

Arrachons , déchirons tous ces vains ornements Qui parent notre tête.

UNE ISRAÉLITE.

Quel carnage de toutes parts ! On égorge à la fois les enfants, les vieillards; Et la sœur et le frère , Et la fille et la mère. Le fils dans les bras de son père ! Que de corps entassés, que de membres épars. Privés de sépulture ! Grand Dieu ! tes saints sont la pâture Des tigres et des léopards !

UNE DES PLUS JEUNES ISRAÉLITES.

Hélas! si jeune encore. Par quel crime ai-je pu mériter mon malbeur ? Ma vie à peine a commencé d'éclore : Je tomberai comme une fleur Qui n'a AU qu'une aurore. Hélas ! si jeune encore , Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ' ?

UNE AUTRE.

Des offenses d'aulrui malheureuses victimes. Que nous servent, hélas 1 ces regrets superflus? Nos pères ont péché, nos pères ne sont plus. Et nous portons la peine de leurs crimes.

TOUT LE CUCEUR.

Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats : Non, non, il ne soufirira pas Qu'on égorge ainsi l'innocence.

I La répétition de (es deux vers est touchante. Racine ne se contente pas de varier la mesure de ses vers, il varie aussi le ton. Apres la peinture horrible du carnage, il peint un enfant qui se plaint. Ces différents contrastes servent beau- coup a animer le style. IL. B.)

16

âi2 ESTHER

UNE ISRAÉLITE, seule.

quoi ! dirait l'impiété. donc est-il ce Dieu si redouté Dont Israël nous vantait la puissance ?

UNE AUTRE.

Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux,

Frémissez, peuples de la terre. Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux ,

Est le seul qui commande aux cieux :

Ni les éclairs ni le tonnerre

N'obéissent point à vos dieux.

UiNE AUTRE.

Il renverse l'audacieux.

UNE AUTRE.

Il prend l'humble sous sa défense.

TOUT LE CHOEUR.

Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats : Non, non, il ne souifiira pas Qu'on égorge ainsi l'innocence.

DEUX ISRAÉLITES.

0 Dieu , que la gloire couronne , Dieu, que la lumière environne ', Qui voles sur l'aile des vents, Et dont le trône est porté par les anges;

DEUX AUTRES DES PLUS JEUNES.

Dieu, qui veux bien que de simples enfants

Avec eux cbantent tes louanges;

TOUT LE CHŒUR.

Tu vois nos pressants dangers ; Donne à ton nom la victoire ; Ne souffre point que ta gloire Passe à des dieux étrangers.

1 Amictus lumine sicut vestimento... qui ambulas super peiinas ventorum. [l's. cm, V. 4 et .ï.)— Et ascendit super Cherubira, et vol.ivit, et lapsus est super pennas venti. {I Rois. ch. xii, v. 12 )

ACTE I, SCÈNE V 243

UNE ISRAÉLITE, seule.

Arme-toi, viens nous défendre : Descends, tel qu'autrefois la mer te vit descendre. Que les méchauts apprennent aujourd'hui A craindre ta colère. Qu'ils soient comme la poudre et la paille légère Que le vent chasse devant lui '.

TOUT LE CHCEUR.

Tu vois nos pressants dangers; Donne à ton nom la victoire ; Ne souffre pas que ta gloire Passe à des dieux étrangers.

' Siiit tanquani pulvis aille fac em venti. {Pu. xxiv, v. 5.) Et sicut stipulam ante faciem venti. [Ps. lxxxii, v. 12.) Il est curieux et instructif d'observer avec quel art deux grands poètes, ayant à rendre la même idée dans des sujets différents, ont su choisir la couleur la plus convenable , et l'harmonie propre au sujet. Les vers de Kacine, qu\ sont une Imprécation contre les méchants, res- pirent un ton plus véhément, une harmonie plus vigoureuse et plus tière que ceux de Jean-Baptiste Kousseau, qui n'expriment quune plainte touchante, et dont la teinte doit être douce et mélancolique ;

Et votre souffle m'enlève De la terre des viv.ints, Goiuiue la feuille séchée , Qui, de sa tige arrachée, Devient le jouet des vents.

Cani. d'Ézéchus (G.)

FIN DU PREMIER ACTE.

24i ESTHER

ACTE DEUXIEME

Le théâtre représente la chambre est le trône d'Assuérus.

SCENE I AMAN, HYDASPE.

AMAN.

quoi 1 lorsque le jour ne commence qu'à luire, Dans ce lieu redoutable oses-tu m'introduire ' ?

UYDASPE.

Vous savez qu'on s'en peut reposer sur ma foi; Que ces portes, seigneur, n'obéissent qu'à moi ^. Venez. Partout ailleurs on pourrait nous entendre.

AMAN.

Quel est donc le secret que tu me veux apprendre?

UYDASPE.

Seigneur, de vos bienfaits mille fois bonoré, Je me souviens toujours que je vous ai juré D'exposer à vos yeux, par des avis sincères, Tout ce que ce palais renferme de mystères. Le roi d'un noir cbagrin paraît enveloppé; Quelque songe effrayant cette nuit l'a frappé. Pendant que tout gardait un silence paisible. Sa voix s'est fait entendre avec un cri terrible.

1 Ce lieu est la chombre même cm est le trône d'Assuérus. Le sujet ne per- mettait pas au poëte une observation plus exacte de l'unité de lieu. La scène se passe dans l'enceinte du palais d Assuérus, mais dans divers appartements de ce palais. (G.)

2 Ce vers est admirable et parfaitement dai.s le style oriental. Ces portes jouent un grand rùle dans l'Orient, il est diflicile d'approcher de celles qui renferment les rois et les grands. (L.)

ACTE H, SCÈNE 245

J'ai couru. Le désordre était dans ses discours : Il s'est plaint d'un péril qui menaçait ses jours; Il parlait d'ennemi, de ravisseur farouche; Même le nom d'Esther est sorti de sa bouche. Il a dans ces horreurs passé toute la nuit. Enfin, las d'appeler un sommeil qui le fuit, Pour écarter de lui ces images funèbres, Il s'est fait apporter ces annales célèbres les faiis de son règne, avec soin amassés. Par de fidèles mains chaque jour sont tracés; On y conserve écrits le service et l'oflense : Monuments éternels d'amour et de vengeance. Le roi, que j'ai laissé plus calme dans son lit. D'une oreille attentive écoute ce récit.

AMAN.

De quel temps de sa vie a-t-il choisi l'histoire?

UYDASPE.

Il revoit tous ces temps si remplis de sa gloire, Depuis le fameux jour qu'au trône de Cyrus Le choix du sort plaça l'heureux Assuérus -.

AMAN.

Ce songe, Hydaspe, est donc sorti de son idée?

UYDASPE.

Entre tous les devins fameux dans la Ghaklée, Il a fait assembler ceux qui savaient le mieux Lire en un songe obscur les volontés des Gieux. . . Mais quel trouble vous-même aujourd'hui vous agite? Votre âme en m'écoutant parait tout interdite ' :

Cet usage des rois de Perse , qui prenaient soin de conserver la mémoire de ce qui se passait de plus mémorable sous leur règne, est attesté par Hérodote, liv. Vin, it par Thucydide, liv. I. (G.)

? On a déjà vu , dans la préface d'£«//ier, que Racine avait adopté l'opinion de dom Calmet et de quelques autres savants interprètes qui pensent qu' Assuérus est le même que Darius fils d'Hystaspe. (G.)

8 Imité de Sophocle : « Je ne sais quel trouble soudain rend, pendant que je vous écoute , mon àme interdite et tremblante. » (Œdipe-roi.)

246 ESTHER

L'heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis?

AMAN.

Peux-tu le demander dans la place je suis?

Haï, craint, envié, souvent plus misérable

Que tous les malheureux que mon pouvoir accable I

IlYDASPE.

! qui jamais du Ciel eut des regards plus doux? Vous voyez l'univers prosterné devant vous.

A3IAN.

L'univers ! Tous les jours un homme..., un vil esclave, D'un front audacieux me dédaigne et me brave.

HYDASPE.

Quel est cet ennemi de l'État et du roi ?

AMAN.

Le nom de Mardochée est-il connu de toi ?

HYDASPE.

Qui? ce chef d'une race abominable, impie?

AMAN.

Oui, lui-même.

HYDASPE.

, seigneur ! d'une si belle vie Un si faible ennemi peut- il Iroubler la paix?

AMAN.

L'insolent devant moi ne se courba jamais '. En vain de la faveur du plus grand des monarques Tout révère à genoux les glorieuses marques; Lorsque d'un saint respect tous les Persans toucbés N'osent lever leurs fronts à la terre attachés ^,

1 Voyez Esth., ch. m, v. 2. Ce n'était point par insolence ni par orgueil que Mardochée refusait cet hommage au favori d'Assuérus ; c'était par principe de re- ligion -. et ce noble motif, qui relève encore le caractère de ce vertueux Israélite, est clairement énoncé dans l'éloquente prière que l'histoire sacrée met dans sa bouche. {Esih , ch. xiii, v. 12, 13, 14.)

' Voltaire affaiblit ce tour, en ôtant l'inversion , lorsqu'il fait dire à son Ma- homet , act. II , se. V :

Et ie verrais leurs fronts .ittachés à la terre.

(G.)

ACTE II, SCÈNE I 247

Lui , fièrement assis et la tête immobile,

Traite tous ces honneurs d'impiété servile .

Présente à mes regards un front séditieux.

Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux.

Du palais cependant il assiège la porte :

A quelque heure que j'entre, Hydaspe, ou que je sorte,

Son visage odieux m'afflige et me poursuit ;

Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.

Ce matin j'ai voulu devancer la lumière :

Je l'ai trouvé couvert d'une affreuse poussière, ^

Revêtu de lambeaux, tout pâle ; mais son œil

Conservait sous la cendre encor le même orgueil.

n'où lui vient, cher ami, cette impudente audace ?

Toi qui dans ce palais vois tout ce qui s'y passe,

Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui?

Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui?

HTDASPE.

Seigneur, vous le savez, son avis salutaire Découvrit de Tharès le complot sanguinaire. Le roi promit alors de le récompenser : Le roi depuis ce temps paraît n'y plus penser.

AMAN.

Non, il faut à tes yeux dépouiller l'artifice * : J'ai su de mon destin corriger l'injustice : Dans les mains des Persans jeune enfant apporté . Je gouverne l'empire je fus acheté ^; Mes richesses des rois égalent l'opulence; Environné d'enfants, soutiens de ma puissance,

Comme ce vers est coupé par ces mots tout pâte . dont l'eflet est pittoresque ;i l'imagination et à l'oreille / (L.)

* Aman, troublé par sa haine, n'est occupé que de l'insolence de Mardochée > et, tout entier au dépit et à la vengeance, il répond à sa passion plus qu'aux dis- cours d'Hydaspe. (G.)

ï Opposition hardie qui nouis fait voir dans celui qui gouverne l'empire le même homme qui y fut vendu comme esclave. Ce n'est pas une antithèse puérile, mais un contraste frappant. On ne peut dire plus en moins de mots. (G.)

2i8 ESTHEK

Il ne manque à mon front que le bandeau royal : Cependant (des mortels aveuglement fatal ! ) De cet amas d'honneur la douceur passagère Fait sur mon cœur à peine une atteinte légère; Mais Mardochée, assis aux portes du palais ', Dans ce cœur malheureux enfonce mille traits ; Et toute ma grandeur me devient insipide Tandis que le soleil éclaire ce perfide -.

HYDASPE.

Vous serez de sa vue aflPranchi dans dix jours : La nation entière est promise aux vautours ^

AMAN.

Ah ! que ce temps est long à mon impatience ! C'est lui (je te veux bien confier ma vengeance *), C'est lui qui, devant moi refusant de ployer ^, Les a livrés au bras qui doit les foudroyer. C'était trop peu pour moi d'une seule victime ^ : La vengeance trop faible attire un second crime. Un homme tel qu'Aman lorsqu'on l'ose irriter, Dans sa juste fureur ne peut trop éclater. Il faut des châtiments dont l'univers frémisse : Qu'on tremble en comparant l'offense et le supphce; Que les peuples entiers dans le sang soient noyés. Je veux qu'on dise un jour aux siècles effrayés : Il fut des Juifs; il fut une insolente race ; Répandus sur la terre, ils en couvjaient la face :

1 Esth., ch. VI, V. 9 et 13.

- Tandis que pour tant que, lout le temps que, sens fort usité au xvii« siècle. Mais aujourd'hui tandis que et lani que ne sont pas sjTionymes. a Tandis que s'gnifîe un temps indéterminé : lanl que signifie tout le temps déterminé par la phrase. (G.)

3 Promise aux vautours, expression de la plus singulière énergie , et que Racine ne doit qu'à lui seul (G.)

4 Ellipse, pour le motif de mn vengeance. (G.)

^ Dans le style noble, et surtout en vers, on dit ployer, et non pas plier. « Tout ploie quand Dieu le commande. » Bossuet. (L. Racine.) « Esth., ch. III, V. 6.

ACTE H, SCÈNE I 249

Un seul osa d'Aman attirer le courroux ; Aussitôt de la terre ils disparurent tous.

IIYDASPE.

Ce n'est donc pas, seigneur, le sang amalécite Dont la voix à les perdre en secret vous excite?

AMAN.

Je sais que, descendu de ce sang malheureux, Une éternelle haine a m'armer contre eux ; Qu'ils firent d'Amalec un indigne carnage '; Que, jusqu'aux \ils troupeaux, tout éprouva leur rage; Qu'un déplorable reste à peine fut sauvé : iMais, crois-moi , dans le rang je suis élevé. Mon âme, à ma grandeur tout entière attachée, Des intérêts du sang est faiblement touchée. Mardochée est coupable : et que faut-il de plus? Je prévins donc contre eux l'esprit d'Assuérus : J'inventai des couleurs ; j'armai la calomnie ; J'intéressai sa gloire; il trembla pour sa vie; Je les peignis puissants, riches, séditieux*; Leur Dieu même ennemi de tous les autres dieux. Jusqu'à quand souflfre-t-on que ce peuple respire ^ Et d'un culte profane infecte votre empire? Étrangers dans la Perse, à nos lois opposés, Du reste des humains ils semblent divisés, N'aspirent qu'à troubler le repos nous sommes, Et, détestés partout, détestent tous les hommes '. Prévenez, punissez leurs insolents efforts;

> Aman descendait du roi Agag, qui fut pris et épargné par Saul. / Roi», ch. i, V. 15. (L. R.)

s Ealh, ch. iii.v. 8.

8 Transition sublime ! Aman, qui raconte à son confident ce qu'il a fait, adresse tout à coup la parole au roi, comme s'il était présent. Tacite, trompé par de faux mémoires, trace à peu près le même portrait des Juifs, dans ses llinioires, liv. V. (G.)

* Aman trouve la puissance et la religion des Juifs dangereuses à l'empire; mais ce n'est pas l'État qu'il a dessein de sauver, c'est Mardochée qu'il veut perdre. (Massillon, Petit Carême.)

âoO ESTHER

De leur dépouille enfin grossissez vos trésors '.

Je dis; et l'on me crut. Le roi, dès l'heure même,

Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprôme

Assure, me dit-il, le repos de ton roi;

Va, perds ces malheureux : leur dépouille est à toi '.

Toute la nation fut ainsi condamnée.

Du carnage avec lui je réglai la journée.

Mais de ce traître enfin le trépas différé

Fait trop souffrir mon cœur de son sang altéré.

Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.

Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie?

HYDASPE.

Et ne pouvez-vous pas d'un mot l'exterminer? Dites au roi, seigneur, de vous l'abandonner.

AMAN.

Je viens pour épier le moment favorable. Tu connais comme moi ce prince inexorable : Tu sais (combien terrible en ses soudains transports De nos desseins souvent il rompt tous les ressorts. Mais à me tourmenter ma crainte est trop subtile : Mardochée à ses yeux est une âme trop vile.

HYDASPE.

Que tardez-vous? Allez, et faites promptement Élever de sa mort le honteux instrument*.

AMAN.

J'entends du bruit ; je sors. Toi, si le roi m'appelle...

HYDASPE.

Il suffit.

1 Es:h., ch. m, v. 9.

î Ibid.,ch. m, V. lOet 11.

5 Ibid , ch. V, V. 14.

ACTE II, SCÈNE III -251

SCÈNE II

ASSUÉRUS, HYDASPE, ASAPH, SUITE D'ASSUÉRUS.

ASSUÉRUS.

Ainsi donc^ sans cet ami fidèle, Deux traîtri^s dans son lit assassinaient leur roi? Qu'on me laisse; et qu'Asaph seul demeure avec moi.

SCÈNE III ASSUÉRUS, ASAPH.

ASSUÉRUS , assis sur son trône.

Je veux bien l'avouer, de ce couple pertide J'avais presque oublié l'attentat parricide; Et j'ai pâli deux fois au terrible récit Qui vient d'en retracer l'image à mon esprit. Je vois de quel succès leur fureur fut suivie, Et que dans les tourments ils laissèrent la vie. Mais ce sujet zélé qui, d'un œil si subtil, Sut de leur noir complot développer le fil. Qui me montra sur moi leur main déjà levée, Enfin par qui la Perse avec moi fut sauvée. Quel honneur pour sa foi , quel prix a-t-il reçu '?

ASAPn.

On lui promit beaucoup : c'est tout ce que j'ai su.

ASSUÉRUS.

< ) d'un si grand service oubli trop condamnable !

E»(h., ch. VI, V. 3. Josephe [Ant. Jud. lib. XI, c. VI) rapporte ainsi ce fait : Assuérus, se faisant iire les annales de son règne , entendit : " Une pièce de terre a été donnée à celui-ci pour piix d'une belle action; celui-ci a reçu des pré- sents pour sa fidélité. Mais à la conspiration découverte par Mardochée, il remar- qua que ce service était resté sans récompense: aussitôt il lit cesser la li cturo. pour s'occuper de répare l'oubli d'un si p-and bienfait. >

252 ESTHER

Des embarras du trône effet inévitable !

Des soins tumultueux un prince environné i

Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné;

L'avenir l'inquiète, et le présent le frappe :

Mais plus prompt qitô l'éclair le passé nous échappe;

Et, de tant de mortels à toute heure empressés

A nous faire valoir leurs soins intéressés,

Il ne s'en trouve point qui, touchés d'un vrai zèle.

Prennent à notre gloire un intérêt Adèle,

Du mérite oublié nous fassent souvenir,

Trop prompts à nous parler de ce qu'il faut punir.

Ah ! que plutôt l'injure échappe à ma vengeance,

Qu'un si rare bienfait à ma reconnaissance !

Et qui voudrait jamais s'exposer pour son roi*?

Ce mortel qui montra tant de zèle pour moi

Vit -il encore?

ASAPU.

11 voit l'astre qui vous éclaire.

ASSUÉRUS.

Et que n'a-t-il plus tôt demandé son salaire? Quel pays reculé le cache à mes bienfaits?

ASAPH.

Assis le plus souvent aux portes du palais, Sans se plaindre de vous ni de sa destinée, 11 y trame, seigneur, sa vie infortunée.

ASSUÉRUS.

Et je dois d'autant moins oublier sa vertu. Qu'elle-même s'oublie. Il se nomme, dis-tu?...

1 Ce discours d'Assuérus ne peut être regardé comme un lieu commun : il est si vrai, si naturel, si plein de sentiment! Il n'est point inutile à l'action, puisqu'il se: t à excuser l'erreur et la crédulité du roi, complice sans le savoir de la cruauté d'Aman. On le plaint, parce qu'on voit qu'il est, de sa nature, juste et bienfaisant, et qu'il ne fait que le mal qu'on lui cache sous l'apparence du bien. (G.)

2 Ce mouvement rappelle celui de Jimon dans le premier livre de Y Enéide:

Et quisquam niimen .lunonis adoret? *

ACTE II, SCÈNE IV 253

ASAPH.

Mardochée est le nom que je viens de vous lire.

ASSUÉRUS.

Et son pays?

ASAPH.

Seigneur, puisqu'il faut vous le dire. C'est un de ces captifs à périr destinés. Des rives du Jourdain surl'Euphrate amenés.

ASSUÉRUS.

11 est donc Juif? 0 ciel ! sur le point que la vie '

Par mes propres sujets m'allait être ravie.

Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants !

Un Juif m'a préservé du glaive des Persans !

Mais, puisqu'il m'a sauvé, quel qu'il soit, il n'importe.

Holà 1 quelqu'un.

SCÈNE IV ASSUÉRUS, HYDASPE, ASAPH.

HYDASPE.

Seigneur?

ASSDÉRUS.

Regarde à cette porte; Vois s'il s'offre à tes yeux quelque grand de ma cour.

HYDASPE.

Aman à votre porte a devancé le jour 2.

ASSUÉRUS.

Qu'il entre. Ses avis m'éclairerout peut-être.

J Sur le point que se disait encore du temps de Racine; aujourd'hui on ne dit plus que sur le point de. (L.)

2 E»(li , ch. VI, V. i et G. L'usage des grands, dans tout l'Orient, était de se tenir à la perle de lapparlemeut du roi, en attendant quils lussent ap- pelés (G.)

254 ESTHER

SCÈNE V ASSUÉRUS, AMAN, HYDASPE, ASAPH.

ASSUÉRUS.

Approche, heureux appui du trône de tou maître,

Ame de mes conseils, et qui seul tant de fois

Du sceptre dans ma main as soulagé le poids.

Un reproche secret embarrasse mon âme.

Je sais combien est pur le zèle qui t'enflamme;

Le mensonge jamais n'entra dans tes discours,

Et mon intérêt seul est le but tu cours.

Dis-moi donc : que doit faire un prince magnanime

Qui veut combler d'honneurs un sujet qu'il estime ' ?

Par quel gage éclatant, et digne d'un grand roi,

Puis-je récompenser le mérite et la foi?

Ne donne point de borne à ma reconnaissance;

Mesure tes conseils sur ma vaste puissance.

AMAN, à part.

C'est pour toi-même, Aman, que tu vas prononcer ". Et quel autre que toi peut-on récompenser?

ASSUÉRUS.

gue penses-tu ?

AMAN.

Seigneur, je cherche, j'envisage Des monarques persans la conduite et l'usage; Mais à mes yeux en vain je les rappelle tous; Pour vous régler sur eux, que sont-ils prè§ de vous? Votre règne aux neveux doit servir de modèle *. Vous voulez d'un sujet reconnaître le zèle : L'honneur seul peut flatter un esprit généreux :

1 Eilh., ch. vi,v. 6.

2 Ibid.

3 Aux neveux, nepolibus , pour a nus neveux : tour latin, dont je crois qu'il n'existe point d'autre exemple. (G.)

ACTE II, SCÈNE V

Je voudrais donc, seigneur, que ce mortel heureux ' De la pourpre aujourd'hui paré comme vous-même. Et portant sur le front le sacré diadème. Sur un de vos coursiers pompeusement orné, Aux yeux de vos sujets dans Suse fût mené; Que , pour comble de gloire et de magnificence. Un seigneur éminent en richesse, en puissance*'? Enfin de votre empire après vous le premier, Par la bride guidât sou superbe coursier * : Et lui-même, marchant en habits magnifiques, Criât à haute voix daus les places publiques : « Mortels, prosternez- vous 1 c'est ainsi que le roi « Honore le mérite, et couronne la foi. »

ASSUÉRUS.

Je vois que la sagesse elle-même t'inspire : Avec mes' volontés Ion sentiment conspire. Va, ne perds point de temps; ce que tu m'as dicté, Je veux de point en point qu'il soit exécuté '* : La vertu dans l'oubli ne sera plus cachée. Aux portes du palais prends le Juif Mardochée, C'est lui que je prétends honorer aujourd'hui : Ordonne son triomphe et marche devant lui ; ue Suse par ta voix de son nom retentisse, Et fais à son aspect que tout genou fléchisse». Sortez tous.

AMAN , à part.

Dieux !

1 Eftk., ch. VI, V. Set 9.

« Cette qualification de seigneur est moderne. G est cependant un titre que tous les poètes tragiques donnent aux rois et aux grands. (A. M.)

s Cette expression , par la bride, placée au commencement du vers, se trouve relevée et ennoblie par le reste de la phrase, dont le style est pompeux. Ainsj Racine a su placer heureusement, dans la poésie la plus noble, les mots de pavé . de chienu, deboucM, de chevaux, etc. (G.)

* Eilh., ch. VI, V. 16.

5 11 n y a point d'exemples, dans aucune histoire, d'un orgueil aussi profondé-

256 ESTHER

SCÈNE VI

ASSUÉRUS.

Le prix est sans doute inouï , Jamais d'un tel honneur un sujet n'a joui : iMais plus la récompense est grande et glorieuse, Plus même de ce Juif la race est odieuse, Plus j'assure ma vie et montre avec éclat Combien Assuérus redoute d'être ingrat. On verra l'innocent discerné du coupable : Je n'en perdrai pas moins ce peuple abominable; Leurs crimes...

SCÈNE VII

ASSUÉRUS, ESTHER, ÉLISE, THAMAR, UiNE PARTIE DU CHŒUR.

(Esther entre s'àppuyant sur Élise : quatre Israélites soutiennent sa robe.)

ASSUÉRUS.

Sans mon ordre on porte ici ses pas ! Quel mortel insolent vient chercher le trépas? Gardes... C'est vous, Esther? quoi! sans être attendue?

ESTHER.

Mes 611es, soutenez votre reine éperdue.

Je me meurs. (EUe tombe évanouie.)

ASSUÉRUS.

Dieux puissants ! quelle étrange pâleur

ment humilié, ni d'une punition appliquée plus juste à la faute. (L.) Ceux qui disent qu'il n'y a rien de théâtral dans la tragédie d'Esthe7- pourraient-ils montrer, dans les tragédies qu'ils vantent le plus, quelque coup de théâtre plus frappant que celui de la surprise d'Aman, ou plutôt du coup de foudre qui tombe sur lui au moment il s'y attend le moins? Quel tableau du méchant ])ris dans le piège que son orgueil vient de tendre à son roi I comme tous les spectateurs jouissent de la confusion et du désespoir de ce misérable ! Cette situation réunit te double intérêt qu'inspirent la vertu récompensée et le crime puni. ( G.)

ACTE II, SCÈNE VII 257

De son teint tout à coup efface la couleur 1 Esther, que craignez-vous? suis-je pas votre frère '? Est-ce pour vous qu'est fait un ordre si sévère? Vivez : le sceptre d'or que vous tend cette main Pour vous de ma clémence est un gage certain.

ESTHER.

Quelle voix salutaire ordonne que je vive, Et rappelle en mon sein mon âme fugitive?

ASSUÉRUS.

Ne connaissez-vous pas la voix de votre époux? Encore un coup, vivez, et revenez à vous.

ESTHER.

Seigneur, je n'ai jamais contemplé qu'avec crainte ' L'auguste majesté sur votre front empreinte; Jugez combien ce front irrité contre moi Dans mou âme troublée a jeter d'effroi : Sur ce trône sacré qu'environne la foudre J'ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre. Hélas ! sans frissonner quel cœur audacieux Soutiendrait les éclairs qui partaient de vos yeux? Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle ^..

ASSliÉRDS.

U soleil ! ô flambeaux de lumière immortelle ! Je me trouble moi-même; et sans frémissement Je ne puis voir sa peine et son saisissement. Calmez, reine, calmez la frayeur qui vous presse. Du cœur d'Assuérus souveraine maîtresse, Éprouvez seulement son ardente amitié.

1 Etih., ch. XV, V. 12 et 14. Suis-je pas pour ne tuix-je pat . licence dont les auteurs du xvii* siècle usent assez fréquemment.

ï E$ih., ch.xv,v. 10.

3 La colère éiincelle . expression hardie et poétique, dont Racine a pu trouver 1 idi'-e dans Viriiile ; Jgnescuni irœ (.Eneid.,ix,t)6), mais qui, bien des siècles avant Virgile , avait été consacrée par l'usage qu'en fait l'Ecriture : Exardetcet ticui ignis ira tua. (Ps. LX.xxvitl. 43.) (.G.).

17

2o8 ESTHER

Faut -il de mes États vous donner la moitié '?

ESTIIER.

Ah! se peut-il qu'un roi craint de la terre entière, Devant qui tout fléchit et baise la poussière , Jette sur son esclave un regard si serein, Et m'offre sur son cœur un pouvoir souverain?

ASSUÉRUS.

Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire ',

Et ces profonds respects que la terreur inspire,

A leur pompeux éclat mêlent peu de douceur,

Et fatiguent souvent leur triste possesseur.

Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce

nui me charme toujours, et jamais ne me lasse.

De l'aimable vertu doux et puissants attraits 1

Tout respire en Esther l'innocence et la paix :

Uu chagrin le plus noir elle écarte les ombres.

Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres;

nue dis-je? sur ce trône assis auprès de vous,

Des astres ennemis je crains moins le courroux %

Et crois que votre front porte à mon diadème

Un éclat qui le rend respectable aux dieux même.

Osez donc me répondre, et ne me cachez pas

nael sujet important conduit ici vos pas.

Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent*?

Je vois qu'en m'écoutant vos yeux au Ciel s'adressent.

Parlez : de vos désirs le succès est certain,

Si ce succès dépend d'une mortelle main.

1 £»</i..ch. V, V. 3.

2 Tout ce morceau est d un charme de diction pour l'oreille , et encore plus pour l'âme , au-dessus duquel on n'imagine rien. ( L.)

3 Cette expression d'astret ennemit, si belle, si poétique par elle-même, a de plus le mérite de la convenance dans la bouche d'un prince qui adorait le soleil et les astres, et qui croyait à l'astrologie. (L. B.)

* Soins est plus faible quin(érei; mais en poésie, aoim dit plus qu'en prose, et même équivaut à inquiétudee. (G.)

ACTE II, SCÈNE VII 259

ESTHER.

0 bonté qui m'assure autant qu'elle m'honore ' !

Un intérêt pressant veut que je vous implore :

J'attends ou mon malheur ou ma félicité;

Et tout dépend, seigneur, de votre volonté.

Un mot de votre bouche, en terminant mes peines,

Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines.

ASSUÉRUS.

Ah ! que vous enflammez mon désir curieux !

ESTHER.

Seigneur, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux. Si jamais à mes vœux vous fûtes favorable, Permettez, avant tout, qu'Esther puisse à sa table Recevoir aujourd'hui son souverain seigneur, Et qu'Aman soit admis à cet excès d'honneur*. J'oserai devant lui rompre ce grand silence; Et j'ai pour m'expliquer besoin de sa présence.

ASSUÉRUS.

Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez ! Toutefois qu'il soit fait comme vous souhaitez.

(A ceux de sa suite.)

Vous, que l'on cherche Aman; et qu'on lui fasse entendre Qu'invité chez la reine, il ait soin de s'y rendre ^.

1 M'assure ne signifie pas me rassure; et c'est me rassure que l'auteur entend ( Volt.)

2 Esth., cil. V, V.8.

s « Qu'on appelle Aman , dit le roi aussitôt , afin ijuil obéisse à la volonté de la reine. » Esth , ch. v, v. 5.) C'était la plus grande faveur à laquelle on pouvait prétendre dans la Perse. Rarement les rois admettaient a leur table leur mère, jamais leur épouse. (L. R.)

-260 ESTHER .

SCÈNE VIII

ASSUÉRUS, ESTHER, ÉLISE, THAMAR, HYDASPE, UNE PARTIE DU CHŒUR.

HYDASPE.

Les savants Chaldéens, par vos ordres appelés, Dans cet appartement, seigneur, sont assemblés.

ASSUÉRUS. ^

Princesse, un songe étrange occupe ma pensée :

Vous-même en leur réponse êtes intéressée.

Venez, derrière un voile écoutant leurs discours,

De vos propres clartés me prêter le secours '.

Je crains pour vous, pour moi, quelque ennemi perfide.

ESTHER.

Suis-moi , Thamar. Et vous , troupe jeune et timide. Sans craindre ici les yeux d'une profane cour, A l'abri de ce trône attendez mon retour.

SCÈNE IX

Cette scène est partie déclamée et partie chantée.

ÉLISE, UiNE PARTIE DU CHCEUR.

ÉLISE.

Que vous semble, mes sœurs, de l'état nous sommes ? D'Esther, d'Aman, qui le doit emporter? Est-ce Dieu, sont-ce les hommes. Dont les œuvres vont éclater? Vous avez vu quelle ardente colère Allumait de ce roi le visage sévère.

UNE ISRAÉLITE.

Des éclairs de ses yeux l'œil était ébloui,

1 Clartés est ici pour lumieren.

ACTE II, SCÈNE I\ 201

UNE AUTRE.

Et sa voix m'a paru comine un tonnerre horrible.

ÉLISE.

Comment ce courroux si terrible En un moment s'est-il évanoui ?

UNE ISRAÉLITE chante.

Un moment a changé ce courage inflexible : Le lion rugissant est un agneau paisible. Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son cœur Cet esprit de douceur ».

LE CnOEUR chante.

Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son cœur Cet esprit de douceur.

LA MÊME ISRAÉLITE chante.

Tel qu'un ruisseau docile - Obéit à la main qui détourne son cours , Et, laissant de ses eaux partager le secours, Va rendre tout un champ fertile : Dieu, de nos volontés arbitre souverain, Le cœur des rois est ainsi dans ta main.

ÉLISE.

Ah ! que je crains, mes sœurs, les funestes nuages

Qui de ce prince obscurcissent les yeux ! Comme il est aveuglé du cuite de ses dieux !

UNE 1SR.\ÉL1TE.

11 n'atteste jamais que leurs noms odieux.

UNE AUTRE.

Aux feux inanimés dont se parent les cieux '

1 Eslh., ch. V, V. 2.

* Ce vers est une imitation d un verset du livre des Proverbe$ déjà cité, acte I". scène 1". s Louis Racine s'est approprié cette belle expression :

Aux feiii inanimés qui roulent sur leurs têtes. {La Religion, ch. m.)

C'est un fils qui hérite de son père; mais, en passant entre ses mains, le bien a perdu quelque chose de sa valeur : dont se pareni let deux ^ a plus de grâce- que i/ui roulent sur leurs lélef. f^G.)

26^ ESTHER

Il rend de profanes hommages.

UNE AUTRE.

Tout son palais est plein de leurs images.

LE CHŒUR chante

Malheureux, VOUS quittez le maître des humains Pour adorer l'ouvrage de vos mains ' !

UNE ISRAÉLITE chante.

Dieu d'Israi'l. dissipe enfin cette ombre : Des larmes de tes saints quand seras-tu touché?

Quand sera le voile arraché Qui sur tout l'univers jette une nuit si sombre? Dieu d'Israël, dissipe enfio cette ombre : Jusqu'à quand seras-tu caché?

UNE DES PLUS JEUNES ISRAÉLITES.

Parlons plus bas, mes sœurs. Ciel! si quelque infidèle, Écoutant nos discours, nous allait déceler !

ÉLISE.

Quoi ! fille d'Abraham, une crainte mortelle

Semble déjà vous faire chanceler ! ! si l'impie Aman, dans sa main homicide, Faisant luire à vos yeux un glaive menaçant,

A blasphémer le nom du Tout-Puissant

Voulait forcer votre bouche timide !

UNE AUTRE ISRAÉLITE.

Peut-être Assuérus, frémissant de courroux, Si nous ne courbons les genoux Devant une muette idole, Commandera qu'on nous immole. Cbère sœur, que choisirez-vous ?

LA JEUNE ISRAÉLITE.

Moi je'pourrais trahir le Dieu que j'aime ! J'adorerais un Dieu sans force et sans vertu.

1 Confundantur omnes qui adorant sculptilia. et qui gloriantur in simulacris suis. (Ps.xcvi, V. 7.)

ACTE 11, SCENE l\ ^ 263

Reste d'un tronc par les vents abattu, Qui ne peut se sauver lui-même !

LE CHCEUR chante.

Dieux impuissants, dieux sourds, tous ceux qui vous implorent Ne seront jamais entendus : Que les démons et ceux qui les adorent Soient à jamais détruits et confondus!

UNE ISRAÉLITE chante.

Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis '. Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie. Dans les craintes, dans les ennuis, En ses bontés mon âme se confie. Veut-il par mon trépas que je le glorifie? Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis. Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.

ÉLISE.

Je n'admirai jamais la gloire de l'impie.

UNE AUTRE ISRAÉLITE.

Au bonheur du méchant qu'une autre porte envie.

ÉLISE.

Tous ses jours paraissent charmants *;

L'or éclate en ses vêtements : Son orgueil est sans borne ainsi que sa richesse; Jamais l'air n'est troublé de ses gémissements ; Il s'endort, il s'éveille au son des instruments;

Son cœur nage dans la mollesse.

UXE AUTRE ISRAÉLITE.

Pour comble de prospérité, H espère revivre en sa postérité ;

1 Cette strophe est la seule qui paraisse faible et au-dessous du génie lyrique de l'auteur. (G.)

5 Vae qui consurgitis mane ad ebrietatern sectandam et potandum usque ad vesperam. ut vino aesluetisl Cilhara, et iyra, et tympanum , et tibia, et vinum. in conviviis vestris; etopus Domini non respicitis, ner opéra uianuum cius consi deratis. (/»ii>, ch. v, v. H et t2.)

2iii ESTHER

Et d'enfants à sa table une riante troupe Semble boire avec lui la joie à pleine coupe '

( Tout le reste est chanté.) LE CHŒUR.

Heureux, dit-on, le peuple florissant Sur qui ces biens coulent en abondance ! Plus heureux le peuple innocent Qui dans le Dieu du ciel a mis sa confiance - !

UNE ISRAÉLITE seule.

Pour contenter ses frivoles désirs L'homme insensé vainement se consume;

Il trouve l'amertume

Au milieu des plaisirs.

UNE AUTRE, seule.

Le bonheur de l'impie est toujours agité : Il erre à la merci de sa propre inconstance.

Ne cherchons la félicité

Que dans la paix et l'innocence.

LA MÊME, avec une autre

0 douce paix I 0 lumière éternelle ! Beauté toujours nouvelle ! Heureux le cœur épris de tes attraits ! 0 douce paix ! 0 lumière éternelle ! Heureux le cœur qui ne te perd jamais !

1 Boire la joie, expression énergique et audacieuse, empruntée de Virgile, qui dit en parlant de Didon : Lonrjumque bibebal amorem. Mais Virgile est beaucoup plus hardi. Racine emploie un correctif; il se sert du mot coupe , qui adoucit la métaphore. J.-B. Rousseau, dans sa cantate de Bacchus, a plus imité Racine que Racine n'a imité Virgile ;

La céleste troope, Dans ce jus vante', Boit à pleine coupe L'immortalité.

(G.)

2 Beatum dixerunt populum cui haec sunt: beatus populus cujus Dominus Deu* ejus. (Ps. cxLiii , V. 13.)

ACTE H, SCÈNE IX -26c

LE CHOEUR.

0 douce paix ! 0 lumière éternelle ! Beauté toujours nouvelle ! 0 douce paix ! Heureux le coeur qui ne te perd jamais !

LA MÊME, seule.

Nulle paix pour l'impie. 11 la cherche, elle fuit i ; Et le calme en son cœur ne trouve point de place ;

Le glaive au dehors le poursuit,

Le remords au dedans le glace*.

UNE AUTllE.

La gloire des méchants en un moment s'éteint : L'affreux tombeau pour jamais les dévore. Il n'en est pas ainsi de celui qui te craint; Il renaîtra, mon Dieu, plus brillant que l'aurore.

LE CHCEUIl.

0 douce paix ! Heureux le cœur qui ne te perd jamais !

ÉLISE , sans chanter.

Mes sœurs, j'entends du bruit dans la chambre prochaine. On nous appelle, allons rejoiildre notre reine.

1 Impii autem quasi mare fervens quod quiescere non (wtest... Non est pax impiis. (haie, ch. LVii, v. 20 et 21, et ch. xlviii, v. 22.) * Foris gladius, etintus pavor. (Deulér.. xxxii. v. 32.)

FIN DU DEUXIEME ACTE.

266 ESTHER

ACTE TROISIEME

Le théâtre représente les jardins d'Esther, et un des côtés du salon se fait le festin.

SCÈNE I AMAN, ZARÉS.

ZARÈ6.

C'est donc ici d'Esther le superbe jardin S Et ce palais pompeux est le lieu du festin? Mais, tandis que la porte eu est encor fermée , Écoutez les conseils d'une épouse alarmée. Au nom du sacré nœud qui me lie avec vous *, Dissimulez, seigneur, cet aveugle courroux; Éclaircissez ce front la tristesse est peinte '; Les rois craignent surtout le reproche et la plainte. Seul entre tous les grands par la reine invité, Ressentez donc aussi cette félicité. Si le mal vous aigrit, que le bienfait vous touche. Je l'ai cent fois appris de votre propre bouche :

1 Le scrupule sur lunite du lieu jusqu au point de la renfermer dans un même appartement , comme Racine l'a pratiqué d'ordinaire , est une perfection , mais non pas une règle. Il e§t d'autant plus raisonnable de ne pas s y astreindre rigou- reusement, qu'on se priverait par de bien des sujets, et de nombre de beautés tout autrement essentielles. L'esprit du précepte est rempli quand la vraisem- blance n'est pas violée. (L.)

2 Du temps de Racine , le mot sacre , placé devant le substantif, ne produisait point encore un effet désagréable : aujourd'hui l'usage veut qu'on mette sacre après son substantif. ( G.)

" N'éclaircirez-vous point ce front chargé d'ennuis? " (Boileai'.)

ACTE III, SCÈiNE l 267

Quiconque ne sait pas dévorer un affront , Ni de fausses couleurs se déguiser le front , Loin de l'aspect des rois qu'il s'écarte , qu'il fuie ! Il est des contre-temps qu'il faut qu'un sage essuie : Souvent avec prudence un outrage enduré Aux honneurs les plus hauts a servi de degré.

AMAN.

0 douleur! ô supplice affreux à la pensée !

0 honte qui jamais ne peut être effacée !

Un exécrable Juif, l'opprobre des humains,

S'est donc vu de la pourpre habillé par mes mains 1

C'est peu qu'il ait sur moi remporté la victoire;

Malheureux, j'ai servi de héraut à sa gloire !

Le traître, il insultait à ma confusion ;

Et tout le peuple même, avec dérision

Observant la rougeur qui couvrait mon visage,

De ma chute certaine en tirait le présage.

Roi cruel, ce sont les jeux tu te plais !

Tu ne m'as prodigué tes perfides bienfaits

Que pour me faire mieux sentir ta tyrannie,

Et m'accabler enfin de plus d'ignominie '

ZARÈS.

Pourquoi juger si mal de son intention ? Il croit récompenser une bonne action. Ne faut-il pas. seigneur, s'étonner, au contraire, Qu'il en ait si longtemps différé le salaire? Du reste, il n'a rien fait que par votre conseil; Vous-même avez dicté tout ce triste appareil : Vous êtes après lui le premier de l'empire. Sait-il toute l'horreur que ce Juif vous inspire?

AMAN.

Il sait qu'il me doit tout, et que, pour sa grandeur ',

1 On assure qu'un ministre qui était encore en place alors (M. de Louvois ) avait donné lieu à ce vers . parce que , dans un mouvement de colère . il avait dit luelque chose de semblable. ;L. R.j

268 ESTHER

J'ai foulé sous mes pieds remords, crainte, pudeur; Qu'avec un cœur d'airain exerçant sa puissance. J'ai fait taire les lois, et gémir Tinnocence; Que pour lui des Persans bravant l'aversion . J'ai chéri, j'ai cherché la malédiction : Et, pour prix de ma vie à leur haine exposée , Le barbare aujourd'hui m'expose à leur risée !

ZARÈS.

Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter?

Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater,

Ce soin d'immoler tout à son pouvoir suprême,

Entre nous, avait-il d'autre objet que vous-même '?

Et, sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés.

N'est-ce pas à vous seul que vous les immolez?

Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste...

Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste.

Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi,

Ce Juif, comblé d'honneurs, me cause quelque effroi '

Les malheurs sont souvent enchaînés l'un à l'autre ;

Et sa race toujours fut fatale à la vôtre.

De ce léger affront songez à profiter.

Peut-être la fortune est prête à vous quitter;

Aux plus affreux excès son inconstance passe :

Prévenez son caprice avant qu'elle se lasse.

tendez-vous plus haut? Je frémis quand je voi

Les abîmes profonds qui s'offrent devant moi ;

La chute désormais ne peut être qu'horrible.

Osez chercher ailleurs un destin plus paisible :

Regagnez l'Hellespont et ces bords écartés

1 C'est dans l'esprit seul des spectateurs que ces idées doivent naître. Instruits du caractère d Aman , ils savent bien que tout ce que ce favori se vante d'avoir fait pour le roi, il ne l'a fait que pour lui-même ; mais est-il dans les convenances que la femme d'Aman parle ainsi? Ne devrait-elle pas plutôt se plaindre de l'injustice du roi? Ce qu'Aman n'ose s'avouer à lui-même , est-ce à Zarès à le lui dire aussi froidement? (A. Martin.)

2 Esih., ch. VI, V. 13.

ACTE III, SCÈNE II 269

"VOS aïeux errants jadis furent jetés ,

Lorsque des Juifs contre eux la vengeance allumée

Chassa tout Amalec de la triste Idumée '.

Aux malices du sort enfin dérobez-vous;

Nos plus riches trésors marcheront devant nous

Vous pouvez du départ me laisser la conduite;

Surtout de vos enfants j'assurerai la fuite.

N'ayez soin cependant que de dissimuler.

Contente, sur vos pas vous me verrez voler :

La mer la plus terrible et la plus orageuse

Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse.

Mais à grands pas vers vous je vois quelqu'un marcher;

C'est Hydaspe.

SCÈNE II AMAN, ZARÈS, HYDASPE.

HYDASPE.

Seigneur, je courais vous chercher *. Votre absence en ces lieux suspend toute la joie ; Et pour vous y conduire Assuérus m'envoie.

AMAN.

Et Mardochée est-il aussi de ce festin'?

HYDASPE.

A la table d'Esther portez-vous ce chagrin ? Quoi! toujours de ce Juif l'image vous désole? Laissez-le s'applaudir d'un triomphe frivole. Croit-il d' Assuérus éviter la rigueur?

> On ne dirait point tout Hercule pour les HéracUits , tout Pailante pour les Pallantiies. Mais comme, dans le style de lÉcriture Siiinte, on dit tout Israël pour le peuple d Israël, on peut dire tout Amalec pour \ts AmaléciUii , dont il fut le père. (L. R.)

* Esih., ch. VI, V. li.

3 Question amere et ironique, qui peint les tourments secrets auxquels le cœur d Aman est en jjroie (G.)

270 ESTHER

Ne possédez -vous pas son oreille et son cœur? On a payé le zèle, od punira le crime ; Et l'on vous a, seigneur, orné votre victime. Je me trompe, ou vos vœux par Esther secondés Obtiendront plus encorque vous ne demandez.

AMAN.

Croirai-je le bonheur que ta bouche m'annonce?

HYPASPE.

J'ai des savants devins entendu la réponse : Ils disent que la main d'un perfide étranger Dans le sein de la reine est prête à se plonger. Et le roi, qui ne sait trouver le coupable , N'impute qu'aux seuls Juifs ce projet détestable,

AMAN.

Oui, ce sont, cher ami, des monstres furieux : Il faut craindre surtout leur chef audacieux. La terre avec horreur dès longtemps les endure, Et l'on n'en peut trop tôt délivrer la nature. Ah ! je respire entin. Chère Zarès, adieu.

HYDASPE.

Les compagnes d'Esther s'avancent vers ce lieu : Sans doute leur concert va commencer la fête. Entrez, et recevez l'honneur qu'on vous apprête.

SCENE III ÉLISE, LE CHCEUR.

Ceci se récite sans chant. UNE DES ISRAÉLITES.

C'est Aman.

UNE AUTRE.

C'est lui-même; et j'en frémis, ma sœur.

ACTE m. SCÈNE III 271

LA PREMIÈRE.

Mon cœur de crainte et d'horreur se resserre.

l'autre C'est d'Israël le superbe oppresseur. LA première. C'est celui qui trouble la terre.

ÉLISE.

Peut-on, en le voyant, ne le connaître pas ! L'orgueil et le dédain sont peints sur son visage.

UNE ISRAÉLITE.

On lit dans ses regards sa fureur et sa rage.

UNE AUTRE.

Je croyais voir marcher la mort devant ses pas. '

UiNE DES PLUS JEUNES.

Je ne sais si ce tigre a reconnu sa proie : Mais, en nous regardant, mes sœurs, il m'a semblé Qu'il avait dans les yeux une barbare joie Dont tout mon sang est encore troublé.

ÉLISE.

Que ce nouvel honneur va croître son audace ' !

Je le vois, mes sœurs, je le voi : A la table d'Esther l'insolent près du roi A déjà pris sa place.

UNE DES ISRAÉLITES.

Ministre du festin , de grâce , dites- nous , nuels mets à ce cruel, quel vin préparez-vous?

UNE AUTRE.

Le sang de l'orphelin,

UNE TROISIÈME.

Les pleurs des misérables ,

LA SECONDE.

Sont ses mets les plus agréables.

1 Nouvel exemple du verbe croUre pris activement. (G.)

272 ESTHER

LA. TROISIÈME.

C'est son breuvag:e le plus doux.

ÉLISE.

Chères sœurs , suspendez la douleur qui vous presse. Chantons, on nous l'ordonne; et que puissent nos chants Du cœur d'Assuérus adoucir la rudesse. Comme autrefois David, par ses accords touchants, Calmait d'un roi jaloux la sauvage tristesse !

Tout le reste de cette scène est chanté. UNE ISRAÉLITE.

Que le peuple est heureux, Lorsqu'un roi généreux. Craint dans tout l'univers, veut encore qu'on l'aime ! Heureux le peuple ! heureux le roi lui-même !

TOUT LE CHCEUR.

0 repos ! ô tranquillité ! 0 d'un parfait bonheur assurance éternelle ! Quand la suprême autorité Dans ses conseils a toujours auprès d'elle La justice et la vérité !

Les quatre stances suivantes sont chantées alternativement par une voix seule et par le chœur.

UNE ISRAÉLITE.

Rois, chassez la calomnie* : Ses criminels attentats Des plus paisibles États Troublent l'heureuse harmonie.

1 Saiil. Quandocumque spiritus malus arripiebat Saul , David toUebat citha- ramet percutiebat manu sua; et refocillabatur Saul, et levius habebat; recedebat enim ab eo spiritus malus. (/ RoU. xvi, 23.)

2 Ces strophes sont remarquables par l'élégance et la grâce , par une heureuse facilité de style. On leur a souvent comparé la paraphrase du psaume cxix, contre les calomniateurs; mais les vers de J.-B. Rousseau n'ont rien de commun avec ceux de Racine, qui s'adressent aux rois, et n'ont pour objet que la calomnie politique. Louis Racine disait que son pare se félicitait de ces quatre statues, qui contiennent des vérités utiles aux rois. (G.)

ACTE ni, SCÈNE III 273

Sa fureur, de sang avide, Poursuit partout l'innocent. Rois, prenez soin de l'absent Contre sa langue homicide.

De ce monstre si farouche Craignez la feinte douceur : La vengeance est dans son cœur ', Et la pitié dans sa bouche.

La fraude adroite et subtile Sème de fleurs son chemin : Mais sur ses pas vient enfin Le repentir inutile.

ONE ISRAÉLITE seule.

D'un souffle l'aquilon écarte les nuages ,

Et chasse au loin la foudre et les orages : Un roi sage , ennemi du langage menteur, Écarte d'un regard le perfide imposteur

UNE AUTRE.

J'admire un roi victorieux, gue sa valeur conduit triomphant en tous lieux. Mais un roi sage et qui hait l'injustice*, (jui sous la loi du riche impérieux Ne souflre point que le pauM-e gémisse ,

Est le plus beau présent des cieux.

UNE AUTRE.

La veuve en sa défense espère;

UNE AUTRE.

De l'orphelin il est le père;

« Voltaire se souvenait sans doute de ces vers lorsqu'il a dit', en parlant de I hypocrisie :

Le ciel est dans ses yeui , l'enfer est dans son cœur. * Il y avait sans doute quelque courage à faire chanter de pareils vers devant Louis XIV; mais le prince qui s'accusa si noblement lui-même d'avoir aimé la ijuerre était digne d'entendre ces sublimes leçons. ( G.)

18

-27 i ESTHER

TOUTES ENSEMBLE.

Et les larmes du juste implorant son appui Sont précieuses devant lui ' .

UNE ISRAÉLITE seule.

Détourne, roi puissant, détourne tes oreilles De tout conseil barbare et mensonger. Il est temps que tu t'éveilles : Dans le sang innocent ta main va se plonger

Pendant que tu sommeilles. Détourne, roi puissant, détourne tes oreilles De tout conseil barbare et mensonger.

UNE AUTRE.

Ainsi puisse sous toi trembler la terre entière !

Ainsi puisse à jamais contre tes ennemis

Le bruit de ta valeur te servir de barrière !

S'ils t'attaquent, qu'ils soient en un moment soumis.

Que de ton bras la force les renverse ;

Que de ton nom la terreur les disperse : Que tout leur camp nombreux soit devant tes soldats

Gomme d'enfants une iroupe inutile; Et si par un chemin il entre en tes États, Qu'il en sorte par plus de mille -.

SCÈNE IV ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉLISE, LE CHCEUR.

ASSUÉRUS à Esther.

Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes :

1 Rousseau a presque copié ces vers ( liv. 1 , o(U v.)

Et les larmes de l'innocence Sont précieuses devant lui,

2 L'arrangement de cette phrase a quel(|ue chose de pénible qui nuit à la rapidité et à l'élégance du style. Racine dit : Que la terreur de ton nom disperse les ennemis .■ si tout leur camp nombreux entre en tes Etals, qu'il en sorte. Peut-on dire d'un camp <iu'il entre et qu'il sort ? Sans doute le mot est employé pour troupe et pour armée; il donne même une idée de l'immensité des ennemis; mais il nous semble manquer de correction. (A. M.)

ACTE m, SCÈNE IV

Une noble pudeur à tout ce que vous faites Donne un prix que n'ont point ni la pourpre ni l'or. Quel climat renfermait un si rare trésor? Dans quel sein vertueux avez- vous pris naissance? Et quelle main si sage éleva votre enfance? Mais dites promptement ce que vous demandez : Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés', Dussiez-vous, je l'ai dit, et veux bien le redire, Demander la moitié de ce puissant empire -.

ESTHER.

Je ne m'égare point dans ces vastes désirs. Mais puisqu'il faut enfin expliquer mes soupirs, Puisque mon roi lui-même à parler me convie,

(Elle se jeUe aux pieds du roi.)

J'ose VOUS implorer, et pour ma propre vie'. Et pour les tristes jours d'un peuple infortuné Qu'à périr avec moi vous avez condamné.

ASSUÉRUS , la relevant.

A périr ! Vous ! Quel peuple? et quel est ce mystère *?

AMAN, à part.

Je tremble.

ESTllEB.

Esther, seigneur, eut un Juif pour son père; De vos ordres sanglants vous savez la rigueur.

AMAîî , à part.

Ah 1 dieux !

ASSUÉRUS.

Ah ! de quel coup me percez vous le cœur ! Vous la fille d'un Juif ! quoi ! tout ce que j'aime,

1 Détirt pour deniande$esl une hardiesse permise aux poètes. On dit fn prose HuHifaire, combler le» désirs, accorder le» demandti. Racine emploie le dMir pour la chose désirée (G.)

» Emh., ch. V, v. 6.

s Ibid., ch. VII, V. 3 et 4.

» lb\i., ch. VII, V. 5.

-276 ESTHER

Cette Esther, l'innocence et la sagesse même, Que je croyais du Ciel les plus chères amours, Dans cette source impure aurait puisé ses jours 1 Malheureux !

ESTHER.

Vous pourrez rejeter ma prière : Mais je demande au moins que, pour grâce dernière, Jusqu'à la tin, seigneur, vous m'entendiez parler. Et que surtout Aman n'ose point me troubler.

ASSUÉRUS.

Parlez.

ESTHER.

0 Dieu, confonds l'audace et l'imposture ! Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature. Que vous croyez, seigneur, le rebut des humains. D'une riche contrée autrefois souverains. Pendant qu'ils n'adoraient que le Dieu de leurs pères, Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères. Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux, N'est point tel que l'erreur le figure à vos yeux. L'Éternel est son nom; le monde est son ouvrage : Il entend les soupirs de l'humble qu'on outrage, Juge tous les mortels avec d'égales lois, Et du haut de son trône interroge les rois ' : Des plus fermes États la chute épouvantable. Quand il veut, n'est qu'un jeu de sa main redoutable Les Juifs à d'autres dieux osèrent s'adresser : Rois, peuples, eu un jour tout se vit disperser; Sous les Assyriens leur triste servitude Devint le juste prix de leur ingratitude.

Mais, pour punir enfin nos maîtres à leur tour.

1 Jamais on ne fit un si noble usage de la poésie; jamais on ne porta si haut 1 art des vers. C'est à la lecture de ces vers sublimes que Voltaire, dans toute la naïveté du sentiment dont il était pénétré , s'écriait n On a honte de faire des vers quand on en lit de pareils. « (L. et G.;^

ACTE m, SCÈNE IV 277

Dieu fit choix de Cyms avant qu'il vît le jour ' , L'appela par son nom, le promit à la terre , Le fit naître, et soudain l'arma de son tonnerre. Brisa les fiers remparts et les portes d'airain. Mit des superbes rois la dépouille en sa main, De son temple détruit vengea sur eux l'injure : Babylone paya nos pleurs avec usure. Cyrus, par lui vainqueur, publia ses bienfaits . Regarda notre peuple avec des yeux de paix . Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines; Et le temple déjà sortait de ses ruines. Mais , de ce roi si sage héritier insensé ', Son fils interrompit l'ouvrage commencé. Fut sourd à nos douleurs. Dieu rejeta sa race, Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place. Que n'espérions-nous point d'un roi si généreux ' ! Dieu regarde en pitié son peuple malheureux. Disions-nous; un roi règne, ami de l'innocence. Partout du nouveau prince on vantait la clémence : Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris. Ciel ! verra-t-on toujours par de cruels esprits Des princes les plus doux l'oreille environnée, Et du bonheur public la source empoisonnée ! Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté Est venu dans ces lieux soufller la cruauté :

J Ce vers et les suivants sont la traduction poétique des quatre premiers versets du quarante-cinquième chapitre d'Isaïe. Bossuet, dans un style digne du pro- phète, avait déjà traduit ou plutôt paraphrasé ce passage disaïe: « Quel autre a fait un Cyrus, si ce n est Dieu, qui l'avait nommé deux cents ans avant sa nais sance dans les oracles d'Isaïe 1 Tu nés pas encore, lui disait-il; mais je te vois, et je t ai nommé par ton nom : tu t'appelleras Cyrus. Je marcherai devant loi dans les combats; à ton approche, je mettrai les rois en fuile, je briserai les portes d'airain. C'fst moi qui étends les cieux, qui soutiens la terre, qui nomme ''e qui est comme ce qui n'est pas. » Oraiton funèbre du yrand Condé. (G.)

î Cambyse.

3 Ce morceau est d'autant plus adroit, qu'Esthermet rl;ms la bouche des Jui^» les louanges d'Assuérus. (L. B.)

278 ESÏHEK

Un ministre ennemi de votre propre gloire...

AMAN.

De votre gloire ! moil Ciel 1 le pourriez-vous croire? Moi qui n'ai d'autre objet ni d'autre dieu...

ASSUÉRUS.

Tais -toi'. Oses -tu donc parler sans l'ordre de ton roi !

ESTHER.

Notre ennemi cruel devant vous se déclare *.

C'est lui; c'est ce ministre in6dèle et barbare

Qui , d'un zèle trompeur à vos yeux revêtu,

Contre notre innocence arma votre vertu.

Et quel autre, grand Dieu! qu'un Scythe impitoyable

Aurait de tant d'horreurs dicté l'ordre effroyable?

Partout l'affreux signal en même temps donué

De meurtres remplira l'univers étonné :

On verra, sous le nom du plus juste des princes,

Un perfide étranger désoler vos provinces,

Et dans ce palais même, en proie à son courroux,

Le sang de vos sujets regorger jusqu'à vous.

Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée? Quelle guerre intestine avons-nous allumée? Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis ? Fut- il jamais au joug esclaves plus soumis ? Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie, Pendant que votre main sur eux appesantie A leurs persécuteurs les livrait sans secours, Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours, De rompre des méchants les trames criminelles,

1 La dureté de cet ordre est une image fidèle du mépris qu'avaient les des])otes de l'Asie pour ces premiers esclaves de leurs caprices. Auguste, dans une mo- narchie naissante et beaucoup plus polie que celle de Perse, parle autrement à Cinna; il lui dit du ton le plus modéré : Tu tiens mal ta promesse; acte V, scène I. (G.)

î Eslh.. ch. vu . V. 6.

ACTE 111, SCÈNE IV 279

De mettre votre trône à l'abri de ses ailes •. N'en doutez point, seigneur, il fut votre soutien : Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l'Indien ^, Dissipa devant vous les innombrables Scythes, Et renferma les mers dans vos vastes limites : Lui seul aux yeux d'un Juif découvrit le dessein De deux traîtres tout prêts à vous percer le sein. Hélas ! ce Juif jadis m'adopta pour sa lille.

ASSUÉRUS.

Mardochée?

ESTU£R.

Il restait seul de notre famille. Mon père était son frère. Il descend comme moi Du sang infortuné de notre premier roi '. Plein d'une juste horreur pour un Amalécite, Race que notre Dieu de sa bouche a maudite, Il n'a devant Aman pu fléchir le genou , Ni lui rendre un honneur qu'il ne croit qu'à vous. De contre les Juifs et contre Mardochée Cette haine, seigneur, sous d'autres noms cachée. En vain de vos bienfaits Mardochée est paré : A la porte d'Aman est déjà préparé D'un infâme trépas l'instrumeul exécrable; Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable,

1 Corneille, dans Polyeucte , acte IV, sr. vi. dit ;

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.

Voltaire fait reinar(]uer que Racine a exprimé la même chose dans les cinq vers qui précèdent, puis ajoute - " Sévère, qui parle en homme d'État, ne dit qu'un mot. et ce mot est plein d'énergie. Esther, qui veut toucher Assuérus, étend davantage cette idée; Sévère ne fait qu'une rétlexion, tsther fait une prière: ainsi, 1 un doit être concis, et l'autre déployer une élo<|ueiice attendrissante. Ce sont des beautés différentes et toutes deux à leur place. On peut souvent faire de ces compa- raisons : rien ne contribue davantage à épurer le goût. "

ï Quel tableau, quelle situation que celle de l'innocence plaidant elle-même sa cause en présence du calomniateur, au tribunal d'un souverain trompé par la calomnie'. Qu'y a-t il de plus intéressant, de plus théâtral? (G.)

s Gis , de la tribu de Benjamin , était père de Satil , et l'un des aïeux de Mar- dochée. (L. B.)

280 ESTHEH

Des portes du palais par son ordre arraché, Couvert de votre pourpre y doit être attaché.

ASSUÉRUS.

Quel jour mêlé d'horreur vient effrayer mon âme î Tout mon sang de colère et de honte s'enflamme. J'étais donc le jouet... Ciel, daignez m'éclairer ! Un moment sans témoins cherchons à respirer '. Appelez Mardochée, il faut aussi l'entendre ^

(Assuérus s'éloigne.) UNE ISRAÉLITE.

Vérité que j'implore, achève de descendre!

SCÈNE V ESTHER, AMAN, ÉLISE, LE CHŒUR.

AMAN , à Esther.

D'un juste étonnement je demeure frappé '.

Les ennemis des Juifs m'ont trahi, m'ont trompé :

J'en atteste du Ciel la puissance suprême,

En les perdant j'ai cru vous assurer vous-même ^

Princesse, en leur faveur employez mon crédit :

Le roi, vous le voyez, flotte encore interdit s.

Je sais par quels ressorts on le pousse, on l'arrête;

El fais, comme il me plaît, le calme et la tempête.

Les intérêls des Juifs déjà me sont sacrés.

Parlez : vos ennemis, aussitôt massacrés.

Victimes de la foi que ma bouche vous jure.

De ma fatale erreur répareront l'injure.

Quel sang demandez-vous ?

1 Eslh., ch. VII, V. 7.

2 Cette sortie d'Assuérus , quoique conforme à l'histoire , a été l'objet d'une juste critique. 11 est évident qu'elle n'est pas assez motivée. (A. M.)

3 Esth., cb. VII, V. 6.

* Vous assurer, c'est-à-dire assurer voire fortune et votre vie. •' C'est-k-dire doute encore s'il prendra les inte'réts des Juifs.

ACTE III, SCÈNE VI 281

ESTHER.

Va, traître, laisse-moi: Les Juifs n'attendent rien d'un méchant tel que toi. Misérable! le Dieu vengeur de l'innocence, Tout prêt à te juger tient déjà sa balance : Bientôt ton juste arrêt te sera prononcé. Tremble : son jour approche, et ton règne est passé '.

AMAN.

Oui, ce Dieu, je l'avoue, est un Dieu redoutable. iMais veut-il que l'on garde une haine implacable? C'en est fait : mon orgueil est forcé de plier. L'inexorable Aman est réduit à prier *.

(Il se jette aux pieds d'Esther.)

Par le salut des Juifs, par ces pieds que j'embrasse, Par ce sage vieillard, l'honneur de votre race. Daignez d'un roi terrible apaiser le courroux : Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux.

SCENE VI

ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉLISE, LE CHŒUR, GARDES.

ASSUÉRUS.

Quoi! le traître sur vous porte ses mains hardies ' ! Ah ! dans ses yeux confus je lis ses perfidies; Et son trouble, appuyant la foi de vos discours, . De tous ses attentats me rappelle le cours.

< Corneille n';t rien de plus m;"ile, de plus fier, de plus terrible. Jamais on n'a mis dans un plus grand jour In supériorité naturelle do la vertu sur le vice. (G.) Casimir Delavigne a imité ce vers dans son ode à Napoléon : Adien, ton règne eipire, et ta gloire est passée.

î £»</(., ch. vil, V. 7.

3 ibid.. ch. VII, V. 9.

282 ESTHER

Qu'à ce monstre à l'instant l'âme soit arrachée; Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée *, Apaisant par sa mort et la terre et les cieux. De mes peuples vengés il repaisse les yeux.

( Aman est emmené par les gardes.

SCENE VII

ASSUÉRUS, ESTHER, MARDOCHÉE, ÉLESE, LE CHfJEUR.

ASSUÉRUS à Mardochée.

Mortel chéri du Ciel, mon salut et ma joie,

Aux conseils des méchants Ion roi n'est plus en proie;

Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu :

Viens briller près de moi dans le rang qui t'est *.

Je te donne d'Aman les biens et la puissance :

Possède justement son injuste opulence.

Je romps le joug funeste les Juifs sont soumis ',

Je leur livre le sang de tous leurs ennemis :

A l'égal des Persans je veux qu'on les honore,

Et que tout tremble au nom du Dieu qu'Esther adore.

Rebâtissez son temple , et peuplez vos cités ;

Que vos heureux enfants dans leurs solennités

Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire*.

Et qu'à jamais mon nom vive dans leur mémoire.

1 Eilh., ch. VII, V. 9.

2 Ibid., ch. viii, V. I.

5 pour auquel; négligence grammaticale. (G.)

4 Cette fête, appelée le Phur ou le Sort . est encore aujourd'hui célébrée par les Juifs le quatorzième jour d'Adar, dernier mois de l'année hébraïque, et qui répond aux mois de février et de mars. On l'appelait la fête du Sort . parce que le sort fut jeté dans l'urne devant Aman pour savoir en quel mois et quel jour on devait exterminer tous les Juifs. (G.)

ACTE 111, SCÈiNE Mil 283

SCENE Vin

ASSUÉRUS, ESTHER, MARDOCHÉE, ASAPH. ÉLISE, LE CHŒUR.

ASSUÉRUS.

Que veut AsapB ?

ASAPH .

Seigneur, le traître est expiré, Par le peuple en fureur à moitié déchiré. On traîne, on va donner en spectacle funeste ' De son corps tout sanglant le misérable reste.

MARDOGHÉE.

Roi, qu'à jamais le Ciel prenne soin de vos ours ! Le péril des Juifs presse, et veut un pionipt secours.

ASSUÉRUS.

Oui, je t'entends. Allons par des ordres contraires Révoquer d'un méchant les ordres sanguinaires-.

ESTHER.

0 Dieu, par quelle route inconnue aux mortels Ta sagesse conduit ses desseins éternels ' !

1 On dit très-bien donner en spettade. mais non donner en ipeclaele funeste. parce que ces mots donner en spectacle ne forment, pour ainsi dire, qu'un seul verbe composé. (D'Olivet."

i Esth.. ch. VIII, V. S.

3 Ce denoûment laisse les esprits frappés d'étonnemenl et iladmiration. La chute épouvantable et soudaine d'un ministre injuste et barbare, le retour d'un grand monarque vers la justice et la vérité, une nation innocente dérobée aux massacres préparés par la haine et par la vengeance , la vertu et la piété arrachées aux em- bûches des méchants, et récompensées dans cette même cour régnait l'esprit de vertige et d'erreur : tous ces grands événements ont (iuel(|ue chose de plus tragique et de plus théâtral, de plus digne de la poésie et de la scène, que la peinture des folles passions. (G.)

â8i ESTHER

SCÈNE IX LE CHOEUR.

TOUT LE CHOEUR.

Dieu fait triompher l'innocence, Chantons, célébrons sa puissance.

UNE ISRAÉLITE.

Il a vu contre nous les méchants s'assembler, Et notre sang prêt à couler;

Gomme l'eau sur la terre ils allaient le répandre ' Du haut du Ciel sa voix s'est fait entendre; L'homme superbe est renversé, Ses propres flèches l'ont percé.

UNE AUTRE.

J'ai VQ l'impie adoré sur la terre ' ;

Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux Son front audacieux ; Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,

Foulait aux pieds ses.ennemis vaincus; Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus.

1 EfTuderunt sanguinem eorum tanquum aquam. (P». lxxviii , 3.)

2 Boileau disait que la sublimité des psaumes était l'écueil de tous les traducteurs ; que leur majestueuse tranquillité ne pouvait être rendue que bien difficilement par la plume des plus grands maîtres; qu'elle avait souvent désespéré M. Racine; qu'il était pourtant venu à bout de traduire admirablement cet endroit du Psal miste : « Vidi impium superexalta tum . et elevatum sicut cedros Libaiii ; et trans- ivi , et ecce non erat. » Ps. xxxvr, 3o et 3ti. (L. R.)

Bossuet a dit : « Alors l'homme puissant tombera d'une grande chute, comme le cèdre du Liban. Tous ceux qui se reposaient sous son ombre se retireront de lui, de peur d être accablés sous sa ruine; et l'on dira en levant les épaules : Est-ce ce grand arbre dont l'ombre couvrait toute la terre ? Il n'en reste plus qu'un tronc inutile. »

Massillon a paraphrasé ainsi le même passage dans son Pelii Carême : « Je sais que l'impie prospère quelquefois ; qu'il parait élevé comme le cèdre du Liban, et qu'il semble insulter le Ciel par une gloire orgue. lieuse qu'il ne croit tenir que de lui même. Mais attendez, son élévation va lui creuser son précipice : la main 4u Seigneur l'arrachera bientôt de dessus la terre.

ACTE III, SCÈNE IX 285

UNE AUTRE.

On peut des plus grands rois surprendre la justice :

Incapables de tromper,

Ils ont peine à s'échapper

Des pièges de l'artifice. Un cœur noble ne peut soupçonner en autrui

La bassesse et la malice Qu'il ne sent point en lui.

UNE AUTRE.

Comment s'est calmé l'orage?

UNE AUTRE.

Quelle main salutaire a chassé le nuage?

TOUT LE CUCEUR.

L'aimable Esthera fait ce grand ouvrage.

UNE ISRAÉLITE seule.

be l'amour de son Dieu son cœur s'est embrasé; Au péril d'une mort funeste Son zèle ardent s'est exposé; Elle a parlé : le Ciel a fait le reste.

DEUX ISRAÉLITES.

Esther a triomphé des filles des Persans : La nature et le Ciel à l'envi l'ont ornée. l'une des deux. Tout ressent de ses yeux les charmes innocents. Jamais tant de beauté fut-elle couronnée?

l'autre. Les charmes de son cœur sont encor plus puissants. Jamais tant de vertu fut-elle couronnée?

toutes deux ensemble.

Eslher a triomphé des filles des Persans : La nature et le Ciel à l'envi l'ont ornée.

une ISRAÉLITE seule

Ton Dieu n'est plus irrité ';

' CûUsurge, consurge; induere fortitudine tua, Sion; in Juere vestimentii glo-

286 ESTHER

Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière; Quitte les vêtements de ta captivité,

Et reprends ta splendeur première. Les chemins de Sion à la fin sont ouverts. Rompez vos fers. Tribus captives; Troupes fugitives, Repassez les monts et les mers; Rasseniblez-vous des bouts de l'univers.

TOUT LE CHOEUR.

Rompez vos fers, Tribus captives; Troupes fugitives , Repassez les monts et les mers; Rassemblez-vous des bouts de l'univers.

UNE ISRAÉLITE seule.

Je reverrai ces campagnes si chères.

UNE AUTRE.

J'irai pleurer au tombeau de mes pères.

TOUT LE CHŒUR.

Repassez les monts et les mers; Rassemblez-vous des bouts de l'univers.

UNE ISRAÉLITE seule.

Relevez, relevez les superbes portiques Du temple notre Dieu se plait d'être adoré : Que de l'or le plus pur son autel soit paré. Et que du sein des monts le marbre soit tiré. Liban, dépouille-toi de tes cèdres antiques : Prêtres sacrés, préparez vos cantiques.

UNE AUTRE.

Dieu descend et revient habiter parmi nous : Terre, frémis d'allégresse et de crainte;

riae tuae... excutere de pulvere, consurge; sede, Jérusalem : solve vincula colli lui, captiva filia Sion, {haie, ch. m, v. I et 2.)

ACTE III, SCÈNE IX 287

Et vous, sous sa majesté sainte, Gieux , abaissez- vous •.

UNE AUTRE.

Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable 1 Heureux qui dès Tenfance eu connaît la douceur ! Jeune peuple, courez à ce maître adorable : Les biens les plus charmants n'ont rien de comparable Aux torrents de plaisirs qu'il répand dans un cœur. Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable ! Heureux qui dès l'enfance en connaît la douceur !

UNE AUTRE.

Il s'apaise, il pardonne ; Du cœur ingrat qui l'abandonne

Il attend le retour; 11 excuse notre faiblesse ; A nous chercher même il s'empresse : Pour l'enfant qu'elle a mis au jour Une mère a moins de tendresse. Ah 1 qui peut avec lui partager notre amour?

TROIS ISRAÉLITES.

Il nous fait remporter une illustre victoire.

UNE DES TROIS.

Il nous a révélé sa gloire.

TOUTES TROIS ensemble.

Ah Uqui peut avec lui partager notre amour?

TOUT LE CHŒUR.

Que son nom soit béni ; que son nom soit chanté ;

i Cette image sublime des deux qui su baissent est empruntée du deuxième livre des fiow. ch. xxii, v. 10, et du Psaume xvii, v. 10 : incUnavit calot, etc. Apres Racine, Voltaire et J.-B. Rousseau s'en sont emparés, le premier a dit dans la Henriadf, cil. V :

Viens ; des cieni eoflammés abaisse la hauteur.

Et lautre s'exprime ainsi dans sa huitième Ode gacrée :

Lève ton bras , lance ta flamme , Abaisse la hauteur des cienx.

(G.)

288 ESTHER

Que l'on célèbre ses ouvrages Au delà des temps et des âges, Au delà de l'éternité'.

1 Au delà de l'élerniié! On ne passerait pas une pareille idée , si elle n'était pas de lÉcriture et inspirée par l'enthousiasme prophétique : Dominus reynabit in œternum et ultra. Exod., ch. xv, v. 18. (L.)

FIN

ATHALIE

TRAGEDIE TIREE DE L'ECRITLRE SAINTE

1690

19

PRÉFACE D'ATIIALIE'

Tout le monde sait que le royaume île Juda était composé des deux tribus de Juda et de Benjauiiii , et que les dix autres tri- bus qui se révoltèrent contre lloboam composaient le royaume (risraël. Comme les rois de Juda étaient de la maison de David, et qu'ils avaient dans leur partage la ville et le temple de Jéru- salem, tout ce qu'il y avait de prêtres et de lévites se retirèrent auprès d'eux, et leur demeurèrent toujours attachés : car, de- puis que le temple de Salomon fut bâti, il n'était plus permis de sacrifier ailleurs; et tous ces autres autels qu'on élevait à Dieu sur des montagnes, appelés par cette raison dans l'Écriture les hauts lieux, ne lui étaient point agéables. Ainsi le culte légi- time ne subsistait plus que dans Juda. Les dix tribus, excepté un très-petit nombre de personnes, étaient ou idolâtres, ou schismatiques.

1 Tous ceux qui veulent bien entrer dans l'esprit de la tragédie doivent lire avec attention cette préface; c'est un chef-d œuvre de clarté, de simplicité et d'ordre; on n'y a oublié aucun des points de i histoire juive qui servent a fonder I intérêt de la pièce. (G.)

292 PHÉFACE D'ATIIALIK

Au reste, ces prêtres et ces lévites taisaient eux-mêmes une tribu fort nombreuse. Ils furent partagés en diverses classes pour servir tour à tour dans le temple ;, d'un jour de sabbat à l'autre. Les prêtres étaient de la famille d'Aaron ; et il n'y avait que ceux de cette famille lesquels pussent exercer la sacrificature. Les lévites leur étaient subordonnés, et avaient soin, entre autres choses, du chant, de la préparation des victimes, et de la garde du temple. Ce nom de lévite ne laisse pas d'être donné quelque- lois indifféremment tous ceux de la tribu. Ceux qui- étaient en semaine avaient, ainsi que le grand prêtre, leur logement dans les portiques ou galeries dont le temple était environné, et qui taisaient partie du temple même. Tout l'édifice s'appelait en général le lieu saint : mais on appelait plus particulièrement de ce nom cette partie du temple intprieur étaient le chan- delier d'or, l'autel des parfums, et les tables des pains de pro- l)Osition ; et cette partie était encore distinguée du saint des saints, était l'arche, et le grand prêtre seul avait droit d'entrer une fois l'année. C'était une tradition assez constante, que la montagne sur laquelle le temple était bàfi était la même montagne Abraham avait autrefois ofTert en sacrilice son fils Isaac.

J'ai cru devoir expliquer ici ces particularités, afin que ceux à qui l'histoire de l'Ancien Testament ne sera pas assez présente n'en soient point arrêtés en lisant cette tragédie. Elle a pour sujet Joas reconnu et mis sur le trône : et j'aurais dû, dans les règles, l'intituler Joas; mais la plupart du monde n'en ayant entendu parler que sous le nom d'AiHALiE, je n'ai pas jugé à propos de la leur présenter sous un auire titre, puisque d'ailleurs Athalie y joue un personnage si considérable, et que c'est sa mort qui termine la pièce.

Voici une partie des principaux événements qui devancèrent cette grande action.

Joram, roi de Juda, (ils de Josaphat, et le septième roi de la race de David, épousa Athalie, fille d'Achab et de Jézabel, qui régnaient en Israël, lameux l'un et l'autre, mais principalement

I»REFA0E D'ATHALIK -i93

Jézabel, par leurs sanglantes porsécutions contre les prophètes '. Athalie, non moins impie que sa mère, entraîna bientôt le roi son mari dans l'idolâtrie, et fit même construire dans Jérusalem un temple à Baal, qui était le dieu du pays de Tyr et de Sidon , Jézabel avait pris naissance. Joram, après avoir vu périr par les mains des Arabes et des Philistins tous les princes ses en- fants, à la réserve d'Oehozias, mourut lui-même misérablement d'une longue maladie qui lui consuma les entrailles. Sa mort funeste n'empêcha pas Ochozias d'imiter son impiété et celle d'Athalie sa mère. Mais ce prince, après avoir régné seulement un an, étant allé rendre visite au roi d'Israël, frère d'Athalie, fut enveloppé dans la ruine de la maison d'Achab, et tué par l'ordre de Jéhu, que Dieu avait fait sacrer par ses prophètes, pour régner sur Israël, et pour être le ministre de ses ven- geances. Jéhu extermina toute la postérité d'Achab, et fit jeter par les fenêtres Jézabel, qui, selon la prédiction d'Klie, lut mangée des chiens dans la vigne de ce même Nabot h qu'elle avait l'ai mourir autrefois pour s'emparer de sou héritage. Alha- lie, ayant appris à Jérusalem tous ces massacres, entre|»rii île son côté d'éteindre entièrement la race royale de David , en faisant mourir tous les eulants d'Oehozias, ses petits- fils. Mais heureusement Josabet, sœur d'Oehozias, et fille de Joram , mais d'une autre mère qu'Athalie , étant arrivée lorsqu'on égorgeait les princesses neveux, trouva moyen de dérober du milieu des morts le petit Joas, encore à la mamelle, et le confia avec sa nourrice au grand prêtre, son mari, qui les cacha tous deux dans le temple, l'entant fut élevé secrètement jusqu'au jour qu'il fut proclamé roi de Juda. I/histoire des Kois dit que ce fut la septième année d'après. Mais le texte grec des Paralipo- mènes, que Sévère-Sulpice ■' a suivi, dit que ce fut la huitième.

< II n'est point indifférent d'observer ici que le père d'Athalie n'était point de la race de David; car il s'ensuit i|u'Athalip. sn fille, ne pouvait être regardée parles Juifs que comme une personne fort étrangère à la succession de leurs rois. (L. R.i

* J ignore pourquoi Racine a transposé les noms de cet historien ecclésiastique ; on le nomme ordinairement Hulpicr-Sérère. (G.)

-29 i PRÉFACE DATHALIE

C'est ce qui m'a autorisé à donner à ce prince neuf à dix ans , pour le mettre déjà en état de répondre aux questions qu'on lui tait.

Je crois ne lui avoir rien fait dire qui soit au-dessus de la portée d'un enlanl de cet âge qui a de l'esprit et de la mémoire. Mais, quand j'aurais été un peu au delà, il faut considérer que c'est ici un enfant tout extraordinaire, élevé dans le temple [»ar un grand prêtre qui, le regardant comme l'unique espérance de sa nation , l'avait instruit de bonne heure dans tous les devoirs de la religion et de la royauté. 11 n'en était pas de même des enfants des Juifs que de la plupart des nôtres : on leur appre- nait les saintes lettres non-seulemont dès qu'ils avaient atteint l'usage de la raison, mais, pour me servir de l'expression de saint Paul, dès la mamelle. Chaque Juif était obligé d'écrire une fois en sa vie de sa propre main le volume de la loi tout entier . Les rois étaient même obligés de l'écrire deux fois : il leur était enjoint de l'avoir continuellement devant les yeux. Je puis dire ici que la France voit en la personne d'un prince de huit ans et demi 2, qui fait aujourd'hui ses plus chères dé- lices , un exemple illustre de ce que peut dans un enfant un excellent naturel aidé d'une excellente éducation ; et que si j'avais donné au petit Joas la même vivacité et le même discernement qui brillent dans les reparties de ce jeune prince, on m'aurait accusé avec raison d'avoir péché contre les règles de la vrai- semblance.

L'âge de Zacharie, fils du grand prêtre, n'étant point marqué, on peut lui supposer, si l'on veut, deux à trois ans de plus qu'à Joas.

1 Ce que Racine avance ici n'est nullement exact. 1" Chaque Juif n'était point obligé d'écrire le volume de la loi : cela n'eût été possible chez aucun peuple. Le commun des Juifs était si peu instruit , qu'il fallait tous les sept ans, dans l'année sabbatique , lire la loi au peuple assemblé , de peur qu'il ne l'oubliât. Les rois n'étaient obligés d'écrire , et , suivant plusieurs interprètes, de faire écrire qu'une copie de la loi. Le passage de l'Ecriture qui prescrit cette obligution le restreint même au Deutéronome. (Acad.)

* Louis de France, duc de Bourgogne, fils du Dauphin, élève de Fénelon.

PRÉFACE D'ATHALIE 293

J'ai suivi l'explication de plusieurs commentateurs fort ha- biles, qui prouvent, par le texte même de l'Écriture, que tous ces soldats à qui Joïada, ou Joad, comme il est appelé dans Jo- sèphe, fit prendre les armes consacrées à Dieu par David, étaient autant de prêtres et de lévites, aussi bien que les cinq centeniers qui les commandaient. En effet, disent ces interprèles , tout de- vait être saint dans une si sainte action, et aucun profane n'y devait être employé. Il s'y agissait non-seulement de conserver le sceptre de la maison de David , mais encore de conserver à ce grand roi cette suite de descendants dont devait naître le Messie. « Car ce Messie , tant de fois promis comme (ils d'Abra- « liam , devait être aussi fils de David et de tous les rois de Juda.» De vient que l'illustre et savant prélat i de qui j'ai emprunté ces paroles appelle Joas le précieux reste de la maison de David. Josèphe en parle dans les mêmes termes ; et l'Écriture dit expres- sément que Dieu n'extermina [tas toute la famille de Joram , voulant conserver à David la lampe qu'il lui avait promise. Or cette lampe, qu'était-ce autre chose que la lumière qui devait être un jour révélée aux nations ?

L'histoire ne spécifie point le jour Joas fut proclamé. Quel- ques interprètes veulent que ce fût un jour de fête. J'ai choisi (elle de la Pentecôte, qui était l'une des trois grandes fêtes des Juifs. On y célébrait la mémoire de la publication de la loi sur le mont de Sinaï, et on y offrait aussi à Dieu les premiers pains de la nouvelle moisson, ce qui faisait (ju'on la nommait encore la fête des Prémices. J'ai songé que ces circonstances fourni- raient quelque variété pour les chants du chœur.

Ce chœur est composé de jeunes filles de la tribu de Lévi, et je mets à leur tête une fille que je donne pour sœur à Zacharie. C'est elle(|ui introduit le chœur cheî sa mère. Elle chante avec lui, porte la parole pour lui, et fait enfin les fonctions de ce personnage des anciens chœurs qu'on appelait le Coryphée. J'ai

M de Meaux. (Sole de Racine.) Les paroles que Racine vient de citer sont tirées du Diteountur l'hUtnire univenette. de Bossuet, 11* part., sect. iv.

296 PRÉFACE D'ÂTHALIK

aussi essayé d'imiter des anciens cette continuité d'action qui fait que leur théâtre ne demeure jamais vide , les intervalles des actes n'étant marques que par des hymnes et par des moralités du chœur qui ont rapport à ce qui se passe.

On me trouvera peut-être un peu hardi d'avoir osé mettre sur la scène un prophète inspiré de Dieu, et qui prédit l'avenir. Mais j'ai eu la précaution de ne mettre dans sa bouche que des expres- sions tirées des prophètes mf-mes. Quoique l'Écriture ne dise pas en termes exprès que Joïadaaitcu l'esprit de prophétie, comme elle le dit de son (ils, elle le représente comme un homme tout plein de l'esprit de Dieu. Et d'ailleurs ne paraît-il pas par TÉvan- gile qu'il a pu prophétiser en qualité de souverain pontife? Je suppose donc qu'il voit en esprit le funeste changement de Joas , qui, après trente années d'un règne fort pieux, s'abandonna aux mauvais conseils de ses flatteurs, et se souilla du meurtre de Zacharie, lils et successeur de ce grand prêtre. Ce meurtre, com- mis dans le temple , fut une des principales causes de la colère de Dieu contre les Juifs, et de tous les malheurs qui leur arri- vèrent dans la suite. On prétend même que depuis ce jour-là les rqionses de Dieu cessèrent enfièrement dans le sanctuaire. C'est ce qui m'a donné lieu de faire prédire tout de suite à Joad et la destruction du temple et la ruine de Jérusalem. Mais comme les prophètes joignent d'ord'maire les consolations aux menaces , et que d'ailleurs il s'agit de mettre sur le trône un des ancêtres du Messie, j'ai pris occasion de faire entrevoir la venue de ce consolateur, après lequel tous les anciens justes soupiraient. Cette scène, qui est une espèce d'épisode, amène très-naturel- lement la musique, par la coutume qu'avaient plusieurs pro- phètes d'entrer dans leurs saints transports au son des instru- ments : témoin cette troupe de prophètes qui vinrent au-devant de Saïil avec des harpes et des lyres qu'on portail devant eux ; et témoin Elysée lui-même, qui, étant consulté sur l'avenir par e roi de Juda et par le roi d'Israël, dit, comme fait ici Joad, Adducite mihi psalten i . Ajoutez à cela que cette prophétie sert

1 '• Faites-moi venir un joueur de harpe. » (Roi.i . liv. IV, ch. m. v. \l\.)

imu;fa('.k d'athalik -297

heaucoup à augmenter le trouble dans la pièce , par la nonster- nation et par les dillérents mouvements elle jette le chœur et les principaux acteurs '.

1 Le silence que l'auteur garJe sur la conduite de sa pièce , dansja préface, est remarquable. Dans les au'res préfaces, il a coutume de parler de l'économie de sa tragédie, du succès qu'elle a eu ou des ciitiques qu'elle a essuyées ; il se contente dans celle-ci d'instruire le lecteur du sujet , et i.e dit rien de la manière dont il l'ii traité, ni de ce qu'il pense de son ouvrage. Comme cette tragédie n'avait point été représentée, il ignorait l'impression qu'elle pouvait faire sur les spectateurs: ainsi, il n'ose en rien dire : il est incertain si elle plaira aux lecteurs; il attend le jugement du public. Il ne soupgonn it pas alors que dans la suite il lui serait si favorable. (L. R.)

ACTEURS

.lOAS, roi de Juda, (ils d'Ochozias.

Athalie, veuve de Joram , annile dp Joas.

JoAi), autrement Joïada, grand prêtre.

JosABET, tante de Joas, femme du grand prêtre.

Zacharie, fils de Joad et de Josabet.

Salomitb, sœur de Zacharie.

Abner, l'im des principaux officiers des rois de Juda.

AzARiAS, IsMAEL, et lep TROIS AUTRES CHEFS des prêtres et des lévites.

Mathan, prêtre apostat, sacrificateur de Baal.

Nabal. ronfideni de Mathan.

Ar.AR, femme de la suite d'Athalie.

Troupe de prêtres et de lévites.

Suite d'Athalie.

La NOURRICE de Joas.

Cboeur de jeunes filles de la tribu de Lévi.

La scène est dans le temple de Jérusalem, dans un vestibule de l'appartement du rjrand prêtre.

ATHALIE

ACTE PREMIER

SCENE I JOAD, ABNER

ABNER.

Oui, je viens dans son temple adorer rKternel ';

Je viens, selon l'usage antique et solennel,

Célébrer avec vous la fameuse journée

sur le mont Sina la Loi nous fut donnée '-.

Que les temps sont changés ! Sitôt que de ce jour

La trompette sacrée annonçait le retour ',

Du temple, orné partout de festons magnifiques,

I Les Juifs n'avaient qu'un seul temple et qu'un seul autel il Ait permis d'offrir des sacrifices. C'était une marque sensible de l'unité de Dieu... Tous les hommes étaient obligés de se trouver à Jérusalem aux trois grandes solennités, et il état permis aux femmes d'y venir. (Fleiry, J/o-ur* dfs Israélites.)

* Ce vers indique le jour l'action se [lasse : c'est unjour illustre et solennel, c'est la fête de la Pentecôte. (G.)

u Les trois fêtes solennelles des Juifs étaient la Pàque, la Pentecôte et la fête des Tabernacles, instituées en mémoire des trois plus grandes grâces qu'ils avaient remues de Dieu : la sortie d'Egypte, la publication de la loi, l'établis.'e- nrent dans la terre promise. " (Flecry, iffurs des hraéliies.) La Pentecôte s'ap- pelait aussi la /■»■■(? (/«* Prémices, parce (pi'on > offrait à Dieu les premiers pains de la nouvelle moisson. (L.) Voy. le livre de YExude , ch. xxiii.

3 Les fêtes des Juifs étatent toujours accompagnées de musique. » Dieu dit à Moïse : Parlez aux enfants d'Israël : Le premier jour du septième mois sera pour \ous un jour de fête et de repos, un jour remarquable par le son des trom- I ettes, un jour d'assemblée sainte. « {Lévitique. ch. xxiii, v. 23 et 24.)

300 ATHALIK '

Le peuple saint en foule inondait les portiques '.

Et tous, devant l'autel avec ordre introduits,

De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux fruits,

Au Dieu de l'univers consacraient ces prémices- :

Les prêtres ne pouvaient sutlire aux sacrifices.

L'audace d'une femme, arrêtant ce concours,

En des jours ténébreux a changé ces beaux jours *.

D'à lorateurs zélés à peine un petit nombre

Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre :

Le reste pour son Dieu montre un oubli fatal *;

Ou même, s'era pressant aux autels de Baal *,

Se fait initier à ses honteux mystères,

VA blasphème le nom qu'ont invoqué leurs pères *.

Je tremble qu'Athalie , à ne vous rien cacher,

Vous-même de l'autel vous faisant arracher,

N'achève enfin sur vous ses vengeances funestes.

Et d'un respect forcé ne dépouille les restes '.

JOAD.

D'où vous vient aujourd'hui ce noir pressentiment?

Racine doit cette belle expression à Virgile,:

Mane salutantum totis vomit xdibus nodain. {Georgiques.)

5 " Vous apporterez en la maison du Seigneur votre Dieu les prémices des fruits de votre terre. « {Exode . ch. xxiii , v. 19.) 3 Voltaire a dit dans Merope, en se servant d'une image analogus : Goûtez des jours sereins nés du sein des orages.

1 Fatal, parce que c'est Dieu qui frappe d'aveuglement ceux qui ne l'écoutent point; " Aveuglez le cœur de ce peuple; rendez ses oreilles sourdes et fermez- lui les yeux, de peur que ses yeux ne voient, que ses oreilles n'entendent, que son cœur ne comprenne , qu'il ne se convertisse à moi , et qu'il ne soit guéri. « ^ISAIE, ch. VI, V. 10.)

5 Baal, idole des Phéniciens , adoptée parles habitants du royaume d'Israël, qui mêlaient au culte de celle fausse divinité des cérémonies infâmes. (G.)

6 Leurs pères. Le reste est un nom collectif qui s'accorde très-Lien avec le plu- riel.

"^ Dans ce peu de vers, Racine a fait connaître le caractère d'Athalie, celui de Joad , le jour de l'action , et le lieu de la scène , qui est le vestibule du temple. (L ) " Le peuple n'entrait point dans le temple II n'y avait que les sacrificateurs, et encore ceux qui étaient de service , aux heures réglées le soir et le matin, pour ?llumer les lampes, offrir les pains et les parfums. » (Fleurv.)

ACTt I, SCENE I 301

ABNER.

Pensez -VOUS être saint et juste impunément ? Dès longtemps elle hait cette fermeté rare Qui rehausse en Joad l'éclat de k tiare' : Dès longtemps votre amour pour la religion Est traité de révolte et de sédition. Du mérite éclatant cette reine jalouse Hait surtout Josabet, votre fidèle épouse : Si du grand prêtre Aaron Joad est successeur, De notre dernier roi Josabet est la sœur *. Mathan, d'ailleurs, Matban, ce prêtre sacrilège, F*lus méchant qu'Athalie, à toute heure l'assiège *; nMathan, de nos autels infâme déserteur. Et de toute vertu zélé persécuteur*. C'est peu que, le front ceint d'une mitre étrangère , Ce ministre à Baal prête son ministère; Ce temple l'importune, et son impiété Voudrait anéantir le Dieu qu'il a quitté. Pour vous perdre il n'est point de ressort qu'il n'invente : Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous vante '; Il affecte pour vous une fausse douceur";

I Tous les Juifs avaient la tête couverte de quelque espèce de tiare, comme (elle des Perses et des Chaldéens. (Flelby.) La tiare du ^rand prêtre était de lin lin. On y attachait sur le devant , avec un ruban de couleur d hyacinthe . une lame d'or sur laquelle étaient gravés ces mots: La sainieié eai nu Seigneur. (Exode, ch. xxvm, v. 26, 37,38.)

i Josabet était tille de Joram et sœur d'Ochozias. V. Il Paralip., ch. xxii, v. II. Joad savait bien, dit-on, que s;i femme était tille de Joram et sœur dOchozias. Oui, mais Abner insiste sur la noblesse de cette orgine pour faire sentir qu'elle est pour Athalie un nouveau motif de hair dans lépouse de Joad une princesse du sang royal. (G.)

s Méchant n'est pas pris ici dans son acception vulgaire. Il signifie impie. C'est le >ens biblique.

* Zélé persécuteur de toute l'cr/i/ / Quelle alliance de mots! cela rappelle pour la hardiesse ■< le juste, persécuteur irréconciliable de ses propres passions •■. (Bos- sues, Oraiton funèbre de Henriette de France.)

5 Peatimum inimicorum genus laudantet , dit Tacite.

6 ine douceur affectée est toujours faune. Ainsi on n'affecte jamais une fausse douceur, parce qu'on ne peut vouloir affecter l'hypocriMP. (A. M.)

302 ATHALIE

Et, par de son fiel colorant la noirceur,

Tantôt à cette reine il vous peint redoutable ;

Tantôt, voyant pour l'or sa soif insatiable,

11 lui feinl qu'en un lieu que vous seul connaissez ',

Vous cachez des trésors par David amassés.

Enfin depuis deux jours la superbe Athalie

Dans un sombre chagrin parait ensevelie.

Je l'observais hier, et je voyais ses yeux

Lancer sur le lieu saint des regards furieux ;

Comme si dans le fond de ce vaste édifice

Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice '.

Croyez-moi, plus j'y pense, et moins je puis douter

Que sur vous son courroux ne soit près d'éclater,

Et que de Jézabel la fille sanguinaire

Ne vienne attaquer Dieu jusqu'en son sanctuaire ».

JOAD.

Celui qui met un frein à la fureur des flots ^

Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Soumis avec respect à sa volonté sainte,

Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte

Cependant je rends grâce au zèle ofiicieux

Qui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux.

Je vois que l'injustice en secret vous irrite ,

Que vous avez encor le cœur Israélite.

1 // lui feint, latinism'. Finxil illi, illi mentibus esl. Remarquez l'admirable vé- rité de ce portrait de Mathan , et la ijeinture aussi énergique que fidèle des ruses employées par les courtisans pour tromper les princes. (G.)

2 Ce supçon d' Abner est une préparation très-adroite du dénoùment. (G.)

3 Jusqu'en son sanctuaire , met le comble à l'audace et à l'impiété. 11 n'y avait ciue le pont Te qui entrât dans le sanctuaire, reposait l'arche d'aUiance; en- core n'y entrait-il qu'une fois l'année.

* Voyez le livre de Job . eh. xxvi , v. 10, et ch. xxxviii, v. 1 1 .

■5 Tout ce qu'il peut y avoir de sublime paraît rassemblé dans ces quatre vers. La grandeur de la pensée, la noblesse du sentiment, la magnificence des paroles et 1 harmonie de l'expression si heureusement terminée par le dernier vers.

'BOILEAU.)

Racine s'est rencontré avec R-l. Nérée, qu'il ne connaissait sans doute pas.

ACTE 1, SCÈNE I 303

Le Ciel en soit béni ! Mais ce secret courroux. Cette oisive vertu, vous en contentez- vous? La foi qui n'agit point , est-ce une foi sincère ' ? Huit ans déjà passés, une impie étrangère - Du sceptre de David usurpe tous les droits % Se baigne impunément dans le sang de nos rois , Des enfants de son fils détestable homicide, Et même contre Dieu lève son bras perfide : Et vous, l'un des soutiens de ce tremblant État % Vous, nourri dans les camps du saint roi Josapbat, Qui sous son fils Joram commandiez nos armées. Qui rassurâtes seul nos villes alarmées. Lorsque d'Ochozias le trépas imprévu Dispersa tout son camp à l'aspect de Jéhu;

Voici les vers de ce dernier, dans la pièce intitulée : Le Triomphe de la Ligue. On pourra ;^cm| urtr ;

Je ne crains qne mon Dieu , lui loul seul je redoute...

Celui n'est délaissé qui a Dieu pour son l'ère.

Il ouvre à tous la main; il nourrit les corbeaux :

Il donne la viande au petits passereaux ,

Aux bêtes des forêts , des prés et des montagnes.

Tout vit de sa bonté. (Act. II, se. i.)

' Cette forme de phrase interrompue est tres-beile ; elle relève le discours par une interrogation inattendue. (A. M.)

* Il ne faut pas consulter la grammaire, mais la poésie, sur le mérite de ce tour heureux et rapide. La grammaire voulait Imit an$ sont déjà pa»»ét depui» que... L Académie, qui a fait cette observation, ajoute que Malherbe a la gloire d avoir créé cette façon de parler dans sa pro»opopée d'Ot(ende. (G.)

Voici la strophe de Malherbe :

Trois ans déjà passés , Ihéâlre de la guerre. J'exerce des deux chefs les funestes combats. Et fais émerveiller tous les yeux de la tfrre. De voir que le malheur ne m'ose mettre à bas.

3 Cela justilie complètement Joad contre ceux qui l'accusent d'être un fanatique et un séditieux, qui fait égorger sa souveraine, a qui il a fait serment de fidélité. .Aihalie nest point la souveraine de Joad , puisqu'elle est uturpairice ei étrangère. Il ne lui a fait aucun serment , et jamais, dans la pièce, elle ne lui parle comme à son sujet, comme jamais il ne lui parle comme à sa souveraine. Joad est le sujet de Joas seulement. (A. M.)

* Racine donne ici la plus haute idée d'Abner, personnage qu il a créé et dont il n'est fait aucune mention dans Joseplie ni dans l'Écriture. (G.)

304 ATHALIE

Je crains Dieu, dites-vous , sa vérité me touche ! Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche : « Du zèle de ma Loi que sert de vous parer? « Par de stériles vœux pensez-vous m'honorer? « Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices? « Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses? « Le sang de vos rois crie, et n'est point écouté. « Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété; « Du milieu de mon peuple exterminez les crimes; « Et vous viendrez alors m'immoler vos victimes '. »

ABNEU.

! que puis-je au milieu de ce peuple abattu? Benjamin est sans force, et Juda sans vertu : Le jour qui de leurs rois vit éteindre la race Éteignit tout le feu de leur antique audace*. Dieu même, disent-ils, s'est retiré de nous : De l'honneur des Hébreux autrefois si jaloux, 11 voit sans intérêt leur grandeur terrassée; Et sa miséricorde à la fin s'est lasssé : On ne voit plus pour nous ses redoutables mains De merveilles sans nombre effrayer les humains,

1 Quelle vivacité , quel mouvement dans ce discours de Joad , qui joint la réponse à l'objection; qui, dans la même phrase, fait parler Abner et fait parler Uieul (G.) » Qu'ai-jeà faire de cette multitude de victimes que vous m'offrez? dit le Seigneur; tout cela m'est à dégoût. Je n'aime point les holocaustes de vos béliers, ni la graisse de vos troupeaux, ni le sang des veaux, des agneaux et des boucs. " (IsAïE, ch. I, V. Il et12.) J.-B. Rousseau ( liv. I , Ode xi ) a traduit aussi le verset 13 du Psaume xlix ; « Numquid manducabo carnes taurorum, aut san- guinera hircorum potabo "? Mangerai-je la chair des taureaux, ou boirai-je le sang (les boucs? »

Que m'importent vos sacrifices,

Vos offrandes et vos troupeiui?

Dieu boit-il le sang des génisses?

Mange-t-il la chair des taureaux? mais il a évité le mot bouc, qui est un des plus ignobles de notre langue. Racine l'ennoblit par la manière dont il l'a placé , et par une sorte d'opposition avec roi». Qa'ai-je besoin du mng des boucs ? Le sang de vos rois crie. La bassesse même du mot fait ressortir le coiitraste. (G.)

2 Un jour qui éteignit n'est pas une image juste. Le jour voit éteindre, et n'éteint pas. [k. M.)

ÂCTK I, SCÈNE I 3()o

L'arche sainte est muette, et ne rend plus d'oracles '.

JOAD.

Et quel temps fat jamais si fertile en miracles? Quand Dieu par plus d'effets montra-t-il son pouvoir? Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir ^, Peuple ingrat? quoi ! toujours les plus grandes merveilles Sans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles! ?aut-il, Abner, laut-il vous rappeler le cours Des prodiges fameux, accomplis en nos jours : Des tyrans d'Israël les célèbres disgrâces \ Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces; L'impie Achab détruit, et de son sang trempé Le champ que par le meurtre il avait usurpé *; Près de ce champ fatal Jézabel immolée ; Sous les pieds des chevaux cette reine foulée *;

1 « Nous ne voyons plus les signes éclatants de notre Dieu , il n'y a pins de prophète , et nul de nous ne nous connaîtra plus. » (/'«. lx.xui , v. 9.)

* « Vous qui voyez tant de choses, n'observi z-vous pas ce que vous voyez? Vous qui avez les oreilles ouvertes, n'entendez-vous point? » {In'ie, ch. xlii, V. 20.)

» C'est à ce vers que commence la plus belle, la plus éloquente énumération ((ui jamais ait signalé la verve d'un poète français. C'est une suite de quatorze vers, dont chacun retrace, du style If iilus précis et le plus énergique, un miracle fameux et un mémorable trait d'histoire. ( Voyez les ch. ix, x, xiv, xx et xxiii du livre 111 des Rois . et le ch. ix du liv. IV.) Quelle hardiesse dans ces expressions : Dieu fidèle en ses menaces , Achab delriiil , etc.l (G.)

Racine avait déjà dit :

Vous-même n'allez point de Ci ntrée en contrée Montrer aui nations MilhriJale détruit.

MilhriJijIe . act. Ul , SC. I.

* Inversion hardie, qui fait voir qu'entre les mair)s <run véritable poCte notre langue est moins faible el moins timide qu'on ne le croit. Le champ dont il s'agit est la vigne de Naboth, iiue Jézabel , fimme d'Achab, usurpa par le meurtre du propriétaire; et ce fut dans ce champ qu'elle fut dévorée par les chie. s. (G.)

5 « Jéhu leur dit : Jetez- la du haut en bas. Aussitôt ils la jetèrent par la fenêtre , et la muraille fut teii.te de son sang, et elle fut foulée aux pieds des che- vaux. • ( IV Huin , cil. IX , V. 3.{.'/ Plus il y a de familiarité dans celte façon de parler, foulée sou^ les pieds des chevaux, ei, plus elle devient en rgique quand c'est a ui!e reine que ce malheur arrive. Essayez de mettre coursiers ii la place de che- vaur, vous détru sez limage. (G.)

20

306 ATHALIE

Dans son sang inhumain les chiens désaltérés ',

Et de son corps hideux les membres déchirés ;

Des prophètes menteurs la troupe confondue,

Et la flamme du ciel sur l'autel descendue 2;

Élie aux éléments parlant en souverain ,

Les cieux par lui fermés et devenus d'airain %

Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée *;

Les morts se ranimant à la voix d'Elisée?

Reconnaissez, Abner, à ces traits éclatants,

Un Dieu tel aujourd'hui qu'il fut dans tous les temps.

Il sait quand il lui plait faire éclater sa gloire;

Et son peuple est toujours présent à sa mémoire.

ABNER.

Mais sont ces honneurs à David tant promis ^, Et prédits même encore à Salomon son fils? Hélas ! nous espérions que de leur race heureuse Devait sortir de rois une suite nombreuse ; Que sur toute tribu, sur toute nation. L'un d'eux établirait sa domination, Ferait cesser partout la discorde et la guerre, Et verrait à ses pieds tous les rois de la terre ^.

' « Les chiens mangeront la chair dp Jézabei dans le camp de Jezrael. » [IV Rois, ch. IX, V. 36.)

2 Les prophètes de Baal s'étaient tlattés de faire descendre le feu du ciel sur la victime , ils ne purent y réussir ; mais, à la voix du prophète du Seigneur, la tlamme descendit sur l'autel, et dévora la victime et les faux prophètes. (G.)

3 Les cieux fermés, expression empruntée de l'Ecriture : Dominus daudal cœ- lum. [Deul., ch. XI, v. 17.) Si clausum fiierit ccelum. {111 Roin , ch. VIII, v. 3o.) Clauso cœlo. {II Paralip., ch. vi , v. '20, etc. etc.) Les cieux d'airain, métaphore créée par Racine. (G.)

* La /erre (roi» ans son* p/wie est de la prose. Celte addition , e/ sans ro.ste, donne à tout le vers une couleur poétique. 11 faut surtout remarquer dans ce morceau l'art prodigieux avec lequel Racine a fait entrer dans la poésie des termes aussi communs que ceux de chiens , chevaux e{ pluie, (G.)

8 « sont. Seigneur, vos anciennes miséricordes , que vous avez promises à David avec serment, et en prenant votre vérité à témoin?» (P«. lxxxviii, v. 50.)

6 « Et tous les peuples de la terre serontbénis en lui ; toutes les nations rendront gloire à sa grandeur. >> (P«. lxxi, v. 7.)

ACTE I, SCÈNE I 307

JOAD.

Aux promesses du Ciel pourquoi renoncez-vous?

ABNER.

Ce roi fils de David, le chercherons-nous?

Le Ciel même peut -il réparer les ruines

De cet arbre séché jusque dans ses racines '?

Athalie étouffa l'enfant même au berceau.

Les morts, après huit ans, sortent-ils du tombeau?

Ah ! si dans sa fureur elle s'était trompée ;

Si du sang de nos rois quelque goutte échappée...

JOAD.

Eh bien! que feiiez-vous?

ABNER.

0 jour heureux pour moi !... De quelle ardeur j'irais reconnaître mon roi! Doutez-voub qu'à ses pieds nos tribus empressées... Mais pourquoi me flatter de ces vaines pensées? Déplorable héritier de ces rois triomphants, Ochozias restait seul avec ses enfants : Par les traits de Jéhu je vis percer le père; Vous avez vu les fils massacrés par la mère.

JOAD.

Je ne m'explique point ; mais quand l'astre du jour * Aura sur l'horizon fait le tiers de son tour, Lorsque la troisième heure aux prières rappelle %

1 Massilluii dit quelque part , d.ms son Petit Carême : « Le Seigneur a toujours soutUé sur les races orgueilleuses , et en a fait sécher l,i racine. » Et encore : " Sa justice... renverse vos fortunes, éteint vos familles, fuit sécher la racine de votre prospérité. » C'est un pareil style qui l'a fait appeler a juste titre le Racine de lu chaire. Voltaire, imitant Aihalie, dit en parlant de Louis XV dans /a Henriade, chant XII' :

Un faible rejeton sort entre les raines De cet arbre fécond coupé dans ses racines.

2 Je ne m'explique point. Ces mots mystérieux éveillent la curiosité, promettent un grai.d événement, une preuve éclatante de la puissance de ce Dieu qui ne trompe jamais. En ne s expliquant pas Joad en dit assez. (G.)

3 La troisième heure répond , suivant notre manière de distribuer le temps, à neuf heures du matin. (G.)

308 ÂTHALIE

Retrouvez-vous au temple avec ce même zèle. Dieu pourra vous montrer par d'importants bienfaits Que sa parole est stable, et ne trompe jamais. Allez: pour ce grand jour il faut que je m'apprête, Et du temple déjà l'aube blanchit le faîte '.

ABN£R.

Qael sera ce bienfait que je ne comprends pas? L'illustre Josabeth porte vers vous ses pas : Je sors et vais me joindre à la troupe iidèle Qu'attire de ce jour la pompe solennelle.

SCÈNE II JOAD, JOSABETH.

JOAD.

Les temps sont accomplis, princesse : il faut parler; Et votre heureux larcin ne se peut plus celer. Des ennemis de Dieu la coupable insolence. Abusant contre lui de ce profond silence, Accuse trop longtemps ses promesses d'erreur*. Que dis-je? le succès animant leiir fureur, Jusque sur notre autel votre injuste marâtre^ Veut offrir à Baal un encens idolâtre.

1 Si j'avais a décider entre les trois expositions fameuses de Bajnzei, A'Iphi- yénie et <ÏAihaiie,]e donnerais la préférence à cette dernière. Au mérite de bien instruire le spectateur de tout ce qu'il doit savoir, elle joint l'avantage d'être une scène d'action , dans laquelle le souverain pontife , ( n homme qui médite un grand dessein, cherche à s'assurer des dispositions du généial de l'armée d'Athalie. Il n'existe point d'autre exemple d'une aussi grande perfection. (G.)

2 Erreur pour fausseté ne paraît pas exact. Il ne peut y avoir d'erreur dans les promesses ; l'erreur ne peut être que dans C( lui qui promet au delà de ses moyens. Cependant ce mot peut passer dans un vers à la faveur d'une ellipse : accuser les promesses d'erreur, c'est les accuser de nous induire en erreur, de nous trom- per (G.), d'être pour nous un sujet d'erreur, error. Mais n'y a-t-il pas plus que cela dans le vers de Racine? Les ennemis de Dieu ne laccusent-ils pas de ne pas pouvoir plus encore que de ne pas vouloir tenir ses promesses? Leur insolence en est d'autant plus grande; alors erreur est exact.

3 Atliale était belle-mère de Josabeth, fille de Joram. (G.)

Ar,TE I, Sr-ÈNF H 309

Montrons ce jeune roi que vos mains ont sauvé, Sous l'aile du Seigneur dans le temple élevé. De nos princes hébreux il aura le courage, Et déjà son esprit a devancé son âge*. Avant que son destin s'explique par ma voix , Je vais l'oflVir au Dieu par qui régnent les rois^ : Aussitôt assemblant nos lévites, nos prêtres. Je leur déclarerai Tliéritier de leurs maîtres'.

JOSABETU.

Sait-il déjà son nom et son noble destin?

JOAD.

Il ne répond encor qu'au nom d'Éliacin ^ Il se croit quelque enfant rejeté par sa mère, A qui j'ai par pitié daigné servir de père,

JOSABETH.

Hélas ! de quel péril je l'avais su tirer ! Dans quel péril encor est-il près de rentrer !

JOAD.

Quoi ! déjà votre loi s'aflaiblit et s'étonne !

' Ce vers prévient l'objection que les discours de Joas sont au dessus de son âge. (G.)

Je suis jeuue, il est vrai ; mais ani âoies birm nées La valeur n'attend pas le nombre des années.

(Corneille, Cid, acte II, se. ii.)

Et dans le livre de la Sagesie : « J'étais un enfant bien né, et j'avais reçu de Dieu une âme d un bon naturel. •> (Ch. viii, v. 19.) Voyez dans Massillon, Peiil Carême, deuxième dimanche de Carême, le développement de celte idée.

2 C'est la pensée de l'Écriture sainte :

« Le trône royal appartient à Dieu, et les rois ne le remplissent qu en son nom C'est une chose bien magnifique pour les rois, et qui nous oblige à les révérer avec une espèce de religion ; mais pour laquelle aussi Dieu les avertit d'exercer saintement et divinement une autorité divine et sacrée. « (Bossuet.)

« Les rois régnent par moi , •■ est- il dit au livre de la Sayesne.

' Quelle rapidité dans la marche de l'action 1 dés la seconde scène, au moment l'on apprend i)0urla première fois que Joas, héritier du trône, existe dans le temple, on voit le grand prêtre prêt a déclarer sa naissance. (G.)

' Il n'a encore d autre nom que celui d'Eliacin. ■> C'était une petite chose a bien dire. Le poète a trouvé moyen d'en faire un vers élégant : c'est en ne négli- geant rien r|u'on embellit tout. L.

310 ATHALIE

JOSABETH.

A VOS sages conseils, seigneur, je m'abandonne. Du jour que j'arrachai cet enfant à la mort, Je remis en vos mains tout le soin de son sort ; Même, de mon amour craignant la violence . Autant que je le puis j'évite sa présence, De peur qu'en le voyant quelque trouble indiscret Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret '. Surtout j'ai cru devoir aux larmes, aux prières, Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières. Cependant aujourd'hui puis -je vous demander Quels amis vous avez prêts à vous seconder? Abner, le brave Abner viemlra-t-il nous défendre? A-t-il près de son roi fait serment de se rendre?

JOAT).

Abner, quoiqu'on se pût assurer sur sa foi, Ne sait pas même encor si nous avons un roi.

JOSABETII.

Mais à qui de Joas confiez-vous la garde?

Est-ce Obed, est-ce Ammon (juc cet honneur regarde

De mon père sur eux les bien fai ts répandus. . .

JOAD.

A l'injuste Athalie ils se sont tous vendus ^

JOSABETII.

Qui donc opposoz-vous contre ses satellites^?

1 Quelle délicatesse dans les sentiments de Josabeth! que d'élégance dans les vers qui les expriment !

2 Cette locution manque à la fois d'élégance et de correction , on ne peut pas dire : un honneur qui regarde quelqu'un. (A. M.) Ce soin honorable vous regarde , est l'expression commune; cei honneur vous regarde, dit la même chose d'une manière neuve. Le vers de Racine nous semble correct et élégant.

3 Injuste a beaucoup de force dans la langue du xvii« siècle. L'unique usage , dit Massillon , que les grands font de leur autorité , c'est de la faire servir à leurs plaisirs injustes. »

4 Opposer contre, espèce de pléonasme; car opposer vient d'opponere , obpmiere , mellre devant ou contre. On dit opposer à.

ACTE I, SCÈNE II 311

JOAD.

Ne VOUS l'ai-je pas dit? nos prêtres, nos lévites.

JOSABETH.

Je sais que, près de vous en secret assemblé ',

Par vos soins prévoyants leur nombre est redoublé ;

Que, pleins d'amour pour vous, d'horreur pour Athalie,

Un serment solennel par avance les lie -

A ce fils de David qu'on leur doit révéler.

Mais quelque noble ardeur dont ils puissent brûler',

Peuvent-ils de leur roi venger seuls la querelle ?

Pour un si grand ouvrage est-ce assez de leur zèle ?

Doutez-vous qu'Athalie, au premier bruit semé

Qu'un lîls d'Ochozias est ici renfermé .

De ses fiers étrangers assemblant les cohortes ,

N'environne le temple, et n'en brise les portes?

Suffira-t-il contre eux de vos ministres saints,

Qui, levant au Seigneur leurs innocentes mains.

Ne savent que gémir et prier pour nos crimes ,

Et n'ont jamais versé que le sang des victimes ?

Peut-être dans leurs bras Joas percé de coups...

JOAD.

Et comptez-vous pour rien Dieu, qui combat pour nous; Dieu, qui de l'orphelin protège l'innocence. Et fait dans la faiblesse éclater sa puissance;

On ne dit pas en prose «« nombre ansemble ; mais le sens est si clair, qu'on excuse cette licence poétique en faveur de la précision. (G.)

i Quoique l'esprit et le caractère essentiel de toute la pièce siient de présen- ter toujours Dieu dans tous les événements, cependant le grand prêtre n'a négligé aucune des précautions qu'exige la prudence humaine. Celte sage prévoyance est \\n devoir : il faut commercer par faire tout ce que peut un mortel, et attendre ensuite le secours divm avec une confiance inaltérable. Tel est le personnage de Joad. le plus étonnant, le plus sublime qu'il y ait au théâtre. (G.)

3 Geoffroy a observé que la régularité de la construction demanderait : Hi quelque noble ardeur qu'ili puistent brûler. Il est cependant remarquable que Boileau a usé de la mi^me licence dans sa satire xi , et dans sa première épUre au roi. (A. M.l

312 ATHÂLIE

Dieu, qui hait les tyrans, et qui dans Jezraël i

Jura d'exterminer Achab et Jézabel ;

Dieu, qui, frappant Joram, le mari de leur tille,

A jusque sur sou fils poursuivi leur famille -;

Dieu, dont le bras vengeur, pour un temps suspendu ',

Sur cette race impie est toujours étendu?

JOSABETH.

Et c'est sur tous ces rois sa justice sévère Que je crains pour le fils de mon malheureux frère. Qui sait si cet enfant, par leur crime entraîné, Avec eux en naissant ne fut pas condamné? Si Dieu, le séparant d'une odieuse race % En faveur de David voudra lui faire grâce? Hélas ! l'état horrible le Ciel me l'offrit Revient à tout moment effrayer mon esprit. De princes égorgés la chambre était remplie : Un poignard à la main l'implacable Athalie Au carnage animait ses barbares soldats, Et poursuivait le cours de ses assassinats. Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue ; Je me figure eocor sa nourrice éperdue, Qui devant les bourreaux s'était jetée eu vain % Et, faible, le tenait renversé sur son seia «.

1 Jezraël, ville de la tribu de Juda.

3 Son nest pas clair. 11 s'agit d'Ochozias, fils de Joram et d' Athalie.

3 Le mot Dieu , répété quatre fois à la tète de (juatre distiques de suite, donne à cette phrase une singulière di;:nité. (L.)

4 « Vos descendants expieront peut-être dans la peine et dans la calamité le crime de votre ingratitude. >< '.Massillon.)

5 Ce morceau est un modèle de peinture touchante ; tous les traits en sont finis. Je ne remarquerai que cet hémistiche, s'était jetée en vain, le vers semble tomber à chaque mot; il est impossible de mieux rendre l'efTort impuissant de la faiblesse. (L.)

" Quelques grammairiens ont aperçu une équivoque dans ces mots et faible. Ils ne savent si faible se rapporte à Joas ou à la nourrice , quoiqu'il suit évident par le sens même de la phrase que c'est a la nourrice: et faible, c'est-à-dire et qui étant faible. (G.)

ACTE I, SCÈNE II 31,5

Je le pris tout sanglant. Et baignant son visage ,

Mes pleurs du sentiment lui rendirent l'usage ;

Et, soit frayeur encor, ou pour me caresser,

De ses bras innocents je nie sentis presser.

<"ïrand Dieu, que mon amour ne lui soit point funeste !

Du ûdèle David c'est le précieux reste :

Nourri dans ta maison en l'amour de ta Loi,

Il ne connaît encor d'autre père que toi.

Sur le point d'atta]uer une reine homicide,

A Taspect du péril si ma foi s'intimide,

Si la chair et le sang, se troublant aujourd'hui.

Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui,

Conserve l'héritier de tes saintes promesses ',

Et ne punis que moi de toutes mes faiblesses !

JOAD.

Vos larmes. Josabeth, n'ont rien de criminel :

Mais Dieu veut qu'on espère en son soin paternel.

Il ne recherche point, aveugle en sa colère,

Sur le ûls qui le craint l'impiété du père *.

Tout ce qui reste encor des fidèles Hébreux

Lui viendront aujourd'hui renouveler leurs vœux.

Autant que de David la race est respectée.

Autant de Jézabel la fille est détestée.

Joas les touchera par sa noble pudeur.

semble de son sang reluire la splendeur ;

Et Dieu, par sa voix même appuyant notre exemple,

De plus près à leur cœur parlera dans son temple :

Deux infidèles rois tour à tour l'ont bravé ' :

Il faut que sur leur trône un roi soit élevé.

1 On peut rapprocher de cette admirable prière de Josabeth celle que Massillon .

d.ins son sermon du vendredi saint {Peiit Carime), adresse à Dieu jtour le jeune

Louis XV, qu'il appelle aussi \'enfant précieux. î '• Le fils ne portera pas l'iniquité du père." ( Kséch.ch. .wiii, v. 20.) 3 Période de six vers pleins de majesté et d'harmonie. Tour a tour, pour -vu» -

r'»»ivement, l'un après l'autre. Ce serait en prose une petite faute. (G.)

;)li ATHALIE

Qui se souvienne un jour qu'au rang de ses ancêtres Dieu l'a fait remonter par la main de ses prêtres, L'a tiré par leurs mains de l'oubli du tombeau , Et de David éteint rallumé le flambeau'.

Grand Dieii^, si tu prévois qu'indigne de sa race * Il doive de David abandonner la trace, Qu'il soit comme le fruit en naissant arracbé, Ou qu'un souffle ennemi dans sa fleur a séché ' î Mais si ce même enfant, à tes ordres docile, Doit être à tes desseins un instrument utile, Fais qu'au juste héritier le sceptre soit remis ; Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis; Confonds dans ses conseils une reine cruelle ' ! Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur, De la chute des rois funeste avant-coureur ^ !

L'heure me presse : adieu. Des plus saintes familles Votre fils et sa sœur vous amènent les filles.

1 L'exactitude demand;iit a rallume. (AcadJ Massillon a été presque aussi iiardi quelîacine. " Vous, dit-il au jeune Louis XV, vous qu'il a rallumé comrr.e une étincelle précieuse dans le sein même des ombres de la mort, il venait d'éteindre votre auguste race, et vous étiez sur le point de vous éteindre vous-même. >> {Petil Carême, sermon pour la fête de la Purification.)

î Nous avons vu la prière de Josabeth , douce et touchante , pleine du senti- ment le plus tendre, et terminée i)ar un trait de dévouement héroïque; celle du grand prêtre est mâle, ferme, courageuse, pleine de grandeur et d'énergie. Cette prière de douze vers semble ne former qu'une seule période , dont les divers membres , dépendant l'un de l'autre , s'attirent , s'enchaînent , se succèdent avec rapidité, et forment l'ensemble le plus harmonieux. (G.)

3 (. Le Seigneur a toujours soufflé sur les races orgueilleuses, et en a fait sé- cher la racine. « (Massillon, Petil Carême.)

i " Seigneur, confondez, je vous prie, Achitophel d-ms ses conseils. » (II RoU . ch. XV, v. 31.'

•'' Il n'y a point d'expression pour louer un pareil style . ([ue le transport et le cri de l'admiration. Ce langage, celte harmonie, ont quelque chose au-dessus de l'humain; tout est céleste, tout est inspiration. (L.)

ACTE I. SCKNE IV 31 o

SCENE II

JOSABKTH. ZACHARIE, SALOMITH, LE CHŒUR.

JOSABETH.

Cher Zacharie, allez, ne vous arrêtez pas : De votre auguste père accompagnez les pas.

0 filles de Lévi, troupe jeune et fidèle, Que déjà le Seigneur embrase de son zèle, Qui venez si souvent partager mes soupirs. Enfants, ma seule joie en mes longs déplaisirs. Ces festons dans vos mains et ces fleurs sur vos têtes Autrefois convenaient à nos pompeuses fêtes : Mais, hélas î en ce temps d'opprobre et de douleurs. Quelle offrande sied mieux que celle de nos pleurs ! J'entends déjà, j'entends la trompette sacrée. Et du temple bientôt on permettra l'entrée. Tandis que je me vais préparer à marcher. Chantez, louez le Dieu que vous venez chercher.

SCENE IV

LE CHŒUR.

TOUT LE CflCElR cliante.

Tout l'univers est plein de sa magnificence; Qu'on l'adore ce Dieu; qu'on l'invoque à jamais Son empire a des temps précédé la naissance ; Chantons, publions ses bienfaits.

UNE VOIX seule.

En vain l'injuste violence Au peuple qui le loue imposerait silence; Son nom ne périra jamais.

316 ATHÂLIE

Le jour annonce au jour sa gloire et sa puissance ' Tout l'univers est plein de sa magnificence ; Chantons, publions ses bienfaits.

TOUT LE CHOEUR répète.

Tout l'univers est plein de sa magnificence : Chantons, publions ses bienfaits.

UNE VOIX seule.

Il donne aux Heurs leur aimable peinture;

Il fait naître et mûrir les fruits;

Il leur dispense avec mesure Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits. Le champ qui les reçut les rend avec usure.

UNE AUTRE.

Il commande au soleil d'animer la nature , Et la lumière est un don de ses mains : Mais sa loi sainte, sa loi pure Est le plus riche don qu'il ait fait aux humains.

UNE AUTRE.

0 mont de Sinaï , conserve la mémoire ^ De ce jour à jamais auguste et renommé,

Quand , sur ton sommet enflammé , Dans un nuage épais le Seigneur enfermé Fit luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire.

Dis-nous pourquoi ces feux et ces éclairs, Ces torrents de fumée et ce bruit dans les airs,

Ces trompettes et ce tonnerre : Venait-il renverser l'ordre et les éléments?

1 « Dies diei éructât verbum. » (Ps. xvui, 2.) Rousseau, traduisant le mémo passage du Psaume xviii, a dit (liv. 1, ode u) :

Le jour au jour la révèle, La nuit l'auEonce à la nuit.

- 11 y a dans ce chœur, qui partout est beau, un couplet égal à tout pour le su- blime ; 0 mont Sinat , etc. Mais J'avoue que les chœurs à'Esiher , il n'y a pas moins de sublime, mais il y a plus de sentimpiit , me paraissent encore au- dessus. (L.)

ACTE l, SCÈNE IV 31-

Sur ses antiques fondements Venait- il ébranler la terre?

UNE AUTRE.

Il venait révéler aux enfants des Hébreux De ses préceptes saints la lumière immortelle ;

Il venait à ce peuple lieureiix Ordonner de l'aimer d'une amour éternelle.

TOUT LE CHŒUR.

0 divine, ô charmante loi ! 0 justice, ô bonté suprême ! Que de raisons, quelle douceur extrême D'engager à ce Dieu son amour et sa foi !

UNE VOIX seule.

D'un joug cruel il sauva nos aïeux , Les nourrit au désert d'un pain délicieux; 11 nous donne ses lois, il se donne lui-même :

Pour tant de biens, il commande qu'on l'aime.

LE CHOEUR.

0 justice, ô bonté suprême !

LA MÊME VOIX.

Des mers pour eux il entr'ouvrit les eaux ; D'un aride rocber fit sorlir des ruisseaux ', Il nous donne ses lois, il se donne lui-mrme* :

Pour tant de biens, il commande qu'on l'aime.

LE CHOEUR.

0 divine , ù charmante loi ! Que de raisons, quelle douceur extrême D'engager à ce Dieu son amour et sa foi !

1 11 faut observer la grâce et l'élégante brièveté de cette énumération des mi- racles opérés dans le désert en faveur des Israélites. (G.)

* // ie donne lui-même ne se peut dire (jue sous la loi nouve'le. Cette proposition est trop étrangère à l'ancienne loi. ;.\cad.) // «e donne lui-même peut imssi si- gnifier il donne son amour, sa protection, il se donne a son jjeuple comme un père se donne à ses enfants. (A. il.^

318 ATHALIE

UNE AUTRE VOIX seule.

Vous qui ne connaissez qu'une crainte servile. Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer? Est-il donc à vos cœurs , est-il si difficile Et si pénible de l'aimer? L'esclave craint le tyran qui l'outrage; Mais des enfants l'amour est le partage : Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits, Et ne l'aimer jamais !

TOUT LE CHCEUR.

0 divine , ô charmante loi ! 0 justice, ô bonté suprême ! Que de raisons, quelle douceur extrême D'engager à ce Dieu son amour et sa foi !

FIN DU PREMIER ACTE.

At.TK 11, SCÈNE 11 319

ACTE DEUXIEME SCÈNE I

JOSABETH, SALOMITH, LE CHOEUR.

JOSABETH.

Mes filles, c'est assez : suspendez vos cantiques; Il est temps de nous joindre aux prières publiques. Voici notre heure ; allons célébrer ce grand jour, Et devant le Seigneur paraître à notre tour.

SCÈNE II ZAGHARIE, JOSABETH, SALOMITII. LE CHlJEUR.

JOSABETH.

Mais que vois-je ! Mon fils, quel sujet vous ramène '? courez -vous ainsi tout pâle et hors d'haleine?

ZACHARIE.

0 ma mère !

JOSABETH.

Eh bien ! quoi ?

ZACHAIIIE.

Le temple est profané * !

' G? commencement du second acte, plein de vivacité et de trouble, est d'un effet théâtral après le calme majestueux du premier acte. (L.)

- Admirons comment, des les premiers vers du second acte, la scène est déjà tout en mouvement par celte irruption soudaine et imprévue d'Athalie dans le temple. On va bientôt savoir les raisons de celte démarche si étrange. Dans celte pièce, dont l'action est de la plus grande simplicité, rien ne languit; tout murche sans remplissage et sans épisode, (ti..

HiO ATHALIE

JOSABETH.

Comment ?

ZACHARIE.

Et du Seigneur l'autel abandonné.

JOSABETH.

Je tremble. Hâ'ez-vous d'éclairoir votre mère.

ZACHARIE .

Déjà, selon la loi, le grand i)rètre mon père, Après avoir au Dieu qui nourrit les humains De la moisson nouvelle offert les premiers pains, Lui présentait encore entre ses mains sanglantes Des victimes de paix les entrailles fumantes; Debout à ses côtés, le jeune Éliacin Comme moi le servait en long habit de lin ; Et cependant du sang de la chair immolée Les prêtres arrosaient l'autel et l'assemblée ' : Un bruit confus s'élève, et du peuple surpris Détourne tout à coup les yeux et les e«iprits. Une femme... Peut-on la nommer sans blasphème ! Une femme... C'était Athalie elle-même.

JOSABETH.

Ciel!

ZACHARIE.

Dans un des parvis aux hommes réservé, (^ette femme superbe entre le front levé , Et se préparait même à passer les limites De l'enceinte sacrée ouverte aux seuls lévites*.

1 Racine s'est trompé ici sur les rites. On n'arrosait point l'assemblée du sang (le la victime. Le prêtre trempait simplement un doisït dans le sang et en faisait f cpt aspersions devant le voile du sanctuaire ; il en frottait les cornes de l'autel , et répandait le reste au pied du même autel. L'auteur a confondu avec le rite judaïque ce qu'il avait lu dans le cli. x.xiv de VExode, il est dit que Moïse fit l'aspersion du sang de la victime sur le peuple assemblé; mais il n'y avait point encore de rites ni de cérémonies légales. (Acad.) Voyez sur les sacrifices des Juifs les sept premiers chapitres du Lévitique , et en particulier le ch. iv, v. 5, 6 et 7. Voyez aussi Fleury, Mœurs des Israélites, ch. xx.

^ Il ne s'agit pas du sanctuaire; on a déjà vu que le'grand prêtre seul pouvait

ACTE 11, SCÈNE 11 321

Le peuple s'épouvante, et fuit de toutes parts.

Mon père... ah ! quel courroux animait ses regards!

Moïse à Pharaon parut moins formidable :

« Reine, sors, a-t-il dit, de ce lieu redoutable,

« D'où te bannit ton sexe et ton impiété.

« Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté? »

La reine alors, sur lui jetant un œil farouche,

Pour blasphémer sans doute ouvrait déjà la bouche :

J'ignore si de Dieu l'ange se dévoilant

Est venu lui montrer un glaive étincelant;

Mais sa langue en sa bouche à l'instant s'est glacée.

Et toute son audace a paru terrassée;

Ses yeux, comme effrayés, n'osaient se détourner :

Surtout Éliacin paraissait l'étonner '.

JOSABETH.

Quoi donc ! Éliacin a paru devant elle ?

ZACIIARIE.

Nous regardions tous deux cette reine cruelle,

y entrer, 'i Devant le tenif.le , dans une grande cour, était l'autel des holocaustes... Cette cour était la place des sacrificateurs, particulerement l'espace entre l'autel et le vestibule; car les laïiiues pouvaient s'avancer jusqu'à l'autel quand ils ofTraient des sacrifices, pour présenter leurs victimes et les immoler. Sur les degrés du vestibule qui faisaient face au devant du temple , étaient les lévites qui chantaient et jouaient des instruments. La cour des prêtres était renfermée do galeries et environnée d'une première cour beaucoup plus grande, qui était la place ordi- naire du peuple. Les femmes y étaient séparées des hommes. •< (Fleurv.)

1 C'est cet étonnenient, cet effroi si naturel dont elle doit être frappée à la vue de Joas, qui explique parfaitement pourquoi elle ne songe même pas à se venger de l'injure qu'elle vient de recevoir. Cette ressemblance si forte entre Joas et l'en- fant qu'elle a vu en songe est un des ressorts les mieux conçus qu'on ait jamais employés, et il parait certain qu'elle a été suggérée par 1 histoire de Jaddus, racon- tée dans Josephe. Racine, dans cet ouvrage, a tiré tout des mêmes sources. (L.) Voici cette histoire de Jaddus, le s xième grai.il prêtre des Juifs depuis le retour de la captivité. Alexandre, irrité de ce ([uil avait o>é lui refuser les secours qu'il lui demandait, marcha conlre Jérusalem, dans l'intention de la détruire. Jaddus alla au-devant de lui , suivi des prêtres et des lévites. A cette vue, le prince, su- bitement changé, se prosterna à ses pieds pour adorer le nom de Dieu. Parmé- nion, étonné, lui en demanda la raison. Le prince lui avoua que cet homme, revelu des mêmes ornements, lui avait apparu en songe, et lui avait promis la conquête de l'Asie. Du reste, il n'est fait mention de cette histoire ni dans la Bible ni dans aucun autre historien que Josèphe ; ce qui la rend au moins suspecte.

21

322 ATHÂLIE

Et d'une égale horreur nos cœurs étaient frappés : Mais les prêtres bientôt nous ont enveloppés; On nous a fait sortir. J'ignore tout le reste, Et venais vous conter ce désordre funeste.

JOSABETH.

Ah ! de nos bras sans doute elle vient l'arracher; Et c'est lui qu'à l'autel sa fureur vient chercher. Peut-être en ce moment l'objet de tant de larmes., . Souviens-toi de David, Dieu, qui vois mes alarmes !

SALOMITH.

Quel est-il, cet objet des pleurs que vous versez?

ZACHARIE.

Les jours d'Éliacin seraient-ils menacés?

SALOMITU.

Aurait-il de la reine attiré la colère ?

ZACHARIE.

Que craint-on d'un enfant sans support et sans père?

JOSABETH.

Ah ! la voici. Sortons : il la faut éviter.

SCÈNE III ATHALIE, AGAR, ABNER, SUITE D'ATHALIE.

AGAR.

Madame, daus ces lieux pourquoi vous arrêter? Ici tous les objets vous blessent, vous irritent. Abandonnez ce temple aux prêtres qui Thahilent : Fuyez tout ce tumulte, et dans votre palais A vos sens agités venez rendre la paix.

ATHALIE.

Non, je ne puis : tu vois mon trouble et ma faiblesse. Va, fais dire à Mathan qu'il vienne, qu'il se presse.

ACTE II, SCÈNE IV 323

Heureuse si je puis trouver par son secours

Cette paix que je cherche, et qui me fuit toujours.

(Elle s'assied.)

SCÈNE IV ATHALIE, ABNER, SUITE D'ATHALIE.

ABNER.

Madame, pardonnez si j'ose le défendre : Le zèle de Joad n'a point vous surprendre. Du Dieu que nous servons tel est l'ordre éternel; Lui-même il nous traça son temple et son autel, Aux seuls enfants d'Aaron commit ses sacrifices, Aux lévites marqua leur place et leurs offices. Et surtout défendit à leur postérité Avec tout autre dieu toute société. quoi ! vous de nos rois et la femme et la mère, Ètes-vous à ce point parmi nous étrangère? Ignorez-vous nos lois? et faut-il qu'aujourd'hui... Voici votre Mathan; je vous laisse avec lui '.

ATHALIE.

Votre présence^ Abner, est ici nécessaire-.

> On a critiqué cette expression votre, comme peu respectueuse. Il est certain que le pronom votre, ainsi placé, n'est jamais insignifiant ; il exprime toujours quelque sentiment particulier d'afTection , de haine ou de mépris. Nous trouve- rons dans Aihalie même des exemples de ces trois acceptions. Ici, votre Mathan marque du mépris, non pas pour la reine, mais pour cet indigne prêtre, et ren- ferme un secret reproche de la confiance qu'Athalie lui accorde. Abner dans toute la sincérité de son zèle, ne croit pas devoir déguise" à la reine l'horreur que lui inspire cet apostat. (G.)

î Abner a suivi la reine pour prendre auprès d'elle la défense de Joad ; elle le retient parce qu elle veut se servir de lui pour satisfaire 1 impatience qu'elle a de voir sur-le-champ Eliacin. Personne n'est plus propre qu' Abner à obtenir de Joad cette complaisance , qu'il pourrait bien ne pas avoir, si le brave Abner ne la de- mandait lui-même et ne lui répondait de l'enfant, qu'if pr^nd soussa garde. Athalie na pas encore autour d elle ses moyens de force, et c'est pour cela qu'elle ne parle pas encore en souve:aine. 0;i sait que le temple était une espèce de forteresse susceptible de défense. Tel est le motif tres-pluusible de l'espèce de confiance qu'elle témoigne un moment à ce même Abner, que d ailleurs elle estime trop pour

32i ATHALIE

Laissons de Joad l'audace téméraire, Et tout ce vain amas de superstitions Qui ferme votre temple aux autres nations : Un sujet plus pressant excite mes alarmes. Je sais que dès l'enfance élevé dans les armes, Abner a le cœur noble, et qu'il rend à la fois Ce qu'il doit à son Dieu, ce qu'il doit à ses rois : Demeurez.

SCÈNE V ATHALIE, MATH AN, ABNER, SUITE D'ATHALIE.

MATH AN.

Grande reine, est-ce ici votre place? Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace ? Parmi vos ennemis que venez-vous cbercher? De ce temple profane osez-vous approcher? Avez-vous dépouillé cette haine si vive?...

ATHALIE.

Prêtez-moi l'un et l'autre une oreille attentive.

Je ne veux point ici rappeler le passé. Ni vous rendre raison du sang que j'ai versé : Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire *. Je ne prends point pour juge un peuple téméraire : Quoi que son insolence ait osé publier, Le Ciel même a pris soin de me justifier. Sur d'éclatants succès ma puissance établie A fait jusqu'aux deux mers respecter Athalie ;

l'aimer. Les méchants ne peuvent aimer que leurs complices; aussi Abner a-t il la discrétion de vouloir se retirer des qu'il voit paraître le digne confident d"A- thalie;et les raisons qu'elle a de retenir Abner étaient le seul moyendelemetlrc en scène avec Mathan, qu'il doit mépriser et détester. On verra dans la scène suivante les beautés qui en résultent. (L.)

1 Elle s'adresse uniquement ici à Abner. Quant à Mathan , elle n'a pas même besoin auprès de lui de cette justification telle quelle.

ACTE II, SCÈNE V 32o

Par moi Jérusalem goiile un calme profond ;

Le Jourdain ne voit plus l'Arabe vagabond,

Ni l'altier Philistin, par d'éternels ravages,

Comme au temps de vos i ois, désoler ses rivages,

Le Syrien me traite et de reine et de sœur ';

Enfin de ma maison le perfide oppresseur.

Qui devait jusqu'à moi pousser sa barbarie,

Jéhu, le fier Jéhu, tremble dans Samarie;

De toutes parts pressé par un puissant voisin,

Que j'ai su soulever contre cet assassin,

11 me laisse en ces lieux souveraine maîtresse.

Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse;

Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours,

De mes prospérités interrompre le cours.

Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe?)

Entretient dans mon cœur un, chagrin qui le ronge :

Je l'évite partout, partout il me poursuit.

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit-; Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée. Comme au jour de sa mort pompeusement parée : Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté. Même elle avait encorcet éclat emprunté Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage ' Pour réparer des ans l'irréparable outrage :

i Le Syrien pour le roi de Surie. Le l'ère liAthalie avait été tue dans un combat contre ce prince. (G.)

2 Ce songe est un morceau achevé; jamais on n'a su narrer et peindre une foule d'objets différents avec de> traits plus vrais , plus variés, plus énergiques ; et ces traits expriment non-seulement les choses, mais les caractères des person- nages... Ce songe a d'ailleurs un mérite unique , il e-t le principal mobile de l'ac- tion ; il motive la venue d'Alhalie dans le temple, le désir qu'elle a de voir Joas , elles frayeurs qui l'engagent ensuite à demander cet enfant. Il amène celte dis- cussion où la bassesse féroce de Mathan est mise en opposition avec la bonté courageuse et compatissante d'Abncr; enfin il donne lieu à cette scène aussi neuve que touchante Athalie interroge Joas. (L.)

s >■ Jéhu vint ensuite à Jezrael; et Jézabel, ayant appris son arrivée, se peignit les yeux avec du noir, mit des ornements sur sa tête, etc. « (IV Bois, ch. IX, V. 30.)

326 ATHALIE

« Tremble, m'a-t-elle dit, fille cligne de moi; « Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi. « Je te plains de tomber dans ses mains redoutables, « INIa fille ! » En achevant ces mots épouvantables, Son ombre vers mon lit a paru se baisser : Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser ; Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange D'os et de chair meurtris et traînés dans la fange ', Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux Que des chiens dévorants se disputaient entre eux-.

ABNER.

Grand Dieu !

ATCALIE.

Dans ce désordre à mes yeux se présente Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante, Tel qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus. Sa vue a ranimé mes esprits abattus; Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste, J'admirais sa douceur, son air noble et modeste, J'ai senti tout à coup un homicide acier Que le traître en mon sein a plongé tout entier. De tant d'objets divers le bizarre assemblage Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage : Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur, Je l'ai pris pour l'effet d'une sombre vapeur. Mais de ce souvenir mon âme possédée A deux fois en dormant revu la même idée ' !

1 Si l'épithète meurtris se rapportait à chair, elle ne serait ni au masculin , ni au pluriel , elle ne peut se rapporter seulement à os; on ne dit point des os mcur- Iris : il la faut rapporter aux deux mots à la fois. (L. R.)

2 i( Et étant allés pour l'ensevelir, ils n'en trouvèrent que le crâne, les pieds, l'extrémité des mains... Les chiens mangeront la chair de Jézabel dans le cliamp de Jezraël. " (/!' Rois , ch. ix, v. 3.'i et 36.)

3 Le mot idée signilie quelquefois la trace que laisse un objet. Ici il signifie l'image elle-même, c'est-à-dire qu'il est pris dans le sens étymologique; car le mot grec d'où il vient veut dire image, forme visible. Massillon commence ainsi son

ACTE H, SCÈNE V 327

Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer Ce même enfant toujours tout prêt à me percer. Lasse enfin des horreurs dont j'étais poursuivie^ J'allais prier Baal de veiller sur ma vie. Et chercher du repos au pied de ses autels. Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels i ! Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée, Et d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée ; J'ai cru que des présents calmeraient son courroux, Que ce Dieu, quel qu'il soit, en deviendrait plus doux. Pontife de Baal, excusez ma faiblesse. J'entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse; Le grand prêtre vers moi s'avance avec fureur : Pendant qu'il me parlait, ô surprise ! ô terreur! J'ai vu ce même enfant dont je suis menacée, Tel qu'un songe effrayant l'a peint à ma pensée. Je l'ai vu : son même air, son même habit de lin. Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin *. C'est lui-même. Il marchait à côté du grand prêtre : Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparaître. Voilà quel trouble ici m'oblige à m'arrêter, Et sur quoi j'ai voulu tous deux vous consultera Que présage, Mathan, ce prodige incroyable?

MATHAN.

Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable...

sermon pour la benédiciion des drapeaux de l'armée de Câlinai : « Ce n'est pas pour vous rappeler ici des idées de feu et de sang, etc. " ' Ce mouvement rappelle celui de Virgile :

... Qiiid non mortalia pectora cogis, Auri facra famés!

s Sicocalos, sic lUe manns, sic ora ferebat. (Virgile, Enéide, liv. lU.)

3 Nous ne connaissons rien dans notre lan.çue de plus beau , de plus poétique et de plus élégant que ce songe. L'idée vive et rapide qu'Athalie donne de sa puis- sance , la peinture aiïreuse qu'elle fait de l'ombre de Jézabel , le portrait plein de douceur de Joas , et la manière dont elle décrit ensuite le trouble qui régnait dans le temple des Juifs lorsqu'elle y est entrée , forment autant de tableaux qui font passer dans l'àme du spectateur le trouble et la terreur d Athidie. (L. P..)

328 ATHALIE

ATIIALIE.

Mais cet, enfant fatal, Abner, vous l'avez vu : Quel est-il? de quel sang, et de quelle tribu?

ABNER.

Deux enfants à l'aulel prêtaient leur ministère : L'un est flls de Joa'3, Josabelb est sa mère : L'autre m'est inconnu '.

MATHAN.

Pourquoi délibérer? De tous les deux, Madame, il se faut assurer. Vous savez pour Joad mes égards, mes mesures 2; Que je ne cherche point à venger mes injures; Que la seule équité règne en tous mes avis : Mais lui-même, après tout, fût-ce son propre fils, Youdrait-il un moment laisser vivre un coupable?

ABNER.

De quel crime un enfant peut-il être capable ?

MATHAN.

Le Ciel nous l'a fait voir un poignard à la main : Le Ciel est juste et sage, et ne fait rien en vain. Que cherchez-vons de plus?

ABNER.

Mais, sur la foi d'un songe , Dans le sang d'un enfant voulez-vous qu'on se plonge? Vous ne savez encor de quel père il est né, Quel il est.

MATHAN.

On le craint; tout est examiné.

1 Abner ignore la naissance d'Élincin. Joad, dans la première scène, n'a pas laissé échapper son secret. Cette circonstance est remarquable ; car, en supposant Abner instruit du sort d'Eliacin, il eût été forcé de recourir au mensonge pour le sauver, ce qui aurait nui à la noblesse de son caractère. C'est une de ces con- venances délicates dont les ouvrages de Racine offrent une multitude d'exemples.

•:a. m.)

2 On dit bien les égards, mais non les mesures de quelqu'un pour une personne. (AciD.) Le second mot ne passe-t-il pas à la faveur du premier ?

ACTE M , SCÈNE V 329

A d'illustres parents s'il doit son origine, La splendeur de son sort doit hâter sa ruine : Dans le vulgaire obscur si le sort l'a placé ^ Qu'importe qu'au hasard un sang vil soit versé? Est-ce aux rois à garder cette lente justice? Leur sûreté souvent dépend d'un prompt supplice. N'allons point les gêner d'un soin embarrassant : Dès qu'on leur est suspect, on n'est plus innocent -,

AB.NER.

quoi , Mathan ! d'un prêtre est-ce le langage ? Moi, nourri dans la guerre, aux horreurs du carnage % Des vengeances des rois ministre rigoureux, C'est moi qui prête ici ma voix au malheureux ! Et vous, qui lui devez des entrailles de père. Vous, ministre de paix dans les temps de colère. Couvrant d'un zèle faux votre ressentiment, Le sang à votre gré coule trop lentement '^ !

Vous m'avez commandé de vous parler sans feinte. Madame : quel est donc ce grand sujet de crainte? Un songe, un f lible enfant, que votre œil prévenu Peut-être sans raison croit avoir reconnu.

ATIIALIE.

Je le veux croire, Abner, je puis m'être trompée : Peut-être un songe vain m'a trop préoccupée, Eh bien ! il faut revoir cet eufant de plus près : Il en faut à loisir examiner les traits.

1 Dans ces deux vers, d'ailleurs très-beaux, «on tort et le ton, ont paru trop près l'un de l'autre, le premier étant pris pour l'état, et le second pour la des- tinée. (ACAD.)

ï Ce vers résume toute la politique des tyrans.

s Suurri, pour accoutumé aux horreurt du carnage , est une expression neuve. Il est douteux qu'on dit nourri au carnage; nourri aux horreurs du carnage n'a rien de choquant. C'est ainsi que les grands écrivains savent faire entrer dans la langue une foule de constructions.

* Et vaut... te sang, etc., espèce d'anacoluthe, ou changement de construction, qui donne plus de mouvement et de force à la phrase.

330 ATHALIE

Qu'on les fasse tous deux paraître en ma présence ' .

ABNER.

Je crains...

ATIIALIE.

Manquerait-on pour moi de complaisance ? De ce refus bizarre seraient les raisons? Il pourrait me jeter en d'étranges soupçons. Que Josabeth, vous dis-je, ou Joad les amène. Je puis, quand je voudrai, parler en souveraine. Vos prêtres, je veux bien, Abner, vous l'avouer, Des bontés d'Athalie ont lieu de se louer. Je sais sur ma conduite et contre ma puissance Jusqu'où de leurs discours ils portent la licence : Ils vivent cependant, et leur temple est debout. Mais je sens que bientôt ma douceur est à bout'. Que Joad mette un frein à son zèle sauvage, Et ne m'irrite point par un second outrage. Allez.

SCÈNE VI ATHALIE, MATHAN, SUITE D'ATHALIE.

MAT H AN.

Enfin je puis parler en liberté; Je puis dans tout son jour mettre la vérité. Quelque monstre naissant dans ce temple s'élève. Reine, n'attendez pas que le nuage crève ^ Abner chez le grand prêtre a devancé le jour;

1 Les se rapporte à ce vers éloigné :

Deux enfants à l'autel prêtaient leur ministère ; cependant un tel éloignement ne donne lieu à aucune équivoque.

2 On tremble, quand on entend Athalie parler de sesbonlés et de «a douceur.

3 Le premier vers est très-beau : l'image est-elle soutenue dans le second? Le nuage crève, se peut-il lier assez au monstre naissant qui s'élève? et cette expres- sion le nuage crève, est- elle assez noble pour lui sacrifier le rapport nécessaire entre les figures ? Je ne le crois pas ; cependant il y a dans cette phrase : n'atten- dez pas que le nuage crèue, une vérité qui fait tout passer. 11 est si difficile dédire mieux que Racine , même quand il y a quelque chose à reprendre 1 (L.)

ACTE M, SCKNE VII 331

Pour le sang de ses rois vous savez son amour. Et qui sait si Joad ne veut point en leur place Substituer l'enfant dont le Ciel vous menace. Soit son fils, soit quelque autre?

ATIIALIE.

Oui, vous m'ouvrez les yeux; Je commence à voir clair dans cet avis des cieux. Mais je veux de mon doute être débarrassée : Un enfant est peu propre à trahir sa pensée ; Souvent d'un grand dessein un mot nous fait juger. Laissez-moi, cher Mathan, le voir, l'interroger. Vous cependant, allez; et, sans jeter d'alarmes, A tous mes ïyriens faites prendre les armes.

SCÈNE VII

JOAS, ATHALIE, JOSABETH, ZACHARIE,

SALOMITH, ABNEU, DEUX LÉVITES, LE CHOEUR,

SUITE D'ATHALIE.

JOSABETH aux deux lévites.

0 vous, sur ces enfants si chers, si précieux, ^Iinist^es du Seigneur, ayez toujours les yeux.

ABNER àJosabeth.

Princesse, assurez-vous, je les prends sous ma garde'.

ATHALIE.

0 Ciel ! plus j'examine, et plus je le regarde... C'est lui ! D'horreur encor tous mes sens sont saisis.

(Montrant Joas.)

Épouse de Joad, est-ce votre fils?

JOSABETH.

Qui? lui, Madame?

ATHALIE.

Lui.

Asaurir pour rassurer. Du temps de Racine, ce mot s'employait encore en ce sens.

332 ATHALIE

JOSABETH.

Je ne snis point sa mère.

( Montrant Zacharie.)

Voilà mon fils.

ATHALIE , à Joas.

Et VOUS , quel est donc votre père? Jeune enfant, répondez ' .

JOSABETH.

Le Ciel jusque aujourd'hui...

ATHALIE, à Josabeth.

Pourquoi vous pressez- vous de répondre pour lui? C'est à lui de parler.

JOSABETH.

Dans un âge si tendre Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre?

ATHALIE.

Cet âge est innocent : son ingénuité N'altère point encor la simple vérité. Laissez-le s'expliquer sur tout ce qui le touche.

JOSABETH, à part.

Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche - !

ATHALIE.

Comment vous nommez -vous?

JOAS.

J'ai nom Éliacin.

ATHALIE.

Votre père?

JOAS.

Je suis, dit-on, un orphelin

1 Cette expression jeune enfant, paniit convenir à cet âge l'on n'est plus précisément un enfant, et l'on n'est pas encore un jeune homme. Cet âge est celui de Joas, à qui le poète donne neuf à dix ans. Le mot adolescent n'était pas du style tragique , et n'eut pas fait connaître 1 âge véritable de Joas. (L.)

•2 Ce vers prépare et justifie tout ce qu'il y aura d'étonnant dans les réponses de Joas , suivant ce mot de l'Écriture : « Ex ore infantium et lactentium pei fecisti laudem tuam. » [Ps. viii , v. 8.) (L.)

ACTE II, SCENE VII 333

Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance. Et qui de mes parents n'eus jamais connaissance.

ATHALIE.

Vous êtes sans parents ?

JOAS.

Ils m'ont abandonné ' .

ATHALIE.

Gomment? et depuis quand?

JOAS.

Depuis que je suis né.

ATHALIE.

Ne sait on pas du moins quel pays est le vôtre?

JOAS.

Ce temple est mon pays : je n'en connais point d'autre.

ATHALIE.

dit- on que le sort vous a fait rencontrer-?

JOAS.

Parmi des loups cruels prêts à me dévorer.

ATHALIE.

(Jui vous mit dans ce temple ?

JOAS.

Une femme inconnue, Qui ne dit point son nom, et qu'on n'a point revue.

ATHALIE.

Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ?

1 " Mon père et ma mère m'ont abandonné. » (P«. xxvi, v. 10.)

2 Athalie épuise toutes les questions de lo curiosité et de la défiance , et ne peut parvenir à surprendre un mot qui l'éclairc sur ce qu'elle cherche. Plus les interrogations sont pressantes, plus on est charmé de la voir toujours confondue par la simplicité des réponses de l'enfant. Quel art dans ce vers :

Parmi des loups cruels prêts à me dévorer! On présume naturellement i\\xe c'est la tout ce qu'ont dit à Joas ceux qui l'ont élevé-, et cela se confirme dans la suite lorsqu'il dit au grand prêtre :

Un malheurcui enfant aiii ours abandonné , etc. On ne l'a point trompé , et il ne trompe point ; mais à combien de choses il fallait penser pour que cela fût ainsi ! (L.)

33i ATHALIE

JOAS.

Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin? Aux petits des oiseaux il donne leur pâture ', Et sa bonté s'étend sur toute la nature. Tous les jours je l'invoque; et d'un soin paternel Il me nourrit des dous offerts sur son autel.

ATHALIE.

Quel prodige nouveau me trouble et m'embarrasse ! La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce -, Font insensiblement à mon inimitié Succéder... Je serais sensible à la pitié !

ABNER.

Madame, voilà donc cet ennemi terrible? De vos songes menteurs l'imposture est visible, A moins que la pitié qui semble vous troubler ' Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler.

ATHALIE , à Joas et à Josabeth.

Vous sortez''?

1 Traduction du verset 9 du Psaume cxLvi : « Qui dat escam pullis corvorum invocantibus eum. » (V. act. I, se. i.)

s Rien n'est plus adroit ni mieux placé que ce mouvement de pitié que l'auteur donne à Athalie. 11 est si naturel , si involontaire et si rapide, qu'Athalie peut l'éprouver sans sortir de son caractère; et d'ailleurs le reproche qu'elle s'en fait la rend sur-le-champ à elle-même ; mais ce qu'il y a de plus heureux, c'est que l'impression qu'elle manifeste confirme celle du spectateur, en la justiliaiit. Bien des gens seraient peut-être tentés de se reprocher l'efTet que produit sur eux la naïveté du langage d'un enfant ; mais lorsque Athalie elle-même n'y résiste (las , qui pourrait avoir honte d'y céder? (G.)

3 Cette interprétation est forcée sans doute, et n'en marque que mieux l'empres- sement d'Abner pour écarter Athalie. Louis Racine, trop prompt à condamner son père, n'approuve pas qu'Abner emploie l'ironie en parlant à la reine; mais il n'y a point d'ironie, il y a de la fermeté et une noble hardiesse dans le langage d'Abner ; il parle de la manière la plus propre à dissiper les frayeurs de la reine, en lui présentant le songe qui l'inqu été comme une illusion méprisable, comme une bagatelle indigne d'occuper une grande âme. (G.)

* Avec quelle adresse Racine coupe ici une scène extrêmement longue, et par renouvelle l'intérêt '. En voyant sortir Josabeth avec l'enfant, le spectateur res- pire et croit le danger passé, lorsque tout à coup Athalie, faisant revenir l'enfant, excite de nouvelles alarmes. (G.)

]8A£IKE.

. P. 359.

Dieu laissait -il jamais ses enfants au besoin? Aux petits des oiseaux û donne leur pâture. Et sa bonté s'étend sur toute la nature.

Voi:

à la fia pour

adore le. xift'ueur; "ti Dans son livre divin

» voire emploi? sa loi ;

'tft"^ aiiiv,

upleeulermé dans ce lieu.

li iûue,ilbéoitbu' i.

'■■J

m

K'i

ACTE II, SCÈNE VII 33îi

JOSABETH.

Vous avez entendu sa fortune ' : Sa présence à la fin pourrait être importune.

ATHALIE.

(A Joas.)

Non : revenez. Quel est tous les jours votre emploi ?

JOAS.

J'adore le Seigneur; on m'explique sa loi; Dans son livre divin on m'apprend à la lire; Et déjà de ma main je commence à l'écrire-.

ATIIALIE.

Que vous dit cette loi ?

JOAS.

Que Dieu veut être aimé; Qu'il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé; Qu'il est le défenseur de l'orphelin timide; Qu'il résiste au superbe, et punit l'homicide ^

ATIIALIE.

J'entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu, A quoi s'occupe-t-il ?

JOAS.

Il loue, il bénit Dieu.

ATIIALIE.

Dieu veut-il qu'à toute heure on prie, on le contemple?

1 II est impossible de dire avec plus de précision , et en même temps plus poé- tiquement : Vont avez eniendu le récil de tout ce qui lui e$l arrivé. (G.)

ï Quelle sagesse dans toutes ces réponses I et cejiendant il n'y en a pas une qui soit au-dessus de la portée d'un enfant , mais d'un enfant nourri de la lecture des livres saints... Il faut remarquer, avec Geoffroy, que, dans ce second interroga- toire, les réponses de l'enfant deviennent plus fortes et prennent un plus grand caractère; elles sont pour Athalie autant de reproches sanglants qui l'offensent et qui l'irritent. (A. M.) V. la préface.

3 La réponse en elle-n-.éme est parfaite, car il n'y a pas un mot qui ne soit dans les livres saints ; mais ces quatre vers , comme presque tous ceux que l'au- teur met dans la bouche de Joas , ont un mérite théâtral , celui dolltir un rapport sensible, ou avec lui-même, ou avec Athalie. Ici le premier vers, que Dieu veut être aimé , est pour tout le monde; le second et le quatrième sont pour Athalie, et l'application ne lui échappe pas, car elle répond par ce premier mot trés-re- niarquable , /^nJencI*. Le trois eme vers est pour Joas. ',L.}

336 ATHALIE

JOAS.

Tout profane exercice est banni de son tenaple.

ATIIALIE.

Quels sont donc vos plaisirs?

JOAS.

Quelquefois à l'autel Je présente au grand prêtre ou Tencens ou le sel ' ; J'entend chanter de Dieu les grandeurs infinies; Je vois l'ordre pompeux de ces cérémonies.

ATHALIE.

quoi 1 vous n'avez point de passe-temps plus doux? Je plains le triste sort d'un enfant tel que vous. Venez dans mon palais , vous y verrez ma gloire.

JOAS.

Moi 1 des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire 1

ATHALIE.

Nonjenevous veux pas contraindre à l'oublier.

JOAS.

Vous ne le priez point.

ATHALIE.

Vous pourrez le prier.

JOAS.

Je verrais cependant en invoquer un autre.

ATHALIE.

J'ai mon Dieu, que je sers; vous servirez le votre : Ce sont deux puissants Dieux ^.

1 u Vous assaisonnerez avec le sel tous les gâteaux que vous offrirez, et vous ne manquerez point de mêler à ces oblations que vous offrirez le sel, qui marque la perpétuité de l'alliance de votre Dieu : dans toutes ces oblations, vous offrirez du sel... Vous répandrez de l'huile et vous mettrez de l'encens sur cette oblation, parce que vous l'offrez en sacrifice au Seigneur. » ( Léviii que ,ch. ii, v. 13 et 15.)

^ Absurdité qui était celle du paganisme. Il n'y avait , avant la révélation, qu'un peuple au monde qui ne connût qu'un seul Dieu. Aussi l'enfant répond-il comme pourraient répondre les plus grands philosophes de tous les siècles, qui ont conçu l'unité nécessaire de l'Être suprême. Mais ce qu'il y a ici déplus admirable, c'est le courage naïf de cet enfant qui ne veut pas suivre une reine dans son palais, parce qn'elle ne prie pas Dieu.(,L.)

ACTE IF, SCÈNE Vil 33'

JOAS.

Il faut craindre le mien : Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n'est rien.

ATHALTE.

Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.

JOAS.

Le honheur des ipéchants comme un torrent s'écoule.

ATUALIE.

Ces méchants , qui sont-ils ' ?

JOSABETH,

Hé, Madame! excusez Un enfant...

ATHALTE, à Josabeth.

J'aime à voir comme vous l'instruisez. Entin, Éliacin, vous avez su me plaire ; Vous n'êtes point sans doute un enfant ordinaire. Vous voyez, je suis reine, et n'ai point d'héritier; Laissez cet habit, quittez ce vil métier - : Je veux vous faire part de toutes mes richesses. Essayez dès ce jour l'effet de mes promesses : A ma table, partout, à mes côtés assis, Je prétends vous traiter comme mon propre fils'.

> AthaliC, qui dans sa conscience se fuit l'application de ce mot méchant , prend un ton plus sévère. Josabeth, qui voit sa colère sur le point d'éclater, se hàie d'excuser l'enfant ; mais Atbalie, à qui cette interruption adonné un moment pour réfléchir, revient à son système de perfidie et de séduction. (G.)

2 Le mot métier ne peut être admis qu'avec une expression qui le fortifie, comme le métier de» armes. Il est heureusement employé ici par Racine dans le sens le plus bas. (Volt.)

3 Voltaire prétend que Joad et Josabeth « n'ont autre chose à faire qu'à prendre Athalie au mot ; qu'il est naturel qu'une vieille femme aime son petit-fils quand elle n'a point d autre héritier; qu'il est naturel qu' Athalie s'attache à Joas et lui laisse son petit royaume, etc.. » Mais qui jamais, à moins de vouloir qu'il n'y ait point de pièce, aurait imaginé qu'Eliacin et Joas sont la même chose pour Athalie? Qui jamais se persuadera que, parce qu'un enfant inconnu et orphelin lui a plu un moment par la grâce et la naïveté de son esprit, elle va tout de suite en faire son héritier? Ne dit-elle pas(act. II, se. vu) :

Enfin de votre Dieu l'implacable vengeance

Entre nos dent maisons rompit toute alliance, etc.? (LaH.)

22

338

ATHALIE

JOAS.

Comme votre fils !

ATHALIE.

Oui... Vous vous taisez?

JOAS.

Quel père Je quitterais ! et pour...

ATHALIE.

Eh bien?

.IDA?.

Pour quelle mère ' !

ATHALIE, à Josabeth.

Sa mémoire est fidèle; et, dans tout ce qu'il dit.

1 Dans le Mystère de la Pastion , joué à Paris en 1402, on trouve le dialogue suivant entre la Vierge Marie encore enfant et des parents éloignés qui arrivent et la questionnent sans bienveillance :

Est-ce pas icy votre fille Marie, que je vois si habille, Si gracieuse et si doulcette? Ouy certes...

Saige, courtoise et amyable, A tous vos amis acceptable...

( A Marie.) Que dites-vous?

Rien que tout bien. Avez nécessité ?

De rien. Que voulez-vous?

Vivre en simplesse. Et l'état mondain ?

Je le laisse. Que sonhaitez-vous?

Dieu servir. Après ?

Sa grâce desservir. Voulez-vous pompeux habits?

Non. De quoi parée?

De bon renom.

M. Onésime Leroy, qui cite ce dialogue, l'appelle ['éclair précurseur d'Athalie. C'est lui fdire , ce nous semble, un peu trop d'honneur; mais ce morceau a du charme.

ARBAPAMES.

JOACHIM. ARBAPANTKS.

MARIE.

ABTAS.

MARIE.

ARBAPANTES,

5IAR1E.

ARBAPANTES.

MARIE.

ABIAS.

MARIE.

ARBAPANTES.

MARIE.

ARBAPANTES.

MARIE.

ABIAS.

MARIE.

ACTE II, SCÈNE Vil 339

De vous et de Joad je reconnais l'esprit'. Voilà comme, infectant cette simple jennesse, Vous employez tous deux le calme je vous laisse. Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur ^ : Vous ne leur prononcez mon nom qu'avec horreur.

JOSABETH.

Pont on de nos malheurs leur dérober l'histoire? Tout l'univers les sait; vous-même en faites gloire.

ATHALIE.

Oui, ma juste fureur, et j'en fais vanité,

A vengé mes parents sur ma postérité'.

J'aurais vu massacrer et mon père et mon frère,

Du haut de son palais précipiter ma mère,

Et dans un même jour égorger à la fois

(Quel spectacle d'horreur 1) quatre-vingts fils de rois * 1

Et pourquoi? pour venger je ne sais quels prophètes

Dont elle avait puni les fureurs indiscrètes :

Et moi, reine sans cœur, fille sans amitié,

Esclave d'une lâche et frivole pitié.

Je n'aurais pas du moins à cette aveugle rage

Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage.

* C'est la première et la seule fois qu'on ait imaginé de tirer du charme de l'en- fance tout lintérét d'une scène tragique. Il n'y en a pas de plus touchant. (L.)

* Cultiver la haine , que cette ligure est hardie! mais quelle est juste! ;L.)

s « Athalie , mère d'Ochosias , voyant son iih mort , s'éleva contre les princes de la race royale et les fit tous tuer. » (/!' Bois, ch. .\i, v. I.) Athalie avait dit à Abner et à Mathan ( act. Il, se. v) :

Je ue veux point ici rappeler le passé,

Ni vous rendre raison du sang que j'ai versé :

mais, irritée des réponses de l'enfant et du dernier reproche que vient de lui adresser Josabeth, elle s'engage dans l'apologie du plus horrible forfait que le cœur dune mère ait jamais osé concevoir : elle exhale sans réserve et sans dissimu- lation toute son impiété et toute sa rage , dans cette tirade d'une éloquence et d'une énergie extraordinaires; c'est l'expression la plus vive et la plus naturelle d'un emportement qui fait fiémir. (G.)

* « (1r le roi Achab avait soixante-dix fils, qui étaient nourris chez les premières liersonnes de la ville ( Samarie). Lorsque ces personnes eurent reçu les lettres de Jéhu, elles prirent les soixante-dix fils du roi, et les tuèrent. •> (IV Rois, ch. xviii, V. i.)

310 ATHAIJE

Et de votre David traité tous les neveux

Comme on traitait d'Acliab les restes malheureux !

serais-je aujourd'hui, si, domptant ma faiblesse,

Je n'eusse d'une mère étouffé la tendresse;

Si de mou propre sang ma main versant des flots

N'eût par ce coup hardi réprimé vos complots?

Enfin de votre Dieu l'implacable vengeance

Entre nos deux maisons rompit toute alliance :

David m'est en horreur; et les fils de ce roi,

Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi.

JOSABETH.

Tout vous a réussi. Que Dieu voie, et nous juge.

ATHALIE.

Ce Dieu, depuis longtemps votre unique refuge, Que deviendra l'effet de ses prédictions ' ? Quïl vous donne ce roi promis aux nations, Cet enfant de David, votre espoir, votre attente... Mais nous nous reverrons. Adieu. Je sors contente. J'ai voulu voir; j'ai vu -.

ABNER , à Josabeth.

Je vous l'avais promis; Je vous rends le dépôt que vous m'avez commis.

1 La construction est renversée, et ce désordre est un effet de l'art; miis ies grands poètes sont seuls capables d'éviter 1 abus toujours voisin de pareilles li- cences. (G.) Que deviendra l'effet n'est pas exact; il fallait simplement : que de- viendront ses prédictions? Racine n'a pas voulu dire que les prédictions n'auraiei.t point d'effet si elles étaient accomplies, mais quelles ne seraient point accom- plies s'il ne restait aucun enfant du sang royal. (A. M.) La critique nous paniil sévère. Pour se rendre compte des vers de Racine , il suffit de remplacer gue de- viendra par qiielsera..., ce qui signifie évidemment : quel effet auront, à quoi abou- tiront ses prédictions?

2 Trait frappant de tierté, d'insolence et de laconisme. Les termes manquent pour exprimer l'admiration qu'inspire une scène qui réunit au plus haut degré le goût , l'élégance et la grâce à l'intérêt le plus vif. (G.)

ACTE II, SCÈNE VIII ^41

SCENE VIII

JOAD, JOSABETH, JOAS, ZACHARIE, ABNER, SALOMITH, LÉVITES, LE CHŒUR.

JOSABETH, a Joad.

Avez-vous entendu cette superbe reine. Seigneur ?

JOAD.

J'entendais tout, et plaignais votre peine. Ces lévites et moi, prêts à vous secourir ', Nous étions avec vous résolus de périr.

(A Joas , en l'embrassant.)

Que Dieu veille sur vous, enfant dont le courage. Vient de rendre à son nom ce noble témoignage ! Je reconnais, Abner, ce service important : Souvenez-vous de l'heure Joad vous attend. Et nous, dont cette femme impie et meurtrière A souillé les regards et troublé la prière. Rentrons; et qu'un sang pur, par mes mains épanché, Lave jusques au marbre ses pas ont touché -.

' Joad ne parait avec ses lévites (lu'après la retraite d' Athalie. Cette adresse du poète est remarquable. Si l'on ava t été prévenu plus lût que le grand prêtre se tenait prêt à secourir Joas , le spectateur aurait pu être moins alarmé des dan- gers aux(iuels ce jeune prince était exposé. (L. R.)

î Peut-on exprimer avec plus d harmonie, d'élégance et de pompe, une action aussi commune que celle de laver le pavé du temple 1 Quel éclat et quelle gran- deur le sentiment religieux répand sur les idées les plusordmaires! Ces beaux vers ont encore le mérite de peindre exactement les mœurs des Juifs, qui con- tractaient des souillures par l'attouchement , l'approche ou même la seule vue d'objets immondes, et qui se purifiaient par des ablutions... L'acte, en finissant, liisse le trouble et la consternation dans les esprits. Quel parti va prendre Athalie? quel sera le sort de Joas ? (G.)

3i2 ATHALIE

SCÈNE IX LE CHOEUR.

UNE DES FILLES DU CHŒUR.

Quel astre à nos yeux vient de luire? Quel sera quelque jour cet enfant merveilleux? Il brave le faste orgueilleux, Et ne se laisse point séduire A tous ses attraits périlleux.

UNE AUTRE.

Pendant que du dieu d'Atlialie Chacun court encenser l'autel, Un enfant courageux publie Que Dieu lui seul est éternel , Et parle comme un autre Élie Devant cette autre Jézabel.

UNE AUTRE.

Qui nous révélera ta naissance secrète,

Cher enfant? Es-tu fils de quelque saint prophète ' ?

UNE AUTRE.

Ainsi l'on vit l'aimable Samuel

Croître à l'ombre du tabernacle - : Il de^^nt des Hébreux l'espérance et l'oracle. Puisses-tu, comme lui, consoler Israël !

UNE AUTRE chante.

0 bienheureux mille fois L'enfant que le Seigneur aime, Qui de bonne heure entend sa voix.

> Racine imite ici Sophocle , qui , dans YŒdipe-roi , v- 1080, fait dire au chœur : <• 0 mon filsl quelle fille des immortels t'a donné le jour? etc. »

2 (1 Or l'enfant Samuel s'avançait et croissait, et il était agréable à Dieu et aux hommes. » (/ Rois, ch. ii , v. 26.)

ACTE II, SCÈNE IX 3i3

Et que ce Dieu daigne instruire lui-même ' ! Loin du monde élevé, de tous les dons des deux

Il est orné dès sa naissance, Et du méchant l'abord contagieux

N'altère point son innocence.

TOUT LE CHŒUR.

Heureuse, heureuse l'enfance Que le Seigneur instruit et prend sous sa défense !

LA MÊME VOIX, seule.

Tel en un secret vallon, Sur le bord d'une onde pure, Croît à l'abri de l'aquilon. Un jeune lis , l'amour de la nature. Loin du monde élevé, de tous les dons des cieux Il est orné dès sa naissance; Et du méchant l'abord contagieux N'altère point son innocence.

TOUT LE CHCEUR.

Heureux, heureux mille fois L'enfant que le Seigneur rend docile à ses lois î

UNE voix, seule.

Mon Dieu, qu'une vertu naissante Parmi tant de périls marche à pas incertains ! Qu'une âme qui te cherche et veut être innocente

Trouve d'obstacle à se; desseins !

Que d'ennemis lui font la guerre !

se peuvent cacher tes saints? Les pécheurs couvrent la terre.

UNE AUTRE.

0 palais de David , et sa chère cité ,

Mont fameux, que Dieu même a longtemps habité,

Comment as-tu du Ciel attiré la colère?

I « Heureux, Seigneur, celui que vous instruisez , et à qui vous enseignez votre loi. " (P*. xciii, V. 12.)

3U ATHALIE

Sion , chère Sion , que dis-tu quand tu vois ' Une impie étrangère Assise, hélas ! au trône de tes rois?

TOOT LE CHŒUR.

Sion, chère Sion, que dis- tu quand tu vois Une impie étrangère Assise, hélas! au trône de tes rois?

LA MÊME VOIX continue.

Au lieu des cantiques charmants David t'exprimait ses saints ravissements, Et bénissait son Dieu, son Seigneur et son père; Sion, chère Sion, que dis-tu quand tu vois

Louer le dieu de l'impie étrangère, Et blasphémer le nom qu'ont adoré tes rois?

UNE VOIX, seule.

Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore Verrons -nous contre toi les méchants s'élever? Jusque dans ton saint temple ils viennent te braver : Ils traitent d'insensé le peuple qui t'adore. Combien de temps. Seigneur, combien de temps encore Verrons-nous contre toi les méchants s'élever-?

UNE AUTRE.

Que vous sert, disent-ils, cette vertu sauvage? De tant de plaisirs si doux Pourquoi fuyez-vous l'usage? Votre Dieu ne fait rien pour vous.

UNE AUTRE.

Rions, chantons, dit cette troupe impie; De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs

Promenons nos désirs. Sur l'avenir insensé qui se fie !

1 Sion était une des quatre montagnes sur lesquelles était bâtie Jérusalem.

2 u Jusqu'à quand les pécheurs, Seigneur, jusqu'à quand les pécheurs triom- pheront-ils? jusqu'à quand proféreront-ils des paroles impies? » (P«. xciii, v. 3.)

ACTE 11, SCÈNE IX 315

De nos ans passagers le nombre est incertain : Hâtons-nous aujourd'hui de jouir de la vie; Qui sait si nous serons demain'?

TOUT LE CHŒUR.

Qu'ils pleurent , ô mon Dieu ! qu'ils frémissent de crainte

Ces malheureux , qui de ta cité sainte

Ne verront point l'éternelle splendeur-. C'est à nous de chanter, nous à qui tu révèles

Tes clartés immortelles, C'est à nous de chanter tes dons et ta grandeur '.

UNE voix, seule.

De tous ces vains plaisirs leur âme se plonge, Que leur reslera-t-il? Ce qui reste d'un songe

1 « Mangeons et buvons , car nous mourrons demain. » {haie, ch. xxii , v. 13.) Massillon dit aux riches : « Si c'est pour vous seuls que Dieu vous a fuit naître dans la prospérité et dans l'opulence, jouissez-en, à la bonne heure. Faites- vous, si vous le pouvez, une injuste félicité sur la terre : vivez comme si tout était fait pour vous, multipliez vos plaisirs. Hùtezvous de jouir, le temps est court. C'est la philosophie épicurienne qu'Horace a célébrée dans ces vers ;

Vitaï summa brevis spem nos vetat iuchoare longam.

(Liv. l,Odei.)

Quis scit an adjiciant hodiernœ crastina siimma;

Tempora Di snperi? (Liv. IV, Odeb.]

Quid sit futiirum cras, fiige qiiœrerc ; et Quem fors dierom cumqae dabit, locro

Appone. (Liv. I, Ode 8.)

Et encore :

nie potens sui,

Lxtasque dcget, oui licet in diem Diiisse , Viii ! Cras vel atra Niibe polum Pater occupato , Vel sole piiro, non tamen irritum Qiiodcumque rétro est effleiet ; neqne Diffiuget, infectumqiie reddet Qaod fugiens semel hora veiit.

(Liv. m, Ode 23.)

i « Je serai heureux s'il reste des hommes de mu race pour voir la lumière et la .'plendeur de Jérusalem. » ( Tubie, ch. m, v. 20.)

3 .. Qu'ils pleurent, ceux qui n'ont pas l'espérance dune vie nouvelle... Nous, [>our qui la mort n'est pas l'anéantissement de la nature, mais le terme de la vie , nous devons sécher nos larmes. » (S. Ambroi.'^e, Oraitun funèbre de ton frère Salyrui.)

•346 ATHALIE

Dont on a reconnu l'erreur '. A leur réveil réveil plein d'horreur ! ),

Pendant que le pauvre à ta table Goûtera de ta paix la douceur ineffable , Tls boiront dans la coupe affreuse, inépuisable', Que tu présenteras, au jour de ta fureur,

A toute la race coupable.

TOUT LE CHCEUR.

0 réveil plein d'horreur ! 0 songe peu durable ! 0 dangereuse erreur !

1 " Ils se sont endormis du sommeil de la mort ; et tous ces hommes qui se glo- rifiaient de leurs richesses n'ont rien trouvé dans leurs mains lorsqu'ils se sont éveillés. ^ (t's. lxxv, v. (i.)

2 « Le Seigneur tient dans sa main une coupe de vin pur, pleine d'amertume .. La lie n'en est pourtant pas encore épuisée ; tous les pécheurs de la terre en boi- ront. '1 (Ps. Lxxiv, V. 9 et 10.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

ACTE III, SGÈME II 347

ACTE TROISIEME

SCÈNE I MÂTHAN, NABAL, LE CHOEUR.

MATHAN.

Jeunes filles , allez. Qu'on dise à Josabeth One Mathan veut ici lui parler en secret.

UNE DES FILLES DU CIKCUR.

Mathan ! 0 Dieu du Ciel , puisses-tu le confondre !

NABAL.

quoi ! tout se disperse, et fuit sans vous répondre.

MATHAN.

Approchons.

SCÈNE II ZACHAHIE, iMATHAN, NABAL.

ZACHARIE.

Téméraire^ voulez- vous passer? Au delà de ce lieu gardez-vous d'avancer : C'est des ministres saints la demeure sacrée ; Les lois à tout profane en défendent l'entrée. Qui cherchez-vous? Mon père, en ce jour solennel. De l'idolâtre impur fuit l'aspect criminel ' ; Et devant le Seigneur maintenant prosternée, Ma mère en ce devoir craint d'être détournée,

I Voyez acte 1! , scène viii , note >

318 ATHALIE

MATHAN.

Mon fils, nous attendrons; cessez de vous troubler C'est votre illustre mère à qui je veux parler : Je viens ici chargé d'un ordre de la reine.

SCENE III MATH AN, iNABAL.

NABAL.

Leurs enfants ont déjà leur audace hautaine. Mais que veut Athalie en cette occasion? D'où naît dans ses conseils cette confusion? Par l'insolent Joad ce matin offensée, Et d'un enfant fatal en songe menacée, Elle allait immoler Joad à son courroux, Et dans ce temple enûn placer Baal et vous. Vous m'en aviez déjà confié votre joie, Et j'espérais ma part d'une si riche proie. Qui fait changer ainsi ses vœux irrésolus ?

MATHAN.

Ami , depuis deux jours je ne la connais plus.

Ce n'est plus cette reine éclairée, intrépide,

Élevée au-dessus de son sexe timide ,

Qui d'abord accablait ses ennemis surpris.

Et d'un instant perdu connaissait tout le prix.

La peur d'un vain remords trouble cette grande âme

Elle llotte, elle hésite : en un mot, elle est femme -.

1 Mon fils...! cotre illtisire mère! et il brûle de les égorger 1 L'hypocrisie devait ctre un dès caractères d'un scélérat de la trempe de Mathan , et Racine ne pou- vait mieux la marquer. (L.)

2 Voilà encore une expression familière et méprisante , qui pourrait déplaire dans un autre personnage et dans d'autres circonstances. Je n'ai jamais observé que ce trait de satire , qui parait fait pour la comédie, fit rire au théâtre. C'est qu'il ne signifie rien autre chose, si ce n'est qu'Athalie n'est pas aussi méchante que Mathan le voudrait. C'est toujours la situation qui détermine le caractère et l'effet des expressions. Mais ce n'est pas seulement pour mettre dans tout soo

ACTE ni. SCÈNE III 3i9

J'avais tantôt rempli d'amertume et de fiel Son cœur déjà saisi des menaces du Ciel; Elle-même, à mes soins confiant sa vengeance, M'avait dit d'assembler sa garde en diligence : Mais, soit que cet enfant devant elle amené , De ses parents, dit-on, rebut infortuné , Eût d'un songe effrayant diminué l'alarme. Soit qu'elle eût même en lui vu je ne sais quel charme, J'ai trouvé son courroux chancelant, incertain, Et déjà remettant sa vengeance à demain. Tous ses projets semblaient l'un l'autre se détruire '. « Du sort de cet enfant je me suis fait instruire, « Ai-je dit; on commence à vanter ses aïeux : « Joad de temps en temps le montre aux factieux, « Le fait attendre aux Juifs comme un autre Moïse, « Et d'oracles menteurs s'appuie et s'autorise. » Ces mots ont fait monter la rougeur sur son front. Jamais mensonge heureux n'eut un effet si prompt -. (1 Est-ce à moi de languir dans cette incertitudti? « Sortons, a-t-elle dit, sortons d'inquiétude. « Vous-même à Josabeth prononcez cet arrêt, « Les feux vont s'allumer, et le fer est tout prêt; « Rien ne peut de leur temple empêcher le ravage, « Si je n'ai de leur foi cet enfant pour otage. »

NAEAL.

Eh bien, pour un enfant qu'ils ne connaissent pas ,

jour la perversité de Mathan (jue le poète le f^it parler iiinsi. Cette peinture du changement (|ui s'est fait dans Athniie rappelle la prière de Joad, qui demandait à Dieu de rép;indre sur cette reine \'e»prii d'imprudence ei d'erreuY. Cette prière n'était pas une vaine déclamation. Tout est moyen, tout est ressort dans la ma- chine du drame, quand elle est construite par un véritable artiste. (L.) ' Ce vers rappelle un vers du premier acte de l'hedre, scène ui :

Comme on voit tous ses vœux run l'antre se détruire !

î Ce mensonge est une vérité, et Mathan a deviné sans le savoir. L'impression qu'il fait sur Athalie va remplacer la découverte du secret que le poëte devait cacher. (L.)

3S0 ATHALIE

Que le hasard peut-être a jeté dans leurs bras, Voudront-ils que leur temple, enseveli sous l'herbe.

MATHAN.

Ah ! de tous les mortels connais le plus superbe. Plutôt que dans mes mains par Joad soit livré Un enfant qu'à son Dieu Joad a consacré. Tu lui verras subir la mort la plus terrible ' . D'ailleurs pour cet enfant leur attache est visible *. Si j'ai bien de la reine entendu le récit, Joad sur sa naissance en sait plus qu'il ne dit. Quel qu'il soit, je prévois qu'il leur sera funeste : Ils le refuseront. Je prends sur moi le reste ; Et j'espère qu'enfin de ce temple odieux Et la flamme et le fer vont délivrer mes yeux.

NABAL.

Qui peut vous inspirer une haine si forte? Est-ce que de Baal le zèle vous transporte? Pour moi, vous le savez, descendu d'ismaël % Je ne sers ni Baal, ni le Dieu d'Israël.

MATIIAN.

Ami, peux-tu penser que d'un zèle frivole . Je me laisse aveugler pour une vaine idole , Pour un fragile bois, que malgré mon secours Les vers sur son autel consument tous les jours *?

1 Mathan fait . sans le vouloir, le plus bel éloge de Joad. Supprimez le mot su- perbe, et ce que dit Mathan peut être dit par Abner. Que d'art , et pourtant que de naturel'. Remarquons de plus dans ce vers une inversion pleine de hardiesse.

2 Attache pour attachement est une hardiesse d un autre genre que se permet-" talent quelques écrivains du xvii' siècle, et qu'il serait bon d'imiter.

3 hma'él , fils d'Abraham et d'Agar, qui fut chassé avec sa mère de la maison paternelle.

* Cela rappelle quelques vers de Polyeucte :

Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule

l)0Dt arme un bois pourri ce peuple trop crédule.

(Act. 11, se. VI.)

En bonne morale , rien n'e?t plus méprisable que l'hypocrisie d'un prêtre qui professe un culte auquel il ne croit pas. Mais l'orgueil et l'ambition qui dominent

ACTE III, SCÈNE III Mii

ministre du Dieu qu'en son temple on adore, Peut-être que Mathan le servirait encore. Si l'amour des grandeurs, la soif de commander, Avec son joug étroit pouvait s'accommoder ^ .

Qu'est-il besoin, Nabal, qu'à tes yeux je rappelle De Joad et de moi la fameuse querelle, Quand j'osai contre lui disputer l'encensoir; Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir? Vaincu par lui, j'entrai dans une autre carrière , Et mon âme à la cour s'attacha tout entière. J'approchai par degrés de l'oreille des rois ; Et bientôt en oracle on érigea ma voix. J'étudiai leur cœur, je flattai leurs capricgs , Je leur semai de fleurs le bord des précipices. Près de leurs passions rien ne me fut sacré; De mesure et de poids je changeais à leur gré. Autant que de Joad l'inflexible rudesse De leur superbe oreille offensait la mollesse, Autant je les charmais par ma dextérité. Dérobant à leurs yeux la triste vérité. Prêtant à leurs fureurs des couleurs favorables. Et prodigue surtout du sang des misérables.

Enfin, au dieu nouveau qu'elle avait introduit. Par les mains d'Athalie un temple fut construit. Jérusalem pleura de se voir profanée;

Muthan lui font voir les choses bien difieremment. Il se croirait olfensé, au con- traire, si son ami le jugeait capable d'une crédulité imbécile. Il met son amour- propre à lui paraître ce qu'il est, c'est-à-dire un homme uniciuement occupé de son élévation, et fort au-dessus des préjugés de son sacerdoce. G est son intéri-t qui l'a fait apostat: c'est s.n intérêt ((ui la fait pontife de BaaI. Ce caractère, l'opposé de celui de Joad , est très-bien adapté au plan de I auteur. Il convenait que Joad fût rempli de la crainte de Dieu, et que Mathan méprisât le sien. C est mettre d'un coté la vérité, et de lautre le mensonge; et c'est par conséquent un moyen de plus de décider les adéctions du spectateur. (L.)

> Quel éloge de la loi du vrai Dieu dans la bouche d'un prêtre des idoles! et cet aveu n'a rien que de vraisemblable. Il est très-naturel qu'un homme aveugle par les passions ne veuille pas d un Dieu qui les condamne. Ce sont les passions qui ont toujours fait les impies. (L.)

3o2 ATHALIE

Des enfants de Lévi la troupe consternée En poussa vers le ciel des hurlements affreux ', Moi seul, donnant l'exemple aux timides Hébreux, Déserteur de leur loi, j'approuvai l'entreprise, Et par de Baal méritai la prêtrise; Par je me rendis terrible à mon rival , Je ceignis la tiare et marchai son égal *. Toutefois, je l'avoue, en ce comble de gloire % Du Dieu que j'ai quitté l'importune mémoire Jette encore en mon âme un reste de terreur; Et c'est ce qui redouble et nourrit ma fureur. Heureux si, sur son temple achevant ma vengeance, Je puis convaincre enfln sa haine d'impuissance, Et parmi les débris, le ravage et les morts, A force d'attentats perdre tous mes remords * ! Mais voici Josabeth.

1 Ce mot hurlement est du style de l'Écriture sainte. Les prophètes , pour dire gémissez, disent souvent ulidaie, et les historiens profanes expriment par le même mot le deuil des Orientaux : l.uguhris damor. harharo uluiilu. (Quinte-Ciirce, liv. UI.)(L.R.)

Virgile :

Femineo ululatu.

2 belle expression imitée de Virgile :

Ast ego qiiae dirum innedo regina {jEn., lib. I, v. 46.)

9 Ce vers , qui indique si clairement dans quel sens Mathan a parlé, est la meilleure réponse à ceux qui lui ont reproché de s'avilir devant Nabal. (L.)

^ On a blâmé cette scène de Mathan avec Nabal , comme peu nécessaire. Il est certain cependant que cet entretien est nécessaire pour bien développer le ca- ractère et le système de Mathan, qui est l'àme d'Athalie, et qui influe tant sur l'action. Bien loin de retarder la marche de la pièce , ce développement motive , prépare les événements ; il nous apprend que Joad s'obstinera dans ses refus, que la reine emploiera toutes ses forces pour vaincre cette résistance. Ainsi , loin de nuire à la marche de la pièce , il la favorise et même l'accélère, en augmentant le trouble, en remplissant d'avance les esprits d'inquiétude et de terreur. A tous ces avantages joignez celui de l'éloquence et de la poésie du style, toujours si précieux, et qui même supplée quelquefois à tous les autres. (G.)

ACTK III, S(,ÈNR IV 333

SCÈNE IV JOSABETH, MATHAN, NABAL.

MATHAN.

Envoyé par la reine Pour rétablir le calme et dissiper la haine, Princesse, en qui le Ciel mit un esprit si doux '_, Ne vous étonnez pas si je m'adresse à vous. Un bruit que j'ai pourtant soupçonné de mensonge, Appuyant les avis qu'elle a reçus en songe, Sur Joad, accusé de daugereux complots, Allait de sa colère attirer tous les flots. Je ne veux point ici vous vanter mes services : De Joad contre moi je sais les injustices ; Mais il faut à l'offense opposer les bienfaits. Enfin je viens chargé de paroles de paix*. Vivez, solennisez vos fêtes sans ombrage '. De votre obéissance elle ne veut qu'un gage : C'est (pour l'en détourner j'ai fait ce que j'ai pu) Cet enfant sans parents, qu'elle dit qu'elle a vu.

JOSADETH.

Éliacin?

-MATHAN.

J'en ai pour elle quelque honte : D'un vain sopge peut-être elle fait trop de compte. Mais vous vous déclarez ses mortels ennemis, Si cet enfant sur l'heure en mes mains n'est remis. La reine impatiente attend votre réponse.

' On reconnaît encore dan^ ces vers le ton doucereux et perfide de l'hypocrite Malhan ;G.)

i Ceci rappelle les paroles du psaume xxvii, v. V : « Qui locjuunlur pacem cum proximo suo, mala autem in cordibus eorum. "

9 Ombrage sisaiifie fréquemment défiance , soupçnu ; il est pris ici pour crainte, ce qui est une acception nouvelle. A. M.

-2}

33i ATHALIE

J03ABETII.

Et voilà de sa part la paix qu'on nous annonce !

MATHAN.

Pourriez-vous un moment douter de l'accepter '? D'un peu de complaisance est-ce trop l'acheter?

JOSABETH.

J'admirais si Mathan, dépouillant l'artifice % Avait pu de son cœur surmonter l'injustice, Et si de tant de maux le funeste inventeur ^ De quelque ombre de bien pouvait être l'auteur.

MAT H AN.

De quoi vous plaignez-vous? Vient-on avec furie Arracher de vos bras votre fils Zacharie ? Quel est cet autre enfant si cher à voire amour? Ce grand attachement me surprend à mon tour. Est-ce un trésor pour vous si précieux, si rare? Est-ce un libérateur que le Ciel vous prépare? Songez-y, vos refus pourraient me confirmer Un bruit sourd que déjà l'on commence à semer.

.lOSABETH.

Quel bruit?

MATHAN.

Que cet enfant vient d'illustre origine; Qu'à quelque grand projet votre époux le destine.

JOSABETH.

Et iMathan, par ce'bruit, qui flatte sa fureur...

MATHAN.

Princesse, c'est à vous à me tirer d'erreur. Je sais que, du mensonge implacable ennemie,

1 Douter est pris ici dans le sens A'hésUer, dubitare.

2 J'admirais, c'est-à-dire ;'« m'étonnais . je me demandnis avec étonnemenl. C'est le sens latin :

Mirabar qiiid niœsta Jeos, Ainarylli, vocares. (Virg. ItucoL, 1.)

3 L'inveuttiir de tant de maux, est très-hardi : c'est ]e scelerum inventer Ulysses de Virgile.

ACTE m, SCENE V ;3o3

Josabeth livrerait même sa propre vie,

S'il fallait que sa vie à sa sincérité

Coulât le moindre mot contre la vérité.

Du sort de cet enfant on n'a donc nulle trace?

Une profonde nuit enveloppe sa race?

Et vous-même ignorez de quels parents issu.

De quelles mains Joad en ses bras l'a reçu ?

Parlez, je vous écoute, et suis prêt à vous croire.

Au Dieu que vous servez, princesse, rendez gloire '.

JOSABETH.

Méchant, c'est bien à vous d'oser ainsi nommer Un Dieu que voire bouche enseigne à blasphémer! Sa vérité par vous peut-elle êlre attestée. Vous, malheureux, assis dans la chaire empestée - le mensonge règne et répand son poison ; Vous, nourri dans la fourbe et dans la trahison?

SCÈNE V JOAD, JOSABETH, MATH AN, NABAL.

JOAD.

suis-je? De Baal ne vois-je pas le prêtre? Quoi î fllle de David, vous parlez à ce traître? Vous souffrez qu'il vous parle? et vous ne craignez pas Que du fond de l'abime enir'ouvert sous ses pas, II ne sorte à l'inslant des feux qui vous embrasent, Ou qu'en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent? Que veut-il? de quel front cet ennemi de Dieu Vient-il infecter l'air qu'on respire en ce lieu ^?

Dans l'Écriture , rendre gloire à Dieu se dit souvent pour atlesler son nom.

î Assis dans la chaire empestée . expression tirée du psaume i : « Et in cathedra pestiientiap non sedit. »

s Cet enthousiasme de Joad , qui est si bien soutenu dans tout son rôle, est ce qui en fait la prinripale jjeauté : il est 1 àme de la pièce , l'espèce de passion qui seule y tient lieu de toutes les autrc'^, et sans laquelle tout serait froid. (L.)

3S6 ATHALfE

MATH AN.

On reconnaît Joad à cette violence. Toutefois il devrait montrer plus de prudence, Respecter une reine, et ne pas outrager Celui que de son ordre elle a daigné charger.

JOAD.

Eh bien ! que nous fait-elle annoncer de sinistre? Quel sera l'ordre affreux qu'apporte un tel ministre?

MATH AN.

J'ai fait à Josabeth savoir sa volonté.

JOAD.

Sors donc de devant moi, monstre d'impiété. De toutes les horreurs , va, comble la mesure. Dieu s'apprête à te joindre à la race parjure, Abiron et Dathan, Doëg, Achitophel'; Les chiens à qui son bras a livré Jézabel, Attendant que sur toi sa fureur se déploie, Déjà sont à ta porte et demandent leur proie.

MATHAN, troublé.

Avant la fin du jour... on verra qui de nous... Doit... Mais sortons, Nabal.

NABAL.

vous égarez-vous ?

De vos sens étonnés quel désordre s'empare?

Voilà votre chemin.

J.'énergie du pontife produit ici l'efTet le plus théâtral. Voltaire, dans ses dernières années, a eu le malheur de ne voir que du fanatisme dans cet enthousiasme de la vertu , dans cette horreur si naturelle d'un saint prophète contre un lâche apo- stat, contre le ministre d'une usurpation sanguinaire et sacrilège. Voltaire, ad- mirateur à'Alhalie tant qu'il conserva du goût, semblait n'avoir plus dans sa vieillesse que sa haine pour la religion. (G.)

1 II Abiron et Dathan se soulevèrent contre Moïse et Aaron. La terre sentr'ouvr it sous leurs pas, et les dévora.» {Xumbr., ch. xvi.) » Doèg accusa, auprès de Saiïl, Abimélech d'avoir secouru David; chargé de la vengeance de Saul , il massacra Aliimélech et quatre-vingt-cinq prêtres de la ville de Nobé, tous revêtus de leurs ornements pontificaux. » (/ Rois, ch. xxii.) « Achitophel prit le parti d'Ab- salon contre son père , et se pendit de désespoir de ce que ce jeune prince ne suivait pas ses conseils. >> (Il Rois, ch. xvn.) (G.)

ACTK m, SCKNE VI Sol

SCÈNE VI JOAD, JOSABETH.

JOSABETH.

L'orage se déclare; Athalie en fureur demande Éliacin. Déjà de sa naissance et de votre dessein On commence, seigneur, apercer le mystère : Peu s'en faut que Mathan ne m'ait nommé son père.

JOAD.

Au perfide Mathan qui l'aurait révélé ?

Votre trouble à Matban n'a-t-il point trop parlé?

JOSABETH.

J'ai fait ce que j'ai pu pour m'en rendre maîtresse.

Cependant croyez-moi, seigneur, le péril presse.

Réservons cet enfant pour un temps plus heureux.

Tandis que les méchants délibèrent entre eux,

Avant qu'on l'environne, avant qu'on nous l'arrache,

Une seconde fois souffrez que je le cache :

Les portes , les chemins lui sont encore ouvert?.

Faut-il le transporter aux plus affreux déserts?

Je suis prête; je sais une secrète issue

Par , sans qu'on le voie et sans être aperçue^

De Cédron avec lui traversant le torrent,

J'irai dans le désert jadis, en pleurant.

Et cherchant comme nous son salut dans la fuite,

David d'un fils rebelle évita la poursuite.

Je craindrai moins pour lui les lions et les ours...

Mais pourquoi de Jéhu refuser le secours?

Je vous ouvre peut-être un avis salutaire.

F"aisonsde ce trésor Jéhu dépositaire :

On peut dans ses États le conduire aujourd'hui,

Et le chemin est court qui mène jusqu'à lui.

338 ATHALIK

Jéhu n'a point un cœur farouche, inexorable; De David à ses yeux le nom est favorable. Hélas ! est-il un roi si dur et si cruel, A moins qu'il n'eût pour mère une autre Jézabel . Qui d'un tel suppliant ne plaignît l'infortune? Sa cause à tous les rois n'est-elle pas commune?

JOAD.

Quels timides conseils m'osez-vous suggérer ! En l'appui de Jéhu pourriez-vous espérer?

JOS.VBETU.

Dieu défend-il tout soin et toute prévoyance? Ne l'offense-t-on point par trop de conflance? A ses desseins sacrés employant les humains, N'a-t-il pas de Jéhu lui-même armé les mains?

JOAD.

Jéhu, qu'avait choisi sa sagesse profonde;

Jéhu, sur qui je vois que votre espoir se fonde,

Dun oubli trop ingrat a payé ses bienfaits :

Jéhu laisse d'Achab l'affreuse fille en paix.

Suit des rois d'Israël les profanes exemples.

Du vil dieu de l'Egypte a conservé les temples;

Jéhu, sur les hauts lieux enfin osant offrir

Uû' téméraire encens que Dieu ne peut souffrir ' .

N'a pour servir sa cause et venger ses injures

Ni le cœur assez droit, ni les mains assez pures.

Non, non ; c'est à Dieu seul qu'il faut nous attacher.

Montrons Éliacin ; et, loin de le cacher,

Que du bandeau royal sa tête soit ornée :

Je veux même avancer l'heure déterminée ,

Avant que de Mathan le complot soit formé.

1 Depuis la construction du temple, il était expressément défendu par Dieu même de sacrifier sur les hauts lieux, et même de célébrer aucune des cérémo- nies de la religion ailleurs que dans cette enceinte sacrée. (G.l

ACTE III, SCÈNE Vil 359

SCENE VU

JOAD, JOSABETH, AZARIAS, suivi du chœur et de plusieurs lévites.

JOAD.

Eh bien, Azarias, le temple est-il fermé?

A Z ARIAS,

■l'en ai fait devant moi fermer toutes les portes.

JOAD.

N'y reste-t-il que vous et vos saintes cohortes?

AZARIAS.

De ses parvis sacrés j'ai deux fois fait le tour. Tout a fui; tous se sont séparés sans retour, Misérable troupeau qu'a dispersé la crainte; Et Dieu n'est plus servi que dans la tribu sainte. Depuis qu'à Pharaon ce peuple est échappé . Une égale frjyeurne l'avait point frappé '.

JOAD.

Peuple lâche, en eflet . et pour l'esclavage; Hardi contre Dieu seul ! Poursuivons notre ouvrago. Mais qui retient encor ces enfants parmi nous?

U.NE DES FILLES DU CUŒUR.

! pourrions-nous, seigneur, nous séparer de vous? Dans le temple de Dieu sommes-nous étrangères? Vous avez près de vous nos pères et nos frères.

UNE AUTRE.

Hélas î si, pour venger l'opprobre d'Israël,

Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jahel -,

I Plus cette terreur est géiiérdle . plus celle de la tragédie s'accroît ici. Tout a fui; il ne reste plus pour Joas que Dieu et ses prêtres. C'est ce qu'il faut, c'est I essence du sujet , autrement il n'y en avait pas. X.)

s " Sisara, général dps Chananéens. avant été défait par Barac, chef des Juifs.

360 ATHALlt;

Des ennemis de Dieu percer la tète impie, Nous lui pouvons du moins immoler notre vie. Quand vos bras combattront pour son temple attaqué, Par nos larmes du moins il peut être invoqué.

JOAD.

Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle,

Des prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle !

Mais, si tu les soutiens, qui peut les ébranler ' ?

Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler :

Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites-.

Ils ne s'assurent point en leurs propres mérites.

Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,

En tes serments jurés au plus saint de leurs ro:s%

En ce temple tu fais ta demeure sacrée.

Et qui doit du soleil égaler la durée.

Mais d'où vient que mon cœur frémit d'un saint cilroi ?

Est-ce l'Esprit divin qui s'empare de moi ?

C'est lui-même : il m'échauffe ; il parle; mes yeux s'ouvrent,

Et les siècles obscurs devant moi se découvrent.

Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords,

Et de ses mouvements secondez les transports.

LE CHOEUR chante au son de toute la symphonie des iiitiuments.

Que du Seigneur la voix se fasse entendre . Et qu'à nos cœurs son oracle divin Soit ce qu'à Therbe tendre

se retira dans la tente de Jahel , femme d'Haber; celle-ci, pendant son sommeil, le fit périr en lui enfonçant un clou dans la tète. {Juges . ch. iv.)

1 Voilà tout le fond de la pièce, le faible armé de la confiance en Dieu et lut- tant contre le fort. Ce genre de sublime s'élève au dessus de celui des plus grands écrivains profanes: c'est le plus simple et le plus vrai de tous, et il semble que Dieu seul pouvait l'inspirer aux hommes. (G.)

2 « Tu frappes, et tu guéris; tu conduis aux fers, et tu en ramènes, i ( Tvhie. ch. XIII, V. 2.)

3 Jurer un serment, un serment jure' . sont absolument contraires à l'usage de la prose ; mais en poésie, ce sont des expressions hardies , énergiques. Ces sortes de redoublements de mots ne sont étrangers à aucune langue. Les Grecs et les Latins en olirent de nombreux exemples. (L.l

ACPK m, SCENE VII 361

Est, au printemps la fraîcheur du matin '.

JOAD.

Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête l'oreille -. Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille. Pécheurs, disparaissez; le Seigneur se réveille ^

Ici recommence la symphonie , et Joad aussitôt reprend la parole

Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ^ ?... Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ■^?... Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide, Des prophètes divins malheureuse homicide '' : De son amour pour toi ton Dieu s'est dépouillé; Ton encens à ses yeux est un encens souillé "...

menez-vous ces entants et ces femmes ^ ? Le Seigneur a détruit la reine des cités ^ : Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés. Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solennités *°. Temple, renverse -toi; cèdres, jetez des flimmes.

Jérusalem, objet de ma douleur, Quelle main en un jour t'a ravi tous tes charmes ?

1 " Que mes paroles se répandent comme la rosée et comme les gouttes de leau du ciel qui tombent sur l'herbe. « (Deut&., ch, xxxii , v. 2.)

î (I Audite, cœli, qua' loquor; audiat terra verba oris mei. » {heuiéronome , ch. xxxii, V. I.)

3 Racine a cru pouvoir s aliranchir ici de la régie, en mettant trois rimes fémi- nines de suite. Huit vers plus bas, on trouve encore trois rimes masculines: peut-être a-til cru ce système plus propre à peindre le désordre des idées dans un moment d inspiration. (A. M.)

* Joas. ( Mote de Racine.) « Comment l'or s'est-il obscurci? comment a-t-il changé sa couleur, qui était si belle? » (Jérémie, Lameniaiions , ch. iv, v. I.)

5 Zacharie. ( .Vo(e de Racine. ) Joas le lit lapider dans le vestibule du temple.

6 « Jérusalem! Jérusalem', qui tues les prophètes! ' (S. Matthieu, ch. xxiii, v. 37.)

■" Dieu lui-même dit dans Isaïe, ch. i, v. 13 : « L'encens m'est en abomination.»

* Captivité de Bab\ lone. ( Sote de Racine.]

9 " La maîtresse des nations est devenue comme veuve , la reine des [provinces a été assujettie au tribut. » {Jérémie, ch. i, v. I.)

>o «Je hais vos solennités des premiers jours des mois et toutes les autres ; elles me sont devenues à charge: je suis las de les souffrir. •> {haie, ch. ii . v. IV.)

36-2 ATHALIE

Qui changera mes yeux en deux sources de larmes' Pour pleurer ton malheur ?

AZARIAS.

0 saint temple !

JOSABLTH.

0 David !

LE CHOEUR.

Dieu de Sion, rappelle, Rappelle en sa faveur tes antiques bontés.

La symphonie recommencf encore, et Joaii un moment après l'interrompt. .TOAD.

Quelle Jérusalem nouvelle* Sort du fond du désert brillante de clarté, Et porte sur le front une marque immortelle?

Peuples de la terre, chantez. Jérusalem renaît plus brillante et plus belle :

D'où lui viennent de tous côtés Ces enfants qu'en son sein elle n'a point portés ^? Lève, Jérusalem, lève ta tête altière; Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés; Les rois des nations, devant toi prosternés,

De tes pieds baisent la poussière; Les peuples à l'envi marchent à ta lumière. Heureux qui pour Sion d'une sainte ferveur

Sentira son âme embrasée !

Gieux , répandez votre rosée, Et que la terre enfante son Sauveur ' !

1 I. Qui donnera de I eau à ma tète, et à mes yeux une fontaine de larmes? " [Jérémie . ch. ix, v. I.)

2 L'Église. ( Soie de Racine. » Qai est celle-ci qui s'élève du désert comme une fumée qui monte des parfums de myrrhe , d'encens et de toutes sortes de poudres de senteur? » (Cantique des cani., ch. m. v. 6.)

3 Les Gentils. (.Vo/e de Racine.)

i " Gieux , envoyez d'en haut votre rosée, et que les nuées fassent descendre le Juste comme une pluie ; que la terre s'ouvre et qu'elle germe le Sauveur. " ' haie . ch, XI, V, v. 8.) Cette prophétie, composée de passages de l'Écriture

ACTE III, SCÈNE Ml 363

JÛSABETII.

Hélas! d'où nous viendra cette insigne faveur, Si les rois de qui doit descendre ce Sauveur...

JOAD.

Préparez, Josabeth, le riche diadème

Que sur son front sacré David porta lui-même.

(Aux lévites.)

Et vous^pour vous armer, suivez-moi dans ces lieux se garde caché, loin des profanes yeux, Ce formidable amas de lances et d'épées ' Qui du sang philistin jadis furent trempées. Et que David vainqueur, d'ans et d'honneurs chargé, Fit consacrer au Dieu qui l'avait protégé. Peut-on les employer pour un plus noble usige? Venez, je veux moi-même en faire le partage.

1res bien liés ensemble , est peut-être le plus beau morceau de poésie hruiue qu'il y ait en nolro langue. Il a de plus l'avantage d'èire dramatique et Ires-uiile à l'action : il sert à remplir les lévites d'un enthousiasme divin ; il en fait des soldats invincibles, prêts à braver tous les dangers pour la défense de Joas et du temple. (G.) M. de Chateaubriand , après avoir cité cette prophétie de Joad , se contente d'ajouter : « Il n'est pas besoin de commentaire. »

1 Le grand prêtre Joïada donna aux centeniers les lances , les boucliers et les écussons du roi David , qu'd avait consacres dans la maison du Seigneur. » (// Paralip., ch. xxiii, v. !i.) Cette dernière circonstance d'un dépôt d'armes consacrées par David dans le temiile répand sur la fin de cet acte une ardeur guerrière qui l'anime et l'échautre. Joad ne quitte la scène que pour armer ses prêtres. La Harpe pense qu'il y a ])eu d'action dans le troisième acte. Cepen- dant le second acte s'est terminé à l'interrogatoire d'Athalie; et à la lin du troi- sième, on s'arme pour défendre l'enfant qu'a réclamé Athalie par l'organe de Mathan. Le spectateur s'attend à voir fondre sur le temple les cohortes lyricnnes. L'arrivée de Mathan, le développement de son caractère et de ses projets , l'expo- sition de son message , la manière dont il est rei.u , l'expulsion ignominieuse de cet apostat , le conseil que tient Joad avec Josabeth sur l'ordre de la reine; sa ré- solution héroïque, ses ins[)irations prophét:(|ues, ses mesures pour le couronne- ment de Joas . ses préparatifs de défense : il semble que, dans tout cela, il y a de quoi renrplir suffisanment un acte d'une pièce dont l'action ne demai de pas plus de trois à quatre heures; et Racine lui-même, le plus régulier des poètes, n'a point de tragédie dont la marche soit plus rapide. (G.)

364 ATHALIt:

SCÈNE VIII SALOMITH, LE CHŒUR.

SALOMITH.

Que de craintes, mes sœurs, que de troubles mortels! Dieu tout-puissant, sont-ce les prémices, Les parfums et les sacrifices Qu'on devait en ce jour ofTrir sur tes autels?

UNE DES FILLES DU CHCEUR.

Quel spectacle à nos yeux timides? Qui l'eût cru, qu'on dût voir jamais Les glaives meurtriers, les lances homicides Briller dans la maison de paix ?

UNE AUTRE.

U'où vient que, pour son Dieu pleine d'indifTérence. Jérusalem se tait en ce pressant danger?

D'où vient, mes sœurs, que, pour nous proléger. Le brave Abner au moins ne rompt pas le silence?

SALOMITH.

Hélas ! daus une cour l'on n'a d'autres lois

Que la force et la violence,

les honneurs et les emplois Sont le prix d'une aveugle et basse obéissance,

Ma sœur, pour la triste innocence

Qui voudrait élever sa voix?

UNE AUTRE.

Dans ce péril, dans ce désordre extrême, Pour qui prépare-t-on le sacré diadème?

SALOMITU.

Le Seigneur a daigné parler; Mais ce qu'à son prophète il vient de révéler, Qui pourra nous le faire entendre? S'arme-t-il pour nous défendre?

ACTE III, SCENE Mil ^QH

S'arme-t-il pour nous accabler?

TOUT LE CHŒUR chante.

0 promesse ! ô menace ! ô ténébreux mystère ! Que de maux, que de biens sont promis tour à tour ! Comment peut-on avec tant de colère Accorder tant d'amour?

UNE VOIX, seule.

Sion ne sera plus; une flamme cruelle «

Détruira tous ses ornements.

UNE AUTRE VOIX.

Dieu protège Sion; elle a pour fondements Sa parole éternelle.

LA PREMIÈRE.

Je vois tout son éclat disparaître à mes yeux.

LA SECONDE.

Je vois de toutes parts sa clarté répandue.

LA PREMIÈRE.

Dans un gouflïe profond Sion est descendue.

LA SECONDE.

Sion a son front dans les cieux.

LA PREMIERE.

Quel triste abaissement !

LA SECONDE.

Quelle immortelle gloire

LA PREMIÈRE.

Que de cris de douleur !

LA SECONDE.

Que de chants de victoire ' !

UNE TROISIÈME.

Cessons de nous troubler; notre Dieu, quelque jour, Dévoilera ce grand mystère.

' N'est il pis admirable que Racine ait trouvé le secret de reproduire , dans un plus simple chœur, les grandes beautés du dialogue de Pulyeucie et de Pau- line? ;g.)

■Miii ATHALIE

TOUTES TROIS.

Révérons sa colère ; Espérons en son amour.

UNE AUTRE.

D'un cœur qui t'aime, Mon Dieu, qui peut troubler la paix ? Il cherche en tout ta volonté suprême , Et ne se cherche jamais. Sur la terre, dans le ciel même, Est-il d'autre bonheur que la tranquille paix D'un cœur qui t'aime?

FIN DU TROISIEME ACTE.

ACïK IV, SCKNK I SCù

ACTE QUATRIÈME

SCÈNE I

JOAS, JOSABETH, ZAGHARIE, SALOMfTH, UN LÉVITE, LE CHCF.UU.

SAI.OMITII.

D'un pas majestueux^ à côté de ma mère,

Le jeune Éliacin s'avance avec mon frère.

Dansées voiles, mes sœurs, que portent-ils tous deux?

Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux ' ?

JOSABETH , à Zacharie.

Mon fils, avec respect posez sur cette table De notre sainte loi le livre redoutable. Et vous aussi, posez, aimable Éliacin, Cet auguste bandeau près du livre divin. Lévite, il faut placer (Joad ainsi l'ordonne) Le glaive de David auprès de sa couronne.

JOAS.

Princesse, quel est donc ce spectacle nouveau? Pourquoi ce livre saint , ce glaive, ce bandeau ? Depuis que le Seigneur m'a reçu dans son temple,

Comme le glaive était porté en cérémonie , l'expression qui marche est aussi juste que poétinue. ;L. R.) L'ouverture du quatrième acte est de la dignité la plus auguste. Toute cette pompe sacrée n'est po'nt une vaine décoration, elle tient à 1 action; c'est le couronnement de Joas, qui se prépare au moment ses ennemis conspirent sa perte Ce bandeau, c'est celui de David que Josabeth essaie, tn pleurant, sur le front de son jeune héritier. C'est à cet enfant destiné à la mort que la couronne et l'épée de David sont destinées. Ce livre est celui de la loi de Dieu, sur lequel on va jurer de défendre le dernier rejeton de Juda , et sur lequel il va jurer lui-même d être fidèle à cette loi. (L.,.

368 ATHALIE

D'un semblable appareil je n'ai point vu d'exemple.

JOSABETH.

Tous vos doutes, mon fils, bientôt s'éclairciront.

JOAS.

Vous voulez essayer ce bandeau sur mon front? Ah 1 princesse, gardez d'en profaner la gloire : Du roi qui l'a porlé respectez la mémoire. Un malheureux enfant aux ours abandonné...

JOSABETH, lui ess.iyanl le diadème.

Laissez, mon fils ; je fais ce qui m'est ordonné.

JOAS.

Mais j'entends les sanglots sortir de votre bouche ! Princesse, vous pleurez! quelle pitié vous toucbe? Est-ce qu'en holocauste aujourd'hui présenté Je dois, comme autrefois la fille de Jephté, Du Seigneur par ma mort apaiser la colère? Hélas ! un fils n'a rien qui ne soit à son père.

JOSABETH.

Voici qui vous dira les volontés des cieux '.

Ne craignez rien. Et nous, sortons tous de ces lieux *.

SCENE II JOAD, JOAS.

JOAS, courant dans les l)ras du grand prêtre.

Mon père !

JOAD.

bien, mon fils?

1 Voici qui vous dira pour voici celui qui cous dira, licence poétique qui donne au vers plus de vivacité , mais dont on ne doit user qu'avec beaucoup de réserve. (G.)

2 Ici le chœur, témoin des préparatifs du couronnement, sort avec Josabetli pour laisser Joad seul avec Joas , parce qu'il est contre la vraisemblance que Ce chœur reste sur la scène dès qu'on y dit quelque chose qu'il ne doit point entendre. (L. R.)

ACTE IV, SCÈNE [l 369

JOAS.

Qa'est-ce donc qu'on prépare?

JOAD.

11 est juste, mon fils, que je vous le déclare.

Il faut que vous soyez instruit , même avant tous,

Des grands desseins de Dieu sur son peuple et sur vous.

Armez-vous d'un courage et d'une foi nouvelle :

Il est temps de montrer cette ardeur et ce zèle

Qu'au fond de votre cœur mes soins ont cultivés,

Et de payer à Dieu ce que vous lui devez.

Sentez- vous cette noble et généreuse envie ?

JOAS.

Je me sens prêt, s'il veut, de lui donner ma vie.

JOAD.

On vous a lu souvent l'histoire de nos rois : Vous souvient-il, mon fils, quelles étroites lois Doit s'imposer un roi digne du diadème?

JOAS,

Un roi sage (ainsi Dieu l'a prononcé lui-même ' ) Sur la richesse et l'or ne met point son appui; Craint le Seigneur son Dieu; sans cesse a devant lui Ses préceptes, ses lois, ses jugements sévèrts, Et d'injustes fardeaux n'accable point ses frères.

JOAD.

Mais sur l'un de ces rois s'il fallait vous régler, A qui choisiriez-vous, mon fils, de ressembler?

JOAS.

David , pour le Seigneur plein d'un amour fidèle, Me paraît des grands rois le plus parfait modèle.

> Deuteronome , ch. xvii. [Sole de Racine.) « Et lorsqu'il seia établi roi, il n'amassera point un grand nombre de chevaux; il n'aura point une quantité immense d'or et d'argent. Après qu'il sera assis sur son Irùne, il fera transcrire pour soi , dans un livre . ce Deuiéronome et cette loi du Seigneur : il l'aura avec soi , et il la lira tous les jours de sa vie, afin (ju'il apprenne à craindre le Seigneur son Dieu, et à garder ses paroles et ses cérémonies qui sont prescrites dans la loi ; que son cœur ne s'élève point d'orgueil au-dessus de ses frères. »

ii

370 ATHAIJE

JOAD.

Ainsi dans leurs excès vous n'imiteriez pas L'infidèle Joram, l'impie Ochozias ' ?

JOAS.

0 mon père!

JOAD.

Achevez, dites : que vous en semble?

JOAS.

Puisse périr comme eux quiconque leur ressemble !

( Joad se prosterne à ses pieds.)

Mon père, en quel état vous vois-je devant moi !

JOAD.

Je vous rends le respect que je dois à mon roi. J)e votre aïeul David, Joas, rendez- vous digne.

JOAS.

Joas! moi?

JOAD , se relevant.

Vous saurez par quelle grâce insigne D'une mère en fureur Dieu , trompant le dessein. Quand déjà son poignard était dans votre sein, Vous choisit, vous sauva du milieu du carnage. Vous n'êtes pas encore échappé de sa rage ^ : Avec la même ardeur qu'elle voulut jadis Perdre en vous le dernier des enfants de son fils, A vous faire périr sa cruauté s'attache, Et vous poursuit encor sous le nom qui vous cache. Mais sous vos étendards j'ai déjà su ranger Un peuple obéissant et prompt à vous venger.

1 Quelle grandeur 1 quel pathétique dans cet examen que le grand prêtre fuit subir à Joas ! On est saisi d'admiration en songeant aux ciéations extraordinaires de Racine, dont le génie a tiré d'un fonds si simple des beautés si neuves, si extraordinaires, des beautés à part, qui ne ressemblent à rien de ce que nous avions dans le genre tragique, et qui est au-dessus de tout. (G.)

2 La grammaire exigeait e('/iap/)f« sarage. Échappera, c'est sortir d'un danger, c'est éviter l'action d'une cause qui tend à nuire. Échapper de, c'est sortir d'un lieu ou d'une circonstance l'on était retenu malgré soi. (A. M.)

ACTE IV, SCÈNE III IJTl

Entrez, généreux chefs des familles sacrées Du ministère saint tour à tour honorées.

SCÈNE III

JOAS, JOAD, AZARIAS, ISMAEL, TROIS AUTRES CHEFS DES LÉVITES.

JOAD.

Roi, voilà vos vengeurs contre vos ennemis '. Prêtres, voilà le roi que je vous ai promis-.

AZARIAS.

Quoi! c'est Éliacin?

ISMAEL.

Quoi ! cet entant aimable...

JOAD.

Est des rois de Juda l'héritier véritable, Dernier-né des enfants du triste Ochozias, Noiuri, vous le savez , sous le nom de Joas. De cette fleur si tendre et sitôt moissonnée Tout Juda, comme vous, plaignant la destinée, Avec SCS frères morts le crut enveloppé. Du perfide couteau comme eux il fut frappé : Mais Dieu du coup mortel sut détourner l'atteinte, Conserva dans son cœur la chaleur presque éteinte, Permit que, des bourreaux trompant l'œil vigilant, Josabeth dans son sein l'emportât tout sanglant. Et, n'ayant de son vol que moi seul pour complice. Dans le temple cachât l'enfant et la nourrice.

I « La septième année, Joïada envoya quérir les centeniers et les soldats; il les lit e:itrer dans le temple du Seijfneur, et lit un traité avec eux, et leur lit [irêter 1^ serment dans la maison du Seigneur en leur montrant le lils du roi. " [IV hoh. (h. XI, V. V.)

- <• Voilà le fds du roi ; c'est lui qui doit régner, selon ce que le Seigneur a prononcé en faveur de tous les descendants de David. ■> (Il Paralip., ch. xxiii, V. 3.}

372 ATHÂLIE

JOAS.

Hélas 1 de tant d'amour et de tant de bienfaits, xMon père, quel moyen de m'acquitter jamais?

JOAD.

Gardez pour d'autres temps cette reconnaissance.

Voilà donc votre roi , votre unique espérance :

J'ai pris soin jusqu'ici de vous le conserver;

Ministres du Seigneur, c'est à vous d'achever.

Bientôt de Jézabel la fille meurtrière,

Instruite que Joas voit encor la lumière ,

Dans l'horreur du tombeau viendra le replonger :

Déjà, sans le connaître, elle veut l'égorger.

Prêtres saints, c'est à vous de prévenir sa rage :

Il faut finir des Juifs le honteux esclavage,

Venger vos princes morts, relever votre loi.

Et faire aux deux tribus reconnaître leur roi.

L'entreprise, sans doute, est grande et périlleuse;

J'attaque sur son trône une reine orgueilleuse.

Qui voit sous ses drapeaux marcher un camp nombreux

De hardis étrangers, d'infidèles Hébreux :

Mais ma force est au Dieu dont l'intérêt me guide •.

Songez qu'en cet enfant tout Israël réside.

Déjà ce Dieu vengeur commence à la troubler;

Déjà, trompant ses soins, j'ai su vous rassembler:

Elle nous croit ici sans armes, sans défense.

1 Sans la foi de Joad et la puissance divine, son entreprise ne serait jjas grande ei périlleuse; elle serait téméraire, insensée; et l'extrême disproportion des moyens avec la fin. dépouillerait l'action de tout intérêt. D'un autre côté , si l'on était sûr d'un miracle , il n'y aurait ni terreur , ni pitié ; mais 1 espérance et l.i crainte se balancent : on admire l'intrépidité du grand prêtre, parce que sa con- fiance en Dieu est fondée, sans qu'il ait cependant aucune certitude du succès , puisque les desseins de Dieu sont impénétrables, et qu'il permet souvent le triomphe de l'impie par des raisons inconnues aux mortels. Toute l'action est donc au plus haut degré intéressante et théâtrale.— Le poète, dit Louis Racine, pouvait mettre ma forte est dans te Dieu ; il a cru pouvoir dire ma force est au Dieu. Non-seule- ment Racine a eu raison de le croire, mais il a bien fait de préférer ce dernier tour, plus vif, plus poétique et plus dans le génie de l'Écriture. (G.)

ACTE IV, SCÈNE III

Couronnons , proclamons Joas en diligence : De là, du nouveau prince intrépides soldats, Marchons, en invoquant l'arbitre des combats; Et, réveillant la foi dans les cœurs endormie, Jusque dans son palais cherchons notre ennemie.

Et quels cœurs si plongés dans un lâche sommeil. Nous voyant avancer d^ns ce saint appareil. Ne s'empresseront pas à suivre notre exeniple ? Un roi que Dieu lui même a nourri dans son temple. Le successeur d'Aaron, de ses prêtres suivi. Conduisant au combat les enfants de Lévi; Et, dans ces mêmes mains des peuples révérées. Les armes au Seigneur par David consacrées ! Dieu sur ses ennemis répandra sa terreur. Dans l'infidèle sang baignez-vous sans horreur : Frappez et Tyriens et même Israélites '. Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites Qui , lorstju'au dieu du Nil le volage Israël Rendit dans le désert un culte criminel, De leurs plus chers parents saintement homicides, Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides -, Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur D'être seuls employés aux autels du Seigneur?

1 Ce vers , mal interprété , a fourni des armes aux ennemis de la religion ; ils ont dit que Joad parlait en fanatique sanguinaire, qui excite ses prêtres au mas- sacre des Israélites; ils n'ont pas vu que Joad parle ici en héros prêt à verser son sang pour son Dieu et pour son roi , et que les Israélites qu il veut ([ue l'on frappe ne sont plus des Israélites, mais des infidèles , des traîtres et des rebelles, des ennemis de leur roi et de leur Dieu. Nulle part le pontife ne dé|iloie un en- thousiasme aussi belliqueux : car il ne veut pas attendre son ennemie dans le temple; il veut l'aller chercher dans son palais. Les historiens latins sont rem- plis de belles harangues de généraux à leur armée; aucune n'est plus vive, plus éloquente que ce discours de Joad. (G.) * « Et les enfants de Lévi s'étant tous assemblés autour de lui , il leur dit : Voici ce que dit le Seigneur Dieu d'Israël : Que chaque homme mette son épéc '< à son côté... et que chacun tue son frère, son ami et celui qui lui est proche. " Les enfants de Lévi firent ce que Moïse leur avait ordonné. •> [Exode, c\\. xxxii. V. -2»). 27 et SS.)

37 i ATHALIE

Mais je vois que déjà vous brûlez de me suivre. Jurez donc avant lout sur cet auguste livre ', A ce roi que le Ciel vous redonne aujourd'hui. De vivre, de combattre, et de mourir pour lui.

AZA.RIAS, ;iu bout de li table, a\iint la main sur le livre suint.

Oui, nous jurons ici pour nous , pour tous nos frères, De rétablir .loas au trône de ses pères. De ne poser le fer entre nos mains remis, Qu'après l'avoir vengé de tous ses ennemis. Si quelque transgresseur enfreint cette promesse, Qu'il éprouve, grand Dieu, ta fureur vengeresse; Qu'avec lui ses enfants, de ton partage exclus, Soient au rang de ces morts que tu ne connais plus -.

JOAD.

Et vous, à cette loi, votre règle éternelle, Roi, ne jurez-vous pas d'être toujours fidèle?

JOAS.

Pourrais-je à cette loi ne me pas conformer?

JOAD.

0 mon fils ! de ce nom j'ose encor vous nommer % Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes; Loin du trône nourri, de ce fatal honneur. Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur; De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse, Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.

1 II Ensuite ils amenèrent le fils du roi et lui mirent la couronne sur la tète; ils le revêtirent des ornements de sa dignité, lui mirent dans la main le livre de l.i loi et le déclarèrent roi. Le grand prêtre Joïada l'oignit et le sacra. » (// l'aral., ch. xxni, V. II.)

* Il Comme ceux (|ui, ayant été blessés à mort, dorment dans les sépulcres , dont vous ne vous souvenez plus. » ( Ps. lxxxvii , v. 6.)

s On peut rapprocher de ce passage les vœux que fait Massillon pour le jeune Louis XV, à la tin de son sermon pour le premier dimanche de Carême, {l'eiii Carême )

ACTE IV, SCÈNE III 375

Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois ', Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois; Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même; Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême; Qu'aux larmes, au travail, le peuple est condamné , Et d'un sceplre de fer veut être gouverné ; Que, s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime. Ainsi de piège en piège , et d'abime en abîme , Corrompant de vos mœurs l'aimable pureté, Ils vous feront enfin haïr la vérité. Vous peindront la vertu sous une affreuse image. Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage *. Promettez sur ce livre, et devant ces témoins. Que Dieu fera toujours le premier de vos soins ; Que, sévère aux méchants et des bons le refuge. Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge ; Vous souvenant, mon flls, que, caché sous ce lin ', Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin ^

JOAS, nu milieu Je la table, ayant la main sur le livre faint.

Je promets d'observer ce que la Loi m'ordonne, Mon Dieu, punissez-moi si je vous abandonne •"' !

' Massillon, s' adressant à Louis XV, lui dit comme Joad à Joas : » Les flatteurs. Sire, rediront sans cesse que vous êtes le maître, et que vous n'êtes comp- table à personne de vos actions. ■. Et ailleurs : « Si le souverain , oubliant qu'il est le protecteur de sa tranquillité publique, préfère sa propre gloire à l'a- mour et au salut de ses peuples... grand Dieu! quel fléau pour la terre! » {Peiii Carême.)

* Salomon.

' Fénelon semble s'être rappelé ces deux vers, lorsque, dans le livre H do Te'lémaque, il dit: « Quand tu seras le maitre des autres hommes, souviens-toi que tu as été faible, pauvre et souffrant comme eux. ■•

* C'est ici une figure de .crammairc qu'on appelle syllepse, par laquelle l'accord se fait avec le sens plutôt qu'avec les mots.

s Le charme du style et l'intérêt de la scène ne sauraient aller plus loin. C'est partout un genre d'émotion qui était inconnu au théâtre , et qu'on n'y a pas re- trouvé depuis. 'G.)

A-t-on présenté aux hommes rassemblés un spectacle plus auguste , plus in- structif et plus touchant ? Joad est sublime, et il n'est pas au-dessus d'un enfant I -'est à un enfant qu'il parle , et il instruit tous les rois '. Ce prodige n'a été réservé

376 ATHALIE

JOAD.

Venez; de l'huile sainte il faut vous consacrer. Paraissez, Josabeth ; vous pouvez vous montrer.

SCENE IV

JOAS, JOAD, JOSABETH, ZACHARFE,

SALOMITH, AZAHIAS, ISMAEL, TROIS AUTRES

CHEFS DES LÉVITES, LE CHOEUR.

JOSABETH , embrassant Joas.

0 roi ! fils de Da\id !

JOAS.

0 mon unique mère ! Venez, cher Zacharie, embrasser votre frère,

JOSABETH, à Zacharie.

Aux pieds de votre roi prosternez-vous, mon fils.

( Zacharie se jette aux pieds de Joas.) JOAD, pendant qu'ils s'embrassent.

Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis' !

JOSABETH.

Vous savez donc quel sang vous a donné la vie ?

JOAS.

Et je sais quelle main sans vous me l'eût ravie.

JOSABETH.

De votre nom, Joas, je puis donc vous nommer?

JOAS.

Joas ne cessera jamais de vous aimer.

qu'à Racine, et je ne pense pas que jamais rien de plus beau soit sorti de la main des hommes. (L.)

1 Joas, dans la suite, ingrat et rebelle envers Dieu , fît périr Zacharie, fils et successeur de celui qui lui avait servi de père. Si le vers de Joad était une pro- phétie, elle refroidirait l'intérêt que Joas insp re; mais ce n'est qu'un souhait; les personnages ignorent, et les spectateurs sont supposés ignorer en ce moment ce qui se passe trente ans après. (L.)

ACTE IV, SCÈNE V LE CHOEUR.

Quoi! c'est là...

JOSACETH.

C'est Joas.

JOAD.

Écoutons ce lévite.

SCENE V

JOAS, JOAD, JOSABETH, ZACHARIE,

SALOMITH, AZARIAS, ISMAEL, TROIS AUTRES CHEFS

DES LÉVITES, UN LÉVITE, LE CHŒUR.

UN LÉVITE.

J'ignore contre Dieu quel projet on médite ',

Mais l'airain menaçant frémit de toutes parts j

On voit luire des feux parmi des étendards^

Et sans doute Alhalie assemble son armée :

Déjà même au secours toute voie est fermée;

Déjà le sacré mont le temple est bâti ,

D'insolents Tyriens est partout investi;

L'un d'eux, en blasphémant, vient de nous faire enlen ire

Qu'Abner est dans les fers, et ne peut nous défendre.

JOSABETH, à Joas.

Cher enfant, que le Ciel en vain m'avait rendu. Hélas ! pour vous sauver j'ai fait ce que j'ai pu : Dieu ne se souvient plus de David votre père.

JOAD, à Josabeth.

Quoi ! VOUS ne craignez pas d'attirer sa colère Sur vous et sur ce roi si cher à votre amour? Et quand Dieu , de vos bras l'arrachant sans retour, Voudrait que de David la maison fût éteinte.

1 A peine Joas est-il couronné, à peine le spectateur a-t-il eu le temps de se livrer à des impressions si douces, que le poète vient jeter la terreur tout au travers de cette pompe et de cette allésrresse. Celte marche e^t parfaite. (G.;

378 ATHALIE

N'êtes-vous pas ici sur la montagne sainte ' le père des Juifs - sur son fils innocent Leva sans murmurer son bras obéissant, Et mit sur un bûcher ce fruit de sa vieillesse, Laissant à Dieu le soin d'accomplir sa promesse, Et lui sacrifiant, avec ce fils aimé, Tout l'espoir de sa race en lui seul renfermé ?

Amis, partageons-nous : quTsmaël en sa garJe * Prenne tout le côté que l'orient regarde; Vous, le côté de l'Ourse; et vous, de l'occident; Vous, le midi. Qu'aucun, par un zèle imprudent, Découvrant mes desseins, soit prêtre, soit lévite. Ne sorte avant le temps et ne se précipite ; Et que chacun enfin, d'un même esprit poussé, Garde en mourant le poste je l'aurai placé. L'ennemi nous regarde, en son aveugle rage. Gomme de vils troupeaux réservés au carnage, Et croit ne rencontrer que désordre et qu'effroi. Qu'Azarias partout accompagne le roi.

(A Joas.)

Venez, cher rejeton d'une vaillante race, Remplir vos défenseurs d'une nouvelle audace; Venez du diadème à leurs yeux vous couvrir, Et périssez du moins en roi , s'il faut périr.

(A un lévite.)

Suivez-le, Josabeth. Vous, donnez-moi ces armes.

( Au chœur.)

Enfants, offrez à Dieu vos innocentes larmes.

1 Voltaire semble s'être souvenu de ce mouvement dans le discours de Lusi- gnan à sa fille. [Zaïre , acte H , se. viii ) .

2 Abraham. (iVo(e de Racine.)

3 (( La troisième partie de vous tous, prêtres, lévites et portiers, qui venez pour faire votre semaine dans le temple, gardera les portes; l'autre troisième l^artie se placera vers le palais du roi ; et la troisième, à la porte que l'on nomme du Fondement; le reste du peuple se tiendra dans le parvis de la maison du Sei- gneur. » (// f'aralip.. rh. xxill. v. lî.)

ACTE IV, SCÈNE Vi 379

SCÈNE VI SALOMITH, LE CHOEUn.

LE CUŒUR cliaiile.

Partez, enfants d'Aaron, partez : Jamais plus illustre querelle Ce vos aïeux n'arma le zèle. Parlez, enfants. d'Aaron, partez : C'est votre roi, c'est Dieu pour qui vous couibaltiz.

UNE VOIX, seule.

sont les traits que tu lances . Cirand Dieu, dans ton juste courroux?

N'es-tu plus le Dieu jaloux? N'es-tu pins le Dieu des vengeances ' ?

UNE ATTRE.

sont, Dieu de Jacob, tes antiques bontés?

Dans l'horreur qui nous environne , N'entends-tu que la voix de nos iniquités?

N'es- tu plus le Dieu qui pardonne?

LE CHŒUR.

sont, Dieu de Jacob, tes antiques boutés?

UXE VOIX, seule.

C'est à toi que dans cette guerre Les flèches des méchants prétendent s'adresser. Faisons, disent-ils, cesser

Les fêtes de Dieu sur la terre *; De son joug importun délivrons les mortels!

1 E£;o sum Dominus tuus, fortis, zelotes. (Etude, rh. xxv, v. 3.) Doniinus zclotes nomen ejus, Dcus est aemulator. [Ibid., ch. xxxiv, v. IV l Deus ultio- iium Dominus. ( Ps. xciir , v. I .)

- Ouiesrere fariamus nmnes dies festos De' a terrn. (/'.s. lxxii. v. 8.)

3«0 ATHALIE

Massacrons tous ses saints; renversons ses autels;

Que de son nom , que de sa gloire

Tl ne reste plus de mémoire ' ; Que ni lui, ni son Christ ne régnent plus sur nous.

LE CHOEUR.

sont les traits que tu lances, Grand Dieu , dans ton juste courroux?

N'es-tu plus le Dieu jaloux? N'es-tu plus le Dieu des vengeances?

UNE VOIX, seule.

Triste reste de nos rois. Chère et dernière fleur d'une tige si belle, Hélas ! sous le couteau d'une mère cruelle Te verrons-nous tomber une seconde fois ! Prince aimable, dis-nous si quelque ange, au beiceau Contre tes assassins prit soin de te défendre ,

Ou si dans la nuit du tombeau La voix du Dieu vivant a ranimé ta cendre?

UNE AUTRE.

D'un père et d'un aïeul contre toi révoltés, Grand Dieu, les attentats lui sont-ils imputés? Est-ce que sans retour ta pitié l'abandonne?

LE CHOEUR.

sont, Dieu de Jacob, tes antiques bontés? N'es-tu plus le Dieu qui pardonne?

UNE DES FILLES DU CHŒUR, sans chanter.

Chères sœurs, n'entendez-vous pas Des cruels Tyriens la trompette qui sonne?

SALOMITH.

J'entends même les cris des barbares soldats. Et d'horreur j'en frissonne.

1 Disperdamus eos de gente, et non memoretur nomen Israël ullra. [l'i LXXXIl, V. i- )

ACTE IV. SCÈNE VI 381

Courons, fuyons, retirons-nous

A l'ombre salutaira Du redoutable sancluaire '.

1 Celte retraite précipitée quand le chœur entend les cris des baibmes soldais tl la trompette qui sonne , sert à entretenir la terreur et à lier le (luatriome acte au dernier. (L.)

FIN DU QUATRIEME ACTE.

382 ATHALIE

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I ZÂCHARIE, SALOMITH, LE CHŒUR.

SALOMITH.

Cher Zacharie, eh bien, que nous apprenez-vous'?

ZACHARIE.

•Redoublez au Seigneur votre ardente prière : Peut-être nous touchons à notre heure dernière; Pour l'horrible combat, ma sœur, l'ordre est donné.

SALOMITH.

Que fait Joas?

ZACHARIE.

Joas vient d'être couronné : Le grand prêtre a sur lui répandu l'huile sainte. 0 Ciel ! dans tous les yeux quelle joie était peinte A l'aspect de ce roi racheté du tombeau ! Ma sœur, on voit encor la marque du couteau ! On voit paraître aussi sa fidèle nourrice, Qui, cachée en un coin de ce vaste édifice, Gardait ce cher dépôt, et n'avait de ses soins Que les yeux de ma mère et que Dieu pour témoins. Nos lévites pleuraient de joie et de tendresse, Et mêlaient leurs sanglots à leurs cris d'allégresse.

1 Ce premier vers du cinquième acte rime avec un des derniers vers du chœur qui termine le quatrième. Les choeurs d'Athalie lient parfaitement tous les acles, et sont tellement incorporés à l'action, quil n'y a véritablement aucun repos, aucune interruption duns la pièce. ^G.)

ACTE V, SCENE I 383

Lui, parmi ces transports, affable et sans orgueil ', A l'un tendait la main, flattait l'autre de l'œil , Jurait de se régler parleurs a\is sincères, Et les appelait tous ses pères ou ses frères.

SALOMITH.

Ce secret au dehors est-il aussi semé?

ZACHARIE.

Ce secret dans le temple est encor renfermé. Des enfants de Lévi la troupe partagée Dans un profond silence aux portes s'est rangée. Tous doivent à la fois précipiter leurs pas, Et crier pour signal : Vive le roi Joas ! Mais mon père défend que le roi se hasarde, Et veut qu'Azarias demeure pour sa garde. Cependant Athalie, un poignard à la maio, Rit des faibles remparts de nos portes d'airain. Pour les rompre, elle attend les fatales machines, Et ne respire enfin que sang et que ruines. Quelques prêtres, ma sœur, ont d'abord proposé Qu'en un lieu souterrain , p:ir nos pères creusé, Du renfermât du moins notre arche précieuse. 0 crainte, a dit mon père , indigne , injurieuse ! L'arche qui fit tomber tant de superbes tours, Et força le JourJain de rebrousser son cours. Des dieux des nations tant de fois triomphante, Fuirait donc à l'aspect d'une femme insolente ! Ml mère, auprès du roi, dans un trouble mortel. L'œil tantôt sur ce prince, et tantôt vers l'autel ^ Muette, et succombant sous le poids des alarmes. Aux yeux les plus cruels arracherait des larmes.

1 Le mot affable était alors nouveau : il fut condamné par Patru ; mais Racine le consacra par l'heureux emploi qu il en lit. (A. M.)

2 11 est à remaniuer que , dans ce sujet si simple , tout est tableau. Quand le tableau n'est pas sur la siciie, il est dans les vers du poète. Joad,Josabeth,.loas, ne sont pas , et on les voit comme s'ils y étaient , charun d'eux avec les traits qui leur conviennent. (L.)

384 ATHALIE

Le roi de temps en temps la presse entre ses bras , La flatte.. . Chères sœurs, suivez toutes ses pas; Et, s'il faut aujourd'hui que notre roi périsse, Allons, qu'un même sort avec lui nous unisse.

SALOMITU.

Quelle insolente main frappe à coups redoublés ? Qui fait courir ainsi ces lévites troublés? Quelle précaution leur fait cacher leurs armes? Le temple est-il forcé ?

ZACHARIE.

Dissipez vos alarmes; Dieu nous envoie Abner.

SCENE II

ABNER, JOAD, JOSABETH, ZACHARIE, SALOiMlTH, ISMAEL, DEUX LÉVITES, LE CHOEUR.

JOAl).

En croirai-je mes yeux. Cher Abner? Quel chemin a pu jusqu'en ces lieux Vous conduire au travers d'un camp qui nous assiège? On disait qne d'Achab la fille sacrilège Avait, pour assurer ses projets inhumains, Chargé d'indignes fers vos généreuses mains.

ABNER.

Oui , seigneur, elle a craint mon zèle et mou courage : Mais c'est le moindre prix que me gardait sa rage. Dans l'horreur d'un cachot par son ordre enfermé, J'attendais que, le temple en cendres consumé, De tant de flots de sang non encore assouvie. Elle vint m'aflranchir d'une importune vie, Et retrancher des jours qu'aurait mille fois Terminer la douleur de survivre à mes rois.

ACTE V, SCÈNE II 885

JOAD.

Par quel miracle a-t- on obtenu votre grâce?

ABNER.

Dieu dans ce cœur cruel sait seul ce qui se passe.

Elle m'a fait venir; et d'un air égaré :

« Tu vois de mes soldats tout ce temple entouré,

« Dit-elle; un feu vengeur va le réduire en cendre ,

« Et ton Dieu contre moi ne le saurait défendre.

« Ses prêtres toutefois (mais il faut se hâter)

« A deux conditions peuvent se racheter :

« Qu'avec Éliacin on mette en ma puissance

0 Un trésor dont je sais qu'ils ont la connaissance ,

« Par votre roi David autrefois amassé ,

a Sous le sceau du secret au grand prêtre laissé.

« Va, dis-leur qu'à ce prix je leur permets de vivre i.

JOAD.

Quel conseil, cher Abner, croyez -vous qu'on doit suivre?

ABNER.

Et tout l'or de David, s'il est vrai qu'en effet - Vous gardiez de David quelque trésor secret , Et tout ce que des mains de cette reine avare Vous avez pu sauver et de riche et de rare, Donnez-le. Voulez-vous que d'impurs assassins *

1 On a blâmé le choix qu'Athalie fait d'Ahner pour porter au grand prêtre ses dernières propositions; elle ne pouvait pas en faire un meilleur, car elle a craint de perdre le trésor dans le pillage du temple, comme elle l'avoue ici; et si quel- nu'un pouvait engager l'inflexible Joad à des mesures de conciliation , c'était cer- tainement Abner. Elle ne doit d ailleurs rien craindre de lui ni de personne; elle doit croire ses ennemis dans l'épouvante et dans I abandon. On a dit, dès le troi- sième acte , que tout avait déserté le temple, excepté les lévites ; tout a fui, etc. Tel est lavantage d'un plan bien congu, que chaque objection y fait découvrir un mérite. (L.)

2 Cette invention d trésor caché, qui est de l'auteur, est très-ingén euse. Il s ensuit qu'Athalie, trompée par son avarice, a l'air de se précipiter elle-même dans le piège au lieu d'y éire attirée par Joad. (L.)

3 D'impuri anassins , les Tvnens qui composaient l'armée d'Alhalie. Tous le» incirconcis étaient impurs. (G.;

386 ATHALIE

Viennent briser l'autel , brûler les chérubins ' , Et, portant sur notre arche une main téméraire, De votre propre sang souiller le sanctuaire?

JOAU.

Mais siérait-il, Abner, à des cœurs généreux De livrer au supplice un enfant malheureux , Un enfant que Dieu même à ma garde confie, Et de nous racheter aux dépens de sa vie?

ABNER.

Hélas ! Dieu voit mon cœur. Plût à ce Dieu puissant

Qu'Athalie oubliât un enfant innocent,

Et que du sang d' Abner sa cruauté contente

Crût calmer par ma mort le Ciel qui la tourmente î

Mais que peuvent pour lui vos inutiles soins?

Quand vous périrez tous, en périra-t-il moins?

Dieu vous ordonne-t-il de tenter l'impossible ?

Pour obéir aux lois d'un tyran inflexible,

Moïse, par sa mère au Nil abandonné ,

Se vit, presque en naissant, à périr condamné;

Mais Dieu, le conservant contre toute espérance,

Fit par le tyran même élever son enfance.

Qui sait ce qu'il réserve à votre Éliacin,

Et si, lui préparant un semblable destin,

11 n'a point de pitié déjà rendu capable

De nos malheureux rois l'homicide implacable?

Du moins, et Josabeth comme moi l'a pu voir.

Tantôt à son aspect je l'ai vu s'émouvoir-;

J'ai vu de son courroux tomber la violence ^

1 I' 11 (Salomon) lit dans l'oracle (le sanctuaire) deux chérubins âe bois d'oli- vier, qui avaient dix coudées de haut. (/// Rois , ch. vi, v. 23.) Ces deux ché- rubins couvraient l'arche de leurs ailes, et enfermeiient l'arche et les deux autres chérubins d'or que Moïse avait placés au-dessus. (G.)

2 La grammaire exigerait aujourd'hui je l'ai vue.

* C'est le Ti/midn extra tum corda residunt de Virgile. {/Eneid. lib. VI.)

XCTK V, SCÈNE II 387

(A Josabeth.)

Princesse, en ce péril vous gardez le silence? quoi ! pour.uD enfant qui vous est étranger Souffrez-vous que sans fruit Joad laisse égorger Vous, son fils, tout ce peuple, et que le feu dévore Le seul lieu sur la terre Dieu veut qu'on l'adore ' ? Que feriez-vous de plus si des rois vos aïeux Ce jeune enfant était un reste précieux?

JOSABETH , bas à Joad.

Pour le sang de ses rois vous voyez sa tendresse : Que ne lui parlez-vous ?

JOAD.

[1 n'est pas temps, princesse-.

ABNER.

Le temps est cher, seigneur, plus que vous ne pensez.

Tandis qu'à me répondre ici vous balancez,

Mathan, près d'Athalie, étincelant de rage,

Demande le signal et presse le carnage.

Faut-il que je me jette à vos sacrés genoux?

Au nom du lieu si saint qui n'est ouvert qu'à vous,

Lieu terrible, de Dieu la majesté repose,

Quelque dure que soit la loi qu'on vous impose,

De ce coup imprévu songeons à nous parer.

Donnez-moi seulement le temps de respirer :

Demain, dès cette nuit, je prendrai des mesures

Pour assurer le temple et venger ses injures.

Mais je vois que mes pleurs et que mes vains discours

Pour vous persuader sont un faible secours ;

Votre austère vertu n'en peut être frappée :

Eh bien, trouvez-moi donc quelque arme, quelque épée;

Et qu'aux portes, du temple , l'ennemi m'attend,

i V. p. «69, note I.

î Quelle fidélité dans la peinture des mœurs '. Josabelh, vive et sensible, veut que le grand prêtre mette Abner dans la confidence; le grand prêtre, impassible, oppose a l'impatience le adme d'une ))rudence consommée. (G.;

388 ATHALIE

Abner puisse du moins mourir en combattant !

JOAD.

Je me rends. Vous m'ouvrez un avis que j'embrasse :

De tant de maux, Abner, détournons la menace.

11 est vrai , de David un trésor est resté ',

La garde en fut commise à ma fidélité ;

C'était des tristes Juifs l'espérance dernière,

Que mes soins vigilants cachaient à la lumière :

Mais puisqu'à votre reine il faut le découvrir,

Je vais la contenter, nos portes vont s'ouvrir.

De ses plus braves chefs qu'elle entre accompagnée ; ,

Mais de nos saints autels qu'elle tienne éloignée

D'un ramas d'étrangers l'indiscrète fureur :

Du pillage du temple épargnez-moi l'horreur.

Des prêtres, des enfants lui feraient-ils quelque ombre?

De sa suite avec vous qu'elle règle le nombre *.

Et quant à cet enfant , si craint, si redouté ,

De votre cœur, Abner, je connais l'équité.

Je vous veux devant elle expliquer sa naissance :

Vous verrez s'il le faut remettre en sa puissance;

1 Nul cloute que la conduite du gr;ind prêtre en cette occasion ne soit drama- tique et conforme à la prudence humaine. Mais le poète avait à se justifier d'avoir prêté à un pontife inspiré un moyen qui parait contraire à l'esprit de Dieu. Racine, qui prévoyait l'objection, avait préparé d'avance la réponse. Parmi ses manu- scrits conservés à !a Bibliothèque royale, on trouve le recueil des matériaux qu'il avait amassés pour construire le plan et motiver les incidents de cette tragédie. Voici la note relative au iréaor de David :

« Pour justifier l'équivoque du grand prétte si on l'attaque : !<> <■ Solvite tem- plum hoc, et in tribus diebus excitabo illud. >■ (S. Joan. cap. ii , v. 12.) Martyre de saint Laurent, à qui le juge demande les trésors de l'Église : " A quo cum quaererentur thesauri Ecclesia>, |)roniisit demonstraturum se. Sequenti die, pau- p)eres duxit. Interrogatus ubi essent thesauri quos promiserat, ostendit paupe- res, dicens : Hisunt thesauri Ecclesiae, etc. » (G.)

2 Athalie entrant accompagnée de ses plus braves chefs, soutenue d une escorie de ses plus fidèles guerriers , n'a point l'air d'une femme surprise sans défense et massacrée par trahison. Il semble qu'elle pouvait avec sa suite se défendre contre des prêtres et des enfants; mais, à l'aspect de leur véritable roi , ses partisans l'abandonnent, et la seule nouvelle du couronnement de .loas disperse cette ar- mée composée d'étrangers et d'infidèles Hébreux. (G.;

ACTE V, SCÈNE III 389

Et je VOUS ferai juge entre Athalie et lui.

ABNER.

Ah ! je le prends déjà, seigneur, sous mon appui : Ne craignez rien. Je cours vers celle qui m'envoie.

SCENE III

JOAD, JOSABETH, ZACHARIE, SALOMITH, ISMAEL. DEUX LÉVITES, LE CHŒUR.

JOAD.

Grand Dieu, voici ton heure, on t'amène ta proie ' !

ÏSmaël , écoutez. (U lui parie à l'oreille.'

JOSABETII.

Puissant maître des cieux, Remets-lui le bandeau dont tu couvris ses yeux Lorsque, lui dérobant tout le fruit de son crime, Tu cachas dans mon sein cette tendre victime !

JOAD.

Allez, sage Ismaol , ne perdez point de temps; Suivez de point en point ces ordres importants ; Surtout qu'à son entrée et que sur son passage Tout d'un calme profond lui présente l'image. Vous, enfants, préparez un trône pour Joas ; Ou'il s'avance suivi de nos sacrés soldats.

1 Quelle énergie dans cette expression ta proie! elle paraîtrait même trop hardie si les livres saints n'étaient pas remplis de figures non moins extraordi naires pour exprimer les terribles vengeances du Seigneur. Quel moment que celui le spectateur attend Athalie dans le temple! Quelle terreur et quelle émotion ne font pas éprouver les préparatifs que l'on fiùt pour recevoir l'impla- cable ennemie de David et de son héritier! Avec quel intérêt on écoute les ordres que le grand prêtre donne i-ux lévites! Enfin quel spectacle que celui du jeune roi, qui monte sur le trône à 1 instant même Athalie arrive pour loi ôter la vie! Dans une pièce aussi excellente, le commentaire ne peut être souvent qu'une suite de formules d admiration : le critique qui essaie d'entrer dans l'ex- plication de ces beautés toujours nouvelles se transforme insensiblement en pa- négyriste. [G.)

390 ATHALIE

Faites venir aussi sa fidèle nourrice, Princesse, et de vos pleurs que la source tarisse.

(A un lévite.)

Vous, dès que cette reine, ivre d'un fol orgueil, De la porte du temple aura passé le seuil , Qu'elle ne pourra plus retourner en arrière , Prenez soin qu'à l'instant la trompette guerrière Dans le camp ennemi jette un subit effroi : Appelez tout le peuple au secours de son roi ; Et faites retentir jusques à son oreille De Joas conservé l'étonnante merveille. 11 vient.

SCÈNE IV

JOAS, JOAD, JOSABEÏH, ZACHARIË, SALOMITH,

AZARIAS, TROUPES DE PRÊTRES ET DE LÉVITES,

LE CHCEUR.

JOAD, continue.

Lévites saints, prêtres de notre Dieu ', Partout sans vous montrer environnez ce lieu; Et, laissant à mes soins gouverner votre zèle , Pour paraître attendez que ma voix vous appelle.

(Ils se cachent tous.)

Roi, je crois qu'à vos vœux cet espoir est permis. Venez voir à vos pieds tomber vos ennemis. Celle dont la fureur poursuivit votre enfance Vers ces lieux à grands pas pour vous perdre s'avance. Mais ne la craignez point; songez qu'autour de vous

1 « Que les lévites demeurent toujours près de la personne du roi avec leurs armes. » (Il Paralip., ch. xxiii, v. 7.) Que d'ordres différents le grand prêtre a donnés dans le même instant , sans paraître ému ! Il a envoyé Ismaël , il a fait préparer le trône de Joas et appeler sa nourrice, il a ordonné la pro- clamation quand il en sera tenr.ps , maintenant il range les lévites qui doivent at- tendre Athalie , il rassure la timide Josabeth , il promet la victoire à Joas ; il a dit à Dieu : On l'amène la proie; il n'en doute point. (L. K.)

ACTE V, SCÈNE V 391

L'ange exterminateur est debout avec nous. Montez sur votre trône, et... Mais la porte s'ouvre : Permettez un moment que ce voile vous couvre.

(Il tire un rideau.)

Vous changez de couleur, princesse !

JOSABETH.

Ah ! sans pâlir Puis-je voir d'assassins le temple se remplir? Quoi ! ne voyez -vous pas quelle nombreuse escorte...

JOAD.

Je vois que du saint temple on referme la porte. Tout est en sûreté.

SCÈNE V

ATHALIE, JOAS, JOAD, JOSABETH, AHNER, SUITE D'ATHALIE.

(Joas est caché derrière le rideau.' ATOALIE, àJoad.

Te voilà, séducteur, De ligues, de complots pernicieux auteur, Qui dans le trouble seul as mis tes espérances, Éternel ennemi des suprêmes puissances! En l'appui de ton Dieu tu t'étais reposé : De ton espoir frivole es-tu désabusé ? Il laisse en mon pouvoir et son temple et ta vie. Je devrais sur l'autel ta main sacrifie Te... Mais du prix qu'on m'offre il faut mécontenter '. Ce que tu m'as promis, songe à l'exécuter : Cet enfant, ce trésor, qu'il faut qu'on me remette, sont-ils ?

.lOAD.

Sur-le-champ tu seras satisfaite;

< Il était impossible d imiter d une manière plus heureuse et plus naturelle le Quoi ego de Virgile. (G.)

392 ATHÂLIE

Je te les vais montrer l'un et l'autre à la fois.

(Le rideau se tire. On voit Joas sur son trône; sa nourrice est a genoux à sa droite; Azarias, l'épée à la main , est debout à sa gauche; et près de lui Za- charie et Salomith sont à genoux sur les degrés du trône; plusieurs lévites, l'épée à la main , sont rangés sur les côtés.)

Paraissez, cher enfant, digne sang de nos rois ' : Connais-tu l'héritier du plus saint des monarques, Reine? De ton poignard connais du moins ces marques. Voilà ton roi, ton fils, le fils d'Ochozias. Peuples, et vous, Abner, reconnaissez Joas.

ABNER.

Ciel !

ATHALIE, à Joad.

Perfide !

JOAD.

VoiS'tu cette Juive fidèle Dont tu sais bien qu'alors il suçait la mamelle ? 11 fut par Josabeth à ta rage enlevé : Ce temple le reçut, et Dieu l'a conservé. Des trésors de David voilà ce qui me reste.

ATHALIE.

Ta fourbe à cet enfant, traître, sera funeste. D'un fantôme odieux , soldats , délivrez-moi !

JOAD.

Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi* !

(Ici le fond du théâtre s'ouvre. On voit le dedans du temple , et les lévites armés entrent de tous les côtés sur la scène.)

ATHALIE.

suis-je ? 0 trahison ! ô reine infortunée ' !

1 Je ne connais point de plus grand coup de théâtre. Voltaire a dit que le der- nier tableau de Rodogune était plus fort. Oui , de terreur et d'horreur ; mais celui- ci réunit la terreur, l'attendrissement, la pompe et la majesté. Cette pièce me semble, sous tousles rapports, le chef-d'œuvre de l'esprit humain. (L.)

2 Ce vers embrase le théâtre, électrise le spectateur. Pourquoi! parce que ce roi est un enfant, et que cet enfant est devenu le nôtre pendant toute la pièce. Voilà ce que personne n'avait même imaginé possible. (L.]

3 •< Alhalie entendit le bruit du peuple qui accourait; entrant parmi la foule dans le temple du Seigneur, elle vit le roi assis sur son trône, suivant la coutume.

ACTE V, SCÈNE VI 393

D'armes et d'ennemis je suis environnée !

JOAD.

Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux échapper, Et Dieu de toutes parts a su t'envelopper. Ce Dieu que tu bravais en nos mains t'a livrée : Rends-lui compte du sang dout tu t'es enivrée.

ATHALIE.

Quoi 1 la peur a glacé mes indignes soldats !

Lâche Abner, dans quel piège as-tu conduit mes pas ?

ABNER.

Reine, Dieu m'est témoin...

ATHALIE.

Laisse-là ton Dieu, traître, Et venge- moi.

ABNER, se jptant aux pieds de Joas.

Sur qui ? Sur Joas 1 sur mon maître ?

ATHALIE.

Lui Joas 1 lui ton roi! Songez, méchants, songez Que mes armes encor vous tiennent assiégés. J'entends à haute voix tout mon camp qui m'appelle. On vient à mon secours : tremblez, troupe rebelle !

SCÈNE YI ISiMAEL, JOAS, JOAD, ATHALIE,

ET TOUS LES ACTEURS DE LA SCÈNE PRÉCÉDENTE. ISMAEL , à Joas.

Seigneur, le temple est libre et n'a plus d'ennemis : L'étranger est en fuite, et le Juif est soumis.

et les chantres et les tromiettes auprès de lui, et tout le peuple dans la réjouis- sance et sonnant de la trompette. Alors elle déchira ses véiemei;ts et elle s'écria ; " Trahison', trahison! » (IV Roi», ch. xi. v. 13 et \\.)

1 Le spectateur sent combien ce reproche est injuste, puisque Abner ne savait rien ; et c'est encore une des raisons qui font voir combien le silence (jue .load a gardé avec lui était habilement ménagé par le poêle. Si Abner eût été instruit.

394 ATHAIJE

Comme le vent dans Tair dissipe la fumée ,

La voix du Tout-Puissant a chassé cette armée.

Nos lévites, du haut de nos sacrés parvis,

D'Ochozias au peuple ont annoncé le fils,

Ont conté son enfance au glaive dérobée i.

Et la fille d'Achab dans le piège tombée.

Partout en même temps la trompette a sonné :

Et ses sons et leurs cris dans son camp étonné

Ont répandu le trouble et la terreur subite

Dont Gédéon frappa le fier Madianite.

Les Tyriens , jetant armes et boucliers,

Ont par divers chemins disparu les premiers :

Quelques Juifs éperdus ont pris aussi la fuite ';

Mais, de Dieu sur Joas admirant la conduite,

Le reste à haute voix s'est pour lui déclaré.

Enfin, d'un même esprit tout le peuple inspiré.

Femmes, vieillards, enfants, s'embrassant avec joie

Bénissent le Seigneur et celui qu'il envoie :

Tous chantent de David le fils ressuscité.

Bail est en horreur dans la sainte cité ;

De son temple profane on a brisé les portes ;

Mathanest égorgé'*.

c'est alors qu'il aurait joué un rôle peu digne d'un guerrier, comme un critique le dit très-justement, puis(;ue Abner ne fait que ce que doit faire un guerrier fidèle et brave, qui se range auprès de son roi. Et remarquez qu'au moment il tire l'épée , l'événement est encore incertain, comme Athalie le dit elle-même, et que le temple peut être forcé. (L.)

1 S'il éiait possible de s'arrêter aux détails dans un tableau qui réunit tant d'effets, on pourrait faire remarquer toute l'élégance de cette langue poétique : Ont conle'son enfance, etc. (L )

2 Dans celte belle peinture de la joie publique, le poète n'oublie pas de faire remarquer que quelques Juifs e'perdus ont pris la fuite. 11 a été dit, au commence- ment de la pièce, que plusieurs étaient du parti d'Athalie, et adoraient Baal. Plus on examine cette pièce, plus on remarque l'ordre dans lequel tout se suit. (L. R.i

3 « Tout le peuple fit une grande réjouissance, et la ville demeura en paix. » (IV Rois, ch. XI, V. 20.)

4 11 Et tout le peuple étant entré dans le temple de Baal , ils renversèrent ses autels, brisèrent ses images en cent pièces, et tuèrent Mathan , prêtre de Baal . devant l'autel. » {IV Rois. ch. xi, v. IS.)

ACTE V, SCftNE VI 393

ATHALIE.

Dieu des Juifs , tu l'emportes ' ! Oui, c'est Joas : je cherche eu vain à me tromper^ Je reconnais l'endroit je le fis frapper : Je vois d'Ochozias et le port et le geste ; Tout me retrace enfin nu sang que je déteste. David, David triomphe; Achab seul est détruit. Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit ! C'est toi qui, me flattant d'une vengeance aisée. M'as vingt fois en un jour à moi-même opposée ; Tantôt pour un enfant excitant mes remords . Tantôt m'éblouissant de tes riches trésors Que j'ai craint de livrer aux flammes, au pillage. Qu'il règne donc ce fils, ton soin -et ton ouvrage ! Et que, pour signaler son empire nouveau , On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau ! Voici ce qu'en mourant lui souhaite sa mère ' : Que dis-je? souhaiter ! je me flatte, j'espère Qu'indocile à ton joug , fatigué de ta loi , Fidèle au sang d'Achab, qu'il a reçu de moi , Conforme à son aïeul, à son père semblable, On verra de David l'héritier détestable Abolir tes honneurs, profaner ton autel, Et venger Athalie, Achab et Jézabel.

(Athalie sort, les lévites la suivent.) .lOAD.

Qu'à l'instant hors du temple elle soit emmenée *,

1 Cette exclamation est sublime, cest le Christe vicUli, de Julien l'Apostat. (L. R.) La tragédie tout entière n'est que le tableau du combat de Dieu contre Athalie , combat dans lequel Dieu daigne s'engager pour instruire les rois, conso- ler les opprimés , et fiiire tremb'er les oppresseurs. (G.)

î Latinisme.

•■' L'atrocité des crimes d'Athalie, le sang de ses enfants, dans lequel elle s'est baignée sans pitié, la volonté de Dieu, dont le grand prêtre est rinterj)rete, sau- vent tout lodieux qui pourrait résulter pour Joas de commencer son régne par le meurtre de son aïeule. Quelle tierté, quelle énergie dans ces imprécations'. Cène sont pas de vaines déclamation'; : Ihisioire nous apprend qu'elles ne furent que trop accomplies. (G.)

» /r fio-«,ch. XI, V. 15 et Iti.

396 ÂTHALIE

Et que la sainteté n'en soit pas profanée. Allez, sacrés vengeurs de vos princes meurtris ', De leur sang par sa mort faire cesser les cris. Si quelque audacieux embrasse sa querelle , Qu'à la fureur du glaive on le livre avec elle.

SCÈNE VII

JOAS, JOAD, JOSABETH, ABNER,

ET TOUS LES ACTEURS DE LA SCÈNE PRÉCÉDENTE. JOAS , descendu de son trône.

Dieu, qui voyez mon trouble et mon affliction, Détournez loin de moi sa malédiction , Et ne souffrez jamais qu'elle soit accomplie : Faites que Joas meure avant qu'il vous oublie.

JOAD, aux lévites.

Appelez tout le peuple, et montrons-lui son roi.

Qu'il lui \ienne en ses mains renouveler sa foi.

Roi, prêtres, peuple, allons, pleins de reconnaissance.

De Jacob avec Dieu confirmer l'alliance,

Et, saintement confus de nos égarements ,

Nous rengager à lui par de nouveaux serments.

Abner, auprès du roi reprenez votre place,

SCÈNE VIII UN LÉVITE, JOAS, JOAD,

ET TOUS LES ACTEURS DE LA SCÈNE rRÉCÉDENTE. JOAD, au lévite.

Eh bien , de cette impie a-t-on puni l'audace ?

1 Comme de meurtre on a fait meurtri, il était naturel que l'on conservât le sens de l'autre, et c'est ce qui a eu lieu d'abord. Mais l'usage, ([u'on ne peut pas toujours expliquer, en a décidé autrement , et depuis longtemps meurtrir ne signifie plus que faire des meurtrissures , des contusions : « Ils l'ont meurtri de coups. I) Les Anglais, plus conséquents, disent dans un même sens les deux mots murder et tnurdered. (L.)

ACTE V, SCÈNE VIII 397

LE LÉVITE.

Le fer a de sa vie expié les horreurs. Jérusalem, longtemps en proie à ses fureurs, De son joug odieux à la fin soulagée , Avec joie en son sang la regarde plongée.

JOAD.

Par cette fin terrible, et due à ses forfaits, Apprenez, roi des Juifs, et n'oubliez jamais, Que les rois dans le ciel ont un juge sévère. L'innocence un vengeur, et l'orphelin un père-'.

' Cette pièce est regardée avec raison comme le modèle le plus parfait de la tragédie. On est étonné de ce que son mérite a été reconnu si tard. On peut s'e- tonner aussi de ce qui a été enfin si généralement reconnu, (|uc, (|Uitnd nous parlons des défauts communs aux tragédies, nous exceptons toujours .li/iaAe, et que les étrangers en parlent comme nous. Par une pièce sans amour, sans in- trigue, sans aucun de ces événements extraordinaires qu'un poète invente pour jeter du merveilleux, intéresse-t-elle ignorants et connaisseurs, spectateurs de tout âge, si ce n'est par le vrai de l'imitation se trouvent réunies toutes les perfections, celle du style, celle de la versification, celle des caractères, celle de la conduite? Cette conduite est si simple, que cette pièce est en poésie ce qu'est en peinture ce tableau de Raphaël qui n'oflre ([ue deux ligures : un ange qui, sans colère et sans émotion , écrase le démon. (L. R.)

FIN

TABLE

Vie (le Racine 5

Première Préface de Brilannicus 'M

Deuxième Préface 36

Britannicl's 41

Préliue tllpiiigénie I21>

Iphigëisie 13S

Préface d'Esther :219

Prologue 223

ESTBEH 227

Préface d'Athalie 291

Athalie 299

Tours. Iinpr. Mame.

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