4012 —_—_ ———————— ZT a —_—_—_—_—_— ET ns TT TT a a | … NN ————— (0 = = ee, © ——_—_—__—_— = ——_—_—_ —————_— = == (le) a ——_—_—__—_—_—_— ZT” =} = EE —— + mul = ——_—_—_— ZT” JT 9) ——_—————_—— —_—_—— CRT turn l'ERTIE Nadiseis Anaenai CETTE) CET [A A 6 à ste 154 1414 ETES AA ‘ ad à: ALT | re £ l ’ Va 4. ‘ EL ETAPE] LITE ES \ dimihtte dé kit bis du ab ai à EL! vin à ra ; + “ibis PAPE LPO ET ' L , “ TT eibat PTTO TE EU (554 LE LETTRE PR PPT VA ( . 5 4 Haba CR à , ta eo eh 2 « da k # CT £ CAISLA en ŒUVRES COMPLÈTES FRANCOIS ARAGO TOME DEUXIÈME La propriété littéraire des divers ouvrages de FRANÇOIS ARAGO, étant soumise à des délais légaux différents, selon qu’ils sont ou non des œuvres posthumes, les éditeurs ont publié chaque ouvrage séparément. Ce titre collectif n’est donné ici que pour indiquer au relieur le meilleur classement à adopter. Par la même raison, la réserve du droit de traduction n’est pas mentionnée ici, mais elle est faile au titre et au verso du fanx-titre de chäque ouvrage séparé. à PARIS, — IMPRIMERIE DE J., CLAYE, RUE SAINT-BENOÏÎT, 7. (ŒUVRES COMPLÈTES DE FRANCOIS ARAGO SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÈMIE DES SCIENCES PUBLIÉES D'APRÈS SON ORDRE SOUS LA DIRECTION M. J.-A. BARRAL . Cr . 4 . . , 13: Ancien Elève de l'Ecole Polytechnique , ancien Répétiteur dans cet Etablissement. TOME DEUXMÈME e. * PARTS LETPZIG GIDE er J. BAUDRY, ÉDITEURS T. O. WEIGEL, ÉDITEUR 5 Rue Bonaparte Künigs-Strasse Le droit de traduction est réservé au titre de chaque ouvrage séparé, 1854 æer2 A CRE Lean sb CCR EAT KE GS 1 f “alles Lie * AU ATEN ARLE Pai ie A Bi Mb AE DA Es DA e -RÂi déast 0 = | ds Ki RL Al . re Ce è À n F9 1 ET * ps Re | # * tés Fa > SEAT os -— z F4 ie. [2 Les acids de ruée seuls hénitiers de es à is, ait | éditenrepropriétare de ses œuvres, se réservent le érit air Le dépôt légal de ce volume a été fait à Pad, au ia: à la fin de juillet 1854, et ltanément à la Direction 1 Pur, libraire-éditeur, et le dépè lois l’exigent. 1 x Læe La : : ’ pi . L | A p | F + | ! A : 4 2 A | Là x - % 4 « à Ar s $ di PARIS. — IMPRIMERIE DE 3 CLAYE, RUE SAINT-BENOÎT, 7. ŒUVRES DE ° FRANCOIS ARAGO SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES PUBLIÉES D'APRÈS SON ORDRE SOUS LA DIRECTION DE M. J.-A. BARRAL N + NOTICES BIOGRAPHIQUES TOME DEUXIÈME PARIS LEIPZIG GIDE er J. BAUDRY, ÉPITEURS | T. O. WEIGEL, ÉDITEUR 5 Rue Bonaparte | Konigs-Strasse Les propriétaires se réservent le droit de faire traduire ce volume, 1854 2% 2 0 NOTICES BIOGRAPHIQUES n/\o- KE AMPÈRE BIOGRAPHIE LUE PAR EXTRAITS EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 21 AOUT 1839. Messieurs, je dois aujourd’hui, conformément à un article des règlements académiques dont la date remonte à 1666, et qui, dans un si long intervalle de temps, a toujours été fidèlement exécuté, dérouler devant vous les travaux d’un de nos plus illustres confrères, et jeter un coup d’œil sur sa vie. | = Ces Notices biographiques n’ont pas toujours conservé … le même caractère. Devant les auditeurs du xvrr° siècle, Fontenelle lui- même, l'ingénieux Fontenelle, osait si peu se livrer à des développements techniques, que, dans ses œuvres, l’Éloge - de Newton occupe seulement une trentaine de pages in-8°, —… Ouvrez ce chef-d'œuvre de délicatesse, de grâce, d’atti- cisme, vous y verrez le célèbre Traité d’Optique carac- 4, OŒEuvre posthume. II, — 11, 1 2 AMPÈRE, térisé en quelques lignes. Quant à l’Arithmétique univer- selle, le titre ne s’y trouve même pas. A mesure que les sciences faisaient des progrès, l’an- cien cadre des Éloges académiques devait s’élargir, et il s’est, en effet, graduellement élargi. Arrivés, enfin, à une époque où la foule se porte aux excellentes leçons de sciences mathématiques ou de sciences naturelles dont nos vastes amphithéâtres retentissent journellement, les secrétaires de l’Académie ont dû croire qu’il était temps de s'affranchir des sacrifices que s’imposaient leurs illus- tres prédécesseurs ; que, désormais, on pourrait ici, en séance publique, parler des travaux de nos confrères, comme le feront un jour les historiens de la science. Cette voie nouvelle a déjà reçu plusieurs fois votre bien- veillante approbation. L'idée d’y renoncer ne s'était pas même-présentée à mon esprit ; et cependant, avec un peu de prévoyance, quand M. Ampère nous fut enlevé, j’au- rais dû songer qu'il né me serait pas possible d'examiner ses travaux, de faire l’analyse d’une véritable encyclopé- die, sans sortir des bornes habituelles de nos Éloges: Je l'avouerai, une liaison intime, une liaison sans nuages de plus de trente années, a pu aussi contribuer à étendre cette biographie, à me faire attacher de l'importance à certains détails qu'un indifférent aurait délaissés, Sur ce point, Messieurs, si une excuse devient nécessaire, je la trouverai dans le vers par lequel un grand poëte a . défini l'amitié : Seul mouvement de l’âme où l'excès soit permis, AMPÈRE. 3 ENFANCE D'AMPÈRE, — SA MÉMOIRE EXTRAORDINAIRE. — SES FACULTÉS PRÉCOCES. = SES LECTURES DE PRÉDILECTION. — IL ÉCRIT SUR LA LANGUE PRIMITIVE. _ André-Marie Ampère naquit à Lyon, sur la paroisse de Saint-Nizier, le 22 janvier 1775, de Jean-Jacques Am- père, négociant, et de Jeanne-Antoinette Sarcey de Sutières. Jéan-Jacques Ampère était instruit et fort estimé, Sa femme avait, elle aussi, conquis l'affection générale par une inaltérable douceur de caractère, par une bienfai- sance qui cherchait avec avidité les occasions de s’exer- cer. Peu de temps après là naissance de leur fils, M, et M"° Ampère quittèrent le commerce et se retirèrent dans une petite propriété située à Poleymieux-lez-Mont-d’Or, près de Lyon. Ainsi, c’est à Poleymieux, dans un obscur village, sans les excitations d'aucun maître, que com- mencèrent à poindre, je mé trompe, que surgirent les hautes facultés intellectuelles dont j'ai à dérouler devant vous les brillantes phases. La faculté qui, chez Ampère, se développa la pre- mière, fut celle du calcul arithmétique, Avant même de connaître les chiffres et de savoir les tracer, il faisait de longues opérations, à l’aide d’un nombre très-borné de petits cailloux ou de haricots. Peut-être était-il déjà sur la voie des ingénieuses méthodes des Hindoux ; peut-être ses cailloux se combinaient-ils entre eux comme les grains enfilés sur plusieurs lignes parallèles, que les Bracmanes mathématiciens de Pondichéry, de Calcutta ou de Béna- 4 AMPÈRE. rès, manient avec tant de rapidité, de précision, de sûreté. À mesure que nous avancerons dans la vie d’Am- père , cette supposition perdra graduellement de son apparente hardiesse. Maintenant, s’il me faut montrer à quel point extraordinaire l’amour du calcul s’était emparé du jeune écolier, je dirai que la tendresse maternelle l'ayant privé, pendant une grave maladie, de ses chers petits cailloux, il y suppléa avec les morceaux d’un bis- cuit qui lui avait été accordé après trois jours d’une diète absolue, Je n’insisterai pas davantage sur cette anecdote. Je suis loin, en effet, de la présenter comme un indice incontestable de la future vocation d'Ampère. Je sais qu'il est des enfants dont rien ne peut surmonter l’apa- thie, et que d’autres, au contraire, s'intéressent à tout, s'amusent de tout, même d'opérations arithmétiques sans but. Se récrie-t-on sur cette dernière circonstance; quel- qu'un s’avise-t-il de la taxer d’exagération, de placer les calculs numériques au nombre de ces choses dont le be- soin, le devoir, peuvent seuls faire surmonter le dégoût; ma réponse est toute prête : je citerai, non de simples écoliers, mais un savant distingué à qui je témoignais un jour ma surprise de le voir, en pleine séance académique, entreprendre la multiplication de deux énormes lignes de chiffres pris au hasard : « Vous oubliez, me répondit-il sur-le-champ, vous oubliez le plaisir que je trouverai tout à l'heure à faire la preuve de ce calcul par la division, » Le jeune Ampère sut bientôt lire et dévora tous les livres qui lui tombaient sous la main. L'histoire, les voyages, la poésie, les romans, la philosophie, l’intéres- Ne PPT PE ET RCE AMPÈRE. a) saient, presque à un égal degré. S’il marquait quelque prédilection, c’était pour Homère, Lucain, le Tasse, Fé= nelon, Corneille, Voltaire, et pour Thomas, qu’on sera peut-être étonné, malgré son incontestable talent, de trouver en si brillante compagnie. La principale lecture du jeune écolier de Poleymieux fut l'Encyclopédie, par ordre alphabétique en vingt volumes in-folio. Chacun de ces vingt volumes eut séparément son tour : le second après le premier, le troisième après le second, et ainsi de suite, Sans jamais interrompre l’ordre arithmétique. La nature avait doué Ampère, à un degré éminent, de la faculté dont Platon n’a rien dit de trop en l’appelant une grande et puissante déesse. Aussi, l’ouvrage colossal se grava-t-il tout entier et profondément dans l'esprit de notre ami; aussi, chacun de nous at-il pu voir le membre de l’Académie des sciences, déjà parvenu à un âge assez avancé, citer, avec une parfaite exactitude, jusqu’à de longs passages de l'Encyclopédie, relatifs au blason, à la fauconnerie, etc., qui, un demi-siècle auparavant, avaient passé sous ses yeux au milieu des rochers de Poleymieux. Ces mystères d’une prodigieuse mémoire m’étonnent mille fois moins cependant que la force, unie à la flexibilité, que suppose une intelligence capable de s’assimiler, sans confusion et d’après une lecture par ordre alphabétique, les matières si étonnamment variées qui figurent dans le grand Dictionnaire de d’Alembert et de Diderot. Que l'on consente à parcourir avec moi les premières pages de l'Encyclopédie : je dis les premières pages, car je veux bien ne pas choisir, et mon admiration n’aura plus rien alors que de très-naturel. 6 AMPÈRE. Dès le début, à, préposition, met le lecteur aux prises avec de délicates considérations grammaticales; ab le transporte dans le calendrier des Hébreux; abadir, au milieu de l’histoire mythologique de Cybèle et de Saturne, Le même mot abaissement le jette tour à tour dans l’al- gèbre, à l’occasion de la réduction du degré des équations ; dans un des problèmes les plus difficiles de la géodésie et de l’art nautique, quand il s’agit de l’abaissement de l'horizon de la mer ; dans le blason, si abaissement dési- gne les signes particuliers qui étaient ajoutés quelquefois aux armes des familles pour en diminuer la valeur et la dignité, Tournez la page, et l’article abbé vous initie à la discipline ecclésiastique dans ce qu'elle avait de plus variable, de plus capricieux, Au mot suivant, abcès, vous êtes en pleine chirurgie. A la description de l’organisation anatomique des abeilles, de leur mode de nourriture et de reproduction, de leurs mœurs, de l’organisation hiérar- chique de l’essaim, succède, à peu près sans intermé- diaire, l'explication de l’immortelle et subtile découverte de Bradley : de ces mouvements annuels des étoiles qui, sous le nom d'aberration, ont démontré que la terre est une planète. Quelques lignes plus loin, vous tombez dans l’abime de la cosmogonie. Abracadabra vous plonge, enfin, dans la magie! Voilà pourtant le genre de lecture que subit, je me trompe, que s’imposa un enfant de treize à quatorze ans, sans en être accablé ! J'aurai plus d’un exemple à citer de la force de tête d'Ampère. Aucun, cependant, n’égalera celui que je viens de soumettre à vos réflexions. Dès que la modeste bibliothèque d’un négociant retiré Lé AMPERE. "4 ne suffit plus au jeune écolier, son père le conduisit, de temps en temps, à Lyon, où il allait consulter les livres les plus rares, entre autres les œuvres de Bernoulli et d’Euler. Lorsque l’enfant chétif, délicat, adressa pour la première fois sa demande au bibliothécaire de la ville : « Les œuvres d’Euler et de Bernoulli! s’écria cet excel- lent M. Daburon, que vous avez tous connu. Ÿ pensez- vous bien, mon petit ami? Ces ouvrages figurent au nombre des plus difficiles que l'intelligence humaine ait jamais produits ! — J'espère, néanmoins, être en état de les comprendre, repartit l'enfant. — Vous savez, sans doute, qu’ils sont écrits en latin, ajouta le bibliothé- caire? » Cette révélation atterra un moment notre jeune et futur confrère : il n’avait pas encore étudié la langue latine. Je n'ai, sans doute, nul besoin d’ajouter qu’au bout de peu de semaines, l'obstacle avait entièrement disparu. Ce qu’'Ampère cherchait surtout, même dans ses pre- mières lectures, c’étaient des questions à apprefoudier, des problèmes à résoudre. Le mot langue du 1x° volume de l’Encyélopédie, le transporte, sur les rives de l’Euphrate, à la Tour de Babel, de biblique célébrité. Il y trouve les hommes parlant tous le même idiome. Un miracle, raconté par Moïse, engendre subitement la confusion. Chaque peu- plade a, dès lors, une langue distincte, Ces langues se mêlent, se corrompent, et perdent peu à peu les carac- tères de simplicité, de régularité, de grandeur qui dis- tinguaient leur souche commune, Découvrir cette souche, ou du moins la reconstituer avec ses anciens attributs, 8 AMPÈRE, était un problème assurément très-difficile. Le jeune + écolier ne le trouva pas au-dessus de ses forces. De grands philosophes s’en étaient déjà occupés. Pour tracer une histoire complète de leurs tentatives, nous aurions à remonter jusqu’à ce roi d'Égypte qui, s’il faut en croire Hérodote, fit élever deux enfants dans l’isole- ment le plus absolu, leur donna une chèvre pour nour- rice , eut ensuite la bonhomie de s'étonner que ces enfants bêlassent, que le mot plus ou moins distinct bécos sortit de leur bouche, et, d’après cela, reconnut aux Phrygiens, dont la langue renfermait le mot beck (pain), le droit de se qualifier le plus ancien peuple du monde. Parmi les philosophes modernes qui se sont occupés de la langue primitive, des moyens de la reconstituer, Descartes et Leibnitz occupent incontestablement les pre- mières places. Le problème, tel que ces hommes de génie l’envisagèrent, n’était pas, ne pouvait pas être seulement d'améliorer les qualités musicales des langues modernes, de simplifier leur grammaire, d’en bannir toute irrégularité, toute exception. Ils le faisaient con- sister, surtout, dans une sorte d’analyse de l'esprit humain, dans la classification des idées, dans le dénom- brement exact et complet de celles qui doivent être consi- dérées comme élémentaires. Au moyen d’une langue fondée sur ces bases, « les paysans, dit Descartes, pour- raient mieux juger de la vérité des choses que ne font maintenant les philosophes. » Leibnitz exprimait la même idée en d’autres termes, quand il écrivait que « la langue universelle ajouterait à la puissance du raisonnement , plus que le télescope n’ajoute à la puissance de l'œil, PT np S ei Der LT EE + Léa: hits ir 2. A hs, : - A7 slam, et Ce né Dé. Lee Sd Je DA NS NT Ne AMPÈRE. F9 plus que l'aiguille aimantée n’a ajouté aux progrès de la navigation. » | Personne n’oserait, sans doute, affirmer que le jeune Ampère envisagea la question de la langue universelle, avec la même généralité, la même profondeur que Des- cartes et Leibnitz ; mais on peut, du moins, remarquer qu’il n’en renvoya pas la solution, comme le premier de ces immortels philosophes, au pays des romans. I] ne se borna pas non plus, à l’exemple du second, à disserter sur les merveilleuses propriétés du futur instrument : cet instrument , il le créa ! Plusieurs des amis lyonnais d’Am- père ont tenu dans leurs mains une grammaire et un dictionnaire, fruits d’une infatigable persévérance, et qui renfermaient déjà le code à peu près achevé de la nou- velle langue; plusieurs l’entendirent réciter des fragments d’un poëme, composés dans cette langue nouvelle, et rendent témoignage de son harmonie, la seule chose, à vrai dire, dont ils pussent juger, puisque le sens des mots leur était inconnu. Qui, d’ailleurs, parmi nous, ne se rappelle la joie qu’éprouva notre confrère, le jour où, en parcourant l’ouvrage d’un voyageur moderne, il découvrit, dans le vocabulaire de certaine peuplade afri- caine, diverses combinaisons auxquelles il s’était lui- même arrêté? Qui ne remarqua aussi qu’un motif tout pareil fut le principal mobile de la vive admiration d’Am- père pour le sanscrit ? Un travail parvenu à ce degré d'avancement ne doit pas être condamné à l'oubli. La réalisation par Ampère d'une pensée de Descartes et de Leiïibnitz, intéressera toujours et au plus haut degré les philosophes et les 10 AMPÈRE. philologues. Les manuscrits de notre confrère sont, heu- reusement, dans des mains éminemment capables d’en faire jaillir tout ce qui pourra contribuer à l'avEnesnt des sciences et des lettres. AMPÈRE EST FRAPPÉ DANS SES RLUS TENDRES AFFECTIONS PAR LA TEMPÊTE RÉVOLUTIONNAIRE. — SES FACULTÉS INTELLECTUELLES ET MORALES EN SONT COMME SUSPENDUES. — RÉVEIL. — ÉTUDES DE BOTANIQUE, — RENCONTRE A LA CAMPAGNE DE CELLE qui PLUS TARD DEVINT MADAME AMPÈRE. A Miss d'un de ses plus violents paroxysmes, en 1793, la tempête révolutionnaire pénétra jusque dans les montagnes de Poleymieux. Jean-Jacques Ampère s’en alarma. Pour échapper à un danger que ses sentiments d'époux et de père avaient peut-être grossi outre mesure, il eut la fatale pensée de quitter la campagne, de se réfu- gier à Lyon et d’y accepter les fonctions de juge de paix. Vous savez, Messieurs, qu'après le siége de cette ville, Collot-d’'Herbois et Fouché y établirent, sous le nom malheureusement spécieux de représailles, d'exécrables massacres quotidiens. Jean-Jacques Ampère fut une de leurs nombreuses victimes, moins encore comme juge ‘d'instruction pendant le procès de Chalier, qu’à raison de Ja qualification banale d’aristocrate dont l’affubla , dans son mandat d'arrêt, un homme qui, peu d’années après, devait avoir, sur les panneaux de son carrosse, des armoiries brillantes , et signer du titre de duc les trames qu’il ourdissait contre son pays et contre son bienfaiteur, Le jour où il monta sur l’échafaud, Jean-Jacques Ampère écrivit à sa femme une lettre sublime de simpli- AMPÈRE. 11 cité, de résignation, de sensibilité courageuse. On y lisait ces paroles # « Ne parle pas à Joséphine (c'était le nom de sa fille) du malheur de son père; fais en sorte qu'elle l’ignore. Quant à mon fils, 4} n'y a rien que je n'attende de lui.» | Hélas ! la victime se faisait illusion. Le coup était trop rude ; il dépassait les forces d’un jeune homme de dix- huit ans : Ampère en fut terrassé. Ses facultés intellec- tuelles, si actives, si ardentes, si développées, firent subitement place à un véritable idiotisme. Ses journées, il les passait à contempler machinalement le ciel et la terre, ou à faire de petits tas de sable, Si des amis, inquiets sur un dépérissement rapide dont les conséquences sem- blaient devoir être fatales et prochaines, entraînaient le pauvre jeune homme dans les bois voisins de Poleymieux, «il était (je transcris ici les propres expressions de notre confrère), il était un témoin muet, un visiteur sans yeux et sans pensée. » Cet assoupissement de tout sentiment moral et intel- lectuel durait depuis plus d’une année, lorsque les lettres de J.-J, Rousseau, sur la botanique, tombèrent dans les mains d'Ampère. Le langage limpide, harmonieux de cet ouvrage, pénétra l’âme du jeune malade et lui redonna quelque nerf, comme les rayons du soleil levant percent les épais brouillards du matin, et portent la vie dans le sein des plantes que le froid de la nuit avait engourdies. À la même époque, un volume, ouvert par hasard, offrit “aux regards d'Ampère quelques vers de l’ode d'Horace à Licinius. Ces vers, notre ami ne les comprenait pas, lui qui précédemment avait appris du latin tout juste ce qu’il fal- 12 AMPÈRE. lait pour lire des raémoires de mathématiques; mais leur cadence le charma. Dès ce moment, par une rare exception au principe du moraliste, qui déclarait le cœur humain inhabile à nourrir à la fois plus d’une vive passion, Am- père se livra, avec une ardeur infinie, à l’étude simultanée des plantes et des poëtes du siècle d’Auguste. Un volume du Corpus poctarum latinorum Yaccompagnait dans ses herborisations, tout aussi bien que l'ouvrage de Linné. Les prés, les collines de Poleymieux, retentissaient jour- nellement de quelque tirade d’Horace, de Virgile, de Lucrèce, de Lucain surtout, entre les dissections minu- tieuses d’une corolle ou d’un fruit. La quantité des mots latins devint si familière à notre. Ampère que, quarante ans après, il composa cent cinquante-huit vers techniques, en chaise de poste, pendant uné tournée d’inspection universitaire et sans jamais recourir au Gradus. Les connaissances botaniques qu’il puisa dans ces études solitaires, n'avaient été ni moins profondes, ni moins durables. J'aurai le bonheur de pouvoir invoquer, sur ce point, un témoignage imposant, irrécusable : celui de notre confrère, M. Auguste de Saint-Hilaire. Le genre Begonia est du nombre de ceux que l’illustre de Jussieu avait réunis sous le titre de inceriæ sedis, parce qu’il n’était pas parvenu à en découvrir les rapports natu- rels. En arrivant au Brésil, où l’on trouve une assez grande quantité d'espèces de ce genre, M. de Saint-Hilaire les étudia avec le soin scrupuleux qui donne tant de prix à tous ses travaux, et reconnut leurs véritables affinités. Quelque temps après son retour en France, M. de Saint- Hilaire rencontra, dans le monde, M. Ampère qui , après 4: D et AMPÈRE. 43 les politesses d'usage, lui parla en ces termes : « J’ai été hier dans un jardin où se trouve un pied de begonia, Je me suis amusé à le regarder. De quelle famille rappro- cheriez-vous ce genre? — Puisque vous l’avez observé, répondit M. de Saint-Hilaire, vous me permettrez de vous demander ce que vous en-pensez vous-même.—J’en ferais un groupe voisin des onagraires , repartit M. Ampère. » C'était précisément l'idée qu'un examen approfondi, exé- cuté dans les lieux où la plante végète naturellement en plein air, avait suggérée à M, de Saint-Hilaire, Nos deux confrères firent la faute de ne donner aucune publicité à la solution d’un problème dont l’hésitation de Jussieu montrait assez la difficulté . C'est dix ans plus tard que, d’après ses propres rec h rches, Lindley assigna au genre Begonia la place qu'il doit réellement occuper : cette place, qu'Ampère et M. Auguste Saint-Hilaire aperçurent les premiers. N'’êtes-vous pas étonnés, Messieurs, de trouver le nom d’un géomètre associé ainsi à celui d’illustres botanistes ? Avant la catastrophe sanglante de Lyon, Ampère, âgé alors de dix-huit ans, faisant un examen attentif de sa vie passée, n’y voyait encore, disait-il, que trois points culminants, que trois circonstances dont l'influence sur son avenir dût être importante et décisive : c'était la première communion; la lecture de l’Éloge de Descartes par Thomas; c'était, enfin, je prévois votre étonnement, la prise de la Bastille ! De la première communion datait, chez notre confrère, Vexistence réfléchie du sentiment religieux; de la lecture de l’Éloge de Descartes, le goût, disons mieux , l’enthou- 1% ANPÈRE. siasme dont il fut toujours animé pour les études mathé- matiques, physiques et philosophiques; de la prise de la Bastille, l'épanouissement de son âme, aux doux noms de liberté, de dignité humaine, de philanthropie, La mort terrible qui enleva un chef vénéré à l'excellente famille de Poleymieux put bien, un moment, opprimef toutes les facultés de notre confrère ; mais elle ne changea rien à ses convictions. Au moment du réveil, il se retrouva dévoué d'esprit et de cœur à la cause de la civilisation. Ampère rejeta bien loin la pensée que les fureurs de quelques énergumènes, que les crimes dont il avait si cruellement souffert, dussent arrêter la marche progres- sive du monde. L’écolier de Poleymieux mit en action, dès sa plus tendre jeunesse, la féconde intelligence dont la naturé l'avait doté. Il n’en fut pas de même de ses sens. Ces puissants instruments de plaisir et d'étude, Ampère les connut beaucoup plus tard, du moins dans toute leur étendue; et, par une sorte de révélation subite qui; à raison de cette circonstance, ne semble pas indigne de prendre place à côté dé l’histoire que Chesselden traça jadis, d’un aveugle de naissance oféré de la cataracte: Ampère était très-inyope. Les objets, fiême peu éloi- gnés, ne s’offraient à ses Yeux que par massés à moitié confondues et sans contours définis: Il né se faisait aucune idée du plaisir qu’à diverses époques des céntaines de personnes avaient manifesté devant lui, en descendant Ja Saône, entre Laneuville et Lyon. Un jour, il $e trouva, par hasard, sur le coche, un voyageur d’un myopisme pareil à celui d’Ampère. Ses lunettes étaient du numéro DAT Te Fe doit SSP RTE 0 LE: bre AMPÈRE. 15 que notre ami eût choisi chez un opticien. Il en essaya , et, tout à coup, la nature s’offrit à lui sous un aspect inattendu , et les mots : campagnes riantes, pittoresques ; collines gracieuses, doucement ondulées ; tons riches, chauds, harmonieusement nuancés, parlèrent pour la première fois à son imagination, et un torrent de larmes témoigna de l'émotion qu’il éprouvait. Notre confrère avait alors dix-huit ans. Depuis cette époque; Ampère se montra toujours très-sensible aux beautés de la nature, J’ai même appris qu’en 1812, dans un voyage sur les fron- tières méditerranéennes de l'Italie, la vue d’un site qu’on aperçoit de certains points de la célèbre Corniche de la rivière de Gênes, jeta notre ami dans une telle admi- ration, dans une telle extase, qu’il se sentit saisi du désir le plus violent de mourir à l'instant même, en présence de ce tableau sublime: S'il fallait montrer combien de telles impressions étaient profondes, à quel point Ampère savait les jeter au milieu des scènes vulgaires qu’il voulait embellir, j'en trouverais la plus singulière preuve dans une lettre du 24 janvier 1819, A cette époque; notre ami habitait, depuis peu, la modeste maison qu'il avait achetée au coin de la rue des Fossés-Saint-Victor et de la rue des Boulangers. Le jar- din, plus modeste encore; formé de quelques dizaines de inètres superficiels d’un terrain infertile, venait d’être bêché. A certain escalier avait succédé un sillon rapide et Sinueux dont les bords supportaient deux ou trois plan- -ches étroites placées au-dessus de la partie la plus pro- fondé. Le tout sé trouvait entouré de murs extrêmement élevés, Mais, va-t-on s’écrier, vous venez de décrire le 16 . AMPÈRE. préau humide et sombre d’une prison! Non, Messieurs, je viens de tracer le plan et l’aspect du jardin où Ampère, au milieu de janvier, dans la rue des Boulangers , rêvait déjà , j'ai presque dit voyait, de frais gazons, des arbres resplendissants de verdure, des bouquets de fleurs brnil- lantes et embaumées, des touffes d’arbrisseaux au milieu desquelles on devait lire avec délices les longues lettres des amis lyonnais ; où Le pont jeté sur la vallée formerait un pittoresque point de vae! Pardonnez-moi, Messieurs, d’avoir anticifile sur l’ordre des temps; de m'être empressé de recueillir dans la vie de notre confrère la seule circonstance, peut-être, où son imagination n’ait pas été pour lui une source de chagrins. Ce n’est pas seulement aux émotions douces, gran- dioses, sublimes, dont la vue de certaines contrées et des pays de montagne saisit la plupart des hommes, qu’Am- père fut initié tard et subitement. C’est aussi tout à coup que le sens musical se développa chez lui. Dans sa jeunesse, Ampère donna une très-sérieuse attention à l’acoustique, Il se complaisait à étudier la manière dont les ondulations aériennes naissent et se pro- pagent; les formes diverses que prend une corde en vibration ; les curieux changements périodiques d’inten- sité qu’on a désignés sous le nom de battements, etc. , etc. Quant à la musique proprement dite, c "était pour lui lettre close. Le jour vint, cependant, où certaines combinaisons de notes devaient être pour Ampère autre chose que le sujet d’un problème mathématique ; autre chose aussi que le “# tintement monotone des cloches. AMPÈRE. AT Il atteignait déjà sa trentième année, et assistait, en compagnie de plusieurs de ses amis, à un concert où, dans le principe, on exécuta exclusivement des morceaux de la musique profonde, énergique, expressive de Gluck. Le malaise d'Ampère était visible pour tout le monde : il bâillait, se tordait, se levait, marchait, s’arrêtait, mar- chait encore sans but et sans suite. De temps en temps (chez lui c’était le dernier terme d’une impatience ner- veuse), il allait enchâsser sa figure dans l’un des angles du salon, eh tournant le dos à la compagnie. Enfin, l'ennui, ce terrible ennemi, que le savant académicien ne sut jamais maîtriser, faute, disait-il, d’avoir été à l’école dans sa jeunesse, sortait à nu par tous ses pores! Eh bien, à la musique étudiée du célèbre compositeur allemand, succédèrent inopinément des mélodies simples, douces, et notre confrère se trouva transporté dans un nouveau monde ; et son émotion se trahit encore par d’abondantes larmes : la fibre qui unissait l'oreille et le cœur d'Ampère venait d'être découverte et de vibrer pour la première fois. _ Les années ne changèrent rien à cette disposition sin- gulière, Toute sa vie, Ampère montra le même goût pour les chants simples ; naïfs; la même antipathie pour la musique savante, bruyante, tourmentée. Serait-il donc vrai que dans l’art admirable des Mozart, des Chérubini, des Berton, des Aubert, des Rossini, des Meyerbeer, on n’eût pas de règles absolues pour distinguer le très-bon du très-mauvais; le beau du hideux? En tout cas, que l'éxemple du savant académicien nous rende indulgent envers les athlètes de la guerre acharnée des gluckistes et IL. — 11, 2 18 AMPÈRE. des piceinistes, dont nos pères furent témoins; qu’elle nous fasse même pardonner le mot fameux de Fonte- nelle ; Sonate, que me veuæztu ? On vient de le voir; relativement aux beaux-arts, Ame | père fut à peu près aveugle jusqu'à dix-huit ans, à peu près sourd jusqu'à trente. C’est dans un âge intermér diaire, c’est-à-dire à vingt-un ans, que son cœur s'ouvrit tout à coup à l'amour. Ampère, qui écrivait si peu, a laissé des cahiers où, sous le titre : Amorum, il consigna, jour par jour, l’histoire touchante, naïve, vraiment admi- rable de ses sentiments. En tête du premier cahier, on lit ces paroles ; « Un j jour que je me promenais après le coucher du soleil; le long d'un ruisseau solitaire...» La phrase est pr ina= chevée. Je la compléterai à l'aide des souvenirs de quel- ques amis d'enfance du savant académicien ; Le jour était le 10 août 1796; | Le ruisseau solitaire coulait non loin du petit village de Saint-Germain, à quelque distance de Poleymieux. Ampère herborisait. Ses yeux, en parfaite condition pour bien voir depuis l'aventure du coche de la Saône, ne restaient pas si exclusivement attachés aux pistils, aux étamines, aux nervures des feuilles, qu’ils ne Jui mon- trassent à quelque distance deux jeunes et jolies demoi- « selles, au maintien modeste, qui cueillaient des fleurs dans une vaste prairie, Gette rencontre décida du sort de M notre confrère, Jusque-là, l'idée de mariage ne s'était pas même offerte à son esprit. Vous croyez peut-être qu’elle va sy infiltrer doucement; qu’elle y germera peu à peu? Ce n’est pas ainsi que procèdent les imaginations roma AMPERE, 19 nesques : Ampère se fût marié le jour même, le 10 jan- vier 14796. La femme de son choix, la seule qu’il eût acceptée, était une de ces deux jeunes filles qu’il aperce- vait au loin, dont il ne connaissait pas la famille, dont il ignorait le nom, dont la voix n’avait jamais frappé son oreille. Les choses ne marchèrent pas avec cette rapidité. Ce fut trois ans après seulement que la jeune personne du ruisseau solitaire et de la prairie, que. mademoiselle Julie Carron devint madame Ampère. Ampère était sans fortune, Ayant de lui donner leur fille, les parents de mademoiselle Carron exigèrent pru- demment qu'il songeât aux charges que le mariage lui imposerait, ou, comme on dit vulgairement dans le monde, qu'il prit un état. Vous sourirez, sans doute, en apprenant que, tout entier à son amour, Ampère permit qu’on discutât sérieusement s'il ne serait pas installé dans quelque boutique où, du matin au soir, il déplierait, plierait et déplierait encore les belles soicries de la fabrique lyonnaise; où sa mission consisterait prinçipa- lement à retenir les acheteurs par des paroles enga- geantes; à maintenir les prix, mais sans impatience; à disserter à perte de vue sur la finesse des tissus, le goût des ornements, la bonne qualité des couleurs. Ampère, sans qu'il y mit nullement du sien, échappa à cet immense danger. La carrière des sciences ayant prévalu dans une assemblée de famille, il quitta ses montagnes chéries de Poleymieux, pour aller à Lyon donner des leçons particu lières de mathématiques, Ru 20 - AMPÈRE. AMPÈRE PROFESSEUR PARTICULIER DE MATHÉMATIQUES À LYON. — — SES ÉTUDES CHIMIQUES. —— SON MARIAGE. — IL EST NOMMÉ PROFESSEUR DE PHYSIQUE A L'ÉCOLE CENTRALE DE BOURG. L'époque où nous venons d'arriver a marqué à plus d’un titre dans la vie d'Ampère. C’est alors qu’il forma des liaisons intimes, bien rares au temps où nous vivons, car elles subirent sans s’affaiblir l'épreuve de près d’un demi-siècle de crises politiques et de bouleversements de toute espèce. Les nouveaux amis, dominés par des goûts communs, se réunissaient de très-grand matin, chez l’un d'eux, M. Lenoir, que j'aurais presque désigné d’une manière aussi claire en disant qu’il était alors et qu’il est resté une des meilleures, des plus douces, des plus bienveillantes créatures dont l’espèce humaine puisse se faire honneur. Là, sur la place des Cordeliers, au cinquième étage, avant le lever du soleil, sept à huit jeunes gens se dédommageaient d'avance des ennuis d’une journée que les affaires devaient absorber, par la lecture, à haute voix, de la Chimie de Lavoisier. Cet ouvrage, où la sévérité de la méthode, la lucidité de la rédaction, le disputaient à l’importance des résultats, excita chez Ampère un véritable enthousiasme. Le public, quelques années plus tard, fut étonné de trouver un très- profond chimiste dans le professeur d’analyse transcen- dante de l’École Polytechnique; mais alors on n'avait encore rien appris sur les réunions studieuses de la place des Cordeliers à Lyon. En y regardant de bien près, il est rare qu’on ne découvre pas dans la vie de chaque d 4 ë î | AMPÈRY. \ 21 homme, les filaments, quelquefois très-déliés, qui rat- tachent les mérites et les goûts de l’âge mûr à des impressions de jeunesse. | Le mariage d'Ampère eut lieu le 45 thermidor an vu (le 2 août 1799). La famille de mademoiselle Julie Carron n’ayant point foi dans les prêtres assermentés, seuls reconnus alors par la loi civile, il fallut que la cérémonie religieuse se fit clandestinement. Cette cir- constance, on doit bien le comprendre, laissa dans l'esprit du savant géomètre des traces profondes. Ampère, au comble d’un bonheur qui, hélas! devait peu durer, partageait doucement ses journées entre sa famille chérie, des amis sincères, et les élèves particuliers dont il dirigeait l’instruction mathématique. Le 24 ther- midor an vx (8 août 1800), sa femme lui donna un fils qui, jeune encore, prit rang dans l'élite de la lit- térature française, et qui porte avec éclat un nom illustre. Notre ami, devenu père de famille, ne pouvait ni ne devait se contenter de la position précaire d’un maître courant le cachet. Il obtint, dans le mois de décembre 1801, la chaire de physique à l’école centrale du dépar- tement de l'Ain, et se rendit à Bourg, en s'imposant le bien rude sacrifice de laisser à Lyon, sa femme, déjà gravement malade, et son enfant. MÉMOIRE D’AMPÈRE SUR LES PROBABILITÉS. Les études, les projets, les recherches de M. Ampère n’ont eu jusqu'ici aucun retentissement ; tout est.resté ren- 22 AMPÈRE. férmé dans le cérclé, fort réstreint, de quelques amis: Il n’est pas ème nécéssaire de faire une exception spéciale pour deux Mémoires manuscrits adressés à l’Académie de Lyoh. Mäihtenant; at contraite ; le jeune savant va se révéler au publié: coïime of doit s’y attendre, ce séra à l’occasion d’une questioh contfoverséé; ardue; d'une solu- tion difficile. Le vaste chäinp des mathématiques embrasse; d’une part, les théories abstraites ; dé l’autré, lebrs nombreuses applications. Par cetté dernière face, elles intéressent au blus häüt degré là généralité dés hoïnmies : dussi les | voit-oh, à toutes les époques, cherchät, suggérant) proposant Sans céssé dé nouveaux problèmes; puisés dans l'observatioh des phéhoïènes fiäturels Gù dans les besoins de la vie cominuñe! äus8i de simples dmateurs ont-ils l'aväntagé de Voir létirs Hüté Hütiürablément « inscrits dans les l'astes de la étiénce. Lorsque Hiéron, roi de Syracuse, soupçonnant là fidé- lité d’un orfévré, désiré, sans éndomitiäger Sa côüfofine, | déterminer si elle est d’or Pur, il met Afchimède sut la voie du principe fonddimehtal dé l'Hydrostatique, ‘üñe des plus brillantes découvertes de l'antiquité. Le cürieux qui, äprès 4voir rétnaïqué à Kæ@nigebérg les sépt ports établis éntre 168 deux bratiches dé là rivièfe Prégel et l’île Kneiphof, dénähdait s'il était POR&iblé de les traverser successivement sans revenir deux fois sur le même; celui qui voulait savoir comment doit se mou- : voir le cavalier pour parcourir les soixante-quatre cases dé l’échiquier, sähs revehif deux fois sur là mêthé case, entraient dans cette géométrie de situation, déjà entrevue ee Vent OP D OPUET OV D EN NES ONE JOURS NE, D se Le. ins. Sd. sin EL. 2 2 nn... dé _———— a É - + CONDORCET. 161 patriarche de Ferney. Jamais il n’a été trouvé plus gai dans sa critique et plus malignement bonhomme. » C'est en ces termes qu’une correspondance devenue depuis publique et célèbre, annonçait, en 1774, l’appa- rition de l’opuscule anonyme de Condorcet. - Voltaire, à qui le secret n’avait pas été divulgué, écri- vait à notre confrère, le 20 août 1774 : « Il y a dans la Lettre d’un théologien des plaisanteries et des morceaux d’éloquence dignes de Pascal. » Le patriarche prouvait ensuite sans peine que, malgré le bruit public, l’abbé de Voisenon ne pouvait être l’auteur d’une pièce si remar- quable. Quant à lui, Voltaire, il espérait échapper au soupçon, car la lettre supposait des connaissances mathé- matiques profondes, et, ajoutait-il : « Depuis les injustices que j’essuyai sur les éléments de Newton, j'ai renoncé, il y a quarante ans, à ce genre d’études. » Les hardiesses de la Lettre d’un théologien causèrent à Voltaire de très-vives inquiétudes. Il s’en expliquait avec tout le monde. Je ne veux pas, disait-il, à quatre-vingt- trois ans mourir ailleurs que dans mon lit. En écrivant à M. d’Argental (17 août 1774), il caractérisait ainsi l’au- teur de l’opuscule : « On ne peut être, ni plus éloquent, ni plus maladroit. Cet ouvrage, aussi dangereux qu’ad- mirable, armera sans doute les ennemis de la philoso- plie... Je ne veux ni de la gloire d’avoir fait la Lettre d’un théologien, ni du châtiment qui la suivra... Je suis fâché qu’on ait gâté une si bonne cause, en la défendant avec tant d'esprit, » Ailleurs, Voltaire s’écriait : « Fallait-il donc se permettre de publier un ouvrage aussi audacieux, quand on ne commandait pas à deux cent mille soldats! » IL. — 11, 11 162 CONDORCET. Il déclarait, enfin, à toute occasion, sous toutes les formes, ne pas être l’auteur de la Lettre d’un théologien; mais, qu’on le remarque bien, c'était toujours dans un besoin de repos, dans la crainte de persécutions; jamais dans un intérêt d’amour-propre. - Voyez, au contraire, si, lorsque M. de Tressan attri- buait, très-imprudemment, à Voltaire l’épitre médiocre d’un prétendu chevalier de Morton, Écossais, le patriarche ne réclamait pas à la fois, et avec une égale vigueur, dans l'intérêt de l’homme et dans celui du poëte : « Je suis, écrivait-il à Condorcet, le Marphorio à qui l’on attribue toutes les pasquinades.. Je ne fais pas des vers tels que ceux-ci... tels que ceux-là ;... c’est une honte de me les attribuer. Je me déciderai à prouver par écrit que ma prétendue épiître ne vaut pas grand’chose. » Rien de semblable, je le répète, ne se remarque dans les plaintes de Voltaire sur la Lettre d’un théologien. La. paternité qu’on lui impute le contrarie vivement, mais c’est seulement à cause des tracasseries qui peuvent en être la suite. Nulle part il ne dit, nulle part il n’insinue même que les suppositions du public aient blessé l’homme de lettres. | Je livre ces réflexions à tous ceux qui, dans leur aveugle passion, ont refusé à Condorcet de la finesse, de la gens du style. Dans la société de d’Alembert, notre ancien confrère était devenu géomètre, Turgot lui inspira à son tour le goût de l'économie sociale. Leurs idées, leurs espérances, leurs sentiments s'étaient complétement identifiés, Il serait vraiment impossible de citer un seul point d’une science, PE ER 4 4 à 4 ÿ J : DST ER — ga CONDORCET. 163. si ouverte aujourd’hui à la controverse, sur lequel Turgot et Condorcet aient différé, même par d'imperceptibles nuances. | Ils étaient persuadés l’un et l’autre qu’en matière de commerce , « une liberté entière et absolue est la seule loi utile et même juste; » ils croyaient que la protection accordée « à un genre particulier d'industrie nuit à leur ensemble;..» que les précautions minutieuses dont les législateurs avaient cru devoir surcharger leurs règle- ments, fruits de la timidité et de l'ignorance, étaient, sans compensation aucune, la source de gênes, de vexations intolérables et de pertes réelles. Turgot et Condorcet s’unirent plus étroitement encore, si j'ose le dire, sur la question spéciale du commerce des grains. Ils soutinrent quel’entière liberté de ce commerce était également utile aux propriétaires, aux cultivateurs, aux consommateurs, aux salariés; que d’aucune autre manière on ne pouvait réparer l’effet des disettes locales, faire baisser les prix moyens et diminuer l'échelle des variations, objet plus important encore, car les prix moyens servent à régler les salaires des ouvriers. Si ces principes rigoureux étaient une invitation formelle à ne jamais céder aux clameurs désordonnées, aux préjugés populaires, d’une autre. part, les deux économistes pro- clamaient hautement que, dans les temps de disette, le gouvernement doit des secours aux pauvres. Ces secours, ils ne voulaient pas les accorder en aveugle; ils auraient été le prix d’un travail. Turgot.et son ami professaient la maxime qu’il existe, pour tous les hommes, des droits naturels qu'aucune loi 464 CONDORCET. ne peut légitimement leur enlever. Parmi ces droits im- prescriptibles, ils plaçaient en première ligne celui de disposer de son intelligence, de ses bras et de son travail. Nos philosophes voulaient donc l'abolition d’un grand nombre de formalités souvent bizarres et toujours coû- teuses, qui avaient fait de l’état d’ouvrier un odieux esclavage. Siles maîtrises, si les jurandes étaient le désespoir des artisans, des ouvriers des villes, les corvées frappaient tout aussi sévèrement les ouvriers des campagnes. Les corvées condamnaient à travailler, sans salaire, des hommes qui n'avaient que leur salaire pour vivre; elles permettaient de prodiguer le travail, parce qu’il ne coûtait rien au trésor royal. La forme des réquisitions, la dureté du commandement, la rigueur des amendes, joignaient lhumiliation à la misère. Turgot et Condorcet s'étaient déclarés les plus ardents adversaires de cette cruelle servitude. Les deux philosophes n'étaient pas de ces hommes qui deviennent tolérants pour le crime, à force de le voir com- mettre. L’infâme trafic de la traite des nègres avait excité toutes leurs antipathies. Si le temps et l’espace me le permettaient, je pourrais transcrire ici une lettre toute récente de M. Clarckson, dans laquelle ce vénérable vieillard rend un hommage touchant aux efforts actifs de Condorcet, en faveur de la sainte croisade qui a rempli sa longue vie. C’est donc très-légitimement que notre David a placé, sur les bas-reliefs de sa belle statue de Gutenberg, la noble figure de l’ancien secrétaire de l'Académie, parmi celles des premiers, des plus ardents ttes. cils de À CONDORCET. 165 ennemis du e honteux brigandage qui, depuis deux siè- cles, dépeuplait, en le corrompant, le continent africain. » À la mort de Louis XV, la voix publique appela Turgot au ministère. On lui confia d’abord la marine; un mois eprès (le 24 août 1774), les finances. Dans sa nouvelle et brillante position, Turgot n’oublia pas le confident intime de ses pensées économiques et philosophiques ; il nomma Condorcet inspecteur des mMON- _naies. Condorcet accepta cette faveur en des termes qui me semblent mériter d’être conservés. Les voici : « On dit, dans un certain public, que l'argent ne vous coûte pas quand il s’agit d’obliger vos amis. Je serais désolé de donner à ces propos ridicules quelque apparence de fondement. Je vous prie donc de ne rien faire pour moi dans ce moment. Quoique peu riche, je ne suis pas pressé. Laissez-moi remplir la place de . M. de Forbonnais. Chargez-moi d’un travail important : de la réduction des mesures, par exemple ; attendez enfin que mes efforts aient vraiment mérité une récom- pense. » ; Turgot, pendant son ministère, conçut, en 4775, un plan général de navigation intérieure du royaume. Ce plan embrassait un vaste système de travaux pour le per- fectionnement des petites et des grandes rivières; pour le creusement des canaux destinés à relier entre elles ces voies naturelles de communication. Le célèbre ministre avait à se défier également des amateurs du grandiose ; de ceux qui, voyant certaines rivières seulement séparées sur la carte par un peu de papier blanc, tiraient des traits 166 CONDORCET. des unes aux autres et appelaient cela leurs projets; de ceux, enfin, qui ne savaient ni jauger les eaux courantes, ni calculer leurs effets. Aussi s’empressa-t-il d’attacher à - son administration trois géomètres de l’Académie des sciences : d’Alembert, Condorcet et Bossut. Leur mission était d'examiner les projets, et, plus encore, de remplir les lacunes de lhydrodynamique qui, souvent, empé- chaient de prononcer en connaissance de cause. Cette création ne survécut pas à la destitution de Turgot. Malgré sa très-courte durée, elle a laïssé dans la science des traces durables. Peut-être, cependant, ne s’est-on pas assez souvenu, dans plus d’une circonstance, de ce conseil contenu dans un DérONE de Cordorcet au ministre : _« Ne vous fiez qu'aux gens qui, cuits joint la Loire au fleuve Jaune de la Chine, n’en auraient pas plus de vanité pour cela, et ne croiraient avoir eu besoin que de zèle et de quelques connaissances, » L’extrait suivant d’une lettre de d’Alembert à Lagrange terminera dignement la courte notice que je viens de donner des travaux exécutés par les trois géomètres, a amis de Turgot : « On vous dira que je suis directeur des canaux de navigation avéc 6,000 francs d’appointements. Fausseté! Nous nous sommes chargés, MM. Condorcet, Bossut et moi, par amitié pour M. Turgot, de lui donner notre avis sur Ces canaux; mais nous avons refusé les appointements que monsieur le contrôleur des finances nous offrait pour cela, » | Lorsque Turgot, devenu ministre, voulut réaliser les F # CONDORCET. 167 améliorations qu’il avait conçues comme simple citoyen ; lorsque le contrôleur général des finances se trouva en face de la cupidité des courtisans, de la morgue des parle- ments etrde l’esprit de routine de presque tout le monde; lorsque des soulèvements redoutables eurent fait naître des doutes sur la bonté de ses plans, Condorcet ne resta pas simple spectateur de la lutte ; ils’y mêla, au contraire, avec une ardeur extrême. | C’est à la réfutation de l’ouvrage de Necker contre la libre circulation des grains qu’il consacra plus spéciale- ment sa plume. Une première fois, il adopta la forme ironique, dans la prétendue Lettre d'un laboureur de Picardie à M. Necker prohibitif. Voltaire, à cette occasion, écrivait à notre confrère, le 7 août 1775 : « Ah! la bonne chose, la raisonnable chose, et même la jolie chose que la Lettre au prohibitif. Cela doit ramener tous les esprits, pour peu qu’il y ait encore à Paris du bon sens et du bon goût, » Je n’oserai pas dire que le bon goût et le bon sens avaient déserté la capitale; mais je sais que la spirituelle Lettre au prohibitif ramena peu de monde, et.que Con- dorcet se crut obligé de publier une nouvelle réfutation plus détaillée, plus méthodique, plus complète, de l’ou- vrage du célèbre et riche banquier genevois. Ce second écrit. était modestement intitulé : Réflexions sur le commerce des blés. L'auteur y étudiait, successi- vement, comment les subsistances se reproduisent, et comment on peut réparer la différence qui se manifeste quelquefois dans les récoltes d’un lieu à l’autre; la manière dont se règlent, dont se proportionnent les salaires, Il 168 CONDORCET, traitait du prix moyen et de soninfluence, de l’égalisation des prix, des effets de la liberté indéfinie du commerce, des avantages politiques de cette liberté. Condorcet exa- minait ensuite les prohibitions, soit d’une manière géné- rale, soit dans leurs rapports avec le droit de propriété et avec la législation. Descendant enfin de ces abstractions à des questions un tant soit peu personnelles, quoique dégagées de noms propres, il se demandait comment les auteurs prohibitifs avaient acquis de la popularité; il cherchait l’origine des préjugés du peuple proprement dit, et de ceux qui, au sujet du commerce des blés, étaient peuple sans s’en apercevoir ; il complétait enfin son œuvre par des réflexions critiques touchant certaines lois prohi- bitives, et les obstacles qui s’opposaient alors au bien que la liberté pouvait produire. | Toutes les faces d’un très-difficile problème avaient été ainsi franchement abordées, d’un style mâle et’ sévère, L'ouvrage n’était pas une simple brochure : il embrassait plus de deux cents pages d'impression. Sa publication _excita un soulèvement général parmi les nombreux clients de Necker. Des personnages du plus haut rang dans les lettres devinrent aussi, à partir de cette époque, les implacables ennemis de Condorcet. L'Académie des sciences et l'Académie française elles-mêmes ressen- tirent d’une manière fâcheuse, et pendant de longues années, l'effet de ces tristes discordes. L'esprit dégagé de toute prévention, je me suis de- mandé si notre confrère outre-passa, en cette circon- stance, les bornes d’une critique légitime. Je ne suppose pas qu'on ait voulu lui contester la faculté, dont il usa [T4 CONDORCET. 169 suivant sa conscience, de présenter l'écrit de Necker comme une simple traduction, en langage grave, pom- peux, des célèbres dialogues de l'abbé Galiani. Je crois que Condorcet était aussi dans son droit en rappelant, à cette occasion, « une statue grecque élégante et svelte, qu’un empereur romain fit dorer, et qui perdit toutes ses grâces. » Ceci écarté, en parcourant l'ouvrage de l’ancien secrétaire de l’Académie, je n’y trouve plus qu’une note _ qui ait pu exciter l’irritabilité des plus chauds partisans de Necker. Cette note fait mention d’un grand seigneur, désigné seulement par des initiales, qui avait fait une mauvaise traduction de Tibulle. Ses amis, inquiets, voyaient d'avance les critiques troubler son bonheur, et cherchäient à le consoler. « Ne craignez rien pour ma réputation d’auteur, leur dit-il, je viens de prendre un meilleur cuisinier. » | La voilà donc connue la terrible épigramme qui trou- bla la cour et la ville, qui porta la discorde au sein de deux Académies, qui mit en danger la liberté de notre confrère. J'étais très-disposé à la blâmer. Il eût sufñ qu’on me prouvât que Condorcet ne se trouvait pas en état de légitime défense, que Necker et ses adhérents n'avaient dirigé contre lui et contre Turgot aucune parole blessante : or, tel n’était pas, à beaucoup près, l’état des choses. Buffon écrivait au célèbre banquier : « Je n’avais rien compris à ce jargon d'hôpital de ces demandeurs d’au- mônes que nous appelons économistes. » - Necker accusait les mêmes écrivains « de chercher à tromper les autres, et de s'en imposer à eux-mêmes, » 470 CONDORCET. Il les peignait comme des imbéciles, et s’oubliait même au point de les comparer à des bêtes féroces. Sa brochure contre la libre circulation des grains avait d’ailleurs été publiée, d'une manière fort inopportune, entre les.émeutes sanglantes de Dijon et de Paris. C'est au lecteur de décider si celui-là avait bien le droit de se plaindre, qui, après s’être servi d’une dague, n’avait reçu de son adversaire qu’une piqûre d’épingle. Je disais tout à l’heure comment Condorcet entra dans l'administration des monnaies; il en sortit avec non moins de noblesse, Dès que Necker devint contrôleur général des finances, notre confrère écrivit à M. de Maurepas : - « Je me suis prononcé trop hautement sur les ouvrages de M. Necker et sur sa personne, pour que je puisse gar- der une place qui dépend de lui. Je serais fâché. d’être dépouillé, et encore plus d’être épargné, par un homme dont j'aurais dit ce que ma conscience m’a forcé de dire de M. Necker. Permettez donc que ce soit entre vos mains que je remette ma démission, » Condorcet n’épuisait pas tellement sa verve sur les hérésies contemporaines, qu’il ne lui en restât. encore une bonne part pour combattre les erreurs des anciens auteurs, même des plus illustres. Personne n’ignore que Pascal s’occupait, peu d'années avant sa mort, d’un ouvrage destiné à prouver la vérité de la religion chrétienne. Cet ouvrage ne fut pas achevé, D'Arnaud et Nicole en publièrent des extraits, sous le titre de : Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quel- ques autres sujets. Condorcet, soupçonnant que ce recueil CONDORCET. 174 avait été mis au jour dans les intérêts d’un parti et de certains systèmes mystiques beaucoup plus qu’en vue de la gloire de l’auteur, se procura, au commencement de 1796, une copie complète des manuscrits de Pascal, y puisa divers passages que les solitaires de Port-Royal, dans leurs consciences de jansénistes, s'étaient crus obli- -gés de sacrifier, les coordonna méthodiquement, et com- posa de l’ensemble un volume de 507 pagés in-8°, dont tous les amis de l’auteur reçurent des exemplaires, mais qui ne fut pas mis en vente. Avouons-le franchement, cette nouvelle édition des Pensées pèche comme celle de d’Arnaud, quoiqu’en un esprit tout opposé, par des sup- pressions systématiques. Hâtons-nous d’ajouter qu’on y trouve un Éloge de Pascal, dans lequel le géomètre puis- sant, le physicien ingénieux, le penseur profond, l’écri- vain éloquent, sont appréciés de plus haut et avec la plus noble impartialité. Condorcet joignit des commentaires critiques à plusieurs pensées de l’illustre auteur. Cette hardiesse, dont Voltaire lui avait déjà donné l’exemple, provoqua d’amérs reproches : on la traita comme un sacrilége. Aujourd’hui, le public serait plus indulgent ; aujourd’hui, lès admirations passionnées sont bien pas- sées de mode, et, si je ne me trompe, il ÿ aurait plutôt à redouter l’excès contraire ; aujourd’hui, on ne se demande plus, toutes réserves faites quant à la forme, si telle ou telle critique d’un auteur célèbre est irrévérente, mais si elle est juste. Examinées de ce point de vue, les remar- ques de Condorcet peuvent être approuvées presque sans restrictions. Lorsque l’auteur des Pensées, poussant la misanthropie 4172 CONDORCET. jusqu’à ses dernières limites, « met en fait que si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde, » j'aime à voir le commentateur protester contre cette décision antisociale, et blâmer Pascal de donner une aussi mauvaise idée de ses amis. Quand lillustre écrivain recommande « aux sages de parler comme le peuple, en conservant cependant une pensée de derrière, » Condorcet, ce me semble, accomplit un devoir en rangeant la pensée de derrière parmi celles dont les Provinciales avaient fait une éclatante justice. Lorsque, dans son ardente guerre contre le sentiment que l’homme nourrit de sa grandeur, Pascal insinue que . nos actions les plus belles sont toujours obscurcies par des pensées d’amour-propre, par l’espérance de la publicité et des applaudissements qu'elle amène à sa suite, je lis avec délices, dans une note du commentateur, cette anecdote touchante empruntée à nos Annales maritimes, et qui dément la triste réflexion de Pascal : « Le vaisseau que montait le chevalier de Lordat était prêt à couler à fond à la vue des côtes de France. Le che- valier ne savait pas nager: un soldat, excellent nageur, lui dit de se jeter avec lui dans la mer, de le tenir par la jambe, et qu'il espère le sauver par ce moyen. Après avoir longtemps nagé, les forces du soldat s'épuisent, M. de Lordat s'en aperçoit, l’encourage; mais enfin le soldat lui déclare qu’ils vont périr tous deux. « Et si tu « étais seul? — Peut-être pourrais-je encore me sauver. » Le chevalier de Lordat lui lâche la jambe et tombe au fond de la mer. » NN PS RS NS CONDORCET. 173 Voltaire fit réimprimer à ses frais, en 4778, le livre qui a fait naître ces remarques. Jusque-là, il n’avait reçu qu'une demi-publicité. Voltaire, au faîte de la gloire, devint l'éditeur et le commentateur du jeune secrétaire de l’Académie des sciences! C’était pour Condorcet un honneur infini, justifié d’ailleurs par le mérite de son opuscule. Me tromperais-je, cependant, si je supposais qu’il se mêlait, à ces légitimes hommages de l’auteur du Dictionnaire philosophique, un peu d’animosité contre l'écrivain janséniste; que l’auteur de la Henriade, de Mérope et de tant d’admirables poésies légères, voyait avec une secrète joie attaquer l’infaillibilité de l’homme qui, placé aux premiers rangs parmi les prosateurs, avait osé dire, même après la publication du Cid et de Cinna, que toute poésie n’était en réalité qu’un jargon? Un peu de passion devait conduire la plume de lil- lustre poëte, lorsque, dans son appréciation d’un ouvrage où l'éloge est toujours si franc et la critique toujours si modérée, il disait à Condorcet : « Vous avez montré le dedans de la tête de Sérapis, et on y a vu des rats et des toiles d'araignées. » Dans l’édition que Condorcet a donnée de Pascal, on lit cette pensée si souvent reproduite : « Parlons selon les lumières naturelles, S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni principes ni bornes, il n’a nul rapport à nous; nous sommes donc incapables de Doteuiins ni ce qu’il est, ni s'il est. » Le membre de phrase ni s’il est ne se trouvait pas dans les plus anciennes éditions des œuvres de l’illustre 174 CONDORCET. penseur. Condorcet semblait donc s'être permis une inexcusable interpolation, une blämable supposition de texte. Cette grave conjecture acquit un poids immense, lorsque, en 1803, M. Renouard, célèbre bibliographe, déclara (ce sont ses propres expressions) qu'une re- cherche obstinée dans les manuscrits de Pascal, conservés à la Bibliothèque royale, ne lui avait point fait découvrir les trois mots contestés. L'autorité de M. Renouard en pareille matière devait au moins laisser en suspens ceux-là même qui n’avaient jamais douté de la parfaite droiture de Condorcet ; mais est-il permis aujourd’hui d’invoquer le témoignage du célèbre libraire? Ne sait-on pas que, en 1812, M. Re- nouard, rendant compte de ses recherches, reconnaissait loyalement que la page 4 du manuscrit presque indéchif- frable de la Bibliothèque contient la pensée de Pascal telle que Condorcet l’a imprimée? Pour couper court à toute supposition gratuite sur des surcharges du précieux manuscrit, exécutées par la secte philosophique, j'ajou- terai que les mots contestés se trouvaient déjà dans une édition des Pensées antérieure à celle de Condorcet, et publiée par le Père Desmolets. | AETAS Je ne laisserai pas échapper l’occasion de justifier Con- dorcet d’une imputation de même nature, également cho- quante par sa violence et sa légèreté. Lisez, Messieurs, l’article Vauvenargues, dans l'ouvrage de La Harpe intitulé Philosophie du xvnr° siècle. L'iras- cible critique vous rappellera d’abord l’éloquente prière qui termine le livre du moraliste provençal ; aussitôt après, il accusera Condorcet d’avoir affirmé, dans des vues anti- CONDORCET. 175 religieuses, que la prière n’était pas de Vauvenargues, C'est dans le Commentaire sur les œuvres de Vollaire que devait se trouver (les termes sont de La Harpe), que devait se trouver le mensonge philosophique. Jamais, assurément, reproche de cette gravité n’a été articulé en termes moins mesurés et moins équivoques. Quelle sera maintenant ma réponse? La dénégation la plus formelle : Condorcet n’a jamais prétendu que la _ prière ne fût pas de Vauvenargues : il dit positivement, il dit très-catégoriquement le contraire. Serait-il vrai par hasard qu’il existât un mensonge antiphilosophique ? En terminant un de ses meilleurs éloges, celuide Fran- klin, notre confrère frappait d’un blâme très-sévère les personnages qui règlent leur conduite sur cette maxime ancienne, et d’une morale si relâchée, La fin légitime les moyens. Il repoussait avec indignation tout succès obtenu par le mensonge ou la perfidie. Les actions de Condorcet n’ont point démenti ces nobles préceptes ; sa vie a été un long combat, mais il n’a jamais eu recours à des armes déloyales. ; | Jadis toute nomination à l’Académie française était un événement, particulièrement quand des hommes de cour se mettaient surles rangs. Condorcet prit part plus d’une fois à ces luttes, mais sans jamais mettre rien en balance avec de vrais titres littéraires. Saint-Lambert le prie d'écrire à Turgot que l’Académie française serait heureuse de lui donner une marque de sa vénération en le nommant à la place du duc de Saint- Aignan. Condorcet désirait fort que son ami acceptât, mais à la condition, bien nettement exprimée, qu'aucun 176 CONDORCET. littérateur de profession ne serait agréé par la cour, qui alors était toujours consultée d'avance. Chez notre con- frère, l’amour éclairé des lettres primait ainsi l’attache- ment le plus vrai, le respect le plus profond, une recon- naissance sans bornes. | Ces nobles conseils, il faut le dire, s’adressaient à un homme digne de les apprécier. Turgot fit même plus que son ami ne désirait. Voici sa réponse : « Remerciez pour moi M, de Saint-Lambert, Ce n’est pas dans ce moment qu’il conviendrait de fixer les yeux du public sur moi pour tout autre objet que les affaires de mon ministère. Je crois qu’il faut tâcher de faire nom- mer La Harpe. Si on ne peut pas y réussir, pourquoi l'Académie ne prendrait-elle pas l'abbé Barthélemy? Je trouve que M. Chabanon est traité trop sévèrement. Hl n’est point, quoi qu’on en dise, sans talent. On n’a à es toujours été aussi sévère. » | Peut-être de notre temps les choses se passent aussi noblement. Même dans cette supposition je n’aurai pas à regretter mes citations, car elles prouveraient que nos pères valaient autant que nous. | Condorcet se mit sur les rangs, en 1782, pour rem- placer Saurin à l’Académie française; il ne l’emporta sur Bailiy, son concurrent, que d’une seule voix. | « C’est une des plus grandes batailles que d’Alembert ait gagnées contre Buffon, » mandait Grimm à son corres- pondant d’outre-Rh'n. Je lis ailleurs que, ce jour-là, on fit assaut de finesse à l’Académie comme dans un con- clave. La Harpe ne donnait pas une moindre idée du zèle dévorant qu'on avait montré de part et d'autre, quand il CONDORCET. 177 rapportait qu’à Fissue du scrutin, d’Alembert s’était écrié en pleine Académie : « Je suis plus content d’avoir gagné cette victoire que je ne le serais d’avoir trouvé la quadra- ture du cercle: » | La défaveur que cette nomination fit rejaillir sur Con- dorcet (l'expression non déguisée de cette défaveur se lit dans la plupart des écrits de l’époque), m'a paru vraiment inexplicable. Les titres littéraires de Bailly avaient-ils donc une supériorité tellement évidente, qu’on ne püt conscien- cieusement leur préférer ceux du secrétaire de l’Académie des sciences? Des rêveries relatives à un ancien peuple qui nous aurait tout appris, disait malicieusement d’Alem- bert, excepté son nom et celui du lieu qu’il habitait, pri- maient-elles de haute lutte des appréciations savantes, ingénieuses, souvent élégantes, des œuvres de nos con- temporains ? En tout cas, s’il était vrai que Condorcet se füt trompé sur ses droits au fauteuil académique, il aurait cédé à une illusion bien naturelle. Dans la Correspondance inédite de Voltaire, que j'ai si souvent citée, je lis à la date de 1771 : « Il faut que vous nous fassiez l'honneur d’être de l’Acadé- mie française. Nous avons besoin d'hommes qui pensent comme vous. » Regarde-t-on cette invitation comme une politesse sans conséquence ? Je franchis un intervalle de cinq années, et le 26 février 1776, je trouve dans une autre lettre de l’illustre poëte : « Soyez de notre Académie. Votre nom et votre élo- quence imposeront du moins à la secte des sicaires qui s'établit dans Paris, » IL, — 11, 12 178 CONDORCET. Le même désir se reproduit, avec queiques variantes, dans plusieurs lettres du mois de mars. Celle de 16 con- tient ce passage : «Je vous répète que si vous ne me faites pas l’honneur d’être des nôtres cette fois-ci, je m’en vais passer le reste . de ma jeunesse à l’Académie de Berlin ou à celle de Pé- tersbourg. » Le vicillard devenait ensuite plus pressant : « Je veux que vous me promettiez, écrivait-il le 9 avril 1776, pour ma consolation, de daigner prendre ma place à l’Acadé- mie des paroles, quoique vous soyez le soutien de l’Aca- démie des choses, et d’être reçu par M. d’Alembert. J'irai me présenter là-haut, là-bas, ou nulle part avec pus de confiance, » Voltaire doute de tout, excepté du mérite, de l'atta- chement et de la reconnaissance de notre confrère. Nous sommes au commencement de 1776. A la fin de l’année suivante, le 24 novembre 1777, l’auteur de Mérope écrivait encore à notre ancien secrétaire : | « Je serai tendrement attaché, tant que je respirerai, à celui qui fait la gloire de l'Académie des sciences, et je souhaite qu’il daigne un jour faire la nôtre. » Lorsque l’histoire littéraire fait tristement mention de tant de candidats qui n’arrivèrent à l’Académie qu'après avoir été longtemps solliciteurs, il devait m'être permis de montrer un homme de lettres devenant académicien après avoir été longtemps sollicité, F % ui tt. "he & 22 L hab patte mit dis minis gère énig CONDORCET. 179 CONDORCET EXÉCUTEUR TESTAMENTAIRE DE D’ALEMBERT. SON MARIAGE AVEC MADEMOISELLE DE GROUCHY. Le cours ordinaire, le cours régulier des choses de ce monde, jette des jours de deuil, de larmes, de profonde douleur, même au milieu de la vie la moins troublée. Condorcet l’éprouva en 1783. Cette année, le 29 octobre, la mort lui ravit le géomètre illustre qui, dans toutes les circonstances, fut son guide, son appui, son père d'adoption. | Le grand homme qui venait de succomber dans la plénitude de son génie- mathématique, avait pris pour règle de conduite cette maxime que beaucoup trouveront sans doute bien puritaine : « L'usage de son superflu n’est pas légitime, lorsque d’autres hommes sont privés du nécessaire, » D’Alembert mourut donc sans aucune fortune. Dans ses derniers jours, il ne fut pas seulement en proie à de cruelles douleurs physiques, conséquences d’une horrible maladie (la pierre); peut-être ressentait-il plus vive- ment encore l’impossibilité où sa générosité constante l'avait réduit, de reconnaître convenablement les soins de deux vieux serviteurs. Un souvenir de l'antiquité traverse tout à coup l'esprit du célèbre académicien et y porte la sérénité : Eudamidas légua jadis à deux de ses amis le soin de nourrir sa mère, de marier sa fille; une disposi- tion testamentaire léguera à Condorcet la mission de pourvoir annuellement aux besoins de deux malheureux domestiques, La mission dura longtemps : Condorcet 180 - CONDORCET. l'avait mise au nombre de ses premiers devoirs; il la remplit toujours avec un scrupule religieux. Le général et madame O’Connor ont suivi son exemple, Vous la savez, Messieurs, c’est à l’école philosophique du xvui° siècle que nous devons l’expression si heureuse de bienfaisance. Peut-être consentira-t-on maintenant à reconnaître qu’en enrichissant la langue, cette école n’en- tendait pas créer seulement un vain mot ?, Les devoirs dé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; l'obligation d’entretenir une correspondance active avec les hommes instruits de tous les pays civilisés; un penchant irrésistible à prendre part aux débats dont l'organisation politique et sociale du pays était chaque jour l’objet, décidèrent Condorcet, de très-bonne heure, à renoncer au grand monde. Le sacrifice ne dut pas lui coûter beaucoup, car dans l'éloge de Courtanvaux il avait défini ce tourbillon : la dissipation sans plaisir, la vanité sans motif, et l’oisiveté sans repos. En dehors de ses rela- tions scientifiques, notre confrère ne fréquentait qu’un très-petit nombre de sociétés choisies, où, en contact avec les hommes éminents de l’époque, les jeunes gens appre- naient à discuter les questions les plus ardues, avec mc- sure, avec délicatesse, avec modestie, C’est dans une de ces réunions de famille que Condorcet rencontra, pour la première fois, en 1786, mademoiselle Sopliie de Grouchy, 1. Au moment de mettre sous presse, un ami m’assure que le mot bienfaisance se trouve déjà dans Balzac. Je n’ai pas eu le temps de vérifier le fait. En tout cas, je dirai avec d’Alembert : « L’abhbé de Saint-Pierre est bien le véritable créateur du mot bienfaisance, puisque ce mot était resté enseveli chez ses re et que lui l’a ressuscité et naturalisé, » CONDORCET. 181 nièce par sa mère de MM. Fréteau et Dupaty, présidents au parlement. Comme tout le monde, notre confrère admira d’abord la rare beauté, les manières distinguées, l'esprit brillant et cultivé de cette jeune personne. Bientôt après, il découvrit que ces agréments s’alliaient au carac- tère le plus élevé, au cœur le plus droit, à une âme forte, à des sentiments inépuisables de charité. Condorcet devint alors vivement épris de mademoiselle de Grouchy et la _ demanda en mariage. Notre confrère avait quarante-trois ans, et des revenus assez médiocres; mais telle était la vivacité de sa passion, qu’il ne stipula rien par écrit avec ses futurs parents sur la dot de sa femme ; qu’il n’y eut qu’un contrat verbal. | | Nous voilà bien loin du caractère calculateur, glacial, qu’on a prêté à Condorcet. Eh! Messieurs, c’est que ce caractère supposé, dont j'aurai l’occasion de parler plus d’une fois, avait été modelé sur celui de divers académi- ciens pour qui notre confrère professait une amitié, une admiration sans limites, et avec lesquels on supposa à tort qu'il sympathisait de toute manière, et sur tous les sujets. Dans ce temps-là, sauf de rares exceptions, les savants, les mathématiciens, surtout, étaient regardés dans le monde comme des êtres d’une nature à part. On aurait voulu leur interdire le concert, le bal, le spectacle, comme à des ecclésiastiques. Un géomètre qui se mariait semblait enfreindre un principe de droit. Le célibat paraissait la condition obligée de quiconque s’adonnait aux sublimes théories de l'analyse. Le tort était-il tout entier du côté du public? Les géomètres ne l’avaicnt-ils 182 | CONDORCET. pas eux-mêmes excité à voir la question sous ce jour-là ? Écoutez, Messsieurs, et jugez : D’Alembert recoit indirectement de Berlin la nouvelle que Lagrange vient de donner son nom à une de ses jeunes parentes. Il est quelque peu étonné qu'un ami, avec lequel il entretient une correspondance suivie, ne lui en ait rien dit. Cela même ne le détourne pas d’en parler avec moquerie : « J'apprends, luiécrit-il le 21 septembre 1767, j'apprends que vous avez fait ce qu'entre nous philosophes, nous appelons le saut périlleux.. Un grand mathématicien-doit, avant toutes choses, savoir calculer son bonheur. Je ne doute donc pas qu’après avoir fait ce calcul, vous n’ayez trouvé pour solution le mariage. » Lagrange répond de cette étrange manière : « Je ne sais si j’ai bien ou mal calculé, ou, plutôt, je crois n’avoir pas calculé du tout; car j'aurais peut-être fait comme Leibnitz qui, à force de réfléchir, ne put jamais se déter- miner, Je vous avouerai que je n’ai jamais eu du goût pour le mariage... mais les circonstances m’ont décidé... à engager une de mes parentes... à venir prendre soin de moi et de tout ce qui me regarde. Si je ne vous en ai pas fait part, c’est qu'il m’a paru que la chose était si indif- férente d'elle-même, qu’elle ne valait pas la peine de vous en entretenir. » Le mariage de Condorcet m'aurait paru, aussi, une chose parfaitement indifférente et ne point mériter de mention dans cette biographie, si, comme le voulait d'Alembert, il avait été le résultat d’un calcul; j'ai dû, au contraire, faire remarquer que, sans calcul d’aucune sorte, en obéissant aux inspirations d’un cœur sensible, CONDORCET. 183. Condorcet eut le bonheur de trouver une compagne digne de lui. La beauté, les. sine, l'esprit de madame de Con- dorcet produisirent une sorte de miracle. Les adversaires les plus décidés du mariage des savants, entre autres la mère du duc de La Rochefoucauld, la respectable duchesse d’Anville, allèrent en effet jusqu’à dire à notre ancien secrétaire : Nous vous pardonnons : CONDORCET HOMME POLITIQUE : MEMBRE DE LA MUNICIPALITÉ DE PARIS; COMMISSAIRE DE LA TRÉSORERIE NATIONALE; MEMBRE DE L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE ; MEMBRE DE LA CONVENTION. — SON VOTE DANS LE PROCÈS DE LOUIS XVI. Nous allons maintenant entrer dans une série de consi- dérations et d'événements d’une tout autre nature. Con- dorcet va jouer un rôle dans les événements les plus graves de notre révolution. S'il est vrai, comme le disait un diplomate célèbre, que la parole serve souvent à déguiser la pensée, on peut ajouter qu’en certaines circonstances le silence est un moyen fort peu équivoque pour la faire deviner. Suppo- sons, par exemple, que je me taise aujourd’hui sur la vie politique de Condorcet ; qui ne croira qu’elle s’est exclu- sivement composée d’actes blämables? Dieu me préserve de donner lieu volontairement à une conjecture si contraire à la vérité. Je ne puis consentir à devenir tacitement l’auxiliaire des pamphlétaires nombreux qui se ruèrent jadis avec une sorte de fureur contre l’ancien secrétaire de cette Académie, Chacun, dans sa propre cause, est assurément le maître de répondre par le mépris à de 184 CONDORCET. méprisables adversaires ; mais le mépris implicite ne suffit pas à celui dont la mission est de défendre un citoyen honorable, un confrère illustre, victime des plus basses calomnies. Dans la société de Turgot, notre confrère était devenu un homme de progrès, non-seulementen économie sociale, mais aussi en politique. Placé très-près du pouvoir pen- dant dix-huit mois, il vit, jusque dans les détails les plus secrets, le jeu des rouages vermoulus de l’ancienne monarchie. Condorcet apprécia leur insuffisance, et quoi- que des changements dussent lui être personnellement préjudiciables, il ne laissa jamais échapper l’occasion d’en proclamer la nécessité. Je ne sais si ce noble désintéresse- ment est aujourd’hui commun; il ne l'était pas, du moins, au temps dont je parle : témoin le fermier général jouis- sant à ce titre de deux ou trois cent mille livres de rente, lequel, s'adressant à Condorcet, lui disait naïvement : Pourquoi donc innover, Monsieur ? Est-ce que nous ne sommes pas bien ? Non, assurément, les honnêtes gens n'étaient pas bien dans un temps où Turgot, ministre, mandait à notre confrère : « Vous avez grand tort de m'écrire par la poste; vous nuirez ainsi à vous et à vos amis. Ne m'’é- crivez donc rien, je vous en prie, que par des occasions ou par mes courriers. » Le cabinet noir décachetant les lettres adressées à un ministre! En faut-il davantage pour caractériser une époque ? Pour connaître les améliorations dont la France était avide, Condorcet n’eut pas besoin, en 1789, de consulter CONDORCET. 185 les instructions que les membres de l’Assemblée consti- tuante apportaient de tous les points du royaume. Son programme, parfaitement conforme d’ailleurs aux cahiers les mieux couçus des assemblées provinciales, était rédigé d'avance; il en avait trouvé les éléments dans une étude philosophique et approfondie des droits naturels dont une - société bien organisée ne doit pas, ne peut pas priver le plus humble citoyen. Les idées, les vœux, les espérances de notre confrère formaient le couronnement de la Vie de Turgot, publiée en 1786. Aujourd’hui même que la plu- part des institutions réclamées par Condorcet, au nom de la raison et de l'humanité, ont été définitivement conquises, les publicistes pourront encore beaucoup apprendre en lisant le travail de notre confrère. Ils y verront avec étonnement peut-être, mais aussi avec une entière évi- dence, que le principe vague du plus grand bien de la société a souvent été une source féconde de mauvaises lois, tandis qu’on arriverait sur toute question à des règle- ments, à des prescriptions dont la raison publique pro- clamerait hautement la nécessité et la justice, en visant sans relâche au Maintien de la jouissance des droits naturels. Je ne sais si, dans la disposition actuelle des esprits, mon appréciation de l’œuvre de lillustre philosophe aurait l’assentiment général; j'ose affirmer, du moins, que tout homme loyal n’éprouverait qu’un sentiment de respect, en voyant avec quelle vigueur, dès l’année 1786, le marquis Caritat de Condorcet attaquait les priviléges nobiliaires. Condorcet, après de fortes études, avait écrit, sous la 186 CONDORCET. dictée de sa conscience, le mandat impératif qu’il s’im- poserait si jamais les circonstances lui donnaient quelque pouvoir politique. J’aperçois, dans ce programme, divers points sur lesquels notre confrère ne croyait pouvoir admettre aucune transaction, et qui cependant n’ont été résolus conformément à ses vues, ni en fait par la plupart de nos assemblées, ni théoriquement par la majorité des publicistes. Condorcet ne voulait pas deux chambres ; mais ce qu’il demandait surtout, ce qui lui semblait devoir être la base d'une organisation sociale bien entendue, c'était un moyen légal et périodique de reviser la Constitution, d’en modifier pacifiquement les parties défectueuses. La combinaison de deux chambres paraissait à motre confrère une complication inutile, et qui, dans cer- tains cas, devait conduire à des décisions évidemment contraires au vœu de la majorité. Il croyait avoir prouvé qu'on peut trouver, « dans la forme des délibérations d'une seule assemblée, tout ce qui est nécessaire pour donner à ses décisions la lenteur, la maturité qui répon- draient de leur vérité, de leur sagesse. » Franklin, parti- san décidé d’une seule chambre, fortifia Condorcet dans ses idées. L’éloge de ce grand homme fournit plus tard à notre confrère une occasion naturelle, dont il se saisit avec empressement, de les développer devant l’Aca- démie, Déjà aussi, dans ce même éloge, le savant secrétaire signalaïit, comme une source inévitable de désordres et de maux, toute Constitution prétendue éternelle, toute Constitution qui n'aurait rien prévu sur les moyens de CONDORCET. 187 changer celles de ses dispositions qui cesseraient d’être en harmonie avec l’état de la société. Chez Condorcet, simple citoyen ou membre de nos assemblées, l’homme politique s’est réellement concentré dans ces deux idées : il est des droits naturels, des droits imprescriptibles, qu'aucune loi ne peut enfreindre sans ‘injustice; les Constitutions politiques doivent renfermer _en elles-mêmes un moyen légal d’en réformer les abus. C'était là son Évangile. Partout où ses principes favoris sont combattus ou simplement mis en question, il accourt. Son langage alors se colore, s’anime, se passionne; lisez, par exemple, ce passage d’une lettre que Gondorcet écrivit le 30 août 1789, au moment où l’Assemblée con- stituante venait de repousser la proposition faite par Mathieu de Montmorency, d’aviser, à l’aide d’une dispo- sition expresse, aux perfectionnements futurs du pacte fondamental : « Si nos législateurs prétendent travailler pour l’éter- nité, il faut faire descendre la Constitution du ciel, auquel on a seul accordé jusqu'ici le droit de donner des lois immuables; or, nous avons perdu cet art des anciens législateurs d'opérer des prodiges et de faire parler des oracles. La Pythie de Delphes et les tonnerres du Sinaï sont depuis longtemps réduits au silence. Les législateurs d'aujourd'hui ne sont que des hommes qui ne peuvent donner à des hommes, leurs égaux, que des lois passa- gères comme eux, » Les premières fonctions que Condorcet ait remplies dans l’ordre politique, sont celles de membre de la muni- cipalité de Paris. À ce titre, il fut le rédacteur de 188 CONDORCET. l'adresse célèbre que la ville présenta à l’Assemblée con- stituante pour demander la réforme d’une loi très-impor- tante, de la loi qu'on venait de voter, et qui faisait dépendre le droit de cité et les autres droits politiques de la quotité des contributions. Les réclamations de Condorcet et de ses collègues ne restèrent pas sans effet. Condorcet exerçait encore ses fonctions municipales, lorsqu'il demanda, mais cette fois en son nom personnel, que le roi fût toujours tenu de prendre ses ministres dans une liste d’éligibles, dont la formation eût figuré parmi les principales prérogatives de l’Assemblée représenta- tive. Une pareille méthode empêcherait-elle de mauvais choix? En vérité, je n’oserais pas l’affirmer. Je suis plus certain que la liste de candidats serait très-difficile à faire, et qu’elle donnerait lieu à de laborieux scrutins. Condorcet était beaucoup plus dans le monde réel quand il signalait les dangers attachés à la création des assignats, quand il indiquait des moyens à peu près infaillibles de parer à tous les inconvénients de ce papier- monnaie, La fuite du roi et les circonstances de son retour jetèrent le découragement dans l'esprit des partisans les plus décidés du système monarchique. Les La Rochefou- cauld, les Dupont de Nemours, etc., tinrent même des réunions où les moyens d'établir la république sans de trop violentes secousses étaient très-sérieusement dis- cutés. Ce projet fut ensuite complétement abandonné. Condorcet, membre actif de ces débats extra-parlemen- taires, ne se crut pas lié par les décisions de la majorité à garder le secret sur les opinions qu’il avait émises. Il CONDORCET. 189 laissa lire ses discours au Cercle social. Cette assemblée les fit imprimer. De ce moment date la malheureuse rupture qui, brusquement et sans retour, sépara notre confrère de ses meilleurs, de ses plus anciens amis, et en particulier du duc de La Rochefoucauld. Quand les questions que l'arrestation de Varennes devait inévitablement soulever arrivèrent à la tribune nationale, Condorcet, quoiqu'il ne fût pas membre de l'Assemblée, y devint l’objet d'attaques, d’injures per- sonnelles des plus violentes. L’illustre publiciste admet- tait sans difficulté que ses opinions pussent être enta- chées d'erreur; mais en interrogeant la vie de ceux qui lui faisaient une guerre si acharnée, leurs superbes dédains excitaient sa surprise. « Il se demandait (je copie ici un passage manuscrit) s’il était excessivement ridicule qu’un géomètre de quarante-huit ans , qui depuis près d’un tiers de siècle cultivait les sciences politiques, qui le premier, peut-être, avait appliqué le calcul à ces sciences, se fût permis d’avoir une opinion personnelle sur les questions débattues à l’Assemblée constituante. » Les mœurs parlementaires ne s'étaient pas encore développées. Condorcet ne pouvait deviner qu’un jour viendrait où, pour être admis à discourir sur toute chose, il faudrait impérieusement n’avoir fait ses preuves en aucun genre. En 1791, après avoir quitté la municipalité de Paris, Condorcet devint un des six commissaires de la trésorerie nationale. Les Mémoires qu'il publia à cette époque occupe- raient une grande place dans l’Éloge d’un auteur moins 190 CONDORCET. fécond et moins célèbre. Pressé par le temps et par les matières, je ne puis pas même en faire connaître les titres. | Condorcet ayant renoncé, vers les derniers mois de 1791, à la place de commissaire de la trésorerie, se porta à Paris comme candidat pour l’Assemblée législative. Jamais candidature ne fut plus vivement combattue ; jamais la presse salariée n’enfanta plus de libelles. Il était, de mon devoir de rechercher ces productions de l'esprit de parti et de les apprécier; mais je ferais injure à l’au- ditoire qui m’écoute si j'entreprenais d’en donner ici l'analyse. Je l’avouerai, toutefois, au milieu d’un torrent d’accusations calomnieuses et absurdes, j'avais aperçu une assertion tellement nette, tellement catégorique, qu’en l'absence d’une dénégation également formelle, que je ne trouvais nulle part, le fait imputé à notre confrère: m'inspirait un véritable malaise. Grâce au respectable M. Cardot, longtemps secrétaire de Condorcet, tous les nuages ont disparu. Condorcet, disait le pamphlétaire, fréquentait nuitamment la cour, et surtout Monsieur, à l'instant même où il les attaquait par ses écrits; voici les noms des personnes qui témoigneront de la réalité de ces communications clandestines. « Oui! oui! s’est écrié, quand je l’ai consulté, le chef de notre secrétariat; oui, j'ai eu connaissance de cette grave imputation; mais je me souviens que, toute vérification faite, il fut constaté que le visiteur mystérieux était, non Condorcet, secré- taire perpétuel de l’Académie, mais le comte d'Orsay, premier maréchal des logis dans la maison de Monsieur, frère du roi, » CONDORCET. 191 Vous le voyez, Messieurs, en temps de haiïnes poli- tiques, la réputation du plus honnête homme peut être compromise même par une équivoque. A peine nommé à l’Assemblée législative, Condorcet en devint un des secrétaires. Plus tard, il fut élevé à la pré- sidence. De la timidité, une grande faiblesse de pou- mons, l'impossibilité de garder du sang-froid, de la _ présence d'esprit au milieu du bruit, des agitations, des _ mouvements tumultueux d’une nombreuse réunion, le tinrent éloigné de la tribune; il n’y monta que dans des circonstances fort rares : mais quand l’Assemblée voulait adresser au peuple français, aux armées, aux factions intérieures, aux nations étrangères, des paroles graves et nobles, c’était presque toujours EnRN A qui devenait son organe officiel. $ Pendant sa carrière législative, Condorcet s’occupa de l'organisation de l'instruction publique avec une attention toute particulière. Le fruit de ses réflexions sur cet objet capital a été consigné dans cinq Mémoires qui furent publiés par la Bibliothèque de l’homme public, et dans l'exposé des motifs du projet de loi présenté plus tard à l'Assemblée législative. | Condorcet s’est écarté entièrement des routes battues ; il a soumis à un examen approfondi jusqu’à ces institu— tions, à ces méthodes, qui, par luniversalité de leur adoption, semblaient en dehors de tout débat; il en a fait jaillir des lumières nouvelles, des points de vue sédui- . sants, inattendus, dignes de l'attention du législateur ami éclairé de son pays. Quelle que soit l'opinion qu’on adopte sur le fond des choses, tout lecteur impartial sera 192 CONDORCET, forcé de rendre hommage à la sûreté de vues et à la lar- geur de conception dont Condorcet a fait preuve dans les diverses parties de son travail. Ici vient se placer, par sa date, une motion de Condor- cet dont je ne puis me dispenser de parler. Gette motion, je suis certain qu’on en a singulièrement exagéré la por- tée. De telles paroles, je ne les ai tracées qu'après y avoir mürement réfléchi, car elles me mettent en opposition directe avec un. des hommes les plus illustres de notre temps. Il faut une vive confiance dans la puissance de la vérité pour oser l’opposer toute nue à une erreur certai- nement involontaire, mais appuyée des prestiges de la plus haute éloquence. L'histoire parlementaire n’offre peut-être rien de plus émouvant, de plus curieux, que l’analyse de la séance de l'Assemblée constituante du 19 juin 4790. Ce jour-là, pendant qu’Alexandre Lameth sollicitait la suppression de quatre figures enchaïînées qui se voyaient alors, place des Victoires, aux pieds de la statue de Louis XIV, un obscur député du Rouergue, M. Lambel, s’écria de sa place : « C’est aujourd’hui le tombeau de la vanité; je demande qu’il soit fait défense à toutes personnes de prendre les titres de duc, de marquis, de comte, de baron, etc.» Charles Lameth enchérit aussitôt sur la proposition de son collègue; il veut que personne ne puisse à l'avenir s'appeler noble. Lafayette trouve les deux demandes tellement nécessaires, qu’il juge superflu de les appuyer par de longs développements. Alexis de Noailles vote comme les préopinants, mais il croit la sup pression des livrées également urgente, M. de Saint- . CONDORCET. 193 Fargeau désire qu’on ne porte plus d'autre nom que celui de sa famille, et signe incontinent sa motion : Michel- Louis le Pelletier. Enfin, Mathieu de Montmorency ne veut pas qu'on épargne une des marques les plus appa- rentes du système féodal, les armoiries; il en réclame l'abolition immédiate. | | . Ces propositions sont présentées, discutées, adoptées presque en aussi peu de temps que j'en ai mis à les _ rappeler. : tan) En tout ceci, le nom de notre confrère n’a pas été prononcé, par la raison très-simple que Condorcet n’était pas membre de l’Assemblée constituante, Dans l'opinion, d’ailleurs très-problématique, où ce fût une faute de rompre ainsi brusquement toute liaison entre le passé et le présent, ce ne sérait pas à notre ancien secrétaire qu’il faudrait l’imputer. On a même su depuis peu, par les Mémoires de Lafayette, que, sur la question des armoi- ries, le savant philosophe n’adoptait pas le système de Montmorency. Il lui eût paru plus conforme aux vrais principes de la liberté de permettre à chacun, ancien noble, roturier, artisan, prolétaire, de prendre des armes à sa fantaisie que de procéder par voie de suppression. La loi sur l'abolition des titres nobiliaires n’avait rien spécifié concernant les peines qui seraient attachées aux infractions. Une pareille loi, une loi dépourvue de sanc- tion, n’est observée dans aucun pays et tombe bientôt en désuétude, Ce fut sans doute pour rappeler son existence que le jour anniversaire de la séance où l’Assemblée con- stituante la vota, que le 49 juin 4792, l’Assemblée légis- lative fit brûler à Paris une immense quantité de brevets If, — 11, 13 19° CONDORCET. ou diplômes de ducs, de marquis, de vidames, etc. La flamme pétillait encore au pied de la statue de Louis XIV; le dernier aliment qu’on lui fournissait était peut-être le: titre original des marquis Caritat de Condorcet, lorsqu'à. la tribune nationale l'héritier de cette famille demanda qu’on étendit la même mesure à toute la France. La pre position fut adoptée à l’unanimité. Cette proposition a été textuellement recueillie et insé- rée au Moniteur *. Elle n’est évidemment relative qu'aux titres nobiliaires. Partisan décidé de l’unité dans le pou- voir législatif, Condorcet espérait dérouter ses adversaires, ceux qui méditaient alors la création de deux chambres, en faisant disparaître les parchemins qu’ils. semblaient vouloir consulter pour composer le personnel de leur sénat. L'artifice était peut-être mesquin, puéril; toutefois, celæ n’autorisait pas un écrivain illustre, l’honneur de notre littérature, à le présenter comme la cause immédiate de l'abandon de plusieurs travaux historiques, car ces tra- vaux avaient entièrement cessé une année auparavant, en 1791. Cela autorisait encore moins un journal grave et d’une date récente, à nous dire que, nouvel Omar, Con- dorcet fit brûler les immenses travaux des congrégations savantes, car ces travaux ne furent point brûlés; car, le discours est là, notre confrère n’avait absolument parlé que de titres, que de diplômes nobiliaires; car, enfin, et cet argument moral est à mes. yeux plus fort. encore que des faits positifs et des dates, il n’a jamais pu exister une chambre française, produit du monopole ou du-droit com- 4, Voir le discours de Condorcet, du 49 juin 1792, ee uR mar: CONDORCET. 195 mun, avec des élections à un, à deux, à mille degrés, qui eût voulu sanctionner par un vote unanime la pro- position barbare, antilittéraire, antihistorique, antinatio- nale, si légèrement attribuée à l’ancien secrétaire de l'Académie, C'est vers cette époque, et non postérieurement à la condamnation de Louis XVI, comme on l’a supposé par _ erreur, que, sur les ordres formels de Catherine et de _ Frédéric-Guillaume, le nom de Condorcet fut effacé de la liste des membres composant les Académies de Péters- bourg et de Berlin. Malgré toutes mes recherches, je n’ai pas pu découvrir sices deux actes de mécontentement affli- gèrent beaucoup notre ancien secrétaire. Pas une ligne, pas un seul mot. de ses nombreux manuscrits, de ses ouvrages imprimés, n’a trait à cet événement. Condorcet imagina, peut-être, que les confirmations impériales et royales ayant peu ajouté à la valeur réelle des titres littéraires dont on l'avait revêtu, il pouvait regarder le retrait de ces confirmations.comme un fait sans portée et peu digne de son attention. Condorcet avait vu naître, dans l’Assemblée législative, les dissensions personnelles qui, après s'être envenimées, devaient ensanglanter la Convention et conduire le pays sur le bord d’un abîme. Il ne voulut. jamais prendre part à tous ces combats, lorsqu'ils semblaient se donner pour des noms propres. Si ses amis lui dépeignaient l’exalta- tion frénétique de quelques députés de la Montagne, « Il vaudrait mieux, répondait-il, essayer de les modérer que de se brouiller avec eux. » Plusieurs fois il fit retentir aux oreilles des factions. ces paroles pleines de sagesse : 196 CONDORCET. « Occupez-vous un peu moins de vous-mêmes, et un peu plus de la chose publique. » En temps d’agitations révolutionnaires, celui que les principes seuls passionnent, est bientôt accusé de faiblesse par tous les partis. Tel fut le sort de Condorcet. Voyez, d’une part, ce passage de madame Roland : « On peut dire de l'intelligence de Condorcet, en rapport avec sa personne, que c’est une liqueur fine imbibée dans du coton. » Voyez, de l’autre, le corps électoral de Paris, alors complétement jacobin, appelé à nommer ses repré- sentants à la Convention; il retire à Condorcet le mandat dont il l’avait investi pour l’Assemblée législative. Bientôt, dans cette même Convention où cinq départe- - ments, à défaut de celui de la Seine, appelèrent Condor- cet, nous verrons si on ne peut pas être à la fois de coton, pour les questions de personnes, et de bronze pour les questions de principes. Condorcet figura parmi les juges de Louis XVI. Je sais que, par une sorte de convention tacite, il est d'usage de considérer cette période de notre histoire comme un ter- rain brûlant sur lequel on ne saurait s'arrêter sans impru- dence. Je crois une pareille réserve fâcheuse. Le mystère dans lequel on s’enveloppe tend à faire penser qu’à l’éter- nelle honte du caractère national, aucune vue patriotique, aucun acte de courage, aucune idée élevée, aucun senti- ment de justice, ne se firent jour pendant la longue durée du drame lugubre. ; La portion nombreuse du public à qui le Moniteur et les autres sources officielles sont interdits, à cause de leur haut prix ou de leur rareté, ne connaît déjà plus cette CONDORCET. 497 partie de nos annales que par quelques phrases barbares, dont plusieurs vont se répétant de génération en généra- tion, sans être pour cela moins contraires à la vérité. La pruderie, qui, en pareilles circonstances, détournerait l'historien d’attribuer à chaque personnage sa part réelle de responsabilité, serait, suivant moi, inexcusable. Je vous dirai donc fidèlement, et sans réticence, ce que fut Condorcet dans le célèbre procès. Le roi pouvait-il être jugé? Son inviolabilité n’était-elle pas absolue, aux termes de la Constitution? La liberté serait-elle possible dans un pays où la loi positive cesserait d’être la règle des jugements? Ne violerait-on pas un axiome éternel, fondé sur l'humanité et sur la raison, en poursuivant des actes qu'aucune loi antérieure à leur per- pétration n’aurait qualifiés de délit ou de crime? Ne serait- il pas aussi d’une stricte justice que le mode de jugement eût été réglé avant l'époque du crime ou du délit? Devait- on espérer qu'un souverain déchu trouverait des juges impartiaux parmi ceux qu’il appelait naguère ses sujets ? Si Louis XVI n'avait pas compté sur une inviolabilité absolue, pouvait-on assurer qu’il aurait accepté la cou- ronne ? ren Voilà la série de questions, assurément bien naturelles, que Condorcet porta à la tribune de la Convention, et qu’il soumit à une discussion sévère avant le commencement du procès de Louis XVI. Ne devais-je pas les énumérer, ne füt-ce que pour montrer à quel point se trompent ceux à qui l’histoire de notre révolution étant seulement connue par une sorte de tradition orale, se représentent tous les conventionnels comme des tigres altérés de sang, ne pre- 198 CONDORCET. nant même aucun souci de couvrir leurs fureurs des sim= ples apparences du droit ou de la légalité. Condorcet reconnaissait que le roi était inviolable, que le pacte constitutionnel le couvrait sans réserve pour tous | les actes du pouvoir qui lui était délégué. | Il ne croyait pas, en thèse générale, que la même garantie dût s'étendre à des délits personnels, s’ils étaient sans liaison nécessaire avec les fonctions royales. Les codes les plus parfaits, disait encore Condorcet, renfer- ment des lacunes. Celui de Solon, par exemple, ne faisait aucune mention du parricide. Le monstre coupable d’un tel crime serait-il resté impuni? Non, sans doute; on lui eût appliqué la peine des meurtriers. | En admettant des condamnations par analogie, Con- dorcet voulait, du moins, que le tribunal, constitué en dehors du droit commun, reposät sur des dispositions favorables à l’inculpé : ainsi, le droit de récusation plus étendu; ainsi, la nécessité d’une plus grande majorité pour la condamnation, etc. Suivant lui, le jugement du roi devait être confié à un jury spécial, nommé ans la France entière, par les colléges électoraux. Le droit de punir ne paraissait pas aussi incontestable à notre confrère que le droit de juger. L'idée d’une sen- tence, en quelque sorte morale, semblera peut-être bizarre. Condorcet ÿ voyait l’oécasion de montrer à l'Europe, par une discussion juridique et contradictoire, que le change- ment de la Constitution française n’avait pas été l’effet du simple caprice de quelques individus. | Après avoir développé les opinions vraies, fausses où controversables que vous venez d’entendre, Condorcet CONDORCET. 199 déclarait, avec non moins de sincérité, que, sous peine de violer les premiers principes de la jurisprudence, la Con- vention ne pouvait pas juger le roi. La justice politique était à ses yeux une véritable chimère. Une même assem- blée à la fois législatrice, accusatrice et juge, s’offrait à ses yeux comme une monstruosité de l’exemple le plus dangereux. Dans tous les temps, ajoutait-il, et dans tous les pays, on a regardé comme légitimement récusable le _ juge qui, d'avance, avait manifesté son opinion sur l’inno- cence ou sur la culpabilité d’un accusé. En effet, on ne peut pas attendre une bonne justice des hommes qui, forcés de renoncer à une-opinion énoncée publiquement, encourraient, au moins, le reproche .de légèreté ; or, disait Condorcet, dans une déclaration solennelle adressée à la nation suisse, la Convention s’est déjà prononcée sur la culpabilité du roi. Condorcet demandait, au reste, que, dans le cas de la condamnation, on se réservât le droit d’atténuer la peine :« Pardonner au roi, disaitil, peut devenir un acte de prudence; en conserver la possibilité sera un acte de sagesse. » C’est dans le même discours que je lis ces paroles, dont la beauté dut être rehaussée par les circonstances solen- nelles où se trouvait l’orateur : à. «Je crois la peine de mort injuste... La suppression de la peine de mort sera un des moyens les plus efficaces de perfectionner l’espèce humaine, en détruisant le penchant à la férocité qui l'a longtemps déshonorée..… Des peines qui permettent la correction et le repentir, sont les seules qui puissent convenir à l’espèce humaine régénérée. » La Convention dédaignant tous les scrupules que Con- 200 CONDORCET. dorcct avait soulevés, se constitua tribunal souverain pour le jugement de Louis XVI. Notre confrère ne se récusa point. Était-ce là, cependant, je me le demande, un de ces cas où, dans les corps politiques, les minorités doivent se courber aveuglément sous le joug des majorités? La plus criminelle des usurpations est, sans contredit, celle du pouvoir judiciaire ; elle blesse à la fois l’intelligence et le cœur ; sur un pareil sujet, le témoignage de sa propre conscience peut-il être mis en balanien, avec le résultat matériel d’un scrutin ? Ne portons pas, toutefois, notre sévérité à l’extrème : songeons qu’en pleine mer, au milieu de la tourmente, le plus intrépide matelot est quelquefois saisi de vertiges que le citadin timide, assis sur le rivage, n’a jamais éprouvés, Il eût été certainement plus romain de refuser les fonctions de juge; il était plus humain, dans les idées de Condorcet, de les accepter. Condorcet refusa de voter la peine de mort. — Toute autre peine lui semblait pouvoir être appliquée. I] se pro- nonça pour l'appel au peuple. DISCUSSION SUR LA CONSTITUTION DE L’AN II. — CONDORCET HORS LA LOI; SA RETRAITE CHEZ MADAME VERNET ; SON ESQUISSE D'UN TABLEAU HISTORIQUE DES PROGRÈS DE L'ESPRIT HUMAIN, — FUITE DE CONDORCET ; SA MORT. De tous les écrits de Condorcet, aucun n’exerça sur - sa destinée une plus fatale influence que le projet de Constitution de l'an 11. Au milieu des efforts incomparables que faisait la CONDORCET. 201 Convention pour repousser les armées ennemies, pour étouffer la guerre civile, créer des ressources finan- cières , remplir nos arsenaux , elle ne négligeait pas entiè- rement l’organisation politique du pays. Une commission, composée de neuf de ses membres, reçut le mandat de préparer une nouvelle Constitution. Condorcet en faisait partie. Après plusieurs mois du travail le plus assidu et de discussions très-approfondies, cette commission pré- senta son projet les 45 et 16 février 1793. Le nouveau plan de Constitution ne renfermait pas moins de treize titres subdivisés en un grand nombre d'articles. Une introduction de cent quinze pages, rédigée par Condorcet , exposait en détail les motifs qui avaient décidé la commission. La Convention accorda au projet de notre ancien confrère la priorité sur tous ceux qui lui étaient arrivés par d’autres voies, et décida qu’elle pas- serait sans retard à la discussion publique. De violents débats, excités chaque jour par des haïines personnelles, les fureurs des partis, les difficultés inouïes des cir- constances , les usurpations incessantes de la commune de Paris, absorbaient presque tout le temps des séances. Condorcet, étranger à ce qui, de son point de vue, n'allait pas directement au triomphe, à la gloire, au bonheur de la France, gémissait de voir la Constitution sans cesse ajournée. Dans son impatience, il demanda la fixation d’un délai à l’expiration duquel une nouvelle Convention serait convoquée. A Paris, la proposition passa presque inaperçue ; les départements, au contraire, laccucillirent avec faveur. Elle y porta, elle y fit naître des idées qui devinrent une puissance dont il eût été 202 CONDORCET. impolitique de ne pas tenir compte. Aussi, après les évé- nements du 31 mai et du 2 juin, le parti conventionnel qui venait de triompher, jugea-t-il opportun de déférer sans retard au vœu de la population, de doter le pays de la Constitution depuis si longtemps promise; mais il refusa de reprendre le plan de Condorcet. Cinq commis- saires désignés par le comité de salut public, en tête des- quels était Hérault de Séchelles , firent un plan nouveau. Le comité l’amenda et l’accepta en une seule séance. La Convention ne se montra guère moins expéditive. ÎLa Constitution, présentée le 10 juin 1793, fut décrétée le 24. Les cris d’allégresse des habitants de Paris et le bruit du canon fêtèrent ce grand événement. La Constitution, aux termes du décret, devait être sanctionnée ou rejetée par les assemblées primaires, dans le court délai de trois jours à partir de celui-de la notification. or C’est äci que se place un acte de Condorcet dont on n’appréciera la hardiesse qu’en reportant ses pensées sur la terrible période de nos annales qui suivit le 31 mai. Sieyès, dans son intimité, appelait l’œuvre d'Hérault de Séchelles une mauvaise table de matières. Ce que Sieyès disait en secret, Condorcet osa l’écrire-à ses com- mettants, Il fit plus : dans une lettre rendue publique, le savant célèbre proposa ouvertement au peuple de ne pas sanctionner la nouvelle Constitution. Ses motiés étaient nombreux et nettement exprimés : « L’intégrité de la représentation nationale, disait Condorcet, venait d’être détruite par l'arrestation de vingt-sept membres girondins. La discussion n'avait pas CONDORCET. 203 pu s'établir librement. Une censure inquisitoriale , le pil- lage des imprimeries, la violation du secret des lettres, devaient être considérés comme ayant présenté des ob- stacles insurmontables à la manifestation du sentiment populaire. La nouvelle Constitution, ajoutait Condorcet, ne parlant pas de l’indemnité des députés, donne à penser qu’on désire toujours composer la représentation natio- nale de riches, ou de ceux qui ont d’heureuses disposi- tions pour le devenir. Les élections trop morcelées sont une prime à l'intrigue et à la médiocrité, C’est calomnier le peuple que de le croire incapable de faire de bonnes élections immédiates. Composer le pouvoir exécutif de vingt-quatre personnes, c’est vouloir jeter toutes les affaires dans une incurable stagnation. Une Constitution qui ne donne pas de garanties à la liberté civile est radi- calement défectueuse. 11 y a dans quelques dispositions un premier pas vers le fédéralisme, vers la rupture de l'unité française. Le plus grand défaut, cependant, c’est qu’on a rendu les moyens de réforme illusoires, » Une critique si vive, si détaillée , si juste, surtout, ne pouvait être bien accueillie des auteurs du projet, Voici cependant ce qui les irrita le plus, car l’amour-propre est toujours le côté faible de notre espèce, même chez ceux qui s’appellent des hommes d’État : « Tout ce qui est bon dans le second projet, disait Condorcet, est copié du premier. On n’a fait que perver- tir et corrompre ce qu’on a voulu corriger, » Chabot dénonça la lettre de Condorcet à la Convention, dans la séance du 8 juillet 1793. L'ex-capucin appe- lait la nouvelle Constitution d’'Hérault de Séchelles une 204 CONDORCET. œuvre sublime. Suivant lui (je rapporte les propos, quoique dans cette enceinte on ne doive pas les trouver polis); suivant Chabot, il fallait être académicien pour ne pas l’accueillir avec enthousiasme. La critique lui sem- blait une action 2nfäme, que des scélérats pouvaient seuls se permettre. Après toutes ces aménités, Chabot ajoutait ingénument : « Condorcet prétend que sa Constitution est meilleure que la vôtre; que les assemblées primaires doi- vent l’accepter : je propose donc qu'il soit mis en état d’arrestation et traduit à la barre. » L'Assemblée décréta, sans autre information, que l’il- lustre député de l’Aisne serait arrêté, et qu’on apposerait les scellés sur ses papiers. Condorcet, quoiqu’on le considérât généralement, mais à tort, comme girondin, ne figurait pas au nombre des vingt-deux députés dont le 31 mai amena l'arrestation. Le 3 octobre 1773, son nom se trouva cependant avec ceux de Brissot, de Vergniaud, de Gensonné, de Valazé, dans la liste des conventionnels traduits devant le tribunal révolutionnaire, accusés de conspiration contre l'unité de la république, et condamnés à mort. Condorcet, contumace, fut mis hors la loi, et inscrit sur la liste des émigrés. On confisqua ses biens. L'honneur s'était réfugié dans les camps! C’est ainsi que des historiens prétendent caractériser les terribles années 1793 et 1794 de notre révolution. On ne parvient à apprécier en si peu de mots de grandes époques histo- riques qu'aux dépens de la vérité. Oui, les armées de la république montrèrent un dévoue- ment, une patience, un courage admirables; oui, des CONDORCET. 205 soldats mal armés, mal vêtus, nu-pieds, étrangers aux plus simples évolutions militaires, sachant à peine se servir de leurs fusils, battirent à force de patriotisme les meilleures troupes de l'Europe et en poursuivirent les débris au delà de nos frontières; oui, du sein de ce peuple auquel l’orgueil, la morgue nobiliaire, les préjugés . de nos ancêtres faisaient une si mesquine part d’intelli- gence, surgirent, comme par enchantement, d’immortels capitaines; oui, quand le salut ou l'honneur du pays l’exigea, le fils de l’humble gardien d’un chenil devint le chef illustre d’une de nos armées, vainquit le maréchal Wurmser et pacifia la Vendée; oui, le fils d’un simple cabaretier, se précipitant comme une avalanche des hau- teurs de l’Albis, dispersa sous les murs de Zurich les Russes de Korsakoff, à l’instant même où ils croyaient marcher avec certitude à la conquête de la France; oui, le fils d’un terrassier et quelques milliers de soldats don- nèrent, à Héliopolis, de telles preuves d’habileté, de bra- voure, qu’il ne serait plus permis aujourd’hui de citer la phalange macédonienne et les légions de César comme les plus vaillantes troupes qui aient foulé le sol égyptien, Conservons religieusement ces souvenirs. Nos hom- mages, quelque vifs qu’ils puissent être, pâliront à côté des hauts faits de ces immortelles armées républicaines qui sauvèrent la nationalité française. Soyons justes, cependant, et que notre enthousiasme pour d’étonnants soldats ne nous empêche pas de payer un juste tribut à tant de citoyens de l’ordre civil qui, eux aussi, rendirent d'éminents, de périlleux, d’honorables services à la patrie, 206 CONDORCET. Pendant que les armées françaises combattaient coura= geusement aux frontières, n’était-ce pas à l’intérieur qu’à travers d’incroyables difficultés, on créait, on improvisait, par des méthodes entièrement nouvelles, les-armes, les munitions indispensables? n’était-ce pas à l’intérieur que se préparaient les plans de campagne; que le télégraphe naissait à point nommé, pour donner aux ordres venant de la capitale un ensemble, une rapidité, inespérés? n’était-ce pas de l’intérieur que partait jusqu’à ce pro- jet, réalisé à Fleurus, de faire servir les aérostats à nos triomphes? n’était-ce pas à l’intérieur, enfin, que jaillissait la pensée de tant de brillantes institutions, gloire du pays et base de notre administration; créations immortelles dont tous les gouvernements se sont crus obligés de copier les noms, quand, faute d'éléments, il leur-a été impossible de reproduire les institutions elles-mêmes ? Je déplore, je maudis autant que personne au monde, les actes sanguinaires qui souillèrent les années 1793 et 1794; mais je ne saurais merésoudre à n’envisager notre glorieuse révolution que sous ce douloureux aspect. Je trouve, au contraire, beaucoup à admirer, même au milieu des scènes les plus cruelles qui en ont marqué les diverses phases. Citerait-on, par exemple, aucune nation ancienne ou moderne, chez laquelle des victimes des deux sexes et de tous les partis aient fait preuve, au pied de l'échafaud, d'autant de résignation, de force de caractère, de détachement de la vie; qu'en ont montré nos malheu- reux compatriotes? Il ne faut pas non plus oublier l’em- pressementintrépide que mirent tant d’honorables citoyens à secourir, à sauver, à quêter même des proscrits. Cette CONDORCET. 207 dernière réflexion me ramène à Condorcet et à la femme admirable qui le cacha pendant plus de neuf mois. On pouvait supposer que Cordorcet n'avait pas exacte- ment mesuré toute la gravité, toute la portée de l'écrit qu'il publia après l’adoption de la Constitution de l'an 11. Le doute, maintenant, ne serait plus permis. Ce qui s'était offert, à l'esprit du député de l’Aisne comme un devoir, il l'accomplit en présence du plus imminent danger. J’en:ai découvert une preuve irrécusable : la ‘publication de l’Adresse au citoyens français sur la nouvelle Constitution coïncida avec les démarches qui assurèrent une retraite à l'auteur. Dans l'atmosphère politique, aussi bien que dans l’at- mosphère terrestre, il y a des signes avant-coureurs des orages, que les personnes exercées saisissent du premier coup d'œil, malgré ce qu’ils offrent d’indécis. Condorcet, son beau-frère Cabanis, leur ami commun Vic-d’Azir, ne pouvaient s’y tromper. Après sa manifesta- tion publique au sujet de la Constitution de l’an 11, la mise en accusation de l’ancien secrétaire de l’Académie des sciences était inévitable; la foudre allait éclater sur sa tête; il fallait sans retard chercher un abri. Deux élèves de Cabanis et de Vic-d’Azir, qui, depuis, ont été l’un et l’autre des membres distingués de cette Académie, MM. Pinel et Boyer, songèrent au n° 21 de la rue Servandoni, où ils avaient demeuré. Cette maison, d'environ 2,500 francs de revenu, ordi- nairement occupée par des étudiants , appartenait à la veuve dé Louis-François Vernet, sculpteur, et proche parent des grands peintres. Madame Vernet, comme son 208 CONDORCET. mari, était née en Provence. Elle avait le cœur chaud, l'imagination vive, le caractère franc et ouvert; sa bier= faisance touchait à l’exaltation. Ces qualités excluent les détours et les longues négociations. « Madame, lui dirent MM. Boyer et Pinel, nous voudrions sauver un proscrit. — Est-il honnête homme, est-il vertueux? — Oui, Madame. — En ce cas, qu’il vienne! — Nous allons vous confier son nom, — Vous me l’apprendrez plus tard; ne perdez pas une minute : pendant que nous discourons, votre ami peut être arrêté. » Le soir même, Condorcet confiait sans hésiter sa vie à une femme dont, peu d’heures auparavant, il ignorait même l'existence. = Condorcet n’était pas le premier proscrit que recevait le n° 21; un autre l'y avait précédé. Madame Vernet ne consentit jamais, au sujet de cet inconnu, à satisfaire la bien légitime curiosité de la famille de notre confrère. . Même en 1830, après un laps de temps de trente-sept années, ses réponses aux questions pressantes de madame O'Connor ne dépassaient pas de vagues généralités, Le proscrit, disait-elle, était grand ennemi de la révolution ; il manquait de fermeté, s’effrayait des moindres bruits de la rue, et ne quitta sa retraite qu'après le 9 thermidor. L’excellente femme ajoutait, avec un sourire empreint de quelque tristesse : « Depuis cette époque, je ne l'ai pas revu; comment voulez-vous que je me rappelle son nom. » À peine entré, au commencement de juillet 1793, dans sa cellule de la rue Servandoni , notre ancien con- frère y éprouva des tortures morales, cruelles, Ses reve- nus avaient été sais's; il ne pouvait pas disposer d’une CONDORCET. 209 obole. Lui, personnellement, n'avait aucun besoin, car madame Vernet pourvoyait à tout ; car, pour cette femme incomparable, secourir un malheureux était si bien s’ac- quitter d’une dette, que la famille de l’illustre secrétaire, revenue à une grande aisance, échoua dans ses projets persévérants, et sans cesse renouvelés, de lui faire accep- ter quelque cadeau. : Mais, se disait, dans sa préoccupation, le célèbre _ académicien, où vivra celle qui a le malheur aujour- d’hui de porter mon nom? Toute femme noble, et, à plus forte raison , toute femme de proscrit, est exclue de la capitale. Laissez faire l'épouse dévouée, elle entrera chaque matin à Paris, à la suite des pourvoyeuses des halles. « Comment vivra-t-elle? » se demandait encore notre confrère, dans son inquiète sollicitude. 11 semble, en effet, impossible qu’une dame du grand monde, habi- tuée à être servie et non à servir les autres, conquière à force de travail, des ressources suffisantes pour elle, sa jeune fille, sa sœur maladive et une vieille gouvernante. Ce qui paraissait impossible ne tardera pas à se réaliser. Le besoin de se procurer l’image des traits de ses parents, de ses amis, n’est jamais plus vif qu’en temps de révolution. Madame de Condorcet passera ses journées à faire des portraits : tantôt dans les prisons (c’étaient les plus pressés); tantôt dans les silencieuses retraites que des âmes charitables procuraient à des condamnés ; tantôt, enfin, dans les salons brillants ou dans les modestes habitations des citoyens de toutes les classes qui se croyaient menacés d’un danger prochain. L’habi- leté de madame Condorcet rendra beaucoup moins vexa- 240 CONDORCET. toires, beaucoup moins périlleuses, les perquisitions souvent renouvelées que des détachements de l’armée. révolutionnaire iront opérer dans sa demeure d’Auteuil. Sur la demande des soldats, elle reproduira leurs traits avec le crayon ou le pinceau; elle exercera sur eux la fascination du talent, et s’en fera presque des protec- teurs. Dès que la peinture commencera à ne plus être lucrative, madame Condorcet, exempte de préjugés, n’hésitera pas à créer un magasin de lingerie dont les bénéfices seront exclusivement consacrés à d’anciens ser- viteurs. C’est là que, pour la première fois, depuis la révolution de 89, nous rencontrerons le nom du chef de notre secrétariat, de l'excellent M. Cardot. Plus tard, madame Condorcet sera l’habile traducteur de Fouvrage d'Adam Smith sur les sentiments moraux, et publiera elle-même des lettres sur la sympathie, également dignes d'estime par la finesse des aperçus et par l'élégance du style. Les premiers pas, les premiers succès de madame Condorcet dans la carrière d’abnégation personnelle, de sacrifices de tous les instants, de dévouement courageux dont je viens de tracer l’esquisse, devinrent un baume réparateur pour l'âme à demi anéantie du malheureux proscrit. Lui aussi, dès ce moment, se sentit capable d’un travail persévérant et sérieux. La force, la lucidité de son esprit, ne furent pas moins entières, dans la cellule sur laquelle veillait l'humanité héroïque de madame Vernet, qu’elles ne l’étaient vingt années auparavant, au secrétariat de l'Académie des sciences. Le premier écrit composé par Condorcet, dans sa ? " ce SR 0 he. Be — CONDORCET. 21 retraite de la rue Servandoni , n’a jamais été imprimé. J'en rapporterai les premières lignes. « Comme j'ignore, disait l’illustre philosophe , si je survivrai à la crise actuelle , je crois devoir à ma femme, à ma fille, à mes amis, qui pourraient être victimes des calomnies répan- dues contre ma mémoire, un exposé simple de mes prin- cipes et de ma conduite pendant la révolution. » Cabanis et Garat se trompaient, en affirmant dans _ l’avant-propos de l'Esquisse sur les progrès de Pesprit humain, que leur ami avait tracé seulement quelques lignes de cet exposé. Le manuscrit se compose de qua- rante et une pages très-serrées; il embrasse la presque totalité de la carrière publique de Condorcet, Secrétaire de l'Académie des sciences morales et politiques , je tran- scrirais peut-être ici en totalité un écrit où la candeur, la bonne foi, le sincérité de notre confrère brillent du plus vif éclat. La spécialité de l'Académie des sciences m’interdit de pareïls détails, Néanmoins, comme il est de devoir rigoureux, non-seulement pour toutes les acadé- mies, mais encore pour tous les citoyens, de purifier l'histoire nationale, notre patrimoine commun, des flé- trissures calomnieuses que l'esprit de parti lui a trop sou- vent imprimées, je rapporterai le jugement de Condorcet sur les massacres de septembre. | « Les massacres du 2 septembre, dit-il, une des souil- lures de notre révolution, ont été l'ouvrage de la folie, de la férocité de quelques hommes, et non celui du peu- ple, qui, ne se croyant pas la force de les empêcher, en détourna les yeux. Le petit nombre de factieux auxquels ces déplorables événements doivent être imputés, eut l’art 212 CONDORCET. de paralyser la puissance publique, de tromper les citoyens et l’Assemblée nationale. On leur résista faiblement et sans direction, parce que le véritable état des choses ne fut pas connu. » N'’êtes-vous pas heureux, Messieurs, de voir le peuple, le véritable peuple de Paris, déchargé de toute solidarité dans la plus odieuse boucherie, par un homme dont les lumières, le patriotisme et la haute position sont une triple garantie de véracité? Désormais, il ne sera plus permis de considérer comme l'expression d’une opinion individuelle, d’un sentiment isolé, cette apostrophe d’un ouvrier aux sbires de la commune, que j'ai recueillie dans les mémoires du temps : « Vous prétendez massacrer des ennemis! Moi, je n’ap- pelle jamais ainsi des hommes désarmés. Conduisez au Champ-de-Mars ceux de ces malheureux qui, dites-vous, se réjouissaient des défaites de la république; nous les combattrons en nombre égal, à armes égales, et leur mort: n’aura rien alors qui puisse nous faire rougir. » Condorcet supporta avec une grande résignation sa réclusion cellulaire, jusqu'au jour où il apprit la mort tragique des conventionnels girondins qui avaient été condamnés le même jour que lui. Cette sanglante cata- strophe concentra toutes ses idées sur les dangers que courait madame Vernet. Il eut alors avec son héroïque gardienne, un entretien que, sous peine de sacrilége, je dois reproduire sans y changer un seul mot : + Vos bontés, Madame, sont gravées dans mon cœur en traits ineffaçables. Plus j’admire votre courage, plus mon devoir d’honnête homme m’im 20se de ne point en abuser. = RS), Le | ME" 2 dune D CONDORCET. 213 La loi est positive : si on me découvrait dans votre demeure, vous auriez la même triste fin que moi; je suis hors ja loi, je ne puis plus rester. | — [La Convention, Monsieur, a le droit de mettre hors la loi : elle n’a pas le pouvoir de mettre hors de l'humanité ; vous resterez !» Cette admirable réponse fut immédiate- ment suivie, au n° 24 de la rue Servandoni, de l’organi- sation d’un système de surveillance, dans lequel la plupart des habitants de la maison, et particulièrement l’humble portière, avaient un rôle. Madame Vernet savait impré- gner de sa vertu tous ceux qui l’entouraient. À partir de ce jour, Condorcet ne faisait pas un mouvement sans être observé. | Ici vient se placer un incident qui montrera la haute intelligence de madame Vernet, sa profonde connaissance du cœur humain. | Un jour, en montant l'escalier de la chambre qw’il occupait, Condorcet fit la rencontre du citoyen Marcos, député suppléant à la Convention pour le département du Mont-Blanc. Marcos appartenait à la section des monta- gnards ; il logeait depuis quelques jours chez madame Vernet. Sous son déguisement, Condorcet n'avait pas été reconnu; mais était-il possible de compter longtemps sur le même bonheur? L'illustre proscrit fait part de ses inquiétudes à son hôte dévouée. Attendez, dit-elle aussitôt, je vais arranger cette affaire. Elle monte chez Marcos, et, sans aucun préambule, lui adresse ces paroles : «Citoyen, Condorcet demeure sous le même toit que vous; si on l'arrête, ce sera vous qui l’aurez dénoncé; s’il périt, ce sera Vous qui aurez fait tomber sa tête. Vous êtes un hon- 214 CONDORCET. nête homme, je n’ai pas besoin de vous en dire davan- tage. » Cette noble confiance ne fut pas trahie. Marcos entra même, au péril de sa vie, en relations directes avec Condorcet. C'était lui qui le pourvoyait de romans, dont notre confrère faisait une grande consommation. Cependant, une distraction, un accident fortuit pou- vaient tout perdre. Madame Vernet comprit que ses efforts finiraient par être vains, si l’on n’occupait pas for- tement la tête du prisonnier. Par son intermédiaire, madame de Condorcet et les amis de son mari le supplièrent de se livrer à quelque grande composition. Condorcet se rendit à ces conseils, et commença son Esquisse d’un tableau historique des pro- grès de l'esprit humain. Pendant que, sous l’égide tutélaire de madame Vernet, Condorcet enveloppait dans ses regards scrutateurs l’état passé et l’état futur des sociétés humaines, il réussit à détourner complétement ses pensées des convulsions ter- ribles au milieu desquelles la France se débattait. Le Tableau des progrès de l'esprit humain n'offre pas, en effet, une seule figne où l’acrimonie du proscrit aïît pris la place de la raison froide du philosophe, et des nobles sentiments du promoteur de la civilisation. « Tout nous dit que nous touchons à l’époque d’une des grandes révo- lutions de l'espèce humaine... l’état actuel des lumières nous garantit qu'elle sera heureuse. » Ainsi s’exprimait Condorcet, lorsque déjà il n’espérait plus échapper aux poursuites actives de ses implacables persécuteurs ; lors- que le glaive de mort n’aurait attendu, pour frapper, que le temps de constater l'identité de la victime. A “É | CONDORCET. 215 Ce fut au milieu de mars 1794 que Condorcet écrivit les dernières lignes de son essai. Pousser cet ouvrage plus loin, sans le secours d’aucun livre, n’était pas au pouvoir d’une tête humaine. Cet ouvrage ne vit le jour qu’en 1795, après la mort de l’auteur, Le public le reçut avec des applaudissements universels. Deux traductions, l’une anglaise, l’autre alle- _mande, rendirent l'Esquisse très-populaire chez nos voi- sins. La Convention en acquit trois mille exemplaires, qui furent répandus, par les soins du comité d'instruction publique, sur toute l'étendue du territoire de la répu- blique. | Dans le manuscrit autographe, l'ouvrage est intitulé, non Esquisse, mais Programme d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Condorcet y indique son but en ces termes : «,... Je me bornerai à choisir les traits généraux qui caractérisent les diverses phases par lesquelles l'espèce humaine a dû passer, qui attestent tantôt ses progrès, tantôt sa décadence, qui dévoilent les causes, qui en mon- trent les effets... Ce n’est point la science de l’homme, prise en général, que j'ai entrepris de traiter : j’ai voulu montrer seulement comment, à force de temps et d'efforts, il avait pu enrichir son esprit de vérités nouvelles, perfec- tionner son intelligence, étendre ses facultés, apprendre à les mieux employer, et pour son bien-être et pour la féli- cité commune. » L'ouvrage de Condorcet est trop connu pour que je puisse penser à en tracer l’analyse. Comment, d’ailleurs, analyser un Programme? Je signalerai seulement aux 216 CONDORCET. esprits sans préjugés le chapitre curieux où, saisissant du regard les progrès futurs de l'esprit humain, l’auteur arrive à reconnaître la nécessité, la justice (ce sont ses expressions) d’établir une entière égalité de droits civils et politiques entre les individus des deux sexes, et pro- clame en outre la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine, | Cette idée philosophique fut combattue, au commen- cement de ce siècle, avec une extrême violence par les littérateurs à la mode. Suivant eux, le système de la per- fectibilité indéfinie ne manquait pas seulement de vérité; il devait avoir de désastreuses conséquences. Le Journal des Débats le présentait « comme devant favoriser beau- coup les projets des factieux. » Dans la critique acerbe qu'il en faisait dans le Mercure, à l’occasion d’un ouvrage de madame de Staël, Fontanes, caressant les passions de Napoléon, allait jusqu’à soutenir que le rêve de la per- fectibilité menaçait les empires des plus terribles fléaux. Enfin, on croyait amoindrir, suivant les idées du jour, les droits de ce système philosophique à tout examen sérieux, en présentant Voltaire comme son premier, comme son véritable inventeur ! Sur ce dernier point la réponse était très-facile. L'idée de perfectibilité indéfinie se trouve, en effet, dans Bacon, dans Pascal, dans Descartes. Nulle part, cependant, elle n'est exprimée en termes plus clairs que dans ce passage de Bossuet : « Après six mille ans d'observations, l'esprit humain n'est pas épuisé ; il cherche, et il trouve encore, afin qu'il connaisse qu’il peut trouver jusqu’à l'infini, et que la ue < A CONDORCET. 217 seule paresse peut donner des bornes à ses connaissances et à ses inventions, » Le mérite de Condorcet sur cet objet spécial se borne donc à avoir étudié, à l’aide des données que lui fournis- _saient les sciences modernes et par des rapprochements iugénieux, l'hypothèse d’une perfectibilité indéfinie, rela- tivement à la durée de la vie de l’homme et à ses facultés intellectuelles. Mais c’est lui, je crois, qui, le premier, a étendu le système jusqu’à faire espérer le perfectionne- ment indéfini des facultés morales. Aïnsi, je lis, dans l'ouvrage, « qu’un jour viendra où nos intérêts et nos passions n’auront pas plus d'influence sur les jugements qui dirigent la volonté, que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques. » Ici, sans me séparer entièrement de l’auteur, j'ose affirmer qu’il vient de faire une prédiction à bien long terme. Le Programme que nous connaissons devait être origi- pairement suivi du Tableau complet des progrès de l’es- prit humain. Ce tableau, composé principalement de faits, de documents historiques et de dates, n’a pas été achevé. Les éditeurs de 4804 en ont publié quelques fragments. D’autres existent dans les papiers de M. et M": O’Connor. Espérons que la piété filiale se hâtera d’en faire jouir le public. J’ose assurer qu'ils confirme- ront ce jugement que portait Daunou sur l’ensemble de Pesquisse : « Je n'ai connu aucun érudit, ni parmi les nationaux, ni parmi les étrangers, qui, privé de livres comme l'était Condorcet, qui, n’ayant d’autre guide que sa mémoire, eût été capable de composer un pareil ouvrage, » 218 CONDORCET. Dès que l’état fébrile d'auteur eut cessé, notre confrère reporta de nouveau toutes ses pensées sur le danger que sa présence, rue Servandoni, faisait courir à madame Vernet. Il résolut donc, j’emploie ici ses propres expres- sions, il résolut de quitter le réduit que le dévouement sans bornes de son ange tutélaire avait transformé en paradis. Condorcet s’abusait si peu sur la conséquence probable du projet qu’il avait conçu; les chances de salut, après son évasion, lui paraissaient tellement faibles, qu'avant de se dérober aux bienfaits de madame Vernet, il rédigea ses dernières dispositions, Cet écrit, je l’ai tenu dans mes mains, et j'y ai trouvé partout les vifs reflets d’un esprit élevé, d’un cœur sensible et d’une belle âme. J’oserai dire, en vérité, qu’il n’existe dans aucune langue rien de mieux pensé, de plus atten- drissant, de plus suave dans la forme, que les passages du testament de notre confrère intitulés : Avis d'un proscrit à sa fille. Je regrette que le temps ne me permette pas d’en citer quelques fragments. Ces lignes si limpides, si pleines de finesse et de natu- rel, furent écrites par Condorcet le jour même où il allait volontairement s’exposer à un immense danger. Le pres- sentiment d’une fin violente, presque inévitable, ne le troublait pas; sa main traçaït ces terribles expressions : Ma mort, ma mort prochaine ! avec une fermeté que les stoïciens de l'antiquité eussent enviée, La sensibilité domi- nait, au contraire, la force d’âme, quand l’illustre proscrit croyait entrevoir que madame de Condorcet pourrait aussi être entraînée dans la sanglante catastrophe qui le mena- CONDORCET. 219 çait. Alors, il n’abordait plus les réalités de front; on dirait qu’il cherchait à voiler à ses propres yeux les hor- reurs de la situation par des artifices de style. «Si ma fille était destinée à tout perdre ! » Voilà ce que l'époux insérera de plus explicite dans son dernier écrit, Cependant, comme si cet effort l'avait épuisé, il songe aussitôt à l'appui que son enfant de cinq ans, que sa chère Éliza, pourra trouver auprès de sa bienfaitrice ; il prévoit, il règle tout; aucun détail ne lui semble indiffé- rent. Éliza appellera madame Vernet sa seconde mère; elle apprendra, sous la direction de cette excellente amie, outre les ouvrages de femme, le dessin, la peinture, la gravure, et cela assez complétement pour gagner sa vie sans trop de peine et de dégoût. En cas de nécessité, Éliza trouverait de l'appui en Angleterre chez milord Stanhope et chez milord Dear ; en Amérique, chez Bache, petit-fils de Franklin, et chez Jefferson, Elle devra donc se familiariser avec la langue anglaise; c'était d’ailleurs le vœu de sa mère, et cela dit tout. Quand le temps sera venu, madame Vernet fera lire à mademoiselle Condorcet les instructions de ses parents, sur le manuscrit (cette cir- constance est particulièrement indiquée), sur le manuscrit original. On éloïignera d’Éliza tout sentiment de ven- seance; on lui apprendra à se défier de sa sensibilité filiale; c’est au nom de son père que ce sacrifice sera réclamé. Le testament se termine par ces lignes : « Je ne dis rien de mes sentiments pour la généreuse amie (madame Ver- net) à qui cet écrit est destiné; en interrogeant son cœur, en se mettant à ma place, elle les connaîtra tous, » 220 CONDORCET. 2 0 Voilà ce que Condorcet écrivait dans la matinée du 5 avril 4794. À dix heures, il quitta sa cellule, en veste et en gros bonnet de laine, son déguisement habituel, descendit dans une petite pièce du rez-de-chaussée, et lia conversation avec un autre locataire" de la maison de madame Vernet. Notre confrère avait vainement choisi un sujet dépourvu d'intérêt, et qui semblait devoir don- ner lieu à de très-longs développements ; vainement il mélait à son discours force termes latins; madame Ver-. net restait là de pied ferme. Le proscrit désespérait déjà de pouvoir se dérober à la surveillance dont il était l’objet, lorsque, par hasard ou par calcul, il se montra contrarié d’avoir oublié sa tabatière. Madame Vernet, toujours bonne, toujours empressée, se leva et monta l'escalier pour aller la chercher. Condorcet saisit ce moment et s’'élança dans la rue. Les cris déchirants de la portière avertirent aussitôt madame Vernet qu’elle venait de perdre le fruit de neuf mois d’un dévouement sans exemple. La pauvre femme tomba évanouie. Tout entier au besoin d'éviter une poursuite qui aurait perdu sa bienfaitrice, Condorcet parcourut la rue Servan- doni avec beaucoup de vitesse. En s’arrêtant pour prendre haleine, au détour de la rue de Vaugirard, il vit à ses côtés M. Sarret, le cousin de madame Vernet. Le proscrit avait à peine eu le temps de laisser échapper quelques paroles où l’admiration se mêlait à la sensibilité, à la … 4, Ce locataire, nommé Sarret, est auteur de plusieurs ouvrages élémentaires. Il avait épousé madame Vernet, mais le mariage était resté secret, la femme n'ayant pas voulu renoncer à son premier nom. | CONDORCET. 221 reconnaissance, que M. Sarret lui disait avec cette fer- meté qui n’admet point de réplique : « Le costume que vous portez ne vous déguise pas suffisamment ; vous con- naissez à peine votre chemin; seul, vous ne réussiriez - jamais à tromper l’active surveillance des argus que la Commune entretient à toutes les portes de Paris. Je suis donc décidé à ne vous point quitter. » | C'était à dix heures du matin, en plein soleil, dans une rue très-fréquentée, à la porte même de ces terribles prisons du Luxembourg et des Carmes, d’où l’on ne sortait guère que pour aller à l’échafaud; c'était devant de : lugubres affiches portant, en gros caractères, que la peine de mort serait infligée à quiconque prêterait assistance à des proscrits, que M. Sarret s’attachait aux pas du pro- scrit. Né trouvez-vous pas qu'une pareille intrépidité va de pair, tout au moins, avec celle qui précipite des soldats sur l’artillerie tonnante d’une redoute ? Le petit nombre d’heures qui doit nous conduire à un dénoûment funeste, éveillera peut-être de bien pénibles sentiments; aussi, tout en respectant les droits impres- criptibles de l’histoire, serai-je bref. Les deux fugitifs échappèrent par une sorte de miracle aux dangers qui les attendaient à la barrière du Maine, et se dirigèrent vers Fontenay-aux-Roses. Le voyage fut long : après neuf mois d’un repos absolu, notre confrère ne savait plus marcher. Enfin, sur les trois heures de l'après-midi, Condorcet et son compagnon arrivèrent sans fâcheuse rencontre, mais exténués de fatigue, à la porte d’une maison de campagne occupée par un heureux ménage, qui, depuis près de vingt années, avait reçu de 222 CONDORCET. Condorcet d’éclatants serviceset des marques sans nombre d’attachement. Là finissait la périlleuse mission que M. Sarret s'était donnée; il se retira et reprit la route de Paris. Que se passa-t-il ensuite? Les relations ne sont point concordantes. D’après leur ensemble, je vois que Con- dorcet sollicita l'hospitalité seulement pour un jour; que des difficultés, dont je ne me fais pas juge, empêchèrent M. et M"° Suard d'accueillir sa prière; que, néanmoins, on convint qu’une petite porte de jardin donnant sur la campagne, et s’ouvrant en dehors, ne serait pas fermée Ja nuit; que Condorcet pourrait s’y présenter, à partir de dix heures; qu'enfin, au moment de congédier le malheu- reux proscrit, ses amis lui remirent les Épitres d’'Horace, triste ressource, en vérité, pour qui allait être obligé de chercher un refuge dans la profonde obscurité des car- rières de Clamart. Les anciens amis de Condorcet commirent, sans doute, la faute irréparable de ne pas présider eux-mêmes aux arrangements convenus. Un ou deux jours après, madame Vernet, parcourant en tout sens la campagne de Fonte- nay-aux-Roses, avec la pensée que sa présence pourrait y être utile, remarqua une motte de terre et une haute touffe de gazon, qui, adossées à la petite porte, prou- vaient, hélas! avec trop d’évidence, que depuis bien longtemps elle n'avait tourné sur ses gonds. Pendant ces nuits néfastes, 1l n’y eut de portes ouvertes que dansJa rue Servandoni. Là, au n° 21, pendant touteune semaine, porte cochère, porte de boutique, porte d’allée, auraient cédé à la plus légère pression du doigt du fugitif. Dans la CONDORCET. 223 prévision, je ne dis pas assez, dans l'espérance d’un retour nocturne, madame Vernet ne songea même pas qu'il y eût dans une immense capitale des voleurs et des assassins, Bien grande, hélas! fut la différence de conduite des deux familles que les relations du monde et le malheur rapprochèrent de Condorcet! Le 5 avril, à deux heures, nous laissions Condorcet _s’éloignant avec résignation, mais non sans tristesse, de la maison de campagne où il avait espéré passer vingt- quatre heures en sûreté. Personne ne saura jamais les angoisses, les souffrances qu’il endura pendant la journée du 6. Le 7, un peu tard, nous voyons notre confrère, blessé à la jambe et poussé par la faim, entrer dans un cabaret de Clamart et demander une omelette. Malheu- reusement, cet homme presque universel ne sait pas, même à peu près, combien un ouvrier mange d'œufs dans un de ses repas. À la question du cabaretier, il répond une douzaine. Ce nombre inusité excite la surprise; bien- tôt le soupçon se fait jour, se communique, grandit. Le nouveau venu est sommé d’exhiber ses papiers ; il n’en a . pas. Pressé de questions, il se dit charpentier ; l’état de ses mains le dément. L'autorité municipale avertie le fait arrêter et le dirige sur Bourg-la-Reine. Dans la route un brave vigneron rencontre le prisonnier; il voit sa jambe malade, sa marche pénible, et lui prête généreusement son cheval. Je ne devais pas oublier la dernière marque de sympathie qu’ait reçue notre malheureux confrère. Le 8 avril (1794) au matin, quand le geôlier de Bourg- la-Reine ouvrit la porte de son cachot pour remettre aux 224 CONDORCET. gendarmes le prisonnier encore inconnu qu’on devait con- duire à Paris, il ne trouva plus qu'un cadavre. Notre con- frère s’était dérobé à l’échafaud par une forte dose de poison concentré, qu’il portait depuis quelque temps dans une bague !, Bochard de Saron, Lavoisier, La Rochefoucauld, Malesherbes, Bailly, Condorcet, tel fut le lugubre contin- gent de l’Académie pendant nos sanglantes discordes. Les cendres de ces hommes illustres ont eu des destinées bien diverses. Les unes reposent en paix, justement entourées des regrets universels; les autres sont soumises périodi- quement au souffle empesté et trompeur des passions politiques. J'espère que les forces ne trahiront pas ma volonté, et que bientôt, à cette même place, je pourrai dire ce que fut Bailly. Aujourd’hui, je n’aurais pas accompli ma tâche. dans ce qu’elle a de plus sacré, même après tout ce que vous avez déjà entendu, si je n’écartais avec indignation de la mémoire de Condorcet une imputation calomnieuse. La forme du reproche adressé à notre confrère n’a pas calmé mes inquiétudes ; j’ai très-bien remarqué qu’on n’a parlé que de faiblesse, mais il est des circonstances où la faiblesse devient un crime. En rendant compte de la déplorable condamnation de Lavoisier, une plume très-savante, très-respectable et très-respectée, écrivait, il y a quelques années : « On se reposait sur les instances que quelques-uns des 4, Ce poison (on en ignore la nature) avait été préparé par Cabanis. Celui avec lequel Napoléon voulut s’empoisonner à Fontainebleau, avait la même origine et datait de la même époque. CONDORCET. 223 anciens confrères de Lavoisier paraïssaient à portée de faire en sa faveur ; mais la terreur glaça tous les cœurs. » Partant de là, un certain public, cruellement frivole, dénombra sur ses doigts tous les académiciens qui siégè- rent à la Convention, et, sans autre examen, le nom de notre ancien secrétaire se trouva fatalement impliqué dans la catastrophe stupidement féroce qui enleva à la France un excellent citoyen, au monde un homme de génie. Deux dates, deux simples dates, et vous déciderez si s'abstenir de citer des noms propres quand on parle d’évé- nements aussi graves; si rester dans des termes généraux, qui, n’incriminant directement personne, permettent à la calomnie d’inculper tout le monde, c’est vraiment de la sagesse, Condorcet, dites-vous, aurait; pu intervenir en faveur de Lavoisier. Est-ce au moment de l'arrestation? Voici ma réponse : Lavoisier fut arrêté dans le mois d'avril 1794. Condorcet était proscrit et caché chez madame Vernet depuis le commencement de juillet 1793. Parlez-vous d’une intervention qui aurait pu suivre la sentence du tribunal révolutionnaire? La réponse sera plus écrasante encore : Lavoisier périt le 8 mai 4 794. Condorcet s'était empoisonné, à Bourg-la-Reine, un mois auparavant, le 8 avril. Je n’ajouterai pas une syllabe à ces chiffres : ils res- teront imprimés en traits ineffaçables sur le front des calomniateurs. Il, —11, 15 226 CONDORCET. PORTRAIT DE CONDORCET. J'ai successivement présenté à vos yeux, et dans le jour qui m'’a paru le plus vrai, le savant, le lttérateur, l’économiste et le membre de deux de nos assemblées politiques. 11 me reste à faire le portrait de l’homme du monde, à vous parler de son extérieur, de ses manières, Un moment, j'ai désespéré de pouvoir remplir cette partie de ma tâche, car je ne connus pas personnellement le secrétaire de l’Académie, car je ne le vis même jamais. Je ne devais pas oublier, en outre, combien les livres sont des guides infidèles; combien les auteurs savent se. parer quelquefois, dans ce qu’ils écrivent, d’un caractère peu en harmonie avec leurs actions habituelles; combien ila été donné de démentis à la maxime de Buffon : le style, c’est tout l’homme. Heureusement, des correspondances inédites m'ont transporté, en quelque sorte, au milieu de la famille de Condorcet. Je l'y ai vu-entouré de ses pro- ches, de ses amis, de ses confrères, de ses subordonnés, de ses clients. Je suis devenu le témoin, j'ai presque dit le confident de toutes ses actions. Alors je me suis rassuré, Pouvais-je craindre de parler avec confiance des plus secrètes pensées de l’illustre académicien, de sa vie privée, de ses sentiments intimes, lorsque. j'avais pour guides et pour garants Turgot, Voltaire, d’Alembert, Lagrange et une femme, mademoiselle de L'Espinasse, célèbre par l'étendue, la pénétration et la finesse de son esprit? | Condorcet était d’une haute stature, L'immense volume CONDORCET, 227 - de sa tête, ses larges épaules, son corps robuste, contras- taient avec des jambes restées toujours grêles, à cause, croyait notre confrère, de l’immobilité presque absolue que le costume de jeune fille et les inquiétudes trop vives d’une mère tendre lui avaient Appqnée pendant ses huit premières années. "he Condorcet avait, dans le maintien, de la simplicité, et même un tant soit peu de gaucherie. Qui ne l’eût vu qu’en passant, aurait dit : Voila un bon homme, plutôt que, Voilà un homme d'esprit, Sa qualité principale, sa qualité vraiment caractéristique était une extrême bonté, Elle se mariait Donne unes à une figure belle et douce. Condorcet pnituibée parmi ses demi-connaissances, pour insensible et froid. C'était une immense erreur. Jamais _ peut-être il ne dit, en face, des paroles affectueuses à aucun de ses parents ou de ses amis; mais jamais aussi il ne laissa échapper l’occasion de leur donner des preuves d’attachement : il était malheureux de leurs malheurs; il souffrait de leurs maux, au point que son repos et sa santé en furent plus d’une fois gravement altérés. . D'où provenaient donc les reproches d’insensibilité si souvent adressés à notre confrère? C’est qu’on prenait, je n’hésite pas à.le redire, l’apparence pour la réalité; c’est que jamais les mouvements d’une âme aimante ne se peignirent ni dans la figure ni dans la contenance de Condorcet. Il écoutait avec l’air le plus indifférent le récit d'un malheur; mais après, quand chacun se contentait d’exhaler sa douleur en de vaines paroles, lui s’éclipsait sans mot dire, et portait des secours, des consolations de 228 - CONDORCET, toute nature à ceux dont les souffrances venaient de lui être révélées. Vous savez maintenant le véritable sens de ces paroles de d’Alembert : « Condorcet est un volcan couvert de neige. » On s’est complétement mépris sur la pensée de l’immortel géomètre, en persistant à voir dans son assimi- lation pittoresque la violence de caractère recouverte du masque de la froideur. | D’Alembert avait vu le volcan en complète action dans l’année 1771. Le géomètre, le méthaphysicien, l’écono- miste, le philosophe Condorcet, dominé par des peines de cœur, était devenu pour toutes ses connaissances un objet de pitié. Il alla même jusqu’à penser au suicide. Rien de plus curieux que la manière dont il repoussait les palliatifs que Turgot, son confident, lui recommandait : « Faites des vers : c’est un genre de composition auquel vous êtes peu habitué, il captivera votre esprit. — Je n’aime pas les mauvais vers; je ne pourrais souffrir les miens! — Atta- quez quelque rude problème de géométrie. — Quand un goût dépravé nous a jetés sur des aliments à saveur forte, tous les autres aliménts nous déplaisent. Les passions sont une dépravation de l'intelligence ; en dehors du sen- timent qui m’absorbe, rien au monde ne saurait m’inté- resser. » Pour essayer de tous les moyens, comme font les médecins dans les maladies désespérées, Turgot invo- quait force exemples empruntés à l’histoire ancienne et moderne, même à la mythologie, Soins superflus; le temps seul pouvait guérir, le temps seul guérit, en effet, la pro- fonde blessure qui rendit notre confrère si malheureux. Si le public avait grandement tort de refuser à Con- CONDORCET. 229 dorcet la sensibilité, il ne se trompait pas moins en l’accu- sant de sécheresse en matière d’art. Lisait-on pour la première fois à l’Académie française, ou dans le monde, une de ces productions littéraires qui sont l'honneur et la gloire du xvirr° siècle, Condorcet restait complétement impassible au milieu des bruyants transports d’admiration et d’attendrissement qui reten- tissaient autour de l’auteur. Il paraissait n'avoir pas écouté; mais, pour peu que les circonstances l'y amenas- sent, il faisait l’analyse minutieuse de l'ouvrage, il en ‘appréciait les beautés, il en signalait les parties faibles avec une finesse de tact, avec une rectitude de jugement admirables; et récitait sans hésiter, à l'appui de ses remarques, de longues tirades de prose ou des centaines de vers qui venaient de se graver, comme par enchante- ment, dans une des plus étonnantes mémoires dont les annales littéraires aient jamais fait mention. La réserve que Condorcet s’imposait devant des étran- gers, faisait place, dans sa société intime, à une gaieté de bon ton, spirituelle, doucement épigrammatique. C’est alors que l’immense variété de ses connaissances se révé- lait sous toutes les formes. Il parlait avec une égale netteté, avec une égale précision, sur la géométrie et les formules du palais; sur la philosophie et la généalogie des gens de cour, sur les mœurs des républiques de l’an- tiquité et les colifichets à la mode. . Le secrétaire de l’ancienne Académie des sciences ne descendit dans l’arène de la polémique que pour défendre ses amis contre les attaques de la médiocrité, de la haine 230 CONDORCET. etde l'envie. Mais son courageux dévouement ne l’entraîna point à partager les injustes préventions de ceux-là même auxquels il était le plus tendrement attaché. Ge genre d'indépendance est assez rare pour que j’en cite quelques exemples, | D’Alembert, dominé à son insu par un sentiment indé- finissable de jalousie, ne rendait pas à Clairaut toute la justice désirable. Examinez, cependant, si dans deux de ses éloges, si, en citant presque sans nécessité les rela- tions de M. de Trudaine et de M. d’Arci avec l’auteur du bel ouvrage sur la figure de la Terre, Condorcet hésite le moins du monde à appeler Claïraut un homme de génie, et à parler des prodiges de sa jeunesse! | Lagrange et d'Alembert n’accordaient aucune estime aux Lettres d'Euler & une princesse d'Allemagne. Ms «en étaient venus, en les assimilant à une erreur de la vieillesse de Newton, jusqu’à les appeler « le Commentaire ‘sur l'apocalypse d’Euler, » D’un autre point dewue,Condorcet, trouvant les lettres utiles, ne se contenta pas de les louer; il s’en fit l'éditeur, sans même concevoir le soupçon qu’une opinion indépendante püt faire ombrage à ses meilleurs amis. dé Le livre d'Helvétius avait irrité Turgot, qui s’en expli- quait dans sa correspondance avec une vivacité extrême. Sur ce point, le célèbre intendant de Limoges supportait impatiemment la contradiction, Condorcet, néanmoins, soutenait la lutte avec la plus grande fermeté. Il était loin de prétendre que l’ouvrage fût irréprochable; suivant lui, seulement, on s’exagérait ses dangers, Je ne résiste pas CONDORCET. 231 au plaisir de citer celte conclusion si gaie d’un des plai- doyers de notre ancien secrétaire : « Le livre ne fera aucun mal ni à moi ni à d’autres bonnes gens. L'auteur a beau dire, ilne m’empêchera pas d'aimer mes amis; il ne me condamnera pas à l'ennui mortel de penser sans cesse à mon mérite ou à ma gloire; il ne me fera pas accroire que, si je résous des problèmes, c’est dans l’espérance que les belles dames me rechercheront, car je n’ai pas vu jusqu'ici qu’elles raffolassent des géomètres. » La vanité règne en souveraine dans toutes les classes de la société, et partieulièrement, dit-on, parmi les gens de lettres. Nous pouvons affirmer, néanmoins, que ce mobile, que ce stimulant si ordinaire, si actif de nos actions, n’effleura jamais la belle âme de notre ancien confrère. Quelques faits ont déjà témoigné de ce phéno- mène, J’ajouterai ici qu’à la suite d’une vive controverse touchant cette question de morale, mademoiselle de l’Espi- nasse embrassa le parti de ceux qui soutenaient que la nature, en ce genre, ne fait pas de miracles; qu’elle pro- mit de se livrer à un examen attentif dans le cercle très- étendu de la société, et qu'après une longue épreuve elle s’avoua vaincue. Son esprit fin, pénétrant, n'était parvenu à saisir dans Condorcet ni un trait, ni un mouvement, ni même un symptôme de vanité, quoiqu’elle l’eût vu presque tous les jours pendant plusieurs années, et sans cesse en contact avec des littérateurs, des philosophes ou des mathématiciens. La jalousie est la juste punition de la vanité ; Condorcet m’éprouva donc jamais cette cruelle infirmité, Lorsque, 232 CONDORCET. absorbé par les devoirs impérieux de secrétaire de l’Aca- démie, et, aussi, par une polémique littéraire ou politique de tous les jours, notre confrère se vit obligé de renoncer aux plaisirs vifs et purs que donnent les découvertes scientifiques; il n’en écrivait pas moins, comme d’Alem- bert malade, aux Euler, aux Lagrange, aux Lambert : « Donnez-moi des nouvelles de vos travaux. Je suis comme les vieux gourmands qui, ne pouvant plus digérer, ont encore du plaisir à voir manger les autres.» Condorcet avait poussé si loin le besoin de se rendre utile, qu’il ne fermait jamais sa porte à personne; qu’il était constamment accessible ; qu’il recevait chaque jour, sans humeur, sans même en paraître fatigué, les intermi- nables visites des légions d’importuns, de désœuvrés dont regorgent toutes les grandes villes, et au premier rang la ville de Paris. Donner ainsi son temps au premier venu, c’est la bonté poussée jusqu’à l’héroïsme. Je ne parlerai pas du désintéressement de Condorcet ; personne ne l’a nié, « En morale, disait-il dans une lettre à Turgot, je suis grand ennemi de l'indifférence et grand ami de‘l’indul- gence.» , La phrase manquerait de vérité si on la prenait-dans un sens absolu : Condorcet était très-indulgent pour les autres et très-sévère pour lui-même. Il portait quelquefois le rigorisme jusqu'à se préoccuper sérieusement, jusqu'à s’effaroucher de certaines formules de politesse qui ont cours dans la société, comme des pièces de monnaie dont on serait convenu de ne jamais examiner le titre. Ainsi, CONDORCET. 233 M. de Maurepas se montre très-irrité d’une lettre, dirigée contre Necker, et dans laquelle se trouvaient des passages qui pouvaient nuire au crédit public. Cette lettre n’était pas de Condorcet. Le due de Nivernais veut décider son confrère et ami à l'écrire au ministre; il résiste avec une fermeté qui paraît inexplicable. Aujourd’hui je trouve l'explication dans une lettre inédite adressée à Turgot : «Le secrétaire de l’Académie éprouvait de la répugnance à assurer de son respect un homme qu’il était fort loin de respecter. » Condorcet avouait les fautes, les erreurs qu’il avait pu commettre, avec une loyauté, un abandon que cette courte citation fera apprécier : « Connaissez-vous, lui disait-on un jour, les circonstances qui amenèrent la rupture de Jean - Jacques et de Diderot? — Non, répon- dit-il; je sais seulement combien Diderot était un excellent homme : celui qui se brouillait avec lui avait tort, — Mais vous-même? — J'avais tort!» Dans l'édition donnée par l’auteur de Mérope des Pen- sées de Pascal, je trouve cette note de Condorcet : « L’ex- pression honnêles gens a signifié dans l’origine les hommes qui avaient de la probité; du temps de Pascal, elle signifiait les gens de bonne compagnie; maintenant on applique à ceux qui ont de la naissance ou de l’argent, — Non, monsieur, a dit Voltaire en s’adressant à l’an- notateur, les honnêtes gens sont ceux à la tête desquels vous êtes! » Justifier cette exclamation, depuis qu’elle m’a semblé l’expression de la vérité, tel a dû être mon but principal 234 CONDORCET. en écrivant ces pages. Je serai heureux si le portrait que j'ai tracé de l’illustre. secrétaire perpétuel de l’ancienne Académie des sciences, a dissipé de bien cruelles préven- tions, neutralisé l'effet des plus hideuses calomnies; si, d'accord avec tous ceux qui jouirent de l'intimité de Con- dorcet, vous voyez désormais en lui un homme qui honora les sciences par ses travaux, la France par ses hautes qualités, l'humanité par ses vertus. APPENDICE REMARQUES SUR DIVERS PASSAGES DE L'HISTOIRE DES GIRONDINS RELATIFS A CONDORCET. Lorsque les deux premiers volumes de l'Histoire des Girondins, de M, de Lamartine, parurent, madame O’Con- nor les parcourut avec la curiosité inquiète que devait lui inspirer la profonde vénération qu’elle a vouée à la mé- moire de son père. Elle y trouva, avec un vif chagrin, de fausses appréciations et des erreurs manifestes. J’en par- lai à mon confrère. M. de Lamartine reçut, par ma bouche, les remarques de la fille de Condorcet, avec cette bienveillance fascinatrice dont toutes ses connaissances ont éprouvé les effets. Il me fit même l’honneur de me demander communication de ma biographie de Condor- cet, encore manuscrite à cette époque. Je n’ai sans doute pas besoin de dire que je souscrivis sans retard à une demande si flatteuse pour noi, Ces circonstances m’avaient porté à penser, je l’avoue, que les inexactitudes échappées à l’auteur de l'Histoire des Girondins, écrivant d’après des documents erronés les “deux premiers volumes de ce bel ouvrage, seraient rec- 236 CONDORCET. tifiées dans les éditions suivantes; que des inexactitudes nouvelles ne dépareraient pas les autres volumes. Cette espérance ne s’est pas réalisée; de nombreuses éditions se sont succédé avec rapidité, sans qu'on remarque aucun changement dans les jugements, souvent sévères, dont Condorcet avait été l’objet dans les deux premiers volumes; sans que, dans les volumes suivants, M. de Ba- martine ait cru devoir tenir aucun compte des renseigne- ments, puisés à des sources certaines, consignés dans ma biographie, ou de ceux que j'avais eu l’honneur de lui communiquer verbalement. Je n’ai donc plus d’autre res- source que de signaler les points sur lesquels nous ne sommes pas d'accord, M. de Lamartine et mot, afin que le public puisse prononcer entre nous en connaissance de cause. Ainsi que je le disais (page 192 de la Biographie), dans un passage relatif à M. de Chateaubriand, je ne saurais prouver d’une manière plus éclatante ma con- fiance dans la force de la vérité, que d’oser l’opposer toute nue à des erreurs dont il est difficile de saisir le véritable caractère sous les traits brillants du plus beau langage. Dans le premier volume de la première édition de son Histoire des Girondins, M. de Lamartine s’est occupé de Condorcet aux pages 233 et 403. La première fois, notre savant confrère est appelé ambitieux. À la page 403, l’imputation est aggravée : Condorcet n’est pas seule- ment un ambitieux ordinaire, il est qualifié d'ambitieux sans scrupule. i On éprouve généralement des difficultés réelles quand on se trouve dans l'obligation de repousser des accusa- CONDORCET. 237 tions formulées en des termes aussi vagues. Les jésuites avaient appelé Pascal Porte d'Enfer. « Comment, disait gaiement l’auteur des Provinciales, démontrer que je ne suis pas une porte d’Enfer? » Heureusement, je n’éprou- verai pas, moi, dans cette circonstance, l'embarras de Pascal ; deux faits, deux faits incontestables, réduiront au néant le reproche d’ambition adressé à l’ancien secré- taire de l’Académie des sciences. On propose à Condorcet d’être le précepteur du dau- phin ; il refuse. On lui offre le ministère de la marine; il refuse encore, et fait nommer Monge. Prenez maintenant l’histoire de tous les temps et de tous les pays, ef si vous y rencontrez un seul ambitieux qui n’ait point accepté avec empressement deux positions aussi élevées que la position de ministre et celle de gou- verneur de l'héritier présomptif d’une couronne, je passe condamnation sur l’accusation blessante dont Condorcet a été l’objet de la part de M. de Lamartine. Cette accusation porterait-elle sur l'amour de l'argent, la plus âpre, la plus vive, et je puis ajouter la plus vile des ambitions? Toute réfutation à cet égard serait super- flue, après tant de traits de désintéressement que j'ai cités dans ma Biographie. Voudrait-on, enfin, car je dois tout prévoir, parler de l'ambition si commune, et cepen- dant si puérile, qui consiste à accaparer des centaines de titres scientifiques et littéraires? Je ferai remarquer que personne ne les envisageait avec plus de philosophie que Condorcet, lui qui avouait franchement que, dans le plus grand nombre des cas, on obtenait ces titres plutôt par 238 CONDORCET. l'exactitude que l’on mettait dans sa correspondance, que par le mérite réel de ses travaux. Condorcet n’a été, dans sa vie, animé que d’une seule ambition, celle de faire prévaloir ses idées : lorsqu'on n’a été guidé que par l'inspiration de sa conscience, une telle ambition n’a rien dont un honnête homme doive rougir. . M. de Lamartine joue vraiment de malheur toutes les fois qu’il met Condorcet en scène. Les documents d’après lesquels il écrit, qu’il s’agisse de grandes comme de pe- tites choses, sont constamment entachés de légèreté ou d'erreur. Voyez plutôt : L’illustre écrivain est-il amené à parlér de l'influence. que madame de Staël exerça sur quelques événements de notre première révolution, il nous dépeint Voltaire, Rous- seau, Buffon, d’Alembert, Condorcet, etc., jouant avec. cet enfant et. atlisant ses premières pensées. En ce qui concerne Condorcet, l’assertion manque de vérité : Con- dorcet, ami de Turgot, ne fréquenta jamais les salons de M. de Necker, pour lequel il avait des sentiments qui, à quelques égards, n’étaient peut-être pas exempts de pré- ventions. M. de Lamartine commet une erreur du même genre, lorsqu'il fait du girondin Condorcet un des membres les plus assidus des conciliabules de M, et M" Roland. L’ancien secrétaire de l’Académie ne rendit jamais que de simples visites de politesse au ministre de l’intérieur et à sa femme. Gelui-là pouvait-il, d'autre part, être légitime- ment rangé parmi les girondins, qui leur adressait sans « ie ne érgpltt LA ÿ rs Dee bon tit 1. 2. à :# Ua NP PRE CET ES | "7: — CONDORCET. 239 cesse ces paroles pleines de bon sens, de patriotisme, et qui malheureusement ne furent pas écoutées : « Occupez- vous un peu moins de vous-mêmes, et un peu plus de la chose publique. » Dans le volume x, page 92, N. de Lamartine traite avec une grande sévérité les membres de la Société des amis des noirs, au nombre desquels il place avec raison Condorcet. Il les accuse « d’avoir lancé leurs principes sur les colonies comme une vengeance plutôt que comme une justice, Ces principes, ajoute-t-il, avaient éclaté sans préparation et sans prévoyance dans cette société coloniale, où la vérité n “avait d'autre organe que l'insur- rection. » En écrivant ces lignes, M. de Labsorihé savait-il que déjà, en 1776, dans une note de l'Éloge de Pascal, Con- dorcet s'élevait contre l’esclavage des noirs ; qu’en 1781, il publiait un Mémoire intitulé : Réfleæions sur l’escla- vage-des nègres; qu’en février 1789, il adressait au corps électoral un écrit sur cette plaie de la société; qu’en juin de la même année, il faisait paraître un écrit remar- quable sur l’admission des députés des planteurs de Saint-Domingue? Les projets d’émancipation détaillés dans ces deux derniers écrits ont cela de remarquable, que plusieurs des dispositions qu’on y trouve figurent dans les lois anglaises rendues postérieurement, Dans le portrait qu’il a tracé de Condorcet, volume x, page 230 et suivantes, M. de Lamartine dit que le savant célèbre « rédigeait depuis 1789 la Chronique de Paris, journal où l’on sentait, ajoute l’auteur, les palpitations de la colère sous la main polie et froide du philoso- 240 CONDORCET. phe. » Ce passage exige une explication. Condorcet ne rédigeait pas la Chronique de Paris; il écrivait dans ce journal, ce qui est fort différent, des articles signés de lui, et particulièrement le compte-rendu des séances de l'Assemblée nationale, Est-ce dans ces articles ou dans le corps du journal, dont Condorcet ne saurait être respon- sable, que l’auteur des Girondins a trouvé des palpitations de colère? La question mérite d’être éclaircie. Au reste, dans un autre passage du tome 1, page 96, M. de Lamartine, mieux inspiré, s'était contenté de dire lui-même : « Condorcet écrivait dans la Chronique de Paris. » | «Condorcet, haï de la cour, dit M. de Lamartine, la haïssait de la haïne des transfuges. » On est transfuge, suivant le Dictionnaire di l'Aca- démie, quand on «abandonne son parti pour passer dans le parti contraire » : il faudrait donc, pour justifier l’accu- sation, prouver que l’ami de Voltaire, de d’Alembert, fut, à une époque quelconque de sa vie, du parti de la cour. On chercherait vainement une pareille preuve; le contraire a dû frapper tous ceux qui connaissent en détail l’histoire politique et littéraire du xvm‘ siècle: le marquis de Condorcet n’a peut-être été à la cour qu’une seule fois dans sa vie, le jour où, suivant l’usage, il fut présenté au roi comme membre de l'Académie française. J'ai attribué la fuite inopinée de Condorcet, son départ subit de la rue Servandoni, à la crainte honorable qu’é- prouvait l’illustre proscrit de compromettre par sa pré- sence la femme qu’il app:lait sa seconde mère, celle qui CONDORCET. 241 lui avait donné les plus admirables preuves de dévoue- ment. M. de Lamartine l’explique, suivant moi, par des causes bien puériles. Voici le passage des Girondins qui a trait à la fuite de Condorcet : « Condorcet aurait été heureux et sauvé s’il eût su attendre ; mais l’impatience de son imagination ardente l’usait, et le perdit. Il fut saisi, au retour du printemps et à la réverbération du soleil d'avril contre les murs de sa chambre, d’un tel besoin de liberté et de mouvement, d’une telle passion de revoir la nature et le ciel, que madame Vernet fut obligée de le surveiller comme un véritable prisonnier, de peur qu’il n’échappât à sa bien- veillante surveillance. Il ne parlait que du bonheur de parcourir les champs, de s’asseoir à l’ombre d’un arbre, d'écouter le chant des oiseaux, le bruit des feuilles, la fuite de l’eau. La première verdure des arbres du Luxem- bourg, qu’il entrevit de sa fenêtre, porta cette soif d’air et de mouvement jusqu’au délire. » Voyons ce qu’il y a de vrai dans ces assertions. Si Condorcet était dominé par le désir de s’asseoir à l'ombre d’un arbre et d'entendre le bruit des feuilles, il pouvait se donner cette satisfaction sans quitter la maison de madame Vernet, car il y avait dans la cour cinq gros tilleuls. En tout cas, les arbres du Luxembourg, dont la pre- mière verdure, dit M, de Lamartine, donna le vertige à l’ancien secrétaire de l’Académie des sciences, doivent être mis hors de cause; car alors on ne les voyait pas, je crois, de la rue Servandoni; .et je puis affirmer qu'ils étaient complétement invisibles des fenêtres de la maison IL, — 11, 16 242 CONDORCET. de madame Vernet. J'ajouterai que, dans son désir sup- posé et fort inopportun de jouir des plaisirs de la cam- pagne, Condorcet aurait été bien mal inspiré en se diri- geant sur Fontenay-aux-Roses, vers un plateau où il n'existe ni rivière ni le plus petit ruisseau, où l’on ne peut écouter la fuite des eaux qu'au moment d’une forte averse. | Les inexactitudes dans lesquelles des personnes mal informées ont entraîné M. de Lamartine m’ont conduit, au surplus , à la découverte d’un passage authentique qui ne peut laisser aucun doute sur les honorables motifs qui déterminèrent l'évasion de Condorcet, le 4 germinalan tr, Ce passage, je l’ai trouvé dans l'avertissement d’un Praité d'arithmétique publié par ce même M. Sarret, que j'ai pu citer si honorablement (page 220). Le voici : «La veille du jour où Condorcet quitta son asile, un inconnu se présenta chez la propriétaire de la maison, sous prétexte de voir un appartement qui était à louer; il fit connaître, par nombre de questions singulières et étrangères à l’objet qu’il disait lavoir amené, qu’il n’était pas, comme le dit ensuite Condorcet, qui, de son réduit, avait entendu tout le colloque, un chercheur d’apparte- ments, et qu'il savait ou au moins soupçonnait que quel- qu'un était caché dans la maison. Il parla des visites pour le salpêtre, et donna à entendre que vraisemblablement on viendrait en faire; ajoutant, et il le répéta plusieurs fois avec une sorte d'affectation, que si l’on avait quelque chose de précieux , il fallait y bien prendre garde, vu que ceux qui étaient chargés de ces visites n'étaient pas tou- jours des gens sur qui l’on pût compter. | CONDORCET. ; 313 « On doit juger que cet individu nous inquiéta beau- coup; nous ne pouvions deviner sil était venu pour espionner, Ou pour donner un avis généreux (je dois dire à sa louange qu’il était venu dans cette dernière intention : nous l'avons su depuis). Quoi qu'il en soit, le lende- . main matin, Condorcet reçut une lettre qui lui annon- . çait qu'on devait peut-être le même jour faire une visite dans la maison qu’on soupçonnait recéler des fugitifs du Midi. » ; _ On ne trouvé, comme on voit, dans cette relation, aucune trace de impatience juvénile qui, suivant M. de Lamartine, amena la fin déplorable de Condorcet. J'ai rendu compte (page 188), des principales cir- constances qui conduisirent à une séparation malheureuse et définitive entre Condorcet et son illustre ami le duc de La Rochefoucauld. Quand la séparation éclata, les enne- mis de Condorcet cherchèrent à l’envenimer, ils crièrent à l’ingratitude: ils prétendirent que La Rochefoucauld avait constitué de son plein gré une rente perpétuelle de 5,000 francs en faveur du savant académicien, au moment de son mariage, et que la rupture fut suivie de la demande brutale et impérative du capital. M. de Lamartine a recueilli ces bruits; on ne peut lui en faire un reproche, ils étaient fort répandus. Pour moi, qui ne devais pas m'en rapporter à la rumeur publique, j’accomplissais un devoir en prenant avec soin les informations qui pouvaient me conduire à la vérité. La vérité, j'ai eu l'avantage de la découvrir, et, je le dis avec bonheur, elle ne jettéra aucune ombre sur la brillante figure dé Condorcet ; elle montrera qu'il 244 CONDORCET. est des hommes heureusement nés, qui, pendant une vie agitée, au milieu des circonstances les plus difficiles, trouvent le secret de ne pas payer leur tribut à la fra- gilité humaine. Deux voies s’offraient à moi pour arriver à mon but : je pouvais consulter des contemporains, amis désintéressés du fils de la respectable duchesse d’Enville, et recourir ensuite à des documents écrits. M. Feuillet, bibliothécaire de l’Institut et membre de l’Académie des sciences mo- rales et politiques, avait été secrétaire intime du duc de La Rochefoucauld, jusqu’à la catastrophe effroyable qui enleva ce bon citoyen à la France. Au moment où j'écri- vais la biographie de Condorcet, je demandai à M. Feuillet de vouloir bien m'éclairer sur les bruits relatifs à la pen- sion et à la demande du capital, qui étaient aussi venus à mes oreilles. 11 me répondit sans hésiter qu’il n’en avait personnellement aucune connaissance. Ce renseignement négatif, et du plus haut prix, est corroboré par l’examen minutieux que j'ai fait du compte de tutelle de madame O’Connor. Je trouve là des détails circonstanciés sur le passif et sur l’actif de la succession à diverses époques, sur la vente opérée par Condorcet, au moment de son mariage, d’une petite propriété située près de Mantes, nommée Denmont; sur l’acquisition qu’il fit, avec une partie du prix de la vente, de fermes près de Guise, pro- venant de l’abbaye de Corbie. Il est mention dans ce compte, à l’article du passif, de mémoires très-peu impor- tants de menuiserie, de serrurerie, etc. Je cite cette circonstance pour montrer avec quelle minutie cet acte est rédigé. J’y trouve aussi dans l’actif l’origine, j'ai nhitins. et nu, ds Cédréurddnse CONDORCET. 245 presque dit la filiation de petites rentes de 3, de 4 et de 5 francs. Je n’y vois, au contraire, aucune trace d’une augmen- tation de revenu correspondant à 1786, année du mariage de Condorcet, ni rien qui puisse faire croire à une aug- mentation de capital de cent mille francs, qui aurait eu lieu à l’époque de la rupture de notre confrère et du duc de La Rochefoucauld. Il faudrait renoncer à toute logique pour supposer qu'après cette simple remarque, il restera quelque chose de l’horrible calomnie qu’on a voulu faire peser sur la mémoire de Condorcet. En parlant de la fuite de Condorcet, et de la tentative qu'il fit pour être admis à Fontenay-aux-Roses, dans la petite maison habitée par M. et M”° Suard, M. de Lamar- tine a employé des termes qui seuls auraient rendu ces rectifications indispensables. « Condorcet, dit l’auteur des Girondins, se refusa géné- reusement aux instances qui lui furent faites, de peur de traîner avec lui son malheur et son crime sur le seuil qu’il aurait habité. » Pour réprimer le mouvement d'humeur, j'ai presque dit de colère, que ce passage a soulevé chez moi, il n’a fallu rien moins que le souvenir des hautes qualités qui distinguent M. de Lamartine. De quel crime a-t-on voulu parler? Est-ce un crime privé,'un crime public, un crime politique? Je ne trouve pas d'explication qui puisse atténuer la gravité de l’imputation odieuse, qui, dans son vague indéfini, n’est pas susceptible de réfutation. Je ne croirai jamais, par exemple, quoi qu’on en puisse dire, 246 CONDORCET. que le culte de la forme aït dominé un homme de con- science et de talent, au point de lui faire tracer, dans l'unique but d’arrondir sa phrase, une expression outra- geante, et qui ne devait jamais figurer à côté du nom glorieux de Condorcet. Cet expression ne peut être qu’un lapsus calami, ou une faute d'impression. Je laisserai à la loyauté de M. de Lamartine le soin de la retirer. BAILLY BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 26 FÉVRIER 1844. INTRODUCTION. Messieurs, le savant, illustre à tant de titres, dont je vais raconter la vie, fut enlevé à la France il y a déjà un demi-siècle. Je me hâte d’en faire la remarque, pour bien établir que j'ai choisi ce sujet sans m’arrêter à des récla- mations dépourvues, suivant moi, de justesse et d’à-pro- pos. La gloire des membres de la première Académie des sciences est.un héritage de l’Académie actuelle, Nous devons la chérir comme les gloires plus modernes; il faut l’entourer des mêmes hommages, lui vouer le même culte : le mot prescription serait ici synonyme d’ingra- titude. S'il étaitarrivé, Messieurs, que, parmi les académiciens nos prédécesseurs, un homme, déjà illustre par ses tra- vaux, sans ambition personnelle, jeté malgré lui au milieu. d’une révolution terrible, en butte à mille passions déchaînées, eût disparu cruellement dans la tourmente politique : oh! alors, toute négligence, tout retard dans l'étude des faits.serait inexcusable ; d’honorables contem- 248 BAILLY. porains de la victime ne seraient bientôt plus là pour répandre sur des événements obscurs les lumières de leurs honnêtes et impartiaux souvenirs; une existence vouée au culte de la raison et de la vérité viendrait à ne pouvoir être appréciée que d’après des documents où, pour ma part, je ne consentirai point à puiser en aveugle tant qu’il ne sera pas prouvé qu’en temps de révolution on peut se fier à la droiture des partis. Je vous devais, Messieurs, ce compte abrégé de l’en- semble d'idées qui m'a conduit à vous présenter un tableau détaillé de la vie et des travaux d’un membre de l’ancienne Académie des sciences. Des biographies qui suivront bientôt celle-ci prouveront que les études aux- quelles je me suis livré sur Carnot, Condorcet et Bailly, ne m'ont pas empêché de songer sérieusement aux illustra- tions contemporaines. Leur rendre un loyal, un véridique hommage, est le premier devoir des secrétaires de l'Académie, et je le remplirai religieusement, sans m’engager, toutefois, à observer strictement l’ordre chronologique, à suivre pas à pas les registres de l’état civil. Les éloges, disaient un ancien, devraient être différés jusqu’au moment où l’on a perdu la véritable mesure des morts. Alors on pourrait en faire des géants sans que per- sonne s’y opposât. Je pense, au contraire, que les bio- graphes, ceux des Académiciens surtout, doivent se hâter autant que possible, afin que chacun soit représenté dans sa taille réelle, afin que les personnes bien informées aient l’occasion de rectifier les inexactitudes qui, malgré tous les soins, se glissent presque inévitablement dans ce BAILLY. 249 genre de compositions. Je regrette que nos anciens secré- taires n’aient pas suivi cette règle. En différant, d'année en année, d’analyser avec leur scrupule, avec leur talent habituel, la vie scientifique et politique de Bailly, ils lais- saient à l’irréflexion, aux préjugés, aux passions de toute nature, le temps d’imprégner les esprits d’une multitude d'erreurs très-graves, qui ont considérablement ajouté à la difficulté de ma mission. Lorsque j'étais conduit à porter sur les événements de la grande révolution de 1789, auxquels notre confrère a pris une part active, des jugements différents de ceux qu’on trouve consignés dans des ouvrages célèbres, je ne pouvais avoir la prétention d’être cru sur parole. Exposer mes appréciations ne suffi- sait donc pas; je devais aussi combattre celles des histo- riens avec qui je me trouvais en désaccord. Cette nécessité a donné à la biographie que je vais lire une étendue inusitée. Je sollicite à ce sujet la bienveillance de l’Assem- blée, J'espère l'obtenir, je l'avoue, lorsque je songe que ma mission est d'analyser devant vous les titres scienti- fiques et littéraires d’un confrère illustre, de dépeindre la conduite toujours noble et patriotique du premier prési- dent de l'Assemblée nationale; de suivre le premier maire de Paris dans tous les actes d’une administration dont les difficultés paraissaient au-dessus des forces humaines; d'accompagner le vertueux magistrat jusque sur l’échafaud; de dérouler les phases lugubres du cruel martyre qu’on lui fit subir ; de retracer, enfin, quelques- uns des plus grands, des plus terribles événements de la révolution française, 250 BAILLY. _ ENFANCE DE BAILLY. — SA JEUNESSE. — SES ESSAIS LITTÉRAIRES. SES ÉTUDES MATHÉMATIQUES. Jean-Sylvain Bailly naquit à Paris, en 1736, de Jac- ques Baïlly et de Cécile Guichon. Le père du futur astronome était garde des tableaux du roi. Cette chargévexistait dans la famille obscure, mais honnête, de Bailly depuis plus de cent ans. Le jeune Sylvain ne quitta jamais la maison pater- nelle. Sa mère ne voulut point s’en séparer ; ce n’est pas qu'elle püût lui tenir lieu des maîtres que réclame la première enfance; mais une tendresse, poussée à ses limites extrêmes, l’aveuglait entièrement. Bailly se forma donc lui-même sous les yeux de ses parents. Rien de plus propre, dès lors, que l’enfance de notre confrère à vérifier une théorie bien souvent reproduite, touchant l'influence de l’imitation sur le développement de nos facultés. Ici, le résultat, examiné attentivement, ne serait pas, tant s’en faut, d'accord avec la vieille hypothèse. Je ne sais, mais, tout considéré, il fournirait plutôt des armes puissantes à qui voudrait soutenir que, dans ses premières habitudes, l'enfance cherche des contrastes. Jacques Bailly avait un caractère léger et inappliqué. Le jeune Sylvain montra dès le début une raison forte et la passion de l’étude. L'homme fait trouvait son véritable élément dans une gaieté bruyante. L'enfant affectionnait le recueillement. Pour le père, l'isolement eût été mortel; sa vie, à BATLLY. 251 lui, c'était l’agitation, des saillies, des entretiens épi- grammatiques, des festins libres, les petits soupers de l’époque. Le fils restait seul des journées entières dans un silence absolu. 1 savait se suflire à lui-même; jamais il n’eut besoin de rechercher la compagnie des cama- rades de son âge. Une grande sobriété pe à la fois dans ses habitudes et dans ses goûts. Le garde des tableaux du roi Bedhibit.à merveille , mais semblait s’être peu occupé des principes de l’art. Son fils Sylvain fit de ces principes une étude profonde et fructueuse ; il devint un artiste théoricien de première ligne, mais ne sut jamais dessiner ni peindre même médiocrement. Il est peu de jeunes gens qui, tel jour donné, n’aient souhaité d'échapper aux regards scrutateurs de leurs parents. L’inverse arrivait dans la famille de Baïlly. « Ne parlez pas à mon fils de cette peccadille, disait Jacques à ses domestiques et quelquefois à ses amis. Sylvain vaut mieux que moi; sa morale est d’une grande sévérité. Sous les formes les plus respectueuses, j'apercevrais dans son maintien un blâme qui m'affligerait. Je désire évi- ter qu’il me gronde même tacitement, même sans mot dire. » Les deux esprits se rencontrèrent en un seul point : dans le goût pour la poésie, ou, si on l’aime mieux, pour la versification ; maïs, là même, nous apercevrons des différences. Bailly le père composait des chansons, de petites pièces, des parades qu’on jouait à la Comédie-[talienne. 252 BAILLY. Bailly le fils débuta, à seize ans, par un ouvrage sérieux et de longue haleine, par une tragédie. Cette tragédie était intitulée Clotaire. Le sujet, puisé dans les premiers siècles de notre histoire, avait conduit Bailly, circonstance singulière et touchante, à raconter les tortures que la multitude séduite et barbare avait fait éprouver à un maire de Paris. L'ouvrage fut modeste- ment soumis au comédien Lanoue, qui, tout en donnant à Bailly des encouragements flatteurs, le détourna franche- ment d'exposer Clolaire aux chances d’une représentation publique. Sur l'indication du comédien auteur, le poëte adolescent prit Ixhigénie en Tauride pour sujet de sa seconde composition. Telle était son ardeur, qu’au bout de trois mois il avait déjà tracé le dernier vers du cin- quième acte de la nouvelle tragédie, et qu’il courait à Passy pour solliciter la décision de l’auteur de Maho- met IT. Cette fois, Lanoue crut apercevoir que son con- fiant ami n’était pas appelé à la carrière du théâtre, et le lui déclara sans ménagements. Bailly écouta la sen- tence fatale avec plus de résignation qu’on n’en pouvait attendre d’un jeune homme dont l’amour-propre naissant recevait un si rude échec. Il jeta même incontinent ses deux tragédies au feu. En pareille circonstance, Fonte- nelle, dans sa jeunesse, montra moins de docilité. Si la tragédie d'Aspar disparut aussi dans les flammes, ce ne fut pas seulement sur la décision d’un ami; l’auteur alla jusqu’à provoquer le jugement bruyant du parterre. Certainement, aucun astronome ne regrettera que des appréciations, soit légères, soit mürement réfléchies, des premières productions littéraires de Bailly, aient contri- BAILLY. 253 bué à le jeter dans la carrière des sciences. Néanmoins, pour l’honneur des principes, il semble juste de protester contre les éloges qu'on a donnés aux prévisions de Lanoue, à la sûreté de son jugement, à l'excellence de ses conseils. Qu’est-ce à dire? Un enfant de seize à dix- sept ans composera deux tragédies médiocres, et ces essais décideront irrévocablement de son avenir! On a donc oublié que Racine, déjà parvenu à l’âge de vingt- deux ans, débuta par Théagène et Chariclée, par les Frères ennemis; que Crébillon avait près de quarante ans quand il composa une tragédie sur la Mort des enfants de Brutus, dont on n’a pas retenu un seul vers; enfin, que les deux premières comédies de Molière, Les Trois doc- teurs rivaux et le Maître d'école, ne sont plus connues que par leurs titres. Rappelons-nous cette réflexion de Voltaire : « Il est bien difficile de réussir avant trente ans dans un genre qui exige la connaissance du monde et du cœur humain. » Un heureux basard fit voir que les sciences pourraient ouvrir au poëte découragé une carrière honorable et glo- rieuse, M. de Moncarville offrit de lui enseigner les mathématiques, en échange des leçons de dessin que Moncarville le fils recevait du garde des tableaux du roi. L’arrangement ayant été agréé, les progrès de Sylvain Bailly dans ces nouvelles études furent brillants et ra- pides. 254 BAILLY. BAILLY DEVIENT L'ÉLÈVE DE LACAILLE. — IL EST ASSOCIÉ A SES TRAVAUX ASTRONOMIQUES. # L'élève en mathématiques fit, peu de temps après, une de ces rencontres providentielles qui décident de l'avenir d’un jeune homme. Mademoiselle Lejeuneux cultivait la peinture. C’est chez cette femme artiste, connue plus tard sous le nom de madame de La Chenaye, que Lacaille vit Bailly. Le maintien attentif, sérieux et modeste de étudiant charma le grand astronome. Il le témoigna d’une manière non équivoque, en offrant, lui si avare de BAILLY. 18 brumaire. Le 24, les crieurs publies annonçaient par- tout, même dans la rue de la Sourdière, que le général Bonaparte était consul, et M. de Laplace ministre de l’intérieur. Ce nom, si connu de la respectable veuve, s’éleva jusqu’à la chambre qu’elle habitait et y produisit quelque émotion. Le soir même, le nouveau ministre (c'était débuter noblement, Messieurs) demandait une pension de deux mille francs pour madame Bailly. Le consul accordait la demande, en y ajoutant cette condition expresse, qu’un premier semestre serait payé. aynnos.#l sur-le-champ. Le 22, de bonne heure, une voiture s’ar- rête dans la rue de la Sourdière ; madame de Laplace en descend, portant à la main une bourse remplie d’or. Elle s'élance dans l'escalier , pénètre en courant dans l’humble demeure, depuis plusieurs années témoin d’une douleur sans remède et d’une cruelle misère ; madame Bailly était à la fenêtre : « Ma chère amie, que faites-vous là de si grand matin? s’écrie la femme du ministre, — Madame, repartit la veuve, j'entendis hier les crieurs publics, et je vous attendais! » Si, après s'être appesanti par devoir sur des actes anarchiques, odieux, sanguinaires, l'historien de nos dis- cordes civiles a le bonheur de rencontrer dans sa marche une scène qui satisfasse l'esprit, qui élève l’âme et rem- plisse le cœur de douces émotions, il s’y arrête, Mes- sieurs, comme le voyageur africain dans une oasis! —————— GASPARD MONGE BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 11 mar 1846. Le maréchal de Saxe racontait les hauts faits de Che- vert, dans la grande galerie de Versailles, au milieu d’un groupe d'officiers et de courtisans. Tout à coup un de ses auditeurs l’interrompit en ces termes : « Monsieur le maréchal, la chaleur de vos éloges nous autorise à penser que l’histoire de Chevert ne vous est pas complétement connue ; vous ignorez, sans doute, que cet officier est le fils du bedeau de la plus modeste église de Verdun? — Vraiment? s’écria le héros de Fontenoy. Chevert avait toute mon estime ; à partir de ce moment je lui devrai de la vénération. » C’est aussi jusqu’à la vénération que je désirerais por- ter les sentiments de cette assemblée pour le confrère dont je vais tracer la biographie. Je dirai donc, sans autre préambule, que Jacques Monge, le père de l’illustre académicien, était un marchand ambulant, et que, dans ses courses autour de la ville de Beaune, il ne dédaignait pas d’aiguiser les couteaux, les ciseaux des ménagères bourguignonnes, 428 MONGE. JEUNESSE DE MONGE; SES DISPOSITIONS PRÉCOCES. —IL EST ADMIS DANS LA SECONDE DIVISION DE L'ÉCOLE DE MÉZIÈRES. Le laborieux commerçant de la rue Couverte de Beaune, Jacques Monge, s’imposa de rudes, d’honora- bles privations, et parvint ainsi à placer ses trois fils dans le collège de cette ville, dirigé alors par les orato- riens, Les trois jeunes gens répondirent avec distinction à la sollicitude paternelle. L’aîné, Gaspard, notre ancien confrère, devint, dès son début, un sujet d'élite. 11 rem- portait les premiers prix dans toutes les facultés; ses maîtres trouvaient un plaisir particulier à inscrire, à côté de son nom, la formule quelque peu maniérée des écoles de cette époque : Puer aureus. Jusqu'à la fin de sa vie, Monge conserva religieusement les petits bulletins hebdomadaires dont les oratoriens de Beaune s'étaient complu à le gratifier. Voulait-il témoi- gner ainsi, comme le grand Condé, que les succès du collége procurent seuls des plaisirs sans mélange? Atta- chait-il plus de prix au souvenir d’un thème ou d’une version irréprochables, qu’à celui de certains triomphes géométriques dont le monde lui fut redevable et qui jetè- rent tant d'éclat? Non, Messieurs ; ne cherchez en tout ceci qu'un tendre sentiment filial : les satisfecit du col- lége de Beaune réveillaient dans le cœur de l’illustre académicien le souvenir des sacrifices qu’un père pré- voyant s'était imposés, et celui des efforts que le fils avait faits pour les rendre fructueux. Le jeune Gaspard Monge, malgré ses succès, n'était MONGE, 429 pas tellement absorbé par les études littéraires, qu’il ne trouvât l’occasion de faire des excursions dans le domaine des sciences et des arts. À quatorze ans, l'élève rhétori- cien exécuta une pompe à incendie dont les effets frap- pèrent d’admiration les personnes les plus instruites. « Comment, lui demandait-on, avez-vous pu, sans guide et sans modèle, mener à bonne fin une pareille entre- prise? — J'avais, répondit-il, deux moyens de succès infaillibles : une invincible ténacité, et des doigts qui traduisaient ma pensée avec une fidélité géométrique. » La ténacité dans l'esprit, des doigts exercés et dociles, ne furent pas moins nécessaires au jeune Monge le jour où il entreprit de faire le plan détaillé de sa ville natale, Le géomètre improvisé eut à inventer les méthodes d’ob- servation, à construire les instruments propres à mesurer les angles, à exécuter le tracé graphique. Une réduction gravée de ce travail orne un petit ouvrage historique de l’abbé Gandelot, L’original est conservé dans la biblio- thèque de Beaune. Les chefs de cet établissement ne réussissent pas toujours à convaincre les voyageurs, quand ils leur présentent ce plan célèbre comme le coup d'essai d’un enfant de seize ans, même après avoir ajouté que cet enfant fut, plus tard, l'illustre créateur de la géométrie descriptive. Les oratoriens de Lyon voulurent juger par eux-mêmes du mérite de l’écolier dont leurs collègues de Beaune parlaient toujours avec de pompeux éloges; ils l’appe- lèrent dans leur établissement et lui confièrent d'emblée la chaire de physique. Le professeur de physique du célèbre collége de l'Ora- 430 MONGE, toire à Lyon n’avait que seize ans: Son enseignement eut toutefois un succès extraordinaire ; des manières affables, la patience d’un bénédictin, une conduite dans laquelle on aurait vainement cherché même de simples indices de l'esprit inconstant et léger qui semble le lot inévitable de la jeunesse, procurèrent à Monge autant d'amis que ses leçons lui avaient donné d’admirateurs. Les oratoriens désirèrent se l’affilier, et ne négligèrent pas.de faire bril- ler aux yeux du néophyte les services que, dans sa nou- velle position, il pourrait rendre à des parents chéris, à une famille nombreuse et sans fortune. Ces considérations devaient toucher le cœur de Monge ; aussi allait-il entrer dans les ordres, lorsqu'une lettre partie de Beaune ren- versa ce projet. «Mon cher Gaspard, disait Jacques ste à son fils, je n’ai pas le dessein de contrarier ta vocation, si elle est bien arrêtée ; mais je te dois une réflexion paternelle, tu la pèseras. | «Je suis persuadé qu’on commet une faute grave quand on entre dans une carrière quelconque autrement que par la bonne porte; or, on m’assure que tes études littéraires n’ont pas été assez complètes pour ta carrière d’oratorien, Maintenant, c’est à toi de prononcer. » Peu de jours après avoir reçu cette lettre, Monge-était de retour dans sa ville natale, | | Vous excuserez, Messieurs, ces minutieux détails; je ne pouvais supprimer ce que notre confrère, comblé de dignités et de gloire, nous racontait avec tant d'émotion, J'aurais manqué à un devoir en ne consacrant pas quel- ques paroles à l’homme de bien, à l’homme au jugement MONGE. 431 sûr, à la raison élevée, dont Monge ne parla jamais qu'avec une vénération profonde ; au rémouleur auquel il se plaisait à faire remonter tout ce qui lui était arrivé d’heureux durant sa longue carrière, Un officier supérieur du génie auquel on montrait, à . Beaune, le plan manuscrit de la ville, devina, du pre- mier coup d'œil, que le pays tirerait un jour grand profit des travaux d’un enfant dont les premiers essais étaient si brillants, et il offrit à Jacques Monge de faire entrer son fils à l’école de Mézières. La proposition fut agréée, et le jeune Gaspard se mit en route, le cœur plein d'espérance, Hélas! combien de déceptions ne devait-il pas éprouver! | L'école de Mézières jouissait d’une grande réputation , due en partie au profond mystère dont elle s’enveloppait, Les élèves, au nombre de vingt, se renouvelaient tous les ans par moitié. Les dix élèves sortants allaient, avec le titre de lieutenant du génie, présider aux travaux de fortifications dans les nombreuses places de guerre qui formaient alors une barrière presque continue sur nos frontières de terre et de mer. On ne tarda pas à remar- quer que la bonne exécution de ces dispendieux travaux dépendait au moins tout autant de la capacité des sur- veillants que du mérite des chefs. De ce moment, l’école de Mézières créa auprès d'elle une succursale destinée à former des appareilleurs, des conducteurs; pour tout dire, en un mot, des praticiens. Les élèves de cette succursale apprenaient les prin- cipes élémentaires du calcul algébrique et de la géomé- trie, le dessin graphique, les traits de la coupe des #. 1392 MONGE. pierres et de la charpente, Ils exécutaient encore de leurs mains, avec du plâtre gâché, des modèles de toutes les parties ou voussoirs qui composent les différentes espèces de voûtes en usage dans l'architecture civile et militaire. C'était par allusion à cet exercice si utile, et dont il eût été de bon goût de ne point parler avec dérision, que les élèves de l’école privilégiée avaient donné le nom de Gâche à l’école pratique. Les élèves de la Gâche, pour parler ici comme les fils de famille, n’étaient astreints à aucune condition de nais- sance ou de fortune; mais aussi, quelle que fût leur capacité, ils ne devaient jamais prétendre même au modeste grade de sous-lieutenant du génie. Les élèves de la première division, au contraire, n’étaient admis à l'examen qu'après avoir prouvé que leurs pères avaient . vécu noblement , c’est-à-dire, car l’expression noblement appelle, je crois, un commentaire , sans s’être jamais livrés à aucun genre de commerce, à aucun genre d’in- dustrie, à aucun genre de fabrication, celle des vitres et des bouteilles exceptée, la constitution du pays admet- tant alors des gentilshommes verriers. Je ne sais si l’offi- cier qui décida Monge à se rendre à Mézières, avait espéré que le mérite de son jeune recommandé pourrait faire fléchir la règle ; en tout cas, il n’y eut pas d’excep- tion : Jacques Monge de Beaune, n’ayant vécu ni de ses rentes, ni d’une fabrication quelconque de bouteilles, son fils Gaspard fut impitoyablement relégué dans la Gâche avec la perspective, en cas de grand succès, de veiller un jour en sous-ordre à la construction d’un bas- tion , d’une demi-lune ou d’une porte de ville, MONGE. 433 Monge exécutait les travaux quotidiens imposés aux élèves de l’école pratique beaucoup plus vite que ne l'exigeaient les règlements rédigés en vue de capacités moyennes, Il avait donc du loisir, et l’employait à rechercher les fondements mathématiques des construc- tions de stéréotomie qui, dans ce temps-là, étaient recommandées et prescrites au nom de leur ancienneté, autant dire au nom de la routine. Durant ces études soli- taires, Monge, quoique dépourvu de tout guide, n’arriva pas seulement à des démonstrations simples et élégantes des méthodes obscures en usage; il les perfectionna , il ouvrit des routes entièrement nouvelles. Il fallut néan- moins qu'une circonstance fortuite vint apprendre aux chefs supérieurs de l'établissement de Mézières que la petite école, que la division des hommes de peu, renfer- mait un esprit actif et pénétrant, une intelligence d’élite, en mesure de beaucoup améliorer la science de l’ingé- nieur, capable même de la remuer jusque dans ses fon- _dements. MONGE EST NOMMÉ RÉPÉTITEUR ET PROFESSEUR A L'ÉCOLE DE MÉZIÈRES. — TRAVAUX DE MONGE SUR LA GÉOMÉTRIE DESCRIP- TIVE ET SUR L’ANALYSE TRANSCENDANTE. — SON TALENT COMME PROFESSEUR, — CARACTÈRE DE MONGE. — SON MARIAGE. Défiler une fortification, c’est-à-dire ne laisser aucune de ses parties en prise aux coups directs de l'artillerie de l’assiégeant, tel est le problème capital sur lequel, de tout temps, il a fallu diriger les premières réflexions des jeunes ingénieurs militaires, À l’époque où Monge arriva à Mézières, les solutions connues de ce fameux problème reposaient ou sur des tâtonnements incertains, IL, — 11. 28 mé: MONGE. ou sur des calculs d’une longueur rebutante. Les calculs, il est vrai, on les donnait à faire aux malheureux prati- ciens de la gâche. C’est à ce titre que Monge fut chargé de traiter un cas particulier, dont les éléments avaient été fournis par l'état-major de l’école. Lorsque notre con- frère se présenta pour remettre le résultat de son travail au commandant supérieur, cet officier refusa de le rece- voir. Pourquoi, disait-il, me donnerais-je la peine de soumettre une solution imaginaire à de pénibles vérifica- tions? L'auteur n’a pas même pris le temps de grouper ses chiffres ; je puis croire à une grande facilité de calcul, mais non à des miracles! Sur l’insistance du jeune élève, on se décida enfin à l'entendre : il avoua d’abord, sans détour, que les seru- pules de son chef avaient quelque fondement, que les procédés connus ne l’auraient pas conduit si promptement au but, quelle qu'eût été:son habitude des calculs arithmé- tiques. Aussi, ajouta-il, ce que je demandeen première ligne et avec une entière confiance, c’est l'examen scru- puleux de la route que je me suis tracée. Cette fois, la fermeté triompha de la prévention. La route nouvelle, étudiée sous tous ses aspects, se trouva plus directe, plus facile, plus méthodique qu’on n’avait osé l’espérer, et Monge fut récompensé de son invention par la place de répétiteur de mathématiques. En sortant de la classe des appareilleurs, où il avait ‘pu craindre de rester éternellement relégué, pour aller donner des leçons à messieurs les officiers du génie, Monge voyait s'ouvrir tout à coup devant lui une belle et vaste carrière. Dans les premiers moments, il fut cepen- MONGE. 435 dant moins sensible à cette brillante perspective qu’au plaisir d’avoir enfin reçu un témoignage de satisfaction qui ne S’adressait pas exclusivement à la dextérité de ses doigts. Il faut bien l'avouer, tout en accordant jusque-là ‘de très-grands éloges aux travaux graphiques de notre ‘confrère, on ‘avait paru l’engager à ne ‘pas ‘porter son ambition plus loin ; et lui, dans le sentiment de sa force, voulut plus d’une fois déchirer, fouler-aux pieds ses belles épures, afin d'échapper à des compliments’ presque tou- jours suivis de restrictions, “de ‘conseils qui l’humiliaient, “Cest de l’époque où Monge entra en fonction comme répétiteur à l'école de Mézières, ‘que ‘date réellement la branche des mathématiques appliquées, connue aujour- d’hui sous le‘nom de géométrie descriptive. Au point de vue de l'utilité, la géométrie descriptive est incontestablement le plus beau fleuron de la couronne scientifique de notre confrère. Je ne ‘saurais donc me dispenser d'en donner ici une idée générale. Je neme fais pas illusion sur la sécheresse des détails que l'analyse des découvertes de Monge pourra m’imposer ; mais je sais aussi que j'ai l'honneur de parler devant une assemblée juste appréciatrice du sentimert da devoir, “et ‘cette réflexion me rassure entièrement. Personne d'ailleurs n’a dû supposer qu'ilne serait pas question de mathématiques dans la biographie d’un mathématicien. La géométrie descriptive, la géométrie analytique, ne s’occupeñt, ne peuvent s'occuper que de lignes, que de surfaces susceptibles d’une définition rigoureuse : ce sont les expressions sacramentelles de Monge. Quel sens devons-nous leur attribuer ? 436 MONGE. Les mots définition rigoureuse n’impliquent en aucune manière que la forme de la surface pourrait toujours être indiquée dans les termes de la langue parlée : une surface est définie rigoureusement, lorsque la position de tous ses points se déduit d’une même formule analytique, à l’aide d’une série d'opérations uniformes, c’est-à-dire par un simple changement dans la valeur numérique des lettres qui y figurent. | Ceci convenu, indiquons le plus brièvement possible le but de la géométrie descriptive. Une figure plane peut être représentée sur une surface plane sans aucune altération dans les proportions de ses parties. La représentation est, dans ce cas, une sorte de miniature de la figure réelle; les lignes qui sont doubles, triples, décuples, etc., les unes des autres dans l’objet, sont également doubles, triples, décuples, etc., les unes des autres dans la représentation, Il n’en est pas de même d’uu corps à trois dimensions, d’un. corps ayant longueur, largeur et profondeur : sa représentation sur une surface plane est inévitablement altérée. Des lignes qui, sur le corps, sont égales entre elles, peuvent être extrêmement inégales dans la repré- sentation plane. Les angles formés dans l’espace par les arêtes ou par les diagonales du corps, n’éprouvent pas de moindres altérations comparatives, quand elles viennent à être figurées sur un plan. Malgré ces difficultés, les dessinateurs, les peintres, . parviennent, à l’aide de divers artifices, à représenter sur une feuille de papier, sur une toile, et de manière à faire illusion, des objets très-complexes, tels que des mo- MONGE. 437 numents d'architecture, des machines, etc. On arrive à ce résultat par une application intelligente des principes de la perspective linéaire, des principes encore plus déli- cats de la perspective aérienne, des principes qui règlent ce que les artistes ont si singulièrement appelé le clair- obscur. Ajoutons que les représentations pittoresques, si satisfaisantes quand il s’agit seulement de donner une idée générale des objets, seraient à peu près sans valeur pour l'architecte qui voudrait reproduire ces objets avec toutes leurs dimensions. she Qui n’a vu dans de vastes chantiers une multitude de pierres de taille numérotées, de grandeurs et de formes variées? C’est l'image du chaos. Attendez! le poseur viendra prendre ces pierres une à une, il les superposera, et le dôme majestueux s’élancera dans l’espace, sans qu’elles dévient même de quelques millimètres de la place et de la forme que l'imagination de l'architecte leur avait assignées; et des arcades à plein cintre naîtront, sous vos veux, en affectant une régularité de contours presque mathématique; et les nervures, les corniches, les den- telles en pierre de l’église gothique, se marieront entre elles avec une merveilleuse précision. Les constructions en charpente ne sont pas moins remarquables. Les nombreuses pièces qui entrent dans la composition d’un grand comble avaient ététaillées, façon- nées chacune à part; l’ouvrier monteur n’a eu, pour ainsi dire, qu’à les présenter les unes aux autres, qu’à en faire un tout, comme l’ébéniste compose, de pièces rap- portées, la table d’un échiquier. Ces beaux, ces magnifiques problèmes n'auraient pas 438 MONGE,. été solubles si l’on n’avait eu pour guide que les représen-. tations pittoresques des objets; mais en substituant à ces: images, des dessins: assujettis à certaines règles, toutes les relations de grandeuret de forme, entre les différentes parties d’une: construction quelconque, s “obtiennent à l’aide d'opérations très-simples, Obéissant à une sorte de géométrié naturelle, sléal par la nécessité qui, souvent, produit, les mêmes effets: que le génie, d'anciens architectes firent usage, dans: certains cas, de ces dessins spéciaux où le constructeur: peut trouver, presque à vue, les dimensions et, les formes des parties dans lesquelles il se voit obligé de décomposer. un édifice projeté, Ges architectes seraient les inventeurs, de la géométrié descriptive, s'ils avaient: fondé. leurs épures sur des principes mathématiques, et: généralisé la méthode; mais, loin de là, ils affectaient: de considérer les préceptes qui leur:servaient de règle-comme le fruit d’une pratique aveugle. Aussi, dès qu'on les tirait des cas particulierstraités dans les plans de leurs portefeuilles, ils: ne savaient plus marcher même:à tâtons; À une époque gouvernée par l’émpirisme; les chefs des diverses écoles ne pouvaient être-que-du même avisrela.- tivement à la valeur des méthodes en usage: Ikn’est, pas rare de lire dans leurs traités: : Je parie-10, 20°et même 100 mille livres, que mes procédés sont exacts. IL faut, avouer que jamais, à l’occasion.de ces-défis, on ne:tomba d’accord sur le-choix des experts qui auraient. eu. à tran- cher le différend. L'autorité intervint elle-même dans: ces débats, Aïnsi, elle défendit à l’artiste Bosse d'adopter les méthodes de MONGE, 439 Desargues pour som cours de perspective de l'École royale de peinture. L'autorité fut mal inspirée; nous savons aujourd’hui que les méthodes interdites étaient très-exactes, mais aussi pourquoi vouloir régler l’art, la science, par arrêt, du parlement? Des décisions ridicules ont toujours été la conséquence. de ces tentatives d’usur- pation sur la liberté de la pensée humaine. Des hommes de mérite, Desargues en tête, réussirent enfin à rattacher aux règles de la géométrie élémentaire la plupart des méthodes, des tracés en usage dans la coupe des pierres et dans la charpente. Malheureusement, leurs démonstrations étaient longues, embarrassées; elles devaient toujours rester hors de la portée des simples ouvriers. À quoi tenaient ces complications? Elles tenaient à ce qu'on était obligé de créer la science tout entière, à l’occasion de chaque problème. Adoptez cette même marche dans telle: autre branche quelconque des mathé- matiques, et la plus inextricable confusion en sera aussi la conséquence inévitable. Un analyste poursuivant la solution d'une question, et s’arrétant chemin faisant suivant les circonstances, pour discourir sur la règle des. signes, sur celle des expo- sants, etc; pour expliquer la numération, la multipli- cation, la division, Vextraction des racines, etc. offrirait l'image, assez fidèle, de ce: qu’étaient jadis, dans leur genre, les stéréotomistes. Monge débrouilla ce chaos, Il fit voir que les solutions graphiques:de tous les problèmes de la géométrie à trois dimensions, se fondaient sur un très-petit nombre de 410 MONGE. principes qu’il exposa avec une merveilleuse clarté. Désormais aucune question, parmi les plus complexes, ne devait rester l’apanage exclusif des esprits d'élite ; avec des instruments bien définis et une méthode de recher- ches uniforme, la géométrie descriptive, dont Monge devint ainsi le créateur, pénétra jusque dans les rangs nombreux de la classe ouvrière, malgré le peu d’instants qu’elle peut consacrer à l’étude. | Il faut se bien pénétrer de l’état où des hommes d’un grand talent avaient laissé la stéréotomie, pour apprécier le haut mérite que Monge déploya dans l’accomplissement de son œuvre. En toutes choses, qu’il s'agisse d’une fable de La Fontaine, ou du Traité de géométrie descriptive de notre confrère, ce qui est réellement beau paraît simple, et semble avoir dû coûter peu d’efforts. Lagrange expri- mait une pensée analogue avec sa finesse habituelle, : lorsqu’il disait en sortant d’une leçon de son ami : « Avant : d’avoir entendu Monge, je ne savais pas que je savais la géométrie descriptive ». La géométrie descriptive, fondée sur l'emploi des pro- jections, n’est pas seulement le moyen de résoudre avec rigueur une multitude de problèmes relatifs aux construc- tions; elle constitue encore une méthode très-propre à : faire découvrir des propriétés cachées et précieuses des espaces limités, ainsi que Monge en donna de nombreuses : preuves, ainsi que ses successeurs l'ont établi par tant | d'exemples éclatants. Le premier point de vue intéressa particulièrement l’école de Mézières; elle se montra jus- tement fière d’avoir vu naître, dans son sein, une branche des mathématiques éminemment utile. Malheureusement : MONGE. 44 on s’obstina à placer la nouvelle science sous le boisseau. Il ne fallait pas, disaient les autorités de l’École, aider les étrangers à devenir habiles dans l’art des constructions ; les méthodes imparfaites, ou seulement obscures, obligent les ingénieurs à des tâätonnements; ils sont forcés de dé- molir plusieurs fois leurs ouvrages, et, d'ordinaire, il en résulte de graves défauts de solidité. Faire plus vite, avec moins de dépense et plus solidement, sont des avantages dont le constructeur français, l'ingénieur militaire sur- tout, doivent autant que possible conserver le privilége. Telles étaient les considérations empruntées, avouons- le franchement, à un esprit patriotique, petit, mesquin, qui firent intimer à Monge l’ordre de ne rien divulguer, ni verbalement, ni par écrit, de ses succès en géométrie descriptive. Il ne lui fut permis de professer publique- ment cette science qu’en 4794, à l’École normale. Les quinze années d’un silence absolu prescrit par l'autorité, d’un mutisme vraiment cruel, ne furent pas entièrement perdues pour la science. Monge ne pouvant pas mettre le public dans la confidence des études qu'il faisait sur les propriétés des corps, à l’aide de la méthode géométrique des projections, traita les mêmes questions par l'analyse transcendante. Ici, on lui accorda toute liberté. C’est par des recherches analytiques que notre confrère commença à être connu dans le monde savant, et qu’il y prit, dès son début, un rang distingué. Malgré les difficultés du sujet, J'essaierai de donner une idée générale de la principale découverte de Monge dans ce genre de travaux. Quelques notions préliminaires très-simples faciliteront notre recherche, 442 MONGE. Veut-on s'assurer qu’une ligne donnée est courbe, on en approche une ligne droite. Désire-t-on quelque chose de plus; faut-il connaître le degré de courbure d’une: ligne, en un. certain point, on détermine le rayon du cercle qui, passant par ce point, approche de la courbe le plus possible, le rayon: du: cercle que les géomètres appellent le cercle: osculateur:. Ce rayon est-il grand, la courbure est petite, et sécigromen ment. Des courbes tracées sur des plans, Pons aux sur- faces. Quand on désire avoir une idée nette des courbures diverses d’une surface en un quelconque de ses points, on mène d’abord: au point donné une normale: à la surface ; ensuite on fait passer par cette ligne droite une série-de plans sécants: Chaque plan: sécant détermine une: section qui est réellement partie intégrante de la surface, et qui en fixe la courbure dans un sens déterminé: Parmi toutes les sections curvilignes qui résultent des intersections. d’une surface par une série. indéfinie de plans sécants normaux. passant par un point donné, il en est une qui, comparativement, possède le maximum de courbure, et une: autre le minimum: Les plans dans lesquels ces sections de plus grande et de moindre: courbure: se trouvent: contenues; sont sus perpendiculaires l'un: à l’autre. | Les courbures des sections normales intermédiaires peuvent se déduire de la plus grande et de la moindre courbure, d’après une règle générale très-simple. Cette théorie des sections courbes appartient à Euler, MONGE. 443 l'homme qu'on aurait pu appeler presque sans méta- phore, et certainement sans hyperbole, l'analyse in- carnée.. Ceux qui possèdent une qualité sans laquelle nul suc- cès n’est assuré dans la carrière: des sciences, la qualité de s'étonner à: propos; n’ont: jamais refusé leur admira- tion aux découvertes: dont je viens de faire mention. Le mot admiration serait-il ici hors de place? Exa- minons. Toute équation entre trois indéterminées représente une- surface. Si les: indéterminées y entrent au premier degré, cette. surface. est plane, L’équation est-elle: du second degré, il en peut ressortir un ellipsoïde, un para- boloïde, un hyperboloïde, ou des: surfaces qui sont des modifications, des-cas particuliers de celles-là. S’élève-t-on jusqu'au troisième degré, il y a tant de surfaces distinctes: contenues dans l'équation, qu’on n’a pas même essayé d’en faire. le dénombrement. Le nombre de ces surfaces augmente dans une énorme proportion quand on passe du troisième, au quatrième. degré, du quatrième au cin- quième, etc. ET” imagination: à peine à concevoir l’mmmense Hoaiété de formes qui peuvent être déduites des seules équations de tous degrés, dites algébriques, Eh bien, ces formes les. plus dissemblables ont un caractère commun ; la variété, dans Paspect général, n’empêche pas qu’en un point donné d’une quelconque de ces milliards de surfaces, les deux sections normales de plus grande et de moindre courbure ne soient perpendiculaires entre elles, et que les courbures des sections intermédiaires ne dépendent des 444 MONGE. deux premières, suivant une loi simple et générale. Le théorème d’Euler trace, en quelque sorte, une limite que dans leurs dissemblances, d’ailleurs infinies à d’autres égards, les surfaces géométriques ne peuvent jamais dépasser. Appliqué aux transformations qui découlent des combinaisons de l’analyse, ce théorème peut être assimilé à ces belles paroles de l’Écriture : « Océan, tu n’iras pas plus loin ! » | Les géomètres supposaient qu'une question creusée si profondément par le génie d’Euler était épuisée. Monge montra combien on se trompait, Le travail dont les géo- mètres lui sont redevables ne porte pas seulement, comme celui de son illustre prédécesseur, sur la consi- dération d’arcs élémentaires, d’arcs infiniment petits, appartenant aux sections normales faites dans une surface par un point donné. Monge s’occupa de deux courbes indé- finies, susceptibles d’être tracées sur toutes les surfaces possibles. 11 me suffira de quelques paroles pour caracté- riser nettement la belle découverte de notre confrère. Menez une perpendiculaire , une normale, à une sur- face en un point donné; menez ensuite une semblable normale en un point très-voisin du premier.En général, _ cette seconde ligne ne rencontrera pas la première; les deux normales ne seront pas contenues dans un même plan. | Il y a deux directions (deux directions seulement) dans lesquelles, sans exception aucune, les normales consécutives se rencontrent. Ces directions, comme les sections de plus grande et de moindre courbure, avec lesquelles, dans une très-petite étendue, elles se con- MONGE. 445 fondent, sont rectangulaires entre elles; ces directions peuvent être suivies dans toute l’étendue d’une surface quelconque. Monge les appela les lignes de courbure. On peut appliquer à ces lignes de courbure de Monge toutes les considérations auxquelles j’ai eu recours pour faire ressortir la beauté du travail d'Euler. Notre confrère a donc eu le très-rare privilége d’attacher son nom à la découverte d’une des propriétés primordiales des espaces terminés par des surfaces quelconques, avec la seule limitation que ces surfaces soient susceptibles d’une défi- nition rigoureuse. | Dans une des leçons, non ‘obligatoires, de l’ancienne École polytechnique ; dans une de ces leçons, aujourd’hui supprimées, qui étaient destinées à développer le goût des sciences chez les premiers élèves, Monge appliqua sa théorie des lignes de courbure à l’ellipsoïde. Plusieurs professeurs s'étaient empressés d'aller écouter leur con- frère : ils se donnaient alors les uns les autres de ces marques de déférence. À l'issue de la séance, Monge fut entouré et comblé de félicitations, Celles qui sortirent de la bouche de Lagrange nous ont été conservées : « Vous venez, mon cher confrère, d'exposer des choses très-élé- gantes; je voudrais les avoir faites. » Monge avouait que jamais compliment n’alla plus droit à son CŒUr,. Je demande à l’assemblée la permission de lui pré- senter encore quelques considérations générales, très- courtes, sur un-troisième travail qui forme aussi un des points culminants de la carrière scientifique de Monge. Lorsque Descartes eut réalisé l'application de l'analyse 446 MONGE, à la géométrie, sa plus brillante, sa plus solide décou- verte, les mathématiciens s’attachèrent d’abord à l’exa- men des propriétés des lignes planes représentées par les équations des deux premiers degrés à deux indétermi- nées. La route semblait tracée: il n’y avait qu’à passer successivement à la discussion des dignes :du troisième ordre, du quatrième, ‘du cinquième, -et ainsi de suite, Newton ‘entreprit ce travail pour l'équation du ‘troisième degré. Ses prédécesseurs avaient trouvé trois espèces de courbes dans l’équation:du second ; äl fut amené à «en distinguer soixante-douze dans l'équation ‘du troisième. Euler, prenant l'équation ‘du quatrième degré, n'osa pas même entrer dans la question dés ‘espèces proprernent dites. En se tenant à des caractères plus généraux, en me poussant son investigation que jusqu'aux genres, al «en trouva cent quarante-six. Ce mode de classification «des courbes devait évidem= ment être ‘abandonné. 41 n’eüt d’ailleurs pas été :abor- dable en passant aux surfaces. Monge, toujours guidé ‘par des vues ‘d'utilité, consi- déra que lorsqu'ils ont à faire choix de surfaces:pour un but déterminé, les constructeurs ne s'inquiètent guère -du degré des équations à l’aide desquelles ees surfaces pour- raient être représentées. Quand ils hésitent, c’est «entre des surfaces soumises à un même mode de génération, les unes appartinssent-elles à “des équations «du {second degré, et les autres à des équations du millième. Il sub- stitua donc à l’ancien mode de classification, à celui de Descartes, de Newton et d’Euler, un mode-entièrement nouveau; il groupa les surfaces d’après leur mode de MONGE. 447 génération ; il étudia ainsi simultanément les propriétés des surfaces cylindriques de tous les ordres, puis les pro- priétés des surfaces coniques, puis celles des surfaces de révolution, etc., sans jamais se demander quelle place la surface occuperaït, qu’on me passe l'expression, dans la hiérarchie algébrique. Pour atteindre ce but, Monge se vit obligé d’avoir recours à un genre particulier de calcul, que l'étude des mouvements des fluides venait de faire naître dans les mains de d’ Alembert: le calcul aux différences partielles, Monge mania cette :analyse transcendante ‘avec tune telle délicatesse. il donna à ses démonstrations une si admi- rable clarté, que personne ne se doutait, en le lisant, qu’il avait été entraîné sur les dernières limites ‘des connais- sances mathématiques du xvur siècle. Les premiers Mémoires de Monge, relatifs à la recher- che des équations des surfaces connues par leur mode de génération, ont été imprimés dans le Recueil de l’Acadé- mie de Turin, pour les années 1770 à 1773. On sera peut-être curieux ‘de trouver à côté de l'appréciation si franchement modeste que Monge faisait de son œuvre, le jugement qu’en portait Lagrange : «Persuadé, disait Monge dans le préambule de son Mémorre, qu'une idée, stérile entre les mains d’un homme ordinaire, peut devenir très-profitable entre celles d’un habile géomètre, je vais faire part de mes recherches à l'Académie de Turin. » Voici maintenant les paroles de Lagrange dans toute leur naïveté : | «Avec son application de l'analyse à la représenta- 4418 MONGE. tion des surfaces, ce diable d'homme sera immortel ! » A-t-on raison de voir dans ces paroles une trace de jalousie ? Ce sera le plus grand éloge qu’on ait jamais pu faire du remarquable travail de Monge. En 1768, à la mort de Camus, examinateur des élèves du génie, Bossut lui succéda. Monge, de son côté, passa de la place de répétiteur à celle de professeur, que Bos- sut occupait avant sa promotion; il avait alors vingt- deux ans. Trois ans après, en 1771, l’abbé Nollet étant mort, Monge fut chargé de le remplacer ; il se trouva donc à la fois professeur de mathématiques et professeur de phy- sique à l’école de Mézières. Son zèle et sa facilité lui per- mettaient de satisfaire amplement à ces deux fonctions. Comme répétiteur, Monge n’avait avec les élèves que des relations individuelles, dans les salles d’étude, à l’oc- casion des travaux graphiques. Après sa nomination aux places de professeur de mathématiques et de physique, il eut à faire des leçons devant les élèves réunis : son succès fut aussi complet qu’on puisse l’imaginer. Ceux qui se rappellent la réputation, la prééminence incon- testée que Monge acquit plus tard comme professeur à l’Athénée de Paris, à l’École normale et à l’École polytechnique, trouveront naturel que je m'’arrête un moment à en chercher la cause. Puisse mon investiga- tion devenir profitable à tel professeur qui, placé à l’an- tipode de Monge, semble ne faire aucun effort pour en sortir ! | Monge, comme professeur, appartenait à l’école du philosophe célèbre, « qui, faisant peu de cas, je cite ses MONGE. 449 propres expressions, de la vertu parlière, ne trouvait pas grand choïx entre ne savoir dire que mal, ou ne savoir rien que bien dire. » Dans ses leçons, toujours substan- tielles, il visait exclusivement à être clair, à se rendre accessible aux intelligences les plus paresseuses, et il ‘atteignait complétement son but. De l’ensemble descendiez-vous aux détails; vous pre- nait-il fantaisie d’analyser le talent oratoire de Monge, votre oreille était désagréablement affectée par une pro- sodie défectueuse. À des paroles traînantes succédaient, de temps à autre, des membres de phrase articulés avec une volubilité faite pour dérouter l'attention la plus sou- tenue. Vous alliez alors, par dépit, jusqu’à vous ranger à une opinion erronée, mais fort répandue : vous croyiez Monge bègue. Bientôt, cependant, entraîné, séduit par la lucidité des démonstrations, vous étiez tenté de rompre le silence solennel de l’amphithéâtre et de vous écrier, à l'exemple d’un des élèves les plus distingués de notre confrère : « D’autres parlent mieux, personne ne professe aussi bien, » On a vu des professeurs imposer à un nombreux audi- toire par la régularité et la noblesse de leurs traits, par l'assurance de leur regard et l'élégance de leurs manières. Monge ne possédait aucun de ces avantages. Sa figure était d’une largeur exceptionnelle; ses yeux, très-enfoncés, disparaissaient presque entièrement sous d’épais sourcils ; un nez épaté, de grosses lèvres, formaient un ensemble peu attrayant au premier abord ; mais, qui ne le sait? dans les tableaux de certains peintres fameux, les incor- rections du dessin disparaissent sous la magie du coloris, IL, —11, 29 450 MONGE. Les qualités de l’âme jouissent d'an privilége analogue ; elles répandent sur les traits du visage des nuances har- -monieuses qui en masquent tous les défauts. Tel est sur- tout, à mon avis, le sens qu’on doit attacher à cet adage de Chesterfeld : « La laideur et la beauté sont. des ques- tions de trois semaines au plus. » Il n’était nullement question de semaines pour s’accoutumer à la figure sévère de l’illustre professeur. Dès les premières paroles de cha- -cune de ses leçons, on la voyait soudainement s’illuminer d’une bienveillance infinie, qui commandait le respect et la reconnaissance, L’œil scrutateur de Monge découvrait, jusque dans les parties les plus reculées de son nombreux auditoire, lPélève que le découragement commençait à gagner; il reprenait aussitôt sa démonstration, en modifiait la mar- che, les termes; et, lorsque toutes ces attentions étaient demeurées sans résultat, il manquait rarement, la séance finie, d'aller, à travers la foule, se saisir, pour ainsi par- ler, de l’auditeur à lesprit distrait ou paresseux qu’il avait remarqué, et de faire pour lui seul une seconde - leçon. Ordinairement elle n’avait point de préambule, et commençait en ces termes : « Je reprends, mon ami, du point où j’ai commencé à devenir inintelligible, » J'entends souvent attribuer les succès de Monge dans J'enseignement de la géométrie descriptive à l’habileté sans pareille avec laquelle il savait, par des gestes, figu- rer et poser dans l’espace les surfaces , objet. de ses . démonstrations. Je méconnais d'autant moins ce genre - particulier de mérite, que j'ai entendu souvent notre con- -frère lui assigner une extrême importance. Je dois, plus MONGE. AS que personne, me rappeler qu'au commencement de la dernière leçon qu’il ait donnée à l'Ecole polytechnique, en 1809, Monge s’exprimait ainsi : « Je suis, mes amis, obligé de prendre congé de vous, et de renoncer pour toujours au professorat; mes bras engourdis, mes mains débiles, ne m’obéissent plus avec la promptitude néces- saire, » Néanmoins, c’est ailleurs que j'ai cru apercevoir la cause principale du silence religieux, de l'intérêt puis- sant, de la vénération profonde dont les disciples de l'illustre académicien ne manquaient jamais de l’entourer. Monge enseignait ordinairement ce qu’il avait lui-même découvert. C'était pour un professeur, vis-à-vis de ses élèves, la position la plus avantageuse qu’on pût imagi- ner, surtout lorsqu'une modestie franche et naïve, comme celle de notre confrère, y ajoutait un-nouveau charme, Monge ne suivait pas strictement, devant ses auditeurs, la marche qu’il s'était tracée dans le silence du cabinet; il s’abandonnait souvent à des inspirations subites; on apprenait alors de lui comment les esprits créateurs font avancer les sciences, comment les idées naissent, per- cent l'obscurité qui d’abord les entoure, et se déve- Joppent, Dans les occasions dont je parle, mon expres- sion ne sera que juste : Monge pensait tout haut. Partout où il s’établira ainsi une sorte de communauté entre la jeunesse avide de savoir et un professeur homme de génie, celui-ci obtiendra un succès d'enthousiasme, dont on doit renoncer à trouver la cause dans les grâces du langage ou même dans la clarté de l'exposition. Il y a toujours un grand avantage à faire professer les sciences par ceux qui les créent : ne négligeons pas les occasions 452 MONGE. de proclamer cette vérité, puisqu'on a si souvent affecté de n’en tenir aucun compte, Beaucoup de nos jeunes professeurs, s’abandonnant sans défiance à un de nos penchants les plus doux, mais aussi les plus pernicieux, les plus trompeurs, la paresse, s’imaginent de bonne foi qu’il serait impossible de culti- ver fructueusement les sciences loin de Paris. Pour ren- verser de fond en comble une erreur si funeste, il suffit _de faire remarquer que les principaux travaux de Monge sur la génération et les propriétés des surfaces courbes, sur la géométrie descriptive, datent de l’école de Mézières, Reportez-vous cependant par la pensée à soixante-dix ans de notre époque, et vous ne trouverez pas, tant s’en faut, qu’un habitant de cette ville fût, comme il l’est aujour- d'hui, régulièrement informé tous les matins, vingt- quatre heures seulement après la capitale, du plus petit événement arrivé dans le monde scientifique, Voulez-vous la mesure, qu’on me passe l’expression , de l'isolement où vivait Monge à Mézières, je la trou- verai dans une lettre inédite qui a passé sous mes yeux. Cette lettre est du 16 septembre 1776. Monge y compli- mentait Condorcet sur sa nomination à la place de secré- taire perpétuel de l’Académie des sciences; six mois s'étaient écoulés avant que Monge, dont toute l’attention devait être tournée vers la savante compagnie, fût informé du changement capital qui s’y était opéré, A notre époque, il ne faut pas un temps aussi long pour qu’on apprenne aux antipodes l'événement le plus insignifiant arrivé dans une bourgade sans nom de la Laponie ou de l'Islande, MONGE. 453 La jeunesse si féconde de Monge restera donc comme une protestation permanente contre l’apathie de tant de professeurs de mérite, qui croient s’excuser de ne rien produire en parlant sans cesse de leur isolement. En écrivant la biographie de Watt, j'ai essayé de tra- cer l’histoire de la découverte de la composition de l’eau. Je crois cette histoire fidèle, quoiqu’elle ait donné lieu à bien des diatribes de la part de quelques-uns de nos voi- sins engoués de titres nobiliaires, qui ont trouvé que je m'étais rendu coupable d’une irrévérence impardonnable en essayant de dépouiller, ce sont leurs expressions, Cavendish, de l’illustre famille des ducs de Devonshire, en faveur de l'artiste Watt. | De ce côté du détroit, quelques amis de Monge m'im- putent le tort de n’avoir pas cité les expériences relatives au même objet de notre savant compatriote. Mais ils ont donc oublié qu’en publiant son travail dans les Mémoires de l'Académie des sciences de 1783, Monge lut-thême s’exprimait ainsi : « Les expériences dont il s’agit dans ce Mémoire ont été faites à Mézières, dans les mois de juin et de juillet 1783, et répétées en octobre de la même année : je ne savais pas alors que M. Cavendish les eût faites plusieurs mois auparavant en Angleterre. » Quoique cette note de l’auteur donne incontestablement l’antériorité au savant anglais, nous devons réclamer pour notre compatriote le. mérite d’avoir opéré très en grand, et en s’entourant de toutes les précautions que la science pouvait commander. Monge ne se faisait pas moins remarquer à Mézières 454 MONGE. par ses mœurs irréprochables et la noblesse de ses senti- ments, que par ses talents précoces. Il croyait, il disait que l’homme de cœur doit, en tout temps, en tout lieu, se considérer comme le mandataire des honnêtes gens absents, et prendre ouvertement leur défense quand on les attaque. Adopter un pareil principe pour règle de conduite, c’est faire bon marché de son repos. Monge eut bientôt l’occasion de le reconnaître, quoique Mézières fût une très-petite ville; quoique les questions politiques ou sociales qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont si profondément agité le monde, enflammé tant de passions, fussent alors posées à peine, et n’occupassent, en tout cas, que les érudits et quelques publicistes, à titre de simples utopies. Je dois avouer que Monge n'hésitait jamais, même au risque d’un duel, à rompre ouvertement en visière avec quiconque faisait parade devant lui d’un sentiment dés- honnête. Je pourrais, à ce sujet, citer-plusieurs anec- dotes qui auraient leur côté piquant, Je me bornerai à une seule : | | À Dans un salon de Mézières, certain personnage, infatué de son mérite et de sa fortune, racontait, comme une chose à peine croyable, que la belle madame Horbon de Rocroy n’avait pas voulu l’accepter pour mari, Au reste, : ajoutait-il, en s’efforçant de rire pour égayer ses audi- _ teurs, je m’en suis bien vengé : des historiettes de ma façon, que j'ai répandues dans la ville et aux alentours, ont déjà empêché la dédaigneuse veuve de contracter un autre mariage. Monge ne connaissait pas madame Hor- bon. Il n’en écarta pas moins rudement avec les mains et MONGE, ; 455 les coudes la foule, toujours si prompte à se grouper autour des médisants, alla droit à l'épouseur éconduit, et, d’un ton d'autorité qui n’admettait point de délai dans la réponse, il lui posa cette question : « Est-il vrai, Monsieur (j'ai besoin de vous l’entendre répéter ), est-il vrai que vous ayez essayé de nuire à une faible femme, en colportant des anecdotes dont vous éonnaissiez la faus- seté? — Cela est vrai, mais que vous importe? — Je vous déclare un infâme! » reprit Monge d’une voix reten- tissante. Et l’action, aussi prompte que la foudre, ayant accompagné son exclamation, les spectateurs virent la querelle se dénouer comme celle du père de Chimène ‘et de don Diègue, dans la belle tragédie de Corneille, Seulement le don Diègue souffleté de Mézières n’ayant demandé réparation, ni par procuration, ni personnel- lement, il arriva que Monge, contre ses prévisions, avait, cette fois, puni un misérable este sans courir aucun danger. A quelque temps de là, Monge rencontra chez des amis de Rocroy une personne dé vingt ans dont il devint fortement épris : c'était madame veuve Horbon, Il de- manda sa main, sans se donner la peine de recourir, suivant l'usage, à l'entremise d’un tiers. Madame Horbon ignorait la scène de Mézières ; mais la voix publique lui avait appris que le professeur de l’École du génie jouissait de l'estime générale et que ses élèves ladoraient. Elle hésitait cependant : veuve d’un maître de forges, ma- dame Horbon ne voulait imposer à personne les ennuis d’une liquidation compliquée. Ne vous arrêtez pas, Ma- dame, à de pareilles vétilles, repartit Monge avec viva- 456 MONGE. cité; j'ai résolu dans ma vie des problèmes bien autrement difficiles; ne vous préoccupez pas non plus de mon peu de fortune; veuillez m'en croire, les sciences y pour- voiront, {iso Ces épanchements naïfs vainquirent les scrupules de madame Horbon. En 1777, elle devint madame Monge. MONGE, CHARGÉ DE PROFESSER L'HYDRAULIQUE DANS L'ÉCOLE ÉTABLIE A PARIS PAR TURGOT, EST NOMMÉ MEMBRE DE L'ACA- DÉMIE DES SCIENCES ET EXAMINATEUR DE LA MARINE. Monge cessa, en 1780, d’être confiné à Mézières. Cette année, il fut nommé à une chaire d’hydraulique que Turgot avait créée au Louvre, à la demande de d’Alem- bert et de Condorcet. Le ministre statua que le nouveau professeur d’hydraulique passerait six mois à Mézières et six mois à Paris. L'Académie trouva, à son tour, que six mois de résidence dans la capitale satisferaient à la pres- cription la plus rigoureuse de son règlement, et elle reçut Monge au nombre de ses membres, Il avait alors trente- quatre ans. | En 1783, à la mort de Bezout, examinateur des élèves de la marine, ou, si l’on veut, car c'était la dénomination officielle, examinateur des gardes du pavillon, notre con- frère lui succéda. Il quitta alors définitivement l’école de Mézières. Cette école était devenue peu à peu, dans l'opinion commune, et surtout dans l’opinion des élèves, l’école de Monge. Aussi, les chefs militaires, placés à sa tête, se mon- traient-ils très-jaloux de leur subordonné, le jeune pro- ésscur de mathématiques et de physique; aussi, le com- MONGE. 457 mandant supérieur alla-t-il jusqu’à s’écrier, en faisant un emprunt au cardinal Mazarin : « Îl nous faut remplacer Monge par un homme qui ne soit personne! » Vous le voyez, la jalousie est quelquefois, à son insu, plus flatteuse, plus explicite, plus vive dans ses éloges que l’amitié elle-même. Monge remplit l'emploi d’examinateur de la marine jusqu'au commencemeñt de la première révolution. Chez Monge, la douceur et l’aménité n’excluaient pas une grande fermeté. On le trouvait même inflexible toutes les fois que l'intérêt public semblait exiger qu’il fit pré- valoir les décisions de l’examinateur. « Vous avez refusé un candidat qui appartient à de bien puissantes familles, disait à notre confrère le maréchal de Castries, ministre de la marine. Votre décision me donne mille tracas; je suis accablé de réclamations. — Vous êtes parfaitement le maître, repartit l’austère examina- teur, d'admettre le candidat qui m’a paru incapable; mais si vous prenez cette décision, monsieur le maréchal, il faudra en même temps supprimer la place que je rem- plis. Les fonctions d’examinateur ne seraient plus ensuite ni utiles ni acceptables. » Le candidat inadmissible ne fut pas admis. . Monge résista aux désirs du maréchal de Castries dans une circonstance encore plus délicate peut-être. Le ministre, plein d’estime et de bienveillance pour Monge, lui demanda, je pourrais presque dire lui enjoi- gnit, de rédiger un cours complet de mathématiques à l'usage des aspirants et des élèves de la marine. L'’ou- vrage serait devenu obligatoire, et aurait été pour notre 458 MONGE. confrère la source d’une fortune considérable. Monge refusa sans hésiter un seul instant; ilne voulut pas enlever à la veuve de son prédécesseur l’unique revenu que celui- ci lui eût laissé, le bénéfice résultant de la vente de ses livres. Cet acte de délicatesse semblera aujourd’hui incroyable, car beaucoup de personnes n’hésitent pas, dit-on, à reproduire, avec des changements de rédaction insigni- fiants, les ouvrages des maîtres de la science; car le public a été jusqu’à supposer que certaines de ces publi cations, dont il serait impossible de trouver la raison suffisante, étaient destinées à des candidats que les au- teurs des ouvrages en question devaient examiner tôt ou tard à titre officiel, J’ai besoin, au reste, de le remarquer, en résistant au désir du ministre de la marine, Monge ne faisait pas seulement un acte d'humanité, il proclamait encore les services distingués rendus par Bezout à l’ensei- gnement des mathématiques, et rendait hommage au noble caractère de l’examinateur. Après son entrée à l’Académie, notre confrère donna plusieurs très-beaux Mémoires d’analyse transcendante ; un grand travail, avec Berthollet et Vandermonde, sur le. fer considéré dans ses diflérents états; des expériences et des explications très-fines sur des effets de capillarité. Il publia en 1790, dans les Annales de chimie, tome v, la. théorie de diverses observations paradoxales d’optique ; un ingénieux traité concernant les principaux phéno- mènes de la météorologie, sur lequel je dois m’arrêter quelques instants. Ce Mémoire célèbre fut longtemps, dans notre pays, et ee D à ’ PR Te MONGE. 459 la base de l’enseignement de la météorologie, Il y avait toujours une affluence extraordinaire aux leçons dans les- quelles Monge développait sa théorie. Chacun était sous le charme, Les principes fondamentaux paraissaient si naturels, si.simples, les déductions si nettes, si rigou- reuses, le professeur se montrait si profondément con- vaincu, qu’on aurait cru commettre la plus grande des inconvenances en se permettant une objection, un simple doute. Qui d’ailleurs n’aurait été satisfait d’avoir appris dans l’espace de quelques minutes, sans aucune conten- tion d’esprit, les causes des brouillards, des nuages, de la neige, de la pluie, de la grêle, des vents, et du plus dévastateur de tous les météores, des trombes ? À l’époque où Monge rédigeait son Mémoire, la plu- part des phénomènes atmosphériques n'avaient été étu- diés que d’une manière générale et vague. Les météoro- logistes sentaient à peine le besoin de fonder la science sur des données numériques précises ; à peine commen- çaient-ils aussi à comprendre que les détails sont la véri- table pierre de touche des théories. Les théories météorologiques de Monge ne résisteraient point aujourd’hui à cette épreuve, et cependant elles n’en resteront pas moins dans l’histoire de la physique, comme un témoignage frappant de lesprit ingénieux et net de notre confrère. Qui ne le voit? il y aurait une injustice flagrante à tenter d'apprécier les conceptions de 1790, sans se reporter par la pensée à cette époque, sans mettre momentanément à l'écart les observations, les expériences faites dans l’espace de plus d’un demi-siècle, sans se rappeler que Monge n'avait, qu’il ne pouvat 4C0 MONGE. avoir aucune connaissance d’une multitude de détails que le progrès des sciences a rendus familiers même aux élèves de nos écoles, Monge n’était pas tellement absorbé par ses cours obli- gatoires du Louvre, par des leçons bénévoles données à quelques jeunes gens de mérite, au nombre desquels figu- raient nos deux anciens confrères, Prony et Lacroix, qu’il ne trouvât le temps de jeter sur la mécanique appliquée le regard perçant qui avait si bien sondé les obscurités de la géométrie descriptive, Ses investigations réduisirent les machines les plus compliquées à un nombre très-limité . d'organes élémentaires. | Monge fut bientôt frappé de tout ce que les inventeurs et les simples constructeurs trouveraient de ressources dans une énumération complète de ces divers organes; dans des tableaux synoptiques réunissant les moyens connus de transformer les mouvements des pièces sur lesquelles les moteurs exercent directement leur action en des mouvements très-différents imprimés à d’autres piè- ces; dans la représentation graphique des combinaisons ingénieuses, où l’on voit la force d’impulsion de l’eau, celle de l’air, la force élastique de la vapeur, tantôt for- ger à coups redoublés l’ancre colossale du vaisseau de: ligne, tantôt enlacer avec une régularité mathématique les filaments de la dentelle la plus délicate. Il y aurait, dans les Mémoires mathématiques de Monge, de quoi fournir matière aux éloges de plusieurs académiciens. Mais telle est la richesse de mon sujet, que je ne puis seulement citer les titres de ces écrits, et que je me vois forcé de courir à d’autres objets. MONGE. 464 _ MONGE S'ASSOCIE AVEC ENTHOUSIASME AUX IDÉES DE RÉGÉNÉRATION PROCLAMÉES PAR L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE. — SA NOMINATION AU MINISTÈRE DE LA MARINE, Notre confrère venait de poser seulement les bases de son important travail sur la composition des machines, lorsque la Révolution de 1789 éclata. Les principes de justice, de liberté, d'égalité, qui retentirent alors d’une extrémité de la France à l’autre, excitèrent dans l’âme de Monge des sentiments de sympathie et d'enthousiasme. Pendant sa jeunesse, irrévocablement attaché par les préjugés nobiliaires à la section de l’école du génie nom- mée dédaigneusement la Gâche, il se transportait avec bonheur, dans ses rêves, à une époque éloignée où le génie pourrait prendre librement son essor, où chacun recevrait du pays l'emploi le plus approprié à son mé- rite, à ses facultés. Cette utopie allait devenir une réalité ; les événements s'étaient déroulés avec une rapidité que les plus fervents amis du progrès n’avaient osé espérer. Monge attendait avec anxiété une occasion de mettre son dévouement au service d’une si belle cause. Elle lui fut d’abord offerte par le projet d'établissement d’un nou- veau système de poids et mesures. Le nom de notre confrère figure honorablement parmi ceux des commis- saires que l’Académie chargea d'éclairer le public sur les avantages de mesures assujetties à la division décimale, et d’étalons pris dans la nature. Lorsque la désaffection des faubourgs, entretenue par la commune, et surtout par Danton ; lorsque l’arrivée à Paris de cinq cents révolutionnaires marseillais pleins 462 MONGE, d’exaltation; lorsque l’inqualifiable manifeste du duc de Brunswick, eurent amené, le 10 août 417992, un sanglant combat sur la place du Carrousel, la prise du château des Tuileries et la suspension provisoire de l’autorité royale, autant dire la déchéance définitive de Louis XVI, l’Assemblée législative eut à pourvoir sans retard à la création d’un conseil exécutif. C’est le nom qu’elle donna au ministère de son choix. Roland fut placé à l’intérieur, Servan à la guerre, Clavière aux finances, Lebrun aux affaires étrangères, Danton à la justice. On avait songé à Condorcet pour la marine, mais il ne crut pas devoir accepter. Sur sa proposition, l’Assemblée nomma Monge, qui, après quelque hésitation, se dévoua. Je vois, dans les écrits du temps, qu’on trouva très- extraordinaire qu’un savant eût refusé d’être ministre, et plus encore, qu’il se fût décidé à désigner un confrère pour occuper cette position. Je ne prendrai pas la peine de discuter sérieusement l’épigramme, même en thèse générale. J'observerai seulement que le caractère loyal et élevé de Condorcet l’avait placé toute sa vie hors _ atteintes de pareils traits. Le jour de son installation, Monge ayant remarqué dans les appartements du ministre beaucoup plus de pièces qu'il ne lui en faudrait pour ses besoins person- nels et pour ceux de sa famille, songea aussitôt à loger chez lui tous les officiers de marine qui viendraient à Paris en mission. Si je ne me trompe, Monge alla au delà du projet, et les ports militaires furent officiellement informés des intentions du ministre. | La Fontaine n'aurait pas fait autrement, MONGE. _463 À l’époque où Monge devint ministre de la marine, toutes les régions de la France, et la ville de Paris en particulier, étaient dans la plus grande fermentation. Un décret de l’Assemblée législative venait de frapper de des- titution les employés du gouvernement qui avaient adhéré à la pétition dite des dix mille. Presque tous les chefs de division, les chefs de bureau et les simples cominis du ministère se trouvaient dans cette catégorie. Ils se pré- _sentèrent en masse à notre confrère, s’avouèrent signa- taires de la pétition fatale, et déclarèrent vouloir résigner - leurs fonctions. : « Vous êtes signataires? repartit Monge; et qui vous le demande? Non, non! Messieurs ! parlons avec fran- chise ; vous désirez vous retirer, parce que le nouveau ministre n’a pas vos sympathies. Eh bien! patientez : je suis ici pour peu de temps, soyez-en certains ; mon suc- cesseur vous conviendra peut-être mieux. » Ces paroles naïves, affables, changèrent les disposi- tions de la plupart des employés, et l'administration centrale ne fut pas désorganisée, Notre confrère ne réussit pas toujours aussi heureuse- ment dans les démarches qu’il fit auprès des officiers de la flotte, Le plus grand nombre émigra. Monge eut au moins le bonheur, par ses prières, par ses supplications, car il crut s’honorer en allant jusque-là, de conserver à la Franee l’homme supérieur qui, à cette époque, était à la fois une des lumières de l’Académie des sciences et une des gloires de la marine, Tout le monde a déjà nommé M. de Borda. Dans sa sollicitude inépuisable, Monge n’oublia pas 164 MONGE. M. Dubouchage, son prédécesseur au ministère, Pour lui assurer un refuge contre la terrible tempête qui menaçait déjà tous les favoris de l’ancienne cour, il le nomma : inspecteur général de l'artillerie de marine. Vous le savez, Messieurs, l’ennemi foulait le sol de la France, le trésor public était vide, des factions acharnées se disputaient déjà le pouvoir, lorsque Monge prit le timon de nos affaires maritimes; l’activité énergique de notre confrère suppléa à tout dans les limites des possibilités. Les arsenaux se repeuplèrent; on construisit, on arma plusieurs bâtiments. Enfin, quand le savant géomètre crut apercevoir qu’il pourrait quitter ses hautes et périlleuses fonctions sans se rendre coupable du crime de lèse-patrie, il donna sa démission. C'était le 12 février 1793 ; Monge fut réélu le 17. Sa retraite définitive est du 10 avril. Il eut Dalbarade pour successeur. Notre confrère quitta le pouvoir avec une sérénité d'âme, une tranquillité d'esprit que ne montrent guère ni les ministres disgraciés, ni même les ministres démis- sionnaires. Je puis sur ce point défier toute dénégation, car j'ai eu entre les mains quatre grandes pages couvertes de formules de mathématiques transcendantes, écrites par Monge le jour même de sa retraite, MOXGE. à 465 MONGE PREND LA PART LA PLUS ACTIVE À LA CRÉATION DES MOYENS DE DÉFENSE DONT LA FRANCE AVAIT UN BESOIN IMPÉRIEUX. La Convention avait décrété la levée de neuf cent mille hommes. Il ne fallait rien moins pour tenir tête à l'ouragan qui, de tous les points de l'horizon, allait fondre sur la France. | 3 Bientôt un cri sinistre, un cri de détresse se fait enten- dre, et porte le découragement dans les esprits les plus fermes. Les arsenaux sont presque vides : on n’y trouve- rait pas la dixième partie des armes et des munitions que la guerre exigera. Suppléer à ce manque de prévoyance, d’autres disent à cette trahison calculée de l’ancien gou- vernement, semble au-dessus des forces humaines, La poudre? | Depuis longtemps elle a en France, pour principale base , le salpêtre tiré de l’Inde, et l’on ne doit plus compter sur cette ressource. Les canons de campagne ? Le cuivre entre pour les quatre-vingt-onze centièmes dans l’alliage dont ils sont formés : or, les mines de France ne produisent du cuivre que dans des proportions insignifiantess; or, la Suède, l'Angleterre, la Russie, l'Inde, d’où nous tirions ce métal précieux, nous sont fermées. L’acier ? Il nous venait de l'étranger ; l’art de le faire est ignoré dans nos forges, dans nos usines, dans nos ateliers. La difficulté ne gît pas seulement dans la pauvreté des IL. — 11, 30 466 MONGE. _ approvisionnements en matières premières. Si vous le voulez, remplissez, par la pensée, les magasins de l’État de salpêtre brut de l'Inde; avant qu’il ait été purifié et rendu propre à la fabrication de la poudre, il s’écoulera un temps fort long , et le temps vous manque. Possédez-vous d'immenses quantités de ‘salpêtre déjà raffiné, on ne réussira pas à en faire un prompt usage ; car il n'existe, dans tout le royaume, qu’un nombre très- borné de moulins à poudre, car on ne crée pas des éta- blissements de cette espèce en quelques jours. Les arsenaux regorgent-ils de cuivre ; avez-vous aussi de l’étain en abondance, cette richesse vous fera plus cruellement sentir encore la lenteur des moyens en usage pour mouler, pour forer et aléser les bouches à feu, Tout annonçait que les neuf cent mille citoyens, déjà levés et enrégimentés, n'auraient à opposer ‘aux légions ennemies que des bras désarmés, que des poitrines sans défense, et qu'après l’inutile sacrifice de tant de milliers de nobles cœurs, la république et l'indépendance natio- nale périraient sans retour. | Telles étaient les déductions douloureuses des faits, et l'impression générale des esprits, lorsque le comité de salut public fit un appel à la science. Dans la première réunion des savants d'élite qui avaient été convoqués, la question de la fabrication de la poudre , la première de toutes par son importance et par sa difficulté, assombrit fortement les esprits. Les mem- bres expérimentés de la régie ne la croyaïent pas soluble. Où trouver le salpêtre? disaient-ils avec désespoir. Sur notre propre sol, répondit Monge sans hésiter : les écu- D 0 A oi gp Er NÉ En PR le MONGE. 467 ries, les caves, les lieux bas, en contiennent beaucoup plus que vous ne croyez. Ce fut alors qu'appréciant avec hardiesse les ressources infinies que le génie possède, quand il s’allie à un ardent patriotisme, notre confrère s’écria : «On nous donnera de la terre salpêtrée, et trois _ jours après nous en chargerons les canons! » Parmi ceux qui entendaient cette exclamation de Monge, plusieurs peut-être se rappelèrent avec anxiété que le sublime touche souvent au ridicule ; mais les faits tranchèrent bientôt la ve : lexclamation resta sublime! | Des instructions méthodiques et simples furent répan- dues à profusion sur tous les points de la république, «et chaque citoyen se trouva en mesure d'exercer un art qui jusque-là avait été réputé très-diflicile; et d’un bout de la France à l’autre , on voyait jour et nuit des vieillards, des enfants, des femmes, lessiver les terres de leurs habitations , et acquérir ainsi de droit de se dire : Moi aussi, j'ai contribué à la défense du pays! On fouilla de même les demeures des animaux avec une ardeur sans exemple. Quant à l’approvisionnement de salpêtre brut, la plus entière sécurité succéda au dés- espoir. La chimie inventa des moyens de purification nou- veaux. De simples tonneaux que des hommes faisaient tour- ner, et dans lesquels le soufre, le charbon et le salpêtre pulvérisés étaient mêlés avec des boules de cuivre, sup- pléèrent aux anciens moulins. La France devint une immense manufacture de poudre, 468 MONGE. Le métal des cloches est un alliage de cuivre et d’étain, mais dans des proportions qui ne conviendraient pas aux armes de guerre, La chimie trouva des méthodes nou- _ velles pour séparer ces deux métaux. Les cloches des églises donnèrent ainsi tout le cuivre que les anciens centres d’approvisionnement nous refusaient. A défaut de l'Angleterre, de la Suède, de la Russie, de l’Inde, chaque village fournit son lingot du précieux métal, Des hommes aveugles crièrent au sacrilége! Leurs clameurs se dissipèrent comme un vain bruit. Quoi de plus religieux, dans la véritable acception de ce terme, que la défense de la liberté, de l'indépendance natio- nale ! è À la voix de la patrie éplorée, les découvertes sur chaque objet naquirent aussi rapidement que les besoins. L'art de faire l'acier est ignoré, on le crée. Le sabre, l'épée, la baïonnette, la lance, la batterie de fusil, se fabriqueront désormais avec de l’acier français. Le moulage en terre, en usage dans toutes les anciennes fonderies de canons, n’était pas assez expé- ditif pour les circonstances ; on le remplaça par le mou- lage en sable, beaucoup plus rapide. Les moyens de forer, d’aléser les pièces reçurent aussi des perfectionnements importants. Le public suivait tous ces essais avec un intérêt très-vif, mêlé de quelque inquiétude. Le jour où le premier canon moulé et foré très-rapi- dement put être essayé au Champ-de-Mars, la population parisienne se porta en foule sur les talus. Le succès fut salué par les plus bruyantes acclamations, De ce moment, a ed, à done D MONGE. 469 on parut pouvoir compter avec assurance sur le triomphe de nos soldats, car chacun se disait : Ils auront des armes ! +4 Pour mettre les établissements des départements au niveau de ceux de la capitale, on fit venir de chaque district de la République des citoyens choisis parmi les canonniers de la garde nationale. Fourcroy leur enseigna les moyens d'extraire et de raffiner le salpêtre; Guyton- Morveau et Berthollet, la nouvelle manière de fabriquer la poudre; Monge, l’art perfectionné de fondre, de forer et d’aléser les canons de bronze pour les armées de terre, et les canons de fonte de fer pour la marine. Ces élèves d’une nouvelle espèce se montrèrent pleins de zèle, d'intelligence, et portèrent dans les districts l'instruction que nos confrères leur avaient donnée à Paris. | Monge consacrait ses journées à la visite des ateliers; la nuit, il composait des notices propres à diriger les ouvriers, et même un ouvrage considérable, l’Art de fabriquer les canons, destiné à servir de manuel dans les usines particulières et les arsenaux de l’État. Monge, en un mot, était l’âme de ce vaste, de cet immortel ensemble de travaux ; il dominait ses collègues par l’ascendant que donne un vif enthousiasme; il les entraînait par l’exemple d’une activité dévorante, Pour diminuer le mérite de notre confrère, on a dit - que tout autre à sa place serait arrivé aux mêmes résul- tats; qu’au milieu de l’effervescence qui s'était emparée des esprits au commencement de notre révolution, les idées nouvelles n'avaient presque pas besoin de pa- 470 MONGE. trons; qu’elles se propageaient pour ainsi dire d’elles- mêmes. DE Je voudrais que le temps me permît de faire ici une histoire détaillée de l'adoption du télégraphe aérien en 1793. On y verrait à combien d’objections futiles Chappe fut exposé, même de la part d'hommes très-éminents; on y verrait un des commissaires de la Convention ne donner son appui à l'invention qu'après avoir reçu, à Saint-Martin-du-Tertre, cette dépêche partie de Paris : « La Convention vient d’autoriser son comité de sûreté générale à apposer les scellés sur les papiers des repré- sentants du peuple. » (Le représentant du peuple com- missaire avait des papiers à cacher.) On y verrait la Convention tout entière ne se rendre qu'après avoir en- tendu cette remarque de Lakanal : « L'établissement du télégraphe est la première réponse aux publicistes qui pensent que la France est trop étendue pour former une République. Le télégraphe abrége les distances, et réu- nit, en quelque sorte, une immense population en un seul point. » On y verrait, enfin, que dans tous les temps l’homme s’est laissé dominer par la routine, par une. tendance invincible à tout apprécier, à priori, du haut de sa va nité, du haut d’une fausse science ; que les vérités, les inventions les plus utiles ne parvinrent jamais à occuper la place qui leur appartenait légitimement que de vive force et grâce à l’intervention persévérante de quelques esprits d'élite, Le monde fourmille de personnes qui confondent la froideur avec la sagesse, Avez-vous l’âme ardente, l’ima- MONGE. 474 gination- vive, le caractère décidé? Si vous mettez ces qualités au service d’un principe, d’un système politique, vous devenez aussitôt un démagogue. L'expression blesse le sens commun; n'importe : elle: se propage incessam- ment par la parole, par la presse; on s’habitue à la con- sidérer comme une partie intégrante de votre nom. C’est ainsi que certains historiens de. notre révolution sont arrivés, bien entendu sans articuler aucun fait précis, à parler de l’ardent démagogisme de Monge. Devant.une Académie des Sciences, tout doit. être sou- mis au calcul. Je vais donc donner en chiffres la mesure exacte de ce prétendu démagogisme. Avant la révolution de 89, à peine réussissait-on à extraire annuellement du sol de la France un million de livres de salpêtre. On en tira douze millions en neuf mois, par les soins de la commission que Monge avait animée de son. activité sans pareille. Il n’y avait dans. tout le royaume que deux fonderies de canons de bronze, RESue l'Europe menaça notre indépendance. Sous. l’action de notre confrère, le nombre de ces fonderies s’éleva à quinze, et leur produit annuel à 7,000 pièces. Les fonderies de canons en fonte de fer furent portées de quatre à trente, et les produits annuels de 900 pièces à 13,000. Les usines pour la fabrication des bombes, des obus, des boulets et des attirails de l'artillerie, se multiplièrent dans les mêmes proportions. 472 MONGE. Il n'existait qu'une manufacture d’armes blanches; il y en eut bientôt vingt. Paris vit avec étonnement fabriquer dans son enceinte 140,000 fusils par an. C’était plus que n’en fournissaient auparavant toutes les manufactures d’armes réunies. On créa des établissements analogues dans plusieurs des départements de la République les moins exposés aux attaques de l’ennemi. Enfin, car il faut mettre un terme à cette énumération, au lieu de six ateliers de réparation pour les armes de toute espèce que possédait le pays avant la guerre, on en compta bientôt cent quatre-vingt-huit. | Qui ne serait heureux de la pensée de rendre à son pays de si nombreux, de si patriotiques, de si magni- fiques services, dussent-ils être qualifiés de démagogiques par des historiens mal informés ou étourdis ? Il ne sera peut-être pas inutile de jeter un coup d'œil rapide sur les circonstances extraordinaires au milieu desquelles Monge accomplit son œuvre patriotique. Quoique lillustre géomètre n’eût pas alors de fortune, ses fonctions, comme délégué du comité de salut public auprès des manufactures d'armes, n'étaient pas rétri- buées. Aussi (je copie textuellement ces mots dans une note de la respectable compagne de notre confrère), aussi arrivait-il souvent qu'après ses inspections journa- lières, si longues et si fatigantes, dans les usines de la capitale, Monge, rentrant chez lui, ne trouvait pour diner que du pain sec. C’est aussi avec du pain sec, qu’il emportait sous le bras en quittant sa demeure à quatre heures du matin, que Monge déjeunait tous les jours, re TT ele MONGE. 473 Une fois (les détails qui peignent un caractère et une époque ne sont jamais bas), une fois la famille du savant géomètre avait ajouté un morceau de fromage au pain quotidien. Monge s’en aperçut, êt s’écria avec quelque vivacité : « Vous alliez, ma foi, me mettre une méchante affaire sur les bras; ne nous ai-je donc pas raconté qu'ayant montré la semaine dernière un peu de gourman- dise, j'entendis avec beaucoup de peine le représentant Niou dire mystérieusement à ceux qui l’entouraient : « Monge commence à ne pas se gêner : voyez, il mange des radis! » | Cette pénurie, dont aujourd’hui nous pouvons à peine nous faire une faible idée, faillit, vers la même époque, être fatale au célèbre géomètre. Après une séance de douze heures dans les foreries de canons, il fut pris d’une esquinancie qui, dès le début, parut très-inquiétante. Berthollet ordonna un bain; mais on dut renoncer à ce genre de traitement : il n’y avait pas de bois dans la maison de Monge pour faire chauf- fer de l’eau; on n’aurait pas trouvé de baignoire dans le quartier. | | | De semblables incidents se présentaient chaque jour, sans faire aucune impression sur notre confrère. Il avait voué son esprit, son cœur, son âme, son corps, à la fabri- cation des armes dont les défenseurs de la patrie man- quaient ; hors de ce cadre, tout lui paraissait petit, secon- daire, insignifiant, Voyez : madame Monge apprend que son mari et Ber- thollet ont été dénoncés, Tout éplorée, elle court aux informations, et trouve le célèbre chimiste assis paisible- 474 MONGE. ment aux Tuileries, à l’ombre des marronniers ; le même avis lui est parvenu, mais il croit savoir que rien ne se fera ni contre lui ni contre son ami avant huit jours. « Ensuite, ajoute-t-il avec sa sérénité habituelle, nous serons certainement arrêtés, jugés, condamnés et exécu- tés. » Monge rentre ; sa femme, tout en pleurs, lui répète la terrible prédiction de Berthollet. « Ma foi, dit l’illustre géomètre, je ne sais rien de tout cela ; ce que je sais, c'est que mes fabriques de canons marchent à mer- veille ! » On se demande souvent dans le monde comment, avec les plus faibles moyens, nos pères exécutèrent de si gran- des choses; ne viens-je pas, Messieurs, de répondre à la question ? FUITE DE MONGE APRÈS LE 9 THERMIDOR. — RÉFUTATION DES CONSÉQUENCES QUE LA MALVEILLANCE EN AVAIT DÉDUITES. Peu de jours après le 9 thermidor, Monge, dénoncé comme partisan de la loi agraire par son portier de la rue des Petits-Augustins, fut décrété d'accusation, et crut devoir se dérober par la fuite aux conséquences. péril- leuses de ce décret; car, sous les thermidoriens, le tribu- nal révolutionnaire, d’odieuse mémoire, et les poignards des assassins, firent autant de victimes qu'avant la chute de Robespierre. La calomnie profita de la circonstance pour répandre son noir venin sur le caractère politique. de notre confrère, | Il n’est dans ma nature ni de jeter un voile sur les difficultés que je rencontre ni d'essayer de les tourner. J'ai donc porté franchement mes investigations sur les MONGE. #TS imputations diverses qu’on fit planer sur Monge. Il est résulté de mon travail, je me plais à le proclamer, que jamais on n'avait accumulé autant de faits d’une fausseté plus manifeste, plus palpable. Quand cette biographie aura vu le jour, il ne restera plus aucune trace, j'en ai la certitude, de la trame odieuse dont notre confrère faillit devenir la victime. Je me borneraï ici, par le besoin d’abréger, à déclarer, avec la conviction de ne céder à aucune illusion, de ne me laisser aveugler ni par la recon- naissance ni par l'amitié, que Monge eut une véritable aversion pour les hommes qui avaient demandé à la ter- reur, à l’échafaud, la force d’opinion dont ils croyaient avoir besoin pour diriger la marche de la Révolution. L'illustre géomètre ne s’est jamais associé à la pensée méprisable que nos compatriotes ne pussent être poussés à la frontière que par l'horreur et la crainte des supplices quotidiens ; il aurait couvert de son indignation ces pa- roles d’un auteur légitimiste célèbre : « Le gouvernement révolutionnaire avait besoin d’endurcir le cœur des Fran- çais en le trempant dans le sang. » Enfin, Monge, qui dans ses travaux ne recourut jamais ni à un acte de rigueur ni, qui plus est, à une parole blessante; Monge, qui exécuta de si grandes choses en se contentant d’exalter à propos l'amour du pays et de la liberté, aurait protesté de toutes les forces de sa belle âme contre cette décision de M. de Maistre, si déplorablement adoptée de nos jours: « Le génie infernal de Robespierre pouvait seul opérer un prodige, pouvait seul briser l'effort de l’Europe conjurée ! » Le tribunal révolutionnaire, cet instrument docile et odieux, ne fut pas détruit immédiatement après le 9 ther- 476 MONGE. midor; néanmoins, on se berçait de l'espérance que les jugements cesseraient sans retour d’être une amère déri- sion; qu’un sentiment général d'humanité succéderait enfin à la plus aveugle barbarie ! En prenant la fuite, Monge montra qu’il ne partageait pas ces illusions, et les événements justifièrent compléte- ment ses défiances. Remarquons d’abord que Robes- pierre, Saint-Just, Couthon, Henriot, avaient été exécutés sans jugement préalable, après une simple constatation d'identité, à la suite de la mise hors la loi. Peu après, le tribunal révolutionnaire régénéré envoya soixante-douze membres de l’ancienne commune à l’écha- faud, avec quelques tempéraments dans les formes de la procédure, mais sans plus d’hésitation que n’en montrait l’ancien tribunal lorsque, avant le 9 thermidor, il obéis- sait si aveuglément aux injonctions du comité de salut public. Les montagnards s'étaient défaits des girondins après le 31 mai; les girondins victorieux se défirent, à leur tour, par l’échafaud ou par la proscription, de soixante-seize montagnards conventionnels. La tyrannie s'était seulement déplacée; on fit, dans le Midi surtout (je cite le langage de l’époque), la chasse auæ jaco- bins; bien entendu que cette classe jacobine, alors mau- dite, s’étendait indéfiniment au gré des inimitiés person- nelles et de la cupidité. Quand les meurtres individuels ne suffirent plus aux implacables réacteurs, on vit des massacres par masses, on égorgea dans les prisons : l'événement le plus justement fétri dans les désordres de la capitale se reproduisit sur beaucoup de points du terri- toire ; un grand nombre de villes eurent, comme Paris, MONGE. 4TT d'horribles 2 septembre à enregistrer dans leurs annales, Fallait-il vraiment s’étonner qu’un père de famille, qui avait su prévoir ces épouvantables désordres, eût voulu se soustraire aux poignards des réacteurs? Vous ne le penserez pas, Messieurs; et cependant, je dois le répéter, la fuite momentanée de Monge, après le 9 thermidor, a été une des bases fragiles sur lesquelles on s’est fondé pour faire de notre confrère soit un terroriste farouche (c’est l’imputation dans toute sa crudité), soit un déma- gogue, car telle est l’épithète que les histoires de la Révo- lution les plus répandues accolent sans hésiter au nom de l'illustre géomètre. J'avais résolu de porter mes investigations non-seule- ment sur les imputations écrites, celles dont quelqu'un répond, mais encore sur les imputations plus dangereuses qui se propagent par la conversation. J’ai dû renoncer à mon projet. En temps de révolution, les partis songent beaucoup plus à frapper fort qu’à frapper juste; ils se servent d'armes empoisonnées ; ils ne reculent pas même devant l’emploi de la plus dangereuse de toutes : la calomnie ! : | La calomnie orale a plusieurs fois répandu son venin sur le caractère politique de l’illustre géomètre; mais elle a oublié qu’on manque le but en le dépassant; elle s’est tuée elle-même par le dévergondage de ses inventions hideuses ; elle ne peut plus exciter que le profond mépris des honnêtes gens de toutes les opinions. Ainsi, je relève- rai seulement trois ou quatre imputations contenues dans des ouvrages où le public pouvait espérer de trouver la vérité sur toutes choses. 478 MONGE. Je vois, dans une multitude d’écrits, des allusions très- directes aux votes de Monge dans nos assemblées. Napo- léon lui-même, à Sainte-Hélène, citait motre confrère comme ayant voté la mort de Louis XVE. Voilà de bien singulières erreurs. Les unes doivent être qualifiées d’involontaires ; les autres ont été propa- gées par les méchants, que toute vie honnête importune, ou par des esprits légers, presque aussi dangereux que les méchants, Deux mots, et il n’en restera plus de trace. | Monge n’a jamais figuré dans aucune de nos assem- blées politiques. Peu de temps avant la campagne d'Égypte, la ville de Marseille l'avait choisi pour la représenter au conseil des Cinq-Gents, mais le départ de l’expédition l’empêcha de siéger. Monge était sans frein, sans mesure, contre quiconque n’adoptait pas ses idées politiques! Les actes du mi- nistre ont déjà répondu, — Voici un fait non moins décisif : | Monge se donna pour collègue à l'École triées en 4794, d'Obenheim, un de ses anciens élèves de Mézières, qui avait déserté en octobre 1793 l'armée républicaine et pris du service parmi les Vendéens,. A l’époque où les besoins de la défense nationale exi- geaient que la population presque en masse se portât à la frontière; à l’époque où l’on pouvait craindre que nos armées ne fussent pas assez nombreuses pour résister aux efforts des innombrables légions ennemies marchant à la curée de la France, Monge promit de donner ses deux filles en mariage aux deux premiers soldats qui seraient MONGE. 479 blessés à la frontière. Napoléon racontait cette anecdote à ses compagnons d’exil à Sainte-Hélène, Supposons un moment le fait exact, qu’en pourra-t-on conclure? Le citoyen voulait évidemment dire qu'aucun sacrifice ne doit coûter quand l'indépendance nationale est menacée, et le père de famille, pour rendre sa pensée en quelque sorte palpable, citait ce qu’il avait de plus précieux au monde. -aérg Puisque les paroles de Monge ont été prises dans leur sens littéral, on peut regretter qu’il les ait prononcées ; mais j’affirme que personne n’osera blâmer le sentiment honorable qui les a inspirées. | J'ajoute maintenant, d’après le témoignage de ma- _ dame Monge, que son mari n’a probablement jamais tenu le propos qu'on lui a prêté. Notre illustre con- frère avait trop de délicatesse dans le cœur et dans l’es- prit pour avoir jeté le nom de ses filles dans l’arène des partis. Lisons les biographies, et nous y verrons que Monge conservait les habitudes révolutionnaires à une époque où tout le monde les répudiait ; on rappelle, par exemple, qu’à l'École normale, en 1794, dans les séances qui portaient le nom de débats, il était le seul FRE qui tutoyât les élèves. On aurait pu étendre le fees ce n’est pas seule- ment aux écoles normales que Monge commettait l’in- mense faute qu'on lui impute ; deux mille élèves se rappellent qu'il les tutoyait à l'École polytechnique. De la part de tout autre professeur, cette familiarité eût semblé peut-être extraordinaire; elle coulait de source, pour 480 MONGE. ainsi dire, de la bouche de Monge : un père ne pouvait parler autrement à ses enfants. | Si l’excuse n’est pas acceptée, je me soumettrai, car je n’ai point entendu faire de Monge un personnage idéal, absolument sans défauts; je m’engagerai même, pour peu qu’on en manifeste le désir, à demander à la com- mission chargée de présider à l'exécution de la statue qui doit être érigée à notre confrère, sur la principale place de Beaune, d'écrire sur un des bas-reliefs, à côté des mots sonores d’École polytechnique, de géométrie descriptive, d’analyse appliquée : Monge tutoyait ses élèves, Pendant que Monge était ministre de la marine, plu- sieurs actes du gouvernement blessèrent à la fois les principes éternels de la justice, les sentiments sacrés d'humanité et les règles d’une saine politique! Voilà le texte d’un des principaux reproches adressés à notre confrère. Qu'on me permette quelques lignes de com- mentaire. Pendant que Monge remplissait les fonctions de ministre de la marine, sous la Convention, lui et ses collègues n'étaient guère que les serviteurs très-subor- donnés de la terrible assemblée. Ceux qui, trompés par l'identité du titre, s’imagineraient que les ministres de 1793 possédaient quelque chose d’analogue à la puis- sance d’un Richelieu, d’un Mazarin, d’un Louvois, d’un Fleury, etc., ou même à l'influence des ministres des gouvernements constitutionnels ; ceux-là, dis-je, seraient très-peu préparés à apprécier les événements de notre révolution. MONGE. 481 Il est des temps, a-t-on dit, où l’homme de cœur ne doit pas rester dans les emplois publics ! Il est des temps où donner sa démission est l’accomplissement d’un devoir. | J'accepte ces aphorismes en thèse générale; je dirai seulement qu’ils sont sans application quand l’indépen- dance nationale est en péril. En de pareilles circonstances l’honnête homme peut aller jusqu’à s’écrier, avec un personnage fameux dans nos fastes révolutionnaires : « Périsse ma réputation plutôt que mon pays!» Ajoutons cependant que, tout en contribuant avec une activité sans pareille et un succès vraiment inouï à la défense de la patrie, Monge n’a jamais eu besoin de mettre sa réputation en péril. Pour se débarrasser du ministère de la marine, en 1793, Monge avait parlé de ce qu'il appelait son incapa- cité politique et administrative en des termes si catégo- riques, si positifs, que beaucoup de personnes le prirent au mot, Il en fut tout autrement des corps constitués. Le nom de notre confrère figura , en effet, deux fois dans les listes des candidats aux fonctions de membre du Direc- toire exécutif. On était alors bien près des événements terribles pen- dant lesquels tous les hommes publics s'étaient montrés à nu; on savait la source des calomnies, écrites ou ver- bales, que les partis se renvoyaient mutuellement pen- dant nos troubles. Ce fut donc avec une connaissance complète des faits, avec tous les moyens de les appré- cier, que des sociétés populaires donnèrent à Monge la plus haute marque de confiance et d’estime, et qu’elles le IL —11, 31 482 MONGE. désignèrent pour une des cinq places de directeur de la république, ou, comme disaient les adversaires du gou- vernement d'alors, pour un des cinq rois de France. En présence d’un pareil hommage, ne serait-il pas insensé de s’arrêter à des inculpations anonymes et sans aucune apparence de fondement ? Monge réunissait en lui deux choses qui sense s’ex- clure mutuellement : la fougue et la douceur. Telle est l'origine des jugements si divers qu’on a portés sur son caractère politique. ÉCOLE NORMALE, Peu de temps après le 9 thermidor, la «Convention sentit le besoin de réorganiser l'instruction publique. Les professeurs manquaient dans tous les départements; «elle décida qu’il en serait créé dans le moindre délai pos- sible, et les écoles normales naquirent. J’ai raconté ailleurs en détail les services rendus par l'établissement sans modèle, où il fut permis à Monge de professer publi- quement, pour la première fois, la géométrie descriptive. Ses leçons orales, recueillies par des sténographes, for- ment la partie principale de l'ouvrage dont on est redevable à notre confrère. Cet ouvrage s’est répandu depuis avec un grand avantage dans toutes nos écoles, dans les usines, dans les manufactures, dans les plus humbles ateliers, où il sert de guide sûr.et invariable à l’art des constructions, Je dirai, comme dans la biogra- phie de Fourier : les écoles normales périrent de froid, de misère «et de faim, ‘et non pas à cause de quelques other à MONGE. 183 vices dans leurs règlements, qu’on eût pu facilement cor- riger. On ne se trompe pas moins lorsqu'on prétend que la Convention elle-même hâta de tout son pouvoir la dis- persion des quinze cents. élèves dont se composait l’École normale de Paris, parce qu’ils étaient imbus d'idées peu démocratiques. Propagateurs de cette calomnie, voulez- vous être détrompés, parcourez l'analyse de la séance d'installation; vous y trouverez qu’au moment de la lec- ture de la loi conventionnelle qui créait l'établissement, tous les élèves «et les spectateurs se découvrirent et se levèrent d’un mouvement spontané .en témoignage de respect. os | Voyez ensuite la leçon, la seconde, où Daubenton parlait des abus du style pompeux dans l’histoire natu- relle; vous y trouverez.cette phrase: « On a appelé le lion le roi des animaux ; il n’y a point de roi dans la nature; » et les applaudissements, les acclamations que ces mots excitèrent dans le vaste amphithéâtre du Jardin des Plantes, où se réunissaient les.élèves de l'École normale, vous diront si les auditeurs qui le remplissaient étaient animés de sentiments républicains. Les mérites des écoles actuelles ne pourraient-ils donc être célébrés sans déverser le mensonge.et l’outrage sur les créations ana- logues qui les ont précédées? Ne serait-il pas d’ailleurs de toute justice de faire la part des circonstances très- difficiles dans lesquelles nos pères essayaient de recon- struire ce que la Révolution avait balayé sur tous les points du territoire. 484 MONGE. QUEL FUT LE FONDATEUR DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE ! ? En France, le public semble éprouver linvincible besoin de rattacher un nom d'homme au nom de chacune des institutions qui font la gloire et la force de notre pays. C’est ainsi que les mots fortification et Vauban sont devenus inséparables, que le premier n’est presque jamais prononcé sans le second; c’est ainsi qu’on est obligé de faire une sorte d'effort sur soi-même pour ne pas ajouter Buffon après avoir dit Jardin des Plantes; et, revenant à mon sujet, c’est ainsi que le nom de Monge semble être l'accompagnement obligé du nom d’École polytechnique. Ces réflexions me conduisent à examiner si vraiment le public, jusqu’à ces dernières années, a été le jouet d’une illusion ; si Monge, comme on l’a soutenu récemment, ne fut pas le fondateur réel de notre grande École; si parmi les trois ou quatre prétendants posthumes à cet honneur insigne, il en est un seul dont les titres puissent résister à une discussion sérieuse, Voulons-nous que cette sorte de personnification des grandes institutions, que cette haute récompense accor- dée spontanément par tout un peuple, excite l’émulation des hommes d’élite, les soutienne dans leurs pénibles tra- 4. L'opinion que je cherche à faire prévaloir ici me semble être la conséquence logique des documents officiels si consciencieusement analysés dans l’élégante et véridique histoire de l’École polytech- nique, par M. de Fourcy ; elle me paraît aussi résulter de l'examen comparatif des renseignements que je recueillis, dans le temps, dela bouche même de Prieur de la Côte-d'Or, de Carnot et de Monge. MONGE. 485 vaux, enflamme leur courage, ne souffrons pas que l’in- trigue se substitue jamais au mérite modeste, qu’elle se pare d’hommages qui ne lui sont pas dus. La question ainsi posée, j'avertis que, pour la résoudre, je n’ai reculé devant aucun développement, que je ne me suis pas laissé détourner de mon but, même par la crainte de vous fatiguer. Pouvais-je m’abandonner à de misérables calculs d’amour-propre lorsqu'il s'agissait de la gloire la plus pure de notre confrère et d’un établisse- ment dont on a dit avec toute raison que c’est plus qu’une grande école, que c’est une institution nationale. Les historiens ayant oublié que l'institution polytechnique méritait une large place dans le tableau de la Révolution française, c’est aux biographes à s’en souvenir et à com- bler la lacune. | Pour prononcer un jugement éclairé sur le mérite dont un architecte a fait preuve dans la construction d’un édi- fice, les hommes consciencieux ne manquent jamais de s’enquérir de l’ancien état du sol, du nombre, de la grandeur et de la position des bâtisses de toute nature qui le couvraient antérieurement; des modifications que les préjugés, que l'intérêt privé, non moins tenace, for- cèrent d'apporter aux conceptions primitives de l’artiste. Suivons cette marche si nous voulons apprécier saine- ment les travaux de la Convention, de cette assenrblée justement immortelle par l'énergie, par l’héroïsme qu’elle déploya dans la mission sainte de défendre le territoire de la France contre l’Europe coalisée, et qui, malheureuse- ment dominée par d’affreuses circonstances, commit des actes odieux, dont le seul souvenir remue douloureuse- 486 MONGE. ment jusqu’au fond de l’âme tout citoyen jaloux de fa gloire de son pays. À l’époque où la Révolution française éclata, leroyaume possédait plusieurs écoles spéciales, L'enseignement pour le génie militaire était concentré dans le célèbre établis- sement de Mézières, dont nous avons déjà parlé en détail. L’artillerie, après avoir eu successivement une école par- ticulière à La Fère (1756) et à Bapaume (1772), prépa- rait, exerçait ses jeunes officiers à Châlons-sur-Marne. Les élèves destinés à la carrière des ponts et chaussées étaient réunis à Paris, dans l’école fondée en 4747 sous le ministère de Trudaine. L'École des mines, d’une date beaucoup plus récente, et celle des constructeurs de vais- seaux, avaient également leur principal siége. dans la capitale. Pour compléter cette énumération, je devrais dire où se formaient les ingénieurs-géographes, mais je ne suis pas parvenu à le découvrir! Ces diverses écoles étaient languissantes, par des causes que nous devons rechercher. | Je ne reviendrai point sur la prescription odieuse qui écartait irrévocablement de l’école de Mézières tout can- didat, quel que fût son mérite, dont les parents ne pou- vaient pas prouver qu’ils avaient toujours vécu noble- ment. Je signalerai seulement ici comme vices radicaux de cette école la clandestinité des examens d’admission ét de sortie ; l'absence complète de leçons orales communes, de leçons données aux élèves dans des amphithéâtres, de leçons qui auraient tant facilité les travaux graphiques qu’on devait exécuter dans les salles; peut-être encore ne dois-je pas oublier isolement dans lequel des préoc- Sell de ne … LUS iles item LM md t, À de dt Éblliantsà pin tee à dim À Er — MONGE. 487 cupations aristocratiques tenaient le professeur de dessin. L'école de Châlons mérite à peine de nous occuper par quelques mots de critique. Les examens y étaient pu- blics, mais très-faibles, les moyens d'étude intérieurs presque nuls. Là, point de cabinet de physique ou de laboratoire de chimie, point de bibliothèque, point de collections d'aucune: espèce : le matériel se réduisait à quelques pièces de canon de divers calibres, L'établissement de Châlons, malgré toute sa pauvreté, primait encore de cent coudées l'École des ponts et chaussées, Les examens pour l’arüllerie étaient. assuré- ment peu difficiles; mais, tout considéré, il y avait examen; on entrait, au contraire, à l'École des ponts et Chaussées sans avoir été soumis, à aucune sorte d’épreuve,. Le recrutement de l'artillerie s’effectuait d’après des règles certainement mesquines; mais ces règles étaient du moins déterminées et connues du public. Il n'existait point de règle pour le recrutement des ingénieurs civils; la faveur seule décidait du choix des candidats. L'école de Châlons avait deux professeurs pour l’enseignement des sciences; c'était assurément très-peu ; eh bien, aucun professeur en titre n’était attaché à l’école de Paris ; les élèves les plus forts aidaient leurs camarades quand ils en avaient. le temps et la volonté. Certains jours de la semaine, ces futurs ingénieurs allaient tous ensemble assister, en ville, aux leçons particulières de tel ou tel professeur de physique et de chimie à la mode. C'était aussi chez des professeurs particuliers de Paris que des ingénieurs constructeurs de vaisseaux recevaient généralement leur complément d'instruction sur les ma _ 188 MONGE. | thématiques et sur la physique. L'exécution graphique des plans de navires était seule soumise à un contrôle officiel et régulier. Hâtons-nous de le déclarer, ce qu'une pareille organisation offrait de défectueux était corrigé en partie par les exercices pratiques faits chaque année dans les chantiers de nos ports de guerre, surtout par lin- fluence toujours féconde d'examens, disons mieux, de concours d'entrée et de sortie. Avant la Révolution, le service des mines n’avait en France qu’une importance très-médiocre. La mode, ce tyran aveugle et tout-puissant dans notre pays, conduisait d’ailleurs à l'étranger la plupart de ceux qui aspiraient au titre d'ingénieur. En encourageant cette tendance, le gouvernement condamnait sa propre école. Aussi, quoi- qu’elle renfermâät presque autant de professeurs que d'élèves, ne fit-elle que végéter. Les ingénieurs-géographes échapperont, par une rai- son singulière, au genre d’investigation que je me suis imposé : ils s'étaient décidés, eux, à n’avoir point d'école, à s’abandonner, pour le recrutement de leur corps, à ce qui, de tout temps, occupa une bien grande place dans les événements heureux ou malheureux dont notre pays fut le théâtre: au hasard. Du point de vue rétréci de l'intérêt ou de l’amour-propre, les géographes paraîtront moins inconséquents qu’on ne pourrait le croire. Pourquoi se seraient-ils imposé des études délicates, pénibles, lors- que l'autorité leur avait accordé un droit absolu, exclusif, sur toute opération ayant trait à la géodésie, à la géogra- phie; lorsque les officiers du génie, à qui on enseignait ces sciences à Mézières, étaient obligés, aux termes d’une MONGE. 489 ordonnance. formelle, de s'abstenir d’en faire aucune application dans leur service? Telles étaient, dans le glorieux royaume de France, les institutions mesquines d’où sortaient, avant la Révolu- tion, les officiers, les ingénieurs des corps savants. Le moment est maintenant venu de raconter comment nos pères les remplacèrent; comment ils en bannirent tout ce qui portait la trace du privilége, de la routine : comment l’École polytechnique devint le pivot sur lequel roule majestueusement, depuis plus de cinquante années, un ensemble d'institutions dont aucun pays, dont aucun siècle n’avait offert le modèle, En 1793, la France soutenait sur toutes ses frontières une immense et glorieuse lutte contre les armées de l'Europe coalisée. Les ingénieurs militaires manquant, deux lois de la Convention, en date du 9 mars et du 16 septembre, mirent tous les ingénieurs civils à la dis- position du ministre de la guerre. Il ne fallait rien moins que la voix impérieuse de la nécessité pour légitimer une détermination si radicale. Il est certain qu’elle amena, qu’elle devait amener la désorganisation complète de l’École des ponts et chaussées. Les jeunes gens arrivés dans cette école en 1794 n’y trouvèrent aucun moyen d'étude. Leur instruction première était d’ailleurs à peu près nulle. Les autres écoles d'application avaient aussi ressenti plus ou moins fortement le contre-coup de la mesure conventionnelle. Tout annonçait que cet état fà- cheux durerait un grand nombre d'années. Le successeur de Perronet à la direction de l'École des ponts et chaus- sées, l’habile ingénieur Lamblardie, pensa que, pour un MONGE. porter un remède efficace au désordre dont il devait plus que personne être frappé, que pour empêcher de: sem- blables difficultés de se reproduire, on pourrait créer une école préparatoire commune à tous les services publics; une école où l’on enseignerait les principes généraux des sciences, également indispensables aux ingénieurs civils et aux ingénieurs militaires. Telle est l’idée juste, mais en vérité bien vague dans:sa généralité, sur laquelle on s’est appuyé pour faire de: Lamblardie le créateur de l'École polytechnique. S'il était vrai qu'un aperçu aussi peu développé légitimât la conséquence qu’on en a tirée, le titre de créateur de notre grande École appartiendrait de plein droit au comité de salut public. Je trouve, en eflet, dans le décret en date de février 1794, sur la translation à Metz de l'école: de Mézières, un paragraphe où l’on préconise (je cite les paroles textuelles) « les avantages attachés à um centre, réunion: de toutes les branches de l'instnichiats relative aux travaux publics. » Monge adopta avec enthousiasme la pensée d’une école commune, où l’État réunirait les jeunes gens desti- nés à le servir dans les diverses branches des professions et des armes savantes il fit goûter ce projet aux membres du comité de salut public, surtout à Fourcroy, à Carnot et à Prieur de la Côte-d'Or. Par l'influence du savant. chimiste et des deux anciens officiers du génie, élèves de: Mézières, la Convention, en créant, le AE mars 479%, une commission qui devait présider aux constructions civiles et militaires dans toute l’étendue de la République, lui enjoignit de s'occuper sans retard « de l'établissement Die cadenas dde 5 TNT TU Eee MONGE. 497 d’une école centrale des travaux publics, du mode d’exa- men de ceux qui seraient appelés à en.suivre les leçons, » Au temps dont nous: parlons, les décrets n'étaient jamais une lettre morte. Pour répondre aux ordres de la Convention, la commission des travaux publies choisit, au Palais-Bourbon, le local où la nouvelle école serait installée; elle le fit approprier à cette destination, et, puisant à pleines mains dans des dépôts publics, elle forma un cabinet de minéralogie, un cabinet de phy- sique, un cabinet de modèles, une bibliothèque et une riche collection de gravures et de rondes bosses pour le dessin d'imitation, Vingt-cinq artistes travaillèrent, nuit et jour, à l'exécution des épures qui devaient servir à l’enseignement de la géométrie descriptive. Il restait à assurer par une loi l'allocation annuelle de la somme considérable sans laquelle-ces immenses préparatifs n’au- raient pas ew de résultat; il restait à trouver, à faire adopter pour la nouvelle école une organisation forte, satisfaisant par sa libéralité à des principes, à des droits sur lesquels le public avait des idées très-arrêtées, et qui, . du point de vue des études, primât toutes les institutions connues: Tel fut l’objet du projet. de loi que le comité de salut public fit présenter par Fourcroy, un de ses mem- bres, à la Convention nationale, Le rapport du célèbre chimiste était écrit avec une grande lucidité, La loi passa le 28 septembre 4794 (7 vendémiaire an 11) sans aucune opposition. La loi d'organisation de l’École des travaux publics, nommée plus tard École polytechnique, fut rendue sur le rapport de Fourcroy. Le savant conventionnel est donc 492 MONGE, le fondateur réel de cette école célèbre. Voilà, dans toute sa simplicité, le raisonnement sur lequel tant de personnes se sont appuyées pour substituer le nom de l’auteur du Système des connaissances chimiques aux noms de Lamblardie et de Monge; voilà comment Foureroy en était venu lui-même à se persuader que ses droits au titre de fondateur l’emportaient sur ceux de l’homme de génie à qui nous sommes redevables de la géométrie descriptive. Dans les sociétés modernes, aucune affaire n’arrive à son terme qu'après avoir passé par une multitude de filières. De là mille conflits d’amour-propre entre les per- sonnages du monde politique ou du monde administratif à qui ces filières se trouvent confiées. On s’exagère si volontiers l’importance des actes auxquels on a pris part! Voyez le conseiller municipal, cette contre-épreuve si exacte de l’ancien échevin, A-t-il, en forme de rapport, juxtaposé quelques lignes concernant les projets laborieu- sement étudiés d’un ingénieur consommé, d’un architecte habile, d’un peintre célèbre ; si ce rapport dans la hié- rarchie administrative a précédé immédiatement le vote d'adoption des travaux, l’échevin ne parle plus, sa vie durant, que du majestueux canal dont le commerce lui est redevable; que du splendide édifice qu’il a fait élever; que des magnifiques peintures qui, grâce à lui, ornent les murs de l'antique basilique ou du temple nouvellement sorti de terre, etc. Soyons justes, l’échevin n’est pas un personnage exceptionnel, Le monde fourmille de membres de nos assemblées législatives dont les prétentions, dont les dis- des aihilennes MONGE. |. 493 cours donneraient lieu à de semblables remarques. En cherchant bien, on découvrirait quelque honorable député qui se dit, qui se croit même l’auteur d’une de nos lois les plus importantes, sans aucun autre fondement que celui d’avoir, par sa boule tardive, complété, le jour du vote, le nombre minimum de boules fixé par le règlement. Dieu me préserve de réduire à ces proportions mes- quines, j'allais dire à ces proportions risibles, l'intervention de Fourcroy dans l’organisation de l'École polytechnique. Son rapport fut souvent éloquent, toujours lumineux. La loi renfermait assurément un grand nombre de dispo- sitions excellentes; mais serait-il juste d’en faire exclu- sivement honneur au célèbre chimiste? Plusieurs de ces dispositions vitales ne provenaient-elles pas d'une autre source? Telle est la question. La loi stipulait que les élèves seraient classés et reçus d’après une liste générale, par ordre de mérite, formée, à la suite d’un concours ouvert dans vingt-deux des prin- cipales villes de la République. Le fils d’un ancien duc et pair ne devait avoir aucun privilége sur le fils du plus humble artisan ; la cabane et le palais se trouvaient pla- cés sur la même ligne. | Un traitement était accordé aux élèves. Supprimez ce traitement, et l'égalité décrétée dans le premier article n’est plus qu'un vain mot, et les enfants des pauvres, quel que soit leur mérite, n’ont plus de place dans la nou- velle école qu’en théorie. Ces dispositions, grandes et fécondes, n’étaient au fond que la conséquence immédiate et nécessaire du principe d'égalité, celle de toutes les conquêtes de notre révolution 494 MONGE. sur laquelle le public aurait le moins facilement transigé. Les membres les plus obscurs, disons mieux, les membres les plus arriérés de la Convention les auraïent eux-mêmes introduites dans la loi. Il n’était nullement nécessaire de s’appeler Foureroy où Carnot pour com- prendre qu’une école nationale -entachée de quelque pri- vilége m'aurait pas vécu seulement .dix jours dans un temps où la tribune retentissait, aux applaudissements de tous, de :ces paroles caractéristiques + L'égalité est plus qu’un principe , elle est un sentiment, Le rapport de Fourcroy était accompagné d’une pièce intitulée : Développements sur l’enseignement adopté pour l'École centrale des travaux publics. Ces développements parurent sans nom d'auteur, mais l'empreinte profonde de la main de Monge se voyait dans l’ensemble du travail et dans les détails; l’ancien professeur de Mézières était alors en Europe le seul mathématicien capable de parler avec tant d'autorité de la géométrie descriptive «et du mode d'enseignement qui devait la rendre populaire et usuelle. | | La durée du cours complet d’études polytechniques avait été fixée à trois ans. De là, trois classes, trois-divi- sions, parmi les élèves. Ne vous semble-t-il pas que trois ans durent s’écouler avant que le pays tiràt aucun fruit de la nouvelle école? Détrompez-vous, Messieurs : les besoins publics n'auraient pas pu s’accommoder d’un pareil délai; d’ailleurs, on faisait alors peu -de cas tdes promesses à long terme. Il fallut donc découvrir un moyen de créer rapidement des ingénieurs instruits, sans porter atteinte à l’organisation savante qui venait d'être nr tte dede on ru té tés ri ne cé din ace, géo | MONGE. 495 décrétée. L’expédient que l’on adopta caractérise trop bien lPesprit entreprenant de cette grande époque pour ne pas mériter de nous arrêter un instant. Environ quatre cents élèves furent reçus dès la pre- mière année. C'était à ce nombre que d'ordinaire devait s'élever l’ensemble des trois divisions. Les quatre cents élèves, réunis momentanément en une division unique, reçurent, pendant les trois mois qui suivirent leur instal- lation, un enseignement accéléré qu'à raison de cette circonstance le rapport de Fourcroy qualifia d’enseigne- ment révolutionnaire. ni à L'enseignement révolutionnaire embrassa sous une forme concentrée toutes les matières qui, suivant la mar- che régulière des programmes, devaient être réparties sur trois années. L'enseignement révolutionnaire permit, au bout de trois mois, de faire entre les élèves un triage intelligent, de les partager en trois groupes de forces dis- semblables, d’en former les trois divisions instituées par le projet de loi. Dès sa naissance, l’École se trouva ainsi en activité dans toutes ses parties, | Rien ne semblait plus propre à assurer la marche de la nouvelle école -que la création des chefs de brigade, Ce nométait réservé à des élèves qui, ayant déjà suivi avec-succès les leçons des trois années et voulant s’adon- ner aux sciences, consentaient à reprendre une seconde fois le même cours d’études. Les chefs de brigade, tou- jours réunis à de petits groupes d'élèves dans des salles séparées, devaient avoir des fonctions d’une importance extrême : celles d’aplanir les difficultés à l'instant même où elles surgiraient, Jamais combinaison plus habile 496 MONGE. n'avait été imaginée pour ôter toute excuse à la médio- crité ou à la paresse. | bu Cette création appartenait à Monge. À Mézières, où les élèves du génie étaient partagés en deux groupes de dix, à Mézières, où, en réalité, notre confrère fit quelque temps, pour les deux divisions , les fonctions de chef de brigade permanent, la présence, dans les salles, d’une personne toujours en mesure de lever les objections avait donné de trop heureux résultats pour qu’en rédigeant les développements joints au rapport de Fourcroy, cet ancien répétiteur n’essayât pas de doter la nouvelle école des mêmes avantages. | Monge fit plus: il voulut qu’à la suite des leçons révo- lutionnaires, qu’à l'ouverture des cours des trois degrés, les vingt-cinq sections de seize élèves chacune, dont l’en- semble des trois divisions devait être composé, eussent leur chef de brigade, comme dans les temps ordinaires; il voulut, en un mot, que l’École, à son début, marchât commé si elle avait déjà trois ans d’existence. Voici comment notre confrère atteignit ce but en appa- rence inaccessible. Il fut décidé que vingt-cinq élèves, choisis par voie de concours parmi les cinquante candidats que les exami- nateurs d'admission avaient le mieux notés, devien- draient les chefs de brigade des trois divisions de l’École, après avoir toutefois reçu à part une instruction spéciale. Le matin, ces cinquante jeunes gens suivaient, comme tous leurs camarades, les cours révolutionnaires ; le soir, on les réunissait à l'hôtel Pommeuse, près du Palais- Bourbon, et divers professeurs les préparaient aux fonc- MONGE. 497 tions qui leur étaient destinées. Monge présidait à cette initiation scientifique avec une bonté, une ardeur, un zèle infinis. Le souvenir de ses leçons est resté gravé en traits ineflaçables dans la mémoire de tous ceux qui en profitèrent. Ayant à caractériser cette première phase de l'École polytechnique, je ne saurais mieux faire que d’ex- _traire quelques lignes d’une Notice intéressante, publiée il y a vingt-huit ans par un des cinquante élèves de la maison Pommeuse, par M. Brisson. «C’est là, disait le célèbre ingénieur des ponts et chaussées, que nous commençâmes à connaître Monge, cet homme si bon, si attaché à la jeunesse, si dévoué à la propagation des sciences. Presque toujours au milieu de nous, il faisait succéder aux leçons de géométrie, d'analyse, de physique, des entretiens particuliers où nous trouvions plus à gagner encore. Il devint l’ami de chacun des élèves de l’École provisoire; il s’associait aux efforts qu’il provoquait sans cesse, et applaudissait, avec toute la vivacité de son caractère, aux succès de nos jeunes intelligences. » Les études mathématiques, si justement qualifiées de logique en action, ont montré la complète inutilité de la foule de règles pédantesques dont nos pères avaient pré- tendu faire une science, et qui devait énerver l'esprit plutôt que le fortifier. J’oserai ajouter, sans craindre de tomber dans un paradoxe, que des études dans les- quelles il faut, à chaque pas, tracer une ligne de démar- cation nette et précise entre le vrai et le faux, sont très- propres à développer le sens moral. Monge partageait cette opinion. Il comptait tout autant sur les sentiments. IL — 11, 32 498 MONGE. élevés des cinquante aspirants aux fonctions de chef de brigade que sur leur savoir, Aussi, lorsqu'il fallut dési- gner entre ces jeunes gens les vingt-cinq plus capables, Monge crut pouvoir se dispenser d'intervenir. Sur sa pro- position, les aspirants firent eux-mêmes les choix au scrutin de liste, à la majorité absolue. Un seul tour suffit pour décider des vingt-cinq nominations ; dix-sept candi- dats obtinrent plus des trois quarts des voix; les huit autres plus des deux tiers. Parmi ces vingt-cing premiers chefs de brigade de l'École polytechnique, il en est un bon nombre, Malus, Biot, Lancret, Francœur, etc., dont les travaux ont complétement justifié l'opinion favo— rable que les jeunes votants de l’hôtel Pommeuse avaient manifestée. Ces marques d’honnêteté et d'intelligence , données par les premiers élèves de l’École polytechnique, contri- buèrent trop puissamment à la renommée de notre grand établissement national pour être passées sous. silence. Ajoutons que le.nom de Monge se montra presque tou- jours dans les manifestations qui honorèrent cette bril- lante jeunesse. | Lorsque, après tant de dispositions préliminaires, l'École polytechnique s’ouvrit, Monge recommença pour les quatre cents élèves des trois divisions tout ce qu'il avait fait pour les cinquante élèves de l’École prépara- toire. Ses nombreuses leçons, données dans les amphi- théâtres, sur l'analyse, la géométrie, la physique, ne l’empêchaient pas d’aller dans les salles d'étude lever les difficultés qui eussent entravé la marche des études, Ces visites se prolongeaient souvent jusqu'à l'heure de la MONGE. 499 sortie de l'École; alors, groupés autour du professeur illustre, les élèves l’accompagnaient jusqu’à sa demeure, jaloux de recueillir encore quelques-uns des ingénieux aperçus qui jaillissaient, semblables à des éclairs, de la plus féconde imagination dont l’histoire des sciences ait conservé le souvenir, A peine irons-nous aujourd’hui rs ’à concevoir la la possibilité de ces entretiens savants qui se continuaient le long de la rue de l’Université, au très-grand avantage d’une cinquantaine de jeunes gens. L'École, dans ses premières années, nous offrirait d’autres exemples des relations, en quelque sorte patriarcalés, qui s'étaient établies entre les professeurs et les élèves, et dont aujour- d’hui il ne reste plus que le souvenir. À cet égard, les habitudes sont totalement changées. Est-ce un bien? est-ce un mal? Je dis modestement que c’est un fait, et je le livre à ceux qui jugeront utile de mettre en parallèle les diverses phases de notre grande institution. . Pour montrer que les services de Fourcroy primaient ceux de Monge, les partisans du célèbre chimiste ont eu recours à des arguties qu’on tolérerait à peine dans le temple de la chicane. Si Monge, a-t-on dit, avait été le vrai fondateur de l'École, le conseil des professeurs n'aurait pas manqué, dès l’origine, de le EE à sa te de lui déférer la présidence. L’argument est sans force : remarquons d’abord que Fourcroy lui-même ne fut point ce premier président. J'ajoute que Monge déclina cet honneur : sa réponse aux offres de ses collègues nous a été conservée : « Nommez Lagrange, s’écria-t-il, nommez le plus grand géomètre 500 MONGE. de l’Europe. D'ailleurs, je vaux mieux attelé au char que placé sur le siége. » J'ai exposé jusqu'ici, en toute sincérité, les droits res pectifs de Lamblardie, de Fourcroy et de Monge à un titre très-vivement, très-justement envié. J’ai laissé net- tement pressentir le jugement que je croirais devoir porter sur les prétentions rivales de ces hommes émi- nents, ou plutôt sur celles de leurs amis. Il m’eût été dif- ficile, en effet, de ne pas voir le vrai fondateur d’une école scientifique dans celui qui y créa l’enseignement, dans celui qui par ses leçons de tous les jours, j'allais dire de tous les instants, par son influence personnelle, par la généralité de ses connaissances, par sa dévorante activité, par l'attachement qu’il savait inspirer, plaça du premier coup les études de ses jeunes amis dans une région tellement élevée, que le titre d’ancien élève de l'École polytechnique devint immédiatement presque l'égal des titres académiques les plus enviés, et que des savants célèbres ne dédaignaient pas de s’en parer. L’ex- cellente organisation de l’École eut certainement sa part dans le succès ; mais, à l’origine, au moment de la mise en action, pour ainsi parler, elle ne joua évidemment qu’un rôle subordonné. Cette organisation n'est-elle pas connue du monde entier? N’a-t-on pas voulu créer sur le même modèle bien des écoles polytechniques? Où exis- tent-elles autrement que de nom? Ces insuccès répétés rappellent ceux de l’agriculteur novice qui, ayant reconnu, en Europe, dans le sol de son domaine, les éléments minéralogiques et chimiques de Saint-Domingue et de Cuba, assignait d'avance l’époque où l’on verrait MONGE. 501 pêle-mêle dans ses jardins des palnistes aux tiges élan- cées, des bananiers toujours couverts de longs régimes de fruits, des cocotiers pliant sous le poids de leurs lourdes grappes, des orangers, des citronniers embau- mant l’air de leurs parfums. Le pauvre enthousiaste n'avait oublié qu’une toute petite circonstance : l’action vivifiante du soleil équatorial. Pour arriver au terme de cette discussion laborieuse, il me reste encore à caractériser les services rendus à notre grande École par le conventionnel Prieur de la Côte-d'Or. | ae Le nouvel établissement n’avait pas moins besoin de collections que de professeurs et d'élèves. Prieur, mem- bre du comité de salut public, ouvrit, comme je l'ai déjà indiqué, aux agents de l’École les dépôts de l'hôtel d’Ai- guillon. De cette sorte, le cabinet de physique, le cabinet de machines et celui de minéralogie se trouvèrent immé- diatement formés. Grâce à la même influence, les dépôts de l'hôtel de Nesle, des Petits-Augustins, de la salle des Antiques du Louvre, furent mis à contribution pour les modèles des dessins d'imitation. Dans ces temps de pénurie extrême, la création des laboratoires de chimie donna lieu à de grandes difficultés : les matières pre- mières manquaient. Il fallut attendre que les victoires de nos armées y pourvussent; c’est ainsi que sur un geste de Prieur l’alun fut tiré de la Belgique et le mercure du Pala- tinat, etc. En créant le matériel de l’École, Prieur fit plus que de rendre les études faciles et complètes. Il faut bien l’avouer, c’est par leur matériel que les établissements 502 MONGE. scientifiques imposent aux esprits étroits; c’est dans leur matériel qu’ils ont souvent trouvé le moyen le plus efli- cace de résister aux efforts de la malveillance, Prieur ne se borna pas, envers l’École polytechnique, à la protection indirecte dont je viens de parler. Toutes les fois qu’elle fut menacée à la suite de quelque acte politique des élèves, on le vit sur la brèche conjurer courageusement le danger. Il ne se montra pas moins empressé à solliciter des allocations pécuniaires pour aller au secours de beaucoup d'élèves que la misère avait dispersés. Vers le milieu de 1795, l’école s'étant trouvée en péril à la suite de vives réclamations d’un corps privi- légié, puissant et justement estimé, à la suite des de- mandes instantes du corps du génie, Prieur, officier du génie lui-même, n’hésita pas à combattre ouvertement des prétentions dans lesquelles, sous les apparences de l'intérêt publie, il apercevait des motifs puérils, et, pour citer ses propres expressions, du charlatanisme. Il éta- blit, dans un Mémoire qui fut remis à la commission chargée de réformer la Constitution de. l’an 117, que le secret sur les principes de la fortification, dont ses cama- rades avaient tant parlé, devait être restreint aux moyens locaux de défense de chaque place de guerre, et ne pas comprendre les principes généraux de l'art; eb l'orage qui semblait devoir renverser l’École se dissipa. S'il me fallait caractériser en quelques mots les droits respectifs de Monge et de Prieur au titre glorieux de fondateur de notre grande école, si l'on me demandait une de ces formules concises dans lesquelles lesprit se complaît, je dirais avec la certitude d’avoir fait une juste =: - MONGE. 503 part aux deux compétiteurs : Monge donna la vie à l’École polytechnique; Prieur, dans les premiers temps, l’empé- cha de mourir. L'amour de Monge pour l’École polytechnique n’eut pas le sort. ordinaire des sentiments qui, à leur début, . sont empreints d'enthousiasme : il dura, il conserva toute sa force primitive pendant plus de vingt années. Quelques citations très-courtes mettront la passion de notre con- frère dans son vrai jour. Je ne m'’astreindrai pas cette fois à l’ordre des dates; j’anticiperai même beaucoup sur le temps à venir; les principaux faits relatifs à notre établissement national seront ainsi réunis en un seul faisceau. | Partout où les circonstances conduisaient notre con- frère, il faisait de l’École polytechnique, des services qu’elle avait rendus, de ceux que le pays en devait atten- dre encore, l’objet de ses entretiens de prédilection. Tous les amis de Monge devenaient ainsi des admirateurs de la célèbre École, et ils ne manquaient pas, dans leurs voya- ges à Paris, d’en suivre les leçons. Voilà le secret de la présence aux amphithéâtres du Palais-Bourbon de géné- raux illustres, tels que Desaix et Caffarelli ; voilà com- ment , entre la conquête de l'Italie: et celle de l'Égypte, le général Bonaparte lui-même assista à plusieurs cours et parcourut attentivement les diverses salles d'étude; voilà pourquoi, après trois années seulement d’existence, la création de Monge n’était guère citée à la tribune légis- lative, dans les actes des autorités et dans les journaux, qu’accompagnée d’une de ces trois locutions : « L’éta- blissement sans rival comme sans modèle; l'institution 504 MONGE. que l’Europe nous envie; la première école du monde!» Monge était loin de croire que l’École polytechnique fût absolument sans défauts ; mais il pensait également que, dans le cercle des attributions qui lui avaient été prescrites, le conseil de perfectionnement pourrait seul statuer en connaissance de cause sur les légers change- ments dont l’expérience semblerait indiquer l'utilité, Aussi exhala-t-il hautement sa douleur lorsque Napoléon se montra décidé, en 1805, à modifier l'institution dans ses bases les plus essentielles et de sa pleine autorité, Monge combattit ce funeste projet à plusieurs reprises. Les raisonnements n’eurent pas plus d’effet que ses priè- res : la politique avait prononcé. De toutes les modifications apportées en 1805 à l’or- ganisation de l’École polytechnique, celle qui froissa le plus vivement la fibre populaire de Monge fut la suppres- sion de la solde journalière accordée aux élèves, et l’obli- gation à contracter par chaque candidat, dès le jour de son examen, de payer une forte pension. L'établissement national lui parut alors être descendu de la région élevée où les décrets de la Convention l'avaient placé. Le privi- lége de la fortune faisait irruption là où le mérite intellec- tuel des candidats semblait, d’après les règles du plus simple bon sens, devoir seul décider des admissions et des rangs. La création d’un petit nombre de bourses ou de demi-bourses aux frais de l’État n’était qu’un palliatif. Monge porta personnellement remède à un mal que dans sa jeunesse il avait si douloureusement ressenti lui-même; dès qu’une place de sénateur lui eut donné de l’aisance, les 6,000 francs qu’il recevait comme professeur furent MONGE. 505 affectés, tous les ans, au paiement de la pension de quel- ques malheureux élèves que le manque de fortune aurait tenus à l'écart. Cette générosité éclairée a laissé dans l’École un tendre et reconnaissant souvenir. Chaque pro- motion le transmet religieusement à la promotion qui lui succède. | Les passions politiques pénétrèrent plus d’une fois dans l'enceinte de l’École polytechnique, et y troublèrent les études. Ainsi, des élèves se joignirent aux sections de Paris qui, le 13 vendémiaire an 1v, livrèrent bataille aux forces du gouvernement. Leur expulsion paraissait inévi- table. Les membres de la Convention ne dissimulaient pas leur colère; Monge parvint cependant, par ses dé- marches actives, à conserver aux sciences des jeunes gens tels que Malus, Biot, etc., dont les découvertes devaient, un jour, faire tant d'honneur à la France. « Si vous renvoyez ces élèves, dit Monge au conseil d’in- struction réuni, je quitte l’école. » C’est avec un langage aussi ferme qu’en toutes choses on tranche les questions. Tel avait été Monge devant la Convention irritée, tel il se montra lorsque Napoléon, à son tour, crut avoir à se plaindre de l’École. | Les élèves avaient accueilli avec une extrême froideur, et même quelquefois avec une désapprobation très-expli- cite et publique, les actes qui, peu à peu, devaient con- duire à l'établissement du régime impérial. Le trône fut relevé, Napoléon y monta; beaucoup d'élèves refusèrent de joindre leurs félicitations à celles de presque tous les corps constitués, et, de ce moment, l’École se trouva en grande défaveur, Il paraît même que des mesures de 506 MONGE. rigueur devaient atteindre les élèves les plus ardents. Monge n’hésita pas à plaider la cause de ceux qu’il appe- lait courageusement ses fils adoptifs. Les paroles très brèves qui furent échangées à ce sujet, entre Napoléon et notre confrère, méritent d’être conservées. «Eh bien, Monge, vos élèves sont presque tous en révolte contre moi ; ils se déclarent décidément mes enne- mis. — Sire, nous avons eu bien de la peine à en faire des républicains; laïssez-leur le temps de devenir impé- rialistes. D’ailleurs, permettez-moi de vous le dire, vous avez tourné un peu court ! » L'Empereur, cette fois-là aussi, tourna court sur lui- même, mais. aucun élève ne fut exclu. Monge se fit remplacer, comme professeur d'analyse appliquée, dans le courant. de 1809. Pour les besoins de ce cours, on avait antérieurement réuni en un corps d'ouvrage les mémoires épars dans les collections acadé- miques de Turin et de Paris. L'auteur y joignit des additions essentielles sur sa méthode d'intégration des équations aux différences partielles, fondée sur la con- sidération des caractéristiques, Cet ouvrage capital et volumineux était distingué parmi les élèves de l'École polytechnique du Traité de géométrie descriptive par le tre de Gros-Monge. À la fin de 1819 il avait déjà eu quatre éditions, CRÉATION DE L'INSTITUT. Les académies, supprimées en 1793, furent rétablies une année après, non à l’état fâcheux d'isolement où l’es- MOXNGE. 507 prit craintif de l’ancienne monarchie les avait soigneuse- ment maintenues, mais réunies au contraire en un majes- tueux faisceau. Les documents me manquent pour dire avec certitude quel fut le contingent de Monge dans les vues grandes et _fécondes qui présidèrent à la fondation de l’Institut natio- nal; je sais seulement qu’on ne négligea point de s’en- tourer de ses avis. Faut-il, Messieurs, que je justifie les termes dont je viens de me servir, en qualifiant l’œuvre de Lakanal, de Daunou, de Monge? Je pourrai presque me borner à de simples citations. | Le perfectionnement des sciences et des arts n’était pas pour les fondateurs de l’Institut un objet secondaire, qui pût être livré sans inconvénient aux caprices, au mauvais vouloir de tel ou tel ministre. L'existence de l'Institut fut consacrée par un article de la Constitution du pays, et non pas seulement par une loi facilement révo- cable. «Il y aura pour toute la république un Institut national chargé de recueillir les découvertes, de perfec- tionner les arts et les sciences. » Tels étaient les termes. sacramentels de la Constitution de l’an x. Je vous le demande, Messieurs, un plus noble hommage fut-il jamais rendu à l'intelligence humaine ? L'Institut devait tous les ans « rendre compte au corps législatif des progrès des sciences et des travaux de cha- cune de ses classes, » Si cette disposition, dont la grandeur frappera les esprits les plus froids, n’eût point été abolie, nous pos- séderions aujourd’hui, j'ose l’assurer, de précieux, d’inap- 508 MONGE. préciables chapitres de l’histoire des sciences. Quel est donc le savant, le littérateur, l’érudit, qui n’aurait pas fait des efforts surhumains pour mettre en relief, en pleine lumière, les découvertes contemporaines, pour tracer un tableau destiné à être déroulé solennellement à la tribune nationale devant les mandataires du pays? Qui, d’ailleurs, se serait .chargé d’une si périlleuse mission sans avoir bien calculé ses forces? Des académies s’abandonnant jadis à des sentiments de vanité irréfléchis et puérils, traitèrent avec une fâcheuse, avec une coupable indifférence les découvertes qui n'étaient pas nées dans leur sein. Rien de régulier ne s’y trouvait établi pour avoir rapidement connaissance des travaux des étrangers. L'Institut national devait échapper à ce double écueil, non pas, veuillez le remar- quer, parce qu’il lui était ordonné de correspondre avec toutes les sociétés savantes du monde, car de telles pre- scriptions sont souvent une lettre morte; mais, par les conséquences nécessaires de la disposition dont je vais donner lecture : | « L'Institut national nommera, tous les ans, six de ses membres, qui voyageront aux frais de l’État, soit ensem- ble , soit séparément, pour faire des recherches sur les diverses branches des connaissances humaines. » Les progrès de la première de toutes les sciences d’ap- plication, les progrès de l’agriculture étaient confiés, avec la même perspicacité, à la sollicitude da nouveau corps académique : « L'Institut national, disait la loi organique (titre v, article 1*), nommera tous les ans, au concours, vingt-cinq citoyens qui seront chargés de MONGE. 509 voyager et de faire des observations relatives à l’agricul- ture, tant dans les départements de la République que dans les pays étrangers. » L’abrogation de cette disposition importante n’a sans doute point diminué le nombre d’inspecteurs nomades que le trésor public devait défrayer ; mais j’hésiterais à dire : la suppression du concours et du contrôle de l’In- stitut n’a pas empêché le vrai mérite de triompher de l'intrigue, et la mission de comparer les divers modes de culture n’est jamais échue en partage à des agronomes dont la science avait été puisée tout entière dans les Géor- giques de Virgile. Une autorité qui répudiait avec tant de résolution les _ priviléges du bon plaisir, qui, substituant le concours à l'arbitraire, se plaçait elle-même dans l'impossibilité de faire des actes de favoritisme, et de se créer ainsi des clients dévoués, devait ne prendre nul souci des limites dans lesquelles l’Institut exercerait son influence, Loin de resserrer la sphère de cette action féconde, on s’était au contraire attaché à l’étendre; témoin cet article de la loi : | « Lorsqu'il aura paru un ouvrage important dans les sciences, les lettres, les arts, l’Institut pourra proposer au corps législatif de décerner à l’auteur une récompense nationale. » Voilà, Messieurs, quelques-unes des dispositions ac- tuellement abrogées que Lakanal, Daunou et Monge avaient fait insérer dans les premiers règlements de l’Institut, Vous le voyez, je puis accepter sans crainte la part, quelle qu’elle puisse être, qu’on voudra attri- 510 MONGE. buer à notre illustre confrère dans la création de cette Académie nationale jusque-là sans modèle. | Je n’ignore pas que la critique s’est exercée sur plu- sieurs dispositions de nos plus anciens règlements, que, par exemple, elle a vivement attaqué celle-ei : « Aucun membre ne peut appartenir à deux classes dif- férentes. » de | J’avouerai même très- volontiers qu'en voyant au- jourd’hui les académies opérer une sorte de recrute- ment réciproque et se fondre les unes dans les autres, beaucoup de personnes ont dû croire consciencieuse- ment que l’article dont je viens de donner lecture n’était pas commandé par l'intérêt des sciences et des lettres. Au reste, quel que puisse être, sur le cumul des titres ou, si l’on veut, des fonctions académiques, le jugement définitif du public, les motifs qui le firent proscrire en . 4794 planeront au-dessus des interprétations malveil- lantes, et la mémoire des fondateurs de l’Institut n’en soufirira pas. Lorsque Lakanal, Daunou et Monge, sti- pulant pour une égalité absolue entre tous les membres de notre institution nationale, portaient le serupule jus- qu'à s’occuper des esprits qui auraient pu trouver dans le nombre de leurs diplômes un droit de préséance , ils satis- faisaient au premier besoin des corporations ‘académi- ques. Lorsque nos trois confrères déclaraiïent dans la loi, du moins implicitement, qu’à toute époque le cadre de l’Institut pourrait être très-dignement rempli, sans qu’il fût jamais nécessaire de remplacer des littérateurs par des géomètres et des géomètres par des littérateurs, ete. , MONGE. 314 ils rendaient à la puissance intellectuelle de la France un hommage mérité, et dont les hommes voués à des études sérieuses doivent se montrer reconnaissants. Monge fit partie du premier noyau de l’Institut, je veux dire des quarante-huit membres désignés par l’au- torité, qui ensuite nommèrent au scrutin quatre-vingt- seize savants, historiens, philosophes, érudits et artistes, pour compléter les trois classes, les trois académies dont le corps était composé. On avait compris que l'élection, même dans une première institution, est l’unique mode valable de créer des académiciens. C’est ainsi, Messieurs, que dès sa naissance l’Institut prit dans le pays la position la plus élevée. Voulez-vous savoir le prix qu'on attachait alors à l’honneur de vous appartenir, lisez la première ligne, toujours la même, d’une multitude de proclamations célèbres, datées de Toulon, de Malte, d'Alexandrie, du Caire, etc: la voici textuellement : « Bonaparte, membre de l'Institut natio- nal et général en chef. » Je croirais vous faire injure en ajoutant un seul mot de commentaire à la citation, MISSIONS DE MONGE EN ITALIE. Jusqu'ici, Monge n'avait pas dépassé la frontière du royaume. En 1796, le Directoire l'envoya en Italie avec Berthollet et divers artistes, afin de recevoir les tableaux, les statues, que plusieurs villes devaient céder à la France pour se libérer de contributions de guerre. Lorsque la commission fut présentée au commandant en chef de l’armée, Monge apprit avec joie qu'il était 512 MONGE. connu personnellement de l’illustre général. « Permettez, dit celui-ci à notre confrère, que je vous remercie de l’ac- cueil bienveillant qu’un officier d'artillerie jeune, inconnu et quelque peu en défaveur, reçut du ministre de la marine en 1792; il en a conservé précieusement le sou- venir. Vous voyez cet officier dans le général actuel de l’armée d'Italie, il est heureux de vous présenter une main reconnaissante et amie, » Tel fut le début d’une amitié qui a occupé une place immense dans la vie de Monge. Après avoir terminé sa mission à Rome avec une habi- leté tout à fait remarquable, Monge alla rejoindre le géné- ral Bonaparte au château de Passeriano, près d’Udine, où il se lia d'amitié avec le général Desaix. Les allées sécu- laires de cette magnifique habitation étaient journellement témoins des entretiens savants qui achevèrent de cimenter l'union du grand géomètre et du héros de l'Italie. Celui-ci saisissait toutes les occasions de donner des témoignages de sa déférence à son nouvel ami. C’est ainsi qu'ayant remarqué l’enthousiasme du membre de l’Institut pour l'hymne, gage presque assuré de la victoire, que nos soldats entonnaient en abordant l'ennemi, il manquait rarement, dans les banquets diplomatiques, même en présence des négociateurs autrichiens, d’ordonner à haute voix à la musique « de jouer la Marseillaise pour Monge ! » Lorsque le traité de paix de Campo-Formio fut signé, le général Bonaparte donna à notre confrère la preuve la plus éclatante de son attachement ; il le chargea, con- jointement avec le général Berthier, de porter le traité à | LR. Le. MONGE. 513 Paris. Dans sa lettre au Directoire, le vainqueur de Rivoli parlait de Monge comme de l’homme qui, par son savoir et par son caractère, avait le plus honoré le nom français en Italie. SECOND VOYAGE DE MONGE EN ITALIE. Monge va de nouveau passer les Alpes et retourner à Rome; sa mission, cette fois, touchera par divers côtés à la politique et sera hérissée de difficultés de toute nature. Le 8 nivôse an vr (28 décembre 1797), le jeune géné- ral Duphot fut assassiné à Rome, à côté de Joseph Bona- parte, ambassadeur de France. Berthier, chargé de tirer vengeance de ce grand crime, se porta à marches forcées sur la ville éternelle, à la tête d’un corps d'armée, et y entra le 40 février 1789. La partie la plus active de la population faisait profession depuis quelque temps de principes très-démocratiques ; elle s’empressa de deman- der l’abolition de la puissance temporelle du pape et le rétablissement de la république romaine. L’assassinat du général Duphot avait fait à Paris une douloureuse sensation. Le 12 pluviôse an vr (31 jan- vier 1798), le Directoire nomma une commission de trois membres, MM. Daunou, Monge et Florent, avec la mission « de se rendre à Rome en qualité de commissaires du Directoire, d'y recueillir des renseignements exacts sur les faits qui s’y étaient passés le 8 nivôse, d’en recher- cher les véritables auteurs, et d'indiquer les mesures propres à empêcher que de semblables événements ne se renouvelassent. » 514 MONGE, Telle était, dans le fond et dans les termes, la mission très-large dont nos deux confrères se trouvèrent d’abord: investis. Bientôt des circonstances imprévues la restrei= gnirent et en changèrent le caractère. Masséna, qui avait succédé à Berthier Gus le com- mandement de l’armée, considéra l’établissement de la république romaine comme un fait accompli, déclara qu’il n’y avait plus à délibérer que sur la forme de la on: stitution, et offrit (je cite lestermes), aw nom du Direc- toire, la Constitution de l'an 1, qui ur alors la France. La proclamation de Masoéfia était du 30 ventôse ani vi (20 mars 4798). À partir de ce jour, Monge, Daunou et Florent n’eurent plus qu’à faire voter: la population des Fr < à États romains sur la constitution offérte, et, après son adoption, qu'à chercher les moyens de lai mettre en activité. | | La république romaine ne dura que huit mois et neuf jours; elle fut renversée le 29 novembre 1798, sans avoir jamais marché d’une manière satisfaisante. On a cru trouver dans: cette courte: durée. le texte légitime des plus insolents quolibets contre Monge. et Daunou. Je n’ai point appris que nos confrères: aient, jamais aspiré à la renommée de Solon et de Lycurgue ; ce n’est pas à cause de leur mission à Rome qu’ils ont pu, qu'ils ‘ont dû espérer d'attirer les regards de la postérité. Cependant, puisque la malveillance a essayé de déverser Je ridicule sur deux des plus brillantes illustrations de l'ancien Institut, notre devoir est de les défendre-et, s'il MONGE, 515 est possible, de les venger. Citons, devant cette assemblée impartiale , quelques-unes des difficultés que Monge et Daunou eurent, à vaincre; montrons que dans leurs actes, que dans leurs conseils, ils furent toujours modérés, éclai- rés, prévoyants; établissons surtout que: jamais, malgré mille passions déchaïnées, l'ombre d’un soupçon n’effleura la scrupuleuse probité, le parfait désintéressement de nos _ deux confrères. sie | Cette discussion ne sera pas ici un hors-d’œuvre, même en. l’envisageant d’un point de vue général. Le projet de parquer les. hommes d'étude dans: leurs plus strictes spécialités est, presque aussi ancien que le monde. Il semble, en vérité, que pour être propre à tout on doive n’avoir rien appris: Un pareil principe aura tou- jours l’assentiment intéressé de. la foule; pour qu'il n’usurpe pas à la longue l'autorité de la chose jugée, ne négligeons aucune. occasion de le combattre au nom de la raison éternelle, au. nom de la logique, et, ce qui vaut mieux encore, en nous appuyant sur des faits positifs. Je pense. également qu'il faut. contester avec vigueur la prééminence. que. certaines sectes de lettrés veulent aujourd’hui: s’arroger sur toutes les autres, comme, en Chine, les mandarins aux boutons rouges lisses dominent les mandarins à boutons de toutes és autres nuances et à facettes. S'il arrive, par exemple, qu’on vienne. à prononcer, même dans cette enceinte, des paroles dédaigneuses pour une branche quelconque des connaissances humaines, ne nous figurons pas.que le silence les a suffisamment réfu- 516 MONGE. tées; proclamons, au contraire, bien haut que tout se tient dans le domaine de lintelligence; qu'il n’est pas plus séant au littérateur de se débarrasser (l’expression n’est pas de moi) de l'étude des sciences exactes qu’au savant de se débarrasser des études littéraires. Ne souf- frons pas qu’on assigne, par exemple, un rang secondaire à la science qui, après avoir combattu victorieusement les illusions nombreuses et invétérées de nos sens, a mar- qué en traits indélébiles la modeste place que le globe terrestre occupe dans l’univers; qui a fait de tous les points lumineux connus des anciens sous le nom de pla- nètes, des mondes semblables à la terre par leur forme. Daunou, Monge et Florent, malgré l’éclat de leur mission, malgré la puissance, alors immense, de la Répu- blique, dont ils étaient les mandataires, s’interdirent à Rome toute représentation. Les commissaires fran- çais s'étaient petitement logés dans les bâtiments de notre ancienne académie de peinture; ils mangeaient ensemble. Leurs modestes repas ne ressemblaient à ceux du château de Passeriano qu’en un point : Monge, tou- jours enthousiaste de la Marseillaise, la chantait chaque jour à pleine voix avant de se mettre à table, Les défauts de la Constitution de l’an mx, de la Consti- tution offerte, ne sauraient concerner nos confrères : le thème leur était imposé. Ajoutons qu’ils firent sans diffi- culté, dans les questions de forme, les concessions que l'esprit des populations, que les mœurs, les habitudes parurent rendre nécessaires. Trouve-t-on, par exemple, que la traduction italienne des mots : directeurs, conseil des Cinq-Cents, conseil des Anciens sonne mal sur les MONGE. 517 bords du Tibre ; désire-t-on des noms qui rappellent les institutions de l’ancienne république romaine; sur-le- champ le directoire devient le consulat, les deux bran- ches du corps législatif s ‘appellent le tribunat et le sénat. Les commissaires du Directoire ne se montrèrent in- flexibles que sur un seul point : ils exigèrent que Capi- tolio fût substitué à Campi d'Oglio. Le mot Capitole a de tout temps si magnifiquement résonné en France aux oreilles de la jeunesse ; il est en quelque sorte une partie tellement intégrante de notre littérature, de la littérature dramatique surtout, qu’on ne pouvait vraiment souscrire à la pensée de le remplacer. Bien des années se seraient _écoulées avant qu’un professeur, sans exciter le sourire de ses élèves, eût pu faire dire à Scipion, parlant à ses accusateurs : «Montons au champ de l’huile, et rendons grâces aux dieux ! » Je n’accorde pas, quoi qu’on en ait pu dire, que nos deux confrères commirent la ‘faute impardonnable de donner peu d'attention à la désignation des chefs du nouveau gouvernement romain. Ils n’eurent garde d’ou- blier que la machine politique, même la plus parfaite, exige des mains savantes, fermes et exercées, pour pré- sider à ses mouvements. Examinez plutôt : Rome possédait alors un homme dont les premiers pas dans la carrière de l'étude avaient excité l’étonnement de l’Europe. À deux ans, il recon- naissait sur les médailles les effigies de tous les empe- reurs, depuis César jusqu’à Gallien ; à trois ans et demi, il lisait tout aussi facilement le grec que le latin ; à dix 518 MONGE, ans, son intelligence s "était portée avec le même succès sur toutes les branches des connaissances humaines, y compris la géométrie transcendante. La suite n’avait pas démenti ces commencements précoces. L'enfant extraor- dinaire était en 1798 à la tête des archéologues; ses rivaux eux-mêmes disaient que personne dans le monde entier ne connaissait mieux l'antiquité. On le citait encore comme un des caractères les plus honorables de l'Italie, Je n'ai pas besoin d’en dire davantage; qui n’a déjà nommé Ennius-Quirinus Visconti, notre ancien confrère de l’Académie des inscriptions? Eh bien! Ennius-Quirmus Visconti fut le premier des consuls nee par les com- missaires du Directoire. é Le choix des quatre collègues de Visconti pourrait être également justifié. Plusieurs fois nos confrères, il faut bien l'avouer, firent des nominations qui ne répondirent pas aussi bien à leur attente, quoiqu’elles eussent été dic- tées, en quelque sorte, par la voix publique; mais les citoyens avaient-ils eu réellement l’occasion de s’appré- . cier les uns les autres pendant le gouvernement papal? Pouvait-on savoir d'avance qui montrerait de l’ardeur, de l’activité ? qui, au contraire, s “abandonnerait à au dolce far niente? La jeunesse italienne, aujourd’hui fort régénérée, re- fuse de reconnaître que la proverbiale apathie des pays chauds ait nui à Rome, en 1798, au jeu des institutions - républicaines. Les commissaires français professaient l'opinion toute contraire, et s’appuyaient sur des faits irrécusables, Qu'on lise leur correspondance, et l’on y trouvera, par exemple, que le médecin Corona, un des | MONGE. 519 hommes les plus estimés du pays, nommé ministre de l’intérieur, n'avait pas fait un seul acte. donné une seule signature, un mois après son installation. Or, savez-vous la raison de cette inaction complète pendant tout un mois? Le ministre :de l’intérieur, le docteur Corona, n'avait pas encore Ju la Constitution (une constitution de quelques pages) lorsque, sur la clameur publique, _ Daunou, Monge et Florent furent obligés de le des- tituer. Ce n’était pas là du far niente, puisque le mot déplaît; je me résignerai à dire que le docteur Corona était un Fabius administratif, pourvu qu’on me permette d’ajouter que si les Fabius réussissent quelquefois à la guerre, ils sont, dans l’ordre civil, les causes les plus immédiates de la chute des gouvernements nouveaux. La jastification de nos-deux confrères ne se fonde pas uniquement sur le fait isolé du docteur Corona, Je vois dans une lettre inédite de Daunou que, malgré toutes ses prières, le tribunat romain vaquait de deux jours l’un, et le sénat deux jours sur trois. Or, ces vacances d’un jour :sur deux, et de deux jours sur trois, on les prenait au début d'un nouveau gouvernement, dans un pays où tout était à organiser ou à régulariser, même les actes de l’état civil, même les transactions entre particu- liers, etc. s | Étrange bizarrerie! L’apathie, chez les Romains .de 1798, s’alliait à une ambition désordonnée et impru- dente. Ce fut pour Monge et Daunou la source de mille embarras. J’en citerai un exemple. Les dix-huit cent mille âmes des États du papesse trou- 020 MONGE. vaient réparties, par la nouvelle organisation, entre les huit départements du Cimino, du Circeo, du Clitumno, du Metauro, du Musone, du Tronto, du Trasimène et du Tevere. À peine quelques exemplaires de la Constitution étaient-ils sortis de l'imprimerie, que des députations accoururent chez nos confrères pour leur demander in- stamment qu'à la suite des huit noms que je viens de citer on mît une série indéfinie de points. Ces points tant désirés, et que, du reste, les commissaires n’accordèrent pas, devaient provisoirement marquer la place des noms de départements nouveaux qui seraient graduellement formés aux dépens du royaume de Naples. On avait vu des choses analogues dans ahticonts république romaine; mais on n’y faisait pas régulière- ment la sieste ; mais le far niente y était inconnu ! Le gouvernement français avait beaucoup compté sur les spectacles pour développer à Rome les idées démo- cratiques. Ses espérances ne se réalisèrent qu’en partie, Monge et Daunou firent traduire nos pièces républi- caines; les écrivains du pays en composèrent dans le même esprit; mais le public n’avait pas une patience assez robuste pour entendre de suite les cinq actes d’une tragé- die. Afin de prévenir la désertion des spectateurs, il fal- lut, bon gré, mal gré, jouer des parades entre le troisième et le quatrième acte des tragédies, entre le quatrième et le cinquième. Se figure--on rien de plus-ridicule que Pasquin et Marforio débitant des quolibets; que Pierrot et Arle- quin occupant un moment la place d’Auguste ou du vieil Horace? MONGE. 521 Non, assurément. Mais qu’on nous explique donc com- ment le goût des Romains pour les parades aurait été moindre si le Directoire, au lieu d'envoyer en Italie des commissaires savants et lettrés, tels que Monge et Dau- nou, s'était fait représenter par des ignorants, sans noto- riété d'aucune sorte? La question tout entière est là. Une circonstance fortuite a fait tomber dans mes mains la correspondance encore inédite d’un des trois commis- saires français avec le président du Directoire exécutif. J'ai donc pour apprécier la mission de nos illustres con- frères mieux que l'élément unique, et souvent trompeur, dont les biographes, dont les historiens, peuvent ordinai- rement disposer : le résultat; je sais jusqu'où allait l’ini- tiative de Monge et de Daunou; je connais les questions sur lesquelles leurs vues s’éloignaient de celles du gou- vernement français; j'ai lu les réclamations vives et franches qu'ils adressaient à Paris. Si un peu de louche venait encore à planer sur la conduite de nos deux con- frères après les quelques lignes d’éclaircissement que je vais donner, ce serait à ms à moi seul, qu’il faudrait s’en prendre. Les embarras financiers sont ce qui, ordinairement, paralyse le plus la marche des gouvernements nouveaux. Daunou, Monge, Florent, le méconnurent-ils? Écoutez ces passages extraits de leur correspondance inédite, et jugez : « Si vous voulez que ce peuple reste libre, ne le laissez pas épuiser et saigner jusqu’au blanc. — Subsistances et finances, voilà les points les plus difficiles. Les dilapide- tions et les impositions sont, en Italie, les seules causes 522 MONGE. réelles de mécontentement ; il faut faire cesser partoutles premières, et modérer les secondes le plus possible. — En comptant les 35 anillions payés par le pape, ce pays aura fourni 70:millions; cela est énorme! — Envoyez qui vous voudrez pour nous remplacer, mais pas de fournis- seurs! » | L’enlèvement des objets d'art était, à Rome, une cause réelle de mécontentement. Les cinq cents caisses que les commissaires du Directoire allaient expédier à Paris ne pesaient pas moins de 30,000 quintaux, Le port seul devait coûter 2 millions de francs. Voici comment Dau- nou s’exprimait sur ce point délicat, dans une Jettre du 6 germinal an vi: de « Il n’est ni juste ni politique de ‘trop multiplier les enlèvements de cette nature. Les patriotes les plus esti- mables de ce pays ne les voient qu'avec peine; conve- nons qu’à leur place nous n°y serions pas moins sensibles, Il faut qu'il y ait un terme à tout, même au droit de:con- quête. » Je pensais que la question religieuse avait dû .contri- buer pour une certaine part à rendre la mission de nos confrères difficile. Une:lettre, encore inédite, du 27 prai- rial an vi, a fait succéder la certitude à de‘simplescon- jectures. Je vois dans cette lettre que les chefs du gouver- nement français n'étaient pas aussi tolérants dans leurs actes que dans leurs paroles. En rédigeant le code de sa république, le chansonnier national disait : A son gré que chacun professe Le culte de :sa déité; Qu'on puisse aller même à la messe: Ainsi le veut la liberté. MONGE. 523 ÆEh bien, le Directoire se croyait en droit de faire une enquête pour découvrir si les consuls allaient à la messe ; et les consuls, au lieu de se refuser sur ce point à toute explication, au nom de la liberté de conscience, au nom de la dignité humaine; au lieu de crier bien haut à l’in- quisition, car l’inquisition peut exister sous divers mas- | ques, déclaraient avec une condescendance coupable que l'enquête était inutile; qu’au surplus elle montrerait avec une entière évidence qu’on les avait calomniés ; que seu- lement, n’ayant pas réussi, à l’aide du raisonnement, à vaincre les préjugés de leurs femmes, de leurs enfants, ils croyaient, pour la paix du ménage ( ceci est textuel), ne devoir point exiger impérativement qu’on vrmepié avec des habitudes invétérées. Ainsi répondaient , ‘en 4798, les consuls de la répu- blique romaine, à une dénonciation émanée des chefs de la république française. J'ai recueilli cette anecdote, moins encore pour la justification de nos deux confrères qu’afin de montrer, par un nouvel exemple, avec quelle lenteur l’esprit humain rompt les langes dont les siècles l'avaient enveloppé, avec quelle hésitation il marche à son émancipation définitive et vraiment libérale. Je suis parvenu, j'espère, à décharger la mémoire de deux illustres membres de l’Institut du blâme qu’on avait voulu faire peser sur eux à l’occasion de la marche molle, indécise, souvent peu intelligente de la république romaine. La justification de Monge et de Daunou, s’il s'agissait de la chute du nouveau gouvernement, serait plus aisée encore. | La république périt le 9 frimaire an va (le 29 novem- 924 MONGE. bre 4798 ); elle périt le jour où, par suite de la retraite de Championnet, le roi de Naples et Mack entrèrent dans Rome. Monge et Daunou n'étaient plus alors en Italie. Les rendre d’ailleurs responsables des résultats qu’ame- nèrent les mouvements des armées, ce serait se jouer outrageusement de la vérité et du sens commun. Pendant le séjour des commissaires français à Rome, Monge fut plus spécialement chargé du choix des objets d'art qui, à titre de contribution de guerre, devaient être envoyés à Paris. On a religieusement conservé dans le pays le souvenir de la politesse exquise, des égards infinis que notre confrère montra dans l’accomplissement de sa mission. Plus d’une fois les autorités de l’époque voulurent lui en témoigner leur reconnaissance par le don de tableaux de très-grand prix; elles le prièrent d'accepter des statues antiques, des mosaïques superbes; Monge repoussa ces offres avec indignation. Le collecteur de tant de chefs-d'œuvre de peinture et de sculpture n’eut jamais en sa possession ni un tableau ni la plus modeste statuette. Dans les salons de son hôtel de la rue de Belle- chasse, les murs étaient d’une complète nudité. Ce spec- tacle élevait l’âme : l’honnête homme goûte peu de plai- sir à contempler les merveilles des arts là où de toutes parts surgissent ces flétrissantes paroles : possession illé- gitime. EXPÉDITION D'ÉGYPTE, Monge était encore à Rome, occupé jour et nuit de la - mission que le Directoire lui avait confiée, à l’époque où MONGE. 828 l'on faisait à Paris, à Toulon, à Gênes, à Civita-Vec- chia, les immenses préparatifs de la campagne d'Égypte. Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué une circonstance singulière de cette mémorable expédition : je veux parler du voile impénétrable dont elle resta enveloppée, quant à “sa destination et à son but, jusqu’après le moment où la flotte eut mis à la voile. On pourrait être tenté de trouver là une justification sans réplique du reproche d’indiscré- tion qui nous est si souvent adressé par les autres nations; mais on n’ignore pas que dix à douze personnes au plus avaient été mises dans le secret. Je vois dans une lettre de Civita-Vecchia, adressée au général Bonaparte, en date du 6 prairial an vi (25 mai 1798), que Monge était une de ces dix à douze personnes privilégiées. En se rappelant qu’un des généraux les plus illustres de notre vaillante armée, que Kléber lui-même quitta Toulon sans savoir où il allait combattre, on se fera une juste idée de la place que notre confrère avait conquise dans l'estime et dans l’affection du général en chef. Le recrutement du personnel scientifique de lexpédi- tion s’opérait à Paris par les soins de Berthollet, en son nom et au nom de Monge. Nous ignorons, disait l’illustre chimiste, vers quelle région l’armée va se diriger. Nous savons que le général Bonaparte en aura le commande- ment, et que nous formerons une commission scientifique destinée à explorer les pays lointains dont nos légions auront fait la conquête. C’est sur la foi d’une déclaration si vague que quarante-six personnes, ayant appartenu à l'École polytechnique ou en faisant encore partie à divers titres, sollicitèrent, comme une faveur insigne, d’être 526 | MONGE. attachées à la mystérieuse expédition. L'esprit aventureux de l’époque suffirait assurément pour expliquer de telles résolutions ; mais, dans cette circonstance, elles furent presque toutes dictées par la confiance: sans bornes que Monge et Berthollet avaient su inspirer à leurs disciples, Chacun entrevoyait. que, sous: de tels guides, il trouve- rait l’occasion de se rendre utile et même: d” ani un peu de gloire. L’escadre de Toulon mit à la voile-le 30 floréal an VI (19 mai 1798). Le 3 juin, elle rallia la division que Desaix et Monge lui amenaient de Civita-Vecchia: On s’étonnera peut-être de me voir associer ainsi notre con- frère à l’illustre général dans une opération qui semble avoir dù être du ressort exclusif de l'autorité: militaire; mais pouvais-je hésiter, après avoir lu dans'une lettre: du général en chef à Monge, datée de Paris (le 2 avril 1798), ce passage, à mon avis, entièrement décisif : « Je vous prie de remettre la lettre ci-jointe: au: général Desaix. Je ne compte que:sur vous et sur lui pour l’em- barquement de Civita-Vecchia. » Le 9 juin 4798: (24 prairial), cinq cents voiles. fran- çaises se déployaient autour de Malte. Le 40, l'île était attaquée sur sept points principaux ; le‘4b, elle capitulait;s le 12, le général en: chef faisait son entrée: solennelle dans la capitale ; le lendemain, par l'influence de Monge, Malte était dotée de quinze écoles primaires et d’une école centrale qui devait se composer de huit professeurs, convenablement rétribués, chargés d’enseigner les ma-. thématiques, la stéréotomie, l’astronomie, la mécanique, la physique, la chimie: et la navigation, c’est-à-dire préci- 2. ps a ar à it res — Et FES Dre Te D 1 0 M'ONT. + 2 pre Ge =. MONGE. 927 sément toutes les sciences qui n’étaient point. professées sous le gouvernement des chevaliers. | Le 19 juin, l’escadre-se remit en route. Monge quitta alors la division de Givita-Vecchia et passa à bord du vaisseau amiral l’Orient, que montait le général en chef, Quoique arrivé à l'âge de: cinquante-deux ans, il avait encore, comme à Mézières, un esprit plein de jeunesse, une imagination: vive, un caractère enthousiaste. Les descriptions animées que Monge se plaisait à faire des merveilles de l'Italie, des chefs-d’œuvre- de la peinture, de la sculpture, qu’il venait de restaurer avec.un soin reli- gieux et d'envoyer en France, tenaient sous le charme auditoire d’élite qui l’entourait. Pour répandre de la _ variété sans confusion sur ces entretiens savants, il fut convenu que le général en chef indiquerait chaque matin les questions qui seraient examinées et débattues dans les réunions de laprès-dinée. J'ai remarqué qu’on agita ainsi plusieurs des plus grands problèmes de la cosmogo- nie et de l’astronomie; ceux-ci, par exemple: « Les planètes sont-elles. habitées? Quel est l’âge du monde? Est-il probable que le globe éprouvera quelque nouvelle catastrophe: par l’eau ou par le feu?» Voilà quelles étaient les occupations journalières des passagers du vaisseau l’Orient, de cette immense ville flottante qui, quelques semaines après, envahie par les flammes, devait sauter en l’air avec son vaillant équi- page. Voilà ce qui, dès le début,, imprima à l'expédition d'Égypte un caractère dont l'histoire d'aucun peuple n'avait offert le modèle. Lorsque Alexandre, à la prière -d’Aristote, se fit accompagner en Asie par le: philosophe 898 MONGE. Callisthène, ce fut uniquement dans le dessein de recueil- lir, de rassembler les documents scientifiques qu’on arra- cherait violemment aux nations vaincues, Monge, Ber- thollet, Fourier, leurs amis, avaient la mission plus noble de porter les fruits de la civilisation européenne au sein de populations barbares, abruties, courbées sous le joug. Les entretiens à jamais mémorables dans lesquels , à bord de l'Orient, Monge énumérait chaque jour les bril- lantes conquêtes de lintelligence humaine devant un auditoire où l’on voyait au premier rang Bonaparte, Berthollet, Caffarelli, Berthier, Eugène Beauharnais, Desgenettes, etc., n'étaient qu’une magnifique prépa- ration au saint apostolat que notre confrère allait exercer. L'escadre arriva le 1% juillet, au matin, devant la côte égyptienne. La colonne dite de Pompée annonçait Alexandrie. Monge débarqua un des premiers, et il ne fallut rien moins que l’ordre le plus formel de son ami, le général en chef, pour l'empêcher de prendre part person- nellement à l'attaque de la ville. Il ne lui fut pas non E . plus accordé d'accompagner l’armée dans sa marche vers le Caire, à travers le désert, et il dut s’embarquer, avec Berthollet, sur une flottille de petits bâtiments des- tinée à remonter le Nil jusqu’à Rahmaniéh. Bonaparte avait assigné à son ami la voie fluviale comme la plus sûre. Les circonstances trompèrent ses prévisions. Les eaux du Nil étant basses, plusieurs de nos barques s’échouèrent sur des bancs de gravier. Dans cette fâächeuse position, la flottille française eut à com- MONGE. 529 battre des chaloupes canonnières turques descendues du Caire et armées de pièces de gros calibre, des Mame- luks, des fellahs et des Arabes qui garnissaient les deux rives du fleuve. L'engagement avait commencé à neuf heures du matin, le 44 juillet ; à midi et demi, tout sem- blait annoncer que le dénouement serait fatal, lorsque, averti par les détonations incessantes de l'artillerie, le général en chef se porta rapidement vers le Nil. A la vue de l’armée française, les ennemis s’éloignèrent précipi- tamment; les chaloupes turques levèrent l’ancre et re- montèrent vers le Caire. Le bulletin officiel du combat nautique de Chebreys fit mention de la bravoure de Monge et de Berthollet. Dans _ cette périlleuse rencontre, nos deux confrères, en effet, rendirent l’un et l’autre des services signalés. Ajoutons que jamais la différence, ou, si l’on veut, le contraste de leurs caractères n’avait été plus manifeste. Cinq djermes venaient d’être coulées bas; les Turcs, après s'être empa- rés à l’abordage de deux de nos bâtiments, élevaient dans les airs, avec une joie féroce et bruyante, les têtes des . soldats et des matelots massacrés; on vit alors Berthollet ramasser des cailloux et en remplir ses poches. « Com- ment peut-on penser à la minéralogie dans un pareil moment! disaient les compagnons du célèbre chimiste, — Vous vous trompez, repartit Berthollet avec le plus : grand sang-froid ; il n’est question pour moi ni de miné- ralogie ni de géologie : ne voyez-vous pas que nous sommes perdus? Je me suis lesté pour couler à fond très- vite; j’ai maintenant la certitude que mon corps ne sera pas mutilé par ces barbares, » IL —1, CU 530 MONGE. Quant à Monge, il se montra toujours plein d’espé= rance, et compta sur la victoire, même après qu'un bou- let de canon ayant mis hors de combat l’intrépide Perrée, commandant de la flottille, tout le monde s’abandonnait au découragement. L’illustre géomètre exerça pendant cette longue et sanglante rencontre tantôt les fonctions de canonnier servant, tantôt celles de canonnier pointeur. On eût dit à la vivacité de ses: gestes, à la: mobilité expressive de ses traits, à la confiance qui rayonnait sur toute sa personne, qu'il expliquait quelque construc- tion de géométrie descriptive devant une réunion d’'im- génieurs. Le 2 thermidor (20 juillet 4798) , nos soldats, de au pied des: colossales pyramides de Gizéh, apprirent. par ces magnifiques paroles ce que le général en chef. attendait de leur courage : « Soldats, du haut. de ces monuments, quarante siècles vous contemplent! », Peu d'heures après, quarante siècles contemplèrent l’incom- parable bravoure de quelques carrés d’infanterie fran- çaise; ils furent témoins de la déroute complète des Mameluks, je veux dire de la cavalerie la plus hardie, la plus brave, la mieux montée:et la mieux armée qui fût aw monde. Le surlendemain notre armée traversa le Nil ébiiat-si le Caire. Le grand Caire, cette seconde capitale de: l'Orient, également célèbre par son étendue et par son ancienneté, ce magnifique centre commercial entre l'Europe, l'Asie et l’Afrique, ce point de passage des caravanes mar- chandes et des caravanes de pèlerins, avait, à la fim du. MONGE. 531 xvr* siècle, une splendeur dont on ne pourrait guère se former une idée que par la lecture des Mille et Une nuits. Quarante palais de beys, quarante palais de kachefs, Les somptueuses demeures de beaucoup de Mameluks, plus de quatre cents mosquées, renfermaient des richesses immenses qu’il était urgent de conserver pour les besoins de l’armée. Bonaparte croyait n'avoir pas eu toujours à: se louer de ceux qui, en des circonstances pareilles, avaient obtenu sa confiance; il s’en ouvrit à Monge. « Mes jeunes gens sont capables de tout ce qui est. beau ! » Telle était la réponse habituelle de notre confrère lorsqu'on le questionnait sur les élèves de l’École poly- technique; telles furent aussi les paroles qu’il prononça _pour décider le général Bonaparte à donner à ses amis de prédilection la plus délicate des missions. Les disci- ples de Monge montrèrent qu'on n’avait pas trop auguré dé leur savoir, de leur ardeur, de leur scrupuleuse fidé- lité. Ce brillant début des élèves de l’École dans la car- rière administrative combla notre confrère de joie. Il apprit aussi avec une vive satisfaction que dans la ligne scientifique les jeunes gens ingénieurs (au nombre des- quels était notre honorable et savant confrère Jomard), qui, restés à Alexandrie, devaient poser les fondements: de la carte de l'Égypte, ne s'étaient laissé détourner par aucun danger, et que leurs travaux marchaïent à pas de: géant. Quel géographe, au surplus, n'aurait pas été élec- trisé par le désir de fixer définitivement les coordonnées astronomiques de la colonne de Pompée, de l'aiguille de Cléopâtre et du rocher sur lequel s'élevait déjà, près de trois siècles avant notre ère, le célèbre phare de Sostrate ‘see MONGE. de Cnide. Les annales de la géodésie française offriraient peut-être des triangles plus irréprochables, au point de vue séométrique, que ceux dont nos jeunes compatriotes cou- vrirent le sol de l'empire des Pharaons ; mais il n’en existe certainement nulle part qui s'appuient sur des monuments plus célèbres ou plus capables de réveiller de grands souvenirs, 11 m'est rarement arrivé, dans le cours de cette biogra- phie, d'écrire le nom de Monge sans avoir été amené à y joindre celui de Berthollet. Désormais ces noms seront invariablement unis; désormais Monge-Berthollet sem- blera ne désigner qu’une seule personne, et le général en chef apprendra aux deux amis inséparables que des soldats se sont battus en duel, les uns (ceux-là avaient vu Berthollet), pour avoir prétendu que Monge-Berthollet avait des cheveux blonds et flottants, tandis que les autres (ils ne connaissaient que Monge) soutenaient avec non moins d'assurance que Monge-Berthollet était d’un teint très-brun et portait une longue queue. La liaison de Monge et de Berthollet commença en 1780, année de l'admission des deux savants à l'Acadé- mie. Si l’on avait demandé au géomètre pourquoi il aimait le chimiste, sa réponse eût été celle de Montaigne parlant de la Boëtie : « Parce que c’était lui, parce que c'était moi... Nous nous cherchions avant de nous être vus, et par les rapports que nous oyions l’un de l’autre... Nous nous embrassions par nos noms. » Poussée plus loin, la citation des Essais n’ofirirait plus rien d’applicable aux relations de nos deux confrères. 1! ne fut donné à Montaigne de jouir de la douce compa- MONGE. 533 gnie et société de la Boëtie que pendant quatre années. L'intimité de Monge et de Berthollet dura plus d’un tiers de siècle. Les deux philosophes du Périgord jugèrent que l’amitié « descoust toutes autres obligations ; » ils la cachèrent dans la plus profonde retraite ; ils détournèrent les yeux des malheurs du temps et vécurent pour eux seuls. Monge et Berthollet, au contraire, prirent tous deux une part active aux événements de notre grande révolution. Les convulsions violentes qui, trop souvent, hélas! jetèrent dans des camps ennemis le mari et la femme, le père et le fils, le frère et la sœur, ne créèrent pas même l’ombre d’un dissentiment passager entre le géomètre et le chimiste. | Oh! combien j'aurais été heureux de mettre sous vos yeux des lettres, aujourd’hui perdues sans retour, écrites sur les bords du Nil, dans lesquelles Monge dépeignait, en termes pleins d'émotion, une amitié si digne d’être offerte en modèle et qui fit le charme de sa vie! Ces lettres eussent prouvé aux esprits les plus prévenus que la culture des sciences fortifie l'intelligence sans détremper les ressorts de l’âme, sans émousser la sensibilité, sans attiédir aucune des bonnes qualités dont la nature a déposé le germe dans le cœur humain. Après avoir lu les tendres effusions de notre confrère, personne n'aurait plus trouvé qu’une immense hérésie dans ces paroles de Jean-Jacques : « On cesse de sentir quand on commence à raisonner, » 534 MONGE. INSTITUT D'ÉGYPTE. Le 3 fructidor an vi (29 août 4798), le général en chef créa au Caire un Ynstitut égyptien des sciences et des arts. La section des sciences mathématiques comptait dès l’origine, parmi ses membres , le général Bonaparte, Monge, Fourier, Malus, etc. Dans la section des sciences physiques, on distinguait Berthollet, Dolomieu, Geof- froy Saint-Hilaire, Gonté, Descostils, Savigny, De- lille, ete. De tels noms plaçaient l’Institut d'Égypte sans désavantage à côté des sociétés savantes étrangères les plus célèbres. Cependant, veuillez bien le remarquer, Messieurs, en perdant momentanément de si brillants collaborateurs, l’Institut de France n’en était pas moins resté la première Académie du monde. Ce titre apparte- nait incontestablement à la compagnie qui, dans les sciences mathématiques, pouvait citer Lagrange, La- place, Legendre, Lacroix, Lalande, Delambre, Cou- lomb, Bougainville; et dans les sciences physiques : Jussieu, Haüy, Desfontaines, Fourcroy, Vauquelin. L'histoire impartiale ne refusera pas de qualifier de grande époque ces dernières années du xvi° siècle qui virent nos armées, ie lendemain du combat, le lende- main de la conquête, établir de nombreuses écoles, «et même des académies, pour répandre à pleines mains sur les populations vaincues les trésors de la civilisationret de la science. L'histoire dira qu’en ces temps glorieux la France conservait encore dans sa capitale, au point de vue scientifique, le sceptre de l'intelligence, même après avoir ct dc MONGE. 535 envoyé dans les régions lointaines des savants dont les brillants travaux eussent suffi à l'illustration d’une nation et d’un siècle. Gloire au pays où de telles réflexions ne blessent pas la vérité, où l’on peut les proclamer publi- quement sans encourir le reproche de flatterie. Dans sa première séance, le 6 fructidor an var (23 août 1798), l'Institut d'Égypte nomma (je copie le procès- verbal }: « le:citoyen Monge, président; le citoyen Bona- parte, vice-président, pour le premier trimestre; et le citoyen Fourier, secrétaire perpétuel. » La nomination de Monge aux fonctions de président ne fut pas, quoi qu’on en ait dit, un acte d'opposition contre le général enchef. Le 5 fructidor, dans une réu- nion préparatoire de tous les membres de l'Institut, Bonaparte avait positivement décliné la présidence, et formulé son ‘refus en ces termes : « 11 faut placer Monge, et non pas moi, à la tête de l'Institut; cela paraîtra en Europe beaucoup plus raisonnable. » Comment est-il arrivé que ces paroles, parfaitement authentiques, aient trouvé des incrédules ? Voudrait-on, par hasard, établir que le génie et le bon sens ne mar- chent jamais de compagnie ? Un journal scientifique et littéraire paraissant tous les dix jours, la Décade égyptienne, rédigé à l’origine par Tallien, rendait un compte sommaire des séances de l'Institut, et publiaït même , èn extenso, les travaux des divers membres. C’est dans la Décade que parut pour la première fois le Mémoire de Monge relatif au phénomène d'optique connu sous lenom demirage. Monge avait incontestablement indiqué la vraie cause 536 MONGE. physique de ce singulier phénomène. Peut-être même aurait-on le droit de soutenir que, dans les circonstances où se trouvait notre confrère, les assimilations dont ül s’étaya pour rendre son explication accessible à tout le monde étaient préférables à une théorie plus exacte, mais beaucoup plus compliquée. Après la publication du Mémoire de Monge, le mirage cessa, même pour les simples soldats, d’avoir rien de mystérieux, rien d’in- quiétant. En aurait-il été de même si, au lieu de se fon- der sur les lois de la réflexion de la lumière à la surface des miroirs plans, on avait parlé de caustiques, etc.? Au reste, depuis, la science a repris ses droits et s’est enri- chie de plusieurs savantes dissertations où la question est envisagée sous tous les aspects possibles, Le Mémoire de Monge n’en restera pas moins un des premiers, un des principaux anneaux de cette belle chaîne de recherches. Les travaux de l’Institut firent naître un incident qui, à cause de sa singularité et du rôle que Monge y joua, mérite que nous lui consacrions quelques lignes. Le général Bonaparte, malgré les obligations infinies attachées au commandement en chef de l’armée et à l’organisation du pays conquis, déclara un jour que, lui aussi, voulait présenter un Mémoire à la docte assemblée, Avide de toutes les gloires, souffrait-il d’être le seul membre de l’Institut d'Égypte qui n’eût pas fourni son - -«ontingent à la science proprement dite ? Avait-on raconté au général que le czar Pierre le Grand, nommé associé de notre Académie des sciences, ne prit le titre que cette nomination lui conférait qu'après avoir envoyé à Paris un travail de sa façon sur la géographie de la iner Cas- PART nn. ut. ets à MONGE. 537 pienne? Quoiqu'il en soit, tous ceux à qui Bonaparte parla de son projet y applaudirent; les uns, c'était le petit nombre , en termes modérés, les autres avec enthou- _siasme. Monge seul osa ne point partager l’avis du géné- ral et de son entourage, « Vous n’avez pas le temps, dit-il à son ami, de faire un bon Mémoire; or, songez qu'à aucun prix vous ne devez rien produire-de médiocre. Le monde entier a les yeux fixés sur vous. Le Mémoire que vous projetez serait à peine livré à la presse que cent aristarques viendraient se poser fièrement devant vous comme vos adversaires naturels. Ceux-ci découvriraient, à tort ou à raison, le germe de vos idées dans quelque ancien auteur, et vous taxeraient de plagiat; ceux-là n’épargneraient aucun sophisme , dans l’espérance d’être proclamés, ne fût-ce que quelques-instants, les vain- queurs de Bonaparte! » Bonaparte reconnut qu’il ne devait pas courir les chances défavorables que Monge lui dépeignait avec tant de franchise; contre son habi- tude, il se décida à faire retraite, et le Mémoire ne fut pas rédigé. s. Je vous ai montré Monge plein de fougue au combat nautique de Chebreys. Nous allons le trouver, au Caire, dans une situation non moins dangereuse, déployant le même courage, mais faisant preuve aussi d’un sang- froid, d’une présence d'esprit, dont ne le croyaient pas capable ceux qui connaissaient son ardente imagination. Personne n’ignore que la ville du Caire s’insurgea, sans aucune cause apparente, le 30 vendémaire an vu (21 octobre 1798) ; que tous nos petits postes, attaqués à l'improviste, succombèrent ; que deux à trois cents Fran- 538 MONGE. çais isolés périrent dans les rues; que l'hôtel de l'état- major fut bouleversé de fond en comble, et tous les instruments qu’il renfermait détruits où emportés. Le palais de Hassan-Kachef, où l’on avait établi l’Insti- tut, était à une lieue du quartier général. Bientôt une multitude furieuse l'entoure; des cris de mort réten- tissent; la position ne semble pas défendable : du côté du jardin, il n’existe, pour résister aux insurgés, qu’un faible treillage; d’ailleurs, on n’a point de fusils: la seule chance de salut est donc de faire retraite vers le quartier - général. Cette opmion va prévaloir; déjà la plupart des savants, des artistes, des littérateurs, se présentent en . ordre à la porte pour sortir. Monge s’y oppose; il'barre l'issue, ét, s'adressant aux plus décidés : « Oserez-vous, dit-il, livrer à une destruction certaine les instruments précieux confiés à votre garde? vous serez à peine dans la rue que les insurgés s’empareront du palais et met- tront tout en pièces. » Ces paroles sont entendues; on se décide à rester; Monge, déjà chef légal du corps acadé- mique, est unanimement désigné comme l’ordonnateur suprême des mesures défensives. À sa’ voix, chaque outil devient une arme; les couteaux, fortement attachés à de longues perches, feront l'office de fers de lance;'on con- | solide les murs; on barricade les issues, et quand ces préparatifs sont achevés, lorsque Monge a pourvu à tous les devoirs du commandement , il va , de sa personne, se mettre en faction au poste le plus dangereux, ét #'écrie avec une gaieté naïve : «Maintenant, qui veut venir cau- ser avec moi pour tempérer les ennuis de la situation ?» Ainsi se passèrent de longues heures, au milieu daler- MONGE. 039 tes continuelles. Le palais de Hassan-Kachef ne fut dé- gagé qu'après deux jours et demi d'investissement. Monge trouva alors le‘ plus noble dédommagement de sa belle conduite dans cés paroles solennelles des membres de l'Institut: : « Votre prudence, votre fermeté, votre pré- _ sence d'esprit, nous ont sauvés. » | Le palais de l’Institut était en communication avec le beau jardin de Cassim-Bey. Les séances officielles du corps savant'se tenaient au palais. C’est dans le jardin que les membres de toutes les classes et ceux de la com- mission scientifique se retrouvaient le soir. Ces réunions nocturnes n’avaient rien de solennel ; ne serait-ce point à raison de cette circonstance qu'elles offraient tant d’inté- rêt? Sous un ciel d’azur, parsemé de milliers d'étoiles resplendissantes, Monge, donnant carrière à sa brillante imagination, excitait l’enthousiasme des savants , des Hit- térateurs, des artistes, qui l’entouraïent. Tantôt l’audi- toire se sentait entraîné par la variété, la richesse et la erandeur des aperçus; tantôt son attention se portait de préférence sur le talent d'exposition admirable qui le fai- sait pénétrer sans efforts dans les profondeurs de la _ science, réputées inaccessibles au vulgaire. | Ces conversations savantes se prolongeaient fort avant dans la nuit. Nos confrères se complaisaient à les assi- miler aux entretiens en plein air des philosophes grecs et de leurs disciples dans le jardin d’Académus. On s’ha- bitua même à ne trouver entre les deux situations, entre “les deux époques, qu’une différence légère : les platanes du jardin d'Athènes étaient remplacés au Caire par des acacias. | | 540 MONGE. Voilà une bien grande erreur, Messieurs. Il y avait réellement tout un monde entre les vues et les méthodes des deux écoles. Mettez à l'écart quelques points de mo- rale, sur lesquels d’anciens philosophes nous ont légué des conceptions vraiment sublimes, et vous ne les trouve- rez généralement occupés que de problèmes à jamais inabordables, sans solution possible ; que de questions qui ne pouvaient pas même être posées en termes nets et précis; que de rêveries oiseuses ou stériles. A l’Institut d'Égypte, au contraire, sans prétendre porter atteinte à un droit imprescriptible de l’imagina- tion, celui de tracer à l'esprit humain des routes entière- ment nouvelles, on s’accordait à n’enregistrer les théories dans les fastes de la science qu'après leur avoir fait subir le contrôle sévère de l'expérience et du calcul. Gombien n’y a-t-il pas de questions capitales que nous serons réduits à léguer à nos neveux telles que nous les avons reçues, et qui seraient définitivement résolues si les phi- losophes tant vantés de la Grèce, au lieu de prétendre deviner la nature, avaient accepté le rôle infiniment plus modeste, mais plus sûr, de l’observer. Un rapport de Berthier, chef de l'état-major général de l’armée d'Orient, au ministre de la guerre, contenait ces lignes, si flatteuses pour les deux représentants de l’Institut de France en Égypte : « Les citoyens Monge et Berthollet sont partout, s’occupent de tout, et sont les premiers moteurs de tout ce qui peut propager les scien- ces. » Le général aurait dû ajouter que, dès l’origine, les deux académiciens s'étaient occupés sans relâche des moyens de frapper l'imagination des Orientaux; des 4 k MONGE. 541 spectacles empruntés aux arts, aux sciences, qui sem- blaient propres à montrer la supériorité de la France et à fortifier notre conquête. Il est vrai que ces tentatives restèrent presque toujours sans résultat. Un jour, par exemple, Bonaparte demanda aux princi- paux cheiks d’assister à des expériences de chimie et de physique. Dans les mains de Monge et de Berthollet, divers liquides éprouvèrent les plus curieuses transfor- mations; on engendra des poudres fulminantes ; de puis- santes machines électriques fonctionnèrent avec tous leurs mystères. Une science qui venait de naître, celle du gal- vanisme, fut mise aussi à contribution; par de simples attouchements métalliques, on produisit sur des animaux morts, dépecés, des convulsions qui, au premier aspect, autorisent à croire à la possibilité de résurrections. Les graves musulmans n’en restèrent pas moins des témoins impassibles de toutes ces expériences. Bonaparte, qui s'attendait à jouir de leur étonnement, en témoigna quelque humeur, Le cheik El-Bekry s’en aperçut, et demanda sur-le-champ à Berthollet si, par sa science, il ne pouvait pas faire qu’il se trouvât en même temps au Caire et à Maroc. L’illustre chimiste ne répondit à cette demande ridicule qu’en haussant les épaules, « Vous voyez bien, dit alors El-Bekry, que vous n'êtes pas tout à fait sorcier, » | Monge n’éprouva pas une moindre déconvenue le A# vendémiaire, septième anniversaire de la fondation de la République. Sur sa proposition, il avait été décidé que, ce jour de fête, on rendrait les indigènes témoins d’un spectacle qui semblait devoir inévitablement frapper 542 MONGE. leur imagination. L’ascension de l’aérostat, préparé par Conté, réussit à souhait; mais les Africains n’en mon trèrent aucune surprise; on vit bon nombre d'individus de tous les rangs traverser la grande place. Esbékiéh sans. daigner lever la tête à l'instant où le ballon planaïit. majes- tueusement dans les airs. Monge ne se trompait-il pas en ares dans ce qu'il | appelait Fapathie des pays chauds la: cause. du peu: d’étonnement qu'avait manifesté l'élite de la population égyptienne dans le laboratoire de chimie, dans le cabinet. de physique ou sur la place Esbékiéh, pendant l’ascen- sion de l’aérostat? Le cheik El-Békry a déjà répondu à les Orientaux croient généralement. à la sorcellerie; or,» que sont les résultats positifs de la science, de l’art, à côté des conceptions imaginaires d’un sorcier? Pouvait-on.. raisonnablement espérer d’exciter de l'enthousiasme, par. quelques expériences plus ou moins ingénieuses, chez des hommes nourris de la lecture des Mille et Une.nuitsz chez des hommes habitués à prendre les récits. de la prin- cesse Schéhérazade non pour des rêveries d’une imagi-. nation fantasque, mais comme des peintures d’un monde réel? Présentez à ces mêmes hommes des choses vraiment extraordinaires dans l’ordre de leurs idées ou de leurs. habitudes, et vous les trouverez susceptibles d’étonne. ment, d'enthousiasme comme les Européens. Voyez, par exemple, avec quelle assiduité, avec quel recucillement des musulmans de tout âge, des dignitaires de l'ordre: des ulémas assistaient aux séances de l'Institut, même avant de savoir un seul mot de notre langue: Une assemblée délibérante qui ne s’occupait ni de religion, ni de guerre, : mA De ds Lt. à do) mnt dé MONGE. 543 ni de politique, était à leurs yeux un véritable phéno- mène. Ils comprenaient encore moins que le chef suprème de l'expédition, que le vainqueur de Mourad-Bey, que le sultan Kébir, pour parler leur langage, n’eût qu’une voix dans les scrutins, comme le plus humble membre de l'institut, et qu'il consentit à courber ses opinions person- __ nelles devant celles de la majorité. ; __ Dans ce cas-ci, tout était neuf s sans précédents ; _ aucune légende orientale, aucun conte, parmi les plus romanesques, n’avaient fait mention d’une république des lettres. Lorsque cette république apparut aux habi- tants du Caire, ils donnèrent un libre cours à leur sur- prise, et dévoilèrent ainsi nettement les causes qui, en d’autres circonstances, les avaient fait paraître si apa- thiques. | Dans la série de tentatives auxquelles Monge se livra pour amener les musulmans à reconnaître notre supério= rité, il en est une dont le besoin d’abréger me déciderait à ne point faire mention si des recherches toutes récentes d'un érudit n'étaient venues, à mon sens, lui donner un véritable intérêt. d | Sur la proposition de Monge, on chercha à conquérir les sympathies des Égyptiens par les charmes de la mu- sique. Un orchestre nombreux, composé d'artistes très- habiles, se réunit un soir sur la place Esbékiéh du Caire, et exécuta en présence des dignitaires du pays et de la foule, tantôt des morceaux à instrumentation savante, tantôt des mélodies simples, suaves, tantôt enfin des marches militaires, des fanfares éclatantes, Soins inu- tiles; les Égyptiens, pendant ce magnifique concert, res- 044 MONGE. tèrent tout aussi impassibles, tout aussi immobiles, que les momies de leurs catacombes. Monge s’en montrait outré. « Ges brutes, s’écria-t-il en s'adressant aux musi- ciens, ne sont pas dignes de la peine que vous vous don- nez ; jouez-leur Marlborough ; c’est tout ce qu’elles méri- tent. » Marlborough fut joué à grand orchestre, et aussitôt des milliers de figures s’animèrent , et un frémissement de plaisir parcourut la foule, et l’on crut un moment que jeunes ct vieux allaient se précipiter dans les vides de la place et danser, tant ils se montraient gais et agités. L'expérience, plusieurs fois renouvelée, donna le même résultat. Se passionner pour l'air de Marlborough et ne trouver, comparativement, qu'un vain bruit dans des morceaux de Grétry, de Haydn, de Mozart, c'était, disait-on universellement, montrer une inaptitude com= plète pour la musique. Cette conclusion, appliquée à tout un peuple, avait, psychologiquement et physiologique- ment parlant, quelque chose de très-extraordinaire : aussi l'esprit pénétrant de Monge l’admettait avec peine, quoi- qu'elle se présentàt comme une déduction inévitable des faits. Aujourd’hui, les faits peuvent être envisagés sous un autre jour ; aujourd’hui, la prédilection des Égyptiens pour l'air de Marlborough est susceptible de recevoir une explication qui n'implique nullement l’absence du sens musical chez tout homme coiffé du turban ou du fez. Gette explication est très-simple. Monge l’eût cer- tainement adoptée ; quelques mots sufliront pour montrer que je m’aventure peu en parlant avec cette assurance. Il résulte d’une tradition que M. de Chateaubriand n’a pas dédaigné de recueillir et de commenter, de la disser- MONGE. 545 tation plus récente pleine d’érudition et, ce qui n’est pas toujours la même chose, pleine d'esprit, publiée récem- ment par M. Génin, que l'air ‘de Marlborough a une origine arabe;-que la chanson elle-même appartient au moyen âge ; que, suivant toute probabilité, elle fut rap- rapportée en Espagne et en France par les soldats de Jayme I d'Aragon et de Louis IX ; qu’on doit considérer cette chanson comme une sorte de légende d’un croisé _ obscur, nommé Mambrou; que la légende de Mambrou était, musique et paroles, la chanson que madame Poi- trine chantait pour endormir son royal nourrisson, fils de Louis XVI, lorsque Marie-Antoinette la surprit, trouva l'air à son gré, et déclara vouloir le mettre à la mode; qu’enfin le nom du duc de Marlborough (Churchill), le nom du général célèbre par la bataille de Malplaquet, ne prit la place du nom du très-modeste croisé Mambrou que par une grosse bévue. Ces résultats d’une fine érudition une fois adoptés, les scènes de la grande place Esbékiéh n’ont plus rien d’ex- traordinaire : les Égyptiens furent émus quand on leur joua Marlborough, comme le sont les Suisses lorsqu'ils entendent le Ranz des vaches. Les souvenirs d'enfance ont le privilége de faire circuler la vie dans les natures les moins généreuses. Ajoutons que le Marlborough, ad- mirablement exécuté par le nombreux orchestre de la place du Caire, devait avoir des charmes auxquels les musiciens barbares de l'Orient n’avaient pas accoutumé leurs auditeurs. Monge eut toujours un goût très-prononcé pour la connaissance des étymologies, des origines, de la filiation IL, — 11, 39 546 MONGE. des coutumes populaires. La certitude que la digression dont la chanson de Marlborough a fourni le texte aurait, en point de fait du moins, intéressé l’illustre géomètre, m’a peut-être entraîné au delà des limites que le sujet comportait, Je confesse ma faute, mais sans prendre l'engagement de ne la plus commettre, même en connais- sance de cause, lorsque, sans blesser la vérité, je pourrai introduire dans les biographies de nos confrères des faits, des anecdotes, des détails, qu'à mon avis ils eussent désiré y voir ; je me conformerai à cette intention présu- mée tout aussi scrupuleusement que le ferait un exécuteur testamentaire en présence de la stipulation écrite la plus formelle. Dans cette œuvre de conscience, je nereculerai pas. même devant ce que j’appréhende à ‘un très-haut degré : la crainte de fatiguer mes auditeurs «et de leur causer de l'ennui. | EXPÉDITION DE SYRIE. Monge et Berthollet accompagnèrent le général en chef dans l'expédition de Syrie. Monge fut atteint devant Saint-Jean-d’Acre de la terrible dyssenterie qui décimait l'armée. Tout le monde tenait la maladie pour conta- gieuse; cette opinion, chacun l’a deviné, n’empêcha pas Berthollet de s'établir dans la tente de son ami, et de lui prodiguer nuit et jour, pendant trois semaines consécu- tives, les soins les plus tendres. Bonaparte lui-même, quoique absorbé par les péripéties souvent cruelles d’un siége long,meurtrier.et d’une difficulté sans exemple, allait régulièrement visiter son confrère des Instituts de France MONGE. 547 et d'Égypte. L'intelligence d’élite dont la nature l'avait doué lui fit rapidement comprendre que les ressources de l’art seraient impuissantes si l’on n’arrivait pas à calmer imagination de l’illustre malade. Un bulletin journalier, rédigé dans cette vue, tint Monge au courant de la marche des opérations de l’armée ; souvent même on lui communi- quait les lettres de service écrites sous la dictée du géné- _ ral en chef. Mais notre confrère, on l'avait oublié, n’était pas seulement un géomètre théoricien; il avait passé douze années dans une école du génie; il connaissait, à merveille les bases des calculs techniques qui servaient à déterminer le nombre de jours de tranchée ouverte après lequel, disait-on, une forteresse devait inévitablement se rendre, après lequel la garnison pouvait capituler sans déshonneur ; il savait surtout que ces calculs n’étaient point applicables à des places maritimes, en libre commu- nication avec la mer, pouvant sans cesse renouveler leurs provisions, leurs munitions, leurs défenseurs; évacuer leurs blessés, leurs malades. Monge ne prenait donc pas à la lettre les prédictions contenues dans les ordres du jour. Cependant notre confrère conservait quelque espé- rance : Bonaparte n’avait-il pas vaincu souvent, très-sou- _ vent, malgré les prévisions contraires des officiers les plus expérimentés ? Une dépêche dont on donna lecture au malade dissipa ses dernières illusions; elle était datée du 25 germinal an vu (14 avril 1790). Le général en chef disait au gou- verneur d'Alexandrie : « Depuis quinze jours nous ne tions pas. L’ennemi, au contraire, tire comme un enragé, Nous nous contentons de ramasser humblement 548 MONGE. ses boulets, de les payer vingt sous, et de les entasser au parc.» Ces paroles éclairaient toute la situation. Les écrivains systématiques qui cherchaient anciennement à évaluer les plus longues durées de la résistance possible | des forteresses n’avaient pas cru devoir s’occuper, même théoriquement , d’une attaque où l’assiégeant serait réduit dans ses moyens d’action, aux projectiles que lui lance- rait l’assiégé. A partir du jour où la lettre du 25 germinal lui fut connue, Monge désespéra entièrement de la prise de Saint-Jean d’Acre, et les médecins de son rétablissement. Les choses, en ce qui touchait la santé de notre con- frère, tournèrent tout autrement qu’on ne l'avait craint. Tant que la question pendante parut être très-sérieuse- ment la reddition de la ville de Djezzar-Pacha, le moindre mécompte dans l'effet d’une mine, dans le pas- sage projeté d’un fossé, dans l'assaut d’un ouvrage avancé, mettait le malade au désespoir, et amenait dans son état des crises très-dangereuses. Du moment où Monge fut convaincu que la retraite était inévitable, que les derniers efforts n’avaient qu’un but, le droit d'écrire légitimement sur les bannières de l’armée, l'honneur est intact, le calme revint, et notre confrère ne parut plus guère occupé qu'à classer méthodiquement dans sa mémoire les événements qu’on lui transmettait. Parmi ces événements, il en est un qui fit sur Monge une impression profonde, ineffaçable. Quand il la racon- tait, même quinze ans après, ses yeux jetaient des éclairs, des larmes de satisfaction humectsient ses pau- pières, « De ce moment, disait-il, je compris que la vraie MONGE. 549 gloire n’est pas toujours dans le succès. N’a-t-on pas vu des canons habilement pointés par des hommes d’une bravoure équivoque décider souvent du gain d’une bataille, de la réussite d’un assaut, de la perte ou de la conservation d’une forteresse ? - «L'action du capitaine de la 85° demi-brigade, que chacun s’empressa de me communiquer à l'instant même où l’armée venait d’en être témoin, partait d’un senti- ment qui serait resté sublime, comme le dévouement des Spartiates aux Thermopyles, même au milieu d’une défaite. Cette action produisit dans ma santé la plus heu- reuse révolution ; je jouissais d’avance du plaisir que je trouverais à la retracer devant tous ceux qui me parle- _raient de la levée du siége, » Monge circonscrivait beaucoup trop , par ces idéniènes paroles, les occasions où il raconterait l’événement qui l'avait tant ému. Sous la domination permanente de son imagination vive et patriotique, ces occasions se repro- duisaient sans cesse, et je crois, en vérité, obéir à une injonction de mon illustre maître en essayant, autant qu'il est en moi, de sauver de l'oubli ce que ces récits renou- velés avaient si fortement gravé dans notre mémoire : Un capitaine de la 85° demi-brigade reçut l’ordre de monter à l'assaut d’une tour dont la partie saillante seu- lement avait cédé à l’explosion d’une mine. Il comman- dait quatre-vingts hommes d'élite. Vingt-cinq de ces intrépides soldats prirent position dans le fossé, afin d'empêcher que leurs camarades, gravissant la brèche, fussent attaqués en flanc. Ceux-ci, après bien des efforts, arrivèrent au sommet des décombres. Le capitaine y 550 MONGE. planta, suivant sa promesse, le drapeau que le général Bonaparte lui avait remis au moment où il débouchait de la tranchée, et il en confia la garde à un sous- officier, Toutes les issues de la tour étaient barricadées. L’ennemi occupait la partie encore intacte, et de Ià fai- sait rouler sans cesse sur le détachement des bombes, des boulets creux, des matières incendiaires. Dans une sortie de la garnison de la place, les vingt-cinq soldats du fossé, après une magnifique défense, furent tous exterminés. Sur la brèche, le nombre des hommes valides se trouvait réduit à dix. Aucune disposition n’annonçait qu’on voulût leur porter secours, quoique depuis une heure ces braves gens se maintinssent dans cette position périlleuse. Le capitaine commanda donc la retraite ; maïs, au moment du départ, le sous-officier préposé à la garde du drapeau fut tué sans qu’au milieu d’une fumée épaisse et de tourbillons de poussière personne s’en aperçût. Le capitaine, après avoir échappé à mille périls, était rentré dans la tranchée, lorsqu’en se retournant il vit son dra- peau flottant encore au sommet de la tour. Aussitôt il s'élance, remonte seul à l’assaut et va le reprendre. Ses habits sont criblés de balles ; il a reçu deux graves bles- sures, mais sa glorieuse bannière n’est pas restée aux mains de l’ennemi, I est des faits que les biographes, sous peine d’une sorte de sacrilége, doivent rapporter avec une exactitude scrupuleuse. Telle est la pensée qui me dominait lorsque je m’attachais à reproduire le récit que Monge m'avait fait, plusieurs fois, de l’action héroïque du capitaine de la 85° demi-brigade, Je me demandais avec inquiétude + 408 MONGE. 551 si la mémoire de notre confrère avait été entièrement fidèle; si moi-même, sur quelques détails, je ne me lais- sais pas abuser par mes souvenirs. Le plus heureux hasard m'a récemment appris que le vaillant officier vivait encore près de Rodez, dans le département de l'Aveyron. -Un ami commun s'était chargé de lui écrire ; la réponse -nous est parvenue; elle porte en tête le mot rapport, tant, Messieurs, un désir exprimé, même indirectement, au nom de l’Académie, a fait d'impression sur le vieux soldat. Le rapport m’autorise à ne pas changer une seule syllabe dans ce que j'avais tracé d’après des souvenirs déjà fort anciens. Je crois cependant que, s’il m’eût été connu plus tôt, j'aurais substitué à quelques expressions animées de Monge ces paroles plus calmes. de l’intrépide officier : « Je vis le drapeau flotter sur les décombres de la tour ; je crus qu’il ne fallait pas l’abandonner ; je remontai pour le reprendre. » J’ai pensé qu'une action à laquelle Monge attribua sa convalescence et la possibilité où il se trouva de suivre l'armée dans son mouvement de retraite pouvait être, dans cette biographie, l'objet d’un souvenir circonstan- cié. Je crois aussi m’acquitter d’un devoir en soulevant le voile derrière lequel voudrait rester caché le capitaine de la 85° demi-brigade, dont les rapports sont signés aujourd’hui : « L’officier qui, n’ayant plus d'épée, manie la charrue! » Cet officier est le général Tarayre. _*. L'armée d'Égypte, depuis les généraux jusqu'aux sim- ples fantassins , regrettait vivement, les jours de bataille exceplés, qu’on l’eût amenée faire la guerre dans le pays du sable. C'était l'expression des troupiers. Suivant l’opi- 552 MONGE. nion commune, Monge et Berthollet avaient été les pro- moteurs de cette malencontreuse expédition. Souvent ces deux noms figurèrent dans l'expression du mécontente- ment des soldats, surtout lorsqu'une soif ardente les tor- turait, surtout après la levée du siége de Saint-Jean d’Acre, au milieu des sables ardents du désert. Ce senti- ment, que, dans certaines circonstances, on aurait pu prendre pour de la haine, n’avait rien de sérieux. Monge ne quittait jamais un poste, un bivouac, sans s’être fait des amis de tous ceux qui l'avaient approché. L'armée mourant de soif aperçoit un puits; chacun se précipite; c’est à qui boira le premier, sans distinction de grade. Monge arrive, et entend dire de toute part dans la foule : Place à l’ami intime du général en chef! — Non, non, s’écrie l’illustre géomètre, les combattants d’abord; je boirai ensuite, s’il en reste! L'homme qui, en proie à la plus cruelle des tortures, a prononcé ces belles paroles peut compter à jamais sur la vénération profonde de tous ceux qui les ont enten- dues, quoiqu'il ait amené l’armée dans le pays du sable, Si Monge se faisait des amis de tous ceux qui l’'appro- chaient, c’est qu’il était pour tout le monde d’une com- plaisance inépuisable ; c’est qu’il répondait avec le même empressement, avec le même soin, avec le même scru- pule à la question du fantassin et à celle du général. Seu- lement, quand il avait un auditoire principalement composé de simples soldats, notre confrère manquait ‘ rarement de jeter dans ses vxplicutpnn des détails fami- hers et gais. Un jour, au milieu de ces mers de sable indéfinies, où MONGE. 553 il n’existe pas un seul brin d'herbe pour reposer la vue, Monge fut entouré par une multitude de soldats, jadis laboureurs peut-être, qui lui demandèrent si le pays avait toujours été aussi aride, et s’il ne s’y opérerait pas des changements dans le cours des siècles. Monge leur raconta aussitôt tout ce que les membres de l’Institut d'Égypte avaient observé sur la manière dont les sables se déplacent, sur la vitesse moyenne de leur propaga- tion , etc., etc. Il était arrivé au terme de sa démonstra- tion, lorsque le général en ckef survint et s’écria : « Monge, que dites-vous donc à ces braves gens, pour qu'ils vous écoutent avec tant d’attention? — Je leur expliquais, général, que notre globe éprouvera bien des révolutions avant que des voitures se réunissent ici en aussi grand nombre qu’à la porte de l'Opéra, à Paris, les jours de première représentation. » Une immense explosion de gaieté, aisi le général prit sa bonne part, prouva que Monge, dans l’occasion, savait sortir avec esprit de sa gravité habituelle. Je ne quitterai pas ce sujet sans appeler encore votre attention sur une circonstance dans laquelle Monge recon- nut, avec une vive sensibilité, combien, malgré quel- ques apparences contraires, l’armée avait su l’apprécier. C'était aussi dans le désert. Un soldat mourant de soif jette sur la petite gourde que notre confrère porte suspen- due à son ceinturon un regard où se peint à la fois le désir, la douleur, le désespoir. Monge a tout remarqué, et n'hésite pas une seconde, « Viens, crie-t-il au soldat, viens boire un coup. » Le malheureux accourt et n’avale qu’une gorgée. « Bois donc davantage, lui dit affectueuse- 094 MONGE. ment notre confrère. — Merci, répond le soldat, merci. Vous venez de vous montrer charitable, et je ne voudrais pour rien au monde vous exposer aux douleurs atroces que j’endurais tout à l'heure. » | On peut être fier, ce me semble, Ps à un pays où des hommes sans culture éprouvent de pareils sentiments et savent les exprimer avec tant de noblesse! MONGE QUITTE L'ÉGYPTE AVEC LE GÉNÉRAL EN CHEF, Pressé par le temps, je suis obligé de supprimer l’ana- lyse de plusieurs travaux de l’Institut d'Égypte auxquels Monge participa, afin d'arriver plus promptement aux circonstances dramatiques qui signalèrent le départ du général en chef et de notre confrère pour la France. L'armée turque, débarquée à Aboukir, venait d’être anéantie; la solde était au courant. Vers cette même époque, de très-fâcheuses nouvelles de l’armée d'Italie arrivèrent au Caire. Le général Bonaparte se décida aus- sitôt. à retourner en France et à emmener avec lui Monge et Berthollet. La moindre indiscrétion pouvait compro- mettre ce projet audacieux. Monge fit donc tous ses efforts pour garder scrupuleusement le secret d’État que le géné- ral lui avait confié, Y réussit-il? Je n’ose pas prononcer ; j'aime mieux m’en remettre à votre propre décision. Le général annonçait publiquement qu’il allait visiter le Delta, passer de là aux lacs Natron et ensuite aw Fayoum, étudier enfin minutieusement la partie ouest du désert, comme il avait exploré la région orientale peu de temps après la conquête du Gaire. nt | 4 Ë L L MONGE. 555 Un voyage de quelques jours à l'embouchure du Nil et aux lacs Natron n’aurait pas dû décider Monge à faire présent de tous ses livres, de tous ses manuscrits à la bibliothèque de l'Institut. Cet incident frappa d’étonne- ment tous les habitants du palais de Hassan-Kachef. Le même jour, notre confrère donna ses provisions de bouche à Conté. Quand ce second fait fut connu, quelques membres de la commission scientifique, en proie à une inquiétude légitime, se décidèrent à surveiller toutes les démarches de leur chef; ils le surprirent se parlant à lui- même, et disant avec douleur : « Pauvre France ! » L’ex- clamation n’apportait aucune nouvelle lumière quant au projet de départ; malheureusement elle autorisait les sup- positions les plus sinistres sur l'état de notre pays. Monge eut, dès ce moment, à subir une foule d’interpellations directes. Il n’y répondait que par des paroles sans suite, La douleur qu’il éprouvait à se séparer si brusquement de ses confrères, de ses amis, de ses disciples, était empreinte dans les traits de sa figure, dans toute sa per- sonne ; elle lui arracha même cette expression de blâme : « Le général va trop vite dans ses expéditions. » Enfin, après deux jours d’angoisses, le 30 thermidor, à dix heures du soir, la voiture du général en chef, escortée de guides, s’arrêta devant le palais de l’Institut. Monge et Berthollet y étaient à peine montés, que Fourier, que Costaz, se jetèrent à la portière et supplièrent leurs deux confrères de calmer les vives alarmes de toute la commis- sion scientifique : « Mes chers amis , répondit Monge, si nous partons pour la France, nous n’en savions ricn aujourd’hui avant midi, » 556 MONGE. Le projet de départ pour la France se trouvait ainsi clairement divulgué. Le général, à qui les adieux com- promettants de Monge furent rapportés, en témoigna de l'humeur. Notre confrère se justifia facilement. Il dépei- gnit, d’une voix émue, les difficultés de sa position; il fit remarquer que plusieurs circonstances avaient pu ame- ner les membres de la commission scientifique à croire que Berthollet et lui ne se sépareraient jamais d'eux; que peut-être ils seraient accusés l’un et l’autre d’avoir manqué à leur parole; qu’il n’en fallait pas davantage pour expliquer quelques propos indiscrets qu’on leur repro- chait. « Quant aux démarches, ajouta-t-il, qui ont donné l'éveil, permettez, mon cher général, que je vous le dise : vous y figurez vous-même pour une large part : certain portrait, un portrait de femme, demandé au peintre Conté trois fois dans la même journée, a plus fait travailler les imaginations que mes livres, mes manuscrits et mes modestes provisions. » Le général réprima un léger sou- rire, et le débat n’alla pas plus loin, Pendant que les membres de la commission scienti- fique s’abandonnaient au désespoir, sans interrompre cependant leurs préparatifs de voyage pour la haute Égypte, un d’entre eux, Parseval-Grandmaison, en proie à une nostalgie inquiétante, quitta le Caire sans prendre conseil de personne et se dirigea sur Alexandrie. Comment un homme malade, isolé, réduit à ses pro- pres moyens, parvint-il à franchir l'intervalle de ces deux villes, à peu près aussi vite que le général en chef, dis- posant de toutes les ressources de l’armée et du pays conquis? J’ignore si le poëte, en commerce de tous les = MONGE. 557 instants avec sa muse, trouva jamais l’occasion de divul- guer ce secret à d’humbles mortels; je sais seulement qu’il arriva à Alexandrie à l'instant où les deux frégates la Muiron et la Carrère, déjà loin du port, allaient mettre à la voile, et que le général, s’obstinant à considérer le voyage de Parseval comme un acte d’indiscipline (il pro- nonça même le mot de désertion), refusait de permettre l’'embarquement du fugitif. Monge s’épuisait en sollicita- tions : « Rappelez-vous, disait notre confrère au général Bonaparte, que Parseval a souvent embelli nos séances de l’Institut du Caire en nous lisant des fragments de sa traduction de la Jérusalem délivrée, auxquels vous applau- dissiez vous-même. Veuillez songer qu'il travaille à un _ poëme sur Philippe-Auguste ; qu’il a déjà fait douze mille vers, — Oui, repartit le général, mais il faudrait douze mille hommes pour les lire! » Un immense éclat de rire succéda à cette saillie, La gaieté rend bienveillant; Monge ne l’ignorait pas; il profita de la circonstance, et Parse- val fut embarqué, Vous pardonnerez à l’épigramme, malgré tout ce qu’elle avait d’injuste, puisqu'elle sauva du désespoir, et proba- blement d’une mort prématurée, un des littérateurs les plus estimables dont notre pays puisse se faire honneur : puisqu'elle donna à l’Académie française l’occasion d’ac- corder ses suffrages à un homme qui, tout aussi légitime- ment que Crébillon, aurait pu s’écrier, en prenant pour la première fois séance dans cette enceinte : Aucun fiel n’a jamais empoisonné ma plume. Les conversations qui s’engageaient sur le pont de la 558 MONGE. frégate la Muiron pendant son passage d'Alexandrie aux côtes de France étaient moins savantes, moins philoso- phiques que celles dont le pont du vaisseau l'Orient avait été le théâtre pendant que notre belle et puissante esca- dre, sortie de Toulon, voguait vers le rivage égyptien. Les inquiétudes qu’on avait sur l’état intérieur de la France et sur ses relations avec les puissances étrangères en fournissaient presque exclusivement le sujet. « Savez-vous, dit un jour le général Bonaparte , que je suis entre deux situations très-dissemblables. Supposons que j'aborde la France sain et sauf, alors je vaincrai les factions, je prendrai le commandement de l’armée, je battrai les étrangers, et je ne recevrai que des bénédic- tions de nos compatriotes, Supposez, au contraire, que je sois pris par les Anglais, je serai enfermé dans un ponton et je deviendrai pour la France un déserteur vulgaire, un général ayant quitté son armée sans autorisation. Aussi il faut en prendre son parti, je ne consentirai jamais à me rendre à un vaisseau anglais. Si nous sommes attaqués par des forces supérieures, nous nous battrons à ou- trance. Je n’amènerai jamais mon pavillon. Au moment où les matelots ennemis monteront à l’abordage, il faudra faire sauter la frégate, » Toutes les personnes dont le général était entouré écoutaient ce discours avec une surprise manifeste, et ne prononçaient aucune parole approbative, lorsque Monge, rompant ce silence significatif, s’écria : « Général, vous avez bien apprécié votre position; le cas échéant, il fau- dra, comme vous l’avez dit, nous faire sauter. — Je m'attendais, repartit Bonaparte, à ce témoignage d’ami- MONGE. 559 tié de votre part ; aussi je vous chargerai de l'exécution. » Le surlendemain, on aperçut à l'horizon une voile qu’on prit d’abord pour un bâtiment anglais; aussitôt le branle- bas de combat fut exécuté, et chacun se rendit à son poste. Bientôt on reconnut que le bâtiment n'était pas | | ennemi. « Où est Monge? » demanda le Perso On le chercha pour l’avertir que tout danger avait cessé ; on trouva le savant illustre à côté de la sainte-barbe, une lanterne allumée à la main. ARRIVÉE ÆN FRANCE, Monge et Berthollet firent le voyage de Fréjus à Paris avec le général Bonaparte, et dans sa voiture. Leurs vête- ments dataient de deux ans, «et étaient complétement usés. Là où le général passait incognito, les hommes du peuple, quand ils voyaient descendre nos deux confrères, manquaient rarement de dire : « N’est-il pas singulier que des individus ainsi faits se soient avisés de courir Ja poste avec six chevaux?» Dans les lieux où Bonaparte était reconnu, on s’étonnait de le voir en si étrange compagnie. Il y avait loin. de là, Messieurs, à l'étiquette qui, quatre … ans après, régnait despotiquement à Ja cour impériale, . Tout considéré, certains esprits trouveront peut-être plus de vraie grandeur à la première de ces deux époques. Monge, arrivé à Paris, avait en à peine le temps de vaincre la résistance du portier et des domestiques de sa 560 MONGE. femme, refusant de recevoir un homme si mal vêtu, qu’il se rendit à l’École polytechnique, où le conseil de perfec- tionnement était assemblé. J’ignore comment les choses se passeraient aujourd’hui en pareille circonstance; je sais seulement que la rentrée de notre confrère produisit une très-vive émotion : « Le conseil, dit le procès-verbal de la séance, suspend toute délibération pour se livrer à l’effusion de ses sentiments de joie sur le retour de Monge et de Berthollet, Monge était présent. Il recueille avec sensibilité les doux épanchements de l'amitié qui lui sont prodigués par ses collègues ; puis, par une heureuse diversion, il ramène les souvenirs sur les élèves de l’École polytechnique qui les ont accompagnés. Tous se sont distingués par leur conduite et leurs talents. Ils se sont montrés hommes faits avant l’âge. Au combat, ils éga- laient les vieux grenadiers; au travail périlleux des siéges, ils rivalisaient de sagesse et de sang-froid avec les ingénieurs consommés. Les membres du conseil s’ar- rachent avec peine aux douces émotions qu’ils éprouvent, et reprennent le cours de leurs travaux. » | Je vais reprendre aussi le cours de mon récit; mais ce ne sera point sans recommander à l'attention publique cette époque où les savants avaient les uns pour les autres une si franche amitié; cette époque où, en parlant des liens qui unissaient les professeurs de notre célèbre école, les procès-verbaux eux-mêmes échappaient à leur séche- resse proverbiale. MONGE. 564 MONGE SÉNATEUR. — SA CONDUITE DANS LES CENT-JOURS. Monge fut nommé sénateur à la première création, en 1799. Cinq ans après, il devint titulaire de la sénatorerie _ de Liége. Entre ces époques et celles des désastres de nos armées, je n’aperçois, dans la carrière de notre confrère, d’autre incident digne d’attention que les vifs débats dont j'ai déjà dit quelques mots, qui s’élevèrent entre Monge et l'Empereur au sujet de l’École polytechnique. Les fonctions de sénateur étaient peu assujettissantes. Monge revint donc à ses études favorites sur la géométrie analytique. Les numéros du Journal de l’École polytech- nique, où ses travaux paraissaient régulièrement, font foi que l’âge n’avait apporté aucune atteinte ni à la vigueur de conception de notre confrère, ni à cette rare qualité de l'esprit qui m’a permis de parler d'élégance à propos de Mémoires de mathématiques. L'illustre géomètre continuait à donner de temps à autre des leçons à l’École polytechnique. Les élèves lui faisaient toujours un accueil où la vénération le disputait à l’enthousiasme. | Notre confrère prenait une part active aux discussions de la commission chargée de présider à la composition et à la publication du magnifique ouvrage sur l'expédition d'Égypte. Monge était tout aussi assidu à nos séances qu’à l’épo- que où, jeune encore et peu connu, l’Académie l’enleva à l’école de Mézières pour se l’associer. Presque tous les ans, l’auteur de la Géomélrie descrip- IL. — 11, 86 562 MONGE. tive allait prendre quelque repos dans son pays natal. Ce fut à sa terre de Morey, en Bourgogne, qu’il reçut le vingt-neuvième bulletin de la grande armée de Russie; ce fut pendant qu’on lui en donnait connaissance que Monge vit se dissiper une à une les illusions dont il s'était bercé jusque-là sur les résultats de cette colossale expédition. Lorsque le lecteur arrivait à la dernière ES du bulletin, Monge tomba frappé d’apoplexie ! Les sentiments qui se manifestent avec cette véhé- mence ont droit aux respects des hommes de cœur de toutes les opinions, _ Quand notre confrère revint à lui, il dit avec douceur, avec le plus grand sang-froid à ceux qui l’entouraient : « Tout à l’heure, j'ignorais une chose que je sais mainte- nant; je sais de quelle manière je mourraï. » Dans les premières pages de cette biographie, je me suis étendu avec complaisance et bonheur sur l'enfance de Monge, sur ses succès précoces ; ma tâche sera maïn- tenant moins douce : j’ai à vous montrer un homme de génie aux prises avec les passions politiques et succom- bant dans la lutte. Je puiserai dans le sentiment du devoir la force qui me sera nécessaire pour retracer avec détail cette courte et douloureuse période de la carrière de Monge; je n’oublierai pas que l'utilité doit être notre but, que ces biographies ne mériteraient pas de fixer un seul moment l’attention des hommes sérieux, si elles ne de- vaient pas nous éclairer sur la marche de l'esprit humain, dans ses élans comme dans ses défaillances, et signaler à ceux qui nous suivront les écueils sur lesquels tant de brillantes renommées ont été se briser. MONGE. 563 Vous venez de voir l’illustre académicien tombant comme frappé de la foudre à la lecture du vingt-neu- vième bulletin de la grande armée. Par une rare excep- tion, cette effrayante apoplexie ne porta pas une atteinte profonde aux facultés morales et intellectuelles de notre confrère. Les Cent-Jours le retrouvèrent encore plein de vivacité et d’ardeur. RTS L'Empereur se montrait très-irrité contre certains per- sonnages qui lui semblaient avoir trop promptement, trop complétement oublié, pendant la première Restau- rotion , les devoirs de la reconnaissance, Monge devint leur avocat. 11 fit plus, Messieurs; plusieurs fois notre confrère, violant les consignes formelles du palais des Tuileries, jeta résolument sur les pas de Napoléon des savants, des hommes de lettres en défaveur, et arriva ainsi à des rapprochements inespérés, Pendant les Cent-Jours, on remarqua que Monge assis- tait régulièrement à toutes les revues du Carrousel. Arrivé le premier, il ne quittait la place qu'après le défilé. « C’est ridicule , » disaient les uns. — «C’est triste», s’écriaient les autres avec une feinte pitié. Serait-il donc vraï, Messieurs, que l’amour de la patrie, dans ses exagérations, si en pareille matière l’exagération était possible, dût cesser d’exciter le respect? Non, non! dans cette enceinte, j'ose l’affirmer, de vives, d’hono- rables sympathies auraient été acquises à l’homme illustre, au vieillard septuagénaire, qui, se défiant des rapports des journaux, cherchait, en s’imposant de gran- des fatigues, à s'assurer par ses propres yeux que l’ar- mée française improvisée serait, je ne dis pas assez 564 MONGE. vaillante, mais assez nombreuse pour résister au choc de l'Europe. ( Monge était préparé par ses revues du Carrousel à la catastrophe de Waterloo. « J'avais, disait-il, acquis la certitude que, pour exciter la confiance de la capitale, les mêmes troupes paradaient plusieurs fois sous des déno- minations différentes. » Monge se faisait illusion, sans doute, mais son erreur était excusable : n’avait-il pas vu, après la campagne de Syrie, le retour de notre petite armée au Caire transformé en une marche triomphale, dans laquelle, par ordre, chaque soldat s’était couvert de palmes? Des évolutions de toute nature, très-habilement combinées, n’eurent-elles pas pour but de tromper la population égytienne sur la force de l’armée française? Quoi qu’il en puisse être, Monge fut plus assidu encore auprès du général trahi par la fortune qu’il ne l'avait été auprès du vainqueur de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, aux époques de sa toute-puissance. Les palais de l’Élysée et de la Malmaison, alors presque com- plétement déserts, reçurent le grand géomètre matin et soir. , Que ne m'est-il permis, Messieurs, de citer ici par leurs noms des personnages qui, entièrement privés, sans doute, du sens moral, croyaient simplement faire preuve d’une gaieté spirituelle en présentant des devoirs assidus rendus au malheur comme une preuve irrécusable d’affai- blissement dans les facultés intellectuelles ? Le vaincu de Waterloo habitait l'Élysée. Dans un de ses entretiens intimes avec Monge, Napoléon développa les projets qu'il avait en vue, L'Amérique était alors son MONGE. 565 point de mire; il croyait pouvoir s’y rendre sans diffi- culté, sans obstacle, et y vivre librement. « Le désæuvre- ment, disait-il, serait pour moi la plus cruelle des tor- tures. Condamné à ne plus commander des armées, je ne vois que les sciences qui puissent s'emparer fortement de mon âme et de mon esprit. Apprendre ce que les autres ont fait ne saurait me suflire. Je veux, dans cette nou- velle carrière, laisser des travaux, des découvertes, dignes de moi. Il me faut un compagnon qui me mette d’abord et rapidement au courant de l’état actuel des sciences. Ensuite, nous parcourrons ensemble le nouveau conti- nent, depuis le Canada jusqu’au cap Horn, et dans cet immense voyage nous étudierons tous les grands phéno- _mènes de la physique du globe, sur lesquels le monde savant ne s’est pas encore prononcé. » Monge, transporté d'enthousiasme, s’écria : « Sire, votre collaborateur est tout trouvé : je vous accompagne! » Napoléon remercia son ami avec effusion; il lui fit comprendre, non sans peine, qu'un septuagénaire ne pouvait guère se lancer dans une entreprise si pénible, si fatigante, On s’adressa alors à un savant beaucoup plus jeune *. Monge exposait à son confrère, sous les plus vives cou- leurs, tout ce que la proposition avait de glorieux pour son objet, et plus encore à cause de la position du per- sonnage illustre au nom duquel elle était faite. Une somme considérable devait dédommager le jeune acadé- micien de la perte de ses places; une autre forte somme était déjà destinée à l'achat d’une collection complète 4. M. Arago. 566 MONGE. d'instruments d'astronomie, de physique, de météoro- logie. La négociation n’eut point de résultat. Elle avait lieu dans un moment où l’armée anglaise et l’armée prus- sienne s’avançaient à marches forcées sur la capitale. Or, le confrère de Monge s’imaginait, à tort ou à raison, que Napoléon avait commis une immense faute en venant à Paris s’occuper des questions oiseuses, intempestives de la Chambre des représentants, au lieu de rester à la tête des troupes pour les rallier, et faire, sous les murs de Paris, un dernier et solennel effort ; or, il déclara n’avoir pas, lui, assez de liberté pour s’occuper du cap Horn, des Cordillères, de températures, de pressions barométriques, de géographie physique, dans un moment où la France allait peut-être perdre son indépendance et disparaître de a carte de l’Europe. Jamais l’amour de Monge pour Napoléon ne s'était montré plus. à nu, Le refus catégorique d'accompagner l'Empereur en Amérique, de devenir collaborateur d’un si grand homme dans des recherches scientifiques variées frappa de stupeur l’illustre géomètre. Jamais il n'aurait placé d’avance une telle résolution dans le cercle des pos- sibilités; il la regarda comme l'effet d’une aberration momentanée dans l'intelligence de son jeune confrère, et alla demander de nouveau à partir. Dans l'intervalle, les événements avaient rapidement marché ; les pensées étaient tournées sur d’autres combinaisons. Le projet aurait d’ailleurs été s’ensevelir dans les flancs du vaisseau le Northumberland. © SN RO Een À 7, à MONGE. 567 SECONDE RESTAURATION. — EXAMEN DES DIATRIBES DONT LE SAVANT ILLUSTRE FUT L'OBJET. Peu de jours après la seconde Restauration , Monge alla rendre visite à Guyton de Morveau, qui était très-gra- vement malade. Le célèbre chimiste reconnut son con- frère, et lui dit d’une voix défaillante : « Je n’ai que peu de moments à vivre. Ma mort d'ailleurs arrivera bien à propos. Je leur épargnerai le soin de me trancher la tête. » | | ge Les derniers accents d’un mourant ont quelque chose de solennel, qui agit fortement même sur les esprits les moins enclins à la superstition. Les funèbres paroles de Guyton revenaient sans cesse à l’esprit de Monge, et, quoique aux yeux de la raison sa position politique fût entièrement différente de celle d’un conventionnel qui avait figuré parmi les juges de Louis XVI, il ne s’en croyait pas moins menacé du danger dont le célèbre chi- miste l’entretenait à son heure suprême. Cette préoccu- pation n’ayant pu être vaincue, il fallut que la famille de Monge se décidât à chercher une retraite où l’illustre vieillard serait. exempt d'inquiétude, et que, s'imposant, ençore. une fois, la plus douloureuse privation, elle se séparât momentanément de l’homme, objet de toute sa tendresse, qui faisait à la fois son bonheur et son juste orgueil. Monge se réfugia d’abord chez madame Ybert, rue Saint-Jacques. Les femmes, pendant les phases diverses de notre 568 MONGE. longue révolution, ont toujours mis plus d’empressement que les hommes à accueillir les proscrits. Je ne sais si la remarque est nouvelle; en tout cas, je puis espérer qu’une fraction au moins de cette assemblée me pardon- nera de l’avoir reproduite. En sortant de chez madame Ybert, Monge fit à un de ses anciens élèves l'honneur de se réfugier chez lui. Un peu plus tranquille dans cette seconde retraite, notre confrère y reprit ses études favorites de géométrie analy- tique. C’est là que se manifesta un phénomène psycholo- gique assez étrange pour mériter qu’on en conserve le souvenir, : Monge venait de se livrer avec succès à des combinai- sons très-compliquées sur le calcul aux différences par- tielles. Un pas encore, et le plus difficile problème était résolu, Ce pas, Monge ne parvint pas à le faire tout seul; ce pas n'était cependant que la recherche des deux racines d’une équation algébrique du second degré, question qu’on ne propose guère, tant elle est simple, même dans les examens des élèves de première année de mathématiques. Il se passera bien du temps, je le crains, avant que l'étude des propriétés de l’encéphale permette de péné- trer ces mystères de l'intelligence. EXACT Napoléon était enchaîné au milieu de l'Océan africain sur une pointe de rocher volcanique et aride. Monge, rentré dans sa famille, mais à jamais séparé de son immortel ami, n'avait plus devant lui que quelques années d’une vie mélancolique. Désormais, la voix de l’'illustre mathématicien, faible ou sans écho ne devait MONGE. 5C9 plus avoir le privilége de faire descendre les faveurs d’un grand monarque sur le mérite méconnu, sur d’honora- bles pauvretés. Tel fut le moment que des folliculaires choisirent pour soumettre la vie politique , scientifique et privée du fondateur de l’École polytechnique à des examens passionnés et de mauvaise foi. = Ces examens, disons mieux, ces réquisitoires étaient les signes avant-coureurs de l’orage qui allait éclater sur la tête du célèbre académicien. J’ai reconnu avec douleur qu'il en reste encore aujourd’hui des traces, et que le devoir me commande d’essayer de les effacer. Nous avons déjà soumis les actes politiques de Monge à une discussion scrupuleuse. Je puis donc, sans autre transition , passer aux accusations dirigées contre le savant et l'homme privé. Les ennemis implacables de notre confrère essayèrent d’abord de le dépouiller de ses titres de gloire les plus éclatants, les mieux constatés. Ils allèrent jusqu’à nier effrontément que Monge fût le fondateur de l’École polytechnique. Vous savez ce que valait une pareille dénégation. Je dois supposer que les folliculaires eux-mêmes n’en attendaient pas un très-grand effet, car leurs principales attaques portèrent sur le mérite réel de notre École. A les en croire, elle n’aurait joui, en France, en Europe, dans le monde, que d’une réputation usurpée. L'institution où , depuis un demi-siècle, se recrutent les armes savan- tes, les ponts et chaussées, les mines, les constructions navales, et même l’Institut, ne posséderait aucun des mérites qu'on s’est complu à lui attribuer, Je croirais 570 MONGE. vous faire injure en m’arrêtant à réfuter de telles héré- sies. Cependant, puisqu'elles ont été en partie repro- duites, dans une occasion solennelle, par des personnages fort en crédit, permettez que je consigne ici le jugement que portait déjà sur l’École, dès l’année 1799, un savant immortel à qui personne n’a jamais reproché de prodi- guer ses éloges. | | Le jour où il résigna, à cause de sa faible santé, ses ‘ fonctions de professeur d’analyse transcendante, La- grange écrivit au conseil de perfectionnement une lettre qui se terminait en ces termes : « Recevez les assurances de l'intérêt que je conserverai toujours pour un étabhisse- ment que je regarde comme un des plus beaux ornements de la République. » fl Les déclamations passionnées et aveugles de qubiaues individus sans compétence ne feront pas descendre l'École polytechnique du rang élevé que, dès l’origine, lui assigna l’auteur de la Mécanique analytique. Monge n’était, au dire de ses zoïles, qu’un homme sans lettres, n’ayant aucun sentiment du beau et du bon en matière de littérature ; sachant à peine distinguer les vers de la prose. Autant de mots, autant d’erreurs, Monge, absorbé par des travaux géométriques, n’avait guère le temps de chercher des distractions dans la lec- _ ture. La Bible, Homère, les Commentaires de César, Plutarque, Corneille, Racine, et les Noëls, en langue bourguignonne, de La Monnoye, étaient ses ouvrages de prédilection. Vous le voyez, on aurait pu choisir plus mal. | J'avoue, car je ne veux rien dissimuler, qu’il n’appré- MONGE, 571 ciait pas, qu'il n’aimait pas La Fontaine! On pouvait très-légitimement s'étonner de cette singularité ; je con- cevrais même qu’on eût voulu s’en faire une arme pour empêcher l’illustre géomètre d’être admis à l'Académie française, si jamais il avait songé à l'honneur de lui appartenir. Aller plus loin, c'était tomber dans l’exagé- ration et le ridicule. Ne pourrais-je pas, si une indiscré- tion m'était permise, citer un poëte contemporain très- aimé du public qui, lui aussi, chose singulière, décrie à toute occasion les vers du bonhomme , et déclare ne leur trouver aucun mérite? Mais j'aime mieux chercher des exemples de semblables bizarreries chez des auteurs anciens. Boileau ne méconnut-il pas le mérite éminent de son contemporain Quinault? Qui ignore qu’un des plus élégants écrivains du siècle de Louis XIV, Malebranche, déclarait « que jamais il ne put lire dix vers de suite sans dégoût. » Monge aimait les vers; il n’avait d’antipathie que pour ceux de limmortel fabuliste. Plaignons-le, car il fut privé d’un des plaisirs les plus grands et les plus profitables qu’on puisse trouver, à tout âge, dans la lec- ture de La Fontaine ; hâtons-nous d’ajouter que, malgré ce manque extraordinaire de goût sur un point de littéra- ture spécial et circonscrit, la Géométrie descriptive, le traité de méléorologie et la plupart des Mémoires de Monge seront toujours cités comme des modèles dans Part d'écrire sur des matières scientifiques. Fermement résolus à dénier à notre confrère tous les genres de mérite, même ceux dont la postérité prend d'ordinaire très-peu de souci, les biographes réacteurs et haineux dont j’examine l’œuvre mensongère s’attaquèrent 572 MONGE. avec amertume, pour ainsi parler, aux manières, aux allures corporelles de Monge; aux formes, aux habi- tudes de sa conversation. Dans cette petite section de leur grande croisade, ils eurent pour auxiliaire madame Roland. Cette femme célèbre avait fait quelques portraits fort ressemblants, pétillants d’esprit et de finesse; elle échoua complétement en voulant peindre Monge. Son prétendu portrait de notre confrère était une caricature aux con- tours grossiers, couverte de couleurs fausses, heurtées, blessant les vues les moins délicates. La compagne du ministre Roland, du personnage de France le plus solen- nel, le plus compassé, le plus raide dans ses manières, devait manquer des qualités indispensables pour bien apprécier la bonhomie, la naïveté de Monge. Si la haine avait jamais raisonné, aurait-elle pris au sérieux une diatribe où Monge (oserai-je vraiment l'écrire?) était représenté comme un esprit épais et borné; où les termes pasquin, singe, ours et tailleur de pierre (ces trois derniers mots pris pour une injure) se trouvent groupés de telle manière que l’esprit se refuse à y voir l’œuvre d’une femme. | Monge ne possédait peut-être päs à un degré éminent les manières élégantes que donne l’usage du grand monde ; mais il avait, ce qui vaut infiniment mieux, une politesse sans affectation et sincère : la politesse qui vient qu cœur, Je suis loin de penser que, sur des questions politiques, Monge rivalisât, dans les salons du girondin Roland, avec les Guadet, les Gensonné, les Vergniaud; mais MONGE. 573 j'ose dire que personne ne traitait un point de science d'une manière plus claire, plus pittoresque, plus atta- chante. Le témoignage de deux mille élèves de l’École poly- technique; celui des membres de l’ancienne Académie des sciences, de la première classe de l’Institut de France, de l’Institut d'Égypte tout entier, le témoignage enfin de Napoléon, sont, je pense, plus décisifs en pareille matière, que les décisions irréfléchies et sans convenance de madame Roland. Vous avez remarqué, Messieurs, combien jusqu'ici il m'a été facile de renverser l’échafaudage de critiques que les ennemis de Monge s'étaient complu à édifier. J’ar- rive à deux points sur lesquels mon succès, je le crains, sera moins complet, Si j'écrivais ce qu’on est convenu d'appeler un éloge académique, je pourrais me jeter ici dans des considérations générales et vagues, formant, suivant l'usage, une sorte de voile à travers lequel les difficultés de mon sujet seraient faiblement aperçues, ou disparaîtraient entièrement. Un biographe n’a pas ces facilités, s’il est consciencieux ; tout ce qu’il articule doit être clair, net, précis, vrai, et ne jamais servir, malgré un adage célèbre, à déguiser la pensée, J’aborde donc, sans ambages d'aucune sorte, les deux reproches les plus spécieux qu’on ait voulu faire peser sur la mémoire de notre confrère. Au début de sa vie politique, Monge applaudit avec un enthousiasme qui fut remarqué à l'abolition des titres nobiliaires. En 1804, Monge devint le comte de Péluze ; à partir de la même époque, il eut sur les panneaux de 574 MONGE. sa voiture « des armoiries d’or, au palmier de sinople, terrasse de même, au franc quartier de comte sénateur. » Bien entendu que, copiant littéralement la formule et étant fort peu expert en blason, j'ai pu commettre ici des erreurs considérables, pour lesquelles, s’il y a lieu, je m'excuse d’avance. Où faut-il chercher la cause de lanomalie que je viens de signaler? Devons-nous supposer que les opinions de notre confrère avaient éprouvé, en très-peu d'années, une complète transformation ; que cette même noblesse, qu'il qualifiait, en 1789, d'institution vermoulue, était à ses yeux, quinze ans après, un élément indispensable dans l’organisation politique d’un grand royaume ? Je repousse l'explication, car je ne la crois pas fondée. Notre confrère devint le comte de Péluze, tout en con- servant les sentiments intimes du citoyen Monge. Il me serait facile, personne ne l’ignore, de puiser une multitude de faits analogues dans l’histoire ancienne, et, plus encore, dans l’histoire de notre époque. Permettez que je m'en abstienne : ce n’est pas aïnsi qu'un homme de génie peut être justifié quand il a failli. Ceux qui mar- chent à la tête des siècles par les travaux de l'esprit doi- vent aussi se distinguer de la foule par leurs actes. Considérant les choses en elles-mêmes, j'ai toujours regretté, je l’avouerai, de trouver entre le début et la fin de la magnifique carrière de notre confrère un manque d'harmonie qui exigera toujours des commentaires, des explications. L'histoire scientifique aurait, ce me semble, fourni au savant géomètre des motifs péremptoires pour décliner les honneurs dont on voulait le combler. Je me MONGE. 575 persuade d’ailleurs que Napoléon, admirateur si net, si franc, des savants du premier ordre, eût trouvé naturel que Monge lui tint ce langage : « Les géomètres sur la trace desquels je me suis efforcé de marcher, Euler, d’Alembert, Lagrange, ont acquis une gloire immortelle sans avoir recherché, sans avoir _ obtenu des titres nobiliaires. La découverte mémorable de la cause physique du changement d’obliquité de l’éclip- tique, de la précession des équinoxes, de la libration de _ Ja lune, ces grandes énigmes de l’ancienne astronomie , ne gagneraient absolument rien à être signées d’un mar- quis d’Euler, d’un comte d'Alembert, d’un baron de Lagrange. Il en sera de même de mes travaux; leur valeur restera indépendante de la place que vous pourrez m’assigner dans la hiérarchie sociale de votre empire. » Il n’est nullement nécessaire, pour envisager les cho- ses ainsi, d’avoir vu de près une grande révolution, soit comme acteur, soit comme simple témoin; de se trouver sous la domination tyrannique d’une imagination vive et d’une âme ardente. Voyez Fontenelle : l’Académie de Rouen lui donne, en 1744, un témoignage d’estime. Dans sa lettre de remerciments, le philosophe, perpé- tuellement cité comme un modèle de réserve, de calme, de modération, s’exprime en ces termes : « De tous les titres de ce monde, je n’en ai jamais eu que d’une espèce : des titres d’académicien, et ils n’ont été profanés par aucun mélange d’autres plus mondains et plus fastueux. » Haller semble prendre les choses moins au sérieux; cependant le motif qu’il allègue pour ne pas se parer du 576 MONGE. titre de baron, dont plusieurs princes d'Allemagne l’ont gratifié, est au fond plus dédaigneux, plus épigramma- tique, que la phrase un peu brutale de Fontenelle : « Je ne suis pas assez modeste pour supposer que personne ne s’occupera de mes travaux; Je dois donc songer à épar- gner quelques fatigues à ceux qui me citeront verbale- ment ou par écrit : or, il leur sera plus commode d'écrire ou de dire Haller tout court que le baron de Haller ! » Si l'entretien du savant géomètre avec Napoléon s’était prolongé jusque-là, ce dont quelques personnes doute- ront peut-être, notre confrère eût sans doute ajouté à ses objections sur le titre de comte, donné à un homme d’études, des remarques encore plus sérieuses, concernant la substitution du nom d’une des embouchures du Nil à celui de Monge. Il aurait pu faire observer que dans la carrière des sciences et des lettres, le public, résistant avec opiniâtreté aux fantaisies des princes, avait très-rarement sanctionné de pareils changements de nom; que, par exemple, les érudits eux-mêmes savent à peine aujour- d’hui que, suivant décision royale de Jacques I“, Bacon s’appela quelque temps le vicomte de Saint-Alban. L'il- lustre géomètre aurait pu assurer qu’un jour viendrait où les bibliothécaires ignoreraient s'ils avaient sur leurs tablettes la Géométrie descriptive du comte de Péluze. Je n’ai pas hésité à me rendre ainsi l'interprète des pensées de Monge sur la valeur réelle de la distinction honorifique dont il fut l’objet; ces pensées étaient souvent le texte de ses épanchements intimes : alors, notre con- | frère parlait du titre dont il était revêtu avec une liberté d'esprit, avec une verve de critique, que j'ai cru devoir MONGE. gr tempérer. 11 faisait remarquer surtout que sa nomination n'avait pas été un acte individuel ; que, sans exception aucune, tous les sénateurs de la première formation furent créés comtes par un seul et même décret du 1° mars 1808. « Au reste, ajoutait-il avec une grande franchise, je suis tellement sous le charme pour tout ce qui émane du grand Napoléon, que je n’ai jamais la force de résis- ter à ses désirs. » Voici le grief principal, le grief foudroyant ; celui, a-t-on dit, devant lequel les confrères, les amis de Monge auront éternellement à courber la tête : Un jour, le corps diplomatique, entrant inopinément dans le salon de réception de l'Empereur, vit Monge étendu sur le tapis, près d’une fenêtre, jouant avec le roi de Rome. Les ambassadeurs, les ministres plénipoten- tiaires, les envoyés à tous les degrés de la hiérarchie se montrèrent, ils l’assuraient eux-mêmes, douloureusement affligés de cette dégradation d’un savant. Le spectacle que ces graves personnages avaient sous les yeux leur navra le cœur, | Le lendemain, tout Paris connaissait la nouvelle; le lendemain, chacun déplorait qu’un homme de génie se se suicidé moralement. Je n’ai pas cherché à affaiblir le reproche; je l’ai reproduit dans toute sa crudité. Dois-je maintenant, sui- vant la prédiction, me contenter de courber la tête? Nullement, Messieurs, nullement! Un mot d’explica- tion, et toute cette fantasmagorie de dignité aura disparu. Monge aimait les enfants avec passion; il prenait un plaisir tout particulier à s'associer à leurs divertissements, IL, — 11 07 578 MONGE. quels qu’ils fussent; je l’ai vu, par exemple, à soixante- cinq ans, jouer (je ne recule devant aucune expression quand il s’agit de disculper un confrère), je l’ai vu jouer à colin-mallard avec les jeunes fils d’un académicien : qui n’avait, lui, ni crédit ni influence d’aucune nature. Ces détails n'étaient certainement pas connus du public, ni même de MM. les ambassadeurs, si susceptibles en fait de dignité ; sans cela, se serait-on étonné que Monge jouât aussi avecle fils du meilleur et du plusillustre de ses amis! Le prisonnier de Sainte-Hélène faisait un jour, devant son entourage, le dénombrement des principaux person- nages de la République et de l'Empire avec lesquels il avait eu des relations intimes. Quand le tour de notre confrère arriva, Napoléon, sans chercher à déguiser son émotion, prononça ces paroles : « Monge m’aimait comme on aime une maîtresse. » J’admets l’assimilation, si l’on accorde qu’en toutes circonstances la maîtresse, pour ne pas perdre cette tendre affection, poussait les prévenances jusqu’à la coquetterie. Les traits de coquetterie de Napoléon envers Monge sont très-nombreux. J’en citerai quelques-uns, pris parmi les plus frappants. J'espère qu’ils affaibliront l'impression défavorable que beaucoup de personnes ont éprouvée en entendant dire sur tous les tons : « Monge avait pour Napoléon un engouement invincible, un enthousiasme poussé jusqu’à l’aveuglement, une adoration qui tenait de l'ivresse. » | Peu de temps avant de quitter Paris pour se rendre à 4, M. Arago, MONGE. 579 Toulon, le 2 avril 4798, le général Bonaparte écrivait à notre confrère : « Mon cher Monge, je compte sur vous, dussé-je remonter le Tibre avec l'escadre pour vous prendre ! » Vous le savez déjà, ER la flottille du Nil, com- _mandée par le chef de division Perrée, aurait probable- ment éprouvé une défaite, près de Chebréys, si le général Bonaparte ne fût accouru pour mettre fin à la fusillade de la nuée d’Arabes, de fellahs et de Mameluks qui cou- vraient les deux rives du fleuve, Le général, en se jetant dans les bras de Monge, qui venait de débarquer, lui adressa des paroles que l’histoire doit enregistrer : « Vous êtes cause, mon cher ami, que j'ai manqué mon combat de Chebréys. C’est pour vous sauver que j'ai précipité _ mon mouvement de gauche vers le Nil, avant que ma droite eût tourné suffisamment vers le village, d’où aucun Mameluk, sans cela, ne se serait échappé ! » J’ai vainement cherché dans mes souvenirs un témoi- gnage d'amitié qui pût être mis en parallèle avec celui . que je viens de rapporter. Personne ne me contredira : en manquant volontairement un combat pour sauver Monge, le général Bonaparte fit à son ami le plus grand de tous les sacrifices, Bonaparte manqua, en Égypte, son combat de Che- bréys, pour ne pas laisser tomber la tête de Monge sous le yatagan des Arabes; à Paris, dans l'intérêt de notre confrère, il commit une indiscrétion qui aurait pu amener l’insuccès du coup d’État de Saint-Cloud, « Engagez vos deux gendres à ne pas aller aux Cinq-Cents, disait Bona- parte à Monge la veille du 148 brumaire; demain, nous 580 MONGE, tenterons une opération qui pourra bien se terminer par un-combat ; il y aura peut-être du sang répandu. » Le moyen le plus assuré de conquérir l'affection et la reconnaissance d’un homme de cœur, c’est d’être favo- rable à ses amis; Napoléon ne le méconnut pas : il accueillait les demandes que Monge lui adressait pour des savants dans l’adversité, avec un grand empresse- ment. Souvent la concession d’une faveur était entourée de formes qui en doublaient le prix. « Vous avez plusieurs fois voulu me faire de riches cadeaux, dit un jour Monge à l'Empereur ; je ne l’ai pas oublié, mais vous vous souviendrez aussi que je mai jamais accepté, Aujourd’hui, au contraire, je viens vous demander, sans hésiter, une forte somme. — Cela m’'é- tonne, Monge; parlez, je vous écoute. — Berthollet est dans l'embarras; lui qui calcule si bien quand il s’agit d'analyses chimiques, s’est jeté dans des constructions de machines, de laboratoires, dans de grandes dépenses relatives à des jardins destinés à des expériences; ses prévisions ont été dépassées. Mon ami doit cent mille francs, — Je ne veux pas vous priver du plaisir de les lui offrir ; vous recevrez demain un bon de cent mille francs sur ma Cassette. » Dans la nuit, Napoléon changea d'avis; au lieu d’un bon, il en envoya deux : cent mille francs étaient destinés à Berthollet, et cent mille francs à Monge. | Cette fois, le géomètre ne fut pas libre de refuser ; les termes de la lettre d’envoi n’en laissaient pas la possibi- lité. L'ancien général de l’armée d'Orient ne voulait pas MONGE. 581 consentir à créer une différence entre les deux moitiés du savant Monge-Berthollet, que les soldats avaient si singu- lièrement réunies en Égypte. « Monge, dit un jour Napoléon à notre confrère, je désire que vous deveniez mon voisin à Saint-Cloud. Votre notaire trouvera facilement dans les environs une cam- pagne de deux cent mille francs; je me chargerai de la payer, » L'illustre géomètre ne voulut pas accepter cette offre dans un moment, dit-il à son ami, où le public, à tort ou à raison, s’imagine que les finances du pays sont obérées. de C’est à ce refus que Monge faisait particulièrement allusion, en parlant à l'Empereur de la position difficile de Berthollet, Assailli sans cesse par une multitude de mendiants dorés, Napoléon ne pouvait manquer de voir avec satis- faction ceux qui l’aimaient pour lui-même, sans aucune pensée d'intérêt personnel. « Monge, s’écria-t-il un jour avec malice au milieu d’un groupe de solliciteurs, vous n’avez donc pas de neveux; je ne vous en entends jamais parler? » Un poëte célèbre avait dit : L'amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux! Monge était de ce sentiment ; l’amitié de Napoléon, cette amitié vive, active, persévérante; cette amitié, qui remon- tait à 1794, se développa en Égypte et grandit encore sous l’Empire; cette amitié qui resta immuable quand tout changeait chez les hommes et dans les institutions; 582 MONGE, cette amitié d’un héros inonda le cœur de notre confrère de satisfaction, de joie, de reconnaissance. Il n’est pas rare d’entendre des personnes s’écrier : « J'aurais su résister, moi, à toutes les séductions du géné- ral, du consul, de l’empereur, » On en rencontre peu qui puissent dire : « J’ai résisté. » L'épreuve, par le plus malheureux des hasards, n’aurait-elle été faite que sur des caractères cupides, vaniteux, sans noblesse, sans fermeté ? Je pourrais, en citant des noms propres, montrer combien on s’égarerait en s’obstinant à envisager les choses de ce point de vue; mais je veux écarter du débat toutes les susceptibilités contemporaines. Je me bornerai à un seul fait, emprunté à une époque éloignée, Qui ne connaît les solitaires de Port-Royal? Un d'entre eux, célèbre par les qualités de l'esprit, la droiture et la fermeté du caractère, et une incorruptibilité à toute épreuve, est mandé à Versailles. Louis XIV lui parle pendant quelques minutes avec affabilité, Il n’en fallut pas davantage, Le bonhomme, comme l’appelait madame de Sévigné, sortit de l’entretien tellement charmé, telle- ment séduit, qu’on l’entendait se dire à chaque instant : «Il faut s’humilier, il faut s’humilier ! » Je recommande ces paroles d’Arnaud d’Andilly à ceux qui parlent avec tant de sévérité de la faiblesse de Monge et du superbe dédain que les prévenances de Napoléon leur eussent inspiré, MONGE. 583 MONGE RAYÉ DE LA LISTE DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES. — SA MORT. — SES OBSÈQUES. Pendant la première Restauration, le gouvernement voulut (c'était le terme sacramentel) épurer l'Institut. La première classe (Académie des sciences) perdait trois de ses membres : Monge, Carnot, Guyton de Mor- veau, L’ordonnance était rendue ; elle allait paraître ; mais le ministère apprit que l’Académie refuserait certainement de procéder au remplacement des trois membres exclus. On en était déjà arrivé à des menaces violentes contre l’académicien qui, par le privilége de la jeunesse, avait dû prendre l'initiative de la résistance aux aveugles ran- cunes du pouvoir, lorsque Napoléon débarqua à Cannes. Après les Gent-Jours, le ministère revint à son système d'épuration ; mais il s’y prit d’une autre manière. L’Insti- tut tout entier fut dissous et reconstitué par une ordon- nance royale du 21 mars 1816, signée Vaublanc. D’après cette nouvelle organisation, Monge et Carnot cessaient d’appartenir à la section de mécanique, et étaient rem- placés par deux académiciens nommés d’autorité. Ainsi, après trente-trois ans d’exercice, notre confrère se trouva brutalement exclu d’un corps où il brillait aux premiers rangs. En dehors du cercle de sa famille, notre confrère avait concentré ses plus vives affections sur Napoléon, sur l'École polytechnique, sur l'Académie des sciences. Napoléon subissait à Sainte-Hélène la plus humiliante des tortures pour un homme de génie : il se trouvait placé sous la dépendance de la médiocrité tracassière, 584 MONGE. envieuse et jalouse. L'École polytechnique était licenciée; le nom illustre de l’auteur de la Géométrie descriptive ne figurait plus parmi ceux des membres de l’Institut. Quelle | source d’amères, de poignantes réflexions! Monge n'y résista pas : à la noble et belle intelligence dont l'Europe tout entière avait admiré l’éclat succédèrent d’épaisses ténèbres, | Monge n’était pas, même dans le cercle-restreint des membres de l’Académie des sciences, le premier homme supérieur chez qui la vie matérielle eût continué après la perte totale des facultés intellectuelles. Huygens avait éprouvé ce mystérieux accident pendant son séjour en France ; quelque temps après il se rétablit, et montra de nouveau toute la puissance, toute la fécondité d’un beau génie. Ces souvenirs entretenaient une lueur d’espérance parmi les amis de Monge. Ils se rattachaient avec bon- .. heur à la pensée qu’un intervalle de quelques mois pour- rait faire succéder la lumière aux ténèbres ; que dans le monde des idées, comme dans le monde physique, la léthargie n’est pas la mort. | Un des amis de notre confrère rappela qu’en des cir- constances semblables on était parvenu à provoquer, chez divers malades, un réveil intellectuel *de quelques in- stants, en faisant seulement retentir à leurs oreilles les paroles, les questions qui les avaient le plus occupés, le plus charmés lorsqu'ils jouissaient de la plénitude de leurs facultés, Il raconta, entre autres traits singuliers , celui de l’académicien Lagny. Ce mathématicien était tombé dans un tel état d’insensibilité que, depuis plu- sieurs jours, On n'avait pas réussi à lui arracher une syl- ns MONGE. 585 labe; mais quelqu'un lui ayant demandé : Quel est le carré de 12? en obtint sur-le-champ la réponse : Cent quarante-quatre. | Il était naturel que ce souvenir académique suggérât aux amis de Monge la pensée d’une expérience analogue, et qu'ils espérassent s’éclairer ainsi sur la véritable nature _ des affections encéphaliques dont l’illustre géomètre res- sentait si déplorablement les effets. D’une voix unanime, -on convint que rien au monde, dans le vaste champ de la _ science ou de la politique, ne conduirait à un résultat pius décisif que l'hymne patriotique de la Marseillaise. La Marseillaise laissa Monge complétement impassible, Ja Marseillaise ne fit éprouver aucune émotion visible au commensal du général Bonaparte à Passeriano, au com- missaire organisateur de la république romaine. De ce moment, la maladie fut jugée incurable; la famille, les amis de notre confrère n’eurent plus d'autre perspective qu’une douloureuse résignation. | Monge mourut le 18 juillet 1818. Aussitôt que ce triste événement fut connu, les élèves de l’École polytechnique sollicitèrent d’une voix unanime et à titre de faveur insigne, la permission d'accompagner jusqu’à leur der- nière demeure les restes inanimés de l’homme éminent que la France venait de perdre, L'autorité repoussa bru- talement cette prière, Elle s'obstina à qualifier d’intrigue politique une démarche où, en se dépouillant de toute prévention, on n’aurait vraiment trouvé que la manifes- tation honorable d’un sentiment filial, Il m’est pénible de l'avouer, d’anciens élèves de Monge eurent la faiblesse de croire que, dans ses préoccupations, l'autorité avait 586 MONGE. pensé à eux, et qu'un ministre restait dans la limite de ses pouvoirs en interdisant à des concitoyens de se mon- trer reconnaissants. Heureusement, Messieurs, un grand nombre de savants, d'hommes de lettres, de vieux mili- taires, d’artisans, comprirent tout autrement leurs droits et leurs devoirs. Grâce à eux, des cendres illustres … reçurent un hommage public et solennel. Deux membres | de cette Académie, MM. Huzard et Bosc, se signalèrent entre tous dans cette circonstance : ils feignirent d’ou- blier que Monge avait été destitué, qu’il n’était plus leur confrère , et se joignirent au cortége en costume de membre de l'Institut. Cette protestation significative , quoique muette, contre une mesure odieuse, fit dans le … moment une vive sensation. Me serais-je trompé, en me figurant que l’acte de courage des deux membres de la section d'agriculture pouvait être l’objet d’un respec- tueux souvenir? Tout ce qui honore les lettres doit, ce me semble, trouver place dans nos fastes. Berthollet prononça sur la tombe encore entr’ouverte de son vieil ami un discours qui mettait noblement en relief les mérites transcendants de l’académicien et du : professeur, les services rendus au pays par le citoyen. Le lendemain, jour de sortie à l’École polytechnique, les élèves, bravant les colères ministérielles, se rendirent en corps au cimetière du Père Lachaise. Ils adressèrent un dernier, un touchant adieu à leur ancien professeur, et déposèrent respectueusement des couronnes sur sa . tombe, Cette manifestation n’étonna personne : en France, la jeunesse s’est toujours distinguée par la noblesse et l'élévation des sentiments. Voulez-vous la trouver docile, PR MONGE. 587 ne lui commandez aucun acte qui blesse le sens moral. Je veux était assurément une formule très-commode, mais elle a fait son temps. L'autorité ne possédera le prestige dont il est si désirable, dans l'intérêt de tous, qu'elle soit environnée, qu’à la condition de prendre invariablement _ pour guide les paroles que Monge, au camp de Boulogne, __entendit sortir de la bouche de Napoléon , et qu’il nous a conservées : « Vous vous trompez, Messieurs, sur ma puissance, disait le jeune souverain au moment où la vaillante armée qu'il commandait allait s’élancer des rives de l'Océan jusqu’à Austerlitz; vous vous trompez. Dans notre siècle, on n'obtient une obéissance franche et cordiale qu’à la pointe du raisonnement, » LA MÉMOIRE DE MONGE, MALGRÉ LES DIFFICULTÉS DU TEMPS, EST L'OBJET DES PLUS HONORABLES TÉMOIGNAGES DE LA PART D'ANCIENS ÉLÈVES DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, — RÉSUMÉ DES SERVICES RENDUS AU PAYS PAR L’ILLUSTRE GÉOMÈTRE,. M. Brisson, ingénieur des ponts et chaussées, M, Char- les Dupin, ingénieur de la marine, tous deux sortis de l'École polytechnique, tous deux au début de leur car- _ rière, tous deux amovibles, n’hésitèrent pas, en 1819 et 1820, à publier des biographies de Monge, dans les- quelles on aurait vainement cherché la plus légère con- cession aux passions haineuses qui, à ces tristes époques, poursuivaient encore la mémoire de l’illustre géomètre, Des compositions si bien senties, si savantes, ne me lais- sant plus qu’à glaner, je pouvais me croire affranchi du devoir que nos usages imposent aux secrétaires perpé- tuels ; mais je n’ai pas su résister à un désir de la respec- 588 MONGE. table compagne de Monge ; les paroles d’une femme demandant , après un laps de trente années, que les : mérites éclatants de son mari fussent proclamés dans le lieu même d’où il avait été brutalement exilé, victime de haines politiques à la fois mesquines et odieuses; les paroles entremélées de sanglots d’une centenaire récla- mant une sorte de réparation solennelle pour l’homme de génie dont elle avait noblement partagé la bonne et la … mauvaise fortune, ne laissaient aucune place aux calculs, aux préoccupations de l’amour-propre. N'oublions pas de rappeler que, dans le cours de l’an- née 1818, il fut ouvert une souscription destinée à élever un monument à la mémoire de notre confrère, et, cir- . constance très-digne de remarque pour l’époque, que le signal était parti d’un régiment d'artillerie, de celui qui - tenait garnison à Douai. Ce monument funéraire, ce témoignage de la reconnaissance, de la vénération d’un très-grand nombre d'élèves, avait le double caractère « d'hommage et de protestation. Il était jadis visité, avec intérêt et recueillement, par les hommes instruits de tous les pays qui venaient passer quelques semaines dans la « capitale. Aujourd’hui, le voyageur le trouve à peine dans « le dédale de tombeaux de dimensions colossales que l’en- « gouement irréfléchi du public, ou la vanité des familles, « a élevés à la mémoire d'individus dont la postérité ne prendra certainement nul souci. Il est (permettez l’em- ploi d’un mot nouveau à qui doit parler d’une chose = nouvelle), il est comme enseveli sous une multitude de u réclames en pierre, en bronze, en marbre qui vont trans- formant nos principaux cimetières en bureaux d’adresses, MONGE. 589 Les amis de Monge doivent-ils beaucoup s’en affliger ? Je ne le pense pas, Messieurs; la gloire de notre confrère ne saurait dépendre de la splendeur d’un mausolée, de la nature des éléments périssables qui s’y trouvent grou- pés; de l’habileté d’un architecte; de la célébrité d’un sculpteur. Gette gloire est établie sur des bases beaucoup moins fragiles. Le nom de Monge se présentera aiéaie à la mémoire des publicistes qui voudront établir que le génie, quand il est uni à la persévérance, triomphe à la longue des entraves qui lui sont suscitées par les préjugés. - Les constructeurs de toutes les professions, les archi- tectes, les mécaniciens, les tailleurs de pierre, les char- pentiers, soustraits désormais à des préceptes routiniers, à des méthodes sans démonstration, se rappelleront avec reconnaissance que s'ils savent, que s'ils parlent la « langue de l'ingénieur, c’est Monge qui l’a créée, qui l’a rendue accessible à tout le monde, qui l’a fait pénétrer dans les plus modestes ateliers. » k Les méthodes employées par Monge pour trouver les - équations différentielles des surfaces dont le mode de gé- nération est connu, conserveront aux yeux des mathémati- _ciens le caractère qui leur fut assigné par Lagrange, le juge le plus compétent en pareille matière ; elles resteront placées parmi les conceptions analytiques qui donnent, qui assurent l’immortalité. Monge a eu le bonheur bien rare de découvrir une des propriétés primordiales des espaces géométriques, des espaces limités par des surfaces susceptibles d’être défi- nies rigoureusement. Archimède désira qu’en mémoire 590 MONGE, de celui de ses travaux qu’il prisait le plus on gravât sur son tombeau la sphère inscrite au cylindre. Monge aurait pu, avec non moins de raison, demander qu’une figure tracée sur sa pierre tumulaire signalât les propriétés des lignes de courbure, ces propriétés si belles, si générales, dont les mathématiques lui sont redevables, Monge a été le fondateur de la première école du monde; d’une école très-justement appelée un principe, et que les pays étrangers nous envient; d’une école qui a rendu d'immenses services, tant aux sciences pures qu'aux sciences appliquées, et devant laquelle, quand on l’a crue menacée, l'opinion EM: s’est toujours placée comme un bouclier, Enfin, le rôle de Monge pendant les combats de géants qui firent triompher la République française de l'Europe coalisée et de tant d’ennemis intérieurs, plus redoutables encore, ne sera pas effacé, aux yeux de l'histoire clair- voyante et impartiale, par celui des généraux les plus renommés de cette grande époque. Il eût été certaine ment moins difficile, en 1793, en 1794, de précipiter nos compatriotes désarmés contre les légions étrangères, à . qu’il ne le fut de leur fournir les canons, les fusils, les baïonnettes et les sabres dont ils firent un si patriotique - usage. Analysez, Messieurs, avec précision et netteté, en, | quelques mots techniques, sans aucun artifice de langage; comme je viens de le faire à l’égard de Monge, les ouvrages des hommes de tous les pays, qu’un assentiment tacite place aujourd’hui parmi les lumières de l'esprit. humain, et vous en trouverez un grand nombre qui, ne MONGE. ET résistant pas à cette épreuve, tomberont lourdement de la haute position que le public semble leur avoir assignée. Celle de Monge me paraît, au contraire, invariablement fixée : l'importance et la variété des découvertes de notre confrère, la grandeur et l'utilité de ses travaux, lui assu- reront à jamais l’admiration des savants et la reconnais- _ sance des citoyens. Nous n’avons pas à craindre que la postérité infirme les appréciations des contemporains L de Monge. Nos derniers neveux ne nous démentiront _ point; comme nous, ils placeront l’auteur de la Géométrie descriptive sur le premier rang, parmi les plus beaux génies dont la France puisse se glorifier. Les biographes qui se dépouilleront de toute idée pré- - conçue avant de jeter un regard scrutateur sur la vie privée de Monge, reconnaîtront combien le négociateur de Campo-Formio l'avait justement caractérisée, lorsque, dans une lettre au Directoire, il appelait en quelque manière notre confrère l’honneur français personnifié. Ts trouveront en lui le plus parfait modèle de délicatesse ; l'ami constant et dévoué; l’homme au cœur bon, com- patissant, charitable; le plus tendre des pères de famille. Ses actions leur paraîtront toujours profondément em- preintes de l’amour de l'humanité ; ils le verront, pendant plus d’un demi-siècle, contribuer avec ardeur, je ne dis pas assez, avec une sorte de fougue, à la propagation des sciences dans toutes les classes de la société, et -surtout parmi les classes pauvres, objet constant de sa sollicitude et de ses préoccupations. Vous me pardonnerez, Messieurs, d’avoir ajouté ces nouveaux traits à ma première esquisse, N’encourageons 592 MONGE. personne à s’imaginer que la dignité dans le caractère, l'honnêteté dans la conduite, soient, même chez l’homme de génie, de simples accessoires; que de bons ouvrages puissent jamais tenir lieu de bonnes actions. Les qualités de l'esprit conduisent quelquefois à la gloire; les qualités du cœur donnent des biens infiniment plus précieux : l’estime, la considération publique, et des amis. POISSON BIOGRAPHIE LUE PAR EXTRAITS EN SÉANCE PUBLIQUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 16 DÉCEMBRE 1850. NAISSANCE DE POISSON. —SA JEUNESSE. — SON ADMISSION A L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE. — SA BRILLANTE CARRIÈRE. — NOMBREUX EMPLOIS QU'IL À REMPLIS. — SON ÉLECTION A L’ACADÉMIE DES SCIENCES, — DIVISION DE SES TRAVAUX. Siméon-Denis Poisson naquit à Pithiviers, département du Loiret, le 21 juin 1781 , de Siméon Poisson et de ma- demoiselle Franchetère , sa femme. Le père, après avoir pris part comme simple soldat aux guerres du Hanovre, fit l'acquisition d’une petite place administrative; il rem- plissait, dans la capitale du Gâtinais, des fonctions ana- logues à celles qui aujourd’hui sont dévolues aux juges de paix. Les aînés de Siméon-Denis étaient morts en bas âge. En 1781, les éloquentes prescriptions de Jean-Jac- ques Rousseau sur l'allaitement des enfants, si bien accueillies dans les villes, avaient à peine pénétré dans les campagnes. La mère de Poisson était d’ailleurs d’une santé très-délicate ; son jeune enfant fut donc confié à une nourrice habitant une maison isolée à quelque distance. 4, OEuvre posthume, IL, —11, 98 594 POISSON. de Pithiviers. M. Poisson alla un jour visiter son fils; la nourrice était aux champs; impatient, il pénétra de force dans l'habitation, et vit, avec un douloureux étonnement, ce fils, objet de toutes ses espérances, suspendu par une petite corde à un clou fixé dans le mur. C’est ainsi que la campagnarde s’assurait que son nourrisson ne périrait pas sous la dent des animaux carnassiers et immondes qui circulaient dans la maison. Poisson, de qui je tiens cette anecdote, ne l'envisageait que par son côté plai- sant : « Un effort gymnastique me portait incessamment, disait-il, de part et d’autre de la verticale ; c’est ainsi que, dès ma plus tendre enfance, je préludais aux travaux sur le pendule qui devaient tant m'occuper dans mon âge mûr. » Prenons la chose du côté sérieux, et félicitons- nous que, par la création dans le plus humble village d’une crèche et d’une salle d'asile, la vie d’un enfant destiné à honorer son pays ne doive plus dépendre de la solidité d'un clou et de la ténacité de quelques brins de chanvre. | Poisson reçut les premiers éléments de lecture et d'écriture à Pithiviers même, sous la direction immé- diate de son père; sa famille se réunit un jour pour choisir la carrière qu’on lui ferait embrasser; on pensa d’abord au notariat, mais on y renonça tout d’une voix, à cause de la contention d'esprit qu’il exigeait ; ainsi, par un jugement qui paraîtra aujourd’hui bien étrange, il fut, décidé que l'homme qui devait pénétrer dans les régions les plus abstruses des mathématiques n’aurait pas une intelligence assez forte pour combiner les clauses d'un contrat, La chirurgie obtint la préférence :sur le notariat, POISSON. 595 et Poisson alla s'installer auprès d’un oncle, M. Lenfant, qui exerçait cet art à Fontainebleau. Poisson racontait, avec une gaieté communicative, les essais infructueux qu’il fit dans cette nouvelle carrière. Pour l'exercer à la saignée, son oncle lui mettait dans les mains une lancette à l’aide de laquelle il lui demandaït de piquer les ner- vures d’un feuille de chou. « Je ne réussissais jamais, disait Poisson, tant ma main était peu assurée, à toucher ces maudites nervures, tout apparentes qu’elles étaient, lorsque je les visais. J'étais plus heureux quelquefois lorsque je visais à côté. Mes insuccès ne décourageaient cependant pas mon bon oncle, qui m’aïmait beaucoup et voulait me conserver auprès de lui. Une fois, il m’envoya avec un de mes camarades, M. Vanneau, actuellement établi aux colonies, poser un vésicatoire sur le bras d’un enfant ; le lendemain, quand je me présentai pour lever l'appareil, je trouvai l'enfant mort; cet événement, fort commun, dit-on, fit sur moi l'impression la plus pro- fonde, et je déclarai sur l’heure que je ne serais jamais ni médecin ni chirurgien. Rien ne put ébranler ma réso- lution, et lon me renvoya à Pithiviers, » Le père de Poisson, comme président du district, rece- vait régulièrement un exemplaire du Journal de l’École polytechnique. Son fils, grand amateur de lecture, .Y trouva çà et là l'énoncé de diverses questions qu’il par- vint à résoudre, quoique entièrement dépourvu alors de guide et de méthode. Cet exercice avait commencé à développer des talents mathématiques que la nature avait déposés en germe dans la vaste tête de celui qui devait devenir un jour une des illustrations de cette académie, 596 POISSON. Dans un de ses voyages à Fontainebleau, son camarade Yanneau lui parla de quelques problèmes qu'il avait entendu proposer à l’École centrale, de celui-ci, par exemple : Quelqu'un a un vase de douze pinates plein de vin; on veut faire un cadeau de six pintes ou de la moitié, mais on n’a pour mesurer ces six pintes que deux vases, l’un de huit, l’autre de cinq pintes. Comment doit-on s’y prendre pour mettre six pintes de vin dans le vase de huit pintes? Poisson résolut à l'instant cette question et d’autres dont on lui donna l’énoncé. Il venait de trouver sa véri- table vocation. Parmi les membres du corps enseignant à l’École cen- trale de Fontainebleau, il en était un que nous avons tous connu, M. Billy, qui se distinguait par les plus rares qualités. Doux, patient, bienveillant, il devenait bientôt l'ami des jeunes gens qui lui étaient confiés; il jouissait de leurs succès avec une vivacité toute paternelle. Tel était l'excellent homme qui fut chargé de diriger les pre- imiers pas de Poisson dans la carrière des sciences. M. Billy, qui n’avait embrassé jusqu’alors dans ses médi- tations que les mathématiques élémentaires et des sujets purement littéraires, ne tarda pas à reconnaître qu’il venait de trouver son maître, et il ne s’en montra pas jaloux, tout au contraire, Cette supériorité de l'élève sur le professeur en titre eut de très-heureuses conséquences. M. Billy se livra aux études mathématiques les plus sérieuses, afin de pouvoir rendre une justice éclairée aux inventions qui lui étaient confiées par son élève, et dont il POISSON. 597 désirait devenir le promoteur. Vous savez maintenant l'origine de cette amitié que MM. Poisson et Billy avaient l'un pour l’autre, et qui ne s’est jamais démentie; cet attachement prit, dans les dernières années de la vie de l'ancien professeur, le caractère d’une véritable passion. _ Chacun de vous avait sans doute remarqué aux époques - les plus brillantes de la carrière scientifique de Poisson, un homme de petite taille, à la chevelure noire, au teint basané, qui venait quelquefois de très-bonne heure dans la salle de nos séances pour retenir une place favorable sur les banquettes destinées au public; les habitués ne | manquaient jamais de dire sur ce seul indice : « Nous * aurons aujourd’hui la bonne fortune d’une communication ® de Poisson. » Dès que le savant géomètre prenait la _ parole, l’ancien professeur de Fontainebleau, car c'était lui, écoutait dans le plus profond recueillement, les mains . croisées sur les genoux, le corps penché en avant et les . yeux fermés. La lecture terminée, M. Billy redressait la . tête, son regard jetait des éclairs, et il allait se mêler à . tous les groupes, où il recueillait avec bonheur les paroles _ Jouangeuses que le Mémoire avait excitées. Quelques - années auparavant, M. Billy s’était écrié à Fontainebleau : Petit Poisson deviendra grand Pourvu que Dieu lui prête vie. . « Voyez, semblait-il dire, si ma prédiction s’est réalisée ! » Les personnes qui connaissaient M. Billy ne me blà- meront certainement pas de lui avoir consacré un souve- hir ; celles qui ne le connaissaient pas trouveront peut-être cette digression hors de place; je répondrai par une réflexion très-courte : la majorité des élèves de nos lycées 598 POISSON. et de nos grandes écoles ne montre pas aujourd’hui plus de considération pour ceux qui les ont guidés dans la car- rière de l'intelligence que pour le fabricant qui a fourni à prix d'argent l’étoffe dont ils se couvrent ou pour l'artiste qui l’a façonnée ; nos salons, nos académies, nos assem- blées politiques, retentissent journellement de discussions dans lesquelles les disciples traitent leurs vieux maîtres, sans égard, sans politesse, et même, car cela s’est vu, la menace à la bouche. Cest en méditant sur ces résultats affligeants, indices certains de l’abaissement, de la dégra- dation des mœurs publiques , que m’est venue la pensée de rappeler à vos souvenirs l'attachement exceptionnel dont le professeur et l’élève de Fontainebleau ont offert, l'exemple touchant. Louer les bonnes actions et flétrir les mauvaises est un devoir sacré pour tous ceux que leurs fonctions appellent à l'honneur de parler en public. C’est en se jouant que Poisson se rendit maître des ma- tières indiquées dans le programme d’admission à l’École polytechnique ; il eût pu se présenter à seize ans ; sa con- stitution très-frêle et son état de santé firent retarder d’un an l'épreuve généralement si redoutée. On raconte que l'examinateur, M. Labbé, n’adressa à Poisson qu'une seule question; l'élève de M. Billy, par des digressions habilement ménagées, parcourut hardiment toutes les parties de la science, et laissa les auditeurs et l’examina- teur dans l'admiration. { | DRE Sy Poisson, âgé de dix-sept ans, fut reçu le premier de sa promotion à la fin de 1798. On a dit qu’il vint à Paris en Mn sabots: le fait est inexact. L’insuffisance de fortune me « força jamais le père de Poisson à adopter pour lui ow « POISSON. 599 pour sa famille la chaussure des paysans du Gâtinais. Voici la vérité : à l’époque en question, les modes ne se répandaient pas dela capitale à la province avec la rapi- dité de la pensée. Le premier élève de la promotion de 1798 se présenta à ses camarades coiffé d’un énorme chapeau à cornes très-mal retapé, dont. notre confrère _ prétendait, dans un premier mouvement, qu’on ne trou- verait plus aujourd’hui de modèle. « Je me trompe, disait, Poisson en se reprenant, je vois tous les jours , non sans émotion, car les souvenirs de jeunesse me remuent pro- fondément , mon chapeau phénoménal sur la tête de ces marchands ambulants qui parcourent à pas comptés les. rues étroites de nos faubourgs, et font retentir l'air du. nom des légumes à bon marché dont leur brouette est. chargée, » L'École polytechnique était alors exclusivement gou- vernée par le conseil des professeurs ; ceux-ci ne tardèrent pas à s’apercevoir que le: chef de la promotion de 4798 maniait le tire-ligne avec une grande maladresse ; ils le. dispensèrent donc de tout travail graphique, présumant bien qu'il n’entrerait pas dans un service public, et que sa véritable carrière serait celle des sciences. Cette déci- sion intelligente, qui, pour le dire en passant, n’a pas été: imitée depuis que l’École est gouvernée en partie par de grosses épaulettes, permit à Poisson de se livrer sans dis- traction à ses recherches favorites. Poisson eut à Fontai- nebleau d’éclatants suceès dans ses études littéraires aussi bien qu'en mathématiques. Il avait une véritable passion pour le théâtre ; ce délassement était dispendieux ; il se le procurait cependant, en se privant de dîner, le quintidi 600 POISSON. et le décadi. C'était l’art de bien dire qui conduisait Poisson au Théâtre-Français, car il savait par cœur Mo- lière, Corneille, et surtout les tragédies de Racine. J'avais pensé un moment devoir, à cette occasion, réfuter une imputation profondément blessante pour tous les membres de cette Académie, qu’un poëte illustre a laissé tout récemment échapper de sa plume. J'avais même déjà réuni les noms empruntés à l'antiquité grecque et latine, à l'Italie de la renaissance, à la Suisse, à l’AI- - Jemagne, à l'Angleterre, à la France, et qui eussent prouvé que les études scientifiques, loin d’émousser le sentiment et d’énerver l'imagination, les développent au contraire, et les fortifient. Mais j'ai bientôt renoncé à commencer cette croisade sans objet sérieux. Que dit, en effet, le poëte? Il dit « qu’il est impossible de faire com- prendre à un savant que la poésie n’est pas la rime. » Il faut vraiment plaindre l’auteur de n’avoir trouvé sur sa route que des savants à qui il a fallu essayer de prouver que ses suaves mélodies n'étaient pas des bouts rimés. Je croirai, au reste, ne faire aucun tort à la généralité des savants qu’on traite avec tant de dédain, en avouant qu'ils prennent pour règle de leur poétique cette maxime d’un grand maître : Rien n’est beau que le vrai, Or, j'avoue ingénument que les savants ne croïent pas que les formes plus ou moins heureuses du langage aient le déplorable privilége de transformer l'erreur en vérité. Le plus beau style, suivant eux , ne peut pas faire que la lumière des feux allumés par les pêcheurs napoli- POISSON. 601 tains, la nuit, près de leurs barques, se voie d'autant mieux qu’on la regarde de plus loin. Ils admirent la des- cription poétique des courses d’un jeune amoureux, sans se croire obligés d'admettre que le lever de la lune pré- cède toujours le lever du soleil du même nombre d’heu- res. Appuyés sur les décisions de la science, ils refusent de croire, malgré le charme de très-beaux vers, que les ossements fossiles qui meublent tous nos musées, soient des restes de squelettes humains. Enfin, lorsque le poëte, voulant dépeindre le retentissement de ses pas dans une galerie, s’écrie : « C'était sonore comme le vide! » le lecteur füt-il très-peu savant, oublie les grâces du discours, pour se rappeler que le bourdon de Notre-Dame lui-même, mis en branle dans une chambre privée d’air, ne produi- rait pas plus de bruit que n’en font les astres en par- courant leurs orbites dans les profondeurs du firmament. Mais j'ai trop insisté peut-être sur ces aberrations regret- tables d’un écrivain de génie, et je reprends mon récit. Poisson, qui s’était placé à la tête des candidats reçus à l’École en 1798, devenu élève, conserva son rang. Lagrange faisait alors un cours sur les fonctions analy- tiques, et il ne se passait presque pas de séance où il n’apprit soit par une note communiquée, soit par les réponses faites au tableau, qu’il y avait dans son audi- toire un jeune homme qui trouvait le secret de jeter sur ses démonstrations une élégance et une clarté inatten- dues. Lagrange s’empressait de rendre une justice écla- tante à ces tentatives; et bientôt le bruit se répandit dans la capitale que l’École renfermait un jeune géomètre des- tiné à continuer ceux qui alors illustraient la France, 602 : POISSON. Dans ce temps-là, l'apparition d’un talent hors ligne ne semblait à personne un événement ordinaire; chacun s’'empressait de l’attirer à lui, de l’entourer de sa protec- tion, de l’encourager par des offres sincères de service. C’est ainsi que Poisson devint l’ami de Ducis le poëte, de Gérard le peintre, et de Talma le tragédien. Il fré- quentait leurs salons et s’y faisait remarquer par ses manières enfantines, par sa gaieté , et par les grâces de son esprit. Poisson était aussi très-assidu aux réunions plus austères qui avaient lieu chez Destutt de Tracy, chez Cabanis et chez Lafayette. L'avenir de Poisson était désormais assuré; il devait en peu de temps occuper les emplois les plus honorables et les plus brillants. L'École polytechnique lui confia sue- cessivement les fonctions de répétiteur au commencement de 1800, celles de professeur suppléant en 1802, et enfim les fonctions de professeur titulaire en 4806, à la place de Fourier, qui, depuis son retour d'Égypte, était préfet . du département de l'Isère. Le 24 août 1808, Poisson: fut élu à une place d’astronome au Bureau des longitudes , laissée. depuis longtemps vacante. À la formation de: la Faculté des sciences, en 1809, il fut chargé. d’y professer la mécanique rationnelle. Î1 devint examinateur de l’arme de l'artillerie, en rem- placement de M. Legendre, démissionnaire , le 48 février 41842, et le 23 mars suivant. il fut nommé membre de l’Institut. En 1815, le ministre de la guerre: eut l’heureuse pen- sée. de charger Poisson du soin d’examimer et de classer les élèves de l’École militaire de Saint-Cyr. asus tee 314 et En inaRR actfed ble 2" n 2 FR ae D Lie tr» Re 00 Edith POISSON: 603 Lorsque , en 41816, Lacroix renonça aux fonctions d’examinateur de sortie de l’École polytechnique, Poisson fut appelé à le remplacer; il a exercé ces fonctions jus- qu’à sa mort. Le 26 juillet 4820, notre confrère devint conseiller de l’Université. Enfin, le A1 avril 1827, Poisson fut: nommé géomètre du Bureau des longitudes, pour succéder à M. de Laplace, décédé récemment. Ces divers emplois, remplis pour la plupart simulta- nément, et bien remplis, procurèrent à Poisson une grande aisance. Le public a remarqné avec PRET la date tardive de l'entrée à l’Institut de Poisson ; mais cet étonnement est-il bien fondé? Oui! si l’on considère le mérite du savant; oui! si l’on songe que plusieurs de ses élèves furent admis avant lui; mais le fait s'explique très-sim- plement, sans qu’on puisse en rien induire de défavo- rable aux sentiments de justice dont l’Académie ne s’est jamais départie, toutes les fois qu’il s’est agi d'hommes supérieurs. Le corps savant est divisé en sections de six membres chacune. Dans les nominations, on conservait jadis avec un soin scrupuleux la spécialité de ces divi- sions; ainsi, un géomètre n’entrait presque jamais dans la section de physique, ni un astronome dans la section de mécanique, etc. Poisson avait sa place marquée dans la section de géométrie, et c’est à l’ordre fortuit suivant lequel la mort opéra les vacances qu’on doit seulement imputer la nomination si retardée de notre illustre con- frère, Enfin, impatientée de voir un homme aussi émi- 604 POISSON. nent que Poisson hors de son sein, la majorité de l’Aca- démie fit fléchir la rigueur des principes et le nomma dans la section de physique, où Poisson est resté jusqu’à sa mort. Laplace, qui voua dès l’origine à Poisson les senti- ments d’un père, contribua pour beaucoup à cette déter- mination, que les travaux ultérieurs de notre confrère sur tant de branches de la physique mathématique ont amplement justifiée. Préoccupé par les difficultés que j’entrevois, je cher- che, je m'en aperçois, je cherche des prétextes pour éloigner le moment où il me faudra définitivement pré- senter l'analyse des travaux scientifiques de Poisson. Une pareille analyse est une partie nécessaire de cette biogra- phie. J’aborde donc sans plus tarder mon sujet; si je ne réussis pas à me rendre toujours intelligible , on voudra bien me le pardonner, en songeant qu’il est souvent malaisé, presque impossible, de traduire en langage” vulgaire les résultats contenus dans des combinaisons compliquées de symboles algébriques. Les recherches de Poisson embrassent toutes les branches des mathématiques pures et appliquées; ses Mémoires sont extrêmement nombreux ; si je voulais les mentionner tous, même en me bornant à citer les titres, je dépasserais de beaucoup les limites qui me sont tra- cées. J’ai tenu dans mes mains un tableau rédigé par Poisson lui-même de toutes ses productions; trois cent quarante-neuf pièces y sont mentionnées; si on y joint deux Mémoires posthumes, l’un sur les corps cristallisés, et l’autre sur les apparences des corps lumineux en repos POISSON. 605 ou en mouvement , le total se monte donc à trois cent cinquante et un, sans compter les ouvrages spéciaux. En faisant la part des double ou triple emplois, je veux dire les publications de la même pièce dans différents recueils , il reste encore, pour le contingent apporté par Poisson à la masse des connaissances humaines, près de trois cents écrits. Le public ne sera pas privé de ce pré- cieux catalogue, je l’imprimerai à la suite de cette biographie. On imaginera facilement que, dans cette multitude de productions, tout n’a pas la même impor- tance et la même nouveauté ; mais Poisson, à l’exemple d'Euler, n’approuvait pas le faux point d'honneur des géomètres qui refusent de publier certains Mémoires, de _ peur d’affaiblir la haute réputation qu’ils ont acquise par des travaux plus importants: il croyait que tout ce qui est net, précis, et propre à élucider des points obscurs de la science, doit être soumis à l'appréciation du public par la voie de l'impression. Dans l’analyse des travaux de l’illustre géomètre, je ne m'arrêterai guère que sur les points culminants, sans m’astreindre à suivre l’ordre des dates. Je les grouperai en travaux de pure analyse, en applications à des pro- blèmes de physique et en recherches ayant pour objet les plus hautes questions d’astronomie, | MÉMOIRE SUR L'ÉLIMINATION, Le premier travail important par lequel Poisson se soit fait connaître du public, est un très-court Mémoire sur l'élimination, qui se trouve inséré dans le onzième cahier 606 POISSON. du Journal de l'École polytechnique, publié en 4800, Ce Mémoire est signé simplement du citoyen Poisson; ainsi, à cette époque, l’auteur n'avait aucun titre offi- ciel. Le Mémoire sur l'élimination, comme le premier d’une si longue et si glorieuse série de travaux, doit à ce titre, et aussi à cause de l’élégance de la méthode, nous occuper ici quelques instants. Le désir de faire connaître cette production à tout le monde me met dans l'obligation de définir les termes dont j'aurai à faire usage. | On dit d’une quantité considérée isolément qu’elle est à sa première puissance. Lorsqu'on la multiplie par elle- même, le produit s'appelle la seconde puissance de cette quantité; la seconde puissance, multipliée par la quantité primitive, donne sa troisième puissance; la troisième puissance, multipliée encore une fois par la première quantité, engendre la quatrième puissance, et ainsi de suite : les nombres désignant les puissances successives d’une quantité s'appellent aussi ses eæposants. Ordinairement, les problèmes mathématiques ne défi- nissent les quantités cherchées que par une série de con- ditions auxquelles elles doivent satisfaire. Aïnsi, par exemple, il s’agit de trouver un nombre tel que, si on prend sa troisième puissance, si on retranche vingt-cinq fois la seconde, si on ajoute à la différence quarante fois la première, et si l’on retranche du résultat le nombre 50, _le tout soit égal à zéro. Cette condition complexe, expri- mée en abrégé à l’aide d’une lettre æ, constitue ce qu’on appelle en algèbre une équation. | Des équations dans lesquelles se trouvent la troisième, for POISSON. 607 la quatrième puissance d’une quantité æ, etc., peuvent être respectivement satisfaites par trois ou par quatre nombres, etc... jamais davantage. Quelquefois, aucun nombre ne satisfait aux conditions posées par l'équation; le calcul, convenablement exécuté, ne tarde pas à l'indi- quer; il donne ce qu’on appelle des solutions, autrement dit des racines imaginaires. A ces questions simples succèdent les problèmes plas compliqués dans lesquels il faut déterminer 2, à, 4 imcon- nues définies aussi par des équations. De cette classe seraït le problème suivant : trouver deux nombres tels que si de la sixième puissance du premier on retranche le produit _ de la cinquième puissance de ce premier nombre par la . première puissance du second nombre, et si Pon retranche du tout 40, la somme doit être égale à zéro. Ce problème est de ceux que les mathématiciens appellent indéter- minés : il-y a, en effet, une série indéfinie de nombres qui satisfont, en général, aux conditions ‘exprimées par une seule équation de cette espèce. Mais lorsque les condi- tions ou les équations auxquelles les quantités cherchées doivent satisfaire sont en nombre égal à celui de ces quantités, le problème n’a qu’un nombre déterminé de solutions. Pour Îles trouver, on cherche d'abord à déduire par des transformations des équations à deux, à trois, à quatre, etc... inconnues, une équation ne renfermant que l’une de ces inconnues, et qu’on appelle l'équation finale; cette équation finale fait connaître, en tant qu'il s’agit de l’inconnue qu’elle renferme, de combien de solutions le problème est susceptible. Or, le nombre de solutions d'une équation à une scule inconnac n’est jamais, 608 POISSON. comme nous l’avons dit, plus grand que le nombre repré- sentant le plus haut degré de l'équation; on conçoit, dès lors, tout l'intérêt qu’il y à de connaître à priori cette plus haute puissance. Le théorème dont il va être question ne s’appliquant qu'aux équations complètes à deux, trois, quatre, etc. inconnues, nous devons donner la définition de ce terme: on appelle équations complètes du degré m celles qui - renferment tous les termes dans lesquels la somme des exposants des inconnues ne surpasse pas ce degré m. Nous pouvons dire maintenant que c’est à la recherche du degré de l’équation finale résultant de l’élimination de toutes les inconnues moins une entre des équations complètes dont les degrés seraient m, n, p, etc., qu'un des géomètres de notre Académie, Bezout, consacra un ouvrage intitulé : Théorie générale des équations algé- briques, publié en 1779, deux ans avant la naissance de Poisson. Cet ouvrage est très-étendu ; il forme un volume in-4° de 469 pages; la première partie, consacrée à la recherche du degré de l’équation finale, a plus de 140 pages; eh bien, ce que Bezout établit si péniblement, Poisson le démontra en quatre pages. C’est à peine si quelques géomètres lisaient la Théorie générale des équa- tions, et s'ils ne s’en rapportaient pas à l’auteur sur la vérité de ce théorème important : «le degré de l'équation finale, quand il s’agit d'équations complètes, est égal au produit des exposants m, n, p, etc..., qui déterminent les degrés de ces différentes équations. » Le moyen de démonstration de Poisson, convenable- ment appliqué, conduirait à l’équation finale, mais l’au- POISSON. 609 teur avoue qu'il exigerait des calculs presque imprati- cables ; il recommande donc de recourir aux méthodes exposées avec détail dans l'ouvrage de Bezout. L Ayant été amené par mon sujet à critiquer la longueur des déductions qu’on trouve dans le premier chapitre de la théorie des équations de Bezout, j'éprouve le besoin de payer un juste hommage aux services que cet académi- cien a rendus à l’enseignement des mathématiques, par la publication de ses divers ouvrages destinés aux élèves de l'artillerie et de la marine. Je prouverai, en outre, qu'il avait le plus noble caractère, en citant un fait em- prunté à sa vie d’examinateur, dont les sciences pourront toujours se faire honneur. Bezout, examinateur de la marine, arrive à Toulon. Un des élèves était retenu au lit par la petite vérole; s’il n'est pas examiné sur-le-champ sa carrière est perdue. Bezout n’a pas eu la petite vérole, il redoute extrême- ment les atteintes de cette terrible maladie; néanmoins il se rend dans la chambre de l'élève, l’examine et le reçoit. A mon avis, ce trait méritait d’être rappelé ici, car, même dans cette enceinte, une belle action vaut un beau Mémoire. : Poisson, encore élève de l’École polytechnique, pré- senta le 8 décembre 1800, à la première classe de l’Institut, un Mémoire relatif au nombre d’intégrales complètes dont les équations aux différences finies sont sus- ceptibles. Les deux académiciens, Lacroix et Legendre, chargés de l’examiner en firent le plus grand éloge et en demandèrent l'impression dans le Recueil des savants étrangers, ce qui est le dernier terme de l'approbation IL, — 11, 99 610 POISSON. adopté par l’Académie. Jamais pareille distinction n’avait été accordée à un jeune homme de dix-huit ans. DES SOLUTIONS PARTICULIÈRES DES ÉQUATIONS DIFFÉRENTIELLES. Quelques géomètres avaient découvert des méthodes pour obtenir l'intégrale générale d’une équation différen- tielle donnée, c’est-à-dire l'équation finie d’où l’on pou- vait déduire toutes les solutions que l'équation différen- tielle comportait, et cela par une simple modification dans la valeur numérique de la constante que l'intégration avait introduite. Mais Euler, cette incarnation de l’analyse mathéma- tique, si l'expression m'est permise, découvrit des solu- tions qui ne pouvaient être déduites de ce qu’on avait appelé jusque-là l’intégrale générale. Tous les géomètres avouèrent qu'il y avait là une grave lacune à remplir; aussi le Mémoire dans lequel Lagrange, en étudiant avec plus de soin qu’on ne l’avait fait avant lui le passage des équations algébriques aux équations différentielles, mon- tra que certaines solutions ne pouvaient pas être com- prises dans cette forme d’intégrales à constantes arbi- traires qu'on appelait à tort des intégrales générales, fut-il reçu avec un applaudissement universel. Poisson s’est occupé également de cet objet, non pour rien ajouter à la théorie de Lagrange, qui était complète, mais pour donner des méthodes à l’aide desquelles on pût trouver ces solutions non comprises dans l'intégrale générale, et qu’on a justement appelées des solutions particulières ou singulières. Les Mémoires que notre con- POISSON. 611 frère a publiés sur ce point délicat méritent tout l'intérêt des amateurs de l’analyse mathématique. CALCUL DES VARIATIONS. Je vais franchir maintenant un intervalle de trente : années, et nous verrons Poisson aux prises avec le calcul | des variations. | 5 4 Le calcul des variations, considéré dans les Écoles comme la partie la plus difficile et la plus délicate des inathématiques, a été l’objet de savantes recherches de notre confrère, qui furent communiquées à l’Académie le 10 novembre 1831. | Les géomètres trouvèrent de bonne heure les règles à l'aide desquelles on détermine le maximum ou le minimum _ d’une fonction explicite d’une ou de plusieurs variables ; ils tätonnèrent longtemps, au contraire, avant de décou- vrir un procédé général propre à la solution des ques- tions plus compliquées dans lesquelles la fonction qui doit être un maximum ou un minimum est seulement connue par sa différentielle. Le problème relatif à la . détermination du solide de révolution qui se meut le plus . facilement possible. à travers un milieu où la résistance croit proportionnellement au carré de la vitesse, doit être rangé dans cette dernière catégorie. Newton le réso- lut, mais sans dire par quel procédé. Les premières méthodes qu’on ait données pour découvrir les maæima et les minima des intégrales de fonctions différentielles connues, appartiennent aux Bernoulli et à Taylor. Ces méthodes reçurent dans les mains d’Euler d'importants 612 POISSON. perfectionnements qui forment le principal sujet de l’ou- vrage intitulé : Methodus inveniendi lineas curvas, etc. Lagrange, enfin, donna dans son Calcul des variations une méthode qui à l’avantage d’être à la fois plus simple et plus générale que celles dont on avait fait jusqu'alors usage, joignait celui d’être applicable aux intégrales doubles. La méthode des variations étant devenue peu de temps après sa publication une des branches de l’enseignement des mathématiques, il doit paraître étrange qu’on. pût encore, en 1831, y signaler de véritables lacunes; et cependant il est très-vrai que cette méthode laissait l'analyste absolument sans guide, lorsque les limites de l'intégrale double étaient variables et inconnues. Grâce au nouveau travail de Poisson, cette lacune a entière- ment disparu. Les géomètres sauront désormais, même pour les cas des intégrales doubles, former les équations relatives aux limites considérées dans toute leur géné- ralité. Le Mémoire de Poisson a été publié dans le tome x1r du Recueil de l’Académie. Les mathématiciens y trouveront, outre le complément du calcul des variations dont le peu de. lignes qui précèdent signalent suffisamment l’impor- tance, diverses remarques sur lés conditions d’intégra- bilité des formules différentielles d'un ordre quelconque, et l'expression de l'intégrale, sous forme finie, par le moyen des quadratures, lorsque ces conditions sont satis- faites. Un mot encore sur le Mémoire dont il vient d’être question, MERE 7.2 D POISSON. 613 Ma juste déférence pour les opinions de Poisson ne doit pas m'empêcher de signaler un point à l’égard duquel sa profonde érudition mathématique et son bon sens exquis ne l’ont pas, à mon avis, garanti d’une erreur historique. Je veux parler du géomètre à qui appartient réellement l'invention du calcul différentiel. Le calcul différentiel est la plus grande découverte mathématique que les hommes aient faite, et si l’on con- sidère l'importance et la variété de ses applications, c’est la plus fidèle conception de l’esprit humain. A l’aide du calcul différentiel, le mathématicien saisit les questions de toute nature dans leurs vrais éléments, dans leur essence intime; il sonde ainsi, sans jamais laisser de lacune derrière lui, les plus secrets replis des phénomènes naturels. Le calcul différentiel fournit à de simples éco- liers les moyens de résoudre, d’un trait de plume, des problèmes devant lesquels l’ancienne géométrie restait impuissante, même dans les mains d’un Archimède. Il ne faut donc pas s'étonner que deux beaux génies, Leib- pitz et Newton, que deux grandes nations, l’Allemagne et l'Angleterre, se soient disputé, avec ardeur, avec ani- mosité, l’honneur de l'invention. Lorsqu’à la’ suite d’une profonde étude des pièces de ce mémorable procès, lorsque après avoir consulté de de nouveau les Varia opera mathematica de Fermat, publiés en 1679, quinze ans après la mort du célèbre auteur, Lagrange et Laplace reconnurent, il y a peu d'années, qu’il fallait regarder Fermat comme le véri- table inventeur du calcul différentiel , nos voisins d’outre- Manche se montrèrent vivement émus; ils soutinrent 644 POISSON. qu’une possession de plus d’un siècle de durée devait faire repousser toute prétention nouvelle, comme si, en matière de science, la prescription pouvait jamais être invoquée au détriment du droit et de la vérité. Aussi, n'est-ce pas sur un pareil argument que Poisson fonde son opinion; il prétend faire dater l'invention contestée du moment où l’algorithme et la notation qui ont prévalu furent, sur la proposition de Leïbnitz, adoptées par tous les géomètres du continent ; mais comment notre confrère n’a-t-il pas remarqué que si l'invention résidait réellement dans la création de l’algorithme, toute discussion entre le géomètre allemand et le géomètre anglais eût été sans objet, car on n’en voit point de traces dans les fluxions de Newton, Je ne suis pas plus touché des difficultés que Poisson signale et que Fermat rencontra en l’absence de la formule du binôme, alors inconnue, pour trouver la différentielle d’un radical; ces difficultés prouvent seule- ment qu'après la première invention, il restait encore beaucoup à faire; que le nouveau calcul ne sortit pas de la tête du géomètre de Toulouse, comme Minerve du cer- veau de Jupiter. Remarquons d’ailleurs que Fermat ne fit pas seule- ment l'application de ses procédés à une question de maximis et minimis, qu'il s'en servit aussi pour mener des tangentes aux courbes, et que d'Alembeért disait déjà, dans l'Encyclopédie, « que la géométrie nouvelle n'était que cette dernière méthode généralisée, » Qu'on me permette maintenant cette rémarque : ce n’est pas en quelques lignes, et sans une discussion approfondie, qu’on tranche une question sur laquelle POISSON. 645 d’Alembert, Lagrange, Laplace, se sont prononcés si catégoriquement, et en développant des preuves à l’appui de leurs opinions. Malgré l’avis de notre confrère, l’in- venteur du calcul différentiel restera donc, conformément à la décision des trois géomètres illustres que je viens de nommer, non pas Newton, non pas Leibnitz, comme on l'avait cru longtemps, mais Fermat. Si cette opinion par- vient à réunir l’adhésion de tous les géomètres compé- tents et désintéressés, il faudra désormais considérer les belles découvertes de Poisson comme ayant été faites à l’aide d’une admirable méthode d’origine française. Une pareille conclusion ne pourra manquer d’être bien accueil- lie dans cette Académie. COURBURE DES SURFACES, Poisson a publié, dans le Journal mathématique de Crelle, un Mémoire intéressant sur la courbure des sur- faces, dont je vais essayer de donner une idée. Si l’on fait passer une série indéfinie de plans sécants par la normale aboutissant à un point déterminé d’une surface courbe, on obtient une série correspondante de sections planes de courbures diverses. Ces courbures dépendent de la forme et de la grandeur de la surface donnée. Il semble donc peu naturel d’espérer qu’elles puissent être enchaïînées les unes aux autres par une règle générale, ou, si l’on veut, par une formule totalement indépendante de la forme particulière de cette surface. Euler a montré cependant qu’étant donnés les rayons de courbure de trois sections normales quelconques, on 616 POISSON. peut en déduire, sans avoir besoin de connaître l’équation de la surface, le rayon de courbure de toute autre section également normale déterminée de position à l’égard des premières ; que dans le nombre infini de sections nor- males, il en est deux, celles qu'on a appelées les sections principales , qui répondent, l’une au plus grand, Pautre au plus petit rayon de courbure; que ces deux sections sont toujours rectangulaires entre elles. L’illustre géo- mètre détermine le rayon de courbure d’une section quel- conque en fonction de l’angle que cette section forme avec celles qui contiennent le plus grand et le plus petit rayon de courbure et les valeurs de ces deux rayons. Euler avait également rattaché, à l’aide d’une formule générale, le rayon de courbure d’une section oblique aux rayons de courbure des sections normales; mais le rap- port simple qui lie ces quantités entre elles lui échappa : c'est à Meunier, de l’Académie des sciences, le célèbre défenseur de Mayence pendant l'ère républicaine, qu'on doit cette règle élégante, que le rayon de courbure d’une section oblique est la projection sur son plan du rayon de courbure de la section normale passant par la même tan- gente à la surface. Cette théorie générale de la courbure des surfaces, l'une des plus belles acquisitions de la géométrie mo- derne, ne semblait devoir souffrir d'exception que pour les points singuliers dans lesquels les surfaces courbes ont plusieurs plans tangents. Poisson a montré cependant que les théorèmes d’Euler n’ont pas lieu; que les rayons de courbure des sections normales sont susceptibles de plusieurs maæima et minima, même pour des points où le POISSON. 617 plan tangent est unique. Il a cité, comme exemple, la surface qui serait engendrée par une parabole tournant autour de son axe, tandis que le paramètre varierait sui- vant une fonction donnée de l’angle décrit. Il est évident qu’à son sommet cette espèce de paraboloïde aurait pour: plan tangent unique le plan perpendiculaire à l’axe de . rotation; qu’en ce même point, les sections normales seraient la parabole génératrice dans ses diverses formes et positions. Or, les rayons de courbure de ces lignes devant nécessairement varier suivant la même loi que leurs paramètres, pourraient, à l’aide d’un choix conve- nable de la fonction qui lie l'angle décrit à la grandeur du paramètre, passer par autant d’alternatives de maxima et de minima qu’on le désirerait. Les sections principales ne seraient donc plus au nombre de deux seulement, comme le voulait le théorème d’Euler, Ces principes découverts par Euler, en tant que méri- tant les noms de théorèmes généraux ne peuvent être en défaut sans qu’on puisse en trouver la raison dans un examen approfondi des conditions de la question ; il faut montrer, pour l’honneur des théories mathématiques, qu’il eût été possible, à priori, de prévoir ces cas exception- nels et d’assigner les circonstances dont ils dépendent. Tel est, en eflet, le principal objet du Mémoire de M. Poisson. Je ne terminerai pas sans signaler une conséquence intéressante qui découle aussi de l'analyse de M. Poisson. Le théorème de Meunier, sur les rayons de courbure des sections obliques, se vérifie alors même que celui d'Euler n’a plus lieu. 618 POISSON. CALCUL DES PROBABILITÉS. Il serait curieux et intéressant de savoir par quelle série de considérations les grands géomètres ont été amenés à traiter un sujet de préférence à tel autre. Pois- son a mis une fois le public dans cette confidence. S’oc- cupe-t-il des mouvements de la lune autour de la terre, c'est parce que cette théorie est attrayante à raison des difficultés qu’elle présente. C’est sans doute un motif de ce genre, l'attrait de la difficulté, qui conduisit Poisson, en 1837, à s’occuper de recherches relatives à la proba- bilité des jugements en matière criminelle et en matière civile. La première solution de cette question, l’une des plus ardues que les géomètres se soient proposée, remonte à Condorcet, et se trouve dans l’ouvrage de cet académi- cien intitulé : Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix. Avant la publication de cet essai, entrepris à la demande de Turgot, il n’existait sur la matière qu’un petit ouvrage de Nicolas Bernoulli, La France possède maintenant trois traités eæ-professo sur les probabilités envisagées dans toute leur généralité, celui de Condorcet, le traité de La= place et le livre de Poisson, dont il nous reste à donner une idée, br L'ouvrage de Poisson tient plus que son titre ne lin dique et qu’il ne le faisait espérer ; les quatre premiers chapitres renferment les règles et les formules générales du calcul des probabilités ; c’est dans le cinquième seulement que notre confrère aborde la question de la probabilité POISSON. 619 des jugements en matière criminelle et en matière civile. Dans l'étude de cette question spéciale, on fait un usage continuel de ce qu'on appelle la loi des grands nombres ; voici en quels termes on peut définir cette loi : si l’on observe des nombres très-considérables d’une _ même nature, dépendants de causes constantes et de _ causes qui varient irrégulièrement, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, c’est-à-dire sans que leur variation soit progressive dans aucun sens déterminé, les résultats qu’on en déduira seront indépendants des causes pertur- batrices. | FOOT L'auteur s’attache à montrer, par des exemples bien choisis, que cette loi s’observe tant dans les faits relatifs à Jordre matériel que dans ceux qui touchent à l’ordre moral. Citons d’abord quelques cas empruntés à l’ordre matériel. Dans les jeux, les circonstances qui amènent l’arrivée d’une carte ou du point déterminé d’un dé, varient à l'infini, Cependant, après un nombre suffisant de coups, la carte ou le point sont arrivés un nombre de fois déterminé et invariable. La durée de la vie fournit un second exemple de cette constance dans les résultats, lorsqu'on arrive à considé- rer un nombre suffisant de cas. Aïnsi, que l’on prenne la somme des années représentant les âges qu'ont vécu un grand nombre d'individus nés entre deux époques indé- terminées, et appartenant à un pays où l’état de la _ société peut être considéré comme constant : qu'on divise cette somme par le nombre des individus, et le quotient, qu'on appelle la vie moyenne, sera à très-peu près le _ même dans tous les calculs de ce genre, 620 POISSON. Prenons un troisième exemple, que Poisson n’a pas cité, et qui fera également ressortir la signification réelle de cette loi des grands nombres. ; Supposons un tableau horizontal portant des raies parallèles et équidistantes, et qu’on jette au hasard sur ce tableau un cylindre d’une longueur donnée, et dont le diamètre peut être censé négligeable : la probabilité que le cylindre jeté au hasard ne rencontrera aucune des lignes parallèles dépendra évidemment de l’angle qu’il formera après sa projection avec une ligne passant par son milieu et perpendiculaire aux parallèles que le tableau renferme. Dans l'expression de cet angle entre nécessairement le rapport du diamètre à la circonférence., en comptant le nombre de cas dans lesquels le cylindre n’a pas touché les parallèles. Sur un nombre considérable d'épreuves, : on pourra en déduire le rapport en question; ce rapport sera le même et égal au nombre connu, soit que vous le déduisiez des preuves faites aujourd’hui, demain, après-demain, pourvu qu’elles soient assez nombreuses. Comme exemple de la vérification de la loi des grands nombres dans les phénomènes de l’ordre moral, nous pouvons invoquer la constance du droit moyen de grefle perçu par les tribunaux sur un certain nombre d'années, quoique ce droit dépende de l'importance des procès et de l’ardeur que met le public à plaider. Nous pourrions citer encore la somme à peu près constante que produi- saient jadis les mises à la loterie et le total des sommes aventurées dans les jeux publics. On ne peut donc pas douter que la loi des grands. nombres ne convienne aux choses morales qui dépendent POISSON. 621 de la volonté de l’homme, de ses intérêts, de ses lumières et de ses passions, comme à celles de l’ordre physique ; mais il était important de le démontrer & priori, c’est ce qu'a fait M. Poisson. On jugera de la difficulté du pro- blème par cette seule remarque : Jacques Bernoulli ne considéra qu'un cas particulier de cette question géné- É rale, et en fit cependant l’objet de ses méditations pendant vingt années consécutives. Des hommes d’ailleurs très- éclairés refusent obstinément de croire à la possibilité de soumettre au calcul les questions que , à la suite de Con- dorcet et de Laplace, Poisson a traitées dans son grand ouvrage; ils pensent que le mathématicien, tout habile qu'il soit, manquera toujours de données précises pour apprécier les chances d’erreur auxquelles le juré se trouve exposé dans l’appréciation de la cause qui lui est sou- mise ; mais ils ne réfléchissent pas que ces chances sont empruntées à l'expérience , et que leur valeur est fournie par une comparaison bien entendue du nombre moyen de votes qui ont acquitté, au nombre moyen de votes ayant . prononcé la condamnation. Je reconnais toutefois que les doutes du public paraîtront légitimes, tant qu'une per- sonne à la hauteur de cette mission n’aura pas donné un exposé simple, clair et net des principes des probabilités, en tant qu’ils sont applicables au jugement des hommes. Il faudra, dans cet exposé, s’attacher aux résultats élémentaires, et les dégager de toutes les complications . que les formules comportent; c’est à ce prix seulement qu'on parviendra à populariser cette branche du calcul mathématique. per a trouvé que la probabilité d’être mal jugé, à 622 POISSON. la majorité de sept voix contre cinq, est un cinquantième ; en sorte que la proportion des accusés non coupables, qui seraient condamnés annuellement à cette majorité, s'élèverait à un sur cinquante. Il faut remarquer toute- fois que les auteurs des traités de probabilité établissent entre les accusés coupables et les accusés condamnables une distinction essentielle, mais sur laquelle je ne pour- rais m'arrêter ici sans dépasser les bornes qui me sont prescrites. | Poisson préludait à ses grands travaux sur le calcul des probabilités, appliqué aux décisions des tribunaux , par l'examen d’une question spéciale, relative à la pro- portion des naissances des filles et des garçons. Telest le titre du Mémoire qu’il lut à l’Académie, au commence- ment de 1829. Avant d'indiquer les conséquences des savants calculs de Poisson, citons d’abord les résultats qu’il a déduits de. la discussion d’une longue suite d'observations. | On sait, depuis longtemps, qu’en France il naît plus de garçons que de filles ; mais on peut se demander si le rapport des deux nombres a été exactement déterminé. Poisson trouvait qu'à quinze naissances féminines cor- respondent seize naissances masculines. Anciennement, on s'était arrêté au rapport de vingt et un à vingt-deux. Le rapport de quinze à seize est le même dans toute l'étendue de la France, Si l’on considère isolément les enfants nés hors du _ mariage, les enfants naturels, on trouve une anomalie dans cette classe : le nombre des naissances féminines diffère moins de celui des naissances masculines que dans POISSON. 623 la population considérée en masse; le rapport n’est plus alors que celui de vingt à vingt et un. Il est présumable que, dans les grandes villes, il existe une cause qui diminue la prépondérance des nais- sances masculines, et dont l’action se fait également sentir sur les enfants légitimes et sur les enfants naturels. _ En effet, pour les enfants légitimes, le rapport des filles aux garçons est, à Paris, de vingt-cinq à vingt-six, au . lieu de quinze est à seize que donne la France entière. . Quant aux enfants naturels de la capitale, le nombre des filles n’y est surpassé par celui des garcons que d’une unité sur vingt-neuf, alors que sur tout le pays on avait _ trouvé cette même unité d'augmentation sur vingt filles seulement. | | Ces divers résultats sont déduits de la comparaison de nombres totaux de naissances fort grands. Tout le monde sera donc disposé à les adopter avec confiance, Mais Poisson a été plus loin ; il a voulu déterminer numé- _ riquement leur probabilité ; il a désiré connaître les _ chances de leur reproduction future. Le perfectionne- ment des méthodes analytiques propres à résoudre cette question, forme le principal objet du Mémoire du célèbre académicien ; le problème qu’il a eu à résoudre, est celui - de la recherche des probabilités des événements futurs, … d’après les événements passés. Il serait impossible d'analyser ici, sans le secours de signes algébriques, cette portion du travail de l’auteur. La citation d’une ou de deux des applications numériques que Poisson a faites de ses formules, suffira d’ailleurs amplement pour en faire sentir l'importance et l'utilité. 624 POISSON. Supposons que douze mille soit le nombre de nais- sances annuelles dans un département d’une population moyenne ; nous trouverons qu'il y a quatre mille à parier contre un que, dans un tel département , le nombre des naissances annuelles féminines ne surpassera pas le nombre de naissances masculines. Malgré une aussi faible probabilité, cet événement s’est présenté plusieurs fois pendant la période de dix ans que Poisson a consi- dérée. La reproduction d’un événement si improbable conduit naturellement à soupconner que les chances avaient été calculées sur une hypothèse contestable ; mais ici, quelle autre supposition avait-on faite, si ce n'est celle d'admettre que les possibilités des naissances mas- culines et féminines avaient, pour chaque département et pour chaque année, les valeurs moyennes données sur la France tout entière par une assez longue période ? cette hypothèse n’est donc pas parfaitement exacte. Aïnsi la chance d’une naissance masculine varie, pour chaque localité, d’une année à l’autre, et, dans une même année, d’une localité à l’autre. On a vu que, au commencement de ce siècle, le rap- port du nombre de naissances de filles au nombre de garçons, était, pour une certaine partie de la France, celui de vingt et un à vingt-deux ; tandis que maintenant, on trouve quinze à seize dans toute l'étendue du pays. Doit-on considérer cette différence comme fortuite? Indi- que-t-elle, au contraire, un accroissement réel dans la probabilité des naissances masculines? Les calculs de Poisson répondent à ce doute d’une manière péremp- toire : ils montrent que, dans la partie de la France POISSON. 625 dont il s’agit, la chance d’une naissance masculine était jadis moins forte qu’elle ne l’est aujourd’hui, Je ne pousserai pas plus loin ces réflexions. On voit combien il serait important de faire les mêmes calculs pour les lieux où la polygamie existe; mais les données manquent malheureusement. J’ai lu cependant quelque part qu'à Bombay, un recensement, opéré sur la popu- lation musulniane, a donné une prépondérance marquée des naissances masculines sur les naissances féminines, et presque dans les mêmes rapports qu'en Europe; ce qui, pour le dire en ue ne justifie guère les pré- ceptes du Coran. TRAVAUX DE POISSON SUR LA PHYSIQUE GÉNÉRALE ET LA PHYSIQUE TERRESTRE, Je m’arrêterai à l’analyse précédente des travaux de Poisson sur les mathématiques pures; elles suffiront, je pense, pour faire apprécier le génie de notre confrère dans ces sortes de matières. Je me hâte donc, sans autre préambule, de passer aux questions de physique générale et de physique ter- restre, dont Poisson a sondé les profondeurs à l’aide de cet instrument, l’analyse mathématique, qu’il maniait avec une si rare habileté, Ici encore, quoi qu’il m’en coûte, je serai obligé, dominé par le temps, de laisser de côté plusieurs problèmes, qui cependant auraient suffi pour établir la réputation d’un géomètre de premier ordre, IL — 11, 40 626 POISSON. ÉLECTRICITÉ, L’électricité a été l’objet des savants calculs de Pois- son; mais, dans le vaste ensemble de faits déjà connus de son vivant, notre confrère n’a pris qu'un cas.spécial , celui de l'électricité en repos ou en équilibre. ‘On aurait donc tort de chercher dans ses Mémoires des caleuls ayant trait à ces courants électriques presque instantanés qui parcourent des fils métalliques, et à l’aide desquels un commerçant de Québec converse aujourd’hui avec son correspondant de la Nouvelle-Orléans, à travers la vaste étendue de l’Amérique septentrionale, tout aussi sûre- ment que s'ils étaient tous les deux enfermés dans la même chambre. Les phénomènes :dont Poisson s’est occupé, quoique moins merveilleux, sont très-dignes de l'intérêt des physiciens, Les procédés qui servent à faire passer les corps de l’état neutre à l’état de corps électrisés , les effets à l’aide desquels ce dernier état se révèle, sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d’en donner la description. Mais nous devons nous demander quelle est la cause physique de ces changements d'état, Deux réponses ont été faites à cette question. Suivant l’une, l'électricité est une substance aériforme, dont tous les corps de la nature sont imprégnés à des degrés diffé- rents. Parvient-on, par des moyens artificiels, à aug- menter la quantité de fluide qu’un corps contient naturel- lement, il devient électrisé en plus. Diminue-t-on cette quantité, le corps est électrisé en moins. Le corps ne … Ke Ph POISSON. 627 donne aucun signe électrique, il est à l’état neutre, lors- qu'il contient la quantité de fluide qui convient à sa nature et à sa capacité. Cette théorie est de Franklin. Les beaux calculs de Poisson reposent sur une supposition différente, dont on _ trouve les premiers linéaments dans les Mémoires de . Simmer et de Dufay, de cette Académie. Voici en quels termes Poisson a formulé la supposition qui a servi de base à sa théorie : «Tous les phénomènes de l'électricité doivent être attribués à deux fluides diffé- rents répandus dans tous les corps de la nature. Les molécules d’un même fluide se repoussent mutuellement; elles attirent les molécules de l’autre. Ces forces d’at- traction et de répulsion suivent la raison inverse du carré des distances. À la même distance, le pouvoir attractif est égal au pouvoir répulsif. D’où il résulte que, quand ‘toutes les parties d’un corps renferment une égale quan- tité de l’un et l’autre fluide, ceux-ci n’exercent aucune action sur les fluides contenus dans les corps environ- nants, et il ne se manifeste, par conséquent, aucun signe _ d'électricité, Cette disposition égale et uniforme des deux fluides est celle qu'on appelle leur état naturel; dès que cet état est troublé par une cause quelconque, le corps dans lequel cela arrive est électrisé, et les différents phé- nomènes de l'électricité commencent à se produire. Tous . les corps de la nature ne se comportent pas de la même manière par rapport au fluide électrique. Les uns, comme les métaux , ne paraissent exercer sur lui aucune . espèce d’action; ils lui permettent de se mouvoir libre- _ ment dans leur intérieur et de les traverser dans tous les 628 POISSON. sens : pour cette raison, on les nomme corps conducteurs. D’autres, au contraire, l’air.très-sec, par exemple , s’op- posent au passage du fluide électrique dans leur masse ; de sorte qu’ils servent à empêcher le fluide accumulé dans les corps de se dissiper dans l’espace. » Les phéno- mènes que présentent les corps conducteurs électrisés soit quand on les considère isolément, soit lorsqu'on en rapproche plusieurs les uns des autres, furent l’objet principal du travail de Poisson, Notre confrère a eu le bonheur d’avoir pour terme de comparaison de sa théorie d’admirables expériences, publiées vingt-cinq ans auparavant par le célèbre physi- | cien Coulomb, de cette Académie. Il ne sera pas hors de propos de citer ici quelques-uns des principaux phéno- mènes dans lesquels le calcul et l’observation sont parfai- tement d'accord. Considérons un corps conducteur placé sur un support isolant, communiquons-lui une certaine quantité d’élec- tricité. Le calcul montre qu’elle se portera tout entière à la surface; l'observation confirme ce résultat, Cette électricité, réunie sur la surface du corps, n’y est pas également répartie, Sur un ellipsoïde de révo- lution allongée, par exemple, elle sera d’autant plus con- sidérable aux pôles de rotation, que l’axe qui les joint sera plus grand, par rapport au diamètre de l’équateur, ce que les expériences de Coulomb confirment complète ment. Dans les pointes des corps où l'électricité s’accu- mule en trop grande quantité, elle surmonte l'obstacle que l’air sec oppose à sa diffusion; c’est ce qui arrive à l’extrémité des pointes et sur les arêtes vives des corps POISSON. 629 anguleux, phénomène que l'observation avait dès long- temps constaté, avant que Poisson le déduisit de la théorie. | Poisson s’est occupé, d’une manière toute spéciale, des phénomènes que présentent deux sphères électrisées en contact, ou seulement placées en face l’une de l’autre. _ Lorsque les sphères se touchent, l'électricité est nulle autour du point de contact, résultat singulier, conforme aux observations de Coulomb. Lorsqu'on les sépare, l'électricité se partage entre les deux sphères, de manière qu’elle est toujours plus forte sur la plus petite, Poisson considère l'accord de ses savants calculs avec les expériences de Coulomb comme la démonstration de Ja vérité de l'hypothèse sur laquelle il s'était appuyé. Il serait donc prouvé que l'électricité résulte de l’action de deux fluides distincts, tantôt séparés et tantôt réunis; mais de nombreux exemples doivent nous mettre en garde contre les conclusions tirées ainsi de l’accord du calcul et de l’observation, Considérons, par exemple, la lumière : en la supposant composée de moléculés maté- rielles attirées par les corps à des distances insensibles, on rendait compte de la loi capitale des sinus, soit dans le . passage du vide dans un milieu donné, soit à la surface de séparation de deux milieux différents; on expliquait très-simplement la réflexion totale; on avait même com- mencé à rattacher la double réfraction au système cor- . pusculaire. Eh bien, la conception de Newton n’est plus maintenant qu'une hypothèse gratuite dont aucun physi- cien de bonne foi et au courant des faits ne saurait se montrer le défenseur; Mais ce qu’on peut affirmer sans 630 POISSON. crainte d’être démenti par personne, c’est qu’on citerait difficilement un travail dans lequel se trouvent réunis plus de sagacité, de ressources analytiques, d'artifices ingé- nieux, qu’on n’en voit à chaque page dans les Mémoires de Poisson sur l'électricité. Le géomètre peut être ici comparé à un général qui tantôt aborde l’ennemi de front, tantôt tourne la position inexpugnable dans laquelle il s'était renfermé, tantôt, enfin, ne parvient à l’entamer qu’en ayant recours à des armes de nouvelle invention, et triomphe. dans toutes ces luttes. | MAGNÉTISME, Les phénomènes de l'électricité et du magnétisme ont de nombreux points de contact. Il est bien rare qu’on ait étudié les premiers sans être amené à s'occuper des seconds. C’est ainsi, du moins, qu’a fait notre confrère. Borné par le temps.et l’espace, je ne pourrai citer qu’un très-petit nombre de ses calculs. Un des résultats les plus importants et les plus neufs du voyage de M. de Humboldt aux régions équinoxiales, est la découverte ou la constatation de la variation d'intensité. de la force magnétique suivant les lieux. Ainsi, une aiguille d’inclinaison située dans le méridien magnétique, revient à l’état de repos d'équilibre, lorsqu'elle en a été dérangée, avec d’autant moins de force; elle fait des vibrations d'autant plus lentes, en général, qu’on est plus près des régions équinoxiales. Malheureusement, cette rapidité des oscillations dépend aussi de la quantité de. magnétisme qu’on a communiquée à l'aiguille, et cette POISSON. 631 quantité est susceptible de varier avec le temps, même dans les aiguilles les mieux trempées. On ne pouvait donc compter sur la différence d'intensité donnée par une aiguille entre Paris et l'équateur, par exemple, qu'après être retourné au point de départ, afin de s'assurer que _ l'aiguille avait conservé son magnétisme primitif. Si cette _ condition n’était pas remplie, les observations se trou- vaient perdues. Poisson a imaginé une méthode qui dispense compléte- ment de la permanence, de l’invariabilité dans le magné- tisme de l’aiguille de comparaison. Cette méthode n’exige même pas que les observations aient été faites dans les diverses stations avec la même aiguille. M. Gauss a perfectionné cette méthode, dont la pre- mière idée appartiendra toujours à Poisson , en substi- tuant des mesures de déviations angulaires à la détermi- nation de la durée des oscillations de diverses aiguilles. Le procédé du géomètre allemand a déjà été mis en usage avec beaucoup de succès pendant les mémorables expéditions que le gouvernement anglais a dirigées sur les points les plus éloignés pour étudier le magnétisme de notre globe. | Depuis que les masses de fer qui entrent dans la con- struction des navires se sont si prodigieusement multi- pliées, depuis surtout qu’on a exécuté des bâtiments tout entiers avec des plaques de ce métal substituées au bois, on a senti plus que jamais la nécessité de tenir compte des déviations accidentelles que l’aiguille de la boussole en éprouve, La question est très-importante, car il a été établi que beaucoup de naufrages qu’on attribuait à 632 | POISSON. l’action irrégulière des courants ont dépendu de cette cause. | Poisson a dû croire qu'il rendrait un service à la marine en appliquant sa savante analyse à la solution de ce pro- blème; malheureusement, l'hypothèse d’où il était parti pour arriver à des résultats dont on pût faire usage dans la pratique de la navigation, à savoir : l’absence de toute force coercitive dans le fer qui à servi à la construc- tion des bordages, dans celui des ancres, dans la fonte employée à la fabrication des canons, ne s’est pas trouvée parfaitement exacte. Le problème est beaucoup plus diffi- cile que Poisson ne l'avait supposé ; regrettons que notre confrère n’ait pas eu le temps de l’envisager de nouveau avec les complications que l'expérience a dévoilées. Per- sonne plus que lui n’était en état de se tirer de ce dédale actuellement inextricable. CAPILLARITÉe Une large surface d’eau se place de niveau; tous ses points sont situés à la même hauteur. Supposons mainte- nant qu’on plonge verticalement dans ce liquide un tube de verre ouvert à ses deux bouts, et qu'à raison de la petitesse de ses dimensions on nommera tube capillaire. Le liquide s’élèvera dans ce tube sensiblement plus haut que dans tous les autres points de sa surface. Si, au#lieu d'employer de l’eau, on opérait sur le mercure, le liquide, au contraire, s’abaisserait dans le tube capillaire au-des- sous du niveau général. Ïl ne paraît pas que ce phénomène ait été connu des anciens, mais il fixa de bonne heure l'attention des ob- POISSON. 633 servateurs modernes, qui même en déterminèrent expéri- mentalement les lois générales. Clairaut fut le premier à essayer d'expliquer la dénivellation capillaire à l’aide des formules générales de l'équilibre ; mais il échoua dans sa tentative. Laplace fut plus heureux et représenta par ses formules théoriques, et jusqu'aux centièmes de milli- _ mètres, les ascensions du liquide dans les tubes de diver- ses dimensions. Le travail de Laplace excita l'admiration du monde savant, et fut regardé comme marchant de pair avec ses plus heureuses conceptions sur le système du monde. Poisson n’en jugea pas ainsi, et, après la mort de lil- lustre auteur de la Mécanique céleste, il publia, sous le _nom de Théorie de la capillarité, un ouvrage tellement différent, dans ses principes constitutifs, de celui de La- place, qu’on y trouve l'équivalent de cet énoncé : « Les liquides n’ont pas la même densité à toutes les profon- deurs à partir de la surface ; ils n’ont pas la même den- sité non plus à toutes les distances de la paroi solide du tube qui les renferme, » Ces variations de densité, dont Laplace n’a pas tenu compte, sont la vraie, l’unique cause des changements de niveau occasionnés par les tubes capillaires plongeant dans les liquides. On se demandera comment il est possible que Laplace soit parvenu à représenter, en nombres, les phénomènes de l’ascension capillaire, en négligeant dans son calcul! 1a vraie, l'unique cause de ces phénomènes, Je l’avouerai, il y a là un grand scandale mathématique que doivent s’em- presser de faire disparaître ceux qui ont le loisir et le talent nécessaires pour prononcer entre d'aussi grands 634 POISSON. esprits que Laplace et Poisson, Il y va de.l’honneur de la science. À une époque où chaque savant restait étroitement cantonné dans l’objet spécial de ses études et méprisait inconsidérément tout autre objet de recherche, Becker, le chimiste, s’écriait en parlant des physiciens : « Que vou- lez-vous qu’ils découvrent d'utile, d'important? Ils ne: font que lécher la surface des corps ! » Ce reproche, que: j'appellerai bien peu léché, si un jeu de mot pouvait m'être permis ici, ne s’appliquera pas aux travaux de Poisson sur la capillarité; notre illustre confrère a pré- tendu, en effet, comme on l’a vu, établir par le calcul des différences intimes entre l’intérieur et la surface des liquides. IL est vrai que ces différences de constitution devant, se faire sentir dans des épaisseurs presque éva- nouissantes, ne semblent pas pouvoir être constatées expérimentalement ; mais les phénomènes.d’optique, dans leur variété infinie , fourniront des moyens de soumettre les conceptions de Poisson à des vérifications de faits sur lesquels le: temps qui m'est accordé ne me permet pas d'entrer ici dans des développements circonstanciéss. LOIS DE L’ÉQUILIBRE DES SURFACES ÉLASTIQUES. Presque tous les grands géomètres du xvmf siècle se: sont occupés du problème des cordes vibrantes; un très- petit nombre, au contraire, étendit ses recherches jusqu’à la question plus compliquée de l'équilibre et du mouve- ment. des surfaces élastiques ; des difficultés d’analyse les: obligèrent même de faire sur la constitution de ces corps POISSON. 635 des hypothèses qui les plaçaient dans un monde idéal. Les expériences de Chladni, en fournissant un moyen de découvrir de quelle manière les corps se partagent en parties mobiles et en lignes fixes dans l'acte de leur vibration, a ramené l’attention des géomètres sur cette question. Poisson en a fait l’objet de ses recherches les plus assi- dues, il a même soutenu à cet égard une polémique ani- mée avec M. Navier, dont. on trouvera les détails dans les. tomes xxxviit et xxxix de la première série des Annales de chimie et de physique. Nous sommes obligés, pressés par le temps et l’espace, de renvoyer les lecteurs aux Mémoires originaux dans lesquels le talent de notre con- frère ne brille pas moins que dans ses autres travaux de physique mathématique. PROPAGATION DU MOUVEMENT DANS LES FLUIDES ÉLASTIQUES. Poisson est revenu à plusieurs reprises sur la question de la propagation du mouvement dans les fluides élas- tiques, surtout, comme il le déclare, à raison de la liaison de ce problème avec l’une des deux théories de la lumière entre lesquelles l’opinion des physiciens est restée long- . temps flottante. Dans le Mémoire lu le 24 mars 1823, les phénomènes sont envisagés avec toute la généralité possible. _ | « Le mouvement, dit-il, partira d’un point quelconque de l’un des deux fluides, ils se propagera en ondes sphé- riques autour de ce centre ; par conséquent, il atteindra la surface de l’autre fluide sous toutes les directions, et 636 . POISSON. il s’agira de savoir suivant quelles lois il se répandra dans ce second fluide et se réfléchira dans le premier. » Poisson établit d’abord qu’à une distance considérable du centre d’ébranlement, les vitesses des molécules sont sensiblement perpendiculaires à la surface de l’onde sphé- rique, ce qui est contraire à une conception de Young, reproduite par Fresnel, pour expliquer les phénomènes d’interférences que présentent les rayons polarisés. Sous ce rapport, la théorie est en parfait désaccord avec des expériences dûment interprétées. Notre confrère avait espéré jadis qu’en étudiant le mouvement moléculaire dans un milieu qui n'avait pas la même élasticité suivant toutes les directions, il arri- verait à faire disparaître le désaccord que nous venons de signaler, mais il établit dans le Mémoire dont je donne l'analyse, que cette inégalité d’élasticité ne peut pas amener des mouvements moléculaires parallèles à la sur- face de l'onde sphérique. Ce moyen de concilier la théo- rie et l'expérience doit donc être définitivement aban- donné, D'un autre côté, Poisson fait disparaître une des principales difficultés qu’on ait opposées à la théorie des ondes ; il démontre que si l’ébranlement primitif a eu lieu dans un seul sens, le mouvement ne se propagera sensiblement, si la vitesse est très-considérable, que dans le sens de cet ébranlement; que les ondes seront encore sphériques, mais que sur les rayons inclinés par rapport à la direction principale du mouvement, les vitesses pro- pres des molécules fluides seront insensibles relativement à celles qui auront lieu dans cette direction et sur les rayons qui en sont très-rapprochés. Aïnsi s'explique POISSON. 637 naturellement la propagation rectiligne de la lumière. Lorsque après avoir considéré le mouvement dans un milieu, l’auteur cherche comment ce mouvement ondu- latoire se communique à un second milieu contigu et séparé du premier par une surface plane, il démontre la loi des sinus; mais il déduit de ses principes qu’il ne devrait pas y avoir de dispersion, que les rayons de. différentes couleurs éprouveraient des réfractions égales ; qu'un rayon de lumière blanche traversant un prisme ne fournirait pas ce que les physiciens ont appelé le spectre solaire. La réflexion totale à la surface de sortie d’un premier milieu en contact avec un second milieu moins réfringant, ce phénomène qui, suivant Newton, était inconciliable avec la théorie des ondes, est rattaché ma- thématiquement par Poisson à ses principes. Notre confrère a cherché s’il pouvait déduire de ses formules des nombres qui s’accordassent avec les mesures photométriques; il trouve à ce sujet un résultat singulier : il déduit de sa théorie qu’il y aurait même à la première surface du verre un angle sous lequel un objet vu par réflexion disparaîtrait complétement, ce qui n’est vrai que pour la lumière polarisée, D'autre part, en comparant l'intensité de l'onde réflé- chie à la première surface d’une lame de verre à faces parallèles, avec l'intensité de l’onde réfractée lorsqu’elle s’est réfléchie sur la seconde face, l’auteur trouve un résultat que des expériences photométriques antérieures avaient déjà fait connaître. En résumé, le remarquable Mémoire de M. Poisson, dont nous venons de donner une analyse succincte, est à 638 POISSON. certains égards favorable à la théorie des ondes Tumi- neuses, tandis que sur d’autres points il conduit à des conséquences toutes contraires. On observera qu’il n’est pas question dans ce travail important des rayons pola- risés qui occupent une si grande place dans l’optique moderne. Un académicien dont les premiers pas furent marqués par de véritables découvertes et révélèrent un génie ma- thématique du premier ordre, s’est aussi occupé de la question de la propagation des ondes, traitée par Poisson. Il trouve, lui, que les oscillations des particules peuvent être perpendiculaires au sens de la propagation des ondes. Il arrive, par ses calculs, à la conséquence que des ondes douées de la même vitesse doivent être inéga- lement réfractées. Enfin, il parvient, dit-il, par son ana- . lyse, à représenter les phénomènes de la polarisation dans leurs moindres détails. Je me suis demandé com- ment il se fait que des travaux qui sufhiraient pour illustrer un homme et une nation, aient eu jusqu'ici Si peu d’attrait pour les géomètres et les physiciens, que les Mémoires de l’illustre académicien passent inaperçus et ne trouvent que peu de lecteurs, peut-être pas un seul dans l’Europe entière? Ces questions méritent certaine- ment d’être examinées. Je dirai, à ce sujet, ma pensée tout entière, car elle ne m'est suggérée que par l'intérêt de la science et celui de notre célèbre confrère. Lorsque , en traitant un sujet de mathématiques pures ou appliquées, un géomètre arrive à des résultats en désaccord avec ceux que ses prédécesseurs ont obtenus , il se doit à lui-même d'expliquer la cause de ces diffé- POISSON. 639 rences. Les grands mathématiciens du dernier siècle, Lagrange surtout, n’ont jamais manqué à ce devoir. Les préambules de leurs Mémoires, outre qu'ils formeront d’excellents chapitres d’une histoire future des sciences, font toucher du doigt les fausses hypothèses, les erreurs | d'analyse qui ont égaré les mathématiciens leurs prédé- cesseurs. Faute de ce guide, que ferait le public? Il détournerait les veux des résultats contradictoires ‘entre _ lesquels il se sentirait incapable de choisir, et attendrait qu'un esprit judicieux vint mettre dans ses mains le fil conducteur capable de le diriger dans ce labyrinthe. Je viens de dire ce que ferait le public; je me trompe, j'ai raconté ce qu'il fait sans ‘qu’on puisse trop l’en blärer. Si notre confrère veut que ses travaux soient accueillis avec tout l'intérêt dont ils sont dignes sans doute, il doit les reprendre dès l’origine, signaler avec le plus grand soin les circonstances auxquelles il faut attribuer le dés- “accord qui existe entre ses calculs:et ceux-de Poisson. Ne Æit-il dans cet examen rétrospectif qu'expliquer sans con- teste la dispersion dans la théorie des ondes, ‘son temps aurait été très-utilement employé pour sa gloire ét l’avan- _cement des sciences. Qu'il se persuade surtout que les . physiciens n’ont pas la prétention de suivre ses savants calculs dans tous leurs détails; qu’à cet égard, ils sont très-disposés à le croire sur parole; mais qu’ils désirent -avec raison avoir une idée nette et précise des conditions _ physiques que :ses formules représentent, «et que pour admettre, par exemple, que la dispersion est une con- ‘séquence de la théorie des ondes convenablement envi- sagée, ils ne se contentent pas de cette réponse 4 « Al ysa 640 POISSON. dispersion, parce que les équations sont hétérogènes, » Enfin, et que notre illustre confrère prenne cette obser- vation en bonne part, le public en général et le public scientifique en particulier, jugeant du présent par le passé, ne croient pas qu'il ait été donné à personne de faire une découverte par semaine. Si ses productions paraissaient à de plus grands intervalles, les géomètres auraient le temps de les mieux juger. Ge n’est pas, notre confrère me pardonnera cette remarque, au moment où l'aigle fend les airs avec la rapidité d’une flèche à la poursuite de sa proie, qu’on peut se former une juste idée de sa puissante organisation. Pour échapper à toute illusion, les naturalistes observateurs attendent qu’il soit au repos, THÉORIE DE LA CHALEUR. Poisson s’est occupé de la question capitale touchant la propagation de la chaleur dans les corps solides, et particulièrement dans le globe terrestre. Il a donné la mesure de l'importance qu’il attachait à ce travail, en en faisant l’objet d’une publication séparée, J’ai essayé, dans la biographie de Fourier, de tracer l'historique de nos connaissances sur ce sujet. J’ai eu alors l’occasion de prouver que l’honneur d’avoir formé les équa- tions complètes relatives à la propagation de la Chaleur dans un corps homogène appartient incontestablement à l’ancien secrétaire de l’Académie, A cet égard, Poisson n’a rien prétendu innover. Il a voulu seulement établir les mêmes formules par des procédés analytiques plus clairs et moins sujets à difficultés. Ce but, nous pouvons assu- POISSON 641 rer qu'il l’a atteint; mais était-cé un motif pour autoriser l'illustre géomètre à donner à son ouvrage, dans un moment d'humeur, presque identiquement le titre que porte le traité de son prédécesseur? Je ne le pense pas. Attachons-nous à renfermer nos débats dans le sein des académies ; c’est là seulement qu’ils peuvent être utiles. Il y a toujours dans le public des individus qui cherchent à tout envenimer ; ils saisissent avec empressement l’occa- sion qui leur est offerte de mêler leur nom inconnu à celui des hommes supérieurs momentanément séparés par des difficultés scientifiques. Ces parasites de la pire espèce ont constamment nui à la tranquillité des savants et aux pro- grès de leurs études. Ce n’est pas seulement sur la manière d'établir les équations du mouvement de la chaleur que les deux grands géomètres diffèrent ; on trouve entre eux des dis- cordances radicales , particulièrement à l’égard d’une des plus importantes conséquences de cette théorie. Fourier avait déduit de ses formules que si la terre, depuis l’origine des choses, n’avait reçu de chaleur que du soleil, on trouverait, en pénétrant dans sa masse, à une profondeur suffisante, une température constante à toutes les époques de l’année, ce qui est conforme aux observations. A .la profondeur des souterrains de l’'Ob- servatoire, à 28 mètres au-dessous du sol, il n’y a ni hiver ni été ; le thermomètre marque le même degré, et cela jusqu’à la précision des centièmes, dans toutes les saisons et dans toutes les années. Il résulte également des calculs de Fourier que, dans la même hypothèse, la température des couches infé- IL —11, ln 642 : POISSON. rieures, pour un lieu donné, devrait être la même à toutes les profondeurs accessibles, Ce résultat est démenti par les observations. À Paris, par exemple, la tempéra- ture de la terre, près de la surface, est de 40°.8; dans les souterrains de l'Observatoire, on trouve déjà près de 11°.8, et la température des couches que traversent les eaux du puits de Grenelle, à la profondeur de 548 mè- tres, est de 27°.5. Il y a donc quelque chose d’inexact dans la supposition que Fourier a soumise au caleul , dans la supposition que la terre aurait reçu toute sa chaleur du soleil. Fourier expliqua la température croissante des couches intérieures du globe, en admettant qu'à l’origine la terre, soit à l’état solide, soit à l’état gazeux, avait une température considérable indépendante de la chaleur solaire, Fourier déduisit des accroissements rapides, observés aux profondeurs où l’on est descendu dans l'in- térieur du globe, cette conséquence que, à sept où huit | lieues au-dessous de terre, toutes les matières connues doivent être en fusion. Ainsi se trouvait justifiée la con- ception purement hypothétique qui faisait de la terre un soleil encroûté, un globe incandescent recouvert d’une mince couche solide. Après avoir jeté un coup d’œil es sur les plus grands monuments que l’orgueil ou la flatterie aient jamais construits, sur les pyramides d'Égypte, Bossuet s’écria : « Quelque effort que. fassent les hommes, léur néant paraît partout : ces pyramides étaient des tombeaux. » Ces paroles ont été beaucoup admirées. Mais, je vous le de- mande, quels magnifiques rapprochements, quels élans sublimes ne fussent pas sortis de la plume de l’évêque de POISSON. 643 Meaux, si, de son temps, on eût su que les montagnes des Alpes, des Cordillères, de l'Himalaya, dont les cimes neigeuses semblent menacer le ciel, que les fleuves ma- jestueux qui s’échappent de leurs glaciers et roulent jus- qu'à l'Océan leurs flots impétueux, que ces contrées, tantôt couvertes d’une végétation luxuriante, et tantôt d’âpres frimas, que ces continents, dont les hommes se disputent les lambeaux comme des bêtes fauves, n'étaient que des accidents microscopiques sur la mince scorie qui recouvre la masse incandescente de notre globe. L'hypothèse de Fourier d’une chaleur d'origine a été généralement adoptée par les géomètres et par les physi- ciens. Poisson ne s’en est pas montré satisfait. Il voit une . difficulté dans la température éxcessive qu’aurait le centre de la terre, température qui, à raison d’un trentième, de degré d’accroissement par mètre de profondeur, nombre donné par les observations faites près de la surface, sur- passerait deux millions de degrés. Les matières soumises à cette température seraient, suivant notre confrère, à l'état de gaz incandescent. Il en résulterait une force _ élastique, à laquelle la croûte solidifiée du globe ne pour- rait pas résister. Poisson, en s'appuyant sur l’aplatisse- ment des planètes dans le sens de leurs axes de rotation, croit, avec tous les géomètres, qu’elles ont été originaire- ment fluides; mais il lui paraît vraisemblable que leur solidification a commencé par le centre, et non par la surface, et il trouve là une autre difficulté contre les con- ceptions de Mairan, de Buffon et de Fourier. Pour expliquer les températures croissantes avec la. profondeur que donnent les observations des sources arté- 644 POISSON. siennes et des galeries de mines, Poisson a recours aux considérations suivantes : toutes les étoiles ont des mou- vements propres plus ou moins sensibles ; notre soleil est une étoile ; donc il doit se transporter avec son cortége de planètes dans différentes régions de l’espace, conséquence qui est d’ailleurs confirmée par les observations directes. Or, ces régions ne sont probablement pas toutes à la même température; notre terre décrit son ellipse autour du soleil, tantôt dans une région chaude, tantôt dans une région froide ; partout elle doit tendre à se mettre en équi- libre de température avec le milieu où elle circule. Suppo- sons qu'après avoir-été ainsi soumise à une température un peu élevée, la terre vienne à subir l'influence d’un milieu comparativement plus froid; ses températures iront évidemment en augmentant de la surface vers le centre ; le phénomène serait inverse si on observait les températures terrestres lorsque notre globe, après avoir subi l'influence d’un milieu froid, traverserait une autre région comparativement chaude. Telle est, en substance, l’explication proposée par Pois- son des températures terrestres croissantes avec la pro- fondeur. Pour soumettre cette théorie à l'épreuve d’une expérience directe, l’auteur propose de mesurer, à l’aide des moyens que la physique possède aujourd'hui, le rayonnement de l’espace dans différentes directions. Je crois que l'expérience que notre confrère désirait a été faite par Wollaston et Leslie, mais sans conduire à des résultats décisifs. 11 n’échappera à personne que, dans l'hypothèse de Poisson, les températures ne devraient pas croître proportionnellement à la profondeur, ce qui, POISSON. 645 dans les limites où l’on a opére, est démenti par les observations. | En résumé, la véritable cause des anomalies dans les températures terrestres observées par les physiciens est encore, comme le disait Pline dans son magnifique lan- gage, enveloppée dans la majesté de la nature. Le bel ouvrage de Poisson est terminé par l’applica- tion de ses formules générales aux températures ter- restres, observées dans la partie solide du globe, à des profondeurs peu considérables. La lecture de ce chapitre ne saurait être trop recommandée aux météorologistes ; les applications qu’on y trouve les intéresseront au plus haut degré, et soit que l’on considère les variations de température à différentes profondeurs ou les époques des maxima et des maxima, les résultats des calculs sont généralement d'accord avec les observations. On doit savoir gré à Poisson d’être sorti de ces symboles géné- raux auxquels les géomètres s'arrêtent trop souvent, d’avoir compris que c’est en traduisant en nombres des formules effrayantes quelquefois par leur complication, que l'analyse peut contribuer à l’avancement de la phy- sique du globe; d’avoir reconnu, si cette assimilation m'est permise, que la vérité est contenue dans ces for- mules mystérieuses comme l’Apollon du Belvédère l'était - dans un bloc de marbre de Paros, et qu’il ne fallut rien . moins que le ciseau d’un sculpteur de génie pour le déga- ger et l’offrir à l’admiration des siècles. 646 POISSON. INVARIABILITÉ DU JOUR SIDÉRAL Je quitterais avec beaucoup de regret ces belles appli- cations de l’analyse aux phénomènes du monde sublu- naire, si je ne devais rencontrer maintenant Poisson luttant victorieusement contre les difficultés de l’astrono- mie physique, et arrivant aux plus magnifiques résultats. C’est surtout dans cette branche des connaissances hu- maines que les efforts de notre illustre confrère ont été particulièrement heureux et féconds, Presque toutes les observations astronomiques con- sistent dans la mesure d’un angle parcouru par un astre dans un temps donné, Pour que ces observations soient comparables entre elles, il faut que l’unité de temps soit constante. À toutes les époques, on a pris pour cette unité le jour sidéral, Dans les anciens systèmes astronomiques, le jour sidé- ral était le temps que la sphère étoilée mettait à faire une révolution complète, Dans le système de Copernic, adopté aujourd’hui par tous les astronomes, le jour sidéral est égal au temps que la terre emploie à faire une révolution sur elle-même. Examiner si cette révolution a la même durée dans tous les siècles était donc une question capitale, digne du plus grand intérêt : Poisson l'a traitée, avec toutes les ressources de l’analyse mo- derne, dans un Mémoire qui date de 1827. Nous ne parlerons pas ici de l’analogie, ou plutôt de l'identité, que Poisson est parvenu à établir entre les for- mules relatives à ce mouvement de rotation et celles qui POISSON. 647 s'appliquent à la recherche du mouvement des planètes autour du soleil; nous nous contenterons de dire qu’il a démontré que les variations de la vitesse angulaire de rotation de notre globe sont trop petites pour que les astronomes aient jamais besoin d'y avoir égard. Poisson a prouvé de plus, que les actions du soleil et de la lune sur le sphéroïde terrestre ne produisent aucun déplacement appréciable de l’axe de rotation de la terre. Par ces démonstrations de la constance de la durée du jour et la constance des longitudes et latitudes terrestres, Poisson a rattaché son nom à deux des résultats les plus impor- tants dont l’astronomie puisse se faire honneur, LIBRATION. La lune nous présente toujours la même face; les observateurs situés sur la terre doivent se résigner à ne jamais voir qu’un des hémisphères de notre satellite. Les hommes qui prennent leur imagination pour guide peu- vent done se donner pleine carrière, constituer l’hémi- sphère invisible au gré de leur caprice, sans craindre d’être jamais démentis par l’observation. Jean-Dominique Cassini constata qu’il existe une liaison intime entre la position de l’équateur lunaire et la position de lorbite de lastre, C’est à Lagrange qu’est due la découverte de la cause physique qui établit les relations intimes dont nous venons de parler, et l'égalité angulaire du mouvement de rotation de la lune sur elle-même et de son mouvement autour de la terre. Lagrange avait donné l’expression des principales inégalités de la vitesse de rotation; mais il 648 POISSON. ; n'avait pas traité des inégalités qui peuvent affecter l’in- clinaison de l'équateur lunaire sur ’écliptique, et la posi- tion de la ligne suivant laquelle ces deux plans se coupent. Poisson a rempli cette lacune. Les résultats obtenus sont naturellement liés au moment d'inertie du sphéroïde lu- naire ; ils nous éclaireraient sur la constitution intime de notre satellite, si des observations plus précises que celles qu'on a pu faire jusqu’à présent les rendaient apprécia- bles, Au surplus, avoir complété un travail de Lagrange sera toujours un très-beau titre aux yeux des géomètres et des astronomes, qui ont eu l’occasion de remarquer avec quel soin, avec quelle perfection il a traité toutes les questions dont il s’est occupé spécialement, MOUVEMENT DE LA LUNE AUTOUR DE LA TERRE: Si, au lieu d’une biographie, j'avais à écrire un pané- gyrique, je ne parlerais peut-être pas d’un Mémoire de Poisson, lu dans une de nos séances le 17 juin 4833 et intitulé : Sur le mouvement de la lune autour de la terre. Ce Mémoire prouve, en effet, qu’un mathématicien quel- que habile qu’il soit paie tôt ou tard son tribut à l’hu- maine faiblesse; cette réflexion, dont je pourrais faire l'application à Euler, à Clairaut, à d’Alembert, à La- grange, à Laplace, ne fera donc aucun tort à la haute réputation de Poisson. Voici, au surplus, en quoi con- siste l’inexactitude que j'ai à signaler. | À la date de 1833, il n’y avait, dans le mouvement de la lune, qu’une seule inégalité dont l’attraction univer- selle ne rendit aucun compte : cette inégalité à longue POISSON. 649 période affectait le moyen mouvement. Poisson ayant _ cherché si, dans le développement de la fonction pertur- batrice, il y avait quelque terme dépendant de l’action du soleil ou des planètes qui püût expliquer l'inégalité révélée par les observations, se prononça pour l’affirma- tive; sa conclusion est catégorique : « Aucune inégalité à longue période, dit-il, ne doit être admise dans les tables du mouvement de la lune, fondées sur la théorie, » Cette conclusion vient d’être contredite par M. Hansen, directeur de l’observatoire de Gotha ; un examen minu- tieux lui a fait découvrir des perturbations dont les coeffi- - cients sont assez considérables, et qui représentent d’une manière satisfaisante les inégalités séculaires révélées par les observations, Au reste, les considérations sur lesquelles Poisson se fonde, dans le Mémoire du 147 juin 1833, pour simplifier Ja théorie analytique du mouvement de la lune, données par MM. Plana et Carlini, conservent toutes leurs valeurs, malgré l’erreur que M. Hansen a signalée et qui mé- rite la plus sérieuse attention des géomètres et des astro- nomes, INVARIABILITÉ DES GRANDS AXES. Newton a indiqué, dans plusieurs de ses ouvrages, les - questions qu’il n’avait pas assez étudiées , ou sur les- quelles il n’était pas parvenu à des résultats qui le satis- -fissent. Au nombre de ces questions, figure la suivante : .« Le système solaire est-il constitué de manière à durer éternellement? Ne faudra-t-il pas, au contraire, que de temps à autre l'intelligence créatrice vienne réparer le 650 POISSON. désordre?» On peut déduire de ces paroles que Newton croyait à la vérité de cette dernière supposition. Une pareille idée, appuyée de l’autorité d’un homme d’un aussi grand génie, dut faire une impression pro- fonde sur les esprits réfléchis. En 1715 , la princesse de Galles, belle-fille de George 1”, suscita une discussion à ce sujet entre Clarke et Leibnitz; car l’auteur de la Phi- losophie nalurelle, quoique vivant encore, restait étran- _ ger par goût, et à cause de son grand âge, à toute controverse. Leïbnitz traita le doute émis par Newton avec un … dédain que j'appellerais de mauvais goût, s’il était per- « mis de prendre cette liberté, lorsqu'il s’agit de telles . autorités. Voici comment Leibnitz s’exprimait à ce sujet, « Je cite les ouvrages contemporains dans leur style naïf, mais un peu vieilli : « M. Newton et ses sectateurs ont - encore une assez plaisante opinion de l’ouvrage de Dieu. Selon eux, Dieu a besoin de remonter de temps en temps - sa montre, autrement elle cesserait d'agir. El n’a pas eu | assez de vue pour en faire un mouvement perpétuel. : Cette machine de Dieu est même si imparfaite, qu'il est … obligé de la décrasser de temps en temps par un con- « cours extraordinaire, et même de la raccommoder comme « un horloger son ouvrage, Selon mon sentiment, la même force en vigueur y subsiste toujours et passe: seulement « de matière en matière, suivant les lois de la nature et le « bel ordre préalable, » Clarke, dans un écrit adressé à la princesse de Galles, DUT. envisageait la question sous un tout autre point de vue. … Ce que Leibnitz regardait comme une imperfection, . POISSON. 651 s'offre au contraire à ses yeux comme une preuve de la | sagesse divine. Voici quelques passages empruntés tex- tuellement à la lettre de Clarke : « Dire qu'il ne se fait rien sans la providence et l'in- spection de Dieu, ce n’est pas avilir son ouvrage, mais plutôt en faire connaître la grandeur et l’excellence. L'idée de ceux qui soutiennent que le monde est une grande machine qui se meut sans que Dieu y intervienne, comme une horloge continue de se mouvoir sans le secours de l’horloger, cette idée, dis-je, introduit le matérialisme et la fatalité, et elle tend effectivement à . bannir du monde la providence et le gouvernement de Dieu. | | « Si un roi avait un royaume où tout se passerait sans qu’il y intervint, ce ne serait qu’un royaume de nom par rapport à lui, et il ne mériterait pas d’avoir le nom de roi ou de gouverneur. Et comme on pourrait supposer avec raison que ceux qui prétendent que dans un royaume les choses peuvent aller parfaitement bien sans que le roi . s’en mêle, comme on pourrait, dis-je, soupçonner qu'ils . ne seraient pas fàchés de se passer de roi, de même on Ë peut dire que ceux qui soutiennent que l'univers n’a pas _ besoin que Dieu le dirige et le gouverne continuellement avancent une doctrine qui tend à le bannir du monde, » . Leibnitz ne se montra pas satisfait des conceptions - théologiques de l'ami de Newton; dans sa réplique nous | rémarquons ce passage : « La comparaison d’un roi chez qui tout irait bien sans . qu'ils’en mélât, ne vient point à propos, puisque Dieu conserve toujours les choses et qu’elles ne sauraient sub- 652 POISSON. sister sans lui. Ainsi, son royaume n’est point nominal, C’est justement comme si l’on disait qu'un roi qui aurait si bien fait élever ses sujets et les maintiendraït si bien dans leur capacité et bonne volonté, par les soins qu’il aurait pris de leur subsistance , qu’il n’aurait point besoin de les redresser, serait seulement un roi de nom! Cette correspondance date du commencement du xvin‘ siècle. La question fut reprise cinquante ans après, mais cette fois à l’aide de calculs empruntés aux plus hautes régions des mathématiques, et qui devaient déga- ger la discussion du vague dans lequel l’avaient laissée les arguments métaphysiques de Clarke et de Leibnitz, Laplace ayant été amené à chercher si les temps que les planètes emploient à faire leur révolution autour du soleil sont invariables, trouva par le fait que les pertur- bations dépendantes des actions des planètes et relatives . à ces deux éléments se détruisaient les unes les autres; de là résultait comme conséquence par la troisième loi de Kepler, que la distance des planètes au soleil, sauf de petites altérations périodiques, restait constante, et que les planètes Saturne, Jupiter, la Terre, etc., ne devraient . jamais aller se précipiter dans la matière incandescente dont le soleil paraît entouré. Sous ce rapport, le système du monde avait donc des perfections dont Newton lui: même avait douté, Lagrange pensa qu’un fait aussi capital que l’invariabi- lité des grands axes devait être démontré & priori, et publia à ce sujet l’un de ses plus beaux mémoires. Mais les applications de l’analyse aux questions du système du monde reposent sur l'emploi des séries; l’illustre géo- POISSON. 653 mètre fut forcé de limiter son approximation : il s’arrêta aux quantités dites du second ordre. Dans un très-beau travail postérieur, Poisson poussa l’approximation plus loin; il montra que la conséquence à laquelle Lagrange s'était arrêté est vraie lors même que l’on tient compte des perturbations du quatrième ordre. Les doutes que Newton et Euler avaient conçus se trouvaient ainsi avoir disparu. Rien du côté de l’action mutuelle des planètes, ne prouve donc que la terre doive aller un jour se confondre avec le soleil. Envisagé de ce point de vue, la durée indéfinie de notre système se trouvait établie sur des raisonnements mathématiques. Mais, à d’autres égards, le problème posé par Newton et Euler était-il vraiment résolu? Les calculs dont nous venons de parler établissaient-ils qu’il n’y a dans les espaces célestes aucune cause qui puisse changer les dimensions des orbites planétaires, qui doive ame- ner, comme on dit communément, la fin du monde? Non certainement. Il est démontré aujourd’hui que ces espaces sont remplis d’une matière éthérée dont les . vibrations constituent la lumière, Tout milieu matériel “ tend à diminuer les dimensions de l'orbite d’une planète - qui le traverse, en sorte que, mathématiquement parlant, si l’on ne parvient pas à trouver une cause compensatrice de cette résistance, il sera établi qu'après un laps de . temps suffisant, composé peut-être de plusieurs milliards - d'années, la terre ira se réunir au soleil, La recherche de la cause compensatrice, si elle existe, est bien digne de fixer l’attention des géomètres. En tout cas, Poisson aura eu le mérite de démontrer que la catastrophe ne peut 654 POISSON. dépendre de l’action mutuelle des planètes, même en tenant compte des quantités du quatrièine ordre. Il aura établi qu'à ce point de vue, le seul dont Newton et Euler se fussent préoccupés, les géomètres, ses successeurs, liront encore son beau Mémoire dans plusieurs millions d'années. Poisson avait vingt-sept ans lorsqu'il présenta ce magni- fique travail à l’Académie. Vers la fin de 1808, un évé- nement complétement inattendu jeta le monde scientifique dans une surprise enthousiaste. Lagrange se reposait depuis longtemps dans sa gloire. Il assistait assidument à nos séances, mais sans y proférer un seul mot, il se. contentait de donner quelques soins à la réimpression de ses ouvrages, et d'y joindre de savantes notes. Ses nom= breux Mémoires, parmi lesquels on n’en citerait pas un de médiocre , insérés dans les recueils académiques de . Turin, de Berlin, de Paris, lui donnaient des droïts … incontestables (et incontestés) au titre de Premier géo= … mètre de l’Europe. Chacun disait que de nouvelles publi- cations ne pouvaient que le faire déchoir de ce premier rang qu’il occupait sans partage. Tout à coup, Lagrange sort de sa léthargie, et son réveil est celui du lion. Le . A7 août 1808, il lit au Bureau des longitudes, et le lundi « suivant 22, à l'Académie des sciences, un des plus admi- ” rables Mémoires qu’ait jamais tracés la plume d’un mathé» … maticien. Ce travail était intitulé : Mémoire sur la théorie des variations des éléments des planètes, et en particulier | des variations des grands aæes de leurs orbites. L’illustre auteur déclare que l’idée de ce travail lui est venue en examinant le beau Mémoire de Poisson dont | POISSON. 655 _ nous venons de parler ; c'était déjà pour le jeune géomètre un honneur immense. Une circonstance qui n’a été connue qu'à la mort de Lagrange y mit le comble. Le gouvernement ayant fait l’acquisition de ses manuscrits, on trouva parmi ces papiers vénérés une copie du Mémoire de Poisson écrite tout entière de la main de l'incompa- _rable géomètre. Poisson en ressentit une de ces joies vives et pures qui dédommagent amplement des veilles _ les plus laborieuses. Quant à moi, le fait que je viens de rapporter me _ suggère une réflexion générale dont les jeunes mathéma- _ticiens pourront tirer quelque parti. Lorsqu'ils verront _ limmortel auteur de la Mécanique analytique croire ne _ pouvoir se rendre maître du Mémoire d’un de ses émules . qu’en le copiant de sa propre main, ils étendront aux _ écrits scientifiques ce qui n'avait été jusqu’à présent appliqué qu'aux travaux littéraires. Ils comprendront qu'on n'arrive à faire des mathématiques faciles sembla- bles à celle de Lagrange qu’en travaillant difficilement, RÉFLEXIONS SUR LE NOMBRE DES TRAVAUX DE POISSON. Je n’ai jusqu'ici analysé qu’une minime partie des * Mémoires de Poisson. On se demandera sans doute com- . ment, durant une vie si courte et consacrée en grande partie au professorat, notre confrère était parvenu à atta- _quer et à résoudre tant de problèmes. Je répondrai que c'est par la réunion de trois qualités : le génie, Famour . du travail et l’érudition mathématique. Le génie est un don naturel que rien ne peut suppléer, lorsqu'il s’agit de 656 POISSON. travaux dont la postérité conservera le souvenir; le génie ne se fait connaître que par de courts éclairs, s’il n’est pas accompagné de la persistance, de la patience sans laquelle aucune œuvre sérieuse n’est. conduite à son terme ; enfin, sans la connaissance des découvertes de ses prédécesseurs, on est réduit à tout tirer de son propre fonds, et, dans la courte durée de la vie qui nous est accordée par la nature, on ne peut résoudre qu’un très- petit nombre de questions. Si Poisson a été d’une fécon- dité extraordinaire, c’est qu’il était au courant de ce qui avait été fait avant lui, au courant, par exemple, des immenses travaux des Euler et des d’Alembert; c’est qu'il ne s’est jamais sottement obstiné à perdre son temps et ses forces à la recherche de ce qui était déjà trouvé, , j Que l’exemple de Poisson serve de leçon à ces esprits irréfléchis qui, sous le prétexte de conserver leur origina- lité, dédaignent de prendre connaissance des découvertes de leurs devanciers, et restent sur les premiers degrés de . l'échelle, tandis que, avec moins d’orgueil, ils se seraient M élevés au sommet, CARACTÈRE DE POISSON Poisson n’était pas seulement né géomètre ; il était de plus né professeur. Communiquer verbalement à autrui le u fruit de ses propres recherches ou les résultats des décou-. vertes des autres mathématiciens, serablait chez lui un véritable besoin, Déjà, à Fontainebleau, les plus habiles camarades de Poisson se réunissaient régulièrement dans POISSON. 657 sa chambre, où ils recevaient de lumineuses répétitions des leçons de M. Billy. À peine entré à l’École polytech- nique, il fut, comme on a vu plus haut, investi des fonc- tions de répétiteur, et s’en acquitta con amore, ainsi que disent nos voisins d’au delà des Alpes. Son zèle ne fit que s’accroître, lorsque, après la retraite de Fourier, il devint professeur titulaire d'analyse. Nommé, enfin, en 1809, professeur de mécanique rationnelle à la Faculté de Paris, il y a répandu les tré- sors de sa science pendant trente et une années consé- cutives, | | La qualité principale de Poisson, comme professeur, était une incomparable clarté. Peut-être, en cherchant bien, eût-on trouvé, parmi les prédécesseurs ou les con- temporains de notre confrère, des professeurs à l’élocution plus facile, à la phrase plus étudiée, plus élégante, mais on n’en citerait certainement pas dont l’enseignement fut plus profitable à son auditoire. En sortant d’une leçon du célèbre académicien, chaque élève était maître de la matière qui y avait été traitée. Est-il beaucoup de profes- seurs qui pourraient se flatter d’un pareil succès ? Poisson avait un genre de mérite dont se dispensent trop souvent ceux-là même qui ne pourraient invoquer pour excuse le rang qu’ils occupent dans la science : l'exactitude. Jamais il ne manqua une leçon, à moins d’être retenu au lit par la maladie ; jamais, tant que sa voix put se faire entendre, il ne confia à un suppléant, + j'allais dire à une doublure, la satisfaction d’initier aux mystères de la science la jeunesse studieuse, On pourrait vraiment, en y changeant un seul mot, appliquer à notre 658 POISSON. confrère les paroles qui terminent l’Eloge d’Euler par Condorcet, et s’écrier : « Tel jour, Poisson cessa de pro- fesser et de vivre. » Poisson s’acquitta avec une égale conscience de la charge d’examinateur. Une fois seulement, il voulut, par délicatesse, se faire remplacer dans l’examen de son fils aîné; mais les. élèves de l’École polytechnique, l'ayant appris, envoyèrent une députation , composée de tous les chefs de salles, pour lui déclarer qu’ils avaient dans son impartialité la plus entière confiance, et le supplier de ne pas se récuser. Poisson, profondément touché de la dé- marche de cette brillante jeunesse, disait, sans cacher son émotion, qu'il la considérait comme la plus douce, la plus honorable récompense, que les fonctions pénibles dont il avait été investi pendant vingt-cinq ans eussent jamais pu lui procurer. La conduite de Poïsson envers ses pérents fut toujours un modèle dans le fond et dans la forme. Son père rece- vait le premier exemplaire de tous les Mémoires que l'il- lustre académicien publiait. L'ancien soldat, quoique entièrement étranger aux mathématiques, en faisait sa lecture quotidienne. L'introduction dans laquelle notre confrère présentait l'historique de la question et caracté- risait nettement son but, finissait à la longue par dispa= . raître sous le frottement continuel des doigts tournant et M retournant les feuillets. La partie centrale des Mémoires « où se trouvaient si souvent des signes de différentiation et | d'intégration était moins détériorée ; mais, là même, on voyait, par des traces évidentes, que le père était souvent resté en contemplation devant l’œuvre de son fils. POISSON. 659 Après la mort de Siméon Poisson, notre confrère reporta toutes ses affections sur sa respectable mère, Il lui écrivait avec une grande régularité. La pauvre femme ne se mettait guère en frais de rédaction dans ses réponses. Ses lettres étaient les copies de celles de son fils, avec un simple changement dans les pronoms. Si Poisson avait écrit « je prépare un Mémoire d’astronomie: je m'occuperai ensuite de la seconde édition de ma Méca- nique, etc. , » on était certain de trouver dans la réponse datée de Pithiviers : « Ta prépares un Mémoire d’astrono- mie; tu t’occuperas ensuite de la seconde édition de ta Mécanique, etc. » Dans ces habitudes maternelles, dont Poisson ne faisait pas mystère à ses amis, j'ai trouvé, quant à moi, l'empreinte naïve de l'admiration profonde que la mère professait pour son fils adoré. Elle faisait (la sincérité des sentiments mise à part}, elle faisait comme les rédacteurs des réponses des Chambres constitution- nelles aux discours du trône. Je me trompe : les lettres de madame Poisson rénfermaient invariablement quelques - paroles puisées dans le fond de son âme; l'expression «tu te portes bien » était suivie de « Dieu soit loué ! » L’in- . dication des travaux entrepris ou projetés de ces cinq mots : « Dieu te soit en aide!» Poisson äpparténait comme associé, membre ou cor- respondant, à toutes les grandes académies de l’Europe et . de l'Amérique, Ï était de petite taille, il avait des traits . réguliers, un front large, une tête d’uné dimension peu - ordinaire. Il avait épousé, en 1817, mademoiselle Nancy de Bardi, orpheline, née en Angleterre de parents fran- çais émigrés, Cette union fut heureuse, Poisson a eu 660 POISSON. quatre enfants, deux filles et deux garçons. Sa fille aînée, qui lui a peu survécu, a été mariée à M. Alfred de Wailly, si connu et si bien apprécié de la jeunesse de nos écoles. Le fils aîné est officier d’artillerie, et s’est déjà fait distinguer en Algérie; sa seconde fille a récemment épousé le fils d’un colonel de la même arme sorti de l’École polytechnique; son second fils est employé dans l'administration des finances. | Ces détails pourraient paraître minutieux, si l’on ne songeait qu’il s’agit de la famille d’une des plus grandes illustrations scientifiques de notre pays et de notre siècle. _ Pithiviers va élever, par souscription, une statue à la mémoire du plus illustre de ses enfants. L'idée de cette. souscription a été bien accueillie dans le département du Loiret, malgré l’opposition de quelques individus qui ont cherché à tromper le public et à se tromper eux- mêmes sur leur petit nombre par l’activité, l'hypocrisie, le jésuitisme de leurs démarches. Ces hommes, que la gloire d'autrui importune, disaient avoir découvert que Poisson n’était pas retourné une seule fois sous le toit paternel depuis le jour où il se rendit à l’École polytech- nique, et ils en tiraient la conséquence que notre confrère n’avait conservé aucune sympathie pour sa ville natale. « Ce n’est pas lui, disaient-ils, qui se serait écrié comme Tancrède, rentrant à Syracuse : A tous les cœurs bien nés que la patrie est chère! Il appartient à ceux qui vécurent dans l'intimité de Poisson de rectifier ces fausses appréciations, appuyées Ci a ES RE POISSON. 664 d’ailleurs sur un fait dont l'exactitude ne nous est pas démontrée. Notre confrère avait en quelque sorte horreur du dépla- cement; il ne voyagea qu’une seule fois, et ce fut pour cause de santé; encore fallut-il lui déguiser les prescrip- tions du médecin sous le voile d’une mission ayant pour objet ostensible l'examen des candidats à l’École poly- technique. | | Ses courses à l’École militaire de Saint-Cyr lui étaient excessivement à charge. Son cabinet, le fauteuil où il méditait, la petite table sur laquelle il écrivait ses Mémoires, étaient toute sa vie, L'été, il faisait après dîner quelques courtes promenades dans la grande avenue qui joint le palais du Luxembourg à l'Observatoire. On a remarqué que ses déménagements étaient toujours cir- conscrits dans un espace très-resserré ; enfin, nous don- nerons l’idée la plus étrange peut-être de son goût casa- nier, en disant qu'ayant consacré ses économies à l’achat d’une très-belle ferme située dans le département de Seine-et-Marne (Brie), il n’alla jamais la visiter. Quant au souvenir de Pithiviers, il était toujours pré- sent à sa pensée, et vibrait dans son cœur. Geux-là en avaient fait la remarque qui ayant à le solliciter, et vou- lant le mettre en bonne humeur, ne manquaient pas de mentionner avec éloges les produits culinaires par les- quels cette ville est devenue célèbre, et même le safran qu’on recueille dans les campagnes environnantes. Je me rappelle un trait qui seul démontrerait quel attachement Poisson avait voué à la ville qui le vit naître. Lorsque dans nos réunions scientifiques on était amené 662 POISSON. à parler des excellentes observations de toute nature que Duhamel du Monceau avait faites à Denainvilliers, observations agricoles, de sylviculture, et de météoro- logie, Poisson ne manquait jamais de dire : « Vous remar- querez, Messieurs, que Denainvilliers est comme la ban- lieue de Pithiviers, » Ainsi, par le talent comme par le cœur, quoi qu’on en ait dit, Poisson était bien digne du monument que ses compatriotes vont lui consacrer ! MORT DE POISSON. Poisson mourut le 25 avril 1840, à cinq heures du matin, dans sa cinquante-neuvième année, entouré des soins incessants et tendres d’une famille qui l’adorait, Ce triste événement aurait sans doute pu être retardé si notre confrère avait montré plus de déférence pour les prescriptions de la médecine et les prières de l'amitié; s’il eût consenti à s’interdire pendant quelque temps toute contention d'esprit. Mais pouvait-on obtenir. quelque concession à ce sujet, de celui qui avait l'habitude de dire : « La vié n’est bonne qu’à deux choses : à faire des mathématiques et à les professer. » Poisson d’ailleurs, avait conçu la pensée qui le dominait entièrement, de léguer à Son pays un traité complet de physique mathé- matique, et il voyait avec chagrin l’immensité des ques- tions qu’il avait encore à traiter, et le peu de jours dont il pourrait disposer pour achever son œuvre. _ Le nombreux concours de personnes de toutes les opi- nions qui accompagna les restes inanimés de notre RS CT dif A SP POISSON. 663 confrère jusqu’à leur dernière demeure, montra avec une entière évidence que les déchirements politiques dont la France a été le théâtre pendant plus d’un demi-siècle, y ont laissé heureusement intact le culte du génie. POISSON CONSIDÉRÉ COMME HOMME PUBLIC, Si j'en croyais certains esprits craintifs, méticuleux, j’arrêterais ici le tableau de la vie de Poisson. À quoi bon, s’écrient-ils, raconter la très-petite part que notre confrère a prise aux événements prodigieux qui se sont accomplis en France pendant la durée de sa vie? La _ postérité s’attachera à enregistrer les découvertes dont il a enrichi la physique mathématique et les théories astro- nomiques ; elle ne prendra nul souci de ses opinions tou- chant les révolutions contemporaines, de ses répugnances, de ses sympathies, Ces considérations, toutes spécieuses qu’elles puissent paraître, ne m’ont pas détourné de mon but; les hommes d'élite doivent être envisagés sous tous les aspects pos- sibles; il importe à l’histoire de l'intelligence humaine de constater si, comme tant de gens le supposent, le même individu peut être un homme de génie sur un objet spécial et un homme ordinaire sur tous les autres objets. C’est aussi une recherche très-digne d’intérêt que celle de savoir si les sciences ont le triste privilége de rendre ceux qui les cultivent avec distinction, étrangers aux sen- timents qui font le bonheur des autres hommes et indiffé- rents aux révolutions opérées dans l’ordre politique et dans l’ordre moral, à ces changements qui exercent tant 664 POISSON. d'influence sur les destinées de l’humanité. Pour tout dire en un seul mot, je ne.saurais comprendre que des détails, qu’on lirait avec plaisir dans la biographie d’un homme médiocre, fussent déplacés dans celle d’un homme supérieur. Pour moi, je l’avoue franchement, j'ai appris avec un vif intérêt d’un savant éminent qui va publier la vie de Newton d’après des documents autographes et authen- tiques, qu'il existe, quoi qu'on en ait dit, des lettres d'amour signées de cet immortel géomètre, J’ai appris aussi avec une égale satisfaction, de la bouche d’un ancien chancelier d’Angleterre, que l’illustre auteur de la Philosophie naturelle et de l'optique avait fait ses prépa- ratifs, qu'une circonstance fortuite rendit inutiles, pour aller combattre, en faveur de la liberté de conscience, dans les rangs des religionnaires des Cévennes, les dra- gons du maréchal de Villars. Ces considérations bien comprises, je passe sans scrupule à de nouveaux détails sur la vie privée et publique de Poisson. II n’est d’ailleurs pas impossible que chemin faisant je trouve l’occasion de réfuter quelque méchante calomnie, Le père du grand géomètre avait fait comme simple soldat la campagne de Hanôvre; il eut beaucoup à souf- frir dans ce temps de la hauteur, de la morgue de ses chefs. Leurs mauvais procédés lui devinrent enfin si insupportables qu’il déserta; aussi applaudit-it avec enthousiasme à l'abolition des priviléges nobiliaires pro- noncée en 1789 par l’Assemblée nationale. Plus tard, nous le trouvons à Pithiviers, chef des autorités révolu- tionnaires; à ce titre il recevait le Moniteur. Ce journal Ed mo — POISSON. 665 était la lecture quotidienne du futur géomètre. Vous savez maintenant comment notre confrère était devenu le réper- toire vivant et fidèle de tous les événements de-l’ordre militaire et de l’ordre civil qui marquèrent notre première Révolution. Vous savez aussi sous quelles influences se développèrent en lui les sentiments démocratiques qu'il professa publiquement dans sa jeunesse. Les opinions de l’École polytechnique éprouvèrent diverses transformations suivant les circonstances exté- rieures. Lorsque Poisson y entra, elle était franchement républicaine. Autour de l’École, foyer de lumière, s’était groupé un certain nombre de personnes qu’on pouvait à bon droit appeler des socialistes, car leurs réflexions, leurs études, leurs systèmes, ne tendaient à rien moins qu’à une transformation radicale de la société. Au nombre de ces personnes, je citerai Clouet, Ferry, Champy et Saint-Simon, qui commençait déjà à devenir fameux par ses excentricités. Le bon sens précoce de Poisson lui fit adopter théoriquement tous les principes de la nouvelle École qui étaient conformes à la raison, et semblaient réalisables dans un temps plus ou moins éloigné, sans ébranler les deux pierres angulaires de la civilisation moderne : la propriété et la famille. Il repoussa en même temps du pied les momeries qui plus tard jetèrent tant de ridicule sur cette même École arrivée à son dernier degré . de développement. Toutefois, les adeptes de Clouet et de Saint-Simon, suivant en cela un des préceptes du Coran, ayant décidé que chaque homme devait pratiquer un métier manuel, qui tailleur, qui cordonnier, qui me- nuisier, etc,, Poisson fut appelé à faire un choix, et adopta 666 POISSON, le métier de coiffeur ; mais les éclats de rire qui l’accueil- lirent lorsqu'il se présenta à l'École, après avoir exercé son art sur ses propres cheveux, lui apprirent que le peigne et les ciseaux ne figureraient pas mieux dans ses mains que la lancette à laquelle, comme on l’a vu, il fut obligé de renoncer à Fontainebleau, Les sentiments républicains de Poisson avaient toute leur vivacité, lorsque l’École polytechnique fut appelée en 1804 à se prononcer sur la transformation du gouver- nement consulaire en gouvernement impérial, C'était chez Poisson, déjà professeur, que les élèves allaient prendre le mot d’ordre et organiser leur résistance, On a parlé à cette occasion de Bertrand et Raton, Cette assi- milation est injuste; il ne dépendait pas, en effet, de Poisson, que les élèves officiellement consultés eussent été seuls mis en scène, que seuls ils fussent exposés à se brûler les doigts en tirant les marrons du feu. Poisson et sa société intime, dans laquelle on comptait plusieurs étrangers, manifestaient quelquefois leur oppo- sition à l’empereur par des actes qu’on pourrait sans scrupule taxer de puérils. Par exemple, le jour du cou- ronnement, ils commandèrent un déjeuner chez un res- taurateur sous les fenêtres duquel devait passer le cortége se rendant à Notre-Dame. Il racontait le lendemain avec la satisfaction que commande toujours une action noble- ment accomplie, qu'aucun des convives ne s’était dérangé pour voir ni la voiture impériale, ni les magnifiques troupes qui l’escortaient, ni le carrosse du pape, ni l’en- tourage, si nouveau à Paris, de cardinaux et de nom- breux prélats, EE PP — POISSON. 667 Les sociétés dans lesquelles le mérite éminent du jeune géomètre l’avait fait accueillir, celles de Lafayette, de Cabanis, fortifiaient les sentiments républicains dont il avait été nourri sous le toit paternel. C’est chez Cabanis que Poisson recueillit cette conversation, qu’il se plaisait à reproduire comme un exemple d’une mâle et rude franchise, sinon comme un modèle d’atticisme, « NAPOLÉON. —— Pourquoi ne venez-vous plus me voir, Cabanis? Vous savez tout le plaisir que je prenais à votre conversation, CaBanis. — Je ne viens pas, Sire, parce que, sauf quelques exceptions, vous êtes maintenant mal entouré, _ Naporéon. — Que voulez-vous dire? Je ne vous com- prends pas. | Caganis, — Je voulais dire que le pouvoir est un aimant qui attire l’ordure. » Un entretien qui débutait ainsi ne pouvait naturelle- ment pas se prolonger, L’antipathie de Poisson pour Napoléon se conserva pendant les prospérités de l'Empire. Les événements de 1812, de 1813 et de 1814 n'étaient pas faits pour l’affai- blir, « Voilà , disait-il, que de victoire en victoire on est venu , chose inouïe, à se battre aux portes de Paris. » Il ne méconnaissait pas ce qu’il y avait d’héroïque dans une poignée de soldats combattant contre les armées de l’Eu- rope coalisée. Mais, à n’envisager que le résultat, cette suite de guerres devait avoir pour effet, et c'était le trait dominant qui le frappait, de nous faire perdre les pays que les armées républicaines avaient ajoutés à la France de Louis XFV, 668 POISSON. Tout le monde concevra la faveur dont la Restauration dut entourer un homme du mérite de Poisson, qui était animé de pareils sentiments contre le gouvernement impérial, Les Cent-Jours ravivèrent chez Poisson toutes ses anciennes antipathies. Il voulut même s’enrôler dans les volontaires royaux ; mais quelques amis moins ardents lui firent remarquer que sa mauvaise santé lui interdisait cet acte de dévouement, et que, s’il partait, il mourrait dans un fossé, au bord de la route, à peu de distance de Paris. Ces conseils produisirent leur effet, La seconde Restauration, reconnaissante envers Pois- son de son opposition constante au gouvernement de Napoléon, le combla de faveurs; elle ne lui demanda d’ailleurs aucun compte de l’origine de cette désaffection ni de son scepticisme bien connu sur les articles de foi ou : de dogme. Un sentiment commun de haine pour Napoléon fut le lien qui le rattacha aux principaux fonctionnaires de l’époque, et particulièrement à M. Frayssinous, orand-maître de l'Université. Je n’oserais pas toutefois assurer que, par la fréquentation habituelle et amicale des ministres de Louis XVIIT, Poisson ne se fût persuadé à la longue, sans trop y réfléchir, que ses opinions an- ciennes avaient touché par quelques points aux principes de la légitimité. Vers cette époque, il eut la douleur de tomber souvent au sort, en même temps que d’anciens élèves de l’École polytechnique, ses camarades, pour figurer parmi les jurés appelés à prononcer sur des procès politiques. Poisson avait trop étudié le calcul des probabilités pour regarder ces désignations répétées comme le simple eflet POISSON. 669 du hasard: peut-être eut-il le tort de ne pas s’en plaindre hautement. Je me hâte d'ajouter que du moins, en pro- nonçant son verdict, il obéit toujours aux inspirations de sa conscience. Dans une affaire, par exemple, où l’auto- rité s'attendait à une condamnation capitale, celle de l'of- ficier de cavalerie Gravier, prévenu d’avoir fait partir um pétard sous la galerie occupée par la duchesse de Berry enceinte, le vote de Poisson fut pour l’acquittement. . L’illustre académicien fut nommé baron en 1825, mais il ne prit jamais ce titre et refusa même de retirer le diplôme. Quand la révolution de Juillet éclata, Poisson fut menacé de perdre toutes les positions qu’il avait con- quises par son talent et à la sueur de son front. Les avo- cats avaient remarqué la trop fréquente apparition de son nom dans les listes des jurés appelés à statuer sur certaines affaires et lui en faisaient un crime, comme si lui-même avait été chargé de procéder au tirage, soit à la préfecture, soit à la cour royale; l’un d’entre eux sur- tout, appelé dépuis à occuper les positions les plus éle- vées, le poursuivait avec un acharnement extrême ; fortifié des rancunes haineuses mal déguisées de quelques mem bres très-médiocres de l’Université, il avait obtenu du ministre, placé alors à la tête du corps enseignant, qu’une demande de révocation de Poisson comme membre du conseil de l'instruction publique serait portée au con- seil des ministres. Un académien ! auquel la famille royale accordait une bienveillance toute particulière , parvint à épargner à 1. M. Arago. 670 POISSON. Poisson une disgrâce que rien n’aurait pu justifier, et à la révolution de Juillet une hideuse flétrissure. Ayant entendu, à la dérobée, quelques paroles d’où il paraissait résulter qu’il serait statué sur la demande de révocation , dans la séance du conseil des ministres qui devait se tenir un mercredi soir, l'ami de Poisson lui fit adresser une invitation à dîner pour le même jour, Notre confrère, ignorant alors ce qui se passait , arriva au Palais-Royal le mercredi, à six heures. Louis-Phi- lippe, reconnaissant le conseiller de l’Université qui avait présidé mainte fois à la distribution des prix du collége Henri IV, et donné des couronnés à ses enfants, lé prit affectueusement par les mains, lui témoigna hautement tout le plaisir qu’il éprouvait à le recevoir. Cet accueil fait à Poisson, en présence des ministres, rendait impos- sible la demande projetée de révocation. Quelques années après, en 1837, Poisson fut nommé membre de la Chambre des pairs, comme le représentant de la géométrie dans notre pays. Pair de France, il se vit entouré des prévenances et des obséquiosités de ceux-là même qui s'étaient montrés les plus ardents à le persé- cuter pèu de jours après la révolution de Juillet. En 1830, Poisson s'était peu ému des haïnes gratuites dont il faillit être la victime ; en 1837, il ne tint pas plus de compte de ce retour apparent à de bons sentiments. Mettons, en effet, de côté le père de famillé menacé dans Pavenir de ses enfants, et demandons-nous en quoi ses persécuteurs pouvaient latteindre. Ces hommes investis des titres administratifs et nobiliaires les plus pompeux, par quels travaux, par quels services, par POISSON. 674 quels talents s’étaient-ils illustrés? N’étaient-ils pas alors, ne sont-ils pas, s’ils vivent encore, destinés à disparaître tout entiers sous les premières pelletées de terre jetées dans leur tombe. Qu’y avait-il de commun entre des indi- vidus condamnés à un éternel oubli et celui dont le sou- venir devait vivre à jamais ? «Je suis vieux, dit un jour Lagrange à Poisson. Pen- dant mes longues insomnies , je me distrais en faisant des rapprochements numériques. Retenez celui-ci, il peut vous intéresser : | « Huygens avait treize ans de plus que Newton; j'ai treize ans de plus que Laplace. D’Alembert avait trente- deux ans de plus que Laplace ; Laplace a trente-deux ans de plus que vous. » Conçoïit-on une manière plus délicate d'introduire Poisson dans la famille des grands géo- mètres? Au reste, personne ne le niera : lorsque l'auteur de la Mécanique analytique assignait à Poisson une place parmi les Huygens, les Newton, les d’Alembert, les . Laplace, il lui décernait un brevet d’immortalité devant lequel toutes les persécutions entées sur les haines des « partis devaient disparaître , comme le léger brouillard du * matin sous l’action des premiers rayons du soleil levant. CATALOGUE DES TRAVAUX LAISSÉS PAR POISSON RÉDIGÉ PAR LUI-MÊME, LISTE DE MES ÉCRITS IMPRIMÉS. L Journal de l’École polytechnique. 1. Additions à un Mémoire sur l'application de l’algèbre à la géométrie (Hachette et Poisson, 5° cahier). 2. Mémoire sur la pluralité des intégrales dans le calcul des dif- férences (11° cahier, 8 décembre 1800). 3. Mémoire sur l'élimination dans les équations algébriques, (11° cahier). h. Note sur les équations primitives singulières (12° cahier, page 239). 5. Mémoire sur les solutions particulières des équations différen- tielles et des équations aux différences, et additions à ce Mémoire, (13° cahier). | 6. Mémoire sur les équations aux différences mêlées (18° cahier). 7. Extrait de mes leçons sur les points singuliers (14° cahier). 8. Mémoire sur les oscillations du pendule dans un milieu résis- tant, et ayant égard à l’extensibilité du fil (14° cahier ). 9. Mémoire sur la théorie du son (14° cahier). 10. Mémoire sur les inégalités des moyens mouvements des pla- nètes (15° cahier). s 11, Mémoire sur le mouvement de rotation de la terre (45° cahier). 12. Mémoire sur la variation des constantes arbitraires dans les questions de mécanique (15° cahier). 43. Addition au Mémoire sur le pendule, imprimé dans le cahier précédent (15° cahier). 14. Mémoire sur les intégrales définies (16° cahier). PE + TN Pay 5 No : POISSON, 673 15. Mémoire sur un cas particulier du mouvement de rotation des corps pesants (16° cahier). 16. Suite du Mémoire sur les intégrales définies (17° cahier). 17. Suite du Mémoire sur les intégrales définies (18° cahier). 18. Mémoire sur la manière d'exprimer les fonctions par des séries de quantités périodiques, et sur l'usage de cette transformation dans la solution de différents problèmes (18° cahier). 19. Mémoire sur la distribution de la chaleur dans les corps solides (19° cahier). 20. Addition au Mémoire précédent et au Mémoire sur la manière d'exprimer les fonctions par des séries de quantités périodiques (19° cahier). 21. Mémoire sur l'intégration des équations linéaires aux diffé- rences partielles (19° cahier). 22. Second Mémoire sur la distribution de la chaleur dans les corps solides (19° cahier). 23. Suite du Mémoire sur les intégrales définies et sur la somma- tion des séries (19° cahier ). 24. Mémoire sur les équations générales de l'équilibre et du mouvement des corps solides élastiques et des fluides (20° cahier). 25. Suite du Mémoire sur les intégrales définies etsur la somma- tion des séries (20° cahier). 26. Formules relatives au mouvement du boulet dans l’intérieur du canon, extraites des manuscrits de Lagrange (21° cahier). 27. Mémoire sur la courbure des surfaces (21e cahier). 28. Mémoire sur le mouvement des projectiles dans l'air, en ayant égard à la rotation de la terre (26° cahier). 29. Mémoire sur le mouvement des projectiles dans l’air, en ayant égard à leur rotation (26° cahier). 30. Second Mémoire sur le même sujet (26° cahier). 31. Addition au chapitre 111 du premier Mémoire (27° cahier). IL. Bulletin de la Société philomatique. 4. Extrait d’un Mémoire sur les substances minérales que l’on suppose tombées du ciel. (Get extrait de mon Mémoire est fait par M. Biot.) Pluviôse an 11. 2. Extrait d’un Mémoire sur les questions de maximis et minimis relatives aux intégrales. Messidor an x11. 3. Remarques sur les intégrales des équations aux différences par- tielles. Thermidor an xux. h. Extrait de mon Mémoire sur la théorie du son. Octobre 1807. IL. —1, US 674 POISSON. 5. Annonce des éléments d'une comète, calculés par M. Bouvard. Novembre 1807. | 6. Extrait d’un Mémoire de M. Malus sur l'optique. Décem- bre 4807. | 7. Compte-rendu des expériences de M. Biot sur la production du son dans les vapeurs. Janvier 1808. 8. Compte-rendu d’un Mémoire de M. Malus sur le pouvoir réfrin- gent des corps opaques. Janvier 1808. 9. Annonce des éléments de la planète Vesta, déterminés par M. Burckhardt. Janvier 1808. | 10. Extrait du Mémoire dé M. Fourier sur la propagation de la chaleur dans les corps solides. Mars 1808. 11, Annonce de la seconde édition du traité de la résolution des : équations numériques de Lagrange. Juin 1808. 12. Extrait d’un Mémoire de M. de Humboldt sur les réfractions astronomiques dans la zone torride. Juin 1808. | 13. Extrait de mon Mémoire sur les inégalités séculaires des moyens mouvements des planètes. Août 1808. A4. Extrait du supplément au troisième volume de Mécanique céleste. Octobre 1808. 15. Annonce des tables de Saturne et Jupiter, et des tables. éclip- tiques des satellites de Jupiter, publiées par le Bureau des longi- tudes, Octobre 1808. 16. Extrait d’un Mémoire de M. Biot sur les réfractions extraordi- naires qui s’observent très-près de l'horizon. Décembre 1808. … 17. Annonce de la seconde édition. de l’Essai sur la théorie des nombres de M. Legendre. Décembre 1808. . 18. Extrait d’un Mémoire de Lagrange sur la théorie des varia- tions des éléments des planètes. Janvier 1809. 19. Extrait d’un Mémoire de M. Ramond sur la, mesure des hau- È teurs à l’aide du baromètre. Février 1809, 20. Annonce d’un Mémoire de M. Lagrange sur la théorie de la variation des constantes arbitraires dans tous les problèmes de mé- canique. Avril 1809. 21. Extrait de mon Mémoire sur le mouvement de rotation de la terre. Avril 1809. 22, Extrait d’un Mémoire de M. Malus sur les phénomènes qui dépendent des formes des molécules de la lumière. (Cet extrait et celui des Mémoires de M. Ramond m'ont été communiqués par les auteurs.) Mai et juin 1809. 23. Extrait du Mémoire de M. Lagrange sur la théorie générale de la variation desgonstantes arbitraires, annoncé ci-dessus, Août 1809. POISSON. 675 2h. Extrait dé mon premier Mémoire sur la variation des con- stantes arbitraires, Octobre 1809. 25. Extrait du second Mémoire de M. tagiange sur la théorie géné- rale de la variation des constantes arbitraires. Avril 1810. 26. Extrait d'un Mémoire de M. Laplace sur les approximations des formules qui sont fonctions de très-grands nombres. Août 1840. 27. Mémoire sur les intégrales définies. Mars 1811. - 98. Extrait d’un Mémoire de M. Laplace sur les LIÉE ATES définies. “ Avril 1811. 29, Extrait d’un Mémoire de M. Binét sur fa théorie des moments d'inertie des corps. Juillet 1841. 30. Extrait d’un Mémoire de M. Laplace sur les fonctions généra- trices, les intégrales définies et leur application au calcul des pro- babilités. Octobre 1811. 81. Sur les intégrales définies. Novembre 4844, 82. Annonce de mon premier Mémoire sur la distribution dé l'électricité à la surface des corps conducteurs. Avril 4842. 83. Extrait du Mémoire de M. Cauchy sur l'égalité des polyèdres composés des mêmes faces. Avril 4842. 8h. Solution analytique du problème d’une sphère qui ef sv quatre autres. Septembre 1812. 35. Annonce des éléments d’une comète, calculés par MM. prés vard et Nicollet. Septembre 1812. 36. Extrait de mon premier Mémoire sur là distribution de lélec- « tricité à la surface des corps conducteurs, annoncé ci-dessus. Octo+ bre 1812. 37. Annonce de la théorie analytique des probabilités de M. La- place. Octobre 484% 88. Extrait du Mémoire de M. Ivory sur Pattraction des ellipsoïdes homogènes, Novembre 1842. | 39. Addition à l’article précédent. Janvier 1813. 40. Annonce des tables de la lune de M. Burckhardt.Février 1843. k1. Annonce des développements de géométrie analytique de _ M. Dupin. Mars 4843. 42. Annonce de la seconde édition de la Théorie des fonctions ana: _lytiques. Mars 1813, 43. Annonce de la quatrième édition de FExposition du système du monde. Mai 1843. kh. Extrait de mon second Mémoire sur la distributiom de lélec: tricité à la surface des corps conducteurs. Octobre 1813. 45. Remarques sur une équation qui se présente dans la théorie : des attractions des sphéroïdes. Décembre 1813. 676 POISSON. 46. Extrait de mon Mémoire sur les surfaces élastiques. 1814, page A7. 47. Annonce du 16° cahier du Journal de l’École polytechnique. 1814, page 65. 48. Extrait des Mémoires de M. Cauchy sur la détermination des nombres de racines réelles dans les équations algébriques. 1814, page 95. 49. Extrait d’un Mémoire de M. Ampère sur l'intégration des équa- tions aux différences partielles. 1814, page 107. 50. Note sur la chaleur rayonnante. 1814, page 142. 51. Annonce de la seconde édition de la théorie analytique des probabilités. 1814, page 56. . 52. Extrait d’un Mémoire de M. Ampère sur les équations aux dif- férences partielles. 1814, page 163. 53. Extrait d’un Mémoire de M. Cauchy sur les intégrales définies. 1814, page 185. 54. Extrait d’un rapport sur l'élévation de l’eau de la Seine à Marly. 1815, page 8. 55. Extrait d’un Mémoire de M. Dubourguet sur la réalité et les signes des racines des équations. 1815, page 44. 56.. Extrait d’un Mémoire de M. Rodrigue sur quelques propriétés des intégrales doubles et des rayons de courbure des surfaces. 1815, page 34. 57. Extrait d’un Mémoire de M. Ampère sur un théorème relatif à la double réfraction. 1815, page 59. 58. Extrait de mon premier Mémoire sur la distribution de la cha- leur dans les corps solides. 1815, page 83. 59. Remarque relative à ma Note sur la chaleur rayonnante, ci- dessus citée. 1815, page 95. 60. Annonce du 47° cahier du Journal de l’École polytechnique. 1815, page 97. 61. Annonce des éléments elliptiques d’une comète dont la révo- lution serait d'environ soixante-quatorze ans. 1815, page 162. 62. Extrait de mon premier Mémoire sur la théorie des ondes. 1815, page 162, 63. Note sur une difficulté relative à l’intégration des équations aux différences partielles du premier ordre. 1815, page 183. 64. Addition à l’article ci-dessus cité (n° 58) sur la distribution de la chaleur dans les corps solides. 1816, page 11. 65. Extrait d’un Mémoire de MM. Bouvard et Nicollet sur la libra- tion de la lune. 1816, page 48. + ca ai 4# POISSON. -‘ 677 66. Extrait d’un Mémoire de M. Pouillet sur les anneaux colorés. 1816, page 25. 67. Note sur les Calculs des Non : relativement aux inté- grales multiples. 1816, page 82. 68. Note sur une propriété des re générales du mouve- ment. 1816, page 109. 69. Extrait de mon second Mémoire sur la variation des constantes arbitraires. 1816, page 140. 70. Annonce du supplément à la théorie analytique des probabi- lités. 1816, page 152. 71. Note relative à un Mémoire de M. Laplace sur la longueur du pendule à secondes. 1816, page 172. 72. Extrait d’un Mémoire de M. Laplace sur la transmission du son à travers les corps solides. 1816, page 190. 73. Extrait de mon second Mémoire sur la théorie des ondes. 1817, page 85. 74. Annonce de l'essai historique de M. Gauthier de Genève, sur le problème des trois corps. 1817, page 156. 75. Note sur la forme des intégrales des équations aux différences partielles. 1817, page 180. 76. Addition à l’article sur le pendule à secondes, ci-dessus cité (n° 71). 1817, page 193. 77. Remarque relative à une note de M. Cauchy sur l'intégration d’une classe particulière d'équations différentielles. 1818, page 19. 78. Extrait de mon Mémoire sur le mouvement des fluides élas- tiques dans des tuyaux cylindriques. 1808 , page /5. 79. Remarques sur un rapport qui existe entre la propagation des ondes à la surface de l’eau et leur propagation dans une plaque élastique. 1818, p. 97. 80. Note sur l'intégration de l’équation relative aux vibrations des plaques élastiques. 1818, page 126. 81. Extrait de mon Mémoire sur la théorie des instruments à vent. 1819, page 28. 82. Note sur le mouvement d’un système de corps en supposant les masses variables. 1819, page 60. 83. Note sur l’invariabilité du jour moyen. 1819, page 100. 84. Extrait de mon Mémoire sur l'intégration de plusieurs équa- tions linéaires aux différences partielles. 1819, page 118. 85. Annonce du 48° cahier du Journal de l’École polytechnique. 1820 , page 9. 86. Extrait de mon Mémoire sur l’ayantase Qu banquier au jeu . du trente et quarante, 1820 , page 22 678 = POISSON. 87. Annonce du jugement de l'Académie sur le prix relatif aux tables de la lune. 1820, page 25. 88. Second extrait de mon ;premier Mémoire sur la distribution de la chaleur dans les corps solides, 1820, page 92. À +" (ie 89, Extrait de mon second Mémoire sur le même sujets cpl ou 1821, page 177. 90. Remarques sur les intégrales des équations suit iérences partielles. 1822, page 81. 91, Extrait d’un Mémoire sur les intégrales définies ets sur rl som- mation des séries. 1822, page 134. 92, Mémoire sur la distribution de l'électricité dans ” sphère creuse électrisée par influence. 1824 , page 49. 93. Note sur les surfaces développables. 1825, page a. É 94. Solution d’un problème relatif au magnétisme terrestre, avec un préambule. 14825, page 192; et 1826, page 19. 95. Extrait de mon Mémoire sur la théorie du magnétisme en mouvement. 1826, pages 115 et 432. | 96. Annonce de mon Mémoire sur l'attraction des sphéroïdes, | 1896, p. 130. 97. Note sur les racines des équations transcendantes, 1826 page 145. 98. Extrait de mon Mémoire sur le calcul numérique des inté- grales définies, 1826, page 161. III. Correspondance sur l'École polytechnique. | 4, Démonstration du théorème de Taylor. Tome I‘, page 52. 2, Conditions d'équilibre des corps solides. Tome I, page 433. 3. Note sur les surfaces du second degré. Tome [*, page 237. h. Note sur le mouvement d’un liquide pesant, dans l'hypothèse du parallélisme des tranches. Tome [°, page 289, 5. Démonstration du parallélogramme des forces (rédaction de Petit). Tome I‘, page 356. 6. Note sur différentes propriétés des projections, T. [, p. 889. 7. Application du théorème de Taylor au développement des fonctions. Tome II, page 81. 8. Note sur les développements des puissances des sinus œ cosinus, en série de sinus et cosinus d’arcs multiples. Tome II, page 212. 9. Remarque sur une classe particulière d'équations aux diffé- rences partielles. Tome IT, page 410. | 40. Préambule de mon premier Mémoire sur la SERRE de ‘ : POISSON. 679 l'électricité à la surface des corps conducteurs. Tome IT, page 468. 41, Préambule de mon sc0Re Mémoire sur le même sujet, Tome IIT, page 68. 12. Extrait de mon Mémoire sur les surfaces élastiques, Tome IT, page 154. 13. Note sur une difficulté relative à. la rectification des courbes, Tome IIL, page 28. 414. Note sur la chaleur rayonnante (déjà citée). Tome IIT, p. 243. 45. Sur l’écoulement de l’eau dans un cylindre vertical, Tome LL, page 28/. 16. Note sur une difficulté relative à li intégration des équations aux différences partielles du premier ordre (déjà citée). Tome IT, page 291. 17. Sur les lignes élastiques à double courburé, Tome IIT, page 355. 18. Rapport sur un Mémoire de M. Hachette, relatif à l'écoulement des fluides par des orifices en minces parois, et par des ajutages appliqués à ces orifices. Tome IIT, page 395. IV. Journal de M. Férussac. (Je n’indiquerai pas les comptes-rendus et citations des rédac- teurs.) 4 Mémoire sur la distribution de l'électricité dans une sphère creuse (déjà cité). Tome If, page 137. 4 bis. Observations relatives au développement des puissances de sinus et de cosinus, en série de sinus ou de cosinus d’angles mul- tiples. Tome IV, page 143. 2. Addition à l’article précédent. Tome IV, page 344, 3. Sur le frottement des corps qui tournent. Tome VI, page 161. L. Note sur la composition des mouvements. Tome VII, page 857. 5. Addition à la note précédente. Tome VIIT, page 338. 6. Note sur les vibrations des corps sonores. Tome IX , page 27. 7. Extrait de mon Mémotre sur plusieurs points de la mécanique céleste, Tome IX , page 358. 8. Note sur le plan invariäble. Tome IX, page 364. 9, Note relative à l'extrait d’un Mémoire de M. Fourier. Tome XI, page 163, 10. Extrait de mon Mémoire sur la probabilité des résultats moyens des observations. Tome XI, page 335. 411. Rapport sur l’ouvrage de M, Jacobi, avec une note. Tome XIT, page 249, 680 POISSON. 12. Note sur la probabilité du résultat moyen des observations, Tome XIII, page 266. : 43. Préambule de mon Mémoire sur les mouvements simultanés du pendule et de l’air environnant. Tome XV, page 65. V. Journal de M. Gergonne. 1. Mémoire sur l’avantage du banquier au jeu de trente et qua- rante. Tome XVI, décembre 1825. 2. Mémoire sur les petites oscillations de l’eau contenue dans un cylindre. Tome XIX , février 1829. VI. Journal de M. Crelle. 1. Préambule de ma nouvelle théorie de l’action capillaire, Tome VII, page 470. € 2. Mémoire sur la courbure des surfaces (déjà cité). Tome VII, page 280. 3. Note sur la surface dont l’aire est un minimum entre des limites données. Tome VIIT, page 361. h. Discours prononcé aux funérailles de M. Legendre. Tome X, page 360. 5. Rapport sur deux Mémoires de M. Liouville. Tome X, page 3/42. 6. Théorèmes relatifs aux intégrales des fonctions algébriques. Tome XII, page 89. 7. Préambule de ma théorie mathématique de la chaleur. Tome XII, page 258. 8. Rapport sur un Mémoire de M. Liouville. Tome XV, page 39. 9. Rapport sur un ouvrage manuscrit de M. Ostrograski, intitulé : Cours de mécanique céleste. Tome VII, page 97. VIL Connaissance des temps. 4. Sur les oscillations du pendule composé. 1819, page 332. 2. Sur la libration de la lune. 1821, page 219. 3. Sur le problème de la précession des équinoxes. 1821, page 259. h. Addition au Mémoire sur la libration de la lune. 1822, p. 280. 5. Sur une nouvelle manière d'exprimer les coordinations des pla= nètes dans le mouvement elliptique. 1827, page 379. 6. Sur la distribution de la chaleur dans un anneau, lorsque la PE SN EE Ti POISSON. 681 température du lieu où il est BI varie d'un poires à un autre. 1896, page 248. 7. Sur la vitesse du son. 1826, page 257. 8. Sur la probabilité des résultats A. des observations, 1827, page 273. 9. Sur la température des différents suite ds la terre, particuliè- rement près de la surface. 10. Solution d’un problème relatif au bte à terrestre (déjà cité). 1828, page 322. 11. Rapport sur le Mémoire de M. Damoiseau; relatif à la comète à courte période. 1827, page 227. 42, Mémoire sur l'attraction des sphéroïdes. 1829, page 329. 13. Discours prononcé aux obsèques de M. Laplace, avec une note. 1830, page 19. 44. Préambule de mon Mémoire sur le mouvement de la terre autour de son centre de gravité, avec une note. 1830, page 23. 45. Mémoire sur plusieurs points de la mécanique céleste. 1831, page 23. 16. Additions au Mémoire sur l’attraction des sphéroïdes (cité). 1831, page A9. - 47. Note relative au Mémoire sur plusieurs points de la mécanique céleste. 1831, page 264. 48. Suite du Mémoire sur la probabilité des résultats moyens des observations, ci-dessus cité (n° 8). 1832, page 3. 19. Rapport sur un Mémoire de M. de Pontécoulant, relatif à la partie des grandes inégalités de Saturne et Jupiter, dépendante du carré des masses. 1832, page 22. 20. Addition au Mémoire sur plusieurs points de la mécanique cé- leste, ci-dessus cité. 1832, page 94. 21. Mémoire sur l'influence réciproque de deux pendules voisins, 1833, page 3. 22. Mémoire sur le pendule de Borda. 1833, page 41. 23. Mémoire sur le mouvement du pendule dans un milieu résis- tant. 1834, page 18. 24. Mémoire sur les mouvements simultanés d’un pendule et de l'air environnant (déjà imprimé dans les volumes de l’Académie), 1834, page 33. 25. Sur le développement des coordonnées d’une planète dans son mouvement elliptique, et de la fonction perturbatrice de ce mouve- ment. 1836, page 3. 26. Sur la stabilité du système planétaire. 1836, page 31. 27. Extrait de mon Mémoire sur le mouvement de la lune autour 682 + POISSON. de la terre, avec une note sur la masse de Jupiter, 1836, page 56. 28. Mémoire sur la précession des équinoxes dans l’hypothèse d'une très-petite obliquité de Fécliptique, et spécialement dEeRe vitesse initiale de rotation égale à zéro. 1837, page 8. 29. Note sur l'attraction d’un ellipsoïde hétérogène. 1837, p. 93. 30. Mémoire sur les déviations de la boussole, produites par le fer des vaisseaux. 1841, page 117, Déjà imprimé dans le tome XVI de l’Académie. YIIT, Annales de chimie et de physique. 4, Extrait de mes recherches sur la théorie des ondes. Tome V, page 122. 9, Extrait de mon Mémoire sur le mouvement des fluides élas- tiques dans un tuyau cylindrique, et Expériences de M. Biot. Tome VII, p. 288. 3 Extrait de mon Mémoire sur la théorie des instruments à vent. Tome X, page 129. h. Extrait de mon Mémoire sur l’avantage du banquier au jeu de 80 et A0, Tome XIII, page 173. | 5. Extrait de mon second Mémoire sur la distribution de la cha- leur dans les corps solides. T. XIX, page 337. 6. Extrait d’un Mémoire sur la propagation du mouvement dans les fluides élastiques (ce Mémoire a été fondu dans un autre sur le mouvement de deux fluides superposés). Tome XXII, page 250. 7. Extrait d’une lettre à M. Fresnel, Tome XXII, page 270. 8. Sur le phénomène des anneaux colorés T. XXII, page 887: 9. Sur la vitesse du son (déjà cité). Tomé XXIIT, page 5. 10. Sur la chaleur des gaz et des vapeurs. Tomé XXIII, page 329, A1. Addition au Mémoire précédent. Tomé XXII, page 407. 12. Extrait de mon premier Mémoire sur la théorie du magñé- tisme. Tome XXV, page 115. 13. Note relative au Mémoire précédent, Tome XXV; pagé 295, 44. Sur la chaleur rayonnante. Tome XXVI, page 225. 15. Note relative au Mémoire précédent, Tome XXVI, page 442. 16. Observations relatives à un Mémoire de M. Ivory; sur l'équi- libre d’une masse fluide. Tome XXVIIL, page 225. 47, Extrait de mon second Mémoire sur la théorie du magnétisme. Tome XXVIIT, page 5. 18. Discussion relative à la chaleur reriiatiil T. XXII, p. 87. 19. Préambule de la solution d’un problème sur 16 magnétisme terrestre, avec une note de M, Arago, Toinie XXXIT, page 257, Là Bo at D 7 nf pr sr A RÉ TE Le | | | | À { POISSON, \ 683 20, Extrait de mon Mémoire sur la théorie du magnétisme en mouvement. Tome XXXII, page 225. 21. Addition à l’article précédent. Tome XXXIT, page 306. 22, Note sur des effets qui peuvent être produits par la capillarité . et les affinités des substances hétérogènes. Tome XXX, page 98, 23, Note sur les vibrations des corps sonores (déjà citée). | Tome XXXVI, page 384. 24, Notesur l'extension des fils et des plaques élastiques, T, XXXVT, 25, Préambule et Extrait de mon Mémoire sur l'équilibre et le _ mouvement des corps élastiques. Tome XXXVII, page 337. 26. Réponse à, une note de M. Navier sur l’article précédent, Tome XXXVIIL, page 433. 27. Lettre de M. Poisson à M. Arago, en réponse à une seconde note de M. Navier. Tome XXXIX, page 204. | 28. Extrait de mon Mémoire sur l'équilibre des fluides. T. XXXIX, p. 377. 99. Extrait de mon Mémoire sur la proportion des naissances des filles et des garçons. Tome XL, page 59. 30. Extrait de mon Mémoire sur l'équilibre et le mouvement des corps solides élastiques et des fluides. Tome XLIT, page 146. 31. Préambule de mon Mémoire sur la propagation du mouvement dans les milieux élastiques. Tome XLIV, page 123. 82. Note sur la compression d’une sphère. T. XXXVIIL, p. 850 83. Préambule de ma théorie de l’action capillaire (déjà cité). Tome XLVI, page 64. 84. Préambule de mon Mémoire sur les mouvements simultanés d’un pendule et de l’air environnant (déjà cité). T. XLVII, p. 249. IX. Articles divers. 4, Application du théorème de Taylor au développement des fonc- tions (déjà cité). Leçons d'analyse de M. Garnier. 2, Mémoire sur les pierres tombées du ciel; ouvrage de M. **# sur ce sujet. 3. Article de l’édition de Lacaille par des élèves de l’École poly- technique (selon M. Hachette). h. Rapport sur les développements de géométrie analytique de “ M. Dupin, En tête de cet ouvrage. 5. Rapport verbal sur la prétendue résolution des équations algé- briques de Wronski (il a été, je crois, imprimé dans le Moniteur), 684 POISSON. 6. R:pport sur un Mémoire de M. Binet relatif à un système de formules analytiques, et à leur application à des questions de al À métrie. Moniteur. = ( 7. Solution d’un problème de fortification. Mg de M. pr Vernon. 8. Rapport sur un Mémoire de M. Cauchy, relatif au calcul des fonctions symétriques. Moniteur. A 4 9. Rapport sur un Mémoire de M. Binet, relatif au Stones À Là de la fonction d’où dépend le calcul des perturbations planétaires, E Moniteur. n 10. Rapport sur un Mémoire de M. Gauchy, relatif à la détermi-. à nation du nombre des racines réelles des équations. Moniteur. 41. Discours prononcé à la distribution des prix du pré de € Henri IV. 1820. 12. Discours prononcé à la séance des quatre Académies de 1897. 13. Discours prononcé aux obsèques de M. Laplace. Déjà cité. 14. Discours prononcé aux funérailles de M. Legendre. wa | cité. | 15. Note sur les effets qui peuvent être produits par la capilla- rité et les affinités de substances hétérogènes. Déjà cité. Turn M. Magendie. 16. Lettre au rédacteur du journal le Lycée. LR 17. Sur une propriété des lignes de plus grande pente. Traité de topographie de M. Puissant, page 371. 18. Rapport sur un Mémoire de M. Coriolis, relatif au Dirt dus | forces vives dans les mouvements rite des machines. Journal l'Institut. 49. Rapport sur un Mémoire de M. Lamé, relatif aux surfaces iso- thermes. Journal l'Institut. 1 20. Préambule de mon Mémoire sur l'attraction d'un SH homogène. Journal l'Institut. 1 21. Extrait de mon premier Mémoire sur la distribution de la cha leur dans les corps solides. Journal de physique. 22. Note sur un article de la Mécanique analytique. Addition a cette note. Journal de M. Schuhmacher. | 23. Lettre à l’auteur de ce journal sur les oscillations du pendule dans l’air (je ne suis pas bien sûr qu’elle ait été imprimée). 24. Observations sur le rapport des naissances des sous sexes. Annuaire du Bureau des longitudes. | 25. Note sur une formule relative à l’attraction des sphéroïdes, | Philosophical magazine. Juin 1827. ; 26. Discours prononcé aux funérailles de M. Hachette. POISSON. - 683 27. Préambule de ma théorie mathématique de la chaleur. Journal l'Institut. 28. Lettre au rédacteur du Journal des Débats. 28 mai 1834. 29. Note sur la précession des équinoxes. Journal l'Institut. 30. Note sur le mouvement de rotation des corps solides. Journal l'Institut. | _81. Analyse de mon Mémoire sur le mouvement de rotation des corps solides. Journal l'Institut. 32. Préambule d’une note relative à l'attraction d’un ellipsoïde ._ hétérogène, et à l'équilibre d’un fluide homogène. Journal l'Insti- lut, 26 novembre 1834. 33. Programme des cours de calcul des probabilités à la Faculté des sciences pour 1836-37. 34. Sujet du prix de l’Académie proposé pour 1838. Imprimé dans le compte-rendu de la séance du 22 août 1837. X. Ouvrages séparés. 1. Leçons de mécanique. 1 vol. in-/4°. 2. Traité de mécanique. Première édition. 2 vol. in-8o. 3. Seconde édition de la Figure de la terre de Clairaut. Lh. Formules relatives aux effets du tir du canon sur les différentes parties de son affût, et règles pour calculer la grandeur et la durée du recul. Opuscule in-8°. Seconde édition, avec des notes de M Piobert. 5. Nouvelle théorie de l’action capillaire. 1 vol. in-/4°. 6. Traité de mécanique. Deuxième édition. 2 vol. in-8°. 7. Théorie mathématique de la chaleur. 1 vol. in-/°. 8. Mémoire sur les températures de la partie solide du globe, de l'atmosphère et du lieu de l’espace où la terre se trouve actuelle- ment, avec des notes qui pe sont pas dans le compte-rendu. Le Mé- moire ci-dessus forme un supplément à l'ouvrage intitulé : Théorie mathématique de la chaleur. 9. Recherches sur la probabilité des jugements en matière crimi- nelle et en matière civile. 4 vol. in-4°. Il a été tiré des exemplaires à part de l'introduction, différente du préambule inséré dans le n° 20 des comptes-rendus de 1835. 10. Théorie mathématique de la chaleur. Opuscule in-/4°. 11. *echerches sur le mouvement des projectiles. 4 vol. in-4°, comprenant les trois Mémoires insérés dans les 26° et 27° cahiers de l'École polytechnique. 686 POISSON. XI Mémoires de la première classe de l'Institut. 1. Mémoire sur la-distribution de l'électricité à la surface des corps conducteurs, Année 18141. Première partie. 2. Second Mémoire sur le même sujet. Année 18414. Deuxième partie. 3. Mémoire sur les surfaces élastiques. Année 1812. Deuxième partie, XIL. émotiés de l’Académie des sciences. 4, Mémoire sur la variation des constantes arbitraires dans les questions de mécanique. Tome 1°. | 2, Mémoire sur la théorie des ondes. Tome E°, 3. Mémoire sur l'intégration des quelques équations linéaires aux différences partielles. Tome IL. L. Mémoire sur le mouvement des fluides dans des tuyaux cylin- driques et sur la théorie des instruments à vent. Tome IL. 5. Mémoire sur la théorie du magnétisme. Tome V. — Second Mémoire sur le même sujet. Tome Y. | 6. Mémoire sur la théorie du magnétisme en mouvément. Tome VL 7. Mémoire sur le calcul numérique des intégrales définies. T. VI. 8. Mémoire sur le mouvement de la terre autour de ‘son centre de gravité. Tome VIE. 9. Mémoire sur l’équilibre et le mouvement des corps solides élas- tiques. Tome VIIL 10. Addition à ce Mémoire. Tome VIII. 11, Note sur le problème des ondes. Tome VIIX. 19. Mémoire sur l'équilibre des fluides. Tome IX, 13. Note sur les racines des équations transcendantes. Tome IX. 4h. Mémoire sur la proportion des naissances des filles et des garçons. Tome IX. | 15. Note relative au Mémoire sur le mouvement de la terre au- tour de son centre de gravité (ci-dessus cité), Tome IX, 46. Rapport sur l'ouvrage de M. Jacobi, avec quatre notes à la. suite. Tome IX, pi 17. Mémoire sur le mouvement de deux fluides élastiques super- posés. Tome X. 48. Mémoire pour la propagation du mouvement dans les milieux élastiques, Tome X. | 19. Mémoire sur le mouvement d’un PEREIS A et de l’air environs nant, Tome XI (déjà cité). POISSON. 687 20. Addition au Mémoire précédent. Tome XI. 21. Mémoire sur le calcul des variations. Tome XII. 22. Mémoire sur le mouvement de la ane autour de la terre. Tome XII. 23. Mémoire sur l'attraction d’un ellipsoïde homogène. Tome XIII. 24. Note relative au Mémoire de M. Lamé sur les surfaces iso- thermes. Sayants étrangers. Tome V. Réimprimé dans le n° 1837, du Journal de Liouville. . 25. Mémoire sur le mouvement d’un corps solide. Tome XIV. Un des exemplaires à part a été présenté à l’Académie. 26. Mémoire sur les déviations de la boussole produites par Le fer des vaisseaux. Tome XVE XIII, Moniteur (Discours écrits). 1. Sur le remboursement des rentes. 24 juin 1898. 2, Rapport sur l’enseignement des mathémathiques, 5 oct, 1838. - XIV. Suite relative aux Annales de chimie et de physique. 4. Extrait détaillé de ma théorie mathématique de la chaleur. . Mai 1833. 2. Mon Mémoire sur les températures de la terre, ete., avec la première note de cet opuscule (avril 1837), et une note de M. Arago. 3. Extrait de mon Mémoire sur les déviations de l'aiguille aiman- tée, Septembre 1838. XV, Journal de M. Liouvilles 4, Note sur un passage de la seconde partie de la Théorie des … fonctions. Avril 1837. 2. Addition à cette note. Mai 1837. 3. Remarques sur l'intégration des équations différentielles de la ‘dynamique. Septembre 1837. | l, Remarques sur les. intégrales des fonctions rationnelles, Juin … 1337. 5. Solution d’un problème de probabilité, Septembre 4837. 6. Note sur un passage de la Mécanique céleste. Août 1837. 7. Note sur les limites de la série de Taylor. Janvier 1838. “… 5. Note sur l'intégration des équations linéaires aux différences “… partielles, Décembre 1838. 688 POISSON. XVI. Mémorial de l'artillerie. 1. Formules de probabilités relatives au résultat moyen des obser- vations qui peuvent être utiles dans l'artillerie. N° 444. | 2. Sur la probabilité du tir à la cible. N° 4. XVII Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l’Académie. 1. Note sur les inégalités diurnes et annuelles de la température … de la terre, correspondantes à celles de la chaleur solaire. N° 24 1835. de: 2. Quelques mots sur la comète de Halley. N° 6, 4835. 3. Sur la variation dans le mouvement de la lune. N° 40, 1836. — Note sur la loi des grands nombres. N° 45, 1836. L. Note sur le calcul des probabilités. N° 16, 1836. 4 5. Rapport sur une note de M. Liouville, relative au su Des A perturbations des planètes. N° 16, 1839. 4 6. Formules relatives aux probabilités qui dépendant de grands 4 nombres. N° 26, 1836. ‘à 7. Préambule de mon ouvrage sur la probabilité des jugements. N° 20, 1835. Il eu à été tiré des exemplaires à part. 8. Mémoire sur les températures de la partie solide du globe, | l'atmosphère , et du lieu de l’espace où la terre se trouve actuellé= ment. N° 5, 1837. Erratum dans le n° suivant. | 9. Note sur les inégalités du mouvement de la lune autour dela | terre. N° 40, 1837. 10. Remarques sur l’invariabilité des grands axes des orbites , dans le mouvement des planètes en général , et dans le mouvement de la lune en particulier. N° 44, 1837. | 11. Présentation de la note sur la Théorie des fonction: insérée dans le Journal de M. Liouville du mois d'avril. N° 45, 1837. - 12. Présentation du supplément à l'ouvrage intithlé : Théorie e mathématique de la chaleur. No 46, 1837. D. 13. Remarques sur un article du dernier numéro du Journal de M. Crelle. N° 16, 4837. à 14. Préambule des remarques sur l’intégration des éqations dif 4 | férentielles de la dynamique. N° 18, 1837. Ë à 45. Présentation de mes recherches sur la probabilité des juge- « ments. N° 7, 1837. 16. Note sur la proportion des condamnations prononcées par le « jury. No 10, 1837. ! POISSON. 689 47. Addition à cette note. No 13, 1837. 18. Extrait de la première partie d’un Mémoire sur le mouvement des projectiles dans l’air, en ayant égard à leur rotation et à l’in- fluence du mouvement diurne de la terre. N° 19, 1837. 19. Extrait de la deuxième partie de ce Mémoire. No 9, 1838. 20. Extrait de mon Mémoire sur les déviations de la boussole, produites par le fer des vaisseaux. N° 23, 1838. _ 21. Remarques à l’occasion d’un rapport relatif à l’attraction des ellipsoïdes. N° 25, 1838. 22. Addition à ces remarques. No 4, 9° RER 1838. 23. Note sur une propriété générale des formules relatives aux attractions des sphéroïdes. N° 1, 1838. 24. Note relative au compte-rendu de la séance du 15 avril 1839. No 16, 1839. 25. Préambule de mon Mémoire sur l'équilibre et le mouvement des corps cristallisés. No 8, 4839. MÉMOIRES POSTHUMES, | 4. Mémoire sur l'équilibre et le mouvement des corps cristallisés. _ Mémoire de l’Académie. Tome VIII, page 623. 2. Mémoire sur les spprEnces des corps lumineux en repos ou “ enmouvement, (Ce Mémoire a été trouvé dans les papiers de M. Poisson, et adressé à l’Académie par son fils aîné, M. Charles Poisson, officier n d'artillerie.) IL— 11, bh APPENDICE DISCOURS PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES DE PO Le és Fix : DENISE) LE JEUDI 30 AVRIL 1840. PAT féen: 14 Messieurs, hier gr , une des us, | lumières de l’Académie, un de ces hommes rares dont les noms sortent de toutes les bouches, ‘quand les se disputent la prééminence intellectuelle ; ajout des restes inanimés ; une bière ‘que la. fosse a déjà englou- | tie, et qui va disparaître à jamais sous SLR elletée s de terre! Non, non! repoussons ces décourag on idées ces tristes rapprochements : Je génie ne meurt pé ainsi ; il se survit dans ses œuvres ; les A et il à emichi là science doivent “pe Son nom jusqu'à fu derniers neveux, Loin de moi la pensée de as en ce moment à vos profonds regrets, à vos larmes, une ana= lyse minutieuse de la vie scientifique de Poisson : vie sin courte, selon le nombre des années; si longue, au com: À traire, si féconde, pour qui considère l'étendue et l’im- portance des travaux auxquels elle a suffi. Je citera _seulement quelques dates, je recueillerai quelques souve- nirs : ce seront les jalons de la biographie détaillée que le secrétaire de l’Académie consacrera bientôt à son: illustre confrère. | Poisson naquit à Pithiviers, en 1781, d’un père qui, : POISSON.. 694 comme simple soldat, dans Ja guerre du Hanoyre, avait courageusement versé son sang pour la France. Aux yeux de la raison, c’est là là, Messieurs, une noble origine. Dans nos habitudes mesquines , parcimonieuses en. matière d'enseignement public, l'envoi régulier que fai- sait la Convention, à à tous les administrateurs de districts, des leçons sténographiées de l'École normale » Nous semble une véritable prodigalité. Ce furent cependant ces | cahiers qui éveillèrent le génie mathématique dont nous déplorons la perte ; qui déterminèrent la famille de Poisson à l'envoyer à l'École centrale de Fontainebleau, où ses progrès excitèrent l'étonnement des professeurs et des élèves. À peine arrivé à l’âge de seize ans, Poisson se présenta au concours pour l'École polytechnique, et fut reçu hors ligne. Les chefs de cet établissement célèbre virent du premier coup d'œil, à travers une écorce encore quelque peu campagnarde, tout ce que la science devait attendre du jeune élève ; ; ils pensèrent avec raison que les règlements ne sont pas faits pour ces cas exceptionnels ct rares; ils affranchirent Poisson des pénibles exercices graphiques impérieusement exigés de tous ceux qui doi- vent suivre la carrière des travaux publics, et lui don- nèrent ainsi le moyen de se livrer sans partage à ses études favorites. Bientôt l’élève à la complexion faible, - à la petite taille, aux manières enfantines , trouva une ” démonstration simple, concise, élégante, d’un important théorème d’algèbre relatif à ‘l'élimination, sur lequel l'analyse n’avait encore produit qu’un volume énorme et presque illisible. C'était le premier et brillant anneau de la longue série de Mémoires qui devaient donner à 692 POISSON. Poisson un rang si distingué parmi les célébrités de notre âge. | Laplace voulut connaître un géomètre qui débutait ainsi. Quelques minutes d'entretien accrurent encore la haute opinion que la lecture du Mémoire sur l'élimination lui avait déjà inspirée. Ses espérances, l’auteur de la Mécanique céleste les caractérisa sur-le-champ d’une manière à la fois énergique et familière, par ces paroles proverbiales du fabuliste : . Petit poisson deviendra grand Pourvu que Dieu lui prête vie. Me serais-je trompé, Messieurs, en pensant qu’une anecdote qui me permettait de réunir, de grouper en un seul faisceau les noms de trois illustrations nationales : les noms de La Fontaine, de Laplace, de Poisson, pou- vait être rappelée ici, malgré son apparente frivolité ? Lagrange, Laplace, Monge, Berthollet aplanirent à l'envi les obstacles qu'un jeune homme isolé rencontre toujours devant lui au début de sa carrière. Peu de mois suffirent à Poisson pour passer de la banquette de l'élève à la chaire du professeur. Là aûssi, il montra toute sa supériorité. À cette époque, on croyait encore dans notre France que les intelligences supérieures sont la force, la richesse, l'honneur des nations civilisées. Dès qu’elles commen- çaient à poindre, chacun les cultivait avec un soin tout paternel ; chacun leur prodiguait ses vœux, ses encoura- gements; on les entourait d’une triple barrière de bien- veiliance, à travers laquelle la jalousie au souffle empoi- ke Dei 7 7e CE Te nb À ee 0 has, -nanrurs — a cr _—— —— -- —_— ee mu 2 ED POISSON. 693 sonné aurait vainement tenté de se frayer un passage. Ce retour vers des mœurs, des habitudes si éloignées de celles de notre temps, explique comment Poisson se trouva bientôt répandu dans tous les salons de la capi- tale; comment le jeune géomètre passait tour à tour des réunions sérieuses des Cabanis, des Tracy, des La- fayette, dans le tourbillon plus mondain, plus gai, peut- être tout aussi instructif, dont plusieurs artistes célèbres , les Gérard, les Talma, étaient en quelque sorte les pivots, G ; Un esprit naïf et fin, allié à la faculté d’envisager les questions les plus rebattues sous des aspects nouveaux, de pénétrer dans l’essence même des choses, de ne jamais se laisser fasciner par l’éclat trompeur des surfaces, firent de Poisson un des vrais ornements de la société pari- sienne. J’ai hâte de dire que ces succès éphémères ne l’éblouirent pas. Il y a trente-six ans de cela , pardonnez- moi, Messieurs, un souvenir personnel et doux, lorsque, après s'être dérobé aux séductions du grand monde, Poisson rentrait dans l'enceinte silencieuse de l’École polytechnique, il avait souvent la bonté de frapper à la porte de la modeste cellule où, à côté de son apparte- ment, un élève, très-jeune aussi, se préparait par des méditations nocturnes aux travaux du lendemain. Il ne manquait jamais alors de dénombrer avec regret les heures , les minutes, que la société venait d’enlever à ses savantes recherches. Au reste, c'était une dette sacrée qu’il s’empressait d’acquitter aux dépens de son sommeil. Aussi, moi, confident et témoin de ces premières im- pressions de jeunesse , n’ai-je été nullement surpris en 694 POISSON. voyant plus tard notre illustre confrère 8e replier : sur lui- même, s’isoler peu à peu de ce qu’on est convenu d’ap- peler le monde; circonscrire ses relations dans le cercle resserré d’une famille peu nombreuse et dé quelques amis; s'imposer enfin une vie de bénédictin. Je me trompe ; l’assimilation que je viens de faire 1 manque de justesse. Les religieux de l'ordre de saint Benoît élaient sans doute d’infatigables explorateurs des vieilles archi- ves, des vieilles chartes, dés vieux documents de notre histoire ; mais les ouvrages qu’ils ont produits ; malgré le savoir qu on ÿ remarque, malgré leur incontestable uti- lité, ne sortent pas du cadre des compilations, Au contraire, l'invention brille à chaque pas dans les immenses travaux de Poisson sur Îles questions les plüs Ÿ subliles, les plus relevées des mathématiques puresi Sur les applications du calcul aux mouvements des corps célestes , sur les phénomènes si complexes de la physique corpusculaire. On a dit que l’analyse Mathématique était an instrument. La comparaison peut être admise, pourvu : | qu’on accorde en même temps Sg cet instrument, comme le Protée de la Fable, doit Sans cesse changer dé forme, … L'art dés transformations analytiques , aucuhñ géomètre « ne le posséda jamais à ün plus haut degré que Poisson. » Lorsque ses formules né renversènt pas là difficulté dû piemier Coup et par une attaque directe, elles {a con- « tournent, l’étreignent, la Sondent sur tous les points. il À est rare qu’elles ne pénètrent pas ainsi aû cœur même de " li question d’une manière également rapide et imprévue. \ Les Mémoires de Poisson sont pléins dé ces artifices ana= - Iytiques. Les géomètres y trouveront des solütions toutes « POISSON. 693 préparées d’une multitude de problèmes que le progrès des sciences fait naître chaque jour. Plusieurs des solu- tions que notré confrère : a données lui-même qu ’il a développées et suivies dans toutes eurs ramifications ; serviront d'ailleurs dé modèle, Comment PRE Mémoires Sur la distribution dé l'électricité en repos à la surface des corps! Aucuné science n’a marché plus rapidement que celle de l'électricité. Elle naquit vers le milieu du xvin' siècle. Gray en Angleterre, Dufay én France É découvrirent les premiers phénomènes dé quelqué importance ; Kéist , Cunéus , Musschenbroeck aperçurent les étonnants elfels de là bouteille de Leyde : 9 Franklin en donna une explication plausible ët inveñta les pérätonnérres ; Coulomb, muni d’ur instrument : nou véäu, fit des mesures d’une précision extrême, là où des mesures grossières n'étaient pas même iéntées : Poisson enfin lia tous les résultats isolés à une caüèe unique : il les enchaîna par dés formules analytiques générales. C’est en arrivant à cé point qu'une Science eët complète: N’apercevez-vous pas ; Messieurs, lé rang éminent que notre confrèré occupe dans cette pléiade d’hôiimes célèbres ? | Lorsque naquit, pour le calcul des perturbations planétaires, la iétlode fécondé de la varlätiôn des constahtes, le nor dé Poisson s se trouva glorieuseent mêlé aux noïis de Lagrange, de Laplacé. Un des plus beaux problèmes que les hommes se soient jamäis proposés, init de nouveau les trois vigoureux jouteurs en présence, Cette fois, l'avantage resta incon- 696 POISSON. testablement à Poisson. Il s'agissait (de pareilles ques- tions conservent toute leur grandeur, même sur le bord d’une tombe), il s'agissait de savoir si notre système solaire présente des conditions réelles de stabilité, de durée. Newton croyait à la nécessité d’une main répara- trice qui, de temps à autre, allait arrêter le désordre et le circonscrivait dans d’étroites limites, Laplace recon- nut, lui, le premier, que, par la nature même des forces, l'élément principal de chaque orbite, le grand axe est invariable; que, dès lors, ni les grosses ni les petites planètes, ni le colossal Jupiter, ni notre terre aux dimen- sions si modestes, n’iront s’abîmer dans la matière enflam- mée du soleil. La même conséquence surgit, avec une évidence noùvelle, de l'analyse plus élégante, plus com- plète de Lagrange. Poisson, enfin, franchit les limites d’approximation au delà desquelles ses deux illustres pré- décesseurs n'avaient pas cru les calculs exécutables. II ajouta ainsi de nouveaux millions d’années à l'immense durée que les précédents travaux de Laplace, de La- grange, avaient déjà assignée à notre monde solaire. S'il en était besoin, le magnifique Mémoire sur l’inva- riabilité des grands axes, prouverait que Poisson avait un intérêt personnel à porter ses regards, ses pensées, sur des siècles si éloignés. Je m’arrête, quoique j'aie à peine effleuré le texte riche, brillant, varié, que les travaux de Poisson offri- ront à ses biographes. Le célèbre géomètre anglais Cotes, n’était encore connu quand il mourut fort jeune, que par la découverte d’un seul théorème d'analyse. En apprenant cette perte prématurée, Newton s’écria : « Si Cotes eût pen Et create deth eue D ROM SA ES oc POISSON. 697 vécu, nous saurions quelque chose. » Et nous, Messieurs, à qui Poisson avait déjà tant appris; nous, témoins de son infatigable ardeur pour le travail, de son incroyable fécondité, nous serait-il interdit d’exhaler aussi la pro- fonde douleur que nous éprouvons, en songeant aux vingt, aux trente beaux Mémoires dont les sciences ma- thématiques se fussent encore enrichies, si notre confrère eût vécu ce que vivent ordinairement les académiciens. A-t-on assez remarqué quels hommes la mort frappe ainsi avant le temps au milieu de nous? Un jour c’est Malus, le lendemain Fresnel; puis, coup sur coup, Fou- rier , Cuvier, Ampère, Dulong, Poisson. Par l’éclat même des noms qu’elle renferme, cette liste funéraire soulève des doutes cruels. On se demande si, malgré toute sa fécondité: la France réparera de telles pertes aussi vite que nous les faisons; si nous aurons le malheur de voir l’Académie descendre du haut rang qu’elle occupe; s’il est des moyens d'échapper à ces tristes présages; si nous parviendrons à conserver intacte la prééminence scienti- fique qui a été mise en dépôt dans nos mains, Poisson a répondu d'avance à tout ce qui, dans ces doutes, dans ces questions, est au pouvoir des hommes. Il nous dit du fond de sa tombe, comme de son vivant il le disait par ses actes, de mettre le titre d’académicien bien au-dessus de ceux dont nous pouvons être investis par la faveur populaire ou par la faveur non moins fragile de l’autorité; de ne point considérer ce titre comme un vain honneur ; de nous rappeler le vieux dicton de nos pères : Noblesse oblige; de bien remarquer que, dans un siècle d'efforts, de progrès incessants, universels, celui 698 POISSON. qui $ ‘arrête un seul jour est dépassé; d'inculquer «| maximes à la jeunesse studieuse par nôtre LI LAE É: exemple. Voilà ; Meskiéurs, voilà ce que nous dit celui | 4 qui éonsäcrà sa dernière heure, son dérniér regard, la dérnièré pulsation dé Soi cœur , à l'acéomplissement des dévoirs d’académicien. C’est na” ét seulémént ainst, | qüe, dans la carrière des sciences, on acquiert des tres L. durables à l'estime, au respect, x l'admiration des con= temporains et de la postérité. Permettez-moi d'ajouter (une telle pensée ie semble pouvoir adoücir VOS ré grets), C’est ainsi qu ‘où en à éprns à Sa vie sans la troubler, PDO PRES 15 ‘np ét D foires BAD UD 24 À OP PMR Ve: 4 ST EBoie SR 4 ‘#& 1500 20E ES : ” 1! FIN DU TOME DEUXIEME. TABLE DU TOME DEUXIÈME. b AMPÈRE, us A AA etant nes across À Enfance d'Ampère. — Sa mémoire extraordinaire. — Ses facul- tés précoces. — Ses lectures de prédilection. — il écrit sur la langue primitive. . PAT RAERRR s Sin 5 Ampère est frappé dans ses plus tendres affections par ja tempête révolutionnaire. — Ses facultés intellectuelles en sont comme suspendues. — Réveil. — Études de botanique. — Rencontre à la campagne de celle qui plus tard devint madame Ampère... sie dei mener entr nerennt eee name ent : 40 Ampère professeur de mathématiques 4 Lyon. — Ses études chimiques. — Son mariage. — Il est nommé professeur de physique à l’école centrale de POURDORS kb à een a nee 20 Mémoire d'Ampère sur les probabilités. ..........:....... 21 Compositions poétiques d'Ampère use LU Aer cdiue 20 Psychologie, métaphysique, passion d'Ampère pour les . SCIENCES. … ..... ... mhdséessn neo ee nt seb ee 4e 300000 Travaux mathématiques d'Ampère AT NT QE PUR. RE sé dcrecle LUErS Georges Guvier et Geoffroy Saint-Hilaire sur l'unité de « com- position de tous les êtres organisés. .:........:......... 70 Essai sur la classification des sciences... CXEREEEE ssh 20 De l’influence que l'éducation privée a exercée sur les facul- tés et les manières d'AMPÈTE, ......sssssesserssrssss 82 Ampère adepte du magnétisme animal. , à SES NES vs OS Caractère d'Ampère . como hu VS. NE .90 ous 0 Ce RP HAMMAM ES c TA M à 1) 4 M NP RON Â17 | ni rc 117 A 700 TABLE. Enfance et jeunesse de Condorcet. — Ses études, son carac- tère, ses travaux mathématiques........ HR. ges 120 Nomination de Condorcet à l’Académie des sciences, — Son voyage à Ferney. — Ses relations avec Voltaire......,.. 137 Condorcet, successeur de Grandjean de Fouchy, comme se- crétaire de l’Académie des sciences. — Appréciation de ses éloges des académiciens..... Née UE RES SSL ct. 0e Éloge de Michel de l’Hopital. — Lettre d'un théologien à l’auteur du Dictionnaire des trois siècles.— Lettre d’un laboureur de Picardie à M. Necker, prohibitif. — Ré- flexions sur le commerce des blés. — Nouvelle édition des Pensées de Pascal. — Entrée de Condorcet à l’Académie IrANÇAISE . . 4... 06 + ds 0005206 TS NUE D EE Condorcet exécuteur testamentaire de d'Alembert, — $on mariage avec mademoiselle de Grouchy.............. See: EUD Condorcet homme politique ; membre de la municipalité de Paris; commissaire de la trésorerie nationale; membre de l’Assemblée législative; membre de la Convention. — Son vote dans le procès de Louis XVI....., Re rene LR Discussion sur la Constitution de l’an 11. — Condorcet hors la loi; sa retraite chez madame Vernet; son esquisse d’un tableau historique des progrès de l'esprit humain. — Fuite de Condorcet. — Sa mOrt.. sc... essoosssse.e 200 Portrait” 46 CONGO. . 2 48 0 docs ee de CE ABPENDIOR., .. ES nue dar iaton cos den CSS 235 Remarques sur divers passages de l’Histoire des Girondins relatifs à (COMOMPCEL, . 5,200. + sucre ire bles s 27 NS o PAILET. . sun 010 01006 0 cd 6 0 oo saines te NN ES - ‘IntréueNen..,... bre eh s010.6.0 09 053060 DE CRETE Enfance de Bailly.— Sa jeunesse. — Ses essais littéraires. — Ses études mathématiques. .......s.ssesensescseusss. 250 Bailly devient l'élève de Lacaille, — Il est associé à ses tra- vaux astronomiques. .... es és into 8 FÉES 254 Bailly membre de l’Académie des sciences. — Ses recherches sur les satellites de Jupiter..........,.. PP ss»: 259 Travaux littéraires de Bailly. — Ses biographies de Chile Y, de Leibnitz, de Pierre Corneille, de Molière............ 263 Débats relatifs à la place de secrétaire perpétuel de lAcadé- mie des sciences......... 0 ds d'ÉCELEUS vx SR 4 « 267 Histoire de l'astronomie. — Lettres sur l’Atlantide de Platon et sur l’ancienne histoire de l’Asie., ..,..,..,,.......... 071 Fr TABLE. 701 Première entrevue de Bailly et de Franklin. — Son entrée à l’Académie française, en 1783. — Son discours de récep- tion. — Sa rupture avec Buffon......................... 280 Rapport sur le magnétisme animal............. POP Nomination de Bailly à l’Académie des Inscriptions...... s à RO Rapport sur les hôpitaux.......... Rae ce pop cs 018 Rapport sur les abattoirs ..... Rec ne rs gen 927 Biographies de Cook et de Gresset...... LS RU a M AS 329 Assemblée des notables. — Bailly est nommé premier député de Paris , et, peu de temps après, doyen ou président des députés des COMMUNES... 56.0 0 0 009 5» 0 0 0 0 0 0.0.0 +. O91 Bailly maire de Paris. — Disette. — Marat se déclare l'ennemi du maire. — Événements du 6 octobre....... Frs RD TE SUR VIE Coup d’æœil sur les Mémoires posthumes de Baïilly......,..,. 357 Examen de l’administration de Bailly comme maire........ 359 Fuite du roi. — Événements du Champ-de-Mars........ ire 070 Bailly quitte la mairie le 12 novembre 1791, — Les échevins. —— Examen des reproches qu’on peut adresser au maire... 376 Voyage de Bailly de Paris à Nantes, et ensuite de Nantes à Melun. — Son arrestation dans cette dernière ville. — 11 est transféré à Paris....,....,..... A lou PT eger rade 389 Bailly est appelé comme témoin dans le procès de la reine. —- Son procès devant le tribunal révolutionnaire. — Sa con- damnation à mort. — Son exécution. — Détails imaginaires ajoutés par les historiens mal informés à ce que cet événe- ment présenta d’odieux et d’effroyable...... SE AE, | Portrait de Bailly. mt. Ni. ANR NAN 418 eo GASPARD MONO EE tes .... nes 127 Jeunesse de Monge; ses dispositions précoces. — Il est admis dans la seconde division de l’école de Mézières....,..,.... 428 Monge est nommé répétiteur et professeur à l’école de Mé- zières. — Travaux de Monge sur la géométrie descriptive et sur l’analyse transcendante. — Son talent comme profes- seur, — Caractère de Monge. — Son mariage........... 433 Monge, chargé de professer l’hydraulique dans l’école établie à Paris par Turgot, est nommé membre de l’Académie ds sciences et examinateur de la marine....... ele, 106 Monge s’associe avec enthousiasme aux idées de régénération proclamées par l’Assemblée constituante. — Sa nomination au ministère de la marine. :.,,,,::............ SEE » à 461 Wu Monge prend la part la plus active à la création des moyens 702 TABLE. de défense dont la France avait un besoin impérieux..... 465 Fuite de Monge après le 9 thermidor, — Réfutation des con- . séquences que la malveillance en avait déduites. NT, AE PCOIG NOFMAIO..-:. 00e «0 > aa te se Ra LT RS CRRARMAUTEE ARRETE | Institut d'Égypte. ….... RG AS € PRES ELT "ER Expédition de Syrie................. REGT RE ....s DU6 Monge quitte l'Égypte avec le général en chef........... a, 55! Arrivée en France. ..…..sescosémsitse es vodr «RS THIS Monge sénateur. — Sa conduite dans les Cent-Jours........ 561 Seconde Restauration. — Examen des diatribes dont le savant (lustre TUE LOL... ., eus at cespenet ete an 567 Monge rayé de la liste des membres de l'Académie. des … sciences. — Sa mort, — Ses obsèques. ....,..2.... +... 088 La mémoire de Monge, malgré les difficultés du temps, est ” l’objet des plus honorables témoignages de la part d’an- ciens élèves de l'École polytechnique. — Résumé des ser- vices rendus au | pays par l’illustre géomètre...:.:......:. 587 + POISSON... « 4,0 + » se “one dé core (adm A ên s sa b sept de dope». D98 ‘ Naissance de Poisson. — Sa jeunesse, — Son admission à l'École polytechnique. —Sa brillante carrière. .— Nom breux emplois qu’il à remplis: — Son élection. à l’Acadé- mie des sciences. — Division de ses travaux::5,4..4,..4, 593 Mémoire Su? T'étmination. ;:..4 0er . 605 Des solutions particulières des équations différentielles,..., 610 Calcul des variations....….....,: Sa storee bie ove on é die ve 011 Courbure des surfaces, muse o 60 0 8 vo ète ave vont 8 bel; 615 Calcul des probabilités... ses. ON PRE CUT Tr es . 619 Travaux de Poisson sur la physique générale et la physique terrestre. dt 5 408 ve 0 0 onto meloree node oies DT svte: 025 Électricité... ..…… Ne Vol Re: ons « sh carbon Nes 0 026 Capillarité. . . 4 see secs lé amenñrances darediét és 182 Lois de Yéquilibre des surfaces élastiques... ;. sm «: 681 Propagation du mouvement. dans les fluides élastiques. ..... 635 Théorie de la chaleur .….... sv oié store d he dei es 640 Invariabilité du jour sidéral......,.., cédé 618 id 006 Libration esse. een 06.0 647 Mouvement de la lune autour de la terre.s :sscs6:..:..... 648 rs TABLE, 703 Invariabilité des grands axes. ME A CUS «dd ex Réflexions sur le nombre des travaux de Poisson........... 659. Caractère de Poisson. ....... “47 RAR NMEREERR AE De 656 Mort de Poisson......... ÉULsRAE MR de à ve de CR Poisson considéré comme homme D. 0... PES . 663 CATALOGUE DES TRAVAUX LAISSÉS PAR POISSON, rédigé par lui- même .…..…. ....... 0000000000 672 APPENDICE, — Discours prononcé aux funérailles de Poisson... 690 FIN DE LA TABLE DU TOME DEUXIÈME, r 4 æ He 1 k ti PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY "P&A Sci M ni L Fa pa AT FH v' As HA 4 {fi HER ele ne DA BE He sion Nr Hu it * “Hd nt [222 Ke it — LR ET] EU 4 gas intenses en + : = x 7 RE rfi “art HORS » a 2 DES A el Se B Her ! £ ss a &-yt COLE TE Du CURE AIM Fr FETE “ Li nil à WA es He Paie Ste ME ‘à ré dE nu nat * CORTETA rirsqu res AT Mestin V4 ro Hs _ ral dE ü ENEN sh it, 0 re Vaste mn APR & EE a ATIL Re rs 2 va a #. 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