'

-

.

f:

Î

.

-

.

iTïfci TWi'i^ i' riÉFfi-wriM jl

w

APP?^"?'*'"^

■«■ru &.**■ ■■■m/v" ~^»"-H»wwi ^r-

OEUVRES

COMPLETES

DE BOURDALOUE,

DE LA COMPAGNIE DE JESUS.

TROISIEME PARTIE DU CARÊME.

TOME QUATRIÈME.

DE L'IMPRIMERIE DE J. B. KINDELEM.

OEUVRES

COMPLETES

DE BOURDALOUE,

DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS;

NOUVELLE ÉDITION,

AUGMENTÉE D'UNE NOTICE SUR SA VIE ET SES OUVRAGES, ET D'UNE TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES.

areme.

TOME QUATRIÈME.

A LYON,

CHEZ F.0IS GUYOT, LIBRAIRE -ÉDITEUR,

BUE MERCIERE, N.° 5g , AUX TROIS VERTUS THEOLOGALES.

g~- - - -

1821,

:

r,

SERMONS

CONTENUS DANS CE VOLUME.

Pour le dimanche de la cinquième semaine : Sur la Parole de Dieu, Pag. i

Pour le lundi de la cinquième semaine: Sur l Amour de Dieu, 09

Pour le mercredi de la cinquième semaine : Sur l'état du Péché et l'état de la Grâce. 74

Pour le jeudi de îa cinquième semaine : Sur la

Conversion de Magdeleine. 107

Pour le vendredi de la cinquième semaine : Sur le Jugement téméraire. 1^8

Pour le dimanche des Piameaux : Sur la Communion pascale. x g L

Pour le lundi de la semaine Sainte : Sur le Retar- dement de la Pénitence. 225

Pour le vendredi Saint : Sur la Passion de Jésus- Christ. 2A.(j

Pour la fête de Pâques : Sur la Résurrection de Jésus-Christ* ^1

VI SERMONS CONTENUS DANS CE VOLUME.

Pour le lundi de Pâques : Sur la Persévérance chrétienne, Pag. 026

Pour le dimanche de Quasimodo : Sur la Paix chrétienne* 35 ï

SERMON

SERMON

POUR LE

DIMANCHE DE LA CINQUIÈME SEMAINE.

SUR LA PAROLE DE DIEU.

Qui ex Deo est , verba Dei audit.

Celui qui est de Dieu , entend la parole de Dieu. En saint Jean , chap. 8.

Sire ,

Il n'est rien de plus efficace et de plus fort que la parole de Dieu. Je ne dis pas seulement cette parole conçue dans Dieu même, et par laquelle Dieu se parle à lui-même, qui est le Verbe incréé; mais celle que Dieu produit au-dehors , et qu'il fait en- tendre à ses créatures , soit qu'il la leur adresse im- médiatement , ou qu'il se serve pour cela du minis- tère des hommes qui en sont les organes et les in- terprètes. C'est cette parole que Salomon , dans le livre de la Sagesse , a appelée toute-puissante : Om- nipotens sermo tuus ( i ). Et en effet 3 à voir ce qu'elle a opéré , soit dans l'ordre de la nature ou dans celui de la grâce , rien ne lui convient mieux que ce ca- ractère de toute-puissance : car c'est elle , dit l'Ecri- ture , qui , par un pouvoir souverain , a tiré tous les êtres du néant, qui a affermi les cieux , qui a

(i) Sap. 18.

TOME IV. i

2 SUR LA PAROLE DE DIEU.

donné à la terre sa consistance et sa fécondité. C'est elle , selon l'expression de saint Paul , qui appelle les choses qui ne sont pas , et qui n'ont jamais été , comme si elles étoient; qui, en ressuscitant les morts, fera sentir un jour sa vertu à celles qui ne sont plus , et qui, sans aucune résistance, leur fait prendre, tandis qu'elles sont, tous les mouvemens qu'il plaît à Dieu , leur créateur , de leur imprimer. En sorte qu'il n'y en a pas une , ajoute saint Augustin , qui, par quelque prodige extraordinaire , n'ait rendu hom- mage à cette adorable parole.

A peine fut-elle sortie de la bouche de Josué, que le soleil arrêta sa course. Moïse ne l'eut pas plutôt prononcée, que les eaux devinrent immobiles. Le ciel s'ouvrit et se ferma à mesure qu'elle fut employée par Elie. On vit la mer s'humilier et les tempêtes se calmer au moment que Jésus-Christ parla. Voilà ce que peut dans la nature la parole de Dieu : mais ce n'est rien encore , j'ose le dire , en comparaison des miracles éclatans qu'elle a faits dans l'ordre de la grâce. Car c'est cette même parole qui a converti et sanctifié le monde , qui a triomphé de l'idolâtrie , qui a dompté le vice et l'impiété , qui a brisé les cèdres du Liban et abattu l'orgueil des puissances de la terre : Vax Domini confringentis cedros (i ). C'est elle qui , annoncée par douze pêcheurs , s'est fait entendre par tout l'univers; qui, sans nul artifice et sans nul secours de l'éloquence humaine , a persuadé les philosophes, a confondu les libertins, a convaincu les athées , en un mot, qui, par la seule force de la

Ci) PS. 23.

SUR LA PAROLE DE DIEU. 3

vérité, a engendré, pour rn'exprimer avec l'apôtre saint Jacques, des millions de fidèles à Jésus-Christ : Voluntariè enim genuit nos verbo verltatisr\). D'où vient donc, demande saint Chrysostôme , que cette parole , toute féconde et toute divine qu'elle est, pa- roît aujourd'hui si foible et si stérile dans le christia- nisme ? D'où, vient que le saint ministère de la pré- dication , qui, dans le cours naturel de la Providence , devroit produire des fruits si abondans, par une mal- heureuse fatalité , est devenu , à notre confusion, un des emplois, ce semble, les plus inutiles? D'où vient même que la parole du Seigneur , bien loin d'être salutaire pour nous , a tous les jours un effet tout opposé; et qu'au lieu d'être le principe de notre conversion, elle devient, par un jugement de Dieu bien redoutable, le sujet de notre condamnation? C'est ce que j'entreprends d'examiner dans ce dis- cours. Je veux vous découvrir la source d'où procède un mai si pernicieux; et, en vous la faisant con- noître , vous mettre en état d'y apporter les remèdes nécessaires. Il s'agit, ô Esprit-saint ! de justifier votre parole. Répandez sur moi vos lumières , afin qu'à la faveur de vos lumières je puisse pénétrer dans les cœurs et y graver profondément les grandes vérités que cette matière m'engage à traiter. C'est la grâce que je vous demande par l'intercession de Marie : Ave , Maria*

Il est constant, chrétiens, que jamais la parole de Dieu n'a été plus souvent annoncée dans le chrisûa-

(i) Jac. i.

I.

4 SUR LA PAROLE DE DIEU.

nisme, qu'elle l'est de nos jours ; mais il est égale- ment vrai que ce bon grain , semé dans le champ de l'Eglise , n'y fut jamais plus stérile , et que jamais les chrétiens n'en ont retiré moins de fruit. Il n'est point maintenant de prédicateurs de l'évangile qui ne puis- sent se plaindre à Dieu , et lui dire avec Isaie: Do- mine , (juis credidit auditui nostra {})? Seigneur, c'est votre parole que nous avons préchée ; nous avons paru dans le monde comme vos ambassadeurs ; on nous a reçus, et reçus même avec honneur; mais s'est-il trouvé quelqu'un qui nous ait donné créance ? Après nous être épuisés pour représenter de votre part les vérités éternelles , quel en a été le succès? ÎSous avons pu quelquefois remuer les consciences , exciter dans les cœurs la crainte de vos jugemens; mais du reste, quel changement avons-nous vu dans les mœurs , et à quoi avons-nous pu connoître l'effet de votre sainte parole?

Voilà, mes chers auditeurs , ce qui faisoit autre- fois l'étonnement des prophètes, et ce qui fait en- core le mien. Je demande d'où peut venir cette inu- tilité de la parole de Dieu , et à qui elle doit être im- putée? Est-ce à la parole même de Dieu? est-ce aux prédicateurs qui la débitent? est-ce aux chrétiens qui l'écoutent? car il faut, par nécessité , que ce soit à l'un de ces trois principes. Or, de vouloir en accu- ser la parole de Dieu même, ce seroit une injustice: car elle n'est pas moins puissante aujourd'hui qu'elle l'a été du temps des apôtres. De dire qu'elle s'est altérée dans la succession des siècles, ce seroit tom-

(1) Isaï. 55.

SUR LA PAROLE DE DIEU. 5

ber dans l'erreur de nos hérétiques. L'Eglise , dit Cassiodore , a toujours conservé et conservera jus- qu'à la consommation des temps la parole de Dieu aussi pure que la foi. Nous prêchons le même évan- gile que saint Pierre prêchoit , lorsque , dans un seul discours, il convertit trois mille auditeurs; et quand le Saint-Esprit descendit visiblement sur les fidèles qui entendoient la parole de Dieu, comme il est rap- porté par saint Luc , ce n'éloit pas une autre parole que celle dont nous vous faisons part tous les jours, et que vous écoutez dans nos temples. Quoi donc? sont-ce les prédicateurs qui causent ce désordre ? J'avoue , chrétiens , que tous ne la dispensent pas avec les mêmes dispositions, ni la même édification. J'avoue qu'il s'en est trouvé , comme dit l'Apôtre , qui l'ont retenue captive ; qu'il s'en trouve encore qui la rendent mercenaire, et qui, par une espèce de simonie, en trafiquent pour acheter je ne sais quel crédit et une vaine réputation dans le monde. J'avoue même que quelques-uns ont déshonoré le saint ministère par le dérèglement de leurs mœurs : semblables à ces pharisiens qui enseignoient , mais qui ne pratiquoient pas : Bicunt , et non faciunt.

Mais après tout , ce n'est ni au mérite , ni à la sainteté des prédicateurs que l'efficace de la parole de Dieu est attachée : elle opère par sa propre vertu , et elle a même cet avantage sur les sacremens , qu'elle ne dépend point de l'intention de ses ministres. S'ils la profanent, ils se pervertissent eux-mêmes; mais , en se pervertissant, ils ne laissent pas de sancùlier les autres ; et l'on peut dire de cette divine parole

G SUR LA PAROLE DE DIEU.

ce que saint Augustin disoit du baptême conféré par les schismatiques: il est nuisible à ceux qui le donnent mal , et il est profitable à ceux qui le reçoivent bien: JSocel indigné iractantibus , scd prodcst digne sus- cipientilnis. Si donc , mes frères , la parole de Dieu fructifie si peu parmi vous, c'est à vous-mêmes que vous devez vous en prendre; et pour en venir à mon dessein , je trouve dans la plupart des chrétiens trois obstacles bien ordinaires à la prédication de l'évangile; savoir: le dégoût de la parole de Dieu, l'abus de la parole de Dieu , enfin , une résistance vo- lontaire à la parole de Dieu ; et ce sont ces trois obstacles que j'entreprends, ou de lever, ou du moins ©!e combattre dans ce discours. Le dégoût de la parole de Dieu , qui se rencontre particulièrement dans les âmes lâches; l'abus de la parole de Dieu , tombent communément les aines vaines ; la résistance à la pa- role de Dieu , qui est le caractère des pécheurs. Or, suivant Tordre et le partage de ces obstacles ainsi distingués, j'avance trois propositions qui renferment un grand fonds d'instruction et de morale. Car je dis que le dégoût de la parole de Dieu est une des plus terribles punitions que doive craindre un chrétien : c est la première partie. Je dis que l'abus de la pa- role de Dieu est un des désordres les plus essentiels que puisse commettre un chrétien : c'est la seconde. Je dis que la résistance à la parole de Dieu est une des plus prochaines dispositions à l'endurcissement et à la réprobation d'un chrétien : c'est la troisième. Les pn-miers ne l'écoutent point , parce qu'ils s'en dégoûtent; les seconds l'écoutent, mais non poiut

SUR LA PAROLE DE DIEU. 7

comme parole de Dieu , et en cela ils en abusent. Les derniers l'écoutent , et l'écoutent même comme parole de Dieu , mais ne la veulent point pratiquer; et c'est ainsi cru ils y résistent. De là, par une règle toute contraire , je veux conclure avec Jésus-Christ : Beati qui audiunt verbum Dei, et custodiunt illudi 1 ) ; Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la pratiquent. Eu trois mots: dégoût de la parole de Dieu opposé à la béatitude de ceux qui l'écoutent: Beati qui audiunt. Abus de la parole de Dieu op- posé au bonheur de ceux qui l'écoutent comme pa- role de Dieu : Beati qui audiunt verbum Dei. Résis- tance à la parole de Dieu opposée au mérite et à l'avantage de ceux qui l'écoutent comme parole de Dieu, et qui la pratiquent: Beati qui audiunt ver- bum Dei , et custodiunt illud. C'est tout le sujet de votre attention. Commençons.

PREMIÈRE PARTIE.

Je vous l'ai dit , chrétiens , et il est vrai : c'est par la parole de Dieu qu'il a plu à la Providence de sanc- tifier le monde. Voilà le moyen que Dieu a choisi , et l'instrument dont il s est servi pour la conversion des âmes. Il pouvoit y en employer d'autres: mais, dans le cours ordinaire et même naturel de sa sa- gesse , il s'est en quelque sorte borné à celui-là. En ellet , dit le grand Apôtre , la foi n'est venue que de ce qu'on a entendu; et l'on n'a entendu que parce que la parole de Jésus - Christ a été prê- chée : Fides ex auditu , auditus autem per vcrbum

(1) Luc. 11.

8 SUR LA TAROLE DE DIEU.

Christi (1). Or, ce qu'il disait alors de la foi à l'égard des infidèles, je puis le dire de la pénitence à l'égard des pécheurs , et de la persévérance à l'égard des justes : on ne se convertit et l'on ne change de vie que parce qu'on se sent touché des vérités éter- nelles, et ces vérités sont la parole de Dieu que l'on entend. Parole qui , publiée et légitimement annon- cée par les ministres de l'évangile , frappe d'abord nos oreilles, mais pénètre ensuite jusque dans nos cœurs, et en remue les plus secrets ressorts. Parole , ajoute excellemment saint Augustin , qui sert de dis- position et comme de véhicule à toutes les grâces intérieures que Dieu veut répandre sur nous. Parole qu'il nous fait distribuer comme un de ses dons les plus précieux , et qui , par une espèce d enchaîne- ment , attire encore tous les autres dons à quoi la prédestination de l'homme est attachée. N'est-ce pas ainsi que Dieu en a toujours usé? et en consultant les oracles de l'Ecriture , ou plutôt l'expérience de tous les siècles, trouve-t-on que les hommes soient jamais sortis des ténèbres du péché , et parvenus à la lumière de la grâce par une autre voie que par celle de la parole qu'ils avoient entendue? D'où je conclus qu'un des plus grands malheurs que l'homme chré- tien ait à craindre 3 disons mieux, qu'une des puni- tions de Dieu les plus visibles dont l'homme chrétien doive se préserver, est de tomber dans le dégoût de cette sainte parole. Car, quel malheur pour moi que de concevoir du dégoût pour ce qui doit me conver- tir , pour ce qui doit me sauver, pour ce qui doit

SUR LA PAROLE DE DIEU. 9

m'affectionner à mes devoirs , pour ce qui doit gué- rir mes foiblesses , pour ce qui doit corriger mes erreurs , pour ce qui doit me ranimer si je suis tiède , pour ce qui doit m'éclairer si je suis aveugle , pour ce qui doit me nourrir si je suis vivant , pour ce qui doit me ressusciter si je suis dans un état de mort : et ne sont-ce pas les effets de la parole de Dieu ?

Ceci , chrétiens , sufïiroitpour établir ma première proposition. Mais , parce que vous attendez que je vous en donne une intelligence plus parfaite , appli- quez-vous à ce que je vais vous dire. Je n'examine point ici les sources d'où peut procéder ce dégoût si commun dans le christianisme , et si pernicieux. Si j'en voulois rechercher le principe, je vous ferois aisément reconnoître qu'il vient dans les uns d'un orgueil secret , dans les autres, d'un fonds de liber- tinage; dans ceux-ci, d'un attachement honteux aux plaisirs des sens , dans ceux-là , d'une insatiable cupi- dité des biens temporels. Car , le moyen , dit saint Chrysostôme , de goûter une parole qui ne prêche que l'humilité , que l'austérité , que la pauvreté évan- gélique , tandis qu'on est ambitieux , sensuel , inté- ressé? Comment goûter ce qui remet sans cesse devant les yeux l'obligation indispensable de haïr et de fuir le monde , tandis qu'on a l'esprit et le coeur préoccu- pés de l'amour du monde ? Voilà , dis-je , de quoi je vous ferois convenir, et par vous verriez que ce dégoût de la parole de Dieu est de la nature de ces choses, qui, selon la doctrine des Pères, sont tout à la fois dans nous , et péché , et peine du péché ; c'est-à-dire , de ces choses pour lesquelles Dieu nous

10 SUR LA PAROLE DE DIEU.

punit, et par lesquelles il nous punit. Piéflexion qui confondroit au moins notre infidélité , lorsque nous prétendons sur ce poini: nous justifier aux dépens de Dieu, puisqu'il est évident que tous les principes d'où naît le dégoût de sa parole, sont, par rapport à nous, autant de principes volontaires, et par même autant de sujets de condamnation. Cependant, sans entreprendre de les approfondir , contentons- nous d'en voir les malheureuses conséquences. Car , que fait ce dégoût de la divine parole ? il nous en éloigne , et il nous rend incapables d'en profiter. Or , l'un et l'autre est également à craindre , parce que l'un et l'autre est un des plus rigoureux châti- mens que Dieu exerce sur un pécheur, quand il le livre dès cette vie à la sévérité de sa justice.

Savez-vous , chrétiens ( ceci mérite votre atten- tion , et , sous une figure sensible , va vous découvrir un des plus importans secrets de la prédestination et de la réprobation des hommes ) , savez-vous par la colère de Dieu commença à éclater sur les Israé- lites, et par ces esprits rebelles commencèrent eux-mêmes à s'apercevoir qu'ils avoient irrité contre eux le Seigneur? L'Ecriture nous l'apprend ; ce fut par le dégoût qu'ils conçurent pour la manne. Je m'explique. Cette manne tomboit du ciel, et c'étoit l'aliment dont Dieu les avoit pourvus dans le désert, et qu'il prenoit soin lui-même de leur distribuer chaque jour à proportion de leurs besoins. Nourri- ture qui les maintenoit tous dans une santé parfaite ; en sorte , dit le texte sacré , qu'on ne voyoit point dans leurs tribus de malade : Et non erat in tribubus

SUR LA PAROLE DE DIEU. Il

eorum infirmas (i). Nourriture qui , toute simple qu'elle étoit, avoit néanmoins les qualités les plus rares; qui, par une merveille bien surprenante, s'accommodoit à tous les goûts , et qui , sans nul autre assaisonnement , leur tenoit lieu des mets les plus exquis. Mais qu'arrive-t-il ? A peine ont-ils se- coué le joug du Dieu d'Israël , et par obligé le Dieu d'Israël à se retirer d'eux , qu'il leur prend un dégoût de cette viande. Quoiqu'elle soit en substance toujours la même , elle commence à n'avoir plus pour eux le même attrait; ils ne vont plus la recueillir qu'avec dédain ; et, dans l'usage qu'ils en font, ils n'y trouvent plus rien que d'insipide. Etonnés de ce changement , que se disent-ils les uns aux autres ? Anima nostra jam nauseat super cibo islo levis- simo (2) ; quel prodige ! cette manne , autrefois si délicieuse , nous est maintenant insupportable. Ils soupirent après des viandes plus matérielles et plus grossières ; et l'Ecriture ajoute qu'au même temps la colère de Dieu s'éleva contre eux : Et ira Dei as- cendit super eos (3). Comme si la dépravation de leur goût , selon la belle réflexion d'Origène et de saint Jérôme , eût été le premier effet de la ven- geance du Seigneur. Or, tout cela, reprend l'Apôtre, n'étoit que l'ombre de ce qui devoit s'accomplir en nous. Car voici , mes chers auditeurs , ce qui se passe tous les jours en je ne sais combien de chrétiens du siècle ; et plaise au ciel qu'une funeste expérience ne vous l'ait pas fait connoître. La parole de Dieu , dit saint Augustin , est la vraie mnnne , c'est-à-dire , la

(1) Psal. 10^. (î)Num. 21.— (3) Ps. 77.

12 SUR LA PAROLE DE DIEU.

nourriture spirituelle que Dieu nous a préparée, et qui doit être pour nos âmes, suivant le dessein de la Providence , tout ce que la manne du désert étoit pour le corps. Et en effet , quand autrefois nous étions dans l'ordre , et que nous marchions dans les voies de Dieu , cette parole nous soulenoit , celte parole nous consoloit, cette parole se proportionnoit à nos besoins et à nos goûts : nous l'écontions avec plaisir, nous la recevions avec avidité, nous en sentions la vertu secrète et toute miraculeuse. Mais maintenant que , par notre infidélité , nous avons engagé Dieu à se tourner contre nous , nous n'éprouvons plus rien de tout cela. Cette parole , toute divine qu'elle est , ne fait plus , ni sur nos cœurs , ni sur nos es- prits, nulle impression. Il ne nous en reste qu'un triste dégoût, qui nous fait dire comme les Juifs: Nauseat anima nostra super cibo isio levissimo. De vient que nous la négligeons et que nous refusons de l'entendre , que nous préférons à ce devoir les plus vains amusernens , que tout nous sert de prétexte pour nous en dispenser , que nous regardons ce saint temps du carême comme un temps de fatigue. De vient , si quelquefois nous y assistons , ou forcés par une certaine bienséance , ou entraînés par l'exem- ple , que nous n'en profitons plus : pourquoi? parce que , pour profiter d'une viande, il faut l'aimer et la goûter; et que ce qui est vrai des alimens du corps, l'est encoreplus des alimens spirituels. AussiDieus'est- il déclaré lui-même qu'il remplira de biens les âmes affamées : Aniniam esurienlem satiavit bonis (i);

(0 Psal. 106.

SUR PAROLE DE DIEU. l3

c'est-à-dire , qu'à mesure que nous entretiendrons dans nous un saint désir de sa parole , cette parole entrera dans nos âmes avec la plénitude des grâces qui la suivent immédiatement : comme, au contraire , il menace ailleurs de renvoyer ces âmes dédaigneuses qui ne savent pas estimer un de ses dons les plus pré- cieux , et de les priver de tous les avantages qui y sont attachés : Esurientes implevit bonis , et dicites dimisit inanes (1), un autre texte porte : fastidiosos dimisit inanes.

Ainsi voyons-nous tant de mondains n'entendre la parole de Dieu qu'avec indifférence , et n'en rem- porter qu'un vide affreux de toutes les pensées du ciel , et de tout ce qui pourroit les exciter à chercher le royaume de Dieu et sa justice. Ainsi les voyons- nous sortir des prédications les plus touchantes sans en être émus, souvent rebutés des choses mêmes dont les autres sont pénétrés , et par leur insensibilité montrant bien qu'ils sont de ces délicats que Dieu rejette. Fastidiosos dimisit inanes. Mais , dites- vous , ce dégoût que nous condamnons et que nous vous reprochons , n'est point précisément un dégoût de la parole de Dieu , mais de la parole de Dieu mal annoncée : car si je trouvois , ajoutez-vous, des hommes solides et judicieux, des hommes, comme les prophètes, animés de l'esprit de Dieu, et ca- pables de me représenter avec force les obligations de mon état ; si je trouvois des prédicateurs de l'évan- gile, tels que les désiroit saint Paul, qui joignissent le zèle à la science , et qui sussent , en éclairant l'es-

(1) Luc i.

l4 SUK LA PAROLE DE DIEU;

prit, remuer le cœur, je les écouterois, et je les écouterois avec plaisir. C'est ainsi qu'un lâche audi- diteur voudroit encore se justifier aux dépens de la Providence , et qu'il prononce lui-même son juge- ment. Car , s'il étoit vrai , chrétiens , qu'il n'y eût plus de ces hommes évangéliques propres à émou- voir et à instruire, quelle marque plus sensible pour- riez-vous avoir de la colère de Dieu? Ne seroit-ce pas l'accomplissement de celte menace que Dieu fai- soit à son peuple : Je leur ôterai les prédicateurs de ma parole ; et ceux qui en porteront encore le nom , et qui en feront l'office, ne seront plus que des hommes vains , semblables à un airain sonnant et à une cimbale retentissante. Voilà , disoit le Seigneur, par je les punirai. Je ne susciterai plus de pro- phète qu'ils écoutent ; il n'y en aura plus qui ait le don de les toucher et de les convertir ; ils demeureront sans maître et sans docteur qui leur enseigne ma loi : Absque sacerdote , doctore , et absque lege (i). Ne commenceriez- vous pas, dis je , à ressentir l'effet de cette malédiction , et saisis d'une frayeur salutaire , à quel autre qu'à vous-mêmes pourriez-vous impu- ter cette triste disette? Mais malgré l'iniquité du monde , nous n'en sommes pas là. Rendons grâces au Seigneur : il y a encore dans l'Eglise des hommes éclairés et fervens , des successeurs de Jean-Bap- tiste , qui, comme des lampes ardentes et luisantes , découvrent la vérité et la prêchent saintement , forte- ment , utilement. Mais vous en voulez qui la prêchent poliment et agréablement, rien davantage ; je dis

(1) 2. Parai. i5.

SUR LA FAROLE DE DIEU. 1 5

poliment selon vos idées , et agréablement par rap- port à votre goût , et parce que ceux que vous en- tendez , quelque zèle qu'ils puissent avoir d'ailleurs , n'ont pas néanmoins le don de vous plaire , c'est assez pour vous en éloigner. Or , en cela même con- siste la misère spirituelle de votre ame , et le châti- ment de Dieu ; je veux dire , en ce qu'il n'y a plus d'hommes assez parfaits pour satisfaire votre goût et pour répondre à votre délicatesse. Voilà par Dieu commence à vous réprouver. Car la réprobation de Dieu s'accomplit aussi bien à votre égard , quand il n'y a plus de prédicateurs qui vo us plaisent , que s'il n'y en avoit plus absolument pour vous instruire; et peut-être vaudroit-il mieux pour vous qu'il n'y en eût plus absolument, que de n'en plus trouver qui s'attirent votre attention et votre estime. Etat déplo- rable , mais état ordinaire des gens du monde , et particulièrement de ceux qui vivent à la cour; il n'y a plus pour eux de parole de Dieu , parce qu'il n'y a plus de sujets qui aient ces qualités requises pour la leur rendre supportable. S ils raisonnoient bien, ils concluroient de , que Dieu donc est irrité contre eux; qu'il y a donc en eux quelque principe de reli- gion ou corrompu , ou altéré; que ce raffinement de goût dont ils se piquent , est , pour m'exprimer de la sorte , un des indices les plus certains de la mau- vaise constitution de leur foi ; que de , s'ils n'y prennent garde, s'ensuit la ruine évidente de leur salut. Car enfin , Dieu , tout sage et tout bon qu'il est, ne fera pas pour eux d'autres lois de providence, que celles qu'il a établies. Or , il a sauctiiié le monde

l6 SUR LA PAROLE DE DIEU.

par la prédication de l'évangile , et il n'est pas croyable qu'il les convertisse par un autre moyen que celui-là.

Je sais que le fonds de ses grâces n'est point épuisé, et qu'il pourrait , pour les sauver , au lieu de sa pa- role , employer les prodiges et les miracles : mais pour peu qu ils se fissent justice, ils reconnoîtroient qu'exiger de Dieu ces miracles , après avoir rejeté sa parole , c'est une présomption criminelle. Ainsi, dis-je, raisonneroient-ils. Mais le comble du malheur pour eux est de ne rien comprendre de tout cela, et par un aveuglement dont ils se savent encore bon gré, de s'en tenir à des vues purement humaines; comme si le défaut de prédicateurs tels qu'ils les demandent, n'étoit qu'une preuve et de la finesse et de la jus- tesse de leur esprit ; comme si Dieu ne devoit pas confondre cette prétendue finesse et cette fausse jus- tesse desprit par elle-même, en permettant qu'elle serve d obstacle à un nombre infini de grâces à quoi leur salut étoit attaché , et qui dépendoient de la do- cilité d'un esprit humble. Je ne dis point par quelle injustice, ou plutôt , par quelle bizarrerie , ce qu'il y a de plus vénérable et de plus saint dans la parole de Dieu, a cessé d'être du goût du siècle et surtout du goût de la cour. Autrefois les mystères de la re- ligion , expliqués et développés , étoient les grands sujets de la chaire. Maintenant , parce que la foi des hommes est languissante, on ne trouve plus dans ces grands sujets que de la sécheresse; et ceux qui les doivent traiter, forcés en quelque sorte de condes- cendre au gré de leurs auditeurs, ou évitent d'y entrer,

ou

SUR LA PAROLE DE DIEU. 17

Ou ne font en y entrant, que les effleurer. Si les Pères de l'Église revenoient au monde , et qu'ils prê- chassent dans cet auditoire ces éloquens discours qu'ils faisoienl aux peuples , et que nous avons en- core dans les mains , je ne sais s'ils seroient écoutés » et Dieu veuille qu'ils ne fussent pas abandonnés. Les éloges des saints , les merveilles que Dieu a opérées par ces élus , étoient des matières touchantes pour les fidèles : c'est de que les ministres de l'évangile tiroient certains exemples éclatans et convainrans, qui animoient, qui encourageoient, qui servoient de modèles et de règles : comment aujourd'hui ces exemples seroienl-ils reçus ? On ne veut plus qu'une morale délicate, qu'une morale étudiée, qui fasse connoître le cœur de l'homme , et qui serve de mi- roir 011 chacun, non pas se regarde soi-même, mais contemple les vices d'aulrui: et qui sait si cette mo- rale n'aura pas enfin le même sort, et si elle ne per- dra pas bientôt cette pointe qui la soutient? Après cela, que restera-t-il à un prédicateur pour gagner les âmes ; disons mieux , que restera-il par la grâce* de Jésus-Christ , sans un miracle du ciel , puisse trouver entrée dans les cœurs?

Ah ! chrétiens, en sommes-nous, et à quelle extrémité notre foi est-elle réduite? d'où peut \< fïif un tel désordre, si ce n'est pas de l'abandon do Dieu, et à quoi peut-il aboutir qu'à notre perle éter- nelle? ne goûtant plus la parole de vie , que devons- nous attendre que la mort? Voilà , mes chers audi- deurs , nous conduit l'esprit du siècle ; vous le savez , à ne chercher plus que l'agréable et à rejeter TOME IV. 2

l8 SUR LA PAROLE DE DIEU.

Je sérieux et le solide , à n'aimer que ce qui plaît et à mépriser ce qui instruit et ce qui corrige , à faire perdre aux plus saintes vérités toute leur vertu , et, si j'ose le dire , à les anéantir : Quoniam diminutœ sunt méritâtes à filiis hominum (i). Heureux donc , mon Dieu , ces chrétiens dociles et fidèles qui goûtent votre parole, et qui l'écoulent parce qu'ils la goûtent : Beati qui audiunt. Leurs cœurs , comme une terre bien cultivée , reçoivent ce bon grain , et ce bon grain y prend racine et y fructifie au centuple. Sont- ils dans les ténèbres? c'est une lumière qui les dirige. Sont-ils dans la langueur? c'est une grâce qui les ranime. Excitez en nous, Seigneur, un désir ardent et un goût salutaire de cette parole de vérité , de cette parole de sainteté, de cette parole de salut: mais en nous la faisant aimer , faites , ô mon Dieu ! que nous l'aimions comme votre parole , afin d'en éviter 1 abus. C'est le sujet de la seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE.

Saint Paul , instruisant les premiers fidèles sur l'eucharistie , qui de nos mystères est le plus au- guste, se servoit d'une expression bien remarquable, pour leur donner à entendre l'abus qui se faisoit dès- lors , et qui se fait encore tous les jours dans le chris- tianisme , de cet adorable sacrement : Qui enim man ducat indigne , judicium sibi manducat ; non dijudicans corpus Domini (2). Quiconque, leur disoit-il, mes frères , mange indignement ce pain de vie , doit savoir qu'il mange sa propre condam-

(1) Ps. 11. (2) 1. Cor. 11.

SUR LA PAROLE DE DIEU. 19

nation ; et pourquoi? parce qu'il ne fait pas le dis- cernement qu il doit faire du corps du Seigneur. Prenez garde , s'il vous plaît ; l'Apôtre réduisoit l'abus de la communion à ce seul point , de recevoir le corps de Jésus-Christ sans distinguer que c'est le corps de Jésus-Christ ; d'user de celte viande céleste qui est immolée sur l'autel, comme on useroit d'une viande commune; de ne la pas prendre avec ce sen- timent respectueux que demande la chair d'un Dieu; de la confondre avec les alimens les plus vils, ne mettant nulle différence entre manger et commu- nier, entre participera la sainte table et être admis à une table profane, abus qui, dans ces premiers siècles de l'Eglise, pouvoit venir de l'ignorance des gentils , ou de l'ignorance même des Juifs nouvel- lement convertis à la foi; mais abus qui, par notre infidélité et par la corruption de nos mœurs , est devenu bien plus fréquent et plus criminel , parce qu'il n'est rien de plus ordinaire, ni rien de plus dé- plorable que de voir encore aujourd'hui d(S chré- tiens qui communient sans discerner la nourriture sacrée -qui leur est offerte; c'est-à-dire, sans qu'il paroisse que c'est une viande divine et la chair même du Rédempteur qu'ils croient recevoir: Non di'/'u- dicans corpus Domini.

Or , j'applique ceci à mon sujet , et , sans pré- tendre que la comparaison soit entière , elle me ser- vira néanmoins, et me tiendra lieu de preuve pour établir ma seconde proposition. Nous commettons tous les jours mille abus dans l'usage de la parole de Dieu ; et malheur à nous si , les commettant , ou nous

2.

$0 SUR LA PAROLE DE DIEU.

ne les connoissons pas , ou nous ne les ressentons pas; mais, chrétiens, l'abus capital, celui que nous devons sans cesse nous reprocher, et d'où suivent tous les autres , c'est que , dans la pratique , nous ne faisons pas le discernement nécessaire de celte ado- rable parole ; je veux dire , que nous ne l'écoutons pas comme parole de Dieu , mais comme parole des hommes ; qu'au moment qu'elle nous est annoncée , au lieu de nous élever au-dessus de nous-mêmes > pour la recevoir avec cette préparation d'esprit qui nous la rendroit également vénérable et profitable , en nous souvenant que c'est la parole du Seigneur , nous nous en formons des idées tout humaines ; que nous ne la déshonorons pas moins, selon la remarque de saint Chrysostôme , en l'approuvant , qu'en la méprisant , puisque, dans nos éloges et dans nos mépris, nous en jugeons comme si c'étoit l'homme , et non pas le Dieu tout-puissant qui nous parlât. Voilà ce que l'expérience m'a appris , ce qu'elle vous apprend à vous-mêmes, et de quoi je voudrois vous faire sentir toute l'indignité.

En effet , convenez avec moi , mes cliers auditeurs , que cet abus est un des désordres les plus essentiels nous puissions tomber : désordre , reprend saint Augustin , par rapport à Dieu , qui, selon 1 Ecri- ture , étant un Dieu jaloux, Test singulièrement de l'honneur de sa parole : désordre par rapport à nous- mêmes , qui , par , détruisons et anéantisssons toute la vertu que Dieu , comme auteur de la grâce , commu- nique à cette sainte parole pour nous sanctifier : deux points d'une extrême importance. Ecouter

SUR LA PAROLE DE DIEU. 21

moi : quand vous ne faites pas un juste discernement du corps de Jésus-Christ , saint Paul prétend , et avec raison , que vous le profanez : Reus erit corporis et sanguinis Dominî ; et moi je soutiens, par la même règle, que vous profanez la parole de Dieu , quand vous ne savez pas la discerner de la parole de l'homme , selon l'esprit de notre religion. Ne comparons point ici ces deux désordres , pour en mesurer l'excès et la grièveté. Vous avez horreur d'une communion sacrilège, et , loin d'affoiblir et de diminuer en vous ce sentiment , je voudrois , s'il m'étoit possible , l'augmenter encore et le confirmer; mais ma douleur est qu'avec cette horreur d'une communion indigne, vous n'ayez nul remords de l'outrage que vous faites à Dieu, en écoutant, si je puis m'exprimer de la sorte , sa parole indignement ; et je voudrois que l'horreur de l'un , par une conséquence naturelle , servît à exciter en vous l'horreur de l'autre. Trem- blez , vous dirois-je , quand vous mangez le pain des anges avec aussi peu de foi que vous mangeriez un pain terrestre et matériel ; en user ainsi , c'est un crime que vous ne détesterez jamais assez : mais tremblez encore, ajouterois-je , quand vous entendez la pa- role que l'on vous prêche , avec aussi peu de religion que si c'étoit un discours académique ; quand , dis— je , vous l'entendez sans mettre entre elle et celle des hommes la différence que Dieu y met et qu'il veut que vous y mettiez; et comprenez bien qu'il y a dans l'abus de la prédication une espèce de sacrilège que nous pouvons comparer à l'abus de la communion. Voici comment saint Augustin lui-même s'en est

22 SUR LA PAROLE DE DIEU.

expliqué : Non mi/.ùs est verbum Dei 9 quàm corpus Christi. Non , nies frères , disoit-il , la parole de Dieu que nous entendons, n'est rien , à notre égard , de moins précieux ni de moins sacré que le corps même de Jésus-Christ : voilà le principe qu'il sup- posoit comme incontestable, d'où il tiroil cette con- clusion, qui, toute sensée qu'elle est, avoit toute- fois besoin d'être appuyée de son autorité: Non mi- nus ergo reus crit , qui verbum Dei perperàm audie- rit , quàm qui corpus Christi in terrain coder e sua negligcntid prœsumpserit. Celui-là donc , ajoutoit- il , n est pas en quelque sorte inoins criminel, ni moins sujet à l'anathême de saint Paul , qui abuse de cette sainte parole et qui la profane , que s il profa- noit le corps du Sauveur, et le laissant tomber par terre et le foulant aux pieds. Avouons-le néanmoins, mes chers auditeurs , c'est ce qui vous arrive tous les jours, et à quoi vous n'avez peut-être jamais pensé, pour en faire devant Dieu le sujet de votre confusion et de votre douleur : car , si l'on venoit entendre la parole de Dieu , comme parole de Dieu , y viendroit-on par un esprit de curiosité pour l'exa- miner , par un esprit de malignité pour la censurer, par un esprit d'intérêt pour faire sa cour , par un esprit de mondanité pour voir et pour se faire voir ; le dirai-je , et n'en serez-vous point scandalisés ? par un esprit de sensualité pour contenter les désirs de son cœur, et pour trouver l'objet de sa passion. Ah ! chrétiens, ne rougiroit-on pas de s'y présen- ter avec de telles dispositions? cette pensée seule: C'est la parole de mon Dieu que je vais écouter , ne

SUR LA PAROLE DE DIEU. 23

suftiroit-elle pas pour nous saisir d'une salutaire frayeur ? occupé de cette pensée , n'y viendroit-on pas avec un esprit humble , avec une ame recueillie , avec un cœur touché et pénétré des plus vifs senti- mens de la religion; en un mot, comme Ion iroit à un sacrement et au plus redoutable des sacremens, qui est celui de nos autels ? car, voilà toujours la véritable et juste idée que nous devons avoir de la parole de Dieu : Non minus est verbum Dei , quàm corpus Christi : quand donc vous venez l'entendre avec des vues toutes contraires, il est évident que vous ne la regardez plus comme parole de Dieu , mais comme parole de l'homme; et tel est l'abus que je combats et qu'on ne peut assez déplorer : car, dit saiut Chrysostôme, Dieu parlant en Dieu, veut être écouté en Dieu; et quand il parle par la bouche des prédicateurs , qui sont ses organes , il veut que ses organes soient écoutés comme lui-même: Qui vos audit , me audit , et qui vos spernit , me spernit (i ) ; mais vous , sans remonter si haut, vous voulez les écouter comme hommes , les contrôler comme hommes , les railler même souvent et les discréditer comme hommes ; et , ce que vous ne feriez pas au moindre sujet qui vous annonceroit les ordres du prince et vous parleroit en son nom , vous le faites impunément et sans scrupule au ministre de votre Dieu; après cela, étonnez-vous que j'en appelle à vous-mêmes, et que je vous accuse devant le tribunal de votre conscience , d'avoir été cent fois , et d être

(i) Luc. 10

24 SUR LA PAROLE DE DIEU.

encore tons les jours , les profanateurs du saint dé- pôt que Dieu nous a confié, et qu'il nous a confié pour vous, qui est le ministère de sa parole.

De , par une conséquence immanquable , l'inu- tilité de ce divin ministère; car la parole de Dieu , reçue c< mme parole de liiomme , ne peut produire dans les cœurs que des effets proportionnés à la vertu de la parole de l'homme ; et il est de la foi que la pa- role de l'homme , quelque touchante , quelque con- vaincante , quelque forte et quelque puissante qu'elle soit d'ailleurs, n'est d'elle-même pour le salut, qu'un vain instrument. C'est ce que le grand Apôtre faisoit entendre aux Tliessaloniciens : Ideb et nos ^ratios agimus Deo sine intermissionc : quoniam cùm accepissetis à nobis verbum auditûs Dei , acce- jiistis illud , non ut verbum hominum 5 sed ( sicut est verè} verbum Dei qui opéra tur in vobis (i). Vo- tre bonheur , mes frères , leur disoit-il , et le sujet de ma consolation , c'est qu'ayant entendu la parole de Dieu que nous vous prêchons , vous l'avez reçue , non comme parole des hommes , mais comme parole de celui qui agit efficacement en vous. Voilà la source de toutes les bénédictions que Dieu a répandues sur votre Eglise , et ce qui fait que votre foi est devenue célèbre jusqu'à servir de modèle à toutes les églises d'Asie. Prenez garde , dit Théophylacte ; c'étoit la parole de saint Paul qui opéroit dans ces nouveaux iidèles , mais qui opéroit comme parole de Dieu. Au contraire , voulez-vous voir la parole de Dieu ,

<i) i. Thés. a.

SUR LA TAROLE DE DIEU. 25

quoiqu'annoncée par saint Paul, opérer comme pa- role de l'homme ? en voici un exemple bien remar- quable. Saint Paul entre dans une ville de Lycaonie , pour y publier la loi de Dieu ; on l'écoute , on est charmé de ses discours, on le suit en fouie , on va jusqu'à lui offrir de l'encens , jusqu'à vouloir lui sa- crifier comme à une divinité, jusqu'à le prendre pour Mercure et pour le dieu de la parole : Et vocabant Bamabam Jovem , Paulum verb Mercurium , çuo- niam ipse erat dux verbi (i) ; n'étoil-ce pas, ce semble , une disposition bien avantageuse pour l'évan- gile ? Ah ! chrétiens , disons plutôt que c'étoit un obstacle au progrès de l'évangile : ils écoutoient saint Paul comme homme , autrement ils n'auroient pas pensé à en faire un dieu ; sa parole agissoit donc en eux comme la parole d'un homme ; et en effet , ces applaudissemens , ces éloges sont les fruits ordinaires de la parole des hommes, quand ils ont le don de s'énoncer avec éloquence ou avec agrément ; mais n'attendez rien de plus. O profondeur des conseils de Dieu ! de ce grand nombre d'admirateurs , saint Paul ne convertit pas un infidèle , et , de tous ces au- diteurs charmés , il n'y en eut pas un qui renonçât à ses erreurs pour embrasser la foi. Voilà ce qu'éprou- vent maintenant encore tant de mondains : ce sont des corrupteurs , ou , s'il m'est permis d'user de la figure du Saint-Esprit , ce sont des adultères de la parole de Dieu ; peu en peine de sa fécondité , il* n en cherchent que le plaisir : Adultérantes ver bu m Dei (2). Que fera le prédicateur le plus zélé? leur

(1) Act. 14. (2)2. Cor. 2.

36 SUR LA PAROLE DE DIEU.

représenlera-t-il l'horreur du péché, la sévérité des jugemens de Dieu , les conséquences de la mort ? ils s'arrêteront à la justesse de son dessein , à la force de son expression , à 1 arrangement de ses preuves, à la beauté de ses remarques. Leur mettra-t-il de- vant les yeux l'importance du salut éternel et la va- nité de biens de la vie? ils conviendront qu'on ne peut rien dire de plus grand, que tout y est noble, sensé, suivi; mais dans la pratique, nulle conclusion ; ils admireront , mais ils ne se convertiront pas ; dés- honorant, d;t saint Augustin , la parole de Dieu par les louanges mêmes qu'ils lui donnent , ou plutôt qu'ils lui ôtcnt , pour les donner à celui qui n'en est que le dispensateur.

C'est ce que faisoient les Juifs , lorsque le prophète Ezéchiel leur annonçoit les calamités dont Dieu, pour le juste châtiment de leurs crimes, devoil bien- tôt les affliger. Car l'Ecriture nous apprend qu'ils étoient enchantés des discours de ce prophète , sans être émus de ses menaces; et Dieu lui-même lui en marquoit la raison : Filii populi lui hf/uuntur de te juxta muros et in ostiis domorum (i) ; bien, Prophète, lui disoit le Seigneur , sais-tu l'eiFet des vérités étonnantes que tu prêches à mon peuple? c est qu'ils parlent de toi par toute la ville et dans toutes les compagnies. Au lieu de glorifier ma parole , ils te préconisent toi-même : Et dicunt unus ad alterum : Venite , et audiamus cuis sit sermo egrediens à Domino (2) : Quand lu dois les instruire , ils s'invitent les uns les autres : Allons, et voyons comment le

(1) Ezech. 33. (2) ILld.

SUR LA PAROLE DE DIEU. 27

Prophète aujourd'hui réussira. Et veniunt ad te , auasiingrediatur populus (1) .• et en effet ils viennent t'en tendre comme ils iroient à un spectacle. Et es eis quasi carmen musicum quod suavi dulcique sono canilur (2.) : ils t'écoutent comme une agréable mu- sique qui leur llatteroit l'oreille. Mais prends garde , ajoutoit le Dieu d'Israël , qu'ils se contentent d'écou- ter ce que lu leur enseignes ; et du reste , qu'ils se sont mis dans une malheureuse possession de n'en rien pratiquer : Et audiunt verba tua , et nonfaciunt ea. Pourquoi? parce que c'est ta parole qu'ils enten- dent , et non pas la mienne : Et audiunt verba tua. Or , ta parole peut bien avoir la grâce de leur plaire, mais elle n'aura jamais la force de les convertir.

Aussi, reprend saint Jérôme, y va-t-il de l'hon- neur de Dieu que la conversion des âmes , qui est le grand ouvrage de sa grâce , ne soit pas attribuée à la parole des hommes , ni même à la sienne confondue avec celle des hommes. Vous voulez entendre ce prédicateur parce qu'il vous plaît ; et Dieu ne veut pas que ce soit par ce qui vous plait dans ce prédica- teur que vous soyez converti , mais par la simplicité de la foi. N'espérez pas qu'il change cet ordre , et qu'il fasse pour vous une loi particulière. Mais sa- vez-vous comment il vous punira? il se vengera de vous par vous-mêmes ; il vous laissera en partage la parole des hommes , puisque c'est celle que vous cherchez ; et pour sa parole , il la révélera aux vrais fidèles qui la reçoivent avec une humble docilité : ou , pour mieux dire , de cette même parole , il vous

(1) Ezech. 35. (2) Ibid.

28 SUR LA PAROLE DE DIEU.

laissera tout ce qu'elle peut avoir de spécieux et d'inutile à quoi vous vous attachez ; mais tout ce qu'elle a de solide et d'avantageux pour le salut, il le réservera à ces âmes choisies qui ne cherchent dans sa parole que sa parole même. Etrange et pernicieux abus! On écoute les prédicateurs pour juger de leurs talens,pour faire comparaison de leurs mérites, pour rabaisser celui-ci , pour donner la préférence à celui- ; et souvent on verra dans une ville , dans une cour, touchant les ministres de la parole évangélique, le même partage d'esprit qu'on vit autrefois à Corin- the touchant les ministres du baptême , quand l'un disoit: Pour moi, je suis à Apollo; et l'autre : Pour moi , je suis à Céphas. Ah ! mes frères , reprenoit saint Paul , pourquoi ces contestations et ces partia- lités? Jésus-Christ est-il donc divisé? Bivisus est Christus (i) ? Est-ce Apollo qui a été crucifié pour vous , et avez-vous été baptisés au nom de Céphas ? 3N'cst-ce pas le même Dieu qui vous a sanctifiés par eux ? A quoi j'ajoute , chrétiens , n'est-ce pas le même Dieu qui vous parle , et qui vous exhorte par notre bouche : Deo exhortante per nos (2) ? Qui sommes-nous , disoit ailleurs saint Pierre en prêchant aux Juifs , pour mériter que vous vous occupiez de nous, et que vous fassiez distinction de nos person- nes ? Pourquoi nous regardez-vous , tandis que nous faisons l'office de simples ambassadeurs ? Viri /ret- ires , quid miramini in hoc , aut nos quid intue- mini (3) Sans cette qualité d'ambassadeur de Jésus- Christ, moi , qui parois aujourd'hui dans cette chaire

(1) 1. Cor. 1. (2) 1. Cor. 5. (3) Act. 3.

SUR LA PAROLE DE DIEU. 29

après y avoir déjà tant de fois paru , oserois-je soutenir la présence du plus grand des rois, et la soutenir de si près , tandis que des nations entières tremblent de- vant lui , et qu'il répand si loin la terreur ? Oserois- je élever la voix au milieu de la plus florissante cour du monde , si, tout indigne que je suis, je n'étois prévenu , et vous ne l'étiez comme moi de cette pen- sée , que Dieu m'a confié sa parole , et que c'est en son nom que je vous l'annonce : Virifratres 3 quid miramini in hoc , aut nos quid intuemini ?

Cependant , quoiqu'il soit vrai que tout prédica- teur de l'évangile , en conséquence de sa mission , est l'ambassadeur et l'organe de Dieu , n'en peut-on pas faire le choix , et s'attacher à l'un plutôt qu'à l'autre ? Oui , chrétiens , ce choix peut être bon et utile ; mais il doit être réglé selon la prudence du salut. Ainsi le disciple Ananie fut-il choisi préféra- blement à tout autre , pour être le docteur et le maî- tre de celui même qui devoit l'être de toutes les na- tions. Ainsi Dieu même inspira-t-il à saint Augustin encore pécheur, de se faire instruire par saint Am- broise , et de l'écouter. Ainsi , mon cher auditeur , Dieu peut-être a-t-il résolu d'opérer votre conver- sion par le ministère de tel prédicateur , et lui a-t-il donné grâce pour cela : car c'est ce qui arrive tous les jours, et rien n'est plus ordinaire dans la con- duite de la Providence. Mais voulez-vous que votre choix ne fasse rien perdre , ni à la parole de Dieu de l'honneur qui lui est , ni à vous-même du profit que vous en pouvez retirer ? voici deux avis impor- tans que je vous donne , et que vous devez suivre.

3e> SUR LA PAROLE DE DIEU.

Premièrement, entre les ministres de l'évangile , ne préférez pas tellement l'un que vous méprisiez les autres. Car étant tous envoyés tle Dieu , vous les de- vez tous honorer , et tel sur qui tomberoient vos mé- pris , est celui peut-être dont Dieu se servira pour convertir tout un peuple : or , il est de la Providence qu'il y ait des prédicateurs pour ce peuple , aussi bien que pour vous. Secondement , n'ayez égard , dans le choix que vous faites , qu'à votre avancement spi- rituel et à votre perfection: c'est-à-dire, ne vous attachez à aucun prédicateur , que parce qu'il vous est plus utile pour le salut; car il faut vouloir les choses pour la fin qui leur est propre : or, la parole de Dieu n'a point d'autre fin que notre sanctification. Quand pour la santé du corps j'ai à choisir un mé- decin , je n'examine point s'il est orateur ou philo- sophe , s'il s'exprime avec politesse , et s'il sait don- ner à ses pensées un tour ingénieux et délicat; mais je veux qu'il ait de l'expérience , et qu'il soit versé dans son art ; je veux qu'il connoisse mon tempéra- ment, et qu'il soit en état de me guérir , cela me suffit. Si donc je trouve un ministre de la divine pa- role qui m'édifie , qui fasse impression sur moi, qui ait le don de remuer mon cœur , qui me porte plus efficacement, plus fortement à Dieu, c'est que je dois m'en tenir. Voilà l'homme que Dieu ma député pour me faire connoître ses volontés ; voilà pour moi son ambassadeur. Qu'il n'ait, du reste , nul avantage de la nature: il me touche, il me convertit; c'est assez. En l'écoulant, j'écoute Dieu même; et mon bonheur, en écoulant Dieu dans sou ministre , est

SUR LA PAROLE DE DIEU. Si

■d'attirer sur moi les grâces les plus puissantes , et de me préserver de cet endurcissement fatal et de cette réprobation conduit une opiniâtre résistance à la parole de Dieu , comme nous Talions voir dans la troisième partie.

TROISIÈME PARTIE.

Il y a des choses dont l'usage nous est tellement profitable , qu'elles peuvent sans conséquence et sans danger , devenir inutiles. Mais il y en a d'autres qui , du moment qu'elles nous deviennent inutiles , par une malheureuse fatalité, nous deviennent pré- judiciables. Les aîimens et les remèdes sont de cette nature. Si je ne profite pas des alimens, ils se tour- nent pour moi en poison ; et la médecine me tue dès quelle n'opère pas pour me guérir. Or, il en est de même , chrétiens , de la parole de Dieu : elle est , dans l'ordre de la grâce, le principe de la vie; mais quand elle ne donne pas la vie, elle cause nécessai- rement la mort. Ne vous étonnez pas , dit saint Ber- nard , que le Saint-Esprit nous la propose tout à la foi dans l'Ecriture , et comme une viande , et comme une épée : Non te moveat , qubd idem verbum Dei et cibum dixerit et gladium. Car il est vrai que c'est une viande pour ceux qui se la rendent salutaire ; mais il n'est pas moins vrai que c'est une épée dont les coups sont mortels pour ceux qui ne s'en nourrissent pas. Et en cela même , ajoute ce saint docteur , Dieu vérifie parfaitement ce qu'il avoit dit par son Pro- phète , que sa parole ne seroit jamais oisiv e , et que de quelque manière qu'on la reçût dans le monde , elle

32 SUR LA PAROLE DE DIEU,

auroit toujours son effet : Sic erit verbum meurn quod egredieiur ex ore meo : non revcrtetur ad me vacuum ; sed faciet omnia quœcumquc volui (1). Cette parole , disoit le Seigneur, qui sort de ma bouche , et dont les prédicateurs ne sont que les or- ganes , ne reviendra point à moi vide et sans fruit ; et malgré 1 iniquité des hommes , elle fera toujours ce que je veux. Mais en quel sens pouvons-nous enten- dre que la parole de Dieu soit toujours suivie de l'exécution des ordres et des volontés de Dieu même ? notre indocilité n'en arrête-t-elle pas tous les jours la vertu? Non, répond l'ange de lécole, saint Thomas; car Dieu , dit-il , en nous faisant annoncer sa parole , a deux volontés différentes , dont l'une est tellement substituée à l'autre , que si la première vient à man- quer , il faut , par une indispensable nécessité , que la seconde ait son accomplissement. Je m'explique. Dieu veut que sa parole opère en nous des effets de grâce et de salut , et c'est sa première volonté ; mais supposé qu'elle ne les opère pas , ces effets de salut et de grâce , il veut qu'elle en produise d'autres qui sont des effets de justice et de colère ; voilà la se- conde. Je puis bien empêcher que l'une ou l'autre de ces deux volontés ne s'exécute ; mais il ne dépend pas de moi d'arrêter toutes les deux ensemble , et de faire que ni l'une , ni l'autre ne s'accomplisse. C'est- à-dire , il est bien en mon pouvoir que la parole de Dieu ne soit pas pour moi une parole de vie , parce que je puis l'écouter avec un esprit rebelle. Il dépend bien de moi qu'elle ne soit pas à mon égard une

(») Isaï. 55-

parok

SUR LA PAROLE DE DIEU. 33

parole de mort , parce que je puis lécouter avec un cœur docile. Mais je ne saurois éviter qu'elle n'ait l'une ou l'autre de ces deux qualités; je veux dire , qu'elle n'ait , par rapport à moi, ou ces effets de jus- tice , ou ces effets de miséricorde; et c'est ainsi que Dieu dit toujours avec vérité : Non revertetur ad me vacuum ; sed faciet auœcumc/ue voluL Mais encore , quels sont ces effets de justice attachés pour nous à la parole de Dieu quand nous lui résis- tons ? Les voici , chrétiens , expressément marqués dans l'Ecriture : l'endurcissement du pécheur , et sa condamnation devant le tribunal de Dieu. Effets di- rectement opposés aux desseins de Dieu en nous fai- sant part de cette sainte parole. Car dans les vues de Dieu , poursuit le docteur angélique , elle devoit amollir et fléchir nos cœurs : mais par la résistance que nous y apportons , elle les endurcit. Dans les vues de Dieu , elle devoit nous justifier ; mais à me- sure que cette résistance croît , elle nous accuse et nous condamne pour achever un jour de nous con- fondre devant le souverain juge. Encore un moment d'attention.

Dieu , sans intéresser aucuns de ses divins attri- buts , surtout sa sainteté , endurcit quelquefois les cœurs des hommes. C'est lui-même qui s'en déclare : lndurabo cor ejus (i) ; J'endurcirai le cœur de Pharaon. De savoir comment il peut contribuer à cet endurcissement, lui qui est la charité même, et comment en effet il y contribue , c'est un mystère que nous devons révérer , et que je n'entreprends

(i) Exod. 5.

TOME IV. 3

■>4 SUR LA PAROLE DE DIEU.

point ici d'examiner. Je rn'en"iiens à la foi ; et la même foi qui m'enseigne que Dieu fait miséricorde à qui il lui plaît , m'apprend encore qu'il endurcit qui il lui plaît : Ergo eu jus vult miseretur , et quem vult indura t (i). Or, je prétends que rien ne con- duit plus efficacement le mondain à ce funeste état , que la parole de Dieu méprisée et rejelée ; et j'en tire la preuve de l'exemple même de Pharaon. Compre- nez-le, chrétiens; et vous consultant ensuite vous- mêmes , reconnoissez que ce qui se passa d'une ma- nière visible dans la personne de ce prince réprouvé de Dieu, se renouvelle tous les jours intérieurement dans ces pécheurs que saint Paul appelle des vais- seaux de colère et de damnation. Dieu remplit Moïse de son esprit; il lui met dans la bouche sa parole , et lui dit: Allez, c'est moi qui vous envoie. Vous parlerez à Pharaon , et vous lui signifierez mes or- dres. Je sais qu'il n'y déférera pas , mais au même temps j'endurcirai son cœur: Tu loqueris ad Pha- raonem omnia quœ mando tlbi , et non audiet te t sed ego indurabo cor ejus (2). L'effet répond à la menace : le saint législateur parle, il s'acquitte de la commission qu'il a reçue ; mais autant de fois qu'il parle au nom de son Dieu , le texte sacré ajoute que le cœur de Pharaon s'endurcissoit : Et induratum est cor Pharaonis (3). C'est le Dieu d'Israël , disoit Moïse , qui vous ordonue de mettre son peuple en liberté , et de le tirer de la servitude vous le te- nez si injustement et si long-temps. Mais qui êtes- vous , répondoit Pharaon , et qui est le Dieu dont

(1) Rom. 9. -* (2) ExoJ. 3. (3) Exod. 7.

SUR LA PAROLE DE DIEU. 35

vous vous autorisez ? sont les preuves et les signes de votre mission? Vous en allez être témoin , repli- quoit l'envoyé de Dieu; et frappant de cette baguette mystérieuse qu'il tenoit dans ses mains , il couvroit l'Egypte de ténèbres, et la remplissoit de ces autres fléaux dont l'Ecriture nous fait une si affreuse pein- ture. N'étoit-il pas surprenant que Pharaon, malgré tant de prodiges, s'obstinât dans sa désobéissance? Non , chrétiens, il n'en falloit point être surpris, puisque c'étoit par même que Dieu vengeoit l'ou- trage fait à sa parole , et qu'une résistance aussi ou- trée que celle de Pharaon ne devoit pas être suivie d'un moindre châtiment. Ah ! Seigneur , ne nous punissez jamais de la sorte ; et pluôt que de nous livrer à un endurcissement si fatal , employez conire nous toutes vos autres vengeances. Envoyez-nous , comme à Pharaon , des adversités , des calamités , des humiliations; pour peu que nous soyons chré- tiens , nous nous y soumettrons sans peine: mais, mon Dieu , préservez-nous de cette dureté de cœur qui nous rendroit insensibles à tous les traits de votre grâce , et à tous les intérêts de notre salut : Aufer à nobis cor lapideum. Voilà néanmoins mes chers au- diteurs , ce qui arrive. A force de résister à Dieu et à sa parole , ce cœur de pierre se forme peu à peu dans nous. Ne me demandez point , dit saint Bernard , quel est ce cœur dur ; c'est le vôtre , répond ce Père , si vous ne tremblez pas: Si non expavisti , tuum est. Car il n'y a qu'un cœur endurci qui puisse n'avoir pas horreur de soi-même , parce qu'il ne se sent plus lui-même : Solutn cuira est cor duram 3 quod

3.

36 SUR LA PAROLE DE DIEU.

semctipsum non exhorruit , quia ncc sentit. Aussi , qu'un prédicateur tâche à l'intimider , à l'engager, à l'exciter; rien ne l'émeut, ni promesses, ni me- naces , ni récompenses , ni châtimens.

De cette même parole , qui devoit servir à jus- tifier le pécheur , ne sert plus qu'à le condamner. Car, plus le talent qu'on lui avoit mis dans les mains étoit précieux, plus est-il criminel de n'en avoir fait nul usage ; plus la parole de Dieu , par elle-même , avoit d'efficace pour le toucher et le convertir, plus est-il coupable d'en avoir anéanti toute la vertu. C'est pourquoi le Fils de Dieu fulminoit de si terribles anathêmes contre les habitans de Bethsaïde et de Corosaïm ; et certes , reprend Origène , il falloit bien que cette terre fût maudite , puisqu'une semence aussi féconde que la parole de Dieu n'avoit pu y rien produire. C'est pour cela que le même Sauveur du monde ordonnoit à ses apôtres de sortir des villes et des bourgades ils ne seroient point écoutés , et de secouer , en se retirant , la poussière de leurs sou- liers , pour marquer à ces peuples infidèles que Dieu les rejetoit. Enfin , c'est en ce même sens que saint Augustin explique cet important avis que nous donne Jésus-Christ dans l'évangile : Esto consentions ad- vcrsario tuo cita , dum es in via cum eo (i); Mar- chez toujours d'intelligence et accordez-vous avec votre ennemi. Cet ennemi , dit ce saint docteur , c'est la parole de Dieu que nous suscitons contre nous en lui résistant. Elle se déclare contre nos vices, contre nos habitudes , contre nos passions : Adver-

(i) Matth. 5,

SUR LA PAROLE DE DIEU. oj

sarium tuumfecisti sermonem Dei. Mais, suivant le conseil du Fils de Dieu , travaillons à nous la rendre favorable. Conformons nos moeurs à ses maximes : profitons de ses enseignemens , écoulons-les , aimons- les , pratiquons-les : pourquoi? Ne forte tradat te adversarius judici , et judex tradat te ministro ; de peur que ce formidable adversaire ne vous livre entre les mains de votre juge , et ne s'élève contre vous pour vous accuser.

Oui , clnéiiens, elle s'élèvera contre vous, elle vous accusera , elle vous réprouvera; elle demandera justice à Dieu de tous les mépris et de tous les abus que vous en aurez faits ; et Dieu , qui fut toujours fidèle à sa parole , et qui ne lui a jamais manqué , la lui rendra toute entière. Deux sortes de personnes interviendront à ce jugement , et se joindront à elle pour la seconder , auditeurs et prédicateurs : audi- teurs , qui l'auront honorée et qu'elle aura sanctifiés ; prédicateurs, qui l'auront annoncée, et que Dieu avoit remplis pour vous de son esprit : les premiers représentés par les Ninivites , et les seconds, par les apôtres. Car vous savez avec quelle promptitude les Ninivites obéirent à Jonas , qui leur prêchoit la pé- nitence ; et ce sera votre condamnation: Viri Ni- nivitœ surgent in judicio cum generatione istd , et condemnabunt eam : quia pœnitentiam egerunt in prœdicatione Jonœ (i) ; et vous n'ignorez pas que le Sauveur du monde a promis à ses apôtres, et dans la personne de ses apôtres aux ministres fidèles de sa parole , de les faire asseoir auprès de lui pour

(i) Matll». 12.

38 SUR LA PAROLE DE DIEU.

juger toutes les nations : Sedebitis et vos super scdes dûodecim , judi cardes duodecim tribus Israël (i).

Ah ! Seigneur, serai-je donc employé à ce triste ministère ? après avoir été le prédicateur de cet au- ditoire chrétien , en serai-je l'accusateur, en serai-je le juge ? prononcerai-je la sentence de réprobation, contre cens que je voudrois sauver au prix même de ma vie ? Il est vrai , mon Dieu , ce seroit un honneur pour moi d'avoir place auprès de vous sur le tribunal de votre justice; mais cet honneur , je ne l'a u rois qu'aux dépens de tant dames qui vous ont coûté tout votre sang; peut-être même , en les condamnant , me condamnerois-je moi-même, puis- que je suis encore plus obligé qu'eux à pratiquer les saintes vérités que je leur prêche. J'aurai donc plu- tôt recours, dès maintenant , et pour eus et pour moi, au tribunal de votre miséricorde; je vous supplierai de répandre sur nous l'abondance de vos grâces , afin que , par la vertu de votre grâce , votre parole nous soit une parole de sanctification , et une parole de la "vie éternelle, nous conduise, elc>

(i) Mattli, i,

SERMON

POUR LE

LUNDI DE LA CINQUIÈME SEMAINE.

SUR L'AMOUR DE DIEU.

Hoc autem dixit de spîritu queni acccpturi erant credentes in euni.

Or , il dit cela de l'esprit qu'ils devaient recevoir par la foi. En saint Jean , chap. 7.

Ce n'étoit pas seulement sur les apôtres que devoit descendre ce divin esprit , mais sur les fidèles ; et comme la même foi devoit nous unir tous dans le sein de la même Eglise, le même esprit devoit tous nous animer et nous combler des dons de sa grâce. Esprit de vérité envoyé de Dieu , selon le témoi- gnage du Sauveur du monde , pour nous enseigner toutes choses ; mais de toutes les choses qu'il nous a enseignées , il nous su (Tira d'en bien apprendre une seule à quoi les autres se rapportent, et que saint Paul a voulu nous marquer dans ces belles paroles : Charitas Dei diffusa in cordibus nostris pcr Spiritum sancturn (1); la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit: car, cet esprit de lumière est surtout encore un esprit d'amour ; et quand une fois nous saurons aimer

(1) Rom. 5.

4o sur l'amour de dieu.

Dieu , nous posséderons dans l'amour de Dieu toute la science du salut, et , dès cette vie même, nous commencerons ce qui doit faire toute notre occu- pation et tout notre bonheur dans l'éternité. Mais, n'est - il pas étrange , chrétiens , qu'uniquement créés pour aimer Dieu , nous ayons peut-être jusques à présent ignoré en quoi consiste l'amour de Dieu; et que , soumis à la loi , nous ne connoissions pas le premier et le grand précepte de la loi ? 11 est donc important de vous en donner une connoissance exacte , et c'est ce que j'entreprends dans ce dis- cours ; il s'agit, mes chers auditeurs, du plus essen- tiel de nos devoirs ; et ce que le Sage a dit de la crainte de Dieu , que c'étoit proprement l'homme et tout l'homme , je puis bien encore le dire, à plus forte raison , de l'amour de Dieu : Hoc est enim omnis homo (i). Vous, ô esprit de charité, secondez mon zèle , et me mettez aujourd'hui dans la bouche des paroles de feu , de ce feu céleste dont vous êtes la source intarissable , de ce feu sacré qui fait les bienheureux dans le séjour de la gloire, et les saints sur la terre ; c'est la grâce que je vous demande par l'intercession de Marie , en lui disant : Ave , Maria.

Adoucir les préceptes de la loi de Dieu , en leur donnant des interprétations favorables à la nature corrompue , c'est une maxime, chrétiens, très-per- nicieuse dans ses conséquences ; mais , outrer ces mêmes préceptes , et les entendre dans un sens trop rigide , et au-delà des termes de la vérité , c'est un

(i) Eccl. 11.

sur l'amour de dieu. 4l

excès que nous devons également éviter. Dire , ceci n'est pas pèche , quand il l'est en effet , c'est une erreur dangereuse pour le salut ; mais dire , ceci est pèche , quand il ne l'est pas, c'est une autre erreur peut-être encore plus préjudiciable. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on s'est élevé contre ceux qui, par des principes trop larges , ont voulu sauver tout le monde; mais aussi n'est-ce pas d'aujourd'hui qu'on a condamné ceux qui , par l'indiscrète sévérité de leurs maximes , ont exposé tout le monde à tomber dans le désespoir. Il y a plus de quatorze siècles que Tertullien reprochoit aux catholiques le relâchement de leur morale ; mais il y a aussi plus de quatorze siècles qu'on a reproché à Tertullien sa rigueur extrême et sans mesure , qui le conduisit enfin à l'hérésie. Il faut tenir le milieu , et lorsqu'il s'agit de la réprobation d'une ame, ou de sa justification, on ne doit être ni trop commode , ni trop sévère; mais il faut être sage , et sage selon les règles de la foi.

Or , je vous dis ceci , chrétiens , parce qu'ayant à traiter dans ce discours une des vérités fondamen- tales de la religion , il seroit à craindre que vous ne fussiez prévenus, ou que j'exagère vos obligations , ou que je les diminue : double extrémité dont j'ai à me défendre , et pour cela je n'avancerai rien qui ne soit universellement reçu, rien qui ne soit évi- dent et incontestable , rien même qui ne soit de la foi ; je ne m'attacherai point à l'opinion de celui-ci , plutôt qu'à la pensée de celui-là; mais je suivrai celle de tous les docteurs ; je ne prendrai point le

42 SUR L'AMOUR DE DIEU.

plus probable en laissant le moins probable ; je ne me contenterai point de vous dire ce qui est vrai , mais je vous dirai ce que l'évangile vous oblige à croire : cela supposé , j'entre dans mon dessein , et je le propose en trois mots. Je prétends que l'amour de Dieu qui nous est commandé , doit avoir trois caractères : l'un par rapport à Dieu, l'autre par rap port à la loi de Dieu , et le troisième par rapport au christianisme nous sommes engagés par la voca- tion de Dieu. Par rapport à Dieu , l'amour de Dieu doit être un amour de préférence; par rapport à la loi de Dieu , l'amour de Dieu doit être un amour de plénitude; et par rapport au christianisme, l'amour de Dieu doit être un amour de perfection. Amour de préférence : en voilà , pour ainsi dire , le fond , et ce sera la première partie ; amour de plénitude : en voilà l'étendue , et ce sera la seconde partie ; enfin , amour de perfection : en voilà le degré , et ce sera la dernière partie. Je vais m'expliquer, et je vous prie de me suivre avec attention.

PREMIÈRE PARTIE.

Ce n'est pas sans raison mie Jésus-Christ , expli- quant lui-même le précepte de l'amour de Dieu , en réduit toute la substance à ces deux paroles : Diliges ex toto carde tuo , et ex omni mente tua ( i ) ; Vous aimerez votre Dieu de tout votre cœur et de tout votre esprit ; puisque , selon la belle remarque de saint Augustin , l'un sert à déterminer l'obligation de l'autre , et que le culte de l'esprit doit être ici la

(i) Luc. 10.

sur l'amour de dieu. 43

juste mesure de celui du cœur. En effet , à quoi m'engage précisément celte sainte et adorable loi : Diliges ? tâchez à en bien comprendre toule la force. Elle m'engage , répond le docteur angélique saint Thomas , à avoir pour Dieu un amour de distinc- tion , un amour de singularité , un amour qui ne puisse convenir qu'à Dieu , c'est - dire , en vertu duquel je préfère Dieu à toute créature; et voilà le tribut essentiel par Dieu veut que je rende hora< mage à la souveraineté de son être : Diliges Bomi- num. Il ne me commande pas absolument de l'aimer d'un amour tendre et sensible ; cette sensibilité n'est pas toujours en mon pouvoir : beaucoup moins d'un amour contraint et forcé; il ne lui seroit pas hono- rable d'être aimé de la sorte : ni même d'un amour fervent jusqu'à certain degré ; ce degré de ferveur ne m'est point connu , et Dieu, par condescendance h ma foiblesse , n'a pas voulu me le prescrire; mais il exige de moi , sous peine d'une éternelle répro- bation , que je l'aime comme Dieu , par préférence à tout ce qui n'est pas Dieu. Observez, chrétiens, ce terme de préférence : je ne dis pas d'ui*e préfé- rence vague et de pure spéculation , qui me fasse seulement reconnuître que Dieu , est au-dessus de tous les êtres créés ; car il n'est pas nécessaire pour cela d'avoir cette charité surnaturelle dont je parle, puisque les démons mêmes , qui haïssent Dieu , ont néanmoins pour lui , malgré leur haine , ce senti- ment d'estime ; mais je dis d'une préférence d'action et de pratique , en sorte que je sois disposé , mais sincèrement, à perdre tout le reste, plutôt que de

^ sur l'amour de dieu.

consentir à perdre un moment la grâce de Dieu % disposition tellement nécessaire , que , de toutes les choses que je puis désirer ou posséder , s'il y en a une seule que je possède ou que je désire , au hasard d'encourir la disgrâce de Dieu , c'est-à-dire , si cet acte d'amour que je forme dans mon cœur quand je proteste à Dieu que je l'aime , n'a pas assez de vertu pour m'engager à rompre tous les liens et toutes les attaches qui peuvent me séparer de Dieu ; dès-là je dois prononcer analhême contre moi-même , dès-là je dois me condamner moi-même comme prévari- cateur de la charité de Dieu , dès-là je dois conclure que je n'accomplis pas le commandement de l'amour de Dieu, que je ne suis donc plus en état de grâce avec Dieu , ni par conséquent dans la voie du salut: pourquoi ? parce que je n'aime pas Dieu avec cette condition essentielle, de l'aimer par préférence à tout. En quoi , dit saint Chrysostôme , non-seulement Dieu ne nous demande rien de trop ; mais , à le bien prendre , il ne dépend pas même de lui de nous demander moins. Car, remarquez, mes frères , dit ce saint docteur , que Dieu veut que nous le ser- vions , que nous l'honorions , que nous l'aimions à proportion de ce qu'il est , et d'une manière qui le distingue de ce qu'il n'est pas : est -il rien de plus raisonnable ? Un roi veut être servi en roi : pourquoi Dieu ne sera-t-il pas aimé en Dieu ? Or , il ne peut être aimé en Dieu , s'il n'est aimé préférablement à toutes les créatures : car il n'est Dieu que parce qu'il est au-dessus de toutes les créatures ; et si , dans une supposition chimérique , une créature avoit de quoi

sur l'amour de dieu. 45

être aimée autant que Dieu , elle cesseroit d'être ce qu'elle est , et deviendroit Dieu elle-même. Comme il est donc vrai que si j'aimois une créature de cet amour de préférence , qui est proprement le sou- verain amour , je ne l'aimerois plus en créature , mais en Dieu : aussi est-il évident que si j'aime Dieu d'un autre amour que celui-là , je ne l'aime plus en Dieu. Or, n'aimer pas Dieu en Dieu , c'est lui faire outrage ; et bien loin d'observer sa loi , c'est com- mettre un crime qui , dans le sentiment des théolo- giens et dans l'intention des pécheurs , va jusqu'à la destruction de la divinité.

Voilà , mes chers auditeurs , ce que Dieu lui-même nous a révélé en cent endroits de l'Ecriture; et voilà à quoi se termine le devoir capital de 1 homme : Z)/- liges Dominum Deum tuum ex toto corde, tuo. Mais développons cette vérité ; et pour en avoir une in- telligence plus exacte , consultons saint Paul , écou- tons saint Augustin ; et par ce qu'en ont dit cet apôtre des nations et ce docteur de l'Eglise , voyons si nous pouvons nous rendre aujourd'hui témoignage que nous aimons Dieu. Il falloit une ame bien éta- blie dans la foi pour faire à toutes les créatures un défi aussi général et aussi plein de confiance que celui de saint Paul , quand il disoit : Qui s nos sepa- rabit à charitate Christi ( 1 ) ? Qui nous séparera de l'amour de Jésus -Christ ? sera-ce l'affliction , le danger , la persécution , la faim , la nudité , le fer , la violence ? Sera-ce l'injustice et la plus barbare cruauté ? Non, répondoit ce vaisseau d'élection ; car

(») Rem. 3.

46 SUR l'amour de dieu.

je suis assuré que ai la mort , ni la vie , ni la gran- deur, ni l'abaissement, ni la pauvreté , ni les ri- chesses, ni les principautés , ni les puissances , ni toute autre créature ne pourra jamais nous détacher de l'amour qui nous lie à notre Dieu. Ainsi parloit cet homme apostolique. Qu'en pensez- vous , chré- tiens ? ne vous semble-l-il pas que c'étoit un excès de zèle qui le transportoit ? et pour l'intérêt même de sa gloire , ne croyez-vous pas qu il renfermoit dans ces paroles toute la perfection de la charité divine ? Vous vous trompez. Il n'a exprimé que l'obi iga'ion commune d'aimer Dieu. En faisant ce défi et en y répondant , il ne parloit pas en apôtre, mais en simple fidèle. Il disoit beaucoup , mais il ne disoit rien à quoi tous les hommes ne soient tenus dans la rigueur : et quiconque n'en peut pas dire autant que lui , n'a point de part à l'héritage du royaume de Dieu et de Jésus - Christ : No?i habet liereditatcm in regno Dei et Christi (i). Appliquez- vous à ma pensée. Car , c'est justement comme si chacun de nous se disoit à lui - même , et plut à Dieu qu'à l'exemple de ce grand saint, nous voulus- sions nous le dire souvent ! bien ! de toutes les choses que j'envisage dans l'univers, et qui pour- roient être les objets de mon ambition et de ma cupidité , en est- il quelqu'un capable de m'ëbran- ler , s'il s'agissoit de donner à Dieu une preuve de mon amour et de la fidélité que je lui dois ? Quis nos separabit à charitate Christi? Venons au détail aussi bien que saint Paul. Si j'étois réduit à soutenir

(1) Epfoes. 5-

sur l'amour de dieu. 4j

une violente persécution , et qu'il fût en mon pou- voir de m'en délivrer par une vengeance permise selon le monde , mais condamnée de Dieu, le vou- drois-je à cette condition ? An persecutio ? Si, par un renversement de fortune , je me voyois dans l'extrémité de la misère , et qu'il ne tînt qu'à moi , pour en sortir , de franchir un pas hors des bornes de la justice et de la conscience , oserois-je le ha- sarder ? An angustia ? Si, pour acquérir ou pour conserver la faveur du plus grand prince de la terre , il ne dépendoit que d'avoir pour lui une complai- sance criminelle , l'aurois-je en effet au préjudice de mon devoir? An principatus ? Si, violant pour une fois la loi chrétienne , il m'étoit aisé par de m'élever à un rang d'honneur je ne puis autre- ment prétendre , le désir de m'avancer l'emporte- roit-il ? An altituclo ? Si la voie de l'iniquité étoit la seule par je pusse me sauver dans une occasion il iroit de ma vie , succomherois-je à la crainte de la mort ? An periculum ? Ah ! mes frères , sachez que si l'amour que vous croyez avoir pour votre Dieu , n'est pas d'une qualité à prévaloir au-dessus de tout cela, quelque ardent et quelque affectueux: d'ailleurs qu'il puisse paroître , ce n'est point l'amour que Dieu vous demande ; et souvenez-vous que vous êtes dans l'erreur , si , comptant sur un tel amour, vous pensez en être quittes devant lui. Non -seule- ment vous n'aimez point Dieu avec ce surcroit de charité qu'ont eu les âmes parfaites ; mais vous ne l'aimez pas même selon la mesure précise de la loi: pourquoi? parce que cet amour prétendu ne donne

48 sur l'amour de dieu.

point à Dieu dans voire cœur la place qu'il y doit occuper; c'est-à-dire, ne l'y met pas au-dessus de mille choses, qui néanmoins y doivent être dans un ordre bien inférieur. Car , supposé même cet amour dont vous vous flattez , vous faites encore plus d'état de votre vie , de vos biens , de votre crédit , de votre repos , que de l'héritage de Dieu , ou , pour mieux dire^, que de Dieu même : d'où il s'ensuit que cet amour n'est point l'amour de préférence que Dieu attend de vous et que la loi vous ordonne : Diliges ex toto corde tuo , et ex omnî mente tua.

C'est ainsi que saint Paul l'a compiis ; et quelque subtile que soit la raison humaine , elle n'opposera jamais rien à l'évidence de ce principe. Mais après l'Apôtre , écoutons saint Augustin : c'est dans le commentaire du pseaume trentième que ce saint docteur , s'adressant aux fidèles , et les instruisant sur le même sujet que je traite , leur fait cette pro- position : Que votre cœur me réponde , dit-il , mes frères : Respondeat cor vestrum , fratres. Car , pour aujourd'hui, c'est votre cœur que j'interroge , n'osant pas m'en tenir au témoignage de votre bouche , et sachant bien que sur ce qui regarde 1 amour de Dieu, il n'y a que le cœur qui ait droit de parler. Que ce soit donc votre cœur qui parle : Respondeat cor vestrum. Si Dieu vous faisoit à ce moment l'offre la plus avantageuse en apparence et la plus capable de remplir toute l'étendue de vos désirs ; s'il vous pro- mettent de vous laisser pour jamais sur la terre dans l'afiluence des biens , comblés d'honneurs et en état de goûter tous les plaisirs du monde , et qu'il vous

dît:

SUR L'AMOUR DE DIEU. 4<j

dît : Je vous fais maîtres de tout cela ; vous serez riches , puissans , à votre aise , en sorte que rien ne pourra vous troubler , ni vous affliger ; et ce que vous estimez encore plus , vous serez exempts de la mort, et cette félicité humaine durera éternellement : mais aussi vous ne me verrez jamais , et jamais vous n'entrerez dans ce royaume de gloire que j'ai pré- paré à mes élus. Je vous demande , reprend saint Augustin , si Dieu vous parloit de la sorte , seriez- vous contens d'une pareille destinée , et voudriez- vous vous en tenir à cette offre ? Ergb si dicerct Deus , faciem meam non videbilis , an gauderetis islis bonis P Si vous vous en réjouissiez , chrétiens , ce seroit une marque infaillible que vous n'avez pas encore commencé à aimer Dieu : Si gauderes , non- dùm cœpisti esse amator Christi, C'est la consé- quence que tire ce Père. Et d'où la tiroit-il ? de ce principe fondamental , que l'amour de Dieu doit être un amour de préférence , et que vous ne pouvez l'avoir , cet amour de préférence , en consentant à être privés de Dieu pour jouir des biens temporels. Faisons une supposition plus naturelle encore et plus pressante. Imaginez-vous la chose du monde pour laquelle vous avez plus de passion : c'est votre honneur. On vous l'a ôté , ou par une atroce calom- nie , ou par un affront qui va jusqu'à l'outrage. Sup- posons la plaie aussi sanglante qu'il vous plaira : vous voilà perdu d'estime et de crédit dans le monde, et vous êtes d'une condition cette tache doit être moins supportable que la mort même. Cependant il ne vous reste qu'une seule voie pour l'effacer , et cette TOME IV. 4

5o SUR l'amour de dieu.

voie est criminelle. On vous la propose ; et si vous ne la prenez pas , vous tombez dans le mëpris. Sur cela , je vous demande , mon cher auditeur : aimez- vous assez Dieu pour croire que vous voulussiez alors lui faire un sacrifice de votre ressentiment? Ne me répondez point que Dieu , dans cette conjoncture , vous donneroit des secours particuliers : il ne s'agit point des secours que Dieu vous donneroit , mais de la fidélité avec laquelle vous usez de ceux qu'il vous donne. Il n'est pas question de l'acte d'amour que vous formeriez , mais de celui que vous pro- duisez maintenant , et je veux savoir s'il est tel de sa nature , qu'il pût réprimer tous les mouvemens de vengeance qu'exciteroit dans votre cœur l'injure que vous auriez reçue. Car , si cela est , vous avez sujet d'espérer et d'être content de vous : mais si cela n'est pas , vous devez trembler , parce que vous n'êtes pas dans l'ordre de cette charité vivifiante qui opère le salut , et dont l'indispensable loi vous oblige à aimer Dieu plus que votre honneur.

Mais il est bien difficile qu'un homme du monde puisse être disposé de la sorte. Difficile ou non , répond saint Bernard , voilà la balance il faut être pesé , voilà la règle que Dieu prendra pour vous juger. Amour de préférence , c'est ce qui con- damnera tant d'ames mondaines , qui , pour s'être attachées à de fragiles et de viles créatures , les ont aimées, adorées 9 servies , jusqu'à oublier l'essen- tielle obligation que leur imposoit la charité due au Créateur. Ne parlons point même de certaines pas- sions honteuses. Amour de préférence , c'est ce qui

sur l'amour de dieu. 5l

condamnera tant de pères et mères , qui , pour avoir idolâtré leurs enfans, mériteront que Dieu leur fasse îe reproche qu'il faisoit au grand-prêtre Héli : Magis honorasti jilios tuos quàm me (i) : Parce que vous avez fait plus d'état de vos enfans que de moi , je vous réprouverai. Amour de préférence , c est ce qui condamnera tant de femmes chrétiennes , qui, pour avoir poussé au-delà des bornes le devoir de leur état , auront préféré à Dieu celui qu'elles ne dévoient aimer que pour Dieu. Amour de préférence , c'est ce qui condamnera tant d'amis qui , s'étant fait de l'amitié une religion , et , par un dévouement sans mesure , étant entrés dans toutes les intrigues et toutes les entreprises de leurs amis, se seront rendus aux dépens de Dieu les fauteurs de leurs injustices et de leurs violences. Amour de préférence, pre- mier devoir de l'homme par rapport à Dieu. Amour de plénitude , second devoir de l'homme par rap- port à la loi de Dieu , et le sujet de la seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE.

C'est le propre de Dieu de renfermer dans l'unité de son être la multiplicité de tous les êtres, et c'est le propre de la charité divine , de réduire à l'unité d'un seul précepte , tous les préceptes qui , quoique differens et quoiqu infinis en nombre , sont compris dans la loi de Dieu. Dilige s etfac quod vis; Aimez, et faites ce que vous voudrez , disoit saint Augustin. Il semble, par cette manière de parler, que l'amour

(i) Rcg. 2.

f>2 sur l'amour de dieu.

de Dieu soit une aboli lion générale de tous les autres devoirs de l'homme ; mais il s'en faut bien que ce saint docteur l'ait conçu de la sorte , puisqu'au con- traire il a prétendu nous faire entendre par que tous les autres devoirs de l'homme étant réunis , comme ils le sont, dans l'amour de Dieu , on peut sûrement donner à l'homme une pleine liberté de faire ce qu'il voudra , pourvu qu'il aime Dieu, parce qu'en aimant Dieu il veut nécessairement tout ce qu'il doit vouloir, et ne peut rien vouloir de ce qu'il ne doit pas. Voilà , mes chers auditeurs, le mystère de celte grande parole de l 'Apôtre : Plenitudo ergô legis est dihctio (i) ; La charité est la plénitude de la loi : parole dont il est si important pour vous d avoir une parfaite intelligence; car, il s'ensuit de que , pour produire cet acte d'amour, qui est le sujet du premier commandement, ou du comman- dement par excellence : Diliges Dominum (2.) ; il faut être préparé , et , pour mieux dire , déterminé par une volonté absolue , sincère , efficace , à obser- ver , sans réserve et sans exception , tous les autres commandemens , et se persuader qu'il est autant impossible d'aimer Dieu , et de n'être pas dans cette préparation d'esprit , que de l'aimer tout ensemble et de ne le pas aimer. Je dis tous les commandemens sans exception ; car , prenez garde , chrétiens , à ce que vous n'avez peut-être jamais bien compris : il n'en est pas de la charité comme des vertus morales et naturelles , en sorte que vous puissiez dire , quand yous accomplissez un précepte : j'ai une charité cora-

(1) Rom. i3. (2) Dout. G.

sur l'amour de dieu; 53

mencée ; si j'en accomplis plusieurs , cette charité croît dans moi , et elle sera entière lorsque je les accomplirai tous. Non , il n'en va pas ainsi : l'es- sence de la charité ne souffre point de partage ; elle est attachée à l'observation de toute la loi; et de même, dit l'ange de l'école, saint Thomas, que si je doutois d'un seul article de la religion que je pro- fesse , quelque soumission d'esprit que je pusse avoir sur tout le reste , il seroit vrai néanmoins que je n'aurois pas le moindre degré de foi , parce que la substance de la foi est indivisible; aussi est-il certain que , quand j 'au rois pour tous les antres comman- demens cette soumission de volonté que la loi de- mande , si elle me manque à l'égard d'un seul , dès-là , je n'ai pas le moindre degré d'amour de Dieu. Il y a une grande charité , poursuit saint Thomas; et , par comparaison à celle-là , on peut dire qu'il y a une moindre charité; mais la charité que je conçois la moindre, si c'est une vraie charité , s'étend, aussi bien que la plus grande , à toutes les obligations présentes , futures, possibles; et quand saint Paul aimoit Dieu de cet amour fervent et extatique qu'il savoit si bien exprimer , il ne s engageoit , quant an fond, à rien davantage que le dernier des justes qui aime Dieu le plus foiblement , pourvu qu'il l'aime véritablement. C'est pour cela que l'Apôtre appelle cet amour la plénitude de la loi : Plenitudo legis ; parce que tous les commandemens de la loi de Dieu entrent , pour ainsi dire , dans la charité , comme autant de parties qui la composent, et qu'ils se con- fondent dans elle comme autant de lignes , qui .

54 sur l'amour de dieu.

hors Je leur centre, sont séparées, mais, dans leur

centre , trouvent leur union , sans préjudice de leur

distinction.

En effet , entre tous les préceptes particuliers , considérés hors de ce centre de l'amour divin , il n'y a ni connexion , ni dépendance naturelle ; on peut observer l'un sans accomplir l'autre ; celui qui dé- fend le larcin , ne défend ni le parjure , ni l'adultère; celui qui commande l'aumône s ne commande ni la prière , ni la pénitence ; mais , par rapport à l'amour de Dieu , tout cela est inséparable : pourquoi ? parce que cet amour , en vertu de ce qu'il contient et de ce que nous appelons sa plénitude , est une défense générale de tout ce qui répugne à l'ordre , et un commandement universel de tout ce qui est con- forme à la raison ; en sorte que , dans le langage de la théologie , dire intérieurement à Dieu que je l'aime , c'est faire un voeu d'obéir à toutes ses vo- lontés , comme si je spécifiois chaque chose en détail , et que , développant mon cœur , je m'expliquasse par ce seul acte , sur tout ce que Dieu sait que je lui dois et que je veux lui rendre : sur quoi saint Augustin fait une réflexion bien judicieuse, dont voici le précis. Il examine ces paroles du Sauveur du monde : Si prœceptamca servaverilis , manebitis in dilectionc mcà (i) ; Si vous gardez mes comman- demens , vous serez dans l'exercice et comme dans la possession de mon amour ; et il les compare à cet autre passage du même évangile : Si diligitis me , mandata mea servate (2) ; Si vous m'aimez , gardez

(1) Joan. i5. (2) Joan. \\.

SUR l'amour de dieu. 55

mes commandemens. Lù-dessus il raisonne , et voici comment : D'une part , Jésus - Christ nous assure que , si nous l'aimons , nous obéirons à sa loi ; et de l'autre , il nous déclare que , si nous obéissons à sa loi , nous l'aimerons. Quoi donc ? est-ce par la cha- rité que la loi s'accomplit , ou par l'accomplissement de la loi que la charité se pratique ? aimons - nous Dieu , parce que nous faisons ce qu'il nous com- mande , ou faisons - nous ce qu'il nous commande parce que nous l'aimons ? Ah ! mes frères , répond cet incomparable docteur, ne doutons point que l'un et l'autre ensemble ne se vérifie , selon l'oracle et la pensée du Fils de Dieu : car , quiconque aime Dieu de bonne foi , a déjà accompli tous les préceptes dans la disposition de son cœur ; et quand il vient à les accomplir dans l'exécution , il ratifie seulement et il confirme par ses œuvres ce qu'il a déjà fait par ses sentimens et dans le secret de l'ame. D'où il s'ensuit qu'il y a de la contradiction à former l'acte d'amour de Dieu , et à n'avoir pas une volonté ab- solue d'observer tous les commandemens de Dieu : Pleniludo le gis , dileclio (i). Supposons donc un homme tel que 1 imperfection de notre siècle ne nous en fait aujourd'hui que trop voir ; je veux dire, un homme d'une fidélité bornée, et qui , dans l'obéis- sance qu'il rend à Dieu , usant de réserve , accom- plisse , si vous voulez , hors un seul point , toute la loi -, il n'est ni blasphémateur , ni impie , ni fourbe, ni usurpateur, ni emporté, ni vindicatif; il est reli- gieux envers Dieu , équitable envers le prochain ;

(i) Rom. i3.

56 SUR L'AMOUR Dh DIEU.

mais il est foible sur une passion qui le domine , et qui , pour être l'unique dont il soit esclave , n'en est pas moins le scandale de sa vie ; ou bien , pour le considérer sous une autre idée , il est chaste , réglé dans ses plaisirs, ennemi du libertinage , il a même du zèle pour la discipline et pour la pureté des mœurs; mais, avec cette pureté de mœurs et de zèle, il ne peut oublier une injure; avec celte régularité , il n est pas maître de sa langue , et , par ses médisances , il déchire impunément le prochain. Je dis que cet homme n'a pas plus de chanté , j'en- tends de cette charité divine et surnaturelle dont dépend le salut, qu'un publicain et qu'un païen; et Dieu , dont le discernement , quoique sévère , est infaillible , ne le réprouve pas moins que s'il violoit toute la loi ; pourquoi ? parce qu'en omettant un point de la loi , il n'a plus ce qui est essentiel à la charité, savoir , une volonté efficace de remplir toute l'étendue de la loi.

Et voilà le sens de cette parole de saint Jacques, qui paroissoit autrefois si obscure aux Pères de l'Eglise , et sur laquelle saint Augustin même crut avoir besoin de consulter saint Jérôme : Qui peccat in uno , factus est omnium reus ( i ) ; Quiconque pèche contre un seul précepte , est aussi coupable que s'il péchoit contre tous. Quoi ! demande saint Augustin , est-ce que la transgression d'un seul pré- cepte est censée aussi criminelle que la transgression de tous les préceptes ? est-ce qu'il n'y a pas plus de dé- sordre à les violer tous , qu'à n'en violer qu'un seul?

(i) Jac. a.

SUR L'AMOUR DE DIEU. 5}

est-ce que l'un et l'autre est égal à Dieu , et que Dieu ne s'en lient ni plus ni moins oflensé? En ce sens, répondoit saint Jérôme , la proposition seroit une erreur , et une erreur pernicieuse dans ses consé- quences. Mais , dans le sens de l'Apôtre, elle con- tient un dogme incontestable de notre foi, que qui- conque viole dans un seul point la loi de Dieu , est aussi bien privé de la grâce , perd aussi imman- quablement la charité , n'a non plus de part à l'hé- ritage de la gloire , enfin , n'est pas moins un sujet de réprobation , que s'il se trouvoit l'avoir violée dans toutes ses parties. Et sur cela , mon Dieu , reprenoit saint Bernard méditant cette vérité, je n'ai nulle raison de me plaindre , comme si la loi de votre amour étoit un joug trop pesant. Car est-il rien , au contraire , de plus équitable que cette loi ; et si je la oondanmois, ne me condamnerois-je pas moi- même , puisque , n'étant qu'un homme mortel , je prétends néanmoins avoir droit d'exiger de mes amis la même fidélité ? Qu'un d'eux m'ait manqué dans une affaire importante , qu'il ait pris parti contre moi , qu'il m'ait déshonoré , qu'il m'ait fait outrage , quoiqu'en toute autre chose il soit sans reproche à mon égard , je ne le regarde plus alors comme un ami , et je conclus qu'il ne me rend pas même le devoir de cette charité commune que les hommes se doivent les uns aux autres. Mais il ne m'a offensé qu'en ce seul point : il n'importe ; cela me suffit pour comprendre qu'il ne m'aime pas ; parce que s'il m'aimoit sincèrement et solidement , il seroit dans la disposition de me ménager en tout , et de ne me

58 sur l'amour de dieu.

blesser en rien. C'est ainsi , ô mon Dieu ! que je le conçois ; et si j'en juge de la sorte dans ma propre cause , pourquoi en jugé-je autrement lorsqu'il s'agit des intérêts de mon Créateur et de mon Souverain? Pourquoi , quand il m'arrive de franchir un pas contre vos ordres et au préjudice de votre honneur, quelque irrépréhensible que je sois d'ailleurs , me paroitra- t-il étrange que vous m'effaciez du livre de vie , comme prévaricateur de la loi d'amour que vous m'avez imposée ? De conclure delà , chrétiens , qu'il n'y donc plus de mesures à garder quand on est une fois pécheur ; et que puisque la charité ne se partage point 9 il vaut donc autant la perdre pour beaucoup que de la perdre pour peu , être tout à fait libertin que de ne l'être qu'à demi , suivre en aveugle toutes ses passions que de n'en satisfaire qu'une , se porter à toutes les extrémités que de se modérer dans le crime , c'est raisonner en impie , et en mercenaire; en impie , qui, par cette maxime de tout ou rien , prétend s'autoriser dans ses excès et dans son libertinnge : en mercenaire , qui , n'ayant en vue que son intérêt propre dans le dérèglement de ses mo3urs , se soucie peu du plus ou du moins qu'en souffre l'intérêt de Dieu.

Mais vous vous trompez s mon frère, dit S. Augus- tin ; car, quelque indivisible que soit la charité et l'amour de Dieu , il est toujours vrai que plus vous violez de commandemens , plus vous vous rendez Dieu ennemi , plus le retour à sa grâce vous devient difficile , plus vous grossissez ce trésor de colère dont parle saint Paul , plus vous devez attendre de chuli-

sur l'amour de dieu. 5g

mens dans l'éternité malheureuse : s'il vous reste quelque principe de religion, en voilà plus qu'il ne faut pour vous obliger à ne vous pas emporter dans le péché même. Mais du reste , convenons aussi , mes chers auditeurs , qu'il y a bien de l'illusion dans la conduite des hommes à l'égard de ce grand pré- cepte : Diliges Dominum Deum tuum ; Vous aime- rez le Seigneur votre Dieu. Rien n'est plus aisé que de dire : J'aime Dieu , mais rien dans la pratique n'est plus rare que cet amour ; pourquoi? c'est que nous nous flattons , et que nous ne distinguons pas le vrai et le faux amour de Dieu. Non-seulement nous trompons les autres par notre hypocrisie ; mais nous nous trompons nous-mêmes par un aveuglement volontaire. Qu'il s'élève dans notre ame le plus léger sentiment d'amour pour Dieu , nous voilà persuadés que tout est fait, et nous croyons avoir la plénitude de ce divin amour. Ce qui n'est souvent qu'affection naturelle , nous le prenons pour un mouvement de la grâce; ce qui n'est qu'un mouvement de la grâce, nous le regardons comme un effet de notre fidélité ; nous confondons 1 inspiration qui nous porte à aimer, avec l'amour même ; et ce que Dieu opère dans nous indépendamment de nous , nous nous l'attri- buons comme si c'étoit tout ce que Dieu veut que nous fassions pour lui. Mais , abus, chrétiens; et malheur à nous si nous tombons , ou si nous demeu- rons en de si grossières erreurs. Aimer Dieu , c'est s'interdire tout ce que défend la loi de Dieu , et pra- tiquer tout ce qu'elle ordonne; c'est se renoncer soi-même; c'est faire une guerre continuelle à ses

So sur l'amour n'A DIEU.

passions; c'est humilier son esprit , crucifier sa chair, et la crucifier, comme dit saint Paul , avec ses vices et ses concupiscences; c'est résister aux illusions du monde , au torrent de la coutume , à i'attiait du mau- vais exemple; en un- mot, c'est vouloir plaire en tout à Dieu, et ne lui vouloir de'plaire en rien. En l'aimant ainsi d'un amour de préférence , d'un amour de plénitude , il nous reste encore à l'aimer d'un amour de perfection par rapport au christianisme , comme je vais l'expliquer dans la troisième partie.

TROISIÈME PARTIE.

Quoique Dieu soit toujours le même, et que par rapporta lui ses perfections , qui ne changent point , le rendent toujours également aimable, il est toutefois vrai, comme l'a remarqué saint Bernard, que, selon les divers états l'homme peut être considéré , l'amour qu'il doit à Dieu ne laisse pas d'avoir ses degrés diilérens ; et qu'à proportion des dons qu il a reçus, les mesures de hauteur , de profondeur et de largeur que saint Paul donne à la charité, doivent être plus ou moins étendues. Or , de ce principe que la raison même autorise , je tire deux consé- quences : la première, que dans le christianisme, le précepte de l'amour de Dieu impose à l'homme des obligations beaucoup plus grandes que dans l'an- cienne loi; la seconde , que l'acte d'amour de Dieu doit donc être dans nous beaucoup plus héroïque , qu'il ne devoit 1 être dans un juif ou dans un gentil , avant que la loi de grâce eût été publiée. Parlons sans exagération ; voici la preuve de l'un et de Vautre.

sur l'amour de dieu. 6t

Du moment que je suis chrétien , il faut que j aime Dieu en chrétien. Or, aimer Dieu en chrétien, c'est bien plus que de l'aimer simplement en homme ; pourquoi ? parce que c'est se charger en l'aimant, outre la loi éternelle et divine qui nous est commune à tous, de la loi particulière dont Jésus-Christ est l'auteur. Par conséquent, c'est ajouter à la charité un nouvel engagement qu'elle n'avoit pas dans son origine, et qui , dans la suite des siècles , est devenu ïe comble de sa perfection. Je vous déclare , mes frères, disoit saint Paul , que quiconque se fait cir- concire , prend sur lui tout le fardeau de la loi de Moïse : Testîjicor autem omni homini circumeidenti se , quoniam debitor est universœ legisfaciendœ ( i ). Et je vous dis , chrétiens, conformément à ces pa- roles de l'Apôtre , qu'au même temps que vous avez été engagés à Jésus-Christ par le baptême, vous vous êtes imposé un nouveau joug encore plus saint que celui de la loi de Moïse , un joug que vous devez porter jusqu'à la mort , un joug auquel votre salut est indispensablement attaché, un joug sans lequel Dieu ne veut plus , ni ne peut plus être aimé de vous. Ah ! mes chers auditeurs , quel fonds de réfle- xions î Croire que la loi de Jésus-Christ est une loi de douceur, une loi de grâce, une loi de liberté, une loi d'amour , c'est croire ce que le Saint-Esprit même nous a révélé, et ce que toutes les Ecritures nous prêchent; mais se persuader que cette loi soii douce, parce qu'elle nous prescrit des devoirs moins rigou- reux et moins contraires aux sens et à la nature ; se

(i) Galat. i,

Q2 sur l'amour de dieu.

persuader que sa liberté consiste dans le relâchement, et que pour une loi de grâce et d'amour , elle en soit moins une loi d'abnégation et de travail, non- seulement c'est la méconnoilre, mais la détruire. Non , non , mes frères , disoit Tertullien expli- quant sur cela sa pensée , la liberté que Jésus-Christ nous a apportée du ciel ne favorise en aucune sorte la licence des moeurs. Si cet homme-Dieu a fait cesser les sacrifices et les cérémonies delà loi écrite, il nous a , en échange , donné des règles de vie bien plus capables de nous sanctifier ; et ce qui étoit condamné dans l'ancien Testament par le précepte de la divine charité , est doublement criminel , de- puis que le Dieu de la chanté est venu lui-même nous enseigner sa doctrine et nous proposer ses exemples: Livertas in Christo , ces paroles sont ad- mirables, Libertas in Christo non fecit innocentiœ injuria m. Opcrum juga r éjecta sunt 9 non dis ci pli- narum ; et quœ in çeteri Tcstamento erant inter- dicta , eiiam œmulatorio prœcepto apud nos prohi- bentur (1).

Pvien de plus vrai , chrétiens : car , comment ce Sauveur adorable s'en est-il déclaré dans l'Evan- gile ? Combien de fois nous a-t-il fait entendre que , pour embrasser sa religion , il falioit renoncer au monde et se renoncer soi-même beaucoup plus par- faitement que Moïse ne le demandoit? En combien de sens, beaucoup plus étroits et plus sévères, n'a- t-il pas interprété les principaux articles de la loi de Dieu ? Combien de dispenses , même légitimes ,

(i) Tcrtull.

sur l'amour de dieu. 63

n'a-t-il pas abolies ? S'il nous a délivrés des obser- vances légales , à combien d'autres ne nous a-t-il pas assujettis ? Le seul précepte de l'amour des ennemis, n'est-il pas d'une perfection plus éminente que tout ce qu'enseignoient et praliquoient les pharisiens? Jusques à quel point n'a-t-il pas élevé, pour ainsi dire , certaines obligations du droit naturel? Sur combien de sujets n'a-t-il pas usé de son souverain pouvoir pour nous faire de nouvelles défenses ? On a dit à vos pères que telle et telle chose leur éloient permises, ainsi parloil-il aux Juifs; et moi je vous dis que ces choses alors prétendues permises ne le seront plus pour vous.

Je sais ce qu'ont avancé quelques interprètes, que le Fils de Dieu parloit de la sorte, non pas pour enchérir sur la loi , ni pour y rien ajouter , mais seu- lement pour corriger les fausses explications des scribes et des docteurs de la synagogue. Mais je sais aussi que ce sentiment a été combattu par la plupart des Pères. Car, comme remarque saint Jérôme, si le Sauveur du monde ne prétendoit autre chose que de réfuter les pharisiens , sans établir de nouveaux préceptes , pourquoi auroit-il dit : Et moi je vous ordonne de faire du bien à ceux même qui vous maltraitent, de prier pour ceux même qui vous per- sécutent , d'aimer ceux même qui vous calomnient? trouvoit-on ce commandement ? dans quels livres de la loi étoit-il inséré? n'y voit-on pas tout le con- traire ; et le droit de haïr ceux qui nous haïssent n'y paroît-il pas autorisé ? Il est donc vrai que Jésus- Christ vouloit enchérir sur Moïse , quand il disoil:

64 sur l'amour de dieu.

Ego autem dico vobis ; que son dessein étoit de nous prescrire des lois qui lui fussent propres : Hoc est prœceptum meum. (i); que ce que nous appelons Décalogue est quelque chose pour nous de plus par- fait qu'il n'étoit pour les Juifs ; et , par une consé- quence nécessaire, que pour aimer Dieu dans le christianisme , il en doit plus coûter qu'il n'en coûtoit avant la prédication de l'évangile.

Voilà , mes chers auditeurs , ce que Tcrtulîien , dans son style ordinaire , appeloil le poids du bap- tême : Pondus baptismi; et voilà ce qui lui donna lieu d'appuyer un sentiment qui , pour n'avoir pas été entièrement conforme à l'esprit de l'Eglise , ne laisse pas de nous fournir la matière d'une excellente réflexion : faites-la, s'il vous plaît , avec moi. 11 par- loit des catéchumènes, qui, touchés de la grâce el pressés d'un impatient désir de se voir incorporés dans l'Eglise de Jésus-Christ s demandoienl avec ins- tance qu'on les admît au baptême; ce que l'on ju- geoit quelquefois à propos de différer pour avoir des preuves plus certaines de leur foi. Ce retardement leur causoit une douleur extrême ; et Tertullien, au contraire , surpris de leur douleur et de l'empresse- ment qu'ils témoignoient , leur remontroit que s'ils avoient bien compris ce que c'étoit que le baptême, ils l'auroient plutôt craint qu'ils ne l'auroient souhai- té : Si pondus intelligerent baptismi , ejus conse- crationem magîs timcrcnt quàm dilationem. J'ai dit , chrétiens , que ce sentiment n'étoit pas conforme à l'esprit de l'Eglise , parce qu'il favorisoit un

(i) Joan. i5.

désordre

sur l'amour dîeu. 65

désordre déjà trop commun , de remettre jusqu'au moment de la mott à recevoir le baptême , afin de vivre dans une plus grande liberté et avec plus de licence. Désordre que l'Eglise ne toléra jamais : pour» quoi? parce qu'elle estimoit que le baptême étant le premier lien qui nous unit à Jésus-Christ, et le pre- mier sacrement qui nous fait membres de son corps m} stique , c'étoit un crime de se priver d'un tel avan» tage par la seule crainte des obligations qui y sont attachées. En cela donc , Tertullien , aussi bien qu'en d'autres sujets , s'égaroit, aveuglé par son propre sens : mais en ce qu'il soutenoit que le baptême étoit un engagement pénible et onéreux , ne parloit-il pas juste? Jésus-Christ lui-même ne nous l'a-t-il pas fait entendre , et ne nous propose-t-il pas sa loi comme un joug? Tolliie jugum mcum super vos (i)ê Mais il y en a , dites-vous , dans le christianisme , qui ne sentent pas la pesanteur de ce joug. Ah ! mon frère, répond saint Augustin, cela peut b!en être, et cela est en effet: mais prenez garde à ne pas con- fondre les choses. Car vous ne ressentez pas le joug du baptême , ou parce que Dieu vous donne des forces pour le porter , ou parce que vous vous en déchargez par une lâche infidélité. Si c'est l'onction de la grâce qui vous empêche de le sentir, j'en bé-* nis Dieu et j'envie votre état, bien loin de vouloir vous le rendre suspect : mais si vous ne sentez pas ce joug , parce que vous ne le portez pas , ou que vous ne le portez qu'à demi; si vous ne le sentez pas , parce que vous savez 1 accommoder à vos incli-

(i) Matth. il,

TOME IV. 5

66 sur l'amour de dieu.

nations , et que vous croyez pouvoir l'accorder avec les douceurs de la vie ; si vous ne le sentez pas, parce que vous le réduisez à une austérité superfi- cielle et apparente , et que vous n'en prenez que ce qui vous plaît, tremblez et confondez-vous. Car ce joug que vous pensez avoir secoué , vous accablera un jour ; et ces devoirs que vous aurez négligés fe- ront , au jugement de Dieu, la matière de votre condamnation.

De , concluons que l'amour de Dieu doit donc être beaucoup plus généreux et plus fort dans un chrétien , puisqu'il doit avoir une vertu proportion- née à ces saintes et rigoureuses obligations que le baptême nous impose. Disons obligations, chrétiens, et non pas purement ni proprement vœux: car un vœu , dit saint Thomas, c'est dans sa propre signi- fication une chose dont j'ai le choix libre , que Dieu ne me commande pas et que je me commande à moi- même, sans laquelle je pourrois me sauver et parve- nir à ma fin. Or , il n'en est pas ainsi des obligations du baptême. Comme le baptême , depuis Jésus- Christ , est l'unique voie du salut, les obligations qui en dépendent sont d'une absolue nécessité pour nous; et quand je m'y soumets , quelque obéissance que je rende à Dieu , je ne lui fais point ce sacrifice pleinement volontaire que le vœu exprime. C'est ainsi que raisonnent les théologiens, non pas pour ôter à une ame fidèle la consolation de se croire en- gagée à Dieu par des vœux , pourvu qu'elle con- vienne que ces vœux du baptême sont tellement des vœux , que Dieu ne lui en a point laissé la disposi-

sur l'amour de dieu. 67

tion; pourvu qu'elle reconnoisse qu'outre ces vœux de nécessité , il y en a d'autres de con.seildont Dieu se tient spécialement honoré , et qui élèvent 1 homme à une perfection encore plus éminente , tels que sont les vœux de la religion et du sacerdoce ; enfin , pourvu que , sans y penser , elle ne favorise pas l'er- reur des derniers hérésiarques , qui , pour colorer dans le monde leur apostasie , commencèrent , sous ombre de réforme , à exalter les vœux du baptême pour décrier celui de la continence , qu'ils avoient honteusement abandonnée. Du reste , que ce soient obligations ou vœux du baptême , toujours est-il vrai qu'ils nous rendent beaucoup plus difficile la pratique de ce premier commandement : Diliges ; puisqu'il est impossible dans la loi de grâce de for- mer 1 acte d'amour de Dieu , sans vouloir accomplir de bonne foi tout ce qui est contenu dans la profes- sion du christianisme.

Je vais même plus avant, et je finis par une pen- sée de Guillaume de Paris, digne du zèle de ce grand évêque , mais dont je craindrois de vous faire part si je n'étois également sûr , et de votre intelligence et de votre piété. Ecoutez-la. C'est qu'afin que l'acte d'amour de Dieu ait ce caractère de perfection que Dieu exige pour le salut , il ne suffit pas qu'il s'étende absolument à tous les préceptes, soit naturels, soit positifs de la loi chrétienne ; mais il doit encore , sous condition , embrasser tous les conseils : sous condition , dis-je , remarquez bien , s il vous plaît, ce terme; en sorte que s'il étoit nécessaire, pour marquer à Dieu mon amouj , de pratiquer ce qu'il y

5.

68 sur l'amour de dieu.

a dans les conseils évangéliques de plus mortifiant , de plus humiliant, de plus opposé à la nature et à l'amour-propre , en vertu de ce seul acte , j'aime Dieu, je fusse disposé à tout entreprendre et à tout souffrir. Ne pensez pas que celte disposition , quoi- que conditionnelle , soit chimérique. 11 n'est rien de plus réel : pourquoi? parce que , comme il n'y a pas un conseil évangélique qui ne puisse devenir , et qui, dans mille rencontres, ne devienne un com- mandement pour moi , il faut que l'amour de Dieu me mette au moins habituellement dans la disposi- tion où je devrois être , et m'inspire la force que je devrois avoir si je me trouvois dans ces conjonc- tures. Ainsi , je ne suis point obligé , parce que j'aime Dieu, à quitter le monde, ni à prendre le parti de la retraite ; mais je suis obligé d'être préparé à l'un et à l'autre , parce que ma foiblesse pourroit être telle, que le monde seroit évidemment un écueil à mon innocence , et qu'il n'y auroit que la retraite qui pût me garantir. Renoncer à mes biens, ce n'est, clans la doctrine de Jésus-Christ , qu'un simple conseil: mais être piêt â y renoncer, c'est un pré- cepte rigoureux , parce que l'expérience pourroit me convaincre que je ne puis les retenir sans m'y atta- cher , ni m'y attacher sans me perdre. Dieu ne me commande pas d'endurer le martyre , mais il me commande d'être résolu à l'endurer , parce qu'il pourroit y avoir telle occasion le martyre seroit une preuve ind'spensable de ma foi ; d'où vient que Tertnllien , parlant de la foi des chrétiens , disoit ex- cellemment qu'elle nous rend responsables et rede-

sur l'amour de dieu. 69

vables à Dieu de nous-mêmes, jusqu'à nous obliger à souffrir pour lui le martyre quand il y va de sa gloire : Fidem martyrii debilricem*

Or , la charité ne vous charge pas moins de cette dette. Dites-moi donc , chrétiens , quand les martyrs, dans les persécutions , se laissoient immoler comme des victimes, quand ils se laissoient brûler par le feu , quand on les étendoit sur les roues et sur les chevalets, et que pour l'amour de Dieu , ils soute- noient avec un courage invincible toute la rigueur des tourmens , faisoient-ils une oeuvre de suréro- gation , et pouvoient-ils s'en dispenser? non; mais cela étoit nécessaire selon la loi de la charité , et s'ils n'avoient eu cette résolution et ce courage , ils au- roient été réprouvés de Dieu. L'évangile nous en assure; et voilà pourquoi Ton excommunioit ceux qui ne résistoient pas jusqu'à leffusion de leur sang. Bien loin d avoir égard à leur foiblesse , on les dé- claroit apostats , et on les retranchoit comme des membres indignes de Jésus-Christ. Les martyrs qui triomphoient de la cruauté des bourreaux , étoient seulement loués pour avoir fait leur devoir , et non pas plus que leur devoir. Si la crainte les eût fait succomber, au lieu des bénédictions que leur don- noit l'Eglise , elle n'auroit eu pour eux que d(S foudres et des anathèmes. Mais quoi ! le comman- dement d'aimer Dieu alloit-il donc jusque-là ? Oui, mes chers auditeurs ; et si nous nous en étonnons, c'est que nous n'avons pas encore commencé à con- noître Dieu, ni à mesurer la perfection de son amour par la sévérité des lois du monde. Car , telle est la

7<5 sun l'amour pe dteu.

fidélité dont on se pique dans le monde à l'égard de son prince et de sa patrie. On se fait un devoir parmi les hommes d'être prêt à mourir pour des hommes; et non - seulement on s'en fait un devoir , mais on érige ce devoir en point d'honneur. Nous voyons tous les jours des sages du monde sacrifier pour cela leur repos , leur santé , leur vie ; et parce que souvent ils ne s'y proposent que des vues humaines, ce sont des martyrs du monde : pourquoi donc trouver étrange que Dieu , du moins , en demande autant de ceux qui l'aiment , et que la charité ait ses mar- tyrs comme le monde a les siens ?

Cependant , mes chers auditeurs , s'il s'agissoit de donner à Dieu ce témoignage de notre amour , y serions-nous disposés ? S'il falloit, au moment que je parle , ou le renoncer , ou mourir , trouveroit-il encore dans nous des martyrs? Dispensez-moi, chré- tiens , de répondre à cette question , qui m'expo- seroil peut-être , ou à trop présumer de votre cons- tance , ou à liop me délier de votre lâcheté. Ce que je sais et ce que toute la théologie m'apprend , c'est , mes frères , que si nous avons cet amour qui est le grand commandement de la loi, sans autre prépa- ration d'esprit et de cœur , nous sommes en état cl être les martyrs de notre Dieu ; et que s'il nous manque aussi quelque chose pour être les martyrs de notre Dieu , quoi que nous sentions d'ailleurs pour lui , nous n'avons pas encore cet amour qui nous est si expressément ordonné dans la loi. Quel- ques-uns prétendent qu'il est dangereux de faire ces suppositions ; et moi , je soutiens que ces supposi-

sur l'amour de dieu. 71

lions ainsi faites , sont d'une utilité infinie : pour- quoi ? premièrement , pour nous donner une haute idée de lexcellence et de la grandeur du Dieu que nous servons ; en second lieu , pour nous inspirer , quand il est question de lui obéir , des senlimens nobles et généreux ; enfin , pour nous humilier et pour nous confondre , quand nous manquons à cer- tains devoirs aisés et communs , puisque la charité nous impose de si grandes obligations.

Mais ces suppositions vivement conçues peuvent porter au désespoir. Oui , chrétiens , elles y peuvent porter ; maïs qui ? ceux qui comptent sur leurs propres forces , et non point ceux qui s'appuient sur les forces de la grâce , puisqu'un contraire , rien n'est plus ca- pable d'animer notre espérance que la grandeur et la difficulté de ce commandement. Car , il me suffit de savoir que Dieu m'oblige à cela , et que cela sur- passe infiniment tout ce que je puis de moi-même , pour être assuré que Dieu , qui est fidèle , me don- nera infailliblement des secours proportionnés à ce qu'il me commande.Et voilà ce qui soutient l'espérance chrétienne ; au lieu que de moindres préceptes , par leur facilité apparente , font souvent naître la pré- somption. Ah ! mes frères , c'est maintenant que je conçois d'où vient l'efficace , ou , pour mieux dire, la toute-puissance de la charité divine. Quand on me disoit autrefois qu'il ne falloil qu'un acte d'amour de Dieu pour effacer tous les péchés ; quand on m'alléguoit l'exemple de Magdeleine , qui , par ce seul acte intérieur, avoit expié tous les désordres de sa vie ; quand on me ci toit les Pères de l'Eglise ,

72 sur l'amour de dieu.

qui conviennent que cet acte , s'il est sincère , a autant de vertu , pour justifier un pécheur , que le baptême et que le martyre : quoique je crusse ces vérités, parce que la foi les autorise, à peine les pouvois-je goûler , parce que je n'en pénétrois pas le secret. Mais à présent, ô mon Dieu! je n'en suis pas surpris ; car il est bien juste , que puisque notre amour pour vous est une disposition au martyre, il ait autant de pouvoir que le martyre ; et que puisqu'il embrasse toutes les promesses et toutes les obliga- tions du baptême , il soit aussi sanctifiant et aussi purifiant que le baptême. Mais si cela est vrai , chré- tiens , et si tout ce que j'ai dit est nécessaire pour produire un acte d'amour de Dieu , quel est celui qui aime Dieu ? C'est un mystère de prédestination qu'il ne nous appartient pas d'examiner. Dieu a ses prédestinés , et il les connoît. Ne nous mettons point en peine s'ils sont en grand nombre , ou en petit nombre ; mais tâchons à faire ce qui dépend de nous pour avoir place parmi cette troupe sainte. L'Apôtre se prosternoit tous les jours devant le Père des miséricordes pour lui demander la science sure- minente de son amour : faisons la même prière , et demandons -lui cette science, qui est la première de toutes les sciences. Disons -lui, avec saint Au- gustin : Sera te amavi ; Ah ! Seigneur, c'est trop tard que je vous ai aimé ; je le dis à ma confusion , et je reconnois avec douleur que dans tout le cours de ma vie je n'ai peut-être jamais fait un seul acte de voire amour. Et comment l'aurois-je fait, ô mon Dieu ! puisque je ne savais pas même en quoi il con«

SUR l'amour de dieu. 73

siste et ce qu'il renferme ? Mais maintenant que j'en suis instruit, je veux enfin vous aimer de toute reten- due de mon cœur et de toutes les forces de mon ame. Je veux , dis-je , vous aimer comme vous méritez de l'être , et comme vous voulez l'être; d'un amour de préférence , d'un amour de plénitude , d'un amour de perfection. Faites cela , mon cher auditeur , et vous vivrez : Hoc fac , et vives (1). Après avoir aimé Dieu dans le temps , vous l'aimerez et vous le pos- séderez dans l'éternité bienheureuse que je vous souhaite , etc.

(1) Luc. 1Q.

SERMON

POUR LE

MERCREDI DE LA CINQUIÈME SEMAINE.

SUR L'ETAT DU PÉCHÉ ET L'ÉTAT DE LA GRACE.

Si ruilii non vultis credere , operibus crédite, ut cognos- catis et credatis quia Pater iii nie est , et ego in Pâtre.

Si vous ne voulez pas me croire, croyez à mes œuvres , afin que vous connaissiez et que vous croyiez que mon Père est en moi, et que je suis dan: mon Père. En saint Jean , cbap. 10.

Madame (i) ,

(Quelque idée que nous ayons de la sainteté de Jésus-Christ , il falloit , pour être saint , que Dieu fût en lui , et qu'il fût dans Dieu ; et il n'a même été le Saint de? saints , que parce que Dieu étoit en lui et qu'il étoit en Dieu d'une façon plus particulière, et par une union beaucoup plus intime. Si Dieu , par une supposition chimérique , eût cessé d'être avec lui et dans lui , ou que lui-même il eût cessé d'être avec Dieu et dans Dieu , dès-là il eût cessé d'être ce qu'il étoit , et ce que nous appelons Jésus-Christ , ou plutôt ce qui seroit resté de Jésus-Christ , c'est-à- dire , son humanité ainsi délaissée et abandonnée à elle-même , eût été dans une impuissance absolue

(i) La reine.

sur l'état du péché et l'état de la grâce. 7 5 d'agir pour Dipu , el de rien faire d'agréable à Dieu. Mais parce que ce Sauveur des hommes et ce Fils unique de Dieu étoit dans son Père, et qu'il agissoit toujours avec son Père et au nom de son Père , il pouvoit bien dire , comme il le dit aux Juifs dans notre évangile, que toutes ses œuvres rend- tient té- moignage en sa faveur , et qu'elles étoient devant Dieu d'un prix infini : Opéra quœ ego facio in no- mine Patris mei , hœc tcstimonium perhibent de me (1). Appliquons-nous cette vérité , chrétiens ; car ce qui étoit vrai de Jésus-Christ , notre chef et notre modèle , l'est autant par proportion de nous- mêmes ; et si nous voulons bien connoîlre la valeur de nos actions et le fruit que nous en pouvons espé- rer , jugeons-en par le principe d'où elles partent , et voyons si c'est dans l'état du péché qu'elles sont faites , ou dans l'état de la grâce. Etat du péché , état de la grâce , deux états l'un à l'autre directe- ment opposés. Deux états qui partagent le christia- nisme , et presque toutes les sociétés du monde : avec cette triste inégalité , que le nombre des pé- cheurs ennemis de Dieu par le péché , est infiniment au-dessus de celui des justes unis à Dieu par la grâce. Deux états dont j'entreprends de vous faire voir au- jourd'hui l'esssentielle différence , non point en gé- néral , mais par rapport à notre intérêt propre. Heu- reux , si je puis ainsi vous donner de l'un toute l'horreur qu'il mérite , et de l'autre , toute l'estime qui lui est due ! Je vais mieux encore vous expliquer

(1) Joan. 10.

76 SUR l'état du péché

mon dessein après que nous aurons salué Marie, en lui disant: Ave, Maria,

De tous les intérêts de l'homme, le plus impor- tant , c'est le salut ; par conséquent , de tous les soins de l'homme dans la vie , celui qui le doit occuper préférablement à tout autre , et même uniquement , c'est le soin du salut; c'est, dis-je, le soin de s'en- richir pour cette demeure céleste nous sommes tous appelés , et qui doit être le terme de notre course ; de travailler pour cela , d'agir pour cela , de rappor- ter là toutes nos pensées , tous nos désirs , toutes nos œuvres; enfin , de grossir chaque jour ce trésor de gloire qui nous est promis , en grossissant chaque jour le trésor de nos mérites. Voilà , mes chers au- diteurs , le souverain point de la sagesse chrétienne , et si nous nous aimons solidement nous-mêmes 3 voilà le précieux avantage dont nous devons être jaloux , et le bien durable et permanent que nous devons rechercher. Piiches pour le ciel , il nous im- porte peu de l'être pour la terre , puisque les riches- ses de la terre sont périssables ; et riches pour la terre , si vous ne l'êtes pas pour le ciel , au milieu de cette opulence fastueuse que vous étalez avec tant de pompe aux yeux des hommes , vous êtes pauvres devant Dieu , et dans une misère d'autant plus dé- plorable , que vous en devez ressentir éternellement les effets. S'il y a donc un état rien ne nous profite pour l'éternité bienheureuse , et un état , au con- traire , rien ne soit perdu de tout le bien que nous pratiquons , c'est par qu'il faut juger de l'un

et l'état de la grâce. 77

et de l'autre ; et c'est aussi la grande règle que je prends pour vous faire connoître le malheur d'une aine dans l'état du péché , et l'inestimable préroga- tive du juste dans l'état de la grâce sanctifiante. En effet , dans l'étal du péché , lhomme n'est plus en Dieu , ni avec Dieu , parce que le péché l'en sépare ; et dans l'état de la grâce , le juste est avec Dieu et en Dieu , parce que le propre de la grâce sanctifiante est de l'y tenir étroitement uni : or, puisque le pécheur est séparé de Dieu , il n'agit plus avec Dieu , et , par r°èrae , rien de tout ce qu'il fait ne peut plaire à Dieu; puisque le juste est uni à Dieu, c'est avec Dieu qu'il agit, et , par une suite infaillible , tout ce qu'il fait est agréé de Dieu. De je forme deux pro- positions, qui vont partager ce discours : état du pé- ché , état souverainement malheureux : pourquoi ? parce qu'alors , quoi que fasse le pécheur , son péché en détruit devant Dieu tout le mérite ; c'est la pre- mière partie : état de la grâce , état souverainement heureux : pourquoi ? parce qu'alors , pour peu que fasse le juste , la grâce qui le sanctifie en relève devant Dieu le mérite : c'est la seconde partie. Deux pensées que j'ai à développer , et théologie sublime que je tâcherai de rendre également sensible et instructive.

PREMIÈRE PARTIE.

Pour éclaircir la première proposition que j'ai avancée , et qui, toute fondée qu'elle est sur les prin- cipes de la foi les plus solides , ne laisse pas d'avoir besoin d'explication , il faut d'abord en déterminer le sens et vous le faire bien comprendre. Quand donc

78 sur l'état du péché

je dis que le péché anéantit la valeur et le mérite de toutes nos bonnes actions, prenez garde: je ne dis pas que nos actions , bonnes d'elles-mêmes, en con- séquence du péché , ou dans l'état du péché , de- viennent mauvaises et criminelles : ce seroit une er- reur grossière , autrefois soutenue par Wiclef , mais condamnée solennellement dans le concile de Cons- tance. Non , chrétiens , quelque désordre que cause à Tarne le péché, sa malignité ne va pas jusque-là; fussions-nous chargés devant Dieu de tous les crimes , nous pouvons encore , dans cet état . faire des actions vertueuses , honorer Dieu , secourir les pauvres , obéir à nos supérieurs , pratiquer mille autres devoirs de piété et de justice ; non-seulement nous le pou- vons , mais nous le devons , parce que l'état du pé- ché ne nous en dispense pas ; et quoique alors Dieu nous considère comme ses ennemis , il nous com- mande néanmoins tout cela, et, malgré cette qua- lité d'ennemis , il nous en récompense quelquefois, selon la doctrine de saint Augustin , par des prospé- rités et des grâces temporelles , comme il récom- pensa , dit ce Père , les vertus des Romains par l'em- pire et la monarchie du monde qu'il leur donna. Or, Dieu , qui est juste et saint, n'auroit garde de nous commander ce qui ne pourrait être en nous que vicieux et corrompu ; beaucoup moins nous en ré- compenseroit-il et béniroit-il une telle obéissance. D'où je conclus , que dans l'état même du péché , nous pouvons donc faire des actions honnêtes et louables : maxime de religion dont il ne nous est pas permis de douter.

ET L'ÉTAT DE LA GRACE. 79

Bien plus , quand je dis que nos bonnes œuvres , dans l'état du péché , n'ont aucun mérite devant Dieu, ma pensée n'est pas que l'état du péché les rende absolument inutiles pour le salut. A Dieu ne plaise que je sois dans ce sentiment ; je sais trop quel est , sur ce point , la doctrine du concile de Trente, et ce que toute la théologie nous enseigne. Jeûner , prier , faire des aumônes , mortifier sa chair, lorsqu'on est séparé de Dieu par le péché , non-seu- lement ce sont des actions vertueuses , mais des actions surnaturelles et d'un ordre divin, qui disposent le pécheur à sa conversion , et qui lui servent de moyens pour retourner à Dieu : Quis scit si convertatur et ignoscat (1) ? Qui sait , disoit le Prophète , si Dieu ne sera point touché de tout ce que vous faites , et si tout ce que vous faites ne l'obligera point à user envers vous de miséricorde? Toutes ces œuvres ont donc en effet quelque vertu pour nous réconcilier avec Dieu ; et si Dieu , remarque Théophvlacle , n'exauce pas les pécheurs jusqu'à faire en leur faveur des miracles, conformément à ces paroles de l'aveu- gle-né : Scimus quia peccatores Deus non audit , il faut toutefois convenir , ajoute ce savant interprète , que les pécheurs , à force de prières et de vœux , obtiennent tous les jours des secours de grâces qui les convertissent enfin , et qui opèrent dans eux ces changemens de mœurs et de vie que nous admirons ; autrement, le publicain de l'évangile auroit inutile- ment prié quand il disoit: Seigneur, ayez pitié de moi , qui suis un pécheur : Si peccatores Deus non

(1) Joau. 3.

80 SUR l'état du péché

audit , frustra Publicanus dicerct : Deus propîiius esto rnihi pcccatori. Il est donc encore vrai que , dans l'état du péché et dans la disgrâce de Dieu, on peut faire des oeuvres qui , comme des disposi- tions , contribuent à nous rapprocher de lui et à nous •sauver.

Mais , Cette vérité ainsi supposée , voici ce que j'ai ensuite à vous déclarer: c'est qu'encore que l'état du péché n'exclue point toute action vertueuse , ni même toute action surnaturelle, il est pourtant de la foi que les actions, quoique vertueuses et même surnaturelles , faites dans l'état du péché , ne mé- ritent rien pour le ciel ; que Dieu , dans l'ordre de la gloire, ne leur a promis nulle récompense; qu'il ne nous en tiendra jamais compte dans l'éternité, et que , du moment qu'elles ne sont pas marquées du sceau de la grâce sanctifiante t elle ne nous donnent nul droit à l'héritage des enfans de Dieu et à cette couronne de justice que Dieu , comme souverain ré- munérateur , réserve à ses élus. Ce qu'il y a de plus déplorable , c'est qu'elles ne recouvrent jamais ce mérite qu'elles ont une fois perdu; et, lors même que nous rentrons dans la voie du salut, elles de- meurent toujours stériles et infructueuses : jusque-là que , quand nous serions du nombre des prédesti- nés , ce ne sera point pour ces actions, toutes saintes qu'elles ont été , que Dieu nous béatifiera ; mais qu'elles seront toujours oubliées , toujours réprou- vées , parce qu'elles n'ont point eu ce germe de vie quidevoitles animer et les rendre agréables et mé- ritoires. Voilà, chrétienne compagnie , le point im- portant

et l'état de la crace. 8i

portant que j'ai à développer, et j'avoue d'abord que je ne puis assez admirer ici la profondeur et la sévé- rité des jugemens de Dieu: car enfin, s il étoit per- mis d'en juger selon les premières vues de la raison humaine, je ne m'étonne pas que les actions les plus Relatantes et les plus glorieuses selon le monde , soient souvent les plus indignes des récompenses de Dieu : pourquoi ? parce qu'elles sont souvent les plus vi- cieuses dans leur fond. Combien de grands seront damnés pour les mêmes choses qui leur ont aitiré l'admiration et les applaudissemens des peuples ? on les louoit de leurs entreprises, et leurs entreprises, dit saint Augustin, éioient souvent des injustices énormes ; ils se rendoient célèbres par leurs con- quêtes, et leurs conquêtes, ajoute ce Père, en par- lant des héros du paganisme , n'étoient communé- ment que des brigandages publics. Je ne suis point surpris que certaines vertus , qui sont en effet des ver- tus, et qui, comme telles , servent d'ornement et de lien à la société civile: l'honnêteté, la probité , la fidélité, l'équité dans le commerce, l'intégrité dans les jugemens , la régularité dans les mariages , la mo- destie dans le succès , la force et la constance dans les malheurs, ne soient ordinairement comptés pour rien devant Dieu; parce que ce sont des venus pu- rement humaines , qui de la manière qu'elles se pra- tiquent dans le monde , n'ont point la foi pour prin- cipe. Je conçois même , ce qui arrive tous les jours , comment des actions chrétiennes , au moins en appa- rence, sont cependant relatées de Dieu, parce qu'elles se trouvent corrompues dans l'intention et dans le TOME 1Y. 6

#2. SUR l'état du péché

motif: dévouons que la vanité soutient , ferveurs de zèle que l'intérêt allume, exercices de pénitence el bonnes œuvres dont l'hypocrisie se pare: voilà ce que je comprends. Mais que des actions vraiment re- ligieuses et saintes dans toutes leurs circonstances , et à quoi il ne manque rien , hors qu'elles n'ont pas été fait( s dans l'état de la grâce , soient éternellement et absolument perdues , ah! mes chers auditeurs , c'est ce qui me fait trembler; et si nous savons peser les choses dans la balance du sanctuaire , c'est par nous devons connoître combien le péché est un mal à craindre , et quelles en sont les funestes conséquences.

Or l'arrêt , chrétiens , en est porté dans l'Ecriture , et saint Paul lui-même l'a prononcé. Non , mes frères, disoiî-il , écrivant aux Corinthiens , quoi que je fasse, et quoi que mon zèle m'inspire, si je ne suis en grâce avec Dieu, et si je n'ai la charité de Dieu, c'est en vain que je travaille. Quand je parlerois le langage des anges , quand j'aurois distribué tous mes biens aux pauvres , quand j'aurois livré mon corps au feu et que j'aurois souffert tous les tourmens , quand je ferois des miracles et que j'aurois assez de foi pour transporter les montagnes ; sans la grâce et la cha- rité qui l'accompagne , je ne suis rien , et tout ce que je fais ne me sert à rien. Ainsi pai loit cet homme apostolique. D'où saint Chysostôme concluoit ce que nous devons conclure nous-mêmes avec lui , que Dieu doncabien en horreur le péché, puisqu'un seul péché suilit pour faire disparoitre à ses yeuxel pour anéan- tir dans son estime , ce qu'il y a d'ailleurs de plus

ET [/ÉTAT DE LA GRACE. 83

héroïque et de plus grand. Car Dieu, dont la nature n'est que bonté , et que toutes ses inclinations por- tent à nous faire du bien ; Dieu qui , selon la doctrine des théologiens , se plaît à récompenser au-delà du mérite , et qui ne punit jamais le péché , autant que le péché est punissable , ne réprouveroit pas des actions saintes en elles-mêmes , telles que sont les bonnes œuvres du pécheur, si elles avoientla moin- dre proportion avec celte gloire qui doit être le prix de nos mérites. Il faut donc qu'elles en soient bien indignes , puisque Dieu positivement les exclut , et qu'il y ait de puissantes raisons qui l'obligent à exer- cer une si rigoureuse justice.

Or , quelles sont ces raisons? c'est ce que je vous prie d'écouter. Première raison , tirée de l'état ou de la disposition habituelle du pécheur. Qu'est-ce que l'état du péché ? Apprenez, chrétiens, ce que vous êtes, quand Dieu cesse d'être avec vous, et que vous cessez par le péché d'être avec lui. L'état du péché, répond le docteur angélique , saint Tho- mas , est proprement un état de mort. De vient que le péché est appelé mortel , pnrce qu'il éteint en nous, et qu'il fait mourir, pour ainsi dire, la giàce et la charité qui sont les principes de la vie. Spiritus est qui vivijicat (i) , disoit le Sauveur du monde: c'est l'esprit de Dieu qui vivifie et qui nous commu- nique à tous , en qualité de justes et d'en fans de Dieu , une vie surnaturelle. Que fait le péché ? il étoutï'e cet esprit, ou, pour parler plus exacte- ment, il l'éloigné de nous; et par cette séparation,

(i) Joan. G.

6.

84 suu l'état du péché

il réduit notre ame dans une espèce de mort plus terrible mille fois que cette mort naturelle qui nous cause d'ailleurs tant d'effroi. Mystère que l'apôtre saint Jacques exprimoit si bien , quand il disoit que le péché , au moment qu'il s'accomplit, engendre la mort : Peccatum verb 3 cùm consummatum fuerit > gcncrat morlem (i).

Or voilà , mes chers auditeurs , ce qui détruit d'abord tout le mérite des bonnes œuvres du pé- cheur. Car, comment, dans un état de mort, pour- roit-il faire des actions de vie? et ne pouvant pas faire des actions de vie, comment pourroit-il méri- ter la plus excellente et la plus parfaite de toutes les vies , qui est la vie de la gloire ? Comprenez , s'il vous plaît, la force de cette raison. Tout ce qui est fait dans Dieu , dit saint Augustin , porte le carac- tère delà vie de Dieu. Car c'est ainsi qu'il interprète ces paroles de l'évangile: Quod factum est in ipso , vita crat (2) ; c'est-à-dire , que toutes nos bonnes actions , tandis que Dieu demeure en nous et que nous demeurons en lui par la grâce , sont autant d'actions vivantes qui se rapportent à cette vie bien- heureuse et immortelle que nous attendons. Mais , dans 1 état du péché, nous sommes, pour parler de la sorte , hors de Dieu , et comme Dieu est la vie de notre ame , elle ne peut , séparée de Dieu , opérer que des actions de mort. Quelque résolution qu'elle prenne , quelque elîorl qu'elle fasse , quelque devoir qu'elle pratique, elle ne vit plus , et par conséquent, il n'y a plus rien en elle qui soit vivant et animé.

(1) Jac. 1. (2) Juan. ».

ET L'ÉTAT DE LA GRACE. 85

Et parce qu'il est impossible que des actions mortes puissent jamais conduire à la vie , la récompense éternelle que Dieu nous prépare , étant , selon le té- moignage de Jésus-Christ, la souveraine et pre- mière vie : Hœc est au (cm rita œterna , ut cognos- cant te (i) ; il s'ensuit qu'entre cette récompense et les plus saintes actions du pécheur , il ne peut y avoir de proportiou. C'est donc dans cet état que l'on peut bien nous dire sans figure ce que l'ange de l'Apocalypse disoit à un des premiers évêques de l'Eglise : Scio opéra tua , quia nom en habes qubdvi- vas , et mortuus es (2) ; Je sais quelles sont vos œu- vres ; mais je sais au même temps de quel œil Dieu les regarde , et qu'elles ne peuvent être devant lui de nulle valeur. Vous satisfaites à vos devoirs , vous accomplissez votre ministère , vous avez de la reli- gion , et vous en donnez même des marques pu- bliques; mais avec cela, vous n'êtes rien moins que ce que vous paroissez. Car on vous croit vivant , et vous êtes mort. Vos actions dans la substance sont les mêmes que celles des justes : vous priez comme eux , vous oifrez à Dieu le sacrifice comme eux , vous exercez la miséricorde aussi bien queux , et peut- être plus abondamment qu'eux ; mais ce péché se- cret, dont votre consience est infectée, gale tout, corrompt tout, en sorte que vous n'amassez pas 3 et que vous ne recueillez pas avec eux : pourquoi? parce qu'étant mort , vous n'êtes plus comme eux en étatde travailler pour cette vie future qui doit être leur par- tage: Quia nomen habes qubd rivas , etmortuuses*

(1) Joac. 17. (1) Apoc. 5.

tS^ sun l'état du péché

Approfondissons encore celle pensée. Quelle est, selon les Pères de l'Eglise et les théologiens, l'es- sence du péché , et en quoi consiste sa malice? Les uns prétendent que le péché est ([inique chose de positif et de réel; et les autres que ce n'est qu'un pur néant et une privation totale de la grâce. Saint Au- gustin s est déclaré , ce semble , pour la première de ces deux opinions , et saint Bernard pour la seconde. Mais quoi qu'il en soit , ils sont convenus qui si le péché n'étoit pas un néant , au moins avoit-il la vertu d'anéantir l'homme en quelque manière , et de le ré- duire par une espèce de destruction à n'être plus rien dans l'ordre de la grâce. C'est ce que David confessa lui-même , quand û commença à ouvrir les yeux et à découvrir le désordre de sa conduite. îl est vrai , Seigneur , dit-il à Dieu , que le péché a fait dans moi un prodigieux changement. Au moment que la passion qui m'a porté à le commettre s'est emparée de mon esprit et s'est allumée dans mon cœur , je nie suis trouvé, par la plus malheureuse destinée, ou plutôt par un juste abandon de votre grâce , réduit au néant : Quia injiammatum est cor meum , et renés mei commuta ti sunt. Et ego ad nihilum redactus sum et nescivi (i) ; Je ne le savoispas , 6 mon Dieu ! mais enfin vous me l'avez fait connoîlre ; et désor- mais je n'envisagerai plus mon péché comme un simple mal , mais comme la source de tous les maux et l'anéantissement de tous les biens: Ad nihilum re- dactus sum» En effet, dit saint Augustin , n'être plus

(S) Ps. ?2.

ET L'ÉTAT DE LA CRACE. 87

à Dieu , n'être plus pour Dieu , n'être plus, comme le pécheur , avec Dieu ni eu Dieu , c'est même un état pire que de cesser absolument d'être. D'où vient que l'Apôtre, pour exprimer la nature du péché, n'avoit point d'expression plus énergique et plus propre que celle-ci : Si je ne suis en grâce auprès de mon Dieu , je ne suis rien : Si charitatem non ha- buero 9 nihil sum (1). Or, d'un rien , reprend Guil- laume de Paris , on ne doit rien attendre ; et il y a de la contradiction , que ce qui n'est rien soit capable de mériter. Car toute action présuppose l'être ; et, dans un pécheur , tout l'être de la grâce est anéanti. C'est encore ce que nous marque le Prophète royal dans ces paroles du pseaume soixante-quinzième : Dormi erunt somnum suum , et nihil irivenerunt om- nes viri divitiarum in manîbus suis (2). Les pé- cheurs , dit-il, se sont endormis; voilà l'assoupis- sement des consciences criminelles : et , dans cet état, il leur est arrivé ce qui arrive tous les jours à un homme qui dort. Tout pauvre qu'il est , il se fi- gure quelquefois des richesses immenses dont il de- vient possesseur , il augmente ses revenus , il accu- mule trésors sur trésors : mais tout cela n'est qu'en idée ; car , à son réveil , il se trouve les mains vides , et aussi pauvre que jamais : Et nihil iiwcncrunt om- ncs viri divitiarum in manibus suis. Il en est de même du pécheur. Le pécheur en pratiquant de bonnes œuvres , croit s'enrichir devant Dieu , et cependant rien ne lui profite. Il est assidu au service divin , il est charitable envers les pauvres , il est dur

(1) 1. Cor. i3. (2) Ps. 75.

fi S sur l'état du péché

à lui-même; je le veux: mais, dans le sommeil du péché il est enseveli, toufrcela n'est qu'un songe : et quand la mort vient , qui est comme le réveil de l'aine, il n'aperçoit rien dans ses mains : Einihilin- veneTunt in manihus suis. Il ne doit pas s'en étonner, poursuit saint Jérôme : car , puisqu'en qualité de pé- cheur , il est lui-même réduit au néant , la raison veut qu'il ne trouve que le néant. Autrement le néant trôuveroit lêire; et, si j'ose ainsi parler, le plus abominable de tous les néants, qui est le péché, trôuveroit le plus saint de tous les êtres , qui est Dieu. Seconde raison , fondée sur la nature du mérite. Ceci me paroît encore plus touchant. D'où pensez- vous , mes chers auditeurs , que procède le mérite de nos bonnes œuvres; je dis ce mérite surnaturel qui les rend dignes de la gloire et de l'héritage cé- leste ? est-ce de la substance même de nos œuvres? ce seroit une erreur insoutenable de le présumer. Non , mes frères , dit saint Paul , ce n'est point sur ce fondement que nous devons établir notre espé- rance. Quelque sainteté qu'il y ait dans nos actions, nos actions , prises en elles-mêmes , n'ont rien qui les élève à ce degré d'excellence. Si elles méritent le royaume de Dieu , c'est parce qu'elles sont consa- crées , et comme divinisées par Jésus-Christ, qui en est aussi bien que nous le principe , et qui , par l'étroite liaison qu'il y a entre lui et nous , se les rend propres et leur donne une heureuse fécondité. Voilà , dit l'ange de l'école , saint Thomas , d'où dépend tout le mérite des justes. Or , pour cela , il faut que nous soyons unis à Jésus-Christ par la charité; et ,

et l'état de la grâce. 89

pour user de la comparaison de Jésus-Christ même , il faut que nous lui soyons attachés comme les bran- ches de la vigne à leur cep. Car il est le cep de la vigne , et nous en sommes les branches : Ego sum viîis , vos palmitcs (1). Et comme les branches de la vigne , séparées de leur cep , ne portent aucun fruit et sont incapables d'en porter , ainsi ne produi- rons-nous jamais un seul fruit de grâce et de salut, si nous ne sommes , selon le terme de l'Apôtre , entés sur Jésus-Christ : In quo complantatifaclisumus (2). Tandis que cette union subsiste , toutes nos actions tirent de lui une vertu particulière , de même que les branches de la vigne tirent du cep à quoi elles tiennent le suc ou la sève qui les nourrit. Mais ôtez cette com- munication , nous devenons comme des sarmens inutiles: Sicui palmes non potest ferre f rue tum à semé t ipso , il a et vos ni si in me mcinseritis (3). Or , tel est votre état, chrétiens, dans le péché. Il vous détache de Jésus-Christ. Dès-là, veillez, priez, hu- mijiez-vous; jamais par toutes vos veilles, par toutes vos prières , par vos plus profonds abaissemens , vous n'acquerrez le moindre degré de gloire: pourquoi? parce que vous êtes alors , mon cher auditeur, une branche coupée et desséchée. Comparaison que le Fiis de Dieu empruntoit de la vigne et non des autres plantes, ni des autres arbres , pour nous donner à entendre , remarque saint Augustin , que comme il n'y a point de bois plus inutile que celui de la vigne , quand il est une fois hors de son cep, aussi n'est-il rien de plus infructueux que les bonnes œuvres du

(1) Joan. il. (2) Rom. 5. (3) Joan. i5.

go SUK l'état du péché

pécheur , lorsqu'il est séparé de Jésus-Christ. Pro- phète , disoit Dieu, parlant à Ezéchiel , que veux- tu que je fasse de ce sarment ? Fili hominis , quid Jiet de ligno pi fis ex omnibus lignis nemorum (i) ? On met en œuvre tout autre bois ; mais le Lois de la vigne sans force sans solidité , a quoi est-il propre , qu'à jeter au feu? C'est ainsi , Prophète, ajoutoitle Seigneur , que je regarde les habitans de Jérusalem, ïls se sont retirés de moi pour se livrer à leurs pas- sions : or , sache que tandis qu'ils sont dans cet état , je n'accepte plus leurs sacrifices , que je méprise leurs jeûnes , que je les réprouve comme un bois stérile et de nul usage : Prop ferra Jiœc dicît Dotni- nus : Quomodb erit vitis inter ligna sylvarum , sic erunt habitatorcs Jérusalem (2). Or, c'est à nous- mêmes , chrétiens , aussi bien qu'aux Juifs, que Dieu faisoit cette menace; c'est cette même menace que notre divin Maître a renouvelée dans la suite des temps et que nous lisons au quinzième chapitre de saint Jean : Si auis in me non manserit , mittetur Joras si eut palmes > et arescet , et in ignem mittent , et ardet.

Mais si cela est , que pouvons-nous dire de la plu- part des hommes ? ce que disoit David , en se repré- sentant avec douleur l'iniquité de son siècle : Omnes declinaverunt , simul inutiles farti sunt (3). N'ap- pliquons point ces paroles aux païens et aux idolâtres; laissons les hérétiques et les schismaliques ; ne par- lons point des libertins et des athées; ne compre- nons pas même dans ce nombre certains pécheurs

(1) Ezech. i5. (2) Ib'id. (5) Ps. 5a.

ET L'ÉTAT DE GRACE. f)ï

insolens qui , connoissanl Dieu par la foi , font pro- fession de le renoncer par leurs œuvres : c'est à des sujets moins odieux et plus dignes de compassion que je m'adresse. Combien peu de chrétiens , enga- gés dans le commerce du monde, sont en état dairir utilement pour Dieu et pour eux-mêmes, si , pour agir de la sorte , il faut être ami de Dieu ? De ceux que nous appelons gens d'honneur , gens de pro- bité , et qui, comme tels, vivent dans l'exercice de leur religion , combien peu , au milieu des occasions et des dangers à quoi le monde les expose , conser- vent cette purelé de conscience si nécessaire pour se maintenir dans la "race de Dieu ? Désolation se- nérale que déploroit le Prophète ; Omnes declina- verunt , simul inutiles facti sunt (i). Us se sont tous égarés; et , en s'égarant , ils se sont tous rendus inu- tiles: inutiles pour Dieu., et inutiles pour eux-mêmes; pour Dieu , qui ne se tient plus honoré du bien même qu'ils font ; pour eux-mêmes , parce que tout ce qu'ils font , quoi que ce soit , n'est point marqué dans le livre de vie; en sorte que , faisant même le bien , et le faisant avec ardeur et avec persévérance , ils ne font rien : Non est qui fa ci a t honum , non est us- (jue ad unvm. S'ils osoient s'en plaindre à Dieu et lui en demander la raison ; s'ils osoient lui dire comme ces Israélites: Qiiare jejimavimus et non as- pexisti ? humiliavimus animas nostras , et nes- cisti (2) ? Pourquoi, Seigneur , n'avez- vous pas daigné jeter les yeux sur nous , quand nous nous sommes prosternés devant vos autels ? pourquoi (i)Ps.52.— (a)Isaï.5fc

92 sur l'état du péché

avons-nous jeûné sans que vous ayez paru le savoir et y prendre garde ? Dieu , toujours sûr de la droi- ture et de l'équité de sa conduite , leur feroit la même réponse qu'à cette nation infidèle : In die jejunii vcslri invenituT voluntas i-estra (i): C'est que sous ces beaux dehors de pénitence , vous cachez un cœur criminel , une haine dont rien ne peut adoucir l'amer- tume, une injustice dont même vous ne faites nul scrupule , un attachement opiniâtre à quoi vous ne voulez pas renoncer. Voilà , diroit le Dieu d'Israël , voilà le ver qui corrompt le fruit de vos meilleures actions. Ne le cherchez point ailleurs que dans vous- mêmes. C'est ce péché qui vous dépouillant de ma grâce , a ruiné le fond de votre mérite: Scminostis multîun y et inlulistis parùm (3) ; vous avez beau- coup semé ; mais votre misère est qu'au temps de la moisson , vous n'aurez rien à recueillir: vous avez bâti , mais sur le sable ; et au lieu d'édifier de l'or , de l'argent, des pierres précieuses, vous n'avez édifia que du bois et de la paille.

Contemplez-vous , mes frères , dans ce tableau ; telle est votre vie, et tel est votre malheur tout en- semble. Cependant devez-vous conclure de , que dans l'état du péché , il ne faut donc plusse mettre en peine de bien faire ni de bien vivre ; qu'il faut quitter tout, abandonner tout, puisque les œuvres les plus saintes ne sont plus alors de nulle valeur? Ah ! chrétiens , c'est un des prétextes du libertinage , et un des obstacles les plus ordinaires à la pénitence des pécheurs. On dit : Je suis dans l'habitude du

(1) Isaï.58. (a)Agg. 1.

et l'état de la grâce. t}3

péché et dans la disgrâce de Dieu : pourquoi donc prier ? pourquoi na acquitter des devoirs de la reli- gion ? que m en reviendra-t-il , et quel avantage en pourrai-je tirer ? Raisonnement impie qui ne peut être suggéré que par l'esprit tentateur, et suivi que d'un funeste désespoir. Non, mon cher auditeur , ce 11 est point le parti que vous avez à prendre. Si, par un criminel attachement à la créature , vous êtes tombé dans la haine de votre Dieu , il ne faut point encore ajouter à ce déplorable état une illusion si pernicieuse. Vous êtes pécheurs; et c'est pour cela même que vous devez pratiquer de bonnes oeuvres, afin de disposer Dieu à vous donner une grâce de conversion , et de vous disposer vous-même à vous convertir. Car il est de la foi que vous ne disposerez jamais Dieu à se réconcilier avec vous que par les œuvres de la pénitence chrétienne; et que, sans les œuvres de la pénitence chrétienne , vous ne vous disposerez jamais vous-même à rentrer en grâce avec lui. Outre les œuvres d'obligation que vous ne pouvez omettre dans l'état même du péciié , sans vous rendre coupable d'un nouveau péché , n'est-il pas juste que vous tâchiez encore , par des œuvres de subrogation , à toucher la miséricorde de Dieu et à fléchir sa justice? En use-t-on autrement dans le monde , surtout à la cour? Quand , par une faute dont on ne tarde guère à se repentir , et que Ion paie bien cher, on s'est attiré l'indignation du prince , quels efforts ne fait-on pas pour s'en rapprocher? que ne met-on pas en usage pour le prévenir ? amis , patrons , prières , larmes , protestations de zèle , que

94 sur l'état du PÉCHÉ

n'emploie-t-ori pas? Or voilà, homme du monde, le péché vous a réduit. Vous êies ce criminel d'Etat dégradé auprès de Dieu de tout mérite : on vous dit que votre ferveur et vos bonnes œuvres peuvent contribuer à vous rétablir dans la posses- sion de cette grâce que vous avez perdue , et que c'est la seule ressource qui vous reste : mais vous la négligez ; et parce que vous êtes pécheur , vous prétendez encore avoir droit de demeurer sans action et sans soin. Est-ce raisonner en chrétien ? est-ce même raisonner en homme ? Mais le bien que vous ferez dans cet état , dites-vous, sera inutile: inutile dans un sens , j'en conviens; mais infiniment avan- tageux dans l'autre : inutile , parce qu'il ne vous rendra pas encore digne de la gloire ; mais infiniment avan- tageux , parce qu'il vous disposera à la pouvoir mé- riter: inutile , parce que Dieu ne le récompensera ja- mais; et souverainement nécessaire , parce qu'il en- gagera Dieu à vous rappeler de votre égarement et à vous remettre dans la voie du salut. La conséquence que vous devez donc tirer , c'est de rompre au plus tôt vos liens , et de sortir promptement de votre pé- ché , pour commencer à jouir du privilège de l'état de grâce qui sanctifie jusqu'à nos moindres actions, et les rend précieuses devant Dieu , comme je vais vous le montrer dans la seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE.

Il y a dans Dieu, dit le Prophète royal , une es- pèce d'émulation entre sa miséricorde et sa justice; en sorte que l'une contrebalance toujours l'autre ,

ET l'état de LA GRACE. t)5

que l'une sert de tempérament à l'autre , que l'une doit être mesurée par l'autre ; et que l'une et l'autre enfin , quoique par des voies entièrement opposées , concourent néanmoins de concert au saiut de l'homme. C'est par un effet de sa justice , que Dieu , se resserrant dans les bornes d'une étroite sévérité , veut que les plus saintes œuvres du pé- cheur soient sans mérite et sans fruits; et c'est aussi par un effet de sa miséricorde , qu'ouvrant son sein , et dispensant ses dons sans mesure , il veut que les moindres actions du juste soient récompensées d'une éternité de gloire. Ecoutez comment raisonne là- dessus le chancelier Gerson. Car Dieu, dit-il, pour dédommager les hommes des pertes qu'ils dévoient faire dans l'état du péché , a voulu qu'ils pussent acquérir dans l'état de la grâce par les moyens les plus faciles , des richesses infinies : Thcsaurisate voJjis thesauros in cœîo (i) ; Faites- vous un trésor pour le ciel; et de quoi , Seigneur , le composerons- nous , ce trésor? de mille choses que vous avez en- tre les mains, et qui, bien ménagées, suffisent pour vous enrichir devant Dieu; de certaines peines que vous endurez , de certaines mortifications que vous essuyez , de certains emplois que vous exercez , de certains devoirs que vous rendez , des actions même les plus communes. Ramassez tout jusqu'aux frag- mens , afin que rien ne périsse : Colligitejragmenta , ne pereant (2). Tout cela vous paroît de peu de valeur; mais si vous êtes en grâce avec Dieu , tout

(1) Malth. 6. (2) Joan. 6.

96 sur l'état du péché.

cela , sanctifié par la charité de Dieu , sera d'un grand prix.

Et que signifient ces fragmens, demande S. Gré- goire , pape? Ah! mes frères, ce sont mille petits mérites que notre lâcheté , jointe à la dissipation de notre esprit, nous fait négliger; mais qui seroient pour l'autre vie une abondante provision , si nous avions soin de les recueillir. Ne vous imaginez pas , ajoute ce Père, qu'il n'y ait que les grandes choses qui fassent les grands saints : erreur. Les hommes , il est vrai, de peu ne font jamais beaucoup , et sou- vent même de beaucoup ne font rien : mais Dieu , qui , de rien a tout fait , et qui , dans l'ordre de la grâce , a une vertu encore plus puissante que dans l'ordre de la nature, de nos plus petites actions, sait tirer nos plus grands mérites. Avec peu, dit saint Bernard , on gagne tout auprès de Dieu ; et la charité que possèdent les justes , a établi entre lui et eux un commerce aussi divin , qu'il est rare et singulier. En quoi singulier et divin ? en ce que, pour l'avan- tage de l'homme , les choses y sont excessivement prisées et infiniment rabaissées. Je m'explique. Ce que l'homme fait pour Dieu, n'est rien , ou presque rien ; et ce que Dieu promet à l'homme , est un bien qui comprend tout, et que l'Ecriture , par excel- lence, appelle tout bien: Qstendam tibi omnc bo- num (1). Cependant, en vertu du commerce que la charité établit entre Dieu et le juste , ce rien de l'homme produit au juste un souverain bonheur , et

(1) Exotî. 53.

ce

et l'état de la grâce. 97

ce tout de Dieu lui est donné , selon saint Paul , pour le plus foible effort qu'il lui en coûte , et pour un moment de tribulation : Moment aneum. hoc et levé tribulati^nis nostrœ , œternum gloriœ pondus opéra tur in nobis (1). D'homme à homme, pour- suit saint Bernard , ce seroit usure , et une usure cri- minelle : mais si c'est une usure à l'égard de Dieu , non-seulement elle est permise , mais elle est loua- ble , mais elle est sainte , mais elle est digne de Dieu même. Cent pour un , voilà le traité qu'il fait avec nous: Ceniuplum accipiet (2). En sorte qu'on peut bien appliquer aux justes ce que le Prophète royal , quoique dans un sens tout différent , disoit des Is- raélites* Pro nihilo habuerunt terram desiderabi- lem (3) ; Ils ont eu pour rien cette terre bienheu- reuse , qui doit être l'objet de nos désirs. Qu'est-ce à dire , qu'ils l'ont eue pour rien? Oui, pour rien, répond saint Jérôme , parce qu'en effet , ils l'ont ac- quise et méritée par des actions de nul éclat , par de légères observances, par quelques pratiques de piété, de charité , d humilité. Ce n'étoit rien aux yeux des hommes; mais par là, néanmoins, ils sont arrivés à l'héritage des enfans de Dieu : Pro niliilo habuerunt terram desidcrabilcm.

Aussi le Fils de Dieu , dans l'évangile , ne fait pas seulement dépendre lesalut , des actions héroïques. Il ne nous dit pas seulement : Vous parviendrez à ma gloire en quittant le monde, en vous dépouillant de vos biens, en souffrant le martyre. 11 ne l'attache pas même uniquement aux préceptes de la loi dont

(1) 2. Cor. 4 (2) MatlL. 19. (5; Psal. ioj-

TOME IV. 7

g8 sur l'état du péché

la pratique est plus difficile , et qui sont d'une per- fection plus relevée , au sacrifice d'un ressentiment, à l'oubli d'une injure, à l'amour d'un ennemi. Mais que fait-il? Il prend de toutes les actions chrétiennes la plus aisée ; et pour un verre d'eau donné en son nom , il nous promet son royaume , et nous le pro- met avec serment : Amen dico vobis , non perdet mcrcedem su a m (i). Et pour combien de temps en- core nous le promet-il ? pour toujours: In perpétuas œternitates (2). Remarquez cette expression du Pro- phète : ce n'est pas seulement pour une éternité , mais en quelque sorte , pour autant d'éternités que nous aurons pratiqué de devoirs , puisqu'il n'y en aura pas un qui n'ait sa récompense et une récom- pense éternelle. Ah ! mes frères, s'écrie saint Ber- nard , est notre zèle ? est notre foi , si ces mo- tifs ne nous touchent pas ; et à quoi sommes-nous sensibles , s'ils ne sont pas capables de nous exciter et de nous piquer? est notre prudence, si nous ne travaillons pas comme des hommes persuadés que ces œuvres, quoique passagères, ne passent point; et que pour être faites dans le temps , elles n'en sont pas moins les précieuses semences de l'éternité ? Nescitis qubd non transeunt opéra nostra , scd vc- lut quœdam œternitatis semina jaciuntur? Si le la- boureur négligeoit son grain , sous prétexte que c'est peu de chose , et s'il le dissipoit au lieu de le mettre dans le sein de la terre , ne le traiteroit-on pas d'in- sensé? Il est vrai , lui diriez-vous , c'est peu de chose , en apparence , que ce grain ; mais tout petit qu'il est

(i) IVÎatîh. 10 (2) Dan. lu.

et l'état de la grâce. 99

maintenant , il contient toute l'espérance de l'ave- nir ; et quand vous le laissez perdre , vous ne renon- cez à rien moins qu'à une ample récolte que vous en pouviez attendre.

Faisons-nous la même leçon. Car voilà , mes chers auditeurs , l'idée véritable de la vie lâche et pares- seuse de tant de justes. Voilà le désordre à quoi tous les jours nous sommes sujets , vous dans le monde, et moi , si je n'y prends garde , dans la profession religieuse. Dieu , par une protection toute spéciale , nous préservant des chutes grièves, il ne tiendroit qu'à nous que toutes nos oeuvres ne fussent autant de gages d'une glorieuse immortalité , et qu'à pro- portion de la ferveur qui les animerait , elles ne ren- dissent les unes trente, les autres soixante, et plu- sieurs même jusqu'à cent , selon la parole de l'évan- gile. Dans le commerce du monde , combien d'oc- casions avez-vous sans cesse de pratiquer la patience, la soumission , l'abnégation chrétienne ? vous le sa- vez , et vous ne le dites que trop. Et moi-même , dans ma profession, combien de sacrifices aurois-je à faire de ma volonté , de ma liberté , de mon es- prit , des aises et des commodités de la vie ? je le re- connois à ma confusion , et j'en fais publiquement l'aveu pour ma propre instruction. Qu'est-ce que tout cela , sinon ce grain évangélique , cette divine se- mence qui rendioit notre vie féconde? Mais au lieu de tant de richesses que nous pourrions amasser , nous languissons dans une triste disette : tout nous échappe des mains; ou rien presque ne profite dans nos mains , soit lâcheté ou tiédeur , soit dissipation

ioo sur l"état du péché

d'esprit et distraction , soit embarras et soins super- flus , soit habitude , soit vanité , il y a toujours dans nos actions un ver qui en altère la vertu et qui en arrête le fruit.

Cependant, ne cessons point d admirer le pouvoir de la grâce sanctifiante : car, dans cet état , il n'est pas même toujours nécessaire , di saint Thomas , que nos œuvres, pour êlre des œuvres de salut, soient saintes par elles-mêmes; c'est assez, quoiqu'elles soient indifférentes de leur nature , que la charité les dirige et que la grâce les sanctifie. Ainsi l'Apôtre nous l'a-t-il appris, lorsqu'il disoit aux Corinthiens , non pas précisément : Soit que vous jeûniez ou que vous vaquiez à la prière ; mais même : Soit que vous buviez ou que vous mangiez : Sive manducatis , sive libitis (1) , faites tout pour la gloire de Dieu : Gm- nia in gloriam Dei facile ; et la gloire que vous procurerez à Dieu servira à la vôtre , et vous don- nera un droit légitime à cette couronne de justice qu'il vous réserve. îl n'y a rien que de naturel dans ces actions , considérées seulement en elles-mêmes ; je le sais : mais la grâce , ce germe sacré et ce le- vain de bénédiction , qui se répandra dans toute la masse de vos actions , en rehaussera le prix et les élèvera à un ordre supérieur. Ah! chrétiens, quelle consolation pour une ame juste et fervente , si nous goûtions , selon la parole de saint Paul , les choses du ciel ! Qiiœ sursitm sunt sapite (2) \ quelle impres- sion feroit sur nos cœurs une vérité si touchante ! Vous me demandez sur quoi elle peut être fondée ;

(1) i. Cor. 10. (2) Colos. 5.

et l'état de la grâce. ioi

le voici , et c'est par qne je finis : car je la trouve établie sur trois belles qualités , qui conviennent au juste et qui le distinguent devant Dieu : qualité d'ami de Dieu , qualité de ministre de Dieu , et qualité de membre incorporé à Jésus-Christ , qui est l'homme- Dieu.

Qualité d'ami de Dieu. Oui , mon cher auditeur, celte bonne œuvre quelle qu'elle soit d'ailleurs , est, dans la personne du juste , une action d'ami: faut-il s'étonner si Dieu la fait tant valoir , et s'il ouvre les trésors de sa gloire pour la récompenser ? D'un ami , tout est bien reçu, et les moindres services de sa part ont un agrément et un mérite particulier. Dieu aime le juste , et sans avoir les imperfections et les foiblesses de l'amitié , parce que l'amitié n'est point en lui une passion comme elle l'est en nous, il en a toute l'ardeur et tout le zèle : d'où il s'ensuit que toutes les oeuvres de justice , même les moins impor- tantes , sont agréables à Dieu : or, ce qui est digne de la complaisance de Dieu , est digne de la gloire aussi long-temps qu'il plaît à Dieu de l'agréer; et parce que celte action sera éternellement agréée de Dieu , il faut qu'éternellement elle ait sa récompense. Voyez comment Dieu s'en explique lui-même à l'aine fidèle qu'il traite de sœur et d'épouse bien-aimée : Vulnerasti cor meum , soror mea sponsa ; Vous avez blessé mon cœur, lui dit -il: et par où? In uno oculorum tuorum , et in uno crinc colli tui ( i ) ; par l'éclat d'un de vos yeux , et par un cheveu de votre tête. Qu'entend- 1- il par là, demandent les

(i) Cant. 4.

io2 sur l'état du péché

Pères ; ou que nous fait— il entendre, si ce n'est, ré- pond S. Bernard , que son cœur est aussi bien tou- ché de la fidélité du juste dans les plus petites choses, que dans les grandes ? car cet œil brillant de lu- mière , nous marque ce qu'il y a de plus éclatant dans la sainteté ; et ce cheveu de la tête , au contraire , nous représente ce qu'il y a de moins remarquable; mais Dieu envisage tout à la fois l'un et l'autre dans son épouse , et se laisse tout à la fois gagner par l'un et par l'autre : Vulnerasli cor meum in uno oculo- rum tuorum , et in uno crine colli tui. Or , il n'est pas étonnant que ce qui gagne au juste le cœur de Dieu , lui gagne le royaume de Dieu.

Qualité de ministre de Dieu : comment? c'est que le juste agissant comme juste, agit pour Dieu et au nom de Dieu. Or , quand les saints agissoient au nom de Dieu , dit saint Chrysostôme , que n'ont-ils pas fait avec les plus foibles instrumens ? Moïse , avec une baguette , remplit l'Egypte de prodiges; Sam- son , avec un reste d'ossement , défit des milliers d'hommes ; Elie , avec un manteau, divisa les eaux du Jourdain ; l'ombre de saint Pierre guérit les ma- ladies les plus mortelles. Qu'est-ce que cette ba- guette , ce manteau, cet ossement , cette ombre? les actions du juste ne sont- elles pas encore plus nobles , et par conséquent , dans les mains du juste, ne sont -elles pas encore plus eificaces auprès de Dieu ?

Enfin , qualité de membre incorporé à Jésus- Christ, qui est l'homme-Dieu :car, du moment que nous sommes en grâce avec Dieu , nous ne faisons

ET L'ÉTAT DE LA GRACE. io3

plus qu'un corps avec Jésus-Christ, nous n'agissons plus que comme ses membres , nous ne vivons plus que de son esprit , ou plutôt , ce n'est plus nous qui vivons., mais Jésus-Christ qui vit en nous: Vivo ego , jam non ego , vivit verb in me Christus (i). Or, si Jésus-Christ vit en nous, c'est Jésus-Christ qui agit en nous ; et s'il agit en moi , toutes mes œu- vres sont donc marquées de son sceau et revêtues de ses mérites; par conséquent, chaque action que je fais est un fonds pour 1 éternité , et un fonds d'autant plus précieux, que c'est, dans un sens, l'action de Jésus-Christ même plus que la mienne. Que ne disent pas les théologiens , quand ils parlent de l'humanité sainte de cet adorable rédempteur? un seul acte de sa volonté, une larme de ses yeux , une parole de sa bouche auroit mérité la rémission de tous les péchés du monde : pourquoi ? parce que tout cela quoi- qu'humain , partoit d'une personne divine. Je sais que, quand ce divin Médiateur agit en moi , il n'agit pas avec la même perfection ; mais toujours est-il vrai que tout le bien que je pratique vient de lui , et puis- qu'il vient de lui , il n'est point au-dessous de la sou- veraine béatitude. Ainsi je m'adresse à Dieu avec une sainte confiance , et j ose lui dire: Vous me la de- vez, Seigneur, cette suprême félicité, et votre jus- tice , aussi bien que votre parole , y est engagée : car , ce peu que je vous offre n'est pas de moi , mais du Sauveur que vous m'avez donné; et si ce que je vous demande est grand, tout grand qu'il est, il n'excède point les mérites Je votre Fils.

(1) Galat. a.

104 sur l'état du péché

Voilà , chrétiens , ce que dit le juste ; voilà ce que vous pouvez dire à chaque moment de la vie, parce qu'il n'y a point de moment dans la vie que vous ne puissiez sanctifier par une oeuvre chrétienne et mé- ritoire; si vous ne profilez pas de cet avantage , c'est que vous ne le connoissez pas , ou que vous êtes moins touchés des intérêts de votre saint que des in- térêts du monde : car , que ne faites-vous pas pour vous élever et vous agrandir dans le monde ? vous y pensez , vous y travaillez sans relâche , vous en mé- nagez toutes les occasions; vous n'attendez pas qu'elles se présentent , vous les cherchez , vous les prévenez, parce que vous vous êtes laissé infatuer de la fortune du inonde et de ses faux biens ; mais pour ce véri- table et solide bien , qui doit être le terme de votre espérance ; mais pour ce bien , le seul de tous les biens capable de combler les désirs de votre cœur; mais pour ce bien incorruptible , et que le temps ne finît point; mais pour ce bien qui est en Dieu et qui n'est rien moins que Dieu , c'est sur quoi vous vivez dans l'oubli le plus profond et dans la plus mortelle in- différence.

Ah ! mon cher auditeur , si je vous disois que , dans l'état de In justice chrétienne et de la grâce , tout réus- sit et tout prospère selon le monde, qu'on s'avance à la cour, qu'on parvient aux premiers rangs et aux premiers ministères , qu'on a part à toutes les faveurs du prince ; que c'est par qu'on grossit ses revenus , par qu'on établit sa famille , par qu'on se fait un grand nom et qu'on éternise sa mémoire : quel feu et quelle ardeur j'alluinerois tout à coup dans vos

et l'état de la grâce. io5

cœurs î la pénitence a-t-elle rien de si austère , et la religion rien de si parfait qui vous étonnât? c'est alors que vous commenceriez à être chrétien, si toute- fois , avec de telles vues , ou pouvoit l'être. Mais si j'ajoutois que cette prospérité temporelle est atta- chée aux moindres exercices du christianisme; que tout y peut servir , une pensée , un sentiment, un désir, une parole, un regard, un geste, et qu'elle ne tient qu'à une condition , qui est l'innocence de l'ame, quels soins vous verrois-je prendre, et quels efforts feriez-vous , ou pour vous maintenir , ou pour rentrer dans cette voie sainte dont les issues vous paroîtroient si heureuses ? Or , ce que je ne puis vous dire à l'égard du monde et de ses faux biens , je vous le dis par rapport à Dieu et au bonheur que vous en devez attendre. Vos jours, si vous le voulez , seront des jours pleins , parce que la grâce , si vous le vou- lez , en les sanctifiant, les remplira : Dics pleni in- venienlur in eis (i) ; au lieu que ce sont des jours vides, parce que le péché ruine tout, et vous dé- pouille de tout: d'autant plus malheureux que vous ne sentez pas votre malheur : on perd la grâce sans peine , et l'on vit dans le péché sans remords ; on s'en fait une béatitude, un plaisir , une gloire , sou- vent même un intérêt et une loi. Mais , mon Dieu , jusques à quand aimeront-ils la vanité et la baga- telle ? Usquequb , parvuli } diligilis infuntiam (2) ? et, ce qui est encore plus déplorable , jusques à quand chercheront- ils eux-mêmes ce qu'il y a pour eux de plus funeste et de plus mortel ? Et sluili ca quœ

(1) Ps. 72 (2) PlOV. 1.

1 06 SUR L'ÉTAT DU PÉCHÉ ET L'ÉTAT DE LA GRACE. sibi surit noxia cupiunt (i).p Sur loule autre chose ils sont éclairés , ce sont de sages politiques , ce sont d'habiles ministres, ce sont de grands capitaines; ils ont en partage l'esprit, la politesse, l'agrément, l'opu- lence , l'autorité , la grandeur ; le monde leur applau- dit , il les adore ; et, à eu juger selon la prudence de la chair , ils ont en ellet de quoi s'adirer les applau- dissemens et les adorations du monde. Mais, Sei- gneur , votre divin esprit les traite d'enfans : Parvuli ; il va même plus loin , et il les traite d'insensés : Stulti ; parce que , uniquement occupés du présent , qui les séduit et qui passe , ils ne font rien , ils n'amassent rien pour un avenir qui ne passera jamais : Usquequb , parvuli , diligitis infantiam ; et stulti ea cjuœ sibi surit noxia cupiunt ? Dissipez , mon Dieu , le charme qui les aveugle ; pénétrez-les d'une crainte salutaire du péché; inspirez-leur une haute estime de votre grâce. Il y a, jusques au milieu de la cour , de fidèles Israélites qui ne fléchissent point le genou devant Baal ; il y a des âmes droites , pieuses , innocentes. Que ce discours serve à réveiller toute leur ferveur , qu'il leur donne une sainte avidité d'ac- cumuler bonnes œuvres sur bonnes œuvres , et. mé- rites sur mérites : ce sont les seules richesses que nous pouvons emporter avec nous , et que nous re- trouverons dans l'éternité bienheureuse , nous conduise , etc.

(1) Prov. i.

SERMON

POUR LE

JEUDI DE LA CINQUIÈME SEMAINE.

SUR LA CONVERSION DE MAGDELEINE.

Propter quo.d dico tibi : Remittuntur ei peccata multa , quoniam dilexit multum.

C'est pourquoi je vous déclare , que beaucoup de péchés lui sont remis , parce quelle a beaucoup aimé. En saint Luc, chap. 7.

v-Vest ce que le Sauveur du monde répondit au pha- risien , en parlant de cette femme pécheresse dont notre évangile nous représente aujourd'hui la con- version. Réponse dont je me sers , non pas pour faire l'éloge de cette illustre pénitente, mais l'éloge du divin amour qui la sanctifia. Le désordre de Mag- deleine fut d'avoir beaucoup aimé ; et , par un chan- gement visible de la main du Très-haut , la sainteté de Magdeleine consista à aimer beaucoup. Son amour en avoit fait une esclave du monde; et , par un effet merveilleux de la grâce , son amour en fit une prédeslinée et une épouse de Jésus-Christ. Ce qui avoit été son crime devint sa justification; et 1 amour chaste du Créateur, fut le remède salutaire qui la guérit dans un moment de l'amour impur et profane des créatures. Miracle de l'amour de Dieu dont je

108 SUR LA CONVERSION

prétends faire le sujet de ce discours. Miracle que Dieu , par une providence singulière , a voulu ren- dre public , afin que les pécheurs du siècle eussent dans cet exemple, et un puissant motif de confiance, et un parfait modèle de pénitence. Un puissant mo- tif de confiance, pour ne pas tomber dans le déses- poir, quelque éloignés qu'ils puissent être des voies de Dieu: et un parfait modèle de pénitence } pour ne pas donner dans une dangereuse présomption , en comptant sur la miséricorde de Dieu. Car c'est ici que je pourrais bien dire à une ame mondaine troublée des remords de sa conscience , ce que saint Ambroise dit à l'empereur Théodose : Qui secutus es errantern , sequcre pœnitentem. Ce saint évêque parloit de David ; et moi , mon cher auditeur , je parle de Magdeleine , et je vous dis : Si vous avez eu le malheur de suivre cette pécheresse dans les égaremens de sa vie , rassurez-vous , puisque toute pécheresse qu'elle étoit , elle n'a pas laissé de trouver grâce devant Dieu. Mais d'ailleurs, tremblez, si, l'ayant suivie dans ses égaremens , vous n'avez pas le courage de la suivre dans son retour. Car , que doit- on et que peut-on espérer de vous , si vous ne pro- fitez pas d'un exemple si louchant , après qu'il a con- verti tant d'ames endurcies , et s'il ne fait pas sur vous les plus fortes impressions ? Magdeleine est la seule qui paroisse dans l'évangile s'être adressée à Jésus-Christ, sans autre vue que d'obtenir la rémis- sion de ses péchés. Plusieurs, encore charnels, re- couroient à lui pour des grâces purement tempo- relles : pour être guéris de leurs maladies , pour être

DE MAGDELE1NE. 109

délivrés du démon qui les tourmentoil; mais Mag- deleine, déjà chrétienne et d'esprit et de cœur, ne cherche , en cherchant ce Sauveur des hommes , que la guérison de son ame; et convaincue que son pé- ché est son unique et souverain mal, elle ne lui de- mande point d'autre miracle que celui de sa conver- sion. Voyons par elle y parvint , et implorons auparavant le secours du ciel par l'intercession de la mère de Dieu : Ave , Maria.

C'est une question qui se présente d'abord , et dont la difficulté, fondée sur l'évangile même, a be- soin d'éclaircissement: savoir, si les péchés deMag- deleine lui furent remis parce qu'elle aima beaucoup , ou si elle aima beaucoup parce que ses péchés lui avoient été remis. A en juger par les paroles de mon texte, la première de ces deux propositions est in- contestable , puisque le Sauveur du monde déclare en termes exprès, que parce que cette pénitente a beau- coup aimé , beaucoup de péchés lui sont pardonnes : Remittuntur ci pcccata multa , quantum dilexit mullùm. La seconde , quoique contraire en appa- rence , n'est pas moins certaine , puisque c'est une conséquence nécessaire du raisonnement que fait en- suite le Fils de Dieu, et qu'il tire de la comparaison de deux débiteurs, dont l'un , à qui l'on remet plus , se croit plus obligé daimer que l'autre à qui l'on a moins remis. D Jésus-Christ prétend conclure que Magdeleine aimoit donc plus que le pharisien , parce qu'on lui avoit plus pardonné de péchés : Qui s ergo cum plus diligil ? œstimo quia is cui plus donavit.

IIO SUR LA CONVERSION

II est aisé, chrétiens, de concilier ces deux propo- sitions; et pour les réduire à un point de morale je me renferme , mais qui sera d'une grande instruc- tion , disons avec saint Chrysoslôme, que l'une et l'autre est également vraie : c'est-à-dire, qu'il est également vrai , et que Magdeleine obtint la rémis- sion de ses péchés parce qu'elle avoit beaucoup aimé, et qu'elle aima beaucoup parce qu'elle avoit obtenu la rémission de ses péchés; en sorte que le pardon que Jésus-Christ lui accorda fut tout ensemble et l'elFet, et le principe de son amour. Pour mieux en- tendre ma pensée , distinguons un double amour de Dieu ; l'un qui précède la conversion , l'autre qui la suit ; l'un que j'appelle amour pénitent , et l'autre amour reconnoissant; l'un qui fit rentrer Magdeleine en grâce avec Jésus-Christ , et l'autre qui la fit plei- nement correspondre à la grâce qu'elle avoit reçue de Jésus-Christ. Appliquez-vous. Magdeleine, en- core mondaine et pécheresse , lassée de marcher dans la voie de perdition, se sentit touchée tout à coup de repentir, mais d'un repentir plein de confiance, et c'est ainsi qu'elle plut au Fils de Dieu. Magde- leine , convertie et sensible à l'insigne faveur qu'elle venoit d'obtenir dans le pardon de ses crimes, fut tout à coup pénétrée de la plus parfaite reconnois- sance , et ne pensa plus qu'à se dévouer pour jamais au Fils de Dieu. Or, voilà par je résons la diffi- culté que j'ai d'abord proposée. Car je dis que ce fut l'amour pénitent de Magdeleine qui la réconcilia avec Jésus-Christ; et j'ajoute qu'une si prompte réconci- liation avec Jésus-Christ excita dans sou cœur l'amour

DE MAGDELEINE. III

reconuoissant qui l'attacha pour toujours à cet ado- rable et aimable Maître. En deux mots , ses péchés lui furent remis , parce qu'elle aima beaucoup de cet amour qu'inspire la vraie pénitence; ce sera la pre- mière partie : et elle aima beaucoup de cet amour qu'inspire la reconnoissance , parce que ses péchés lui avoienl été remis ; ce sera la seconde partie. L'une justifiera la miséricorde du Sauveur envers Magde- leine : l'autre vous apprendra comment Magdeleine s'acquitta de ce qu'elle devoit à la miséricorde du Sauveur ; et c'est tout mon dessein.

PREMIÈRE PARTIE.

J'entre dans ma première proposition par la pensée de saint Grégoire pape , et surpris , aussi bien que ce saint docteur , du pouvoir souverain de L'amour de Dieu , et du miracle que 1 évangile aujourd'hui lui attribue , je demande : Est-il donc vrai qu'il n'en coûta à Magdeleine que d'aimer pour trouver grâce devant Jésus-Christ ? Est-il vrai que le seul acte d'amour qu'elle forma fut, après tant de désordres, un remède suffisant pour la guérison de son ame ? Est-il vrai qu'une pécheresse si chargée de crimes , sans autre effort que celui-là et sans autre disposition , mé- rita d'être pleinement et parfaitement justifiée ? Oui , chrétiens , il est vrai ; et non-seulement vrai, mais même de la foi : parce qu'elle aima beaucoup , beau- coup de péchés , c'est-à-dire , dans le langage de l'Ecriture , tous ses péchés lui furent remis : Remit- tuntur ei peccala multa , quoniam dilexit mullùm. Mais il ne s'ensuit pas du reste que le Fils de Dieu , en

112 SUR LA CONVERSION

lui pardonnant, ait été prodigue de sa grâce; il ne s'en- suit pas qu'il l'ait donnée à vil prix , ni que sa bonté l'ait fait relâcher de ses droits aux dépens de sa jus- tice. Car je prétends, et voilà par je veux con- soler les pécheurs, en leur faisant connoître le don de Dieu et en justifiant la miséricorde du Sauveur; Je prétends que ce seul amour , formé dans le cœur de Magdeleine au moment qu'elle connut Jésus- Christ , fut la satisfaction la plus entière que Jésus- Christ pût attendre d'un cœur contrit et humilié. Je prétends que , sans y rien ajouter , cette satisfaction seule , pesée dans la balance du sanctuaire , eut une juste proportion avec le pardon que Jésus-Christ lui accorda. Entrons , mes chers auditeurs , dans les sentimens de cette illustre pénitente. Développons , s'il est possible , ce qu'opéra dans elle l'esprit divin au moment de sa conversion. Mesurons toute la grandeur et toute l'étendue de ce parfait amour de Dieu qui la sanctifia : et voyons si la facilité du Sau- veur du monde à la recevoir et à lui remettre ses pé- chés , préjudtcia en aucune sorte aux règles les plus exactes et les plus sévères de la pénitence.

Pour cela , chrétiens , je dislingue , et je vous prie de distinguer avec moi , quatre choses que l'évangile nous fait expressément remarquer dans Magdeh irie : son péché , la source de son péché, la matière de son péché , et le scandale de son péché. Son péché , qui fut sa vie déréglée et dissolue; la source de son péché , qui fut la foiblesse et le malheureux penchant de son cœur ; la matière de son péché , qui fut son luxe et ses sensualités criminelles ; enfin, le scandale

Je

DE MAGDELE1NE. Iî3

de son péché , qui fut le dangereux et funeste exemple qu'elle avoit donné à toute la ville de Jéru- salem : Mulier in civitate peccatrix. Or voilà , par un effet bien surprenant , à quoi remédia tout à coup l'amour qu'elle conçut pour Jésus-Christ : je veux dire que ce saint amour expia son péché , que ce saint amour purifia la source de son péché , que ce saint amour consacra à Dieu la matière de son pé- ché, et qu'enfin il répara le scandale de son péché. Il expia son péché, en rétablissant dans le cœur de Magdeleine l'empire de Dieu que le péché y avoit détruit. Il purifia la source de son péché, en tournant toute la sensibilité et toute la tendresse de Magde- leine vers Jésus-Christ , objet digne d'être souverai- nement aimé. Il consacra à Dieu la matière de son péché, en inspirant à Magdeleine la pensée de ré- pandre sur les pieds de Jésus-Christ un parfum pré- cieux , et lui faisant trouver jusque dans son luxe de quoi honorer son Dieu , et dans sa vanité même, de quoi lui faire un sacrilice. Et il répara le scandale de son péché , en déterminant Magdrleine à chan- ger de vie par une conversion éclatante. N'ai-je donc pas raison de dire que ce seul amour fut une péni- tence complète; et une pénitence si efficace, que la misérieoide du Sauveur, si j'ose parler de la sorte , ne put même y résister ? Reprenons par ordre chaque article , et suivez moi , je vous prie , avec attention.

Son péché fut le libertinage de ses mœurs. Ne disons rien de plus, et tenons-nous-en à l'évangile , qui est notre règle. Il nous marque seulement en TOME iv. 8

Il4 SUR LA CONVERSION

général que Magdeleine éloit pécheresse : cela nous doit sufiire; et le respect à cette pénitente 3 en- core plus célèbre par son changement qu'elle ne se rendit fameuse par son désordre , ne nous permet pas de nous expliquer davantage : Mulier in civitate peccati ix.

Si dans un autre discours j'ai parlé plus en détail de ce péché , c'est des paroles toutes pures de saint Paul que je me suis servi (i). J'ai cru qu'étant con- sacrées , je pouvois , à l'exemple de ce grand apôtre , les employer dans un auditoire chrétien ; et ceux qui m'ont entendu , savent avec quelle réserve, toutes consacrées qu'elles sont , bien loin d'en développer tout le sens , je n'ai fait que l'effleurer. Quant saint Paul , avec une entière liberté , reprochoit aux fidè- les certains vices énormes , ou quand il lâchoit à leur en imprimer l'horreur par le dénombrement et la peinture qu'il leur en faisoit, il se conlenloit de les prévenir, en leur disant : Plût à Dieu, mes frères, que vous voulussiez un peu supporter mon impru- dence ! et supportez-la , je vous prie ; car vous savez le désir ardent que j'aurois de vous voir tous dignes d'être présentés à Jésus-Christ comme une vierge sans tache : Utinam sustincretis modicum quid in- sipientiœ meœ ! sed et supporta te me : œmulor enim vos Dei œmulatione. Despondi enim vos uni vira virginem castam exliihere Chris to (2). J'ai usé de h même précaution ; et quoique indigne de me comparer à cet homme apostolique , Dieu m est té- moin que le même zèle m'a porté à vous faire les

(i) Celte digression regarde 1q sermon de l'Impureté. (2) 2. Cor. n%

BE MAGDELEINE. Il5

mêmes reproches ou les mêmes remontrances. Con- fondez-moi , Seigneur , si j'oublie jamais la fin pour laquelle vous m'avez confié la grâce de votre évan- gile. Or , non-seulement les chrétiens de ces pre- miers temps ne s'otFensoient pas de ce que saint Paul leur représentoit avec tant de force et sans nul adou-* cissement ; mais , persuadés de l'importance et de la nécessité de cette instruction , ils la recevoient avec une docilité parfaite ; ils en étoient édifiés , touchés, pénétrés ou d'une sainte componction , s'ils y avoient part, ou d'une crainte salutaire, s'ils étoient encore dans l'innocence. J'avois droit de croire que je trou- verois dans vous les mêmes dispositions, et qu'une morale que saint Paul avoit cru bonne pour le siècle de l'Eglise naissante , c'est-à-dire , pour le siècle de la sainteté , pouvoit l'être encore à plus forte raison pour un siècle aussi corrompu et aussi perverti que le notre. Je me suis trompé: ce siècle tout corrompu, qu'il est, a eu sur cela plus de délicatesse que celui de l'Eglise naissante. Ce que j'ai dit n'a pas plu au monde ; et Dieu veuille que le monde , en me con- damnant, ait au moins gardé les mesures de respect, de religion , de piété , qui sont dues à mon minis- tère : car , pour ma personne , je sais que rien ne m'est dû. Trop heureux, si, me voyant condamné du monde, je pouvois espérer d'avoir confondu le vice et glorifié Dieu. Trop heureux , si la censure du monde n'a rien fait perdre à ce que j'ai dit de son ellicace et de son utilité ; et s'il y a eu des âmes , qui , comme les premiers chrétiens , en aient été non- geulemenl instruites , mais converties ! Ce qui plaît

S.

1 i6 SUli LA CONVERSION

au monde, n'est pas toujours le meilleur ni le plus nécessaire pour le monde. Ce qui lui déplaît est souvent la médecine qui, toute amère qu'elle peut être , le doit guérir. Se choquer de semblables véri- tés et s'en scandaliser , c'est une des marques les plus évidentes du besoin qu'on en a ; s'en édifier et se les appliquer , c'est la preuve la plus certaine d'une aine solide qui cherche le royaume de Dieu. Mais c'est à vous , Seigneur , à faire le discernement , et de ceux qui en ont abusé , et de ceux qui en ont pro- fité. Vous êtes le scrutateur des cœurs ; et vous savez que ce n'est point pour ma justification que je m'en explique ici , mais pour l'honneur de votre parole. Qu'importe que je sois condamné ? mais il importe, ô mon Dieu , que votre parole soit respectée. Reve- nons à notre sujet.

Le péché de Magdeleine fut le libertinage de ses mœurs ; ou , pour comprendre sous des termes moins odieux tous les désordres auxquels elle s'abandonna, quand Dieu , par une juste punition, l'abandonna à elle-même et à ses propres désirs , disons que son péché fut et son orgueil, et son amour-propre ; que ce fut et une idolâtrie secrète de sa personne, et une ambition criminelle d'être non - seulement aimée, ntais adorée. En effet , dit Zenon de Vérone , elle ne fut libertine, que paice qu'elle fut vaine, et parce qu'elle s'aima avec excès. Mais 1 amour divin qui toucha son cœur , sut bien venger Dieu de l'un et de l'autre. Car, a cet amour-propre qui l'aveu- gloit, il substitua une sainte haine d'elle-même; et au lieu de cet orgueil dont elle avoit fait sa

DE MAGDELEINE. J 17

passion dominante , il lui inspira la plus profonde humilité.

Elle aima , Dilexit ; et par une conséquence né- cessaire , elle commença à se haïr. Car , comment auroit-elle pu aimer son Dieu , et ne se haïr pas elle- même ? Aimant ce Dieu de pureté et de sainteté , et ne voyant dans elle que corruption et que dé- sordre, comment auroit-elle pu se détendre de con- cevoir pour elle-même , non-seulement du mépris , mais de l'horreur ; et comment, avec cette horreur d'elle-même , n'aui oit-elle pas , dès-lors , pratiqué ce qui sembloit ne devoir être que pour les âmes parfaites, mais ce qu'elle jugea convenir bien mieux, à une pécheresse qu'à tout autre , savoir , le renon- cement à soi-même, le détachement de soi-même , la mort à soi-même? Comment , dis-je, n'auroit-elle pas été remplie de ces senlimens , puisque , éclairée des lumières de la grâce , elle se regarda comme un monstre devant Dieu ; comme une créature infidèle qui n'avoit jamais connu Dieu, on qui , l'ayant connu , ne lui avoit jamais rendu la gloire qui est due à Dieu ; comme une créature rebelle qui , si long- temps , avoit fait une profession ouverte de violer toutes les lois de Dieu ; qui , par une vie licencieuse, avoit insolemment outragé Dieu; qui, dans sa per- sonne , avoit profané tous les dons de Dieu ; qui , par l'abus le plus punissable , s'étoit servie contre Dieu même des avantages qu'elle avoit reçus de Dieu ?

Elle aima, Dilexit ; et du moment qu'elle aima, elle cessa d'avoir ces soins excessifs d'une beauté

Il8 SUR LA CONVERSION

fragile , dont elle s'étoit toujours occupée. Voyez-la aux pieds de Jésus- Christ , les cheveux épars , le visage abattu , les yeux baignés de larmes. Voilà ce que l'évangile nous présente comme un modèle de l'amour-propre anéanti. Pense- t-elle encore, dans cet état , à ce qui la peut rendre plus agréable ? Craint-elle , à force de pleurer, de ternir et de dé- figurer son visage? A-t-elle sur cela , dans la douleur que lui cause son péché , la moindre inquiétude ? Non , non , mes frères, dit saint Grégoire pape, ce n'est plus ce qui la touche. Que ce visage , disoit la bienheureuse Paule, détrompée du monde et ani- mée d'un vrai désir de satisfaire à Dieu ; que ce vi- sage dont j'ai été idolâtre , et que tant de fois , contre la loi de Dieu , je me suis efforcée d'embellir par de damnables artifices , soit couvert d'un éternel op- probre : Turpelur jacies Ma , quam loties contra Dei prœceptum cerussâ et purpurisso depinxi. Re- marquez, mesdames , ces paroles de saint Jérôme ; et si vous êtes chrétiennes , ne préférez pas au sen- timent de ce grand homme , qui est le sentiment de tous les Pères , l'erreur d'une fausse conscience qui vous séduit : Faciès Ma , quam toties contra Dei prœceptum cerussâ et purpurisso depinxi ; ce visage que tant de fois j'ai voulu déguiser par des couleurs empruntées , à qui tant de fois j'ai donné un faux lustre , malgré les défenses et contre la volonté de mon Dieu. Ainsi en jugea Magdeleine convertie : Ah ! que celte grâce périssable soit pour jamais ef- facée ; que ces yeux deviennent comme deux fon- taines , pour arroser la terre de mes larmes; que ces

DE MAGDELEINE. 119

cheveux , sujet ordinaire de ma vanité , ne servent plus qu'à mon humiliation; que cette chair soit dé- sormais une victime de mortification et d'austérité. Bien loin de s'aimer soi-même , elle voudroit pou- voir se détruire ; et parce que Dieu ne lui permet pas cette destruction volontaire d'elle - même , elle s'offre du moins à lui comme une hostie vivante , pour lui être , et plus long-temps , et plus souvent immolée.

Elle aima , Bile xi t ; et parce qu'elle aima , elle voulut faire à Dieu une réparation solennelle , et comme une amende honorable de tous les attentats de son orgueil. Prosternée aux pieds de Jésus-Christ, elle se souvint combien elle avoitété jalouse d'avoir dans le monde des adorateurs; c'est-à-dire , des hommes nés , ce semble , pour elle ; des hommes non-seulement fous et insensés , mais sacrilèges et impies pour elle ; des hommes prêts , pour elle , à renoncer au culte de leur Dieu , prêts à lui sacrifier leur liberté , leur repos , leurs biens , c'est trop peu ; leur conscience et leur salut : car l'ambition d'une femme mondaine va jusque-là. Les Israélites irri- toient le Dieu de leurs pères , en sacrifiant à des idoles de bois et de pierre : Et in sculptilibus suis ad œmulationem eum provocuvcrunt (1); et cette femme pécheresse l'avoit outragé et comme piqué de jalousie , en lui opposant dans sa personne une idole de chair. Elle se souvint des pièges qu'elle avoit dressés à l'innocence des âmes , des ruses qu'elle avoit employées pour les séduire s des charmes

(1) Ps. 77.

IliO SUR LA CONVERSION

dont elle avoil usé pour les corrompre, des passions quelle avoit fait naître dans les cœurs : elle s'en souvint ; et Dieu lui ouvrant les yeux , elle crut voir au milieu des flammes de l'enfer, disons mieux, elle y vit en esprit , mais avec effroi , des pécheurs sans nombre qu'elle avoit précipités dans une éter- nelle damnation. Tant de commerces dont l'indis- crète familiarité avoit été entre eux et elle le lien des pins mortelles habitudes ; tant de conversations dont la licence leur avoit fait perdre toute pudeur; tant de libertés contre lesquelles sa conscience, par mille remords , mais tous inutiles , avoit si souvent récla- mé ; tant de cajoleries dans les discours , tant d'im- modesties dans les actions ; que dirai-je? tant d'autres choses qu'elle savoit avoir été de sa part les dange- reuses amorces des désordres d'autrui : tout cela lui revint à l'esprit ; et ce seul désir de plaire , dont elle n'avoit jamais compris les pernicieuses conséquences, ce désir de plaire , qu'elle avoit jusque-là compté pour rien , lui parut comme un abîme , mais un profond et affreux abîme , qui , selon l'expression du Saint - Esprit , l'attirant dans d'autres abîmes, l'avoil conduite aux dernières extrémités. Voilà ce que son amour , je dis un amour tout sacré , lui lit connoîlre; voilà sur quoi elle se confondit mille fois elle-même. Ah ! dit-elie à son Dieu dans la ferveur de la plus sainte contrition , n'ai-je donc été, Sei- gneur , jusqu'à présent dans le monde , que pour vous y faire la guerre , que pour arrêter les con- quêtes de votre grâce , que pour y être Tenu* mie déclarée de voire gloire ? N'ai - je donc vécu que

DE MAGDELEINE. 121

pour perdre ce que vous vouliez sauver , que pour détruire l'ouvrage de votre rédemption , que pour faire périr des âmes que vous êtes venu chercher , et qui vous ont déjà coûté si cher ? Mais que puis-je faire désormais autre chose , ô mon Dieu ! que de vous aimer autant que je me suis aimée moi-même ; que de m'étudier à vous plaire , autant que j'ai eu le malheur de plaire à d'autres qu'à vous ? Par puis-je mieux vous dédommager de tant d'injustices commises contre vous et de tant de crimes , que par cet amour sincère et pur dont j'ai commencé à con- noître le prix inestimable ?

Elle aima , Bilexit ; et toutes ces injustices furent expiées; elle aima, et tous ces crimes lui furent par- donnés. Ne concluez pas de , pécheurs qui m'écou- tez , que notre Dieu est donc un Dieu bien facile et bien indulgent : cette conclusion , dans le sens que vous l'entendez , seroit une erreur ; et cette erreur vous pourroit être plus funeste que votre libertinage même. Mais concluez de que l'amour de Dieu a donc une vertu supérieure à tout ce que nous en concevons. Concluez de que l'amour de Dieu est doue aussi fort que la mort même , je veux dire , aussi méritoire et aussi agréable à Dieu que le mar- tyre. Concluez de que l'amour de Dieu est donc aussi saint et aussi sanctifiant que le baptême. Con- cluez de , qu'en comparaison de l'amour de Dieu , toute satisfaction de l'homme pécheur est donc peu efficace ; et que , séparée de l'amour de Dieu , elle n'est même de nulle valeur : c'est de quoi je con- viendrai avec vous. Mais aussi serez-vous obligés de

122 SUR LA CONVERSION

convenir avec moi que peu de pécheurs aiment donc Dieu comme l'a aimé Magdeleine , jusqu'à la haine d'eux-mêmes , jusqu'au renoncement à eux-mêmes; et, par conséquent, que peu de pécheurs, en pen- sant même se convertir à Dieu , aiment sincèrement Dieu, puisqu'aimer Dieu sans se haïr soi-même, sans se renoncer soi - même , c'est l'aimer et ne l'aimer pas.

Non-seulement l'amour de Dieu expia le péché de Magdeleine, mais il en purifia la source. Cette source étoit son cœur , un cœur sensible et tendre. Or, pour le purifier , elle aima : Dilexit ; mais elle aima , dit saint Augustin , celui qui ne peut être trop sensible- ment ni trop tendrement aimé ; et par elle se fit de sa sensibilité même et de sa tendresse un mérite et une vertu. Elle comprit que ce n'étoit pas en vain que Dieu lui avoit donné un cœur tendre : que ce cœur étoit fait pour lui ; et que si jusqu'alors il avoit été dans le trouble , ce n'étoit point parce qu'il étoit tendre , mais parce qu'il étoit tendre pour qui il ne le devoit pas être. Elle ne crut pas qu'un cœur con- verti dût être un cœur sec , un cœur dur , un cœur froid et indifférent. Bien loin de le croire , elle sup- posa , et avec raison , que , pour être un cœur con- verti, il falloit que ce fût un cœur ardent , un cœur zélé, un cœur affectueux , un cœur capable d'être ému et touché ; et , trouvant dans son propre cœur toutes ces qualités, elle jugea qu'elle ne devoit plus les faire servir qu'à aimer avec plus de tendresse le Dieu même de qui elle les avoit reçues, et pour qui elle n'avoit eu jusque-là que trop d'insensibilité.

DE MAGDELEîNE. I 2o

Comme cette tendresse , ainsi rectifiée , lui pouvoit être d'un excellent usage pour sa pénitence , au lieu de la combattre , elle s'elForça de l'augmenter : et de même que dans les premiers siècles de l'Eglise , à mesure que la foi s'établissoit sur les ruines du paganisme , on ne détruisoit pas les temples dédiés aux idoles , mais on les purifioit en les employant au culte du vrai Dieu ; aussi l'amour de Dieu, prenant possession du cœur de cette pécheresse , n'en dé- truisit pas le tempérament , mais le corrigea ; ne lui ôta pas le penchant qu'elle avoit à aimer , mais la mit en état d'aimer sûrement en la faisant aimer sain- tement. Ce cœur de Magdeleine avoit été , selon la figure de l'Apôtre , l'olivier sauvage qui n'avoit produit que des fruits de malédiction ; mais par la divine charité qui y fut entée , il devint l'olivier franc qui ne porta plus que des fruits de grâce et de salut. Ah! mon Dieu, que voire providence est aimable, de nous avoir ainsi facilité la plus austère de toutes les vertus , qui est la pénitence ! Qu'il y a de douceur dans votre sagesse , d'avoir tellement disposé les choses , que sans changer de naturel , et avec le même cœur que vous nous avez donné en nous formant , de pécheurs nous puissions devenir justes , et de charnels des hommes parfaits et spi- rituels ! Si , pour nous convertir à vous , il falloit nous anéantir et cesser d'être ce que nous sommes, cet anéantissement de nous-mêmes, quelque néces- saire qu'il fût d'ailleurs , nous effraieroit : mais votre grâce toute-puissante , s'accommodant à notre foi- blesse , se sert , pour notre conversion , de notre

124 slJR LA CONVERSION

propre fonds , et nous fait trouver, jusque dans nos passions , le remède à nos passions mômes; puisqu'il n'y en a aucune qui , purifiée par votre amour , ne puisse contribuer à notre sanctification.

Allons encore plus avant. L'amour de Dieu , après avoir expié le péché de Magdeleine , après en avoir purifié la source, en consacra la matière. J'appelle la matière de son péché tout ce qui servoit à ses plaisirs et à son luxe. C'étoit une femme volup- tueuse. Elle avoit aimé les parfums et tout ce qui flatte les sens. Les aima-t-clle toujours après sa con- version ? Vous le savez , puisque , par un effet vi- sible de la prédiction du Sauveur du monde , ce qu'elle fit chez le Pharisien , et ce qui sembla n'être qu'un mouvement passager de sa piété , se publie encore aujourd'hui à sa gloire partout l'évangile de Jésus-Christ est annoncé. Non , non, dit -elle , dans l'heureux moment qu'elle sentit l'impression de la grâce et de l'amour de son Dieu , il ne m'appar- tient plus de chercher les délices de la vie. Cela convient mal à une pécheresse , et encore plus mal à une pécheresse pénitente. Faut-il donc des délices pour un corps qui n'a mérité que des feux éternels ? Faut -il des parfums pour une chair qui , jusqu'à présent , nJa été qu'une chair de péché , et qui dans le tombeau sera bientôt un sujet de pourriture ? I^'est- il pas plus juste , Seigneur, que ce corps, que cette chair , que tout ce qui les a révoltés contre votre loi vous soit consacré , et que j'emploie main- tenant pour vous ce que tant de fois j'ai prodigué r)our moi-même ? En effet , touchée de ce sentiment ,

DE MAGDELEINE. 123

elle apporte avec elle un parfum précieux et exquis, elle le répand sur les pieds adorables de Jésus-Christ , elle les essuie de ses cheveux , elle les arrose de ses larmes. Ainsi , reprend saint Grégoire pape , elle trouva dans son luxe même de quoi honorer le Fils de Dieu , et dans sa vanité de quoi lui faire un agréable sacrifice : Et cjuot in se invertit oblecta- menta , tôt de se obtulit holocausta. Voilà , femmes du monde , une pénitence solide : sacrifier à Dieu ce qui a été la matière du péché. Car , être con- vertie , et cependant être aussi mondaine et aussi vaine que jamais; être dans la voie de la pénitence, et cependant être aussi esclave de son corps, aussi adonnée à ses aises , aussi soigneuse de se procurer les commodités de la vie ; réduire tout à des paroles, à des maximes, à de prétendues résolutions, c est une chimère ; et compter alors sur sa pénitence , c'est s'aveugler soi-même et se tromper.

A Dieu ne plaise , mesdames , que je veuille exami- ner ici et vous marquer tout ce que la pénitence doit réformer dans vos personnes ; outre que ce détail iroit trop loin , peut-être en feiiez-vous encore le sujet de votre censure. Toutefois c'est dans ce détail que sont entrés les Pères de l'Eglise, et même les apôtres , quand ils se sont appliqués à régler les moeurs. Comme ils travailloiont à former une reli- gion pure, sainte, exempte de tache, ils n'ont point estimé que cette morale fût au-dessous de la dignité de leur ministère. Car c'est pour cela que saint Paul , cet homme ravi jusqu'au troisième ciel, et qui avoit appris de Jésus - Christ même ce qu'il enseiguoit

126 SUR LA CONVERSION

aux fidèles , faisoit aux femmes chrétiennes des leçons touchant la modestie et la simplicité des habits : les obligeant sur ce point à une régularité contre laquelle l'esprit du monde ne prescrira , ni ne prévaudra ja- mais, leur spécifiant les choses en particulier à quoi il vouloit qu'elles renonçassent , et ne croyant pas ce dénombrement indigne de ses soins apostoliques. Mais je ne veux pas aujourd'hui descendre jusque-là. Je veux que vous en soyez vous-mêmes les j tiges. Je veux que , vous considérant vous-mêmes , vous re- connoissiez sincèrement et de bonue foi ce qu'il y a dans l'extérieur de vos personnes à corriger et à re- trancher. Je veux que , devant Dieu , vous vous de- mandiez à vous-mêmes , si ce luxe qui croît tous les jours , si cette super fluité d'ajustemens et de parures toujours nouvelles , s'accorde bien avec l'humilité de la pénitence. Et si vous me répondiez que ce ne sont point des crimes , et qu'à la rigueur il n'y a rien en tout cela qu'on puisse traiter de péché ; après vous avoir conjurées de vous défaire de cet esprit intéressé qui réduit tout à la rigueur du précepte , et qui s'en tient précisément à l'obligation de la loi , esprit peu chrétien , esprit même dangereux pour le salut : qui doute , vous dirois-je , sans hésiter, que Dieu ne condamne ce qui , constamment et de votre aveu , sert au moins d'attrait au péché , ce qui excite les passions impures, ce qui entretient la mollesse , ce qui inspire l'orgueil ? De si pernicieux effets peu- vent-ils partir d'une cause innocente et indifférente? Qui doute, par cette raison , et même indépendam- ment de celte raisou , crue tout cela ne doive être la

DE MAGDELE1NE. 127

matière du sacrifice que vous devez à Dieu comme pécheresses? Car, détrompez - vous aujourd'hui, ajouterois-je , de l'erreur vous pourriez être , que la pénitence ne doive sacrifier à Dieu que ce qu'il y a d'essentiellement criminel. Non , il n'en est pas ainsi. C'est par le retranchement des choses permises qu'on répare les péchés commis dans les choses dé- fendues. C'est par le renoncement à la vanité qu'on expie l'iniquité. Sans cela , quelques mesures que vous preniez en vous convertissant à Dieu , Dieu n'est point satisfait de vous. Yoilà comment je vous par- lerois. Mais j'ai quelque chose de plus fort encore et de plus touchant à vous dire : et quoi? aimez comme a aimé Magdeleine, et tous ces sacrifices de votre amour-propre , qui vous paroissent si difficiles, ne vous couleront plus rien. On vous en a parlé cent fois; mais c'a été inutilement et sans fruit, si l'on n'a pas été jusqu'à la source. On vous a apporté des raisons convaincantes et sans réplique , pour vous obliger à quitter ce luxe profane ; mais en vain , parce que l'esprit corrompu du inonde, par d'autres raisons apparentes , vous osbtinoit à le défendre. On n'a pas beaucoup gfigné quand on a ôté à une aine mondaine , ou , pour mieux dire , quand on lui a ar- raché certains dehors de vanité à quoi elle étoit atta- chée : car , si ce suciifice n'est animé par le principe de l'amour de Dieu, elle reprendra bientôt tous ces dehors de vanité humaine, et retombera dans son premier dégoût de la piété. Mais allumez , disoit saint Philippe de Néri, allumez dans le cœur d'une pécheresse ce feu divin que Jésus-Christ est venu

1^8 SUR LA CONVERSION

répandre sur la terre , et ce feu , ou même une étin- celle de ce feu , aura dans peu tout consumé. Toute pécheresse qu est celte mondaine, faites-lui bien con- noître Dieu , donnez-lui du zèle pour Dieu , appre- nez-lui à aimer Dieu , et elle ne tiendra plus à rien : bien loin de refuser tout ce que vous exigerez d'elle pour une parfaite conversion , elle s'y portera d'elle- même, elle vous préviendra, elle en fera plus que vous ne voudrez , elle ira au-delà des bornes , et sou- vent il faudra de la prudence pour la modérer. Agis- sant par ce grand motif de l'amour de Dieu , elle ne comptera pas même pour quelque chose tout ce que son cœur lui inspirera ; elle ne s'en applaudira point comme d'un triomphe ; et pour quelques pas qu'elle aura faits dans les voies de la perfection chrétienne, elle ne se croira pas déjà parfaite. Au contraire, elle se reprochera sans cesse de donner si peu à Dieu , elle se confondra d'avoir eu tant de peine à s'y ré- soudre , elle s'étonnera qu'il veuille bien s'en conten- ter. Ainsi, par son amour, elle expiera comme Mag- deleine son péché , elle purifiera la source de son péché , elle consacrera la matière de son péché , enfin elle réparera le scandale de son péché.

Ce scandale du péché , ce sont les pernicieux exemples que donne le pécheur , et c'est ce que Mag- deleine eut à réparer. C'étoit une pécheresse connue dans toute la ville par sa vie mondaine et déréglée; mais elle aima : Dilexit ; et désormais , autant qu'elle s'étoit déclarée pour le monde , autant voulut-* lie se déclarer pour Jésus-Christ. Elle ne chercha pointa lui parler en secret, elle voulut que ce fut au milieu

d'une

EE MAGDELEINE. 129

d'une nombreuse assemblée; elle ne craignit point ce qu'on en diroit ; au contraire , elle voulut que le bruit s'en répandît de toutes parts , elle prévit tous les raisonnemens qu'on feroit, toutes les railleries qu'elle s'attireroit , et c'est justement ce qui l'engagea à rendre son changement public : pourquoi ? afin de glorifier Dieu par sa pénitence, autant qu'elle l'avoit déshonoré par son désordre; afin de gagner à Dieu autant d'ames par sa conversion , qu'elle en avoit perdu par son libertinage; afin de se mieux confondre et de se mieux punir elle-même par cette confession , de tous les faux éloges et de tous les hommages qu'elle avoit reçus et goûtés avec tant de complaisance. C'est pour cela qu'elle entre dans la maison de Simon le Pharisien , remplie d'une sainte audace : elle n'avoit rougi de rien , lorsqu'il s agissoit de satisfaire sa pas- sion , et maintenant elle ne rougir de rien, lorsqu'il s'agit de faire au Dieu qu'elle aime une solennelle réparation; on l'avoit vue dominer dans les compa- gnies, et maintenant elle veut qu'on la voie prosternée en posture de suppliante; on avoit été témoin du soin qui l'avoit si long-temps occupée , de se parer et de s'ajuster , de se conformer aux modes et d'en imaginer de nouvelles , et maintenant elle veut qu'on soit témoin du mépris qu'elle en fait; elle le veut, et ne le vouloir pas comme elle , c'est n être pas pé- nitent comme elle ; et ne l'être pas comme elle , c'est ne le point être du tout. Car , je ne me persuaderai jamais qu'une ame vraiment pénitente , c'est-à-dire , une ame vraiment touchée d'avoir quitté Dieu , ait honte du service de Dieu , et qu'elle ne cherche pas , TOME IV. 9

ÎOO SUR LA CONVERSION

au contraire , à lui rendre , dans son retour , toute la gloire qu'elle lui a fait perdre dans son égarement; je ne me persuaderai jamais qu'une ame vraiment pénitente , c'est-à-dire , vraiment sensible à la ruine spirituelle de tant de pécheurs qu'elle a précipités dans le crime , manque de zèle pour les en retirer , après qu'elle n'a pas manqué d'adresse pour les y en- gager ; qu'elle ne tâche pas à les ramener dans les voies du salut, après qu'elle les a conduits dans les voies de 1 iniquité : Docebo iniquos vias tuas. Ah! Seigneur , s'écrioit David , j'ai scandalisé votre peuple ; mais ma consolation est que ce scandale n'est pas sans remède : mon exemple le détruira; et, en reprenant vos voies , je les enseignerai à ceux que j'en ai éloignés : ma pénitence sera une leçon pour eux ; et quand ils me verront retourner à vous , ils apprendront eux-mêmes à y revenir : Docebo ini- quos vias tuas , et impii ad te convertentur. Enfin , je ne me persuaderai jamais qu'une ame vraiment pé- nitente , c'est-à-dire , une ame bien détrompée des bagatelles du monde , craigne encore les discours du monde , et qu'elle ne se fasse pas plutôt un devoir de venger Dieu de la vaine estime qu'elle a tant re- cherchée dans le inonde , par les reproches qu'elle peut avoir à soutenir de la part du monde même. Non pas que j'ignore qu'il faut de la fermeté pour s'élever de la sorte au-dessus du monde , et pour s'exposer à toute la malignité de ses jugemens; mais voilà le mérite d'une parfaite pénitence , et c'est en quoi je l'ai fait consister. Ainsi , beaucoup de péchés lurent remis à Magdeleine , parce qu'elle aima beau*

DE MAGDELEINE. l3l

coup d'un amour pénitent ; et elle aima beaucoup d'un amour reconnoissant , parce que beaucoup de péchés lui avoient été remis : c'est la seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE.

De tous les sentimens dont le cœur de l'homme est capable , il n'y a , selon l'ingénieuse et solide ré- flexion de saint Bernard , que l'amour de Dieu , par l'homme puisse rendre en quelque manière , si l'on ose ainsi parler , la pareille à Dieu ; et c'est le seul acte de religion en vertu duquel, tout foibles que nous sommes , nous puissions , sans présomp- tion , prétendre quelque sorte d'égalité dans le com- merce que nous entretenons avec Dieu. En tout autre sujet , ce réciproque de la créature à l'égard de son créateur ne nous peut convenir: par exemple, quand Dieu me juge , je ne puis pas entreprendre pour cela de le juger; quand il me commande , je n'ai pas droit de lui commander ; mais quand il m'aime , non-seulement je puis , mais je dois l'aimer. A tous les autres attributs qui sont en Dieu et qui ont du rapport à moi, je réponds par quelque chose de dif- férent , ou , pour mieux dire , par quelque chose d'opposé à ses attributs mêmes : car j'honore la sou- veraineté de Dieu par ma dépendance , sa grandeur par l'aveu de mon néant, sa puissance par le senti- ment de ma foiblesse , sa justice par ma crainte et par mon respect ; et si là-dessus j'avois la moindre pen- sée de m'égaler à lui, ce seroit l'outrager et me rendre digne de ses plus rigoureuses vengeances ; mais quand j'aime Dieu parce qu'il m'aime, et que

9*

l32 SUR LA CONVERSION

je veux lui rendre amour pour amour , bien loin qu'il s'en offense , il s'en fait honneur , et il trouve bon que je m'en fasse un mérite. Je puis donc en cela seul, sans témérité, me mesurer, pour ainsi dire, avec Dieu; et, quelque disproportion qu'il y ait entre Dieu et moi , j'ai , par cet amour, non pas de quoi ne devoir rien à Dieu, mais de quoi lui payer exac- tement ce que je lui dois : car je ne puis rien lui devoir au-delà de cet amour ; et , en lui payant ce tribut , j'accomplis envers lui toute justice ; c est-à- dire , que comme , tout Dieu qu'il est , il ne peut rien faire de plus avantageux pour moi que de m'ai- mer, aussi , de ma part, ne peut-il rien exiger de plus parfait , ni de plus digne de lui que mon amour. Ainsi raisonnoit saint Bernard, et voilà , chré- tiens , par Magdeleine trouva le secret de témoi- gner à Jésus-Christ sa reconnoissance , après en avoir obtenu la rémission de tous ses crimes; elle aima, et elle aima beaucoup : Dilexit muliùm. Dans les âmes lâches , remarquez ceci , s'il vous plaît , c'est une vérité qui ne vous est peut-être que trop connue, par la malheureuse expérience que vous en avez faite, et que vous en faites tous les jours : dans les âmes lâches, cette vue des péchés remis ne produit, ou qu'une fausse sécurité, ou qu'une oisive tranquillité. Je m'explique : on s'applaudit intérieurement , et Dieu veuille qu'on ne s'y trompe pas, on se félicite d'être déchargé, par le sacrement de pénitence , d'un fardeau dont la conscience sentoit tout le poids , et sous lequel die gémissoit. Parce qu'on a entendu de la bouche du ministre ces paroles consolantes : Re~

DE MAGDELEINE. l33

mittuntur tibi peccata ; Vos péchés vous sont par- donnés; on s'en croit absolument quitte; au lieu de suivre la règle du Saint-Esprit , et de craindre pour les péchés même pardonnes,, parce qu'en effet, dans cette vie , on ne peut jamais s'assurer qu'ils le soient , on est en paix sur celui qui peut-être ne l'est pas ; et , supposé qu'il le fût , au lieu de faire les derniers efforts pour reconnoitre la grâce inestimable de ce pardon ; au lieu de dire comme David : Quid rétri- buant Domino (i) ; Que rendrai-je au Seigneur; au lieu d'imiter ce roi pénitent , et de chercher comme lui, avec un saint empressement et un saint zèle, à s'acquitter auprès de Dieu d'une obligation aussi es- sentielle que celle-là , on vit dans un repos souvent beaucoup plus dangereux que tous les troubles dont peut être suivie la pénitence dune ame scrupuleuse et timorée; il semble que cette grâce de l'absolution dont on se flatte, n'ait point d'autre effet que de mettre le pécheur en état de vivre avec plus de liberté; et , par une ingratitude qui n'a point dVxemple , parce qu'on ose compter sur la miséricorde de Dieu , et qu'on pense l'avoir éprouvée , on se croit en droit d'être moins occupé du soin de lui plaire , et du regret de lui avoir déplu. Ainsi l'on regarde la rémission de ses péchés comme un soulagement et non comme un engagement ; on la considère par rapport à soi , et non par rapport à Dieu ; on veut jouir des fruits qu'elle produit, sans accomplir les devoirs qu'elle impose , et en goûter la douceur intérieure , sans se mettre en peine des œuvres de pénitence qui en sont

(î)PsaL n5.

l34 SUR LA CONVERSION

les charges ; consultez-vous vous-mêmes , et vous conviendrez que c'est peut-être l'abus le plus com- mun, et un des relâchemens les plus ordinaires qui se glissent dans la pénitence.

Mais apprenez aujourd'hui, chrétiens , à vous dé- tromper de ces erreurs ; apprenez ce que doit à Dieu un pécheur converti , et ce que Dieu en attend, Magdeleine vous l'enseignera , et , par les progrès qu'elle fit dans l'amour de son Dieu , elle sera pour vous le plus parfait modèle , non plus d'un amour pénitent, mais d'un amour reconnoissant: Vilexit yiulium. il est vrai, chrétiens, le Sauveur du monde, dans la maison du Pharisien , avoit dit à Magdeleine: Votre foi vous a sauvée, vos péchés vous sont remis; allez en paix. Mais c'est pour cela même que son amour pour Jésus-Christ n'eut plus de paix, et qu'il lui causa ces ardens et saints transports de reconnois- sance dont elle fut si souvent et si vivement agitée ; parce que ses péchés lui avoient été pardonnes , elle se dévoua par un attachement inviolable à cet homme- Dieu , pendant qu'il vécut sur la terre ; parce que ses péchés lui avoient été pardonnes , elle lui mar- qua une fidélité héroïque dans le temps de sa pas- sion et de sa mort ; parce que ses péchés lui avoient été pardonnes, elle demeura , avec une invincible per- sévérance , auprès de son tombeau; parce que ses péchés lui avoient été pardonnes , elle le chercha avec toute la ferveur d'une épouse , et d'une épouse saintement passionnée , quand elle le crut ressuscité : quatre effets merveilleux de la reconnoissance de Magdeleine , mais auxquels je ne m'arrête qu'autant

DE MAGDELEINE. l35

qu'ils peuvent se rapporter à votre instruction , et qu'ils doivent vous servir d'exemple. Ecoutez-moi, pécheurs réconciliés et sanctifiés par la grâce de votre Dieu; écoutez-moi, pécheresses converties et reve- nues de vos égaremens; vous allez connoître en quoi consiste la perfection de votre état.

Magdeleine convertie n'eut plus désormais d'atta- chement que pour Jésus-Christ. Vous le savez: tant que cet homme-Dieu demeura sur la terre , elle lui parut tellement dévouée , qu'elle sembla ne plus vivre que pour lui. Quelle fut son occupation ? elle le sui- voit , dit saint Luc , dans la Judée et dans la Galilée , compagne inséparable de ses voyages , lorsqu'il par- couroit les bourgades prêchant le royaume de Dieu. Que fit-elle de ses biens ? elle les employoit pour ce Dieu sauveur : Et ministrabat ei de facultalibus suis (i) : trop heureuse , dit saint Ghrysostome, de contribuer à l'entretien d'une vie si importante et si nécessaire ; trop heureuse de nourrir celui même à qui elle étoit redevable de son salut ; trop heureuse de le recevoir dans sa maison , et de lui rendre tous les offices de la plus libérale et de la plus affectueuse hospitalité. la trouve-t-on plus ordinairement? aux pieds de cet adorable Maître, écoutant sa pa- role , la méditant , la goûtant : Sedens secùs pedes Domini , audiebat verbum illius (2). En vain lui en fait-on des reproches: elle s'en feroit elle-même de bien plus forts, si jamais elle pensoit à rien autre chose qu'à renouveler sans cesse son amour pour ce Dieu de patience et de miséricorde. En vain Marthe

(1) Luc. S. (2) Luc. 7.

l36 SUR LA CONVERSION

se plaint qu'elle la laisse chargée de tous les soins domestiques, pour vaquer uniquement à lui; tout le reste hors de lui n'est plus rien pour elle, et tout le reste ne lui paroît grand qu'autant qu'elle peut l'abandonner pour lui. En vain Marthe l'accuse de négliger le service de Jésus-Christ, sous prétexte de s'appliquer à Jésus- Christ même : elle sait de quelle manière Jésus-Christ veut être servi ; et mieux ins- truite que personne de ses inclinations , au lieu de s'empresser comme Marthe , à lui préparer des viandes matérielles, elle lui en présenie une autre mille fois plus délicieuse, mais que Marthe ne con- noît pas, je veux dire, une protestation toujours nouvelle de sa reconnoissance et de son amour. Or, c'est ainsi, comme nous l'apprend saint Chrysos- tôme , qu'en use une ame chrétienne que Dieu a tirée de l'abîme du péché , quand elle est fidèle à la grâce de sa conversion. Son premier soin est de se défaire de mille autres soins superflus dont le monde l'em- barrasse , et qui seroient autant d'obstacles à cette sainte liberté elle doit être , pour pouvoir dire à Dieu : Dirupisti vincula mea : tibi sacrificabo hos- tiam laudis (i) ; Vous avez rompu mes liens, Sei- gneur; je ne penserai plus qu'à vous offrir tous les jours de ma vie un sacrifice de louanges. Car si j'en- treprenois encore de satisfaire à toutes les vaines et prétendues bienséances du monde ; sjl je m'engageois à remplir cent devoirs imaginaires qui passent pour devoirs dans le monde , mais dont le monde même est le premier à déplorer et à condamner l'excès; si

(1) Psal. 11 5.

DE MAGDELEINE. 187

je voulois me livrer à tant de distractions qu'attire le commerce du monde , que me resteroit-il pour mon devoir essentiel et capital , qui est de régler ma vie , en sorte que toute ma vie soit un témoignage per- pétuel du souvenir que je conserve des miséricordes infinies de mon Dieu , et des péchés sans nombre qu'il m'a pardonnes? Si les conversations , si les visites , si les plaisirs même honnêtes, si le jeu, si les promenades parlageoient encore mon temps, et que , par complaisance , par foiblesse , peut-être par une oisiveté habituelle , je voulusse remplir mes jours de ces amusemens mondains sans en rien retrancher; comment ma vie seroit-elle un sacrifice de louanges et d'actions de grâces tel que Dieu l'attend de moi , et tel que je le lui promis si solennellement en me convertissant à lui? Non , non , conclut cette ame dans le sentiment d'une vive reconnoissance, ce n'est plus ce qui me convient : mais me tenir en la présence de Jésus-Christ comme Magdeleine; mais écouter comme elle la parole de Jésus-Christ qui m'est annoncée ; mais nourrir comme elle Jésus- Christ et le soulager dans la personne de ses pauvres; mais travailler comme elle à lui préparer une de- meure dans mon cœur , et le recevoir souvent chez moi et dans moi, voilà à quoi je dois me borner. Et pourquoi ce Dieu de bonté , malgré tant de maux que j'ai commis, m'a-t-il encore laissé des biens, si ce n'est afin que j'aie en main de quoi racheter mes péchés, et que je contribue par mes aumônes à le faire subsister lui-même dans ses membres vivans ? Pourquoi ce Dieu-homme réside-t-il personnelle-

'

Ë

El

!■ I n? '15

B

Lit

,i

r*4

>

A

■«F».

fei

.

DE MAGDELFNE. I 3g

Fils de Dieu , après Marie pm et exempte de tout péché , n'avoit point trouvé d'me plus inébranlable, ni plus constante dans ses intéets, que Magdeleine délivrée de la corruption et dea servitude du péché. Mais ne vous étonnez pas , pursuit saint Chrysos- tome , d'une telle constance. lagdeleine savoit trop ce qu'elle devoit à ce Dieu cruifié , pour s'éloigner de lui lorsqu'il accomplissoit ur la croix l'ouvrage de son salut. Elle savoit trorce qu'elle devoit à la croix de ce Dieu mourant ; qu cette croix avoit été , par avance, la source de son>onheur; qu'en vertu des mérites anticipés de cette roix , Jésus-Christ lui dit : Femme , vos pécl i 3 ous sont remis ; et que îfin sur cette croix qu cette parole si salu- être authentiquemnt confirmée. De , scandaliser coime les disciples, ni e eux horreur c la croix , elle la ré- ore, elle s'en vpproche , elle l'ern- étroilemet. On diroit qu'elle y liens invibles de son amour , et dire auss bien que saint Paul : cruci Mon partage et ma iée ave Jésus-Christ. Ainsi Magde?ine reconnut plus que 5on>auveur ; et ce fut pa- pe ésus-Christ reconnut r d ce terme , pour son ph fidèle.

e flèle à Dieu dans laf- e :être constant dans sou pauve par la crois ; lui

ra

%

r38 SUR LA CONVERSION

menl dans nos temples et sur nos autels , si ce n'est afin que chaque jour, dégagée des pensées du siècle, je me fasse aussi bien que Magdeleine un exercice de me tenir à ses pieds , de converser avec lui, de lui ouvrir mon cœur , et de lui dire sans cesse comme le Prophète : Oblivioni detur dextcra mea ; adJiœ- reat lingua mea faucibus meis , si non meminero tuî (i) ; Que ma main droite, Seigneur, s'oublie elle-même, et que ma langue demeure attachée à mon palais , si j'oublie jamais les grâces dont vous m'avez comblée , et les bénédictions de douceur dont vous m'avez prévenue.

Magdeleine convertie fit plus encore : elle marqua au Sauveur du monde une fidélité héroïque dans le temps même de sa passion et de sa mort. Àh ! mes frères , s'écrie saint Chrysostôme , le grand exemple, si nous en savons profiter , et si nous y faisons toute l'attention qu'il mérite! Le troupeau de Jésus-Christ s'étoit dispersé , les apôtres avoient pris la fuite , saint Pierre , après sa chute , n'osoit plus paroître , les colonnes de l'Eglise étoient ébranlées , et Mag- deleine, avec la mère de Jésus, demeuroit ferme et iutrépide auprès de la croix : Stabant autern juxta crucem Jesu mater ejus , et Maria Magdalene (2). Magdeleine , avec la mère de Jésus ! Magdeleine auparavant pécheresse , avec Marie mère de Jésus toujours sainte ! comme si la pénitence avoit alors en quelque sorte égalé l'innocence et participé à ses droits , comme s'il y avoit eu entre la pénitence et l'innocence une espèce d'émulation \ comme si le

(1) Psal. i36. (2) Joan. 19.

DE MAGDELEINE. l3g

Fils de Dieu , après Marie pure et exempte de tout péché , n'avoit point trouvé d'ame plus inébranlable, ni plus constante dans ses intérêts, que Magdeleine délivrée de la corruption et de la servitude du péché. Mais ne vous étonnez pas , poursuit saint Chrysos- tôme , d'une telle constance. Magdeleine savoit trop ce qu'elle devoit à ce Dieu crucifié , pour s'éloigner de lui lorsqu'il accomplissoit sur la croix l'ouvrage de son salut. Elle savoit trop ce qu'elle devoit à la croix de ce Dieu mourant ; que cette croix avoit été , par avance , la source de son bonheur ; qu'en vertu des mérites anticipés de cette croix , Jésus-Christ lui avoit dit : Femme , vos péchés vous sont remis ; et que c'étoit enfin sur cette croix que cette parole si salu- taire alloit être authentiquement confirmée. De , bien loin de se scandaliser comme les disciples, ni d'avoir comme eux horreur de la croix , elle la ré- vère, elle l'adore, elle s'en approche, elle l'em- brasse, elle la serre étroitement. On diroit quelle y est attachée par les liens invisibles de son amour , et qu'elle ait droit de dire aussi bien que saint Paul : Christo confixa sum cruci ; Mon partage et ma gloire est d'être crucifiée avec Jésus-Christ. Ainsi ce fut sur la croix que Magdeleine reconnut plus que jamais Jésus-Christ pour son Sauveur ; et ce fut pa- reillement sur la croix que Jésus-Christ reconnut Magdeleine, si j'ose user de ce terme, pour son amante la plus zélée et la plus fidèle.

En effet, chrétiens , être fidèle à Dieu dans l'af- fliction et dans la souffrance ; être constant dans sou amour , tandis qu'il nous éprouve par la crois ; lui

I^O SUR LA CONVERSION

demeurer toujours uni lorsqu'il semble nous délais- ser; persévérer dans ses voies, lorsque nous n'y trouvons que des épines et des difficultés , c'est à quoi nous oblige le souvenir d'une grâce aussi pré- cieuse que celle de notre conversion. Mais n'avoir pour Dieu de constance et de fidélité, qu'autant qu'il nous fait trouver de goût dans son service ; n'être à Jésus-Christ et ne se déclarer pour lui que lorsqu'il n'en coûte rien ; ne le suivre , comme dit saint Chry- sostome , que jusqu'à la Cène , et l'abandonner lâche- ment au Calvaire , c'est oublier qu'on a été pécheur, c'est démentir les engagemens l'on est entré par la pénitence , c'est ne payer le plus grand de tous les bienfaits que d'une reconnoissance apparente et superficielle. Ah! Seigneur , votre croix , voilà mon héritage , depuis que vous m'avez appelé à vous et réconcilié avec vous : Christo conjixus sum cruci ( i ); non pas cette croix extérieure sur laquelle vous ex- pirates, et dont j'honore l'image sur vos autels; mais la croix intérieure et personnelle que j'ai à porter, cette humiliation que vous m'envoyez , cette disgrâce que je n'attendois pas , cette perte de biens qui me désole , cette maladie qui m'afflige, cette persécution que l'on me suscite : c'est en acceptant tout cela de votre main , que je dois vous répondre de moi- même , et vous montrer que je suis fidèle. Toutes les autres preuves de ma fidélité sont équivoques, suspectes, douteuses ; il n'y a que la croix qui vous assure de moi, et que le bon usage de la croix qui puisse vous faire connoîlre que mon péché m'est

(i) Galat. 2.

DE MAGDELE1NE. l4l

toujours présent: Et peccatum meum contra me est semper (i). Oui , il m'est toujours présent pour me retracer toujours , et mon indignité , et votre bonté : mon indignité après l'avoir commis, et votre bonté qui me l'a remis : Et peccatum meum contra me est semper. Il m'est toujours présent , pour m'inspirer toujours un zèle et un courage nouveau , soit dans les adversités de la vie , soit dans les pratiques de la pénitence. Quoi qu'il marrive par votre ordre , ou quoi que je m'impose à moi-même, mon péché ou le pardon de mon péché sera toujours un motif pres- sant qui me réveillera, qui m'excitera, qui m'en- couragera à tout entreprendre pour vous , à tout endurer pour vous, à me sacrifier, s'il le faut, et à m'imuioler pour vous : Et peccatum meum contra me est semper.

Cependant , Jésus-Christ mort sur la croix , se retira Magdeleine? autre effet de sa reconnoissance et de son amour. Elle demeura avec une invincible persévérance auprès du tombeau de son aimable Maître. , quelles pensées l'occupèrent? quels sen- timens touchèrent son cœur ? Quelles résolutions forma-t-elle de mourir en esprit comme il étoit mort en effet; de s'ensevelir elle-même dans une vie péni- tente et obscure , comme il étoit enseveli dans les ténèbres et l'obscurité du sépulcre ? Combien de fois se lit-elle, pour sa propre instruction , ces divines leçons que l'Apôtre dans la suite devoit faire aux pre- miers fidèles pour la sanctification de toute l'Eglise: Mortui estis , et vita vesira abscondita est cum

(l) Pâ. 5o.

1^2 SUR LA CONVERSION

Christo in Dao (i) ; Vous êtes morts , et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu : Consepulti estis cum Christo (2); Vous êtes ensevelis avec Jé- sus-Christ , et en Jésus-Christ. Contente de passer ses jours auprès de cet adorable Sauveur, elle y fût restée des siècles entiers sans ennui; ou , si quelque- fois elle eût , malgré elle , ressenti les atteintes d'un ennui secret, elle eut bien su le soutenir et le sur- monter ; car elle n'ignoroit pas combien de temps le Fils de Dieu l'avoit attendue elle-même ; combien d'années elle l'avoit laissé appeler sans lui répondre , et frapper à la porte de son cœur sans lui ouvrir ; combien de rebuts elle lui avoit fait essuyer par de longues et de continuelles résistances. Elle ne 1 igno- rait pas; et c'etoit assez pour la fortifier contre tous les dégoûts et toutes les horreurs que peut causer la vue d'un tombeau et l'idée d'un mort qui y vient d'être inhumé : ou plutôt c'étoit assez pour la forti- fier contre tous les dégoûts et toutes les horreurs de cette mort spirituelle à quoi elle s'étoit condamnée, et dont elle avoit un modèle sensible dans le tom- beau , et dans ce corps sans sentiment et sans action qui y étoit enfermé. Affreuse mort pour tant de femmes mondaines qui voudroient vivre à Dieu , mais sans mourir au monde et à elles-mêmes ! Avoir un cœur , mais pour le tenir dans un dégagement parfait du monde ; avoir des yeux , mais pour les fermer à toutes les pompes du monde ; avoir des sens , mais pour se rendre insensible à tout ce que le monde a de plus flatteur et de plus doux ; être dans

.. Colos. 3. (?.) Roiu. G.

DE MAGDELE1NE. 1^3

îe monde et au milieu du monde , mais pour n'avoir plus de part à ses assemblées, à ses entretiens, à ses diverfi^semens ; mais pour y mener une vie retirée , une vie austère et mortifiée : voilà ce qui arrête tant de conversions; ou après tant de prétendues conver- sions , voiià ce qui fait reculer tant de faux pénitens, et ce qui les replonge dans leurs premières habitudes, m^l^ré les plus belles espérances qu'ils avoient don- nées et qu'on en avoit conçues. Il n'appartient qu'à l'amour de Dieu , à un amour reconnoissant , d'af- fermir une ame contre ces retours si ordinaires et si funestes. Mille réflexions la soutiennent et lui font prendre le sentiment de l'Apôtre : Mihi vivere Christus est , et mori lucrum (i). Il est vrai, je serai dans le monde comme n'y étant plus , j'y vivrai comme n'y vivant plus ; mais pour qui dois-je vivre que pour Jésus-Christ , mon Sauveur ? N'est-ce pas un gain pour moi que de mourir à tout pour lui; et en me rendant la vie de la grâce, n'a-t-il pas bien méi ité que je lui fasse un sacrifice des vaines douceurs de la vie du monde? Mihi vivere Christus est , et mori lucrum. Il est vrai, je ne serai plus comptée pour rien dans le monde , parce que je ne serai plus de ses sociétés , de ses conversations , de ses jeux ; mais ce que je dois compter par-dessus tout, et qui me doit tenir lieu de tout, c'est que, dégagée des liens du monde , j'en serai plus étroitement unie à mon Dieu, à ce Dieu qui m'a aimée , lors même que j'étais son ennemie; à ce Dieu qui m'a recherchée , lors même que je le fuyois ; à ce Dieu qui, par choix

0) Pliilip. i.

l44 SUR LA CONVERSION

et par préférence , m'a tirée de celle voie de perdi- tion où le torrent du monde m'entraînoit. Si je l'aime, ce Dieu de paix , il me suffira; et non-seulement il me suffira, mais tout, hors de lui, me deviendra in- sipide , et mon plus grand plaisir sera de me priver pour lui de tous les plaisirs. Or , après l'insigne fa- veur dont je lui suis redevable; après qu'il a bien voulu se ccnvertir à moi pour me convertir à lui ; après qu'il m'a reçue entre ses bras et recueillie dans son sein , pourrai-je lui refuser mon cœur et ne lui pas rendre amour pour amour? Mihi vivcre Chris- tus est 3 et mori lucrum.

Enfin , Magdeleine chercha Jésus- Christ ressus- cité avec toute la ferveur de l'amour le plus géné- reux et le plus ardent; si, pour quelques heures, elle avoit quitté le tombeau , c'étoit pour préparer des parfums et pour venir bientôt ensuite embaumer le corps de son Maître. Mais, quelle surprise, lors- qu'elle ne le trouva plus ! quels torrens de larmes coulèrent de ses yeux ! avec quel soin , quel empres- sement , quelle inquiétude elle visita de toutes parts 5 pour découvrir le lieu il pouvoit être ! Tulerunt Dominum mcum , et nesciouli posuerunt eum (i); Ah! s'écria-t-elle , on m'a enlevé mon Seigneur et mon Dieu , et je ne sais on l'a mis. Avec quelle générosité elle s'offrit à l'enlever elle-même, si elle étoit assez heureuse pour le trouver ! Et ego eum tol- lam (2) ; mais y pensoit-elle? et comment eût-elle seule soulevé un corps qu'à peine plusieurs hommes ensemble .auraient pu porter ? comment? je n'en sais

(1) Joau. 20. (2) Iuid,

rien

DE MAGDELEINE. l45

rien , et peut-être n'en savùh-eile rien elle-même ; •mais elle ne consulta point ses forces; elle n'écouta que son amour , et l'amour se croit tout possible. Ce- pendant, dès que Jésus-Christ, qui lui parloit , se fit connoître à elle , quel fut le ravissement de son ame ! avec quelle ardeur courut-elle à lui , et se jeta- t-elle à ses pieds pour les embrasser ! avec quelle promptitude alia~t-elle annoncer aux apôtres sa ré- surrection , devenue elle-même l'apôtre des apôtres , et ayant mérité par sa ferveur, de voir avant eux le Fils de Dieu dans l'état de sa gloire ! sainte ferveur que nous voyons encore daus les plus grands pé- cheurs , lorsque de bonne foi revenus à Dieu, ils considèrent dans quel abîme ils s'éioicnt plongés, et par quelle miséricorde la grâ< e les a sauvés: giâce dont ils étoient indignes en la recevant, mais grâce qu'ils voudroient payer par mille vies après l'avoir reçue : pourquoi ? parce qu'ils en comprennent beau- coup mieux l'excellence et le prix. Jamais saint Pierre aima-t-il plus tendrement Jésus-Christ qu'après qu'il eut été converti par ce regard favorable du Sauveur du monde , qui le toucha et qui lui fit pleurer si amèrement son péché? jamais saint Augustin fut-il transporté d'un amour de Dieu plus vif et plus agis- sant qu'après qu'il eut entendu celte voix qui pénétra jusqu'à son cœur , et qui le dégagea de ses habitudes criminelles? Non contens des pratiques ordinaires et des œuvres indispensables de la pénitence chré- tienne , ils y ajoutent tout ce que la reconnoissance peut inspirer : et que ne peut point inspirer un amour reconnoissant? Le temps ne me permet pas

TOME IV. 10

ï^6 SUR LA CONVERSION

de vous l'expliquer : car il faut finir; et d'ailleurs , de ceux qui m'écoutent , les uns l'ont éprouvé , et ils le savent assez ; les autres n'en ont jamais fait l'e'preuve , et peut-être ne m'entendroient-ils pas. Quoi qu'il en soit , voilà , pécheurs , l'avantage que vous pouvez tirer de vos péchés mêmes. Ils vous ont séparés de Dieu ; mais, du moment qu'ils vous sont pardonnes , ils peuvent servir à vous attacher à Dieu par un amour plus ardent, par une fidélité plus héroïque , par une piété plus fervente. Vides hanc mulicrem ? Voyez -vous cette femme? dit le Sauveur au Pharisien : quoique pécheresse publique , elle a fait pour moi beaucoup plus que vous ; elle a répandu sur mes pieds les parfums les plus exquis , elle les a arrosés de ses larmes , elle les a essuyés de ses cheveux ; tout juste et tout irrépréhensible que vous êtes , ou que vous vous flattez d'être , vous n'avez rien fait de semblable. A voir le zèle de cer- tains pécheurs convertis , les progrès qu'ils font auprès de Dieu , les communications qu'ils ont avec Dieu , il y auroit , ce semble , dit saint Augustin , de quoi piquer de jalousie les plus justes ; et , sans l'intérêt de Dieu , qui leur est plus cher que leur propre intérêt , ils se plaindroient presque à Dieu même , comme le frère aîné de l'enfant prodigue se plaignit à son père : admirable effet de la pénitence , qui peut, en quelque sorte, non pas seulement l'égaler à l'innocence , mais l'élever au - dessus de l'innocence. C'est en ce sens et à la lettre , que souvent les anges , selon l'expression de l'évangile , se réjouissent plus de la conversion d'un pécheur ,

DE MAGDELEINE. 1^7

que de la persévérance de quatre-vingt-dix- neuf justes ; c'est ainsi que des femmes perdues , suivant la parole de Jésus -Christ , mais, par un retour parfait , heureusement rentrées dans la voie du salut , en précéderont, au royaume des deux , bien d'autres dont la vie 3 d'abord plus innocente , aura été dans la suite beaucoup moins sainte. Comprenons cette vérité, mes chers auditeurs ; justes , comprenez-la pour vous humilier , mais au même temps , pour vous animer : pécheurs, comprenez- la , pour vous consoler et pour vous encourager : travaillons tous de concert , ou plutôt , travaillons tous à l'envi ; ce ne sera pas en vain , puisque nous pouvons tous emporter la couronne de gloire que je vous sou- haite , etc.

10.

SERMON

POUR LE

VENDREDI DE LA CINQUIÈME SEMAINE.

SUR LE JUGEMENT TÉMÉRAIRE.

Collegerunt pontifices et Pharisaei concilium atlversùs Jesum.

Les princes des Prêtres et les Pharisiens tinrent un conseil contre Jésus. En saint Jean, chap. n.

Sire,

Ce sont les princes des prêtres et les pharisiens qui s'assemblent, c'est-à-dire, les sages du judaïsme et les dévots de la synagogue ; ce n'est point pour dé- libérer sur une affaire d'une légère conséquence , puisqu'il ne s'agit pas moins que de porter un arrêt de mort contre un homme accrédité parmi le peuple , et connu dans toute la Judée par ses miracles; ce n'est point en particulier, ni chacun selon ses vues, qu'ils ont à juger , mais dans un conseil et en se communiquant leurs lumières les uns aux autres : qui ne croiroit donc qu'ils vont former un jugement équitable et conforme aux lois les plus exactes de la justice et de la raison ? Cependant ces sages, tout sages qu'ils sont , se laissent aveugler ; ces dévots se laissent prévenir , et ce conseil assemblé prononce enfin la sentence la plus injuste , et trahit la cause

SUR LE JUGEMENT TÉMÉRAIRE. i^g

de l'innocent. Voilà , mes chers auditeurs , nous conduit la foiblesse humaine , et ce qui doit servir à notre instruction. Nous avons dans nous-mêmes un tribunal secret , et c'est à ce tribunal que nous appelons , comme d'un plein droit , le prochain , pour le juger et le condamner: jugemens aussi faux que celui des pontifes et des pharisiens de notre évan- gile : jugemens téméraires dont on se fait si peu de scrupule dans le monde , et dont je veux aujourd'hui vous représenter le crime et vous faire craindre les suites funestes, après que nous aurons salué Marie en lui disant : Ave 3 Maria»

Trois choses , dit saint Thomas , sont absolument nécessaires pour former un jugement équitable , l'au- torité , laconnoissance et 1 intégrité : l'autorité , dans la personne du juge ; la connoissance , dans son esprit, et l'intégrité , dans son cœur: l'autorité , pour pouvoir juger ; la connoissance, pour savoir juger ; et l'intégrité , pour vouloir bien juger. Si celui qui juge n'a pas un pouvoir et une autorité légitime , son jugement est chimérique et nul : s'il n'a pas une juste connoissance de la cause , son juge- ment est faux et aveugle ; et s'il manque d'intégrité , son jugement est vicieux et corrompu. De con- cluons d'abord que les prêtres et les pharisiens , en voulant juger Jésus-Christ , péchoient contre toutes les règles et toutes les formes qui doivent être ob- servées dans un jugement. Car ils jugeoient sans autorité , puisque ce Fils du Dieu vivant ne dépen- doit point d'eux ; ils jugeoient sans connoissance ,

l5o SUR LE JUGEMENT

puisqu'ils ne sav oient pas qu'il étoit Fils de Dieu ; et ils jugeoient sans intégrité , puisque la passion les animait contre lui et qu'ils agissoienl par intérêt. Trois défauts qui se rencontrent dans les jugemens désavantageux que nous faisons du prochain , et d'où il s'ensuit que ce sont des jugemens injustes et témé- raires : défaut d'autorité , défaut de connoissance , défaut d'intégrité. Appliquez-vous : voici le partage de ce discours. Nous jugeons le prochain , mais nous le jugeons témérairement ; pourquoi ? parce que Dieu ne nous a donné sur lui nulle juridiction ; ce sera la première partie : parce que nous ne pouvons pénétrer son cœur, ni le bien connohre ; ce sera la seconde : enfin , parce que ce sont nos passions qui nous préoccupent , et que notre intérêt propre est le plus ordinaire motif de nos jugemens; ce sera la troisième. Ne jugeons donc point : Nolite judi- care (i) ; c'est la conséquence que nous tirerons après Jésus-Christ.

PREMIÈRE PARTIE.

Il n'y a que Dieu qui, essentiellement et par lui- même , ait une légitime autorité pour juger les hommes , parce qu'il n'y a que Dieu qui soit le créa- teur , et par conséquent le souverain et le maître des hommes. Vérité incontestable et si universelle , que Jésus-Christ même , en qualité d'homme, n'au- roit pas le pouvoir de juger le monde , comme nous apprenons de l'évangile qu'il le doit juger, si ce pouvoir ne lui avoit été donné de son Père. Sei-

(i) Luc. C>.

TÉMÉRAIRE. 1DI

gneur , disoit David par un esprit de prophétie , donnez au roi votre jugement ; le texte hébraïque porte : Donnez au roi votre puissance pour juger le peuple que vous lui avez confié : Deus judicium tuum régi da (i). Gomme s'il eût dit : Ce jugement, mon Dieu , n'appartient qu'à vous ; mais faites-en part à celui que vous avez choisi ; et puisque vous l'avez établi roi , commettez-lui votre justice, afm qu'il l'exerce en votre nom : Et justitiam tuamfilio régis. Je sais , chrétiens, que ces paroles du pseaume peuvent être entendues de Salomon , en faveur du- quel David faisoit à Dieu cette prière ; mais je sais aussi que tous les Pères de l'Eglise les ont expli- quées de Jésus - Christ , et que les Juifs mêmes , suivant leur tradition , les rapportent à la personne du Messie , dont Salomon n'étoit que la ligure. Quoi qu'il en soit , dit saint Augustin , il est de la foi que jamais le Sauveur du monde ne jugera les vivans et les morts qu'en vertu de la commission qu'il en a reçue : Pater omne judicium dédit Filio (2) ; que comme il n'a point pris de lui-même la qualité glo- rieuse de pontife , aussi ne s'est- il point attribué celle de juge ; qu'il a voulu , ou , pour parler plus exactement , qu'il a être spécialement appelé à cet important ministère ; et que sans la vocation di- vine , tout grand , tout sage , tout saint qu'il est , il n'en feroit jamais nul exercice. Ainsi lui-même , dans l'Ecriture , s'en déclare - t - il. Or de , mes chers auditeurs , je tire d'abord un argument invin- cible contre l'abus des jugemens téméraires. Car,

(1) Psal. 71 (2) Joau. 5.

l52 SUR LE JUGEMENT

que faisons-nous, quand au mépris de cette règle , nous nous donnons la liberté de juger le prochain? Nous attentons :ur l'autorité de Dieu ; nous entre- prenons sur ses droits ; nous nous donnons , ou nous prétendons nous donner un pouvoir qu'il s'est réservé et qui lui est propre : ce que Jésus-Christ ne fera que comme délégué de son Père céleste , nous le faisons de notre chef ; ce que Dieu , par privilège , lui a accordé comme à son Fils , nous l'usurpons impunément et sans titre. Et voilà , dans la doctrine de saint Paul , le premier principe sur quoi est fondée la témérité de la plupart des jugemens tjes hommes. Car , qui étes-vous , disoit ce grand Apôtre , pour juger et pour condamner le serviteur d'autrui ? Tu (juis es , qui judicas alienum scr- vum (j) ? S'il tombe ou s'il demeure ferme , ce n'est point à vous d'en connoître ; c'est à celui dont il dépend , et qui , comme maître , est son juge : Do- mino suo stat aut cadit (2). C'est-à-dire , selon la paraphrase de saint Chrysostôme , pourquoi jugez- vous de ce qui ne vous regarde pas ; et pourquoi vos vues s'étendent-elles hors des limites ou 1 ordre de la Providence et votre condition vous renferment? Cet homme dont vous censurez la conduite , et dont vous condamnez peut-être , non-seulement les ac- tions , mais les intentions , est-il votre sujet ? avez- vous dans le monde quelque supériorité sur lui ? rendez-vous compte de sa vie? en devez-vous ré- pondre à Dieu ? Si cela est , je consens que vous en jugiez ; et mon soin alors seroit de vous apprendre (0 R»m. 14. (2) ilid.

TÉMÉRAIRE. i53

la manière dont il y faudroit procéder , l'esprit et la charité qu'il y faudroit apporter , les mesures de prudence qu'il y faudroit garder. Mais puisque vous reconnoissez vous-même qu'il n'est rien de tout cela , et que la personne dont vous formez ces jugemens désavantageux , n'est point soumise à votre direction; que vous n'en êtes point chargé s et que ni devant Dieu , ni devant les hommes, vous n'en devez point être responsable , pourquoi de vous-même vous in- gérer dans sa cause ? Abandonnez-la à son juge na- turel , et respectez dans votre frère le droit qu'il a de n'être jugé que de Dieu , ou du moins de ceux que Dieu a commis pour veiller sur lui. S'il fait bien , vous pouvez par participer à son mérite ; et s'il fait mal , le blâme n'en retombera pas sur vous. Mais si vous le condamnez , quoi qu'il fasse , vous vous rendez vous-même criminel. Car s'il fait bien, et que vous en jugiez mal , vous commettez à son égard une injustice ; et s'il fait le mal même pour lequel vous le condamnez , vous commettez une autre injus- tice envers Dieu , parce qu'en le condamnant et le jugeant , vous vous attribuez le pouvoir de Dieu.

Voilà le grand principe que nous devons suivre , et une des leçons les plus ordinaires que faisoit saint Paul aux premiers chrétiens : pourquoi ? réflexion importante de saint Chrysostôme : c'est qu'un des premiers désordres qui s'éleva dans l'Eglise et qui divisa les chrétiens , fut la liberté de juger. Les fidèles circoncis méprisoient les gentils qui ne léloient pas, et les gentils convertis tenoient pour suspects les fidèles qui vouloient encore se distin-

I 54 SUR LE JUGEMENT

guer par la circoncision. Ceux qui s'abstenoienl des viandes , condamnoient ceux qui en ^soient; et ceux qui en usoient, censuroient ceux qui s'en abste- noient. De les dissensions et les troubles ; et c'est pour cela même que l'Apôtre , animé d'un zèle ar- dent ponr l'unité et pour la paix , leur disoit sans cesse : Non ergo ampliùs invicem judicemus (i); Mes frères , ne nous jugeons donc plus les uns les autres; et par quelle raison : point d'autre que cel- le-ci : Omnes enim stabimus ante tribunal Chris- ti (2) ; parce qu'il y a un tribunal nous devons tous comparoître, qui est le tribunal de Jésus-Christ. Quelle conséquence ! elle est juste et solide. C'est- à-dire , que tous les tribunaux particuliers que les hommes s'érigent de leur autorité propre pour juger le prochain, sont des tribunaux incompétens, des tribunaux sans juridiction , et par conséquent des tribunaux dont Dieu annulle et réprouve les arrêts. Ce pouvoir de juger les hommes , surtout de juger les cœurs et les consciences des hommes , n'a été donné qu'à Jésus -Christ seul ; et tout autre que Jésus-Christ qui se 1 arroge , fût -il un ange et le plus éclairé d'entre les esprits bienheureux , doit être censé usurpateur. C'est donc une espèce d'at- tentat contre le Fils de Dieu que de juger votre frère , parce que c'est , dit saint Jérôme , ôter à Jésus -Christ la prérogative dont il est en posses- sion: Fratrem ergo quisquis judicat P Christi pal- mam assumit. Et en effet , poursuit le même Père , que réservons-nous au jugement de ce Dieu-homme ,

(1) Rom. 14. (2) Tbid.

TÉMÉRAIRE. 1 55

s'il nous est permis de juger indifféremment de tout ? Si unusquisque de proximo judicamus , ecquid Do- mino reservamus ?

Vous me direz que le Sauveur du monde s'est en- gagé à nous solennellement , de nous faire asseoir avec lui sur le tribunal de sa justice ; et qu'une des récompenses qu'il nous propose, est d'avoir part un jour à ce jugement universel sa qualité de Ré- dempteur lui donne droit de présider : Sedebitis et vos judicantes (i). Or , saint Paul expliquant cette promesse , en a étendu l'effet, non-seulement à tous les hommes apostoliques , mais généralement à tous les chrétiens , et en particulier à ceux qui peuvent se rendre témoignage d'avoir été fidèles à Jésus- Christ : An nescitis quoniam sancti de hoc mundo judicabunt (2) ? Ne savez - vous pas , disoit - il aux Corinthiens , que les saints jugeront le monde ; et parlant ensuite à tous : Nescitis quoniam angelos judicabimus ; quanta magls secularia (3) ? Ne sa- vez-vous pas, mes frères, ajoutoit-il, que nous devons juger les anges mêmes ? Or , s'il est vrai que nous jugerons les anges , combien plus est-il vrai que nous jugerons les hommes du siècle ? Il reconnois- soit donc en nous un titre pour juger ; et la manière dont il s'exprime , marque qu'il le supposoit comme un titre évident et incontestable: Nescitis quoniam judicabimus ? Voilà ce que saint Augustin s'est op- posé à lui-même en traitant ce point de morale. Mais écoutez l'excellente conclusion qu'il en tiroit pour confirmer la vérité que je vous prêche.

(1) Malth. 19. (2) 1. Cor. G. (5) Ibid.

l56 SUR LE JUGEMENT

bien , mes frères , disoit ce saint docteur, tenons- nous-en au principe de saint Paul. Il est vrai que nous serons un jour assis avec Jésus- Christ pour juger ; mais cela étant , ne le prévenons donc pas ce souverain juge; ne soyons donc pas plus prompts que lui ; puisque c'est alors qu'il nous communi- quera son pouvoir , attendons qu'il nous en ait fait part, et attendons-le avec humilité et avec patience. En un mot , selon la maxime de l'Apôtre même , ne jugeons point avant le temps , ni avant la venue du Seigneur : Nolite ergo ante ternpus judicare (juotulusque veniat Dominus (i). Car , il seroit bien étrange que nous, qui ne sommes que des juges subalternes , nous voulussions juger avant Jésus- Christ , qui est le juge supérieur.

Or, prenez, garde, reprend admirablement saint Augustin , tant que Jésus-Christ a demeuré sur la terre, quelque souveraineté qu'il eût, il ne l'a jamais employée à juger les pécheurs. Il lésa excusés , il les a supportés , il les a défendus, il leur a fait grâce , il les a consolés , il les a aimés ; mais il ne les a point jugés : que dis— je ? il a même protesté hautement qu'il n'étoit point venu pour les juger : Non venit Filius hominis ut judicet mundum (u). De deux offices, celui de Sauveur et celui de juge, il a fait le premier tandis qu'il étoit parmi nous, et il a remis le second à la fin des siècles, quand il viendra dans l'éclat de sa majesté. Sommes-nous plus autorisés que lui ? Avons-nous une juridiction plus étendue ? Con- tenons-nous donc dans les bornes qu'il a voulu lui-

(1) 1. Cor. 4> (2) Joan. 3.

TÉMÉRAIRE. l5y

même se prescrire. Pendant cette vie , aimons nos frères comme il les a aimés, supportons-les comme il les a supportés , excusons-les comme il les a ex- cusés , défendons-les comme il les a défendus , com- patissons à leurs foiblesses comme il y a compati , et puis nous les jugerons un jour avec lui. Il me semble que cette condition nous doit suffire. Mais que nous anticipions le jugement de notre Dieu ; que, dans un temps il n'a fait que miséricorde , nous en- treprenions indiscrètement de faire justice : de quel- que motif que nous puissions nous flatter, c'est une présomption et un orgueil. Dieu nous dit par la bou- che de son Prophète : Cùm accepero tcmpus , ego justitias judicabo (i); Lorsque le temps que j'ai marqué sera venu, alors je jugerai: pour nous faire entendre qu'à son égard même il y a un temps de juger, et un temps de pardonner: Tpmpus judicandi , et tcmpus miserendi. Et nous , dit S. Grégoire pape , par une témérité insoutenable , nous voulons juger en tout temps. Avant que Dieu ait pris le sien , nous prenons le nôi re ; et nous le prenons parce qu'il nous plaît , et comme il nous plaît.

Désordre universellement condamné de Dieu , mais spécialement condamnable , lorsque nous nous attaquons aux puissances mêmes ; que nous osons juger ceux mêmes de qui nous dépendons , ceux que Dieu a établis pour nous conduire , ceux qu'il nous adonnés pour maîtres et pour pasteurs, les prélats et les ministres de l'Eglise : pourquoi ? parce qu'il y a dans eux un caractère que nous devons singulière-

(0 Psal. 74-

l58 SUR LE JUGEMENT

ment respecter , et à quoi nous ne pouvons toucher sans blesser Dieu jusque dans la prunelle de son oeil , suivant celte parole de Zacharie : Qui tetigerit vos , tangetpupillam oculi mci {y). C est pourquoi il nous en fait encore ailleurs une défense si expresse : Nolite tangere christos meos , et in prophelis meis nolite malignari (2) : Ne touchez point à ceux qui sont les oints du Seigneur, et gardez-vous d'exercer sur eux la malignité de vos jugemens. Désordre essen- tiellement opposé à celte subordination dont Dieu est l'auteur , et par conséquent le conservateur et le vengeur ; puisque , du moment que je censure la vie et la conduite de quiconque est au-dessus de moi , je m'élève au-dessus de lui , je me fais le juge de mon juge , et par je renverse l'ordre Dieu m'avoit placé , et je m'expose aux suites malheureuses que l'Apôtre nous fait craindre d'un lel renversement. Désordre qui aflbiblit et qui énerve , disons mieux , qui ruine et qui anéantit l'obéissance des inférieurs; car il est impossible que cetle facilité à jliger , et à juger mal , ne produise peu à peu un secret mépris de celui même dont on juge , et que ce mépris ne fasse naître les contradictions , les murmures, les ré- voltes de l'esprit et du cœur : d'où il arrive qu'on n'a plus dans les sociétés les plus réglées , qu'une obéis- sance extérieure, qu'uneobéissance politique , qu'une obéissance sans mérite, parce que ce n'est point une obéissance chrétienne.

Je sais , mes chers auditeurs , ce que vous avez coutume de répondre : que ce qui vous engage

(1) Zach. 2. (2) Psalm. i.Oi\.

TÉMÉRAIRE. i 5o,

presque malgré vous à juger de la sorte , ce sont les imperfections et les défauts, ou, si vous voulez , les déréglemens et les excès de ceux que Dieu a consti- tués en dignité ; qu'en condamnant leurs actions , vous ne laissez pas d'honorer leur ministère , et que vous n'en pensez mal que parce qu'ils se com- portent d'une manière à ne pouvoir en bien penser. Tel est le langage du monde; mais je sais aussi que cela ne vous justifie pas, et que quand Dieu , dans l'Exode , a prononcé cet oracle en forme de loi : Diis non detrahes (i) ; Vous ne jugerez, ni ne médirez point des dieux de la terre, c'est-à-dire, des puis- sances, ou spirituelles, ou temporelles; il n'a point fait cette précision du ministère et de la personne , parce qu'il prévoyoit que le mépris de l'un seroit toujours suivi du mépris de l'autre, et que les hom- mes n'auroient jamais un discernement assez équi- table pour respecter sincèrement le ministère et la dignité , tandis qu'ils seraient prévenus contre le su- jet qui s'en trouve revêtu. En effet , de tout temps les personnes élevées aux premières places, les magis- trats , les princes, les pasteurs des âmes ont eu leurs vices et leurs passions: ce sont des hommes qu'il n'a pas plu à Dieu de rendre impeccables , et dont les erreurs et les foiblesses , dans le dessein de sa pro- vidence , doivent même servir à l'exercice de notre foi et de notre humilité. Mais pour cela, il n'a jamais été permis aux particuliers de s'ériger en censeurs de leur vie, beaucoup moins de leur gouvernement et de leurs ordres. Voilà néanmoins l'abus du monde.

(l) ExOli. 22.

l6o SUR LE JUGEMENT

Constantin , quoiqu'cmpereur , ne voulut point , par maxime de religion , juger les évêques sur les accu- sations et les plaintes qu'on formoit contre eux; mais aujourd'hui , des hommes sans nom , par un zèle aussi faux qu'il est téméraire , jugent hardiment des évêques et des empereurs. Ce prince se lit un point de conscience de couvrir , pour ainsi dire, de sa pourpre royale , la honte des ministres de Jésus- Christ : maintenant on se pique , je ne dis pas de la remarquer et de la révéler, mais de l'imaginer sur les plus foibles conjectures, de la supposer , de l'as- surer comme un fait évident et incontestable. Qu'un homme soit le plus accompli et le plus irrépréhen- sible , et qu'on le mette comme la lumière sur le chandelier , tout accompli et tout irrépréhensible qu'il peut être } on en jugera ; et à force de l'observer, on y découvrira , ou l'on croira y découvrir des ta- ches. Vous diriez que cette impunité avec laquelle on juge et l'on condamne , soil une espèce de con- solation dans la nécessiié l'on se trouve d obéir aux grands cl d'en dépendre. Mais malheur à nous , si nous raisonnons ainsi; malheur, si nous écoutons un chagrin bizarre qui nous porte toujours à contrô- ler ceux que Dieu a mis sur nos tètes , au lieu de nous en tenir à la grande règle d'une soumission res- pectueuse et humble. Car Dieu , pour réprimer celle licence, a des châtimens qu'il sait faire éclater sur les coupables quand sa justice le demande. Marie , sœur de Moïse , l'éprouva , et sentit bien lagriéveié du crime qu'elle a voit commis dans le jugement qu'elle fit de son frère. La lèpre dont elle fut

couverte,.

TÉMÉRAIRE. l6l

couverte , l'excommunication dont elle fut frappée , et qui la sépara sept jours entiers du camp des Hébreux , furent les marques authentiques de la colère divine; et plaise au ciel que nous en soyons quittes nous- mêmes pour des peines temporelles ! Ne dites point que tous les conducteurs du peuple de Dieu ne sont pas des Moïses , que ce ne sont pas des hommes par- faits dont Dieu prenne également les intérêts et la cause en main. Saint Pierre vous répond que Dieu s'intéresse pour tous , et que les imparfaits et les vi- cieux sont aussi bien sous sa protection contre les censeurs présomptueux de leur conduite , que ceux dont la vie exemplaire est à couvert de tout repro- che : pourquoi ? parce qu'en qualité de supérieurs et de maîtres , ce sont les ministres et les lieutenans de Dieu ; et que , par une suite nécessaire , il nous or- donne de l'honorer lui-même dans eux : Non tan- iùm bonis et modes tis , sed etiam dyscolis (i). J'avoue que pour les contenir dans leur devoir , Dieu permet cette injuste liberté qu'on se donne de les censurer ; c'est un bien pour eux ; mais malheur à celui par qui ce bien arrive , puisque c'est un de ces biens que Dieu , par la disposition de sa sagesse , ne tire que des plus grands maux, et qu'il ne peut con- tribuer à corriger l'un sans pervertir et dérégler l'autre.

C'est donc ici , chrétiens , qu'il faut nous appliquer cette conclusion du Fils de Dieu : Nolite judicare , ut non judicemini (2); Ne jugez point , et vous ne serez point jugés. Est-il vrai, Seigneur , demande

(1) 2. Pctr. 1. (2) Matth. 7.

TOME IV. Il

1G2 SUR LE JUGEMENT

saint Bernard, que cela seul puisse nous délivrer de votre redoutable et inflexible jugement ? ou plutôt , est-il vrai que ce soit assez pour paroître avec con- fiance devant votre adorable tribunal ? Quoi ! ce ju- gement qui fait trembler les saints , et dont l'idée seule a causé les plus mortelles frayeurs aux Hilarion et aux Jérôme; ce jugement nous dtvons être pesés dans la balance rigoureuse du sanctuaire , n'aura pour nous rien de terrible , et il ne tiendra qu'à nous , en observant cette loi, de ne plus craindre les arrêts de votre justice ? Après cela plaignons-nous de la sévérité de notre Dieu ; et lorsque nous avons Jésus- Christ même pour garant de la promesse qu'il nous fait , serons-nous assez ennemis de nous-mêmes pour en perdre tout le fruit ? Nolite judicare , ut non judicemini. Poursuivons : non-seulement on juge sans autorité, mais encore sans connoissance: autre défaut dont j'ai à parler dans la seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE.

Connoître sans juger , c'est souvent modestie et vertu ; mais juger sans connoître , dit saint Chrysos- tôme , c'est toujours indiscrétion et témérité. Or , si cela est vrai généralement, beaucoup plus l'est-il en particulier , ajoute ce Père , quand il s'agit de mé- priser et de condamner le prochain. D'où il s'ensuit que les jugemens mauvais et désavantageux que nous faisons du prochain , sont presque tons téméraires et criminels: pourquoi? parce qu'ils n'ont presque ja- mais ce degré d'évidence et de certitude qui seroit nécessaire pour les justifier. En effet , chrétiens, le

TÉMÉRAIRE, i63

Prophète royal a bien raison de dire que les enfans des hommes sont vains , que leurs balances sont trompeuses , et que , par le seul défaut de connois- sance , il n'y a dans la plupart de leurs jugemens , qu'illusion et que mensonge : Verumtamen vani filii hominum : mendaces Jilii hominum in stateris , ut decipiant ipside vanitatein idipsum (i) : car, pour en venir à la preuve, qu'y a-t-il de plus commun dans le monde que de juger par les apparences , que de juger des intentions par les actions , que de ju- ger sur le rapport d'autrui ; ou , si l'on juge par soi-* même, que de juger avec précipitation , que de ju- ger avec une assurance pleine de présomption , que de faire valoir de simples soupçons comme des dé- monstrations et des convictions , que d'abuser de ses propres vues en les suivant trop , en les portant trop loin, en les étendant au-delà même de ce qu'elles ïious découvrent ? tout cela , autant de sources de faux jugemens que nous formons les uns contre les autres , et qui troublent parmi nous et détruisent absolument la société. Ne perdez rien , je vous prie, de ce détail.

On juge des hommes par les apparences , et , comme remarque saint Augustin , il faudroit plutôt jjuger des apparences par les hommes : car , sans in- sister sur ce point de morale , qui est infini , combien voyons-nous de gens dans la vie , qui , par divers principes , ne sont rien de ce qu'ils paroissent , et ne paroissent rien de ce qu'ils sont? combien qui » par je ne sais quelle négligence , produisent peu au

(i)Psal. 61.

l64 SUR LE JUGEMENT

dehors ce qu'ils ont de bon; et combien , au contraire, dont toule l'étude va à déguiser le mal qu'il y a dans eux , et à se parer du bien qui n'y est pas? combien dont certains défauts visibles et même choquans , sont compensés par un fonds de mérite très-solide , et qui , sous un extérieur grossier et méprisable , ca- chent les plus rares vertus? Jugez de ces personnes selon l'apparence , autant d'idées que vous vous en faites , ce sont autant d'injustices. Aussi Dieu, par des vues bien différentes des nôtres , réprouve-t-il tous les jours les sujets que nous estimons , et es- time-t-il ceux que nous réprouvons : pourquoi? parce que nos jugcmens n'ont pour objet que ce qui pa- roît , au lieu que le jugement du Seigneur est fondé sur ce qu'il y a de plus secret et de plus intime : Homo en/m videt ea auœ parent , Dominus autem intuetur cor (i) ; Dieu juge les hommes , belle pen- sée de saint Augustin , Dieu juge les hommes; et si les hommes sont pécheurs , il les juge pour les con- damner : mais comment? faisons-nous une loi de son exemple , et ne craignons point que son exemple soit trop parfait pour nous , puisque , dans la ma- tière que je traite, la perfection même de Dieu doit servir à notre instruction ou à notre confusion. Ce Dieu qui , selon le langage de l'Apôtre , est la lu- mière même ; ce Dieu en qui il n'y a point de ténè- bres; ce Dieu qui possède la plénitude de la science, quand il veut juger et condamner , se contente-t-il d'une vue superficielle qui ne lui représente l'homme que par les dehors ? Ah ! chrétiens , vous le savez ,

(i)i.Reg. 16.

TÉMÉRAIRE. l65

il entre jusque dans les replis les plus intérieurs de l'anie, il pénètre jusque dans les jointures et dans les moelles, il sonde jusqu'aux plus profonds abîmes du cœur , il examine , il fouille , il recherche : Scrutons corda et renés Deus (i). Vous diriez que son œil ne soit pas de lui-même assez clairvoyant ; et afin que Jérusalem , figure d'une ame pécheresse , ne se plai- gne pas qu'il l'ait jugée sans connoissance de cause , il prend encore le flambeau : Scrutabor Jérusalem in lucernis (2). Ainsi en use ce Dieu juste et sage; mais nous, chrétiens , aveugles et inconsidérés, nous jugeons notre frère; nous attaquons la probité de celui-ci, la réputation de celle-là, sans autre fonde- ment que des apparences , au lieu de nous souvenir que tel sur qui tombe notre censure , et que nous croyons digne de blâme, est celui peut-être pour qui nous aurions plus d'estime , s'il étoit connu de nous ; que , sous ces apparences qui nous séduisent , il y a peut-être des trésors de grâce et d'innocence ; que cet extérieur qui nous choque est peut-être un voile d'humilité sous lequel il a plu à Dieu de tenir cachés les plus excellens dons. Combien de fois, pour nous être arrêtés à la surface des choses, n'avons-nous pas confondu la vertu avec le vice; et quels reproches aurions -nous à nous faire devant Dieu , si nous voulions de bonne foi reconnoître la légèreté , je dis légèreté criminelle , qui , dans nos jugemens , nous a fait prendre de vains fantômes pour des vérités?

On juge des intentions par les actions : vous me

(1) Ps. 7 (2) Soph. 1.

1 66 SUR LE JUGEMENT

direz qu'il est impossible d'en juger autrement ; moi je vous réponds avec saint Jérôme , que c'est pour cela qu'il n'en faut point juger du tout. Chan- geons la proposition , et exprimons - ta en d'autres termes : on juge des actions sans en connoître le principe , qui sont les motifs et les intentions ; ou plutôt , on devine les motifs et les intentions , pour avoir droit d interpréter et de censurer les actions. Je vous demande , mes chers auditeurs , s il est rien de plus téméraire et de plus inique ? car , de rai- sonner comme l'homme mondain à qui saint Au- gustin fait dire : Attendu quld agat , et intelligo propter quid agat ; j'observe la manière d'agir , et de la manière d'agir , je conclus pourquoi Ton agit; c'est un abus , reprend ce saint docteur , puisqu'il est évident que la même chose peut être faite par cent motifs tous ddférens les uns des autres , et que ces ditférens motifs en doivent fonder autant de ju- gemens tout opposés. En effet , quand Magdeleine répandit des parfums sur les pieds du Sauveur du monde, ce fut par un mouvement de piété, et les apôtres l'accusèrent de prodigalité. Le Sauveur du monde lui-même souiFroit auprès de lui les pécheurs pour les attirer à Dieu, et les pharisiens le soupçon- noieut d'entretenir avec eux de mauvais commerces. Nous voyons, continue saint Augustin, les mêmes actions en snbslc»nce , louées et condamnées par le Saint-Esprit , selon la diversité des intentions. Pha- raon accable les Israélites de travaux insupportables €1 Moïse en fait périr une partie dans le désert, par fe cjyUifi&ejftS encore plus terribles; mais dans l'un *

TÉMÉRAIRE. 167

e'étoit un esprit de domination qui l'enfloit; et dans l'autre , un zèle de religion qui l'animoit : Sed Me dominatione injtatus iste zelo injlammatus. Les impies comme ttoient des sacrilèges en massacrant les prophètes ; et les prophètes faisoient à Dieu des sacrifices en exterminant les impies : Occidcrunt impii prophetas , occiderunt impios et prophetœ. Dieu même , aussi bien que Judas , a livre Jésus- Christ aux Juifs ; mais Dieu , en livrant son Fils , a fait éclater sa miséricorde; et Judas, en livrant son maître , s'est rendu coupable de la plus noire per- fidie : Et tamen in hâc traditione Deus pius est , et homo reus. Qu'apprenons -nous de là? ah! mes frères, cela nous apprend que ce sont les intentions des hommes qui donnent les formes à leurs actions ; et que ces intentions d'ailleurs , n'étant connues que de Dieu : Discrctor cogitationum et intentionum cordis ( 1 ) , c'est une extrême témérité , quelque éclairés que nous puissions être , d'en vouloir faire le discernement. Pourquoi , vous qui me jugez , de deux intentions que je puis avoir , m'imputerez-vous celle qu il vous plaît , surtout si celle que vous m'im- putez est celle que je désavoue ? pourquoi de deux intentions , l'une bonne , l'autre mauvaise , préten- dez-vous que c'est la mauvaise , à l'exclusion de la bonne , que je me suis proposée ? Laissez-moi mon secret , disoit Isaïe , puisqu'il est à moi : Secretum mcum mihi (2) ; et ne vous exposez pas, en voulant y entrer , à tomber dans des erreurs dont il sera difficile que votre conscience ne soit pas blessée. En

<(i) Hebr. 4- (2) lsaï. 24.

168 SUK LE JUGEMENT

un mot , souvenez-vous de la belle maxime de saint Bernard ; que l'homme , en mille rencontres , est si peu d'accord avec lui-même, et que ce qui se passe dans lui est souvent si contraire à ce qui paraît de lui , que jamais on ne peut bien juger , ni de ses actions par ses intentions , ni de ses intentions par ses actions.

On juge sur le rapport d'autrui ; et quoiqu'en ju- geant de la sorle on juge avec moins d'assurance , on se croit en droit de juger avec plus de liberté : comme si le jugement qu'on forme n'étoil un péché que pour celui qui l'a formé avant nous , et qui l'a ensuite communiqué aux autres. Nous avons sur cela même encore , dans l'exemple de Dieu , de quoi nous confondre. Les abominations de Sodome et de Gomorrhe étoient devenues publiques, le bruit s'en étoit répandu par toute la terre , et , selon le langage de l'Ecriture , il étoit monté jusques au trône de Dieu : Clamor Sodomorum multiplicatus est (i). Que fait Dieu? condamne-t-il d'abord ces malheureux , et les juge-t-il ? Ecoutez-le s'en expli- quer lui-même , et voyez les mesures que sa sagesse lui fait prendre , non pas pour donner plus de poids à son jugement , mais , dit saint Bernard , pour servir de modèle aux noires : Clamor Sodomorum et Gomorrhœ multiplicatus est , et peccatum eorum aggravatum est nimis. Descendam , et videho > utriim clamor em qui venit ad me , opère comple- verint ; Le péché de ce peuple crie vengeance au ciel , et j'apprends, qu'ils ont mis le comble à leur

(1) Gènes. 18.

TÉMÉRAIRE. 169

iniquité ; mais ce n'est point encore assez pour moi, je descendrai , j'irai , je les visiterai en personne , et , avant que de prononcer comme juge , je m'éclair- cirai par moi-même comme témoin. Prenez garde , reprend saint Bernard : Dieu ne s'en fie pas , en quelque sorte , à sa providence ordinaire , et pour cela , il veut en avoir une connoissance plus dis- tincte et plus immédiate : Descendam , et videlo ; pourquoi ? parce qu'il s'agit de juger et de condam- ner. Ah ! chrétiens , en sommes-nous , et sont-ce les sages mesures que nous prenons ? Il se répand dans une ville , dans une cour , des bruits injurieux qui flétrissent telle personne et qui la perdent d'hon- neur ; disons-nous alors comme Dieu : Descendam , et videho ; Je m'instruirai , je verrai , je démêlerai le vrai d'avec le faux , j'irai à la source des choses , je les approfondirai , et jusque - je me garderai bien de décider. Est - ce ainsi que nous parlons ? vous le savez ; ces bruits , quelque frivoles qu'ils soient , sont favorablement reçus ; une maligne cu- riosité nous les fait recueillir , et une pernicieuse crédulité nous les fait trouver probables et vraisem- blables ; nous donnons créance à des hommes , les uns médisans 5 les autres légers , ceux-ci peu éclai- rés, ceux-là peu sincères, et sur leur parole nous hasardons des jugemens dont nous devons nous- mêmes répondre ; ils nous donnent leurs réflexions pour des faits , et nous les supposons comme tels ; ils nous font une histoire de leurs soupçons , et ces soupçons nous semblent des vérités ; tout convain- cus que nous sommes qu'il n'est point de canal plus

170 SUR LE JUGEMENT

infidèle qne les rapports qui se répandent en secret et qui bientôt deviennent publics , c'est de cette source que nous tirons mille fausses idées qui nous empoisonnent le cœur , et qui sont les semences fatales des haines et des divisions. Ne nous en tien- drons-nous jamais à cette règle souveraine : Descen- dam s et videbo ; et la précaution dont Dieu lui- même veut user , ne nous servira- t-elle point de modèle? Précaution surtout nécessaire aux grands et aux princes de la terre ; ils veulent tout savoir ; et combien de fois arrive-t-il qu'on leur représente les choses sous de noires images qui les défigurent ? Ce- pendant , un soupçon qu'ils ont conçu , une mau- vaise impression qu'ils ont prise , est souvent , selon le monde , la réprobation d'un homme , et quelque- fois d'un homme innocent , d'un homme qui n'a rendu que des services , et qui n'a mérité que des récompenses. Il faut donc que Je prince soit incré- dule : obsédé qu'il est de gens qui ne cherchent qu'à le prévenir les uns au désavantage des autres , il faut qu'il soit difficile à croire le mal , et facile à en être détrompé; autrement, pour peu qu'on s'aperçoive qu'il prête aisément l'oreille à certains discours qui vont à la ruine du prochain , il est exposé à n'avoir autour de lui que des imposteurs : Princeps qui li- hcnter audit verba mendacii , omnes ministros habet impios (1).

Mais , dit- on , je juge pour avoir vu , et il ne dépend pas de moi de voir ou de ne pas voir : autre abus d'autant plus dangereux et plus déplorable 3

(1) Prov. 29.

TÉMÉRAIRE. 171

qu'il est souvent plus incorrigible , parce qu'il est suivi de l'obstination et de l'entêtement : car , qu'y a-t-il de plus ordinaire que de prendre ses conjec- tures pour des évidences ? et qu"y a-t-il au même temps de plus à craindre qu'un esprit de ce carac- tère , qui se fait des évidences de ce qu'il lui plaît , et qui croit avoir vu tout ce qu'il a jugé? vous n'avez pu ne pas voir ce qui étoit visible , et ce que vous avez condamné : non , chrétiens ; mais il dépendoit de vous de ne vous pas appliquer à ces vues souvent imaginaires , mais il dépendoit de vous d'en détour- ner votre esprit , mais il dépendoit de vous de vous en défier et de les tenir pour suspectes , mais il dé- pendoit de vous de leur opposer mille erreurs passées la présomption d'une évidence prétendue vous a fait tomber. Si vous en aviez usé de la sorte , ces vues , qui vous ont donné du mépris pour votre frère , en seroient tout au plus demeurées au terme d'un simple doute sur lequel vous auriez moins ap- puyé. Il vous est permis de voir ce que vous voyez; mais quand il s agit de condamner , il ne vous est pas permis d'aimer à le voir , de chercher à le voir , de vous attacher à le voir : pourquoi? parce qu'avec ces dispositions , il est infaillible que vous verrez souvent ce qui n'est pas, et que vous ne verrez pas ce qui est ; parce qu'avec ce désir malin, il est sûr que vous étendrez vos vues trop loin , que vous gros- sirez les objets, que vous verrez comme une poutre ce qui n'est qu'une paille et un atome ; que vous regarderez comme un vice habituel ce qui n'est qu'une faute passagère ; que l'impétuosité de votre

172 SLR LE JUGEMENT

esprit vous emportera , que la vraisemblance vous éblouira , que l'apparence vous trompera. Tant de fois peut-être on a jugé de vous sur ce qu'on a cru voir et sur ce que vous prétendez qu'on n'a jamais vu , et tant de fois vous vous êtes plaint de ces jugemens précipités et mal fondés. Pourquoi ne vous dites-vous pas ce que vous avez dit aux autres ? la prudence , la retenue que vous exigez d'eux , pour- quoi ne l'exigez-vous pas de vous-mêmes ?

Concluons par la pensée , ou plutôt par la prière de saint Augustin : Domine , noverim me , noverim te ; Seigneur, disoit ce Père, que je me connoisse et que je vous connoisse : car , si je m'étudie , comme je dois , à acquérir ces deux connoissances, occupé que je serai de moi-même et de vous, je penserai peu au prochain , ou je n'y penserai que dans l'ordre d'une sainte et discrète charité ; si je vous connois , ô mon Dieu ! je saurai qu'il n'y a que vous à qui le fond des cœurs soit ouvert, et je n'aurai garde ainsi d'y vouloir entrer ; et si je me connois , je com- prendrai que mon propre cœur est un abîme je trouve assez à creuser , sans entreprendre de péné- trer dans les sentimens des autres ; si je vous connois , je respecterai votre loi, qui me défend de juger; et si je me connois , j'aurai honte de mon ignorance , qui souvent m'a fait mal juger ; si je vous connois , j'adorerai votre divine infaillibilité ; et si je me connois , je rougirai de mes erreurs passées , et j'apprendrai , dans la suite , à m'en préserver. Achevons : on juge sans autorité, on juge sans con- noissance , et on juge enfin sans intégrité : dernier

TÉMÉRAIRE. 173

défaut dont il me reste à vous entretenir dans la troisième partie.

TROISIÈME PARTIE.

C'est une belle réflexion que fait saint Ambroise, lorsque , dans l'explication du pseaume trente-deu- xième , il observe que David n'a presque jamais parlé des jugemens , soit de Dieu à l'égard des hommes , soit des hommes mêmes les uns à l'égard des autres , sans y ajouter la justice comme une condition essentielle et inséparable. Du reste, si vous voulez savoir quelle différence nous devons mettre entre la justice et le jugement , la voici , répond saint Ambroise : c'est que le jugement selon le lan- gage commun , est proprement l'acte de juger ; au lieu que la justice est l'habitude même , ou infuse, ou acquise , qui nous porte à bien juger ; c'est-à-dire, cette sainte disposition du cœur qui nous fait rendre à chacun ce qui lui appartient, et qui nous dégage dans nos jugemens de toute affection et de toute pas- sion. Or, David ne vouloit pas que jamais ces deux choses fussent séparées ; et voilà la règle de con- duite qu'il se proposoit : Seigneur, disoit-il , j'ai prononcé des jugemens, mais ces jugemens ont été accompagués d'une justice exacte ; ne m'abandonnez donc pas , ô mon Dieu ! à la malignité de mes ca- lomniateurs : Feci judicium et justitiam , non tradas me calumniantibus me (i). Cependant, chrétiens, un des désordres tombent encore ceux qui jugent du prochain , c'est le défaut d'équité et d'intégrité.

(i) Psal. 118.

1 74 SUR LE JUGEMENT

Us jugent selon les désirs de leur cœur , et non pas selon les lumières de leur esprit; ils jugent par pré- vention , ils jugent par aversion , ils jugent par cha- grin , ils jugent par intérêt , ils jugent par mille autres motifs qui corrompent la raison la plus saine et la plus droite. Arrêtons- nous à l'intérêt qui les comprend tous. Les pharisiens refusèrent de recon- noître Jésus- Christ ; pourquoi? parce que c'étoient des hommes intéressés , ambitieux , jaloux de la do- mination qu'ils s'étoient acquise , ou plutôt qu'ils avoient usurpée parmi le peuple. Dès que le Fils de Dieu parut , ils le regardèrent comme un obstacle à leurs desseins , comme l'ennemi de leur hypocrisie , comme le destructeur de leur secte ; et pour cela ils se firent un intérêt de le décrier et de le perdre : tel fut le principe de tous les jugemens qu'ils formèrent contre sa personne et contre ses miracles. Le crédit de cet homme-Dieu leur étoit incommode ; il n'en fallut pas davantage pour le ruiner dans leur estime , et pour leur faire croire de lui tout ce que la haine la plus envenimée est capable de suggérer.

En effet , le Sauveur du monde passoit dans la Judée pour un prophète rempli de l'esprit de Dieu; et les pharisiens se persuadèrent que c'étoit un pé- cheur : Nos scimus quia hic liomo peccator est (i); Nous le savons , disoient-ils , et nous n'en pouvons douter. Mais cet homme , leur répondok-on , est exaucé de Dieu , mais il fait des miracles , mais il est irrépréhensible dans ses mœurs. Il n'importe; c'est un pécheur , et nous le savons : Nos scimus

(i) Joaa. 9.

TÉMÉRAIRE. 1^5

aida hic homo peccator est. Pourquoi le savoient- ils? parce qu'ils vouloient et qu'il étoit de leur inté- rêt que cela fût : car leur intérêt sur ce point , étoit la règle de leur jugement. Si le Sauveur du monde s'étoit déclaré pour eux , ils se seroient déclarés pour lui ; et , sans être ni plus juste , ni plus saint , il n'en auroit reçu que des éloges ; mais parce qu'il condam- noit leurs erreurs , et qu'il désabusoit le peuple sé- duit par leur fausse piété , quoi qu'il fît , c'étoit un pécheur : Nos scimus quia hic homo peccator est. Idée bien naturelle des jugemens du monde : nous jugeons des hommes , non point par le mérite qui les distingue , mais par l'intérêt qui nous domine ; non point par ce qu'ils sont , mais par ce qu'ils nous sont ; non point par les qualités bonnes ou mau- vaises qu'ils ont , mais par le bien ou le mal qui nous en revient : car de naissent les injustices énormes que nous commettons à leur égard ; de les entê- temens aveugles en faveur des uns , et les déchaîne- mens bizarres contre les autres; de les censures malignes des plus dignes sujets , et les louanges ou- trées des sujets médiocres ; de les préférences odieuses de ceux-ci , et les exclusions iniques de ceux-là.

Ptien de plus ordinaire, mes chers auditeurs, et n'est-ce pas ce que vous avez peut-être mille fois éprouvé vous-mêmes ? Qu'un homme soit dans nos intérêts , ou que nous ayons intérêt à le faire valoir , dès-là nous nous persuadons qu'il vaut beaucoup ; sans autre titre que celui-là , il est , dans notre es- time , propre à tout et capable de tout : au contraire ,

176 SUR LE JUGEMENT

que l'intérêt nous aliène de lui , si nous nous en croyons , nous n'y voyons plus rien que de mépri- sable , cette passion d'intérêt nous le représente tel que nous le voulons , nous le contrefait , nous le dé- guise, nous cache les perfections qu'il a et nous fait voir des défauts qu'il n'a pas , nous le figure sous au- tant de caractères dilFérens qu'il y a de faces ditfé- rentes dans l'intérêt qui nous fait agir. Gomment sur- tout jugeons-nous d'un ennemi? il s'est attiré notre disgrâce , c'est assez ; avec cela , en vain il feroit des prodiges ; ses prodiges mêmes ne serviraient qu'à nous le rendre et à nous le faire paroître plus odieux ; en vain il posséderait toutes les vertus , ses vertus les plus éclatantes prennent, dans notre imagination, la teinture et la couleur des vices: s'il est dévot, nous l'accusons d'hypocrisie ; s'il ne l'est pas , nous le soupçonnons d'impiété ; s'il est humble , nous re- gardons son humilité comme une foiblesse ; s'il est généreux, nous appelons son courage orgueil et fierté ; s'il est discret et réservé , c'est , dans notre opinion , un homme artificieux et fourbe ; s'il est ouvert et sincère, nous le traitons d'imprudent et d'évaporé : les autres ont beau le combler d'éloges , cet intérêt, qui nous préoccupe, nous fait croire que ces éloges sont autant de flatteries et de mensonges: au même temps qu'on lui applaudit , comme les femmes d'Israël applaudissoient à David , cet intérêt nous empoisonne contre lui, comme il empoisonnoit Saùl. Et voilà , encore une fois , le caractère de tous les esprits intéressés, et de ceux , en particulier , qui , selon l'expression de saint Ambroise, se sentent

piqués

TÉMÉRAIRE. 177

piqués de l'aiguillon de l'envie ; comme l'envie a sou- vent pour objet le plus délicat de tous les intérêts, qui est la gloire , aussi a-t-elle une malignité plus subtile pour nous aveugler; de vient que, par une fatalité malheureuse , ou plutôt , par une indi- gnité qui devroit nous couvrir de confusion , il n'est presque pas en notre pouvoir de conserver des senti- mens avantageux pour ceux qui prétendent aux mêmes rangs que nous , pour ceux qui sont en état de nous les disputer , beaucoup moins pour ceux qui les obtiennent et qu'on nous préfère ; l'intérêt est comme un nuage entre eux et nous , que notre raison n'a pas la force de dissiper ; nous jugeons équitablement de tout ce qui est, ou au-dessus , ou au-dessous de nous , c'est-à-dire, de ceux qui, par leur élévation ou par leur bassesse , ne peuvent nuire à nos entreprises ; mais de ceux que la concurrence nous suscite pour adversaires, nous en jugeons, si je l'ose dire , d'une manière à faire pitié.

Plus donc d'équité , chrétiens , quand une fois le ressort de l'intérêt joue; et cela est si vrai, que les hommes qui sont nés pour la société, et dont tout le commerce roule sur une bonne foi réciproque, ne la reconnoissent plus cette bonne foi , dès qu'ils aperçoivent , dans les afiàires qui se traitent entre eux , le moindre mélange d'intérêt. Quelque probité qu'ait un juge , s'il est intéressé dans une cause , on se croit bien fondé à le récuser , et l'on ne pense point lui faire injure d'en appeler à un autre juge- ment que le sien; quelqu'inéprochable d'ailleurs que soit un témoin , si son intérêt se trouve joint à son TOME iv. 12

178 SUR LE JUGEMENT

témoignage, son témoignage passe pour nul : comme si les hommes, d'un commun accord, se rendoient à eux-mêmes cette justice, de confesser que, quand leur intérêt est de la partie , ils ne sont plus capables de bien juger les uns des autres.

Ainsi , ne nous étonnons point que les pharisiens jugeassent si injustement de Jésus-Christ , et qu'ils fussent si aveugles sur le sujet de ce Dieu-homme : c'étoit une conséquence naturelle de leur animosité, et il y auroit eu une espèce de miracle que cet aveu- glement n'eût pas été l'effet de leur intérêt. Mais étonnons-nous que Jésus-Christ étant le saint des saints , ils se fissent un intérêt de le rebuter en tout et de le contredire. Car voilà, mes chers auditeurs, ce qui les perdit et ce qui nous perd tous les jours. Nous nous faisons des intérêts qui vont première- ment à nous aveugler , et de , par une suite infail- lible , à nous aigrir , à nous irriter , à nous em- porter souvent contre les sujets les plus dignes de notre estime , et toujours contre ceux avec qui la charité chrétienne nous doit unir. O intérêt ! com- bien de jugemens as-tu corrompus au préjudice de cette divine vertu , et quelles plaies ne lui fais-tu pas tous les jours par les sinistres impressions que tu ré- pands dans les esprits! 11 faudroit donc, conclut admirablement saint Chrysostôme , pour bien juger du prochain , être défait de toute préoccupation , libre de toute affection , dégagé de toute passion , exempt de toute aversion, de toute attache, de tout ressentiment, de tout désir, de toute crainte, en un mot , de tout intérêt. Mais qui peut se promettre d'être

TÉMÉRAIRE. 179

disposé de la sorte ? qui peut, sur cela, s'assurer de soi-même ? qui peut répondre de son cœur ? Ne vaut-il pas mieux , puisqu'on arrive si peu à cette perfection , s'en tenir à cette loi de l'évangile: No- lite judicare (1) ; Ne jugez point. Car , que dirons- nous à Dieu , quand il nous demandera compte de tant de jugemens que nous aurons faits de notre prochain? Nos préventions nous serviront-elles d'ex- cuse , et Dieu n'aura-t-il pas droit de nous dire : Il est vrai , vous étiez prévenu ; mais c'est pour cela même que vous deviez vous abstenir de juger. Car vous n'avez jugé témérairement de votre frère, que quand l'intérêt vous a séparé de lui. Or , prétendez- vous justifier un péché par un autre péché? Ah! mon Dieu , j'aurai bien plutôt fait de me réduire à me juger sévèrement moi-même, sans juger les autres. Par , Seigneur , je mériterai que vous usiez envers moi de miséricorde; par je trouverai grâce devant vous ; par je me préserverai non-seulement du désordre attaché au jugement téméraire, mais des suites funestes qu'il traîne après lui. Car c'est bien ici que je puis dire avec votre Prophète, qu'un abîme attire un autre abîme, puisque c'est le jugement té- méraire qui donne lieu à la médisance , que la mé- disance entretient les rapports , que les rapports sus- citent les querelles , que les querelles engendrent les iniquités, et que les iniquités produisent les ven- geances. Il est vrai que l'Apôtre parlant de 1 homme spirituel , semble en avoir renfermé le caractère dans ces deux qualités , Tune de juger de tout, et

(1) Matth. 7.

12.

180 SUR LE JUGEMENT TÉMÉRAIRE,

l'autre de n'être jugé de personne : Spiritualis au- tem judicat omnia , et ipse à nemine judicatvr (i). Mais on a abusé de ces paroles , et les spirituels ou les dévots , je dis les dévots trompés , et les pré- tendus spirituels du siècle , séduits par leur propre sens , ont interprété saint Paul contre 1 intention même de saint Paul. Car ils se sont attribué , comme de plein droit , une liberté présomptueuse de juger impunément tout le monde ; et à cette liberté pré- somptueuse , ils ont joint une délicatesse infinie à ne pouvoir souffrir qu'on les jugeât eux-mêmes. Or, ce n'est point ainsi que l'a entendu l'Apôtre. Quoi qu'il en soit, voulons-nous être solidement spirituels , op- posons à ces deux défauts les deux maximes de l'hu- milité chrétienne : si l'on nous juge , laissons juger de nous sans nous plaindre; mais nous , ne jugeons point , ou jugeons toujours favorablement , afin qu'au dernier jour nous recevions un jugement de faveur qui nous mette en possession de la gloire, etc.

(i) i. Cor. i.

SERMON

POUR

LE DIMANCHE DES RAMEAUX.

SUR LA COMMUNION PASCALE.

Hoc autem totum factum est , ut adimpleretur quod dic- tum est per Prophetam dicentem : Dicite flliae Sion , Ecce Rex. tuus venit tibi mansuetus.

Or, tout ceci se fit , afin que cette parole du Prophète fût accomplie : Dites à la fille de Sion: f^oici votre Roi qui vient à vous plein de douceur. En saint Matthieu, chap. 21.

Sire,

.Le Prophète Tavoit prédit , que le Sauveur du monde entreroit dans Jérusalem glorieux et triomphant; et c'est dans le mystère de ce jour que cette parole du Prophète devoit s'accomplir , et qu'en effet elle s'ac- complit. Mais du reste , pourquoi les Juifs reçoivent- ils aujourd'hui le Fils de Dieu avec tant de pompe et tant de solennité , et d'où leur vient ce zèle qu'ils font paroître pour lui rendre des honneurs qu'il n'en avoit jamais reçus? Cent fois ils l'avoient vu parmi eux , sans qu'à peine on pensât à lui : mais par un changement bien nouveau , l'évangile nous le repré- sente dans une espèce de triomphe, entrant au milieu des acclamations et des applaudissemens publics , es- corté d'une foule de peuple , reconnu solennellement

1S2 SUR LA COMMUNION

comme fils de David et comme envoyé de Dieu : Hosanna Filio David ; bcned ictus qui venit in no- mine Domini (i). N en soyons point surpris , chré- tiens , puisque les évangélistes nous en apprennent la raison. Il venoit, ce Sauveur adorable, de faire un miracle dont le bruit s'étoit répandu dans toute la Judée. La résurrection de Lazare , de cet homme mort depuis quatre jours et enfermé dans le tombeau ( miracle que toutes ses circonstances rendoient in- contestable; miracle subsistant encore, dit saint Au- gustin , et que l'incrédulité même la plus obstinée ne pouvoit désavouer ) , voilà de quoi les habitans de Jérusalem avoient été témoins ; voilà ce qu'ils avoient admiré , et ce qui leur donna une si haute idée de Jésus-Christ. C'est donc en vue de ce miracle , et pour en reconnoître publiquement l'auteur , qu'ils courent au-devant de lui , portant des palmes dans les mains , et voulant honorer par là, remarque saint Chrysostome , la victoire que cet homme-Dieu avoit remportée sur la mort. Tel est , mes chers auditeurs , le précis de noire évangile dans le sens historique et littéral : écoutez-en le mystère et l'application. Le temps approche, chrétiens, et nous le commençons, Jésus-Christ , par une action spirituelle et inté- rieure , mais encore plus puissante et plus efficace , renouvelle ce grand miracle de la résurrection de Lazare , en faisant revivre par la grâce de la péni- tence des âmes mortes par le péché , et comme ense- velies dans leurs habitudes criminelles. Après ce mi- racle , l'Eglise, que tous les prophètes nous ont

(i) Matth. 21.

PASCALE. l83

marquée sous la figure de Jérusalem , prépare à ce divin Sauveur une sainte et honorable entrée dans les cœurs des fidèles par la communion pascale; et pour me conformer à son dessein , c'est de cette commu- nion pascale que je dois vous entretenir. Saluons d'abord la V ierge , qui eut avant nous le bonheur de recevoir ce Verbe fait chair , et de le porter dans son sein. Ave s Maria.

Deux sortes de personnes reçoivent aujourd'hui le Fils de Dieu dans Jérusalem : d'une part , ses dis- ciples , qui faisoient profession de le suivre , et qui , par un engagement particulier , s'étoient attachés à son parti : d'autre part , les pharisiens , les prêtres , les docteurs de la synagogue , qui , par un aveugle- ment extrême , rejetoient sa doctrine et s'étoient secrètement ligués contre lui. Ses disciples le reçoi- vent avec respect, avec ferveur, avec joie; et voilà pourquoi il vient à eux comme en triomphe, et même , selon la prophétie , en qualité de roi : Ecce rex tuus venit tibi mansuctus (i). Au contraire , les pharisiens le reçoivent avec des sentimens d'aigreur, et dans la résolution de faire bientôt éclater leurs pernicieux desseins , et de le perdre ; c'est pour cela qu'il vient à eux comme un ennemi , et que le Sau- veur verse sur ces aveugles' des larmes de compas- sion : Videns civitatem ,fievit super illam (2). Deux idées bien naturelles de ce qui se passe encore chaque année dans la communion pascale , et dont je vais faire le partage de ce discours. Car prenez garde «

(1) Matth. 21 (a) Luc. 19.

l84 SUR LA COMMUNION

chrétiens , dans le triomphe dont les disciples de Jésus-Christ honorent ce divin Maîire , je trouve l'idée dune sainte et parfaite communion ; ce sera la première partie : mais dans la manière dont ce même Dieu fut reçu des pharisiens, je trouve l'idée d'une communion indigne et sacrilège ; ce sera la seconde partie. Pour les justes , qui sont les vrais fidèles , le Sauveur vient comme un roi débonnaire et bienfai- sant: mais pour les impies engagés et obstinés dans le crime , il vient comme un ennemi terrible et re- doutable. C'est tout le sujet de votre attention.

PREMIÈRE PARTIE.

Voulez-vous savoir , chrétiens , ce que c'est , à proprement parler , qu'une communion faite en état de grâce ? Ecoutez saint Chrysostôme , il va vous l'apprendre. C'est dit ce Père , une réception solen- nelle que nous faisons à Jésus-Christ dans nous- mêmes , et une entrée triomphante que Jésus-Christ fait dans nous. Pouvoit-il s'en expliquer plus noble- ment , et n'ai-je pas eu raison de m'altacher d'abord a sa pensée , pour vous dire que le triomphe de l'en- trée du Sauveur du monde dans Jérusalem , est la plus juste idée d'une bonne communion?

Mais , afin de mieux comprendre la chose , exa- minons, chrétiens, toutes les circonstances particu- lières marquées dans l'évangile , et voyez si le des- sein de Dieu n'a pas été visiblement de nous propo- ser le modèle le plus parfait de l'action la plus sainte du christianisme , qui est la communion ? Car , pre- mièrement cet homme-Dieu est reçu avec honneur

PASCALE. i85

dans Jérusalem ; mais par qui ? par ses amis , par les sectateurs de sa doctrine , par ceux que l'on distin- guoit dans la Judée pour être du nombre des siens ; en un mot , par ses disciples , qui , malgré l'envie , ne laissoient pas de faire un parti considérable , puis- que saint Luc témoigne qu'ils accouroient en foule : Et cœperunt omnes turbœ discipulorum gaudentes laudare (i) En second lieu, ces fervens disciples, transportés de zèle pour la personne de lenr Maître , n'attendent pas qu'il soit aux portes de la ville pour se disposer à le recevoir. Au premier bruit qu'ils en- tendent de sa venue , ils sortent de leurs maisons , et par respect, ils viennent au-devant de lui: El cùm audissent quia venit Jésus , processcrunt ob- viam ei (2). De plus , ils se présentent à lui , les uns portant des branches de palmiers: Acceperunt ramos palmarum ; et les autres avec des branches d oli- viers qu'ils coupoient sur la montagne, selon la re- marque expresse de l'évangile. Or la palme est le symbole de la victoire , et 1 olive le signe de la paix : ce qui ne fut pas sans mystère, comme je vais vous l'expliquer. En tin ils se dépouillent de leurs vête- mens , ils les mettent sous les pieds de Jé-us-Christ en les étendant le long du chemin par il devoit passer : Plurima autem turba straverunt vcslimenla sua in via (3). Excellente idée de la communion des justes , et des saintes dispositions qu'une ame cliré- ' tienne doit apporter à la participation du corps de Jésus-Christ et de son adorable sacrement. Mais ce n'est pas assez pour nous d'en avoir l'idée ; Dieu veut

(1) Luc. 19 (2) Joan. 12 (3) Matth. 21.

186 SUR LA COMMUNION

que nous nous l'appliquions dans la pratique, et que , d'une figure , nous en fassions une vérité'. Tâchez donc , mes chers auditeurs , à bien entrer dans les saintes leçons que j'ai à vous faire.

Il faut être disciple de Jésus-Christ pour mériter de le recevoir dans son sacrement , et c'est la pre- mière disposition. Mais ne sommes-nous pas tous ses disciples en qualité de chrétiens ? Il est vrai , mes frères , et je le sais : mais je dis que , pour participer au divin mystère , il ne suffit pas d'être disciple du Sauveur par une profession extérieure qui souvent ne fait qu'augmenter notre indignité , quand elle n'est pas soutenue du reste ; et j'ajoute qu'il le faut être en esprit et par un sentiment de religion , puis- que , sans cela , bien loin que Jésus-Christ nous avoue pour ses disciples , il nous regarde comme ses enne- mis. Or , il s'est lui-même déclaré qu'il ne vouloit faire la pâque qu'avec ses disciples. Mais il ne par- loit alors que de la pâque judaïque qu'il alloit célé- brer selon la loi. Ah ! j'en conviens, répond saint Chrysostôme : mais , s il parloit ainsi de l'ancienne pâque , que pensoit-il de la nouvelle qui devoit être le don des dons et la plus excellente de toutes les grâces ? et s'il falloit être son disciple pour manger avec lui une pâque qui n'étoit que la figure de son corps , que ne faut-il point être pour manger celle qui n'est rien moins que la substance même de son corps? Enfin, n'est-il pas de la foi que tout ce qui s'observoit dans la pâque des Juifs étoit une leçon pour nous , mais une leçon exacte et précise de ce qui de voit être accompli dans celle des chrétiens ?

PASCALE. 187

Qu'il n'y ait donc personne assez téméraire, con- cluoit éloqnemment saint Chrysostôine, pour pré- tendre à cette pâque en recevant l'agneau véritable qui y est immolé , sans avoir ce caractère particu- lier de disciple de Jésus-Christ. Qu'il ne s'y pré- sente point de Judas , point de pharisiens , c'est-à- dire , point de traître , point d'hypocrite , point de simoniaque , ni de profanateur des choses saintes : ce sont les paroles de ce Père : Nemo accédât nisi amicus : nullus avarus s nullus fœnerator , nul/us impudicus. Car je vous avertis , ajoutoit ce saint doc- teur , que cette divine table n'est point pour eux : Nam et taies hœc mensa non suscipit. S'il y a un disciple fidèle et sincère , qu'il vienne , parce que c'est lui qui , par le choix de Jésus-Christ même , y doit être admis : Siquis est discipulus > adsit. Pour les mondains, pour les sensuels, pour les scandaleux et les impies s ils en sont exclus ; et s'ils osoient y paroîlre , nous, qui sommes les prêtres du Seigneur et les dispensateurs de ses mystères , nous ne crain- drions point d'user du pouvoir que le Dieu vivant nous a mis en main pour leur en interdire l'usage. Fût-ce le premier conquérant du monde qui s'y pré- sentât : Sive princeps militiœ ; fût-ce le premier monarque du monde : Sive imper ator , nous lui fe- rions entendre les défenses et les menaces du souve- rain Maître dont il viendroit profaner le céleste ban- quet. C'est ainsi que cet homme de Dieu, s'acquit-* tant du même ministère que moi , préparoit le peuple d'Anlioche à la plus importante action du christia- nisme : et tel est Tordre que le grand Apôtre avoit

188 SUR LA COMMUNION

intimé à toute l'Eglise par ces courtes paroles , mais qui , selon le concile de Trente , comprennent en abrégé toutes les dispositions requises pour avoir part au sacrement du Fils de Dieu : Probet autcm seipsum homo (i); Que l'homme donc s'éprouve lui-même, c'est à- dire, qu'il se consulte lui-même, qu'il interroge son cœur; et que, sans s'aveugler , sans se flatter , il examine devant Dieu , s'il est , en effet, de ceux qui appartiennent à Jésus-Christ, et que Jésus-Christ reconnoît pour ses vrais disciples. Car si nos consciences ne nous rendent pas sur ce point un témoignage favorable , et qu'avec humilité nous ne puissions nous glorifier de ce beau nom, il ne nous est point permis de faire la pâque , et nous n'y devons pas penser. Je me trompe , chrétiens : parlons plus correctement , et disons que nous y de- vons penser, et y penser efficacement pour l'honneur de Jésus-Christ même; et si, pour n'y avoir pas pensé , nous manquons à le recevoir dans cette pâ- que solennelle , nous commettons un nouveau crime , et nous désobéissons à ses ordres. Quoi donc ? l'or- dre de Jésus-Christ est-il que nous le recevions sans être du nombre de ses disciples ? A Dieu ne plaise , chrétiens , puisque c'est ce qu'il a le plus en horreur : mais il nous ordonne de nous déclarer ses disciples ; et si nous n'avons pas été jusqu'à présent de ce nombre , il veut que nous commencions à en être , pour satisfaire à l'obligation indispensable nous sommes de prendre place parmi les conviés qu'il fait appeler. Voilà le précepte , non-seulement ecclé-

(1) i. Cor. il.

PASCALE. 189

sîastique , mais divin , qui vous est aujourd'hui si- gnifié par les pasteurs de vos âmes : oui , le Sauveur des hommes , de quelque condition que vous soyez, veut célébrer la pâque avec vous. Vous êtes indignes de cette grâce , mais il veut que vous vous en rendiez dignes; vous êtes pécheurs, mais il veut que vous deveniez justes; vous êtes dans les engagemens cri- minels du monde , mais il veut que vous en sortiez et que vous vous mettiez en état d'approcher de lui. Point d'excuse , ni de délai ; son ordre presse , et il lui faut obéir. Dans les autres temps de l'année , peut-être auriez-vous droit d'user de remise , et de vous prescrire un terme pour former cette résolution : mais aujourd'hui il n'est plus question de résoudre , il est temps d'exécuter et d'accomplir. Le terme est échu , et le Maître des maîtres vous envoie dire que c'est chez vous que cette pâque se doit faire : Ma- eister dicit : Apud tefacio pascha (1). Pour cela , il faut que votre cœur , qui est comme le domicile et le sanctuaire qu'il a choisi , soit purifié par la pé- nitence , et le même commandement qui vous engage à l'un , vous oblige à l'autre. Par conséquent , il faut rompre vos liens , et , par de généreux efforts , vous détacher une fois de la créature et de vous-mêmes. Et c'est en quoi le précepte du Fils de Dieu est admi- rable , je veux dire , en ce qu'il vous met dans une si heureuse nécessité. Car il ne s'agit pas moins pour vous que d'être, ou des sacrilèges, ou des excom- muniés : des sacrilèges , si vous recevez ce Dieu de sainteté sans vous y être disposés par une contrition

(i)Matth. a6.

190 SUR LA COMMUNION

sincère ; des excommuniés , si , par votre impéni- tence , vous vous trouvez hors d'état de le recevoir. Cependant , il ne suflit pas d'être disciples du Sau- veur pour mériter qu'il vienne à nous , il faut encore aller au-devant de lui et le prévenir. Vous savez comment ces troupes , sorties de Jérusalem , s'avan- cèrent jusque vers la montagne des Olives, n'atten- dant pas que Jésus-Christ fût arrivé pour commen- cer les honneurs de l'entrée qu'on devoit lui faire : Cùm audissent quia venit , processerunt obviant ei (1). Ainsi par un mouvement de ferveur, antici- per la venue de ce Dieu-homme , c'est une seconde disposition nécessaire pour le recevoir selon les rè- gles et l'esprit de la vraie piété. Je m'explique. Car, faire ce qui se pratique aujourd'hui, et ce que la lâ- cheté du siècle n'a rendu que trop commun ; se ré- server jusqu'au jour de la communion même pour y penser; différer à la solennité de Pâques les pré- paratifs que la religion demande ; croire s'être ac- quitté de son devoir , parce qu'on a pris quelques momens pour se recueillir devant Dieu ; venir à la hâte et dans la foule s'accuser de ses désordres, et immédiatement après se présenter à la sainte table; confondre les exercices de la pénitence avec la com- munion , et souvent communier sans avoir fait aucun exercice de pénitence : ah ! chrétiens , c'est une in- dignité; et quiconque agit de la sorte, attire sur soi l'anathême de saint Paul , qui lui reproche de ne pas faire un juste discernement du corps du Sauveur, et qui le menace de manger avec cette viande céleste sa

(1) Joan. 12.

PASCALE. Igl

propre condamnation. Je parle à vous , mes chers auditeurs , qui , dans la profession que vous faites d'une vie mondaine et dissipée , approchez plus ra- rement de ces sacre's mystères , et qui vous contentez peut-être une fois , dans le cours d'une année , de manger ce pain établi par Jésus-Christ pour être le pain de tous les jours; c'est vous que ceci regarde. Car pour les âmes innocentes qui en font leur nour- riture ordinaire, quoiqu'elles aient absolument su- jet de craindre , elles ont encore plus droit d'espé- rer. Une communion les dispose à l'autre ; la vie ré^ gulière qu'elles mènent , les bonnes œuvres qu'elles pratiquent , leur assiduité à fréquenter les autels : tout cela , dans la doctrine des Pères , leur sert de préparation , et d'une préparation continuelle au divin sacrement. Mais pour vous, qui tenez une con- duite directement opposée; pour vous, qui vous faites un devoir non-seulement d'être du monde , mais de vivre selon les maximes du monde ; pour vous , dont les liaisons , les habitudes , les divertis- semens , les emplois ne sont qu'un enchaînement de péchés ajoutés sans cesse les uns aux autres ; pour vous , qui n'avez aucun usage des choses de Dieu , et qui passez les années entières sans faire peut-être une réflexion sérieuse sur l'affaire de votre salut ; pour vous , dont le dernier soin est de veiller sur votre cœur, et qui, vous étant formé une conscience libre, disons mieux, une conscience libertine , ne trouvez rien de plus commode que de n'y rentrer jamais et d'ignorer toujours ce qui s'y passe; pour vous , enfin , qui ne communiez ujie par je ne sais

IQ2 SUR LA COMMUNION

quelle bienséance , et quand le précrpte vous y oblige : attendre à vous disposer , que vous soyez au jour précis vous devez satisfaire à cette obliga- tion ; c'est mépriser votre Dieu, et faire outrage à son sacrement; c'est anéantir l'eilet desavenue, c'est vous exposer vous-mêmes à un scandale pres- que inévitable. Car , enfin , mon frère , dirois-je à un de ces pécheurs, si vous vous adressez à moi dans ces jours de solennité , et que je ne vous trouve pas en état de recevoir cette grâce de réconciliation , sans laquelle il ne vous est pas permis de commu- nier , ( or , qu'y a-t-il de plus ordinaire à des hom- mes comme vous ) ? que ferois-je alors ? Vous accor* derai-je la grâce de l'absolution que vous me de- mandez ? je trahirai donc mon ministère. Ne vous l'accorderai-je pas ? il faudra donc que vous ne mangiez point l'agneau avec le reste des fidèles , et que vous soyez absent de la table de Jésus-Christ. Si je vous y admets, je suis prévaricateur, et je me damne avec vous : si je vous en exclus , vous scandali- sez l'Eglise. Voyez-vous l'extrémité vous vous je- tez, pour n'avoir pas pris les mesures que la loi de Dieu et la prudence chrétienne vous prescrivoient ? Que par considération pour votre personne, j'inté- resse l'honneur du sacrement qui m'a été confié , c'est à quoi il n'y a pas d'apparence que je me dé- termine jamais. Je sais trop quelles sont les bornes de mon pouvoir ; l'éclat de \otre fortune et de votre dignité ne m'éblouira pas. Qu'arrivera-t-il donc ? ce que je dis : qu'il n'y aura ni paque , ni sacrement , ni culte de religion pour vous , et qu'ensuite on vous

remarquera ;

PASCALE. 193

remarquera ; que celui qui se trouve chargé , comme pasteur , du soin de votre ame , en sera dans l'inquié- tude et dans le trouble ; que votre mauvais exemple se communiquera ; que le libertinage prendra sujet de s'en prévaloir , et que vous serez responsable de l'abus qu'il en fera : pourquoi ? parce que vous n'avez pas usé de la diligence nécessaire pour vous préparer. Si dès l'entrée de ce saint temps , convaincu comme vous l'étiez du désordre de votre conscience , vous eussiez eu recours au remède que l'Eglise vous pré- sentoit , et que par une prévoyance chrétienne ,' vous fussiez venu dès-lors vous soumettre à son tribunal, on auroit mis ordre à tout. Vous n'étiez pas encore en état de participer au corps de Jésus-Christ, mais on vous y auroit disposé; vous étiez trop foible pour manger ce pain de vie , mais on vous auroit fortifié ; on auroit guéri vos plaies , on vous auroit excité à sortir de vos habitudes , on vous auroit fait passer par les épreuves de la pénitence ; et après les épreu- ves de la pénitence , revêtu de la robe de noces , on vous recevroit enfin maintenant dans la salle du fes- tin. Aussi est-ce pour cela, chrétiens, que le carême est institué ; et nous apprenons des ancieus conciles , que dès les premiers jours de ce jeûne solennel, on obligeoit les fidèles à se sanctifier, c'est-à-dire , dans le style de l'Ecriture , à se purifier par la confession , et qu'on les préparoit ainsi à célébrer dignement la pâque. S il y avoit même des pécheurs publics , on les faisoit paroître , dès le jour des cendres , couverts decilices, pour les initier, si j'ose parler delà sorte, et les agréger parmi les pénitens. Voilà comment on

TOME IV. l3

194 SUR LA COMMUNION

en usoit ; et nous voyons encore dans quelques églises des vestiges d une discipline si religieuse et si loua- ble. Toutefois ces pécheurs , remarque le docteur angélique saint Thomas, n'étoient pas plus coupables que plusieurs de nous; et le corps de Jésus-Christ qu'ils dévoient recevoir , n'étoit pas pi us saint , ni plus vénérable pour eux que pour nous. Mais aujourd'hui 1 on a trouvé moyen d'abréger les choses , et , si je puis me servir de cette expression , d'en être quitte à bien moins de frais.

Je ne dis point ceci pour favoriser aucun sentiment particulier, et je n'ai pas même besoin de justifica- tion sur cela : mais en vérité , mes chers auditeurs , avouons - le à notre confusion , nous avons bien dégénéré , et nous dégénérons bien encore tous les jours de la sainteté de notre foi. De tous ceux à qui j'adresse cette instruction , et qui composent vrai- semblablement la plus nombreuse partie de cet audi- toire , c'est-à-dire , de tant de personnes engagées dans le péché, à peine peut-être y en a-t-il quel- ques - uns qui aient fait le moindre effort pour se disposer à la communion pascale. En dis -je trop , et serois-je assez heureux pour me tromper ? Cepen- dant , à cette fête prochaine , on verra des hommes tout corrompus de vices , des Lazares encore ense- velis dans 1 iniquité , des morts , non pas de quatre jours , mais de quatre mois , mais de quatre années , qui se produiront à la face de l'Eglise , et qui , pleins d'une confiance présomptueuse , demanderont tout à la fois qu'on les délie , qu'on les ressuscite , et qu on les fasse asseoir à la table du Seigneur. Ah !

PASCALE. 195

mes frères , s'écrie saint Bernard , il n'appartient qu'au Seigneur lui - même d'opérer de semblables prodiges : notre juridiction et notre puissance ne s'étend point jusque-là ; ce miracle est au-dessus de nous. Que faut il donc faire ? ce que font ces troupes zélées qui sortent de Jérusalem , et qui se mettent en marche du moment qu'elles apprennent que Jésus- Christ approche : Cùm audissent , processe- runt (1). Vous l'apprenez vous-mêmes, chrétiens , et je vous l'annonce actuellement de sa part : Ecce sponsus venit (2). Oui , mes frères, puis -je vous dire , voici l'époux qui arrive : il est presque aux: portes de votre coeur , et dans fort peu de jours il y doit faire son entrée. Ne vous laissez point sur- prendre : Exite ; sortez , pour ainsi dire , hors de vous-mêmes, hors du tumulte de vos passions , hors de l'embarras de vos intrigues malheureuses , hors du trouble et de la dissipation vous jettent vos affaires temporelles. Ne ressemblez pas à ces vierges folles qui s'endormirent ; mais tenez-vous prêts , et allez au-devant du Maître qui vient vous visiter : Exite olviam ei. Si vous avez différé jusqu'à ce jour, après vous en être confondus devant Dieu , appli- quez - vous à réparer ce que vous avez perdu de temps. Considérez, et la sainteté de l'action que vous avez à faire , et la grandeur du Dieu que vous avez à recevoir. Pour lui faire un triomphe sortable et conforme à ses inclinations, n'oubliez pas d'envoyer les pauvres devant vous chargés de vos libéralités et de vos aumônes. Il y en a d'abandonnés dans les

(1) Joan. 12. (s) Matth. a5.

i3.

!C)6 SUR LA COMMUNION

prisons, de languissons dans les hôpitaux, de hon- teux dans les familles : cherchez-les pour les soula- ger , et ils se joindront à vous pour vous seconder. Mais surtout , souvenez-vous de la grande leçon du Prophète contenue dans ces paroles : Prœoccvpc- mus faciem ejus in confessione (i). Avant que ce Dieu de gloire vienne à vous, prévenez- le et ga- gnez-le par une confession exacte et sincère de tous les déréglemens de votre vie. N'attendez pas jusqu'au moment qu'il faudra lui donner le baiser de paix : votre bouche seroit encore infectée de l'impureté de vos crimes. Dès aujourd'hui , s'il se peut , déchargez- vous du fardeau pesant qui vous accable , afin que votre ame, libre et dégagée, puisse avancer à plus grands pas vers ce Seigneur qui daigne bien des- cendre pour vous du trône de sa majesté. Eh quoi , mon frère , reprend saint Chrysoslôme , si présen- tement et à 1 heure que je vous parle, on vous an- nonçoit que le plus grand roi de la terre vient en personne loger chez vous , que c'est lui-même qui, par un choix particulier , a voulu vous gratifier de cet honneur , et qu'il ne prétend rien moins par que de vous anoblir pour jamais , que d'établir votre fortune et de vous combler de biens , que ne feriez- vous pas ? quels soins , quels empresseinens , quelle activité ? Que ne faites-vous pas même tous les jours pour un ami , et comment en usez-vous ? Ces com- paraisons sont familières et communes : mais c'est pou» cela même , disoit saint Chrysostôme , que les prédicateurs de l'évangile doivent s'en servir, parce (0 ps. 94.

PASCALE. 197

qu'elles rendent les choses plus sensibles , et qu'elles font toucher au doigt les plus essentielles obligations du christianisme.

Je dis plus. Pour recevoir Jésus- Christ dans la communion, il faut aller au-devant de lui; mais comment ? comme les disciples , avec des branches de palmiers et d'oliviers : troisième circonstance d'où je tire une troisième instruction. Voici ma pen- sée : Acceperunt ramos palmarum (1) ; ils prirent, dit saint Jean , des palmes dans leurs mains : Alii autem cœdebant frondes de arboribus ( 2 ) ; Les autres coupoient des branches d'arbres: or ces arbres étoient des oliviers, puisque ce fut sur la montagne même qui en portoit le nom , que les disciples allèrent trouver le Fils de Dieu : Et cùm appropinquaret jam ad descensum montis Oliveti (3). Que signifie cela? Rien de plus évident , dit saint Augustin , que ce qui nous est enseigné par le Saint-Esprit , et marqué sous ces deux symboles : c'est que , ni vous , ni moi , ne devons point approcher de Jésus-Christ , si nous ne portons la palme en témoignage de la victoire que nous avons remportée sur le péché , et l'olive pour signe de la paix que nous avons conclue avec Dieu. Prenez garde, chrétiens : saint Augustin ne dit pas que pour bien communier il suffit d'avoir remporté quelque avantage sur l'ennemi , ni que nous devions nous contenter d'avoir fait avec lui une simple trêve, et que ce soit assez de nous être soustraits pour un temps de sa servitude, et d'avoir gagné sur lui , ou plutôt sur nous- mêmes , une réfoime de quelques

(1) Joan. 12. (3) Marc. 11. (3) Luc. 19.

198 SUR LA COMMUNION

jours. Car cet esprit séducteur ne vous la disputera pas , puisqu'il l'accorde aux plus libertins , et que c'est un artifice dont il se sert pour se les attacher encore plus étroitement. Il y a peu de pécheurs si abandonnés qui , dans ces saints jours , ne se mo- dèrent , ne se contraignent , et n'aiFectent tout l'ex- térieur d'un chrétien louché et converti. Mais cela n'est rien , mon cher auditeur ; ce n'est point ce que Jésus-Christ attend de vous , ni le point de pra- tique que l'on vous prêche. On vous dit que pour recevoir cet homme - Dieu , il faut que vous vous présentiez à lui avec la palme, c'est-à-dire , après avoir vaincu véritablement, efficacement, parfaite- ment le péché qui règne en vous. Or , vous savez que dans cette guerre spirituelle , les trêves et les suspensions d'hostilité n'ont point communément d'autre effet que de fortifier de plus en plus votre ennemi , que d'allumer la passion , que d'irriter la cupidité. Vous succomberez donc par des rechutes encore plus dangereuses , à de nouvelles attaques. Après un intervalle de liberté et de fausse paix , vous vous trouverez plus esclave et plus pécheur que vous ne l'aviez jamais été ; et si cela est, vous n'êtes point du nombre de ceux dont Jésus -Christ puisse être reçu en triomphe. Il faut avoir la palme, et être vainqueur : autrement , vous n'avez point de droit de vous joindre aux troupes de ses disciples : pour- quoi ? parce que vous êtes encore dans les fers et dans la tyrannie du prince du monde. Il s'agit d'en sortir une bonne fois , et de faire le même effort que l'épouse des cantiques , lorsqu'elle disoit : Ascen-

PASCALE. 199

dam in palmam , et appréhendant f rue tu s ejus (1) ; Oui , la résolution en est prise : je monterai sur le palmier , et j'en cueillerai les fruits. Quels sont ces fruits ? les fruits d'une salutaire pénitence. Jusqu à présent , direz-vous, je n'en ai pris que les feuilles; je n'en ai eu que les apparences , que les dehors , que les belles paroles, que les idées, que les désirs inutiles et inefficaces : mais aujourd'hui , je suis dé- terminé à monter plus haut , et j'en veux prendre les fruits : Ascendant in palmam , et apprehendam fructus ejus. Il y a trop long - temps que Dieu me sollicite , et je ne puis plus lui résister. Ces fruits ne seront pas au goût de la nature ; mais la charité , dont le goût est bien plus exquis , m'y fera trouver des délices qui surpassent tous les plaisirs des sens. C'est ainsi , dis - je , chrétiens , que vous devez agir , et que vous ferez triompher Jésus-Christ.

Enfin , les disciples se dépouillèrent de leurs vête- mens , et les étendirent dans le chemin par le Fils de Dieu devoit passer : Piurima turba straverunt vestimenta sua (2). Cérémonie dont je voudrois inutilement vous développer le mystère , puisque vous le comprenez déjà ; cérémonie qui , par elle- même , vous instruit bien mieux que moi de cette grande vérité , que pour recevoir dignement le Sau- veur des hommes dans le sacrement de ses autels , vous devez quitter tout ce qui s'appelle supeifluité mondaine, surtout cette superfluité d habits, d'ajus- temens , de parures , qui , selon la pensée de Tertul- lien , est comme une idolâtrie et une espèce de culte

(1) Cant. 7. (a) Matth. 21.

200 SUR LA COMMUNION

que vous rendez à votre corps : que vous devez , dis-je , la quitte? 3 non par des considérations hu- maines , mais par un respect religieux. On vous l'a dit tant de fois, mesdames, et personne ne le doit mieux savoir que vous-mêmes : vous le reconnoissez devant Dieu , combien ce luxe profane est opposé à l'humilité de votre religion , de combien de péchés il est le principe , à combien de scandales il vous expose. Mais ce que je ne puis comprendre , c'est qu'étant aussi portées que vous l'êtes à tout ce qui regarde la vraie piété , on vous engage néanmoins avec tant de peine à la pratique de ce détachement. Ce que je ne puis comprendre , c'est qu'après tant de remontrances que l'on vous a faites , après les règles que vous a données saint Paul , l'organe et l'interprète du Saint-Esprit; après les exhortations pressantes des Pères de l'Eglise , qui ont traité ce point de morale comme un des plus essentiels à votre état ; après votre propre expérience , plus capable de vous convaincre que tous les discours , vous con- testiez encore avec Dieu pour conserver ces restes du monde dont on ne peut vous déprendre. Ce qui m'étonne , c'est qu'après tant de communions , on en voit toujours parmi vous d'aussi passionnées pour cette vanité , d'aussi afïectées dans leurs personnes, d'aussi curieuses de plaire que les âmes les plus liber- tines et les plus déréglées. Voilà ce qui me surprend. Mais ce scandale ne cessera-l-il point, et refuserez- vous à Jésus-Christ , je dis à Jésus- Christ entrant dans votre cœur, un saciihce aussi léger, et néan- moins aussi nécessaire et aussi agréable à ses yeux

PASCALE. 201

que celui-là ? Ah ! mes frères , conclut saint Àra- broise , quel avantage pour vous de pouvoir faire un triomphe à votre Dieu des mêmes choses qui font le sujet de vos désordres ? Quelle consolation de le pouvoir honorer , non-seulement de vos superflui- tés , mais de vos vanités mêmes ? Il faut mettre sous les pieds de Jésus - Christ tout ce que l'orgueil du monde invente pour se donner un faux éclat et pour se distinguer. C'est ainsi que vous sanctifierez la communion , et que la communion vous sanctifiera. Car , écoutez ce que Jésus-Christ fera de sa part. Tl viendra dans vous comme un roi , mais comme un roi triomphant ; et c'est ce qu'il m'ordonne lui- même de vous annoncer : Bicite Jiliœ Sion : Ecce rex tuus venit (i); Dites à la fille de Sion : Voici votre roi qui vient. Or , quelle est cette fille de Sion? dans le sens même de la prophétie , c'est l'ame juste, et c'est proprement dans la communion que cette prophétie a son effet. Oui , chrétiens , c'est alors que le Fils de Dieu fera son entrée dans vous en sou- verain et en roi. Car la foi nous apprend qu'il est roi, et selon les termes formels de saint Luc, son royaume est au milieu de nous : Regnum Dei intra vos est (2). Le ciel et la terre lui sont absolument soumis : mais c'est dans le cœur de l'homme , dit saint Augustin , qu'il se plaît surtout à régner : pourquoi? parce qu'il le regarde, poursuit ce saint docteur, comme un royaume de conquête. Il veut y être reçu , et y établir sa demeure. Or , quand je communie en état de grâce, il est vrai de dire ,

(î)Matth. ai. (2) Luc. 17.

202 SUR LA COMMUNION

non -seulement que Jésus -Christ est en moi , mais qu'il y est en souverain ; qu'il y règne , qu'il y com- mande , qu'il s'y fait obéir , qu'il y tient toutes mes passions sujettes sous la loi de son amour , qu'il y réprime ma colère , qu'il y étouiFe mes vengeances, qu'il y domine ma cupidité : en un mot , qu'il est mon roi : Ecce rex tuus.

Si je m'arrêtois à cette première vue que ma reli- gion me donne , je demeurerois saisi de frayeur ; et , surpris de la présence d'une si haute majesté , je m'écrierois avec saint Pierre : Exi à me , quia homo peccator suni (i) ; Retirez-vous de moi, Seigneur, parce que je suis un homme rempli de misère et de foiblesse. Mais ce Dieu de gloire, par un artifice et un prodige de sa charité 3 m'apprend bien à ne pas porter trop loin ce prétexte , quoique spécieux , d'une défiance respectueuse. Car, s'il vient à moi , c'est en qualité de roi débonnaire et plein de dou- ceur : Dicite filiœ Si on : Ecce rex tuus venit tibi mansuetus (2). Non , non , dit saint Chrysostôme , sa grandeur n'est point un obstacle qui l'empêche de s'humaniser avec nous, et de s'incarner en quelque sorte dans nous; et nous n'avons pas les premières idées du mystère de son corps et de son sang , si nous ignorons qu'il se fait même une grandeur de cette condescendance infinie. Sa divinité étoit un abîme de lumières , dont nous aurions été éblouis: pour nous la rendre supportable , il l'a couverte du voile de son humanité. Son humanité auroit eu trop d'éclat : il la cache sous les espèces d'un sacrement

(1) Luc. 5. (2) Matth. ai.

PASCALE. 203

qui n'a rien à l'extérieur que de simple et de com- mun. Ce sacrement , par ce qu'il contient , auroit encore pu nous éloigner de lui : il nous le propose comme un pain et comme une viande qui nous doit nourrir et que nous devons manger. Tout cela , pour nous faire entendre ce qu'il dit dans l'Ecriture , que ses délices sont de demeurer , tout Dieu qu'il est , avec les enfans des hommes , et qu'il ne veut être notre roi que pour avoir droit de nous prévenir et de nous combler des bénédictions de sa douceur : Ecce rex tuus venit tibi mansuetus. Quand il entra dans Jérusalem , il n'y avoit autour de lui que pompe et que magnificence, et cette magnificence étoitbien due à un Dieu aussi grand que lui : mais dans sa personne , ce n'étoit que modestie , que pauvreté , qu'humilité. Ainsi , quand il descend sur Pautel , des millions d'anges y descendent avec lui pour lui faire escorte et pour l'accompagner. Ce n'est point une de ces pensées pieuses qui ne sont fondées que sur de légères conjectures. Saint Jean Chrysostôme n'étoit point un esprit foible, et il nous témoigne lui-même qu'il a vu ces légions célestes : Vidi ipse ; qu il les a vues , dis-je , s'assembler autour de Jésus-Christ et l'environner : Vidi ipse turbas angelorum è cœîo descendentium. Mais du reste , c'est sur ce même autel que ce Dieu d'amour obscurcit toute sa splen- deur ; c'est qu'il s'abaisse , qu'il se fait petit et pauvre , afin que nous puissions avoir un plus facile accès auprès de lui. Car , s'il ne s'étoit humilié , dit saint Augustin , nous n'aurions jamais osé prendre cette divine nourriture et y toucher : Nisi enim esset

204 SUR LA COMMUNION

humilis , non manducaretur. Ah ! Seigneur , je le reconnois , et dès à présent je vous rends tous les hommages de respect, d'obéissance, de reconnois- sance , que je dois vous rendre clans ma communion. Il n'appartient qu'à vous de joindre à une majesté incompréhensible de si profonds abaissemens. Si les rois de la terre ne paroissoient que dans l'humiliation et dans un dénuement entier de toutes choses , ils ne pourroient soutenir leur royauté. Mais la votre se soutient par elle-même , puisque vous êtes roi par vous-même , et que votre souveraine puissance est inséparable de votre être : Dicite filiœ Sion : Ecce rex tuus venit tibi mansuetus ( i ).

Cependant , chrétiens , prenez-vous garde à cette parole: Venit tibi? Peut-être n'y pensez-vous pas ; mais que ne comprenez-vous le don excellent qu'elle renferme ! Elle vous fait connoître que cet homme- Dieu , dans la communion , vient , non-seulement à nous et pour nous, mais pour nous uniquement et singulièrement ; en sorte que si nous étions seuls dans le monde capables de participer à ce mystère, il sortiroit encore du sanctuaire il réside , et des tabernacles il repose, pour venir, avec toute la plénitude de sa divinité , prendre place dans notre cœur. Et en effet, combien de fois vous a-t-il hono- rés de cette grâce , sans que nul autre que vous se présentât pour y avoir part? et combien de fois a t-ôn pu dire que c'étoit pour vous seul qu'il quit- toit l'autel , et qu'il ét:,it porté comme en triomphe par les mains dis prêtres l Ecce rex tuus yenit tibi,

(1) Mattli. ai.

PASCALE. 2o5

De vous apprendre en détail les avantages que vous devez tirer d'une union si intime avec lui, c'est ce qui demanderoit un discours entier. Mais je man- querais à mon sujet, et à ce qu'il me fournit de plus remarquable pour votre instruction , si je ne vous disois pas que le Sauveur vient à nous pour opérer invisiblement dans nos âmes les mêmes miracles qu'il opéra visiblement sur les corps , après son en- trée dans Jérusalem : car l'évangile ajoute que tout ce qu'il y avoit de malades, d'aveugles , de paraly- tiques parut devant lui , et qu'il les guérit : Tune ac- cesserunt cœei et claudi , et sanavit eos (i). Or, ce n'est point une conjecture , c'est un point de foi , que l'effet propre de la communion , ou plutôt, de la présence de Jésus -Christ par la communion, est de guérir nos infirmités spirituelles , ces foi- blesses , ces langueurs , ces dégoûts pour le bien , ces inclinations au mal , à quoi une ame juste et convertie peut encore être sujette. Et pourquoi ne le feroit-il pas? il guérissoit bien les maladies les plus désespérées par le seul attouchement de ses habits : auroit-il moins de vertu quand il nous est substan- tiellement et si étroitement uni? Oui , chrétiens, il veut, guérir ces restes de corruption que le péché , quoiqu'eflacé par la pénitence , auroit laissés dans votre cœur; et si vous ne l'empêchez point d'agir, il fera dans vous des prodiges qui édifieront toute l'Eglise et qui vous surprendront vous-mêmes : de violens et de passionnés que vous étiez , il vous ren dra doux et modérés; de sensuels et de voluptueux ,

(i) Matth.ai.

206 SUR LA COMMUNION

patiens et mortifiés; de vains et d'ambitieux , humbles et soumis ; enfin , il vous transformera en d'autres hommes. Allons donc à lui , mes frères ; allons lui découvrir toutes les plaies de nos âmes, et lui dire, comme le Prophète : Sana me , Domine , et sana- bor (i) ; Seigneur , vous voyez l'état je suis, me voilà attaqué de bien des maux : mais guérissez-moi, et je commencerai à jouir d'une santé parfaite : Sana me, Domine, et sanabor : je suis aveugle, éclairez- moi; je suis inconstant , affermissez-moi; je suis foible, fortifiez-moi : il n'y a que vous, ô mon Dieu ! qui puis- siez opérer ce miracle , et toute autre guérison qui ne viendroit pas de votre main , ne seroit qu'une gué- rison apparente : Sana me , Domine , et sanabor ; il faut donc que vous y travailliez vous-même ; mais , pour y travailler efficacement , Seigneur , c'est assez que vous disiez une parole : prononcez-la , cette pa- role de grâce : Tantùm die verbo (2) ; dites à mon ame que vous êtes son salut , et elle sera sauvée : Die animœ meœ : Sa/us tua ego sum (3). Il le fera, chrétiens ; il vous sauvera ; mais , du reste , après vous avoir donné l'idée d une bonne communion , dans la manière dont les disciples reçurent le Fils de Dieu , voici l'idée d'une mauvaise communion , dans la manière dont il fut reçu des scribes et des phari- siens : c'est la seconde partie.

(1) Jercm. 17. (2) MattU. 8. (3; Ps. 34.

PASCALE. 207

DEUXIÈME PARTIE.

Si jamais l'oracle de Siniéon s'est accompli dans la personne du Sauveur , en sorte que cet homme- Dieu , sujet tout ensemble de contradiction et de bé- nédiction pour les hommes , ait été , au même temps , la résurrection des uns et la ruine des autres, on peut dire, chrétiens, que c'est particulièrement dans le mystère de ce jour, ou plutôt, dans ce qui nous est signifié par le mystère de ce jour ; savoir , dans l'opposition extrême qui se rencontre entre la com- munion des justes et la communion des pécheurs. En effet, que peut-on concevoir de plus saint que ce triomphe je viens de vous représenter le Fils de Dieu béni par tout un peuple et bénissant tout un peuple , recevant des honneurs et faisant des grâces, reconnu pour l'envoyé du Seigneur et pour le Seigneur lui - même , agissant en cette double qualité , faisant des miracles, convertissant les âmes, guérissant les malades , ressuscitant les morts ? voilà la première partie de la prédiction vérifiée, et telle est la figure de la communion des fidèles , qui , dans l'état de la grâce , participent au corps de Jésus- Christ. Mais voyez, au contraire , la triste image d'une communion indigne et sacrilège, dans la ré- ception que les pharisiens et leurs partisans font au même Sauveur , lorsqu'il entre dans Jérusalem ; et , par toutes les circonstances que j'y vais remarquer, jugez si l'effet n'a pas pleinement répondu à la pro- phétie : Ecce positus est hic in ruinam et in resur- rectionem multorum , et in signum cui contradice-

208 SUR LA COMMUNION

iur (i) ; car , premièrement , les pharisiens et ceux de leur faction ne reçoivent aujourd'hui le Sauveur du monde que par une espèce d'hypocrisie , que par dissimulation , (pie par je ne sais quelle nécessité qui les y engage , que par crainte et par respect humain. S'il avoit été en leur pouvoir de lui interdire pour jamais l'entrée de leur ville , c'est ce qu'ils auroient souhaité; mais l'Evangélisteobservequ ilscraignoient le peuple : Timebant verb plebem (2) ; et voilà pour- quoi ils se joignent , malgré eux-mêmes, aux troupes des disciples , et ils se conforment extérieurement à eux. Secondement , dès que Jésus-Christ paroît dans Jérusalem , ils commencent à former des desseins contre lui , ils conspirent contre sa vie , ils prennent des mesures pour le perdre : car ce fut ce jour-là qu'ils assemblèrent ce conciliabule détestable la mort de Jésus , après bien des délibérations , fut enfin conclue : Colïegerunt pontifices et pharisœi conciUum adversùs Jcsum (3). En troisième lieu , ils contredisent ses miracles , quoique visibles, quoique éclatans ; ils s'aveuglent pour ne pas les reconnoître ; bien loin d'en être touchés , ils en témoignent de l'indignation: Videntes autem scribœ mirabilia quœ fecit , indignait sunt (4). C'est ainsi qu'ils reçoivent le Fils de Dieu : et comment est-ce que le Fils de Dieu vient à eux ? ah ! chrétiens, ne perdez pas ceci: dans la vue de ces infidèles , Jésus-Christ entre pé- nétré de douleur et versant des larmes : Videns civi- tatem , Jlevit super illam (5) ; car tout cela se trouve dans la suite de ce mystère. Il entre, non plus comme

(îjLuc.a (-î)Luc.20. (.î)Joaa.n. (4)MaUh.2i (S) Luc. 19.

un

PASCALE. 209

un roi bienfaisant à leur égard ; mais , parce qu'ils ont méprisé ses grâces , comme un ennemi redou- table , pour être le sujet de leur réprobation et même de la destruction de leur ville : Non relinquent in te lapidem super lapidem (1); Il ne restera pas, leur dit-il, pierre sur pierre: pourquoi? parce que vous n'avez pas connu le temps votre Dieu vous a visités : qubd non cognoveris tempus visitatio~ nis tuœ (2). Enfin , il entre pour exercer déjà sur les pharisiens la sévérité de sa justice, en les condam- nant par avance et prononçant contre eux ce terrible arrêt : Dico vobis , quia lapides clamabunt (3) ; Allez, je vous annonce que ces pierres , c'étoient les pierres du temple , rendront un jour témoignage contre vous. Que de rapports avec la communion des pé- cheurs ! souffrez que j'en fasse en peu de mots l'ap- plication.

Car , ce que firent ces pharisiens et ces ministres de la synagogue , qui ne reçoivent le Sauveur du monde que par politique , et parce qu'ils craignent le peuple , c'est ce que font encore certains pécheurs du siècle , endurcis dans leur péché et nullement disposés à y renoncer , mais qui , néanmoins, veulent garder les apparences et sauver les dehors de la re- ligion : hommes , dans le fond , ennemis de Jésus- Christ , mais qui n'osent pas se déclarer , et qui s'aveuglent quelquefois jusqu'à se le dissimuler à eux-mêmes ; ils voudroient bien ne communier ja- mais , mais ils y sont engagés par des bienséances de condition et d'état dont ils ne peuvent pas se dis-

(0 Luc. 19. (2) Ibid. (5) lbid.

TOME IV. l4

2IO SUR LA COMMUNION

penser: c'est un magistrat , et le scandale qu'il causè- rent retombèrent sur sa personne ; c'est un père de famille , qui seroit infailliblement remarqué ; c'est une femme de qualité , qui feroil tort à sa réputation ; c'est un homme d'église, qui se décrieroit et qui passeroit pour un libertin. 11 faut donc prévenir ces conséquences , et pour cela se présenter, au moins en ce saint temps , comme les autres, à la table des fidèles; autrement, il se trouveroit un pasteur qui, pour satisfaire à l'obligation de son ministère , s'éle- veroit contre eux, qui parleroit , qui agiroit, qui les noteroit ; et c'est , encore une fois , ce qu'ils ne veulent pas s'attirer. Assez hardis pour secouer le joug de la crainte de Dieu , ils le sont trop peu pour s'affranchir de la crainte des hommes : ainsi ils se déterminent ; à quoi ? à communier ; mais comment ? par une espèce de contrainte : Timebant verb pie- bem (i).

De vous jugez , chrétiens , ce qui accompagne ordinairement de semblables communions : c'est qu'au moment même ces hommes perdus et im- pies reçoivent le sacrement de Jésus-Christ , ils con- jurent contre lui dans le cœur; ils forment des pro- jets pour satisfaire leurs passions brutales , et le jour de la communion devient pour eux un jour d'excès et de débauche. Voilà, mes chers auditeurs, ce qui arrive ; et il vaut mieux vous le dire , pour vous en donner de l'horreur , que de s'en taire , tandis que vous êtes exposés à la coniagion de cette impiété. On déclame tant tous les jours contre d'autres désordres,

(i) Luc. 30.

PASCALE. an

et Ton ne parle point de celui-ci ; mais c'est celui-ci néanmoins qui attaque directement la religion ; on insiste sur de légères imperfections qu'on remarque dans quelques âmes dévotes qui fréquentent les sa- cremens , et l'on ne dit presque rien des chrétiens sacrilèges qui profanent le corps de Jésus-Christ; mais c'est contre eux qu'il faudroit employer le zèle évangélique. Si , de temps en temps , on leur repré- sentoit le malheur de leur état, peut-être enfin y seroient-ils sensibles, et de vives mais salutaires re- montrances les réveilleroient de leur profond assou- pissement.

Au reste , n'attendez pas que Dieu fasse des mi- racles en leur faveur, puisqu'ils y mettent un obs- tacle presque invincible : car , à l'exemple des pha- risiens , et par un dernier trait de ressemblance , ils traitent tous ces miracles d'illusions ; et quand nous leur disons qu'une communion bien faite est capable de les guérir de toutesleu rs foiblesses, ils s'en moquent, et ne nous répondent que par de piquantes et de scan- daleuses railleries. Il n'y a qu'un seul miracle que la communion opère dans eux, et qu'ils ne peuvent empêcher; mais quel est-il ce miracle? Ah! chré- tiens , c'est que ce sacrement , qui devoit être pour eux une source de lumières , ne sert qu'à les aveu- gler ; c'est que ce sacrement , qui devoit être pour eux un moyen de conversion , ne sert qu'à les endurcir; c'est que ce sacrement de vie devient pour eux un sacrement de mort, et d'une mort éternelle. Je n'ai donc point de peine à comprendre pourquoi le Fils

14.

212 SUR LA COMMUNION

de Dieu ne vient à eux qu'en pleurant : Videns civi- tatem ,/levit super illam (i). Comment ne pleure- roit-il pas ! il voit que le même sacrement qu'il a ins- titué pour la sanctification des âmes , va faire leur réprobation ; il voit que ces pécheurs qu'il vouloit sauver , au lieu de profiler du don le plus excellent et de la visite de leur Dieu , vont attirer sur eux , aussi bien que Jérusalem, toute la colère du ciel et ses plus redoutables vengeances : est-il un sujet plus digne de ses larmes ? Videns civitatem , Jlevit super illam.

Mais , si cela est , ne vaudroit-il pas mieux ne point communier du tout , que de communier indigne- ment? autre désordre ; et désordre d'autant plus dan- gereux , que le libertinage qui l'a introduit s'en sert comme d'un prétexte pour s'autoriser et se mainte- nir; ii vaut mieux , dites-vous , ne communier ja- mais , que de communier indignement : comme s'il pouvoit y avoir du mieux dans une chose qui est un scandale , et un des scandales les plus évidens. Non , mon cher auditeur , l'un ne vaut pas mieux que l'autre ; et cette comparaison , faite par ceux dont je parle , je veux dire par les libertins , marque un principe encore plus mauvais et plus corrompu que n'est la conséquence même dune communion in- digne : car ils ne raisonnent de la sorte que parce qu'ils sont impies et déterminés à vivre dans leur impiété ; ce n'est point par respect pour Jésus- Christ : ils font bien paroître dans tout le reste qu'ils

(1) Luc. 19.

PASCALE. 2IO

sont peu touchés de ce motif; ce n'est point en vue de la sainteté du sacrement : à peine en croient-ils la vérité ; ce n'est point dans le dessein d'une prompte conversion : ils en sont bien éloignés . et ils n'y pen- sent pas ; ce n'est donc que par un esprit d'irréli- gion : or , dire par un esprit d'irréligion : Il vaut mieux ne point communier du tout que de commu- nier mal , je soutiens que c'est un raisonnement d'athée.

A quoi j'ajoute une proposition que je soumets à votre censure , mais que je crois vraie , savoir, que de ne point communier du tout par ce principe de libertinage et d'irréligion , est un désordre encore plus abominable devant Dieu , que de communier in- dignement par principe de négligence pu de fragi- lité. Et en effet, on a toujours cru que de manquer au devoir de la communion pascale , de la manière que je viens de l'expliquer , c'étoit une espèce d'apos- tasie , parce qu'un des caractères les plus marqués du christianisme , c'est la communion. On a toujours cru que de manquer à ce devoir de Pâques, c'étoit s'excommunier soi-même , mais d'une excommunica- tion plus funeste encore que celle que fulmine l'Eglise par forme de censure: car, être excommunié par l'Eglise , c'est une peine que saint Paul même pré- tend être utile ; mais s'excommunier soi-même , c'est un crime qui va droit à la ruine du salut et à la dam- nation. On a toujours cru qu'un chrétien qui ne fai- soit pas la paque devoit être considéré comme un païen et comme un publicain , selon la parole du

2l4 SUR LA COMMUNION

Sauveur même, parce qu'il n'écoute pas la voix de l'Eglise , et qu'il méprise ses ordres : et moi , non- seulement je le regarde comme un publicainet comme un païen ; mais il me parent pire qu'un païen, parce que je suis persuadé qu'un bon païen , je dis bon , autant qu'il le peut être dans sa religion , vaut mieux qu'un chrétien de nom , mais au fond sans religion. Tel est le désordre que je combats , et plût au ciel que ce fût un fantôme ! mais ce désordre n'est pas si rare que vous le pouvez penser ; on ne sait que trop combien il y a de ces libertins , et de ces liber- tins distingués par leur qualité et par leurs emplois , qui se flattent d'une prétendue bonne foi , en ne communiant jamais, parce qu'ils ne veulent pas , disent-ils , se rendre sacrilèges en communiant. Ne les scandalisons point ici , et gardons-nous de les faire connoître ; mais aussi , je les conjure de ne pas scan- daliser Jésus-Christ , leur Sauveur , par le mépris de son sacrement; de ne pas scandaliser l'Eglise, leur mère , par une désobéissance opiniâtre ; de ne pas scandaliser les fidèles , leurs frères , par leur exemple pernicieux ; de ne pas se scandaliser eux- mêmes, par le dérèglement de leur conduite. Que fe- ront-ils donc? communieront -ils indignement? à Dieu ne plaise ! mais , entre ces deux extrémités, il y a un milieu ; c'est de communier , et de bien com- munier. Toute dévotion qui porte à ne point com- munier , est une fausse dévotion ; et toute maxime qui porteroit à communier en état de péché, seroit une abomination ; mais le point solide est d'appro-

PASCALE. 2l5

cher de la table de Jésus-Christ , et d'en approcher avec des sentimens de religion , de pénitence , de piété, de ferveur, qui sanctifient une ame , et qui la disposent à manger ce pain céleste qui doit être pour nous le gage dune éternité bienheureuse , que je vous souhaite, etc.

SERMON

POUR

LE LUNDI DE LA SEMAINE SAINTE.

SUR LE RETARDEMENT DE LA PENITENCE.

Maria ergo accepit librara unsuenti pretiosi , et unxit pedes Jesa , et extersit pedes ejus capillis suis.

Marie-Magdeleine prit donc une livre d'huile de parfum gui étoit d'un grand prix , la répandit, sur les pieds de Jésus , et les essuya de ses cheveux. Eu saint Jean , chap. 12.

f^i'ESTpoiir la seconde fois que, durant le cours de ce carême , l'évangile nous représente Marie-Mag- deleine prosternée en la présence de Jésus-Christ , répandant un parfum de très-grand prix sur les pieds de ce divin Maître , les essuyant elle-même de ses cheveux , et renouvelant dans son coeur tous les sen- timens de sa pénitence et de son amour. Modèle que je vous ai proposé , chrétiens , selon les inten- tions de l'Eglise, pour vous engager à rentrer, comme cette sainte pénitente , dans le devoir , à sortir comme elle de votre péché , et à vous réconcilier avec Dieu par une sincère et une prompte conversion. Maispeut- être n'y a-t-il eu que trop de pécheurs que cet exemple a touchés , et qu'il n'a pas néanmoins convertis ; qui se sont contentés de l'admirer sans le suivre } et qui , s'en tenant à de vains désirs, auroient souhaité d'être ce qu'étoit Magdeleine contrite et humiliée devant

SUR LE RETARDEMENT DE LA PÉNITENCE. 217

le Sauveur du monde ; mais dans la pratique , ont toujours été et sont encore tout ce qu'ils étoient. Mille obstacles les arrêtent , mille engagemens les tiennent liés ; ils gémissent dans leurs fers , et sans avoir la force de les rompre , ils les traînent avec eux , et demeurent dans le plus dur et le plus hon- teux esclavage. Or , il n'est plus question de déli- bérer , mes frères , il faut agir : il faut par une sa- lutaire violence , vous tirer , ou plutôt vous arracher de cette triste servitude ; et je viens aujourd'hui vous dire ce que l'Ange dit à saint Pierre dans la prison : Surge velociter (1) ; Levez-vous et ne tardez pas. Je sais quelle illusion vous séduit , et par quels prétextes la passion vous trompe et vous joue. Pour calmer les remords intérieurs de votre ame , vous ne renoncez pas absolument à la pénitence , mais vous la différez ; vous ne dites pas : Je ne me convertirai jamais ; ce désespoir fait horreur : mais vous dites : Je ne me convertirai pas encore si tôt ; et moi je veux vous faire voir les suites malheureuses de ce retardement, et l'affreux danger il vous expose. C'est ici , mon Dieu, que j'ai besoin de votre grâce toute-puissante , et que je la demande par l'interces- sion de Marie , l'asile et l'espérance des pécheurs. Ave 3 Maria.

Trois choses , disent les théologiens , sont d'une nécessité indispensable, ou , selon le terme de l'école, d'une nécessité de moyen pour se convertir à Dieu : le temps , la grâce et la volonté : le temps , comme

(1) Act. 12.

2l8 SUR LE RETARDEMENT

une condition sans laquelle , hors de Dieu , rien n'est possible; la grâce, comme le principe d'où dépend essentiellement la conversion du pécheur; et la vo- lonté du pécheur , comme le sujet même de cette conversion. Or , cela présupposé, voici d'abord en trois mots tout mon dessein , et ce que j'entreprends d'établir. Je veux vous montrer combien la conduite d'un pécheur qui diffère sa conversion est téméraire : pourquoi ? parce qu'en remettant, il s'assure de trois choses sur lesquelles il doit le moins compter, et dont il a plus lieu de se défier , savoir, du temps de la pé- nitence , de la grâce de la pénitence , et de la volonté de faire pénitence. Témérité , lorsqu'il se promet d'avoir un jour le temps de se convertir à Dieu, c'est la première partie. Témérité , lorsqu'il présume que la grâce ne lui manquera pas pour se convertir à Dieu , c'est la seconde. Témérité , lorsqu'il se ré- pond de lui-même , en se flattant qu'il aura la volonté de se convertir à Dieu , c est la troisième. Ces pen- sées sont communes; mais pour être communes, elles n'en sont pas moins solides ni moins propres à faire impression sur vos cœurs.

PREMIÈRE PARTIE.

Je parle donc ici d'un homme du monde qui vit dans le désordre du péché , mais qui n'a pas néan- moins renoncé à l'espérance de son salut ; qui de- meure habituellement dans la disgrâce et dans la haine de Dieu, mais qui toutefois est bien résolu de n'y pas persévérer jusqu'à la mort; qui prétend enfin se convertir , mais qui ne le veut pas encore si tôt.

DE LA PÉNITENCE. 219

Cela ne se peut , direz-vous, et à prendre les choses moralement , ces deux volontés paroissent incompa- tibles. Peut-être, chrétiens, pourroit-on dire qu'elles le sont en effet : mais supposons qu'elles ne le soient pas ; et pour la conviction entière des pécheurs , don- nons-leur cet avantage , que ces deux volontés puis- sent s'accorder. Que fait un homme de ce caractère? voici le premier fondement sur lequel il bâtit. Il s'as- sure du temps, et du temps de faire pénitence : deux choses bien différentes , comme vous verrez. Je dis qu'il s'assure de l'un et de l'autre ; car s'il avoit le moindre doute, ou qu'à l'instant que je lui parle il dût mourir, ou que dans ce qui lui reste de vie , il ne dût jamais trouver un moment favorable pour sa conversion ; dès-là , ou il tomberoit absolument dans le désespoir, ou il concluroit qu'il doit sans retar- dement , quitter son péché et se remettre en grâce avec Dieu. Il faut donc , pour concilier ensemble et la volonté de se convertir, et le délai de la conver- sion , qu'il se promette non-seulement un temps à ve- nir , mais un temps propre à la pénitence. Or, je vous demande s'il y eut jamais une témérité compa- rable à celle-là , et s'il en faudroil davantage pour comprendre d'abord la vérité de cette parole de l'Ecriture, savoir , qu'il y a une espèce d'enchante- ment, disons mieux, d ensorcellement dans les es- prits des hommes sur ce qui regarde les biens éter- nels. Ecoutez-moi , s'il vous plaît, ou plutôt écoutez saint Augustin raisonnant sur cette matière.

De tout ce qui a rapport à l'homme , et de tout ce qui lui peut être nécessaire pour l'accomplissement

220 SUR LE RETARDEMENT

des desseins qu'il forme , il n'est rien , dit saint Au- gustin , qui dépende moins de lui , ni qui soit moins dans sa disposition que le temps futur. Principe évi- dent et incontestable : d'où il s'ensuit que c'est donc un aveuglement extrême de se le promettre , et une présomption de s'en répondre. La conséquence est infaillible. Car enfin , s'assurer de ce qui n'est nulle- ment en notre pouvoir , et sur cette assurance chi- mérique , fonder ses prétentions , c'est ce qu'on traite dans le monde , et ce qu'on doit traiter de folie. Il n'y a que l'affaire du salut nous en voulons au- trement juger. Mais c'est justement dans l'affaire du salut que cette maxime générale , qui ne souffre nulle exception , doit être particulièrement reçue , puis- qu'il est vrai que ce qui passe dans le monde pour folie , le salut s'y trouvant mêlé , n'est plus une sim- ple folie , mais l'excès et le comble de la folie. Or , prenez garde , mes frères , ajoute saint Augustin ; ceci mérite votre attention : des trois différences qui partagent le temps , c'est-à-dire , du passé , du pré- sent et de l'avenir , il n'y a proprement que le pré- sent qui soit à nous , et sur quoi nous puissions compter. Et quand je dis le présent, je dis la plus petite partie du temps, quoiqu'elle soit la plus im- portante. Car le passé a une vaste étendue , le futur est infini ; mais le présent n'est qu'un instant qui cesse d'être aussitôt que je l'ai conçu , et qui s'écoule plus vite que je ne puis même l'exprimer. Et néan- moins , c'est cet instant seul que j'ai , pour ainsi dire , en mon pouvoir, dont il m'est libre de faire un bon ou un mauvais usage , et duquel , par conséquent ,

DE LA PÉNITENCE. 221

je puis être certain. Le passé ne dépend pas de moi; car il n'est plus , et il est impossible qu'il soit jamais. Le futur est hors de mon ressort; car il n'est pas en- core , et peut-être ne sera-t-il jamais. Il n'y a que le présent qui subsiste dans sa manière de subsister , et que j'aie droit de mettre au nombre des choses qui m'appartiennent. Donc il n'y a que celui-là je puisse me promettre , si je suis pécheur , de changer de vie et de me convertir; et ce qui est plus remar- quable , c'est qu'il n'y a que celui-là je me con- vertirai, si jamais je me convertis: pourquoi ? parce qu il est constant , poursuit saint Augustin , que tout ce qui se fait hors de Dieu , se fait dans le temps pré- sent. C'est dans le présent que je vous parle , et c'est dans le présent que vous m'écoutez. Il y a pour cha- cune de nos actions un certain moment présent, au- quel leur être est borné et sans lequel elles ne se- roient rien. Cette pensée de saint Augustin est sub- tile 3 mais solide. Si donc je dois un jour me conver- tir, ma conversion , toute surnaturelle qu'elle est, étant du nombre et de la nature des actions humai- nes , il faut , par nécessité , qu'elle s'accomplisse dans le temps présent , et qu'il soit vrai de dire une fois , non plus je renoncerai à mon péché, mais j'y renonce ; non plus je penserai à mon salut, mais j'y pense ; non plus j'obéirai à Dieu et je me sou- mettrai à sa loi , mais je m'y soumets et je lui obéis. C'est pour cela même que le grand Apôtre , après avoir représenté aux Hébreux la déplorable et aveugle conduite de ceux qui temporisent avec Dieu ; après leur avoir fait peser cette divine parole ; Hodiè si

222 SUR LE RETARDEMENT

vocem ejus audicrilis , nolitc obdurare corda ves- tra (i); Si vous entendez aujourd'hui la voix du Seigneur, n'endurcissez pas vos cœurs: après leur avoir mis devant les veux l'exemple de leurs pères, qui, par leur obstination , s'éioient rendus indignes d'entrer dans la terre que Dieu leur avoit promise ; après, dis-je , les avoir pressés sur ce point avec tout le zèle que sa charité lui inspiroit, conclut par cet excellent avis , auquel je doute que vous ayez ja- mais fait réflexion : Videte ergo , fr aires , ne forte sit in aliquo vestrûm cor malum incrcdulitatis dis- cedendi à Deo vivo ; sed adliortamini vosmetipsos per singulos dies , donec hodiè cognominatur (2) : Craignez donc , mes frères , qu'il n'y ait en quelqu'un de vous un fonds, oud incrédulité , ou de malignité qui l'éloigné du Dieu vivant ; mais exhortez-vous sans cesse les uns les autres , tandis que dure ce temps que l'Ecriture appelle aujourd'hui, parce que vous devez être persuadés que ce qui s'appelle aujourd'hui est pour vous le temps des miséricordes du Seigneur : Donec hodiè cognominatur. Voyez , répond saint Chrysostôme, l'admirable théologie de saint Paul. Il n'exhorte pas les Hébreux à se convertir demain , ni à suivre les lumières de la grâce quand ils seront li- bres de certains embarras du siècle , ni à revenir de leurs erreurs dans un certain terme qu'il auroit pu leur marquer : pourquoi ? parce que son exhortation eût été vaine et même trompeuse. Car , en leur di- sant : Convertissez-vous demain , il eût supposé que ce lendemain étoit assuré pour eux et qu'ils en

(i)Ps. 94. (2)Hebr. 3.

DE LA rÉNITENCE. 223

étoient maîtres ; surtout , que ce lendemain étoit propre à l'exécution des ordres de Dieu qu'il leur signifioit. Or, c'eût été une supposition fausse dans toutes ses parties : et bien loin de les instruire utile- ment , il leur eût dressé un piège. Mais que leur dit-il ? Ah ! mes frères , exhortez-vous les uns les autres pendant que vous êtes en possession de ce jour présent , parce que ce jour présent vaut mieux pour vous que tous les siècles compris dans la durée in- finie de Dieu ; parce que ce jour présent est le seul point de l'éternité auquel vous ayez droit ; en un mot , parce qu'il n'y a que ce jour présent vous puissiez sûrement et infailliblement opérer votre sa- lut : Sed adhortamini vosmetipsos , donec hodiè cognominatur. Que fait donc le pécheur qui diffère, et qui ne se détermine jamais à prendre pour sa conversion ce jour si important ; qui , dans l'indis- pensable nécessité il est de réformer sa vie , se repose toujours sur le lendemain ; qui voulant , en quelque sorte , composer avec Dieu , par le partage le plus injuste , donne toujours à Dieu le temps à venir, et use du présent pour soi , c'est-à-dire , donne toujours à Dieu ce qu'il n'a pas et ce qu'il ne lui peut donner , et ne lui donne jamais ce qu'il a , et le temps dont il pourroit disposer pour lui en faire un sacrifice agréable ; qui , dans l'intérieur de sen ame, semble ainsi s'expliquer à lui : Seigneur, ne

! me demandez pas encore cette année , dont je veux jouir tranquillement ; et je vous en promets d'au- tres , auxquelles je ne sais si je parviendrai jamais.

i Que fait-il , encore une fois , ce pécheur ? Il raisonne ,

224 SUR LE RETARDEMENT

répond saint Grégoire de Nazianze , et il parle en insensé , puisque , outre l'injustice qu il commet en- vers Dieu, il trahit ses propres intérêts et se contre- dit lui-même. Gomment cela ? parce qu il ne veut jamais se convertir dans le temps il le peut tou- jours , qui est l'heure présente ; et qu'il le veut tou- jours pour le temps il ne le peut jamais , qui est le lendemain. Car le lendemain , selon l'ingénieuse remarque de saint Augustin , dont je vous ai déjà fait part , ne doit ni ne peut être le temps de sa conversion. Mais encore , pourquoi n'y est-il pas propre , et quelle qualité a-t-il si contraire à l'ouvrage du salut? Il n'en faut point d'autre que l'affreuse incertitude de son être et de toutes ses circonstances. Car, c'est une chose que nous devons bien observer , poursuit excellemment saint Augustin, que , quoique toutes les parties du temps soient de même espèce , le passé et le futur ont néanmoins , par rapport à nous , une opposition infinie ; et qu'autant qu'il est vrai qu'à notre égard tout est déterminé dans le passé , autant sommes-nous convaincus que tout est incertain dans le futur. Incertain s'il sera; qui le peut garantir? Incertain combien il durera ; à qui Dieu l'a-t-il ré- vélé ? Incertain quelle issue il aura , funeste ou heu- reuse , subite ou prévue ; c'est un abîme d'obscurité. Je vous demande donc , chrétiens : un temps de cette nature est-il propre à la décision de la plus essen- tielle de toutes les affaires , qui est le retour à Dieu ? ! mon frère , concluoit saint Jérôme , que vous prenez mal vos mesures , de vouloir dans un temps incertain faire une pénitence certaine ! Car il faut,

ajoutoit-il',

de pénitence. 225

ajoutoit-il , que vous soyez également persuadé de ces deux vérités : la première , qu'étant certainement pécheur , vous ne pouvez être sauvé que par une pénitence certaine ; et la seconde , qu'une pénitence certaine ne se peut faire que dans un temps certain. N est-il donc pas bien étonnant que vous vous pro- posiez dans le futur , qui est l'incertitude même, une conversion telle que doit être absolument celle qui nous sauve et dont dépend notre bonheur? Vous me répondrez ( ceci est encore de saint Augustin ) , que Dieu , par le plus solennel de tous les sermens , a promis à la pénitence la rémission et le pardon du péché ; et il est vrai : mais en promettant la rémis- sion et le pardon à votre pénitence , a-t-il promis à votre négligence et à vos continuels retardemens le lendemain que vous vous promettez à vous-même? Verum dicis , qubd Deus pœnitentiœ tuœ indulgen- tiam promisit ; sed dilationi tuœ numquid crasti- num promisit ? Car , ce sont deux diverses grâces , et qui n'ont même rien de commun , de pardonner à l'homme qui déteste son péché , et de lui donner le temps de le détester ; et quand Dieu s'est obligé à l'un , il ne s'est point engagé à l'autre. Vous me citez les prophètes , pour montrer que ce Dieu de miséri- corde ne méprise jamais un cœur contrit et humilié ; et ce n'est pas de quoi il s'agit, puisqu'on en de- meure d'accord. Mais dans quel prophète trouvez- vous , que parce que c'est un Dieu de miséricorde , il doive prolonger votre vie , afin que vous ayez le loisir de prendre un jour ces sentimens de contrition? Sed TOME iv. 15

226 SUR LE RETARDEMENT

in quo prophetâ legis , quia qui promisit correclo gratiam , promisit et tibiiongam vitam ? Non , non , ne vous prévenez pas d'une si dangereuse erreur ; car , pour vous en détromper , voici la conduite pleine de sagesse qu'il a plu à Dieu de tenir. Il a considéré dans le monde deux sortes de pécheurs ; les uns foibles et pusillanimes, qui n'espéroient pas assez ; et les autres vains et téméraires, qui espéroient trop : pour les pusillanimes et les foibles qu'il vou- loit consoler , il a établi la pénitence , comme un port salutaire qui leur est ouvert ; et pour les témé- raires et les présomptueux, qu'il vouloit contenir dans le devoir , il a ordonné que le jour de la mort fût incertain : Propter eos qui dcsperatione pericli- tantur , proposuit pœnitentiœ portum , et propter eos qui dilaiionibus illuduntur , fecit diem mortis incertum* Celui-là, troublé de la vue de ses crimes, tomboit aussi bien que Caïn dans un secret abatte- ment de cœur : Dieu lui a dit par Ezéchiel : Non , ne perds point la confiance que tu dois avoir en moi: car , quelques crimes que tu aies commis , au mo- ment que tu les pleureras, je les oublierai. Celui-ci, au contraire, fortifié d'une promesse si authentique, ou plutôt l'interprétant mal , péchoit avec sécurité , et conservoit , en péchant , une fausse paix : Dieu lui a dit au même endroit : Crains , malheureux , et défie-toi de ton espérance même : car , quelque au- thentique que soit ma promesse, elle ne s'éte îd point jusqu'à te répondre de l'avenir. Ainsi, Dieu , reprend saint Augustin , a mis les choses dans un juste tem-

DE LA PÉNITENCE. 227

pérament; et par l'incertitude de l'avenir , il a telle- ment permis à l'homme d'espérer toujours , qu'il le réduit à la nécessité de ne différer jamais.

Il n'y a rien de certain s mes frères , dans le futur , que son incertitude même. Il n'y a rien de certain , sinon que nous y serons surpris ; car , le Sauveur du monde nous l'a dit en termes formels: Quâ nord non putatis (1). Après une parole si positive, mais si terrible , ajouterai-je encore au désordre de mon péché le désordre de la plus criminelle et de la plus insensée témérité, remettant toujours ma conversion , demandant toujours trêve jusqu'au jour suivant : Ih- ducias usque manè ? Et pourquoi cette trêve , qui ne peut être, si je l'obtiens, qu'une continuation; affectée de mon iniquité ; et, si je ne l'obtiens pas , que la cause de mon impénitence finale? Pourquoi cet appel opiniâtre au lendemain , contre l'oracle de la Sagesse , qui me le défend : Ne gïoricris in crasti- num (2)? Puis-je ignorer que ce lendemain a perdu des âmes sans nombre, et que l'enfer est plein de réprouvés qu'il a engagés dans le dernier malheur? Ils se flattoient d'un lendemain , et il n'y en avoit point pour eux ; ils avoient fait un pacte avec la mort , selon l'expression du texte sacré , et la mort ne le gardoit pas. Est-il croyable qu'elle changera de nature pour moi , et qu'étant si infidèle pour le reste des hommes, j'aurai seul droit de pouvoir m'y fier? Quand même je l'aurois ce lendemain , sera-ce un temps de pénitence et de conversion ? Toute sorte de temps n'est point le temps de la pénitence ; et

(1) Luc. 12. (2) Prov. 27-

i5.

228 SUR LE RETARDEMENT

c'est un abus insupportable dans l'homme , de croire que parce qu'il aura le temps peut-être d'exécuter les frivoles desseins que lui suggère son avarice ou son ambition , il aura celui de travailler efficacement à son salut. Si cela étoit, en vain , selon le raisonnement de saint Augustin , les prophètes nous auroient recom- mandé de chercher Dieu tandis qu'on le peut trouver, et de l'invoquer pendant qu'il est proche de nous : Quœrite Bominum dum inveniri potest , et invocate eum dum propè est (i). En vain Dieu lui même nous auroit-il dit : C'est au temps favorable que je vous ai exaucé , et c'est au jour du salut que je vous ai aidé : In tempore accepto exaudivi te , et in die sa- luiis adjuvi te (2). En vain Jésus-Christ auroit-il menacé les Juifs des dernières calamités qu'il leur annonçoit , s'ils n'usoient bien du temps qu'il leur donnoit : car , si tous les temps sont également des temps de conversion , ses propositions et ses me- naces étoient mal fondées. Mais , si elles étoient justes et vraies , comme nous n'en doutons pas ., il est donc vrai qu'il y a un temps de pénitence , choisi spécialement de la part de Dieu, et qui doit être mé- nagé avec vigilance de la part de l'homme : et c'est celui qu'a voulu définir saint Paul , quand il disoit: Ecce nunc tempus acceptabile (3). Il est donc vrai qu'il y a des jours de salut plus heureux que les autres jours, et comme tels, marqués dans l'ordre de la prédestination divine : Ecce nunc dies salutis (4). Il est donc vrai qu'il y a un temps particulier pour trouver Dieu, hors duquel on le cherche inutile-

(i; Isa't. 5». (a) 2. Cor. 6. (Z) Ibid, (4) îhid.

DE LA PÉNITENCE. 22Q

ment : Quœretis me, et non invenietis (i). Nous di- sons bien dans le langage même du monde , que toule sorte de temps ne convient pas à toutes sortes d'affaires, et comme parle Salomon, que toute affaire veut être traitée et négociée dans son temps : n'y auroit-il que l'affaire du salut qui fût exceptée de cette règle ?

Ah ! mes cliers auditeurs , voilà le grand scandale du christianisme. Si nous sommes attaqués d'une ma- ladie , nous étudions tous les temps , nous les obser- vons avec exactitude , nous ne remettons point à demain ce qui se peut faire aujourd'hui , et tout notre soin est de bien profiter , dans le cours du mal , de certains momens critiques et décisifs : ainsi en usons- nous pour le salut du corps. Mais s'agit-il de notre ame frappée de la maladie la plus mortelle , qui est le péché , et infectée de la contagion d'une habitude vicieuse dont il la faut guérir? nous vivons tran- quilles et sans inquiétude : J'y mettrai ordre , disons- nous , mais rien ne me presse; je ne suis pas encore en état, et je trouverai toujours le temps d'y penser. Vous le trouverez, chrétiens; mais qui vous l'a dit? je veux qu'il vous reste encore des années , et même plusieurs années de vie : qui sait si dans ces années qui vous restent, il y aura pour vous un jour de salut? Souvenons-nous, mes frères, conclut saint Bernard, ramassant en deux mots tout le fond de cette pre- mière partie, souvenons-nous qu'il y a des temps et des momens que le Père céleste s'est réservés a et qu'il ne nous appartient pas même de connoître,

(i) Joan. 5 \.

23o SUR LE RETARDEMENT

bien loin que nous en puissions disposer : Tcmpora et momenta quœ Pater posuit in sua potestate (i). Or , ces momens , dans la doctrine de tous les Pères , sont ceux de la conversion et du salut. Souvenons- nous , que comme il n'a pas plu à Dieu d'envoyer en toute sorte de temps un Ptédempteur et un Messie pour le salut général du monde; que comme il ne lui a pas plu de répandre sur les royaumes et sur les nations la lumière de l'évangile dans tous les temps , aussi ne lui plaît-il pas de convertir en par- ticulier chaque pécheur dans tous les momens. Sou- venons-nous et comprenons bien qu'il veut nous sauver plus spécialement dans un temps que dans un autre ; et qu'ayant pour cela des momens de choix , le plus grand de tous les malheurs est que ces mo- mens nous échappent, et que nous les négligions. N'oublions jamais les étonnantes paroles du Sauveur , lorsqu'il pleure sur Jérusalem , ou plutôt , comme je vous le disois hier , sur les pécheurs dont cette ville infortunée étoit la figure. Il la regarda avec compassion , non point parce qu'elle de voit être dé- truite par les Romains, non point parce qu'elle étoit à la veille de la ruine la plus entière , non point parce que ses enfans alloient être, comme Gain , extermi- nés de la terre ; le dirai-je? non point même parce que le Saint des saints devoit bientôt y être condamné à la mort, et à la mort la plus honteuse et la plus cruelle : mais parce qu'elle n'avoit pas connu le jour de salut qui lui étoit donné, et le Seigneur lui apportoit la paix : Quia si cognovisses et tu , et qui-

(i) Act, i.

DE LA PÉNITENCE. 23l

dem in hâc die tuâ auœ ad pacem tibi (i). Voilà ce qui fit verser des larmes au Fils de Dieu. Il n'imputa point la réprobation des Juifs au déicide abominable qu'ils alloient commettre dans sa personne, mais à l'aveuglement volontaire qui les empêchoit de con- noître le temps de la visite du Seigneur : Eh qubd non cognoveris tempus visitationis tuœ. Or , nous le connoissons, chrétiens, ce temps de la visite de notre Dieu , ce jour qui nous est accordé : In hâc die tua. Nous le connoissons, et peut-être à l'ins- tant que je vous parle , Dieu vous dit-il secrètement : Voici, pécheur, votre jour, voici le temps que j'ai destiné pour vous; c'est aujourd'hui qu'il faut quitter cette vie libertine ; car je ne veux plus de retarde- ment : Ecce nunc tempus acceptabile (2). Mais que vous arrivera-t-il , mon cher auditeur , si vous con- sultez l'esprit du monde, au lieu de vous rendre at- tentif et docile à la voix de Dieu ? vous sortirez de cette prédication avec quelques bons désirs , mais désirs vagues et sans conséquence. Vous sentirez bien que Dieu vous aura visité ; mais sa visite , par l'en- durcissement de votre cœur, n'aura pas l'effet qu'il prétendoit. On ne dira pas de vous que vous ne l'aviez pas connue; mais on pourra dire que la connoissant , vous en aurez abusé. Enfin , si votre conscience vous presse , après avoir cherché de vaines raisons pour colorer votre lâcheté , après avoir allégué tout ce que peut inventer la prudence charnelle , après vous être défendu par mille prétextes d'affaires qui vous oc- cupent , et d'engagemens que vous ne croyez pas

(1) Luc. 19. (2) 1. Cor. 6.

232 SUR LE RETARDEMENT

encore pou voir surmonter, vous renverrez à un autre temps ce qui devoit avoir la préférence dans tous les lemps , savoir , votre conversion. Et parce que , pour l'accomplir , il faut un jour de salut , et que , dans les principes de la théologie, il n'y a qu'une grâce, je veux dire , une grâce privilégiée , qui puisse faire ce jour de salut , en vous assurant de ce jour, vous vous assurerez de cette grâce; et c'est ce que j'ai à combattre dans la seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE.

Dieu est fidèle , dit le grand Apôtre : Fidelis Deus (i) : et parce qu'il est fidèle pour nous , nous pouvons porter notre confiance jusqu'à nous assurer de lui. Mais il ne s'ensuit pas de que nous ayons droit de compter sur lui à son préjudice même, ni que sa fidélité puisse jamais servir de fondement à notre témérité. Or, c'est néanmoins le faux prin- cipe sur lequel agit un pécheur du siècle , quand il dillère sa conversion , parce qu'il se flatte d'avoir un jour la grâce de la pénitence. Car se promettre cette grâce pour se maintenir dans l'habitude de son péché , prenez garde , s'il vous plaît , c est vouloir que Dieu soit fidèle à celui qui le méprise ; c'est vouloir qu'il soit fidèle aux dépens de tous ses intérêts ; et tour- nant contre lui ses propres armes , c'est l'attaquer et le combattre par le plus aimable de tous ses attri- buts , qui est sa miséricorde ; enfin , c'est vouloir que sa fidélité le rende , tout Dieu qu'il est, préva-

(i) a. Thés. 3.

DE LA PÉNITENCE. 233

ricateur et fauteur de notre iniquité. Est-il une espé- rance plus vaine et une présomption plus criminelle ? C'est vouloir que Dieu soit fidèle à celui qui le méprise ; et Dieu s'est déclaré au contraire, que qui- conque le méprise sera méprisé : qui spernis ; nonne et ipse sperneris (i).p Malheur à vous qui mé- prisez la grâce de votre Dieu , parce que votre Dieu vous méprisera à son tour. Or, vous la méprisez , pé- cheur, cette grâce, lorsque, résistant à ses inspira- tions secrètes , et ne voulant pas encore vous sou- mettre à elle , vous ne laissez pas de compter sur son secours comme si elle vous étoit due. Mais Dieu vous méprisera à son tour , lorsqu'après avoir long- temps frappé à la porte de votre cœur , lassé de vos refus, il vous abandonnera enfin à vous-même, et il se retirera. Car c'est à vous que s'adressent ces admi- rables paroles de saint Paul : An divitias bonitatis ejus et patientiœ et longanimitatis contemnis (2) ? Est-ce ainsi , mon frère , que rebelle à Dieu , vous méprisez les richesses de sa bonté et de son infinie patience ? Ignoras quoniarn benignitas Dei ad pœni- tentiam te adducit (3) ? Ignorez-vous que c'est cette charité de Dieu qui vous sollicite , qui vous invite , mais inutilement et sans effet , à une prompte conver- sion ? voilà le mépris que le pécheur fait de la grâce. Mais doutez-vous aussi , ajoute l'Apôtre , que , par votre dureté et votre impénitence , vous n'amassiez contre vous un trésor de colère pour le jour des vengeances et de la manifestation du jugement de Dieu ? Secundùm autem duritiam tuam et impœni-

(1) Isuï. 33. (2) Rom. 2. (3) Ibid.

234 SUR LE RETARDEMENT

ten s cor , thesaurizas tibi iram in die irœ et révéla- tionis justi judicii Dei (i) : voilà le mépris que Dieu fait du pécheur. Appliquons-nous ceci , mes chers auditeurs ; l'un et l'autre ne nous convient que trop ; car nous voulons nous convertir dans un temps , ou imaginaire , ou réel, que chacun de nous se propose ; réel , si nous y parvenons ; imaginaire , si nous n'y parvenons pas ; mais quoi qu'il en soit , rien de plus injurieux ni de plus outrageant pour Dieu que ce dessein prétendu de conversion.

En effet, nous voulons nous convertir quand nous serons rebutés du monde, ou plutôt quand le monde sera rebuté de nous ; quand nous ne serons plus en état de goûter ses plaisirs, ni d'aspirer à ses hon- neurs. Nous voulons nous convertir quand les revers de la fortune et les disgrâces de la vie nous y for- ceront , quand l'hypocrisie même du siècle nous y portera, quand elle nous en fera un intérêt, quand il n'y aura plus rien de meilleur pour nous , je dis de meilleur dans les vues même de l'amour-propre. Vous, en particulier , femmes mondaines, vous vou- lez vous convertir quand vous aurez cessé de plaire à ces sacrilèges adorateurs qui vous idolâtrent, quand l'âge aura effacé ce qui vous les attachoit , quand le dégoût de vos personnes vengera Dieu , pour ainsi dire , du sacrilège encens quon vous aura prodigué , et que vous aurez reçu avec tant de com- plaisance. Enfin , mes frères , nous voulons nous convertir quand nous ne pourrons plus nous en dé- fendre, quand le glaive de Dieu nous poursuivra,

(i)Rom.

DE LA PÉNITENCE. 235

quand une violente maladie nous aura conduits aux portes de la mort , quand , par le nombre des années , nous ne serons plus maîtres de réparer le passé et de travailler au présent, quand la foiblesse de la nature servira de prétexte à nos lâchetés et de voile à notre impénitence , quand nous n'aurons plus rien à offrir à Dieu , et que nous serons presque dans une impuissance absolue de faire quelque chose pour lui: car ne sont-ce pas les projets de la prudence humaine ? Et sans rien dire ici des risques terribles que nous courons par , n'ayons égard qu'au seul intérêt de Dieu et au mépris que nous faisons de sa grâce ; en vérité , mes chers auditeurs , ces projets de conversion conviennent-ils à une créature qui n'a pas tout à fait perdu l'idée de Dieu l est-ce trai- ter Dieu en Dieu ? se contenlera-t-il que nous lui donnions les restes du monde ? qu'après nous être lassés dans la voie d'un libertinage opiniâtre , nous venions à lui présenter un cœur infecté de vices et de passions , un corps usé de débauches , un esprit corrompu de fausses maximes? non , sans doute; et pour l'honneur de sa grâce , dont il est jaloux , il saura punir ce mépris; et comment? apprenez-le. Car , si nous l'en croyons lui-même , après que nous l'aurons ainsi outragé , il nous rejettera ; nous le chercherons , et nous ne le trouverons plus ; nous voudrons être à lui , et il ne voudra plus être à nous ; ou plutôt , nous ne pourrons plus même le vouloir t parce que nous ne l'aurons pas voulu quand il nous étoit facile de le pouvoir. Nous ne laisserons pas d'être persuadés plus que jamais qu'il faut enfin nous

236 SUR LE RETARDEMENT

déterminer, qu'il n'est plus temps de remettre cette conversion, dont nous verrons malgré nous que le terme expire : mais qui sait si Dieu , se tournant contre nous , ne nous dira point alors comme à ces juifs dont il est parlé au premier chapitre dlsaïe: Retirez-vous , et ne paroissez point devant mes autels pour me faire une offrande indigne de moi; je ne vousconnois plus, et vos sacrifices me sont à charge. Comme roi des siècles et monarque éternel , je vou- lois les prémices de vos années; je voulois ces années de prospérité , qui furent pour vous des années de dissolution; je voulois ces années de santé, que vous avez consumées dans le repos oisif d'une vie molle et paresseuse; je voulois cette jeunesse dont vous avez fait le scandale de tant dames ; je voulois cet âge mur qui s'est passé dans les intrigues de votre ambition démesurée : vous avez sacrifié tout cela au inonde , et vous lavez fait dans l'assurance que ce seroit assez de m'en offrir quelques débris; et moi, je vous dis que ces oblations me sont odieuses , et qu'il est de ma gloire de les réprouver : Solemni- ïates vestras odivit anima mea ; Jacta sunt mihi molesta 3 laboravi suslinens (i). Ainsi parloit le Seigneur , et ainsi se comporte-t-il tous les jours à l'égard de certains pécheurs après les délais criminels qu'ils ont apportés à leur conversion.

J'ai dit de plus , que s'assurer de la grâce en diffé- rant sa conversion , c'étoit combattre Dieu par ses propres armes , et se servir de sa fidélité et de sa miséricorde contre lui-môme. Pourquoi cela ? ne le

(1) Isaï. 1.

DE LA PÉNITENCE. 287

voyez-vous pas , chrétiens ? pécher contre Dieu , parce que Dieu est bon ; ne cesser point de l'outra- ger , parce qu'il ne se lasse point de nous supporter; dire : Je ne veux pas encore changer de vie , parce que la miséricorde de Dieu n'est pas encore épuisée, et je veux continuer dans mon désordre, parce qu'il est toujours dans la volonté de me sauver; n'est-ce pas employer contre lui ses attributs , et abuser , pour l'offenser , de sa grâce même ? Car enfin , dit saint Chrysostôme , si Dieu usoit de ses droits , et s'il étoit à notre égard ce qu il pourroit être avec justice, un Dieu sévère, un Dieu inflexible, qui fit immédiatement succéder la peine au péché: s'il nous traitoit comme ce créancier impitoyable de l'évan- gile traita son débiteur , et que , sans nous accorder aucun délai , il nous pressât de lui rendre ce que nous lui devons : Redde quod debes (1), que ferions- nous ? nous obéirions sur l'heure même à un com- mandement si rigoureux. Il n'y auroit point parmi nous de pécheur qui ne pliât d'abord sous le joug de la loi de Dieu. On verroit ces prétendus esprits forts recourir les premiers au tribunal de la péni- tence: non plus par cérémonie, mais en effet; non plus après des années entières de délibération, mais dès que leur conscience, par un remords salutaire , les avertiroil du danger de leur état : tous les hommes seroient dans le devoir: pourquoi? parce qu'ils au- roient affaire à un Dieu également prompt et terrible dans ses vengeances. D'où vient donc qu'on remet, et qu'on ne veut se convertir qu'à l'extrémité? c'est

(1) Matlh. 26.

238 SUR LE RETARDEMENT

qu'on se repose sur l'idée qu'on a d'un Dieu patient et toujours prêt à donner sa grâce. Mais, Seigneur, s'écrioit saint Ambroise , permettez-moi de m'en plaindre à vous pour vous-même. C'est cette patience qui semble autoriser contre vous les pécheurs de la terre. Sans elle , vous seriez mieux servi ; sans elle , on vous reconnoîtroit tel que vous êtes. Que ne vous déclarez-vous ? que ne prenez-vous votre cause en main? que ne vous le\ez-vous dans l'ardeur de votre colère pour dompter ces âmes fières et indociles , en les réduisant au choix , ou dune prochaine con- version , ou d'une inévitable damnation? Mais que dis-je , ô mon Dieu ! poursuivoit ce saint docteur? Pat donnez-moi si je m'ingère à examiner votre con- duite , et si je parois vouloir prescrire des bornes à votre miséricorde , moi qui dois tout à cette miséri- corde sans bornes , puisqu'il y a long-temps que je serois la victime des flammes éternelles , si elle ne m'avoit pas attendu. Je parle en homme , Seigneur , et vous agissez en Dieu. Selon mes pensées, il vous seroit plus avantageux de perdre des rebelles; mais , selon les vôtres, il vous est plus glorieux de sus- pendre vos coups et d'arrêter votre justice. Ainsi ce Père exp!iquoit-il à Dieu ses sentimens. Mais d'ail- leurs , s'adressant au pécheur : Vous , mon frère , lui disoit-il , n'êtes-vous pas bien coupable de vouloir moins faire pour un Dieu bon que pour un Dieu in- flexible ? Car tel est votre procédé. Pour un Dieu inflexible , vous renonceriez dès maintenant à votre péché; et pour un Dieu bon , vous vous contentez de former de vains projets, et d'y vouloir un jour

DE LA PÉNITENCE. 23g

renoncer. Pour un Dieu sans rémission , vous pro- duiriez des fruits de pénitence , et pour un Dieu pa- tient , vous ne donnez que des paroles. Or, je pré- tends , chrétiens , que dans cette disposition , se ré- pondre de Dieu et de sa grâce , c'est le dernier excès de l'aveuglement.

Enfin , j'ai dit que de compter ainsi sur la grâce , c'est vouloir que Dieu se rende fauteur et complice de nos désordres. Car il le seroit évidemment , s'il supportoit les pécheurs avec cette patience qui tient de l'insensibilité , et si , malgré leur rébellion , sa grâce leur étoit toujours promise. Et voilà sur quoi Tertullien se fondoit pour appuyer ses sentimens erronés touchant la pénitence. J'avoue , chrétiens , et je vous l'ai déjà fait remarquer dans un autre discours , que Tertullien sur cette matière porta trop loin son zèle : mais ne craignons-nous point de tom- ber dans une autre erreur par les fausses et présomp- tueuses idées que nous nous formons de la bonté de Dieu , et par l'abus que nous en faisons pour nous entretenir dans le crime et pour fomenter notre ini- quité ? Bien loin que nous puissions alors faire fond sur la grâce , je prétends, avec saint Ambroise , que notre présomption seroit pour Dieu une espèce d'en- gagement à nous abandonner : pourquoi ? afin de justifier sa providence et démettre sa sainteté àcouvert de tout reproche. Affreux engagement , qui intéres- seroit Dieu à notre éternelle réprobation ! Sur quoi donc enfin comptera le pécheur ? sur sa volonté ? Faisons-lui voir que cette espérance n'est pas moins

2<+0 SUR LE RETARDEMENT

trompeuse que les autres , et concluons par cette troisième partie.

TROISIÈME PARTIE.

C'est un effet du péché , chrétiens, et Dieu l'a ainsi permis , que l'homme en soil réduit à cet état de mi- sère , de ne pouvoir pas même s'assurer de sa volonté propre. De toutes les choses du monde , c'est celle qui , naturellement } devroit plus être en son pou- voir , et néanmoins , de toutes les choses du monde, c'est celle dont il a plus lieu de se défier. S il falloit risquer le salut, disoit saint Bernard , je croirois bien moins hasarder du côté de la grâce de Dieu , qui ne dépend pas de moi , que du côté de ma volonté , qui en dépend. Et voici la raison qu'il en apportoit : Parce que le secours de Dieu , disoit-il , vient d'un principe qui de soi est éternel et immuable , au lieu que ma volonté est l'inconstance et la fragilité même. Dieu veut parfaitement ce qu'il veut ; et moi souvent à peine sais-je bien ce que je veux et ce que je ne veux pas. Mais ne puis - je pas disposer de ma vo- lonté ? Il est vrai, reprend saint Bernard, et c'est justement pour cela même que je dois craindre. Si Dieu m'avoit ôté ce pouvoir , et qu'il se fût rendu absolument et uniquement maître de ma volonté s je serois en assurance ; mais il a voulu que celte vo- lonté dépendît encore de moi , et qu'elle fût sujette à mes légèretés , à mes irrésolutions , à mes caprices , et voilà ce qui me fait trembler. Or , si saint Bernard parloit de la sorte , que doit penser un homme du

monde

DE LA PÉNITENCE. 2^1

monde qui ne veut pas actuellement se convertir , dans la vue qu'il se convertira un jour , et dans l'espérance de changer quand il voudra de sentiment et de conduite ? Voyez comment il raisonne , et comment il se contredit lui-même. Il se promet qu'il fera dans quelque temps un effort pour sortir de son péché, et il avoue que dès maintenant il se sent trop foible pour y réussir. Il se flatte qu'après quelques années , il aura assez d'empire sur son cœur pour le dégager de cette passion , et il reconnoît que cette passion le domine déjà tellement , qu'il lui est presque impossible de la vaincre. Contradiction évidente. Quoi ! mon frère , lui répond saint Augustin , vous êtes dès à présent trop foible pour vous soutenir , et vous vous relèverez après que vous vous serez toujours affoibli davantage ? A mesure que vous avancez dans le chemin du vice , les forces de votre ame , je dis les forces même naturelles , diminuent, et l'expérience ne vous l'apprend que trop. Autrefois vous résistiez , et cet heureux tempérament que Dieu vous avoit donné , soutenu de la grâce , surmontoit sans peine la violence du mal : mais le mal , j'entends l'habitude du péché , a tellement prévalu , qu'elle ne trouve presque plus de résistance ; vous succombez aisément, fréquemment, et pour excuser vos chutes continuelles , vous les attribuez à votre foiblesse. Que sera-ce donc quand vous aurez encore langui plus long-temps dans l'état de votre infirmité? Dire que vous serez capable alors de vous relever , n'est-ce pas vous méconnoître et prendre plaisir à vous trom- per vous-même ?

TOME îv, 16

242 SUR LE RETARDEMENT

D'autant plus , ajoute saint Grégoire, pape, que ces pécheurs qui diffèrent leur conversion , la re- mettent enfin jusqu'à un temps il leur est , en quelque manière , impossible de changer sincèrement de volonté. Quel est-il ce temps ? la fin de la vie , et souvent le jour même de la mort. Car, dites-moi, mes chers auditeurs, si nous pouvons prétendre avec raison , qu'à ces derniers momens nous agirons par les vues de Dieu ? Toutefois ôtez ces vues de Dieu , toutes les volontés et tous les désirs imaginables ne suffisent pas pour vous sauver. Or , je vous demande : Est -il aisé d'agir par de semblables motifs , quand on est réduit à la plus extrême et à la plus pres- sante nécessité , qui est celle de la mort? Quitter le péché quand on ne le peut plus commettre ; renoncer aux occasions , quand on n'est plus maître de les rechercher ; mourir au monde , quand le monde est déjà mort pour nous , est-ce cette pénitence sur- naturelle , si puissante sur le cœur de Dieu , et qui le fléchit immanquablement? Je ne dis point les obs- tacles infinis dont la volonté du pécheur est com- battue , ses forces épuisées , ses sens assoupis , son esprit égaré , sa mémoire troublée , la douleur qui le saisit ; en sorte que lame occupée toute entière du mal présent , est incapable de réfléchir sur le passé et de délibérer sur l'avenir. Mais je veux qu'elle ait toute l'attention et tout le discernement néces- saire ; encore une fois , est-il facile à un homme de devenir à la mort ce qu'il n'a jamais été pendant la vie ; de prendre des inclinations toutes nouvelles , de commencer à haïr ce qu'il a toujonrs aimé , de

il

DE LA PÉNITENCE. 243

commencer à aimer ce qu'il a toujours haï ? ne se- roit-ce pas un prodige ? Voilà néanmoins sur quoi l'espérance de tous les pécheurs est fondée. Ils sont convaincus que ce miracle se fera en eux ; ils se connoissent bien , disent -ils , et dès qu'ils le vou- dront ou qu'ils penseront à le vouloir , rien ne leur résistera ; quelque mondaine , quelque déréglée qu'ait été leur vie , ils se transformeront tout à coup en d'autres hommes. Jugez si vous devez les en croire, et s'il y a pour vous de la sûreté dans une pareille conduite.

Ah ! chrétiens , attachons-nous plutôt au conseil que nous donne le grand Apôtre , et au comman- dement qu'il nous fait de ne pas recevoir en vain le don de Dieu qui nous est aujourd'hui présenté. Le temps est favorable , la grâce abondante , la dispo- sition même de nos esprits et de nos cœurs , avan- tageuse. Qu'attendons-nous , et que nous reste-t-il , sinon de profiter de ces heureuses conjonctures? Le temps favorable : car c'est un temps de renouvelle- ment pour tous les chrétiens ; un temps qui réveille les plus assoupis , qui ranime les plus Ianguissans et les plus froids ; un temps les plus endurcis au- roient honte de ne pas donner des marques de leur religion 3 la piété publique triomphe du respect humain , et le libertinage confondu , devient scandaleux et odieux ; un temps les âmes timides peuvent avec honneur se déclarer , et le monde même ne s'étonne point des conversions qui pa- roissent dans le christianisme. Pour combien de pécheurs ce saint temps n'a -t- il pas été l'occasion

16.

2^4 SUR LE RETARDEMENT

dune pénitence parfaite ? Pour combien d'ames , qui seinbloient désespérées , n'a-t-il pas été , si je puis parler de la sorte , un temps de crise ? temps de crise , la foi presque éteinte et à demi morte ressuscite , revit , et opère les plus grandes mer- veilles. Mais , ô profondeur et abîme des conseils de Dieu ! temps de crise qui décide souvent ou de la vie ou de la mort , ou du salut ou de la damna- tion. Qui sait si cette pâque ne sera pas la dernière pour vous ; ou qui sait si Dieu voudra faire en votre faveur , à une autre pâque , les mêmes avances ? La grâce abondante : car 1 Eglise nous ouvre tous ses trésors ; elle veut nous appliquer tous les mérites de Jésus - Christ ; elle nous appelle à son tribunal pour délier nos consciences ; elle inspire à ses mi- nistres un zèle tout nouveau ; elle s'intéresse pour nous auprès de Dieu ; et Dieu , écoutant encore sa miséricorde , et ne dédaignant pas de nous prévenir , nous offre ses secours les plus puissans. La dispo- sition de nos esprits et de nos cœurs plus avanta- geuse : j'ose dire qu'il n'y a point de pécheur si obs- tiné , qui , dans ces jours de bénédiction , et spé- cialement sanctifiés par la piété des fidèles, ne fasse , malgré lui , certaines réflexions , et ne sente renaître au fond de son ame certains remords , certains désirs qui le rameneroient à Dieu , s'il vouloit faire quelque effort pour les suivre.

Allons donc, mes chers auditeurs, et ménageons des momens si précieux. Disons à Dieu , comme David : Dixi , nunc cœpi (i); C'est , Seigneur, un

(O ps. 76.

DE LA PÉNITENCE. 245

dessein formé , et dès aujourd'hui je me mettrai en devoir de l'exécuter. Disons-lui , comme saint Au- gustin : Sera te amavi ; Ah ! Seigneur , je commence bien tard à vous aimer , et que seroit-ce si je diffé- rois encore ? Est-ce trop que de vous donner au moins quelques années qui me restent peut-être à vivre sur la terre , pour mériter de vivre éternelle- ment avec vous dans la gloire , nous conduise, etc.

SERMON

POUR

LE VENDREDI SAINT.

SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.

Judaei signa petunt , et Graeci sapientiam quaerunt : nos autem praedicainus Ghristum crucifixum , Judaeis quidem scandalum , Gentibus autem stultitiam j ipsis autem vocatis Judaeis atque Graecis , Ghristum Dei virtutem , et Dei sapientiam.

Les Juifs demandent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse. Pour nous , nous prêchons Jésus-Christ crucifié , qui est un sujet de scandale aux Juifs, et quiparoit une folie aux Gentils ; mais qui est la force de Dieu , et la sagesse de Dieu à ceux qui sont appelés , soit d'entre les Gentils , soit d'entre les Juifs. Dans la première e'pître aux Corinthiens , chap. i.

Sire,

Si jamais les prédicateurs pouvoient , avec quelque sujet apparent , rougir de leur ministère , ne seroit-ce pas en ce jour , ils se voient obligés de publier les humiliations étonnantes du Dieu qu'ils annoncent, les outrages qu'il a reçus , les foiblesses qu'il a res- senties , ses langueurs , ses souffrances , sa passion , sa mort ? Cependant , disoit le grand Apôtre , malgré les ignominies de la croix , je ne rougirai jamais de l'évangile de mon Sauveur ; et la raison qu'il en ap- porte est aussi surprenante , et même encore plus

SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST. L»47 surprenante que le sentiment qu'il en avoit : C'est que je sais, ajoutent- il, que l'évangile de la croix est la vertu de Dieu pour tous ceux qui sont éclairés des lumières de la foi : Non eruhesco evangelium ; virtus enim Dei est omni credenti (i). Non-seule- ment saint Paul n'en rougissoit point , mais il s'en glorifioil. Car , à Dieu ne plaise , mes frères , écri- voit-il aux Galates , que je fasse jamais consister ma gloire dans aucune autre chose que dans la croix de Jésus -Christ : Mihi autem ahsit gloriari nisi in cruce Domiîii nostri Jesu Christi (2). Bien loin que la croix lui donnât de la confusion dans l'exercice de son ministère , il prétendoit que pour soutenir son ministère avec honneur , le plus infaillible moyen étoit de prêcher la croix de l'homme-Dieu ; et qu'en effet il n'y avoit rien dans tout l'évangile > de plus grand , de plus merveilleux , de plus propre même à satisfaire des esprits raisonnables et sensés , que ce profond et adorable mystère. Car voilà le sens littéral de ce passage tout divin que j'ai choisi pour mon texte : Judœi signa petunt , et Grœci sapien- tiam auœrunt (3) ; Les Juifs incrédules demandent qu'on leur fasse voir des miracles ; les Grecs , vains et superbes , se piquent de chercher la sagesse : les uns et les autres s'obstinent à ne vouloir croire en Jésus-Christ qu'à ces deux conditions. Et moi, dit l'Apôtre , pour confondre également l'incrédulité des uns et la vanité des autres , je me contente de leur prêcher Jésus - Christ même crucifié : pourquoi ? parce que c'est par excellence le miracle de la force

(1) Rom. 1. (2) Gai. 6. (3) 1. Cor. t.

2/{8 SUR LA PASSION

de Dieu, et tout ensemble, le chef- (l'œuvre de la sagesse de Dieu. Miracle de la force de Dieu , qui seul doit tenir lieu aux Juifs de tout autre miracle : Christum crucijixum Dei virtutcm. Chef-d'œuvre de la sagesse de Dieu , qui seul est plus que suffisant pour soumettre les Gentils au joug de la foi , et pour les faire renoncer à toute la sagesse mondaine : Chris- tum crucifixum Dei sapientiam.

Admirable idée que concevoit le Docteur des na- tions , se représentant toujours la passion du Sauveur des hommes , comme un mystère de puissance et de sagesse. Or , c'est à cette idée , chrétiens , que je m'attache , parce qu'elle m'a paru , d'une part , plus propre à vous édifier , et de l'autre plus digne de Jésus-Christ , dont j'ai à vous faire aujourd'hui l'éloge funèbre : car il ne s'agit pas ici de pleurer la mort de cet homme-Dieu ; nos larmes , si nous en avons à répandre , doivent être réservées pour un autre usage ; et nous ne pouvons ignorer quel est cet usage que nous en devons faire , après que Jésus-Christ lui-même nous l'a si positivement et si distinctement marqué , lorsqu'allant au Calvaire , il dit aux filles de Jérusalem : Ne pleurez point sur moi , mais sur vous. Il ne s'agit pas , dis-je , de pleurer sa mort , mais il s'agit de la méditer , il s'agit d'en approfondir le mystère , il s'agit d'y reconnoître le dessein de Dieu ou plutôt l'ouvrage de Dieu , il s'agit d'y trouver l'établissement et l'affermissement de notre foi ; et c'est , avec la grâce de mon Dieu , ce que j'entreprends. On vous a cent fois touchés et atten- dris par le récit douloureux de la passion de Jésus^

DE JÉSUS-CHRIST. 2^9

Christ , et je veux , moi , vous instruire ; les discours pathétiques et affectueux que l'on vous a faits , ont souvent ému vos entrailles , mais peut - être d'une compassion stérile , ou , tout au plus , d'une com- ponction passagère , qui n'a pas été jusqu'au chan- gement de vos mœurs ; mon dessein est de convaincre votre raison , et de vous dire quelque chose encore de 'plus solide , qui , désormais , serve de fond à tous les senlimens de piété que ce mystère peut ins- pirer. En deux mots , mes chers auditeurs , qui vont partager cet entrelien , vous n'avez peut-être jusqu'à présent considéré la mort du Sauveur que comme le mystère de son humilité et de sa foiblesse; et moi je vais vous montrer que c'est dans ce mystère qu'il a fait paroîlre toute l'étendue de sa puissance : ce sera la première partie. Le inonde , jusqu'à présent, n'a regardé ce mystère que comme une folie ; et moi je vais vous faire voir que c'est dans ce mystère que Dieu a fait éclater plus hautement sa sagesse : ce sera la seconde partie.

Donnez-moi, Seigneur, pour traiter dignement un si grand sujet , ce zèle dont fut rempli votre Apô- tre, quand vous le choisîtes pour porter votre nom aux rois , et pour leur faire révérer , dans l'humi- liation même de votre mort , la divinité de votre personne. Je ne parle pas ici , comme saint Paul , à des juifs, ni à des gentils; je parle à des chrétiens de profession , mais parmi lesquels on voit tous les jours des foibles dans la foi , qui , pleins des maximes du siècle , et consultant trop la prudence humaine , ne laissent pas , quoique chrétiens , d'être quelquefois

25o SUR LA PASSION

troublés et même tentés sur l'incontestable vérité de leur religion , quand on leur représente le Dieu qu'ils adorent , comblé d'opprobres et expirant sur une croix : or, c'est pour cela que je dois les fortifier , en leur faisant connoître le don de Dieu , caché dans le mystère de votre mort, et en relevant dans leur idée vos foiblesses apparentes. Soutenez-moi donc, ô mon Dieu! mais, au même temps , donnez à mes auditeurs cette docilité avec laquelle ils doivent en- tendre votre parole , pour être , non-seulement per- suadés , mais convertis et sanctifiés. Je vous la de- mande , Seigneur , cette grâce, et je l'obtiendrai par les mérites de votre croix même : car , oubliant au- jourd'hui Marie , je n'envisage que votre croix , notre unique espérance , et je vais lui rendre d'abord l'hommage et le culte que lui rend solennellement toute l'Eglise , en lui disant : 0 crux ave.

PREMIÈRE PARTIE.

Qu'un Dieu , comme Dieu , agisse en maître et en souverain; qu'il ait créé, d'une parole , le ciel et la terre ; qu'il fasse des prodiges dans l'univers , et que rien ne résiste à sa puissance , c'est une chose , chré- tiens , si naturelle pour lui , que ce n'est presque pas un sujet d'admiration pour nous ; mais qu'un Dieu souffre, qu'un Dieu expire dans les tourmens, qu'un Dieu , comme parle l'Ecriture , goûte la mort, lui qui possède seul l'immortalité , c'est ce que , ni les anges , ni les hommes , ne comprendront jamais. Je puis donc bien m'écrier avec le Prophète : Obs~

DE JÉSUS-CHRIST. 25l

tupescite cœli (i) ; O cieux , soyez-en saisis d'éton- nement! car, voici ce qui passe toutes nos vues, et ce qui demande toute la soumission et toute l'obéis- sance de notre foi ; mais aussi est-ce dans ce grand mvstère que notre foi a triomphé du monde : Ethœc est Victoria quœ vincit mundum > fides nostra (2). Il est vrai , chrétiens , Jésus-Christ a souffert , et il est mort. Mais , en vous parlant de sa mort et de ses souffrances, je ne crains pas d'avancer une proposi- tion que vous traiteriez de paradoxe , si les paroles de mon texte ne vous avoient disposés à l'écouter avec respect; et je prétends que Jésus-Christ a souf- fert, et qu'il est mort en Dieu, c'est-à-dire, d'une manière qui ne pouvoit convenir qu'à un Dieu ; d'une manière tellement propre de Dieu , que saint Paul , sans autre raison , a cru pouvoir dire aux Juifs et aux Gentils : Oui , mes frères , ce crucilié que nous vous prêchons , cet homme dont la mort vous scan- dalise , ce Christ qui vous a paru au Calvaire, frappé de la main de Dieu et réduit dans la dernière foi- blesse, est la vertu de Dieu même. Ce que vous mé- prisez en lui, c'est ce qui nous donne de la vénéra- tion pour lui ; il est notre Dieu , et nous n'en voulons point d'autre marque ni d'autre preuve que sa croix : voilà le précis de la théologie de saint Paul , que vous n'avez peut-être jamais bien comprise, et que j'entreprends de vous développer. Entrons , chré- tiens , dans le sens de ces divines paroles : Christum CTucifixum Dei virtutem , et tirons-en tout le fruit

(1) Jerem. 2. (2) 1. Joan. 5.

2.Ù2 SUR LA PASSION

qu'elles doivent produire dans nos âmes , pour notre édification.

Je dis que Jésus-Christ est mort d'une manière qui ne pouvoit convenir qu'à un homme-Dieu : la seule exposition des choses va vous en convaincre. En effet, un homme qui meurt après avoir prédit lui- même clairement et expressément toutes les circons- tances de sa mort; un homme qui meurt en faisant actuellement des miracles , et les plus grands mira- cles, pour montrer qu'il n'y a rien que de surhumain et de divin dans sa mort ; un homme dont la mort , bien considérée , est elle-même le plus grand de tous les miracles , puisque , bien loin de mourir par dé- faillance, comme le reste des hommes, il meurt, au contraire , par un effort de sa toute-puissance; mais, ce qui surpasse tout le reste , un homme qui , par l'infamie de sa mort , parvient à la plus haute gloire , et qui , expirant sur la croix , triomphe , par sa croix même , du prince du monde , dompte par sa croix l'orgueil du monde, érige sa croix sur les ruines de l'idolâtrie et de l'infidélité du monde ; n'est-ce pas un homme qui meurt en Dieu, ou , si vous voulez , en homme-Dieu ? Et voilà sur quoi s'est fondé l'Apôtre , en disant, que cet homme mort sur la croix étoit , non pas le ministre de la vertu de Dieu , mais la vertu même de Dieu incarnée : Christum crucijixum Dei çirtutem. Ne séparons point ces quatre preuves , et vous avouerez qu'il n'y a point d'esprit raisonnable , ni même d'esprit opiniâtre qui n'en doive être tou- ché. Venons au détail.

DE JÉSUS-CHRIST. 253

Non, chrétiens, il n'appartient qu'à un Dieu de pénétrer dans l'avenir , jusqu'à l'avoir absolument en sa puissance , et jusqu'à pouvoir dire infailliblement et en maître : Cela sera , quoique la chose dépende d'une infinité de causes libres qui y doivent concou- rir ; il n'appartient qu'à un Dieu de connoître dis- tinctement et par soi-même le fond des cœurs , et d'en révéler les plus intimes secrets, les intentions les plus cachées, jusqu'à savoir mieux ce qui est, ou ce qui sera dans la pensée et dans la volonté de l'homme, que l'homme même. Or, c'est ce qu'a fait Jésus- Christ à l'égard de sa passion et de sa mort. Je m'ex- plique : à l'entendre parler de sa passion , long-temps avant sa passion même, et sans que les Juifs eussent encore formé nul dessein contre lui, on diroit qu'il en parle comme d'un événement déjà arrivé, et dont il raconte l'histoire ; tant il est exact à en marquer jusques aux moindres circonstances ; et à le voir, le jour de sa mort , subir les difïerens supplices qu'il endure, on croiroit que les bourreaux qui le tour- mentent sont moins les exécuteurs des jugemens rendus contre sa personne, que de ses prédictions. Enfin, disoit-il à ses apôtres , pour les préparer à ce douloureux mystère , nous allons à Jérusalem , et tout ce qui a été dit du Fils de l'homme va s'ac- complir: car ce Fils de l'homme (c'étoit la qualité qu'il se donnoit) , ce Fils de l'homme que vous voyez, et qui vous parle, sera livré aux gentils; il sera outragé, insulté, fouetté , crucifié ; on lui cra- chera au visage , il mourra dans l'opprobre , et il ressuscitera le troisième jour. Prenez garde, chré-

2^4 SUK LA PASSION

tiens, à la réflexion que fait ici saint Chrysostônie. Il y avoit déjà des siècles entiers que les prophètes, qui furent dans l'ancienne loi les précurseurs du Messie , avoient publié toutes ces particularités. Comme l'obstacle principal qui devoit un jour dé- tourner les esprits mondains de croire en Jésus-Christ, étoit le prétendu scandale que leur causeroit l'igno- minie de sa mort , Dieu , par une singulière provi- dence , avoit révélé aux prophètes , que la mort , quoiqu'ignominieuse , de ce Messie , seroit , dans la plénitude des temps , le souverain remède du péché , la réparation solennelle du péché , l'excellent moyen du salut et de la rédemption du monde ; afin que la prophétie , témoignage invincible de la divinité , rendit les ignominies mêmes de cette mort, non- seulement vénérables, mais adorables; et que les hommes, dans cette vue, bien loin de s'en scanda- liser , fussent persuadés qu'il ny avoit rien dans la passion du Sauveur, qui ne fût au-dessus de l'homme. Car voilà, dit saint Chrysostônie, quel étoit le des- sein de Dieu , lorsque , dans l'ancien Testament , il faisoit parler Isaïe des souffrances de Jésus-Christ avec autant de certitude , et dans des termes aussi précis que les évangélistes en ont ensuite parlé dans le nouveau. Mais ce dessein de Dieu étoit encore bien plus sensible, et la preuve beaucoup plus convain- cante et plus touchante dans la prédiction immédiate qu'en faisoit Jésus-Christ lui-même: car c est moi, disoit-il à ses disciples, en les entretenant de sa mort prochaine, c'est moi qui suis cet homme de douleurs annoncé par Isaïe; c'est moi qui vais remplir jusqu'à

DE JÉSUS-CHIUST. 255

un point tout ce qui en est écrit. Nous voici arrivés au terme de la consommation des choses , et vous en allez être les spectateurs et les témoins; mais il m'im- porte que , dès maintenant , vous en soyez avertis , afin que , dans la suite , vous n'en soyez pas troublés. Aussi , tout ce que cet adorable Sauveur leur avoit marqué des livres de Moïse et des prophètes , comme se rapportant à lui, s'exécuta-t-il bientôt après et à la lettre , dans la sanglante catastrophe de sa pas- sion et de sa mort. Ce fut en conséquence et en vertu de ces divines prophéties , dont il étoit personnel- lement le sujet , que les Juifs , au lieu de le juger selon leur loi , puisqu'il étoit Juif , le livrèrent à Pilate , qui étoit gentil ; que les soldats , contre toutes les formes de la justice, ajoutant à ce que portoit l'arrêt de sa condamnation , l'insulte et l'inhuma- nité , lui crachèrent au visage , et le meurtrirent de soufflets; que, jusques aux moindres circonstances du prix auquel il devoit être vendu , de l'emploi qu'on devoit faire de cet argent , du partage de ses habits et de sa robe jetée au sort , du fiel qu'on lui présenta , les Ecritures , qu'il s'étoit lui-même appli- quées, furent , à ce qu'il semble , la règle de tout ce que ses ennemis attentèrent contre lui ; comme s'il n'eût souffert que pour justifier ces oracles , pronon- cés tant de siècles avant qu'il eût paru au monde : Ut adimplerentur Scripturœ (i); Ut implerctur sermo quem dixerat (2) ; argument si solide et si fort , qu'il n'en fallut pas davantage pour la conver- sion de ce fameux eunuque , trésorier de la reine

(1) Matth. 26. (2) Joan. i3.

256 SUR LA PASSION

d'Ethiopie , dont il est parlé au livre des Actes , et à qui saint Philippe , diacre, expliqua la merveille que je vous prêche. Toutes ces prophéties , et bien d'au- tres, littéralement et ponctuellement vérifiées dans la passion de Jésus-Christ, l'obligèrent à reconnoître ce Messie , promis de Dieu , et envoyé dans la plé- nitude des temps. Nous , mes chers auditeurs, nous , revêtus du caractère de chrétiens , en serions-nous moins touchés ; et ce qui a suffi pour convaincre un homme que la lumière de l'évangile n'avoit point encore éclairé , seroit-il trop foible pour nous con- firmer dans la foi que nous professons? Je dis le même du secret des cœurs, dont Jésus-Christ, dans sa passion , fit bien voir qu'il étoit le maître : il pré- dit à ses apôtres qu'un d'entre eux le trahiroit , et Judas y pensoit actuellement et le trahit ; il prédit à saint Pierre qu'il le renonceroit , et saint Pierre le renonça en effet ; il lui prédit que , malgré sa chute , sa foi ne manqueroit point, et la foi de saint Pierre n'a pas manqué ; il lui prédit qu'après sa conversion il affermiroit ses frères , et sa conversion , dans la suite , les affermit tous; il prédit à Magdeleine que l'action qu'elle venoit de faire, en répandant sur sa tête un parfum précieux , seroit louée et prêchée dans tout le monde , et dans tout le monde on en parle encore aujourd'hui; il prédit à Jérusalem , en pleurant sur elle , qu'elle seroit détruite et ruinée de fond en comble , et Jérusalem fut assiégée , pillée , renversée par lesPiomains , sans qu'il en restât pierre sur pierre. Cette science des choses futures et des secrets les plus impénétrables n'étoit- elle pas

évidemment

DE JÉSUS-CHRIST. 257

évidemment la science d'un Dieu? Scrutans corda et renés Deus (1); et un homme qui mouroit de la sorte , révélant et manifestant ce qui n'étoil ni ne pouvoit être connu que de Dieu, n'avoit-il pas toute la puissance et toute la vertu de Dieu même ? Chris- tum crucijixum Dei virtutem.

Mais ce que j'ajoute doit faire encore plus d'im- pression sur vous. Il meurt , cet homme-Dieu , fai- sant des miracles ; et quels miracles? Ah ! chrétiens, y en eut-il jamais , et jamais y en aura-t-il de plus éclatans ? Tout mourant qu'il est , il fait trembler la terre , il ouvre les sépulcres , il ressuscite les morts , il déchire le voile du temple , il obscurcit le soleil : prodiges aussi surprenans qu'inouïs : prodiges dont les soldats furent tellement émus , qu'ils s'en retour- nèrent convertis ; mais du reste , remarque saint Au- gustin , convertis par l'efficace du même sang qu'ils avoient répandu : Ipso redempti sanguine quemfu- derunt. Que dis-je , que saint Matthieu n'ait pas rap- porté en termes exprès ? Viso terrœ motu , et his quœjiebant, timuerunt valdè , di cent es : Verèjilius Dei erat iste (2). Je sais qu'il s'est trouvé jusque dans le christianisme des impies plus ennemis de Jésus -Christ que les Juifs et les païens mêmes, qui n'ont point eu honte de contester la vérité de ces miracles, prétendant qu'ils pouvoient être sup- posés; que, par un dessein formé , les évangélistes avoient pu s'accorder entre eux pour les publier à la gloire de leur maître. Mais c'est ici que l'impiété , pour me servir du terme de l'Ecriture , se confond

(i) Psal. 7. (2) Matth. 27,

TOME IV. 17

258 SU H LA PASSION

elle-même ; et qu'en s'élcvant contre Dieu , elle fait paroîire autant d'ignorance que de malignité. Car, sans examiner combien ce doute est téméraire, puis- qu'il n'a point d'autre fondement que la prévention et l'esprit de libertinage, il faudroit montrer, dit saint Augustin , quel intérêt auraient eu les évangé- listes à publier ces miracles de Jésus-Christ, s'ils eussent été persuadés, que c'étoient de faux miracles. N'est-il pas évident que tout le fruit qu'ils en dé- voient attendre et qui leur en revint , fut la haine publique , les persécutions , les fers , les tourmens les plus cruels? Bien loin donc de croire qu'ils eussent pris plaisir à inventer et à débiter ces miracles dont ils auroient connu la fausseté , il faudroit plutôt s'étonner que , les ayant même connus pour vrais , ils eussent eu assez de force pour en rendre , aux dé- pens de leur propre vie , le témoignage qu'ils en ont rendu. De plus, poursuit saint Augustin, le style seul dont les évangélisles ont écrit l'histoire de Jésus- Christ et de sa passion , leur simplicité , leur naïveté; ne marquant ni indignation contre les Juifs, ni com- passion pour leur maître; parlant de lui comme en auroient parlé les hommes du monde les plus indif- férens et les moins intéressés dans sa cause ; racon- tant ses foiblesses dans le jardin , ses dégoûts , ses ennuis, ses frayeurs, le sanglant affront qu'il eut à essuyer dans le palais d'Hérode , et le mépris que ce prince lui témoigna; le traitement indigne qu'on lui lit chez Anne, chez Caïphe, chez Pilate , et les ra- contant avec plus d'exactitude et plus au long que ses miracles mêmes: cette siucérité , dis-je, faiibien

DE JÉSUS-CHRIST. 25g

voir qu'ils n'écri voient pas en hommes passionnés et prévenus , mais en témoins fidèles et irréprochables de la vérité , dont ils furent les martyrs jusques à l'effusion de leur sang. Ce n'est pas tout : car si ces miracles étoient supposés , les Juifs , à qui il impor- toit tant de découvrir l'imposture , et qui ne man- quoient pas alors d'écrivains célèbres , n'eussent-ils pas pris soin d'en détromper le monde? ne se fussent- ils pas inscrits contre ? et c'est néanmoins ce qu'ils n'ont jamais fait , et ce qu'ils ne font pas même encore , puisque leurs propres auteurs, et Josephe, entre les autres, les démentiroient. Cette éclipse universelle, arrivée contre le cours de la nature , eut quelque chose de si prodigieux et de si remarquable , que Tertullien , deux siècles après , en parloit encore aux païens , magistrats de Piome , comme d'un fait dont ils conservoient la tradition dans leurs archives : Cùm mundi casum relatum liabetis in archivis ves- tris. Ce fait même qu'on regardoit comme un fait constant et avéré , surprit tellement Denys l'Aréo- pagisle , ce sage de la gentilité , mais devenu un des plus fermes appuis et des plus grands ornemens de notre religion , que , tout éloigné qu'il étoit de la Judée , et plus encore de la connoissance de nos mystères , il en fut frappé jusqu'à connoître lui- même que ces ténèbres avoient été pour lui comme une source de lumière , ou l'avoient au moins disposé à recevoir avec soumission les vérités de la foi et les divines instructions de saint Paul. Que dirai-je de ce fameux criminel crucifié avec Jésus-Christ 9 et tout à coup converti par ce même Sauveur ? Ce change -

2$0 SUR LA PASSION

ment si subit, qui, d'un scélérat, fit un vaisseau d'élection et de miséricorde , pouvoit-il être l'effet d'une persuasion humaine , et ne partoit-il pas visi- blement d'un principe surnaturel et divin ? Si Jésus- Christ n'eût agi en Dieu , eût-il pu , mourant sur la croix , faire connoître à ce malheureux et confesser sa divinité ? Et ce miracle de la grâce ne sert-il pas encore à confirmer tous les prodiges de la nature, dont le ciel et la terre , comme de concert , hono- rèrent ce Dieu agonisant et expirant ?

Mais , me direz-vous , les pharisiens , malgré ces miracles , ne laissèrent pas de persister dans leur in- crédulité. J'en conviens , mes chers auditeurs : mais , sans entrer sur ce point dans la profondeur et dans l'abîme des jugemens de Dieu , toujours justes et saints quoique terribles et redoutables , vous savez quelle fut l'envie des pharisiens contre Jésus-Christ, et vous n'ignorez pas ce que peut une telle passion pour aveugler les esprits et pour endurcir les coeurs. Quelque inconcevable qu'ait été l'obstination des pha- risiens , peut-être encore aujourd'hui trouveroit-on dans le monde , et dans le monde chrétien , des hommes aussi incrédules , s'ils voyoient leurs enne- mis faire des miracles , et qui plutôt attribueroient ces miracles à l'enfer , comme les pharisiens attri- buoient ceux du Sauveur du monde au prince des ténèbres, que de renoncer à leurs préjugés et à leur haine. Quoi qu'il en soit, reprend saint Chrysostôme , c'est par même que commença la réprobation des pharisiens; et ce mystère delà prédestination et de la réprobation divine parut en ce que les mêmes

DE JÉSUS-CHRIST. 261

miracles qui convertirent les soldats et une grande foule de peuple , ne servirent qu'à rendre les pha- risiens plus indociles et plus opiniâtres. Mais c'est encore à cette différence que nous devons reconnoître dans Jésus-Christ mourant la toute-puissante vertu dont nous parlons. Car , comme raisonne saint Chry- sostôme , mourir en éclairant les uns et en réprou- vant les autres; en sauvant les aveugles qui vivoient dans les ténèbres de 1 infidélité , et en aveuglant les plus éclairés qui abusoient de leurs lumières ; conver- tissant ceux-là par miséricorde , et laissant périr ceux-ci par justice : n'étoit-ce pas faire éclater jusque dans sa mort les plus glorieux et même les plus es- sentiels attributs de Dieu ?

Il n'y eut qu'un miracle que Jésus-Christ ne voulut pas faire dans sa passion : c'étoit de se sauver lui- même , comme le lui proposoient ses ennemis , l'as- surant qu'ils croiroient en lui , s'il descendoit de la croix : Si rex Israël est , descendat nunc de cruce , et credimus ei (1). Mais pourquoi ne le fit-il pas, ce miracle? On en voit aisément la raison, dit saint Augustin ; et c'est que ce seul miracle eût détruit tous les autres et arrêté le grand ouvrage qu'il avoit entrepris , et à quoi tous les autres miracles se rap- portoient comme à leur fin , savoir , l'ouvrage de la rédemption des hommes , qui devoit être consommé sur la croix. D'ailleurs ses ennemis , préoccupés de leur passion , auroient aussi peu déféré à ce miracle qu'à celui de la résurrection de Lazare. Car , si l'évi- dence du fait qui les obligea de convenir que Lazare ,

(1) Mallh. 27.

2G2 SU» LA PASSION

mort et enseveli depuis quatre jours, étoit incontes- tablement ressuscité , au lieu de les déterminer à croire en Jésus-Christ , leur fit prendre la résolution de le perdre , parce que ce n'étoit plus la raison , mais la passion qui président à leurs conseils ; pont- on juger que, le voyant descendre de la croix, ils eussent été de meilleure foi et plus disposés à lui rendre la gloire qui lui étoit due? Mais, sans m'ar- rêter aux pharisiens , répondez - moi , mes chers auditeurs , et dites-moi : Jésus-Christ , dans la con- joncture où je le considère, pouvant, comme il est indubitable , se sauver lui-même, et ne le voulant pas , n'a-t-il pas fait quelque chose de plus grand et de plus au-dessus de l'homme que s'il l'eût en effet voulu? Miracle pour miracle ( appliquez-vous à ceci , que vous n'avez peut-être jamais bien pénétré, et qui me paroît plus édifiant); miracle pour miracle , la douceur avec laquelle il permet aux soldats de se saisir de sa personne , après les avoir renversés par terre en se présentant seulement à eux , et leur di- sant cette parole : C'est moi : Ego sum ; la répri- mande qu'il fait à saint Pierre sur l'indiscrétion de son zèle, le blâmant d'avoir tiré l'épée contre un domestique du grand-prêtre , lui faisant entendre qu'il n'avoit qu'à prier son Père , et que son Père lui enverroit des légions d'anges qui combattroient pour sa défense ; et afin de le convaincre qu'il ne parloit pas en vain, guérissant actuellement par un miracle le serviteur que Pierre avoit blessé ; ce silence si ad- mirable et si constamment soutenu devant ses juges, surtout devant Pilate , qui , convaincu de son inno-

DE JÉSUS-CHRIST. 263

cence , ne l'interrogeoit que pour avoir lieu de l'ab- soudre; ce refus de contenter la curiosité d Héiode, dont il lui étoit si facile de s'attirer la protection ; cet abandonneront de sa propre cause , et par con- séquent de sa vie; cette tranquillité et cette paix au milieu des insultes les plus outrageantes; cette dé- termination à supporter tout sans en demander jus- tice t sans prendre personne à partie , sans former la moindre plainte; cette charité héroïque qui lui fait excuser en mourant ses persécuteurs : tout cela , je dis tous ces miracles de patience dans un homme d'ailleurs d'une conduite irréprochable et pleine de sagesse , n'étoient-ils pas plus miraculeux que s'il eut pensé à se tirer des mains des ses bourreaux , et qu'il se fût détaché de la croix ? Cliristum cruci- Jîxum Dei virtutern.

Il n'est donc mort que parce qu'il l'a voulu , et même encore de la manière qu'il l'a voulu : ce qui n'appartient, dit saint Augustin, qu'à un homme- Dieu , et ce qui marque dans la mort même la sou- veraineté et l'indépendance de Dieu. Or , voilà , chrétiens, sur quoi j'ai fondé cette autre proposi- tion , que la mort de Jésus-Christ, bien considérée en elle-même, avoit été non-seulement un miracle, mais le plus singulier de tous les miracles : pour- quoi? parce qu'au lieu que les autres hommes meu- rent par foiblesse , meurent par violence , meurent par nécessité , il est mort , je ne dis pas précisément par choix et par une disposition libre de sa volonté , mais par un effet de son absolue puissance. En sorte que jamais il n'a fait , comme Fils de Dieu et comme

26^ SUR LA PASSION

Dieu , un plus grand effort de cette puissance abso- lue , que dans le moment il consentit que son ame bienheureuse fût séparée de son corps ; et les théologiens en apportent deux raisons ; comprenez- les. Premièrement, disent -ils, parce que Jésus- Christ ajant été exempt de tout péché , et absolu- ment impeccable , il devoit être , et il étoit naturel- lement immortel : d'où il s'ensuit que son corps et son ame , unis hypostatiquement à la divinité , ne pouvoient être séparés sans un miracle. Il fallut donc que Jésus-Christ , pour faire cette séparation , for- çât , pour ainsi dire , toutes les lois de la providence ordinaire , et qu'il usât de tout le pouvoir que Dieu lui avoit donné pour détruire cette belle vie, qui, quoique humaine , étoit toutefois la vie d'un Dieu. Secondement , parce que Jésus-Christ , en vertu de son sacerdoce, étant par excellence le souverain pon- tife de la loi nouvelle, il n'y avoit que lui qui pût, ni qui dût offrir à Dieu le sacrifice de la rédemption du monde , et immoler la victime qui y étoit des- tinée. Or, cette victime , c'étoit son corps. Nul autre que lui ne devoit donc l'immoler , ce corps , nul autre que lui n'avoit le pouvoir pour cela nécessaire. Les bourreaux qui le crucifioient étoient bien les mi- nistres de la justice de Dieu , mais ils n'étoient pas les prêtres qui dévoient sacrifier cette hostie à Dieu. Il falloit un pontife qui fût saint, qui fût innocent , qui fût sans tache , qui fût séparé des pécheurs et revêtu d'un caractère particulier. Or, ce caractère ne pouvoit convenir qu'à Jésus-Christ: d'où saint Augustin concluoit que Jésus-Christ , par l'effet le

DE JÉSUS-CHRIST. 265

plus merveilleux, avoitété tout ensemble et le prêtre, et l'hostie de son sacrifice : Idem sacerdos et Ziostia. Ce fut donc lui-même qui se sacrifia, lui-même qui exerça sur sa propre personne cette fonction de prêtre et de pontife, lui-même qui détruisit, au moins pour quelques jours, cet adorable composé d'un corps souffrant et d'une ame glorieuse ; en un mot, lui-même qui se fit mourir. Car ce ne furent point les bourreaux qui lui ôtèrent la vie ; mais il la quitta de lui-même : Nemo tollit animam meam à me , sed ego pono eam à me ipso (i). Il est mort sur la croix , dit saint Augustin ; mais à parler propre- ment et dans la rigueur , il n'est pas mort par le sup- plice de la croix. Et pour vous le faire comprendre , il est certain , par le témoignage même des Juifs , que le supplice de la croix , ou plutôt , que ce qui faisoit mourir les criminels condamnés à la croix , n'étoit pas simplement d'y être attachés , mais d'y être rompus vifs. Or , selon la prophétie , Jésus- Christ avoit déjà rendu le dernier soupir lorsqu'on voulut lui briser les os : d'où vient que Pilate s'étonna qu'il fût si tôt mort: Pilatus autem mirabatur , si jam obiisset (2). Et ce qui montre qu'il n'étoit point mort par défaillance de la nature , c'est qu'en expi- rant , il poussa un grand cri vers le ciel : Jésus au- tem , emissâ voce magnâ , expiravit (3). Chose si extraordinaire, qu'au rapport de l'Evangéliste , le centenier qui l'observoit de près, et qui le vit expi- rer de la sorte , protesta hautement qu'il étoit Dieu et vrai Fils de Dieu : Videns autem ccnturio , qui ex

(1) Joan. 10 (a) Marc. i5. (3) Ibid.

266 SUR LA PASSION

adverse stahat , quia sic damans expira sset , ait : Verè Filius Dei crat iste (i). Si ce centenier eût été un disciple du Sauveur , et qu'il eût ainsi rai- sonné , peut-être son raisonnement et son témoi- gnage pourroient-ils être suspects; mais c'est un in- fidèle, c'est un païen, qui, de la manière dont il voit mourir Jésus-Christ, conclut, sans hésiter, qu'il meurt par miracle; et qui, de ce miracle, tire immédiatement la conséquence qu'il est donc vrai- ment Fils de Dieu : Vidons quia sic expirasse/ 9 ait : Verè Filius Dei erat iste. En faut-il davantage pour justifier la parole de l'Apôtre , Christum crucijixum Dei viiiutem ?

11 est vrai que ce Sauveur mourant a eu ses lan- gueurs et ses foiblesses; et je pourrois répondre d'abord avec Isaïe , que les langueurs et les foiblesses qu'il fit paroître dans sa mort , n'étoient pas les siennes, mais les nôtres; et que le prodige est, qu'il ait porté seul les foiblesses et les langueurs de tous les hommes : Verè languores nos très ipse tulit , et do/ores nostros ipse port a vit (2). Mais parce que cette pensée , quoique solide , seroit peut-être en- core trop spirituelle pour des esprits mondains et incrédules , je réponds autrement avec saint Chry- sostôme, et je dis : Oui, ce Sauveur mourant a eu ses foiblesses ; mais le prodige est , que ses foiblesses mêmes , que ses langueurs mêmes , que ses défail- lances mêmes , aient été dans le cours de sa passion comme autant de miracles. Car s'il sue en priant dans le jardin, c'est d'une sueur de sang, et si abori-

(1) Marc. i5. (vy Laï. 53.

DE JÉSUS-CHRIST. 267

dante , que la terre en est baignée. Si quelques mo- mens après sa mort on lui. perce le côté, par un autre eiFet également miraculeux , il en sort du sang et de l'eau; et celui qui le rapporte , assure qu'il l'a vu , et qu'il en doit être cru : Et qui vidit , testimo- nium perhibuit (1). On diroit qu'il ne souffre et qu'il ne meurt que pour faire éclater dans sa per- sonne la vertu de Dieu : Christum crucijixum Dei virtutem.

Concluons par une dernière preuve , mais essen- tielle; c'est de voir un homme que l'ignominie de sa mort, que la confusion , l'opprobre, l'humiliation infinie de sa mort, élève à toute la gloire que peut prétendre un Dieu : tellement, qu'à son seul nom et en vue de sa croix , les plus hautes puissances du monde fléchissent les genoux, et se prosternent pour lui faire hommage de leur grandeur : Humiliavit semetipsum 3 foetus obediens us que ad mortem , mortem autem crucis. Propter quod et Deus exal- tavit ïllum : ut in nomine Jesu omne genu Jlectatur , eœlestium , terrestrium , et infernorum (2). Voilà ce que Dieu révéloit à saint Paul dans un temps , remarque bien importante , dans un temps tout sembloit s'opposer à l'accomplissement de cette pré- diction ; dans un temps , selon toutes les vues de la prudence humaine , cette prédiction devoit passer pour chimérique ; dans un temps le nom de Jésus Christ étoit en horreur. Toutefois , ce qu'avoit dit l'Apôtre est arrivé ; ce qui fut , pour les chrétiens de ce temps-là , un point de foi, a cessé , en quelque

(1) Joan. 19. (2) Philip. 2.

268 SUR LA PASSION

façon , de l'être pour nous, puisque nous sommes témoins de la chose , et qu'il ne faut plus captiver nos esprits pour la croire. Les puissances de la terre fléchissent maintenant les genoux devant ce crucifié. Les princes , et les plus grands de nos princes sont les premiers à nous en donner l'exemple ; et il n'a tenu qu'à nous , les voyant en ce saint jour au pied de l'autel adorer Jésus-Christ sur la croix , de nous consoler et de nous dire à nous-mêmes : Voilà ce que m'avoit prédit saint Paul ; et ce que du temps de saint Paul j'aurois rejeté comme un songe , c'est ce que je vois et de quoi je ne puis douter. Or , un homme , mes chers auditeurs , dont la croix , selon la belle expression de saint Augustin , a passé , du lieu infâme des supplices , sur le front des monarques et des empereurs : A locis suppliciorum ad f routes imper atorum ; un homme qui , sans autre secours , sans autres armes , par la vertu seule de la croix, a vaincu l'idolâtrie , a triomphé de la superstition , a détruit le culte des faux dieux , a conquis tout 1 uni- vers , au lieu que les plus grands rois de l'univers ont besoin, pour les moindres conquêtes, de tant de secours; un homme qui , comme le chante l'Eglise , a trouvé le moyen de régner par les autres ces- sent de vivre , c'est-à-dire , par le bois qui fut 1 ins- trument de sa mort : Quia Dominus régnant à ligno ; et ce qui est encore plus merveilleux , un homme qui , pendant sa vie , avoit expressément marqué que tout celas'accompliroit, et que du mo- ment qu'il seroit élevé de la terre, il attireroit tout à lui; voulant , comme l'observe l'Evangéliste, si-

DE JÉSUS-CHRIST. 269

gnifierpar de quel genre de mort il devoit mourir: Et ego si exaltatus fuero à terra, omnia traham ad meipsum ; hoc autem dicehat , signifcans quâ morte esset moriturus (1) : un tel homme n'est-il pas plus qu'homme ? n'est-il pas homme et Dieu tout ensemble ? Quelle vertu la croix nous le contem- plons , n'a-t-elle pas eue pour le faire adorer des peuples? Combien d'apôtres de son évangile, com- bien d'imitateurs de ses vertus , combien de confes- seurs , combien de martyrs , combien d'ames saintes dévouées à son culte, combien de disciples zélés pour sa gloire : disons mieux , combien de nations , combien de royaumes , combien d'empires n'a-t-il pas attirés à lui par le charme secret, mais tout- puissant de celle croix ! Christum crucifixum Dei virtutem.

Ah ! mes frères , les pharisiens voyoient les mi- racles de ce Dieu crucifié , et ils ne se convertis- soient pas : C'est ce que nous avons peine à com- prendre. Mais ce qui se passe dans nous est-il moins incompréhensible? Car nous voyons actuellement un miracle de la mort de Jésus-Christ encore plus grand, un miracle subsistant, un miracle avéré et incontestable , je veux dire , le triomphe de sa croix ; le monde converti , le monde devenu chrétien , le monde sanctifié par sa croix : Et ego si exaltatus fuero à terra , omnia traham ad meipsum ; nous le voyons , et notre foi , malgré ce miracle , est tou- jours languissante et chancelante : voilà ce que nous devons pleurer , et ce qui nous doit faire trembler.

(t) Joan. la.

270 SUR LA PASSION

Mais pour profiter de ce mystère, au lieu de trem- bler et de pleurer par le sentiment d'une dévotion passagère et superficielle , tremblons et pleurons dans l'esprit d'une salutaire componction. Jésus-Christ mourant a fait des miracles: il faut qu'il en fasse en- core un qui doit être le couronnement de tous les autres , et c'est le miracle de notre conversion. Il a fait fendre les pierres , il a ouvert les tombeaux , il a déchiré le voile du temple. Il faut que la vue de sa croix fasse fendre nos cœurs , peut-être plus durs que les pierres. 11 faut qu'elle ouvre nos consciences, peut-être jusqu'à présent fermées comme des tom- beaux. Il faut qu'elle déchire notre chair , cette chair de péché , par les saintes rigueurs de la pénitence. Car , pourquoi ce Dieu mourant ne nous convertira- t-il pas, puisqu'il a bien converti les auteurs de sa mort ? et quand nous convertira-t-il , si ce n'est en ce grand jour son sang coule avec abondance pour notre salut et notre sanctification ?

Pécheurs , qui m'écoulez , voilà ce qui doit vous remplir de confiance. Tandis que vous êtes pécheurs , vous êtes , en qualité de pécheurs , les ennemis de Jésus-Christ; vous êtes ses persécuteurs: le dirai- je? mais puisque c'est après saint Paul, pourquoi ne le dirois-je pas ? vous êtes même ses bourreaux. Car autant de fois qu'il vous arrive de succomber à la tentation et de commettre le péché , vous crucifiez tout de nouveau ce Sauveur dans vous-mêmes. Mais souvenez-vous que le sang de cet homme-Dieu a eu le pouvoir d'effacer le péché même des Juifs qui l'ont répandu : Christi sanguis sic fusus est , ut ipsum

DE JÉSUS-CHH1ST. 271

peccatum potuerit delere quo fusus est. C'est en cela, dit saint Augustin, qu'a paru la vertu toute divine de la rédemption de Jésus-Christ ; c'est en cela qu'il a paru Sauveur. De ses ennemis il a fait des prédestinés , de ses persécuteurs il a fait des saints: tout pécheurs que vous êtes , quel droit n'avez-vous donc pas de prétendre à ses miséricordes ? Appro- chez du trône de sa grâce , qui est sa croix ; mais approchez-en avec des cœurs contrits et humiliés , avec des cœurs soumis et purifiés de la corruption du monde, avec des cœurs dociles et susceptibles de toutes les impressions de l'esprit céleste. Car tel est le miracle que ce Dieu sauveur veut , par la vertu de sa croix , opérer aujourd'hui dans vous. Votre re- tour à Dieu et un retour parfait , après de si longs égaremens ; votre pénitence et une pénitence exem- plaire , après tant de désordres et de scandales ; la profession que vous ferez > et une profession haute et publique de vivre en chrétiens , après avoir vécu en libertins : voilà le miracle qui prouvera que Jésus- Christ crucifié est lui-même personnellement la force et la vertu de Dieu. Ah! Seigneur, serois-je assez heureux pour obtenir que ce miracle s'accom- plît visiblement dans mes auditeurs, comme il s'ac- complit en effet dans les soldats qui furent présens à votre mort , et dont plusieurs s'attachèrent à vous comme à l'auteur de leur salut? Donnerez-vous pour cela, Seigneur, à ma parole , assez de bénédiction; et puis-je espérer qu'entre ceux qui m'écoutent , il y en aura d'aussi touchés que le centenier , c'est-à- dire, qui sortiront de cette prédication, non-seule-

272 SUR LA PASSION

ment attendris, mais convertis; non-seulement bai- gnés de larmes, mais commençant à glorifier Dieu par leurs œuvres; non-seulement persuadés, mais sanctifiés et pénétrés des sentimens chrétiens que cette première vérité a leur imprimer ? Que le juif infidèle se scandalise de la croix; Jesus-Christ mourant est la puissance et la force de Dieu incar- née : Christum crucifixum Dei virtutem ; vous l'avez vu. Que le gentil s'en moque, et qu'il traite la croix de folie; Jésus-Christ mourant est la sagesse de Dieu même : Christum crucifixum Dei sapieiitiam ; vous l'allez voir dans la seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE.

Quelque juste , quelque saint , quelque irrépré- hensible que soit Dieu dans toutes ses vues et dans toute sa conduite , il ne faut pas s'étonner que l'homme , par un effet de son ignorance et de son orgueil , ait souvent entrepris de censurer les œuvres du Seigneur , et qu'il soit assez téméraire pour s'en scandaliser. Les pensées de l'homme et celles de Dieu étant comme dit l'Ecriture , aussi opposées qu'elles le sont depuis le péché , ce scandale étoit d'une suite en quelque sorte nécessaire. Ce qui doit plus nous surprendre , c'est que , par un aveugle- ment extrême , l'homme se soit scandalisé contre Dieu des bontés mêmes de Dieu , des prodiges mê- mes de l'amour de Dieu , de l'abondance même et de l'excès des miséricordes de Dieu. Car voilà , chré- tiens , l'affreux désordre que déploroit saint Grégoire pape , dans ses excellentes paroles de l'homélie

sixième

DE JÉSUS-CHRIST. 278

sixième sur les évangiles : Inde homo adverses Sal- ça ta rem scandalum sumpsit , undè ei ma gis debi- ïor esse debuit. Voilà le désordre tomba l'héré- siarque Marcion , lorsque , sous prétexte d'un faux zèle pour le Fils de Dieu , il ne voulut pas croire ni que ce Fils de Dieu eût vraiment soulFert sur la croix , ni qu'il y fut vraiment mort ; comme si la croix et la mort eussent été absolument indignes de la majesté et de la sainteté d'un Dieu. Erreur contre laquelle Dieu suscita Tertullien , qui la combattit hautement , et qui devint par le défenseur des souffrances et de la passion de Jésus-Christ. Erreur qui , malgré l'établissement du christianisme , n'est peut-être encore aujourd'hui que trop commune , et contre laquelle il est de mon devoir d'employer ici toute la force de la parole de Dieu. Renouvelez , s'il vous plaît , toute votre attention. Le mystère d'un Dieu crucifié paroît aux mondains , aussi bien qu'aux: gentils , une folie : Gentibus stultitiarn ; et saint Paul prétend , au contraire , qu'à l'égard des prédes- tinés et des élus , c'est , par excellence , le mystère de la sagesse de Dieu : Ipsis autem vocatis Cliristum crucifixum , Dei sapientiam. Or , voyons qui des deux en a mieux jugé, ou l'Apôtre, ou le mondain: l'Apôtre , après en avoir été instruit d'une manière toute miraculeuse, par le Sauveur même; le mondain, qui n'en sait et qui n'en connoît , que ce que la chair et le sang lui en ont révélé. Voyons si dans ce mys- rère de la croix si élevé , à ce qu'il semble , au-des- sus de notre raison , il y a quelque chose en effet qui blesse notre raison j car aujourd'hui Dieu veut bien TOME iv. *tt

2]4 SUR LA PASSION

même ne pas rejeter le jugement de notre raison , et pourvu que notre raison ne soit ni prévenue , ni opi- niâtre , il ne refuse pas de l'admettre dans le conseil de sa sagesse , et de lui répondre sur les difficultés qu'elle peut former.

De quoi s'agissoit- il, chrétiens , dans le grand mystère que nous célébrons ? De deux choses , dit saint Léon pape , également difficiles et nécessaires : de satisfaire Dieu offensé et déshonoré par le pécîié de l'homme , et de réformer l'homme perverti et cor- rompu. Voilà pourquoi Jésus-Christ étoit envoyé , et à quoi se terminoit la mission qu'il avoit reçue. Or je vous demande : pour parvenir à ces deux fins , pou voit-il , tout Dieu qu'il est, prendre un moyen plus puissant , plus efficace , plus infaillible que la croix ? et nous-mêmes , avec toute notre prétendue raison , en pouvons-nous imaginer un autre les proportions fussent , je ne dis pas plus exactement, mais aussi exactement gardées ? Allons au Calvaire , et , témoins de ce qui s'y passe , étudions notre re- ligion , dont voici tout ensemble la hauteur et la pro- fondeur , que saint Paul souhaitoit tant de pouvoir comprendre: Subllmitas et profundum (i). Il falloit satisfaire à Dieu , et nul autre ne le pouvoit qu'un homme-Dieu ; c'est de quoi la raison même est obli- gée de convenir. Qu'a fait cet homme-Dieu ? Ah ! chrétiens , que n'a-l-il pas fait? dans la vue d'acquit- ter nos dettes , quel soin n'a-t-il pas eu de choisir ce qui pouvoit uniquement et souverainement rem- plir la mesure des satisfactions que Dieu attendoilet

(i) Ephes. 5.

DE JÉSUS-CHRIST. 275

qu'il avoit droit d'attendre ? En quoi consistoit l'of- fense de Dieu ? en ce que l'homme s'oubliant lui- même , avoit affecté d'être semblable à Dieu : Eri- tis sicut du. Et moi , dit l'homme-Dieu , moi non- seulement semblable à Dieu , mais égal et consubs- tantiel à Dieu , par un oubli de moi-même bien dif- férent , je m'abaisserai au-dessous de tous les hommes, je deviendrai l'opprobre des hommes , je serai un ver de terre et non pas un homme ; car c'est en propres termes ce que le Prophète lui fait dire sur la croix: Ego autem sum verrais et non Jwmo (1). Concevons- nous , et pouvons-nous concevoir une réparation plus authentique? L'homme , en se révoltant contre Dieu , avoit secoué le joug de l'obéissance , et violé le commandement de son souverain : et moi, dit l'homme-Dieu, tout indépendant que je suis par moi- même , je me réduirai dans la plus pénible et la plus humiliante sujétion. Je me ferai obéissant: Factus obediens (2) , et obéisssant jusqu'à mourir : Usaue ad mortcm , et jusqu à mourir sur la croix : Mortem autem crucis. Non-seulement j'obéirai à Dieu , mais aux hommes, mais aux plus criminels, mais aux plus vicieux , mais aux plus sacrilèges de tous les hommes , qui sont mes persécuteurs et mes bour- reaux. Non-seulement j'obéirai aux arrêts du ciel, toujours équitables et sages, mais à ceux de la terre, pleins d'injustice et de cruauté. Non - seulement j'obéirai à des puissances qui n'ont nulle autorité lé- gitime sur moi , mais à des puissances liguées contre moi , à des puissances qui m'oppriment ; et , par cet

(1) Ps. 21. (2) Philip. 2.

18.

2l6 SUR LA PASSION

assujettissement volontaire , j'abolirai le crime de l'homme rebelle à la loi de son Créateur. C'est pour cela même , dit saint Bernard , qu'il ne voulut point descendre de la croix : ayant mieux aimé , remarque ce Père , laisser les Juifs dans leur incrédulité , que de les convaincre par un miracle de sa propre vo- lonté , et préférant d'accomplir l'ordre de son Père et d'obéir , plutôt que de les convertir et de les sau- ver en n'obéissant pas. L'homme , par une intempé- rance criminelle, en goûtant du fruit de l'arbre , avoit accordé à ses sens un plaisir défendu : et moi , dit rhomme-Dieu , qui pourrois ne me rien refuser des délices de la vie , je me présenterai à mon Père comme un homme de douleurs , comme une victime de pénitence , comme un agneau destiné au sacrifice le plus sanglant. Car ce fut dans sa sainte passion , qu'animé d'un zèle ardent pour la gloire et les inté- rêts de Dieu , il conçut ce dessein et qu'il l'exécuta : Hostiam et ollationem noluisti > corpus autem ap- tasii mihi : liolocautomata pro peccato non tibi placuerunt : tune dixi : Eeee venio (i). Vous n'avez plus voulu , ô mon Dieu ! dit-il dans le secret de son cœur au moment qu'il fut crucifié , comme il l'avoit dit , selon le témoignage de saint Paul , en entrant dans le monde (remarquez ces paroles, chrétiens , qui expriment si bien le fond et l'intérieur de ce mystère) : vous n'avez plus voulu d'oblation ni d'hos- tie , mais vous m'avez formé un corps ; les sacrifices des animaux ont cessé de vous agréer ; c'est pourquoi j'ai dit : Me voici; je viens , je m'immole. Paroles

(1) Hebr. 10.

DE JESUS-CHRIST. 277

vénérables , qui , selon la lettre même , doivent cire entendues de ce qui se fit au Calvaire, puisque c'est que Jésus-Christ , en qualité de grand-prêtre , termina les sacrifices de l'ancienne loi , par la consom- mation du sacrifice de la loi de grâce ; que la croix lui servant d'autel, il présenta solennellement sa personne divine ; qu'il offrit , non plus le sang des boucs et des taureaux , mais son propre sang ; et pour parler en des termes plus simples et plus précis , qu'il se mit en état de satisfaire à Dieu , non plus par des sujets étrangers , mais par lui- même et aux dépens de lui-même. Or, c'est ce que j'appelle l'ouvrage de la sagesse d'un Dieu.

Ce n'est pas encore assez; car j'ajoute que ce Sau- veur des hommes nous a fait parfaitement compren- dre ce qui , de soi-même , étoit incompréhensible , et ce que nous aurions, sans lui, éternellement ignoré. Et quoi ? ce que c'est que Dieu , ce que c'est que le péché , ce que c'est que le salut ; trois choses aux^ quelles se doit rapporter toute la sagesse de l'homme et dont la connoissance , et pour vous , et pour moi , étoit essentiellement attachée au mystère de Jésus- Christ mourant sur la croix. Qu'est- ce que Dieu ? Un être pour la gloire duquel il a fallu qu'il y eût un homme-Dieu humilié et anéanti jusqu'à la croix. Voilà l'idée que je m'en forme aujourd'hui. Tout le reste ne me fait point suffisamment connoître D\eu: tout ce que j'en découvre dans la nature , tout ce que m'en dit la théologie , tout ce que les Ecritures m'en apprennent, tout ce que la lumière de gloire m'en révélera , ce ne sont proprement que des

278 SUR LA PASSION

ombres. C'est au Calvaire la foi, comme dans un plein jour , me faitparoître ce Dieu aussi grand qu'il est, parce que j'y vois un homme-Dieu immolé pour reconnoître ce qu'il est; et Dieu lui-même , l'oserai- je dire? n'a point d'idée plus sublime de la divinité de son être , que de mériter d'être glorifié par la croix d'un homme-Dieu ; je dis plus , que de ne pouvoir être autrement satisfait que par la croix d'un homme-Dieu. Qu'est-ce que le péché ? Un mal pour l'expiation duquel il a fallu qu'un Dieu-homme se fît anathême , et devînt un sujet de malédiction : Factus pro nobis mah\iictum (1). Voilà ce que le mystère de la croix me prêche. Je ne concevois pas comment le péché pouvoit attirer sur nous deschâ- îimens si terribles; et m'érigeant en censeur des ar- rêts de Dieu , je lui demandois raison de cette affreuse éternité de peines que sa justice prépare aux âmes réprouvées dans l'enfer. Mais mon ignorance venoit de n'avoir pas bien considéré le mystère de Jésus- Christ mourant. Car la mort d'un Dieu , ordonnée comme un moyen nécessaire pour l'abolition du pé- ché , me fait comprendre , plus que je ne veux , quelle proportion il y a entre le péché , qui est l'of- fense de Dieu , et l'éternité malheureuse, qui est la peine de la créature. Supposé l'un , je ne trouve plus de difficulté dans l'autre; et convaincu par le raisonnement de Jésus-Christ même : Si in viridi ligno hœc jaciunt , in arido quid fiet (2) ? Si le fils et l'innocent est ainsi traité , que sera-ce de l'es- clave et du coupable ? je ne m'étonne plus de la ri-

(1) Galat. 3. (2) Luc. 23.

DE JÉSUS-CHRIST. 279

gueur des jugemens de Dieu , ni de l'excès de ses vengeances; mais je m'étonne de mon propre éton- nement. Qu'est-ce que le salut de l'homme? un bien qui seul a coûté la vie à un Dieu , et pour le- quel un homme-Dieu n'a point cru trop donner , ni être prodigue , que de se sacrifier soi-même. Voilà la grande leçon que me fait ce divin maître expirant sur la croix. Je comptois ce salut pour rien, je le négligeois , je l'exposois , je le risquois ; un vain intérêt , un faux honneur , un moment de plaisir , et du plus infâme plaisir , me le faisoit abandonner. Mais , approche , me dit , par la voix de son sang , ce Dieu crucifié ; approche , et aux dépens de ce que je souffre , instruis-toi du mérite de ton ame. Tu t'estimes toi-même , mais tu ne t'estimes pas encore assez. Contemple-toi bien dans moi ; tu verras ce que tu es et ce que tu vaux : c'est par moi que tu dois te mesurer ; car je suis ton prix ; et ce salut à quoi tu renonces en tant de rencontres , n'est rien moins que ce que je suis moi-même , puisque je me livre moi-même pour te l'assurer. C'est ainsi , dis-je , qu'il me parle. Or , cela seul me suffiroit pour con- clure avec saint Paul , que le mystère de la croix est donc le mystère de la sagesse divine. Car , comme raisonne saint Chrysostôme , un mystère qui me donne de si hautes idées de Dieu , un mystère qui m'inspire une horreur infinie pour le péché , un mys- tère qui me fait priser mon salut préférablement a tous les autres biens passés , présens , futurs et même possibles, de quelque coté que je le regarde , doit être pour moi un mystère de sagesse. Des sentimens

280 SUR LA PASSION

si raisonnables, si élevés, si sublimes, ne peuvent partir d'un principe trompeur et faux. Il n'y a que la sagesse , et que la sagesse d'un Dieu qui puisse me les donner. Et voilà pourquoi l'Apôtre des gentils , pénétré de la foi de ce mystère, faisoit profession , mais une profession ouverte , de vouloir ignorer tout le reste , hors Jésus , et Jésus crucifié : Non enim judicavi me scire aliquid inter vos 9 nisi Jesum Chrisium , et hune crucifixum (i). Car dans ce Jésus crucifié , il trouvoit excellemment, et en abrégé , tout ce qu'il devoit savoir , et tout ce qu'il avoit intérêt de savoir, c'est-à-dire , la science éminente de Dieu , et la science salutaire de soi-même. Or , avec ces deux sciences , il croyoit , et avec raison , pouvoir se passer de toute autre science : Non enim judicavi me scire aliquid inter vos , nisi Jesum Chrisium , et hune crucifixum,

Mdis approfondissons une vérité si édifiante , et développons le second motif de la mission de Jésus- Christ et de sa fonction de Sauveur. Après avoir sa- tisfait à Dieu , il étoit question de réformer l'homme, qui non-seulement étoit tombé dans le désordre , mais dans l'extrémité et dans l'abîme de tous les désordres. Ce désordre de l'homme , dit le bien aimé disciple saint Jean, venoit de trois sources: de la concupiscence des yeux , de la concupiscence de la chair, et de l'orgueil de la vie ; c'est-à-dire, d'une insatiable avidité des biens temporels , d'une recherche passionnée des honneurs du siècle , et d un attachement excessif aux plaisirs des sens. Il s'agis-

(i) i. Cor. 2.

DE JÉSUS-CHRIST. 281

soit de nous guérir de ces trois grandes maladies; et voici les remèdes que le Fils de Dieu nous a appor- tés du ciel , et qu'il nous présente aujourd'hui dans sa passion : le dépouillement de toutes choses et la nudité il meurt , contre l'amour des richesses et la cupidité qui nous brûle ; les abaissemens prodi- gieux où il se réduit, contre les projets de l'ambition qui nous dévore ; les austérités d'une chair virginale , ensanglantée et déchirée de coups , contre la mol- lesse et la sensualité qui nous corrompt. Ptemèdes infaillibles et sûrs ; remèdes qu'il ne tient qu'à nous de nous appliquer, dont il ne tient quà nous de profiter , et paroît toute la providence et toute la sagesse du médecin qui nous les a préparés. Ne nous préoccupons point, et faisons-nous une fois justice pour la faire éternellement à notre Dieu. N'est-il pas évident, mes chers auditeurs , que le mystère de la croix a une opposition essentielle à ces trois prin- cipes qui causent tous les déréglemens de notre vie ? N'est-il pas évident que ce seul mystère condamne toutes vos injustices , toutes vos violences , toutes vos haines, tous vos commerces scandaleux, toutes vos dissolutions, toutes vos débauches; et de ne s'ensuit-il pas que c'est un mystère la sagesse de Dieu a présidé ? Ce qui modère nos désirs , ce qui règle nos passions , ce qui confond notre orgueil , ce qui arrache de notre cœur l'amour de nous-mêmes, en un mot , ce qui corrige tous nos vices et ce qui nous tient dans l'ordre , peut-il n'être pas un effet de l'ordre, et par conséquent de cette suprême sagesse qui est en Dieu? Que seroit-ce, disoit le

282 SUR LA PASSION

savant Pic de laMirande, si les hommes , d'un con- sentement unanime , s'accordoient entre eux à vivre selon les exemples que Jésus-Christ leur a donnés, et les leçons qu'il leur a faites dans sa passion , en sorte que ce Dieu crucifié fût , dans la pratique , la règle universelle par le monde se gouvernât? A quel degré de perfection le monde , aujourd'hui si corrompu, ne se trouveroit-il pas tout à coup élevé? Cette vue que l'on auroit toujours présente , et à la- quelle on se fixeroit , cette vue de la croix , dans quelle modestie ne contiendroit-elle pas les grands , et quelle soumission n'inspireroit-elle pas aux petits ? les riches abuseroient-ils de leurs richesses , et les pauvres se plaindroient-ils de leur pauvreté ? Ceux qui souffrent se tourneroient-ils contre Dieu dans leurs souffrances , et les prétendus heureux du siècle , oublieroient-ils Dieu , en s'oubliant eux-mêmes dans leur prospérité ? Verroit-on dans la société humaine des vengeances et des trahisons? l'esprit d'intérêt y régneroit-il ? la jalousie et l'ambition y causeroient- elles des divisions et des troubles ? la bonne foi et la probité en seroient-elles bannies ? autant que les hommes sont maintenant déréglés, autant leur con- duite seroit-elle sage et droite, et leur vie innocente et pure.

Mais pourquoi falloit-il que Jésus -Christ, sans être sujet à nos maux , en éprouvât les remèdes dans sa personne ? Ah ! mes frères, répond saint Augustin , ces remèdes étant aussi amers qu'ils le sont , pou- voit-il rien faire de mieux , que de les éprouver dans sa personne pour nous les adoucir et pour nous en

DE JÉSUS-CHRIST. 283

persuader l'usage ? Sans cela , les aurions-nous ja- mais pu goûter , et pour nous engager à les prendre , ne falloit-il pas l'exemple d'un Dieu? Supposons que cet homme-Dieu , au lieu de la croix , eût choisi , pour nous sauver, les douceurs de la vie : quel avan- tage notre amour-propre , source de toute corrup- tion , n'auroit-il pas tiré de , et jusqu'à quel point ne s'en seroit-il pas prévalu? Aurois-je eu bonne grâce alors de vous demander, comme je fais aujour- d'hui, la mortification des sens, le crucifiement de la chair , le renoncement à vous-mêmes , l'humilité de la pénitence ? M'écouteriez-vous , et cette seule idée de votre Dieu dans l'éclat des honneurs et dans le plaisir, ne seroit-elle pas un préjugé insurmon- table contre toutes mes raisons ? Mais quelle force aussi cet exemple d'un Dieu mourant sur la croix , ne donne-t-il pas à mon ministère et à ma parole , et avec quelle autorité ne vous dis-je pas qu'il faut que vous soyez humbles , mortifiés , détachés du monde ; ce que je n'aurois dit qu'en tremblant et désespérant d'en être cru ? Or , n'étoit-ce pas une sagesse à Dieu , de fournir aux ministres de Jésus- Christ et aux prédicateurs de son évangile , de quoi vous fermer la bouche , quand ils vous prêchent les devoirs les plus difficiles de votre religion , et de vous mettre dans l'impuissance de leur répondre , quand ils vous reprochent l'opposition extrême que vous marquez à les pratiquer ?

Mais pourquoi corriger des excès par d'autres excès : les excès de l'homme par les excès d'un Dieu? Et moi je dis : Quelle sagesse d'avoir corrigé des

2$4- SIIR 1A PASSION

excès de malice par des excès de perfection , des excès d'iniquité par des excès de sainteté , des excès d'ingratitude par des excès d'amour ? Pour tirer l'homme de l'extrémité des vices il s'étoit porté , ne falloit-il pas le faire pencher vers l'extrémité des vertus contraires ? Auroit-il pu , dans la violence de sa passion , tenir toujours le milieu ; et n'étoit-il pas nécessaire , pour éteindre en lui le feu de l'avarice, de l'ambition , de l'impureté , de lui faire aimer la pauvreté , l'humiliation , l'austérité ? Car , encore une fois , pour nous sauver d'une manière parfaite , il ne sufïisoit pas à Jésus-Christ de nous venir dire que ces trois concupiscences nous perdoient. Il falloit qu'il vînt dans un état qui nous engageât à les com- battre , à les contredire , à les arracher de nos coeurs. Elles ne nous perdoient qu'autant qu'elles séduisoient notre raison , et qu'elles infectoient notre cœur; et si nous en eussions conservé toujours l'amour et l'es- time, nous n'étions sauvés qu'à demi. Il falloit donc que les vertus opposées à ces concupiscences mal- heureuses , nous devinssent non-seulement suppor- tables , mais aimables , mais précieuses et vénérables. Or , pour cela , que pouvoit trouver de plus mer- veilleux le Verbe de Dieu , que de les consacrer dans sa personne , afin , comme dit excellemment saint Augustin , que l'humilité de l'homme eût , dans l'humilité d'un Dieu, sur quoi s'appuyer et de quoi se soutenir contre les atteintes et les insultes de l'or- gueil ? Ut humilitas liumano contra insultantem sibi superbiam divinœ humilitatis patrocinio fui- cireiur.

DE JÉSUS-CHRIST. 285

En voilà trop , chrétiens , je ne dis pas pour con- vaincre , mais pour confondre un jour notre raison dans le jugement de Dieu ; et plaise au ciel que ce jugement de Dieu , notre raison doit être con- vaincue de ses erreurs et confondue , ne soit pas déjà commencé pour nous. Car , dès aujourd'hui ce Sauveur mourant s'est mis en possession de juger le inonde ; et la croix a été le premier tribunal sur lequel il a paru , prononçant contre les hommes , ou en faveur des hommes , des arrêts de vie ou de mort. Ce n'est point un sentiment particulier que la piété m'inspire , mais une vérité que la foi m'en- seigne , quand je vous dis que le jugement du monde commença au moment même que commença la pas- sion de Jésus - Christ , puisque c'est ainsi que lui- même il s'en expliqua à ses apôtres : Nunc judicium est mundi (i). Ce ne sont point de vaines terreurs qu'on veut nous donner , quand on nous dit que la croix cet homme-Dieu fut attaché , sera produite à la fin des siècles pour être la règle du jugement que Dieu fera de nous et de tous les hommes : Tune parehit signum Filii hominis (2). Pensée terrible pour un mondain ! C'est la croix de Jésus-Christ qui me jugera , celte croix si ennemie de mes passions; cette croix que je n'ai honorée qu'en spéculation , et que j'ai toujours eu en horreur dans la pratique; cette croix dont je n'ai jamais fait aucun usage , et dont , à mon égard , j'ai anéanti tous les mérites ; c'est cette croix qui me sera confrontée : Tune pa- rebit signum Filii hominis. Tout ce qui ne s'y trou-

(1) Joan. 12. (2) Matth. i\.

'J.86 SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.

vera pas conforme, portera le caractère et le sceau de la réprobation. Or, quels traits de ressemblance puis-je découvrir entre cette croix et mon liberti- nage, entre cette croix et mes folles vanités , entre cette croix et ma vie sensuelle ? Ah ! Seigneur , serai -je donc condamné par le plus grand de vos bienfaits et par le gage même de mon salut ? et ce qui devoit me réconcilier avec vous , ne servira-t-il qu'à me rendre devant vous plus criminel et plus odieux ? Mais au contraire , pensée consolante pour une ame fidèle et juste ! C'est la croix de Jésus-Christ qui décidera de mon sort , cette croix en qui j'ai mis toute ma confiance , cette croix qui m'a fortifié et qui me fortifie encore tous les jours dans mes peines , cette croix dont je vais adorer l'image devant cet autel , mais dont je veux être moi-même une image vivante. Dieu crucifié , recevez mes hommages , agréez les senlimens de mon cœur ; et failes que votre croix , après avoir été le sujet de ma vénéra- tion , et plus encore l'objet de mon imitation , soit éternellement pour moi un signe de bénédiction.

SERMON

POUR

LA FÊTE DE PAQUES.

SUR LA RESURRECTION DE JESUS-CHRIST.

Traditus est propter delicta nostra, et resurrexit propter justifiait ionem nostram.

Il a été livré pour nos péchés , et il est ressuscité pour notre justification. Aux Romains , chap. 4.

SlRE,

C'est sur ce témoignage de saint Paul que s'est fondé saint Bernard , quand il a dit que la résurrection du Fils de Dieu , qui est proprement le mystère de sa gloire , avoit été au même temps la consommation de sa charité envers les hommes. Il n'en faut point d'autre preuve que les paroles de mon texte , puis- qu'elles nous font connoître que c'est pour notre intérêt , pour notre salut , pour notre justification , que ce Sauveur adorable est entré en possession de sa vie glorieuse , et qu'il est ressuscité : Et resur- rexit propter justificationem nostram. A en juger selon nos vues , on croiroit d'abord que les choses dévoient être au moins partagées ; et que Jésus- Christ ayant achevé sur la croix l'ouvrage de notre rédemption , il ne devoit plus penser qu'à sa propre grandeur , c'est-à-dire, qu'étant mort pour nous,

288 SUR LA RÉSURRECTION

il devoit ne ressusciter que pour lui - même. Mais non , chrétiens , son amour pour nous n'a pu con- sentir à ce partage. C'est un Dieu , dit saint Bernard, mais un Dieu sauveur qui veut nous appartenir en- tièrement, et dont la gloire et la béatitude ont du. par conséquent se rapporter à nous, aussi bien que ses humiliations ef ses souffrances : Totus in usus nostros expensus* Tandis que ses humiliations nous ont été utiles et nécessaires , il s'est humilié et anéanti. Tandis que pour nous racheter , il a fallu qu'il souffrît , il s'est livré aux tourmens et à îa mort. Du moment que l'ordre de Dieu exige que son hu- manité soit glorifiée , il veut que nous profitions de sa gloire même : car s'il ressuscite , poursuit le même saint Bernard , c'est pour établir notre foi , pour affermir notre espérance , pour ranimer notre cha- rité ; c'est pour ressusciter lui-même en nous, et pour nous rendre capables de ressusciter spirituel- lement avec lui : en un mot , comme il est mort pour nos péchés , il est ressuscité pour notre sanc- tification : Et resurrcxit propter justificationem nostram. Voilà le mystère que nous célébrons , et dont l'Eglise universelle fait aujourd'hui le sujet de sa joie. Mystère auguste et vénérable , sur lequel roule non -seulement toute la religion chrétienne , parce qu'il est le fondement de notre foi , mais toute la piété chrétienne , parce qu'il doit être la règle de nos mœurs. C'est ce que j'entreprends de vous mon- trer , après que nous aurons imploré le secours de la Mère de Dieu , et que nous l'aurons félicitée de la résurrection de son Fils : Regina cœlL

Pour

DE JÉSUS-CHRIST. 289

Pour entrer d'abord dans mon sujpt , je présup- pose ici, chrétiens, ce g ne la foi nous enseigne . et ce que nous devons regarder comme un point essen- tiel de notre religion , savoir , que Jésus-Christ , en mourant, nous a parfaitement justifiés , et que pour nous remettre en grâce avec Dieu , rien n'a manqué au mérite de sa mort. Mais , outre ce mérite , il nous falloit, dit saint Chrysostôme , un exemplaire et un modèle sur qui nous pussions nous former , et que nous eussions sans cesse devant les yeux , pour tra- vailler nous-mêmes à l'accomplissement de ce grand ouvrage de notre justification , ou , si vous voulez , de notre conversion , à laquelle , selon l'ordre de Dieu , nous devions coopérer ; et c'est à quoi le Sauveur du monde a divinement pourvu par sa résur- rection glorieuse.

Vous le savez , chrétiens , et vous ne pouvez l'igno- rer, puisque c'est un article de la foi même que vous professez : le péché du premier homme fut une pré- somption téméraire qui le porta jusqu'à s'élever au- dessus de lui-même, jusqu'à vouloir se mesurer avec Dieu , être éclairé comme Dieu , ressembler à Dieu : Eritis sicut dii ( 1 ). Mais vous savez aussi la sage conduite que Dieu a tenue à l'égard de l'homme , lorsque , par un secret bien surprenant de sa providence , il lui a ordonné pour remède ce qui sembloit avoir été la cause de son mal , et qu'il l'a obligé à se sanctifier par ce qui l'avoit rendu cri- minel : je veux dire , lorsque ce Dieu de gloire , s'incarnant et s'humanisant, s'est mis lui-même dans

(1) Gènes. 3.

TOME IV, « 19

20,0 SUR LA RÉSURRECTION

des états, non-seulement il est permis à l'homme de vouloir ressembler à sou Dieu , mais son plus grand désordre est de ne le vouloir pas , et en elïet de ne lui ressembler pas. Or , quel état , surtout , l'Ecriture nous marque-t-elle le Fils de Dieu ait prétendu que nous dussions lui être semblables, et ce ne fût plus un crime , mais un mérite et un devoir de nous conformer à lui? 1 état de sa résur- rection.

Car c'est pour cela , dit expressément le grand Apôtre, qu'il est ressuscité d'entre les morts , afin que , sanctifiés par son exemple , nous prenions une nouvelle vie : Ut quomodb Christus surrexit à mor- tuis , ila et nos in novitate vitœ amhulemus (i). Au reste , mes frères , ajoute saint Chrysostôme , ces paroles ne sont pas une simple instruction de l'Apôtre, mais un oracle du Saint-Esprit, qui nous révèle et qui nous fait comprendre le dessein de Dieu : d'où il s'ensuit que non-seulement la résur- rection du Sauveur a eu d'elle-même toutes les qua- lités requises pour nous servir de modèle dans notre conversion , mais que Dieu a prétendu nous la pro- poser comme un modèle , et que c'est particulière- ment dans cette vue qu'il a voulu que Jésus-Christ ressuscitât : Ut quomodb Christus surrexit , ita et nos amhulemus. Ce qui faisoit dire à Tertullien que les pécheurs convertis et réconciliés par la grâce , sont des abrégés et comme des copies de la résur- rection de Jésus-Christ : Appendices resurrectionis. Car c'est ainsi qu'il les appeloit : pourquoi ? parce

(1) Rom. 6.

DE JÉSUS-CHRIST. 29 I

que tout pécheur qui se convertit et qui change de vie , doit exprimer en soi-même , par une parfaite imitation , les caractères et les traits qui conviennent à l'humanité de Jésus-Christ dans l'état de sa résur- rection. Voici donc quels ont été ces caractères ; et par la comparaison que nous en allons faire , recon- noissons aujourd'hui ce que nous devons être devant Dieu : Surrexit Dominus verè , et apparuit Si- moni ( 1 ) : Le Seigneur est vraiment ressuscité , disoient les disciples du Sauveur , parlant de leur maître , et il s'est fait voir à Pierre. Voilà les deux règles que nous devons suivre , et en quoi consiste cette conformité qu'il doit y avoir entre Jésus-Christ et nous. Il est vraiment ressuscité pour nous donner l'idée d'une conversion véritable ; et il a paru ressus- cité pour nous donner l'idée d'une conversion exem- plaire. Il est vraiment ressuscité , afin que nous nous convertissions véritablement et solidement : c'est la première partie ; et il a paru ressuscité , afin que , si nous sommes convertis , nous le paroissions pour la gloire de notre Dieu , librement et généreuse- ment : c'est la seconde partie. L'un sans l'autre , dit gaint Augustin , est défectueux : car , paroître con- verti , et ne l'être pas , c'est imposture et hypocrisie ; et ne le paroître pas , ou plutôt craindre de le pa- roître , c'est foiblesse et respect humain. Il faut donc l'être et le paroître : Surrexit et apparuit. L'être en esprit et en vérité, par une conversion de mœurs qui se soutienne devant Dieu : Surrexit verè. Le paroître avec une sainte liberté , en sorte que cette

(1) Luc. i\.

2$2 SUR LA RÉSURRECTION

conversion soit encore , selon l'évangile , comme une lumière qui luise devant les hommes : Et appa- ruit. Serai-je assez heureux , chrétiens , pour vous bien persuader ces deux importantes obligations ? elles feront tout le partage de ce discours. Com- mençons.

PREMIÈRE PARTIE.

C'est saint Paul qui l'a dit , et je n'ai rien moins prétendu dans la première proposition que j'ai avan- cée , que d'établir un principe de religion dont il ne nous est pas permis de douter : Jésus-Christ est vraiment ressuscité ; et sur ce modèle , Dieu veut que nous soyons vraiment convertis. Mais j'ajoute , comme la suite naturelle de ce principe , que Jésus- Christ , après être sorti du tombeau , n'a plus vécu en homme mortel , mais en homme céleste et res- suscité , et que c'est une loi pour nous , qu'après notre conversion nous ne vivions plus en hommes charnels et mondains , mais d'une vie toute spiri- tuelle et conforme au bienheureux état se trouvent élevés par la grâce , des hommes sincèrement et solidement convertis. Deux pensées auxquelles je réduis ces admirables paroles de l'épître aux Romains dont je fais toute la preuve des vérités que je vous prêche : Consepulti sumus eum Christo pcr baptis- mum in mortem ; ut quomodb surrexit à mortuis > ita et nos in novitate vitœ ambulemus (i); Nous sommes , mes frères , ensevelis avec Jésus-Christ par le baptême pour mourir au péché , afin que , comme

(i)Rom. G.

DE JÉSUS-CHRIST. 2^3

ce Dieu Sauveur est ressuscité par sa vertu toute-puis- sante , nous soyons animés du même esprit , et inté- rieurement ressuscites pour mener cette vie nou- velle , qui est l'effet d'une véritable conversion. Appliquez-vous , chrétiens , et ne perdez rien dîme instruction si nécessaire. Surrexit Dominus verè (i) : le Seigneur est vraiment ressuscité : principe, encore une fois , auquel vous et moi nous devons nous at- tacher d'abord , pour nous former une juste idée de la conversion du pécheur. Ne vous étonnez pas, mes chers auditeurs , que Jésus-Christ , selon le rapport de l'Evangéliste , s'intéressât tant à prouver , et à prouver par lui-même sa résurrection. Les apôtres étoient saisis de frayeur en le voyant , parce qu'ils croyoient voir un esprit : Conturbati et conterriii existimabant se spiritum videre (2) ; et il ne pouvoit souffrir qu'ils demeurassent dans cette incertitude et dans ce trouble. Non , leur disoit-il pour les rassu- rer , ce n'est point un esprit ; c'est *noi-même. Re- gardez mes pieds et mes mains , touchez mes plaies , et vous apprendrez que je ne suis point un fantôme , mais un corps solide et réel. Pourquoi , demande saint Chrysostôme , ce soin si exact de leur faire connoître la vérité de sa résurrection ? Ah ! mes frères , répond ce saint docteur , c'est qu'outre les autres raisons qu'il avoit d'en user ainsi , il savoit bien la loi qui nous étoit dès-lors imposée , et l'en- gagement où nous devions être en qualité de pé- cheurs , de ressusciter à la vie de la grâce , comme il étoit lui-même ressuscité à la vie de la gloire :

(1) Luc. 24. (2) Jbid.

294 SUR LA RÉSURRECTION

Ut quomodb surrexit , ita et nos in novitate viiœ arnbulcmus. Or , il étoit à craindre que cette résur- rection spirituelle de nos âmes , au lieu d'être une vérité , ne fût une pure fiction ; et que , passant pour des hommes convertis , nous ne fussions rien moins au-dedans que ce que nous paroissions au-dehors. De vient qu'il n'omettoit rien pour convaincre ses disciples qu'il n'étoit pas seulement ressuscité en apparence , mais en effet : voulant que cette résur- rection véritable nous servît de modèle et d'exemple. L'entendez-vous , chrétiens , et aviez-vous jamais pénétré la conséquence de cette parole : Surrexit verè? Voilà néanmoins à quoi elle se rapporte : à condamner tant de conversions imaginaires qui n'ont, d'une vraie conversion, que l'extérieur et le masque , sans en avoir le fond et le mérite; car , permettez- moi de faire ici une réflexion toute semblable à celle que faisoit saint Paul, instruisant les Corinthiens sur la résurrection des corps : Ecce mysterium vobis dico : omnes quidem resurgemus , sed non omnes immutabimur (i) ; Voici , mes frères , leur disoit il, un important secret que je vous déclare : nous res- susciterons tous à la lin des siècles ; mais nous ne serons pas tous changés. Il vouloit par leur faire entendre que, quoique les réprouvés dussent avoir part à la résurrection future aussi bien que les élus , leurs corps n'y seroient pas transformés comme les corps des élus , ni rendus semblables au corps glo- rieux de Jésus-Christ. Différence- terrible sur laquelle insistoit l'Apôtre pour donner aux fidèles une crainte

(i) i. Cor. i5.

DE JÉSUS-CHRIST. 290

salutaire du jugement de Dieu. Mais quelque terrible que doive être cette différence des réprouvés et des élus dans le jugement de Dieu , en voici une autre , qui, pour être plus intérieure, n'en est pas moins fatale au pécheur ; et qui, sans attendre la fin des siècles, se trouve aujourd'hui dans le christianisme selon les diftei entes dispositions des chrétiens à cette fête. Nous avons tous célébré la résurrection de Jésus- Christ ; mais je ne sais si nous avons tous éprouvé ce bienheureux changement que cette sainte solen- nité , par une grâce qui lui est propre, devoit opérer dans nos aines. En recevant l'adorable sacrement du Sauveur, nous avons tous paru spirituellement res- suscites; mais peut-être s'en faut-il bien que nous ayons tous été renouvelés, et que, dans ce grand jour , nous puissions tous également nous rendre ce témoignage devant Dieu , que nous ne sommes plus les mêmes hommes. Voilà le mystère , mais le re- doutable mystère que je vous annonce , et sur lequel chacun de nous doit s'examiner: Omnes quidem re- surgemus, sed non omnes immutabirnur.

Car , avouons-le de bonne foi; et puisqu'une ex- périence malheureuse nous force à le reconnoître , ne nous en épargnons pas la confusion. Le désordre capital qu'on ne peut assez déplorer , ni trop vous reprocher, c'est que dans cette solennité de Pâques, abusant de la pénitence, qui, selon les Pères, est le sacrement de la résurrection des pécheurs , nous mentions souvent au Saint-Esprit , nous en impo- sions au monde , et nous nous trompions nous- mêmes. Oui , mes frètes, jusque dans le tribunal de

296 SUR LA RESURRECTION

la pénitence nous mentons au Srùut-Esprit, en dé- testant de bouche ce que nous aimons de cœur ; en disant que nous renonçons au monde , et ne renon- çant jamais à ce qui entretient dans nous l'amour du monde ; en donnant à Dieu des paroles que nous ne comptons pas de garder , et que nous ne sommes pas en effet bien déterminés à tenir; ayant avec Dieu moins de bonne foi que nous n'en avons avec un homme, et même avec le dernier des hommes. Nous en imposons au monde par je ne sais quelle fidélité à nous acquitter, dans ce saint temps , du devoir public de la religion ; par l'éclat de quelques bonnes oeuvres passagères; par une ostentation de zèle sur des points , sans être meilleur, on en peut avoir ; par quelques réformes dont nous nous parons, et à quoi nous nous bornons , tandis que nous ne tra- vaillons pas à vaincre nos habitudes criminelles , et à moitiûer les passions qui nous dominent. Nous nous trompons nous-mêmes , en confondant les ins- pirations et les grâces de conversion avec la conver- sion même ; en nous figurant que nous sommes changés , parce que nous sommes touchés du désir de l'être ; et sans qu'il nous en ait coûté le moindre combat, en nous flattant d'avoir remporté de grandes victoires. Et parce qu'en fait de pénitence , tout cela n'est qu'illusion et que mensonge , à tout cela l'évan- gile oppose aujourd'hui cette seule règle: Surrexit verè ; Il est vraiment ressuscité; et par cette règle, nous donne à juger combien nous sommes éloignés des voies de Dieu , puisqu'entre notre vie nouvelle et la vie glorieuse de Jésus-Christ , il y a une oppo-

DE JÉSUS-CHRIST. 297

sition aussi monstrueuse que celle qui se trouve entre l'apparent et le réel, entre le vide et le solide, entre le faux et le vrai. Ah ! mes chers auditeurs, combien de fantômes de conversion , ou, pour user du terme de saint Bernard, combien de chimères de conver- sion ne pourrois-je pas vous produire ici , s'il m'éloit permis d'entrer dans le secret des cœurs et de vous en découvrir le fond? Combien de conversions pure- ment humaines, combien de politiques, combien d'intéressées, combien de forcées, combien d'ins- pirées par un autre esprit que celui qui nous doit conduire quand il s'agit de retourner à Dieu ? Con- versions , si vous voulez , fécondes en beaux senti- mens, mais stériles en effets-, magnifiques en paroles, mais pitoyables dans la pratique ; capables d'éblouir, mais incapables de sanctifier. Combien de cons- ciences se sont présentées devant les autels comme des sépulcres blanchis , et sous cette surface trom- peuse , cachent encore la pourriture et la corrup- tion ? Sont-ce les copies vivantes de cet homme- Dieu qui renaît du sein de la mort, pour être , comme dit saint Paul, l'aîné d'entre plusieurs frères : Ut sit ipse primogenitus in multis fratribus (1)/ Non , non , chrétiens , ce n'est point par qu'on a le bonheur et la gloire de lui ressembler; il faut quel- que chose de plus , et sans une conversion véritable, on n'y peut prétendre. Or, qu'est-ce qu'une véri- table conversion ? Comprenez ceci, s'il vous plaît, c'est-à-dire, une conversion de cœur et sans dégui- sement, une conversion surnaturelle dont Dieu soit

(1) Rom. 8.

298 SUR LA RÉSURRECTION

le principe , l'objet et la fin ? Que ne m'est-il per- mis de développer ces deux articles imporlans dans toute leur étendue !

Conversion sincère et sans déguisement; car, dit saint Bernard , pourquoi nous contrefaire devant Dieu , qui, nous ayant faits ce que nous sommes , voit mieux que nous-mêmes ce qui est en nous et ce qui n'y est pas ? et pourquoi feindre devant les hommes, dont l'estime ne nous justifiera jamais, et dont l'erreur , sur ce point, sera même un jour notre confusion ? N'est-ce pas pour cela que saint Paul représentant aux chrétiens , comme autant d'obligations, les conséquences qu'ils dévoient tirer de ce mystère , en revenoit toujours à cette loi : que Jésus-Christ , notre agneau pascal, avoit été immolé pour nous , et que nous devions célébrer cette fête , non avec le vieux levain , avec ce levain de dissimu- lation et de malice, dont peut-être nos cœurs , jus- qu'à présent , avoient été infectés : Non in fermento v et cri , neque in fermento malitiœ et nequitiœ (i), mais dans un esprit de sincérité et de vérité : Sed in azymis sinceritatis et veritatis. Pourquoi ? parce que le Seigneur même avoit dit, que cette sincérité de conversion étoit la condition essentielle qui de- voit nous donner avec Jésus-Christ ressuscité une sainte ressemblance.

En effet , ce qui nous perd devant Dieu , et ce qui nous empêche de ressusciter en esprit comme Jésus- Christ ressuscita selon la chair, c'est communément un levain de péché que nous fomentons dans nous ,

(1) I. Cor. 5.

DE JÉSUS-CHRIST. 299

et dont nous ne travaillons pas à nous défaire. Je m'explique. On se réconcilie avec son frère , et l'on pardonne à son ennemi; mais il reste néanmoins toujours un levain d'aigreur et de chagrin qui diffère peu de lanimosité et de la haine. On rompt une attache criminelle ; mais on ne la rompt pas telle- ment qu'on ne s'en réserve, pour ainsi dire , cer- tains droits, à quoi l'on prétend que la loi de Dieu n'oblige pas en rigueur de renoncer ; certains com- merces que l'honnêteté et la bienséance semblent autoriser ; certaines libertés que l'on s'accorde en se flattant qu'on n ira pas plus loin. Voilà ce que saint Paul appelle le levain du péché : Neaue in fermenta maltiiœ et nequitiœ. Or, il faut, mes frères , ajou- tait l'Apôtre, vous purifier de ce levain , si vous voulez célébrer la nouvelle pâque. Il faut vous sou- venir , que comme un peu de levain , quand il est corrompu, suffit pour gâter toute la masse, aussi ce qui reste d'une passion mal éteinte , quoique amortie en apparence , peut détruire et anéantir tout le mé- rite de notre conversion : Expurgate vêtus fermcn- tum , ut suis nova conspersio (1).

Conversion surnaturelle et dans la vue de Dieu ; car que peuvent tous les respects humains et toutes les considérations du inonde , quand il s'agit de nous faire revivre à Dieu, et de produire en nous tout de nouveau l'esprit de la grâce après que nous l'avons perdu ? On nous dit que le désordre nous vivons peut être un obstacle à notre fortune, que cette at- tache nous rend méprisables, que ce scandale nous

(1) l. Cor. 3.

Soo SDR LA RÉSURRECTION

rend odieux , et sur cela précisément , nous nous corrigeons. On nous fait entendre que la piété pour-' roit servir à notre établissement, et pour cela, nous nous réformons. Qu'est-ce qu'une telle conversion , eût-elle d'ailleurs tout l'éclat de la plus exacte et de la plus sincère régularité ? On s'éloigne du monde par un dépit secret , par impuissance d'y réussir , par désespoir de parvenir à certains rangs que l'ambition y cherche. On se détache de cette personne , parce qu'on en est dégoûté , parce qu'on en a découvert la perfidie et l'infidélité. On cesse de pécher , parce que l'occasion du péché nous quitte , et non pas parce que nous quittons l'occasion du péché. Tout cela , ombres de conversion. Il faut qu'un principe surnaturel nous anime, comme Jésus-Christ ressus- cita par une vertu divine. Il faut que , sur le modèle de Jésus-Christ , qui , dans sa résurrection , selon le beau mot de saint Augustin , parut entièrement Dieu : In resurrectione totus Dcus , parce qu'en vertu de ce mystère , l'humanité fut tout absorbée dans la divinité ; aussi , dans notre conversion , il n'y ait rien qui ressente l'homme , rien qui tienne de l'imperfection de l'homme , rien qui participe à la corruption de l'homme : que l'intérêt n'y entre point , que la prudence de la chair ne s'en mêle point , et que si la créature en est l'occasion , le Créateur en soit le motif. Ainsi le pratiquoit l'Apotre, quand il disoit : Loin de moi cette fausse justice que je pour- rois trouver dans moi, et qui seroit de moi, parce que Dieu , dès-lors , n'en seroit pas l'objet , ni le prin- cipe. Il ne me suffit pas même davoir cette justice

DE JÉSUS-CHRIST. 3oi

imparfaite qui vient de la loi ; mais il me faut celle qui vient de Dieu par la foi , celle qui me fait con- noître Je'sus-Christ et la vertu de sa résurrection , afin que je parvienne , s'il est possible , à celte résur- rection bienheureuse qui distingue les vivans d'avec les morts, c'est-à-dire , les pécheurs justifiés d'avec ceux qui ne le sont pas : Ut inveniar in illo non habens meam justitiam quœ ex lege est , sed illam quœ exjide est Christi Jesu : ad cognoscendum il- lum , et virtutem resurrectionis ejus : si quo modo occurram ad resurrectionem quœ est ex mortuis (i). Ainsi, après l'Apôtre, en ont usé tous les vrais pé- nitens en se convertissant à Dieu. Ils ont fermé les yeux à tout le reste, ils n'ont consulté ni la chair, ni le sang , ils ont foulé le monde aux pieds , ils se sont élevés au-dessus d'eux-mêmes; et pourquoi? parce qu'ils cherchoient , dit saint Paul , une résur- rection plus solide et plus avantageuse que celle qui nous est figurée dans la conversion prétendue des mondains : Ut meliorem invenir ent resurrectio- nem (2). Car , encore une fois, il y a maintenant une diversité de conversions , comme à la fin des siècles il y aura une diversité de résurrections ; et comme , selon l'évangile, les uns sortiront de leurs tombeaux pour ressusciter à la vie , les autres , pour ressusciter à leur condamnation et à la mort : Et procèdent qui bona fecerunt , in resurrectionem vitœ ; qui verd ma la egerunt, in resurrectionem ju- dicii (3) ; de même voit-on des pécheurs sortir du tribunal de la pénitence , les uns vivifiés par la grâce

(1) Pbilip. 3. (1) Hebr. 11. (3) Joau. 3.

302 SUR LA RÉSURRECTION

et réconciliés avec Dieu ; les autres , par l'abus du sacrement, encore plus endurcis dans le péché et plus ennemis de Dieu. Heureux , conclut le Saint- Esprit dans l'Apocalypse , heureux et saint quiconque aura part à la première résurrection ! il parle de la résurrection des justes : Bcatus et sanctus qui hahet partent in resurrectione prima (i). Je dis par la même règle , heureux et saint quiconque a eu part à la première conversion ! heureux et saint celui qui, ressuscitant avec Jésus-Christ, selon la maxime de l'Apôtre , n'envisage dans sa conversion que les choses du ciel , détourne sa vue de tous les objets de la terre , ne cherche point les prospérités , s'élève au-dessus des adversités , est content de posséder Dieu , et s'attache à Dieu pour Dieu même ! Or , c'est cette conversion , chrétiens , que Dieu vous demande aujourd'hui, et dont il vous propose le modèle dans la personne de son Fils.

Cependant , n'en demeurons pas ; j'ai dit que le Sauveur du monde , après être sorti du tombeau, n'avoit plus vécu en homme mortel , mais en homme céleste et ressuscité ; et que c'est une loi pour nous de mener , après notre conversion , une vie nouvelle et conforme à l'heureux état sont élevés , par la grâce, des hommes vraiment convertis: Ut quomodb surrexit à mortuis ita et nos in novitate vitœ am- bulemus (2). Mais en quoi consiste cette nouvelle vie? Retournons à notre modèle. Le voici: Jésus- Christ , en qualité d'homme , étoit composé d'un corps et d'une ame ; mais son corps , au moment

(1) Apoc. 20. (2) Rom. 6.

DE JÉSUS-CHRIST. 3o3

qu'il ressuscita , par un merveilleux changement, de matériel et de terrestre qu'il étoit dans sa subs- tance , devint un corps tout spirituel dans ses qua- lités; et son ame , en vertu de la même résurrection , se trouva, par un autre prodige, parfaitement sé- parée du monde , quoiqu'elle fût encore au milieu du monde : deux traits de ressemblance que Jésus- Christ ressuscité doit nous imprimer, pour faire en nous ce renouvellement qui est la preuve nécessaire, mais infaillible , de notre conversion. Il avoit un corps , et ce corps , revêtu de gloire , sembloil être de la nature et de la condition des esprits : vérité si constante , que saint Paul, envisageant le mvstère que nous célébrons, ne craignoit point de dire aux Corinthiens : Itaque etsi cognovimus secundùm car- nem Christum 3 sed nunc jam non novimus (1): C'est pourquoi , mes frères , quoique autrefois nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, mainte- nant qu'il est ressuscité d'entre les morts , nous ne le connoissons plus de la même sorte , ni selon cette même chair. Que dites-vous, grand Apôtre, reprend là-dessus saint Chrysostome ? quoi ! vous ne connois- sez plus votre Dieu , selon cette chair adorable dans laquelle il a opéré votre salut? cette chair formée par le Saint-Esprit , conçue par une vierge, unie et associée au Verbe divin ; cette chair qu'il a immo- lée pour vous au Calvaire , qu'il vous a laissée pour nourriture dans son sacrement , et qui doit être un des objets de votre béatitude dans le ciel , vous ne la connoissez plus? Non , répond l'Apolre sans hési-

(1)2. Cor. 5.

3o4 SUR LA RÉSURRECTION

ter , depuis que cet homme-Dieu , dégagé des liens de la mort, a pris possession de sa vie glorieuse, je ne le connois plus selon la chair: Etsi cognovi- mus secundùm carnem Christum , sed nunc jam non novimus. Ainsi le disoit le maître des gentils : et n'en faites-vous pas d'abord l'application ? c'est-à- dire , que si vous êtes vraiment convertis , il faut que l'on ne vous connoisse plus , ou plutôt , que vous ne vous connoissiez plus vous-mêmes selon la chair; que vous ne cherchiez plus à satisfaire les désirs déréglés de la chair ; que vous ne soyez plus esclaves de cette chair qui vous a jusques à présent dominés ; que cette chair purifiée par la pénitence , ne soit plus désormais sujette à la corruption du pé- ché ; et que nous, les ministres du Seigneur, qui gémissions autrefois de ne pouvoir vous regarder que comme des hommes sensuels et charnels , mainte- nant nous ayons la consolation , non-seulement de ne vous plus connoître tels que vous étiez , mais de vous connoître là-dessus divinement changés et trans- formés, en sorte que nous puissions dire de vous par proportion : Etsi cognovimus vos secundùm car- nem , sed nunc jam non novimus.

Car c'est par là, mes chers auditeurs, que nos corps, selon la doctrine de saint Paul , participent, dès cette vie , à la gloire de Jésus-Christ ressuscité ; c'est par qu'ils deviennent spirituels , incorrup- tibles , pleins de vertu, de force , d'honneur; mais souvenons-nous qu'ils ne sont rien de tout cela , qu'autant que nous y coopérons , et que , par une pleine correspondance , nous travaillons , selon la

règle

DE JÉSUS-CHRÎST. 3o5

règle du Saint-Esprit , à en faire des hosties pures et agréables aux yeux de Dieu. Les corps glorieux possèdent touies ces qualités par une espèce de nécessité; mais ces qualités ne conviennent aux nôtres que dépendamment de notre liberté. C'est ce qui fait sur la terre notre mérite ; mais c'est aussi ce qui doit redoubler notre crainte, et qui demande toute notre vigilance : car , quelque affermis que nous puissions être dans le bien , nous ne sommes pas inébranlables ; les grâces qui nous ont fortifiés dans notre conversion , ne sont point des grâces à fomenter notre paresse , beaucoup moins à autoriser notre présomption; quelque confiance que nous de- vions avoir dans la miséricorde et dans le secours de Dieu, il est toujours vrai que nous pouvons nous dé- mentir de nos plus fermes résolutions, et que nos infidélités peuvent nous faire déchoir de cet étal de pureté la pénitence nous a rétablis. Que faut-ii donc faire , et comment devons-nous vivre désor- mais dans le monde? comme Jésus-Christ après sa résurrection. Il étoit dans le monde, mais sans y être , c'est-à-dire , sans prendre part aux affaires du monde, aux intérêts du monde , aux assemblées et aux conversations du monde; nes'entretenantqu'avec ses disciples, et ne leur parlant que du royaume de Dieu. Vous donc , mes frères , concluoit saint Paul, et je le conclus après lui, si vous êtes ressuscites avec Jésus-Christ : Si consurrexitis cum Christo ( i ) , n'avez plus désormais de goût que pour les choses du ciel : Quœ sursum sunt sapite ; ne cherchez plus

(1) Coloss. 3.

TOME IV. 20

3o6 SUR LA RÉSURRECTION

désormais que les choses du ciel : Quœ sur su m sunl auœritc. Séparez-vous du monde , vivez hors du monde , non pas toujours en sortant du monde , puisque voire condition vous y retient; mais n'y soyez ni d'esprit , ni de cœur ; surtout , si vous vous montrez dans le monde , que ce soit pour l'édifier par votre changement. Etre converti, c'est le premier devoir , et c'a été le sujet de la première partie ; paroîlre converti , c'est l'autre devoir dont j'ai à vous parler dans la seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE.

C'est un mystère , chrétiens , mais ce n'est point un mystère obscur , ni difficile à pénétrer , savoir , pourquoi Jésus-Christ , après sa résurrection , voulut encore demeurer parmi les hommes , durant l'es- pace de quarante jours. Dans l'ordre naturel des choses, du moment qu'il étoit ressuscité , le ciel de- voit être son séjour , et la terre n'étoit plus pour lui qu'une demeure étrangère. Pourquoi donc diffère- t-il cette ascension triomphante qui le devoit mettre en possession d'un royaume du à ses mérites ; et pourquoi suspend-il en quelque sorte cette félicité consommée qui lui étoit si légitimement acquise, et par tant de titres? Pourquoi? une raison supérieure le fait consentir à ce retardement : la voici, mes chers auditeurs , prise de l'évangile même. C'est qu'il veut soutenir toujours son caractère de Sauveur , et rapporter à notre justification , aussi bien les mys- tères de sa gloire , que ceux de ses humiliations et de ses souffrances , afin qu'il soit vrai de dire en

DE JÉSUS-CHRIST. 807

toute manière : Traditus est propter delicta nostra> et resurrexit propter justljicationem nos tram. Or , pour cela , dit saint Chrysostôme , il ne se contente pas d'être ressuscité , mais il veut paroître ressuscité ; il veut se faire voir au monde dans l'état de cette nouvelle vie il est entré ; il veut , par ses appari- tions , répandre au dehors les rayons de cette divine lumière dont il vient d'être revêtu : voilà, dis-je, pourquoi il emploie quarante jours à se montrer, tantôt à tous ses disciples assemblés , tantôt à quel- ques-uns en particulier , tantôt dans une pêche mi- raculeuse , tantôt dans un repas mystérieux , tantôt sous la forme d'un jardinier , tantôt sous celle d'un V03rageur ; agissant, parlant, se communiquant, et donnant partout des preuves du miracle opéré dans sa personne , et de son retour d'entre les morts. Ex- cellente leçon pour nous , chrétiens , si nous en sa- vons profiter : tout ceci nous regarde , et nous ap- prend que , comme ce n'est point assez de paroître convertis, si nous ne le sommes en effet, aussi ne suffit-il point de l'être et de ne le pas paroître.

Car , pour développer cette importante morale , ce sont , mes chers auditeurs, deux obligations dif- férentes que d'être converti, et de paroître converti; et notre erreur est de ne les pas assez distinguer. Gomme ce sont deux espèces de désordres , que d'être impie et de paroître impie ( car être impie , disoit Tertullien , c'est un crime ; et le paroître , c'est un scandale ) , aussi devons-nous être bien per- suadés qu'il y a deux préceptes dans la loi divine , dont l'un nous oblige à nous convertir, et l'autre à

20.

3o8 SUR LA RÉSURRECTION

donner des marques extérieures de notre conversion ; en sorte que d'obéir à l'un de ces deux préceptes , sans se mettre en devoir d'accomplir 1 autre, ce n'est qu'une justice imparfaite. En effet, si Jesus-Christ, après être sorti du tombeau, s'étoit tenu caché dans le monde , et qu'il n'eût point paru ressuscité , il n'auroit , si je l'ose dire , exécuté qu'à demi le des- sein de son adorable mission; il auroil laissé notre foi dans le trouble , et , par rapport à nous , la religion qu'il vouloit établir n'auroit point eu de solide fon- dement. De môme , si nous négligeons, après notre conversion , ou si nous craignons de paroître conver- tis , nous ne faisons qu'imparfaitement l'œuvre de Dieu ; et , bien loin de lui plaire , nous encourons la malédiction prononcée par l'apôtre saint Jacques , quand il dit que quiconque viole un commandement , quoiqu'il en observe un autre , est censé coupable , comme s'il a voit transgressé toute la loi : Qui peccat in uno 9 factus est omnium reus (i). Je dis plus : être et paroître converti , sont tellement deux obli- gations différentes , qu'elles sont néanmoins insépa- rables ; et qu'à prendre la chose dans la rigueur , il est impossible de s'acquitter de la première sans sa= tisfaire à la seconde , parce qu'il est constant, comme l'ange de l'école ( saint Thomas) l'a judicieusement remarqué , que paroître converti , est une partie de la conversion même. Je m'explique. Vous avez pris enfin , dites-vous , la résolution de changer de vie , et de renoncer à votre péché; mais vous avez, du reste , ajoutez- vous , des mesures à garder, et vous ne voulez pas qu'on s'aperçoive de votre change- ai) Jac a.

DE JÉSUS-CHRIST. 3o9

ment; mais moi je soutiens qu'il y a de la contra- diction dans ce que vous vous proposez , parce qu'une des circonstances les plus essentielles de ce change- ment de vie , qui doit faire votre conversion , est qu'on s'en aperçoive et qu'il paroisse ; je dis que , tandis qu'il ne paroîtra pas et qu'on ne s'en aperce- vra pas , quelque idée que vous en ayez , c'est un changement équivoque et suspect , ou même chimé- rique et imaginaire : pourquoi ? parce qu'une con- version , pour être complète , doit embrasser , sans exception , tous les devoirs de l'homme chrétien. Or , un des devoirs de l'homme chrétien est de pa- roître ce qu'il est ; et , s'il a été pécheur et rebelle à Dieu , un de ses devoirs les plus indispensables est de paroître obéissant et soumis à Dieu. Je dis que ce devoir est fondé sur l'intérêt de Dieu que vous avez offensé , sur l'intérêt du prochain que vous avez scan- dalisé , sur votre intérêt propre , j'entends l'intérêt de votre ame et de votre salut que vous avez ouver- tement abandonné : trois preuves invincibles de la vérité que je vous prêche, et dont je puis me pro- mettre que vous serez touchés.

Obligation de paroître converti , prise de l'intérêt de Dieu qu'on a offensé. Autrement, chrétiens, quelle réparation ferez-vous à Dieu de tant de crimes, et comment lui rendrez - vous la gloire que vous lui avez ravie, en les commettant? Quoi! pécheurs qui m'écoutez , vous avez outragé mille fois ce Dieu de majesté , et vous rougirez maintenant de paroître humiliés devant lui ? Vous avez méprisé hautement sa loi , et vous croirez en être quittes pour un secret

3lO SUR LA RÉSURRECTION

repentir? Votre libertinage qui l'irriloit, a été pu- blic, et votre pénitence qui doit l'apaiser sera obs- cure et cachée? Est-ce traiter Dieu en Dieu? Non , non , mes frères , dit saint Chrysostôme , en user ainsi , ce n'est point proprement se convertir. Quand nous n'aurions jamais péché , et que nous aurions toujours conservé l'innocence de notre baptême , Dieu veut que nous nous déclarions; et en vain lui protestons-nous dans le cœur qu'il est notre Dieu, si nous ne sommes prêts à nous en expliquer devant les hommes , et même devant les tyrans , par une confession libre et généreuse : Quicumque confessus fuerit me coram hominibus (i). Telle est la condi- tion qu'il nous propose , et sans laquelle il nous ré- prouve comme indignes de lui. Or, si le juste même, quoique juste , reprend saint Chrysostôme , est sujet à cette condition , combien plus le pécheur qui se convertit , puisqu'il s'agit pour lui , non-seulement de confesser le Dieu qu'il sert et qu'il adore , mais de faire justice au Dieu qu'il a déshonoré? Et com- ment la lui fera-t-il , cette justice , si ce n'est par une conversion qui édifie , par une conversion dont on voie les fruits , par une conversion aussi exem- plaire qu'elle doit être de bonne foi et sincère ? Il faut donc, conclut saint Chrysostôme, que la vie de de ce pécheur, dans l'état de sa pénitence, soit dé- sormais comme une amende honorable qu'il fait à son Dieu. Il faut que son respect dans le lieu saint , que son attention à l'adorable sacrifice , que son assi- duité aux autels , que sa fidélité aux observances de

(l) Luc. 13.

DE JÉSUS-CHRIST. 3ll

l'Eglise , que ses discours modestes et religieux , que sa conduite régulière , que tout parle pour lui , et réponde à Dieu de la contrition de son ame ; pour- quoi? afin que Dieu soit ainsi dédommagé; et que ceux, qui , voyant autrefois cet homme dans les dé- sordres d'une vie impure et libertine , demandoient éloit son Dieu , et doutoient presque qu'il y en eût un , non-seulement n'en doutent plus , mais le glorifient d'une conversion si visible et si éclatante : Nequandb dicant gentes : Ubi est Deus eorum (i) ? car voilà ce que j'appelle l'intérêt de Dieu.

En effet , quand saint Pierre , après la résurrec- tion du Sauveur , paroissoit dans les synagogues et dans les places publiques , prêchant le nom de Jésus- Christ avec une sainte liberté , d'où lui venoit sur- tout ce zèle ? de la pensée et du souvenir de son péché. J'ai trahi mon maître , disoit-il dans l'amer- tume de son cœur , et mon infidélité lui a été plus sensible que la cruauté des bourreaux qui l'ont cru- cifié ; il faut donc qu'aux dépens de tout , je fasse voir maintenant ce que je lui suis , et que je me sa- crifie moi-même pour effacer de mon sang une tache si honteuse. Voilà ce qui l'excitoit , ce qui le déler- minoit à tout entreprendre et à tout souffrir pour cet homme-Dieu qu'il avoit renoncé. Or, c'est dans ce sentiment , mon cher auditeur , que vous devez en- trer aujourd'hui. Comme le prince des apôtres , vous reconnoissez , et vous êtes obligé de reconnoître , qu'en mille occasions le torrent du monde vous entraînoit , vous avez renoncé votre Dieu ; vous

(i)Psalm. n3.

3l2 SUR LA RÉSURRECTION

confessez que votre vie, si je puis parler de la sorte , a été un sujet perpétuel de confusion pour Jésus-Christ; n'est-il donc pas juste que vous vous meniez en état de lui faire honneur , et que , par une vie chrétienne , vous effaciez au moins les impres- sions que votre impiété a pu donner contre sa loi? I^'est-il pas juste , autre pensée bien touchante , n'est-il pas juste que vous honoriez la grâce même de votre conversion? Car, savez-vous, chrétiens, quels sentimens la grâce de la pénitence vous doit inspirer ? Savez-vous ce que vous devez être dans le monde en conséquence de cette grâce , si vous y avez répondu ? Je dis que vous devez être dans le monde , ce que furent les apôtres, et les premiers disciples après la résurrection du Fils de Dieu. L'Ecriture nous apprend que leur principal , ou plutôt leur «nique emploi , fut de lui servir de témoins dans la Judée , dans la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre : Eritis mihi testes in Jérusalem et in omni Judœâ et Samariâ (i). Ainsi, mes frères, devez- vous être persuadés qu'en qualité de pécheurs con- vertis et réconciliés avec Dieu par la grâce de son sacrement, Dieu attend de vous un témoignage par- ticulier, un témoignage que vous lui pouvez rendre, un témoignage qui lui doit être glorieux. Comme s'il vous disoit aujourd'hui : Oui, c'est vous que je choisis pour être mes témoins irréprochables, non plus dans la Samarie ni dans la Judée , mais dans un lieu il m'est encore plus important d'avoir des disciples qui soutiennent ma gloire; mais à la cour, (•-) Act. i.

DE JÉSUS-CHRIST. 3l3

ce témoignage que je vous demande m'est beau- coup plus avantageux : Eritis mihi testes. Vous, hommes du monde , qui vous êtes livrés aux pas- sions charnelles , mais en qui j'ai créé un cœur nou- veau ; vous à qui j'ai fait sentir les impressions de ma grâce; vous que j'ai tirés de l'abîme du péché, c est vous qui me servirez de témoins; et où? au milieu du monde et du plus grand monde; car c'est surtout qu il me faut des témoins fidèles : Eritis mihi testes. Il est vrai , vous avez jusqu'à présent vécu dans le désordre ; mais bien loin que les dé- sordres de votre vie affaiblissent votre témoignage , c'est ce qui le fortifiera et ce qui le rendra plus con- vaincant. Car, en vous comparant avec vous-mêmes, et voyant des désordres si publics suivis d'une con- version si édifiante, le monde, tout impie qu'il est, n'en pourra conclure autre chose , sinon que ce chan- gement est l'ouvrage de la grâce, et un miracle de la main tonte - puissante du Très-haut : Eritis mihi testes. Et en effet, chrétiens , si vous aviez toujours vécu dans l'ordre , quelque gloire que Dieu en tirât d'ailleurs , il n'en tireroit pas le témoignage dont je parle. Vous seriez moins coupables devant lui ; mais aussi seriez-vous moins propres à faire connoître l'efficace de sa grâce. Pour lui servir à la cour de témoins , il falloit des pécheurs comme vous ; et c'est ainsi qu'il vous fait trouver dans votre péché même de quoi l'honorer.

Obligation de paroître converti , fondée sur l'in- térêt du prochain que vous avez scandalisé. Car , comme disoit saint Jérôme , je me dois à moi-même

3 j 4 SUR LA RÉSURRECTION

la pureté de mes mœurs , mais je dois aux autres la pureté de ma réputation : Mihi debeo meam vilj,,n , aliis deben meam famam. Or , ce sentiment convient encore plus à un pécheur qui se convertit. Je me dois à moi-même ma conversion , mais je dois aux autres les apparences et les marques de ma conver- sion : et pourquoi les apparences ? pour réparer , par un remède proportionné , les scandales de ma vie ; car ce qui a scandalisé mon frère , peut-il ajouter , ce n'est point précisément mon péché , mais ce qui a paru de mon péché. Je ne fais donc rien , si je n'oppose à ces apparences criminelles de saintes ap- parences; et je me flatte , si je me contente de dé- tester intérieurement le péché , et que je n'en retran- che pas les dehors. Il faut , mon cher auditeur , que ce prochain , pour qui vous avez été un sujet de chute , profite de votre retour , et qu'il soit absolu- ment détrompé des idées qu'il avoit de vous. Il faut qu'il s'aperçoive que vous n'êtes plus cet homme dont les exemples lui étoient si pernicieux ; que vous n'entretenez plus ce commerce , que vous ne fré- quentez plus cette maison , que vous ne voyez plus cette personne , que vous n'assistez plus à ces spec- tacles profanes, que vous ne tenez plus ces discours lascifs; en un mot , que ce n'est plus vous. Car d'es- pérer , tandis qu'il vous verra dans les mêmes socié- tés, dans les mêmes engagemens , dans les mêmes habitudes , qu'il vous croie , sur votre parole , un homme changé et converti , ce seroit à lui simplicité de le penser , et c'est à vous une présomption de le prétendre. Ne sortons point de notre mystère : la ré-

DE JÉSUS-CHRIST. 3l5

surrection du Fils de Dieu que nous avons devant les yeux , sera pour vous et pour moi une preuve sensible de ce que je dis.

Pourquoi Jésus-Christ a-t-il paru ressuscité ? ou plutôt , à qui a-t-il paru ressuscité ? ceci mérite votre attention. Il a paru ressuscité, dit saint Augus- tin , aux uns , pour les consoler dans leur tristesse ; aux autres, pour les ramener de leurs égaremens; à ceux-là, pour vaincre leur incrédulité; à ceux-ci, pour leur reprocher l'endurcissement de leur cœur. Mag- deleine et les autres femmes qui l'avoient suivie , pleurent auprès du sépulcre, pénétrées de la vive douleur que leur cause le souvenir et l'image encore toute récente de sa mort; il leur apparoît, dit l'Evan- géliste , pour les remplir d'une sainte joie , et pour faire cesser leurs larmes. Les disciples foibles et lâ- ches l'ont abandonné , et ont pris la fuite , le voyant entre les mains de ses ennemis : il leur apparoît pour les rassembler comme des brebis dispersées , et pour les faire rentrer dans le troupeau. Saint Thomas per- siste à être incrédule et à ne vouloir pas se rendre au témoignage de ceux qui l'ont vu : il lui apparoît pour le convaincre et pour ranimer sa foi presque éteinte. Les autres , quoique persuadés de la vérité , sont encore froids et indifférens : il leur apparoît pour leur reprocher leur indifférence et pour réveiller leur zèle. Encore une fois , modèle divin , sur quoi nous devons nous former; car c'est ainsi que nous devons paroître convertis pour la consolation des justes , pour la conversion des pécheurs , pour la conviction des libertins. Reprenons.

©m-

-

r»4

R !. \ Rb U B R E '"no N

mes mo rs, mais je dois aux autres la

pulaûon : Mihi i/rl>tl> meam vii&n,

■<■"'■ Or, ce» miment convient

| » heur qui se convertit. Je me

i « onversîon , mais je dois aux

i lt 5 marques «K- ma conver-

porquoi les ippurew es ' pour réparer, par

; nné , l scandales de ma vie ;

- indalise mou frère, peut-i] ajouter,

I ml pr enl mon péché, mais ce qui

n [■• < lé. J< B€ l u> donc rien , si je

ppan m > ci iminelli - de saintes ap-

.1 je m»' contente de dé-

;i . rai ut le pé< , « t que je n'en retran-

II ! mi , mon » hei auditeur , que

qui fou été un sujet de

n loui , el qu'il soit absolu-

. . s qu'il avoil de vous. Il faut

plus cei homme dont

nies lui étoienl si pernicieui ; que vous

: plu mmi m e , que vous ne fré-

Ite maison , que vous ne voyez plus

. que vous n'assiste* plus à ces spec-

- . que vous ne lenei plus ces discours

un mot 9 que ce n'est plus vous. Card'es-

dis qu'il vous verra dans les mêmes socié-

. s mêmes engagemens , dans les mêmes

qu'il vous croie, sur votre parole , un

hom mgé et converti , ce seroit à lui simplicité

er . et c'est à vous une présomption de le

prétendr. Ne sortons point de notre mystère : la r e'-

. IBM

r )3 I >'*

i

DE IÉS1 I- - r-

surrection du Fils de Dieu

les yeux , sera pour vous et pour noma* r**w

sensible de ce que je dis.

Pourquoi Jésus-Christ a-t-il | plutôt, à qui a-t-il paru :

votre attention. Il a paru ressu>, int Augus-

tin , aux uns, pour les confier ÉM ur triste- aux autres, pour 1rs ramener d. ceux-là, pour vaincre leur incréduli leur reprocher l'endurcissenien: deleine et les autres femmes qui 1 pleurent auprès du sépulcre, pénétres de U \ douleur que leur cause le souvenir e toute récente de sa mort ; il leur app *n-

géliste , pour les remplir dune - faire cesser leurs larmes. Les d.- soiL. ches l'ont abandonné , et ont prisl an!

entre les mains de ses ennemis : il leur ppar les rassembler comme dis brebis dUpt, les faire rentrer dans le troupeau. S IhomdS siste à être incrédule et à ne voul Ire

au témoignage de ceux qui l'ont vu lui app.: pour le convaincre et pour ranimt. - foi j.r->que éteinte. Les autres , quoique persuao:de la venté, sont encore froids et indifférens: illeurpparoit poar leur reprocher leur indifférence et pouréveillerieur zèle. Encore une fois, modèle divin , ur quoi no* devons nous former; car c'est ainsi nousefera» paroitre convertis pour la consolai! des /a*»» pour la conversion des pécheurs, p des libertins. Reprenons.

/

3l6 SUR LA RÉSURRECTION

Pour la consolation des justes. Car , dans l'état de votre péché , mon cher auditeur , vous étiez mort ; et combien d'ames saintes pleuroient sur vous ! Quelle douleur la charité qui les pressoit ne leur faisoit-elle pas sentir à la vue de vos désordres! Avec quel ser- rement , ou , si vous voulez avec quel épanchement de cœur n'en ont-elles pas gémi devant Dieu ! Par com- bien de pénitences secrètes n'ont-elles pas tâché de les expier ! et depuis combien de temps ne peut-on pas dire quelles étoient dans la peine , demandant grâce à Dieu pour vous et soupirant après votre con- version ! Dieu enfin les a exaucées, et, selon leurs vœux , vous voilà spirituellement ressuscité : mais on vous dit que , l'étant, elles ont droit d'exiger que vous leur paroissiez tel , afin qu'elles s'en réjouissent sur la terre , comme les anges bienheureux en triom- phent dans le ciel; que c'est une justice que vous leur devez; que , comme votre péché les a désolées , il faut que votre retour à Dieu les console. Gela seul ne doit-il pas vous engager à leur en donner des preuves , mais des preuves assurées , qui , d'une part , les comblent de joie , et qui , de l'autre , mettent comme le sceau à l'œuvre de votre salut ?

Pour la conversion des pécheurs. II y a de vos frères dans le monde qui se perdent, et qui , sortis des voies de Dieu , vivent au gré de leurs passions , et ne suivent plus d'autre voie que celle de l'iniquité, îl est question de les sauver , en les ramenant d'une manière douce , mais efficace , au vrai pasteur de leurs âmes, qui est Jésus-Christ; et c'est vous, vous dis-je , pécheur converti, qui devez servir à ce des-

DE JÉSUS-CHRIST. 3ij

sein. Pourquoi vous ? je le répète , parce qu'après vos égaremens , vous avez , pour y réussir , un don particulier que n'ont pas les justes qui se sont toujours maintenus justes. Aussi , remarque Origène , saint Pierre fut-il singulièrement choisi pour ramener au Fils de Dieu les disciples que la tentation avoit dis- sipés: Et tu aliquandb conter sus , confirma fratr es tuos (i); Et vous, Pierre, lui dit le Sauveur du monde , ayez soin d'affermir vos frères quand vous serez une fois converti vous-même. Il ne donna pas cette commission à saint Jean , qui s'étoit tenu in- séparablement attaché à sa personne } ni à Marie , qui l'avoit accompagné jusqu'à la croix, mais à saint Pierre, qui l'avoit renoncé. Pourquoi cela? adorable conduite de la Providence ! parce qu'il falloit , dit Origène , un disciple pécheur pour attirer d'autres pécheurs , et parce que le plus grand pécheur de tous étoit le plus propre à les attirer tous. Ah ! chré- tiens, combien de conversions votre exemple seul ne produiroit-il pas , si vous vous regardiez comme saint Pierre , chargés de l'honorable emploi de ga- gner vos frères à Dieu ! Et tu aliquandb conversus 3 confirma fratres tuos. Cet exemple épuré de toute ostentation, et soutenu d'un zèle également humble et prudent, quel succès merveilleux n'auroit-il pas, et que pourroient faire en comparaison tous les pré- dicateurs de l'évangile ? Quel attrait surtout ne se- roit-ce pas pour certains pécheurs découragés et ten- tés de désespoir , lorsqu'ils se diroient à eux-mêmes: N oilk cet homme que nous avons vu dans les mêmes

(j) LUC. 22.

3l8 SUR LA RLSURRFXTION

débauches que nous , le voilà converti et soumis à Dieu! Y auroit-il un charme plus puissant pour les convertir eux-mêmes , et quand il ne s'agit pour cela que de paroUre ce que vous êtes , ne craignez-vous point , en y manquant , d'encourir la malédiction dont Dieu , par son Prophète , vous a menacés ! San- guinem autem ejus de manu tuâ rct/uiram (i).

Pour la conviction des libertins et des esprits in- crédules. L'apôtre saint Thomas , devenu fidèle, eut une grâce spéciale pour répandre le don de la foi ; et s'il n'eût jamais été incrédule ( c'est la réflexion de saint Grégoire pape ) , sa prédication en eût été moins louchante. Mais la merveille étoit de voir un homme , non-seulement croire ce qu'il avoit opiniâ- trement combattu , mais l'aller publier jusque devant les tribunaux , et ne pas craindre de mourir pour en confirmer la vérité. Voilà ce qui persuadoit le monde. Son incrédulité toute seule , dit saint Chrysostôme , nous auroit perdus , sa foi toute seule ne nous auroit pas suffi ; mais son infidélité suivie de sa foi, ou plu- tôt sa foi précédée de son infidélité , c'est ce qui nous a faits ce que nous sommes. J'en dis de même , chrétiens, en vous appliquant cette pensée: si vous, à qui je parle , ne vous étiez jamais égarés , peut- être le monde auroit-il du respect pour vous : mais à peine le monde , dans le libertinage de créance il est aujourd'hui plongé , tireroit-il de vous une certaine conviction dont il a particulièrement besoin. Ce qui touche les impies , c'est d'entendre un impie comme eux , surtout un impie sage d'ailleurs , selon

(1) Ezech. 3.

DE JÉSUS-CHRIST. 3l9

le monde , sans autre intérêt que celui de la vérité qu'il a connue , dire : Je suis persuadé , je ne puis plus résister à la grâce qui me presse , je veux vivre en chrétien , et je m'y engage. Car cette déclaration est un argument sensible qui ferme la bouche à l'im- piété , et dont les âmes les plus libertines ne peuvent se défendre.

Enfin , l'obligation de parohre converti , fondée sur notre intérêt propre. Car cette prudence char- nelle , qui nous fait trouver tant de prétextes pour ne nous pas déclarer , n'est qu'un artifice grossier dont se sert l'ennemi de notre salut pour nous tenir toujours dans ses liens , au moment même que nous nous flattons d'être rentrés dans la liberté des en- fans de Dieu. En effet , on ne veut pas qu'il paroisse à l'extérieur qu'on ait changé de conduite : pourquoi ? parce qu'on sent bien que si ce changement venoit une fois à éclater, on seroit obligé de le soutenir; qu'on ne pourroit plus s'en dédire, et que l'hon- neur même venant au secours du devoir et de la re- ligion , on se feroit de la plus difficile vertu , qui est la persévérance , non pas un simple engagement , mais comme une absolue nécessité. Or , en quelque bonne disposition que l'on se trouve , on veut néan- moins se réserver le pouvoir de faire dans la suite ce que l'on voudra. Quoiqu'on renonce actuellement à son péché , on ne veut pas se lier ni s'interdire pour jamais l'espérance du retour. Cette nécessité de per- sévérer paroît affreuse , et Ton en craint les consé- quences. C'est-à-dire , on ne veut pas être incons- tant , mais on veut , s'il étoil besoin , le pouvoir être ;

3no SUR LA RÉSURRECTION

et parce qu'en donnant des marques de conversion, on ne le pourroil plus , ou qu'on ne le pourroit qu'aux dépens d'une certaine réputation dont on est jaloux, on aime mieux dissimuler et courir ainsi les risques de sou inconstance, que de s'assurer de soi- même en s'ôtant une pernicieuse liberté. Car voilà, mes chers auditeurs , les illusions du cœur de l'homme. Mais je raisonne tout autrement, et je dis que nous devons regarder comme un avantage de paroître convertis, puisque , de notre propre aven, le paroître et l'avoir paru , est une raison qui nous engage indispensablement à l'être , et à l'être tou- jours. Je dis que nous devons compter pour une grâce d'avoir trouvé par le moyen de fixer nos légère- tés , en faisant même servir les lois du monde à l'éta- blissement solide et invariable de notre conversion. Mais si je retombe , par une malheureuse fragilité, dans mes premiers désordres , ma conversion , au lieu d'édifier deviendra la matière d'un nouveau scandale. Abus , chrétiens : c'est à quoi la grâce de Jésus-Christ nous défend de penser, sinon autant que cette pensée nous peut être salutaire pour nous donner des forces et pour nous animer. Je dois crain- dre mes foiblesses et prévoir le danger; mais je ne dois pas- porter trop loin celte prévoyance et cette crainte; elle me doit rendre vigilant , mais elle ne me doit pas rendre pusillanime; elle doit m'éloigner des occasions par une sainte défiance de moi-même, mais elle ne doit pas m'ôter la confiance en Dieu , jusqu'à m'empêcher de faire des démarches pour mon salut , sans lesquelles la résolution que j'ai prise

d'y

DE JÉSUS-CHRIST. 32i

d'y travailler , sera toujours chancelante. Si je me déclare , on jugera de moi, on en parlera: bien ! ce sera un secours contre la pente naturelle que j'au- rois à me démentir , de considérer que j'aurai à soutenir les jugemens et la censure du monde. On m'accusera de simplicité , de vanité , d'hypocrisie , d'intérêt: je tâcherai de détruire tous ces soupçons: celui de la simplicité, par ma prudence ; celui de l'or- gueil , par mon humilité ; celui de l'hypocrisie , par la sincérité de ma pénitence ; celui de l'intérêt, par un détachement parfait de toutes choses. Du reste , disoit saint Augustin , le monde parlera selon ses maximes , et moi je vivrai selon les miennes : si le monde est juste , s'il est chrétien , il approuvera mon changement , et il en profitera ; s'il ne l'est pas , je dois le mépriser lui-même et l'avoir en horreur.

Quoi qu'il en soit, être et paroitre converti , être et paroitre fidèle, être et paroitre ce qu'on doit être , voilà , mes chers auditeurs , la grande morale que nous proche Jésus-Christ ressuscité. Heureux , si je vous laisse, en finissant ce discours , non-seulement instruits , mais persuadés et touchés de ces deux im- portantes obligations. Après cela , quelque indigne que je sois de mon ministère, peut-être pourrai-je dire aussi bien que saint Paul , quand il quitta les chrétiens d'Ephèse et qu'il se sépara d'eux , que je suis pur devant Dieu et innocent de la perte des âmes , si , parmi ceux qui m'ont écoulé , il y en avoit encure qui dussent périr : Quaproptrr contestor vos , quia mundus sum à sanguine omnium (i); et pour- (i) Act. 20.

TOME IV. 2,1

Or22 SUR LA RÉSURRECTION

quoi? parce que vous savez, ô mon Dieu ! que je ne leur ai point caché vos vérités , mais que j'ai pris soin de les leur représenter avec toute la liberté , quoique respectueuse , dont doit user un ministre de votre parole. Quand vous envoyiez autrefois vos prophètes pour prêcher dans les cours des rois , vous vouliez qu'ils y parussent comme des colonnes de fer et comme des murs d'airain , c'est-à-dire , comme des ministres désintéressés , généreux , intrépides : Ego quippe dedi te hodiè in columnam ferream , et in murum œreum 3 regibus Juda (i). Mais j'ose dire, Seigneur , que je n'ai pas même eu besoin de ce ca- ractère d'intrépidité pour annoncer ici votre évan- gile , parce que j'ai eu l'avantage de l'annoncer à un roi chrétien , à un roi qui honore sa religion , qui l'honore dans le cœur , et qui fait au dehors une pro- fession ouverte de l'honorer ; en un mot , à un roi qui aime la vérité. Vous défendiez à Jérémie de trem* hier en présence des rois de Juda : Ne formides à facie eorum (2) ; et moi j'aurois plutôt à me consoler de ce que la présence du plus grand des rois , bien loin de m'inspirer de la crainte , a augmenté ma confiance ; bien loin d'aiFoiblir mon ministère , l'a fortifié et autorisé. Car la vérité que j'ai prêchée à la cour n'a jamais trouvé dans le cœur de ce monar- que qu'une soumission édifiante et qu'une puissante protection.

Voilà , sire , ce qui m'a soutenu : mais voilà ce qui élève Votre Majesté , et ce qui doit être pour elle un fonds de mérite que rien ne détruira jamais :

(1) Jerem. 1. (2) Ibid*

DE JÉSUS-CHRIST. 323

l'amour et le zèle qu'elle a pour la vérité. L'Ecriture nous apprend que ce qui sauve les rois ,, ce n'est ni la force , ni la puissance , ni le nombre des conquêtes, ni la conduite des affaires, ni l'art de commander et de régner , ni tant d'autres vertus royales , qui font les héros et que les hommes canonisent : Non saî- vatur rex per multam virtutem (i). Il a donc été de la sagesse de Votre Majesté et de la grandeur de son ame , de n'en pas demeurer , mais de se proposer quelque chose encore de plus solide. Ce qui sauve les rois, c'est la vérité ; et Votre Majesté la cherche, et elle se plaît à l'écouter , et elle aime ceux qui la lui font connoître , et elle n'auroit que du mépris pour quiconque la lui déguiseroit ; et bien loin de lui ré- sister, elle se fait une gloire d'en être vaincue: car rien , dit saint Augustin ; n'est plus glorieux que de se laisser vaincre par la vérité. C'est , sire , ce que j'appelle la grandeur de votre ame, et tout ensemble votre salut. Nous estimons nos princes heureux , ajoutoil le même saint Augustin , si pouvant tout , ils ne veulent que ce qu'ils doivent; si élevés par leur dignité au-dessus de tous , ils se tiennent par leur bonté redevables à tous ; s'ils ne se considèrent sur la terre que comme les ministres du Seigneur; si dans les honneurs qu'on leur rend , ils n'oublient point qu'ils sont hommes ; s'ils mettent leur grandeur à faire du bien ; s'ils font consister leur pouvoir à corriger le vice ; s'ils sont maîtres de leurs passions , aussi bien que de leurs actions ; si, lorsqu'il leur est aisé de se venger , ils sont toujours portés à pardon-

(i)Psal. 3a.

21.

324 SUR LA RÉSURRECTION

ner; s'ils établissent leur religion pour règle de leur politique; si se dépouillant de la majesté , ils offrent tous les jours à Dieu dans la prière, le sacrifice de leur humilité. Portrait admirable d'un roi vraiment chrétien , et que je ne crains pas d'exposer aux yeux de Votre Majesté , puisqu'il ne lui représente que ses propres sentimens et que ce qui doit être le sujet de sa consolation. C'est vous , ô mon Dieu ! qui donnez à votre peuple des hommes de ce caractère pour le gouverner , vous qui tenez dans vos mains les cœurs des rois , vous qui présidez à leur salut , et qui vous glorifiez dans l'Ecriture d'en être spécialement l'au- teur : Qui das salutem regibus (i). Montrez, Sei- gneur , montrez que vous êtes en effet le Dieu du salut des rois , en répandant sur notre invincible mo- narque 1 abondance de vos bénédictions et de vos grâces ; mais particulièrement la grâce des grâces , qui est celle du salut éternel. Quand nous vous prions pour la conservation de sa personne sacrée , pour la prospérité de ses armes, pour le succès et la gloire de ses entreprises, quoique ces prières soient justes et d'un devoir indispensable , elles ne laissent pas d être en quelque sorte intéressées. Car nos for- tunes , nos vies étant attachées à la personne de ce grand roi; notre gloire étant la sienne , et ses pros- pérités les nôtres , nous ne pouvons sur cela nous intéresser pour lui sans faire autant de retours vers nous. Mais quand nous vous conjurons de verser sur lui ces grâces particulières qui font le salut des rois , c'est pour lui que nous vous prions , puisqu'il n'y a

(i) Psal. i43«

DE JÉSUS-CHRIST. 3.2D

rien pour lui ni pour tous les rois du monde , de personnel et d'essentiel que le salut. Tel est, sire, le sentiment que Dieu inspire au dernier de vossujets pour votre auguste personne. Tel est le souhait que je forme tous les jours , et le souhait le plus sincère et le plus ardent. Dieu l'écoutera ; et après vous avoir fait régner avec tant d'éclat sur la terre , il vous fera régner encore avec plus de bonheur et plus de gloire dans le ciel , nous conduise , etc.

SERMON

POUR

LE LUNDI DE PAQUES.

SUR LA PERSEVERANCE CHRETIENNE.

Et appropinquaverunt castello quo ibânt; et ipse se finxit longiùs ire. Et coëgerunt illum , dicentes : Marie nobiscum.

Lorsqu'ils furent proche du bourg oh ils alloient , il feignit de vouloir aller plus loin. Et ils le pressèrent de demeurer avec eux , en lui disant : Demeurez avec nous. En saint Luc , chap. 24.

V oici , chrétiens , un grand mystère que l'évangile nous propose , et qui renferme pour nous une im- portante vérité. Deux disciples marchent avec le Fils de Dieu déguisé sous la forme d'un voyageur ; et lorsqu'il semble vouloir se sépard d'eux , ils l'in- vitent à demeurer , et lui font même une espèce de violence pour le retenir : Et coëgerunt illum , di- centes : Mane nobiscum. Figure bien naturelle d'une ame chrétienne , qui l'a reçu ce Sauveur des hommes dans la communion pascale. Elle ne se contente pas qu'il soit venu chez elle , ou plutôt dans elle , caché sous le voile et sous les espèces de son sacrement : elle l'engage encore à demeurer avec elle ; et par mille voeux redoublés , par de ferventes et d'instantes prières, par une sainte importunité, mais quelle sait lui devoir être agréable , elle le presse, elle le con- jure et lui dit intérieurement : Ah ! Seigneur , ne

SUR LA PERSÉVÉRANCE CHRÉTIENNE. o2J

■vous retirez pas de moi : car si je viens à vous perdre, je perds tout , puisqu'en vous perdant je perds mon unique et mon souverain bien : Mane nobiscum. Cependant , mes frères , s'il nous est si important que Jésus-Christ demeure dans nous et avec nous , il ne nous est ni moins important , ni moins nécessaire de demeurer en lui et avec lui; et voilà ce qui s'accomplit , selon sa parole même , dans ce sacrement adorable il s'est donné à nous, et nous avons nous donner à lui : Qui man- ducat meam carnem , et bibit meum sanguinem , in me manet , et ego in eo (i). Il faut qu'il demeure en nous par la grâce , et il faut que nous demeurions en lui par notre persévérance dans la grâce. Il faut qu'il demeure en nous pour nous aider de son se- cours , et il faut que nous demeurions en lui pour lui marquer notre fidélité. Il le faut , mes chers auditeurs ; et de sa part il n'y a rien à craindre , parce qu'il ne nous abandonne jamais le premier : au lieu que tout est à craindre de la nôtre , parce que nous sommes l'inconstance même. Heureux , si je pouvois aujourd'hui vous fortifier , vous affer- mir , et par vous préserver de ces rechutes si ordi- naires dans le christianisme et si funestes ! C'est ce que j'entreprends dans ce discours , je vais vous parler de la persévérance chrétienne, après que nous aurons salué Marie. Ave , Maria.

C'est par sa passion et par sa mort que Jésus-Christ a vaincu le péché ; mais j'ose dire que cette victoire

(i) Joan. G.

328 SUR LA PERSÉVÉRANCE

seroit imparfaite , s'il ne triomphoil encore de notre inconstance. Or , c'est ce qu'il fait par sa résurrection glorieuse , et c'est une des grâces particulières qui y sont attachées. Jésus-Christ est ressuscité comme il 1 avoit dit : Surrexit sicut dixit ( i ) ; mais , la question est de savoir s'il est ressuscité dans nous. Car , comme saint Paul nous apprend que Jésus- Christ doit être formé dans nous par la prédication de l'évangile: Donecformetur Christus in vobis (2); comme il nous enseigne que Jésus -Christ est tout de nouveau crucifié dans nous par le péché : Rursîirn cru cifi gentes sibimetipsis Filium Dei (3) , aussi est-ce une suite nécessaire de la doctrine de ce grand Apôtre, que Jésus -Christ doit ressusciter en nous par la grâce de la pénitence. Or , de toutes les marques à quoi nous devons reconnoître s'il est ainsi ressuscité , la plus évidente et la moins sujette aux illusions , est la disposition nous sommes de per- sévérer et d'accomplir fidèlement ce que nous avons promis à Dieu en nous convertissant à lui. Pour vous porter , mes chers auditeurs , à cette sainte persévérance , je fais deux propositions qui vont partager ce discours. Je dis que le mystère de Jésus- Christ ressuscité nous engage fortement à la persé- vérance chrétienne : ce sera la première partie. J'ajoute que la persévérance chrétienne est le titre le plus légitime et le plus certain pour participer un jour à la gloire de Jésus-Christ ressuscité : ce sera la seconde. Piésurrection du Sauveur , principe de la persévérance chrétienne. Persévérance chrétienne,

(1) Matth. 28. (2) Galat. 4. (3) Hebr. 6.

CHRÉTIENNE. 329

gage assuré de notre résurrection bienheureuse. Voilà ce qui demande toute votre attention.

PREMIÈRE PARTIE.

Etre incapable de pécher , c'est le propre de la nature de Dieu ; n'être plus en pouvoir de pécher , c'est le privilège de la gloire ; n'avoir jamais péché, c'est l'avantage de l'état d'innocence ; se convertir après le péché , c'est l'effet ordinaire, de la péni- tence ; mais être converti pour ne plus pécher , c'est ce qui s'appelle la grâce et le don de la persévé- rance. Or , de ces états ainsi distingués , le premier , qui consiste à être incapable de pécher , est le plus excellent; mais il ne convient pas à la créature. Le second , de n'être plus sujet à la corruption du péché , est le plus souhaitable ; mais il est réservé pour l'autre vie. Le troisième , de n'avoir jamais péché , étoit un des plus heureux ; mais par le malheur de notre origine nous en sommes déchus. Le quatrième , d'avoir pleuré et réparé son péché , est absolument nécessaire ; mais quelque ressource que nous y trouvions , il ne suffit pas pour notre sûreté. Le dernier , j'entends celui de la persévé- rance dans la grâce , est par rapport à nous un bonheur parfait, puisqu'il nous fait participer , quoi- qu'en différentes manières , et à l'impeccabilité de Dieu , et à 1 innocence du premier homme , et à la sainteté consommée des bienheureux dans le ciel , et à la béatitude commencée de ces pécheurs dont Dieu se plaît , selon l'Ecriture , à faire sur la terre des vases de miséricorde. Aussi est-ce cet état

33ô SUR LA PERSÉVÉRANCE

Jésus-Christ a prétendu nous élever , et dont il nous propose dans sa résurrection la règle la plus infail- lible que nous puissions avoir devant les yeux. Car, je considère quatre choses dans la résurrection du Sauveur du monde , qui toutes nous engagent à la persévérance : savoir , l'exemple de cette résurrec- tion , la foi de cette résurrection , la gloire de cette résurrection , et le sacrement de cette résurrection. L'exemple de la résurrection du Sauveur est le vrai modèle de notre persévérance dans la grâce. La foi de la résurrection du Sauveur est le solide fonde- ment de notre persévérance dans la grâce. La gloire de la résurrection du Sauveur est un des plus tou- chans motifs de notre persévérance dans la grâce ; et le sacrement de la résurrection du Sauveur , de îa manière que je l'expliquerai , est comme le sceau de notre persévérance dans la grâce. Quatre consi- dérations très-efficaces pour nous affermir dans la sainte résolution que nous avons' formée , de renon- cer au péché et de vivre désormais à Dieu. Ecoutez- moi , chrétiens , et pour bien comprendre ces im- portantes vérités , attachons-nous à la doctrine de saint Paul , dont voici le grand mystère que je vais vous développer.

Le Sauveur est ressuscité , dit ce grand Apôtre ; mais ce qu'il y a de remarquable dans le triomphe de sa résurrection , c'est que ce Dieu - homme est ressuscité pour ne plus mourir , et que désormais la mort n'aura plus sur lui d'empire. Il est mort , mais une fois seulement , pour l'expiation du péché ; et maintenant il possède une vie incorruptible, une

CHRÉTIENNE. 33l

vie qu'il ne perdra jamais : Christus resurgens ex mortuis , jam non moritur ; mors illi ultra non do- minabitur (i). Or , qu'est-ce que saint Paul inféroit de là? Ah ! chrétiens, ce que nous n'aurions jamais attendu , mais ce que l'esprit de Dieu lui faisoit con- clure pour nous : Ita et vos existimate , mortuos ijuidem esse peccato , viv entes autem Deo ; Ainsi vous, mes frères, ajoutoit-il , si vous êtes ressus- cites par la grâce de la pénitence , faites état que vous êtes morts pour jamais au péché , et que vous devez vivre constamment et pour toujours à Dieu. Gomme s'il nous eût dit : Prenez bien la chose , et ne vous faites pas une idée abstraite , ni une foi spéculative de cet état d'immortalité que Jésus-Christ a acquise en ressuscitant : car , ce seroit l'entendre mal. Quand on vous dit que ce Dieu-homme , depuis qu'il est ressuscité , n'est plus sujet à la mort , ce n'est point un simple dogme de religion que l'on vous explique , c'est un fonds d'obligation que l'on vous découvre , et un devoir que l'on vous enseigne : devoir qui se réduit à conserver inviolablement cette vie de la grâce que vous avez recouvrée par la péni- tence ; car il est certain , et de la foi même , que votre conversion , quelque fervente qu'elle ait été d'ailleurs , n'aura de vertu qu'autant qu'elle portera le divin caractère de la sainte immortalité du Sauveur. En effet , chrétiens , celte vie de la grâce que nous rend la pénitence, est, de sa nature , aussi immor- telle et aussi incorruptible que notre ame , qui en est le sujet. Si , contre le dessein de Dieu , nous

(i) Rom. 6.

333 SUR LA PERSÉVÉRANCE

perdons cette grâce , c'est à nous , et non point à elle , que nous devons l'imputer ; et en cela , dit l'ange de 1 école , saint Thomas, consiste notre dé- sordre , c'est-à-dire , en ce que , par le péché , nous nous ôtons volontairement à nous-mêmes une vie aussi noble et aussi excellente que celle-là , une vie qui, selon la propriété de son être , ne devroit jamais finir. Et pourquoi pensez - vous , mes chers audi- teurs , que la résurrection de Jésus -Christ soit la seule que Dieu a choisie pour nous servir de modèle dans notre conversion ? car , ceci n'a pas été sans dessein. Lazare et plusieurs autres dont parle l'Ecri- ture , étoient ressuscites. Ces résurrections étoient véritables , surnaturelles , miraculeuses ; et cepen- dant l'Ecriture ne nous les propose point comme des exemples à quoi nous devions nous conformer, ni comme des règles pour reconnoître devant Dieu si nous sommes convertis ; en voici la raison que donne saint Augustin : parce que la résurrection de Lazare, quoique miraculeuse, n'étoit qu'une résur- rection passagère , qui ne l'afiYanchissoit pas abso- lument des lois de la mort , et qui ne l'avoit fait sortir du tombeau que pour y rentrer à quelque temps de là. Or , Dieu ne vouîoit pas que notre conversion fût si peu durable 3 mais il vouloit qu'elle fût sans retour ; et parce qu'il n'y avoit que la résur- rection de Jésus-Christ qui eût cette prérogative , c'est uniquement sur l'idée de celle-ci qu'il prétend que nous nous formions : Resurgens jam non mo- ritur ; ita et vos ; Ressuscité qu'il est , il ne meurt plus ; ainsi ne mourez plus vous-mêmes. C'étoit le

CHRÉTIENNE. 333

raisonnement de saint Paul , et c'est ce qui con- damne ces légèretés criminelles qui détruisent en nous et qui anéantissent l'effet de tous les dons de Dieu , ces inégalités et ces inconstances qui rendent suspectes nos ferveurs et nos vertus mêmes , ces décourageinens qui nous font désespérer de soutenir le bien que nous avons commencé , cette facilité malheureuse à reprendre le cours du mal que nous avions interrompu , ces dégoûts de la piété , ces retours scandaleux au monde et à toutes les vanités du monde , ces apostasies de la dévotion , souvent aussi funestes pour le salut que celles de la religion , ces déplorables vicissitudes de relâchement et de zèle , de pénitence et de rechute de vie et de mort. Car , qu'y a-t-il de plus opposé à tout cela , que ce bienheureux état est entré le Fils de Dieu par sa résurrection glorieuse ? Mors illi ultra non domi- nabitur : La mort n'aura plus de pouvoir sur lui ; et telle est la règle que je me dois appliquer , et par je dois juger de ma conversion. Ita et cos eocistimate , mortuos quidem esse peccato 9 viventes autem Deo.

Si donc vous , qui m'écoutez , et qui , dans celte solennité , avez reçu la grâce de votre Dieu , vous n'êtes pas dans la disposition de la conserver ; si vous n'êtes pas déterminés à sacrifier toutes choses pour faire toujours vivre cette grâce dans vos âmes ; si , par la connoissance que vous avez de vous-mêmes, vous prévoyez que cette grâce s'alfoiblira bientôt , et succombera même aux attaques qu'elle va recevoir dans les occasions dangereuses vous l'exposerez ;

33-f SUR LA PERSÉVÉRANCE

si cette passion , qui lui est contraire , mais à laquelle vous avez renoncé , après une trêve de quelques jours , reprend encore l'ascendant sur vous, et qu'au lieu de vous confirmer dans une vie chrétienne par la solidité de la grâce , vous donniez , pour ainsi dire , à la grâce même et à la vie chrétienne que vous avez embrassée , le caractère de votre instabi- lité ; enfin , si le divorce que vous avez fait avec la chair et avec le monde , est semblable aux ruptures de ces âmes passionnées qu'on voit , après bien des éclats , bien des dépits , bien des reproches , revenir à de nouveaux engagemens , et s'attacher l'un à l'autre plus étroitement et plus fortement que jamais : si cela est , chrétiens , désabusez-vous , et n'ajoutez pas au malheur de votre état , le désordre d'un aveu- glement volontaire. Votre pénitence n'est point ce qu'elle doit être , parce que vous n'êtes pas ressus- cites comme Jésus-Christ. Ah ! Seigneur , s'écrioit le Prophète royal , et devons-nous nous écrier avec lui , puisque , dans la ferveur de sa pénitence , il parloit au nom de tous les pécheurs , c'est sur ce modèle de la résurrection de votre Fils que vous m'avez jugé , que vous m'avez éprouvé , que vous avez examiné si ma conversion avoit toutes les qua- lités dune résurrection parfaite : Probasti me , et cognovisti me ; tu cognovisti sessionem meam , et resurrectionem meam (i). Et par , Seigneur , avez-vous connu qu'elle seroit telle que vous la de- mandiez , ou qu'elle ne le seroit pas ? Le Prophète l'exprime dans la suite du pseaume : Intellexisii

(1) Psal. i58.

CHRÉTIENNE. 335

cogitationes meas de longe (i) ; Vous avez décou- vert de loin toutes mes pensées , vous avez suivi toutes les traces de ma vie , vous avez prévu toutes mes voies , et , pénétrant dans l'avenir par une lu- mière anticipée , vous avez observé si ma conduite répondoit à mes résolutions , si je tiendrois ferme dans le parti de votre loi , si je résisterois aux attraits du vice et de la passion , si le torrent du monde ne m'emporteroit point, si le respect humain ne m'é- branleroit point , si la contagion du mauvais exemple ne me corromproit point , si je ne me laisserois point tourner , comme un roseau , de tous côtés , si , lassé de quelques démarches que j'aurois faites dans le chemin du salut , je ne relournerois point en arrière: Et omnes vias meas prœvidisti (2). C'est sur cela , mon Dieu , qu'est établi le jugement que vous avez porté de moi ; et au moment même que je me suis relevé de mon péché en le détestant , c'est par que vous avez reconnu si ma résurrection auroit du rapport avec celle de mon Sauveur : Tu cognovisti sessionem meam , et resurrectionem meam. Comme si le Prophète eût dit : Supposé que vous n'ayez prévu , Seigneur , après ma conversion , que de hon- teuses et de lûches rechutes , vous l'avez connue , mais vous l'avez connue pour la réprouver. Au con- traire, si votre prescience adorable vous y a fait voir de la fermeté et de la constance, vous l'avez connue , mais pour l'approuver , mais pour la récompenser , mais pour la couronner : Tu cognovisti scssionem meam , et resurrectionem meam. Voilù le modèle

(i)PsaL i58 (a)7&ià.

336 SUR LA PERSÉVÉRANCE

de la persévérance d'un pécheur converti : en vott- lez-vous le fondement solide ? c'est ici que votre attention m'est nécessaire.

J'ai dit que le Sauveur du monde , en ressusci- tant selon la chair , pour ne plus mourir , nous en- gageoit indispensablement à ressusciter en esprit , pour ne plus pécher. Comment cela? le voici: c'est qu'à prendre la chose dans sa source , Jésus-Christ ayant toujours donné aux Juifs sa résurrection comme le gage authentique de ses promesses, et comme la preuve incontestable de sa doctrine , il s'ensuit , et c'est le sentiment de tous les Pères , que toute la foi chrétienne est essentiellement fondée sur la résur- rection de cet homme-Dieu. S'il n'est pas ressuscité , disoit saint Paul , nous avouons que notre foi est vaine ; mais s'il est ressuscité , nous prétendons , et avec justice , qu'il n'est rien de plus solide, ni rien, pour ainsi parler, de plus subsistant que notre foi. Or , prenez garde , chrétiens , ce qui fait subsister notre foi , c'est ce qui fait subsister notre conversion , parce que notre conversion , selon le concile de Trente , n'a point d'autre fondement que notre foi. En effet , ce qui m'affermit dans la sainte disposi- tion où je puis être de fuir désormais le péché , c'est la solidité de ma créance ; et ce qui soutient ma créance , c'est la résurrection de Jésus-Christ : par conséquent, la résurrection de Jésus -Christ est comme le premier principe de ma persévérance dans le bien. Tandis que je me fonde sur cette résurrec- tion , ma foi ne peut chanceler ; et tandis que ma foi ne peut chanceler , je ne puis chanceler moi- même

CHRÉTIENNE. 337

même dans l'obéissance que je dois à Dieu. Or, le Fils de Dieu ressuscité opère dans moi l'un et l'autre ; car, en ressuscitant, il appuie ma foi, et en ap- puyant ma foi , il anime et fortifie ma volonté.

C'est de quoi nous avons un bel exemple dans la personne des apôtres. Avant la résurrection du Sau- veur , rien de plus fragile et de plus foible que les apôtres ; ils protestèrent à Jésus-Christ qu ils le sui- vroient jusqu'à la mort , et dans un moment ils l'aban- donnèrent. Saint Pierre parut hardi et intrépide dans le jardin ; mais dans la maison du pontife une simple femme l'intimida. C'étoient, dit saint Augus- tin, les colonnes de l'Eglise , mais des colonnes sans appui , et qui n'avoient rien de stable ; ils vouloient et ils ne vouloient pas , ils avoient du zèle et ils n'en avoient pas , ils étoient à Jésus-Christ et ils n'y étoient pas. Mais dès que Jésus-Christ , par sa ré- surrection , eut dissipé tous les nuages de leur incré- dulité , ce furent des hommes plus fermes que des rochers , ce furent des colonnes de bronze et d'airain ; ils ne cédèrent , ni à la violence des persécutions , ni à la rigueur des tourmens , ni à la mort même; ils s'exposèrent à tout, ils endurèrent tout pour la cause de leur maître. Qui fit ce miracle ? la foi de Jésus-Christ ressuscité : Ego confirmavi columnas ejus (i). Oui , dit cet homme-Dieu par son Pro- phète , selon la paraphrase de saint Augustin , c'est moi qui les ai affermis , et qui , voulant poser sur eux l'édifice de mon Eglise , dont ils dévoient être la base , leur ai donné une vertu à l'épreuve de

(i) Ps. 74.

TOME IV. 2.2

338 SUR LA PERSÉVÉRANCE

toutes les tentations ; ils ont cru ma résurrection, et dès-lors ils ont eu comme un esprit nouveau, comme un cœur nouveau ; ils se sont sentis confirmés dans la grâce : Ego confirmavi columnas ejus. Or , je vous demande , chrétiens , pourquoi la résurrection du Sauveur ne fait-elle pas la même impression sur nous ? avons-nous une autre foi que les apôtres? est- ce pour les apôtres , plutôt que pour nous , que Jé- sus-Christ est ressuscité glorieux et immortel? ce mystère est-il moins efficace pour fixer notre incons- tance ? et si nous en sommes aussi persuadés qu'eux , pourquoi ne serons -nous pas aussi fidèles qu'eux ? Disons quelque chose encore de plus particulier , et faisons ensemble une réflexion bien touchante.

Quand saint Paul exhortoit les Hébreux à la per- sévérance chrétienne , voici une des grandes raisons dont il se servoit : Chris tus heri , et hodiè , ipse et in secula (i). Jésus-Christ, leur disoit l'Apôtre, n'est plus sujet à aucun changement ; il étoit hier , il est encore aujourd'hui , et il sera le même dans tous les siècles. Pourquoi donc , concluoit-il , chan- geriez-vous à son égard de sentiment et de conduite ? Ductrinis variis et peregrinis nolite ergà abduci(2). Ah ! chrétiens , appliquons-nous à nous-mêmes ce raisonnement. Il est difficile que nous n'ayons été quelquefois touchés de Dieu , et que dans le cours de notre vie il n'y ait eu d'heureux momens , dé- trompés de la vanité du monde , et confus de nos égaremens passés , nous n'ayons dit à Dieu de bonne foi : Oui, Seigneur, je veux être à vous , et je ne me

(i)Hebr. i3.— (i) Ibid.

CHRÉTIENNE. 339

départirai jamais de la résolution sincère que je fais aujourd'hui de vivre dans votre loi et en chrétien. Rappelons un de ces momens , ou plutôt rappelons les sentimens de ferveur et de piété que le Saint* Esprit excitoit alors dans nos cœurs ; car nous sa- vons ce qui nous touchoit , et nous n'en avons pas encore perdu le souvenir. Remettons-nous donc du moins en esprit dans l'état nous nous trouvions, et sur cela , raisonnons ainsi avec nous-mêmes : bien , la résolution que je fis en tel temps de renon- cer à mon péché et de m'attacher à Dieu , n'est-elie pas encore maintenant aussi bien fondée , et d'une nécessité aussi absolue pour moi que je la conçus alors ? Les principes de foi sur lesquels je rétablis— sois ont-ils changé ? m'est-il survenu quelque nou- velle lumière pour en douter ? les choses considé- rées de près et en elles-mêmes , sont-elles diffé- rentes de ce qu'elles étoient? Quand je comparus devant Dieu dans le tribunal de la pénitence , et que je confessai à Dieu mon iniquité , je me condamnois moi-même ; je fus moi-même mon accusateur et mon juge , et par conséquent je fus convaincu moi- même , que ce que j'appelois iniquité , l'étoit en effet ; et quand je promis à Dieu d'avoir pour jamais en horreur cette iniquité qui faisoit le désordre de ma vie, quand je m'engageai à en fuir l'occasion, je crus fortement que ma conscience, que ma religion me l'ordonnoit. Me trompois-je? étoit-ce prévention ? étoit-ce erreur? Non, sans doute; car je suis obligé de reconnoître que c'étoit l'esprit de Dieu qui m'éclai- roit, et que je ne pensai jamais mieux , ni plus sai-

22..

y

r

j

%

V-

à* m

HR LA FERSÉYÉRANCE ntations ; ils ont cru ma résurrection, et 1 comme un esprit nouveau , comme «m mu : ils se sont sentis confirmés dans rtgn confirmavi columnas ejus. Or , je \ i tiré liens , pourquoi la résurrection

du v lie fait-elle pas la même impression sur

i avos-nons une autre foi que les apôtres? est-

apolres , plutôt que pour nous , que Jé- >t ressuscité glorieox et immortel? ce il moins efficace pour fixer notre incons- » h nous en sommes aussi persuadés qu'eux , ..:i*u

I ferons- nous pas aussi fidèles qu'eux ?

I I que < hose encore de plus particulier , et ui.lt' une réflexion bien touchante. inl P iuI exhorloit les Hébreux à la per-

hréliei , voici une des grandes raisons ;

enroit: Chris tus heri, et hodiè, ipse et

i). Jésus-Christ, leur disoit l'Apôtre, r, i plusujet à ;ui< un changement; il étoit hier, l in j'ourdirai , et il sera le même dans , les. Pourquoi donc , concluoit-il, chan- ^ f%

son égard de sentiment et de conduite? mis et peregrinis nolite ergd abduci(2). Ah ! réfcns , appliquons-nous à nous-mêmes ce onemnt- Il est difficile que nous n'ayons été qnelquefo lou< liés de Dieu , et que dans le cours ^ d,. notre v il n'y ait eu d'heureux mornensoù, dé- trompés dla vanité du monde, et confus de nos égaremensassés , nous n'ayons dit à Dieu de bonne foi : Oui , eigneur, je veux êtreà.von*

(i) Hebr. 1:— (a) Ibid.

!

rvt .*i

l'îtt

/

CHRlVl ;

départirai jamais de la résolu lion sin< i que je : aujourd'hui de vivre dans votre loi n « hrétien. Rappelons un de ces momens , ou i appelons

les sentimens de ferveur et de | S int*

Esprit exciloit alors dans nos cœu ir nous sa- vons ce qui nous touchoit , et non avons encore perdu le souvenir. Remetton bus donc du moins en esprit dans L'état <>ù nous l trouvions, et sur cela , raisonnons ainsi i\< Lié bien, la résolution que je fis en tel de renon- cer à mon péché et de ni'attach» r , n'est-elle pas encore maintenant aussi bien t e, 81 duo.' nécessité aussi absolue pour m i la conçus alors? Les principes de foi mit lesq I établis— sois ont-ils changé? m'est-il snrven (jelque nou- velle lumière pour en douter? les Ises considé- rées de près et en elles-mêmes , I Scelles dillé- rentes de ce qu'elles étoient ? Quand e comparus devant Dieu dans le tribunal de la pénivnce , et que je confessai à Dieu mon iniquité , je uucondamnois moi-même ; je fus moi-même mt usateur et mon juge , et par conséquent je fus < «vaincu moi- même , que ce que j'appelois iniquii, l'étoit en effet ; et quand je promis à Dieu d'avoi pour jamais en horreur celte iniquité qui faisoit l< lésordre de ma vie , quand je m'engageai à en fuir occasion , je crus fortement que ma conscience, qu ma re!/r mei'ordonnoit.Me trompois-je?éloit-cprévennow ' étoit-ce erreur? Non, sans doute- -suisf' de reconnoître que c'ét^: roit, et ^"°

r4i

un ame de

-.

"^fc

3^0 SUR LA PERSÉVÉRANCE

nement. Tout cela étoit donc vrai ; et s'il l'étoit alors , il le doit être encore aujourd'hui , et il le sera de- main et jusqu'à la fin des siècles, puisque la vérité de Dieu , aussi bien que son être , est immuable : Chris tus heri s et hodiè , ipse et in secula.

Excellente pratique , mes chers auditeurs , pour se maintenir dans une sainte persévérance; se dire à soi-même : Je fus persuadé un tel jour , et un tel jour mon esprit fut pénétré de cette vérité ; j'en eus une vue si parfaite , que j'en fus saisi , que j'en fus attendri jusques aux larmes. Je ne la goûte plus cette vérité comme je la goûtois ; mais c'est toujours néan- moins la même vérité , et tout ce que j'y goûtois s'y trouve encore. Elle ne me paroît plus dans ce beau jour elle se montroit quand j'en étois sensible- ment ému ; mais , dans le fond , elle n'a rien perdu de tout ce que j'y découvrois. Malheur à moi de ce qu'elle n'a plus pour moi le même goût ; mais grâces à mon Dieu de ce que j'en ai conservé la foi. Parler ainsi , et agir ensuite , non plus en vertu du sentiment présent, mais des résolutions passées; les faire re- vivre en nous , et quand la tentation nous attaque , nous sollicite , quand l'occasion se présente , nous munir de cette pensée : J'avois prévu tout cela , et j'y étois disposé lorsque je formai le dessein d'être à Dieu : puisque j ai encore ce qui opéroit en moi cette disposition , pourquoi ne ferois-je pas aujour- d'hui ce que j'auroisfait alors; et pourquoi voudrois-je abandonner Dieu et me contredire moi-même ? Non , non , Seigneur, il n'en ira pas de la sorte; il ne faut pas que le caprice de ma volonté l'emporte sur la

CHRÉTIENNE. 3^1

règle de ma foi et de ma raison : vous êles , ô mon Dieu ! un trop grand maître pour être servi par humeur, et je tiens à vous par des liens trop forts, pour prétendre jamais m'en détacher : J'ai cru , Sei- gneur : Credidi , et c'est pour cela que je vous ai donné une parole dont j'ai pris le ciel à témoin, savoir , de garder inviolablement le traité et le pacte solennel que j'ai fait avec vous dans ma pénitence : Credidi ', propter guod locutus sum (i). Voilà , mes chers auditeurs , ce que j'appelle agir par la foi et vivre de l'esprit de la foi, en quoi consiste propre- ment le caractère de l'homme juste : Justus autem meus exjide vivit (2). Résurrection de Jésus-Christ , modèle de notre persévérance , fondement de notre persévérance , et motif encore de notre persévérance: comment cela ? Apprenez-le.

C'est que la résurrection du Sauveur nous met devant les yeux la gloire et l'immortalité bienheu- reuse où nous aspirons , et qui doit être notre ré- compense éternelle. Aussi prenez garde que ce fut la vue de cette résurrection qui inspira au patriarche Job tant de constance dans les plus rigoureuses épreuves. Toutes choses le portoient , ce semble , à quitter Dieu : il se trouvoit accablé de misères et de calamités qui l'assiégeoient de toutes parts; ses amis mêmes s'étoient tournés contre lui; sa femme insul- toit à sa piété, en la traitant de simplicité : Âdhuc tu permanes in simplicitatc tua (3)? Mais que lui répondoit ce saint homme ? Allez , lui disoit-il , vous parlez en insensée : Quasi una de siultis mulieribus

(1) Psal. 1 1 5 (2) Hebr. 10. (3) Job. 2.

3^2 SUR LA PERSÉVÉRANCE

locuta es (i). Vous me reprochez mon attachement au Dieu que j'adore ; et moi je vous dis que je l'aurai jusqu'au dernier soupir de ma vie , et que toutes les calamités du monde ne m'obligeront jamais à m'en départir. Et quel motif en apportoit-il ? Ah ! chré- tiens , admirable leçon pour nous ! Scio enim cjubd Redempior meus vivit , et in novissimo die de terra surrccturus surn (2) : Oui, je serai constant et fidèle, ajoutoit-il , parce que je sais que je dois avoir un Sauveur qui ressuscitera plein de gloire, et que je ressusciterai moi-même un jour comme lui. Or, cette gloire, dont je le vois déjà tout éclatant, cette gloire qui , par communication , doit se répandre sur moi, c'est ce qui m'engage à souffrir sans murmurer , c'est ce qui réprime mes plaintes , c'est ce qui adoucit mes maux , c'est ce qui me soutient dans l'accablement extrême me réduisent l'humiliation et la douleur: cette espérance que je nourris dans mon sein , est le grand motif de ma persévérance : Reposita est hœc spes in sinu meo (3). Ainsi parloit cet homme de Dieu. Or , mes frères , reprend saint Augustin , si la vue d'une résurrection si éloignée inspiroit à Job ces sentimens au milieu de la gentilité , nous , élevés au milieu du christianisme , nous , qui la voyons de si près cette même résurrection , nous qui, dans cette solennité, en célébrons la mémoire, en serons-nous moins touchés , et le devons-nous moins être ?

Enfin , Jésus-Christ ressuscité devient , par un excès de son amour , et par un effet merveilleux du sacrement de son corps , le sceau de notre persévé-

(1) Job. 1. (a) Job. 19. (3) Ibid,

CHRÉTIENNE. 343

rance dans la grâce , puisque tout ressuscité et tout immortel qu'il est , il veut bien être notre agneau pascal, selon l'expression de l'Apôtre, et s'immoler tout de nouveau sur nos autels, pour s'unir intime- ment à nous, et pour nous faire vivre en lui et par lui : Pascha nostrum immola tus est Chris tus (i). Ce Dieu de gloire , le jour même de sa résurrection, se fait notre nourriture ; et après être sorti triomphant du tombeau , il vient, obscur et invisible, s'ensevelir dans nous par la communion. Que prétend-il ? On vous en a instruits, chrétiens, et vous ne le pouvez ignorer: il prétend servir à votre ame d'aliment, mais d'un aliment céleste et spirituel ; et comme le propre de l'aliment est d'entretenir la vie , il se donne à vous pour conserver cette vie divine , cette vie de la grâce que la pénitence vous a rendue. Avez-vous fait , mon cher auditeur, quelque réflexion aux saintes et vénérables paroles que le prêtre , comme ministre de l'Eglise , a prononcées en vous admettant à la participation du corps de Jésus-Christ? Peut-être n'y avez-vous pas pensé , et néanmoins c'est à quoi vous deviez être attentif; car voici comment il vous a parlé : Recevez , mon frère , le corps de votre Sei- gneur et de votre Dieu , afin qu'il garde votre ame, et qu'il la préserve de la mort du péché ; non pas pour quelques jours ni pour; quelques mois , mais pour la vie éternelle : Custodiat animant tuam in vilam œternam. Et en effet, s'il n'avoit été question que de vous faire vivre pour quelque temps , en vain Jésus-Christ auroit-il daigné nourrir votre ame de

(i) i. Cor. 5,

344 SUR LA PERSÉVÉRANCE

sa propre chair. Il ne fulloit pas pour cela un pain si exquis ; mais ce pain dont vous avez fait votre pâfjne, est un pain, dit Je'sus-Christ même , qui se mange pour ne mourir jamais : Hic est partis de cœlo descendons , ut si qui s ex ipso manducaverit , non mo- riatur (i). Et voilà ce que je vous ai proposé d'abord comme le sacrement de votre persévérance dans la grâce. Vérité reconnue de tous les Pères, puisque c'est ainsi qu'ils expliquent celte grande promesse du Sauveur : Qui manducat hune panem , vivet in œter- num (2); Celui qui mangera ce pain , vivra éternel- lement : non pas , dit saint Jérôme , d'une vie cor- porelle et matérielle , mais d'une vie spirituelle et Surnaturelle , qui doit être le fruit de l'adorable eu- charistie. Si donc, engagés comme vous l'êtes à la persévérance chrétienne , et par l'idée de la résur- rection de Jésus-Christ, et par la foi de la résurrection de Jésus-Christ, et par la gloire de la résurrection de Jésus-Christ, enfin par le sacrement de la résurrection de Jésus-Christ ; si , dis-je , comme tant de lâches chrétiens , vous retourniez à vos premières habitudes ; si vous vous laissiez encore surprendre aux illusions du monde ; et au lieu de donner à la grâce le temps de s'enraciner dans vos cœurs , si vous étouffiez ce bon grain , selon la parabole , et qu'au bout de quel- ques semaines on vous revît dans les mêmes enga- gemens et les mêmes désordres , n'aurois-je pas droit de vous faire le reproche que faisoit saint Paul aux Galates ? Il leur avoit annoncé le royaume de Dieu ; il les avoit tous engendrés en Jésus-Christ par l'évan-

(1) Joan. 6. (2) Ihid.

CHRÉTIENNE. 345

gile ; et tandis qu'il avoit été parmi eux , ils étoient demeurés fermes dans la foi. Mais à peine les eut-il quittés qu'ils oublièrent ce qu'ils étoient , et qu'ils reprirent les observances du judaïsme. Saint Paul le sut , et voici en quels termes il leur témoigna là- dessus son ressentiment; plaise au ciel que je n'aie jamais sujet de vous les appliquer ! Miror qubd tam citb transferimini ab eo qui vos vocavit in gratiam Christi (i) : En vérité, mes frères, il est bien étrange que vous ayez si tôt changé de sentiment, et qu'en si peu de jours vous ayez renoncé à celui qui vous avoit appelés et conduits par sa grâce à la connoissance de Jésus-Christ. 0 insensati Galatœ ! cuis vos fascinavit non obedire veritati (2) ? O insensés que vous êtes ! qui vous a ensorcelés, pour vous faire abandonner lâchement et honteusement , le parti de la vérité ? Sic stulti estis, ut cum spiritu cœperitis , nunc carne consummemini (3) ? Quelle folie d'avoir commencé par la pureté de l'esprit , et de finir maintenant par la corruption de la chair ! Ainsi leur parloit l'Apôtre , et vous parlerois - je , chrétiens ; car j'aurois bien de quoi m'étonner que des résolutions prises à la face des autels , en la pré- sence du Seigneur, se fussent tout à coup évanouies. quoi ! mes frères , vous dirois-je aussi bien que saint Paul , vous faisiez à Dieu de si saintes protes- tations, vous nous donniez, dans le sacré tribunal, des paroles si expresses ; vous vous obligiez de si bonne foi , ce semble, à tout ce que nous vous pres- crivions; vous deviez être si réguliers à le pratiquer;

(1) Galat. 1. (2) Galat, 3 (3) Ibid.

346 SUR LA PERSÉVÉRANCE

mais l'avez-vous fait ? Sic slulti estis , ut cum spi- ritu cœperiiis , nunc carne consummemini ? En êtes-vous moins colères et moins emportés ? En êtes-vous moins ambitieux et moins entêtés de votre fortune? En êtes-vous moins sensuels et moins adonnés à votre plaisir ? N'avez-vous plus revu cette personne , écueil funeste de votre fermeté et de votre constance? N'avez-vous plus recherché ces occasions si dangereuses pour vous ? N'avez-vous plus tenu ces discours ou médisans ou impies ? Vous aviez jeté les fondemens d'une vie chrétienne et spirituelle ; qui vous a empêché d'élever ce saint édifice ? On espé- roit tout de vous; et dans un moment toutes les espé- rances qu'on en avoit conçues sont renversées ! Fal- loil-il pour cela faire tant d'avances ? falloit-il puiser dans les sources salutaires de la grâce ? falloit-il se laver dans les eaux de la pénitence ? falloit-il manger la chair de l'Agneau? Sic stulti estis. Poursuivons, mes chers auditeurs : je vous ai fait voir que la ré- surrection du Fils de Dieu étoit pour nous un enga- gement à la persévérance dans la grâce ; et j'ajoute que la persévérance dans la grâce est le gage le plus certain que nous puissions avoir d'une résurrection glorieuse à la fin des siècles , et semblable à celle du Fils de Dieu. C'est le sujet de la seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE.

Dieu l'a ainsi ordonné, chrétiens, et une des lois de sa providence est que le salut dans cette vie nous soit incertain , et que nous n'ayons jamais sur la terre nulle assurance de notre prédestination éternelle»

CHRÉTIENNE. 347

Providence , dit saint Augustin , que nous devons adorer , puisqu'elle nous entretient dans l'humilité, et qu'elle excite en nous la ferveur et la vigilance. Il est néanmoins vrai , sans déroger en rien à cette règle , que la persévérance dans le bien et l'accom- plissement des saintes résolutions qu'on a formées , est la marque la plus infaillible à quoi nous puissions reconnoîlre si nous serons un jour semblables à Jésus-Christ ressuscité , et si nous aurons le bonheur de participer à sa gloire. Je m'explique. Tous les théologiens conviennent qu'il y a certains signes par nous pouvons distinguer ceux d'entre les fidèles qui doivent un jour ressusciter à la vie , et ceux qui ressusciteront , comme parle le Fils de Dieu , pour leur damnation. Mais, selon les mêmes théologiens, ces signes , après tout , sont équivoques et douteux , et rien n'est plus ordinaire ni plus à craindre que de s'y tromper. S'il y en a un, disent- ils, sur lequel nous soyons en droit de faire fond , et qui soit ca- pable d'établir solidement notre espérance pour la résurrection bienheureuse , c'est cette persévérance dans l'état nous sommes entrés en nous conver- tissant à Dieu. Pourquoi ? par trois raisons impor- tantes , que je vous prie de bien méditer : parce qu'il est certain que la persévérance représente déià dans nous l'état de cette bienheureuse résurrection; parce qu'elle nous dispose et qu'elle nous conduit à cette bienheureuse résurrection ; enfin , parce qu'elle nous fait mériter , autant qu'il est possible , la grâce spé- ciale de cette bienheureuse résurrection. Dévelop- pons ces trois pensées.

3^8 SUR PERSÉVÉRANCE

Je dis que la persévérance chrétienne représente déjà dans nous l'état de cette bienheureuse résurrec- tion dont nous voyons les prémices dans la personne du Sauveur. Car , en quoi consiste cet état des corps glorifiés? le voici: en ce qu'ils ne sont plus sujets à aucune vicissitude ; en ce que la gloire dont ils sont revêtus n'est point une gloire passagère , mais perma- nente, et qui durera autant que Dieu même; en ce qu'ils sont aujourd'hui ce qu'ils seront éternellement, et ce qu'ils ne peuvent jamais cesser d'être. Tel est l'avantage d'un corps ressuscité et réformé , comme dit l'Apôtre , sur le modèle du corps glorieux de Jésus- Christ. Or, rien n'approche plus de cet état que la persévérance du juste , ou d'un pécheur con- verti et inébranlable dans le plan de conversion qu'il s'est tracé. Car , au lieu que les mondains , semblables aux flots de la mer , sont dans un chan- gement perpétuel, et que , toujours agités par leurs passions , ils succombent à la crainte , ils cèdent au respect humain , ils plient sous l'adversité, ils s'enflent dans la prospérité, ils suivent l'attrait du plaisir , ils se laissent vaincre par l'intérêt , abattre par la tris- tesse , corrompre par la joie , entraîner par l'occa- sion ; qu'ils tournent , non-seulement leur raison , mais leur religion , au gré de l'humeur qui les do- mine , et que , bien loin de s'affermir par la grâce dans la piété , ils anéantissent dans eux la piété et la grâce même par leurs variations continuelles : état déplorable, où, selon saint Paul , la créature doit gémir de se voir réduite : Vanitati enim creatura subjecta est (i); le juste, au contraire , fortifié de la

(i) Rom. 8.

CHRÉTIENNE. 3^9

bonne habitude qu'il sest faite , élevé au-dessus de tout ce qui pourroit le retirer des voies de Dieu , vainqueur du monde et de soi-même , marche tou- jours d'un même pas, suit toujours la même route, ne vit plus dans une pitoyable alternative de conver- sion et de rechute , de ferveur et de relâchement , de régularité et de libertinage, mais déterminé à la pratique de ses devoirs, est inviolablement ce qu'il doit être , et par anticipe l'heureux état de la ré- surrection future.

C'est sur quoi saint Cyprien félicitoit avec tant d'éloquence des vierges chrétiennes qui s'étoient consacrées à Jésus - Christ , et qui trouvoient dans leur retraite ce précieux trésor d'une éternelle sta- bilité. Vos resurrectionis gloriam in hoc scculo jam tcnetis : Vous possédez , leur disoit-il , dès mainte- nant la gloire de la résurrection que nous attendons. La chasteté que vous avez vouée solennellement à Dieu , fait dès à présent dans vos âmes quelque chose de semblable à ce que la résurrection doit faire dans les corps des saints , et votre constance à suivre le divin époux que vous avez choisi , commence déjà visiblement dans vos personnes ce que la béatitude céleste achèvera et consommera. Or , ce que saint Cyprien disoit à ces épouses de Jésus-Christ , je vous le dis , mes chers auditeurs. Oui , de quelque condition que vous soyez , si vous êtes ressuscites avec Jésus-Christ de cette résurrection véritable et durable dont je vous ai fait connoîlre l'importance et la nécessité : Si consurrexistis cum Christo (1) ;

(i) Colos. 3.

35o SUR LA PERSÉVÉRANCE

si vous êtes disposés , mais efficacement , mais sin- cèrement , à persévérer dans la voie la grâce de la pénitence vous a rappelés , je dis que vous avez déjà part à ce qu'il y a de plus avantageux dans cet état d'immortalité nous espérons un jour de par- venir. Je dis qu'être constant comme vous l'êtes, ou comme vous paroissez le vouloir être dans le service de votre Dieu , c'est être déjà marqués de ce sceau du Dieu vivant que l'ange de l'Apocalypse doit im- primer sur le front de tous les élus : Vos resurrec- tionis gloriam in hoc seculo jam tendis. Et il n'y a personne de ceux qui m'écoutent qui n'ait droit de prétendre à ce bonheur. Car les libertins mêmes et les plus impies , sont capables d'une parfaite conver- sion , comme les autres pécheurs ; et nous avons quelquefois la consolation de voir les plus endurcis et les plus obstinés dans le péché , quand ils se sont reconnus et remis dans l'ordre , s'y tenir plus étroi- tement et plus inséparablement attachés : comme si Dieu prenoit plaisir à faire éclater en eux toutes les richesses de sa miséricorde. Puissant motif pour exciter dans tous les cœurs un saint zèle et une sainte confiance ! Mais si , par votre infidélité , la grâce n'agit en vous que foiblement , que superficiellement; si , dans la pratique , vous n'exécutez rien de ce que vous avez conclu et arrêté avec Dieu ; si , dès les pre- miers jours , désespérant de vouloir aller jusques au bout , et déjà lassés du peu de chemin que vous avez fait , vous regardez derrière vous , et vous commencez à reculer , j'ose , chrétiens , vous le dire , quoiqu'avec douleur , il esl bien à craindre que vous ne soyez pas

CHRÉTIENNE. 35l

du nombre de ceux qui , selon la parole du Prophète royal , doivent un jour ressusciter dans rassemblée des justes ; et par une triste conséquence , que vous ne soyez jamais reçus dans le royaume de Dieu. Si je faisois de moi-même cette triste prédiction , peut- être pourriez-vous ne m'en pas croire , et en appe- ler à un autre témoignage que le mien. Mais Jésus- Christ même nous l'a ainsi déclaré dans son évan- gile , et c'est de sa bouche qu'est sorti ce terrible ar- rêt : Nemo mittens manum suam ad aratrum , et respiciens retrb , aptus est regno Dei (i). Comment, mes frères, reprend saint Chrysostôme expliquant ce passage de saint Luc , comment un homme in- constant et léger seroil-il propre pour le royaume de Dieu , puisqu'il ne l'est pas même pour le monde , ni pour les affaires et le commerce du monde ? Que pense-t-on dans le monde d'un esprit volage et chan- geant? qui se confie en lui ? qui fait fond sur lui , et de quoi le croit-on capable? Or, si le monde même, ajoute saint Chrysostôme , malgré son inconstance naturelle , est néanmoins le premier à condamner l'inconstance de ceux qui suivent ses lois , comment Dieu s'accommodera-t-il de la nôtre? et d'ailleurs , conclut le même Père , si nous ne sommes pas pro- pres au royaume de Dieu, que sert-il de l'être pour loute autre chose ? Eussions-nous les plus rares ta- lens , et les plus sublimes, les plus éminentes qua- lités , avec toutes les qualités et tous les talens , que sommes-nous devant Dieu , si nous ne sommes pas en état d'entrer dans sa gloire et de le posséder lui-

(i) Luc. 9.

352 SUR LA PERSÉVÉRANCE

même ? Ce n'est qu'en persévérant qu'on s'attache à lui ; et ce n'est qu'en s'attachant à lui qu'on se rend digne de lui et digne de la couronne qu'il nous pro- met. Voilà le titre le plus légitime pour y prétendre et pour l'obtenir, et c'est ma seconde proposition.

Car prenez garde à ceci , mes chers auditeurs : que fait la persévérance chrétienne dans un pécheur con- verti et fidèle à la grâce de sa conversion ? elle le conduit à la persévérance finale. Et qu'est-ce que la persévérance finale ? c'est la dernière disposition à l'immortalité bienheureuse. Je m'explique. Quand les théologiens parlent de la prédestination des saints , ils nous la font concevoir comme une chaîne mysté- rieuse, composée de plusieurs anneaux entrelacés les uns dans les autres , et qui se tiennent sans interrup- tion. Du côté de Dieu , disent-ils , ceite chaîne n'est autre chose qu'une suite de moyens, de secours, de grâces que Dieu à préparés pour soutenir ses élus , et pour les faire arriver à la couronne de justice qui leur est réservée. Ainsi l'enseigne saint Augustin. Mais de notre part cette chaîne est une suite d'actes qui se succèdent les uns aux autres , et par nous mé- ritons cette couronne , en rendant chaque jour à Dieu l'obéissance qui lui est due. Tous ces actes, ajoutent les docteurs, sont comme autant de parties de cette persévérance totale qui nous sauve , et en cela ils sont tous de même nature : mais il y en a un néan- moins , et c'est le dernier , auquel tous les autres se terminent , et qui fait la persévérance finale. Quoique ce dernier acte , considéré en lui-même , n'ait ni plus de perfection , ni plus de mérite que les autres,

cependant,

CHRÉTIENNE. 353

cependant, parce qu'il est le dernier, c'est lui qui couronne tous les autres et qui consomme notre bonheur. Car, comme dit saint Jérôme, dans les prédestinés, on ne cherche pas le commencement, mais la fin. Paul a mal commencé , et bien fini ; Judas a mal fini , et bien commencé ; Judas est ré- prouvé, et Paul glorifié. C'est donc de la fin que dépend le sort et le discernement des hommes dans l'autre vie. En vain aurions-nous passé des siècles entiers dans la pratique de toutes les vertus ; il ne faut qu'une pensée pour nous rendre criminels : et si Dieu nous prend au moment que nous formons celte pensée , et que nous y consentons , il n'y a point de salut pour nous. Par conséquent , c'est la persévérance qui met le comble à la prédestination des élus : sans elle , tout le reste est inutile , et c'est elle qui nous met en main la palme , et qui nous introduit dans la gloire : Bonum certamen certavi , cursum consummavi , de reliquo reposita est mihi corona justitiœ (i).

Cela s'entend , me direz-vous , de la persévérance finale. Je le veux , mon cher auditeur. Mais par arrive-t-on à la persévérance finale , sinon par la persévérance commencée, qui est celle de la vie? Car , sans commencement , il n'y a point de fin , et toute fin a un rapport essentiel à son commence- ment. D'où il s'ensuit que , pour persévérer à la mort, c'est-à-dire, que pour avoir la persévérance finale , nous devons commencer à persévérer dans la vie , puisque la persévérance de la mort est le

(i) 2. Tira. 4.

TOME IV. 2j

354 SUtt LA PERSÉVÉRANCE

terme et la consommation de la persévérance de la vie. Et voilà pourquoi j'ai dit que la persévérance dans les exercices d'une vie chrétienne , est la voie qui nous mène au royaume éternel. Et en effet , tandis que nous suivons cette voie , tous les pas que nous faisons nous sont comptés. Mais du mo- ment que nous la quittons , nous nous éloignons de ce bienheureux héritage que Dieu nous propose comme l'objet de notre espérance ; et ce qu'il y a de plus déplorable , c'est que tout ce que nous avons fait jusque-là , n'est pins pour nous de nulle valeur , parce que notre rechute dans le péché, et notre relour au monde en suspendent tout le mérite. Il faut recommencer tout de nouveau , reprendre la route que nous avions perdue , rentrer dans la car- rière et la fournir par une persévérance infatigable. Ainsi nous ne nous disposons actuellement à régner un jour comme les saints dans le ciel, qu'autant que nous nous accoutumons à persévérer comme eux sur la terre. Voilà tout le secret de ce grand mys- tère que nous appelons prédestination. En parler de la sorte , ce n'est ni philosopher , ni user de conjec- tures , puisque tout ce que j'en ai dit est fondé sur l'oracle de Jésus-Christ même : Qui autcm perseve- raverit usque in finem , hic salvus erit (i) ; Celui qui persévérera jusqu'à la fin, sera sauvé. Or , ces paroles , remarque saint Chrysostôme , ne doivent pas être entendues de la grâce de la persévérance , mais de la vertu de persévérance , puisqu'il est cons- tant que le Fils de Dieu a prétendu par nous

(i) Matth. 10.

CHRÉTIENNE. 355

exhorter à une chose qui fût en notre pouvoir , et qu'il dût récompenser comme un effet de notre fidé- lité ; ce qui convient à la persévérance prise comme vertu, et non point comme don et comme grâce. D'où vient que le Saint-Esprit nous fait ailleurs de cette persévérance un commandement. Esto Jîdelis usaue ad mortem (i) : Tenez ferme et combattez jusqu'à la mort. Vous me répondrez peut-être qu'il est toujours vrai que cette vertu de persévérance dépend essentiellement de la grâce de la persévé- rance ; et que , d'ailleurs , cette grâce de la persévé- rance est tellement donnée de Dieu , que nous ne la pouvons mériter. Ah ! chrétiens , retenez bien ce qui me reste à vous dire , c'est par je finis , et ce sera un éclaircissement de ma troisième pro- position.

Je le sais , mes chers auditeurs , quelque justes que nous soyons , quelque bonnes œuvres que nous aj^ons pratiquées et que nous pratiquions encore tous les jours , nous ne pouvons mériter ce don souverain de la persévérance finale : le mériter , dis-je , d'un mé- rite parfait, d'un mérite de justice, d'un mérite qui nous donne droit de l'exiger , ou si vous voulez que je m'exprime avec l'école , d'un mérite de con- dignité. C'est ainsi que tous les Pères de l'Eglise l'ont reconnu. Mais , outre ce mérite , il y en a un autre : un mérite de convenance , un mérite , disent les théologiens , de congruité , un mérite fondé sur la miséricorde et sur la pure libéralité de Dieu; c'est-à-dire, que Dieu voyant l'homme appliqué de

(i) Apoc. 2.

356 SUIl LA PERSÉVÉRANCE

sa part à se maintenir dans la grâce, et pour cela, se faire violence à lui-même , mortifier ses passions , résister et combattre , il se sent réciproquement ému en vue d'une telle constance , à le gratifier de ses plus singulières faveurs , et en particulier , du don de la persévérance finale , parce que c'est la marque de la plus grande distinction et du choix le plus spécial que Dieu puisse faire d'une ame dans l'ordre du salut. Or , je prétends qu'à l'entendre ainsi , nous pouvons mériter cet excellent don. De , mes frères , quand nous voyons un juste , après avoir long-temps persévéré dans l'observation de la loi de Dieu , mourir saintement , nous ne nous en éton- nons point. Nous disons , et cela est conforme aux idées que l'Ecriture nous donne des jugemens de Dieu : Cet homme a trop bien vécu pour finir autre- ment sa course ; selon les lois communes de la Pro- vidence, une vie si innocente et si fervente ne pou- voit être terminée que par une pareille mort ; Dieu lui a fait grâce , mais en lui faisant grâce , il a eu égard à ses bonnes oeuvres. Nous reconnoissons donc , dans cette conduite de Dieu , une espèce de convenance, qui, sans blesser en rien sa justice , l'engage à déployer toute sa miséricorde et à l'exer- cer. Au contraire , quand on nous parle de certains justes , qui, par un triste naufrage , après une lon- gue persévérance , ont péri jusque dans le port et se sont malheureusement perdus ; quand on nous rapporte ces exemples , nous en sommes effrayés , nous les regardons comme des prodiges , nous nous écrions avec saint Paul : 0 altitudo ( i ) / Nous

(i) Roui. 11.

CHRÉTIENNE. 3ôj

jugeons qu'il y a eu dans cette disposition de Dieu quelque chose que nous ne comprenons pas ; que cet homme qui vivoit régulièrement en apparence , avoit peut-être un orgueil caché que Dieu a voulu punir ; que l'effet d'une justice si rigoureuse sup- pose un fonds d'iniquité qui ne paroissoit pas au dehors, et que Dieu voyoit. Quoi qu'il en puisse être , ces chutes inopinées et ces coups de réproba- tion nous font trembler ; mais la surprise même ils nous jettent est une preuve évidente que ce n'est donc point ainsi que Dieu en use selon les règles, ordinaires , et que nous sommes persuadés nous- mêmes que la persévérance finale est communément et presque immanquablement le fruit d'une persé- vérance chrétienne pendant la vie.

C'est à cette persévérance de la vie que je ne puis , mes chers auditeurs , assez vous porter ; et souffrez qu'empruntant ici les paroles de saint Jérôme , je vous dise pour conclusion de ce discours , ce que disoit ce saint docteur à un homme du monde qui commençoit à chanceler dans le dessein qu'il avoit pris de chercher dans la retraite de Bethléem un asile contre les périls du siècle. Car voici comment il lui parloit , et comment Dieu m'inspire de vous parler à vous-mêmes : Obsecro te sfrater , et moneo parentis affectu , ut qui Sodomam reliquisti , ad montana festinans , post iergum ne respicias ; Pécheur qui m'écoutez, puisqu'en vertu de la grâce que vous avez reçue , vous venez d'abandonner Sodome , c'est-à-dire , puisque vous avez renoncé à vos engagemens criminels , je vous conjure par la

358 SUR LA PERSÉVÉRANCE

charité que vous vous devez à vous-même , de ne tourner plus les yeux vers le monde , ce monde profane , ce monde corrupteur que vous avez quitté, et dont vous avez si long - temps éprouvé la tyran- nie : Ne aratri stivam , ne fimbriam Salvatoris , quant semcl tenere cœpisti , aliquandb dimittas ; Non , mon cher frère , ne pensez plus à secouer le joug du Seigneur que vous vous êtes imposé ; et tenez toujours la robe de votre Sauveur pour le suivre. Vous ne pouvez avoir un meilleur guide , et il ne vous appelle après lui que pour vous conduire à sa gloire. Ne de tecto virtutum , pristina quœsi- turus vestimenta , descendus : Prenez garde à ne pas déchoir des hautes vertus vous avez voulu , par votre conversion , vous élever ; et n'allez pas reprendre les dépouilles de la vanité et du luxe , après vous être revêtu des livrées de Jésus-Christ. Ne de agro revertaris domum : Du champ de l'Eglise vous êtes rentré , et vous commencez à recueillir les fruits de la grâce , ne retournez point à ces maisons votre innocence a tant de fois échoué , ni à ces lieux de scandale et de débauche. Ne campestria cum Loth , ne amœna hortorum diligas quœ non irrigantur de cœlo ut terra sancta, sed de iurbidojlumine Jordanis : Ne vous arrêtez pas , comme Loth , à tout ce qui pourroit vous rap- procher de l'embrasement dont vous vous êtes sauvé : fuyez ces demeures agiéables , mais dont l'air est si contagieux pour vous ; ces rendez-vous si propres à rallumer votre passion , ces jardins si commodes pour l'entreienir , la pluie du ciel ne

CHRÉTIENNE. 35o,

tombe jamais , et qui ne sont arrosés que des eaux troubles du Jourdain. Voilà , dit saint Jérôme , à quoi il ne faut plus retourner. Cœpisse multorum est , ad culmen pervertisse paucorum : Plusieurs , ajoutait -il, ont l'avantage de commencer; mais bien peu ont le bonheur de persévérer. Or , il faut que vous soyez de ce nombre. Ma douleur est de penser , chrétiens , que la plupart de ceux à qui je parle en doivent être exclus , ou plutôt , sont dans la disposition de s'en exclure eux-mêmes. Ce qui m'afflige jusqu'à dire , comme David : Tabescere me fecit zelus meus (i) ; Mon zèle m'a fait sécher de regret , c'est de faire aujourd'hui cette triste réflexion , que d'une si nombreuse assemblée , à peine y en aura-t-il quelques - uns que le monde bientôt ne rengage pas dans ses fers , et sur qui le péché ne reprenne pas tout son empire. Mon Dieu , que vos jugemens sont profonds , et que notre in- constance est déplorable ! Le comble de l'affliction pour moi , est de voir comme saint Bernard , que la résurrection du Fils de Dieu soit devenue le terme fatal , ou , pour mieux dire, le commencement de nos rechutes : Proh dolor ! terminus recidendi facta est resurrectio Sa/catoris. Car , n'est-ce pas que vont recommencer les parties de plaisir , les jeux , les spectacles ; et par une conséquence infaillible , les impudicités , les dissolutions , les excès ? en sorte qu'il semble que Jésus-Christ ne soit ressuscité que pour nous faire lâcher plus impunément la bride à nos passions et à nos sens : Ex hoc nempè redeunt

(0 P.sal. 118.

36o SUR LA PERSÉVÉRANCE CHRÉTIENNE.

comcssationes , ex hoc laxantur concupiscentiis Jrœna : quasi ad hoc surrexerit Chris tus , et non propter justijicationem nostram. Mais non , Sei- gneur ; vous achèverez votre ouvrage : car c'a été votre ouvrage que ma conversion. Vous le soutien- drez comme vous l'avez commencé , et moi-même, je le soutiendrai avec vous et par vous. Votre grâce m'a prévenu , et je l'ai suivie. Elle me montrera toujours le chemin , elle me servira toujours de guide , et je la suivrai toujours jusqu'à ce que je puisse arriver à la gloire nous conduise , etc»

SERMON

POUR

LE DIMANCHE DE QUASIMODO.

SUR LA PAIX CHRETIENNE.

Diïit ergo eis iterùm : Pas vobis.

Il leur dit une seconde fois : La paix soit avec vous. Eu saint Jean , chap. 20.

Voila , chrétiens, le précieux trésor que Jésus- Christ laisse à ses apôtres : il leur donne la paix , et je trouve que cette paix est encore un des fruits que le mystère de sa résurrection produit dans nos âmes, lorsque nous nous réconcilions avec Dieu par la pénilence , et que nous approchons dignement des sacrés mystères , par la communion pascale. Ce divin Sauveur vient à nous dans le sacrement de son corps ; il nous honore tous en particulier , non- seulement d'une apparition , mais d'une visite qu'il nous fait en personne, et à ce moment même il nous dit intérieurement : Pax vobis ; Vous voilà réconciliés avec mon Père , vous voilà unis à moi ; jouissez du bonheur que vous possédez , et goûtez la doi.ceur de la paix. Car c'est ainsi, mes chers auditeurs, que saint Jacques nous fait concevoir la paix d'une ame chrétienne , en nous disant qu'elle est le fruit de la justice et de la sainteté : Fructus

36*11 SUR LA PAIX

autem justitiœ in pace seminatur (i). Et en effet , tonte autre paix que celle-là n'est qu'une paix fausse et imaginaire ; pour être solide et véritable , il faut qu'elle vienne du principe de la sainteté et de la grâce. Or , telle est celle que Jésus - Christ nous communique , quand il se communique lui-même à nous. Parlons donc aujourd'hui de cette paix spi- rituelle , de cette paix de Dieu qui surpasse tout sentiment , de cette paix que saint Paul souhaitoit tant aux Philippiens : Et pax Dei , auœ exsuperat &mnem sensum } custodiat corda vestra , et intcl- ligentias vestras in Christo Jesu (2). Mes frères , leur disoit-il, le plus grand désir que Dieu m'ins- pire de former en votre faveur , est que la paix qu'il nous a donnée garde vos esprits et vos cœurs. Je fais aujourd'hui , chrétiens , pour vous le même souhait et la même prière. Puisque vous avez reçu celte paix , prenez soin de la conserver , et qu'elle vous conserve vous-mêmes dans les saintes dispo- sitions où vous êtes devant Dieu : Pax Dei custo- diat corda vestra , et intelligentias vestras in Christo Jesu. Mais d'où vient que le Fils de Dieu ne se contenta pas de donner une fois la paix à ses apôtres , et que , dans une même apparition , il leur dit deux fois , et dans les mêmes termes : Pax i-obis ? C'est une circonstance que saint Chrysos- tôme a remarquée dans l'évangile , et cette circons- tance n'est pas sans mystère : or , c'est ce mystère que je vais vous développer , après que nous aurons rendu à Marie s comme à la reine de la paix , l'hom- mage ordinaire. Ave , Maria»

(1} Jacob. 3. (2) Philip.

CHRÉTIENNE. 363

Je ne sais , chrétiens , si vous avez pris garde à ces deux paroles de saint Paul : Pax Dei custodiat corda vestra , et intelligentias vestras ; Que la paix de Dieu conserve vos cœurs : corda vestra ; et qu'elle possède vos esprits : intelligentias vestra s. Pourquoi l'Apotre souhaitait - il aux Philippiens ce double avantage , l'un par rapport à l'esprit , l'autre par rapport au cœur ? C'est , répond saint Chrysostôme , que , pour établir dans l'homme une paix parfaite , il faut la mettre également dans les deux puissances de son ame , c'est-à-dire , dans son esprit et dans son cœur. La paix du cœur doit nécessairement être précédée de la paix de l'esprit , et la paix de l'esprit ne peut être constante sans la paix du cœur. Il faut donc pacifier l'esprit de l'homme , en lui otant toutes les inquiétudes qu'il peut avoir dans la recherche de la vérité ; et il faut pacifier son cœur , en le dégageant de tous les désirs qui le tourmentent dans la recherche de son repos : voilà , mes chers auditeurs , tout le mystère de notre évangile. Le Sauveur du monde ne se contente pas de dire une fois à ses disciples : Pax vobis ; La paix soit avec vous ; il le leur redit une seconde fois , dans la même apparition , parce qu'il veut leur donner cette double paix qui fait toute la perfection de l'homme , la paix de l'esprit et la paix du cœur. Mais , par quelle voie l'homme peut - il espérer d'avoir l'une et l'autre? Ah ! chrétiens , c'est encore le secret , et le secret admirable que notre évangile nous découvre. Car , j'y trouve la paix de l'esprit solidement établie dans la soumission à la foi : Bcati

sub la r.\ix

iti<t in pace seminatur (i). Et en effet,

uitrçaix que celle-là n'est qu'une paix fausse

pom être solide et véritable , il faut

du principe de la sainteté et de la

telle est celle que Jésus - Christ nous

ae , quand il se communique lui-même

Pilons donc aujourd'hui de cette paix spi-

'■ cette paii de Dieu qui surpasse tout

paû que saint Paul souhaitoit

liilippiens : Et pas Dei , quœ exsuperat

sesum , custodiat corda pestra , et intcl-

's/rus in Christo Jesu (2). Mes frères ,

il , le plus grand désir que Dieu m'ins-

1 ir foiré faveur , est que la paix qu'il

1 rde vos esprits et vos cœurs. Je

I tiui - chrétiens , pour vous le même

1 1 même prière. Puisque vous avez reçu

prenei soin de la conserver , et qu'elle

>us-mêmes dans les saintes dispo-

ous êtes devant Dieu: Par Dei custo-

1 tra , et intelligentias vestras in

l,u. M. lis d'où vient que le Fils de Dieu

ii 1 pas de donner une fois la paix à ses

pic , dans une même apparition , il leur

du is , el dans les mêmes termes : Fax

t une circonstance que saint Chrysos-

irquée «I ms l'évangile , et cette circons-

»as sans mystère : or , c'est ce mystère

que |< . livous développer, après que nous aurons

rendu à Mrie , comme à la reine de la paix , l'hom-

iâire. Ave , Maria,

3- (a) Philip.

**"

ïlUttC*

lr*>-

; * jHBE1 ■fcpr tvT-

•••

"î«rr,

i«êflBW-

g.1

CHRÉTIEN' Je ne sais, chrétiens , si vous ces deux paroles de saint Paul : P corda vestra , et intelligentias » < Que l i |

de Dieu conserve vos ! qin lie

possède vos esprits : intelligentic , Pourq

l'Apôtre souhaitoii - il aux Philij double

avantage, l'un par rapport à \\ l'autre p t

rapport au cœur?C'est , répond - lu hrj sostôme , que, pour établir dans l'homme u aix parfaite, il faut la mettre également dans l< i puissant de son ame , c'est-à-dire, dans & rpril el dans son cœur. La paix du cœur d rement

être précédée de la paii de I espi la paix de

l'esprit ne peut être constante sans ix du i nr. Il faut donc pacifier l'esprit < me, en lui

ôtant toutes les inquiétudes qu'il [>• ifevoir dans lt

recherche de la vérité ; et il faut p s ceur ,

en le dégageant de tous les désir^ lurmentent

dans la recherche de son repos : s , mes < hers auditeurs, tout le mystère de n< vangile. Le Sauveur du monde ne se content.- de dire une fois à ses disciples : Pas 9obis ; L ix soit avec vous ; il le leur redit une seconde ns , dans la mime apparition, parce qu'il veutleur donner cette double paix, qui fait toute la erfection de Fliomme , la paix de l'esprit et la j ix du cœur. Mais , par quelle voie 1 homme pei - il espérer d'avoir l'une et l'autre? Ah! chrétiens c'est encore le secret , et le secret admirable que ntre évans nous découvre. Car , j'y trouve la fc^de l'e C^°S solidement établie dans la c-

F

ddL

'364- SUR LA PAIX

oui non viderunt et crcdiderunt ; et j'y trouve la paix du cœur parfaitement conservée dans l'assu- jettissement à la loi de Dieu : Dominus meus , et Deus meus. Comprenez , s'il vous plaît , les deux propositions que j'avance. Le Sauveur du monde dit à saint Thomas, que, bienheureux sont ceux qui croient sans avoir vu; et saint Thomas répond au Sauveur du monde , qu'il est son Seigneur et son Dieu. Croire ce que l'on ne voit pas , c'est soumettre la raison à la foi ; et reconnoître l'empire et le do- maine du Fils de Dieu , c'est vouloir obéir à sa loi. Or, dans ces deux devoirs sont contenus les deux grands principes de la paix. Car , en soumet- tant ma raison à la foi , je me procure la paix de l'esprit ; et en m' assujettissant à la loi de Dieu , je me mets en possession de la paix du cœur. En deux mots , n'espérons pas que notre esprit soit jamais tranquille , tandis que nous l'abandonnerons à la conduite de notre raison ; et n'espérons pas plus que notre cœur soit jamais content , tandis qu'il s'abandonnera lui-même à ses passions. Il faut que la foi gouverne notre esprit , si nous voulons qu'il soit dans le calme : c'est la première partie. Tl faut que la loi de Dieu règne dans notre cœur, si nous voulons qu il jouisse d'un bonheur solide : c'est la seconde. Deux vérités importantes qui feront le partage de ce dernier discours.

PREMIÈRE PARTIE. C'est une question que les Pères de l'Eglise ont traitée avec autant de force que de subtilité , savoir: pourquoi Dieu ayant créé l'homme raisonnable , il

CHRÉTIENNE. 365

n'a pas voulu , dans la chose la plus essentielle , qui est la religion , le conduire par la raison , mais par la foi. Saint Augustin dit que Dieu en a usé de la sorte , pour l'intérêt de sa propre gloire. Car 3 de même qu'un maître ne veut pas que ses serviteurs entreprennent d'examiner sa conduite , particuliè- rement sur les affaires les plus secrètes et les plus importantes de sa maison , aussi étoit-il de la gran- deur de Dieu , que 1 homme , qui n'est qu'un néant, ne présumât pas d'entrer en raisonnement avec lui sur ce qu'il y a de plus caché et de plus impéné- trable dans les desseins de sa providence et dans l'ordre de ses jugemens. C'est ainsi que parle saint Augustin. En effet , il faut convenir que cette obéis- sance que nous rendons à Dieu par la foi , est un hommage du à la souveraineté infinie de son être. Mais s'il est honorable et glorieux à Dieu de gou- verner l'homme par la foi , je soutiens avec le doc- teur angélique , saint Thomas , qu'il n'est pas moins avantageux à l'homme d'être conduit par cette voie: pourquoi ? non-seulement parce que la conduite de la foi est plus méritoire pour l'homme que celle de la raison ; non -seulement parce que , sans la foi , nous ignorerions bien des mystères et bien des vé- rités qui surpassent notre raison ; non - seulement parce qu'il y a peu d'esprits capables d'acquérir par la seule raison une connoissance de Dieu telle que nous la devons avoir ; d'où il s'ensuit que Dieu n'auroit pas pourvu la plupart des hommes d'un moyen suffisant pour le bien connoître , et que la plupart des hommes demeureroient sans religion ,

366 SUR LA PAIX

si Dieu , au défaut de la raison , ou plutôt pour fortifier et pour éclairer la raison , n'avoit établi la foi ; mais surtout parce qu'en matière de religion , il est impossible , quelque intelligens que nous puis- sions être , que nous trouvions jamais le repos de notre esprit hors d'une humble soumission à la foi. Principe qui me paroît incontestable : car , don- nez- moi un homme déterminé à ne croire que ce qu il lui plaît , et à ne déférer jamais à la foi ; sur quoi s'appuiera-t-il , pour se mettre dans cette situa- tion qui rend un esprit calme et tranquille ? Ou il vivra dans l'indifférence par rapport à la religion , comme les libertins et les impies; ou il se fera une religion particulière selon ses vues , comme les sages mondains et les philosophes. S'il vit dans une indif- férence entière touchant la religion , c'est-à-dire , sans se mettre en peine , ni s'il y a un Dieu , ni comment il faut l'honorer , ni ce qui suit après cette vie, ni s'il y en a une autre que celle-ci : vous savez quel est le malheur de cet état , et il ne faut qu'un rayon de lumière pour le comprendre ; car quelle horreur ! et qu'est-ce qu'un homme insensible aux choses mêmes qui sont les plus inséparables de son être et de sa condition ; qu'un homme qui ne sait ce qu'il est , ni pourquoi il est ; qui ne pense pas à ce qu'il sera , ni à ce qu il deviendra ; qui , ne croyant rien , est incapable de rien espérer , et qui , n'étant assuré de rien , doit nécessairement craindre tout; qui abandonne au hasard son bonheur et son malheur éternel ; en sorte que , s'il y a un bonheur éternel , il fait état d'y renoncer , et que , s'il y a

CHRÉTIENNE. 36;

un malheur éternel , il s'y expose évidemment; qui court tout le risque de l'un , et qui se prive de toute la consolation de l'autre ; qui ne connoît pas Dieu , et qui ne veut pas s'appliquer à le chercher ; ou plutôt , qui veut ignorer Dieu , lorsque toutes choses le forcent à le connoître ? car , voilà les caractères d'un libertin sans religion. Or , je vous demande s'il est possible que l'homme trouve un repos solide ; et si, du moment qu'il est raisonnable , tout cela ne doit pas le troubler , l'agiter , l'effrayer ? Mais considérons-le dans l'autre état où. il se fait une religion de sa raison , c'est- à - dire , une religion, fondée sur les seules connoissances qu'il a reçues de la nature , telle qu'a été et qu'est encore la re- ligion des philosophes et des sages du monde. Je ne dis point ici quel désordre ce seroit , que chacun eût droit de se faire une religion particulière, et qu il y eût autant de religions que de sentimens : cela n'est pas de mon sujet. J'examine seulement si dans cet état l'esprit de l'homme pourroit trouver une vraie tranquillité , et je prétends que non : pour- quoi ? parce qu'un homme sage , pour peu qu'il se connoisse lui-même , est convaincu de trois choses touchant sa raison : premièrement , qu'elle est su- jette à l'erreur ; en second lieu , qu'elle est naturel- lement curieuse ; enfin , que la plupart de ses con- noissances ne sont tout au plus que de simples opinions , qui la laissent toujours dans l'incertitude, en lui proposant même la vérité. Or , ces trois choses sont absolument incompatibles avec le repos de l'esprit , et vous l'allez voir.

368 SUR LA PAIX

Si je suis sage, je ne puis établir ma religion sur ma raison : pourquoi ? parce que je sais que ma raison est sujette à mille erreurs , surtout en ce qui concerne la religion. Je sais ce que l'histoire de tous les siècles m'apprend, qu'il n'y a rien sur quoi les hommes soient tombés dans des égaremens d'es- prit si prodigieux , que sur ce qui regarde le culte de la Divinité. Je sais ce que saint Chrysostôme remarque , qu'au même temps que le démon arra- choit du cœur des hommes la religion du vrai Dieu , il les engageoit dans des superstitions hon- teuses , jusqu'à leur faire adorer les plus vils ani- maux : ce qu'ils auroient dû, ce semble, avoir en horreur , et ce qu'ils se laissoient néanmoins per- suader. Je sais ce qui causoit l'étonnement de saint Augustin , lorsqu'il considéroit que les Egyptiens , après avoir été les peuples de la terre les plus polis , en étoient toutefois venus à la plus basse de toutes les idolâtries, ayant reconnu pour leur déesse ce qu'on n'oseroit presque nommer ; et que les Romains qui furent depuis les maîtres du monde , dans l'état le plus florissant de leur empire , avoient présenté de l'encens à des dieux sujets aux vices les plus infâmes et les plus abominables. Je sais qu'il est aisé de justifier par la tradition de l'Eglise, qu'après la venue même de Jésus - Christ , il n'y a point eu d'hérésie si extravagante, qui n'ait trouvé des sec- tateurs qui l'ont reçue et qui l'ont goûtée. Et ce qui est encore plus surprenant , je sais que les plus extravagantes de ces hérésies ont été souvent ap- prouvées par les génies les plus sublimes. Enfin, je

sais

CHRÉTIENNE. 869

sais ce que saint Jérôme a judicieusement observé , qu'autant de foisque l'esprit de l'homme a franchi les bornes de la foi , et voulu faire par sa seule raison de nouvelles découvertes dans le champ de la religion , toutes ses recherches n'ont abouti qu'à l'embarrasser , et qu'à l'envelopper dans les plus grossières erreurs. Si je suis bien instruit , je sais tout cela , Or , quelle apparence que , sachant tout cela , je puisse me fier à ma raison , et m'en rapporter à elle sur les points de ma religion : à moins que je ne me flatte d'avoir une raison plus épurée , plus droite et plus infaillible que tout le reste des hommes, ce qui seroit un excès de présomption et un orgueil insoutenable. Il faut donc , pour peu que j'aie même de raison , que il s'agira de la religion , je tienne ma raison pour suspecte , ou plutôt , que je la renonce. Or , dès-là elle n'est plus capable de pacifier mon esprit , et de le tenir dans une sainte assurance. C'est la conclusion que tire Guillaume de Paris, et cette conclusion est évidente par elle- même. Ajoutez à cela que le caractère de notre esprit dans la plupart des jugemens qu'il forme , est un caractère d'incertitude , d'inconstance , d'irrésolution; autre qualité directement contraire au repos qu'il cherche : c'est-à-dire, que pour une connoissance certaine que nous avons , et que notre raison nous garantit , il y en a cent qu'elle ne nous garantit pas. Bien plus : celle que nous supposons aujourd'hui certaine , demain ne nous paroît plus que douteuse ; et après y avoir encore pensé , nous la rejetons même absolument comme tome iv. 2.4.

2nO SUR LA PAIX

fausse. Or , si cela est vrai à l'égard des choses du monde , qui sont , pour ainsi dire , de notre ressort ; beaucoup plus l' est-il à l'égard des choses de Dieu , qui nous sont d'autant moins connues qu'elles sont plus relevées au - dessus de nous , et qui par doivent jeter un esprit dans les plus grandes inquié- tudes , quand il n'est pas réglé par la foi.

Voilà, chrétiens , l'état déplorable étoit saint Augustin avant sa conversion , lorsque , par un vain orgueil , il vouloit décider et juger en maître , au lieu de s'instruire avec la docilité et l'humilité d'un disciple : car c'est lui-même qui le confesse , dans le livre qu'il nous a laissé touchant l'utilité de la foi. Je passois , dit-il 3 de secte en secte et d'opi- nion en opinion , selon les divers mouvemens de mon esprit : tantôt je me déclarois pour l'une , et tantôt pour l'autre : il n'y en avoit pas une que je ne voulusse embrasser , et pas une que je ne vou- lusse abandonner. Aujourd'hui j'étois manichéen , et demain je ne l'étois plus : je désespérois même souvent de parvenir jamais à la vérité ; et après un long combat , fatigué de mes propres pensées , je me laissois emporter au sentiment des académiciens, qui ne tenoient rien de certain dans le monde : aimant mieux avec eux douter de tout , que de pro- noncer avec les autres sur des probabilités : Sœpè mihi videbatur non posse omninb inveniri auod auœrebam , magnicjuejluctus cogita tionum meariim in academicorum sententiam ferebantur. Sur quoi en passant vous remarquerez , qu'au moins saint Augustin n'étuit pas sujet à ce vice si commun dans

CHRÉTIENNE. 871

notre siècle , de se préoccuper d'un sentiment sans en vouloir écouter d'autre ; de croire toujours une chose , parce qu'on l'a crue d abord , ou de n'y ac- quiescer jamais , parce qu'on l'a une fois combattue; de s'entêter qu'elle est , parce qu'on veut qu elle soit; de la contredire avec obstination, parce qu on a intérêt qu'elle ne soit pas ; et quelque parti qu'on prenne , de se faire un faux honneur d'y demeurer , sans avoir d'autre règle de sa conduite , qu'un atta- chement opiniâtre à son sens : car , voilà , mes chers auditeurs , ce qui produit tous les jours parmi nous tant de désordres. Saint Augustin , dis-je, n'eut pas au moins cette foiblesse , dans le temps même qu'il n'avoit pas encore soumis son esprit à l'empire de la foi : car il examinoit tout , et n'éioit prévenu de rien. Mais par un défaut tout opposé à celui-là , à force d'examiner , et de donner , dans l'examen qu'il faisoit , trop de liberté à sa raison , il ne trou- voit plus rien à quoi se fixer , et c'est ce qui l'em- barrassoit et ce qui le troubloit. Voyez ces prétendus esprits forts du monde , qui , pour avoir peu de religion , raisonnent éternellement sur la religion. Quoique ce ne soit pas , comme saint Augustin , par une abondance de lumières, et qu'il y ait commu- nément dans leur libertinage plus d'ignorance que de doute , c'est qu'ils en viennent. Ils raisonnent , mais sans savoir eux-mêmes ce qu'ils croient et ce qu'ils ne croient pas ; incertains de tout , et ne convenant jamais du principe auquel ils veulent s'arrêter ; détruisant aujourd'hui ce qu'ils avoient hier avancé ; parlant tantôt d'une façon , et lantgt

2A«

3j2 SUR LA PAIX

de l'autre , selon qu'ils se sentent poussés et que le caprice les emporte. D'où est venue cette confusion , qui a paru de tout temps dans le progrès des héré- sies , et qui fit en particulier du luthéranisme un monstre à cent têtes , par la diversité des factions qui le partagèrent ? de l'orgueil de la raison hu- maine. Chacun s'érigeoit en maître , et dogmatisoit à sa mode , et chacun vouloit être écouté. L'un pre- noit la réformation dans toute sa rigueur , l'autre i'adoucissoit et la modéroit : celui-ci , à quelque prix que ce fût , vouloit sauver la réalité dans le sacre- ment de Jésus-Christ , celui-là ne la pouvoit souf- frir. De naissoit la division des esprits , de les schismes des églises , de les guerres dans les états. Or 9 ce qui est arrivé dans une même secte , c'est ce qui arrive à toute heure dans un même esprit ; et l'expérience nous fait voir qu'Use divise lui-même et qu'il se confond , dès qu'il est assez malheureux pour ne s'attacher pas à la simplicité de la foi.

Quand il n'y auroit que la curiosité de savoir , qui , toute défectueuse qu'elle est , passe pour un droit et pour une prérogative dont la raison de l'homme se prévaut , avec celle insatiable avidité d'acquérir sans cesse de nouvelles connoissances , pourrions-nous espérer de procurer la paix à notre esprit? Car, comme dit saint Thomas , raisonner , c'est chercher ; et chercher toujours , c'est n'être jamais content. Il faut donc , pour mettre notre esprit en possession de celte bienheureuse paix à laquelle il aspire , quelque chose de stable , qui arrête et qui borne sa curiosité ; quelque chose de

CHRÉTIENNE. 3-j3

certain , qui remédie à ses inconstances ; quelque chose d'infaillible qui corrige ses erreurs. Or , ce sont les trois caractères de la foi ; car la foi borne notre raison , en réduisant tous ses discours à ce seul principe : C'est Dieu qui l'a dit ; c'est Jésus-Christ , la sagesse de Dieu même, qui a parlé , et ne lui per- mettant jamais de passer outre. D'où vient que Tertullien disoit , qu'après Jésus-Christ la curiosité ne nous étoit plus d'aucun usage , et que l'exercice nous en étoit interdit depuis que l'évangile nous avoit été annoncé : Nobis curiositate opus non est post Christum 9 nec inquisitione post evangelium. Or, si en cela notre raison paroît céder ses droits , parce qu'elle se retranche dans des limites que la nature ne lui prescrit point ; du moins est-il vrai que dans ce retranchement qui lui est volontaire , toutes ses inquiétudes cessent, et qu'elle y trouve un parfait repos.

De pins , la foi remédie à ses inconstances , et cela n'est pas moins évident ; parce qu'il est de la substance même de la foi divine de nous mettre dans cette sainte disposition d'esprit , nous renonce- rions plutôt à toutes les lumières de la nature et à toutes les connoissances des sens , que de ne pas croire ce que nous croyons ; car qu'est-ce que d'être fidèle , sinon d'être disposé de la sorte ? Or , ce qui détermine ainsi notre esprit, est ce qui fait sa paix. Enfin , la foi , par un don de grâce qui lui convient uniquement , assure la raison de l'homme contre le mensonge et Terreur , parce qu'elle est aussi infail- lible que Dieu même. Non-seulement infaillible en

i

3j2 SUR LA PAIX

de l'autre, selonju'ils se sentent poussés et que le caprice les empoje. D'où est venue cette confusion , qui a paru de lot temps dans le progrès des héré- sies , et qui fit e particulier du luthéranisme un monstre ues , par la diversité des factions

qui le partagèrei? de l'orgueil de la raison hu- maine. Chacun s rigeoit en maître , et dogmatisoit à sa mode , et clicun vouloit être écouté. L'un pre- noit la réfor matin dans toute sa rigueur , l'autre l'adoucissoit et lanodéroit : celui-ci, à quelque prix que ce fût , vomit sauver la réalité dans le sacre- ment de Jésus-Cirist , celui-là ne la pouvoit souf- frir. De naissd la division des esprits , de les schismes des » ^li.'S , <le les guerres dans les états. Or, ce qui est ii\é dans une même secte, c'est ce qui arrive à tute heure dans un même esprit ; et l'expérience nus fait voir qu'il se divise lui-même et quil se confod , dès qu'il est assez malheureux pour ne s'attactu pas à la simplicité de la foi.

Quand il n'y uroit que la curiosité de savoir , qui , toute défecueuse qu'elle est , passe pour un droit et pour ue prérogative dont la raison de l'homme m* pré\ut , avec cette insatiable avidité d'acquérir sans esse de nouvelles connoissances , pourrions-nous spérer de procurer la paix à notre esprit? Car, coime dit saint Thomas , raisonner , c'est chercher ; t chercher toujours , c'est n'être jamais content. I faut donc , pour mettre notre esprit en posseàon de cette bienheureuse paix à laquelle il aspir , quelque chose de stable , qui arrête et qui boie sa curiosité ; quelque chose de

>••;

■^^^*

» hb! i

certain , qui remédi

chose d'infaillible < j 1 1 i i ' '

sont les trok ères de U I i

notre raison , i n réduisant tous

principe : Cest Dien '

la - igesse de Dieu mêm .

mettant jamais de .

Tertnllien disoil , qu'api N>t I i « uii<

ne nous étoit plus d aui un

nous en étoit interdit depuis

ayoit été annon< é : V<

post Christum , nec /.. u/n.

Or, si en i ela notre i ib >n j

parce qu'elle ie retranche dai

nature ne lui preS4 i it point ; d ins est

que dans ce retranchement qui I n volontai

toutes ses inquiétudes cessent , le \ u

un parfait repos.

De plus , la foi n médû à cela n'est pas moins évident ; ; i'il . ->t dp la

substance même de la foi di vin< dans

cette sainte disposition d'espi il , rions plutôt à toutes les lumièn s e la nal in el à toutes les connoiss ,■ pas

croire ce que nous croyons ; < i cequed'i

fidèle , sinon d'être disposé de la i ( ), détermine ainsi notre esprit, est ai Enfin , la toi , par un don de gi uniquement , assure la raison de I V

mensonge et l'erreur , parce quVli r : , lihle queJM même

3]4 SUR LA PAIX

soi , puisqu'elle est immédiatement fondée sur l'au- torité et sur la révélation de Dieu; mais infaillible même par rapport à nous , puisqu'elle nous applique cette révélation par des règles si saintes , que si , par impossible , nous étions trompés , Dieu seroit responsable de nos erreurs, suivant cette consolante parole de Pùchard de Saint - Victor : Domine , si error est quem credimus , à te decepti sumus ; Oui , Seigneur , s il y avoit de l'illusion dans notre foi , ce seroit à vous que nous aurions droit de nous en prendre. Or , ce droit qu'a notre raison d'en appeler à Dieu comme à son garant , et de faire fond sur son infaillibilité , c'est ce qui l'assure dans cette paix dont dépend son bonheur et sa perfection.

Et voilà ce que j'appelle le don de Dieu , et la béatitude de k foi dans un esprit soumis à Dieu. Car c'est un abus , chrétiens , dont il est important que nous nous détrompions , de se figurer que notre foi Soit une foi ignorante , qu'elle soit une foi impru- dente , qu'elle soit même une foi aveugle en toutes manières , comme les manichéens vouloient le per- suader à saint Augustin , pour le détourner du parti catholique. Non , cette foi surnaturelle dans son objet , dans son motif et dans son principe , n'est point une foi ignorante , puisqu'avant que de croire, il nous est permis de nous éclaircir si la chose est révélée de Dieu , ou si elle ne l'est pas. Et en cela je puis dire , sans parler témérairement , que la foi qui me fait chrétien , tout obéissante qu'elle est } ne laisse pas d'être raisonnable ; et qu'en sacrifiant même ma raison , elle se réserve toujours le pouvoir

CHRÉTIENNE. 3;5

de raisonner. J'avoue qu'elle ne peut plus raisonner, quand elle connoît une fois que c'est Dieu qui parle , parce que Dieu ne prétend pas nous rendre compte de ce qu'il a fait , ni de ce qu'il a dit ; mais il ne veut pas aussi que nous lui donnions créance sans raison et sans discernement, puisqu'il nous défend au contraire de croire à tout esprit , et qu'un des écueils qu'il veut que nous évitions le plus , est de nous exposer indiscrètement à prendre la parole d'un homme pour la sienne. Voilà pourquoi il nous permet , ou , pour mieux dire , il nous commande de raisonner ; n'estimant pas , dit saint Jérôme , qu'il soit indigne de sa grandeur d'en passer par une telle preuve : Probate spiritus , si ex Deo sint (i) , et de se soumettre , en un sens , à notre raison avant que d'obliger notre raison à se soumettre à lui. Et c'est ce que le prince des apôtres a si bien exprimé dans ces deux mystérieuses paroles , lorsqu'il nous exhorte à devenir, par la foi , comme des enfans , mais comme des enfans raisonnables. Il semble , dit saint Augustin , qu'il y ait en cela de la contradic- tion ; car , si nous sommes des enfans , comment pouvons-nous être raisonnables ? et si nous sommes raisonnables , comment pouvons-nous être des en- fans ? Mais ce qui est impossible dans l'ordre de la nature , est le devoir le plus naturel et le plus intel- ligible dans l'ordre de la grâce ; car c'est-à-dire, que par la foi nous devons être comme des enfans , pour ne plus raisonner avec Dieu quand il lui a plu de s'expliquer et de se déclarer à nous ; mais que

(1) i. Joan. 4*

376 SUR LA PAIX

nous devons être raisonnables pour discerner si ce que Ion nous propose est de Dieu ou de quelqu'un autorisé de Dieu : en un mot , que nous devons être raisonnables avant la foi , et non pas dans l'exer- cice actuel de la foi ; raisonnables pour les prélimi- naires de la religion , et non pas pour l'acte essentiel de la religion ; raisonnables pour apprendre à croire et pour nous disposer â croire , et non pas pour croire en effet. Or, ce tempérament et ce mélange de raison et de foi , de raison et de religion , de raison et d'obéissance , c'est en quoi consiste le repos d'un esprit judicieux et bien sensé.

Ce n'est pas assez : notre foi n'est pas impru- dente y puisqu'elle est fondée sur des motifs qui ont convaincu les premiers hommes du monde , qui ont persuadé les esprits les plus délicats , qui ont con- verti les plus libertins et les plus impies , et qui ont fait dire à saint Augustin, qu'il n'y avoit qu'une folie extrême qui pût résister à l'évangile. Ne seroit-il pas bien étonnant que ce qui a paru folie à ce doc- teur de l'Eglise , nous parût sagesse , et qu'on ap- pelât imprudence ce qu'il a regardé comme la sou- veraine raison ? Enfin , notre foi n'est point une foi aveugle en toute manière , puisqu'à l'obscurité des mystères qu'elle nous révèle , elle joint une espèce d'évidence , et c'est l'évidence de la révélation de Dieu : concevez , s'il vous plaît , ma pensée. Je dis une espèce d'évidence , parce qu'après les motifs qui m'engagent à croire , par exemple , 1 incarna- tion ou la résurrection de Jésus - Christ , quoique le mystère d'un Dieu fait homme , le mystère d'un

CHRÉTIENNE. 377

homme - Dieu ressuscité , me soit obscur en lui- même, la révélation de ce mystère ne me l'est pas. Et en effet , si , pour confirmer la vérité de ce mys- tère , Dieu , au moment que je parle , faisoit un miracle à mes yeux , il me seroit évident que ce mystère m'est révélé de Dieu, et cette évidence ne répugneroit ni à la qualité , ni au mérite de ma foi. Or , j'ai des motifs plus forts et plus pressans pour m'en convaincre, que si j'avois vu ce miracle ; et je puis dire , aussi bien que le plus saint de nos rois , qu'il ne me faut point de miracle , parce que la voix de lEglise , celle des prophètes , et tant d'autres témoignages ont quelque chose de plus authentique pour moi. Pourquoi donc ne conclurois-je pas que j'ai comme une évidence de la révélation divine au milieu des ténèbres de la foi? Or, cela joint à tout le reste , achève de calmer mon esprit.

Au contraire , si je sors des voies de la foi , de ces voies simples et droites, je tombe dans un laby- rinthe , je ne fais que tourner , que me fatiguer, sans trouver jamais d'issue. Il faut pour y renoncer, à cette foi , que je me porte aux plus grandes extré- mités : à ne plus reconnoîlre de Dieu , à ne plus reconnoître de Sauveur homme -Dieu , à démentir tous les prophètes qui l'ont promis , à m'inscrire en faux contre toutes les Ecritures , à traiter tous les évangélistes d'imposteurs , à combattre tous les mi- racles de Jésus-Christ , à contredire tous les histo- riens sacrés et profanes. Or , pour en venir , et pour y demeurer , quels combats n'y a - 1 - il pas à

3;8 SUR LA PAIX

soutenir , et de quels flots de pensées un esprit ne

doit-il pas être agité?

Et certes , dirois-je à un libertin , dans cette con- trariété de senlimens qui est entre vous et moi , qui de nous deux s'expose davantage , et qui de nous deux doit plus craindre ? Est-ce moi qui crois ce que la religion m'enseigne , ou n'est-ce pas vous qui n'en croyez rien ? est - ce moi qui me soumets à croire pour conformer ma vie à ma créance , ou n'est-ce pas vous qui ne voulez rien croire , pour vivre dans le libertinage ? En croyant ce que je crois , tout ce qui peut m'arriver de plus fâcheux , c'est de me priver inutilement et sans fruit , pendant la vie , de certains plaisirs défendus par la loi que je professe , et défendus même par la raison. Voilà îe risque seul que je cours s supposé que ma créance ne fût pas bien établie. Mais vous , si ce que vous ne croyez pas , ne laisse pas d'être vrai , vous vous mettez dans le danger d'une damnation éternelle. Telle est la différence de nos conditions : moi , qui hasarde peu ( si toutefois je hasarde en effet quelque chose ) , je vis sans inquiétude ; mais vous qui ha- sardez tout , puisque vous hasardez une éternité, vous devez être en de perpétuelles alarmes.

Concluons donc avec le Sauveur du monde : Beati qui non viderunt , et crediderunt ; Heureux ceux qui croient , et qui croient sans avoir vu! Heureux ceux qui croient , je ne dis pas seulement parce qu'en soumettant leur raison à la foi , ils en corrigent toutes les imperfections ; je ne dis pas parce qu'au

CHRÉTIENNE. 879

lieu d'une raison foible et aveugle à laquelle ils re- noncent , ils entrent par la foi en communication des plus pures lumières de l'esprit de Dieu ; mais parce qu'en captivant leur esprit sous le "joug de la foi , ils l'établissent dans une paix inaltérable ; et heureux ceux qui croient sans avoir vu, parce que moins ils ont besoin de voir pour croire , plus la paix de leur esprit est solide et constante. Non , non , chrétiens, ne pensons pas que les apôtres aient été plus privilégiés que nous , parce qu'ils ont vu le Fik de Dieu sur la terre , et qu'ils ont été témoins de ses miracles. Le Fils de Dieu lui - même nous dit aujourd'hui tout le contraire , et il nous assure que , si nous savons profiter de notre condition , elle peut être en cela plus heureuse : Beati qui non vider uni , et crediderunt. Ce n'est point proprement la vue des miracles qui donne à un esprit cette paix et cette tranquillité dont nous parlons , c'est la simple soumission à la foi. Les apôtres avoient vu tous les miracles que Jésus -Christ avoit opérés pendant sa vie ; et cependant ils n'en furent pas moins troublés au temps de sa passion. Après sa résurrection même , quoiqu'il leur eût tant de fois apparu , leurs esprits n'étoient pas encore bien rassurés ; et le Sauveur , en montant au ciel , fut obligé de leur reprocher leur incrédulité. Ce qui les confirma , ce fut ce don de foi et de soumission que le Saint - Esprit leur apporta du ciel , lorsqu'il descendit visiblement sur eux. Or, sans avoir vu , je puis avoir cet esprit de soumission aussi bien que les apôtres , et même en- core plus que les apôtres , parce qu'il y a bien plus

38o SUR LA PAIX

de soumission à croire sans avoir vu , qu'à croire quand on a vu. Ainsi je puis être , dans l'exercice de ma foi , encore plus heureux que les apôtres. Ah ! mes chers auditeurs , quel repos pour nous , si nous étions bien persuadés de ce principe ! Quelle paix , si nous avions sacrifié à Dieu toutes ces vaines cu- riosités dont nous nous occupons ; cette déman- geaison de savoir et d'approfondir certains points que Dieu a voulu nous tenir cachés , et nous n'entrons jamais que pour nous rendre malheureux ; cette force d'esprit prétendue dont nous nous flat- tons, et dont nous voulons acquérir l'estime aux dépens de notre foi , parce que nous ne pouvons peut-être pas l'acquérir par une autre voie ; cette liberté présomptueuse de parler de tout , de dispu- ter sur tout, qui va peu à peu à éteindre la religion dans nos cœurs ? Car voilà ce qui nous perd. C'est ce qui a perdu tous ces esprits superbes qui ont voulu se donner l'essor et s'élever trop haut. Ils se sont épuisés à raisonner , mais en vain. Après s'être bien tourmentés > ils ont été contraints d'avouer que la religion n'étoit point l'ouvrage de l'homme , et ils se sont repentis cent fois d'avoir commencé à y toucher. Luther le disoit lui - même ; et quand on lui demandoit son avis sur quelque article de la re- ligion , il étoit le premier, comme son histoire nous l'apprend , à conseiller de ne pas suivre son exemple , et de se tenir à la grande règle de la soumission. Soumission à la foi , nécessaire pour avoir la paix de l'esprit ; et soumission à la loi , nécessaire pour avoir k paix du cœur : c'est la seconde partie.

CHRÉTIENNE. 38l

DEUXIÈME PARTIE.

Il est impossible de résister à Pieu et d'avoir la paix ; mais il est aussi comme impossible de n'avoir pas la paix , quand on est parfaitement soumis à Dieu. Deux vérités de la foi, et dont la première est conçue dans les propres termes de l'Ecriture : Qiiis rcstitit ei , et pacem hahuit ( i ) ? est l'homme qui ait eu la témérité de se soulever contre Dieu , et au même temps l'avantage de trouver la paix ? C'est le défi que Job faisoit aux pécheurs , prétendant qu'il n y en avoit point d'exemple. Quand le Saint - Esprit ne nous lauroit pas dit , la raison seule , jointe à l'expérience , suffiroit pour nous en convaincre; car, comme dit saint Augustin, Dieu étant le souverain bien de l'homme, la béatitude de l'homme , la fin dernière de l'homme , et par con- séquent le centre du cœur de l'homme , il est im- possible que le cœur de l'homme ait jamais du repos, qu'autant qu'il est uni à Dieu. Or , cette union du cœur de l'homme avec Dieu , ne se peut faire dans cette vie que par un assujettissement volontaire à la loi de Dieu. Quand un élément est hors de son centre , fût-il d'ailleurs dans le lieu le plus agréable , il n'y demeure qu'avec des violences extrêmes ; et quand une partie du corps humain est hors de sa place, quoi que vous fassiez pour la soulager, elle y ressent des douleurs éternelles. Or, tel est, chré- tiens , la situation du cœur de l'homme quand il est séparé de Dieu par le péché. Dieu étoit son centre ,

(i) Job. g.

382 SUR LA PAIX

et il Ta quitté. Sa place , disons mieux , son devoir éloit d'être soumis à Dieu , et il a voulu s'élever contre Dieu. Avec cela , quoiqu'il ail tous les plai- sirs du monde , il n'y aura jamais de tranquillité ni de paix pour lui. Et c'est ce que saint Augustin conciuoit si bien par ces admirables paroles que vous avez cent fois entendues , quand il disoit ù Dieu : Fecisti nos , Domine , ad te : et irrequietum est cor nostrum , donec requiescat in te ; C est pour vous-même , Seigneur , que vous nous avez faits ce que nous sommes : car nous ne sommes que pour vous , comme vous n'êtes que pour vous-même ; et en cela nous pouvons dire que nous avons une fin aussi noble que vous - même. Or , cette fin est quelque chose de si essentiel , et pour vous et pour nous , que , tout Dieu que vous êtes , vous n'avez pu nous faire pour un autre que pour vous, puisque vous cesseriez d'être Dieu , si nous pouvions être pour un autre que pour vous , qui êtes notre Dieu : Fecisti nos, Domine , ad te. Voilà un grand principe , chrétiens ; et que s'ensuit-il de ? ce que saint Augustin ajoute : Et irrequietum est cor nos- trum , donec requiescat in te ; Nous sommes faits pour vous : notre cœur est donc nécessairement dans l'inquiétude et dans le trouble , dès qu il ne se repose pas en vous. Et comment se repose-t-il en Dieu ? par une obéissance fidèle à la loi de Dieu. Le pé- cheur veut vivre dans l'indépendance, et dès -là il se précipite dans un abîme de malheurs ; dès - toutes les créatures s'arment , pour ainsi dire , contre lui ; dès-là les prospérités mêmes , qui sont pour

CHRÉTIENNE. 383

les autres des dons de Dieu , se tournent pour lui en châtimens ; dès - l'affliction de l'esprit et l'amer- tume du cœur le vont chercher , et le trouvent , fut-il au comble du bonheur humain , en sorte qu'il peut bien dire comme David : Tribulatio et angus- tia invenerunt me (i); dès-là sa raison devient son ennemie, sa foi le condamne , sa religion l'effraie, sa conscience le déchire , son péché lui est un sup- plice inévitable qui le suit partout. Quand il n'y auroit point d'autre misère que de n'être plus dans l'ordre établi de Dieu ; que de n'avoir plus de part à la protection de Dieu ; que d'être exclus du nombre des serviteurs de Dieu , des amis de Dieu , des enfans de Dieu ; que de pouvoir faire cette triste réflexion , et de la faire souvent malgré soi : Je suis l'objet de la haine de Dieu , je suis actuellement exposé aux coups de Dieu : cela seul , vivement conçu , n'est-il pas capable de faire dans l'ame du pécheur une espèce d'enfer ?

Or cela , mes frères , reprend saint Augustin , est de la justice et de la loi éternelle de la Providence: car vous l'avez ainsi ordonné , Seigneur , et l'arrêt s'exécute tous les jours , que tout esprit qui se ré- volte contre vous, sans sortir hors de lui-même, soit déjà lui-même son tourment: Jussisti , Do- mine , et sic est , ut omnis animus inordinatus pœna sit ipse sibi. Vérité que le Saint - Esprit a voulu nous faire comprendre , mais par un trait de la plus sublime et de la plus divine éloquence : c'est au livre de la Sagesse , Salomon , parlant des

(i) Psahu. uS.

384 SUR LA PAIX

pécheurs , disoit à Dieu : Non enim impossibilis erat omnipotcns manus tua irnmittere Mis multi- iudinem ursorum , aut novi generis ira plenas ignotas bes/ias (i); Car, il vous étoit aisé , Sei- gneur , de leur envoyer des monstres pour les dé- vorer , et votre main toute-puissante pouvoit former des créatures d'une nouvelle espèce pour les exter- miner,, et pour être les instrumens et comme les ministres de votre colère. Mais parce qu'en châtiant les hommes , vous ne cherchez point précisément à faire éclater votre grandeur toute - puissante , et qu'il vous suffit de leur faire sentir les effets de votre justice souveraine ; vous vous contentez de les punir par cela même qui fait leur crime , et vous n'avez qu'à les abandonner à eux - mêmes pour en tirer une pleine vengeance : Sed et sine Jds uno spirilu poterantoccidi 3 persecutionem pas si ab ipsis fa dis suis (2). Voilà, chrétiens, l'idée que le Saint-Esprit nous donne de l'état des pécheurs ; voilà comment il nous les représente : comme des hommes livrés à eux - mêmes , comme des hommes persécutés par eux-mêmes; comme des hommes révoltés contre eux - mêmes , après qu'ils se sont révoltés contre Dieu : Persecutionem passi ab ipsis factis suis. En effet , le remords du péché a toujours été la plus immédiate et la plus infaillible peine du péché : Prima Ma et maxima peccati pœna , est peccasse. C'est ainsi qu'en parloit un païen , et la raison même lui inspiroit ce sentiment.

Mais il n'y a qu'à consulter l'expérience pour en

(1) Sap. 11. (2) Ibid.

être

CHRÉTIENNE. 385

être encore plus sensiblement convaincu. Car voyons- nous que les pécheurs du siècle jouissent d'une véri- table paix ? peut - être en ont - ils les apparences : mais en ont -ils le fond? Qu'est-ce que leur vie? concevez- le bien : un esclavage ils gémissent sous la tyrannie de leurs passions et des vices qui les dominent; une dépendance perpétuelle du monde et de ses lois; un assujettissement servile à la créa- ture , c'est-à-dire, au caprice, à la vanité , à la légèreté , à l'infidélité même ; un engagement à souffrir beaucoup , pour se damner et pour se perdre. Car , ne croyez pas qu'en secouant le joug de Dieu , ils en soient plus libres. Pour une servi- tude honorable à laquelle ils renoncent , ils se ré- duisent dans la servitude la plus honteuse ; et pour les croix salutaires dont ils ne veulent point , ils en ont d'inutiles à porter , mais bien plus dures et plus pesantes, qui les accablent. Qu'est-ce que leur vie? une suite de désordres qui les rendent également criminels et malheureux : parce que c'est , par exemple , une ambition qu'ils ne peuvent satisfaire une avarice qui ne dit jamais , c'est assez ; une dé- licatesse et un amour - propre qui leur fait sentir jusqu'aux plus légères atteintes du mal; une jalousie qui les dévore , une haine qui les envenime , une colère qui les transporte : parce qu'ils désirent toujours ce qu'ils n'ont pas, et qu'ils ne se con- tentent jamais de ce qu'ils ont ; qu'ils prennent ombrage de l'un , qu'ils forment des intrigues contre l'autre ; qu'ils rompent avec celui - ci , qu'ils sont

TOME IV. 25

386 SUR LA PAIX

pleins d'animosité contre celui-là ; qu'à peine eux- mêmes ils peuvent se supporter , tant le péché leur attire de chagrins , de dégoûts , de mortifications , de traverses : Contritio et infelicitas in viis eorum , et viam pacis non cognoverunt (i). 11 n'y a, dit le Prophète royal , que malheur et qu'affliction dans leurs voies. Et comment auroient - ils la paix , puisque , bien loin d'y parvenir , ils ne savent pas même par quel chemin on y arrive , et qu'ils ne la connoissent pas ?

Mais enfin , direz-vous , ces pécheurs du siècle ont souvent tout ce qui fait les hommes heureux dans cette vie : on les voit riches , puissans, élevés; le monde les honore , et il semble que le monde n'est fait que pour eux. bien , mon cher audi- teur , je veux qu'ils soient tels que vous vous les figurez. Peut-être en faudroit-il beaucoup rabattre ; mais qu'ils soient ce que vous pensez , et encore plus , s'il est possible : j'y consens. Vous dites que c'est ce qui fait les hommes heureux dans cette vie ; et moi 9 je prétends que ce qui fait le bonheur des hommes dans cette vie , n'est rien précisément de tout cela. Vous dites qu'avec la moindre partie de ce qu'ils ont , vous seriez content ; et moi , je soutiens que quand vous en auriez cent fois davan- tage , vous ne le seriez pas si vous n'y ajoutiez quelque chose de plus ; et ce surplus que vous y ajouteriez , pourroit , sans tout cela , vous rendre heureux. Voilà des principes bien opposés. Mais

(1) Psal. i3.

CHRÉTIENNE. o$j

pour vous convaincre de ce que j'avance , el pour vous faire au même temps reconnoître l'erreur vous êtes , je m'en tiens encore à l'expérience. Car l'expérience nous fait voir tous les jours des hommes contens sans tout cela , et des hommes malheureux avec tout cela ; ou plutôt , un nombre infini de malheureux avec tout cela , et beaucoup de contens sans tout cela. Expérience dont les païens eux-mêmes sont convenus , et sur laquelle leur philosophie a triomphé ; mais dont je tire , moi qui n'ai point d'autre philosophie que celle de l'évangile , des con- clusions chrétiennes qui m'édifient et qui me con- solent. Car , il m est évident par , qu'il n'y a donc rien sur la terre qui puisse remplir mon cœur; qu'il y a quelque chose de plus grand que tout ce que je vois qui doit faire mon souverain bien ; et que c'est uniquement , ou dans la possession , ou dans la poursuite de ce souverain bien que je dois chercher la paix. Or , ces maximes éternelles dont j'étois déjà persuadé dans la spéculation , me de- viennent sensibles dans l'usage du monde , et dans la connoissance que j'en ai. Combien de riches , par exemple , qui , malgré leur bonne fortune , s'estiment malheureux, et qui le sont en effet? Mais ils passent pour heureux dans l'opinion du monde! Ah ! mes frères , reprend saint Chrysostôme , c'est encore le surcroît de leur misère , de ce qu'étant malheureux dans leur idée , ils passent pour heu- reux dans celle d'autrui ; c'est - à - dire , de ce qu'étant malheureux véritablement , ils ne laissent

22.

388 SUR LA PAIX

pas d'être heureux en apparence. Car ce qui fait leur bonheur ou leur malheur , n'est pas l'opinion et l'idée d'autrui , mais leur propre opinion et leur propre idée ; et quand tous les hommes du monde conspireroient à les béatifier , cela n'empêche pas qu'ils ne se consument de chagrins , et qu'assujettis comme ils sont à la loi du péché , ils ne se cruci- fient eux-mêmes. Or, voyant cela, dit saint Am- broise , que puis-je juger , sinon qu'il y a une Pro- vidence , mais une Providence de miséricorde aussi bien que de justice , qui ne permet pas que les pé- cheurs goûtent le repos qu'ils s'éloient faussement promis ? Car enfin , cet avare et ce voluptueux en sont des preuves invincibles : j'estime l'un content, et il ne l'est pas ; je crois l'autre à son aise , et il souffre plus que moi. Ainsi ils détruisent le juge- ment que j'en fais par leur propre jugement , ou , si vous voulez , ils réfutent mon erreur par leur expérience véritable ; ce sont les paroles de saint Ambroise : Hœc videns nega , si potes divini ju- dicii remunerationem : nam ille tuo ajfectu beatus est t et suo miser ; tibi dives videtur , sibi pauper est , et sic tuum judicium suo refellit. Il n'y a qu'une chose qui semble contraire à ce que je dis , et c'est que les pécheurs eux - mêmes prétendent qu'ils ont la paix : car ils le prétendent quelquefois. Mais prenez garde , s'il vous plaît : outre qu'ils le prétendent rarement , outre qu'ils ne le prétendent pas constamment , outre que quand ils le prétendent , c'est lorsqu'il sont moins en état d'en bien juger ,

CHRÉTIENNE. 889

parce que c'est communément dans l'ardeur du' crime , et dans l'aveuglement actuel du péché ; outre cela, j ose dire qu'ils ne le prétendent jamais , que leur cœur, par un témoignage secret, ne leur fasse sentir la fausseté de leur prétention. C'est de quoi le Saint-Esprit m'assure par le prophète Jéré- mie : Dicentes : Pax , pax , et non erat pax (1) ; Ils se vantent d'avoir la paix , et ils se répondent intérieurement à eux-mêmes , qu'ils ne l'ont pas. Ils voudroient bien se persuader que c'est une vraie paix ; mais ils sont forcés de reconnoîlre que ce n'est qu'une paix chimérique : Pax , pax ; et non erat pax. Du reste , quand ils auroient la paix de la manière qu'ils l'entendent , ne seroil-ce pas une paix plus funeste pour eux que tous les troubles , puisque ce seroit la paix dans le péché ? Car la paix dans le péché , si dans le péché toutefois il y en a , c'est ce qui met le comble à l'endurcissement , et ce qui rend , sans un miracle de la grâce , la péni- tence comme impossible.

trouver donc la paix du cœur ? je vous l'ai dit , mes chers auditeurs , dans l'assujettissement à la loi de Dieu. Hors de ne l'espérons pas : Pax multa diligcntibus legem tuam (2). Oui , mon Dieu, disoit David , c'est pour ceux qui aiment votre loi qu'il y a une paix intérieure ; et il n'est pas juste , ni même possible , qu'il y en ait pour d'autres que pour eux , parce que votre loi étant , comme elle l'est , le principe de l'ordre , elle est essentiellement le principe de la paix. Paix inébranlable du côté de

<i) Jeiera. 6. (2) Psal. 118.

3qo Sl'B PAIX

Dieu , inébranlable du côté du prochain , et inébran- lable de notre part même.

Paix inébranlable du côté de Dieu. Car , que peut-il m'arriver qui puisse troubler ma paix avec Dieu quand je me soumets à sa loi ? S'il m'envoie des afllictions , je les reçois comme des épreuves qu'il veut faire de ma fidélité : s'il me suscite des persécutions , je le bénis ; et au lieu de me plaindre , je m'en fais, comme chrétien , des sujets de joie : s'il m'ôte les forces et la santé , ne pouvant plus agir pour lui , je me console d'être au moins en état de souffrir pour lui : s'il me survient des pertes, je le remercie de ce que ne pouvant plus l'honorer de mes biens , je puis encore le glorifier par ma pauvreté : si ma réputation est attaquée , je me ré- jouis d'avoir de quoi lui faire un sacrifice de cha- rité et de patience : si rien de ce que j'entreprends ne me réussit , je 1 adore , sûr que ce qu'il en or- donne est meilleur pour moi que le succès le plus favorable. En un mot , je ne veux plus que ce qu'il veut , et de la manière qu'il le veut , et dans les circonstances qu'il le veut : ce qu'il ne veut pas , je me fais un plaisir et un mérite de ne le pas vou- loir ; ce qu'il me défend , je me le défends à moi- même ; en toutes choses sa volonté devient la mienne ; et comme sa volonté est dans une éter- nelle paix , en y conformant la mienne, je jouis de la paix de Dieu , plutôt Dieu lui-même , selon la parole de saint Paul , est ma paix : Ipse enim est pax nostra (i).

(1) Ephes. 2.

CHRÉTIENNE. 891

Paix inébranlable du côté du prochain. Car , sou- mis que je suis et obéissant à la loi de mon Dieu, il n'y a plus rien en moi de tout ce qui altère la paix parmi les hommes , c'est-à-dire , il n'y a plus en moi de ces ressentimens , plus de ces envies , plus de ces soupçons , plus de ces haines , plus de ces enflures de cœur , plus de ces fiertés , plus de ces aigreurs qui sont comme des semences de di- vision et de discorde : je conserve la paix avec tout le monde , même avec ceux qui ne veulent pas la conserver : Cum his qui oderunt pacem 3 eram paci- ficus (1) ; je ne blesse personne, je ne juge de per- sonne , je ne veux me venger de personne , parce que la loi de Dieu , à laquelle je me suis inviola- blement attaché , m'interdit toute vengeance , tout jugement , toute injure que je pourrois faire aux autres, et qui les pourroit soulever contre moi.

Paix inébranlable de ma part même : comment? parce que cette soumission à la loi de Dieu , tient toutes mes passions dans le calme , ou du moins toutes mes passions sujettes à ma raison ; et dès qu'elles sont une fois sujettes à ma raison , elles ne troublent plus mon cœur : la colère ne m'emporte plus , la tristesse ne m'accable plus : j'obéis à Dieu , et quand j'obéis à Dieu , toutes mes passions m'o- béissent ; Dieu règne en moi , et par une suite natu- relle , il me fait régner moi-même sur moi-même. Voilà , chrétiens, le bienheureux état des justes ou des pécheurs mêmes quand ils ont trouvé la paix

(1) Pdal. 119.

092 SUR LA PAIX

de Dieu , en se réconciliant avec Dieu. Je ne parle pas seulement d'un saint Paul , qui défioit toutes le< créatures de le troubler dans la possession de cet e paix. Je ne parle pas des martyrs , qui , par un miracle de la grâce , au milieu des supplices , goiitoient sensiblement cette paix. Je parle de tous les chrétiens , qui , dans la pratique des vertus , sont fidèles à Dieu , et persévèrent dans son amour. Oui , mes chers auditeurs , voilà votre état quand vous marchez dans la voie de l'innocence et de la pénitence; voilà l'avantage qui vous revient, quand vous tenez ferme dans l'observance de cette divine loi , dont je puis bien dire ce que Salomon disoit autrefois de la sagesse : Vcnerunt mihi omnia bona par iler cum illâ (1). S'il vous reste encore dans la vie des difficultés et des peines , ce n'est point parce que vous êtes soumis à cette loi , mais au contraire , parce que vous ne l'êtes pas. Ces chagrins et ces peines ne viennent pas de votre soumission , mais du défaut de soumission. Car si votre soumission éloit parfaite , dès-là ces peines et ces chagrins ces- seroient. Voilà l'état , ô mon Dieu ! le dirai-je ? , quoiquindigne de vos miséricordes , il me semble que je me suis quelquefois trouvé moi - même , et je me trouve encore quand je me tourne vers vous. Quoique je ne puisse savoir avec assurance si je suis en grâce et digne d'amour , permettez-moi néanmoins , Seigneur , de faire ici cette confession publique. Je ne sais si vous êtes content de moi ,

(1) Sap. 7.

CHRÉTIENNE. 3o,3

et je reconnois même que vous avez bien des sujels de ne l'être pas : mais pour moi , mon Dieu , je dois confesser à votre gloire que je suis content de vous, et que je le suis parfaitement. Il vous im- porte peu que je le sois ou non ; mais après tout , c'est le témoignage le plus glorieux que je puisse vous rendre. Car, dire que je suis content de vous, c'est dire que vous êtes mon Dieu , puisqu'il n'y a qu'un Dieu qui me puisse contenter. Or , si tout imparfait que je suis , je ne laisse pas de me trouver dans cette disposition , que sera - ce de ces âmes saintes et ferventes qui vous servent avec une en- tière fidélité ? Et si dans cette vie on peut goûter une telle paix , qu'est-ce que la paix qu'on goûte dans le cifl en vous possédant ? Ah ! chrétiens , animons aujourd'hui notre langueur , excitons - la par ce motif. Il est intéressé ; mais Dieu veut bien que nous nous en servions , et que nous agissions par intérêt quand notre intérêt est joint avec le sien. Attachons-nous donc à Dieu ; cherchons notre paix en Dieu, puisqu'elle n'est nulle part ailleurs. Nous ne l'éprouvons que trop ; et ce qui est à craindre pour nous , c'est que notre expérience ne fasse notre condamnation. Puisque le monde ne peut nous donner la paix , et que cette paix n'est point dans le monde , ne nous obstinons pas à l'y vouloir trouver. Cherchons - la elle est , et Dieu l'a mise. Or , il ne l'a mise que dans lui-même , et il n'a pu la mettre ailleurs. Cherchons-la dans une par- faite soumission à la foi et à la loi. Si nous suivons

3o,4 SUR LA PAIX CHRÉTIENNE.

celte double règle , nous aurons tout à la fois la paix de l'esprit et la paix du cœur : Quieumque ha ne regulam secuti juerint , pax super illos (i). Et non-seulement nous aurons la paix , mais l'abon- dance de la paix en cette vie , et la félicité éternelle dans l'autre, nous conduise , etc.

(i) Galat. 6.

FIN DU TOME QUATRIÈME,

TABLE DES SERMONS,

AVEC L'ABRÉGÉ DE CHAQUE SERMON.

JYota. Le premier chiffre marque la page commence l'article que l'on abrège , et le second , la page ce même article finit.

Sermon pour le dimanche de la cinquième semaine , sur la Parole de Dieu , pag. i .

Sujet. Celui qui est de Dieu , entend la parole de Dieu. Il n'est rien de plus efficace et de plus fort qne la parole de Dieu. Mais puisque c'est par elle que Dieu a opéré tant de mi- racles dans l'ordre de la nature et dans celui de la grâce , d'où vient qu'elle est aujourd'hui si stérile dans le christia- nisme i d'où vient même qu'au lieu de nous être salutaire , elle a tous les jours un effet tout opposé, et que souvent elle est le sujet de notre condamnation ? Voilà ce que nous avons à examiner dans ce discours. P. i— 5.

Division. Si la parole de Dieu ne produit plus présente- ment les mêmes fruits qu'elle produisoit autrefois, ce n'est ni à cette sainte paix)le qu'il faut s'en prendre , ni aux pré- dicateurs qui la débitent , mais aux chrétiens qui l' écoutent. Ce n'est point à la parole de Dieu , puisqu'elle est toujours la même. Ce n'est point aux prédicateurs qui la débitent , puisque son efficace n'est attachée ni à leurs talens , ni à leur sainteté. Par conséquent , c'est aux chrétiens qui l'écoutent , et qui lui opposent trois obstacles bien ordi- naires , savoir : le dégoût de la parole de Dieu , l'abus de la parole de Dieu , et une résistance volontaire à la parole de Dieu. Sur quoi je fais trois propositions : et je dis, que le- dégoût de la parole de Dieu est un des plus terribles châti- mens que doive craindre un chrétien ; i.re partie. Que l'abus de la parole de Dieu est un des désordres les plus essentiels que puisse commettre un chrétien j 2.c partie. Enlin, que

3c)6 TABLE ET ABRÉGÉ

la résistance à la parole de Dieu est une des plus prochaines dispositions h l'endurcissement et à la réprobation d'un chré- tien ; 5.c partie. P. 3— 7.

I.re Partie. Le dégoût de la parole de Dieu est un des plus terribles châtimens que doive craindre un chrétien. C'est par sa parole que Dieu a sanctifié le monde , et c'est par sa parole encore qu'il le vent sanctifier. Ce que saint Paul a dit de la foi , qu'elle n'est venue que de ce qu'on a en- tendu , et qu'on n'a entendu que parce que la parole de Jésus-Christ a été prêchée , nous pouvons le dire de la péni- tence à l'égard des pécheurs , et de la persévérance à l'égard des justes. On ne se convertit, ou l'on ne persévère dans «ne vie chrétienne , que parce qu'on se sent touché des vé- rités éternelles , et ces vérités sont la parole de Dieu que l'on entend. D'où il s'ensuit qu'un des plus grands malheurs pour nous est de tomber dans le dégoût de cette divine parole. P. 7-9.

Cecisuffiroit pour établir ma première proposition ; mais je vais plus loin. Si je voulois examiner les principes de ce dégoût, je vous ferois aisément recounoître qu'il vient, dans les uns, d'un orgueil secret, dans les autres, d'un fonds de libertinage, dans ceux-ci , d'un attachement hon- teux aux plaisirs des sens , ddns ceux-là , d'une insatiable cupidité des biens temporels. Mais contentons-nous d'en voir les malheureuses conséquences. Car que fait ce dé- goût de la sainte parole l 1. il nous en éloigne ; 1. il nous rend incapables d'en profiter. Double châtiment de Dieu. P. 9, 10.

1. Ce dégoût nous éloigne delà parole de Dieu ; premier châtiment. Figure des juifs qui se dégoûtèrent de la manne , et qui ne la recueilloient plus qu'avec dédain : effet de la vengeance du Seigneur, selon la remarque d'Origène et de saint Jérôme. Ainsi la parole de Dieu est la vraie manne; et quand autrefois nous étions dans l'ordre , nous la goûtions , nous la cherchions j mais maintenant que nous avons engagé Dieu à se tourner contre nous , nous la négligeons et nous refusons de l'entendre. P. 10—12.

DES SERMONS. 3gj

2. Ce dégoût nous rend incapables de profiter de la parole de Dieu; autre châtiment. Car pour bien profiter d'une viande, il faut l'aimer et la goûter j surtout, pour profiter de la parole de Dieu, il faut que Dieu y ajoute l'onction de sa grâce : et quand Dieu voit le me'pris que nous faisons de sa parole, il nous laisse dans notre indifférence , sans se faire sentir intérieurement à nous. P. 12, i3.

Vous nie direz que ce dégoût n'est point précisément un dégoût de la parole de Dieu , mais de la parole de Dieu mai annoncée. Et moi je réponds : S'il étoit vrai, comme vous le prétendez , qu'il n'y eût plus de prédicateurs capables de vous bien annoncer la parole de Dieu , cela même ne seroit-il pas une punition visible du ciel ï Cependant nous n'en som- mes pas ; et j'ajoute que le châtiment ne consiste pas en ce qu'il n'y ait point de prédicateurs, mais en ce qu'il n'y en ait point selon votre goût dépravé; car c'est à votre égard comme s'il n'y en avoit point du tout. Le comble du malheur est que vous ne comprenez pas là-dessus votre malheur. Vous regardez ce défaut de prédicateurs ,tels que vous les deman- dez, comme une preuve de la finesse et de la justesse de votre esprit : mais Dieu sait bien confondre cette prétendue finesse et cette fausse justesse par elle-même , eu permettant qu'elle serve d'obstacle à un nombre infini de grâces dont votre salut dépend, Heureux, mon Dieu, ces cœurs dociles qui goûtent votre parole, et qui l'écoutent et se mettent en état d'en profiter , parce qu'ils la goûtent. P. i3— 18.

II. e Partie. L'abus de la parole de Dieu est un des désor- dres les plus essentiels que puisse commettre un chrétien. A quoi l'apôtre saint Paul réduisoit-il l'abus de la commu- nion l à ne pas faire un juste discernement du corps de Jésus- Christ, et à manger cette viande céleste comme une viande commune : Non dijudicans corpus Domini. J'applique ceci à mon sujet. Nous commettons mille abus dans l'usage de la parole de Dieu; mais l'abus capital est que nous ne faisons pas le discernement nécessaire de cette adorable parole ; c'est- à-dire, que nous ne l'écoutous pas comme parole de Dieu , mais comme parole des hommes; et voilà ce que j'appelle

398 tahle et abrégé

un désordre, i. Désordre par rapport à Dieu ; 2. désordre par rapport à nous-mêmes. P. 18—20.

i. Désordre par rapporta Dieu. Quand vous ne faites pas un juste discernement du corps de Jésus-Christ, vous le profanez ; et par la même règle , je dis que vous profanez la parole de Dieu , quand vous ne savez pas la discerner de la parole de l'homme. Ecoutez sur cela saint Augustin. La parole de Dieu , dit ce Père , n'est rien h notre égard de moins précieux que le corps de Jésus-Christ. D'où il tire cette conclusion , que celui-là donc n'est pas dans un sens moins criminel envers Dieu , qui ahuse de cette parole et qui la profane , que s'il profanoit le corps du Sauveur. C'est néanmoins ce qui arrive tous les jours. Si l'on entendoit la parole de Dieu comme parole de Dieu , on l'entendroit avec recueillement, avec respect, avec humilité, avec attention, avec un esprit et un coeur docile ; au lieu qu'on l'entend avec des dispositions toutes contraires. P. 21—24.

2. Désordre par rapport a nous-mêmes : comment ? c'est qu'en abusant de la parole de Dieu et en la profanant , nous la rendons inutile ; car la parole de Dieu reçue comme pa- role de l'homme , ne peut produire que des effets propor- tionnés à la vertu de la parole de l'homme. Or la parole de l'homme n'est d'elle-même pour le salut qu'un vain instru- ment; c'est pourquoi saintPaul félicitoit les Thessaloniciens de ce qu'ils avoient reçu la parole de Dieu , non comme pa- role d'un homme , mais comme parole de Dieu. Voilà , leur disoit-il, la source des bénédictions que Dieu a répandues votre Eglise. Au contraire , dans cette ville de Lycaonie

sur

saint Barnabe et saint Paul furent écoutés avec tant d'ap- plaudissemens , qu'on vouloit leur offrir de l'encens, leurs prédications ne firent aucun fruit : pourquoi ? parce qu'on écoutoit ces deux apôtres, et qu'on les admiroit comme hommes. Ainsi tant de mondains admirent quelquefois le prédicateur, mais ne se convertissent pas. C'est ce que fai- soient les Juifs lorsque le prophète Ezéchiel leur annonçoit les calamités dont Dieu devoit bientôt les affliger. Ils cou- roient en foule l'entendre, ils lui applaudissoient, mais ils

DES SERMONS. 399

ne pratiquement rien de ce qu'il leur enseignent : Audiunt verba tua, et non faciunt ea. P. 2.^—27.

Aussi est-il de l'honneur de Dieu que la conversion des âmes , qui est le grand ouvrage de sa grâce , ne soit pas at- tribue'e à la parole des hommes , ni même à la sienne con- fondue avec celle des hommes. Pour vous punir, il ne vous laissera de sa parole que ce qu'elle a de spécieux et d'agréa- ble; mais ce qu'elle a ctë solide et d'avantageux, il le don- nera à ces âmes choisies qui ne cherchent dans sa parole que sa parole même. Et qui sommes-nous, mes frères, pour mériter que vous vous occupiez de nous ? ce n'est pas que vous ne puissiez choisir tel prédicateur préférablement à l'autre , mais sur cela voici deux avis importans que vous devez suivre. 1. Entre les ministres de Jésus-Christ, ne pré- férez pas tellement l'un, que vous méprisiez les autres j car ils sont tous envoyés de Dieu ; 2. n'ayez égard dans le choix que vous faites , qu'à votre avancement spirituel et à votre perfection. P. 27—51.

III. e Partie. La résistance à la parole de Dieu est une des plus prochaines dispositions à l'endurcissement et à la répro- bation d'un chrétien. Il y a des choses qui ne peuvent être inutiles sans devenir préjudiciables , et telle est la parole de Dieu. Le Saint-Esprit l'appelle tout à la fois une viande et une épée : une viande , selon la remarque de saint Bernard, pour ceux qui en profitent j et une épée dont les coups sont mortels pour ceux qui n'en profitent pas. C'est ainsi que cette parole a toujours son effet : ou effet de miséricorde , ou effet de justice : Aon revertetur ad me vacuum. Or, quels sont ces effets de justice attachés pour nous à la parole de Dieu , quand nous lui résistons ? 1. endurcissement du pécheur ; 2. condamnation du pécheur. P. 5i 53.

i. Endurcissement du pécheur. Exemple de Pharaon : il résista à la parole de Dieu en résistant à la parole de Moïse ; et Dieu lui endurcit le cœur, ou plutôt il s'endurcit lui-même le cœur par sou opiniâtre résistance. P. 55 56.

2. Condamnation du pécheur. Car plus le talent qu'on lui avoit mis dans les mains étoit précieux, plus est-il cri-

400 TABLE ET ABRÉGÉ

minel de n'en avoir fait nul usage. Dieu lui en demandera compte dans son jugement dernier j et deux sortes de per- sonnes s'élèveront contre lui : auditeurs qui auront honore ia divine parole , et prédicateurs qui la lui auront annoncée. Ah ! Seigneur , serai-je donc employé à ce triste ministère ? Après avoir été le prédicateur de cet auditoire chrétien , en serai-je l'accusateur? non , mon Dieuj mais dès mainte- nant j'aurai recours, et pour eux, et pour moi, au tribu- nal de votre miséricorde. Je vous supplierai de répandre sur nous l'abondance de vos grâces, afin. que , par la vertu de votre grâce, votre parole nous soit une parole de sanctifica- tion. P. 36—58.

Sermon pour le lundi de la cinquième semaine , sur l'Amour de Dieu, page 3g.

Sujet. Or, il dit cela de V esprit qu'ils dévoient recevoir par la foi. Nous devons tous être animés du même esprit que les apôtres , et cet esprit , que leur promettoit le Fils de Dieu, étoit un esprit de vérité, mais surtout un esprit d'amour. Or n'est-il pas étrange qu'uniquement créés pour aimer Dieu , nous ayons peut-être jusqu'à présent ignoré en quoi consiste l'amour de Dieu? Il est donc important de vous en donner une connoissance exacte , et c'est ce que je vais faire dans ce discours. P. 39, 4°«

Division. Adoucir les préceptes de la loi de Dieu et les outrer, ce sont deux extrémités entre lesquelles nous devons prendre un juste milieu. Sans donc exagérer vos obligations touchant l'amour de Dieu, ni les diminuer, je vous dirai précisément ce que l'évangile nous enseigne Gela supposé, j'entre dans mon dessein , et je prétends que l'amour de Dieu qui nous est commandé doit avoir trois caractères ; l'un par rapport à Dieu , l'autre par rapport à la loi de Dieu , le troi- sième par rapport au christianisme nous sommes engagés par la vocation de Dieu. Par rapport à Dieu, amour de pré- férence , i.ie partie. Par rapport à. la loi de Dieu , amour de

plénitude ,

DES SERMONS. ^01

plénitude , 2.e partie. Par rapport au christianisme, amour de perfection, 3.e partie. P. 40— 42.

I.re Partie. Amour de préférence , c'est-à-dire, amour en vertu duquel je préfère Dieu à toute créature. Dieu ne me commande pas de l'aimer d'un amour tendre et sensible : cette sensibilité n'est pas toujours en mon pouvoir ; ni d'un amour contraint et forcé : il ne seroit pas honorable à Dieu d'être aimé de la sorte; ni même d'un amour fervent jus- qu'à certain degré : ce degré de ferveur ne m'est pas con- nu, et Dieu n'a pas voulu me le prescrira , mais il exige de moi que je l'aime par préférence à tout ce qui n'est pas Dieu ; en sorte que je sois prêt à tout quitter et à tout sacri- fier pour lui. P. 42— '44-

Cet amour n'est-il pas bien raisonnable? un roi veut être servi en roi; pourquoi Dieu ne sera-t-il pas aimé en Dieu? Or, il ne peut être aimé en Dieu, s'il n'est aimé préférable- rnent à toutes les créatures, puisqu'il n'est Dieu que parce qu'il est au-dessus de toutes les créatures. P. 44 46.

Ainsi l'aimoit saint Paul , quand il s'écrioit : Qui me sépa- rera de la charité de Jésus-Christ ! L'Apôtre, en faisant ce défi à toutes les créatures, ne parloit point par un excès de zèle; mais il exprimoit seulement l'obligation commune de l'amour de Dieu. Application de ces paroles aux différentes occasions nous pouvons nous trouver, et nous devons dire , comme saint Paul , et dans le même sens : Je suis certain que ni la mort , ni la vie , ni la grandeur , ni l'abais- sement , ni les principautés , ni les puissances , ni toute autre créature , ne pourra jamais me détacher de mon Dieu. P. 46 -48. ^

Tel étoit aussi le sentiment de saint Augustin. Si Dieu disoit ce Père, vous offroit les biens du monde, et qu'il vous en assurât la possession pour toute l'éternité, mais à une condition qui seroit de ne le voir jamais, voudriez-vous les avoir à ce prix ? si cela est, vous n'aimez pas Dieu, parce que vous ne l'aimez pas au-dessus de tous les biens temporels. P. 48, 49.

Faisons une supposition plus naturelle encore et plus pres- TOME IV. 2 G

402 TABLE ET ABRÉGÉ

santé. Imaginez-vous la chose du monde pour laquelle vous avez plus de passion j c'est votre honneur : supposons qu'on vous l'ait ôté. Sur eela je vous demande si vous aimez assez Dieu pour croire que vous voulussiez alors lui faire un sacri- fice de votre ressentiment. Il est difficile, j'en conviens, d'être dispose' de la sorte j mais difficile tant qu'il vous plaira, c'est une disposition nécessaire et sans laquelle il n'y a point de vrai amour de Dieu. Amour de pre'fe'rence j c'est ce qui condamnera au jugement de Dieu tant d'aines mondaines , qui , pour s'être attachées à de fragiles créatu- res , les ont aimées jusqu'à ouhlier l'essentielle obligation que leur imposoit la charité' due au Créateur. C'est ce qui con- damnera en particulier tant de pères et de mères, tant de femmes chrétiennes, tant d'amis trop affectionnés à ceux qu'ils ne dévoient aimer qu'après Dieu et que pour Dieu. P. 49-5 1.

II. e Partie. Amour de plénitude par rapport à la loi de Dieu , c'est-à-dire, amour qui nous doit faire observer toute la loi de Dieu : et voilà le mystère de cette grande parole de l'Apôtre : Plenitudo legis est dïlectio. Il n'en est pas de la charité comme des vertus morales et naturelles ; en sorte que nous puissions dire, quand nous accomplissons un pré- cepte : J'ai une charité commencée; si j'en accomplis plu- sieurs, cette charité croît en moi , et elle sera parfaite lors- que je les accomplirai tous. Non, il n'eu va pas ainsi : l'es- sence de la charité ne souffre point de partage , non plus que la substance de la foi. Doutez d'un seul article , plus de loi ; et violez un seul précepte , plus d'amour de Dieu. P. 5i 54-

C'est donc dans l'amour de Dieu que sont réunis , comme dans leur centre, tous les commandemens de la loi, parce que cet amour, en vertu de ce qu'il contient et de ce que nous appelons sa plénitude, est une défense générale de tout ce qui répugne à l'ordre, et un commandement universel de tout ce qui est conforme à la raison. En sorte que dire intérieurement à Dieu qu'on l'aime , c'est lui promettre d'obéir à toutes ses volontés. P. 5/j.

Sur quoi saint Augustin t'ait une réflexion bien judicieuse,

DES SERMONS. 4o3

en comparant deux passages de l'évangile; l'un Jésus- Christ dit: Si vous gardez mes commandemens, vous serez dans l'exercice actuel de mon amour ; et l'autre il dit : Si vous m'aimez, gardez mes commandemens . Est-ce donc par la charité que la loi s'accomplit, demande saint Augustin \ ou bien est- ce par l'accomplissement de la loi que la charité se pratique \ L'un et l'autre, répoud ce Père, se vérifie parfaitement; car quiconque aime Dieu de bonne foi, a déjà rempli tous les préceptes dans la disposition de son cœur; et quand il vient à les accomplir dans l'exécution , il ratifie seulement et il confirme par ses œuvres ce qu'il a déjà fait par ses sen- timens. D'où il s'ensuit qu'un homme qui manque à un point de la loi, quoiqu'il observe tous les autres, n'a pas plus de charité , j'entends de cette charité divine et surnaturelle qui nous sauve , que s'il manquent à toute la loi. Gomment cela? parce qu'en omettant un point de la loi , il n'a plus ce qui est essentiel à la charité; savoir, une volonté efficace de remplir toute l'étendue de la loi. P. 54 56.

Voilà le sens de cette parole de saint Jacques : Quiconque pèche contre un seul précepte , est aussi coupable , c'est-à- dire , perd aussi immanquablement la grâce et la charité , que s'ilpéchoit contre tous. Et cette loi , mon Dir-u, reprend saint Bernard , cette loi de votre amour , n'est-elle pas bieu juste ? Qu'un ami m'ait manqué à moi-même dans une affaire importante , quoiqu'en toute autre chose il soit sans repro- che à mon égard, je ne le regarde plus alors comme ami. P. 56 —58.

Faut-il conclure de que quand on a une fois violé un précepte et perdu la charité, on peut donc impunément les violer tous \ ce seroit raisonner n impie et en mercenaire. Quelque indivisible que soit la charité , il est toujours vrai , reprend saint Augustin, que plus vous violez de comman- demens, plus vous vous rendez Dieuennemi , plusle retour à sa grâce vous devient difficile , plus vous grossissez ce trésor de colère qu'il produira contre vous au jour de ses vengeances. Mais du reste , convenons aussi qu'il y a bien de l'illusion dans la conduite des hommes à l'égard de ce

26,

4o4 TABLE ET ABRÉGÉ

qrand précepte : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu. Rien de plus aisé que d'aimer Dieu en paroles, niais rien de plus rare que de l'aimer en pratique. P. 58— 60.

III. e Pautie. Amour de perfection par rapport au christia- nisme. Ceci se re'duit à deux points. 1. Dans le christianisme , le précepte de l'amour de Dieu impose à l'homme des obliga- tions beaucoup plus grandes que dans l'ancienne loi; 2. par conséquent l'acte d'amour de Dieu doit être dans nous beau- coup plus héroïque qu'il ne devoit l'être dans un juif ou dans un gentil , avant que la loi de grâce eût été publiée. P. 60 62.

i. Dans le christianisme le précepte de l'amour de Dieu impose à l'homme des obligations beaucoup plus grandes que dans l'ancienne loi : pourquoi cela l parce que la loi nouvelle à quoi il nous oblige , est beaucoup plus sainte que la loi de Moïse. Il est vrai que c'est une loi douce , selon la parole de Jésus-Christ ; mais non point en ce sens qu'elle nous prescrive des devoirs moins rigoureux. Ce n'est point en cela, dit Tertullien, que consiste sa liberté; au contraire , combien de fois le Sauveur du monde nous a-t-il déclaré que pour être son disciple, il falloit re- noncer au monde et se renoncer soi-même beaucoup plus parfaitement que Moïse ne le demandoit l On a dit à vos pères que telle et telle cliose leur étoient permises j ainsi parloit-il aux juifs : et moi je vous dis que ces choses alors prétendues permises ne le seront plus pour vous. Cela nous, fait entendre, quoi qu'en aient pensé quelques inter- prètes, que Jésus-Christ a enchéri sur la loi de Moïse, et qu'il nous a imposé dans sa loi de nouveaux préceptes. P. 62 —64.

Voilà ce que Tertullien appeloit le poids du baptême, et voilà pourquoi il s'étonuoit que les catéchumènes eussent taut d'empressement pour être incorporés dans l'Eglise de Jésus-Ciirist. Il raisonnoit mal dans la conséquence qu'il tiroit : mais son principe e'toit toujours vrai, que le bap- tême est pour nous un engagement pénible et onéreux. Mais il y en a , dites-vous, qui ne sentent pas ce joug. A cela je réponds qu'ils ne le sentent pas, ou parce que Dieu leur

DES SERMONS. 4o5

donne des forces pour le porter, ou parce qu'ils s'en déchar- gent par une lâche infidélité. Or l'un et l'autre n'empêchent pas que ce ne soit un joug : Vollite jugum meum super vos. P. 64— 66.

2. Concluons donc que l'amour de Dieu doit être beau- coup plus géne'reux et plus fort dans un chrétien, puisqu'il doit avoir une vertu proportionnée à ces saintes et rigou- reuses obligations que le baptême nous impose. Disons obli« gâtions du baptême et non pas vœux , parce que le vœu , dans sa propre signification , est un engagement libre , c'est- à-dire, un engagement que Dieu ne nous commande pas, mais que nous contractons de nous-mêmes et par notre choix. P. 66 , 67.

Je vais plus avant , et je dis même avec Guillaume de Paris , que l'acte d'amour de Dieu doit embrasser tous les conseils sous condition : en sorte que s'il étoit nécessaire pour marquer à Dieu mon amour, de pratiquer ce qu'il y a dans les conseils de plus mortifiaut et de plus humiliant , je fusse disposé à tout entreprendre et à tout souffrir. D'où vient que Tertullien appelle la foi : Fidem martjrii dehitricem; expression qui convient également a la charité. Ainsi , quand les martyrs versoient leur sang, ils étoient loués simplement dans l'Eglise pour avoir fait leur devoir , et non pas plus que leur devoir j et ceux qui cédoient à la rigueur des tour- mens, étoient excommuniés comme des apostats. Il seroit bien étrange qu'on n'eûtpas dans le christianisme, à l'égard de Dieu, la même fidélité dont on se pique à l'égard de son prince et de sa patrie. P. 67—70.

Or dites-moi , chrétiens , s'il s'agissoit maintenant ou de renoncer notre Dieu, ou de mourir pour lui, trouveroit-il encore dans nous des martyrs l Si nous ne sommes disposés de cœur à mourir pour sa cause , nous ne l'aimons pas. Quelques-uns prétendent qu'il est dangereux de faire ces sup- positions ; et moi je soutiens que ces suppositions ainsi faites sont d'une utilité infinie ; 1 . pour nous donner une haute idée de Dieu ; 2. pour nous inspirer, quand il est question de lu^ obéir, des sentimeus nobles et généreux; 5. pour nous humi-

4o6 TABLE ET ABRÉGÉ

lier quand nous manqu us à certains devoirs aisés et com- muns. Mais i es suppositions peuvent porter au desespoir. Oui, elles peuvent porter au desespoir, mais qui? ceux qui comptent sur leurs forces, et non point ceux qui s'appuient sur la force de la grâce. P. 70 , 71.

Je conçois maintenant quel est le mérite de la charité' di- vine : mais si tout ce que j'ai dit est nécessaire pour aimer Dieu, quel est celui qui aime Dieu ? Demandons comme l'Apôtre , ce saint amour. Disons comme saint Augustin : Aii ! Seigneur , je vous ai aime trop tard ; mais au moins veux-je commencer présentement à vous aimer. P. 71 73.

Sermon pour le mercredi de la cinquième semaine , sur l'état du Péché et l'état de la Grâce, pag. 74.

Sujet. Si vous ne voulez pas me croire , croyez à mes œu- vres , afin que vous connaissiez et que vous croyiez que mon Père est en moi , et que je suis dans mon Père. Il falloit que Je'sus-Christ , pour être saint, fût dans Dieu et que Dieu fût en lui. Sans cela il n'eût pu dire, comme il le dit aujour- d'hui , que toutes ses oeuvres rendoient témoignage en sa faveur, et qu'elles étoient devant Dieu d'un prixinfmi. Ainsi , vouluns-nous connoître la valeur de nos actions et le fruit qne nous en pouvons espérer? jugeons-tn par le principe d'où elles partent , et voyons si elles sont faites dans l'état du péché on dans l'état de la grâce. Deux états dont j'ai à vous entretenir dans ce discours , par rapport au mérite de nos oeuvres. P. 74 76.

Division. Rien n'est plus important pour nous que de nous enrichir pour le ciel. D'où je forme ces deux propositions. Etat du péché, état souverainement malheureux, parce qu'a- lors, quoi que fasse le pécheur, son péché en détruit devant Dieu tout le mérite; i.rr partie. Etat de la grâce, état sou- Terainement heureux, parce qu'alors, pour peu que fasse le juste, la grâce qui le sanctifie , en relève devant Dieu le mérite j 2.e partie. P. 76 , 77.

DES SERMONS. 4oj

I.re Partie. Etat du péché , état souverainement malheu- reux . parce qu'alors , quoi que fasse le pécheur , son péché en détruit devant Dieu tout le mérite. Je ne dis pas que nos actions, bonnes d'elles-mêmes, en conséquence du péché, ou dans l'état du péché , deviennent mauvaises et criminelles. Erreur condamnée dans le concile de Constance. Je ne dis pas non plus que l'état du péché les rende absolument inu- tiles pour le salut, puisqu'alors elles disposent le pécheur à sa conversion , et qu'elles lui servent de moyens pour re- tourner à Dieu. Mais je dis que nos actions même vertueuses et surnaturelles , faites dans l'état du péché, ne méritent rien pour le ciel ; et ce qu'il y a de plus déplorable , qu'elles ne recouvrent jamais ce mérite qu'elles ont une fois perdu. Sur quoi j'avoue d'abord que je ne puis assez admirer la pro- fondeur et la sévérité des jugemens de Dieu. Car enfin , je ne suis pas surpris que les actions les plus éclatantes selon le monde, soient souvent les plus indignes des récompenses de Dieu, parce qu'elles sont souvent les plus vicieuses dans leur fond. Je ne suis pas surpris que certaines vertus morales ne soient comptées pour rien devant Dieu , parce que ce sont des vertus purement humaines. Je conçois même comment des actions chrétiennes, au moins en apparence , sont ce- pendant rejetées de Dieu , parce qu'elles se trouvent corrom» pues dans l'intention et dans le motif. Mais que des actions vraiment religieuses et saintes dans toutes leurs circonstances, hors qu'elles n'ont pas été faites dans l'état de la grâce , soient éternellement et absolument perdues , c'est ce qui me fait trembler et ce qui m'apprend combien le péché est un mal à craindre. P. 77 82.

Or, l'arrêt néanmoins en est porté dans l'Ecriture, et l'Apôtre lui-même l'a prononcé , en disant aux Corinthiens : Quoi que je fasse, et quoi que mon zèle m'inspire, si je ne suis pas en grâce avec Dieu , et si je n'ai pas la charité, c'est en vain que je travaille. D'où saiut Chrysostôme conclut que Dieu donc a bien en horreur le péché , puisque tout bon qu'il est, il n'a, pour un seul péché, nul égard à ce qu'il y

4o8 TABLE ET ABRÉGÉ

a d'ailleurs do plus héroïque et de plus grand. Voyons-en les raisons. J'en trouve surtout deux. P. 82, 83.

Première raison, tirée de l'état ou de la disposition habi- tuelle du pécheur. Car l'état du péché est un état de mort. Or , dans un état de mort , comment faire des actions de vie î et si ce ne sont pas des «étions de vie, comment mériter oient- elles la plus excellente de toutes les vies , qui est la vie de la gloire? C'est donc dans cet état qu'on peut dire au pé- cheur ce que l'ange de l'Apocalypse disoit à un des premiers évéques de l'Eglise : Scia opcra tua , quia nomen habes quùd vie as , et rnortuus es. P. 85—86.

Approfondissons encore cette pensée. Selon tous les Pères et les théologiens , le péché anéantit l'homme en quelque ma- nière , et le réduit , par une espèce de destruction , à n'être plus rien dans l'ordre de la grâce. Or, d'un rien on ne doit rien attendre. Les pécheurs se sont endormis , disoit David, et dans cet état, il leur est arrivé ce qui arrive quelquefois à un homme qui dort : il se croit riche ^ mais à son réveil il n'aperçoit rien dans ses mains. P. 86 88.

Seconde raison , fondée sur la nature du mérite. Nos ac- tions ne sont méritoires pour l'éternité, qu'autant qu'elles sont consacrées et comme divinisées par Jésus-Christ. Or pour cela , il faut que nous sovons unis à Jésus-Christ par la charité. Tandis que cette union subsiste , nos actions tirent de lui une vertu particulière : mais ôtez cette communica- tion, nous devenons, selon la figure de l'évangile, comme des sarmens inutiles. Prophète, disoit Dieu, parlant à Ezéchiel , que veux-tu que je fasse du sarment l On met en œuvre tout autre bois; mais le bois de la vigne, sans force, sans solidité, à quoi est-il propre qu'à jeter au feu? Tel est l'état d'un homme séparé de Jésus-Christ par le péché. P. 88 -90.

Mais si cela est, que pouvons-nous dire de la plupart des hommes l Omnes declinaverunt , simul inutiles facti sunt. Combien peu de chrétiens engagés dans le commerce du

DES SERMONS. 4°9

monde , sont en état d'agir utilement pour Dieu et pour eux- mêmes ? P. go— 92.

Cependant devez-vous conclure de que , dans l'e'tat du pe'clie', il ne faut donc plus se mettre en peine de bien faire , ni de bieu vivre, puisque les œuvres les plus saintes ne sont de nulle valeur l Raisonnement impie. Au contraire , 1. il y a des œuvres d'obligation que vous ne pouvez omettre dans l'état même du pécbé , sans vous rendre coupables d'un nou- veau péché; 2. vous devez tâcher, non-seulement par ces œuvres d'obligation , mais par des œuvres de surérogation , à toucher la miséricorde de Dieu et à fléchir sa justice. En use-t-on autrement dans le monde, surtout à la cour, et que ne fait-on point pour rentrer dans la grâce du prince , quand on s'est attiré son indignation l P. 92— '94-

II. e Partie. Etat de la grâce , état souverainement heu- reux, parce qu'alors, pour peu que fasse le juste , la grâce qui le sanctifie en relève devant Dieu le mérite. Il y a une espèce d'émulation entre la miséricorde de Dieu et sa justice : en sorte qu'autant qu'il est sévère à l'égard du pécheur, autant est-il miséricordieux à l'égard du juste. Pour dédom- mager les hommes des pertes qu'ils dévoient faire dans l'état du péché, il a voulu , dit le chancelier Gerson , qu'ils pus- sent acquérir dans l'état de la grâce , par les moyens les plus faciles, des richesses infinies. Faites-vous un trésor pour le ciel : et de quoi l des moindres actions , des moindres souf- frances. Ramassez tout jusques aux fragmens. Quels sont ces fragemens , demande saint Grégoire, pape? ce sont mille petits mérites que nous négligeons, et que nous pouvons recueillir. Avec peu, reprend saint Bernard, on gagne beau- soup auprès de Dieu. Ce que nous faisons n'est rien , et ce qu'il nous promet comprend tout. Cent pour un, voilà le traité qu'il fait avec nous. P. 94 97.

Aussi le Fils de Dieu dans l'évangile s'engage à nous don- ner son royaume : pourquoi ? pour un verre d'eau. donc est notre prudence , si nous ne profitons pas d'une telle libéralité ? Le laboureur ne néglige pas son grain , sous prétexte que c'est peu de chose : mais il le cultive , parce

4lO TABLÉ ET ABRÉGÉ

qu'il sait que ce grain, tout petit qu'il est, contient toute l'espérance de l'avenir. Ainsi devons-nous ménager tant d'oc- casions qui se présentent tous les jours de mériter devant Dieu, et c'est néanmoins de quoi nous ne tirons nul avau- tage. P. 97—100.

Cependant ne cessons point d'admirer le pouvoir de la grâce sanctifiante. Car, dans cet état, il n'est pas même néces- saire que nos œuvres soient saintes par elles-mêmes : c'est assez, quoi qu'elles soient indifférentes de leur nature , que la charité les dirige, et que la grâce les anime. Vous me de- mandez sur quoi tout ceci est fondé : sur trois belles qualités qui conviennent au juste, et qui le distinguent devant Dieu : 1. qualité d'ami de Dieu j 2. qualité de ministre de Dieu ; 5. qualité de membre incorporé à Jésus-Christ, qui est l'homme-Dieu. P. 100, 101.

1. Qualité d'ami de Dieu. D'un ami, tout est bien reçu; et les moindres services de sa part ont un agrément particulier. T^ous avez blessé mon cœur , dit l'époux a l'ame fidèle ; et par Pavez-vous blessé l par l'éclat d'un de vos yeux , et par un cheveu de votre tête. Que signifie cela , sinon que le cœur de Dieu est aussi bien touché de la fidélité du juste dans les petites choses que dans les grandes? P. ior , 102.

2. Qualité de ministre de Dieu , parce que le juste , agis- sant comme juste, agit pour Dieu et au nom de Dieu. Or, quand les saints agissoient au nom de Dieu , que n'ont-ils pas fait avec les plus foibles instrumens ? Moïse avec une baguette remplit l'Egypte de prodiges. P. 102.

5. Qualité de membre incorporé h Jésus-Christ, qui est l'homme-Dieu. Car, du moment que nous sommes eu grâce avec Dieu, nous ne faisons plus qu'un corps avec Jésus- Christ. Par conséquent, c'est Jésus-Christ qui agit en nous. Or, si c'est Jésus-Christ qui agit en nous, de quel prix doi- vent être toutes nos actions l Du reste, que ne fait-on pas pour s'enrichir et pour s'agrandir dans le monde ? Si je vous disois que daus l'état de la grâce, tout réussit et tout pros- père selon le monde, quelle ardeur allumerois-je tout à coup dans vos cœurs? Et si j'ajoutois que cette prospérité tem»

DES SERMONS. 411

porelle est attachée aux moindres exercices du christianisme, avec quel zèle vous les verroit-on pratiquer ? Or, ce que je ne puis vous dire à l'égard du monde et de ses faux biens , je vous le dis par rapport à Dieu et au bonheur que vous en devez attendre. Jusques à quand, ô mon Dieu , les eufans des hommes aimeront-ils la bagatelle? Dissipez le charme qui les aveugle. Pénétrez-les d'une crainte salutaire du péché, et inspirez-leur une haute estime de votre grâce. P. 102 —106.

Sermon pour le jeudi de la cinquième semaine , sur la Conversion de Magdeleine , pag. 107.

Sujet. C'est pourquoi je vous déclare que beaucoup de péché'; lui sont remis, parce quelle a beaucoup aimé. Le désordre de Magdeleine fut d'avoir beaucoup aimé, et la sain- teté de Magdeleine consista à aimer beaucoup. Dans un mo- ment, l'amour chaste du Créateur la sanctifia en la guéris- sant de l'amour impur des créatures. Miracle de l'amour de Dieu , dont je prétends faire le sujet de ce discours. Miracle que Dieu , par une providence singulière, a rendu nublic , afin que les pécheurs eussent dans cet exemple un puissant motif de confiance et uu parfait modèle de pénitence. Mag- deleine est la seule qui paroisse dans l'évangile s'être adres- sée à Jésus-Christ pour lui demander la guérison de son aine et sa conversion. Vovons par elle y parvint. Ce sera pour nous une leçon sensible et touchante. P. 107 109.

Division. Les péchés de Magdeleine lui furent-ils remis parce qu'elle aima beaucoup, ou aima- t-elle beaucoup , parce que ses péchés lui avoient été remis? L'un et l'autre est vrai , et exprimé dans l'évangile de ce jour. En deux mots : ses péchés lui furent remis , parce qu'elle aima beaucoup d'un amour pénitent; i.re partie. Elle aima beaucoup d'un amour recon- noissant, parce cjue ses péchés lui avoient été remis; 2.e partie. P. ioq 1 1 1.

I.rc Partie. Les péchés de Magdeleine lui furent remis ,

4l2 TABLE ET ABRÉGÉ

parce qu'elle aima beaucoup d'un amour pe'nitent : Il ne s'ensuit pas de que Jésus-Christ ait été prodigue de sa grâce : car je prétends que ce seul amour de Magdeleine fut la plus parfaite satisfaction que Jésus-Christ pût attendre de cette illustre ppiiiteute. Je distingue dans Magdeleine quatre choses que l'Evangéliste nous fait remarquer : son péché, la source de son péché , la matière de son pe'ché, et le scandale de son pe'ché'. Or , l'amour qu'elle conçut pour Je'sus-Christ , cet amour pétiite.it, i. expi.i son pe'ché', 2. purifia la source de son pe'ché , 3. consacra à Dieu la matière de son péché , 4 répara le scandale de son péché. P. ni 11 5.

1. Son amour expia son péché. Le péché de Magdeleine fut le libertinage (lèses mœurs. Ne disons rien de plus, puis- que l'évangile nous marque seulement , en général , que c'étoit une femme pécheresse : ou , pour nous servir de ter- mes moins odieux, disons que son péché fut sou amour- propre et son orgueil. Car , dit Zenon de Vérone , eHe ne fut libertine que parce qu'elle s'aima avec excès, et qu'elle fut vaine. Or, l'amour pénitent de Magdeleine substitua à cet amour-propre une sainte haine d'elle-même , et à cet orgueil une profonde humilité. P. n3 117.

Elle aima : Dilexit ; et par une conséquence nécessaire , elle commença à se haïr. Car , aimant son Dieu , ce Dieu de pureté et de sainteté, et ne voyant dans elle que cor- ruption et que désordre , comment auroit-elle pu ne se pas haïr elle-même, et ne pratiquer pas dès-lors ce qui sembloit ne convenir qu'aux âmes parfaites , savoir , le renoncement à soi-même , le détachement de soi-même , la mort à soi-même ? P. 1 17.

Elle aima : Dilexit; et du moment qu'elle aima, elle cessa d'avoir ces soinsexcessifs d'une fragile beautédont elle s'étoit toujours occupée. Voyez-la aux pieds de Jésus-Christ , les cheveux épars, le visage abattu , les yeux baignés de larmes. Que ce visage dont j'ai été idolâtre , et que je me suis tant efforcée d'embellir par de damnables artifices , soit couvert d'un éternel opprobre. Ainsi parloit la bienheureuse Paule , et tel fut le sentiment de Magdeleine. P. 1 17—1 19.

DES SERMONS. 4l3

Elle aima : Dilexit ; et parce qu'elle aima , elle voulut faire à Dieu une réparation solennelle des attentais de son orgueil. Prosterne'e aux pieds du Sauveur, elle se souvint combien elle avoit été jalouse d'avoir elle-même des adora- teurs dans le monde ; combien elle avoit par outrage' Dieu , et combien d'ames elle avoit perdues. Voilà sur quoi elle se confondit mille fois. P. 119 121.

Elle aima : Dilexit ; et toutes ses injustices furent expiées, tous ses crimes lui furent pardonnes. D'où nous devons conclure quelle est l'elficace et le mérite de l'amour de Dieu. P. 121 , 122.

2. Son amour purifia la source de son péché. Cette source étoit son coeur , un coeur sensible et tendre. Or elle tourna toute cette sensibilité et cette tendresse vers Dieu. Mais , mon Dieu , qu'il y a de douceur dans votre providence et dans votre sagesse, d'avoir tellement disposé les choses, que sans changer de naturel , et avec le même cœur que vous nous avez donné en nous formant , de pécheurs nous puissions devenir justes, et de charnels, des hommes parfaits et spirituels ! P. 122 124.

5. Son amour consacra la matière de son péché. J'appelle la matière de son péché, tout ce qui servoit à ses plaisir* et à son luxe. Elle avoit aimé les parfums et tout ce qui flatte les sens : mais il ne m'appartient plus, dit-elle, de chercher les délices de la vie. Gela convient mal à une pécheresse , et encore plus mal à une pécheresse pénitente. Touchée de ce sentiment, elle apporte avec elle un parfum précieux, elle le répand sur les pieds de Jésus-Christ, elle les essuie avec ses cheveux. Je ne m'arrêterai point ici, femmes mon- daines , à vous marquer tout ce qu'il y a à retrancher dans l'extérieur de vos personnes , et tout ce qu'il faudroit sacri- fier à Dieu. Cette morale ne seroit pas indigne de la chaire , puisque les Pères de l'Eglise, et même les apôtres , sont entrés en de semblables détails. Je laisse tout cela néanmoins, et je vous renvoie à vous-mêmes pour en juger. Et si vous me répondiez que telle et telle chose ne sont point des crimes , je vous demanderois si ce qui excite tant de passions , ce qui

4i4 TABLE ET ABRÉGÉ

entretient la mollesse, ce qui nourrit l'orgueil, peut être indifférent. J'irois plus loin, et je vous montrerois que c'est parle retranchement des choses permises qu'on doil réparer 1rs pe'ehés commis dans les choses défendues. Mais ce que j'ai à vous dire est encore plus important , et dans un mot com- prend tout : aimez comme a aimé' Vlagdeh ine ; et quand le feu de l'amour de Dieu sera bien allume dans vos cœurs, vous verrez alors tous les sacrifices que vous avez à faire , et tous ces sacrifices ne vous coûteront plus rien. P. 124 128.

4. Son amour re'para le scandale de son pe'che'. Elle aima : Dilexit ; et autant qu'elle s'e'toit de'clare'e pour le monde, autant voulut-elle se de'clarer pour Jésus-Christ. C'est pour cela qu'elle le vint trouver dans la maison de Simon le Phari- sien , et au milieu d'une nombreuse assemhle'e. Quoi qu'on eu puisse dire, je ne me persuaderai jamais qu'une ame soit bien convertie et bien pe'nitente , tandis qu'elle aura honte du service de Dieu, tandis qu'elle ne tâchera pas à ramener par son exemple dans les voies de Dieu tant de pe'eheurs qu'elle a e'gare's, tandis qu'elle craindra les discours du moude et qu'elle en sera toujours esclave. P. 128 i5i.

II. e Partie. Magdeleine aima beaucoup d'un amour recon- naissant, parce que ses péchés lui avoient été remis. Il n'y a que l'amour, dit saint Bernard , par nous puissions rendre en quelque sorte la pareille à Dieu. Ainsi, par exemple, quand Dieu me juge, je ne puis entreprendre de le juger : mais quand il m'aune , je puis l'aimer , et il veut même que Je l'aime. Voilà par Magdeleine témoigna à J'stis-Ghrist sa reconnoissance. Dans les aines lâches , la vue des péchés remis ne produit , ou qu'une fausse sécurité ou qu'une oisive tranquillité. Mais que fit Magdeleine , parce que ses péchés lui avoient été pardonnes? 1. elle se dévoua, par un atta- chement inviolable, au Fils de Dieu tandis qu'il vécut sur la terre; 2. elle lui marqua une fidélité héroïque dans le temps de sa passion et de sa mort; 5. elle demeura avec une invincible persévérance auprès de son tombeau; 4 elle le chercha avec toute la ferveur d'une épouse, et d'une épouse

DES SERMONS. 4 l 5

passionnée , quand elle le crut ressuscite'. Quatre effets de sa reconnoissaace. P. i5i i55.

i. Magdeleine convertie n'eut plus désormais d'attache- ment que pour Jésus-Christ. Elle le suivoit, dit saint Luc , dans ses voyages ; elle employoit ses biens pour lui : Et ministrabat ei de facultatibus suis. Elle se teuoit à ses pieds, e'coutant sa parole et la méditant : Sedens secùspedes Domini , audiebat verbum iïlius. Elle laissoit à Marthe les soins domes- tiques , et ne s'occupoit que de son adorable maître. Aiusi en use une aine vraiment pénitente. Plus tant de soius qui regardent le monde, les bienséances du monde, les préten- dus devoirs du monde. Se tenir auprès de son Sauveur , con- verser avec lui , le nourrir dans la personne des pauvres , le recevoir souvent chez elle et dans elle par la communion : voilà désormais sa vie, et à quoi elle se borne. P. i55 158.

2. Magdeleine convertie marqua h Jésus-Christ une fidélité héroïque dans le temps de sa passion et de sa mort. Ses dis- ciples l'abandonnèrent : mais Magdeleine , sans rien craindre , demeura au pied de la croix j et avec qui ? avec Marie , mère de Jésus, comme si la pénitence avoit alors en quelque sorte égalé l'innocence. Magdeleine savoit trop ce qu'elle devoit à ce Dieu crucifié, pour s'éloigner de lui lorsqu'il consom- moit sur la croix l'ouvrage de son salut. C'est dans cette constance que paroît la vraie fidélité. Car n'être fidèle à Dieu qu'autant qu'il nous fait trouver de goût dans sou service , c'est ne payer le plus grand de tous les bienfaits, qui est la grâce de la conversion , que d'une reconnoissaace appa- rente. Ah! Seigneur, doit dire comme David ou comme Magdeleine un pécheur réconcilié avec Dieu , mon péché m'est toujours présent pour me retracer toute mon indi- gnité et toute votre bonté, et pour m'inspirer, par cette double vue , un zèle et un courage toujours nouveau. P. i jS

-141.

5. Magdeleine convertie demeura avec une invincible persé- vérance auprès du tombeau de Jésus-Christ. , combien de fois se fit-elle , pour «a propre instruction , ces divines leçons

4i6 TABLE ET ABRÉGÉ

que l'Apôlrc dans la suite de voit faire aux fidèles pour leur sanctification : Vous êtes morts , et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Vous êtes ensevelis avec Jésus-Christ. Mort spirituelle à quoi elle se condamna : mais affreuse mort pour tant de femmes qui voudroient vivre à Dieu sans mourir au inonde et à elles-mêmes. Il n'appartient qu'à l'amour de Dieu , à un amour reconnoissant , d'affermir une ame contre l'amour du monde et l'amour de soi-même , et de nous faire prencïre le sentiment de saint Paul : Mihi vivere Christus est et rnori lucrum. P. 141 x 44*

4- Magdeleine chercha Je'sus-Christ ressuscite avec toute la ferveur de l'amour le plus généreux et le plus ardent. Avec quelle générosité s'offrit-elle à l'enlever elle-même, si elle étoit assez heureuse pour le retrouver l Et ego eum tollam. Dès que Jésus-Christ se fit conuoître à elle, quel fut le ravissement de son «me l Sainte ferveur que nous voyons en- core dans les plus grands pécheurs , lorsque , dehonne foi re- venus à Dieu, ils considèrent dans quel ahîme ils s'étoient plongés , et par quelle miséricorde la grâce les a sauvés. P. 144 146.

Quoi qu'il en soit, voilà, pécheurs, l'avantage que vous pouvez tirer de vos péchés mêmes. Ils vous ont séparés de Dieu; mais, du moment qu'ils vous sont pardonnes, ils peuvent servir à vous attacher plus étroitement à Dieu, et à vous élever même au-dessus de hien des justes. P. 146 , 147-

Sermon pour le vendredi de la cinquième semaine , sur le Jugement téméraire , pag. 148.

Sujet. Les princes des prêtres et les pharisiens tinrent un conseil contre. Jésus. Qui ne croiroit que ces dévots delà syna- gogue et ces sages du judaïsme assemblés , vont former un jugement équitable? Mais tout sages qu'ils sont, il se lais- sent aveugler, et ces dévots prévenus contre le Fils de Dieu, prononcent la sentence la plus injuste , et trahissent la cause de l'innocent. C'est ainsi que nous uous laissons tous les jours

surprendre ,

DES SERMONS. ^17

surprendre, et que nous jugeons faussement et témérairement du prochain. Jugemens téméraires dont je veux vous repré- senter le crime, et vous faire craiudre les funestes consé- quences. P. 148, i49-

Division. Trois choses , dit saint Thomas , sont nécessaires pour hien juger : l'autorité, la connoissance et l'intégrité. De je conclus que nos jugemens au désavantage du pro- chain sont communément téméraires , et par défaut d'au- torité, et par défaut de connoissance , et par défaut d'inté- grité. Défaut d'autorité, parce que Dieu ne nous a donné sur le prochain nulle juridiction, i.re partie. Défaut de connoissance , parce que nous ne pouvons pénétrer dans le cœur du prochain , ni le bien connoître , 2.e partie. Défaut d'intégrité , parce que ce sont nos passions qui nous préoccupent, et que notre intérêt propre est le plus ordinaire motif de nos jugemens, 5. e partie. P. 149» i5o.

I.re Partie. Jugemens téméraires par défaut d'autorité , parce que nous n'avons sur le prochain nulle juridiction. Il n'y a que Dieu qui , essentiellement et par lui-même , ait une légitime autorité pour juger les hommes. Jésus-Christ même en qualité d'homme , n'auroit pas le pouvoir de juger le monde , comme il le jugera , si ce pouvoir ne lui avoit été donné de son Père : et c'est en ce sens, et par rapport à cet homme-Dieu , qu'il faut entendre ces paroles du Prophète royal : Deus judicium tuum régi da , et justitiam tuam filio régis. Jager donc le prochain , c'est attenter sur les droits de Dieu, et faire de notre chef ce que Jésus-Christ ne fera que comme délégué de son Père céleste. P. i5o 152.

Qui êtes-vous, disoitle grand Apôtre, pour juger et pour condamner le serviteur d'autrui ? S'il tombe ou s'il demeure ferme , ce n'est point à vous d'en connoître , mais à celui dont il dépend , et qui comme maître , est son juge : Do- mino suo stat aut cadit. Explication de ce passage selon saint Chrysostôme. P. i52 , i55.

C'est pour cela même que dans les divisions qui naissent entre les chrétiens, l'Apôtre, en leur défendant de juger, leur en apportent cette raison : Omnes enirn slabimus anie TOME IV. 2 7

4l8 TABLE ET ABRÉGÉ

tribunal Chrîsti ; c'est qu'il y a un tribunal nous devons tous comparoître , qui est le tribunal de Jc'sus-Christ. P. i55 155.

Vous me direz que le Sauveur du monde nous a promis dans la personne de ses apôtres , de nous faire asseoir aveo lui sur le tribunal de sa justice , pour juger non-seulement les hommes, mais selon le te'moignage de saint Paul, les anges mêmes. Il est vrai , répond saint Augustin , nous serons assis avec Je'sus-Christ pour juger j mais ne pre'venons donc pas ce souverain juge , et attendons le temps il nous com- muniquera son pouvoir pour l'exerc t. Or, prenez garde, re- prend le même Père ; tant que Je'sus-Christ a demeuré sur la terre, quelque souveraineté qu'il eût, ilnel'apointemployée à juger les pécheurs j mais il les a excusés, il les a suppor- tés , il les a défendus. Sommes-nous maintenant plus au- torisés que lui, et avons-nous une juridiction plus étendue que la sienne? Contenons-nous donc dans les bornes qu'il a voulu lui-même se prescrire. Quand le temps sera venu , dit Dieu, alors je jugerai : Cum accepero tempus , ego justitias judicabo ; pour nous faire entendre qu'à son égard même , il y a un temps de juger et un temps de pardonner j mais nous voulons juger en tout temps. P. 1 55 167.

Désordre spécialement condamnable , lorsque nous nous attaquons aux puissances mêmes : Nolite tcngere christos meos, et in prophetis rneis nolite malignarî. Désordre essentiellement opposé à cette subordination dont Dieu est l'auteur , et par conséquent le conservateur et le vengeur. Désordre qui ruine et qui anéantit l'obéissance des inférieurs. P. i57 , i58.

Et ne me dites point qu'en condamnant les actions de ceux que Dieu a constitués en dignité , vous ne laissez pas d'hono- rer leur ministère : car Dieu, en nous défendant de les juger, Diis non detrahes , n'a point fait cette précision , parce qu'il prévoyoit que le mépris de la personne seroit toujours suivi du mépris de la dignité. Constantin , quoique empereur, ne voulut point, par maxime de religion, juger les évêques ; mais aujourd'hui des hommes sans nom jugent hardiment

DES SERMONS, 419

les évêques et les empereurs. Licence que Dieu saura bien réprimer par de justes châtimens, comme il punit celle de Marie , sœur de Moïse. Les supérieurs et les maîtres ont leurs défauts, il est vrai ; mais malgré leurs défauts, saint Pierre nous ordonne de les respecter : Aon tantîim bonis et modestis , sed etiam dj'scolis. J'avoue que Dieu , pour les contenir dans le devoir, permet cette injuste liberté qu'on se donne de les censurer : c'est un bien pour eux 5 mais mal- heur a celui par qui ce bien arrive. Concluons donc avec le Fils de Dieu : A e jugez point , et vous ne serez point jugés. P. x58— 162.

II.e Partie. Jugemens téméraires par défaut de connois- sance. Car, 1. on juge sur de simples apparences; 2. on juge des intentions par les actions; 5. on juge sur le rapport d'autrui j 4- on prend de vains soupçons pour des démons- trations et des convictions. Tout cela, autant de sources de faux jugemens que nous formons les uns contre les autres. P. 162, i63.

On juge sur de simples apparences , et rien de plus trom- peur que les apparences. Combien voyons-nous de gens dans la vie , qui, par divers principes , ne sont rien de ce qu'ils paroissent , et ne paroissent rien de ce qu'ils sont. Jugez de ces personnes selon l'apparence : autant d'idées que vous vous en faites, ce sont autant d'injustices. Dieu juge les hom- mes , dit saint Augustin ; mais pour les juger, que fait-il t il pénètre jusque dans le fond de leurs cœurs. Jugeons comme lui; ou plutôt , puisque nous ne pouvons avoir dans cette vie les mêmes connoissances que lui , ne jugeons point. P. i63— 165.

2. On juge des intentions par les actions. Mais la même action ne peut-elle pas être faite par cent motifs différens , et ces différens motifs n'en doivent-ils pas fonder autant de jugemens tout opposés ? Quand Magdeleine répandit des parfums sur les pieds du Sauveur du monde, ce fut par un mouvement de piété, et les apôtres l'accusèrent de prodi- galité. Nous voyons les mêmes actions en substance, louées et condamnées par le Saint-Esprit , selon la diversité des

27.

^20 TABLE ET ABRÉGÉ

intentions. Pourquoi , vous qui nie jugez, de deux in- tentions que je nuis avoir, l'une bonne, l'autre mauvaise, m'imputerez-vous la mauvaise, à l'exclusion de la bonne f p.,65— 168.

5. On juge sur le rapport d'autrui : mais instruisons-nous enrore là-dessus par l'exemple de Dieu même. Gomment jugea-t-il Sodome et Gomorrhe ? Leur péché, dit-il, crie vengeance au ciel , et j'apprends qu'ils ont mis le comble à. leur iniquité. Mais je ne m'en tiendrai pas là; j'irai moi-même , et je verrai comme témoin si tout ce qu'on en rapporte est vrai : Descendant, et videbo. Est-ce ainsi que nous en usons l Précaution surtout nécessaire aux grands et aux princes. Ils veulent tout savoir; et combien de fois arrive-t-il qu'on leur représente les choses sous de noires images qui les défigurent? P. 1 68— 170.

4. On prend de vains soupçons et des conjectures, pour des évidences et des démonstrations. Vous n'avez pu , dites- vous , ne pas voir ce qui étoit visible : non; mais si vous n'aviez pas tant aimé à le voir vous auriez découvert l'illu- sion ; et ce que vous croyez avoir vu , vous l'auriez vu tout autrement. Tant de fois peut-être on a jugé de vous sur ce qu'on a cru voir , et sur ce que vous prétendez qu'on n'a jamais vu. Disons donc avec saint Augustin : Domine, no- verim me , noverim te; Que je vous connoisse ô mon Dieu, et que je me connoisse. Si je vous commis , je saurai qu'il n'y a que vous à qui le fond des coeurs soit ouvert, et je n'aurai garde d'y vouloir entrer; et si je me connois, je com- prendrai que mon propre cœur est un abîme je trouve assez à creuser, sans entreprendre de pénétrer dans les sen- timens des autres. P. 170 173.

III. Partie. Jugemens téméraires par défaut d'intégrité. David , selon la remarque de saint Ambroise , n'a presque jamais parlé des jugemens , soit de Dieu à l'égard des hommes, soit des hommes mêmes les uns à l'égard des autres, sans y ajouter la justice comme une condition essentielle et inséparable : Fecit judicium et justitiam. Mais cette condi- tion ne se trouve guère dans les jugemens que nous formons

DES SERMONS. £'21

contre le prochain , parce que nous jugeons par pre'vention , par aversion , par chagrin , par intérêt, et par mille autres motifs qui corrompent la raison la plus saine et la plus droite. P. i73, 174.

Arrêtons-nous à l'inte'rêt qui les comprend tous. Tel fut le principe de tous les faux jugemens des pharisiens coutre le Fils de Dieu. Son cre'ditleur donnoit de l'ombrage : ce fut assez pour le ruiner dans leur estime. Il faisoit des miracles ; mais maigre' ses miracles , ils le traitoient de pe'cheur. Nous le savons , disoieut-ils , et nous n'en pouvons douter : ^ os scimus quia hic hoino peccator est. Pourquoi le savoient-ils l parce qu'ils vouloient , et qu'il étoit de leur intérêt que cela fût. Idée bien naturelle des jugemens du monde. P. 174, i75.

Qu'un homme soit dans nos inte'rêts , dès-là nous nous persuadons qu'il vaut beaucoup; mais qu'il soit notre ennemi , ses vertus, même les plus e'clatantes , prendront dans notre imagination la teinture et la couleur des vices , surtout si c'est l'envie qui nous empoisonne le cœur. Nous jugeons e'quitablement de tout ce qui est au-dessus ou au-dessous de nous : mais de ceux que la concurrence nous suscite pour adversaires, nous en jugons , si je l'ose dire , d'une manière à faire pitié. P. 175—177.

Aussi quelque probité qu'ait un juge, quelque irréprocha- ble que paroisse un témoin , on n'a nul égard ni au juge- ment de l'un, ni au témoignage de l'autre, dès qu'on y découvre quelque intérêt. Il faudroitdonc , pour bien juger du prochain , être défait de toute préoccupation. Mais qui peut communément se promettre d'être disposé de la sorte ; et n'est-il pas plus sûr de s'en tenir à cette loi de l'évangile : Nolite fudicare ; Ne jugez point. Par là, mou Dieu, je mériterai que vous usiez de miséricorde envers moi. Par je me préserverai non-seulement du désordre attaché au jugement téméraire , mais des suites funestes qu'il traîne après lui. Il est vrai que l'Apôtre, parlant de l'homme spiri- tuel, semble en avoir renfermé le caractère dans ces deux qualités ; l'une, de juger de tout, et l'autre , de n'être jugé

^22 TABLE ET ABRÉGÉ

de personne. Mais on a abuse' de ses paroles , et on les a mal entendues. Voulons-nous être solidement spirituels ? laissons juger de nous sans nous plaindre j mais nous , ne ju- geons point, ou jugeons toujours favorablement. P. 177 180.

Sermon pour le dimanche des Rameaux , sur la Communion pascale , pag. 181.

Sujet. Or , tout ceci se fit afin que cette parole du Pro- phète fût accomplie : Dites à la fille de Sion: Voici votre Roi qui vient à vous plein de douceur. Pourquoi les Juifs font- ils au Fils de Dieu une entrée si solennelle et si glorieuse l c'est en vue du miracle qu'il venoit d'opérer dans la résurrection de Lazare. Or, ce miracle, Jésus-Christ le renouvelle eu ce saint temps par la résurrection spirituelle et la conver- sion de tant de pécheurs ; et l'Eglise vent que ressuscites et convertis , ils reçoivent ce divin Sauveur dans eux-mêmes par la communion pascale. Pour me conformer au dessein de l'Eglise, c'est de cette communion pascale que je dois vous entretenir. P. 181 185.

Division. Deux sortes de personnes reçoivent le Fils de Dieu dans Jérusalem, ses disciples et les pharisiens. Ses dis- ciples le reçoivent avec honneur, et les pharisiens dans la résolution de le perdre. Dans le triomphe dont les disciples honorent ce divin maître, je trouve l'idée d'une sainte et parfaite communion, i.re partie. Mais dans la manière dont ce même Dieu est reçu des pharisiens , je trouve l'idée d'une communion indigne et sacrilège, 2e partie. Pour les justes, il vient comme un roi débonnaire et bienfaisant : pour les impies engagés et obstinés dans le crime , il vient comme un ennemi terrible et redoutable. P. i85, 184.

I.re Partie. Idée d'une bonne communion dans le triomphe dont les disciples honorent le Fils de Dieu. Il y a dans ce triomphe quatre circonstances à remarquer : 1. ce sont les disciples qui reçoiventainsi Jésus-Christ^ 2. ils vont au-devant

DES SERMONS. 4s3

de loi ; 5. ils portent dans leurs mains des branches de pal- miers et d'oliviers j 4- ils se de'pouillent de leurs vêtemeus, et les mettent sous les pieds de leur maître. Belle figure de la communion des justes. P. 184—186.

1. Ce sont les disciples de Jésus-Christ qui le reçoivent en triomphe; et pour le bien recevoir dans la communion, il faut être son disciple, et l'être en effet et dans la pratique. Il s'est lui-même déclaré qu'il ne vouloit faire la pâque qu'avec ses disciples. Vous me direz qu'il ne parloit alors que de la pâque judaïque , j'en conviens : mais s'il parloit ainsi de l'ancienne pâque , que pensoit-il de la nouvelle ? et d'ailleurs ce qui se passoit dans la pâque des juifs , n'étoit- il pas une leçon pour nous , mais une leçon exacte et précise de ce qui devoitêtre accompli dans celle des chre'tiens ? Qu'il n'y ait donc personne assez téméraire, concluoit saint Chrysostôrne , pour prétendre avoir part à cette pâque sans être en grâce avec Dieu , et sans avoir ce caractère parti- culier de disciple de Jésus-Christ. Tel est l'ordre que le graud Apôtre avoit lui-même intimé à toute l'Eglise par ces cour- tes paroles : Probet autem seipsum homo ; Que l'homme s'éprouve. Sans cela il ne nous est pas permis de faire la pâque, et nous n'y devons pas penser. Je me trompe : nous y devons penser $ et si , pour n'y avoir pas pensé , nous manquons à recevoir Jésus-Christ dans cette fête solennelle, nous commettons un nouveau crime et nous désobéissons à ses ordres. Mais l'ordre de Jésus-Christ est-il que nous le recevions sans être du nombre de ses disciples? à Dieu ne plaise : mais son ordre est que vous vous déclariez ses disci- ples, et que vous retourniez à lui par une sincère péni- tence, afin d'être en état de prendre place parmi les conviés qu'il fait appeler. P. 186 190.

2. Les disciples vont au-devant de Jésus-Christ et c'est ainsi que nous devons anticiper sa venu'0 par une sainte pré- paration. Je m'explique. Car attendre, comme tant de mon- dains, le jour même de la communion pour s'y disposer, n'est-ce pas se mettre dans un danger évident de profaner cet adorahle mystère ? Ce point ne regarde pas ces âmes

4.2/+ TABLE ET ABRÉGÉ

innocentes qui font du sacrement de Jésus-Christ leur plus commune nourriture. Quoiqu'elles aient toujours sujet de craindre, elles ont encore plus droit d'espe'rer. Une com- munion les dispose à l'autre ; mais pour vous, mondains, qui passez les années entières sans confession et sans com- munion, attendre à vous y pre'parer que vous soyez au jour pre'cis vous devez garder le précepte et y satisfaire , n'est- ce pas mépriser votre Dieu , et vous exposer vous-mêmes à un scandale presque inévitable l Car si moi , par exemple , qui vous écoute au sacré tribunal , je ne vous trouve pas prêt, que ferai-je alors ? Vousaccorderai-je la grâce de l'ab- solution ? ce seroit trabir mon ministère. Vous la refuserai- je ? il n'y aura donc point de pâque pour vous. Si dès le commencement du carême vous aviez eu recours à un con- fesseur , et que vous lui eussiez découvert votre état , on auroit mis ordre à tout : et n'est-ce pas pour cela que le carême est institué? Si donc vous avez diffère jusqu'à pré- sent, au moins ne différez pas davantage. Ecce sponsus venit , exite obviam ei ; Voilà l'époux qui approebe ; allez vous pré- senter à lui. Prœoccupemus faciem ejus in confessione : Pré- venez-le et gagnez-le par une bonne confession. Que feriez- vous si l'on vous annoncoit que le plus grand des rois vient en personne loger chez vous l Que ne faites-vous pas même tous les jours pour un particulier , pour un ami l P. 190

—'97-

5. Les disciples vont au-devant de Jésus-Cbrist avec

des brandies de palmiers et d'oliviers. La palme est le

symbole des victoires que nous devons remporter sur le péché,

sur le monde, sur nous-mêmes : et l'olive, Je signe de la paix

que nous devons faire avec Dieu. P. 197" '199*

4. Les disciples se dépouillent de leurs habits et les éten- dent dans le chemin par Jésus-Christ devoit passer. Céré- monie qui vous apprend , mesdames , à vous défaire de tout ce qui s'appelle superfluité mondaine , surtout de cette su- perfluité d'ajustemens et de parures. P. 199 201.

Que fera Jésus-Christ de sa part ? il viendra dans nous comme un roi triomphant : Ecce rex tuus. Quand je corn-

DES SERMONS. 42^

munie en e'tat de grâce , non-seulement Jesus-Christ est en moi, mais il y règne, il y commande, il s'y fait obéir. P. 201 , 202.

Il y viendra non-seulement en roi triomphant , mais en roi débonnaire et bienfaisant. A ne conside'rer que sa gran- deur , je m'e'crierois comme saint Pierre : Exi à me , quia peccator sum ; Eloignez-vous de moi, mon Dieu, car je suis un pécheur. Mais il sait bien me rassurer par la manière dont il se donne à moi dans ce sacrement. C'est qu'il obs- curcit toute sa splendeur, qu'il s'abaisse , qu'il se fait petit et pauvre , afin que nous puissions avoir un accès facile auprès de lui. P. 202—204.

C'est donc pour nous qu'il viendra, c'est pour nous com- bler de ses grâces : T^enit tibi. Quand il fut entré dans Jéru- salem , tout ce qu'il y avoit de malades , d'aveugles , de paralytiques , parut devant lui , et il les guérit. Ainsi guérira- t-il toutes nos infirmités spirituelles. Disons-lui comme Da- vid : Sana me , Domine , et sanabor ; Guérissez-moi, et je serai guéri : ou comme le centenier : l'anthm die verbo; Prononcez seulement une parole, et vous rendrez une santé parfaite à mon ame. P. 204—206.

II. e Partie. Idée d'une communion sacrilège dans la ma- nière dont Jésus-Christ fut reçu des pharisiens et de leurs partisans : 1. ils ne le reçoiveut que par respect humain : Timebant veràplebem; 2. dès que le Fils de Dieu paroît dans Jérusalem , ils conspirentet forment des desseins contre lui : Collegerunt conciliumadversïis Jesum ; 5. ils contredisent ses miracles, et ils s'aveuglent pour ne les pas reconnoître : Videntes autem mirabilia quœ fecit , indignati sunt. Mais comment est-ce aussi que Jésus-Christ vient à eux \ comme un ennemi redoutahle. Que de rapports avec la communion des pécheurs ! P. 207—209.

1. Les pharisiens ne reçoivent le Fils de Dieu que par respect humain et par politique ; et c'est ce que font encore certains pécheurs endurcis qui veulent seulement garder les apparences et sauver les dehors de la religion. C'est un ma- gistrat , c'est un père de famille , c'est une femme de qualité ,

4^6 TABLE ET ABRÉGÉ

c'est un liomme d'Eglise, qui se de'crieroient, s'ils ne s? présentoient pas comme les autres à la sainte table. Ils com- munient donc, mais comment î par une espèce de contrainte : Timebant vero plebem. P. 209, 210.

2. De ces hommes perdus de conscience et impies con- jurent contre Je'sus-Christ dans le coeor, au même temps qu'ils reçoivent son sacrement : de même que les pharisiens conspirèrent contre lui en le recevant dans Je'rusalem. On forme des projets pour satisfaire ses passions brutales, et le jour même de la communion devient un jour d'excès et de de'bauche. On de'clame tant contre de légères imperfections qu'on remarque dans quelques âmes de'votes qui fréquen- tent les sacremens , et l'on ne dit presque rien de ces chrétiens sacrilèges qui profanent le corps de Jésus-Christ : mais c'est contre eux qu'il faudroit employer le zèle évangélique. P. 2 1 o , 21 1.

3. Par un dernier trait de ressemblance avec les pharisiens, ils traitent d'illusion tous les miracles de Jésus-Christ, je veux dire, tous les effets de grâce qu'opère la communion quand elle est bien faite. Je n'ai donc point de peine à com- prendre pourquoi Jésus-Christ pleure sur eux comme il pleura sur Jérusalem. Il voit que le même sacrement qu'il a institué pour la sanctification des âmes, va faire leur répro- bation. P. 21 t , 212.

Mais si cela est , ne vaudroit-il pas mieux ne point com- munier du tout que de communier indignement l autre désordre. L'un ne vaut pas mieux que l'autre j car l'un et l'autre est un mal : mais entre l'un et l'autre il y a un milieu, qui est de communier, et de bien communier. P. 212 21 5.

Se? mon pour le lundi de la semaine Sainte , sur le Retardement , de la pénitence, pag. 216.

Sujet. Marie-Magdeleine prit donc une livre d'huile de parfum qui c toit d'un grand prix , la répandit sur les pieds

DES SERMONS. ^27

de Jésus , et les essuya de ses cheveux. Je vous ai déjà pro- posé Magdeleine comme un modèle depe'nitence : mais peut- être n'y a-t-il eu que trop de pécheurs que cet exemple n'a pas convertis. Mille obstacles les arrêtent. Non pas qu'ils renoncent absolument à la pénitence , mais ils la diffèrent. Or je veux vous faire voir les suites malheureuses de ce retardement , et l'affreux danger il vous expose. P. 216 , 217.

Division. Trois choses sont d'une nécessité absolue pour se convertir à Dieu : le temps, la grâce et la volonté. Or, Je pécheur qui diffère sa conversion , ne peut se répondre dans l'avenir, ni du temps de la pénitence, i.re partit- : ni de la grâce de la pénitence , 2.e partie : ni de la volonté de faire pénitence, 5.e partie. P. 217, 218.

I.re Partie. Témérité du pécheur qui diffère sa conver- sion , et qui s'assure pour cela du temps , et du temps de la pénitence. Rien n'est moins dans la disposition de l'homme que le temps futur. S'assurer donc de ce qui n'est nullement en notre pouvoir, n'est-ce pas une folie ? Des trois diffé- rences qui partagent le temps, c'est-à-dire, du passé, du présent et de l'avenir, il n'y a proprement que le présent qui soit à nous, et sur quoi nous puissions compter. Il n'y a donc aussi que le présent nous puissions nous promettre de nous convertir. G'étoit la belle et importante leçon que faisoit l'Apôtre aux Hébreux, en leur disant: Mes frères, exhortez-vous les uns les autres , tandis que dure ce temps que l'Ecriture appelle aujourd'hui, parce que vous devez être persuadés que ce qui s'appelle aujourd'hui , est pour vous le temps des miséricordes du Seigneur : Donec hodiè cognomi- natur. P. 218 223.

Ainsi, le pécheur qui remet sa conversion , outre l'injure qu'il fait à Dieu , trahit ses propres intérêts et se contredit lui-même, puisqu'il ne veut pas se convertir dans le temps il le peut, qui est l'heure présente , et qu'il le veut pour un temps il ne sait s'il le pourra. Car tout est incertain dans le futur. Incertain s'il sera ; incertain combien il durera; incertain quelle issue il aura , funeste ou heureuse, subite ou

428 TABLE ET ABRÉGÉ

prévue. ! mon frère, conclut saint Jérôme, que tous prenez mal vos mesures, de vouloir faire dans un temps incertain une pénitence certaine ! Vous me répondrez , dit saint Augus- tin , que Dieu a promis au pécheur pénitent la rémission de son péché : j 'en conviens. Mais a-t-il promis au pécheur qui dif- fère , le lendemain pour faire pénitence ? Dans quel prophète trouvez-vous que , parce que c'est un Dieu de miséricorde , il doive prolonger votre vie ? II a considéré dans le monde deux sortes de pécheurs : les uns foihles et pusillanimes , et les autres, vains et téméraires. Il a dit aux premiers : Ne craignez point j car, quelques crimes que vous ayez commis , au moment que vous les pleurerez , je les oublierai. Mais iL a dit aux seconds : Tremblez ; car, quelque authentique que soit ma promesse, elle ne s'étend point jusqu'à vous répon- dre de l'avenir. P. 223—227.

Il n'y a donc rien de certain dans le futur, que son in- certitude même. Il n'y a rien de certain, sinon que nous y serons surpris. Le Sauveur du monde nous l'a dit en termes formels : Quâ horâ non putatis. Après une parole si positive, ajouterai-je au désordre de mon péché, le désordre de la plus criminelle et de la plus insensée témérité ? Combien l'es- pérance de ce lendemain que j'attends a-t-elle perdu d'aines? Et quand je l'aurois , sera-ce un temps de pénitence et de conversion l Car tout temps n'est pas un temps de pénitence. Autrement le Prophète, et Dieu lui-même, ne nous diroit pas : Cherchez le Seigneur pendant que vous le pouvez trouver', voici le temps favorable , voici le jour du salut. P. 227—229. Si nous sommes attaqués d'une maladie , nous ne remet- tons pas à faire demain pour notre guérison ce que nous pou- vons faire aujourd'hui. Mais s'agit-il de notre aine? j'y met- trai ordre, disons-nous, et j'aurai dutemps. Souvenons-nous qu'il y a des temps et des momens que le Père céleste s'est réservés , et dont il ne nous appartient pas de disposer. Sou- venons-nous que comme il ne lui a pas plu d'envoyer en tout temps un Rédempteur et un Messie pour le salut du monde , il ne lui plaît pas de convertir en particulier chaque pécheur dans tous les temps. Souvenons-nous de ce que dit le Sau-

DES SERMONS. ^29

veur des hommes en pleurant sur Jérusalem : Parce que tu n'as pas connu la visite du Seigneur , parce que tu n'as pas profité de ce jour marque pour toi, inhâe die tua, tu seras abandonne'e. Or nous le connoissons , chrétiens, ce temps de la visite de notre Dieu , et c'est celui-ci. Mais qu'arrivera- t-il , si vous écoutez l'esprit du monde ? vous sortirez de cette prédication avec quelques bons désirs , mais désirs vagues et sans conséquence : et si votre conscience vous presse, après vous être défendus par mille prétextes, vous renverrez à un autre temps ce qui doit avoir la préférence dans tous les temps, je veux dire votre conversion. P. 229

—252.

II. e Partie. Témérité du pécheur qui diffère sa conver- sion parce qu'il se répond de la grâce. Dieu est fidèle , et parce qu'il est fidèle , nous pouvons compter sur lui et sur sa grâce. Mais il ne s'ensuit pas que nous puissions compter sur lui et nous assurer de sa grâce à son préjudice même. Or, se promettre cette grâce pour se maintenir dans l'habitude du pécbé, 1. c'est vouloir que Dieu soit fidèle à celui qui le méprise j 2. c'est vouloir qu'il soit fidèle aux dépens de tous ses intérêts, et le combattre par le plus aimable de ses attributs , qui est sa miséricorde ; 3. c'est vouloir que sa fidélité le rende , tout Dieu qu'il est, prévaricateur et fau- teur de notre iniquité. P. 252 , 255.

1. C'est vouloir que Dieu soit fidèle à celui qui le méprise- Car n'est-ce pas le mépriser que de résister actuellement à sa grâce l Mais malheur à vous qui méprisez , dit le Seigneur, parce que vous serez méprisé. Nous voulons nous convertir quand nous serons rebutés du monde , ou que le monde sera rebuté de nous. Nous voulons nous convertir quand la néces- sité et une crainte servile nous y forcera. Est-ce traiter Dieu en Dieu, et se contentera-t-il que nous lui donnions les res- tes du monde et un cœur infecté de vices et dépassions? Non sans doute j et pour l'honneur de sa grâce dont il est jaloux , il saura bien punir nos mépris. Il nous rejettera , il nous dira comme à ces Juifs dont il est parlé au premier chapitre d'isaï'e :

43o TABLE ET ABRÉGÉ

Retirez-vous; je ne vous commis plus, et vos sacrifices me sont à charge. P. 255 556.

2. C'est combattre Dieu par ses propres armes, et se servir du plus aimable de ses attributs, qui est sa miséricorde, contre lui-même. Car si le pécheur ne comptoit pas sur la miséricorde de Dieu , s'il savoit que Dieu fût un maître aussi prompt que terrible dans ses vengeances , il ne tardcroit pas à se convertir. D'où vient donc qu il remet ? c'est qu'il se repose sur l'idée d'un Dieu patient et toujours prêt à don- ner sa grâce. Ah! Seigneur, s'écrie là-dessus saint Ambroise , que n'éclatez-vous , et que ne prenez-vous votre cause en main ? Vous seriez alors servi comme vous devez l'être. Mais que dis-je, ajoute le même Père? je parle en homme, Sei- gneur, et vous agissez en Dieu. Selon mes pensées, il vous seroit plus avantageux de perdre des rebelles ; mais selon les vôtres, il vous est plus glorieux de suspendre vos coups et d'arrêter votre justice. Vouscependant, pécheur , concluoit ce saint évêque , n'êtes-vous pas bien coupable de vouloir moins faire pour un Dieu bon que pour un Dieu inflexible f P. 256 259.

3. C'est vouloir rendre Dieu prévaricateur et fauteur de notre iniquité. Car il le seroit évidemment s'il supportoit les pécheurs avec cette patience qui tient de l'insensibilité , et si, malgré leur rébellion , sa grâce leur étoit toujours pro- mise. Et voilà sur quoi Tertullien se fondoit pour appuyer ses sentimens , quoiqu'erronés, touchant la pénitence. Or, tout cela ne doit-il pas engager Dieu a refuser sa grâce au pécheur , qui , d'une année à l'autre , use toujours de nou- veaux délais pour retarder sa conversion? P. 25g.

III. e Partie. Témérité du pécheur qui diffère sa conver- sion , parce qu'il se répond de sa volonté. De toutes les choses du monde , celle dont nous pouvons le moins nous répondre , c'est notre volonté propre. S'il falloit risquer le salut, disoit saint Bernard, je croirois bien moins hasarder du côté de la grâce de Dieu , qui ne dépend pas de moi , que du côté de ma volonté , qui en dépend. Mais si ma volonté dépend de moi ,

DES SERMONS. 43l

n'en puis-je pas disposer ? Oui, reprend saint Bernard, et c'est justement pour cela même que je dois craindre. Car si. Dieu m'avoit ôté ce pouvoir, et qu'il se fût absolument rendu maître de ma volonté', je serois en assurance. Mais comme il a voulu que cette volonté de'pendît de moi , qui suis la fragilité' et l'inconstance même , voilà ce qui me fait trem- bler. P. 240.

Le pécheur se flatte qu'après quelques années , il aura assez d'empire sur son cœur pour le dégager de l'esclavage du péché, et il reconnoît que dès maintenant il lui est presque im- possible d'en sortir : contradiction évidente. Si vous êtes trop foible maintenant pour rompre vos engagemens crimi- nels, comment les romprez-vous quand vous serez toujours affoibli davantage? P. 242.

Ce qui nous donne encore plus lieu de nous défier de cette pénitence de l'avenir, c'est que ces pécheurs qui diffèrent, remettent communément leur conversion jusqu'à la fin de la vie , et souvent jusques au jour même de la mort. Or , est- on en état alors de faire une bonne pénitence ? A-t-on assez de présence d'esprit pour y bien penser ? Est-on assez maître de soi-même pour changer tout à coup de sentimens, et pour devenir ce qu'on n'a jamais été? P. 242, 245.

Attachons-nous plutôt au salutaire conseil de l'Apôtre et au commandement qu'il nous fait de ne pas recevoir en vain le don de Dieu , qui nous est aujourd'hui présenté. Le temps est favorable , la grâce abondante , la disposition même de nos esprits et de nos cœurs avantageuse. Allons donc, et ménageons des momens si précieux. Disons à Dieu comme David : Dixi , nunc cœpi. C'est, Seigneur, un dessein formé; je veux être à vous, et sans retardement je vais me mettre en devoir d'exécuter la sainte résolution quevous m'inspirez. P. 245—245.

432 TABLE ET ABRÉGÉ

Sermon pour le vendredi Saint , sur la Passion de Jésus-Christ s pag. 246.

Sujet. Les Juif s demandent des miracles, et les Grecs cher- chent la sagesse. Pour nous , nous prêchons Jésus-Christ cruci- fié , qui est. un sujet de scandale aux Juifs , et qui paroît une folie aux Gentils ; mais qui est la force de Dieu , et la sagesse de Dieu à ceux qui sont appelés , soit d'entre les Gentils , soit d'entre les Juifs. Si jamais les prédicateurs pouvoient avec quelque sujet apparent rougir de leur ministère, ne seroit- ce pas en ce jour ils prêchent la passion et la mort du Dieu qu'ils annoncent î Cependant l'Apôtre mettoit toute sa gloire dans la croix de Jésus-Christ, parce qu'il regardoit le mystère d'un Dieu crucifie' comme le miracle tout en- semble, et de la force de Dieu , et de la sagesse de Dieu. C'est aussi sous cette ide'e que je veux vous le représenter. P. 246—248.

Division. Il ne s'agit point ici de pleurer la mort de Je'sus- Christ, mais il s'agit d'y reconnoître le dessein de Dieu , ou plutôt l'ouvrage de Dieu. En deux mots , vous n'avez peut- être jusqu'à pre'sent considère' la mort du Sauveur que comme le mystère de son humilité' et de sa foiblesse , et moi je vais vous montrer que c'est dans ce mystère qu'il a fait paroître toute l'étendue de sa puissance : 1 .re partie. Le monde, jusqu'à présent n'a regardé ce mystère que comme une folie ; et moi je vais vous faire voir que c'est dans ce mystère que Dieu a fait éclater plus hautement sa sagesse : 2.e partie.

P. 249.

I.re Partie. C'est dans le mystère de sa croix que Jésus- Christ a fait paroître toute la puissance d'un Dieu. Qu'un Dieu fasse des prodiges dans l'univers , il n'y a rien en cela de surprenant : mais qu'un Dieu souffre et qu'il meure , voilà ce qui nous doit saisir d'étonnement. Cette mort néanmoins , bien loin d'ébranler notre foi , la doit confirmer. Car si Jésus-Christ est mort , il est mort en Dieu : 1. un homme

qui

DES SERMONS. 433

qui meurt après avoir prédit lui-même clairement et expres- se'ment toutes les circonstances de sa mort j 2. un homme qui meurt en faisant actuellement des miracles pour montrer qu'il n'y a rienquedesur-humain et de divin danssa mort; 5. un homme dont la mort bien considérée est elle-même le plus grand de tous les miracles ; 4. un homme qui , par l'infamie de sa mort, parvient à la plus haute gloire, et qui, expirant sur lacroix, triomphe par sa croix même de l'infidélité du monde : n'est ce pas un homme qui meurt en Dieu, ou , si vous voulez, en homme-Dieu ? Or, c'est ainsi que Jésus-Christ est mort.

P. 25o 252.

1. Jésus-Christ est mort après avoir prédit toutes les cir- constances de sa mort. A l'entendre parler de sa passion , long-temps avant sa passion même, on diroit qu'il en parle comme d'un événement déjà arrivé, tant il est exact à en mar- quer jusques aux moindres particularités. Nous allons à Jéru- salem, disoit-ilà ses apôtres, et c'est que le Fils de l'homme sera livré aux Gentils; qu'il sera outragé, insulté, fouetté, crucifié ; qu'on lui crachera au visage , et qu'il mourra dans l'opprobre. Il y avoitdéjà des siècles entiers que les prophètes avoient prédit cette mort et toutes ces circonstances, afin, dit saint Chrysostôme, que la prophétie, témoignage invin- cible de la divinité , rendit toutes les ignominies de lacroix, non-seulement vénérables, mais adorables. Cependant la preuve étoit encore bien plus sensible et plus convaincante dans la prédiction immédiate qu'en faisoit Jésus-Christ lui- même. Aussi tout ce qu'il avoit marqué des livres de Moïse et des prophètes, comme se rapportant à lui, s'exécuta-t-il bientôt après et à la lettre , dans la sanglante catastrophe de sa passion et de sa mort. Argument si solide et si fort , qu'il n'en fallut pas davantage pour la conversion de ce fameux eunuque, trésorier de la reine d'Ethiopie. En serions-nous moins touchés ? P. 255—257.

2. Jésus-Christ est mort en faisant des miracles. Il fait

trembler la terre, il ouvre les sépulcres, il ressuscite les

morts, il déchire le voile du temple; il ohscurcit le soleil.

Miracles confirmés parle témoignagedes apôtres. Quel intérêt

TOME IV. 28

434 TABLE ET ABRÉGÉ

auroient-ils eu à rapporter de faux miracles , puisqu'il ne leur en revenoit point d'autre fruit que les plus cruelles persécu- tions ? De plus, le style seul dont les évangélistes ont e'erit l'histoire de Jésus-Christ , fait bien voir qu'ils ne parloient pas en hommes passionnés. D'ailleurs , si ces miracles eussent été' suppose's , les Juifs ne se seroient-ils pas inscrits contre l Je conviens que les pharisiens , malgré ces miracles , ne lais- sèrent pas de persister dans leur incre'dulite' : mais ies soldats se convertirent , et c'est en cela même , reprend saint Chry- sostôme, queparoît la toute-puissante vertu de ce Dieu mou- rant. Car mourir en sauvant les uns et en réprouvant les autres , en convertissant ceux-là par miséricorde, et laissant périr ceux-ci par justice , n'est-ce pas faire éclater jusque dans sa mort les plus essentiels attributs de Dieu l II n'y eut qu'un seul miracle que Jésus- Christ ne voulut pas faire dans sa passion : c'étoit de se sauver lui-même. Mais pourquoi ne le fit-il pas ? parce que ce seul miracle eût détruit tous les autres , et arrêté le grand ouvrage qu'il avoit entrepris. Quand même il l'auroit fait, ce miracle , ses ennemis n'y auroient pas plus déféré qu'à celui de la résurrection de Lazare. Je dis plus; et J sus-Christ , dans la conjoncture je le considère , pouvant, comme il est indubitable , se sauver lui-même et ne le voulant pas, u'a-t-il pas fait quelque chose de plus grand et plus au-dessus de l'homme , que s'il l'eût en effet voulu.7 Enfin, cette douceur envers ses ennemis, cette charité héroïque, cette paix et cette tranquillité qu'il fît paroi tre dans sa passion ; tous ces miracles de patience dans un homme d'ailleurs d'une conduite irréprochable et pleine de sagesse, n'étoient-ils pas plus miraculeux que s'il eût pensé à se tirer des mains de ses bourreaux et qu'il se fût détaché de la croix ? P. 257 263.

3. La mort de Jésus-Christ a été elle-même le plus grand de tons les miracles , parce qu'au lieu que les autres hommes meurent par foiblesse, il est mort par un effet de son absolue puissance. Comment cela? 1. c'est qu'étant exempt de tout péché, et même absolument impeccable, il étoit naturellement immortel. 2. C'est qu'eu vertu de son sacerdoce , étant par

DES SERMONS. 435

excellence le souverain pontife de la loi nouvelle , il n'y avoit que lui qui pût ni qui dût offrir à Dieu le sacrifice de la ré- deinption du monde et immoler la victime qui y e'toit des- tinée. Ce fut donc lui-même qui se sacrifia ; et c'est en ce sens qu'il disoit: Nemo tollit animam inearn à me, sed ego pono eam à me ipso. Aussi raourut-il en poussant un grand cri vers le ciel : ce qui montre qu'il ne mouroit pas par dé- faillance de nature, etce qui fitconclure au centenier qu'il étoit Dieu. Il est vrai que ce Dieu mourant a eu ses langueurs et ses foiblesses ; mais ses foiblesses mêmes et ses langueurs étoient autant de miracles. S'il sue dans le jardin , c'est d'une sueur de sang; si, quelques momens après sa mort, on lui perce le côté, il en sort du sang et de l'eau. P. 265—267. 4. Jésus-Christ, par l'infamie de sa mort, est parvenu à la plus haute gloire; et expirant sur la croix, il a triomphé par sa croix même de l'infidélité du monde. Au seul nom de Jésus crucifié, tout fléchit le genou, comme Dieu l'avoit révélé à saint Paul dans un temps tout sembloit s'opposer à un effet si merveilleux. Nous avons vu nos princes et les premiers de nos princes s'humilier devant sa croix. Elle a passé du lieu infâme des supplices sur le front des monarques et des empereurs : elle a vaincu l'idolâtrie et détruit le culte des faux dieux. Tout cela selon la prédiction qu'en avoit faite le Sauveur lui-même; et ne sont-ce pas les plus sensibles marques de la divinité l Nous avons peine à comprendre l'obstination et l'aveuglement des pharisiens après tant de miracles qu'ils avoient vus : nous en voyons actuellement un encore plus grand , je veux dire, le triomphe de la croix; et notre foi , malgré ce miracle, est toujours languissante et chancelante. Pour bien profiter de ce mystère, tremblons et pleurons dans l'esprit d'une salutaire componction, au lieu de trembler et de pleurer par le sentiment d'une dévotion passagère et superficielle. Il faut que Jésus-Christ mourant fasse un miracle en nous , et c'est le miracle de notre con- version. Pécheurs , c'est pour vous que son sang coule , et voilà ce qui vous doit remplir de confiance. Il a converti ses bourreaux; pourquoi ne vous couvertiroit-il pas? Approchez

2b.

436 TABLE ET ABRÉGÉ

du trône île sa grâce, qui est sa croix; mais approchez-en avec des cœurs contrits et humilies. Donnerez-vous pour cela, Seigneur, à ma parole assez de be'ne'diction j et puis- je espérer qu'entre ceux qui m'e'coutent , il y en aura d'aussi touches que le centenier? P. 267 272.

II.e Partie. C'est dans le mystère de la croix que Dieu a fait e'clater plus hautement sa sagesse. Les pensées de l'homme et celles de Dieu étant aussi opposées qu'elles le sont depuis le péché, il ne faut pas s'étonner que l'homme ait souvent entrepris de censurer les œuvres du Seigneur. Ce qui doit plus nous surprendre , c'est que l'homme se soit scandalise' contre Dieu des bienfaits mêmes de Dieu. Le mystère d'un Dieu crucitié paroît au mondain une folie; et moi je dis avec l'Apôtre , que c'est par excellence le mystère de la sagesse de Dieu. Ti falloit deux choses : 1. satisfaire Dieu offense'; 2. réformer l'homme perverti et corrompu. Or, pour parvenir à ces deux fins , point de moyen plus efficace et plus infail- lible que la croix du Sauveur. P. 272— 274.

1 . Point de moyen plus efficace et plus infaillible quela croix de Jésus-Christ pour satisfaire Dieu offensé. Dieu ne pouvoit être satisfait que par un homme-Dieu ; et qu'a-t-il fait cet homme-Dieu, ou plutôt que n'a-t-il point fait? En quoi consistoit l'offense de Dieu ? en ce que l'homme avoit affecté d'être semblable à Dieu. Eritissicut dii ; etmoi , dit l'homme» Dieu , pour satisfaire mon Père, je m'abaisserai au-dessous de tous les hommes : Ego autem sum permis et non homo. L'homme s'étoit révolté contre Dieu ; et moi , dit l' homme- Dieu, je me ferai obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix : Factus obediens usque ad rnortem , mortem autem crucis. L'homme , par une intempérance criminelle, avoit mangé du fruit défendu ; etmoi, dit l'homme-Dieu , je me ferai un homme de douleurs : Virum dolorum. Pou- vons-nous concevoir une réparation plus authentique? P. 274 —277.

Ce n'est pas assez; car j'ajoute que ce Sauveur des hommes nous a fait parfaitement comprendre trois choses auxquelles se doit rapporter toute la sagesse de l'homme, et dont la

DES SERMONS. 437

connoissance ëtoit pour vous et pour moi essentiellement attache'e au mystère de Jésus-Christ mourant sur la croix ; savoir : ce que c'est que Dieu , ce que c'est que le péché , ce que c'est que le salut. Qu'est-ce que Dieu ? un être pour la gloire duquel il a fallu qu'il y eût un homme-Dieu humiliéet anéanti jusqu'à la croix. Voilà l'idée que je m'en forme , et qui passe tout ce que j'en pourrois d'ailleurs imaginer. Qu'est- ce que lepéeh :?un mal pour l'expiation duquel il a fallu qu'un homme-Dieu se fît auathême, et devînt un sujet de malédic- tion. Voilà ce que le mystère de la croix me prêche. Qu'est- ce que le salut de l'homme l un bien qui seul a coûté la vie d'un Dieu. Voilà la grande leçon que me fait ce divin maître expirant sur la croix. Or , un mystère qui me donue de si hautes idées de Dieu, qui m'inspire une horreur infinie pour le péché, et qui me fait priser mon salut préférablement à tous les autres biens , ne doit-il pas être un mystère de sa- gesse ? P. 277 280.

2. Point de moyen plus efficace et plus infaillible que la croix de Jésus-Christ pour réformer l'homme perverti etcorrompu par le péché. Il y a trois sources du péché, selon saint Jean : la concupiscence des yeux , la concupiscence de la chair , et l'orgueil de la vie : trois concupiscences dont voici les re- mèdes que le Fils de Dieu nous a apportés du ciel et qu'il nous présente dans sa passion : le dépouillement de toutes choses et la nudité il meurt, contre l'amour des richesses , qui est la concupiscence des yeux ; ses humiliations , contre l'am- bition , qui est l'orgueil de la vie jsessouffrances, contre la sen- sualité , qui est la concupiscence de la chair. Que seroit-ce que le monde, et quel ordre y verroit-on, reprend le savant Pic de la Mirande , si les hommes vivoient selon les exemples que Jésus-Christ leur a donnés et les leçons qu'il leur a fai- tes dans sa passion l P. 280—282.

Mais pourquoi falloit-il que Jésus-Christ, sans être sujet à nos maux, en éprouvât les remèdes dans sa personne ? il le falloit pour nous les adoucir et pour nous en persuader l'usage. S'il eût choisi pour nous sauver les douceurs de la vie, quel avantage notre amour-propre , source de toute

438 TABLE ET ABRÉGÉ

corruption, n'auroit-il pas tiré de là, et jusqu'à quel point ne s'en seroit-il pas prévalu? P. 282, 285.

Mais pourquoi corriger des excès par d'autres excès ? les excès de l'homme par les excès d'un Dieu ? et moi je dis : Quelle sagesse , d'avoir corrigé des excès de malice par des excès de perfection , des excès d'iniquité par des excès de sainteté, des excès d'ingratitude par des excès d'amour! P. 283—285.

En voilà trop pour confondre un jour notre raison dans le jugement Dieu; et n'est-il point déjà commencé pour nous ce jugement ? car dès aujourd'hui ce Sauveur mourant s'est mis en possession de juger le monde : ISunc judicium est mundi. Sa croix sera produite contre nous à la fin des siècles : Tune parebit signum Filii hominis. Pensée terrible pour un mondain : c'est la croix de Jésus qui me jugera. Tout ce qui ne s'y trouvera pas conforme portera le carac- tère et le sceau de la réprohation , Au contraire , pensée consolante pour une ame fidèle et juste: c'est la croix de Jésus- Christ qui décidera de mon sort ; cette croix eu qui j'ai mis ma confiance ; cette croix dont je vais adorer l'image devant cet autel , et dont je veux être moi-même une image vivante. P. 285 , 286.

Sermon pour la fête de Pâques , sur la Résurrection de Jésus-Christ , pag. 287.

Sujet. Il a été livré pour nos péchés , et il est ressuscité pour notre justification. Il semble que Jésus-Christ ayant achevé sur la croix l'ouvrage de notre rédemption , ne devoit plus penser qu'à sa propre grandeur, et qu'étant mort pour nous, il ne devoit ressusciter que pour lui-même. Mais c'est un Dieu, dit saint Bernard, qui veut nous appartenir en- tièremeut , et dont la gloire et la béatitude se rapportent à nous aussi bien que ses humiliations et ses souffrances. Si donc il ressuscite, c'est pour notre sanctification, et pour

DES SERMONS. 439

nous apprendre à ressusciter spirituellement avec lui. P. 287, 388.

Division. Jésus-Christ, par le mérite de sa mort, nous a justifiés. Mais outre ce mérite il nous falloit un modèle sur qui nous puissions nous former , et que nous eussions sans cesse devant les yeux, pour travailler nous mêmes à l'accom- plissement de ce grand ouvrage de notre justification , ou si vous voulez, de notre conversion , à laquelle, selon l'ordre de Dieu, nous devions coopérer. Or, ce modèle, c'est la résurrection du Sauveur. Car, comme Jésus-Christ est res- suscité , disoit l'Apôtre, nous devons entrer nous-mêmes dans une vie nouvelle. Cette vie nouvelle doit donc avoir les deux caractères de la résurrection du Fils de Dieu, que l'évangile nous a marqués. Le Seigneur est vraiment res- suscité : Surrexit Dominus verè; et il s'est fait voir à Pierre : Et apparaît Sirnoni. Ainsi , être converti , premier caractère de notre résurrection spirituelle, i.re partie. Paroîtreconverti, second caractère de notre résurrection spirituelle, 2.e partie. P. 288—292.

I.re Partie. Etre converti comme Jésus-Christ est resus- cité. Jésus-Christ est vraiment ressuscité , et après sa résur- rection il n'a plus vécu en homme mortel, mais en homme tout céleste. De même il faut , t. que nous soyons vraiment convertis; 2. qu'après notre conversion nous ne vivions plus eu hommes charnels et mondains , mais d'une vie toute spi- rituelle et toute sainte. P. 292 294.

1. Jésus-Christ est vraiment ressuscité : principe incontes- table , et dont le Sauveur du monde , avant toutes choses , prit soin de bien convaincre ses apôtres , voulant que cette résurrection véritable nous servît d'exemple j car c'est ainsi que nous devons être vraiment convertis. Or, ne pourrois-je pas bien dire de notre résurrection spiritm lie et de notre conversion , ce que saint Paul disoit de la résurrection fu- ture de nos corps l Mes frères , voici un important secret que je vous déclare : nous ressusciterons tous ; mais nous ne serons pas tous changés. En effet , dans cette solennité de pàques , et jusque dans le tribunal de la pénitence, nous menton.*

44° TABLE ET ABRÉGÉ

souvent au Saint-Esprit , nous en imposons au monde , et nous nous trompons nous-mêmes par une fausse conversion. Ce n'est point par qu'on ressemble à Jésus-Christ ressus- cita, mais par une vraie conversion , c'est-à-dire , par une conversion sincère et sans déguisement ; par une conversion surnaturelle , et dont Dieu soit le principe , l'objet et la fin. P. 2i)4 298.

Conversion sincère et sans déguisement. Ce qui nous perd devant Dieu, et ce qui nous empêche de ressusciter en es- prit, comme Jésus-Christ est ressuscite selon la chair , c'est communément un levain de péché que nous fomentons dans nous, et dont nous ne travaillons pas à nous de'faire. C'est pourquoi saint Paul nous avertit que nous devons célébrer cette fête , non avec le vieux levain , avec un levain de dis- simulation et de malice : Non in fermento veteri , neque in fermento malitiœ et nequitiœ ; mais dans un esprit de sincé- rite' et de vérité' : Sed in azjmis sinceritatis et veritatis. P. 298,

299-

Conversion surnaturelle et dans la vue de Dieu. Autrement qu'est-ce devant Dieu que notre conversion , si ce sont des motifs humains, la prudence de la chair, la crainte du monde , l'intérêt qui l'animent ? Jésus-Christ ressuscita par une vertu toute divine, et c'est par un principe tout divin que nous devons ressusciter. Loin de moi, disoit l'Apôtre , cette fausse justice que je pourrois trouver dans moi , et qui seroit de moi et non de Dieu. Ainsi tous les vrais péuitens se sont-ils élevés au-dessus d'eux-mêmes et de îa chair, et ont-ils envisagé Dieu dans leur pénitence. P. 299 5o2.

2. Jésus-Christ, après sa résurrection, n'a plus vécu en homme mortel , mais en homme tout céleste. Il avoit un corps , et ce corps revêtu de gloire sembloit être de la nature et de la condition des esprits. Ce qui faisoit dire à l'Apôtre : Ç)i/o;que auparavant nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair , maintenant nous ne le connaissons plus de la même sorte , ni selon cette même chair. Appliquons-nous ces paroles , et concluons que si nous sommes vraiment convertis, il faut

LES SERMONS. 44t

qu'on ne nous conuoisse plus selon la chair, ni selon les désirs de la chair, mais comme des hommes tout spirituels. C'est par que nos corps participent dès cette vie à la gloire de Je'sus-Christ ressuscite'. C'est par qu'ils deviennent incor- ruptibles , pleins de vertu, de force, d'honneur. Mais sou- venons-nous qu'ils ne sont rien de tout cela, qu'autant que nous y coopérons par notre vigilance et par nos soins. Quel- que affermis que nous soyons dans le hien , nous ne sommes pas inébranlables. Que faut-il donc faire, et comment de- vons-nous vivre dans le monde / Saint Paul nous l'apprend : Quœ sursiim sunt sapite ; N'avez plus de goût que pour les choses du ciel : Quœ sursum sunt quœrite ; Ne cherchez plus que les choses du ciel. P. 5o2— 5o6.

II. e Partie. Paroître converti comme Je'sus-Christ paroît ressuscité. Pourquoi Jésus-Christ demeure-t-il encore qua- rante jours sur la terre après sa résurrection \ pour la faire connoître à ses disciples et pour les eu convaincre. C'est pour cela qu'il se fait voir à eux sous tant de figures différentes. Belle leçon pour nous ; car comme ce n'est point assez de paroître convertis , si nous ne le sommes en effet, aussi ne suffit-il point de l'être et de ne le pas paroître. Etre et pa- roître, ce sont deux obligations j et accomplir l'une sans se mettre en devoir de satisfaire à l'autre , ce n'est qu'une justice imparfaite. Si Jésus-Christ n'eût pas paru ressuscité, il eût laissé notre foi dans le trouble j et si nous ne paroissons pas convertis, nous ne faisons qu'à demi notre devoir et l'oeuvre de Dieu. Je dis plus ; être et paroître converti, ce sont tel- lement deux obligations différentes, qu'elles sont néanmoins inséparables. Car paroître converti , remarque saint Thomas, est une partie de la conversion même. Comment cela ? parce qu'être converti, c'est embrasser tous les devoirs de l'homme chrétien. Or , un devoir de l'homme chrétien est de paroître ce qu'il est j et s'il a été pécheur et rebelle à Dieu , un de ses devoirs est de paroître obéissant et soumis à Dieu. Ce devoir est fondé , i . sur l'intérêt de Dieu j 2. sur l'intérêt du prochain ; 5. sur notre propre intérêt. P. 5o6 5oq.

1. Obligation de paroître converti , fondée sur l'intérêt de

4^2 TABLE ET ABRÉGÉ

Dieu qu'on a offense. Sans cela, quelle réparation lui ferez- ▼ons de tant de crimes, et comment luirendrez-vous la gloire que vous lui avez ravie en les commettant? Le juste même , quoique juste, dit saint Chrysostôme, est obligé de se dé- clarer pour Dieu j combien plus le pécheur qui se convertit , doit-il non-seulement confesser le Dieu qu'il sert, mais faire justice au Dieu qu'il a déshonoré? Il faut donc , conclut le même Père, que la vie de ce pécheur dans l'état de sa péni- tence, soit comme une amende honorable qu'il fait à son Dieu. Aussi quand saint Pierre , après la résurrection du Sauveur, paroissoit dans les synagogues et dans les place» publiques, prêchant le nom de Jésus-Christ, d'où lui venoit surtout ce zèle ? du souvenir de son péché. Vous reconuois- sez comme lui que vous avez outragé votre Dieuj n'est-il pas juste que par une vie exemplaire vous effaciez les im- pressions que votre impiété a pu donner contre sa loi ? Le Fils de Dieu voulut que ses apôtres, qui l'avoient abandonné dans sa passion, lui servissent ensuite de témoins : Eritis mihi testes. Voilà ce que vous devez être au milieu du monde, surtout à la cour. Bien loin que vos désordres passés affoi- blissent votre témoignage, c'est au contraire ce qui le forti- fiera et le rendra plus convaincant. P. 309— 3 1 3.

2. Obligation de paroître converti , fondée sur l'intérêt du prochain que vous avez scandalisé. Car, d^vez-vousdire, il faut que je répare, par un remède proportionné, les scandales de ma vie : or ce qui a scandalisé mon frère, ce n'est point précisément mon péché, mais ce qui a paru de mon péché. Pourquoi J^'s us-Christ a-t-il paru ressuscité, ou plutôtà qui a-t-il paru ressuscité? aux uns pour les consoler , aux autres pour les ramener de leur égarement ; à ceux-là pour vaincre leur incrédulité, à ceux-ci pour leur reprocher l'endurcissement de leur cœur. C'est ainsi que nous devous paroître convertis, pour la consolation des justes, pour la conversion des pécheurs , pour la conviction des libertins. Pour la consolation 'les justes : combien d'aines saintes pleu- roieut sur vous et étoient sensiblement touchées de votre ^tat ? Comme votre péché les a affligées , il faut que votre pénitence

DES SERMONS. 443

les réjouisse sur la terre, aussi bien que les anges clans le ciel. Pour la conversion des pécheurs : l'exemple de votre conver- sion sera un attrait raille foisplus paissant pour eux, que celui des justes qui se sont toujours maintenus justes. Aussi Jésus- Christ choisit-il saint Pierre pénitent et converti, pour ra- mener ses frères et pour les confirmer : Et tu aliquandà con- versus , confirma fratres tuos. Pour la conviction des liber- tins et des incrédules : saint Thomas eut une grâce d'autant pins spéciale pour prêcher la foi, qu'il avoit été plus infidèle. Ce qui touche les impies , c'est d'entendre uu impie comme eux dire : Je suis persuadé. P. 5i5 319.

5. Obligation de paroître converti , fondée sur notre in- térêt propre. On ne veut pas qu'il paroisse qu'on ait changé de conduite : pourquoi ? parce qu'on sent bien que si ce changement venoit une fois à éclater, on seroit obligé de le soutenir, et que l'honneur même venant au secours du de- voir , on ne pourroit plus dans la suite s'en dédire. D'où je conclus que nous devons regarder comme un avantage de paroître convertis , puisque , de notre propre aveu , le paroî- tre et l'avoir paru, est une raison qui nous eugage à l'être toujours et à persévérer. Mais si je retombe en effet, que dira-t-on \ ne pensons point à cela, sinon autant que cette pensée nous peut être salutaire , pour nous animer ; et du reste, prenons confiance, et agissons. P. 319— -522.

Compliment au Roi. P. 322 325.

Sermon pour le lundi de Pâques , sur la Persévérance chrétienne , pag. 826.

Sujet. Lorsqu'ils furent proche du bourg ou ils allaient , il feignit de vouloir aller plus loin. Et ils le pressèrent de demeu- rer avec eux , en lui disant : Demeurez avec nous. C'ësl -linsi qu'une ame chrétienne ne se contente pas que Jésus- Christ soit venu chez elle , ou plutôt dans elle , par la communion, pascale , mais qu'elle l'engage encore à demeurer avec elle. Il faut que ce Sauveur demeure eu nous pur sa grâce , et il

444 TABLE ET ABRÉGÉ

faut aussi que nous demeurions en lui par notre perse've'rance dans la grâce. Sainte persévérance dont je veux vous entre- tenir dans ce discours. P. 526, 327.

Division. C'est par sa passion et par sa mort que Jésus- Christ a vaincu le péehéj et c'est par sa résurrection qu'il triomphe encore de notre inconstance. Le mystère de Jésus- Christ ressuscité nous engage fortement à la persévérance chrétienne, 1 .re partie. La persévérance chrétienne est le titre le plus (éiiitnne , et le gage le plus certain, pour participer un jour à la gloire de Jésus-Christ ressuscité, 2.e partie. P. 327 , 329.

I.'e Partie. Le mystère de Jésus-Christ ressuscité nous engage fortement à la persévérance chrétienne. Je considère quatre choses dans la résurrection du Sauveur j savoir : l'exemple de cette résurrection , la foi de cette résurrection , la gloire de cette résurrection, et le sacrement de cette ré- surrection. Or, i. l'exemple de la résurrection de Jésus- Christ est le vrai modèle de notre persévérance dans la grâce j 2. la foi de la résurrection de Jésus-Christ est le solide fondement de notre persévérance dans la grâce ; 3. la gloire de la résurrection de Jésus-Christ est uu des plus touchans motifs de notre persévérance dans la grâce ; 4- 'e sacrement de la résurrection de Jésus-Christ, de la manière que je l'ex- pliquerai , est comme le sceau de notre perse've'rance dans la grâce. P. 529, 33o.

1. L'exemple de la résurrection de Jésus-Christ est le vrai modèle de notre persévérance dans la grâce ; car Jésus- Christ ressuscité ne meurt plus, dit l'Apôtre, et nous- mêmes nous ne devons plus mourir : Pourquoi la résurrection du Sauveur est-elle la seule que Dieu ait choisie pour nous servir de modèle dans notre conversion ? Pourquoi ne nous a-t-il pas proposé la résurrection de tant d'autres; par exem pie, de Lazare l c'est que la résurrection de Lazare n'étoit qu'une résurrection passagère , et que notre conversion doit être durahle. Si donc vous retombez dans cet état de mort le péché vous avoit réduit, votre pénitence n'est pointée qu'elle doit être , parce que vous n'êtes pas ressuscite' comme Jésus-

DES SERMONS. 4^5

Christ. Ah ! Seigneur, s'e'crioit le Prophète royal , c'est snr le modèle de la résurrection de votre Fils que tous m'avez juge', et que vous avez examiné si ma conversion avoit tou- tes les qualités d'une résurrection parfaite : Probasti me , et cognovisti me : tu cognovisti sessionem meam, et resurrec- tionemmeam. Et par avez-vous connu qu'elle seroit telle que vous la demandiez , ou qu'elle ne le seroit pas l par l'avenir , et par ma persévérance : Intellexisti cogitaliones meas de longe , et omnes vias meas prœvidisti. P. 329 55o.

2. La foi de la résurrection de Jésus-Christ est le solide fondement de notre persévérance dans la grâce. Comment cela l c'est que la résurrection de Jésus-Christ est un des principaux fondemens de la foi chrétienne. Or, ce qui fait suhsister notre foi fait subsister notre conversion, parce que notre couversion, selon le concile de Trente, n'a point d'autre fondement que notre foi. Avant la résurrection du Sauveur, rien déplus foihle que les apôtres : mais depuis cette résurrection , ce furent des hommes intrépides et iné- branlables. Quand saint Paul exhortoit les Hébreux à la per- sévérance , voici une des grandes raisons dont il se servoit : Christus heri et hodiè , ipse et in secula ; Jésus-Christ n'est plus sujet à aucun changement : il étoit hier, il est encore aujourd'hui , et il sera le même dans tous les siècles. Rap- pelons un de ces momens où, touchés de Dieu, nous avons formé de si saintes résolutions, et demandons-nous à nous- mêmes : Les principes de foi et les vérités sur quoi j'établis— sois ma conversion ont-ils cîiangé l Ce qui étoit vrai alors l'est encore maintenant, et le sera toujours. Pourquoi donc changerois-je , moi , de conduite , et démentirois-je les pro- messes que j'ai faites à Dieu ? Excellente pratique pour ap- prendre à persévérer : Credidi , propter quod loculus sum ; J'ai cru, Seigneur , et c'est pour cela que je vous ai donné une parole que je ne rétracterai jamais. P. 556— 341.

3. La gloire de la résurrection de Jesus-Christ est un des plus touchans motifs de notre persévérante dans la grâce. La raison est que cette résurrection du Sauveur nous met devant les yeux, la gloire et l'immortalité bienheureuse

446 TABLE ET ABRÉGÉ

nous aspirons, et qui doit être notre re'compense e'ternelle. Aussi prenez garde que ce fut cette vue qui inspira au saint homme Jol> tant de constance dans les plus rigoureuses épreu- ves : Scio quàd Redcrnptor meus vivit , et in novisiirno die de terrd surrecturus sum.... Reposita est hœc spes in sinumeo. P. 54i, 542.

4- Le sacrement de la re'surrection de Je'sus-Christ est comme le sceau de notre perse've'rance dans la grâce. J'appelle le sacrement de sa re'surrection le sacremeut de son corps, que nous avons reçu en ce'lébrant sa résurrection glorieuse. Il prétend par servir d'aliment à notre ame j et c'est pour cela que le prêtre , en nous faisant part de cette divine nour- riture , nous a dit : Que le corps de notre Seigneur Jésus-Christ conserve votre ame pour la vie éternelle. Ne pourrois-je donc pas bien , si vous retourniez à vos premières habitudes , vous faire le même reproche que saint Paul faisoitaux Galates ? O insensati Galatœ , quis vos fascinavit non obedire veritati î O insensés que vous êtes i qui vous a ensorcelés pour vous faire abandonner lâchement et honteusement le parti de la vérité? Quelle folie d'avoir commencé par la pureté de l'esprit , et de finir par la corruption de la chair! P. 34a —346.

II. e Partie. La persévérance chrétienne est le titre le plus légitime et le gage le plus certain pour participer un jour à la gloire de Jésus-Christ ressuscité. 1. La persévérance re- présente déjà dans nous l'état de cette bienheureuse résur- rection. 2. Elle nous dispose et nous conduit à cette bien- heureuse résurrection. 3. Elle nous fait mériter, autant qu'il est possible, la grâce spéciale de cette bienheureuse résurrection. P. 346 , 547.

1. La persévérance chrétienne représente déjà dans nous l'état de cette résurrection glorieuse dont nous voyons les prémices dans la personne du Sauveur. En quoi consiste cet état des corps glorifiés \ en ce qu'ils ne sont plus sujets à aur cune vicissitude ; en ce que leur gloire est immortelle. Or, rien n'approche plus de cet état que la persévérance du juste , ou d'uu pécheur converti. Car , au lieu que les mondains

DES SERMONS. 4^7

sont dans an changement perpétuel , le juste , fortifié par la bonne habitude , est inviolablement ce qu'il doit être , et par anticipe l'heureux état delà résurrection future. C'est ce que disoit saint Cyprien à des vierges chrétiennes : Vos resurrectionis gloriam in hoc seculo jam tenetis : Vous pos- sédez par avance dans cette vie la gloire que nous attendons dans l'autre. Or , ce que saint Gyprien leur disoit , je puis bien vous l'appliquer ; et les plus libertins même ne sont pas exclus de ce bonheur , puisque les plus libertins sont capables d'une parfaite conversion comme les autres pécheurs. Mais si vous ne soutenez pas ce que vous avez entrepris, il est bien à craindre que vous ne soyez pas du nombre de ceux qui , selon la parole du Prophète royal , doivent un jour ressusciter dans l'assemblée des justes. Celui , dit le Sauveur du monde , qui regarde derrière lui après avoir mis la main à la charrue , n'est pas propre au royaume de Dieu. Et comment un homme inconstaut et léger, reprend saint Chrysostôme, seroit-il propre au royaume de Dieu, puis- qu'il ne l'est pas même pour le moude et pour les affaires du monde ? Et d'ailleurs, conclut le même Père, si nous ne sommes pas propres au royaume deDieu , que sert-il de l'être pour toute autre chose? P. 348—352.

2. La persévérance chrétienne nous dispose et nous con- duit à la résurrection bienheureuse; car elle nous conduit à la persévérance finale, qui est la dernière disposition à la bienheureuse immortalité. Dans les prédestinés , dit saint Jérôme, on ne cherche pas le commencement , mais la fin. Par conséquent, c'est la persévérance qui met le comble à la prédestination des élus. Cela s'entend , me direz-vous , de la persévérance finale; il est vrai : mais par arrive-t-oa à la persévérance finale , sinon par la persévérance commen- cée , qui est celle de la vie ? Ainsi , nous ne nous disposons à régner un jour comme les saints dans le ciel, qu'autant que nous nous accoutumons à persévérer comme eux sur la terre. P. 552—355.

5. La persévérance chrétienne nous fait mériter , autant qu'il est possible , la grâce spéciale de la résurrection bien~

44# TABLE ET ABRÉGÉ

heureuse ; pourquoi î parce qu'elle nous fait mériter, autant qu'il est possible, la grâce de la persévérance finale. Quand je dis me'riter, je n'entends pas d'un mérite de justice, mais d'un mérite de convenance et fondé sur la miséricorde et la libéralité de Dieu. C'est-à-dire, que Dieu, voyant l'homme appliqué de sa part à se maintenir dans la grâce, se sent réciproquement ému en vue d'une telle constance , à le gratifier de ses plus singulières faveurs , et en particulier du don de la persévérance finale. De là, quand nous voyons un juste mourir saintement , nous ne nous en étonnons point , mais nous reconnoissons en cela une espèce de con- venance , qui , sans blesser en rien la justice de Dieu , l'a engagé à déployer toute sa miséricorde et à l'exercer. Au contraire , quand on nous parle de certains justes qui se sont démentis à la mort, et se sont malheureusement perdus , nous en sommes effrayés , et nous jugeons qu'il y a eu dans cette disposition de Dieu quelque chose que nous ne com- prenons pas. Quoi qu'il en puisse être , la surprise nous jettent ces chutes inopinées et ces coups de réprobation , est une preuve que ce n'est donc point ainsi que Dieu en use selon les règles ordinaires. P. 555 557-

Je finis par la touchante exhortation de saint Jérôme à un homme du monde , qui commençoit à chanceler dans le dessein qu'il avoit pris de chercher à Bethléem un asile con- tre les périls du siècle : Obsecro te ,J Vater , et rnoneo , par ends affecta , etc Application des paroles de ce Père à un pé- cheur converti. P. 557— 56o.

Sermon pour le dimanche de Quasi modo , sur la Paix chrétienne , pag. 3Gi.

Sujet. Il leur dit une seconde fois : La paix soit avec vous. Voilà le précieux trésor que Jésus-Christ laisse à ses apôtres. Mais d'où vient qu'il ne se contente pas de leur donner une fois la paixj et qu'il leur dit deux fois : Que la paix soit avec vous 1 c'est ce que je vais vous apprendre , et d'où je tire le sujet de ce discours. P. 56 1 , 5(>2.

Division.

DES SERMONS. ^49

Division. Paix de l'esprit et paix du cœur , double paix que le Sauveur donne à ses apôtres ; et voilà pourquoi il leur dit deux fois dans la même apparition : Que la paix soit avec vous. Mais par arrive-t-on à l'une et à l'autre ? par la soumis- sion à la foi , et par l'obe'issance à la loi. En deux mots , il faut que la foi gouverne notre esprit , si nous voulons qu'il soit dans le calme : 1 .'e partie. Il faut que la loi de Dieu règne dans notre cœur, si nous voulons qu'il jouisse d'un bonheur solide : 2.e partie. P. 565 , 564.

I.re Partie. Paix de l'esprit dans la soumission à la foi. Hors de cette soumission à la foi , il est impossible que notre esprit trouve jamais le repos. Car, donnez-moi un homme déterminé à ne croire que ce qu'il lui plaît, sans déférer à la foi, sur quoi s'appuiera-t-il ? ou il vivra dans l'indifférence touchant la religion, ou il se fera une religion particulière selon ses vues. S'il vit dans une indifférence entière tout liant la religion, c'est-à-dire , sans se mettre en peine s'il 3' a un Dieu et une autre vie , vous voyez assez le malheur de cet état. Quelle paix peut-il goûter, ne sachant ni ce qu'il est, ni ce qu'il deviendra , et abandonnant au hasard son bonheur et son malheur éternel ? S'il se fait une religion de sa raison , je veux dire, selon ses vues naturelles , il n'y trouvera pas plus de tranquillité; pourquoi? parce qu'un homme sage, pour peu qu'il se connoisse lui-même , doit être convaincu de trois choses touchant sa raison j savoir : qu'elle est sujette à l'erreur, qu'elle est naturellement curieuse, et que la plupart de ses connoissances ne sont tout au plus que des opinions qui la laissent toujours dans l'incertitude, en lui pro- posant même la vérité. Or ces trois choses sont absolument in- compatibles avec le repos de l'esprit. P. 564~ 067.

Si je suis sage , je ne puis établir nia religion sur ma raison : pourquoi i parce que je sais que ma raison est sujette à mille erreurs , surtout en ce qui concerne la religion. Exemple des païens, des Egyptiens , des Romains , peuples d'ailleurs si polis , qui sont tombés dans les plus prodigieux égaremens sur ce qui regarde le culte de la divinité. Exemple de tant d'hérétiques : point d'hérésie si extravagante , qui TOME IV. 29

45o TABLE ET ABRÉGÉ

n'ait trouve des sectateurs. De plus, qui ne sait pas que le Caractère Je notre esprit, dans la plupart des jugemensqu'il forme , est un caractère d'incertitude, d'inconstance, d'ir- résolution? Autre qualité directement contraire au repos qu'il cherche. Voyez ces prétendus esprits forts du monde, qui pour avoir peu de religion , raisonnent éternellement sur la religion. Ils raisonnent , mais sans savoir ce qu'ils croyent et ce qu'ils ue cx'oyent pasj incertains de tout, et détrui- sant aujourd'hui ce qu'ils avoient hier avancé. D'où est venue cette confusion qui a paru de tout temps dans le progrès des hérésies ? de l'orgueil de la raison humaine. Chacun s'éri- geoiten maître et dogmatisent àsamode. Quand il n'y auroit que la curiosité de savoir, avec cette insatiahle avidité d'ac- quérir sans cesse de nouvelles conuoissances, pourrions-nous espérer de procurer la paix à notre esprit ? P. 368—372.

Il faut donc, pour mettre notre esprit en possession de cette bienheureuse paix il aspire , quelque chose de stable , qui arrête et qui borne sa curiosité 5 quelque chose de cer- tain , qui remédie à ses inconstances j quelque chose d'in- faillible , qui corrige ses erreurs. Or, ce sont les trois carac- tères de la foi. Car la foi borne notre raison , en réduisant tous ses discours à ce seul principe : C'est Dieu qui l'a dit. La foi remédie à ses inconstances, en nous mettant dans cette sainte disposition d'esprit nous renoncerions plutôt à toutes les lumières de la nature et à toutes les connoissances des sens, que de ne pas croire ce que nous croyons. Enfin , la foi assure la raison de l'homme contre le mensonge et l'erreur , parce qu'étant fondée sur la révélation divine , elle est aussi infaillible que Dieu même. P. 572—374.

Du reste, notre foi n'est ni une foi ignorante, ni une foi imprudente, ni une foi aveugle en toutes manières. Ce n'est point une foi ignorante , puisqu'avaut que de croire, il nous est permis de nouséclaircir , si la chose est révélée de Dieu, ou si elle ne l'est pas. Ce n'est point une foi imprudente , puis- qu'elle est fondée sur des motifs qui ont convaincu les pre- miers hommes du monde. Ce n'est point une foi aveugle en toutes manières , puisqu'à l'obscurité des mystères qu'elle

DES SERMONS. 4^1

nous révèle , elle joint une espèce d'évidence , et c'est l'eVi- dence de la re've'lation de Dieu. Voilà ce qui achève de cal- mer mon esprit. P. 5rj/^—-5rj'j.

Au contraire , si je sors des voies de la foi , je tombe dans un labvrinthe je ne fais que tourner, sans trouver jamais d'issue. Il faut pour y renoncer , à cette foi , que je me porte aux plus grandes extrémités : à ne plus reconnoître de Dieu , à ne plus reconnoître de Sauveur homme-Dieu , etc. Or , pour en venir , et pour y demeurer , quels combats n'y a-t-il pas à soutenir , et de quels flots de pensées un esprit ne doit-il pas être agite'? P. 577 , 378.

Dans cette contrariété' de sentimens qui est entre vous et moi , dirois-je encore à un libertin , qui de nous deux s'ex- pose davantage , et qui de nous deux doit plus craindre ? En croyant ce que je crois , tout ce qui peut m'arriver de plus fâcheux, c'est de me priver inutilement et sans fruit , pen- dant la vie , de certains plaisirs de'fendus par la loi que je professe , et de'fendus même par la raison. Mais vous , si ce que vous ne croyez pas ue laisse pas d'être vrai , vous vous mettez dans le danger d'une damnation éternelle. P. 378.

Concluons. Heureux ceux qui croyeut , et qui n'ont point vu. Notre condition en cela peut être même plus heureuse que celle des apôtres. Car ils avoient vu les miracles de Jésus- Christ , et nous croyons sans les avoir vus. P. 578—580.

II. 'Partie. Paix du cœur dans l'obéissance à la loi: 1. on ne peut résister à Dieu, et avoir la paix; 2. il est aussi comme im- possible de n'avoir pas la paix , quand on est soumis à Dieu. P. 38i.

I. On ne peut résister à Dieu et avoir la paix. Quis restitit ei et pacem habuit ! Dieu , dit saint Augustin étant le souverain bien de l'homme et sa fin dernière , le cœur de l'homme ne peut être en paix qu'autant qu'il est uni à Dieu. Or, il n'est uni à Dieu dans cette vie , que par un assujettissement volontaire à la loi de Dieu. Le pécheur veut vivre dans l'indépendance , et dès-là il se précipite dans un abîme de malheurs. Dès-là sa raison devient son ennemie , ca foi le condamne , sa religion l'effraie , sa conscience le

4^2 TABLE ET AERÉGÉ DES SERMONS.

déchire. Cette seule pense'e : Je suis l'objet de la haine de Dieu ,' je suis actuellement expose' aux coups de Dieu , n'est- el!> pas capable de faire dans l'arae du pécheur une espèce d'enfer l Aussi , disoit le Sage en parlant à Dieu , vous n'avez , Seigneur , pour punir les pécheurs , qu'à les aban- donner à eux-mêmes , sans armer contre eux les créatures. P. 38!— 584.

Consultons l'expérience. Voyons-nous que les pécheurs du siècle jouissent d'une véritable paix l Qu'est-ce que leur vie ? uu esclavage leurs passions et leurs vices les domi- nent ; une dépendance perpétuelle du monde et de ses lois ; un assujettissement servile à la créature. Qu'est-ce que leur vie l une suite de désordres qui les rendent également cri- minels et malheureux , parce que c'est par exemple une am- bition qu'ils ne peuvent satisfaire , une avarice qui ne dit jamais : C'est assez , etc. P. 584, 586.

Mais ces pécheurs ont souvent tout ce qui fait les hommes heureux dans cette vie ; ils sont riches , puissans , élevés. Je prétends moi que ce n'est point tout cela qui fait le bonheur de l'homme. Car, ne voyous-nous pas tous les jours des hommes contens sans tout cela , et des hommes malheureux avec tout cela ? Mais ils passent pour heureux dans l'opinion du monde ! ce qui fait le malheur , ou le bonheur, ce n'est pas l'opinion et l'idée d'autrui j mais notre propre idée , notre propre opinion , notre propre sentiment. Mais ils disent qu'ils ont la paix ! ils le disent, j'en conviens ; mais tandis qu'ils le disent de bouche , leur cœur les dément. P. 586— 58p.

2. Il est comme impossible de n'avoir pas la paix, quand on est soumis à Dieu. Paix inébranlable du côté de Dieu, paix inébranlable du côté du prochain , paix inébranlable de notre part même. P. 589 5pi.

Voilà le bienheureux état des justes. Tel fut l'état d'un saint Paul , et de tant de martyrs. Tel est celui de tant de chrétiens fidèles à la loi. Le dirai-je, mon Dieu ? tel est l'état je me suis quelquefois trouvé moi-même, et je me trouve encore quand je me tourne vers vous. P. 591 5p4.

FIN DU TOME QUATRIÈME.

-m^^mp^M

PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET

UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

BX 890

B74

isai

T.4

Bourdaloue, Louis

Oeuvres complètes de Bouraaloue

rr_--.yiyfe ^:

-

Uï&a.-