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OEUVRES

COM PIETES

DE VAUVENARGUES.

IMPRIMERIE DE A. BELIN , me des Mathurins S. J., ii°. i4 , ^ Pari».

OEUVRES

COMPLÈTES

DE VAUVENARGUES

PRÉCÉDÉES

DUNE NOTICE SUR SA VIE ET SES OUVRAGES

ET ACCOMPAàîlÉES DES NOTES DE VOLTAIRE, MORELLET, FORTIA, SUARD.

NOUVELLE EDITION. TOME I.

A PARIS,

CHEZ J. L. J. BRIÈRE, LIBRAIRE.

RUE s'.-ANDRÉ-DES-ARTS, n", ()S.

MDCÇGXXin.

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2.

NOTICE

sua LA VIE ET LES ECRITS

DE YAUVENARGUES.

J^uc DE Clapieks, marquis de Vauve- iiargues, issu d'une nobje et ancienne famille de Provence, naquit à Aix le 6 août 1715 , fépoque de la mort de Louis XIV.

Le beau siècle qui venait de finir avait produit , dans presque tous les genres de littérature , des modèles qui n'ont point été égalés ; mais il avait répandu en même temps, dans les esprits , des germes de goût et d"é- mulation qui n'ont pas été stériles.

La destinée des hommes de génie qui ouvrent une carinère , est d'y entrer sans guide , et de laisser loin derrière eux ceux qui tentent de suivre leurs traces ; et telle fut la gloire de Corneille, de Molière, de Racine, de La Fontaine , de Bossuet , de La Bruyère ; mais le siècle qui a produit Fontenelle, Vol- I. I

3 NOTICE

laiie , Montesquieu , Biiffon . Rousseau , le siècle qui a pcrfcclionné et assuré la niaiclic (le la langue française , qui a répandu la lu- mière sur tous les objets des connaissances lunnaines , n'a ricu à envier aux plus belles époques de la littérature ; ce siècle même se- rait dij^ne de s'associer à la célébrité de celui c(ui l'a précédé , par le seul avantage d'avoir su mieux sentir et mieux apprécier toute la supériorité des grands écrivains auxquels il n'a pu donner de rivaux. Racine , Molière . i^a Fontaine , souvent méconnus par leurs», contemporains, ont trouvé dans la génération suivante des appréciateurs plus sensibles et pkis justes ; et c'est dans l'admiration réllé- chie des hommes éclairés du dix-huitième siècle que le dix-septième a reçu le complé- ment de sa gloire.

Il est dans la nature des choses qu'une époque de goût succède à une époque de gé- nie , et malheureusement cela n'arrive pas toujours. Ce qui est plus lai-e encore , c'est que le même âge réunisse au perl'ectionne- ment du goilt les créations du génie. Cette réunion caractérisera le mérite du dix-hui-

SI a V Al V I. \ A lîC. l' KS. 3

tièinc siècle ;iux yeux de la postciilc , lors- qu'un misérable esprit de i)art,i , de cir- constances exlraordinalres , et soutenu par les plus vils iiiolil's, aura cessé de répandre des nuages sur une vérité incontestable pour tous les bons esprits.

Quelques écrivains restreignent beaucoup trop le sens du mot f(('iiie , quoiqu'ils ny aient aucune prétention, ou pluUtl parce qu'ils n'y ont aucini droit. Pour moi , je pense que toute production de l'esprit qui ofl're des idées nouvelles sous une l'orme in- téressante , tout ce qui porte, dans la pen- sée comme dans l'cxpressuin, im caractère de force et d'originalité, est l'œuvre du gé- nie ; et , sous ce rapport , je ne crauis pas de regarder Vauvenargues comme un homme de génie , quoiqu'il ne puisse pas être mis au premier rang des génies créateurs et d«'s laleuls originaux.

11 est bien certain fju'il ne dut qu'à la na- ture le talent qu'il a montré dans ses ou- vrages. L'emploi qu'il lit de ses premières années semblait plus propre à l'éloigner des études littéraires qu'à y préparer son esprit

4 NO TIC F.

et t.oii goùl. Une constitution faible et une santé souvent altérée nuisirent au succès «les premières instructions qu'il l'ccut. Elevé dans un collège , il y montra peu d'ardeur pour l'étude , et n'en remporta qu'une con- naissance très-superficielle de, la langue la- Ime. Appelé de bonne heure au service par sa naissance et le vœu de ses parents , les goiits de la jeunesse et les dissipations de l'état militaire lui firent bientôt oublier le peu qu'il avait appris au collège , et il est n)ort sans être en état de lire Horace et Ta- cite dans leur langue.

L'espace dans lequel se renferme la vie toute entière de Vauvenargues composerait à peine la jeunesse d'un homme ordinaire. Il mourut à trente-deux ans : et , dans une vie si courte , très-peu d'années semblent avoir été employées à le conduire au genre de célébrité auquel il devait parvenir.

Il entra au service en 1734 ; il avait dix- huit ans , et cette même année il fit la cara- j)ngne d'Italie, sous-lieutenant au régiment du Roi , infanterie.

Ce n'était pas uiie école il put pré-

SLR VA U vnv ARC. UES. 5

jiarcr les matériaux de Y Introduction à In connaissance de l'esprit humain^; ce né- lait pas dans un camp , au milieu des oc- cupations actives de la guerre : quun jeune officier de dix -huit ans paraissait devoir trouver des moyens de former son cœur et son esprit au goût de la méditation et de létude ; mais la nature , en douant Vauve- nargues d'un esprit actif, lui avait donné en même temps la droiture d'ame qui en di- rige les mouvements , et le sérieux qui ac- compagne l'habitude de la réflexion.

Il joignait à une ame élevée et sensible le sentiment de la gloire et le besoin de s'en rendre digne : ce sont les traits qui carac- térisent essentiellement ses écrits. Il appor- tait au service les qualités qui composent le mérite d'un homme d'honneur, plutôt que celles qui servent à le faire remarquer. Sa figure , quoiqu'elle eût de la douceur et ne manquât pas de noblesse , n'avait rien qui le distinguât avantageusement parmi ses ca- marades. La faiblesse de son tempérament ne lui avait pas permis d'acquérir, dans les exercices du coips , cette supériorité d a-

i.

G NOTICF.

dresse el de force qui donne à la jeunesse laiit de grâce el d'éclat. Enfin une excessive liniidité , tourment ordinaire dune anie jeune , avide d'estime , et que blesse l'ap- parence seule d'un reproche , voilait trop souvent les lumières de son esprit , pour ne laisser apercevoir que l'intéressante el douce simplicité de son caractère. C est près de lui qu'on eut pu concevoir cette pensée qu il a exprimée depuis avec tant de charme : Les premiers jours du printemps oui moins de grâce que la vertu naissante d'un jeune homme ' . Douce , tempérée , sensible , sem- blable en tout aux premiers jours du prin- temps, sa vertu devait se faire aimer d'abord: mais le temps et les occasions pouvaient seuls en développer les heureux fruits.

Il est des écrivams dont on peut aisément consentir à ignorer la vie et le caractère . tout en jouissant des productions de leur es- prit et des fruits de leur talent : mais l'écri- vain moraliste n'est pas de ce nombre. Il ne suffit pas au précepteur de morale de faire usage de sa raison et de ses lumières , il faut

" Max. 4 10.

s i: !'. V A li V E V A K G l ES. 7

que uous croyions que sa conscience a ap- prouvé les rrglcs qu'il dicte à la nôtre ; il laut que le sentiment qu il veut i'aire passer dans notre ame paraisse découler de la sienne ; et avant d'accorder à ses maximes l'empire qu'elles veulent exei'cer sur notre conduite, nous aimons à être persuadés que celui qui les enseigne s'est soumis lui-même à ce quelles peuvent avoir de ligoureux.

Ce n'est pas seulement une morale pure , un esprit droit, une raison forte et éclairée f|ui ont dicté les écrits de Vauvenargues. Le caractère particulier d'élévation qui les dis- tingue ne peut appartenir qu'à une ame d'un ordre supérieur ; et la douce indulgence qui s'y mêle aux plus nobles mouvements , ne peut être le simple produit de la réflexion et le résultat des combinaisons de l'esprit : ce doit être encore l'épanchement du plus beau naturel , que la raison a pu perfection- ner, mais qu'elle n'aurait pu suppléer.

Vauvenargues , en s'élevant de bonne beure , plutôt par la supériorité de son ame que par la gravité de ses pensées , au-dessus des fii\oles occupations de son âge , n'avait

8 \ o T r c E

point contracté , dans l'habitude des idée? sérieuses . cette austérité qui accompagne d'ordinaire les vertus de la jeunesse ; car les vertus de la jeunesse sont plus communé- ment le fruit de l'éducation que de l'expé- rience ; et l'éducation apprend bien aux jeunes gens combien la vertu est nécessaire, mais l'expérience seule peut leur apprendre combien elle est difficile.

Vauvenargues , jeté dans le monde dès les |)remiéres années qui suivent l'enfance , ap- prit à le connaître avant de penser à le juger ; il vit les faiblesses des homines avant d'avou' réfléchi sur leurs devoirs : et la vertu , en entrant dans son cœur, v tiouva toutes les dispositions à l'indulgence.

La douceur et la sûreté de son commerce lui avaient concilié l'estime et l'affection de ses camarades, pour la plupart, sans doute . moins sages et moins sérieux que lui ; mais , <lit Marmontel , qui en avait connu plusieurs. « Ceux qui étaient capables d'apprécier un <i si rare mérite , avaient conçu pour lui « une si tendre vénération , que je Itu ai « entendu donner par quelques uns le nom

SUR VAUV EN ARGUES. f)

« respectable de père.» Ce nom respectable n'était peut-être pas donné bien sérieuse- ment par de jeunes militaires à un camarade de leur âge ; mais le ton même du badinage , en se mêlant à la justice qu'ils se plaisaient à lui rendre , prouverait encore à quel point Vauvenargues avait su se faire pardonner cette supériorité de raison quil ne pouvait dissi- muler, mais que sa modeste douceur ne per- mettait aux autres ni de craindre ni d'envier. La guerre d'Italie n'avait pas été longue ; mais la paix qui la suivit ne lut pas non plus de longue diuée. Une nouvelle guerre ' vint troubler la France en 1741- Le régiment du Roi fit partie de l'année qu'on envoya en Allemagne , cl qui pénétra jusqu'en Bo- hême. On se rappelle tout ce que les troupes françaises eurent à souffrir dans cette hono- rable et pénible campagne, et surtout dans la fameuse retraite de Prague ^ , qui s'exécuta au mois de décembre i ^4^ Le froid fut ex-

' La guerre dite de la Succession , après la mort de l'empereur Charles VI , arrivée le 20 oc- tobre T7'îo. B.

^ Celle eélèbre retraite s^exccuia sous la con-

1 O N f ) T 1 r, T.

cessif. Vauvcnîiigues , naturellciiiciil faible . en souffrit plus que les autres. 11 rentra en France au coramencemçnt de i ^45 , avec une santé dëtruile ; sa fortune , peu consi- dérable , avait été épuisée par les dépenses de la guerre. Neuf années de service ne lui avaient procuré que le grade de capitaine , el ne lui donnaient aucun espoir d'avancement.

Il se détermina à quitter un état , hono- rable sans doute pour tous ceux qui s'y li- vrent , mais il est difficile de se faire ho- norer plus que des milliers d'autres, lorsque la faveur ou les circonstances ne font pas sortir un militaire de la foule pour lélever à quelque commandement.

\auvenargucs avait étudié l'histoire el le droit public ; l'habitude et le gont du tra- vail , et aussi ce sentiment de ses forces que la modestie la plus vraie n'éteint pas dans un esprit supérieur, lui firent croire qu'il pourrait se distinguer dans la carrière des

«laite du maréchal de Bellc-lslc, ^11) sortit de Praçtuc danshi nuit du 16 au 1^ décembre 17 '{2, et se rendit à Ep;ra le 26. Le maréchal de Saxe avait tenu la même conihiitc l'année précédente. C.

'

SUR VAUVEN ARGUES. II

négociations. Il désira d'y entrer , et fit part de son désir à M. de Biron . son colonel, qui, loin de lui promettre son appui, ne lui laissa entrevoir que la difficulté de réussir dans un tel projet. Tout ce qui sort de la route ordi- naire des usages , effraie ou choque ceux qui, favorisés par ces usages mêmes , n'ont ja- mais eu besoin de les braver ; et voilà pour- quoi les gens de la cour observent d'ordi- naire , à l'égard des gens en place , une beaucoup plus grande circonspection que ceux qui , placés dans les rangs inférieurs , ont beaucoup moins à "perdre , et par cela même peuvent risquer davantage.

Vauvenargues , malheureux par sa santé, par sa fortune , et surtout par son inaction , sentait qu'il ne pouvait sortir de cette situa- tion pénible que par une résolution extra- ordinaire. Les caractères timides en société sont souvent ceux qui prennent le plus vo- lontiers des partis extrêmes dans les affaires embarrassantes ; privés des ressources ha- bituelles que donne l'assurance , ils cher- chent à Y suppléer par l'élan momentané du courage : ils aiment mieux risquer une fois

19. \ O T 1 r. K

une dém.uche hasarrlée , que (J";noir Ions les jours quelque chose à oser.

Yauvenargues , étranger à la cour , in- connu du ministre jiont il aurait pu solliciter la faveur, privé du secours du chef qui au- rait pu appuyer sa demande , prit le paili de s'adresser directement au roi , pour lui témoigner le désir de le servir dans les né- gociations. Dans sa lettre , il rappelait à sa majesté que les hommes qui avaient eu le plus de succès dans cette carrière étaient ceux-là nicme que la Jbrlune en avait le plus éloignés. Qui doit en effet , ajoutait-il . servir votre majesté avec plus de zèle qu'un gentilhomme qui , n'étant pas à la cour, n'a rien à espérer que de son maître et de ses services ?

Yauvenargues avait écrit en même temps à M. Amelot , ministre des affaires étrangères. Ses deux lettres , comme on le conçoit aisé- ment , restèrent sans réponse. Louis XY n'é- tait pas dans l'usage d'accorder des places sans la médiation de son ministre , et le mi- nistre connaissait trop bien les droits de sa place pour favoriser une démarche Ton

SUK V AUVEN AUG L ES. l3

croyait pouvoir se passer de sou autorité. Vauvenargues , ayant donné , en i ^44 ' '^ démission de son emploi dans le régiment du Roi, écrivit à M. Amelot une lettre que nous croyons devoir transcrire ici.

« Monseigneur,

« Je suis sensiblement touché que la lettre c< que j ai eu l'honneur de vous écrire , et « celle que j ai pris la liberté de vous adres- « ser pour le roi , naient pu attLi'er votre « attention. Il nest pas surprenant , peut- « être , quun ministre si occupé ne trouve « pas le temps d'examiner de pai'eilles lettres ; « mais , monseigneur , me permettrez-vous « de vous dire que c'est cette impossibilité « morale se trouve un gentilhomme , qui « n'a que du zèle de parvenir jusqu'à son « maître, qui fait le découragement que l'on « remarque dans la noblesse des provinces , « et qui éteint toute émulation. J'ai passé , « monseigneur, toute ma jeunesse loin des c< distractions du monde , pour tâcher de « me rendre capable des emplois j'ai cru

I. 2

ï4 NOTICE

« que mon caractère m'aj)pelait : et j'osais « penser qu'une volonté si laborieuse me (c mettrait du moins au niveau de ceux qui « attendent toute leur fortune de leurs in- « trigues et de leurs plaisirs. Je suis pénétré, « monseigneur, qu'une confiance que j'avais « principalement fondée sur l'amour de mon « devoir, se trouve entièrement déçue. Ma « santé ne me permettant plus de continuer « mes services à la guerre , je viens d'écrire « à M. le duc de Biron pour le prier de « nommer à mon emploi. Je n'ai pu, dans « une situation si malheureuse , me refuser « à vous faire connaître mon désespoir. Par- « donnez-moi , monseigneur , s'il me dicte « quelque expression qui ne soit pas assez « mesurée.

« Je suis , etc. »

Cette lettre , que personne peut-être n'eût voulu se charger de présenter au ministre , valut à Vauvenargues une réponse favorable, avec la promesse d'être employé lorsque l'occasion s en présenterait. Mais un triste incident vint tromper ses espérances. Il

SUR V A U VEN A RGUES. l5

était retourné au sein de sa famille pour se livrer en paix aux études qu'exigeait la car- rière où il se croyait près d'entrer , lorsqu'il fut atteint d'une petite vérole de l'espèce la plus maligne , qui défigura ses traits . et le laissa dans un état d infirmité continuelle et sans remède. Ainsi ce jeune homme , plein d'énergie dans le caractère , d'activité dans 1 esprit . de générosité dans les sentiments , se vit condamné à perdre dans l'obscurité tant de dons précieux , en attendant qu'une mort douloureuse vînt terminer, à la fleur de son âge , une vie n'avait jamais brillé un instant de bonheur.

Ce fut alors que conservant pour toute ressource cette même philosophie qui lavait dirigé toute sa vie dans la pratique des ver- tus, il ne trouva de consolation que dans l'étude et l'amour des lettres , qui , dans tous les temps , Pavaient soutenu contre toutes les contrariétés qu'il avait éprouvées. Il s'occu- pa à revoir et à mettre en ordre les ré- flexions et les petits écrits qu'il avait jetés sur le papier dans les loisirs d une vie si agitée ; il publia . en i ^4^ ; son Inlrodiiclion

J 6 NOTICE

// lu connaissance de V esprit huinuin^ ou- vrage qui étonna ceirx qui étaient en état de l'apprécier , et qui doit faire regretter ce qu'on aurait pu attendre de l'auteur, si une mort prématurée ne l'avait pas enlevé à la gloire que son génie semblait lui promettre.

J'ai dit que Vauvenargues avait eu une éducation fort négligée. Privé des secours qu'il aurait pu trouver dans l'étude des grands écrivains de l'antiquité , toute sa littérature se bornait à la connaissance des bons auteurs français. IMais la nature lui avait donné un esprit pénétrant , un sens droit , une ame élevée et sensible. Ces qualités sont bien su- périeures aux connaissances pour former le goût ; et peut-être même que le défaut d'ins- truction . en laissant à son excellent esprit [dus de liberté dans ses développements , a-t-il contribué à donner à ses écrits ce ca- ractère d'originalité et de vérité qui les dis- tingue.

L'étude des grands modèles de l'antiquité est d'une ressource infinie pour les honnnes qui cultivent la littérature : elle sert à éten- dre l'esprit , à diriger le goût , à féconder

SUR VAL' VENARGL ES. . 1 ']

le talent ; mais elle n'est pas aussi néces- saire à celui qui se livre à l'étude de la ino- lale et de la ])hilosophie ; il a plus besoin il'étudicr le monde que les livres , et de chercher la vérité dans ses propres observa- tions que dans celles des autres.

Un esprit droit et vigoureux , réduit à ses seules forces . est obligé de se rendre raison de tout à lui-même , parce qu'on ne lui a rendu raison de rien ; il trouve en lui ce qu'il n'aurait point trouvé au dehors , et va plus loin qu'on ne l'aurait conduit. S'il se soustrait par ignorance aux autorités qui auraient pu éclairer son jugement , il échappe également aux autorités usurpées qui au- raient pu l'égarer. Rien ne le gêne dans la roate de la vérité ; et s'il arrive jusqu'à elle , c'est par des sentiers qu'il s'est tracés lui- même : il n'a marché sur les pas de per- sonne.

Ces réflexions pourraient s'appuyer de beaucoup d'exemples. Arislote et Platon n'a- vaient pas eu plus de modèle qu'Homère. Virgile aurait été peut-être plus grand poète s'il n'avait pas eu sans cesse Homère devant

2.

I H \ O T I C F.

les yeux ; car il n'est véritablemcnl grand que par le charme du style , il ne res- semble point à Homère.

Corneille créa la fragédie française avant d'avoir cherché dans Aristote les règles de l'art dramatique. Pascal avait peu lu , ainsi queMalchranche : tous les deux méprisaient léruditiou. Buffon, occupé de ses plaisirs jusqu'à 1 âge de trente-cinq ans , trouva dans la force naturelle de son esprit le secret de ce style brillant et pittoresque dont il a em- belli les tableaux do la nature. L'ignorance qui tue d'inanition les esprits faibles , devient pour les esprits supérieurs un stimulant qui les contraint à employer toutes leurs forces.

On doit croire cependant que si Vauve- nargues avait poussé plus loin sa carrière , il aurait senti la nécessité d'une instruction plus étendue j)our agrandir la sphère de ses idées. Il aurait voulu porter sa vue sur un plus grand horizon , et il n'en eut que mieux jugé des objets après s'èti'c habitué à ne voir que par lui-mcme.

Une |)artic de nos erreurs vient sans dout(; du défaul de lumières: une plus grande |)arti(:

SUR V AL V EN An G LES. I r)

viontdesfaussesluniières qu'on nous picsenle. Celui qui se borne aux erreurs de son propre esprit, sépargne au moins la moitié de celles qui pourraient Tégarer: Les sots , dit Vauve- nargues , nout pas cV erreurs en leur propre etprivé nom. \ auvenargues, lui-même , n'en est pas exempt sans doute; mais ses erreurs sont bien à lui : celles qu'on peut lui repro- cher tiennent , comme celles de tous les bons esprits , à une vue incomplète de l'objet et à la précipitation du jugement. Il ne doit aussi qu'à lui un grand nombre de vérilés qu'il a puisées dans une ame supérieure aux illusions de la vanité comme aux subterfuges des fai- blesses, et dans un esprit indépendant des préjugés établis par la mode , ainsi que des opinions accréditées par des noms imposants. En 1 ^43 , peu de temps après son retour de Bohême , Yauvenai'gues entra en corres- jiondance avec Yoltaire , qui était alors dans tout l'éclat de sa renommée , disputant la gloire à la jalousie et à la malignité , éclip- sant ses rivaux par la supériorité et la va- riété de ses talents , et conquérant lempire littéraire à force de victoires .

■yn NOTICE

Tous ceux qui aimaient cl ciillnaieiil les lettres , les jeunes gens surtout , le regar- daient comme l'arbitre du goût et le dispen- sateur de la réputation ; ils ambitionnaient son suffrage , lui adressaient leurs écrits , cl regardaient une réponse de lui comme un encouragement , et un éloge , qui n'était d'ordinaire qu'un compliment , comme un brevet d'honneur. On ignore d'ailleurs les circonstances qui occasionèrent le commerce de lettres qui s'établit entre Voltaire et Yau- venargucs avant qu'ils se fussent rencontrés.

La comparaison du mérite de Corneille cl de Racine forme le sujet de la première lettre de Vauvenargues à Voltaire. Celui-ci , tou- jours flatté des hommages que lui attirait sa célébrité , négligeait rarement de les payer par des témoignages d'estime et de bienveil- lance. Mais il ne se contenta pas de répondre à la confiance de Vauvenargues par des phrases obligeantes : il se plut à y joindre des conseils utiles , en modérant l'excès du zèle qui portail ce jeune militaire à rabaisser Cojncille pour élever Haciiie et le venger des préventions injustes de quelques vieux

SUR VAUVENARGUES. 21

partisans du père du lliéâtre. Il est assez curieux de voir , dans cette correspondance , Voltaire , admirateur non moins passionné de Racine que Vauvenargues , défendre en même temps , contre des critiques fausses ou exagérées , le génie de ce même Cor- neille , dont on l'a depuis accusé , avec si peu de raison , d'être le détracteur jaloux et le censeur injuste.

On voit que Vauvenargues , éclairé par le goût de Voltaire , rectifia ses premières idées sur Corneille. Les opinions qu'il avait expo- sées dans sa première lettre , se retrouvent avec quelques adoucissements dans le chapitre de ses OEuvres , intitulé : Corneille et Ra- cine. L'analyse qu'il y fait du caractèie propre des tragédies de Racine et de l'inimi- table perfection de son style, a été le type des jugements qu'en ont portés depuis les critiques les plus éclairés , et a servi comme de signal à la justice universelle qu'on a ren- due dès-lors à l'auteur de Phèdre eld'JÛia- lie. On peut dire que ce sont Voltaire et Vau- venargues qui ont fixé les premiers le rang que ce grand poète a pris dans 1 oj)imon , et

?.2 NOTICE

qu'il conservera sans doute dans la|>oslérité. Quant à Corneille , Yauvenargues ne put jamais se résoudre à rendre à ce puissant génie la justice qu'il méritait ; mais le juge- ment qu'il en portait , tenait plus à son ca- ractère qu'à son goût. Moins touché de la peinture des vertus sévères et des sentiments exaltés , peu conformes à la douceur de son ame , que choqué du faste qui s'y mêle quel- quefois et qui blessait la simplicité et la mo- destie de son caractère , il ne pouvait pas s'élever à cette admiration passionnée qui transporte les âmes capables de s'en péné- trer , et leur donne souvent des émotions })Ius délicieuses que la peinture des affections plus douces et plus tendres. Les raisonne- ments de Voltaire ne purent entièrement changer ses idées y cet égard. Trop modeste pour ne pas céder quelquefois au jugement d'un homme dont le goût naturellement exquis était encore perfectionné par des études approfondies de l'art , il avait en même temps l'esprit trop indépendant pour admirer sur paiole des Ijcaulés dont il n'a- vait pas le scntiiiieiil.

SUR V AUVEiVARG UES. ?.3

Ses fragments sur Bossuet etFénélon sont lemarquables , non-seulement par la justesse avec laquelle il a saisi le caractère propre de leur talent "mais encore par l'art avec lequel il a su prendre le style de l'un et de l'autre , en parlant de chacun d'eux. Ne croit-on pas lire une page de Tëlëmaque , en lisant celte apostrophe à Fénélon : « pour cultiver « la sagesse et Ihumanité dans les rois , ta « voix ingénue fit retentir au pied du trône <c les calamités du genre humain foulé par « les tyrans , et défendit contre les artifices « de la flatterie la cause abandonnée dés (t peuples. Quelle bonté de cœur ! quelle « sincérité se remarque dans tes écrits ! quel « éclat de paroles et d'images ! Oui sema « jamais tant de fleurs dans un style si na- « turel , si mélodieux et si tendre ? Qui orna « jamais la raison d'une si touchante parure ? a Ah ! que de trésors d'abondance dans ta « riche simplicité ! »

Vauvenargues, dans ces fragments, défend Fénélon contre Voltaire , qui admirait mé- diocrement sa belle prose , encore qu'un peu traînante ; comme il défendit contre lui

?.4 N O T I c r.

La Fontaine el Pascal. Vollane était moins touché d'une tournure naïve que d'une pen- sée brillante , et il aurait mieux aimé qu'un homme aussi dévot que Pascal ne fût pas \\m homme de génie. Malgré l'admiration et l'attachement qu'il avait voués à Voltaire , Vauvenargues ne craignait pas de le contre- dire , et dans le brillant portrait qu'il fait de ses talents et de ses ouvrages, il ne dissimule pas les défauts qu'il y remarque.

Boileau et La Bruyère sont appréciés par Vauvenargues avec autant de finesse que de goût ; mais il n'a pas senti également le mé- rite de Molière , et l'on ne doit pas s'en étonner. Indulgent et sérieux , il était peu frappé du ridicule , et il avait trop réfléchi sur les faiblesses humaines , pour qu'elles pussent lui causer beaucoup de surprise. Les caractères qu'il a essayé de tracer dans le genre de La Bruyère , sont saisis avec finesse , dessinés avec vérité , mais non avec l'énergie et la vivacité de couleurs qu'on admire dans son modèle. On voit quen observant les ca- ractères , les passions , les ridicules des hommes , il apercevait moins l'effet qui en

SUR VAUVENA ROUFS. 25

lésullc pour la société , que la combinaison des causes qui les produisent; accoutumé à rechercher les rapports qui les expliquent , plutôt que les contrastes qui les font ressor- tir, il était trop occupé de ce qui les rend naturels pour être ému de ce qui les rend plaisants. Pascal , celui de nos moralistes qui a le plus profondément pénétré dans les misères des hommes , n'a ni ri , ni fait rire à leurs dépens. C'est une étude sérieuse que celle de l'homme considéré en lui-même, ^les faiblesses , qui dans certaines circons- tances peuvent le rendie ridicule , méritent bien aussi d'être observées avec attention : les effets les plus graves peuvent en résulter. « Ne vous étonnez pas , dit Pascal , si cet « homme ne raisonne pas bien à présent ; une u mouche bourdonne à son oreille , et c'est « assez pour le rendre incapable de bon con- « seil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la <( vérité , chassez cet animal qui tient sa rai- (t son en échec , et trouble cette puissante « intelligence qui gouverne les cités et les < royaumes. » La plupart de nos écrivains moralistes I, 3

2() NOTICE

n'ont examiné l'homme que sous une cer- taine face. La Rochefoucauld , en démêlant jusque dans les replis les plus cachés du cœur humain , les ruses de l'intérêt personnel , a voulu surtout les mettre en contraste avec les motifs imposants sous lesquels elles se déguisent. La Bruyère , avec des vues moins approfondies peut-être , mais plus étendues et plus précises , a peint de l'homme , a dit un excellent observateur ' , l'effet qu'il produit dans le monde; Montaigne , les impressions qu' il en reçoit, et Fauvenargues les dispositions qu'il y porte * ; et c'est en cela que Vauvenargues se rapproche surtout de Pascal. Mais la différence du caractère et de la destination de ces deux profonds écri- vains en a mis une bien grande dans le but de leurs méditations et dans le résultat de leurs maximes. Pascal , voué à la solitude , a examiné les hommes sans chercher à en tirer parti , et comme des instruments qui ne sont

' Mademoiselle Pauline de Mculan, aujour- d'hui madame Guizot. B.

' Mélanines de littérature Ac Suard , toni. i, pag. 309. Paris , i8o3. B.

SUR VAU VE\ AKG L ES. ?.■;

plus à son usage; il a pénétré, aussi avant ])eut-être qu'on puisse le faire , dans la pro- fondeur des faiblesses et des misères hu- maines ; mais il en a cheiché le principe dans les dogmes de la religion , non dans la nature de l'homme ; et ne considérant leur existence ici-bas que comme un passage d'un instant à une existence éternelle de bonheur ou de malheur, il n'a travaillé qu à nous détacher de nous-mêmes par le spec- tacle de nos infirmités , pour tourner toutes nos pensées et tous nos sentiments vers cette vie éternelle , seule digne de nous occuper. Vauvenargues , au contraire , a eu pour but de nous élever au-dessus des faiblesses de notre nature par des considérations tirées de notre nature même et de nos rapports avec nos semblables. Destiné à vivre dans le monde , ses réflexions ont pour objet d en- seigner à connaître les hommes pour en tirer le meilleur parti dans la société. Il leur montre leurs faiblesses pour leur apprendre à excuser celle des autres. « Je crois , a dit « Voltaire ' , que les pensées de ce jeune

'A^o^ezlanoteiiu'ditcdc Voltaire .■) lap.Sç). 1).

0.8 NOTICE

« militaire seraient aussi utiles à un homme « du monde fait pour la société , que celles « du héros de Port-Royal pouvaient 1 être à " à un solitaire qui ne cherche que de nou- « velles raisons pour haïr et mépriser le genre « humain. «

Vraisemblablement un peu d'humeur contre Pascal s'est mêlée à son amitié poui Vauvenargues , quand il a écrit ce jugement, peut-être exagéré , mais non dépourvu de vérité sous certains rapports. Pascal semble un être d'une autre nature , qui observe les hommes du haut de son génie , et les consi- dère d'une manière générale qui apprend plus à les connaître qu'à les conduire. Vauve- nargues , plus près d'eux pai" ses sentiments, en les instruisant par des maximes , cherche à les diriger par des applications particu- lières. Pascal éclaire la route , Vauvenargues indique le sentier qu'il faut suivre ; les maxi- mes de Pascal sont plus en observations . celles de Vauvenargues plus en préceptes.

<f C'est une erreur dans les grands , dit- « il , de croire qu'ils peuvent prodiguer sans « conséquence leurs paroles cl leurs promes-

SUR > A V V E N A r. G U ES . 29

« ses. Les hommes souffrent avec peine qu'on \< leur ôte ce qu'ils se sont en quelque sorte « approprié par Tespérance. »

« Le fruit du travailest le plus doux plaisir. »

« Il faut permettre aux hommes d'être un

« peu inconséquents , afin qu'ils puissent re-

« tourner à la raison quand ils l'ont quittée ,

« et à la vertu quand ils l'ont trahie. »

« La plus fausse de toutes les philosophies « est celle qui , sous prétexte d'affranchir les <f hommes des embarras des passions , leur « conseille l'oisiveté. »

On a observé que le sentiment encoura- geant qui a dicté la doctrine de Vauvenar- gues , et la manière en quelque sorte paternelle dont il la présente , semblent le rapprocher beaucoup plus des philosophes anciens que des modernes. La Rochefoucaidd humilie l'homme par une fausse théoiie ; Pascal l'af- llige et l'effraie du tableau de ses misères ; La Bruyère l'amuse de ses propres travers ; Yauvenargucs le console et lui apprend à B estimer.

Un écrivain anonyme qui a publié ' un ' Madame Giiiz;ot, Adm ses Essais de iutc-

3.

3o NoTici;

jugement sur Yauvenargues , plein de fi- nesse et de justesse , et dont jai déjà em- prunté quelques idées , me fournira encore un passage qui vient à l'appui de mes obser- vations, (f Presque tous les anciens , dit - il . « ont écrit sur la morale ; mais chez eux elle <t est toujours en préceptes . en sentences « concernant les devoirs des hommes, plut()t « qu'en observations sur leurs vices ; ils s'al- « tachent à i-assembler des exemples de ver- <f tus, plutôt qu'à tracer des caractères odieux (f ou ridicules. On peut remarquer la même « chose dans les écrits des sages indiens , cl u en général des philosophes de tous les pays « la philosophie a été chaigée d'ensei- (( guer aux hommes les devoirs de la morale « usuelle. Parmi nous, la religion chrétienne « se chargeant de cette fonction respectable, « la philosophie a du changer le but de ses « études , son application et son langage : « elle n'avait plus à nous instruire de nos de- « voirs , mais elle pouvait nous éclairer sur « ce qui en rendait la pratique plus difficile.

laLiiie et fie morale . p. 53; et dans les Mèlan- iy'es lie littérature de Stiard, tom. i , p. 3oi. B.

SUR VAUVENARG LES. ùl

« Les premiers philosophes étaient les pré- <( cepteurs du genre humain ; ceux-ci en ont « été les censeurs ; ils se sont appliqués à dé- « mêler nos faiblesses au lieu de diriger nos (f passions ; ils ont surveillé , épié tous nos « mouvements ; ils ont porté la lumière par- « tout ; par eux toute illusion a été détruite ; « mais \auvenargues en avait conservé une . « cétait l'amour de la gloire. «

Mais rhoinme est-il donc si mauvais ou si bon quil n'y ait en lui que des sentiments dangereux à détruire, ou qu'il n'y en ait pas d'utiles à lui inspiier ? Tant de force, perdue quelquefois à surmonter les passions , ne se- rait-elle pas mieux employée à diriger les passions vers un but salutaire ? Yauvenargu es pensait comme Sénèque ^n'apprendre la vertu c'est désapprendre le vice. Jeune . sensible , plein d'énergie , d'élévation , d'ar- deur pour tout ce qui est beau et bon , il a porté toute la chaleur de son ame dans des recherches philosophiques , d'autres n'ont porté que les lumières de leur espi'it , blessés par le spectacle du mal et trop aisément dé- couragés par l'expérience. Les conseils des

j2 \0TICK

vieillui As , dil-il quelque pari, sont comnw le soleil d'hiver, ils éclairent sans échauffer. Vauvenargues , voyant arriver le terme de sa vie, et privé de tout ce qui aurait pu em- bellir cette vie qu'il avait consacrée à la vertu, n'écrivait que pour l'aire sentir le charme cl les avantages de la vertu.

« L'ulililé de la vertu , dit-il , est si mani- « feste que les méchants la pratiquent par « intérêt. »

« Rien n'est si utile que la réputation , cl « rien ne donne la réputation si sûrement « que le mérite. »

« Si la gloire peut nous tromper , le mérite « ne peut le faire ; et s'il n'aide à notre foi- ti tune, il soutient noire adversité. Mais pour- « quoi séparer des choses que la raison même « a unies? Pourquoi distinguer la vraie gloire « du mérite , qui en est la source et dont elle « est la preuve. »

Et celui qui écrivait ces réflexions n'avail pu , avec un mérite si rare , parvenir à la Ibrtunc , ni même à la gloire qui Icùt con- solé de tout. Mais séparant , pour ainsi due, sa cause de la considération générale de l'hiw

SUR V AU VENARGUES. 33

Tiianilé , il ne croyait pas que sa destinée |iarliculière fût d'un poids digne d être mis dans la balance il pesait les biens et les maux de la condition humaine.

Ceux qui l'ont connu rendent témoignage de cette paix constante , de cette indulgente bonté , de cette justice de cœur et de celte jutosse d'esprit , qui formèrent son caractère, et que n'altérèrent jamais ses continuelles souflVances. Je l'ai toujours vu , dit Vo- taire ', le plus infortuné des hommes et le plus tranquille .

C'était à Paris , il passa les trois der-. nières années de sa vie , qu'il s'était lié avec Voltaire de cette affection tendre et profonde qui en fit la plus douce consolation. Voltaire, Agé alors de plus de cinquante ans , envi- ronné des hommages del'Europeentière qu'il remplissait de son nom , éprouvait , pour ce jeune mourant , une amitié mêlée de res- pect.

Marmontel , qui dut à Voltaire la connais- sance de Vauvenargues , donne une idée in-

F.lngc fiinchre des officiers morts dans la i^uci rc de lyf F .

3\ NOTICE

téressante du charme de son coniiierce et de ses entreliens. « En le lisant , dit Mar- « nionlel ', je crois encore l'entendre; et « je ne sais si sa conversation n'avait pas « même quelque chose de ])lus animé , de « plus délicat que ses divins écrits. »

Il écrit ailleurs ' : « Vauvenargues con- <f naissait le monde et ne le méprisait point. « Ami des hommes , il mettait le vice au « rang des malheurs , et la pitié tenait dans « son cœur la place de l'indignation et de la <■< haine. Jamais l'art et la politique nont eu « sur les esprits autant d'empire que lui en « donnaient la bonté de son naturel et la « douceur de son éloquence. 11 avait toujours u raison et personne n'en était humilié. Laf- « fabililé de l'ami faisait aimer en lui la su- « périorité du maître.

L indulgente vertu nous parlait par sa bouche.

« Doux , sensible , compatissant , il tenait

' Lettre (le Marmontel .'i niadanic d'Espagnac. foyez, pages 63. et suiv.

' Note ?! YEpttre fl/'ditatoire de Deiiis-Ic- 'Ivran.

SUR VAUVF..\ARGUES. 35

« nos âmes dans ses mains. Une sérénité inal- f térable dérobait ses douleurs aux yeux de « lamitié. Pour soutenir l'adversité , on n'a- « vait besoin que de son exemple ; et témoin « de l'égalité de son ame, on n'osait être raal- « heureux avec lui. »

Ce n'était point le spectacle que Sénèque regarde comme digne des regards de la Di- vinité : L'homme de bien luttant contre le malheur. Vauvenargues n'avait point à lutter : son ame était plus forte que le mal.

Ce nétait que par un excès de vertu , dit Voltaire , que Vauvenargues n'était point malheureux ; parce que cette vertu ne lui routait point d'effort. Un sentiment vif et profond des joies que donne la vertu le sou- tenait et le consolait ; et il ne concevait pas qu'on pût se plaindre d'être réduit à de tels plaisirs.

« On ne peut être dupe de la vertu , écri- « vait-il ; ceux qui l'aiment sincèrement y « goûtent un secret plaisir et souffrent à s'en « détourner. Quoi qu'on fasse aussi pour la if gloire , jamais ce travail n'est perdu s'il

36 - NOTICF.

« tend à nous oi veiiflre digne. » Celle lé- (lexion révèle le secret de loule sa vie.

Un senlimenl de lui-même, aussi noMt,- ({uc modeste , a pu dicter celle autre pensée ; « On doit se consoler dcn'avoir pas les grands « talents comme on se console de n'avoir pas « les grandes places. On peut être au-dessus « de l'un et de l'autre par le cœur. »

Avec une élévation d ame si naturelle et en même temps une raison si supérieure . Yauvenargues devait être bien éloigné de goûter un certain scepticisme d'opinion qui commençait à se répandre de son temps. que les imaginations exaltées prenaient pour de lindépendance , et qui ne prouvait , dans ceux qui le professaient , que l'ignorance des véritables routes qui conduisent à la vérité. Il réprouvait « ces maximes qui , nous pré- ic sentant toutes choses conmie incertaines , « nous laissent les maîtres ajjsolus de nos ac- « lions ; ces maximes qui anéantissent le mé- « rite de la vertu , et n'admettant parmi les « hommes que des apparences , égalent 1«! « bien et le mal ; ces maximes qui avilissent « la gloire comme la plus insensée des vanilés;

sur, VAU VE\ AUCUES. 3']

. (jui juslilîent l'intérêt, la bassesse et une « brutale indolence. »

Comment Vauvenargues, s'écrie Voltaire, avait-il pris un essor si haut clans le siècle des petitesses ? Je répondrai : c'est que Vau- venargues , en profitant des lumières de son siècle, n'en avait point adopté l'esprit, cet esprit du monde , si vain dans son fonds , dit-il 1 ui-même , par lequel il reproche à de grands écrivains de sètre laissé corrompre en sacrifiant au désir de plaire et à une vame popularité la rectitude de leur jugement et la conscience même -de leurs opinions. Vau- venargues put apprendre par sa propre ex- périence combien cette complaisance qu'il blâme est souvent nécessaire au succès des meilleurs ouvrages. L' introduction à la con- naissance de l'esprit liumain parut en 1 746, et n'eut qu'un succès obscur. Un ouvrage sé- rieux , quelque mérite qui le recommande , s'il paraît sans nom d'auteur , s'il n'est an- noncé par aucun parti , ni favorisé par au- cune ciixonstance particulière , ne peut at- tirer que faiblement l'attention publique. Des hommes qui ont vécu dans le monde,

4

38 NOTICE

VU la cour , occupé des places importantes . obtenu quelque considération , imaginent dif- ficilement qu'en morale et en philosophie pratique , ils puissent jamais avoir besoin d'apprendre quelque chose. Cette partie des connaissances humaines devient pour eux un objet de spéculation , un amusement de l'es- prit qui ne leur paraît digne d'occuper leur es- prit qu'autant qu'elle leur offre quelques idées un peu singulières , qu'ils puissent trouver leur compte à attaquer ou à défendre. On conçoit qu'un ouvrage de littérature ob- tienne , en paraissant , un succès à peu près général ; mais un ouvrage de morale ou de philosophie ne peut faire d'abord qu'une fai- ble sensation ; il faut que les idées nouvelles qu'ilrenferme captivent assez l'attention pour lui susciter des adversaires et des défenseurs. et que l'esprit de parti vienne à l'appui du raisonnement pour fixer l'opinion sur le mé- rite de l'auteur et de l'ouvrage. Autrement il sera lu , estimé et loué par quelques bons esprits ; mais ce n'est que par une commu- nication lente et presque insensible que l'o- pinion des bons esprits devient celle du pu-

SUR V AU VE.\ ARGUES. 0()

blic. Tous les hommes éclairés qui ont parlé de Vauvenargucs , l'ont regardé comme un esprit d'un ordre supérieur , observateur profond et écrivain éloquent , qui avait ob- servé la nature sous de nouvelles faces et donné à la morale un caractère plus touchant qu'on ne l'avait fait encore. Ils furent frap- pés surtout de cet amour si pur de la vertu qui se reproduit sous toutes sortes de formes dans ses ouvrages , et qui en dicte tous les résultats. La gloire et la vertu , voilà les deux grands mobiles qu'il propose à l'homme pour élever ses pensées et diriger ses actions , les deux sources de son bonheur , qu'il regarde comme inséparables.

Vauvenargucs ne concevait pas que le vice j)ùt jamais être bon à quelque chose ; contre lopinion de quelques écrivains qui pensent ([u'U y a des vices attachés à la nature , et par cette raison inévitables ; des vices, s'ils osaient le dire , nécessaires et presque in- nocents.

u On a demandé si la plupart des vices ne u concourent pas au bien public , comme les ;> plus pures vertus. Qui ferait fleurir le

^O XOTICE

K comiuerce sans la vanité , l'avarice , etc. « Mais si nous n'avions pas de vices , nous « n'aurions pas ces passions à satisfaire . et « nous ferions par devoir ce qu'on fait par « ambition , par orgueil , par avarice. Il est « donc ridicule de ne pas sentir que le vice « seul nous empêche d'être heureux par la « vertu et lorsque les vices vont au bien , « c'est qu'ils sont mêlés de quelques vertus . c de patience , de tempérance . de courage. »

« Le vice n'obtient point d'hommage réel. « Si Cromwel n'eût été prudent , ferme . la- u borieux , libéral , autant qu'il était ambi- « tieux et remuant , ni sa gloiie ni sa for- te tune n'auraient couronné ses projets ; car K ce n'est pas à ses défauts que les hommes se a sont rendus , mais à la supériorité de son « génie. »

« n faut de la sincérité et de la droiture . « même pour séduire. Ceux qui ont abusé « les peuples sur quelque intérêt général . « étaient fidèles aux particuliers. Leur habi- te leté consistait à captiver les esprits par des

(f avantages réels Aussi les grands ora-

« tcurs. s'il m'est permis de joindre ces deux

SUR V A U V E N A R G L i; S. .^ I

choses , ne s'efforcent pas dimposer pai" « un tissu de flatteries et d'impostures . par a une dissimulation continuelle et par un lan- u gage purement ingénieux. S'ils cherchent « à faire illusion sur quelque point princi- u pal , ce n est qu'à force de sincérité et de « vérités de détail : car le mensonge est fai- tf ble par lui-même. "

Les arts du stvle , les mouTements même de l'éloquence ne Talent pas ce ton simple d'une raison puissante , rouée à la défense des plus nobles sentiments. Mais la supério- rité même de raison . soutenue par cette per- suasion intime qui ajoute une force invincible à la raison , donne au style de Yauvenargues un charme pénétrant auquel n'atteindront jamais ceus qui cherchent à en imposer par un langage purement ingénieux.

a La clarté orne les pensées profondes. » Celte maxime de Yauvenargues paraît être le résultat de ses sentiments comme de ses obsei^vations. Dans la plupart de ses pensées la force de l'expression tient à celle de la vérité. Le philosophe a frappé si juste au but que ; pour donner à son idée le plus grand

4-

4?. \OTICE

effet, il lui siiflit i\c la luire Ineii compren- dre. Qu'on me permette d'en citer piusieurb de ce genre. L'exemple est toujours plus Irappant que la l'éflexion.

« Nous querellons les malheureux pour « nous dispenser de les plaindre. »

« La niagnanimité ne doit pas comj)te à « la prudence de ses motifs. «

a Nos actions ne sont ni aussi bonnes ni « aussi mauvaises que nos volontés. »

«c II n'y a rien que la crainte ou l'espérance « ne persuade aux hommes. »

« La servitude avilit l'iiomme au point de « s'en l'aire aimer. »

Dans les écrits notre philosophe donne à ses réflexions plus de développements , on retrouve encore ce même caractère de style , naturel dans l'expression , Tort seulement par les combinaisons de la pensée , vil de raison- nement , touchant de conviction , animé moins par les images qui, comme le dit Vau- venargucs lui-même , embellissent la raison , que par le sentiment qui la persuade ; et ce sentiment , trop énergique en lui pour se jieixlrc en déclamation ; trop vrai pour se dé-

SUR V AL VEN AUG C ES. 4^

guiscr par l'emphase , se manifeste souvent par des tours hardis . rapides , inusités , que la vraie éloquence ne cherche pas , mais qu'elle laisse échapper , et qui ne sont même éloquents que parce qu'ils échappent à une ame profondément pénétrée de son objet.

Quoique l'imagination ne soit pas le carac- tère dominant du style de Vauvenargues , elle s'y montre de temps en temps, et tou- jours sous des formes aimables et riantes. Son esprit était sérieux , mais son ame était jeune : c'était comme on aime à vingt ans qu'il aimait la bouté, la gloire , la vertu ; et son imagination , sensible aux beautés de la nature , en prêtait à ses objets chéris les plus douceset les plus vives couleurs. L'éclat de la jeunesse se peint à ses yeux dans les jours brillants de lété ; la grâce des premiers jours du printemps est l'image sous laquelle se présente à lui une vertu naissante.

u Les feux de l'aurore, selon lui , ne sont « pas si doux que les premiers regards de la « gloire. »

Il dit ailleurs : « Les regards affables or- '.< uent le visage des rois. » Cette image rap~

44 NOTICE

nellc un vers de iuJenisa/c/zi du Ta.sse ; c est lorsque le poète peint Tangc Gabriel revêtant une l'orme humaine pour se montrer à Go- (lefroi :

l'ru giouane cjnnciidlo elà confine l'resc , ed orna di raggi il hiondo crine.

H 11 prit les traits de Tàgc qui sépare la jeu- « nesse de l'enfance, et orna de rayons sa blondc- (( clievehirc. »

Quelquefois aussi , malgré la pente sé- rieuse des idées de Vauvenargues , ses tour- nures prennent, parles rapprochements que lait son esprit , une originalité piquante.

« Le sot est comme le peuple , il se croit « riche de peu. »

«Ceux qui combattent les préjugés du peu- « pie croient n'être pas peuple. Un homme « qui avait fait à Rome un argument contre « les poulets sacrés , se regardait peut-être <c comme un philosophe. »

Cette observation trouverait bien des ap- plications dans les temps modernes. N()m> avons vu beaucoup de philosophes de cette force. J'ai connu un abbé de La Chapelle ,

SLR VAU VENARGUES. ^5

bon géomètre , et qui avait été jusqu à qua- rante ans très-bon clirétien : « Je n'avais ja- « mais réfléchi sur la religion , disait-il un « jour à D'Alembert ; mais j'ai lu la Lettre de « Thrasjbule et le Testament de Jean Mes- « lier ; cela m'a fait faii'e des réflexions , et je <f me suis fait esprit-lbrt. »

Après avoir fait remarquer les qualités in- téressantes qui distinguent le style de Vau- venargues , nous devons convenir que ces qualités sont quelquefois ternies par des ter- mes impropres et plus souvent par des tour- nures incon-ectes. Il n'avait aucun principe de grammaire ; il écrivait pour ainsi dire d'instinct , et ne devait son talent qu'à un goût naturel , formé par la lecture réflécliie de nos bons écrivains.

Vauvenargues, après avoir langui plusieurs années dans un état de souffrance sans remè- de , qu'il supportait sans se plaindre , voyait sa fin prochaine comme inévitable ; il en par- lait peu , et s'v préparait sans aucune appa- rence d'inquiétude et d'effroi. Il mourut en 1747 5 entouré de quelques amis, distingués par leur esprit et leur caractère , qui n'a-

4(» NOTICE

vitienl pas cessé de lui donner des preuves du plus tendre dévouement. Il les étonnait au- tant par le calme inaltérable de son amc que par les ressources inépuisables de son esprit . et souvent par l'éloquence naturelle de ses discours.

Cette sérénité d'anie qu'il montra jusqu à ses derniers moments , il ne la dut qu'à la fermeté de caractère dont la nature l'avait doué, et à la philosophie qu'il s'était faite. Il n'était point soutenu par les puissantes con- solations que la religion offre à Ihomme qui souffre, et par les espérances qui lui mon- trent , dans un avenir sans terme , un dédom- magement aux maux de cette existence éphé- mère. Vauvenargues n'avait pas le bonheur d'être persuadé des dogmes chrétiens ; mais il avait 1 intime conviction qu il existait un Dieu inliniment bon , qui ne pouvait vouloir (juc le bonheur des êtres qu'il avait créés sensibles , et qui ne pouvait pas punir les laiblesses attachées à leur nature '. O mon

' Je liens presque tous les détails que je rap- porte ici d'un liomnic de lettres peu connu , nuinmc Baiivin , professeur à rÉcole-.Mililaire ,

SUR VAUVEN" ARG L ES. i)7

Dieu ! s'écriait-il quelques heures avant d'ex- pirer , je crois ne f avoir jamais offensé , et je vais , avec la confiance d'un cœur sin-

ct l'ami de Marmontel , qui parle de lui dans ses Mémoires j c'était un homme sage, qui n'avait pas (juitte Vauvenargues jusqu'à sa mort ; il l'aimait avec passion, et n''en parlait jamais sans attendrissement. Je me suis entretenu sou- vent avec îMarmontel de Vauvenargues, et il avait la même opinion que Bauvin des sentiments religieux de leur ami commun. M. d'Argental , qui en parlait avec plus de connaissance encore , m\i raconte Tanecdotc suivante. On avait presse Vauvenargues de recevoir son cure', qui s'e'tait présente plusieurs fois pour le voir. Le malade sV refusait. On parvint cependant à introduire dans sa chambre un théologien pieux et e'claire, que le cure avait choisi comme en e'tat de faire impression sur l'esprit d'un philosophe égare , mais de bonne foi. Après une courte conférence entre le prêtre et le mourant , M. d'Argental entra dans la chambre , et dit a son ami : « Eh 't bien ! vous avez vu le bon ecclésiastique qu'on '(■ vous a envoyé Oui , dit Vauvenargues ,

Cet esclave est venu, II a montré son ordre , et n'a rien oLlenu.

Ouoirpie ce dernier trait contrarie l'idi-e que

.!j8 NOTMI-,

cère , ivlomber dans le sein de celui (fui nia dtinne la vie.

Mais du moins Vauvenargucs ne joignait pas au malheur de l'incrédulité la sottise de s'en glorifier ; il parlait très-peu de religion , qu'il regardait comme une affaire de senti- ment plus que de raisonnement. Il croyait sur- tout que c'était un sujet trop grave pour qu'on pût se permettre d'en parler légèrement, et il répondait toujours sérieusement aux plai- santeries que Voltaire ne pouvait se refuser dans la conversation.il désapprouvait hau- tement les écrits qui attaquaient directement la religion établie. A l'exemple des meilleurs esprits , même parmi les incrédules , il re- gardait les préceptes religieux inculqués dans l'enfance, comme un frein plus puis- sant que les lois mêmes pour contenir les passions du peuple. Il pensait qu'aucun sys- tème de morale purement spécidativc ne

j\'»i voulu donner de la sage circonspection de Vauvenargucs , je n'ai pas cru devoir taire un l'ait qui a déjà été cité , mais inexactement, cl je rapporte avec une scrupiileuse Udélité ce <[U(r m'ont dit des hommes dignes de foi.

SUR VAU VENARCUES. l\C)

pouvait servir à diriger la conduite de cette classe nombreuse , à qui la nécessité d'un travail continuel et pénible ne laisse ni le temps de réfléchir , ni les moyens de s'ins- truire. Il croyait en même temps que c'était semir la morale publique et la religion même, que dattaquer les absurdités de la supers- tition et les crimes de l'intolérance.

Il était surtout blessé du ton dogma- tique et tranchant dont quelques esprits forts prononçaient sur des questions qui lui paraissaient essentiellement enveloppées de ténèbres , que toutes les lumièies de la raison ne pouvaient dissiper. Ce senti- ment lui a dicté sans doute la maxime sui- vante : «L'intrépidité d'un homme incrédule, « mais mourant , ne peut le garantir de « quelque trouble , s'il raisonne ainsi : Je me « suis trompé mille fois sur mes plus pal- « pables intérêts , et j'ai pu me tromper « encore sur la religion. Or, je n'ai plus le « temps ni la force de l'approfondir , et je « meurs. »

Ceux qui ne connaissent Yauvenargues 1. 5

5o NOTICE

que par ses écrits , auront peut-être de la peine à regarder comme un incrédule celui qui a écrit plusieurs de ses pensées qui sont dans l'esprit de la religion , et surtout sa Méditation sur la Foi, qui porte le caractère d'un sentiment de piété profonde. La Prière qui termine cette Méditation, est écrite d'un ton véritablement éloquent. Mais les amis de Vauvenargues ne regardaient ces deux mor- ceaux que comme un jeu d'esprit. On sait qu'il se plaisait à imiter les styles divers des grands écrivains ; et l'on en peut voir plu- sieurs exemples dans ses ouvrages. On v trouve un morceau qui a pour titre : Imi- tation de Pascal; et la Méditation sur la Foi est évidemment écrite dans la manière du philosophe de Port-Royal.

Il prétendait aussi que des vers de diffé- rentes mesures non rimes , répandus avec goût dans un écrit en prose et de peu d'éten- due , pouvaient y donner du nombre et (!<• l'harmonie , pourvu que larlifice ne fut ]ias trop sensible , et que le fond des idées com- portât un ton élevé et soutenu. La Prière à la Trinité est écrite tout entière en xevs ir-

SUR VAUVENARGUES. 5l

réguliers , dont leffet est très-heui-eux ' .

On trouvera peut-être que je me suis

trop étendu sur les détails de la vie d'un

homme qui a été peu connu , et dont les

' Pour en juger , il suflil de detaclicr, comme des vers , les différents membres des phrases dont le rhythme est très-re'gulier. Voyez le com- mencement de la prière :

O Dieu.' qu'ai-je fait? quelle offense

Arme voire Lias contre moi ?

Quelle malheureuse failjlesse

M'attire votre indignation ?

Vous versez dans mon cœur malade

Le fiel et lennui qui le rongent. Vous se'chez l'espe'rance au fond de ma pensée ;

Vous noyez ma vie d amertume. Les plaisirs , la santé, la jeunesse me'cliappeut.

J'ai laisse' tomber un regard Sur les dons enchanteurs du monde , Et soudain vous m'avez quitté ; Et l'ennui , les soucis , les remords, les douleurs Ont en foule inondé ma vie , etc.

11 faut convenir qu'il y a dans ce style une liarmonie qui plaît à l'oreille, parce qu'on n'en dcméle l'artifice que par la reflexion. Marmontel, dans ses Incas , paraît avoir cherclie le mènT-

5-?. NOTICK SUR VAUVEMARGUES.

écrits n'ont pas atteint au degré de lépu- talion qu'ils obtiendront sans doute un jour : mais c'est pour cela même qu'il jn'a paru important d'altii'er plus particulièrement l'attention du public sur un mérite mé- connu et sur des talents mal appréciés. Je croirais n'avoir pas fait un travail inutile , .si les pages qu'on vient de lire pouvaient engager quelques esprits raisonnables à rendre plus de justice à un écrivain qui a ilonné à la morale un langage si noble et un ton si touchant.

SUARD.

illct par le même moyen ; mais il n'a pas eu lu luciiie succès. Les vers fréquents tpi'il a semés dans sa prose, y jeltcnl une sorte de monotonie <[iii fatigue , et (jui n'est point compensée par le bon effet du rhylhmc.

EXTRAIT

De l'Eloge Jlmèbra des officiers qui sont morts dans la guerre de 174'^ P^"' Voltaire.

«Tu n'es plus , 6 douce espérance du «reste de mes jours! ô ami tendre, élevé « dans cet invincible régiment du Roi , toii- « jours conduit par des héros ! qui s'est tant <c signalé dans les tranchées de Prague, dans « la bataille de Fontenoi , dans celle de « Laufeld , il a décidé la victoire. La re- « traite de Prague , pendant trente lieues de « glaces , jeta dans ton sein les semences de « la mort , que mes tristes yeux ont vu de- « puis se développer : familiarisé avec le « trépas , lu le sentis approcher avec cette « indifférence que les philosophes s'effor- ce çaient jadis ou d'acquérir ou de montrer ; « accablé de souffrances au dedans et au « dehors , privé de la vue , perdant chaque « jour une partie de toi-mcnic , ce n'était

5.

54 EXTRAIT

« que j)ai' iiii excès de verlu que lu n'élais « point malheureux , et que celle vertu ne « te coûtait point d'effort. Je t'ai vu toujours « le plus infortuné des hommes et le plus « tranquille. On ignorerait ce qu'on a perdu « en toi , si le cœur d'un homme éloquent ' <t n'avait fait l'éloge du tien dans un ou- ït vrage consacré à l'amitié , et embelli par « les charmes de la plus touchante poé- « sie. Je n'étais point surpris que dans le « tumulte des armes , tu cultivasses les « lettres et la sagesse : ces exemples ne sont « pas rares parmi nous. Si ceux qui n'ont u que de l'ostentation ne t'imposèrent ja- « mais ; si ceux qui , dans l'amitié même , « ne sont conduits que par la vanité , révol- te tèrent ton cœur , il y a des âmes nobles « et simples qui te ressemblent. Si la hau- « leur de tes pensées ne pouvait s'abais- « ser à la lecture de ces ouvrages licencieux, « délices passagères d'une jeunesse égarée , « à qui le sujet plaît plus que l'ouvrage ; si « lu méprisais celte foule d'écrits que le

' Marmonlcl , dans V Epîlic tledicûtnirc 'li' Denys-ie-Tyran ; voye* page G6. I).

DE l'Éloge funèbre. 55

« mauvais goiU enfante ; si ceux qui ne veu- « lent avoir que de l'esprit , te paraissaient « si peu de chose , ce goût solide t'était com- « mun avec ceux qui soutiennent toujours « la raison contre l'inondation de ce faux « goût qui semble nous entraîner à la déca- « dence. Mais par quel prodige avais-tu , « à l'âge de vingt-cinq ans , la vraie philo - « Sophie et la vraie éloquence , sans autre et étude que le secours de quelques bons « livres ? Comment avais-tu pris un essor si « haut dans le siècle des petitesses ? Et com- te ment la simplicité d'un enfant timide cou- « vrait-elle cette profondeur et cette force « de génie ? Je sentirai long - temps avec « amertume le prix de ton amitié ; à peine « en ai-je goûté les charmes, non pas de cette « amitié vaine qui naît dans les vains plai- K sirs , qui s'envole avec eux , et dont on a « toujours à se plaindre , mais de cette « amitié solide et courageuse , la plus rare « des vertus. C'est ta perte qui mit dans « mon cœur ce dessein de rendre quelque !t honneur aux cendres de tant de défenseurs « de l'Etal , pour élever aussi un monument

56 EXTRAIT

« à la licnne. Mon cœur, rempli de toi , a (f cherché celte consolatioa , sans prévoir à (f quel usage ce discours sera destiné , ni « comment il sera reçu de la malignité hu- « maine , qui, à la vérité, épargne dordi- « naire les morts , mais qui quelquefois aussi « insulte à leurs cendres , quand c'est un « prétexte de plus de déchirer les vivants. »

Le V. juin 1748.

« Le jeune homme ( ajoute Voltaire dans « une note) qu'on regrette ici avec tant de rai- « son , est M. de Vauvenaigues , long-temps « capitaine au régiment du Roi. Je ne sais si « je me trompe, mais je crois qu'on trouvera « dans la seconde édition de son livre , plus K de cent pensées qui caractéribcnt la plus « belle ame , la plus profondément philo- « sophe , la plus dégagée de tout esprit de « parti. »

« Que ceux qui pensent , méditent les « maximes suivantes :

CXXIII. La raison nous trompe plus sou- i-enl que la nature.

CXXVI. Si les passions font plus de Jaules que le jugement , c'est par la même

DE l'Éloge funèbre. 5']

'raison que ceux qui gouvernent font plus de fautes que les hommes privés.

CXXVII. Les grandes pensées viennent du cœur.

« ( C'est ainsi que , sans le savoii' , il se peignait lui-même. ) »

CXXXYI. La conscience des mourants calomnie leur vie.

CXXXVII. La fermeté ou la faiblesse de la mort dépend de la dernière maladie.

« ( J'oserais conseiller qu'on lût les maxi- » mes qui suivent celles-ci et qui les cxpli- » quent. ) «

CXLIII. La pensée de la mort nous trompe , car elle nous fait oublier de vivre. CXLV. La plus fausse de toutes les phi- losophies est celle qui , sous prétexte d'af- franchir les hommes des embarras des passions , leur conseille V oisiveté.

GLI. Nous devons peut-être aux passions les plus grands avantages de l'esprit.

CLXni. Quiconque est plus sévère que les lois, est un tyran.

CLXIV. Ce qui n'offense pas la société ;, n'est pas du ressort de la justice.

58 EXTRAIT DK l'ÉLOGE FUNÈBRE.

« On voit , ce me semble , par ce j)cu ilc « pensées que je rapporte , qu'on ne peut « pas dire de lui ce qu'un des plus aimables « esprits de nos jours a dit de ces philosophes <f de parti , de ces nouveaux stoïciens qui en « en ont imposé aux faibles :

Ils ont eu l'art de Lien connaître L'iiomme qu'ils ont imaginé; Mais ils n'ont jamais devine' Ce qu'il est , ni ce qu'il doit être.

« J'ignore si jamais aucun de cevix qui se « sont mêlés d'instruire les hommes , a rien « écrit de plus sage que son chapitre sur « le bien et sur le mal moral. Je ne dis pas « que tout soit égal dans ce livre : mais si « l'amitié ne me fait pas illusion , je n'en « connais guère qui soit plus capable de for- ce mer une ame bien née et digne d'être ins- « truite. Ce qui me persuade encore qu'il y « a des choses excellentes dans cet ouvrage « que M. de Vauvenargucs nous a laissé , « c'est que je l'ai vu méjirisé par ceux qui c< n'aiment que les jolies phrases et le faux V bel espril. »

NOTE INEDITE

ECRITE DE LA MAIN DE VOLTAIRE.

VauvenArgues a dit dans son ouvrage ' : « Toutefois , avant qu'il y eût une première « coutume , notre ame existait , et avait ses « inclinations qui fondaient sa nature ; cl « ceux qui réduisent tout à l'opinion et à « l'habitude , ne comprennent pas ce qu'ils « disent : toute coutume suppose antérieu- « rement une nature , toute erreur une vé- « rite . Il est vrai qu'il est difficile de distinguer « les principes de cette première nature de « ceux de l'éducation : ces principes sont en « si grand nombre et si compliqués que l'es- « prit se perd à les suivre ; et il n'est pas « moins malaisé de démêler ce que l'édu- « cation a épuré ou gâté dans le naturel.

' Réflexions sur divers sujets , u". li , de la nature et de la coutume. B.

()0 N O T E I N ji 1) 1 T i;

« On peut remarquer sculenieut que ce qui « nous reste de notre première nature est « plus véhément et plus Ibrt que ce qu'on (f acquiert par étude, par coutume et par « réflexion , parce que TefFet de l'art est « d'affaiblir lors même qu'il polit et cor- « rige. »

Le marquis de Vauvenargues semble dans cette pensée approcher plus de la vérité que Pascal '. C'était un génie peut-être aussi rare que Pascal même ; aimant comme lui la vé- rité , la cherchant avec autant de bonne foi. aussi éloquent que lui , mais d'une éloquence aussi insinuante que celle de Pascal était ar- dente et impérieuse. Je crois que les pensées de ce jeune militaire philosophe seraientaussi utiles à un homme du monde fait pour la so- ciété , que celles du héros de Port-Royal peu- vent l'être à un solitaire qui ne cherche que de nouvelles raisons de haïr et de mépriser le genre humain. La philosophie de Pascal est fière et rude , celle de notre jeune officier

' Dans celle pcusi'c : Que ce que nous i>iv- nons pour la nature ii est souvent qu'une prc micre cnulume.

D E V 0 L T A I R 1 ; . () f

douce et persuasive , et toutes deux égale- ment soumises à l'Etre suprême.

Je ne m'étonne point que Pascal entoure <le rigoristes , aigri par des persécutions ton- tinuelles , ait laissé couler dans ses pensées le fiel dont ses amis ' étaient dévorés : mais qu'un jeune capitaine au régiment du Roi ait pu , dans les tumultes orageux de la guerre de 17415 ne voyant, n'entendant que ses camarades livrés aux devoirs pénibles de leur état , ou aux emportements de leur âge , se former une raison si supérieure , un goût si fin et si juste , tant de recueillement au milieu de tant de dissipations , me cause tme grande surprise.

Il a eu une triste ressemblance avec Pas-

Amis , tel est le texte de l'e'dition publiée en 1806 par M. SuaicL Nous avons entre les mains une copie manuscrite de cette note , dans la- «juelle on a substitue le mot ennemis. Voltaire a pu écrire e'galement l'un et l'autre^ mais il n'a pu dire , sans quelque injustice , que les amis de Pascal, les solitaires de Port-Koyal , ctaient déuoréa de ûel ; Vaxh[is qu'on est oblige d'avouer que ses ennemis n'en manquaient pas. B.

I. 6

G?. \OTE I\ ÉDITE DE VOLTAIRE. cal; affligé comme lui de maux incurables , il s'est cousoléparrétude : la différence estquc; l'étude a rendu ses mœurs encore plus douces, au lieu quelle augmenta Thumeur triste de Pascal.

PIECES DIVERSES

SUR VAUVENARGUES.

Lettre de Marmontel à madame d'Es- pagnac.

« Le libraire chai'gé de la nouvelle édition u des précieux ouvrages de M. de Vauvenar- « gués , ma déjà écrit pour avoir de moi une « notice sur la vie de ce nouveau Socrate; et je u lui ai témoigné mon regret de nepouvoii" lui « en donner d'autres détails , que ce que j'en (c ai dit dans une note de mon ëpitre dêdi- « cataire de Denys-le-Tyran , à M. de Fol~ « taire. C était chez lui que j'avais connu (c >I. de Vauvenargues , et , à 1 exemple de « M. de \oltaii'e, il m'avait pris en amitié. « J'étais fort jeune alors. Je les écoutais avi- « dément l'un et l'autre , et jamais entretiens « n'ont été plus intéressants : mais comme il (C n'y était pas question de ce qu'on me de- « mande , je n'eu ai su que ce que j'en ai « écrit. Tout ce que je puis ajouter, madame, « c'est que M. de Voltaire , bien plus âgé

(^4 PIÈCES UIVEKSES

« que M. de Vauvenargues , avait pour lui le « plus tendre respect; et, en général, jamais « l'attrait de l'éloquence et le charme de la « vertu n'ont obtenu un plus doux empire « sur les esprits et sur les âmes. Le peu d'é- K crits qu'il a laissés sont le Iruit des médi- « tations sublimes et profondes qui lui fai- « saient oublier ses douleurs. Il n'avait lu « qu'un petit nombre de livres , mais les « meilleurs et les plus exquis : et il les reli- « sait sans cesse. Racine et Fénélon étaient « ceux qui lui étaient le plus analogues ; et il « en faisait ses délices. On le sent bien à « la manière dont il les a peints. C est avec « leur plume quil a tracé leur caractère. Le « sien est vivement et fidèlement exprimi « dans tout ce qu'il a écrit. En le lisant , jr « crois l'entendre encore ; et je ne sais si s « conversation n'avait pas même quelqu « chose de plus délicat et de plus animé qu> « ses divins écrits. J'ai toujours regretté quï « M. de Voltaire n'ait pas fait pour lui c « que Platon etXénophon avaient fait pour « Socratc. Ses entretiens n'étaient pas moin « intéressants à recueillir. Hélas ! ce ne sonl

SUR VAU VENARGUES. 65

(( jias les hommes , c'est la nature elle-même « qui lui a versé à longs traits la ciguë ; et (< je la lui ai vu boire avec une égalité d'ame « inaltérable. Tandis que tout son corps tom- « bait en dissolution , son arae conservait « cette tranquillité parfaite dont jouissent les « purs esprits. C était avec lui qu'on apprc- « nait à vivre , et qu'on apprenait à mourir.

« Son sang s'était comme figé de froid <f dans la retraite de Prague ; et dans l'éloge « des officiers morts dans cette campagne , « M. de Voltaire lui a donné une place dis- u tinguée. C'est , madame , qu'on le trou- « vera dignement loué. Pour moi , je ne puis « offrir à sa mémoire qu'un tribut de véné- <i ration. Mais je lui conserve ce sentiment « aussi vif et aussi profond que peut l'inspi- (■' rer la vertu.

a Tels sont , madame , les souvenirs que u vous pouvez communiquer à M. de Fortia , a et dont je consens qu'il fasse usage, même « en transcrivant ma réponse. Ce sont des « témoignages que je fais gloire de signer. »

Marmo.ntel. 6 Octobre 1796.

6,

66 PIÈCES DIVERSES

É P I T R E

A M. DE VOLTAIRE.

Des amis des beaux-arts ami tendre et sincère , Toi , Tanic de mes vers , ô mon guide ! o mon père î ( Car ce nom t'est bien : mon cœur me l'a dicté ; Et de tes sentiments il peint seul la beauté.) Le tribut d'un talent que ta voix fit éclorc , M'acquitte auprès <lc toi bien moins qu'il ne m'iiono L'on saura que sur moi tu tournas ces regards Oui d'un feu créateur animaient tous les arts; L'on sa\ira qu'au sortir des mains de la nature , Inculte, languissant dans une. nuit obscure, Mais épris de tes vers, par ta gloire excite', .le t'appelai du fond de mon obscurité ^ Que mes cris de ton cœur réveillant la tcndres.Sf . Tes bras tendus vers moi recurent ma jeunesse i Qu'à penser, à sentir, par tes leçons instruit. Dans la cour d'Apollon sur les pas Introduit, Afiopté pour ton fils au temple de mémoire, Sur moi tu fis tomber un ravon de ta gloire.

SUU VAUVEN'ARGUES. (17

Ouc j'aime à nie ilaltcr qii'iiii si l)eau souvenu lia peindre ton anie aux siècles à venir! Oui, (le rhumanité cette toiicliante image Des pleurs de nos neveux doit t'assurev Thommage. <( 11 n'est plus , (liront-ils : ô destins! A regrets! <( Heureux son siècle ! heureux qui put le voir de piès ! « Heureux surtout l'ami qui, choisi par restimc , « Et de SCS sentiments dépositaire intime, <c Put lire dans son cœur et penser d'après lui ! « Modèle des talents , il en fut donc l'appui ; « Et la vertu , qu'il peint avec des traits de flamme , « Ainsi qu'en ses écrits régna donc en son ame. »

Pour moi , que l'on eût vu dans la foule oublié , Je te devrai bientôt l'honneur d'être envié. De quelques traits de feu si mes vers étinccUent , Si d'un pinceau hardi les touches s'y décèlent , Ce sont d'heureux larcins qu'à son maître il a faits , Dira-t-on. Oui , ma gloire est un de tes bienfaits Elle m'en est plus chère. Est-il un cœur sensible Pour qui ce noble aveu fût un devoir pénible? Oui , lorsque mon esprit , faible et timide cncor , Osa jusqu'au théâtre élever son essor, C'est toi qui l'appelais du bout de la carrière : Il puisa dans ton sein sa force et sa lumière^ Et quand la même ardeur cesse de l'animer, Dans sa sourf^e féconde il va la rallumer.

'(l8 PIECES DIVEUSES

l'uiscr dans les écrits Tivrcssc du i'cnic , Y former mon oreille à la noble harmonie , Et dans ce labyrinthe oii Fart sait se cacher. Epier le secret de peindre et de toucher; CV'Sl avec tes rivaux un droit que je parlape. I\Iais voir en liberté ton ame sans nuage , Epurer ma pense'e au feu de ses rayons , Voir broj'er tes couleurs et tailler les crayons, Manier ces ressorts dont le jeu nous étonne ; Voilà le droit flatteur que raraitit me donne. Amitié' , doux lien , digne appui des vertus. Viens, relève les arts sous l'envie abattus. Qu''h ta voix, de son joug les muscs s'affranchissent.] Du commerce des cœurs les esprits s'enrichissent, Et comme eux, à l'envi , l'un dans l'autre epanchcsl Mêlent , en s'unissanl, tous leurs trésors caches.

Vous qui vous disputez le sommet du Parnasse , Vous voyez les rayons qu'un veiTc ardent ramasse Sans chaleur, sans éclat avant que de s'unir. Dans leur brûlant foyer qui peut les soutenir? L'airain coule , enflamme des traits de leur lumitii Le diamant dissous est réduit en poussière; Tel serait sur les cœurs , si vous l'aviez voulu , De vos talents unis le pouvoir absolu. El <jue peut contre vous le vulgaire indocile? Vous préparez le fïcl rpie sur vous il distille.

SUR VAL VIÎ NARGUES. (if)

i'rcl a vous adorer, si vous vous rcspeciiez ,

Vous le verriez fléchir cl tomber h vos pieds.

Pour son orgueil malin quels plus charmants spectacles,

Que les divisions qui troublent ses oracles?

Ainsi la Grèce impie aimait h voir ses dieux,

Au gré de son poète , inconstants , vicieux.

Ceux-ci d'un ravisseur embrassant la querelle ,

Ceux-là vengeant Tépoux d^me femme infidèle ,

Dans des combats honteux se mêler aux mortels ,

Ft de leurs propres mains renverser leurs autels.

Toi , qui dans l'cuncmi que tes succès aigrissent , Distingues le talent des mœurs qui le flétrissent;

Toi , dont le cœur sensible et pour ramltié

Aux fureurs de Tenvie oppose la pitié ;

Ne verrons-nous jamais , des enfants du génie ,

En un trésor commun la gloire réunie ,

Et les talents, amis dans leur rivalité,

L\iu l'autre se pousser vers l'immortalité?

De cet accord heureux tu goûtas les délices.

Tandis qu'à la vertu les destins plus propices

Laissèrent parmi nous ce Socrate nouveau

Dont tes larmes encore arrosent le tombeau.

Ce Vauvenargue * enfin , qui fit voir à la terre

I n juste dans le monde , un sage dans la guerre ,

"Il éfail en Provence, et d'une famille dislin- ^iic'c par sa noblesse. Il embrassa d'abord le parti des armes, cl servit qncl'jiics ànne'es rapi laine dans ie ré-

70 PI liCK s DIVERSES

Un CU.IU sloKjuc et Iciiilic , et qui , niaîlii; de lui , Insensible à ses maux, sentait tous ceux d'autrni. .Te vous vis, l'un de l'autre , admirateurs sincères, Confidents éclaires, et critiques sévères , Vous exercer dans l'art ingrat et gc-ncreux De rendre les humains meilleurs et plus heureux- Tendre arbrisseau planté sur la rive féconde ces fleuves mêlaient les U-ésors de leur onde -

giment du roi. Les officiers de ce corps, heureusement capables d'apprécier ce rare mérite , avaient conçu pour lui une si tendre vénération , que je lui ai entendu don- ner par quelques-uns d'entre eux le respectable nom de père.

Les fatigues de la campagne de Bobéme avaient al- téré la santé de M. de Vauvenargues, au point de le mettre bors d'état de servir. Alors son zèle pour sa patrie tourna ses vues du côté des négociations. Une étude assidue, les réflexions profondes dont il s'était nourri , et la prodigieuse étendue de son génie le mi- rent bientôt en état de se présenter au ministère. Se^ services furent acceptés; et, en attendant le moment d être employé, il se retira dans le sein de sa famille , pour s'y livrer paisiblement au nouveau genre de tra- vail qu'il venait d'embrasser. Ce fut que la petite vé- role mit le comble à ses infirmités. Défigure' par les tra- ces qu'elle avait laissées, attaqué d'un mal de poitrine qui l'a conduit au tombeau, et presque privé de la vue. il se vit obli"c de remercier le ministère des desseins

SUR VAU YEN AliG U F.S. -J 1

!vIoii esprit pénètre de leurs sucs nourrissants, Sentait dereloppcr ses rejetons naissants; Quand la mort.... 0 douleur ! ô perte irréparable ! n jour funeste au monde, et pour nous lamentable ! Le flambeau de l'esprit, le temple des vertus , L'exemple des amis, Vauvenargues n'est plus. C'est h toi , peintre ne des héros et des sages , C'est h toi de tracer aux yeux de tous les âges

[U il avait sur lui. Mais au milieu des douleurs, il ne put renoucer au désir d'être utile aux hommes. Lc'tudc de la philosophie, c'est-à-dire de l'ame , occupa ses dernières anne'es. Le livre de V Introdiiclion à lu con- naissance de l'esprit humain a e'ié le fruit de cclt<- élude, monument pre'cieux qu'on peut appeler le triomphe de la raison , du génie et de la vertu , clou 1 on voit que personne ne mérita mieux que lui cet éloge qu il adresse lui-même à M. de Fénélnn.

•■ Quelle bonté de creur , quelle sincérité se reniar- ■• quent dans tes écrits .' Quel éclat de paroles et d'ima- ges ! Qui sema jamais tant de fleurs dans un style si naturel, si mélodieux et si tendre? Qui orna ja- " mais la raison d'une si touchante parure ? Ah ! que - de trésors d'abondance dans la riche simplicité .' -

Un petit nombre d'amis firent toute sa consolation dans ses souffrances. Il connaissait le monde, et ne le méprisait point. Ami des hommes , il mettait le vice au vang des malheurs, et la pitié tenait dans son cœur la place de l'indignation et de la haine. Jamais l'art et Ij

J2 PIECES DIVERSES

L'amc tic ce mortel lro[> peu coiimi du sioii. L'elogc (le son cœur fera celui «lu tien. Fais icvivn; pour moi la moitié de loi-mOmc. J'eusdeus amis en vous : Tun d'eux respire et m'aini Seul il peut remplacer celui <juc j'ai perdu. Redouble ta tendresse , il me sera remlu.

politique n'ont eu sur les esprits autant d'empire que liii en dounaient la honte de son naturel et la douceur de son éloquence. Il avait toujours raison, et personne u en était liumilie'. L'afTabilité de l'ami faisait aimet in lui la supériorité du maître.

L'inditlgente vertu nous parlait par sa boucfif

Doux, sensible, compatissant, il tenait nos ame* dans ses mains. Une sérénité inallérable dérobait sc> douleurs aux yeux de l'amitié. Pour soutenir l'adver- sité , l'on n'avait besoin que de son exemple ; et té- moin de l'égalité de son ame, on n'osait être malheu- reux auprès de lui.

Plus il se vit près de son terme, plus il se bâia dt mettre à proGt des moments qui lui échappaient : les derniers de sa vie ont élé employés à perfectionner son livre ; et il est mort avec la constance et les sentiments d'un. chrétien philosophe, dans le sein delà paix et dans les bras de ses amis.

SUR V A UT EN A UC LES. 78

EXTRAIT

DES MÉLANGES LITTÉRAIRES.

Vauvenargues , à qui son talent assigne une place honorable parmi les écrivains , se distingue encore, par le genre de sa phi- losophie , de la plupart de nos moralistes qui , en général , n'ont considéré la nature liumaine que sous le point de vue le plus affligeant , qui ont sondé le cœur de Tliom- me pour y trouver les replis dans lesquels se réfugie et se cache le vice ; Vauvenargues y a cherché surtout les ressources qu'il con- sei've pour la vertu. Ils veulent rabaisser notre orgueil , en dévoilant le mystère de nos faiblesses ; son but à lui est de nous re- lever le courage , en nous apprenant le se- cret de nos forces.

C'est ce caractère d'élévation , d'amour pour ce qui est beau et honnête , de con-

I- 7

•^4 PIECES blVEKSKS

fiance dans la vertu et le courage , qui lait le charme des écrits de Vauvenargues ; nul n'a mieux prouvé la vérité de ce mot de lui si souvent cité : Les grandes pensées vien- nent du cœur. Il pourrait .ajouter que c'est au cœur qu'elles s'adressent , et le prouve- rait encore. Il est peu d'écrivains qui émeu- vent autant en faveur de la vertu : à ce litre , il pourrait passer pour l'un des plus recommandables , je dirai même des plus Utiles, si nous étions encore au temps ou les livres instruisaient les hommes ; mais si on leur reconnaît maintenant quelque usage en morale, c'est seulement d'occuper des loisirs qui pourraient être plus mal employés , d'attacher d'une manière innocente des es- prits trop enclins à s'égarer. Ainsi donc on pourrait dire que la beauté morale d'un ouviage se compose non-seulement do la pureté de ses principes et de la force de .^cs raisonnements, mais du mérite de son style et de l'agrément de sa composition. Il faut qu'il frappe , qu'il arrête , qu'il attache ; et Vauvenargues remplit toutes ces condi- tions. Iln'afTccle point les pensées neuves,

SUR VAUVENARGUF.S. ^S

m les opinions extraordinaires : mais sa ma- nière d'envisager les choses donne souvent ;\ SCS idées une tournure qui lui est particu- lière. D'ailleurs , Vauvenargues , très-peu instruit , avait appris à penser par lui- même ; destiné de plus à une carrière très- différente de celle des lettres et de la phi- losophie , il s'était préservé de cette espèce d'asservissement auquel l'opinion dominante dans le monde littéraire soumet toujours un peu trop les meilleurs esprits de cette classe. Ils la modifient plus ou moins , mais elle forme toujours pour eux une sorte de dia- pazon sur lequel, sans s'en apercevoir, ils accordent leur ton et leurs idées. Aussi tous les écrivains contemporains de Vauve- nargues n'ont-ils pas su comme lui , en adoptant les idées belles et utiles de la phi- losophie de son siècle , se préserver de .ses erreurs et de ses exagérations.

i

DISCOURS PRELIMINAIRE.

Toutes les bonnes maximes sont dans le monde , dit Pascal , il ne faut que les appli~ quer; mais cela est très-difficile. Ces maximes n'étant pas l'ouvrage d'un seul homme , mais d'une infinité d'hommes différents qui envisa- geaient les choses par divers côtés , peu de gens ont lesprit assez profond pour concilier tant de vérités , et les dépouiller des erreui's dont elles sont mêlées '. Au lieu de songer

' Dans la première édition , on lit après cette phrase un passage que l'auteur supprima dans la seconde j le voici : « Si quelque génie plus solide « se propose un si grand travail , nous nous « unissons contre lui. Aristote , disons-nous, « a jeté toutes les semences des découvertes de '( Descartes : quoiqu'il soit manifeste que Dcs- (t cartes ait tiré de ces vérités, connues , selon « nous, à l'antiquité, des conséquences qui (f renversent toute sa doctrine , nous publions « hardiment nos calomnies : cela lue rappelle '( encore ces paroles de Pascal : Ceux qui sont « capables iVinvenler sont rares ; ceux qui.

•y8 DISCOURS

à réunir ces divers points de vue , nous nous amusons à discourir des opinions des phi- losophes , et nous les opposons les uns aux autres , trop faibles pour rapprocher ces maximes cparses et pour en former un sys- lènic raisonnable. Il ne paraît pas même que personne s'inquiète beaucoup des lumières ' et des connaissances qui nous manquent. Les uns s'endorment sur l'autorité des préjugés,

« Il intentent pas sont en plus grand nombre , <( et par conséquent les plus forts , et Von voit « que , pour l'ordinaire , ils refusent aux in- « menteurs la gloire qu'ails méritent , etc.

« Ainsi nous conservons obstinément nos pie- « jvige's , nous en admettons même de contra- «dictoircs, faute d'aller jnscpi'h l'endroit par rt lequel ils se contrarient. C'est une chose mons- i< trueuse (|ue cette conGance dans laquelle on « s'endort, pour ainsi dire, sur l'autorité des « maximes populaires, n'y ayant point de prin- « cipe sans contradiction , point de terme même « sur les grands sujets dans l'idée duquel on « convienne. Je n'eu citerai qu'un exemple : « cpi'on me définisse la vertu. »

' Il serait plus exact de dire s'inquiète beau- coup du défaut des lumières; mais c'est une lo- cniion ellipticpie qui ])cut être jusliGce. Hf.

PRELIMINAIRE. ^C)

el en adniellent même de contradictoires , faute d'aller jusqu'à l'endroit par lequel ils se contrarient ; et les autres passent leur vie à douter et à disputer, sans s'embarrasser des sujets de leurs disputes et de leurs doutes.

Je me suis souvent étonné, lorsque j'ai commencé à réfléchir , de voir qu'il n'y eut aucun principe sans contradiction , point de terme même sur les grands sujets dans l'idée duquel on convînt '. Je disais quelquefois en moi-même : il n'y a point de démarche indifférente dans la vie; si nous la condui- sons sans la connaissance de la vérité , quel abîme !

Qui sait ce qu'il doit estimer, ou mépriser, ou haïr , s'il ne sait ce qui est bien ou ce qui est mal? et quelle idée aura-t-on de soi- même , si on ignore ce qui est estimable ? etc.

' Un terme sur les grands sujets est une cxpiessiou trop vague. Corwenir dans Vidc'e d^iin terme ; celte manière de s\'xprimcr est trop ut-glige'e. M.

La pensée de Vaiivenargues est c[ue, dans les ma- tières de haute spéculation , le sens de l'expres- sion n'est pas toujours exactement détermine. B.

8o DISCOURS

On ne prouve point les j>rincipes , me tlisait-on. Yoyons , s'il est vrai ' , répondais- je ; car cela même est un principe très-fé- cond , et qui peut nous servir de londe- ment ".

' Pour si cela est -vrai; locution t'uniiliùrc , mais peu exacte. M.

^ On trouve encore ici dans la première édition un passage que nous rétablissons, et qui fut supprimé dans la seconde : «Nous nous « appliquons à la chimie , h l'astronomie , ou « k ce qu'on appelle érudition, comme si nous <c n'avions rien à connaître de plus impor- <( tant. Nous ne manquons pas de prétexte pour (( justiBer ces études. Il n'y a point de science « qui n'ait quelque côté utile. Ceux qui passent « toute leur vie h l'étude des coquillages , di- « sent qu'ils contemplent la nature. 0 démence « aveugle! la gloire est-elle un nom, la vertu une « erreur, la foi un fantôme? Nous nions ou nous « recevons ces opinions que nous n'avons ja- « mais approfondies , et nous nous occupons « tranquillement de sciences purement curieuses. <( Croyons-nous connaître les choses. dont nous « ignorons les principes?

« Pénétré de ces réflexions dès mon enfance, « et blessé des contradictions tro]) manifestes de

PRÉLIMINAIRE. 8l

Cependant j'ignorais la route que je devais suivre pour sortir des incertitudes qui m'en- Mronnaient. Je ne savais précisément ni ce que je cherchais , ni ce qui pouvait m'éclai- rer ; et je connaissais peu de gens qui fussent en état de m'instruire. Alors j'écoutai cet instinct qui excitait ma curiosité et mes in- quiétudes , et je dis : que veux -je savoir? que m'importe-t-il de connaître ? Les choses qui ont avec moi les rapports les plus néces- saires? sans doute. Et trouverai -je ces rapports , sinon dans l'étude de moi-même et la connaissance des hommes , qui sont l'unique fin de mes actions, et l'objet de toute ma vie ? Mes plaisirs , mes chagrins , mes passions , mes affaires , tout roule sur eux. Si j'existais seul sur la terre , sa possession entière serait peu pour moi : je n'aurais plus ni soins , ni plaisirs , ni désirs ; la fortune '

« uos opinions , je cherchai au travers de tant « d'erreurs les sentiers délaisses du vrai , et )c « dis , que ueux-je sauoir , etc. »

' Fortune , pris dans le sens de richesse , peut prociner, ;i l'homme vivant dans la solitude la plus absolue , quelcfues jouissances matérielles;

82 DISCOURS

et la gloire même ne seraient pour moi que fies noms ; car il ne faut pas s'y méprendre : nous ne joubsons que des hommes , le reste n'est rien'. Mais, conlinuai-jc , éclairé par une nouvelle lumière ; qu'est - ce que Ion ne trouve pas dans la connaissance de lliom- me ? Les devoirs des hommes rassemblés en société , vo'Jà la morale ; les intérêts réci- proques de ces sociétés, voilà la polititique ; leurs obligations envers Dieu , voilà la re- ligion.

Occupé de ces grandes vues , je me pro- posai d'abord de parcourir toutes les qua- lités de l'esprit , ensuite toutes les passions , et enfin toutes les vertus et tous les vices qui , n'étant que des qualités humaines , ne peu- mais quelle peut être la gloire pour un être isole ? elle n'existe pas hors deTetalde soci«:té. B.

' Cela est au moins obscur ; nous jouissons ausbl des choses. M.

L'auteur a voulu dire que nous ne jouissons que par le sentiment d'opinion que nous inspi- lous à ceux qui nous entovuent , et que nos plai- sirs sont au moral le résultat de l'amour-proprc «t delà vanité flattés. I>.

P h E L I M I .\ A I K r . 83

vent être connus que dans leur principe. Je méditai donc sur ce plan , et je posai les fondements d'un long travail. Les passions inséparables de la jeunesse , des infirmités continuelles , la guerre survenue dans ces circonstances , ont interrompu cette étude. Je me proposais de la reprendre un jour dans le repos , lorsque de nouveaux contre- temps m'ont ôté , en quelque manière , l'es- pérance de donner plus de perfection à cet

ouvrage.

Je me suis attaché , autant que j'ai pu , dans cette seconde édition , à corriger les fautes de langage qu'on m'a fait remarquer dans la première. J'ai retouché le style en beaucoup dendroits. On trouvera quelques chapitres plus développés et plus étendus qu'ils n'étaient d abord : tel est celui ^ic Génie. On pourra remarquer aussi les aug- mentations que j'ai faites dans les Conseils à un jeune homme , et dans les Reflexions critiques sur les poètes , auxquels j'ai joint Rousseau et Quinault , auteurs célèbres dont je n'avais pas encore parlé. Enfin on verra que j'ai fait des changements encore plus

.s j DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

considérables dans les Maximes. J'ai sup- primé plus de deux cents pensées , ou trop obscures, ou trop communes , ou inutiles. J'ai changé l'ordre des maximes que j'ai con- servées ; j'en ai expliqué quelques unes , et j'en ai ajouté quelques autres , que j'ai ré- pandues indifféremment parmi les anciennes. Si j'avais pu profiter de toutes les observa- tions que mes amis ont daigné faîte sur mes fautes , j'aurais rendu peut-être ce petit ou- vrage moins indigne d'eux. Mais ma mau- vaise santé ne ma pas permis de leur té- moigner par ce travail le désir que j'ai de leur plaire.

INTRODUCTION

A LA CONNAISSAISCE

DE L'ESPRIT HUMAIN

LIVRE PREMIER.

De l'Esprit en général.

Ceux qui ne peuvent rendre raison des variétés de Tesprit humain , y supposent des contrariétés inexplicables. Ils s'étonnent qu'un homme qui est vif , ne soit pas péné- trant ; que celui qui raisonne avec justesse , manque de jugement dans sa conduite ; qu'un autre qui parle nettement , ait l'esprit faux , etc. Ce qui fait qu'ils ont tant de peine à concilier ces prétendues bizarreries, c'est qu'ils confondent les qualités du carac- tère avec celles de l'esprit . et qu'ils rap- I. 8

86 IXTUODUCTIOX A I.A CONNAISSANCE

portent au raisonnement des effets qui ap- partiennent aux passions. Ils ne remarquent pas qu'un esprit juste , qui fait une faute, ne la fait quelquefois que pour satisfaire une passion, et non par défaut de lumière; et lorsqu'il arrive à un homme vif de manquer de pénétration , ils ne savent pas que péné- tration et vivacité sont deux choses assez dif- férentes , quoique ressemblantes , et qu'elles peuvent être séparées. Je ne prétends pas découvrir toutes les sources de nos erreurs sur une matière sans bornes ; lorsque nous croyons tenir la vérité par un endroit , elle nous échappe par mille autres. Mais j'espère qu'en parcourant les principales parties de l'esprit , je pourrai observer les différences essentielles , et faire évanouir un très-grand nombre de ces contradictions imaginaires qu'admet l'ignorance. L'objet de ce premier livre est de faire connaître , par des défini- tions et par des réflexions , ibndées sur lex- périence , toutes ces différentes qualités de •^ hommes qui sont comprises sous le iioui d'esprit. Ceux qui recherchent les causes physiques de ces mêmes qualités , en poUr-

DE l'esprit HUMAIX. 87

raient peut-être parler avec moins dincer-

litudc , si on réussissait dans cet ouvrage à

développer les effets dont ils étudiaient les

principes.

II.

Imagination , Réflexion , Mémoire.

II y a trois principes remarquables dans l'esprit : l'imagination, la réflexion et la mé- moire '.

J'appelle imagination le don de concevoir les choses d'une manière figurée , et de rendre ses pensées par des images ^ . Ainsi l'ima- gination parle toujours à nos sens ; elle est l'inventrice des arts et Tornement de l'es- prit.

La réflexion est la puissance de se replier sur ses idées , de les examiner, de les modi- fier , ou de les combiner de diverses ma- nières. Elle est le grand principe du raison- nement , du jugement , etc.

La mémoire conserve le précieux dépôt de

' La mcmoirc ctt ia prcniicic. Pourquoi? V.

^L'imagination est ici considtrce relativement .'i Kl litteraiuie. .Af.

88 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

rimaginalion et delà réflexion. Il serait su- perflu de s'arrêter à peindre son utilité non contestée. Nous n'employons dans la plu- part de nos raisonnements que des rémi- niscences ; c'est sur elles que nous bâtissons ; elles sont le fondement et la matière de tous nos discours. L'esprit que la mémoire cesse de nourrir , s'éteint dans les efforts labo- rieux de ses recherches. S il y a un ancien préjugé contre les gens d'une heureuse mé- moire , c^est parce qu'on suppose qu'ils ne peuvent embrasser et mettre en ordre tous leurs souvenù's , parce qu'on présume que leur esprit , ouvert à toute sorte d'impres- sions , est vide , et ne se charge de tant d'idées empruntées , qu'autant qu'il en a peu de propres : mais l'expérience a contredit ces conjectures par de grands exemples-. Et tout ce qu'on peut en conclure avec raison , est qu'il faut avoir de la mémoiie dans la pro- portion de son esprit , sans quoi on se trouve nécessairement dans un de ces deux vices , le défaut ou l'excès.

DE l'ksprit humain. 8c)

m.

Fécondité.

Imaginer , réfléchir, se souvenir, voilà les trois principales facultés de notre esprit. C'est tout le don de penser ' , qui pré- cède et fonde les autres. Après vient la fé- condité , puis la justesse , etc.

Les esprits stériles laissent échapper beau- coup de choses ^, et n'en voient pas tous les cotés : mais l'esprit fécond sans justesse , se confond dans son abondance , et la cha- leur du sentiment qui l'accompagne , est un principe dillusion très à craindre ; de sorte

' On ne pense que par mémoire. V. Ne se- rait-il pas plus exact de dire : On ne pense qu'au moyen de la me'moire? S.

^ L'esprit ste'rile est celui en qui Tide'e qu'on lui pre'sente ne fait pas naître d'idées accessoires^ au lieu que l'esprit fe'cond produit sur le sujet qui l'occupe , toutes les idées qui appartiennent h ce sujet. De même que dans une oreille exerce'e et sensible, un son produit le sentiment des sons harntoniques , et qu'elle entend un accord oii les autres n'entendent qu'un son. S.

8.

<)0 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

qu'il n'est pas étrange de penser beaucouj> , et peu juste.

Personne ne pense , je crois , que tous les esprits soient féconds , ou pénétrants , ou éloquents , ou justes , dans les mêmes choses. Les uns abondent en images , les autres eu réflexions , les autres en citations , etc. , chacun selon son caractère, ses inclinations, ses habitudes , sa force ou sa faiblesse.

IV.

Vivacité.

La 'vivacité consiste dans la promptitude des opérations de l'esprit. Elle n'est pas toujours unie à la fécondité. H y a des es- prits lents , fertiles ; il y en a de vifs , sté- riles. La lenteur des premiers vient quel- quefois de la faiblesse de leur mémoire , ou de la confusion de leurs idées , ou enfin do quelque défaut dans leurs organes , qui em- pêche leurs esprits de se répandre avec vi- tesse. La stérilité des esprits vifs , dont les organes sont bien disposés , vient de ce qu'ils manquent de force pour suivre une idée ,

i

DE L ESPRIT HUMAIN. Cjl

OU de ce qu'ils sont sans passions ; car les passions fertilisent l'esprit sur les choses qui leur sont propres , et cela pourrait expliquer de certaines bizarreries : un esprit vif dans la conversation , qui s'éteint dans le cabinet ; un génie perçant dans l'intrigue , qui s'ap- pesantit dans les sciences , etc.

C'est aussi par celte raison que les per- sonnes enjouées , que les objets frivoles in- téressent , paraissent les plus vives dans le monde. Les ba;^atelles qui soutiennent la conversation , CLaat leur passion dominante, elles excitent lou!.j leur vivacité , leur four- nissent une occasion continuelle de paraître. Ceux qui ont des passions plus sérieuses, étant froids sur ces puérilités , toute la vi- vacité de leur esprit demeure concentrée,

y.

Pénétration. La pénétration est une facilité à conce- voir ', à remonter au principe des choses, ou

' Concevoir, veut dire ici se former, d'après ce qu^on voit, des ide'cs de ce qu'on ne voit pas, et par pénétrer plus loin que la simple appa- rence. S.

K)1 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

à prévenir ' leurs effets par une suite d'in- ductions.

C'est une qualité qui est attachée comme les autres à notre organisation; mais que ïios habitudes et nos connaissances perfec- tionnent : nos connaissances , parce qu'elles forment un amas d'idées qu'il n'y a plus qu'à réveiller ; nos habitudes , parce qu'elles ouvrent nos organes , et donnent aux esprits un cours facile et prompt.

Un esprit extrêmement vif peut être faux, et laisser échapper beaucoup de choses par vivacité ou par impuissance de réfléchir , et n'être pas pénétrant. Mais l'esprit péné- trant ne peut être lent ; son vrai caractère est la vivacité et la justesse unies à la lé- flexion.

Lorsqu'on est trop préoccupé de certains principes sur une science , ou a plus de peine à recevoir d'autres idées dans la même science et une nouvelle méthode ; mais ccst encore une preuve que la pénétration est

' Au lieu de préi'enir, il faut , ce me semble, prévoir les effets par induction, après «juoi on lis picviciU. S.

DE l'esprit HUMAIV. 98

.lépendante , comme je l'ai dit, de nos ha- bitudes. Ceux qui l'ont une étude puérile des énigmes , en pénètrent plutôt le sens que les plus subtils philosophes.

VI-

De la Justesse , de la Netteté , du Juge- ment.

La netteté est lornenient de la jus- tesse ' ; mais elle n'en est pas inséparable. Tous ceux qui ont l'esprit net , ne l'ont pas juste. Il y a des hommes qui conçoivent très- distinctement , et qui ne raisonnent pas con- séquemmeut. Leur esprit, trop faible ou trop prompt , ne peut suivre la liaison des choses , et laisse échapper leurs rapports. Ceux-ci ne peuvent assembler beaucoup de vues , attribuent quelquefois à tout un objet, ce qui convient au peu qu'ils en connaissent. La netteté de leurs idées empêche qu'ils ne s'en défient. Eux-mêmes se laissent éblouir par l'éclat des images qui les préoccupent ;

' La netteté naît de l'ordre des idées. V.

t)4 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE et la Iiiini»^ie de leurs expressions les at- tache à l'erreur de leurs pensées '.

La justesse vient du sentiment du vrai formé dans l'ame , accompagné du don de rapprocher les conséquences des principes , et de combiner leurs rapports. Un homme médiocre peut avoir de la justesse à son degré, un petit ouvrage de même ^. C'est sans doute un grand avantage , de quelque sens qu'on le considère : toutes choses en divers genres ne tendent à la perfection qu'autant qu'elles ont de justesse '.

Ceux qui veulent tout définir nie confon- dent pas le jugement et l'esprit juste ; ils

' Bien c'crit. V.

' Jl son degré, de même, expressions trop négligées. SI.

^ Je dirais n'ont de perfection ; et même comment dit-on qu'une chose a plus ou moins <1<; justesse? M.

Justesse ici n'est pas le mot propre : cela veut <lirc sans doute ici, juste proportion de parties, exacte combinaison de rapports. Sans cela, vau- <lrait-il la peine dédire, comme le fait Vanve- uargucs deux ligues plus haut , (]u'm« iJctit ou-

DF. l'esprit humain. ()5

rapportent à ce dernier ' l'exactitude dans ie raisonnement , dans la composition , dans toutes les choses de pure spéculation ; la justesse dans la conduite de la vie , ils latta- chent au jugement '.

Je dois ajouter qu'il y a une justesse et une netteté d'imagination ' ; une justesse et une netteté deréflexion, de mémoire, de sen- timent , de raisonnement , d'éloquence , etc. Le tempérament et la coutume mettent des différences infinies entre les hommes , et resserrent ordinairement beaucoup leurs qua- lités. Il faut appliquer ce principe à chaque

tarage peut awoir île !a justesse? Sans doute , puisfjirune pensce , qui est assnit'rucnt le plus petit ouvrage possible , n'a pas de mérite sans la justesse. S.

" Ih rapportent a ce dernier. C'est qu'il me semble que l'esprit juste consiste seulement h raisonner juste sur ce qu'on connaît, et que le jugement suppose des connaissances qui mettent t-n état de juger ce qu'on rencontre, et la vie eu L^e'néral est composée de rencontres. S.

' La justesse, etc. Justesse est ici sagesse. V,

' Je dois ajouter, etc. Un pt-ii confus. A'.

9^ INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

partie de l'esprit ; il est très-facile à com- prendre.

Je dirai encore une chose que peu de personnes ignorent ; on trouve quelquefois dans l'esprit des hommes les plus sages , des idées par leur nature inalliables , que 1 c- ducation , la coutume , ou quelque impres- sion violente , ont liées irrévocablement dans leur mémoire. Ces idées sont tellement jointes , et se présentent avec tant de force , que rien ne les peut séparer ' ; ces ressen- timents de folie sont sans conséquence , et prouvent seulement , d'une manière incon- testable , l'invincible pouvoir de la coutume.

VIL

Du bon Sens .

Le bon sens n'exige pas un jugement bien profond ; il semble consister plutôt à n'apercevoir les objets que dans la propor- tion exacte qu'ils ont avec notre nature , ou avec notre condition. Le bon sens n'est donc

' Ces idées sont, etc. C'est-à-dire f[u'il y ;i lie la folie dans les sa^es. V.

DE L ESPRIT HUMAIiV. gi

pas à peuser sur les choses avec trop de sa- gacité , mais à les concevoir d'une manière utile , à les prendre dans le bon sens.

Celui qui voit ' avec un miscrocope , aperçoit sans doute dans les choses plus de qualités ; mais il ne les aperçoit point dans leur proportion naturelle avec la nature de l'homme , comme celui qui ne se sert que de ses yeux. Image des esprits subtils , il pé- nètre souvent trop loin : celui qui regarde naturellement les choses a le bon sens.

Le bon sens se forme d'un goût naturel pour la justesse et la médiocrité ; c'est une qualité du caractère , plutôt encore que de l'esprit. Pour avoir beaucoup de bon sens , il faut être fait de manière que la raison domine sur le sentiment , 1 expérience sur le raisonnement.

Le jugement va plus loin que le bon sens; mais ses principes sont plus variables.

VIIL

De la Profondeur. La profondeur est le terme de la ré- ' Celui qui voit, otc. Fin et vrai. V.

ï- 9

Ç)S INTRODUCTION a LA C.ON.VAISSANCF.

flexion '. Quiconque a Tcsprit véritable- ment piofond , doit avoir la force de fixer sa pensée fugitive , de la retenir sous ses yeux pour en considérer le fond , et de ra- mener à un point une longue chaîne didées : c'est à ceux principalement qui ont cet es- prit en partage , que la netteté et la justesse sont plus néccssaiies ^. Quand ces avan- tages leur manquent , leurs vues sont mêlées d'illusions et couvertes d'obscurités. Et néan- moins, comme de tels esprits voient toujours plus loin que les autres dans les choses de leur ressort, ils se croient aussi bien plus proches de la vérité que le reste des hommes ; mais ceux-ci ne pouvant les suivre dans leurs sen- tiers ténébreux , ni remonter des conséquen- ces jusqu'à la hauteur des principes , ils sont froids et dédaigneux pour cette sorte d'es- prit qu'ils ne sauraient mesurer.

Et même entre les gens profonds , comme

' La profondeur, etc. ^ c'cst-à-dirc ce qui suppose le plus de force h la reflexion. S.

^ C'est h ceux, etc. Descartes me paraît un esprit très - profond , quoique faux et roma- nesque. V.

DE L ESPRIT HUMAl.X. 9g

les uns le sont sur les choses du monde , et les autres dans les sciences , ou dans un art particulier, chacun préférant son objet dont il connaît mieux les usages , c'est aussi de tous les côtés matière de dissension.

Enfin , on remarque une jalousie encore plus particulière entre les esprits vifs et les esprits profonds , qui n'ont l'un qu'au défaut de l'autre ; car les uns marchant plus vite , et les autres allant plus loin , ils ont la folie de vouloir entrer en concurrence, et ne trou- vant point de mesure pour des choses si différentes , rien n'est capable de les rap- procher.

IX.

De la Délicatesse , de la Finesse et de la Force.

La délicatesse vient essentiellement de l'ame ' : c'est une sensibilité dont la cou- tume , plus ou moins hardie , détermine

' La délicatesse vient essentiellement de lame. La dclicatcssc est, ce me semble, finesse et giAco. V.

lOO INTRODUCTIOX A LA CONNAISSAN'CE

aussi le degré '. Des nations ont mis de lii délicatesse , d'autres n'ont trouvé qu'une langueur sans grâce ; celles-ci au contraire. INous avons mis peut - être cette qualité à plus haut prix qu'aucun autre peuple de la terre : nous voulons donner beaucouj) de choses à entendre sans les exprimer, et les présenter sous des images douces et voilées ; nous avons confondu la délicatesse et la finesse , qui est une sorte de sagacité sur les choses de sentiment ^. Cependant la nature sépare souvent des dons qu'elle a faits si divers : grand nombre d'esprits déli- cats ne sont que délicats : beaucoup d'autres nesont que fins; on en voit mime qui s'expri-

' C^eit une sensiLililé , etc. La coutume, les mœurs du pays qu'on habite, deteiniincut le degré de délicatesse et de sensibilité qu'on porte sur certaines choses , c'est-à-dire, qu'elles for- ment en nous des habitudes qui rendent cette délicatesse plus ou moins sévère , cette sensibi- lité plus ou moins vive. S.

^ On n'a jamais dit que la jlnessc fût une sorte de sagacité sur les choses de scntlnienl. Cela ne pourrait se dire que de la délicatesse de l'amc. S.

DE L ESPRIT IIUMAIÎ*. 101

ment avec plus de fiuesse qu'ils uenteudent, jiiiicc qu'ils ont plus de lacililc à parler quà concevoir. Cette dernière singularité est re- marquable ; la plupart des hommes sentent au-delà de leurs faibles expressions : l'élo- quence est peut-être le plus rare comme le I)lus gracieux de tous les dons.

La force vient aussi d'abord du sentiment, et se caractérise par le tour de l'expression ; mais quand la netteté et la justesse ne lui sont pas jointes , on est dur au lieu d'être ibrt , obscur au lieu d'être précis , etc.

X.

De l'étendue de V Esprit.

Rien ne sert au jugement et à la péné- tration comme l'étendue de l'esprit. On peut la regarder, je crois , comme une dis- position admirable des organes , qui nous doniie d'embrasser beaucoup d'idées à la fois sans les confondre.

Un esprit étendu considère les êtres dans leurs rapports mutuels : il saisit d'un coup d'oeil tous les rameaux des choses ; il les

9-

I Or> INTUODL'CTJON A LA CONNAISSANCE

réunit à leur source ' et dans un centre oonnnun ; il les met sous un même point de vue. Enfin il répand la lumière sur de grands objets et sur une vaste surface.

On ne saurait avoir un grand génie , sans avoir l'esprit étendu ; mais il est possible qu'on ait l'esprit étendu sans avoir du gé- nie ; car ce sont deux choses distinctes. Le génie est actif, fécond ; l'esprit étendu, fort souvent, se borne à la spéculation; il est froid, paresseux et timide.

Personne n'ignore que celle qualité dé- pend aussi beaucoup de l'ame , qui donne ordinairement à l'esprit ses propres bornes, et le rétrécit ou l'étcnd , selon l'essor qu'elle- même se donne.

XI.

Des Saillies.

]jC mot de saillie vient de sauter ; avoir des saillies , c'est passer sans gradation d'une idée à une autre qui peut s'y allier. C'est saisir les rapports des choses les plus

' Mctaplion; incolu'riMile : un rameau n'a pas de source. M.

DE l'esprit HUMAIi\. io3

éloignées ; ce qui demande sans doute de la vivacité et un espi'it agile. Ces transitions soudaines et inattendues causent toujours une grande surprise ; si elles se portent à quelque chose de plaisant , elles excitent à rire ; si à quelque chose de profond , elles étonnent ; si à quelque chose de grand, elles élèvent : mais ceux qui ne sont pas capables (le s'élever, ou de pénétrer d'un coup d'œil des rapports trop approfondis , n'admirent que ces rapports bizarres et sensibles , que les gens du monde saisissent si bien. Et le philosophe , qui rapproche par de lumineu- ses sentences les vérités en apparence les plus séparées , réclame inutilement contie cette injustice : les hommes frivoles , qui ont be- soin de temps pour suivre ces grandes dé- marches de la réflexion , sont dans une es- pèce d'impuissance de les admirer ; attendu que l'admiration ne se donne qu'à la sur- prise , et vient rarement par degrés.

Les saillies tiennent en quelque sorte dans Icsprit le même rang que l'humeur peut avoir dans les passions '. Elles ne suppo-

' Les saillies tiennent, cic. Quel rang tient

Io4 I.VTUODUCTION A LA CONNAISSANCE

sent pas nécessairement de grandes lumières., elles peignent le caractère de l'esprit. Ainsi ceux qui approfondissent vivement les choses, ont des saillies de réflexion; les gens d'une imagination heureuse , des saillies d'imagi- nation ; d'autres des saillies de mémoire ; les méchants , des méchancetés ; les gens gais , des choses plaisantes , etc.

Les gens du monde qui font leur élude de ce qui peut plaire , ont porté plus loin que les autres ce genre d'esprit; mais, parce qu'il est difficile aux hommes de ne pas ou- trer ce qui est bien , ils ont fait du plus na- turel de tous les dons un jargon plein daf- fectation. L'envie de briller leur a lait aban-

riiumcur entre les passions? est-elle une passion? Cette pensée peut expliquer IViufftou/' des An- glais. M.

L'humeur , comme la colère, est une passion, luie passion momentanée, qui ne mène h rien, parce qu'elle n'a point de but déterminé. Est-ce en cela que Vauvenargues la compare aux saillies qui , le plus souvent, ne prouvent rien? ou bien l'humeur est-elle prise ici pour le caractère ? De quelque manière qu'on veuille renlendrc , ce passage est difficile à expliquer. S.

DE l'esprit HUMAI.V. 1 o5

donner par réflexion le vrai cl le solide , pour courir sans cesse après les allusions et les jeux d'imagination les plus frivoles ; il semble qu'ils soient convenus de ne plus rien dire de suivi , et de ne saisir dans les choses que ce qu'elles ont de plaisant , et leur siu*- face. Cet esprit , qu'ils croient si aimable , est sans doute bien éloigné de la nature, qui se plaît à se reposer sur les sujets qu'elle einbellit , et trouve la variété dans la fécon- dité de ses lumières, bien plus que dans la diversité de ses objets. Un agrément si faux cl si superficiel , est un art ennemi du cœur et de l'espril ', qu'il resserre dans des bornes étroites ; un art qui ôte la vie de tous les discours en bannissant le sentiment qui en est l'ame , et qui rend les conversations du monde aussi ennuyeuses qu'insensées et ri- dicules.

' Un agrément si faux , etc. L'auteur veut parler sans doute ici de celte habitude et de ce talent qu'ont iesgeus du monde de glacer tout scn - liment par une plaisanterie, et de couper court à toatediscussion sérieuse par une saillie heureuse, /'ondée sur quekjues frivoles rapports de mots. S.

I(i(i INTaODLCTlON A I,A CONNAISSANCE

XII.

Du GuiU.

l^e goût est une aptitude à bien juger (les objets de sentiment '. Il faut donc avoii de l'amc jiour avou' du goût ; il laut avoii aussi de la pénétration , parce que c'est l'intelligence qui remue le sentiment. Ce que l'esprit ne pénètre qu'avec peine , ne va pas souvent jusqu'au cœur, ou n'y fait qu'une impression i'aible; c'est ce qui fait que les choses qu'on ne peut saisir d un coup d'œil , ne sont point du ressort du goût.

Le bon goût consiste dans un sentiment de la belle nature ; ceux qui n'ont pas un esprit naturel , ne peuvent avoir le goût juste.

Toute vérité peut entrer dans un livre de

' Le goût , etc. Le G;oût ne pmte-t-il pas aussi sur des objets qui ne sont pas de sentiment, mais du simple ressort de l'esprit? M.

Par objets de sentiment , l'auteur entend les clioses f[iii se sentent et ne se raisonnent pas ; il le dit lui-même. B.

&

DE L ESPRIT IlUMAl.V. IO7

réflexion ; mais dans les ouvrages de goût ', nous aimons que la vérité soit puisée dans la nature; nous ne voulons pas d'hypo- thèses ; tout ce qui n'est qu'ingénieux est contre les règles de goût.

Comme il y a des degrés et des parties dif- férentes dans l'esprit, il v en a de même dans le goût. Notre goût peut , je crois , s'étendre autant que notre intelligence ; mais il est difficile qu'il passe au-delà. Cependant ceux qui ont une sorte de talent , se croient pres- que toujours un goût universel ; ce qui les porte quelquefois jusqu'à juger des choses qui leiu" sont les pins étrangères. Mais cette présomption , qu'on pourrait supporter dans les hommes qui ont des talents, se remarque aussi parmi ceux qui raisonnent des talents,

' Mais datis les ouura^es de goût , etc. (1u"est-cc guc les ouvrascs de i^oiit? Sont-cc ks ouNTOgcs dont le goût seul doit juger ? Mais il y on a de plusieurs sortes : pourquoi ce qui n'est, qu ingénieux en doit-il être banni ? Ce qui n"est •(iriiiijeniciix nVst pas vrai, 'et ce qui n''cst pas vrai uV^st hnn nulle part; et oii est la ve'ritc qui 11c soit pas puisée dans la nature ? Toute cette pensée ne paraît pas nette. S.

Io8 INTKODLCTION A LA COWAISSAXCK

et qui ont uuc teinture superficielle (lc> règles du goût, dont ils font des applications tout-à-fait extraordinaires. C'est dans les grandes villes , plus que dans les autres , qu'on peut observer ce que je dis : elles sont peuplées de ces boninies suffisants qui ont assez d'éducation et d habitude du monde , pour parler des choses qu'ils n'entendent point : aussi sont-elles le théâtre des plus impertinentes décisions ; et c'est que l'on verra mettre à côté des meilleurs ouvrages, une fade compilation des traits les plus bril- lants de morale et de goût, mêlés à des vieilles chansons et à d'autres extravagances , avec un style si bourgeois et si ridicule, que cela fait mal au cœur.

Je crois que Ion peut dire, sans témérité, que le goût du grand nombre n'est pas juste : le cours déshonorant de tant d ouvrages ridicules en est une preuve sensible. Ces écrits , il est vrai , ne se soutiennent pas : mais ceux qui les remplacent ne sont pas formés sur un meilleur modèle : l'incons- tance apparente du public ne tombe que tur les auteurs. Cela vient de ce que les

DE L ESPRIT HUMAIN. I OC)

choses ne font dimpression sur nous que selon la proportion qu'elles ont avec notre esprit ; tout ce qui est hors de notre sphère nous échappe, le bas, le naïf, le sublime, etc. Il est vrai que les habiles réforment nos jugements; mais ils ne peuvent changer notre goût , parce que l'ame a ses inclinations in- dépendantes de ses opinions ; ce que l'on ne sent pas d'abord , on ne le sent que par degrés, comme Ion fait en jugeant'. De vient qu'on voit des ouvrages critiqués du j)euple , qui ne lui en plaisent pas moins ; car il ne les critique que par réflexion , et il les goûte par sentiment.

' Ce que Von ne sent pas d'abord , on ne le sent que par degrés , comme l'on fait en ju- geant. Il v a , je crois , beaucoup de gens ca- pables de sentir par degre's , ou lorsqu'on les en avertit, des choses cp'ils n'avaient pas senties (l'abord. Mats cela est vrai plutôt des beautés rpie des défauts. On n'est jamais choque du de'faut qui n'a pas choque d'abord ; mais on peut, à force de réflexion , se transporter pour des beau- te's qu'on n'avait pas senties d'abord, parce i[u'oii n'avait pu en embrasser d'un coup d'oeil tijut le me'ritc. S.

I . lO

I lO INTRODUCTION A I,A CON^NAISSANCK

Que les jtigemenls du public , épurés par le temps et par les maîtres , soient donc . si Ton veut , infaillibles ; mais distinguons- les de son goût , cfui paraît toujours récu- sable.

Je finis ces observations : on demande , depuis long-temps , s'il est possible de ren- dre raison des matières de sentiment : tous avouent que le sentiment ne peut se con- naître que par expérience ; mais il est donné aux habiles d'expliquer sans peine les causes cachées qui l'excitent. Cependant bien des gens de goiit n ont pas cette facilité , et nombre de dissertateurs qui raisonnent à l'infini , manquent du sentiment, qui est 1;< base des justes notions sur le goiit.

XIII.

Du Langage et de l'Éloquence.

' On peut dire en général de l'expres- sion , qu'elle répond à la nature des idées . et par conséquent aux divçrs caractères di l'esprit.

Ce serait néanmoins une témérité déjuger

DE L ESPRIT IIUMAIV. 1 I I

«le lous les hommes par le langage. Il est rare peut-être de trouver une proportion exacte entre le don de penser et celui de s'exprimer. Les termes n'ont pas une liai- son nécessaire avec les idées : on veut par- ler d'un homme qu'on connaît beaucoup ; dont le caractère , la figure , le maintien , tout est présent à l'esprit , hors son nom qu'on veut nommer , et qu'on ne peut rap- peler ; de même de beaucoup de choses dont on a des idées fort nettes , mais que l'ex- pression ne suit pas : de vient que d'ha- biles gens manquent quelquefois de cette facilité à rendre leurs idées , que des hom- mes superficiels possèdent avec avantage.

La précision et la justesse du langage dé- pendent de la propriété des termes qu'on emploie.

La force ajoute à la justesse et à la briè- veté ce qu'elle emprunte du sentiment : elle se caractérise d'ordinaire par le tour de l'expression.

La finesse emploie des termes qui laissent beaucoup à entendre.

La délicatesse cache sous le voile des pa-

I 1 ?. INTKODUCTIOX A LA C0.V^A1SSA^'CE

rôles ce qu'il y a dans les choses de rebutant. La noblesse a un air aisé, simple , précis , nalurel.

Le sublime ajoute à la noblesse une force et une hauteur qui ébranlent l'esprit, qui l'é- tonnent et le jettent hors de lui-même ; c'est l'expression la plus propre d'un sentiment élevé , ou d'une grande et surprenante idée- On ne peut sentir le sublime d'une idée dans une faible expression ; mais la magni- iicence des paroles avec de faibles idées est proprement du phébus : le sublime veut des jjensées élevées, avec des expressions et des tours qui en soient dignes.

L'éloquence embrasse tous les divers ca- ractères de l'élocution : peu d'ouvrages sont éloquents; maison voit des traits d'éloquence semés dans plusieurs écrits.

Il y a une éloquence qui est dans les pa- roles , et qui consiste à rendre aisément et convenablement ce que l'on pense , de quel- que nature qu'il soit ; c'est l'éloquence du inonde. Il y en a une autre dans les idées mêmes et dans les sentiments , jointe à celle de l'expression : c'est la véritable.

DE l'esprit humain. ii3

On voit aussi des hommes que le monde échauffe , et d'autres qu'il refroidit. Les pre- miers ont besoin de la présence des objets : les autres d'être retirés et abandonnés à eux-mêmes : ceux-là sont éloquents dans leurs conversations , ceux-ci dans leurs com- positions.

Un peu d'imagination et de mémoire , un esprit facile , suffisent pour parler avec élé- gance ; mais que de choses entrent dans l'é- loquence ! le raisonnement et le sentiment , le naïf et le pathétique , l'ordre et le dé- sordre , la force et la grâce , la douceur et la véhémence , etc.

Tout ce qu'on a jamais dit du prix de l'é- loquence n'en est qu'une faible expression. Elle donne la vie à tout -. dans les sciences , dans les affaires , dans la conversation , dans la composition , dans la recherche même des plaisirs , rien ne peut réussir sans elle. Elle se joue des passions des hommes , les émeut, les calme , les pousse , et les détermine à son gré : tout cède à sa voix ; elle seule enfin est 'caj)able de se célébrer dignement.

10.

1 l4 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

XIV.

De l'Invention.

Les hommes ne sauraient créer le fond des choses ; ils les modifient. Inventer n'est donc pas créer la matière de ses inven- tions , mais lui donner la forme. Un ar- chitecte ne fait pas le marbre qu il emploie à un édifice , il le dispose ; et l'idée de cette disposition , il l'emprunte encore de diffé- rents modèles qu il fond dans son imagina- lion , pour former un nouveau tout. De même un poète ne crée pas les images de sa poésie ; il les prend dans le sein de la na- ture , et les applique à différentes choses pour les figurer aux sens : et encore le phi- losophe ; il saisit une vérité souvent ignorée, mais qui existe éternellement , pour joindre à une autre vérité , et pour en former un principe. Ainsi se produisent en différents génies les chefs-d'œuvre de la réflexion et de l'imagination. Tous ceux qui ont la vue assez bonne pour lire dans le sein de la na- ture , y découvrent . selon le caractère de

DE L ESPRIT HUMAIN'. Il5

leur esprit , ou le lond et l'enchaînement tlos vérités que les hoilimes effleurent , ou I lieureux rapport des images avec les vérités (|u'elles embellissent. Les esprits qui ne peu- vent pénétrer jusqu'à cette source féconde , qui n'ont pas assez de force et de justesse pour lier leurs sensations et leurs idées , donnent des fantômes sans vie , et prouvent, plus sensiblement que tous les philosophes , notre impuissance à créer.

Je ne blâme pas néanmoins ceux qui se servent de cette expression , pour caracté- riser avec plus de force le don d'inventer. Ce que j'ai dit se borne à faire voir que la nature doit être le modèle de nos inven- tions, et que ceux qui la quittent ou la mé- connaissent ne peuvent rien faire de bien.

Savoir après cela pourquoi les hommes quelquefois médiocres excellent à des inven- tions où des hommes plus éclairés ne peu- vent atteindre ; c'est le secret du génie , que je vais tâcher d'expliquer.

I iG INTRODLCTIO.N A I.A CO.W AISSA.VCF

XV.

Du Génie et de V Esprit.

Je crois qu'il n'y a point de génie sans activité. Je crois que le génie dépend en grande partie de nos passions. Je crois qu'il se forme du concours de beaucoup de dif- férentes qualités , et des convenances se- crètes de nos inclinations avec nos lumières. Lorsque quelqu'une des conditions néces- saires manque , le génie n'est point ou n'est qu'imparfait : et on lui conteste son nom.

Ce qui forme donc le génie des négocia- tions , ou celui de la poésie , ou celui de la guerre , etc. , ce n'est pas un seul don de la nature , comme on pourrait croire : ce sont plusieurs qualités , soit de l'esprit . soit du cœur, qui sont inséparablement et intime- ment réunies.

Ainsi l'imagination , 1 enthousiasme , le talent de peindre, ne suffisent pas pour faire un poète : il faut encore qu'il soit avec nue extrême .sensibilité pour l'harmonie , avec le génie de sa langue , et lart des vers.

D1-: L ESPRIT HUMAIX. 117

Ainsi la prévoyance . la fécondité , la célérité de l'esprit sur les objets militaires , ne formeraient pas un grand capitaine , si la sécurité dans le péril , la vigueur du corps dans les opérations laborieuses du métier, et enfin une activité infatigable n'accompa- gnaient ses autres talents.

C'est la nécessité de ce concours de tant de qualités indépendantes les unes des au- tres , qui fait apparemment que le génie est toujours si rare. Il semble que c'est une es- pèce de hasard , quand la nature assortit ces divers mérites dans un même homme. Je dirais volontiers qu'il lui en coilte moins pour former un homme d'esprit , parce qu'il n'est pas besoin de mettre entre ses ta- lents cette correspondance que veut le génie-

Cependant on lencontre quelquefois des gens desprit qui sont plus éclairés que d'as- sez beaux génies. Mais soit que leurs incli- nations pai'tagent leur application , soit que la faiblesse de leur ame les empêche d'em- ployer la force de leur esprit , on voit qu'ils demeurent bien loin après ceux qui mettent Joutes leurs ressources et toute leur activité

r l8 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

en œuvre , en faveur d'un objet unique.

C'est cette chaleur du génie et cet amour de son objet , qui lui donnent d'imaginer et d'inventer sur cet objet nicnie. Ainsi , selon la pente de leur ame et le caractère de leur esprit , les uns ont l'invention de style , les autres celle du raisonnement , ou Fart de former des systèmes. D'assez grands génies ne paraissent presque avoir eu que l'inven- tion de détail : tel est Montaigne. La Fon- taine , avec un génie bien différent de celui de ce philosophe , est néanmoins un autre exemple de ce que je dis. Descartes , au con- traire , avait l'esprit systématique et l'inven- tion des desseins. Mais il manquait, je crois , de l'imagination dans l'expression ', qui em- bclHt les pensées les plus communes.

A cette invention du génie est attaché , comme on sait , un caractère original , qui tantôt naît des expressions et des sentiments

' 3Iais il manquait, je crois, de l'imagi- nation , etc. Mais il manquait bien tlavanlage «le la justesse d'esprit nécessaire pour faire un bon nsat;e des mathématiques j voilà pourquoi il a dit tant de folies. V.

DE L ESPKIT HUMAIV. I 1 f)

d'un auteur, tantôt de ses plans , de son art, de sa manière d'envisager et d'arranger les objets. Car un homme qui est maîtrisé par la pente de son esprit et par les impressions particulières et personnelles qu'il reçoit des choses , ne peut ni ne veut dérober son ca- ractère à ceux qui l'épient.

Cependant il ne faut pas croire que ce caractère original doive exclure l'art d'imi- ter. Je ne connais point de grands hommes qui n'aient adopté des modèles. Rousseau ' a imité Marot ; Corneille', Lucain et Sé- nèque; Bossuet, les prophètes ; Racine , les Grecs et Virgile ; et Montaigne dit quelque part qu'il y a en lui une condition aucune- ment singeresse et imitatrice. Mais ces grands hommes , en imitant , sont demeurés origi- naux , parce qu'ils avaient à peu près le même génie que ceux qu'ils prenaient pour modèles ; de sorte qu'ils cultivaient leur propre caractère , sous ces maîtres qu'ils

' Kousseau (Jean-Baptiste ) . B.

' Pierre Corneille , dans ses tra;;e'dies , a em- prunté quelques traits de la Pharsa/e de Lucain, et des tragédies de Sénèque. B.

120 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

consultaient, et qu'ils surpassaient quelque- fois : au lieu que ceux qui n'ont que de l'esprit , sont toujours de faibles copistes des meilleurs modèles . et n'atteignent ja- mais leur art. Preuve incontestable qu'il faut du génie pour bien imiter, et même un génie étendu pour prendre divers caractères : tant s'en faut que l'imagination donne l'exclusion au génie.

J'explique ces petits détails , pour rendre ce chapitre plus complet , et non pour ins- truire les gens de lettres , qui ne peuvent les ignorer. J'ajouterai encore une réflexion eu faveur des personnes moins savantes : c'est que le premier avantage du génie est de sen- tir et de concevoir plus vivement les objets de son ressort , que ces mêmes objets ne sont sentis et aperçus des autres hommes.

A l'égard de l'esprit , je diiai que ce mot n'a d'abord été inventé que pour signifier en général les différentes qualités que j'ai définies, la justesse, la profondeur, le ju- gement , etc. Mais parce que nul homme ne peut les rassembler toutes . chacune de ces qualités a prétendu s'approprier exclusive-

!

DE L ESPRIT HUMAIN. 121

ment le nom générique : d'où sont nées des disputes très-frivoles ; car, au fond , il im- l)orle peu que ce soit la vivacité ou la justesse, ou telle autre partie de l'esprit qui emporte l'honneur de ce titre. Le nom ne peut rien pour les choses. La question n'est pas de savoir si c'est à l'imagination ou au bon sens qu'appartient le terme desprit. Le vrai in- térêt , c'est de voir laquelle de ces qualités , ou des autres que j'ai nommées , doit nous inspirer plus d'estime. Il n'y en a aucune qui n'ait son utilité , et j'ose dire son agré- ment. Il ne serait peut-être pas difficile de juger s'il y en a de plus utiles , ou de plus aimables , ou de plus grandes les unes que les autres. Mais les hommes sont incapables de convenir entre eux du prix des moindres choses. La différence de leurs intérêts et de leurs lumières maintiendra éternellement la diversité de leurs opinions et la contrariété de leurs maximes.

XVI.

Du Caractère.

Tout ce qui forme l'esprit et le cœui I. II

122 INTRODUCTION A LA CON.XAISSAXCE

est compris dans le caractère '. Le génie n'exprime que la convenance de certaines qualités ' ; mais les contrariétés les plus bi- zarres entrent dans le même caractère , et le constituent.

On dit d'un homme qu'il n'a point de ca- ractère , lorsque les traits de son ame sont faibles, légers, changeants ' ; mais cela même fait un caractère ^ ■, et l'on s'entend bien là- dessus.

' Tout ce qui forme, etc. 11 faut, je pense, ce qui compose ; mais la maxime n'est pas claire et ne peut être juste. M.

' Le génie n'exprime , etc. Le ge'nie est l'ap- litude à excelicr dans un art. V.

' On dit d'un homme qu'il n^a point de ca- ractère, lorsque les traits de son ame, etc. 'Vau- venarc^es emploie ici fifjarement le mot de traits, dans k même sens ou il l'emploie en parlant des traits du visage. C'est comme s'il disait , la phy- sionomie de son ame. On dit fort bien que tel ca- ractère a une physionomie particulière. Ceu- dont parle Vauvcnargucs n'ont qu'une physio- nomie peu marquée et qui cliange à chaque instant. S.

' Cela même fait un caractère , eir. Vol-

DE L ESPRIT HUMAIV. 120

Les inégalités du caractère influent sur I esprit ; un homme est pénétrant , ou pe- sant , ou aimable , selon son humeur.

On confond souvent dans le caractère les qualités de l'ame et celles de l'esprit. Un homme est doux et facile , on le trouve in- sinuant ; il a Thumeur vive et légère , on dit qu'il a l'esprit vif ; il est distrait et rêveur , on croit qu'il a l'esprit lent et peu d'imagi- nation. Le monde ne juge des choses que par leur écorce , c'est une chose qu'on dit tous les jours , mais que l'on ne sent pas assez. Quelques réflexions, en passant, sur les caractères les plus généraux , nous v feront faire attention.

XVIL

Du Sérieux.

Un des caractères les plus généraux , c'est le sérieux ; mais combien de choses différentes n'a - 1 - il pas , et combien de caractères sont compris dans celui-ci ? On

taire a ajouté de sa main , à la marge, comme un renvoi , avant le mot caractère , le mot /;««' Kre. Vn{pauurc) caractère. S.

1 24 INTRODUCTION' A LA CONNAISSANCE

est sérieux par tempérament , par trop ou trop peu de passions , trop ou trop peu d'i- dées , par timidité , par habitude , et par mille autres raisons.

L'extérieur ' distingue tous ces divers ca- ractères aux yeux d'un homme attentif.

Le sérieux d'un esprit tranquille porte un air doux et serein.

Le sérieux des passions ardentes est sau- vage , sombre et allumé.

Le sérieux d'une ame abattue donne uji extérieur languissant.

Le sérieux d'un homme stérile paraît froid , lâche et oisif.

Le sérieux de la gravité prend un air coiir certé comme elle.

Le sérieux de la distraction porte des de- hors singuliers.

Le sérieux d'un homme timide n'a pres- que jamais de maintien.

Personne ne rejette en gros ces vérités ;

' Depuis ces mois , l" extérieur distingue jus- cpi'h ceux-ci, n'a presque jamais de maintien, rédition de VoUairc est marijucc d'une accolade avec CCS mots de sa main : très-bien. S.

DE l'esprit HLMAI.V. 125

mais , faute de principes bien lies et bien conçus , la plupait des hommes sont dans le détail et dans leurs applications particu- lières , opposés les uns aux autres et à eux- mêmes ; ils font voir la nécessité indispen- sable de bien manier les principes les plus fa- miliers , et de les mettre tous ensemble sous un point de vue qui en découvre la fécondité cl la liaison.

XVIII.

Du Sang-froid.

Nous prenons quelquefois pour le sang- froid une passion sérieuse et concentrée , qui fixe toutes les pensées d'un esprit ar- dent, et le rend insensible aux autres choses.

Le véritable sang-froid vient d'un sang doux , tempéré , et peu fertile en esprits. S'il coule avec trop de lenteur, il peut rendre l'esprit pesant ; mais lorsqu il est reçu par des organes faciles et bien conformés , la justesse , la réflexion, et une singularité ai- mable souvent l'accompagnent ; nul esprit n'est plus désirable.

On paile encore d'un autre sang-froid

1 1.

I?.6 INTRODUCTION A l.A CONNAISSANCE

que donne la force d esprit , soutenue par l'expérience et de longues réflexions ; sans doute c'est le plus rare.

XIX.

De la Présence d'esprit.

l^a présence d'esprit se pourrait définir une aptitude à profiler des occasions pour parler ou pour agir. C'est un avantage qui a manqué souvent aux hommes les plus éclai- rés , qui demande un esprit facile., un sang- froid modéré , l'usage des affaires , et selon les différentes occurrences, divers avantages : de la mémoire et de la sagacité dans la dis- pute , de la sécurité dans les périls , et dans le monde , cette liberté de cœur qui nous rend attentifs à tout ce qui s'y passe , et nous tient en étal de profiler de tout , etc. '.

XX.

De la Distraction.

11 y aune distraction assez semblable aux

' Tout cet article est marque d'une accolade ilans l'édition do Voltaire, avec ces mots , bnii , très-bon. S.

DE L ESPRIT HUMAIN. I27

rêves du sommeil , qui est lorsque nos pen- sées flottent et se suivent d'elles-mêmes sans force et sans direction. Le mouvement des esprits se ralentit peu à peu ; ils errent à l'aventure sur les traces du cerveau ', et réveillent des idées sans suite et sans vérité ; enfin les organes se ferment : nous ne for- mons plus que des songes , et c'est pro- prement rêver les yeux ouverts.

Cette sorte de distraction est bien diffé- rente de celle jette la méditation. L'ame obsédée , dans la méditation , d'un objet qui fixe sa vue et la remplit toute entière , agit beaucoup dans ce repos. C est un état tout opposé ; cependant elle y tombe ensuite épui- sée par ses réflexions .

XXL

De l'Esprit du jeu. C est une manière de génie ^ que l'es-

' Sur les traces du cerveau , etc. Sur les traces imprime'es dans le cerveau. S.

' C^est une manière de génie, etc. Ma- nière, expression négligée et mal assortie. J'ai- merais mieux sorte on espèce. .M.

1 28 INTRODUCTIOX A LA CONNAISSANCE

prit du jeu , puisqu'il dépend également de l'aine et de l'intelligence. Un homme que la ])erle trouble ou intimide , que le gain rend trop hasardeux , un homme avare , ne soûl pas plus faits pour jouer , que ceux qui ne peuvent atteindre à l'esprit de combinaison. Il faut donc un certain degré de lumière et de sentiment, l'art des combinaisons , le goût du jeu , et l'amour mesuré du gain.

On s'étonne à tort que des sots possèdent ce faible avantage. L'habitude et l'amour du jeu , qui tournent toute leur application et leur mémoire de ce seul côté , suppléent les- pril qui leur manque.

DE L ESPRIT HUMAIN. 1 29

LIVRE DEUXIÈME.

XXII.

Des Passions.

Toutes les passions roulent sur le plaisir et la douleur, comme dit M. Locke " : c'en est l'essence et le fonds.

ÏN o us éprouvons , en naissant , ces deux états : le plaisir, parce qu'il est naturelle- ment attaché à être ; la douleur, parce qu'elle lient à être imparfaitement ^ .

Si notre existence était parfaite , nous ne cou naîtrions que le plaisir. Etant imparfaite, nous devons connaître le plaisir et la dou-

' Locke (Jean) , mort en 1704 , auteur de V Essai sur L'entendement humain, ouvrage ex- cclluat, traduit en français par Coste, en 1729. F.

' A'^ous épiouwons , etc. Je ne sais si on peut dire éprouver un e'tat. On éprouve une imprcs- .sion qui passe. Etre imparfaitement n'cxpli<pic pas ce t|ue c'est i^yiélre douloureusement. JI.

Le plaisir n'est pas naturellement attache à

l3o INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

leur : or c'est de rexpérience de ces deux contraires que nous tirons l'idée du bien et du mal.

Mais comme le plaisir et la douleur ne viennent pas à tous les hommes par les mêmes choses , ils attachent à divers objets l'idée du bien et du mal : chacun selon son expé- rience , ses passions , ses opinions , etc.

Il n'y a cependant que deux organes de nos biens et de nos maux : les sens et la ré- flexion.

Les impressions qui viennent par les sens sont immédiates et ne peuvent se définir; on n'en connaît pas les ressorts ; elles sont l'ef- fet du rapport qui est entre les choses et nous ; mais ce rapport secret ne nous est pas connu.

Les passions qui viennent par l'organe de la réflexion sont moins ignorées. Elles ont leur principe dans l'amour de l'être ou de la perfection de l'être , ou dans le sentiment de son imperfection et de son dépérissement.

••Ire , car on exi.slc souvent sans plaisir ni dou- leur. Etre imparfaitement àonncfAxi ■ç\\\\.ô\.Y\- <\ùc du désir t[ue de la douleur. S.

DE l'esprit HUMAIN". l3l

Nous lirons de rexpérience de notre être une idée de grandeur, de plaisir , de puis- sance , que nous voudrions toujours augmen- ter : nous prenons dans l'imperfection de notre être une idée de petitesse , de sujétion , de misère , que nous tâchons d'étouffer : voilà toutes nos passions.

Il y a des hommes en qui le sentiment de Têtre est plus fort que celui de leur iuiper- fection ; de Tenjouenient , la douceur , la modération des désirs.

Il y en a d'autres en qui le sentiment de leur imperfection est plus vif que celui de l'être ; de l'inquiétude , la mélancolie, etc.

De ces deux sentiments unis, c'est-à-dire , celui de nos forces et celui de notre misère naissent les plus grandes passions ; parce que le sentiment de nos misères nous pousse à sortir de nous-mêmes , et que le sentiment de nos ressources nous y encourage et nous porte par l'espérance ' . Mais ceux qui ne

' IVous porte par Pespérance, etc. 11 semble qu'il faudrait nous y porte ( à sortir de nous- mêmes). Autrement poi-te serait employé d'ime Miaiiière qui n'est pas cDmininie. M.

l3^ INTBODUCTIO.V A LA CONNAISSAN'CE

seulent que leur misère sans leur force , nf se passionnent jamais autant , car ils nosenl rien espérer ; ni ceux qui ne sentent que leur force sans leur impuissance , car ils ont trop peu à désirer : ainsi il faut un mé- lange de courage et de faiblesse , de tristesse et de présomption. Or, cela dépend de la cha- leur du sang et des esprits ; et la léflexioii qui modère les velléités des gens froids, en- courage Tardeur des autres , en leur four- nissant des ressources qui nourrissent leurs illusions : d'où vient que les passions des hommes d'un esprit profond sont plus opi- niâtres et plus invincibles , car ils ne sont pas obligés de s'en distraire comme le reste des hommes , par épuisement de pensées ; mais leurs réflexions , au contraire , sont un entretien éternel à leurs désirs , qui les échauffe ; et cela explique encore pourquoi ceux qui pensent peu , ou qui ne sauraient penser long-temps de suite sur la mcinc chose , n'ont que l'inconstance en partage.

DE l'esprit humain. I 33

XXIII. De la Gaîlé , de la Joie , de la Mélancolie.

Le premier degré du sentiraeut agréable de notre existence est la gaîté : la joie est un sentiment plus pénétrant. Les hommes enjoués nétant pas d'ordinaire si ardents que le reste des hommes , ils ne sont peut- être pas capables des plus vives joies ; mais les grandes joies durent peu , et laissent notre anie épuisée.

La gaîté , plus proportionnée à nolro faiblesse que la joie , nous rend confiants et hardis, donne un être et un intérêt aux choses les moins importantes , fait que nous nous plaisons par instinct en nous-mêmes , dans nos possessions , nos entours , notre esprit , notre suffisance , malgré d'assez grandes mi- sères.

Cette intime satisfaction nous conduit quelquefois à nous estimer nous-mêmes , par de très-frivoles endroits ; et il me semble que les personnes enjouées sont ordinairement un peu plus vaines que les autres.

I. 12

1 34 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

D'autre part , les mélancoliques sont ar- dents , timides , inquiets , et ne se sauvent . la plupart , de la vanité , que par l'ambition et l'orgueil.

XXIV.

De V Amour-propre et de V Amour de noua- mémes.

L'amour est une complaisance dans l'objet aimé. Aimer une chose . c'est se complaire dans sa possession , sa grâce , son accroisse- ment , craindre sa privation , ses déchéan- ces , etc.

Plusieurs philosophes rapportent généra- lement à l'araoui -propre toute sorte d'atta- chements. Ils prétendent qu'on s'approprie tout ce que l'on aime , qu'on n'y cherche que son plaisir et sa propre satisfaction , qu'on se met soi-même avant tout : jusque-là qu'ils nient que celui qui donne sa vie pour un autre , le préfère à soi. Ils passent le but en ce point ; car si l'objet de notre amour nous est plus cher sans l'être , que l'être sans l'objet de notre amour , il paraît que c'est notre amour qui est notre passion dominante,

DE l'esprit HUMAI\. I 35

el non notre individu propre ; puisque tout nous échappe avec la vie , le bien que nous nous étions approprié par notre amour , comme notre être véritable. Ils répondent que la passion nous fait confondre dans ce sacrifice notre vie et celle de l'objet aimé ; que nous croyons n'abandonner qu'une par- tie de nous-mcmes pour conserver l'autre : au moins ils ne peuvent nier que celle que nous conservons , nous paraît plus considé- rable que celle que nous abandonnons, Or, dès que nous nous regardons comme la moindre partie dans le tout , c'est une pré- férence manifeste de l'objet aimé. On peut dire la même chose d'un homme qui , vo- lontairement et de sang-froid , meurt pour la gloire ; la vie imaginaire qu'il achète au prix de son être réel , est une préférence bien incontestable de la gloire , et qui justifie la distinction que quelques écrivains ont mise avec sagesse entre l'amour-propre et l'amour de nous-mêmes. Ceux-ci conviennent bien que l'amour de nous-mêmes entre dans toutes nos passions ; mais ils distinguent cet amour de l'autre. Avec l'amour de nous-mêmes ,

l36 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE <lisent-ils, on peut chercher hors de soi .sou bonheur ; on peut s aimer hors de soi davantage que son existence propre ' ; on n'est point à soi-même son unique objet. L'araour-propre , au contraire , subordonne tout à ses commodités et à son bien-être ^ ; il est à lui-même son seul objet et sa seule fin : de sorte qu'au heu que les passions , qui viennent de l'amour de nous-mêmes , nous donnent aux choses , l'amour-proprc veut que les choses se donnent à nous , et se l'ait le centre de tout.

Rien ne caractérise donc l'amour-proprc,

' On peut s'' aimer hors de soi davantage que son existence propre. Cela n'est pas conccl. Dai^antage est un adverbe de comparaison , mais cpii s'emploie absolument , sans être suivi de la conjonction que. Lorsque cette conjonction est nécessaire, il faut substituer p^MS h davan- tage. Il y a dans rouvra!;;e de Vauvenargues plu- sieurs autres incorrections que nous n'avons pas cru devoir relever \ nous remarquons celle-ci , parce que d'assez bons écrivains ont commis la même faute. S.

' L'amour - propre , au contraire , subor- donne tout à ses commodités et a son bien-être.

DE X.' ESPRIT HUMAIV. l37

rmnme la complaisance qu'on a dans soi- 'luiiic et les choses qu'on s'approprie.

L'orgueil est un effet de cette complai- sance. Comme on n'estime généralement les choses qu'autant qu'elles plaisent , et que nous nous plaisons si souvent à nous-mêmes devant toutes choses ; de ces comparai- sons toujours injustes, qu'on fait de soi- même à autrui , et qui fondent tout notre orgueil.

Mais les prétendus avantages pour lesquels nous nous estimons étant grandement variés, nous les désignons par les noms que nous lour avons rendus propres. L'orgueil qui MC'iit dune confiance aveugle dans nos forces,

Celle uianièie do distiiigucr Vamour de rioiis- utêines de V amour-propre , paraît phis subtile «pie juste j et ce que Vaiivenargues applique ici ;"i Faniour-propre , serait plutôt le caractère de ce tpi'on entend par le mot cguïstne. Ce qn'on exprime communément par le mot iVamour- propre , c'est Vamour des choses qui nous sont propres , la complaisance pour nos qualités ou nos avantages personnels, plutôt que l'attention .nu bien-être de notre personne. S.

12.

l38 INTaODL'CTlON A LA CONNAISSANCE nous l'avons nommé présomption ; celui qui s'attache à de petites choses , vanité ; celui qui est courageux, fierté.

Tout ce qu'on ressent de plaisir en s'appro- priant quelque chose , richesse , agrément , héritage , etc. , et ce qu'on éprouve de peine par la perte des mêmes biens , ou la crainte de quelque mal, a peur, le dépit , la colère, tout cela vient del 'amour-propre.

L'amour-propre se mêle à presque tous nos sentiments , ou du moins l'amour de nous-mêmes; mais pour prévenir l'embarras que leraient naître les disputes qu'on a sur ces termes , j use d'expressions synonymes , qui nie semblent moins équivoques. Ainsi je rapporte tous nos sentiments à celui de nos perfections et de notre imperfection : ces deux grands principes nous portent de concert à aimer, estimer , conserver, agran- dir et défendre du mal notre frêle existence. C'est la source de tous nos plaisirs et déplai- sirs , et la cause féconde des passions qui viennent par l'organe de la réflexion.

Tâchons d'approfondir les principales ; nous suivrons plus aisément la trace des

^1

DE l'espkit humain. 1 3q

petites , qui ne sont que des dépendances et des branches de celles-ci.

XXV.

De l'Ambition.

L instinct qui nous porte à nous agrandir n'est aucune part si sensible que dans l'am- bition ' ; mais il ne faut pas confondre tous les ambitieux. Les uns attachent la gran- deur solide à l'autorité des emplois ; les au- tres aux grandes richesses ; les autres au faste des titres , etc. ; plusieurs vont à leur but sans nul choix des moyens ; quelques uns par de grandes choses , et d'autres par les plus petites : ainsi telle ambition est vice ; telle , vertu ; telle , vigueur desprit ; telle , égarement et bassesse , etc.

Toutes les passions prennent le tour de notre caractère. INous avons vu ailleurs que 1 ame influait beaucoup sur l'esprit ; l'esprit

' IJ instinct qui nous porte a nous agrandir ti'est aucune part si sensible que dans l'ambi- tion. Aucune part pour nulle part , expression négligée. S.

lL\0 INTRODUCTIO.V A LA CONNAISSA\CE

influe aussi sur Tame. C est de l'ame que viennent tous les sentiments : mais c'est par les organes de l'esprit que passent les objets qui les excitent. Selon les couleurs qu'il leur donne , selon qu'il les pénètre , qu'il les em- bellit , qu'il les déguise , lame les rebute ou s'y attache. Quand donc même on ignore- rait que tous les hommes ne sont pas égaux par le cœur, il suffit de savoir quils envisa- gent les choses selon leurs lumières , peut- être encore plus inégales, pour comprendre la différence qui distingue les passions même qu'on désigne du même nom. Si différem- ment partagés par l'esprit et les sentiments, ils s'attachent au même objet sans aller au même intérêt ' ; et cela n'est pas seulement vrai des ambitieux, jnais aussi de toute passion.

' Ils s'attachent au même objet sans aller numéme intérêt. Ccsl-à-dire, sans voir de même Tobjct ils s'attachent, et sans y être portes par le même intérêt. Deux hommes veulent la nicmc place, l'un pour l'argent et l'autre pour le crédit. Deux amants reclierchent la mcinr femme , l'un pour sa figure et l'autre pour sou esprit , etc. S.

I

DE l'esprit nUMAlV. 14^

XXVI.

De l'Amour du monde.

Oue de choses sont comprises dans ra- meur du monde ! le libertinage , le désir de plaire , l'envie déprimer , elc. : l'amour du sensible et du grand ne sont nulle part si mêlés '.

Le génie et l'activité portent les hommes à la vertu et à la gloire : les petits talents , la paresse , le goîlt des plaisirs , la gaîté et la vanité les fixent aux petites choses : mais en tout c'est le même instinct ; et l'amour du monde renferme de vives semences de presque toutes les passions.

XXVII.

Sur l'Amour de la gloire.

La gloire nous donne sur les cœurs une aulorilé naturelle , qui nous touche , sans

' JJamour du sensible et du grand ne sont nulle part si mêlés. C'est-h-diie , je crois selon la iiianièie de voir de Vauvcuargues , les pen- rJiants physiques et les sentiments moraux.

l42 INTKODUCTION A LA COVNAFSSANCE

doute autant que nulle de nos sensations , et nous étourdit plus sur nos misères qu'une vaine dissipation : elle est donc réelle en tous sens.

Genx qui parlent de son néant inévitable , soutiendraient peut-être avec peine le mé- pris ouvert d'un seul homme. Le vide des grandes passions est rempli par le grand nombre des petites : les contempteurs de la gloire se piquent de bien danser , ou de quelque misère encore plus basse. Ils sont si aveugles qu'ils ne sentent pas que c'est la gloire qu'ils cherchent si curieusement , et si vains qu'ils osent la mettre dans les choses les plus frivoles. La gloire , disent-ils , n'est ni vertu , ni mérite ; ils raisonnent bien en cela : elle n'est que leur récompense ; mais elle nous excite donc au travail et à la vertu, et nous rend souvent estimables afin de nous faire estimer.

Tout est très-abject dans les hommes , la

D'autant que dans la première édition , il ajou- tait : je parle d'un grain] , mesuré à resprit et au cœurqu''il touche. Dans tous les cas cela n'est pas clair. S.

DE l'esprit humaix. i43

vertu , la gloii-e , la vie ; mais les plus petits ont des proporlious reconnues. Le cliène est un grand arbre près du cerisier ; ainsi les hommes à Tésard les uns des autres. Quelles sont les vertus et les inclinations de ceux f{ui méprisent la gloire ? L'ont-ils méritée?

XXVIIL

De V Amour des sciences el des lettres.

La passion de la gloire et la passion des sciences se ressemblent dans leur principe ; car elles viennent l'une et l'autre du senti- ment de notre nde et de notre imperfec- tion. INIais lune voudrait se former comme un nouvel être hors de nous , et l'autre s'at- tache à étendre et à cultiver notre fonds. A insi la passion de la gloire veut nous agran- dir au dehors , et celle des sciences au de- dans.

On ne peut avoir l'ame grande, ou l'esprit un peu pénétrant , sans quelque passion pour les lettres. Les arts sont consacrés à peindre les traits de la belle nature; les sciences à la vérité. Les arts et les sciences

l44 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCFT embrassent tout ce qu'il y a clans la pensée de noble ou d'utile ; de sorte qu'il ne reste à ceux qui les rejettent , que ce qui est indigne d'être peint ou enseigné , etc.

La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la vertu ' ; c'est- à-dire, conmie une chose qu'ils ne peuvent ni connaître , ni pratiquer, ni aimer.

Personne néanmoins n'ignore que les bons hvres sont l'essence des meilleurs esprits , le précis de leurs connaissances , et le l'ruit de leurs longues veilles. L'étude d'une vie en- tière s'y peut recueillir dans quelques heures : c'est un grand secours.

Deux inconvénients sont à craindre dans cette passion : le mauvais choix et l'excès. Quant au mauvais choix , il est probable que ceux qui s'attachent à des connaissances

' La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la l'ertu. Il faut : comme ils honorent. On avait copie cette pensée dans l'Encyclopédie , sans en citer Tautenr. Les jour- nalistes de Trévoux , qui avaient fort loue l'on vrage de Vauvenargucs lorsqu'il parut, firent nu crime de cette maxime aux encyclopédistes. M.

DE l'eSPKIT HUMAIX. Kj5

peu Utiles ne seraient pas propres aux au- tres ; mais l'excès se peut corriger.

Si nous étions sages , nous nous bornerions à un petit nombre de connaissances , afin de les mieux posséder. Nous tâcherions de nous les rendre familières et de les réduire en pratique : la plus longue et la plus labo- rieuse théorie n'éclaire qu'imparfaitement. Un homme qui n'aurait jamais dansé possé- derait inutilement les règles de la danse ; il en est sans doute de même des métiers d'es- prit '.

Je dirai bien plus ; rarement l'étude est utile , lorsqu'elle n'est pas accompagnée du commerce du monde. Il ne faut pas séparer ces deux choses ; l'une nous apprend à pen- ser , l'autre à agir ; l'une à parler, l'autre à écrire ; l'une à disposer nos actions , l'autre à les rendre faciles.

L'usage du monde nous donne encore de penser naturellement , et l'habitude des sciences , de penser profondément.

' Il en est sans doute de même des métiers Wesprit. Il faudrait , ce semble , des métiers de L'esprit. M.

1. i3

ï4G IXTRODUCTIOX A LA <.0.\>AISSANCE

Par une suite naturelle de ces vérités, ceux; qiii sont prives de l'un et l'autre avantage par leur condition , fournissent une preuve incontestable de l'indigence naturelle de l'esprit humain. Un vigneron, un couvreur, resserrés dans un petit cercle d'idées très- communes, connaissent à peine les plus gros- siers usages de la raison , et n'exercent leur jugement , supposé qu'ils en aient reçu de la nature , que sur des objets très-palpables. Je sais bien que l'éducation ne peut suppléer le génie ; je n'ignore pas que les dons de la nature valent mieux que les dons de l'art ' : cependant l'art est nécessaire pour faire fleu- rir les talents. Un beau naturel négligé ne porte jamais de fruits mûrs.

Peut- on regarder comme un bien un génie à peu près stérile ? Que servent à un grand seigneur les domaines qu'il laisse en

' Je ri' ignore pas que tes dons de la nature •valent mieux que les dons de l'art. Je ne sais si Ton peut dire les dons de Tait comme les dons de la nature. La nature donne , dote, doue ^ l'art ne fait rien de tout cela : il vend et ne donne pas, ctron achète ses biens avec l'élude ctletravail.lM.

DE L ESPRIT IIUMAI.V. 147

friche? Est-il riclie de ces champs incultes ?

XXIX.

De l'Avarice.

Ceux qui n'aiment l'argent que pour la dépensa ne sont pas véritablement avares. L'avarice est une extrême défiance des évé- nements , qui cherche à s'assurer contre les instabilités de la fortune par une excessive prévoyance , et manifeste cet instinct avide , qui nous sollicite d'accroître, d'étayer, d'af- fermir notre être. Basse et déplorable ma- nie , qui n'exige ni connaissance , ni vigueur d'esprit , ni jeunesse , et qui prend par cette raison , dans la défaillance des sens , la place des autres passions.

XXX.

De la Passion du jeu.

Quoique j'aie dit que l'avarice naît d'une défiance ridicule des événements de la for- tune , et qu'il semble que l'amour du jeu vienne au contraire d'une ridicule confiance

14^} INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

aux mcines événements , je ne laisse pas de croire qu'il y a des joueurs avares et qui ne sont confiants qu'au jeu ; encore ont-ils , comme on dit , un jeu timide et serré.

Des commencements souvent heureux remplissent l'esprit des joueurs de l'idée d'un gain très-rapide, qui paraît toujours sous leurs mains : cela détermine.

Par combien de motifs d'ailleurs n'est-on pas porté à jouer? par cupidité , par amour du faste , par goiit des plaisirs , etc. Il suffit donc d'aimer quelqu'une de ces choses pour aimer le jeu ; c'est une ressource pour les acquérir, hasardeuse à la vérité, mais propre à toute sorte d'hommes , pauvres , riches , faibles , malades, jeunes et vieux, ignorants et savants , sots et habiles , etc. ; aussi n'y a-t-il point de passion plus commune que celle-ci.

XXXI.

De la Passion des exercices .

Il y a dans la passion des exercices un plaisir pour les sens, et un plai«ir pour l'ame. Les sens sont flattés d'agir , de galoper un

DE l'esprit HUMAIV. IqQ

cheval ', d'entendre un bruit de chasse dans une forêt ; Tame jouit de la justesse de ses sens , de la force et de l'adresse de son corps, etc. Aux yeux d'un philosophe qui médite dans son cabinet , cette gloire est bien puérile ; mais , dans l'ébranlement de l'exercice , on ne scrute pas tant les choses . En approfondissant les hommes , on ren- contre des vérités humiliantes , mais incon- testables.

Vous voyez l'ame d'un pêcheur qui se détache en quelque sorte de son corps pour suivre un poisson sous les eaux, et le pousser au piège que sa main lui tend. Qui croirait qu'elle s'applaudit de la défaite du faible animal , et triomphe au fond du filet ? Toute- fois rien n'est si sensible.

Un grand , à la chasse , aime mieux tuer un sanglier qu'une hirondelle : par quelle raison? Tous la voient.

' Les sens sont flattés d'agir , de galoper un chei'al. Néglige. Les sens ne galopuTit pas un cheval. M.

l5o INTKODUCTIOX A LA CONNAISSANCE

XXXII.

De V Amour paternel.

L'amour paternel ne difïere pas de Ta- niour-propre. Un enfant ne subsiste que par ses parents, dépend d'eux , vient d'eux , leur doit tout ; ils n'ont rien qui leur soit si propre.

Aussi un père ne sépare point l'idée d'un fils de la sienne , à moins que le fils n'affai- blisse cette idée de propriété par quelque contradiction ; mais plus un pèse s'irrite de cette contradiction , plus il s'afflige , plus il prouve ce que je dis.

XXXIII.

De V Amour filial et fraternel.

Comme les enfants n'ont nul droit sur la volonté de leurs pères , la leur étant au contraire toujours combattue, cela leur fait sentir qu'ils sont des êtres à part , et no peut pas leur inspirer de l'amour-proprc ; parce que la propriété ne saurait être du coté de la dépendance : cela est visible. C'est par

DE l'esprit humain. i5i

celte raison que la tendresse des enfants n'est pas aussi vive que celle des pères ; mais les lois ont pourvu à cet inconvénient. Elles sont un garant au père contre l'ingratitude des enfants , comme la nature est aux enfants un otage assuré contre l'abus des lois. Il était juste dassurer à la vieillesse les secours qu'elle avait prêtés à la faiblesse de l'enfance.

La reconnaissance prévient , dans les en- fants bien nés, ce que le devoir leur impose. Il est dans la saine nature d'aimer ceux qui nous aiment et nous protègent ; et l'habitude d'une juste dépendance en fait perdre le sentiment : mais il suffit d'être homme pour être bon père ; et si l'on n'est lionnne de bien, il est rare qu'on soit bon fils.

Du reste , qu'on mette à la place de ce que je dis , la sympathie ou le sang , et quou me fasse entendre pourquoi le sang ne parle pas autant dans les enfants que dans les pères ; pourquoi la sympathie périt quand la soumission diminue ; pourquoi des frères souvent se haïssent sur des fondements si lé- gers , etc.

Mais quel est donc le nœud de l'amitié des

j52 introduction a la connaissance frères ? Une fortune , un nom communs nicnie naissance et même éducation , quel- quefois même caractère ; enfin l'habitude de se regarder comme appartenant les uns aux autres, et comme n'ayant qu'un seul être. Voilà ce qui fait que l'on s'aime , voilà l'a- mour-propre : mais trouvez le moyen de sé- parer des frères d'intérêt , l'amitié lui survit à peine : l'amour - propre qui en était le fonds, se porte vers d'autres objets.

XXXIV.

De l'Amour que l'on a pour les bêtes.

Il peut entrer quelque chose qui flatte les sens dans le goût qu'on nourrit pour certains animaux , quand ils nous appartiennent. J'ai toujours pensé qu'il s'y mêle de l'amour- propre : rien n'est si ridicule à dire , et je suis fâché qu'il soit vrai ' : mais nous sommes si vides , que , s'il s'offre à nous la moindre ombre de propriété , nous nous y attachons

' Rien n'est si ridicule a dire , et je suis fâche qu'il soit vrai. C'est la seconde fois qu'on relève cette faron de parler, qu"" il soit vrai , pour que cela soit vrai : c'est une faute. S.

DE l'esprit HLMALV. 1 53

aussitôt. Nous prêtons à un perroquet des pensées et des sentiments ; nous nous figurons iju'il nous aime , qu'il nous craint , qu'il sent nos faveurs , etc. Ainsi nous aimons l'avan- tage que nous nous accordons sur lui. Quel empire ! mais c'est 1 homme.

XXXV.

De l'Amitié.

C'est l'insuffisance de notre être qui fait naître l'amitié . et cest l'insuffisance de l'a- mitié même , qui la fait périr.

Est-on seul? on sent sa misère , on sent qu'on a besoin d'appui : on cherche un fau- teur de ses goûts, un compagnon de ses plai- sirs et de ses peines ; on veut un homme dont on puisse posséder le cœur et la pensée. Alors l'amitié paraît être ce qu'il y a de plus doux au monde. A-t-on ce qu'on a souhaité, on change bientôt de pensée.

Lorsqu'on voit de loin quelque bien , il fixe d'abord nos désirs ; et lorsqu'on y par- vient , on en sent le néant. Psotre ame, dont il arrêtait la vue dans l'éloignement , ne saù- lait s'y reposer quand elle voit au-delà :

l54 INTRODUCTION A LA CONNAISSA^XE

ainsi ramitié , qui de loiu bornait toutes nos prétentions , cesse de les borner de près ; elle ne remplit pas le vide qu'elle avait pro- mis de remplir ; elle nous laisse des besoins qui nous distraient et nous portent vers d'au- tres biens.

Alors on se néglige , on devient difiicile , on exige bientôt comme un tribut les com- plaisances qu'on avait d'abord reçues comme un don. C est le caractère des liomines de s'approprier peu à peu jusqu'aux grâces dont ils jouissent ; une longue possession les ac- coutume naturellement à regarder les choses qu'ils possèdent comme eux ; ainsi l'habitude les persuade qu'ils ont un droit naturel sur la volonté de leurs amis '. Us voudraient s'en former un titre pour les gouverner ; lorsque ces prétentions sont réciproques , comme on voit souvent ' , l'amour-propre

' TJ'hahitude les persuade qu'ils ont un droit naturel sur la volonté de leurs amis. Il faut , je crois , leur persuade. S.

* Lorsque ces prétentions sont réciproques , comme on voit souvent , V amour-propre s^irrite. 11 faudrait, comme on le voit sout'ent. S.

I)K lV.sprit hljiai.v. i55

s'irrite, et cric des deux cotés, produit de l'aigreur , des froideurs , cl damèi'es expli- cations , etc.

On se trouve aussi quelquefois mutuelle- inent des défauts qu'on s'était cachés ; ou I on tombe dans des passions qui dégoûtent de l'amitié , comme les maladies violentes dégoûtent dos plus doux plaisirs.

Aussi les hommes les plus extrêmes ne sont pas les plus capables d'une constante amitié. On ne la trouve nulle part si vive et si solide que dans les esprits timides et sé- rieux , dont lame modérée connaît la vertu ; car elle soulage leur cœur oppressé sous le mystère et sous le poids du secret , détend leur esprit, l'élargit , les rend plus confiants et plus vifs , se mêle à leurs amusements , à leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux : c'est lame de toute leur vie.

Les jeunes gens sont aussi très-sensibles et très-confiants ; mais la vivacité de leurs pas- sions les distrait et les rend volages. La sen- sibilité et la confiance sont usées dans les vieillards ; mais le besoin les rapproche , et la raison est leur lien : les uns aiment

I 56 INTKODUCTIOX A LA CONNAISSANCE

plus tendrement, les autres plus solidement.

Le devoir de l'amitié s'étend plus loin qu'on ne croit : nous suivons notre ami dans ses disgrâces ; mais, dans ses faiblesses , nous l'a- bandonnons : c'est être plus faible que lui.

Quiconque se cache , obligé d'avouer les défauts des siens , fait voir sa bassesse '. Etes-vous exempt de ces vices ? déclarez-vous donc hautement ; prenez sous votre protec- tion la laiblesse des malheureux ; vous ne risquez rien en cela : mais il n'y a que les grandes âmes qui osent se montrer ainsi. Les faibles se désavouent les uns les autres , se sacrifient lâchement aux jugements souvent injustes du public, ils n'ont pas de quoi ré- sister , etc.

XXXVL

De V Amour.

Il entre ordinairement beaucoup de sym- pathie dans l'amour , c'est-à-dire une incli-

' Quiconque se cache , obligé d' allouer les défauts des siens, fait voir sa bassesse. Toute cette pensée est mal exprimée et obscure. Qui- conque se cache d''auoir des amis dont il est

DE l'esprit HLMAIX. iS^

iiatiuu doul les sens lorineiitle nœud ; mais, quoiqu'ils en Ibnnent le nœud , ils n'eu sont pas toujours lintérèt principal : il n'est pas impossible qu'il y ait un amour exempt de grossièreté.

Les mêmes passions sont bien différentes dans les hommes. Le même objet peut leur plaire par des endroits opposés. Je suppose que plusieurs hommes s'attachent à la même femme ; les uns l'aiment pour son esprit, les autres pour sa vertu , les autres pour ses dé- fauts , etc. ; et il se peut faire encore que tous l'aLmeut pour des choses qu'elle n'a pas, comme lorsque Ion aime une femme légère que l'on croit solide. N'importe ; on s'at- tache à l'idée qu'on se plaît à s'en figurer, ce n'est même que cette idée que l'on aime , ce n'est pas la femme légère. Ainsi l'objet des passions n'est pas ce qui les dégrade ou ce qui les ennobht ; mais la manière dont on envisage cet objet. Or j'ai dit qu'il était pos- sible que Ton cherchât dans l'amour quel-

obligé iPai'Ouer les défauts ,fail voir sa bas- sesse. Je crois que c'est ainsi qu'il f'aul Texpli- (jucr. ."\I.

I. l4

) 58 IVTHOUUCTtON" .\ LA CO.VNAISSANCE

que chose de |)liis que riiitci'èt de nos sens. Voici ce qui me le lait croire. Je vois tous les jours dans le monde qu'un homme envi- ronné de femmes auxquelles il n'a jamais parlé , comme à la messe , au sermon, ne se décide pas toujours pour celle qui est la plus jolie, et qui même lui paraît telle. Quelle est la raison de cela ? c'est que chaque heauté exprime un caractère tout particulier , et celui qui entre le plus dans le nôtre , nous le préférons. C'est donc le caractère qui nous détermine quelquefois ; c'est doncl'ame que nous cherchons : on ne peut me nier cela. Donc tout ce qui s'offre à nos sens ne nous plaît alors que comme une image de ce qui se cache à leur vue ; donc nous n'ai- mons alois les qualités sensibles que comme les organes de notre plaisir , et avec subor- dination aux qualités insensibles dont elles sont l'expression ; donc il est au moins vrai que l'amc est ce qui nous touche le plus. Or ce n'est pas aux sens que l'ame est agréable, mais à l'esprit ; ainsi l'intérêt de l'esprit de- vient l'intérêt principal , et si celui des sens lui était opposé , nous le lui sacrifierions. Ot

DE l'esprit HUMAI.V. I 5(-)

n'a donc qu'à nous persuader qu'il lui est / vraiment opposé , qu'il est une tache pour l'ame. Voilà l'amour pur.

Amour cependant véritable , qu'on ne saurait confondre avec l'amitié; car, dans l'amitié , c'est l'esprit qui est l'organe du sentiment ; ici ce sont les sens. Et comme les idées qui viennent par les sens sont infini- ment plus puissantes que les vues de la re- flexion , ce qu'elles inspirent est passion. L'amitié ne va pas si loin ; et, malgré tout cela , je ne décide pas ; je le laisse à ceux qui ont blanchi sur ces importantes questions.

XXXVII.

De la Physionomie.

La physionomie est l'expression du carac- tère et celle du tempérament. Une sotte physionomie est celle qui n'exprime que la complexion , comme un tempérament ro- buste , etc. ; mais il ne faut jamais juger sur la physionomie : car il y a tant de traits mâles sur le visage et dans le maintien des hommes , que cela peut souvent confondre ; sans parler des accidents qui défigurent les

iGo INTRODUCTION A LA CONNAISSANCK

tjaits naturels , et qui empêchent que l'amc ne s'y nianilestc , comme la petite-vérole , la maigreur, etc.

On pourrait conjecturer plutôt sur le ca- ractère des hommes , par l'agrément qu'ils attachent à de certaines figures qui répon- dent à leurs passions; mais encore s'y trom- pcrait-on '.

XXXVIII.

De la Pitié.

La pitié n est qu'un sentiment mêlé de tristesse et d'amour ^ ; je ne pense pas qu'elle ait besoin d'être excitée par un retour sur nous-mêmes , comme on le croit. Pourquoi j'

' On pourrait conjecturer plutôt sur le ca- à ractère îles hommes , par l'apurement quHls at- !. tachent à de certaines jîgures qui répondent à leurs passions. Cette phrase est obscure et ne- {^ligec. Il faudrait, ce semble , conjecturer du caractère. M. -,

' La pitié n'est qu'un sentiment mêlé de  tristesse et d'amour. Vauvenargiies entend ici par amour , tonte, disposition fjni nous porte ^i vers un objet 5 comme il entend par haine, toute fl disposition (fui nous en éloigne. Autrement il .serait impossible d"explic£uer le chapitre suivant.

!

DE l'esprit hl'riaix. i6i

la misère ne pourrait-elle sur notre cœur ce que fait la vue d'une plaie sur nos sens ? N'y a-t-il pas des choses qui affectent ini- inédiatement l'esprit? L'impression des nou- veautés ne prévient-elle pas toujours nos réflexions? Notre arae est-elle incapable d'un sentiment désintéressé ?

XXXIX.

De la Haine.

La haine est une déplaisance dans l'objet haï '. C'est une tristesse qui nous donne , pour la cause qui l'excite , une secrète aver- sion : on appelle cette tristesse jalousie , lorsqu'elle est un effet du sentiment de nos

il dit qu'il y a peu de passions oii il n'entre de l'amour et de la haine ; que le mépris est un sentiment mélc de haine et d'orgueil. S.

' La haine est une déplaisance dans robjel haï. C'est plutôt reffei de cette dc'plaisauce. 11 faudrait , ce semble , la haine naît du déplaisir que nous cause , etc. M.

Je crois, conirac je V:ù dii plus hrait, que Vauvenargues prend plutôt ici la haine pour ce sentiment même de d<-p!nisance c[ni nous éloigne

4-

162 INTRODUCTION A. LA CONNAISSANCE

désavantages comparés au bien de quelqu'un- Quand il se joint à cette jalousie de la haine et une volonté de vengeance dissimulée par faiblesse , c'est envie.

Il y a peu de passions il n'entre de l'amour ou de la haine. La colère n'est qu'une aversion subite et violente , enflammée d'un désir aveugle de vengeance.

L'indignation , un sentiment de colère et de mépris ; le mépris , un sentiment mêlé de haine et d'orgueil ; l'antipathie , une haine violente et qui ne raisonne pas.

Il entre aussi de l'aversion dans le dé- goût ; il n'est pas une simple privation comme l'indifférence : et la mélancolie , qui n'est communénîent tju un dégoût universel sans espérance, tient encore beaucoup de la haine.

A l'égard des passions qui viennent de l'amour, j'en ai déjà pailé ailleurs ; je me contente donc de répéter ici que tous les sentiments que le désir allume , sont mêlés d'amour ou de haine.

il' un objet. Celle espiessiou n'est pas usitée eu ce sens 5 cependant je crois bien que c'est celui qu'il lui donne. S.

DE l'espkit humain. i63

XL. De V Estime , du Respect et du Mépris.

L'estime est un aveu intérieur du mérite de quelque chose ; le respect est le sentiment de la supériorité d' autrui. '

Il n'y a pas d'amour sans estime ; j'en ai dit la raison. L'amour étant une complaisance dans l'objet aimé , et les hommes ne pouvant se défendre de trouver un prix aux choses qui leur plaisent , peu s'en faut qu'ils ne rè- glent leur estime sur le degré d'agrément que les objets ont pour eux. Et s'il est vrai que chacun s'estime personnellement plus que tout autre , c'est , ainsi que je l'ai déjà dit , parce qu'il n'y a rien qui nous plaise ordinai- rement tant que nous-mêmes.

Ainsi , non seulement on s'estime avant tout , mais on estime encore toutes les choses que l'on aime , comme la chasse , la musique, les chevaux, etc. ; et ceux qui méprisent leurs propres passions ne le font que par réflexion, et par un effort de raison : car l'instinct les porte au contraire.

lG4 INTRODUCTION A l.A CONNAISSANCE

Par une suite naturelle du même prin- cipe , la haine rabaisse ceux qui en sont l'oh- jct , avec le même soin que l'amour les re- lève. Il est impossible aux hommes de se persuader que ce qui les blesse n'ait pas quel- que grand défaut ; c'est un jugement confus que l'esprit porte en lui-même , comme il en use au contraire en aimant '■

Et si la réflexion contrarie cet instinct , car il y a des qualités qu'on est convenu d'es- timer, et d autres de mépriser , alors cette contradiction ne fait qu'irriter la passion ; et plutôt que de céder aux traits de la vé- rité , elle en détourne les yeux. Ainsi elle dépouille son objet de ses qualités naturelles pour lui en donner de conformes à son inté- rêt dominant. Ensuite elle se livre téméraire- ment et sans scrupule à ses préventions in- sensées.

Il n'y a presque point d'hommes dont le jugement soit supérieur à ses passions. Il

' Cest un jugement confus que Vesprit porte en lui-même , comme il en use au contraire en aimant. Au contraire, pour d'une manière con- traire : expression néglif;ee. S.

DE l'esprit HUMAIN". l65

faut donc bien prendre garde , lorsqu'on veut se faire estimer , à ne pas se faire haïr, mais tâcher au contraire de se présenter par des endroits agréables ; parce que les hommes penchent à juger du prix des choses par le plaisir qu'elles leur font.

Il y en a à la vérité qu'on peut surprendre par une conduite opposée , en paraissant au dehors plus pénétré de soi-même qu'on n'est au dedans ' : cette confiance extérieure les persuade et les maîtrise.

Mais il est un moyen plus noble de ga- gner l'estime des hommes ; c'est de leur faire souhaiter la nôtre par un vrai mérite, et ensuite d'être modeste et de s'accommoder à eux. Quand on a véritablement les qualités qui emportent l'estime du monde , il n'y a plus qu'à les rendre populaires pour leur concilier l'amour , et lorsque l'amour les

' lly en a a la vérité qu'on peut surprendre par une conduite opposée^ en paraissant au de- hors plus pénétré de soi-même qu'on n'est au de- dans. Comme on dit (riiii homme ([u il est plein de lui ; expression elliptique. Qn''nn n^est au dedans ; il faudrait qu'on ne l'est. S.

lG6 INTRODUCTION A L\ CO.VNAISSANCF,

.idoptc , il Cil fait élever le prix. Mais pour les pclilcs finesses qu'on emploie en vue de surprendre ou de conserver les suffrages ; attendre les autres , se faire valoir, réveiller par des froideurs étudiées ou des amitiés ménagées le goût inconstant du public , c'est la ressource des honnnes superficiels qui craignent d'être approfondis ; il faut leur laisser ces misères dont ils ont besoin avec leur mérite spécieux.

Mais c'est trop s'arrêter aux choses ; tâ- chons d'abréger ces principes par de courtes définitions.

Le désir est une espèce de mésaise que le goût du bien met en nous ', et TinquiiHude un désir sans objet.

L'ennui vient du sentiment de notre vide ; la paresse naît d'impuissance ^ ; la langueur est un témoignage de notre faiblesse , et la tristesse de notre misère.

' Le désir est une espèce de mésaise que le £;oitt du bien met en nous. Par le goût du bien, il faut enlciidic l''ninour du bien-être. S.

^ /J'ennui vient du sentiment de notre vide ; la paresse naît d'impuissance. Qu'est-ce que

UE l'espkit iil'maiv. 167

]j"r.sp;';rancc est le sentiment dun bien j)! ocliaiii . cl la rccoiniaissance celui il'un bici-.î'ait.

Le regret consiste dans le sentiment de quelque perte ; le repentir, dans celui d'une laute ; le remords , dans celui d'un crime cl la crainte du châtiment '.

iiotre ride? La paresse suppcsc , au contiaiic, le pouvoir d'agir combine' avec Finaction. M.

L'auteur cntcud ici par notre Tiile, ce qu'il entend ailleurs par Vlnsiijjisance de notre dire , c'cst-à-dirc , rinqiossibilite oli nous somiues de trouver en nous-mêmes de quoi suffire à noire l>on]ieur. Par impuissance , il entend , je crois , impuissance de ianie , rimpossibilitê elle est de sortir de sa langueur. S.

' Le regret consiste dans le sentiment de quelque perle ; le repentir, dans celui d\uie faute; le remords , dans celui d'un crime et la crainte du chdiinient. Ce n'est pas , à ce quMl semble , la dilll'rencc de Li faute et du crime , qui constitue celle du repentir et du remords. On peut expier ses crimes par le repentir, et sentir le remords dhuie faute. Si le repentir est moins cruel, c'est qu'il suppose le retour, et une usoluliou de ne plus retomber , qui console toujours. Le remords peut exister avec la reso-

l68 l.NTKODUCTION A LA CON>fAISSANCE

La timidité peut être la crainte du blâme, la honte en est la conviction.

La raillerie naît d'un mépris content.

La surprise est un ébranlement soudain à la vue d'une nouveauté.

L'étonnement est une surprise longue et accablante ; l'admiration une surprise pleine de respect.

La plupart de ces sentiments ne sont pas trop composés , et n'affectent pas aussi du- rablement nos âmes que les grandes pas- sions , l'amour , l'ambition , l'avarice , etc. Le peu que je viens de dire à cette occasion , répandra une sorte de lumière sur ceux dont je me réserve de parler ailleurs.

liuion de se rendre encore coupable. Heureux, si je puis , dit Mathan dans Athalie :

A force d^attentats , perdre tous mes remords.

Cest ainsi que les sce'lerats les perdent. Il iTv a point pour eux de repentir.

Dieu fit du repentir la vertu des inortek.

Heureusement le remords peut naître sans tu crainte du châtiment. ; mais ce n'est guère, (jnc pour les premiers crimes. S.

UE l'iSl'iWT IIUMALV. I 6y

XLI.

De l'Amour des objets sensibles.

Il serait impertinent de dire que l'amour des choses sensibles , comme Tharmonie , les saveurs , etc. , n'est qu'un efl'et de l'amonr- piopre, du désir de nous agrandir, etc. , etc. Cependant tout cela s'y mêle quelquefois. Il y a des musiciens, des peintres, qui n'ai- ment chacun dans leur art que l'expression des grandeurs , et qui ne cultivent leurs ta- lents que pour la gloire : ainsi d'une infinité ô au très.

Les hoïnmes que les sens dominent , ne sont pas ordinairement si sujets aux pas- sions sérieuses ; l'ambition , l'amour de la gloire , etc. Les objets sensibles les amusent et les amollissent ; et s'ils ont les autres pas- sions , ils ne les ont pas aussi vives.

On peut dire la même chose des hommes enjoués ; parce qu'ayant une manière d'exis- ter assez heureuse , ils n'en cherchent pas une autre avec ardeur. Trop de choses les distraient ou les préoccupent. I. i5

17» INTUODCCTION A l,A COXNAISSANCE

On pourrait entier là-dessus , et sur tons les sujets que j'ai traités , clans des détails intéressants. IMais mon dessein n'est pas de sortir des principes , quelque sécheresse qui les accompagne : ils sont l'objet unique de tout mon discours ; et je n'ai ni la Aolouté , ni le pouvoir de domicr plus d'application à cet ouvrage '.

XLII.

Des Passions en général.

Les passions s'opposent aux passions , et peuvent servir de contre-poids ; mais la pas- sion dominante ne peut se conduire que par son propre intérêt, vrai ou imaginaire, parce qu'elle règne despotiqucmeut sur la volonté, sans laquelle rien ne se peut.

Je regarde humainement les choses , et j'ajoute dans cet esprit : toute nourriture

' Je n'ai ni la volonté ni le pouuoir de don- ner plus d\ipplication a cet ouurage. Don- ner plus d'application , mauvaise expression pour dire développer davantage des principes par des applications^ c<' fpii précède prouve (juc c'est le sens. S.

DE L ESPIUT IICMALV. I7!

n'est pas propre à tous les corps , tous objets lie sont pas suffisants pour toucher cer- taines aines. Ceux qui croient les hommes souverains arbitres de leurs sentiments ne connaissent pas la nature ; qu'on obtienne qu'un sourd s'amuse des sons enchanteurs de Murer ; qu'on demande à une joueuse qui fait une grosse partie , qu'elle ait la complaisance et la sagesse de s'y ennuyer : nul art ne le peut.

Les sages se trompent encore en offrant la paix aux passions : les passions lui sont ennemies '. Us vantent la modération à ceux qui sont nés pour l'action et pour une vie agitée ; qu'importe à un homme malade la délicatesse d'un festin qui le dégoûte ?

Nous ne comiaissons pas les défauts de notre ame ; mais quand nous pourrions les connaître , nous voudrions rarement les vaincre.

Nos passions ne sont pas distinctes de nous-mêmes ; il y en a qui sont tout le fon-

' Les passions lui sonteimeniies. C'est un la- tinisme 5 gens inimica nulli. On dit ennemi de quelqu'un , et non ennemi à quelqu'un. S.

172 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

dément et toute la substance de notre ame. Le plus faible de tous les êtres voudrait-il |ic'i ir pour se voir remplacé par le plus sage ?

Qu'on me donne un esprit plus juste, plus aimable , plus pénétrant , j'accepte avec joie tous ces dons ; mais si l'on m'ôte encore l'ame qui doit en jouir, ces présents ne sont plus poui" moi.

Cela ne dispense personne de combattre ses habitudes , et ne doit inspirer aux hom- mes ni abattement ni tristesse. Dieu peut tout : la vertu sincère n'abandonne pas ses amants ; les vices même d'un homme bien peuvent se tourner à sa gloire.

DE l'esprit HUMAIN. I^S

LIVRE TROISIÈiME.

XLIII.

Du Bien et du Mal moral.

Ce qui n'est bien ou mal qu'à un particulier, cl qui peut être le contraire à 1 égard du reste des hommes , ne peut être regardé en gé- néral comme un mal ou comme un bien ' .

Afin qu'une chose soit regardée comme un bien par toute la société , il faut qu'elle tende à l'avantage de toute la société ; et afin qu'on la regarde comme un mal , il faut

' Ce qui n'est bien ou mal qu^à un particu- lier , et qui peut être le contraire a l'égard du reste des hommes , ne peut être regardé en gé- néral comme un mal ou comme un bien. Oui ; mais si toute la société avait la fièvre ou la goutte, ou était mancbotte ou folle ? V.

Ç)u'fl un particulier au lieu rlc pour un parti- culier. S.

i5.

174 INTRODUCTION A LA CONNAISSAXCE

qu'elle tende à sa ruine : voilà le grand ca- raclère du bien et du mal moral.

Les hommes étant imparfaits n'ont pu se suffire à eux - mêmes : de la nécessité de foi'mer des sociétés. Qui dit une société . dit un corps qui subsiste par l'union de di- vers membres et confonJ l'intérêt particu- lier dans l'intérêt général ; c'est le fonde- ment de toute la morale.

Mais parce que le bien commun exige de grands sacrifices , et qu il ne peut se ré- pandre également sur tous les hommes , la religion , qui répare le vice des choses hu- maines , assure des indemnités dignes d'en- vie à ceux qui nous semblent lésés.

Et toutefois ces motifs respectables n'é- tant pas assez puissants pour donner im frein à la cupidité des hommes, il a fallu encore qu'ils convinssent de certaines règles pour le bien public, fondé , à la honte du genre humain , sur la crainte odieuse des supplices ; et c'est l'origine des lois.

Nous naissons , nous croissons à l'ombre de ces conventions solennelles : nous leui- devons la jsùreté de notre vie . et la tranquil-

DE L ESPRIT HUMAIV. l~5

lilé qui raccompagne. Les lois sont aussi le seul titre de nos possessions : dès l'aurore de notre vie , nous en recueillons les doux fruits , et nous nous engageons toujours à elles par des liens plus forts. Quiconque prétend se soustraire à cette autorité dont il tient tout , ne peut trouver injuste qu'elle lui ravisse tout , jusqu'à la vie. serait la raison qu'un particulier ose ' en sacrifier tant d'autres à soi seul , et que la société ne put par sa ruine racheter le repos public ^ ?

' serait la raison qu'un particulier ose en sacrijier tant d'autres à soi seul , et que la so- cicté ne pût , par sa ruine , racheter le repos public. ^11 faudrait qu'un particulier osât. Par sa ruine est équivoque, et veut dire la ruine de ce particulier. M.

^ On aperçoit aisément la fausseté de cette conclusion. 11 n'y a certainement point de raison qu'un particulier sacrifie les autres h. lui seul ; il n'y en a pas davantage h ce que la société ra- chète son repos par la ruine de l'un de ses mem- bres. Elle n'a. jamais droit de punir, mais de coniger. Toute peine qui n'a pas pour objet le bonheur de l'individu même contre lequel elle est dirigée, est une injustice. F.

1^6 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCF.

C'est un vain prélexte de dire qu'on uv se doit pas à des lois qui favorisent l'inéga- lité des fortunes. Peuvent-elles égaler les hommes ' , l'industrie , l'esprit , les talents ? Peuvent-elles empêcher les dépositaires de l'autorité d'en user selon leur faiblesse ?

Dans cette impuissance absolue d'empê- cher l'inégalité des conditions , elles fixent les droits de chacune , elles les protègent.

On suppose d'ailleurs , avec quelque rai- son , que le cœur des hommes se forme sur leur condition. Le laboureur a souvent dans le travail de ses mains la paix et la satiété qui fuient l'orgueil des grands ^. Ceux-ci n'ont pas moins de désirs que les hommes

' Egaler les hommes , il faudrait égaliser. D.

' Le laboureur a souvent dans le trai^ail de ses mains la paix, etc. On pourrait dire toiu cela bien mieux. V.

Satictë n'est pas dans son sens ordinaire , selon lequel il signifie un peu de de'goût résul- tant de l'abandon ; au lieu qu'ici il signifie la satisfaction résultant de la jouissance du néces- saire. Cette acception nVst plus d'usage. M. Ployez t. II , le Discours sur l'inégalilc des ri- chesses. B.

I

UE L ESPRIT HL'MAIN. I77

les plus abjects ; ils ont donc autant de be- soins : voilà dans Tinégalité une sorte d'é- galité.

Ainsi on suppose aujourd'hui toutes les conditions égales ou nécessairement inégales. Dans Tune et l'autre supposition , l'équité consiste à maintenir invariablement leurs droits réciproques , et c'est tout l'objet des lois.

Heureux qui les sait respecter comme elles méritent de Tèlre. Plus heureux qui porte en son cœur celles d'un heureux naturel. Il est bien facile de voir que je veux parler des vertus ' ; leur noblesse et leur excellence sont l'objet de tout ce discours : mais j'ai cru f(u'il fallait d'abord établir une règle sure pour les bien distinguer du vice. Je l'ai ren-

' Ceux-ci n'ont pas moins de désirs que les hommes les plus abjects. Il faudrait de Vétat le plus abject. M.

"■ Il est bien facile de voir que je veux par- ler des -vertus. Distinguons vertus et qualités heureuses : bienfaisance seule est vertu 5 tempé- rance , sagesse; bonnes qualités? tant mieux pour toi. V.

1^8 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE contrée sans effort , dans le bien et le mal moral ; je l'aurais cherchée vainement clans une moins grande origine. Dire simplement que la vertu est vertu , parce qu'elle est bonne en son fonds , et le vice tout au con- traire , ce n'est pas les faire connaître. La force et la beauté sont aussi de grands biens : la vieillesse et la maladie , des maux réels : cependant on n'a jamais dit que ce fut vice ou vertu. Le mot de vertu emporte l'idée de quelque chose d'estimable à l'égard de toute la terre : le vice au contraire. Or, il n'y a que le bien et que le mal moral qui por- tent ces grands caractères. La préférence de l'intérêt général au personnel , est la seule définition qui soit digne de la vertu , et qui doive en fixer l'idée. Au contraire , le sacri- fice mercenaire du bonheur public à l'in- térêt propre , est le sceau étemel du vice.

Ces divers caractères ainsi établis et suf- fisamment discernés , nous pouvons distin- guer encore les vertus naturelles , des ac- quises. J'appelle vertus naturelles, les vertus de tempérament ; les autres sont les fruits pénibles de la réflexion. Nous mettons or-

DF, L ESPKIT nCMAlN'. I -()

dinaireinent ces dernières à plus haut prix , parce qu'elles nous coûtent davantage ; nous les estimons plus à nous , parce qu'elles sont les effets de notre fragile raison. Je dis : la raison cllc-nicmc n'est-cllc pas un don de la nature, comme l'heureux tempérament? L'heureux tempérament exclut-il la raison ? n'en est-il pas plutôt la base ? et si l'un peut nous égarer, l'autre est-elle plus infaillible?

Je me hâte , afin d'eu venir à une question plus sérieuse. On demande si la plupai't des vices ne concourent pas au bien public , comme les pures vertus. Oui ferait fleurir le commerce sans la vanité, l'avarice , etc. ?

En un sens cela est très-vrai ; mais il faut nVaccorder aussi que le bien produit par le vice est toujours mêlé de grands maux. Ce sont les lois qui arrêtent le pi'Ogrès de ses désordj'cs ; et c'est la raison , la vertu qui le subjuguent , qui le contiennent dans cer- taines bornes , et le rendent utile au monde.

A la vérité , la vertu ne satisfait pas sans réserve toutes nos passions ; mais si nous n'avions aucun vice , nous n'aurions pas ces passions à satisfaire ; et nous ferions par de-

l8o INTRODUCTION A tK CON.VAISSAXCF,

voii- ce qu on fait pai' ambition , par orgiioil, par avarice , etc. Il est donc ridicule de ne pas sentir que c'est le vice qui nous empêche d'être heureux par la vertu. Si elle est si in- suffisante à faire le bonheur des hommes , c'est parce que les hommes sont vicieux ; et les vices , s'ils vont au bien , c'est qu'ils sont mêlés de vertus , de patience , de tempé- rance , de couiage, etc. Un peuple qui n'au- lait en partage que des vices , courrait à sa perte infaillible.

Quand le vice veut procurer quelque grand avantage au monde, pour surprendre l'ad- miration , il agit comme la vertu , parce qu'elle est le vrai moyen, le moyen naturel du bien : mais celui que le vice opère n'est ni son objet , ni son but. Ce n'est pas à uu si beau terme que tendent ses déguisements. Ainsi le caractère distinctif de la > ertu sub- siste ; ainsi rien ne peut l'effacer.

Que prétendent donc quelques hommes , qui confondent toutes ces choses , ou qui nient leur réalité 'i' Qui peut les empêcher de voir qu'il y a des qualités qui tendent na- turellement au bien du monde , et d autres

DE l'esprit HUMAIX. l8l

à sa destructiou? Ces premiers sentiments, élevés , courageux , bienfaisants à tout l'uni- , vers , et par conséquent estimables à l'égard «Je toute la terre , voilà ce que l'on nonmie vertu. Et ces odieuses passions , tournées à la ruine des hommes et par conséquent cri- minelles envers le genre humain , c'est ce que j'appelle des vices. Qu'entendent-ils , eux , par ces noms ? Cette différence écla- tante du faible et du fort , du faux et du vrai, du juste et de l'injuste , etc. , leur échappe- t-elle ? Mais le jour n'est pas plus sensible. Pensent-ils que l'iiTéligion dont ils se piquent puisse anéantir la vertu ? Mais tout leur fait voir le contraire. Qu'imaginent-ils donc qui leur trouble l'esprit ? qui leur cache qu'ils ont eux-mêmes , parmi leurs faiblesses , des sentiments de vertu ?

Est-il un homme assez insensé pour dou- ter que la santé soit préférable aux mala- dies ' ? Non, il n'y en a point dans le monde. Trouve-t-on quelqu'un qui confonde la sa- gesse avec la folie? Non , personne assuré- ment. On ne voit personne non plus qui ne

' Il faudrait ne soit préférable. S. I. i6

182 INTRODLCTION A J-A CONNAISSANCE

piélcjc la véjité à leneiir ; persounc (jin ne sente bien que k courage est dinereiiL de la crainte, et l'envie de la bonté. On ne voit pas moins clairement que l'humaniU; vaut mieux que l'inhumanité , qu'elle est plus aimable , plus utile, et par conséquent plus estimable ; et cependant. ... 6 faiblesse de l'esprit humain ! il n'y a point de contra- diction dont les hommes ne soient capables, dès qu'ils veulent approfondir.

N'est-ce pas le comble de l'extravagance , qu'on puisse réduire en question si le couiage vaut mieux que la peur? On convient qu'il nous donne sur les hommes et sur nous-mêmes luî empire naturel. On ne nie pas non phis que la puissance enferme une idée de gran- deur, et qu'elle soit utile '. On sait encore que la peur est un témoignage de faiblesse ; et on convient que la faiblesse est trcfs-nui- sible , qu'elle jette les hommes dans la dé- pendance, et qu'elle prouve ainsi leur peti- tesse. Comment peut-il donc se trouver des

' Il faut tjiie la puissance ii'enfcrme une UJce Je grandeur, et qiCelle ne soil utile. S.

DK l'esprit HUMAIN. I 83

esprits assez déréglés pour mettre de l'éga- lilc dans des choses si inégales ?

Qu'entend- on par un grand génie? un esprit qui a de grandes vues , puissant , fé- cond , éloquent , etc. Et par une grande fortune? un état indépendant, commode, élevé , glorieux. Personne ne dispute donc qu'il y ait ' de grands génies et de grandes fortunes. Les caractèies de ces avantages sont trop bien marqués. Ceux d'une ame vertueuse sont-ils moins sensibles ? Qui peut nous les faire confondre ? Sur quel fonde- ment ose-t-on égaler le bien et le mal ? Est- ce sur ce que l'on suppose que nos vices et nos vertus sont des effets nécessaires de notre tempérament? Mais les maladies , la santé , ne sont-elles pas des effets nécessaires de la même cause? Les confond-on cependant , et a-t-on jamais dit que c'étaient des chimères, qu'il n'y avait ni santé , ni maladies ^ ? Pense-

' Il faut qu'il n'y ail. S.

' Non pas pieciscmcnt. Mais on sait l'histoiie «lu stoïcien Possidonius d'Apamce , qui , au mi- lieu d'un violent accès de goutte, prétendait que la douleur n'est point un mal. A la vérité ,

lS4 INTRODUCTION' A LA CONNAISSANCE

1-on que tout ce qui est nécessaire n'est ' «l'aucun mérite? mais c'est une nécessité en Dieu d'être tout-puissant . éternel. La puis- sance et l'éternité seront - elles égales au néant? ne seront -elles plus des attributs parfaits ? Quoi ! parce que la vie et la mort sont en nous des états de nécessité , n'est-ce plus qu'une même chose , indifférente aux humains ? Mais peut-être que les vertus que j'ai peintes comme un sacrifice de notre in- térêt propre à l'intérêt public, ne sont qu'un pur effet de l'amour de nous-mêmes. Peut- être ne faisons-nous le bien que parce que notre plaisir se trouve dans ce sacrifice. Etrange objection ! Paice que je me plais dans l'usage de ma vertu , en est-elle moins profitable , moins précieuse à tout l'univers , ou moins différente du vice , qui est la ruine du genre humain ? Le bien je me plais change-t-il de nature? cesse-t-il d'être bien?

c'était en soutenant ce dogme des stoïciens : Qu'il n'y a rien de bon que ce qui est honnête. Voyez le second livre des Tusculanes de Cice- ron. F.

' Zc'çviiicïCT&is ne soit (V aucun mérite S.

DE l'esprit humain. ] 85

Les oracles de la piété , continuent nos adversaires, condamnent cette complaisance. Est-ce à ceux qui nient la vertu , à la com- battre par la religion qui l'établit? Qu'ils sachent qu'un Dieu bon et juste ne peut ré- prouver le plaisir que lui-mcnie attache à bien faire. Nous prohiberait-il ce charme qui accompagne l'amour du bien ? Lui-même nous ordonne d'aimer la vertu , et sait mieux que nous qu'il est contradictoire d'aimer une chose sans s'y plaire. S'il rejette donc nos vertus , c'est quand nous nous approprions les dons que sa main nous dispense , que nous arictons nos pensées à la possession de ces grâces , sans aller jusqu'à leur priocijîe ; que nous méconnaissons le bras qui répand sur nous ses bienfaits , etc.

Une vérité s'offre à moi. Ceux qui nient la réalité des vertus , sont forcés d'admettre des vices. Oseraient-ils dire que Ihommc n'est pas insensé et méchant ? Toutefois , s'il n'y avait que des malades , saurions-nous ce que c'est que la santé ?

i6.

l86 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

XLIV.

De la Grandeur d'ame.

Après ce que nous avons dit , je crois qu'il n'est pas nécessaire de prouver que la grandeur d'ame est quelque chose d'aussi léel que la santé , etc. Il est difficile de ne pas sentir dans un homme qui maîtrise la fortune , et qui par des moyens puissants arrive à des fins élevées , qui subjugue les autres hommes par son activité , par sa pa- tience ou par de profonds conseils ; je dis qu'il est difficile de ne pas sentir dans un gé- nie de cet ordre, une noble réalité. Cepen- dant il n'y a rien de pur et dont nous n'abu- sions sans peine.

La grandeur d'ame est un instinct élevé qui porte les hommes au grand . de quelque nature qu'il soit ; mais qui les tourne au bien ou au mal , selon leurs passions , leurs lu- mières , leur éducation , leur fortune , etc. Egale à tout ce qu'il y a sur la terre de plus élevé , tantôt elle cherche à soumettre par toutes sortes d'efforts ou d artifices les choses

DE l'eSPIUT humain. I 87

humaines à elle , et tantôt dédaignant ces ihoses , elle s'y soumet elle-même sans que sa soumission l'abaisse : pleine de sa propre giandeui", elle s'y repose en secret , contente de se posséder. Qu'elle est belle , quand la vcilu dirige tous ses mouvements ; mais qu'elle est dangereuse alors qu'elle se sous- trait à la règle ! Représentez-vous Catilina ' au-dessus de tous les préjugés de sa nais- sance , méditant de changer la face de la terre et d'anéantir le nom romain : concevez ce génie audacieux , menaçant le monde du sein des plaisirs , et formant d'une troupe de voluptueux et de voleurs , un corps re- doutable aux armées et à la sagesse de Rome.

Qu'un homme de ce caractère aiu-ait porté loin la vertu , s'il eût été tourné au bien ; mais les circonstances malheureuses le pous- sent au crime. Catilina était avec un amour ardent pom' les plaisirs , que la sévérité des lois aigrissait et contraignait ; sa dissipation et ses débauches l'engagèrent peu à peu à

' Lucius Sergius Catilina. \o\oz l'histoire de sa conjuration par Sallustc. F.

l8B INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE des projets criminels ' : ruiné , décrié , tra- versé , il se trouva dans un état il lui était moins facile de gouverner la répu- blique que de la détruire ; ne pouvant être le héros de sa patrie , il en méditait la con- quête. Ainsi les hommes sont souvent portés au crime par de fatales rencontres , ou par leur situation : ainsi leur vertu dépend de leui" fortune. Que manquait-il à César, que d'être souverain ? Il était bon , magna- nime , généreux , hardi , clément ; personne n'était plus capable de gouverner le monde et de le rendre heureux : s'il eût eu une for- tune égale à son génie , sa vie aurait été sans tache ; mais parce qu'il s'était placé lui- même sur le trône par la force , on a cru pouvoir le compter avec justice parmi les tyrans.

Cela fait sentir qu'il y a des vices qui n'excluent pas les grandes qualités , et par conséquent de grandes qualités qui s'éloi- gnent de la vertu. Je reconnais cette vérité avec douleur : il est triste que la bonté h'ac-

' II serait plus exact de dire , l'engagèrenL peu ù peu flans des projets criminels. S,

DE l'esprit humain. 189

compagne pas toujours la force , et que l'a- mour de la justice ne prévale pas nécessaire- ment dans tous les homraes et dans tout le cours de leur vie, sur tout autre amour: mais non-seulement les grands homraes se laissent entraîner au vice , les vertueux même se dé- mentent , et sont inconstants dans le bien. Cependant ce qui est sain est sain , ce qui est fort est fort , etc. Les inégalités de la vertu , les faiblesses qui l'accompagnent , les vices qui flétrissent les plus belles vies , ces défauts inséparables de notre nature , mêlée si manifestement de grandeur et de petitesse , n'en détruisent pas les perfec- tions. Ceux qui veulent que les hommes soient tout bons ou tout méchants , absolu- ment grands ou petits, ne connaissent pas la natui-e. Tout est mélangé dans les hommes ; tout y est Umité ; et le vice même y a ses bornes.

XLV.

Du Courage.

Le vrai courage est une des qualités qui supposent le plus de grandeur d'ame. J'en

igo INTRODUCTIO.V A LA ^.ON^fAlSSA^'CE

remarque beaucoup de sortes : un courage contre la fortune , qui est philosophie ; un courage contre les misères, qui est patience ; ini courage à la guerre , qui est valeur ; un courage dans les entreprises , qui est har- diesse ; un courage fier et téméraire, qui est audace ; un courage contre l'injustice , qui est fermeté, ; un courage contre le vice , qui est sévérité ; un courage de réflexion , de tempérament, etc.

Il n'est pas ordinaire qu'un même homme assemble tant de qualités. Octave", dans le plan de sa fortune , élevée sur des préci- pices , bravait des périls éminents ; mais la mort , présente à la guerre , ébranlait son ame. Un nombre innombrable de Romanis qui n'avaient jamais craint la mort dans les batailles , manquaient de cet autre courage qui soumit la terre à Auguste.

On ne trouve pas seulement plusieurs soitcs de courages , mais dans le même cou- rage bien des inégalités. Brutus , qui eut la

' Gains Julius Csesar Octavianus porta le \inm d'Octave dans sa jeunesse , et cehii d'Auguste quandies homainsfurent entièrement asservis. F.

'

DE 1, KSI' KIT HUMAIN. 11)1

hardiesse d'attaquer la fortune de César, n'ciil ])as la force de suivre la sienne : il avait formé le dessein de détruire la tyrannie avec. les ressources de son seul courage , et il eut la faiblesse de l'abandonner avec toutes les forces du peuple romain , faute de cette égalité de force et de sentiment, qui surmonte les obstacles et la lenteur des succès.

Je voudrais pouvoir parcourir ainsi en détail toutes les qualités humaines : un tra- vail si long ne peut maintenanl m'arrèter. Je terminerai cet écrit par de courtes défi- nitions.

Observons néanmoins encore que la pe- titesse est la source d'un nombre incroyable de vices : de l'inconstance , la légèreté , la vanité , l'envie , l'avarice , la bassesse , etc. : elle rétrécit notre esprit autant que la gran- deur d'ame l'élargit ; mais elle est malheu- reusement inséparable de l'humanité , et il n'y a point d'ame si forte qui en soit tout- à-fait exempte. Je suis mon dessein.

La probité est un attachement à toutes les vertus civiles '.

Ju n'admets poiiii (xaio dclinilion^ j'aime-

192 INTRODUCTIO.V A LA CONNAISSANCE

La droiture est une habitude des sentiers de la vertu.

L'équité peut se définir par 1 amour de Tégalité ' ; l'iutégrité paraît une équité sans tache , et la justice une équité pratique.

La noblesse est la préférence de Thonneur à l'intérêt ; la bassesse , la préférence de 1 intérêt à 1 honneur.

rais mieux , un attachement h tout ce qui est juste. Duclos a dit : IVe fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit; c'est la pro- bité. Fais h autrui ce que tu voudrais qii'on te fît; c'est la veriu. M. do Vauveiiait;ups a voidu dire sans doute un attachement a tous les de- voirs cii^ils. S.

' Cette définition n'est pas exacte l'cquite est Vunicuique suum; à chacun ce qui lui ap- partient. M.

Vauvcnargues n'entend pas ici ref;alitc abso- lue , mais l'égalité relative. Dans luie faillite oîi tous les créanciers doivent perdre , le juge ne peut faire rendre à chacun d'eux ce qui lui ap- partient. L'équité est alors d'établir entre eux une égalité relative à leurs droits , c'est-à-dire de leur faire supportera chacun une perte cal- culée sur la proportion de leurs droits respec- tifs S.

DE l'esprit HUMAI\. 1 q3

L'intérêt est la fin de l'amour-propre ; la uénérosité en est le sacrifice.

La méchanceté suppose un goût à faire du mal ; la malignité , une méchanceté ca- chée ; la noirceur , une méchanceté pro- fonde.

L'insensibilité à la vue des misères peut s'appeler dureté ; s'il y entre du plaisir, c'est cruauté. La sincérité me paraît l'expression de la vérité ; la franchise , une sincérité sans \'oiles ^ ; la candeur , une sincérité douce ; l'ingénuité, une sincérité innocente ; l'inno- cence, une pureté sans tache.

L'imposture est le masque de la vérité ; la fausseté une imposture naturelle ; la dissi- mulation , une imposture réfléchie ; la four- berie , une imposture qui veut nuire ; la du- plicité , une imposture qui a deux faces.

La libéralité est une branche de la géné- rosité ; la bonté , un goût à faire du bien et

' ^ mour - propre encore employé ici pour amour de soi. S.

' C'est-à-dire qui ne re'serve rien. La sincérité ne dit que ce qu'on lui demande; la franchise (lil sonvent ce qn'on ne lui demande pas. S. I. 17

1 9'î INTRODUCTION A LA CONNAISSANXE à pardonner le mal; la clémence , une bonlc envers nos ennemis.

La simplicité nous présente l'image de la \ érité et fie la liberté.

L'affectation est le dehors de la contrainte et du mensonge : la fidélité n'est qu'un res- pect pournos engagements ; rinfidélité. une déiogeance*. la perfidie , une infidélité cou- verte cl ciiminelle.

La bonne foi est une fidélité sans défiance et sans artifice.

La force d'esprit est le triomphe de la réflexion ; c'est un instinct supérieur aux passions , qui les calme ou qui les possède ' ; on ne peut pas savoir d'un homme qui n'a pas les passions ardentes , s'il a de la force d'esprit; il n'a jamais été dans des épreuves assez difficiles.

La modération est l'état d'une ame qui se possède ; elle naît d'une espèce de médio- crité dans les désirs et de satisfaction dans les pensées, qui dispose aux vertus civiles.

' Posséder n'est pns le mot propre. On ne dit pas posséder les pnssinns. On dirait niienx on qui les domine. B.

DE l'esprit humain. 1 g5

L'immodération , au contraire , est une ardeur inaltérable et sans délicatesse - qm mène quelquefois à de grands vices.

La tempérance n'est qu'une modération dans les plaisirs , et l'intempérance au con- tiaire.

L'humeur est une inégalité qui dispose à l'impatience ; la complaisance est une vo- lonté flexible ; la douceur, un fonds de com- plaisance et de bonté.

La brutalité , une disposition à Iji colère et à la grossièreté ; l'irrésolution , une tintidité à entreprendre; l'incertitude, une irrésolu- tion à croire ; la perplexité, une irrésolution inquiète.

La prudence , une prévoyance raison- nable ; l'imprudence tout au contraire^.

L'activité naît d'une force inquiète ; la pa- resse d'une impuissance paisible.

La mollesse est une paresse voluptueuse.

' Inaltérable n'est pas le mot propre.^ ce se- rait plutôt insatiable. M.

■■' Tout au contraire, etc. 11 faudiail tout le contraire. M.

196 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE

L'austcritc est une haine des plaisirs , et la sévérité , des vices.

La solidité est une consistance et une éga- lité d'esprit : la légèreté , un défaut d'as- siette et d'uniformité de passions ou d'idées.

La constance est une fermeté raisonnable dans nos sentiments ; l'opiniâtreté , une fer- meté déraisonnable ; la pudeur, un senti- ment de la difformité du vice et du mépris qui le suit " .

La sagesse est la connaissance et l'affec- tion du vrai bien; l'humilité, un sentiment de notre bassesse devant Dieu ; la charité , un

' La pudeur est un sentiment de la diffor- mité du vice et du mépris qui le suit. La pudeur est plutôt la crainte de la honte , à quoi cjue ce soit qu'on l'attache : on peut éprouver la honte sans qu'il s'y mêle aucune idée de vice ou de mépris. Un homme qui demande et qu'on re- fuse éprouve de la honte , et une certaine pudeur empêche l'homme hicn ne de demander ; il n'3' a pourtant aucune idée de vice ou de mépris. Une femme dont les vêtements se dérangent par hasard éprouve de la honte, et sa. pudeur csl bles- sée , sans que l'idée de vice ou de mépris se pré- sente à la pensée. S.

DE L ESPRIT HUMALV. 197

zèle de religion pour le prochain ; la grâce , une impulsion surnaturelle vers le bien.

XLVI.

Du Bon et du Beau.

Le terme de bon emporte quelque degré naturel de perfection ; celui de beau , quel- que degré d'éclat ou d'agrément. Nous trou- vons l'un et l'autre termes dans la vertu , parce que sa bonté nous plaît , et que sa beauté nous sert. Mais d'une médecine qui blesse nos sens , et de toute autre chose qui nous est utile , mais désagiéable , nous ne disons pas qu'elle est belle , elle n'est que bonne ; de même à l'égard des choses qui sont belles sans être utiles.

M. Crouzas ' dit que le beau naît de la vai'iété réductible à l'unité , c'est-à-diie d'un composé qui ne fait pourtant qu'un seul tout et qu'on peut saisir d'une vue ; c'est là, selon lui , ce qui excite l'idée du beau dans l'esprit.

' Jean-Pierre de Crouzas, mort en '748, est Tautcur d'un Traite sur le beau , en deux vo- lumes, et beaucoup trop long. F.

17.

I

REFLEXIONS

SUR DIVERS SUJETS

Sur le Pyrrhonisme ' .

Q u I doute a une idée de certitude , et par conséquent reconnaît quelque marque de la vérité. Mais paice que les premiers pnncipes ne peuvent se démontrer , on s'en défie ; on ne fait pas attention que la dé- monstration n'est qu'un raisonnement fondé sur l'évidence. Or , les premiers principes ont l'évidence par eux-mêmes , et sans rai- sonnement ; sorte qu'ils portent la mar-

' Pyrrhou , philosophe grec , vivait vers Tau 3oo de l'ère chrétienne ; il chercha toute sa TIC la vérité', et ne voulut jamais couvcnir de ravoir trouvée. C'est de lui ({iie prirent leur nom les pyrrhoniens ou sceptiques, et la secte du pyrrhonisme. F.

0,00 HEFLF. XIO\S

que de la certitude la plus invincible. Les pyr- rhoniens obstinés affectent de douter que l'évidence soit signe de vérité ; mais on leur demande , Quel autre signe en desirez-vous donc? Quel autre croyez-vous qu'on puisse avoir? Vous en formez- vous quelque idée ?

On leur dit aussi : Qui doute pense , et qui pense est : et tout ce qui est viai de sa pensée l'est aussi de la chose qu'elle repré- sente , si cette chose a l'être ou le reçoit jamais. Voilà donc déjà des principes irré- futables : or, s'il y a quelque principe de cette nature , rien n'empêche qu'il y en ait plusieurs. Tous ceux qui porteront le même caractère auront infailliblement la même vé- rité : il n'en serait pas autrement quand notre vie ne serait qu'un songe ; tous les fan- tômes que notre imagination pourrait nous figurer dans le sommeil , ou n'auraient pas l'être , ou l'auraient tel qu'il nous païaît. S'il existe hors de notre imagination une société d'hommes faibles, telle que nos idées nous la représentent , tout ce qui est vrai de cette société imaginaire , le sera de la so- ciété réelle , et il y aura dans cette société

SUR D IV ET. S SUJETS, 201

des qualités nuisibles , {l'autres estimables ou utiles , etc. ; et par conséquent des vices et des vertus. Oui , nous disent les pyrrho- niens : mais peut-être que cette société n'est pas; je réponds : Pourquoi ne serait -elle pas , puisque nous sommes ? Je suppose qu'il y eût là-dessus quelque incertitude bien fondée , toujours serions-nous obligés d'agir comme s'il n'y en avait pas. Que sera-ce si cette incertitude est sensiblement supposée? Nous ne nous donnons pas à nous-mêmes nos sensations ; donc il y a quelque chose hors de nous qui nous les donne : si elles sont fidèles ou trompeuses ; si les objets qu'elles nous peignent sont des illusions ou des vé- rités , des réalités ou des apparences , je n'^en- treprendrai point de les démontrer. L'es- prit de l'homme qui ne connaît qu'impar- faitement , ne saurait prouver parfaitement ; mais l'imperfection de ses connaissances n'est pas plus manifeste que leur réalité ; et s'il leur manque quelque chose pour la conviction du coté du raisonnement , l'ins- tinct le supplée avec usure. Ce que la ré- ilexion trop faible n'ose décider , le senti-

?02 REFLEXIOXS

ment nous force de le croire. S'il est quel- que pynlionien réel et parfait parmi les hommes , c'est clans l'ordre des intelligences un monstre qu'il faut plaindre. Le pyrrho- nisme parfait est le délire de la raison , et la production la plus ridicule de l'esprit humain '.

II.

Sur la Nature et la Coutume.

Les hommes s'entretiennent volontiers de la force de la coutume , des effets de la na- ture ou de l'opinion : peu en parlent exacte- ment. Les dispositions fondamentales et ori- ginelles de chaque être forment ce qu'on appelle sa nature. Une longue habitude peut modifier ces dispositions primitives ; et telle est quelquefois sa force qu'elle leur en subs- titue de nouvelles plus constantes , quoique absolument opposées : de sorte qu'elle agit ensuite comme cause première , et fait le

' S'Gravesande , dans son Traité des Syllo- gismes , réduit , à très-peu de cKose près , aux jnèmes termes ses arguments contre les pyrrho- niens. B.

sur. DIVE KS SUJKTS. ?.o3

l'oiidenient d'uu nouvel être ; d est venue celte coucliisiou très-littérale , qu'elle était une seconde nature; et cette autre pensée plus hardie de Pascal : que ce que nous prenons pour la nature n'est souvent qu'une première coutume; deux maximes très -véritables. Toutefois , avant qu'il y eût une première coutume , notre ame existait , et avait ses in- clinations qui fondaient sa nature ; et ceux qui réduisent tout à l'opinion et à l'habitude, ne comprennent pas ce qu'ils disent : toute coutume suppose antérieurement une na- ture , toute erreur une vérité. Il est vrai qu'il est difficile de distinguer les principes de cette première nature de ceux de l'é- ducation ; ces principes sont en si grand nombre et si compliqués que 1 esprit se perd à les suivre . et il n'est pas moins malaisé de démêler ce que l'éducation a épuré ou gâté dans le naturel. On peut remarquer seule- ment que ce qui nous reste de notre pre- mière nature est plus véhément et plus fort que ce qu'on acquiert par étude, par coutume et par réflexion ; parce que l'efFet de l'art est d'affailjHr. lors même qu'il polit et qu'il

r?.o4 RÉFLEXIONS

corrige : de sorte que nos qualités acquises sont en même temps plus parfaites et plus défectueuses que nos qualités naturelles ; et cette faiblesse de l'art ne procède pas seulement de la résistance trop forte que fait la nature , mais aussi de la propre im- perfection de ses principes , ou insuffisants , ou mêlés d'erreur. Sur quoi cependant je remarque , qu'à l'égai'd des lettres , l'art est supérieur au génie de beaucoup d'artistes qui , ne pouvant atteindre la hauteur des régies et les mettre toutes en œuvre , ni rester dans leur caractère qu'ils trouvent trop bas , ni arriver au beau natuiel , de- meurent dans un milieu insupportable , qui est l'endure et TafFectation , et ne suivent ni l'ai't ni la nature. La longue habitude leur rend propre ce caractère forcé ; et à mesure qu'ils s'éloignent davantage de leur naturel , ils croient élever la nature : don incompaiable , qui n'appartient qu'à ceu.\ que la nature même inspii'e avec le plus de force. Mais telle est l'erreur qui les flatte ; et malheureusement rien n'est plus ordinaire que de voir les hommes se former par étude

SUR DIVERS SUJETS. 2o5

et par coutume un instinct particulier , et s'éloigner ainsi , autant qu'ils peuvent , des lois générales et originelles de leur être : comme si la nature n'avait pas mis entre eux assez de différences , sans y en ajouter par l'opinion. De vient que leurs juge- ments se rencontrent si rarement. Les uns disent : Cela est dans la nature ou hors de la nature , et les autres tout au contraire. Il y en a qui rejettent , en fait de style, les transitions soudaines des Orientaux , et les sublimes hardiesses de Bossuet ' ; l'enthou- siasme même de la poésie ne les émeut pas . ni sa force et son harmonie , qui charment avec tant de puissance ceux qui ont de l'o- reille et du goût. Ils regardent ces dons de la nature , si peu ordinaires . comme des m\entions forcées et des jeux d'imagina- tion, tandis que d'autres admirent l'emphase comme le caractère et le modèle d'un beau naturel. Parmi ces variétés inexplicables de la nature ou de l'opinion , je crois que la coutume dominante peut servir de guide à

' Jacques Bc-nignc Bossuet, (ivèque de Cou- dom, puis de Meaiix , mourut en 1704. B. I. 18

2o6 KÉFLKXIONS

ceux qui se mêlent d'écrire : parce qu'elle vient de la nature dominante des esprits, ou qu'elle la plie à ses règles , et forme le goiit et les mœurs : de sorte qu'il est dangereux de s'en écarter , lors même qu'elle nous pa- raît manifestement vicieuse. Il n'appartient qu'aux hommes extraordinaires de ramener les autres au vrai , et de les assujélir à leur génie particulier ; mais ceux qui concluc- raient de que tout est opinion , et qu'il n'y a ni nature ni coutume plus parfaite l'une que l'autre par son propre fonds , se- raient les plus inconséquents de tous les hommes.

III.

ISulle jouissance sans action.

Ceux qui considèrent sans beaucoup de réflexion les agitations et les misères de la \\e humaine , en accusent notre activité trop empressée , et ne cessent de rappeler les hommes au repos et à jouir d'eux-mêmes '.

' Le P. Charles Le Gobicn , dans sa Préface de PHistnire de VEdit de l'Empereur de la Chine , donne cette morale aux lirarlinianes ,

SUR DIVERS SUJETS. 207

Ils ignorent que la jouissance est le fruit et la récompense du travail ; qu'elle est elle- même une action ; qu'on ne saurait jouir ({uaulant que Ion agit , et que notre ame enfin ne se possède véritablement que lors- quelle s'exerce toute entière. Ces faux phi- losophes s'empressent à détourner l'homme de sa fin , et à justifier l'oisiveté ; mais la la nature vient à notre secours dans ce dan- ger. L'oisiveté nous lasse plus prompteraent que le travail , et nous rend à l'action , dé- trompés du néant de ses promesses ; c'est ce qui n'est pas échappé aux modérateurs de systèmes , qui se piquent de balancer les

<{u'il appelle bramènes. Ils poussent si loin , dit- il, l'apathie ou l'indifférence , à laquelle ils rap- portent toute la sainteté, qu'il faut devenir pierre ou statue pour en acquérir la perfection. Non- seulement ils enseignent que le sage ne doit avoir aucune passion , mais qu'il ne lui est pas permis d'avoir même un désir 5 de sorte qu'il doit continuellement s'appliquer à ne vouloir rien, h ne sentir rien, à bannir si loin de sou esprit toute idée de vertu et de sainteté , qu'il n'y ait rien en lui de contraire à la parfaite quié- tude de l'ame. F.

2o8 HÉFLEXIONS

opinions des philosophes , et de prendre un juslemiHeu. Ceux-ci nous permettent d'agir, sous condition néanmoins de régler notre activité et de déterminer selon leurs vues la mesure et le choix de nos occupations ; en quoi ils sont peut-être plus inconséquents que les premiers , car ils veulent nous faire trouver notre bonheur dans la sujétion de notre esprit; effet purement surnaturel , et qui n'appaitient qu'à la religion , non à la raison. Mais il est des erreurs que la pru- dence ne veut pas qu'on approfondisse.

IV.

De la certitude des Principes.

Nous nous étonnons de la bizarrerie de certaines modes , et de la barbarie des duels; nous triomphons encore sur le ridicule de quelques coutumes , et nous en faisons voir la force. Nous nous épuisons sur ces choses comme sur des abus uniques, et nous som- mes environnés de préjugés sur lesquels nous nous reposons avec une entière assurance.

SUR DIVERS SUJETS. 209.

Ceux qui portent plus loin leurs vues remar- tjuciil cetavcugleiiieut ; et entrant là-dessus en défiance des plus grands principes , con- cluent que tout est opinion ; mais ils mon- trent à leur tour par les limites de leur esprit. L'être et la vérité n'étant, de leur aveu, qu'une même chose sous deux expressions , il faut tout réduire au néant ou admettre des vérités indépendantes de nos conjectures et de nos frivoles discours. Or, s'il y a des véri- tés réelles, comme il me paraît hors de doute, il s'ensuit qu'il y a des principes qui ne peu- vent être arbitraires : la difficulté , je l'avoue, est à les connaître ' . Mais pourquoi la même raison qui nous fait discerner le faux , ne pourrait-elle nous conduire jusqu'au vrai? L'ombre est-elle plus sensible que le corps , l'apparence que la réalité? Que connaissons- nous d'obscur par sa nature , sinon l'erreur ? Que connaissons-nous d'évident , sinon la vérité? N'est-ce pas l'évidence de la vérité qui nous fait discerner le faux , comme le jour marque les ombres ? Et qu'est-ce eu un mot que la connaissance d'une erreur, sinon

.' Il faut , je crois , de les connaître. S.

i8.

210 Kli FLEXIONS

la découverte d'une vérité. Toute privation suppose nécessairement une réalité ; ainsi la certitude est démontrée par le doute , la science par l'ignorance , et la vérité par l'er- reur.

Du défaut de la plupart des choses.

Le défaut de la plupart des choses dans la poésie , la peinture , l'éloquence , le rai- sonnemeiît , etc. , c'est de n'être pas à leur place. De le mauvais enthousiasme ou l'emphase dans le discours , les dissonances dans la musique ' , la confusion dans les tableaux , la fausse politesse dans le monde , ou la froide plaisanterie. Qu'on examine la morale même , la profusion n'est-elîe pas aussi le plus souvent une générosité hors de sa place ; la vanité , une hauteur hors de sa place ' ; l'avarice , une prévoyance hors de

' Les dissonances dans la musique ne soni pas un défaut, et font souvent beauté. 11 faudrait ici discordances.

^ Ce n^st pas , je crois , une hauteur, mais un orgueil hors de sa place. La hanieiir n'est

SUR DIVERS SUJETS. 211

sa place ? la témérité , une valeur hors de sa place , etc. ? La plupart des choses ne sont fortes ou faibles , vicieuses ou vertueuses , dans la nature ou hors de la nature , que par cet endroit : on ne laisserait rien à la plupart des hommes , si Ton retranchait de leur vie tout ce qui n'est pas à sa place , et ce n'est pas en tous défaut de jugement , mais im- puissance d'assortir les choses.

VI.

De l'Ame.

Il sert peu d'avoir de l'esprit lorsqu'on n'a point d'ame. C'est l'ame qui forme l'esprit et qui lui donne l'essor ' ; c'est elle qui do- mine dans les sociétés , qui fait les orateurs, les négociateurs , les ministres , les grands hommes, les conquérants. Voyez comme on vit dans le monde. Qui prime chez les jeunes gens , chez les femmes , chez les vieillards ,

laraais bien placée ^ au lieu qu'on dit un orgueil bien placé , un juste ou noble orgueil. S.

' Je crois que dirige vaudrait mieux. Former rst va£!:nc et impropre. S.

212 RÉFLEXIONS

chez les hommes de tous les étals , dans les cabales et dans les partis? Qui nous gou- verne nous-mêmes, est-ce 1 esprit ou le cœur? Faute de faire cette réflexion , nous nous étomions de l'élévation de quelques hom- mes , ou de l'obscurité de quelques autres , et nous attribuons à la fatalité ce dont nous trouverions plus aisément la cause dans leur caractère ; mais nous ne pensons qu'à l'es- prit, et point aux qualités de l'ame. Ce- pendant c'est d'elle avant tout que dépend notre destinée : on nous vante en vain les lumières d'une belle imagination ; je ne puis ni estimer, ni aimer , ni haïr , ni craindre ceux qui n'ont que de l'esprit.

VII.

Des Romans.

Le faux en lui-même nous blesse et n'a pas de quoi nous loucher. Que croyez-vous qu'on cherche si avidement dans les fictions? L image dune vérité vivante et passionnée.

Nous vuulona de la vraisemblance dans les

SUR DIVERS SUJETS. 2l3

fables mêmes , cl toute fiction qui ne peint pas la nature est insipide.

Il est vrai que l'esprit tle la plupart des honnnes a si peu d'assiette qu'il se laisse en- traîner au merveilleux , surpris par l'ap- parence du grand. Mais le faux , que le grand leur cache dans le merveilleux, les dégoûte au moment qu'il se laisse sentir ; on ne relit point un roman '.

J'excepte les gens d'une imagination fri- vole et déréglée, qui trouvent dans ces sortes de lectures l'histoire de leurs pensées et de leurs chimères. Ceux-ci , s'ils s'attachent à écrire dans ce genre , travaillent avec une facilité que rien n'égale ; car ils portent la matière de l'ouvrage dans leur fonds ; mais de semblables puérilités n'ont pas leur place dans un esprit sain ; il ne peut les écrire , ni les lire.

' Cette assertion est trop gc'nciale. Beaucoup de gens ont relu Télémaque , Clarisse, Gran- disson , et les poèmes d'Homère et de Virgile , dont les Actions sont bien plus éloignées de la vérité «pie les romans de l'immortel Riciiar(l- son. F.

2 I 4 K É F L E X I O N s

Lors donc que les preniicrs s'attacheijt aux fantômes qu'on leur reproche, c'est parce qu'ils y trouvent une image des illusions de leur esprit , et par conséquent quelque chose qui tient à la vérité , à leur égard ; et les autres qui les rejettent , c'est parce qu'ils n'y reconnaissent pas le caractère de leurs sentiments ; tant il est manifeste de tous les côtés que le faux connu nous dégoûte , et que nous ne cherchons tous ensemble que la vérité et la nature '.

VIII.

Contre la Médiocrité.

Si l'on pouvait dans la médiocrité n'être ni glorieux , ni timide , ni envieux , ni flat- teur , ni préoccupé des besoins et des soins de son état , lorsque le dédain et les ma- nières de tout ce qui nous environne con- courent à nous abaisser ; si l'on savait alors s'élever, se sentir, résister à la multitude !... Mais qui peut soutenir son esprit et son

' Expression impiopio pour ni les uns ni les

autres. S.

SUR DIVERS SUJETS. 2l5

cœur au-dessus de sa condition ? Qui peut se sauver des faiblesses que la médiocrité traîne avec soi ?

Dans les conditions éminentes , la fortune au moins nous dispense de fléchir de- vant ses idoles. Elle nous dispense de nous déguiser, de quitter notre caractère, de nous absorber dans les riens : elle nous élève sans peine au-dessus de la vanité, et nous met au niveau du grand, et si nous sommes nés avec quelques vertus , les moyens et les occasions de les employer sont en nous.

Enfin, de même qu'on ne peut jouir dune grande fortune avec une arae basse et un petit génie , on ne saurait jouir d'un grand génie ni d'une grande ame , dans une for- lune médiocre.

IX.

Sur la Noblesse.

La noblesse est un héritage , comme l'or et les diamants. Ceux qui regrettent que la considération des grands emplois et des ser- vices passe au sang des hommes illustres , accordent davantage aux hommes riches ,

2l6 RÉFLEXIONS

puisqu'ils ne contestent pas à leurs neveux la possession de leur fortune bien ou mal acquise. Mais le peuple en juge autrement; car au lieu que la fortune des gens riches se détruit par la dissipation de leurs enfants, la considération de la noblesse se conserve après que la mollesse en a souillé la source. Sage institution , qui pendant que le prix de fintérct se consume et s'appauvrit , rend la )écompensc de la vertu éternelle et inef- façable !

Qu'on ne nous dise donc plus que la mé- moire d'un mérite doit céder à des vertus vivantes '. Qui mettra le prix au mérite? C'est sans doute à cause de cette difficulté , que les grands , qui ont de la hauteur , ne se fondent que sur leur naissance , quelque opinion qu'ils aient de leur génie. Tout cela

' Des principes fort opposés à ceux que donne ici l'auteur, ont été adoptes en France depuis la révolution. Vauvenargues était noble, et n'était pas propiièlc. On a respecter le tcxt-; de son ouvrage , (jiii , par tant d'autres endroits , a paru sans doute h tontes les classes de lecteurs , mé- lilcr d'clrc souvent réimprimé. F.

SUR DIVERS SUJETS. ?. I ^

est très-raisonnable , si l'on excepte de la loi commune , de certains talents qui sont trop au-dessus des règles.

Sur la Fortune .

Ni le bonheur, ni le mérite seul, ne font Télévation des hommes. La fortune suit l'oc- casion qu'ils ont d'employer leurs talents. Mais il n"y a peut-être point d'exemple d'un homme à qui le mérite n'ait servi pour sa foi'tune ou contre l'adversité ; cependant la chose à laquelle un homme ambitieux pense le moins, c'est à mériter sa fortune. Un enfant veut être évêque , veut être roi , conquérant, et à peine il connaît 1 étendue de ces noms. Voilà la plupart des hommes ; ils accusent continuellement la fortune de caprice, et ils sont si faibles qu ils lui abandonnent la con- duite de leurs prétentions , et qu'ils se re- posent sur elle du succès de leur ambi- tion.

ig

2 1 8 R K r L r, X 1 0 \ s

XI. Contre la Vanité.

La chose du monde la plus ridicule et la plus imililc , c'est de voidoir prouver qu'on est aimable , ou que l'on a de l'esprit. Les hommes sont fort pénétrants sur les petites adresses qu'on emploie pour se louer ; et soit qu'on leur demande leur suffrage avec hauteur , soit qu'on tâche de les surprendre, ils se croient ordinairement en droit de re- fuser ce qu'il semble qu'on ait besoin de tenir d'eux. Heureux ceux qui sont nés mo- destes , et que la nature a remplis d'une noble et sage confiance! Rien ne présente les hommes si petits à l'imagination , rien ne les fait paraître si faibles que la vanité. Il semble qu'elle soit le sceau de la médiocrité: ce qui n'empêche pas qu'on n'ait vu d'assez grands génies accusés de cette faiblesse , le cardinal de Retz , Montaigne , Cicéron , etc. Aussi leur a-t-on disputé le titre de grands hommes , et non sans beaucoup de raison.

SUR DIVERS SOJETS. 2ig

XII.

Ne point sorti/' de son Caractère,

Lorsqu'on veut se mettre à la portée des autres hommes , il laut prendre garde d'a- bord^ à ne pas sortir de la sienne; car c'est un ridicule insupportable , et qu'ils ne nous pardonnent point ; c'est aussi une vanité mai entendue de croire que l'on peut jouer toute sorte de personnages , et d'être tou- jours travesti. Tout homme qui n'est pas dans son véritable caractère n'est pas dans sa force : il inspire la défiance , et blesse par l'afifectation de cette supériorité. Si vous le pouvez , soyez simple , naturel , modeste, miiforme ; ne j^arlez jamais aux hommes que de choses qui les intéressent , et qu'ils puissent aisément entendre. We les primez point avec faste. Avez de l'indulgence pour tous leurs défauts , de la pénétration pour leurs talents , des égards pour leurs délica- tesses et leurs préjugés . etc. Yoilà peut-être comme un homme supérieur se monte ' na- Uuellement et sans effort à la portée de ' k-S'e moule. H faut se met. M.

110 REFLEXIONS

chacun. Ce n'est pas la marque d'une grande habileté d'employer beaucoup de finesse . c'est rimperfeclion de la nature, qui est lo- rigine de l'art.

XIII.

Du pouvoir de l'Jclivité.

Qui considérera d'où sont partis la plu- part des ministres verra ce que peut le génie , l'ambition et l'activité. Il faut laisser parler le monde, et souffrir qu'il donne au hasard l'honneur de toutes les fortunes , pour au- toriser sa mollesse. La nature a marqué à tous les hommes , dans leur caractère , la route naturelle de leur vie , et personne n'est ni tranquille , ni sage , ni bon , ni heureux, qu'autant qu'il connaît son instinct et le suit bien fidèlement. Que ceux qui sont nés pour l'action suivent donc hardiment le leur ; l'es- sentiel est de faire bien; s'il arrive qu'après cela le mérite soit méconnu et le bonheur seul honoré , il faut pardonner à l'erreur. Les hommes ne sentent les choses qu'au degré de leur esprit , et ne peuvent aller plus loin. Ceux qui sont nés médiocres n ont point <lc

SUR DIVERS SUJETS. 221

mesure pour les qualités supérieures ; la ré- putation leur impose plus que le génie , la gloiie plus que la vertu ; au moins ont -ils besoin que le nom des choses les avertisse et réveille leur attention.

XIV.

Sur la Dispute.

vous ne voyez pas le fond des choses, ne parlez jamais qu'en doutant et en piopo- sant vos idées. C est le propre d'un raison- neur de prendre feu sur les affaires politi- ques , ou sur tel autre sujet dont on ne sait pas les principes ; c'est son triomphe , parce qu'il n'y peut être confondu.

Il y a des hommes avec qui j'ai fait vœu de navoir jamais «lo dispute : ceux qui ne parlent que pour parler ou décider , les so- phistes , les ignorants , les dévots et les po- htiques. Cependant tout peut être utile , il ne faut que se posséder.

XV.

Sujétion de l'Esprit de l'homme. Quand on est au cours des "randes af-

19-

2'22 BÉFLEXIONS

iaires , rarement tombe-l-on à de certaines pelitessres : les grandes occupations élèvent et soutiennent l'ame ; ce n'est donc pas mer- veille qu'on y fasse bien. Au contraire , un particulierqui a l'esprit naturellement grand, se trouve resserré et à l'étroit dans une for- tune privée ; et comme il n'y est pas à sa place , tout le blesse et lui fait \ioleuce. Parce qu'il n'est pas pour les petites cho- ses , il les traite moins bien qu'un autre , ou elles le fatiguent davantage , et il ne lui est pas possible , dit Montaigne , de ne leur donner que l'attention qu'elles méritent, ou de s'en retirer à sa volonté ; s'il fait tant que de s'y livrer , elles l'occupent tout entier et l'engagent à des petitesses dont il est lui- même surpris. Telle est la faiblesse de l'es- prit humain , qui se manifeste encore par mille autres endroits , et qui lait dire à Pas- cal ' : L'esprit du plus grand homme du monde n'est pas si indépendant , qu'il ne soit sujet à être trouble par le moindre tin- tamMrre qui se fait autour de lui. Il ne faut

' Pensées de Pascal , P". partie , art, VI, pen- sée XII. B.

SUR DIVERS SUJETS. 220

lias le bruit d'un canon pour empêcher ses jwnsées : il ne faut que le bruit d'une gi- rouette ou dune poulie. Ne vous étonnez pas , continue-l-il , s'il ne raisonne pas bien a présent; une mouche bourdonne à ses vieilles : c'en est assez pour le rendre in- tapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il trouve la vérité ., chassez cet animal qui tient sa raison en échec , et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes . Rien n'est plus vrai , sans doute , que cette pensée ; mais il est vrai aussi , de l'aveu de Pascal , que cette même intelligence , qui est si faible , gouverne les villes et les royaumes : aussi le même auteur remarque que plus on approfondit l'homme, plus on y démêle de faiblesse et de grandeur ; et c'est lui qui dit encore dans un autre en- droit ' , après Montaigne : Cette duplicité de l'homme est si visible , qu'il y en a qui ont cru que nous avions deux âmes ^ : un sujet

' Pensées de Pascal, II", partie, art. V, pen- sée V. B.

^ C'est Platou, qui admelluit deux âmes, l'une non engendrée' par Dieu , qui n'est qu'une

5.24 P.ÉFLEXIO.\S

simple paraissant incapable de telles et si soudaines variétés , d'une présomption dé- mesurée à un horrible abattement de cœur. Rassurons-nous donc sur la loi de ces grands lénioignages , et ne nous laissons pas abattre au sentiment de nos faiblesses , jusqu'à per- dre le soin irréprochable de la gloire et Tar- deur de la vertu.

XVI.

On ne peut être dupe de la vertu.

Que ceux qui sont nés pour loisiveté et la mollesse y médirent et s'y ensevelissent ; je ne prétends pas les troubler , mais je parle au reste des hommes, et je dis : On ne peut être dupe de la vraie vertu : ceux qui laiment sincèrement y goûtent un secret plaisir , et souflrent à s'en détourner : quoi qu'on fasse aussi pour la gloire , jamais ce travail n'est perdu, s'il tend à nous en rendre dignes.

faculle imaginativc , privée d'ordre et de raison ^ l'autre engendrée et disposée par Dieu , <£ui l'a établie maîtresse et ordonnatrice du monde qu'il a forme'. Voyez Plutarque , âe la Création (le lame. F.

SUR DIVERS SUJETS. 225

C'est une chose étrange que tant d'hommes se défient de la vertu et de la gloire , comme dune route hasardeuse , et qu'ils regar- dent l'oisiveté comme un parti sur et solide. Quand même le travail et le mérite pour- raient nuire à notre fortune , il y auzait tou- jours à gagner à les embrasser. Que sera-ce s'ils y concourent ? Si tout finissait par la mort , ce serait une extravagance de ne pas donner toute notre application à bien dis- poser notre vie , puisque nous n'aurions que le présent ; mais nous croyons un avenir, et l'abandonnons au hasard ; cela est bien plus mconcevable. Je laisse tout devoir à part , la morale et la religion , et je demande : l'igno- rance vaut-elle mieux que la science , la paresse que l'activité, l'incapacité que les talents? Pour peu que l'on ait de raison , on ne met point ces choses en parallèle ' . Quelle honte donc de choisir ce qu'il y a de l'extravagance à égaler ' ? S'il faut des exemples pour nous

' Lorsque Vauvenargiics écrivait, J. J. Rous- seau n'avait point encore soutenu ses brillants ])aradoxes. F.

" Pour égaliser , estimer égales. S.

220 RÉFLEXIONS

décider , d'un côté Coligni , Turenne , Bos- suct , Richelieu , Fénélon , etc. ; de l'autre , les gens à la mode , les gens du bel air, ceux qui passent toute leur vie dans la dissipation et les plaisirs. Comparons ces deux genres d'hommes , et voyons ensuite auquel d'eux ' nous aimerions mieux ressembler.

XVII.

Sur la Familiarité.

11 n'est point de meilleure école ni [)iu> nécessaire que la familiarité. Un homme qui s'est retranché toute sa vie dans un caractère réservé , fait les fautes les plus grossières lorsque les occasions l'obligent d'en sortir et rjuc les affaires l'engagent. Ce n'est que par la lamiliarité que l'on guérit de la présomp- tion, de la timidité , de la sotte hauteur ; ce n'est que dans un commerce libre et ingénu qu'on peut bien connaître les hommes ; qu'on se tâte , qu'on se démêle , et qu'on se mesure avec eux ; on voit l'humanité nue avec toutes ses faiblesses et toutes ses forces ;

' h faiii, auquel d'entre eux. S.

SUR DIVERS SUJETS. 227

se découvrent les artifices dont on s'enveloppe pour imposer en public ; paraît la stérilité (le notre esprit, la violence et la petitesse <lo notre amour-propre , l'imposture de nos vertus.

Ceux qui n'ont pas le courage de chercher la vérité dans ces rudes épreuves , sont pro- fondément au-dessous de tout ce qu'il y a de grand ; surtout c'est une chose basse que de craindre la raillerie ' , qui nous aide à fouler aux pieds notre amour-propre, et qui émousse , par l'habitude de souffrir, ses hon- teuses délicatesses.

XVIII.

Nécessité défaire des fautes.

Il ne faut pas être timide de peur de faire des fautes ; la plus grande faute de toutes est de se priver de l'expérience. Soyons très-

' Expression négligée. Ce mot vague de chose doit ctre employé très -sobrement. Je ne sais si Ton peut appeler bassesse , eu aucun sens , la crainte de la raillerie. S.

Bassesse est ici , je crois , t^out faiblesse, M.

2?-8 RÉFLEXIONS

persuadés qu'il n'y a que les gens faibles qui aient cette crainte excessive de tomber et de laisser voir leurs défauts ; ils évitent les occasions ils pouiraient broncher et être humiliés ; ils rasent timidement la terre, n'o- sent rien donner au hasard , et meurent avec toutes leurs faiblesses qu'ils n'ont pu cacher. Oui voudra se former au grand , doit risquer de faire des fautes , et ne pas s'y laisser abattre , ni craindre de se découvrir ' ; ceux qui pénétreront ses faibles, tâcheront de s'en prévaloir ; mais ils le pourront rarement. Le cardinal de Retz disait à ses principaux do- mestiques : « Vous êtes deux ou trois à qui (f je n'ai pu me dérober; mais j'ai si bien « établi ma réputation, et pai' vous-mêmes, K qu'il vous serait impossible de me nuire « quand vous le voudriez '. » Il ne mentait

' Pour se laisser abattre ; c'est une négligence. Se'découi^rir signifie ici laisser apercevoir ses fautes. S.

^ Gui Joly, conseiller au Cbâtelet, rapporte en effet dans ses Mémoires , que lorstju'il repro- chait au cardinal sa vie licencieuse, ce prélat lui faisait cette réponse. F.

SUK DIVERS SUJETS. 22g

pas : son historien rapporte qu'il s'était battu avec un de ses écuyers , qui l'avait accablé de coups , sans qu'une aventure si humiliante pour un homme de ce caractère et de ce rang, ait pu lui abattre le cœur ou faire aucun tort à sa gloire : mais cela n'est pas surprenant ; combien d'honmies déshonorés soutiennent par leur seule audace la conviction publique de leur infamie , et font face à toute la terre ? Si l'effronterie peut autant , que ne fera pas j.a constance ? Le courage surmonte tout.

XIX.

Sur la Libéralité.

Un homme très -jeune peut se reprocher comme une vanité onéreuse et inutile la se- crète complaisance qu'il a à donner. J'ai eu cette crainte moi-même avant de connaître le monde : quand j'ai vu l'étroite indigence vivent la plupart des hommes, et l'énorme pouvoir de l'intérêt sur tous les cœurs , j'ai changé d'avis , et j'ai dit : Voulez-vous que tout ce qui vous environne vous montre un visage content, vos enfants, vos domestiques,

I. 20

riSo RÉFLEXIONS

voti'e femme , vos amis et vos ennemis, soyez libéral ; voulez-vous conserver impunément beaucoup de vices ' , avez-vous besoin qu'on vous pardonne des mœurs singulières ou des ridicules; voulez -vous rendre vos plaisirs faciles , et faire que les hommes vous aban- donnent leur conscience, leur honneur, leurs préjugés , ceux même dont ils font plus de bruit ? tout cela dépendra de vous ; quelque affaire que vous ayez, et quels que puissent être les hommes avec qui vous voulez traiter, vous ne trouverez rien de difficile si vous sa- vez donner à propos. L'économe qui a des vues courtes n'est pas seulement en garde contre ceux qui peuvent le tromper , il ap-

' Dans cet article, Vauvenargiies semblerait mettre au nombre des avantages de la libéralité le droit de conseri^er impunément beaucoup de vices; ce qui n'est ni ne peut être son projet, comme on peut s'en convaincre par la pureté du reste de sa morale. Mais ayant à démontrer les avantages que procure la libe'ralite' , il a voulu commencer par démontrer le pouvoir qu'elle a de tout obtenir des bommes , et n'a pas assez, distingué ce qui sert de preuve de son pouvoir d'avec la démonstration de ses avantages. S.

SUR DIVERS SUJETS. 2.3 1

préhende aussi d'être dupe de lui-même; s'il achète quelque plaisii- qu'il lui eût été impossible de se procurer autrement , il s'en accuse aussitôt comme d'une faiblesse : lors- qu'il voit un homme qui se plaît à faire louer sa générosité et à surpayer les services , il le plaint de cette illusion : croyez-vous de bonne foi , lui dit-il , qu'on vous en ait plus d'obligation? Un misérable se présente à lui, qu'il pourrait soulager et combler de joie à peu de frais ; il en a d'abord compassion , et puis il se reprend et pense : c'est un homme que je ne verrai plus. Un autre mal- heureux s'ofFi'e encore à lui , et il fait le même raisonnement. Ainsi toute sa vie se passe sans qu'il trouve l'occasion d'obliger personne , de se faire aimer , d'acquérir une considération utile et légitime : il est défiant et inquiet , sévère à lui-même et aux siens , père et maître dur et fâcheux ; les détails frivoles de son domestique le brouillent comme les affaires les plus importantes, parce qu'il les traite avec la même exactitude : il

' Exprcssidu familière et négligée pour le trou- blent. S.

a32 RÉFLEXIONS

ne pense pas que ses soins puissent être mieux employés , incapable de concevoir le prix du temps , la réalité du mérite et l'uti- lité des plaisirs.

Il faut avouer ce qui est vrai : il est difli- cile , surtout aux ambitieux, de conduire une fortune médiocre avec sagesse , et de satis- faire en même temps des inclinations libé- rales , des besoins présents , etc. ; mais ceux qui ont l'esprit véritablement élevé se déter- minent selon l'occurrence , par des senti- ments où la prudence ordinaire ne saurait atteindre : je vais m'expliquer. Un homme vain et paresseux , qui vit sans dessein et sans principes . cède indifféremment à toutes ses fantaisies , achète un clieval trois cents pistoles, qu'il laisse pour cinquante quelques mois après ; donne dix louis à un joueur de gobelets qui lui a montré quelques tours , et se fait appeler en justice par un domestique qu'il a renvoyé injustement , et auquel il re- fuse de payer des avances faites à son ser- vice.

Quiconque a naturellement beaucoup de fantaisies , a peu de jugement , et l'ame pro-

Ijablement faible. Je méprise autant que per- sonne des hommes de ce caractère ; mais je dis hardiment aux autres : Apprenons à su- bordonner les petits intérêts aux grands , même éloignés , et faisons généreusement et sans compter , tout le bien qui , lente nos cœurs : on ne peut être dupe d'aucune vertu.

XX.

Maxime de Pascal, expliquée.

Le peuple et les habiles composent, pour V ordinaire , le train du monde; les autres le méprisent , et en sont méprisés ' ; maxime admirable de Pascal , mais qu'il faut bien en- tendre. Qui croirait que Pascal a voulu dire que les habiles doivent vivre dans l'inappli- cation et la mollesse , etc. , condamnerait toute la vie de Pascal par sa propre maxime ; car personne n'a moins vécu comme le peuple que Pascal à ces égards : donc le vrai sens de Pascal, c'est que tout homme qui cherche à se distinguer par des apparences singuliè-

' Pensées de Pascal , l'^ partie, art. VI, pen- sée XXV. B.

20.

^34 RÉFLEXIONS

rcs, qui ne rejette pas les maximes vulgaires , parce qu'elles sont mauvaises , mais parce qu'elles sont vulgaires ; qui s'attache à des sciences stériles , purement curieuses et de nul usage dans le monde ; qui est pourtant gonflé de cette fausse science, et ne peut ar- river à la véritable ; un tel homme , comme il dit plus haut , trouble le monde, et juge plus mal que les autres. En deux mots, voici sa pensée , expliquée d'une autre manière : Ceux qui n'ont qu'un esprit médiocie ne pé- nètrent pas jusqu'au bien ou jusqu'à la né- cessité qui autorise certains usages , et s'éri- gent mal à propos en réformateurs de leur siècle : les habiles mettent à profit la coutume bonne ou mauvaise , abandonnent leur exté- rieur aux légèretés de la mode , et savent se proportionner au besoin de tous les esprits.

XXI.

L'Esprit naturel et le simple.

L'esprit naturel et le simple peuvent en mille manières se confondre , et ne sont pas néanmoins toujours semblables. On appelle

SUR DIVERS SUJETS. 235

esprit naturel , un instinct qui prévient la ré- flexion , et se caractérise par la promptitude et par la vérité du sentiment. Cette aimable disposition prouve moins ordinairement une grande sagacité qu'une ame naturellement vive et sincère , qui ne peut retenir ni farder sa pensée , et la produit toujours avec la grâce d'un secret échappé à la franchise. La simplicité est aussi un don de l'ame , qu'on reçoit immédiatement de la nature et qui en porte le caractère : elle ne suppose pas né- cessairement l'esprit supérieur , mais il est ordinaire qu'elle l'accompagne ; elle exclut toute sorte de vanités et d'affectations , té- moigne un esprit juste , un cœur noble , un sens droit , vm naturel riche et modeste , qui peut tout puiser dans son fonds et ne veut se parer de rien. Ces deux caractères com- parés ensemble , je crois sentir que la sim- plicité est la perfection de l'esprit naturel ; et je ne suis plus étonné de la rencontrer si souvent dans les grands hommes : les autres ont trop peu de fonds et trop de vanité pour s'arrêter dans leur propre sphère , qu'ils sen- ieiit si petite et si bornée.

236 RÉFLEXIONS

XXII.

Du Bonheur.

Quand on pense que le bonheur dépend ]jcaucoup du caractère , on a raison : si on ajoute que la fortune y est Indifférente, cest aller trop loin : il est faux encore que la raison n'y puisse rien , ou qu'elle y puisse tout.

On sait que le bonheur dépend aussi des rapports de notre condition avec nos pas- sions : on n'est pas nécessaiiement heureux par l'accord de ces deux parties ; mais on est toujours malheureux par leur opposition et par leur contraste : de même la prospérité ne nous satisfait pas infailliblement ; mais l'adversité nous apporte un mécontenlemenl inévitable.

Parce que notre condition naturelle est misérable , il ne s'ensuit pas quelle le soif également pour tous ; qu'il n'y ait pas dans la même vie des temps plus ou moins agréa- bles , des degrés de bonheur et d'affliction : donc les circonstances différentes décident

bÛR DIVERS SUJETS. 20"]

beaucoup ; et on a tort de coudaniner les malheureux , comme incapables , par leur caractère, de bonheur.

?,38 CONSEILS

CONSEILS

A UN JEUNE HOMME.

I.

Sur les conséquences de la conduite.

Que je serai fâché , mon cher ami , si vous adoptez des maximes qui puissent vous uuire ! Je vois avec regret que vous aban- donnez par complaisance tout ce que la na- ture a mis en vous. Vous avez honte de votre raison , qui devrait faire honte à ceux qui en manquent. Vous vous défiez de la force et de la hauteur de votre ame , et vous ne vous défiez pas des niauvais exemples. Vous êtes- vous donc persuadé qu'avec un esprit très- ardent et un caractère élevé , vous puissiez vivre honteusement dans la mollesse comme un homme fou et frivole? Et qui vous assure que vous ne serez pas même méprisé dans cette carrière , étant pour une autre ?

A VS JEUNE HOMME. 289

Vous VOUS inquiétez trop des injustices que l'on peut vous faire , et de ce qu'on pense de vous. Qui aurait cultivé la vertu, qui aurait tenté ou sa réputation ' , ou sa fortune par des voies hardies , s'il avait attendu que les louanges l'y encourageassent ? Les hommes ne se rendent d'ordinaire sur le mérite d'au- trui qu'à la dernière extrémité. Ceux que nous croyons nos amis sont assez souvent les derniers à nous accorder leur aveu. On a toujours dit que personne n'a créance parmi les siens ; pourquoi ? parce que les plus grands hommes ont eu leurs progrès comme nous. Ceux qui les ont connus dans les imperfec- tions de leurs commencements , se les repré- sententtoujoursdans cettepremière faiblesse, et ne peuvent souffrir qu'ils sortent de l'é- galité imaginaire ils se croyaient avec eux : mais les étrangers sont plus justes , et enfin le mérite et le courage triomphent de tout.

' On ne dirait pas tenter sa réputation, poin tenter de se faire une réputation ; mais raccoii- plement de deux choses excuse cette tournure. Sa n'est pas bon; il faut la. M.

24o CONSF.ILS

II.

Sur ce que les femmes appellent un homme aimable.

Ltes-vous bien aise de savoir , mon cher ami , ce que bien des femmes appellent quel- quefois un homme aimable? C'est un homme que personne n'aime , qui lui-même n'aime que soi et son plaisir , et en fait profession avec impudence ; un homme par conséquent inutile aux autres hommes , qui pèse à la pe- tite société qu'il tyrannise , qui est vain , avantageux , méchant même par principe ; un esprit léger et frivole, qui n'a point de goût décidé ; qui n'estime les choses et ne les recherche jamais pour elles-mêmes , mais uniquement selon la considération qu'il y croit attachée, et fait tout par ostentation ; un homme souverainement confiant et dé- daigneux , qui méprise les affaires et ceux qui les traitent, le gouvernement et les mi- nistres , les ouvrages et les auteurs ; qui so persuade que toutes ces choses ne méritent pas qu'il s'y applique , et n'estime rieu de

A UN JEUNE POMME. 24 1

solide que d'avoii- des bonnes fortunes, ou le don de dire des riens ; qui prétend néanmoins à tout , et parle de tout sans pudeur ; en un mot un fat sans vertus , sans talents , sans goût de la gloire , qui ne prend jamais dans les choses que ce qu'elles ont de plaisant, et met son principal mérite à tourner conti- nuellement en ridicule tout ce qu'il connaît sur la terre de sérieux et de respectable.

Gardez - vous donc bien de prendre pour le monde ce petit cercle de gens insolents , qui ne comptent eux-mêmes pour rien le reste des hommes , et n'en sont pas moins méprisés. Des hommes si présomptueux pas- seront aussi vite que leurs modes , et n'ont pas plus de pari au gouvernement du monde que les comédiens et les danseurs de corde : si le hasard leur donne sur quelque théâtre du crédit , c'est la honte de cette nation et la marque de la décadence des esprits. Il faut renoncer à la faveur lorsqu'elle sera leur par- tage : vous y perdrez moins qu'on ne pense ; ils auront les emplois , vous aurez les ta- lents ; ils auront les honneurs, vous la vertu. Voudriez-vous obtenir leurs places au prix

I. 21

2:j?, CONSEILS

de leurs dérèglements , et par leurs frivoles intrigues ? Vous le tenteriez en vain : il est aussi difficile de contrefaire la fatuité que la véritable vertu.

III.

Ne pas se laisser décourager par le sentt- ment de ses Jaiblesses.

Que le sentiment de vos faiblesses , mon aimable ami, ne vous tienne pas abattu. Lisez ce qui nous reste des plus grands hommes : les erreurs de leur premier âge , effacées par la gloire de leur nom , n'ont pas toujours été jusqu'à leurs historiens ; mais eux-mêmes les ont avouées en quelque sorte. Ce sont eux qui nous ont appris que tout est vanité sous le soleil ; ils avaient donc éprouvé , comme tous Içs autres , de s'enorgueillir, de s'abattre, de se préoccuper de petites choses. Ils s'étaient trompés mille fois dans leurs rai- sonnements et leurs conjectures ; ils avaient eu la profonde humiliation d'avoir tort avec leurs inférieurs. Les défauts qu'ils cachaient avec le plus de soin, leur étaient souvent échappés ; ainsi ils avaient été accablés eu

A UN JEUNE HOMME. 243

même temps par leur conscience et par la conviction publique ; en un mot , c'étaient (\c grands hommes , mais c'étaient des hom- mes , et ils supportaient leurs défauts. On peut se consoler d'éprouver leurs faiblesses , lorsque l'on se sent le courage de cultiver leurs vertus.

IV.

Sur la bien de la familiarité.

Aimez la familiarité , mon cher ami ; elle rend l'esprit souple , délié , modeste , ma- niable , déconcerte la vanité , et donne , sous un air de liberté et de franchise , une pru- dence qui n'est pas fondée sur les illusions de l'esprit , mais sur les principes indubi- tables de l'expérience. Ceux qui ne sortent pas d'eux-mêmes sont tout d'une pièce ; ils craignent les hommes qu'ils ne connaissent pas , ils les évitent , ils se cachent au monde et à eux-mêmes , et leur cœur est toujours serré. Donnez plus d'essor à votre arae , et n'appréhendez rien des suites ; les hommes sont faits de manière qu'ils n'aperçoivent pas une partie des choses qu'on leur dé-

244 CONSEILS

couvre ', et qu'ils oublient aisément l'autre. Vous verrez d'ailleuis que le cercle l'on a passé sa jeunesse se dissipe insensiblement -. ceux qui le composaient s'éloignent , et la société se renouvelle. Ainsi lou entre dans un autre cercle tout instruit : alors si la fortune vous met dans des places il soii dangereux de vous communiquer, vous au- rez assez d'ex^jérience pour agir par vous- même et vous passeï" d'appui. Vous saurez vous servir des hommes et vous en défendre ; vous les connaîtrez ; enfin vous aurez la sa- gesse dont les gens timides ont voulu se re- vêtir avant le temps , et qui est avortée dans leur sein.

Sur les moyens de vivre en paix avec les hommes.

Voulez- vous avoir la paix avec les hom-

Cette tournure paraît amphibologique et pourrait signifier ([u'ils n'apercoii'enl pas même une particdes choses; aiilieu qu'elle signifie sim- plement <\y\Uj a une partie des choses qu ils II' aperçoivent pas , etc. S.

A UN JEUNE HOMME. aqS

mes , ne leur contestez pas les qualités dont ils se piquent ; ce sont celles qu'ils mettent ordinairement à plus haut prix ; c'est un point capital pour eux. SouflFrez donc qu'ils se lassent un mérite d'être plus délicats que vous , de se connaître en bonne chère , d'a- voir des insomnies ou des vapeurs : laissez- leur croire aussi qu'ils sont aimables , amu- sants , plaisants , singuliers ; et s'ils avaient des pxétentions plus hautes , passez-leur encore ' . La plus grande de toutes les impru- dences est de se piquer de quelque chose : le malheur de la plupart des hommes ne vient que de : je veux dire de s'être en- gagés publiquement à soutenir un certain caractère , ou à faire fortune , ou à paraître riches , ou à faire métier d'esprit. Voyez ceux qui se piquent d'être riches : le déran- gement de leurs affaires les fait croire sou- vent plus pauvres qu'ils ne sont ; et enfin ils le deviennent effectivement , et passent leur vie dans une tension d'esprit continuelle , qui découvre la médiocrité de leur fortune

' 11 fai^t passez-les leur encore , ou au moins passez- le leur encore. M.

21.

:>.:{(') CONSEILS

et l'excès de leur vanité. Cet exemple se peut appliquer à tous ceux qui ont des préten- tions. S'ils dérogent , s'ils se démentent , le monde jouit avec ironie de leur chagrin ; et confondus dans les choses auxquelles ils se sont attachés , ils demeurent sans ressource en proie à la raillerie la plus amère. Qu'un autre homme échoue dans les mêmes choses; on peut croù'e que c'est par paresse , ou pour les avoir négligées. Enfin , on n'a pas son aveu sur le mérite des avantages qui lui manquent; mais s'il réussit, quels éloges ! Comme il n'a pas mis ce succès au prix de ce- lui qui s'en pique, on croit lui accorder moins et l'obliger cependant davantage ; car ne paraissant pas prétendre à la gloire qui vient à lui , on espère qu'il la recevra en pur don . et l'autre nous la demandait comme une dette.

VI.

Sur une maxime du cardinal de Relz .

C'est une maxime du cardinal de Retz , qu'il faut tâcher de former ses projets de iacon que leur iriéussitc mcnie soit suivie

A UN JEUNE HOMME. 24?

do quelque avantage : et cette maxime est très-bonne.

Dans les situations désespérées , on peut j)rcndre des partis violents ; mais il faut quelles soient désespérées. Les grands hom- mes s'y abandonnent quelquefois par une secrète confiance des ressources ' qu'ils ont pour subsister dans les extrémités , ou pour en sortir à leur gloire. Ces exemples sont sans conséquence pour les autres hommes. C'est une faute commune , lorsqu'on fait un plan , de songer aux choses sans songer à soi. On prévoit les difficultés attachées aux affaires ; celles qui naîtront de notre fonds , rarement.

Si pourtant on est obligé à prendre des résolutions extrêmes , il faut les embrasser avec courage , et sans prendre conseil des gens médiocres ; cai' ceux-ci ne comprennent pas qu'on puisse assez souffrir dans la médio- crité qui est leur état naturel . pour vouloir en sortir par de si grands hasards . ni qu'on puisse durer dans ces extrémités qui sont hors de la sphère de leurs sentiments. Ca-

' Il faut confiance aux ressources.

chez-vous (les esprits timides. Quand vous leur auriez arraché leur approbation par surprime , ou par la force de vos raisons , rendus à eux-mêmes , le tempérament les ramènerait bientôt à leurs principes , et vous les rendiait plus contraires.

Croyez qu'il y a toujours , dans le cours de la vie , beaucoup de choses qu'il faut ha- sarder, et beaucoup d'autres qu'il faut mé- priser : et consultez en cela votre raison et vos forces.

Ne comptez sur aucun ami dans le mal- heur'. Mettez toute votre confiance dans votre courage et dans les ressouices de votre esprit. Faites-vous , s'il se peut , une des- tinée qui ne dépende pas de la bonté trop inconstante et trop peu commune des hom- mes . Si vous méritez des honnem's , si vous forcez le monde à vous estimer, si la gloire

' Vauvenargiics ne veut point dire ici i/uLl n est point d'ami c/d'on jniisse espérer de con- server dans le malheur , mais simplciuent que ce n'est point sur ses amis qu'il faut se reposer dans le malheur , et qu'o/i doit tirer ses res- sources de soi-même. S.

A U^ JEUNE HOMME. 249

suit voire vie , vous ne manquerez ni d'amis fidèles , ni de protecteurs , ni d'admirateurs. Soyez donc d'abord par vous-même , si vous voulez vous acquérir les étrangers. Ce n'est point à une ame courageuse à attendre son sort de la seule faveur el du seul caprice d'aulrui. C'est à son travail à lui faire une destinée digne d'elle.

VII.

Sur V empressement des hommes à se re- chercher et leur facilité à se dégoûter.

Il faut que je vous avertisse d'une chose , mon très-cher ami ; les hommes se recher- client quelquefois avec empressement , mais ils se dégoûtent aisément les uns des autres : cependant la paresse les retient long-temps ensemble après que leur goût est usé. Le plaisir , l'amitié . l'estime ( liens fragiles ) ne les attachent plus ; l'habitude les asservit. Fuyez ces commerces stériles , d'où l'instruc- tion et la confiance sont bannies : le cœur s'y dessèche el s'y gâte ; limagination y pé- rit , etc.

Conservez toujours néanmoins avec tout

25o CONSEILS

le moude la douceur de vos sentiments. Fai tes-vous une étude de la patience, et sachez céder par raison , comme on cède aux en- fants qui n'en sont pas capables ' , et ne peu- vent vous offenser. Abandonnez surtout aux hommes vains cet empire extérieur et ridi- cule qu'ils affectent : il n'y a de supériorité réelle que celle de la vertu et du génie.

Voyez des mêmes yeux , s'il est possible , 1 injustice de vos amis : soit qu'ils se familia- risent par une longue habitude avec vos avan- tages , soit que par une secrète jalousie ils cessent de les reconnaître , ils ne peuvent \ous les faire perdre. Soyez donc froid là- dessus : un favori admis à la familiarité de son maître , un domestique , aiment mieux dans la suite se faire chasser que de vivre dans la modestie de leur condition. C'est ainsi que sont faits les hommes ; vos amis croiront s'être acquis par la connaissance de vos dé- fauts une sorte de supériorité sur vous : les hommes se croient supérieurs aux défiiuls qu'ils peuvent sentir ; c'est ce qui fait qu'on juge dans le monde si sévèrement des ac-

' Ccitu toiirnuic csl aca;lic;ee. S.

A \jy JEUNE HOMME. 9.5 1

lions , des discours, et des écrits d'autnii. Mais pardonnez-leur jusqu'à celte connais- sance de vos défauts, et les avantages frivoles qu'ils essaieront d'en tirer : ne leur demandez pas la même perfection qu'ils semblent exiger de vous. Il y a des hommes qui ont de l'es- prit et un bon cœur , mais remplis de déli- catesses fatigantes ; ils sont pointilleux , dif- ficiles , attentifs , défiants , jaloux ; ils .se fâchent de peu de chose , et auraient honte de l'evenir les premiers : tout ce qu'ils met- tent dans la société , ils craignent qu'on ne pense qu'ils le doivent. N'ayez pas la fai- blesse de renoncer à leur amitié par vanité ou par impatience , lorsqu'elle peut encore vous être utile ou agréable ; et enfin , quand vous voudrez rompre , faites qu'ils croient eux-mêmes vous avoir quitté.

Au reste, s'ils sont dans le secret de vos affaùes ou de vos faiblesses , n'en ayez ja- mais de regi'et. Ce que l'on ne confie que par vanité et sans dessein , donne un cruel repentir ; mais lorsqu'on ne s'est mis entre les mains de son ami que pour s'enhardir dans ses idées , pour les corriger , pour tirer du

?.52 CONSEILS

fond (le son cœur la vérité , el pour épuiseï par la confiance les ressources de son esprit, alors on est payé d'avance de tout ce qu'on peut en souffrir.

Vllf.

Siif le mépris des petites /inesses.

Que je vous estime , mon très-cher ami . de mépriser les petites (inesses dont on s'aide pour en imposer ! Laissez-les constamment à ceux qui craignent d'être approfondis, qui cherchent à se maintenir par des amitiés ménagées , ou par des froideurs concertées , et attendent toujours qu'on les prévienne. Il est bon de vous faire une nécessité de plaire par un vrai mérite , au hasard même de déplaire à bien des hommes ; ce n'est pas un grand mal de ne pas réussir avec toute sorte de gens, ou de les perdre après les avoir attachés. Il faut supporter, mon ami, que l'on se dégoûte de vous , comme on se dé- goûte des autres biens. Les hommes ne sont pas touchés long-temps des mêmes choses : mais les choses dont ils se lassent n'en sont

A UN" JEUNE HOMME. ?.53

pas , de leur aveu, pires. Que cela vous em- pêche seulement de vous reposer sur vous- même ; on ne peut conserver aucun avan~ tage que par les efforts qui l'acquièrent.

IX.

Aimer les passions nobles.

Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments , qui vous rende plus généreux, plus compatissant , plus humain , qu'elle vous soit chère.

Par une raison fort semblable , lorsque vous aurez attaché à votre service des hom- mes qui sauront vous plaire , passez-leur beaucoup de défauts. Vous serez peut- être plus mal servi , mais vous serez meil- leur maître : il faut laisser aux hommes de basse extraction la crainte de faire vivre d'autres hommes qui ne gagnent pas assez laborieusement leur salaire. Heureux qui leur peut adoucir les peines de leur con- dition !

En toute occasion , quand vous vous sen- tirez porté vers quelque bien , lorsque votre

I. 22

?,54 CONSEILS

beau ïialurel aous sollicitera pour les misé- 1 ables , hâtez-vous de vous satisfaire. Crai- gnez que le temps , le conseil , n'emportent ces bons sentiments , et n'exposez pas votre cœur à perdre un si cher avantage. Mon bon ami , il ne tient pas à vous de devenir riche, d'obtenir des emplois ou des honneurs ; mais rien ne vous peut empêcher d'être bon, généreux et sage. Préférez la vertu à tout : vous n'y aurez jamais de regret. Il peut arriver que les hommes qui sont en- vieux et légers vous fassent éprouver un jour leur injustice. Des gens méprisables usurpent la réputation due au mérite, et jouissent insolemment de son partage : c'est un mal ; mais il n'est pas tel que le monde se le figure ; la vertu vaut mieux que la "loire.

Quand iljlmt sortir de sa sphère.

Mon très-cher ami , sentez-vous ^otre es- prit pressé et à l'étroit dans votre état? c'est une preuve que vous êtes poiu' uue meil-

A UN JKUNE HOMME. a55

Iciire forlune ; il faut donc sortir de vos voies, cl marcher dans un champ moins H- inilé.

Ne vous amusez pas à vous plaindre, rien n'est moins utile ; mais fixez d'abord vos re- gards autour de vous : on a quelquefois dans sa main des ressources que l'on ignore. Si vous n'en découvrez aucune , au lieu de vous iiiorfoudre tristement dans celte vue , osez prendre un plus grand essor : un tour d'ima- gination un peu hardi nous ouvre souvent lies chemins pleins de lumière. Quiconque connaît la portée de l'esprit humain tente <[uclquefois des moyens qui paraissent im- praticables aux autres hommes. C'est avoir l'esprit chimérique que de négliger les faci- lilés ordinaires pour suivre des hasards et des apparences ; mais lorsqu'on sait bien al- lier les grands et les petits moyens et les employer de concert , je crois qu'on aurait tort de craindre non-seulement l'opinion du monde , qui rejette toute sorte de hardiesse dans les malheureux , mais même les contra- dictions de la fortune.

Laissez croire à ceux qui le veulent croire,

256 CONSEILS

que l'on est misérable dans les embarras des grands desseins. C'est dans l'oisiveté et la petitesse que la vertu souffre , lorsqu'une prudence timide l'empêche de prendre l'es- sor , et la fait ramper dans ses liens : mais le malheur même a ses charmes dans les gran- des extrémités ; car cette opposition de la fortune élève un esprit courageux , et lui fait ramasser toutes ses forces , qu'il n'employait pas.

XI.

Du faux Jugement que l'on porte des choses.

iNous jugeons rarement des choses , mon aimable ami , par ce qu'elles sont en elles- mêmes ; nous ne rougissons pas du vice, mais du déshonneur. Tel ne se ferait pas scrupule d'être fourbe, qui est honteux de passer pour tel , même injustement.

ISous demeurons Jlétvis et mnlis à nos propres yeux , tant que nous croyons l'être à ceux du monde ; nous ne mesurons pas nos fautes par la vérité , mais par l'opinion.

A Vy JEUNE HOMBIE. 2i>7

Qu'un homme séduise une femme sans l'ai- mer , et l'abandonne après l'avoir séduite , peut-être qu'il en fera gloire ; mais si cette femme le trompe lui-même , qu'il n'en soit pas aimé quoiqu'anioureux, et que cependant il croie l'être ; s'il découvre la vérité , et que cette femme infidèle se donnait par goût à un autre lorsqu'elle se faisait payer à lui de ses rigueurs , sa défaite et sa confusion ne se pourront pas exprimer , et on le verra pâlir à table sans cause apparente , dès qu'un mot jeté au hasard lui rapprochera cette idée ' .

Un autre rougit d'aimer son esclave qui a des vertus , et se donne publiquement pour le possesseur d'une femme sans mérite , que même il n'a pas. Ainsi on affiche des vices effectifs ; et si de certaines faiblesses pardon- nables venaient à paraître , on s'en trouve- lait accablé.

Je ne fais pas ces léflexions pour encou- rager les gens bas , car ils n'ont que trop d'impudence. Je parle pour ces âmes fières

' Je ne sais si cette tournme peut être em- ^iloyec poui ZM^ rappellera cette idée. S.

22.

258 CONSEILS

et délicates qui s'exagèrent leurs propres fai- blesses , et ne peuvent souffrir la conviction publique de leurs fautes.

Alexandre ne voulait plus vivre après avoir lue Clitus ; sa grande anie était consternée d'un cmporlcnrent si funeste. Je le loue d'ê- tre devenu par plus tempérant ; mais s'il eut perdu le courage d'achever ses vastes (.lesseins , et qu'il n'eût pu sortir de cet hor- rible abattement d'abord il était j)longé, le ressentiment de sa laute 1 eut poussé trop loin.

Mon ami , n'oubliez jamais que rien ne nous peut garantir de commettre beaucoup de fautes. Sachez que le même génie qui fait la vertu , produit quelquefois de grands vi- ces. La valeur et la présomption, la justice et la dureté , la sagesse et la volupté, se sont mille fois confondues , succédées ou alliées. Les extrémités se rencontrent et se réu- nissent en nous. Ne nous laissons donc pas abattre. Consolons -nous de nos défauts, puisqu'ils nous laissent toutes nos vertus ; que le sentiment de nos faiblesses ne nous fasse pas perdre celui de nos forces : il est

A U\ JKUNF. IIOMMt:. aSf)

«le lessencc de l'espril de se tromper; le rœiir a aussi ses erreurs. Avant de rougir d ("tre laiblc . mon très-cher ami , nous se- ! ions moins déraisonnables de rougir d'être hommes.

REFLEXIONS

CKITIQUES

SUR QUELQUES POÈTES.

I.

LA FONTAINE.

Lorsqu'on a entendu parler de La Fon- taine , et qu'on vient à lire ses ouvrages , on est étonné d'y trouver, je ne dis pas plus de génie , mais plus même de ce qu'on appelle de l'esprit , qu'on n'en trouve dans le monde le plus cultivé. Ou remarque avec la même surprise la profonde intelligence qu'il fait paraître de son art ; et on admii^e qu'un esprit si fin ait été en même temps si na- turel.

Userait superflu de s'arrêter à louer l'hai- monie variée et légère de ses vers ; la grâce, le tour, l'élégance , les charmes naïfs de sou

2G2 RÉFLEXIONS CRITIQUES

style et de son badinage. Je lemarqucrai seulement que le bon sens et la simplicité sont les caractères dominants de ses écrits. Il est bon d'opposer un tel exemple à ceux qui cherchent la grâce et le brillant hors de la raison et de la nature. La simplicité de La Fontaine donne de la grâce à son bon sens, et son bon sens rend sa simplicité piquante : de sorte que le brillant de ses ouvrages naît peut-être essentiellement de ces deux sources réunies. Rien n'empêche au moins de le croire : car pourquoi le bon sens , qui est un don de la nature , n'en au- rait-il pas l'agrément? La raison ne déplaît, dans la plupart des honnncs , que parce ([u'elle leur est étrangère. Un bon sens na- turel est presque inséparable d'une grande simplicité ; et une simplicité éclairée est un charme que rien n'égale.

Je ne donne pas ces louanges aux grâces d'un homme si sage , pour dissimuler ses <lélauts. Je crois qu'on peut trouver dans ses ("crits plus de style que d'invention , et plus de négligence que d'exactitude. Le nœud cl le fond de ses contes ont peu d'intérêt , et

SUR QUELQUES POÈTES. 263

les sujets en sont bas. On y remarque quel- quefois bien des longueurs , et un air de crapule qui ne saurait plaire. Ni cet au- teur n'est parfait en ce genre , ni ce genre n'est assez noble.

II.

BOILEAU.

Boileau prouve , autant par son exemple que par ses préceptes , que toutes les beautés des bons ouvrages naissent de la vive expres- sion et de la peinture du vrai ; mais cette expression si touchante appartient moins à la rcdexion , sujette à l'erreur , qu'à un sen- timent très-intime et très-fidèle de la na- ture. La raison n'était pas distincte , dans Boileau , du sentiment : c'était son instinct. Aussi a-t-elle animé ses écrits de cet intérêt qu'il est si rare de rencontrer dans les ou- vrages didactiques.

Cela met , je crois , dans son jour, ce que je viens de toucher en parlant de La Fon- taine. S'il n'est pas ordinaire de trouver de l'agrément parmi ceux qui se piquent d'être

204 RÉFLEXIONS CRITIQUES

raisonnables, c'est peut-être parce que Ja raison est entrée dans leur esprit , elle n'a qu'une vie artificielle et empruntée, c'est parce qu'on honore trop souvent du nom de raison une certaine médiocrité de senti- ment et de génie , qui assujétit les hommes aux lois de l'usage , et les détourne des grandes hardiesses , sources ordinaires des grandes fautes.

Boileau ne s'est pas contenté de mettre de la vérité et de la poésie dans ses ouvrages , il a enseigné son art aux autres. Il a éclairé tout son siècle ; il en a banni le faux goût , autant qu'il est permis de le bannir chez les hommes. Il fallait qu'il fût avec un génie bien singulier, pour échapper , comme il a fait , aux mauvais exemples de ses contem- porains , et pour leur imposer ses propres lois. Ceux qui bornent le jnérite de sa poé- sie à l'art et à l'exactitude de sa versification, ne font pas peut-être attention que ses vers sont pleins de pensées , de vivacité , de sail- lies , et même d'invention de style. Admi- rable dans la justesse , dans la solidité et la netteté de ses idées . il a su conserver ces

.

SUR QUELQUES POÈTES. 265

caractères dans ses expressions , sans perdre de son feu et de sa force ; ce qui témoigne incontestablement un grand talent.

Je sais bien que quelques personnes, dont l'autorité est respectable, ne nomment gé- nie dans les poètes que l'invention dans le dessein de leurs ouvrages. Ce n'est , disent- ils , ni l'harmonie , ni l'élégance des vers , ni l'imagination dans l'expression , ni même l'expression du sentiment , qui caractérisent le poète : ce sont , à leur avis , les pensées mâles et hardies , jointes à l'esprit créateur. Par on prouverait que Bossuet et Newton ont été les plus grands poètes de la terre ; car certainement l'invention , la hardiesse et les pensées mâles ne leur manquaient pas. J'ose l^ur répondre que c'est confondre les limites des arts , que d'en parler de la sorte. J'ajoute que les plus grands poètes de l'an- tiquité , tels qu'Homère , Sophocle , Virgile, se trouveraient confondus avec une foule d'écrivains médiocres , si on ne jugeait d'eux que par le plan de leurs poèmes et par l'in- vention du dessein ; et non par l'invention du style, par leur harmonie , par la chaleur

I. 23

l66 R INFLEXIONS CKITIQUES

de leur versification , et enfin par la vérit»; de leurs images.

Si l'on est donc fondé à reprocher quelque défaut à Boileau , ce n'est pas , à ce qri'il me semble ; le défaut de génie. C est au contraire d'avoii' eu plus de génie que d'étendue ou de profondeur d'esprit , plus de feu et de vérité que d'élévation et de délicatesse , plus de solidité et de sel dans la critique que de finesse ou de gaîté , et plus d'agrément que de grâce : on l'attaque encore sur quelques uns de ses jugements qui semblent injustes ; et je ne prétends pas qu'il fût infaillible.

III.

CHAULIEU.

Chaulieu a su mêler avec une simplicité noble et touchante, l'esprit et le .sentiment. Ses vers négligés , mais faciles , et remplis d'imagination , de vivacité et de grâce, mont toujours paru supérieurs à sa prose, qui n'est le plus souvent qu'ingénieuse. On ne peut s'empêcher de regretter qu'un auteur si ai- mable n'ait pas plus écrit , et n'ait pas tra-

SUR QUELQUES POETES. 267

\ aillé avec le même soin tous ses ouvrages. (Quelque différence que l'on ait mise , avec beaucoup de raison, entre lesprit et le génie, il semble que le génie de Tabbéde Chaulieu ne soit essentiellement que beaucoup despril naturel. Cependant il est remarquable que tout cet esprit n'a pu i'aiie d un poète , d'ailleurs si aimable , un grand homme ni un grand génie.

lY.

MOLIERE.

Molière me paraît un peu répréheusible d avoir pris des sujets tiop bas ' . La Bruyère,

' li semble que les Femmes savantes , le Tar- tufe , le jMisanthrope ne sont pas assurément des sujets bas 5 la comédie n'en peut guère traiter de plus relevés. Pourquoi V^i'are encore serait- il un sujet trop bas pour la comédie ? Passe pour les Fourberies de Scapin , le 3Iédecin malgré fui , Sganarelle , et si l'on veut même Georges Dandin. Mais c'est d''après les chefs-d''œuvTe d'un grand bommc qu'on doit juger de son génie et en déterminer le caractère. On sait d'ailleurs que ^lolière , forcé d'abord de se conformer au

268 RÉFLEXIONS CRITIQUES

animé à peu près du même génie , a peint avec la même vérité et la même véhémence que Molière , les travers des hommes ' ; mais je crois que Ton peut trouver plus d'é- loquence et plus d'élévation dans ses pein- tures.

On peut mettre encore ce poète en paral- lèle avec Racine. L'un et l'autre ont parfai- tement connu le cœur de l'homme ; l'un et l'autre se sont attachés à peindre la nature. Racine la saisit dans les passions des grandes

goût de son siècle pour en obtenir le droit de le ramener au sien , force souvent de faire servir son travail au soutien de la troupe dont il était le directeur, ne fut pas toujours le maître de choisir les sujets de ses comédies , ni d'en soi- gner l'exécution. S.

' On ne peut pas dire que La Bruyère fut ani- me' du même génie que Molière. Vauvenargues disait autrement dans la première édition, tou- jours en donnant à La Bruyère une sorte de su- périorité 5 aussi est-il plus facile de caractériser les hommes que de faire ^u^ ils se caractérisent eux-mêmes. On ne voit pas trop pourquoi il a retranché cette jihrase , qui était du moins une espèce de correctif. S.

SUR QUELQUES POÈTES. 269

ames ; Molière dans riuuneur et les bizarre- ries des gens du commun ' . L'un a joué avec un agrément inexplicable les petits sujets ; l'autre a traité les grands avec une sagesse et une majesté touchantes. Molière a ce bel avantage que ses dialogues jamais ne lan- guissent : une forte et continuelle imitation des mœurs passionne ses moindres discours. Cependant, à considérer simplement ces deux auteurs comme poètes , je crois qu'il ne serait pas juste d'en faire comparaison. Sans parler de la supériorité du genre su- blime " donné à Racine , on trouve dans Mo- lière tant de négligences et d'expressions bizarres et impropres, qu'il y a peu de poètes, si j'ose le dire, moins corrects et moins purs que lui.

' Alceste n'est cerlainement pas un homme du commun ; il y a peu de caractères plus nobles. S.

^ Cette préférence presque exclusive c£ue donne Vauvcnargues au genre sublime, et qui tenait à son caractère , explique son injustice envers Mo- lière 5 injustice qui , sans cela, serait difficile à concevoir dans un homme d'un esprit aussi juste, et d'un goût généralement aussi sûr <pie le sien. S.

23.

270 1\ I;FJ. F. XIONS CRITIQUES

On peut se convaincre de ce que je dis en lisant le poème du Val-de-Grdce , Mo- lière n'est que poète : on n'est pas toujours satisfait. En pensant bien , // parle souvent mal , dit Tillustre aichevèque de Cambrai ; // se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots , avec la plus élégante simplicité , ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de métaphores qui approchent du galima- tias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers', etc.

r ' Le jugement de Fene'lon sur Molière nous .semble trop intéressant pour que nous puission.s nous dispenser de le citer en entier :

« Il faut avouer que Molière est un grand poète eomif|ue. Je ne crains pas de dire qu'il a enfonce' plus avant que l'erencc dans certains caractères ; il a embrassé une plus grande varie'tc de sujets ; il a peint par des traits forts tout ce que nous voyons de déréglé et de ridicule. Térence se borne à représenter des vieillards avares et om- brageux , des jeunes hommes prodigues et étour- dis , des courtisanes avides et imptidentes , des parasites bas et flatteurs, des esclaves impos- teurs et scélérats. Ces caractères méritaient sans

sur. QUELQUES POÈTES. 2^1

Cependant Topinion commune est qu'au- n des auteurs de notre théâtre n'a porté

CUIl

(loiUi- dY'tie traites suh'autlcs mœurs dos Grecs Cl des Romains. Do plus , nous n'avons que six pièces de ce grand auteur. Mais enfin Molière a niivcri un chemin tout nouveau. Encore une fois je le trouve grand : mais ne puis-jc pas parler ou toute liberté sur ses défauts ?

« En pensant bien , il parle souvent mal ; il se sert des plirases les plus forcées et les moins naturelles. Térencc dit en (fuatrc mots, avec la plus élégante simplicité, ce (jue celui-ci ne dit c^u'avec une multitude de métaphores qui appro- <-hent du galimatias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers , etc. Par exemple, Vyli^are est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers. 11 est vrai que la versification française l'a gène ^ il est vrai même qu'il a mieux réussi j^our les vers dans V amphitryon, il a pris la liberté de lairc des A'ers irrégidiors. Mais , en général , il me paraît, jusque dans la prose , ne parler point assez simplcmenl pour exprimer toutes les passions.

c< D'ailleurs il a outré souvent les caractères : il a voulu , par celte liberté, plaire au parterre , frapper les spectateurs les moins délicats , et rendre le ridicule plus sensible. Mais quoiqu'on doive marquer chaque passion dans son plus

•2,'JI RÉFLEXIONS CRITIQUES

aussi loin son genre que Molière a poussé le sien ; et la raison en est . je crois ,

fort degré et par les traits les plus vifs pour en mieux montrer l'excès et la difibnnitc', on n'a pas besoin de forcer la nature et d'abandonner le vraisemblable. Ainsi , malgré l'exemple de Plaute, nous lisons cedo tertiam, je soutiens, contre Molière, qu'un avare qui n'est point fou ne va jamais jusqu'à vouloir regarder dans la troisième main de Tliomme qu'il soupçonne de l'avoir volé.

« Un autre défaut de Molière , que beaucoup de gens d'esprit lui pardonnent, et que je n'ai garde de lui pardonner , est qu'il a donné un tour gracieux au vice , avec une austérité ridi- cule et odieuse à la vertu. Je comprends que ses défenseurs ne manqueront pas de dire qu'il a traité avec honneur la vraie probité, qu'il n'a attaqué qu'une vertu chagrine et qu'une hypo- crisie détestable : mais , sans entrer dans cette longue discussion, je soutiens que Platon et les autres législateurs de l'antiquité païenne n'au- raient jamais admis dans leurs ri'publiques un tel jeu sur les mœurs.

a Enfin , je ne puis m'empècher de croire, avec ÛI. Despréaux, ({ue Molière , qui jieint avec tant de force et »le beauté les mœurs de son pays ,

SUR QUELQUES POETES. 2;o

qu'il est plus naturel que tous les auties ' . C'est une leçon importante pour tous ceux qui veulent écrire.

tombe trop bas quand il imite le badinagc de la comédie italienne ''' : »

Dans ce sac ridicule Scapin s'enveloppe , Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.

BoicEAU , Art poétique , Chant III.

' Si Molière n'e'taitque le plus naturel des au- teurs dramatiques, il ne serait pas assurément un des premiers, car le naturel n'est un mérite que oii la nature est bonne à imiter. Mais Mo- lière est celui qui a le mieux choisi , le plus ap- profondi j comme il est celui qui a le luieux peint, c'est-à-dire qvii a le mieux su donner à ses personnages non pas seulement les actions , les discours appartenant à tel caractère , mais pour ainsi dire le maintien , la physionomie , 1"S traits :

Ce n'est pas un portrait, une image semblable, C'est un amant, un fils, un père véritable.

Est-ce ce que Vauvenargues a entendu par le plus natiu-cl? En ce cas, l'expression serait loin de rendre toute la pensée. B.

' OEuvres choisies de Fe'ne'lon, t. 2, p. 2^4 1 Lettre sur l'éloquence, § VII, in-8°. Paris , 1821. B,

?.74 KKFLEXIONS CUITIQLF.S

V. VI.

CORNEILLE et RACINE.

Je dois à la lecture des ouvrages de M. de Voltaire le peu de connaissance que je puis avoir de la poésie. Je lui proposai mes idées, lorsque j'eus envie de parler de Corneille et de Racine; et il eut la bonté de nie mar- quer les endroits de Corneille qui méritent le plus d admiration', pour répondre à une

' C'est une chose digne d'être remarquée , que ce fut Voltaire qui força en quelque sorte Vauvenargues h admirer Corneille, dont celui-ci avoue lui-même qu^il n'avait pas senti d'abord les beautés. On est même étonne, en lisant se.s lettres h Voltaire, de son aveuglement à cet égard, et de la singularité de ses opinions. Elles cédè- rent à l'autorité de Voltaire- mais il n'en revint jamais bien entièrement. On le voit , dans ce pa- rallèle, moins occupé à caractériser Corneille et Racine , qu'à se justifier son extrême prédilection pour ce dernier, dont le genre de beautés était plus conforme à son caraclère.

Corneille, h qui il a été donne, comme Ii- dit Vauvenargues , de peindre les vertus austères ,

SUR QUELQUES POÈTES. a^S

critique que j'en avais faite. Engagé par à reliie ses meilleures tragédies , j'y trouvai

dures, infiexiblas , devait produire bien moins d'effet que Racine sur l'ame d'un homme tel que Vauvenargues , qui , naturellement doux et facile, mêlant toujours l'indulgence aux senti- ments les plus élevés , tempérait encore par Tlia- bitude d'une certaine e'ie'gance de mœurs, ce que la morale a de plus austère. D'ailleurs, à cette préférence pour Racine se joignait encore , pour Vauvenargues , le sentiment de l'injustice qu'on faisait à ce grand poète, que généralement on plaçait encore au-dessous de Corneille. Vauve- nargues et Voltaire sont les premiers qui lui aient assigné son véritable rang , et ses admira- teurs les plus vifs et les plus sincères sont de l'école de Voltaire, qui ainsi défendait Corneille contre Vauvenargues , et Racine contre les parti- sans exclusifs de Corneille. C'est surtout à com- battre ces derniers que s'attache Vauvenargues dans son parallèle de Corneille et de Racine , ce qui fait qu'il a nécessairement relever da- vantage les beautés alors moins senties du der- nier de CCS poètes, et les défauts moins avoués de l'autre. Si l'on troitue , dit-il à la fin de cet article , en parlant des jugements qu'il a portés sur la plupart de nos grands écrivains , si ron Irouwe que je relève davantage les défauts des

■^■j6 RÉFLEXIONS CRITIQUES

sans peine les rares beautés que m'avait in- diquées M. de Voltaire. Je ne m'y étais pas arrêté en lisant autrefois Corneille , refroidi ou prévenu par ses défauts, et né, selon toute apparence , moins sensilîle au caractère de ses perfections. Cette nouvelle lumière me fit craindre de m'être trompé encore sur Ra- cine et sur les défauts mêmes de Corneille : mais ayant relu Tuu et l'autre avec quelque attention , je n'ai pas changé de pensée à cet égard; et voici ce qu'il me semble de ces hommes illusties.

Les héros de Corneille disent souvent de grandes choses sans les inspirer : ceux de Racine les inspirent sans les dire. Les uns parlent , et toujours trop , afin de se faiie connaître ; les autres se font connaître parce qu'ils parlent. Surtout Corneille paraît igno- rer que les grands hommes se caractérisent souvent davantage par les choses qu'ils ne disent pas que par celles qu'ils disent.

uns que ceux des autres , je déclare que c''est h cause que les uns me sont plus sensibles que les autres , ou pour éviter de répéter des choses qui sont trop connues. S.

SUR QUELQUES POÈTES. 277

Lorsque Racine veut peindre Acomat , Osniin l'assure de l'amour des janissaires ; ce visir répond :

Quoi! tu crois, clier Osmin, que rna gloire passée Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée? Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir ; Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur visir? Bajazet , Aclc I, Scène I.

On voit dans les deux premiers vers, un général disgracié , que le souvenir de sa gloire et l'attachement des soldats attendris- sent sensiblement ; dans les deux derniers un rebelle qui médite quelque dessein : voilà comme il échappe aux hommes de se carac- tériser sans en avoir l'intention. On en trou- verait dans Racine beaucoup d'exemples plus sensibles que celui-ci. On peut voir, dans la même tragédie , que lorsque Roxane, blessée des froideurs de Bajazet , eu marque son ctonnement à Athalidc et que celle-ci pro- teste que ce prince l'aime , Roxane ré})OHd Jirièvement :

Tl y va (le sa vie, au moins , que je le croie.

Bmazf.t, àcIc ITT , Srèiir VT.

■4

278 KÉFLEXIONS CRITIQUES

Ainsi cette sultane ne s'amuse point à dire : « Je suis d'un caractère fier et vio- (c lent. J'aime avec jalousie et avec fureur. « Je ferai mourir Bajazet s'il me trahit . >■> Le poète tait ces détails qu'on pénètre assez d'un coup d'œil , et Roxane se trouve ca- ractérisée avec plus de force. Voilà la ma- nière de peindre de Racine : il est rare qu'il s'en écarte ; et j'en rapporterais de grands exemples , si ses ouvrages étaient moins connus.

Il est vrai qu'il la quitte un peu , par exemple, lorsqu'il met dans la bouche du même Acomat :

Et , s il faut queje meure , Mourons; moi, cher Osmin, comme un visir: et foi, Comme le favori d'un homme tel que moi

Bajazet , Jcte ly , Scène VII.

Ces paroles ne sont peut-être pas d'un grand homme ; mais je les cite, parce qu'elles semblent imitées du style de Corneille ; c'est ce que j'appelle, en quelque sorte , par- ler pour se faire connaître , et dire de grandes choses sans les inspirer.

SUR QUELQUES POETES. l'^Cf

Mais écoutons Corneille même , et voyons de quelle manière il caractérise ses per- sonnages. C'est le comte qui parle dans le

ad :

Les exemples vivants sont il uu aulie pouvoir ;

Un prince dans un livre apprend maison devoir

Et, qu'a fait, après tout, ce grand nombre d'années,

Que ne puisse égaler une de mes journées ?

Si vous fûtes vaillant , je le suis aujourd hui ;

Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.

Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille :

Mon nom sert de rempart à toute la Castille ;

Sans moi vous passeriez bientôt sous d'autres lois ,

Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.

Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire.

Met lauriers sur lauriers , victoire sur victoire .'

Le prince à mes côtés ferait, dans les combats ,

L essai de son courage à l'ombre de mon bras ;

Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ,

Et

Le Cid, Jclc I , Scène VI.

Il n"y a peut-être personne aujourd'hui qui ne sente la ridicule ostentation de ces paroles , et je crois qu'elles ont été citées long-temps avant moi. Il faut les pardonner au temps Corneille a écrite et aux mau- vais exemples qui l'euvironnaieut. Mais voici

■J.Ho RÉFLEXIONS CRITIQUKS d'autres vers qu'on loue encore, et qui , n é- tanl pas aussi affoctés , sont ]>liis propres , par cet endroit même, à faire illusion. C'est Cornélie , veuve de Pompée , qui parle à César :

César ; car le destin , que dans les fers je Liave , Ma fait la prisonnière, et non pas ton esclave ; Et tu ne pre'tends pas qu'il m'abatte le cœur , Jusqu'à te rendre liomraage et te nommer seigneur. De quelque rude trait qu il m'ose avoir frappée , Veuve du jeune Crasse et veuve de Pompée , Fille de Scipion , et pour dire encor plus , Romaine , mon courage est encore au-dessus.

Je le l'ai déjà dit , César , je suis Romaine : El quoique ta captive , un cœur comme le micu, De peur de s'oublier , ne te demande rien. Ordonne ; et, sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie, Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.

Pompée, Jcle III , Seine I^.

Et dans un autre endroit la même Cor- nélie parle de César , qui punit les meur- triers du grand Pompée :

Tant d intérêts sont juinls à ceux, de mon époux , Que je ne devrais rien à ce qu il fait pour nous,

SDR QUELQUES POÈTES. 281

Si , comme par soi-même , un graud cœur j iige un autre , Je n'aimais mieux juger sa vertu par la nôtre ; Kl croire que nous seuls armons ce combattant. Parce qu'au point qu'il est. jeu voudrais faire autant . Pompée, Acte V , Scène I.

Il me parait , dit encore Féuélon ' . qu'on il donné soin>ent aux Romains un discours

trop fastueux., Je ne trouve point de

proportion entre l'emphase avec laquelle Auguste parle dans la tragédie de Cinna , et la modeste simplicité avec laquelle Sué- tone le dépeint dans tout le détail de ses mœurs. Tout ce que nous vojons dans Tite- Live , datis Plutarque , dans Cicéron, dans Suétone, nous représente les Romains comme des /lommes hautains dans leurs sentiments, 'nais simples , naturels et modestes dans leurs paroles , etc.

Celle affecta lion de grandeur que nous leur prêtons , ma toujours paru le principal défaut de notre théâtre , et Técueil ordinaire des poètes. Je n'ignore pas que la hauteur

' OEuvres choisies de Fenélon , Lettre sur Z'e- loqiience , toni. II , § VI , page 238 cl suivantes. Paris, 1821. B.

24.

282 n H F L 1". \ I O .\ s C U I T 1 Q U E s

est en possession d en imposer à l'esprit hu- main; mais rien ne décèle plus parfaitement aux esprits fins une hauteur fausse et con- trefaite , qu'un discours fastueux et empha- tique.

Il est aisé d ailleurs aux moindres poètes . de mettre dans la bouche de leurs person- nages des paroles fières. Ce qui est difficile, c'est de leur faire tenir ce langage hautain avec vérité et à propos. C'était le talent ad- mirable de Racine , et celui qu'on a le moins remarqué dans ce grand homme. Il y a toujours si peu d'affectation dans ses dis- cours, qu'on ne s'aperçoit pas de la hauteur qu'on y rencontre. Ainsi lorsqu'Agrippine . arrêtée par l'ordre de Néron , est obligée de se justifier , commence par ces mots si simples •.

Approchez-vous, Nérou , et prenez votre place. On veut , sur vos soupçons , queje vous satisfasse. Bp.iTANNiCL'S, Acte If^, Scène If.

je ne crois pas que beaucoup de personnes lassent attention qu'elle commande en quel- que manière à l'empereur de s'approcher et de s'asseoir : elle qui était réduite à lendrc

SUR QUELQUES POÈTES. ?.83

compte de sa vie , non à son fils , mais à son maître. Si elle eut dit comme Cornélie :

îséi'on; car le destin , que dans les feisje brave , M'a fait ta prisonnièie, el non pas ton esclave ; Va lu ne prétends pas qu'il m abatte le cœur, Jusqu à le rendre Iiummage, et te nommer seigneur

alors je ne doute pas que bien des gens n'eus- sent applaudi à ces paroles , et les eussent trouvées fort élevées.

Corneille est tombe trop souvent dans ce défaut de prendre l'ostentation pour la hau- teur , et la déclamation pour l'éloquence : et ceux qui se sont aperçus qu'il était peu na- turel à, beaucoup d'égards , ont dit , pour le justifier , qu'il s'était attaché à peindre les hommes tels qu'ils devaient être. Il est donc vrai du moins qu'il ne les a pas peints tels qu'ils étaient. C'est un grand aveu que cela. Corneille a cru donner sans doute à ses héros un caractère supérieur à celui de la nature. Les peintres n'ont pas eu la même présomp- tion. Lorsqu'ils ont voulu peindre les anges, ils ont pris les traits de l'enfance ; ils ont rendu cet hommage à la nature leur riche modèle. C'était néanmoins un beau champ

284 RÉFLEXIONS CUITIQUES pour leur imagination; mais c'est qu'ils étaient persuadés que Timaginalion des hommes , d'ailleurs si féconde en chimères , ne pouvait donner de la vie à ses propres inventions. Si Corneille eût fait attention que tous les panégyriques étaient froids , il en aurait trouvé la cause en ce que les orateurs vou- laient accommoder les hommes à leurs idées, au lieu de former leurs idées sur les hommes. Mais Terreur de Corneille ne me surprend point : le hon goût n'est qu'un sentiment lin et fidèle de la belle nature , et n'appartient qu'à ceux qui ont l'esprit naturel. Corneille, dans un siècle plein d'affectation , ne pou- vait avoir le goût juste. Aussi la-t-il fait paraître non-seulement dans ses ouvrages , mais encore dans le choix de ses modèles . ({u'il a pris chez les Espagnols et les Latins, auteurs pleins d'enflure , dont il a préféré la force gigantesque à la simplicité plus no- ble et plus touchante des poètes grecs.

De ses antithèses affectées , ses négli- gences basses , ses licences continuelles . son obscurité , son emphase . et cufin ce.- phrases synonymes la même pensée est

SUR QUELQUES POÈTES. 285

plus remaniée que la division d'un sermon. De encore ces disputes opiniâtres , qui refroidissent quelquefois les plus fortes scè- nes , et l'on croit assister à une thèse pu- blique de philosophie , qui noue les choses pour les dénouer. Les premiers personnages de ses tiagédies argumentent alors avec les tournures et les subtilités de l'école , et s'a- musent à faire des jeux frivoles de raison- nements et de mots , comme des écoliers ou des légistes. C'est ainsi que Cinna dit :

Que le peuple aux lyrans ne soit plus expose' : S'il eût puni Sylla, Ce'sar eût moins ose'.

CiNNA . Jcle II, Scène II.

Car il n'y a personne qui ne prévienne la réponse de Maxime :

Mais la moi-t Je César , que vous trouvez si juste , A. servi de pre'texte aux cruautés d'Augusle. Voulant nous affranchir. Brute s'est abusé ; S'il n'eût puni César, Auguste eût moins osé CiNNA , Acte II , Scène II.

Cependant je suis moins choqué de ces subtilités, que des grossièretés de quelques scènes. Par exemple, lorsque Horace quitte Curiace , c'est-à-dire, dans un dialogue

286 UlitLi: XIONS ChlTiyULS

d'ailleurs admirable , Curiace parle ainsi d'a- bord :

Je vous connais encore , et c'est ce qui me tue. Mais cette âpre vertu ne m'était point connue : Comme notre malheur, elle est au plus haut point. SoufFrcz que je l'admire , et ne l'imite point,

HonAcE , Acte II, Scène III.

Horace , le héros de cette tragédie , lui ré- pond :

Non, non, n'embrassez pas de vertu par contrainte ; Et puisque vous trouvez plus de charme à laplainle, En toute liberté goûtez un bien si doux. Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous. Horace , Acte II , Scène III.

Ici Corneille veut peindre apparemment une valeur féroce ; mais la férocité s'exprime-t- elle ainsi contre un ami et un rival modeste? La fierté est une passion fort théâtrale; mais elle dégénère en vanité et en petitesse , sitôt qu'elle se montre sans qu'on la provoque.

Me permettra-t-on de le dire ? Il me semble que l'idée des caractères de Corneille est presque toujours assez grande ; mais l'exé- cution en est quelquefois bien faible , et le coloris laux ou peu agréable Quelques uns

SUR QUELQUES POÈTES. 3.87

des caractères de Racine peuvent bien man- quer de grandeur dans le dessein ; mais les expressions sont toujours de main de maître, et puisées dans la vérité et la nature. J'ai cru remarquer encore qu'on ne trouvait guère dans les personnages de Corneille , de ces traits simples qui annoncent une grande étendue d'esprit. Ces traits se rencontrent en foule dans Roxane, dans Agrippine, Joad, Acomat , Athalie.

Je ne puis cacher ma pensée : il était donné à Corneille de peindre des vertus austères , dures et inflexibles ; niais il appartient à Ra- cine de caractériser les esprits supérieurs , et de les caractériser sans raisonnements et sans maximes , par la seule nécessité nais- sent les grands hommes d'imprimer leur ca- ractère dans leurs expressions. Joad ne se montre jamais avec plus d'avantage que lors- qu'il paille avec une simplicité majestueuse et tendre au petit Joas , et qu'il semble ca- cher tout son esprit pour se proportionner à cet enfant : de même Athalie Corneille ; au contraire , se guindé souvent pour élever ses personnages ; et on est étonné que le

5.88 HKFLEXIONS CRITIQUES

même pinceau ait caractérisé quelquefois rhéroïsme avec des traits si naturels et si énergiques.

Que dirai-je encore de la pesanteur qu'il donne quelquefois aux plus grands hommes' Auguste, eu parlant à Cinna , fait d'abord un exorde de rhéteur. Remarquez que je prends l'exemple de tous ses défauts dans les scènes les plus admirées.

Prends un siège , Cinna , prends; et sur toute cliosi- Observe exactement la loi que je l'impose ; Prclc , sans nift troubler , loreille à mes discours . D'aucun mot, ilauciin cri, n'en interromps le ronri, Tiens ta langue captive , et si ce grand silence A Ion (-motiiMi fait trop de violence, Tu pourras mo répondre après tout à loisir : Sur ce point seulement contente mon désir. Cinna , Jcte J' , Scène T.

De ronihien la simplicité dAgrippine , dans Brilanniciis , est-elle plus noble et plus naturelle?

Approchez-vous, Ne'ron, cl prenez votre place. On veut, sur vos soupçons, que je vous satisfasse. Britannicus , Acte IF, Seine IT.

Cependant , lorsqu'on fait le parallèle de

SUR QUELQUES POÈTES. 289

ces' deux poètes , il semble qu'on ne con- vienne de l'art de Racine que pour donner à Corneille l'avantage du génie. Qu'on em- ploie cette distinction pour marquer le ca- ractère d'un faiseur de phrases , je la trou- verai raisonnable ; mais lorsqu'on parle de l'art de Racine , l'art qui met toutes les cho- ses à leur place, qui caractérise les hommes, leurs passions , leurs mœurs , leur génie ; qui chasse les obscurités , les superfluités , les faux brillants ; qui peint la nature avec feu , avec sublimité et avec grâce ; que peut- on penser d'un tel art , si ce n'est qu'il est le génie des hommes extraordinaires, et l'o- riginal même de ces règles que les écrivains sans génie embrassent avec tant de zèle et avec si peu de succès ? Qu'est-ce , dans la Mort de César ' , que l'art des harangues d'Antoine, si ce n'est le génie d'un esprit supérieur, et celui de la vraie éloquence ?

C est le défaut trop fréquent de cet art ,

qui gâte les plus beaux ouvrages de Corneille.

Je ne dis pas que la plupart de ses tragédies

ne soient très -bien imaginées et très -bien

' Tragédie de Vohaiie.

I. 25

290 K K F L E X I O N s C II I T I Q U E S conduites. Je crois même qu'il a connu mieuv que personne l'art des situations et des con- trastes. Mais l'art des expressions et 1 ai l di;s vers , quil a si souvent négligés ou pris à faux , déparent ses autres beautés. II paraît avoir ignoré que pour être lu avec plaisir , ou même pour faire illusion à tout le monde dans la représentation d un poème dramati- que, il fallait , par une éloquence continue, soutenir l'attention des spectateurs , qui se relâche et se rebute nécessairement quand les détails sont négligés. Il y a long-temps qu on a dit que l'expression était la princi- pale partie de tout ouvrage écrit en veis. C'est le sentiment des grands maîtres quil n'est pas besoin de justifier. Chacun sait ce qu'on souffre , je ne dis pas à lire de mauvais vers, mais même à entendre mal réciter un bon poème. Si l'emphase d un comédien dé- truit le charme naturel de la poésie ; comment l'emphase même du poète ou l'impropriété do ses expressions ne dégoûteraient-elles pas les esprits justes de sa fiction et de ses idées ?

Racine n'est pas sans défauts. Il a mis quel- quefois dans SCS ouvrages un amour laihlc

r

SUR QUELQUES POÈTES. 2f)I

«jui fait lauguir son action. Il n'a pas conçu assez l'ortenient la tragédie. Il n'a point assez lait agir ses personnages. On ne remarque pas dans ses écrits autant d'énergie que d'é- lévation, ni autant de hardiesse que d'égalité. Plus savant encore à faire naître la pitié que la terreur , et l'admiration que l'étonuement, il n'a pu atteindre au tragique de quelques poètes. Nul homme n'a eu eu partage tous les dons. Si d'ailleurs on veut être juste, on avouera que personne ne donna jamais au théâtre plus de pompe , n éleva plus haut la parole , et n'y versa plus de douceur. Qu'on examine ses ouvrages sans prévention, quelle facilité : quelle abondance ! quelle poésie ! quelle imagination dans l'expression! Qui créa jamais une langue ou plus magni- fique , ou plus simple , ou plus variée , ou plus noble , ou plus harmonieuse et plus touchante ? Qui mit jamais autant de vérité dans ses dialogues , dans ses images , dans ses caractères , dans l'expression des pas- sions? Serait-il trop hardi de dire que c'est le plus beau génie que la France ait eu , et ic plus éloquent de ses poètes ?

292 RKFLEXIONS CKITIQUES

Corneille a trouvé le théâtre vide , et a eu l'avantage de former le goût de son siècle sur son caractère. Racine a paru après lui et a partagé les esprits. S'il eût été possible de changer cet ordre . peut-être qu'on aurait jugé de l'un et de l'autre fort différemment.

Oui , dit-on ; mais Corneille est venu le premier , et il a créé le théâtre. Je ne puis souscrire à cela. Corneille avait de grands modèles parmi les Anciens ; Racine ne la point suivi : personne n'a pi'is une route , je ne dis pas plus différente , mais plus op- posée : personne n'est plus original à nieil- leur titre. Si Corneille a droit de prétendre à la gloii'e des inventeurs , on ne peut l'oter à Racine. Mais si l'un cl l'autre ont eu des maîtres , lequel a choisi les meilleurs et les a le mieux imités ?

Onreproche à Racine de n'avoir pas donné à ses héros le caractère de leur siècle et de leur nation : mais les grands hommes sont de tous les âges et de tous les pays. On ren- drait le vicomte de Turenne et le cardinal de Richelieu méconnaissables en leur don- nant le caractère de leur siècle. Les araes

SUR QUELQUES POÈTES. 2C)3

véritablement grandes ne sont telles que parce qu'elles se trouvent eu quelque ma- nière supérieures à réducation et aux cou- tumes. Je sais qu'elles retiennent toujours quelque chose de l'un et de l'autre ; mais le poète peut négliger ces bagatelles , qui ne touchent pas plus au fond du caractère que la coiffure et l'habit du comédien , pour ne s'attacher qu'à peindre vivement les traits d'une nature forte et éclairée , et ce génie élevé qui appartient également à tous les peuples. Je ne vois point d'ailleurs que Ra- cine ait manqué à ces prétendues bienséan- ces du théâtre. Ne parlons pas des tragédies faibles de ce grand poète , Alexandre , la Théhaide , Bérénice , Esther , dans les- quelles on pourrait citei' encore de grandes l>eautés. Ce n'est point par les essais d'un auteur , et par le plus petit nombre de ses ouvrages , qu'on en doit juger ; mais par le plus grand nombre de ses ouvrages , et par ses chefs-d'œuvre. Qu'on observe cette règle avec Racine , et qu'on examine ensuite ses écrits. Dira-t-on qu'Acomal, Roxaue , Joad, Athalic , Mitliridatc , Néron . Agrippine ,

2()4 HÉFLF.XIOXS CIUTIQUES

Burihus, Narcisse, Clyternnestre , Againcin- non , etc. , u'aicut pas le caraclèrc de leur siècle , et celui que les historiens leur ont donné ? Parce que Bajazet et Xipharès res- semblent à Britannicus , parce qu'ils ont un caractère faible pour le théâtre . quoique na- turel, sera-t-on fondé à prétendre que Ra- cine n'ait pas su caractériser les hommes , lui dont le talent éminent était de les peindre avec vérité et avec noblesse ?

Bajazet , Xipharès , Britannicus , carac- tères si critiqués , ont la douceur et la déli- catesse de nos niœurs , qualités qui ont pu se rencontrer chez d'autres hommes , et n'en ont pas le ridicule , comme on l'insinue. Mais je veux qu'ils soient plus faibles qu'ils ne me paraissent: quelle tragédie a -t- on vue tous les personnages fussent de la même force ? Cela ne se peut : Mathan et Abner sont peu considérables dans Athalie , et cela n'est pas un défaut , mais privation d'une beauté plus achevée. Que voit-on d'ailleurs de plus sublime que toute cette tragédie ?

Que reprocher donc à Racine? d'avoir mis quelquefois dans ses ouvrages im amour

SUR (,)'JEL<OUliS POÈTES. 2^5

laiblc , Ici peut - être qu'il est déplacé au llicàlrc. Je l'avoue; mais ceux qui se fondent là-dessus pour bannir de la scène une pas- sion si générale et si violente passent , ce me semble , dans un autre excès.

Les grands hommes sont grands dans leurs amours , et ne sont jamais plus aimables. L'amour est le caractère le plus tendre de l'humanité , et l'humanité est le charme et la perfection de la nature.

Je reviens encore à Corneille , afin de finir ce discours. Je crois qu'il a connu mieux que Racine le pouvoir des situations et des contrastes. Ses meilleures tragédies, toujours fort au-dessous , par l'expression , de celles de son rival , sont moins agréables à lire , mais plus intéressantes quelquefois dans la représentation , soit par le choc des carac- tères , soit par l'art des situations , soit par la grandeur des intérêts. Moins intelligent que Racine, il concevait peut-être moins pro* fondement , mais plus fortement ses sujets. Il n'était ni si grand poète , ni si éloquent ; mais il s'exprimait quelquefois avec une grande énergie. Personne n'a des traits plus

agG llÉFLEXIONS CRITIQUES

élevés et plus hardis; personne n'a laisse ridée d'un dialogue si serré et si véhément; personne n'a peint avec le même bonheur l'inflexibilité et la force d'esprit qui naissent de la vertu. De ces disputes mêmes que je lui reproche, sortent quelquefois des éclairs qui laissent l'esprit étonné , et des combats qui véritablement élèvent l'ame ; et enfin , quoiqu'il lui arrive continuellement de s'é- carter de la nature , on est obligé d'avouer qu'il la peint naïvement et bien fortement dans quelques endroits ; et c'est uniquement dans ces morceaux naturels qu'il est admi- rable. Yoilà ce qu'il me semble qu'on peut dire sans partialité de ses talents. jNIais lors- qu'on a rendu justice à son génie , qui a sur- monté si souvent le goût barbare de son siècle , on ne peut s'empêcher de rejeter , dans ses ouvrages , ce qu'ils retiennent de ce mauvais goût , et ce qui servirait à le perpétuer dans les admirateurs trop passionnés de ce grand maître.

Les gens du métier sont plus indulgents que les auti'es à ces défauts , parce qu'ils ne regardent qu'aux traits originaux de leurs

SUR QUELQUES POETES. 297

modèles j et qu'ils connaissent mieux le prix de l'invention et du génie. Mais le reste des hommes juge des ouvrages tels qu'ils sont , sans égard pour le temps et pour les auteurs : et je crois quil serait à désirer que les gens de letti'es voulussent bien séparer les défauts des plus grands hommes de leurs perfections; car si l'on confond leurs beautés avec leurs fautes par une admiration superstitieuse , il pourra bien arriver que les jeunes gens imi- teront les défauts de leurs maîtres, qui sont aisés à imiter , et n'atteindront jamais à leur génie.

Pour moi , quand je fais la critique de tant d'hommes illustres, mon objet est de prendre des idées plus justes de leur caractère.

Je ne crois pas qu'on puisse laisonnable- ment me reprocher cette hardiesse : la na- ture a donné aux grands hommes de faire , et laissé aux autres de juger.

Si l'on trouve que je relève davantage les défauts des uns que ceux des autres , je dé- clare que c'est à cause que les uns me sont plus sensibles que les autres , ou pour éviter de répéter des choses qui sont trop connues.

298 RÉFLEXIOXS CRITIQUES

Poui- finir , et marquer chacun de ces poètes par ce qu'ils ont eu de plus propre , je dirai que Corneille a éminemment la force, Boileau la justesse , La Fontaine la naïveté , Cliaulieu les grâces et l'ingénieux , Molière les saillies et la vive imitation des muiurs , Kacine la dignité et l'éloquence.

Ils n'ont pas ces avantages à l'exclusion les uns des autres ; ils les ont seulement dans un degré plus éminent , avec une infinité d'autres perfections que chacun y peut le- marquer.

VII.

J. B. ROUSSEAU.

On ne peut disputer à Rousseau d'a\oir coimu parfaitement la mécanique des vers '. Egal peut-être à Despréaux par cet endroit, on pourrait le mettre à côté de ce giand homme , si celui-ci , à l'aurore du bon

' Oa trouve dans toutes les cditious la méca- nique des vers. Cette expression n'étant ordi- nairement employée qu'au figuré , c'est sans doute une faute écliappée aux premiers impri- meurs j lisez donc le mécanisme des vers. B.

SUR QUELQUES POETES. 299

goiit , n'avait été le maître de Rousseau , et de tous les poètes de son siècle.

Ces deux excellents écrivains se sont dis- tingués lun et l'autre par l'art difficile de faire régner dans les vers une extrême sim- plicité , par le talent d'y conserver le tour et le génie de notre langue , et enfin par cette harmonie continue sans laquelle il n'y a point de véritable poésie.

On leur a reproché , à la vérité , d'avoir manqué de délicatesse et d'expression pour le sentiment. Ce dernier défaut me paraît peu considérable dans Despréaux , parce que s'étant attaché uniquement à peindre la rai- son , il lui suffisait de la peindre avec vivacité et avec feu , comuie il a fait : mais l'expres- sion des passions ne lui était pas nécessaire. Son Art poétique , et quelques autres de ses ouvrages , approchent de la perfection qui leur est propre ; et on n'y regrette point la langue du sentiment , quoiqu'elle puisse en- trer peut-être dans tous les genres et les em- bellir de ses charmes .

Il n'est pas tout-à-fait si facile de justifier Rousseau à cet égard. L'ode étant , comme

3oO RÉFLEXIONS CRITIQUES

il (lit lui-même , le véritable champ du pa- thclùiue et du sublime , on voudrait toujours trouver dans les siennes ce haut caractère. Mais quoiqu'elles soient dessinées avec une grande noblesse, je ne sais si elles sont toutes assez passionnées. J'excepte quelques unes des odes sacrées , dont le fonds appartient à de plus grands maîtres. Quant â celles qu'il a tirées de son propre fonds , il me semble qu'en général les fortes images qui les embel- lissent, ne produisent pas de grands mouve- ments , et n'excitent ni la pitié , ni l'étonne- Hient, ni la crainte, ni ce sombre saisissement que le vrai sublime fait naître.

La marche impétueuse de l'ode n'est pas celle de l'esprit tranquille : il faut donc qu'elle soit justifiée par un enthousiasme véritable. Lorsqu'un auteur se jette de sang-froid dans ces nrouveraents et ces écarts qui n'appar- tiennent qu'aux grandes passions , il court risque de marcher seul ; car le lecteur se lasse de ces transitions forcées , et de ces fréquentes hardiesses que l'art s'efforce d'i- miter du sentiment , et qu'il imite toujours sans succès. Les endroits le poète paraît

SUR QUELQUES POÈTES. 3ol

s'égarer devraient être, à ce qu'il me semble, les plus passionnés de son ouvrage. Il est même d'autant plus nécessaire de mettre du sentiment dans nos odes , que ces petits poèmes sont ordinairement vides de pensées, et qu'un ouvrage vide de pensées sera tou- jours faible s'il n'est rempli de passion. Or, je ne crois pas qu'on puisse dire que les odes de Rousseau soient fort passionnées. Il est tombé quelquefois dans le défaut de ces poè- tes qui semblent s'être proposé dans leurs écrits , non d'exprimer plus fortement par des images des passions violentes , mais seu- lement d'assembler des images magnifiques, pins occupés de chercher de grandes figures que de faii-e naître dans leur ame de grandes pensées. Les défenseurs de Rousseau répon- dent qu'il a surpassé Horace et Pindare, au- teurs illustres dans le même genre , et de plus rendus respectables par l'estime dont ils sont en possession depuis tant de siècles. Si cela est ainsi, je ne m'étonne point que Rous- seau ait emporté tou« les suffrages. On ne juge que par comparaison de toutes choses , et ceux qui font mieux que les autres dans I. 26

302 UÉFLEXIONS CRITIQUES

leur genre , passent toujours pour excellents, personne n'osant leur contester d'ctre dans le bon chemin. Il mappartienl moins quà tout autre de dire que Rousseau n"a pu at- teindre le but de son art : mais je crains bien que si on n'aspire pas à faire de Iode une imi- tation plus fidèle de la nature , ce genre ne demeure enseveli dans une espèce de médio- crité .

S'il m'est permis d'être sincère jusqu'à la fin , j'avouerai que je trouve encore des pen- sées bien fausses dans les meilleures odes de Rousseau. Cette fameuse Ode à la Fortune, qu'on regarde comme le triomphe de la rai- son , présente . ce me semble , peu de ré- flexions qui ne soient plus éblouissantes que solides. Écoutons ce poète philosophe :

Quoi ' Rome et l'Italie eu cendre Me feront honorer Sylla ?

Non vraiment , Vlialie en cendre ne peut faire honorer Sylla ; mais ce qui doit , je crois , le faire respecter avec justice , c'est ce génie supérieur et puissant qui vainquit le génie de Rome , qui lui ilt défier dans sa vieillesse les ressentiments de ce même peu-

SUR QUELQUES POÈTES. 3o3

j)le qu'il avait soumis , et qui sut toujours subjuguer, par les bieiil'aits ou par la force , le courage ailleurs indomptable de ses en- nemis.

Voyons ce qui suit :

J'admirerai dans Alexandre Ce que j'abhorre en Auila ' .

Je ne sais quel était le caractère d'Attila ; mais je suis forcé d'admirer les rai'cs talents d'Alexandre , et cette hauteur de génie qui, soit dans le gouvernement , soit dans la guerre , soit dans les sciences , soit même dans sa vie privée , l'a toujours fait paraître comme un homme extraordinaire , et qu'un instinct grand et sublime dispensait des moindi'es vertus '. Je veux révérer un héros qui , parvenu au faîte des grandeurs hu- maines , ne dédaignait pas lamitié ; qui ,

' 11 ne s''aglt ici ni du. génie de Sylla , ni des i^randes qualile's d'Alexandre , mais des maux cfue leur ambition et leur exemple ont faits au monde ^ et le poète philosophe a pu , sous ce rapport , les comparer avec Attila. B.

'■' Voar dispensait des vertus d^un ordre moins relevé , paraît amnliibologifjuc. S.

3o4 UÉFLEXIONS CRITIQUES

dans celte haute fortune , respectait encore le mérite ; qui aima mieux s'exposer à mourir que de soupçonner son médecin de quelque crime , et d'affliger , par une dcfiaiicc qu'on n'aurait pas blâmée , la fidélité d'un sujet qu'il estimait : le maître le plus libéral qu'il y eut jamais , jusqu'à ne réserver pour lui que V espérance ; plus prompt à réparer ses injustices qu'à les commettre, et plus pénétré de ses fautes que de ses triomphes ; pour conquérir l'univers , parce qu'il était digne de lui commander ; et en quelque sorte ex- cusable de s'ctre fait rendre les honneurs divins dans un temps toute la terre ado- rait des dieux moins aimables. Rousseau pa- raît donc trop injuste , lorsqu'il ose ajouter d'un si grand homme :

Mais à la place de Socrate,

Le fameux vainqueur de l'Eupbrale

Sera le dernier des mortels.

Apparemment que Rousseau ne voulait épargner aucun conquérant ; et voici comme il parle encore :

L inexpe'rieuce indocile

Du compagnon de Paul-Emile

Fil tout le succès d'Annibal.

SUR QUELQUES POÈTES. 3o5

Combien toutes ces réflexions ne sont- elles pas superficielles ? Qui ne sait que la science de la guerre consiste à profiter des fautes de son ennemi? Qui ne sait qu'An- nibal s'est montré aussi grand dans ses dé- faites que dans ses victoires ?

S'il était reçu de tous les poètes , comme il Test du reste des hommes , qu'il n'y a rien de beau dans aucun genre que le vrai , et que les fictions mêmes de la poésie n'ont été inventées que pour peindre plus vive- ment la vérité , que pourrait-on penser des invectives que je viens de rapporter ? Serait- on trop sévère de juger que VOde à la For- tune n'est qu'une pompeuse déclamation , et un tissu de lieux communs énergiquement exprimés ?

Je ne dirai rien des allégories et de quel- ques autres ouvrages de Rousseau. Je nosei'ais surtout juger d'aucun ouvrage allégorique . parce que c'est un genre que je n'aime pas : mais je louerai volontiers ses épigrammes, l'on trouve toute la naïveté de Marot avec une énergie que Marot n'avait pas. Je loue- rai des morceaux adjnirables dans ses épîlres.

26.

3o6 RÉFLEXION' s Cl, I TIQUES

le génie de ses cpigrammes se fait sin- gulièicincnt apercevoir. Mais en adiniraut ces morceaux , si dignes de l'être , je ne puis uî'empccher d'être choqué de la grossièreté insupportable qu'on remarque en d'autres endroits. Rousseau voulant dépeindi'e , dans VEpitre aux Muses , je ne sais quel mau- vais poète, il le compare à un oison que la flatterie enhardit à préférer sa voix au chant du cygne. Un autre oison lui fait un long discours pour l'obliger à chanter, et Rousseau continue amsi :

A ce discours, notre oiseau tout gaillard

Perce le ciel de son cri naziilard :

Et tout d'abord , oubliait leur mangeaille.

Vous eussiez vu canards , dindons , poulaillc ,

De toutes parts accourir, 1 entourer.

Battre de laile , applaudir, admirer ,

Vanter la voix dont nature le doue.

Et faire nargue au cygne de Mantoue.

Le chant fini, le pindarique oison,

Se rengorgeant , rentre dans la maison ,

Tout orgueilleux d'avoir , par son ramage ,

Du poulailler mérite' le suffrage ' .

On ne nie pas qu'il n'y ait quelque force Tuuic ucUc iijuclc est dirigée contre La

SUR QUELQUES POÈTES. 807

dans celte peinture ; mais combien en sont basses les images ! La même épîlre est rem- plie de choses qui ne sont ni plus agréables ni plus délicates. C'est un dialogue avec les Muses , qui est plein de longueurs , dont les transitions sont forcées et trop ressem- blantes ; l'on trouve à la vérité de grandes beautés de détails , mais qui en rachètent à peine les défauts. J ai choisi cette épître exprès , ainsi que VOde à la Fortune , afin qu'on ne m'accusât pas de rapporter les ou- vrages les plus faibles de Rousseau pour di- minuer l'estime que l'on doit aux autres. Puis-je me flatter en cela d'avoir contenté la délicatesse de tant de gens de goût et de gé- nie, qui respectent tous les écrits de ce poète. Quelque crainte que je doive avoir de me tromper, en ra'écartant de leur sentiment et de celui du public, je hasarderai encore ici une réflexion. C'est que le vieux langage em- ployé par Rousseau dans ses meilleures épî- tres , ne me paraît ni nécessaire pour écrire

Motle , dont les odes jouissaient, du temps de J. B. Rousseau , (F une réputation que la posle- ilc n'a point confirmée, li.

3o8 RÉFLEXIONS CUITIQUKS

naïvement, ni assez noble pour la poésie. C'est à ceux qui font profession eux-mêmes de cet art à prononcer là-dossus. Je leur soumets sans répugnance toutes les remar- ques que j'ai osé faire sur les plus illustres écrivains de notre langue. Personne n'est plus passionné que je ne le suis pour les vé- ritables beautés de leurs ouvrages. Je ne con- nais peut-être pas tout le mérite de Rous- seau , mais je ne serai pas fâché qu'on me détrompe des défauts que j'ai cru pouvoir lui reprocher '. On ne saurait trop honorer les grands talents d'un auteur dont la cé- lébrité a fait les disgrâces , comme c'est la coutume chez les hommes , et qui n'a pu jouir dans sa patrie de la réputation quil méritait , que lorsque accablé sous le poids de l'humiliation et de l'exil , la longueur de son infortune a désarmé la haine de ses en- nemis , et (léchi l'injustice de l'envie.

' IhcoitcgI. Reconnaîlrc qu'on s'est trompe, en cegarduiit connue un défaut ce fpii n'en est pas un, ce n'est pas se de'tromper des défauts. M .

I

I

Sun QUELQUES POETES- JOf)

VIII.

QUINAULT.

On ne peut trop aimer la douceur , la mol- lesse , la facilité et l'harmonie tendre et tou- chante de la poésie de Quinault. On peut même estimer beaucoup l'art de quelques uns de ses opéras , intéressants par le spec- tacle dont ils sont remplis, par l'invention ou la disposition des faits qui les composent , par le merveilleux qui y règne , et enfin par le pathétique des situations , qui donne lieu à celui de la musique , et qui l'augmente né- cessairement. Ni la grâce , ni la noblesse , ni le naturel , n'ont manqué à l'auteur de ces poèmes singuliers. U y a presque toujours de la naïveté dans son dialogue , et quelque- fois du sentiment. Ses vers sont semés d'i- mages charmantes et de pensées ingénieuses. On admiierait trop les fleurs dont il se pare, s'il eût évité les défauts qui font languir quel- quefois ses beaux ouvrages. Je n'aime pas les familiarités qu'il a introduites dans ses tragédies : je suis fâché qu'on trouve dans beaucoup de scènes , qui sont faites pour

3lO ilEFLEXIO.N'S CUITIQLES

inspirer la terreur et la pitié , des person- nages , qui , par le contraste de leurs discours avec les intérêts des malheureux , rendent CCS mêmes scènes ridicules , et en détruisent tout le pathétique. Je ne puis m'empêcher encore de trouver ses meilleurs opéras trop vides de choses , trop négligés dans les dé- tails , trop fades même dans bien des en- droits. Enfin je pense qu'on a dit de lui avec vérité qu'il n'avait l'ait qu'effleurer d'ordi- naire les passions. Il me paraît que Lulli a donné à sa musique un caractère supérieur à la poésie de Quinault. Lulli s'est élevé sou- vent jusqu'au sublime par la grandeur et par le pathétique de ses expressions ; et Quinault n'a d'autre mérite à cet égard que celui d'a- voir fourni les situations et les canevas aux- quels le musicien a l'ait recevoir la profonde empreinte de son génie. Ce sont sans doute les défauts de ce poète et la laiblesse de ses premiers ouvi'agcs , qui ont fermé les yeux de Despréaux sur son mérite ; mais Des- prcaux peut être excusable de n'avoir pas cru que l'opéra , théâtre plein d'irrégularités et de licences , eût atteint , eu naissant , sa

SUU QUELQUES POÈTES. 3ll

perfection. Ne pcnserions-uous pas encore qu'il manque quelque chose à ce spectacle , SI les efforts inutiles de tant d'auteurs re- nommés ne nous avaient fait supposer que le défaut de ces poèmes était peut-être un vice irréparable ? Cependant je conçois sans peine qu'on ait fait à Despréaux un grand reproche de sa sévérité trop opiniâtre ' . Avec des talents si aimables que ceux de Quinault, et la gloire qu'il a d'être l'inventeur de son genre , on ne saurait être surpris qu'il ait des partisans très - passionnés , qui pensent qu'on doit respecter ses défauts mêmes. Mais cette excessive indulgence de ses admirateurs me fait comprendre encore l'extrême rigueur de ses critiques. Je vois qu'il n'.est point dans le caractère des hommes de juger du mérite d'un autre homme par l'ensemble de ses

' Boilcau a cependant dit Itii-mémc, dans la préface de la dernière édition de ses OEiivrcs , que dans le temps oii il écrivit contre Quinault, tons deux étaient fort jeunes , et Quinault n^i- vait pas fait alors beaucoup d'ouvrages , cpii lui ont accpiis dans la suite une juste réputation. Ce sont les expressions dent il se sert. F.

3l2 niCFLEXIONS CRlTrQUES '

qualités ; on envisage sous divers aspects le génie (lun auteur illustre ; on le méprise ou l'admire avec une égale apparence de rai- sou , selon les choses que l'on considère en ses ouvi-ages. Les beautés que Ouinault a imaginées demandent grâce pour ses défauts ; mais j'avoue que je voudrais bien qu'on se ilispensât de copier jusqu'à ses fautes. Je suis fâché qu'on désespère de mettre plus de passion, plus de conduite, plus de raison et plus de force dans nos opéras que leur inventeiu' n'y en a mis. J'aimerais qu'on en retranchât le nombre excessif de refrains qui s'y rencontrent , qu'on ne refroidît pas les tragédies par des puérilités , et qu'on ne fît pas des paroles pour le musicien , enliêre- , ment vides de sens. Les divers morceaux qu'on admire dans Ouinault , prouvent qu'il y a peu de beautés incompatibles avec la musique , et que c'est la faiblesse des poètes ou celle du genre , qui fait languir tant d'o- péras , faits à la hâte et aussi mal écrits qu'ils sont frivoles.

SUR QUELQUES POÈTES. 3l3

IX.

SlK QUELQUES OUVRAGES DE VOLTAllîE '.

- Après avoir parlé de Rousseau et des plus grands poètes du siècle passé , je crois que ce peut être ici la place de dire quelque chose des ouvrages d'un homme qui lionore notre siècle , et qui n'est ni moins grand , ni moins célèbre que tous ceux qui Tont précédé , quoique sa gloii-e , plus près de nos yeux , soit plus exposée à l'envie.

Il ne m'appartient pas de faire une cri- tique raisounée de tous ses écrits, qui passent de bien loin mes connaissances et la faible étendue de mes lumières ; ce soin me convient d'autant moins qu'une infinité d'hommes plus instruits que moi ont déjà fixé les idées qu'on doit en avoir. Ainsi je ne parlerai pas de la Ilenriade , qui , malgré les défauts qu'on lui impute et ceux qui y sont en effet , passe

' Cet aiLicle a clé imprimé pour la première fois dansTéditlon de 1806. Il est tiré des manus- erits de l'auteur, mort plus de trente ans avant Voltaire. F.

I. 27

3l4 KliFLEXlUXS CKITIQLF.S

néanmoins , sans contestation , pour le plus grand ouvrage de ce siècle , et le seul poème , en ce genre , de notre nation.

Je dirai peu de chose encore de ses tra- gédies : comme il n'y en a aucune qu'on ne joue au moins une fois chaque année , tous ceux qui ont quelque étincelle de bon goût peuvent y remai'quer d'eux-mêmes le carac- tère original de l'auteur , les grandes pensées qui y régnent , les morceaux éclatants de poésie qui les embellissent , la manière forte dont les passions y sont ordinairement tzai- tées , et les traits hardis et sublimes dont elles sont pleines.

Je ne m'arrêterai donc pas à faire remar- quer dans Mahomet^ cette expression grande et tragique du genre terrible , qu on croyait épuisée par l'auteur ôt' Electre ' . Je ne par- lerai pas de la tendresse répandue dans Zaïre, ni du caractèi'e théâtral des passions violentes

' Il faut bien se garder de confondre, comme nous l'avons fait dans notre édition in-S". des OEnvres de Vauvcnargues , cette tragédie avec Y Electre de Crébillon; il s'agit ici de Y Electre de Voltaire , imprimée sous le nom (TOreste. lî.

SVn QUELQUES POÈTES. 3l5

d'IIéiode ' , ni de la singulière et noble nou- veauté à^Alzire , ni des éloquentes harangues qu'on voit dans la Mort de César , ni enfin de tant dautres pièces , toutes différentes , qui font admirer le génie et la fécondité de leur auteur.

Mais parce que la tragédie de Mérope me paraît encore mieux écrite , plus touchante et plus naturelle que les autres, je n'hésiterai pas à lui donner la préférence. J'admire les grands caractères qui y sont décrits , le vrai qui règne dans les sentiments et les expres- sions, la simplicité sublime et tout -fait nouvelle sur notre théâtre , du rôle d'Egiste , la tendresse impétueuse de Mérope , ses dis- cours coupés , véhéments , et tantôt remplis de violence , tantôt de hauteur. Je ne suis pas assez tranquille à une pièce qui produit de si grands mouvements , pour examiner si les règles et les vraisemblances sévères n'y sont pas blessées. La pièce me serre le cœur dès le commencement , et me mène jusqu'à la catastrophe, sans me laisser la liberté de respirer.

' Dans la tragédie de Mariamne. B.

3l() RIÎFLEXIONS CRITIQUES

S'il y a donc quelqu'un qui pnHciiflc qur la conduite de l'ouvrage est peu régulière . et qui pense qu'en général M. de Voltaire n'est pas heureux dans la fiction ou dans le tissu de SCS pièces , sans entrer dans cette question , trop longue à discuter , je me con- tenterai de lui répondre que ce même défaut dont on accuse M. de Voltaire a été reproché très-justement à plusieurs pièces excellentes, sans leur faire tort. Les dénoùments de Mo- hère sont peu estimés , et le Misanthivpe , qui est le chef-d'œuvre de la comédie , est une comédie sans action. Mais c'est le pri- vilège des hommes comme Molière et M. de Voltaire , d'être admirables malgré leurs dé- fauts, et souvent dans leurs défauts mêmes. La manière dont quelques personnes, d'ail- leurs éclairées , pailent aujourd'hui de la poésie, me surprend beaucoup. Ce n'est pas, disent-ils , la beauté des vers et des images qui caractérise le poète , ce sont les pensées mâles et hardies ; ce n'est pas l'expression *\» sentiment et de l'harmonie, c'est l'invention. Par on prouverait que Bossuet et Newton ont été les plus grands poètes de leur siècle ;

SUR QUELQUES TOF.TES. 817

car assurément rinvenliou , la hardiesse et les pensées maies ne leur manquaient point. Reprenons Mérope. Ce que j'admire en- rore dans cette tragédie , c'est que les per- sonnages y disent toujours ce qu'ils doivent tlire, et sont grands sans afiectation. Il faut Vive la seconde scène du second acte pour comprendre ce que je dis. Qu'on me per- mette d'en citer la fin, quoiqu'on put trou- ver dans la même pièce de plus beaux en- droits.

ÉGISTE.

Un vain désir de gloire a séduit mes esprits.

On me parlait souvent des troubles de Messène ,

Des malbeurs dont le ciel avait frappé la reine ,

Surtout de ses vertus dignes d'un autre prix. :

Je me sentais ému par ces tristes récits .

De l'Elide en secret dédaignant la mollesse,

J'ai voulu dans la guerre exercer ma jeunesse ,

Servir sous vos drapeaux , et vous offrir mon bras ;

Voilà le seul dessein qui conduisit mes pas.

Ce faux instinct de gloire égara mon courage ,

A mes parents flétris sous les rides de l'âge ,

J'ai de mes jeunes ans dérobé les secours :

C'est ma première faute, elle a troublé mes jours.

Le ciel m'en a- puni : le ciel inexorable

'M a tnnduil dans le piège , et m'a rendu coupable,

■i7.

3 I 8 11 l'. 1' L F, X 1 <■) N s r, R 1 T I n U E S

MÉROPE.

Jl ne 1 est point . l'oa crois sou ingenuil»' : r.c mensonge na point celle simplicité. Tendons à sa jeunesse une main bienfaisante. C'est un infortune' que le ciel me présente ; Jl suffit qu il soit homme et qu'il soit mallieureux.. Mon fils peut éprouver un sort plus rigoureux . 11 me rappelle Egisto ; Egiste est de son âge ; Peul-i'-tre comme lui, de rivage en rivage, Jiiconnu , fugitif, et partout rebuté, Il souffre le mépris qui suit la pauvreté. L'opprobre avilit l'aine cl Jlctril le courage. MÉROPE , Àclc TI , Scène Jl.

Cette dernière réflexion de Méropc est bien naturelle et bien sublime. Une mère aurait pu être touchée de toute autre crainte dans une telle calamité : et néanmoins Mé- rope paraît pénétrée de ce sentiment. Voilà comme les sentences sont grandes dans la tragédie , et comme il faudrait toujours les y placer.

C'est , je crois , cette sorte de grandeur ({iii est propre à Racine, et que tant de poètes après lui ont négligée, ou parce quils ne la connaissaient pas , ou parce qu'il leur a été bien plus facile de dire des choses guindées,

SUR QUELQUES POliTES. 3l9

et d'exagérer la nature. Aujourd'hui on croit avoir fait un caractère , lorsqu'on a mis dans la bouche d'un personnage ce qu'on veut faire ])cnser de lui , et qui est précisément ce qu'il doit taire. Une mère affligée dit qu'elle est affligée, et uu héros dit qu'il est un héros. Il faudrait que les personnages fissent penser tout cela d'eux , et que rarement ils le dis- sent ; mais, tout au contraire , ils le disent et le font rarement penser. Le grand Cor- neille n"a pas été exempt de ce défaut , et cela a gâté tous ses caractères. Car enfin ce qui forme un caractère, ce n est pas , je crois, quelques traits , ou hardis , ou forts , ou su- blimes , c'est l'ensemble de tous les traits , et des moindres discours d'un personnage. Si on fait parler un héros , qui mêle partout lie l'ostentation , de la vanité , et des choses basses à de grandes choses ; j'admire ces traits de grandeur , qui appartiennent au poète , mais je sens du mépris pour son héros dont le caractère est manqué. L'éloquent Racme qu'on accuse de stérilité dans ses caractères, est le seul de son temps qui ait fait des ca- ractères ; et ceux qui admirent la variété du

020 HKFL EXIONS CiUTIQUES

grand Corneille sont bien indulgents de lui pardonner l'invariable ostentation de ses per- sonnages , et le caractère toujours dur des vertus qu'il a su décrire.

C'est pourquoi quand M. de Voltaire a critiqué ' les caractères d'Hippolyte, Bajazet, Xipliarès , Britannicus , il n'a pas prétendu, je crois , diminuer l'estime de ceux d'Athalie. Joad , Acomat , Agrippine , Néron , Bur- rhus , Mithridate , etc. Mais puisque cela me conduit à parler du Temple du Goût , je suis bien aise d'avoir occasion de dire que j'en

' Dans son Temple du Goût, Voltaire, aprc's avoir parlé de Pierre Corneille , s'exprime ain^i sur Racine :

Plus pnr, plas élégant, plus tendre,

Et parlant au cœur de plus près ,

Nous allacliant sans nous surprendre .

Et ne se démentant jamais ;

Racine observe les portraits

De Bajazet , de Xipliarès ,

De Britannicus , d'Hippolyte;

A peine il distingue leurs traits;

Ils ont tous le nu'me mérite.

Tendres, galants, doux et discrets;

Va l'amour tjui marclie à leur suite,

I.cs croit dos courtisans français.

SUR QUELQUES POÈTES. 321

«^lime grandement les décisions. J'excepte ces mots : Bossue t , le seul éloquent entre tant iVécrivains qui ne sont qu élégants ' ; car je ne crois pas que M. de Voltaire lui- même voulût sérieusement réduire à ce petit mérite d'élégance les ouvrages de M. Pascal, l'homme de la terre qui savait mettre la vé- rité dans un plus beau jour , et raisonner avec plus de force. Je prends la liberté de défendre encore contre son autorité le ver- tueux auteur de Télémaque , homme vé- ritablement pour enseigner aux rois l'huma- nité , dont les paroles teadres et persuasives pénètrent le cœur , et qui par la noblesse el par la vérité de ses peintures , par les grâces

' Dans Pcdition faite sous les yeux de Voltaire, à Genève, en 1768, et dans les re'impressions faites depuis sa mort, celte plu-ase ne se trouve point ; et le Temple du Goiit s'exprime ainsi sur l'evèquc de Meaux : Y Eloquent Bossuet vou- lait bien rayer quelques familiarités échappées à son génie vaste, impétueux et facile, les- quelles déparent un peu la sublimité de ses oraisons funèbres ; et il est h romarcpier cpi^ii ne garantit point ce ([u'il a dit de la pre'tcnduc sagesse des anciens Egyptiens. F.

322 JitFLEXIONS CUITIOUF.S

touchantes de son style , se lait aisément pardonner d'avoir employé trop souvent les lieux communs de la poésie , et un peu de déclamation.

Mais quoi qu'il puisse être de cette trop grande partialité de M. de Voltaire pour Bossuet , que je l'especte d'ailleurs plus que pei'sonne , je déclare que tout le reste du Temple du Goût m'a frappé par la vérité des jugements , par la vivacité , la variété et le tour aimable du style : et je ne puis comprendre que l'on juge si sévèrement d'un ouvrage si peu sérieux , et qui est un modèle d'agréments.

Dans un genre assez différent, VÉpitre aux mânes de Génoiwille , et celle sur la moiL de mademoiselle Le Couvreur, mont paru deux morceaux remplis de charmes , et la douleur , l'amitié , l'éloquence et la poésie parlaient avec la grâce la plus ingénue, et la simplicité la plus touchante. J'estime plus Ac\\\. petites pièces laites de génie , comme celles-ci , et qui ne respirent que la passion, que beaucoup dassez longs poèmes.

Je finirai sur les ouvrages de M. de Vol-

SUR QUELQUES POÈTES. 3?.3

taire . en disant quelque chose de sa prose. Il n"y a guère de mérite essentiel qu'on ne puisse trouver dans ses écrits. Sil on est bien aise de voir toute la politesse de notre siècle avec un grand art , pour faire sentir la vé- rité dans les choses de goût , on n'a qu'à lire la préface à' OEclipe, écrite contre M. de La Motte avec une délicatesse inimitable. Si on cherche du sentiment . de l'harmonie jointe à une noblesse singulière , on peut jeter les yeux sur la préface à^Alzire , et sur \Epiire à madame la marquise du Châielel. Si on souhaite une littérature universelle , un goût étendu qui embrasse le cai'actère de plusieurs nations . et qui peigne les manières difié- rentes des plus grands poètes , on trouvera cela dans les Réjlexions sur les poêles épi- ques , et les divers morceaux traduits par M. de Voltaire des poètes anglais , dune ma- nière qui passe peut-être les originaux. Je ne parle pas de V Histoire de Charles XII, qui , par la faiblesse des critiques que Ton en a faites , a acquérir une autorité in- contestable , et qui me paraît être écrite avec une force , une précision et des images di-

3?4 RKFLEXIONS CRITIQUES

gncs d'iin tel peintre. Mais (fuand on n'aïuait vu (le M. fie Voltaire que son Essai sur le siècle de Louis XI F, et ses Réflexions sur l'histoire, ce serait déjà trop ' pour recon- naître en lui , non-seulement un écrivain du premier ordre , mais encore un génie sublime qui voit tout en grand , une vaste imagination qui rapproche de loin les choses humaines , enfin un esprit supérieur aux préjugés , et qui joint à la politesse et à l'es- prit philosophique de son siècle , la connais- sance des siècles passés , de leurs mœurs . de leur politique , de leurs religions , et de toute l'économie du genre humain.

Si pourtant il se trouve encore des gens prévenus , qui s'attachent à relever ou les erreurs ou les défauts de ses ouvrages , et qui demandent à un homme si universel la même correction et la même justesse de ceux ^ qui se sont renfermés dans un seul genre , et souvent dans un geni'c assez petit , que

' Trop emporte toujours l'ide'e d'excèi, cl l'au- teur ne veut exprimer ici que surabondance. S.

= 11 faut qiih ceux , ou la correction, la jjis- Icssc de ceux. S.

SUR QUELQUES POETES. 325

peul-on répondre à des critiques si peu rai- sonnables ? J'espère que le petit nombre des juges désintéressés me saura du moins quel- que gré d'avoir osé dire les choses que j'ai dites , parce que je les ai pensées , et que la vérité m'a été chère.

C'est le témoignage que l'amour des lettres m'oblige de rendre à un homme qui n'est ni en place , ni puissant , ni favorisé , et auquel je ne dois que la justice que tous les hommes lui doivent comme moi, et que l'ignorance ou l'envie s'efforcent inutilement de lui ravir.

u8

I,

LES ORATEURS.

Qui n'admire la majesté, la pompe, la magnificence , l'enthousiasme de Bossuet , et la vaste étendue de ce génie impétueux , fécond, sublime? Qui conçoit, sans éton- ncment , la profondeur incroyable de Pas- cal , son raisonnement invincible , sa mé- moire surnaturelle , sa connaissance uni- verselle et prématurée ? Le premier , élève l'esprit ; l'autre , le confond et le trouble. L'un éclate comme un tonnerre dans un tourbillon orageux , et par ses soudaines hardiesses échappe aux génies trop timides ; l'autre presse , étonne , illumine , fait sentir (lespotiquement l'ascendant de la vérité ; et comme si c'était un être d'une autre na- ture que nous , sa vive intelligence explique toutes les conditions , toutes les affections et toutes les pensées des honnnes , et paraît toujours supérieure à leurs conceptions in- certaines. Génie simple et puissant, il as-

328 LES ORATEURS.

semble des choses qu'on croyait être incom- patibles , la véhémence , renthoiisiasme , la naïveté , avec les profondeurs les plus ca- chées de l'art ; mais d'un art qui , bien loin de gêner la nature , n'est lui-même qu'une nature plus parfaite , et l'original des pré- ceptes. Que dirai-je encore? Bossuet fait voir plus de fécondité , et Pascal a plus d'in- vention ; Bossuet est plus impétueux , et Pascal plus transcendant. L'un excite l'ad- miration par de plus fréquentes saillies ; l'autre , toujours plein et solide , l'épuisé par un caractère plus concis et plus soutenu.

Mais toi ' qui les as surpassés en aménités et en grâces , ombre illustre, aimable génie ; toi qui fis régner la vertu par lonction et jiar la douceur, pourrais-je oublier la no- blesse et le charme de ta parole , lorsqu'il est question d'éloquence? pour cultiver lîi sagesse et l'humanité dans les rois , ta voix ingénue fit retentir au pied du trône les ca- lamités du genre humain foulé par les ty- rans , et défendit contre les artifices de la flatterie la cause alxmdonnéc des peuples.

' Fe'nclon.

r.ES OP. AT EU RS. 32(j

QiieUe boaté de cœur, quelle sincérilé se remarque dans tes écrits ! Oiiel éclat de pa- roles et d'images ! Qui sema jamais tant de fleurs dans un style si naturel , si mélodieux et si tendre ? Qui orna jamais la raison d'une si touchante parure? Ah ! que de trésors , d'abondance, dans ta riche simplicité !

O noms consacrés par l'amour et par les respects de tous ceux qui chérissent l'honneur des lettres ! Restaurateurs des arts , pères de l'éloquence , lumières de l'esprit humain , que n'ai-je un rayon du génie qui échauffa vos profonds discours , pour vous expliquer dignement et marquer tous les traits qui vous ont été propres !

Si l'on pouvait mêler des talents si divers , peut-être qu'on voudrait penser comme Pas- cal, écrire comme Bossuet, pai-ler comme Fénélon. Mais parce que la difTérence de leur style venait de la différence de leurs pensées et de leur manière de sentir les choses , ils perdraient beaucoup tous les trois , si l'on voulait rendre les pensées de l'un par les expressions de Taulrc. On ne souhaite point cela en les lisant ; car chacun d'eux s'exprime

33o LE» OKATELKS.

dans les termes les plus assortis au caractère de ses sentiments et de ses idées ; ce qui est la véritable marque du génie. Ceux qui n'ont que de Tesprit empruntent nécessairement toute sorte de tours et d'expressions : ils n'ont pas un caractère distinctif.

SUR LA BRUYÈRE.

Il n'y a presque point de tour dans l'élo- quence qu'on ne trouve dans La Bruyère ; et si on y désire quelque chose , ce ne sont pas certainement les expressions , qui sont d'une force infinie et toujours les plus pro- pres et les plus précises qu'on puisse em- ployer. Peu de gens l'ont compté parmi les orateurs , parce qu'il n'y a pas une suite sen- sible dans ses Caractères. Nous faisons trop peu d'attention à la perfection de ses frag- ments , qui contiennent souvent plus de ma- tière que de longs discours , plus de propor- tion et plus d'art.

On remai-que dans tout son ouvrage , un esprit juste , élevé , nerveux , pathétique , également capable de réflexion et de senli- n^cnt ;, et doué avec avantage de cette invcn-

LES ORATEURS. 33 I

tion qui distingue la main des maîtres et qui caractérise le génie.

Personne n'a peint les détails avec plus de feu , plus de force , plus d'imagination dans l'expression , qu'on n'en voit dans ses Caractères. 11 est vrai qu'on n'y trouve pas aussi souvent que dans les écrits de Bossuet et de Pascal , de ces ti'aits qui caractérisent une passion ou les vices d'un particulier , mais le genre humain. Ses portraits les plus élevés ne sont jamais aussi grands que ceux de Fénélon et de Bossuet ; ce qui vient en grande partie de la différence des genres qu'ils ont traités. La Bruyère a cru , ce me semble, qu'on ne pouvait peindre les hommes assez petits : et il s'est bien plus attaché à relever leurs ridicules que leur force. Je crois qu'il est permis de présumer qu'il n'avait ni l'élévation , ni la sagacité, ni la profondeur de quelques esprits du premier ordre ; mais on ne lui peut disputer sans injustice , une forte imagination, un caractère véritablement ori- ginal , et un génie créateur '.

' Dans la première édition , on lisait , an lieu du dernier paragraphe , le passage suivant :

332 LES ORATEURS.

« II est étonnant qu'on sente f£nel<jnefois dans un si beauge'nie, et qui s'est e'ievc jusqu'au su- blime, les bornes de l'esprit humain : cela prouve qu'il est possible qu'un auteur sublime ait moins de profondeur et de sagacité que des lionimes moins pathétiques. Peut-être que le cardinal de Kichclieu était supérieur à Milton.

« Mais les écrivains pathétiques nous émeu- vent plus fortement 5 et cette puissance qu'ils ont sur notre ame, la dispose à nous accorder plus de lumières. Nous jugeons toujours d'un auteur par le caractère de ses sentiments. Si on compare La Bruyère h Fénélon, la vertu toujours tendre et naturelle du dernier , et l'amour-propre . qui se montre quelquefois dans l'autre, le senti- ment nous porte malgré nous à croire que celui qui fait paraître l'ame la plus grande a l'esprit le plus éclairé 5 et toutefois il serait difficile de justifier cette préférence. Fénélon a plus de fa- cilité et d'abondance, l'auteur des Caractères, plus de précision et plus de force : le premier, d'une imagination plus riante et plus féconde; le second, d'un génie plus véhément; l'un sa- chant rendre les plus grandes choses familières et sensibles sans les abaisser ; l'autre sachant en- noblir les plus petites sans les déguiser : celui-là plus humain; celui-ci plus austère : l'un. plus tendre pour la vertu ; l'autre plus implacable au vice : l'un et l'autre moins pénétrants tt

LES UUAÏEURS. 333

inoins profonds que les hommes que j'ai nom- més, mais inimitables dans la claitc et dans i.i netteté de leurs idées ; enfin originaux , ciéa- teurs daus leur genre, et modèles très-accom-r plis. »

CARACTERES.

Oronte , ou le vieux fou.

Oro.nte , vieux et flétri , dit que les gens vieux sont tristes , et que pour lui il n'ainie que les jeunes gens. C est pour cela qu'il s'est logé dans une auberge , il a , dit-il, le plaisir de ceux qui voyagent , sans leurs peines , parce qu'il voit tous les jours à sou- per de nouveaux visages. On le voit quelque- fois au jeu de paume, avec de jeunes gens qui sortent du bal , et il va déjeuner avec e«x. Il les cultive avec le même soin que s'il avait envie de leur plaire. Mais on peut lui rendre justice : ce n'est pas la jeunesse qu'il aime , c'est la folie. Il a un fils qui a vingt ans , et qui est déjà estimé dans le monde ; mais ce jeune homme est appliqué, et passe une grande partie de la nuit à lire. Oronte a brûlé plusieurs fois les livres de son fils ,

336 CARACTÈRES,

et n'a fait grâce qu'à des vers obscènes , qui d'ailleurs sont assez mauvais. Ce jeune homme en rachète toujours de nouveaux , et trompe les soins de son père. Oronte a voulu lui donner une fille de l'Opéra, que lui-même a eue autrefois, et n'a rien négligé, dit-il , pour son éducation ; mais ce petit dx'ôle est entêté , ajoute - t- il , et a l'esprit gâté et plein de chimères.

II.

Thersite.

Thersite ' est l'officier de l'armée que l'on voit le plus. C'est lui qu'on rencontre tou- jours à la suite du général , monté sur un petit cheval qui boite , avec un harnais de velours en broderie , et un coureur qui raar-

' Thersites , que uous appelons Thersite, nous est représente' par Homère dans son Iliade, comme le plus laitl, le plus lâche et lopins in- solent des capitaines grecs qui se trouvèrent au siège de Troie. C'est par cette raison que ce nom est ordinairement donuè à ceux à qui l'on croit pouvoir reprocher les mêmes dèfaïus, F.

CARACTÈRES. SS^

che devant lui. S'il y a ordre à l'armée de partir la nuit pour cacher une marche à Ten- nenii , Thersite ne se couche point comme les autres , quoiqu'il y ait du temps ; mais il se fait mettre des papillottes , et fait pou- drer ses cheveux en attendant qu'on batte la générale. Il accompagne exactement l'of- ficier de jour , et visite avec lui les postes de l'armée. Il donne des projets au général, et fait un journal raisonné de toutes les opéra- tions de la campagne. On ne fait guère de détachement il ne se trouve ; et conune il est le premier de son régiment à marcher, et quon le cherche partout , on apprend qu'il est volontaire à un fourrage qui se fait sur les derrières du camp ; et un autre mar- che à sa place. Ses camarades ne l'estiment point ; mais il ne \it pas avec eux , il les évite ; et si quelque officier général lui de- mande le nom dun officier de son régiment qui est de garde , Thersite répond qu'il le connaît bien , mais qu'il ne se soutient pas de son nom. Il est familier , officieux , inso- lent . et pourtant très-bas avec son colonel . II fait servilement sa cour à tous les giands I. 29

338 CAKACTÈRES.

seigneurs de l'armée ; et s'il se trouve chez le duc Eugène lorsque celui-ci se débotte, Thersile fait un mouvement pour lui pré- senter ses souliers ; mais comme il s'aperçoit qu'il y a beaucoup de monde dans la cham- bre , il laisse prendre les souliers par un va- let , et rougit en se relevant.

III.

Les Jeunes gens m

Les jeunes gens jouissent sans le savoir . et s'ennuient en croyant se divertir. Ils font un souper ils sont dix-huit sans compter les dames ; et ils passent la nuit à table à détonner quelques chansons obscènes, à con- ter le roman de l'Opéra , et à se fatiguer pour chercher le plaisir , qu'à peine les plus impudents petivent essayer dans un quart- d'heure de faveur ; et comme on se pique à tous les âges d'avoir de l'esprit , ils admet- tent quelquefois à leurs parties des gens de ktti'es qui font leur apprentissage pour te monde. Mais tous s'ennuient récipro- quement , et ils se détrompent les uns des autres .

CARACTÈRES. SSg

Ces jeunes gens vont au spectacle pour se rassembler. Ils y paraissent , épuisés de leurs incontinences , avec une audace afTeclée et des yeux éteints. Ils parlent grossièrement des femmes , et avec dégoût. On les voit sortir quelquefois au commencement du spec- tacle , pour satisfaire quelque idée de dé- bauche qui leur vient en tête ; et après avoir fait le tom- des allées obscures de la Foire , ils reviennent au dernier acte de la comédie, et se racontent à Toreille leurs ridicules prouesses. Ils se font un point d'honneur de traiter légèrement tous les plaisirs ; et les plaisirs , qui fuient la dissipation et la folie, ne leur laissent qu'une ombre faible, et une fausse image de leurs charmes.

IV.

Midas , ou le sot qui est glorieux.

Le sot qui a de la vanité est l'ennemi des talents. S'il entre dans une maison il ti'ouve un homme d'esprit , et que la maî- tresse du logis lui fasse l'honneur de le lui présenter , Midas le salue légèrement , et ne

34o CAKACTERES.

répond point. Si l'on ose louer en sa pré- sence le mérite qui n'est pas riche , il s'as- sied auprès d'une table , et compte des jetons ou mcle des cartes sans rien dire. Lorsqu'il paraît un livre dans le monde qui fait quelque bruit , Midas jette d'abord les yeux sur la fin , et puis sur le milieu du li- vre ; ensuite il prononce que l'ouvrage man- que d'ordre , et qu'il n'a jamais eu la force de l'achever. Ou parle devant lui d'une vic- toire que le héros du Nord ' a remportée sur ses ennemis ; et sur ce qu'on raconte des prodiges de sa capacité et de sa valeur , Midas assure que la disposition de la bataille a été faite par M. de Rottembourg qui n'y était pas , et que le prince s'est tenu caché dans une cabane jusqu'à ce que les ennemis fussent en déroute. Un homme qui a été à cette action l'assure qu'il a vu charger le loi à la tête de sa maison ; mais Midas répond

' Nom <jue Voltaire a souvent employé pour designer Frcdéric-lc-Grand. La bataille dont il s'agit ici est sans doute celle de Ficdbcrg , ga- gnée par Frédéric, le 4 juin I745j sur le prince Charles de Lorraine. B. ,

r.ARACTÈUES. 34 1

froidement qu'on ne verra jamais que des iolics d'im prince qui fait des vers, et qui est l'ami de Yoltaire.

V.

Ls Fatteur insipide.

Un homme parfaitement insipide est celui qui loue indifféremment tout ce qu'il croit utile de louer ; qui , lorsqu'on lui lit un mau- vais roman , mais protégé , le trouve digne de l'auteur du Sopha , et feint de le croire de lui; qui demande à un grand seigneur qui lui montre une ode , pourquoi il ne fait pas une tragédie ou un poème épique ; qui du nicnie éloge qu'il donne à Voltaire , ré- gale un auteur qui s'est fait siffler sur les trois théâtres ; qui se tiouvant à souper chez une femme qui a la migraine , lui dit tris- tement que la vivacité de son esprit la con- sume comme Pascal , et qu'il faut l'empêcher de se tuer. S'il arrive à un homme de ce caractère de faire une plaisanterie sur quel- qu'un qui n'est pas riche , mais dont un honmie riche prend le parti ., aussitôt le flat-

9.9.

o f

OÎ|2 CAHACTERES.

leur change de langage , et dit que les |ielils défauts qu'il reprenait servent d'ombie au mérite distingué. C'est l'homme dont Rous- seau disait :

Quelquefois même , aux lions mots s'a1>andonnc, Mais doucement et sans blesser personne.

Cet homme qui a loué toute sa vie jusqu'à ceux qu'il aimait le moins , n'a jamais ob- tenu des autres la moindre louange, et tout ce que ses amis ont osé dire de plus fort pour lui , c'est ce vieux discours : En vérité , c'est un honnête garçon , ou c'est un bon homme.

VI.

Lacon , ou le petit homme.

Lacon ne refuse pas son estime à tous les auteurs. Il y a beaucoup d'ouvrages qu'il admire ; et tels sont les vers de La Motte , V Histoire romaine de Rollin , et le Traité du vrai mérite , qu'il préfère , dit-il , à La Bruyère. Il met dans une même classe Bos- suet et Fléchier , et croit faire honneur à Pascal de le comparw" à Nicole , dont j1 a lu

CAKACTÈRES. 343

les Essais avec une patience tout-à-fail chré- tienne. Il soutient qu'après Bayle et Fonte- nelle , l'abbé Desfontaines est le meilleur écrivain que nous ayons eu. Il ne peut souf- frir la musique de Rameau ; et si on lui parle des Indes galantes ou de l'opéra de Dardanus , il se met à chanter des morceaux de Tancrède , ou d'un autie ancien opéra. Il n'épargne pas les acteurs qui ont succédé à Murer, à Thevenard , etc. , et Poirier ne paraît jamais qu'il ne batte long-temps des mains pour faire de la peine à Gelliotte : tant il est difficile de lui plaire dès qu'on prime en quelque art que ce puisse êtrCo

YII.

Caritès , ou le Grammairien.

Caritès est esclave de la construction , et ne peut souffrir la moindre hardiesse. Il ne sait point ce que c'est qu'éloquence , et se plaint de ce que l'abbé d'Olivet a fait grâce à Racine de quatre cents fautes : mais il sait admirablement la différence de pas e\, point ; ei ï\ a fait des notes excellentet.

344 CARACTÈRES,

sur le petit Traité des Synonymes , ou- vrage très-propre , dit-il , à l'onner un grand orateur. Caritès n'a jamais senti si un mot était propre ou ne rélait pas ; si une épi- thète était juste , et si elle était à sa place. Si pourtant il l'ait imprimer un petit ou- vrage , il V f''»it , pendant l'impression , de continuels changements : il voit , il revoit les épreuves , il les communique à ses amis ; et si , par malheur, le libraire a oublié d'ô- ter une virgule qui est de trop , quoiqu'elle ne change point le sens , il ne veut point que son livre paraisse jusqu'à ce qu'on ait lait un carton , et il se vante qu'il n'y a point de livre si bien imprimé que le sien.

VIII.

VElourdi.

Il n'y a pas long-temps qu'étant à la Co- médie aupiès d'un jeune homme qui faisait du bruit , je lui dis : "Vous vous ennuyez ; il faut écouler ime pièce quand on ^eut s'y plaire. Mou anîi , me répondit-il, chacun sait ce qui le divertit : je n'aime point la to-

CARACTÈRES. S-jS

niédie , mais j'aime le théâtre ; vous êtes bien fou d'imaginer d'apprendre à quelqu'un ce qui lui plaît. Cela peut bien être , lui dis-je ; je ne savais pas que vous vinssiez à la comédie pour avoir le plaisii- de l'inter- rompre.— Et moi je savais , me dit-il, qu'on ne sait ce qu'on dit quand on raisonne des plaisLis d'autrui ; et je vous prendrais pour un sot, mon très-cher ami , si je ne vous connaissais depuis long-temps pour le fou le plus accompli qu'il y ait au monde. En achevant ces mots , il traversa le théâtre, et alla baiser sur la joue un homme grave qu'il ne connaissait que de la veille.

IX.

Clazomène , ou la Vertu malheureuse.

Clazomène a eu l'expérience de toutes les misères de l'humanité. Les maladies l'ont assiégé dès son enfance , et l'ont sevré dans son printemps de tous les plaisirs de la jeu- nesse. Né pour les plus grands déplaisirs , il a eu de la hauteur et de l'ambition dans la pauvreté. Il s'est vu dans ses disgrâces

340 CAKACTÈKES.

jnécounii de ceux qu'il aimait. L'injure a llélri sa vertu ; et il a été ollensé de ceux dont il ue pouvait prendre de vengeance. Ses talents , son travail continuel , son ap- plication à bien l'aire n'ont pu fléchir la du- reté de sa fortune. Sa sagesse n'a pu le ga- rantir de faire des fautes irréparables. Il a soufiert le mal qu'il ne méritait pas , et ce- lui que son imprudence lui a attiré. Lorsque la fortune a paru se lasser de le pouisuivre , la mort s'est offerte à sa vue. Ses yeux se sont fermés à la fleur de son âge ; et quand l'espérance trop lente commençait à flatter sa peine , il a eu la douleur insupportable de ne pas laisser assez de bien pour- payer ses dettes , et n'a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l'on cherche quelque raison d'une destinée si cruelle , on aura , je crois , de la peine à en trouver. Faut-il demander la rai- son pouiquoi des joueurs très-habiles se rui- nent au jeu , pendant que d'autres honmies y font leur fortune ? ou pourquoi l'on voit des années qui n'ont ni printemps ni au- tonnie , les fruits de l'année sèchent dans leur fleur? Toutefois qu'on ne pense pas

CARACTKRKS. 347

(|uc Clnzomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux ; mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage.

X.

Phalante , ou le Scélérat.

Phalante a voué ses talents aux fureurs et au crime ; impie , esclave insolent des grands, ambitieux , oppresseur des faibles, conteinp- teur des bons , corrupteur audacieux de la jeunesse , son génie violent et hardi préside en secret à tous les crimes qui sont ensevelis dans les ténèbres. Il est dès long-temps à la tête de tous les débauchés et les scélérats. Il ne se commet point de meurtres ni de brigandage son noir ascendant ne le fasse tremper. Il ne connaît ni lamour , ni la crainte, ni la foi, ni la compassion. Il mé- prise l'honneur autant que la vertu , et il hait les dieux et les lois. Le crime lui plaît par lui-même. Il est scélérat sans dessein et au- dacieux sans motif. Les extrémités les plus

348 CARACTÈRES.

«Jures , la faim., la douleur , la misère ne l'abattent point. Il a éprouvé tour à tour l'une et l'autre fortune : prodigue et fastueux dans l'abondance , entreprenant et téméraire dans la pauvreté , emporté et souvent cruel dans ses plaisirs , dissimulé et implacable dans ses haines , furieux et barbare dans ses vengeances , éloquent seulement pour per- suader le crime , et pour pervertir l'inno- cence , son naturel féroce et indomptable aime à fouler aux pieds l'humanité , la pru- dence et la religion ; il vit tout souillé din- famie; il marche la tête levée; il menace de ses regards les sages et les vertueux ; sa té- mérité insolente triomphe des lois.

XI.

Isocraie , ou le bel esprit moderne.

Le bel esprit moderne > n'est ni philoso- phe , ni poète , ni historien , ni théologien ;

' Remond de Saiui-Mavo. Il a fait imprimer en 1743 trois volumes de littérature, l'on trouve de Fesprit , mais point de goût , et un jugement souvent faux. C'était le frère de Remond le ma-

CARACTÈRES. 3^9

il a toutes ces qualités si différentes et beau- coup d'autres ; il est obligé de dire assez de choses inutiles , parce qu'il doit fort peu parler de choses nécessaires. Le sublime de sa science est de rendre des pensées frivoles par des traits. Qui veut mieux penser ou mieux vivre ? Qui sait même est la vérité ? Un esprit vraiment supérieur fait valoir toutes les opinions , et ne lient à aucune. II a vu le fort et le faible de tous les principes cl il a reconnu que l'esprit humain n'avait que le choix de ses erreurs. Indulgente phi- losophie , qui égale Achille et Thersite , et nous laisse la liberté d'être ignoiants , pa- resseux, frivoles , oisifs, sans nous ffiire de pire condition ! Aussi mettons-nous à la tête des philosophes son illustre auteur , et je veux avouer qu il y a peu d hommes d'un esprit si philosophique , si fin, si facile , si net , et dune si grande surface ; mais nul n'est parfait ; et je crois que les plus subli- mes esprits ont eui-mêmes des endroits fai-

tliematicien , de qui on a recueilli quelques lettres qu'il écrivait à Mademoiselle de Lavmay (madame de Staal ). S.

i' 5o

35o CARACTÈRES.

bles. Ce sage et subtil philosophe n'a jamais compris que la vérité nue pût intéresser; la simplicité , la véhémence , le sublime ne le touchent pomt. // me semble , dit-il , qu'il ne faudrait donner dans le sublime quci son corps défendant ; il est si peu naturel. Iso- crate veut qu'on traite toutes les choses du monde en badinant ; aucune ne mérite , se- lon lui , un autre ton. Si on lui représente que les hommes aiment sérieusement jus- qu'aux bagatelles , et ne badinent que des choses qui les touchent peu . il n'entend pas cela , dit-il ; pour lui il n'estime que le naturel ; cependant son badinage ne l'est pas toujours , et ses réflexions sont plus fines que solides. Isocrate est le plus ingénieux de tous les hommes , et compte pour peu tout le reste. C'est un homme qui ne veut ni per- suader , ni corriger , ni instruire personne. Le vrai et le faux , le frivole et le grand , tout ce qui lui est occasion de dire quelque chose d'agréable , lui est aussi propre. Si César vertueux peut lui fournir un trait, il peindra César vertueux , sinon il fera voir que toute sa fortune n'a été qu'un coup du

CAUACTÈRES. 35l

hasard , et Brutus sera tour à tour un héros ou un scélérat , selon qu'il sera plus utile à Isocrate. Cet auteur n'a jamais écrit que dans une seule pensée ; il est parvenu à son but. Les hommes ont enfin tiré de ses ouvrages ce plaisir solide de savoir qu'il a de l'esprit . Quel moyen après cela de condamner un genre d'écrire si intéressant et si utile !

On ne finirait point sur Isocrate et sur ses pareils , si on voulait tout dire. Ces esprits si fins ont paru après les grands hommes du siècle passé. Il ne leur était pas facile de donner à la vérité la même autorité et la même force que l'éloquence lui avait prêtée ; et pour se faire remarquer après de si grands hommes , il fallait avoir leur génie ou mar- cher dans une autre voie. Isocrate , sans passion , privé de sentiment pour la simpli- cité et l'éloquence , s'attacha bien plus à dé- tiuire quà rien établir. Ennemi des anciens systèmes , et savant à saisir ,1e faible des choses humaines , il voulut paraître à son siècle comme un philosophe impartial , qui n'obéissait qu'aux lumières de la plus exacte raison. Sans chaleur et sans préjugés , les

35?. CARACTÈRES,

hommes sont faits de manière que si on leur parle avec autorité et avec passion , leuis passions et leur pente à croire les persuadent lacilement ; mais si au contraire on badine et qu'on leur propose des doutes , ils écou- tent avidement , ne se défiant pas qu'un homme qui parle de sang- froid puisse se tromper ; car peu savent que le raisonnement n'est pas moins trompeur que le sentiment , et d'ailleurs l'intérêt des faibles , qui com- posent le plus grand nombre , est que tout soit cru équivoque. Isocrate n a donc eu qu à lever l'étendard de la révolte cojitre l'auto- rité et les dogmatiques , pour faire aussitôt beaucoup de prosélytes. Il a comparé le génie de l'esprit ambitieux des héros de la Grèce à l'esprit de ses courtisanes; il a méprisé les beaux-arts. L'élor/uence , a-t-il dit , et la poésie sont peu de chose ; et ces paradoxes brillants il a su les insinuer avec "beaucoup d'art , en badinant et sans paraître s'y inté- resser. Qui n'eût cru qu'un pareil système n'eût fait un progrès pernicieux dans un siècle si amoureux du raisonnement et du vice? Cependant la mode a son cours , cl

CAKACTÈRES. 353

Idccur périt avec elle. Ou a bieuîùt senti Je faible d'un auteur qui, paraissant mépriser les plus grandes choses , ne méprisait pas de dire des pointes , et n'avait point de répu- gnance à se contredire , pour ne pas perdre un trait d'esprit. 11 a plu par la nouveauté et par la petite hardiesse de ses opinions ; mais sa réputation précipitée a déjà perdu tout son lustre ; il a survécu à sa gloire , et il sert à son siècle de preuve qu'il n'y a que la simpUcité , la vérité et l'éloquence, c'est-à- dire toutes les choses qu'il a méprisées , qui puissent durer.

XII.

Thieste , ou la Simplicité.

Thieste est simple et naïf : il aime la ])ure vertu , mais il ne prend pas pour mo- dèle la vertu d'un autre ; il connaît peu les règles de la probité , il la suit par tempéra- ment. Lorsqu'il y a quelque loi de la morale qui ne s'accorde pas avec ses sentiments , il la laisse à part , et n'y pense point. S'il ren- contre , la nuit, une de ces femmes qui épient les jeunes gens , Thieste souffre qu'elle l'en-

3o.

354 r. AHACTÈRES.

trelienne . et marche que'quc temps à côlc ilcllc ; et comme elle se plaiut de la néces- sité qui détruit toutes les vertus , et lait les opprobres du monde , il lui dit que la pau- vreté n'est point un vice quand on sait vivre de son industrie . sans nuire à personne ; et ne se trouvant point dargent parce qu'il est jeune , il lui donne sa montre qui n'est plus à la mode , et qui est un présent de sa mère ; ses camarades se moquent de lui et le tour- nent en ridicule , mais il leur répond : Mes amis , vous riez do trop peu de chose. Le monde est rempli de misères qui sérient le cœur ; il faut être humain ; le désordre des malheureux est toujours le crime des riches.

XIII.

T nasille , ou les gem à la mode.

Trasille n'a jamais souffert qu'on fît de ré- flexions en sa piésence , et que l'on eût la liberté de parler juste. Il est vif, léger et 1 aillcur : n'estime et n'épargne personne , change incessamment de discours, ne se laisse ni manier , ni user ., ni approfondir ., et fait

CARACTÈRES. 355

plus de visites en un jour que Dumoulin ou qu'un homme qui soUicite pour un grand procès. Ses plaisanteries sont amères : il loue rarement. Il pousse 1 insolence jusquà interrompre ceux qui sont assez vains pour le louer , les fixe et détourne la tête. Il est dur , avare , impérieux : il a de l'ambition par arrogance , et quelque crédit par audace. Les femmes le courent , il les joue : il ne connaît pas l'amitié ; il est tel que le plaisir même ne peut l'attendrir un moment.

XIV.

Phocas , ou la fausse singularité.

Phocas se pique plus qu'homme du monde de n'emprunter de personne ses idées. Si vous lui parlez d'éloquence , ne lui nommez pas Cicéron , il vous ferait d'abord l'éloge d'Abdallah, d'Abu taies et de Mahomet, et vous assurerait que rien n'égale la subhmité des Arabes. Lorsqu'il est question de la guerre , ce n'est ni M. de Turenne ni le grand' Condé qu il admire ; il leur j^réfèrc d'an- ciens généraux dont on ne counaît que les

35t» CAKACTÈRES.

noms et quelques actions contestées. En tel genre que ce puisse être ' , si vous lui citez deux grands hommes, soyez sur qu'il choisira toujours le moins illustre. Phocas évite de se rencontrer avec les autres , et dédaigne de parler juste. Il affecte surtout de n'être point suivi dans ses discours , comme un homme qui ne parle que par inspiration et par sail- lies. Si vous lui dites quelque chose de sérieux. il répond par une plaisanterie ; et si vous parlez au contraiie de choses frivoles , il en- tame un discours sérieux. Il dédaigne de contredire , mais il interrompt. Il est bien aise de vous faire entendre que vous ne dites rien qui l'intéresse; que toutest usé pour quel- qu'un qui pense et qui sent comme lui. Faible esprit, qui s'est persuadé qu'on est singulier par étude , et à force d'affectation , original.

XV.

Ciras , ou V esprit extrême. Cirus cachait sous un extérieur simple un esprit ardent et inquiet. Modéré au dehors ,

' On dirait mieux, je crois, eu quelque i^eive , etc. S.

I

CAKACTEKKS. 357

mais extrême; toujours occujic au dedans, et plus agité dans le repos que dans Taction ; trop libre et trop hardi dans ses opinions pour donner des bornes à ses passions : sui- vant avec indépendance tous ses sentiments , et subordonnant toutes les règles à son ins- tinct , comme un honnne qui se croit maître de son sort , et se confie à son naturel pré- somptueux et inflexible : dénué des talents qui soiJèvent les hommes dans la médiocrité et qui ne se rencontrent pas arec des passions si séi'ieuses ; supérieur à cette fortune qui le renferme dans 1 enceinte d'une ville ou d'une petite province, fruit d'une sagesse assez bor- née; éloquent, profond, pénétrant; avec le discernement des hommes % séducteur hardi et flatteur , fertile et puissant en raisons , impénétrable dans ses artifices ; plus dange- reux lorsqu'il disait la vérité , que les plus ti'ompeurs ne le sont par les déguisements et le mensonge ; un de ces hommes que les autres hommes ne comprennent point , que

' C'est-à-dire , avec le talent de discerner le caractère des hommes. Celte ellipse est for- cée. S.

358 CAHACT È KES.

la iiîcdiocrilo de leur fortune déguise cl avilit , et que la pi:ospérilé seule peut déve- lopper.

XVI.

Lipse , ou l'homme sans principes.

Lipse n'avait aucun principe de conduite : il vivait au hasai'd et sans dessein ; il n'avait aucune vertu. Le vice même n'était dans son cœur qu'une privation de sentiment et de réflexion : pour tout dire , il n'avait point d'aine. Vain sans être sensible au déshon- neur ; capable d'exécuter sans intérêt et sans malice les plus grands crimes ; ne délibérant jamais sur rien ; méchant par faiblesse ; plus vicieux par dérèglement d'esprit que par amour du vice. En possession d'un bien im- mense à la fleur de son âge , il passait sa vie dans la crapule avec des joueurs d instruments et des comédiennes. Il n'avait dans sa fami- liarité que des gens de basse extraction , que leur libertinage et leur misère avaient d'abord rendus ses complaisants , mais dont la fai- blesse de Lipse lui laisait bientôt des égaux . parce qu'il n'y a point d'avantage avec lequel on se familiarise si promptcment que la for-

CAR ACTE r.r.s. 35c)

lune qui n'est soutenue d'aucun mérite. On trouvait dans son antichambie , siu" son esca- lier , dans sa cour , toutes sortes de person- nages qui assiégeaient sa porte. dans une extrême distance du bas peuple , il eu ras- semblait tous les vices , et justifiait la for- tune que les misérables accusent des défauts de la nature.

XVII.

Lisias , ou la fausse éloquence.

Lisias sait orner une histoire de quelques couleurs ; il raconte agréablement , et il em- bellit ce qu'il touche. Il aime à parler ; il écoute peu ; il se fait écouter long-temps , et s'étend sur des bagatelles , afm d'y placer toutes ses fleurs. Il ne pénètre point ceux à qui il parle ; il ne cherche point à les péné- trer ; il ne connaît ni leurs intérêts , ni leurs caractères , ni leurs desseins. Bien loin de chercher à flatter Icurs passions ou leurs espérances , il agit toujours avec eux comme s'ils n'avaient d'autre affaire que de l'écouter et de rire de ses saillies. H n'a de l'esprit que pour lui ; il ne laisse pas même aux autres le

36o CARACTKRES.

temps d'en avoir pour lui plaire. Si quelqu'un d'étranger chez lui a la hardiesse de le con- tredire, Lisias continue à parler, ou s'il est obligé de lui répondre , il alTecte d'adresser la parole à tout autre qu'à celui qui pourrait le redresser. Il prend pour juge de ce qu'on lui dit , quelque complaisant qui n'a garde de penser autrement que lui. Il sort du sujet dont on parle , et s'épuise en comparaisons. A propos d'une petite expérience de phy- sique , il parle de tous les systèmes de phy- sique. Il croit les orner, les déduire , et per- sonne ne les entend. Il finit en disant qu'un homme qui invente un faulciiil ])lus com- mode , rend plus de service à l'Etat que celui qui a fait un nouveau système de philosophie. Lisias ne veut pas cependant qu'on croie qu'il ignore les choses les moins importantes. Il a lu jusqu'aux voyageurs et jusqu'aux re- lations des missionnaires. Il raconte de point en point les coutumes d'Abyssinie et les lois de l'Empire de la Chine. Il dit ce qui fait la beauté en Ethiopie, et il conclut que la beauté est arbitraire , puisqu'elle change selon les pays. Lisias a été plus modeste , plus aimable

CARACTÈRES. 3()I

et plus complaisant. La vieillesse qui fixe les fortunes , détruit les vertus. Ceux qui voient aujourd'hui Lisias sont assez persuadés de son esprit, mais aucun n'est content de soi ' ; au- cun ne se souvient de ses discours , nul n'en est touché , nul n'a envie de s'attacher à lui. Il a des équipages magnifiques , une table très - délicate , pour des gens de basse ex- traction qui l'applaudissent. Il habite dans un palais ; ce sont les avantages qu'il retiie de beaucoup d'esprit et d'une plus grande fortune ^.

XVIII.

Alcipe.

Alcipe a pour les choses rares cet empres- sement qui témoigne un goiit inconstant pour

' Ce caractère a été imprimé pour la première fois dans rédition de 1806; les éditions faites de- puis portent toutes desoi, il semble qu'il faut Je /ui. Voyez une variante de ce caractère dans les OEiwres posthumes. B.

' L'auteur vent dire que Lisias a encore plus de fortune que d'esprit mais cette manière d'ex- primer la pensée ne me parait pas correcte. S

I. 5i

362 CAUACTKhES.

celles qu'on possède. Sujet en efl'et à se dé- goûter des plus solides, parce qu'il a moins de passion que de curiosité pour elles ; peu propre , par défaut de réflexion , à tirer long-temps des mêmes hommes et des mêmes choses de nouveaux usages ; moins touché quelquefois du grand que du merveilleux ; laissant emporter son esprit , qui manque naturellement un peu d'assiette, aux impres- sions précipitées de la surprise , et cherchant flans le changement ou par le secours des fictions , des objets qui éveillent son arae trop peu attentive et vide de grandes passions ; capable néanmoins de concevoir le grand et de s'y élever , mais trop paresseux et trop volage pour s'y soutenir ; hardi dans ses pro- jets et dans ses doutes , mais timide à croire et à faire ; défiant avec les habiles , par la crainte qu'ils n'abusent de son caractère sans précaution et sans artifice ; fuyant les esprits impérieux qui l'obligent à sortir de son na- turel pour se défendre , et font violence à sa timidité et à sa modestie ; épineux par la crainte d'être dupe . quelquefois injuste : comme il crnint \vi explications par limidilé

r. A R A C T E R F, S . 363

OU par paresse, il laisse aigrir plusieurs su-- jels de plainte sur son cœur, trop faible éga- lement pour vaincre et pour produire ces délicatesses : tels sont ses défauts les plus cachés. Quel homme n'a pas ses faiblesses. Celui-ci joint à l'avantage dun beau naturel un coup d'œil fort vif et fort juste ; personne ne juge si sainement des choses au degré il les pénètre : il ne les suit pas assez loin. La mérité échappe trop promptement à son es- prit naturellement vif, mais faible . et plus pénétrant que profond. Son goût, dune justesse rare sur les choses de sentiment, saisit avec peine celles qui ne sont qu'ingé- nieuses. Trop naturel pour être affecté de lart , il ignore jusqu'aux bienséances esti- mables , par cette grande et précieuse sim- plicité, par la noblesse de ses sentiments, par la vivacité de ses lumières , et par des \ertus trop aimables pour être exprimées.

XIX.

Le mérite frivole. Un homme du monde est celui qui a beau-

364 r.Al; ACTÊRES.

coup d'esprit inutile , qui sait dire des choses flatteuses qui ne flattent point , des choses sensées qui n'instruisent point ; qui ne peut persuader personne , quoiqu'il parle bien ; qui a de cette sorte d'éloquence qui sait créer ou embellir les bagatelles , et qui anéantit les glands sujets ; aussi pénétrant sur le ridi- cule qu'aveugle et dédaigneux pour le mérite ; un homme riche en paroles et en extérieur, qui ne pouvant primer par le bon sens, s'el- lorce de paraître par la singularité ; qui craignant de peser par la raison , pèse par son inconséquence et ses écarts ; plaisant sans gaîté , vif sans passions ; qui a besoin de changer sans cesse de lieux et d'objets, et Le peut suppléer par la variété de ses amuse- ments le défaut de son propre fonds.

Si plusieurs personnes de son caractère se rencontrent ensemble , et qu'on ne puisse pas ananger une partie , ces hommes qui ont tant d'esprit n'en ont pas assez pour sou- tenir une demi - heure de conversation , même avec des femmes , et ne pas s'ennuyer d'abord des uns des autres. Tous les faits . toutes les nouvelles , toutes les plaisanteries .

CARACTÈRES. 36 J

toutes les réflexions sont épuisées en un mo- ment. Celui qui n'est pas employé à un qua- drille ou à un quinze , est obligé de se tenir assis auprès de ceux qui jouent , pour ne pas se trouver vis-à-vis d'un autre homme qui est auprès du feu , et auquel il n"a rien à dire. Tous ces gens aimables qui ont banni la raison de leurs discours . font voir qu'on ne peut s'en passer ; le faux peut fournir quelques scènes qui piquent la surface de l'esprit : mais il n'y a que le ^Tai qui touche et qui ne s'épuise jamais.

XX.

Titus , ou V Activité .

Titus se lève seul et sans feu pendant Ihi- ver ; et quand ses domestiques entrent dans sa chambre , ils trouvent déjà sur sa table un tas de lettres qui attendent la poste. Il com- mence à la fois plusieurs ouvrages qu'il achève avec une rapidité inconcevable , et que son génie impatient ne lui permet pas de polir. Quelque chose quil entreprenne -, il lui est impossible de la retarder ; une afïaire

01.

3t)G C A K A C T JJ. li K s .

qu il leiiieltrait l'inquiéterait jusquau mo- ment qu'il pourrait la reprendre. Occupé de soins si sérieux, on le rencontre pourtant dans le monde comme les hommes les plus désœuvrés. Il ne se renferme pas dans une seule société , il cultive en même temps plu- sieurs sociétés ; il entretient des relations sans nombre au dedans et au dehors du royaume. Il a voyagé , il a écrit , il a été à la cour et à la guerre ; il excelle en plu- sieurs métiers , et connaît tous les hommes et tous les livres. Les heures qu il est dans le monde , il les emploie à former des intrigues et à cultiver ses arais ; il ne comprend pas que les hommes puissent parler pour parler, ou agir seulement pour agir, et l'on voit que sou ame souffre quand la nécessité et la poli- tesse le retiennent inutilement. S'il recherche quelque plaisir, il n'y emploie pas moins de manège que dans les affaires les plus sé- rieuses ; et cet usage qu'il fait de son esprit l'occupe plus vivement que le plaisir même qu'il poursuit. Sain et malade , il conserve la même activité ; il va solliciter un procès le jour qu'il a pris médecine , et fait des veri

>.À r. Al. Tiiur.s. 36"

une autre lois avec la fièvre : el quand on le ]»iie de se ménager, He ! dit-il. le puis-je it/i moment ? vous voyez les affaires qui m accablent ; quoiquau vrai il n'y en a au- cune qui ne soit tout-à-fait volontaire. At- taqué dune jualadie plus dangci'euse , il se l'ait habiller pour mettre ses papiers en ordre : ji se souvient des paroles de Vespasien , et comme cet empereur, vent mourir debout.

XXI.

Le Paresseux.

Au contraire, un homuîe pesant se lè\e le plus tard qu'il peut , dit qu'il a besoin de sommeil . et qu'il faut qu'il dorme pour se porter bien. Il est toute la matinée à se laver la bouche : il tracasse en robe de chambre , prend du thé à plusieurs reprises , et ne dîne point parce qu il n'en a pas le temps. »S il va voir une jeune fenuiie . que cette visite im- portune , mais qui ne veut pas que personne sorte mécontent d'auprès d'elle , il lui laisse toute la peine de lenli'etenir ; elle fait des efforts visibles pour ne pas laisser tomber la

368 C A H AC.TKKl-.S.

conversation. L'indolent ne s'aperçoit pas que lai-UK^-me ne parle point; il ne sent pas qu'il pèse à cette jeune femme ; il s'enfonce dans son fauteuil , il est à son aise , il s'oublie et n'imagine pas qu'il y ait au monde quelqu'un qui s'ennuie , pendant qu'un homme qui l'attend chez lui , et auquel il a donné heure pour finir une affaire , ne peut com- prendre ce qui le retarde. De retour chez soi , on lui dit que cet homme a fort attendu et s'en est enfin allé. Il répond qu'il n'y a pas grand mal , et dit qu'on le fasse souper.

XXII.

Horace , ou l' Enthousiaste.

Horace se couche au point du jour , et se lève quand le soleil est déjà sur son déclin. Les rideaux de sa chambre demeurent fermés jusqu'à ce que la nuit approche. Il lit quel- quefois aux flambeaux pendant le jour , afin d'être plus recueilli ; et la tète échauffée par sa lecture , il lui arrive de quitter son livre, de parler seul , et de prononcer des paroles qui n'ont aucun sens. On l'a vu autrefois à

(,AK ACTÈRF. .'•. 3G()

Rome , peudanl les chaleurs de l'été , se promener toute la nuit sur des ruines , ou s'ilsscoir parmi des tombeaux , et interroger ces débris. On l'a vu aussi à des bals s'atta- cher quelquefois à un masque qui ne parlait point , et se rendre amoureux de ce silence, qu'il interprétait follement ; car Horace est l'homme du monde dont l'imagination va le plus vite , et son esprit prompt et fertile sait prêter aux êtres muets toutes les passions qui l'animent. Une autre fois , sur ce qu'il entend dire qu'un ministre a parlé librement au prince en faveur de quelque innocent , Horace lui écrit avec transport . et le félicite au nom des peuples d'une belle action quil n'a pas faite. On lui reproche ses extrava- gances, et il les avoue. Il se raconte lui-même si naïvement qu'on lui pardonne sans aucune peine ses folles singularités. Il parle même quelquefois avec tant de sens, de justesse et de véhémence, qu'on est malgré soi entraîné. Sa forte éloquence lui fait prendre de l as- cendant sur les esprits. Ceux qui se sont moqués de ses chimères deviennent très- souvent ses prosélytes , et plus enthousiastes

O'JO C.ARACTEK KS.

que lui, ils répandent ses sentiments cl sa iolie.

, XXIII.

Théophile , ou la Profondeur.

Théophile a été louché dès sa jeunesse «l'une forte curiosité de connaître le genre iiumain et le différent caractère des nations. Poussé par ce puissant instinct , et peut-être aussi par Terreur de (pielque ambition plus secrète , il a consumé ses beaux jours dans l'étude et dans les voyages, et sa vie, toujours laborieuse, a toujours été agitée. Son esprit perçant et actif a tourné son application du <;6té des grandes affaires et de l'éloquence solide. Il est simple dans ses paroles , mais hardi et fort. Il parle quelquefois avec une liberté qui ne lui peut nuire , et qui écarte cependant la défiance de l'esprit d'autrui. Il paraît d'ailleurs comme un homme qui ne cherche point à pénétrer les autres , mais qui suit la vivacité de son humeur. Quand il veut faire parler un homme froid , il le conti'edit quelquefois pour l'animer ; et si celui-ci dissimule , sa dissimulation et son

CARACTKRKS. 07 1

silence parlent à Théophile ; car il sait quelles sont les choses que l'on cache ; tant il est difficile de lui échapper. Il tourne , il manie un esprit ; il le feuillette , si j'ose ainsi dire, comme on discute un livre qu'on a sous les yeux et qu'on ouvre à divers endroits. Théo- phile ne fit jamais ni fausses démarches , ni discours frivoles , ni préparations inutiles. Aussi a-t-il l'art d'abréger les affaires les plus contentieuses et les négociations les plus difficiles. Tous ceux qui l'entendent parler se confient aussitôt à lui , parce qu'ils se flattent d'abord de le connaître. Sa sim- plicité leur en impose ; sou esprit profond ne peut être ainsi mesuré. La force et la droiture de son jugement lui suffisent pour pénétrer les autres hommes , mais il échappe à leur curiosité sans artifice. Par la seule étendue de son génie, Théophile est la preuve que l'habileté n'est pas uniquement un art, comme les hommes faux se le figurent , et que la supériorité d'esprit nous cache bien plus sûrement que la finesse ou que la dissi- mulation , toujours inutile au fourbe contre la prudence.

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S'?. CARACTÈRES.

XXIV.

Cléon , ou la folle ambilion.

Cléon a passé sa jeunesse dans robscurité, entre la vertu et le crime. Vivement occupé de sa fortune avant de se connaître, et plein de projets chimériques , il se repaissait de ces songes dans un âge mûr. Son naturel ardent et ihéLincolique ne lui permettait pas de se distraire de cette sérieuse folie. Il com- prenait à peine que les autres hommes pus- sent être touchés par d'autres biens , et s'il voyait des gens qui allaient à la campagne dans l'automne pour jouir des présents de la nature, il ne leur enviait ni leur gaîté , ni leur bonne chère , ni leurs plaisirs. Pour lui il ne se promenait point , il ne chassait point , il ne faisait nulle attention au chan- gement des saisons. Le |}rintemps n'avait à ses yeux aucune grâce. S il allait quelquefois à la campagne, c'était pendant la plus grande rigueur de l'hiver , afin d'être seul et de mé- diter plus profondément quelque chimère. Il était triste , inquiet , rêveur , extrême dans

CARACTÈRES. 3']3

ses espérances et dans ses crainles , immo- déré dans ses cliagrins et dans ses joies : peu de chose abattait son esprit violent , et le moindre siiccùs le retenait. Si quelque lueur de fortune le flattait de loin , alors il devenait plus solitaire , plus distrait et plus taciturne ; il ne dormait plus , il ne mangeait point ; la joie consumait ses entrailles , comme un feu ai'dent qu'il portait au fond de lui-même. A cette ambition effrénée il joignait quelque humanité et quelque bonté naturelle. Ayant rencontré à Yenise un Suédois autrefois très- riche , alors misérable et proscrit , le cœur de Cléon fut ému ; et comme il venait de gagner au jeu cent ducats, il dit en lui-même : // «y a qu'une heure que je n avais pas besoin de cet argent , et il le donna aussitôt à ce Suédois , qui . touché de cette noblesse, ne put retenir quelques laiines que lui arra- cha ent la mémoire et le déplaisir de ses fautes ; mais Cléon , d'un air inspiré : « Au- cc riez-vous , dit-il , le courage de tuer un « homme dont la mort importe à 1 Etat et K pourrait finir vos misères ? » L'étranger pâlit, et Cléon qui observait alors son visage : 1. Sa

374 CARACTÈRES.

« Je vois bien, dil-il , que la seule pensée (f du crime vous efFraie. Je vous estime plus « de cette délicatesse dans une si grande ad- « versité , que je n'estime toutes les vertus « d'un homme heureux. Vous êtes humain « dans la pauvreté , et vous préférez l'inno- K cence à la fortune. Puissiez-vous fléchir sa « rigueur ! » En achevant ces mots , il le quitta brusquement , et partit de Venise sans l'avoir revu , laissant cet étranger dans une grande incertitude de ses sentiments , qui n'étaient pas même connus de ses plus in- times amis ; car la médiocrité de sa fortune l'ayant obligé de cacher l'étendue de son am- bition , son sérieux ardent et austère passait pour sagesse : tant les hommes sont peu ca- pables de se concevoir les uns les autres.

XXV.

Turnus , ou le Chef de parti.

Turnus est le médiateur et en quelque sorte le centre de ceux qui , par le caractère de leurs sentiments ou par la disposition de leiu- fortune, ont besoin d'uji milieu qui les i-ap- proche et qui concilie leurs esprits. Domv

CARACTÈRES. 3^5

hommes qui ne se comprennent point ti ou- vent tous les deux près de lui la justice qu'ils se refusent et l'estime qui leur est due. Sans sortir de sou caractère , il se prête aisément à tous , et sait supporter les défauts de ceux qui lui sont attachés. Il estime les hommes selon leur courage et la force de leur carac- tère. 11 préfère les sages à ceux qui n'ont que de l'esprit , et les jeunes gens ambitieux aux vieillards qui n'ont que de la sagesse ; parce que la jeunesse est plus agissante, plus hardie dans ses espérances , et plus sincère dans ses affections. Quiconque a de la reso- lution , peut se jeter avec confiance entre ses bras. Il sert ses amis dans leurs peines, dans l'opprobre et dans les plaisiis. Son humanité, ses services et son éloquence ingénue lui as- sujétissent les cœurs. S'il s'arrête un seul jour dans une ville , il s'y lait dans ce peu de temps des créatures et des partisans pas- sionnés. Quelques uns abandonnent leur province , dans la seule espérance de le re- trouver , et d'en être protégés dans la capi- tale. Ils ne sont pas trompés dans leur at- tente ; Turnus les reçoit parmi ses amis , et

3^6 CARACTÈUES.

il leur tienl lieu de patrie. Il ne ressemble ]ioinl à ceux qui , capables par vanité et par iiidusli'ie de se faire des créatures , les per- dent par paiesse ou par inconstance ; qui promettent toujours plus qu'ils ne tiennent, et blessent sans retour ceux quils abusent ou qu'ils n'ont servis qu'à demi. Comme il ne cultive pas les hommes sans dessein , il ne les néglige jamais par légèreté. La répu- tation de ses vertus et ses insinuations lui ont concilié un très-grand nombre de ces hommes sages qui ont toujours de l'autorité dans le public , quoiqu'ils n'occupent pas les premières places. Si les ennemis de Turnus répandent qu'il trame un dessein contre la lépubliquc , ceux-ci se rendent garants de son innocence , sollicitent pour lui quand il est accusé, et détournent contre ses délateurs l'indignation publique. Il s'est lait d'ailleurs à la guerre une haute réputation qui orne ses autres vertus ; car il a compris de bonne heure que ceux qui commandaient avec suc- cès dans les armées , éclipsaient aisément les politiques , et faisaient tomber leur crédit ; cl do plus il n'ignore pas que l'on ne peut

(

CARACTÈRES. 87^

rien entreprendre d'extraordinaire sans lairc la guerre. Mais . malgré le nom qu'il s'y est fait , les plus vils citoyens sont moins mo- destes et moins populaires , et l'on ne ren- contre que lui dans les places , sous les por- liques et dans les plus humbles maisons. Ainsi , sans orgueil et sans faste , il est à la tète d'un parti puissant . avant que ceux qui le composent sachent eux-mêmes que c est un j)arti. Aucun n'a son secret , mais il est sûr de tous ; et lorsqu'il sera temps d'agir , nul ne manquera à sou chef, à son bienfai- teur , à son ami : et si cependant la fortune, qui peut tout contre la prudence . fait qu'il est prévenu dans ses desseins , il avoue la plupart des faits qu on lui impute , et les jus- tifie par les lois ou par la force de son élo- quence. Ses juges sont étonnés de sa sécurité et attendris de ses discours. La cabale qui veut sa perte n'ose le laisser reparaître ni l'interroger en public. Quoiqu'il soit con- vaincu d'avoir attenté contre la liberté , on est obligé de le faire mourir secrètement , et le peuple qui l'adoiait demeure persuadé de son innocence.

52.

378 r, Ali ACTE R ES.

XXVI.

Lentulus , ou le Factieux.

I

Lenlulus se tient renfermé dans le fond d'un vaste édifice qu'il a fait bâtir , et son ame austère s'occupe en secret de projets ambitieux et téméraires. , il travaille le jour et la nuit pour tendre des pièges à ses ennemis , pour éljlouir le peuple par des écrits, et amuser les grands par des promes- ses. Sa maison quelquefois est pleine de gens inconnus , qui attendent pour lui parler , qui vont , qui viennent ; on les voit fort sou- vent entrer la nuit dans son appartement , et en sortir un peu devant l'aurore. Lentulus fait des associations avec des grands qui le haïssent , pour se soutenir contre d'auti'es grands dont il est craint. Il tient aux plus puissants par ses alliances , par ses chaiges et par ses menées. Quoiqu'il soit fier, impérieux et peu abordable , il ne néglige pourtant pas le peuple. Il lui donne des fêtes et des spectacles ; et lorsqu'il se montre dans îcs rues , il l'ail jeter de l'argent autour de

CAUACTK Ri:s. 3^9

sa litière , et ses émissaires , postés en diÔé- reuts endroits sur son passage , excitent la canaille à Tapplaudir. Ils l'excusent de ne pas se montrer plus souvent , sur ce qu'il est trop occupé des besoins de la république , et qu'un travail sévère et sans relâche ne lui laisse aucun jour de libre. Il est en effet sur- chargé par la diversité et la multitude des affaires qui l'appliquent, et ces occupations laborieuses le suivent partout ; car même à l'armée , il v a tant de distractions iné- vitables , les troupes le voient rarement ; et pendant qu'il est obsédé de ses créatures , qu'il donne des ordres ou qu'il médite des intrigues , le soldat murmure de ne pas le voir, et blâme ce genre de vie trop austère. Lentulus emploie sa retraite à traverser se- crètement les entreprises du consul, qui com- mande en chef ; et il fait si bien, que le pain, le fourrage et même l'argent manquent au quartier généi'al , pendant que tout abonde dans son propre camp. S'il arrive alors que les troupes de la république reçoivent quel- que échec de l'ennemi , aussitôt les courriers de Lcnluius font jctentir la capitale de ses

38o CAKACTÈU ES.

plaintes contre le consul. Le. peuple s as- semble dans les places par pelotons , et les créatures de Lentulus ont grand soin de lire des lettres par lesquelles il paraît qu'il a sauvé l'armée d'une entière défaite. Toutes les gazettes répètent les mêmes bruits , et tous les nouvellistes sont payés d'avance poul- ies confirmer. Le consul est forcé d'envoyer des mémoires pour justifier sa conduite contre les artifices de son ennemi. Celui qu'il a chargé de cette affaire , qui est un homme instruit et hardi , arrive dans la capitale il est attendu avec impatience , et on s'attend qu'il révélera bien des mystères ; mais le len- demain le sénat s'étant extraordinairemenl assemblé , on vient lui annoncer que cet en- voyé a été trouvé mort dans son lit , et qu'on a détourné tous ses papiers. Les gens de bien , consternés , gémissent secrètement de cet attentat ; mais les partisans de Lentulus en triomphent publiquement , et la répu- blique est menacée d'une horrible servitude.

CARACTÈRES. 38l

XXVII.

Clodius , ou le Séditieux.

Clodius assemble chez lui une troupe de libertins et de jeunes gens accablés de dettes. Le sénat a fait une loi pour réprimer le luxe de ces jeunes gens , et l'énormité des em- prunts. Clodius leur dit : Mes amis , pouvez- vous souffrir la rigueur , la hauteur et la dureté d'un gouvernement si austère ? On délend aux uns les plaisirs , on ferme aux autres les chemins de la fortune ; on s'efforce d'anéantir le courage et l'esprit de tous , en tenant sous des lois étroites leur génie captif; et cette servitude de chaque particulier , on ose la nommer liberté publique ! Mes amis, on hait les tyrans qui veulent régner par la force ; et qu'importe d'être l'esclave des hom- mes ou des lois , quand les lois sont plus ty- ranniques que ceux qui les violent ? Est-ce à nous à subir le joug de quelques vieillards languissants ? La nature aurait-elle fait les faibles pour l'autorité , et les forts pour leur obéir ? Les faibles ne sont point à plaindre dans la dépendance des forts ; mais les ibrts

382 CARACTÈRES,

ne peuvent souffrir la servitude sans une in- supportable violence. Donnons à ce peuple abattu quelque exemple qui le réveille ; les ambitieux sont Tame des corps politiques ; le repos en est la langueur... Ainsi s'expli- que Clodius avec ses amis. Quand il est avec des personnes qui l'obligent à plus de rete- nue , il leur dit qu'on fait bien de réprimer le vice , mais qu'il faut avoir attention que le remède qu'on y apporte ne soit pas lui- même un plus grand mal. La vertu , dit-il , est aimable par elle-même ; que sert d'em- ployer la force pour la persuader? La force est toujours odieuse , quelque juste qu'en soit le motif. Voyez , dit-il encore , la diversité que la nature a mise entre les hommes : est- il juste d assujélir à la même règle tant de différents caractères? Peut-on obliger tous les hommes à marcher dans la même voie ? et faut-il tenir la nature prosternée sous un joug si rude? Tels sont les discours les plus modérés de Clodius. Mais s'il se ibrme un parti dans la république qui ne tend rien moins qu'à sa ruine , il excite les conjurés à l'avancer , et leur dit qu'il faut que tout

CARACTÈRES. 383

change ; que c'est une fatalité inévitable ; que les opinions elles mœurs qui dépendent des opinions , les hommes en place et les lois qui dépendent des hommes en place , les bornes des Etats et leur puissance , lintérêt des Etats voisins , tout varie nécessairement. Et , dit-il , de ces changements il n'y en a aucun qui ne se fasse par la force , car la sé- duction et l'artifice ne méritent pas moins ce nom que la violence déclarée et manifeste. Mes amis , continue-t-il , qui peut retenir vos courages? craignez-vous de troubler la paix de la patrie ? Quelle paix , qui avilit les hommes dans un misérable esclavage ! Es- timez-vous tant le repos ? et la guerre est- elle plus rude que la servitude? Ainsi Clodius met tout en feu par ses discours séditieux , et cause de si grands désordres dans la ré- pubUque qu'on ne peut y remédier que par sa perte.

XXVIII..

L'Orateur chagrin.

Celui qui n'est connu que par les lettres, n'est pas infatué de cette gloire , s'il est am-

384 CARACTÈUES.

bitieux. Bien loin de vouloir faire entrer les jeinies gens dans sa propre carrière , il leur montre lui-même une route plus noble , s'ils osent la suivre. Le riche insolent , leur dit- il , méprise les talents les plus sublimes , et

le vertueux ignorant ne les connaît pas

0 mes amis ! pendant que des hommes mé- diocres exécutent de grandes choses , ou par un instinct particulier , ou par la faveur des occasions , voulez-vous vous réduire à les écrire ? Si vous faites attention aux hom- mages qu'on met aux pieds d'un homme que le prince élève à un poste , croirez-vous qu'il y ait des louanges pour un écrivain, qui ap- prochent de ces respects ? Qui ne peut aider la vertu , ni punir le crime , ni venger l'in- jure du mérite , ni confondre l'orgueil des riches , se contenlera-t-il d'un peu d'estime? Il appaitient à un artisan d'être enivré de régner au barreau , ou sur nos théâties , ou dans les écoles des philosophes : mais vous qui aspirez à la gloire, pouvez-vous la mettre à ce prix ? Regardez de près , mes amis : celui qui a gagné des batailles , qui a repoussé l'ennemi ries frontières qu'il ravageait , et

CARACTÈRES. 385

donné aux peuples Tespérance d'une paix glorieuse , s'il fait tout à coup disparaître la réputation des ministres et le faste des fa- voris , qui daignera encore jeter les yeux sur vos poètes et vos philosophes ? Mes amis , ce n'est point par des paroles qu on peut s'é- lever sur les i-uines de l'orgueil des grands et forcer l'hommage du monde , c'est par la vertu et l'audace, cest par le sacrifice delà santé et des plaisirs , c'est par le mépris du danger. Celui qui compte sa vie pour quel- que chose , ne doit pas prétendre à la gloire. Ainsi parle un esprit chagrin que la répu- tation des lettres ne peut satisfaire. Il parut quelquefois chercher à s'affermir lui-même contre les déplaisirs de son état , et com- battre avec violence. C'est peu , mes amis , reprend-il , de souffrir d'extrêmes besoins et d'être privé des plaisirs. Quel est celui qui a été pauvre et qui a évité le mépris ? Qui n'a pas été opprimé par les puissants, moqué par les faibles , fui et abandonné par tous les hommes ? A-t-on estimé ses talents ? a-t-on fait attention à sa vertu ? La nécessité l'a tenté , linfortune l'a avili , et le sort s'est I. 55

386 CARACTÈRES,

joué de sa prudence. Toutefois ni l'adversité, ni la honte , ni la misère , ni ses fautes , s'il en a faites , ni l'injustice de ses ennemis ne lui ont ôté son courage. Qui voudrait être riche mais avare, respecté mais faible, craint mais haï ? Mais qui ne voudrait être pauvre avec de la vertu et du courage ?

Celui qui peut vivre sans crime , et qui sait oser et souffrir , sait aussi se passer de la fortune qu'il a méritée : les heureux et les insensés pourront insulter sa misère ; mais l'injure de la folie ne saurait flétrir la vertu. L'injure est l'opprobre du fort qui abuse des dons du hasard, et l'arme dy lâche insolent. . . Ces discours d'un esprit inquiet, qui s'est fait un nom par les lettres , échauffent l'esprit des jeunes gens prompts à s'enflammer ; mais la fortune laisse rarement aux hommes le choix de leurs vertus et de leur travail.

FIN nu P R E M I,E R VOLUME.

TABLE DES 1V1\TIERES

CONTENUES

DANS CE VOLUME.

Notice sur la vie et les écrits de Vauvenargucs,

par M. Siiaid. i

Fragments sur Vauvenargues. 53

Epître de IVIarmontcl à Voltaire. 66

Extrait des Mélanges littéraires. ^3

Discours préliminaire. 77

INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE DE L'ESPRIT HUMAIN.

LIVRE PREMIER.

I.

De l'Esprit en général.

85

II.

Imagination , Fiéllexion , Mémoire.

87

m.

Fécondité.

89

IV.

Vivacitt^

90

V.

Pénétration.

9^

VI.

De la Justesse , de la Netteté, du Juge-

ment.

93

VII.

Du bon Sens.

96

VIII.

De la Profondeur.

97

388

TABLE DES MATIÈRES

IX.

Do la Délicatesse, de la Finesse et

de la force.

99

X.

De l'Etendue de l'Esprit.

I0(

XI.

Des Saillies.

I03

XII.

Du Goût.

io6

XIII.

Du Langafje et de l'Éloqueacc.

110

XIV.

De l'Invention.

u4

XV.

Du Génie et de l'Esprit.

n6

XVI.

Du Caractère.

lai

XVJI.

Du Sérieux.

123

XVIII.

Du Sang-froid.

ia5

XIX.

De la Présence d'esprit.

12G

XX.

De la Distraction.

bid.

XXI.

De l'Esprit du jeu.

LIVRE DEUXIÈ.ME.

127

XXII.

Des Passions. "

I3U

XXIII.

De la Gaîtc, de la ,Ioic, de la

.\Ie-

lancolie.

!33

XXIV.

De l'Araour-propre et de l'Amour

*

de nous-mêmes.

134

XXV.

De l'Ambition.

iSg

XXVI.

De l'Aniom- du monde.

,.',i

XXVII.

Surl'Amuur de la gloire.

ibld.

XXVIII

. De l'Amour des scien«es et

des

lettres. i43

XXIX. De l'Avarice. i47

XXX. De la Passioii du jeu. ibid.

XXXI. De la Passion des exercices. 148

XXXII. De l'Amour paternel. i5o

CONTENUES DANS Cli VOLUME. 38q

XXXJll. De l'Amour filial et fraternel. i5o XXXIV. De l'Amour que l'on a pour les

bètes. iSa

\XXV. De rAmitie. l53y'

XXXVI. De l'Amour. i56

XX.XVII. De la Physionomie. iSg

XXXVIII. De la Pitié. i6o

XXXIX. De la Haine. i6i XL. De l'Estime , du Respect et du Mé- pris. i63

XLI.

De l'Amour des objets sensibles.

169

XLIl.

Des Passions en gênerai.

LIVRE TKOISIÈMIÎ.

170--

XLIll.

Du Lien et du Mal moral.

1733.

XLIV.

De la Grandeur d'ame.

186

XLV.

Du Courage.

189

XL VI.

Du Bon et du Beau.

197

RÉFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS

1.

Sur le Pyrrhonisme.

199

H.

Sur la Nature et la Coutume.

ao2

111.

Nulle jouissance sans action.

306

IV.

De la certitude des principes.

208

V.

Défaut de la plupart des choses

210

VI.

De l'Ame.

211

VII.

Des Romans.

312

VIII.

Contre la Médiocrité.

2.4

IX.

Sur la Noblesse.

ai5

X.

Sur la Fortune.

217

390 TABLE DES MATIÈRES

XI. Contre la Vanité. ai8

XII. Ne point sortir de son caractère. 219

XIII. Du pouvoir de rAcliviic. 220

XIV. Sur la Dispute. 22r

XV. Suje'tion de l'esprit de l'homme, ibid.

XVI. On ne peut être dupe de la vertu. 224

XVII. Sur la Familiarité. 22(>

XVIII. Kccessite de faire des fautes. 227 XIX.. Sur la Libe'ralite. 23g

XX. Maxime de Pascal explique'e. 233

XXI. L'esprit naturel et le simple. 234

XXII. Du Bonheur. 23G

CONSEILS A UN JEUNE HOMME.

I. Surlesconse'quences de sa conduite. a'j8

II. Sur ce que les femmes appellent un

homme aimable. 240

III. Ne pas se laisser décourager par le

sentiment de ses faiblesses. 2^2

IV. Sur le bien de la familiarité'. 243

V. Sur les moyens de vivre en paix avec

les hommes. 2:}:^

VI. Sur une maxime du cardinal de Retz. 24G

VII. Sur l'empressement des hommes à

se rechercher et leur facilité à se

de'goûter. 24g

VIII. Sur le me'pris des petites finesses. 252

IX. Aimer les passions nobles. 253

X. Quand il faut sortir de sa sphère. 254

CONTENUES DANS CE VOLUME. 3g I

XI. Du faux Jugement que l'on porte

drs choses. a56

RÉFLEXIONS CRITIQUES SUR QUELQUES POÈTES.

I.

La Fontaine.

261

II.

Boileau.

265

III.

Cbaulieu.

266

IV.

Molière.

267

V, VI.

Corneille et Racine.

274

VII.

J. B. Rousseau.

298

VIII.

Quinault.

809

IX.

Sur quelcpios ouvrages de M. de

Voltaire.

3i5

LES ORATEURS.

Bossuct

327

Pascal.

ibid.

Fénelor

i.

328

Sur La

Bruvère.

CARACTÈRES.

.33o

I.

Oronte, ou le vieux fou.

335

II.

Thersite.

336

III.

Les jeunes Gens.

338

IV.

Midas, ou le Sot qui est glorieux.

339

V.

Le Flatteur insipide.

3h

VI.

Lacon , ou le petit Homme.

342

VII.

Caritès , ou le Grammairien.

343

VIII.

L'Etourdi.

344

392 tAIîLK DF.S MATIÈHES.

IX. ClazouHUf, oulaViîitnmalheLiiciJSC. 345

X. Plialante , on le Scélérat. 3:}7

XI. Isocrale, ou le bel Esprit juoilerne. S^S

XII. Thieslc , ou la Simplicité. 353

XIII. Trasillc , ou les Gens h la mode. 354

XIV. Pliocas, ou la fausse Singnhuilé. 355

XV. Cirus, ou l'Esprit extrême. 356

XVI. Lipse, ou l'Homme sans principe». 358

XVII. Lisias, ou la Fau.-^se Eloquence. 35() XVIJI. Alcipe. 36t

XIX. Le Mérite frivole. 363

XX. Tiiiis, ou l'Activité. 365

XXI. Le Paresseux. 367

XXII. Horace , ou rEnlbousiasle. 368

XXIII. Théophile, ou la Profondeur. 370

XXIV. Cléon, ou la folli! Ambition. 372

XXV. Turnus , ou le Chef de parti. 374

XXVI. Lentulus , ou le Factieii.x. 378

XXVII. Clodius, ou le Séditieux. 38i

XXVIII. L'Orateur chagrin. 383

FIN i)K LA tAni.F. nr PREMII R volumi

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