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ŒUVRES COMPLÈTES

PAUL VERLAINE

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ŒUVRES COMPLÈTES

DE

PAUL VERLAINE

LES POETES MAUDITS

LOUISE LECLERQ LES MÉMOIRES D'UN VEUF

MES HOPITAUX MES PRISONS

TOME QUATRIEME

Troisième édition

PARIS

LIBRAIRIE LÉON VANIER, ÉDITEUR

A. MESSEIN, SUCCESSEtR 19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

1904

LES

POÈTES MAUDITS

TRISTAN CORBIÈRE

Tristan Corbière fut un Breton, un marin, et le dédaigneux par excellence, œs triplex. Breton sans guère de pratique catholique, mais croyant en diable; marin ni militaire, ni surtout marchand, mais amoureux furieux de la mer, qu'il ne montait que dans la tempête, excessivement fougueux sur ce plus fougueux des chevaux (on raconte de lui des prodiges d'imprudence folle), dédaigneux du Succès et de la Gloire au point qu'il avait l'air de défier ces deux imbéciles d'émouvoir un instant sa pitié pour eux !

Passons sur l'homme qui fut si haut, et parlons du poète.

Gomme rimeur et comme prosodiste il n'a rien d'impeccable, c'est-à-dire d'assommant. Nul d'entre les Grands comme lui n'est impeccable, à com- mencer par Homère qui somnole quelquefois, pour aboutir à Gœthe le très humain, quoi qu'on dise, en passant par le plus qu'irrégulier Shakspeare. Les

4, LES POETES MAUDITS

impeccables, ce sont... tels et tels. Du bois, du bois et encore du bois. Corbière était en chair et eu os tout bêtement.

Son vers vit, rit, pleure très peu, se moque bien, et blague encore mieux. Amer d'ailleurs et salé comme son cher Océan, nullement berceur ainsi qu'il arrive parfois à ce turbulent ami, mais roulant comme lui des rayons de soleil, de lune et d'étoiles dans la phosphorescence d'une houle et de vagues enragées !

Il devint Parisien un instant, mais sans le sale esprit mesquin : des hoquets, un vomissement, l'ironie féroce et pimpante, de la bile et de la fièvre s'exaspérant en génie et jusqu'à quelle gaîté !

Exemple :

RESCOUSSE

Si ma guitare Que je répare, Trois fois barbare, Kriss indien,

Cric de supplice, Bois de justice, Boîte à malice, Ne fait pas bien..

LES POETES MAUPITS

Si ma voix pire Ne peut te dire Mon doux martyre...

Métier de chien !

Si mon cigare, Viatique et phare. Point ne t'égare ;

Feu de brûler...

Si ma menace, Trombe qui passe, Manque de grâce ;

Muet de hurler !.,.

Si de mon âme La mer en flamme N'a pas de lame ;

Cuit de geler...

Vais m'en aller !

Avant de passer au Corbière que nous préférons, tout en raffolant des autres, il faut insister sur le Corbière parisien, sur le Dédaigneux et le Railleur de tout et de tous, y compris lui-même.

Lisez encore cette

EPITAPIIE

11 se tua d'ardeur et mourut de paresse.

S'il vit, c'est par oubli ; voici ce qu'il se laisse :

Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse.

LES POETES MAUDITS

Il ne naquit par aucun bout, Fut toujours poussé vent debout Et fut un arlequin-ragoût; Mélange adultère de tout.

Du je-ne-sais-quoi. Mais sachant tout De l'or, mais avec pas le sou ; Des nerfs, sans nerf. Vigueur sans force De l'élan, avec une entorse ;

De l'àine, et pas de violon ; De l'amour, mais pire étalon ; Trop de noms pour avoir un nom.

Nous en passons et des plus amusants.

Pas poseur, posant pour l'unique; Trop naïf étant trop cynique; Ne croyant à rien, croyant tout. Son goût était dans le dégoût.

Trop 501 pour se pouvoir souffrir, L'esprit à sec et la tête ivre, Fini, mais ne sachant finir. Il mourut en s'attendant vivre Et vécut, s'attendant mourir. Gi-git, cœur sans cœur, mal plante, Trop réussi comme raté.

Du reste, il faudrait citer toute cette partie du volume, et tout le volume, ou plutôt il faudrait

LES POETES MAUDITS

rééditer cette œuvre unique, Les Amours Jaunes^, parue en 1873, aujourd'hui introuvable ou presque', Villon et Piron se complairaient à voir un rival souvent heureux, et les plus illustres d'entre les vrais poètes contemporains un maître à leur taille, au moins !

Et tenez, nous ne voulons pas encore aborder le Breton et le marin sans quelques dernières exposi- tions de vers détachés, qui existent par eux-mêmes, de la partie des Amours Jaunes qui nous occupe.

A propos d'un ami mort « de chiCy de boire ou de phthisie » :

Lui qui sifflait si haut son petit air de tête.

A propos du même, probablement :

Comme il était bien Lui, ce Jeune plein de sève 1 Apre à la vie 0 gué !... et si doux en son rêve. Comme il portait sa tête ou la couchait gaîraent!

Enfin ce sonnet endiablé, d'un rhythme si beau :

HEURES

Aumône au malandrin en chasse I Mauvais œil à rceil assassin ! Fer contre fer au spadassin ! Mon âme n'est pas en état de grice!

(1) Glady frères.

(2) Réédition Vanie:-, 18P1.

LES POÈTES MAUDITS

Je suis le fou de Pampelune, J'ai peur du rire de la Lune Cafarde avec son crêpe noir;.. Horreur ! tout est donc sous un éteignoir.

J'entends comme un bruit de crécelle... C'est la maie heure qui m'appelle. Dans le creux des nuits tombe un glas... deux glas.

J'ai compté plus de quatorze heures... L'heure est une larme. Tu pleures, Mon cœur!... Chante encor, va! Ne compte pas.

Admirons bien humblement, entre parenthèses, celte langue forte, simple en sa brutalité, char- mante, correcte étonnamment, cette science, au fond, du vers, cette rime rare sinon riche à l'excès.

Et parlons cette fois du Corbière plus superbe encore.

Quel Breton bretonnant de la bonne manière! L'enfant des bruyères et des grands chênes et des rivages que c'était ! Et comme il avait, ce faux scep- tique effrayant, le souvenir et l'amour des fortes croyances bien superstitieuses de ses rudes et tendres compatriotes de la côte !

Écoutez ou plutôt voyez, voyez ou plutôt écoutez (car comment exprimer ses sensations avec ce monstre-là ?) ces fragments, pris au hasard, de son Pardon Sainte Anne.

LES POETES MAUDITS

Mère taillée à coups de hache, Tout cœur de chêne dur et bon, Sous l'or de ta robe se cache L'âme en pièce d'un franc Breton I

Vieille verte à face usée C.omme la pierre du torrent ; Par des larmes d'amour creusée, Séchée avec des pleurs de sang.

Bâton des aveugles ! Béquille Des vieilles ! Bras des nouveau-nés I Mère de madame ta fille ! Parente des abandonnés !

0 Fleur de la pucelle neuve I Fruit de l'épouse au sein grossi, Reposoir de la femme veuve... Et du veuf Dame-de-mercil

Prends pitié de la fille-mère, Du petit au bord du chemin. Si quelqu'un lui jette la pierre Uue la pierre se change eu pain

Impossible de tout citer de ce Pardon dans le cadre restreint que nous nous sommes imposé. Mais il nous paraîtrait mal de prendre congé de

10 LES POÈTES MAUDITS

Corbière sans donner en entier le poème intitulé la Fin, est toute la mer.

0 combien de marins, combien de capitaines Etc. (V. Hugo.)

Eh bien, tous ces marins matelots, capitaines, Dans leur grand Océan à jamais engloutis... Partis insoucieux pour leurs courses lointaines Sont morts absolument comme ils étaient partis. Allons ! c'est leur métier; ils sont morts dans leurs bottes !

Leur boujaron au cœur, tout vifs dans leurs capotes...

Morts... Merci: la Camarde a pas le pied marin Qu'elle couche avec vous: c'est votre bonne-femme...

Eux, allons donc : Entiers ! enlevés par la lame

Ou perdus dans un grain...

Un grain... est-ce la mort, ça? la basse voilure Battant à travers l'eau ! Ça se dit encombrer... Un coup de mer plombé, puis la haute mâture Fouettant les flots ras et ça se dit sombrer.

Sombrer Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle Et pas grand'chose à bord, sous la lourde rafale...

Pas grand'chose devant le grand sourire amer Du matelot qui lutte. Allons donc, de la place ! Vieux fantôme éventé, la Mort change de face : La Mer!...

Noyés? Eh ! allons donc ! Les noyés sont d'eau douce.

Coules ! corps et biens ! Et, jusqu'au petit mousse,

LES POÈTES MAUDITS M

Le défi dans les yeux, dans les dents le juron! A l'écume crachant une chique rûlée, Buvant sans hauts-de-cœur la grand' lasse salée. Comme ils ont bu leur boujaron.

Pas de fond de six pieds ni rats de cimetière : Eux, ils vont aux requins ! L'âme d'un matelot, Au lieu de suinter dans vos pommes de terre,

Respire à chaque flot.

Voyez à l'horizon se soulever la houle ;

On dirait le ventre amoureux D'une fille de joie en rut, à moitié soûle...

Ils sont là! La houle a du creux.

Écoutez, écoutez la tourmente qui beugle !... C'est leur anniversaire. Il revient bien souvent ! 0 poète, gardez pour vous vos chants d'aveugle ;

Eux: le De profanais que leur corne le vent,

...Qu'ils roulent infinis dans les espaces vierges !...

Qu'ils roulent verts et nus, Sans clous et sans sapin, sans couvei'cle, sans cierge.

Laissez-les doue rouler, terriers parvenus !

n

ARTHUR RIMBAUD

Nous avons eu la joie de connaître Arthur Rimbaud . Aujourd'hui des choses nous séparent de lui sans que, bien entendu, notre très profonde admiration ait jamais manqué à son génie et à son caractère.

A l'époque relativement lointaine de notre inti- mité, Arthur Rimbaud était un enfant de seize à dix-sept ans, déjà nanti de tout le bagage poétique qu'il faudrait que le vrai public connût et que nous essaierons d'analyser en citant le plus que nous pourrons.

L'homme était grand, bien bâti, presque athlé- tique, au visage parfaitement ovale d'ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en ordre et des yeux d'un bleu pâle inquiétant. Ardennais, il possé- dait en plus d'un joli accent de terroir trop vite perdu, le don d'assimilation prompte propre aux gens de ce pays-là, ce qui peut exphquer le rapide dessèchement sous le soleil fade de Paris, de sa veine, pour parler comme nos pères, de qui le

LES POÈTES MAUDITS 13

langage direct et correct n'avait pas toujours tort, en fin de compte !

Nous nous occuperons d'abord de la première partie de l'œuvre d'Arthur Rimbaud, œuvre de sa toute jeune adolescence, gourme sublime, mira- culeuse, puberté ! pour ensuite examiner les diverses évolutions de cet esprit impétueux, jusqu'à sa fin littéraire.

Ici une parenthèse, et si ces lignes tombent d'aventure sous ses yeux, qu'Arthur Rimbaud sache bien que nous ne jugeons pas les mobiles des hommes et soit assuré de notre complète approba- tion (de notre tristesse noire, aussi) en face de son abandon de la poésie, pourvu, comme nous n'en doutons pas que cet abandon soit, pour lui, logique, lionnête et nécessaire.

L'œuvre de Rimbaud, remontant à la période de son extrême jeunesse, c'est-à-dire 1869, 70, 71, est assez abondante et formerait un volume respectable. Elle se compose de poèmes généralement courts, de sonnets, triolets, pièces en strophes de quatre, cinq et de six vers. Le poète n'emploie jamais la rime plate. Son vers, solidement campé, use rarement d'artifices. Peu de césures libertines, moins encore de rejets. Le choix des mots est toujours exquis, quelquefois pédant à dessein. La langue est nette et reste claire quand l'idée se fonce pu ,que le seps s'obscurcit. Rimes 1res honorables. :

14 LES POÈTES MAUDITS

, Nous ne saurions mieux justifier ce que nous disions-là qu'en vous présentant le sonnet des

VOYELLES

A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu, voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes. A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre; E, candeur des vapeurs et des tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ouïes ivresses pénitentes;

U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux

0, suprême Clairon plein de strideurs étranges. Silences traversés des Mondes et des Anges : 0 l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

La Muse (tant pis ! vivent nos pères !) la Muse, disons-nous, d'Arthur Rimbaud prend tous les tons, pince toutes les cordes de la harpe, gratte toutes celles de la guitare et caresse le rebec d'un archet agile s'il en fut.

Goguenard et pince-sans-rire, Arthur Rimbaud

LES POETES MAUDITS 15

l'est, quand cela lui convient, au premier chef, tout en demeurant le grand poète que Dieu l'a fait.

A preuve \ Oraison du soir, et ces Assis à se mettre à genoux devant !

ORAISON DU SOIR

Je vis assis tel qu'un ange aux mains d'un barbier, Empoignant une chope à fortes cannelures, L'hypogaslre et le col cambrés, une Gambier Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier Jlillc rêves en moi font de douces brûlures ; Puis par instants mon cœur triste est comme un aubier Qu'ensanglante l'or jaune et sombre des coulures.

Puis quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,

Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,

Et me recueille pour lâcher l'acre besoin.

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes, Je pisse vers les cieux bruns très haut et très loin, Avec l'assentiment des grands héliotropes.

Les Assis ont une petite histoire qu'il faudrait peut-être rapporter pour qu'on les comprît bien.

Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde en qualité d'externe au lycée de*", se livrait aux

16 LES POÈTES MAUDITS

écoles buissonnières les plus énormes et quand il se sentait enfin ! fatigué d'arpenter monts, bois et plaines nuits et jours, car quel marcheur! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y deman- dait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef dont le nom, peu fait pour la postérité danse au bout de notre plume, mais qu'im- porte ce nom d'un bonhomme en ce travail malé- dictin ? L'excellent bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à Rimbaud, sur la requête de ce dernier, force Contes Orientaux et libretti de Favart, le tout entremêlé de vagues bou- quins scientifiques très anciens et très rares, mau- gréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de bouche, à ses peu chères études, à Gicéron, à Horace, et à nous ne savons plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d'ailleurs, connaissait et surtout appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui-même, finit par « s'irri- ter », d'où le chef-d'œuvre en question.

LES ASSIS

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs, Le sinciput plaqué de hargnosités vagues Gomme les floraispiis lépreuses des vieux murs,

LES POÈTES MAUDITS 47

Ils ont greffé dans des amours épileptiques

Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs

De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques

S'entrelacent pour les matins et pour les soirs,

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leurs peaux, Ou les yeux à la vitre se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux des crapauds.

Et les Sièges leur ont des bontés; culottée De brun, la paille cède aux angles de leurs reins. L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée Dans ces tresses d'épis fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,

Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,

S'écoutent clapoter des barcaroUes tristes

Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.

Oh ! ne les faites pas lever! C'est le naufrage, ils surgissent, grondant comme des chats giflés, Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez cognant leurs tètes chauves Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors, Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves Qui vous accrochent l'œil du fond des corridors.

Puis ils ont une main invisible qui tue ; Au retour, leur regard filtre ce venin noir Qui charge l'œil souffrant de la chienne battue, Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

18 /LES POÈTES MAUDITS

Rassis, les poings crispés dans des manchettes sales, Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever, Et de l'aurore au soir des grappes d'amygdales Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.

Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières Ils rêvent sur leurs bras de sièges fécondés. De vrais petits amours de chaises en lisières Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés.

Des fleurs d'encre, crachant des pollens en virgules, Les bercent le long des calices accroupis, Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules, Et leur membre s'agace à des barbes d'épis !

Nous avons tenu à tout donner de ce poème savamment et froidement outré, jusqu'au dernier vers si logique et d'une hardiesse si heureuse. Le lecteur peut ainsi se rendre compte de la puissance d'ironie, de la verve terrible du poète dont il nous reste à considérer les dons plus élevés, dons suprêmes, magnifique témoignage de l'Intelligence, preuve fière et française, bien française, insistons-y par ces jours de lâche internationalisme, d'une supériorité naturelle et mystique de race et de caste, affirmation sans conteste possible de cette immor- telle royauté de l'Esprit, de l'Ame et du Cœur humains : la Grâce et la Force et la grande Rhéto- rique niée par nos intéressants, nos substils, nos pittoresques, mais étroits et plus qu'étroits, étriqués Naturalistes de 1883 !

LES POÈTES MAUDITS 'i9

La Force, nous en avons eu un spécimen dans les quelques pièces insérées ci-dessus, mais encore y est-elle à ce point revêtue de paradoxe et de redou- table belle humeur qu'elle n'apparaît que déguisée en quelque sorte. Nous la retrouverons dans son intégrité, toute belle et toute pure, à la fin de ce travail. Pour le moment, c'est la Grâce qui nous appelle, une grâce particulière, inconnue certes jusqu'ici, le bizarre et l'étrange salent et poivrent l'extrême douceur, la simplicité divine de la pensée et du style.

Nous ne connaissons pour notre part dans aucune littérature quelque chose d'un peu farouche et de si tendre, de gentiment caricatural et de si cordial, et de si bon, et d'un jet franc, sonore, magistral, comme

LES EFFARES

Noirs dans la neige et dans la brume, Au grand soupirail qui s'allume,

Leurs culs en rond, A genoux les petits misère ! Regardent le boulanger l'aire

Le lourd pain blond.

Ils voient le fort bras blanc qui tourne La pâte grise et qui l'enfourne Dans un trou clair.

£0 LES POÈTES MAUDITS

Ils écoutent le bon pain cuire. Le boulanger au gros sourire Chante un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne _bouge. Au souffle du soupirail rouge

Chaud comme un sein. Quand pour quelque médianoche, Façonné comme une brioche

On sort le pain,

Quand sous les poutres enfumées Chantent les croûtes parfumées

Et les grillons, Que ce trou chaud souffle la vie, Ils ont leur âme si ravie

Sous leurs haillons,

Ile se ressentent si bien vivre, Les pauvres Jésus pleins de givre,

Qu'ils sont tous. Collant leurs petits museaux roses Au treillage, grognant des choses

Entre les trous,

Tout bêtes, faisant leurs prières Et repliés vers ces lumières

Du ciel rouvert, Si fort qu'ils crèvent leur culotte Et que leur chemise tremblotte

Au vent d'hiver.

Qu'en dites-vous ? Nous, trouvant dans un autre

LES POÈTES MAUDITS 2!

art des analogies que l'originalité de ce « petit cuadro » nous interdit de chercher parmi tous poètes possibles, nous dirions, c'est du Goya pire et meilleur. Goya et Murillo consultés nous donne- raient raison, sachez-le bien.

Du Goya encore les Chercheuses de Poux, cette fois du Goya lumineux exaspéré, blanc sur blanc avec les effets roses et bleus et cette touche singu- lière jusqu'au fantastique. Mais combien supérieur toujours le poète au peintre et par l'émotion haute et par le chant des bonnes rimes !

Soyez témoins :

LES CHERCHEUSES DE POUX

Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes, Implore l'efesaim blanc des rêves indistincts, 11 vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes Avec de frêles doigts aux ongles argentins.

Elles assoient l'enfant devant une croisée Grande ouverte l'air bleu baigne un fouillis de fleurs, Et dans ses lourds cheveux tombe la rosée l'romèncnt leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

Il écoute chanter leurs haleines craintives Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.

ï}2' LES POÈTES MAUDITS

Il entend leurs cils noirs battant sous les silences Parfumés; et leurs doigts électriques et doux Font crépiter parmi ses grises indolences Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

Voilà que monte en lui le vin de la Paresse, Soupir d'harmonica qui pourrait délirer; L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses, Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.

Il n'y a pas jusqu'à l'irrégularité de rime de la dernière stance, il n'y a pas jusqu'à la dernière phrase, restant entre son manque de conjonction et le point final, comme suspendue et surplombante, qui n'ajoutent en légèreté d'esquisse, en tremblé de facture au charrtie frêle du morceau. Et le beau mouvement, le beau balancement lamartinien, n'est- ce pas? dans ces quelques vers qui semblent se prolonger dans du rêve et de la musique ! Racinien même, oserions-nous ajouter, et pourquoi ne pas aller jusqu'à cette confession, virgilien ?

Bien d'autres exemples de grâce exquisemcnt perverse ou chaste à vous ravir en extase nous tentent, mais les limites normales de ce second essai déjà long nous font une loi de passer outre à tant de délicats miracles et nous entrerons sans plus de retard dans l'empire de la Force splendide nous convie le magicien avec son

LES POETES MAUDITS

BATEAU IVRE

Comme je descendais des Fleuves impassibles

Je no me sentis plus guidé par les haleurs ;

Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages Les Fleuves m'ont laissé descendre je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,

Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,

Je courus! Et les Péninsules démarrées,

N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots.

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures

L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors je me suis baigné dans le poème De la mer, infusé d'astres et latescent, Dévorant les azurs verts où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend,

24 LES POÈTES MAUDITS

OÙ, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rhythmes lents sous les rulilements du jour, Plus fortes que l'alcool, plus vastes que vos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l'amour.

Je sais les deux crevant en éclairs, et les trombes, Et les ressacs, et les courants, je sais le soir, L'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes. Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir.

J'ai vu le soleil bas taché d'horreurs mystiques Illuminant de longs figements violets, Pareils à des acteurs de drames très antiques, Les flots roulant au loin leurs frissons de volets :

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies. Baisers montant aux yeux des mers avec lenteur, La circulation des sèves inouies Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs.

J'ai suivi des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l'assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le muffle des Océans poussifs ;

J'ai heurté, savez-vous? d'incroyables Florides, Mêlant aux fleurs des yeux de panthères, aux peaux D'hommes, des arcs-en-ciel tendus comme des brides, Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux ;

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses pourrit dans les joncs tout un Léviathan, Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces Et les lointains vers les gouffres cataraclant I

LES POETES MAUDITS

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cicux de braises, Échouages hideux au fond des golfes bruns les serpents géants dévorés des punaises Choient des arbres tordus avec de noirs parfums.

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades

Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.

Des écumes de fleurs ont béni mes dérades

Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes Et je restais ainsi qu'une femme à genoux,

Presqu'île ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds, Et je voguais lorsqu'à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir à reculons.

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N'auraient pas repéché la carcasse ivre d'eau,

Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d'azur,

Qui courais taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les Juillets faisaient crouler à coups de triques Les cicux ultramarins aux ardents entonnoirs,

iJG LES POETES MAUDITS

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et des Maclstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l'Europe aux anciens parapets.

J'ai vu des archipels sidéraux ! Et des îles

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :

Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t'exiles,

Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les aubes sont navrantes, Toute lune est atroce et tout soleil amer. L'acre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes, 0 que ma quille éclate ! 0 que j'aille à la mer!

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache Noire et froide où, vers le crépuscule embaumé, Un enfant accroupi, plein de tristesses, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons !

Maintenant quel avis formuler sur les Premières Communions, poème trop long pour prendre place ici, surtout après nos excès de citations, et dont d'ailleurs nous détestons bien haut l'esprit, qui nous paraît dériver d'une rencontre malheureuse avec le Michelet sénile et impie, le Michelet de dessous les linges sales de femmes et de derrière Parny

LES POÈTES MAUDITS 27

(l'autre Michelet, nul plus que nous ne l'adore), oui, quel avis émettre sur ce morceau colossal, sinon que nous en aimons la profonde ordonnance et tous les vers sans exception ? Il y en a d'ainsi :

Adonaï ! Dans les terminaisons latines

Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils

Et, tachés du sang pur des célestes poitrines,

De grands linges neigeux tombent sur les soleils.

Paris se repeuple, écrit au lendemain de la « Semaine sanglante, » fourmille de beautés.

Cachez les palais morts dans des niches de planches; L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards ; Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches !

Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, Paris! quand tu reçus tant de coups de couteau, Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires Un peu de la bonté du fauve renouveau.

Dans cet ordre d'idées, les Veilleurs, poème qui n'est plus, hélas ! en notre possession, et que notre mémoire ne saurait reconstituer, nous ont laissé l'impression la plus forte que jamais vers nous aient causée. C'est d'une vibration, d'une largeur, d'une

28 LES POÈTES MAUDITS

tristesse sacrée ! Et d'un tel accent de sublime déso- lation, qu'en vérité nous osons croire que c'est ce qu'Arthur Rimbaud a écrit de plus beau, de beau- coup !

Maintes autres pièces de premier ordre nous ont ainsi passé par les mains, qu'un hasard malveillant et le tourbillon de voyages passablement accidentés nous firent perdre. Aussi adjurons-nous ici tous nos amis connus ou inconnus qui posséderaient les Veil- leurs, Accroupissements, les Pauvres à l'église, les Réveillées de la nuit, Douaniers, les Mains de Jeanne-Marie, Sœur de charité et toutes choses signées du nom prestigieux, de bien vouloir nous les faire parvenir pour le cas probable le présent travail dût se voir complété. Au nom de l'honneur des Lettres, nous leur réitérons notre prière. Les manuscrits seront religieusement rendus, dès copie prise, à leurs généreux propriétaires.

Il est temps de songer à terminer ceci qui a pris de telles proportions pour ces raisons excellentes :

Le nom et l'œuvre de Corbière, ceux de Mallarmé sont assurés pour la suite des temps ; les uns reten- tiront sur la lèvre des hommes, les autres dans toutes les mémoires dignes d'eux. Corbière et Mal- larmé ont imprimé, cette petite chose immense. Rimbaud trop dédaigneux, plus dédaigneux même que Corbière qui du moins a jeté son volume au nez du siècle, n'a rien voulu faire paraître en fait de vers.

LES POÈTES MAUDITS 29

Une seule pièce, d'ailleurs sinon reniée ou désa- vouée par lui, a été insérée à son insu, et ce fut bien fait, dans la première année de la Renais- sance, vers 1873. Gela s'appelait les Corbeaux. Les curieux pourront se régaler de cette chose patriotique mais patriotique bien, et que nous goû- tons fort quant à nous, mais ce n'est pas encore ça. Nous sommes fier d'offrir à nos contempo- rains intelligents bonne part de ce riche gâteau, du Rimbaud !

Eussions-nous consulté Rimbaud (dont nous igno- rons l'adresse, aussi bien vague immensément) il nous aurait, c'est probable, déconseillé d'entre- prendre ce travail pour ce qui le concerne.

Ainsi, maudit par lui-môme, ce Poète Maudit ! Mais l'amitié, la dévotion littéraires que nous lui vouerons toujours nous ont dicté ces lignes, nous ont fait indiscret. Tant pis pour lui ! Tant mieux, n'est-ce pas ? pour vous. Tout ne sera pas perdu du trésor oublié par ce plus qu'insouciant possesseur, et si c'est un crime que nous commettons, felix culpa, alors !

Après quelque séjour à Paris, puis diverses péré- grinations plus ou moins effrayantes, Rimbaud vira de bord et travailla (lui !) dans le naïf, le très et l'exprès trop simple, n'usant plus que d'assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou

30 J.ES POÈTES MAUDITS

vrai, de charmant presque inappréciable à force d'être grêle et fluet.

Elle est retrouvée! Quoi? l'éternité. C'est la mer allée Avec les soleils.

Mais le poète disparaissait. Nous entendons parler du poète correct dans le sens un peu spécial du mot.

Un prosateur étonnant s'ensuivit. Un manuscrit dont le titre nous échappe et qui contenait d'étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques tomba dans des mains qui l'égarèrent sans bien savoir ce qu'elles faisaient.

Une Saison en Enfer, parue à Bruxelles, 1873, chez Poot et Cie, 37, rue aux Choux, sombra corps et biens dans un oubli monstrueux , l'auteur ne l'ayant pas « lancée » du tout. Il avait bien autre chose à faire.

Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement (riche d'ailleurs, s'il l'eût voulu, de famille et de position) après avoir écrit, en prose encore, une série de superbes fragments, le& Illuminations, à tout jamais perdus, nous le crai- gnons bien ^

(1) Les Illuminations ont été retrouvées et publiées en 1886 ainsi que beaucoup de poèmes. Une édition des œuvres com- plètes du poète a été terminée en 1895. (Vanier.)

LES POÈTES MAUDITS 31

Il disait dans sa Saison en Enfer : « Ma journée est faite. Je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons, les climats perdus me tanneront. »

Tout cela est très bien et l'homme a tenu parole. L'homme en Rimbaud est libre, cela est trop clair et nous le lui avons concédé en commençant, avec une réserve bien légitime que nous allons accentuer pour conclure. Mais n'avons-nous pas eu raison, nous, fou du poète, de le prendre, cet aigle, et de le tenir dans cette cage-ci, sous cette étiquette-ci, et ne pourrions-nous point par surcroît et surérogation (si la Littérature devait voir se consommer une telle perte) nous écrier avec Corbière, son frère aîné, non pas son grand frère, ironiquement? Non. Mélancoli- quement ? 0 oui ! Furieusement ? Ah qu'oui !

Elle est éteinte Cette huile sainte, Il est éteint Le sacristain !

III

STÉPHANE MALLARMÉ

Dans un livre qui ne paraîtra pas nous écrivions naguère, à propos du Parnasse Contemporain et de ses principaux rédacteurs : « Un autre poète et non le moindre d'entre eux, se rattachait à ce groupe.

« Il vivait alors en province d'un emploi de pro- fesseur d'anglais, mais correspondait fréquemment avec Paris. Il fournit au Parnasse des vers d'une nouveauté qui fit scandale dans les journaux. Pré- occupé, certes ! de la beauté, il considérait la clarté comme une grâce secondaire, et pourvu que son vers fût nombreux, musical, rare, et, quand il le fallait, languide ou excessif, il se moquait de tout pour plaire aux délicats, dont il était, lui, le plus difficile. Aussi, comme il fut mal accueilli par la Critique, ce pur poète qui restera tant qu'il y aura une langue française pour témoigner de son effort gigantesque ! Comme on dauba sur son « extrava- gance un peu voulue », ainsi que s'exprimait « un peu » trop indolemment un maître fatigué qui l'eût

LES POÈTES MAUDITS 33

mieux défendu peut-être au temps qu'il était le lion aussi bien endenté que violemment chevelu du romantisme ! Dans les feuilles plaisantes, « au sein » des Revues graves, partout ou presque, il devint à la mode de rire, de rappeler à la langue l'écrivain accompli, au sentiment du beau le sûr artiste. Parmi les plus influents, des sots traitèrent l'homme de fou ! Symptôme honorable encore, des écrivains dignes du nom firent la concession de se mêler à cette publicité incompétente ; on vit « en demeurer stupides » des gens d'esprit et de goût fiers, des maîtres de l'audace juste et du grand bon sens, M. Barbey d'Aurevilly, hélas ! Agacé par l'Im-pas- si-bi-li-té toute théorique des Parnassiens (il fallait bien LE mot d'ordre en face du Débraillé à com- battre), ce romancier merveilleux, ce polémiste unique, cet essayste de génie, le premier sans con- teste d'entre nos prosateurs admis, publia contre le Parnasse dans le Nain Jaune une série d'articles l'esprit le plus enragé ne le cédait qu'à la cruauté la plus exquise ; le « médaillonnet » consacré à Mal- larmé fut particulièrement joli, mais d'une injustice qui révolta chacun d'entre nous pirement que toutes blessures personnelles. Qu'importèrent d'ailleurs, qu'importent encore ces torts de l'Opinion à Stéphane Mallarmé et à ceux qui l'aiment comme il faut l'aimer (ouïe détester) immensément !»(ro2/a5'eew France par un Français : Le Parnasse contemporain.)

IV 3

34 LES POÈTES MAUDITS

Rien à changer de cette appréciation d'il y a six ans à peine du reste, et qui pourrait être datée du jour nous lûmes pour la première fois des vers de Mallarmé.

Depuis ce temps-là le poète a pu augmenter sa manière, faire davantage ce qu'il voulait, il est resté le même, non pas stationnaire, grand Dieu ! mais mieux éclatant de la lumière graduée d'aube en midi et en après-midi, normalement.

C'est pourquoi nous voulons, évitant de plus fati- guer pour le moment notre petit public de notre prose, lui mettre sous les yeux un sonnet et une terza rima anciens, et inconnus, croyons-nous, qui le conquerront du coup à notre cher poète et cher ami dans le début de son talent s'essayant sur tous les tons d'un instrument incomparable.

PLACET

J'ai longtemps rêvé d'être, ô Duchesse, l'Hébé Qui rit sur votre tasse au baiser de les lèvres. Mais je suis un poète, un peu moins qu'un abbé, Et n'ai point jusqu'ici figuré sur le Sèvres.

Puisque je ne suis pas ton bichon embarbé. Ni tes bonbons, ni ton carmin, ni les jeux mièvres, Et que sur moi pourtant ton regard est tombé. Blonde dont les coiffeurs divins sont des orfèvres.

LES POETES MAUDITS 3b

Nommez-nous... vous de qui les souris framboises Sont un troupeau poudré d'agneaux apprivoisés Qui vont broutant les cœurs et bêlant aux délires,

Nommez-nous... et Boucher sur un rose éventail Me peindra flûte aux mains endormant ce bercail, Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires.

(1862)

Hein, la fleur de serre sans prix ! Cueillie, de quelle jolie sorte ! de la main si forte du maître ouvrier qui forgeait.

LE GUIGNON

Au-dessus du bétail écœurant des humains Bondissaient par instants les sauvages crinières Des mendieurs d'azur perdus dans nos chemins.

Un vent mêlé de cendre effarait leurs bannières

passe le divin gonflement de la mer

Et creusait autour d'eux de sanglantes ornières.

La tête dans l'orage ils défiaient l'Enfer,

Ils voyageaient sans pain, sans bâtons et sans urnes.

Mordant au citron d'or de l'Idéal amer.

La plupart ont râlé dans des ravins nocturnes, S'enivrant du plaisir de voir couler son sang. La mort fut un baiser sur ces fronts taciturnes.

86 LES POÈTES MAUDITS

S'ils sont vaincus, c'est par un ange très puissant Qui rougit l'horizon des éclairs de son glaive. L'orgueil fait éclater leur cœur reconnaissant.

Ils tettent la Douleur comme ils tétaient le Rêve

Et quand ils vont rhythmant leurs pleurs voluptueux

Le peuple s'agenouille et leur mère se lève.

Ceux-là sont consolés étant majestueux.

Mais ils ont sous les pieds des frères qu'on bafoue,

Dérisoires martyrs d'un hasard tortueux.

Des pleurs aussi salés rongent leur pâle joue, Ils mangent de la cendre avec le même amour ; Mais vulgaire ou burlesque est le sort qui les roue.

Ils pouvaient faire aussi sonner comme un tambour

La servile pitié des races à l'œil terne,

Égaux de Prométhée à qui manque un vautour !

Non. Vieux et fréquentant les déserts sans citerne, Ils marchent sous le fouet d'un squelette rageur, Le GUIGNON, dont le rire édenté les prosterne.

S'ils vont, il grimpe en croupe et se fait voyageur. Puis, le torrent franchi, les plonge en une mare Et fait un fou crotté du superbe nageur.

Grâce à lui, si l'un chante en son buccin bizarre,

Des enfants nous tordront en un rire obstiné.

Qui, soufflant dans leurs mains, singeront sa fanfare.

LES POÈTES MAUDITS 87

Grâce à lui, s'ils s'en vont tenter un sein fané Avec des fleurs par qui l'impureté s'allume, Des limaces naîtront sur leur bouquet damné.

Et ce squelette nain coiffé d'un feutre à plume

Et botté, dont l'aisselle a pour poils de longs vers,

Est pour eux l'infini de l'humaine amertume.

Et si, rossés, ils ont provoqué le pervers, Leur rapière en grinçant suit le rayon de lune Qui neige en sa carcasse et qui passe au travers.

Malheureux sans l'orgueil d'une austère infortune, Dédaigneux de venger leurs os de coups de bec, Ils convoitent la haine et n'ont que la rancune.

Ils sont l'amusement des racleurs de rebec,

Des femmes, des enfants et de la vieille engeance

Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

Les poètes savants leur prêchent la vengeance, Et ne sachant leur mal, et les voyant brisés, Les disent impuissants et sans intelligence.

« Ils peuvent, sans quêter quelques soupirs gueuses « Comme un buffle se cabre aspirant la tempête, « Savourer à présent leurs maux éternisés :

« Nous soûlerons d'encens les Forts qui tiennent tête

'< Aux fauves séraphins du Mal ! Ces baladins

n N'ont pas mis d'habit rouge et veulent qu'on s'arrête

38 LES POÈTES MAUDITS

Quand chacun a sur eux craché tous ses dédains, Nus, ensoiffés de grand et priant le tonnerre, Ces Hamlet abreuvés de malaises badins ^

Vont ridiculement se pendre au réverbère.

A la même époque environ, mais évidemment un peu plus tard que plus tôt doivent remonter l'ex- quise

APPARITION

La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs,

Rêvant, l'archet aux doigts, dans le calme des (leurs

Vaporeuses, tiraient de mourantes violes

De blancs sanglots glissant sur l'azur des corolles.

C'était le jour béni de ton premier baiser.

Ma songerie aimant à me martyriser

S'enivrait savamment du parfum de tristesse

Que même sans regret et sans déboire laisse

La cueillaison d'un Rêve au cœur qui l'a cueilli.

J'errais donc, l'œil rivé sur le pavé vieilli,

Quand, avec du soleil aux cheveux, dans la rue

Et dans le soir, tu m'es en riant apparue,

Et j'ai cru voir la fée au chapeau de clarté

Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfant gâté

Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées

Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées.

et la moins vénérable encore qu'adorable

LES POÈTES MAUDITS 39

SAINTE

A la fenêtre recelant Le santal vieux qui se dédorc De sa viole étincelant Jadis avec flûte ou mandore

Est la Sainte pâle, étalant Le livre vieux qui se déplie Du Magnificat ruisselant Jadis selon vèpre et complie :

A ce vitrage d'ostensoir Que frôle une harpe par l'Ange Formée avec son vol du soir Pour la délicate phalange

Du doigt, que, sans le vieux santal Ni le vieux livre, elle balance Sur le plumage instrumental, Musicienne du silence.

Ces poèmes absolument inédits nous conduisent à ce que nous appellerons l'ère de publicité de Mallarmé. De trop peu nombreuses pièces d'une couleur et d'une musique dès lors très essentielles parurent dans le premier et le second Pâmasses Contemporains l'admiration peut les retrouver à son aise. Les Fenêtres, le Sonneur, Automne, le

"40 LES POÈTES MAUDITS

fragment assez long d'une Hérodiade nous semblent être les suprêmes entre ces choses suprêmes, mais nous ne nous attarderons pas àciter de l'imprimé loin d'être obscur comme du manuscrit, ainsi qu'il est arrivé comment ? sinon par LA MALÉDICTION qu'il a méritée, mais pas plus héçpïquement que les vers de Rimbaud et de Mallarmé à ce vertigineux livre des Amours Jaunes de ce stupéfiant Corbière : nous préférons vous procurer la joie de lire ce nouvel et précieux inédit se rapportant, suivant nous, à la période intermédiaire en question.

DON DU POÈME

Je t'apporte l'enfant d'une nuit d'Idumée !

Noire, à l'aile saignante et pâle, déplumée,

Par le verre brûlé d'aromates et d'or,

Par les carreaux glacés, hélas ! mornes encor,

L'aurore se jeta sur la lampe angélique.

Palmes ! et quand 'elle a montré cette relique

A ce père essayant un sourire ennemi,

La solitude bleue et stérile a frémi.

0 la berceuse avec ta fille et l'innocence

De vos pieds froids, accueille une horrible naissance.

El ta voix rappelant viole et clavecin,

Avec le doigt fané presseras-tu le sein

Par qui coule en blancheur sybilline la femme

Pour des lèvres que l'air du vierge azur affame?

A vrai dire cette idylle fut méchamment (et

LES POÈTES MAUDITS 41

méchamment!) imprimée sur la fin du dernier règne par un journal hebdomadaire fort ennuyeux, le Courrier du Dimanche. Mais que pouvait signifier cette hargneuse contre-réclame, puisque pour tous bons esprits le Don du Poème, accusé d'excentricité alambiquée, se trouve être la sublime dédicace par un poète précellent à la moitié de son âme, de quelqu'un de ces horribles efforts qu'on aime pour- tant tout en essayant de ne les pas aimer et pour qui l'on rêve toute protection, fût-ce contre soi-même!

Le Courrier du Dimanche était républicain libéral et protestant, mais républicain de tout bonnet ou monarchiste de tout écu, ou indifférent à n'importe quoi de la vie publique, n'est-il pas vrai ({\xet nunc et semper et in secula le poète sincère se voit, se sent, se sait maudit par le régime de chaque inté- rêt, ô Stello ?

Le sourcil du poète se fronce sur le public, mais son œil se dilate et son cœur se raffermit sans se fermer, et c'est ainsi qu'il prélude à son définitit choix d'être :

CETTE NUIT

Quand l'ombre menaça de la fatale loi Tel vieux Rêve, désir et mal de mes vertèbres, Affligé de périr sous les plafonds funèbres Il a ployé son aile indubitable en moi.

42 LES POÈTES MAUDITS

Luxe, ô salle d'ébène où, pour séduire un roi, Se tordent dans leur mort des guirlandes célèbres. Vous n'êtes qu'un orgueil menti par les ténèbres Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi.

Oui, je sais qu'au lointain de cette nuit, la Terre

Jette d'un grand éclat l'insolite mystère

Pour les siècles hideux qui l'obscurcissent moins.

L'espace à soi pareil qu'il s'accroisse ou se nie Roule dans cet ennui des feux vils pour témoins Que s'est d'un astre en fête allumé le génie.

Quant à ce sonnet, le Tombeau d'Edgar Poe, si beau qu'il nous paraît faible de ne l'honorer que d'une sorte d'horreur panique,

LE TOMBEAU D'EDGAR POE

Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change,

Le Poète suscite avec un glaive nu

Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu

Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d'hydre oyant jadis l'Ange Donner un sens trop pur aux mots de la tribu. Proclamèrent très haut le sortilège bu Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

LES POÈTES MAUDIxa 43

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !

Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief

Dont la tombe de Poe éblouissante s'orne,

Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur,

Que ce granit du moins montre à jamais sa borne

Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.

ne devons-nous point terminer par lui? Ne concrète- t-il point l'abstraction forcée de notre titre ? N'est-ce point, en termes sybillins plutôt encore que lapi- daires, le seul mot à dire en ce sujet terrible, au risque d'ôtre nous aussi maudit, ô gloire? avec Ceux-ci ?

Et de fait nous nous y tiendrons, à cette dernière citation qui est la bonne en l'espèce non moins qu'intrinsèquement.

Il nous reste, nous le savons, à compléter l'étude entreprise sur Mallarmé et son œuvre ! Quel plaisir ce va nous être, si bref qu'il nous faille faire ce devoir !

Tout le monde (digne de le savoir) sait que Mal- larmé a publié en de splendides éditions V Après- midi d'un Faune, brûlante fantaisie le Shakes- peare ^Adonis aurait mis le feu au Théocrite les plus fougueuses églogues, et le Toast funèbre à Théophile Gautier, très noble pleur sur un très bon ouvrier. Ces poèmes se trouvant dans la publicité, il nous semble inutile d'en rien citer. Inutile et im-

Ai LES POÈTES MAUDITS

pie. Ce serait tout en démolir, tant le Mallarmé définitif est un. Coupez donc un sein à une femme belle !

Tout le monde (dont il a été question) connaît également les belles études linguistiques de Mal- larmé, ses Dieux de la Grèce et ses admirables tra- ductions d'Edgar Poe, précisément.

Mallarmé travaille à un livre dont la profondeur étonnera non moins que sa splendeur éblouira tous sauf les seuls aveugles. Mais quand donc enfin, cher ami?

Arrêtons-nous : l'éloge, comme les déluges, s'ar- rête à certains sommets.

IV

MARCELINE DESBORDES-VALMORE

En dépit en effet d'articles, l'un très complet de ce merveilleux Sainte-Beuve, l'autre peut-être, ose- rons-nous le dire ? un peu court de Baudelaire, en dépit même d'une sorte de bonne opinion publique qui ne l'assimile pas tout à fait à de vagues Louise Collet, Amable Tastu, Anaïs Ségalas et autres bas- bleus sans importance (nous oubliions Loïsa Puget, d'ailleurs, elle, amusante, paraît-il, pour ceux qui aiment cette note-là), Marceline Desbordes-Valmore est digne par son obscurité apparente mais absolue, de figurer parmi nos Poètes maudits, et ce nous est, dès lors, un devoir impérieux de parler d'elle le plus au long et le plus en détail possible.

M. Barbey d'Aurevilly la sortait jadis du rang et signalait, avec cette compétence bizarre qu'il a, sa bizarrerie à elle et la compétence vraie bien que féminine qu'elle eut.

Quant à nous, si curieux de bons ou beaux vers pourtant, nous l'ignorions, nous contentant de la parole des maîtres, quand précisément Arthur Rini-

46 LES POETES MAUDITS

baud nous connut et nous força presque de lire tout ce que nous pensions être un fatras avec des beautés dedans.

Notre étonnement fut grand et demande quelque temps pour être expliqué.

D'abord Marceline Desbordes-Valmore était du Nord et non du Midi, nuance plus nuance qu'on ne le pense. Du Nord cru, du Nord, bien (le Midi, tou- jours cuit, est toujours mieux, mais ce mieux-là surtout pourrait sans doute être l'ennemi du bien vrai), et ce nous plut à nous du Nord cru aussi, à la fin !

Puis, nulle cuistrerie avec une langue suffisante et de l'effort assez pour ne se montrer qu'intéres- samment. Des citations feront foi de ce que nous appellerions notre sagacité.

En les attendant ne pouvons-nous pas revenir sur l'absence totale du Midi dans cette œuvre relative- ment considérable ? et pourtant combien ardemment compris son Nord espagnol (mais l'Espagne n'a- t-elle pas un flegme, une morgue, plus froids que même tout britannisme ?), son Nord

vinrent s'asseoir les ferventes Espagoes.

Oui, rien de l'emphase, rien du toc, rien de la mau- vaise foi qu'il faut déplorer chez les œuvres les plus incontestables d'outre-Loire. Et cependant comme

LES POÈTES MAUDITS 47

c'est chaud, ces romances de la jeunesse, ces sou- venirs de l'âge de femme, ces tremblements ma- ternels ! Et doux et sincère, et tout! Quels paysages, quel amour des paysages ! Et cette passion si chaste, si discrète, si forte et émouvante néan- moins !

Nous avons dit que la langue de Marceline Des- bordes-Valmore était suffisante, c'est très suffisante qu'il fallait dire ; seulement nous sommes d'un tel purisme, d'un tel pédantisme, ajouterons-nous, puisque l'on nous en appelle un décadent {injure, entre parenthèses, pittoresque, très automne, bien soleil couchant, à ramasser en somme) que cer- taines naïvetés, d'aucunes ingénuités de style pour- raient heurter parfois nos préjugés d'écrivain visant à l'impeccable. La vérité de notre rectification écla- tera dans le cours des citations que nous allons prodiguer.

Mais la passion chaste mais forte que nous signa- lions, mais l'émotion presque excessive que nous exaltions, c'est le cas de le dire, sans excès alors, non ! après une lecture douloureuse à force d'être consciencieuse de nos premiers paragraphes, nous maintenons leur opinion sur elle.

Et la preuve je la trouve :

LES POETES MAUDITS

UNE LETTRE DE FEMME

Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire;

J'écris pourtant Afin que dans mon cœur au loin tu puisses lire,

Comme en partant.

Je ne tracerai rien qui ne soit dans toi-même

Beaucoup plus beau, Mais le mot cent fois dit, venant de ce qu'on aime,

Semble nouveau.

Qu'il te porte au bonheur ! moi, je reste à l'attendre,

Bien que, là-bas. Je sens que je m'en vais pour voir et pour entendre

Errer tes pas.

Ne te détourne pas s'il passe une hirondelle

Par le chemin, Car je crois que c'est moi qui passerai fidèle

Toucher ta main.

Tu t'en vas ; tout s'en va! tout se met en voyage,

Lumière et fleurs ; Le bel été te suit, me laissant à l'orage,

Lourde de pleurs.

Mais si l'on ne vit plus que d'espoir et d'alarmes

Cessant de voir. Partageons pour le mieux : moi je retiens les larmes

Garde l'espoir.

LES POÈTES MAUDITS -49

Non, je ne voudrais pas, tant je te suis unie,

Te voir souffrir : Souhaiter la douleur à sa moitié bénie,

C'est se haïr.

Est-ce divin ? mais attendez.

JOUR D'ORIENT

Ce fut un jour, pareil à ce beau jour,

Que, pour tout perdre, incendiait l'amour.

C'était un jour de charité divine

dans l'air bleu l'éternité chemine.

Où, dérobée à son poids étouffant,

La terre joue et redevient enfant.

C'était, partout, comme un baiser de mère ;

Long rêve errant dans une heure éphémère,

Heure d'oiseaux, de parfums, de soleil,

D'oubli de tout... hors du bien sans pareil!

Ce fut un jour, pareil à ce beau jour, Que pour tout perdre incendiait l'amour.

Il faut nous restreindre, et réserver des citations d'un autre ordre.

Et, avant de passer à l'examen de sublimités plus sévères, s'il est permis d'ainsi parler d'une partie de l'œuvre de cette adorablement douce femme, laissez-nous, les larmes littéralement aux yeux, vous réciter de la plume ceci :

IV ^

yO LES POLTLS MAUUITS

RENONCEMENT

Pardonnez-moi, Seigneur, mon visage attristé... Mais, sous le front joyeux, vous aviez mis les larmes : Et de vos dons, Seigneur, ce don seul m'est resté.

C'est le moins envié ; c'est le meilleur, peut-être. Je n'ai plus à mourir à mes liens de fleurs. Ils vous sont tous rendus, cher auteur de mon être, Et je n'ai plus à moi que le sel de mes pleurs...

Les fleurs sont pour l'enfant, le sel est pour la femme : Faites-en l'innocence et trempez-y mes jours. Seigneur, quand tout ce sel aura lavé mon âme, Vous me rendrez un cœur pour vous aimer toujours.

Tous mes étonnements sont finis sur la terre, Tous mes adieux sont faits, l'âme est prête à jaillir Pour atteindre à ses fruits protégés de mystère Que la pudique mort a seule osé cueillir.

0 Sauveur ! Soyez tendre au moins à d'autres mères Par amour pour la nôtre et par pitié pour nous. Baptisez leurs enfants de nos larmes amères Et relevez les miens tombés à vos genoux.

Gomme cette tristesse surpasse celle d'Olympio et d'à Olympia, quelque beaux (le dernier surtout) que soient ces deux poèmes orgueilleux! Mais,

LES POÈTES MAUDITS 51

rares lecteurs, pardonnez-nous, sur le seuil d'autres sanctuaires de cette église aux cent chapelles, l'œuvre de Marceline Desbordes-Valmore, de chanter avec vous après nous :

Que mon nom ne soit rien qu'une ombre douce et vaine, Qu'il ne cause jamais ni l'effroi ni la peine. Qu'un indigent l'emporte après m'avoir parlé Et le garde longtemps dans son cœur consolé I

Vous nous avez pardonné ?

Et maintenant, passons à la mère, à la fdie, à la jeune fdle, à l'inquiète, mais si sincère chrétienne, que fut le poète Marceline Desbordes-Valmore.

Nous avons dit que nous essaierions de parler du poète sous tous ses aspects.

Procédons par ordre, et, nous sommes sûr que vous en serez content, par le plus d'exemples pos- sibles. Aussi voici d'abusivement longs spécimens d'abord de la jeune fdle romantique dès 1820 et d'un Parny mieux, dans une forme à peine différente, tout en demeurant singulièrement originale.

52 LES POÈTES MAUDITS

L'INQUIETUDE

Qu'est-ce donc qui me trouble? Et qu'est-ce qui m'attend? Je suis triste à la ville et m'ennuie au village ;

Les plaisir de mon âge Ne peuvent me sauver delà longueur du temps Autrefois l'amitié, les charmes de l'étude Remplissaient sans effort mes paisibles loisirs. Oh 1 quel est donc l'objet de mes vagues désirs*? Je l'ignore et le cherche avec inquiétude. Si, pour moi, le bonheur n'était pas la gaîté, Je ne le trouve plus dans la mélancolie ; Mais si je crains les pleurs autant que la folie,

trouver la félicité?

Elle s'adresse ensuite à sa « Raison », l'adjurant et l'abjurant ensemble, si gentiment ! Du reste nous admirons pour notre part ce monologue à la Cor- neille qui serait plus tendre que du Racine mais digne et fier comme le style des deux grands poètes avec un tout autre tour.

Entre mille gentillesses un peu mièvres, jamais fades et toujours étonnantes, nous vous prions d'ad- mettre dans cette rapide promenade quelques vers isolés exprès pour vous tenter vers l'ensemble :

Cache-moi ton regard plein d'âme et de tristesse.

LES POÈTES MAUDITS 53

On ressemble au plaisir sous un chapeau de fleurs Inexplicable cœur, énigme pour toi-même...

Dans ma sécurité tu ne vois qu'un délire.

Trop faible esclave, écoute,

Écoute et ma raison te pardonne et t'absout.

Rends-lui du moins les pleurs ! Tu vas céder sans doute ?

Hélas non ! toujours non! 0 mon cœur, prends donc tout!

Quant à la Prière perdue, pièce dont font partie ces derniers vers, nous faisons amende honorable à propos de notre mot trop répété de gentillesse d'il n'y a qu'un instant. Avec Marceline Desbordes-Val- more, on ne sait parfois ce que l'on doit dire ou retenir, tant vous trouble délicieusement ce génie, enchanteur lui-même enchanté !

Si quelque chose est de la passion bien exprimée autant que par les meilleurs élégiaques, c'est bien ceci, ou nous ne voulons plus nous y connaître.

Et les amitiés si pures en même temps que les amours si chastes de cette femme tendre et hau- taine, qu'en dire suffisamment sinon de conseiller de lire tout son œuvre ? Ecoutez encore ces deux trop petits fragments :

LES POETES MAUDITS

LES DEUX AMOURS

C'était l'amour plus folâtre que tendre; D'un trait sans force il effleura mon cœur ; Il fut léger comme un riant mensonge.

Il offrit le plaisir sans parler de bonheur.

C'est dans tes yeux que je vis l'autre amour.

Cet entier oubli de soi-même, Ce besoin d'aimer pour aimer Et que le mot aimer semble à peine exprimer Ton cœur seul le renferme et le mien le devine. Je sens à tes transports, à ma fidélité, Qu'il veut dire à la fois bonheur, éternité, Et que sa puissance est divine.

LES DEUX AMITIES

Il est deux amitiés comme il est deux amours; L'une ressemble à l'imprudence : C'est un enfant qui rit toujours.

Et tout le charme décrit divinement d'une amitié de petites fdles,

Puis... L'autre amitié plus grave, plus austère. Se donne avec lenteur, choisit avec mystère.

LES POETES MAUDITS

Elle écarte les fleurs de peur de s'y blesser.

Elle voit par ses yeux et marche sur ses pas. Elle attend et ne prévient pas.

Voici déjà la note grave.

Hélas, que ne pouvons-nous ne pas nous borner, au moment de finir cette étude. Que de merveilles locales et cordiales ! quels paysages arrageois et douaisiens, quels bords de Scarpe ! Combien douces, et raisonnablement bizarres (nous nous entendons et vous nous comprenez) ces jeunes Albertines, ces Inès, ces Ondines, cette Laly Galine, ces exquis « mon beau pays, mon frais berceau, air pur de ma verte contrée, soyez béni, doux point de l'uni- vers. »

Il nous faut donc restreindre aux justes (ou plutôt injustes) limites que la froide logique impose aux dimensions voulues de notre petit livre, notre pauvre examen d'un vraiment grand poète. Mais mais ! quel dommage de ne vouloir que citer des frag- ments comme ceux-ci, écrits bien avant que Lamar- tine éclatât et qui sont, nous y insistons, du Parny

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chaste et si paisible ! supérieur en ce genre tendre !

Dieu, qu'il est tard! quelle surprise !

Le temps a fui comme un éclair.

Douze fois l'heure a frappé l'air Et près de toi je suis encore assise, Et loin de pressentir le moment du sommeil, Je croyais voir encore un rayon de soleil. Se peut-il que déjà l'oiseau dorme au bocage?

Ah! pour dormir il fait si beau !

Garde-toi d'éveiller notre chien endormi;

Il méconnaîtrait son ami Et de mon imprudence il instruirait ma mère.

Écoute la raison : va-t-en, laisse ma main ; Il est minuit,..

Est-ce pur ce « laisse ma main », est-ce amou- reux cet « il est minuit », après ce rayon de soleil qu'elle croyait voir encore !

Laissons, en soupirant ! la jeune fille. La femme, nous l'avons entrevue plus haut, quelle femme ! L'amie, ô l'amie ! les vers sur la mort de madame de Girardin !

La mort vient de fermer les plus beaux yeux du monde. *

La mère ! Quand j'ai grondé mon fils, je me cache et je pleure. /

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Et quand ce fils va au collège, un cri terrible, n'est-ce pas?

Candeur de mon enfant, comme on va vous détruire

Ce qu'on ignore le moins de Marceline Desbordes- Valmore, ce sont d'adorables fables, bien à elle, après cet amer Lafontaine et Florian le joli :

Un tout petit enfant s'en allait à l'école; On avait dit : allez ! il tâchait d'obéir.

Et « le Petit Peureux » et « le Petit Menteur ! » Oh ! nous vous en supplions, relevez toutes ces gentillesses point fades, point affectées.

Si mon enfant m'aime,

chante « la Dormeuse », ce qui veut dire ici « la Berceuse » combien mieux !

Dieu dira lui-même : J'aime cet enfant qui dort. Qu'on lui porte un rêve d'or.

Mais après avoir constaté que Marceline Des- bordes-Valmore a, le premier d'entre les poètes de ce temps, employé avec le plus grand bonheur des rythmes inusités, celui de onze pieds entre autres,

LES POETES MAUDITS

très artiste sans trop le savoir et ce fut tant mieux, résumons notre admiration par cette admirable citation :

LES SANGLOTS

Ah ! l'enfer est ici ! l'autre me fait moins peur. Pourtant le purgatoire inquiète mon cœur.

On m'en a trop parlé pour que ce nom funeste Sur un si faible cœur ne serpente et ne reste.

Et quand le flot des jours me défait fleur à fleur. Je vois le purgatoire au fond de ma pâleur.

S'ils ont dit vrai, c'est qu'il faut aller s'éteindre, 0 Dieu de toute vie! avant de vous atteindre.

C'est qu'il faut descendre, et sans lune et sans jour, Sous le poids de la crainte et la croix de l'amour ;

Pour entendre gémir les âmes condamnées Sans pouvoir dire : allez ! vous êtes pardonnées ;

Sans pouvoir les tarir, ô douleur des douleurs! Sentir filtrer partout les sanglots et les pleurs;

Se heurter dans la nuit des cages cellulaires Que nulle aube ne teint de ses prunelles claires ;

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Ne savoir crier au Sauveur méconnu :

« Hélas ! mon doux Sauveur, n'étes-vous pas venu ? »

Ah ! j'ai peur d'avoir peur, d'avoir froid, je me cache Comme un oiseau tombé qui tremble qu'on l'attache.

Je rouvre tristement mes bras au souvenir... Mais c'est le purgatoire et je le sens venir.

C'est que je me rêve après la mort menée Comme une esclave en faute au bout de sa journée,

Cachant sous ses deux mains son front pâle et flétri Et marchant sur son cœur par la terre meurtri.

C'est que je m'en vais au-devant de moi-même N'osant y souhaiter rien de tout ce que j'aime.

Je n'aurais donc plus rien de charmant dans le cœur Que le lointain écho de leur vivant bonheur.

Ciel ! m'en irai-je Sans pieds pour courir? Ciel! frapperai-je Sans clé pour ouvrir?

Sous Tarrêt éternel repoussant ma prière Jamais plus le soleil n'atteindra ma paupière

Pour l'essuyer du monde et des tableaux affreux Qui font baisser partout mes regards douloureux.

Plus de soleil ! Pourquoi? Cette lumière aimée Aux méchants de la terre est pourtant allumée;

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Sur un pauvre coupable à l'échafaud conduit

Comme un doux « viens à moi » l'orbe s'épanche et luit.

Plus de feu nulle part ! Plus d'oiseaux dans l'espace! Plus d'Ave Maria dans la brise qui passe !

Au bord des lacs taris plus un roseau mouvant! Plus d'air pour soutenii un atome vivant!

Ces fruits que tout ingrat sent fondre sous sa lèvre Ne feront plus couler leurs fraîcheurs dans ma fièvre ;

Et de mon cœur absent qui viendra m'oppresser J'amasserai les pleurs sans pouvoir les verser.

Ciel ! m'en irai-je Sans pieds pour courir? Ciel! frapperai-je Sans clé pour ouvrir?

Plus de ces souvenirs qui m'emplissent de larmes, Si vivants que toujours je vivrais de leurs charmes;

Plus de famille, au soir, assise sur le seuil Pour bénir son sommeil chantant devant l'aïeul ;

Plus de timbre adoré dont la grâce invincible Eût forcé le néant à devenir sensible ;

Plus de livres divins comme effeuillés des cieux Concerts que tous mes sens écoutaient par mes yeux

Ainsi n'oser mourir quand on n'ose plus vivre Ni chercher dans la mort un ami qui délivre 1

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0 parents, pourquoi donc vos fleui's sur nos berceaux Si le ciel a maudit l'arbre et les arbrisseaux?

Ciel ! m'en irai-je Sans pieds pour courir? Ciel! frapperai-je Sans clé pour ouvrir?

Sous la croix qui s'incline à l'âme prosternée Punie après la mort du malheur d'être née !

Mais quoi! dans cette mort qui se sent expirer. Si quelque cri lointain me disait d'espérer,

Si dans ce ciel éteint quelque étoile pâlie Envoyait sa lueur à ma mélancolie?

Sous ces arceaux tendus d'ombre et de désespoir Si des yeux inquiets s'allumaient pour me voir?

Oh ! ce serait ma mère intrépide et bénie Descendant réclamer sa fille assez punie.

Ouil ce serait ma mère ayant attendri Dieu Qui viendra me sauver de cet horrible lieu.

Et relever au vent de la jeune espérance

Son dernier fruit tombé mordu par la souffrance.

Je sentirai ses bras si beaux, si doux, si forts, M'étreindre et m'enlever dans ses puissants efforts ;

Je sentirai couler dans mes naissantes ailes L'air pur qui fait monter les libres hirondelles,

62 LES POÈTES MAUDITS

Et ma mère en fuyant pour ne plus revenir M'emportera vivante à travers l'avenir!

Mais avant de quitter les mortelles campagnes Nous irons appeler des âmes pour compagnes,

Au bout du champ funèbre j'ai mis tant de fleurs, Nous ébattre aux parfums qui sont nés de mes pleurs.

Et nous aurons des voix, des transports et des flammes Pour crier : Venez-vous? à ces dolentes âmes.

« Venez-vous vers l'été qui fait tout refleurir, nous allons aimer sans pleurer, sans mourir?

« Venez, venez voir Dieu ! nous sommes ses colombes. Jetez-là vos linceuls, les cieux n'ont plus de tombes,

« Le Sépulcre est rompu par l'éternel amour. Ma mère nous enfante à l'éternel séjour ! »

Ici la plume nous tombe des mains et des pleurs délicieux mouillent nos pattes de mouche. Nous nous sentons impuissant à davantage disséquer un ange pareil !

Et, pédant, puisque c'est notre pitoyable métier, nous proclamons à haute et intelligible voix que Marceline Desbordes-Valmore est tout bonnement, avec George Sand, si différente, dure, non sans des indulgences charmantes, de haut bon sens, de

LES POÈTES MAUDITS 63

fière et pour ainsi dire de mâle allure la seule femme de génie et de talent de ce siècle et de tous les siècles en compagnie de Sapho peut-être, et de sainte Thérèse.

V VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

« On ne doit écrire que pour le monde entier. . . »

« D'ailleurs que nous importe la justice ? Celui qui, en naissant, ne porte pas dans sa poitrine sa propre gloire ne connaîtra jamais la signification de ce mot. »

Ces paroles, tirées de la préface de la Révolte (1870), donnent tout Villiers de l'Isle-Adam, l'homme et l'œuvre.

Orgueil immense, justifié.

Un Tout-Paris, celui littéraire et artistique, plutôt nocturne, nocturne bien, attardé aux belles discus- sions plus qu'aux joies qu'éclairent les gaz intimes, connaît et, sinon l'aime, admire cet homme de génie et ne l'aime peut-être pas assez, parce qu'il doit l'admirer.

De grands cheveux qui grisonnent, une face large pour, on dirait, l'agrandissement des yeux magnifi- quement vagues, moustache royale, le geste fré- quent, à mille lieues d'être sans beauté, mais par- lois étrange et la conversation troublante qu'une

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hilarité tout-à-coup secoue pour céder la place aux plus belles intonations du monde, basse-taille lente et calme, puis soudain émouvant contralto. Et quelle verve toujours inquiétante au possible ! Une terreur passe parfois parmi les paradoxes, terreur qu'on dirait partagée par le causeur, puis un fou rire tord causeur et auditeurs, tant éclate alors d'esprit tout neuf et de force comique. Toutes les opinions qu'il faut et rien de ce qui ne peut pas ne pas intéresser la pensée défdent dans ce courant magique. Et Villiers s'en va, laissant comme une atmosphère noire vit dans les yeux le souvenir à la fois d'un feu d'artifice, d'un incendie, d'une série d'éclairs, et du soleil !

L'œuvre est plus difficile à s'en et à en rendre compte que l'Ouvrier qu'on trouve souvent tandis que l'œuvre est rarissime. Nous voulons dire presque introuvable, tant par, un dédain du bruit, non moins que pour des raisons de haute indolence, le poète gentilhomme a négligé la publicité banale en vue de la seule gloire.

Il commença enfant par des vers superbes. Seule- ment, allez les chercher ! Allez chercher Morgane, Elên, ces drames comme on en a fait peu parmi les plus grands dramatistes, allez chercher Claire Lenoir, un roman unique en ce siècle ! Et la suite, et la fin à' Axel, de VÈve future, des chefs-d'œuvre, de purs chefs-d'œuvre interrompus depuis des IV

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années, repris sans cesse comme les cathédrales et les révolutions, hauts comme elles.

Heureusement, Villiers nous promet une grande édition de ses œuvres complètes, six volumes, et quels ! pour très bientôt '.

Bien que Villiers soit déjà très glorieux, et que son nom parte, destiné au plus profond retentisse- ment pour une postérité sans fin, néanmoins nous le classons parmi les Poètes maudits, parce qu'il n'est PAS ASSEZ GLORIEUX cu CCS tcmps qui devraient être à ses pieds.

Et tenez ! comme pour nous ainsi que pour beau- coup de bons esprits, l'Académie Française, qui a donné à Leconte de l'Isle le fauteuil du célèbre Hugo, lequel Hugo fut, à parler franc, une façon tout de même de grand poète, a du bien et du mieux, et puisque les Immortels de par delà le Pont des Arts ont, enfin ! consacré la tradition d'un grand poète remplacé par un grand poète après un poète considérable qui fut Népomucène Lemercier remplaçant lui-même nous ne savons plus qui, qui est-ce alors qui pourrait suppléer après sa mort, que nous espérons très éloignée, le poète Classique et Barbare, sinon Monsieur le Comte de Villiers de risle-Adam que recommandent, d'abord, son énorme

(1) L'Eve future, V Amour suprême, ont paru, Axel, Tribunal Bonhomet {nonyea.n titre de Claire Z-enofr), ont été réimprimés récemment. Livre divin, livres royaux I

LES POETES MAUDITS 67

litre nobiliaire pour tant de ducs, et surtout l'im- mense talent, le fabuleux génie de ce d'ailleurs charmant camarade, de cet homme du monde accompli sans les inconvénients, de Villiers de risle-Adam pour tout dire et dire tout ?

Maintenant citons et citons bien, namely, la « scène muette » de La Révolte.

La pendule au-dessus de la porte sonne une heure du malin, musique sombre ; puis, entre d'assez longs silences, deux heures, puis deux heures et demie, puis trois heures, puis trois heures et demie et enfin quatre heures. Félix est resté évanoui. Le petit jour vient à travers les vitres, les bougies s'éteignent; une bobèche se brise d'elle-même, le feu pâlit.

La porte du fond se rouvre violemment ; entre M™« Eli- sabeth tremblante, affreusement pâle ; elle tient son mou- choir sur la bouche, sans voir son mari, elle va lente- ment vers le grand fauteuil, près de la cheminée. Elle jette son chapeau, et, le front dans ses mains, les yeux fixes, elle tombe assise et se met à rêver à voix basse, Elle a froid ; ses dents claquent et elle frissonne.

et la scène X de l'acte troisième du Nouveau Monde 011, après l'exposé très spirituel et très éloquent des griefs financiers des tenanciers de l'Angleterre en Amérique, tout le monde parle ensemble, comme l'indiquent deux accolades, et que voici avec les accolades réduites aux proportions de notre texte.

08 LES POETES MAUDITS

Effie, Noella, Maud entonnant un psaume : « Super flumina Babylonis... »

L'officier derrière Tom Burnelt debout sur Ves- cabeau et avec une volubilité criarde, dominant le psaume.

Vous êtes en relard, Sir Tom ! C'est jour de ren- trée ! Positivement vous êtes en retard. Vous avez passé plusieurs traités avec les explorateurs alle- mands : coût cent soixante -trois thalers qu'ils pro- noncent dollars...

{Chant des oiseaux dans les feuillages.)

"g I Effie, Maud, Noella, plus fort. « Sedimus et flebimus... »

L'officier criant dans Voreille de Tom Burnett. rt / ... Et avec des négociants de Philadelphie ! Il y a d'assez forts droits à percevoir aussi. Quant aux \ opérations industrielles, voici le bordereau...

Le Chérokoée assis sur son baril. Boire du vin ! bien bon ! Le sirop d'érable en fleuri

Le Quaker Eadie lisant à haute voix. Les oiseaux se réveillent de la méridienne. Ils reprennent leurs hymnes et tout dans la nature... {Le dogue aboie.) Le lieutenant Harris montrant Tom Burnett. Silence ! Laissez-le parler.

Un Peau-Rouge confidentiellement à un groupe de nègres.

Si tu vois les abeilles, les blancs vont venir ; si lu vois le bison, l'Indien le suit.

o

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Monsieur O'Keene, à un groupe. On dit qu'il s'est passé à Boston des choses effrayantes. Figurez-vous que...

TOM BURNETT, hors de Lui, à Vofficier.

En retard ! ah ça, mais c'est ma ruine ! II n'y a pas de raison à ce que tout ceci finisse ! Taxez l'air que je respire .'Pourquoi ne m'arrêtez-vous pas au coin du bois, tout de suite ? N'ai-je vécu que pour voir ceci? C'est bien la peine de travailler, de deve- nir un honnête homme ! Positivement j'aime mieux, les Mahowks.

{Furieux, vers les femmes.)

Oh ! ce psaume !

{Des singes se balancent aux lianes.)

S y Un CoMANCiiE, à part, les regardant.

Pourquoi l'Homme-d'en-Haut plaça-t-il l'homme S \ rouge au centre et les blancs tout autour?

Maud tout d'une haleine, les yeux au ciel et mon- trant Tom Burnett.

Quelle éloquence l'Esprit saint lui prête !

{Cet ensemble ne doit pas durer une demi-minute à la scène. Cest Vun de ces moments de confusion la foule prend elle-même la parole.

Cest une explosion soudaine de tumulte Von ne distingue que les mots « dollars », « psaumes », « en retard! » « Babylonis », « Laissez-le parler », « Boston! » « Méridienne », etc., mêlés à des aboie- ments, à des cris d'enfants, des piaulements de perroquets. Des singes effrayés se sauvent de branches en branches, des oiseaux traversent le théâtre de côté et d'autre.)

On a très amèrement critiqué, bafoué môme ces

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deux scènes que nous citons tout exprès pour bien faire correspondre notre titre avec notre sujet.

On a eu tort, car il fallait comprendre que le Théâtre, chose de convention relatite, doit faire au poète moderne les concessions qu'il n'a pu se dis- penser d'octroyer aux ancêtres.

Nous nous expliquons.

Ce n'est ni de Shakespeare, avec ses poteaux indicateurs, ni du théâtre espafiol et de ses jorna- das qui comportent parfois des années et des années que nous parlons.

Non, c'est du Père Corneille si scrupuleux, du non moins correct que tendre Racine, et de ce Molière non moins correct si point si tendre, qu'il retourne. L'unité lieu, parfois rompue dans ce dernier, ne le cède dans tous les trois qu'à l'unité de temps également violée. Or qu'a voulu faire Villiers dans les deux scènes que nous venons de vous offrir, sinon profiter, daus la première, de tout ce que les Planches permettaient aux trois Clas- siques français, quand leur drame se heurtait à des situations trop à l'étroit parmi les gênantes vingt- quatre heures dont la recommandation est attribuée à feu Aristote, dans la seconde, de la même tolérance dont ils n'ont pas osé user, c'est vrai, quant à ce qui concernait un état de choses plus rapide en quelque sorte que la parole, tolérance

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que la musique exploite tous les jours avec ses duos, trios et tutti, et la Peinture avec ses perspec- tives.

Mais non. Défense au génie contemporain de faire ce que faisait le génie antique. On a bea.ucoup ri de la SCÈNE MUETTE et de la scène ou tout le monde PARLE, et on en rira longtemps. Cependant nous venons de vous prouver irréfutablement et nul ne doute donc que vous ne conveniez, que Villiers a eu non seulement le droit, mais cent fois raison de les écrire comme il aurait eu mille fois tort de ne pas les écrire. Durus rex, sedrex.

L'œuvre de Villiers, rappellerons-nous, va paraître et nous espérons fort que le succès vous enten- dez? — LE SUCCÈS, lèvera la malédiction qui pèse sur l'admirable poète que nous regretterions de quitter sitôt, si ce ne nous était une occasion de lui envoyer notre plus cordial : Courage !

Nous ne parlerons pas des Contes cruels, parce que ce livre a fait son chemin. On trouve parmi des nouvelles miraculeuses, de trop rares vers de la maturité du poète, de tout petits poèmes doux- amers adressés à ou faits à propos de quelque femme jadis adorée probablement et sûrement méprisée aujourd'hui, comme il arrive, paraît-il. Nous en exhiberons de courts extraits.

72 LES POÈTES MAUDITS

REVEIL

0 toi dont je reste interdit, J'ai donc le mot de ton abime.

Sois oubliée en les hivers !

ADIEU

Un vertige épars sous les voiles Tente mon front vers tes bras nus.

El tes cheveux couleur de deuil

Ne font plus d'ombre sur mes rêves.

RENCONTRE

Tu secouais ton noir flambeau, Tu ne pensais pas être morte : J'ai forgé la grille et la porte El mon cœur est sûr du tombeau !

Tu ne ressusciteras pas !

Et comment nous tenir de mettre encore sous vos yeux cette fois une pièce tout entière ? Comme dans Isis, comme dans Morgane, comme dans le

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Nouveau Monde, comme dans Claire Lenoir, comme dans toutes ses œuvres, Villiers évoque ici le spectre d'une femme mystérieuse, reine d'orgueil, sombre et ficre comme la nuit encore et déjà crépusculaire avec des reflets de sang et d'or sur son âme et sur sa beauté.

AU BORD DE LA MER

Au sortir de ce bal nous suivîmes les grèves. Vers le toit d'un exil, au hasard du chemin, Nous allions: une fleur se fanait dans sa main. C'était par un minuit d'étoiles et de rêves.

Dans l'ombre, autour de nous, tombaient des flots foncé? Vers les lointains d'opale et d'or, sur l'Atlantique, L'outre-mer épandait sa lumière mystique. Les algues parfumaient les espaces glacés.

Les vieux échos sonnaient dans la falaise entière ! Et les nappes de l'onde aux volutes sans frein Ecumaient, lourdement, contre les rocs d'airain. Sur la dune brillaient les croix d'un cimetière.

Leur silence, pour nous, couvrait ce vaste bruit. Elles ne tendaient plus, croix par l'ombre insultées. Les couronnes de deuil, fleurs de mort, emportées Dans les flots tonnants, par les tempêtes, la nuit.

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Mais de ces blancs tombeaux en pente sur la rive, Sous la brume sacrée, à des clartés pareils, L'ombre questionnait en vain les grands sommeils Ils gardaient le secret de la Loi décisive.

Frileuse, elle voilait d'un cachemire noir Son sein royal, exil de toutes mes pensées ! J'admirais cette femme aux paupières baissées, Sphynx cruel, mauvais rêve, ancien désespoir !

Ses regards font mourir les enfants. Elle passe Et se laisse survivre en ce qu'elle détruit. C'est la femme qu'on aime à cause de la Nuit, Et ceux qu'elle a connus en parlent à voix basse.

Le danger la revêt d'un rayon familier : Même dans son étreinte oublieusement tendre, Ses crimes évoqués sont tels qu'on croit entendre Des crosses de fusils tombant sur le palier.

Cependant sous la honte illustre qui l'enchaîne, Sous le deuil se plaît cette âme sans essor Repose une candeur inviolée encor Comme un lys enfermé dans un coffret d'ébène.

Elle prêta l'oreille au tumulte des mers. Inclina son beau front touché par les années; Et se remémorant ses mornes destinées. Elle se répandit eu ces termes amers :

LES POÈTES MAUDITS 78

Autrefois, autrefois, quand je faisais partie Des vivants, leurs amours sous les pâles flambeaux Des nuits, comme la mer au pied de ces tombeaux Se lamentaient, houleux, devant mon apathie.

» J'ai vu de longs adieux sur mes mains se briser :

» Mortelle, j'accueillais sans désir et sans haine,

)) Les aveux suppliants de ces âmes en peine :

» Le sépulcre à la mer ne rend pas son baiser.

» Je suis donc insensible et faite de silence

» Et je n'ai pas vécu ; mes jours sont froids et vains

» Les Cieux m'ont refusé les battements divins!

» On a faussé pour moi les poids de la balance.

I) Je sens que c'est mon sort même dans le trépas : » Et soucieux encore des regrets ou des fêtes, 0 Si les morts vont chercher leurs fleurs dans les tempêtes 0 Moi je reposerai, ne les comprenant pas. »

Je saluai les croix lumineuses et pâles. L'étendue annonçait l'aurore, et je me pris Adiré, pour calmer ses ténébreux esprits Que le vent des remords battait de ses rafales

Et pendant que la mer déserte se gonflait : « Au bal vous n'aviez pas de ces mélancolies » Et les sons de cristal de vos phrases polies « Charmaient le serpent d'or de votre bracelet.

70 LES POÈTES MAUDITS

» Rieuse et respirant une touffe de roses, » Sous vos grands cheveux noirs mêlés de diamants, » Quand la valse nous prit, tous deux, quelques moments, » Vous eûtes, en vos yeux, des lueurs moins moroses.

» J'étais heureux de voir sous le plaisir vermeil » Se ranimer votre âme à l'oubli toute prête, » El s'éclairer enfin votre douleur distraite » Comme un glacier frappé d'un rayon de soleil. »

Elle laissa briller sur moi ses yeux funèbres Et la pâleur des morts ornait ses traits fatals. « Selon vous, je ressemble aux pays boréals, » J'ai six mois de clartés et six mois de ténèbres ?

» Sache mieux quel orgueil nous nous sommes donné » Et tout ce qu'en nos yeux il empêche de lire : » Aime-moi, toi qui sais que, sous un clair sourire, » Je suis pareille à ces tombeaux abandonnés. »

Et, sur ces vers qu'il faut qualifier de sublimes, nous prendrons congé définitivement damné petit espace ! de l'ami qui les faisait.

VI

PAUVRE LELIAN

Ce Maudit-ci aura bien eu la destinée la plus mélancolique, car ce mot doux peut, en somme, caractériser les malheurs de son existence, à cause de la candeur de caractère et de la mollesse, irré- médiable ? de cœur qui lui ont fait dire à lui même de lui-même, dans son livre Sapientia,

Et puis, surtout, ne va pas l'oublier toi-même, Traînassant ta faiblesse et ta simplicité Partout l'on bataille et partout Ton aime, D'une façon si triste et folle en vérité !

A-t-on assez puni cette lourde innocence?

Et dans son volume Charité, qui vient de pa- raître :

J'ai la fureur d'aimer, mon cœur si faible est fou. Je ne puis plus compter les chutes de mon cœur.

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et qui furent les éléments uniques, entendez-le bien, de cet orage, sa vie !

Son enfance avait été heureuse.

Des parents exceptionnels, un père exquis, une mère charmante, morts, hélas ! le gâtaient en fds unique qu'il était. On l'avait mis toutefois en pension de bonne heure et commença la déroute. Nous le voyons encore dans sa longue blouse noire, avec sa tête tondue, des doigts dans la bouche, accoudé à la barrière de séparation de deux cours de récréa- tion, qui pleurait presque au milieu des autres gamins, déjà endurcis, jouant ! Même le soir, il se sauva et fut reconduit le lendemain, à force de gâteaux et de promesses, dans le « bahut » où, depuis, à son tour, il se « déprava » devint un vilain galopin pas trop méchant avec de la rêvasserie dans la tête. Ses études étaient indifférentes, et ce fut tant bien que mal qu'il passa son baccalauréat après de vagues succès, en dépit de sa paresse qui n'était, répétons-le, que de la rêvasserie déjà. La postérité saura, si elle s'occupe de lui, que le lycée Bonaparte, depuis Condorcet, puis Fontanes, puis re-Condorcet, fut l'étabHssement s'usa le fond de ses culottes de garçonnet et d'adolescent. Une inscription ou deux à l'Ecole de droit et passable- ment de bocks bus dans les caboulots de ce temps- là, ébauches de brasseries à femmes actuelles, complétèrent ces médiocres humanités. C'est de ce

LES POÈTES MAUDITS 79

moment qu'il se mit aux vers. Déjà, depuis ses ) quatorze ans, il avait rimé à mort, faisant des choses vraiment drôles dans le genre obscéno-macabre. Il brûla bien vite, oublia plus vite encore ces essais informes mais amusants et publia Mauvaise Étoile, peu après que plusieurs pièces de lui eussent pris place dans le premier Parnasse à Lemerre. Ce recueil, c'est de Mauvaise Étoile que nous entendons parler, eut parmi la presse un joli succès d'hostilité. Mais que faisait au goût de Pauvre Lelian pour la poésie, goût réel, sinon talent encore hors de page ? Et, un an écoulé, il imprimait Pour Cythère, un progrès très sérieux fut avoué par la critique. Le petit bouquin fit même quelque bruit dans le monde des poètes. Un an après encore, nouvelle plaquette, Corbeilles de noces, proclamant la grâce et la gentillesse d'une fiancée... Et c'est d'alors que put dater « sa plaie ».

Au sortir de cette mortelle période parut Sapien- lia, plus haut nommée et citée. Quatre ans aupara- vant, en plein ouragan, c'avait été le tour de Flûte et Cor, un volume dont on a parlé, depuis, beau- coup, car il contenait plusieurs parties assez nou- velles.

80 LES POÈTES MAUDITS

La conversion de Pauvre Lelian au catholicisme, Sapientia qui en procédait, et l'apparition ultérieure d'un recueil un peu mélangé. Avant-hier et hier, passablement de notes des moins austères alter- naient avec des poèmes presque trop mystiques, firent, dans le petit monde des vraies Lettres, éclater une polémique courtoise, mais vive. Un poète n'était-il pas libre de tout faire pourvu que tout fût bel et bien fait, ou devait-il se cantonner dans un genre, sous prétexte d'unité ? Interrogé par plusieurs de ses amis sur ce sujet, notre auteur, quelle que soit son horreur native pour ces sortes de consultations, répondit par une assez longue digression, que nos lecteurs liront peut-être non sans intérêt pour sa naïveté.

Voici cette pièce :

« Il est certain que le poète doit, comme tout artiste, après l'intensité, condition héroïque indis- pensable, chercher l'unité. L'unité de ton (qui n'est pas la monotonie) un style reconnaissable à tel endroit de son œuvre pris indifféremment, des habitudes, des attitudes ; l'unité de pensée aussi et c'est ici qu'un débat pourrait s'engager. Au lieu d'abstractions, nous allons tout simplement prendre notre poète comme champ de dispute. Son œuvre se tranche, à partir de 1880, en deux portions bien distinctes et le prospectus de ses livres futurs indique qu'il y a chez lui parti pris de continuer ce

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système et de publier, sinon simultanément (d'ail- leurs ceci ne dépend que de convenances éven- tuelles et sort de la discussion), du moins parallèle- ment, des ouvrages d'une absolue différence d'idées, pour bien préciser, des livres le catholicisme déploie sa lop^ique et ses illécebrances, ses blandices et ses terreurs, et d'autres purement mondains : sensuels avec une affligeante belle humeur et pleins de l'orgueil de la vie. Que devient dans tout ceci, dira-t-on, l'unité de pensée préconisée ?

» Mais elle y est? Elle y est au titre humain, au titre catholique, ce qui est la même chose à nos yeux. Je crois, et je pèche par pensée comme par action; je crois, et je me repens par pensée en attendant mieux. Ou bien encore, je crois, et je suis bon chrétien en ce moment; je crois, et je suis mauvais chrétien l'instant d'après. Le souvenir, l'espoir, l'invocation d'un péché me délectent avec ou sans remords, quelquefois sous la forme même et muni de toutes les conséquences du Péché, plus souvent, tant la chair et le sang sont forts, naturels et animais, tels les souvenirs, espoirs et invocations du beau premier libre-penseur. Cette délectation, moi, vous, lui, écrivains, il nous plaît de la coucher sur le papier et de la publier plus ou moins bien ou mal exprimée; nous la consignons enfin dans la forme littéraire, oubliant toutes idées religieuses ou n'en perdant pas une de vue. De IV 6

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bonne foi nous condamnera-t-on comme poète ? Cent fois non. Que la conscience du catholique raisonne autrement ou non, ceci ne nous regarde pas.

» Maintenant, les vers catholiques de Pauvre Lelian couvrent-ils littérairement ses autres vers? Cent fois oui. Le ton est le même dans les deux cas, grave et simple ici, fioriture, languide, énerve, rieur et tout; mais le même ton partout, comme l'HoMME mystique et sensuel reste l'homme intellec- tuel toujours dans les manifestations diverses d'une même pensée qui a ses hauts et ses bas. Et Pauvre Lelian se trouve très libre de faire nettement des volumes de seule oraison en même temps que des volumes de seule impression, de même que le contraire lui serait des plus permis. »

Depuis, Pauvre Lelian a produit un petit livre de critique, ô de critique ! d'exaltation plutôt, à propos de quelques poètes méconnus. Ce libelle se nommait les Incompris, on n'y lisait pas encore, entre autres choses, d'un nommé Arthur Rimbaud, ceci, dont Lelian aimait à symboliser certaines phases de sa propre destinée :

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LE CŒUR VOLE

Mon pauvre cœur bave à la poupe, Mon cœur est plein de caporal. Ils lui lancent des jets de soupe. Mon pauvre cœur bave à la poupe. Sous les quolibets de la troupe Qui pousse un rire général, Mon pauvre cœur bave à la poupe, Mon cœur est plein de caporal.

Ithyphalliques et pioupiesques, Leurs insultes l'ont dépravé. A la vesprée, ils font des fresques Ithyphalliques et pioupiesques. 0 flots abracadabrantesques, Prenez mon cœur, qu'il soit sauvé ! Ithyphalliques et pioupiesques, Leurs insultes l'ont dépravé.

TETE DE FAUNE

Dans lafeuillée, écrin vert taché d'or, Dans la feuillée incertaine et fleurie, D'énormes fleurs l'acre baiser dort, Vif et devant l'exquise broderie,

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Le Faune affolé montre ses grands yeux Et moi^la fleur rouge avec ses dents blanches Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux, Sa lèvre éclate en rires par les branches ;

Et quand il a fui, tel un écureuil, Son rire perle encore à chaque feuille Et l'on croit épeuré par un bouvreuil Le baiser d'or du bois qui se recueille.

Il prépare, à travers des ennuis de toute nature, plusieurs volumes. Charité a paru en mars dernier. A côté va paraître. Le premier, suite à Sapientia, volume d'un âpre et doux catholicisme, l'autre, un recueil en vers des sensations des plus sincères mais bien osées.

Enfin, il a vu l'impression de deux œuvres en prose, les Commentaires de Socrate, autobiogra- phie un peu généralisée, et Clovis Labscure, titre principal de plusieurs nouvelles pour être l'une et l'autre continuées si le veut Dieu,

Il a bien d'autres projets. Seulement il est malade découragé un peu, et vous demande la permission de s'aller mettre au lit.

Ah ! depuis, bien remis, il écrit et va ou veut, ce qui est la même chose, vivre Bealtitudo,

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11 n'y a guère de mélancolie plus épaisse, de tris- tesse plus lourde que la pensée de vivre dans ces énormes maisons de plâtre, à cinq et six étages, avec leurs innombrables volets gris, comme des poitrines de squelettes à plat sur le blanc sale du mur, de l'ancienne banlieue parisienne. Je parle plus spécialement des quartiers paisibles , hon- nêtes, où la bâtisse a prospéré grâce aux locataires bons payeurs, ont pu se former de très longues rues sans air et sans soleil. Le petit rentier qui rente si magnifiquement le possesseur de ces hideux phalanstères a bien raison d'être pour la plupart du temps un imbécile, car qui pourrait, à un certain âge, le temps du repos venu, finir sa vie, non pas même heureusement, mais tranquillement, dans de pareilles conditions d'insalubre laideur et de plati- tude vénéneuse? L'homme jeune, le ménage qui a sa fortune à faire ou son pain à gagner sur la vie de tous les jours, peut à la rigueur admettre cette hy- giène absurde, s'y faire, la supporter, au prix de quoi ennui méchant, toutefois, de quelles sensations

I

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perverses, de quelles envies de briser à jamais ce cadre noir et d'en sortir pour quelles fuites ! Et combien de lamentables culpabilités de quelque ordre que ce soit pourraient s'expliquer, sinon s'excuser, par ces motifs tortueux, inavoués, in- soupçonnés, de milieux analogues ou pareils?

La rue des Dames, aux Batignolles, peut servir de type à ces mornes enfilades de bâtisses à suer les revenus... et la santé des braves bourgeois qu'engouffre et pressure l'immense spéculation mo- derne sur les immeubles. Relativement passante et très commerçante à proportion, elle présente assez de vie normale et de mouvement nécessaire pour ne pas entrer logiquement dans la catégorie de ce que l'on a appelé des coins d'idylle parisienne. Du reste, le quartier lui-même des Batignolles ne prête pas le moins du monde à ces galantes ou sinistres suggestions, tout entier bâti qu'il est pour la loca- tion en masse, sans presque de jardins, ni de murs surmontés de branches, ni de ces terrains à gazon, théâtres de bien des scènes qui ne sont pas toujours poUssonnes : l'aspect général y est mesquinement bourgeois, cossu pauvrement, rangé, chiche, mais propre autant que possible en dépit des ruisseaux ta- ris, des bouches d'égoûts insuffisamment étroites, et des bornes-fontaines ridiculement rares. Les maga- sins, sinonbeaux, du moins assez bien fournis et point trop mal décorés à l'étalage, nouveautés, merceries,

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boucheries quasi-coquettes et charcuteries essayant de rire un brin, foisonnent dans la rue des Dames. Des bureaux de tabac, quelques libraires et plu- sieurs cafés très anciens mêlent leur superflu bien modeste au confortable qui fait la gloire des ména- gères et la sécurité bourgeoise des habitants de cette étroite, humide, interminable artère principale des Batignolles proprement dites. De nombreuses crémeries à l'usage des employés pauvres et des ouvriers célibataires du quartier, complètent cette physionomie qu'on voudrait croire provinciale, n'é- taient telle lacune dans la bonhomie, tel manque de naïveté forte, telle négligence, telle brutalité, telle ignorance bien faubourienne, comme une en- seigne prise à un roman qui fut à la mode, comme l'affichage d'une ordure de plume ou de crayon dont Paris seul encore no rougit point, comme ce je ne sais quoi de trivial et de provisoire qui gâte à Paris et dans ses environs immédiats toute installation de modeste importance.

Au coin de la rue des Dames et d'une des rues qui aboutissent sur le boulevard des Batignolles se trouve une assez grande épicerie. Le magasin s'ouvre à l'angle même de la maison dont l'entrée pour les locataires donne sur la rue transversale. Les boise- ries extérieures sont peintes en jaune foncé rehaussé de filets bruns; le mot «denrées» en gros carac- tères noirs surmonte la partie du magasin située

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sur la rue des Dames, les syllabes « colo » conti- nuent cette enseigne au-dessus de la porte vitrée d'entre les deux rues, et la désinence «niales» l'a- chève dans la rue transversale. La raison sociale «Eugène Gosteaux, Leclercq successeur», s'étalait il y a un peu plus de deux ans en deux lignes de lettres rouges imitant l'écriture anglaise sur les battants vitrés de la porte d'entrée du magasin. Le nom « Leclercq » était répété, seul cette fois, sur la dalle de marbre blanc et bleu du seuil étroit qui s'allonge entre deux hauts vitrages grillés à hauteur d'homme. Un paillasson précède immédia- tement la porte dont le battant resté libre s'ouvre en dedans. Le magasin est bas de plafond. Son plancher reste poussiéreux bien que balayé plu- sieurs fois par jour et arrosé tous les matins abon- damment, mais il vient tant de monde et la rue est si sale !

A l'époque dont il s'agit, deux garçons revêtus de la longue blouse grise de l'emploi, faisaient le ser- vice sous la direction très active du patron et de la patronne. Ceux-ci, de bien braves gens quelcon- ques, tout à leur magasin qu'ils tenaient d'un oncle au mari, mort sans enfants, il y avait une vingtaine d'années, étaient originaires de Saint-Denis, leurs ascendants avaient vécu de père en fils du même commerce d'épiceries, exercé en tout petit. C'étaient donc des Parisiens de race et d'habitudes, qui ne

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sortaient jamais, la femme et la fille, que pour aller à une messe basse le Dimanche, le ménage qu'aux jours de réjouissance nationale ou de telles grandes fêtes parisiennes comme l'Assomption et Noël, pour voir les illuminations ou les baraques du boulevard, ou faire hors des fortifications, jusqu'aux premières maisons de Glichy et de Saint-Ouen, un tour dans ce qu'on appelle la campagne chez les petites gens de Paris. Le Spectacle, si cher à tout ce qui provient de la grande ville ou qui vit d'elle, leur était pour ainsi dire inconnu, ainsi qu'il arrrive d'ailleurs très souvent aux boutiquiers besoigneux ou simplement sérieux, comme on dit dans ce monde-là. Mais ils devaient à leur origine parisienne comme à l'obsti- nation de leur vie dans ce pourtour de la capitale, de partager avec leurs concitoyens le préjugé, presque la vénération du Théâtre, de ses choses et de ses hommes. Ils recevaient le Petit Journal et en collectionnaient les feuilletons qu'ils prêtaient à des voisins et qui ne rentraient pas toujours aussi exactement qu'il eût fallu pour bien faire. L'épargne la plus stricte sans trop d'exagération toutefois présidait à leurs dépenses de ménage. Une nourri- ture très simple, bœuf et légumes de la saison, peu de mouton, du veau rarement et presque jamais de charcuterie, le tout arrosé de vin au litre, égayé de dessert et de café tous les dimanches sans faute et parfois un jour de la semaine, selon le caprice du

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père, un peu despote,-^ leur bilan était très simple, comme vous voyez, et peu de nature à nuire en quoi que ce fût à la mise de côté comme au sûr place- ment des bénéfices réalisés chaque année, de trois mille cinq cents à quatre mille francs en bonnes espèces sonnantes et qui ne devaient rien à per- sonne.

M. Leclercq pouvait avoir dans les quarante-cinq et sa femme dans les quarante ans; leur fille Louise en avait vingt-deux. Elle tenait surtout de sa mère au physique, beaucoup de fraîcheur sans grande beauté : un nez un peu long, bien modelé, avec une tendance à paraître pointu, de fort beaux yeux bleus et des cheveux châtain-foncé à reflets blonds for- maient un ensemble assez agréable que complé- taient un front bas et large d'une belle ligne bien précise, et des tempes le sang jeune épanouis- sait des veines pâles en deux fleurs d'un violet rose si délicat que l'on eût cru parfois pouvoir s'attendre à voir couler la vie par les pores exquis de cette peau littéralement diaphane. La taille moyenne en- core frêle, elle marchait non sans grâce, gesticulait peu mais cependant en vraie parisienne de Paris; de longues mains blanches aux doigts des mieux faits, des pieds presque mignons ajoutaient à la distinction naturelle de cette fille charmante en somme. La simplicité vraie, absolue, qui est très souvent le partage heureux, l'élégance et l'honneur

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de ces classes inférieures du commerce en détail, le parfum de ces âmes humbles, régnait dans toute sa personne, souverainement. Son accent légère- ment précieux et flûte, mais née de parents pari- siens et n'ayant jamais vécu qu'aux Batignolles, com- ment voulez-vous qu'elle ne chantât pas, qu'elle ne traînât pas un tantinet en parlant? son accent prê- tait à sa parole toujours sobre, juste et bienveillante, une musique qui la rendait délicieuse. Ses parents l'avaient beaucoup mieux élevée qu'on n'eût été en droit de l'attendre de gens en apparence si bornés et que leur trafic semblait devoir absorber tout en- tiers. C'est ainsi qu'elle avait été recommandée à la maîtresse de l'externat de la rue Lemercier pour des travaux d'aiguille et des notions de ménage de préférence à toutes les autres matières enseignées. Bien qu'elle eût montré dès son enfance des dis- positions pour le dessin et la musique, ces deux arts d'agrément avaient été rayés de son pro- gramme d'études de par un bon sens dont donne trop peu d'exemples notre petite bourgeoisie pari- sienne d'aujourd'hui, si superficielle en tout autre chose qu'en le travail pour le pain quotidien, elle est admirable, par exemple, de prévoyance, d'économie et d'honnête savoir-faire. Elle avait aussi, sur l'insistance de ces bonnes gens, suivi un an de plus qu'il n'était d'usage dans l'institution Brodeau le précieux catéchisme de persévérÊipce

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de M. l'abbé de Guimard, le second vicaire si mal- heureusement enlevé l'année dernière par les suites d'une bronchite contractée au confessionnal pen- dant l'effroyable hiver de 1879, à l'affection de son vénérable supérieur, de ses dignes confrères et de tous les paroissiens de Sainte-Marie des Batignolles. Par un sentiment exquis des délicatesses d'une âme de jeune fille, par un tact presque instinctif, infini- ment supérieur à leurs habitudes de vie et de rai- sonnement, les Leclercq avaient compris qu'il fal- lait à Louise une atmosphère intellectuelle et mo- rale qui fût autre que la leur, moins épaisse, moins saturée d'odeurs mercantiles. De la boutique pater- nelle elle ne connaissait en quelque sorte que la quintessence, l'expression abstraite seule, la résul- tante intellectuelle, l'esprit, je veux dire la compta- bilité, que ses parents n'eussent pu tenir et dont ils se félicitaient chaque jour de l'avoir chargée en remplacement d'une mercenaire, tant elle s'en ac- quittait avec zèle et vaillance. Une poésie s'en déga- geait pour elle, mêlée aux senteurs prédominantes de l'épicerie , les plus fines ensemble et les plus fortes, les plus intelligentes si l'on peut ainsi parler, cannelles et vinaigres , cires et fruits confits , oranges et citrons, qui lui arrivaient par bouffées vagues, à travers la porte souvent entrebâillée de l'arrière-boutique, elle se tenait la plupart du temps.

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Cette arrière-boutique se composait d'une pièce principale qui servait de chambre à coucher aux époux Leclercq et de salle à manger, et d'un cabinet ne prenant un peu de lumière que par une lucarne percée sur la première pièce. Louise avait son lit dans ce cabinet. Dès le matin la pièce principale perdait l'aspect d'une chambre à coucher, grâce à une alcôve fermée à deux battants par une porte de chêne peinte en blanc, à ferrures d'armoire ancienne. La jeune fille, après avoir fait son lit et celui de ses parents, mettait minutieusement en ordre la pièce ceux-ci avaient passé la nuit. Comme c'était qu'elle restait dans la journée, occupée à sa compta- bilité et aux travaux d'aiguille de la maison, elle avait l'endroit en prédilection, changeait souvent les rideaux de la fenêtre, laquelle donnait sur la rue transversale à la rue des Dames, frottait la haute glace de dessus la cheminée, ainsi que le globe de la pendule et ceux des flambeaux de composition argentée qui se faisaient pendant à droite et à gauche du Léonidas mourant pour Lacédémone, à cheval sur un cadran signe Lepaute à Paris. La table ronde à rallonges qui servait aux repas de famille, recou- verte d'une étoffe rouge et noire, garnissait le milieu de la pièce que meublaient deux fauteuils dans des housses pour les époux Leclercq et six chaises d'acajou à siège de velours épingle violet. Le par- quet, soigneusement ciré et frotté tous les trois jours

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par le plus jeune des garçons de boutique, dispa- raissait presque sous un tapis un peu criard d'étoffe à bon marché, grand luxe de petite bourgeoisie justifié en l'occasion par une cruelle disposition du père Leclercq au froid aux pieds.

Louise ne lisait jamais : le même bon sens dont il a été question plus haut avait détourné ses parents de l'habitude parisienne de laisser traîner livres et journaux sous les yeux des enfants petits ou grands. D'abord, de livres, il n'y en avait pas un seul chez eux en dehors du paroissien romain deMmeLeclercq, du livre de messe de Louise et des quelques ouvrages classiques qui lui avaient servi à l'école ; quand au Petit Journal mentionné tout à l'heure. Monsieur le lisait au soir, après la fermeture du magasin ; Madame se tenait au courant du feuilleton qu'elle coupait aussitôt après lecture faite et serrait dans un placard à linge dont elle seule avait la clef ; le reste du journal, mis à part dans un coin spécial de la boutique, servait à l'empaquetage des menus objets de vente. On avait dès le principe accoutumé « la petite » à ne pas toucher au journal de peur qu'il pût se perdre ou se salir.

L'enfant en grandissant continua de porter le même respect à la chose imprimée, n'en conçut jamais la curiosité, et, n'en ayant pas goûté la dou- ceur, y restait dès lors absolument indifférente.

Les Leclercq profitèrent tout naturellement, mais.

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il faut y insister, avec un tact bien rare dans leur classe, de cette heureuse disposition de leur fille et s'arrangèrent pour qu'il parût aller de soi, pour qu'il lût à la fois entendu et sous-entendu que toute lec- ture oiseuse resterait étrangère à la Ménagère, à la Demoiselle qu'elle était. N'échappaient à cette prohi- bition tacite et tacitement consentie que les seuls fascicules des Annales de la Propagation de la foi, dont Louise était zélatrice. Ce merveilleux recueil, écrit simplement, rondement, par des hommes d'ac- tion dans le plus haut sens du mot, lettrés sans être littérateurs, quelque chose comme les commentaires de César autrement plus militants, inestimable tré- sor historique et géographique, qui formera plus tard le livre certainement le plus important à tous égards de ce siècle, paraissait aux Leclercq, qui eh feuilletaient souvent les livraisons avec le plus naïf et le plus sincère intérêt, tout à fait en rapport avec l'instruction supérieure à la leur de Louise et sou éducation religieuse relativement forte : ces excel- lentes gens, qui participaient largement, on l'a vu et on le verra, aux ignorances de leur caste, à ses pré- jugés de toute catégorie et de toute saison, à ses entêtements dans la palinodie périodique, du moins n'étaient pas devenus irréligieux, au milieu de la dégringolade morale de ces dernières années dans CCS régions peu intellectuelles. Sans jamais avoir pratiqué depuis ses quinze ou seize ans sonnés,

IV 7

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pareil en cette chose à tant d'autres français, le père Leclercq ne s'était pas laissé gagner à la très basse, très crapuleuse, mais d'autant plus formidable corruption actuelle, œuvre réciproque de la presse et des mœurs, logique, dès longtemps prévue, pré- dite et... point assez combattue par qui de droit, et dont le trait dominant est le reniement brutal de Dieu, la mort sans phrase à toute idée spiritualiste. Son esprit droit d'origine, solidement trempé pour la bataille des principes de fond dans un long exer- cice de la probité commerciale la plus scrupuleuse, aiguisé et affiné sur la roue de ce gagne-petit, le commerce en détail, le mettait en garde contre de pareils dangers, môme attaquant de biais, même insinués tortueusement par telle feuille doucereuse. Il approuvait donc ce qu'il appelait « la dévotion » de « ces dames », tout en les plaisantant quelquefois à ce sujet ; mais si peu ! («à la Voltaire », comme il disait, croyant dire « spirituellement », sans quoi eût-il été parfaitement épicier ?) 11 revenait très vite d'ailleurs sur ces échappées de la toute petite incrédulité qui était en lui, et qui ne prenaient aussi bien guère place que les jours « d'extra », après le pousse-café bu, en compagnie de souvenirs de jeu- nesse et de récits gazés, frasques d'adolescent, fre- daines d'avant le mariage (bien peu nombreuses en tout cas, car il s'était marié si tôt ! « trop tôt », ajoutait-il dans ces occasions-là). Mais, en somme,

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et à part ces bêtises d'un esprit droit mais de très court vol, son langage était respectueux de la reli- gion et de la morale, et des plus convenables, des plus plausibles, généralement. Quant à la pratique de la religion, lorsque sa femme lui reprochait d'être inconséquent dans son abstention comparée à ses paroles, « il faut de la religion, même pour les hommes, peut-être même surtout pour eux », il répondait avec une entière bonne foi, terrible et lamentable au fond : Que veux-tu, ma bonne, ce diable de commerce !... Quand je serai retiré, cer- tainement.

Mais M"* Leclercq était la reine des femmes douces ; son portrait sera parfait quand on saura qu'elle joignait à une grande indulgence pour les autres une sagacité sociale des plus remarquables.

Louise avait donc en somme une destinée heu- reuse que beaucoup d'autres plus riches ou d'une naissance plus haute eussent pu envier. Aimée de ses parents, estimée d'eux^ et mise spontanément par eux à la place sinon supérieure, du moins très honorablement spéciale que ses mérites et son acquis lui assignaient à côté d'eux, rien n'eût paru lui manquer, rien à coup sûr ne paraissait à elle- même lui manquer sur cette terre de demi-bonheurs et dans cette peu récréative rue des Dames aux Batignolles.

Cependant à certains jours, quand il pleuvait, par

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exemple, que la fenêtre de la pièce du rez-de-chaus- sée où elle travaillait soit de la plume, soit de l'ai- guille, ruisselait ou dégouttait, ou simplement ne laissait passer qu'un jour sale au lieu du jour jamais bien chaud ni clair mais du moins net et doux des beaux temps, l'ennui la prenait, un ennui vague et dont elle n'eût su constater seulement l'existence, loin de pouvoir le définir. Cette fille occupée à des travaux rationnellement équilibrés l'intelligence et le corps avaient leur juste part, était en outre trop dégagée de toute phrase de roman, de toute conver- sation pointue, de tout entortillage, de toute chinoi- serie de la pensée, pour devoir admettre, fût-ce un instant, fût-ce par surprise, que quelque chose comme un « ennui vague » pût se glisser dans l'ac- tive régularité de sa vie. Elle avait bien eu parfois des chagrins plus ou moins vifs, des contrariétés comme tout le monde est appelé à en subir et dont elle se souvenait très nettement, moralisant en elle-même à leur propos, tirant de ces minimes catastrophes la somme d'expériences qu'elles étaient susceptibles de contenir, exploitant jusqu'au sou- venir du déplaisir souffert, s'en faisant un cuisant prétexte pour éviter, fuir, ou repousser l'occasion même la plus plausible (en dehors d'un devoir à rempUr, bien entendu) de s'y exposer à nouveau ; mais d'ennui, de cette chose molle, pénétrante, inconsistante comme le brouillard, comme un mau-

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vais air, non, elle n'aurait pu parler d'un phénomène analogue par rapport à elle-même, elle aurait au contraire pu sans mentir nier qu'elle en eût jamais eu conscience.

Et pourtant elle s'ennuyait parfois . Surtout ces jours de pluie dont il a été parlé ; vers le soir aussi principalement en été, quand il fait encore assez clair pourtravailleretdéjà suffisamment obscur pour allumer la lampe ou les bougies. L'hiver la nuit tombe sans presque de transition, le feu d'ailleurs vit à côté de vous, lumineux et bruyant, cause avec vous, voudrait-on croire, vous envoie sa chaude haleine, vous regarde de ses mille yeux familiers ; mais V entre-chien-et-loup des fins d'après-midi de la belle saison est vraiment redoutable aux organi- sations tant soit peu délicates : tout s'efface, s'es- tompe, semble se désoler, vous laisser seul entre quatre murs d'ombre à tout instant épaissie. C'est alors qu'à l'insu de sa fierté de fourmi qui eût bien envoyé chanter et danser toute idée de vapeurs, de langueur, et autre forme plus ou moins actuelle de l'immortel Ennui, tombait sur elle, lui pesait sur les tempes, s'appuyait à ses épaules cet on ne sait quoi qui trouble le dessein, émousse la volonté du jour et de l'heure, rend le cœur vague, la tête vide, la chair et le sang et les nerfs prépondérants sur l'es- prit, et le temps si long, si lourd, si sottement insup- portable I

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Cela durait peu, quelquefois une minute ou deux, rarement quatre ou cinq ; bien vite les yeux errants, vacants, revenaient sur le surget commencé, sur le total à reporter, la main pendante ou qui cares- sait le front du bout d'un doigt sans but, prenait à nouveau la plume ou l'aiguille, la sage Louise, pratique, sérieuse, pareille à elle-même, descendait de l'hippogriffe, fermait le château en Espagne, se retrouvait aux Batignolles, rue des Dames, dans l'arrière-boutique de son père, M. Leclercq, mar- chand épicier, successeur de Gosteaux, et comme elle s'y plaisait, toute rassurée, toute chez elle !

Sa mère avait surpris cette presque imperceptible assomption sur la Chimère d'une pensée rendue un instant incapable de lest. Du reste elle n'en parlait pas à Louise, thésaurisant ses observations pour les dépenser au besoin en utiles conseils, en reproches modérés : mais cette rigueur se trouverait-elle jamais nécessaire vis-à-vis d'une enfant aussi sen- sée, aussi bonne ? On ne savait, pensait M""' Le- clercq, qui pouvait répondre ? Et sans s'alarmer elle s'inquiétait un peu.

Louise, on le sait, était entrée dans sa vingt-troi- sième année. Sans précisément s'occuper d'un éta- blissement pour elle, ses parents ne pouvaient s'empêcher d'y penser quelquefois. A deux ou trois reprises même, à des mois d'intervalle, ils s'en étaient parlé en cette année 188... Dame, ils n'étaient plus

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tout à fait jeunes, bien qu'encore dans l'âge du com- merce actif. Avec l'extrême intelligence de Louise, ses qualités solides, et son bon caractère, il serait évidemment avantageux de lui faire épouser un garçon sérieux, de quelque dot bien entendu, con- naissant la partie, dans les vingt-cinq vingt-six ans, fils de commerçants retirés après cession de leur établissement à des tiers, qui reprendrait le magasin avec Louise comme comptable ; celle-ci pourrait aider un peu son mari dans la vente, à l'exemple de M™* Leclercq, à condition toutefois que cela plût à la chère enfant et ne la dérangeât pas trop des soins du ménage. Eux autres ils se retireraient à Saint-Denis, chez un jardinier de leurs parents qui 1 3ur louerait le rez-de-chaussée de sa maison avec un bon coin de son potager qu'ils pourraient culti- ver à leur gré ou transformer en pur jardin de fleurs : ils viendraient voir les enfants de temps en temps, les enfants aux grands jours les visiteraient, et tous les et cœtera de cet ordre d'idées.

Mais, mais,... c'était plutôt madame que monsieur qui disait ces mais-là ou les accueillait le plus atten- tivement quand ils se produisaient dans la conver- sation. — Et le plus important de ces mais pouvait se développer en ceci : Louise aimerait-elle à se marier?

M"*' Leclercq répondait que non, le craignant, car elle eût bien voulu, elle, d'un mariage au plus

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tôt. « Pourquoi donc? Une idée comme çà ! Que le diable soit des femmes avec leurs idées qu'elles ne veulent pas dire ! »

En vérité, sans rien redouter de positif, M™° Le- clercq pressentait un malheur.

II

D'abord Louise s'ennuyait parfois (ceci, comme il a été dit, M"^ Leclercq le gardait pour elle).

Ensuite il y avait un jeune homme.

Le premier jeune homme venu, joli garçon, tout jeune, employé de commerce, suffisamment éduqué dans le chic et dans le toc, qui s'appelait Léon Doucet, et mangeait régulièrement dans la crémerie contiguë à la boutique des époux Leclercq.

Il venait souvent chez ceux-ci acheter des allu- mettes et une bougie, s'attardant quelquefois à cau- ser, accoudé au comptoir, politique ou « affaires » avec le père, intérieur et popote avec la mère, et chiffons avec la fdle, quand celle-ci devait, le soir, à l'heure du dîner, suppléer pour quelques instants ses parents occupés à la table et à la cave, car il était dans les Docks du Blanc, les grands magasins d'en face, l'un des préposés aux articles pour dames et pouvait causer des mille riens de la lingerie fémi- nine en toute connaissance de cause.

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M™' Leclercq, avec son œil de mère, de femme, et de négociant parisien (au fond c'était elle, comme tant de femmes françaises, qui avait l'initia- tive dans les affaires de la maison) M""^ Leclercci avait pénétré au fond du creux de ce garçon. Elle avait comparé ce vide avec le vide actuel de cœur, de tête, et de sens de Louise. La beauté réelle, substantielle, du commis des Docka du Blanc l'ef- frayait, mère, l'indignait, femme, et commerçant, la dégoûtait.

Un beau jour elle découvrit un immense amour de sa fille pour cette poupée imberbe, et ce qu'elle pleura ! Sa tête s'y serait perdue sans l'affection maternelle. Son mari, lui, naturellement, ne vit, n'entrevit rien de rien. Les hommes, les pères dans ces questions !

Et M""* Leclercq avait raison... L'amour a souvent été comparé à un aigle. A tort. Parbleu, de l'aigU^ il a la rapidité, mais c'est tout. Il n'aime pas le grand jour, d'abord. Ceci dans tous les cas. Puis il ne tue que les faibles, et s'il s'attaque à d'autres par mégarde, ce qui lui arrive souvent, il a lieu de s'en repentir presque toujours. Non, c'est le hibou qu'il rappelle plutôt. Il a l'obliquité, le plumage élas- tique du hibou ; et ses serres ! Il a les grands beaux yeux fixes, les belles ailes emphatiques el muettes du hibou, son doux cri sinistre, son élan d'ouate sur la proie jamais manquée, puis, la proie

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dévorée, le renvoi sourd devers la tour ou le chaume noirs dans la nuit charmante. Mais quelles serres et quel bec ils ont donc, l'amour et le hibou?

La pauvre Louise, victime dévouée, l'éprouvait, cette fatalité, et devait l'éprouver en tous sens, contre elle, pour elle, par elle !

Doucet ne s'aperçut tout d'abord pas de l'amour insensé de Louise pour lui. Habitué qu'il était aux seules anecdotes de bal public ou de canotage, l'idée ne lui serait jamais venue, il faut lui rendre cette justice, qu'une jeune fille de bonne famille et d'éducation sévère dût jamais prendre garde à sa « pomme » toute destinée rien qu'aux beautés faciles de la brasserie et de l'atelier. Il ne se serait par conséquent jamais mis dans sa petite tête pas méchante au fond, de faire une cour pour le mauvais motif (il se croyait trop jeune et se sentait trop pau- vre pour même rêver à du sérieux dans cet ordre d'idées) chez des gens calés comme les Leclercq. D'ailleurs le genre de charme de Louise n'était pas pour l'attirer. La jeunesse moins piquante que déli- cate de M"® Leclercq, sa modestie un peu hautaine et l'habitude chaste de toute sa démarche ne di- saient rien aux sens naïfs de cet adolescent trivial.

A la fin pourtant, à force d'avoir ses regards croisés par ceux de Louise aussitôt éteints sous des palpitements de cils, et de remarquer sur son visage ce va-et-vient des couleurs qui décèle encore plus

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la passion que la pudeur, il lui fallait bien se rendre à l'évidence et reconnaître ce qui l'effraya tout d'abord. Mais de ces frayeurs-là, on s'en remet vite à vingt ans, et dès qu'il se vit aimé, sans aimer il désira, et dès lors sans plus y réfléchir, il ma- nœuvra au-devant de la marche en avant de Louise,

La pauvre fille fut vite « perdue ».

Gomment arriva la catastrophe, c'est ce qu'il est inutile de préciser : la vie parisienne de ces régions a tant de coins et de recoins, d'allées et de venues, de carrés d'ombre et d'occasions pour quelqu'un de très pur ou de très brutal, qu'on serait surpris de compter tous les malheurs dans ce genre qui s'y préparent et s'y installent. Louise tomba victime de cette malice des choses autant que de leur ennui intrinsèque, cet ennui qui la déprimait depuis son enfance, à son insu, malgré son héroïsme incon- scient et la simplicité presque virile de ses vertus.

Pendant quelques jours ce fut pour la chère enfant un délice énorme, un vertige de joie. Son innocence gardée en dépit de la faute, ou plutôt l'ignorance de son innocence envolée (où ? qu'en savait-elle ?) la faisait à son tour désirer et se com- plaire à l'assouvissement du désir... Hélas ! le sang et les nerfs l'emportaient sur les pauvres principes, sur l'âme vaillante mais faible, sur la raison, sur l'amour filial, sur le juste orgueil, sur tout ! Et que celle qui fut sans faiblesse lui jette la première pierre !

108 LOUISi; LECLERCQ

Puis l'effroi vint avec l'excès. Car ils avaient mille ruses pour se voir trop longtemps, et Louise n'était pas "la plus malhabile ni la moins ardente à trouver de ces rendez-vous instantanés, en quelque sorte sous l'œil et loin des regards de ses parents.

Maintenant que faire ? Elle ne pouvait plus rester. Sa franchise répugnait à ces cachotteries d'ailleurs si graves, puis disons tout, d'ailleurs ici la vérité s'impose cruellement quoique nous en ayons, il fallait plus de champ à sa passion qu'elle avait besoin de place et d'espace pour satisfaire bien, pour assouvir comme il fallait, car la flamme du sang grandissait avec les jours écoulés et c'était toute la luxure, pour parler franc, qui possédait l'innocente, nous maintenons le mot la luxure bestiale, l'immortelle démangeaison, le besoin im- périeux du mâle, non pas l'hystérie, saine et robuste qu'elle était, vierge forte qu'elle sortait d'être, femme qu'elle se sentait depuis quinze jours, lemmc normale, bon instrument bien manié ; car de son côté Doucet était bâti pour l'amour physique, ar- dent et caresseur et rieur, souple, d'attaque et de riposte, gai dans l'expansion, allègre après et per- sévérant sans plus d'effort que cela. Chose natu- relle ! lui aussi avait subi une transformation. Et de même que le corps chez Louise s'était magnifié, que sa taille, sa poitrine, ses membres, prenaient de jour en jour plus d'autorité en quelque sorte et de

LOUISE LECLERCQ 109

beauté définitive, que ses yeux hardis plus grand ouverts sur les choses brillaient de la lumière nette qui sied à la compagne heureuse d'un homme heu- reux et jeune et vigoureux, que sa voix avait des notes décidées, graves presque, et doucement, mais pas trop, impératives, de même ce beau garçon, sans se féminiser au contraire, avait au contact d'une nature distinguée, infiniment supé- rieure à la sienne (artificiel produit du gamin gentil de Paris un peu formé par la pratique de clientes bien élevées et l'élégance relativement moins calicotière de son genre d'emploi), contracté quelque chose de simple, de bien, dans ses allures. Ses sens glorifiés dans cet amour qui l'élevait, don- naient à sa tenue générale et aux détails de sa beauté un tour plus sympathique vraiment. Son regard brun s'approfondissait en restant vif et tou- jours un peu luron, le geste devenait sobre et juste, le teint assez haut se nuançait mieux et sa bouche rouge et forte prenait un pli tout à fait viril en même temps que plus avenant, l'esprit aussi se dégourdissait. Plus de niaiseries rapportées du rayon, plus de jeux aisés ou non de mots. Conve- nance, discrétion, égalité de manières et ensomme de l'amabilité sincère. C'est que l'amour l'avait in- vesti à la longue- Une immense reconnaissance, la satisfaction, le bonheur complet, fierté d'avoir une telle maîtresse, fierté plausible qui était encore

110 LOUISE LECLERCQ

de l'hommage, et toute bonne volonté devers Louise complétaient la dangereuse métamorphose de Dou- cet. Est-il besoin de dire que des deux amants c'était Louise qui dominait, et son sérieux quand ils étaient bien entendu, de sang rassis, sa parole calme mais définitivement formulée faisait plier Doucet comme un roseau. Il tremblait de la contrarier, et par suite, de la perdre, et puis ce lui était délicieux de lui obéir !

Non. Pour toutes les raisons possibles elle ne pouvait, elle ne voulait rester. Elle partirait avec Doucet pour toujours et voici ce qu'elle lui proposa autant dire lui ordonna dans la troisième semaine de leur liaison :

Faire une bourse. Il gagnait deux mille francs et avait une somme de deux cents francs de côté. Elle avait plus encore d'étrennes du dernier jour de l'an et de ses espèces d'appointements comme comp- table. Il possédait une chaîne et une montre d'or, elle aussi, plus quelques bijoux, qu'ils pourraient vendre ou engager. Il avait un parent à Bruxelles. Us iraient là. Elle se placerait comme comptable ou quelque chose d'approchant, lui dans un grand ma- gasin de blanc. On aimait les Français et surtout les Parisiens là-bas. C'était entendu?

Oui, et la bourse fut faite en huit jours. Le lende- main ils se réunissaient à une heure convenue de l'après-midi à la gare du Nord.

LOUISE LECLERCQ 111

Elle avait quitté ses parents sans un mot d'adieu, rien, rien et rien ! Ce n'était ni une fuite ni un départ. C'était une destinée qui allait elle devait aller. Tout sentiment autre que l'amour était aboli pour elle. Son action n'était pas de la révolte même ins- tinctive, mais bel et bien la vie qui passait, la tirant à sa suite. Avec cela le plus grand sang-froid. Valise pleine d'objets utiles adroitement expédiée en secret à la consigne sous un faux nom vraisemblable, sa comptabilité en ordre jusqu'au dernier guillemet et durant toute cette période de préparatifs, comme du reste depuis le jour de sa chute, la même fille docile, soumise, travailleuse et doucement gaie absolument qu'auparavant. M""® Leclercq n'y vit que du feu cette fois.

Il était deux heures de l'après-midi. Le train ne partait qu'à six. Ils allèrent dans un hôtel voisin ils mangèrent, après quoi Louise demanda une chambre pour la nuit. Ils signèrent M. et M™® Doucet sur le livre de police. Louise avait écrit la première Doucet était un peu surpris de cette remise du voyage au lendemain, mais il eut tôt compris et certes il ne songeait pas à se plaindre. Le soir Dou- cet sur son désir la mena dans un café-concert il était sûr de ne pas rencontrer de camarades. Ce spectacle lui plut beaucoup comme il doit plaire, en dépit des sots, à tout spectateur neuf, par sa fran- chise et sa variété, do même qu'il plaît aux dégoûtés

112 LOUISE LECLERCQ

(le la musique et de la littérature courantes par son outrance.

Rentrés à l'hôtel et couchés, comme Louise avait joui de toute cette intimité du linge dernier, du lit h deux, de l'entrée à corps perdu dans les bras, sur le sein, dans tout l'être l'un de l'autre ! Doucet bien qu'assez habitué à des fêtes analogues mais qu'in- comparables ! n'en revenait franchement pas de ce qu'il aurait pu appeler sa gloire. Par moments il se pressait le front dans une main et accoudé sur les oreillers, regardait un gros moment Louise, puis le plongeait sous l'épaule d'elle, aux longs cheveux (l'ombre d'or. La bougie s'éteignit. Ils s'en passèrent et le petit jour les retrouva joyeux et plus réveillés que lui.

Deux heures après, tout en s'habillant sous mille baisers et caresses partout, au cou, sur le dos, au long des reins et des jambes, sur les pieds et au bout de chaque doigt, de l'endiablé Doucet, Louise écrivit au crayon, vite et mal, comme pour se débar- rasser d'une corvée, le mot suivant à ses parents :

Je pars. Rassurez-V)Ous. Je suis et serai heureuse. Prenez pour les écritures 3/"^ Moreau. Cest une bonne femme qui me remplacera avantageuse- ment.

Votre fille qui vous embrasse.

Louise.

LOUISE LECLERCQ 11!

D'autre part Doucet avait assuré ses derrières et sur l'avis de Louise, pour le cas ils échoueraient à Bruxelles, s'était ménagé une rentrée aux Docks. Un ou deux confortables mensonges réglaient au mieux ses affaires partout jusque chez sa mère, in- firme et gâteau qui même lui avait donné deux billets de 50 francs en lui recommandant l'économie. De la sorte ils se voyaient quelque pain sur la plan- che et un bon mois libre à partir de ce jour.

A Bruxelles tout leur réussit. Le cousin de Doucet fut charmant, comprit à demi-mot la situation des jeunes gens, apprécia tout ce qu'il y avait de sûr et de solide dans Louise, alla jusqu'à la trouver un trésor pour le « petit » comme il disait en parlant de Doucet qui au bout de deux jours fut placé aussi avantageusement qu'à Paris et avec plus de chances d'avenir. Louise trouva aussi quelque chose, mi- éducation, mi-tenue de livres, de très sortable.

Ils louèrent une belle chambre garnie ils furent heureux sans nuage. Louise était d'une résolution mais d'une grâce parfaites ; attirante, séduisante, épouse et maîtresse au point que jamais la moindre idée d'une autre femme ne se dressa durant ce temps paradisiaque dans les sens ni même dans l'idée de son amant, que, jamais lui, habitué aux longues soirées de bals ou de cafés et aux « ren- tragcs » tard, ne sortit qu'avec elle au bras, ne fai- sant pas de camarades tout en se maintenant cordial IV ' 8

414 LUUISE L£CLëUCQ

avec ses entours. Louise s'enfonçait de plus en plus dans son bonheur. Elle aimait son beau Léon tant et tant ! Sa tendresse, sa bonne humeur, ses petits soins et son obéissance l'enveloppaient, comme son amour toujours en éveil d'ardent gamin promu tendre amoureux la pénétrait. Elle ne pouvait se lasser de le contempler, d'entendre sa voix forte et douce qui ne proférait plus maintenant de vulgari- tés. Elle se pâmait à ces yeux plutôt petits mais si vifs et voluptueusement fendus que voilait d'une légère humidité le frisson des minutes adorables, à ce nez fm un peu relevé de l'extrême bout, juste assez long, aux ailes vivantes, à cette bouche forte dont la lèvre supérieure un peu surplombante s'om- brait d'une petite ligne de soie noire qui était une moustache, cette bouche à tant de sourires, à tant de baisers savants, ingénus, fous ! Des cheveux courts avec une petite disposition à friser folâtraient en mèches noires sur un beau front blanc moyen, et le menton et la joue et le cou d'une belle carnation un peu vive et de magnifiques dents contribuaient à l'aspect sensuel et irrésistiblement gentil de cette tête tant baisée, caressée à deux mains, bercée sur l'épaule et dans les bras et sur les seins et dans les seins ! dans tous les sens.

Un matin, elle lui dit : je suis enceinte.

Ce fut une joie!

Doucet voyait son couronnement dans ce fait.

LOUISE LECLtRCQ H 5

l'apogée et le définitif de sa jeunesse qui lui sem- blait être et qui était en fait la plus heureuse qu'on pût rêver.

Louise plus profonde, d'une imagination moins fleurie, sentait une consommation, une consé- cration, et son bonheur n'en existait que davantage.

Huit ou dix jours passèrent d'enfantillages déli- cieux. Serait-ce une fille ou un garçon ? Et tous les projets bêtas mais si gentils d'usage. Et un redou- blement d'amour et d'amours !

Un matin la pensée de ses parents frappa Louise, tout d'abord à l'endroit sensible...

Les pauvres gens, eux aussi, avaient goûté ce délice quand elle fut conçue, et maintenant !

Et les visions du cœur ! Leur désespoir, peut-être quelque malheur cérébral ou encore pire. Et les réflexions d'après. Ils avaient été si bons pour elle, elle enfant unique, leur joie ! Les avoir quittés si sèchement ! Sans doute, certes, elle referait ce qu'elle avait fait, avouaient ses manières de remords : Léon avant tout, et Léon le verrait ! Mais mainte- nant, — ici la chrétienne reparaissait, le devoir aussi, un devoir doux, revoir ces gens qu'elle avait désolés et qu'elle consolerait, ne sacrifier qu'elle- même, faire une part magnifique à Léon et plaire à Dieu.

Comme Léon, selon son habitude après leur lever, se tenait à genoux les deux coudes sur les genoux

LOUISE LECLERCQ

d'elle éprise, leurs yeux perdus dans leurs visages, elle lui dit lui passant la main sur les cheveux len- tement, s'arrêtant quelquefois :

Mon Léon, tu sais que je t'aime plus que moi- même et que tout au monde. Je suis toute à toi, donnée et prise. Tu m'as conquise absolument. Ton sang coule dans mes veines et ta chair respire dans mon sein. Mais, homme chéri, il faut penser à toi. Je ne puis plus faire ton bonheur que loin de toi désormais. Loin de toi par l'espace, car je serai tou- jours là par le désir et par toutes mes actions et par toutes mes pensées, qui ne seront que pour toi. J'ai des parents que j'ai laissés, il faut que j'aille les retrouver et consoler les derniers jours que je leur aurai tant avancés. Tu resteras ici tu seras mieux qu'à Paris. Je t'écrirai tous les jours. Et puis je le veux, tout ton bonheur est dans ma volonté accomplie. Tu verras qu'il y a autant de plaisir dans la privation comme ça que dans la satisfac- tion...

Tout cela moins bien dit, plus délayé, plus à la portée du pauvre garçon ébahi mais que, par degrés, cette parole accoutumée ramena au calme et qui finit par dire oui, oui, et par s'en aller à son magasin tout en pleurant après avoir promis d'être sage.

D'ailleurs, dit-elle, je ne pars pas encore. A ce soir, cinq heures.

Elle lui donna une nuit qui les mena, ravis, exta-

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siés, exténués, jusqu'à midi. A deux heures elle prenait le train de Paris, le laissant triste à mourir, mais calme et comme vaguement espérant.

III

Il y a, dans l'église dartreuse de Sainte-Marie des Batignolles, à droite en entrant par le bas côté, un Christ en croix, grandeur naturelle, effroyable et merveilleux, quelque débris d'un couvent espagnol pillé sous le premier Empire, retrouvé chez un mar- chand de bric-à-brac, respectueusement restauré, repeint et réédifié contre un mur chargé d'ex-voto tout flamboyant, dans l'éclat d'innombrables petits cierges votifs, d'un large ruban d'or formant gloire, qui serpente autour de l'image sainte. Cette statue est de bois, d'une belle anatomie. La tête très gi'ossc en raison évidemment de l'élévation énorme ce crucifix devait se trouver dans la chapelle conven- tuelle (espagnole, ne pas l'oublier) crie penchée, et sa convulsion épouvante dès d'abord, puis touche infiniment, tant il y a de douceur restée, d'esprit de miséricorde et de pensée vraiment catholique dans ce visage en avant qui se meurt et qui meurt pour tous. En bas, au-dessus d'un tronc, ces mots : cinq pater et cinq ave. J'aime pour ma part cet appel à la munificence des fidèles pour l'entretien glorieux

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du Simulacre et ce rappel aux prières efficaces de surérogation.

A six heures juste, comme on ouvrait l'église, Louise qui avait couché à l'hôtel entrait se pros- terner aux pieds du douloureux Symbole. Elle y resta longtemps ; son industrie catholique lui sug- gérait de n'aller pas plus haut d'abord et de déposer, en ce lieu humble et par devant la seule représen- tation sensible des saints mystères de l'autel, le fardeau de ses péchés si griefs pour ensuite, humi- liée et toute encore, par le péché mortel non remis, dans la main de son Sauveur et de son Juge, mais assouplie, la langue purifiée par la prière vocale, elle avait récité plusieurs chapelets de pure suppli- cation et non les cinq pater et cinq ave prescrits en vue d'indulgences qui ne peuvent s'obtenir qu'en état de grâce, pour le porter ensuite au confes- sionnal. Ses aveux furent courts. L'absolution obtenue, elle assista à l'une des messes célébrées à l'autel de la Sainte Vierge, au bout de ce même bas côté, puis communia.

Rentrée rue des Dames, elle trouva au comptoir le plus âgé des garçons qui lui apprit que son père était mort il y avait six semaines d'une attaque d'apoplexie foudroyante en sortant de déjeuner, et que sa mère ne valait pas beaucoup mieux, ayant été prise ce même jour d'un tremblement par tout son corps. Depuis ce temps elle n'avait pas quitté

LOUISE LECLERCQ 119

le lit. Le médecin ne lui donnait pas un an à vivre. La tête y était pourtant encore et dès le commen- cement M"" Leclercq avait fait venir M"^ Moreau qui tenait les comptes et servait les clients alternative- ment avec lui, Ernest. Tout ceci raconté d'une voix tremblée par le jeune homme en longue toile grise. Louise, immobile dans sa toilette sombre, accueillit d'un lent soupir ces nouvelles dont elle se doutait puis alla voir sa mère. Elle la trouva yeux grands ouverts qui se laissa baiser sur les joues et ne lui dit que ces deux mots : ô Louise ! A quoi celle-ci répondit : maman, je suis rentrée pour toujours, ne vous inquiétez de rien. Tout ira pour le mieux. Prions pour mon père et pour votre santé. Dieu sera bon.

Elle parlait d'autorité. Rien d'inutile dans son dis- cours ni dans son verbe. Une décision absolue la dirigeait, une conviction inébranlable, la certitude môme. Sa mère subit tout de suite cette volonté raisonnable, froide, douce et qu'elle sentait répara- trice. Elle ne revint jamais sur le passé. M"® Moreau et Louise gouvernaient la maison. La première arri- vait à huit heures, prenait ses repas chez M"^ Le- clercq et ne repartait que quand on fermait. Les garçons couchaient dans une mansarde de la maison. Ces jeunes gens étaient bien convenables, comme (lisait le pauvre M. Leclercq. Quoique âgés de dix- huit et seize ans, les deux frères se montraient

120 LOUISE LECLEKCQ

dévoués, actifs, probes et comme des enfants de la maison. S'ils avaient quelque amourette là-haut, logeaient les bonnes, il n'y paraissait ni à leur exactitude ni à leurs dépenses ni à leur langage, qui était toujours des plus respectueux,

Louise tint parole à Léon et lui écrivait tous les jours. Ses lettres plus maternelles encore que con- jugales faisaient le meilleur effet sur le bon garçon. Elle le mit au courant de la situation, lui pro- mettant, et Léon savait bien que promettre pour Louise c'était tenir, de se marier avec lui aus- sitôt que serait morte sa mère malheureusement condamnée par les médecins. Ils vivraient à Bruxelles de sa place à lui et de la petite fortune qu'elle réali- serait par la vente du fonds d'épicerie en outre des économies du ménage Leclercq.

Léon se résignait,se tenait sage, sourd aux grosses tentations belges, tout à Louise et à l'avenir en elle.

Ce fut patiemment donc en somme qu'il attendit. Il avait fait part de son changement à sa mère avec laquelle il garda de bons rapports et dont il pouvait attendre quelques mille francs. La mort de M'^'Le- clcrq prit place deux mois après le retour de sa fille qui l'avait soignée divinement. La vente du magasin s'opéra dans les meilleures conditions et le mariage put avoir lieu avant la naissance de Léonic Doucct, que celle d'un Louis suivit à un intervalle dun an.

LOUISE LECLERCQ

121

Le ménage est heureux. Léon est devenu un homme intelligent. Il reste enjoué, de bonne com- position et pour toujours reconnaissant à sa femme. Elle, c'est la bonne chrétienne, la mère par excel- lence, l'épouse aimante et la femme forte, en un mot lunième sur mille.

PIERRE DUCHATELET

PIERRE DUCHATELET

C'était dans l'un des derniers mois du siège, au bastion Tant.

Il avait neigé la veille et gelé pendant la nuit. Il pouvait ôtre huit heures du matin. Le ciel était rouge sur les villages et les forts de l'extrême horizon, et trouble sur la ville.

De temps en temps le canon des forts floconnait au lointain, une courte détonation s'ensuivait. On disait sceptiquement :

Encore un que les Prussiens n'auront pas !

Car on commençait à désespérer du salut final et la colère montait à bien des têtes.

Le bataillon de garde attendait que les camarades vinssent le relever. La nuit blanche passée dans les casemates avait défait toutes les mines, fripé toutes les frusques. Ce n'étaient que faces jaunes ou vio- lettes à cheveux et barbes emmêlés, que vareuses chiffonnées indiciblement, que capotes souillées aux coudes, aux épaules et partout. L'ennui d'une be- sogne inutile et presque ridicule somnolait dans ces yeux battus, rougis, caves, cernés, miteux; l'in-

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quiétude du pain quotidien suffisant et dignement gagné pour la femme et les enfants, celle du feu, celle du loyer, assombrissaient ces fronts, les plis- saient, fronçant et confondant les sourcils furieux sous un poids plus lourd que les képis avachis, encore détrempés par la neige d'hier, enfoncés rageusement à deux mains contre les farces de cet hiver comme on en avait peu vu.

Des groupes stationnaient ou circulaient le long du chemin de ronde, auprès des casernes d'octroi, à l'entrée des premières rues du faubourg. D'aucuns battaient la semelle, d'autres lisaient à haute voix r Avant-Garde, que venaient de crier de petits mar- chands :

Achetez Frédérick-Charles prisonnier !

Voyez l'armée de la délivrance ! Nouvelles vic- toires sur la Loire !

La vraie chanson de Charles Bourbaki !

La jonction avec Chanzy !

Marche de Garibaldi sur Paris ! La grande déroute des Allemands !

Le dernier discours de Léon Gambetta !

Réponse du gouvernement de la Défense Nationale aux délégués du dix-huitième arrondis- sement !

Dix centimes, deux sous !

D'autres, enfin, mains dans les poches, à trois ou quatre sur un rang, marchaient vite, généralement

PIERRE DUCUATELET 4 27

précédés d'un interlocuteur allant à reculons, en tambour-maître.

Des isolés, boudeurs ou philosophes, fumaient lu pipe, assis sur des pavés près de feux de bivouac aux trois quarts éteints depuis le petit matin qu'on avait permis de les rallumer, ou se promenaient pour des heures dans le même périmètre.

Parmi ces derniers les isolés marcheurs il s'en trouvait un, d'environ vingt-six ans, plutôt maigre et pâle, toute sa barbe, une barbe légère blonde et noire, des sourcils de jaloux, qui se tou- chaient, l'air très doux qui devait changer vite à la moindre émotion, taille au-dessus de la moyenne, démarche gauche et l'apparence timide.

Sinon qu'il faisait assez irrégulièrement son service et qu'il était poli au suprême degré, complaisant si besoin était et fort peu causeur, on ne connaissait rien de lui dans le bataillon. Tout neuf d'ailleur.s dans le quartier il s'était installé en août avec su femme qu'il avait récemment épousée. Employé dans une administration publique, une petite aisance avec ça, à en juger par les toilettes de madame et leur appartement à mille francs voilà ce que la com- pagnie tenait des expansifs de l'escouade.

Il s'appelait Duchatelet. On avait entendu sa femme le prénommer Pierre.

Il marchait de long en large depuis la porte jus- qu'à la caserne d'octroi, suivant le chemin de terre

l'-iS PIERRE DUCHATELKT

tracé entre le gazon du rempart et le pavé du trot- toir, le tout d'ailleurs, chemin, gazon et trottoir, recouvert d'un pied de neige durcie et passable- ment glissant, mais les bottes de l'homme étaient clouées à glace, et il marchait, grâce à leur poids considérable, lourdement et comme carrément.

Les réflexions dans lesquelles il paraissait enfoncé étaient de la nature la plus simple.

Par un entraînement très naturel et très louable, bien qu'il fût employé du Gouvernement et de ce fait exempt du service militaire pendant la période obsi- dionale, il s'était laissé inscrire au bataillon de son quartier, avait pris part aux premières réunions d'instruction, manœuvré, été à la cible, etc., plehi de zèle, d'un zèle assez superficiel, histoire de jouer au soldat, de porter un « képi », comme un peu tout le monde puis, selon l'hiver avançant, la gelée pinçant de plus en plus les mains sur l'acier du fusil, les pieds sur le verglas des trottoirs, au fur et à mesure de l'illusion s'en allant, pigeons menteurs, affiches emphatiquement trompeuses, décrets fallacieusement déclamatoires, les cama- rades ! ceux du bureau capons et insolents, ceux du bataillon bravaches et bêtes et tant d'autres et cœtera ! il s'était refroidi comme les mois, glacé comme les nuits de cet immense siège dérisoire, banqueroute au patriotisme, plaisanterie prussienne et emballage parisien, énigme farce dans l'horreur

PIERRE DUCUATELET 129

psychologique d'un siècle éminemment ironique et sinistre sil en fut t

Une dernière chose l'avait tout à fait dégoûté, sa condamnation à quarante-huit heures de prison en raison de manques fréquents à l'exercice. Ce qu'il en voulait à son capitaine, un avoué ! de lui être si sévère, et à son chef de bureau pour ne pas l'avoir exempté de ce ridicule par un mot d'excuse !

Il avait été trouver celui-ci, lui expliquant d'un mot son affaire et s'en était attiré la moquerie sui- vante :

Eh ! mon Dieu ! cher monsieur, comment vou- driez-vous que j'essayasse de vous faire effacer votre prison ? A quel titre, en vertu de quoi? Vous n'avez pas, au commencement du siège, voulu vous pré- valoir de votre qualité d'employé du gouvernement pour éviter le service militaire et selon moi vous avez bien fait. Votre exemple était excellent et trop peu de nos collaborateurs l'ont donné après vous. Je regrette beaucoup, pour ma part, que la nature de mes fonctions ne me permette pas en ce moment de servir mon pays autrement que par des travaux administratifs. Vous comprenez bien que mon auto- rité ne peut s'exercer en aucune façon dans votre bataillon. Ce serait un conflit intolérable et vos supérieurs me le feraient très justement sentir en me priant de me mêler de mes affaires. Tout ce que je puis faire pour vous est de vous excuser, comme

I

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employé, du temps que vous ne pourriez venir au bureau ; je ne mentionnerai pas de cause précise, je mettrai « retenu à son bataillon ». Allons, cher mon- sieur, au revoir. Ne vous ennuyez pas trop... Aussi, permettez-moi de vous le dire, pourquoi n'ôtes-vous pas plus exact que ça à l'exercice, vous, un volon- taire, en quelque sorte ? A bientôt donc, mon- sieur Duchatelet...

Et il avait faire sa prison, parmi une trentaine de punis pour fautes analogues à la sienne, rester quarante-huit heures dans cette camaraderie bon- homme si l'on veut, mais ennuyeuse, turbulente, bavarde, buveuse et bêtasse au possible, subir la température (en plein hiver de 1870-71 !) d'un pla- fond extrêmement haut et celle d'un poêle énorme qui ronflait nuit et jour, entretenu du dehors par des geôliers que la « pièce » rendait trop complaisants sous ce rapport et sous les autres. Il dut même à cette dernière circonstance de sa courte mais exas- pérante incarcération un fort commencement de bronchite qui le retint au lit pendant près d'une se- maine.

Et il était, ce matin-là, précisément en train de penser à l'un de ses amis intimes, chirurgien-major au bataillon, qui venait de le soigner pour sa gorge non sans lui recommander la plus grande prudence et, si possible, une complète abstention ultérieure de service militaire, lui offrant même tous les certi-

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licats possibles pour ce dernier cas. Il avait refusé en souriant l'occasion d'ainsi se soustraire « aux grands devoirs assumés ».

Mais ce matin-là il pensait à cette proposition d'autant plus sérieusement que depuis quelques jours il était question du versement dans les batail- lons de marche d'une certaine catégorie de gardes mariés. Son âge de vingt-six ans semblait devoir l'exempter encore cette fois, mais il n'y avait plus de temps à perdre pour quelqu'un de dégoûté comme lui, de découragé, et de malade suscep- tible de passer impropre au service.

Non, il n'y avait plus de temps à perdre.

Il allait donc, dès rentré en ville, courir chez son ami le docteur, emporter le fameux certificat, l'en- voyer à son féroce capitaine et vive la liberté !

Tout rasséréné par cet avenir qu'il touchait de la main, auprès de quelques camarades d'ailleurs presque inconnus assis aux feux de bivouac, échan- geant avec eux des nouvelles de la nuit passée, lâchant même quelques plaisanteries, jusqu'à des calembours, pour laisser du moins de lui un sou- venir cordial et pas fier à ces chers compagnons d'armes dont il « devait » bientôt se séparer, il son- geait comme en un gîte.

Soudain un coup de tambour retentit.

Il s'agissait d'une communication générale de l'État-Major aux bataillons, officiers, sous-officiers

13-2 PIEKRE DUCHATELET

et gardes ; chaque compagnie était convoquée immédiatement à l'effet d'entendre son capitaine, dans tel, tel ou tel endroit selon le numéro de la compagnie du bataillon.

La compagnie dont faisait partie Pierre Duchatelet devait s'assembler sans armes auprès de la porte du bastion, entre les deux murs des bureaux de l'octroi.

Pierre Duchatelet se rendit comme les autres.

L'endroit était militaire vraiment, avec ce pont- levis muni d'une garde d'honneur et protégé plus efficacement par deux grosses pièces de rempart, et le nu des murs, le farouche des visages par intervalles le canon des forts voisins et celui guère plus lointain de l'ennemi, ajoutaient le positif de la guerre à l'appareil puéril de cette garde bourgeoise et ouvriasse mal équilibrée dans la surcharge de son zèle aux emblèmes civiques et soldatesques théâtra- lement, comme tout à Paris.

Le capitaine, bedonnant, rougeaud, barbe poivre et sel, une bonne voix d'audience aigre et nette, lut un décret reportant telles classes de sédentaires dans celles de marche.

Un profond ennui se fit lisible dans des yeux assez nombreux. Même une voix tremblante de colère ou d'autre chose s'écria, aux chuts plus décents qu'in- dignés de l'assistance :

A quoi bon, maintenant que la trahison a tout

l'IKRRE DUCHATtLfcT 133

gâté, même ici à Paris, même en République ? C'est faire charcuter les gens pour rien !

Le capitaine tira de sa poitrine un second papier qu'il déploya, gargarisa sa voix dans un : hem ! qui le cambrait, changea le parallèle impératif de ses jambes en un repos de défi à l'ennemi sur le pied gauche, le pied droit en avant battant comme une Marseillaise sur Ihumidité noire des pavés, et d'un ton suraigu, vibrant, très ému du reste, pro- clama un appel du commandant du secteur au patriotisme de tous les gardes de bonne volonté : Que vos frères d'armes, disait la conclusion de cette pièce, ne partent pas seuls. La République compte qu'une bonne escorte de volontaires accom- pagnera les hommes désignés pour aller combattre les derniers combats de la délivrance !

De très jeunes gens regardèrent leurs compa- gnons qui souriaient goguenardement. Le silence était glacial comme ce vent des derniers mois en ?• qui vient geler les haleines dans les barbes. Le capitaine avait remis ses papiers dans sa poitrine, désappointé sans trop d'étonnement, sentiment tra- duit par un presque imperceptible mouvement d'épaules.

Pierre Duchatelet, tour à tour pâle et rouge, tout tremblant, dit à voix entrecoupée :

Pauvre patrie ! Je m'engage aux bataillons de marche !

134 PIliRHE DL'GHATliLliT

On cria bravo. C'était un beau coup de théâtre.

Quatre ou cinq d'entre les plus jeunes gardes s'écrièrent, presque en chœur, la main étendue en avant :

Nous aussi !

Les bravos redoublèrent, on entoura les volon- taires, leur serrant la main, non sans un attendris- sement trop visiblement gouailleur pour bien faire. Ce fut tout. Le bataillon de garde arrivait, le céré- monial de la relevée puis du départ s'opéra dans l'ordre accoutumé, l'on reprit le chemin du lieu de réunion du bataillon, au son d'une polka jouée plus allègrement que d'ordinaire par la fanfare. Au bout d'un quart d'heure de marche accélérée, l'on rompit les rangs et les cafés du voisinage s'emplirent de conversations relatives à l'incident de tout à l'heure.

On n'est pas plus bête ! dit un lieutenant, bel homme blond qui battait son absinthe.

Rentré chez lui, après avoir embrassé sa femme, petite brune un peu zézayante, à l'embonpoint nais- sant, dont les yeux gris disaient une malice crue sans fiel, Pierre, sous prétexte de fatigue, passa au salon et s'y étendit au long d'un canapé, méditant sur ce qu'il venait de faire il y avait quelques instants.

Un médaillon de cire un peu plus grand qu'une pièce de cent sous, précieusement encadré sous verre, pendait au mur, à la portée de sa main. Il prit le délicat objet et le considéra longuement.

PIERRE DUCIIATELET 135

Le visage de sa femme, était de profil. La ligne du front petit, du nez un peu retroussé, la bouche rouge, nette, le teint haut sans exagération et l'œil bien fait sous le sourcil bien arqué, lui entraient dedans en même temps que les jours d'une cour assez longue, correspondance innocente et confi- dences naïves sous la surveillance des bonnes gens de beaux-parents, passaient dans sa mémoire, obs- curcissant la chère image d'un brouillard de pleurs. Au cou frêle encore flambait une cravate ponceau dont le gros nœud se renflait sur le haut d'une robe noire toute simple, coupée par le cadre à la tombée des épaules. Le cadre d'ébène neutralisait un peu les teintes trop ambrées à dessein de la cire et res- tituait à l'image la pâleur chaude de l'original.

Pierre pleura, puis sanglota. Qu'est-ce qu'il avait fait, imbécile ? La chère enfant, qu'allait-elle de- venir ?

Maudit enthousiasme, ridicule peut-être, à coup sûr odieux quand on est le mari d'un tel trésor ! Et il serrait le portrait entre ses mains, le couvrait de baisers et de larmes.

A ce moment dans la rue le rappel battit.

Il battait souvent à cette époque d'héroïsme assez factice. Pierre se rendait compte tout aussi bien qu'un autre de cette fréquence abusive et l'avait, surtout dans les derniers temps, ressentie d'une façon particulièrement nerveuse. Mais dans la con-

136 l'IEKRE DUCHATELET

joncture, le rappel, cri d'alarme enroué, rauque, haletant, le rappel méritait pour lui, le Volontaire, bien son nom : rappel aux dangers, rappel au sacri- fice promis, voix désespérée de la Patrie, hoquets de cette sainte Moribonde, que le sang seul de ses enfants, un bain de sang il avait juré de verser sa goutte, pouvait sauver, si salut il y avait, et s'il n'y en avait pas, devait empourprer sur son sol sacré, doublement sacré par la chute de cette Reine auguste !

Il ouvrit une fenêtre donnant sur le balcon. La vue, de là, était magnifique : l'Hôtel de Ville à gauche, à droite le Grenier d'abondance, en face, le trou d'une rue étroite, populeuse, commerçante, prolongement et trait d'union de deux ponts des plus passants, immédiatement sous ses yeux la Seine, verte, légère avec ses bateaux pour rire et ses lavoirs en congé ; le soleil était gai, froid, iro- nique d'être lointain mais sympathique de luire encore.

Le long du quai, un vieux, vêtu de la vareuse cette vareuse qui ne sera pas légendaire, je le crains tapait, vieux tapin, sur sa caisse, allègrement, en artiste, le képi, à défaut de shako, sur l'oreille, mais triste tout de même. Évidemment, soldat, ça l'ennuyait, cette besogne civique à moitié. Rappeler des civils... enfin... c'était militaire à peu près, et il y allait de son voyage.

PIERRE DUCUATELET 437

Pas civil, peu civique, militaire beaucoup. Des ra, des fla très bien mais peu convaincus, eût-on dit.

Duchatelet comprenait cruellement ces nuances, bien que civil, civique, et pas militaire du tout.

Néanmoins, sa promesse, son engagement, l'hon- neur quelconque, patriotique, ô patriotique ! l'em- poignaient au son de cette caisse sombre, sonnant la mort, qui passait, guerrière découragée mais toujours brave, dans ses yeux pleins d'une vision chevaleresque à sa façon.

Le vieux tambour était accompagné d'un petit clairon, en vareuse aussi, képi sur l'oreille aussi, quatorze ans ou quinze, parisien en diable et le diable au corps évidemment, qui, le vieux cessant de battre sa caisse, souffla dans son instrument un rappel pas correct, aux notes fausses, mais en mesure, mais vibrant et empoignant aussi. L'air aigre, le voyou maigre au pas allègre alternaient presque joyeusement avec les coups sourds, avec la marche lourde du tambour, et les suppléaient gamincment, mais virilement encore.

Pour le coup, Duchatelet, parisien, se livra tout à fait : le patriotisme, complètement réveillé par cette note patrouillote, dressa en lui toutes ses énergies et dès lors sa résolution fut prise.

Un léger bruit se fit : sa femme entrait.

11 avait gardé le médaillon. Sa main héroïque ser-

138 PIERKE DUCIlATELIiT

rait comme la serre d'un aigle ce frêle trésor de son cœur tout à l'heure encore amoureux.

Deux bras enlacèrent son cou. Deux mains exquises, parfumées, blanchettes aux ongles roses, se trouvèrent sous ses lèvres qui ne les baisèrent pas.

Stupéfaites, les mains s'écartèrent dans un geste gentil, et la voix de la petite épouse, de l'enfant gâtée, s'éleva dans le silence de sa préoccupation.

Chéri, à quoi penses-tu ?

Il tressaillit. Le médaillon tomba de sa main, le verre cassa.

Toujours à toi, tu vois, petit chou bien-aimé. Et il ramassa le médaillon, le baisant à travers la

brisure.

Mauvais augure, dit-elle fronçant ses sourcils sur des yeux véritablement alarmés dont un baiser triste but les pleurs naissants.

Car ce qu'il l'aimait ! Et comme il cherchait un mensonge qui la rassurât, qui l'endormît en des rêves meilleurs que la vie, mais qui l'affranchît, lui, le laissât libre d'agir pour la Patrie, de faire le Devoir, dussent-ils en mourir tous deux !

Elle, de son côté, restait méfiante d'une catas- trophe pressentie. Et ses yeux qui lui souriaient maintenant, à lui, néanmoins demeuraient vagues, errant dans quelque avenir deviné sinistre.

Il liu prit les mains et les baisa longuement, len-

PIERRE DUCHATKLET 139

tement, savourant cette caresse comme on jouit d'une tendresse qu'on a...

Ecoute, Jeanne, un grand secret. Mais ne le dis à personne surtout...

Elle se dressa sur ses petits pieds chaussés de mules vertes et gentiment lui donna un soufflet mignard.

Comme si je n'étais pas la discrétion même !

Ça va sans dire que tu l'es. Mais enfin on peut bien te faire une recommandation spéciale.

Ce secret ! tout de suite !

C'était dit en souriant à travers des larmes.

Voici... Ecoute... Mais le plus grand secret, ncst-ce pas ? (Le mensonge était long à sortir. La tromper, môme pieusement !) J'ai été nommé sergent et devrai tous ces temps-ci assister à des conférences de sous-officiers. Ça m'ennuie, puisque ça m'éloigne encore un peu plus souvent de toi, mais ce me sera une très bonne note au bureau : preuve de bonne conduite, de zèle, etc. Seulement, d'ici à huit ou dix jours, pour des raisons techni- ques qui ne t'intéresseraient pas, pas un mot, ni à tes parents, ni aux fournisseurs, et encore moins à la bonne, tu sais quelle langue elle a dans la bouche.

Sois tranquille, petit homme, dit Jeanne, qui coupa complètement dans l'absurde pont, à la satisfaction attendrie, presque attristée, du pauvre

liO PIEHRE DUCHATELET

blagueur. Puis, dans une moue de pressentiment, elle ajouta :

O ces raisons techniques !

Et un long baiser d'elle mit une fin délicieuse à ce plus que pénible entretien...

Rataplan, taratala, le jour de gloire est ar-rivé!

Une plaine, villas démantibulées, arbres double- ment morts, et par l'hiver, et sous les boulets des deux nations en lutte. D'immenses volées de cor- beaux. La pluie et le dégel. Quel froid sale et quel sale froid ! Nom d'une pipe !

Et le bataillon de marche, crâne, chic avec ses couvertes en bandoulière et ses guêtres de toutes fantaisies, arrive, chantant, les mains bleues sur le bois des fusils à l'épaule gauche :

Laïtou, c'te chaleur me lasse, Laïtou, je r'tir'mon tricot, Laïtou, j'voudrais bien qu'il passe Laïtou, un marchand d'coco !

Mais voici le commandant, à cheval, s'il vous plaît, un peu trognonnant, très brandouillant sur son cheval d'omnibus étonné d'être monté, surtout ainsi, mais, en somme chouette et strict assez sous d'énormes galons blancs et dans des bottes

ril:;ilHE DL'CIIATLLET 141

d'un vernis que je ne vous en dis que ça, montant jusqu'au genou, ah mais vrai, on se met bien au16^

L'excellent bougre, haussant sa voix jusqu'à des diapasons inconnus même aux plus étonnants mar- chefs, commanda :

Halte ! Et ajouta :

Pas tant de potin. Silence ! L'ennemi est là, à deux pas. De la dignité, du silence, surtout du silence ! C'est l'A B G de la stratégie, ça, le silence. Et maintenant, citoyens, en tirailleurs.

On se disposa en assez bon ordre en tirailleurs.

Pierre, isolé de dix mètres entre deux camarades, se coucha dans la boue, le fusil contre la joue, tenu sur les coudes et attendit.

La plaine grise rejoignait au loin le ciel gris ; vers l'horizon, des murs gris de jardins, de cime- tières, s'étiraient tristement par places ; des balles prussiennes en sortaient à tout bout de champ, faisant tout près, devant, derrière, sauter la terre en petites mottes de boue qui fumaient. Quelquefois un des tirailleurs criait dans des convulsions : c'était une balle qui avait atteint son but entre mille et mille.

A gauche, loin, loin, en avant des forts, une canonnade sérieuse grommelait comme un coup de tonnerre qui n'en finirait pas. En même temps,

442 PIERRE DUCHATELET

un bruit d'un tas de crécelles tournant pas à l'unis- son, grêle, sec, terriblement précipité, crépitait, pétillait sur la droite : c'était la division Chose qui attaquait des positions sur la Marne, une démons- tration pour nous faciliter le travail de l'artillerie.

Le clairon donna le signal [d'avancer. Les tirail- leurs se relevèrent, marchant le dos courbé, la main sur la gâchette, puis mirent le genou en terre.

Feu à volonté ! signifia le clairon.

Le commandement s'exécuta à la lettre. Ce fut une belle pétarade dont il est à redouter que l'ennemi, derrière ses murs, ne souffrit pas plus que ça.

Pierre passait par des sensations qu'il est inutile de décrire, étant donné les deux amours qui le poignaient maintenant, sa femme et la Patrie. Cette dernière, toutefois, maintenant qu'il se battait pour elle, l'emportait de tout le poids d'une chose générale, traditionnelle, cordiale aussi, parbleu ! dans la balance, oscillante un instant, de ses ten- dresses. Et ce fut, de toute sa vie, la plus grande émotion, la meilleure joie, que ce danger réel, cruel, que ce courage froid de la guerre moderne, toute topographique et panoramique, pour la « pau- vre Patrie ! » comme il avait dit en s'enrôlant ! Maintenant, qu'il mourût, que lui faisait ! puisque c'eût été le sacrifice par excellence, et puis, des

PIERRK DUCHATKLET 143

réminiscences classiques, ces bons, ces forts con- seils du Collège à l'Adolescence,

Duke et décorum pro patria morif

C'était surtout cette attente de la mort pour la France, un doux espoir comme la France, comme le nom de France, doux comme la chère langue fran- çaise, doux comme les souvenirs d'enfance et de jeunesse, qui lui faisait battre son cœur fortement, mâlement, délicieusement.

Ah ! oui, mourir pour tout ça, rendre tout ça, en sang, à la Terre qui vous berça, qui vous nourrit, qui vous gâta, vous, vos parents, vos amis, vos fils, et bercera vos arrière-neveux, ah ! c'est bon, c'est bon, c'est bon !

Et puis, que c'est beau, aussi !...

...Le tambour battit, le clairon sonna, quoi? la retraite !

Cependant des hommes mouraient, criaient, emballés, entre des hurlements de souffrance :

Vive la France !

Quelques-uns môme de ces blessés mortellement, superbement exclusifs en l'honneur de nuances grandes encore dans la lumière immense du patrio- tisme à l'action, criaient, et avaient raison :

Vive la République I Vive le Roi !

Vive l'Empereur I

1-44 riliUUE UUGUATIÎLEÏ

Vive la Commune !

On se replia en bon ordre. Par file à ci, par file à là, en avant ! marche !

Ra ta plan, taratata, le jour de gloire est arrivé !

Pierre, fier, plus grand que nature, lui semblait- il, marchait ferme sous l'obus parmi les balles. O sa petite femme, comme elle serait fière, elle aussi ! Les femmes aiment les militaires, aiment les mili- taires...

Et il chantonnait, sincère, cette ariette bouffe.

On rentra dans Paris. Que de cris, que de ques- tions ! La trouée est donc faite ? Avez-vous vu Bourbaki ? Et Chanzy ? Et Garibaldi ?

Beaucoup d'hommes, dégoûtés de cette farce meurtrière dont ils avaient été les héros, oui ! et les pantins répondaient :

Zut ! nous sommes trahis. Qu'on nous y reprenne !

Pierre, ravi d'avoir été brave et de revoir sa femme, criait, lui, à pleins poumons :

Vive la République ! Vive la France !

En rentrant chez lui, il ne retrouva plus sa femme. Une lettre lui disait :

Monsieur,

Adieu pour toujours.

Jeanne Duchatelet.

PIERRE DUCHATELET 145

Une cloche de bois tintait à ses oreilles, en syllabes sourdes, « pour toujours ».

II tomba par terre, évanoui.

Son réveil, ce réveil !

Quoi, partie, pourquoi ? mais pourquoi !

Vexée de son beau mensonge ? Allons donc ! Elle était trop gentille et trop intelligente pour ça ! Croyaitrclle, avait-elle cru en une carotte, en une cocotte ! Non ! Trop sûre de son amour pour ça ! Alors ! Alors !

Son père !

Le beau vieux veuf remarié, en calotte de drap d'or !

Oh !

Il exagérait ; d'abord ce beau-père était moins noir qu'il ne se le faisait diable. Tout au plus un bourgeois prétentieux et serré, frotté d'artisterie et de littérature comme un chapon de salade le serait d'ail, méchant, parbleu ! pour un gendre et fourrant son nez dans un ménage il n'avait que faire... mais tout le monde en est avec un beau-père, surtout à espérances, et il était à espérances, donc jaloux d'un cohéritier de sa chère Jajeanne et lui souhaitant naturellement tout le mal possible.

Et puis, il se trompait sur son compte dans le cas présent. .

Non, ce n'était pas le père de sa femme qui avait conseillé le dur, l'affreux départ de celle-ci.

IV 10

U6 PIERRE DUCHATELET

C'était bel et bien elle qui avait trouvé ça, et il devait le comprendre plus tard.

Il devait par expérience en arrriver à cette déplo- rable conviction que Jeanne ayant, par quelque bruit de quartier (elle allait faire queue elle-même à la porte des fournisseurs, suivie de la bonne, comme elle eût fait ses marchés en temps normal), appris son enrôlement et son départ pour les avant- postes, n'avait précisément rien compris à son « beau mensonge i>, pleuré, jeté les hauts cris et des bras en l'air, j^uis, crises de nerfs bientôt con- verties en un mutisme hystérique, paquets faits, fiacre à la porte et fouette cocher !

Mais sur le moment c'était le père qu'il rendait responsable.

Irait-il le voir, lui réclamer sa femme ?

Non, un malheur pouvait arriver, il ne pouvait répondre de lui-même dans son état d'esprit.

Ma foi, il serait fier. A la fin, pour qui le prenait- il, ce birbe-là ? Il serait bien bon d'aller lui réclamer son ange séduit, et ô inconséquence de ce dou- loureux cœur humain ! cet homme qui eût donné la dernière goutte de son sang pour sa femme, alla cette nuit même chez une fille.

Triste consolation que la prostitution de sa chair d'honnête homme honnêtement épris à la chair banale d'une traînée ! Son dégoût, au matin ! Et quelle hâte à sortir des bras infâmes et du lit affreux !

PIERRE DUCHATELET 147

...Personne encore chez lui que la bonne qui, inter- rogée à nouveau ne put que répondre comme la veille : Madame m'avait envoyée très loin en courses, puis autorisée à aller voir ma tante des Buttes- Chaumont, à condition de revenir au plus tard à neuf heures du soir; il en était huit et demie quand je suis rentrée et plus de madame. Rien que cette lettre d'elle pour monsieur, sur la table de la salle à manger. Je dis d'elle parce que je connais l'écri- ture de madame par le livre de dépenses qu'elle veut bien me montrer tous les soirs pour vérifier les additions.

C'est bien, dit Pierre que ce cruel verbiage, déjà entendu mot par mot, agaçait prodigieuse- ment et blcssaitjusqu'au cœur par la vraisemblance même des faits énoncés, c'est bien, vous êtes une brave et fidèle fille. Restez à mon service en attendant le retour de madame qui m'annonce un petit séjour près de sa mère souffrante... Faites-moi un bouillon au Liebig et ouvrez une boîte de conserves... une de celles il y a écrit dessus « Australian beef m. Je reviens dans un quart d'heure.

Et il sortit pour s'apaiser à la neige qui tombait à frais, h blanc, à doux flocons.

Une immense affiche blanche, devant laquelle stationnait un groupe nombreux, s'étalait sur un des panneaux de la devanture d'un café situé au

148 PIERRE DUCHATELET

rez-de-chaussée même de la maison qu'il habitait. C'étaient deux proclamations, l'une du gouverne- ment, l'autre d'un des généraux divisionnaires de la garnison de Paris. Elles annonçaient avec une certaine maladresse crâne une sortie prochaine de toutes les forces assiégées et prédisaient la vic- toire en termes vraiment enthousiastes qui empoi- gnaient quoi qu'on en eût.

Cette fois ce serait décisif, on mourrait ou on vaincrait.

Bien envoyé ! tel était le résumé des opinions.

A la suite des proclamations, l'affiche portait, en plus petit texte, des itinéraires de troupes et des dispositions stratégiques un peu naïves si précisé- ment elles ne devaient pas tromper l'ennemi qui, certes, avait des espions dans la place.

Pierre, lisant avec tout le monde, vit le numéro de son bataillon de marche, son lieu de réunion et sa destination devant l'ennemi. Justement, c'était pour ce soir le départ aux avant-postes. Pierre remonta chez lui, s'équipa, dépêcha son déjeuner, fit à la bonne les recommandations nécessaires et partit.

Il fut brave à tous crins dans la bataille du len- demain, oii plus d'un trouva la mort. Lui, la cher- chant avidement, rageusement, n'attrapa pas la moindre blessure et ce fut désolé qu'il rentra chez lui deux jours après, car il s'attendait bien à ne

PIERRE DUCHATELET 449

pas plus retrouver sa femme que précédemment.

Elle était pourtant venue, se cloutant bien que Pierre était aux avant-postes. Encore un peu, il l'aurait rencontrée, car elle pensait comme tout le monde du reste, que l'affaire durerait plus long- temps.

Oui, elle était venue, la concierge le dit à Pierre, il y avait à peu près deux heures (il en était quatre de l'après-midi) et était repartie, à pied cette fois, sans bagage, avec la bonne.

Elle avait, on peut le dire, soudoyé celle-ci, qui était une précieuse cuisinière et une femme de chambre parfaite, n'emportant d'ailleurs que le médaillon de cire dont il a été question plus haut.

Quel coup, pour le pauvre Pierre, quand il cons- tata la disparition de cet unique objet ! Il y avait donc de la haine dans la fuite de sa femme ? Ah ! maintenant la rancune, un esprit de vengeance conjugale l'envahissait. Il avait un couteau dans sa poche. Se débarrassant du fusil, du sabre-baïon- nette et de tout son équipement de guerre, il descendit l'escalier quatre à quatre et fut en un quart d'heure à la porte de son beau-père.

Son furieux coup de sonnette fit venir ce dernier qui, à ses questions précipitées, hachées : est Jeanne ? Voilà deux jours qu'elle n'est pas rentrée. Que signifie cette lettre ? Savez-vous quoi ? vous !

loU PlliKRli DUGHATKLKT

répondit placidement : Mon cher Pierre, calmez- vous. Tout ira bien avec de la patience. La pauvre enfant a un peu perdu la tète. Son affection même pour vous l'a égarée. Elle vous en veut de l'avoir ainsi surprise en vous enrôlant dans les bataillons de marche. Excusez ce sentiment bien naturel chez une femme si jeune. Et puis, pensez qu'elle est enceinte...

Enceinte du diable ! hurla Pierre. Je veux la voir, entendez-vous.

Elle n'est pas ici, répliqua l'impassible beau- père. Voyons, pas d'exaltation. Mais entrez donc, on nous entend de tout l'escalier. Voulez-vous dîner avec nous ? Je vous assure que sous très peu ma femme et moi vous la ramènerons...

Pierre, voulant en effet être raisonnable, dîna, ce soir-là, chez ses beaux-parents, puis les jours se passèrent, les semaines, et tous les jours, et chaque semaine c'étaient de nouvelles exhortations à la patience... Jeanne était chez des amis, très malade, mais la vue de son mari la tuerait, celle même de ses parents lui était douloureuse et ils avaient se priver de la visiter... Aussi, là, sans reproche, que ne les avait-il consultés ou tout au moins que ne l'avait-il un peu prévenue, avant de prendre cette détermination, si honorable d'ailleurs...

Oh !... Dans un autre goût, c'était le langage de son chef de bureau !!!

PIlilUiK DUClIATKLIiT lîJI

Et à ce propos, depuis tout ça, comme il avait terriblement négligé son bureau, maintenant que l'armistice était signé et qu'il n'y avait plus de réel service militaire qui pût plausiblement l'empêcher de reprendre son emploi, il pleuvait sur lui des reproches, des menaces. Un jour môme, il fut question à la Direction de le remercier : on le lui fit savoir « paternellement » et cette dernière attention le rendit pour un temps un peu plus exact.

Survint la Commune.

Le beau-père naturellement décampa après le premier coup de canon de la guerre sociale, sans laisser, lui, ni lettre, ni mot à son malheureux gendre. Pierre, qui n'avait pas vécu depuis la fuite de sa femme et que cette dernière trahison acheva, crut mourir. Ainsi plus d'espoir, c'était bien un coup monté, le père avait cédé à la fille ou celle-ci au père, mais la victime c'était toujours lui ! Seul donc désormais, sans famille, sans môme l'espoir d'un bâton de vieillesse, car elle était partie, pour plus d'horreur, la malheureuse, portant au flanc l'enfant qui eût leur fermer les yeux.

Il était devenu comme hébété.

Ce fut avec des yeux de congre mort qu'il assista aux premières affres de cette redoutable période, ce fut machinalement que, requis par l'insurrection de reprendre du service dans son ancien bataillon, maintenant fédéré, il marcha et fit le coup de fusil

1S2 PIERRE DLCHATELET

comme un autre : ce fut comme par un ressort qu'après la dernière semaine de mai il s'échappa parmi cent périls, atteignit Bruxelles, puis Londres il connut la boisson.

Son odyssée fut courte. Les quelques demi-cou- ronnes qu'il gagnait quotidiennement à donner des leçons, le soir il les dépensait en vins de Portugal et en bières d'Irlande. L'estomac s'oblitéra, la tête se prit, les leçons manquèrent, ce fut la faim et la névrose qui finalement eurent raison de ce brave garçon, tué par l'idée d'une femme, et dont le dernier mot fut, à l'hôpital de Leicester-place, son agonie se vit soignée par des médecin français, bercée par des sœurs françaises, en pleine belle et bonne France :

Pauvre Patrie tout de même !... Je m'engage !

LE POTEAU

LE POTEAU

0 II se dresse, poteau des funestes chemins. » (Catulle Mendès.)

Edgar Poe me disait un jour, avec cette lucidité d'expression qui ne l'abandonnait jannais au milieu des plus grands écarts de sa magnifique imagina- tion, qu'à son avis, la plupart de nos erreurs vien- nent de la facilité avec laquelle notre espiHl exagère ou déprécie l'importance d'un objets parce qu'il ne sait pas se rendre un compte exact de Péloignement ou du rapprochement relatif de cet objet. Tout en rendant justice à la part considé- rable d'évidence contenue dans cette proposition, je ne pus m'empêcher d'en combattre la forme axio- matique qui semblait mettre de côté toute une série de faits non moins intéressants que ceux qui me paraissaient véritablement justiciables de la sen- tence que venait de prononcer mon subtil ami. Je désignais par les hallucinations, visions ou trans- figurations d'objets quelconques produites par les forces morales de notre être, conscience, pressen- timent, souvenir, andso on, et je prétendais que ces

456 LE .POTEAU

faits-là n'acceptent guère d'explication catégorique et que la plus sage conduite à tenir vis-à-vis d'eux serait l'abstention, sinon l'assentiment pur et simple et le respect. Comme j'avais mis de la chaleur et peut-être une certaine éloquence dans l'exposé de ces idées, Edgar Poe eut l'air de m 'écouter avec intérêt, et la conversation continuant sur ce sujet, j'en vins à lui raconter une anecdote de ma jeunesse qui n'était pas sans quelque rapport avec les choses dites. Voici :

Des affaires m'appelaient dans un petit village assez éloigné de Paris pour que ce fût à travers une vraie campagne qu'il me fallût marcher à ma des- cente du chemin de fer. C'était en juin. On fanait, ce qui mettait un parfum gai dans l'air frais qu'attié- drissaient les rayons d'un soleil de neuf heures du matin. J'atteignis bientôt un bois assez considérable que traversait une grande allée gazonnée, piquée, çà et là, de lueurs pâles. Des oiseaux de tout ramage, particulièrement des geais, faisaient tapage dans les hêtres doucement agités et de loin on entendait le rire des femmes joyeuses de remuer le foin dont quelques brins s'envolaient, bientôt happés par les hirondelles nombreuses. Au sortir du bois, j'aper- çus un poteau indicateur qui se trouvait on ne peut mieux; car depuis quelques années que je n'étais venu dans le pays, j'avais tant soit peu oublié la route. C'était un poteau à quatre bras se coupant

LE POTEAU 157

en croix. Sur chacun des bras peints en blanc ainsi que l'arbre du poteau, se lisait en lettres noires un peu effacées par les intempéries le nom du village ainsi que le nombre de kilomètres à faire pour y arriver. Je n'en avais plus que pour un petit quart d'heure, et le chemin que me prescrivait le poteau était charmant. Je le suivis tout doucement, et j'aperçus bientôt le clocher du petit village de J... Cédant alors à un accès de paresse et tenté par l'herbe tendre, je me laissai aller par terre, et je res- tai couché quelque temps. Quand je me relevai, l'air me caressa le visage, des oiseaux qui picoraient dans une clairière voisine pépièrent, de grands nuages blancs pénétrés de soleil couraient dans l'azur lointain ; l'odeur du foin m'arrivait par bouffées enivrantes, et tout au fond de la vallée, le village m'attendaient d'excellents parents faisait luire entre les arbres ses chaumes et ses tuiles. Un déli- cieux frisson me prit, et je me mis à penser qu'en somme était le bonheur et qu'on avait bien tort d'habiter les villes. Je me levai et instinctivement mes yeux se portèrent sur le chemin parcouru, tan- dis que je m'étirais avec cette volupté saine qui suit les méditations douces. Le bois dont j'ai parlé plus haut bleuissait à quelque distance, et sur ce fond sombre ressortait en blanc le poteau dont je ne voyais plus que le bras tourné dans la direction de J... ; dans la situation d'esprit je me trouvais, ce

J58 LE POTKAU

bras tendu me parut une bienveillante exhortation de la Destinée à poursuivre mon chemin et à gagner au plus vite le but de mon voyage. Ce que je fis avec empressement et en entonnant un allègre chœur de sortie autrefois entendu dans quelque vaudeville hilare.

Trois mois après je quittais J..., rebroussant le chemin en question ; cette fois je n'étais plus seul : une histoire d'amour banale et charmante avait eu lieu dans ma vie pendant ces trois mois écoulés au milieu des champs. Je vivais ou plutôt nous vivions heureux dans toutes les conditions de sécurité dési- rables quand je ne sais quel brutal désir de posses- sion exclusive me détermina à un « enlèvement ».

La prudence nous y engageant, nous partîmes de nuit, à pied, pareils pour la légèreté du bagage à des voleurs sans butin, et gais comme des pinsons. Une petite lanterne sourde d'assez longue portée guidait nos pas. Nous nous tenions par la main, causant. Tout à coup je me sentis par le corps comme une sueur froide, et mon babil cessa, au grand étonne- ment de mon gentil compagnon. En même temps je me pris à regarder autour de nous. La nuit était affreuse. Le ciel, d'une obscurité plus livide que noire, avait çà et des points blafards semblables à de vastes taches de moisissure. Quelques étoiles brouillées scintillaient vaguement. Farouche, dans un coin, Saturne luisait rouge. La terre, détrempée

LE POTEAU 459

par plusieurs jours de pluie torrentielle, glissait traîtreusement sous les pieds. En même temps il se passait quelque chose de singulier en moi : ma con- science me reprochait ce que je faisais là, et pour la première fois ma liaison avec la personne qui m'ac- compagnait m'apparut comme une mauvaise action. De plus l'imprudence et la folie de cet enlèvement me sautèrent aux yeux. A tous ces arguments du for intérieur je ne pus opposer que la raison de révo- lutions : il est trop tard! et je pressai le pas serrant plus fortement la main de mon amie, quand le rayonnement de ma lanterne dressa devant mes yeux le spectre blanc d'un POTEAU dont le bras dirigé vers moi me sommait impérieusement de me retourner et de rebrousser chemin. La sensation de froide horreur que me donna cette vue est invrai- semblable: le bras du poteau était là, terrible et implacable dans son immobilité. Je tournai vite ma lanterne et la vision sinistre disparut ; mais l'impres- sion m'en restait et mes yeux dans l'ombre voyaient cette chose. Tout près et noir sur le ciel gris, le bois gémissait lugubrement sous le vent glacial. N'en pouvant plus d'immonde terreur et prétextant l'heure très prochaine du départ du train, j'engageai ma compagne à courir et courus moi-même avec des pieds de cerf. Un horrible choc m'arrêta : j'avais au moins toute l'épaule écorchée sinon cassée. J'eus néanmoins le courage de ne pas me plaindre, tant

160 LI-: POTEAU

ma peur étant grande ; car c'était le poteau qui m'avait heurté si fort, dernier avertissement. Nous courions en désespérés. La nuit continuait à être affreuse autour de nous. Nous nous enfonçâmes bientôt dans le bois et dans l'inconnu.

Quelques semaines se passèrent au bout des- quelles je devins le héros contumax d'un des plus épouvantables drames judiciaires qui aient jamais défrayé la curiosité parisienne. Le juge d'instruction et le procureur du Roi n'eurent point cette fois à « rechercher la femme ». La femme était dans des bocaux avec diverses autres pièces à convic- tion.

W ***, avocat d'office, y commença sa légitime réputation d'orateur ému. Moi, pendant ce temps, j'avais cinglé vers l'Amérique.

j'ai vécu plus de vingt ans, tour à tour ban- quier et garçon de café, journaliste et flibustier, j'ai connu toutes les jouissances et toutes les épreuves, commis tous les attentats, surmené toutes les pas- sions, en un mot fait tout. A Gharlestown j'écri- vaillai, je fus longtemps le compagnon d'opium d'Edgar Poe, et un peu son collaborateur. Plus tard j'entrai, en ma qualité de possesseur d'esclaves, dans l'armée confédérée je devins colonel. Pros- crit après la capture de Davis et quelque peu inculpé, dans l'affaire Booth-Lincoln, je passai au Mexique au plus fort de la seconde guerre de l'indépendance,

LE POTEAU 161

pendant laquelle, sans acception d'aucun parti, je me mis à la tête d'une bande dont les exploits font encore trembler, à l'heure qu'il est, Matamores, Oajaco et Queretaro. Redevenu riche et immensé- ment riche après cette entreprise, jejugeai à propos de revenir aux États-Unis profiter des amnisties. Sur les bords de l'Hudson j'ai dressé un cottage entre les arbres. je vis très confortablement, je vous assure, mais s'il faut le dire, pas toujours en paix avec mes souvenirs. Pensez donc ! et réfléchis- sez que j'ai rêver guillotine et potence souvent, qu'on m'a fusillé quelque peu vers Guadalajara et que j'ai été des semaines prisonnier de sauvages !

Mais entre toutes ces choses terribles, il n'en est aucune, alors que la mémoire ou le sommeil me sont incléments, aucune qui me pénètre d'une terreur aussi intense, qui fige autant la moelle de mes os et le sang de mes veines que ce poteau peint en blanc, vu jadis près d'un bois, au rayonnement d'une lan- terne sourde, une nuit que je gagnais le chemin de de fer en compagnie d'une enfant aimable.

IV i\

MADAME AUBIN

(un acte)

MADAME AUBIN

PERSONNAGES AUBIN.

MADAME AUBIN. PELTIER.

(Un salon d'appartement d'hôtel.)

SCÈNE PREMIÈRE

PELTIER, à un domestique qui s'en va.

C'est bon. On vous sonnera quand on aura besoin de vous.

A Mme Aubin.

Un jour et une nuit de repos, ma chère, n'est-ce pas ? Après quoi nous partons à travers la Suisse pour Brindisi, sans guère nous arrêter, et gagnons l'Orient, comme c'était convenu.

MADAME AUBIN C'était convenu ?

PELTIER Dame oui.

iÔG MADAME AUBIN

MADAME AUBIN

C'est vrai. Comme vous voudrez, au fait.

PELTIER

Comment? Enfin vous m'approuvez et je vais par- courir l'indicateur. Vous permettez.

MADAME AUBIN

Mon Dieu oui.

Un court silence pendant lequel M"* Aubin contemple ses bagues et mâche une pâle extraite d'un drageoir d'or.

PELTIER, après avoir écrit des notes au crayon.

Voilà. Demain à midi nous prenons le rapide et nous arrêterons vous voudrez. Regardez.

// tend ses notes à M™» Aubin.

MADAME AUBIN

Mon ami, vous êtes parfait. Je vais y penser. Vou- lez-vous m'entendre un instant, pour parler d'autre chose ?

PELTIER

Dites, ma chère.

MADAME AUBIN

167

MADAME AUBIN J'ai envie de m'en arrêter de notre aventure.

PELTIER Je ne comprends pas.

MADAME AUBIN

Ne m'interrompez pas. C'est fou ce que nous fai- sons là. Ce n'est pas ridicule, c'est fou. Nous serions moins heureux que nous ne l'étions et il a fallu vrai- ment toute l'influence de votre charmant caractère et la persuasion de votre franchise {Elle lui tend une main qu'il prend et garde.) pour me faire faire ce pas énorme. Il n'est plus temps, je le sais ou plutôt je m'en doute, de revenir sur un entraînement tel, mais, que voulez-vous? et j'en suis au désespoir, après toute cette bravoure qui m'a déterminée, sou- tenue, entraînée durant ce long trajet de Paris à ici, dans cet endroit de hasard, ah ! j'ai peur...

PELTIEll, au comble de la surprise, quelque sceptique et résolu qu'il ait paru jusqu'ici.

Peur de qui et de quoi ?

Il laisse retomber la main de M""> Aubin et se croise les bras, attendant d'en plus entendre.

468 MADAME AUBIN

MADAME AUBIN

Peur du passé d'abord. Peur ! Remords à cause du passé. En définitive, et certainement, mon mari ne méritait pas tout cet outrage. C'est un homme à défauts certes, à vices peut-être même. Mais c'est l'honneur et la droiture mêmes. Et j'y pense mainte- nant, ces dissentiments entre lui et moi doivent être venus de moi plutôt, enfant gâtée et jeune fille trop libre que je fus avant mon mariage avec cet honnête, avec ce galant homme...

PELTIER

Laissons Aubin de côté. Qu'est-ce enfin que vous voulez dire et que voulez-vous faire ? Retourner à Paris et à votre ménage laissé ?

MADAME AUBIN

Je n'en sais rien encore. Mais ne me coupez pas à chaque instant la parole et vous serez de mon avis. Non, mon mari ne doit pas subir ces choses sur son honneur et sur son nom. Et c'est vrai que j'ai peur du passé. Je viens de vous dire comment et pourquoi. J'ai peur de l'avenir aussi. Ou plutôt non. C'est le présent qui m'effraie, oh sans m'épouvanter, monsieur ! Car l'avenir, j'en réponds et il sera con- forme au vœu de ma conscience enfin réveillée.

1

MADAME AUBIN 1(59

PELTIER, qui a une colère qui monte en lui et se sentant provoqué à la fin.

Expliquez-vous ? Vous moquez-vous ou non ? Je veux vous comprendre.

MADAME AUBIN

Monsieur, vous n'avez pas le droit de me parle: ainsi.

PELTIER s'avance comme un homme qui a presque le droit dont parle son interlocutrice ou qui croit qu'il va l'avoir.

MADAME AUBIN, continuant.

Et je ne vous le donnerai jamais. PELTIKR

Madame!...

MADAME AUBIN Entendez-vous, monsieur?

Tous deux se guindent et se regardent bien en face. Un silence.

PELTIER

Enfin, alors, pourquoi être venue avec moi de votre plein gré, même plutôt sur votre initiative ?

^70 MADAME AUBIN

MADAME AUBIN qui s'est reprise.

Que voulez-vous ? j'ai changé d'idée.

PELTIKR ù'ès sec et paillant des dents.

Bien. Vous vous êtes jouée de moi. Je ne suis pas à ce point un jeune homme encore. On ne me berne pas. Car, ma chère, je ne crois pas à un caprice de vous, à un revirement si subit, à un coup de ton- nerre de vertu!...

MADAME AUBIN

N'employez plus ce mot vertu. Il est terrible à nos oreilles. Je vous disais tout à l'heure que j'avais comme peur du présent, oui peur de rester ici ainsi; mais j'ajoutais que ce présent ne m'épouvantait pas. C'est là-dessus que vous vous êtes récrié, au mo- ment où j'allais vous expliquer que par j'entendais me fier à votre honneur pour me laisser me décider en paix... Et vous vous êtes emporté jusqu'à m'irri- ter aussi et vous venez de me dire des choses !...Un caprice, moi, à mon âge de vingt-huit ans ! Un revi- rement, oui ! un coup de tonnerre de... conscience, oui, là, croyez-y.

PELTIER

Mais quel rôle est-ce que vous voulez que je joue

MADAME AUBIN i7\

k

dedans, moi ? Vous, vous êtes, alors, la raison, même illogique, et moi ? moi...

MADAME AUBIN

Votre rôle? Tout tracé. Laissez-moi faire! Cest ça qui serait chevaleresque et bien.

PELTIER Mais je vous aime, mais...

MADAME AUBIN

Et moi aussi je vous aime et je vous dis : Ne peut- on donc s'aimer sans ça? (Geste de mépris.), sans tout ça ? (Geste de dédain.)

PELTIER

Ah ! nous y sommes. Une vierge monte en vous quand par vous un satyre se dresse en moi, par

vous.

Il la saisit par la taille. Et vers vous !

MADAME AUBIN, qui s'est aussitôt dégagée.

Voyons, soyons sérieux.

Pellier, qui pressent une longue explication, s'assied la lêle inclinée et les mains l'une sur le dossier d'une chaise, Vautre jouant avec sa chaîne de montre...

172 MADAME AUBIN

Qu'est-ce que vous risquez, vous, homme, céliba- taire, à ce voyage d'agrément? Rien, un duel peut- être au retour ! Votre réputation sera loin d'en souf- frir dans ce monde illogique nous vivons, qui n'aime pas l'adultère de la femme et qui raffole de toutes les fautes galantes d'un homme comme il faut. Tandis que moi !! Et il n'est que tout naturel que même et que surtout sur le bord de la dernière résolution, j'hésite et me rejette en arrière, dussiez- vous en être fâché. Voyons, l'êtes-vous, fâché, pou- vez-vous l'être, devez-vous l'être ?

PELTIER, comme inopinément délivré et terminé, car ré, net, confiant.

Questions, questions ! Sottises ! A mon tour je vous dirai : Soyons sérieux. Vous m'avez, avouez-le, encouragé à cette chose. Et précisément il était, comme vous dites, bien naturel à moi de l'entre- prendre et il me l'est encore, je m'en rapporte à votre raisonnement, de la poursuivre en homme comme il faut, ou autrement !

Af"» Aubin se recule vivement. Peltier fait un pas en avant. Et je vais vous le prouver !

MADAME AUBIN, droite, raide, sans reculer d'une ligne dorénavant.

Fi!

MADAME AUBIN 473

PELTIER

Vous allez voir.

Aubin ouvre brusquement la porte et paraît.

SCENE II

AUBIN, s'adressant exclusivement à Pellier.

Oui, c'est moi qu'on n'attendait pas. Comment ai-je eu vent de votre mèche et pu vous rejoindre si tôt, inutile d'en parler. L'essentiel c'est que quatre officiers de la garnison veulent bien nous servir de témoins et nous attendent dans un bois à deux pas avec des épées et des pistolets à votre volonté, bien que j'aie le choix des armes.

PELTIER

Je vous suis.

AUBIN, à sa femme, haut, lui prenant une main qu'il baise.

Toi, Marie, attends-moi ici, mort ou vif. Entends- tu, ma belle.

174 MAOAMt:: AUBIN

SCENE m

MADAME AUBIN

Quelle affaire ! Est-ce vraiment que je rêve, à la fin?...

Se jetant swr un canapé qui eût pu devenir dangereux tantôt.

Un peu d'ordre dans mes pauvres idées. Là... là...

Elle appuie des doigts sur son front.

Oui, ce que je disais à M. Peltier, c'était pourtant vrai. J'étais une enfant gâtée quand Aubin m'a prise. Il m'a gâtée aussi, lui, et voilà peut-être d'où vient le mal. Je m'accoutumais à continuer mon enfance et ma jeunesse dans l'état de mariage. Je fus volon- taire, exigeante, capricieuse. Dans les commence- ments mon mari trouvait cela charmant, puis il se lassa. Querelles, duretés de sa part, bouderies de la mienne. Sept ans après Peltier parut. Un homme charmant certes, mais moins qu'Aubin, maintenant que je vois bien les choses. Et ce sot départ est bien plus encore de ma faute, au fond, que de la sienne. Un moment de dépit féminin dont, avec nos mœurs, un homme est louable de profiter. Je ne pouvais lui donner tort tout à l'heure de vouloir ce que sous-

MADAME AUBIN 178

entendait notre fugue innocente encore et dont un peu d'énergie m'a aidée à conserver le caractère de folie sans plus. —Mais quoi, tandis que je me redis ces choses, deux hommes aimables qui m'aiment tous deux et dont décidément j'aime mieux l'un, mon mari, se battent pour moi, ô misère ! comme si j'étais une fille. Et au fait! O punition ! Moi, moi! Quelle angoisse, et quelle situation ! Et l'avenir ? Pourtant cette douce parole d'Aubin tout à l'heure... Je n'en suis que plus misérable d'attendre si lui ou l'autre... J'ai tout de même résisté; et il y a eu un moment j'y ai eu du mérite. Mais ce voyage ! Et cette attente ! Mon Dieu, vous à qui l'on doit croire malgré toutes les stupides opinions des gens d'aujourd'hui, mon Dieu, ayez pitié de moi dans ma misère !

Long silence pendant lequel elle reste prostrée.

SCENE IV

AUBIN, blessé à l'épaule, rentrant soutenu par un officier d'état-major.

Voilà qui est fait. Madame Aubin, je vous présente un de mes témoins.

S'adressant à l'officier.

Monsieur?...

176 MADAME AUBIN

L'OFFICIER, sHnclinant devant M"" Aubin. le Comte de Givors.

AUBIN

Monsieur le comte de Givors, je vous préscnla ma femme.

MADAME AUBIN qui, depuis l'entrée de son mari, n'a eu d'yeux que pour lui, salue comme machinalement.

Monsieur...

Sautant en quelque sorte au cou de son mari.

Ah ! mon ami... Mais... mais, tu es blessé...

AUBIN

Ce n'est rien. Une balle qu'on va bien vite m'cx- traire et puis, n'est-ce pas ? en route pour Paris dès moi pansé ! A propos, tu sais, Peltier n'a rien.

MADAME AUBIN, littéralement superbe.

Qu'est-ce que ça fait ?

Silcjice,

AUBIN, immensément joyeux.

Hein ?

UADAMF AUBi:* ^7

L'OFFICIER, à M. et à Mme Aubin.

Permettez...

Il se retire après avoir salué, reconduit par l'un et par l'autre.

AUBIN, à sa femme.

Explique-toi, Marie.

PELTIER ventre.

SCÈNE V

MA.DAME AUBIN à Peltier.

Dites, Monsieur, si vous avez jamais eu le droit de vous dire mon amant.

PELTIER

Sur ma parole d'honnête homme et de galant homme telle que la confirme mon retour dans cette chambre, Aubin, je jure que non. Ce départ fut un délire dont madame s'est réveillée la première, pure et invincible. Invincible, car j'ai voulu avoir le der- nier motet c'est elle qui l'a dit : et ça été un non à ne pas s'y tromper.

AUBIN

Au fait, chacun a rempli son devoir ici. Moi, après

IV 12

178 MADAME AUBIN

votre folie, d'être accouru pour ravoir ma femme et lui pardonner après un duel. Toi, Marie, d'être res- tée bonne épouse, et je te réponds que les malen- tendus qui auraient pu t'excuser sont morts à jamais. Comme nous allons être heureux! Et vous, Peltier, étant donné notre civilisation, qui ne vous approuverait d'avoir tenté de me souffler ma femme excepté moi qui vous en voudrais si cette balle dans mon épaule n'eût été là, qui supplée toute explica- tion? Or voici : nous retournons dès mon égrati- gnure pansée. Naturellement nous serons quelque temps sans vous revoir, Peltier. N'êtes-vous pas en voyage ?

A Peltier. Et la main I

LES

MÉMOIRES D'UN VEUF

QUFXQUES-UNS DE MES RÊVES

J'entreprends de décrire aussi minutieusement que possible quelques-uns de mes rêves de chaque nuit, ceux, bien entendu, qui m'en paraissent dignes par leur allure arrêtée ou par leur évolution dans une atmosphère quelque peu respirable à des gens réveillés.

Je vois souvent Paris. Jamais comme il est. C'est une ville inconnue, absurde et de tous aspects. Je l'entoure d'une rivière étroite très encaissée entre deux files d'arbres quelconques. Des toits rouges luisent entre des verdures très vertes. Il fait un lourd temps d'été, avec de gros nuages extrême- ment foncés, à ramages, comme dans les ciels des paysages historiques, et du soleil des plus jaunes à travers. Un paysage paysan, vous voyez. Pour- tant, quand je jette les yeux du côté de la ville, sur l'autre rive, il y a encore des maisons, cours et cités sèchent des linges et d'où partent des voix, les horribles maisons de plâtre du vrai Paris subur- bain, qui rappellent assez la plaine Saint-Ouen et toute cette rue militaire du Nord, mais plus clair-

182 MÉMOIRES d'un veuf

semée en plus d'accidents. J'ai toujours peur par là, et ça y sent la tradition d'attaques nocturnes et autres. Serait-ce une trop vague réminiscence d'un canal Saint-Martin fantomatique?

Je ne sais comment on pénètre dans la ville pro- prement dite et c'est sans transition que me voici sur trois places successives, toutes la même, petites, carrées, maisons blanches à arcades. Sur le trottoir et sur la chaussée pas un chat qu'un commission- naire qui, je ne sais pourquoi, me parle et me montre du doigt la plaque indicatrice au coin d'une des places. Il rit, trouve ça bête, je ne me souviens plus à quel propos, et j'oublie le nom de la place que j'ai pourtant lu. Il m'indique l'ambassade d'Angle- terre où je me rends. C'est sur une place dans une des maisons basses à arcades. Un grenadier rouge monte la garde : bonnet à poil sans rien après, plumes, cocarde ni orfèvreries. Courte tunique à parements blancs , pantalon noir à liséré rouge mince. J'entre, je gravis un escalier officiel de gra- nit blanc à haute rampe. Sur les marches et sur la rampe sont assis ou couchés et vautrés des Écos- sais et des Écossaises en poses plus ou moins aban- données. A l'espèce d'entresol mène l'escalier, la scène change ou plutôt s'accentue. 0 de quelle bizarre sorte! C'est une façon de corps de garde: des armes brillantes rangées en un coin, et sur les lits de camp et sur le parquet de dalles. Presque

MÉMOIRES d'un VEUF 183

nus, toujours avec quelque partie caractéristique de costume, la toque à plume d'aigle, la courte jupe rayée vert et rouge, ou les brodequins, hommes et femmes, chastes et si blancs, si lestes ! se meu- vent en de fiers jeux, en des badinages courageux que scandent fraîchement ces rires à belles dents, ces chansons à tue-tête de leurs montagnes...

La vision se perd dans un demi-réveil, et le som- meil me retrouve arpentant à toutes jambes une de ces rues nouvelles et non pas neuves, vous savez? larges, à peine bâties, pas pavées par endroits, sans boutiques, et qui portent des noms d'entrepreneurs en ier ou en ard : poussière de plâtre et poussière de sable; les volets et les vitres des maisons, le bronze et le vert des réverbères et toutes choses y ont cet air mal essuyé qui agace les dents de devant et qui fait froid au bout des ongles. Elle monte, cette rue, et la cause de ma hâte est un enterrement que je suis, en compagnie de mon père, mort lui-même de- puis longtemps et que mes rêves me représentent presque constamment. Je me serai sans doute arrêté à quelque achat de couronne ou de fleurs, car je ne vois plus le corbillard qui a tourner au haut de la rue dans une étroite avenue qui coupe à droite. A droite et non à gauche. A gauche ce sont des ter- rains vagues > avec des dos et des flancs de hautes maisons de rapport tout au dernier plan, hideuse perspective ! Mon père me fait signe d'aller plus

i84 MÉMOIRES d'un VEUF

vite «t je l'ai bientôt rattrapé. Une lacune d'une seconde dans ma mémoire me laisse ignorer com- ment nous sommes grimpés, et où? sur l'impé- riale d'une voiture qui va sur rails sans que l'agent de locomotion soit aucunement apparent. Qu'est-ce que cette voiture ? Devant nous, filant sur des rails avec une allure de punaises, vont des boîtes oblon- gues , hautes d'environ deux mètres , peintes en bleu clair sali : elles contiennent les cercueils et c'est un train pour le cimetière. Je sais cela, c'est convenu, ce système fonctionne il y a beau temps. L'avenue oblique toujours à droite. De grandes tranchées dans de la terre glaise bâillent, vertes et jaunes, par couches. Des terrassiers appuyés sur leurs outils nous regardent filer, le train des morts etnous. Ces hommes sont grisâtres sur l'air grisâtre. Il fait froid. On doit être en novembre. Nous rou- lons toujours.

Et en voici bien d'une autre !

Un marché en plein vent sur un plan incliné. En large. Une centaine de places. Beaucoup de grouil- lement. La rapidité extraordinaire de notre course brouille un peu les objets et les faces, en même temps que le ronflement des roues sur les rails couvre tous bruits, pas et voix. Mais l'odeur nous assaille, court avec nous, tourbillonne et dévale, l'odeur fade et grasse des charcuteries du Siège, des pâtisseries et des confiseries anglaises débi-

MÉMOIRES d'un veuf 185

tées et dont les formes, pains de graisses roses et jaunes, bandes de caramel rouge à demi fondu que piquent des moitiés d'amandes rances, tas violet de gelées innommées et de galantines innommables, amoncellement poussiéreux de French-rocks, tea and coffee cakes et mu f fins avariés, [tournoient, s'effilent, s'évaporent dans la distance alacrement accrue et dans les brouillards du rôve qui s'efface.

Du cimetière ne me mène pas la vision précédente, j'ai deux aspects bien différents.

Des fois, par un grand vent de pluie, vers le cou- cher du soleil, pressé d'arriver quelque part évi- demment, et peu soucieux d'examiner autour, je traverse à grands pas une haute allée flanquée, sur un côté, de tombes, d'arbres déchevelés et de grandes herbes frissonnantes , tandis que vers l'autre bord se creuse une vallée dont les arbres,

des arbres de forêt hêtres, chênes et frênes,

viennent faire gémir et craquer leurs cîmes juste à ma hauteur, et où, entre l'ombre du soir et celle des ramures, luisent des cippes, des urnes et des croix.

D'autres fois, il est dix heures d'un matin d'été chaud déjà. L'ombre est bleue le long des trottoirs et tranche vigoureusement sur les losanges de so- leil dans les rues. Au plain cœur d'un joli quartier Auteuil ou Neuilly, sans commerce mais assez pas- sant, à travers la glace d'un fiacre je suis, je vois

186 MÉMOIRES d'un VEUF

de loin par échappées un mur de soutènement, avec, dessus, des haies en fleurs derrière lesquelles s'élè- vent de blanches chapelles funéraires de tout style et de toute hauteur qu'éventent de beaux arbres à ombelles pépient moineaux et fauvettes : c'est presque grec et silicien, cette nécropole de marbre et de verdure en pleine ville vivante, qui n'appa- raît, dans l'éparpillement d'élégants hôtels tout respire l'insouciance de mourir, que comme un long éclair bien doux sous un ciel si bleu...

Le vrai Paris n'est 'pas sans intervenir dans ces divagations, mais toujours quelques modifications à moi, quelques innocents travaux d'édilité viennent y fourrer du baroque et de l'imprévu. C'est ainsi qu'à la hauteur du bazar Bonne-Nouvelle, entre le boulevard de ce nom et une rue qui s'y jette, j'ins- talle un passage vitré, qui fait un coude, par consé- quent. Cette galerie est très belle, large et mar- chande, incomparablement mieux que tout ce qui existe en ce genre. Je dote aussi les rez-de-chaussée de grilles-barrières et les sous-sols, extérieurs alors de balustrades transversales, comme à Londres.

Par contre, si je rêve que j'y suis, à Londres, tout cet appareil caractéristique disparaît. Et c'est une ville de province aux rues étroites en colimaçon avec des enseignes en vieux français, par le plus désagréable et le plus entêté des hasards, je

MÉMOiRu:s d'un veuf 187

me vois honteusement ivre et berné d'épisodes mor- tifiants.

Pour revenir à Paris et en finir avec, je dois men- tionner un des rêves de ma petite enfance, alors que je n'avais vécu qu'en province, et qui me repré- sentait souvent, rue Saint-Lazare, un peu en deçà de l'emplacement actuel de la Trinité une remise de voiture accotée d'une interminable caserne. Tout le monde se souviendra d'avoir vu remise et caserne. Celle-ci fut démolie en 1855 et sur ses ruines poussa un bazar de planches qui n'a fait que bien plus tard place à l'église qu'on sait. La remise de voitures a disparu dans l'élargissement du car- refour. Toujours est-il que ce fut un de mes ébahis- sements de petit garçon quand, des années après que j'eusse oublié mon rêve, pour alors m'en res- souvenir brusquement, je vis pour la première fois ce coin de rue que je connaissais si bien.

J'ai passablement voyagé, vécu bien des mois en province et à l'étranger, cela depuis assez long- temps pour y avoir pris des habitudes, ramassé passions et aventures, enfin pour en rêver. Eh bien! sauf le cas de Londres, ci-dessus énoncé, toutes mes nuits se passent à Paris, ou alors nulle part. Naturellement ce nulle part est difficile à rattraper : autant que j'en peux ramener quelque chose, c'est un pays comme un autre, des villes et des campa- gnes. Dans une de ces villes il y a une espèce de

188 MÉMOIRES d'un VEUF

passage voûté très noir, très long, humide et étroit comme un tunnel, avec des odeurs d'urines, je redoute de m'engager, crainte des voleurs. Mais ceci rentre dans les cauchemars purs et simples et je passe outre. Quoi encore dans ces villes ? Ah ! des restaurants je m'indigère, des gens très autrefois connus que je retrouve et que j'appelle par leurs noms, oubliés au réveil, et c'est tout, tout. Est-ce bien en pleine campagne à la sortie d'une de ces villes de Nulle-part que j'ai affaire à une chaussée bordée d'arbres extrêmement hauts, dépouillés, tout noirs et d'où, sans qu'il fasse de vent, tombent à chaque instant des branches sur un sol humide qui éclabousse ? Et puis ici, tout s'évapore. La mémoire avec.

CHEVAL DE RETOUR

il faisait noir dans l'escalier. Plus noir encor sur le palier, El pour comble d'infortune On ne voyait pas la lune.

Mon idée a toujours été d'habiter dans la vraie campagne, dans un village « en plein champ », une maison d'exploitation, une ferme dont je fusse le propriétaire et l'un des travailleurs, l'un des plus humbles, vu ma faiblesse et ma paresse.

Eh bien, j'ai réalisé cet « hoc erat », j'ai connu, pratiqué, apprécié les menues besognes des champs, un jardinage léger, la bonne curiosité, les saines médisances villageoises qui vous font comme une maison de verre et vous forcent à la correction de la vie, tenant toujours en haleine la dignité qui s'allait endormir, et le sommeil à poings fermés après une journée simple. Cela assez longtemps pour m'en toujours souvenir et le regretter long- temps.

Car les circonstances, qu'il y ait eu de ma faute comme c'est probable ou non comme ça se pourrait,

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viennent de me rejeter, fort brusquement même, en plein bagne parisien.

Et me voici, sombre citadin qui ai perdu langue, me trouvant tout dépaysé dans un chez-moi jadis et naguère abdiqué, me démenant pour du beurre sur mon pain parmi cette discorde d'intérêts factices et de plaisirs fous, sans illusion courageuse, lourd d'une expérience inutile. Courses et démarches plates et dures comme un trottoir, repas empoi- sonnés, nuits blanches, voisinages qu'il faut bien subir, tentations méprisées mais fortes sur un vieux cœur qui fut autrefois tout à ça !

La nuit je grimpe mes cent marches à la lueur d'allumettes qui me brûlent le bout des doigts avec de la fatigue plein les muscles, des chansons de la rue plein la tête, pour m'aller coucher et ne pas dormir au bruit jamais fini des fiacres aux stores baissés et des fardiers et des camions et des char- rettes chargés de ferrailles, de meubles cassés et de boucs.

CHIENS

Le grand Baudelaire a chanté les bons chiens de la paresseuse Belgique. IMoi, chétif, je veux essayer de dire un chien de Paris. Jean Richepin décrivait naguère excellemment une variété de cette race si supérieure à notre humanité d'aujourd'hui, le chien bohème, noceur, innocemment entretenu, mais pas souteneur du tout, le chien de café, de brasserie, de caboulot ou de taverne, flâneur et fier dans son genre qui est le bon.

Quoi qu'il en soit, voici le mien de chien.

Je vis très haut voyez un peu l'orgueil dans une chambre dont la fenêtre enfde la rue la plus passante du Paris auvergnat.

Dans cette rue, juste au milieu de la chaussée à tout instant traversée par les plus rapides omnibus, dix fardiers à la minute et mille fiacres en une heure, s'est installé un superbe terre-neuve, noir comme le corbeau dont il a l'audace sans en pos- séder la sauvagerie, qui y sieste en lazzarone et y règne en don Juan. Les amours et son sommeil dai- gnent parfois s'apercevoir qu'il y a des roues et que

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des chevaux existent, mais c'est tout le bout du monde, et les fardiers et les omnibus et les fiacres se détournent plus souvent que lui ne se dérange.

Plusieurs jaloux, dont quelques-uns de sa taille qui est formidable, tentent bien de le troubler dans les expansions de sa flamme mille-e-tresque mais en vain. Un court aboi met en déroute ces espèces et quand la cruelle nature, une fois satisfaite, le retient dans le dos-à-dos traditionnel auprès de l'objet chéri du moment, son regard rouge et ses belles dents, que corrobore un grondement dont je ne vous dis que cela, font autour d'eux un large cercle d'apprentis et de trottins.

Un poète de ma connaissance ne manque jamais en revenant de la crémerie voisine avec un peu plus d'appétit qu'auparavant de s'exclamer, cynique :

« A sa place qui de nous pourrait encore en faire autant ? »

PALINODIE OU MON HAMEAU

Rien n'est plus beau.

Il y a de l'eau courante, des arbres point trop clairsemés chante le rossignol.

Des maisons toutes petites dans de grands jardins suffisamment fleuris et bornés par des haies pleines de nids.

Les femmes s'appellent volontiers Basilie, Azelma, Benjamine, même Lodoïska, et sont faciles.

Quant aux hommes, trop bons buveurs et très mauvais sujets, les trois quarts d'entre eux sont des Théodulphe, des Raphaëls et vont jusqu'à Pam- phile.

Parmi les termes d'amitié et les caresses de lan- gage se trouvent : « c'verrat-là, sale maquereau, punaise, poupée ».

On vole ferme et on bataille bien, mais on plaide peu. Cette peur des gendarmes et des a grandes manches noires » ou rouges !

Le patois, très léger, vous a un air Directoire : « toujou, amou, n'est-pâs (pour n'est-ce-pas) mon frè, ma sœu, enco, » avec des férocités apaches ou IV u

104 MÉMOIRES d'un VEUF

canaques telles que « y a yauque ladelé » (il y a quelque chose là-dessous).

Seulement...

Et voilà pourquoi je rentre dans ce Paris maudit, ce Paris redouté du Belge de Baudelaire.

NUIT NOIRE

Le boulevard Sébastopol bruit et poudroie dans le soleil d'une belle après-midi de janvier.

Le froid est vif. Collets de fourrures et cache-nez se dressent et s'enroulent autour des cous mas- culins.

Les femmes bien mises sont très malheureuses avec leurs manchons de poupées et leurs Gains- borougs sans voilettes. L'ouvrière et la bonne vieille se sont serré sur la nuque la capeline réputée laide mais prouvée commode. Le gamin bat du pied et le cocher des bras. Il fait bon marcher après déjeuner en humant un cigare bien sec. Délicieux ce temps-là.

Mais que de pauvres, donc ! Des tas de culs-de- jatte à grosse moustache goguenarde, des bonnes aventures de toute couleur à leur boutonnière, ram- pent et glapissent, une flotte d'Italiens mâles et femelles rougeoie et pue au son de la cornemuse et du violon, les manchots traditionnels et les estropiés de tous les membres possibles ou autres fourmillent et encombrent.

106 MEMOIRES D UN VEUF

Que ces pauvres sont insolents ! Sans exception ! Et qu'ils seraient effrayants si l'on n'était sceptique en diable et un Parisien pour de bon !

Le Veuf ainsi s'exclame et serre son porte-mon- naie d'ailleurs assez plat sur sa poche de pantalon, à travers son ulster pelucheux et un veston de chez un Godchau, cette Gour-des-miracles circulante ne lui disant rien qui vaille, et il continue sa course. Sou- dain son regard tombe dans une porte cochère sur- montée d'un ou plusieurs Weill, Lévy, Mayer, en lettres d'or longues comme la barbe d'Aaron, flan- quée de panonceaux flambants et de menus à la craie sur des demi-cylindres en tôle noire.

0 douceur ! Un petit garçon d'à peu près dix ans, d'im blond faible sous sa casquette bien brossée, pâle et rose au possible, et que drape ou presque sa blouse noire très propre, tant le pauvre enfant est maigre, se tient assis, les pieds dans une chancelière vieille, avec une timbale d'étain dans ses mains chaussées de moufles. Un écriteau sus- pendu sur sa poitrine de poitrinaire porte, hélas ! Aveugle depuis deux ans par suite de maladie.

Quoi, la chétive créature aux traits honnêtes, à la mise qui indique les soins d'une veuve incapable elle-même de travailler mais encore et pour tou- jours douée de ce Cornélien amour-propre de l'amour maternel, qui ne veut pas d'autre enseigne d'infirmité ni de pauvreté pour son fils que le trop

MÉMOIRES d'l'N VEUF 197

véridique écriteau et le témoignage cruel des yeux sans regards, quoi, ce petit a vu la lumière il n'y a pas encore longtemps comme tant d'autres et tant de millions et de milliards d'autres il a vu le soleil, les étoiles, les nuages, les arbres, des joujoux, des passants, des régiments, sa mère !

Et le Veuf s'arrête, infiniment ému. Il fouille dans sa maigre poche, opération lente à cause de l'ulster et du veston à retrousser, et de gants fourrés du Louvre à défaire, et c'est d'une main presque trem- blante, en poire (telle celle d'une vraie dévote dans laumônière de Monsieur le Curé) qu'il dépose en quelque sorte au fond de la timbale d'étain, comme par crainte d'offenser la fierté des yeux morts pour- tant du seul vrai pauvre d'entre cette foule de pau- vres, une petite pièce, d'or ou d'argent, sa main gauche ne le sait pas...

Ceci si doucement fait, si discret, et avec une fuite si glissante et comme pudique, que le petit aveugle s'écrie d'une voix cassée, mais combien pénétrante :

Merci, madame !

I

NUIT BLANCUE

Deux ombres fort élégantes se sont rencontrées dans le clair de lune d'une nuit de janvier dernier.

Très élégantes, ces ombres, il faut y insister, mais un peu titubantes. Hautes d'ailleurs et même hautaines. Mais un peu titubantes, !

L'ivresse? Certes! l'orgueil, oui-da ! Tort d'une part, ô évidemment. Mais si, mais tant, mais telle- ment raison de l'autre de part.

Et d'un parisien, ces ombres ! (Car nous avons décidément affaire à des fantômes. Être un fantôme, pas facile, mais très bien porté dans cette flemme actuelle.)

L'un des spectres est maigre. L'autre aussi. L'un imberbe, chauve, sans sourcils ni cils et la tête nue avec un capuchon tombant derrière de côté, le ca- puchon de son camail à tout petits boutons débou- tonnés. Costume collant sous des plis, roussâtre. Souliers trop longs peut-être éculés.

L'autre, chevelure grise et toute jeune et jibon- dante sous un haut de forme à la soie vaguement en

200 MÉMOIRES d'un veuf

coup-de-vent, barbe n'importe comme, un peu on pointe.

Des spectres pas comme d'autres, ô que nenni !

Ne pas oublier leurs yeux superbes comme on n'en voit plus assez.

La rencontre a commencé par n'être pas cordiale. Même des coups ont plu.

« Le théâtre représente » la place de Grève, à deux heures et demie du matin, alors que la bras- serie elle-même du square Saint-Jacques vient de prier les derniers noctambules du quartier de s'en aller, et l'ombre de galbe moyen âge a demandé, avec quelque chose de pointu dans la main, quel- que chose comme la bourse ou la vie à l'ombre chic Louis-Philippe.

D'où rixe, puis une explication ensuite de laquelle, bras-dessus, bras-dessous, François Villon et Alfred de Musset arpentent à loisir les alentours du machin trop blanc il y a des grands hommes dans des niches lourdes, sur des noms et sous des dates en caractères laids.

'— A propos, mon maître, dit feu Musset en niâ- chonnant une ombre de cigare éteint à moitié, que dites-voi^S de cette bâtisse-ci ?

^. Je dis, très doux fils, qu'elle est bien neuve et peu traditionnelle pour un Parloir, même moderne, aux bourgeois.

.T- C'est que, vous savez, la Politique l'a dernière-

MÉMOIRES d'un VEDP 201

rement passée au feu, qu'ils ont la reconstruire, et que pierre nouvelle manque de patine, et non sans quelque raison pour cela.

Sous réserve d'une nouvelle flambée patina- toire, sans doute.

Aucun. Mais enfin, moi, tout de même, d'un mal je vois sortir un bien et je trouve ça, sous la nuit, lunaire, et par le soleil, grec en diable.

Moi je ne trouve ça ni comme ci ni comme ça, excusez la brutalité. Je n'aimais point trop l'autre Parloir qui était trop monotone comme cigale et plat comme punaise. Encore avait-il son histoire, niaise un grand tantinet, mais sanglante assez et même tumultuaire trop. Celui-ci...

Attendez encore un petit, bon Villon...

Ça c'est juste... Mais j'ai peur d'un incendie qui finirait tout avant que rien n'ait commencé.

Hicjacet lepus en effet. Laissez-moi nonobstant père, penser qu'au moins la face centrale de l'ab- surde édifice n'est pas plus mal que ça, avec ses vitres de taverne et ses chevaliers en or, rappel de privilèges précieux môme à ces gens-ci.

Oui, oui, d'accord de tout mon cœur. D'ailleurs je me rigole un peu de ces statues sans nombre de Parisiens vous n'êtes pas, Musset.

Et moi, Villon, j'enrage et je m'esclaffe aussi de ne vous y pas voir non plus. Quant à moi, pauvre mauvais rimeur...

20-2 MÉMOIULS d'un VLUF

Tû, tû, tû, tû!

Non là, vrai !

Dites, vous devez connaître de bons coins noc- urnes. Conduisez-m'y, voulez-vous ?

En route alors !...

Et, après passablement de hautes aventures, les deux bons poètes finirent leur nuit au poste, comme il fallait.

UN BON COIN

0 rien de ce que votre méchante imagination pourrait croire.

Un débit dont le comptoir ne se ternit que sous des mains sobres ou presque, en tous cas honnêtes et bien élevées ou quasi ainsi. Rare, hein? un endroit pareil en ce Paris-ci ?

Le « patron », un grand châtain-clair, est d'une jovialité avenante mais qui sait choisir son monde. Vêtu presque toujours d'étoffes claires, par un caprice de blond, sans doute. Jamais on ne l'a vu dans le tricot du troquet, et ça effarouche les galvau- deux du querquier.

La Patronne, beauté royale, a tout le sérieux et la gaieté qu'il faut. Quelquefois sa physionomie claire et franche assume une impassibilité peut-être iro- nique ; mais quand un client lui offre une rose ou l'humble bouquet de violettes, elle s'épanouit d'un vrai plaisir de jeune femme qui aime des sœurs dans les fleurs. Une cage toute pépiante d'oiselets des Iles sollicite à chaque instant son regard et son sourire.

204 MÉMOIRES d'un veuf

L'enfant de la maison est une grande petite fille, pâle mais forte, et spirituelle ! et gamine ! et bonne en diable.

Enfin une dynastie de commis se succède à de longs intervalles, ce qui fait l'éloge de ces jeunes gens et de la maison.

Deux entre autres de ces employés portaient les mêmes noms Papal et prénom présidentiel.

L'un, petit, éveillé, à la frimousse de gavroche et d'Annamite, étonnait toujours le client de ses yeux toujours malins, pas trop méchants, et de ses répar- ties éTaPantes, comme on dit en ce lieu dont le langage est spécial.

L'autre, robuste garçon, tête de jeune empereur romain, plus calme et non moins espiègle au fond, piquait d'un mot répété à de savants intervalles l'imprudent qui l'avait une fois prononcé à tort : « Très joli », « Je suis dans le sous-sol », par exemple.

Bref un personnel très bien.

Parmi les clients de choix, on compte des poètes que chevelus ! et d'autres trop chauves. L'un d'entre ces favoris d'Apollon stupéfie par sa haute, l'autre par sa petite taille, tel autre par ses gestes hé- roïques, — tous, par leur joie de vivre en dépit des mistoufles et des guignes.

On voit figurer aussi dans cette élite, d'anciens magistrats fiers de leur pauvreté, des militaires à

MÉMOIRES d'un VEUF 205

qui, scrongnieu ! il ne ferait pas bon de marcher sur le pied, ah non alors ! Que sais-je encore !

Parfois l'intimité rassemble dans l'arrière-boutique la crème de cette crème, et alors ce sont des chants en chœurs; « Vigourette, vigouroux »; « Noël, Noël; » « Va, petit mousse, » etc.; ou bien un violon rit ou gémit, ou des calembredaines aussi toquées qu'inoffensives, des luttes et pugilats pour rire, mais actifs, je vous en réponds, ont lieu.

Folie ? soit ! mais folie douce, charmante, et qui en remontrerait à bien des sagesses que nous savons.

Aussi, puisse prospérer longtemps et toujours le précieux petit établissement, pour la joie, le repos et le soûlas des honnestes gens du voisinage.

AmenI

PAR LA CROISEE

La fenêtre de mon ami ne donnait point sur la rue, en sorte qu'un beau matin d'été, nous nous amusions beaucoup, tout en fumant, à considérer les choses comiques intimes que nous dominions de la hauteur de son troisième étage. Entre autres ridi- cules, végétait sous notre regard un petit jardin composé d'une allée, d'un arbre et d'une corde à faire sécher le linge, pour le moment fumait dans la lumière blanche un drap humide qui nous sembla sale. Au-dessus d'un petit pavillon dont nous ne voyions que le toit plat de zinc, un magot de la Chine en fer peint de toutes les couleurs tournoyait au vent encore frais et tirait une langue que les pluies de plusieurs saisons avaient absolument déteinte et faite luisante comme une aiguille, quoique rouillée. Cela, le bitume qui entourait le pied de l'arbre et les plates-bandes débordantes de crottin, nous fit gais une minute, et déjà nous parlions d'un monde grotesque il eût été plaisant de vivre sans craintes ni amours, quand sortit du pavillon un homme à favoris, tête nue, en habit et porteur d'une

208 MÉMOIRES d'dN VEUF

cuvette pleine d'eau il se lava les mains. L'eau se teinta de rose et nous rîmes encore plus de le voir rentrer, ce fantoche, en se courbant très bas sous la porte du pavillon dont il ressortit presque aussitôt coiffé d'un chapeau de toile cirée, soutenant péniblement un cercueil apparemment plein dont un autre homme au costume et à la coiffure analo- gues suait à maintenir l'autre extrémité. Tous deux enfilèrent une étroite allée de treillages, une vieille femme en chemise qui pleurait, jeta sur le crottin des plates-bandes le contenu de la cuvette, et le magot de la Chine en grinçant nous tira la langue sans que cette fois nous eussions envie de nous réjouir d'autre chose que de cette misérable vie humaine qui a toujours le mot pour rire et sait comme un acteur consommé préparer ses effets sans trop d'emphase.

AUTEUIL

Non point l'Auteuil classique, l'Auteuil rimant avec chèvrefeuille. Non. Il est question de l'Auleuil moderne, de l'Auteuil moderniste. 0 l'Auteuil clas- sique, comme il vous revient tout de même, quoi qu'on en ait !

Essecusez.

Donc il s'agit du Viaduc. (Pourquoi tant de bonnes gens du cru disent-ils « l'Aqueduc »? Est-ce k cause de l'humidité toute humaine des colonnes ou de celle nature de la voûte ?) Il ne s'agit, dis-je, que du Viaduc et de ses entours, qui sont l'Auteuil qu'il nous faut.

Cet Auteuil ! malgré les abominables maisons de rapport qui s'élèvent comme des oies dressant leur cou jusqu'à des étages tolérés, malgré les becs de gaz obscur, le macadam absolument dérisoire et gluant comme il n'est pas permis de l'être, en dépit de tout cela et d'autres inconvénients, il faut aimer ce bout si calme de la Ville.

D'abord est-il assez beau, ce viaduc sans pair au monde probablement, qui tourne vertigineux et fuit IV 1*

210 MÉMOIRES D Ui\ VELF

sans fin sur le ciel nu, laissant voir un peu plus loin à travers la massive élégance de ses piliers l'ado- rable panorama de Sèvres et de Saint-Cloud !

Par exemple pas très irréprochable le monde qui circule dedans et a l'air d'y vivre à demeure.

Des jeunes gens équivoques, et des femmes pas du tout équivoques, elles. Cravates roses et bleues et 'traînes crottées, mascottes trop en arrière et gorges plus en avant qu'il ne le faudrait pour mar- quer bien, dès cigarettes sans nombre et des coups de poing comme s'il en pleuvait.

Police paternelle, j'allais dire fraternelle.

On entend du Point-du-Jour beugler les cafés- conterts gais et tristes, plutôt gais.

La place du débarcadère proprement dite. Un café d'officiers l'on déjeune. Blanc et or. Un peu province. Ce qui s'y boit d'absinthe !

Le chemin de fer. Un escalier vertigineux dont les marches commencent à se creuser au milieu sous tant de pieds.

Amusante, l'arrivée des trains toutes les sept minutes ou tous les quarts d'heure selon le moment de la journée. Ça grince et ça crie quand ça s'arrête? Les nouveaux freins, vous savez. On croirait toute une meute écrasée à loisir. Les voyageurs ont l'air d'être tirés d'en bas tant l'escalier est raide. Une course du haut et le long d'un clocher.

Onze heures. Une bande de potaches s'amène et

MÉMOIRES d'un VEUF 211

se disperse ; les grands fument et les petits boxent. Des officiers attablés sur la terrasse font ksi, ksi.

Les plats à barbe du coiffeur d'à côté cliquettent par le vent sempiternel de cette année affreuse qui va donc mourir enfin !

Le tram pour Boulogne-Saint-Cloud sonne et corne. Bon voyage ! Saint-Sulpice s'ébranle. La Madeleine se vide et repart. « Pas de correspon- dance à Vimpériale ? »

0 Boileau, Racine, Molière, grandes ombres, est- il assez changé votre Auteuil, dites ?

Heureusement, si vous ressuscitiez et veniez flâ- ner par ici, il y a encore des cabarets vous piquer le nez et la Seine pour avoir envie de vous y jeter sans rien en faire.

Crampon, décidément, l'Auteuil classique.

BONS BOURGEOIS

On tire les rois chez les Beautrouillard. Des bons bourgeois cossus de Grenelle. Chez eux, tout respire l'aisance et le goût de la majorité des petites gens passablement riches de naissance. La salle à manger est une pièce sombre à poêle blanc en faïence, avec dressoir «Louis XIV», chaises idem, suspension en porcelaine à monture de nickel, natures mortes au rabais et le portrait d'ancêtre acheté, il y a déjà plusieurs années rue Drouot à la fameuse vacation Chose. Deux glaces se font face des deux côtés de la table.

Celle-ci est au complet. Le père, une magnifique calotte de drap d'or un peu de côté sur sa tête chauve et blanche, barbe de magnat polonais et des yeux matois. La mère, digne femme, trop bonne. Un gendre un peu éméché, un autre gendre très sérieux ce soir. Il ne l'est pas toujours. Les deux filles, deux boulottes, qui bafouillent.

Plus une vieille demoiselle de la campagne, parente du gendre qui est sérieux ce soir. Elle vient pour la première fois de sa très longue vie.

214- MÉMOIRES d'un veuf

Le dîner est fini. Le café pris. Qui a été roi? reine? Qu'importe, hélas !

Car voici qu'on parle littérature, oui ! et l'on ne s'entend pas.

C'est dommage. C'était si beau, madame, si rare, mossieu, ce ménage patriarcal, cette calotte d'or, ce père de famille tout blanc qui tutoie l'un de ses gendres, celui qui est un peu éméché (l'autre gendre s'est toujours montré rélractaire à ces tendresses), c'était si beau, si rare, ce grand spectacle-là.

C'est précisément entre le gendre qui est un peu éméché et le superbe beau-père qu'a éclaté la dis- cussion.

Celle-ci tourne à l'aigre. Des mots s'échangent, des allusions à la vie privée s'échappent ; de pots aux roses et de « cadavres »; il en sera bientôt question, je le crains.

Cette période même est dépassée, la parole est à la vaisselle maintenant. Vous, gendre, qui êtes un peu éméché, vous avez tort d'ainsi jeter les assiettes, les verres et jusqu'à des carafes à la tête du père de votre moitié qui rit là-bas sous sa serviette. Et vous, gendre qui êtes si sérieux ce soir, remuez-vous donc un peu, et vous, sa femme, au lieu de lui serrer la patte sous la table, intervenez donc un peu, prenez pitié de maman qui crie depuis un quart d'heure au secours avec la persévérance d'un train en détresse.

MÉMOIRES d'un VEDF 2lo

Prends garde à la glace au moins ! dit le doux beau-père.

Tiens, vieux... fourneau !

Clic !

Tiens, birbe infect !...

Clac!

Cette fois la suspension a péri. L'obscurité sévit dans la salle à manger, quatre ou cinq chaises Louis XIV suivent dans les airs la trace de toute la vaisselle et l'impie sort en ricanant, faut voir !

Des bougies sont apportées : dégâts indescrip- tibles. Le beau-père pantèle sur une chaise Louis XIV cassée. Les deux filles et madame aident la bonne à nettoyer, ramasser...

La parente de la campagne reste d'ailleurs impas- sible. Le gendre qui est sérieux ce soir sourit imperceptiblement, mauvais cœur, va !

Mademoiselle, dit madame à la parente de la campagne, agréez toutes nos excuses. Cela n'arrive

JAMAIS.

FORMES

L'avoué roux, en veston du lundi, tient audience comme un simple président.

Un clerc, non le principal, est resté dans l'étude aux grandes fenêtres anciennes donnant sur la cour immense qui trouve le moyen d'être étroite, tant ce Paris, aussi bien le vieux que le nouveau, reste immuablement illogique.

Il est bien, ce clerc tout jeune avec sa moustache en accroche-cœurs et ses cheveux ras en pointe comme ses bottines de drap vert.

La Victime entre : rendez-vous avait été pris à cette heure précise en ce jour les patrons de la Chicane chôment au Palais tout comme les travail- leurs pour de bon le font à l'atelier, et se tiennent chez eux à la disposition du public, adverse ou non.

Elle s'assied, la Victime, un monsieur quelconque qui a des griefs. Il retourne d'une femme bien entendu, d'une famille qui n'est pas la sienne à lui mais que l'usage en l'espèce appelle belle.

Une heure s'écoule, deux heures. La Victime, en

218 MÉMOIRES d'un VEUF

désespoir de cause, bien qu'elle ait vu l'avoué roux promener plusieurs fois son veston de son cabinet particulier au clerc et rétro, comprend que ça pourra durer longtemps ainsi. Elle dicte au clerc un mol de conciliation (il s'agit d'enfant cette fois) et s'éloigne par un superbe escalier d'antique hôtel patrimo- nial.

Le lendemain une lettre fort polie, et si bellement écrite ! le prie de vouloir bien ne pas « troubler la paix »,

A LA MEMOIRE DE MON AMI *"

A cette même table de café, nous avons causé si souvent face à face, après douze ans, et quelles années ! je viens m'asseoir et j'évoque ta chère présence. Sous le gaz criard et parmi le fracas infernal des voitures, tes yeux me luisent vague- ment comme jadis, ta voix m'arrive grave et voilée comme la voix d'autrefois. Et tout ton être élégant et fin de vingt ans, ta tête charmante (celle de Marceau plus beau), les exquises proportions de ton corps d'éphèbe sous le costume de gentleman, m'apparaît à travers mes larmes lentes à couler.

Hélas ! ô délicatesse funeste, ô déplorable sacri- fice sans exemple, ô moi imbécile de n'avoir pas compris à temps ! Quand vint l'horrible guerre dont la patrie faillit périr, tu t'engageas, toi, qu'exemp- tait ton cœur trop grand, tu mourus atrocement, glorieux enfant, à cause de moi qui ne valais pas une goutte de ton sang, et d'elle, et d'elle !

LA MORTE

Au temps jadis, hélas ! déjà, qu'on vieillit donc sans s'assez vite rapprocher de la tombe ! comme je faisais ma cour, bien classique et bien bourgeoise avec une pointe atroce, exquise, absurde, de scep- tique enthousiasme, il me souvient que j'écrivais les lignes drôles que voici à peu près :

« Elle sera petite, mince avec une crainte d'embon- point, presque simple en sa toilette, un peu coquette seulement, mais très peu. Je la vois toujours en gris et en vert, vert tendre et gris sombre à cause de ses cheveux indécis, plutôt foncés dans le châtain clair, et de ses yeux dont on ne saurait dire la la couleur ni deviner l'instinct. Bonne peut-être, bien que vraisemblablement vindicative et suscep- tible de rancunes irrémédiables.

« Des mains toutes petites, un tout petit front que le baiser peut saluer vite pour passer à d'autres choses.

« A la tempe, une fleur bleue de veines faciles à gonfler par les colères préméditées pour des causes pardonnables après tout. ' ' -

222 MÉMOIRES d'un VKL'F

Enfin, une femme digne de nous, tempétueuse soas l'orage comme la mer, mais douce et berceuse comme elle aussi, énergique et méritant qu'on lutte avec elle de câlineries et de courroux. »

MAL'ARIA

Êtes-vous comme moi ! Je déteste les gens qui ne sont pas frileux. Tout en les admirant à genoux, je me sens antipathique à une foule de peintres et de statuaires justement illustres. Les personnes douées de rires violents et de voix énormes me sont antipathiques. En un mot, la santé me déplaît-

J'entends par santé, non cet équilibre merveilleux de l'âme et du corps qui fait les héros de Sophocle, les statues antiques et la morale chrétienne, mais l'horrible rougeur des joues, la joie intempestive, l'épouvantable épaisseur du teint, les mains à fossettes, les pieds larges, et ces chairs grasses dont notre époque me semble abonder plus qu'il n'est séant.

Pour les mêmes motifs j'abhorre la poésie pré- tendue bien portante. Vous voyez cela d'ici : de belles filles, de beaux garçons, de belles âmes, le tout l'un dans l'autre : mens sana... et puis, comme décor, les bois verts, les prés verts, le ciel bleu, le soleil d'or et les blés blonds... J'abhorre aussi cela. Etes-vous comme moi ?

MÉMOIRES d'un VELl'

Si non, éloignez-vous.

Si oui, parlez-moi d'une après-midi de septembre, chaude et triste, épandant sa jaune mélancolie sur l'apathie fauve d'un paysage languissant de matu- rité. Parmi ce cadre laissez-moi évoquer la marche fente, recueillie, impériale, d'une convalescente qui a cessé d'être jeune depuis très peu d'années. Ses forces à peine revenues lui permettent néanmoins une courte promenade dans le parc : elle a une robe blanche, de grands yeux gris comme le ciel et cernés comme l'horizon, mais immensément pensifs et surchargés de passion intense.

Cependant elle va, la frêle charmeresse, empor- tant mon faible cœur et ma pensée évidemment complice dans les plis de son long peignoir, à travers l'odeur des fruits mûrs et des fleurs mourantes.

MA FILLE

Elle a onze ans, le commencement de l'âge ingrat pour les filles, dit-on. Je ne suis plus de cet avis et j'ai raison.

Longue, mince, avec une tête forte aux cheveux indifférents, mais des yeux !... Ces yeux, ses yeux !

Elle n'est pas belle ni même jolie. Même elle est un peu laide, mais si tendrement !

Elle est instruite, elle coud comme une fée et sait son catéchisme comme un ange. Sa première com- munion sera bonne, comme elle !

Quand elle me regarde, c'est dans tout moi cette paix de l'absolution pour un chrétien, ce regard en or du général pour un soldat qui vient d'être bien brave.

Ses yeux sont gris, les prunelles luisent comme les pointes des flèches de ces bons Sauvages cana- diens qui parlent encore la langue de Fénelon et de saint Vincent de Paul; les cils énormes et noirs comme le corbeau palpitent comme la colombe et, dans l'expansion du baiser filial, s'envolent et planent comme l'un et l'autre.

IV d5

220 MÉMOIRES d'un VEUF

Quelle épouse ce sera ! Quelle martyre probable, hélas ! du notaire, et des maîtresses, et des cigares, et de son esprit discret et fier de sacrifice !

Heureusement qu'elle n'a jamais existé et ne naîtra probablement plus !

A LA CAMPAGNE

L'humble cabaret d'autrefois est plein de soleil couchant, la chaude lueur allume les vitres, danso sur le carrelage de briques rouges, crible d'étin- celles sanglantes les faïences peintes du dressoir de chêne à plaque de cuivre, et vient jusque sur la table je rêve, les mains au menton, empourprer la bière noire dans la grande chope.

L'hôtesse est toujours celle que j'ai connue, elle a quelques cheveux blancs de plus dans sa fauve tignasse : elle me parle de son mari qui est forgeron et de ses enfants dont l'aîné tirera au sort dans cinq ans. J'ai une certaine difficulté à la comprendre parce qu'elle s'exprime en patois, et quelque peine à lui répondre, car je rêve.

En rêvant, je jette, à travers la fenêtre basse, les yeux sur la grande route qui mène à la rue d'un village dont on voit les premières habitations. L'une d'elles est un peu plus haute que les autres, et des rayons venus de l'ouest en caressent le toit avec une sollicitude toute particulière.

De loin en loin, passe un cheval traîneur de herse

228 MÉMOIRES d'un VEUF

OU tireur de charrue que guide un rustique, sifflant, jurant, selon l'allure de l'attelage, ou bien c'est un chasseur au léger bagage qui regrette les lourds carniers d'il y a six semaines. Paysan et chasseur quelquefois entrent, boivent, paient et sortent après une pipe fumée et quelques nouvelles échangées. Moi, je rêve.

Et je me revois dans ce même cabaret, moins vieux d'à peine quelques mois, assis près de cette table je m'accoude à l'heure qu'il est et y buvant comme aujourd'hui, dans une grande chope, une bière noire que le soleil couchant vient empourprer.

Et je pense à l'Amie, à la Sœur qui, chaque soir à mon retour, doucement me grondait d'être en retard et qu'un matin d'hiver des hommes en vêtements blancs et noirs sont venus chercher en chantant des paroles latines pleines de terreur et d'espérance.

Et l'horrible abattement des malheurs sans oubli pénètre en moi silencieux tandis que la nuit, envahis- sant le cabaret je rêve, me chasse vers la maison du bord de la route qui est un peu plus haute que les autres habitations, la joyeuse et douce maison d'autrefois, vont m'accueillir, rieuses et bruyan- tes, deux petites filles en robe sombre qui ne se souviennent pas, elles, et qui joueront à la maman, leur récréation favorite, jusqu'à l'heure du som- meil.

APOLOGIE

Haltc-là ! monsieur l'auteur. Vous moquez-vous avec votre titre qui ne tient pas ses promesses et le singulier tour qu'a pris cette espèce d'ouvrage ? Un mot, s'il vous plaît. Comment d'abord se fait-il que le livre, Les Mémoires d'un Veuf, soit si court relativement que vous vous voyiez forcé de le gonfler d'un scénario pour ballet et d'un motif de panto- mime, fours futurs ou fours résignés ? Pourquoi ne pas avoir placé dans un beau petit cartouche au- dessous de cette ambitieuse appellation le nom de vos choses pour la scène au lieu de les confondre ainsi dans cet ensemble mal harmonieux?

Monsieur ou madame, veuillez d'abord consi- dérer qu'en donnant un seul titre aux diverses pièces qui, selon vous, composent ce volume, je ne fais que suivre mille exemples contemporains. Puis, si j'ai fondu et non confondu des fragments d'apparences théâtrales dans ces mémoires, qui vous dit que je n'ai pas eu mes raisons ?

Bien, mais le titre lui-môme, par rapport aux pages seules qu'il concerne typographiquement,

230 MÉMOIRES d'un veuf

voyons, avouez qu'il ne repond pas du tout à l'idée que d'honnêtes, que de moyens lecteurs sont sus- ceptibles de s'en très justement former. En un mot, cette partie du livre n'a pas le caractère de mémoi- res, tel qu'on entend d'ordinaire ce mot.

Autobiographiquement parlant non, mais j'ai le droit très net de me servir d'un mot commode, large, traditionnellement élastique, pour désigner une série d'impressions, de réflexions, etc., etc., émanant d'un homme qui serait aussi libre, indé- pendant, dégagé, aussi désintéressé qu'égoïste et le spectateur par excellence, par exemple, qu'un veuf.

Mais, excusez l'indiscrétion. Veuf, l'étcs- vous?

Je le suis.

Alors pourquoi votre livre a-t-il l'air de ne s'en douter qu'à peine, à grand'peine?

Quittons ce sujet. N'êtes-vous pas bien sévère pour Victor Hugo ?

Ah çà, m'allez-vous aussi reprocher d'aimer Gastibelza ?

Ce n'est...

D'estimer les Voix intérieures et autres Feuilles d'automne, de supporter les drames et plusieurs romans ?...

Permettez...

MÉMOIRES d'un VEUF 231

D'admettre en partie la Légende et Quatre- vingt-treize?...

Ecoutez-donc.

De compter jusqu'à deux vers bien dans les Châliments ?...

Le diable d'homme !

De déplorer une mort tardive ?...

Me laisserez-vous parler ?

On est tout oreilles.

Oui, je vous trouve sévère à l'excès pour ce poète...

« Grand homme, grand homme ! »

Pour cette foule derrière ce corbillard...

Des pauvres !

Pour ce peuple enfin, pour ces peuples...

« Tous les sots d'ici-bas ! »

Alors vous ne regrettez pas votre violence ?

Ma violence, ce que vous appelez ma violence contre des bouts-rimés, des truismes et la plus sotte vieillesse, la décadence la plus encombrante qui fut jamais ! Oh non, laissez-moi me tordre.

Enfin, vous n'admettez pas la critique, je le vois bien.

Mais que mais si, madame ou monsieur, mais que mais si, que je l'admets quand elle me semble juste. Seulement, ce ne fut pas le cas jusques ici. Aussi bien je reparlerai plus au large et au long d'Hugo dans quelque autre livre. Continuez si vouf;

232 MÉMOIRES d'un VEUF

voulez. Je vous écoute. Quoi encore? Ah! le style vaguement argotique de quelques-unes des phrases miennes ? Je ne m'en déferai pas et pour cause. Par instants, un peu du ruisseau remonte un brin en ce moi qui fut élevé dans la ville il y a la rue du Bac. C'est comme pour mes tournures patoisantes de quelquefois. Pure hérédité, cher monsieur ou chère madame, atavisme indéfectible ! Mes ascen- dants, dès l'avant-dernière génération, remuèrent -qui des guérets ancestraux, qui les archives héré- ditaires d'un tabellionat rural. Reste... quoi ?

Ouf! Restent... nos moutons. Revenons-leur. Pourquoi si courts, hem, vos mémoires, ôveuf! Tout au plus sont-ce des notes, des aperçus...

Des mémoires gros comme le bras, monsieur, des mémoires, madame, talent, génie, tout ce que vous voudrez à part, à la Retz, à la Saint- Simon, à la Chateaubriand et à la tous ! Anecdotes, réflexions, maints quolibets, quelque littérature, l histoire, tout et de tout y sera. Seulement ça manque et ça manquera de transitions.

Gomment y sera, comment ça manquera? mais c'est écrit et fini ?

J'ai l'intention de continuer jusqu'au naturel caetera desideranlur et de publier de temps en temps des extraits de cet ouvrage au jour le jour, quitte pour mes très riches héritiers à les réunir en autant de.toraes qu'il se trouvera nécessaire.

MÉMOIRES d'un VEUF 233

Ah!...

Est-ce bien tout ?

Attendez encore un peu. Je...

J'attends.

MON TESTAMENT

Je ne donne rien aux pauvres parce que je suis un pauvre moi-même. Je crois en Dieu.

Paul Verlaine.

Codicille. Quant à ce qui concerne mes obsè- ques, je désire être mené au lieu du dernier repos dans une voiture Lesage et que mes restes soient déposés dans la crypte de l'Odéon. Comme mes lauriers n'ont jamais empêché personne de dormir, des chœurs pourront chanter pendant la triste céré- monie sur un air de Gossec, l'ode célèbre : « La France a perdu son Morphée. »

Fait à Paris, juin 1885.

UN HEROS

Dans une prison bon enfant il faisait une peine de droit commun (quel galant homme de nos jours consentirait à se voir bouclé pour délit politique ?), mais ô bonheur ! n'entraînant pas la perte de ses droits civiques, il y avait un corbeau mal appri- voisé, joie du préau mais terreur des tout petits enfants du geôlier. Il s'appelait Nicolas de son nom de baptême. Une aile aux plumes raccourcies l'empochait de voler, mais un jour il s'évada par une grille ouverte. Grand émoi surtout parmi les prisonniers qui aimaient ce compagnon, non sans une nuance d'envie à la nouvelle de ce bonheur pour l'oiseau.

On rattrapa toutefois le délinquant qui, dès lors, lui joyeux et dansant d'ordinaire, hérissa désormais ses plumes et ne bougeait pas d'un certain angle du mur. Évidemment il songeait. Un jour on put savoir ce à quoi il songeait. La patronne faisait sa lessive et beaucoup de linge flottait dans des baquets ; Nicolas n'hésita pas un instant et profitant de ce que l'excellente femme avait le dos tourné pour

238 MÉMOIRES d'un VEUF

quelque réprimande à ses enfants, sauta sur le rebord de tous les baquets et avec une agilité sur- prenante fit abondamment caca dans chacun d'eux. C'était une revanche de sa nouvelle captivité, une revanche terrible, car chacun se doute que la fiente d'un oiseau de cette taille dut gâter considérable- ment le linge fin et gros du ménage.

Son acte accompli, Nicolas retourna se coller au mur dans l'attitude du soldat qui va mourir de la mort militaire. Ses pressentiments ne trompaient pas l'héroïque volatile. Le patron rentrant apprit bien vite l'affreuse nouvelle, saisit sa carabine et Nicolas tomba pour ne plus se relever, plus heureux que Cambronne qui n'avait que dit la chose et que la garde qui ne se rendit pas mais qui ne mourut pas davantage.

J'ajouterai qu'on le mangea et qu'il fut trouvé coriace un peu mais savoureux en diable.

MONOMANE

La mise en scène toute nouvelle de plusieurs funérailles récentes avait frappé son esprit. Les dis- positions mêmes d'un décor imprévu, les essais vers des effets non encore usités, tels que chars de fleurs, catafalques en plein vent, exposition de nuit avec torches et fanfares sous un monument de l'État (je crois, à moins qu'il ne soit de la Ville), enfin la foule immense accourue, recueillie ou non, à ces fêtes de la Camarde, tout cela reluisait, s'édifiait, sentait bon la violette et la rose, défilant en musique dans sa coupole qui rêvait parfois être celle du Panthéon.

II avait vu les obsèques du Tribun, presque tou- chantes de jeunesse foudroyée et aussi d'improvi- sation artistique décidément réussie. Il avait vu les derniers honneurs rendus au Poète (même il y avait été débarrassé de sa montre par un mangeur de saucisson qui vendait des emblèmes, et de son porte-monnaie par une adorable petite curieuse au faux-cul sans pair).

Ces honneurs lui avaient paru étranges à vrai

240 MÉMOIRES d'un VECP

dire, et la présence de gymnastes en costume et d'orphéonistes ficelés des dimanches ne lui revenait pas trop. Mais ces couronnes ! Mais le corbillard des pauvres et la touchante idée de l'entourer d'un bataillon scolaire, quelle tramontane ça faisait perdre au pauvre homme, quelles campagnes il en battait, quel poing sur ce dynamomètre !

Le corbillard des pauvres lui suggérait bien des divagations. A le considérer comme pur et simple parmi tant de somptuosités, il disait, interprète de son client, ce véhicule orgueilleux : « Ah ! ah ! tas d'imbéciles, tourbe de badauds, vous avez blagué mes antithèses de mon vivant ; eh bien, voilà ma dernière et c'est la bonne, pleurez et erudimini. » Et c'est qu'en effet beaucoup de larmes furent répan- dues ce jour-là, au milieu même de la rigolade générale. Tel l'acte pour mouchoirs à un théâtre de mélodrame. « 0 peuple, ajoutait la voiture hautaine, peuple absurde qui m'as fichu des balles heureuse- ment maladroites, en Juin 48, qu'en penses-tu? J'ai ton seul carrosse. Mais ce n'est pas toi qui aurais les moyens de te payer gratis un tel supplément. Il est vrai qu'il me coûte cher le louage de ton baquet: 50.000 fr. à répartir entre 200.000 pauvres ! »

Et mille autres billevesées.

L'entrée au Panthéon lui plaisait et lui déplaisait.

C'est trop, c'est trop, raisonnait sa folie. On ne doit bousculer personne, surtout les saints qui exis-

MÉMOIRES d'un VEUF 241

lent peut-être et sont dès lors influents. Pourtant c'est amusant, son macabé inconscient dont l'âme est probablement en procès avec le bon Dieu, de chasser de leur maison telles reliques vivantes et intelligentes, sans compter Jésus-Christ pourtant abondamment célébré dans toute une œuvre et sans nul doute invoqué au lit de mort.

Les funérailles de l'amiral portèrent le dernier coup à ce pauvre cerveau. Non ces funérailles esca- motées par une peur sans nom, grandioses pour- tant, de Paris, mais celles de la ville natale du héros, un gouvernement de péteux donna à d'inoffensifs sucriers et de pacifiques éleveurs la resucée ridi- cule de la pompe funèbre de l'homme in-folio. Il n'y assista pas, mais des gravures l'eurent bientôt mis et tenu au courant. Catafalque, exposition nocturne, doubles et triples promenades dans des rues étroites, cela ne lui fît rien. Il avait vu mieux à Paris, moins les sinuosités abracadabrantes d'un cortège orga- nisé par des autorités d'opéra-bouffe.

Non, ce qu'il gobait ici, c'était l'afïïuence de curés et de chantres. Y en avait-il, juste ciel ! de ces sou- tanes ? Un essaim de blancs surplis, papillonnant au vent du Nord, des rochets comme s'il en pleuvait, des hermines, des orfrois, des barrettes, des rabats, des croix pectorales, des mitres régulières et sécu- lières à tire-larigot. On ne pouvait pas dire qu'à cet enterrement-^à il y avait plus de cochons que de

IV. Itt

242 MÉMOIRES d'un VEUF

prêtres, cas, hélas ! de la ballade funéraire décernée à cet Olympio qui eut cela de commun avec le grand Roi qu'à leur voyage des pieds en avant, le peuple rigola ferme et se soûla dru.

Et son esprit travaillait. Il se donnait en songe des obsèques marquantes, lui aussi. Ses moyens lui permettaient toutes fantaisies. Mais voilà. Que choisir? Une noble simplicité, ou de belle ostenta- tion. Inventer, lui, du neuf, impossible : tête com- merciale sans guère plus. Des artistes consultés lui dessinèrent des projets à figurer aux Arts incohé- rents. Il se désespérait, ne sentant pas le sourd fumisme de ces abominables croquis. Il peinait, il suait. Combien de testaments en vue de son enter- rement ! Que de codicilles !

Une méningite, suite logique de tant de détresse cérébrale, l'enlevait il y a quelques jours à l'affec- tion d'une famille chérie. Il eut, conformément à sa haute situation de fortune, un enterrement de pre- mière classe, avec grand'messe solennelle présidée par un archevêque in partions et chantée à Saint- Philippe du Roule par Faure, la Patti et autres som- mités de la voix.

Tout cela était beau, mais commun en somme. Eût-il été désolé de ces obsèques sans la petite bête, sans le clou, le pauvre cher Ernest !

Ajoutons, en fiche de consolation pour son âme dolente à jamais, que comme, en sa qualité de

MÉMOIRES D'UN VEUF

243

chemisier en gros et en détail, il fournissait M. Déroulède, et qu'il était en outre officier d'Aca- démie, il y avait beaucoup de monde à son enterre- ment.

LES ESTAMPES

Quel plaisir par une après-midi un peu grise, soit de septembre, soit encore de la fm de mai, sans émotion du matin, sans projets pour le soir, lesté d'un frugal déjeuner, en flânant et dans le seul but de tuer le temps, quel plaisir, quel véritable plaisir que de feuilleter des estampes à la porte d'un tel petit magasin, orgueil et gaîté d'un quai non encore exproprié pour cause d'utilité publique.

Le marchand, vénérable et méfiant, fume sa pipe sur le seuil et tourne à droite et à gauche des yeux derrière des lunettes dans l'ombre projetée par les bords cassés de son chapeau de paille ancien. A l'intérieur de la pièce, le nez dans les cartons, furètent les amateurs, en quête d'une épreuve avant la lettre à eux seuls connue.,., et aux brocanteurs. La maîtresse de la maison va et vient, causant avec les clients familiers, et tout au fond de l'arrière-bou- tique qu'encombrent vieux bahuts, vaisselles histo- riques et cages vides, leste dans l'angle d'une vieille armoire, l'apprenti de seize ans lutine la demoiselle langoureusement mûre.

246 MÉMOIRES d'un VEUF

Cependant on feuillette des estampes : il va sans dire que l'on n'a que peu d'argent en poche, et qu'à ce titre l'on ne se permet d'excursions que parmi les cartons à bas prix, les seuls d'ailleurs qu'une prudence bien avisée autorise le négociant à exposer au dehors.

Certes on ne s'attend pas à rencontrer d'eaux- fortes bien fortes, ni de tailles-douces bien douces, mais les bons bois ! les adorables lithographies ! et lés amours d'enluminures ! Si, par exemple, cette reproduction d'un tableau grivois du dix-huitième siècle n'est pas destinée aux honneurs d'une collec- tion fameuse, en revanche elle réjouit l'œil par la blancheur du papier, l'odorat par le parfum âpre de l'encre récente, et le cœur, oui, le cœur ! par la candeur qu'il a fallu à l'artiste pour interpréter ce maître de cette manière.

Et ce portrait d'un ministre de la Restauration, est-il assez instructif! Ainsi, en 1820, on portait des faux-cols de cette façon, des gilets de telle autre, on se coiffait comme cela. Les yeux au ciel et la main sur le cœur semblent indiquer, dans ce per- sonnage évidemment méconnu, une belle âme jointe à une science profonde de la tenue. Si la parole ne lui manquait pas, et c'est tout ce qui lui manque, assurément, le langage le plus onctueux ne tarderait pas à nous mettre au courant des inten- tions les plus pures.

MÉMOIRES d'un VEUF 247

Mais l'Empire nous réclame. Il serait en effet impardonnable de ne pas regarder avec toute l'at- tention qu'ils méritent les retours de l'île d'Elbe et les effets de bras derrière le dos nombreux dont cette portion de notre histoire a doté l'imagerie contemporaine. La Clémence de V Empereur n'est- elle pas une chose bien remarquable ? L'infortunée comtesse se tord les bras, qu'elle a du reste aux trois quarts couverts par d'immenses gants, tandis que le grand homme s'apprête à jeter la lettre com- promettante dans un feu qui flambe de joie, à en juger par l'intensité et la violence des hachures qui le constituent. Les grandes bottes, le petit chapeau, le menton de galoche, le coup d'œil d'aigle, et l'aide de camp attendri mais cambré, ajoutent à cette scène tout intime un relief officiel qui pénètre d'un respect salutaire l'admiration due.

Un mâle stoïcisme et une vue exaspérée des for- tifications de Paris décorent la composition inti- tulée : Napoléon blessé au siège de Ratisbonne. 0 chirurgien, va sans crainte ! Ce pied que tu recouvres de bandelettes, ce pied n'est pas celui d'un héros vulgaire. Vois plutôt! la figure de ton empereur, au lieu d'exprimer une douleur quel- conque, sourit au contraire, et, de cette voix qui commande aux rois, semble te dire : 0 chirurgien, va sans crainte !

Uonneur au courage malheureux, les Pestiférés

248 MÉMOIRES d'un veuf

de Jaffa, les Adieux de Fontainebleau, toutes ces choses grandes, défilent tour à tour splen- dides et douloureuses. Mais rien pour le haut intérêt ne vaut les différentes Napoléon à Saint- Hélène, pâture des forts et délices des cœurs sen- sibles !

Oh ! le chemin de la croix pire ! C'est tantôt le Rêve sur la falaise, façon Ossian, défilent dans un nuage les chers maréchaux du vaste martyr qui crispe un poing sur sa cuisse et ingère l'autre dans son œil en larmes, tantôt c'est Longwood et ses affres, Las Cases écrivant le Mémorial sous la dictée d'une robe de chambre et d'un foulard de tête, tandis qu'au dehors le hideux Hudson-Lowe donne une consigne atroce à un sanglant fonction- naire.

Et puis c'est le Saule !...

Fuyons ces émotions à la fin trop fortes et reve- nons aux sujets humbles : aussi bien le Convoi du pauvre et la Dernière hirondelle ou Modiste et Poi- trinaire cloront à merveille ce petit voyage à tra- yers l'histoire, la philosophie et la vie illustrée, nous laissant dans l'âme cette impression de douce mélancolie qui parachève seul le vrai bonheur, par une opération réciproquement contradictoire au Nescio quid amarum du célèbre hexamètre latin.

Six heures ont sonné. Le soleil couchant rougit la

MÉMOIRliS d'un veuf ^49

frégate-école ; les ponts devant nous s'allongent insidieux, et là-bas, là-bas, va et vient la Femme, la Maîtresse ou la Mère, impatiente déjà et sur le point d'être inquiète.

LES FLEURS ARTIFICIELLES

Les fleurs vraies sont aux riches : même le bou- quet de violettes se vend, et comme il se fane aussitôt acheté, il faut des sous et des sous encore pour en avoir tous les jours dans un verre d'eau.

La rose orgueilleuse, le camélia somptueux, le lis féodal, ne se complaisent que dans les cheveux crespelés des grandes Dames au sein du boudoir que hantent seul d'altiers caprices, sous les chevaux des tyrans et parmi les autels des faux dieux.

Parlez-nous de la rose en jaconat glacé se pa- vanant ingénument au-dessus du gâteau de Savoie les jours anniversaires, sur une nappe des quartiers suburbains, pour aller le lendemain rejoindre, au tour de tête de vos humbles chapeaux de crêpe, gentilles ouvrières, vieilles demoiselles au cœur froissé, pauvres laides institutrices si grandes et si tristes, les myosotis mauvais teint époussetés cha- que jour avec prudence, qui tremblent au vent inclément des villes à travers des courses épouvan- tables,sur ces cheveux sacrés que lissent vos mains

252 MÉMOIRES D UN VEUF

vaillantes, vos frêles mains, devant un morceau fendillé de miroir à soixante-quinze centimes !

Et vivent aussi, parce qu'elles ont l'air en papier peint, les solides, les fidèles, les tristes immortelles, jugées dignes par le deuil universel de fleurir, autour des morts oubliés, la féroce aridité des grilles !

L'HYSTÉRIQUE

Il allait par les rues chaudes, les yeux hideuse- ment écarquillés, la bouche ouverte comme par d'effrayantes faims, tandis que ses mains étreignant le vide et se crispant parfois, simulaient parfois des caresses équivoques. Parmi la buée desséchante de son haleine tout hoquets, se précipitaient des cris rauques qui étaient un nom sempiternel. Les gens regardaient, non sans dégoût, tituber ce personnage suspect, et les filles avaient peur de son intention. Le soleil, frappant en plein ses tempes douloureuses, en avait tiré une sueur blanche, et c'eût été pitié pour un poète, ou pour une femme au cœur excep- tionnel passant par là, que de voir avec l'œil que tous n'ont pas cette agonie immonde mystérieusement.

JEUX D'ENFANTS

I

Je me promenais rêveur à travers les champs pelés et blafards de l'extrême banlieue parisienne, lorsque mon attention fut attirée par des voix d'en- fants chantant un air autrefois entendu^ me sem- blait-il, et qui me remplit soudain de tristesse, d'inquiétude et presque d'angoisse. Je marchai dans la direction des voix, et ce que je vis, je ne veux pas le dire avant d'avoir prévenu le lecteur que je ne fais pas assez de cas de la vérité pour jamais me donner la fatigue de l'altérer ou même de l'inventer. Mes amis et mes connaissances peuvent au besoin me rendre ce témoignage.

Or, c'étaient des enfants de cinq à dix ans qui jouaient à « l'enterrement », un jeu comme un autre, après tout. L'un représentant le mort, couché par terre, la tête recouverte d'un mouchoir, ses bras en croix sur sa poitrine, ses jambes allongées et ses pieds joints, le tout remuant le moins possible, ne parodiait pas trop mal un petit cadavre. Autour

256 MÉMOIRES d'un VECF

bambins et bambines, qui mangeant une intermi- nable tartine, qui se grattant la tête, qui renfonçant le pan de sa chemise à l'endroit sur lequel on est coutumier de s'asseoir, psalmodiaient de leur timbre frais et faux un De profundis puéril, tandis qu'un autre, assisté de deux autres, tous trois emmitoufflés de vieux châles octroyés par maman, officiait sur une pierre kilométrique.

Ce spectacle fit faire à mes lèvres un mouvement auquel mes pensées ne les ont guère habituées ; et vous saurez de quelle nature fut mon sourire, quand je vous aurai appris que mon sentiment à l'égard de « cet âge » est exactement celui professé par le fabuliste Jean de Laiontaine.

II

Pourquoi le Poète, qui n'est qu'un enfant en somme, un peu moins consciemment pervers que les autres peut-être, pourquoi le Poète, lui aussi, ne jouerait-il pas à « l'enterrement » ? Ou, si vous aimez mieux, pourquoi ne se distrairaiWl pas à manier les choses funèbres de ses innocentes mains sacrilèges ? Pourquoi, en un mot, ne fût-ce qu'à ces fins de se conformer à l'esprit d'un siècle qui paraît avoir à jamais répudié la mélancolie, et ne songe plus qu'à rigoler (pour faire un emprunt au plan-

MÉMOIRES d'un VEUF 257

tureux vocabulaire de Rabelais et de Gavroche), pourquoi ne prendrait-il pas des iamiliarités avec cette grande pince-sans-rire qu'on appelle l'Horreur, au risque d'évoquer, lui aussi, derrière lui, dans la Contingence, vers l'Inconnu, quelque méprisant rictus?

IV. 17

CORBILLARD AU GALOP

J'étais dans le haut de la rue Notre-Dame-de- Lorette, que je descendais la tête basse et fumant un cigare, sans penser à rien, ainsi qu'il m'arrive les trois quarts du temps. Dix heures du matin son- naient partout. Il faisait un de ces soleils mouillés du dernier été. L'air, tiède et lourd, disposait à l'ennui. Les passants, assez nombreux, allaient d'un pas lourd, tandis que la voix des marchands ambu- lants montait, lente et grêle, parmi la fumée onctueuse des cheminées et la puanteur molle des ruisseaux, vers le ciel bas.

Un bruit soudain de voiture brûlant le pavé me fît lever les yeux, et j'aperçus un corbillard de dernière classe, un de ces étroits corbillards dits « des pauvres » avec un toit demi cylindrique et un sablier de cuivre incrusté entre quatre étoiles pour tout ornement ^ Dans ce corbillard, il y avait un cercueil recouvert d'un drap noir, sans broderies,

* Détail qui indique qu'on écrivait ces choses il y a long- temps. Même observation pour quelques autres passages de ces « Mémoires ».

SCO MÉMOIRES d'DN VEUF

ni croix, ni couronnes, ni rien ; un cercueil avec un drap noir dessus et derrière, personne.

Personne derrière. Autour quatre porteurs au pas de course. Et le corbillard allait au trot, comme un fiacre payé à la course. Ce spectacle si commun d'ailleurs à Paris, et qui ne m'eût pas frappé dans tout autre moment, m'impressionna très fort, énervé sans doute que j'étais par l'atmosphère plus haut spécifiée, ou encore bien par cela même que je ne pensais à rien.

Et d'abord, je me représentais le mort dans sa bière de cent sous, bouche ouverte, poings crispés, crispés ? entortillé à la diable d'un linceul trop étroit laissant passer les pieds maigres, et les cahots du corbillard le secouant terriblement, ses dents s'entrechoquant, sa tête bat les voliges de çà de ; ses cheveux gris s'emmêlent sur son front jaune et de sa poitrine s'échappe une manière de gémisse- ment sourd.

« Qu'est-ce que ce mort sans ami ni parent » pour suivre son convoi , sans un prêtre pour » souhaiter bon voyage à son âme ? Un vieux cri- » minel ? Est-ce que ces gens-là n'ont pas tou- » jours des complices, des maîtresses, des eniants » adoptifs, légitimes au besoin ! Un suicidé, alors? » Peut-être bien. Un misérable ? A coup » sûr; mais de quelle nature ? Un mendiant, un » escroc, un ouvrier, un bohème, un poète ?... »

MÉMOIRES d'un VEUF 201

Un poète ! Et comme les temps nous vivons le sont pas propices aux personnes qui s'occupent un peu sérieusement de versification, est-ce que tout à coup je ne me vis point, moi, vieilli, dans une bière de cent sous, bouche ouverte, poings crispes, crispés? entortillé à la diable d'un linceul trop étroit laissant passer les pieds maigres, et, les cahots du corbillard me secouant terrible- ment, mes dents s'entrechoquant, ma tête bat les voliges de çà de là, mes cheveux gris s'emmêlent sur mon front jaune et de ma poitrine s'échappe une manière de gémissement sourd. Et personne der- rière le corbillard. Et quelque passant surpris se demande. « Qu'est-ce que ce mort... ? »

Tel vaguait mon esprit, quand machinalement je me retournai pour voir une fois dernière le corbillard, qui était maintenant au milieu de la rue Fontaine, allant toujours son train d'enfer et toujours sans personne derrière. Sur son passage, les femmes et les enfants se signaient au galop aussi.

Les hommes se découvraient...

Je me souviens seulement alors que, soit par suite de mon trouble inaccoutumé, soit par l'incorrigible et naïf mépris de la pauvreté qui m'est particulier, j'avais complètement négligé de saluer ce corbillard qui m'avait suggéré des réflexions si mélancoliques, si pittoresques, et si prophétiques probablement.

SCENARIO POUR RALLEl

I

Un tout jeune homme robuste et de bonne mine arrive sur la place principale d'une grosse ville d'Allemagne.

C'est du temps des houppelandes à huit pèle- rines et des derniers manchons pour messieurs d'âge.

Bien entendu, il y a kermesse. Sortie d'église; chant d'orgue à la cantonnade. Puis pas de deux successifs signifiant l'allégresse publique, d'hon- nêtes amours, et une pointe de bonne chère qui va s'émousser en cre vailles. La ribote déjà lourde ne tardera pas à dégringoler jusqu'à l'ivresse pure et simple. Parallèlement, l'amour dégénère, et ce sont bientôt les Filles et des gamins dissolus qui brû- lent les planches de trépignements immodestes.

Comme de juste, c'est vers eux que se dirige l'étranger.

Comme il tient un papier à la main, plus d'une danseuse et d'une marcheuse croit que c'est un billet (de combien ?) à son adresse. Et moues ado-

264 MÉMOIRES d'un VEUF

rantes, et gestes enguirlandeurs. L'une d'entre elles le premier sujet s'élance sur les pointes et la main droite en poire avec l'auriculaire dressé, chipe le papier puis se sauve en trois bonds et rit sans bruit aux éclats après lecture faite, en multipliant, à travers un éblouissement de ronds-de-jambe, le geste de donner à lire à ses compagnons et compa- gnes et de leur souligner le texte à peu près suivant :

« Enfant abandonné. Parents trop pauvres. Ne « sait rien de rien, pas même parler. Prenez pitié « du pauvre Gaspard. »

Une pirouette polissonne des filles rassure l'un peu ahuri jouvenceau, sur l'épaule de qui frappent en cadence les garçons, cordiaux, car il a de beaux yeux, l'innocent, et sa carrure promet un solide luron.

L'innocent sourit, rit, baise les garçons sur la joue, les filles sur la nuque voyez-vous ça ? et s'élance, premier sujet mâle, élégant, fort, plein de naïvetés grivoises, en tête à tête avec le premier sujet de l'autre sexe dans un ballet toute la troupe donne. La toile tombe dans le sous-entendu d'une nuit de brutales amours et d'amitiés orgia- ques qui ne peuvent que mal tourner.

II

Ce qu'il convenait de craindre arrive. Gaspard

MÉMOIRES D'UN VEUF 2Co

est un garçon perdu ! Ses mœurs plus que déplo- rables n'ont d'égales que les pires du monde.

Tout cela, par exemple, candidement. La chair et le sang sont seuls forts en lui, mais très iorts, et si logiques !

C'est pourquoi il se fait entretenir par le premier sujet de l'autre sexe (que nous nommerons Frédé- rique) une pas trop grosse blonde fraîche et ferme, sans y entendre malice, ô non ! mais il trouve cela bien bon, bien bon, et d'autant meilleur que la belle n'a eu pour lui, dès la première rencontre, pas plus de rigueurs qu'elle n'avait fait de manières, et l'aime comme aiment ces femmes-là quand elles s'y mettent, sans pensée de derrière la tête ou d'autre part, les bras grands ouverts, à pleines lèvres, de tout corps.

Et pour comble de mauvaise conduite, Gaspard persiste à fréquenter les jeunes gens dépravés dont il a été question plus haut, tous jolis, gais, amicaux, mais joueurs comme les dés et coureurs comme des dieux.

Quelle mauvaise compagnie que cette bande joyeuse!

Chacun de ces petits débauchés a une maîtresse qu'il change contre celle du prochain sans plus de gêne ni de mystère que s'il s'agissait de se battre en duel. Et ce pauvre Gaspard, outre la Frédé- rique qui est pour lui la soupe et le bœuf et un peu

266 MÉMOIRES d'un VEUF

le dessert, pratique aussi largement et plus que ses camarades la promiscuité des cœurs. C'est du propre.

De leur côté les filles, tout en chérissant leurs hommes, comme si chacun d'eux était un gentil pain au lait, les trompent, eux le sachant parfaite- ment et y consentant très volontiers, avec de riches imbéciles dont le principal est un milord anglais qui protège Frédérique. Le hasard providentiel des ballets fait se rencontrer ce haut insulaire et Gas- pard, et le premier, reconnaissant dans le second le vague fruit d'anciennes amours, adopte celui-ci, qu'il ne peut reconnaître légalement , étant très marié dans « l'île aux Cygnes », en lui offrant son héritage pécuniaire avec cent mille livres sterling de rente pour attendre sa mort prochaine. Gaspard accepte, sur un signe de Frédérique, en dépit des conditions fâcheuses qu'on va voir, et qui amène- ront le funeste dénouement que l'histoire rapporte.

L'illustre chorégraphe qui parfera cette humble esquisse rendra sensibles et agréables aux yeux les péripéties que voilà indiquées. Une mise en scène splendidc, de nombreux et contrastés changements à vue devront encore dramatiser l'action qu'accom- pagnera de l'excellente musique.

Mêmes éléments d'un succès sérieux pour ce qui suit.

MÉMOIRES d'un VEUF 2G7

III

Ne voilà-tril pas que ce milord libidineux se trouve être membre et « preacher » d'une secte moralisatrice à outrance? Et alors il exige de Gas- pard des choses ! Renoncer à Frédérique, être ver- tueux dans le sens le plus con-gré-ga-ti-on-na-liste et le plus bête qui puisse être, des horreurs quoi.

Mais avec l'impétuosité, le jarret et la sponta- néité de sa nature (vierge tout de même après tout), Gaspard se reflanque dans la Vertu.

Une seconde après (gambade solitaire très nuan- cée) il en a bien assez et retourne au Vice.

Mais cette fois celui-ci l'empoigne pour de bon. Il y a du souvenir dans son nouvel entraînement, des parlams connus, des caresses dont il a savouré la douceur, des yeux les siens se mirèrent en un mot le charme paresseux de se retrouver dans des habitudes déjà délicieuses par elles-mêmes : vins, femmes, jeu, des bagarres et des alertes, sa force jeune employée à de jeunes fatigues, son sang qui s'en donne, et ses muscles exaspérés jamais las, et ses cheveux passent des mains blanches, le train enfin de l'amour sans scrupules, de la boisson sans peur, de toutes les passions belles et folles !

Et cette haine de la Vertu telle qu'il a eu le rêve

2G8 MÉMOIRES d'un VEUF

de vouloir la pratiquer! Gomme il rougit de la vel- léité, et qu'il abhorre la chose et les gens de la chose? Il en arrive, de complicité avec la Frédé- rique, ce qui doit amener des nœuds dans les der- niers mouvements du fil de l'action, à tuer son riche bienfaiteur et père naturel, parce que l'infor- tuné lui démontrait un tas d'e/ cœtera.

Entrechats furibonds sur des airs d'une indécente gaîté.

IV

Le crime ineffable une fois bien accompli, Gas- pard, l'innocent qu'il est, l'affirme et le confirme, encore aidé de la collante Frédérique, en s'insur- geant de compagnie avec les beaux jeunes gens ses amis (en travesti tout le monde) contre la SOCIÉTÉ.

Retraites, parbleu! vers des montagnes nei- geuses (pas?), attaques de diligences meublées de Perrichons un peu plus vagues , grimaces , fri- mousses, tromblons, sons d'écus la vache), gen- darmes immémoriaux mis en déroute, que de pré- textes à ballabiles ! Finalement capture d'EUe et de Lui étonné. Elle bonne fille en pleurs.

La Justice. Formalités. Joli motif noir, puis rouge. Défense amusante : personne (dame?) ne parlant, tous dansottent, témoins, accusés, avocats. Les

MÉMOIRES d'un VEUF i2G9

Caboches dodelinent du cul et condamnent, dor- mitantes, les deux principaux accusés ronflolants, à mort, les autres à des perpétuités sans impor- tance.

Gris de joie dans l'auditoire et pas d'ensemble. (Tutti exprimés par les violons et la clarinette, ins- truments tristes.)

Soudain, irruption des jeunes gens amants, des filles maîtresses, de Gaspard et de Frédérique. Guet rossé. Enlèvement vrai, bien qu'impossible, des condamnés.

Re-montagnes c'était donné.

Un Harz quelconque ou n'importe quoi d'alle- mand. Bandits (roses), gourgandines. Après « pro- diges », succombent. Nul trémolo à l'orchestre, la plus simple pudeur l'exigeant, enfin !

On va prendre Gaspard. Frédérique a succombé dans la lutte plus haut.

Philanthrope de la secte paternelle dans la prison filiale. Se fait d'autant moins comprendre que Gas- pard, sourd, ne l'entend point et, muet, ne lui peut rien objecter.

Aumônier chapelain») du même saucisson, partant disert, ô disert ! (immensément de clowne- ries, puisque tout en noir et maigre à point (tra- vesti !) le ministre. Après bien des croisements

270 MÉMOIRES d'un veuf

de bras .(gigue) Gaspard soufflette le consolateur.

On pend Gaspard.

Il n'y voit pas de mal : si gentils les bourreaux et geôliers! (parties de cartes, cigares, brandwïne et « des femmes » moyennant petites pièces d'or gardées entre ses doigts de pieds. (Bourrée.)

Potence. Place publique, la même qu'auparavant ou bien une autre.

Tous complices pendus avant lui, ça c'est du théâtre. Juges proclament jugement en réopinant du bonnet. Gavotte.

Opération du pendage (pendaison serait plus français, mais nous sommes en Allemagne) ; com- pliquée et claire, l'opération. Foule applaudit, n'est-ce pas çà? et forme une ronde.

Gaspard est pendu.

Son supplice lui rappelle des choses, et cette der- nière secousse évoque à ses sens les meilleures encore de ses nuits. Il gigote gentiment et ses pieds extatiques exterminent un à un les specta- teurs en manchons bien chauds et en fauchons si ouatées de cette expiation.

Il finit, après tout, par mourir et demeure raide comme la justice, lui aussi.

Divertissement trop long d'un populaire survenu on ne saura jamais comment.

Quant à Gaspard Hauser, Dieu A son âme.

Tiens?

L'AUTRE UN PEU

Décidément Napoléon P"" est Ihomme qu'il faut. Je n'entends pas parler du général incontestable, non plus que de l'administrateur, du législateur improvisés qui feront l'étonnement des générations les plus lointaines. C'est sur le seul et pur homme privé, si amusant, que je veux laisser bavarder un peu, légèrement, et comme en rêve, ma plume d'in- quiet et de vagabond.

Et d'abord, oui, j'aime ce petit homme à cent pro- jets, bohème de l'épaulette, habitué j'imagine un peu écœuré mais convaincu des clubs et des bou- chons révolutionnaires; j'adore le sombre gamin du 10 Août 1792 et son « cogHone» à l'adresse du piteux Louis XVL Et son audacieux mariage avec Joséphine, la femme entretenue dont lui, ce con- centré à froid, devint fou, et qui sut lui tenir la dragée assez haute, à ce déjà terrible happeur de toute chose. Et le déjeuner de porcelaine brisé en mille miettes chez le diplomate autrichien. Et la comique réminiscence de Brienne à la tribune des Cinq-Cents : « Je suis le Dieu Mars ! » dont le rusé

272 MÉMOIRES d'un VEUF

Corse a bien rire après en s'assurant que ce n'é- tait pas si bête que ça, au fond, et que la vérité prend partout ses droits, même dans la rhéto- rique.

L'Empire ne me gâte pas mon Bonaparte au moins. Tenez, précisément, le Sacre à Notre-Dame de Paris... par le Pape! N'ôtes-vous pas comme transportés d'on ne sait quel assentiment à l'acte brutal et, tout autre part, de tout autre homme, inqualifiable, de retirer la couronne (de Charle- magne !) d'entre les mains du pontiie pour la poser, lui, rien traditionnellement, sur la tête de sa quéole cérie.

« Je ne suis pas le Roi de France », regrettait-il, et toute sa vie témoigne de cette respectueuse et désillusionnée ambition. C'était surtout Louis XIV qu'il entourait d'un culte, presque d'un fanatisme qui ne peut que faire honneur à la hauteur de son esprit. Il avait conscience de sa mauvaise éduca- tion, de sa piètre ascendance. Fils et petit-fils de petits robins locaux, lâché dès l'adolescence dans des guerres de clochers puis dans le gâchis san- glant de Paris, il avait, même avant les camps, contracter ce débraillé moral, cette tenue tout juste, ce langage et ce geste cassants qui le suivirent jus- qu'au tombeau.

Ses démêlés avec le pape, l'enlèvement cynique et l'espèce d'emprisonnement de ce dernier à Fon-

MÉMOIRES d'un VEDF 273

tainebleau me sont odieux mais militent encore pour ma thèse. Catholique non pratiquant, mais très sincère, comme sa belle et simple mort l'a prouvé, il croyait avoir tout fait pour l'Église en restaurant le culte en France. Le pouvoir temporel n'apparaissait à ses yeux de Jacobin mal repenti que comme un abus, que dis-je, un sacrilège : «Mon royaume n'est pas de ce monde, etc.. » Et ce fin politique ne sentait pas que pour que le royaume des cieux soit prêché urbi et orbiy le pré- dicateur suprême doit ne pas avoir les mains liées et la bouche cousue. Subsidiairement le royaume des cieux, c'est, à parler politique alors, la domi- nation morale de quelque homme de paix et de con- corde, sauvegarde des mœurs, arbitre du droit des gens ! Non, Napoléon ne comprit et ne pouvait com- prendre ça, lui soldat de l'an II, que la poudre et la Marseillaise avaient assourdi dès les premières heures à un tas de bonnes raisons du temps passé et futur ! Mais que curieuses ces conversations patelino-menaçantes entre ces Italiens, l'un un gé- nie, l'autre un saint! Et jamais l'amitié ne cessa entre ces hommes. Le Mémorial de Sainte-Hélène (quel livre! le livre du siècle, me disait un ami qui a raison) regorge, déborde des sentiments les plus filiaux, les plus touchants envers Pie VII, tandis que. l'admirable accueil décerné à Rome après Wa- terloo, à madame Mère et à la famille impériale fait IV iS

274 MÉMOIRES d'dn vedf

éclater dans l'ancien captif de Bonaparte toute une paternité sublime indiciblement.

.Ah, le Mémorial^ ce qu'on y trouve! Hein? la lutte avec Hudson Lowe, la lutte terrible à torréfier le .foie, à « flétrir le cœur» comme disait Saint-Just, fou sympathique ! La fierté ! l'orgueil clair et cou- pant, la riposte fulgurante et l'attaque irrésistible ! D'aucuns sentimentaux regrettent de ne pas voir dans ce suprême testament, le moindre repentir au sujet du duc d'Enghien. Mais le jacobin, insensés! le quasi jacobin resté latent, qu'en faites-vous? Et puis Bonaparte, s'il admirait nos grands rois, n'avait et ne pouvait avoir que haine et mépris pour les polichinelles fleurdelysés, princes du sang ou non, qui avaient laissé massacrer sans être à leur tête les géants de la Vendée et du Bocage.

Dans ce livre aussi l'homme est bien notre homme, le Français dirait^on, non d'aujourd'hui, mais du temps de nos grands-pères plutôt encore que de nos pères. Sobriété, fleur d'orange, eau de Cologne, comptes de ménage savoir compter!). Et cette tabatière ancien régime ouverte, comme sa biblio- thèque toute militaire, aux officiers anglais de la garnison de Sainte-Hélène, émus et fiers !

Et encore et enfin, quel veuf, lui! Sa petite Louise qu'il embrassa si rondement lors de leur première entrevue ofiicielle, la bonne grosse boulotte qui séait à son tempérament actuel, la mère de son

MÉMOIRES d'un VEUF 275

fils le divin blondin, plus rien d'elle ni de lui, que deux fades portraits! Ni vent ni nouvelle. Tout inter- cepté. L'emmurement vivant, lui aussi. Pitié pour ces veufs-là, grands et autres.

LUI TOUJOURS ET ASSEZ

Je suis romantique

Et puis, j'eusse été si féroce et si loyal !

P. V.

Maintenant que le bruit intrus s'est tu, que le Poète, après les secousses d'obsèques irrespec- tueuses, rentre par degré dans la glorieuse impo- pularité due, maintenant que la foule est retournée à ses besognes et que les poètes, seuls enfin, gar- dent le deuil, il m'est permis de parler de mon maître, de bien lui, abandonnant à mes colères, passées ? non ! récentes ! et à mes rudesses de na- guère les exploiteurs inqualifiables de sa grande mémoire.

Il eût fallu que Victor Hugo meure vers 1844, 4o, au lendemain des Burgraves. Forts de trois Bal- lades : les Bœufs qui passent, le Pas d'armes, la Chasse du Burgrave, des Orientales, il y a une perle, les Tronçons du serpent, des quatre recueils de vers intimes rarement politiques (si peu en tout cas), les Feuilles d'Automne, etc., qui constitueront

I

278 MÉMOIRES d'un VEUF

sa vraie gloire de bon poète de demi-teintes, de son théâtre et de ses trois premiers romans, Bug, Hax, N.-D. DE Paris, si drôles par places, surtout le théâtre en prose et Han, nous voudrions qu'il n'eût laissé que cela et eût disparu contesté. Les fières funérailles alors ! On y eut vu moins de gilets qu'en 1885 mais ceux qui y auraient été auraient été un peu défraichis, mais rouges ! et des chevelures au- trement amusantes que les éventails, pluies, et ca- pouls actuels eussent flotté, dame ! éclaircies, der- rière un char point ridiculement odieux du tout, précédé d'un clergé plus pittoresque encore que messieurs les Ordonnateurs de l'Administration, si bien brossé que fût leur costume des grands jours.

J'oubliais, dans l'énumération des œuvres à con- server, le Rhin, de cette époque d'ailleurs, bien supérieur, je le dis, aux Voyages figés et puérils de Théophile Gautier, et se trouve l'adorable conte du beau Pécopin. (Ah, Gautier! M"^ de Maupin, 7e- nèbres, Émaux et Camées, trois chefs-d'œuvre et c'est tout, et déjà beau !)

Oui, tout ce qui part des Châtiments, Châtiments compris, m'emplit d'ennui, me semble turgescence, brume, langue désagrégée, l'art non plus pour l'art, incommensurable, monstrueuse improvisation bouts, rimes pas variés, ombre, sombre, ténèbres, funèbres, facilité déplorable, ô ces Contempla-

MÉMOIRES d'un VEUF 279

TiONS, ces Chansons des Rues et des Bois ! manque insolent platement de la moindre composition, plus nul souci d'étonner que par des moyens pires qu'en- fantins.

Soit. Il y a deux vers dans les Châtiments, Ne frappe pas... Et s'il n'en reste qu'un... Mais que de fatras incorrect si souvent! Et je ne parle pas du fond qui est l'antipode de la poésie même la aaty- rique. Voyez donc Juvénal, voyez donc Dante ! Et, plus près, d'Aubigné, Barbier, dont je ne donnerais pas un ïambe, pour tous les Châtiments du monde ! Sans compter que politiquement le factum en ques- tion ira, va, a déjà été contre son but. Il vous tente d'être indulgent à l'objet de tant de cris, de haine, de rancune plutôt, d'imprécations, de malédictions, de huées et, il faut le reconnaître, de menaces, au bonhomme Napoléon III qui dut sortir de son rêve le jour ce pamphlet lui tomba sous les yeux pour s'ébahir un instant de cet excès d'honneur et de cette indignité , et pour se rendormir à poings fermés.

Oui, la Légende des Siècles contient de nobles contes épiques, dont quelques-uns, le petit rdi de Galice, Eviradnus, peuvent soutenir la comparaison avec tel ou tel poème Arthurien de Tennyson. Mais quelle philosophie, quelle théologie, quelles vues sur l'horizon social, quelle pauvreté dans quelle dysenterie sexquipédalienne !

280 MÉMOIRES d'un VEUF

Le reste de l'œuvre d'à partir des Châtiments, ne vaut pas l'honneur d'être nommé; et quand j'aurai avoué qu'il y a des choses dans les Misérables, cet arlequin, et dans Quatre-Vingt-Treize, laissez- moi retourner au Victor Hugo de Pétrus Borel et de Monpou !

Quelqu'un m'a, d'ailleurs très courtoisement, taquiné sur ce que j'avais nommé Hugo, l'auteur de Gastibelza-l'homme-à- la -Carabine, pour tout potage. D'abord, oui, il en est l'auteur, l'auteur il en est. Ensuite Gastibelza dépasse toute son œuvre. Il y a enfin du cœur et des sanglots et un cri formidable de jalousie, le tout exprimé magnifique- ment dans un décor superbe. Trouvez m'en un autre, de Gastibelza, dans tous ces volumes !

C'est qu'Hugo n'a jamais parlé d'amour que bana- lement ou en homme qui (du moins c'est ce dont témoignent ses écrits) fut toute sa vie envers les femmes un simple Pacha. « Tu me plais, tu me cèdes, je t'aime. Tu me résistes, va-t'en. Tu m'aimes pour mon nom, peut-être pour mon physique bi- zarre, pour ma tête faite? Tu es ange. » Ni crainte, ni espoir, ni douleur, ni joie. Le bonheur du coq et son chant de cuivre après.

Hugo est mort. Ses détenteurs ont eu leur jour, échelles doubles et apothéose laïque. Moi qui con- nus l'homme dès avant 1870 et, quelque temps de- puis, qui même eus à me louer, comme j'allais

MÉMOIRES d'un VEUF 281

devenir ce pauvre veuf-ci, de sa commisération et de son amitié, qui, poète, ai plus qu'eux le droit de m'intéresser à la manière d'être glorieux et glo- rifié de mon maître au tombeau, je le prends, le mien de jour, et c'est aujourd'hui, et je le répète, et je le suis Légion : Hugo est mort trop tard, il s'est survécu, mais son seul héritage sérieux est nôtre, et nous le défendrons, mes beaux messieurs du premier juin mil huit cent quatre-vingt-cinq !

DU PARNASSE CONTEMPORAIN

Dans des temps reculés, en i86o, car ma mé- moire est bonne, il y avait au 45 du passage Choi- seul un jeune homme blond, successeur de Perce- pied, le libraire religieux et le marchand d'objets de piété bien connu. Ce négociant, un Normand et presque un lettré de par certaines accointances, le marquis de L... et M. G..., ancien directeur d'un journal «libéral» (on était sous l'Empire), YOrdre (TArras, journal disparu sous la république subsé- quente, M. Lemerre, disais-je, était de hautes ambitions typographiques et projetait une réédition splendide des poètes français du xvi® siècle. L'insis- tance d'un ami, M. B... brouillé depuis avec un peu tout le monde, me fit faire la connaissance du futur éditeur des Poètes contemporains. J'étais lié à cette époque, littérairement et politiquement (je fus répu- blicain et tout le reste en mon temps comme je le raconterai peutrêtre un jour), avec Louis-Xavier de Ricard, fondateur et rédacteur en chef d'une revue positiviste, morte de la jeunesse des rédacteurs et de la police impériale, et poète de l'École de Quinet,

284 MÉMOIRES d'un VEUF

mais avec plus, beaucoup plus de talent poétique que ce terne ennemi du Dieu de toute beauté. Il a depuis, je crois, entrepris la publication en province d'un journal radical. Chez les parents de M. de Ri- card, — son père, général, avait tenu un emploi supérieur au Palais-Royal d'alors, et vivait encore, se réunissaient quelques jeunes gens, artistes et poètes, absolument obscurs, dont le plus obscur est le signataire de ce fragment. J'abouchai, ou plutôt M. B..., que j'avais présenté chez le général, marquis de R..., aboucha le fils de celui-ci avec M. Lemerre. De cette entrevue naquit dans l'esprit de l'intelligent libraire l'idée d'une publication à tapage..., qui n'en fit d'ailleurs aucun pour le mo- ment : VArt, journal hebdomadaire, rédacteur en chef, L.-X. de Ricard, parut pendant quelques se- maines, juste le temps d'ensemencer sur un papier et dans une typographie irréprochables les théo- ries , absolues , hautaines , intransigeantes , d'où sortit de terre, grâce à l'épais fumier de quelques grasses injures, ce Parnasse contemporain qui fit plus tard craquer les granges du fortuné Lemerre. Celui-ci, depuis, hona sua novit et c'est une justice à lui rendre, qu'il se tire en garçon spirituel de ce problème qu'avait presque littéralement proposé Théodore de Banville, en des temps moins miracu- leux : «Être éditeur lyrique ET vivre de son état. » M. Lemerre n'en vit pas seulement de son état, il

MÉMOIRES D UN VEUF 285

en est devenu riche, de plus en plus lucrativement célèbre. Niez donc, après cela, le pouvoir de la poésie, en cette France actuelle !

Étudions sur pièces ce pouvoir très réel.

D'abord un rappel historique, car tout ce qui louche à quelque phénomène mental que ce soit d'un pays donné, même sur un témoignage aussi infinitésimal que le mien, appartient à l'histoire de ce pays.

M. Catulle Mendès, avec qui M, L.-X. de Ricard avait eu des rapports de bon voisinage, fut invité par celui-ci aux réunions dont il a été parlé plus haut. M. Catulle Mendès, qui de son côté était pos- sédé d'un très honorable esprit de propagande lit- téraire et avait déjà vu « mourir sous lui » une Revue Fantaisiste très bien faite, auteur d'un livre de vers exquis, Philoméla, et d'articles qui révé- laient un talent merveilleux de prosateur, ne tarda pas à sympathiser avec l'Art et quelques-uns de ses rédacteurs. De cette amitié loyale et désintéressée, sortit la pensée du Parnasse, à la confection duquel M. Mendès assura le précieux concours de ses illustres maîtres et amis, MM. Théodore de Banville et Leconte de Lisle, à qui ne lardèrent guère à se joindre, invités et commensaux du général, marquis de Ricard, et de la très aimable marquise, un état- major généreux, MM. Léon Dierx, le plus suggestif peut-être des poètes de la nouvelle pléiade, José-

286 MÉMOIRES D'DN VEUF

Maria de Hérédia aux fiers sonnets, l'exquis et pé- nétrant Léon Valade, malheureusement mort depuis, et Mérat (celui-ci, reluctant, pour parler anglais, de ce poète anglais de ton, s'il en fut, à la ville, et répugnant à ce qu'il croyait, devoir dégénérer en une camaraderie compromettante) , connus , dès cette époque, dans le petit monde poétique d'alors, c'est-à-dire dans l'entourage de M. Catulle Mendès, par des œuvres vraiment dignes d'intérêt. MM. Sully- Prudhomme et François Coppée adhérèrent bientôt à ce groupe déjà considérable par le talent. Le pre- mier ne faisait dans le salon du boulevard des Ba- tignolles que de rares apparitions; nature réservée et talent sévère, il se mêlait difficilement, et resta toujours isolé, bien qu'ayant collaboré aux divers Pâmasses dont le premier contient son chef-d'œuvre peut-être les Ecuries d'Augias, le poète si cor- rect prouva magistralement qu'il n'était dépourvu ni de chaleur ni de couleur. Quant à M. François Coppée, il fut l'âme aimable de ces réunions dont son esprit charmant et sa malice sans fiel firent quelque temps un rendez-vous de choix. Je l'en- tends encore réciter de sa voix séductrice les ex- quises délicatesses du Reliquaire et des Intimités. Temps passés, souvenirs d'amitié toujours chers, que du moins ces lignes vous consacrent, vous embau- ment, et aillent porter un salut cordial au poète qui fut frère d'armes dévoué et si gentiment camarade.

MÉMOIRES d'un VEUF 287

« Un autre poète, et non le moindre d'entre eux, se rattachait à ce groupe. Il vivait alors en province d'une profession savante mais correspondait fré- quemment avec Paris. Il fournit au Parnasse des vers d'une nouveauté qui fit scandale dans les 'jour- naux. Préoccupé, certes ! de la beauté, mais surtout de l'intense dans la beauté, il considérait la clarté comme une grâce secondaire, et pourvu que son vers fût nombreux, musical, rare, et, quand il le fallait, languide ou excessif, il se moquait de tout pour plaire aux délicats, dont il était, lui, le plus difficile. Aussi, comme il fut mal accueilli par la Critique, ce pur poète qui restera tant qu'il y aura une langue française pour témoigner de son effort gigantesque! Gomme on dauba sur son «extrava- gance un peu voulue », ainsi que s'exprimait ce un peu » trop indolemment un maître fatigué qui l'eût tant défendu au temps qu'il était le lion aussi bien endenté que violemment chevelu du romantisme! Dans les feuilles plaisantes, « au sein » des Revues graves, partout ou presque, il devint à la mode de rire des vers magnifiques, de rappeler à la langue l'écrivain accompli, au sentiment du beau le sûr artiste. Parmi les plus notoires et les plus influents, des sots traitèrent l'homme de fou ! Symptôme ho- norable encore, des écrivains dignes du nom firent la concession de se mêler à cette publicité incom- pétente ; on vit <( en demeurer stupides » des gens

288 MÉMOIRES d'un VEUF

d'esprit et de goût fiers, des maîtres de l'audace juste et du grand bon sens, M. Barbey d'Aurevilly, hélas ! Agacé par l'Im-pas-si-bi-li-té toute théorique des Parnassiens (il fallait bien LE mot d'ordre en face du Débraillé à combattre) ce romancier mer- veilleux, ce polémiste unique, cet essayste de génie, le premier sans conteste d'entre nos prosateurs admis, publia contre nous dans le Nain Jaune une série d'articles l'esprit le plus enragé ne le cédait qu'à la cruauté la plus exquise ; le « médaillement » consacré à Mallarmé fut particulièrement joli, mais d'une injustice qui révolta chacun d'entre nous pis que toutes blessures personnelles. Qu'importèrent d'ailleurs, qu'importent surtout encore ces torts de l'opinion à Stéphane Mallarmé et à ceux qui l'ai- ment comme il faut l'aimer (ou le détester) im- mensément * ! »

Il est indispensable de ne pas omettre dans le recensement des Parnassiens de la première heure les noms de M. Ernest d'Hervilly, celui-ci, connu de tout le monde à présent par ses éminents tra- vaux de journalisme et de théâtre, et qui apportait au Recueil un peu sévère, un peu massif, le deside- ratum de sa fantaisie charmante et de M. Villiers de risle Adam, esprit de grand vol qui laissera certes une œuvre de génie.

(1) Paragraphe consacré à Stéphane Mallarmé paru il n"y a pas longtemps dans mes Poètes maudifs. (Léon Vanier, éditeur.)

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Le premier Parnasse, honoré de la collaboration des vieux maîtres, alors survivants, de 1830, Bar- bier, les deux Deschamps, Gautier, et fortifié d'admirables poésies posthumes de Baudelaire, parut par livraisons dont les dernières mal à propos gonflées d'œuvres insuffisantes et de noms des- tinés à l'obscurité ; une regrettable division avait laissé à peu près sans direction littéraire l'ambi- tieuse publication, et ce fut à la diable que se ter- mina ce recueil si soigné au début. Tel qu'il était néanmoins, le Parnasse fit trou, fut attaqué, moqué, gloire suprême, parodié.

Des volumes individuels par douzaines succédè- rent bientôt à l'effort collectif. MM. Goppée etDierx, pour ne parler que de ceux-là, firent à ce moment leur réel début, qui assit solidement une réputation aujourd'hui haute entre toutes anciennes et nou- velles. En face de cette persévérance, et l'on peut ajouter d'une telle bravoure, la Critique ne désarma pas, bien entendu, mais elle fléchit, elle choisit et choya certains poètes pour leurs défauts, et ne fut envers les qualités des autres qu'injuste sans trop de monstruosité dans l'excès : cette fois comme toujours elle exigea que le figuier portât des poires et s'affligea de ne trouver pas plus de lyrisme dans le didactique que d'éloquence dans le descriptif, et réciproquement. Mais ce sont les péchés mignons de cette pécheresse sur le retour, et somme toute. IV 19

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avouons qu'elle fut bonne personne au fond. Plus tard même elle daigna reconnaître que nous n'a- vions pas eu tort, au contraire, et gémit quelque peu, point trop, comme il convient au Crocodile par excellence, sur la déplorable dispersion d'un groupe « convaincu du moins, en ces temps, etc. ».

Je le crois bien, qu'ils étaient convaincus, les Parnassiens, et qu'ils avaient même

« Superbement raison ! »

Certes l'époque actuelle, même en dehors de ces tuantes et puantes inquiétudes politiques, n'est pas à la poésie, et l'on courrait le risque de passer pour un imbécile à trop insister sur cette accablante vérité, mais il faut admettre que l'esprit public je veux dire, bien entendu, parmi les lettrés a, du moins de nos jours, plus d'ouvertures et d'aperçus sur Tart de lire les vers ; il en sent le nombre, la musique, et distingue presque toujours les mauvais versificateurs d'avec les bons ; tout lecteur un peu intelligent, d'entre les hommes habitués aux choses de l'esprit, a maintenant ce que j'appellerai l'oreille rhythmique et pourrait dire par exemple : « bonne coupe, rejet oiseux, rimes précieuses, » etc.; en un mot, l'éducation du public liseur de vers est faite, elle est bonne ou du moins très suffisante, et elle lais- sait tout à désirer avant que parussent le Parnasse

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et les discussions qui s'engagèrent à son propos. Il suit de que le goût du Beau, dans la seule partie du public dont le poète puisse avoir cure, s'est anobli; car la poésie ne vit, ceci est hors de ques- tion, que de hautes généralités, que de choix parmi les lieux communs, que des plus fières traditions de l'âme et de la conscience; entre tous les arts, dont elle est l'aînée et dont elle reste la reine, elle répugne à la laideur morale, et même dans ses ma- nifestations les plus erronées (poèmes purement voluptueux ou d'une mauvaise philosophie) garde sur elle ce décorum, cette blancheur de péplum et de surplis qui écarte le vulgaire obscène ou méchant et s'en fait haïr comme il faut, perfecto odio.

Or, il est impossible de nier que les jeunes poètes du premier Parnasse aient seuls créé, autant par leur fraternelle association d'un jour de rude vail- lance que grâce à leurs travaux subséquents, la salutaire agitation d'où est résulté l'heureux, le bienfaisant changement que je viens de rappeler. Cruelles moqueries , injustices criantes , l'indiffé- rence première, plus poignante que tout, du public vraisemblablement compétent, rien ne les décou- ragea, ne les arrêta, n'ébranla un instant en eux la conscience de leur valeur et de l'importance de l'ef- fort tenté. Ils n'avaient pas comme « ceux de 1830 » d'éclatantes polémiques à soutenir, au théâtre, par exemple, derrière des chefs prépotents, non plus

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que de contact presque physique avec l'adversaire ; leur visée étant plus haute, leur idéal infiniment moins concret ; il ne s'agissait point pour eux d'af- firmer de bruyantes théories par tous les moyens, fût-ce par le pugilat, si cher aux jeunes forces. Non, ils étaient et sont pour la plupart restés poètes dans le sens le plus aristocratique du mot : rappeler l'élite de la foule au respect de l'élite des esprits, et l'élite des esprits au culte de l'exquis de l'esprit, prendre en quelque sorte sous les bras cet enfant de bonne volonté, le bourgeois intelligent et sensible, pour lui faire baiser (fût-ce de force, mais c'est ainsi que se pratiquent les bonnes éducations) le pied chaste de la Muse mot païen , idée éternelle tel fut leur but, atteint. Et remarquez bien qu'ils n'avaient pas de chef. Leur conjonction fut spon- tanée, personne qui les eût poussés au combat, qu'eux-mêmes et ce fut assez ! Certes ils admi- raient tels ou tels, les vieux et les jeunes, Baude- laire, Leconte de Lisle, Banville, ces derniers, lut- teurs superbes d'isolement et d'originalité, partant sans disciples possibles mais observez comme chacun d'eux ne ressemble à part certaines for- mules communes inévitables à personne de ses glorieux aînés, non plus qu'aux premiers de ce siècle. Au contraire, s'il fallait à toute force cher- cher des similaires à ces Originaux, ce serait aux siècles de Tradition, au seizième dont ils emprun-

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taient avec raison la discipline libre et consentie, au dix-septième qu'ils rappelaient par le souci dou- loureux de la langue et l'extrême scrupule dans la tenue. Temps difficile pour de purs littérateurs que ces dernières années dégingandées et fréquentantes «lu second Empire poètes délicats et pudiques que nous autres, j'ose le dire en cet aujourd'hui obscène-ou-la-mort !

Un second Parnasse parut deux ans après, mieux composé cette fois, accentuant la note première, avec l'autorité des noms mieux connus et des œu- vres intermédiaires amplement discutées et vive- ment appréciées. Cette fois Sainte-Beuve, qui s'était intéressé platoniquement au premier Parnasse, sortit de sa prudence habituelle et voulut bien apporter sa pierre à l'édifice aux trois quarts construit non sans solidité ni sans beauté. D'autres réservés parmi les anciens se départirent de leur attitude et s'enrô- lèrent bravement sous notre jeune bannière déjà criblée de balles. Enfin, tout en ne rien, absolu- ment rien sacrifiant de notre juste audace, nous ga- gnions en « respectabilité», et la Critique, de guerre lasse, amena pavillon et nous laissa passer au large en nous saluant même de quelques bordées.

Une grande cordialité régnait entre les Parnas- siens. L'entresol de Lemerre les réunissait presque quotidiennement en causeries exquises la plai- santerie et l'esprit caustique avaient leur part légi-

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time : ce causeur admirable , Banville , si fin , si calme, si réellement aimable avec des dessous d'épigrammes parfois terribles ; Leconte de Lisle, railleur à froid, amer et mordant d'une dent « phor- kyade » pour faire un emprunt à ce Gœthe, le seul de ses congénères à lui comparer sans diminution pour l'objectivité magistrale du poète français; Louis Ménard, doux Athénien pré-socratique aux réveils tigresques de socialiste tumultuaire, le très bienveillant Antony Deschamps, un peu las d'avoir battu

« Avec Dante

Un andante»,

un peu éteint, mais débordant d'anecdotes et de souvenirs, tous ces aînés naturellement tenaient le haut bout de la table aux paroles, et se voyaient écoutés avec une familiarité respectueuse de toute cette jeunesse qui par instants aussi parlait et trou- vait d'indulgents et paternels auditeurs parmi les maîtres. Heredia, catholique et conservateur, s'en- tendait à merveille avec Mendès, alors conserva- teur, et israélite, sans nulle odeur de synagogue; la belle voix tonnante de celui-là alternait comme chez Théocrite avec l'organe câlin et lent de celui- ci; d'Hervilly, très spirituel, couvrait d'étincelles Valade, un brun aux pâleurs arabes qui lui ripostait d'un seul mot, mais toujours si joli ! l'excellent gros

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rire de Silvestre, un nouveau venu, rude recrue, se mariait à la jovialité délicate de Blémont, un autre conscrit, depuis longtemps sorti du rang, et c'était entre Ricard et votre serviteur en ces jours-là répu- blicain, — je l'ai dit plus haut, et du rouge le plus noir, je vous en réponds, un assaut toujours loyal, quelquefois bruyant, de paradoxes révolu- tionnaires qui faisait sourire la splendide barbe flave de lotre éditeur et ami Lemerre, aux « dieux pareil ».

Mérat arrivait, battu aux champs dans l'escalier par les smts sur les marches de sa canne légen- daire toujours portée à deux mains derrière le dos, et presseiti au parfum choisi d'un cigare éternelle- ment renaissant de ses cendres; il s'appuyait au mur dan; une pose élégante, émettait entre deux spirales l'exquise fumée quelques aphorismes hor- riblemen hétérodoxes en ces lieux tels que « un peu de mssion ne nuit pas » ou « ... les Prunes de Daudet font enfantines, mais il y a deux ou trois vers geitils », ou bien, « ne me parlez que de Ve- nise actiellc ou du Bas-Bréau », et content d'avoir créé ure émotion légitime, disparaissait au bruit triomplal de sa canne dans un nuage embaumant.

Villiffs de l'Isle Adam, son rival en courtes appa- ritions survenait effaré, essoufflé, comme on se repréenlerait Balzac venant de marier Rastignac ou àQi suicider y> Lucien de Rubempré : lui, Villiers,

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au contraire de Mérat, s'asseyait, épongeait son front, passait une main fiévreuse dans sa lourde chevelure, caressait en hâte sa moustache, et d'une voix encore entrecoupée s'écriait : « Vous ne savez pasPBonhommet est mort, et ce que le drôle s'est permis de dire après cet incident!!! » puisil racontait avec un air d'émotion indignée une énormité qu'il venait d'ajouter à la légende du héros d'ine de ses plus remarquables nouvelles, un bourgecis mons- trueux, sorte de bouc émissaire qu'il chérgeait de tous les péchés de l'Israël académique et loltairien, Bonhommet, pour nommer l'animal par îon nom, Bonhommet qui est à Prudhomme ce qu'm caïman de première férocité serait au lézard de jardins. Puis, plus de Villiers,il s'évanouissait dans un adieu aussi fantastique que son récit. Anatole Pance, un vieux livre sous le bras, trouvaille d'éridit sans frein, faite à l'instant sur le quai, au sortr de « la Mazarine » entrait, suivi d'Emmanuel desEssarts, le Parisien en province par hasard à Paris jour peu d'heures, ou d'Albert Glatigny engagé de h veille à l'Alhambra, comme « improvisateur », et déj; regret- tant Armentières et Carpentras pour amouidu Ro- man Comique, d'autres encore, comme eix bril- lants, convaincus, ardents, parce que sûrs le leur talent. Les entretiens duraient le plus soivent, coupés par e dîner es restaurants des environs pour la plupart de ces jeunes gens, jusqu'à ninuit

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passé, à la fermeture des Bouffes, tout voisins.

Des banquets mensuels, des soirées chez l'un ou chez l'autre, les maîtres, Banville, Leconte de Lisle, de préférence, des parties de campagne, entrete- naient l'affection et serraient les coudes. Sans doute, de petits groupes subdivisaient le gros de l'armée, au gré des sympathies ou des voisinages, mais on se retrouvait vite en corps, et la plus étroite solidarité rappelait chacun de nous au cher cé- nacle dès que sonnait une heure décisive. Qu'un volume parût chez Lemerre (alors exclusif), quelle curiosité, bien que tous en sussent les vers par cœur, quel enthousiasme, et au dehors, en pays « philistin », quelle polémique, quelle sainte colère !

Des peintres , des musiciens , ceux-ci en petit nombre leur art s'isole et isole trop nous étaient d'aimables camarades. Parmi les premiers citons Feyen-Perrin, Manet, un peu plus vieux que nous. Pantin qui fit d'une douzaine d'entre nous, en 1872, sous le titre de Coin de Table, de magnifi- ques portraits, son meilleur tableau peut-être, acheté très cher par un amateur de Manchester; enfin, Gaston Bazille tué volontaire à l'armée de la Loire, en 1871, Cabaner, si original et si savant, Sivry, l'inspiration (dans le sens divin et rare du mot), la verve, la distinction faites homme, âme de poète aux ailes d'oiseau bleu, Chabrié, gai comme les pinsons

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et mélodieux comme les rossignols, se sentaient nos frères en la lyre et mettaient en musique nos vers tels quels, sans les casser ni les «orner» immense bienfait que reconnaissaient une gratitude sans borne et quelle bonne volonté d'auditeurs ignorants en harmonie, mais intelligents du beau sous toutes ses formes! Des journalistes, des ro- manciers, et, inappréciable trésor, des amis sans épithète, amateurs au courant, dilettanti à l'unis- son, complétaient le groupe. Edmond Maître, érudit sans pair, férocement spirituel, cruel à la bêtise et solide conseil, Burty, lui-même littérateur exquis et le roi des connaisseurs, les frères de Concourt, illustres adversaires qui avaient senti aux durs jours d'Henriette Maréchal toute la chaleur de notre loyale admiration pour un génie en dehors de notre entreprise, d'autres encore qu'il n'entre pas dans le plan de ce livre d'énumérer, car ils sont trop nom- breux et je ne devais nommer que la fleur de cette fleur des intellectuels.

Cette belle union dura jusqu'à la guerre de 70. Une catastrophe pouvait seule briser un iaisceau si robuste ; engagements aux armées, gardes au rem- part, divisions politiques nécessaires, car le mot « fatal » n'est pas courageux, un tas de choses sé- rieuses pour la patrie, puis pour la conscience, mit à néant, réveil brutal, le tout si bon, le rêve si beau, et par cela le cénacle en groupes, les groupes en

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couples, les couples en individualités amies mais irrémédiablement antipathiques.

Et ce fut bien la fin finale de ce Parnasse déjà célèbre et qui restera illustre.

D'APRES GREUSE

GRAVE PAR HENRI LEGRAND

Au mur du lit le clouait depuis six mois et plus le plus abrutissant des moins dangereux rhu- matismes chroniques, sa puérile fantaisie de ma- lade avait collé à l'aide de pains à cacheter des images soit découpées dans les journaux illustrés, soit arrachées de livres, soit détachées de sa corres- pondance avec des amis dessinateurs ou simplement gribouilleurs tels que lui-même. C'étaient des têtes d'inconnus, ou des reproductions vulgaires de gra- vures rares, ou des pochades bôbôtes. Seul un dessin japonais très fané et le buste d'un Mercure antique représentaient la Beauté dans ce fouillis formé pour remplacer les fleurs trop connues de grands rideaux rouges et vert foncé. Il avait en commençant plaqué ses machinettes au niveau de son corps, à ras de drap pour ainsi parler, puis à mesure que ses douleurs le laissaient plus libre en se localisant par degrés il s'était peu à peu dressé et étendu pour agrandir son lilliputien musée en

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hauteur aussi bien qu'en largeur, ce qui fit qu'un jour qu'il accrochait à un clou de hasard un petit passe-partout pour photographie contenant sa sil- houette à lui, faite jadis pour six pence, à l'Aqua- rium à Londres, assez hideuse ressemblance avec chapeau haut de forme et col de chemise obtenu blanc par un minutieux déchiquetage , ses yeux remarquèrent pour la première fois, pendant de très haut dans un cadre dédoré sous un verre pous- siéreux, une gravure figurant une fillette dodue qui pressait sur un arc de son sein, oh ! ah ! une colombe blanche aux ailes battantes, au bec humide. C'était intitulé Le Trouble inconnu et çà portait écrit des- sous en magnifique anglaise, d'après Greuzé pur Henri Legrand. Le dessin est flou. On dirait que l'estompe d'une institutrice a joué le principal rôle. Nulle toilette. Le tendron est en chemise et le cordonnet de la chemise se dénoue sous les tré- moussements de l'oiseau. Un vague châle montre à demi de ces bras qui vous mettent l'eau à la bouche. L'une de ces têtes de Greuze impassible dans sa candeur qui se perd sous la caresse innocente. Des yeux et une bouche pour qu'on les baise dans tous les coins, tant l'une est divine et tant les autres sont adorables. Petit nez droit aux narines plutôt rondes, qui appelle les bouquets à Chloris, des frisons partis de dessous des bandelettes grecques pouvant bien être mises, tant elles sont relâchées, sous le nom

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de rubans tout bonnement, accompagnent cette tête friande. Et il voyait et il sentait quand le trouble inconnu sera devenu familier, le beau, le bon ragoût aux petits pois que fera de la colombe passée pi- geon, commandé à sa cuisinière, la chère enfant promue belle dame, idole des robustes officiers de la garde impériale et des fournisseurs aux armées bien opulents.

Tels nous, se disait-il, troubleurs aussi de petits cœurs vifs, éveilleurs de sens, tout prêts charmeurs de virginités délurées, tels nous que mangent, don- dons ou squelettes, matrones ou gotons, ces com- pagnes habitueuses de nos nuits, presque toutes les épouses, empouses plutôt, légales ou non, sur le tard de nos illusions, gavés de sceptiques pa- resses, gras de flemmes désabusantes, lourds de notre chair repue que nous voilà, et qui disons encore merci après l'avoir crié !

CAPRICE

Le semain d'hier, comme zouzouille le Chinois, j'ai vu la mort de près. Çà veut dire que la semaine dernière j'ai failli succomber aux suites d'un cou- rant d'air compliquées de colique sèche et de sueur froide, et que la grande calomniée est apparue à mes regards charmés beaucoup, bien que vague- ment surpris.

Surpris, parce que « La mort ne surprend pas le sage »; charmés ô parce que.

Ses pieds déliés, ses jambes fines, ses cuisses point trop charnues, sa taillt- de guêpe, ces brande- bourgs sur cette « poitrine » modérée, une de ces sincérités d'épaules et d' « épaulettes » ! un cou presque de cygne, je ne sais quel sourire franc, quel nez polisson, quel regard profond et peut-être vide !

Mais mince de caillou! Il n'y manque qu'une moule autour.

lY 20

PANTHEONADES

Eh quoi? l'auteur exquis de si jolies choses, Sara la Baigneuse, Gastibelza-l'homme-à-la-Carabine, Comment disaient-ils, En partant du golfe d'O- trante. Me voici, je suis un éphèbe. Dormez (bis), ma belle, Par saint Gilles, viens nous-en et cœ- tera, ils l'ont fourré dans cette cave il n'y a pas de vin ! Oh !

Et au-dessus donc !

Soit ! On a enlevé les stalles en toiles peintes, la chaire idem, les confessionnaux itou, l'autel toc et le baldaquin rien mouche. Mais quoi à la place ? Du public. Vrai j'aimais mieux les « fidèles », quelque un peu melon qu'ils parussent.

On va là. On ne voit rien, en dehors (comme au- paravant) des sublimes fresques de Puvis de Cha- vannes et des obscénités d'à côté. On y garde son chapeau sur sa tète, ce qui est oppressif par les temps chauds, on s'étonne, on rit de tant de sottise solennelle, on pense un peu au Châtiment {sive le gâteau de Savoie mangeant son blasphémateur et

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« l'Arche » rien ne manque que Phidias et le nom de Son père).

Finalement, pour l'avouer, nous autres gens de sang-froid, nous ne pouvons nous empêcher de déplorer qu'on ait collé sur la tête un peu ren- frognée d'un Déranger dévoyé ce haut de forme à la fois incommutable et rond.

Puis, ce refrain chante dans ma tête à moi, ma tête têtue qui aime bien qu'on laisse les gens tran- quilles :

« 11 était un' bergère,

Et ron ron, petit patapon. »

(Mirabeau, Marat et d'autres en savent quelque chose) et qui s'obstine à vouloir connaître ce que peut signifier pour les grands hommes qui nous gouvernent le mot Panthéon, puisqu'il n'y a plus ni dieux, ni Dieu.

MOTIF DE PANTOMIME

PIERROT GAMIN

I

Pierrot est dans un quartier populaire de Paris, de parents tout petits marchands. C'est un enfant chétif, trop souvent dans la rue il ne joue guère, faible qu'il est et d'ailleurs flâneur déjà. Comme tous les enfants possibles mais sensible- ment plus que beaucoup d'entre eux il est gour- mand.

Douze ans, pâlot, grandelet, maigrichon.

Une blouse grise, long tablier de lustrine noire boutonné derrière les épaules, autour du buste une large ceinture noire et rouge de gymnastique, pan- talon à mi-jambes, chaussettes grises, gros souliers aux cordons sans cesse dénoués. Son jeu principal consiste à marcher dans le ruisseau quand celui-ci est à demi sec pour en faire monter la boue autour de ses pieds lentement avec un bruit doux, ce qui lui attire des calottes h la maison, la figure longue, des traits vagues sur un cou mmce, nez quelconque

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montrant des narines en disproportion. 0 la bouche toute appétits et ces yeux bridés qui s'épanouissent subits !

Il

Les gâte-sauces vont et viennent rares mêlés à la foule pauvre, des paniers recouverts d'une serviette si blanche sur leurs têtes, et que çà sent donc bon derrière eux ! Ainsi exclame à part soi Pierrot cha- que matin, chaque soir et chaque après-midi en s'en allant à l'école et en s'en évadant à pas pressés, sa boîte à livres pendue à deux bandes de lisière par- dessus une épaule lui battant sur son derrière. Aujourd'hui il n'y tient plus, les godiveaux embau- ment trop, c'en est fait. Il bouscule l'un de ces ga- mins célestes, anges des bons dîners, qui tombe et son panier avec. Blanc par ci, blanc par là. La belle toque du pauvre petit bougre vole au vent sans ca- lembour, puis nage dans le ruisseau. Ses coudes, ses omoplates de coutil neigeux, baisent rudement le dur pavé fangeux, et le pantalon bleu à petites raies blanches a dans sa partie postérieure propre- ment dite reçu la même caresse dont son contenu et lui se fussent bien passés, tandis que le dolent jean-bout- d'homme voit trente-six chandelles et plus encore. Panier par ci, serviette par là, sauce en haut, croûte en bas, quenelles à droite, crêtes à

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gauche , désordre et désastre partout . On s'as- semble. On relève le gosse, de bonnes âmes l'épon- gent, le brossent, le recoiffent, lui tapent dans le dos, dans les mains, sur les fesses, on ramasse croûte et panier, serviettes et quenelles et crêtes, et tout, un poète décadent donne au mion dix sous sur trente qui lui restent, ayant trempé dans la sauce répandue un doigt en i sans point qu'il avait léché derrière une main en boule.

Lui Pierrot, l'auteur de l'avarie, y a trempé ses dix de doigts dans la dive sauce et court encore.

III

Dix minutes avant la grand'messe. Le cortège s'organise dans l'étroite sacristie. Pierrot qui est enfant de chœur guigne les burettes et met la main sur celle au vin blanc luisant jaune, dans l'ombre projetée par les chantres occupés à revêtir la sou- tane et le surplis. Le sacristain s'amène pour enlever le plateau sont les burettes et perçoit le geste de Pierrot qu'il décourage d'une bonne claque. M. le curé survient au bruit et, mis au courant, frappe le malavisé d'une amende de dix sous sur son mois. Pierrot jure de se venger. La messe se passe. Pierrot a chanté sa partie comme un ange dans le Kyrie en faux bourdon, le Credo de Du-

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mont, VAgnus Dei, le Sanctus et le Domine Salvam. Le dimanche se passe. Vêpres et salut Pierrot a excellé comme jamais de sa voix troublante de « petite écrcvisse rouge qui chanterait fin comme un cheveu ». Mais il n'a point pardonné à M. le Curé. Au sacristain si. Pourquoi? Oui, pourquoi. Et dans l'ombre des quatre heures de cette après-midi d'hiver, parmi le hourvari de cette foule de types se déshabillant dans les demi-ténèbres de l'étroite sacristie, il a chipé la calotte de soie et le surplis de M. le curé, négligemment jetés sur une des com- modes aux ornements, aux soins du sacristain, par le vénérable ecclésiastique endossant sa douillette, en a fait un paquet vraisemblable et s'est inaperçu trotté, faut voir. Çà c'est mal et le bon Dieu l'en punira pour sûr alors.

Ce qu'il y a de bien plus pire encore, c'est que le surlendemain, mardi gras, notre brigand qui se pro- mène en chienlit, une trompe au bec, avec la ca- lotte si vilainement acquise sur sa tête coupable qu'elle couvre, trop grande, cheveux, oreilles, de façon à ne laisser paraître qu'une méchante grimace bien risible pourtant, avec, aussi, ah û donc! le surplis tombant presque jusqu'aux pieds du gredin, le beau surphs amidonné ! le résidu trop copieux encore d'un pot de moutarde étale vers l'endroit vraisemblable d'une chemise portée à la place, un infâme simulacre.

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Et s'étant regardé dans la glace d'un charcutier, le pâle déguisé, ni plus ni moins que son Dieu, le vôtre et le mien, lors du soir de chaque journée de la Création, s'applaudit de son costume et la trouve bien bonne celle-là.

IV

Pierrot a, outre la gourmandise reine de son être, et bien d'autres défauts, des habitudes particulières sans plus insister. Son camarade Arlequin, fils du coiffeur d'en face, treize ans qui en paraissent quinze et seize et les valent est la coqueluche des ten- drons et des trottins des alentours. Jolie figure forte à fossettes, teint frais et chaud, des yeux d'homme, satané môme, va! tournure luronne et corps mignar- dement précoce, il plaît surtout à Golombine l'aînée des trois charmantes fillettes (quatorze ans) de la marchande de marée du coin, et dame ! Dame aussi, Pierrot qui en tient sans espoir pour l'infante, s'es- quinte en gestes vains et vains soupirs. Mais une honte le retient, juste rémunération de son, com- ment dire? égoïsme.

Il tourne autour, néanmoins, comme on dit, du pot. Golombine accepte tout, sans rien donner ni rien promettre à ce Pierrot-là qui offre des pralines volées aux étalages, préalablement sucées, et des

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pruneaux de provenance non moins suspecte et non moins supportés. Un jour Arlequin, à qui au con- traire c'est Colombine qui donne douceurs, menus cadeaux et tous et cœtera avec le vrai reste, sur- prend mon Pierrot en ce piteux manège et te vous lui flanque une de ces tripotées !

Prestement Pierrot, fait du coup philosophe, re- vient à l'essentielle gourmandise ainsi , mais cette fois il n'en mettrait pas sa main au feu, non, mais en jurerait son grand serment, qu'à ce gnoti seauton de surérogation.

V

ÉPILOGUE

Ils ont, Pierrot, Arlequin, Colombine, vingt ans, l'un un an de plus, l'autre un an de moins ou des mois de plus et de moins, mais cet âge glorieux, Vingt Ans! rayonne tellement qu'on a vingt ans quelque temps de plus qu'aucun autre âge. Chacun d'entre eux s'est confirmé. Arlequin est un su- perbe jeune homme qui a dépouillé la chrysalide du gamin pour le luxurieux costume serpentin bariolé qu'on sait, bien rempli. Colombine est grasse, dési- rable, délicieusement animale, la saveur même ! Ses toilettes éclatent comme son rire. Ils forment à eux deux un vraiment exceptionnel couple tout d'à-

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mour sans tendresse, violent dans ses sens, tentant au possible. Il est clair que la vie les a pris, les rend et les quittera heureux, bien portants, beaux et riches de leur rouge bohème étincelante.

Pierrot est leur ami vaguement serviteur. Lui aussi est heureux, n'ayant pas d'envie et mangeant de tout, buvant de tout, poltron mais prudent, libi- dineux mais extérieurement continent. Ah ! ses jouis- sances à lui, des farces qu'il leur fait dures parfois et corrigées d'un coup de pied pointu, d'un soufflet armé de bagues ! N'importe, il a joui, ri, souri. Et puis nul souci. Eux encore doivent ruser parfois pour la victoire sur l'existence. Lui vit dans leur sillon comme un poisson dans l'eau. Nul remords, nul regret de rien de rien. C'est le Sage et c'est le Fou, c'est l'Enfant gâté de la Lune ! Languide amou- reux du Soleil, qui rêve debout, s'envole assis et souvent meurt d'un tas de bonnes morts.

Vive Pierrot I

HUMBLE ENVOI

A MADAME?

Car ceci vous revenait de droit, chère madame, et s'il se trouve plus haut une dédicace à un ami d'enfance, l'envoi de ces pages données, non plus dédiées, l'envoi, le don réel, virtuel, de ces pages, ne pouvait être fait qu'à l'amie, la seule ! de cœur et de tète, à la sœur, dirais-je presque, mais non! Dieu m'a refusé ce bonheur, une sœur ! De sorte qu'il a bien fallu pour se contenter d'une amie, foncer l'amitié, aller loin dans ce sentiment, l'exal- ter, puis le ramener sur terre, et voyez que nous avons réussi dans notre manège puisqu'après un aussi long temps ma pensée tout entière revient à vos pieds et qu'il est impossible que la vôtre se déplaise dans un tel témoignage.

Vous fûtes la plus intime des compagnes de celle que je ne pleurerais pas sans hypocrisie. Et en cette qualité encore, vous ne pouvez qu'approuver le choix que j'ai fait de vous comme destinataire d'un opuscule il est un peu fait mention d'elle; qu'elle soit traitée ici selon ses mérites, c'est ce qu'en

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bonne foi vous ne pouvez nier ; maintenant je doute que tant de calme vous plaise beaucoup : l'amitié se crée de ces devoirs et les morts aimés prennent de ces droits ! Encore est-il question d'elle là-dedans et c'est bien quelque chose qu'un souvenir quel- conque. Allez donc voir au dehors, vous qui êtes mondaine et vous répandez à profusion, si quel- qu'un s'occupe encore, fui>-ce peu, de cette indiffé- rente ! Donc n'excusez pas mais n'accusez pas les lignes moins aimables que vous n'eussiez souhaité j'ai ouvert mon cœur sur une mémoire à propos de laquelle nous différerons toujours d'avis.

Et voyons, au fond, votre amie était-elle si gen- tille que ça ?

Vue justice à lui rendre pourtant.

Sa jalousie aux mille yeux (Pauvre de moi! Pour quel Hercule elle me prenait donc !) n'arrêta jamais un regard sur vous. Et pourtant comme nous la trompions ! vous avec toute l'ardeur d'une amie qui joue un bon tour à une intime, moi non sans quel- que remords. (Je vous l'avoue aujourd'hui bien qu'il n'y parût guère alors.) Et encore ce remords s'innocentait-il à mes yeux tant vous lui ressem- bliez... En mieux, tant en mieux! Tous ses traits, toute son allure, quand il lui arrivait par instants

MÉMOIRES d'un VEUF 319

d'être infiniment au-dessus d'elle-même. J'étais comme un Jupiter entre deux Alcmènes mais préfé- rant l'une tout en parfois la prenant pour l'autre et ma foi, si j'ai jamais aimé celle qui fait dodo, je crois, bien chère amie, que c'est dans vos bras.

Mais me voici trop bavard. Laissons le passé cruel et charmant! Je suis chrétien, au fond; et bien que païenne puisque femme, vous ne détestez pas que je prie, les yeux secs, dame! pour la morte, et souffrirez certainement que la vivante,

Je lui baise ses mains comme au bon temps, en dedans, parmi les minces veines bleues à la com- missure des poignets, dans le cœur formé par les gants boutonnés un peu plus haut et baillant à cette place adorée jadis ad œternum.

MES HOPITAUX

MES HOPITAUX

I

Au moins ce ne fut pas la faute de la littérature, qui l'aurait comblé d'or et d'honneurs, mais bien un peu la sienne propre et celle d'autrui, n'est-ce pas, chère madame? s'il s'était trouvé à l'hôpital. Sans plus insister sur ce point, aussi bien insignifiant, ce n'est pas moi qui parlerai, c'est lui qui parlera, et ce, plutôt impersonnellement, selon son tempéra- ment particulier de poète comme ça.

Dans de hautes salles dans un littéral palais, se passèrent les semaines d'apprentissage. Les im- menses rideaux blancs aux fenêtres, et le beau so- leil de juillet qu'il fit lui garnirent l'âme d'une chaude fraîcheur qu'entretenait au point quelque argent comptant et à échoir à coup sûr, en sorte que la situation actuelle, sur place et au dehors, n'appa- raissait pas pénible, fière tout au plus dans son em- barras léger. Des médecins en chef et de leurs états- majors d'internes et d'externes, qu'en dire sinon qu'ils étaient très bien; des employés aussi (l'É-

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glise dit serviteurs) et des malades, sinon que les pauvres gens faisaient de leur mieux pour guérir. Une mort seulement sur ces quarante et quelques jours, un vieillard qui s'éteignit en balbutiant : a Ma- man, maman! » En somme, une très bonne im- pression première , un début courageux , mais facile...

Moins facile, sinon moins courageuse la seconde épreuve supportée. Au palais duretcru, mais comme protecteur ont succédé des baraquements, sapin et briques, à l'instar, paraît-il, des hôpitaux volants américains. L'extérieur ressemble passablement à quelque abattoir, dedans c'est l'architecture d'une chapelle méthodiste ; il n'y manque que des cita- tions de saint Paul sur écriteaux blancs accrochés aux murs de bois verni. On dirait aussi du kursaal d'une station balnéaire nouvellement installée.

C'est deux jours après la Toussaint. Les fenêtres donnent sur un jardin d'horticulteur fleuriste, rive- rain du chemin de fer de ceinture. Un rang d'aca- cias joue la lisière d'un bois dont l'intérieur des fortifications vues derrière serait l'épaisseur; mais les feuilles, se raréfiant, défont vite cette illusion des yeux. Les médecins et les élèves sont toujours parfaits, mais semblent à la fois un peu bien scep- tiques et infatués; le personnel, mon Dieu, toujours irréprochable, mais les malades ne paraissent pas raffoler du départ des Sœurs. Eux-mêmes sont quin-

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teux et quelques-uns plus bêtes que de droit. Vers 2 heures, le garçon de nuit range sur un grand buffet central appelé appareil les pots d'étain pour les tisanes. Une alèse (ou demi-drap), dont il va les couvrir durant le balayage, fait l'effet, comme il l'a jetée sur ses épaules dont elle pend autour de son corps et le long de ses bras, du surplis d'un prêtre disposant un tas de Saintes-Huiles : de l'ouate, en tampons et en flocons, çà et là, complète la vision.

Bons sommeils parfois. On vous réveille au petit jour pour « faire vos couvertures». Une fille de salle est une paysanne récemment descendue du train, presque du coche. Un peu simple sans trop de naïveté et très bonne vraiment. Pas l'ombre d'une pensée d'intérêt. Elle s'y prend si gentiment pour vous dire : « Paresseux, dressez donc vous, qu'on arrange vos oreillers », qu'on est tout charmé sans pouvoir retenir un sourire vaguement sensuel, car elle est jeune encore et de gentil visage.

Guère d'incidents au cours d'un semestre d'hiver écoulé parmi la touffeur de feux de coke dans de la fonte. Un alcoolique, un cocher! très raison- nable dans la journée, s'échappe un matin vers 4 heures et saute mi-nu par une des fenêtres, de plain-pied d'ailleurs, à quelque cinquante centi- mètres près, et revient en civière, arrêté qu'il avait été par des hommes de l'octroi, avec cette parole : « Mais ce n'est pas moi, je vous assure. » Il fait un

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clair de lune glacial, découpant les objets comme avec des ciseaux, faussant toute perspective, soleil louche au rayon fou, et c'est très Thessalien et très Ganidiaque.

Morts insignifiantes. Et puis l'on s'y fait. Situation pécuniaire assombrie qui va tourner à l'obscur.

Un entr'acte noir absolument : Misère et presque corde, si bien qu'une recrudescence de la maladie et la rentrée dans un troisième hôpital sont les bien- venues. Au moins c'est la paix loin des gens et la souffrance laissée tranquille. Les idées de mort, mort aux gens, mort à soi-même, s'évaporent dans les odeurs d'éther et de phénol. Le sang bat plus calme, la tête raisonne de nouveau, les mains se font ce qu'elles furent plutôt toujours, bonnes et paisibles. Aussi bien le lieu sied à l'apaisement qu'il crée, fin du xviii® siècle avec arrangement et accom- modement Louis-Philippe et Quarante-huit. L'inté- rieur de l'immeuble a surtout un air de ces maisons de province à très hauts plafonds. Le parquet, cruel- lement ciré, parfois bombé de vétusté, dit, par sa disposition en fantasques biseaux, l'âge considé- rable de ce logis. C'est dans une petite salle en retrait d'une autre beaucoup plus longue, derrière un tambour vitré isolant sans isoler du reste des malades qui sont quatre. Cela forme chambre pre- nant jour largement sur un faubourg relativement peu passant de la rive gauche, en face du jardin vert

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clair d'un établissement supérieur de l'État. Nous sommes au printemps et il y a des oiseaux.

L'intensité de la situation à la fois désespérée et à essayer de sauver par la patience quand tout pousse à des violences superbes qui perdraient affreusement les choses, met un bandeau sur les yeux et de la cire dans les oreilles. Des laideurs non intéressantes sans nul doute et des sottises que de la banalité rend plus horribles encore, échappent. Une chapelle odieusement moderne toutefois chante une jolie voix sur un harmonium discret. Comme il y a un affreux costume pour les femmes, on n'y voit point de malades du «beau sexe», à l'exception de deux ou trois vieilles et de toutes fluettes gamines déjà pleines d'œillades, pour la plupart.

Paraît qu'il existe au fond, à gauche du pavillon d'accouchement, des baraquements comme là-bas. Merci. Soupe.

Le gaz, en le définitif hôpital, est contenu dans son juste rôle de domestique. Il éclaire les cuisines, offices, corridors, escaliers et les cabinets.

Difinitif s'emploie ici parce qu'on aspire à ne plus fréquenter dans ces sortes d'asiles, quitte à envahir des gîtes pires si la malchance s'obstine aussi.

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II

Là, là, tout beau, Monsieur du Poète. La vie n'est pas si courte que cela, ni si brève. Elle est faite de transition. La patience y a son rôle qui est prépo- tent. D'autre part, les causes déterminantes de votre initiation es hôpitaux n'ont pas, tant s'en faut, dis- paru. Enfin, le vœu de connaître d'autres abris n'é- tait pas raisonnable et se trouvait peut-être trop ambitieux dans l'espèce. Vous l'avez compris et vous vous êtes soumis à l'inévitable. De nouvelles impressions vous attendaient dans les mêmes mi- lieux, et s'il doit y avoir une fin différente de la fin naturelle à ces habitudes d'ascète un peu malgré soi, nul ne le sait. Toujours est-il qu'il y existe une suite dont témoignent les quelques fragments qui vont suivre et que voici succinctifiée.

On a prononcé le mot de convalescence, et c'est maintenant un pavillon central, diminutif et simpli- ficatif du pavillon central des Tuileries, mais napo- léonisé par un vaste écusson impérial de front : l'aigle au repos sur des foudres et, derrière, en dra- perie, le manteau semé d'abeilles, fourré d'her- mine, que borde le collier d'aigles minuscules pend une grosse croix d'honneur, le tout en pierre, bien entendu. Assez lourd et banal et laid, par

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parenthèse, soit dit sans manquer de respect à « César décédé ».

A droite 'et à gauche, un rez-de-chaussée et un étage de hautes vitres et, en retour, deux ailes, pierre, brique et bois, suggestives d'immenses com- muns, écuries et remises sans fin, le tout un peu grandiose avec quatre grands jardinets autour d'un bassin assez vaste et, bien en avant, une énorme pelouse piquée çà et de corbeilles plutôt pauvre- ment fleuries, mais le palais n'est-il pas pour les pauvres et faut-il l'oublier?

Les bâtiments s'enfoncent très profonds sous forme de galeries latérales assez basses pour que l'œil discerne, légers et clairs, les arbres gentils d'un bois plébéien des environs immédiats de Paris au milieu duquel, d'ailleurs, comme dans une clairière, s'élèvent ces constructions après tout agréables.

C'est Napoléon III le Bien-Intentionné qui fonda cet asile pour les convalescents des hôpitaux. La dis- position même des œuvres intérieures, le caractère môme des us et coutumes de la maison, pro- clament jusqu'à l'excès cette origine : longs cou- loirs de caserne, chambrées à trois lits, qui rappel- lent les petites salles d'hôpitaux, et une discipline un peu de prison ; les réfectoires aux tables de

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marbre rouge, aux colonnettes de fonte gaiement vernies, reportent la mémoire aux premières mani- festations des bouillons Du val, cette création de la seconde époque impériale à son apogée; les noms, pour la plupart suisses, des galeries, salles et dor- toirs, sonnent bien dans une institution de l'élève favori du brav' général Dufour : enfin le règlement, œuvre évidente du philanthrope teint de fouriérisme' qui fut le vainqueur de Saarbrouk, ce règlement lu et relu à toutes occasions par des surveillants, j'allais dire par des gardiens, à moustaches grises d'ex - grenadiers de Magenta, de médaillés du Mexique et de Chine, fleure bien du prisonnier de Ham non sans quelque fumet du militarisme ataval.

Il n'y a pas jusqu'aux « circences » pour flanquer le « panem » des réfectoires, que les salles de chant et de jeux (jeux de bois : échec, dames, dominos ou mieux doches) ne suggèrent point au point de vue décadent de ce que la rhétorique encore en usage dans les journaux à un sou appellerait les « dons funestes d'une dictature heureusement pulvérisée sous le relèvement national ».

On reviendra tout à l'heure sur la salle de chant. La salle de jeu est, comme du reste, la salle de chant, un vaste parallélogramme meublé de longues tables et de bancs, l'on fume en arrivant à dame ou en posant le double-docAe.

Mais, entre les deux réfectoires, dissimulée pai*

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d'amples draperies d'étoffe rouge sombre, c'est sur- tout la chapelle qui parle le plus haut du fds d'Hor- tense et de son règne, tant le blanc et or de l'autel et du retable, tant le tapis rouge des degrés, tant les grilles et la lampe mordorées et l'harmonium accompagnateur à messe basse de « dames et de messieurs du dehors » évoquent les messes des Tuileries s'épanouissait, en ses robes miracu- leuses, la toute-belle impératrice et se gonflait un état-major de chambellans et de maréchaux, l'empereur somnolait, comme attentif. Seulement, ici, les « fidèles » sont, au contraire, de pauvres diables, étonnés de se trouver là, sous le regard à moitié bienveillant des employés gantés de filoselle et très dévotieux, scrongnieugnieu !

Clic, clac! Les deux voitures de l'administration bondées de « convalescents » cueillis aux quatre points cardinaux de l'Assistance publique (familiè- rement A. P.) débusquent de la rue qui passe devant la grille d'honneur, franchissent cette grille, et viennent déposer à la porte du bureau d'admission une trentaine d'ent?'ants qui, après les formalités d'usage, inscription, visite sommaire du médecin, première lecture du règlement parle capitaine (chef du personnel de surveillance) s'égaillent vers les chambrées désignées, en emportant sous leurs bras les effets d'habillement répartis à chaque conva- lescent : soit une paire de chaussettes et d'espa-

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drilles, une chemise, un bonnet de nuit, un paletot- sac bleu de Prusse, une calotte de drap, même couleur (on est aux premiers jours de mai ; le costume d'été, paletot plus léger et chapeau de paille, part du 15 de ce mois), un essuie-main et une serviette de table. Alors, direz-vous, tout convalescent est considéré comme possédant un pantalon ? Mon Dieu oui. « Galerie chose, chambrée telle ! » Et le poète entre dans une pièce cirée beaucoup trop pour son « ankylose incomplète du genou gauche, consécutive à une arthrite rhumatismale ». Trois lits dont les convalescents doivent faire les literies tous les matins d'après certains principes, comme au régiment, de même qu'ils doivent balayer et cirer ce parquet, hélas ! si glissant !

Les compagnons actuels du poète sont un gar- dien de square, un bonhomme peu causeur, et un tout jeune homme, seize ans à peine, une tête blonde de très jolie fille anglaise que rehausse toutefois une grâce déjà virile. Il remarque la difficulté qu'éprouve le poète à mettre son espadrille gauche, se met gentiment à sa disposition. Mais la cloche sonne, on va dîner, entrée lente au réfectoire, bon repas, meilleur qu'à l'hôpital, même du dessert, quelle joie ! sortie en file indienne sous l'œil terrifîque un peu du surveillant préposé au réfectoire, après une récitation à haute et intelligible voix du sempi- ternel règlement.

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Promenade au jardin, une pipe ou deux, puis, pour la première journée, toute de fatigue et d'exci- tement ô que relatifs ! coucher et somme suffisant jusqu'à 6 heures, l'heure de la soupe. Soupe très bonne, à se croire aux Halles, parole d'honneur !

La seconde journée s'écoule entre le jeu de boule, sis dans un petit bois séparé du grand par des palissades, et la bibliothèque, assez bien fournie. Le poète y commence la lecture de Vllistoire de la Restauration par Lamartine, après la douche de vapeur ordonnée semi-quotidienne. Livre intéressant quoique et parce que méconnu et inconnu. Douche amusante comme tout.

Le soir, ascension à la salle de chant. Le jeune homme de tout à l'heure y chante des romances d'une voix exquise, intelligemment conduite. En descendant pour la chambrée et la nuitée, il est félicité principalement par le poète à qui il racontera quelques jours plus tard son histoire navrante et fière. Ils doivent quelques mois et quelques années plus tard se retrouver.

Les semaines se passent ainsi sans grands inci- dents — et départ avec quelques louis en poche, pour la « liberté » définitive ?

III

Bon, voilà les bêtises qui recommencent ! Allons,

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bonhomme Misère, bonhomme Guignon , bon- homme Pas-de-Chance, retourne à tes « hosteaux » naturels.

Et c'est, pour la seconde fois, le littéral palais, mais que changé, qu'assombri, depuis les semaines d'apprentissage ! Les hautes fenêtres aux longs rideaux blancs ressemblent à des vantaux d'une prison pour géants ou de quelque maison de fous en rêve.

D'argent comptant, plus. De l'argent futur, sûr toujours, mais moins. En attendant, le même soleil de juillet à un an d'intervalle, mais accablant au- jourd'hui, comme cholérique et cholérifère dans sa fureur; les mêmes hautes salles, on dirait rabaissées comme un ciel d'orage qui serait menaçamment blanc d'un blanc de fer chauffé à blanc, d'un blanc funèbre, tel un convoi de vierge; même médecin en chef : il semble moins paternel, avec de nouveaux suivants qui ne paraissent pas valoir les autres. Service, à première vue, moins attentif. Jusqu'aux malades qui paraissent plus endurcis ; durant ce mois, pourtant torride et qui doit être malsain, pas un d'eux n'est mort, mais quelle mauvaise humeur, à peine suspendue par la Fête Nationale : petits extras, quelque peu plus d'élasticité dans le règle- ment, une décoration intérieure, à bon marché, due à l'enthousiasme collectif des malades : guirlandes de papier et des R. F. faussement dorés sur des car-

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touches tricolores comme les guirlandes. Vingt jours passés.

L'asile napoléonien encore un coup. En août. Un août pluvieux. L'an dernier, c'était par un beau mois de printemps : il y avait des roses de toutes nuances au long de balustrades envahies en ce temps par les fleurs, aujourd'hui vertes et noires de feuilles et de branches. Les arbres des quinconces et du bois jaunissent par nombreuses places et le vent emporte déjà les feuilles. Le vent aussi pleure dans les corridors à certains jours et les courants d'air, toujours mauvais, commencent à devenir « dangereux », ainsi que me le fait observer un Parisien, pulmonique, envoyé ici par erreur, indu- bitablement.

Fraîches et plus les fins de nuit, et l'on se met à inaugurer le système d'hiver qui consiste à plier en deux sur la longueur Tassez mince « couverture » qu'on s'était contenté de déployer jusqu'à ce temps exceptionnellement rigoureux.

La nourriture qui, comparée à celle, d'ailleurs suffisante et saine, quoique monotone, des hôpitaux proprement dits, était réellement si bonne, si variée, contracte maintenant un goût à la fois de trop peu (dans le sens strict du mot) et de par trop. D'aucuns parmi les convalescents attribuent ce changement pour un mal au départ imminent des Sœurs. Leur remplacement rétablira-t-il le bon ordre d'aupara-

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vant, aussi bien dans la discipline vraiment pater- nelle (ou maternelle, comme on voudra), que quant aux choses du réfectoire ? Car, ici aussi, quelque relâchement, que complémente et corolle, on serait tenté de le croire, quelque maltalent pour la bonne administration et l'équanimité surtout qu'il faudrait pour faire mieux, règne trop et ne gouverne pas assez.

On s'ennuie ; la bibliothèque est toute lue ; connu chaque arbre du petit bois côtoyant une maison de fous et de folles de qui l'on entend les cris, quels cris ! vers le milieu du jour : A dœmone meridiano libéra nos, Domine f Les vaches même, laitières pour pulmoniques, qui paissent dans une clairière en miniature, ne sont plus amusantes et n'ont pas l'air de s'amuser non plus. C'est navrant. Le soir vient. On a dîné réglementairement. Se coucher pour ne pas dormir est bête... Et l'on monte à la salle de chant.

Drôle, ça.

Comme qui dirait la concrétion, la synthèse, la quintessence du goût musical parisien populaire, la romance y domine. Les vieilles reproductions en ce genre persistent, les nouvelles battent à plates coutures leurs contemporaines à visées comiques. C'est ainsi que Comme à vingt ans. Moine et bandit, e tutti quanti aMQvrïaxii avec Petit Pinsonon Carmen, vous n'avez pas d'âme, etc., sont bien plus fréquem-

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ment chantés et bien mieux goûtés et, en dépit du règlement un peu bien draconien ici, applaudis à grand renfort « de cannes, béquilles et béquillons » que tels ou tels Docteur l&amhard ou Joséphine elle est malade.

C'est, aussi bien, une remarque faite depuis belle lurette que le faubourien, ou ce qu'on nomme ainsi, c'est-à-dire le sceptique naïf et le gouailleur spontané par excellence, est volontiers élégiaque... en mu- sique et plus épris du mélodrame sentimental et haletant, rose et noir, que du vaudeville et de la farce. Nulle conclusion d'ailleurs à tirer de comme des trois quarts de toutes les remarques, n'est-ce pas ?

Mais quels interprètes pour la plupart ! Les trois chansons historiques (on parle sérieusement) de la période dont nou' venons de sortir un peu éclopés tous. En revenar t de la Revue, les Pioupious d'Au- vergne,le Père H Victoire ,]o\\es au possible comme timbre, et conrme « poèmes », amusantes, spiri- tuelles, très pirituelles même, quoi qu'en aient certains déli: ats qui seront toujours malheureux, se trouvent écorchées comme ! Gestes faux comme la voix gutturale et traînarde à moins que fêlée, ô Paris ! ou alors terriblement méridionale ! Pataquès inouïs qui feraient douter si le chanteur comprend ce qu'il « envoie », terminaison en ô des rimes, à linstar de quelques « artistes » de très infimes cafés-

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concerts, et ce, par chic, par un naïf, au fond, el quasi touchant dandysm...ô. Et ces gentilles scie& topographiques, si l'on ose ainsi parler, défilent sur des airs pimpants tous les quartiers et monu- ments de la capitale, dans des circonstances tou- jours drôles et drôlement racontées, les Statues en goguette, V Gaulois du pont d'Iéna, la Chaussée Cli- gnancourt, la Samaritaine, Derrière Vomnibus, que bougrement et foutrement mal rendues par ces braves gens, d'ordinaire délurés et farauds autant que des convalescents peuvent l'être, mais une fois « sur les planches » c'est une véritable petite scène apeurés, gauches et patauds. Ce n'est que quand ils débitent du « sérieux » qu'ils deviennent comiques, sauf de rares exceptions ! La romance, déjà pas mal ridicule essentiellement, prend des proportions de parodie à perte de ./ue dans ces hon- nêtes bouches les rogomme: passés et les actuelles bronchites accumulent le 3 notes les plus étonnantes. Il y a aussi la non-intt lligence, sinon des choses chantées, du moins des intentions de l'auteur, galfâtre ou non. Par exempi , les Bœufs, de Pierre Dupont, admirable poème, le chef-d'œuvre peut-être, avec les Pins et les Sapins, à^x vrai poète intense qui sortira du demi-oubli d'aujourd'hui, vous les figurez-vous, comme ils le furent à l'épo- que dontil est question, traduits avecl'accenr affecté dun rustaud de Séne-et-Ouése ? Et la chanson pa-

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triolique ! Pauvres grands cuirassiers de Reischoiïen, douloureuse Alsace-Lorraine, toute belle et toute pure figure de Marceau, du moins soyez cléments à ce vos chantres » dans ces demeures, à la pensée d'ailleurs, que ce sont des pauvres, des infirmes, des souffrants, des simples pour la plupart, sincères dans le choix de leurs « numéros » ; peut-être bien aussi qu'il y a parmi eux quelque survivant de la charge épique, dont pleure, encore toute lière, la patrie ; que ce gamin qui braille : « Il est mort ce soldat stoïque » a, dans sa giberne de scolot, la feuille du collet et les étoiles de la manche, que ce bon garçon à l'accent tudesque est un déserteur de l'armée du Reichland...

Mais quelle est cette voix ? Le poète la connaît et ne la connaît pas, ou réciproquement. La fausse lumière, non pas de la rampe, car il n'y a pas de rampe, ou du moins pas d'éclairage à la rampe, mais de la salle que teintent obscurément quelques becs de gaz à globes dépolis, ne permet qu'après un temps de discerner les traits de celui qui occupe le théâtre en ce moment, et il se trouve que c'est le jeune homme du printemps dernier, un peu grandi, et de qui l'organe de ténorino a mué dans ce court intervalle en un velouté, clair et chaud baryton...

Quoi encore de particulier ici avant d'en partir pour toujours, peut-être, et sans plus d'émotion qu'il n'est séant ?

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Ah ! si l'on veut, ceci :

Les visiteurs des convalescents sont admis à vi- siter aussi les diverses parties de l'établissement, sous la conduite d'un employé ad hoc qui leur dé- taille les choses intéressantes. Cet honnête cicérone ne manque jamais d'attirer l'attention de ses audi- teurs sur deux immenses cartes d'Europe et des Deux Mondes, œuvre d'un convalescent, peinte à fresques sur deux murs de la salle de jeu. Et il pro- fère :

« Ce convalescent, en outre du temps, un an à peu près, qu'il fut admis à passer à l'asile pour mener à bien son travail, obtint de la Direction la somme de cinq cents francs, et l'assurance, ou plutôt la certitude d'une place immédiate dans une administration de l'Etat. Or, le jour de sa sortie et les quelques jours qui suivirent, deux ou trois au plus, il se grisa, il fit la noce avec des femmes, bref dépensa ses cinq cents francs et eut l'audace de revenir solliciter un secours qui lui fut naturellement refusé. »

Il faut entendre les réclamations indignées des bonnes gens, parents, pauvres pour la plupart, des pauvres pensionnaires qu'ils viennent voir : a Ah ! « le saligaud ! Faut-il que les bons pâtissent tou- « jours pour les mauvais ? Cinq cents francs en « deux ou trois jours ! »

Eh. mon brave homme; eh, ma digne matrone ;

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eh, mes pauvres enfants, avez-vous vous-même eu bien souvent cinq cents francs à votre disposition ? Et vous figurez-vous quel trouble, quel littéral coup de gond dans une âme d'artiste peut-être, de dé- classé, qu'une pareille misérable fortune « à em- porter le paradis d'un seul coup » ? Ne paraît-elle pas toute dictée, cette conduite au premier abord absurde à d'anciens désespoirs invétérés, mépris de l'avenir, dégoût du passé, indifférence pour une vie c[ui va, certes ! recommencer plus âpre et plus dé- solante...

Les jours s'écoulent. A la porte les convalescents, voire « béquillards »! Il y a une fin à tout. Les plus pauvres vont passer trois jours dans une vague annexe on est censé leur chercher du travail.

Les autres se répandent par la ville en quête d'un ouvrage qui se cache et d'une santé en déroute, chauves-souris de l'hiver parisien dont les hiron- delles, selon des romances, seraient les petits ramona.

Clic, clac ! fouette, cocher ! Les deux voitures de l'administration, bondées de a convalescents », franchissent les grilles de la cour d'honneur...

Au revoir, camarades ! ou adieu, alors !

IV

Et voici le plongeon, le débat dans les roseaux, presque l'anéantissement, mi- enlisement , mi-

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noyade, dans cette Marne, la misère dite noire, La seule branche de saule frémissante, la planche pro- videntielle unique, flottant encore un peu à portée, ce va encore être l'Hôpital, grâce à la maladie qui se cramponne, bonne mais lente pourvoyeuse à la Ca- marde.

Et allons-y pour la troisième et quatrième et quantes fois de l'immeuble sur pilotis, abattoir exté- rieur, intime chapelle méthodiste. Changement de service. Des vieux, cette fois des chroniques comme on parle ici. (Chroniques, c'est presque saturniens, ça.) Eh bien ! vive les vieux ! Ils ont leurs inconvé- nients surtout physiques, mais on les leur passe, en vertu de leur moral qui, au fond, étant, ici, peuple et simple, se trouvant peu chargé d'instruction et de lecture, ravit par son initiale et presque intacte sa- gesse et son expérience des faits, de faits attestés par leurs maux mêmes, tant tristement ridicules soient ces maux, parfois, et par

« La grande misère Du pauvre juif errant »

que tu es, peuple qu'on pousse et qu'on abuse et qui t'insurges, toujours vaincu, le vaincu des balles et de la privation dans l'esquintement.

Mais ne voilà-t-il pas que le poète vient de faire du socialisme impossibiliste et on en demande pardon

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pour lui aux belles dames qui n'auront pas lu ceci. De vrais défilés en masses profondes, de docteurs et d'élèves. Tous les docteurs avec leurs nuances, gentils et plus, pour la plupart. Les élèves, pas tous. Pour la majorité qui est aimable, informée, suffisamment attentive, il y en a d'affreux, d'abomi- nables, vraiment ! poseurs et grossiers, traitant le malade en véritable prisonnier, en forçat, du haut de leur col cassé et de leur cravate claire à bijou faux, inhumains tout à fait et « insolents », comme dit si bien le peuple, si nerveux de Paris. Pauvres d'eux, au jour de la prochaine : même dans leurs trous de province les auront menés leurs « études » (ceux-là sont les « cancres » de la classe), la ran- cune ne les épargnera pas des misérables continués à être maltraités et, de plus, alors, rançonnés, par ces médicastres. Le poète peut-être, aussi, en des « Invectives » plus à la Martial qu'à la Juvénal, les nommera sans éloge, ces petits cuistres qui l'auront bafoué, sur son lit de douleur et d'affamé. Ce jour- sera terrible, dies iras en miniature, et leur nom, mal fait pour la postérité, pourtant y parviendra, en compagnie de bien d'autres, étonnés. Un interne aussi, un seul, fut vil et méchant. Son nom aussi retentira quand faudra. Mais, empressons-nous de le dire, à la gloire après tout de cette lamentable humanité, ces gcns-là ne forment qu'une infime exception, infime dans les deux sens du mot.

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On s'habitue à cette vie comme monastique, sans, hélas ! l'oraison, et la règle suivie pour elle-même. Le lit vous pénètre. On y vit tout à fait. Même on y pense. Mollement souvent, parfois virilement et no- blement. Le poète n'y dort pas, mais dehors c'est la même chose, excepté quand son lit est partagé dans certaines conditions de bonne fatigue. On ra- tiocine, on finit par ne plus regretter le dehors même ancien et dès lors regrettable au sens des gens non initiés.

Et puis il y a eu des sorties mémorables en ces à peu près deux ans de cette sorte de captivité, moins la stabilité, le prestige ! et le sérieux.

Car, d'une part, grâce à de provisoires ressources inespérées ces ressources, ô cet inespoir, ô ce provisoire !), un voyage à une illustre station bal- néaire est réalisé. Une cure comme pour quelque richard dans des montagnes qui sont le pied, très respectable, des Alpes, et célébrées par le plus grand poète français avec Villon, Ronsard et Racine, concurremment avec un lac très bleu que, d'ailleurs, notre poète à nous n'a pas vu, faute d'argent pour excursions en voiture, mais dont il a perçu les brouillards, à mi-côte d'un pic fameux, tel un sourcil dans un sombre visage fantastiquement gigantesque. Douches et bains. Table d'hôte de jour en jour dimi- nuée (la season tire à sa fin) jusqu'à ce que le poète reste seul. Excellent poisson, entre autres particu-

METS HÔPITAUX 345

larités locales culinaires, qui se nomme lavaret, et des sortes de cardons aborigènes très bons dont le nom s'en est allé. Bon temps en somme, intermède plus distrayant qu'il y eût eu lieu de le supposer. Divers incidents dont un comique et à la pau- vreté même (oiseau rare, fleur de fleur, paradoxe !) du « baigneur ». La même pauvreté lui rend encore d'autres services. (Elle a coutume d'en rendre tant quand bien prise.) Rentrée au bercail sur pilotis où, par parenthèse, deux mois passés auparavant à côté d'un cher ami malade aussi et sorti en même temps, à qui et de qui lettre de et à la station bal- néaire illustre. Ah ! ce furent de bons mois d'été ! ainsi que plus tard, ce furent, avec un autre cher ami, six douces semaines d'hiver. On sort de là, quelque affectionné déjà que l'on fût l'un à l'autre, bien plus affectionné ; c'est mieux, ceci, qu'une fra- ternité, qu'une amitié de collège. C'est comme une fraternité, une amitié de collège greffée sur l'amitié de devant. Et c'est exquis, croyez-le.

Mais, à l'autre grande sortie !

Une vente avantageuse, par quel hasard ? d'un manuscrit de vers, a ouvert les portes de l'Hôpital restées toujours entre-bâillées par la bienveillance du Médecin en chef, à qui merci de tout cœur, en ces lignes. Quelques semaines, voire deux ou trois mois, ont leur cours normal de vie et jusque de plaisir... puis l'ombre de la dèche revient précédant

346 MES HÔPITAUX

de peu la chose. Et c'est en ce moment qu'un soir d'été, sur une terrasse de marchand de vins-trai- teur où, en compagnie, le poète dînant à crédit vit venir dans l'ombre humide d'un orage de tout à l'heure une forme longue, hagarde, timide, et si longue ! Cette forme se penchait sur lui presque spectrale, quand une voix brisée et rauque, et si faible :

Comment, vous ne me reconnaissez pas, le petit chanteur de là-bas ?

Eh quoi, mon ami, c'est vous ? Asseyez-vous donc. Garçon, un couvert et un dîner !

Car le pauvre enfant n'avait évidemment pas mangé depuis longtemps. Et il sortait, comme il le raconta, d'un hôpital, et de tous les asiles de nuit, il y avait deux jours de cela, et il errait... que hail- lonneux !

Le dîner, à quoi quel honneur fut fait ! fini, le « petit chanteur » confia à son dès lors eipour tou- jours ami, qu'il n'avait pas un sou pour se procurer un domicile.

Je n'ai pas un sou non plus, mais ma chambre qui court encore est grande, et il y a de la place pour deux.

Mais je suis malade, tuberculeux par suite de refroidissements et de privations.

Et mes accointances dans les hôpitaux ?

Et le surlendemain, un peu mieux d'estomac, le

MES HÔPITAUX 347

moral un peu remonte, un peu, oh si mal, hélas ? renippc, l'enfant de la misère honnête et pure, l'or- phelin avec des parents affreux, la fleur et le fruit d'un amour deux fois coupable et pour finir, cri- minel ! l'abandonne, sauf par un aussi pauvre que lui et vieux en sus, mais moins atteint dans la santé, entrait dans l'établissement Louis-Philippe et Quarante-Huit, malade et misérable de nouveau, dans les baraquements, le poète ne tarda pas à le rejoindre, et ce furent encore des semaines rela- tivement et positivement délicieuses, bien que mé- lancholiécs par l'état lentement empirant du jeune homme, qui bientôt, trop tôt, sans doute, repartit pour l'asile napoléonien, d'où il entretint une cor- respondance avec le poète. Tout à coup, celui-ci ne reçut plus de lettres, à sa grande inquiétude. Il s'en- quôta, apprit que le « convalescent » avait quitté l'asile avec un mauvais rhume (tel agit parfois cette bonne A. P.). Et nulle nouvelle à partir de ce renseignement-là. Oublieux ou mort, l'enfant pour- tant si joliment, si touchamment reconnaissant ueua voce ?

Quoi qu'il en soit et parce que tout ne finit pas toujours, même en France, par des chansons cette incertitude doublement douloureuse vint attrister beaucoup son, il l'espère cette fois, clôtu- rante évasion des choses d'hôpital.

Et sans plus que cela d'assurance, de ne pas repren-

348 MES HÔPITAUX

dre un jour ce travail quasiment silviopelliqueste, c'est en toute mélancolie du passé et sur l'avenir qu'il prend congé du trop bénévole lecteur que ces pages ont pu « distraire » et de vous, chère ma- dame, qu'elles ont dû, à défaut de mieux, amuser.

CHRONIQUES DE L'HOPITAL

I

Quinzaine et semaine les poètes auront fait parler d'eux, de diverse façon, suivant leur habi- tude : jeunes poètes primés par des vieux (moyen- nant l'intermédiaire, s'il vous plaît, d'un journal boulevardier), un vrai poète décoré ! un autre, iro- nique et comme vengé d'avance, celui-là, mort à l'hôpital, et... le nom d'un poète mort à l'hôpita donné à une rue de Paris, en vertu d'une délibéra- tion du Conseil municipal de la « Ville-Lumière » !

La presse a dignement parlé de Maurice IMac-Nab, si original et si regretté ; d'autre part, la littérature entière applaudit à la distinction dont se voit l'objet Maurice Bouchor, l'auteur de tant d'œuvres char- mantes et profondes, et les Benjamins du Parnas- sianisme distingués par leurs frères très aînés sont tout naturellement fiers de la marque de satisfaction autant que joyeux de l'aubaine aurifère. Aussi laisserai-je à leur bonheur ces dignes éphèbes et le public compétent à sa légitime satisfaction en face

3150 MES HÔPITAUX

du décret honorant le bon barde de V Aurore et des Symboles, et ne m'occuperai-je, en cette première Chronique de V Hôpital, que de la rue Hégésippe- Moreau.

« Rue nouvelle », porte le document officiel. Et bravo ! Un nom de poète, surtout un homme comme celui-ci, sentant bon la grâce et la jeunesse coupées en leur fleur, ne pouvait décemment rem- placer tel banal ou trivial écriteau de voie pu- blique.

Et quant à une illustre ou traditionnelle dénomi- nation qu'il se fût agi de débaptiser en sa faveur, c'a été une bonne pensée que de n'y pas faire servir la mémoire d'un esprit charmant qu'eût désolé le soupçon même d'une pareille brutalité...

Hégésippe Moreau, figure un peu effacée de nos jours, fut un poète, en somme, indépendant de toute école. Sans doute, ses vers, pour la plupart, se ressentent quelque peu, par une sorte d'incohé- rence, de l'influence du milieu de lettres il vécut. Mais comment faire, pour un jeune contemporain de tant de gloires souvent contradictoires? Et l'on peut déplorer son romantisme, ressortissant plutôt de Barthélémy et de Méry que des grands maîtres, et ses trop nombreuses assez faibles imitations du vieux Déranger ; mais la Voulzie, Un quart d'heure de dévotion, la Fermière, Jean de Paris, d'autres poèmes encore, frais, généreux, d'une langue agile

MES HÔPITAUX 3yl

et ferme tout à la fois ; enfin, les Contes à ma sœur, d'une si rare chasteté, d'une délicatesse plus rare encore, s'il est possible, sont des choses qui reste- ront et qui suffisent amplement à préserver le sou- riant et douloureux souvenir du pauvre Hégé- sippe.

Sainte-Beuve l'aima et l'apprécia, Félix Pyat sut trouver pour sa louange des accents éloquents qui feront pardonner au farouche révolutionnaire, un grand écrivain déclamatoire, mais combien intuiti- vement artiste ! trop d'hérésies, et que de torts esthétiques ! Beaudelaire fit bien quelques objec- tions beaucoup trop sévères, selon mon humble avis, aux hommages dont son nom était déjà l'objet de son temps. Il lui reproche, entre autres griefs, de tomber dans la « démoc-rocratie » et va jusqu'à le traiter gravement de « mauvais garçon », oubliant que Villon, pour avoir été le pire des voyous, n'en demeure pas moins notre Père et notre Maître à tous ; oubliant aussi que la vie ne fut pas tout rose pour cette nature ardente et délicate, dès lors aisé- ment irritable. Quant à sa mort à l'hôpital, per- mettez-moi de ne pas la déplorer plus que de droit. Experto crede Roberto : la société, sous quelque régime politique que ce soit, lisezStello 1 n'est pas pour glorifier les poètes, qui, souvent, vont à rencontre, sinon toujours, de ses lois positives, du moins très fréquemment de ses usages les plus im-

352 MES HÔPITAUX

périeux, bons ou mauvais, plutôt mauvais, je l'ac- corde. Alors,

« Et pourquoi, si j'ai contristé Ton vœu têtu.

Société, Me choirais- tu ? »

comme a dit un mauvais garçon aussi, qui serait moi, paraît-il.

Et, par contre, le poète, pourtant avide de luxe et de bien-être autant, sinon plus que qui que ce soit, tient sa liberté à un plus haut prix que même le confortable, que même l'aisance d'un chacun, qu'achèterait la moindre concession aux coutumes de la foule. De sorte que l'hôpital, au bout de sa course terrestre, ne peut pas plus l'effrayer que l'ambulance le soldat, ou le martyre le mission- naire ! Même c'est la fm logique d'une carrière illo- gique aux yeux du vulgaire, j'ajouterais presque, la fin fière et qu'il faut !

Hégésippe Moreau ne fit que continuer une tradi- tion qui est loin de passer de mode. Hélas ! ne lisais-je pas ces jours-ci, dans une belle chronique de Jean Lorrain, de tragiques détails sur la mort récente de deux poètes slaves ? Et qui sait ce que réserve l'avenir à cette longue liste d'illustres misé- rables qui part d'Homère ? Le mot de l'Evangile, pour parler de si haut, est surtout vrai en ce qui

MES HÔPITAUX 3K3

concerne la gent légère que Platon exilait cou- ronnée de roses : « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. »

C'est pourquoi, sans ironie aucune, il sied de féliciter « nos édiles », qui ne sont pas toujours aussi bien inspirés, de leur dernière décision. Les difficiles, qui ne sont pas toujours les délicats, pourraient souhaiter qu'on prît chez nos puissants des mesures pour que les poètes meurent moins de faim, quittes à ne pas, longtemps d'ailleurs après décès, briller en caractères blancs sur des plaques bleues au coin d'immeubles de rapport. Mais, d'abord, le moyen ? Puis, c'est en réalité, la publicité posthume sur faïence municipale, tout ce qu'on peut faire pour nous, après nous avoir hébergés ni plus ni moins mal que d'autres déshé- rités aussi intéressants, somme toute, et n'est-ce pas déjà gentil pour des chercheurs de renommée ?

Mais c'est égal, on eût bien surpris (et encore qui sait ?) Hégésippe Moreau en lui prédisant cette tar- dive apothéose, presque autant, je gage (et encore, en suis-je bien sûr ?), qu'on me stupéfierait si l'on venait m'annoncer, pour des temps que Dieu sait, une rue.

II

Décidément, tout de même, il noircit, l'hôpital, en dépit du beau mois de juin dont nous jouissons, IV 23

354 MES HÔPITAUX

toute verdure humide de pluie sentant bon et luisant de clarté vive. Oui, l'hôpital se fait noir, malgré philosophie, insouciance et fierté !

« Nous nous plairions au grand soleil Et sous les rameaux verts des chênes, »

nous, les poètes, aussi bien qu'eux, les ouvriers nos compagnons de misère et de « salles ». Et vivent les purs luxes, et les femmes, pures ou non, et la vraie vie vivante, pure et impure !

En attendant, frères, artisans de l'une et de l'au- tre sorte, ouvriers sans ouvrage et poètes... avec éditeurs, résignons-nous, buvons notre peu sucrée tisane ou ce coco, avalons bravement qui son médi- cament, qui son lavement, qui sa chique ! Suivons bien les prescriptions, obéissons aux injonctions, que douces nous semblent les injections et suaves les déjections, et réprimons toutes les objections, sous peine d'expulsions toujours dures, même en ce mois des fleurs et du foin, des jours réchauffants et des nuits clémentes, pour peu que l'on loge le diable dans sa bourse, et la dette et la faim à la maison.

Evidemment, nous sortirons tôt ou tard, plus ou moins guéris, plus ou moins joyeux, plus ou moins sûrs de l'avenir, à moins que plus ou moins vivants. Alors nous penserons avec mélancolie,

MES HÔPITAUX 855

une mélancolie que j'ai déjà connue dans mes (c entractes », un tantinet rageuse, goguenarde un petit, reconnaissante tour à tour et rancunière à nos souffrances morales et autres, aux médecins inhu- mains ou bons, aux infirmiers rosses ou pas, à telle ou telle surveillante qu'on maudissait quand on ne la mystifiait pas, pas nous, les autres ! parce qu'elle était trop bonne, etc., etc.

Et peut-être un jour regretterons-nous ce bon temps vous, travailleurs, vous vous reposiez ; nous, les poètes, nous travaillions; toi, l'artiste, tu gagnais ton banyuls et tes todds avec des portraits de suppléantes et d'élèves et quelles « fresques » dans la salle de garde !

Oui, peut-être un jour nous reviendront, mélo- dieuses du passé, ces conversations de lit à lit, de bout à bout de salle parfois ; « Allons, messieurs, un peu de silence, donc ! Nous ne sommes pas ici à la Chambre. Taisez-vous, 27, espèce de cheval de retour ! C'est toujours les abonnés qui font le plus de pétard ! », ces discussions plus qu'animées et rien moins qu'attiques ; ils nous reviendront, ces sommeils coupés de cris d'agonie, ces vociférations de quelque alcoolique, ces réveils avec de ces nou- velles : « Le 15 a cassé sa pipe. As-tu entendu ce cochon de 4? Quel nom de Dieu de sale ronfleur ! » Par-dessus tout nous reviendra, hélas ! sous forme d'utile regret, ce calme sobre, cette stricte sécurité

856 MES HÔPITAUX

de ces lieux de douleur, certes, mais aussi de soins sûrs et de pain sur la planche.

Peut-être, un jour que la mort nous tâtera, que la maladie avant-courrière et fourrière nous tiendra fiévreux et douloureux, peut-être miséreux et soli- taires, les reverrons-nous,non sans attendrissement et une sorte de triste ô bien triste ! gratitude, ces longues avenues de lits bien blancs, ces longs rideaux blancs, car tout est long et blanc, en quelque sorte, en ces asiles...

Tout, sauf, en ce jour suprême de juin, pour moi, las de tant de pauvreté (provisoirement, croyez-le, car si habitué, moi, depuis cinq ans !), l'Hôpital avec un grand H, l'idée atroce, évocatrice d'une indicible infortune, de l'hôpital moderne pour le poète moderne, qui ne peut, à ses heures de décou- ragement, que le trouver noir comme la mort et comme la tombe, et comme la croix tombale, et comme l'absence de charité, votre hôpital moderne, tout civilisé que vous l'ayez fait, hommes de ce siècle d'argent, de boue et de crachats l

III

Zut alors ! Ne sortirai-je donc de Charybde que pour m'engager dans Scylla, et mon nom, que je

MES HÔPITAUX 357

voudrais purement et bonhommement poétique, va-t-il passer proverbe ? Déjà quelqu'un, qui a cru bien faire, avait dit que si d'autres s'étaient servis de l'hôpital pour y mourir, moi je m'en servais (autant dire en profitais) pour y vivre (autant dire pour vivre).

Pourtant, je vous donne ma parole d'honneur que mon plus vif désir serait de mener l'existence de tant d'autres que je vaux. (Et je parle ici en toute modestie.) Sans luxe, je n'ai aucun goût luxueux, sans trop de grandes débauches, mon actuelle santé s'y oppose formellement et mes principes (car j'ai des principes, ne feignez pas de l'ignorer, ô mes chers camarades !) y au- raient quelques objections, sans pose ni excès de méchanceté, ni abus de bonté, un juste milieu entre le pire et le mieux ; pas de vertu, hélas ! mais pas de vice proprement ; ni Alceste, ni pourtant Philinte, enfin une existence de brave garçon et iVhonnête homme, dût celui-ci tirer sur le gentil- homme, car fi du « gentleman » !

Hoc erat in votis.

Au lieu de cela, depuis (je compte bien) quatre énormes années presque révolues, c'est l'inquié- tude, que dis-je ? le halètement, c'est :

...La mort et l'envie et l'argent. Bons coursiers au pied diligont,

358 MES HÔPITAUX

acharnés après ce pauvre moi

...toujours en quête Du bon repos, du sûr abri, Et qui fait des bons de cabri Sous les crocs de toute une race!

comme pleurait un mien poème douloureux d'il y a quelques années. C'est, après plus d'un an de presque insupportables souffrances physiques et morales, de trahisons dont je me tais aujourd'hui et de luttes que je dirai, et avec de courts mais encore trop longs intervalles de déceptions, de déconve- nues, d'inappétences et de dégoûts, l'Hôpital depuis quatre ans (je le répète, je compte bien), dans moins de deux mois.

Mon caractère au fond philosophe, ma constitu- tion restée robuste en dépit de cruels et surtout des plus incommodes fins et commencements de mala- die, rhumatismes, bronchites, l'estomac, le cœur maintenant ! m'ont amené jusqu'ici solide encore de corps et de tête ! D'autre part, je n'ai qu'à me 'ouer des bons égards et des soins assidus dont j'ai jusqu'à présent été l'objet reconnaissant ; d'excel- lents amis ont fait pour moi ce qu'ils ont pu, si d'autres amis m'ont déçu comme à plaisir et trompé de la meilleure foi du monde. J'admets tout cela et que j'ai eu dans mon malheur ce que l'on appelle de la chance. Mais toujours est-il qu'il est dur, après

MES HÔPITAUX 359

une vie en somme de travail, agrémentée, je le con- cède, d'accidents j'ai pris ma large part, et de catastrophes peut-être vaguement préméditées, il est dur, dis-je à quarante-sept ans d'âge, en pleine possession de la bonne réputation (du succès, pour parler l'affreux langage courant) à quoi pouvaient aspirer mes plus hautes ambitions, dur, dur, très dur et plus que dur, de me trouver, mon Dieu ! oui, SUR LE PAVÉ, et de n'avoir, pour reposer ma tête et nourrir un corps qui vieillit, que les oreillers et les menus d'une Assistance publique, encore aléatoire, et qui peut se lasser Dieu, d'ailleurs, la bénisse ! sans qu'il y ait visiblement de la faute de qui que ce soit, oh ! non, pas même et surtout pas de la mienne.

Qu'on m'objecte la triste mort de Gilbert, mort dont la clef est encore à trouver, celle du pauvre Hégcsippe, dont je parlais tout à l'heure, l'épou- vantable fin d'Edgar Poë, les lamentables derniers jours de notre grand Villiers, pour me bien persua- der que je suis un « bidard » d'ainsi traîner mon àgc mûr salué, et j'ose dire, aimé par toute la jeu- nesse lettrée, dans la fade odeur de l'iodoforme et du phénol, les promiscuités intellectuelles contre nature, l'indulgence un peu narquoise des docteurs et des élèves, toute l'horreur enfin d'une littérale misère mal à l'abri des dernières extrémités...

Vous aurez beau dire, beau faire, c'est pour

860 MES HÔPITAUX

emprunter sa phrase à l'illustre Margue, de qui Ton inaugurait dernièrement LA STATUE ! ! en grande pom/?e officielle ei parlementaire... C'est embêtant !

IV

Le lit que j'occupe cette /"ois à l'hôpital Labrotisse, et qui porte le numéro 27 bis de la salle Seigle, a cette particularité que, de mémoire de malade, aucun de tous ceux qui y ont dormi, sauf deux ou trois originaux de qui je grossirai peut-être le nombre, n'y est pas mort ; ce, avec une touchante régularité d'exemple donné et suivi.

Un tel funèbre privilège n'est pas sans entourer cette couche trop bien hospitalière d'une considé- ration vaguement respectueuse, à laquelle une superstition sui generis ne reste pas tout à fait étrangère. En un mot comme en cent, « il n'y a pas amateur ».

Moi, je n'avais pas le choix. S'agissait de prendre ou de laisser. Dans un sens, laisser m'eût presque tenté ; tandis que prendre, c'était de plus mauvais gîtes évités, et je pris.

Je pris, non toutefois sans avoir plus vu que cela mon prédécesseur que je ne connaissais pas davan- tage, comme on dit.

MES HÔPITAUX 861

Il était là, mon prédécesseur, quand j'entrai dans la salle. Ni beau, ni laid, ni, à vrai dire, rien. Une forme étroite et longue, entortillée dans un drap avec un nœud soiis le cou, et pas de croix sur la poitrine, à même le matelas sur le lit de fer sans rideaux, ainsi que sont maintenant les trois quarts des lits d'hôpital. Encore une légende qui s'en va, diraient mes éminents confrères et mes maîtres dans la Chronique. Une civière dite boîte à dominos, recouverte d'un tendelet, de teinte quelconque, nuance plutôt toile à matelas, fut apportée, on y mit le paquet, et en route pour l'amphithéâtre. Quelques instants après, j'étais installé dans le « poussier » tout à l'heure mortuaire, et véritable- ment justiciable du mot d'argot que je viens d'em- ployer, si l'on veut bien se reporter au pulvis es et in pulverem reverteris de l'Eglise catholique.

D'ailleurs, c'est extraordinaire vraiment comme, ici, on se familiarise avec cette chose au premier abord familière et terrible ; et pourtant si banale- ment consolante et libératrice : la mort. Hein ! dans la vie ordinaire, je ne parle pas des morts chéris, parents ou amis, je parle des quelconques, des étrangers hein ! quelle affaire !

On a presque peur ; le pauvre inoffensif cadavre épouvante ou comme. Quand je grimpais mes nom- breux étages, si je savais qu'à tel palier, derrière telle porte, au fond de tel appartement, il y avait...

362 MES HÔPITAUX

« un mort », comme disent les petites filles de leur toute jolie bouche toute ronde, je frissonnais malgré moi et montais très vite.

Heureux temps relatif ! Depuis, même avant mes actuelles mistouffles, la triste et si bête ! expé- rience m'a gardé comme ces sortes de délicieuses, au fond, émotions.

Mais, nom de nom de mille noms de noms ! j'ai fait des progrès dans le scepticisme, et, sans poser au vampire et au bucolaque le moins du monde, laissez-moi me targuer d'un gentil petit acte de comme sacrilège en dehors, si je puis parler de la sorte, en vue de bien élucider ma pen- sée.

Songez donc ! j'enfonce le chausseur de souliers d'un faux mort de La Fontaine, je dégote son ven- deur de peau d'ours, et j'aplatis cet excellent curé Jean Chouart ; je ne chausse même pas les souliers d'un mort pour de vrai, fi donc !

Non, mais et que ce soit, comme je l'avoue plus haut d'ailleurs, en toute franchise, un peu à mon corps défendant ou par une impudeur et une impu- dence très préméditées (ce qui est, au fond, moins vraisemblable), je couche dans son lit, à mon mort, je couche, entendez-vous, dans son lit, dans son lit encore tout... froid !

Un peu mil huit cent trente, ma chronique d'au- jourd'hui. Mais, que diable voulez-vous ? Par ce

MES HÔPITAUX 863

temps d'effréné ti^ain de siècle n'est-il point parfois précieux de faire machine en arrière ?

Aussi c'est la faute à la Compagnie P.-L.-M. (Préparez les Menottes !), qui fait traverser à ses trains omnibus toute la Bourgogne et les arrête à toutes les stations ? Des stations comme Vougeot, comme Beaune, commeMâcon, comme tant d'autres, comme toutes, parbleu !

Et à Mâcon il y a deux heures d'arrêt après je ne sais combien de siècles en wagon, coupés à peine par des évasions comportant tout juste :

Le temps moral d'un verre ou de deux verres

(comme dit à peu près Coppée quelque part), depuis ce malheureux Paris qui semble s'éloigner à regret, si l'on s'en éloigne, soi, du moins momentanément, avec quelque joie naïve et pétulante d'écolier en vacances.

Donc, un poète (il en est encore), et celui-ci est tout ce qu'il y a de récent, de mieux à la dernière mode, en un mot, ce qu'on fait de plus réussi dans ces articles-là ! Pauvre comme Job, assez fier, bonhomme et violent, et, malgré les apparences et des on-dit, pas ce qu'on appelle un bohème, ni de près ni de loin. Son horreur des brasseries litté-

3C4 MES HÔPITAUX

raires n'a d'égale que son peu de répugnance pour l'hôpital quand il est malade, ce qui lui arrive quantes fois ! depuis que quarante et des années le contemplent. Et c'est même d'un de ces Par- nasses contemporains qu'il fut, ces jours-ci, dirigé, pour des rhumatismes, sur ce miraculeux Aix- les-Bains, par la Faculté, jalouse de conserver à cette « fin de siècle» une plume aussi conséquente.

Notre homme ne manqua pas, quelque soif aidant c'est drôle comme on a toujours soif surtout quand on n'est pas altéré de descendre examiner en bon touriste, sinon en malade trop prudent les vins offerts sur la route buffels et buvettes par de relativement consciencieux limonadiers ; si bien qu'à Mâcon (tout le monde descend !) il avait chaud et courut à la Saône, dont le cours rapide ne le tenta pas vers un bain, mais sur les bords de laquelle il s'empressa de saluer, comme c'était son devoir, la statue de Lamartine en coup de vent ! avec des bottes superbes et quel beau manteau !

Des réflexions sur la mise confortable des poètes in illo tempore l'occupèrent quelques instants, mais il pleuvait (avec la Saône, que d'eau, que d'eau !).

Entrer dans un café voisin était dicté. Il y but, en guise d'apéritif (fi de l'helvétique Pernod et dubitter d'Outre-Rhin !) une franche bouteille de ce précieux vin français que le noble poète avait tant aimé et,

MES HÔPITAUX 865

dit-on, un peu vendu non sans profit, et, malheur ! le revoilà plongé, après ces libations à des Mânes illustres dans telles et telles rêveries relatives au temps béni les poètes se trouvaient être de grands propriétaires.

Toutes ces cogitations, en dépit d'un dîner pas- sable dûment arrosé, ne turent pas sans assombrir un peu le songeur. Son visage d'ordinaire ouvert et plutôt gai, se fonça, se fronça par degré, finissant par entrer en complète harmonie avec le costume qu'il portait, quelque chose de gris-de-souris avec, par endroits, des détails mal élégants, un bouton sauté, quelques effilochages aux boutonnières, des rires jaunes vers les coutures. Son chapeau mou semblait lui-môme se conformer à sa triste pensée, inclinant ses bords vagues tout autour de sa tête, espèce d'auréole noire à ce front soucieux.

Son chapeau ! Pourtant joyeux à ses heures, lui aussi, et capricieux comme une femme très brune, tantôt tout rond, naïf, celui d'un enfant de l'Au- vergne ou de la Savoie, tantôt en cône fendu, à la tyrolienne, et penché, crâne, sur l'oreille, une autre fois, facétieusement terrible, on croirait voir la coif- fure de quelque banditto, sens dessus dessous, une aile en bas, une aile en haut, le devant en visière, le derrière en couvre-nuque, puis correct et plat avec un joli petit creux tout autour de la calotte, son fatidique chapeau qu'il avait gaiement sur-

366 MES HÔPITAUX

nommé le chapeau d'Infortunatus, son coquin de chapeau que décorait naguère encore d'un ruban moiré, moins pourtant que ses sombres cheveux, la toute-belle Rita, fleur du Brésil épanouie au cœur des bons poètes !

Et ce fut ténébreux comme la nuit pluvieuse qui s'était abattue qu'il arriva dans Aix il dut cher- cher un hôtel, au sortir du poussiéreux véhicule de la calamiteuse Compagnie P.-L,-M. {Poursuivez Le Malfaiteur !)

Le trouva-t-il, cet hôtel et à travers quelles pro- bablement innocentes aventures ?

S'en souvient-il, et qui le sait ?...

Toujours est-il que le lendemain, aux environs de midi, ne le voilà-t-il pas qui s'adresse à une respectable landlady lui demandant une chambre.

Il n'y en a pas, Monsieur.

Ah!

Et le poète, sans plus s'inquiéter d'elle qu'elle ne s'occupait de lui, de monter pour s'assurer du fait ou pour toute autre cause ?

S'en souvient-il, et qui le sait ?

Gomme peu après il redescendait par un esca- lier très bien, ma loi ! et s'apprêtait de sa jambe malade à quitter ce euil inhospitalier, la dame de la maison tout étonnée de le revoir :

Arrêtez !

Pourquoi ? Per chè ? Wat for ?

MES HÔPITAUX 807

(Car le poète est polyglotte.)

D'où descendez-vous ?

Je n'en sais rien... delà-haut !

Monsieur, assez. Je vais faire venir le commis- saire de police.

Faisez.

(Car le poète parle mal français quand il veut et quand il peut, poussé par les circonstances comme dans l'espèce. Et puis peut-être un peu de blague aussi.)

Et s'asseyant sur une banquette qui se trouvait dans l'antichambre :

Vous permettez ?

L'hôtesse ne répondit pas, mais elle détaillait la toilette de l'intrus. Ce qui paraissait ne pas la cho- quer le moins fut plutôt l'allure, le port, que le matériel, que l'intrinsèque, pour ainsi parler, de cette toilette toute nouvelle à ses yeux gâtés par le pschutt, le v'ian et le copurchic de villes d'eaux.

Le chapeau eut certes son suffrage, les irrégula- rités des vêtements aussi, mais ce qui l'étonna le plus, ce fut, je le crains, certain foulard de cache- mire, nuance de vitrail xiii® siècle, noué autour du cou avec désinvolture, mais sans la bonne grâce admise.

(Car le poète est un dandy.)

Le commissaire de police arriva enfin. Commen- cement d'interrogatoire d'usage ; mais le poète :

868 MES HÔPITAUX

Madame est sans doute habituée à des hôtes illustres. Je ne suis pas la reine d'Angleterre, ni le roi de Grèce, ni même le général Boulanger. Pour- tant vous admettrez, Monsieur le Commissaire, que j'ai droit, moi qui ne suis pas non plus le Fils de l'Homme, à reposer ma tète quelque part, sur cette terre, qui n'est pas encore le royaume des Cieux.

Le commissaire :

Avez-vous des papiers ?

Voici.

Très bien, mais Madame vous soupçonne d'être monté, malgré qu'elle vous eût dit qu'il n'y avait pas de chambre disponible pour...

Pour emporter le mobilier ?

Quelque chose comme cela.

Ah bah ?

Et défaisant sa jaquette prestement non sans tou- tefois quelque satisfaction intime et toute esthé- tique d'avoir pu un instant passer pour un émule (en un point important) du grand François Villon, le poète poursuivit :

-^ Voyez, Monsieur, Vide, Thomas, videz mes poches.

Sufflcit, fit le commissaire de police, homme d'esprit. Vous êtes recommandé à M. le docteur**'. Allons chez lui.

Et il héla une voiture découverte ; un landau, ni plus ni moins que pour un haut fonctionnaire de

MES HÔPITAUX 369

la R. F., ou quelque hôte royal, ou bien encore tel prétendant... L'hôtesse au poète :

Monsieur, excusez-moi, je... Mon pieu, je vcus prenais pour un voleur.

C'est tout pardonné.

Mais au fond, comme il était flatté, à cause de Villon, d'être pris pour un « mauvais garçon » ! Il avait bien sur sa mine peu lamartinienne, été pris, jadis et naguère pour ceci et pour cela, entre autres fois, pour un assassin. Seulement l'interro- gatoire ayant démontré que le coupable venait d'être guillotiné, l'affaire n'eut DONC pas de suite. Mais se voir considéré comme un voleur, ça c'était du nanan.

Et voilà un homme «le cœur à l'aise » et dégrisé, car était-il gris ?

S'en souvient-il, et qui le sait ?

Cependant le landau stoppait devant le perron de l'hôtel.

Le commissaire :

Veuillez monter. Et c'est ce bon docteur qui va être surpris d'une telle arrivée officielle dans nos murs !

L'hôtesse avec mille sourires :

Pardon encore, Monsieur. Mais vous êtos si drôlement mis...

Et le poète, chatouillé cette fois dans son dan- IV 24

870 MES HÔPITAUX

dysme, fît à la brave dame un geste d'adieu de la main gracieusement agité qu'eussent envié Char- les X et Lamartine eux-mêmes.

Docteur, dit-il quand la voiture les eut amenés chez l'homme de l'art, c'est moi, un tel, de la part du Docteur X... Et permettez-moi de me présenter, car le cas est glorieux s'il en fut, glorieux et rare ! Sous l'égide de la Loi, Mossieu !

Excusez les fautes de l'auteur.

VI

J'ai un ennemi.

Ici. A l'hôpital. Oui ! Oyez !

M. Leconte de Lisle m'avait déjà fait et me fait encore l'honneur et le plaisir de me détester, pour- quoi ? parce que je fus le premier qui le revis fraî- chement décoré du dernier 15 août, au sortir de la Commune, époque à laquelle il laissa pousser sa barbe et avait coutume de me craindre comme le feu parce que j'étais resté à mon bureau de l'Hôtel de Ville dans l'emploi que je tenais depuis sept ans. Tant de fiel entra-t-il dans l'âme des dévots du bœuf Apis et de toutes les vaches védiques et autres curiosités antiques ? Toujours est-il qu'il m'a, comme on dit, dans le nez, à ce titre qu'il a, devant témoins, qui me l'ont naturellement rapporté, car il

MES HÔPITAUX 371

n'y a pas beaucoup plus d'un an, dit parlant de moi : Ah çà, il vit toujours celui-là ! Il ne mourra donc jamais. Pourvu que ce ne soit pas surl'échafaud !

Telle une vieille tante flétrit un neveu prodigue ou coureur.

Un de mes anciens professeurs de Bonaparte, recenter Fontanes, nunc Condorcet, un M. Perrens, auteur de choses sur Jérôme Savonarole, si je ne me trompe, et qui m'a plus d'une fois administré de bons pensums passablement mérités, après tout, eut dernièrement l'occasion de parler de moi à plu- sieurs de mes amis et dauba sur mon compte et sur celui des Décadents, dont il me croyait le « chef ». « Je n'ai jamais pu finir les Soirées de Médan », ajoutait-il en forme de preuve.

Des femmes aussi, oh ! pour les causes ordinaires ! peut-être encore quelque probable compromettant, quoique inconscient pasticheur du grand et cher Mallarmé, me portent des sentiments rien moins que tendres. Mais ni cuistres d'aucune catégorie, ni Arianes plus ou moins intéressantes, ni petits ratés de la langue et du rhythme, si divertissants qu'ils puissent être, ne m'auront amusé, dans les manifes- tations diverses de leur mauvaise volonté, comme l'animal que je vous demande la permission de vous présenter en liberté.

Je lui pardonnerais et ne parlerais pas de lui, si c'était un de mes chers confrères dans la même situa-

372 MES HÔPITAUX

tion précaire (n'est-ce pas un peu, du moins on le dit, notre péché mignon que l'envie ?) ou un brave ouvrier bien borné, un peu brut et beau parleur, ou quelque paysan, même de la grande banlieue de Paris, ou quelque voyou typique, de ceux-là qu'on rencontre parfois dans les hôpitaux, moitié soute- neur, moitié trimardeur ; mais non, ni lard ni cochon, mon type, un honnête bon à tout, un légal propre à rien, se qualifiant de journalier et usurpant ce titre qui implique force et courage, que le titu- laire soit porteur à la Halle ou marchand des quatre- saisons, selon la saison, ou et cœtera, un volti- geur de métiers faciles et plus que superficiels, extra dans des bouibouis dits cafés, dans les gargottes promues restaurants p7'opnomofM, contrôleur dans des sous-cafés-concerts de sous-chefs-lieux de can- ton Seine-et-Oiseux, d'ailleurs, aussi, commissaire à tels enterrements civils un peu suburbains ou péné- provinciaux, membre adjoint d'orphéons n'existant pas et chapeau-chinois d'harmonies tellement locales qu'elles échappent au cadastre, en un mot, le fainéant remueur et la mouche-du-coche du rien bruyant...

Il est laid, de face anguleuse et roux de la plus déplorable nuance, la dent pourrie, et l'œil, atroce- ment bleu, chassieux, avec la barbe en balai à pot-de-chambre qui serait moisie, minable non sans prétention à avoir été beau (il frise ou plutôt

MES HÔPITAUX 378

défrise la quarantaine), l'accent plutôt cul-terreux que faubourien, traînard et bredouillard. Aussi bien, malade non pas imaginaire, ce serait trop peu dire, faux malade, ce serait trop dire, malade sérieu- sement exprès, çà me semble çà. Soumis au régime lacté froid, il fait bouillir une partie de son lait en cachette, c'est facile, avant le réveil, à l'office (où il y a nuit et jour un bon feu) se coupe une bonne soupe chaude qu'il rend presque aussitôt es une cuvette destinée à être montrée au médecin en chef lors de sa visite de 9 heures, et, l'estomac bien débarrassé, absorbe alors des trempettes au lait frappé à la glace réglementaire. De la sorte, on se ménage de bons mois d'hôpital si un mauvais esto- mac, et le tour est joué.

Je n'étais pas plutôt introduit par l'interne de ser- vice, que j'avais le plaisir de connaître dans la petite salle de six lits couchait ce Brin d'Amour (nous l'avons, mes compagnons de chambrée et moi, sobriqué ainsi par antiphrase), que celui-ci commença à grommeler presque audiblement contre cette « faveur », d'ordinaire, c'est le gar- çon du bureau d'inscription qui amène, puis la sur- veillante qui installe les nouveaux venus. Mes ma- nières sans façon et ma conversation tout de suite familière avec l'un et l'autre, dès laissé seul avec mes nouveaux « camarades de lit », parurent l'éton- ner un peu, plutôt favorablement ; puis mes bou-

374 MES HÔPITAUX

quins et mes journaux et revues, désempaquetés, excitèrent sa curiosité plutôt malveillante. Il me flairait et se tint, pour ainsi parler, sur la défensive, l'imbécile qui me prit tout d'abord pour un aventu- rier ! me ta ta sur mon métier, et comme je lui répondais que je n'en avais pas, il n'aima pas ma franchise, qui lui parut blessante et quasiment allu- sionesque ; mais l'hostilité éclata comme une bombe dès les premières visites que je reçus. Les chapeaux hauts de forme et les propos, pour lui ésotériques, de mes amis l'effarouchèrent pour de bon, et comme je connais passablement de gens qui veulent bien aimer ce que j'écris, leur ton un peu déférent, bien que je mette communément mes interlocuteurs le plus à l'aise possible, leur sympa- thie parfois très expansivement exprimée firent dres- ser l'oreille, dans cette tête mal conformée, à quel sentiment indéfinissable, envie et curiosité, indis- crétion haineuse, et tous les et cœtera de l'absurde trivial !

Il essaya d'abord de me nuire par des pointes par derrière, à moi fidèlement redites, d'ailleurs par les généralement braves gens de mon entourage d'hô- pital, voire par des paroles fleurant de malveillance auprès du personnel ; puis, levant le masque après quelques tentatives d'entretien avec moi, touchant des personnalités qu'il se trouvait par quel hasard ? réellement connaître, puis touchant les

MES HÔPITAUX 375

choses de ces gens auxquelles il lui était défendu de penser, ce qu'il me fut bientôt impossible de ne pas lui faire sentir, il se livra à des taquineries indirectes puis directes, telles que portes ouvertes ou fermées selon que cela pouvait me contrarier, mots à double entente sur les « poètes incompris » et les « bohèmes » et les protégés, oh ! surtout sur les protégés, moins malades que désireux de man- ger le pain du pauv' peup'e après s'être engraissés de sa sueur. Le tout jusqu'à ce que je me fâchasse et que je lui répondisse comme fallait et quelquefois mieux.

Alors, ça changea pour du plaintif aigre-doux et de mauvais procédés d'un ordre tout à fait sour- nois. Gomme le caractère du personnage incommo- dait également les autres malades, et que ceux-ci, ainsi que moi, ne répondaient plus un mot à ses atrabilaires ou geignardes humeurs, il ne tarda pas à nous fiche un peu la paix ; mais sa rancune (de quoi, mon Dieu?) prit un nouveau tour, qui fut de colporter un peu partout que j'étais un abominable clérical, un « bonapartiste » indigne de vivre aux crochets d'une R. F. trop bonne, en vérité ! car j'avais, en quelques occasions, doucement défendu le bon Dieu contre ce crétin, et même, ô crime ! manifesté quelques velléités boulangistes, pourtant si discrètes...

Finalement, le truc, tardivement éventé, de la

376 MES HÔPITAUX

cuvette prolongatoire vient de rendre à ses chères études ce type parfait du batteur, ou, si vous préfé- rez, du pilon d'hôpital. Les deux vocables sont du plus pur argot spécial, et je les recommande à nos documentaires romanciers.

La morale de tout cela, c'est que l'Envie, dans le sens latin comme dans l'autre, va se nicher partout et que sa place n'est pas seulement, comme l'intensité de son expression semblerait l'indiquer, dans la chaire des grandes écoles, sur le fauteuil de l'aca- démicien ou le canapé de la bourgeoise et de la cocotte, non plus que sur la moleskine de telle bras- serie « intellectuelle », et qu'il est consolant pour l'humanité quelque peu pensante que tel ouvreur de portières, que ce ramasseur d'orphelins et de sequins, que le beau premier marchand de contremarques e tutti quanti, ne le cèdent en rien comme fiel et comme vinaigre... à M. Leconte de Lisle, par exemple.

VII

Dire que c'est, depuis novembre 86, le troisième Quatorze Juillet que je vais passer à l'hôpital ! Sans être d'une orthodoxie républicaine par trop irréprochable, j'avoue que « j'adore assez », comme dit Banville, cette fête et ses rites : bals amusants.

MES HOPITAUX 877

assez décents, puisque en pleine place publique comme au village, surtout à l'aube et à l'aurore, au sondes orgues de Barbarie remplaçantes orchestres éreintés et couchés; revue de gamins, toujours gen- tille, apéritif drôlet de la grande revue déjà tradi- tionnelle et légendaire de Longchamps, que je constate avec joie « suivie » de plus en plus par une population, au fond, militaire et plus patriotique qu'on ne le croit à l'étranger et chez nous autres pétrousquins.

Et puis, l'anniversaire célébré, un peu absurde tout de même, n'est pas pour me déplaire complè- tement. Ce jour-là, le peuple commit sa première gaffe en détruisant une prison j»owr nobles, mais aussi son premier acte de foi, rendu plus sacré, plus cordial encore par l'esprit naïf de désintéresse- ment sans pair qui y présida. On objectera bien l'héroïsme relatif de ces vainqueurs de quelques invalos et leur magnanimité contestable après la capitulation. N'importe ! le plus grand privilège royal, le seul vraiment odieux peut-être, était ren- versé, la lettre de cachet jetée au panier par le seul fait de la défaite de cette forteresse du bon plaisir moyen-âgeux ou bien plutôt Renaissance car rappelons-nous, entre autres souvenirs du lycée, que c'est François I" qui mit la royauté « hors de pages », la Révolution, enfin, inaugurée bien moins grâce à un épisode brutal, banal au fond, qu'à l'aide

378 MES HÔPITAUX

du symbolisme (c'est vraiment le mot), du symbo- lisme inconscient d'une foule sublimifiée par les conjonctures.

Mais notre peuple actuel, bien moins symboliste que décadent, pour emprunter à nos querelles de mots, pendant qu'il en est peut-être temps encore, son vocabulaire très éphémère, je le crains, se moque, bien entendu, de ces considérations ; et ce qu'il a raison !

Et, gamins ! en avant l'artillerie ? est le temps quand, vers la colonne de Juillet, dans cette cour Saint-François, tous ou presque tous les gosses de la rue, riches de mes sous prodigués, incendiaient le trottoir et la chaussée de pétards et de fusées, et le ciel de chandelles romaines, et les murs de soleils, suscitaient d'entre les pavés, de dessus les rebords de fenêtres, des rez-de-chaussée et d'un peu partout, de facétieux étrons de Suisse, en mê- lant de suraigus Vive Mossieu Paul ! aux Vive la République! de rigueur.

Et, gamins ! en avant les rondes et les « ballons » et les « fromages », et les Une poule sur un mur. Su" V pont du Gard un bal y est donné, C'est les chevaliers du guet/...

Et, tout le monde ! en avant deux !

Les bons sergents de ville fument leur bouffarde sous le nez indulgent, ce jour-là, des sous-briga- diers, savourant eux-mêmes crapulos et deussouta-

MES HÔPITAUX 379

dos. Les bons ivrognes festonnent et chantonnent, en dépit des « vaches » non enragées par cette annuelle exception. Un air sincère de fraternité un tantinet gouailleuse, très goualeuse, par exemple, flotte, on dirait, dans les plis des drapeaux et semble descendre d'eux dans l'âme des passants. C'est superbe et presque touchant, et la R. F., bénéficiant ce jour-là, de la bride laissée sur le cou du brave populo, se redresse, se rebiffe, comme on dit au régiment, se sent jeune de ses vingt ans, de sénile que la faisait hier cette même puberté, et peut se croire aussi populaire pour un peu que feu « Ba- dingue » au temps jadis, et que ce « Boulange » assez salement lâché d'ailleurs, au temps naguère. Mais, à nous autres, les embastillés de la Mis- touffle et du Bobo, cette R. F., toute fière, toute joyeuse, pensa-t-elle au moins un peu à nous, ses pauvres? Hem, hem! « Mon guieu voui ! » sous les espèces d'une double ration de vin ; total une cho- pine pour « les malades bien portants », et d'un gâteau de deux ou trois sous, éclair, baba, tarte- lette ; puis, le soir, retraite (pas aux flambeaux) à 9 au lieu de 8, et permission de chanter s'il nous plaît. Et alors ce sont des Noël (hélas ! d'Adam), des Rameaux (de Faure, holà !), car le Parisien, le fau- bourien n'est pas si sceptique qu'il ne « gobe », jusqu'au vrai exclusivement, les « airs d'église », et des Peiils pinsons, des Carmen^ vous n'avez pas

380 MES HÔPITAUX

d'âme ; car, aussi, le faubourien, le rôdeur donnent dans l'élégie et coupent peu dans la politique (bonne pour quelques vieilles barbes de soixante et onze) ou dans la blague, qui semblerait dévolue aux couches un peu plus aisées, sinon beaucoup plus intellectuelles du bourgeois en herbe, l'étudiant et l'artiste en fleur, potache et rapin ou saute-ruisseau, ou bohémaillon.

L'enthousiasme, et c'est tout naturel, est assez restreint, il faut, aussi bien, l'avouer. Pourtant il éclate, dans certaines zones, en guirlandes trico- lores de papier ingénieusement comme tressées, en écussons bleu, blanc, rouge avec, en jaune d'or, les initiales obligées ; le tout, fruit d'une souscription depuis un sou. Ce, au nord de Paris (je ne parle que de ce que j'ai vu, du Nord sérieusement démo- cratique, Belleville, Ménilmontant). Au Sud, fau- bourg Saint-Jacques, Montrouge, calme plat, rien.

Mais, dans un de « mes » hôpitaux vers ces régions, les malades, si froids (en apparence), je l'espère, car les sentiments profonds sont jaloux et discrets, à l'égard de notre forme actuelle de gou- vernement, s'épanchent en manifestations recon- naissantes et respectueuses envers leur chef de ser- vice, l'illustre et vénéré D' ..., à l'époque de sa fête, qui tombe à la Saint-G..., si ma mémoire est bonne. Festons, astragales, bouquets, compliments. Et le prince de la science ne reste pas en affront, et régale

MES HÔPITAUX 381

princièrement ses humbles clients d'un beau con- cert, de tasses, prudemment mais gentiment aro- niatisées, de thé et de café, de gâteaux et sucreries. qui mettent pour quelque temps de la joie et de la gaieté dans ces pauvres cœurs tout gratitude pour les bons soins et la délicate attention.

Et je préfère, quel que soit mon chauvinisme révolutionnaire bien connu, cette fête de la vraie Fraternité à la tienne d'hier, Liberté, Liberté chérie !

VIII

Car c'est la dernière de cette série, peut-être la définitivement dernière, et je croyais même bien qu'elle n'existerait pas, cette chronique-ci que force pourtant m'est d'écrire en vue de remplir tout un petit programme d'impressions nullement socia- listes, comme c'est de mode, ni surtout anarchistes, un mot bête mal emprunté au « grand » Proudhon d'antan par des jeunes gens aimables, mais insuffi- sants.

Donc, en décembre dernier, je fus pris subite- ment d'une douleur rhumatismale atroce, mais déjà ressentie, jadis, au genou gauche ; cette fois, c'était au poignet de la même latitude. Cela se passait dans le faubourg Saint ***, se trouve un vaste hôpital dont je connaissais depuis long-

MES HÔPITAUX

temps l'excellent directeur, qui me fit admettre d'urgence dans le service du docteur T... Celui-ci fut littéralement si gentil, son interne aidant, pour moi, que j'éprouvai un littéral chagrin à me séparer de ces messieurs.

J'habitai une petite salle vitrée donnant en T sur une grande, si bien que, par la disposition directe de nos lits (nous étions cinq dont moi cinquième, vers un coin), je fus induit à nous comparer à des « figurants de la Morgue » ; mais le bon docteur au courant de mon nom l'avait surnommée la salle des Décadents.

Que je fusse parfaitement heureux dans ce j'es- père encore dernier hôpital, non. Seulement j'y vécus un mois tranquille, tout aux soins charmants et délicats d'un parfait corps médical et du person- nel subalterne le plus dévoué possible.

Même les « camarades » étaient plaisants pour la plupart et cordiaux. L'un d'entre eux particulière- ment, un soldat, quel terrible homme tout mous- taches ! sorti à peine des bataillons d'Afrique. II ne croyait, le bon bougre, ni à Dieu, ni à diable (Parisien, en outre) ; et comme je lui objectais de temps en temps qu'il devait y avoir là-haut quel- qu'un de plus malin que nous, et qu'il avait tort de ne pas croire en Lui et de ne pas s'y fier, mon Biri- biste m'avait baptisé «ratichon», ce qui veut dire « curé » en argot. Il ne m'appelait jamais autre-

MES HÔPITAUX 383

ment, et ce sobriquet délectait beaucoup ceux de nos voisins qui avaient la force de s'amuser.

Or çà, mes hôpitaux de ces dernières années, adieu ! sinon au revoir ; alors, salut ! en tous cas ; j'ai vécu calme et laborieux chez vous. Je ne vous ai quittés l'un après l'autre que pour, en quelque sorte, vous regretter, et si ma dignité d'homme relativement moins, pas beaucoup moins misérable que les plus tristement dénués de vos habitués, et mon juste instinct de bon citoyen ne voulant pas usurper des lits, hélas! tant enviés par tant de pauvres gens, me précipitèrent souventes, et sou- vent prématurées fois, hors de vos portes si bénies à l'arrivée, mais pas plus qu'à la sortie, soyez assu- rés, bons hôpitaux, qu'en dépit de toute monotonie nécessaire, de tout régime forcément sévère et de tous inconvénients inhérents, en définitive, à toute situation humaine, je vous garde un souvenir unique parmi tant d'autres remembrances, infiniment plus maussades, que la vie extérieure m'a fait, me fait encore et me fera subir, sans nul doute, encore et toujours.

MES PRISONS

MES PRISONS

I

Rue Ghaptal. Presque au coin de la rue Blanche, à droite en venant de Notre-Dame de Lorette. Une grille monumentale sur une cour pavée, menant au réfectoire de la pension L... A main droite, une petite porte donnant accès à l'intérieur de l'établis- sement, aux côtés de laquelle, accrochés, deux panneaux noirs portaient en lettres d'or les sciences et arts divers enseignés dans l'établissement. Un immense mur avec des défenses interminablement longues, en lourds caractères officiels à demi effa- cés par les intempéries, d'afficher et de déposer des ordures, en vertu de telles et telles lois de telles années déjà très anciennes, et, derrière, le dépas- sant d'à peu près un mètre et demi, les construc- tions basses des études et des dortoirs.

Tout cela disparu depuis cinq ou six ans pour faire place, bien entendu, à de bellea maisons de rapport à des trente-six étages au-dessus de l'en- tresol.

C'était qu'il y a trop longtemps je commençais

388 MES PRISONS

mes « études » après avoir achevé d'apprendre à lire, à écrire et à compter (mal) dans une petite classe élémentaire...

J'étais en septième au lycée Bonaparte la pen- sion nous conduisait deuxtois par jour; mais comme je me trouvais en retard, vu quelque fièvre mu- queuse que j'avais eue, on me donnait des répéti- tions, et c'était le maître de pension, le père L... qui nous inculquait, car nous étions plusieurs, dont quelques cancres desquels pas encore moi les principes de la latinité, non sans une extrême patience parfois, tout de même, en défaut, témoin ce qui va brièvement suivre.

Rosa, la rose, n'avait plus que peu de mystères pour moi. Puer bonus, mater bona..., pensum bonum, non plus. J'avais franchi, non sans encom- bres, cette passe dangereuse du qui, quae, quod, et, en attendant l'affre déjà soupçonnée de ce « que retranché ! » non moins que les écueils d'une heu- reusement encore lointaine syntaxe, j'en étais à la seconde conjugaison des verbes actifs.

C'est de légère qu'il retournait un certain jour.

J'ai encore présent le théâtre de ces matinées plu- tôt ennuyeuses en somme pour des gamins à peine sevrés de papa et de maman. Un cabinet garni d'un vaste bureau, d'une chaise-fauteuil dossier d'acajou, siège de cuir, d'un banc et d'une table percée de trous des encriers en plomb à l'usage des

MES PRISONS 389

« élèves » que nous étions. De temps en temps la leçon se trouvait interrompue par l'entrée d'un tam- bour de la Garde Nationale, bonnet de police noir à bordures quadrillées et à gland rouge et blanc, venant déposer quelque rapport au bas duquel notre maître, capitaine adjudant^major, mettait sa signa- ture, et, disparaissant dans le salut militaire auquel le père L... répondait en soulevant sa calotte de ve- lours ramagée de soie bleue. Ce jour-là :

Verlaine, conjuguez légère.

Lego ; je lis, legis, tu lis, etc.

Bien. L'imparfait?

Legebam, je lisais, etc.

Parfait. Le prétérit?

Moi tout frais émoulu de la première conjugai- son.

Legavi.

Legavi ?

« Lexi », me souffla un de mes camarades, plus « fort » que moi, de la meilleure foi du monde. Moi, sûr de mon fait :

Lexi, m'sieu.

Legavi! Lexi! hurla littéralement le patron, dressé sur ses chaussons à talons, pourpre, presque écumant, tandis que sa robe de chambre bleu ma- rine à doublure capitonnée rouge flottait autour de ses assez maigres jambes atteintes de vagues rhu-

390 MES PRISONS

matismes, et qu'un trousseau de clefs vigoureuse- ment lancé allait frapper le mur à gauche de ma tête prise à deux mains et renforcée dans mes épaules, tôt suivi d'un dictionnaire de Noël et Quicherat, presque un Bottin, qui vint s'écrabouiller à droite de ma tête sur le mur en question. Une double mala- dresse sans doute intentionnelle après tout.

Et après quelques pas trépidants de maie rage peut-être sincère.

Au cachot, monsieur !

Un timbre fut sonné et le cuistre (lisez le garçon de cour, un peu à tout faire : on l'appelait familiè- rement Suce-mèche, à cause des lampes qu'il allu- mait pour l'étude du soir) apparut,

Conduisez ce paresseux au cachot.

Et m'y voici au « cachot », muni de légère à copier dix fois avec le français en regard. Un cachot d'ailleurs sortable, lumineux, sans rats ni souris, sans verrous (un tour de clef avait suffi), de quoi s'asseoir, et, moindre chance de quoi écrire, et d'où je sortis au bout de deux petites heures, probablement aussi savant qu'auparavant, mais à coup sûr plein d'appétit, tôt assouvi, d'amour de la liberté (la bonne, qui est l'indépendance) et qui sait? de cet esprit, vraisemblable, d'aventure, qui, trop débridé, m'aura jeté dans les casse-cou d'un peu tous les genres !

Quelles impressions furent miennes dans cette

MES PRISONS 391

miniature de captivité? Je ne saurais naturellement bien les préciser en ce moment de mon âge mûr, déjà ! après tant d'années et tant d'un peu plus sérieux verrous sur ma liberté d'homme pour telles et telles causes au nombre desquelles faut-il comp- ter précisément l'abus de la conjugaison en question plus haut, et l'humble anecdote que je viens de rap- porter ne serait-elle par hasard qu'un symbole? Ne constituait-elle pas, à l'époque, comme l'annonce et le pressentiment de malheurs dus à la Lecture? Estampillait-elle déjà mon enfance du mot fatidique de ce détestable si savoureux Vallès : « Victime du Livre », en bon latin cette fois : Legi?

II

« Or ceci se passait... »

en 1870 au mois de décembre. J'étais garde national au 160" bataillon, secteur je ne sais plus quantième, vers Montrouge et Vanves. De plus, je remplissais depuis déjà longtemps les fonctions d'expédition- naire à la Préfecture de la Seine, emploi qui m'eût exempté de tout service « militaire », n'eût été mon patriotisme (un peu patrouillotte, entre nous, cas, en ces temps de fièvre obsidionale, de plusieurs d entre les Parisiens, d'ailleurs). Quelque amour de

392 MES PRISONS

l'uniforme de quel uniforme ! et un peu de curiosité, aussi, me poussaient. Bref, le Rempart et le Bureau alternaient plus ou moins agréablement dans ma vie assez confortable d'alors (Quantum mutata!). Journée de bureau impliquait pour moi nuit de jeune ménage; tour de rempart comportait du sommeil à la dure, excellente condition pour ne pas s'aguerrir es travaux de Mars. Aussi le pre- mier feu jeté, bien savourée la joie de porter le képi de fantaisie et de manier le flingot à tabatière, le Bureau, tant honni aux jours pacifiques de cet « infâme » second Empire, me parut, en dépit de la sainte République tant, appelée obtenue, et du dan- ger couru par une patrie pour laquelle ma bonne volonté de « pantouflard » ne pouvait que vraiment trop peu, le Bureau finit par l'emporter dans mes préférences sur le Rempart, ses parties de bouchon dans la neige, son froid aux pieds, et cet ennui! Et je négligeai quelque peu mon service et ses incon- vénients pour mon emploi et ses compensations, conduite qui me valut bientôt la visite de mon capo- ral, un brave petit cordonnier de la rue Cardinal- Lemoine; l'excellent garçon m'apportait un ordre de me rendre à la prison du secteur pour deux jours et deux nuits. J'accueillis le caporal très cordiale- ment mais l'ordre mal, et refusai de suivre le pre- mier. Le lendemain, celui-ci sonnait de nouveau chez moi, convoyeur encore de celui-là doublé.

MES PRISONS 393

Résister n'était plus de mise, et, dûment emmi- touflé d'un passe-montagne, de moufles, « cou- verte » en bandoulière, bidon plein, muni en outre d'une terrine de pâté de perdreaux (!) par ma femme [quantum, celle-là, aussi, mutata!), je m'achemi- nai, flanqué de mon supérieur, vers le poste, aujour- d'hui démoli pour faire place aux bâtiments d'école de l'avenue d'Orléans, tout contre la chapelle Bréa, restée debout et servant de paroisse auxiliaire au quartier, lieu de détention devenu depuis odieu- sement célèbre par le massacre par Serizier, en mai 1871, des Pères dominicains d'Arcueil.

Nous arrivâmes deux heures environ après notre assez matinal départ de chez moi, car nous nous étions arrêtés chez de vagues camarades de batail- lon un peu marchands de vins, et entre autres sta- tions, à l'entrepôt, tout voisin, des Vins, d'autres camarades, employés là, nous régalèrent « aux frais de la Princesse » en me souhaitant bon courage pendant ma « captivité ».

Il y avait un greffe quelques sous-ofïiciers de l'armée citoyenne procédèrent à mon écrou, et une sorte d'immense hangar qui eût été une grange qui eût été l'atelier d'une tribu de peintres ou de sculp- teurs en gros, prenant jour d'en haut par un vitrage démesuré mal joint, sommairement meublé de lils de camp tout autour d'un poêle entretenu du dehors et d'un « cabinet » dans un coin, le

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Jules traditionnel sonnmeillait, utile et mal odorant. J'entrai dans cette gigantesque salle de police une trentaine, au bas mot, de prisonniers, képis et vareuses, causaient et chantaient, fumaient et jouaient, dominos, dames et échecs ou les cartes! en un mot menaient un train des moins maussades... pour eux-mêmes... Le poêle faisait rage, le vitrage aussi, et c'était une touffeur dans les bises, trop effi- caces véhicules de bronchites prochaines et de rhumatismes à l'horizon, dont j'attrapai ma juste part rétributive aux temps voulus. La connaissance entre mes compagnons et moi fut vite faite, grâce à une humeur spécialement communicative et relati- vement toute ronde que j'ai. La grande majorité, disons la totalité de mes compagnons, se composait d'ouvriers affalés pour menues fautes contre la discipline, du genre de la mienne (dans toute garde nationale bien entendue, la discipline, vous savez... et puis, c'est le cas de le dire... à rebours : « A la guerre comme à la guerre! ». Le plus « attigé » d'entre ces braves s'appelait GhinchoUe, tout comme l'illustre reporter, déjà connu à cette lointaine époque, et même ce nom me frappa, à preuve! C'était un peintre en bâtiment, beau parleur, vir- tuose de la romance et de la scie, le boute-en-train du lieu. Son cas, un mois, provenait précisément de ce tour d'esprit, et quelque intempérance de langue vis-à-vis de quelque observation lui avait

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attiré ces foudres, dont il ne paraissait d'ailleurs pas plus affecté que cela. O le plaisant garçon, plein, aussi plein, de jugeotte; et qui s'emballait mal sur l'article « sortie torrentielle », et manifestant peu d'enthousiasme pour « le Truc » au pouvoir. Et quel débrouillard! Du dehors, par la compHcité achetée, grâce à ses ruses et à sa faconde (en pari- sien, yac/awce), des factionnaires successifs, c'était, chez nous, à travers l'espace occupé au passage du tuyau du poêle à sa naissance, des arrivages de gouttes et d'apéritifs de tout acabit, activement expédiés, croyez-le. Le soir venu, chacun, enve- loppé de sa couverte, s'étendait sur la planche, et des histoires, cric-crac! des contes les femmes et le clergé tenaient le rôle prépondérant, défilaient en longs récits parfois amusants, permettant au sommeil de ne pas venir trop tôt. De temps en temps un obus venu de Châtillon ou d'ailleurs sifflait au- dessus du vitrage, aboyait, hennissait, et s'allait épater plus loin, « dans le tas ». J'avouerai ici à ma honte que je profitai de l'ombre et du repos des deux nuits passées dans ces fers et sur cette paille, pour manger, que dis-je? déguster, savourer le bienheu- reux pâté de perdreaux, en cachette, en suisse. Tiens, eux, les autres à ma place !...

On parlait parfois politique, et c'est une chose qui me frappa d'autant plus qu'à cette période de mon existence si contradictoire, apparemment au moins,

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j'étais d'une nuance révolutionnaire des plus fon- cées, hébertiste, babouviste, que sais-je? que l'extrême modération légèrement sceptique et bla- gueuse, aussi bien, de tous ces dignes travailleurs dont la plupart, je le crains, durent, cinq mois plus tard, expier le coup de soleil de la Commune, exas- pérant leur bon sens initial en une insurrection juste, après tout, en principe.

Dans ces conditions, acceptables en somme, mes quarante-huit heures se passèrent vite, et ce fut sans peine, mais en toute sympathie, que je me séparai du citoyen Chincholle, sorte de Doyen de la Maréchaussée (rappelez-vous Dickens et la Petite Dorrit) et de ses en quelque sorte subordonnés, qui m'escortèrent jusqu'à la porte, selon l'usage, d'un vigoureux et retentissant :

Tu t'en vas et tu nous quittes. Tu nous quittes et tu t'en vas!

Au retour dans mes pénates, on m'accueillit, comme de juste, gentiment, sans oublier de deman- der comment j'avais trouvé le pâté de perdreaux. A quoi ayant, moi, répondu : « Délicieux ! comme c'est gentil d'avoir... », il me fut répliqué :

« J'avais, en effet, toujours entendu dire que le rat était une viande des plus friandes. »

MES PRISONS 39"

III

UNE... MANQUÉE

Le regretté Arthur Rimbaud et moi, férus d'une maie rage de voyage, partîmes par un beau jour, si je ne me trompe, de juillet 187.,., pour A..., j'avais fait et devais faire depuis de nombreux sé- jours en famille, et d'autres. Ville curieuse, maisons espagnoles du bon xvn® siècle et quelques monu- ments dont le plus bel hôtel de ville gothique de France, caserne et couvent, cloches et tambours. Nul commerce et peu d'industrie. Quelques richards confinés derrière les hautes fenêtres à volets blancs de leurs petits hôtels à beaux jardins. La popula- tion, aisée ou pauvre, casanière, mais de bonne composition.

Nous nous mîmes dans le train vers dix heures du soir et arrivâmes au jour. Le tour de la ville fut vite fait, ces places fortes sont resserrées, et en atten- dant que fussent levées les personnes susceptibles de nous accueillir amicalement sans trop de déran- gement pour elles, nous résolûmes d'aller déjeuner au buffet de la gare nous prîmes préalablement chacun un ou plusieurs apéritifs... en causant de choses et d'autres. Rimbaud, malgré son extraordi- nairement précoce sérieux qui allait quelquefois jus-

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qu'à de la maussaderie traversée par foucades d'as- sez macabres ou de très particulières fantaisies et, moi, resté gamin en dépit de mes vingt-six ans son- nés, avions ce jour-là l'esprit tourné au comique lugubre, et, cabrionesques, n'allâmes-nous pas nous aviser de vouloir « épater » les quelques « bonnes têtes » de voyageurs consommant bouillons, pains fourrés et galantines arrosés de vin d'Algérie trop cher ! Parmi les types présents se trouvait à droite, je m'en souviens encore, sur notre ban- quette, à peu de distance, un bonhomme presque vieux, médiocrement mis, un chapeau de paille défraîchi sur une tête plutôt à claques rasée, niaise et sournoise, suçotant un cigare d'un sou en humo- tant une chope à dix centimes, toussant et graillon- nant, qui prêtait à notre conversation une attention encore moins bête que malveillante. Je le signalai à Rimbaud qui se mit à rire, comme ça lui arri- vait souvent, à la muette, en sourdine. 0 l'affreuse apparition, qui s'évanouit soudain (comme par magie, des chaussons en voisin et notre distraction aidant, pour être de bon compte et ne verser point dans le fantastique à la mode). Nous avions causé d'assassinat, de vol, comme personnellement et dans de truculents détails, on eût dit plus encore qu'oculaires, et continuions sur le thème une fois donné, comme il arrive quand surgirent en quelque sorte devant nous, comme poussés

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subito, deux gendarmes du plus positif acabit, eux, qui nous invitèrent sommairement à les suivre.

Nous suivîmes, comme dû, les représentants, d'ailleurs respectés, d'une autorité que nous nous permîmes néanmoins de trouver un peu bien pres- sée d'avoir affaire à nous, si nullement répréhen- sibles. Enfin ! et nous franchîmes, après un bon ou plutôt mauvais quart d'heure de marche dans d'étroites rues maraîchères, les trois ou quatre marches d'une entrée latérale de l'Hôtel de Ville, où, je ne sais pourquoi ni comment, siégeait le chef du Parquet du ressort, dans un cabinet précédé d'une antichambre nous dûmes attendre quelque peu. Très bien, cette entrée latérale. Voûte cintrée, pierre grise et bois noir avec pendentifs assortis. Des gardes nationaux (c'était si peu après la guerre et avant la suppression de cette milice-là) montaient la garde, à peu près vêtus, mais plus cossument que nous, les paquets-de-couenne du siège de Paris; des « agents de ville », ils sont partout les mêmes, à quelques détails d'uniforme près, circulaient indo- lemment, comme chez eux, au fait... Rimbaud, après m'avoir fait signe, entama une partie de sanglots, qui devait attendrir et attendrit nos bons garçons de gendarmes (ils ne sont pas tous aussi aimables non plus que très sensés d'aucunes fois, même à travers leur irresponsabilité) en attendant l'effet sur M. le Procureur de la République. Ce fut lui qu'on

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appela le premier, et il ressortit bientôt de l'impor- tant cabinet les yeux moites encore et avec un clin dœil comme d'alarme à mon adresse. Je pénétrai à mon tour chez le premier magistrat debout de l'en- droit, lequel, assis dans un rond de cuir il sem- blait plutôt vissé, m'interrogea, coupant cette for- malité de pas mal rogues observations sur la tenue de mon pantalon blanc un peu terni, de fait, par la poussière du voyage, en outre de quelque usage préalable et subséquent. Quelques objurgations furent ensuite mâchonnées : a Une exécution vient d'avoir lieu à A... Regrettables, ces conversations topiques (sic) en un endroit public et dans de telles conjonctures... Peuvent donner prise à des soup- çons peut-être justes... A preuve... Vous voyez... Après tout, qu'est-ce que vous veniez faire ici? Avec ce jeune homme qui semble d'ailleurs convenable et respectueux de la justice? Mais encore une fois, que veniez-vous faire ici? Mis ainsi tous deux, et sans bagages, n'est-ce pas?... Oui. . Eh bien? vous voyez. »

J'expliquai mon cas, fantaisie, promenade en compagnie d'un ami, ce, nettement, assez carré- ment même. J'étais plus républicain qu'à présent, je sortais d'être un peu communard, et j'avais le verbe passablement haut. Après références en ville données, « papiers » montrés, lettres, passeports, billets de banque Temps, suspends ton vol!),

MES PRISONS 401

j'ajoutai que j'étais Messin, que j'avais à opter entre la France et l'Allemagne, et que, ma foi! mainte- nant, j'hésitais, vrai! en présence de cette arresta- tion ar-bi-traire, etc., etc. (M. le Procureur, à présent, M. le Président, pourrait témoigner de la véracité de tout ce récit.)

Après un peu de silence orageux, un coup de timbre du magistrat, figure à favoris, jeune encore, le cheveu brun et frisé et de précoces lunettes, fît entrer les gendarmes auxquels il fut dit : « Vous reconduirez ces individus à la gare, d'où ils devront partir par le premier train pour Paris. » J'objectai que nous n'avions pas déjeuné. « Vous les condui- rez déjeuner, mais qu'ils partent aussitôt, et ne les perdez pas de vue que le train ne s'ébranle. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Peu soucieux de nous exhiber de nouveau au buffet entre nos acolytes officiels, non plus d'ailleurs que de retraverser à jeun les rues encombrées de tout à l'heure, nous cassâmes une croûte dans un « bon endroit » que nous désigna le brigadier, prîmes le café puis la goutte auxquels nous conviâmes les gendarmes et, non sans ennui à cause de nos pantalons que l'es- corte autour devait faire paraître « patibulaires » aux encore nombreux passants rencontrés, par- vînmes à notre destination. Après de cordiaux adieux aux, somme toute, gentils alguazils, nous nous enfournâmes dans une seconde, pleins d'ad- IV 26

402 MES PRISONS

miration pour la manière, pour le procédé, plus encore que pour la judiciaire, de M. le Procureur P...

Et ce fut avec une nouvelle vaillance qu'à Paris, le soir même, lestés d'un repas sérieux cette fois, voire un peu mieux, nous repartîmes, par une autre gare, pour de plus sérieuses aventures.

IV

l'amigo

Courte, mais bonne.

D'ailleurs un pur prélude.

Voici. En juillet 1873, à Bruxelles, par suite d'une dispute dans la rue, consécutive à deux coups de revolver dont le premier avait blessé sans gravité l'un des interlocuteurs et sur lesquels ceux-ci, deux amis, avaient passé outre, en vertu d'un pardon demandé et accordé dès la chose faite, celui qui avait le si regrettable geste, d'ailleurs dans l'absinthe auparavant et depuis, eut un mot tellement éner- gique et fouilla dans la poche droite de son veston l'arme encore chargée de quatre balles et déga- gée du cran d'arrêt, se trouvait, par malchance, ce d'une tellement significative façon que l'autre, pris de peur, s'enfuit à toutes jambes par la vaste

MES PRISONS 403

chaussée (de Hall, si ma mémoire est bonne), pour- suivi par le furieux, à l'ébahissement des pons Pelches traînant leur flemme d'après-midi sous un soleil qui faisait rage.

Un sergent de ville qui flânait par ne tarda pas à cueillir délinquant et témoin. Après un très som- maire interrogatoire au cours duquel l'agresseur se dénonça plutôt que l'autre ne l'accusait, et tous deux, sur l'injonction du représentant de la force armée, se rendirent en sa compagnie à l'Hôtel de Ville, l'agent me tenant par le bras, car il n'est que temps de dire que c'était moi l'auteur de l'attentat et de l'essai de récidive dont l'objet se trouvait n'être autre qu'Arthur Rimbaud, l'étrange et grand poète mort si malheureusement le 23 novembre dernier.

Très bien, l'Hôtel de Ville de Bruxelles dans son gothique un peu trop terriblement Renaissance. Pendant que je ne le vois pas, dame ! depuis cette aventure, je lui rend cet hommage impartial auquel je ne pensais, vous vous en doutez, guère, tandis qu'amené sous son porche ou plutôt sur l'un de ses porches, au bureau d'un commissaire de police des plus stricts, guindés etraides, comme le sont com- munément les cinq sixièmes de ces fonctionnaires ou de leurs semblables, un peu d'ailleurs pour la forme dans les cas ordinaires tandis que dans l'es- pèce, ici, c'était du sérieux, non du chiqué.

AOi MES PRISONS

Après le plus court, mais, grâce à un insouci à moi plus peut-être qu'à mon compagnon, des con- séquences qui pouvaient s'ensuivre pour votre ser- viteur, le plus circonstancié des procès-verbaux (est-ce bien l'expression ?), le magistrat, relâcha Rimbaud, tout naturellement, mais en le prévenant d'avoir à se tenir à la disposition et décida que je serai conduit sur-le-champ à « l'Amigo ».

Ce nom cordial, vestige de l'occupation espa- gnole aux XVI® et xvii® siècles, rend bien notre mot français « violon » pour désigner un poste de police. Cet Amigo n'étant à quelques pas de l'Hôtel de Ville j'y fus bientôt, escorté de deux sbires dont cette fois un brigadier ou sous-brigadier, ces galons-là m'in- différant fort à cette époque et, le dirai-je ? depuis. Pas beau, par exemple, l'Amigo. Propre tout au plus, et le fier mérite au pays de la propreté à outrance ! Comme j'avais de l'argent sur moi c'est tout, avec mes habits, ce qu'on m'avait laissé au commissariat on me mit d'office à la pistole ce qui au fond est bien. Mais la cette pistole, prenant air et jour par un vasistas situé trop haut, avec, dedans, deux lits, deux tables et deux chaises, et toutes autres commodités, une exceptée, omises, ne me procura pas la paix comportée : un ivrogne bien mis, fléau pire ! n'ayant pas tardé à parta- ger mon sort, se rendit insupportable de toute façon toute la nuit. Et du dehors, des chants, des

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cris, des braillements, parvenaient jusqu'à des heures très avancées. Des airs surtout de La Fille de la Mère Angot, alors dans la fleur de sa nou- veauté... belge, me tympanisèrent jusqu'à l'aube. Un litre de faro, du fromage et du pain, avec l'espoir qu'on me donnait ou plutôt me vendait, en outre, d'une prompte mise en liberté me laissèrent paraî- tre néanmoins le temps bien long. Vers sept heures du matin, ma porte s'ouvrit quels verroux ! et l'on me fit descendre de quelques marches, dans une petite cour pavée me furent apportés le café au lait et le petit pain nommé pistolet, traditionnels en Bruxelles. Les heures passèrenttrès nombreuses, me semblait-il ; à toutes mes questions sur ma déli- vrance prochaine, de vagues, je dis vagues geôliers, moitié en « civils », moitié en policiers, en pantou- fles, flemmards, impolis et patelins, répondaient : « Oui, tout à l'heure, savez, ils vont v'nir, soyez sûr, tu verras... », si bien qu'après, vers une heure des pommes de terre en purée et je ne sais plus quelle viande mi-partie bouillie et rôtie de veau ou d'agneau avalées sans appétit, je fus appelé... vers une voiture cellulaire, assez semblable aux « paniers à salade » affectés chez nous à certains ^^transports féminins pour la Préfecture, c'est-à-dire à panneaux métalliques peints en jaune et noir extérieurement et donnant quelque prise aux yeux sur le dehors. C'est ainsi que je parcourus une partie, inconnue de

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moi, de Bruxelles, le regard errant sur des rues montueuses pleines de foules pauvres, de marchés chétifs, qui grimpent de la ville centrale j'usqu'à l'ancienne prison des Petits-Carmes, je me vis écroué, non sans brutalité, mais, enfin ! débarrassé du cabriolet qu'au sortir de la maussade roulotte m'avait « foutu » au poing un ins-pec-teur, pour le moins, tant ce... salop ! était chamarré d'argent et armé d'un sabre qui n'en finissait pas, écroué, dis-je, sous la rubrique, qui me fut transmise es un papier il y avait imprimé entête sous une balance avec « pro justitia » en exerge, rubrique écrite par le gendarme qui me remit la feuille d'écrou :

« Tentatiffe d'asacinat. »

LES PETITS-CARMES

Quelque chose comme, paraît-il, le « Dépôt » de Paris. Une vaste cour pavée, plutôt longue. D'af- freux types en général. Beaucoup d'Allemands, majorité de Belges, naturellement, des Italiens, comme de juste, et trop de Français assez hideux, hélas ! J'arrive là, ahuri, timide et comme ivre encore. D'ailleurs, bien mis, je suis l'objet, de la part de mes camarades ! de quolibets, de ricane-

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ments, de quels regards, qui me tuent, vraiment. Le gardien de service, une brute très chamarrée, me bouscule, par surcroît de paroles flamandes que je comprends à leur intonation. Il m'indique du doigt un groupe l'on pèle des pommes de terre. Très fatigant, debout, pendant une heure, ce turbin. On sonne une cloche. C'est le déjeuner. Le réfec- toire est crépi à la chaux. Des tables et des bancs pas propres. U adjudant, encore plus chamarré que le gardien, dit sergent, aiguillette d'argent énorme et képi extraordinairement surchargé de galons, fait le signe de la croix et d'une voix ter- rible :

Benedicite,

tous répondent, sauf moi qui avais depuis longtemps oublié cette liturgie comme toutes les autres :

Dominiis !

et l'adjudant de reprendre plus farouchement encore :

Nos et ea quae sumus sumpturi benedicat dextera Christi.

Tous, dont moi, cette fois :

Amen.

Et l'on s'attable devant des gamelles d'étain et des

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cuillers de fer. Cette pâtée ! De l'orge à la graisse, évidemment, de cheval : je m'y connais, moi, pari- sien du Siège. J'y goûte du bout de la langue : j'en ai avalé, enfin, environ un quart, quand l'adjudant :

Grattas, etc.

et l'on entre dans la cour, je suis à peine que l'on m'appelle chez le Directeur. A travers beaucoup de couloirs (les Petits-Carmes étant, comme le nom l'indique, un ancien couvent), j'arrive, à la longue, accompagné d'un gardien, la main sur son coupe-choux, chez ce potentat qui, après avoir con- gédié l'estafier, me dit :

Veuillez vous asseoir, monsieur Verlaine.

Enfin, une parole de politesse après tout ce tor- rent d'humiliations. Je regardai le Directeur, un petit homme tout en moustaches et les favoris gri- sonnants ,binocle derrière quoi des y eux perçants , pas méchants, dans une chaise-fauteuil. Extraordinai- rement, lui, alors, argenté. Tel, vers 1850-1851, un général de la garde nationale, et des torsades à n'en plus finir ! Il tient à la main une lettre à moi adressée par Victor Hugo.

î (De l'Amigo j'avais écrit au Maître pour le prier d'une intervention auprès d'une personne chère, alors.)

Le Directeur : Je viens de lire ces quelques mots qui vous sont adressés, et je m'étonne, ayant

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de tels correspondants, de vous voir ici. Du reste, prenez connaissance.

(J'ai donné la lettre à un ami, un Anglais, en Lincolnshire. Elle portait ceci :

« Mon pauvre poète,

« Je verrai votre charmante femme et lui parlerai en votre faveur au nom de votre doux petit garçon. Courage et revenez au vrai.

« Victor Hugo. »)

Le Directeur, encore :

Madame votre mère (ma pauvre bonne vieille mère devant qui s'était passée l'affreuse scène, ma mère que j'ai tant fait souffrir et qui est morte d'une fluxion de poitrine par suite d'un chaud et froid contracté en me soignant lors d'une maladie j'étais entièrement paralysé !), Madame votre mère a sollicité de M. le Procureur du Roi qu'il vous autorisât à être à la pistole. En présence de cette lettre-ci, je prends sur moi de vous y auto- riser dès maintenant, en attendant des ordres qui vont m'arriver et qui, j'en suis sûr, vous seront favorables.

Et, comme sur un coup de timbre rentrait le gardien :

Conduisez Monsieur à la pistole des préve- nus.

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VI

Ma mémoire qui commencerait à devenir déplo- rable si je n'y mettais bon ordre et le scandaleux manque de soin que j'apporte dans le rangement de mes « notes » littéraires m'ont naguère fait oublier tout simplement de consigner à sa place un épi- sode, des plus cuisants d'ailleurs, de ma vie de pri- sonnier.

Pour boucher bien vite cette lacune, je dirai très vite qu'aussitôt sorti du « dépôt » des Petits- Carmes, je fus mis, dans la même prison, en cellule, sur l'ordre du juge d'instruction, comme qui dirait à Mazas sur place. Ameublement : un hamac et une couverture, une table, un tabouret, un lavabo... et un sceau. Nourriture, une pâtée d'orge ; le diman- che, une pâtée de pois concassés. Boisson, de l'eau à discrétion. Signe particulier, dès le premier jour j'attrapai des... poux.

Avec un peu d'encre soigneusement économisé d'après un encrier prêté par l'administration pour de stricts usages épistolaires, et conservé, au frais, dans un interstice de carrelage, j'écrivis, durant les huit jours ou environ qu'eut lieu cette peu douce prévention, à l'aide d'un petit morceau de bois, les quelques récits diaboliques qui parurent dans mon

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livre Jadis et Naguère, Crinien Anioris, qui commence par :

« Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane »

et quatre autres, dont Don Juan pipé que mon ami Ernest Raynaud, l'excellent poète, a en manuscrit primitif, sur du papier ayant servi à envelopper quoi déjà de la cantine, manuscrit mis au monde grâce au barbare procédé ci-dessus.

Une fois par jour, le matin, les prévenus, par sec- tions, descendaient dans une cour pavée, « ornée » au milieu d'un petit « jardin » tout en la fleur jaune nommée souci, munis de leur seau... mieux et pis d'hygiénique, qu'ils devaient vider à un endroit désigné et rincer avant de commencer leur prome- nade à la queue-leu-leu sous l'œil d'un gardien tout au plus humain.

J'ai fait là-dessus des strophes :

Ils vont et leurs pauvres souliers

Font un bruit sec.

Humiliés,

La pipe au bec. Pas un mot, sinon le cachot ;

Pas un soupir !

11 fait si chaud

Qu'on croit mourir.

Les dimanches, messe basse en une chapelle

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trop laide vraiment, sans un chant, sans un ser- mon ! C'est bon quelquefois un sermon, môme pour des gredins comme moi !

Ce ne fut, je le répète, qu'après huit jours de ces joies qu'on m'appela chez le Directeur et que je devins un pistolier par suite de la lettre de Victor Hugo, et après mon entrevue avec le Directeur de la prison telle que je l'ai racontée précédemment.

Entre temps, j'avais comparu deux ou trois fois chez le juge d'instruction, homme insinuamment bienveillant cosi son tutti qui n'avait aucun aveu à obtenir de moi et, en conséquence de ma franchise dès le commissariat de police... me maintint en état d'emprisonnement et me fit citer par le pro- cureur du Roi en police correctionnelle sous la pré- vention de coups et blessures volontaires ayant occasionné, etc., etc.

G'était-il meilleur que celle, de prévention, d'asa- cinat ?

Non.

VII

Tout le monde sait ce que c'est qu'être à la pis- tole. Moyennant finances, on peut faire venir sa nourriture et sa boisson peu !) du dehors ; on jouit d'un lit sortable, d'une chaise ou bien d'un escabeau, et autres « douceurs ». Mais la captivité,

MES FRISONS 413

dans des cas graves comme le mien, reste aussi étroite, la surveillance aussi stricte que pour les prisonniers que leur pauvreté ou la nature de leur faute laisse dans l'horreur toute nue du Règlement. C'est ainsi que la cellule que j'occupais dans un bâtiment à part ne s'ouvrait qu'une heure par jour pour une promenade solitaire dans une cour pavée que durement ! et triste !

Par-dessus le mur de devant ma fenêtre (j'avais une fenêtre, une vraie ! munie, par exemple, de longs et rapprochés barreaux), au fond de la si triste cour s'abattait, si j'ose ainsi parler, mon mortel ennui, je voyais, c'était en août, se balancer la cime aux feuilles voluptueusement frémissantes de quelque haut peuplier d'un square ou d'un boule- vard voisin. En même temps m'arrivaient des rumeurs lointaines, adoucies, de fête (Bruxelles est la ville la plus bonhommement rieuse et rigoleuse que je sache). Et je fis, à ce propos, ces vers qui se trouvent dans Sagesse.

Un oiseau sur V arbre qu'on voit Chante sa plainte.

Celte paisible rumeur-là Vient de la ville.

Qu'as-lu fait, ô toi que voilà Pleurant sans cesse.

m MES PRISONS

Qu'as-tu fait, ô toi que voilà, De ta jeunesse ?

Je voyais aussi, spectacle également mélancoli- que, monter la garde, de long en large, au ras du mur, à l'intérieur bien entendu (et pourquoi à l'inté- rieur ?), un chasseur-éclaireur, chapeau de soie à plumes de coq, tunique vert foncé, je crois, panta- lon gris, qui paraissait s'embêter ferme durant les deux heures de sa faction. Et il avait beau être relevé et remplacé, son successeur ne présentait pas plus que lui ni que son prédécesseur les symp- tômes d'un trop vif enthousiasme dans l'accomplis- sement de cette, d'ailleurs, assez absurde consigne. Les braves garçons semblaient se dire : « A quoi bon se promener ainsi, avec un fusil sur l'épaule et sac au dos pour surveiller et tuer au besoin de pauvres diables si bien cadenassés et verrouillés et morts à moitié déjà ?

Maisj 'avais d'autres distractions dont la principale consistait à correspondre avec mon « voisin», un notaire. L'alphabet phonétique proprement dit, alors, fut largement pratiqué par nous. Le connais- sez-vous, au moins de réputation ? Ça consiste à taper sur un mur un coup pour A, ou au contraire, ou autrement un coup pour Z, ou au contraire ou autrement, et ainsi de suite. Que de petites joies volées ainsi, assaisonnées de la crainte d'être sur-

MES PRISONS 415

pris par l'adjudant, assez bonhomme d'ailleurs et que la Pièce ne laissait que guère indifférent. Vint enfin le jour de l'audience.

Bisum teneatis.

VIII

Il me revient que le nouveau Palais de Justice de Bruxelles est babéliquement monumental, et je veux bien le croire.

L'ancien était hideux d'incommodité, de laideur et même de ipauvreté lépreuse, littéralement. On y accédait, je ne sais plus comme, tant je déteste encore les deux visites que j'y fis, au « débotté », de l'infâme véhicule dont il fut question tout à l'heure ; mais je puis certifier qu'on pénétrait dedans mal à l'aise, à travers des corridors sans nombre, sur des espèces de passerelles, de ponts véritablement assommants, entre deux gendarmes terriblement coiffés de bonnets à poil à rendre des points à feu la vieille garde du premier Empire. Pas méchants, du reste, les gendarmes belges. Vous savez, sans doute, qu'ils se recrutent, contrairement à ce qui se pratique chez nous, comme le reste de l'armée, de sorte que ce sont de tout jeunes gens accessibles encore à la pitié ou tout au moins à

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quelque compassion pour leurs quasi-justiciables. J'en fis l'expérience comme on va voir, et j'envoie d'ici à ce corps, qui n'est là-bas point d'élite, mais tout bonnement spécial, mon très cordial bonjour, non pas au revoir, tout de même, en dépit des pro- cédés gentils, dont voici quittance.

Quoi qu'il en soit, ils me conduisirent, ces excellents alguazils, haut coiffés et fort bottés, après un stage es un vestibule assez pauvrement meublé, dans la •••"** Chambre (le souvenir du numéro me fait défaut) du Tribunal correctionnel.

Vilaine, étroite et galeuse cette chambre, ou plutôt cette salle, jadis crépie à la chaux, alors tout écaillée, lézardée et comme menaçant ruine. Au mur d'en face (le public assis sur des bancs de bois, munis juste de dossiers, qu'il semblait qu'on eût pleuré pour les mettre là) un Christ dartreux pen- dait qui paraissait se faire des cheveux trop longs et n'avoir été perché en ce lieu que pour regarder les prévenus

« D'un air fâché ».

Les trois conseillers chargés de me faire mon affaire, siégeaient en des fauteuils cachés par leurs larges manches, vêtus à peu de chose près comme nos juges français, derrière une table à tapis vert uni, sur laquelle des codes, des papiers, des écri- toires et un pupitre central pour M. le Président.

MES PRISONS 417

On me fit asseoir en face du tribunal sur un sim- ple tabouret sans gendarmes à mes côtés, mon avocat derrière moi, en costume presque pareil à celui des avocats que l'Europe nous envie et que la France nous envoie, en masses profondes, à la Chambre et au pouvoir.

« Mon audience » commença. Même cérémonie qu'en France :

Accusé, levez-vous.

Vos nom et prénoms ?

Profession ?

Vous êtes accusé d'avoir, etc.

et, après un interrogatoire, d'ailleurs court et pas trop féroce, le traditionnel : Allez-vous asseoir.

Et tandis que j'obtempérais, le procureur du Roi se leva.

Je vois encore le personnage, petites moustaches en crocs, petits favoris dits a Cambronne », une main dans la poche de son pantalon de coutil blanc (pourquoi pas de treillis ?) retroussant comme cava- lièrement, à la houzarde, la robe noire, tandis que son autre main retirait de dessus sa petite tête, la disgracieuse lourde toque de l'emploi et la posait sur la table étroite, aussi, du décors recouverte d'un tapis comme celle du tribunal et, comme elle chargée de codes, de papiers, d'un écritoire, et d'un pupitre.

« Messieurs, débuta-t-il, en me désignant, l'hom-

us MES PBISONS

me que vous avez devant vous est un étranger... »

Et c'était comique d'entendre en français, cet accent par trop belge que vous avait ce jeune à peine sorti de quelque Louvain ou de quelque Gand ou de quelque autre université du cru.

Puis, passant aux faits de la cause et après avoir déploré qu'il n'en fut pas en justice civile comme devant les conseils de guerre pour lesquels « l'ivresse n'est pas une excuse », il me flétrit en me traitant de lâche (quelle logique !) « Oui, messieurs, l'assas- sin » il oubliait que l'accusation d'asacinat avait été abandonnée, « oui, l'assassin tire de sa poche « un revolver à six coups chargé (simplet, s'il n'avait « pas été chargé, à quoi bon le tirer de ma poche ? « raisonnons un peu tout de même), il vise sa victi- « me (prononcez victimne), deux coups partent « dont l'un atteint l'infortuné. » (0 Rimbaud alors confortablement soigné pour ton bobo que je déplo- rerai quand même toute ma vie de t'avoir fait, en voulant d'ailleurs faire pire, comme tu eusses ri, pauvre ami disparu à jamais, de t'entendre ainsi qualifier !) « Et ensuite, messieurs, non content de « ce premier crime (lisez délit)... »

Et le « magistrat debout » raconte en son langage et à sa manière la scène, d'ailleurs déplorable, de la rue, et finalement réclame pour moi « toutes les sévérités dont la loi est armée ».

Se conformant à ces conclusions, malgré une

MES PRISONS 419

bonne plaidoirie de mon défenseur, le tribunal, sans en avoir plus mûrement que le droit délibéré, m'appliqua le maximum, deux ans d'emprisonne- ment.

Sur le moment, et devant le public, je fis bonne contenance. Mais une fois rentré sous la garde d'un huissier à chaîne d'acier, dans le vestibule les gendarmes m'attendaient, je me pris à pleurer com- me un enfant, si bien que « mes anges gardiens » se mirent à me consoler en ces termes textuels :

« C'est pour une fois, ça, mais il y a l'appel, tiens. »

Et, mon avocat, survenu, me fît, en effet, signer un acte en appel.

Puis, fouette, cocher (de la cellulaire) pour les

Petits-Carmes, iterum.

IX

J'adore les costumes et je raffole des symboles. Aussi, en dépit de l'absurdité tant et si odieuse- ment fréquente des cinq sixièmes des jugements rendus par telles et telles et telles et quelles Cours, j'aime, malgré ma haine de la mauvaise action, la bonne tenue des gens de justice (guillotine com- prise, en attendant mieux).

Une robe noire bien portée, un rabat bien assu-

i20 MES PRISONS

mé, une épitoge, en cas d'assises, bien épauletée, séduisent mon esprit, sinon moi-même.

Et je leur rendrai toujours hommage, comme je porterais les armes à ces choses, rappel, aussi de notre origine divine, plumes noires puis blanches, aigrettes, plumets blancs et tricolores, pompons de diverses couleurs, épaulettes comparées, galons gradués, chevrons, et simple bouton (en cas de capitulation glorieuse !).

Aussi me targué-je d'un immense respect à la Magistrature et je ne veux pas qu'on se méprenne sur mon opinion à cet égard.

Elle, aussi, a, outre sa discipline admirable ! ses insignes, ses galons, ses rabats qui sont ses jugulaires (puisqu'il n'y a plus de hausse-col), et, bref ! son drapeau, qui est le Christ en croix!.,.

C'est pourquoi j'acceptai sans maudire ce juge- ment juste, indulgent, puisque je méritais l'écha- faud, au fond.

Mais comme j'en avais appelé, il me fallait bien me résigner, ne pouvant pas faire autrement, à cette perspective, encore consolante ! Dix-huit mois!!...

Et le jour de l'appel luisit, si j'ose m'exprimer ainsi.

Luisit! Car quel beau temps, ce jour-là, quel soleil! Moi, du Nord, j'admire, j'aime peu le

MES PRISONS 421

soleil, il me cause des nausées, il m'étourdit, m'aveugle et je lui préfère absolument

« L'hiver lucide »

comme mon cher grand Stéphane Mallarmé.

Doncques, pour orthographier judiciairement, à une heure, comme oubliée? de relevée, je fus, par la scélérate locomotion dont question plus haut, ramené une fois de plus, moyennant l'appareil pohcier et quasi militaire de naguère, dans ce palais de justice-là.

Local tapissé de papier : On eût dit, cette fois, de la salle à manger d'un hôtel de village. Nul Christ au mur, et vrai ! ça faisait mieux que la carica- ture en première instance.

Tapissé de papier avec des dessins dessus. Quels motifs ? J'en ignore. Fleurs, chasses, pêches ou fêtes galantes? J'en ignore, vous dis-je, occupé, moi, d'autre chose. Tiens! Aussi!

Et de rechef, avec quelque variante :

Condamné, levez-vous?

Vos nom et prénoms !

Profession ?

Vous avez été condamné en vertu de l'article, etc.

Asseyez-vous.

Je m'assieds en dépit d'un réquisitoire éton- nant qui me déchargeait en bonne logique, et nar-

4^22 MES PRISONS

guait ce bébé de procureur en première instance, lui mettant sous le nez ceci :

« On a appliqué au condamné le maximum, et Monsieur le Procureur du Roi en appelle a minima. Oîi est la loi, Messieurs? »

Et nonobstant une excellente plaidoirie de mon avocat le même qu'en première instance à qui j'envoie d'ici mes meilleures sympathies, on me confirma.

X

HONS

Cette fois j'étais bel et bien coffré. Et je fus admis à la pistole des condamnés. Une liberté relative : les portes des chambres ouvertes de six heures du matin à huit heures du soir, et l'accès des prison- niers les uns chez les autres. Une vingtaine environ de «camarades » dont plusieurs français, ce qui me flatta peu d'ailleurs.

Je restai un mois environ et ce fut, matérielle- ment, le moment le plus heureux de ma captivité. Et puis, en wagon cellulaire, pour... Mons.

La prison, cellulaire aussi, de la capitale du Hai- naut, est, je dois le confesser, une chose jolie au possible. De brique rouge pâle, presque rosé, à

MES PRIâOiNS 423

l'extérieur, ce monument, ce véritable monument, est blanc de chaux et noir de goudron intérieure- ment avec des architectures sobres d'acier et de fer. J'ai exprimé l'espèce d'admiration causée en moi par la vue, ô la toute première vue de ce désor- mais mien « château » dans des vers qu'on a voulu trouver amusants, au livre Sagesse dont la plupart des poèmes, d'ailleurs, datent de là...

J'ai longtemps habité le meilleur des châteaux.

A ma descente du train, je fus en voiture, tou- jours cellulaire, conduit vers cette presque aimable prison, l'on me reçut en toute simplicité, il faut bien le dire ; après quoi on m'invita péremptoi- rement — à prendre im bain, et des vêtements bien bizarres me furent apportés, consistant en une cas- quette de cuir de la forme qu'on pourrait dire dite Louis XI, une veste, un gilet et un pantalon d'une étoffe dont le nom m'échappe, verdâtre, dure, pareille assez à du reps très épais, très grossier et en somme très laid, un gros tour de cou en laine, des chaussettes et des sabots.

Ainsi affublé, on me fit monter dans la cellule qui m'était destinée. Sommaire, l'ameublement, car je retombais dans le cas des prisonniers ordinaires, en attendant que de nouvelles démarches eussent lieu à l'effet d'encore m'empistoliser, pour oser ce néologisme.

424

MES PRISONS

On compléta mon costume par l'apport d'une cagoule en toile bleue destinée à cacher le visage des prisonniers dans leur passage par les corridors pour les promenades dans les préaux, et d'une large plaque de cuivre verni en noir, en forme un peu de cœur, avec mon numéro en relief, étincelant comme de l'or plus beau. Je devais accrocher cette enseigne lors de chaque promenade, à un bouton de ma veste.

Puis le barbier de l'établissement me rasa confor- mément au règlement. J'étais élégant et joli, je vous assure.

Mais revenons à l'ameublement de la cellule.

Un litrtable qu'on ne devait déployer et faire que le soir un peu avant le coucher. Un escabeau attaché au mur, un lavabo et une sorte de tour dans le mur, pour les usages intimes. Un petit crucifix de cuivre, avec qui je devais plus tard faire connaissance, complétait ce luxe sommaire.

0 ce crucifix I

XI

Ce ne devait pas être lui, précisément, ce cruci- fix de ma première cellule à Mons, à qui j'eus affaire, mais un similaire crucifix pareil d'ailleurs à tous ceux qui sanctifiaient tous les locaux du vaste pénitencier.

MES PRISONS 425

Mais revenons à l'ameublement. J'en avais omis, une pièce, et non la moins importante. Je veux par- ler de l'adjudant ou gardien-chef de l'aile j'étais alors (les gardiens subalternes avaient le titre de sergent, je l'ai dit déjà). Cet adjudant, dis-je, ne m'avait pas pris en affection, et s'il me visitait sou- vent, ce n'était pas pour me voir, mais bel et bien pourm'inspecter. Et s'ensuivaient des observations sans nombre, voire des menaces de cachot, à pro- pos d'un grain de poussière, d'un pli mal fait à la couverte repliée dans mon lit-table, lorsque le lit redevenait table, même de quelque chose, à son sens, d'irrégulier sur ma personne, mon tour de cou pas à l'ordonnance, tel bouton de ma veste branlant, etc. Ce qu'il m'a fait souffrir cet ani- mal-là avec ses féroces minuties ! D'ailleurs bon diable et qui devait s'humaniser un peu plus tard, à mon égard du moins.

La nourriture ? Eh, parbleu toujours de la soupe... à l'orge, et les dimanches la purée de pois. Pain de munition, eau à discrétion.

Le dimanche, messe, vêpres et salut chantés par des détenus. Harmonium tenu par une dame de la ville, sermons bien faits par l'aumônier, homme charmant dont j'ai gardé le meilleur et le plus recon- naissant souvenir.

La chapelle, très extraordinaire : au contraire de ce qui a lieu dans la plupart des prisons cellu-

'426 MES PRISONS

laires, l'autel et ses accessoires se trouvent au milieu naturellement des boxes destinés aux « fi- dèles » mais très élevés sur une plate-forme aux quatre coins de quoi se tiennent les gardiens chargés de la bonne tenue et du respect au Lieu saint...

C'est même à quoi font allusion mes vers de Parallèlement.

Vois s'allumer les saluts Du fond d'un trou.

Les préaux forment une roue dont une rotonde centrale est le moyeu d'où rayonnent en V une dizaine de murs enserrant autant de petits jardinets, assez funèbres, qu'il y a de V en maçonnerie. Un gardien se tient dans la rotonde et donne du feu aux prisonniers, qui ont une heure pour fumer une pipe et se promener en loups dans chacun son préau. Après quoi retour aux cellules, en file indienne, cagoules en tête et en voilà pour jusqu'au lende- main, à la même heure.

Mais au bout de huit ou dix jours de ce régime peu agréable, si confortable et suffisant, au fond ! je suis appelé chez le Directeur, encore un homme charmant, déjà blanchissant, très bienveillant et à qui je devins sympathique du premier coup.

Veine ! il s'agissait de ma mise en pistole.

MES PRISONS 427

Je fus mené dans un autre corps de bâtiment. Ma nouvelle cellule, un peu plus grande que l'autre, mais meublée de même, sauf le lit, bon, large, et permettant cette fraîcheur de s'étirer enfin, me plut dès l'abord.

Elle n'était pourtant qu'au juste confortable. Et surtout cet éclairage, d'ailleurs suffisant, filtrant à travers des barreaux horizontaux mais venu de trop haut et barrant, c'est le cas de le dire au risque de deux répétitions l'horizon. Mais quel bonheur d'enfin coucher dans un lit proprement dit ! Mais quelle félicité que ce semblant plus que modeste, de l'ancienne modeste, mais commode chambre, naguère hélas ! conjugale, avec son lit « de milieu »

Il faut savoir se contenter de peu, surtout en pri- son, et comme toute idée de femme m'était inter- dite de par la force, force me fut donc de me rési- gne. Ce que je fis.

Je demandai des livres. On me permit d'avoir toute une bibliothèque. Dictionnaires, classiques, un Shakespeare en anglais, que je lus en entier (j'avais tant de temps, pensez !). De précieuses notes d'après Johnson et tous commentateurs anglais, allemands et autres, m'aidèrent à bien comprendre l'immense poète, qui néanmoins ne me fit jamais oublier Racine non plus que Fénélon ni que La Fontaine, sans compterCorneilIe et Victor Hugo, Lamartine et Musset. Et pas de journaux !

428 MES PRISONS

Ces diversions néanmoins n'étaient pas mes seules.

J'inventai un jeu.

Ça consistait à mâcher du papier en deux bou- lettes, à supposer deux adversaires, A etB, à lancer ces projectiles alternativement vers un but qui était le judas de la cellule et à marquer loyalement les coups.

Double plaisir. D'abord de perdre ou de gagner. Ce que A détestait B, B le lui rendait si bien ! Puis de redouter le passage de l'adjudant ou d'un sergent. Ou, alors ! du Directeur lui-même.

Il est vrai que c'est celui-ci que je redoutais le moins.

XII

Jésus, comme vous vous y prîtes-vous pour me prendre ?

Ah!

Un matin, le bon Directeur lui-même entra dans ma cellule.

Mon pauvre ami, me dit-il, je vous apporte un mauvais message. Du courage. Lisez !

C'était une feuille de papier timbré, la copie du jugement en séparation de corps et de biens, si mérité quand même (de corps ! et peut-être aussi de biens ?) mais dur dans l'espèce ! que me décer-

MES PRISONS 429

nait le tribunal civil de la Seine. Je tombai en larmes sur mon pauvre dos sur mon pauvre lit.

Une poignée de main et une tape sur l'épaule du Directeur me rendirent un peu, néanmoins, de courage, et, une heure ou deux après cette scène, ne voilà-t-il pas que je me pris à dire à mon « sergent » de prier monsieur l'Aumônier de venir me parler.

Celui-ci vint et je lui demandais un catéchisme. Il me donna aussitôt celui de persévérance de Me' Gaume.

Je suis littérateur, je goûte la correction, la sub- tilité, toute la cuisine du style, comme de droit et de devoir. Même, ces corrections, ces subtilités, je les prise, je les renifle, si vous voulez bien. Et j'ai hor- reur de toutes platitudes écrites.

Mais, en dépit d'un art déplorable en fait d'écriture et d'une syntaxe à peine en vie, M»"" Gaume, fut pour moi, pourri d'orgueil, de syntaxe et de parisienne sottise, l'apôtre.

XIII

Les preuves assez médiocres apportées par Ms' Gaume en faveur de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme me plurent peu et ne me con-

•430 MES PRISONS

vertirent pas du tout, je l'avoue, en dépit des efforts de l'aumônier pour les corroborer de ses meilleurs et ses plus cordiaux commentaires.

C'est alors que ce dernier s'avisa d'une idée suprême et me dit : « Sautez les chapitres et passez tout de suite au sacrement de l'Eucharistie. »

Et je lus la centaine de pages consacrées par le bon prélat au sacrement de l'Eucharistie.

Je ne sais si ces pages constituent un chef- d'œuvre. J'en doute même. Mais, dans la situation d'esprit je me trouvais, l'ennui profond je plongeais en dépit de tous bons égards et de la vie relativement heureuse que ces bons égards me faisaient, et le désespoir de n'être pas libre et comme, aussi, de la honte de me trouver là, déter- minèrent, un certain petit matin de juin, après quelle nuit douce-amère passée à méditer sur la Présence réelle et la multiplicité sans nombre des hosties figurée aux saints Évangiles par la multi- plication des pains et des poissons tout cela, dis-je, détermina en moi une extraordinaire révolu- tion— vraiment!

Il y avait depuis quelques jours, pendu au mur de ma cellule, au-dessous du petit crucifix de cuivre semblable à celui dont il a été précédemment parlé,^ une image lithographique assez affreuse, aussi bien, du Sacré-Cœur : une longue tète cheva- line 4e Christ, un grand buste émacié sous de larges

MES PRISONS 431

plis de vêtement, les mains effilées montrant le cœur

Qui rayonne et qui saigne.

comme je devais l'écrire un peu plus tard dans le livre Sagesse.

Je ne sais quoi ou Qui me souleva soudain, me jeta hors de mon lit, sans que je pusse prendre le temps de m'habiller et me prosterna en larmes, en sanglots, aux pieds du Crucifix et de l'image suré- rogatoire, évocatrice de la plus étrange mais à mes yeux de la plus sublime dévotion des temps mo- dernes de l'Église catholique.

L'heure seule du lever, deux heures au moins peut-être après ce véritable petit (ou grand ?) miracle moral, me fit me relever, et je vaguai, selon le règlement, aux soins de mon ménage (faire mon lit, balayer la chambre...) lorsque le gardien de jour entra qui m'adressa la phrase traditionnelle : « Tout va bien ? »

Je lui répondis aussitôt :

« Dites à monsieur l'Aumônier de venir. »

Celui-ci entrait dans ma cellule quelques minutes après. Je lui fis part de ma « conversion ».

C'en était une sérieusement. Je croyais, je voyais, il me semblait que je savais, j'étais illuminé. Je fusse allé au martyre pour de bon, et j'avais d'immenses repentirs évideinment proportionnés à

432 MES PRISONS

la grandeur de l'Offensé, mais sans nul doute pour mon examen d'à présent, fort exagérés.

D'ailleurs on est fier souvent quand on se com- pare.

Et je suis comme la généralité des hommes.

L'aumônier, un homme d'expérience prisonnière et pour sûr habitué à ces sortes de conversions, vraies ou fausses, mais, j'en suis convaincu, per- suadé de ma sincérité, néanmoins me calma, après m'avoir félicité de la grâce reçue, puis, comme, dans mon ardeur probablement indiscrète et impru- dente de néophyte hier encore littéralement tout mécréance et tout péché, je demandai à, j'implorai de me confesser sur-le-champ, dans ma crainte de mourir impénitent, disais-je, il me répliqua en sou- riant un peu :

« N'ayez crainte. Vous n'êtes déjà plus impéni- « tent, c'est moi qui vous l'assure. Quant à l'abso- « lution et même à la simple bénédiction, veuillez « attendre encore quelques jours ; Dieu est patient « et il saura bien vous faire encore un petit crédit, <c lui qui attend son depuis pas mal de temps « déjà, n'est-ce pas ?

« Et à très, très prochainement, aujourd'hui a même. »

MES l'IUSONS 433

XIV

Et le digne, très digne homme de Dieu, me laissa tranquille.

J'obtempérais à son système et me résignais, priant.

Priant, à travers mes larmes, à travers les sou- rires, comme d'enfant, de comme un criminel ra- cheté, priant, ô, à deux genoux, à deux mains, de tout mon cœur, de toute mon âme, de toutes mes forces, selon mon catéchisme ressuscité !

Combien est-ce que je réfléchissais sur l'essence et l'évolution même de la chose qui s'opérait en moi ! Pourquoi, Gomment ?

Et j'avais de cesardeurs, de ces, comme on dirait en nos odieux temps, dispositions ! Gomme j'étais bon, simple, petit !

Et ignorant !

« Domine, noverim te ! »

Quelle candeur d'enfant de cœur, quelle gentil- lesse de vieux et jeune ! alors, pécheur converti, d'orgueilleux s'humiliant, d'homme violent devenu un agneau !

J'abdiquai dès lors toute lecture ce profane ». Sha- kespeare, entre autres, déjà lu et relu dans le texte à coups de dictionnaire et enfin su par cœur, pour IV 28

434 M£S PRISONS

ainsi dire. Et je me plongeai dans des de Maistre, des Auguste Nicolas plus spéciaux...

J'avais néanmoins de timides objections que l'aumônier réfutait plus ou moins bien, admirable- ment pour le moi de cette époque.

Mais les animaux, après leur mort ?... Il n'en est pas question dans les livres saints.

Mon cher ami, si les livres saints n'en parlent pas plus que des filles d'Adam, par exemple, c'est que c'était superflu. D'ailleurs, Dieu étant l'infi- nie bonté, n'a créé les bêtes que pour leur bien autant que pour le nôtre.

Mais l'enfer éternel ?

Dieu est l'infinie justice et s'il punit éternelle- ment c'est qu'il a ses raisons pour ça, raisons pré- cellentes devant lesquelles notre unique droit est de nous incliner même sans les connaître. Car, en effet, les peines éternelles sont une espèce de mys- tère... Mais non, puisque le Dogme ne les met pas à ce rang.

Et ainsi de suite.

Le grand jour, tant attendu, si impatiemment sou- haité, de la confession, arriva enfin...

Elle fut longue, détaillée à l'infini, cette confes- sion, ma première depuis celle du renouvellement de ma première communion. Torts sensuels, sur- tout, torts de colère, torts d'intempérance, nom- breux aussi, ceux-ci, torts de petits mensonges, de

MES PRISONS 43S

vagues et comme inconscientes tromperies, torts sensuels, j'y insiste. . .

Le prêtre, de temps en temps, m'aidait dans les aveux, toujours un peu pénibles en tels cas, du néo- phyte bizarre que j'étais.

Entre autres questions, ne me posa-t-il pas, celle-ci, d'un ton calme et point étonnant non plus qu'étonné :

Vous n'avez jamais été avec les animaux ?

XV

Après avoir répondu, non ! non sans stupéfaction de l'interrogation posée, je reçus d'un front humble et contrit tout de même après ma très véridique et consciencieuse, je vous assure, confession, la bénédiction, mais point encore l'absolution si con- voitée.

Et en attendant cette dernière, je repris, sur le conseil de mon directeur spirituel, mes travaux, lectures variées et vers miens principalement.

De cette époque date à peu près tout Sagesse :

Mon Dieu m'a dit...

entre autres poèmes qu'on veut bien approuver généralement. Mes lectures, à partir de cette époque, en outre

486 MES PRISONS

d'intenses théologies, se reportèrent de l'anglais au latin, non seulement des Pères, saint Augustin, ce sublime congénère, dont j'étais ou me croyais alors l'infime succédané, mais, parmi les profanes et les classiques, Virgile, et toutes les Eglogues, toutes les Géorgiques, une grande partie de V Enéide y passèrent.

Le bon directeur de la prison et l'excellent au- mônier potassaient avec moi presque tous les jours.

Enfin, j'avais un gardien, qui, voulant quitter « la boîte », comme il disait, « complétait son ins- truction » en vue d'entrer ailleurs, me demanda un beau jour de lui donner des leçons de français. Et nous voilà, moi dictant, lui, écrivant de sa grosse écriture, d'abord des exemples de gram- maire :

Etes-vous Madame de Genlis ?etc.

et, quand des progrès réels furent accomplis, des tranches soigneusement choisies des Aventures du jeune Télémaque par M. de Salignac-Fénelon, archevêque de Cambrai.

En échange de ces leçons, le brave garçon me procurait des douceurs, journaux locaux, gâteaux, chocolat, parfois la goutte et très souvent, ô joie, 6 reconnaissance ! de la chique (or la chique était défendue) et la difficulté d'en dissimuler les

MES PRISONS 437

traces, après usage accompli, la rendait plus déli- cieuse encore.

Que de ruses, que d^astuces

pour, lors de chaque salivation dans le petit bassin destiné à mes ablutions, faire couler un mince et aussi silencieux que possible filet d'eau, à l'effet de diluer et faire disparaître par la grille d'évacuation les preuves de l'affreux délit.

Les jeudis et les dimanches, ma mère, munie chaque fois d'une permission du procureur du Roi, venait me voir. 0 que pénibles (et douces !) ces visites à travers deux grillages distants d'environ un mètre. Nul moyen de s'embrasser que d'un signe de la main aux lèvres, de ne se parler qu'épiés der- rière une porte, tout contre, pourvue d'un judas d'où on vous observe à loisir. N'importe ! ma brave mère tirait de sa poche un Figaro acheté à la gare, ledit Figaro arrangé ou plutôt allongé par torsion, en forme de très fin fleuret et me le passait à tra- vers les grillages. Quelles émotions, jugez ! et quelles émotions à déployer, puis à lire ce journal qui, s'il m'avait été surpris es mains, m'eût valu le cachot, la privation de visite, la suppression de la pistole et autres inconvénients !

Et mille autres menues joies et'petites misères auxquelles, grâce à mes nouvelles idées, je me résignais et finissais par m'habituer, chrétienne-

-488 MES PRISONS

ment ! quand se leva l'aurore du grand jour je devais « recevoir mon Sauveur...».

J'ai fait sur la Communion des vers qu'on m'a dit bons tant dans Sagesse, mon livre de néophyte, si j'ose ainsi le qualifier, que dans les volumes subsé- quents, plus apaisés, mais non moins sincères, Amour, Bonheur, et mon plus récent Liturgies intimes :

.. Laisse aller l'ignorance indécise,

Pour souffrir et mourir d'une mort scélérate.

(Je ne parle pas, bien entendu, de Parallèlement, je feins de communier plutôt avec le Diable.) Je ne puis, comme je n'ai pu alors, mieux exprimer les poèmes dont j'ai l'immense sensation de fraîcheur, de renoncement, de résignation, éprouvées en cet inoubliable jour de l'Assomption 1874.

A partir de ce jour, ma captivité qui devait se prolonger jusqu'au 16 janvier 1875, me parut courte, et si n'eût été ma mère, je dirais trop courte !

XVI

Oui, à partir de ee jour, je fus, c'est le cas de le dire, « comme pas un ». Nul ne m'eût insulté que je ne lui eusse pardonné, fait tout au moins, sentir

MES PRISONS 489

non comme je ferais aujourd'hui, ressentir son tort, nulle ne m'eût regardé que je ne lui aie répliqué par une prière intérieure pour le salut de son âme et ce vœu pensé latinément : « Vade rétro. »

0 oui ! je fus, dès cette Assomption jusqu'au jour de ma littérale et matérielle et comme physique, « libération », heureux.

Oui!

Pensez-y : se sentir innocent, se le croire, tout au moins, croire, par-dessus le marché se le savoir ! Innocent, pensez-y donc !

Et je voguai dans cette en sorte de nacelle, dans ce « bateau » ainsi que blasphémerait le sale esprit contemporain, jusqu'en janvier quatre- vingt-cinq, le seize, tel un Don Quichotte, plus bête encore, en partance... pour d'autres moulins à vent.

Je voguai ainsi vers ma « libération » qui n'eut lieu qu'en ce jour humide de ce janvier-là,

La veille, on m'avait remis ma montre (j'en eus une et même plusieurs, devers ces temps et même depuis), mon portefeuille, garni de quelques billets de banque, dont j'étais également coutumier d'être un porteur, ma chemise et son faux-col et de vagues habits élégants.

Maman m'accompagnant, après la levée d'écrou, le serrement de mains des employés du bureau, celui aussi, préalable, de l'aumônier, du directeur

440 MES PRISONS

et des gardiens je sortis de cette « boîte » presque capitonnée, pour l'enfin gare de Mons ! entre, maman et moi, deux gendarmes avec des bonnets à poil sur des têtes imberbes.

Et nous voilà partis pour la France où, comme de coutume, et de juste ! la gendarmerie avec le cha- peau en bataille qu'on sait, nous recueillit des mains de la jeune maréchaussée, barbue KaTa •/.EcpaXïiv, dont question ci-dessus.

Notre nationale armée de l'ordre nous reçut (je dis et répète nous, parce que nous étions quelques français libérés, assassins, voleurs, et moi, expul- sés) sans grande cordialité. Même, quant à ce qui me concerne, après, moi, avoir décliné (pourquoi pas conjugué ?) mes nom, prénoms et qualité, j'obtins du brigadier mon compatriote, cet accueil si, n'est-ce pas ? rageant, encourageant, « encore ageant ».

Et surtout n'y revenez plus.

Non, mon brigadier...

Douai ! Ma mère qui me fut, jusqu'au bout, si dévouée, si bonne, si clémente ! m'accompagnait, ainsi que je l'ai dit plus haut. Douai ! Ville sainte ! Desbordes-Valmore est née à l'ombre de la Notre- Dame de là-bas, dont elle s'est toujours souvenue parmi tant d'ennuis et de préoccupations parisiens et que d'étages, la pauvre femme ! Douai et ton carillon tendre et laron.

MES PRISONS -441

Batelier, dit Lisette. . . Turlulutu, Gayant qui pète, Turlututu, par l'trou de son cul !

Douai, salut !

XVII

En V*". Ville gentille à l'extrême, presque vosgeoise je fus interné sous l'inculpation de menaces sous condition contre ma mère, crime d'après le Code pénal, puni de mort, poing coupé, nu-pieds... 0 Maman !

0 Maman, en effet ! Pardonne-moi ce seul mot : Si tu ne reviens pas chez nous, je me tue !

Des Belges affreux qui avaient accaparé ta con- fiance ne me dénoncèrent-ils pas, après plainte mienne, au parquet de V*", G"* procureur à propos d'un viol de domicile par les Belges ci-des- sus, domiciliés, après plusieurs incendies en divers lieux, à G..., par A..., département des Ardennes.

Si bien qu'un jour je reçus une assignation et, huit jours après, comparus devant le tribunal de première instance du ressort !

Le chemin, dirai-je le Calvaire? non! fui charmant. Une femme mariée et son mari et moi, plus un chien qui aboyait après des corbeaux per- chés sur la plus haute branche, étions cahotés dans

442 MES PRISONS

ce qu'on appelle vulgairement un tape-cul et ce que l'usage

Au boulevard de Gand,

intitule buggy.

Le Lion d'Or, Le Lyon d'Or de la région nous accueillit, cheval et tout. Puis nous fûmes au Tri- bunal, ce mari et sa dame m'étant des témoins à décharge.

La plus jolie trinité de juges que j'aie jamais vue dans ma délictueuse et criminelle sorte de vie.

Le président s'appelait Adam. Son assesseur de droite s'appelait Marie. J'oublie, et je lui en demande excuse, le nom de l'autre assesseur qui, par une dérogation rogatoire, m'avait servi de juge d'instruction.

Mais je me souviens, ô qu'oui! du nom du procu- reur de la République :

« G*" . »

J'ai d'ailleurs fait sur lui des vers pour un volume, qualifié d'Invectives, pour paraître chez mon ennemi naturel, Léon Vanier, 19, quai Saint-Michel.

Mais entrons au palais de justice de cette minus- cule sous-préfecture, et admirons-en la superbe nul- lité architecturale, rara avis en ce temps de préten- tions de tout ordre.

Admirons aussi non la moindre nullité de ce monsieur G***, procureur de la République, radical.

MES PRISONS 443

zélé, bien, m'a-t-on dit, que clérical, catholique bien paraît-il, que libre-penseur, et en quelque sorte, ma muse... d'acajou.

Jugez-en.

L'archi - connu mobilier de n'importe quel tri- bunal : du chêne, du papier à tenture sombre, des rideaux de même nuance et trois messieurs en robe noire et rabats blancs. A gauche une table avec le procureur derrière, même costume que ci-dessus plus une toque à galons d'or généralement sur la tête, en arrière, crânesquement.

L'audience commença par des broutilles, vaga- bonds, braconniers, petits voleurs, etc. Quand vint mon affaire, une espèce de silence se fît dans l'au- ditoire assez nombreux ce jour-là. J'étais un espèce de monsieur dans la région, en outre d'une réputa- tion assez détestable que j'y avais : un de Rais mâ- tiné de plusieurs Edgard Poe qui auraient com- pliqué leur rhum et leur cas d'absinthe et de Picon : tel moi dans l'imagination de passablement de mes voisins de campagne accourus à la ville pour voir juger « le Parisien ».

L'interrogatoire fut ce que sont toutes ces forma- lités. Mais le réquisitoire manqua de ce qu'on ap- pelle modération. J'eusse été un Hérode fondu avec un Héliogabale que les épithètes énormes n'auraient point volé plus dru sur les lèvres de ce G*" avec qui les abeilles de l'Hymctte n'ont jamais, je le crains,

Aii MES PRISONS

eu affaire : « le plus infâme des hommes, le fléau du pays, venu pour déshonorer nos campagnes. » (Ça se passait dans les Ardennes et ce G"* est Auver- gnat.) « Je ne sais comment qualifier cet individu et je renonce à trouver une expression qui dit toute mon horreur; je la rattraperai d'ailleurs plus tard que dans cette affaire relativement peu impor- tante. » (Venez-y donc, chéri !) Telles furent quel- ques-unes des fleurs de son bouquet... De vérité, de bon sens point question. Et il concluait au maxi- mum qui est lisez le code ! la mort. Le tribunal m'appliqua le minimum.

Je ne puis ici ni ne pourrais nulle part jamais remercier ces messieurs de quoi que ce soit, non plus peut-être que de les blâmer puisque j'étais un innocent entortillé, il est vrai, des plus plausibles faux témoignages. Du moins dois -je reconnaître qu'ils y ont, comme on dit, mis du leur en ce cas. D'ailleurs, leur bonne volonté et leurs Considé- rants — « Vu l'excellente attitude de l'accusé à l'au- dience », enfin le bénéfice des circonstances atté- nuantes accordé, tout cela m'amoindrit l'idée de la prison à refaire et je leur en garde une reconnais- sance dont quittance.

La prison de V"* est toute petite : les barreaux sont de bois peint en noir On jouait au bouchon avec le gardien-chef. On y reste peu, un mois juste avec un jour de plus, je crois, quand la peine doit se

MES PRISONS 443

prolonger ailleurs. Il y avait de mon temps un cor- beau familier, ennemi rauque des peu mélodieux chats de l'établissement, qui, par suite d'incon- gruités dans des bacfuets coulaient des lessives, fut tué d'un coup de carabine par le «patron », et fit d'excellent bouillon. J'ai raconté le fait en détail dans mes (.(.Mémoires d'un veuf».

Dans cette prison si bonhomme j'étais chargé du ménage, épousseter, balayer. A ce propos le gar- dien-chef me dit un jour que j'avais mal « faite l'ou- vrache » l'homme était du Nord, et il ajouta que j'étais plus fort sur l'écriture que sur la peinture.

(Il est bon de dire que j'avais dans le pays une réputation déjà d' « écrivain ».)

J'étais aussi prié tous les soirs de réciter au dor- toir le Pater Noster et Y Ave Maria, et il paraît que je m'en acquittais bien mieux que mon prédé- cesseur dans cet emploi. Parbleu! Et sans trop de peine, vraiment.

Un aumônier venu de Falaise, un village voisin dont il est question dans la Débâcle d'Emile Zola, et qui avait été missionnaire en Chine, enterré vivant, nous disait la messe tous les dimanches. Son ser- mon hebdomadaire, plein d'anecdotes et très gentil, dans ce joli accent un peu anglais des Ardennes se concluait par un poignée de main à travers des bar- reaux, de bois comme les autres, aux quelques trois ou quatre prisonniers que nous étions.

■446 MES PRISONS

Cela dura donc un mois au bout duquel, mon amende (500 francs!) étant payée, je sortis en com- pagnie du gardien-chef avec qui je bus quelques bouteilles d'un certain petit vin de Voucq dont je ne vous dis que çà, dans un cabaret à côté qui s'appe- lait Au bon coin et méritait cette dénomination.

XVIII

Or, de l'ancien Chat Noir, aujourd'hui le Mirliton transitions ! je sortais, quelque soir commen- çant, quittant les délices de Salis et de l'alors per- sona grata Léon Bloy, le tigre du bon Dieu, et le chat du bon diable, et de Marie Krysinska, et de tant d'aimables montres, après quelques libations extrêmement prolongées? non! mais peut-être.

Je quittai donc ces délices-là, et me dirigeai, demeurant vers la Bastille, devant une station de fiacres non distante, pour rejoindre mon domicile encore filial...

Mais quel diable, aussi? me poussant, je voulus réfrigérer par une Seule et dernière absinthe, les autres !

Une erreur de compte, après ensuite d'absorptions, éclata, et je crus devoir réclamer beaucoup et très haut! mon droit.

MES l'RlSONS 447

Et j'appelai un sergent de ville qui me mit immé- diatement au poste et pas trop doucement.

Moi reçu là, le sous-brigadier, ou son supérieur, me fit quitter ma cravate, ma pipe, et mon porte- monnaie.

Je ne dormis pas, compagnon d'un ivrogne qui faisait pipi et caca tout le temps dans le lieu interne pour ces besoins.

Mais le matin, à neuf heures, les « sergots » qui avaient passé la nuit à nous passer de l'eau dans un gobelet d'étain, le même, en nous disant :

« Si vous n'aviez bu que de ça, vous ne seriez « pas ici. » nous libérèrent.

Et, dès neuf heures (environ douze heures d'in- somnie et quelle!), je fus appelé par mon nom pré- cédé du mot Monsieur, chez monsieur le commis- saire de police (dont le nom pourtant assez connu dans ces parts m'échappe), de la rue Bochard-de- Saron.

Ce «magistrat» ne me dit rien, en outre de mon nom inscrit sur un registre et d'un reçu donné à l'agent qui m'avait arrêté la veille.

Enfin j'étais sorti de ces drôles de mains-là.

Pour jamais?

448 MES PUISONS

CONCLUSION

En novembre dernier je prenais mon billet à la gare du Nord, pom* la Hollande dans le dessein de faire des conférences à La Haye, Leyde et Amster- dam, où m'avaient convoqué des groupes d'artistes, de littérateurs et d'étudiants. Le voyage se passa paisiblement d'autant plus que grâce à une richesse inespérée la veille j'avais pu me procurer un coupé à moi tout seul. Depuis que je suis œgrotant, j'a- dore mes aises bien qu'accoutumé à la dure, maintenant.

Je traversai cette région française du Nord si triste et si monotone, à part quelques paysages, charmants vers Chantilly, sombres dans les parages de Saint-Quentin et plus loin, qu'Alexandre P"" de Russie trouvait laide par excellence à combien juste titre ! Il me fut donné ensuite de revoir à vol d'oi- seau, c'est presque le mot, la Belgique autrefois habitée, comme enfant, dans la zone autrefois fran- çaise des Ardennes septentrionales, nommée aujour- d'hui Luxembourg belge, comme homme, et beau- coup plus tard, partout et de différentes façons.

MES PRISONS 449

Entre autres souvenirs matérialisés fut, à Mons, l'apparition du

«... Château qui luis tout rouge et dort tout blanc ^ »

je veux parler de la prison cellulaire, que je n'a- vais jamais si bien vue du dehors. Elle est située à l'extrémité de la ville, affectant la forme d'une roue encastrée dans quatre murs constituant un rec- tangle, le tout terminé par le dôme polygone de la chapelle. La porte d'entrée accotée de pierre grise, a une tournure artistique et joue au gothique assez bien. La patine, peut-être, du temps écoulé et la distance, me la montrèrent alors, comme d'ailleurs le vers dont je viens de citer un fragment, me l'a- vaient évoqué rouge sang, ces briques qui me parais- saient autrefois, de près et peu d'années après leur emploi, rose pâle presque.

D'ailleurs, tout à mes futures conférences et rumi- nant rythmes, métrique, rimes, et tout l'embarras de ces sortes de « causeries » sur la poésie fran- çaise et franco-belge contemporaine, je passais sans trop d'émotion dans cet asile sévère j'ai tant souffert et tant joui il y a neuf ans de cela.

J'arrive là-bas, je fais mon occasionnel métier d'orateur ou plutôt de lecteur tant bien que mal et obtiens auprès d'un public indulgent tout le succès

' Amour, p. 18.

IV

4!j0 mes prisons

que je puis espérer. Je savoure pendant quelques jours trop brefs, la cordialité calme, la bonhomie fine et réfléchie de mes nouveaux amis, leurs applau- dissements, leurs louanges après chaque séance, les jours suivants et dans les trois quarts des journaux littéraires et artistiques du pays, j'admire cette étrange contrée, toute verdure et toute eau, ces villes à l'architecture traditionnelle et je reprends presque, hélas! le train pour Paris. Je repasse à Mons et revois le

«... Château qui luis tout rouge et dort tout blanc. »

Et cette fois je me reporte au passé :

Le chemin que je viens de faire en littéral prin- cipicule, en véritable baron de la finance, sur des coussins capitonnés, entouré de tout le confortable possible et l'objet de tous égards de la part des em- ployés de tous grades, je l'ai subi jadis, en wagon cellulaire pour descendre d'un panier à salade, dans xme cour de pénitencier entre des gardiens de prison et des gendarmes pour escorte.

Là, j'ai d'abord gémi, blasphémé, d'avoir de quels vils, de quels sots, de parfois quels odieux regrets puis, je l'ai raconté quelques pages plus haut sont venus la conversion et le bonheur pendant une persévérance de plusieurs années. Le relâche- ment peu à peu s'en est suivi, puis les chutes à nouveau...

MES PRISONS 451

Irrémédiables ?

Peut-être non, car Dieu est miséricordieux et m'a encore envoyé le malheur, ruine dans les circons- tances les plus navrantes vraiment, vraiment! décep- tions, trahisons par le prochain scandalisé : dame ? aussi? Peut-être non. Mais cette lâcheté, cette mol- lesse, cet entêtement derechef dans l'impénitence, entêtement instinctif, quasiment bestial...

Un faux accueil m'attendait à Paris : l'hypocrisie, le mensonge, finalement le vol, habile et cauteleux, comme plausible, de quelques billets de banque que je rapportais. Mon exaspération à ce sujet me valut dès le surlendemain un désagrément qui eût pu tourner pire, n'eût été ma modération devant la situation donnée. Une querelle très violente dans mon escalier fit venir le concierge qui appela les agents. Ceux-ci, prenant ma colère et sa véhémence pour les suites de stations trop prolongées aux lieux l'on boit, me fourrèrent, ô pour une heure ou deux... au poste non sans inutile brutalité.

Vous décrirai-je encore ces scènes policières gro- tesques et, somme toute, abominables plus encore que bêtes? Assez, n'est-ce pas, d'écœurements de ce genre. Je finis par ne plus en pouvoir à force d'évocations pénibles...

Moi le triomphateur de là-bas, l'acclamé, le choyé à l'étranger, le lendemain de mon retour, au poste ! et même pas gris !

452 MES PRISONS

0 messieurs de la police française, quelle «gaffe», pour parler le langage qui vous sied et qui vous plaît; courez donc sus aux malfaiteurs si vous l'osez, et laissez les poètes tranquilles. Ils ne vous regai^ dent pas, dans les deux sens du verbe.

Mais c'est vrai que nul n'est prophète en son pays.

Mais, aussi ! ô le catéchisme de M^' Gaume, ô ne pouvoir le relire, ne vouloir, peut-être, le relire et cette fois s'y tenir !

Dieu, néanmoins, est miséricordieux et l'espé- rance est une vertu théologale qu'il départ plus volontiers :

Seigneur, ayez pitié de nous.

TADLE

LES POETES MAUDITS

I. Tristan Corbière S

II. Artliur Rimbaud 12

III. Stéphane Mallarmé 32

IV. Marceline Desbordes- Valraore 45

V. Villiors do l'Isle-Adam 6i

VI. Pauvre Leiian 77

LOUISE LECLERCQ

Pierre Duchàtelet 123

Le Poteau . 153

Madame Aubin i63

LES MEMOIRES D'UN VEUF

Quelques-uns de mes rêves 181

Cheval de retour 189

Chiens 191

Palinodie ou mon hameau 193

Nuit noire 195

Nuit blanche 199

Un bon coin 203

Par la croisée . 207

Auteuil 209

Bons bourgeois 213

Formes 817

454 TABLE

A la mémoire de mon ami *** 219

La morte 221

Mal'aria 223

Ma fille 225

A la campagne 227

Apologie 229

Mon testament 235

Un héros 237

Monomane 239

Les estampes 245

Les fleurs artificielles 251

L'hystérique 2S3

Jeux d'enfants 255

Corbillard au galop 259

Scénario pour ballet 263

L'autre un peu 271

Lui toujours et assez 277

Du pâmasse contemporain 283

D'après Greuse, gravé par Henri Legrand 301

Caprice 305

Panthéonades 307

Motif de pantomime 309

Humble envoi 317

MES HOPITAUX Chronique de l'hôpital 347

MES PRISONS 385

ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSET

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