UUM rïï'MH OEUVRES COMPLETES DE BUFFON TOME I. THEORIE DE LA TERRE — IMPRIMERIE D'A. BÉRAUD , HUE DU FOIN-SAINT-JACQUES , ** 0 Devéna dd -ALéxandre Massard,scralp. ÎBWIF3?®15r OEUVRES COMPLETES DE BUFFON AL GMENTÉES PAR M. F. CUVIER, MEMBRE DE L'iNSTlTUT, ( Académie des Sciences ) DE DEUX VOLUMES OFFRANT LA DESCRIPTION DES MAMMIFÈRES ET DES OISEAUX LES PLUS REMARQUABLES DÉCOUVERTS JUSQU'A CE JOUR, ET ACCOMPAGNÉES I)'UK BEAU PORTRAIT DE BUFFON, ET DE 260 GRAVURES EN TAILLE-DOUCE. EXECUTEES FOUR CETTE ÉDITION PAR LES MEILLEURS ARTISTES. A PARIS, CHEZ F. D. P1LLOT, EDITEUR, RUE DU FOUARRE, ï\° 19, PRES LA PLACE HAUBERT ; SALMON, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS, N° ] 9. l829. JA/3 K\\^(\VV\'V\V\/WV\VVV\W»'-'V\\A'V\'>A'VV\\'\\VV'V'V\A.'V\VVVfcV\^VW\(VW\A\V\'V\V\'. IV\VW\ g r> l FFO N placer par l'amitié et les souvenirs mêlés de regrets un bonheur plus doux oii lui Inspirer l'honneur de partager la considération et le nom de M. de ludion; heureuse du seul plaisir d'aimer et d'admirer ce qu'elle aimoit, son âme étoit fermée à toute vanité personnelle, comme à tout sen- timent étranger. AL de Bufîbn n'a conservé d'elle qu'un fils, M. le comte de ludion, major en second du régiment d'Ângoumois, qui porte avec honneur dans une autre carrière un nom à jamais célèbre dans les sciences, dans les lettres et dans la philosophie. M. de ludion tut long-temps exempt des pertes qu'amène la vieillesse : il conserva également et toute la vigueur des sens et toute celle de l'âme; toujours plein d'ardeur pour le travail, toujours constant dans sa manière de vivre, dans ses délassements comme dans ses études, il semhloit que l'âge de la force se lût prolongé pour lui au delà des bornes ordinaires. I ne maladie douloureuse vint troubler et accélérer la lin d'une si belle carrière : il lui opposa la patience, (mi le courage de s'en distraire par une étude opiniâ- tre ; mais il ne consentit jamais à s'en délivrer par une PAR CONDORCET. XLIII opération dangereuse. Le travail, les jouissances de la gloire, le plaisirde suivre ses projets pour l'agrandisse- ment du Jardin et du Cabinet du Roi, suffisôient poor l'attacher à la rie; il ne voulut pas la risquer contre l'espérance d'un soulagement souvent passager et .suivi quelquefois d'infirmités pénibles», qui, lui ôtant une partie de ses forces, auraient été pour une âme active plus insupportables que la douleur. Il conserva pres- que jusqu'à ses derniers moments le pouvoir de s'oc- cuper avec intérêt de ses ouvrages et des fonctions de sa place, la liberté- entière de son esprit, toute La force de sa raison , et pendant quelques jours seulement il cessa d'être l'homme illustre dont le génie et les tra- vaux occupaient l'Europe depuis quarante ans. Les sciences le perdirent le 16 avril 1780. Lorsque de tels hommes disparaissent de la terre, aux premiers éclats d'un enthousiasme augmente'; par les regrets, et aux derniers cris de l'envie expirante, succède bientôt un silence redoutable, pendant le- quel se prépare avec lenteur le jugement de la pos- térité. On relit paisiblement, pour l'examiner, ce qu'on avoit lu pour l'admirer, le critiquer, ou seulement pour le vain plaisir d'en parler. Des opinions conçues avec plus de réflexion, motivées avec plus de liberté', se répandent peu à peu, se modifient, se corrigent les unes les autres; et à la fin une voix presque una- nime s'élève, et prononce un arrêt que rarement les siècles futurs doivent révoquer. Ce jugement sera favorable à "M. de Buffon ; il res- tera toujours dans la classe si peu nombreuse des philosophes dont une postérité reculée lit encore les ouvrages. En général, elle se rappelle leurs noms; elle ÏLIV ELOGE DE BIFFON s'occupe de leurs découvertes, de leurs opinions; mais c'est dans des ouvrages étrangers qu'elle va les rechercher, parce qu'elles s'y présentent débarrassées de tout ce que les idées particulières au siècle, au pays où ils ont vécu, peuvent y avoir mêlé d obscur^ de vague ou d'inutile ; rarement le charme du style peut-il compenser ces effets inévitables du temps et du progrès des esprits : mais M. de Buffon doit échap- per à cette règle commune, et la postérité placera ses ouvrages à côté des dialogues du disciple de So- crate, et des entretiens du philosophe de Tusculum. L'histoire des sciences ne présente que deux hom- mes qui par la nature de leurs ouvrages paroissent se rapprocher de M. de Buffon, Aristote et Pline. Tous deux infatigables comme lui dans le travail, éton- nants par l'immensité de leurs connoissances et par celle des plans qu'ils ont conçus et exécutés, tous deux respectés pendant leur vie et honorés après leur mort par leurs concitoyens, ont vu leur gloire survi- vre aux révolutions des opinions et des empires, aux nations qui les ont produits, et môme aux langues qu'ils ont employées, et ils semblent par leur exem- ple promettre à M. de Buffon une gloire non moins durable. Aristote porta sur le mécanisme des opérations de l'esprit humain , sur les principes de l'éloquence et de la poésie, le coup d'œil juste et perçant d'un philo- sophe, dicta au goût et à la raison des lois auxquelles ils obéissent encore, donna le premier exemple, trop tôt oublié, d'étudier la nature dans la seule vue de la connoître et de l'observer avec précision comme avec méthode. PAR COIN O OU CET. XL* Placé dans une nation moins savante, Pline fut plutôt un compilateur de relations qu'un philosophe observateur; mais, comme il avoit embrassé dans son plan tous les travaux des arts et tous les phénomènes de la nature, son ouvrage renferme les mémoires les plus précieux et les plus étendus que l'antiquité nous ait laissés pour l'histoire des progrès de l'espèce hu- maine. Dans un siècle plus éclairé, M. de BufTon a réuni ses propres observations à celles que ses immenses lectures lui ont fournies; son plan, moins étendu que celui de Pline, est exécuté d'une manière plus com- plète ; il présente et discute les résultats qu'Aristote n 'avoit osé qu'indiquer. Le philosophe grec n'a mis dans son style qu'une précision méthodique et sévère, et n'a parlé qu'à la raison. Pline, dans un style noble, énergique et grave, laisse échapper des traits d'une imagination forte, mais sombre, et d'une philosophie souvent profonde, mais presque toujours austère et mélancolique. M. de BufTon, plus varié, plus brillant, plus prodi- gue d'images, joint la facilité à l'énergie, les grâces à la majesté; sa philosophie, avec un caractère moins prononcé, est plus vraie et moins affligeante. Aristote semble n'avoir écrit que pour les savants, Pline poul- ies philosophes, M. de Buflbn pour tous les hommes éclairés. Aristote a été souvent égaré par cette vaine méta- physique des mots, vice de la philosophie grecque, dont la supériorité de son esprit ne put entièrement le garantir. \l.\ i ELOGE DE BUFFON. La crédulité de Pline a rempli son ouvrage de fa- bles qui jettent de l'incertitude sur les faits qu'il rap- porte, lors même qu'on n'est pas en droit de les relé- guer dans la elasse des prodiges. On n'a reproché à M. de Buffon que ses hypothèses : ce sonl aussi des espèces de fables, mais des fables produites par une imagination active qui a besoin de créer, et non par une imagination passive qui cède à des impressions étrangères. On admirera toujours dans Aristole le génie de la philosophie ; on étudiera dans Pline les arts et l'esprit des anciens, on y cherchera ces traits qui frappent l'âme d'un sentiment triste et profond : mais on lira M. de Buffon pour s'intéresser comme pour s'instruire ; il continuera d'exciter pour les sciences naturelles un enthousiasme utile, et 1rs hommes lui devront long- temps et les doux plaisirs que procurent à une âme jeune encore les premiers regards jetés sur la nature, et ces consolations qu'éprouve une àme fatiguée des orages de la vie. en reposant sa vue sur l'immensité des êtres paisiblement soumis à des lois éternelles et nécessaires. fcvwwwvvvv n\u\viuvnvviuvv\\vrtnuvvuviuvv .\vvv\w\ vuuu n\v«u«vvrtnmv ÉLOGE DE BUFFON, PAR VIGQ D'AZYR. JVI • Vicq d'Azyr ayant été élu par Messieurs de l'A- cadémie Françoise, à la place de M. le comte de Buf- fon, y vint prendre séance le jeudi 1 1 décembre 1788, et prononça le discours qui suit. Messieurs, Dans le nombre de ceux auxquels vous accordez vos suffrages, il en est qui, déjà célèbres par d'im- mortels écrits, viennent associer leur gloire avec la vôtre ; mais il en est aussi qui, à la faveur de l'heu- reux accord qui doit régner entre les sciences et les arts, viennent vous demander, au nom des sociétés savantes, dont ils ont l'honneur d'être membres, à se perfectionner près de vous dans le grand art de penser et d'écrire, le premier des beaux-arts, et celui dont vous êtes les arbitres et les modèles. C'est ainsi, messieurs, c'est sous les auspices des corps savants auxquels j'ai l'honneur d'appartenir, crue je me présente aujourd'hui parmi vous. L'un de XLVIlï ELOGE DE BU FF ON ces corps1 vous est attaché depuis long- temps par des liens qui sont chers aux lettres; dépositaire des secrets de la nature, interprète de ses lois, il offre à l'éloquence de grands sujets et de riches tableaux. Quelque éloignées que paroissent être de vos occupa- tions les autres compagnies2 qui m'ont reçu dans leur sein, elles s'en rapprochent, en plusieurs points, par leurs études. Peut-être que les grands écrivains qui se sont illustrés dans l'art que je professe, qui ont con- tribué , par leurs veilles, à conserver dans toute leur pureté ces langues éloquentes de la Grèce et de l'I- talie, dont vos productions ont fait revivre les trésors, qui ont le mieux imité Pline et Celse dans l'élégance de leur langage; peut-être que ces hommes avoient quelques droits à vos récompenses. Animé par leurs exemples, j'ai marché de loin sur leurs traces; j'ai fait de grands efforts, et vous avez couronné mes travaux. Et ce n'est pas moi seul dont. les vœux sont aujour- d'hui comblés; que ne puis-je vous exprimer, mes- sieurs, combien la faveur que vous m'avez accordée a répandu d'encouragement et de joie parmi les mem- bres et les correspondants nombreux de la compagnie savante dont je suis l'organe! J'ai vu que, dans les lieux les plus éloignés, que partout où l'on cultive son esprit et sa raison, on connoît le prix de vos suffrages ; et si quelque chose pouvoit ajouter au bonheur de les avoir réunis, ce seroit celui de voir tant de savants estimables partager votre bienfait et ma reconnois- sance ; ce seroit ce concours de tant de félicitations qu'ils m'ont adressées de toutes parts, lorsque vous i. L'Académie royale des Sciences. 2. La Faculté et la Société royale de Médecine de Paris. PAU VICQ D AZYR. XLTX m'avez permis de succéder parmi vous à l'homme il- lustre que le monde littéraire a perdu. Malheureusement il en est de ceux qui succèdent aux grands hommes, comme de ceux qui en descen- dent. On voudroit qu'héritiers de leurs privilèges, ils le fussent aussi de leurs talents; et on les rend, pour ainsi dire, responsables de ces pertes que la nature est toujours si lente à réparer. Mais ces reproches qui échappent au sentiment aigri par la douleur, le si- lence qui règne dans l'empire des lettres, lorsque la voix des hommes éloquents a cessé de s'y faire en- tendre, ce vide qu'on ne sauroit combler, sont autant d'hommages offerts au génie. Ajoutons-y les nôtres; et méritons, par nos respects, que l'on nous pardonne; d'être assis à la place du philosophe qui fut une des lumières de son siècle, et l'un des ornements de sa patrie. La France n'avoit produit aucun ouvrage qu'elle pût opposer aux grandes vues des anciens sur la na- ture. Buffon naquit, et la France n'eut plus, à cet éçarcl , de regrets à former. On touchoit an milieu du siècle; l'auteur de lallen- riade et de Zaïre continuoit de charmer le monde par l'inépuisable fécondité de son génie ; Montesquieu dé- inèloit les causes physiques et morales qui influent sur les institutions des hommes; le citoyen de Ge- nève commençoit à les étonner par la hardiesse et l'éloquence de sa philosophie ; d'Alembert écrivoit cet immortel discours qui sert de frontispice au plus vaste de tous les monuments de la littérature; il expliquoit la précession des équinoxes, et il créoit un nouveau calcul; Buffon préparoit ses pinceaux, et tous ces III ELOGE DE Bl'FFON bleaux , où l'imagination se repose sur un merveilleux réel, comme Maniliuset Pope, il peint pour s'instruire ; comme eux, il décrit ces grands phénomènes, qui sont plus imposants que les mensonges de la fable; comme eux, il attend le moment de l'inspiration pour pro- duire; et comme eux il est poète. En lui, la clarté, cette qualité première des écrivains, n'est point alté- rée par l'abondance. Les idées principales, distribuées avec goût, forment les appuis du discours; il a soin que chaque mot convienne à l'harmonie autant qu'à la pensée ; il ne se sert, pour désigner les choses com- munes, que de ces termes généraux qui ont, avec ce qui les entoure, des liaisons étendues. A la beauté du coloris il joint la vigueur du dessin; à la force s'al- lie la noblesse; l'élégance de son langage est conti- nue; son style est toujours élevé, souvent sublime, imposant et majestueux; il charme l'oreille, il séduit l'imagination, il occupe toutes les facultés de l'esprit; et, pour produire ces elfets, il n'a besoin ni de la sen- sibilité, qui émeut et qui touche, ni de la véhémence qui entraîne, et qui laisse dans l'étonnement celui qu'elle a frappé. Que l'on étudie ce grand art dans le discours où M. de Buffon en a tracé les règles; on y verra partout l'auteur se rendant un compte exact de ses efforts, réfléchissant profondément sur ses moyens, et dictant des lois auxquelles il n'a jamais manqué d'obéir. Lorsqu'il vous disoit , messieurs, que les beautés du style sont les droits les plus sûrs que l'on puisse avoir à l'admiration de la postérité; lors- qu'il vous exposoit comment un écrivain, en s'élevant par la contemplation à des vérités sublimes, peut éta- blir sur des fondements inébranlables des monuments PAR VJLCQ D AZYR. LUI immortels, il portoit en lui le sentiment de sa desti- née; et c'étoit alors une prédiction qui fut bientôt accomplie. Je n'aurois jamais osé, messieurs, parler ici de l'é- locution et du style, si, en essayant d'apprécier M. de Buffon sous ce rapport, je n'avois été conduit par M. de Buffon lui-même. C'est en lisant ses ouvrages que l'on éprouve toute la puissance du talent qui les a produits, et de l'art qui les a formés. Je sens mieux que personne combien il est difficile de célébrer di- gnement tant de dons rassemblés; et lors même que cet éloge me ramène aux objets les plus familiers de mes travaux, j'ai lieu de douter encore que j'aie rem- pli votre attente. Mais les ouvrages de M. de Buffon sont si répandus, et l'on s'est tant occupé de la na- ture en l'étudiant dans ses écrits, que pour donner de ce grand homme l'idée que j'en ai conçue, je n'ai pas craint, messieurs, de vous entretenir aussi des plus profonds objets de ses méditations et de ses travaux. Avant de parler de l'homme et des animaux, M. de Buffon devoit décrire la terre qu'ils habitent, et qui est leur domaine commun; mais la théorie de ce globe lui parut tenir au système entier de l'univers; et dif- férents phénomènes, tels que l'augmentation succes- sive des glaces vers les pôles, et la découverte des os- sements des grands animaux dans le nord, annonçant qu'il avoit existé sur cette partie de notre planète une autre température, M. de Buffon chercha, sans la trouver, la solution de cette grande énigme dans la suite des faits connus. Libre alors, son imagination f/conde osa suppléera ce que les travaux des hommes n'avoient pu découvrir. Il dit avec Hésiode : Vous con- BUFFON. I. d f.IV ELOGE DE 15l;FFOi\ noîtrez quand la terre commença d'être, et comment elle enfanta les hautes montagnes. Il dit avec Lucrèce : J'enseignerai avec quels éléments la nature produit, accroît et nourrit les animaux; et, se plaçant à l'ori- gine des choses : un astre, ajouta-t-il, a frappé le so- leil; il en a fait jaillir un torrent de matière embra- sée, dont les parties, condensées insensiblement par le froid, ont formé les planètes. Sur le globe que nous habitons, les molécules vivantes se sont composées de l'union de la matière inerte avec l'élément du feu ; les régions clés pôles, où le refroidissement a commencé, ont été, dans le principe, la patrie des plus grands animaux. Mais déjà la flamme de la vie s'y est éteinte ; et la terre se dépouillant par degrés de sa verdure, finira par n'être plus qu'un vaste tombeau. On trouve dans ces fictions bri liantes la source de tous les systèmes que M. de Bu {fou a formés. Mais, pour savoir jusqu'à quel point il tenoit à ces illusions de l'esprit, qu'on le suive dans les routes où il s'engage. Ici, plein de confiance dans ses explications, il rap- pelle tout à des lois que son imagination a dictées. Là, plus réservé, il juge les systèmes de Winston et de Leibnitz, comme il convient au traducteur de Newton ; et la sévérité de ses principes étonne ceux qui savent combien est grande ailleurs la hardiesse de ses suppositions. Est-il blessé par la satire? il reprend ces théories qu'il avoit presque abandonnées; il les accommode auxdécouvertes qui ont changé la face de la physique; et, perfectionnées, elles excitent de nou- veau les applaudissements et l'admiration que des cri- tiques maladroits avoient projeté de lui ravir. Plus calme ailleurs, il convient que ses hypothèses sont PA R V I C Q DAZYR. LV dénuées de preuves ; et il semble se justifier plutôt que s'applaudir de les avoir imaginées. Maintenant son art est connu, et son secret est dévoilé. Ce grand homme n'a rien négligé de ce quipouvoit attirer sur lui l'at- tention générale, qui étoit l'objet de tous ses travaux, ïl a voulu lier, par une chaîne commune, toutes les parties du système de la nature; il n'a point pensé que, dans une si longue carrière, le seul langage de la raison pût se faire entendre à tous; et, cherchant à plaire pour instruire, il a mêlé quelquefois les vérités aux fables, et plus souvent quelques fictions aux vé- rités. Dans les discours dont je dois rassembler ici les prin- cipales idées, les problèmes les plus intéressants sont proposés et résolus. On y cherche, parmi les lieux les plus élevés du globe, quel fut le berceau du genre, humain; on y peint les premiers peuples s'entourant d'animaux esclaves; des colonies nombreuses suivant la direction et les pentes des montagnes, qui leur ser- vent d'échelons pour descendre au loin dans les plai- nes, et la terre se couvrant, avec le temps, de leur postérité. On y demande s'il y a des hommes de plusieurs es- pèces ; l'on y fait voir que, depuis les zones froides, que le Lapon et l'Eskimau partagent avec les phoques et les ours blancs, jusqu'aux climats que disputent à l'Africain le lion et la panthère, la grande cause qui modifie les êtres est la chaleur. L'on y démontre que ce sont ses variétés qui produisent les nuances de la couleur et les différences de la stature des divers ha- bitants du globe, et que nul caractère constant nVta- blit entre eux des différences déterminées. D'un pôle IVI ÉLOGE DE BUFFON à l'autre , les hommes ne forment donc qu'une seifîe espèce ; ils ne composent qu'une même famille. Ainsi , c'est aux naturalistes qu'on doit les preuves physiques de cette vérité morale , que l'ignorance et la tyran- nie ont si souvent méconnue, et que, depuis si long- temps, les Européens outragent, lorsqu'ils achètent leurs frères, pour les soumettre, sans relâche , à un travail sans salaire, pour les mêler à leurs troupeaux, et s'en former une propriété, dans laquelle il n'y a de légitime que la haine vouée par les esclaves à leurs oppresseurs, et les imprécations adressées, par ces malheureux, au ciel, contre tant de barbarie et d'im- punité. \ On avoit tant écrit sur les sens, que la matière pa- roissoit épuisée; mais on n'avoit point indiqué l'ordre de leur prééminence dans les diverses classes d'ani- maux. C'est ce que M. de Buûbn a fait; et considérant que les rapports des sensations dominantes doivent être les mêmes que ceux des organes qui en sont le foyer, il en a conclu que l'homme , instruit surtout par le toucher, qui est un sens profond, doit être at- tentif, sérieux et réfléchi; que le quadrupède, auquel l'odorat et le goût commande , doit avoir des appétits véhéments et grossiers; tandis que l'oiseau, que l'œil et l'oreille conduisent, aura des sensations vives, lé- gères, précipitées comme son vol, et étendues comme la sphère où il se meut en parcourant les airs. En parlant de l'éducation, M. de Buifon prouve que, dans toutes les classes d'animaux, c'est par les soins assidus des mères que s'étendent les facultés des êtres sensibles ; que c'est par le séjour que les petits font près d'elles, que se perfectionne leur jugement, PAR VICQ DAZYR. LVfl et que se développe leur industrie : de sorte que les plus imparfaits de tous sont ceux par qui ne fut jamais pressé Je sein qui les porta, et que le premier est l'homme qui, si long-temps foible, doit à celle dont il a reçu le jour, tant de caresses, tant d'innocents plaisirs, tant de douces paroles, tant d'idées et de rai- sonnements, tant d'expériences et de savoir; que, sans cette première instruction qui forme l'esprit, il demeureroit peut-être muet et stupide parmi les ani- maux auxquels il devoit commander. Les idées morales sont toutes appuyées sur des vé- rités physiques i et, comme celles-ci résultent de l'ob- servation et de l'expérience, les premières naissent de la réflexion et de la philosophie. M, de Buffon, en les mêlant avec art les unes aux autres, a su tout animer et tout embellir. Il en a fait surtout le plus ingénieux usage pour combattre les maux que répand parmi les hommes la peur de mourir. Tantôt, s'adressant aux personnes les plus timides, il leur dit que le corps énervé ne peut éprouver de vives souffrances au mo- ment de sa dissolution. Tantôt, voulant convaincre les lecteurs les plus éclairés, il leur montre dans le désordre apparent de la destruction, un des effets de la cause qui conserve et qui régénère ; il leur fait re- marquer que le sentiment de l'existence ne forme point en nous une trame continue, que ce fil se rompt chaque jour par le sommeil, et que ces lacunes, dont personne ne s'effraie, appartiennent toutes à la mort. Tantôt, parlant aux vieillards, il leur annonce que le plus âgé d'entre eux, s'il jouit d'une bonne santé, conserve l'espérance légitime de trois années de vie ; que la mort se ralentit dans sa marche, à mesure LVIIÏ ELOGE DE BUFFON qu'elle s'avance, et que c'est encore une raison pour vivre, que d'avoir long-temps vécu. Les calculs que M. de Bu (Ton a publiés sur ce su- jet important, ne se bornent point à répandre des consolations; on en tire encore des conséquences uti- les à l'administration des peuples. Il prouve que les grandes villes sont des abîmes où l'espèce humaine s'engloutit. On y voit que les années les moins fertiles en subsistance sont aussi les moins fécondes en hom- mes. De nombreux résultats y montrent que le corps politique languit lorsqu'on l'opprime, qu'il se fatigue et s'épuise lorsqu'on l'irrite ; qu'il dépérit faute de chaleur ou d'aliment, et qu'il ne jouit de toutes ses forces qu'au sein de l'abondance et de la liberté. M. de Buffon est donc le premier qui ait uni la géographie à l'histoire naturelle, et qui ait appliqué l'histoire naturelle à la philosophie; le premier qui ait distribué les quadrupèdes par zones, qui les ait comparés entre eux dans les deux mondes , et qui leur ait assigné le rang qu'ils doivent tenir à raison de leur industrie. Il est le premier qui ait dévoilé les causes de la dégénération des animaux ; savoir, le changement de climats, d'aliments et de mœurs, c'est-à-dire l'éloi- gnement de la patrie et la perte de la liberté. Il est le premier qui ait expliqué comment les peuples des deux continents se sont confondus, qui ait réuni dans un tableau toutes les variétés de notre espèce, et qui, dans l'histoire de l'homme, ait fait connoître, comme un caractère que l'homme seul possède, cette flexi- bilité d'organes qui se prête à toutes les températures, et qui donne le pouvoir de vivre et de vieillir dans tous les climats. PAR ViC/Q I) AZY R. U\ Parmi tant d'idées exactes et de vues neuves, com- ment ne reconnoîtroit-on pas une raison forte que l'i- magination n'abandonne jamais, et qui, soit qu'elle s'occupe à discuter, à diviser ou à conclure, mêlant des images aux abstractions et des emblèmes aux véri- tés, ne laisse rien sans liaisons, sans couleur ou sans vie, peint ce que les autres ont décrit, substitue des tableaux ornés à des détails arides, des théories bril- lantes à de vaines suppositions, crée une science nou- velle, et force tous les esprits à méditer sur les objets de son étude, et à partager ses travaux et ses plaisirs. Dans le nombre des critiques qui s'élevèrent con- tre la première partie de l'Histoire naturelle de M. de Billion, M. l'abbé de Condillac, le plus redoutable de ses adversaires, fixa tous les regards. Son esprit jouissoit de toute sa force dans la dispute. Celui de M. de Buffon, au contraire, y étoit en quelque sorte étranger. Veut-on les bien connoître? Que l'on jette les yeux sur ce qu'ils ont dit des sensations. Ici les deux philosophes partent du même point; c'est un homme que chacun d'eux veut animer. L'un . toujours méthodique, commence par ne donner à sa statue qu'un seul sens à la fois. Toujours abondant, l'autre ne refuse à la sienne aucun des dons qu'elle auroit pu tenir de la nature. C'est l'odorat, le plus obtus de tous les organes , que le premier met d'abord en usage. Déjà le second a ouvert les yeux de sa statue à la lu- mière, et ce qu'il y a de plus brillant a frappé ses regards. M. l'abbé de Condillac fait une analyse com- plète des impressions qu'il communique. M. de Buf- fon , au contraire, a disparu ; ce n'est plus lui, c'est l'homme qu'il a créé, qui voit, qui entend, et qui LX ÉLOGE DE BUFFON parle. La statue de M. l'abbé de Condillac , calme , tranquille, ne s'étonne de rien, parce que tout est prévu, tout est expliqué par son auteur. 11 n'en est pas de même de celle de M. de Buffon ; tout l'inquiète, parce qu'abandonnée à elle-même, elle est seule dans l'univers; elle se meut, elle se fatigue, elle s'endort , son réveil est une seconde naissance; et, comme le trouble de ses esprits fait une partie de son charme , il doit excuser une partie de ses erreurs. Plus l'homme de M. l'abbé de Condillac avance dans la carrière de son éducation, plus il s'éclaire; il parvient enfin à gé- néraliser ses idées , et à découvrir en lui-même les cau- ses de sa dépendance et les sources de sa liberté. Dans la statue de M. de Buffon, ce n'est pas la raison qui se perfectionne, c'est le sentiment qui s'exalte ; elle s'empresse de jouir; c'est Galatée qui s'anime sous le ciseau de Pygmalion, et l'amour achève son existence. Dans ces productions de deux de nos grands hommes, je ne vois rien de semblable. Dans l'une, on admire une poésie sublime ; dans l'autre, une philosophie pro- fonde. Pourquoi se traitoient-ils en rivaux, puisqu'ils alloient par des chemins différents à la gloire, et que tous les deux étoient également sûrs d'y arriver? Aux discours sur la nature des animaux succéda leur description. Aucune production semblable n'avoit en- core attiré les regards des hommes. Swammerdam avoit écrit sur les insectes. Occupé des mêmes travaux, Réaumur avoit donné à l'histoire naturelle le premier asile qu'elle ait eu parmi nous, et ses ouvrages, quoi- que diffus, étoient recherchés. Ce fut alors que M. de Buffon se montra. Fort de la conscience de son talent, il commanda l'attention. Il s'attacha d'abord à détruire PAR VICQ D AZYR. LXI le merveilleux de la prévoyance attribuée aux insec- tes; il rappela les hommes à l'étude de leurs propres organes; et, dédaignant toute méthode, ce fut à grands traits qu'il dessina ses tableaux. Autour de l'homme, à des distances que le savoir et le goût ont mesurées, il plaça les animaux dont l'homme a fait la conquête; ceux qui le servent près de ses foyers, ou dans les travaux champêtres ; ceux qu'il a subjugués et qui re- fusent de le servir; ceux qui le suivent, le caressent, et l'aiment; ceux qui le suivent et le caressent sans l'aimer; ceux qu'il repousse par la ruse ou qu'il atta- que à force ouverte ; et les tribus nombreuses d'ani- maux qui , bondissant dans les taillis , sous les futaies, sur la cime des montagnes, ou au sommet des rochers , se nourrissent de feuilles et d'herbes; et les tribus re- doutables de ceux qui ne vivent que de meurtre et de carnage. A ces groupes de quadrupèdes il opposa des groupes d'oiseaux. Chacun de ces êtres lui offrit une physionomie, et reçut de lui un caractère. Il avoit peint le ciel, la terre, l'homme, et ses âges, et ses jeux, et ses malheurs, et ses plaisirs; il avoit assigné aux divers animaux toutes les nuances des passions. Il avoit parlé de tout, et tout parloitde lui. Ainsi qua- rante années de vie littéraire furent pour M. deBuffon quarante années de gloire ; ainsi le bruit de tant d'ap- plaudissements étouffa les cris aigus de l'envie, qui s'efforçoit d'arrêter son triomphe ; ainsi le dix-huitième siècle rendit à BufTon vivant les honneurs de l'immor- talité. M. de Bufîbn a décrit plus de quatre cents espèces d'animaux; et, dans un si long travail, sa plume ne s'est point fatiguée. L'exposition de la structure et le LXII ELOGE DE BUFFOX numération des propriétés, par les places qu'elles oc- cupent, servent à reposer la vue, et font ressortir les autres parties de la composition. Les différences des habitudes, des appétits, des mœurs et du climat, of- frent des contrastes, dont le jeu produit des effets brillants. Des épisodes heureux y répandent de la va- riété, et diverses moralités y mêlent, comme dans des apologues, des leçons utiles. S'il falloit prouver ce que j'avance, qu'au rois- je, messieurs, à faire de plus que de retracer des lectures qui ont été la source de vos plaisirs? Vous n'avez point oublié avec quelle noblesse, rival de Virgile. M. de Buffon a peint le coursier fou- gueux, s'animant au bruit des armes, et partageant avec l'homme les fatigues de la guerre et la gloire des combats; avec quelle vigueur il a dessiné le tigre, qui, rassasié de chair, esl encore altéré de sang. Comme on est frappé de l'opposition de ce caractère féroce , avec la douceur de la brebis, avec la docilité du cha- meau, de la vigogne et du renne, auxquels la nature a tout donné pour leurs maîtres; avec la patience du bœuf, qui est le soutien du ménage et la force de l'a- griculture! Qui n'a pas remarqué, parmi les oiseaux dont M. de Buffon a décrit les mœurs, le courage franc du faucon, la cruauté lâche du vautour, la sensibilité du serin, la pétulance du moineau, la familiarité du troglodyte, dontle ramage et lagaieté bravent la rigueur de nos hivers, et les douces habitudes de la colombe, qui sait aimer sans partage, et les combats innocents des fauvettes, qui sont l'emblème de l'amour léger? Quelle variété, quelle richesse dans les couleurs avec lesquelles M. de Buffon a peint la robe du zèbre, la fourrure du léopard, la blancheur du cygne, et l'é~ PAR VI CQ DAZYR. LXITf datant plumage de l'oiseau-mouche ! Comme on s'inté- resse à la vue des procédés industrieux de l'éléphant et du castor! Que de majesté dans les épisodes où M. de Buflbn compare les terres anciennes et brûlées des déserts de l'Arabie, où tout a cessé de vivre, avec les plaines fangeuses du nouveau continent, qui four- millent d'insectes, où se traînent d'énormes reptiles, qui sont couvertes d'oiseaux ravisseurs, et où la vie semble naître du sein des eaux? Quoi de plus moral enfin que les réflexions que ces beaux sujets ont dic- tées? C'est, dit-il (à l'article de l'éléphant), parmi les êtres les plus intelligents et les plus doux, que la nature a choisi le roi des animaux. Mais je m'arrête. En vain j'accumulerois ici les exemples; entouré des richesses que le génie de M. de Buflbn a rassemblées, il me seroit également impossible de les faire connoî- tre, et de les rappeler toutes dans ce discours. J'ai voulu seulement, pour paroître meilleur, emprunter un instant son langage. J'ai voulu graver sur sa tombe, en ce jour de deuil , quelques unes de ses pensées; j'ai voulu, messieurs, consacrer ici ma vénération pour sa mémoire, et vous montrer qu'au moins j'ai médité long- temps sur ses écrits. Lorsque M. de Buflbn avoit conçu le projet de son ouvrage , il s'étoit flatté qu'il lui seroit possible de l'a- chever dans son entier. Mais le temps lui manqua; il vit que la chaîne de ses travaux alloit être rompue; il voulut au moins en former le dernier anneau, l'atta- cher et le joindre au premier. J^es minéraux, à l'étude desquels il a voué la fin de sa carrière, vus sous tous les rapports, sont en oppo- sition avec les êtres animés, qui ont été les sujets de LXIV ÉLOGE DE BUFFON ses premiers tableaux. De toutes parts, dans le premier règne, l'existence se renouvelle et se propage; tout y est vie, mouvement et sensibilité. Ici , c'est au contraire l'empire de la destruction : la terre, observée dans l'é- paisseur des couches qui la composent, est jonchée d'ossements; les générations passées y sont confon- dues; les générations à venir s'y engloutiront encore. Nous-mêmes en ferons partie. Les marbres des palais, les murs des maisons, le sol qui nous soutient, le vê- tement qui nous couvre, l'aliment qui nous nourrit, tout ce qui sert à l'homme , est le produit et l'image de la mort. Ce sont ces grands contrastes que M. de Buffon ai- moit à saisir; et, lorsqu'abandonnant à l'un de ses amis, qui s'est montré digne de cette association honorable, mais qui déjà n'est plus , le soin de finir son traité des oiseaux, il se livroit à l'examen des corps que la terre cache en son sein, il y cherchoit, on n'en peut dou- ter, de nouveaux sujets à peindre; il vouloit considé- rer et suivre les continuelles métamorphoses de la ma- tière qui vit dans les organes, et qui meurt hors des limites de leur énergie ; il vouloit dessiner ces grands laboratoires où se préparent la chaux, la craie, la soude et la magnésie au fond du vaste océan; il vou- loit parler de la nature active, j'ai presque dit des sympathies, de ce métal ami de l'homme, sans lequel nos vaisseaux vogueroient au hasard sur les mers; il vouloit décrire l'éclat et la limpidité des pierres pré- cieuses, échappées à ses pinceaux; il vouloit montrer l'or suspendu dans les fleuves, dispersé dans les sables, ou caché dans les mines, et se dérobant partout à la cupidité qui le poursuit; il vouloit adresser un dis^- PAR VICQ DAZYR. LXV cours éloquent aux nations sur la nécessité de cher- cher les richesses, non dans des cavernes profondes, mais sur tant de plaines incultes, qui, livrées au la- boureur, produiroient à jamais l'abondance et la santé. Quelquefois M. de Buffon montre dans son talent une confiance qui est lame des grandes entreprises. Voilà j, dit-il, ce que j'apercevois par la vue de l'esprit; et il ne trompe point, car cette vue seule lui a décou- vert des rapports que d'autres n'ont trouvés qu'à force de veilles et de travaux. Il avoit jugé que le diamant étoit inflammable, parce qu'il y avoit reconnu , comme dans les huiles , une réfraction puissante. Ce qu'il a conclu de ses remarques sur l'étendue des glaces aus- trales, Cook l'a confirmé. Lorsqu'il comparoit la res- piration à l'action d'un feu toujours agissant; lorsqu'il distinguoit deux espèces de chaleur, l'une lumineuse, et l'autre obscure; lorsque, mécontent du phlogisti- que de Stahl, il en forinoit un à sa manière; lorsqu'il créoit un soufre; lorsque, pour expliquer la calcina- tion et la réduction des métaux, il avoit recours à un agent composé de feu, d'air et de lumière; dans ces différentes théories, il faisoit tout ce qu'on peut at- tendre de l'esprit; il devançoit l'observation; il arri- voit au but sans avoir passé parles sentiers pénibles de l'expérience; c'est qu'il l'avoit vu d'en haut, et qu'il étoit descendu pour l'atteindre, tandis que d'autres ont à gravir long-temps pour y arriver. Celui qui a terminé un long ouvrage se repose en y songeant. Ce fut en réfléchissant ainsi sur le grand édifice qui étoit sorti de ses mains, que M. de Buffon projeta d'en resserrer l'étendue dans des sommaires, où ses observations, rapprochées de ses principes, et LXVI ELOGE DE BUFFON mises en action, olïriroient tonte sa théorie dans im mouvant tableau. A cette vue il en joignit une autre. L'histoire de la nature lui parut devoir comprendre, non seulement tous les corps , mais aussi toutes les du- rées et tous les espaces. Par ce qui reste, il espéra qu'il joiudroit le présent au passé, et que de ces deux points il se porteroit sûrement vers l'avenir. Il réduisit à cinq grands faits tous les phénomènes du mouve- ment et de la chaleur du globe ; de toutes les sub- stances minérales, il forma cinq monuments princi- paux; et, présent à tout, marchant dune decesbases vers l'autre, calculant leur ancienneté, mesurant leurs intervalles, il assigna aux révolutions leurs périodes, au monde ses âges, à la nature ses époques. Qu'il est grand et vaste ce projet de montrer les traces des siècles empreintes depuis le sommet des plus hautes élévations du globe jusqu'au fond des abî- mes, soit dans ces massifs que le temps a respectés, soit dans ces couches immenses, formées par les dé- bris des animaux muets et voraces, qui pullulent si abondamment dans les mers, soit dans ces produc- tions dont les eaux ont couvert les montagnes, soit dans ces dépouilles antiques de l'éléphant et de l'hip- popotame que l'on trouve aujourd'hui sous des terres glacées, soit dans ces excavations profondes, où, parmi tant de métamorphoses, tant de compositions ébau- chées, et tant de formes régulières, on prend l'idée de ce que peuvent le temps et le mouvement, et. de ce que sont l'éternité et la toute-puissance ! Mille objections ont été faites contre cette compo- sition hardie. Mais que leurs auteurs disent si, lors- qu'ils affectent, par une critique aisée, d'en blâmer PAR VICQ DAZYR. LXVII les détails, ils ne sont pas forcés à en admirer l'ensem- ble; si jamais des sujets plus grands ont fixé leur at- tention; si quelque part le génie a plus d'audace et d'abondance. J'oserai pourtant faire un reproche à M. de Buffon. Lorsqu'il peint la lune déjà refroidie, lorsqu'il menace la terre de la perte de sa chaleur et de la destruction de ses habitants; je demande si cette image lugubre et sombre, si cette fin de tout souvenir, de toute pensée, si cet éternel silence n'of- frent pas quelque chose d'effrayant à l'esprit? Je de- mande si le désir des succès et des triomphes, si le dévouement à l'étude, si le zèle du patriotisme, si la vertu même, qui s'appuie si souvent sur l'amour de la gloire, si toutes ces passions, dont les vœux sont sans limites, n'ont pas besoin d'un avenir sans bornes? Croyons plutôt que les grands noms ne périront ja- mais; et quels que soient nos plans, ne touchons point aux illusions de l'espérance, sans lesquelles que res- teroit-il, hélas! à la triste humanité? Pendant que M. de Buffon voyoit chaque jour à Paris sa réputation s'accroître, un savant méditoit à Upsal le projet d'une révolution dans l'étude de la nature. Ce savant avoit toutes 'les qualités nécessaires au succès des grands travaux. ïl dévoua tous ses mo- ments à l'observation ; l'examen de vingt mille indivi- dus suffit à peine à son activité. 11 se servit, pour les classer, de méthodes qu'il avoit inventées; pour les décrire, d'une langue qui étoit son ouvrage; pour les nommer, de mots qu'il avoit fait revivre, ou que lui- même avoit formés. Ses termes furent jugés bizarres; on trouva que son idiome étoit rude; mais il étonna par la précision de ses phrases; il rangea tous les êtres LXVIII ELOGE DE BUFFON sous une loi nouvelle. Plein d'enthousiasme, il sem- bloit qu'il eût un culte à établir, et qu'il en fût le pro- phète. La première de ses formules fut à Dieu, qu'il salua comme le père de la nature. Les suivantes sont aux éléments, à l'homme, aux autres êtres; et cha- cune d'elles est une énigme d'un grand sens, pour qui veut l'approfondir. Avec tant de savoir et de ca- ractère , Linné s'empara de l'enseignement dans les écoles; il eut les succès d'un grand professeur; M. de Buffon a eu ceux d'un grand philosophe. Plus géné- reux, Linné auroit trouvé, dans les ouvrages de M. de Buffon, des passages dignes d'être substitués à ceux de Sénèque, dont il a décoré les frontispices de ses divi- sions. Plus juste, M. de Buffon auroit profité des re- cherches de ce savant laborieux. Ils vécurent ennemis, parce que chacun d'eux regarda l'autre comme pou- vant porter quelque atteinte à sa gloire. Aujourd'hui que l'on voit combien ces craintes étoient vaines, qu'il me soit permis, à moi, leur admirateur et leur panégyriste, de rapprocher, de réconcilier ici leurs noms, sûr qu'ils ne me désavoueroient pas eux-mê- mes, s'ils pouvoient être rendus au siècle qui les re-* grette et qu'ils ont tant illustré. Pour trouver des modèles auxquels M. de Buffon ressemble, c'est parmi les anciens qu'il faut les cher- cher. Platon, Aristote, et Pline, voilà les hommes auxquels il faut qu'on le compare. Lorsqu'il traite des facultés de l'âme, de la vie, de ses éléments, et des moules qui les forment, brillant, élevé, mais subtil, c'est Platon dissertant à l'Académie ; lorsqu'il recher- che quels sont les phénomènes des animaux, fécond , mais exact, c'est Aristote enseignant au Lycée; lors- PAU VI CQ DAZYR. LXIX qu'on lit ses discours , c'est Pline écrivant ses éloquents préambules. Aristote a parlé des animaux avec l'élé- gante simplicité que les Grecs ont portée dans toutes les productions de l'esprit. Sa vue ne se borna point à la surface, elle pénétra dans l'intérieur, où il examina les organes. Aussi ce ne sont point les individus, mais les propriétés générales des êtres qu'il considère. Ses nombreuses observations ne se montrent pointcomme des détails; elles lui servent toujours de preuve ou d'exemple. Ses caractères sont évidents, ses divisions sont naturelles, son style est serré, son discours est plein; avant lui, nulle règle n'étoit tracée; après lui, nulle méthode n'a surpassé la sienne; on a fait plus, mais on n'a pas fait mieux; et le précepteur d'Alexan- dre sera long-temps encore celui de la postérité. Pline suivit un autre plan, et mérita d'autres louanges; comme tous les orateurs et les poètes latins, il recher- cha les ornements et la pompe dans le discours. Ses écrits contiennent, non l'examen, mais le récit de ce que l'on savoit de son temps. 11 traite de toutes les substances, il révèle tous les secrets des arts; tout y est indiqué , sans que rien y soit approfondi : aussi l'on en tire souvent des citations, et jamais des prin- cipes. Les erreurs que l'on y trouve ne sont point à lui ; il ne les adopte point, il les raconte; mais les vé- ritables beautés, qui sont celles du style, lui appar- tiennent. Ce sont au reste moins les mœurs des ani- maux que celles des P\.omains qu'il expose. Vertueux ami de Titus, mais effrayé par les-règnes de Tibère et de JNéron, une teinte de mélancolie se môle à ses ta- bleaux ; chacun de ses livres reproche à la nature le malheur de l'homme, et partout il respire, comme m'FTON. I, LXX ÉLOGE DE BU FF ON Tacite, la crainte et l'horreur des tyrans. M. de Buf- fon, qui a vécu dans des temps calmes, regarde au contraire la vie comme un bienfait; il applique aussi les vérités physiques à la morale , mais c'est toujours pour consoler ; il est orné comme Pline ; mais, comme Aristote , il recherche , il invente ; souvent il va de l'ef- fet à la cause, ce qui est la marche de la science, et il place l'homme au centre de ses descriptions. Il parle d'Aristote avec respect, de Platon avec étonne- ment, de Pline avec éloge, les moindres passages d'A- ristote lui paroissent dignes de son attention; il en examine le sens, il les discute, il s'honore d'en être l'interprète et le commentateur. Il traite Pline avec moins de ménagement; il le critique avec moins d'é- gards. Platon, Aristote, et Buffon, n'ont point, comme Pline , recueilli les opinions des autres ; ils ont répandu les leurs. Platon et Aristote ont imaginé, comme le philosophe françois, sur les mouvements des cieux et sur la reproduction des êtres, des systèmes qui ont do- miné long-temps. Ceux de M. de Buffon ont fait moins de fortune, parce qu'ils ont paru dans un siècle plus éclairé. Si Ton compare Aristote à Pline, on voit com- bien la Grèce étoit plus savante que l'Italie : en lisant M. de Buffon , l'on apprend tout ce que les connoissan- ces physiques ont fait de progrès parmi nous; ils ont tous excellé dans l'art de penser et dans l'art d'écrire. Les Athéniens écoutoient Platon avec délices ; Aristote dicta des lois à tout l'empire des lettres ; rival de Quinti- lien, Pline écrivit sur la grammaire et sur les talents de l'orateur. M. de Buffon vous offrit, messieurs, à la fois le précepte et l'exemple. On cherchera dans ses écrits les richesses de notre langage, comme nous étudions PAU VICQ DAZYR. LXXI dans Pline celle de la langue des Romains. Les savants, les professeurs étudient Aristote ; les philosophes , les théologiens lisent Platon; les orateurs, les historiens, les curieux, les gens du monde préfèrent Pline. La lecture des écrits de M. de BufFon convient à tous; seul, il vaut mieux que Pline ; avec M. Daubenton , son illustre compétiteur, il a été plus loin qu'Aristote. Heureux accord de deux âmes dont l'union a fait la force, et dont les trésors étoient communs; rare as- semblage de toutes les qualités requises pour obser- ver, décrire, et peindre là nature ; phénomène hono- rable aux lettres, dont les siècles passés n'offrent point d'exemple, et dont il faut que les hommes gardent long-temps le souvenir. S'il m etoit permis de suivre ici M. de Buffon dans la carrière des sciences physiques , nous l'y retrouve- rions avec cet amour du grand qui le distingue. Pour estimer la force et la durée du bois, il a soumis des forets entières à ses recherches. Pour obtenir des ré- sultats nouveaux sur les progrès de la chaleur, il a placé d'énormes globes de métal dans des fourneaux immenses. Pour résoudre quelques problèmes sur l'action du feu, il a opéré sur des torrents de flamme et de fumée. Il s'est appliqué à la solution des, ques- tions les plus importantes à la fonte des grandes piè- ces d'artillerie; disons aussi qu'il s'est efforcé de don^ ner plus de perfection aux fers de charrue, travail vraiment digne que la philosophie le consacre à l'hu- manité. Enfin, en réunissant les- foyers de plusieurs miroirs en un seul, il a inventé l'art qu'employèrent Procul et Archimède pour embraser au loin des vais- seaux. On doit surtout le louer de n'avoir pas, comme LXXU ELOGE DE BUFFON Descartes, refusé d'y croire. Tout ce qui étoit grand et beau lui paroissoit devoir être tenté, et il n'y avoit d'impossible pour lui que les petites entreprises et les travaux obscurs, qui sont sans gloire comme sans obstacles. M. de Buffon fut grand dans l'aveu de ses fautes; il les a relevées dans ses suppléments avec autant de modestie que de franchise, et il a montré par là tout ce que pouvoit sur lui la force de la vérité. Il s'étoit permis de plaisanter sur une lettre dont il ignoroit alors que M. de Voltaire fût l'auteur. Aussitôt qu'il l'eut appris, il déclara qu'il regrettoit d'avoir traité légèrement une des productions de ce grand homme ; et il joignit à cette conduite généreuse un procédé délicat, en répondant avec beaucoup d'é- tendue aux foibles objections de M. de Voltaire, que les naturalistes n'ont pas mêmes jugées dignes de trouver place dans leurs écrits. Pour savoir tout ce que vaut M. de Buffon , il faut, messieurs, l'avoir lu tout entier. Pourrois-je ne pas vous le rappeler encore lorsque dans s'a réponse à M. de la Condamine, il le peignit voyageant sur ces monts sourcilleux que couvrent des glaces éternelles, dans ces vastes solitudes > où la nature \, accoutumée au plus profond silence * dut être étonnée de s'entendre interroger pour la première fois ! L'auditoire fut frappé de cette grande image, et demeura pendant quel- ques instants dans le recueillement avant que d'ap- plaudir. Si, après avoir admiré M. de Buffon dans toutes les parties de ses ouvrages , nous comparions les grands écrivains dont notre siècle s'honore , avec ceux par PAR VICQ DAZYÏt. LXXIU qui les siècles précédents furent illustrés, nous ver- rions comment la culture des sciences a influé sur l'art oratoire, en lui fournissant des objets et des moyens nouveaux. Ce qui distingue les écrivains phi- losophes, parmi lesquels celui que nous regrettons s'est acquis tant de gloire, c'est qu'ils ont trouvé dans la nature même , des sujets dont les beautés seront éternelles, c'est qu'ils n'ont montré les progrès de l'esprit que par ceux de la raison, qu'ils ne se sont servis de l'imagination qu'autant qu'il falloit pour donner des charmes à l'étude; c'est qu'avançant tou- jours et se perfectionnant sans cesse, on ne sait ni à quelle hauteur s'élèveront leurs pensées, ni quels espaces embrassera leur vue , ni quels effets produi- ront un jour la découverte de tant de vérités et l'ab- juration de tant d erreurs» Pour suffire à d'aussi grands travaux, il a fallu de grands talents, de longues années, et beaucoup de repos. À Montbarcl, au milieu d'un jardin orné, s'é- lève une tour antique : c'est là que M. de Buffon a écrit l'histoire de la nature ; c'est de là que sa renom- mée s'est répandue dans l'univers. Il y venoit au lever du soleil, et nul importun n'avoit le droit de l'y trou- bler. Le calme du matin, les premiers chants des oi- seaux, l'aspect varié des campagnes, tout ce qui frap- poit ses sens , le rappeloit à son modèle. Libre, in- dépendant, il erroit dans les allées; il précipitoit, il modéroit , il suspendoit sa marche, tantôt la tête vers le ciel, dans le mouvement de l'inspiration et satis- fait de sa pensée; tantôt recueilli, cherchant, ne trouvant pas, ou prêt à produire ; il écrivoit, il efîa- çoit , il écrivoit de nouveau pour effacer encore ; ras- LXXIV ELOGE DE BUFFON semblant, accordant avec le même soin, le même goût, le même art, toutes les parties du discours, il le prononçoit à diverses reprises, se corrigeant à cha- que fois ; et content enfin de ses efforts , il le décla- moit de nouveau pour lui-même, pour son plaisir, et comme pour se dédommager de ses peines. Tant de fois répété , sa belle prose , comme de beaux vers, se gravoit dans sa mémoire ; il la récitoit à ses amis ; il les engageoit à la lire eux-mêmes à haute voix en sa présence ; alors il l'écoutoit en juge sévère , et il la travailloit sans relâche, voulant s'élever à la perfection que l'écrivain impatient ne pourra jamais atteindre. Ce que je peins foiblement, plusieurs en ont été témoins. Une belle physionomie, des cheveux blancs, des attitudes nobles rendoient ce spectacle imposant et magnifique; car s'il y a quelque chose au dessus des productions du génie, ce ne peut être que le gé- nie lui-même, lorsqu'il compose, lorsqu'il crée, et que dans ses mouvements sublimes il se rapproche, autant qu'il se peut, de la Divinité. Voilà bien des titres de gloire. Quand ils seroient tous anéantis, M. de Buffon ne demeureroit pas sans éloge. Parmi les monuments dont la capitale s'honore, il en est un que la munificence des rois consacre à la nature, où les productions de tous les règnes sont réu- nies , où les minéraux de la Suède et ceux du Potose, où le renne et l'éléphant, le pingoin et lekamichi sont étonnés de se trouver ensemble ; c'est M. de Buffon qui a fait ces miracles ; c'est lui qui, riche des tributs offerts à sa renommée par les souverains, par les savants, par tous les naturalistes du monde, porta ces offrandes dans les cabinets confiés à ses soins. Il y avoit trouvé les PAR VICQ DAZYR. LXXV plantes que ïournefort et Vaillant avoient recueillies et conservées ; mais aujourdhui ce que les fouilles les plus profondes et les voyages les plus étendus ont dé- couvert de plus curieux et de plus rare s'y montre rangé dans un petit espace. L'on y remarque surtout ces peuples de quadrupèdes et d'oiseaux qu'il a si bien peints; et se rappelant comment il en a parlé, cha- cun les considère avec un plaisir mêlé de reconnois- sance. Tout est plein de lui dans ce temple, où il assista, pour ainsi dire, à son apothéose; à l'entrée, sa statue, que lui seul fut étonné d'y voir, atteste la vénération de sa patrie , qui , tant de fois injuste en- vers ses grands hommes, ne laissa pour la gloire de M. de Buffon rien à faire à la postérité. La même magnificence se déploie dans les jardins. L'école, l'amphithéâtre, les serres, les végétaux, l'en- ceinte elle-même , tout y est renouvelé , tout s'y est étendu, tout y porte l'empreinte de ce grand carac- tère, qui, repoussant les limites, ne se plut jamais que dans les grands espaces et au milieu des grandes conceptions. Des collines, des vallées artificielles, des terrains de diverse nature, des chaleurs de tous les degrés y servent à la culture des plantes de tous les pays. Tant de richesse et de variété rappellent l'i- dée de ces monts fameux de l'Asie, dont la cime est glacée , tandis que les vallons situés à leur base sont brûlants, et sur lesquels les températures et les pro- ductions de tous les climats sont rassemblées. Une mort douloureuse et lente a terminé cette belle vie. A de grandes souffrances M. de Buffon op- posa un grand courage. Pendant de longues insom- nies , il se félicitoit d'avoir conservé cette force de LXKVI ELOGE DE BUFFON tête, qui, après avoir été la source de ses inspirations, î'entretenoit encore des grands objets de la nature. Il vécut tout entier jusqu'au moment où nous le per- dîmes. Vous vous souvenez, messieurs, de la pompe de ses funérailles; vous y avez assisté avec les députés des autres académies, avec tous les amis des lettres et des arts, avec ce cortège innombrable de personnes de tous les rangs, de tous les états qui suivoient en deuil, au milieu d'une foule immeuse et consternée. Un murmure de louanges et de regrets rompoit quel- quefois le silence de l'assemblée. Le temple vers le- quel on marchoit ne put contenir cette nombreuse famille d'un grand homme. Les portiques, les ave- nues demeurèrent remplis ; et tandis que l'on chan- îoit l'hymne funèbre, ces discours, ces regrets, ces épanchements de tous les cœurs ne furent point in- terrompus. Enfin, en se séparant, tristes de voir le siècle s'appauvrir, chacun formoit des vœux pour que tant de respects rendus au génie fissent germer de nouveaux talents, et préparassent une génération di- gne de succéder à celle dont on trouve parmi vous, messieurs, les titres et les exemples. J'ai parlé des beautés du style et de l'étendue du savoir de M. de Buffon. Que ne peut s'élever ici, mes- sieurs, pour peindre dignement ses qualités et ses vertus, et pour ajouter beaucoup à vos regrets, la voix des personnes respectables dont il s'éloit envi- ronné ! que ne peut surtout se faire entendre la voix éloquente d'une vertueuse amie, dont les tendres consolations, dont les soins affectueux, elle me per- mettra de dire, dont les hommages ont suivi cet homme illustre jusqu'au tombeau ! elle peindroit PAR y ico d'azyr. lxxvii l'heureuse alliance de la boulé du cœur et de la sim- plicité du caractère avec toutes les puissances de l'es- prit! elle peindroit la résignation d'un philosophe souffrant et mourant sans plainte et sans murmure î Cette excellente amie a été témoin de ses derniers efforts; elle a reçu ses derniers adieux; elle a recueilli ses dernières pensées. Qui mérita mieux qu'elle d'ê- tre dépositaire des dernières méditations du génie ? Que ne peut encore s'élever ici la voix imposante d'un illustre ami de ce grand homme, de cet administra- teur qui tantôt, dans la retraite, éclaire les peuples par ses ouvrages, et tantôt, dans l'activité du minis- tère, les rassure par sa présence et les conduit par sa sagesse! Des sentiments communs d'admiration, d'estime et d'amitié , rapprochoïent ces trois âmes sublimes. Que de douceurs, que de charmes dans leur union ! Étudier la nature et les hommes, les sou- verner et les instruire , leur faire du bien et se cacher, exciter leur enthousiasme et leur amour; ce sont presque les mêmes soins, les mômes pensées; ce sont des travaux et des vertus qui se ressemblent. Avec quelle joie M. de Buffon auroit vu cet ami, ce grand ministre, rendu par le meilleur des rois aux vœux de tous, au moment où les représentants du plus généreux des peuples vont traiter la grande af- faire du salut de l'Etat; à la veille de ces grands jours où doit s'opérer la régénération solennelle du corps politique; où de l'union, naîtront l'amour et la force ; où le père de la patrie recueillera ces fruits si doux de sa bienfaisance, de sa modération et de sa jus- lice ; où son auguste compagne, mère sensible et ten- dre . si profondément occupée des soins qu'elle ne BUFFON. ]. f LXXVIII ELOGE DE BUFFÔN. cesse de prodiguer à ses enfants, verra se préparer pour eux , avec la prospérité commune, la gloire et le bonheur! Daus cet époque, la plus intéressante de notre histoire, qui peindra Louis XVI protégeant la liberté près de son trône, comme il l'a défendue au delà des mers; se plaisant à s'entourer de ses sujets; chef d'une nation éclairée, et régnant sur un peuple de citoyens; roi par la naissance , mais de plus, par la bonté de son cœur et par sa sagesse, le bienfaiteur de ses peuples et le restaurateur de ses états? Qu'il m'est doux, messieurs, de pouvoir réunir tant de justes hommages à celui de la reconnoissance ([ue je vous dois! L'Académie Françoise fondée par un roi qui fut lui-même un grand homme, forme une république riche de tant de moissons de gloire, fameuse partant de conquêtes, et si célèbre par vos propres travaux, que peu de personnes sont dignes d'être admises à partager avec vous un héritage trans- mis par tant d'aïeux illustres; mais voulant embras- ser, dans toute son étendue, le champ de la pensée, vous appelez à vous des colonies composées d'hom- mes laborieux dont vous éclairez le zèle, dont vous dirigez les travaux, et parmi lesquels j'ai osé former le vœu d'être placé. Ils vous apportent ce que le lan- gage des sciences et des arts contient d'utile aux pro- grès des lettres; et ce concert de tant de voix, dont cha- cune révèle quelques uns des secrets du grand art qui préside à la culture de l'esprit, est un des plus beaux monuments que notre siècle puisse offrir à l'ad- mira lion de la postérité. DISCOURS ACADEMIQUES. lil FFGN. I. kWVVWWWVWW V\\V\\W\\\\\\\VV\\\A\\Y\\\\ \\\\\\VV\V\VVV\V\'\W\'WVV\WV\\V\'\W»/\'VVWVI. DISCOURS Prononcé à l'Académie Françoise par M. de Buffon le jour de sa réception. M. de Bnftbn ayant été élu par MM. de l'Académie Françoise, à la place de feu M. l'archevêque de Sens, y vint prendre séance le samedi 2D août 1 ;55, et pro- nonça le discours qui suit : Messieurs, Vous m'avez comblé d'honneur en m'appelant à vous; mais la gloire n'est un bien qu'autant qu'on en est digne, et je ne me Halte pas que quelques essais écrits sans art et sans autre ornement que celui de la nature soient des titres suffisants pour oser prendre place parmi les maîtres de l'art, parmi les hommes éminents qui représentent ici la splendeur littéraire de la France, et dont les noms célébrés aujourd'hui par la voix des nations retentiront encore avec éclat dans la bouche de nos derniers neveux. Vous avez eu, messieurs, d'autres motifs en jetant les yeux sur moi; vous avez voulu donner à l'illustre compagnie 4 à la- quelle j'ai l'honneur d'appartenir depuis long-temps, une nouvelle marque de considération : ma reconnois- sance, quoique partagée, n'en sera pas moins vive. i. L'Académie royale des Sciences. M. de Bu (Ton y avoi! clé reçu en 1755, dans la classe de mécanique. I l) [SCOl K.s ÀC A DE A] [Ql BS. Mais comment satisfaire au devoir qu'elle m'impose en ce jour? Je n'ai, messieurs, à vous offrir que votre propre bien : ce sont quelques Idées sur le style que j'ai puisées dans vos ouvrages; c'est en vous lisant, c'est en vous admirant qu'elles ont été courues; c'esl en les soumettant à vos lumières qu'elles se produi- ront avec quelque succès. Il s'est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n'est néanmoins que dans les siècles éclai- rés que l'on a bien écrit ci bien parlé. La véritable élo- quence suppose l'exercice du génie cl la culture de l'esprit. Elle est bien différente de cette facilité natu- relle de parler qui n'est qu'un talent, une qualité ac- cordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l'imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s'affectent de même; le marquent fortement au dehors; cl . par une impression pure- ment mécanique, ils transmettent aux autres leur en- thousiasme (M leurs affections. C'est le corps qui parle au corps ; tous les mou\ ements, tous les signes, concou- rent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l'entraîner? que faut-il pourébranler la plupart même des autres hommes et les persuader? I n ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, tlcv^ paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nom bit; de ("eux dont la tête est ferme, le goût délicat . et le sens exquis, et qui, comme vous, messieurs, comptent pour peu le ton, les gestes, et le vain son tles mots, il faut des choses, des pensées, des raisons; il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner : il ne suffit pas de frapper l'oreille et DISCOURS ACADEMIQUES. 5 d'occuper les yeux; il faut agir sur l'âme, et toucher Je cœur en parlant à l'esprit. Le style n'est que L'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si op les serre, le style devient ferme, nerveux, et concis; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu'à la faveur des mots, quelque élégants qu'ils soient, le style sera diffus, lâche, et traînant. Mais, avant de chercher l'ordre dans lequel on pré- sentera ses pensées, il faut s'en être fait un autre plus général et plus fixe, OÙ ne doivent entrer que les pre- mières vues et les principales idées : c'est en mar- quant leur place sur ce premier plan qu'un sujet sera circonscrit, et que l'on en connoîlra l'étendue; c'est eu se rappelant sans cesse ces premiers linéaments qu'on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu'il naîtra des idées acces- soires et moyennes, qui serviront à les remplir; Par la force du génie, on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue; par une grande finesse de discernement, on dis- tinguera les pensées stériles des idées fécondes ; par la sagacité que donne la grande habitude d'écrire, on sentira d'avance quel sera le produit de toutes ces opé- rations de l'esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué , il est bien rare qu'on puisse l'embrasser d'un coup d'ceil , ou le pénétrer en entier d'un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu'après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s'en occuper; c'est même le seul moyen d'affermir, d'étendre, et d'élever ses pensées : plus on leur donnera de substance et de force par la 6 DISCOURS ACADÉMIQUES. méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l'expression. Ce plan n'est pas encore le style, mais il en est la base; il le soutient, il le dirige, il règle son mouve- ment et le soumet à des lois : sans cela, le meilleur écrivain s'égare; sa plume marche sans guide, et jette à l'aventure des traits irréguliers et des figures discor- dantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu'il emploie, quelques beautés qu'il sème dans les détails, comme l'ensemble choquera, ou ne se fera pas assez sentir, l'ouvrage ne sera point construit; et, en admi- rant l'esprit de l'auteur, on pourra soupçonner qu'il manque de génie. C'est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu'ils parlent très bien, écrivent mal; que ceux qui s'abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu'ils ne peuvent soutenir; que ceux qui craignent de per- dre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réu- nissent jamais sans transitions forcées; qu'en un mot il y a tant d'ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d'un seul jet. Cependant tout sujet est un ; et, quelque vaste qu'il soit, il peut être renfermé dans un seul discours. Les interruptions, les repos, les sections, ne devroient être d'usage que quand on traite des sujets différents, où lorsqu'ayant à parler de choses grandes, épineuses, et disparates, la marche du génie se trouve interrom- pue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances1 : autrement le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus i. Dans ce que j'ai dit ici, j'avois eu vue le livre de V Esprit des DISCOURS ACADEMIQUES. 7 solide, en détruit l'assemblage; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l'auteur demeure obscur; il ne peut faire impression sur l'esprit du lec- teur; il ne peut même se faire sentir crue par la con- tinuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue , un mouvement uniforme que toute inter- ruption détruit ou fait languir. Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si par- faits? c'est que chaque ouvrage est un tout, et qu'elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s'écarte ja- mais ; elle prépare en silence les germes de ses pro- ductions; elle ébauche, parmi acte unique, la forme primitive de tout être vivant; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L'ouvrage étonne; mais c'est l'em- preinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L'esprit humain ne peut rien créer; il ne pro- duira qu'après avoir été fécondé par l'expérience et la méditation; ses connoissances sont les germes de ses productions : mais s'il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s'il s'élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s'il les réunit, s'il les enchaîne, s'il en forme un tout, un système par la ré- flexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels. C'est faute de plan, c'est pour n'avoir pas assez ré- fléchi sur son objet, qu'un homme d'esprit se trouve embarrassé , et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d'idées; et comme Lois; ouvrage excellent pour le fond , et auquel on n'a pu faire d'autre reproche que celui des sections trop fréquentes. 8 DISCOURS ACADÉMIQUES. il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres; il demeure donc dans la perplexité : mais lorsqu'il se sera fait un plan , lorsqu'une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s'aperce- vra aisément de l'instant auquel il doit prendre la plume; il sentira le point de maturité de la produc- tion de l'esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n'aura même que du plaisir à écrire : les idées se suc- céderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout et donnera la vie à chaque expression ; tout s'animera de plus en plus, le ton s'élèvera, les objets prendront de la couleur; et le sentiment, se joignant à la lumière, l'augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l'on a dit à ce que l'on va dire, et le style de- viendra intéressant et lumineux. Rien ne s'oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants; rien n'est plus con- traire à la lumière , qui doit faire un corps et se répan- dre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu'on ne tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pen- dant quelques instants que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l'opposition; l'on ne présente qu'un côté de l'objet; on met dans l'ombre toutes les autres faces; et ordinairement ce côté qu'on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l'esprit avec d'autant plus de facilité qu'on l'éloigné davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de consi- dérer les choses. DISCOURS ACADEMIQUES. f) Rien n'est encore plus opposé à la véritable élo- quence que l'emploi de ces pensées fines, et la recher- che de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l'éclat qu'en perdant de la solidité. Ainsi plus on met- tra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur, et de style; à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du su- jet, et que l'écrivain n'ait pas eu d'autre objet que la plaisanterie : alors l'art de dire de petites choses de- vient peut-être plus difficile que l'art d'en dire de grandes. Rien n'est plus opposé au beau naturel que la peine qu'on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d'une manière singulière ou pompeuse; rien ne dégrade plus l'écrivain. Loin de l'admirer, on le plaint d'avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes, pour ne dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui des esprits cul- tivés, mais stériles : ils ont des mots en abondance, point d'idées; ils travaillent donc sur les mots, et s'imaginent avoir combiné des idées parce qu'ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage quand ils l'ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n'ont point de style, ou, si l'on veut, ils n'en ont que l'ombre. Le style doit graver des pensées ; ils ne savent que tracer des paroles. Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet, il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée; et lorsqu'on aura pris la plume, il faudra la con- 1() DISCOURS ACADEMIQUES. duire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s'en écarter, sans l'appuyer trop inéga- lement, sans lui donner d'autre mouvement que celui qui sera déterminé par l'espace qu'elle doit parcourir. C'est en cela que consiste la sévérité du style; c'est aussi ce qui en fera l'unité et ce qui en réglera la ra- pidité, et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. A cette première régie dictée par le génie si l'on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l'attention à ne nommer les choses que par les ter- mes les plus généraux, le style aura de la noblesse. Si l'on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n'est que brillant, et une répugnance constante pour l'équivo- que et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura môme de la majesté. Enfin, si l'on écrit comme l'on pense, si l'on est convaincu de ce que l'on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres, et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que celte persua- sion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu'il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur. C'est ainsi, messieurs, qu'il me sembloit, en vous lisant, que vous me parliez, que vous m'instruisiez. Mon âme, qui recueilloit avec avidité ces oracles de la sagesse, vonloit prendre l'essor et s'élever jusqu'à vous : vains efforts! Les règles, disiez-vous encore, ne peu- vent suppléer au génie; s'il manque, elles seront in- utiles. Bien écrire, c'est tout à la fois bien penser, bien sentir, et bien rendre ; c'est avoir en même temps de DISCOURS ACADEMIQUES. 11 l'esprit, de lame, et du goût. Le style suppose la réu- nion et l'exercice de toutes les facultés intellectuelles : les idées seules forment le fond du style; l'harmonie des paroles n'en est que l'accessoire, et ne dépend que de la sensibilité des organes. Il suffit d'avoir un peu d'oreille pour éviter les dissonances; de l'avoir exercée, perfectionnée par la lecture des poètes et des orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l'imitation de la cadence poétique et des tours oratoi- res. Or jamais l'imitation n'a rien créé : aussi cette har- monie des mots ne fait ni le fond ni le ton du style , et se trouve souvent dans des écrits vides d'idées. Le ton n'est que la convenance du style à la nature du sujet; il ne doit jamais être forcé; il naîtra natu- rellement du fond même de la chose, et dépendra beaucoup du point de généralité auquel on aura porîé ses pensées. Si l'on s'est élevé aux idées les plus géné- rales, et si l'objet en lui-même est grand, le ton pa- roi tra s'élever à la même hauteur; et si, en le soute- nant à cette élévation, le génie fournit assez pour donner à chaque objet une forte lumière, si l'on peut ajouter la beauté du coloris à l'énergie du dessin , si l'on peut, en un mot, représenter chaque idée par une image vive et bien terminée, et former de chaque suite d'idées un tableau harmonieux et mouvant, le ton sera non seulement élevé, mais sublime. Ici, messieurs, l'application feroit plus que la règle ; les exemples instruiroient mieux que les préceptes : mais il ne m'est pas permis de citer les morceaux su- blimes qui m'ont si souvent transporté en lisant vos ouvrages, je suis contraint de me borner à des ré- flexions. Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui \'2 DISCOURS ÀCA DE 311 Q U E S. passeront a la postérité. La quantité des connoissan- ces, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l'immor- talité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les con- noissances, les faits, et les découvertes s'enlèvent ai- sément, se transportent, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme ; le style est l'homme même. Le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'al- térer : s'il est élevé, noble, sublime, l'auteur sera éga- lement admiré dans tous les temps; car il n'y a que la vérité qui soit durable et même éternelle. Or un beau style n'est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu'il présente. Toutes les beautés intellec- tuelles qui s'y trouvent , tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut- être plus précieuses pour l'esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet. Le sublime ne peut se trouver que dans les grands sujets. La poésie, l'histoire, et la philosophie, ont toutes le même objet , et un très grand objet, l'homme et la nature. La philosophie décrit et dépeint la na- ture; la poésie la peint et l'embellit; eile peint aussi les hommes, elle les agrandit, elle les exagère; elle crée les héros et les dieux : l'histoire ne peint que l'homme, et le peint tel qu'il est; ainsi le ton de l'his- torien ne deviendra sublime que quand il fera le por- trait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions, et partout ailleurs il suffira DISCOURS ACADEMIQUES. 1 7) qu'il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime toutes les fois qu'il parlera des lois de la nature, des êtres en général , de l'espace , fie la matière, du mouvement, et du temps, de l'âme, de l'esprit humain, des sentiments, des passions : dans le reste, il suffira qu'il soit noble et élevé. Mais le ton de l'orateur et du poète, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu'ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet au- tant de couleur, autant de mouvement, autant d'illu- sion qu'il leur plaît, et 'que, devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, ils doivent aussi par- tout employer toute la force et déployer toute l'éten- due de leur génie. ADRESSE A MESSIEURS DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE, Que de grands objets, messieurs, frappent ici mes yeux! et quel style et quel ton faudroit-il employer pour les peindre et les représenter dignement! L'élite des hommes est assemblée; la Sagesse est à leur tête. La Gloire, assise au milieu d'eux, répand ses rayons sur chacun, et les couvre tous d'un éclat toujours le même et toujours renaissant. Des traits d'une lumière plus vive encore partent de sa couronne immortelle, et vont se réunir sur le front auguste du plus puissant et du meilleur des rois1. Je le vois, ce héros, ce prince adorable , ce maître si cher. Quelle noblesse dans tous ses traits! que de majesté dans toute sa personne! que i. Louis XV, le Bien-Aimé, l4 DISCOURS ACADÉMIQUES. d'âme et de douceur naturelle dans ses regards! il les tourne vers vous, messieurs, et vous hriilez d'un nou- veau feu; une ardeur plus vive vous embrase; j'en- tends déjà vos divins accents et les accords de vos voix; vous les réunissez pour célébrer ses vertus, pour chanter ses victoires, pour applaudir à notre bonheur; vous les réunissez pour faire éclater votre zèle , expri- mer votre amour, et transmettre à la postérité des sentiments dignes de ce grand prince et de ses des- cendants. Quels concerts! ils pénètrent mon cœur; ils seront immortels comme le nom de Louis. Dans le lointain, quelle autre scène de grands ob- jets! le génie de la France qui parle à Richelieu, et lui dicte à la fois l'art d'éciairer les hommes et de faire régner les rois; la Justice et la Science qui condui- sent Séguier, et l'élèvent de concert à la première place de leurs tribunaux; la Victoire qui s'avance à grands pas, et précède le char triomphal de nos rois, où Louis-le-Grand, assis sur des trophées, d'une main donne la paix aux nations vaincues, et de l'autre ras- semble dans ce palais les muses dispersées. Et près de moi, messieurs, quel autre objet intéressant! la Re- ligion en pleurs, qui vient, emprunter l'organe de l'é- loquence pour exprimer sa douleur, et semble m 'ac- cuser de suspendre trop long-temps vos regrets sur une perte que nous devons tous ressentir avec elle1. i. Colle de M. Lauguct de Gergy, archevêque de Sens, auquel j'ai succédé à l'Académie Françoise. \\\X\\\V\\VV\V\V\\\\V\\V\V\VV\\\\\\\\\\V\\\\.V\\1\\\V\VW\\\VV\V\\\VVV\\VVAVV\4\V\A\.V»\> PROJET D'UNE RÉPONSE A M. COETLOSQUET, ANCIEN ÉVÉQUE DE LIMOGES , Lois de sa réception à l'Académie Françoise *. Monsieur, En vous témoignant la satisfaction que nous avons à vous recevoir, je ne ferai pas lenuuiératiort de tous les droits que vous aviez à nos vœux. Il est un petit nombre d'hommes que les éloges font rougir, que la louange déconcerte, que la vérité même blesse, lors- qu'elle est trop flatteuse. Cette noble délicatesse, qui fait la bienséance du caractère, suppose la perfection de toutes les qualités intérieures. Une âme belle et sans tache , qui veut se conserver dans toute sa pu- reté, cherche moins à paroitre qu'à se couvrir du voile de la modestie; jalouse de ses beautés qu'elle compte par le nombre de ses vertus, elle ne permet pas que le souille impur des passions étrangères en ternisse le lustre; imbue de très bonne heure des principes de la religion, elle eu conserve avec le même soin les i . Cette réponse de voit être prononcée en 1 760, le jour de la récep- tion de M. l'éyêque de Limoges à l'Académie Françoise; mais comme ce prélat se relira pour laisser passer deux hommes de lettres qui aspi- roient en même temps a l'Académie, celte réponse n'a été ni pronon- cée ni imprimée. } G D I S C O U R S A C A D É M T Q U E S. impressions sacrées : mais comme ces caractères di- vins sont gravés en traits de flamme , leur éclat perce et colore de son feu le voile qui nous les déroboit; alors il brille à tous les yeux et sans les offenser. Bien différent de l'éclat de ia gloire, qui toujours nous frappe par éclairs, et souvent nous aveugle, celui de la vertu n'est qu'une lumière bienfaisante qui nous guide, qui nous éclaire, et dont les rayons nous vi- vifient. Accoutumée à jouir en silence du bonheur attaché à l'exercice de la sagesse, occupée sans relâche à re- cueillir la rosée céleste de la grâce divine, qui seule nourrit la piété, cette âme vertueuse et modeste se suffit à elle-même : contente de son intérieur, elle a peine à se répandre au dehors; elle ne s'épanche que vers Dieu. La douceur et la paix, l'amour de ses de- voirs, la remplissent, l'occupent tout entière ; la cha- rité seule a droit de l'émouvoir; mais alors son zèle, quoique ardent, est encore modeste; il ne s'annonce que par l'exemple; il porte l'empreinte du sentiment tendre qui le fit naître; c'est la vertu , seulement de- venue plus active. Tendre piété ! vertu sublime ! vous méritez tous nos respects; vous élevez l'homme au dessus de son être, vous l'approchez du Créateur, vous en faites sur la terre un habitant des cieux. Divine modestie! vous meniez tout notre amour; vous faites seule la gloire du sage, vous faites aussi la décence du saint état des ministres de l'autel: vous n'êtes point un sentiment ac- quis par le commerce des hommes; vous êles un don du ciel, une grâce qu'il accorde en secret à quelques âmes privilégiées, pour rendre la vertu plus aimable; DISCOURS ACADEMIQUES» lj vous rendriez même, s'il étoit possible , le vice moins choquant. Mais jamais vous n'avez habité dans un cœur corrompu; la honte y a pris votre place : elle prend aussi vos traits lorsqu'elle veut sortir de ces replis obs- curs où le crime l'a fait naître; elle couvre de votre voile sa confusion, sa bassesse. Sous ce lâche dégui- sement elle ose donc paraître : mais elle soutient mal la lumière du jour, elle a l'œil trouble et le regard louche ; elle marche à pas obliques dans des routes souterraines où le soupçon la suit ; et lorsqu'elle croit échapper à tous les yeux, un rayon de la vérité luit, il perce le nuage , l'illusion se dissipe, le prestige s'é- vanouit, le scandale seul reste , et l'on voit à nu toutes les difformités du vice grimaçant la vertu. Mais détournons les yeux , n'achevons pas le portrait hideux de la noire hypocrisie; ne disons pas que, quand elle a perdu le masque de la honte , elle arbore le panache de l'orgueil, et qu'alors elle s'appelle im- pudence. Ces monstres odieux sont indignes de faire ici contraste dans le tableau des vertus; ils souilleraient nos pinceaux. Que la modestie, la piété, la modéra- tion, la sagesse, soient mes seuls objets et mes seuls modèles. Je les vois, ces nobles fdles du ciel, sourire à ma prière ; je les vois , chargées de tous leurs dons, s'avancer à ma voix , pour les réunir ici sur la môme personne : et c'est de vous, monsieur, que je vais emprunter encore des traits vivants qui les caracté- risent. Au peu d'empressement que vous avez marqué pour les dignités , à la contrainte qu'il a fallu vous faire pour vous amener à la cour, à l'espèce de retraite dans la- quelle vous continuez d'y vivre, au refus absolu que BU FFOAT. I, l8 DISCOURS ACADEMIQUES. vous fîtes de l'archevêché de Tours, qui vous étoit offert, aux délais mêmes que vous avez mis à satisfaire les vœux de l'Académie, quipourroit mécoiinoître cette modestie pure que j'ai tâché de peindre? L'amour des peuples de votre diocèse , la tendresse paternelle qu'on vous connoît pour eux, les marques publiques qu'ils donnèrent de leur joie lorsque vous refusâtes de les quitter, et parûtes plus flatté de leur attachement que de l'éclat d'un siège plus élevé , les regrets universels qu'ils ne cessent de faire encore entendre, ne sont- ils pas les effets les plus évidents de la sagesse , de la modération, du zèle charitable, et ne supposent-ils pas le talent rare de concilier les hommes, en les con- duisant ? talent qui ne peut s'acquérir que par une connoissance parfaite du cœur humain , et qui cepen- dant paroît vous être naturel, puisqu'il s'est annoncé dès les premiers temps, lorsque, formé sous les yeux de M. le cardinal de La Rochefoucauld, vous eûtes sa confiance et celle de tout son diocèse ; talent peut- être le plus nécessaire de tous pour le succès de l'é- ducation d.es princes ; car ce n'est en effet qu'en se conciliant leur cœur que l'on peut le former. Yous êtes maintenant à portée , monsieur, de le faire valoir, ce talent précieux ; il peut devenir entre vos mains l'instrument du bonheur des hommes; nos jeu- nes princes sout destinés à être quelque jour leurs maîtres ou leurs modèles, ils font déjà l'amour de la nation; leur auguste père vous honore de toute sa confiance; sa tendresse, d'autant plus active, d'autant plus éclairée, qu'elle est plus vive et plus vraie, ne s'est point méprise : que faut-il de plus pour faire ap- plaudir à son discernement, et pour justifier son choix? DISCOURS ACADÉMIQUES. 1 C) Il vous a préposé, monsieur, à cette éducation si chère, certain que ses augustes enfants vous aimeroient, puis- crue vous êtes universellement aimé Universelle- ment aimé : à ce seul mot, que je ne crains point de répéter, vous sentez, monsieur, combien je pourrois étendre, élever mes éloges; mais je vous ai promis d'avance toute la discrétion que peut exiger la délica- tesse de votre modestie. Je ne puis néanmoins vous quitter encore, ni passer sous silence un fait qui seul prouveroit tous les autres, et dont le simple récit a pénétré mon cœur; c'est ce triste et dernier devoir que, malgré la douleur qui déchiroit votre âme, vous rendîtes avec tant d'empressement et de courage à la mémoire de M. le cardinal de La Rochefoucauld. Il vous avoit dontié les premières leçons de la sagesse; il avoit vu germer et croître vos vertus par l'exemple des siennes; il étoit, si j'ose m'exprimer ainsi, le père de votre âme : et vous, monsieur, vous aviez pour lui plus que l'amour d'un fils, nue constance d'attache- ment qui ne fut jamais altérée, une reconnoissance si profonde, qu'au lieu de diminuer avec le temps, elle a paru toujours s'augmenter pendant la vie de votre illustre ami, et que , plus vive encore après son décès, ne pouvant plus la contenir, vous la fîtes éclater en allant mêler vos larmes à celles de tout son diocèse , et prononcer son éloge funèbre , pour arracher au moins quelque chose à la mort en ressuscitant ses vertus. Vous venez aussi, monsieur, de jeter des fleurs im- mortelles sur le tombeau du prélat auquel vous suc- cédez. Quand on aime autant la vertu, on sait la re- connoître partout, et la louer sous toutes les faces 20 DISCOURS ACADEMIQUES. qu'elle peut présenter. Unissons nos regrets à vo; éloges. Le reste de ce discours manque, les circonstances ayant changé. M. l'ancien évoque de Limoges auroit même voulu qu'il fût supprimé en entier. J'ai fait ce que j'ai pu pour le satisfaire, mais ["ouvrage étant trop avancé, et les feuilles tirées jusqu'à la page 16, je n'ai pu supprimer cette partie du discours, et je la laisse comme un hommage rendu à la piété, à la vertu, et à la vérité. lVwvyi wv\\vv\vv*."v,vxa\wv\vvv\vv\v\v\vw a-wwvvvv» vwvwvwvwvvwwvvwwwwi REPONSE A M. WATELET, Le jour de sa réception à l'Académie Françoise, le samedi 19 janvier 1761. Monsieur, Si jamais il y eut dans une compagnie un deuil de *oceur, général et sincère, c'est celui de ce jour. M. de Mirabaud, auquel vous succédez, monsieur, n'avoir, ici que des amis, quelque digne qu'il fut d'y avoir des rivaux. Souffrez donc que le sentiment qui nous af- flige paroisse le premier, et que les motifs de nos re- grets précèdent les raisons qui peuvent nous consoler. M. de Mirabaud, votre confrère et votre ami, mes- sieurs, a tenu, pendant près de vingt ans, la plume sous vos yeux. Il étoit plus qu'un membre de noire corps, il en étoit le principal organe : occupé tout en- tier du service et de la gloire de l'Académie, il lui avoit consacré et ses jours et ses veilles ; il étoit, dans votre cercle, le centre auquel se réunissoient vos lu- mières, qui ne perdoient rien de leur éclat en passant par sa plume. Connoissant, par un si long usage, toute l'utilité de sa place pour les progrès de vos travaux académiques , il n'a voulu la quitter, cette place qu'il remplissoit si bien , qu'après vous avoir désigné, mes- sieurs, celui d'entre vous que vous avez tous jugé con- venir le mieux1, et qui joint en effet à tous les talents de l'esprit cette droiture délicatexpi va jusqu'au scru- pule dès qu'il s'agit de remplir ses devoirs. M. de 1. M. Duclos a succédé à M. de Mirabaud dans la place de secré- taire de l'Académie Françoise. 2 2 DISCOURS ACADEMIQUES. Mi r a bau d a joui lui-même de ce bien qu'il nous a fait; il a eu la satisfaction, pendant ses dernières années, de voir les premiers fruits de cet heureux choix. Le grand âge n'avoit point affaissé l'esprit; il n'avoit al- téré ni ses sens, ni ses facultés intérieures : les tristes impressions du temps ne s'étoient marquées que par le dessèchement du corps. A quatre-vingt-six ans , M. de Mirabaud avoit encore le feu de la jeunesse et la sève de l'âge mûr, une gaieté vive et douce, une sérénité dame, une aménité de mœurs qui faisoient disparoître la vieillesse , ou ne la laissoient voir qu'a- vec cette espèce d'attendrissement qui suppose bien plus que du respect. Libre de passions, et sans autres liens que ceux de l'amitié, ilétoit plus à ses amis qu'à lui-même : il a passé sa vie dans une société dont il faisoit les délices; société douce, quoique intime, que la mort seule a pu dissoudre. Ses ouvrages portent l'empreinte de son caractère : plus un homme est honnête, et plus ses écrits lui res- semblent. M. de Mirabaud joignoit toujours le senti- ment à l'esprit, et nous aimons à le lire comme nous aimions à l'entendre ; mais il avoit si peu d'attachement pour ses productions, il craignoit si fort et le bruit et l'éclat, qu'il a sacrifié celles qui pouvoient le plus con- tribuer à sa gloire. Nulle prétention, malgré son mé- rite éminent; nul empressement à se faire valoir; nul penchant à parler de soi; nul désir, ni apparent ni caché , de ce mettre au dessus des autres : ses propres talents n'étoient à ses yeux que des droits qu'il avoit acquis pour être plus modeste, et il paroissoil n'avoir cultivé son esprit que pour élever son âme et perfec- tionner ses vertus. DISCOURS ACADEMIQUES. '2?) Vous, monsieur, qui jugez si bien de Ja vérité des peintures, auriez-vous saisi tous les traits qui vous sont communs avec votre prédécesseur dans l'esquisse que je viens de tracer? Si l'art que vous avez chanté pouvoit s'étendre jusqu'à peindre les âmes, nous ver- rions d'un coup d'oeil ces ressemblances heureuses que je ne puis qu'indiquer; elles consistent également et dans ces qualités du cœur si précieuses à la so- ciété, et dans ces talents de l'esprit qui vous ont mé- rité nos suffrages. Toute grande qu'est notre perte, vous pouvez donc , monsieur, plus que la réparer : vous venez d'enrichir les arts et notre langue d'un ou- vrage qui suppose, avec la perfection du goût, tant de connoissances différentes, que vous seul peut-être en possédez les rapports et l'ensemble; vous seul, el le premier, avez osé tenter de représenter par des sons harmonieux les effets des couleurs; vous avez essayé de faire pour la peinture ce qu'Horace fit pour la poé- sie, un monument plus durable cjue le bronze. Rien ne garantira des outrages du temps ces tableaux précieux des Raphaël, des Titien, des Corrège; nos arrière- neveux regretteront ces chefs-d'œuvre comme nous regrettons nous-mêmes ceux des Zeuxis et des Apelles. Si vos leçons savantes sont d'un si grand prix pour nos jeunes artistes, que ne vous devront pas dans les siècles futurs l'art lui-même, et ceux qui le cultive- ront? Au feu de vos lumières, ils pourront réchauffer leur génie ; ils retrouveront au moins dans la fécondité de vos principes el dans la sagesse de vos préceptes une partie des secours qu'ils nuroient tirés de ces mo- dèles sublimes qui ne subsisteront plus que par la re- nommée. ivv v\tv\\xvvxvvvvvvvv\vv\vvv\\vvv\vv\vvvv\v \vn\nvuvin\uvvnn'.»\\\i\\vuivvvvi\\iv RÉPONSE A M. DE LA CONDAMINE, Le jour de sa réception à l'Académie Françoise, le lundi 21 janvier 1761. Monsieur, Du génie pour les sciences, du goût pour la litté- rature , du talent pour écrire , de l'ardeur pour entre- prendre, du courage pour exécuter, de la constance pour achever, de l'amitié pour vos rivaux, du zèle pour vos amis, de l'enthousiasme pour l'humanité : voilà ce que vous connoît un ancien ami , un confrère de trente ans, qui se félicite aujourd'hui de le devenir pour la seconde fois1. Avoir parcouru l'un et l'autre hémisphère , traversé les continents et les mers, surmonté les sommets sour- cilleux de ces montagnes embrasées, où des glaces éternelles bravent également et les feux souterrains et les ardeurs du midi; s'être livré à la pente préci- pitée de ces cataractes écumantes, dont les eaux sus- pendues semblent moins rouler sur la terre que des- cendre des nues; avoir pénétré dans ces vastes déserts, dans ces solitudes immenses, où Ton trouve à peine quelques vestiges de l'homme, où la nature, accou- tumée au plus profond silence, dut être étonnée de 1. Jétois depuis 1res long-temps confrère de M. de La Condâmine à l'Académie des Sciences. DISCOURS ACADÉMIQUES. 2r> s'entendre interroger pour la première fois ; avoir plus tait, en un mot, p4r le seul motif de la gloire des lettres que l'on ne lit jamais par la soif de l'or : voilà ce que connoît de vous l'Europe, et ce que dira la postérité. Mais n'anticipons ni su ries espaces, ni sur les temps; vous savez que le siècle où l'on vit est sourd , que la voix du compatriote est foible : laissons donc à nos neveux le soin de répéter ce que dit de vous l'étran- ger, et bornez aujourd'hui votre gloire à celle d'être assis parmi nous. La mort met cent ans de distance entre un jour et l'autre : louons de concert le prélat auquel vous suc- cédez1; sa mémoire est digne de nos éloges, sa per- sonne digne de nos regrets. Avec de grands talents pour les négociations, il avoit la volonté de bien servir l'État; volonté dominante dans M. de Vauréal, et qui, dans tant d'autres, n'est que subordonnée à l'intérêt personnel. Il joignoit à une grande connoissance du monde le dédain de l'intrigue ; au désir de la gloire , l'amour de la paix, qu'il a maintenue dans son dio- cèse , même dans les temps les plus orageux. Nous lui connoissions cette éloquence naturelle, cette force de discours, cette heureuse confiance, qui souvent sont nécessaires pour ébranler, pour émouvoir, et en même temps cette facilité à revenir sur soi-même, cette es- pèce de bonne foi si séante, qui persuade encore mieux, et qui seule achève de convaincre. Il laissoit paroître ses talents et cachoit ses vertus; son zèle charitable s'étendoit en secret à tous les indigents : riche par son i. M. de La Condamine succéda, à l'Académie Françoise , à M. de Vauréal . évêque de Rennes. 2() DISCOURS ACADÉMIQUES. patrimoine, et plus encore par les grâces du roi, dont nous ne pouvons trop admirer la "bonté bienfaisante. M. de Vauréal sans cesse faisoit du bien, et le fai- soit en grand; il donnoit sans mesure , il donnoit en silence; il servoit ardemment, il servoit sans retour personnel; et jamais ni les besoins du faste, si pres- sants à la cour, ni la crainte si fondée de faire des in- grats, n'ont balancé dans cette âme généreuse le sen- timent plus noble d'aider aux malheureux. V\\VV\WV\VVVV\V\\WV\\'>.V\VVVV\VVWVVV\ \V-VVWV\WV%\VV\WVV\VWWV\VVW\V\\\V\\\V\\ XV RÉPONSE A M. LE CHEVALIER DE CHAÏELUX, Le jour de sa réception à l'Académie Françoise, le jeudi 27 avril 1775. Monsieur, On ne peut qu'accueillir avec empressement quel- qu'un qui se présente avec autant de grâce; Je pas que vous avez fait en arrière sur le seuil de ce temple , vous a fait couronner avant d'entrer au sanctuaire1; vous veniez à nous , et votre modestie nous a mis dans le cas d'aller tous au devant : arrivez en triomphe, et ne craignez pas que j'afflige cette vertu qui vous est chère; je vais même la satisfaire en blâmant à vos yeux ce qui seul peut la faire rougir. La louange publique , signe éclatant du mérite, est une monnoie plus précieuse que l'or, mais qui perd son prix et même devient vile , lorsqu'on la convertit en effets de commerce. Subissant autant de déchet par le change, que le métal, signe de notre richesse, acquiert de valeur par la circulation, la louange réci- proque, nécessairement exagérée, n'oflVe-t-elle pas un commerce suspect entre particuliers, et peu digne d'une compagnie dans laquelle il doit suffire d'être 1. \I. le chevalier de Chatelux, qui étoit désiré par l'Académie, et qui en conséquence s'étoit présenté, se relira pour engager M. de Malesherbes à passer avant lui. ^8 DISCOURS ACADÉMIQUES. admis pour être assez loué? Pourquoi les voûtes de ce lycée ne forment-elles jamais que des échos multi- pliés d'éloges retentissants? pourquoi ces murs, qui devroient être sacrés , ne peuvent-ils nous rendre le ton modeste et la parole de la vérité? Une couche an- tique d'encens brûlé revêt leurs parois et les rend sourds à cette parole divine qui ne frappe que l'âme. S'il faut étonner l'ouïe, s'il faut les éclats de la trom- pette pour se faire entendre, je ne le puis; et ma voix, dût-elle se perdre sans effet, ne blessera pas au moins cette vérité sainte que rien n'afïlige plus, après la ca- lomnie, que la fausse louange. Comme un bouquet de fleurs assorties , dont cha- cune brille de ses couleurs et porte son parfum, l'é- loge doit présenter les vertus, les talents , les travaux de l'homme célébré. Qu'on passe sous silence les vices, les défauts, les erreurs, c'est retrancher du bouquet les feuilles desséchées, les herbes épineuses, et celles dont l'odeur seroit désagréable. Dans l'his- toire , ce silence mutile la vérité ; il ne l'offense pas dans l'éloge. Mais la vérité ne permet ni les jugements de mauvaise foi, ni les fausses adulations; elle se ré- volte contre ces mensonges colorés auxquels on fait porter son masque : bientôt elle fait justice de toutes ces réputations éphémères fondées sur le commerce et l'abus de la louange ; portant d'une main l'éponge de l'oubli , et de l'autre le burin de la gloire, elle ef- face sous nos yeux les caractères du prestige, et grave pour la postérité les seuls traits qu'elle doit consacrer. Elle sait que l'éloge doit non seulement couronner le mérite, mais le faire germer; par ces nobles motifs, elle a cédé partie de son domaine : le panégyriste doit DISCOURS ACADEMIQUES. 2() se taire sur le mal moral, exalter le bien, présenter les vertus dans leur plus grand éclat (mais les talents dans leur vrai jour) , etles travauxaccompagnés, comme les vertus, de ces rayons de gloire dont la chaleur vi- vifiante t'ait naître le désir d'imiter les unes, et le cou- rage pour égaler les autres; toutefois en mesurant les forces de notre foible nature , qui s'effraieroit à la vue dune vertu gigantesque, et prend pour un fantôme tout modèle trop grand ou trop parfait. L'éloge d'un souverain sera suffisamment grand, quoique simple, si l'on peut prononcer, comme une vérité reconnue : Notre roi veut le bien et désire d'être aimé; la toute-puissance , compagne de sa volonté, ne se déploie que pour augmenter le bonheur de ses peuples ; dans l'âge de la dissipation , il s'occupe avec assiduité ; son application aux affaires annonce l'ordre et la règle; l'attention sérieuse de l'esprit, qualité si rare dans la jeunesse, semble être un don de nais- sance qu'il a reçu de son auguste père : et la justesse de son discernement n'est-elle pas démontrée par les faits? Il a choisi pour coopérateur le plus ancien, le plus vertueux, et le plus éclairé de ses hommes d'é- tat1, grand ministre éprouvé par les revers, dont l'âme pure et ferme ne s'est pas plus affaissée sous la disgrâce qu'enflée par la faveur. Mon cœur palpite au nom du créateur de mes ouvrages , et ne se calme que par le sentiment du repos le plus doux ; c'est que, com- blé de gloire, il est au dessus de mes éloges. Ici j'in- voque encore la. vérité : loin de me démentir, elle approuvera tout ce que je viens de prononcer; elle pourroit même m'en dicter davantage, i= M. le comte de Maurcpas. ,)0 DISCOURS ACADEMIQUES. Mais, dira-t-on, l'éloge en général ayant la vérité pour base, et chaque louange portant son caractère propre, le faisceau réuni de ces traits glorieux ne sera pas encore un trophée; on doit l'orner de franges , le serrer d'une chaîne de brillants : car il ne suffit pas qu'on ne puisse le délier ou le rompre, il faut de plus le faire accueillir, admirer, applaudir, et que l'accla- mation publique , étouffant le murmure de ces hommes dédaigneux ou jaloux, confirme ou justifie la voix de l'orateur. Or l'on manque ce but, si l'on présente la vérité sans parure et trop nue. Je l'avoue : mais ne vaut- il pas mieux sacrifier ce petit bien frivole au grand et solide honneur de transmettre à la postérité les por- traits ressemblants de nos contemporains? Elle jugera par leurs œuvres, et pourroit démentir nos éloges. Malgré cette rigueur que je m'impose ici , je me trouve fort à mon aise avec vous, monsieur; actions brillantes, travaux utiles, ouvrages savants, tout se présente à la fois; et comme une tendre amitié m'at- tache à vous de tous les temps, je parlerai de votre personne avant d'exposer vos talents. Vous fûtes le premier d'entre nous qui ait eu le courage de braver le préjugé contre l'inoculation; seul, sans conseil , à îa fleur de l'âge, mais décidé par maturité de raison, vous fîtes sur vous-même l'épreuve qu'on redoutoit encore : grand exemple, parce qu'il fut le premier, parce qu'il a été suivi par des exemples plus grands encore, lesquels ont rassuré tous les cœurs des Fran- çois sur la vie de leurs princes adorés. Je fus aussi le premier témoin de votre heureux succès : avec quelle satisfaction je vous vis arriver de la campagne , portant les impressions récentes qui ne me parurent que des DISCOURS ACADEMIQUES. stigmates de courage! Souvenez-vous de cet instant ; l'hilarité peinte sur votre visage en couleurs plus vives que celles du mal , vous me dites : Je suis sauvé, et mon exemple en sauvera bien a" autres. Ce dernier mot peint votre ame ; je n'en connois aucune qui ait un zèle plus ardent pour le bonheur de l'humanité. Vous teniez la lampe sacrée de ce noble enthousiasme lorsque vous conçûtes le projet de votre ouvrage sur la félicité publique. Ouvrage de votre cœur : avec quelle affection n'y présentez-vous pas le tableau successif des malheurs du genre humain! avec quelle joie vous saisissez les courts intervalles de son bonheur, ou plutôt de sa tranquillité! Ouvrage de votre esprit : que de vues saines! que d'idées appro- fondies ! que de combinaisons aussi délicates que diffi- ciles! J'ose le dire, si votre livre pèche, c'est par trop de mérite; l'immense érudition que vous y avez dé- ployée couvre d'une forte draperie les objets princi- paux. Cependant cette grande érudition, qui seule suffiroit pour vous donner des titres auprès de toutes les académies, vous étoit nécessaire comme preuves de vos recherches ; vous avez puisé vos connoissances aux sources même du savoir, et , suivant pas à pas les auteurs contemporains , vous avez présenté la condi- tion des hommes et l'état des nations sous leur vrai point de vue, mais avec cette exactitude scrupuleuse et ces pièces justificatives qui rebutent tout lecteur léger et supposent dans les autres une forte attention. Lors- qu'il vous plaira de donner une nouvelle culture à votre riche fonds, vous pourrez arracher ces épines qui couvrent une partie de vos plus beaux terrains, et vous n'offrirez plus qu'une vaste terre émaillée de 5'2 DISCOURS ACADÉMIQUES. fleurs et chargée de fruits que tout homme de goiïl s'empressera de cueillir. Je vais vous citer à vous-même pour exemple. Quelle lecture plus instructive pour les amateurs des arts que celle de votre Essai sur l'union de la poésie et cle la musique ! C'est encore au bonheur public que cet ouvrage est consacré ; il donne le moyen d'aug- menter les plaisirs purs de l'esprit par le chatouillement innocent de l'oreille. Une idée mère et neuve s'y dé- veloppe avec grâce dans toute son étendue : il doit y avoir du style en musique ; chaque air doit être fondé sur un motif, sur une idée principale , relative à quel- que objet sensible ; et l'union de la musique à la poésie ne peut être parfaite qu'autant que le poète et le musicien conviendront d'avance de représenter la même idée, l'un par des mots, et l'autre par des sons. C'est avec toute confiance que je renvoie les gens de goût à la démonstration de cette vérité, et aux char- mants exemples que vous en avez donnés. Quelle autre lecture plus agréable que celle des éloges de ces illustres guerriers, vos amis, vos émules, et que, par modestie, vous appelez vos maîtres! Des- tiné par votre naissance à la profession des armes , comptant dans vos ancêtres de grands militaires, des hommes d'état plus grands encore, parce qu'ils étoient en même temps très grands hommes de lettres , vous avez été poussé , par leur exemple , dans les deux carrières , et vous vous êtes annoncé d'abord avec dis- tinction dans celle de la guerre ; mais votre cœur de paix, votre esprit de patriotisme et votre amour pour l'humanité vous prenoient tous les moments que le devoir vous laissoit; et, pour ne pas trop s'éloigner de DISCOURS ACADÉMIQUES. 35 ce devoir sacré detat, vos premiers travaux littéraires ont été des éloges militaires. Je ne citerai que celui de M. le baron de Closen, et je demande si ce n'est pas une espèce de modèle en ce genre. Et le discours que nous venons d'entendre n'est-il pas un nouveau fleuron que l'on doit ajouter à vos an- ciens blasons? La main du goût va le placer; puisque c'est son ouvrage, elle le mettra sans doute au dessus de vos autres couronnes. Je vous quitte à regret, monsieur; mais vous suc- cédez à un digne académicien qui mérite aussi des élo- ges, et d'autant plus qu'il les reclierchoit moins. Sa mé- moire, honorée par tous les gens de bien, nous est chère en particulier, par son respect constant pour cette compagnie. M. de Châteaubrun, homme juste et doux, pieux, mais tolérant, sentoit , savoit que l'empire des lettres ne peut s'accroître et même se soutenir que par la liberté; il approuvoit donc tout assez volontiers, et neblâmoitrien qu'avec discrétion. Jamais il n'a rien fait que dans la vue du bien, jamais il n'a rien dit qu'à bonne intention. Mais il faudroit faire ici l'énumération de toutes les vertus inorales et chrétiennes pour présenter en détail celles de M. de Châteaubrun. Il avoit les premières par caractère, et les autres par le plus grand exemple de ce siècle en ce genre, l'exemple du prince aïeul de son auguste élève. Guidé dans cette éducation par l'un de nos plus res- pectables confrères , et soutenu par son ancien et constant dévouement à cette grande maison, il a eu la satisfaction de jouir, pendant quatre générations et plus de soixante ans, de la confiance et de toute l'es- time de ces illustres protecteurs. IiUFFON. r. 5/j DIS C O 1 R S A C A D É M I Q L E S . Cultivant les belles-lettres autant par devoir que par goût, il a donné plusieurs pièces de théâtre; les Troyennes et Philo et et e ont fait verser assez de larmes pour justifier l'éloge que nous faisons de ses talents. Sa vertu tiroit parti de tout; elle perce à travers les noires perfidieset les superstitions que présente chaque scène; ses offrandes n'en sont pas moins pures, ses victimes moins innocentes, et même ses portraits n'en sont que plus touchants. J'ai admiré sa piété profonde par le transport qu'il en fait aux ministres des faux dieux : Thestor, grand-prêtre des Troyens, peint par M. de Châteaubrun, semble être environné de cette lumière surnaturelle qui le rendroit digne de desservir les autels du vrai Dieu. Et telle est en effet la force d'une âme vivement affectée de ce sentiment divin, qu'elle le porte au loin et le répand sur tous les objets qui l'envi- ronnent. Si M. de Châteaubrun a supprimé , comme on l'assure, quelques pièces très dignes de voir le jour, c'est sans doute parce qu'il ne leur a pas trouvé une as- sez forte teinture de ce sentiment auquel il vouloit sub- ordonner tous les autres. Dans cet instant, messieurs, je voudrois moi-même y conformer le mien; je sens néanmoins que ce seroit faire la vie d'un saint plutôt que l'éloge d'un académicien. Il est mort à quatre-vingt- treize ans. Je viens de perdre mon père précisément au même âge : il étoit , comme M. de Châteaubrun, plein de vertus et d'années. Les regrets permettent la parole; mais la douleur est muette. V\VVV'\\'tVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV'VVVVVVVVVVVVVV-VVV'VVVVV\VV\'VVVVVV'VVV\VVV\VV\\VV\'\\VVVVV\'\V«/ RÉPONSE A M. LE MARÉCHAL DUC DE DURAS, Le jour de sa réception à l'Académie Françoise, le i5 mai 1776. Monsieur, Aux lois que je me suis prescrites sur l'éloge dans le discours précédent, il faut ajouter un précepte égale- ment nécessaire : c'est que les convenances doivent y être senties , et jamais violées ; le sentiment qui les an- nonce doit régner partout, et vous venez, monsieur, de nous en donner l'exemple. Mais ce tact attentif de l'es- prit, qui fait sentir les nuances des fines bienséances, est-il un talent ordinaire qu'on puisse communiquer? ou plutôt n'est-il pas le dernier résultat des idées, l'ex- trait des sentiments d'une âme exercée sur des objets que le talent ne peut saisir? La nature donne la force du génie , la trempe du caractère, et le moule du cœur; l'éducation ne fait que modifier le tout : mais le goût délicat, le tact fin d'où naît ce senti uient exquis, ne peuvent s'acquérir que par un grand usage du monde dans les premiers rangs de la société. L'usage des livres, la solitude, la contemplation des œuvres de la nature , l'indifférence •sur le mouvement du tourbillon des hommes, sont au contraire les seuls éléments de la vie du philosophe. Ici , l'homme de cour a donc le plus grand avantage sur l'homme de lettres ; il louera mieux et plus con- 56 DISCOURS ACADÉMIQUES. venablement son prince et les grands, parce qu'il les connoît mieux, parce que mille fois il a senti, saisi ces rapports fugitifs que je ne fais qu'entrevoir. Dans cette compagnie, nécessairement composée de l'élite des hommes en tout genre, chacun devroit être jugé et loué par ses pairs : notre formule en or- donne autrement; nous sommes presque toujours au dessus ou au dessous de ceux que nous avons à célé- brer. Néanmoins il faut être de niveau pour se bien connoître ; il faudroit avoir les mêmes talents pour se juger sans méprise. Par exemple, j'ignore le grand art des négociations, et vous le possédez; vous l'avez exercé, monsieur, avec tout succès, je puis le dire : mais il m'est impossible de vous louer par le détail des choses qui vous flatteroient le plus; je sais seu- lement, avec le public, que vous avez maintenu pen- dant plusieurs années, dans des temps difficiles, l'in- timité de l'union entre les deux plus grandes puissances de l'Europe; je sais que, devant nous représenter auprès d'une nation fière , vous y avez porté cette di- gnité qui se fait respecter , et cette aménité qu'on aime d'autant plus qu'elle se dégrade moins. Fidèle aux intérêts de votre souverain , zélé pour sa gloire, jaloux de l'honneur de la France, sans prétention sur celui de l'Espagne, sans mépris des usages étrangers, connoissant également les différents objets delà gloire des deux peuples, vous en avez augmenté l'éclat en les réunissant. Représenter dignement sa nation sans choquer l'or- gueil de l'autre ; maintenir ses intérêts par la simple équité ; porter en tout justice , bonne foi , discrétion ; gagner la confiance par de si beaux moyens; l'établir DISCOURS ACADEMIQUES. J~ sur des titres plus grands eucore, sur l'exercice des vertus , rue paroît un champ d'honneur si vaste , qu'en vous en ôtant une partie pour la donner à votre noble compagne d'ambassade, vous n'en serez ni jaloux ni moins riche. Quelle part n'a-t-elle pas eue à tous vos actes de bienfaisance ! votre mémoire et la sienne se- ront à jamais consacrées dans les fastes de l'humanité par le seul trait que je vais rapporter. La stérilité, suivie de la disette, avoit amené le fléau de la famine jusque dans la ville de Madrid ; le peuple mourant levoit les mains au ciel pour avoir du pain; les secours du gouvernement, trop foibles ou trop lents, ne diminuoient que d'un degré cet excès de misère : vos cœurs compatissants vous la firent par- tager; des sommes considérables, même pour votre fortune , furent employées par vos ordres à acheter des grains au plus haut prix, pour les distribuer aux pauvres. Les soulager en tout temps, en tout pays, c'est professer l'amour de l'humanité , c'est exercer la première et la plus haute de toutes les vertus. Vous en eûtes la seule récompense qui soit digne d'elle : le soulagement dut-peuple fut assez senti pour qu'au Prado sa morne tristesse à l'aspect de tous les autres objets , se changeât tout à coup en signes de joie et en cris d'allégresse à la vue de ses bienfaiteurs; plu- sieurs fois, tous deux applaudis et suivis par des ac- clamations de reconnoissance, vous avez joui de ce bien , plus grand que tous les autres biens , de ce bon- heur divin que les cœurs vertueux sont seuls en état de sentir. Vous l'avez rapporté parmi nous, monsieur, ce cœur plein d'une noble bonté. Je pourrois appeler en té- 58 DISCOURS ACADÉMIQUES. moignage une province entière qui ne démentiroit pas mes éloges; niais je ne puis les terminer sans parler de votre amour pour les lettres , et de votre prévenance pour ceux qui les cultivent. C'est donc avec un senti- ment unanime que nous applaudissons à nos propres suffrages; en nous nommant un confrère, nous acqué- rons un ami : soyons toujours, comme nous sommes aujourd'hui , assez heureux dans nos choix pour n'en faire aucun qui n'illustre les lettres. Les lettres ! chers et dignes objets de ma passion la plus constante, que j'ai de plaisir à vous voir ho- norées! que je me féliciterois si ma voix pouvoit y contribuer! Mais c'est à vous, messieurs, qui main- tenez leur gloire , à en augmenter les honneurs : je vais seulement tâcher de seconder vos vues en pro- posant aujourd'hui ce qui depuis long-temps fait l'ob- jet de nos vœux. Les lettres, dans leur état actuel, ont plus besoin de concorde que de protection ; elles ne peuvent être dégradées que par leurs propres dissensions. L'empire de l'opinion n'est-il donc pas assez vaste pour que cha- cun puisse y habiter en repos? Pourquoi se faire la guerre? Eh ! messieurs, nous demandons la tolérance : accordons-la donc ; exerçons-la pour en donner l'exem- ple. Ne nous identifions pas avec nos ouvrages; disons qu'ils ont passé par nous, mais qu'ils ne sont pas de nous; séparons-en notre existence morale; fermons l'oreille aux aboiements de la critique ; au lieu de dé- fendre ce que nous avons fait , recueillons nos forces pour faire mieux; ne nous célébrons jamais entre nous que par l'approbation ; ne nous blâmons que par le silence ; ne faisons ni tourbe ni coterie , et que DISCOURS ACADEMIQUES. .>() chacun, poursuivant la route que lui fraie son génie, puisse recueillir sans trouble le fruit de son travail : les lettres prendront alors un nouvel essor, et ceux qui les cultivent, un plus haut degré de considéra- tion; ils seront généralement révérés par leurs vertus, autant qu'admirés par leurs talents. Qu'un militaire du haut rang, un prélat en dignité, un magistrat en vénération1 , célèbrent avec pompe les lettres et les hommes dont les ouvrages marquent le plus dans la littérature; qu'un ministre affable et bien intentionné les accueille avec distinction ; rien n'est plus convenable; je dirois, rien de plus ho- norable pour eux-mêmes, parce que rien n'est plus patriotique : que les grands honorent le mérite en public, qu'ils exposent nos talents au grand jour, c'est les étendre et les multiplier : mais qu'entr'eux les oens de lettres se suffoquent d'encens ou s'inondent de fiel , rien de moins honnête, rien de plus préjudi- ciable en tout temps, en tout lieu. Rappelons-nous l'exemple de nos premiers maîtres; ils ont eu l'ambi- tion insensée de vouloir faire secte : la jalousie des chefs, l'enthousiasme des disciples, l'opiniâtreté des sectaires, ont semé la discorde et produit tous les maux qu'elle entraîne à sa suite ; ces sectes sont tom- bées comme elles étoient nées, victimes de la même passion qui les avoit enfantées, et rien n'a survécu; l'exil de la sagesse, le retour de l'ignorance , ont été les seuls et tristes fruits de ces chocs de vanité, qui, même par leur succès, n'aboutissent qu'au mépris. Le digne académicien auquel vous succédez, mon- i. \ï. de Maleslierbes, à sa réception à l'Académie, venoil de faire mu très beau discours à l'honneur des cens de lettres. ^O DISCOURS ACADÉMIQUES. sieur, peut nous servir de modèle et d'exemple par son respect constant pour la réputation de ses con- frères, par sa liaison intime avec ses rivaux : M. de Belloiétoit un homme de paix, amant de la vertu, zélé pour sa patrie, enthousiaste de cet amour national qui nous attache à nos rois. Il est le premier qui l'ait pré- senté sur la scène, et qui, sans le secours de la fiction, ait intéressé la nation pour elle-même par la seule force de la vérité de l'histoire. Jusqu'à lui presque toutes nos pièces de théâtre sont dans le costume antique, où les dieux méchants, leurs ministres fourbes, leurs oracles menteurs, et des rois cruels, jouent les principaux rôles; les perfidies, les superstitions et les atrocités remplissent chaque scène. Qu'étoient les hommes sou- mis alors à de pareils tyrans? Gomment, depuis Homère, tous les poètes se sont-ils servilement accordés à co- pier le tableau de ce siècle barbare? Pourquoi nous exposer les vices grossiers de ces peuplades encore à demi sauvages, dont même les vertus pourroient pro- duire le crime? Pourquoi nous présenter des scélérats pour des héros, et nous peindre éternellement de petits oppresseurs d'une ou deux bourgades comme de grands monarques? Ici l'éloignement grossit donc les objets plus que dansla nature il ne lesdiminue. J'admire cet art illusoire qui m'a souvent arraché des larmes pour des victimes fabuleuses ou coupables; mais cet art ne seroit-il pas plus vrai , plus utile, et bientôt plus grand, si nos hommes de génie l'applîquoient , comme M. de Belloi , aux grands personnages de notre nation ? Le siège de Calais et le siège de Troie ! quelle com- paraison! diront les gens épris de nos poètes tragi- ques : les plus beaux esprits, chacun dans leur siècle, DISCOURS ACADÉMIQUES. /j 1 n ont-ils pas rapporté leurs principaux talents à cette ancienne et brillante époque à jamais mémorable ? Que pouvons-nous mettre à côté de Virgile et de nos maîtres modernes , qui tous ont puisé à cette source com- mune? Tous ont fouillé les ruines et recueilli les dé- bris de ce siège fameux pour y trouver les exemples des vertus guerrières, et en tirer les modèles des princes et des héros : les noms de ces héros ont été répétés , cé- lébrés tant de fois , qu'ils sont plus connus que ceux des grands hommes de notre propre siècle. Cependant ceux-ci sont ou seront consacrés par l'histoire , et les autres ne sont fameux que par la fic- tion. Je le répète, quels étoient ces princes? que pouvoient être ces prétendus héros? qu 'étoient môme ces peuples grecs ou troyens? quelles idées avoient-ils delà gloire des armes, idées qui néanmoins sont mal- heureusement les premières développées dans tout peuple sauvage ? Ils n'avoient pas même la notion de l'honneur; et s'ils connoissoient quelques vertus, c'é- toient des vertus féroces qui excitent plus d'horreur que d'admiration. Cruels par superstition autant que par instinct , rebelles par caprice ou soumis sans raison , atroces dans les vengeances, glorieux par le crime, les plus noirs attentats donnoient la plus haute célé- brité. On transformoit en héros un être farouche, sans âme, sans esprit, sans autre éducation que celle d'un lutteur ou d'un coureur. Nous refuserions au- jourd'hui le nom d'hommes à ces espèces de monstres dont on faisoit des dieux. Mais que peut indiquer cette imitation , ce concours successif des poètes à toujours présenter l'héroïsme sous les traits de l'espèce humaine encore informe? [\>2 DISCOURS ACADÉMIQUES. que prouve cette présence éternelle des acteurs d'Ho- mère sur notre scène , sinon la puissance immortelle d'un premier génie sur les idées de tous les hommes? Quelque sublimes que soient les ouvrages de ce père des poètes, ils lui font moins d'honneur que les pro- ductions de ses descendants, qui n'en sont que les gloses brillantes ou de beaux commentaires. Nous ne voulons rien ôter à leur gloire ; mais après trente siè- cles des mômes illusions, ne doit-on pas au moins en changer les objets ? Les temps sont enfin arrivés; un d'entre vous, mes- sieurs , a osé le premier créer un poëme pour sa na- tion, et ce second génie influera sur trente autres siècles : j'oserois le prédire; si les hommes, au lieu de se dégrader, vont en se perfectionnant, si le fol amour de la fable cesse enfin de l'emporter sur la ten- dre vénération que l'homme sage doit à la vérité , tant que l'empire des lis subsistera, laHcnriade sera notre Iliade .-car, à talent égal, quelle comparaison, di- rai-je à mon tour, entre le bon grand Henri et le petit Ulysse ou le fier Agamemnon, entre nos potentats et ces rois de village, dont toutes les forces réunies fe- roient à peine un détachement de nos armées? Quelle différence dans l'art même ! n'est-il pas plus aisé de monter l'imagination des hommes que d'élever leur raison, de leur montrer des mannequins gigantesques de héros fabuleux que de leur présenter les portraits ressemblants de vrais hommes vraiment grands? Enfin quel doit être le but des représentations théâ- trales, quel en peut être l'objet utile , si ce n'est d'é- chauffer le cœur et de frapper lame entière de la nation par les grands exemples et par les beaux mo- DISCOURS ACADÉMIQUES. \5 dèles qui l'ont illustrée? Les étrangers ont, avant nous, senti cette vérité. Le Tasse, Milton, le Ca- moens, se sont écartés de la route battue; ils ont su mêler habilement l'intérêt de la religion dominante à l'intérêt national, ou bien à un intérêt encore plus universel. Presque tous les dramatiques anglois ont puisé leurs sujets dans l'histoire de leur pays : aussi la plupart de leurs pièces de théâtre sont-elles appro- priées aux mœurs angloises; elles ne présentent que le zèle pour la liberté, que l'amour de l'indépen- dance, que le conflit des prérogatives. En France , le zèle pour la patrie, et surtout l'amour de notre roi, joueront à jamais les rôles principaux; et, quoique ce sentiment n'ait pas besoin d'être confirmé dans des cœurs françois, rien ne peut les remuer plus déli- cieusement que de mettre ce sentiment en action, et de l'exposer au grand jour, en le faisant paroître sur la scène avec toute sa noblesse et toute son énergie. C'est ce qu'a fait M. de Belloi; c'est ce que nous avons tous senti avec transport à la représentation du Siège de Calais : jamais applaudissements n'ont été plus uni- versels ni plus multipliés... Mais, monsieur, l'on igno- roit, jusqu'à ce jour, la grande part qui vous revient de ces applaudissements. M. de Belloi a dit à ses amis qu'il vous devoit le choix de son sujet, qu'il ne s'y étoit arrêté que par vos conseils. II parloit souvent de cette obligation; avons-nous pu mieux acquitter sa dette qu'en vous priant, monsieur, de prendre ici sa place ? FIN DES DISCOURS ACADÉMIQUES. HISTOIRE NATURELLE. «\\VV'VVVV\\'V\'VVVVVVVV\\V\VVVV,VVVVVVVVVVVVVVV-\V\\\'V'WWVVVVWVW\/«A'VVVWVVVW\'VVVWVV> PREMIER DISCOURS. DE LA MANIÈRE D'ETUDIER ET DE TRAITER L'HISTOIRE NATURELLE. Res ardua vetustis novitatem dare, no\is auc- toritatcm , obsoletis nilorem, obscuris lucem, fastiditis gratiam , dubiis fidcai , omnibus verô naturain, et naturae suae omnia. ( Plik. , in Frsef. ad Vespas. ) L'histoire naturelle, prise dans toute son étendue, est une histoire immense ; elle embrasse tous les ob- jets que nous présente l'univers. Cette multitude pro- digieuse de quadrupèdes, d'oiseaux, de poissons, d'insectes, de plantes, de minéraux, etc., offre à la curiosité de l'esprit humain un vaste spectacle, dont l'ensemble est si grand, qu'il paroît et qu'il est en ef- fet inépuisable dans les détails. Une seule partie de l'histoire naturelle, comme l'histoire des insectes, ou l'histoire des plantes , suffit pour occuper plusieurs hommes ; et les plus habiles observateurs n'ont donné, après un travail de plusieurs années, que des ébauches assez imparfaites des objets trop multipliés que pré- sentent ces branches particulières de l'histoire natu- relle , auxquelles ils s'étoient uniquement attachés. Cependant ils ont fait tout ce qu'ils pouvoient faire ; et bien loin de s'en prendre aux observateurs du peu d'avancement de la science, on ne sauroit trop louer leur assiduité au travail et leur patience; on ne peut 48 manière d'étudier même leur refuser des qualités plus élevées; car il y a une espèce de force de génie et de courage d'esprit à pouvoir envisager, sans s'étonner, la nature dans la multitude innombrable de ses productions, et à se croire capable de les comprendre et de les comparer; il y a une espèce de goût à les aimer, plus grand que le goût qui n'a pour but que des objets particuliers : et l'on peut dire que l'amour de l'étude de la nature suppose dans l'esprit deux qualités qui paroissent op- posées; les grandes vues d'un génie ardent qui em- brasse tout d'un coup d'œil , et les petites attentions d'un instinct laborieux qui ne s'attache qu'à un seul point. Le premier obstacle qui se présente dans l'étude de l'histoire naturelle, vient de cette grande multitude d'objets : mais la variété de ces mêmes objets, et la difficulté de rassembler les productions diverses des différents climats, forment un autre obstacle à l'avan- cement de nos connoissances, qui paroît invincible, et qu'en effet le travail seul ne peut surmonter ; ce n'est qu'à force de temps, de soins, de dépenses, et souvent par des hasards heureux, qu'on peut se pro- curer des individus bien conservés de chaque es- pèce d'animaux, de plantes, ou de minéraux, et for- mer une collection bien rangée de tous les ouvrages de la nature. Mais lorsqu'on est parvenu à rassembler des échan- tillons de tout ce qui peuple l'univers, lorsqu'après bien des peines on a mis dans un même lieu des mo- dèles de tout ce qui se trouve répandu avec profusion sur la terre, et qu'on jette pour la première fois les yeux sur ce magasin rempli de choses diverses, nou- L HISTOIRE NATURELLE. ^0 Velles et étrangères, la première sensation qui en ré- sulte est un étonnement mêlé d'admiration, et la pre- mière réflexion qui suit est un retour humiliant sur nous-mêmes. On ne s'imagine pas qu'on puisse avec le temps parvenir au point de reconnoître tous ces différents objets ; qu'on puisse parvenir non seulement à les reconnoître par la forme, mais encore à savoir tout ce qui a rapport à la naissance, la production, l'organisation, les usages, en un mot, à l'histoire de chaque chose en particulier. Cependant, en se fami- liarisant avec ces mêmes objets, en les voyant souvent, et, pour ainsi dire, sans dessein, ils forment peu à peu des impressions durables, qui bientôt se lient dans notre esprit par des rapports fixes et invariables; et de là nous nous élevons à des vues plus générales, par lesquelles nous pouvons embrasser à la fois plu- sieurs objets différents ; et c'est alors qu'on est en état d'étudier avec ordre, de réfléchir avec fruit, et de se fra)^er des routes pour arriver à des découvertes utiles. On doit donc commencer par voir beaucoup et re- voir souvent. Quelque nécessaire que l'attention soit à tout, ici on peut s'en dispenser d'abord : je veux parler de cette attention scrupuleuse, toujours utile lorsqu'on sait beaucoup, et souvent nuisible à ceux qui commencent à s'instruire. L'essentiel est de leur meubler la tête d'idées et de faits, de les empêcher, s'il est possible, d'en tirer trop tôt des raisonnements et des rapports; car il arrive toujours que par l'igno- rance de certains faits, et par la trop petite quantité d'idées, ils épuisent leur esprit en fausses combinai- sons, et se chargent la mémoire de conséquences va- gues et de résultats contraires à la vérité, lesquels CUFFON. I. - 4 5o M A NIÉ ïl E DÉTl'DÏEll forment dans la suite des préjugés qui s'effacent diffi- cilement. C'est pour cela que j'ai dit qu'il falloit commencer par voir beaucoup : il faut aussi voir presque sans des- sein, parce que si vous avez résolu de ne considérer les choses que dans une certaine vue, dans un certain ordre, dans un certain système, eussiez-vous pris le meilleur chemin, vous n'arriverez jamais à la même étendue de connoissance à laquelle vous pourrez pré- tendre si vous laissez dans les commencements votre esprit marcher de lui-même, se reconnoitre, s'assurer sans secours, et former seul la première chaîne qui re- présente l'ordre de ses idées. Ceci est vrai, sans exception, pour toutes les per- sonnes dont l'esprit est fait et le raisonnement formé : les jeunes gens, au contraire, doivent être guidés plus- tôt et conseillés à propos; il faut même les encoura- ger par ce qu'il y a de plus piquant dans la science, en leur faisant remarquer les choses les plus singuliè- res, mais sans leur en donner d'explications précises; le mystère à cet âge excite la curiosité, au lieu que dans l'âge mûr il n'inspire que le dégoût. Les enfants se lassent aisément des choses qu'ils ont déjà vues; ils revoient avec indifférence, à moins qu'on ne leur re- présente les mêmes objets sous d'autres points de vue; et au lieu de leur répéter simplement ce qu'on leur a déjà dit, il vaut mieux y ajouter des circonstan- ces, même étrangères ou inutiles : on perd moins à les tromper qu'à les dégoûter. Lorsqu'après avoir vu et revu plusieurs fois les cho- ses, ils commenceront à se les représenter en gros, que d'eux-mêmes ils se feront des divisions, qu'ils L II I S T O I R E N AT LT R E L LE . J l commenceront à apercevoir des distinctions générales, Je goût de la science pourra naître, et il faudra l'aider. Ce goût, si nécessaire à tout, mais en même temps si rare, ne se donne point par les préceptes : en vain l'é- ducation voudroit y suppléer, en vain les pères contrai- gnent-ils leurs enfants; ils ne les amèneront jamais qu'à ce point commun à tous les hommes, à ce degré d'intelligence et de mémoire qui suffit à la société ou aux affaires ordinaires ; mais c'est à la nature que l'on doit cette première étincelle de génie, ce genre de goût dont nous parlons, qui se développe ensuite plus ou moins, suivant les différentes circonstances et les différents objets. Aussi doit-on présenter à l'esprit des jeunes gens des choses de toute espèce, des études de tout genre, des objets de toute sorte, afin de reconnaître le genre auquel leur esprit se porte avec plus de force, ou se livre avec plus de plaisir. L'histoire naturelle doit leur être présentée à son tour, et précisément dans ce temps où la raison commence à se développer, dans cet âge où ils pourroient commencer à croire qu'ils savent déjà beaucoup : rien n'est plus capable de ra- baisser leur amour-propre, et de leur faire sentir com- bien il y a de choses qu'ils ignorent; et, indépendam- ment de ce premier effet, qui ne peut qu'être utile, une étude même légère de l'histoire naturelle élèvera leurs idées, et leur donnera des connoissances d'une infinité de choses que le commun des hommes ignore, et rrui se retrouvent souvent dans les usages de la vie. Mais revenons à l'homme qui veut s'appliquer sé- rieusement à l'étude de la nature, et reprenons-le au point où nous l'avons laissé, à ce point où il corn- .) 2 M A MERE D ETLDi E R menée à généraliser ses idées, et à se former une méthode d'arrangement et des systèmes d'explication. C'est alors qu'il doit consulter les gens instruits, lire les bons auteurs, examiner leurs différentes métho- des, et emprunter des lumières de tous cotés. Mais comme il arrive ordinairement qu'on se prend alors d'affection et de goût pour certains auteurs, pour une certaine méthode, et que souvent sans un examen assez mûr, on se livre à un système quelquefois mal fondé, il est bon que nous donnions ici quelques no- tions préliminaires sur les méthodes qu'on a imaginées pour faciliter l'intelligence de l'histoire naturelle. Ces méthodes sont très utiles, lorsqu'on ne les emploie qu'avec les restrictions convenables; elles abrègent Se travail, elles aident la mémoire, et elles offrent à l'es- prit une suite d'idées, à la vérité composées d'ob- jets différents entre eux, mais qui ne laissent pas d'a- voir des rapports communs; et ces rapports forment des impressions plus fortes que ne pourroient faire des objets détachés qui n'auroient aucune relation. Voilà la principale utilité des méthodes; mais l'incon- vénient est de vouloir trop allonger ou trop resserrer la chaîne, de vouloir soumettre à des lois arbitraires les lois de la nature, de vouloir la diviser dans des points où elle est indivisible, et de vouloir mesurer ses forces par notre foibîe imagination. Un autre inconvé- nient qui n'est pas moins grand, et qui est le contraire du premier, c'est de s'assujettir à des méthodes trop particulières, de vouloir juger du tout par une seule partie, de réduire la nature à de petits systèmes qui lui sont étrangers, et de ses ouvrages immenses en former arbitrairement autant d'assemblages détachés; L HISTOIRE NATURELLE. .),) enfui Je rendre, eu multipliant les noms et les repré- sentations., la langue de la science plus difficile que la science elle-même. Nous sommes naturellement portés à imaginer en tout une espèce d'ordre et d'uniformité ; et quand ou n'examine que légèrement les ouvrages de la nature, il paroît à cette première vue qu'elle a toujours tra- vaillé sur un même plan. Comme nous ne connoissons nous-mêmes qu'une voie pour arriver à un but, nous nous persuadons que la nature fait et opère tout par les mêmes moyens et par des opérations semblables. Cette manière de penser a fait imaginer une infinité de faux rapports entre les productions naturelles : les plantes ont été comparées aux animaux; on a cru voir végéter les minéraux; leur organisation si différente, et leur mécanique si peu ressemblante, ont été souvent réduites à la même forme. Le moule commun de tou- tes ces choses dissemblables entre elles est moins dans la nature que dans l'esprit étroit de ceux qui l'ont mal connue, et qui savent aussi peu juger de la force d'une vérité que des justes limites d'une analogie comparée. En effet, doit-on, parce que le sang circule, assurer que la sève circule aussi? doit-on conclure de la vé- gétation connue des plantes aune pareille végétation dans les minéraux, du mouvement du sang à celui de la sève, de celui de la sève au mouvement du suc pé- trifiant? N'est-ce pas porter dans la réalité des ouvra- ges du Créateur les abstractions de notre esprit borné, et ne lui accorder, pour ainsi dire> qu'autant d'idées que nous en avons? Cependant on a dit et on dit tous les jours des choses aussi peu fondées, et on bâtit des systèmes sur des faits incertains, dont l'examen n'a ')l\ manière d'étudier jamais été fait, et qui ne servent qu'à montrer le pen- chant qu'ont les hommes à vouloir trouver de la res- semblance dans les objets les plus différents, de la régularité où il ne règne que de la variété, et de l'ordre dans les choses qu'ils n'aperçoivent que confusément. Car lorsque, sans s'arrêter à des connoissances su- perficielles, dont les résultats ne peuvent nous don- ner que des idées incomplètes des productions et des opérations de la nature, nous voulons pénétrer plus avant, et examiner avec des yeux plus attentifs la forme et la conduite de ses ouvrages, on est aussi sur- pris de la variété du dessein que de la multiplicité des moyens d'exécution. Le nombre des productions de la nature, quoique prodigieux, ne fait alors que la plus petite partie de notre étonnement; sa mécani- que, son art, ses ressources, ses désordres même em- portent toute notre admiration. Trop petit pour cette immensité, accablé parle nombre des merveilles, l'es- prit humain succombe. Il semble que tout ce qui peut être, est: la main du Créateur ne paroît pas s'être ouverte pour donner l'être à un certain nombre dé- terminé d'espèces; mais il semble qu'elle ait jeté tout à la fois un monde d'êtres relatifs et non relatifs, une infinité de combinaisons harmoniques et contraires, et une perpétuité de destructions et de renouvelle- ments. Quelle idée de puissance ce spectacle ne nous offre-t-il pas ! quel sentiment de respect cette vue de l'univers ne nous inspire-t-elle pas pour son auteur! Que seroit-ce si la foible lumière qui nous guide de- venoit assez vive pour nous faire apercevoir l'ordre générai des causes et de la dépendance des effets? Mais l'esprit le plus vaste, et le génie le plus puissant. L HISTOIRE NATURELLE. 55 ne s'élèvera jamais à ce haut point de connoissance. Les premières causes nous seront à jamais cachées; Jes résultats généraux de ces causes nous seront aussi difficiles à connoître que les causes mômes : tout ce qui nous est possible, c'est d'apercevoir quelques ef- fets particuliers; de les comparer, de les combiner, et enfin d'y reconnoître plutôt un ordre relatif à no- tre propre nature, que convenable à l'existence des choses que nous considérons. Mais puisque c'est la seule voie qui nous soit ou- verte, puisque nous n'avons pas d'autres moyens pour arriver à la connoissance des choses naturelles, il faut aller jusqu'où cette route peut nous conduire; il faut, rassembler tous les objets, les comparer, les étudier, et tirer de leurs rapports combinés toutes les lumières qui peuvent nous aider à les apercevoir nettement et à les mieux connoître. La première vérité qui sort de cet examen sérieux de la nature, est une vérité peut-être humiliante pour l'homme : c'est qu'il doit se ranger lui-même dans la classe des animaux, auxquels il ressemble par tout ce qu'il a de matériel; et même leur instinct lui paroîtra peut-être plus sûr que sa raison, et leur industrie plus admirable que ses arts. Parcourant ensuite successi- vement et par ordre les différents objets qui compo- sent l'univers, et se mettant à la tête de tous les êtres créés, il verra avec étonnement qu'on peut descen- dre, par degrés presque insensibles, de la créature la plus parfaite jusqu'à la matière la plus informe, de ra- nimai le mieux organisé jusqu'au minéral le plus brut; il reconnoîtra que ces nuances imperceptibles sont le grand œuvre de la nature; il les trouvera, ces 56 manière d'étudier nuances, non seulement dans les grandeurs et dans les formes, mais dans les mouvements, dans les gé- nérations, dans les successions de toute espèce. En approfondissant cette idée, on voit clairement qu'il est impossible de donner un système général, une méthode parfaite, non seulement pour l'histoire naturelle entière, mais même pour une seule de ses branches : car pour faire un système, un arrangement, en un mot, une méthode générale, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en différentes clas- ses, partager ces classes en genres, sous-diviser ces genres en espèces, et tout cela suivant un ordre dans lequel il entre nécessairement de l'arbitraire. Mais la nature marche par des gradations inconnues, et par conséquent elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu'elle passe d'une espèce à une autre espèce et souvent d'un genre à un autre genre, par des nuances imperceptibles; de sorte qu'il se trouve un grand nombre d'espèces moyennes et d'ob- jets mi-partis qu'on ne sait où placer, et qui déran- gent nécessairement le projet du système général. Cette vérité est trop importante pour que je ne l'ap- puie pas de tout ce qui peut la rendre claire et évidente. Prenons pour exemple la botanique, cette belle partie de l'histoire naturelle, qui par son utilité a mé- rité de tout temps d être la plus cultivée, et rappelons à l'examen les principes de toutes les méthodes que les botanistes nous ont données : nous verrons avec quelque surprise qu'ils ont eu tous en vue de com- prendre dans leurs méthodes généralement toutes les espèces de plantes, et qu'aucun d'eux n'a parfaitement réussi; il se trouve toujours dans chacune de ces mé- L HISTOIRE NATURELLE. ;)J thodesun certain nombre déplantes anomales, dont l'espèce est moyenne entre deux genres, et sur laquelle il ne leur a pas été possible de prononcer juste, parce qu'il n'y a pas plus de raison de rapporter cette espèce à l'un plutôt qu'à l'autre de ces deux genres. En effet, se proposer de faire une méthode parfaite , c'est se proposer un travail impossible : il faudroit un ouvrage qui représentât exactement tous ceux de la nature ; et au contraire tous les jours il arrive qu'avec toutes les méthodes connues, et avec tous les secours qu'on peut tirer de la botanique la plus éclairée, on trouve des espèces qui ne peuvent se rapporter à aucun des genres compris dans ces méthodes. Ainsi l'expérience est d'accord avec la raison sur ce point, et l'on doit être convaincu qu'on ne peut pas faire une méthode générale et parfaite en botanique. Cependant il sem- ble que la recherche de cette méthode générale soit une espèce de pierre philosophale pour les botanistes, qu'ils ont tous cherchée avec des peines et des tra- vaux infinis : tel a passé quarante ans, tel autre en a passé cinquante à faire son système ; et il est arrivé en botanique ce qui est arrivé en chimie, c'est qu'en cherchant la pierre philosophale que l'on n'a pas trou- vée, on a trouvé une infinité de choses utiles; et de même en voulant faire une méthode générale et par- faite en botanique, on a plus étudié et mieux connu les plantes et leurs usages : tant il est vrai qu'il faut un but imaginaire aux hommes pour les soutenir dans leurs travaux, et que s'ils étoient persuadés qu'ils ne feront que ce qu'en effet ils peuvent faire, ils ne fe- roient rien du tout. Cette prétention qu'ont les botanistes d'établir des 58 MANIÈRE D'ÉTl'DIliR systèmes généraux, parfaits, et méthodiques, est donc peu fondée : aussi leurs travaux n'ont pu aboutir qu'à nous donner des méthodes défectueuses, lesquelles ont été successivement détruites les unes par les au- tres, et ont subi le sort commun à tous les systèmes fondés sur des principes arbitraires ; et ce qui a le plus contribué à renverser les unes de ces méthodes par les autres, c'est la liberté que les botanistes se sont donnée de choisir arbitrairement une seule partie dans les plantes pour en faire le caractère spécifique. Les uns ont établi leur méthode sur la figure des feuil- les, les autres sur leur position, d'autres sur la forme des fleurs, d'autres sur le nombre de leurs pétales, d'autres enfin sur le nombre des étamines. Je ne fini- rois pas si je voulois rapporter en détail toutes les mé- thodes qui ont été imaginées ; mais je ne veux parler ici que de celles qui ont été reçues avec applaudis- sement, et qui ont été suivies chacune à leur tour, sans que l'on ait fait assez d'attention à cette erreur de principes qui leur est commune à toutes, et qui consiste à vouloir juger d'un tout, et de la combinai- son de plusieurs touts, par une seule partie, et par la comparaison des différences de cette seule par- tie : car vouloir juger de la différence des plantes uniquement par celle de leurs feuilles ou de leurs fleurs, c'est comme si on vouloit connoître la diffé- rence des animaux par la différence de leurs peaux ou par celle des parties de la génération ; et qui ne voit que cette façon de connoître n'est pas une science, et que ce n'est tout au plus qu'une convention, une langue arbitraire, un moven de s'entendre , mais dont il rie peut résulter aucune connoissance réelle? L HISTOIRE NATURELLE. J(J Me seroit-ii permis de dire ce que je pense sur l'ori- gine de ces différentes méthodes, et sur les causes qui les ont multipliées au point qu'actuellement la botanique elle-même est plus aisée à apprendre que la nomenclature, qui n'en est que la langue? Me se- roit-il permis de dire qu'un homme au roi t plus tôt fait de graver dans sa mémoire les figures de toutes les plantes, et d'en avoir des idées nettes, ce qui est la vraie botanique, que de retenir tous les noms que les différentes méthodes donnent à ces plantes, et que par conséquent la langue est devenue plus difficile que la science? Voici, ce me semble, comment cela est arrivé. On a d'abord divisé les végétaux suivant les différentes grandeurs; on a dit : Il y a de grands ar- bres, de petits arbres, des arbrisseaux, des sous-ar- brisseaux, de grandes plantes, de petites plantes, et des herbes. Voilà le fondement d'une méthode que l'on divise et sous-divise ensuite par d'autres relations de grandeurs et de formes, pour donner à chaque es- pèce un caractère particulier. Après la méthode faite sur ce plan , il est venu des gens qui ont examiné cette distribution, et qui ont dit : Mais cette méthode, fon- dée sur la grandeur relative des végétaux, ne peut pas se soutenir; car il y a dans une espèce, comme dans celle du chêne , des grandeurs si différentes, qu'il y a des espèces de chênes qui s'élèvent à cent pieds de hauteur, et d'autres espèces de chêne qui ne s'é- lèvent jamais à plus de deux pieds. Il en est de même, proportion gardée, des châtaiguiers, des pins, des aloès, et d'une infinité d'autres espèces de plantes. On ne doit donc pas, a-t-on dit, déterminer les gen- res des plantes par leur grandeur, puisque ce signe est 6o équivoque et ineertain ; et l'on a abandonné avec rai- son cette méthode. D'autres sont venus ensuite, qui, croyant faire mieux, ont dit : Il faut, pour connoître les plantes, s'attacher aux parties les plus apparentes ; et comme les feuilies sont ce qu'il y a de plus appa- rent, il faut arranger les plantes par la forme, la gran- deur, et la position des feuilles. Sur ce projet, on a fait une autre méthode ; on l'a suivie pendant quelque temps : mais ensuite on a reconnu que les feuilles de presque toutes les plantes varient prodigieusement se- lon les différents âges et les différents terrains; que leur forme n'est pas plus constante que leur gran- deur, que leur position est encore plus incertaine. On a donc été aussi peu content de cette méthode que de la précédente. Enfin quelqu'un a imaginé, et je crois que c'est Gesner, que le Créateur avoit mis dans la fructification des plantes un certain nombre de ca- ractères différents et invariables, et que c'étoit de ce point qu'il falloit partir pour faire une méthode; et comme cette idée s'est trouvée vraie jusqu'à un cer- tain point, en sorte que les parties de la génération des plantes se sont trouvées avoir quelques différen- ces plus constantes que toutes les autres parties de la plante prises séparément, on a vu tout d'un coup s'élever plusieurs méthodes de botanique, toutes fon- dées à peu près sur ce même principe. Parmi ces mé- thodes, celle deM.deïournefort est la plus remarqua- ble, la plusingénieuse, et la plus complète. Cet illustre" botaniste a senti les défauts d'un système qui seroit purement arbitraire : en homme d'esprit, i! a évité les absurdités qui se trouvent dans la plupart des autres méthodes de ses contemporains, et il a fait ses distri- L HISTOIRE NATURELLE. Gl butions et ses exceptions avec une science et une adresse infinies : il avoit , en un mot, mis la botani- que au point de se passer de toutes les autres métho- des, et il l'avoit rendue susceptible d'un certain degré de perfection. Mais il s'est élevé un autre méthodiste, qui, après avoir loué son système, a tâché de le dé- truire pour établir le sien, et qui, ayant adopté , avec M. de Tournefort, les caractères tirés de la fructifica- tion, a employé toutes les parties de la génération des plantes, et surtout les étamines, pour en faire la distribution de ses genres, et, méprisant la sage at- tention de M. de Tournefort à ne pas forcer la nature au point de confondre, en vertu de son système, les objets les plus différents, comme les arbres avec les herbes, a mis ensemble et dans les mêmes classes le mûrier et l'ortie, la tulipe et 1 epine-vinette , l'orme et la carotte, la rose et la fraise, le chêne et la pim- prenelle. N'est-ce pas se jouer de la nature et de ceux qui l'étudient? et si tout cela n'étoit pas donné avec une certaine apparence d'ordre mystérieux, et enve- loppé de grec et d'érudition botanique, auroit-on tant tardé à faire apercevoir le ridicule d'une pareille méthode, ou plutôt à montrer la confusion qui résulte d'un assemblage si bizarre? Mais ce n'est pas tout, et je vais insister, parce qu'il est juste de conserver à M. de Tournefort la gloire qu'il a méritée par un tra- vail sensé et suivi, et parce qu'il ne faut pas que les gens qui ont appris la botanique par la méthode de Tournefort, perdent leur temps à étudier cette nou- velle méthode, où tout est changé, jusqu'aux noms et aux surnoms des plantes. Je dis donc que celte nou- velle méthode, qui rassemble dans ia même classe 6s manière d'étudier des genres de plantes entièrement dissemblables, a encore, indépendamment de ces disparates, des dé- fauts essentiels, et des inconvénients plus grands que toutes les méthodes qui ont précédé. Comme les ca- ractères des genres sont pris de parties presque infi- niment petites, il faut aller le microscope à la main pour reconnoître un arbre ou une plante : la grandeur, la figure, le port extérieur, les feuilles, toutes les par- ties apparentes, ne servent plus à rien ; il n'y a que les étamines; et si l'on ne peut pas voiries étamines, on ne sait rien, on n'a rien vu. Ce grand arbre que vous apercevez n'est peut-être qu'une pimprenelle ; il faut compter ses étamines pour savoir ce que c'est ; et comme ses étamines sont souvent si petites qu'elles échappent à l'œil simple ou à la loupe, il faut un mi- croscope. Mais malheureusement encore pour le sys- tème , il y a des plantes qui n'ont point d'étamines, il y a des plantes dont le nombre des étamines varie, et voilà la méthode en défaut comme les autres, mal- gré la loupe et le microscope1. Après cette exposition sincère des fondements sur lesquels on a bâti les différents systèmes de botanique, il est aisé de voir que le grand défaut de tout ceci est une erreur de métaphysique dans le principe même de ces méthodes. Cette erreur consiste àméconnoîlre i. Hoc vero systema, Linnaei scilicet, jam cognitis plantarurn me- tliodis longe vilius et inferius non solùm, sed cl insuper nimis coac- ium, lubricum et fallax, imô lusorium deprehenderim, et quidem in lantùm, ut non solùm quoad disppsitioneoi et dénomination cm plan- tarurn énormes confusiones post se trahat, sed et \\x non plenaria doclrinsD botanicœ solidioris obscuratio et perturbalio indè fncrit metuenda. ( Vaniloq. Botan. Spécimen réfutât um à Sîegesbeck. Pctro- poli, 17/11. ) l'histoire naturelle. 63 la marche de la nature, qui se fait toujours par nuan- ces, et à vouloir juger d'un tout par une seule de ses parties : erreur bien évidente, et qu'il est étonnant de retrouver partout; car presque tous les nomencla- teurs n'ont employé qu'une partie, comme les dents, les ongles, ou ergots, pour ranger les animaux, les feuilles ou les fleurs pour distribuer les piantes , au lieu de se servir de toutes les parties et de chercher les différences ou les ressemblances dans l'individu tout entier. C'est renoncer volontairement au plus grand nombre des avantages que la nature nous offre pour la connoître , que de refuser de se servir de tou- tes les parties des objets que nous considérons; et quand môme on seroit assuré de trouver dans quel- ques parties prises séparément des caractères constants et invariables, il ne faudroit pas pour cela réduire la connoissance des productions naturelles à celle de ces parties constantes qui ne donnent que des idées par- ticulières et très imparfaites du tout; et il me paroît que le seul moyen de faire une méthode instructive et naturelle c'est de mettre ensemble les choses qui se ressemblent, et de séparer celles qui diffèrent les unes des autres. Si les individus ont une ressemblance par- faite, ou les différences si petites qu'on ne puisse les apercevoir qu'avec peine, ces indivklus seront de la même espèce; si les différences commencent à être sensibles, et qu'en même temps il y ait toujours beau- coup plus de ressemblances que de différences, ïes individus seront d'une autre espèce, mais du même genre que les premiers; et si ces différences sont en- core pins marquées, sans cependant excéder les res- semblances, alors les individus seront non seulement (>4 manière d'étudier d'une autre espèce, mais môme d'un autre genre que les premiers et les seconds, et cependant ils seront en- core de la môme classe, parce qu'ils se ressemblent plus qu'ils ne diffèrent : mais si au contraire le nom- bre des différences excède celui des ressemblances, alors les individus ne sont pas même de la môme classe. Yoilà l'ordre méthodique que l'on doit suivre dans l'arrangement des productions naturelles; bien en- tendu que les ressemblances et les différences seront prises non seulement d'une partie, mais du tout en- semble, et que cette méthode d'inspection se portera sur la forme, sur la grandeur, sur le port extérieur, sur les différentes parties, sur leur nombre, sur leur position, sur la substance môme de la chose, et qu'on se servira de ces éléments en petit ou en grand nom- bre, à mesure qu'on en aura besoin; de sorte que si un individu, de quelque nature qu'il soit, est d'une figure assez singulière pour être toujours reconnu au premier coup d'œil , on ne lui donnera qu'un nom; mais si cet individu a de commun avec un autre la figure, et qu'il en diffère constamment par la gran- deur, la couleur, la substance, ou par quelque autre qualité très sensible, alors on lui donnera le môme nom, en y ajoutant un adjectif pour marquer cette différence; et ainsi de suite, en mettant autant d'ad- jectifs qu'il y a de différences, on sera sûr d'exprimer tous les attributs différents de chaque espèce, et on ne craindra pas de tomber dans les inconvénients des méthodes trop particulières dont nous venons de par- ler, et sur lesquelles je me suis beaucoup étendu, parce que c'est un défaut commun à toutes les mé- thodes de botanique et d'histoire naturelle, et que L HISTOIRE NATURELLE. 65 les systèmes qui ont été faits pour les animaux sont encore plus défectueux que les méthodes de botani- que : car, comme nous l'avons déjà insinué , on a voulu prononcer sur la ressemblance et la différence des animaux en n'employant que le nombre des doigts ou ergots, des dents, et des mamelles; projet qui res- semble beaucoup à celui des examines, et qui est en effet du même auteur. Il résulte de tout ce que nous venons d'exposer, qu'il y a dans l'étude de l'histoire naturelle deux écueils également dangereux : le premier, de n'avoir aucune méthode; et le second, de vouloir tout rapporter à un système particulier. Dans le grand nombre de gens qui s'appliquent maintenant à cette science, on pour- roi t trouver des exemples frappants de ces deux ma- nières si opposées, et cependant toutes deux vicieuses. La plupart de ceux qui, sans aucune étude précé- dente de l'histoire naturelle , veulent avoir des cabinets de ce genre, sont de ces personnes aisées, peu occu- pées, qui cherchent à s'amuser, et regardent comme un mérite d'être mises au rang des curieux : ces gens là commencent par acheter, sans choix, tout ce qui leur frappe les yeux; ils ont l'air de désirer avec pas- sion les choses qu'on leur dit être rares et extraordi- naires : ils les estiment au prix qu'ils les ont acquises ; ils arrangent le tout avec complaisance, ou l'entassent avec confusion , et finissent bientôt par se dégoûter. D'autres, au contraire, et ce sont les plus savants, après s'être rempli la tête de noms, de phrases, de méthodes particulières, viennent à en adopter quel- qu'une, ou s'occupent à en faire une nouvelle, et, travaillant ainsi toute leur vie sur une même ligne et BUFFGN. I. 5 66 manière d'étudier dans une fausse direction, et voulant tout ramener à leur point de vue particulier, ils se rétrécissent l'esprit, cessent de voir les objets tels qu'ils sont, et finissent par embarrasser la science et la charger dupoids étran- ger de toutes leurs idées. On ne doit donc pas regarder les méthodes que les auteurs nous ont données sur l'histoire naturelle en général, ou sur quelques unes de ses parties, comme les fondements de la science, et on ne doit s'en ser- vir que comme de signes dont on est convenu pour s'entendre. En effet, ce ne sont que des rapports ar- bitraires et des points de vue différents sous lesquels on a considéré les objets de la nature ; et en ne fai- sant usage des méthodes que dans cet esprit, on peut en tirer quelque utilité : car quoique cela ne paroisse pas fort nécessaire , cependant il pourroit être bon qu'on sût toutes les espèces de plantes dont les feuil- les se ressemblent, toutes celles dont les fleurs sont semblables, toutes celles qui nourrissent de certaines espèces d'insectes, toutes celles qui ont un certain nombre d'étamines, toutes celles qui ont de certaines glandes excrétoires; et de même dans les animaux, tous ceux qui ont un certain nombre de mamelles, tous ceux qui ont un certain nombre de doigts. Cha- cune de ces méthodes n'est, à parler vrai, qu'un dic- tionnaire où l'on trouve les noms rangés dans un ordre relatif à cette idée , et par conséquent aussi arbitraire que l'ordre alphabétique : mais l'avantage qu'on en pourroit tirer c'est qu'en comparant tous ces résultats, on se retrou veroit enfin à la vraie méthode , qui est la description complète et l'histoire exacte de chaque chose en particulier. L'HISTOIRE NxVriJRELLE. Qn C'est ici le principal but qu'on doive se proposer : on peut se servir d'une méthode déjà faite comme d'une commodité pour étudier; on doit la regarder comme une facilité pour s'entendre : mais le seul et le vrai moyen d'avancer la science est de travailler à la description et à l'histoire des différentes choses qui en font l'objet. Les choses par rapport à nous ne sont rien en elles- mêmes; elles ne sont encore rien lorsqu'elles ont un nom ; mais elles commencent à exister pour nous lors- que nous leur connoissons des rapports , des proprié- tés; ce n'est même que par ces rapports, que nous pouvons leur donner une définition : or la définition, telle qu'on la peut faire par une phrase, n'est encore que la représentation très imparfaite de la chose, et nous ne pouvons jamais bien définir une chose sans la décrire exactement. C'est cette difficulté de faire une bonne définition que l'on retrouve à tout moment dans toutes les méthodes , dans tous les abrégés qu'on a tâché de faire pour soulager la mémoire : aussi doit- on dire que dans les choses naturelles il n'y a rien de bien défini que ce qui est exactement décrit; or, pour décrire exactement, il faut avoir vu, revu, examiné, comparé la chose qu'on veut décrire , et tout cela sans préjugé, sans idée de système; sans quoi la descrip- tion n'a plus le caractère de la vérité, qui est le seul qu'elle puisse comporter. Le style même de la des- cription doit être simple, net, et mesuré; il n'est pas susceptible d'élévation, d'agréments, encore moins d'é- carts, de plaisanterie, ou d'équivoque : le seul orne- ment qu'on puisse lui donner c'est de la noblesse dans l'expression , du choix et de la propriété dans les termes. 6§ manière d'étudier Dans le grand nombre d'auteurs qui ont écrit sur l'histoire naturelle, il y en a fort peu qui aient bien décrit. Représenter naïvement et nettement les cho- ses, sans les charger ni les diminuer, et sans y rien ajouter de son imagination , est un talent d'autant plus louable qu'il est moins brillant, et qu'il ne peut être senti que d'un petit nombre de personnes capables d'une certaine attention nécessaire pour suivre les choses jusque dans les petits détails. Rien n'est plus commun que des ouvrages embarrassés d'une nom- breuse et sèche nomenclature , de méthodes ennuyeu- ses et peu naturelles dont les auteurs croient se faire un mérite ; rien de si rare que de trouver de l'exacti- tude dans les descriptions, de la nouveauté dans les faits , de la finesse dans les observations. Aldrovande, le plus laborieux et le plus savant de tous les naturalistes, a laissé, après un travail de soixante ans, des volumes immenses sur l'histoire na- turelle, qui ont été imprimés successivement, et la plupart après sa mort : on les réduiroit à la dixième partie si on en ôtoit toutes les inutilités et toutes les choses étrangères à son sujet. A cette prolixité près, qui, je l'avoue, est accablante, ses livres doivent être regardés comme ce qu'il y a de mieux sur la totalité de l'histoire naturelle. Le plan de son ouvrage est bon , ses distributions sont sensées , ses divisions bien marquées, ses descriptions assez exactes, monotones, à la vérité, mais fidèles. L'historique est moins bon; souvent il est mêlé de fabuleux, et l'auteur y laisse voir trop de penchant à la crédulité. J'ai été frappé, en parcourant cet auteur, d'un défaut ou d'un excès qu'on retrouve presque dans l'histoire naturelle. 69 tous les livres faits il y a cent ou deux cents ans, et que les savants d'Allemagne ont encore aujourd'hui ; c'est de cette quantité d'érudition inutile dont ils grossissent à dessein leurs ouvrages, en sorte que le sujet qu'ils traitent est noyé dans une quantité de matières étran- gères, sur lesquelles ils raisonnent avec tant de com- plaisance, et s'étendent avec si peu de ménagement pour les lecteurs, qu'ils semblent avoir oublié ce qu'ils avoient à vous dire, pour ue vous raconter que ce qu'ont dit les autres. Je me représente un homme comme Aldrovande , ayant une fois conçu le dessein de faire un corps complet d'histoire naturelle; je le vois dans sa bibliothèque lire successivement les an- ciens, les modernes, les philosophes, les théologiens, les jurisconsultes, les historiens, les voyageurs, les poètes, et lire sans autre but que de saisir tous les mots, toutes les phrases qui, de près ou de loin, ont rapport à son objet; je le vois copier et faire copier toutes ces remarques, et les ranger par lettres alpha- bétiques, et, après avoir rempli plusieurs portefeuilles de notes de toute espèce, prises souvent sans examen et sans choix, commencer à travailler un sujet particulier, et ne vouloir rien perdre de tout ce qu'il a ramassé; en sorte qu'à l'occasion de l'histoire naturelle du coq ou du bœuf, il vous raconte tout ce qui. a jamais été dît des coqs ou des bœufs, tout ce que les anciens en ont pensé, tout ce qu'on a imaginé de leurs vertus, de leur caractère, de leur courage, toutes les choses auxquelles on a voulu les employer, tous les contes que les bonnes femmes en ont faits, tous les miracles qu'on leur a fait faire dans certaines religions, tous les sujets de super- stition qu'ils ont fournis , toutes les comparaisons que "jO manière d'étudier les poètes en ont tirées, tons les attributs que certains peuples leur ont accordés, toutes les représentations qu'on en fait dans les hiéroglyphes, dans les armoi- ries, en un mot, toutes les fables dont on s'est jamais avisé au sujet des coqs ou des bœufs. Qu'on juge après cela de la portion d'histoire naturelle qu'on doit s'at- tendre à trouver dans ce fatras d'écritures ; et si en ef- fet l'auteur ne l'eût pas mise dans des articles séparés des autres, elle n'auroit pas été trouvable , ou du moins elle n'auroit pas valu la peine d'y être cherchée. On s'est tout-à-fait corrigé de ce défaut dans ce siè- cle : l'ordre et la précision avec laquelle on écrit main- tenant ont rendu les sciences plus agréables, plus ai- sées; et je suis persuadé que cette différence de style contribue peut-être autant à leur avancement que l'esprit de recherche qui règne aujourd'hui; car nos prédécesseurs cherchoient comme nous, mais ils ra- massoient tout ce qui se présentoit; au lieu que nous rejetons ce qui nous paroît avoir peu de valeur, et que nous préférons un petit ouvrage bien raisonné à un gros volume bien savant : seulement il est à craindre que, venant à mépriser l'érudition, nous ne venions aussi à imaginer que l'esprit peut suppléer a tout, et que la science n'est qu'un vain nom. Les gens sensés cependant sentiront toujours que la seule et vraie science est la connoissance des faits : l'esprit ne peut pas y suppléer, et les faits sont dans les sciences ce qu'est l'expérience dans la vie civile. On pourroit donc diviser toutes les sciences en deux classes principales, qui contiendroient tout ce qu'il convient à l'homme de savoir : la première est l'his- toire civile, et la seconde l'histoire naturelle, toutes L HISTOIRE NATURELLE. £1 deux fondées sur des faits qu'il est souvent important et toujours agréable de connoître. La première est l'étude des hommes d'état, la seconde est celle des philosophes ; et quoique l'utilité de celle-ci ne soit peut-être pas aussi prochaine que celle de l'autre, on peut cependant assurer que l'histoire naturelle est la source des autres sciences physiques et la mère de tous les arts. Combien de remèdes excellents la mé- decine n'a-t-elle pas tirés de certaines productions de la nature jusqu'alors inconnues î combien de ri- chesses les arts n'ont-ils pas trouvées dans plusieurs matières autrefois méprisées! Il y a plus, c'est que toutes les idées des arts ont leurs modèles dans les pro- ductions de la nature : Dieu a créé, et l'homme imite ; toutes les inventions des hommes, soit pour la néces- sité, soit pour la commodité, ne sont que des imita- tions assez grossières de ce que la nature exécute avec la dernière perfection. Mais sans insister plus long-temps sur l'utilité qu'on doit tirer de l'histoire naturelle, soit par rapport aux autres sciences, soit par rapport aux arts, revenons à notre objet principal, à la manière de l'étudier et de la traiter. La description exacte et l'histoire fidèle de chaque chose est, comme nous l'avons dit, le seul but qu'on doive se proposer d'abord, Dans la descrip- tion, l'on doit faire entrer la forme, la grandeur, le poids, les couleurs, les situations de repos et de mou- vements, la position des parties, leurs rapports, leur figure, leur action, et toutes les fonctions extérieures. Si l'on peut joindre à tout cela l'exposition des par- ties intérieures, la description n'en sera que plus complète; seulement on doit prendre garde de loin- ^'2 MANIÈRE J) ETUDIER ber dans de trop petits détails, ou de s'appesantir sur la description de quelque partie peu importante, et de traiter trop légèrement les choses essentielles et principales. L'histoire doit suivre la description , et doit uniquement rouler sur les rapports que les cho- ses naturelles ont entre elles et avec nous. L'histoire d'un animal doit être non pas l'histoire de l'individu, mais celle de l'espèce entière de ces animaux; elle doit comprendre leur génération, le temps de la pre- gnation, celui de l'accouchement, le nombre des pe- tits, les soins des pères et des mères, leur espèce d'é- ducation, leur instinct, les lieux de leur habitation, leur nourriture, la manière dont ils se la procurent, leurs mœurs, leurs ruses, leur chasse, ensuite les ser- vices qu'ils peuvent nous rendre, et toutes les utili- tés ou les commodités que nous pouvons en tirer; et lorsque dans l'intérieur du corps de l'animal il y a des choses remarquables, soit par la conformation, soit par les usages qu'on en peut faire , on doit les ajouter ou à la description ou à l'histoire : mais ce seroit un objet étranger à l'histoire naturelle que d'entrer dans un examen anatomique trop circonstancié, ou du moins ce n'est pas son objet principal; et il faut conserver ces détails pour servir de mémoires sur l'anatomie comparée. Ce plan général doit être suivi et rempli avec toute l'exactitude possible ; et pour ne pas tomber dans une répétition trop fréquente du même ordre, pour évi- ter la monotonie du style, il faut varier la forme des descriptions et changer le fd de l'histoire selon qu'on le jugera nécessaire; de même pour rendre les des- criptions moins sèches, y mêler quelques faits, quel- L HISTOIRE NATURELLE. *)Ô ques comparaisons, quelques réflexions sur les usages des différentes parties ; en un mot, faire en sorte qu'on puisse vous lire sans ennui, aussi bien que sans con- tention. A l'égard de l'ordre général et de la méthode de distribution des différents sujets de l'histoire natu- relle, on pourroit dire qu'il est purement arbitraire, et dès lors on est assez le maître de choisir celui qu'on regarde comme le plus commode ou le plus communément reçu. Mais avant que de donner les raisons qui pourroient déterminer à adopter un ordre plutôt qu'un autre, il est nécessaire de faire encore quelques réflexions, par lesquelles nous tâcherons de faire sentir ce qu'il peut y avoir de réel dans les divi- sions que l'on a faites des productions naturelles. Pour le reconnoître, il faut nous défaire un instant de tous nos préjugés, et même nous dépouiller de nos idées. Imaginons un homme qui a en effet tout ou- blié, ou qui s'éveille tout neuf pour les objets qui l'environnent; plaçons cet homme dans une campa- gne où les animaux, les oiseaux, les poissons, les plantes, les pierres, se présentent successivement à ses yeux. Dans les premiers instants, cet homme ne distinguera rien et confondra tout : mais laissons ses idées s'affermir peu à peu par des sensations réitérées des mêmes objets; bientôt il se formera une idée gé- nérale de la matière animée, il la distinguera aisément de la matière inanimée, et peu de temps après, il dis- tinguera très bien la matière animée de la matière vé- gétative, et naturellement il arrivera à cette première grande division, animal, végétal, et minéral; et comme il aura pris en même temps une idée nette de ces 74 3ianière d'étudier grands objets si différents, la terre , Xair, et Veau, il viendra en peu de temps à se former une idée parti- culière des animaux qui habitent la terre, de ceux qui demeurent dans l'eau, et de ceux qui s'élèvent dans l'air; et par conséquent il se fera aisément à lui- même cette seconde division, animaux quadrupèdes* oiseaux , poissons. Il en est de même, dans le règne végétal, des arbres, et des plantes; il les distinguera très bien, soit par leur grandeur, soit par leur sub- stance, soit par leur figure. Yoilà ce que la simple ins- pection doit nécessairement lui donner, et ce qu'avec une très légère attention il ne peut manquer de re- connoître. C'est là aussi ce que nous devons regarder comme réel , et ce que nous devons respecter comme une division donnée parla nature même. Ensuite met- tons-nous à la place de cet homme, ou supposons qu'il ait acquis autant de connoissances et qu'il ait au- tant d'expérience que nous en avons : il viendra à ju- ger les objets de l'histoire naturelle par les rapports qu'ils auront avec lui; ceux qui lui seront les plus nécessaires, les plus utiles, tiendront le premier rang; par exemple, il donnera la préférence, dans l'ordre des animaux, au cheval, au chien, au bœuf, etc., et il connoîtra toujours mieux ceux qui lui seront les plus familiers : ensuite il s'occupera de ceux qui, sans être familiers, ne laissent pas que d'habiter les mô- mes lieux, les mêmes climats, comme les cerfs, les lièvres, et tous les animaux sauvages; et ce ne sera qu'après toutes ces connoissances acquises que sa cu- riosité le portera à rechercher ce que peuvent être les animaux des climats étrangers, comme les élé- phants, les dromadaires, etc. Il en sera de même pour l'histoire naturelle. 75 les poissons, pour les oiseaux, pour les insectes, pour les coquillages, pour les plantes, pour les minéraux, et pour toutes les autres productions de la nature : il les étudiera à proportion de l'utilité qu'il en pourra tirer; il les considérera à mesure qu'ils se présenteront plus familièrement, et il les rangera dans sa tête relative- ment à cet ordre de ses connoissances, parce que c'est en effet l'ordre selon lequel il les a acquises, et selon lequel il lui importe de les conserver. Cet ordre, le plus naturel de tous, est celui que nous avons cru devoir suivre. Notre méthode de dis- tribution n'est pas plus mystérieuse que ce qu'on vient de voir : nous partons des divisions générales, telles qu'on vient de les indiquer, et que personne ne peut contester; ensuite nous prenons les objets qui nous intéressent le plus par les rapports qu'ils ont avec nous; de là nous passons peu à peu jusqu'à ceux qui sont les plus éloignés et qui nous sont étrangers; et nous croyons que cette façon simple et naturelle de considérer les choses est préférable aux méthotles les plus recherchées et les plus composées, parce qu'il n'y en a pas une, et de celles qui sont faites, et de toutes celles que l'on peut faire, où il n'y ait plus d'ar- bitraire que dans celle-ci, et qu'à tout prendre il nous est plus facile, plus agréable, et plus utile, de con- sidérer les choses par rapport à nous que sous aucun autre point de vue. Je prévois qu'on pourra nous faire deux objections: la première, c'est que ces grandes divisions que nous regardons comme réelles ne sont peut-être pas exac- tes; que, par exemple, nous ne sommes pas sûrs qu'on puisse tirer une ligne de séparation entre le ~6 îiamï;re d'étudier règne animal et le règne végétal, ou bien entre le rè- gne végétal et le minéral, et que dans la nature il peut se trouver des choses qui participent également des propriétés de l'un et de l'autre, lesquelles par conséquent ne peuvent entrer ni dans l'une ni dans l'autre de ces divisions. A cela je réponds que s'il existe des choses qui soient exactement moitié animal et moitié plante, ou moitié plante et moitié minéral, etc., elles nous sont encore inconnues, en sorte que dans le fait la divi- sion est entière et exacte; et l'on sent bien que plus les divisions seront générales, moins il y aura de ris- que de rencontrer des objets mi-partis qui participe- roient de la nature des deux choses comprises dans ces divisions : en sorte que cette même objection que nous avons employée avec avantage contre les distri- butions particulières, ne peut avoir lieu lorsqu'il s'a- gira de divisions aussi générales que l'est celle-ci, sur- tout si l'on ne rend pas ces divisions exclusives, et si l'on ne prétend pas y comprendre sans exception , non seulement tous les êtres connus, mais encore tous ceux qu'on pourroit découvrir à l'avenir. D'ail- leurs, si l'on y fait attention, l'on verra bien que nos idées générales n'étant composées que d'idées parti- culières, elles sont relatives à une échelle continue d'objets, de laquelle nous n'apercevons nettement que les milieux, et dont les deux extrémités fuient et échappent toujours de plus en plus à nos considé- rations; de sorte que nous ne nous attachons jamais qu'au gros des choses, et que par conséquent on ne doit pas croire que nos idées, quelque générales qu'elles puissent être, comprennent les idées parti- L HISTOIRE NATURELLE. 77 culières de toutes les choses existantes et possibles. La seconde objection qu'on nous fera sans doute c'est qu'en suivant dans notre ouvrage l'ordre que nous avons indiqué, nous tomberons dans l'inconvé- nient de mettre ensemble des objets très différents : par exemple, dans l'histoire des animaux, si nous com- mençons par ceux qui nous sont les plus utiles, les plus familiers, nous serons obligés de donner l'his- toire du chien après ou avant celle du cheval ; ce qui ne paroît pas naturel, parce que ces animaux sont si différents à tous autres égards, qu'ils ne paroisse nt point du tout faits pour être mis si près l'un de l'au- tre dans un traité d'histoire naturelle : et on ajoutera peut-être qu'il auroit mieux valu suivre la méthode ancienne de la division des animaux en so/ipèdes^pieds- fourcliuSy et fissipcdeSj ou la méthode nouvelle de la division des animaux par les dents et les mamelles, etc. Cette objection, qui d'abord pourroit paroître spé- cieuse, s'évanouira dès qu'on l'aura examinée. Ne vaut- il pas mieux ranger non seulement dans un traité d'histoire naturelle, mais même dans un tableau ou partout ailleurs, les objets dans l'ordre et dans la po- sition où ils se trouvent ordinairement, que de les forcer à se trouver ensemble en vertu d'une supposi- tion? Ne vaut-il pas mieux faire suivre le cheval, qui est solipède, par le chien, qui est fissipède , et qui a coutume de le suivre en effet, que par un zèbre qui nous est peu connu, et qui n'a peut-être d'au- tre rapport avec le cheval que d'être solipède? D'ail- leurs, n'y a-t-il pas le même inconvénient pour les dif- férences dans cet arrangement que dans le nôtre? Un lion, parce qu'il est fissipède, ressemble-t-il à un 78 manière d'étudier rat, qui est aussi fissîpède, plus qu'un cheval ne res- semble à un chien? Un éléphant solipède ressemble- t-il plus à un âne, solipède aussi, qu'à un cerf, qui est pied-fourchu? Et si on veut se servir de la nou- velle méthode, dans laquelle les dents et les mamel- les sont les caractères spécifiques et sur lesquels sont fondées les divisions et les dis ributions, trouvera-t-on qu'un lion ressemble plus à une chauve-souris qu'un cheval ne ressemble à un chien? ou bien, pour faire notre comparaison encore plus exactement, un che- val ressemble-t-il plus à un cochon qu'à un chien , ou un chien ressemble-t-il plus à une taupe qu'à un cheval 1? Et puisqu'il y a autant d'inconvénients et des différences aussi grandes dans ces méthodes d'ar- rangement que dans la nôtre, et que d'ailleurs ces méthodes n'ont pas les mêmes avantages, et qu'elles sont beaucoup plus éloignées de la façon ordinaire et naturelle de considérer les choses, nous croyons avoir eu des raisons suffisantes pour lui donner la préfé- rence, et ne suivre dans nos distributions que l'ordre des rapports que les choses nous ont paru avoir avec nous-mêmes. Nous n'examinerons pas en détail toutes les mé- thodes artificielles que l'on a données pour la divi- sion des animaux : elles sont toutes plus ou moins sujettes aux inconvénients dont nous avons parlé au sujet des méthodes de botanique; et il nous paroît que l'examen d'une seule de ces méthodes suffit pour faire découvrir les défauts des autres : ainsi nous nous bornerons ici à examiner celle de M. Linnaeus, qui est la plus nouvelle, afin qu'on soit en état de juger l, Voyez Linnaeus, Syst. nai., pages 65 et suiv. L HISTOIRE NATURELLE. "9 sï nous avons eu raison de la rejeter, et de nous at- tacher seulement à l'ordre naturel dans lequel tous ïes hommes ont coutume de voir et de considérer les choses. M. Linnaeus divise tous les animaux en six classes; savoir, les quadrupèdes, les oiseaux, les amphibies, les poissons, les insectes, et les vers. Cette première divi- sion est, comme l'on voit, très arbitraire et fort in- complète , car elle ne nous donne aucune idée de certains genres d'animaux, qui sont cependant peu considérables et très étendus, les serpents, par exem- ple , les coquillages, les crustacés : et il paroît au premier coup d'œil qu'ils ont été oubliés; car on n'i- magine pas d'abord que les serpents soient des am- phibies, les crustacés des insectes, et les coquillages des vers. Au lieu de ne faire que six classes, si cet auteur en eût fait douze ou davantage , et qu'il eût dit les quadrupèdes, les oiseaux, les reptiles, les amphi- bies, les poissons cétacés, les poissons ovipares, les poissons mous, les crustacés, les coquillages, les in- sectes de terre , les insectes de mer, les insectes d'eau douce, etc., il eût parlé plus clairement, et ses divi- sions eussent été plus vraies et, moins arbitraires; car, en général , plus on augmentera le nombre des divi- sions des productions naturelles, plus on approchera du vrai, puisqu'il n'existe réellement, dans la nature que des individus, et que les genres, les ordres, et les classes, n'existent que dans notre imagination. Si l'on examine les caractères généraux qu'il em- ploie , et la manière dont il fait ses divisions particu-, Hères, on y trouvera encore des défauts bien plus es* sentiels : par exemple, un caractère général coinme GO MANIERE D ETUDIER celui pris des mamelles pour la division des quadru- pèdes, devroit au moins appartenir à tous les quadru- pèdes ; cependant depuis Aristote on sait que le che- val n'a point de mamelles. Il divise la classe des quadrupèdes en cinq ordres : le premier, antliropomorpka; le second, ferœ; le troi- sième, glires; le quatrième, j ufnenta; et le cinquième, pecora; et ces cinq ordres renferment, selon lui, tous les animaux quadrupèdes. On va voir par l'exposition et l'énumération même de ces cinq ordres, que cette division est non seulement arbitraire, mais encore très mal imaginée ; car cet auteur met dans le premier ordre l'homme, le singe, le paresseux, et le lézard écailleux. Il faut bien avoir la manie de faire des clas- ses pour mettre ensemble des êtres aussi différents que l'homme et le paresseux, ou le singe et le lézard écailleux. Passons au second ordre qu'il appelle ferœ, les bêtes féroces. Il commence en effet par le lion, le tigre; mais il continue par le chat, la belette, la loutre, le veau marin, le chien, l'ours, le blaireau, et il finit par le hérisson, la taupe, et la chauve-sou- ris. Auroit-on jamais cru que le nom de ferœ en latin, bêtes sauvages ou féroces enfrançois, eût pu être donné à la chauve-souris, à la taupe, au hérisson; que les animaux domestiques, comme le chien et le chat, fussent des bêtes sauvages? et n'y a-t-il pas à cela une aussi grande équivoque de bon sens que de mots? Mais voyons le troisième ordre, glires, les loirs. Os loirs de M. Linnaeus sont le porc-épic, le lièvre, l'é- cureuil, le castor, et les rats. J'avoue que dans tout cela je ne vois qu'une espèce de rat qui soit en effet un loir. Le quatrième ordre est celui des juin enta, ou l'histoire naturelle. &* bêtes de somme. Ces bêtes de somme sont l'éléphant, l'hippopotame , la musaraigne , le cheval , et le co- chon; autre assemblage, comme on voit, qui est aussi gratuit et aussi bizarre que si l'auteur eût travaillé dans le dessein de le rendre tel. Enfin le cinquième ordre, pecora, ou le bétail, comprend le chameau, le cerf, le bouc, le bélier, et le bœuf: mais quelle différence n'y a-t-il pas entre un chameau et un bé- lier, ou entre un cerf et un bouc? et quelle raison peut-on avoir pour prétendre que ce soient des ani- maux du même ordre, si ce n'est que, voulant abso- lument faire des ordres, et n'en faire qu'uu petit nom- bre , il faut bien y recevoir des bêtes de toute espèce? Ensuite, en examinant les dernières divisions des ani- maux en espèces particulières, on trouve que le loup- cervier n'est qu'une espèce de chat, le renard et le loup une espèce de chien, la civette une espèce de blaireau, le cochon -d'Inde une espèce de lièvre, le rat d'eau une espèce de castor, le rhinocéros une es- pèce d'éléphant, l'âne une espèce de cheval, etc. ; et tout cela parce qu'il y a quelques petits rapports en- tre le nombre des mamelles et des dents des animaux, ou quelque ressemblance légère dans la forme de leurs cornes. Voilà pourtant, et sans y rien omettre, à quoi se ré- duit ce système de la nature pour les animaux quadru- pèdes. Ne seroit-il pas plus simple, plus naturel, et plus vrai, de dire qu'un âne est un âne, et un chat un chat, que de vouloir, sans savoir pourquoi , qu'un âne soit un cheval , et un chat un loup-cervier? On peut juger par cet échantillon de tout le reste du système. Les serpents, selon cet auteur, sont des BFFFON. I. 6 82 manière d'étudier amphibies ; les écrevisses sont des insectes , et non seulement des insectes, mais des insectes du même ordre que les poux et les puces; et tous les coquil- lages, les crustacés, et les poissons mous, sont des vers; les huîtres, les moules, les oursins, les étoiles de mer, les sèches, etc. , ne sont, selon cet auteur, que des vers. En faut -il davantage pour faire sentir combien toutes ces divisions sont arbitraires, et cette méthode mal fondée? On reproche aux anciens de n'avoir pas fait des méthodes, et les modernes se croient fort au dessus d'eux parce qu'ils ont fait un grand nombre de ces arrangemenls méthodiques et de ces dictionnaires dont nous venons de parler : ils se sont persuadés que cela seul suffit pour prouver que les anciens n'avoient pas, à beaucoup près, autant de connoissances en his- toire naturelle que nous en avons. Cependant c'est tout le contraire, et nous aurons dans la suite de cet ouvrage mille occasions de prouver que les anciens étoient beaucoup plus avancés et plus instruits que nous ne le sommes, je ne dis pas en physique, mais dans l'histoire naturelle des animaux et des minéraux, et que les faits de cette histoire leur étoient bien plus familiers qu'à nous, qui aurions dû profiter de leurs découvertes et de leurs remarques. En attendant qu'on en voie des exemples en détail, nous nous contenterons d'indiquer ici les raisons générales qui suffiroient pour le faire penser, quand même on n'en auroit pas des preuves particulières. La langue grecque est une des plus anciennes et celle dont on a fait le plus long-temps usage. Avant et depuis Homère on a écrit et parlé grec jusqu'au l'histoire naturelle. 83 treizième ou quatorzième siècle, et actuellement en- core le grec corrompu par les idiomes étrangers ne diffère pas autant du grec ancien que l'italien diffère du latin. Cette langue, qu'on doit regarder comme Ja plus parfaite et la plus abondante de toutes, étoit , dès le temps d'Homère , portée à un grand point de perfection , ce qui suppose nécessairement une an- cienneté considérable avant le siècle môme de ce grand poète ; car l'on pourroit estimer l'ancienneté ou la nou- veauté d'une langue par la quantité plus ou moins grande des mots et la variété plus ou moins nuancée des constructions. Or, nous avons dans cette langue les noms d'une très grande quantité de choses qui n'ont aucun nom en latin ou en françois : les animaux les plus rares, certaines espèces d'oiseaux, ou de poissons, ou de minéraux, qu'on ne rencontre que très difficilement, très rarement, ont des noms, et des noms constants dans cette langue; preuve évi- dente que ces objets de l'histoire naturelle étoient connus, et que les Grecs non seulement les connois- soient, mais même qu'ils en avoient une idée pré- cise, qu'ils ne pouvoient avoir acquise que par une étude de ces mêmes objets; étude qui suppose né- cessairement des observations et des remarques : ils ont même des noms pour les variétés; et ce que nous ne pouvons représenter que par une phrase , se nomme dans cette langue par un seul substantif. Cette abondance de mots, cette richesse d'expressions nettes et précises, ne supposent-elles pas la même abon- dance d'idées et de connoissances? Ne voit-on pas que des gens qui avoient nommé beaucoup plus de choses que nous, en connoissoient par conséquent 8;j manière d'étudier beaucoup plus? Et cependant ils n'avoient pas fait comme nous des méthodes et des arrangements arbi- traires : ils pensoient que la vraie science est la con- noissance des faits, que pour l'acquérir il falloit se fa- miliariser avec les productions de la nature , donner des noms à toutes, afin de les faire reconnoître, de pouvoir s'en entretenir, de se représenter plus sou- vent les idées des choses rares et singulières, et de multiplier ainsi des connoissances qui, sans cela, se scroient peut-être évanouies, rien n'étant plus sujet à l'oubli que ce qui n'a point de nom : tout ce qui n'est pas d'un usage commun ne se soutient que par le se- cours des représentations. D'ailleurs, les anciens qui ont écrit sur l'histoire naturelle étoient de grands hommes, et qui ne s'é- toient pas bornés à cette seule étude : ils avoient l'es- prit élevé, des connoissances variées, approfondies, et des vues générales ; et s'il nous paroît, au premier coup d'oeil , qu'il leur manquât un peu d'exactitude dans de certains détails , il est aisé de reconnoître , en les lisant avec réflexion , qu'ils ne pensoient pas que les petites choses méritassent une attention aussi grande que celle qu'on leur a donnée dans ces derniers temps ; et quelque reproche que les modernes puissent faire aux anciens, il me paroît qu'Aristote, Théophraste, et Pline, qui ont été les premiers naturalistes, sont aussi les plus grands à certains égards. L'Histoire des Ani- maux d'Aristote est peut-être encore aujourd'hui ce que nous avons de mieux fait en ce genre, et il seroit fort à désirer qu'il nous eût laissé quelque chose d'aussi complet sur les végétaux et sur les minéraux ; mais les deux livres des plantes, que quelques auteurs lui l'histoire naturelle. 85 attribuent, ne ressemblent pas à ses autres ouvrages, et ne sont pas en effet de lui 1. Il est vrai que la bo- tanique n'étoit pas fort en honneur de son temps : les Grecs, et même les Romains, ne la regardoient pas comme une science qui dût exister par elle-même et qui dût faire un objet à part; ils ne la considéroient que relativement à l'agriculture, au jardinage, à la mé- decine, et aux arts : et quoique Théophraste, disciple d'Aristote, connût plus de cinq cents genres de plan- tes, et que Pline en cite plus de mille, ils n'en par- lent que pour nous en apprendre la culture, ou pour nous dire que les unes entrent dans la composition des drogues, que les autres sont d'usage pour les arts, que d'autres servent à orner nos jardins, etc.; en un mot, ils ne les considèrent que par l'utilité qu'on en peut tirer, et ils ne se sont pas attachés à les décrire exactement. L'histoire des animaux leur étoit mieux connue que celle des plantes. Alexandre donna des ordres et fit des dépenses très considérables pour rassembler des animaux et en faire venir de tous les pays, et il mit Aristote en état de les bien observer. Il paroît par son ouvrage qu'il les connoissoit peut-être mieux et sous des vues plus générales qu'on ne les connoît aujour- d'hui. Enfin, quoique les modernes aient ajouté leurs découvertes à celles des anciens, je ne vois pas que nous ayons sur l'histoire naturelle beaucoup d'ouvra- ges modernes qu'on puisse mettre au dessus d'Aris- tote et de Pline; mais comme la prévention naturelle qu'on a pour son siècle pourroit persuader que ce que je viens de dire est avancé témérairement, je vais j. Voyez le Commentaire de Scaliger. 86 MANIÈRE D'ÉTUDIER faire en peu de mots l'exposition du plan de leurs ou- vrages. Aristote commence son Histoire des Animaux par établir des différences et des ressemblances générales entre les différents genres d'animaux; au lieu de les diviser par de petits caractères particuliers, comme l'ont fait les modernes, il rapporte historiquement tous les faits et toutes les observations qui portent sur des rapports généraux et sur des caractères sensibles; il tire ces caractères de la forme, de la couleur, de la grandeur, et de toutes les qualités extérieures de l'animal entier, et aussi du nombre et de la position de ses parties, de la grandeur, du mouvement, de la forme de ses membres , des rapports semblables ou différents qui se trouvent dans ces mêmes parties com- parées, et il donne partout des exemples pour se faire mieux entendre. Il considère aussi les différences des animaux par leur façon de vivre, leurs actions et leurs mœurs, leurs habitations, etc. 11 parle des parties qui sont communes et essentielles aux animaux, et de celles qui peuvent manquer et qui manquent en effet à plusieurs espèces d'animaux. Le sens du toucher, dit-il , est la seule chose qu'on doive regarder comme nécessaire, et qui ne doit manquer à aucun animal; et comme ce sens est commun à tous les animaux, il n'est pas possible de donner un nom à la partie de leur corps dans laquelle réside la faculté de sentir. Les parties les plus essentielles sont celles par les- quelles l'animal prend sa nourriture, celles qui reçoi- vent et digèrent cette nourriture, et celles par où il rend le superflu. 11 examine ensuite les parties de la génération des animaux, celles de leurs membres et l'histoire naturelle. 87 de leurs différentes parties qui servent à leurs mou- vements et à leurs fonctions naturelles. Ces observa- tions générales et préliminaires font un tableau dont toutes les parties sont intéressantes; et ce grand phi- losophe dit aussi qu'il les a présentées sous cet aspect pour donner un avant-goût de ce qui doit suivre , et faire naître l'attention qu'exige l'histoire particulière de chaque animal , ou plutôt de chaque chose. Il commence par l'homme, et il le décrit le pre- mier, plutôt parce qu'il est l'animal le mieux connu, que parce qu'il est le plus parfait; et, pour rendre sa description moins sèche et plus piquante, il tâche de tirer des connoissances morales en parcourant les rap- ports physiques du corps humain : il indique les ca- ractères des hommes par les traits de leur visage. Se bien connoître en physionomie seroit en effet une science bien utile à celui qui l'auroit acquise ; mais peut-on la tirer de l'histoire naturelle? 11 décrit donc l'homme par toutes sesparties extérieures et intérieures, etcettedescriptionestlaseulequisoitentière:aulieude décrire chaque animal en particulier, il les fait connoî- tre tous par les rapports que toutes les parties de leur corps ont avec celles du corps de l'homme : lorsqu'il décrit, par exemple, la tête humaine, il compare avec elle la tête de différentes espèces d'animaux. Il en est de même de toutes les autres parties ; à la description du poumon de l'homme, il rapporte historiquement tout ce qu'on savoit des poumons des animaux; et il fait l'histoire de ceux qui en manquent. De même, à l'occasion des parties de la génération, il rapporte toutes les variétés des animaux dansla manière de s'ac- coupler, d'engendrer, de porter, et d'accoucher, etc. ; 88 M \ H i ï: H £ 1)' jî X i i> I ]•; i\ à L'occasion du sang, il l'ail l'histoire des animaux qu'elle équivaut à une certitude. En mathématique on suppose ; en physique on pose et on établit. Là ce sont des définitions; ici ce sont des faits. On va de définitions en définitions dans les sciences abstraites; on marche d'observations en observations dans les sciences réelles. Dans les premières on arrive à l'évi- dence , dans les dernières à la certitude. Le mot de vérité comprend l'une et l'autre, et répond par con- séquent à deux idées différentes : sa signification est vague et composée , il n'étoil donc pas possible de la définir généralement; il falloit, comme nous venons de le faire , en distinguer les genres afin de s'en for- mer une idée nette. Je ne parlerai pas des autres ordres de vérités : celles de la morale, par exemple, qui sont en partie réelles et en partie arbitraires, demanderoient une longue discussion qui nous éloigneroit de notre but, et cela d'autant plus qu'elles n'ont pour objet et pour fin que des convenances et des probabilités. 96 manière d'étudier L'évidence mathématique et la certitude physique sont donc les deux seuls points sous lesquels nous devons considérer la vérité ; dès qu'elle s'éloignera de l'une ou de l'autre , ce n'est plus que vraisemblance et probabilité. Examinons donc ce que nous pouvons savoir de science évidente ou certaine ; après quoi nous verrons ce que nous ne pouvons connoître que par conjecture, et enfui ce que nous devons ignorer. Nous savons ou nous pouvons savoir de science évidente toutes les propriétés, ou plutôt tous les rap- ports des nombres, des lignes, des surfaces, et de toutes les autres quantités abstraites; nous pourrons les savoir d'une manière plus complète à mesure que nous nous exercerons à résoudre de nouvelles ques- tions, et d'une manière plus sûre à mesure que nous rechercherons les causes des difficultés. Comme nous sommes les créateurs de cette science, et qu'elle ne comprend absolument rien que ce que nous avons nous-mêmes imaginé , il ne peut y avoir ni obscurités ni paradoxes qui soient réels ou impossibles, et on en trouvera toujours la solution en examinant avec soin les principes supposés, et en suivant toutes les dé- marches qu'on a faites pour y arriver; comme les combinaisons de ces principes et des façons de les employer sont innombrables, il y a dans les mathé- matiques un champ d'une immense étendue de con- noissances acquises et à acquérir, que nous serons toujours les maîtres de cultiver quand nous voudrons, et dans lequel nous recueillerons toujours la même abondance de vérités. Mais ces vérités auroient été perpétuellement de pure spéculation, de simple curiosité, et d'entière L UISTOIKE NATURELLE. 07 ïq utilité; si on n'avoit pas trouve les moyens de les associer aux vérités physiques. Avant que de considé- rer les avantages de cette union, voyons ce que nous pouvons espérer de savoir en ce genre. Les phénomènes qui s'offrent tous les jours à nos yeux, qui se succèdent et se répètent sans interrup- tion et dans tous les cas, sont le fondement de nos connoissances physiques. Il suffit qu'une chose arrive toujours de la même façon, pour qu'elle fasse une certitude ou une vérité pour nous ; tous les faits de la nature que nous avons observés, ou que nous pour- rons observer, sont autant de vérités : ainsi nous pou- vons en augmenter le nombre autant qu'il nous plaira, en multipliant nos observations; notre science n'est ici bornée que par les limites de l'univers. Mais lorsqu'après avoir bien constaté les faits par des observations réitérées, lorsqu'après avoir établi de nouvelles vérités par des expériences exactes, nous voulons chercher les raisons de ces mêmes faits, les causes de ces effets, nous nous trouvons arrêtés, tout à coup, réduits à tacher de déduire les effets d'effets plus généraux, et obligés d'avouer que les causes nous sont et nous seront perpétuellement inconnues, parce que nos sens étant eux-mêmes les effets de causes que nous ne connoissons point, ils ne peuvent nous donner des idées que des effels, et jamais des causes; il faudra donc nous réduire à appeler cause un effet général, et renoncer à savoir au delà. Ces effets généraux sont pour nous les vraies lois de la nature : tous les phénomènes que nous recon- noîtrons tenir à ces lois et en dépendre, seront autant de faits expliqués, autant de vérités comprises; ceux ()8 M A N I È [\ E D É T fc) I) I E R que nous ne pourrons y rapporter, seront de simples faits qu'il faut mettre en réserve, en attendant qu'un plus grand nombre d'observations et une plus longue expérience nous apprennent d'autres faits, et nous découvrent la cause physique, c'est-à-dire l'effet gé- néral dont ces effets particuliers dérivent. C'est ici où l'union des deux sciences mathématique et physique peut donner de grands avantagés : l'une donne le combien , et l'autre le comment des choses ; et comme il s'agit ici de combiner et d'estimer des probabilités pour juger si un effet dépend plutôt dune cause que d'une autre, lorsque vous avez imaginé par la phy- sique le comment, c'est-à-dire lorsque vous avez vu qu'un tel effet pourroit bien dépendre de telle cause , vous appliquez ensuite le calcul pour vous assurer du combien de cet effet combiné avec sa cause; et si vous trouvez que le résultat s'accorde avec les observa- tions, la probabilité que vous avez deviné juste, aug- mente si fort, qu'elle devient une certitude, au lieu que sans ce secours elle seroit demeurée simple pro- babilité. Il est vrai que cette union des mathématiques et de la physique ne peut se faire que pour un très petit nombre de sujets : il faut pour ceîa que les phéno- mènes que nous cherchons à expliquer, soient sus- ceptibles d'être considérés d'une manière abstraite, et que de leur nature ils soient dénués de presque toutes qualités physiques; car pour peu qu'ils soient composés, le calcul ne peut plus s'y appliquer. La plus belle et la plus heureuse application qu'on en ait ja- mais faite, est au système du monde ; et il faut avouer que si Newton ne nous eùl donné que les idées phy- L HISTOIRE NATURELLE. 99 sïques de son système, sans les avoir appuyées sur des évaluations précises et mathématiques, elles n'au- roient pas eu, à beaucoup près, la même force : mais on doit sentir en même temps qu'il y a très peu de su- jets aussi simples, c'est-à-dire aussi dénués de quali- tés physiques que l'est celui-ci; car la distance des planètes est si grande , qu'on peut les considérer les unes à l'égard des autres comme n'étan t que des points. On peut en même temps, sans se tromper, faire abs- traction de toutes les qualités physiques des planètes, et ne considérer que leur force d'attraction : leurs mouvements sont d'ailleurs les plus réguliers que nous connoissions, et n'éprouvent aucun retardement par la résistance. Tout cela concourt à rendre l'explication du système du monde un problème de mathématique, auquel il ne falloit qu'une idée physique heureuse- ment conçue pour la réaliser; et cette idée est d'avoir pensé que la force qui fait tomber les graves à la sur- face de la terre, pourroit bien être la même que celle qui retient la lune dans son orbite. Mais, je le répète, il y a bien peu de sujeLs en phy- sique où l'on puisse appliquer aussi avantageusement les sciences abstraites, et je ne vois guère que l'astro- nomie et l'optique auxquelles elles puissent être d'une grande utilité : l'astronomie par les raisons que nous venons d'exposer, et l'optique parce que la lumière étant un corps presque infiniment petit , dont les effets s'opèrent en ligne droite avec une vitesse presque in- finie, ses propriétés sont presque mathématiques; ce qui fait qu'on peut y appliquer avec quelque succès le calcul et les mesures géométriques. Je ne parlerai pas des mécaniques, parce que la mécanique ration- 100 M À H I E 11 E D E T U D I E R nelle est elle-même une science mathématique et abs- traite , de laquelle la mécanique pratique , ou l'art de faire et de composer les machines, n'emprunte qu'un seul principe par lequel on peut juger tous les effets en faisant abstraction des frottements et des autres qualités physiques. Aussi m'a-t-il toujours paru qu'il V avoit une espèce d'abus dans la manière dont on professe la physique expérimentale, l'objet de cette science n'étant point du tout celui qu'on lui prête. La démonstration des effets mécaniques, comme de la puissance des leviers, des poulies, de l'équilibre des solides et des fluides, de l'effet des plans inclinés, de celui des forces centrifuges, etc., appartenant entiè- rement aux mathématiques, et pouvant être saisie par les yeux de l'esprit avec la dernière' évidence, il me paroît superflu, de la représenter à ceux du corps : le vrai but est, au contraire, de faire des expériences sur toutes les choses que nous ne pouvons pas mesurer par le calcul, sur tous les effets dont nous ne connois- sons pas encore les causes, et sur toutes les proprié- lés dont nous ignorons les circonstances; cela seul peut nous conduire à de nouvelles découvertes, au lieu que la démonstration des effets mathématiques ne nous apprendra jamais que ce que nous savons déjà. Mais cet abus n'est rien en comparaison des incon- vénients où l'on tombe lorsqu'on veut appliquer la géométrie et le calcul à des objets dont nous ne con- noissons pas assez les propriétés pour pouvoir les me- surer : ou est obligé dans tous ces cas de faire des sup- positions toujours contraires à la nature, de dépouiller le sujet de la plupart de ses qualités, d'en faire un être abstrait qui ne ressemble plus à l'être réel; et L HISTOIRE NATURELLE. 101 lorsqu'on a beaucoup raisonné et calculé sur les rap- ports et les propriétés de cet être abstrait, et qu'on est arrivé à une conclusion tout aussi abstraite, on croit avoir trouvé quelque chose de réel , et on trans- porte ce résultat idéal dans le sujet réel; ce qui pro- duit une infinité de fausses conséquences et d'erreurs. C'est ici le point le plus délicat et le plus important de l'étude des sciences : savoir bien distinguer ce qu'il y a de réel dans un sujet de ce que nous y mettons d'arbitraire en le considérant, reconnoître clairement les propriétés qui lui appartiennent et celles que nous lui prêtons, me paroît être le fondement de la vraie méthode de conduire son esprit dans les sciences; et si on ne perdoit jamais de vue ce principe , on ne fe- roit pas une fausse démarche, on éviterait de tomber dans ces erreurs savantes qu'on reçoit souvent comme des vérités : on verroit disparoître les paradoxes, les questions insolubles des sciences abstraites; on re- connoîtroit les préjugés et les incertitudes que nous portons nous-mêmes dans les sciences réelles; on viendroit alors à s'entendre sur la métaphysique des sciences; on cesseroit de disputer, et on se réuniroit pour marcher dans la même route à la suite de l'expé- rience, et arriver enfin à la connoissance de toutes les vérités qui sont du ressort de l'esprit humain. Lorsque les sujets sont trop compliqués pour qu'on puisse y appliquer avec avantage le calcul et les me- sures, comme le sont presque tons ceux de l'histoire naturelle et de la physique particulière, il me paroît que la vraie méthode de conduire son esprit dans ces recherches, c'est d'avoir recours aux observations, de les rassembler, d'en faire de nouvelles, et en assez 102 MANIÈRE D ÉTUDIER l, HISTOIRE NATURELLE. grand nombre pour nous assurer de la vérité des faits principaux, et de n'employer la méthode mathémati- que que pour estimer les probabilités des conséquen- ces qu'on peut tirer de ces faits; surtout il faut tacher de les généraliser et de bien distinguer ceux qui sont essentiels de ceux qui ne sont qu'accessoires au sujet que nous considérons ; il faut ensuite les lier ensem- ble par les analogies, confirmer ou détruire certains points équivoques par le moyen des expériences, for- mer son plan d'explication sur la combinaison de tous ces rapports, et les présenter dans l'ordre le plus na- turel. Cet ordre peut se prendre de deux façons : la première est de remonter des effets particuliers à des effets plus généraux, et l'autre de descendre du géné- ral au particulier: toutes deux sont bonnes, et le choix de l'une ou de l'autre dépend plutôt du génie de l'auteur que de la nature des choses, qui toutes peuvent être également bien traitées par l'une ou par l'autre de ces manières. Nous allons donner des essais de cette méthode dans les discours suivants, de la Théorie de la Terre, de la Formation des Planètes, et de la Génération des Animaux. ' WVWWWIVWWW.' VWVVAVXVVVWVWVWWVWV.' IWVWVYWVfWlWWlYlVIWYWVVWI SECOND DISCOURS. HISTOIRE ET THEORIE DE LA TERRE. Vicli ego, quod fuerat quondam solidissima tejlus Esse frclum; vicli fraetas ex sequore terras; Et nrocul à pelago concilie fâcuêre riaarinae, Et velus inventa est in uiontibus anchora sumifiis Quodque fuit campus, valleiu decursus aquarui Fecit, et eluvie mous est deductus in aequer. ( Ovid. , Metam , Ub. xv, \. 2C2. ; Il n'est ici question ni de la figure1 de la terre, ni de son mouvement, ni des rapports qu'elle peut avoir à l'extérieur avec les autres parties de l'univers; c'est sa constitution intérieure, sa forme, et sa matière, que nous nous proposons d'examiner. L'histoire gé- nérale de la terre doit précéder l'histoire particulière de ses productions, et les détails des faits singuliers de la vie et des mœurs des animaux, ou de la culture et de la végétation des plantes, appartiennent peut- être moins à l'histoire naturelle que les résultats gé- néraux des observations qu'on a faites sur les diffé- rentes matières qui composent le globe terrestre, sur les éminences, les profondeurs et les inégalités de sa forme, sur le mouvement des mers, sur la direction des montagnes, sur la position des carrières, sur la ra- pidité et les effets des courants de la mer, etc. Ceci est la nature en grand, et ce sont là ses principales 1. Venez ci-après les Preuve? de la Théorie de la terre . art, I. I O } T H E G i\ 1 E 1) E L V T B HP,E. opérations; elles influent sur toutes kks autres, et h* théorie de ces effets esl une première science de la- quelle dépend l'intelligence des phénomènes parti- culiers, aussi bien que la connoissance exacte des substances terrestres; et quand même on voiidroit donner à celte partie des sciences naturelles le nom de physique* tonte physique où l'on n'admet point de systèmes n 'est-elle pas l'histoire de la nature? Dans des sujets d'une vaste étendue dont les rap- ports sont difficiles à rapprocher, où les faits sont in- connus en partie, et pour le reste incertains, il est plus aisé d'imaginer un système que de donner une théorie : aussi la théorie de la terre n'a-t-elle jamais été traitée que d'une manière vague et hypothétique. Je ne parlerai donc que légèrement des idées singu- lières de quelques auteurs qui ont écrit sur celle ma- tière. L'un1, plus ingénieux que raisonnable, astronome convaincu du système de INewton, envisageant tous les événements possibles du cours et de la direction des astres, explique, à l'aide d'un calcul mathémati- que, par la queue d'une comète, tous les change- ments qui sont arrivés au globe terrestre. Un autre2, théologien hétérodoxe, la tête échauf- fée de visions poétiques, croit avoir vu créer l'uni- vers. Osant prendre le style prophétique, après nous avoir dit ce qu'étoit la terre au sortir du néant, ce que le déluge y a changé, ce qu'elle a été, et ce qu'elle est, il nous prédit ce qu'elle sera, même après la destruction du genre humain. i. Whiston. Voyez les Preuves de In Théorie; de la terre, art. 11. :?. Uurnct, Voyez les Preuves de la Théorie de La terre , ;irl. III. THEORIE DE LA TE RUE. 1 <>.* Un troisième 4, à la vérité meilleur observateur que les deux premiers, mais tout aussi peu réglé dans ses idées, explique, par un abîme immense d'un liquide contenu dans les entrailles du globe, les principaux phénomènes de la terre, laquelle, selon lui, n'est qu'une croûte superficielle et fort mince, qui sert d'enveloppe au fluide qu'elle renferme. Toutes ces hypothèses, faites au hasard, et qui ne portent que sur des fondements ruineux, n'ont point éclairci les idées, et ont confondu les faits. On a mêlé la fable à la physique : aussi ces systèmes n'ont été reçus que de ceux qui reçoivent tout aveuglément, incapables qu'ils sont de distinguer les nuances du vrai- semblable, et plus flattés du merveilleux que frappés du vrai. Ce que nous avons à dire au sujet de la terre sera sans doute moins extraordinaire, et pourra paroître commun en comparaison des grands systèmes dont nous venons de parler : mais on doit se souvenir qu'un historien est fait pour décrire et non pour inventer, qu'il ne doit se permettre aucune supposition, et qu'il ne peut faire usage de son imagination que pour com- biner les observations, généraliser les faits, et en for- mer un ensemble qui présente à l'esprit un ordre méthodique d'idées claires et de rapports suivis et vraisemblables : je dis vraisemblables, car il ne faut pas espérer qu'on puisse donner des démonstrations exactes sur cette matière, elles n'ont lieu que dans les sciences mathématiques; et nos connoissances en physique et en histoire naturelle dépendent de l'expé- rience et se bornent à des inductions. j. Woodward. Voyez les Prouves , art*. IV. 10<3 THEORIE DE LA TERRE. Commençons donc par nous représenter ce que l'expérience de tous les temps et ce que nos propres observations nous apprennent au sujet de la terre. Ce globe immense nous offre , à la surface , des hauteurs, des profondeurs, des plaines, des mers, des marais, des fleuves, des cavernes, des gouffres, des volcans; et à la première inspection nous ne découvrons en tout cela aucune régularité, aucun ordre. Si nous pé- nétrons dans son intérieur, nous y trouverons des mé- taux, des minéraux, des pierres, des bitumes, des sa- bles, des terres, des eaux, et des matières de toute espèce, placées comme au hasard et sans aucune règle apparente. En examinant avec plus d'attention, nous voyons des montagnes1 affaissées, des rochers fendus et brisés, des contrées englouties, des îles nouvelles, des terrains submergés, des cavernes comblées; nous trouvons des matières pesantes souvent posées sur des matières légères; des corps durs environnés de sub- stances molles; des choses sèches, humides, chaudes, froides, solides, friables, toutes mêlées et dans une es- pèce de confusion qui ne nous présente d'autre image que celle d'un amas de débris et d'un monde en ruine. Cependant nous habitons ces ruines avec une en- tière sécurité ; les générations d'hommes, d'animaux, de plantes, se succèdent sans interruption : la terre fournit abondamment à leur subsistance ; la mer a des limites et des lois, ses mouvements y sont assujettis; l'air a ses courants réglés2, les saisons ont leurs retours i. Vide Senec. Quœst., lib. vi, cap. 21; Slrab. Geograpft., îi!>. 1 ; Gros., lil>. 11, cap. 18; Plin., lib. 11, cap. 19; Histoire de l'Académie des Sciences, aimée 1708, page a-3. a. Voyez les Preuves», art. XIV. THEORIE DE LA TERRE* K>; périodiques et certains, la verdure n'a jamais manqué de succéder aux frimas; tout nous paroît être dans l'or- dre : la terre, qui tout à l'heure n'étoit qu'uu chaos, est un séjour délicieux, où régnent le calme et l'har- monie, où tout est animé et conduit avec une puis- sance et une intelligence qui nous remplissent d'ad- miration , et nous élèvent jusqu'au Créateur. Ne nous pressons donc pas de prononcer sur l'irré- gularité que nous voyons à la surface de la terre, et sur le désordre apparent qui se trouve dans son inté- rieur : car nous en reconnoîtrons bientôt l'utilité, et môme la nécessité; et en y faisant plus d'attention, nous y trouverons peut-être un ordre que nous ne soupçonnions pas, et des rapports généraux que nous n'apercevions pas au premier coup d'œil. A la vérité, nos connoissances à cet égard seront toujours bornées : nous ne coiinoissons point encore la surface entière 'l du globe : nous ignorons en partie ce qui se trouve au fond des mers ; il y en a dont nous n'avons pu sonder les profondeurs; nous ne pouvons pénétrer que dans l'écorce de !a terre, et les 2 plus grandes cavités, les mines3 les plus profondes % ne descendent pas à la huit millième partie de son diamètre. Nous ne pouvons donc juger que de la couche extérieure et presque su- perficielle; l'intérieur de la masse nous est entière- ment inconnu. On sait que, volume pour volume, la terre pèse quatre fois plus que le soleil. On a aussi le rapport de sa pesanteur avec les autres planètes : mais ce n'est qu'une estimation relative; l'unité de mesure i. Voyez les Preuves, art. Vf. ?.. Voyez Trans. phll. abrig., vol. If. page o'»ô, 5. Vbjez Boyies Works, roLlU, page b5«. MM THEORIE DE LA PEU HE. nous manque, le pouls réel tlo la matière nous étant inconnu : en sorte que l'intérieur de la terre pourroit être ou vide ou rempli d'une matière mille lois plus pesante que l'or, e! nous n'avons aucun moyen de le reconnoître; à peine pouvons-nous former sur cela quelques l conjectures raisonnables "\ i. \ tM ei les Preuves, art. 1 •>. Lorsque j';»i écrit ce Traita de la Théoiie de la terre, en 174 1 • je n'étois pas instruit de tocs les faits par lesquels on peut reconnoître que la densité du globe terrestre, prise généralement, est moyenne entre les densités du fer, des marbres, des grès, de la pierre, et du verre, telle que je l'ai déterminée dans, mon premier Mémoire.; je u'a- \ois pas l'ait alors toutes les expériences qui m'ont conduit à ce résul- tat ; il me manquoil .ms>i beaucoup d*observations que j'ai recueillies dans ce long espace de temps : ces expéiiences toutes faites dans la même \ ue . «'t e:-s obsen ations . nouvelles pour la plupart . ont étendu mes premières idées, et m'en ont fait naître d'autres accessoires et même plus élevées; en sorte que ces conjectures raisonnables que je soupçonnois dès lors qu'on pouvoit former, me paroisscnl être deve nues des inductions très plausibles, desquelles il résulte que le globe de la tene est principalement composé, depuis la surface jusqu'au centre, d'une matière vitreuse un peu plus dense que le verre pur; la lune, d'une matière aussi dense que la pierre calcaire; Mars, d'une matière à peu près aussi dense que celle du marbre; Vénus, d'une matière un peu plus dense que l'emeril ; Mereure . d'une matière un peu plus dense que l'étain; Jupiter, d'une matière moins dense que la uraie; et Saturne, d'une matière presque aussi légère que la pierre ponce; et enfin que les satellites de ces deux grosses planètes sont composés d'une matière encore plus légère quelcur planète principale. Il est certain que le centre de gravité du globe, ou plutôt du sphé- roïde terrestre, coïncide avec son centre de grandeur, et que l'axe sur lequel il tourne passe par ces Mêmes centres, c'est-à dire par le mi- lieu du sphéroïde, et que par conséquent il est de menu- densité dans toutes ses parties correspondantes : s'il en étoit autrement , et que le centre vie grandeur ue coïncidât pas avec le centre de gravité, l'axe de rotation se trouveroit alors plus d'un côté que de L'autre ; et . dans les différents hémisphères de la terre . la durée de la révolution paroîtroit inégale. Or» cette révolution est parfaitement La même pour tous les TH BOB i B m: là TE BR B. i 09 Il faut donc nous borner à examiner et à décrire la surface de la terre, et ta petite épaisseur intérieure climats : ainsi toutes les parties correspondantes du globe sont . Voyez les Preuves , art. IX et XII. 2. Voyez Lettres phil. dé Bourguet , page 181. 5. Vide Varenii Geogr. , p. 69. 4. Voyez les Preuves, art. X. THEORIE DE LA TERRE. 1 1 f) voisines, et qui ne sont séparées que par un bras ou par un petit trajet de mer, sont composées des mêmes matières, et que les lits de terre sont les mêmes de l'un et de l'autre côté1. Je vois que les volcans se 2 trouvent tous dans les hautes montagnes, qu'il y en a un grand nombre dont les feux sont entièrement éteints, que quelques uns de ces volcans ont des cor- respondances3 souterraines, et que leurs explosions se font quelquefois en même temps. J'aperçois une correspondance semblable entre certains lacs et les mers voisines. Ici sont des fleuves et des torrents * qui se perdent- tout à coup, et paroissent se précipiter dans les entrailles de la terre ; là est une mer intérieure où se rendent cent rivières, qui y portent de toutes parts une énorme quantité d'eau, sans jamais augmenter ce lac immense, qui semble rendre par des voies souter- raines tout oe qu'il reçoit par ses bords; et, chemin faisant, je reconnois aisément les pays anciennement habités, je les distingue de ces contrées nouvelles, où le terrain paroît encore tout brut, où les fleuves sont remplis de cataractes, où les terres sont en partie sub- mergées, marécageuses, ou trop arides, où la distri- bution des eaux est irrégulière, où des bois incultes couvrent toute la surface des terrains qui peuvent produire. Entrant dans un plus grand détail, je vois que la première couche5, qui enveloppe le globe, est partout i . Voyez les Preuves , art. VIL 2. Ibïd., art. XVI. 3. Vide Kircher. Mund. subter. in praef. 4- Voyez Varen. Geogr., page /|3. 5. Voyez les Preuves , art. VII. 1 1 6 T UEO R 1 E J) E L A T E R RE. d'une même substance ; que cette substance, qui sert à faire croître et à nourrir les végétaux et les animaux, n'est elle-même qu'un composé de parties animales et végétales détruites ou plutôt réduites en petiles par- ties, dans lesquelles l'ancienne organisation n'est pas sensible. Pénétrant plus avant , je trouve la vraie terre ; je vois des couches de sable, de pierres à chaux, d'ar- gile, de coquillages, de marbre, de gravier, de craie, de plâtre, etc. , et je remarque que ces1 couches sont toujours posées parallèlement les unes2 sur les autres, et que chaque couche a la même épaisseur dans toute son étendue. Je vois que dans les collines voisines les mêmes matières se trouvent au même niveau , quoi- que les collines soient séparées par des intervalles profonds et considérables. J'observe que dans tous les lits déterre, et'8 même dans les couches plus solides, comme dans les rochers, dans les carrières de marbres et de pierres, il y a des fentes, que ces fentes sont perpendiculaires à l'horizon, et que, dans les plus grandes comme dans les plus petites pro- fondeurs , c'est une espèce de règle que la nature suit constamment. Je vois de plus que dans l'inté- rieur de la terre, sur la cime des monts4 et dans les lieux les plus éloignés de la mer, on trouve des co- quilles, des squelettes de poissons de mer, des plan- tes marines, etc., qui sont entièrement semblables aux coquilles, aux poissons, aux plantes actuelle- ment vivantes dans la mer, et qui en effet sont ab- t. Voyez les Preuves, art. VII. ■?. Voyez Wooâward, page l\\, etc. 3. Voyez les Preuves, ut. VIII. A. îbid. T HÉORIE DE LA TEÊRE. I 1 7 solument les mêmes. Je remarque que ces coquil- les pétrifiées sont en prodigieuse quantité, qu'on en trouve dans une infinité d'endroits, qu'elles sont renfermées dans l'intérieur des rochers et des autres masses de marbre et de pierre dure, aussi bien que dans les craies et dans les terres; et que non seule- ment elles sont renfermées dans toutes ces matières , mais qu'elles y sont incorporées, pétrifiées, et rem- plies de la substance même qui les environne. Enfin, je me trouve convaincu, par des observations réitérées, que les marbres, les pierres, les craies, les marnes, les argiles , les sables , et presque toutes les matières terrestres, sont remplies de1 coquilles et d'autres dé- bris de la mer, et cela par toute la terre, et dans tous les lieux où l'on a pu faire des observations exactes. Tout cela posé, raisonnons. Les changements qui sont arrivés au globe terrestre, depuis deux et même trois mille ans, sont fort peu considérables en comparaison des révolutions qui ont dû se faire dans les premiers temps après la création ; car il est aisé de démontrer que comme toutes les matières terrestres n'ont acquis de la solidité que par l'action continuée de la gravité et des autres forces qui rapprochent et réunissent les particules de la ma- tière, la surface de la terre devoit être au commen- cement beaucoup moins solide qu'elle ne l'est deve- nue dans la suite, et que par conséquent les mêmes causes qui ne produisent aujourd'hui que des change- ments presque insensibles dans f espace de plusieurs siècles, dévoient causer alors de très grandes révolu- i. Voyez Sténon, Woodward, Ray, Bourguet. Scheuchzer, les Trans. philos., tes Mémoires de C Académie, etc. llcj THÉORIE DE LA TERRE. lions dans un petit nombre d'années. En eilet, ilpa- roit certain que la terre, actuellement sèche et habitée, a été autrefois sous les eaux de lainer, et que ces eaux étoient supérieures aux sommets des plus hautes mon- tagnes, puisqu'on trouve sur ces montagnes et jusque sur leurs sommets des productions marines et des coquilles i qui, comparées avec les coquillages vi- i. Ceci exige une explication, et demande même quelques restric- tions. 11 est certain et reconnu par mille et mille observations, qu'il se trouve des coquilles et d'autres productions de la mer sur toute la sur- face de la terre actuellement habitée, et même sur les montagnes, à une très grande hauteur. J'ai avancé, d'après l'autorité de Woodward , qui , le premier, a recueilli ces observations , qu'on trouvoit aussi des coquilles jusque sur les sommets des plus hautes montagnes; d'autant que j'étois assuré par moi-même et par d'autres observations assez ré- centes, qu'il y en a dans les Pyrénées et les Alpes, à 900, 1000, 1200, et i5oo toises de hauteur au dessus du niveau de la mer; qu'il s'en trouve de même dans les montagnes de l'Asie, et qu'enfui dans les Cordilièrcs, en Amérique, on en a nouvellement découvert un banc à plus de 2000 toises au dessus du niveau de la mer*. On ne peut donc pas douter que, dans toutes les différentes parties du monde, et jusqu'à la hauteur de i5oo ou 2000 toises au dessus du niveau des mers actuelles, la surface du globe n'ait été couverte des eaux, et pendant un temps assez long poury produire ces coquillages et. les laisser multiplier; car leur quantité est si considérable, queleurs débris forment des bancs de plusieurs lieues d'étendue, souvent de plu- sieurs toises d'épaisseur sur une largeur indéfinie; en sorte qu'ils com- * M. Le Gentil, de l'Académie des Sciences , m'a communiqué par écrit, le 4 décembre 1771, le fait suivant : « Don Antonio de Ulloa , dit-il, me chargea, en passant par Cadix, de remettre de sa part à l'Académie deux coquilles pétrifiées, qu'il tira l'année 1761 de la montagne où est le vif-ar- gent, dans le gouvernement de Guanca-Felica au Pérou, dont la latitude méridionale est de i3 à 14 degrés. A l'endroit où ces eoquilles ont été tirées, le mercure se soutient à 17 pouces 1 ligne 1 quart ; ce qui répond à 2222 toises 1 tiers de hauteur au dessus du niveau de la mer. » Au plus haut de la montagne, qui n'est pas à beaucoup près la plus élevée de ce canton, le mercure se soutient à 1(1 pouces 6 lignes; ce qui répond à 2337 toises 2 tiers. » A la ville de Guanca-Velica , le mercure se soutient à 16 pouces a ligne et demie , qui répondent à 1949 toises. » Don Antonio de Ulloa m'a dit qu'il a détaché ces coquilles d'un banc fort épais, dont il ignore l'étendue, et qu'il travaillait actuellement à un mémoire relatif à ces observations : ces coquilles son I du genre des peignes ou des grandes pèlerines. » THÉORIE DE LA TERRE, 1 1 () vants, sont les mêmes, et qu'on ne peut douter de leur parfaite ressemblance, ni de l'identité de leurs posent une partie assez considérable des couches extérieures de la sur- face du globe , c'est-à-dire, toute la matière calcaire, qui, comme l'on sait, est très commune et très abondante en plusieurs contrées. Mais au dessus des plus hauts points d'élévation , c'est-à-dire , au dessus de i5ooou2ooo toises de hauteur, et souvent plus bas, on a remarqué que les sommets de plusieurs montagnes sont composés de roc vif, de granité, et d'autres matières vilrescibles produites par le feu primitif, lesquelles ne contiennent en etfet ni coquilles, ni madrépores, ni rien qui ait rapport aux matières calcaires. On peut donc en inférer que la mer n'a pas atteint, ou du moins n'a surmonté que pendant un petit temps, ces parties les plus élevées et ces pointes les plus avancées de la surface de la terre. Comme l'observation de don Ulloa, que nous venons de citer au sujet des coquilles trouvées sur les Gordilières, pourroit paroi tre encore dou- teuse , ou du moins comme isolée et ne faisant qu'un seul exemple , nous devons rapporter à l'appui de son témoignage celui d'Alphonse Barba , qui dit qu'au milieu de la partie la plus montagneuse du Pérou, on trouve des coquilles de toutes grandeurs, les unes concaves et les au- tres convexes, et très bien imprimées. Ainsi l'Amérique, comme toutes les autres parties du monde , a également été couverte par les eaux de la mer; et si les premiers observateurs ont cru qu'on ne trouvoit point de co- quilles sur les montagnes des Cordillères, c'est que ces montagnes, les plus élevées de la terre, sont pour la plupart des volcans actuellement agissants , ou des volcans éteints, lesquels, par leurs éruptions, ont re- couvert de matières brûlées toutes les terres adjacentes; ce qui a non seu lement enfoui, mais détruit toutes les coquilles qui pouvoient s'y trou- ver. 11 ne seroit donc pas étonnant qu'on ne rencontrât point de produc- tions marins autour de ces montagnes, qui sont aujourd'hui ou qui ont été autrefois embrasées ; car le terrain qui les enveloppe ne doit être qu'un composé de cendres, de scories, de verre, de lave , et d'autres ma- tières brûlées ou vitriliées; ainsi il n'y a d'autre fondement à l'opinion de ceux qui prétendent que la mer n'a pas couvert les montagnes, si ce n'est qu'il y a plusieurs de leurs sommets où l'on ne voit aucune co- quille ni autres productions marines. Mais comme on trouve en une infinité d'endroits, et jusqu'à i5oo et 2000 toises de hauteur, des co- quilles et d'autres productions de la mer, il est évident qu'il y a eu peu de pointes ou crêtes de 'montagnes qui n'aient été surmontées par 120 THEORIE DE LA TERRE. espèces. Il paroît aussi que les eaux de la mer ont sé- journé quelque temps sur cette terre, puisqu'on trouve en plusieurs endroits des bancs de coquilles si prodi- gieux et si étendus, qu'il n'est pas possible qu'une aussi grande4 multitude d'animaux ait été tout à la fois vivante en même temps. Cela semble prouver aussi que , quoique les matières qui composent la surface de la terre fussent alors dans un état de mollesse qui les rendoit susceptibles d'être aisément divisées, re- muées et transportées par les eaux, ces mouvements ne se sont pas faits tout à coup, mais successivement et par degrés; et comme on trouve quelquefois des pro- ductions de la mer à mille et douze cents pieds de pro- fondeur, il paroît que cette épaisseur de terre ou de pierre étant si considérable, il a fallu des années pour la produire ; car, quand on voudroit supposer que dans le déluge universel tous les coquillages eussent été enlevés du fond des mers et transportés sur toutes les parties de la terre, outre que cette supposition seroit difficile à établir2, il est clair que comme on trouve ces coquilles incorporées et pétrifiées dans les mar- bres et dans les rochers des plus hautes montagnes, il faudroit donc supposer que ces marbres et ces ro- chers eussent été tous formés en même temps et pré- cisément dans l'instant du déluge, et qu'avant cette grande révolution il n'y avoit sur le globe terrestre ni les eaux , et que les endroits où on ne trouve point de coquilles , indi- quent seulement que les animaux qui les ont produites ne s'y sont pas habitués, et que les mouvements de la mer n'y ont point amené les débris de ses productions , comme elle en a amené sur tout le reste de la surface du globe. (Àdd. Buff. ) 1. Voyez les Preuves, art. VIII. 2. Voyez les Preuves, art. V. THÉORIE DE LA TERRE. T *> 1 montagnes 5 ni marbres, ni rochers, ni craies, ni au- cune autre matière semblable à celles que nous con- noissons, qui presque toutes contiennent des coquilles et d'autres débris des productions de la mer. D'ail- leurs, la surface de la terre devoit avoir acquis au temps du déluge un degré considérable de solidité, puisque la gravité avoit agi sur les matières qui la com- posent pendant plus de seize siècles; et par consé- quent il ne paroît pas possible que les eaux du déluge aient pu bouleverser les terres à la surface du globe jusqu'à d'aussi grandes profondeurs, dans le peu de temps que dura l'inondation universelle. Mais, sans insister plus long-temps sur ce point, qui sera discuté dans la suite, je m'en tiendrai maintenant aux observations qui sont constantes, et aux faits qui sont certains. On ne peut douter que les eaux de la mer n'aient séjourné sur la surface de la terre que nous ha- bitons, et que par conséquent cette même surface de notre continent n'ait été pendant quelque temps le fond d'une mer, dans laquelle tout se passoit comme tout se passe actuellement dans la mer d'aujourd'hui. D'ail- leurs, les couches des différentes matières qui com- posent la terre étant, comme nous l'avons remarqué1, posées parallèlement et de niveau, il est clair que cette position est l'ouvrage des eaux, qui ont auiassé et ac- cumulé peu à peu ces matières, et leur ont donné la même situation que l'eau prend toujours elle-même, c'est-à-dire cette situation horizontale que nous ob- servons presque partout ; car dans les plaines les cou- ches sont exactement horizontales, et il n'y a que dans les montagnes où elles soient inclinées, comme ayant i. Voyez les Preuves , art. Vlï. 122 THEORIE DE LA TERRE. été tonnées par des sédiments déposés sur une base inclinée, c'est-à-dire sur un terrain penchant1. Or, je i. Non seulement les couches oie matières calcaires sont horizonta- les clans les plaines , mais elles le sont aussi clans toutes les montagnes où il n'y a point eu de bouleversement par les tremblements de terre ou par d'autres causes accidentelles; et lorsque ces couches sont incli- nées , c'est que la montagne elle-même s'est inclinée tout en bloc, et qu'elle a été contrainte de pencher d'un côté par la force d'une explo- sion souterraine , ou par l'affaissement d'une partie du terrain cjui lui servoit de base. L'on peut donc dire qu'en général toutes les couches formées par le dépôt et le sédiment des eaux sont horizontales , comme l'eau l'est toujours elle-même, à l'exception de celles qui ont été for- mées sur une base inclinée, c'est-à-dire sur un terrain penchant , comme se trouvent la plupart des mines de charbon de terre. La couche la plus extérieure et superficielle de la terre, soit en plaine, soit en montagne , n'est composée que de terre végétale, dont l'origine est due aux sédiments de l'air, au dépôt des vapeurs et des rosées, et aux détriments successifs des herbes, des feuilles, et des autres par- ties des végétaux décomposés. Cette première couche ne doit point être ici considérée; elle suit partout les pentes et les courbures du terrain , et présente une épaisseur plus ou moins grande , suivant les différentes circonstances locales*. Celle couche de terre végétale est ordinairement bien plus épaisse dans les vallons que sur les collines ; et sa formation est postérieure aux couches primitives du globe , dont les plus anciennes et les plus intérieures ont été formées par le feu , et les plus nouvelles et les plus extérieures ont été formées par les matiè- res transportées et déposées en forme de sédiments par le mouvement des eaux. Celles-ci sont en générai toutes horizontales , et ce n'est que par des causes particulières qu elles paroissent quelquefois inclinées. Les bancs de pierres calcaires sont ordinairement horizontaux ou lé- gèrement inclinés; et de toutes les substances calcaires, la craie est celle dont les bancs conservent le plus exactement la position horizon - * Il y a quelques montagnes dont la surface à la cime est absolument nue, et ne présente que lé roc vif ou le granité, sans aucune végétation que dans les petites fentes, où le vent a porté et accu- mulé les particules de terre. qui ilotlent dans l'air. On assure qu'à quelque distance de la rive du Nil. en remontant ce fleuve , la montagne composée de granité , de porphyre , et de jaspe , s'étend à plus de vingt lieues en longueur, sur une largeur peut-être aussi grande , et que la surface entière dt- la cime de celle énorme carrière est absolument dénuée de végétaux; ce qui forme un vaste déserl . que ni les animaux, ni les oiseaux, ni même les insectes, ne peuvent fréquenter. Mais ces excep- tions particulières et locales ne doivent point être ici considérées. THÉORIE DE LA TERRE. 120 dis que ces couches ont été formées peu à peu, et non pas tout d'un coup par quelque révolution que ce soit, parce que nous trouvons souvent des couches de ma- tière plus pesante posées sur des couches de matière beaucoup plus légère; ce qui ne pourroit être, si, comme le veulent quelques auteurs, toutes ces matiè- res1 dissoutes et mêlées en même temps dans l'eau , se fussent ensuite précipitées au fond de cet élément, parce qu'alors elles eussent produit une toute autre composition que celle qui existe ; les matières les plus pesantes seroient descendues les premières et au plus bas; et chacune se seroit arrangée suivant sa gravité spé- cifique, dans un ordre relatif à leur pesanteur particu- lière, et nous ne trouverions pas des rochers massifs sur des arènes légères, non plus que des charbons de laie : comme la craie n'est qu'une poussière des détriments calcaires, elle a été déposée par les eaux dont le mouvement étoit tranquille et les oscillations réglées, tandis que les matières qui n'étoient que bri- sées et en plus gros volume , ont été transportées par les courants et déposées par le remous des eaux ; en sorte que leurs bancs ne sont pas parfaitement horizontaux comme ceux de la craie. Les falaises de la mer en Normandie sont composées de couches horizontales de craie si régulièrement coupées à plomb, qu'on lesprendroit de loin pour des murs de fortifications. L'on voit entre les couches de craie de petits lits de pierre à fusil noire , qui tranchent sur le blanc de la craie : c'est là l'origine des veines noires dans les marbres blancs. Indépendamment des collines calcaires dont les bancs sont légère- ment inclinés et dont la position n'a point varié, il y en a grand nombre d'autres qui ont penché par différents accidents, et dont toutes les cou- ches sont fort inclinées. On en a de grands exemples dans plusieurs en- droits des Pyrénées, où l'on en voit qui sont inclinées de l\5, 5o, et même 60 degrés au dessous de la ligne horizontale ; ce qui semble prouver qu'il s'est fait de grands changements dans ces montagnes par l'affais- sement des cavernes souterraines sur lesquelles leur masse étoit autre- fois appuyée. ( Add. Bujf. ) 1. Voyez les Preuves, art. IV. 1^4 THEORIE DE LA TERI\E. terre sous des argiles, des glaises sous des marbres, et des métaux sur des sables. . Une chose à laquelle nous devons encore faire at- tention, et qui confirme ce que nous venons de dire sur la formation des couches par le mouvement et par le sédiment des eaux, c'est que toutes les autres cau- ses de révolution ou de changement sur le globe ne peuvent produire les mêmes effets. Les montagnes les plus élevées sont composées de couches parallèles, tout de môme que les plaines les plus basses, et par conséquent on ne peut pas attribuer l'origine et la for- mation des montagnes à des secousses, à des tremble- ments de terre, non plus qu'à des volcans; et nous avons des preuves que s'il se forme quelquefois de pe- tites éminences par ces mouvements convulsifs de la terre1, ces éminences ne sont pas composées de cou- ches parallèles; que les matières de ces éminences n'ont intérieurement aucune liaison, aucune position régulière, et qu'enfin ces petites collines formées par les volcans ne présentent aux yeux que le désordre d'un tas de matière rejetée confusément. Mais cette espèce d'organisation de la terre que nous découvrons partout, cette situation horizontale et parallèle des couches, ne peuvent venir que d'une cause constante et d'un mouvement réglé et toujours dirigé de la même façon. Nous sommes donc assurés, par des observations exactes, réitérées, et fondées sur des faits incontes- tables, que la partie sèche du globe que nous habi- tons a été long-temps sous les eaux de la mer ; par conséquent cette même terre a éprouvé pendant tout t. Voyez les Preuves, art. XVII. THEORIE DE LA TERRE. 1^5 ce temps les mêmes mouvements, les mêmes change- ments queprouvent actuellement les terres couvertes par la mer. II paroît que notre terre a été un fond de mer : pour trouver donc ce qui s'est passé autrefois sur cette terre , voyons ce qui se passe aujourd'hui sur le fond de la mer, et de là nous tirerons des in- ductions raisonnables sur la forme extérieure et la composition intérieure des terres que nous habi- tons. Souvenons-nous donc que la mer a de tout temps, et depuis la création , un mouvement de flux et de reflux causé principalement par la lune; que ce mou- vement, qui dans vingt- quatre heures fait deux fois élever et baisser les eaux, s'exerce avec plus de force sous l'équateur que dans les autres climats. Souvenons- nous aussi que la terre a un mouvement rapide sur son axe, et par conséquent une force centrifuge plus grande à l'équateur que dans toutes les autres parties du globe ; que cela seul , indépendamment des obser- vations actuelles et des mesures, nous prouve qu'elle n'est pas parfaitement sphérique, mais qu'elle est plus élevée sous l'équateur que sous les pôles ; et concluons de ces premières observations, que quand même on supposeroit que la terre est sortie des mains du Créa- teur parfaitement ronde en tout sens ( supposition gratuite , et qui marqueroit bien le cercle étroit de nos idées ), son mouvement diurne et celui du flux et du reflux auroient élevé peu à peu les parties de l'équateur, en y amenant successivement les limons, les terres, les coquillages, etc. Ainsi les plus grandes inégalités du globe doivent se trouver et se trouvent en effet voisines de l'équateur; et comme ce mouve- 1^6 THÉORIE DE LA TERRE. nient de ilux et de reflux1 se fait par des alternatives journalières et répétées sans interruption, il est fort naturel d'imaginer qu'à chaque fois les eaux empor- tent d'un endroit à l'autre une petite quantité de ma- tière, laquelle tombe ensuite comme un sédiment au fond de l'eau, et forme ces couches parallèles et ho- rizontales qu'on trouve partout; car la totalité du mouvement des eaux dans le flux et le reflux étant horizontale, les matières entraînées ont nécessaire- ment suivi la môme direction, et se sont toutes arran- gées parallèlement et de niveau. Mais, dira-t-on, comme le mouvement du flux et reflux est un balancement égal des eaux, une espèce d'oscillation régulière , on ne voit pas pourquoi tout ne seroit pas compensé, et pourquoi les matières ap- portées par le flux ne seroient pas remportées par le reflux; et dès lors la cause de la formation des cou- ches disparoît, et le fond de la mer doit toujours res- ter le même, le flux détruisant les effets du reflux, et l'un et l'autre ne pouvant causer aucun mouvement, aucune altération sensible dans le fond de la mer, et encore moins en changer la forme primitive en y pro- duisant des hauteurs et des inégalités. A cela je réponds que le balancement des eaux n'est point égal, puisqu'il produit un mouvement conti- nuel de la mer de l'orient vers l'occident ; que de plus, l'agitation causée par les vents s'oppose à l'égalité du flux et du reflux, et que de tous les mouvements dont la mer est susceptible, il résultera toujours des trans- ports de terre et des dépôts de matières dans de certains endroits ; que ces amas de matières seront i. Voyez les Preuves , art. XII. THEORIE DE LA TERRE. 12*] composés de couches parallèles et horizontales, les combinaisons quelconques des mouvements de la mer tendant toujours à remuer les terres et à les mettre de niveau les unes sur les autres dans des lieux où elles tombent en forme de sédiment. Mais de plus il est aisé de répondre à cette objection par un fait : c'est que dans toutes les extrémités de la mer où l'on observe le flux et le reflux, dans toutes les côtes qui la bornent, on voit que le flux amène une infinité de choses que le reflux ne remporte pas ; qu'il y a des ter- rains que la mer couvre insensiblement1, et d'autres qu'elle laisse à découvert après y avoir apporté des terres, des sables, des coquilles, etc. , qu'elle dépose, et qui prennent naturellement une situation horizon- tale ; et que ces matières, accumulées par la suite des temps, et élevées jusqu'à un certain point, se trou- vent peu à peu hors d'atteinte des eaux, restent en- suite pour toujours dans l'état de terre sèche, et font partie des continents terrestres. Mais, pour ne laisser aucun doute sur ce point im- portant, examinons de près la possibilité ou l'impossi- bilité de la formation d'une montagne dans le fond de la mer par le mouvement et par le sédiment des eaux. Personne ne peut nier que sur une côte contre laquelle la mer agit avec violence clans le temps qu'elle est agitée par le flux, ces efforts réitérés ne produisent quelque changement, et que les eaux n'emportent à chaque fois une petite portion de la terre de la côte; et quand même elle seroit bornée de rochers, on sait que l'eau use peu à peu ces rochers2, et que par con- i. Voyez les Preuves, art. XIX. ■2. Voyez les Voyages de Shaw, loine II, page 69. 12& THÉORIE DE LA TERRE. séquent elle en emporte de petites parties à chaque fois que la vague se retire après s'être-brisée. Ces par- ticules de pierre ou de terre seront nécessairement transportées par les eaux jusqu'à une certaine distance et dans de certains endroits où le mouvement de l'eau, se trouvant ralenti, abandonnera ces particules à leur propre pesanteur, et alors elles se précipiteront au fond de l'eau en forme de sédiment, et là elles forme- ront une première couche horizontale ou inclinée, sui- vant la position de la surface du terrain sur laquelle tombe cette première couche , laquelle sera bientôt couverte et surmontée d'une autre couche semblable et produite par la môme cause, et insensiblement il se formera dans cet endroit un dépôt considérable de matière, dont les couches seront posées parallèlement les unes sur les autres. Cet amas augmentera toujours par les nouveaux sédiments que les eaux y transpor- teront , et peu à peu par succession de temps il se for- mera une élévation , une montagne dans le fond de la mer, qui sera entièrement semblable aux éminences et aux montagnes que nous connoissons sur la terre , tant pour la composition intérieure que pour la forme extérieure. S'il se trouve des coquilles dans cet en- droit du fond de la mer où nous supposons que se fait notre dépôt, les sédiments couvriront ces coquilles et les rempliront; elles seront incorporées dans les cou- ches de cette matière déposée, et elles feront partie des masses formées par ces dépôts ; on les y trouvera dans la situation -qu'elles auront acquise en y tom- bant, ou dans l'état où elles auront été saisies; car, dans cette opération, celles qui se seront trouvées au fond de la mer lorsque les premières couches se seront dé- THÉORIE DE LA TERRE. 1 29 posées, se trouveront dans la couche la plus basse, et celles qui seront tombées depuis dans ce même en- droit, se trouveront dans les couches plus élevées. Tout de même, lorsque le fond de la mer sera re- mué par l'agitation des eaux , il se fera nécessairement des transports de terre, de vase, de coquilles, et d'au- tres matières, dans de certains endroits où elles se déposeront en forme de sédiments. Or, nous sommes assurés par les plongeurs 1 qu'aux plus grandes pro- fondeurs où ils puissent descendre , qui sont de vingt brasses, le fond de la mer est remué au point que l'eau se mêle avec la terre, qu'elle devient trouble , et que la vase et les coquillages sont emportés par le mou- vement des eaux à des distances considérables; par con- séquent, dans tous les endroits de la mer où l'on a pu descendre, il se fait des transports de terre et de co- quilles qui vont tomber quelque part, et former, en se déposant , des couches parallèles et des éminences qui sont composées comme nos montagnes le sont. Ainsi le flux et le reflux, les vents, les courants, et tous les mouvements des eaux, produiront des inéga- lités dans le fond de la mer, parce que toutes ces cau- ses détachent du fond et des côtes de la mer des ma- tières qui se précipitent ensuite en forme de sédiments. Au reste, il ne faut pas croire que ces transports de matières ne puissent pas se faire à des distances con- sidérables, puisque nous voyons tous les jours des graines et d'autres productions des Indes orientales et occidentales arriver2 sur nos côtes: à la vérité, elles 1. Voyez Boy le' s Works, vol. III, page 232. 2. Particulièrement sur les notes d'Ecosse et d'Irlande. Voyez Ray' s Discourses. bufpoth. 1. 9 1J0 THEORIE DE LA TERRE. sont spécifiquement plus légères que l'eau , au lieu que les matières dont nous parlons sont plus pesantes; mais comme elles sont réduites en poudre impalpable, elles se soutiendront assez long-temps dans l'eau pour être transportées à de grandes distances. Ceux qui prétendent que la mer n'est pas remuée à de grandes profondeurs, ne font pas attention que le flux et le reflux ébranlent et agitent à la fois toute la masse des mers, et que dans un globe qui seroit entièrement liquide il y auroit de l'agitation et du mouvement jusqu'au centre; que la force qui produit celui du flux et du reflux, est une force pénétrante qui agit sur toutes les parties proportionnellement à leurs masses; qu'on pourroit même mesurer et déter- miner par le calcul la quantité de cette action sur un liquide à différentes profondeurs, et qu'enfin ce point ne peut être contesté qu'en se refusant à l'évidence du raisonnement et à la certitude des observations. Je puis donc supposer légitimement que le flux et le reflux, les vents, et toutes les autres causes qui peuvent agiter la mer, doivent produire par le mou- vement des eaux des éminences et des inégalités dans le fond de la mer, qui seront toujours composées de coucbes horizontales ou également inclinées : ces émi- nences pourront, avec Je temps, augmenter considé- rablement, et devenir des collines qui, dans une lon- gue étendue de terrain, se trouveront, comme les ondes qui les auront produites, dirigées du même sens, et formeront peu à peu une chaîne de montagnes. Ces hauteurs une fois formées feront obstacle à l'uni formité du mouvement des eaux, et il en résultera des mouvements particuliers dans le mouvement généra THEORIE DE LA TERRE. 101 de la mer : entre deux hauteurs voisines il se formera nécessairement un courant 1 qui suivra leur direction commune, et coulera, comme coulent les fleuves de la terre, en formant un canal dont les angles seront alternativement opposés dans toute 1 étendue de son cours. Ces hauteurs formées au dessus de la surface du fond pourront augmenter encore de plus en plus; car les eaux qui n'auront que le mouvement du flux dé- poseront sur la cime le sédiment ordinaire, et celles qui obéiront au courant entraîneront au loin les par- ties qui se seroient déposées entre deux, et en même temps elles creuseront un vallon au pied de ces mon- tagnes, dont tous les angles se trouveront correspon- dants, et , par l'effet de ces deux mouvements et de ces dépôts, le fond de la mer aura bientôt été sillonné, traversé de collines et de chaînes de montagnes, et semé d'inégalités telles que nous les y trouvons aujour- d'hui. Peu à peu les matières molles dont les éminences étoient d'abord composées, se seront durcies par leur propre poids : les unes, formées de parties purement argileuses , auront produit ces collines de glaise qu'on trouve en tant d'endroits; d'autres, composées de par- ties sablonneuses et cristallines, on fait ces énormes amas de rochers et de cailloux d'où l'on tire le cristal et les pierres précieuses; d'autres, faites de parties pierreuses mêlées de coquilles, ont formé ces lits de pierres et de marbres où nous retrouvons ces coquilles aujourd'hui; d'autres enfin, composées d'une matière encore plus coquilleuse et plus terrestre, ont produit les marnes, les craies, et les terres. Toutes sont po- sées par lits, toutes contiennent des substances hété- x. Voyez les Preuves, art. XIII. l32 THÉORIE DE LA TERRE. rogènes; les débris des productions marines s'y trou- vent en abondance , et à peu près suivant le rapport de leur pesanteur; les coquilles les plus légères sont dans les craies, les plus pesantes dans les argiles et dans les pierres , et elles sont remplies de la matière même des pierres et des terres où elles sont renfer- mées; preuve incontestable qu'elles ont été transpor- tées avec la matière qui les environne et qui les rem- plit , et que cette matière étoit réduite en particules impalpables. Enfin toutes ces matières, dont la situa- tion s'est établie par le niveau des eaux de la mer, con- servent encore aujourd'hui leur première position. On pourra nous dire que la plupart des collines et des montagnes dont le sommet est de rocher, de pierre, ou de marbre, ont pour base des matières plus légè- res; que ce sont ordinairement ou des monticules de glaise ferme et solide , ou des couches de sable qu'on retrouve dans les plaines voisines jusqu'à une distance assez grande ; et on nous demandera comment il est arrivé que ces marbres et ces rochers se soient trouvés au dessus de ces sables et de ces glaises. Il me paroît que cela peut s'expliquer assez naturellement : l'eau aura d'abord transporté la glaise ou le sable quifaisoit la première couche des côtes ou du fond de la mer, ce qui aura produit au bas une éminence composée de tout ce sable ou de toute cette glaise rassemblée ; après cela les matières plus fermes et plus pesantes qui se seront trouvées au dessous , auront été attaquées et transportées par les eaux en pousssière impalpable au dessus de cette éminence de glaise ou de sable , et cette poussière de pierre aura formé les rochers et les carrières que nous trouvons au dessus des collines. On THÉORIE DE LA TERRE. 1 53 peut croire qu'étant les plus pesantes, ces matières étoient autrefois au dessous des autres, et qu'elles sont aujourd'hui au dessus, parce qu'elles ont été enlevées et transportées les dernières par le mouvement des eaux. Pour confirmer ce que nous avons dit, examinons encore plus en détail la situation des matières qui composent cette première épaisseur tlu globe terres- tre, la seule que nous connoissious. Les carrières sont composées de différents lits ou couches presque toutes horizontales ou inclinées suivant la même pente; celles qui posent sur des glaises ou sur des bases d'autres matières solides sont sensiblement de niveau, surtout dans les plaines. Les carrières où l'on trouve les cail- loux et les grès dispersés ont, à la vérité, une posi- tion moins régulière : cependant l'uniformité de la na- ture ne laisse pas de s'y reconnoître; car la position horizontale ou toujours également penchante des cou- ches se trouve dans les carrières de roc vif, et dans celles de grès en grande masse : elle n'est altérée et interrompue que dans les carrières de cailloux et de grès en petite masse, dont nous ferons voir que la for- mation est postérieure à celle de toutes les autres ma- tières, car le roc vif, le sable vitrifi able , les argiles, les marbres, les* pierres calculables, les craies, les marnes sont toutes disposées par couches parallèles toujours horizontales, ou également inclinées. On reconnoît aisément dans ces dernières matières la première for- mation ; car les couches sont exactement horizontales et fort minces, et elles sont arrangées les unes sur les autres comme les feuillets d'un livre. Les couches de sable, d'argile molle, de glaise dure, de craie, de co- 1 34 THEORIE DE LA TERRE. quilles, sont aussi toutes ou horizontales ou inclinées suivant la même pente. Les épaisseurs des couches sont toujours les mêmes dans toute leur étendue, qui souvent occupe un espace de plusieurs lieues, et que Ton pourroit suivre bien plus loin, si l'on observoil exactement. Enfin toutes les matières qui composent la première épaisseur du globe sont disposées de cette façon ; et quelque part qu'on fouille, on trouvera des couches, et on se convaincra par ses yeux de la vérité de ce qui vient d'être dit. Il faut excepter, à certains égards, les couches de sable ou de gravier entraîné du sommet des montagnes par la pente des eaux : ces veines de sable se trouvent quelquefois dans les plaines, où elles s'étendent même assez considérablement; elles sont ordinairement po- sées sous la première couche delà terre labourable, et, dans les lieux plats, elles sont de niveau, comme les couches plus anciennes et plus intérieures : mais, au pied et sur la croupe des montagnes, ces couches de sable sont fort inclinées, et elles suivent le penchant de la hauteur sur laquelle elles ont coulé. Les rivières et les ruisseaux ont formé ces couches; et, en chan- geant souvent de lit dans les plaines, ils ont entraîné et déposé partout ces sables et ces graviers. Un petit ruisseau coulant des hauteurs voisines suffit, avec le temps, pour étendre une couche de sable ou de gra- vier sur toute la superficie d'un vallon, quelque spa- cieux qu'il soit; et j'ai souvent observé dans une cam- pagne environnée de collines, dont la base est de glaise aussi bien que la première couche de la plaine, qu'au dessus d'un ruisseau qui y coule, la glaise se trouve immédiatement sous la terre labourable, et qu'au des- THEORIE DE LA TERKE. K)5 sous du ruisseau il y a une épaisseur d'environ un pied de sable sur la glaise, qui s'étend à une distance con- sidérable. Ces couches, produites par les rivières et par les autres eaux courantes, ne sont pas de l'ancienne formation; elles se reconnoissent aisément à la diffé- rence de leur épaisseur, qui varie et n'est pas la même partout comme celle des couches anciennes, à leurs interruptions fréquentes, et enfin à la matière même, qu'il est aisé de juger, et qu'on reconnoît avoir été la- vée, roulée , et arrondie. On peut dire la même chose des couches de tourbes et de végétaux pourris qui se trouvent au dessons de la première couche de terre dans les terrains marécageux : ces couches ne sont pas anciennes, et elles ont été produites par l'entas- sement successif des arbres et des plantes qui peu à peu ont comblé ces marais. Il en est encore de même de ces couches limoneuses que l'inondation des fleu- ves a produites dans différents pays : tous ces terrains ont été nouvellement formés par les eaux courantes ou stagnantes, et ils ne suivent pasja pente égale ou le niveau aussi exactement que les couches ancienne- ment produites par le mouvement régulier des ondes de la mer. Dans les couches que les rivières ont for- mées , on trouve des coquilles fîuviatiles : mais il y en a peu de marines, et le peu qu'on y en trouve est brisé, déplacé, isolé, au lieu que dans les couches an- ciennes les coquilles marines se trouvent en quantité ; il n'y en a point de fîuviatiles, et ces coquilles de mer y sont bien conservées, et toutes, placées de la même manière, comme ayant été transportées et posées en même temps par la même cause. Et en effet, pourquoi ne trouve-t-on pas les matières entassées irrégulière- l36 THÉORIE DE LA TERRE. ment, au lieu de les trouver par couches? Pourquoi les marbres, les pierres dures, les craies, les argiles , les plâtres, les marnes, etc., ne sont-ils pas dispersés ou joints par couches irrégulières ou verticales? Pour- quoi les choses pesantes ne sont-elles pas toujours au dessous des plus légères? Il est aisé d'apercevoir que cette uniformité de la nature , cette espèce d'organi- sation de la terre, cette jonction des différentes matiè- res par couches parallèles et par lits, sans égard à leur pesanteur, n'ont pu être produites que par une cause aussi puissante et aussi constante que celle de l'agi- tation des eaux de la mer, soit par le mouvement ré- glé des vents, soit par celui du flux et reflux, etc. Ces causes agissent avec plus de force sous l'équa- teur que dans les autres climats, car les vents y sont plus constants et les marées plus violentes que partout ailleurs : aussi les plus grandes chaînes de montagnes sont voisines de l'équateur. Les montagnes de l'Afri- que et du Pérou sont les plus hautes qu'on connoisse ; et , après avoir traversé des continents entiers , elles s'étendent encore à des distances très considérables sous les eaux de la mer Océane. Les montagnes de l'Europe et de l'Asie, qui s'étendent depuis l'Espagne jusqu'à la Chine, ne sont pas aussi élevées que celles de l'Amérique méridionale et de l'Afrique. Les mon- tagnes du Nord ne sont, au rapport des voyageurs, que des collines, en comparaison de celles des pays méridionaux 1. D'ailleurs le nombre des îles est fort i. Lorsque j'ai composé, en 1744* ce Traité de la Théorie de la lerre, je n'étois pas aussi instruit que je le suis actuellement, et l'on n'avoit pas fait les observations par lesquelles on a reconnu que les sommets des plus hautes montagnes sont composés de granité et de rees THEORIE DE LA TERRE. IOJ peu considérable dans les mers septentrionales, tandis qu'il y en a une quantité prodigieuse dans la zone vitresciblcs , et qu'on ne trouve point de coquilles sur plusieurs de ces sommets ; cela prouve que ces montagnes n'ont pas été composées par les eaux, mais produites par le feu primitif, et qu'elles sont aussi anciennes que le temps de la consolidation du globe. Toutes les pointes et les noyaux de ces montagnes étant composés de matières vitresci- blcs , semblables à la roche intérieure du globe , elles sont également l'ouvrage du feu primitif, lequel a le premier établi ces masses de mon- tagnes , et formé les grandes inégalités de la surface de la terre. L'eau n'a travaillé qu'en second , postérieurement au feu , et n'a pu agir qu'à la hauteur où elle s'est trouvée après la chute entière des eaux de l'at- mosphère et l'établissement de la mer universelle , laquelle a déposé successivement les coquillages qu'elle nourrissoit et les autres matières qu'elle délayoit; ce qui a formé les couches d'argiles et de matières cal- caires qui composent nos collines, et qui enveloppent les montagnes vitrescibles jusqu'à une grande hauteur. Au reste, lorsque j'ai dit que les montagnes du Nord ne sont que des collines en comparaison des montagnes du Midi , cela n'est vrai que pris généralement; car il y a dans le nord de l'Asie de grandes portions de terre qui paroissent être fort élevées au dessus du niveau de la mer; et en Europe les Pyrénées, les Alpes, le mont Carpate , les montagnes de Norwège , les monts Riphées et Rymniques, sont de hautes monta- gnes ; et toute la partie méridionale de la Sibérie , quoique composée de vastes plaines et de montagnes médiocres, paroît être encore plus élevée que le sommet des monts Riphées; mais ce sont peut-être les seules exceptions qu'il y ait à faire ici; car non seulement les plus hau- tes montagnes se trouvent dans les climats plus voisins de l'équateur que des pôles, mais il paroît que c'est dans ces climats méridionaux où se sont faits les plus grands bouleversements intérieurs et extérieurs, tant par l'effet de la force centrifuge dans le premier temps de la consolida- tion , que par l'action plus fréquente des feux souterrains et le mou- vement plus violent du flux et du reflux dans les temps subséquents. Les tremblements de terre sont si fréquents dans l'Inde méridionale, que les naturels du pays ne donnent pas d'autre épithète à l'Etre tout- puissant que celui de remueur de terre. Tout l'archipel indien ne sem- ble être qu'une mer de volcans agissants ou éteints : on ne peut donc pas douter que les inégalités du globe ne soient beaucoup plus grandes vers l'équateur que vers les pôles; on pourroit même assurer que cette 1 58 THÉORIE DE LA TERRE. lorride ; et comme une île n'est qu'un sommet de mon- tagne , il est clair que la surface de la terre a beaucoup plus d'inégalités vers l'équateur que vers le nord. Le mouvement général du flux et du reflux a donc produit les plus grandes montagnes, qui se trouvent dirigées d'occident en orient dans l'ancien continent, et du nord au sud dans le nouveau, dont les chaînes sont d'une étendue très considérable; mais il faut at- tribuer aux mouvements particuliers des courants, des vents, et des autres agitations irrégulières de la mer, l'origine de toutes les autres montagnes. Elles ont vraisemblablement été produites par la combinaison de tous ces mouvements, dont on voit bien crue les effets doivent être variés à l'infini; puisque les vents, la position différente des îles et des côtes, ont altéré de tous les temps et dans tous les sens possibles la di- rection du flux et du reflux des eaux. Ainsi il n'est point étonnant qu'on trouve sur le globe des éminen- ces considérables dont le cours est dirigé vers diffé- rentes plages : il suffit pour notre objet d'avoir démon- tré que les montagnes n'oni point été placées au hasard, et qu'elles n'ont point été produites par des tremble- surface de la zone torrîde a été entièrement bouleversée depuis la côte orientale de l'Afrique jusqu'aux Philippines, et encore bien au delà de la mer du Sud. Toute celte plage ne paroît être que les restes en débris d'un vaste continent, dont toutes les terres basses ont été submergées. L'action de tous les éléments s'est réunie pour la destruction de la plu- part de ces terres équinoxiales ; car, indépendamment des marées, qui y sont plus violentes que sur le reste du globe , il paroît aussi qn il y a eu plus de volcans , puisqu'il en subsiste encore dans la plupart de ces îles, dont quelques unes, comme les des de France cl de Bourbon , se sont trouvées ruinées par te feu, et absolument désertes, lorsqu on en i t'ailla découverte. ( Add. Buff. THEORIE DE LA TERRE. 1 OC) méats de terre ou par d'autres causes accidentelles, mais qu'elles sont un effet résultant de l'ordre géné- ral de la nature, aussi bien que l'espèce d'organisa- tion qui leur est propre, et la position des matières qui les composent. Mais comment est-il arrivé que cette terre que nous habitons, que nos ancêtres ont habitée comme nous, qui, de temps immémorial, est un continent sec, ferme, et éloigné des mers, ayant été autrefois un fond de mer, soit actuellement supérieure à toutes les eaux, et en soit si distinctement séparée? Pourquoi les eaux de la mer n'ont-elles pas resté sur cette terre, puis- qu'elles y ont séjourné si long-temps? Quel accidenl . quelle cause a pu produire ce changement dans le globe? Est-il même possible d'en concevoir une assez puissante pour opérer un tel effet? Ces questions sont difficiles à résoudre; mais les faits étant certains, la manière dont ils sont arrivés peut demeurer inconnue sanspréjudicier au jugement que nous devons en porter : cependant, si nous vou- lons y réfléchir, nous trouverons par induction des raisons très plausibles de ces changements1. Nous voyons tous les jours la mer gagner du terrain dans de certaines côtes, et en perdre dans d'autres; nous savons que l'Océan a un mouvement général et conti- nuel d'orient en occident ; nous entendons de loin les efforts terribles que la mer fait contre les basses terres et contre les rochers qui la bornent; nous connois- sons des provinces entières où on est obligé de lui opposer des digues que l'industrie humaine a bien de la peine à soutenir contre la fureur des flots; nous i. Vovez les Preuves , art. XIX. l/J0 THÉORIE DE LA TERRE. avons des exemples de pays récemment submergés et de débordements réguliers; l'histoire nous parle d'in- ondations encore plus grandes et de déluges : tout cela ne doit-il pas nous porter à croire qu'il est en ef- fet arrivé de grandes révolutions sur la surface de la terre, et que la mer a pu quitter et laisser à découvert la plus grande partie des terres qu'elle occupoit au- trefois? Par exemple, si nous nous prêtons un instant à supposer que l'ancien et le Nouveau-Monde ne fai- soient autrefois qu'un seul continent, et que, par un violent tremblement de terre, le terrain dé l'ancienne Atlantide de Platon se soit affaissé , la mer aura né- cessairement CQulé de tous côtés pour former l'Océan atlantique, et par conséquent aura laissé à découvert dévastes continents, qui sont peut-être ceux que nous habitons. Ce changement a donc pu se faire tout à coup par l'affaissement de quelque vaste caverne dans l'intérieur du globe, et produire par conséquent un déluge universel; ou bien ce changement ne s'est pas fait tout à coup, et il a fallu peut-être beaucoup de temps : mais enfin il s'est fait, et je crois même qu'il s'est fait naturellement ; car, pour juger de ce qui est arrivé, et même de ce qui arrivera, nous n'avons qu'à examiner ce qui arrive. Il est certain, par les obser- vations réitérées de tous les voyageurs1, que l'Océan a un mouvement constant d'orient en occident : ce mouvement se fait sentir non seulement entre les tropi- ques, comme celui du vent d'est, mais encore dans toute l'étendue des zones tempérées et froides où l'on a navigué. Il suit de cette observation, qui est con- stante , que la mer Pacifique fait un effort continuel i. Voyez Varen. Geogr. gen., page 119. THÉORIE DE LA TERRE. l4» contre les côtes de la Tartarie, de la Chine, et de llnde; que l'Océan indien fait effort contre la côte orientale de l'Afrique , et que l'Océan atlantique agit de même contre toutes les côtes orientales de l'Amé- rique : ainsi la mer a du et doit toujours gagner du terrain sur les côtes orientales, et en perdre, sur les côtes occidentales. Gela seul suffiroit pour prouver la possibilité de ce changement de terre en mer et de mer en terre ; et si en effet il s'est opéré par ce mou- vement des eaux d'orient en occident, comme il y a grande apparence, ne peut-on pas conjecturer très vraisemblablement que le pays le plus ancien du monde est l'Asie et tout le continent oriental ; que l'Europe, au contraire, et une partie de l'Afrique, et surtout les côtes occidentales de ces continents, comme l'Angle- terre, la France, l'Espagne, la Mauritanie, etc., sont des terres plus nouvelles? L'histoire paroît s'accorder ici avec la physique, et confirmer cette conjecture, qui n'est pas sans fondement. Mais il y a bien d'autres causes qui concourent, avec le mouvement continuel de la mer d'orient en occident, pour produire l'effet dont nous parlons. Combien n'y a-t-i I pas de terres plus basses que le niveau de la mer, et qui ne sont défendues que par un isthme , un banc de rochers, ou par des digues en- core plus foibles! L'effort des eaux détruira peu à peu ces barrières , et dès lors ces pays seront submergés. De plus , ne sait-on pas que les montagnes s'abaissent1 continuellement par les pluies, qui en détachent les terres et les entraînent dans les vallées? ne sait-on pas que les ruisseaux roulent les terres des plaines et des i. Voyez Ray s Discourses, page 226 ; Plot, Hist. nat., etc. 1 \2 THEORIE DE LA TERRE. montagnes dans Jes fleuves, qui portent à leur tour cette terre superflue dans la mer? Ainsi peu à peu le .fond des mers se remplit, la surface des continents s'abaisse et se met de niveau , et il ne faut que du temps pour que la mer prenne successivement la place de la terre. Je ne parle point de ces causes éloignées qu'on pré- voit moins qu'on ne les devine, de ces secousses de la nature dont le moindre effet seroit la catastro- phe du monde : le choc ou l'approche d'une comète , l'absence de la lune, la présence d'une nouvelle pla- nète, etc., sont des suppositions sur lesquelles il est aisé de donner carrière à son imagination ; de pareilles causes produisent tout ce qu'on veut, et d'une seule de ces hypothèses on va tirer mille romans physique , que leurs auteurs appelleront Théorie de la terre. Comme historiens, nous nous refusons à ces vaines spéculations; elles roulent sur des possibilités qui, pour se réduire à l'acte, supposent un bouleversement de l'univers, dans lequel notre globe, comme un point de matière abandonnée, échappe à nos yeux, et n'est plus un objet digne de nos regards : pour les fixer, il faut le prendre tel qu'il est, en bien observer toutes les parties, et, par des inductions, conclure du présent au passé. D'ailleurs, des causes dont l'effet est rare, violent, et subit, ne doivent pas nous tou- cher; elles ne se trouvent pas dans la marche ordi- naire de la nature : mais des effets qui arrivent tous les jours, des mouvements qui se succèdent et se re- nouvellent sans interruption, des opérations constan- tes et toujours réitérées, ce sont là nos causes et nos raisons. THÉORIE DE LA TERRE. 1^3 Ajoutons-y des exemples, combinons la cause gé- nérale avec les causes particulières, et donnons des faits dont le détail rendra sensibles les différents chan- gements qui sont arrivés sur le globe, soit par l'ir- ruption de l'Océan dans les terres, soit par l'abandon de ces mêmes terres, lorsqu'elles se sont trouvées trop élevées. La plus grande irruption de l'Océan dans les terres est celle ^ qui a produit la mer2 Méditerranée. Entre deux promontoires avancés, l'Océan 3 coule avec une très grande rapidité par un passage étroit, et forme ensuite une vaste mer qui couvre un espace, lequel, sans y comprendre la mer Noire , est environ sept fois grand comme la France. Ce mouvement de l'O- céan par le détroit de Gibraltar a été contraire à tous les autres mouvements de la mer dans tous les détroits qui joignent l'Océan à l'Océan ; car le mouvement gé- néral de la mer est d'orient en occident, et celui-ci seul est d'occident en orient; ce qui prouve que la mer Méditerranée n'est point un golfe ancien de l'O- céan, mais qu'elle est formée par une irruption des eaux, produite par quelques causes accidentelles, comme seroit un tremblement de terre, lequel auroit affaissé les terres à l'endroit du détroit , ou un violent effort de l'Océan , causé par les vents , qui auroit rompu la digue entre les promontoires de Gibraltar et de Geuta. Cette opinion est appuyée du témoignage des anciens à, qui ont écrit que la mer Méditerranée i. Voyez les Preuves, art. XlelXtX. •2. Voyez Ray' s Discourses, page 209. 3. Voyez Trans. phii abrig'd, vol. 11. page 289. 4. Diodore de Sicile, Strabon. î 44- THÉORIE DE LA TERRE. n'existoit point autrefois; et elle est, comme on voit, confirmée par l'histoire naturelle , et par les observa- tions qu'on a faites sur la nature des terres à la côte d'Afrique et à celle d'Espagne, où l'on trouve les mê- mes lits de pierre , les mêmes couches de terre en deçà et au delà du détroit, à peu près comme dans de cer- taines vallées où les deux collines qui les surmontent se trouvent être composées des mêmes matières et au même niveau. L'Océan, s'étant donc ouvert cette porte, a d'abord coulé par le détroit avec une rapidité beaucoup plus grande qu'il ne coule aujourd'hui, et il a inondé le continent qui joignoit l'Europe à l'Afrique ; les eaux ont couvert toutes les basses terres dont nous n'ap- percevons aujourd'hui que les éminences et les som- mets dans l'Italie et dans les îles de Sicile, de Malte, de Corse, de Sardaigne, de Chypre, de Rhodes, et de l'Archipel. Je n'ai pas compris la mer Noire dans cette irrup- tion de l'Océan, parce qu'il paroît que la quantité d'eau qu'elle reçoit du Danube, du Niéper, du Don, et de plusieurs autres fleuves qui y entrent, est plus que suffisante pour la former, et que d'ailleurs elle i coule avec une très grande rapidité par le Bosphore dans la mer Méditerranée. On pourroit même présumer que la mer Noire et la mer Caspienne ne faisoient autre- fois que deux grands lacs qui peut-être étoient joints par un détroit de communication , ou bien par un marais ou un petit lac qui réunissoit les eaux du Don et du Volga auprès de Tria, où ces deux fleuves sont fort voisins l'un de l'autre, et l'on peut croire que ces i. Voyez Trans. ph'd. abrig'd, vol. II, page 289. THEORIE DE LA TERRE. 1^5 deux mers ou ces deux lacs étoient autrefois d'une bien plus grande étendue qu'ils ne sont aujourd'hui : peu à peu ces grands fleuves, qui ont leur embou- chure dans la mer Noire et dans la mer Caspienne, auront amené une assez grande quantité de terre pour fermer la communication, remplir le détroit et sépa- rer ces deux lacs; car on sait qu'avec le temps les grands fleuves remplissent les mers et forment des continents nouveaux, comme la province de l'embou- chure du fleuve Jaune à la Chine, la Louisiane à l'em- bouchure duMississipi, et la partie septentrionale de l'Egypte, qui doit son origine d et son existence aux inondations 2 du Nil. La rapidité de ce fleuve entraîne les terres de l'intérieur de l'Afrique, et il les dépose ensuite dans ses débordements en si grande quantité, qu'on peut fouiller jusqu'à cinquante pieds dans l'é- paisseur de ce limon déposé par les inondations du Nil; de même les terrains de la province de la ri- vière Jaune et de la Louisiane ne se sont formés que par le limon des fleuves. Au reste, la mer Caspienne est actuellement un vrai lac qui n'a aucune communication avec les autres mers, pas môme avec le lac Aral, qui paroît en avoir fait partie, et qui n'en est séparé que par un vaste pays de sable, dans lequel on ne trouve ni fleuves, ni rivières, ni aucun canal par lequel la mer Caspienne puisse verser ses eaux. Cette mer n'a donc aucune communication extérieure avec les autres mers, et je ne sais si l'on est bien fondé à soupçonner qu'elle en a d'intérieure avec la mer Noire ou avec le golfe Per- i. Voyez les Voyages de Skaw, vol. ÏI, page 173 jusqu'à la page 188. •i. Voyez les Preuves, art. XIX. BUFFON. I. IO \'\6 THÉORIE DE LA. TERttE. sique. Il est vrai que la mer Caspienne reçoit le Volga et plusieurs autres fleuves qui semblent lui fournir plus d'eau que l'évaporation n'en peut enlever : mais, indépendamment de la difficulté de cette estimation, il paroît que si elle avoit communication avec l'une ou l'autre de ces mers, on y auroit reconnu un courant rapide et constant qui entraîneroit tout vers cette ou- verture qui serviroit de décharge à ses eaux, et je ne sache pas qu'on ait jamais rien observé de semblable sur cette mer; des voyageurs exacts, sur le témoignage desquels on peut compter, nous assurent le contraire, et par conséquent il est nécessaire que l'évaporation enlève de la mer Caspienne une quantité d'eau égale à celle qu'elle reçoit. On pourroit encore conjecturer avec quelque vrai- semblance, que la mer Noire sera un jour séparée de la Méditerranée, et que le Bosphore se remplira lors- que les grands fleuves qui ont leurs embouchures dans le Pont-Euxin, auront amené une assez grande quantité de terre pour fermer le détroit; ce qui peut arriver avec le temps, et par la diminution successive des fleuves, dont la quantité des eaux diminue à me- sure que les montagnes et les pays élevés dont ils ti- rent leurs sources, s'abaissent par le dépouillement des terres que les pluies entraînent et que les vents enlèvent. La mer Caspienne et la mer Noire doivent donc être regardées plutôt comme des lacs que comme des mers ou des golfes de l'Océan ; car elles ressemblent à d'au- tres lacs qui reçoivent un grand nombre de fleuves et qui ne rendent rien par les voies extérieures, comme la mer Morte, plusieurs lacs en Afrique, etc. D'ailleurs THÉORIE DE LA TERRE. 1 47 les eaux de ces deux mers ne sont pas à beaucoup près aussi salées que celles de la Méditerranée ou de l'O- céan, et tous les voyageurs assurent que la navigation est très difficile sur la mer INoire et sur la mer Cas- pienne, à cause de leur peu de profondeur et de la quantité d'écueils et de bas-fonds qui s'y rencontrent, en sorte qu'elles ne peuvent porter que de petits vais- seaux1; ce qui prouve encore qu'elles ne doivent pas être regardées comme des golfes de l'Océan, mais comme des amas d'eau formés par les grands fleuves dans l'intérieur des terres. Il arriveroit peut-être une irruption considérable de l'Océan dans les terres, si on coupoit l'isthme qui sé- pare l'Afrique et l'Asie , comme les rois d'Egypte, et depuis les califes, en ont eu le projet : et je ne sais si le canal de communication qu'on a prétendu recon- noître entre ces deux mers, est assez bien constaté; car la mer Rouge doit être plus élevée que la mer Mé- diterranée : cette mer étroite est un bras de l'Océan, qui dans toute son étendue ne reçoit aucun fleuve du côté de l'Egypte, et fort peu de l'autre côté : elle ne sera donc pas sujette à diminuer comme les mers ou les lacs qui reçoivent en même temps les terres et les eaux que les fleuves y amènent, et qui se remplissent peu à peu. L'Océan fournit à la mer Rouge toutes ses eaux, et le mouvement du flux et reflux y est extrê- mement sensible : ainsi elle participe immédiatement aux grands mouvements de l'Océan. Mais la mer Mé- diterranée est plus basse que l'Océan, puisque les eaux y coulent avec une très grande rapidité par le dé- troit de Gibraltar; d'ailleurs elle reçoit le Nil qui coule 1. Voyez les Voyages de Pietro délia Valle, vol. III, page 236. i 4 8 T il É G R IE DE LA T E R il E . parallèlement à la côte occidentale de la nier Rouge, et qui traverse l'Egypte clans toute sa longueur, dont le terrain est par lui-même extrêmement bas : ainsi il est très vraisemblable que la mer llouge est plus éle- vée que la Méditerranée, et que si on otoit la bar- rière en coupant l'isthme de Suez, il s'ensuivroit une trrande inondation et une augmentation considérable de la mer Méditerranée, à moins qu'on ne retînt les eaux par des digues et des écluses de distance en dis- tance, comme il est à présumer qu'on l'a fait autrefois, si l'ancien canal de communication a existé. \lais, sans nous arrêter plus long-temps à des con- jectures qui, quoique fondées, pourroient paroître trop hasardées, surtout à ceux qui ne jugent des pos- sibilités que parles événements actuels, nous pouvons donner des exemples récents et des faits certains sur le changement de mer en terre1 et de terre en mer. A Venise, le fond de la mer Adriatique s'élève tous les jours, et il y a déjà long-temps que les lagunes ei la ville feroient partie du continent, si on n'avoit pas un très grand soin de nettoyer et vider les canaux; il en est de même de la plupart des ports, des petites baies, et des embouchures de toutes les rivières, fin Hollande, le fond de la mer s'élève aussi en plusieurs endroits, car le petit golfe de Zuyderzée et le détroit du Texel ne peuvent plus recevoir de vaisseaux aussi grands qu'autrefois. On trouve à l'embouchure de presque tous les fleuves, des îles, des sables, des ter- res amoncelées et amenées par les eaux; et il n'est pas douteux que la mer ne se remplisse dans tous les endroits où elle reçoit de grandes rivières. Le Rhin se i. Voyez les Prouves, art. XIX. THEORIE DE LA TER RM. 1 jg perd dans les sables (jifil a lui-même accumules. L<* Danube, le Nil, et tous les grands fleuves, ayant en- traîné beaucoup Je terrain, n'arrivent plus à la mer par un seul canal ; mais ils ont plusieurs bouches donl 1rs intervalles ne sont remplis que des sables ou du limon qu'ils on charriés. Tous les jours on dessèche des marais, on cultive des terres abandonnées par la mer, on navigue sur des pays submergés; enfui nous voyons sous nos yeux d'assez grands changements de terres en eau et d'eau en terres, pour être assuré que ces changements se sont laits, se font et se feront, en sorte qu'avec le temps les golfes deviendront des con- tinents, les isthmes seront un jour des détroits, les marais deviendront des terres arides, et les sommets de nos montagnes les écueils de la mer. Les eaux ont donc couvert et peuvent encore cou- vrir successivement toutes les parties des continents terrestres, et dès lors on doit cesser d'être étonné de trouver partout des productions marines, et une com- position dans l'intérieur qui ne peut être que l'ouvrage des eaux. Nous avons vu comment se sont formées les couches horizontales de la terre; mais nous n'avons encore rien dit des fentes perpendiculaires qu'on re- marque dans les rochers, dans les carrières, dans les argiles, etc., et qui se trouvent aussi généralement1 que les couches horizontales dans toutes les matières qui composent le globe. Ces fentes perpendiculaires sont, à la vérité, beaucoup plus éloignées les unes des autres que les couches horizontales; et plus les matières sont molles, plus ces fentes paroissent être; éloignées les unes des autres. Il est fort ordinaire, i.. Voyez les Preuves , art XVII. l5() THÉORIE DE LA TERRE. dans les carrières de marbre ou de pierre dure, de trouver des fentes perpendiculaires, éloignées seule- ment de quelques pieds : si la masse des rochers est fort grande, on les trouve éloignées de quelques toi- ses, quelquefois elles descendent depuis le sommet des rochers jusqu'à leur base, souvent elles se termi- nent à un lit inférieur du rocher; mais elles sont tou- jours perpendiculaires aux couches horizontales dans toutes les matières calcinables, comme les craies, les marnes, les pierres, les marbres, etc., au lieu qu'elles sont plus obliques et plus irrégulièrement posées dans les matières vitrifiables, dans les carrières de grès et les rochers de caillou , où elles sont intérieurement garnies de pointes de cristal et de minéraux de toute espèce ; et dans les carrières de marbre ou de pierre calcinable, elles sont remplies de spar, de gypse, de gravier, et d'un sable terreux, qui est bon pour bâtir, et qui contient beaucoup de chaux; dans les argiles, dans les craies, dans les marnes, et dans toutes les au- tres espèces de terre, à l'exception des tufs, on trouve ces fentes perpendiculaires, ou vides, ou remplies de quelques matières que l'eau y a conduites. Il me semble qu'on ne doit pas aller chercher loin la cause et l'origine de ces fentes perpendiculaires : comme toutes les matières ont été amenées et dépo- sées par les eaux, il est naturel de penser qu'elles étoient détrempées et qu'elles contenoient d'abord une grande quantité d'eau; peu à peu elles se sont durcies et ressuyées, et en se desséchant elles ont di- minué de volume, ce qui les a fait fendre de distance en distance : elles ont dû se fendre perpendiculaire- ment. parce que l'action de la pesanteur des parties THEORIE DE LA TE RUE. 1 5 I les unes sur les autres est nulle dans cette direction, et qu'au contraire elle est tout-à-fait opposée à cette disruption dans la situation horizontale; ce qui a fait que la diminution de volume n'a pu avoir d'effet sen- sible que dans la direction verticale. Je dis que c'est la diminution du volume par le dessèchement qui seule a produit ces fentes perpendiculaires, et que ce n'est pas l'eau contenue dans l'intérieur de ces matiè- res qui a cherché des issues et qui a formé ces fentes ; car j'ai souvent observé que les deux parois de ces fentes se répondent dans toute leur hauteur aussi exac- tement que deux morceaux de bois qu'on viendroit de fendre : leur intérieur est rude , et ne paroît pas avoir essuyé le frottement des eaux qui auroieut à la longue poli et usé les surfaces; ainsi ces fentes se sont faites ou tout à coup, ou peu à peu par le dessèche- ment, comme nous voyons les gerçures se faire dans les bois, et la plus grande partie de l'eau s'est évapo- rée par les pores. Mais nous ferons voir dans notre dis- cours sur les minéraux, qu'il reste encore de cette eau primitive dans les pierres et dans plusieurs autres ma- tières, et qu'elle sert à la production des cristaux, des minéraux, et de plusieurs autres substances terrestres. L'ouverture de ces fentes perpendiculaires varie beaucoup pour la grandeur: quelquesunes n'ont qu'un demi-pouce, un pouce; d'autres ont un pied, deux pieds; il y en a qui ont quelquefois plusieurs toises. et ces dernières forment entre les deux parties du ro- cher ces précipices qu'on rencontre si souvent dans les Alpes et dans toutes les hautes montagnes. On voit bien que celles dont l'ouverture est petite ont été produites par le seul dessèchement : mais celles 1D2 THÉORIE DE LA TERRE,. qui présentent une ouverture de quelques pieds de largeur ne se sont pas augmentées à ce point par cette seule cause; c'est aussi parce que la base qui porte le rocher ou les terres supérieures, s'est affaissée un peu plus d'un côté que de l'autre, et un petit affaissement dans la base, par exemple, une ligne ou deux, suffit pour produire dans une hauteur considérable des ou- vertures de plusieurs pieds, et même de plusieurs toises : qrielquefois aussi les rochers coulent un peu sur leur base de glaise ou de sable, et les fentes per- pendiculaires deviennent plus grandes par ce mouve- ment. Je ne parle pas encore de ces larges ouvertu- res, de ces énormes coupures qu'on trouve dans les rochers et dans les montagnes; elles ont été produi- tes par de grands affaissements, comme seroit celui d'une caverne intérieure qui, ne pouvant plus soutenir le poids dont elle est chargée, s'affaisse et laisse un in- tervalle considérable entre les terres supérieures. Ces intervalles sont différents des fentes perpendiculaires; ils paroissent être des portes ouvertes par les mains de la nature pour la communication des nations. C'est de cette façon que se présentent les portes qu'on trouve dans les chaînes de montagnes et les ouvertures de dé- troits de la mer, cornme les Thermopyles, les portes du Caucase, les Cordilières, etc., la porte du détroit de Gibraltar entre les monts Calpe et Abyla, la porte de l'Hellespont, etc. Ces ouvertures n'ont point été for- mées par la simple séparation des matières, comme les fentes dont nous venons de parler1, mais par l'af- faissement et la destruction d'une partie même des. terres, qui a été engloutie ou renversée. i. Venez les Preuves, art. XVII. THEORIE DE LA TERRE. lj.) Ces grands affaissements, quoique produits par des causes accidentelles 1 et secondaires, ne laissent pas de tenir une des premières places entre les principaux faits de l'histoire de la terre, et ils n'ont pas peu con- tribué à changer la face du globe. La plupart sont causés par des feux intérieurs, dont l'explosion fait les tremblements de terre et les volcans : rien n'est comparable à la force 2 de ces matières enflammées et resserrées dans le sein de la terre; on a vu des villes entières englouties, des provinces bouleversées, des montagnes renversées par leur effort. Mais, quelque grande que soit cette violence, et quelque prodigieux que nous en paroissent les effets, il ne faut pas croire que ces feux viennent d'un feu central, comme quel- ques auteurs l'ont écrit, ni même qu'ils viennent d'une grande profondeur, comme c'est l'opinion commune, car l'air est absolument nécessaire à leur embrase- ment, au moins pour l'entretenir. On peut s'assurer, en examinant les matières qui sortent des volcans dans les plus violentes éruptions, que le foyer de la matière enflammée n'est pas aune grande profondeur, et que ce sont des matières semblables à celles qu'on trouve sur la croupe de la montagne , qui ne sont dé- figurées que par la calcination et la fonte des parties métalliques qui y sont mêlées; et pour se convaincre que ces matières jetées par les volcans ne viennent pas d'une grande profondeur, il n'y a qu'à faire attention à la hauteur de la montagne, et juger de la force im- mense qui seroit nécessaire pour pousser des pierres i. Voyez les Preuves , art. XViJ. •?.. Voyez Agricola, De rébus rjuœ effluunt c Terra; Trans. pful. aL, Xol. II, page 39; liny's Discoursi'a, page'272, elc. 1 5 | THEORIE DE LA TERRE. vl des aiinéraux à une demi-lieue de hauteur; car l'Etna, l'Hécla, et plusieurs autres volcans, ont au moins cette élévation au dessus des plaines. Or, on sait que l'action du feu se fait en tous sens : elle ne pourroit donc pas s'exercer en haut avec une force capable de lancer de grosses pierres à une demi-lieue en hauteur, sans réagir avec la même force en bas et vers les côtés; cette réaction auroit bientôt détruit et percé la montagne de tous côtés, parce que les ma- tières qui la composent ne sont pas plus dures que celles qui sont lancées : et comment imaginer que la ca- vité qui sert de tuyau ou de canon pour conduire ces matières jusqu'à l'embouchure du volcan, puisse ré- sister à une si grande violence? D'ailleurs si cette ca- vité descendoit fort bas , comme l'orifice extérieur n'est pas fort grand, il seroit comme impossible qu'il en sor- tit à la fois une aussi grande quantité de matières en- flammées et liquides, parce qu'elles se choqueroient entre elles et contre les parois du tuyau, et qu'en parcourant un espace aussi long, elles s'éteindroient. et se durciroient. On voit souvent couler du sommet du volcan dans les plaines des ruisseaux de bitume et de soufre fondu qui viennent de l'intérieur, et qui sont jetés au dehors avec les pierres et les minéraux. Est-il naturel d'imaginer que des matières si peu solides, et dont la masse donne si peu de prise à une violente action , puissent être lancées d'une grande profon- deur? Toutes les observations qu'on fera sur ce su- jet, prouveront que le feu des volcans n'est pas éloi- gné du sommet de la montagne, et qu'il s'en faut bien qu'il ne descende 1 au niveau des plaines. i. Voyez Eorelli, de Invendus Mlnœ, etc. T II E O 11 I E I) E L A 1 E R RI. 1 .) .) Cela n'empêche pas cependant que son action ne se fasse sentir dans ces plaines par des secousses et des tremblements de terre qui s'étendent quelquefois à une très grande distance, qu'il ne puisse y avoir des voies souterraines par où la flamme et la fumée peu- vent se1 communiquer d'un volcan à un autre, et que dans ce cas ils ne puissent agir et s'enflammer presque en même temps. Mais c'est du foyer de l'embrase- ment que nous parlons : il ne peut être qua une pe- tite distance de la bouche du volcan, et il n'est pas nécessaire, pour produire un tremblement de terre dans la plaine, que ce foyer soit au dessous du niveau de la plaine, ni qu'il y ait des cavités intérieures rem- plies du même feu; car une violente explosion, telle qu'est celle du volcan, peut, comme celle d'un ma- gasin à poudre, donner une secousse assez violente pour qu'elle produise par sa réaction un tremblement de terre. Je ne prétends pas dire pour cela qu'il n'y ait des tremblements de terre produits immédiatement par des feux souterrains; mais 2 il y en a qui viennent de la seule explosion des volcans. Ce qui confirme tout ce que je viens d'avancer à se sujet, c'est qu'il est très rare de trouver des volcans dans les plaines; ils sont au contraire tous dans les plus hautes montagnes, et ont tous leur bouche au sommet : si le feu intérieur qui les consume s'étendoit jusque dessous les plaines, ne le verroit-on pas dans le temps de ces violentes éruptions s'échapper et s'ouvrir un passage au travers du terrain des plaines? et dans le temps de la première i. Voyez Trans. phil. abrig'd, vol. II, page 092. 2. Voyez les Prouves, art. XVJ. 1 56 THÉORIE DE LA TERRE. éruption, ces feux n'auroient-ils pas plutôt percé dans les plaines, et au pied des montagnes où ils n'auroient trouvé qu'une foible résistance, en comparaison de celle cm 'ils ont du éprouver, s'il est vrai qu'ils aient ouvert et fendu une montagne d'une demi-lieue de hauteur pour trouver une issue? Ce qui fait que les volcans sont toujours dans les montagnes, c'est que les minéraux, les pyrites, et soufres, se trouvent en plus grande quantité et plus à découvert dans les montagnes que dans les plaines, et que ces lieux élevés recevant plus aisément et en plus grande abondance les pluies et les autres impres- sions de l'air, ces matières minérales qui y sont expo- sées, se mettent en fermentation et s'échauffent jus- qu'au point de s'enflammer. EnGn on a souvent observé qu'après de violentes éruptions pendant lesquelles le volcan rejette une très grande quantité de matières, le sommet de la mon- tagne s'affaisse et diminue à peu près de la même quan- tité qu'il seroit nécessaire qu'il diminuât pour fournir les matières re jetées; autre preuve qu'elles ne vien- nent pas de la profondeur intérieure du pied de la montagne, mais de la partie voisine du sommet, et du sommet même. Les tremblements de terre ont donc produit dans plusieurs endroits des affaissements considérables, et ont fait quelques unes des grandes séparations qu'on trouve dans les chaînes des montagnes : toutes les au- tres ont été produites en môme temps que les mon- tagnes mêmes par le mouvement des courants de la mer; et partout où il n'y a pas eu de bouleversement, ou trouve les couches horizontales et les angles cor™ THEORIE DK LA TERBB» 13"] respondants des montagnes1. Les volcans ont aussi formé des cavernes et des excavations souterraines qu'il est aisé de distinguer de celles qui ont été for- mées par les eaux, qui, ayant entraîné de l'intérieur des montagnes les sables et les autres matières di- visées , n'ont laissé que les pierres et les rochers qui contenoient ces sables, et ont ainsi formé les cavernes que l'on remarque dans les lieux élevés, car celles qu'on trouve dans les plaines ne sont ordi- nairement que des carrières anciennes ou des mines de sel et d'autres minéraux, comme la carrière de Maestricht et les mines de Pologne, etc., qui sont dans des plaines. Mais les cavernes naturelles appar- tiennent aux montagnes, et elles reçoivent les eaux du sommet et des environs, qui y tombent comme dans des réservoirs, d'où elles coulent ensuite sur la surface de la terre lorsqu'elles trouvent une issue. C'est à ces cavités que l'on doit attribuer l'origine des fontaines abondantes et des grosses sources; et lorsqu'une ca- verne s'affaisse et se comble , il s'ensuit ordinairement2 une inondation. On voit par tout ce que nous venons de dire, com- bien les feux souterrains contribuent à changer la sur- face et l'intérieur du globe. Cette cause est assez puis- sante pour produire d'aussi grands effets : mais on ne croiroit pas que les vents pussent3 causer des altéra- tions sensibles sur la terre; la mer paroît être leur empire, et après le flux et le reflux, rien n'agit avec plus de puissance sur cet élément; même le flux et le i. Voyez les Preuves, art. XVII. 2. Voyez Trans. phil. ab., vol. II. page 5a -i. 3. Vovez les Preuves . art. XV. î ;■) 8 T îï É O R I E DE LA T E RRE. reflux marchent d'un pas uniforme, et leurs effets s'o- pèrent d'une manière égale et qu'on prévoit : mais les vents impétueux agissent, pour ainsi dire, par caprice; ils se précipitent avec fureur et agitent la mer avec une telle violence, qu'en un instant cette plaine calme et tranquille devient hérissée de vagues hautes comme des montagnes, qui viennent se briser contre les ro- chers et contre les côtes. Les vents changent donc à tout moment la face mobile de la mer : mais la face de la terre, qui nous paroît si solide, ne devroit-elle pas être à l'abri d'un pareil effet? On sait cependant que les vents élèvent des montagnes de sables dans l'Arabie et dans l'Afrique, qu'ils en couvrent les plai- nes; et que souvent ils transportent ces sables à de grandes 4 distances et jusqu'à plusieurs lieues dans la mer, où ils les amoncellent en si grande quantité, qu'ils y ont formé des bancs, des dunes, et des îles. On sait que les ouragans sont le fl au des Antilles, de Madagascar, et de beaucoup d'autres pays, où ils agis- sent avec tant de fureur, qu'ils enlèvent quelquefois les arbres, les plantes, les animaux, avec toute la terre cultivée; ils font remonter et tarir les rivières, ils en produisent de nouvelles, ils renversent les monta- gnes et les rochers, ils font des trous et des gouffres dans la terre, et changent entièrement la surface des malheureuses contrées où ils se forment. Heureuse- ment il n'y a que peu de climats exposés à la fureur impétueuse de ces terribles agitations de l'air. Mais ce qui produit les changements les plus grands et les plus généraux sur la surface de la terre, ce sont i. Voyez Bellarmin, de Ascen. mentis in Dcum; Varen. Gcogr. gen., page 28a ; Voyages de Pyrard, tome I, page 4?o. THEORIE DE LA TERRE. 1 i)g les eaux du ciel, les fleuves, les rivières et les tor- rents. Leur première origine vient des vapeurs que le soleil élève au dessus de la surface des mers, et que les vents transportent dans tous les climats de la terre : ces vapeurs, soutenues dans les airs et poussées au gré du vent, s'attachent aux sommets des montagnes qu'elles rencontrent, et s'y accumulent en si grande quantité, qu'elles y forment continuellement des nuages, et retombent incessamment en forme de pluie, de rosée, de brouillard, ou de neige. Toutes ces eaux sont d'abord descendues dans les plaines 4 sans tenir de route fixe : mais peu à peu elles ont creusé leur lit , et , cherchant par leur pente naturelle les endroits les plus bas de la montagne et les ter- rains les plus faciles à diviser ou à pénétrer, elles ont entraîné les terres et les sables; elles ont formé des ravines profondes en coulant avec rapidité dans les plaines; elles se sont ouvert des chemins jusqu'à la mer, qui reçoit autant d'eau par ses bords qu'elle en perd par l'évaporation : et de même que les canaux et les ravines que les fleuves ont creusés ont des si- nuosités et des contours dont les angles sont corres- pondants entre eux, en sorte que l'un des bords for- mant un angle saillant dans les terres, le bord opposé fait toujours un angle rentrant, les montagnes et les collines, qu'on doit regarder comme les bords des vallées qui les séparent, ont aussi des sinuosités cor- respondantes de la môme façon ; ce qui semble dé- montrer que les vallées ont été les canaux des cou- rants de la mer, qui les ont creusés peu à peu et de i. Voyez les Preuves, art. X et XVIII. ï(3o FHÉORIE Dl! LA TERRE. la même manière que les fleuves ont creusé leur lit dans les terres. Les eaux qui roulent sur la surface de la terre, et qui y entretiennent la verdure et la fertilité, ne sont peut- être que la plus petite partie de celles que les vapeurs produisenl ; car il y a des veines d'eau qui coulent et de l'humidité qui se filtre à de grandes profondeurs dans l'intérieur de la terre. Dans de certains lieux, en quelque endroit qu'on fouille, on est sûr de faire un puits et de trouver de l'eau; dans d'autres, on n'en trouve point du tout : dans presque tous les vallons et les plaines basses, on ne manque guère de trouver de l'eau à une profondeur médiocre; au contraire, dans tous les lieux élevés et dans toutes les plaines en montagne, on ne peut en tirer du sein de la terre, et il faut ramasser les eaux du ciel. Il y a des pays d'une vaste étendue où l'on n'a jamais pu faire un puits, et où toutes les eaux qui servent à abreuver les habitants et les animaux sont contenues dans des mares et des citernes. En Orient, surtout dans l'Arabie, dans l'E- gypte, dans la Perse, etc., les puits sont extrêmement rares, aussi bien que les sources d'eau douce ; et ces peuples ont été obligés de faire de grands réservoirs pour recueillir les eaux des pluies et des neiges : ces ouvrages, faits pour la nécessité publique, sont peut- être les plus beaux et les plus magnifiques monuments des Orientaux; il y a des réservoirs qui ont jusqu'à deux lieues de surface, et qui servent à arroser et à abreuver une province entière, au moyen des saignées et des petits ruisseaux qu'on en dérive de tous côtés. Dans d'autres pays, au contraire, comme dans les plaines où coulent les grands fleuves de la terre, on THÉORIE DE LA TERRE. 1 6 1 ne peut pas fouiller un peu profondément sans trou- ver de l'eau ; et dans un camp situé aux environs d'une rivière, souvent chaque tente a son puits au moyen de quelques coups de pioche. Cette quantité d'eau qu'on trouve partout dans les lieux bas, vient des terres supérieures et des collines voisines, au moins pour la plus grande partie : car, dans le temps des pluies et de la fonte des neiges, une partie des eaux coule sur la surface de la terre , et le reste pénètre dans l'intérieur à travers les petites fentes des terres et des rochers; et cette eau sour- cille en différents endroits lorsqu'elle trouve des is- sues, ou bien elle se filtre dans les sables; et lors- qu'elle vient à trouver un fond de glaise ou de terre ferme et solide, elle forme des lacs, des ruisseaux, et peut-être des fleuves souterrains dont le cours et l'em- bouchure nous sont inconnus, mais dont cependant, par les lois de la nature, le mouvement ne peut se faire qu'en allant d'un lieu plus élevé dans un lieu plus bas ; et par conséquent ces eauxsouterraines doivent tomber dans la mer, ou se rassembler dans quelque lieu bas de la terre, soit à la surface, soit dans l'intérieur du globe ; car nous connoissons sur la terre quelques lacs dans lesquels il n'entre et desquels il ne sort aucune ri- vière, et il y en a un nombre beaucoup plus grand qui, ne recevant aucune rivière considérable, sont les sources des plus grands fleuves de la terre, comme les lacs du fleuve Saint-Laurent, le lac Chiamé, d'où sortent deux grandes rivières qui .arrosent les royau- mes d'Asem et de Pégu, les lacs d'Assiniboils en Amé- rique, ceux d'Ozera en Moscovie, celui qui donne naissance au fleuve l>og, celui dont sort la grande ri- MJJPFOIS. 1. 1Ô2 THÉORIE DE LA TERRE. vière Irtis, etc., et une infinité d'autres qui semblent être les réservoirs1 d'où la nature verse de tous côtés les eaux qu'elle distribue sur la surface de la terre. On voit bien que ces lacs ne peuvent être produits que par les eaux des terres supérieures , qui coulent par de petits canaux souterrains en se filtrant à tra- vers les graviers et les sables , et viennent toutes se rassembler dans les lieux les plus bas où se trouvent ces grands amas d'eau. Au reste, il ne faut pas croire, comme quelques gens l'ont avancé, qu'il se trouve des lacs au sommet des plus hautes montagnes ; car ceux qu'on trouve dans les Alpes et dans les autres lieux hauts, sont tous surmontés par des terres beau- coup plus hautes, et sont au pied d'autres montagnes peut-être plus élevées que les premières : ils tirent leur origine des eaux qui coulent à l'extérieur ou se filtrent dans l'intérieur de ces montagnes , tout de même que les eaux des vallons et des plaines tirent leur source des collines voisines et des terres plus éloignées qui les surmontent. Il doit donc se trouver, et il se trouve en effet dans l'intérieur de la terre des lacs et des eaux répandues \ surtout au dessous des plaines2 et des grandes vallées: car les montagnes, les collines, et toutes les hau- teurs qui surmontent les terres basses, sont découver- tes tout autour, et présentent dans leur penchant une coupe ou perpendiculaire ou inclinée, dans l'étendue de laquelle les eaux qui tombent sur le sommet de la montagne et sur les plaines élevées, après avoir pé- nétré dans les terres, ne peuvent manquer de trouver i. Voyez les Preuves, art. XI. •2. Voyez les Preuves, art. XVIII. THÉORIE DE LA TERRE. 1 65 issue et de sortir de plusieurs endroits en forme de sources et de fontaines; et par conséquent il n'y aura que peu ou point d'eau sous les montagnes. Dans les plaines, au contraire, comme l'eau qui se filtre dans les terres ne peut trouver d'issue, il y aura des amas d'eau souterrains dans les cavités de la terre, et une grande quantité d'eau qui suintera à travers les fentes des glaises et des terres fermes, ou qui se trouvera dispersée et divisée dans les graviers et dans les sables. C'est cette eau qu'on trouve partout dans les lieux bas. Pour l'ordinaire, le fond d'un puits n'est autre chose qu'un petit bassin dans lequel les eaux qui suintent des terres voisines se rassemblent en tombant d'abord goutte à goutte, et ensuite à filets d'eau continus, lors- que les routes sont ouvertes aux eaux les plus éloi- gnées ; en sorte qu'il est vrai de dire que quoique dans les plaines basses on trouve de l'eau partout, on ne pourroit cependant y faire qu'un certain nombre de puits, proportionné à la quantité d'eau dispersée, ou plutôt à l'étendue des terres plus élevées d'où ces eaux tirent leur source. Dans la plupart des plaines, il n'est pas nécessaire de creuser jusqu'au niveau de la rivière pour avoir de l'eau : on la trouve ordinairement à une moindre pro- tondeur, et il n'y a pas d'apparence que l'eau des fleu- ves et des rivières s'étende loin en se filtrant à travers les terres. On ne doit pas non plus leur attribuer l'ori- gine de toutes les eaux qu'on trouve au dessous de leur niveau clans l'intérieur de la -terre; car dans les torrents, dans les rivières qui tarissent, dans celles dont on détourne le cours, on ne trouve pas, en fouil- lant dans leur lit, plus d'eau qu'on n'en trouve dans les l64 THÉORIE DE L/V TERRE, terres voisines. Il ne faut qu'une langue de terre de cinq ou six pieds d'épaisseur pour contenir l'eau et l'empêcher de s'échapper; et j'ai souvent observé que les bords des ruisseaux et des mares ne sont pas sen- siblement humides à six pouces de distance. 11 est vrai que l'étendue de la filtration est plus ou moins grande, selon que le terrain est plus ou moins péné- trable : mais si l'on examine les ravines qui se forment dans les terres et même dans les sables, on reconnoî- tra que l'eau passe toute dans le petit espace qu'elle se creuse elle-même, et qu'à peine les bords sont mouillés à quelques pouces de distance dans ces sa- bles. Dans les terres végétales même, où la filtration doit être beaucoup plus grande que dans les sables et dans les autres terres, puisqu'elle est aidée de la force du tuyau capillaire, on ne s'aperçoit pas qu'elle s'étende fort loin. Dans un jardin on arrose abondam- ment, et on inonde, pour ainsi dire, une planche, sans que' les planches voisines s'en ressentent consi- dérablement. J'ai remarqué , en examinant de gros monceaux de terre de jardin de huit ou dix pieds d'épaisseur, qui n'avoient pas été remués depuis quelques années, et dont le sommet étoit à peu près de niveau, que l'eau des pluies n'a jamais pénétré à plus de trois ou quatre pieds de profondeur; en sorte qu'en remuant cette terre au printemps après un hiver fort humide, j'ai trouvé la terre de l'intérieur de ces monceaux aussi sèche que quand on l'avoit amoncelée. J'ai fait la même observation sur des ter- res accumulées depuis près de deux cents ans : au dessous de trois ou quatre pieds de profondeur, la terre étoit aussi sèche que la poussière. Ainsi l'eau THÉORIE DE LA TERRE. 1 65 ne se coinûiuiiique ni ne s'étend pas aussi loin qu'on le croit par la seule filtration ; cette voie n'en fournil dans l'intérieur de la terre que la plus petite partie; mais depuis la surlace jusqu'à de grandes profondeurs, l'eau descend par son propre poids; elle pénétre par des conduits naturels ou par de petites roules qu'elle s'est ouvertes elle-même ; elle suit les racines des ar- bres, les fentes des rochers, les interstices des terres, et se divise et s'étend de tous côtés en une infinité de petits rameaux et de filets, toujours en descen- dant, jusqu'à ce qu'elle trouve une issue après avoir rencontré la glaise ou un autre terrain solide sur le- quel elle s'est rassemblée. Il seroit fort difficile de faire une évaluation un peu juste de la quantité des eaux souterraines qui n'ont point d'issue apparente 1. Bien des gens ont pré- tendu qu'elle su rp assoit de beaucoup celle de toutes les eaux qui sont à la surface de la terre ; et sans par- ler de ceux qui ont avancé que l'intérieur du globe étoit absolument rempli d'eau, il y en a qui croient qu'il y a une infinité de fleuves, de ruisseaux, de lacs, dans la profondeur de la terre : mais cette opinion , quoique commune, ne me paroît pas fondée, et je crois que la quantité des eaux souterraines qui n'ont point d'issue à la surface du globe n'est pas considé- rable; car s'il y avoit un si grand nombre de rivières souterraines, pourquoi ne verrions-nous pas à la sur- face de la terre des embouchures de quelques unes de ces rivières, et par conséquent des sources grosses comme des fleuves? D'ailleurs les rivières et toutes les eaux courantes produisent des changements très con- 1. Vovez les Preuves, art. X , XI , et XVIII, 1 66 THÉORIE DE LA TE ERE. sidérables à la surface de la terre ; elles entraînent les terres ; creusent les rochers, déplacent tout ce qui s'op- pose à leur passage. Il en seroit de même des fleuves souterrains; ils produiroient des altérations sensibles dans l'intérieur du globe. Mais on n'y a point observé de ces changements produits par le mouvement des eaux; rien n'est déplacé : les couches parallèles et ho- rizontales subsistent partout; les différentes matières gardent partout leur position primitive, et ce n'est qu'en fort peu d'endroits qu'on a observé quelques veines d'eau souterraines un peu considérables. Ainsi l'eau ne travaille point en grand dans l'intérieur de la terre ; mais elle y fait bien de l'ouvrage en petit : comme elle est divisée en une infinité de filets, qu'elle est retenue par autant d'obstacles, et enfin qu'elle est dispersée presque partout, elle concourt immédiate- ment à la formation de plusieurs substances terrestres qu'il faut distinguer avec soin des matières anciennes, et qui en effet en diffèrent totalement par leur forme et par leur organisation. Ce sont donc les eaux rassemblées dans la vaste étendue des mers qui , par le mouvement continuel du flux et du reflux, ont produit les montagnes, les vallées, et les autres inégalités de la terre; ce sont les courants de la mer qui ont creusé les vallons et élevé les collines en leur donnant des directions correspon- dantes; ce sont ces mêmes eaux de la mer qui, en transportant les terres, les ont disposées les unes sur les autres par lits horizontaux; et ce sont les eaux du ciel qui peu à peu détruisent l'ouvrage de la mer, qui rabaissent continuellement la hauteur des mon- tagnes, qui comblent les vallées, les bouches des fleu- THÉORIE DE LA TERRE. 1 67 ves, et les golfes, et qui, ramenant tout au niveau, rendront un jour cette terre à la mer qui s'en empa- rera successivement, en laissant à découvert de nou- veaux continents entrecoupés de vallons et de mon- tagnes, et tout semblables à ceux que nous habitons aujourd'hui. A Monlhard, le 3 oclobrc 1 744- *\VVVWWWV> V%\ VWVV\\V\\VV\\\VVV\VW\\U1V.X\\\VVVVAWV\VVU\VV\V\VVVVU«.\VVinVV'.\VV PREUVES DE LA THÉORIE DE LA TERRE. ARTICLE I. De la formation des planètes. Fecitque cadendo Undique ne caderet. Maisji.. Notre objet étant l'histoire naturelle, nous nous dispenserions volontiers de parler d'astronomie : mais la physique de la terre tient à la physique céleste ; et d'ailleurs, nous croyons que pour une plus grande intelligence de ce qui a été dit, il est nécessaire de donner quelques idés générales sur la formation , le mouvement, et la figure de la terre et des planètes, La terre est un globe d'environ trois mille lieues de diamètre : elle est située à trente millions de lieues du soleil, autour duquel elle fait sa révolution en trois cent soixante-cinq jours. Ce mouvement de ré- volution est le résultat de deux forces : l'une qu'on peut se représenter comme une impulsion de droite à gauche, ou de gauche à droite; et l'autre comme une attraction du haut en bas, ou du bas en haut, vers un centre. La direction de ces deux forces et leurs ART. I. FORMATION DES PLANETES. 1 (K) quantités sont combinées et proportionnées de façon qu'il en résulte un mouvement presque uniforme dans une ellipse fort approchante d'un cercle1. Sem- blable aux autres planètes, la terre est opaque, elle fait ombre, elle reçoit et réfléchit la lumière du soleil, et elle tourne autour de cet astre suivant les lois qui conviennent à sa distance et à sa densité relative : elle tourne aussi sur elle-même en vingt-quatre heures, et l'axe autour duquel se fait ce mouvement de rota- tion est incliné de soixante-six degrés et demi sur le plan de l'orbite de sa révolution. Sa figure est celie d'un sphéroïde dont les deux axes diffèrent d'environ une cent soixante et quinzième partie, et le plus petit axe est celui autour duquel se fait la rotation. Ce sont là les principaux phénomènes de la terre ; i. J'ai dit que la terre est située à trente millions de lieues du soleil; et c'éloit en effet l'opinion commune des astronomes en 1745, lors- que j'ai écrit ce trailé de la formation des planètes : mais de nouvelles observations, et surtout la dernière faite en 1769, du passage de Vénus sur le disque du soleil, nous ont démontré que cette distance de trente millions doit être augmentée de trois ou quatre millions de lieues; et c'est par celte raison que dans les deux mémoires de la partie hypothétique de cet ouvrage, j'ai toujours compté trente-trois millions de lieues, et non pas trente, pour la dislance moyenne de la terre au soleil. Je suis obligé de faire cette remarque, afin qu'on ne me mette pas en opposition avec moi-même. Je dois encore remarquer que non seulement on a reconnu par les nouvelles observations que le soleil étoit à quatre millions de lieues de plus de distance de la terre , mais aussi qu'il étoit plus volumineux d'un sixième , et que par conséquent le volume entier des planètes n'est guère que la huit centième partie de celui du soleil, et non pas la six cent cinquantième partie, comme je l'ai avancé d'après les connoissan- ces que nous avions, eu 1 74^, sur ce sujet. Cette différence en moins, rend d'autant plus plausible la possibilité de cette projection de ta matière des planètes hors du soleil. {Add. Buff. ) l'JO THEORIE DE LA TERRE. ce sont là les résultats des grandes découvertes que l'on a faites par le moyen de la géométrie , de l'astro- nomie, et de la navigation. Nous n'entrerons point ici dans le détail qu'elles exigent pour être démontrées, et nous n'examinerons pas comment on est venu au point de s'assurer de la vérité de tous ces faits; ce se- roit répéter ce qui a été dit : nous ferons seulement quelques remarques qui pourront servir à éclaircir ce qui est encore douteux ou contesté, et en même temps nous donnerons nos idées au sujet de la formation des planètes, et des différents états par où il est possible qu'elles aient passé avant que d'être parvenues à l'état où nous les voyons aujourd'hui. On trouvera dans la suite de cet ouvrage des extraits de tant de systèmes et de tant d'hypothèses sur la formation du globe ter- restre, sur les différents états par où il a passé , et sur les changements qu'il a subis, qu'on ne peut pas trou- ver mauvais que nous joignions ici nos conjectures à celles des philosophes qui ont écrit sur ces matières, et surtout lorsqu'on verra que nous ne les donnons en effet que pour de simples conjectures, auxquelles nous prétendons seulement assigner un plus grand degré de probabilité qu'à toutes celles qu'on a faites sur le même sujet. Nous nous refusons d'autant moins à publier ce que nous avons pensé sur cette matière, que nous espérons par là mettre le lecteur plus en état de prononcer sur la grande différence qu'il y a entre une hypothèse où il n'entre que des possibili- tés, et une théorie fondée sur des faits; entre un sys- tème tel que nous allons en donner un dans cet ar- ticle sur la formation et le premier état de la terre, el une histoire physique de son état actuel , telle que ART. I. FORMATION DES PLANÈTES. l~l nous venons de la donner dans le discours précédent. Galilée ayant trouvé la loi de la chute des corps, et Kepler ayant observé que les aires que les planètes principales décrivent autour du soleil, et celles que les satellites décrivent autour de leur planète principale, sont proportionnelles aux temps, et que les temps des révolutions des planètes et des satellites sont propor- tionnels aux racines carrées des cubes de leurs distan- ces au soleil ou à leurs planètes principales, Newton trouva que la force qui fait tomber les graves sur la surface de la terre s'étend jusqu'à la lune et la retient dans son orbite ; que cette force diminue en même proportion que le carré de la distance augmente ; que par conséquent la lune est attirée par la terre; que la terre et toutes les planètes sont attirées par le so- leil, et qu'en général tous les corps qui décrivent au- tour d'un centre ou d'un foyer des aires proportion- nelles au temps, sont attirés vers ce point. Cette force, que nous connoissons sous le nom de pesanteur, est donc généralement répandue dans toute la matière; les planètes, les comètes, le soleil, la terre, tout est sujet à ses lois, et elle sert de fondement à l'harmo- nie de l'univers : nous n'avons rien de mieux prouvé en physique que l'existence actuelle et individuelle de cette force dans les planètes, dans le soleil, dans la terre , et dans toute la matière que nous touchons ou que nous apercevons. Toutes les observations ont confirmé l'effet actuel de cette force , et le calcul en a déterminé la quantité et les rapports. L'exactitude des géomètres et la vigilance des astronomes attei- gnent à peine à la précision de cette mécanique cé- leste et à la régularité de ses effets. \~j2 THEORIE DE LA TERRE. Cette cause générale étant connue, on en dédui- roit aisément les phénomènes, si l'action des forces qui les produisent n'étoit pas trop combinée. Mais qu'on se représente un moment le système du monde sous ce point de vue, et on sentira quel chaos on a eu à débrouiller. Les planètes principales sont atti- rées par le soleil , le soleil est attiré par les planètes; les satellites sont aussi attirés par leur planète princi- pale ; chaque planète est attirée par toutes les autres, et elle les attire aussi. Toutes ces actions et réactions varient suivant les masses et les distances : elles pro- duisent des inégalités, des irrégularités : comment combiner et évaluer une si grande quantité de rap- ports? Paroît-il possible, au milieu de tant d'objets, de suivre un objet particulier? Cependant on a sur- monté ces difficultés; le calcul a confirmé ce que la raison avoit soupçonné; chaque observation est deve- nue une nouvelle démonstration, et l'ordre systémati- que de l'univers est à découvert aux yeux de tous ceux qui savent reconnoître la vérité. Une seule chose arrête, et est en effet indépen- dante de cette théorie ; c'est la force d'impulsion : l'on voit évidemment que celle d'attraction tirant toujours les planètes vers le soleil, elles tomberoient en ligne perpendiculaire sur cet astre si elles n'en étoient éloi- gnées par une autre force, qui ne peut être qu'une impulsion en ligne droite , dont l'effet s'exerceroit dans la tangente de l'orbite, si la force d'attraction cessoit un instant. Cette force d'impulsion à certaine- ment été communiquée aux astres en général par la main de Dieu , lorsqu'il donna le branle à l'univers ; mais comme on doit, autant qu'on peut, en physique, ART. I. FORMATION DES PLANÈTES. 1 7,} s'abstenir d'avoir recours aux causes qui sont hors de la nature , il me paroît que dans le système solaire on peut rendre raison de cette force d'impulsion d'une manière assez vraisemblable, et qu'on peut en trou- ver une cause dont l'effet s'accorde avec les règles de la mécanique, et qui d'ailleurs ne s éloigne pas des idées qu'on doit avoir au sujet des changements et des révolutions qui peuvent et doivent arriver dans l'univers. La vaste étendue du système solaire, ou, ce qui revient au même, la sphère de l'attraction du soleil, ne se borne pas à l'orbe des planètes, même les plus éloignées; mais elle s'étend à une distance indéfinie, toujours en décroissant dans la même raison que le carré de la distance augmente. Il est démontré que les comètes qui se perdent à nos yeux dans la profon- deur du ciel, obéissent à cette force, et que leur mou- vement, comme celui des planètes, dépend de l'at- traction du soleil. Tous ces astres, dont les routes sont si différentes, décrivent autour du soleil des aires pro- portionnelles au temps, les planètes dans les ellipses plus ou moins approchantes d'un cercle, et les comè- tes dans des ellipses fort allongées. Les comètes et les planètes se meuvent donc en vertu de deux forces, l'une d'attraction , et l'autre d'impulsion , qui , agissant à la fois et à tout instant, les obligent à décrire ces courbes : mais il faut remarquer que les comètes par- courent le système solaire dans toutes sortes de di- rections, et que les inclinaisons des plans de leurs or- bites sont fort différentes entre elles; en sorte que, quoique sujettes, comme les planètes, à la même force d'attraction, les comètes n'ont rien de commun 1^4 THEORIE DE LA TERRE. dans leur mouvement d'impulsion : elles paroissent à cet égard absolument indépendantes les unes des au- tres. Les planètes, au contraire, tournent toutes dans le même sens autour du soleil, et presque dans le même plan, n'y ayant que sept degrés et demi d'in- clinaison entre les plans les plus éloignés de leurs orbites. Cette conformité de position et de direction dans le mouvement des planètes suppose nécessaire- ment quelque chose de commun dans leur mouve- ment d'impulsion, et doit faire soupçonner qu'il leur a été communiqué par une seule et même cause. Ne peut-on pas imaginer, avec quelque sorte de vraisemblance, qu'une comète, tombant sur la sur- face du soleil, aura déplacé cet astre, et qu'elle en aura séparé quelques petites parties auxquelles elle aura communiqué un mouvement d'impulsion dans le même sens et par un même choc, en sorte que les planètes auroient autrefois appartenu au corps du soleil, et qu'elles en auroient été détachées par une force impulsive commune à toutes, qu'elles conser- vent encore aujourd'hui? Cela me paroît au moins aussi probable que l'opi- nion de M. Leibnitz, qui prétend que les planètes et îa terre ont été des soleils ; et je crois que son sys- tème, dont on trouvera le précis à l'article cinquième, auroit acquis un grand degré de généralité et un peu plus de probabilité s'il se fût élevé à cette idée. C'est ici le cas de croire avec lui que la chose arriva dans le temps que Moïse dit que Dieu sépara la lumière des ténèbres ; car, selon Leibnitz , la lumière fut sé- parée des ténèbres lorsque les planètes s'éteignirent. Mais ici la séparation est physique et réelle, puisque ART. I. FORMATION DES PLANÈTES. 1 ^5 la matière opaque qui compose les corps des planètes fut réellement séparée de la matière lumineuse qui compose le soleil 1. Cette idée sur la cause du mouvement d'impulsion des planètes paroîtra moins hasardée lorsqu'on ras- semblera toutes les analogies qui y ont rapport, et qu'on voudra se donner la peine d'en estimer les pro- babilités. La première est cette direction commune de leur mouvement d'impulsion qui fait que les six planètes vont toutes d'occident en orient. 11 y a déjà 64 à parier contre un qu'elles n'auroient pas eu ce mouvement dans le même sens si la même cause ne l'avoit pas produit ; ce qu'il est aisé de prouver par la doctrine des hasards. Cette probabilité augmentera prodigieusement par la seconde analogie , qui est que l'inclinaison des or- i. J'ai dit que la matière opaque qui compose le corps des planètes fut réellement séparée de la matière lumineuse qui compose le soleil. Cela pourroit induire en erreur; car la matière des planètes au sor- tir du soleil étoit aussi lumineuse que la matière même de cet astre, et les planètes ne sont devenues opaques, ou pour mieux dire obscures, que quand leur état d'incandescence a cessé. J'ai déterminé la durée de cet état d'incandescence dans plusieurs matières que j'ai soumises à l'expérience, et j'en ai conclu, par analogie, la durée de l'incandes- cence de chaque planète dans le premier mémoire de la partie hypo- thétique. Au reste, comme le torrent de la matière projetée par la comète hors du corps du soleil a traversé l'immense atmosphère de cet astre, il en a entraîné les parties volatiles aériennes et aqueuses qui forment aujourd'hui les atmosphères et les mers des planètes. Ainsi l'on peut dire qu'à tous égards la matière dont sont composées les planètes est la même que celle du soleil, et qu'il n'y a d'autre différence que par le degré de chaleur, extrême dans le soleil , et plus ou moins attiédie dans les planètes, suivant le rapport composé de leur épaisseur et de leur densité. {Add. Buff.) 1~6 THÉORIE DE LÀ TERRE. bites n'excède pas 7 degrés et demi : car en compa- rant les espaces, on trouve qu'il y a 24 contre un pour que deux planètes se trouvent dans des plans plus — 5 éloignés, et par conséquent 24 ou 7962624 à parier contre un que ce n'est pas par hasard qu'elles se trouvent toutes six ainsi placées et renfermées dans l'espace de 7 degrés et demi ; ou , ce qui revient au même, il y a cette probabilité qu'elles ont quelque chose de commun dans le mouvement qui leur a donné cette position. Mais que peut-il y avoir de commun dans l'impression d'un mouvement d'impul- sion , si ce n'est la force et la direction des corps qui le communiquent? On peut donc conclure avec une très grande vraisemblance que les planètes ont reçu leur mouvement d'impulsion par un seul coup. Cette probabilité , qui équivaut presque à une certitude , étant acquise, je cherche quel corps en mouvement a pu faire ce choc et produire cet effet, et je ne vois que les comètes capables de communiquer un aussi grand mouvement à d'aussi vastes corps. Pour peu qu'on examine le cours des comètes, on se persuadera aisément qu'il est presque nécessaire qu'il en tombe quelquefois dans le soleil. Celle de 1680 en approcha de si près, qu'à son périhélie elle n'en étoit pas éloignée de la sixième partie du dia- mètre solaire; et si elle revient, comme il y a appa- rence, en l'année 2255, elle pourroit bien tomber cette fois dans le soleil : cela dépend des rencontres qu'elle aura faites sur sa route, et du retardement qu'elle a souffert en passant dans l'atmosphère du so- leil K 1. Voyez Newton, troisième édition , page 5^5. ART. I, FORMATION DES PLANÈTES. ï 77 îNous pouvons donc présumer, avec le philosophe que nous venons de citer, qu'il tombe quelquefois des comètes sur le soleil; mais cette chute peut se faire de différentes façons : si elles y tombent à plomb, ou même dans une direction qui ne soit pas fort obli- que, elles demeureront dans le soleil, et serviront d'aliment au feu qui consume cet astre, et le mou- vement d'impulsion qu'elles auront perdu et com- muniqué au soleil , ne produira d'autre effet que celui de le déplacer plus ou moins, selon que la masse de la comète sera plus ou moins considérable. Mais si la chute de la comète se fait dans une direction fort oblique, ce qui doit arriver plus souvent de cette fa- çon que de l'autre, alors la comète ne fera que raser la surface du soleil ou la sillonner à une petite pro- fondeur; et dans ce cas elle pourra en sortir et en chasser quelques parties de matière auxquelles elle communiquera un mouvement commun d'impulsion, et ces parties poussées hors du corps du soleil, et la comète elle-même , pourront devenir alors des pla- nètes qui tourneront autour de cet astre dans le même sens et dans le même plan. On pourroit peut-être cal- culer quelle masse, quelle vitesse et quelle direction devroit avoir une comète pour faire sortir du soleil une quantité de matière égale à celle que contiennent les six planètes et leurs satellites : mais cette recher- che seroit ici hors de sa place ; il suffira d'observer que toutes les planètes avec les satellites ne font pas la G5oe partie de la masse du soleil 4, parce que la den- sité des grosses planètes, Saturne et Jupiter, est moin- dre que celle du soleil, et que quoique la terre soit ). Voyez Newton -, page 4(),r>- JitFFON. I. 12 J& THEORIE DE LA TERRE. quatre fois, et la lune près de cinq l'ois plus dense que le soleil, elles ne sont cependant que comme des atomes en comparaison de la masse de cet astre» J'avoue que quelque peu considérable que soit une six cent cinquantième partie d'un tout, il paroît au premier coup d'œil qu'il faudrait, pour séparer cette partie du corps du soleil, une très puissante comète : mais si on fait réflexion à la vitesse prodigieuse des comètes dans leur périhélie, vitesse d'autant pins grande que leur route est plus droite, et qu'elles ap- prochent du soleil de plus près; si d'ailleurs on fait attention à la densité, à la fixité, et a la solidité de la matière dont elles doivent être composées pour souffrir, sans être détruites, la chaleur inconcevable qu'elles éprouvent auprès du soleil, et si on se sou- vient en même temps qu'elles présentent aux yeux des observateurs un noyau vif et solide qui réfléchit fortement la lumière du soleil à travers l'atmosphère immense de la comète qui enveloppe et doit obscur- cir ce noyau, on ne pourra guère douter que les co- mètes ne soient composées d'une matière très solide et très dense1, et qu'elles ne contiennent sous un pe- tit volume une grande quantité de matière; que par i. J'ai dit que les comètes sont composées d'une matière très solide cl très dense. Ceci ne doit pas être pris comme une assertion positive et générale ; car il doit y avoir de grandes différences entre la densité de telle ou telle comète, comme il y en a entre la densité des différentes planètes : mais on ne pourra déterminer celle différence de densité relative entre chacune des comètes, que quand on en connoîtra les périodes de révolution aussi parfaitement que l'on connoît les périodes des planètes. Une comète dont la densité seroît seulement comme la densité de la planète de Mercure, double de celle de la terre, et qui auroit à son périhélie autant de vitesse que la comète de 1680, seioit ART. I. FORMATION DES PLANETES. 1^9 conséquent une comète ne puisse avoir assez de masse et de vitesse pour déplacer Je soleil, et donner un mouvement de projeclilité à une quantité de matière aussi considérable que l'est la 65oe partie de la masse de cet astre. Ceci s'accorde parfaitement avec ce que l'on sait au sujet de la densité des planètes : on croit qu'elle est d'autant moindre que les planètes sont plus éloignées du soleil, et qu'elles ont moins de chaleur à supporter; en sorte que Saturne est moins dense cpie Jupiter, et Jupiter beaucoup moins dense que la terre. En effet, si la densité des planètes étoit, comme le prétend Newton , proportionnée à la quantité de chaleur qu'elles ont à supporter. Mercure seroit sept lois plus dense que la terre , et vingt-huit fois plus dense que le soleil; la comète de 1680 seroit 28,000 fois plus dense que la terre, ou 112,000 fois plus dense que le soleil ; et en la supposant grosse comme la terre, elle contiendroit sous un même volume une quantité de matière égale à peu près à la neuvième partie de la masse du soleil, ou, en ne lui donnant que la centième partie de la grosseur de la terre, sa masse seroit encore égaie à la 900e partie du soleil : d'où il est aisé de conclure qu'une telle masse qui ne fait qu'une petite comète, pourroit séparer et pousser liors du soleil une 900° ou une 65oe partie de sa masse, peut-être suffisante pour chasser hors du soleil toute la quantité de matière qui compose les planètes, parce que la matière delà comète étant dans ce cas huit fois plus dense que la matière solaire, elle com- muniqueroit huit l'ois autant de mouvement, et chasseroit une 800' partie île la masse du soleil aussi aisément qu'un corps dont la densité scroil égale à celle do la matière solaire, pourroit eu chasser une cen- tième partie. { Add. Buff. ) 1 8o THÉORIE DE LA TERRE- surtout si l'on fait attention à l'immense vitesse acquise avec laquelle les comètes se meuvent lorsqu'elles pas- sent dans le voisinage de cet astre. Une autre analogie, et qui mérite quelque atten- tion, c'est la conformité entre la densité de la ma- lière des planètes et la densité de la matière du so- leil. Nous connoissons sur la surface de la terre des matières \[\ ou 1 5,000 fois plus denses les unes que les autres; les densités de l'or et de l'air sont à peu près dans ce rapport : mais l'intérieur de la terre et le corps des planètes sont composés de parties plus si- milaires, et dont la densité comparée varie beaucoup moins; et la conformité de la densité de la matière des planètes et de la densité de la matière du soleil est telle, que sur 65o parties qui composent la tota- lité de la matière des planètes, il y en a plus de 64 o qui sont presque de la même densité que la matière du soleil, et qu'il n'y a pas dix parties sur ces (35o qui soient d'une plus grande densité ; car Saturne et Ju- piter sont à peu près de îa même densité que le so- leil, et la quantité de matière que ces deux planètes contiennent est au moins 64 fois plus grande que îa quantité de matière des quatre planètes inférieures, Mars, la Terre, Vénus, et Mercure. On doit donc dire que la matière dont sont composées les planètes en général est à peu près la même que celle du soleil , et que par conséquent cette matière peut en avoir été séparée. Mais, dira-t-on, si la comète, en tombant oblique- ment sur le soleil , en a sillonné la surface et en a fait sortir la matière qui compose les planètes, il paroît que touics les planètes, au lieu de décrire des cercles ART. I. FORMATION DES PLANÈTES. 1 S I dont le soleil est le centre, auroient au contraire à chaque révolution rasé la surface du soleil, et seroient revenues au même point d'où elles étoient parties, comme feroit tout projectile qu'on lanceroit avec as- sez de force d'un point de la surface de la terre pour l'obliger à tourner perpétuellement : car il est aisé de démontrer que ce corps reviendroit à chaque révo- lution an point d'où il auroit été lancé; et dès lors on ne peut pas attribuer à l'impulsion d'une comète la projection des planètes hors du soleil , puisque leur mouvement autour de cet astre est différent de ce qu'il seroit dans cette hypothèse. A cela je réponds que la matière qui compose les planètes n'est pas sortie de cet. astre en globes tout formés, auxquels la comète auroit communiqué son mouvement d'impulsion, mais que cette matière est sortie sous la forme d'un torrent dont le mouvement des parties antérieures a dû être accéléré par celui des parties postérieures; que d'ailleurs l'attraction des parties antérieures a dû aussi accélérer le mouvement des parties postérieures, et que cette accélération de mouvement, produite par l'une ou l'autre de ces causes, et peut-être par toutes les deux, a pu être telle , qu'elle aura changé la première direction du mouvement d'impulsion, et qu'il a pu en résulter un mouvement tel que nous l'observons aujourd'hui dans les planètes, surtout en supposant que le choc de la comète a déplacé le soleil : car, pour donner un exemple qui rendra ceci plus sensible, supposons qu'on tirât du haut d'une montagne une balle de mousquet, et que la force de la poudre fût assez grande pour la pousser au delà du demi-diamètre de iSft THEORIE DE LA TE II RE. la terre ; il est certain que cette balle tournèrent au- tour du globe, et revienclroit à chaque révolution passer au point d'où elle auroit été tirée : mais si au lieu d'une balle de mousquet nous supposons qu'on ait tiré une fusée volante où l'action du feu seroit durable et accéléreroit beaucoup le mouvement d'im- pulsion, cette fusée, ou plutôt la cartouche qui la contient, ne reviendroit pas au môme point, comme la balle de mousquet, mais décriroit un orbe dont le périgée seroit d'autant plus éloigné de la terre, que la force d'accélération auroit été plus grande et au- roit changé davantage la première direction, toutes choses étant supposées égales d'ailleurs. Ainsi, pourvu qu'il y ait eu de l'accélération dans le mouvement d'impulsion communiqué au torrent de matière par la chute de la comète, il est très possible que les pla- nètes qui se sont formées dans ce torrent aient acquis le mouvement que nous leur connoissons dans des cercles et des ellipses dont le soleil est le centre ou le foyer. La manière dont se font les grandes éruptions des volcans peut nous donner une idée de cette accélé- ration de mouvement dans le torrent dont nous par- lons. On a observé que quand le Vésuve commence à mugir et à rejeter les matières dont il est embrasé, le premier tourbillon qu'il vomit n'a qu'un certain degré de vitesse; mais cette vitesse est bientôt accé- lérée par l'impulsion d'un second tourbillon qui suc- cède au premier, puis par l'action d'un troisième, et ainsi de suite : les ondes pesantes de bitume, de sou- fre, de cendre, de* métal fondu, paroissent des nua- ges massifs; et , quoiqu'ils se succèdent toujours à peu ART. I. FORMATION DES P h A 1\ ;iiTli S. l8o près dans la même direction, i!s ne laissent pas de changer beaucoup celle du premier tourbillon , et de le pousser ailleurs et plus loin qu'il ne seroit parvenu tout seul. D'ailleurs ne peut-on pas répondre à cette objec- tion , que le soleil ayant été frappé par la comète, et ayant reçu une partie de son mouvement d'impulsion^ il aura lui-même éprouvé un mouvement qui l'aura déplacé, et que quoique ce mouvement du soleil soit maintenant trop peu sensible pour que dans de petits intervalles de temps les astronomes aient pu l'aper- cevoir, il se peut cependant que ce mouvement existe encore, et que le soleil se meuve lentement vers dif- férentes parties de l'univers, en décrivant une courbe autour du centre de gravité de tout le système? et si cela est, comme je le présume, on voit bien que les planètes, au lieu de revenir auprès du soleil à chaque révolution, auront au contraire décrit des orbites dont les points des périhélies sont d'autant plus éloignés de cet astre, qu'il s'est plus éloigné lui-même du lieu qu'il occupoit anciennement. Je sens bien qu'on pourra me dire que si l'accélé- ration du mouvement se fait dans la même direction , cela ne change pas le point du périhélie , qui sera tou- jours à la surface du soleil ; mais doit-on croire que dans un torrent dont les parties se sont succédées, il n'y a eu aucun changement de direction? Il est au con- traire très probable qu'il y a eu un assez grand chan- gement de direction pour donner aux planètes le mou- vement qu'elles ont. On pourra me dire aussi que si le soleil a été déplacé par le choc de la comète, il a dû se mouvoir l84 THÉORIE DE LA TE 11 RE. uniformément, et que dès lors ce mouvement étant commun à tout le système, il n'a dû rien changer; mais le soleil ne pouvoit-il pas avoir avant le choc un mouvement autour du centre de gravité du système cométaire, auquel mouvement primitif le choc de la comète aura ajouté une augmentation ou une dimi- nution? et cela suffiroit encore pour rendre raison du mouvement actuel des plané les. Enfin, si l'on ne veut admettre aucune de ces sup- positions, ne peut-on pas présumer, sans choquer la vraisemblance, que dans le choc de la comète contre le soleil il y a eu une force élastique qui aura élevé le torrent au dessus de la surface du soleil, au lieu de le pousser directement? ce qui seul peut suffire pour écarter le point du périhélie et donner aux planètes le mouvement qu'elles ont conservé : et cette supposi- tion n'est pas dénuée de vraisemblance; car la matière du soleil peut bien être fort élastique, puisque la seule partie de cette matière que nous connoissons, qui est la lumière, semble par ses effets être parfaitement élastique. J'avoue que je ne puis pas dire si c'est par l'une ou par l'autre des raisons que je viens de rap- porter, que la direction du premier mouvement d'im- pulsion des planètes a changé ; mais ces raisons sulïi- sent au moins pour faire voir que ce changement est possible, et même probable ; et cela suffit aussi à mon objet. Mais sans insister davantage sur les objections qu'on pourroit faire, non plus que sur les preuves que pour- roient fournir les analogies en faveur de mon hypo- thèse, suivons-en l'objet et tirons des inductions; voyons donc ce qui a pu arriver lorsque les planètes ,y ART. I. FORMATION DES PLANÈTES. 1 85 et surtout la terre, ont reçu ce mouvement d'impul- sion, et dans quel état elles se sont trouvées après avoir été séparées de la masse du soleil. La comète ayant, par un seul coup, communiqué un mouve- ment de projectile à une quantité de matière égale à la six cent cinquantième partie de la masse du soleil, les particules les moins denses se seront séparées des plus denses, et auront formé par leur attraction mu- tuelle des globes de différente densi lé : Saturne, com- posé des parties les plus grosses et les plus légères, se sera le plus éloigné du soleil ; ensuite Jupiter, qui est plus dense que Saturne, se sera moins éloigné; et ainsi de suite. Les planètes les plus grosses et les moins denses sont les plus éloignées, parce qu'elles ont reçu un mouvement d'impulsion plus fort que les plus pe- tites et les plus denses ; car la force d'impulsion se com- muniquant par les surfaces, le même coup aura fait mouvoir les parties les plus grosses et les plus légères de la matière du soleil avec plus de vitesse que les parties les plus petites et les plus massives : il se sera donc fait une séparation des parties denses de diffé- rents degrés, en sorte que la densité de la matière du soleil étant égale à 100, celle de Saturne est égale à 67, celle de Jupiter = C)4 Va? ce^e de Mars=-200, celle de la terre = 400? celle de Vénus = 800, et celle de Mercure = 2800. Mais la force d'attraction ne se communiquant pas, comme celle d'impulsion, par la surface, et agissant au contraire sur toutes les parties de la masse, eile aura tenu les portions de matière les plus denses; et c'est pour cette raison que les planètes les plus denses sont les plus voisines du soleil, et qu'elles tournent autour de cet astre avec plus de ra~ 1 86 THEO II 1E DE LA TERRE". pidité que les planètes les moins denses , qui sont aussi les plus éloignées. Les deux grosses planètes, Jupiter et Saturne, qui sont, comme l'on sait, les parties principales du système solaire, ont conservé ce rapport entre leur densité et leur mouvement d'impulsion , dans une pro- portion si juste, qu'on doit en être frappé : la densité de Saturne est à celle de Jupiter comme 67 à 9/J-V2? et leurs vitesses sont à peu près comme 88 1/2 à I 20 V72 s 0L1 comme 67 à 90 1JL/16. Il est rare que de pu- res conjectures on puisse tirer des rapports aussi exacts. II est vrai qu'en suivant ce rapport entre la vitesse et la densité des planètes, la densité de la terre ne de- vroit être que comme 2o67/is? au lieu qu'elle est comme 4001 : de là on peut conjecturer que notre globe étoit d'abord une fois moins dense qu'il ne l'est 1. J'ai dit qu'en suivant la proportion de ces rapports, la densité du globe de la terre ne devroit être que comme 206 7/18, nu lieu d'être 4oo. Celte densité de la terre, qui se trouve trop grande relativement à la vitesse de son mouvement autour du soleil, doit être un peu dimi- nuée par une raison qui m'avoit échappé : c'est que la lune, qu'on doit regarder ici comme faisant corps avec la terre, est moins dense dans la raison de 702 à 1000, et que le globe lunaire faisant 1/ug du volume du globe terrestre, il faut par conséquent diminuer la den- sité 4oo de la terre, d'abord dans la raison de îeoo à 702 ; ce qui nous donneroit 281, c'est-à-dire 119 de diminution sur la densité l\oo, si la lune étoit aussi grosse que la terre : mais comme elle n'en fait ici que la 49e partie, cela ne produit qu'une diminution de 119//l9 ou 2 3/7, et par conséquent la densité de notre globe relativement à sa vitesse, au lieu de 206 7/18 , doit être estimée 206 7/ls -f- 2 3/7 , c'est-à-dire à peu près 209. D'ailleurs l'on doit présumer que notre globe étoit moins dense au commencement qu'il ne l'est aujourd'hui, et qu'il l'est devenu beaucoup plus , d'abord par le refroidissement, et ensuite par l'affais- sement des vastes cavernes dont son intérieur étoit rempli. Cette opi- nion s'accorde avec la connoissance que nous avons des bouleverse- A U T. I . F O 11 M A T 1 O i\ DES PL A N È 1 ES. 1 8 "' aujourd'hui. A l'égard des autres planètes , Mars, Vé- nus, et Mercure, comme leur densité n'est connue que par conjecture, nous ne pouvons savoir si cela détruiroit ou confirmeroit notre opinion sur le rap- port de la vitesse et de la densité des planètes en gé- néral. Le sentiment de Newton est que la densité est d'autant plus grande, que la chaleur à laquelle la pla- nète est exposée est glus grande; et c'est sur cette idée que nous venons de dire que Mars est une fois moins dense que la terre, Vénus une fois plus dense, Mercure sept fois plus dense, et la comète de 1680 vingt-huit mille fois plus dense que !a terre. Mais cette proportion entre la densité des planètes et la chaleur qu'elles ont à supporter, ne peut pas subsister lors- qu'on fait attention à Saturne et à Jupiter, qui sont les principaux objets que nous ne devons jamais perdre de vue dans le système solaire; car, selon ce rapport entre la densité et la chaleur, il se trouve que la den- ments qui sont arrivés et qui arrivent encore tous les jours à la surface du globe, et jusqu'à d'assez grandes profondeurs ; ce fait aide même à expliquer comment il est possible que les eaux de la mer aient autre- fois été supérieures de deux mille toises aux parties de la terre actuelle ment habitées; car ces eaux la eouvriroient encore, si, par de grands affaissements, la surface de la terre ne s'étoit abaissée en différents en- droits pour former les bassins de la mer et les autres réceptacles des eaux tels qu'ils sont aujourd'hui. Si nous supposons le diamètre du globe terrestre de a8t)5 lieues, il en avoit deux de plus lorsque les eaux le couvroieut à aooo toises de hauteur. Cette différence du volume de la terre donne 1/kll d'augmen tation pour sa densité par le seul abaissement des eaux : on peut même doubler, et peut-être tripler cette augmentation de densité ou celle diminution de volume du globe par iaffaisscment et les ébonlemenls des montagnes et par les remblais des vallées, en sorte que depuis la chute des eaux sur la terre , on peut raisonnablement présumer qu'elle a augmenté de plus d'un centième de densité. (Jdd. Buff. ) lOO THEORIE DE LA TERRE. site de Saturne seroit environ comme 4 Vis? et ce^c de Jupiter comme [^l7/22 au lieu de 67 et de 944A> différence trop grande pour que le rapport entre la densité et la chaleur cpie les planètes ont à supporter, puisse être admis : ainsi, malgré la confiance que mé- ritent les conjectures de INewton, je crois que la den- sité des planètes a plus de rapport avec leur vitesse qu'avec le degré de chaleur qu'elles ont à supporter1. Ceci n'est qu'une cause finale, et l'autre est un rap- port physique dont l'exactitude est singulière dans les 1. J'ai dit que malgré la confiance c/ue méritent les conjectures de Newton, la densité des planètes a plus de rapport avec leur vitesse qu'a- vec le degré de chaleur qu'elles ont à supporter. Par l'estimation que nous avons faite dans les mémoires précédents, de l'action de la chaleur solaire sur chaque planète, on a dû remar- quer que celte chaleur solaire est en général si peu considérable, qu'elle n'a jamais pu produire qu'une très légère différence sur la den- sité de chaque planète; car l'action de celle chaleur solaire, qui est foible en elle-même, n'influe sur la densité à(^ matières planétaires qu'à la surface même des planètes, et elle ne peut agir sur la matière qui est dans l'intérieur des globes planétaires, puisque cette chaleur solaire ne peut pénétrer qu'à une très petite profondeur. Ainsi la den- sité totale de la masse entière de la planète n'a aucun rapport avec celle chaleur qui lui est envoyée du soleil. Dès lors il nie paroît certain que la densité des planètes ne dépend en aucune façon du degré de chaleur qui leur est envoyée du soleil, et qu'au contraire cette densité des planètes doit avoir un rapport né- cessaire à leur vitesse, laquelle dépend d'un autre rapport qui me paroît immédiat : c'est celui de leur distance au soleil. Nous avons vu que les parties les plus denses se sont moins éloignées que les parties les moins denses dans le temps de la projection générale. Mercure, qui est composé des parties les plus denses de la matière projetée hors du soleil, est resté dans le voisinage de cet astre, tandis que Saturne, qui est composé des parties les plus légères de cette même matière pro- jetée , s'en est le plus éloigné. Et comme les planètes les plus distantes du soleil circulent autour de cet astre avec plus de vitesse que les pla- nètes les plus voisines, il s'ensuit que leur demsité a un rapport médiat ART. I. FORMATION DES PLANÈTES. I Si) deux grosses planètes : il est cependant vrai que la densité de la terre, au lien d'être 206 7/8, se trouve être 400> et cIue Par conséquent il faut que le globe terrestre se soit condensé dans cette raison de 2o67/s à 4oo. Mais la condensation ou la coction des planètes n'a-t-elle pas quelque rapport avec la quantité de la chaleur du soleil dans chaque planète? et dès lors Sa- turne, qui est fort éloigné de cet astre, n'aura souffert que peu ou point de condensation, Jupiter sera con- densé deai/i6 a 94 V12 : or? ^a chaleur du soleil dans Jupiter étant à celle du soleil sur la terre comme i417/22 sont a 400' les condensations ont du se faire dans la même proportion ; de sorte que Jupiter s'étant condensé de 90 11/16 a ^4/2 5 ^a terre auroit dû se con- denser en même proportion de 2o67/s à 2 1 5 990/1451 , si elle eût été placée dans l'orbite de Jupiter, où elle n'auroit dû recevoir du soleil qu'une chaleur égale à celle que reçoit cette planète. Mais la terre se trou- vant beaucoup plus près de cet astre, et recevant une chaleur dont le rapport à celle que reçoit Jupiter est de 4oo à i417/22' ^ *aut multiplier la quantité de con- avec leur vitesse , el plus immédiat avec leur distance au soleil. Les dis- tances des six planètes au soleil sont comme 4, 7, 10, iv5, 5a, 96. Leurs densités comme 2o4o. 1270, 1000, 700, 292, 184. Et si l'on suppose les densités en raison inverse des dislances, elles seront 2040, 1160, 889 1/.1, Ofio, 210, 1.59. Ce dernier rapport entre leurs densités respectives est peut être plus réel que le premier, parce qu'il me paroit fondé sur la cause physique qui a dû produire la diffé- rence de densité dans chaque planète. (//s .«?,")<> THÉORIE DE LA TERRE. sont restées en place, et l'arche s'est arrêtée sur celîe que les eaux ont laissée la première à découvert. D'ailleurs, comment peut-on s'imaginer que pendanl le peu de temps qu'a duré le déluge, les eaux aient pu dissoudre les montagnes et toute la terre? N'est- ce pas une absurdité de dire qu'en quarante jours l'eau a dissous tous les marbres , tous les rochers , toutes les pierres, tous les minéraux? N'est-ce pas une contradiction manifeste que d'admettre cette disso- lution totale, et en même temps de dire que les co- quilles et les productions marines ont été préservées, et que tout ayant été détruit et dissous, elles seules ont été conservées, de sorte qu'on les retrouve au- jourd'hui entières, et les mêmes qu'elles étoient avant le déluge? Je ne craindrai donc pas de dire qu'avec d'excellentes observations, Woodward n'a fait qu'un fort mauvais système. Winston , qui est venu le der- nier, a beaucoup enchéri sur les deux autres ; mais en donnant une vaste carrière à son imagination, au moins n'est-il pas tombé en contradiction : il dit des choses fort peu croyables; mais du moins elles ne sont ni absolument ni évidemment impossibles. Comme on ignore ce qu'il y a au centre et dans l'intérieur de la terre, il a cru pouvoir supposer que cet intérieur étoit occupé par un noyau solide, environné d'un fluide pesant, et ensuite deau sur laquelle la croûte exté- rieure du globe étoit soutenue , et dans laquelle les différentes parties de cette croûte se sont enfoncées plus ou moins, à proportion de leur pesanteur ou de leur légèreté relative; ce qui a produit les montagnes et les inégalités de la surface de la terre. Il faut avouer que cet astronome a fait ici une faute de mécanique : ART. V. QUELQUES AUTRES SYSTÈMES. 20I il n'a pas songé que la terre, dans cette hypothèse, doit faire voûte de tous côtés; que par conséquent elle ne peut être portée sur l'eau qu'elle contient, et encore moins y enfoncer. A cela près je ne sache pas qu'il y ait d'autres erreurs de physique dans ce sys- tème. Il y en a un grand nombre quant à la méta- physique et à la théologie; mais enfin on ne peut pas nier absolument que la terre, rencontrant la queue d'une comète, lorsque celle-ci s'approche de son pé- rihélie, ne puisse être inondée, surtout lorsqu'on aura accordé à l'auteur que la queue d'une comète peut contenir des vapeurs aqueuses. On ne peut nier non plus, comme une impossibilité absolue, que la queue d'une comète, en revenant du périhélie, ne puisse brûler la terre , si on suppose avec l'auteur que la co- mète ait passé fort près du soleil, et qu'elle ait été prodigieusement échauffée pendant son passage. Il en est de même du reste de ce système : mais quoiqu'il n'y ait pas d'impossibilité absolue, il y a si peu de probabilité à chaque chose prise séparément, qu'il en résulte une impossibilité pour le tout pris en- semble. Les trois systèmes dont nous venons de parler ne sont pas les seu's ouvrages qui aient été faits sur la théorie de la terre. Il a paru, en 1729, un mémoire de M. Bourguet, imprimé à Amsterdam avec ses Let- tres philosophiques sur la formation des sels,, etc., dans lequel il donne un échantillon du système qu'il mé- ditoit, mais qu'il n'a pas proposé, ayant été prévenu par la mort. 11 faut rendre justice à cet auteur; per- sonne n'a mieux rassemblé les phénomènes et les faits : on lui doit même cette belle et grande obseL- 2Ù2 THEORIE DE LA TERRE. valion, qui est une des clefs de la théorie de la terre; je veux parler de la correspondance des angles des montagnes. Il présente tout ce qui a rapport à ces matières dans un grand ordre : mais, avec tous ces avantages, il paroît qu'il n'auroit pas mieux réussi que les autres à faire une histoire physique et raisonnée des changements arrivés au globe, et qu'il étoit bien éloigné d'avoir trouvé les vraies causes des effets qu'il rapporte ; pour s'en convaincre, il ne faut que jeter les yeux sur les propositions qu'il déduit des phénomè- nes, et qui doivent servir de fondement à sa théorie 4. Il dit que le globe a pris sa forme dans un même temps, et non pas successivement; que la forme et la disposition du globe supposent nécessairement qu'il a été dans un état de fluidité; que l'état présent de la terre est très différent de celui dans lequel elle a été pendant plusieurs siècles après sa première for- mation; que la matière du globe étoit dès le com- mencement moins dense qu'elle ne l'a été depuis qu'il a changé de face ; que la condensation des par- ties solides du globe diminua sensiblement avec la vélocité du globe même, de sorte qu'après avoir fait un certain nombre de révolutions sur son axe et au- tour du soleil, il se trouva tout à coup dans un état de dissolution qui détruisit sa première structure ; que cela arriva vers l'équinoxe du printemps; que dans le temps de cette dissolution les coquilles s'introduisi- rent dans les matières dissoutes ; qu'après cette dis- solution la terre a pris la forme que nous lui voyons, et qu'aussitôt le feu s'y est mis, la consume peu à peu, et va toujours en augmentant, de sorte qu'elle sera i. Voyez page 211. ART. V. QUELQUES AUTRES SYSTÈMES. 2ô3 détruite un jour par une explosion terrible, accom- pagnée d'un incendie général, qui augmentera l'at- mosphère du globe et en diminuera le diamètre, et qu'alors la terre, au lieu de couches de sable ou de terre, n'aura que des couches de métal et de miné- ral calciné, et des montagnes composées d'amalgames de différents métaux. En voilà assez pour faire voir quel étoit le système que l'auteur méditoit. Deviner de cette façon le passé, vouloir prédire l'avenir, et encore de- viner et prédire à peu près comme les autres ont pré- dit et deviné , ne me paroît pas être un effort : aussi cet auteur avoit beaucoup plus de connoissances et d'érudition que de vues saines et générales, et il m'a paru manquer de cette partie si nécessaire aux phy- siciens, de cette métaphysique qui rassemble les idées particulières, qui les rend plus générales, et qui élève l'esprit au point où il doit être pour voir l'enchaîne- ment des causes et des effets. Le fameux Leibnitz donna en i685, dans les Actes de LeipzickiJ, un projet de système bien différent, sous le titre de Protogœa. La terre, selon Bourguet et tous les autres, doit finir par le feu; selon Leibnitz, elle a commencé par là, et a souffert beaucoup plus de changements et de révolutions qu'on ne l'imagine. La plus grande partie de la matière terrestre a été em- brasée par un feu violent dans le temps que Moïse dit que la lumière fut séparée des ténèbres. Les planètes, aussi bien que la terre, étoient autrefois des étoiles fixes et lumineuses par elles-mêmes. Après avoir brûlé long-temps, il prétend qu'elles se sont éteintes faute de matière combustible, et quelles sont devenues des 1. Page l\o. 2J4 THEORIE DE LA TERRE. corps opaques. Le feu a produit par Sa foute des ma- tières une croûte vitrifiée, et la base de toute Ja ma- tière qui compose le globe terrestre est du verre, dont les sables ne sont que des fragments : les autres espèces de terres se sont formées du mélange de ces sables avec des sels fixes et de l'eau; et quand la croûte fut refroidie, les parties humides,. qui s'étoient élevées en forme de vapeurs, retombèrent et formè- rent les mers. Elles enveloppèrent d'abord toute la surface du globe, et surmontèrent même les endroits les plus élevés, qui forment aujourd'hui les conti- nents et les îles. Selon cet auteur, les coquilles et autres débris de la mer qu'on trouve partout, prou- vent que la mer a couvert toute la terre; et la grande quantité de sels fixes, de sables, et d'autres matières fondues et calcinées, qui sont renfermés dans les en- trailles de la terre, prouve que l'incendie a été géné- ral, et qu'il a précédé l'existence des mers. Quoique ces pensées soient dénuées de preuves, elles sont éle- vées, et on sent bien qu'elles sont le produit des mé- ditations d'un grand génie. Les idées ont de la liai- son , les hypothèses ne sont pas absolument impossi- bles, et les conséquences qu'on en peut tirer ne sont pas contradictoires : mais le grand défaut de cette théorie c'est qu'elle ne s'applique point à l'état pré- sent de la terre; c'est le passé qu'elle explique; et ce passé est si ancien, et nous a laissé si peu de vestiges, qu'on peut en dire tout ce qu'on voudra, et qu'à pro- portion qu'un homme aura plus d'esprit, il en pourra dire des choses qui auront l'air plus vraisemblable. /Vssurer, comme l'assure Whiston , que la terre a été comète, on prétendre avec Leibnitz qu'elle a été so- ART. V. QUELQUES AUTRES SYSTEMES. 2Ôb leil, c'est dire des choses également possibles ou im- possibles, et auxquelles il seroit superflu d'appliquer les règles des probabilités. Dire que la mer a autre- fois couvert toute la terre, qu'elle a enveloppé le globe tout entier, et que c'est par cette raison qu'on trouve des coquilles partout , n'est-ce pas faire attention à une chose très essentielle, qui est l'unité du temps de la création? car si cela étoit, il faudroit nécessai- rement dire que les coquillages et les autres animaux habitants des mers, dont on trouve les dépouilles dans l'intérieur de la terre, ont existé les premiers, et long- temps avant l'homme et les animaux terrestres : or, indépendamment du témoignage des livres sacrés , n'a-t-on pas raison de croire que toutes les espèces d'animaux et de végétaux sont à peu près aussi an- ciennes les unes que les autres? M. Scheuchzer, dans une dissertation qu'il a adres- sée à l'Académie desSciences en 1 ro8, attribue, comme Woodward, le changement, ou plutôt la seconde for- mation de la surface du globe, au déluge universel; et pour expliquer celle des montagnes, il dit qu'après le déluge Dieu voulant faire rentrer les eaux dans les réservoirs souterrains, avoit brisé et déplacé de sa main toute-puissante un grand nombre de lits aupa- ravant horizontaux, et les avoit élevés sur la surface du globe. Toute la dissertation a été faite pour ap- puyer cette opinion. Comme il falloit que ces hau- teurs ou éminences fussent d'uneconsistance fort so- lide, M. Scheuchzer remarque que Dieu ne les tira que des lieux où il y avoit beaucoup de pierres : de là vient, dit-il, que les pays, comme la Suisse, où il y en a une grande quantité, sont montagneux, et qu'au 256 THÉORIE DE LA TERRE. contraire ceux qui, comme la Flandre, l'Allemagne, la Hongrie, la Pologne, n'ont que du sable ou de l'ar- gile, même à une assez grande profondeur, sont pres- que entièrement sans montagnes K Cet auteur a eu plus qu'aucun autre le défaut de vouloir mêler la physique avec la théologie; et quoi- qu'il nous ait donné quelques bonnes observations, la partie systématique de ses ouvrages est encore plus mauvaise que celle de tous ceux qui l'ont précédé : il a même fait sur ce sujet des déclamations et des plaisanteries ridicules. Voyez la plainte des poissons, Piscium querelœ^ etc., sans parler de son gros livre en plusieurs volumes in-folio 3 intitulé, Pkysica sacra; ouvrage puéril, et qui paroît fait moins pour occuper les hommes que pour amuser les enfants par les gra- vures et les images qu'on y a entassées à dessein et sans nécessité. Stenon, et quelques autres après lui, ont attribué la cause des inégalités de la surface de la terre à des inondations particulières, à des tremblements de terre, à des secousses, des éboulements, etc. :mais les effets de ces causes secondaires n'ont pu produire que quel- ques légers changements. Nous admettons ces mêmes causes après la cause première, qui est le mouvement du flux et reflux, et le mouvement de la mer d'o- rient en occident. Au reste, Stenon ni les autres n'ont pas donné de théorie, ni même des faits généraux sur cette matière2. Ray prétend que toutes les montagnes ont été pro- duites par des tremblements de terre , et il a fait un i. \ oyez Y Histoire de C Académie, 1708, page 3s?. 2. Voyez la Dissertation de solido inirà solidum, etc. ART. V. QUELQUES AUTRES SYSTEMES. '27)~ traité pour le prouver. Nous ferons voir, à l'article des volcans, combien peu cette opinion est fondée. Nous ne pouvons nous dispenser d'observer que la plupart des auteurs dont nous venons de parler, comme Burnet, Winston , etWoodward, ont fait une faute qui nous paroît mériter d'être relevée; c'est d'a- voir regardé le déluge comme possible par l'action des causes naturelles, au lieu que l'Écriture-Sainte nous le présente comme produit parla volonté immédiate de Dieu. Il n'y a aucune cause naturelle qui puisse produire sur la surface entière de la terre la quantité d'eau qu'il a fallu pour couvrir les plus hautes mon- tagnes ; et quand même on pourroit imaginer une cause proportionnée à cet effet, il seroit encore im- possible de trouver quelque autre cause capable de faire disparoître les eaux : car en accordant à Winston que ces eaux sont venues de la queue d'une comète, on doit lui nier qu'il en soit venu du grand abîme, et qu'elles y soient toutes rentrées, puisque le grand abîme étant, selon lui, environné et pressé de tous côtés par la croûte ou l'orbe terrestre, ii est impos- sible que l'attraction de la comète ait pu causer aux fluides contenus dans l'intérieur de cet orbe le moindre mouvement; par conséquent le grand abîme n'aura pas éprouvé, comme il le dit, un flux et reflux vio- lent; dès lors il n'en sera pas sorti et il n'y sera pas entré une seule goutte d'eau ; et à moins de supposer que l'eau tombée île la comète a été détruite par mi- racle , elle seroit encore aujourd'hui sur la surface de la terre, couvrant les sommets des plus hautes mon- tagnes. Rien ne caractérise mieux un miracle que l'im- possibilité d'en expliquer l'effet par les causes natu- 238 THÉORIE DE LA TERRE. relies. Nos auteurs ont fait de vains efforts pour ren- dre raison du déluge : leurs erreurs de physique au sujet des causes secondes qu'ils emploient, prouvent la vérité du fait tel qu'il est rapporté dans l'Écriture- Sainte, et démontrent qu'il n'a pu être opéré que par la cause première , par la volonté de Dieu. D'ailleurs il est aisé de se convaincre que ce n'est ni dans un seul et même temps, ni par l'effet du dé- luge, que la mer a laissé à découvert les continents que nous habitons : car il est certain par le témoi- gnage des livres sacrés, que le paradis terrestre étoit en Asie, et que l'Asie étoit un continent habité avant le déluge ; par conséquent ce n'est pas dans ce temps que les mers ont couvert cette partie considérable du globe. La terre étoit donc avant le déluge telle à peu près qu'elle est aujourd'hui; et cette énorme quan- tité d'eau que la justice divine lit tomber sur la terre pour punir l'homme coupable, donna en effet la mort à toutes les créatures : mais elle ne produisit aucun changement à la surface de la terre ; elle ne détrui- sit pas même les plantes, puisque la colombe rap- porta une branche d'olivier. Pourquoi donc imaginer, comme l'ont fait la plu- part de nos naturalistes, que cette eau changea tota- lement la surface du globe jusqu'à mille et deux mille pieds de profondeur? pourquoi veulent-ils que ce soit le déluge qui ait apporté sur la terre les coquilles qu'on trouve à sept ou huit cents pieds dans les ro- chers et dans les marbres? pourquoi dire que c'est dans ce temps que se sont formées les montagnes et les collines? et comment peut-on se figurer qu'il soit possible que ces eaux aient amené des masses et des ART. V. QUELQUES AUTRES SYSTÈMES. 2 5g bancs de coquilles de cent lieues de longueur? Je ne crois pas qu'on puisse persister dans cette opinion, à moins qu'on n'admette dans le déluge un double mi- racle, le premier pour l'augmentation des eaux, et le second pour le transport des coquilles; mais comme il n'y a que le premier qui soit rapporté dans l'Ecri- ture-Sainte, je ne vois pas qu'il soit nécessaire de faire un article de foi du second. D'autre côté, si les eaux tlu déluge, après avoir sé- journé au dessus des plus hautes montagnes, se fussent ensuite retirées tout à coup, elles auroient amené une si grande quantité de limon et d'immondices, que les terres n'auroient point été labourables ni propres à recevoir des arbres et des vignes que plusieurs siècles après cette inondation, comme l'on sait que, dans le déluge qui arriva en Grèce, le pays submergé fut to- talement abandonné, et ne put recevoir aucune cul- ture que plus de trois siècles après cette inondation1. Aussi doit-on regarder le déluge universel comme un moyen surnaturel dont s'est servie la toute-puissance divine pour le châtiment des hommes, et non comme un effet naturel dans lequel tout se seroit passé selon les lois de la physique. Le déluge universel est donc un miracle dans sa cause et dans ses effets; on voit clai- rement par le texte de l'Ecriture-Sainte qu'il a servi uniquement pour détruire l'homme et les animaux, et qu'il n'a changé en aucune façon la terre, puisqu'a- près la retraite des eaux les montagnes , et même les arbres, étoient a leur place, et que la surface de la terre étoit propre à recevoir la culture et à produire des vignes et des fruits. Comment toute la race des i. Voyez Acta erudit., Lips., anno 1691, nagr 100. 2_p0 IHÉORIE DE LA TERRE. poissons, qui n'entra pas dans l'arche, auroit-elle pu être conservée si la terre eût été dissoute dans l'eau ou seulement si les eaux eussent été assez agitées pour transporter les coquilles des Indes en Europe, etc.? Cependant cette supposition, que c'est le déluge universel qui a transporté les coquilles de la mer dans tous les climats de la terre, est devenue l'opinion ou plutôt la superstition du commun des naturalistes. Woodward, Scheuctizer, et quelques autres appellent ces coquilles pétrifiées les restes du déluge; ils les re- gardent comme les médailles et les monuments que Dieu nous a laissés de ce terrible événement, afin qu'il ne s'effaçât jamais de la mémoire du genre humain; enfin ils ont adopté cette hypothèse avec tant de res- pect, pour ne pas dire d'aveuglement, qu'ils ne pa- raissent s'être occupés qu'à chercher les moyens de concilier l'Ecriture- Sainte avec leur opinion, et qu'au lieu de se servir de leurs observations et d'en tirer des lumières, ils se sont enveloppés dans les nuages d'une théologie physique, dont l'obscurité et la petitesse dé- rogent à la clarté et à la dignité de la religion , et ne laissent apercevoir aux incrédules qu'un mélange ri- dicule d'idées humaines et de faits divins. Prétendre en effet expliquer le déluge universel et ses causes phy- siques, vouloir nous apprendre le détail de ce qui s'est passé dans le temps de cette grande révolution, de- viner quels en ont été les effets, ajouter des faits à ceux du livre sacré, tirer des conséquences de ces faits, n'est-ce pas vouloir mesurer la puissance du Très- Haut? Les merveilles que sa main bienfaisante opère dans la nature d'une manière uniforme et régulière, sont incompréhensibles, et à plus forte raison les coups IL i- le i- le -e it lé le îr s- i- it s- s- 11- "V^Srnai /-" Carte 'bob l'Ancien Continent^ Depuis la pom(e de la Tartane Orientale i jusqu'au Cap de Bonne Espérance. \Mre/.it± /ous As veux de P. I1 H r'ON Par Robert de Vauçornlv Deeres de 1 Kquateur ART. V. QUELQUES AUTRES SYSTÈMES. 2/|l d'éclat, les miracles, doivent nous tenir dans le sai- sissement et dans le silence. Mais, diront-ils, le déluge universel étant un fait certain , n'est-il pas permis de raisonner sur les con- séquences de ce fait? A la bonne heure : mais il faut que vous commenciez par convenir que le déluge uni- versel n'a pu s'opérer par les puissances physiques; il faut que vous le reconnoissiez comme un effet im- médiat de la volonté du Tout-Puissant; il faut que vous vous borniez à en savoir seulement ce que les livres sacrés nous en apprennent, avouer en môme temps qu'il ne vous est pas permis d'en savoir davan- tage, et surtout ne pas mêler une mauvaise physique avec la pureté du livre saint. Ces précautions, qu'exige le respect que nous devons aux décrets de Dieu, étant prises, que reste-t-il à examiner au sujet du déluge? Est-il dit dans l'Ecriture-Sainte quele déluge ait formé les montagnes? il est dit le contraire. Est-il dit que les eaux fussent dans une agitation assez grande pour enlever du fond des mers les coquilles et les trans- porter par toute la terre? Non; l'arche voguoit tran- quillement sur les flots. Est-il dit que la terre souffrit une dissolution totale? Point du tout. Le récit de l'his- torien sacré est simple et vrai; celui de ces naturalis- tes est composé et fabuleux. ARTICLE VI. Géographie. La surface de la terre n'est pas , comme celle de Ju- piter, divisée par bandes alternatives et parallèles à BUFFON. I. l6 2/^2 THÉORIE DE LA TERRE. l'équateur : au contraire, elle est divisée d'un pôle à l'autre par deux bandes de terre et deux bandes de mer. La première et principale bande est l'ancien continent, dont la plus grande longueur se trouve être en diagonale avec l'équateur, et qu'on doit mesurer en commençant au nord de la Tartarie la plus orien- tale , de là à la terre qui avoisine le golfe Linchido- lin, où les Moscovites vont pêcher des baleines, de là à Tobolsk, de Tobolsk à ]a mer Caspienne, de la mer Caspienne à la Mecque, de la Mecque à la partie occidentale du pays habité par le peuple de Galles en Afrique, ensuite au Monoemugi, au Monomotapa, et enfin au cap de Bonne-Espérance. Cette ligne, qui est la plus grande longueur de l'ancien continent, est d'environ 36oo lieues 1 : elle n'est interrompue que par la mer Caspienne et par la mer Rouge, dont les i. J'ai dit que la Ligne que Con peut tirer dans la plus grande longueur de l'ancien continent , est d'environ 56oo lieues. J'ai entendu des lieues comme on les compte aux environs de Paris , de 2000 ou 25oo toises, et qui sont d'environ 27 au degré. Au reste , dans cet article de géographie générale , j'ai tâché d'ap porter l'exactitude que demandent des sujets de cette espèce; néan- moins il s'y est glissé quelques petites erreurs et quelques négligences. Par exemple , i° je n'ai pas donné les noms adoptés ou imposés par les François à plusieurs contrées de l'Amérique ; j'ai suivi en tout les glo- bes anglois faits par Senex , de deux pieds de diamètre , sur lesquels les cartes que j'ai données ont été copiées exactement. Les Anglois sont plus justes que nous à l'égard des nations qui leur sont indifférentes ; ils conservent à chaque pays le nom originaire , ou celui que leur a donné le premier qui les a découverts. Au contraire , nous donnons souvent nos noms françois à tous les pays où nous abordons , et c'est de là que vient l'obscurité de la nomenclature géographique dans notre langue. Mais, comme les lignes qui traversent les deux continents dans leur plus grande longueur sont bien indiquées dans mes cartes par les deux points extrêmes, et par plusieurs autres points intermédiaires. ART. VI. GÉOGRAPHIE. 2^3 largeurs ne sont pas considérables ; et on ne doit pas avoir égard aux petites interruptions lorsque l'on con- sidère , comme nous le faisons, la surface du globe divisée seulement en quatre parties. dont les noms sont généralement adoptés , il ne peut y avoir sur cela aucune équivoque essentielle. 2° J'ai aussi négligé de donner le détail du calcul de la superficie des deux continents , parce qu'il est aisé de le vérifier sur un grand globe. Il en résulte que dans la partie qui est à gauche de la ligne de partage, il y a 2,471,09*2 3/4 lieues carrées, et 2,469,687 lieues carrées dans la partie qui est à droite de la même ligne , et que par conséquent l'an- cien continent contient en tout environ l\,f)f\o,c)8o lieues carrées, ce qui ne fait pas une cinquième partie de la surface entière du globe. Et de même la partie à gauche de la ligne de partage dans le nou- veau continent contient 1,069,286 5/6 lieues carrées, et celle qui esta droite de la même ligne, en contient j ,070,926 1/l2, en tout 2,r4o,2i3 lieues environ ; ce qui ne fait pas la moitié de la surface de l'ancien con- tinent. Et les deux continents ensemble ne contenant que 7,080,990 lieues carrées , leur superficie ne faitpas, à beaucoup près, le tiers de la surface totale du globe, qui est environ de 26 millions de lieues carrées. 5° J'aurois dû donner la petite différence d'inclinaison qui se trouve entre les deux lignes qui partagent les deux continents ; je me suis con- tenté de dire qu'elles étoient lune et l'autre inclinées à l'équateur d'en- viron 3o degrés, et en sens opposés. Ceci n'est en effet qu'un environ , celle de l'ancien continent l'étant d'un peu plus de 00 degrés , et celle du nouveau l'étant un peu moins. Si je me fusse expliqué comme je viens de Je faire , j'aurois évité l'imputation qu'on m'a faite d'avoir tiré deux lignes d'inégales longueur sous le même angle entre deux parallèles: ce qui prouveroit , comme l'a dit un cii tique anonyme , que je ne sais pas les éléments de la géométrie. 4° J'ai négligé de distinguer la haute et la basse Egypte: en sorte que , dans les pages 2 83 et 285 , il y a une apparence de contradiction ; il semble que, dans le premier de ces endroits, l'Egypte soit mise au rang des terres les plus anciennes; tandis que, dans le second, je la mets au rang des plus nouvelles. J'ai eu tort de n'avoir pas , dans ce pas- sage , distingué, comme je l'ai fait ailleurs, la haute Egypte, qui est en effet une terre très ancienne , de la basse Egypte , qui est au contraire une terre très nouvelle. ( Add. Buff. ) 2^4 THÉORIE DE LA TERRE. Cette plus grande longueur se trouve en mesurant le continent en diagonale : car si on le mesure au con- traire suivant les méridiens, on verra qu'il n'y a que s5oo lieues depuis le cap nord de Laponie jusqu'au cap de Bonne-Espérance , et qu'on traverse la mer Baltique dans sa longueur, et la mer Méditerranée dans toute sa largeur; ce qui fait une bien moindre longueur et de plus grandes interruptions que par la première route. A l'égard de toutes les autres distances qu'on pourroit mesurer dans l'ancien continent sous les mêmes méridiens, on les trouvera encore beau- coup plus petites que celles-ci, n'y ayant, par exem- ple, que 1800 lieues depuis la pointe méridionale de l'île de Ceylan jusqu'à la côte septentrionale de la Nouvelle-Zemble. De même, si on mesure le continent parallèlement à l'équateur, on trouvera que la plus grande longueur sans interruption se trouve depuis la côte occidentale de l'Afrique à Trefana, jusqu'à Ning-po sur la côte orientale de la Chine, et qu'elle est en- viron de 2800 lieues; qu'une autre longueur sans in- terruption peut se mesurer depuis la pointe de la Bretagne à Brest jusqu'à la côte delà Tartarie chinoise, et qu'elle est environ de 2 5oo lieues; qu'en mesurant depuis Bergen en Norwège jusqu'à la côte de Kamts- chatka, il n'y a plus que 1800 lieues. Toutes ces li- gnes ont, comme l'on voit, beaucoup moins de lon- gueur que la première ; ainsi la plus grande étendue de l'ancien continent est en effet depuis le cap orien- tal de la Tartarie la plus septentrionale jusqu'au cap de Bonne-Espérance, c'est-à-dire de trois mille six cents lieues. Cette ligne peut être regardée comme le milieu de ART. VI. GÉOGRAPHIE. '2^ la bande de terre qui compose l'ancien continent : car en mesurant l'étendue de la surface du terrain des deux côtés de cette ligne, je trouve qu'il y a dans la partie qui est à gauche 2, 471, 092 V4 lieues carrées, et que, dans la partie qui est adroite de cette ligne, il a 2,469,687 lieues carrées ; ce qui est une égalité sin- gulière, et qui doit faire présumer, avec une très grande vraisemblance, que cette ligne est le vrai mi- lieu de l'ancien continent, en même temps qu'elle en est la plus grande longueur. L'ancien continent a donc en tout environ 4,94°?7^o lieues carrées, ce qui ne fait pas une cinquième par- tie de la surface totale du globe ; et on peut regarder ce continent comme une large bande de terre inclinée à l'équateur d'environ trente degrés1. A l'égard du nouveau continent, on peut le regar- 1. Voici ce que dit sur la figure des continents, l'ingénieux auteur ■dcY Histoire philosophique et politique des deux Indes. « On croit être sûr aujourd'hui que le nouveau continent n'a pas la moitié de la surface du nôtre; leur figure d'ailleurs offre des ressem- blances singulières.... Ils paraissent former comme deux bandes de terre qui partent du pôle arctique, et vont se terminer au midi , sépa- rées à l'est et à l'ouest par l'océan qui les environne. Quels que soient et la structure de ces deux bandes , et le balancement ou la symétrie qui règne dans leur figure, on voit bien que leur équilibre ne dépend pas de leur position : c'est l'inconstance de la mer qui fait la solidité de la terre. Pour fixer le globe sur sa base , il falloit , ce me semble , un élément qui, flottant sans cesse autour de notre planète, pût contre- balancer par sa pesanteur toutes les autres substances , et par sa flui- dité ramener cet équilibre que le combat "et le choc des autres élé- ments auraient pu renverser. L'eau , par la mobilité de sa nature et par sa gravité tout ensemble, est infiniment propre à entretenir cette harmonie et ce balancement des parties du globe autour de sou centre. . . » Si les eaux qui baignent encore les entrailles du nouvel hémi- sphère n'en avoient pas inondé la surface , l'homme y aurait de bonne 246 THÉORIE DE LA TERRE. der aussi comme une bande de terre dont la plus grande longueur doit être prise depuis l'embouchure du fleuve de la Plata jusqu'à cette contrée maréca- geuse qui s'étend au delà du lac des Assiniboïls. Cette roule va de l'embouchure du fleuve de la Plata au lac Caracares; de là elle passe chez les Mataguais, chez lesChiriguanes, ensuite à Pocona, àZongo, de Zongo chez les Zamas, les Marinas, les Moruas, de là à Santa-Fé et à Carthagène, puis, par le golfe du Mexi- que, à la Jamaïque, à Cuba, tout le long de la pénin- sule de la Floride, chez les Apalaches, les Chicachas, de là au fort Saint-Louis ou Crève-Cœur, au fort le Sueur, et enfin chez les peuples qui habitent au delà du lac des Assiniboïls, où l'étendue des terres n'a pas encore été reconnue A. Cette ligne, qui n'est interrrompue que par le golfe duMexique, qu'on doitregarder commeune mer Médi- terranée, peut avoir environ 2 5oo lieues de longueur, heure coupé les bois . desséché les marais, consolidé un sol pâteux,... ouvert une issue aux vents, et donné des digues aux fleuves; le cli- mat y eût déjà changé. Mais un hémisphère en friche et dépeuplé ne peut annoncer qu'un monde récent , lorsque la mer voisine de ces côtes serpente encore sourdement dans ses veines. » Nous observerons, à ce sujet, que quoiqu'il y ait plus d'eau sur la surface de l'Amérique que sur celle des autres parties du monde , on ne doit pas en conclure qu'une mer intérieure soit contenue dans les en- trailles de cette nouvelle terre ; on doit se borner à inférer de cette grande quantité de lacs, de marais, de larges fleuves , que l'Amérique n'a été peuplée qu'après l'Asie , l'Afrique , et l'Europe , où les eaux stagnantes sont en bien moindre quantité ; d'ailleurs il y a mille au- tres indices qui démontrent qu'en général on doit regarder le conti- nent de l'Amérique comme une terre nouvelle, dans laquelle la nature n'a pas eu le temps d'acquérir toutes ses forces, ni celui de les manifes- ter par une très nombreuse population. ( Add. Buff. ) 1. Voyez la carte de géographie. ART. VI. GÉOGRAPHIE. sjj" el elle partage le nouveau continent en deux parties égales, dont celle qui est à gauche a 1 ,069,286 5/6 lieues carrées de surface, et celle qui est à droite en a 1,070, 926 Vi2- Cette ligne, qui fait le milieu de la bande du nouveau continent, est aussi inclinée à 1 e- quateur d'environ 5o degrés, mais en sens opposé ; en sorte que celle de l'ancien continent s étendant du nord-est au sud-ouest, celle du nouveau s'étend du nord-ouest au sud-est; et toutes ces terres ensemble, tant de l'ancien que du nouveau continent, font en- viron 7,080,990 lieues carrées, ce qui n'est pas, à beaucoup près, le tiers delà surface totale du globe, qui en contient vingt-cinq millions. On doit remarquer que ces deux lignes, qui traver sent les continents dans leurs plus grandes longueurs, et qui les partagent chacun en deux parties égales, aboutissent toutes les deux au même degré de latitude septentrionale et australe. On peut aussi observer que les deux continents font des avances opposées et qui se regardent, savoir, les côtes de l'Afrique, depuis les îles Canaries jusqu'aux côtes de la Guinée, et celles de l'Amérique, depuis la Guiane jusqu'à l'embouchure de Rio-Janéiro. Il paroît donc que les terres les plus anciennes du globe sont les pays qui sont aux deux côtés de ces li- gnes à une distance médiocre , par exemple, à 200 ou s5o lieues de chaque côté; et en suivant cette idée, qui est fondée sur les observations que nous venons de rapporter, nous trouverons dans l'ancien continent, que les terres les plus anciennes de l'Afrique sont celles qui s'étendent depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'à la mer Rouge et l'Egypte, sur une largeur d'en- ^48 THÉORIE DE LA TERRE. viron 5oo lieues, et que par conséquent toutes les côtes occidentales de l'Afrique, depuis la Guinée jus- qu'au détroit de Gibraltar, sont des terres plus nou- velles. De même nous reconnoîtrons qu'en Asie, si on suit la ligne sur la même largeur, les terres les plus anciennes sont l'Arabie heureuse et déserte, la Perse et la Géorgie, la Turcomanie, et une partie de la Tar- tarie indépendante, la Circassie , et une partie de la Moscovie, etc.; que par conséquent l'Europe est plus nouvelle, et peut-être aussi la Chine et la partie orien- tale de la Tartarie. Dans le nouveau continent, nous trouverons que la terre Magellanique, la partie orien- tale du Brésil, du pays des Amazones, de la Guiane, et du Canada, sont des pays nouveaux en comparai- son du Tucuman, du Pérou, de la terre-ferme et des iles du golfe du Mexique, de la Floride, du Mississipi, et du Mexique. On peut encore ajouter à ces obser- vations deux faits qui sont assez remarquables : le vieux et le nouveau continent sont presque opposés l'un à l'autre ; l'ancien est plus étendu au nord de l'é- quateur qu'au sud; au contraire, le nouveau l'est plus au sud qu'au nord de l'équateur; le centre de l'an- cien continent est à i6ou 18 degrés de latitude nord , et le centre du nouveau est à 16 ou 18 degrés de la- titude sud ; en sorte qu'ils semblent faits pour se con- tre-balancer. Il y a encore un rapport singulier entre les deux continents , quoiqu'il me paroisse plus essen- tiel que ceux dont je viens de parler : c'est que les deux continents seroient chacun partagés en deux parties, qui seroient toutes quatre environnées de la mer de tous côtés, sans deux petits isthmes, celui de Suez et celui de Panama. ART. VI. GÉOGRAPHIE. 249 Voilà ce que l'inspection attentive du globe peut nous fournir de plus général sur la division de la terre. Nous nous abstiendrons de faire sur cela des hypo- thèses, et de hasarder des raisonnements qui pour- roient nous conduire à de fausses conséquences : mais comme personne n'avoit considéré sous ce point de vue la divison du globe, j'ai cru devoir communiquer ces remarques. Il est assez singulier que la ligne qui fait la plus grande longueur des continents terrestres, les partage en deux parties égales; il ne l'est pas moins que ces deux lignes commencent et finissent aux mê- mes degrés de latitude, et qu'elles soient toutes deux inclinées de même à l'équateur. Ces rapports peuvent tenir à quelque chose de général, que l'on découvrira peut-être, et que nous ignorons. Nous verrons dans la suite à examiner plus en détail les inégalités de la figure des continents; il nous suffit d'observer ici que les pays les plus anciens doivent être les plus voisins de ces lignes , et en même temps les plus élevés , et que les terres plus nouvelles en doivent être les pius éloi- gnées, et en même temps les plus basses. Ainsi en Amérique la terre des Amazones, la Guiane, et le Ca- nada, seront les parties les plus nouvelles : en jetant les yeux sur la carte de ces pays, on voit que les eaux y sont répandues de tous côtés, qu'il y a un grand nombre de lacs et de très grands fleuves; ce qui in- dique encore que ces terres sont nouvelles : au con- traire, le Tucuman, le Pérou, et le Mexique, sont des pays très élevés, fort montueux, et voisins de la ligne qui partage le continent; ce qui semble prouver qu'ils sont plus anciens que ceux dont nous venons de par- ler. De même toute l'Afrique est très montueuse, et 200 THEORIE DE LA TERRE. cette partie du monde est fort ancienne ; il n'y a guère que l'Egypte, la Barbarie, et les côtes occidentales de l'Afrique jusqu'au Sénégal , qu'on puisse regarder comme de nouvelles terres. L'Asie est aussi une terre ancienne, et peut-être la plus ancienne de toutes, surtout l'Arabie, la Perse, et la Tartarie ; mais les in- égalités de cette vaste partie du inonde demandent, aussi bien que celles de l'Europe, un détail que nous renvoyons à un autre article. On pourroit dire en gé- néral que l'Europe est un pays nouveau ; la tradition sur la migration des peuples et sur l'origine des arts et des sciences paroît l'indiquer : il n'y a pas long-temps qu'elle étoit encore remplie de marais et couverte de forêts, au lieu que dans les pays très anciennement habités il y a peu de bois, peu d'eau, point de ma- rais, beaucoup de landes et de bruyères, une grande quantité de montagnes dont les sommets sont secs et stériles; car les hommes détruisent les bois, contrai- gnent les eaux, resserrent les fleuves, dessèchent les marais, et avec le temps ils donnent à la terre une face toute différente de celle des pays inhabités ou nou- vellement peuplés. Les anciens ne connoissoient qu'une très petite partie du globe; l'Amérique entière, les terres arcti- ques, la terre australe et Magellanique, une grande partie de l'intérieur de l'Afrique , leur étoient entiè- rement inconnues; ils ne savoient pas que la zone torride étoit habitée, quoiqu'ils eussent navigué autour de l'Afrique; car il y a 2200 ans que Néco, roi d'E- gypte, donna des vaisseaux à des Phéniciens qui par- tirent de la mer Rouge, côtoyèrent l'Afrique, dou- blèrent le cap de Bonne-Espérance, et ayant employé ART. VJ. GÉOGRAPHIE. ^5 i deux ans à faire ce voyage, ils entrèrent la troisième année dans le détroit de Gibraltar1. Cependant les anciens ne connoissoientpas la propriété qu'a l'aimant de se diriger vers les pôles du monde , quoiqu'ils con- nussent celle qu'il a d'attirer le fer; ils ignoroient la cause générale du flux et du reflux de la mer; ils n'é- toient pas sûrs que l'Océan environnât le globe sans interruption : quelques uns, à la vérité, l'ont soup- çonné, mais avec si peu de fondement, qu'aucun n'a osé dire, ni même conjecturer, qu'il étoit possible de faire le tour du monde. Magellan a été le premier qui l'ait fait en l'année 1 5 1 9, dans l'espace de 1 124 jours. François Drake a été le second en 1077, et il l'a fait en io56 jours. Ensuite Thomas Cavendisch a fait ce grand voyage en 777 jours, dans l'année i586. Ces fameux voyageurs ont été les premiers qui aient dé- montré physiquement la sphéricité et l'étendue de la circonférence de la terre; car les anciens étoient aussi fort éloignés d'avoir une juste mesure de cette circon- férence du globe, quoiqu'ils y eussent beaucoup tra- vaillé. Les vents généraux et réglés, et l'usage qu'on en peut faire pour les voyages de long cours, leur étoient absolument inconnus : ainsi on ne doit pas être surpris du peu de progrès qu'ils ont faits dans la géographie, puisque aujourd'hui, malgré toutes les connoissances que l'on a acquises par le secours des sciences mathématiques, et par les découvertes des navigateurs, il reste encore bien des choses à trouver et de vastes contrées à découvrir. Presque toutes les terres qui sont du côté du pôle antarctique nous sont inconnues; on sait seulement qu'il y en a, et qu'elles j. Voyez Hérodote, liv. iv. 202 THEORIE DE LA TERRE. sont séparées de tous les autres continents par l'O- céan. Il reste aussi beaucoup de pays à découvrir du côté du pôle arctique, et Ion est obligé d'avouer, avec quelque espèce de regret, que depuis plus d'un siècle l'ardeur pour découvrir de nouvelles terres s'est ex- trêmement ralentie : on a préféré, et peut-être avec raison, l'utilité qu'on a trouvée à faire valoir celles qu'on connoissoit, à la gloire d'en conquérir de nou- velles. Cependant la découverte de ces terres australes se- roit un grand objet de curiosité, et pourroit être utile : on n'a reconnu de ce côté là que quelques côtes, et il est fâcheux que les navigateurs qui ont voulu tenter cette découverte en différents temps aient presque toujours été arrêtés par des glaces qui les ont empê- chés de prendre terre. La brume, qui est fort consi- dérable dans ces parages, est encore un obstacle. Ce- pendant, malgré ces inconvénients, il est à croire qu'en partant du cap de Bonne-Espérance en diffé- rentes saisons, on pourroit enfin reconnoître une par- tie de ces terres, lesquelles jusqu'ici font un monde à part. Il y auroit encore un autre moyen, qui peut-être réussiroit mieux : comme les glaces et les brumes pa- roissent avoir arrêté tous les navigateurs qui ont en- trepris la découverte des terres australes par l'Océan atlantique, et que les glaces se sont présentées dans l'été de ces climats aussi bien que dans les autres sai- sons, ne pourroit-on pas se promettre un meilleur succès en changeant de route? Il me semble qu'on pourroit tenter d'arriver à ces terres par la mer Paci- fique, en partant de Baldivia ou d'un autre port delà ART. VI. GEOGRAPHIE. ^J*> côte du Chili, et traversant cette mer sous le 5oc de- gré de latitude sud1. 11 n'y a aucune apparence que i. J'ajouterai à ce que j'ai dit des terres australes , que depuis quel- ques années on a fait de nouvelles tentatives pour y aborder , qu'où en a môme découvert quelques points après être parti , soit du cap de Bonne-Espérance , soit de l'Ile-de-France , mais que ces nouveaux voyageurs ont également trouvé des brumes , de la neige , et des glaces dès le 46 ou le 47e degré. Après avoir conféré avec quelques uns d'entre eux , et ayant pris d'ailleurs toutes les observations que j'ai pu recueillir, j'ai vu qu'ils s'accordent sur ce fait, et que tous ont éga- lement trouvé des glaces à des latitudes beaucoup moins élevées qu'on n'en trouve daus l'hémisphère boréal ; ils ont aussi tous égale- ment trouvé des brumes à ces mêmes latitudes où ils ont rencontré des glaces , et cela dans la saison même de l'été de ces climats : il est donc très probable qu'au delà du 5oe degré on chercheroit en vain des terres tempérées dans cet hémisphère austral, où le refroidisse- ment glacial s'est étendu beaucoup plus loin que dans l'hémisphère boréal. La brume est un effet produit par la présence ou par le voisi- nage des glaces; c'est un brouillard épais, une espèce de neige très fine , suspendue dans l'air et qui le rend obscur : elle accompagne sou- vent les grandes glaces flottantes , et elle est perpétuelle sur les plages glacées. Au reste , les Anglois ont fait tout nouvellement le tour de la Nou- velie-Hollaude et de la Nouvelle-Zélande. Ces terres australes sont d'une étendue plus grande que l'Europe entière. Celles de la Zélande sont divisées en plusieurs îles : mais celles de la Nouvelle-Hollande doivent plutôt être regardées comme une partie du continent de l'Asie que comme une île du continent austral; car la Nouvelle-Hol- lande n'est séparée que par un petit détroit de la terre des Papous ou Nouvelle-Guinée, et tout l'archipel qui s'étend depuis les Philip- pines vers le sud , jusqu'à la terre d'Arnheim dans la Nouvelle-Hol- lande, et jusqu'à Sumatra et Java, vers l'occident et le midi , paroît autant appartenir à ce continent de la Nouvelle-Hollande qu'au conti- nent de l'Asie méridionale. M. le capitaine Cook, qu'on doit regarder comme le plus grand navigateur de ce siècle , et auquel l'on est redevable d'un nombre in- fini de nouvelles découvertes , a non seulement donné la carte des côtes de la Zélande et de la Nouvelle-Hollande, mais il a encore reconnu une très grande étendue de mer dans la partie australe voi- 254 THÉORIE DE LA TERRE. cette navigation, qui n'a jamais été faite, fût péril- leuse : et il est probable qu'on trouveroit dans cette traversée de nouvelles terres : car ce qui nous reste àconnoitre du côté du pôle austral est si considérable, qu'on peut sans se tromper l'évaluer à plus d'un quart de la superficie du globe ; en sorte qu'il peut y avoir dans ces climats un continent terrestre aussi grand que l'Europe , l'Asie , et l'Afrique , prises toutes trois ensemble. Comme nous ne connoissons point du tout cette partie du globe , nous ne pouvons pas savoir au juste la proportion qui est entre la surface de la terre et celle de la mer; seulement, autant qu'on en peut ju- ger par l'inspection de ce qui est connu, il paroît qu'il y a plus de mer que de terre. Si l'on veut avoir une idée de la quantité énorme d'eau que contiennent les mers, on peut supposer une profondeur commune et générale à l'Océan; et en ne la faisant que de deux cents toises ou de la dixième partie d'une lieue, on verra qu'il y a assez sine de l'Amérique ; il est parti de la pointe même de l'Amérique, le 3o janvier 1769 , el il a parcouru un grand espace sous le 60e degré , sans avoir trouvé des terres. On peut voir, dans la carte qu'il en a donnée, l'étendue de mer qu'il a reconnue, et sa route démontre que s'il existe des terres dans cette partie du globe, elles sont fort éloi- gnées du continent de l'Amérique, puisque la JNouvelle-Zélande, située entre le 55e et le 45e degré de latitude , en est elle-même très éloignée : mais il faut espérer que quelques autres navigateurs , mar- chant sur les traces du capitaine Cook , chercheront à parcourir ces mers australes sous le 5oe degré , et qu'on ne tardera pas à savoir si ces parages immenses , qui ont plus de deux mille lieues d'étendue , sont des terres ou des mers ; néanmoins je ne présume pas qu'au delà du 5oe degré dans les régions australes ces terres soient assez tempé- rées pour que leur découverte pût nous être utile. ( Add. Buff. ) ART. VI. GEOGRAPHIE. 2Ï)5 d'eau pour couvrir le globe entier d'une hauteur de six cents pieds d'eau ; et si on veut réduire cette eau dans une seule niasse , on trouvera qu'elle fait un globe de plus de soixante lieues de diamètre. Les navigateurs prétendent que le continent des terres australes est beaucoup plus froid que celui du pôle arctique : mais il n'y a aucune apparence que cette opinion soit fondée, et probablement elle n'a été adoptée des voyageurs que parce qu'ils ont trouvé des glaces à une latitude où l'on n'en trouve presque jamais dans nos mers septentrionales; mais cela peut venir de quelques causes particulières. On ne trouve plus de glaces dès le mois d'avril en deçà des 67 et 68e degrés de latitude septentrionale, et les sauvages de l'Acadie et du Canada disent que quand elles ne sont pas toutes fondues dans ce mois là, c'est une marque que le reste de l'année sera froid et pluvieux. En 1 ys5 il n'y eut, pour ainsi dire, point d'été, et il plut pres- que continuellement : aussi non seulement les glaces des mers septentrionales n'étoient pas fondues au mois d'avril au 67e degré, mais même on en trouva au i5 juin vers le [±\ ou 42° degré1. On trouve une grande quantité de ces glaces flot- tantes dans la mer du Nord, surtout à quelque dis- tance des terres; elles viennent de la merde Tartane dans celle de la Nouvelle-Zemble, et dans les, autres endroits de la mer Glaciale. J'ai été assuré par des gens dignes de foi, qu'un capitaine anglois, nommé Monson, au lieu de chercher un passage entre les terres du nord pour aller à la Chine, avoit dirigé sa route droit au pôle, et en avoit approché jusqu'à deux 1. Voyez Y Histoire de L'Académie, «innée 1715. 2o6 THÉORIE DE LA TERRE. degrés; que dans cette route il avoit trouvé une haute mer sans aucune glace : ce qui prouve que les glaces se forment auprès des terres, et jamais en pleine mer; car quand même on voudroit supposer, contre toute apparence, qu'il pourroit faire assez froid au pôle pour que la superficie de la mer fût gelée, on ne concevroit pas comment ces énormes glaces qui flottent pour- roient se former, si elles ne trouvoient pas un point d'appui contre les terres, d'où ensuite elle se déta- chent par la chaleur du soleil. Les deux vaisseaux que la compagnie des Indes envoya en 1709 à la décou- verte des terres australes, trouvèrent des glaces à une latitude de 4; ou 48 degrés; mais ces glaces n'étoient pas fort éloignées des terres, puisqu'ils les reconnu- rent, sans cependant pouvoir y aborder1. Ces glaces doivent venir des terres intérieures et voisines du pôle austral , et on peut conjecturer qu'elles suivent le cours de plusieurs grands fleuves dont ces terres inconnues sont arrosées, de même que le fleuve Oby, le Jénisca, et les autres grandes rivières qui tombent dans les mers du Nord, entraînent les glaces qui bouchent, pen- dant la plus grande partie de l'année, le détroit de Waigats , et rendent inabordable la mer de Tartarie par cette route, tandis qu'au delà de la Nouvelle-Zem- ble et plus près des pôles, où il y a peu de fleuves et de terres, les glaces sont moins communes et la mer est plus navigable ; en sorte que si on vouloit encore tenter le voyage de la Chine et du Japon par les mers du Nord, il faudroit peut-être, pour s'éloigner le plus des terres et des glaces, diriger sa route droit au pôle , et chercher les plus hautes mers, où certaine- 1. Voyez sur cela la carte de M. Buache, 1709. ART. VI. GÉOGRAPHIE. 20^ ment il n'y a que peu ou point de glaces; car on sait que l'eau salée peut, sans se geler, devenir beaucoup plus froide que l'eau douce glacée, et par conséquent le froid excessif du pôle peut bien rendre l'eau de la mer plus froide que la glace, sans que pour cela la surface de la mer se gèle , d'autant plus qu'à 80 ou 82 degrés, la surface de la mer, quoique mêlée de beaucoup de neige et d'eau douce, n'est glacée qu'au- près des côtes. En recueillant les témoignages des voyageurs sur le passage de l'Europe à la Chine par la mer du Nord, il paroît qu'il existe, et que s'il a été si souvent tenté inutilement, c'est parce qu'on a tou- jours craint de s'éloigner des terres et de s'approcher du pôle : les voyageurs l'ont peut-être regardé comme un écueil. Cependant Guillaume Barents, qui avoit échoué, comme bien d'autres, dans son voyage du Nord, ne doutoit pas qu'il n'y eût un passage, et que s'il se fût plus éloigné des terres, il n'eût trouvé une mer libre et sans glaces. Des voyageurs moscovites, envoyés par le czar pour reconnoître les mers du nord, rapportè- rent que la Nouvelle-Zemble n'est point une île, mais une terre ferme du continent de la Tartarie, et qu'au nord de la Nouvelle-Zemble c'est une mer libre et ouverte. Un voyageur hollandois nous assure que la mer jette de temps en temps, sur la côte de Corée et du Japon, des baleines qui ont sur le dos des harpons anglois et hollandois. Un autre Hollandois a prétendu avoir été jusque sous le pôle, et assuroit qu'il y faisoit aussi chaud qu'il fait à Amsterdam en été. Un Anglois nommé Goalden^ qui avoit fait plus de trente voyages en Groenland, rapporta au roi Charles II que deux BUFFOW J. 1 7 ^58 THÉORIE DE LA TERRE. vaisseauxhollandoisavec lesquels ilfaisoit voile, n'ayant point trouvé de baleine à la côte de l'île d'Edges, ré- solurent d'aller plus au nord , et qu'étant de retour au bout de quinze jours, ces Hollandois lui dirent qu'ils avoient été jusqu'au 89e degré de latitude, c'est-à-dire à un degré du pôle, et que là ils n 'avoient point trouvé de glaces, niais une mer libre et ouverte, fort pro- fonde, et semblable à celle de la baie de Biscaye, et qu'ils lui montrèrent quatre journaux de deux vais- seaux qui attestoient la même chose, et s'accordoient à fort peu de chose près. Enfin il est rapporté dans les Transactions philosophiques ^ que deux navigateurs qui avoient entrepris de découvrir ce passage firent une route de trois cents lieues à l'orient de la Nou- velle-Zemble ; mais qu'étant de retour, la compagnie des Indes, qui avoit intérêt que ce passage ne fût pas découvert, empêcha ces navigateurs de retour- ner 1. Mais la compagnie des Indes de Hollande crut au contraire qu'il étoit de son intérêt de trouver ce passage : l'ayant tenté inutilement du côté de l'Eu- rope, elle le fit chercher du côté du Japon; et elle auroit apparemment réussi , si l'empereur du Japon n'eûtpas interdit aux étrangers toute navigation du côté des terres de Jesso. Ge passage ne peut donc se trou- ver qu'en allant droit au pôle au delà de Spitzberg, ou bien en suivant le milieu de la haute mer, entre la Nouvelle-Zemble et Spitzberg, sous le 79e degré de lalitude. Si cette mer a une largeur considérable , on ne doit pas craindre de la trouver glacée à cette lati- tude, et pas même soùs le pôle, par les raisons que nous avons alléguées. En effet, il n'y a pas d'exemple 1. Voyez le Recueil des Voyages du Nord, page 200. ART. YI. GÉOGRAPHIE. 2*dÇ) qu'on ait trouvé la surface de la nier glacée au large et à une distance considérable des côtes : le seul exem- ple d'une mer totalement glacée est celui de la mer Noire; elle est étroite et peu salée, et elle reçoit une très grande quantité de fleuves qui viennent des terres septentrionales, et qui y apportent des glaces : aussi elle gèle quelquefois au point que sa surface est en- tièrement glacée, même à une profondeur considéra- ble; et, si l'on en croit les historiens, elle gela, du temps de l'empereur Copronyme, de trente coudées d'épaisseur, sans compter vingt coudées de neige qu'il y avoit par dessus la glace. Ce fait me paroît exagéré : mais il est sûr qu'elle gèle presque tous les hivers, tandis que les hautes mers, qui sont de mille lieues plus près du pôle, ne gèlent pas; ce qui ne peut venir que de la différence de la salure et du peu de glaces qu'elles reçoivent par les fleuves en comparaison de la quantité énorme de glaçons qu'ils transportent dans la mer Noire. Ces glaces, que l'on regarde comme des barrières qui s'opposent à la navigation vers les pôles et à la dé- couverte des terres australes , prouvent seulement qu'il y a de très grands fleuves dans le voisinage des climats où on les a rencontrées : par conséquent elles nous indiquent aussi qu'il y a de vastes continents d'où ces fleuves tirent leur origine, et on ne doit pas se décou- rager à la vue de ces obstacles; car, si l'on y fait at- tention, l'on reconnoîtra aisément que ces glaces ne doivent être que dans certains endroits particuliers; qu'il est presque impossible que dans le cercle entier que nous pouvons imaginer terminer les terres austra- les du côté de 1 equateur> il y ait partout de grands 2(j0 THÉORIE DE LA TERRE. fleuves qui charrient des glaces, et que par conséquent, il y a grande apparence qu'on réussiroit en dirigeant sa route vers quelque autre point de ce cercle. D'ail- leurs la description que nous ont donnée Dampier et quelques autres voyageurs du terrain de la Nouvelle- Hollande, nous peut faire soupçonner que cette partie du globe qui avoisine les terres australes, et qui peut- être en fait partie, est un pays moins ancien que le reste de ce continent inconnu. La Nouvelle-Hollande est une terre basse, sans eaux, sans montagnes, peu habitée, dont les naturels sont sauvages. et sans indus- trie; tout cela concourt à nous faire penser qu'ils pour- roient être dans ce continent à peu près ce que les sauvages des Amazones ou du Paraguay sont en Amé- rique. On a trouvé des hommes policés, des empires, et des rois, au Pérou, au Mexique, c'est-à-dire dans les contrées de l'Amérique les plus élevées, et par con- séquent les plus anciennes; les sauvages, au contraire, se sont trouvés dans les contrées les plus basses et les plus nouvelles. Ainsi on peut présumer que dans l'in- térieur des terres australes on trouveroit aussi des hommes réunis en société dans les contrées élevées, d'où ces grands fleuves qui amènent à la mer ces gla- ces prodigieuses tirent leur source. L'intérieur de l'Afrique nous est inconnu presque autant qu'il l'étoit aux anciens : ils avoient , comme nous, fait le tour de cette presqu'île par mer; mais à la vérité ils ne nous avoient laissé ni cartes ni descrip- tion de ces côtes. Pline nous dit qu'on avoit, dès le temps d'Alexandre, fait le tour de l'Afrique; qu'on avoit reconnu dans la mer d'Arabie des débris de vais- seaux espagnols, et que Hannon, général carthagi- ART. VI. GÉOGRAPHIE. 2()\ nois, avoit fait le voyage depuis Gades jusqu'à la mer d'Arabie ; qu'il avoit même donné par écrit la relation de ce voyage. Outre cela , dit-il , Cornélius Népos nous apprend que de son temps un certain Eudoxe, persé- cuté par le roi Lathurus, fut obligé de s'enfuir; qu'é- tant parti du golfe Arabique, il étoit arrivé à Gades. et qu'avant ce temps on commerçoit d'Espagne en Étbiopie par la mer1-. Cependant, malgré ces témoi- gnages des anciens, on s'étoit persuadé qu'ils n'avoient jamais doublé le cap de Bonne-Espérance , et l'on a regardé comme une découverte nouvelle cette route que les Portugais ont prise les premiers pour aller aux grandes Indes. On ne sera peut-être pas facile de voir ce qu'on en croyoit dans le neuvième siècle. « On a découvert de notre temps une chose toute nouvelle, et qui étoit inconnue autrefois à ceux qui ont vécu avant nous. Personne ne croyoit que la mer qui s'étend depuis les Indes jusqu'à la Chine , eût com- munication avec la mer de Syrie, et on ne pouvoit se mettre cela dans l'esprit. Voici ce qui est arrivé de no- tre temps, selon ce que nous en avons appris. On a trouvé dans la mer de Roum ou Méditerranée les dé- bris d'un vaisseau arabe que la tempête avoit brisé, et tous ceux qui le montoient étant péris, les flots l'ayant mis en pièces, elles furent portées par le vent et par la vague jusque dans la mer des Cozars, et de là au canal de la mer Méditerranée, d'où elles furent enfin jetées sur la côte de Syrie. Cela fait voir que la mei environne tout le pays de la Chine et de Cila, l'extré- mité du Turquestan et le pays des Cozars; qu'ensuite elle coule par le détroit jusqu'à ce qu'elle baigne la i. Voyez Plin., Hisi. nat., tom.I , lib. n. 262 THÉORIE DE LÀ TERllE. côte de Syrie. La preuve est tirée de la construction du vaisseau dont nous venons de parler; car il n'y a que les vaisseaux de Sirafdont la fabrique est telle, que lesbordagesne sont point cloués, mais joints ensemble d'une manière particulière, de même que s'ils étoient cousus; au lieu que ceux de tous les vaisseaux de la mer Méditerranée et de la côte de Syrie sont cloués, et ne sont pas joints de cette manière1. » Yoici ce qu'ajoute le traducteur de cette ancienne relation. « Abuziel remarque comme une chose nouvelle et fort extraordinaire, qu'un vaisseau fut porté de la mer des Indes sur les côtes de Syrie. Pour trouver le pas- sage dans la mer Méditerranée, il suppose qu'il y aune grande étendue de mer au dessus de la Chine, qui a communication avec la merdes Cozars, c'est-à-dire de Moscovie. La mer qui est au delà du cap des Courants étoit entièrement inconnue aux Arabes, à cause du péril extrême de la navigation; et le continent étoit habité par des peuples si barbares, qu'il n'étoit pas fa- cile de les soumettre, ni même de les civiliser par le commerce. Les Portugais ne trouvèrent depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'à Soffala aucuns Maures établis, comme ils en trouvèrent depuis dans toutes les villes maritimes jusqu'à la Chine. Cette ville étoit la dernière que connoissoient les géographes; mais ils ne pouvoient dire si la mer avoit communication par l'extrémité de l'Afrique avec la mer de Barbarie, et ils se contentoient de la décrire jusqu'à la côte de Zinge^ qui est celle de la Cafrerie : c'est pourquoi i. Voyez les anciennes relations des Voyages faits par terre à la Chine , pages 53 et 54* ART. VI. GÉOGRAPHIE. ^65 nous ne pouvons douter que la première découverte du passage de cette mer par le cap de Bonne-Espé- rance n'ait été faite par les Européens, sous la con- duite de Vasco de Gama, ou au moins quelques an- nées avant qu'il doublât le cap, s'il est vrai qu'il se soit trouvé des cartes marines plus anciennes que cette navigation, où le cap étoit marqué sous le nom de Fronteira da Afriqua. Antoine Galvan témoigne, sur le rapport de Francisco de Sousa T avares, qu'en 1628 l'infant don Fernand lui fit voir une semblable carte qui se trouvoit dans le monastère d'Acoboca, et qui étoit faite il y avoit cent vingt ans, peut-être sur celle qu'on dit être à Venise dans les trésors de Saint-Marc, et qu'on croit avoir été copiée sur celle de Marc Paolo, qui marque aussi la pointe de l'Afrique, selon le té- moignage de Ramusio, etc. » L'ignorance de ces siè- cles au sujet de la navigation autour de l'Afrique pa- roîtra peut-être moins singulière que le silence de l'éditeur de cette ancienne relation au sujet des pas- sages d'Hérodote, de Pline, etc., que nous avons cités, et qui prouvent que les anciens avoient fait le tour de l'Afrique. Quoi qu'il en soit, les côtes de l'Afrique nous sont actuellement bien connues; mais quelques tentatives qu'on ait faites pour pénétrer dans l'intérieur du pays, on n'a pu parvenir à le connoître assez pour en donner des relations exactes. Il seroit cependant fort à souhaiter que , par le Sénégal ou par quelque autre fleuve, on pût remonter bien avant dans les terres et s'y établir : on y trouveroit, selon toutes les apparen- ces, un pays aussi riche en mines précieuses que l'est le Pérou ou le Brésil; car on sait que les fleuves de 264 THÉORIE DE LA TERRE. l'Afrique charrient beaucoup d'or; et comme ce con- tinent est un pays de montagnes très élevées, et que d'ailleurs il est situé sous l'équateur, il n'est pas dou- teux qu'il ne contienne, aussi bien que l'Amérique, les mines des métaux les plus pesants, et les pierres les plus compactes et les plus dures. La vaste étendue de la Tartarie septentrionale et orientale n'a été reconnue que dans ces derniers temps. Si les cartes des Moscovites sont justes, on con- noît à présent les côtes de toute cette partie de l'Asie, et il paroît que depuis la pointe de la Tartarie orien- tale jusqu'à l'Amérique septentrionale, il n'y a guère qu'un espace de quatre ou cinq cents lieues : on a même prétendu tout nouvellement que ce trajet étoit bien plus court ; car dans la gazette d'Amsterdam, du 24 février 1 747? ^ est dit, à l'article de Pétersbourg, que M. Stoller avoit découvert, au delà de Kamtschatka, une des îles de l'Amérique septentrionale, et qu'il avoit démontré qu'on pouvoit y aller des terres de l'empire de Piussie par un petit trajet. Des jésuites et d'autres missionnaires ont aussi prétendu avoir re- connu en Tartarie des sauvages qu'ils avoient catéchi- sés en Amérique; ce qui supposeroit en effet que le trajet seroit encore bien plus court1. Cet auteur pré- tend môme que les deux continents de l'ancien et du Nouveau-Monde se joignent par le nord, et il dit que les dernières navigations des Japonnois donnent lieu de juger que le trajet dont nous avons parlé n'est qu'une baie, au dessus de laquelle on peut passer par terre d'Asie en Amérique : mais cela demande confir- mation; car jusqu'à présent on a cru, avec quelque 1 . Vov. YHist. de la JSouv. Fr., par le P. Charlevoix, t. III, p. 3o et 5 1 . ART. VI. GÉOGRAPHIE* 265 sorte de vraisemblance, que le continent du pôle arc- tique est séparé en entier des autres continents, aussi bien que celui du pôle antarctique. L'astronomie et l'art de la navigation sont portés à un si hautpointde perfection, qu'on peut raisonnable- ment espérer d'avoir un jour une connoissance exacte de la surface entière du globe. Les anciens n'en connois- soient qu'une assez petite partie, parce que, n'ayant pas la boussole, ils n'osoient se hasarder dans les hautes mers. Je sais bien que quelques gens ont prétendu que les Arabes avoient inventé la boussole, et s'en étoient servis long-temps avant nous pour voyager sur la mer des Indes, et commercer jusqu'à la Chine 4 : mais cette opinion m'a toujours paru dénuée de toute vraisemblance; car il n'y a aucun mot dans les lan- gues arabe, turque ou persane, qui puisse signifier la boussole; ils se servent du mot italien bossola : ils ne savent pas même encore aujourd'hui faire des bous- soles ni aimanter les aiguilles, et ils achètent des Eu- ropéens celles dont ils se servent. Ce que dit le P. Mar- tini au sujet de cette invention, ne me paroît guère mieux fondé ; il prétend que les Chinois connoissoient la boussole depuis plus de trois mille ans2. Mais si cela est, comment est-il arrivé qu'ils en aient fait si peu d'usage? pourquoi prenoient-ils dans leurs voya- ges à la Cochinchine une route beaucoup plus longue qu'il n'étoit nécessaire? pourquoi se bornoient-ils à faire toujours les mêmes voyages,^ dont les plus grands étoient à Java et à Sumatra? et pourquoi n'auroient- ils pas découvert avant les Européens une infinité d'iles i . Voyez l'Abrégé de l'Histoire des Sarrasins, de Bergeron, p. 119. 2. Voyez Hist. Sinica, page 106. 266 THÉORIE DE LA TERRE. abondantes et de terres fertiles dont iJs sont voisins, s'ils avoient eu l'art de naviguer en pleine mer? car, peu d'années après la découverte de cette merveilleuse propriété de l'aimant, les Portugais firent de très grands voyages: ils doublèrent le cap de Bonne-Espé- rance, ils traversèrent les mers de l'Afrique et des In- des; et tandis qu'ils dirigeoient toutes leurs vues du côté de l'orient et du midi, Christophe Colomb tourna les siennes vers l'occident1. Pour peu qu'on y fît attention , il étoit fort aisé de deviner qu'il y avoit des espaces immenses vers l'oc- cident : car en comparant la partie connue du globe, par exemple, la distance de l'Espagne à la Chine, et faisant attention au mouvement de révolution ou de la terre ou du ciel, il étoit aisé de voir qu'il restoit à découvrir une bien plus grande étendue vers l'occi- dent, que celle qu'on connoissoit vers l'orient. Ce i. Au sujet de l'invention de la boussole , je dois ajouter que , par le témoignage des auteurs chinois, dont MM. Leroux et de Guignes ont fait l'extrait , il paroît certain que la propriété qu'a le fer aimanté de se diriger vers les pôles, a été très anciennement connue des Chi- nois. La forme de ces premières boussoles étoit une ligure d'homme qui tournoit sur un pivot, et dont le bras droit montroit toujours le midi. Le temps de cette invention , suivant certaines chroniques de la Chine, est 1 1 15 ans avant l'ère chrétienne, et 2700 ans selon d'autres *. Mais , malgré l'ancienneté de cette découverte , il ne paroît pas que les Chinois en aient jamais tiré l'avantage de faire de longs voyages. Homère , dans YOdyssée, dit que les Grecs se servirent de l'aimant pour diriger leur navigation lors du siège de Troie; et cette époque est à peu près la même que celle des chroniques chinoises. Ainsi l'on ne peut guère douter que la direction de l'aimant vers le pôle , et même l'usage de la boussole pour la navigation , ne soient des con- noissances anciennes , et qui datent de trois mille ans au moins. (Add. Buff. ) * Voyez ['Extrait des Annales de la Chine, par MM. Leroux elde Guignes. ART. VI. GÉOGRAPHIE. 'jGj n'est donc pas par le défaut des connoissances astro- nomiques que les anciens n'ont pas trouvé le Nou- veau-Monde, mais uniquement par le défaut de la boussole : les passages de Platon et d'Aristote, où ils parlent de terres fort éloignées au delà des colonnes d'Hercule, semblent indiquer que quelques naviga- teurs avoient été poussés par la tempête jusqu'en Amé- rique, d'où ils n'étoient revenus qu'avec des peines infinies: et on peut conjecturer que quand même les anciens auroient été persuadés de l'existence de ce continent par la relation de ces navigateurs, ils n'au- roient pas même pensé qu'il fut possible de s'y frayer des routes, n'ayant aucun guide, aucune connoissance de la boussole. J'avoue qu'il n'est pas absolument impossible de voyager dans les hautes mers sans boussole, et que des gens bien déterminés auroient pu entreprendre d'aller chercher le Nouveau-Monde, en se conduisant seulement par les étoiles voisines du pôle. L'astrolabe surtout étant connu des anciens, il pouvoit leur venir dans l'esprit de partir de France ou d'Espagne , et de faire route vers l'occident, en laissant toujours l'étoile polaire à droite, et en prenant souvent hauteur pour se conduire à peu près sous le même parallèle : c'est sans doute de cette façon que les Carthaginois dont parle Aristote, trouvèrent le moyen de revenir de ces terres éloignées, en laissant l'étoile polaire à gauche; mais on doit convenir qu'un pareil voyage ne pouvoit être regardé que comme une entreprise téméraire, et que par conséquent nous ne devons pas être éton- nés que les anciens n'en aient pas même conçu le projet. â68 THÉORIE DE LA TERRE. On avoit déjà découvert, du temps de Christophe Colomb, les Açores, les Canaries, Madère : on avoit , remarqué que lorsque les vents d'ouest avoient régné long-temps, la mer amenoit sur les côtes de ces îles des morceaux de bois étrangers, des cannes d'une es- pèce inconnue, et môme des corps morls qu'on re- connoissoit à plusieurs signes n'être ni Européens ni Africains1. Colomb lui-même remarqua que du côté de l'ouest il venoit certains vents qui ne duroient que quelques jours, et qu'il se persuada être des vents de terre; cependant, quoiqu'il eût sur les anciens tous ces avantages et la boussole, les difficultés qui res- toient à vaincre étoient encore si grandes, qu'il n'y avoit que le succès qui pût justifier l'entreprise : car supposons pour un instant que le continent du Nou- veau-Monde eût été plus éloigné, par exemple, à mille ou quinze cents lieues plus loin qu'il n'est en ef- fet, chose que Colomb ne pouvoit ni savoir ni pré- voir, il n'y seroit pas arrivé, et peut-être ce grand pays seroit-il inconnu. Cette conjecture est d'autant mieux fondée, que Colomb, quoique le plus habile navigateur de son siècle , fut saisi de frayeur et d'éton- nement dans son second voyage au Nouveau-Monde; car, comme la première fois il n'avoit trouvé que des îles, il dirigea sa route plus au midi pour tâcher de découvrir une terre ferme , et il fut arrêté parles cou- rants, dont l'étendue considérable, et la direction toujours opposée à sa route, l'obligèrent à retourner pour chercher terre à l'occident : il s'imaginoit que ce qui l'avoit empêché d'avancer du côté du midi, n'é- 1. Voyez Y Histoire de Saint-Domingue, par le P. Charlevoix , tom. I, pages 66 et suivantes. ART. VI. GÉOGRAPHIE. 2G9 toit pas des courants, mais que la mer alloit en s'éle- vant vers le ciel , et que peut-être l'un et l'autre se touchoient du côté du midi ; tant il est vrai que dans les trop grandes entreprises, la plus petite circon- stance malheureuse peut tourner la tête et abattre le courage K 1. Sur ce que j'ai dit de la découverte de l'Amérique, un critique plus judicieux que l'auteur des Lettres à un Américain , m'a reproché l'espèce de tort que je fais à la mémoire d'un aussi grand homme que Christophe Colomb. C'est, dit-il , le confondre avec ses matelots, que de penser qu'il a pu croire que la mer s'élevoit vers le ciel, et que peut-être l'un et l'autre se touchoient du coté du midi. Je souscris de bonne grâce à o cette critique, qui me paroit juste : j'aurois dû atténuer ce fait , que j'ai tiré de quelque relation ; car il est à présumer que ce grand navi- gateur devoit avoir une notion très distincte de la figure du globe, tant par ses propres voyages que par ceux des Portugais au cap de Bonne- Espérance et aux Indes orientales. Cependant on sait que Colomb , lorsqu'il fut arrivé aux terres du nouveau continent , se croyoit peu éloigné de celles de l'orient de l'Asie. Comme l'on n'avoit pas encore fait le tour du monde , il ne pouvoit en connoître la circonférence , et ne jugeoit pas la terre aussi étendue qu'elle l'est en effet. D'ailleurs, il faut avouer que ce premier navigateur vers l'occident ne pouvoit qu'ê- tre étonné de voir qu'au dessous des Antilles il ne lui étoit pas possible de gagner les plages du midi , et qu'il étoit continuellement repoussé. Cet obstacle subsiste encore aujourd'hui ; on ne peut aller des Antilles à la Guïane dans aucune saison , tant les courants sont rapides et con- stamment dirigés de la Guiane à ces îles. Il faut deux mois pour le re- tour , tandis qu'il ne faut que cinq ou six jours pour venir de la Guiane aux Antilles ; pour retourner , on est obligé de prendre le large à une très grande distance du côté de notre continent , d'où l'on dirige sa navigation vers la terre ferme de l'Amérique méridionale. Ces courants rapides et constants de la Guiane aux Antilles sont si violents, qu'on ne peut les surmonter à l'aide du vent, et comme cela est sans exem- ple dans la mer Atlantique , il n'est pas surprenant que Colomb , qui cherchoit à vaincre ce nouvel obstacle, et qui, malgré toutes les res- sources de son génie et de ses connoissances dans l'art de la naviga- tion, ne pouvoit avancer vers des plages du midi, ait pensé qu'il y avoit quelque chose de très extraordinaire, et peut-être une élévation 2^0 THEORIE DE LA TERRE. ARTICLE VIL Sur la production des couches ou lits de terre. Nous avons fait voir dans l'article premier, qu'en vertu de l'attraction démontrée mutuelle entre les par- ties de la matière, et en vertu de la force centrifuge plus grande dans cette partie de la mer que dans aucune autre; car ces courants de la Guiane aux Antilles coulent réellement avec autant de rapidité que s'ils descendoient d'un lieu plus élevé pour arriver à un endroit plus bas. Les rivières dont le mouvement peut causer les courants de Cayenne aux Antilles, sont : i° Le fleuve des Amazones, dont l'impétuosité est très grande, l'em- bouchure large de soixante-dix lieues, et la direction plus au nord qu'au sud. 2° La rivière Ouassa , rapide et dirigée de même , et d'à peu près une lieue d'embouchure. 5° L'Oyapok, encore plus rapide que l'Ouassa , et venant de plus loin , avec une embouchure à peu près égale. 4° L'Aprouak , à peu près de même étendue de cours et d'embou- chure que l'Ouassa. — . 5° La rivière Kaw , qui est plus petite, tant de cours que d'emhou- chure, mais très rapide , quoiqu'elle ne vienne que dune savane noyée à vingt-cinq ou trente lieues de la mer. 6° L'Oyak , qui est une rivière très considérable , qui se sépare en deux branches à son embouchure pour former l'ile de Cayenne. Cette rivière Oyak en reçoit une autre à vingt ou vingt-cinq lieues de dis- tance, qu'on appelle l'Oraput , laquelle est très impétueuse, et qui prend sa source dans une montagne de rochers , d'où elle descend par des torrents très rapides. 7° L'un des bras de l'Oyak se réunit près de son embouchure avec la rivière de Cayenne, et ces deux rivières réunies ont plus d'une lieue de largeur ; l'autre bras de l'Oyak n'a guère qu'une demi-lieue. 8° La rivière de Kourou , qui est très rapide , et qui a plus d'une demi-lieue de largeur vers son embouchure, sans compter le iVlacou- ART. VIT. PRODUCTION DES LITS DE TERRE* 21 1 qui résulte du mouvement de rotation sur son axe, la terre a nécessairement pris la forme d'un sphéroïde dont les diamètres diffèrent d'une 2oome partie, et que ce ne peut être que par les changements arrivés à la surface et causés par les mouvements de l'air et des eaux, que cette différence a pu devenir plus grande, comme on prétend le conclure par les me- sures prises à l'équateur et au cercle polaire. Cette figure de la terre, qui s'accorde si bien avec les lois de l'hydrostatique et avec notre théorie, suppose que le globe a été dans un état de liquéfaction dans le temps qu'il a pris sa forme, et nous avons prouvé que le mouvement de projection et celui de rotation ont été imprimés en même temps par une même im- sia , qui ne vient pas de loin, mais qui ne laisse pas de fournir beau- coup d'eau. 9° LeSinamari, dont le lit est assez serré, mais qui est d'une grande impétuosité, et qui vient de fort loin. io° Le fleuve Maroni, dans lequel on a remonté très haut, quoiqu'il soit de la plus grande rapidité. Il a plus d'une lieue d'embouchure , et c'est, après l'Amazone, le fleuve qui fournit la plus grande quantité d'eau. Son embouchure est nette , au lieu que les embouchures de l'A- mazone et de TOrénoque sont semées d'une grande quantité d'îles. 1 1° Les rivières de Surinam , de Berbiché , et d'Essequebo , et quel- ques autres, jusqu'à l'Orénoque, qui , comme l'on sait, est un fleuve très grand. Il paroit que c'est de leurs limons accumulés et des terres que ces rivières ont entraînées des montagnes , que sont formées tou- tes les parties basses de ce vaste continent, dans le milieu duquel on ne trouve que quelques montagnes , dont la plupart ont été des vol- cans , et qui sont très peu élevées pour que les neiges et les glaces puis- sent couvrir leurs sommets. Il paroît donc que c'est par le concours de tous les courants de ce grand nombre de fleuves que s'est formé le courant général de la mer depuis Cayenne jusqu'aux Antilles, ou plutôt depuis l'Amazone"; et ce courant général dans ces parages s'étend peut-être à plus de soixante lieues de dislance de la côte orientale de la Guiane. (Add. B'uff. ) 2 7 2 THEORIE DE LA TERRE. pulsion. On se persuadera facilement que la terre a été dans un état de liquéfaction produite par le feu, lorsqu'on fera attention à la nature des matières que renferme le globe, dont la plus grande partie, comme les sables et les glaises, sont des matières vitrifiées ou vitri fiables, et lorsque d'un autre côté on réfléchira sur l'impossibilité qu'il y a que la terre ait jamais pu se trouver dans un état de fluidité produite par les eaux, puisqu'il y a infiniment plus de terre que d'eau, et que d'ailleurs l'eau n'a pas la puissance de dissou- dre les sables, les pierres, et les autres matières dont la terre est composée. Je vois donc que la terre n'a pu prendre sa figure que dans le temps où elle a été liquéfiée par le feu; et en suivant notre hypothèse, je conçois qu'au sor- tir du soleil , la terre n'avoit d'autre forme que celle d'un torrent de matières fondues et de vapeurs en- flammées; que ce torrent se rassembla par l'attraction mutuelle des parties, et devint un globe auquel le mouvement de rotation donna la figure d'un sphé- roïde ; et lorsque la terre fut refroidie, les vapeurs qui s'étoient d'abord étendues, comme nous voyons s'é- tendre les queues des comètes, se condensèrent peu à peu, tombèrent en eau sur la surface du globe, et déposèrent en même temps un limon mêlé de ma- tières sulfureuses et salines, dont une partie s'est glis- sée par le mouvement des eaux dans les fentes per- pendiculaires, où elle a produit les métaux et les minéraux, et le reste estdemeuré à la surface de la terre et a produit cette terre rougeâtre qui forme la pre- mière couche de la terre, et qui, suivant les diffé- rents lieux, est plus ou moins mêlée de particules ani- \KT. VII. PRODUCTION DES LITS DE TEKTiE. *2*]C> maies ou végétales réduites en petites molécules dans lesquelles l'organisation n'est plus sensible. Ainsi, dans le premier état de la terre, le globe étoit, à l'intérieur, composé d'une matière vitrifiée, comme je croîs qu'il l'est encore aujourd'hui ; au des- sus de cette matière vitrifiée se sont trouvées les par- ties que le feu aura le plus divisées, comme les sa- bles qui ne sont que des fragments de verre; et au dessus de ces sables, les parties les plus légères, les pierres ponces, les écumes, et les scories de la ma- tière vitrifiée, ont surnagé et ont formé les glaises et les argiles : le tout étoit recouvert d'une couche d'eau1 de 5 ou 600 pieds d'épaisseur, qui fut produite par la condensation des vapeurs, lorsque le globe com- mença à se refroidir ; cette eau déposa partout une couche limoneuse, mêlée de toutes les matières qui peuvent se sublimer et s'exhaler par la violence du feu, et l'air fut formé des vapeurs les plus subtiles qui se dégagèrent des eaux par leur légèreté, et les sur- montèrent. Tel étoit l'état du globe, lorsque l'action du flux et reflux, celle des vents et de la chaleur du soleil, com- mencèrent à altérer la surface de la terre. Le mouve- ment diurne, et celui du flux et reflux, élevèrent d'a- bord les eaux sous les climats méridionaux : ces eaux entraînèrent et portèrent vers l'équateur le limon, les glaises, les sables; et en élevant les parties de l'é- quateur, elles abaissèrent peut-être peu à peu celles des pôles, de cette différence d'environ deux lieues i. Celte opinion , que la terre a été entièrement couverte d'eau > est celle de quelques philosophes anciens, et même de la plupart des Pères de l'Eglise. :r;.j THEORIE DE LA TERRE, dont nous avons parlé : car les eaux brisèrent bientôt et réduisirent en poussière les pierres ponces et les antres parties spongieuses de la matière vitrifiée qui étoient à la surface; elles creusèrent des profondeurs et élevèrent des hauteurs qui, dans la suite, sont de- venues des continents; et elles produisirent toutes les inégalités que nous remarquons à la surface de la terre, et qui sont plus considérables vers l'équateur que partout ailleurs : car les plus hautes montagnes sont entre les tropiques et dans le milieu des zones tempérées; et les pins basses sont au cercle polaire et au delà, puisque Ton a, entre les tropiques, les Cordilières, et presque toutes les montagnes du Mexi- que et du Brésil, les montagnes de l'Afrique ; savoir, le grand et le petit Atlas, les monts de la Lune, etc., et que d'ailleurs les terres qui sont entre les tropi- ques sont les plus inégales de tout le globe, aussi bien que les mers, puisqu'il se trouve entre les tro- piques beaucoup plus d'îles que partout ailleurs; ce qui fait voir évidemment que les plus grandes inéga- lités de la terre se trouvent en effet dans le voisinage de 1 équateur. Quelque indépendante que soit ma théorie de cette hypothèse sur ce qui s'est passé dans le temps de ce premier état du globe, j'ai été bien aise d'y remonter dans cet article, afin de faire voir la liaison et la pos- sibilité du système que j'ai proposé, et dont j'ai donné le précis dans l'article premier : on doit seulement re- marquer que ma théorie, qui fait le texte de cet ou- vrage, ne part pas de si loin; que je prends la terre dans un état à peu près semblable à celui où nous la voyons, et que je ne me sers d'aucune des siip- ART. VII. PRODUCTION DES LITS DE TERRE. 2 "5 positions qu'on est obligé d'employer lorsqu'on veut raisonner sur l'état passé du globe terrestre : mais, comme je donne ici une nouvelle idée au sujet du li- mon des eaux, qui. selon moi, a formé la première couche de terre qui enveloppe Je globe, il me paroît nécessaire de donner aussi les raisons sur lesquelles je fonde cette opinion. Les vapeurs qui s'élèvent dans l'air produisent les pluies, les rosées, les feux aériens, les tonnerres, et les autres météores; ces vapeurs sont donc mêlées de particules aqueuses, aériennes, sulfu- reuses, terrestres, etc. , et ce sont ces particules so- lides et terrestres qui forment le limon dont nous voulons parler. Lorsqu'on laisse déposer de l'eau de pluie, il se forme un sédiment au fond; lorsqu'après avoir ramassé une assez grande quantité de rosée, on la laisse déposer et se corrompre, elle produit une es- pèce de limon qui tombe au fond du vase i ce limon est même fort abondant, et la rosée en produit beau- coup plus que l'eau de pluie ; il est gras, onctueux et rougeatre. La première couche qui enveloppe le globe de la terre est composée de ce limon avec des parties de végétaux ou d'animaux détruits, ou bien avec des particules pierreuses ou sablonneuses. On peut re- marquer presque partout que la terre labourable est rougeatre et mêlée plus ou inoins de ces différentes matières. Les particules de sable ou de pierre qu'on y trouve sont de deux espèces, les unes grossières et massives, les autres plus fines et quelquefois impal- pables : les plus grosses viennent de la couche infé- rieure, dont on les détache en labourant et en tra- vaillant la terre; ou bien le limon supérieur, en se '2^6 THÉORIE DE LA TERRE. glissant et en pénétrant dans la couche inférieure qui est de sable ou d'autres matières divisées, (orme ces terres qu'on appelle des sables gras : les autres par- ties pierreuses qui sont plus fines, viennent de l'air, tombent comme les rosées et les pluies, et se mêlent intimement au limon; c'est proprement le résidu de la poussière que l'air transporte, que les vents enlè- vent continuellement de la surface de la terre, et qui retombe ensuite, après s'être imbibé de l'humide de l'air. Lorsque le limon domine, qu'il se trouve en grande quantité, et qu'au contraire les parties pier- reuses et sablonneuses sont en petit nombre, la terre est rougeâtre, pétrissable, et très fertile; si elle est en même temps mêlée d'une quantité considérable de végétaux ou d'animaux détruits, la terre est noi- râtre, et souvent elle est encore plus fertile que la première : mais si le limon n'est qu'en petite quan- tité, aussi bien que les parties végétales ou animales, alors la terre est blanche et stérile; et lorsque les par- ties sablonneuses, pierreuses, ou crétacées, qui com- posent ces terres stériles et dénuées de limon, sont mêlées d'une assez grande quantité de parties de vé- gétaux ou d'animaux détruits, elles forment les ter- res noires et légères qui n'ont aucune liaison et peu de fertilité; en sorte que, suivant les différenles com- binaisons de ces trois différentes matières, du limon, des parties d'animaux et de végétaux, et des particules de sabie et de pierre, les terres sont plus ou moins fé- condes et différemment colorées. Nous expliquerons en détail, dans notre discours sur les végétaux, tout ce qui a rapport à la nature et à la qualité des diffé- rentes terres; mais ici nous n'avons d'autre but que AUX. VII. PRODI CTTON DES LITS DE TERRE. 277 celui de faire entendre comment s'est formée cette première couche qui enveloppe le globe, et qui pro- vient du limon des eaux. Pour fixer les idées, prenons le premier terrain qui se présente, et dans lequel on a creusé assez profon- dément; par exemple, le terrain de Marly-la-Ville, où les puits sont très profonds : c'est un pays élevé, mais plat et fertile, dont les couches de terre sont ar- rangées horizontalement. J'ai fait venir des échantil- Ions de toutes ces couches, que M. Dalibard, habile botaniste, et versé d'ailleurs dans toutes les parties des sciences, a bien voulu faire prendre sous ses yeux, et après avoir éprouvé toutes ces matières à l'eau-forte, j'en ai dressé la table suivante. Etat des différents lits de terre qui se trouvent d M'arly- la- Ville, jusqu'à cent pieds de profondeur i. |)ieils poupes. i" Terre franche rougeâtre, mêlée de beaucoup de li- mon, d'une très petite quantité de sable vitrifiable , et d'une quantité un peu plus considérable de sable . calculable, que j'appelle gravier. ........ i5 2° Terre franche ou limon mêlé de pjus de gravier et d'un peu plus de sable vitrifiable. 'i 6 5° Limon mêlé de sable vitrifiable en assez grande quantité, et qui ne faisoit que très peu d'efferves- cence avec l'eau-forte 5 4° Marne dure qui faisoit une grande effervescence avec l'eau-forte. . 9, 5° Pierre marneuse assez dure ^. . . . . „, 4 6° Marne en poudre, mêlée de sable vitrifiable 5 70 Sable très fin , vitrifiable. .............. 1 <* 5o 12 1. La fouille a été faite pour un puits, dans un terrain qui appar- tient actuellement à M. de Pommerv. 2^& THÉORIE DE LA TERRE. pieds, pouces. Z>t l'autre part 3o 12 8° Marne en terre, mêlée d'un peu de sable vitrifîable. 3 6 90 Marne dure dans laquelle on trouve du vrai caillou qui est de la pierre à fusil parfaite 3 6 10° Gravier ou poussière de marne 1 ii° Églantine , pierre de la dureté et du grain du marbre. et qui est sonnante 1 G 12° Gravier marneux. 1 6 i3° Marne en pierre dure, dont le grain est fort fin. . . 1 G i4° Marne en pierre, dont le grain n'est pas si fin. . . 1 G i5° Marne encore plus grenue et plus grossière 2 G i6° Sable vitrifîable très fin, mêlé de coquilles de mer fossiles , qui n'ont aucune adhérence avec le sable, et qui ont encore leurs couleurs et leurs vernis na- turels 1 G 170 Gravier très menu , ou poussière fine de marne. . . 2 180 Marne en pierre dure 3 G 190 Marne en poudre assez grossière 1 6 200 Pierre dure et calcinable comme le marbre 1 21° Sable gris, vitrifîable, mêlé de coquilles fossiles, et surtout de beaucoup d'huîtres et de spondyles, qui n'ont aucune adhérence avec le sable, et qui ne sont nullement pétrifiés 5 22° Sable blanc, vitrifîable, mêlé des mêmes coquilles. . 2 20° Sable rayé de rouge et de blanc, vitrifîable, et mêlé des mêmes coquilles. . 1 24° Sable plus gros, mais toujours vitrifîable, et mêlé des mêmes coquilles 1 25° Sable gris, fin, vitrifiable, et mêlé des mêmes co- quilles. 8 G 260 Sable gras, très fin, où il n'y a plus que quelques coquilles „ 3 270 Grès 5 280 Sable vitrifiable, rayé de rouge et de blanc l\ 290 Sable blanc, vitrifiable 3 6 oo° Sable vitrifiable , rougeâtré i5 Profondeur où l'on a cessé de creuser. . . 101 Piedï ART. VII. PRODUCTION! DES LITS DE TERRE. 2^() J'ai dit que j'avois éprouvé toutes ces matières à l'eau-forte, parce que quand l'inspection et la com- paraison des matières avec d'autres qu'on connoît ne suffisent pas pour qu'on soit en état de les dénommer, et de les ranger dans la classe à laquelle eîies appar- tiennent, et qu'on a peine à se décider par la simple observation, il n'y a pas de moyen plus prompt, et peut-être plus sûr, que d'éprouver avec Feau-iorte les matières terreuses ou lapiditiques : celles que les es- prits acides dissolvent sur-le-champ avec chaleur et ébullition, sont ordinairement calculables; celles, au contraire, qui résistent à ces esprits, et sur lesquelles ils ne font aucune impression, sont vitrifiables. On voit par cette énumération, que le terrain de Marly-1 a-Ville a été autrefois un fond de mer qui s'est élevé au moins de 7 5 pieds, puisqu'on trouve des co- quilles à cette profondeur de y5 pieds. Ces coquilles ont été transportées par le mouvement des eaux en même temps que le sable où on les trouve; et le tout est tombé en forme de sédiments qui se sont arrangés de niveau, et qui ont produit les différentes couches de sable gris, blanc, rayé de blanc et de rouge, etc., dont l'épaisseur totale est de i5 ou 18 pieds : toutes les autres couches supérieures jusqu'à la première, ont été de même transportées par le mouvement des eaux de la mer, et déposées en forme de sédiments, comme on ne peut en douter, tant à cause de la si- tuation horizontale des couches, qu'à cause des diffé- rents lits de sable mêlé de coquilles, et de ceux de marne, qui ne sont que des débris, ou plutôt des dé- triments de coquilles; la dernière couche elle-même a été formée presque en entier par le limon dont 28 au chapitre de la province de Kent, don- nent des raisons très fortes pour prouver que l'An- gleterre étoit autrefois jointe à la France, et qu'elle en a été séparée par un coup de mer, qui , s'étant ouvert cette porte, a laissé à découvert une grande quantité de terres basses et marécageuses tout le long des côtes méridionales de l'Angleterre. Le docteur Wallis fait valoir comme une preuve de ce fait la con- formité de l'ancien langage des Gallois et des Bretons; et il ajoute plusieurs observations que nous rappor- terons dans les articles suivants. Si l'on considère en voyageant la forme des ter- rains, la position des montagnes, et les sinuosités des rivières, on s'apercevra qu'ordinairement les collines opposées sont non seulement composées des mêmes matières, au même niveau, mais même qu'elles sont à peu près également élevées. J'ai observé cette éga- lité de hauteur dans les endroits où j'ai voyagé , et je l'ai toujours trouvée la même, à très peu près, des deux côtés, surtout dans les vallons serrés, et qui n'ont tout au plus qu'un quart ou un tiers de lieue de lar- geur; car dans les grandes vallées qui ont beaucoup plus de largeur, il est assez difficile de juger exacte- ment de la hauteur des collines et de leur égalité, parce qu'il y a erreur d'optique et erreur de juge- ment. En regardant une plaine ou tout autre terrain de niveau qui s'étend fort au loin, il paroît s'élever; et, au contraire, en voyant de loin des collines, elles paroissent s'abaisser. Ce n'est pas ici le lieu de don- ner la raison mathématique de cette différence. D'au- tre côté, il est fort difficile de juger, parle simple coup 20/| THÉORIE DE LA TERRE. d'œil, où se trouve le milieu d'une grande vallée, à moins qu'il n'y ait une rivière; au lieu que. dans les vallons serrés, le rapport des yeux est moins équivo- que, et le jugement plus certain. Cette partie de la Bourgogne qui est comprise entre Auxerre , Dijon, Autun, et Bar-sur-Seine, et dont une étendue consi- dérable s'appelle le bailliage de la Montagne^ est un des endroits les plus élevés de la France : d'un côté de la plupart de ces montagnes, qui ne sont que du second ordre , et qu'on ne doit regarder que comme des collines élevées, les eaux coulent vers l'Océan , et de l'autre vers la Méditerranée. Il y a des points de partage, comme à Sombernon, Pouilli en Auxois, etc. , où on peut tourner les eaux indifféremment vers l'O- céan ou vers la Méditerranée. Ce pays élevé est en- trecoupé de plusieurs petits vallons assez serrés, et presque tous arrosés de gros ruisseaux ou de petites rivières. J'ai mille et mille fois observé la correspon- dance des angles de ces collines, et leur égalité de hauteur; et je puis assurer que j'ai trouvé partout les angles saillants opposés aux angles rentrants, et les hauteurs à peu près égales des deux côtés. Plus on avance dans le pays élevé où sont les points de par- tage dont nous venons de parler, plus les montagnes ont de hauteur; mais cette hauteur est toujours la même des deux côtés des vallons, et les collines s'é- lèvent ou s'abaissent également. En se plaçant à l'ex- trémité des vallons dans le milieu de la largeur, j'ai toujours vu que le bassin du vallon étoit environné et surmonté de collines dont la hauteur étoit égale. J'ai fait la même observation dans plusieurs autres provin- ces de France. C'est cette égalité de hauteur dans les ART. VII. PRODUCTION DES LITS DE TERRE. 'JÇ)~Ï collines qui fait les plaines en montagnes; ces plaines forment, pour ainsi dire, des pays élevés au dessus d'au- tres pays : mais les hautes montagnes ne paroissent pas être si égales en hauteur; elles se terminent la plupart en pointes et en pics irréguliers; et j'ai vu en traver- sant plusieurs fois les Alpes et l'Apennin, que les angles sont en effet correspondants, mais qu'il est presque im- possible de jugera l'œil de l'égalité ou de l'inégalité de hauteur des montagnes opposées, parce que leur som- met se perd dans les brouillards et dans les nues. Les différentes couches dont la terre est composée ne sont pas disposées suivant Tordre de leur pesan- teur spécifique; souvent on trouve des couches de matières pesantes posées sur des couches de matières plus légères : pour s'en assurer, il ne faut qu'examiner la nature des terres sur lesquelles portent les rochers, et on verra que c'est ordinairement sur des glaises ou sur des sables qui sont spécifiquement moins pesants que la matière du rocher1. Dans les collines et dans les i. J'ai dit que, dans les collines et dans les autres élévations, on re- connoit facilement la base sur laquelle portent les rochers; mais qu'il n'en est pas de même des grandes montagnes ; que non seulement leur sommet est de roc vif, de granité, etc. J'avoue que cette conjecture, tirée de l'analogie, n'étoit pas assez fondée; depuis trente-quatre ans que cela est écrit, j'ai acquis des connoissances et recueilli des faits qui m'ont démontré que les grandes montagnes, composées de matières vitrescibles et produites par l'ac- tion du feu primitif, tiennent immédiatement à la roche intérieure du globe , laquelle est elle-même un roc vitreux de la même nature : ces grandes montagnes en font partie, et ne sont que les prolongements ou érninences qui se sont formées à la surface du globe dans le temps de sa consolidation ; on doit donc les regarder comme des parties constitutives de la première masse de la terre , au lieu que les collines et les petites montagnes qui portent sur des argiles , ou sur des sables vitrescibles, ont été formées par un autre élément , c'est-à-dire parle 2C)6 THÉORIE DE LA TERRE. autres petites élévations, on reconnoît facilement la base sur laquelle portent les rochers ; mais il n'en est pas de même des grandes montagnes; non seulement le sommet est de rocher, mais ces rochers portent sur d'autres rochers; il y a montagnes sur montagnes et rochers sur rochers, à des hauteurs si considérables, et dans une si grande étendue de terrain, qu'on ne peut guère s'assurer s'il y a de la terre dessous, et de quelle nature est cette terre. On voit des rochers coupés à pic qui ont plusieurs centaines de pieds de hauteur; ces ro- chers portent sur d'autres qui peut-être n'en ont pas moins. Cependant ne peut-on pas conclure du petit au grand? et puisque les rochers des petites montagnes dont on voit la base, portent sur des terres moins pesan- tes et moins solides que la pierre, ne peu t-on pas croire que la base des hautes montagnes est aussi de terre ? Au reste, tout ce que j'ai à prouver ici, c'est qu'il a pu ar- river naturellement, parle mouvement des eaux, qu'il mouvement et le sédiment des eaux dans un temps bien postérieur à celui de la formation des grandes montagnes produites par le feu pri- mitif*. C'est dans ces pointes ou parties saillantes qui forment le noyau des montagnes, que se trouvent les filons des métaux : et ces montagnes ne sont pas les plus hautes de toutes, quoiqu'il y en ait de fort élevées qui contiennent des mines : mais la plupart de celles où on les trouve sont d'une hauteur moyenne, et toutes sont arrangées uniformément, c'est-à-dire par des élévations insensibles qui tiennent à une chaîne de montagnes considérable , et qui sont coupées de temps en temps par des vallées. ( Add. Buff. ) * L'intérieur des différentes montagnes primitives que j'ai pénétrées par les puits et galeries des mines, à des profondeurs considérables de douze et quinze cents pieds, est partout composé de roc vif vitreux, dans lequel il se trouve de légères anfractuosités irrégulières, d'où il sort de l'eau, des dissolutions vilrioliques et métalliques; en sorte que l'on peut conclure que tout le noyau de ces montagnes est un roc vif adhérent à la niasse primitive du globe , quoique l'on voie sur leur flanc, du côté des vallées , des masses de terre argileuse , des bancs de pierres calcaires , à des hauteurs assez considérables : mais ces masses d'argile et ces bancs calcaires sont des résidus du remblai des conca- vités de la terre , dans lesquelles les eaux ont creusé les vallées, cl qui sont de la seconde époque de 1 a nature. { Vole communiquée par M. de Grignon à M. de Buffon , le G août 1777. ) ART. VII. PRODUCTION DES LITS DE TERRE. '2§~ se soit accumulé des matières plus pesantes au dessus des plus légères, et que si cela se trouve en effet dans la plupart des collines, il est probable que cela est arrivé comme je l'explique dans le texte. Mais quand même on vouclroit se refuser à mes raisons, en m'objectant que je ne suis pas bien fondé à supposer qu'avant la formation des montagnes, les matières les plus pe- santes étoient au dessous des moins pesantes, je ré- pondrai que je n'assure rien de général à cet égard , parce qu'il y a plusieurs manières dont cet effet a pu se produire, soit que les matières pesantes fussent au dessous ou au dessus, ou placées indifféremment comme nous les voyons aujourd'hui : car pour conce- voir comment la mer ayant d'abord formé une mon- tagne de glaise, l'a ensuite couronnée de rochers, il suffit de faire attention que les sédiments peuvent ve- nir successivement de différents endroits, et qu'ils peuvent être de matières différentes; en sorte que. dans un endroit de la mer où les eaux auront déposé d'abord plusieurs sédiments de glaise, il peut très bien arriver que tout d'un coup, au lieu de glaise, les eaux apportent des sédiments pierreux; et cela , parce qu'elles auront enlevé du fond ou détaché des côtes toute la glaise, et qu'ensuite elles auront attaqué les rochers, ou bien parce que les premiers sédiments ve- noient d'un endroit, et les seconds d'un autre. Au reste, cela s'accorde parfaitement avec les observa- tions par lesquelles on reconnoit que les lits de terre , de pierre, de gravier, de sable, etc. , ne suivent au- cune règle dans leur arrangement, ou du moins se trouvent placés indifféremment et comme au hasard les uns au dessus des autres. »§8 THÉORIE DE LA TERRE. Cependant ce hasard même doit avoir des règles, qu'on ne peut connoître qu'en estimant la valeur des probabilités et la vraisemblance des conjectures. Nous avons vu qu'en suivant notre hypothèse sur la forma- tion du globe, l'intérieur de la terre doit être d'une matière vitrifiée, semblable à nos sables vitrifiables, qui ne sont que des fragments de verre , et dont les glaises sont peut-être les scories ou les parties dé- composées. Dans cette supposition, la terre doit être composée dans le centre, et presque jusqu'à la cir- conférence extérieure, de verre ou d'une matière vi- trifiée qui en occupe presque tout l'intérieur ; et au dessus de cette matière on doit trouver les sables, les glaises, et les autres scories de cette matière vitrifiée. Ainsi, en considérant la terre dans son premier état, c'étoit d'abord un noyau de verre ou de matière vi- trifiée , qui est ou massive comme le verre , ou divisée comme le sable, parce que cela dépend du degré de l'activité du feu qu'elle aura éprouvé; au dessus de cette matière étoient les sables, et enfin les glaises : le limon des eaux et de l'air a produit l'enveloppe ex- térieure , qui est plus ou moins épaisse suivant la si- tuation du terrain, plus ou moins colorée suivant les différents mélanges du limon, des sables, et des par- ties d'animaux ou de végétaux détruits, et plus ou moins féconde suivant l'abondance ou la disette de ces mêmes parties. Pour faire voir que cette suppo- sition* au sujet de la formation des sables et des glai- ses, n'est pas aussi gratuite qu'on pourroit l'imaginer, nous avons cru devoir ajouter à ce que nous venons de dire , quelques remarques particulières. Je conçois donc que la terre, dans le premier état. ART. VII. PRODUCTION DES LITS DE TERRE. i>()C) étoit un globe , ou plutôt un sphéroïde de matière vi- trifiée, de verre, si l'on veut, très compacte, couvert d'une croûte légère et friable, formée par les scories de la matière en fusion, d'une véritable pierre ponce : le mouvement et l'agitation des eaux et de l'air brisè- rent bientôt et réduisirent en poussière cette croûte de verre spongieuse , cette pierre ponce qui étoit à la surface; de là les sables qui, en s 'unissant, produisi- rent ensuite les grès et le roc vif, ou, ce qui est la môme chose, les cailloux en grande masse, qui doi- vent, aussi bien que les cailloux en petite masse, leur dureté , leur couleur ou leur transparence , et la va- riété de leurs accidents, aux différents degrés de pu- reté et à la finesse du grain des sables qui sont entrés dans leur composition. Ces mômes sables dont les parties constituantes s'u- nissent par le moyen du feu, s'assimilent et devien- nent un corps dur très dense, et d'autant plus trans- parent que le sable est plus homogène, exposés, au contraire, long-temps à l'air, se décomposent par la désunion et l'exfoliation des petites lames dont ils sont formés ; ils commencent à devenir terre , et c'est ainsi qu'ils ont pu former les glaises et les argiles. Cette poussière, tantôt d'un jaune brillant, tantôt sembla- ble à des paillettes d'argent dont on se sert pour sé- cher l'écriture, n'est autre chose qu'un sable très pur, en quelque façon pourri, presque réduit en ses prin- cipes, et qui tend aune décomposition parfaite; avec le temps ces paillettes se seroient atténuées et divisées au point qu'elles n'auroient point eu assez d'épaisseur et de surface pour réfléchir la lumière, et elles au- roient acquis toutes les propriétés des glaises. Qu'on 300 THÉORIE DE LA TEK RE. regarde au grand jour un morceau d'argile, on y aper- cevra une grande quantité de ces paillettes talqueu- ses , qui n'ont pas encore entièrement perdu leur forme. Le sable peut donc, avec le temps, produire l'argile, et celle-ci, en se divisant, acquiert de môme les propriétés d'un véritable limon, matière vitriiiable comme l'argile et qui est du même genre. Cette théorie est conforme à ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Qu'on lave du sable sortant de sa minière, l'eau se chargera d'une assez grande quan- tité de terre noire, ductile, grasse , de véritable argile. Dans les villes où les rues sont pavées de grès, les boues sont toujours noires et très grasses , et dessé- chées elles forment une terre de la même nature que l'argile. Qu'on détrempe et qu'on lave de même de l'argile prise dans un terrain où il n'y a ni grès ni cail- loux, il se précipitera toujours au fond de l'eau une assez grande quantité de sable vitrifîable. Mais ce qui prouve parfaitement que le sable, et même le caillou et le verre , existent dans l'argile et n'y sont que déguisés, c'est que le feu, en réunissant les parties de celle-ci que l'action de l'air et des autres éléments avoit peut-être divisées, lui rend sa première forme. Qu'on mette de l'argile dans un fourneau de réverbère échauffé au degré de la calcination, elle se couvrira au dehors d'un émail très dur : si à l'intérieur elle n'est pas encore vitrifiée , elle aura cependant ac- quis une très grande dureté, elle résistera à la lime et au burin, elle étincellera sous le marteau, elle aura enfin toutes les propriétés du caillou, un degré de chaleur de plus la fera couler et la convertira en un véritable verre. ART. VII. PRODUCTION DES LITS DE TERRE. JOl L'argile et le sable sont donc des matières parfaite- ment analogues et du môme genre; si l'argile en se condensant peut devenir du caillou, du verre, pour- quoi le sable en se divisant ne pourroit-il pas devenir de l'argile? Le verre paroît être la véritable terre élé- mentaire, et tous les mixtes un verre déguisé; les métaux, les minéraux, les sels, etc. , ne sont qu'une terre vitrescible ; la pierre ordinaire, les autres matiè- res qui lui sont analogues , et les coquilles des testa- cés, des crustacés, etc. , sont les seules substances qu'aucun agent connu n'a pu jusqu'à présent vitrifier, et les seules qui semblent faire une classe à part1. Le i . J'ai dit que les matières calcaires sont les seules qu'aucun feu connu ri a pu jusqu'à présent, vitrifier, et les seules qui semblent, à cet égard , faire classe à part, toutes les autres matières du globe pouvatit être réduites en verre. Je n'avois pas fait alors les expériences par lesquelles je uie suis assuré , depuis , que les matières calcaires peuvent , comme toutes les autres , être réduites en verre ; il ne faut en effet pour cela qu'un feu plus violent que celui de nos fourneaux ordinaires. On réduit la pierre calcaire en verre au foyer d'un bon miroir ardent : d'ailleurs M. d'Arcet, savant chimiste, a fondu du spath calcaire, sans addition d'aucune autre matière, aux fourneaux à faire de la porcelaine de M. le comte de Lauraguais : mais ces opérations n'ont été faites que plusieurs années après la publication de ma Théorie de la terre. On savoit seulement que dans les hauts fourneaux qui servent à fondre la mine de fer , le laitier spumeux , blanc , et léger, semblable à de la pierre ponce , qui sort de ces fourneaux lorsqu'ils sont trop échauffés , n'est qu'une matière vitrée qui provient de la castine ou matière cal- caire qu'on jette au fourneau pour aider à la fusion de la mine de fer : la seule différence qu'il y ait à l'égard delà vitrification entre les matières calcaires et les matières vitrescibles, c'est que celles-ci sont immédiatement vitrifiées par la violente action du feu , au lieu que les matières calcaires passent par l'état de calcination et forment de la chaux avant de se vitrifier; mais elles se vitrifient comme les autres, même au feu de nos fourneaux, dès qu'on les mêle avec des matières ,)02 THEORIE DE LA TERRE. feu, en réunissant les parties divisées des premières, en fait une matière homogène, dure, et transparente à un certain degré , sans aucune diminution de pe- santeur, et à laquelle il n'est plus capable de causer aucune altération; celles-ci, au contraire, dans les- quelles il entre une plus grande quantité de principes actifs et volatils, et qui se calcinent, perdent au feu plus du tiers de leur poids , et reprennent simplement la forme de terre, sans autre altération que la dés- union de leurs principes : ces matières exceptées, qui ne sont pas en grand nombre, et dont les combinai- sons ne produisent pas de grandes variétés dans la nature, toutes les autres substances, et particulière- ment l'argile, peuvent être converties en verre, et ne sont essentiellement par conséquent qu'un verre dé- composé. Si le feu fait changer promptement de forme à ces substances en les vitrifiant, le verre lui- même, soit qu'il ait sa nature de verre, ou bien celle de sable ou de caillou, se change naturellement en argile, mais par un progrès lent et insensible. Dans les terrains où le caillou ordinaire est la pierre dominante, les campagnes en sont ordinairement jon- chées; et si le lieu est inculte, et que ces cailloux aient été long-temps exposés à l'air sans avoir été re- mués, leur superficie supérieure est toujours très blan- che, tandis que le côté opposé qui touche immédiate- vitrescibles , surtout avec celles qui, comme Vaubuè, ou terre limo- neuse , coulent le plus aisément au feu. On peut donc assurer , s.ins crainte de se tromper, que généralement toutes les matières du globe peuvent retourner à leur première origine en se réduisant ultérieure- ment en verre, pourvu qu'on leur administre le degré de feu néces- saire à leur vitrification. {Add. Buff. ) ART. VII. PRODUCTION DES LITS DE TERRE. 000 ment à la terre, est très brun et conserve sa couleur naturelle. Si on casse plusieurs de ces cailloux, on re- connoîtra que la blancheur n'est pas seulement au de- hors, mais qu'elle pénètre dans l'intérieur plus ou moins profondément , et y forme une espèce de bande, qui n'a dans de certains cailloux que très peu d'épais- seur, mais qui, dans d'autres, occupe presque toute celle du caillou; cette partie blanche est un peu gre- nue, entièrement opaque, aussi tendre que la pierre , et elle s'attache à la langue comme les bols, tandis que le reste du caillou est lisse et poli, qu'il n'a ni fil ni grain , et qu'il a conservé sa couleur naturelle , sa transparence, et sa même dureté. Si on met dans un fourneau ce même caillou à moitié décomposé, sa partie blanche deviendra d'un rouge couleur de tuile, et sa partie brune d'un très beau blanc. Qu'on ne dise point, avec un de nos plus célèbres naturalistes, que ces pierres sont des cailloux imparfaits de différents âges , qui n'ont pas encore acquis leur perfection ; car pourquoi seroient-ils tous imparfaits? pourquoi le se- roient-ils tous du même côté, et du côté qui est ex- posé à l'air? 11 me semble qu'il est aisé de se convain- cre que ce sont au contraire des cailloux altérés, décomposés, qui tendent à reprendre la forme et les propriétés de l'argile et du bol dont ils ont été formés. Si c'est conjecturer que de raisonner ainsi , qu'on ex- pose en plein air le caillou le plus caillou (comme parle ce fameux naturaliste) , le plus dur et le plus noir, en moins d'une année il changera de couleur à la surface ; et si on a la patience de suivre cette expé- rience, on lui verra perdre insensiblement et par de- grés sa dureté, sa transparence , et ses autres caractè- 5o4 THÉORIE DE LA TERRE. res spécifiques, et approcher de plus en plus chaque jour de la nature de l'argile. Ce qui arrive au caillou arrive au sable : chaque grain de sable peut être considéré comme un petit caillou , et chaque caillou , comme un amas de grains de sable extrêmement fins et exactement engrenés. L'exemple du premier degré de décomposition du sable se trouve dans cette poudre brillante , mais opa- que, mica j, dont nous venons de parler, et dont l'ar- gile et l'ardoise sont toujours parsemées; les cailloux entièrement transparents, les quarz, produisent en se décomposant des talcs gras et doux au toucher, aussi périssables et ductiles que la glaise , et vitrifiables comme elle, tels que ceux de Venise et de Moscovie; et il me paroît que le talc est un terme moyen enlre le verre ou le caillou transparent et l'argile, au lieu que le caillou grossier et impur, en se décomposant, passe à l'argile sans intermède. Notre verre factice éprouve aussi la même altéra- tion : il se décompose à l'air, il se pourrit en quelque façon en séjournant dans les terres : d'abord sa super- ficie s'irise^ s'écaille, s'exfolie, et en le maniant, on s'aperçoit qu'il s'en détache des paillettes brillantes ; mais lorsque sa décomposition est plus avancée, il s'é- crase entre les doigts et se réduit en poudre talqueuse très blanche et très fine ; l'art a même imité la nature pour la décomposition du verre et du caillou. « Est » etiam certa methodus solius aquae communis ope si- » lices et arenam in liquorem viscosum, eumdemque )> in sal viride convertendi, et hoc in oleum rubicun- » dum, etc. Solius ignis et aquae. ope, speciali experi- » mento durissimos quosque lapides in mucorem re- ART. VII. PRODUCTION DES LITS DE TEUKE. 5;)J » solvo, qui distillatus subtilem spiritum exhibet et » oleum nullis Jaudibus praedicabile. » Nous traiterons ces matières encore plus à fond dans notre discours sur les minéraux, et nous nous conten- terons d'ajouter ici que les différentes couches qui couvrent le globe terrestre , étant encore actuellement ou de matières que nous pouvons considérer comme vitrifiées, ou de matières analogues au verre, qui en ont les propriétés les plus essentielles, et qui toutes sont vitrescibles, et que d'ailleurs, comme il est évi- dent que de la décomposition du caillou et du verre qui se fait chaque jour sous nos yeux, il résulte une véritable terre argileuse , ce n'est donc pas une sup- position précaire ou gratuite, que d'avancer, comme je l'ai fait, que les glaises, les argiles, et les sables, ont été formés par les scories et les écumes vitrifiées du globe terrestre, surtout lorsqu'on y joint les preu- ves à priori ; que nous avons données pour faire voir qu'il a été dans un état de liquéfaction causée par le feu. Sur les couches et lits de terre en différents endroits. * Nous avons quelques exemples des fouilles et des puits, dans lesquels on a observé les différentes na- tures des couches ou lits de terre jusqu'à de certaines profondeurs ; celle du puits d'Amsterdam , qui des- cendoit jusqu'à 232 pieds; celle du puits de Marly-la- Yille, jusqu'à 100 pieds; et nous pourrions en citer plusieurs autres exemples, si les observateurs étoient d'accord dans leur nomenclature : mais les uns appel- lent marne ce qui n'est en effet que de l'argile blan- BUFFON. I. 2iJ 5o() THÉORIE DE LA TERRE. che; les autres nomment cailloux des pierres calcaires arrondies; ils donnent le nom de sable à du gravier calcaire : au moyen de quoi l'on ne peut tirer aucun fruit de leurs recherches ni de leurs longs mémoires sur ces matières, parce qu'il y a partout incertitude sur la nature des substances dont ils parlent; nous nous bornerons donc aux exemples suivants. Un bon observateur a écrit à un de mes amis, dans les termes suivants, sur les couches de terre dans le voisinage de Toulon : « Il existe ici, dit-il, un im- mense dépôt pierreux qui occupe toute la pente de la chaîne de montagnes que nous avons au nord de la ville de Toulon , qui s'étend dans la vallée au levant et au couchant, don tune partie forme le sol de la vallée et va se perdre dans la mer ; cette matière lapidifique es! appelée vulgairement safre> et c'est proprement ce tuf que les naturalistes appellent marga tofacca fistulosa. M. Guettard m'a demandé des éclaircissements sur ce safre pour en faire usage dans ses mémoires, et quel- ques morceaux de cette matière pour laconnoître, Je lui ai envoyé les uns et les autres, et je crois qu'il en a été content, car il m'en a remercié; il vient même de me marquer qu'il reviendra en Provence et à Toulon au commencement de mai Quoi qu'il en soit, M. Guettard n'a rien de nouveau à dire sur ce dépôt; car M. de BufFon a tout dit à ce sujet dans son premier volume de YHistolre naturelle., à l'article des Preuves de la Théorie de la terre; et il semble qu'en faisant cet article, il avoit sous les yeux les montagnes de Toulon et leur croupe. » A la naissance de cette croupe, qui est d'un tuf plus ou moins dur, on trouve dans de petites cavités ART. Vil, COUCHES ET LITS DE TERRE. 0O~ du noyau de îa montagne , quelques mines de très beau sable qui sont probablement ces pelotes dont parle M. de Buffon. En cassant en d'autres endroits la superficie du noyau, nous trouvons en abondance des coquilles de mer incorporées avec la pierre J'ai plusieurs de ces coquilles, dont l'émail est assez bien conservé : je les enverrai quelque jour à M. de Buf- fon K » M. Guettard, qui a fait par lui-même plus d'obser- vations en ce genre qu'aucun autre naturaliste, s'ex- prime dans les termes suivants en parlant des mon- tagnes qui avoisinent Paris. « Après la terre labourable, qui n'est tout au plus que de deux ou trois pieds, est placé un banc de sable qui a depuis quatre et six pieds jusqu'à vingt pieds, et souvent même jusqu'à trente de hauteur : ce banc est communément rempli de pierres de la nature de la pierre meulière Il y a des cantons où l'on rencon- tre , dans ce banc sableux , des masses de grès iso- lées. » Au dessous de ce sable, on trouve un tuf qui peut avoir depuis dix ou douze jusqu'à trente, quarante et même cinquante pieds. Ce tuf n'est cependant pas communément d'une seule épaisseur; il est assez sou- vent coupé par différents lits de fausse marne, de marne glaiseuse, de cos^ que les ouvriers appellent tripolij ou de bonne marne, et même de petits bancs de pierres assez dures Sous ce banc de tuf com- mencent ceux qui donnent la pierre à bâtir. Ces bancs 1. Lettre de M. de Boissy à M. Guenaud de Montbéliard. Toulon, 1G avril 1775. 3û8 THEORIE DE LA. TERRE. varient par la hauteur; ils n'ont guère d'abord qu'un pied. Il s'en trouve dans des cantons trois ou quatre au. dessus l'un de l'autre : ils en précèdent un qui peut être d'environ dix pieds, et dont les surfaces et l'in- térieur soat parsemés de noyaux ou d'empreintes de coquilles; il est suivi d'un autre qui peut avoir quatre pieds; il porte sur un de sept à huit, ou plutôt sur deux de trois ou quatre. Après ces bancs, il y en a plusieurs autres qui sont petits, et qui peuvent former en tout un massif de trois toises au moins; ce massif est suivi des glaises, avant lesquelles cependant on perce un lit de sable. » Ce sable est rougeâtre et terreux : il a d'épaisseur deux, deux et demi, et trois pieds; il est noyé d'eau; il a après lui un banc de fausse glaise bleuâtre , c'est- à-dire d'une terre très glaiseuse mêlée de sable : l'é- paisseur de ce banc peut avoir deux pieds; celui qui le suit est au moins de cinq, et d'une glaise noire, lisse, dont les cassures sont brillantes presque comme du jayet; et enfin cette glaise noire est suivie de la glaise bleue, qui forme un banc de cinq à six pieds d'épaisseur. Dans ces différentes glaises, on trouve des pyrites blanchâtres d'un jaune pâle et de différentes figures L'eau qui se trouve au dessous de toutes ces glaises, empêche de pénétrer plus avant » Le terrain des carrières du canton de Moxouris, au haut du faubourg Saint-Marceau, est disposé de la manière suivante. » pied?, pouce*. i° La terre labourable , d'un pied d épaisseur 1 o 2° Le tuf, deux toises 12 i3 o ART. VII. COUCHES ET LITS DE TERRE. ÛOO, pieds, pouce». De l'autre part » « l<5 o 3° Le sable, deux à trois toises 18 4° D:s terres jaunâtres, deux toises 12 5° Le tripoli, c'est-à-dire des terres blanches, grasses, fermes, qui se durcissent au soleil, et qui marquent comme la craie, de quatre à cinq toises 5o 6° Du cailloutage ou mélange de sable gras, de deux toises 13 70 De la roche ou rochettc, depuis un pied jusqu'à deux. 2 8° Une espèce de bas appareil ou qui a peu de hauteur, d'un pied jusqu'à deux 2 90 Deux moies de banc blanc, de chacune six, sept, à huit pouces 1 io° Le souchet, de dix-huit pouces jusqu'à vingt, en y comprenant son bousin 1 6 1 1° Le banc franc , depuis quinze , dix-huit , jusqu'à trente pouces i 0 12° Le liais-ferault, de dix à douze pouces 1 i3° Le banc vert, d'un pied jusqu'à vingt pouces. ... 1 6 i4° Les lambourdes, qui forment deux bancs, un de dix- huit pouces, et l'autre de deux pieds 3 6 i5° Plusieurs petits bancs de lambourdes bâtardes, ou moins bonnes que les lambourdes ci-dessus; ils précèdent la nappe d'eau ordinaire des puils : celte nappe est celle que ceux qui fouillent la terre à pois sont obligés de passer pour tirer cette terre ou glaise à poterie, laquelle est entre deux eaux, c'est- à-dire entre cette nappe dont je viens de parler et une autre beaucoup plus considérable, qui est au dessous. En tout 99 p»ed*- Au reste, je ne rapporte cet exemple que faute d'autres; car on voit combien il laisse d'incertitudes sur la nature des différentes terres. On ne peut doue trop exhorter les observateurs à désigner plus exacte- ment la nature des matières dont ils parlent, et de dis- 3lO THÉORIE DE LA TERRE tinguer au moins celles qui sont vitrescibles ou cal- caires comme dans l'exemple suivant. Le sol de la Lorraine est partagé en deux grandes zones toutes différentes et bien distinctes : l'orientale, que couvre la chaîne des Vosges, montagnes primiti- ves, toutes composées de matières vitrifiables et cris- tallisées, granités, porphyres, jaspes, et quarz , jetés par blocs et par groupes, et non par lits et par cou- ches. Dans toute cette chaîne, on ne trouve pas le moindre vestige de productions marines, et les colli- nes qui en dérivent sont de sable vitrifiable. Quand elles finissent, et sur une lisière suivie dans toute la ligne de leur cbute, commence l'autre zone toute cal- caire , toute en couches horizontales, toute remplie ou plutôt formée de corps marins1. Les bancs et les lits de terre du Pérou sont parfai- tement horizontaux, et se répondent quelquefois de fort loin dans les différentes montagnes : la plupart de ces montagnes ont deux ou trois cents toises de hauteur, et elles sont presque toujours inaccessibles ; elles sont souvent escarpées comme des murailles, et c'est ce qui permet de voir leurs lits horizontaux, dont ces escarpements présentent l'extrémité. Lors- que le hasard a voulu que quelqu'une fût ronde, et qu'elle se trouve absolument détachée des autres, chacun de ces lits est devenu comme un cylindre très plat et comme un cône tronqué, qui n'a que très peu de hauteur; et ces différents lits placés les uns au des- sous des autres, et distingués parleur couleur et par i. Note communiquée à M. de Uuffon par M. l*abbé Bexon , le r5 mars 1777. ART. VII. COUCHES ET LITS DE TERRE. 3l 1 tes divers talus de leur contour, ont souvent donné au tout la forme d'un ouvrage artificiel et fait avec la plus grande régularité. On voit dans ces pays là les montagnes y prendre continuellement l'aspect d'an- ciens et somptueux édifices, de chapelles, de châteaux, de dômes. Ce sont quelquefois des fortifications for- mées, de longues courtines munies de boulevarts. Il est difficile, en distinguant tous ces objets et la ma- nière dont leurs couches se répondent, de douter que le terrain ne soit abaissé tout autour; il paroît que ces montagnes, dont la base étoit plus solidement ap- puyée, sont restées comme des espèces de témoins et des monuments qui indiquent la hauteur qu'avoit an- ciennement le sol de ces contrées. La montagne des Oiseaux, appelée en arabe Gebel- teirj, est si égale du haut en bas J'espace d'une demi- lieue, qu'elle semble plutôt un mur régulier bâti par la main des hommes que non pas un rocher fait ainsi par la nature. Le Nil la touche par un très long es- pace, et elle est éloignée de quatre journées et demie du Caire, dans l'Egypte supérieure. Je puis ajouter à ces observations une remarque faite par la plupart des voyageurs : c'est que dans les Arabies le terrain est d'une nature très différente ; la partie la plus voisine du mont Liban n'offre que des rochers tranchés et culbutés, et c'est ce qu'on appelle Y Arable pétrée. C'est de cette contrée, dont les sa- bles ont été enlevés par le mouvement des eaux, que s'est formé le terrain stérile de l'Arabie déserte; tan- dis que les limons plus légers et toutes les bonnes terres ont été portés plus loin dans la partie que l'on appelle Y Arabie heureuse. Au reste , les revers dans 3l2 THEORIE DE LA TERRE. l'Arabie heureuse sont, comme partout ailleurs, plus escarpés vers la mer d'Afrique, c'est-à-dire vers l'oc- cident, qUe vers la mer Rouge qui est à l'orient (Jdd. Buff.) FIN DU PREMIER VOLUME, TABLE DES ARTICLES CONTENUS DANS LE PREMIER VOLUME, Éloge de Bufïon , par Gondorcet Page v Éloge de Bufïon , par Vicq-d'Azyr xi.vn DISCOURS ACADÉMIQUES. Discours académique prononcé à l'Académie Françoise par M. de Bufïon le jour de sa réception 3 Projet d'une Réponse à M. Coetlosquet i5 Réponse à M. Watelet ai Réponse à M. de La Condamine 2 4 Réponse à M. le chevalier de Chatelux 27 Réponse à M. le maréchal duc de Duras ô- HISTOIRE NATURELLE. Premier Discours. De la manière d'étudier et de traiter l'his- toire naturelle ». kl Second Discours. Histoire et Théorie de la terre 10" PREUVES DE LA THÉORIE DE LA TERRE. Article I. De la formation des Planètes 1G&- Art. II. Du système de M. Winston 209 Art. III. Du système de M. Burnet 220 Art. IV. Du système de M. Woodward 220 BUFFON. I. 2 1 5 1 4 TABLE. Art. V. Exposition de quelques autres systèmes Page £28 Art. VI. Géographie 241 Art. VII. Sur la production des couches ou lits de terre. . . FIN DE LA TABLE. '.1-70 Sur les couches et lits de terre en différents endroits. . . . 3o5 fc "''-/S!*?