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ŒUVRES COMPLETES

DE

GUSTAVE FLAUBERT

LA PRESENTE EDITION DEFINITIVE

DES

ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT

A ÉTÉ TIRÉE

PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE

EN VERTU D'UNE AUTORISATION

DE M. LE GARDE DES SCEAUX

EN DATE DU 30 JANVIER 1902.

IL A ETE TIRE DE CETTE EDITION 5 O EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS SUR PAPIER DE CHINE.

Le texte de ce volume

est conforme à celui de la dernière e'dition revue par G. Flaubert,

Paris, Charpentier, 1880.

Les variantes sont établies d'après l'édition originale,

2 vol. in-8', Paris, Michel Lévy, i8yo.

La notice et l'index

sont de M. Louis Biernawshi, ancien élève de l'Ecole des Chartes,

ŒUVRES COMPLETES DE

GUSTAVE FLAUBERT

L'EDUCATION

SENTIMENTALE

HISTOIRE D'UN JEUNE HOMME

PARIS LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR

6, PLACE DE LA MADELEINE, 6

MDCCCCXXIII

Tous droits réserves

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L'ÉDUCATION

SENTIMENTALE.

PREMIÈRE PARTIE.

LE 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-ie-Montereau , près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard. Des gens arrivaient hors d'haleine; des bar- riques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à per- sonne; on se heurtait; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s'absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s'échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d'une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, en avant, tintait sans discontinuer.

Enfin le navire jiartitjjet les deux berges, peu-

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plées de magasins, de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que l'on déroule.

Un jeune homme de dix-nuit ans, à longs che- veux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms; puis il embrassa, dans un dernier coup d'œil, l'île Saint- Louis, la Cité, Notre-Dame; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.

M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu ba- chelier, s'en retournait à Nogent-sur-Seine, oii il devait languir pendant deux mois, avant d'aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispen- sable, l'avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l'héritage; il en était re- venu la veille seulement; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en re- gagnant sa province par la route la plus longue.

Le tumulte s'apaisait; tous avaient pris leur place; quelques-uns, debout, se chauffaient au- tour de la machine, et la cheminée crachait avec un râle ient et rythmique son panache de fumée noire; des gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres; le pont tremblait sous une petite vibra- tion intérieure, et les deux roues, tournant rapi- dement, battaient l'eau.

La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis péchait; puis ies brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s'abaissa, et il en

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surgit une autre, plus proche, sur la rive op- posée.

Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à Titalienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient des murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et des vases de géraniums, espacés réguhèrement sur des terrasses l'on pouvait s accouder. Plus d'un, en apercevant ces coquettes résidences, si tranquilles, enviait d'en être le propriétaire, pour vivre jusqu'à la fin de ses jours, avec un bon billard, une chaloupe, une femme ou quelque autre rêve. Le plaisir tout nouveau d'une excur- sion maritime facilitait les épanchements. Déjà les farceurs commençaient leurs plaisanteries. Beau- coup chantaient. On était gai. H se versait des petits verres.

Frédéric pensait à la chambre qu'il occuperait là-bas, au plan d'un drame, à des sujets de ta- bleaux, à des passions futures. Il trouvait que le bonheur mérité par l'excellence de son âme tar- dait à venir. 11 se déclama des vers mélancoliques; il marchait sur le pont à pas rapides ; il s'avança jusqu'au bout, du côté de la cloche; et, dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un mon- sieur qui contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix d'or qu'elle portait sur la poitrine. C'était un gaillard d'une quarantaine d'années , à cheveux crépus. Sa taille robuste emplis- sait une jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste, et son large pan- talon blanc tombait sur d'étranges bottes rouges, en cuir de Russie, rehaussées de dessins bleus.

La présence de Frédéric ne le dérangea pas.

I .

4 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Il se tourna vers lui plusieurs fois, en Tinterpellant par des clins d'œil; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui Tentouraient. Mais, ennuyé de cette compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin. Frédéric le suivit.

La conversation roula d*abord sur les diffé- rentes espèces de tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui- même en exemple, débitant tout cela d'un ton paterne, avec une ingénuité de corruption diver- tissante.

H était républicain; il avait voyagé, il connais- sait rintérieur des théâtres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres, qu'il appe- lait famihèrement par leurs prénoms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets; il les encouragea.

Mais il s'interrompit pour observer le tuyau de la cheminée, puis il marmotta vite un long calcul, afin de savoir «combien chaque coup de piston, à tant de fois par minute, devait, etc.». Et, la somme trouvée, il admira beaucoup le paysage. II se disait heureux d'être échappé aux affaires.

Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résista pas à l'envie de savoir son nom. L'inconnu répondit tout d'une haleine :

Jacques Arnoux, propriétaire de Y Art in- dustriel, boulevard Montmartre.

Un domestique ayant un galon d'or à la cas- quette vint lui dire :

Si Monsieur voulait descendre ? Mademoi- selle pleure.

II disparut.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. J

L'Art industriel était un établissement hybride, comprenant un journal de peinture et un magasin de tableaux. Frédéric avait vu ce titre-là, plusieurs fois, à l'étalage du libraire de son pays natal, sur d'immenses prospectus, le nom de Jacques Arnoux se développait magistralement.

Le soleil dardait d aplomb , en faisant reluire les gabillots de fer autour des mâts, les plaques du bastingage et la surface de Feau ; elle se coupait à la proue en deux sillons, qui se déroulaient jusqu'au bord des prairies, A chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés, et Tennui, vaguement répandu, semblait alanguir la marche du bateau et rendre l'aspect des voyageurs plus insignifiant encore.

A part quelques bourgeois, aux Premières, c'étaient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage , presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints, de maigres habits noirs râpés par le frottement du bureau , ou des redin- gotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au magasin; çà et là, quelque gilet à châle laissait voir une chemise de cahcot, ma- culée de café; des épingles de chrysocale piquaient des cravates en lambeaux; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de hsière; deux ou trois

Îrredins qui tenaient des bambous à gance de cuir ançaient des regards obhques, et des pères de famille ouvraient de gros yeux, en faisant des questions. Ils causaient debout, ou bien accroupis

6 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

sur leurs bagages; d'autres dormaient dans des coins; plusieurs mangeaient. Le pont était sali par des écales de noix, des bouts de cigares, des pe- lures de poires, des détritus de charcuterie appor- tée dans du papier; trois ébénistes, en blouse, stationnaient devant la cantine; un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudé sur son instrument; on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire; et le capitaine, sur la passerelle, marchait d'un tambour à l'autre, sans s arrêter. Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs chiens.

Ce fut comme une apparition :

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule; ou du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête; il flé- chit involontairement les épaules; et, quand il se fut mis plus loin, du même coté, il la regarda.

Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses, qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et sem- blaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu.

Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dis- simuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 7

de son ombrelle, posée contre le banc, et il affec- tait d'observer une chaloupe sur la rivière.

Jamais il n*avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. H considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom , sa demeure, sa vie, son passé? II souhaitait con- naître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait; et le désir de la possession physique même dispa- raissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.

Une négresse, coiffée d'un foulard, se pré- senta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L'enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s'éveiller. Elle la prit sur ses genoux : «Mademoiselle n'était pas sage, quoi- qu'elle eût sept ans bientôt; sa mère ne l'aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices, » Et Fré- déric se réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition.

Il la supposait d'origine andalouse , créole peut- être; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle.

Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en enve- lopper sa taille, s'en couvrir les pieds, dormir dedans! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :

Je vous remercie, monsieur.

8 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Leurs yeux se rencontrèrent.

Ma femme, es -tu prête? cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de Tescalier.

M"' Martne courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons d'une harpe retentirent, elle voulut voir la musique; et bientôt le joueur d'instrument, amené par la né- gresse, entra dans les Premières. Arnoux le recon- nut pour un ancien modèle; il le tutoya, ce qui surprit les assistants. Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derrière ses épaules, étendit les bras et se mit à jouer.

C'était une romance orientale, oii il était ques- tion de poignards, de fleurs et d'étoiles. L'homme en haillons chantait cela d'une voix mordante ; les battements de la machine coupaient la mélodie à fausse mesure ; il pinçait plus fort : les cordes vi- braient, et leurs sons métalliques semblaient exha- ler des sanglots et comme la plainte d'un amour orgueilleux et vaincu. Des deux côtés de la rivière, des bois s'inclinaient jusqu'au bord de l'eau; un courant d'air frais passait ; M"'^ Arnoux regardait au loin d'une manière vague. Quand la musique s'arrêta, elle remua les paupières plusieurs fois, comme si elle sortait d'un songe.

Le harpiste s'approcha d'eux, humblement. Pendant qu' Arnoux cherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la casquette sa main fermée , et, l'ouvrant avec pudeur, il y déposa un louis d'or. Ce n'était pas la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bé- nédiction où il l'associait, un mouvement de cœur presque religieux.

Arnoux, en lui montrant le chemin, l'engagea

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 9

cordialement à descendre. Frédéric affirma qu'il venait de déjeuner; il se mourait de faim, au con- traire; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse.

Ensuite il songea qu'il avait bien le droit, comme un autre, de se tenir dans la cîiambre.

Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon de café circulait; M. et ^me Arnoux étaient dans le fond, à droite; il s'assit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se trouvait là.

Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. M™' Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre.

Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une lumière crue. Frédéric, en face, distinguait l'ombre de ses cils. Elle trempait ses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts; le mé- daillon de lapis-lazuli, attaché par une chaînette d'or à son poignet, de temps à autre sonnait contre son assiette. Ceux qui étaient là, pourtant, n'avaient pas l'air de la remarquer.

Quelquefois, par les hublots, on voyait glisser le flanc d'une barque qui accostait le navire pour prendre ou déposer des voyageurs. Les gens atta- blés se penchaient aux ouvertures et nommaient les pays riverains.

Arnoux se plaignait de la cuisine; il se récria considérablement devant l'addition, et il la fit ré- duire. Puis il emmena le jeune homme à l'avant

lO L'EDUCATION SENTIMENTALE.

du bateau pour boire des grogs. Mais Frédéric s*en retourna bientôt sous la tente, oii M™° Arnoux était revenue. Elle lisait un mince volume à cou- verture grise. Les deux coins de sa bouche se rele- vaient par moments, et un éclair de plaisir illumi- nait son front. II jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée. Plus il la con- templait, plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes. II songeait qu'il faudrait la quitter tout à rheure, irrévocablement, sans en avoir arraché une parole, sans lui laisser même un souvenir!

Une plaine s'étendait à droite; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline, l'on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écou- tant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux! Le bateau pouvait s'arrêter, ils n'avaient qu'à des- cendre ; et cette chose bien simple n'était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil!

Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un par- terre de fleurs s'étalait devant sa façade; et des avenues s'enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. II se la figura passant au bord des charmilles. A ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses d'orangers. Puis tout dis- parut.

La petite fille jouait autour de lui. Frédéric voulut la baiser. Elle se cacha derrière sa bonne;

L'EDUCATION SENTIMENTALE. I I

sa mère la gronda de n'être pas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Etait-ce une ouverture mdirecte?

« Va-t-elle enfin me parler?» se demandait-il.

Le temps pressait. Comment obtenir une invi- tation chez Arnoux ? Et il n'imagina rien de mieux que de lui faire remarquer la couleur de l'au- tomne, en ajoutant :

Voilà bientôt l'hiver, la saison des bals et des dîners!

Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages. La côte de Surville apparut, les deux ponts se rapprochaient, on longea une corderie, ensuite une rangée de maisons basses; il y avait, en des- sous, des marmites de goudron, des éclats de bois; et des gamins couraient sur le sable, en faisant la roue. Frédéric reconnut un homme avec un gilet à manches, il lui cria :

Dépêche-toi.

On arrivait. H chercha péniblement Arnoux dans la foule des passagers, et l'autre répondit en lui serrant la main :

Au plaisir, cher monsieur I

Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna. Elle était près du gouvernail , debout. II lui envoya un regard oii il avait tâché de mettre toute son âme ; comme s'il n'eût rien fait, elle demeura immobile. Puis, sans égard aux salutations de son domes- tique :

Pourquoi n'as-tu pas amené la voiture jus- qu'ici ?

Le bonhomme s'excusait.

Quel maladroit ! Donne-moi de l'argent ! Et il alla manger dans une auberge.

12 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Un quart d'heure après, il eut envie d'entrer comme par hasard dans la cour des diligences. II la verrait encore, peut-être?

«A quoi bon?» se dit-il.

Et l'américaine l'emporta. Les deux chevaux n'appartenaient pas à sa mère. Elle avait emprunté celui de M. Chambrion,Ie receveur, pour l'atteler auprès du sien. Isidore, parti la veille , s'était reposé à Braj jusqu'au soir et avait couché à Montereau, si bien, que les bêtes, rafraîchies, trottaient leste- ment.

Des champs moissonnés se prolongeaient à n'en plus finir. Deux lignes d'arbres bordaient la route, les tas de cailloux se succédaient; et peu à peu, Villeneuve-Saint-Georges, Ablon, Châtillon, Corbeil et les autres pays, tout son voyage lui revint à la mémoire, d'une façon si nette qu'il distinguait maintenant des détails nouveaux, des particularités plus intimes; sous le dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bot- tine en soie, de couleur marron; la tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la bordure tremblaient à la brise, perpétuellement.

Elle ressemblait aux femmes des livres roman- tiques. II n'aurait voulu rien ajouter, rien retran- cher à sa personne. L'univers venait tout à coup de s'élargir. Elle était le point lumineux l'en- semble des choses convergeait; et, bercé par le mouvement de la voiture, les paupières à demi closes, le regard dans les nuages, il s'abandonnait à une joie rêveuse et infinie.

A Bray, il n'attendit pas qu'on eût donné l'avoine, il alla devant, sur la route, tout seul.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. I 3

Arnoux l'avait appelée «Marie». H cria très haut : (( Marie ! » Sa voix se perdit dans Tair.

Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à Toccident. De grosses meules de blé, qui se levaient au milieu des chaumes, projetaient des ombres géantes. Un chien se mit à aboyer dans une ferme, au loin. II frissonna, pris d'une inquié- tude sans cause.

Quand Isidore Teut rejoint, il se plaça sur le siège pour conduire. Sa défaillance était passée. II était bien résolu à s'introduire, n importe com- ment, chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante. Arnoux lui plaisait d ailleurs; puis, qui sait? Alors un flot de sang lui monta au visage; ses tempes bourdonnaient; il fît claquer son fouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux d'un tel train, que le vieux cocher répétait :

Doucement! mais doucement! vous les rendrez poussifs.

Peu à peu Frédéric se calma, et il écouta parler son domestique.

On attendait Monsieur avec grande impatience. M"* Louise avait pleuré pour partir dans la voiture.

Qu'est-ce donc, M^" Louise?

La petite à M. Roque, vous savez?

Ah! j'oubliais! répliqua Frédéric, négli- gemment.

Cependant, les deux chevaux n'en pouvaient plus. Ils boitaient l'un et l'autre; et neuf heures sonnaient à Saint- Laurent lorsqu'il arriva sur la place d'Armes, devant la maison de sa mère. Cette maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la considération de

l4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

M""* Moreau, qui était la personne du pays la plus respectée.

Elle sortait d'une vieille famille de gentils- hommes, éteinte maintenant. Son mari, un plé- béien que ses parents lui avaient fait épouser, était mort d'un coup d'épée, pendant sa gros- sesse, en lui laissant une fortune compromise. Elle recevait trois fois la semaine et donnait de temps à autre un beau dîner. Mais le nombre des bougies était calculé d'avance, et elle attendait impatiemment ses fermages. Cette gêne, dissi- mulée comme un vice, la rendait sérieuse. Cepen- dant, sa vertu s'exerçait sans étalage de pruderie, sans aigreur. Ses moindres charités semblaient de grandes aumônes. On la consultait sur le choix des domestiques, l'éducation des jeunes filles, l'art des confitures, et Monseigneur descendait chez elle dans ses tournées épiscopales.

M"° Moreau nourrissait une haute ambition

1)0ur son fils. Elle n'aimait pas à entendre blâmer e Gouvernement, par une sorte de prudence an- ticipée. Il aurait besoin de protections d'abord; puis, grâce à ses moyens, il deviendrait conseiller d'Etat, ambassadeur, ministre. Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet orgueil; il avait remporté le prix d nonneur.

Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à grand bruit, on l'embrassa; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi-cercle autour de la cheminée. M. Gamblin lui demanda immé- diatement son opinion sur M""" Lafarge*. Ce

* En raison de leur importance, les notes explicatives des noms suivis d'un astéricjue sont reportées à la fin du volume : voir l'index.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 1 5

procès, la fureur de Tépoque, ne manqua pas d'amener une discussion violente; M"^ Moreau larrêta, au regret toutefois de M. Gamblin; il la jugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué. H Rien ne devait surprendre dans un ami du

père Roque! A propos du père Roque, on parla de M. Dambreuse, qui venait d'acquérir le do- maine de la Fortelle. Mais le percepteur avait entraîné Frédéric à l'écart, pour savoir ce qu'il pensait du dernier ouvrage de M. Guizot*. Tous désiraient connaître ses affaires; et M"* Benoît s'y prit adroitement en s'informant de son oncle. Comment allait ce bon parent? II ne donnait plus de ses nouvelles. N'avait-il pas un arrière-cousin en Amérique?

La cuisinièrg^annonça que le potage de Mon- sieUTetaiTservi. On s£_retira, paraiscrétion. fcilsT^

^gl!^^^^ ^^^iJBLgj^l^sTdans la salle, sa mère lui

it, à voix basse :

'-^^T^ITbien ? hJAr^ \Le vieillard favait reçu très cordialement, mais /H /^^ai^s montrer ses"intehtions."~'^ "

'~M™'''Moreaïï~soupirà.

«Où est-elle, à présent?» songeait-il.

La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle sans doute , elle appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie.

Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un billet.

Qu'est-ce donc?

C'est Deslauriers qui a besoin de moi, dit-il.

Ah ! ton camarade ! fît M"'' Moreau avec un

l6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

ricanement de mépris. L'heure est bien choisie, vraiment I

Frédéric hésitait. Mais lamitié fut plus forte. II prit son chapeau.

Au moins, ne sois pas longtemps! lui dit sa mère.

II

LE père de Charles Deslauriers, ancien capi- taine de ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avec Targent de la dot, avait acheté une charge d'huissier, suf- fisant à peine pour le faire vivre. Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles bles- sures, et toujours regrettant l'Empereur, il dégor- geait sur son entourage les colères qui fétouffaient. Peu d'enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchait de s'interposer, était rudoyée comme lui. Enfin , le Capitaine le plaça dans son étude, et tout le long du jour, il le tenait courbé

tsur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit l'épaule droite visiblement plus forte que l'autre.

En 1833, d'après l'invitation de M. le président.

Ile Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d'un cancer. II alla vivre à Dijon ; ensuite il s'éta- blit marchand d'hommes* à Troyes; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au

l8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

avait douze ans, l'autre quinze; d'ailleurs, mille dif- férences de caractère et d'origine les séparaient.

Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes de provisions, des choses recherchées, un nécessaire de toilette, par exemple. II aimait à dormir tard le matin, à regarder les hirondelles, à lire des pièces de théâtre, et, regrettant les dou- ceurs de la maison, il trouvait rude la vie de collège.

Elle semblait bonne au fils de l'huissier. II tra- vaillait si bien, qu'au bout de la seconde année, il passa dans la classe de troisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur que- relleuse, une sourde malveillance l'entourait. Mais un domestique, une fois, l'ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des moyens, il lui sauta à la gorge et l'aurait tué, sans trois maîtres d'études qui intervinrent. Frédéric, emporté d'admiration, le serra dans ses bras. A partir de ce Jour, l'intimité fut complète. L'affection d'un grand, sans doute, flatta la vanité du petit, et l'autre accepta comme un bonheur ce dévouement qui s'offrait.

Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard l'enthousiasma. Alors il s'éprit d'études métaphysiques; et ses progrès furent rapides, car il les abordait avec des forces jeunes et dans l'or- gueil d'une intelligence qui s'affranchit; Jouffroy, Cousin, Laromiguière, Malebranche,les Écossais, tout ce que la bibliothèque contenait y passa. II avait eu besoin d'en voler la clef, pour se procurer des livres.

Les distractions de Frédéric étaient moins sé- rieuses. II dessina dans la rue des Trois -Rois la

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. Ip

généalogie du Christ, sculptée sur un poteau, puis le portail de la cathédrale. Après les drames moyen âge, il entama les mémoires : Froissart, Comines, Pierre de TEstoile, Brantôme.

Les images que ces lectures amenaient à son esprit l'obsédaient si fort, qu'il éprouvait le besoin de les reproduire. II ambitionnait d'être un jour le Walter Scott de la France. Deslauriers méditait un vaste système de philosophie, qui aurait les applications les plus lointaines.

Ils causaient de tout cela, pendant les récréa- tions, dans la cour, en face de l'inscription morale peinte sous l'horloge; ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de saint Louis; ils en rêvaient dans le dortoir, d'où l'on domine un cimetière. Les jours de promenade , ils se rangeaient derrière les autres, et ils parlaient interminablement.

Ils parlaient de ce qu'ils feraient plus tard, quand ils seraient sortis du collège. D'abord, ils entreprendraient un grand voyage avec l'argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils tra- vailleraient ensemble, ne se quitteraient pas; et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours de princesses dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des courti- sanes illustres. Des doutes succédaient à leurs emportements d'espoir. Après des crises de gaieté

Ierbeuse, ils tombaient dans des silences pro- 5nds. Les soirs d'été, quand ils avaient marché long- ;mps par les chemins pierreux au bord des ignés, ou sur la grande route en pleine cam- agne, et que les blés ondulaient au soleil Undis 1

20 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

que des senteurs d*angélique passaient dans Tair, une sorte d'étoufFement les prenait, et ils s'éten- daient sur le dos, étourdis, enivrés. Les autres, en manche de chemise, jouaient aux barres ou fai- saient partir des cerfs-volants. Le pion les appelait. On s'en revenait, en suivant les jardins que tra- versaient de petits ruisseaux, puis les boulevards ombragés par les vieux murs; les rues désertes sonnaient sous leurs pas; la grille s'ouvrait, on remontait l'escalier; et ils étaient tristes comme après de grandes débauches.

M. le censeur prétendait qu'ils s'exakaient mu- tuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce fut par les exhortations de son ami; et, aux vacances de 1837, il l'emmena chez sa mère.

Le jeune homme déplut à M™" Moreau. II man- gea extraordinairement, il refusa d'assister le di- manche aux offices, il tenait des discours répu- blicains; enfin, elle crut savoir qu'il avait conduit son fils dans des lieux déshonnêtes. On surveilla leurs relations. Ils ne s'en aimèrent que davantage ; et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers, l'année suivante, partit du collège pour étudier le droit à Paris.

Frédéric comptait bien l'y rejoindre. Ils ne s'étaient pas vus depuis deux ans; et, leurs em- brassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l'aise.

Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard àVillenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 2 1

professeur à l'École et qu il n avait pas d'argent, Deslauriers acceptait à Trojes une place de mahre clerc chez un avoué. A force de privations, il économiserait quatre mille francs; et, s'il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler hbrement pendant trois années, en attendant une position. II fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la capitale, pour le présent du moins.

Frédéric baissa la tête. C'était le premier de ses rêves qui s'écroulait.

Console -toi, dit le fils du Capitaine, la vie est longue; nous sommes jeunes. Je te rejoindrai! N'y pense plus!

II le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.

Frédéric n'eut pas grand'chose à narrer. Mais, au souvenir de M™' Arnoux, son chagrin s'éva- nouit. II ne parla pas d'elle, retenu par une pudeur. II s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations; et Des- lauriers l'engagea fortement à cultiver cette con- naissance.

Frédéric, dans ces derniers temps, n'avait rien écrit; ses opinions littéraires étaient changées : il estimait par- dessus tout la passion ; Werther, René, Franck, Lara, Lélia et d'autres plus mé- diocres l'enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs; alors, il rêvait [.des symphonies; ou bien la surface des choses [l'appréhendait, et il voulait peindre. II avait com- )Osé des vers, pourtant; Deslauriers les trouva

22 ;.»EDU CATION SENTIMENTALE.

fort beaux, mais sans demander une autre pièce.

Quant à lui, il ne donnait plus dans la méta- physique. L'économie sociale et la Révolution française le préoccupaient. C'était, à présent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche, l'air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.

Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu'il n'eût froid, elle lui envoyait son manteau.

Reste donc I dit Deslauriers.

Et ils continuèrent de se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière.

Quand ils allaient du coté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s'mclinant quelque peu; à droite, l'église apparaissait der- rière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées; et, à gauche, les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que Ion distin- guait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite; et des prairies se perdaient au foin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d'une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jus- qu'à eux; la chute de la prise d'eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres.

Deslauriers s'arrêta, et il dit :

Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c'est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subti-

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 23

lités, de mensonges! Ah! si J'avais un journal ou une tribune, comme Je vous secouerais tout cela! Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent! Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa Jeunesse à la quête de son pain!

Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il gre- lottait sous son vêtement mince.

Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils s'en enveloppèrent tous deux; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.

Comment veux -tu que Je vive -bas, sans toi ? disait Frédéric. ( L'amertume de son ami avait ramené sa tristesse.) J'aurais fait quelque chose avec une femme qui m'eût aimé. . . Pourquoi ris-tu? L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du

Î renie. Les émotions extraordinaires produisent es œuvres sublimes. Quant à chercher celle qu'il me faudrait, J'y renonce! D'ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et Je m'éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n'en sais rien.

L'ombre de quelqu'un s'allongea sur les pavés, en même temps qu'ils entendirent ces mots :

Serviteur, messieurs!

Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé d'une ample redingote brune, et coiffé d'une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu.

M. Roque? dit Frédéric.

Lui-même! reprit la voix.

Le Nogentais Justifia sa présence en contant

24 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

qu*il revenait d*inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bora de Teau.

Et vous voilà de retour dans nos pays7 Très bien ! j'ai appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne, j'espère? Vous ne partez pas encore ?

Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par Taccueil de Frédéric.

M"'' Moreau, en efFet, ne le fréquentait pas; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le crou- pier d'élections*, le régisseur de M. Dambreuse.

Le banquier qui demeure rue d'Anjou ? reprit Deslauriers. Sais -tu ce que tu devrais faire, mon brave?

Isidore les interrompit encore une fois. II avait ordre de ramener Frédéric, définitivement. Ma- dame s'inquiétait de son absence.

Bien, bien! on y va, dit Deslauriers; il ne découchera pas.

Et, le domestique étant parti :

Tu devrais prier ce vieux de t'introduire chez les Dambreuse; rien n'est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en! II faut que tu ailles dans ce monde -là! Tu m'y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc! Arrange -toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant!

Frédéric se récriait.

Mais je te dis des choses classiques, il me semble? Rappelle -toi Rastignac dans la Comédie humaine! Tu réussiras, j'en suis sûr!

Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers,

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 25

quil se sentit ébranlé, et oubliant M"* Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur l'autre, il ne put s'empêcher de sourire. Le clerc ajouta :

Dernier conseil : passe tes examens! Un titre est toujours bon; et lâche -moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on Tétait au xii* siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commen- cer par Mirabeau. D'ailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il est temps que je m'en retourne, adieu! As-tu cent sous pour que je paye mon dîner?

Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore.

Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne d'une maison basse.

Deslauriers l'aperçut. Alors, il dit emphatique- ment, tout en retirant son chapeau :

Vénus, reine des cieux, serviteur! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde!

Cette'allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.

Puis, ayant soldé sa dépense à l'auberge, Des- auriers reconduisit Frédéric jusqu'au carrefour de l'Hôtel-Dieu; et après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent.

III

DEUX mois plus tard, Frédéric, débarqué un matin rue Coq-Héron , songea immédiate- ment à faire sa grande visite. Le hasard Tavait servi. Le père Roque était venu lui apporter un rouleau de papiers, en le

E riant de les remettre lui-même chez M. Dam- reuse; et il accompagnait l'envoi d'un billet dé- cacheté, oii il présentait son jeune compatriote.

M"' Moreau parut surprise de cette démarche. Frédéric dissimula le plaisir qu'elle lui causait.

M. Dambreuse s'appelait de son vrai nom le comte d'Ambreuse; mais, dès 1825, abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti, il s'était tourné vers l'industrie; et, l'oreille dans tous ies bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l'affût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et labo- rieux comme un Auvergnat, il avait amassé une fortune que l'on disait considérable; de plus, il était officier de la Légion d'honneur, membre du conseil général de l'Aube, député, pair de France un de ces jours; complaisant du reste, il fatiguait le ministre par ses demandes continuelles de se-

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cours, de croix, de bureaux de tabac; et, dans ses bouderies contre le pouvoir, il inclinait au centre gauche*. Sa femme, la jolie M""" Dam- breuse , que citaient les journaux de modes, pré- sidait les assemblées de charité. En cajolant les duchesses , elle apaisait les rancunes du noble fau- bourg et laissait croire que M. Dambreuse pou- vait encore se repentir et rendre des services.

Le jeune homme était troublé en allant chez eux.

J'aurais mieux fait de prendre mon habit. On m'invitera sans doute au bal pour la semaine prochaîne? Que va-t-on me dire?

L'aplomb lui revint en songeant que M. Dam- breuse n'était qu'un bourgeois, et il sauta gaillar- dement de son cabriolet* sur le trottoir de la rue d'Anjou.

Quand il eut poussé une des dçux portes cochères, il traversa la cour, gravit le perron et entra dans un vestibule pavé en marbre de cou- leur.

Un double escalier droit, avec un tapis rouge à baguettes de cuivre, s'appuyait contre les hautes murailles en stuc luisant. 11 y avait, au bas des marches, un bananier dont les feuilles larges re- tombaient sur le velours de la rampe. Deux can- délabres de bronze tenaient des globes de porce- laine suspendus à des chaînettes; les soupiraux des calorifères béants exhalaient un air lourd; et Ton n'entendait que le tic tac d'une grande hor- loge, dressée à l'autre bout du vestibule, sous une panoplie.

Un timbre sonna; un valet parut, et introduisit Frédéric dans une petite pièce, l'on distinguait

2 8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

deux coffres-forts, avec des casiers remplis de car- tons. M. Dambreuse écrivait au milieu, sur un bureau à cylindre.

II parcourut la lettre du père Roque, ouvrit avec son canif la toile qui enfermait les papiers, et les examina.

De loin, à cause de sa taille mince, il pouvait sembler jeune encore. Mais ses rares cheveux blancs, ses membres débiles et surtout la pâleur extraordinaire de son visage, accusaient un tem- pérament délabré. Une énergie impitoyable repo- sait dans ses yeux glauques, plus froids que des yeux de verre. II avait les pommettes saillantes, et des mains à articulations noueuses.

Enfin, s*étant levé, il adressa au jeune homme quelques questions sur des personnages de leur connaissance, sur Nogent, sur ses études; puis il le congédia en s inclinant. Frédéric sortit par un autre corridor, et se trouva dans le bas de la cour, auprès des remises.

Un coupé bleu, attelé d'un cheval noir, sta- tionnait devant le perron. La portière s'ouvrit, une dame y monta et la voiture, avec un bruit sourd, se mit à rouler sur le sable.

Frédéric, en même temps qu'elle, arriva de fautre coté, sous la porte cochère. L'espace n'étant pas assez large, il fut contraint d'attendre. La jeune femme, penchée en dehors du vasistas, parlait tout bas au concierge. II n'apercevait que son dos, couvert d'une mante violette. Cependant, il plon- geait dans l'intérieur de la voiture, tendue de reps bleu, avec des passementeries et des effilés de soie. Les vêtements de la dame l'emplissaient; il s'échappait de cette petite boîte capitonnée un

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parfum d'iris et comme une vague senteur d'élé- gances féminines. Le cocher lâcha les rênes, le cheval frôla la borne brusquement, et tout disparut.

Frédéric s'en revint à pied, en suivant les bou- levards.

Il regrettait de n'avoir pu distinguer M""' Dam- breuse.

Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitures lui fit tourner la tête; et, de lautre côté, en face, il lut sur une plaque de marbre :

Jacques Arnoux.

Comment n avait-il pas songé à elle, plus tôt? La faute venait de Deslauriers, et il s avança vers la boutique; il n'entra pas, cependant, il attendit qu'elle parût.

Les hautes glaces transparentes offraient aux regards, dans une disposition habile, des sta- tuettes, des dessins, des gravures, des catalogues, des numéros de YArt industriel; et les prix de l'abonnement étaient répétés sur la porte, que décoraient, à son miheu, les initiales de l'éditeur. On apercevait, contre les murs, de grands ta- bleaux dont le vernis brillait, puis, dans le fond, deux bahuts, chargés de porcelaines, de bronzes, de curiosités alléchantes ; un petit escaher les séparait, fermé dans le haut par une portière de moquette; et un lustre en vieux saxe, un tapis vert sur le plancher, avec une table en marque- terie, donnaient à cet intérieur plutôt l'apparence d'un salon que d'une boutique.

Frédéric faisait semblant d'examiner les dessins. Après des hésitations infinies, il entra.

30 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Un employé souleva la portière, et répondit que Monsieur ne serait pas «au magasin» avant cinq heures. Mais si la commission pouvait se transmettre . . .

Non! je reviendrai, répliqua doucement Frédéric.

Les jours suivants furent employés à se cher- cher un logement; et ii se décida pour une chambre au second étage, dans un hôtel garni, rue Saint-Hyacinthe.

En portant sous son bras un buvard tout neuf, il se rendit à l'ouverture des cours. Trois cents jeunes gens, nu -tête, emplissaient un amphi- théâtre où un vieillard en robe rouge dissertait d'une voix monotone; des plumes grinçaient sur le papier. II retrouvait dans cette salle Todeur poussiéreuse des classes, une chaire de forme pa- reille, le même ennui I Pendant quinze jours, il y retourna. Mais on n'était pas encore à l'article 3, qu'il avait lâché le Code civil, et il abandonna les Institutes à la Summa divisio personarum.

Les joies qu'il s'était promises n'arrivaient pas; et, quand il eut épuisé un cabinet de lecture, parcouru les collections du Louvre, et plusieurs fois de suite été au spectacle, il tomba dans un désœuvrement sans fond.

Mille choses nouvelles ajoutaient à sa tristesse. II lui fallait compter son linge et subir le concierge, rustre à tournure d'infirmier, qui venait le matin retaper son lit, en sentant l'alcool et en gromme- lant. Son appartement, orné d'une pendule d'al- bâtre, lui déplaisait. Les cloisons étaient minces; il entendait les étudiants faire du punch, rire, chanter.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 3I

Las de cette solitude, il rechercha un de ses anciens camarades nommé Baptiste Martinon; et il le découvrit dans une pension bourgeoise de la rue Saint-Jacques, bûchant sa procédure, devant un feu de charbon de terre.

En face de lui, une femme en robe d'indienne reprisait des chaussettes.

Martinon était ce qu'on appelle un fort bel homme : grand, joufHu, la physionomie régu- lière et des yeux bleuâtres à fîeur de tête; son père, un gros cuhivateur, le destinait à la magis- trature, et, voulant déjà paraître sérieux, il por- tait sa barbe taillée en coHier.

Comme les ennuis de Frédéric n'avaient point de cause raisonnable et qu'il ne pouvait arguer d'aucun malheur, Martinon ne comprit rien à ses lamentations sur l'existence. Lui, il allait tous les matins à l'Ecole, se promenait ensuite dans le Luxembourg, prenait le soir sa demi-tasse au café, et, avec quinze cents francs par an et l'amour de cette ouvrière, il se trouvait parfaitement heu- reux.

«Quel bonheur!» exclama intérieurement Fré- déric.

Il avait fait à l'Ecole une autre connaissance, celle de M. de Cisy, enfant de grande famille et qui semblait une demoiselle, à la gentillesse de ses manières.

M. de Cisy s'occupait de dessin, aimait le go- thique. Plusieurs fois ils allèrent ensemble admirer la Sainte -Chapelle et Notre-Dame. Mais la dis- tinction du jeune patricien recouvrait une intelli- gence des plus pauvres. Tout le surprenait; il riait beaucoup à la moindre plaisanterie, et mon-

32 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

trait une ingénuité si complète, que Frédéric le prit d*abord pour un farceur, et finalement le con- sidéra comme un nigaud.

Les épanchements n'étaient donc possibles avec personne et il attendait toujours l'invitation des Dambreuse.

Au jour de Fan, il leur envoya des cartes de visite, mais il n'en reçut aucune.

II était retourné à Y Art industriel.

II y retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui se disputait au milieu de cinq à six personnes et répondit à peine à son salut; Fré- déric en fut blessé. II n'en chercha pas moins comment parvenir jusqu'à elle.

II eut d abord l'idée de se présenter souvent, pour marchander des tableaux. Puis il songea à glisser dans la boîte du journal quelques articles «très forts», ce qui amènerait des relations. Peut- être valait-il mieux courir droit au but, déclarer son amour? Alors il composa une lettre de douze pages, pleine de mouvements lyriques et d'apostrophes; mais il la déchira, et ne fit rien, ne tenta rien, immobilisé par la peur de l'in- succès.

Au-dessus de la boutique d' Arnoux, il y avait au premier étage trois fenêtres, éclairées chaque soir. Des ombres circulaient par derrière, une surtout, c'était la sienne; et il se dérangeait de très loin pour regarder ces fenêtres et contempler cette ombre.

Une négresse, qu'il croisa un jour dans les Tuileries, tenant une petite fille par la main, lui rappela la négresse de M"*" Arnoux. Elle devait y venir comme les autres; toutes les fois qu'il

L'EDUCATION SENTIMENTALE. ^^

traversait les Tuileries, son cœur battait, espé- rant la rencontrer. Les jours de soleil, il conti- nuait sa promenade jusqu'au bout des Champs- Eljsées.

Des femmes, nonchalamment assises dans des calèches, et dont les voiles flottaient au vent, dé- filaient près de lui, au pas ferme de leurs che- vaux, avec un balancement insensible qui faisait craquer les cuirs vernis. Les voitures devenaient plus nombreuses, et, se ralentissant à partir du Kond- Point, elles occupaient toute la voie. Les crinières étaient près des crinières, les lanternes près des lanternes; les étriers d'acier, les gour- mettes d'argent, les boucles de cuivre, jetaient çà et des points lumineux entré les culottes courtes, les gants blancs, et les fourrures qui re- tombaient sur le blason des portières. Il se sentait comme perdu dans un monde lointain. Ses yeux erraient sur les têtes féminines; et de vagues res- semblances amenaient à sa mémoire M""' Arnoux. 11 se la figurait, au milieu des autres, dans un de ces petits coupés, pareils au coupé de M""^ Dam- breuse. Mais le soleil se couchait, et le vent froid soulevait des tourbillons de poussière. Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates, les roues se mettaient à tourner plus vite, le macadam grin- çait; et tous les équipages descendaient au grand trot la longue avenue, en se frôlant, se dépassant, s'écartant les uns des autres, puis, sur la place de la Concorde, se dispersaient. Derrière les Tuile- ries, le ciel prenait la teinte des ardoises. Les arbres du jardin formaient deux masses énormes, violacées par le sommet. Les becs de gaz s'allu- maient; et la Seine, verdâtre dans toute son

34 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

étendue, se déchirait en moires d'argent contre les piles des ponts.

II allait dîner, moyennant quarante-trois sols le cachet, dans un restaurant, rue de la Harpe.

II regardait avec dédain le vieux comptoir d'acajou, les serviettes tachées, l'argenterie cras- seuse et les chapeaux suspendus contre la mu- raille. Ceux qui l'entouraient étaient des étudiants comme lui. Ils causaient de leurs professeurs, de leurs maîtresses. II s'inquiétait bien des profes- seurs I Est-ce qu'il avait une maîtresse ! Pour éviter leurs joies, il arrivait le plus tard possible. Des restes de nourriture couvraient toutes les tables. Les deux garçons, fatigués, dormaient dans des coins, et une odeur de cuisine, de quinquet et de tabac emplissait la salle déserte.

Puis il remontait lentement les rues. Les réver- bères se balançaient, en faisant trembler sur la boue de longs reflets jaunâtres. Des ombres glis- saient au bord des trottoirs, avec des parapluies. Le pavé était gras, la brume tombait, et il lui semblait que les ténèbres humides, l'enveloppant, descendaient indéfiniment dans son cœur.

Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais comme il ne connaissait rien aux matières éluci- dées, des choses très simples l'embarrassèrent.

II se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. Le héros, c'était lui-même; l'héroïne, M"^ Arnoux. Elle s'appelait Antonia; et, pour l'avoir, il assassi- nait plusieurs gentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait sous son balcon, oii palpi- taient à la brise les rideaux en damas rouge du boulevard Montmartre. Les réminiscences trop

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 3 5

nombreuses dont il s'aperçut le découragèrent; il n'alla pas plus loin, et son désœuvrement re- doubla.

Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils s'arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout valait mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes. Il l'engageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal.

Sénécal était un répétiteur de mathématiques, homme de forte tête et de convictions républi- caines, un futur Saint-Just, disait le clerc. Frédéric avait monté trois fois ses cinq étages sans en re- cevoir aucune visite. II n'y retourna plus.

II voulut s'amuser. II se rendit aux bals de l'Opéra. Ces gaietés tumultueuses le glaçaient dès la porte. D'ailleurs, il était retenu par la crainte d'un affront pécuniaire, s'imaginant qu'un souper avec un domino entraînait à des frais considé- rables, était aucune grosse aventure.

II lui semblait, cependant, qu'on devait l'aimer. Quelquefois, il se réveillait le cœur plein d'espé- rance, s'habillait soigneusement comme pour un rendez-vous, et il faisait dans Paris des courses interminables. A chaque femme qui marchait de- vant lui, ou qui s'avançait à sa rencontre, il se disait : «La voilà!» C'était chaque fois une dé- ception nouvelle. L'idée de M""* Arnoux fortifiait ces convoitises. II la trouverait peut-être sur son chemin; et il imaginait, pour l'aborder, des com- plications du hasard, des périls extraordinaires dont il la sauverait.

Ainsi les jours s'écoulaient, dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées.

^6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

II feuilletait des brochures sous les arcades de rOdéon, allait lire la Revue des Deux Mondes* au café, entrait dans une salle du Collège de France, écoutait pendant une heure une leçon de chinois ou d'économie politique. Toutes les semaines, il écrivait longuement à Deslauriers, dînait de temps en temps avec Martinon, voyait quelque- fois M. de Cisy.

II loua un piano, et composa des valses alle- mandes.

Un soir, au théâtre du Palais-Royal ^ il aperçut, dans une loge d'avant-scène, Arnoux près d'une femme. Etait-ce elle? L'écran de tafFetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se leva; l'écran s'abattit. C'était une longue personne, de trente ans environ, fanée, et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Elle causait familièrement avec Ar- noux et lui donnait des coups d'éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s'assit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui tenant des discours qu'elle écoutait sans répondre. Frédéric s'ingé- niait à découvrir la condition de ces femmes, mo- destement habillées de robes sombres, à cols plats rabattus.

A la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l'escalier, marche à marche, don- nant le bras aux deux femmes.

Tout à coup, un bec de gaz l'éclaira. II avait un crêpe à son chapeau. Elle était morte, peut- être ? (iette idée tourmenta Frédéric si fortement,

L'EDUCATION SENTIMENTALE. -^J

qu*il courut le lendemain à XArt industriel, et, payant vite une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon de boutique com- ment se portait M. Arnoux. Le garçon répondit :

Mais très bien ! Frédéric ajouta en pâlissant :

Et Madame ?

Madame , aussi !

Frédéric oublia d'emporter sa gravure.

L'hiver se termina. Il fut moins triste au prin- temps, se mit à préparer son examen, et, l'ayant subi d'une façon médiocre, partit ensuite pour Nogent.

Il n'alla point àTroyes voir son ami, afin d'évi- ter les observations de sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna son logement et prit, sur le quai Napoléon, deux pièces, qu'il meubla. L'espoir d'une invitation chez les Dambreuse l'avait quitté ; sa grande passion pour M™" Arnoux commençait à s'éteindre.

IV

UN matin du mois de décembre, en se ren- dant au cours de procédure, il crut remar- quer dans la rue Saint- Jacques plus d'ani- mation qu'à l'ordinaire. Les étudiants sortaient précipitamment des cafés, ou, par les fenêtres ouvertes, ils s'appelaient d'une maison à l'autre; les boutiquiers, au milieu du trottoir, regardaient d'un air inquiet; les volets se fermaient; et, quand il arriva dans la rue Soufflot, il aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon.

Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, se promenaient en se donnant le bras et abordaient les groupes plus considérables qui sta- tionnaient çà et là; au fond de la place, contre les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis que, le tricorne sur l'oreille et les mains derrière le dos, des sergents de ville erraient le long des murs, en faisant sonner les dalles sous leurs fortes bottes. Tous avaient un air mystérieux, ébahi; on attendait quelque chose évidemment; chacun re- tenait au bord des lèvres une interrogation.

Frédéric se trouvait auprès d'un jeune homme

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 39

blond, à figure avenante, et portant moustache et barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII. II lui demanda la cause du désordre.

Je n'en sais rien, reprit l'autre, ni eux non plus! C'est leur mode à présent! quelle bonne farce !

Et il éclata de rire.

Les pétitions pour la Réforme *, que l'on faisait signer dans la garde nationale, jointes au recen- sement Humann*, d'autres événements encore amenaient depuis six mois, dans Paris, d'inexpli- cables attroupements ; et même ils se renouvelaient si souvent, que les journaux n'en parlaient plus.

Cela manque de galbe et de couleur, con- tinua le voisin de Frédéric. le cuyde, messire, que nous avons dégénéré ! A la bonne époque de Lojs onzième, voire de Benjamin Constant, il y avait plus de mutinerie parmi les escholiers. le les treuve pacifiques comme moutons, bêtes comme cornichons, et idoines à estre épiciers, Pasque- Dieu ! Et voilà ce qu'on appelle la Jeunesse des écoles !

II écarta les bras, largement, comme Frederick Lemaître dans Robert Macaire.

Jeunesse des écoles, je te bénis!

Ensuite, apostrophant un chiffonnier, qui re- muait des écailles d'huîtres contre la borne d'un marchand de vin :

En fais -tu partie, toi, de la Jeunesse des écoles?

Le vieillard releva une face hideuse l'on dis- tinguait, au milieu d'une barbe grise, un nez rouge, et deux yeux avinés stupides.

Non I tu me parais plutôt un de ces bommes à

4o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

figure patibulaire que l'on voit, dans divers groupes, semant l'or à pleines mains, , , Oh! sème, mon pa- triarche, sème! Corromps-moi avec les trésors d'Albion ! Areyou Englisb ? Je ne repousse pas les présents d'Artaxercès ! Causons un peu de l'union douanière.

Frédéric sentit quelqu'un lui toucher à Tépaule ; il se retourna. C'était Martinon, prodigieusement pâle.

Eh bien! fit- il en poussant un gros soupir, encore une émeute!

II avait peur d'être compromis, se lamentait. Des hommes en blouse, surtout, l'inquiétaient, comme appartenant à des sociétés secrètes *.

Est-ce qu'il y a des sociétés secrètes? dit le jeune homme à moustaches. C'est une vieille blague du Gouvernement, pour épouvanter les bourgeois !

Martinon l'engagea à parler plus bas, dans la crainte de la police.

Vous croyez encore à la police, vous? Au fait, que savez- vous, monsieur, si je ne suis pas moi-même un mouchard?

Et il le regarda d'une telle manière, que Mar- tinon, fort ému, ne comprit point d'abord la plaisanterie. La foule les poussait, et ils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit escalier conduisant, par un couloir, dans le nouvel amphithéâtre.

Bientôt la multitude se fendit d'elle-même ; plu- sieurs têtes se découvrirent; on saluait l'illustre professeur Samuel Rondelot, qui, enveloppé de sa grosse redingote, levant en l'air ses lunettes d'argent et soufflant de son asthme, s'avançait à

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pas tranquilles, pour faire son cours. Cet homme était une des gloires judiciaires du xix'' siècle, le rival des Zacharise, des Ruhdorff. Sa dignité nou- velle de pair de France n'avait modifié en rien ses allures. On le savait pauvre, et un grand respect l'entourait.

Cependant, du fond de la place, quelques-uns crièrent :

A bas Guizot !

A bas Pritchard * !

A bas les vendus !

A bas Louis-Philippe !

La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour qui était fermée, elle empêchait le pro- fesseur d'aller plus loin. 11 s'arrêta devant l'esca- lier. On l'aperçut bientôt sur la dernière des trois marches. Il parla; un bourdonnement couvrit sa voix. Bien qu'on l'aimât tout à l'heure, on le haïs- sait maintenant, car il représentait l'Autorité. Chaque fois qu'il essayait de se faire entendre, les cris recommençaient. Il fit un grand geste pour engager les étudiants à le suivre. Une vocifération universelle lui répondit. 11 haussa les épaules dé- daigneusement et s'enfonça dans le couloir. Mar- tinon avait profité de sa place pour disparaître en même temps.

Quel lâche ! dit Frédéric.

11 est prudent ! reprit l'autre.

La foule éclata en applaudissements. Cette re- traite du professeur devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres, des curieux regar- daient. Quelques-uns entonnaient la Marseillaise; d'autres proposaient d'aller chez Déranger *.

Chez Laffitte * !

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Chez Chateaubriand*!

Chez Voltaire ! hurla le jeune homme à moustaches blondes.

Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plus doucement qu'ils pouvaient :

Partez, messieurs, partez, retirez-vous I Quelqu'un cria :

A bas les assommeurs !

C'était une injure usuelle depuis les troubles du mois de septembre *. Tous la répétèrent. On huait, on sifflait les gardiens de l'ordre pubhc; ils commençaient à pâhr; un d'eux n'y résista plus, et, avisant un petit jeune homme qui s'approchait de trop près, en lui riant au nez, il le repoussa si rudement qu'il le fit tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant la boutique du marchand de vin. Tous s'écartèrent; mais presque aussitôt il roula lui-même, terrassé par une sorte d'Hercule dont la chevelure, telle qu'un paquet d'étoupes, débordait sous une casquette en toile cirée.

Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue Saint- Jacques, il avait lâché bien vite un large carton, qu'il portait, pour bondir vers le sergent de ville et, le tenant renversé sous lui, il labou- rait sa face à grands coups de poing. Les autres sergents accoururent. Le terrible garçon était si fort, qu'il en fallut quatre, au moins, pour le dompter. Deux le secouaient par le collet, deux autres le tiraient par les bras, un cinquième lui donnait, avec le genou, des bourrades dans les reins, et tous l'appelaient brigand, assassin, émeu- tier. La poitrine nue et les vêtements en lambeaux, il protestait de son innocence; il n'avait pu, de sang- froid, voir battre un enfant.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 43

Je m'appelle Dussardierl chez MM. Valin- çart frères, dentelles et nouveautés, rue de Cléry. est mon carton ? Je veux mon carton !

II répétait :

Dussardier ! . . . rue de Cléry. Mon carton ! II s'apaisa pourtant, et, d'un air stoïque, se

laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière, pleins d'admiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir.

A mesure que l'on avançait, la foule devenait moins grosse.

Les sergents de ville, de temps à autre, se re- tournaient d'un air féroce ; et les tapageurs n'ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir, tous s'en allaient peu à peu. Des passants, que l'on croisait, considéraient Dussardier et se livraient tout haut à des commentaires outrageants.Une vieille femme, sur sa porte, s'écria même qu'il avait volé un pain ; cette injustice augmenta l'irritation des deux amis. Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu'une vingtaine de personnes. La vue des soldats suffît pour les disperser.

Frédéric et son camarade réclamèrent, hardi- ment, celui qu'on venait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, s'ils insistaient, de les y

I fourrer eux-mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et déclinèrent leur nom avec leur qualité d'élèves en droit, affirmant que le prisonnier était leur condisciple. On les fit entrer dans une pièce toute nue, quatre bancs s'allongeaient contre les murs de

44 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Alors parut le robuste visage de Dussardier, qui, dans désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux francs et son nez carré du bout, rappelait confusément la physionomie d'un bon chien.

Tu ne nous reconnais pas? dit Hussonnet. C'était le nom du jeune homme à moustaches.

Mais. . ., balbutia Dussardier.

Ne fais donc plus l'imbécile, reprit l'autre; on sait que tu es, comme nous, élève en droit.

Malgré leurs clignements de paupières, Dus- sardier ne devinait rien. II parut se recueillir, puis tout à coup :

A-t-on trouvé mon carton?

Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet répliqua :

Ah! ton carton, oii tu mets tes notes de cours? Oui, oui! rassure-toi!

Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu'ils venaient pour le servir ; et i se tut, craignant de les compromettre. D'ailleurs, il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang social d'étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains si blanches.

Veux-tu faire dire quelque chose à quel- qu'un ? demanda Frédéric.

Non, merci, à personne!

Mais ta famille?

II baissa la tête sans répondre ; le pauvre garçon était bâtard. Les deux amis restaient étonnés de son silence.

As -tu de quoi fumer? reprit Frédéric.

II se palpa, puis retira du fond de sa poche les débris d'une pipe, une belle pipe en écume de

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4 5

mer, avec un tuyau en bois noir, un couvercle d'argent et un bout d'ambre.

Depuis trois ans, il travaillait à en faire un chef- d'œuvre. II avait eu soin d'en tenir le fourneau constamment serré dans une gaine de chamois, de la fumer le plus lentement possible, sans jamais la poser sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre au chevet de son lit. A présent, il en se- couait les morceaux dans sa main dont les ongles saignaient; et, le menton sur la poitrine, les pru- nelles fixes, béant, il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard d'une ineffable tristesse.

Si nous lui donnions des cigares, hein ? dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d'en atteindre.

Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigares rempli.

Prends donc! Adieu, bon courage!

Dussardier se jeta sur les deux mains qui s'avan- çaient. II les serrait frénétiquement, la voix entre- coupée par des sanglots.

Comment ? ... à moi ! ... à moi ! . . .

Les deux amis se dérobèrent à sa reconnais- sance, sortirent, et allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxembourg.

Tout en séparant le beef steak, Hussonnet apprit à son compagnon qu'il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames pour l'Art industriel,

Chez Jacques Arnoux, dit Frédéric.

Vous le connaissez?

Oui! non!... C'est-à-dire je l'ai vu, je Faî rencontré.

II demanda négligemment à Hussonnet s'il voyait quelquefois sa femme.

46 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

De temps à autre, reprit le bohème. Frédéric n*osa poursuivre ses questions; cet

homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie; il paya la note du déjeuner, sans qu'il y eût de la part de l'autre aucune protestation.

La sympathie était mutuelle; ils échangèrent leurs adresses, et Hussonnet l'invita cordialement à l'accompagner jusqu'à la rue de Fleurus.

Ils étaient au milieu du jardin quand l'employé d'Arnoux, retenant son haleine, contourna son visage dans une grimace abominable, et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu'il y avait aux environs lui répondirent par des cocoricos pro- longés.

C'est un signal, dit Hussonnet.

Ils s'arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une maison oii l'on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d'un grenier, entre des capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu- tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière.

Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche, fit Hussonnet, en lui envoyant des baisers.

II ouvrit la barrière d'un coup de pied, et dis- parut.

Frédéric l'attendit toute la semaine. II n'osait aller chez lui, pour n'avoir point l'air impatient de se faire rendre à déjeuner; mais il le chercha par tout le quartier latin. II le rencontra un soir, et l'emmena dans sa chambre sur le quai Napo- léon.

La causerie fut longue; ils s'épanchèrent. Hus- sonnet ambitionnait la gloire et les profits du théâtre. Il collaborait à des vaudevilles non reçus,

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avait des masses de plans, tournait le couplet; il en chanta quelques-uns. Puis, remarquant dans l'étagère un volume de Hugo et un autre de La- martine, il se répandit en sarcasmes sur Técole romantique. Ces poètes-là n'avaient ni bon sens ni correction, et n'étaient pas Français, surtout! Il se vantait de savoir sa langue et épluchait les phrases les plus belles avec cette sévérité har- gneuse, ce goût académique qui distinguent les personnes d'humeur folâtre quand elles abordent l'art sérieux.

Frédéric fut blessé dans ses prédilections; il avait envie de rompre. Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot d'oii son bonheur dépen- dait? II demanda au garçon de lettres s'il pouvait le présenter chez Arnoux.

La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant.

Hussonnet manqua le rendez-vous ; il en man- qua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais, profitant de la voiture, il s'arrêta d'abord au Théâtre- Français pour avoir un cou- pon de loge; il se fit descendre chez un tailleur, chez une couturière; il écrivait des billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent boulevard Mont- martre. Frédéric traversa la boutique, monta l'escalier. Arnoux le reconnut dans la glace pla-

Icée devant son bureau; et, tout en continuant à écrire, lui tendit la main par-dessus l'épaule. Cinq ou six personnes, debout, emplissaient l'appartement étroit, qu'éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour; un canapé en damas de laine brune occupait au fond l'intérieur d'une alcôve.

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cheminée couverte de paperasses, il y avait une Vénus en bronze; deux candélabres, garnis de bougies roses, la flanquaient parallèlement. A droite, près d'un cartonnier, un homme dans un fauteuil hsait le journal, en gardant son chapeau sur sa tête; les murailles disparaissaient sous des estampes et des tableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains, ornées de dédicaces qui témoignaient pour Jacques Arnoux de TafFection la plus sincère.

Cela va toujours bien ? fit-il en se tournant vers Frédéric.

Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet.

Comment Tappelez-vous, votre ami? Puis tout haut :

Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte.

L'Arf industriel f posé au point central de Paris, était un heu de rendez-vous commode, un terrain neutre les rivahtés se coudoyaient famihère- ment. On j voyait, ce jour-là, Anténor Braive, le portraitiste des rois; Jules Burrieu, qui commen- çait à populariser par ses dessins les guerres d'Al- gérie; le caricaturiste Sombaz, le sculpteur Vour- dat, d'autres encore, et aucun ne répondait aux préjugés de l'étudiant. Leurs manières étaient simples, leurs propos hbres. Le mystique Lova- rias débita un conte obscène; et l'inventeur du paysage oriental, le fameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son gilet, et prit l'omnibus pour s'en retourner.

II fut d'abord question d'une nommée Apol- lonie, un ancien modèle, que Burrieu prétendait

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^

avoir reconnue sur le bouievard, dans une dau- mont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs.

Comme ce gaillard-Ià connaît les filles de Paris! ditArnoux.

Après vous, s'il en reste, sire, répliqua le bohème, avec un salut mihtaire, pour imiter le gre- nadier offrant sa gourde à Napoléon.

Puis on discuta quelques toiles, oii la tête d'ApoIIonie avait servi. Les confrères absents fu- rent critiqués. On s'étonnait du prix de leurs œuvres; et tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment, lorsque entra un homme de taille moyenne, l'habit fermé par un seul bouton, les yeux vifs, l'air un peu fou.

Quel tas de bourgeois vous êtes! dit- il. Qu'est-ce que cela fait, miséricorde! Les vieux qui confectionnaient des chefs-d'œuvre ne s'in- quiétaient pas du milhon, Corrège, Murillo...

Ajoutez Pellerin, dit Sombaz.

Mais sans relever l'épigramme, il continua de discourir avec tant de véhémence, qu'Arnoux fut contraint de lui répéter deux fois :

Ma femme a besoin de vous, jeudi. N'ou- bliez pas.

Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur M"' Arnoux. Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan? Arnoux, pour prendre un mouchoir, venait de l'ouvrir; Frédé- ric avait aperçu, dans le fond, un lavabo. Mais une sorte de grommellement sortit du coin de la cheminée; c était le personnage qui hsait son journal, dans le fauteuil. II avait cinq pieds neuf pouces, les paupières un peu tombantes, la che-

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50 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

velure grise, l'air majestueux et s'appelait Regimbart.

Qu'est-ce donc, Citoyen? dit Arnoux.

Encore une nouvelle canaillerie du Gou- vernement !

II s'agissait de la destitution d'un maître d'école; Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange et Shakspeare. Dittmer s'en allait. Arnoux le rat- trapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque. Alors, Hussonnet, croyant le moment favorable :

Vous ne pourriez pas m'avancer, mon cher patron?...

Mais Arnoux s'était rassis et gourmandait un vieillard d'aspect sordide, en lunettes bleues.

Ah! vous êtes joli, père Isaac! Voilà trois œuvres décriées, perdues! Tout le monde se fiche de moi ! On les connaît maintenant ! Que voulez- vous que j'en fasse ? Il faudra que je les envoie en Californie!... au diable! Taisez-vous!

La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas de ces tableaux des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de le payer; il le congédia brutalement. Puis, changeant de ma- nières, il salua un monsieur décoré, gourmé, avec favoris et cravate blanche.

Le coude sur Tespagnolette de la fenêtre, il lui parla pendant longtemps d'un air mielleux. Enfin il éclata :

Eh! je ne suis pas embarrassé d'avoir des courtiers, monsieur le comte!

Le gentilhomme s'étant résigné, Arnoux lui solda vmgt-cinq louis, et, dès qu'il fut dehors :

Sont-ils assommants, ces grands seigneurs!

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 I

Tous des misérables ! murmura Regimbart. A mesure que l'heure avançait, les occupations

d'Arnoux redoublaient; il classait des articles, dé- cachetait des lettres, alignait des comptes au bruit du marteau dans le magasin, sortait pour surveil- ler les emballages, puis reprenait sa besogne; et, tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier, il ripostait aux plaisanteries. II devait dîner le soir chez son avocat, et partait le lendemain pour la Belgique.

Les autres causaient des choses du jour : le por- trait de Chérubini, l'hémicycle des Beaux- Arts, l'Exposition prochaine. Pellerin déblatérait contre rinstitut. Les cancans, les discussions s'entre- croisaient. L'appartement, bas de plafond, était si rempli, qu'on ne pouvait remuer; et la lumière des bougies roses passait dans la fumée des cigares comme des rayons de soleil dans la brume.

La porte, près du divan, s'ouvrit, et une grande femme mince entra, avec des gestes brusques qui faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir toutes les breloques de sa montre.

C'était la femme entrevue, l'été dernier, au Palais -Royal. Quelques-uns, l'appelant par son nom, échangèrent avec elle des poignées de main. Hussonnet avait enfin arraché une cinquantaine de francs; la pendule sonna sept heures; tous se retirèrent.

Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit M"' Vatnaz dans le cabinet.

Frédéric n'entendait pas leurs paroles; ils chu- chotaient. Cependant, la voix féminine s'éleva :

Depuis six mois que l'affaire est faite, j'at- tends toujours I

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52 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Il y eut un long silence, M"" Vatnaz reparut. Arnoux lui avait encore promis quelque chose.

Ohl oh! plus tard, nous verrons!

Adieu, homme heureux! dit-elle, en s'en allant.

Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bre- telles pour tendre ses sous-pieds, et, tout en se lavant les mains :

II me faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante la pièce, genre Boucher, est-ce convenu ?

Soit, dit lartiste, devenu rouge.

Bon ! et n'oubliez pas ma femme ! Frédéric accompagna Pellerin jusqu'au haut du

faubourg Poissonnière, et lui demanda la permis- sion de venir le voir quelquefois, faveur qui fut accordée gracieusement.

Pellerin lisait tous les ouvrages d'esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, con- vaincu, quand il l'aurait trouvée, de faire des chefs-d'œuvre. II s'entourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures; et il cherchait, se rongeait; il accusait le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour ren- contrer l'inspiration, tressaillait de l'avoir saisie, puis abandonnait son œuvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle. Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en dis- cussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à l'importance d'un règlement ou d'une réforme en matière d'art, il n'avait, à cin- quante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste l'empêchait de subir aucun décou-

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 53

ragement, mais il était toujours irrité et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle qui consti- tue les comédiens.

On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, les premiers tons, posés çà et là, fai- saient sur la toile blanche des taches de brun, de rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craie s'étendait par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises d'un filet; il était même impossible d'y rien comprendre. Pellerin expliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant avec le pouce les

f)arties qui manquaient. L'une devait représenter a Démence de Nabucbodonosorf l'autre Ylncendie de Rome par Néron, Frédéric les admira.

Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages les troncs d'arbres tordus par la tempête foisonnaient, et surtout des caprices à la plume, souvenirs de Callot, de Rembrandt ou de Goya, dont il ne connaissait pas les modèles. Pellerin n'estimait plus ces travaux de sa jeunesse ; maintenant, il était pour le grand style; il dog- matisa sur Phidias et Winckelmann, éloquem- ment. Les choses autour de lui renforçaient la puissance de sa parole : on voyait une tête de mort sur un prie -Dieu, des yatagans, une robe de moine; Frédéric l'endossa.

Quand il arrivait de bonne heure, il le sur- prenait dans son mauvais lit de sangle , que cachait un lambeau de tapisserie ; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assi- duité. II était servi par une vieille femme en hail- lons, dînait à la gargote et vivait sans maîtresse. Ses connaissances, ramassées pêle-mêle, rendaient ses paradoxes amusants. Sa haine contre le com-

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mun et le bourgeois débordait en sarcasmes d*un lyrisme superbe, et il avait pour les maîtres une telle religion, qu'elle le montait presque jus- qu'à eux.

Mais pourquoi ne parlait- il jamais de M""* Ar- noux? Quant à son mari, tantôt il l'appelait un bon garçon, d'autres fois un charlatan. Frédéric attendait ses confidences.

Un jour, en feuilletant un de ses cartons, il trouva dans le portrait d'une bohémienne quelque chose de M"° Vatnaz, et, comme cette personne l'intéressait, il voulut savoir sa position.

Elle avait été, croyait Pellerin, d'abord institu- trice en province; maintenant, elle donnait des leçons et tâchait d'écrire dans les petites feuilles.

D'après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.

Ah ! bah 1 il en a d'autres !

Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte sous l'infamie de sa pen- sée, ajouta d'un air crâne :

Sa femme le lui rend, sans doute?

Pas du tout ! elle est honnête !

Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal.

Les grandes lettres composant le nom d'Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particuhères et grosses de signification, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facihtait sa marche, la porte tournait presque d'elle-même; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme i'intelli- gence d'une main dans la sienne. Insensiblement, H devint aussi ponctuel que Regimbart.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 5

Tous les jours, Regimbart s'asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s'emparait du National*^ ne le quittait plus, exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d'épaules. De temps à autre , il s'essuyait le front avec son mou- choir de poche roulé en boudin, et qu'il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. II avait un pantalon à plis, des souliers- bottes, une cravate longue; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.

A huit heures du matin, il descendait des hau- teurs de Montmartre, pour prendre le vin blanc dans la rue Notre -Dame -des -Victoires. Son dé- jeuner, que suivaient plusieurs parties de billard, le conduisait jusqu'à trois heures. II se dirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendre l'absinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait à l'estaminet Bordelais, pour prendre le vermout; puis, au heu. de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, oii il voulait qu'on lui servît «des plats de ménage, des choses naturelles»! Enfin, il se transportait dans un autre billard, et y restait jus- qu'à minuit, jusqu'à une heure du matin, jusqu'au moment 011, le gaz éteint et les volets fermés, le maître de l'établissement, exténué, le suppliait de sortir.

Et ce n'était pas l'amour des boissons qui atti- rait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais l'habitude ancienne d'y causer politique; avec l'âge, sa verve était tombée, il n'avait plus qu'une morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sé- rieux de son visage, qu'il roulait le monde dans

5 6 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

sa tête. Rien n'en sortait; et personne, même de ses amis, ne lui connaissait d'occupations, bien qu'il se donnât pour tenir un cabinet d'affaires.

Arnoux paraissait l'estimer infiniment. Il dit un jour à Frédéric :

Celui-là en sait long, allez! C'est un homme fort!

Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiers concernant des mines de kaolin en Bretagne; Arnoux s'en rapportait à son expé- rience.

Frédéric se montra plus cérémonieux pour Re- gimbart, jusqu'à lui oflTrir l'absinthe de temps à autre; et quoiqu'il le jugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce que c'était l'ami de Jac- ques Arnoux.

Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains, le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, d'étendre ses profits pécuniaires. Il recherchait l'émancipation des arts, le sublime à bon marché. Toutes les industries du luxe pari- sien subirent son influence, qui fut bonne pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter l'opinion, il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les faibles et illustra les médiocres; il en disposait par ses relations et par sa revue. Les rapms ambitionnaient de voir leurs œuvres à sa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des mo- dèles d'ameublement. Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme d'action. Bien des choses pour-

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 57

tant rétonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans soii commerce.

II recevait du fond de TAIIemagne ou de l'Italie une toile achetée à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture qui la portait à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, par com- plaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d'exiger comme pot-de-vin une ré- duction de leur tableau, sous prétexte d'en publier la gravure; il vendait toujours la réduction, et ja- mais la gravure ne paraissait. A ceux qui se plai- gnaient d'être exploités, il répondait par une tape sur le ventre. Excellent d'ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus, s'enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme, et, s'obsti- nant alors, ne regardant à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. II se croyait fort honnête, et, dans son besoin d'ex- pansion, racontait naïvement ses indélicatesses.

Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d'écrire sous ses yeux, un peu avant l'heure du rendez -vous, des billets l'on désin- vitaît les convives.

Cela n'attaque pas l'honneur, vous com- prenez ?

Et le jeune homme n'osa lui refuser ce service.

Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s'ouvrait sur l'escalier) le bas d'une robe dispa- raître.

Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j'avais cru qu'il y eût des femmes...

Oh! pour celle-là c'est la mienne, reprit

5 8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Arnoux. Elle montait me faire une petite visite en passant.

Comment? dit Frédéric.

Mais oui! elle s*en retourne chez elle, à la maison.

Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu'il y sentait confusément épandu venait de s'évanouir, ou plutôt n'y avait jamais été. II éprouvait une surprise infinie et comme la dou- leur d'une trahison.

Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ? Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides.

Ah ! les affiches ! s'écria le marchand. Je ne suis pas près de dîner ce soir !

Regimbart prenait son chapeau.

Comment, vous me quittez?

Sept heures ! dit Regimbart. Frédéric le suivit.

Au coin de la rue Montmartre, il se retourna; il regarda les fenêtres du premier étage; et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se rap- pelant avec quel amour il les avait si souvent con- templées! Où donc vivait-elle? Comment la ren- contrer maintenant? La solitude se rouvrait autour de son désir plus immense que jamais !

Venez-vous la prendre? dit Regimbart.

Prendre qui?

L'absinthe !

Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à l'estaminet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur le coude, considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir;

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 59

il cogna vivement contre le carreau, et le peintre n'était pas assis que Regimbart lui demanda pour- quoi on ne le voyait plus à Y Art industriel.

Que je crève si jy retourne! C'est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle!

Ces injures flattaient la colère de Frédéric. II en était blessé cependant, car il lui semblait qu'elles atteignaient un peu M™* Arnoux.

Qu'est-ce donc qu'il vous a fait? dit Re- gimbart.

Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, au lieu de répondre.

II se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés ; et, comme ces travaux l'humiliaient, il préférait se taire, géné- ralement. Mais «la crasse d' Arnoux» l'exaspérait trop. II se soulagea.

D'après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s'était permis des critiques! II avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n'en avait voulu. Mais, forcé par l'échéance d'un billet, Pel- lerin les avait cédés au juif Isaac ; et quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même, les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs.

Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie I et il en fait bien d'autres, parbleu! Nous le verrons, un de ces matins, en cour d'assises.

Comme vous exagérez ! dit Frédéric d'une voix timide.

Allons! bon! j'exagère! s'écria l'artiste, en donnant sur la table un grand coup de poing.

6o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute, on pouvait se conduire plus gentiment; cependant, si Arnoux trouvait ces deux toiles...

Mauvaises! lâchez le mot! Les connaissez- vous? Est-ce votre métier? Or, vous savez, mon petit, moi, je n'admets pas cela, les amateurs!

Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! dit Frédéric.

Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? reprit froidement Pellerin.

Le jeune homme balbutia :

Mais... parce que je suis son ami.

Embrassez -le de ma part! bonsoir!

Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation.

Frédéric s'était convaincu lui-même, en défen- dant Arnoux. Dans réchauffement de son élo- quence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et

aui maintenant travaillait tout seul, abandonné, ne résista pas au singuKer besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.

Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour une exposition de tableaux.

Tiens ! qui vous ramène ?

Cette question bien simple embarrassa Frédé- ric; et, ne sachant que répondre, il demanda si Ton n'avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.

Celui vous mettez vos lettres de femmes? dit Arnoux.

Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d'une telle supposition.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 6l

Vos poésies, alors? répliqua le marchand. II maniait les spécimens étalés, en discutait la

forme, la couleur, la bordure; et Frédéric se sen- tait de plus en plus irrité par son air de médita- tion, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva, et, en di- sant : « Cest fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privante déplut à Frédéric, il se recula; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. M""* Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.

II reçut, dans la même semaine, une lettre oia Deslauriers annonçait qu'il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. II n'aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d'Hussonnet, de personne! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie; et, le jeudi matin, il s'habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.

Un mot, seulement! Hier, on m'a envoyé de Genève une belle truite; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste... C'est rue de Choiseul, 24 bis, N'oubhez pas!

Frédéric fut obligé de s'asseoir. Ses genoux chancelaient. II se répétait: «Enfin! enfin!» Puis il écrivit à son tailleur, à son chapeher, à son bot- tier; et il fit porter ces trois billets par trois com- missionnaires différents. La clef tourna dans la

6l L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

serrure et le concierge parut, avec une malle sur l'épaule.

Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.

Qu'est-ce donc qui te prend? dit Deslau- riers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre?

Frédéric n'eut pas la force de mentir.

Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.

Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n'avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s'imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l'héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu'il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.

C'est une réserve, en cas de malheur, il faut que j'avise à les placer et à me caser moi- même, dès demain matin. Pour aujourd'hui, va- cance complète, et tout à toi, mon vieux!

Oh! ne te gêne pas! dit Frédéric. Si tu avais ce soir quelque chose d'important...

Allons donc! je serais un fier misérable...

Cette épithète, lancée au hasard, toucha Fré- déric en plein cœur, comme une allusion outra- geante.

Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une lan- gouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslau- riers.

Tu me traites comme un roi, ma parole! Ils causèrent de leur passé, de l'avenir; et, de

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 6^

temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec atten- drissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.

Puis le tailleur, lui-même, vint remettre fhabit auquel il avait donné un coup de fer.

On croirait que tu vas te marier, dit Deslau- riers.

Une heure après, un troisième individu survint et retira d'un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial.

Monsieur n*a besoin de rien?

Merci, répliqua le clerc, en rentrant sous sa chaise ses vieux souhers à cordons.

Cette humihation gêna Frédéric. II reculait à faire son aveu. Enfin, il s'écria, comme saisi par une idée :

Ah! saprelotte, j'oubliais!

Quoi donc?

Ce soir, je dîne en ville !

Chez les Dambreuse? Pourquoi ne m'en parles-tu jamais dans tes lettres ?

Ce n'était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.

Tu aurais m'avertir! dit Deslauriers. Je serais venu un jour plus tard.

Impossible! répliqua brusquement Frédé- ric. On ne m'a invité que ce matin, tout à l'heure.

Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses affaires, il

64 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il com- mença les préparatifs de sa toilette.

Tu as bien le temps ! dit Tautre.

Enfin, il s'habilla, il partit.

«Voilà les riches!» pensa Desïauriers.

Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu'il connaissait.

Frédéric s'arrêta plusieurs fois dans l'escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata; et, tandis qu'il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.

L'antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n'avait

Eoint allumé les fîambeaux, mais deux lampes rûlaient dans le boudoir tout au fond.

M"^ Marthe vint dire que sa maman s'habillait. Arnoux l'enleva jusqu'à la hauteur de sa bouche pour la baiser; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l'enfant.

Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe, plus bouffante que le jupon d'une danseuse, lais- sait voir ses mollets roses, et toute sa gentille per- sonne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un chat.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 6^

II n'éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d'une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. A travers les lames du garde -feu, pareil à un gros éventail, on apercevait les charbons dans la che- minée; il y avait, contre la pendule, un coffret à fermoirs d'argent. Çà et là, des choses intimes traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d'une chaise, et, sur la table à ouvrage , un tricot de laine d'où pendaient en dehors deux aiguilles d'ivoire, la pointe en bas. C'était un endroit paisible, honnête et fami- lier tout ensemble.

Arnoux rentra; et, par l'autre portière, M'"^ Ar- noux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d'ombre, il ne distingua d'abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les che- veux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s'entortillant à son peigne, lui tombait sur l'épaule gauche. Arnoux présenta Frédéric. Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement, répondit-elle.

Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps : Dittmer, Lovarias, Burrieu, le com- positeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, Ideux critiques d'art collègues d'Hussonnet, un fabricant de papier, et enfin l'illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre. Lorsqu'on passa dans la salle à manger, M"' Ar- noux prit son bras. Une chaise était restée vide

66 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

pour Pellerin. Arnoux l'aimait, tout en l'exploi- tant. D'ailleurs, il redoutait sa terrible langue, si bien que, pour l'attendrir, il avait publié dans Y Art industriel son portrait accompagné d'éloges hyperboliques; et Pellerin, plus sensible à la gloire qu'à l'argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric s'imagina qu'ils étaient récon- ciliés depuis longtemps. ^J La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle qu'un parloir moyen âge, était tendue de cuir battu; une étagère hollandaise se dressait devant un râteher de chibouques; et, autour de la table, les verres de Bohême, diversement colorés, faisaient au miheu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin.

II eut à choisir entre dix espèces de moutarde. II mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokaj. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. II courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui commu- niquaient des sauces.

Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l'Orient; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l'Opéra; et l'existence atroce de la bohème lui parut drôle, à travers la gaieté d'Hussonnet, lequel narra, d'une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n'ayant pour nourri- ture que du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur l'école

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 6j

florentine, lui révéla des chefs-d'œuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut mal à contenir son enthou- siasme quand Pellerin s'écria :

Laissez -moi tranquille avec votre hideuse réalité! Qu'est-ce que cela veut dire, la réalité? Les uns voient noir, d'autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel- Ange, rien de plus fort! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine; et l'art deviendra, si Ton continue, je ne sais quelle rocambole au-dessous de la rehgion comme poésie, et de la pohtique comme mtérêt. Vous n'arriverez pas à son but, oui, son but! qui est de nous causer une exaltation impersonnelle, avec de petites œuvres, malgré toutes vos finasse- ries d'exécution. Voilà les tableaux de Bassoher, par exemple : c'est joh, coquet, propret, et pas lourd! Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en voyage ! Les notaires achètent ça vingt mille francs, il y a pour trois sous d'idées; mais, sans l'idée , rien de grand ! sans grandeur, pas de beau ! L'Olympe est une montagne ! Le plus crâne monument, ce sera toujours les Pyramides. Mieux vaut Texubérance que le goût, le désert qu'un trottoir, et un sauvage qu'un coiffeur!

Frédéric, en écoutant ces choses, regardait M"^ Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s'ajou- taient à sa passion et faisaient de l'amour.

II était assis trois places au-dessous d'elle, sur le même côté. De temps à autre elle se penchait un peu , en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; et, comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce

(58 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

qui donnait à son visage un air de bonté plus dé- licate.

Au moment des liqueurs, elle disparut. La con- versation devint très libre; M. Arnouxy brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme éta- blissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre estime.

Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant sur la table. Les grands artistes de répoque l'avaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs signatures; parmi les noms fameux, il s'en trou- vait beaucoup d'inconnus, et les pensées curieuses n'apparaissaient que sous un débordement de sot- tises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à M"" Arnoux. Frédéric aurait eu peur d'écrire une ligne à côté.

Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d'argent qu'il avait remarqué sur la cheminée. C'était un cadeau de son mari, un ou- vrage de la Renaissance. Les amis d'Arnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait; il fut pris d'attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser.

Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes; le bonhomme Meinsius était avec M™' Arnoux, sur une bergère, près du feu ; elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient; et Frédéric aurait accepté d'être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chose qui l'intronisât dans une intimité pareille. II se rongeait le cœur, furieux contre sa jeunesse.

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 6^

Mais elle vint dans l'angle du salon il se te- nait, lui demanda s*il connaissait quelques-uns des convives, s'il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sor- tait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue; et il n'en détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine; cependant, il n'osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face.

Rosenwald les interrompit, en priant M"" Ar- noux de chanter quelque chose. II préluda, elle attendait; ses lèvres s'entrouvrirent, et un son pur, long, filé, monta dans l'air.

Frédéric ne comprit rien aux paroles ita- liennes.

Cela commençait sur un rythme grave, tel qu'un chant d'église, puis, s'animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s'apaisait tout à coup; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse.

Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lu- gubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s'inclinait sur son épaule; sa poi- trine se gonflait, ses bras s'écartaient, son cou d'où s'échappaient des roulades se renversait mol- lement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus

70 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

haute encore, et, après un silence, termina par un point d'orgue.

Rosenwald n'abandonna pas le piano. II con- tinua de jouer, pour lui-même. De temps à autre, un des convives disparaissait. A onze heures, comme les derniers s'en allaient, Arnoux sortit avec Pellerin, sous prétexte de le reconduire. II était de ces gens qui se disent malades quand ils n'ont pas fait leur tour après diner.

^me Arnoux s'était avancée dans l'antichambre , Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric, et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau.

II quitta ses amis; il avait besoin d'être seul. Son cœur débordait. Pourquoi cette main offerte ? Etait-ce un geste irréfléchi, ou un encourage- ment? «Allons donc! je suis fou!» Qu'importait d'ailleurs, puisqu'il pouvait maintenant la fré- quenter tout à son aise, vivre dans son atmo- sphère.

Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes; et il songeait dédai- gneusement à tous ces êtres humains couchés der- rière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutait qu'elle vécût! II n'avait plus conscience du milieu, de l'espace, de rien; et, battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air humide l'enveloppa; il se reconnut au bord des quais.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 7I

Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment, et de longues flammes rouges va- ciflaient dans la profondeur de Teau. Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel, plus clair, semblait soutenu par les grandes masses d'ombre qui se levaient de chaque côté du fleuve. Des édifices, que Ton n'apercevait pas, faisaient des redoublements d'obscurité. Un brouiflard lumi- neux flottait au delà, sur les toits; tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement ; un vent léger soufflait.

II s'était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l'air. Ce- pendant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose d'intarissable, un afflux de ten- dresse qui l'énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. A l'horloge d'une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui l'eût appelé.

Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l'âme il vous semble qu'on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l'objet, lui était venue. II se demanda, sérieusement, s'il serait un grand peintre ou un grand poète; et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rap- procheraient de M™ Arnoux. II avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l'avenir infaillible.

Quand il eut refermé sa porte, il entendit quel- qu'un qui ronflait, dans le cabinet noir, près de la chambre. C'était l'autre. II n'y pensait plus.

Son visage s'offrait à lui dans la glace. II se trouva beau , et resta une minute à se regarder.

LE lendemain, avant midi, il s'était acheté une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à lui donner des leçons, et Frédéric Temmena dans son logement pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture.

Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant :

Cest lui ! le voilà ! Sénécal !

Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris; et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue et Tecclé- siastique.

D*abord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat de Rossini; Sénécal, interrogé, déclara qu'il n'allait jamais au théâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.

Est-ce pour toi, tout cela? dit le clerc.

Mais sans doute !

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. J^

Tiens I quelle idée !

Et il se pencha sûr la table, le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. II lavait apporté lui-même, et lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient ensemble la palette, le couteau, les vessies; puis ils vinrent à s'entretenir du dîner chez Arnoux.

Le marchand de tableaux? demanda Sé- nécal. Joli monsieur, vraiment!

Pourquoi donc? dit Pellerin. Sénécal répliqua :

Un homme qui bat monnaie avec des tur- pitudes politiques !

Et il se mit à parler d'une lithographie célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les prmcesses bro- daient, le duc de Nemours ceignait un sabre; M. de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères; on apercevait, dans le fond, un lit à deux compartiments. Cette image, inti- tulée Une bonne famille, avait fait les délices des bourgeois, mais l'affliction des patriotes. Pellerin, d'un ton vexé comme s'il en était l'auteur, ré- pondit que toutes les opinions se valaient ; Sénécal protesta. L'art devait exclusivement viser à la mo- ralisation des masses ! II ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses; les autres étaient nuisibles.

Mais ça dépend de l'exécution! cria Pel- lerin. Je peux faire des chefs-d'œuvre !

Tant pis pour vous, alors! on n'a pas le droit...

74 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Comment?

Non! monsieur, vous n'avez pas le droit de m'intéresser à des choses que Je réprouve! Qu'avons-nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages? Je ne vois pas d'enseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses misères, plutôt! enthousiasmez- nous pour ses sacrifices! Eh! bon Dieu, les sujets ne manquent pas : la ferme, l'atelier...

Pellerin en balbutiait d'indignation, et, croyant avoir trouvé un argument :

Molière, l'acceptez-vous ?

Soit! dit Sénécal. Je l'admire comme pré- curseur de la Révolution française.

Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n'y a eu d'époque plus pitoyable !

Pas de plus grande, monsieur !

Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face :

Vous m'avez l'air d'un fameux garde na- tional !

Son antagoniste, habitué aux discussions, ré- pondit :

Je n'en suis pas ! et je la déteste autant que vous. Mais, avec des principes pareils, on cor- rompt ies foules! Ça fait le compte du Gouverne- ment, du reste; il ne serait pas si fort sans la complicité d'un tas de farceurs comme celui-là.

Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal l'exaspéraient. II osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cœur d'or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 75

Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait pas pour servir de modèle.

Frédéric devint blême.

II vous a donc fait bien du tort, monsieur?

A moi? non! Je Tai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout.

Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de Y Art indus- triel. Arnoux était, pour lui, le représentant d'un monde qu'il jugeait funeste à la démocratie. Répu- blicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n'ayant d'ailleurs aucun besoin, et étant d'une probité inflexible.

La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son rendez -vous, le répétiteur ses élèves; et, quand ils furent sortis, après un long silence. Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux.

Tu m'y présenteras plus tard, n'est-ce pas, mon vieux?

Certainement, dit Frédéric.

Puis ils avisèrent à leur installation. Deslau- riers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l'École de droit son inscription, acheté les livres indispensables; et la vie qu'ils avaient tant rêvée commença.

Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers n'ayant parlé d'aucune con- vention pécuniaire, Frédéric n'en parla pas. II sub- venait à toutes les dépenses, rangeait l'armoire, ^^ s'occupait du ménage; mais, s'il fallait donner une ^m mercuriale au concierge, le clerc s'en chargeait, ^B continuant, comme au collège, son rôle de pro-

7^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à l'in- terrompre. C'étaient des épanchements sans fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe qui filait ou d'un livre égaré, colères d'une minute, que des rires apaisaient.

La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin , dans leur lit.

Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve, on enten- dait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; et les fumées de leurs pipes tourbiflonnaient dans l'air pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis; ils sentaient, en l'aspirant, un vaste espoir épandu.

Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sor- taient ensemble; et, bras dessus bras dessous, ils s'en aflaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d'eux. Deslau- riers ambitionnait la richesse, comme moyen de Euissance sur les hommes. II aurait voulu remuer eaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avec trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d'un jet d'eau , servi par des pages nègres ; et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises, qu'elles le désolaient comme s'il les avait perdues.

A quoi bon causer de tout cela, disait-il, puisque jamais nous ne l'aurons !

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. "JJ

Qui sait? reprenait Deslauriers.

Malgré ses opinions démocratiques, il renga- geait à s'introduire chez les Dambreuse. L'autre objectait ses tentatives.

Bah ! retournes-y ! On t'invitera !

Ils reçurent, vers le miheu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celle du restaura- teur qui leur apportait à dfner. Frédéric, n'ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se hvrait chez Arnoux.

Effectivement, il n j mettait point de modéra- tion. Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles, des sujets équestres d'Alfred de Dreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de XArt industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis d'une telle façon, qu'on avait peine à poser un hvre, à remuer les coudes. Frédéric prétendait qu'il lui fallait tout cela pour sa peinture.

II travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses, ayant coutume d'assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte; et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l'atelier. Le calme de cette grande pièce, l'on n'entendait que le trottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, et jusqu'au ronflement du poêle, tout le plongeait d'abord dans une sorte de bien-être in- tellectuel. Puis ses yeux , abandonnant son ouvrage , se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi

78 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

les bibelots de l'étagère, le long des torses la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours; et, tel qu'un voyageur perdu au milieu d'un bois et que tous les chemins ramènent à la même place, continuellement il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de M""* Arnoux.

II se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé au second étage, devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient; on ouvrait, et, à ces mots : « Madame est sortie » , c'était une dé- livrance, et comme un fardeau de moins sur son cœur.

II la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames avec elle; une autre après- midi, le maître d'écriture de M'^^ Marthe survint. D'ailleurs, les hommes que recevait M"* Arnoux ne lui faisaient point de visites. II n'y retourna plus, par discrétion.

Mais il ne manquait pas, pour qu'on l'invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à Y Art indus- triel, chaque mercredi, régulièrement; et il y res- tait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu'à la dernière minute, en fei- gnant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : «Êtes-vous libre, demain soir?» II acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux semblait le prendre en affection. II lui montra l'art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses; Frédéric suivait docilement ses conseils, aimant tout ce qui dépendait de M"' Arnoux, ses meubles, ses do- mestiques, sa maison, sa rue.

II ne parlait guère pendant ces dîners; il la contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe,

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 7^

un petit grain de beauté; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords; elle les flattait de temps à autre, avec deux doigts seule- ment. II connaissait la forme de chacun de ses ongles , il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprès des portes , il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des œuvres d'art, presque animées comme des per- sonnes; toutes lui prenaient le cœur et augmen- taient sa passion.

Il n'avait pas eu la force de la cacher à Deslau- riers. Quand il revenait de chez M""' Arnoux, il le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer d'elle.

Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine, poussait un long bâil- lement. Frédéric s'asseyait au pied de son lit. D'abord il parlait du dfner, puis il racontait mille détails insignifiants, il voyait des marques de mépris ou d'affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.

Ah ! quelle bêtise !

Ou bien elle l'avait appelé son «ami».

Vas-y gaiement, alors!

Mais je n'ose pas, disait Frédéric.

Eh bien, n'y pense plus! Bonsoir.

Deslauriers se retournait vers la ruelle et s'en- dormait. II ne comprenait rien à cet amour, qu'il regardait comme une dernière faiblesse d'adoles- cence; et, son intimité ne lui suffisant plus, sans

8o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine.

Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideaux d'algérienne étaient soigneusement tirés ; la lampe et quatre bougies brûlaient ; au mi- lieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes, s'étalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum et des petits fours. On discutait sur l'immortalité de l'âme, on faisait des parallèles entre les professeurs.

Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé d'une redingote trop courte des poi- gnets, et la contenance embarrassée. C'était le gar- çon qu'ils avaient réclamé au poste, l'année dernière.

N'ayant pu rendre à son maître le carton de dentelles perdu dans la bagarre, celui-ci l'avait accusé de vol, menacé des tribunaux; maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hus- sonnet, le matin, l'avait rencontré au coin d'une rue; et il l'amenait, car Dussardier, par recon- naissance, voulait voir «l'autre».

Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein , et qu'il avait gardé religieusement avec l'espoir de le rendre. Les jeunes gens l'invitèrent à revenir. II n'y manqua pas.

Tous sympathisaient. D'abord, leur haine du Gouvernement avait la hauteur d'un dogme indis- cutable. Martinon seul tâchait de défendre Louis- Philippe. On l'accablait sous les lieux communs traînant dans les journaux : l'embastilïement de Paris*, les lois de septembre*, Pritchard, lord Guizot*, si bien que Martinon se taisait, craignant d'offenser quelqu'un. En sept ans de collège, il n'avait pas mérité de pensum, et, à l'École de

L'EDUCATION SENTIMENTALE. «I

droit, il savait plaire aux professeurs. II portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc ; mais il apparut un soir dans une toilette de marié : gilet de velours à châle, cravate blanche, chaîne d'or.

L'étonnement redoubla quand on sut qu'il sor- tait de chez M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse venait d'acheter au père Martinon une partie de bois considérable; le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les avait invités à dtner tous les deux.

Y avait-il beaucoup de truffes, demanda Deslauriers, et as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes, sicut decet?

Alors, la conversation s'engagea sur les femjnes. Pellerin n'admettait pas quil y eût de belles femmes (il préférait les tigres); d'ailleurs, la femelle de l'homme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique :

Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée ; je veux dire les seins, les cheveux...

Cependant, objecta Frédéric, de longs che-

Iveux noirs, avec de grands yeux noirs... Oh ! connu ! s écria Hussonnet. Assez d'An- dalouses sur la pelouse ! des choses antiques ? ser- viteur! Car enfin, voyons, pas de blagues! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois, nom d'un petit bonhomme! et Régence si nous pouvons !

Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire I

II faut passer de la brune à la blonde ! Est-ce votre avis, père Dussardier?

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82 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts.

Eh bien, fit-il, en rougissant, moi, je vou- drais aimer la même, toujours!

Cela fut dit d'une telle façon, qu'il y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme.

Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclara dogmatiquement que, la prosti- tution étant une tyrannie et le mariage une immo- ralité, il valait mieux s'abstenir. Deslauriers pre- nait les femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à leur endroit toute espèce de crainte.

Elevé sous les yeux d'une grand'mère dévote, il trouvait la compagnie de ces jeunes gens allé- chante comme un mauvais lieu et instructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas les leçons; et il se montrait plein de zèle, jusqu'à vouloir fumer, en dépit des maux de cœur qui le tourmentaient chaque fois, régulièrement. Fré- déric l'entourait de soins. Il admirait la nuance de ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout ses bottes, minces comme des gants et qui sem- blaient insolentes de netteté et de délicatesse ; sa voiture l'attendait en bas dans la rue.

Un soir qu'il venait de partir, et que la neige tombait, Sénécal se mit à plaindre son cocher. Puis il déclama contre les gants jaunes, le Jockey- Club. Il faisait plus de cas d'un ouvrier que de ces messieurs.

Moi, je travaille, au moins! je suis pauvre !

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 83

Cela se voit, dit à la fin Frédéric, impa- tienté.

Le répétiteur lui garda rancune pour cette pa- role.

Mais, Regimbart ayant dit qu'il connaissait un peu Sénécal, Frédéric, voulant faire une politesse à l'ami d'Amoux, le pria de venir aux réunions du samedi, et la rencontre fut agréable aux deux patriotes.

lis différaient cependant.

Sénécal qui avait un crâne en pointe ne considérait que les systèmes. Regimbart, au con- traire, ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui rinquiétait principalement, c'était la frontière du Rhin*. 11 prétendait se connaître en artillerie, et se faisait habiller par le tailleur de l'Ecole poly- technique.

Le premier jour, quand on lui offrit des gâ- teaux, il leva les épaules dédaigneusement, en disant que cela convenait aux femmes; et il ne parut guère plus gracieux les fois suivantes. Du moment que les idées atteignaient une certaine hauteur, il murmurait Oh I pas d'utopies, pas de rêves!» En fait d'art (bien qu'il fréquentât les ateliers, quelquefois il donnait, par com- plaisance, une leçon d'escrime), ses opinions n'étaient point transcendantes. 11 comparait le style de M. Marrast à celui de Voltaire* et M"" Vatnaz à M"" de Staël, à cause d'une ode sur la Polo- gne, «où il y avait du cœur». Enfin, Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Des- lauriers, car le Citoyen était un familier d'Ar- noux. Or le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances

6.

84 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

profitables. «Quand donc m'y mèneras-tu?» di- sait-il. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage; puis, ce n'était pas la peine, les dîners allaient finir.

S'il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Fré- déric l'eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il sur- veillait son langage, ses manières et son costume jusqu'à venir au bureau de Y Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Des- lauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à M°" Arnoux, ce qui pouvait le compro- mettre, le rabaisser lui-même auprès d'elle. II ad- mettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l'aurait gêné mille fois plus. Le clerc s'apercevait

au'il ne voulait pas tenir sa promesse, et le silence e Frédéric lui semblait une aggravation d'injure. II aurait voulu le conduire absolument, le voir se développer d'après l'idéal de leur jeunesse ; et sa fainéantise le révoltait, comme une désobéis- sance et comme une trahison. D'ailleurs Frédéric, plein de l'idée de M""" Arnoux, parlait de son mari souvent; et Deslauriers commença une intolé- rable scie, consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic d'idiot. Quand on frappait à sa porte, il répon- dait : «Entrez, Arnoux!» Au restaurant, il de- mandait un fromage de Brie « à l'instar d' Arnoux» ; et, la nuit, feignant d'avoir un cauchemar, il ré- veillait son compagnon en hurlant : «Arnoux! Arnoux!» Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d'une voix lamentable :

Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux !

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 85

, Jamais ! répondit le clerc.

Toujours lui ! lui partout! ou brûlante ou glacée, L'image de l'Arnoux...

Tais-toi donc ! s'écria Frédéric en levant le poing.

II reprit doucement :

Cest un sujet qui m'est pénible, tu sais bien.

Oh! pardon, mon bonhomme, répliqua Deslauriers en s'inclinant très bas, on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle ! Pardon en- core une fois. Mille excuses !

Ainsi fut terminée la plaisanterie.

Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit:

Eh bien, je l'ai vue tantôt, M™2 Arnoux!

donc?

Au Palais, avec Balandard, avoué; une femme brune, n'est-ce pas, de taille moyenne?

Frédéric fît un signe d'assentiment. II attendait que Desîauriers parlât. Au moindre mot d'admi- ration, il se serait épanché largement, était tout prêt à le chérir; l'autre se taisait toujours; enfin, n'y tenant plus, il lui demanda d'un air indifférent ce qu'il pensait d'elle.

Deslauriers la trouvait «pas mal, sans avoir pourtant rien d'extraordinaire».

Ah ! tu trouves, dit Frédéric.

Arriva le mois d'août, époque de son deuxième examen. D'après l'opinion courante, quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala d'em- blée les quatre premiers livres du Code de procé- dure, les trois premiers du Code pénal, plusieurs

86 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

morceaux d'instruction criminelle et une partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet. La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitula- tion qui se prolongea jusqu'au matin ; et, pour mettre à profit le dernier quart d'heure, il con- tinua à l'interroger sur le trottoir, tout en mar- chant.

Comme plusieurs examens âe passaient simul- tanément, il j avait beaucoup de monde dans la cour, entre autres Hussonnet et Cisy ; on ne man- quait pas de venir à ces épreuves quand il s'agis- sait des camarades. Frédéric endossa la robe noire traditionnelle; puis il entra, suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce, éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes, le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée d'un tapis vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge, tous portant des chausses d'hermine sur l'épaule, avec des toques à galons d'or sur le chef.

Frédéric se trouvait l'avant-dernier dans la série, position mauvaise. A la première question sur la dîÉFérence entre une convention et un contrat, il définit l'une pour l'autre; et le professeur, un brave homme, lui dit :

Ne vous troublez pas, monsieur, remettez- vous!

Puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commence- ment. Deslauriers, en face, dans le public, lui fai- sait signe que tout n'était pas encore perdu ; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se

L'ÉDUCATIOxN SENTIMENTALE. 87

montra passable. Mais, après la troisième, relative au testament mystique, Texaminateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les haussements d'épaules. Enfin, le moment arriva il fallut répondre sur la Procédure! II s'agis- sait de la tierce opposition. Le professeur, choqué d'avoir entendu des théories contraires aux siennes , lui demanda d'un ton brutal :

Et vous, monsieur, est-ce votre avis? Com- ment conciliez -vous le principe de l'article 135 1 du Code civil avec cette voie d'attaque extraordi- naire?

Frédéric se sentait un grand mal de tête pour avoir passé la nuit sans dormir. Un rayon de so- leil, entrant par l'intervalle d'une jalousie, le frap- pait au visage. Debout derrière la chaise, il se dandinait et tirait sa moustache.

J'attends toujours votre réponse! reprit l'homme à la toque d'or.

Et, comme le geste de Frédéric l'agaçait sans doute :

Ce n'est pas dans votre barbe que vous la trouverez !

Ce sarcasme causa un rire dans l'auditoire; le professeur, flatté, s'amadoua. II lui fit deux ques- tions encore sur l'ajournement et sur l'affaire som- maire, puis baissa la tête en signe d'approbation; l'acte public était fini. Frédéric rentra dans le ves- tibule.

Pendant que l'huissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis l'entourèrent en achevant de l'ahurir avec

88 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

leurs opinions contradictoires sur le résultat de l'examen. On le proclama bientôt d'une voix so- nore, à l'entrée de la salle : «Le troisième était... ajourné ! »

Emballé ! dit Hussonnet, allons-nous-en ! Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent

Martinon, rouge, ému, avec un sourire dans les yeux et l'auréole du triomphe sur le front. II ve- nait de subir sans encombre son dernier examen. Restait seulement la thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Sa famille connaissait un ministre, «une belle carrière» s'ouvrait devant lui.

Celui-là t'enfonce tout de même, dit Des- lauriers.

Rien n'est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises oii l'on échoue. Fré- déric, vexé, répondit qu'il s'en moquait. Ses pré- tentions étaient plus hautes; et, comme Hussonnet faisait mine de s'en aller, il le prit à l'écart pour lui dire :

Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu !

Le secret était facile, puisque Arnoux, le len- demain, partait en voyage pour l'Allemagne.

Le soir, en rentrant, le clerc trouva son ami singulièrement changé : il pirouettait, sifflait; et, l'autre s'étonnant de cette humeur, Frédéric dé- clara qu'il n'irait pas chez sa mère ; il emploierait ses vacances à travailler.

A la nouvelle du départ d' Arnoux, une joie l'avait saisi. II pouvait se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte d'être interrompu dans ses visites. La conviction d'une sécurité absolue lui donnerait du courage. Enfin il ne serait pas éloi-

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 89

§né, ne serait pas séparé d'elle! Quelque chose e plus fort qu'une chaîne de fer l'attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.

Des obstacles s'y opposaient. II les franchit en écrivant à sa mère ; il confessait d'abord son échec, occasionné par des changements faits dans le pro- gramme, un hasard, une injustice; d'ailleurs, tous les grands avocats ( il citait leurs noms ) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se pré- senter de nouveau au mois de novembre. Or, n'ayant pas de temps à perdre, il n'irait point à la maison cette année; et il demandait, outre l'ar- gent d'un trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles; le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d'amour filial.

M™° Moreau, qui l'attendait le lendemain, fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit «de venir tout de même». Frédéric ne céda pas. Une brouille s'en- suivit. A la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l'argent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d'or.

Quand tout cela fut en sa possession :

«C'est peut-être une idée de coiffeur que j'ai eue?» songea-t-il.

Et une grande hésitation le prit.

Pour savoir s'il irait chez M'"' Arnoux, il jeta par trois fois dans l'air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l'ordonnait. II se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.

po L'EDUCATION SENTIMENTALE.

II monta vivement l'escalier, tira le cordon de la sonnette; elle ne sonna pas; il se sentait près de défaillir.

Puis il ébranla, d'un coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s'apaisa par degrés ; et l'on n'entendait plus rien. Frédéric eut peur.

II colla son oreille contre la'porte ; pas un souffle ! II mit son œil au trou de la serrure, et il n'aper- cevait dans l'antichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup léger. La porte s'ouvrit; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l'air maussade, Arnoux lui- même parut.

Tiens I Qui diable vous amène ? Entrez !

II l'introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, oii l'on voyait sur la table une bouteille de vin de Cham- pagne avec deux verres; et, d'un ton brusque :

Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?

Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.

Enfin, il dit qu'il était venu savoir de ses nou- velles, car il le croyait en Allemagne, sur le rap- port d'Hussonnet.

Nullement! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !

Afin de dissimuler son trouble, Frédéric mar- chait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d'une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d'ivoire se brisa.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. pi

Mon Dieu! s*écria-t-il, comme je suis cha- grin d'avoir brisé Tombrelle de M"' Arnoux.

A ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l'occasion qui s'offrait de parler d'elle, ajouta timidement :

Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?

Elle était dans son pays, près de sa mère ma- lade.

Il n'osa faire de questions sur la durée de cette absence. II demanda seulement quel était le pays de M"^ Arnoux.

Chartres ! Cela vous étonne ?

Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde !

Us ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s'était fait une cigarette, tour- nait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, l'étagère, le parquet; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plu- tôt. Enfin il se retira.

Un morceau de journal, roulé en boule, tra{- nait par terre, dans l'antichambre; Arnoux le prit; et, se haussant sur la pointe des pieds, il l'enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main :

Avertissez le concierge, s'il vous plaft, que je n'y suis pas !

Et il referma la porte sur son dos, violemment. Frédéric descendit l'escalier marche à marche. L'insuccès de cette première tentative le découra- geait sur le hasard des autres. Alors commen- cèrent trois mois d'ennui. Comme il n'avait

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aucun travail, son désœuvrement renforçait sa tristesse.

II passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais gri- sâtres, noircis de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord, des gamins quelquefois s'amu- saient, dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux, délaissant à gauche le pont de pierre de ÎNotre-Dame et trois ponts suspendus, se diri- geaient toujours vers le quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du port de Montereau. La tour Saint-Jacques, l'Hotel de Ville, Saint-Gervais, Saint-Louis, Saint-Paul se levaient en face, parmi les toits confondus, et le Génie de la colonne de Juillet resplendissait à Torient comme une large étoile d'or, tandis qu'à fautre extrémité le dôme des Tuileries arrondis- sait, sur le ciel, sa lourde masse bleue. C'était par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de M""' Arnoux.

II rentrait dans sa chambre; puis, couché sur son divan, s'abandonnait à une méditation dés- ordonnée : plans d'ouvrages, projets de conduite, élancements vers l'avenir. Enfin, pour se débar- rasser de lui-même, il sortait.

II remontait, au hasard, le quartier latin, si tu- multueux d'habitude, mais désert à cette époque, car les étudiants étaient partis dans leurs familles. Les grands murs des collèges, comme allongés par le silence, avaient un aspect plus morne en- core; on entendait toutes sortes de bruits pai- sibles, des battements d'ailes dans les cages, le ronflement d'un tour, le marteau d'un savetier;

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. ^^

et les marchands d'habits, au miheu des rues, interrogeaient de l'œil chaque fenêtre, inutile- ment. Au fond des cafés sohtaires, la dame du comptoir bâillait entre ses carafons remphs; les journaux demeuraient en ordre sur la table des cabinets de lecture; dans l'atelier des repasseuses, des linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps à autre, il s'arrêtait à l'étalage d'un bouquiniste; un omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait se retourner; et par- venu devant le Luxembourg, il n'allait pas plus loin.

Quelquefois, l'espoir d'une distraction l'attirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures d'ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule l'étour- dissait, le dimanche surtout, quand, depuis la Bastille jusqu'à la Madeleine, c'était un immense flot ondulant sur l'asphake, au miheu de la pous- sière, dans une rumeur continue; il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur 1 Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder.

II allait tous les jours à Y Art industriel; et pour savoir quand reviendrait M""" Arnoux, il s'infor- mait de sa mère très longuement. La réponse d'Arnoux ne variait pas : «le mieux se continuait», sa femme, avec la petite, serait de retour la se- maine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus

^4 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Frédéric témoignait d'inquiétude, si bien qu'Ar- noux, attendri par tant d*afFection , Temmena cinq ou six fois dîner au restaurant.

Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peinture n'était pas fort spiri- tuel. Arnoux pouvait s'apercevoir de ce refroidis- sement; et puis c'était l'occasion de lui rendre, un peu, ses politesses.

Voulant donc faire les choses très bien, il ven- dit à un brocanteur tous ses habits neufs, moyen- nant la somme de quatre-vingts francs; et, l'ayant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour dîner. Regimbart s'y trouvait. Ils s'en allèrent aux Trois-Frères-Proven- çaux.

Le Citoyen commença par retirer sa redingote , et, sûr de la déférence des deux autres, écrivit la carte. Mais il eut beau se transporter dans la cui- sine pour parler lui-même au chef, descendre à la cave dont il connaissait tous les coins, et faire monter le maître de l'établissement, auquel il «donna un savon», il ne fut content ni des mets, ni des vins, ni du service! A chaque plat nou- veau, à chaque bouteille différente, dès la pre- mière bouchée, la première gorgée, il laissait tom- ber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre ; puis s'accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras, il s'écriait qu'on ne pouvait plus dîner à Paris! Enfin, ne sachant qu'imaginer pour sa bouche, Regimbart se commanda des haricots à l'huile, «tout bonnement», lesquels, bien qu'à moitié réussis, l'apaisèrent un peu. Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur les an- ciens garçons des Provençaux : « Qu'était devenu

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 95

Antoine? Et un nommé Eugène? Et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on n'en reverra plus ! ))

Ensuite, il fut question de la valeur des ter- rains dans la banheue, une spéculation d'Arnoux, infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts,

Euisqu il ne voulait vendre à aucun prix. Regîm- art lui découvrirait quelqu'un ; et ces deux mes- sieurs firent, avec un crajon, des calculs jusqu'à la fin du dessert.

On s'en alla prendre le café, passage du Sau- mon, dans un estaminet, à l'entresol. Frédéric assista, sur ses jambes, à d'interminables parties de billard, abreuvées d'innombrables chopes; et il resta là, jusqu'à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l'espérance confuse d'un événement quelconque favorable à son amour.

Quand donc la reverrait- il? Frédéric se déses- pérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :

Ma femme est revenue hier, vous savez ! Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez

elle.

II débuta par des félicitations, à propos de sa mère , dont la maladie avait été si grave.

Mais non ! Qui vous l'a dit? Arnoux!

Elle fit un «ah» léger, puis ajouta qu'elle avait eu, d'abord, des craintes sérieuses, maintenant disparues.

Elle se tenait près du feu , dans la bergère de

^6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tapisserie. Il était sur le canapé, avec son chapeau entre ses genoux; et Tentretien fut pénible, elle l'abandonnait à chaque minute ; il ne trouvait pas de joint pour y introduire ses sentiments. Mais, comme il se plaignait d'étudier la chicane, elle répliqua : «Oui..., je conçois..., les affaires...!» en baissant la figure, absorbée tout à coup par des réflexions.

II avait soif de les connaître, et même ne son- geait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de l'ombre autour d'eux.

Elle se leva, ayant une course à faire, puis re- parut avec une capote de velours, et une mante noire, bordée de petit -gris. II osa offrir de l'ac- compagner.

On n'y voyait plus; le temps était froid, et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l'air. Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras ; et sa main , prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu'il au- rait voulu couvrir de baisers, s'appuyait sur sa manche. A cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu ; il lui semblait qu'ils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d'un nuage.

L'éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité. L'occasion était bonne, le temps pressait. II se donna jusqu'à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s'arrêta net, en lui disant :

Nous y sommes, je vous remercie ! A jeudi, n'est-ce pas, comme d'habitude? _ Les dîners recommencèrent ; et plus il fréquen-

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tait M°" Arnoux, plus ses langueurs augmen- taient.

La contemplation de cette femme Ténervait, comme l'usage d'un parfum trop fort. Cela des- cendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d'exister.

Les prostituées qu'il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades , les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes violents. II regardait, le long des boutiques, les cachemires, les dentelles et les pen- deloques de pierreries, en les imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. A l'éventaire des marchandes, les fleurs s'épanouissaient pour qu'elle les choisit en passant; dans la montre des cor- donniers, les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville, avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour d'elle.

Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d'un palmier l'entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants , dans la cabine d'un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s'arrêtait au Louvre devant de vieux taoleaux;

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et son amour l'embrassant Jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d'un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneu- resse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de ba- leines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des séna- teurs, sous un dais de plumes d'autruche, dans une robe de brocart. D'autres fois, il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur ies coussins d'un harem; et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l'allure d'une phrase, un contour, l'amenaient à sa pensée d'une façon brusque et insensible.

Quant à essayer d'en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.

Un soir, Dittmer, qui arrivait , la baisa sur le front; Lo varias fît de même, en disant :

Vous permettez, n'est-ce pas, selon le pri- vilège des amis?

Frédéric balbutia :

Il me semble que nous sommes tous des amis?

Pas tous des vieux ! reprit-elle.

C'était le repousser d'avance, indirectement.

Que faire, d'ailleurs? Lui dire qu'il l'aimait? Elle réconduirait sans doute; ou oien, s'indi- gnant, le chasserait de sa maison! Or il préférait toutes les douleurs à l'horrible chance de ne plus k voir.

11 enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. II souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l'intéresser.

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Une chose Tétonnait, c'est qu'il n'était pas ja- loux d'Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autre- ment que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mysté- rieuse.

Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux! II aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée; et, incapable d'action, mau- dissant Dieu et s'accusant d'être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l'étoufFait. II res- tait pendant des heures immobile, ou bien il écla- tait en larmes; et, un jour qu'il n'avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit :

Mais, saprelotte! qu'est-ce que tu as? Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n'en

crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quelle sot- tise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c'est perdre son temps.

Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande fancien. Garçon, toujours du même! II me plai- sait! Voyons, fume une pipe, animal! Secoue-toi un peu, tu me désoles!

- C'est vrai , dit Frédéric , je suis fou ! Le clerc reprit :

Ah! vieux troubadour, je sais bien ce qui t'afHige! Le petit cœur? Avoue-le! Bah! une de perdue, quatre de trouvées! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que

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je t'en fasse connaître, des femmes? Tu n*as quà venir à TAIhambra.

Cétait un bal public ouvert récemment au haut des Champs-Elysées, et qui se ruina dès la seconde saison , par un luxe prématuré dans ce genre d'é- tablissements.

On s'y amuse à ce qu'il paraît. AlIons-y! Tu prendras tes amis si tu veux ; je te passe même Régi m bar t !

Frédéric n'invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l'AIhambra.

Deux galeries moresques s'étendaient à droite et à gauche , parallèlement. Le mur d'une maison , en face, occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du restaurant) figurait un cloître go- thique à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture chinoise abritait i'estrade jouaient les musiciens ; le sol autour était couvert d'asphalte, et des lan- ternes vénitiennes accrochées à des poteaux for- maient, de loin, sur les quadrilles, une couronne de feux mukicolores. Un piédestal, çà et là, suppor- tait une cuvette de pierre, d'où s'élevait un mince filet d'eau. On apercevait dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou Cupidons tout gluants de peinture à l'huile; et les allées nombreuses, garnies d'un sable très jaune soigneusement ratissé , faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste qu'il ne l'était.

Des étudiants promenaient leurs maîtresses ; des commis en nouveautés se pavanaient, une canne entre les doigts ; des collégiens fumaient des réga-

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lias ; de vieux célibataires caressaient avec un peigne leur barbe teinte; il y avait des Anglais, des Rus- ses, des gens de l'Amérique du Sud, trois Orien- taux en tarbouch. Des lorettes, des grisettes et des filles étaient venues là, espérant trouver un pro- tecteur, un amoureux, une pièce d'or, ou simple- ment pour le plaisir de la danse ; et leurs robes à tunique vert d eau, bleue, cerise, ou violette, pas- saient, s'agitaient entre les ébéniers et les lilas. Presque tous les hommes portaient des étoffes à carreaux, quelques-uns des pantalons blancs, malgré la fraîcheur du soir. On allumait les becs de gaz.

Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et les petits théâtres, connaissait beau- coup de femmes ; il leur envoyait des baisers par le bout des doigts, et, de temps à autre, quittant ses amis, allait causer avec elles.

Deslauriers fut jaloux de ces allures. II aborda cyniquement une grande blonde, vêtue de nankin. Après l'avoir considéré d'un air mausade, elle dit : «Non, pas de confiance, mon bonhomme!» et tourna les talons.

II recommença près d'une grosse brune, qui était folle sans doute, car elle bondit dès le pre- mier mot, en le menaçant, s'il continuait, d'ap- peler les sergents de ville. Deslauriers s'efforça de rire; puis, découvrant une petite femme assise à l'écart sous un réverbère, il lui proposa une contredanse.

Les musiciens, juchés sur l'estrade, dans des postures de singe, raclaient et soufflaient, im- pétueusement. Le chef d'orchestre, debout, bat- tait la mesure d'une façon automatique. On était

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tassé, on s*amusait; les brides dénouées des cha- peaux effleuraient les cravates, les bottes s'enfon- çaient sous les jupons ; tout cela sautait en cadence ; Deslauriers pressait contre lui la petite femme, et, gagné par le délire du cancan, se démenait au milieu des quadrilles comme une grande marion- nette. Cisy et Dussardier continuaient leur pro- menade; le jeune aristocrate lorgnait les filles, et, malgré les exhortations du commis, n'osait leur

f)arler, s'imaginant qu'il y avait toujours chez ces emmes-Ià « un homme caché dans l'armoire avec un pistolet, et qui en sort pour vous faire sous- crire des lettres de change».

Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus; et tous se demandaient comment finir la soirée, quand Hussonnet s'écria :

Tiens ! la marquise d'Amaëgui I

C'était une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitaines jusqu'aux coudes et de grandes bou- cles noires qui pendaient le long de ses joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit:

Nous devrions organiser une petite fête chez toi, un raout oriental? Tâche d'herboriser quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers fran- çais ! Eh bien , qu'est-ce qui te gêne ? Attendrais-tu ton hidalgo?

L'Andalouse baissait la tête; sachant les habi- tudes peu luxueuses de son ami, elle avait peur d'en être pour ses rafraîchissements. Enfin au mot d'argent lâché par elle, Cisy proposa cinq napo- léons, toute sa bourse; la chose fut décidée. Mais Frédéric n'était plus là.

II avait cru reconnaître la voix d'Arnoux, avait

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aperçu un chapeau de femme , et il s'était enfoncé bien vite dans le bosquet à côté.

M"* Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.

Excusez-moi ! je vous dérange ?

Pas le moins du mondeJ reprit le mar- chand,

Frédéric, aux derniers mots de leur conver- sation, comprit qu'il était accouru à TAIhambra pour entretenir M"' Vatnaz d'une aflFaire urgente ; et sans doute Arnoux n'était pas complètement rassuré, car il lui dit d'un air inquiet:

Vous êtes bien sûre ?

Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme ! Et elle lui faisait la moue, en avançant ses

grosses lèvres, presque sanguinolentes à force d'être rouges. Mais eue avait d'admirables yeux, fauves avec des points d'or dans les prunelles, tout pleins d'esprit, d'amour et de sensualité. Ils éclai- raient, comme des lampes, le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. U se pencha de son côté en lui di- sant :

Vous êtes gentille, embrassez-moi!

Elle le prit par les deux oreilles, et le baisa sur le front.

A ce moment, les danses s'arrêtèrent; et, à la place du chef d'orchestre, parut un beau jeune homme, trop gras et d'une blancheur de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la ma- nière du Christ, un gilet de velours azur à grandes palmes d'or, l'air orgueilleux comme un paon, bête comme un dindon; et quand il eut salué le public, il entama une chansonnette. C'était un villageois narrant lui-même son voyage dans

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la capitale; l'artiste parlait bas -normand, faisait rhomme soûl; le refrain :

Ah ! j'ai t'y ri , j'ai t'y ri , Dans ce gucusard de Paris !

soulevait des trépignements d'enthousiasme. Del- mas, «chanteur expressif», était trop malin pour le laisser refroidir. On lui passa vivement une gui- tare, et il gémit une romance intitulée le Frère de r Albanaise,

Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait l'homme en haillons, entre les tambours du bateau. Ses jeux s'attachaient involontairement sur le bas de la robe étalée devant lui. Après chaque couplet, il y avait une longue pause, et le souffle du vent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes.

M"' Vatnaz, en écartant d'une main les branches d'un troëne qui lui masquait la vue de l'estrade, contemplait le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une joie sérieuse.

Très bien I dit Arnoux. Je comprends pour- quoi vous êtes ce soîr à l'AIhambra ! Delmas vous plaît, ma chère.

Elle ne voulut rien avouer.

Ah! quelle pudeur! Et, montrant Frédéric :

Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret!

Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie.

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M"* Vatnaz avait rougi en apercevant Dussar- dier. Elle se leva bientôt, et, lui tendant la main:

Vous ne me remettez pas, monsieur Au- guste ?

Comment la connaissez- vous? demanda Frédéric.

Nous avons été dans la même maison, reprit-il.

Cisy le tirait par la manche, ils sortirent; et, à peine disparu. M"' Vatnaz commença l'éloge de son caractère. Elle ajouta même qu'il avait le génie du cœur.

Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime , avoir des succès au théâtre ; et il s'ensuivit une discussion, l'on mêla Shakspeare, la cen- sure, le style, le peuple, les recettes de la Porte- Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres; les jeunes gens se penchaient pour l'écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musique; et, sitôt le quadrille ou la pojka .terminés, tous s'abattaient sur les tables, appelaient le garçon, riaient; les bouteilles de bière et de limonade gazeuse détonaient dans les feuillages, des femmes criaient comme des poules; quelquefois, deux messieurs voulaient se battre; un voleur fut arrêté.

Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriant, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les basques des habits ; les trombones rugissaient plus fort; le rythme s'accélérait; derrière le cloître moyen âge, on entendit des crépitations, des pé- tards éclatèrent; des soleils se mirent à tourner;

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la lueur des feux de Bengale, couleur d'émeraude, éclaira pendant une minute tout le Jardin; et, à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.

Elle s'écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans Tair. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il ac- compagnait une femme d*une cinquantaine d'an- nées, laide, magnifiquement vêtue, et d'un rang social problématique.

Ce gaillard -là, dit Deslauriers, est moins simple quon ne suppose. Mais est donc Cisy?

Dussardier leur montra Testaminet, ils aperçurent le fils des preux, devant un bol de punch , en compagnie d'un chapeau rose.

Hussonnet, qui s'était absenté depuis cinq minutes, reparut au même moment.

Une jeune fille s'appuyait sur son bras, en l'appelant tout haut «mon petit chat».

Mais non ! lui disait-il. Non ! pas en public ! Appelle-moi vicomte, plutôt 1 Ça vous donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes molles, qui me plah! Oui, mes bons, une ancienne I N'est-ce pas qu'elle est gentille ?

II lui prenait le menton.

Salue ces messieurs I ce sont tous des fîls de pairs de France I je les fréquente pour qu'ils me nomment ambassadeur 1

Comme vous êtes fou ! soupira M*^' Vatnaz. Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu'à

sa porte.

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Arnoux les regarda s'éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :

Vous plairait -elle, la Vatnaz? Au reste, vous n'êtes pas franc là-dessus? Je crois que vous cachez vos amours?

Frédéric, devenu blême, jura qu'il ne cachait rien.

C'est qu'on ne vous connaît pas de maî- tresse, reprit Arnoux.

Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l'histoire pouvait lui être racontée. H répon- dit qu'effectivement, il n'avait pas de maîtresse.

Le marchand l'en blâma.

Ce soir, l'occasion était bonne! Pourquoi n'avez -vous pas fait comme les autres, qui s'en vont tous avec une femme?

Eh bien, et vous? dit Frédéric, impatienté d'une telle persistance.

Ah ! moi I mon petit ! c'est différent ! Je m'en retourne auprès de la mienne !

II appela un cabriolet, et disparut.

Les deux amis s'en allèrent à pied. Un vent d'est soufflait. Ils ne parlaient ni l'un ni l'autre. Deslauriers regrettait de n'avoir pas brillé devant le directeur d'un journal, et Frédéric s'enfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui avait paru stupide.

A qui la faute? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton Arnoux!

Bah ! tout ce que j'aurais pu faire eût été complètement inutile.

Mais le clerc avait des théories. II suffisait pour obtenir les choses, de les désirer fortement.

Cependant, toi-même, tout à l'heure .. .

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Je m'en moquais bien! fit Deslauriers, arrêtant net lallusion. Est-ce que je vais m*empê- trer de femmes !

Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises ; bref, elles lui déplaisaient.

Ne pose donc pas ! dit Frédéric. Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :

Veux -tu parier cent francs que Je fais la première qui passe?

Oui! accepté!

La première qui passa était une mendiante hi- deuse; et ils désespéraient du hasard, lorsqu'au milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande fille, portant à la main un petit carton.

Deslauriers iaccosta sous les arcades. Elle inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la place du Carrousel; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un fiacre; Deslauriers la rattrapa. II mar- chait près d'elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils con- tinuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils traver- sèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu'il les gênerait, et n'avait qu'à suivre son exemple.

Combien as-tu encore ?

Deux pièces de cent sous!

C'est assez ! bonsoir !

Frédéric fut saisi par l'étonnement que l'on éprouve à voir une farce réussir : « II se moque de

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moi, pensa-t-il, si je remontais?» Deslauriers croirait, peut-être, qu'il lui enviait cet amour? «Comme si je n'en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort!» Une espèce de colère le poussait. II arriva devant la porte de M"* Arnoux.

Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les jeux collés sur la façade, comme s'il avait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Mainte- nant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l'oreiller, les lèvres entre - closes, la tête sur un bras.

Celle d'Arnoux lui apparut. H s'éloigna, pour fuir cette vision.

Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues.

Quand un piéton s'avançait, il tachait de distin- guer son visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait, dans l'ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en de certains endroits, se- couait le tuyau de tôle d'une cheminée ; des sons lointains s'élevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, la vague ritournelle des contredanses. Le mouve- ment de sa marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde.

Alors, il se ressouvint de ce soir de l'autre hiver, où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s'arrêter, tant son cœur bat-

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tait vite sous l'étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant!

Des nues sombres couraient sur la face de la lune. II la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut; ses dents claquaient; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n'en pas finir? Rien qu'un mouvement à faire I Le poids de son front l'entrainait, il voyait son cadavre flottant sur l'eau ; Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu'il n'essaya pas de le Franchir.

Une épouvante le saisit. II regagna les boule- vards et s'affaissa sur un banc. Des agents de po- lice le réveillèrent, convaincus qu'il «avait fait la noce».

II se remit à marcher. Mais comme il se sentait grand' faim, et que tous les restaurants étaient fer- més, il alla souper dans un cabaret des Halles. Après quoi, jugeant qu'il était encore trop tôt, il flâna aux alentours de l'Hôtel de Ville, jusqu'à huit heures et un quart.

Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle; et il écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatre heures, M. de Cisy entra.

Grâce à Dussardier, la veille au soir, il s'était abouché avec une dame ; et même il l'avait recon- duite en voiture, avec son mari, jusqu'au seuil de sa maison , elle lui avait donné rendez-vous.

II en sortait. On ne connaissait pas ce nom-là I

Que voulez-vous que j'y fasse ? dit Frédéric. Alors le gentilhomme battit ia campagne; il

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parla de M"" Vatnaz, de TAndalouse, et de toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la discré- tion de son ami, il venait pour qu*il l'assistât dans une démarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme; et Frédéric ne le refusa pas. II conta l'histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernait person- nellement.

Le clerc trouva qu'ail allait maintenant très bien». Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.

C'était par elle qu'il avait séduit, dès le pre- mier jour, M"" Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements mihtaires, la plus douce per- sonne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands jeux bleus, continuellement ébahis. Le clerc abusait de sa candeur, jusqu'à lui faire croire qu'il était décoré; il ornait sa redingote d'un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais s'en pri- vait en public, pour ne point humilier son patron, disait-ii. Du reste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et l'appelait «fille du peuple» par manière de rire. Elle lui apportait chaque fois de petits bouquets de violettes. Fré- déric n'aurait pas voulu d'un tel amour.

Cependant, lorsqu'ils sortaient, bras dessus

Ibras dessous, pour se rendre dans un cabinet \ chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une I singuhère tristesse. Frédéric ne savait pas combien , depuis un an, chaque jeudi, il avait fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait les ongles, avant d'aller diner rue de Choiseul !

Un soir que, du haut de son balcon, il venait

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de les regarder partir, il vit de loin Hussonnet sur le pont a Aréole. Le bohème se mit à l'appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages :

Voici la chose : C'est samedi prochain, 24, la fête de M""" Arnoux.

Comment, puisqu'elle s'appelle Marie?

Angèle aussi , n'importe ! On festoiera dans leur maison de campagne à Saint-CIoud; je suis chargé de vous en prévenir. Vous trouverez un véhicule à trois heures, au journal! Ainsi con- venu! Pardon de vous avoir dérangé. Mais j'ai tant de courses!

Frédéric n'avait pas tourné les talons que son portier lui remit une lettre :

« Monsieur et Madame Dambreuse prient Mon- sieur F. Moreau de leur faire i'honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant. R. S. V. P. »

«Trop tard», pensa-t-il.

Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers, lequel s'écria :

Ah! enfin! Mais tu n'as pas l'air content. Pourquoi ?

Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu'il avait le même jour une autre invitation.

Fais-moi le plaisir d'envoyer bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises! Je vais répondre pour toi , si ça te gêne.

Et le clerc écrivit une acceptation, à la troi- sième personne.

N'ayant jamais vu le monde qu'à travers la fièvre de ses convoitises, il se l'imaginait comme une création artificielle, fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la ren-

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contre d'un homme en place, le sourire d'une jolie femme pouvaient, par une série d'actions se dé- duisant les unes des autres, avoir de gigantesques résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la matière à l'état brut et la rendent centuplée de valeur. II croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts. Enfin il estimait la fréquentation des Dambreuse tellement utile, et il parla si bien, que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre.

II n'en devait pas moins, puisque c'était la fête de M"*^ Arnoux, lui offrir un cadeau; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse. Or, il découvrit une marquise en soie gorge -pigeon, à petit manche d'ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante -quinze francs et il n'avait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.

Deslauriers lui répondit qu'il n'avait pas d'argent.

J'en ai besoin, dit Frédéric, grand besoin! Et, l'autre ayant répété la même excuse, il

s'emporta.

Tu pourrais bien, quelquefois. . .

Quoi donc?

Rien!

Le clerc avait compris. II leva sur sa réserve la somme en question, et, quand il l'eut versée pièce à pièce :

Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets !

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Frédéric lui sauta au cou, avec mille protesta- tions affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain, apercevant l'ombrelle sur le piano :

Ah I c'était pour cela I *

Je l'enverrai peut-être, dit lâchement Fré- déric.

Le hasard le servit, car il reçut, dans la soirée, un billet bordé de noir, et M"° Dambreuse, lui annonçant la perte d'un oncle, s'excusait de remettre à plus tard le plaisir de faire sa connais- sance.

Il arriva dès deux heures au bureau du journal. Au lieu de l'attendre pour le mener dans sa voi- ture, Arnoux était parti la veille, ne résistant plus à son besoin de grand air.

Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers champs, bu- vait du lait dans les fermes, batifolait avec les vil- lageoises, s'informait des récoltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir. Enfin, réahsant un vieux rêve, il s'était acheté une maison de campagne.

Pendant que Frédéric parlait au commis, M"" Vatnaz survint, et fut désappointée de ne pas voir Arnoux. II resterait là-bas encore deux jours, peut-être. Le commis lui conseilla «d'y aller»; elle ne pouvait y aller ; « d'écrire une lettre » , elle avait peur que la lettre ne fût perdue. Frédéric s'offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapi- dement, et le conjura de la remettre sans témoins.

Quarante minutes après, il débarquait à Saint- Cloud.

La maison, cent pas plus loin que le pont, se

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trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls, et une large pelouse descendait jusqu'au bord de la rivière. La porte de la grille étant ouverte, Fré- déric entra.

Arnoux, étendu sur Therbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait

I absorber infiniment. La lettre de M^" Vatnaz le tira de sa torpeur.

Diable, diable! c'est ennuyeux I elle a raison ; il faut que je parte.

Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à montrer son domaine. II montra tout, récurie, le hangar, la cuisine. Le salon était à droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue en treillage, chargée d'une clématite. Mais, au-dessus de leur tête, une roulade éclata; M""* Arnoux, se croyant seule, s'amusait à chanter. Elle faisait des gammes, des trilles, des arpèges.

II y avait de longues notes qui semblaient se tenir suspendues; d'autres tombaient précipitées, comme les gouttelettes d'une cascade; et sa voix, passant par la jalousie, coupait le grand silence, et mon- tait vers le ciel bleu.

Elle cessa tout à coup, quand M. et M"' Oudry , deux voisins, se présentèrent.

Puis elle parut elle-même au haut du perron; et, comme elle descendait les marches, il aperçut son pied. Elle avait de petites chaussures décou- vertes, en peau mordorée, avec trois pattes trans- versales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage d'or.

Les invités arrivèrent. Sauf M* Lefaucheur, avocat, c'étaient les convives du jeudi. Chacun

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I 1 6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

avait apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald un album de ro- mances, Burrieu une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain, représentant une espèce de danse macabre, hideuse fantaisie d'une exécution médiocre. Hussonnet s'était dispensé de tout présent.

Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.

Elle fen remercia beaucoup. Alors, il dit :

Mais... c'est presque une dette! Jai été si fâché...

De quoi donc? reprit-elle. Je ne com- prends pas.

A table! fît Arnoux, en le saisissant par le bras.

Puis, dans l'oreille :

Vous n'êtes guère malin, vous!

Rien n'était plaisant comme la salle à manger, peinte d'une couleur vert d'eau. A l'un des bouts, une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtres ou- vertes, on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin d'Ecosse, aux trois quarts dépouillé; des massifs de fleurs la bombaient inégalement; et, au delà du fleuve, se développaient, en large demi-cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées.

On causa d'abord de cette vue que l'on avait, puis du paysage en général; et les discussions commençaient quand Arnoux donna l'ordre à son domestique d'atteler l'américaine vers les neuf

L'EDUCATION SENTIMENTALE. I I 7

heures et demie. Une lettre de son caissier le rap- pelait.

Veux -tu que je m'en retourne avec toi? dit M™ Arnoux.

Mais certainement!

Et, en lui faisant un beau salut :

Vous savez bien, Madame, qu'on ne peut vivre sans vous !

Tous la complimentèrent d'avoir un si bon mari.

Ah ! c'est que je ne suis pas seule ! répliqua- t-elle doucement, en montrant sa petite fille.

Puis, la conversation ayant repris sur la pein- ture, on parla d'un Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin lui demanda s'il était vrai que le fameux Saûl Mathias, de Londres, fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille francs.

Rien de plus vrai !

Et, se tournant vers Frédéric :

C'est même le monsieur que je promenais l'autre jour à l'AIhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles !

Frédéric, soupçonnant dans la lettre de M"° Vat- naz quelque histoire de femme, avait admiré l'aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir; mais son nouveau men- songe, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux.

Le marchand ajouta, d'un air simple :

Comment l'appelez- vous donc, ce grand jeune homme, votre ami?

Deslauriers, dit vivement Frédéric.

Et, pour réparer les torts qu'il se sentait à son

I 1 8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

endroit, il le vanta comme une intelligence supé- rieure.

Ah! vraiment? Mais il n'a pas Tair si brave garçon que l'autre, le commis de roulage.

Frédéric maudit Dussardier. Elle aliait croire qu'il frayait avec les gens du commun.

Ensuite, il fut question des embellissements de la capitale, des quartiers nouveaux, et le bon- homme Oudry vint à citer, parmi les grands spé- culateurs, M. Dambreuse.

Frédéric, saisissant l'occasion de se faire valoir, dit qu'il le connaissait. Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers; vendeurs de chandelles ou d'argent, il n'y voyait pas de diffé- rence. Puis, Rosenwald et Burrieu devisèrent porce- laines; Arnoux causait jardinage avec M™' Oudry; Sombaz, loustic de la vieille école, s'amusait à blaguer son époux : il l'appelait Odry, comme l'acteur, déclara qu'il devait descendre d'Oudry, le peintre des chiens, car la bosse des animaux était visible sur son front. H voulut même lui tâter le crâne, l'autre s'en défendait à cause de sa per- ruque; et le dessert finit avec des éclats de rire.

Quand on eut pris le café, sous les tilleuls, en fumant, et fait plusieurs tours dans le jardin, on alla se promener le long de la rivière.

La compagnie s'arrêta devant un pêcheur, qui nettoyait des anguilles, dans une boutique à

Eoisson. M"" Marthe voulut les voir. II vida sa ohe sur l'herbe; et la petite fille se jetait à ge- noux pour les rattraper, riait de plaisir, criait d'effroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya. II eut, ensuite, l'idée de faire une promenade en canot.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. I 19

Un côté de l'horizon commençait à pâlir, tandis

aue, de l'autre, une large couleur orange s'étalait ans le ciel et était plus empourprée au fafte des collines, devenues complètement noires. M"* Ar- noux se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d'incendie derrière elle. Les autres personnes flânaient, çà et ià; Hussonnet, au bas de la berge, faisait des ricochets sur Teau.

Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où, malgré les représentations les plus sages, il empila ses convives. Elle sombrait; il fallut dé- barquer.

Déjà des bougies brûlaient dans le salon , tout tendu de perse, avec des girandoles en cristal contre les murs. La mère Oudrj s'endormait dou- cement dans un fauteuil, et les autres écoutaient M. Lefaucheur, dissertant sur les gloires du bar- reau. M™' Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l'aborda.

Ils causèrent de ce que l'on disait. Elle admi- rait les orateurs; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les roules directe- ment, soi-même, à voir que l'on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n'avait point d'ambition.

Ah! pourquoi? dit- elle. Il faut en avoir un peul

Ils étaient l'un près de l'autre, debout, dans l'embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s'étendait comme un immense voile sombre, piqué d'argent. C'était la première fois qu'ils ne par- laient pas de choses insignifiantes. Il vint même à

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savoir ses antipathies et ses goûts : certains par- funms lui faisaient mal, les livres d'histoire l'inté- ressaient, elle croyait aux songes.

II entama le chapitre des aventures sentimen- tales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites; et cette droiture d'esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu'elle semblait en dépendre.

Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu'au fond de l'eau. II l'aimait sans arrière -pensée, sans espoir de retour, absolument; et, dans ces muets transports, pareils à des élans de reconnaissance, il aurait voulu cou- vrir son front d'une pluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur l'enlevait comme hors de lui ; c'était une envie de se sacrifier, un besoin de dé- vouement immédiat, et d'autant plus fort qu'il ne pouvait l'assouvir.

II ne partit pas avec les autres, Hussonnet non plus. Ils devaient s'en retourner dans la voiture; et l'américaine attendait au bas du perron, quand Arnoux descendit dans le jardin , pour cueillir des roses. Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un au hasard, les enveloppa, consolida son œuvre avec une forte épingle et il l'offrit à sa femme, avec une certaine émotion.

Tiens, ma chérie, excuse -moi de t'avoir oubliée !

Mais elle poussa un petit cri; l'épingle, sotte-

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 121

ment mise, lavait blessée, et elle remonta dans sa chambre. On l'attendit près d'un quart d'heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.

Et ton bouquet ? dit Arnoux.

Non ! non ! ce n'est pas la peine ! Frédéric courait pour l'aller prendre; elle lui

cria :

Je n'en veux pas!

Mais il l'apporta bientôt, disant qu'il venait de le remettre dans l'enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tabher de cuir, contre le siège, et l'on partit.

Frédéric, assis près d'elle, remarqua qu'elle tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :

Mais non! tu te trompes! par là, à droite! Elle semblait irritée; tout la gênait. Enfin,

Marthe ayant fermé les yeux , elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Fré- déric, en lui faisant signe, avec l'autre main, de n'en jamais parler.

Ensuite, elle apphqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus.

Les deux autres, sur le siège, causaient impri- merie, abonnés. Arnoux, qui conduisait sans at- tention, se perdit au miheu du bois de Boulogne. Alors, on s'enfonça dans de petits chemins. Le cheval marchait au pas; les branches des arbres frô- laient la capote. Frédéric n'apercevait de M""" Ar- noux que ses deux yeux, dans l'ombre; Marthe s'était allongée sur elle, et il lui soutenait la tête.

Elle vous fatigue ! dit sa mère.

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II répondit :

Non! oh non!

De lents tourbillons de poussière se levaient; on traversait Auteuil; toutes les maisons étaient closes; un réverbère, çà et là, éclairait langle d'un mur, puis on rentrait dans les ténèbres; une fois, il s'aperçut qu'elle pleurait.

Était-ce un remords? un désir? quoi donc? Ce chagrin, qu'il ne savait pas, l'intéressait comme une chose personnelle; maintenant, il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité; et il lui dit, de la voix la plus caressante qu'il put:

- Vous souflFrez ?

Oui, un peu, reprit-elle.

La voiture roulait, et les chèvrefeuilles et les seringats débordaient les clôtures des jardins, en- voyaient dans la nuit des bouffées d'odeurs amol- lissantes. Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. II lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps d'enfant étendu entre eux. II se pencha vers la petite fille, et, écartant ses jolis cheveux bruns, la baisa au front, douce- ment.

Vous êtes bon ! dit M"' Arnoux.

Pourquoi?

Parce que vous aimez les enfants.

Pas tous !

II n'ajouta rien, mais il étendit la main gauche de son côté et la laissa toute grande ouverte, s'imaginant qu'elle allait faire comme lui, peut- être, et qu'il rencontrerait la sienne. Puis il eut honte, et la retira.

On arriva bientôt sur le pavé. La voiture allait

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. I23

flus vite, les becs de gaz se multiplièrent, c'était aris. Hussonnet, devant le Garde-Meuble, sauta du siège. Frédéric attendit pour descendre que l'on fût arrivé dans la cour; puis il s'embusqua au coin de la rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards.

Dès le lendemain, il se mit à travailler de toutes ses forces.

II se voyait dans une cour d'assises, par un soir d'hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en dé- couvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever; puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d'une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, em- porté, sublime. Elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voilé ses pleurs d'enthousiasme; ils se retrouveraient ensuite; et les découragements, les calomnies et les injures ne l'atteindraient pas, si elle disait : «Ah! cela est beau!» en lui passant sur le front ses mains lé- gères.

Ces images fulguraient, comme des phares, à l'horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu'au mois d'août, il s'en- ferma, et fut reçu à son dernier examen.

Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui se- riner encore une fois le deuxième à la fin de dé-

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cembre et le troisième en février, s*étonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député; dans quinze, ministre; pourquoi pas? Avec son pa- trimoine qu'il allait toucher bientôt, il pouvait, d'abord, fonder un Journal; ce serait le début; ensuite on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à l'École de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d'une façon si remar- quable, qu'elle lui valut les compliments des pro- fesseurs.

Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir en vacances, il eut l'idée d'un pique- nique, pour clore les réunions du samedi.

Il s'y montra gai. M"" Arnoux était maintenant près de sa mère, à Chartres. Mais il la retrouve- rait bientôt, et finirait par être son amant.

Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d'Orsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiqu'il fût sobre, il se grisa et dit au dessert à Dussardier :

Tu es honnête, toi! Quand je serai riche, je t'instituerai mon régisseur.

Tous étaient heureux ; Cisy ne finirait pas son droit ; Martinon allait continuer son stage en pro- vince, oii il serait nommé substitut; Pellerin se disposait à un grand tableau figurant le Génie de la Révolution; Hussonnet, la semaine prochaine, devait hre au directeur des Délassements le plan d'une pièce, et ne doutait pas du succès :

Car la charpente du drame, on me l'ac- corde! Les passions, j'ai assez roulé ma bosse pour m'y connaître; quant aux traits d'esprit, c'est mon métier!

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 125

Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelque temps autour de la table, les jambes en lair.

Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il ve- nait d'être chassé de sa pension, pour avoir battu un fils d'aristocrate. Sa misère augmentant, il s'en prenait à Tordre social, maudissait les riches; et il s'épancha dans le sein de Regimbart, lequel était de plus en plus désillusionné, attristé, dé- goûté. Le Citoyen se tournait, maintenant, vers les questions budgétaires, et accusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie *.

Comme il ne pouvait dormir sans avoir sta- tionné à l'estaminet Alexandre, il disparut dès onze heures. Les autres se retirèrent plus tard; et Frédéric, en faisant ses adieux à Hussonnet, apprit que M""* Arnoux avait revenir la veille.

11 alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain, et, vers six heures du soir, se présenta chez elle. Son retour, lui dit le concierge, était différé d'une semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna sur les boulevards.

Des nuages roses, en forme d'écharpe, s'allon-

Î reaient au delà des toits; on commençait à re- ever les tentes des boutiques; des tombereaux d'arrosage versaient une pluie sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes d'hommes causant au milieu du trottoir; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs

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féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quel- que chose d'énorme s'épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. H n'apercevait, dans l'avenir, qu'une interminable série d'années toutes pleines d amour.

II s'arrêta devant le théâtre de la Porte- Saint- Martin à regarder l'affiche; et, par désœuvre- ment, prit un billet.

On jouait une vieille féerie. Les spectateurs étaient rares; et, dans les lucarnes du paradis, le jour se découpait en petits carrés bleus, tandis que les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de lumières jaunes. La scène représentait un marché d'esclaves à Pékin, avec clochettes, tam- tams, sultanes, bonnets pointus et calembours. Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitai- rement, et admira sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte.

II regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge d'avant- scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé d'un filet de barbe grise, la rosette d'offi- cier, et cet aspect glacial qu'on attribue aux di- plomates.

Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni petite, ni laide ni jolie, por- tait ses cheveux blonds tirebouchonnés à l'anglaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens d'un pareil monde fussent venus au spectacle dans cette sai- son, il fallait supposer un hasard, ou l'ennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La dame mordil-

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lait son éventail, et le monsieur bâillait. Frédéric ne pouvait se rappeler il avait vu cette figure.

A l'entracte suivant, comme il traversait un couloir, il les rencontra tous les deux; sur le vague salut qu'il fit, M. Dambreuse, le recon- naissant, l'aborda et s'excusa, tout de suite, de négligences impardonnables. C'était une allusion aux cartes de visite nombreuses, envoyées d'après les conseils du clerc. Toutefois il confondait les époques, croyant que Frédéric était à sa seconde année de droit. Puis il l'envia de partir pour la campagne. II aurait eu besoin de se reposer, mais les affaires le retenaient à Paris.

M""* Dambreuse, appuyée sur son bras, incli- nait la tête, légèrement; et l'aménité spirituelle de son visage contrastait avec son expression cha- grine de tout à fheure.

On y trouve pourtant de belles distractions ! dit- elle, aux derniers mots de son mari. Comme ce spectacle est bête! n'est-ce pas, monsieur?

Et tous trois restèrent debout, à causer théâtres % et pièces nouvelles.

Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales, n'avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières, cette simplicité, qui est un raffinement, et les naïfs aperçoivent l'ex- pression d'une sympathie instantanée.

On comptait sur lui, dès son retour; M. Dam- breuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.

Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers.

Fameux! reprit le clerc, et ne te laisse pas entortiller par ta maman ! Reviens tout de suite !

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Le lendemain de son arrivée, après leur déjeu- ner, M°" Moreau emmena son fils dans le jardin.

Elle se dit heureuse de iui voir un état, car ils n'étaient pas aussi riches que l'on croyait ; la terre rapportait peu; les fermiers payaient mal; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation.

Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts d'argent, renouvelés, prolongés malgré elle. II était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d'un banquier, à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l'avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l'avait écouté, encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine!

Ce n'est pas possible î s'écria Frédéric. Elle eut un mouvement de tête signifiant que

cela était très possible.

Mais son oncle lui laisserait quelque chose ?

Rien n'était moins sûrl

Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l'attira contre son cœur, et, d'une voix que les larmes étouffaient :

Ah! mon pauvre garçon! II m'a fallu aban- donner bien des rêves !

II s'assit sur le banc, à l'ombre du grand acacia.

Ce qu'elle lui conseillait, c'était de se mettre

clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui ce-

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 12^

derait son étude; s'il la faisait bien valoir, il pour- rait la revendre, et trouver un bon parti.

Frédéric n'entendait plus. II regardait machina- lement, par-dessus la haie, dans l'autre jardin, en face.

Une petite fille d'environ douze ans, et qui avait les cheveux rouges, se trouvait là, toute seule. Elle s'était fait des boucles d'oreilles avec des baies de sorbier; son corset de toile grise laissait à dé- couvert ses épaules, un peu dorées par le soleil; des taches de confitures maculaient son jupon blanc; et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette. La présence d'un inconnu l'étonnait, sans doute, car elle s'était brusque- ment arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dar- dant sur lui ses prunelles, d'un vert-bleu limpide.

C'est la fille de M. Roque, dit M"' Moreau. II vient d'épouser sa servante et de légitimer son enfant.

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RUINÉ, dépouillé, perdu! II était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. II maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu'un; et, pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d'ou- trage, un déshonneur; car Frédéric s*était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rentes, et il l'avait fait sa- voir, d'une façon indirecte, aux Arnoux. II allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui s'était introduit chez eux dans l'espé- rance d'un profit quelconque! Et elle. M"" Ar- noux, comment la revoir, maintenant?

Cela, d'ailleurs, était complètement impossible, n'ayant que trois mille francs de rente ! II ne pou- vait loger toujours au quatrième, avoir pour do- mestique le portier, et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote pendant un an! Non! non! ja- mais ! Cependant l'existence était intolérable sans elle. Beaucoup vivaient bien qui n'avaient pas de fortune. Deslauriers entre autres; et il se trouva

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I 3 I

lâche d'attacher une pareille importance à des choses médiocres. La misère, peut-être, centuple- rait ses facultés. II s*exalta, en pensant aux grands hommes qui travaillent dans les mansardes. Une âme comme celle de M""' Arnoux devait s'émou- voir à ce spectacle, et elle s'attendrirait. Ainsi, cette catastrophe était un bonheur, après tout; comme ces tremblements de terre qui découvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètes opu- lences de sa nature. Mais il n'existait au monde qu'un seul endroit pour les faire valoir : Paris! car, dans ses idées, l'art, la science et l'amour (ces trois faces de Dieu, comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la capitale.

II déclara le soir, à sa mère, qu'il y retourne- rait. M"* Moreau fut surprise et indignée. C'était une folie, une absurdité. II ferait mieux de suivre ses conseils, c'est-à-dire de rester près d'elle, dg^ns une étude. Frédéric haussa les épaules : «Allons donc!», se trouvant insulté par cette proposi- tion.

Alors la bonne dame employa une autre mé- thode. D'une voix tendre et avec de petits san- glots, elle se mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu'elle avait faits. Mainte- nant qu'elle était plus malheureuse, il l'abandon- nait. Puis, faisant allusion à sa fin prochaine :

Un peu de patience, mon Dieu! bientôt tu seras libre !

Ces lamentations se répétèrent vingt fois par

Ijour, durant trois mois; et, en même temps, les délicatesses du foyer le corrompaient; il jouissait d'avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchi- rures; si bien que, lassé, énervé, vaincu enfin par

I 3 2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

la terrible force de la douceur, Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam.

II n j montra ni science ni aptitude. On Tavait considéré jusqu'alors comme un jeune homme de grands moyens, qui devait être la gloire du dé- partement. Ce fut une déception publique.

D'abord il s'était dit : « II faut avertir M"° Ar- noux», et, pendant une semaine, il avait médité des lettres dithyrambiques, et de courts billets, en style lapidaire et sublime. La crainte d'avouer sa situation le retenait. Puis il songea qu'il valait mieux écrire au mari. Arnoux connaissait la vie et saurait le comprendre. Enfin, après quinze jours d'hésitation :

« Bah ! je ne dois plus les revoir ; qu'ils m'ou- blient! Au moins, je n'aurai pas déchu dans son souvenir! Elle me croira mort, et me regret- tera... peut-être.»

Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s'était juré de ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s'informer de M"^ Arnoux.

Cependant, il regrettait jusqu'à la senteur du gaz et au tapage des omnibus. II rêvait à toutes les paroles qu'on lui avait dites, au timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux, et, se considérant comme un homme mort, il ne faisait plus rien, absolument.

II se levait très tard, et regardait par sa fenêtre les attelages de rouliers qui passaient. Les six pre- miers mois, surtout, furent abominables.

En de certains jours , pourtant, une indignation le prenait contre lui-même. Alors, il sortait. II s'en allait dans les prairies, à moitié couvertes durant l'hiver par les débordements de la Seine.

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Des lignes de peupliers les divisent. Ça et là, un petit pont s'élève. II vagabondait jusquau soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés; à mesure que ses artères battaient plus fort, des désirs d action furieuse l'emportaient ; il voulait se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s'em- barquer comme matelot; et il exhalait sa mélan- colie dans de longues lettres à Deslauriers.

Celui-là se démenait pour percer. La conduite lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui semblaient stupides. Bientôt, leur correspondance devint presque nulle. Frédéric avait donné tous ses meubles à Deslauriers, qui gardait son loge- ment. Sa mère lui en parlait de temps à autre; un jour enfin, il déclara son cadeau, et elle le grondait, quand il reçut une lettre.

Qu'est-ce donc ? dit-elle , tu trembles ?

Je n'ai rien! répliqua Frédéric. Deslauriers lui apprenait qu'il avait recueilli

Sénécal; et, depuis quinze jours, ils vivaient en- semble. Donc, Sénécal s'étalait, maintenant, au milieu des choses qui provenaient de chez Ar- noux! II pouvait les vendre, faire des remarques dessus, des plaisanteries. Frédéric se sentit blessé, jusqu'au fond de l'âme. II monta dans sa chambre. II avait envie de mourir.

Sa mère l'appela. C'était pour le consulter, à propos d'une plantation dans le jardin.

Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé à son milieu par une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque , qui en pos- sédait un autre, pour les légumes, sur le bord de la rivière. Les deux voisins, brouillés, s'abstenaient

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d'y paraître aux mêmes heures. Mais, depuis que Frédéric était revenu, le bonhomme s'y pro- menait plus souvent et n'épargnait pas les poli- tesses au fils de M™' Moreau. II le plaignait d'habiter une petite ville. Un jour, il raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses nouvelles. Une autre fois, il s'étendit sur la coutume de Champagne, oii le ventre anoblissait.

Dans ce temps-là, vous auriez été un sei- gneur, puisque votre mère s'appelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez! c'est quelque chose, un nom! Après tout, ajouta-t-il, en le regardant d'un air malin, cela dépend du garde des sceaux.

Cette prétention d'aristocratie jurait singuliè- rement avec sa personne. Comme il était petit, sa grande redingote marron exagérait la longueur de son buste. Quand il était sa casquette, on aper- cevait un visage presque féminin avec un nez extrêmement pointu; ses cheveux, de couleur jaune, ressemblaient à une perruque; il saluait le monde très bas, en frisant les murs.

Jusqu'à cinquante ans, il s'était contenté des services de Catherine, une Lorraine du même âge que lui, et fortement marquée de petite vérole. Mais, vers 1834, il ramena de Paris une belle blonde, à figure moutonnière, à «port de reine». On la vit bientôt se pavaner avec de grandes boucles d'oreilles, et tout fut expliqué par la naissance d'une fille, déclarée sous les noms d'EIisabeth-OIympe-Louise Roque.

Catherine, dans sa jalousie, s'attendait à exécrer cette enfant. Au contraire, elle l'aima. Elle l'en- toura de soins, d'attentions et de caresses, pour supplanter sa mère et la rendre odieuse, entreprise

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facile, car M"" Eléonore négligeait complètement la petite, préférant bavarder chez fes fournisseurs. Dès le lendemain de son mariage, elle alla faire une visite à la sous-préfecture, ne tutoya plus les servantes, et crut devoir, par bon ton, se montrer sévère pour son enfant. Elle assistait à ses leçons; le professeur, un vieux bureaucrate de la mairie, ne savait pas s'y prendre. L'élève s'insurgeait, re- cevait des gifles, et allait pleurer sur les genoux de Catherine, qui lui donnait invariablement raison. Alors, les deux femmes se querellaient ; M. Roque les faisait taire. Il s'était marié par tendresse pour sa fille, et ne voulait pas qu'on la tourmentât.

Souvent elle, portait une robe blanche en lam- beaux avec un pantalon garni de dentelles; et, aux grandes fêtes, sortait vêtue comme une prin- cesse, afin de mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter, vu sa naissance illégitime.

Elle vivait seule, dans son jardin, se balançait à l'escarpolette, courait après les papillons, puis tout à coup s'arrêtait à contempler les cétoines s'abattant sur les rosiers. C'étaient ces habitudes, sans doute, qui donnaient à sa figure une expres- sion à la fois de hardiesse et de rêverie. Elle avait la taille de Marthe, d'ailleurs, si bien que Frédéric lui dit, dès leur seconde entrevue :

Voulez- vous me permettre de vous em- brasser, mademoiselle?

La petite personne leva la tête, et répondit :

Je veux bien !

Mais la haie de bâtons les séparait l'un de l'autre.

Il faut monter dessus, dit Frédéric.

Non, enlève-moi!

I 3 6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

II se pencha par-dessus la haie et la saisit au bout de ses bras, en la baisant sur les deux joues; puis il la remit chez elle, par le même procédé, qui se renouvela les fois suivantes.

Sans plus de réserve qu'une enfant de quatre ans, sitôt qu'elle entendait venir son ami, elle s'élançait à sa rencontre, ou bien, se cachant derrière un arbre, elle poussait un jappement de chien, pour l'effrajer.

Un jour que M"" Moreau était sortie, il la fit monter dans sa chambre. Elle ouvrit tous les fla- cons d'odeur et se pommada les cheveux abon- damment; puis, sans la moindre gêne, elle se coucha sur le lit elle restait tout de son long, éveillée.

Je m'imagine que je suis ta femme, disait-elle. Le lendemam, il l'aperçut tout en larmes. Elle

avoua «qu'elle pleurait ses péchés», et, comme il cherchait à les connaître, elle répondit en baissant les yeux :

Ne m'interroge pas davantage !

La première communion approchait; on l'avait conduite le matin à confesse.

Le sacrement ne la rendit guère plus sage. Elle entrait parfois dans de véritables colères ; on avait recours à M. Frédéric pour la calmer.

Souvent il l'emmenait avec lui dans ses prome- nades. Tandis qu'il rêvassait en marchant, elle cueillait des coquelicots au bord des blés, et, quand elle le voyait plus triste qu'à l'ordinaire, elle tâchait de le consoler par de gentilles paroles. Son cœur, privé d'amour, se rejeta sur cette amitié d'enfant; il lui dessinait des bonshommes, lui con- tait des histoires, et il se mit à lui faire des lectures.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 137

II commença par les Annales romantiques , un recueil de vers et de prose, alors célèbre. Puis, oubliant son âge, tant son intelligence le charmait, il lut successivement Atala, Cinq-Mars, les Feuilles d'automne. Mais, une nuit (le soir même, elle avait entendu Macbetb, dans la simple traduction de Letourneur ) , elle se réveilla en criant : « La tache ! la tache ! » ; ses dents claquaient, elle tremblait, et, fixant des yeux épouvantés sur sa main droite, elle la frottait en disant : « Toujours une tache ! » Enfin arriva le médecin, qui prescrivit d'éviter les émotions.

Les bourgeois ne virent dedans qu'un pro- nostic défavorable pour ses mœurs. On disait que (de fils Moreau» voulait en faire plus tard une actrice.

Bientôt îl fut question d'un autre événement, à savoir l'arrivée de l'oncle Barthélémy. M""' Mo- reau lui donna sa chambre à coucher, et poussa la condescendance jusqu'à servir du gras les jours maigres.

Le vieillard fut médiocrement aimable. C'étaient de perpétuelles comparaisons entre le Havre et Nogent, dont il trouvait l'air lourd, le pain mau- vais, les rues mal pavées, la nourriture médiocre et les habitants des paresseux.

Quel pauvre commerce chez vous !

II blâma les extravagances de défunt son frère, tandis que, lui, il avait amassé vingt-sept mille [ivres de rente! Enfin, il partit au bout de la semaine, et, sur le marchepied de la voiture, lâcha :es mots peu rassurants :

Je suis toujours bien aise de vous savoir lans une bonne position.

I 3 8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Tu n'auras rien! dit M""" Moreau en ren- trant dans la salle.

II n'était venu que sur ses instances; et, huit jours durant, elle avait sollicité de sa part une ouverture, trop clairement peut-être. Elle se re- pentait d'avoir agi, et restait dans son fauteuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face d'elle, l'observait; et ils se taisaient tous les deux, comme il y avait cinq ans, au retour de Montereau. Cette coïncidence, s'offrant même à sa pensée, lui rappela M""" Arnoux.

A ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en même temps qu'une voix l'ap- pelait.

C'était le père Roque, seul dans sa tapissière.

II allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Fré- déric de l'y conduire.

Vous n'avez pas besoin d'invitation avec moi ; soyez sans crainte !

Frédéric eut envie d'accepter. Mais comment expliquerait- il son séjour définitif à Nogent? II n'avait pas un costume d'été convenable; enfin que dirait sa mère? II refusa.

Dès lors, le voisin se montra moins amical. Louise grandissait; M""* Eléonore tomba malade dangereusement; et la liaison se dénoua, au grand plaisir de M"*" Moreau, qui redoutait pour l'éta- blissement de son fils la fréquentation de pareilles gens.

Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal ; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée. Main- tenant, il l'accompagnait à la messe, il faisait le soir sa partie d'impériale, il s'accoutumait à la

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 139

province, s j enfonçait; et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant. A force d'avoir versé sa douleur dans ses lettres, de lavoir mêlée à ses lectures, promenée dans la campagne et partout épandue, il l'avait presque tarie, si bien que M"° Arnoux était pour lui comme une morte dont il s'étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée.

Un jour, le 12 décembre 1845 ' ^^^^ neuf heures du matin, la cuisinière monta une lettre dans sa chambre. L'adresse, en gros caractères, était d'une écriture inconnue; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut :

«Justice de paix du Havre, m' arrondissement.

« Monsieur,

«M. Moreau, votre oncle, étant mort ab in- testat. . . »

II héritait !

Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en che- mise; il se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant qu'il rêvait encore, et, pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.

II était tombé de la neige; les toits étaient blancs; et même il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui l'avait fait trébucher la veille au soir.

II relut la lettre trois fois de suite ; rien de plus [vrai ! toute la fortune de l'oncle I Vingt-sept mille ilivres de rente ! et une joie frénétique le boule-

1 4o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

versa, à l'idée de revoir M"' Arnoux. Avec la netteté d'une hallucination, il s'aperçut auprès d'elle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis qu'à la porte sta- tionnerait son tilbury, non, un coupé plutôt! un coupé noir, avec un domestique en livrée brune ; il entendait piafFer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment. II les recevrait chez lui, dans sa maison; la salle à manger serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune, des divans partout! et quelles étagères! quels vases de Chine! quels tapis! Ces images arrivaient si tumultueusement, qu'il sentait la tête lui tourner. Alors, il se rappela sa mère; et il descendit, tenant toujours la lettre à sa main.

M""' Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance. Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front.

Bonne mère, tu peux racheter ta voiture maintenant; ris donc, ne pleure plus, sois heu- reuse !

Dix minutes après, la nouvelle circulait jus- qu'aux faubourgs. Alors, M'' Benoist, M. Gam- blin, M. Chambion, tous les amis, accoururent. Frédéric s'échappa une minute pour écrire à Deslauriers. D'autres visites survinrent. L'après- midi se passa en félicitations. On en oubliait la femme Roque, qui était cependant «très bas».

Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, M"° Moreau dit à son fils qu'elle lui conseillait de s'établir à Troyes, avocat. Etant plus connu

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. l4l

d^ns son pays que dans un autre, il pourrait plus facilement y trouver des partis avantageux.

Ah ! c'est trop fort ! s'écria^ Frédéric.

A peine avait-il son bonheur entre les mains qu'on voulait le lui prendre. II signifia sa réso- lution formelle d'habiter Paris.

Pour quoi y faire?

Rien!

M""* Moreau, surprise de ses façons, lui de- manda ce qu'il voulait devenir.

Ministre ! répliqua Frédéric.

Et il affirma qu'il ne plaisantait nullement, qu'il prétendait se lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l'y poussaient. II entre- rait d'abord au Conseil d'Etat, avec la protection de M. Dambreuse.

Tu le connais donc?

Mais oui ! par M. Roque !

Cela est singulier, dit M"^ Moreau.

II avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves d'ambition. Elle s'y abandonna intérieurement, et ne reparla plus des autres.

S'il eût écouté son impatience, Frédéric fut parti à l'instant même. Le lendemain, toutes les places dans les diligences étaient retenues; il se rongeu jusqu'au lendemain, à sept heures du soir.

Ils s'asseyaient pour dîner, quand tintèrent à l'église trois longs coups de cloche ; et la domes- tique, entrant, annonça que M""' Éléonore venait de mourir.

Cette mort, après tout, n'était un malheur pour personne, pas même pour son enfant. La jeune fille ne s'en trouverait que mieux, plus tard.

14^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Comme les deux maisons se touchaient, gn entendait un grand va-et-vient, un bruit de pa- roles; et ridée de ce cadavre près d'eux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation. M"* Moreau, deux ou trois fois, s'essuya les yeux. Frédéric avait le cœur serré.

Le repas fini, Catherine l'arrêta entre deux portes. Mademoiselle voulait, absolument, le voir. Elle l'attendait dans le jardin. II sortit, enjamba la haie, et, tout en se cognant aux arbres quelque peu, se dirigea vers la maison de M. Roque. Des lumières brillaient à une fenêtre au second étage ; puis une forme apparut dans les ténèbres, et une voix chuchota :

C'est moi.

Elle lui sembla plus grande qu'à l'ordinaire, à cause de sa robe noire, sans doute. Ne sachant par quelle phrase l'aborder, il se contenta de lui prendre les mains, en soupirant :

- Ah ! ma pauvre Louise ! '

Elle ne répondit pas. Elle le regarda pro- fondément, pendant longtemps. Frédéric avait peur de manquer la voiture; il croyait en- tendre un roulement tout au loin, et, pour en finir :

Catherine m'a prévenu que tu avai^ quel- que chose . . .

Oui, c'est vrai ! je voulais vous dire . . .

Ce vous l'étonna; et, comme elle se taisait en- core :

Eh bien, quoi?

Je ne sais plus. J'ai oublié ! Est-ce vrai que vous partez ?

Oui, tout à l'heure.

L'JÉDUCATION SENTIMENTALE. l43

Elle répéta :

Ah! tout à l'heure?... tout à fait?... nous ne nous reverrons plus?

Des sanglots l'étoufFaient.

Adieu ! adieu ! embrasse-moi donc !

Et elle le serra dans ses bras avec emporte- ment.

DEUXIÈME PARTIE.

QUAND il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que la diligence s'ébranla, em- portée par les cinq chevaux détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Comme un architecte qui fait le plan d'un palais, il arrangea, d'avance, sa vie. Il l'emplit de délica- tesses et de splendeurs; elle montait jusqu'au ciel; une prodigalité de choses y apparaissait; et cette

Iontemplation était si profonde, que les objets xtérieurs avaient disparu. ' Au bas de la côte de Sourdun, il s'aperçut de endroit oii l'on était. On n'avait fait que cinq Icilomètres, tout au plus! II fut indigné. Il abattit l^pe vasistas pour voir la route. II demanda plu- sieurs fois au conducteur dans combien de temps, au juste, on arriverait. Il se calma cependant, et il restait dans son coin, les yeux ouverts.

l4^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait les croupes des limoniers. II n'apercevait au delà que les crinières des autres chevaux qui ondulaient comme des vagues blanches; leurs haleines formaient un brouillard de chaque côté de l'attelage; les chaînettes de fer sonnaient, les glaces tremblaient dans leurs châssis ; et la lourde voiture, d'un train égal, roulait sur le pavé. Çà et là, on distinguait le mur d'une grange, ou bien une auberge, toute seule. Parfois en passant dans les villages, le four d'un boulanger projetait des lueurs d'incendie, et la silhouette monstrueuse des chevaux courait sur l'autre maison en face. Aux relais, quand on avait dételé, il se faisait un grand silence, pendant une minute. Quelqu'un piétinait en haut, sous la bâche, tandis qu'au seuil d'une porte, une femme, debout, abritait sa chan- delle avec sa main. Puis, le conducteur sautant sur le marchepied , la diligence repartait.

A Mormans, on entendit sonner une heure et un quart.

«C'est donc aujourd'hui, pensa-t-il, aujour- d'hui même, tantôt!»

Mais, peu à peu, ses espérances et ses souve- nirs, Nogent, la rue de Choiseul, M""' Arnoux, sa mère, tout se confondait.

Un bruit sourd de planches le réveilla, on tra- versait le pont de Charenton, c'était Paris. Alors, ses deux compagnons, ôtant l'un sa casquette, l'autre son foulard, se couvrirent de leur chapeau et causèrent. Le premier, un gros homme rouge, en redingote de velours, était un négociant; le second venait dans la capitale pour consulter un médecin; et, craignant de l'avoir incommodé

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. l ij

pendant la nuit, Frédéric lui fit spontanément des excuses, tant il avait lame attendrie par le bonheur.

Le quai de la Gare se trouvant inondé, sans doute, on continua tout droit, et la campagne recommença. Au loin, de hautes cheminées d'usines fumaient. Puis on tourna dans Ivry. On monta une rue; tout à coup il aperçut le dôme du Panthéon.

La plaine, bouleversée, semblait de vagues ruines. L'enceinte des fortifications y faisait un renflement horizontal; et, sur les trottoirs en terre qui bordaient la route, de petits arbres sans branches étaient défendus par des lattes hérissées de clous. Des étabhssements de pro- duits chimiques alternaient avec des chantiers de marchands de bois. De hautes portes, comme il y en a dans les fermes, laissaient voir, par leurs battants entrouverts, l'intérieur d'ignobles cours pleines d'immondices, avec des flaques d'eau sale au miheu. De longs cabarets, couleur sang de bœuf, portaient à leur premier étage, entre les fenêtres, deux queues de billard en sautoir dans une couronne de fleurs peintes; çà et là, une bi- coque de plâtre à moitié construite était aban- donnée. Puis, la double ligne de maisons ne dis- continua plus; et, sur la nudité de leurs façades, se détachait, de loin en loin, un gigantesque ci- gare de fer- blanc, pour indiquer un débit de tabac. Des enseignes de sage -femme représen- taient une matrone en bonnet, dodelinant un poupon dans une courte-pointe garnie de den- telles. Des affiches couvraient l'angle des murs, et, aux trois quarts déchirées, tremblaient au vent

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comme des guenilles. Des ouvriers en blouse passaient, et des haquets de brasseurs, des four- gons de blanchisseuses, des carrioles de bou- chers; une pluie fine tombait, il faisait froid, le ciel était pâle, mais deux yeux qui valaient pour lui le soleil respleodissaient derrière la brume.

On s'arrêta longtemps à la barrière, car des co- quetiers, des rouhers et un troupeau de moutons y faisaient de l'encombrement. Le factionnaire, la capote rabattue, allait et venait devant sa guérite pour se réchauffer. Le commis de l'octroi grimpa sur l'impériale, et une fanfare de cornet à piston éclata. On descendit le boulevard au grand trot, les palonniers battants, les traits flottants. La mèche du long fouet claquait dans l'air humide. Le conducteur lançait son cri sonore : «Allume! allume! ohé!», et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaient en arrière, la boue jaillissait contre les vasistas, on croisait des tombereaux, des cabriolets, des omnibus. Enfin la grille du Jardin des Plantes se déploya.

La Seine, jaunâtre, touchait presque au tabher des ponts. Une fraîcheur s'en exhalait. Frédéric l'aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amou- reux et des émanations intellectuelles; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre. Et il aimait jusqu'au seuil des marchands de vin garni de paille, jusqu'aux décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu'aux garçons épiciers secouant leur brûloir à café. Des femmes trottinaient sous des parapluies; il se penchait pour distinguer leur figure, un hasard pouvait avoir fait sortir M"' Arnoux.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. l49

Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait plus fort. Après le quai Saint- Bernard, le quai de la Tournelle et le quai Mon- tebello, on prit le quai Napoléon; il voulut voir ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit jusqu'au Louvre; et, parles rues Saint-Honoré, Croix-des- Petits- Champs et du Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron, et l'on entra dans la cour de l'hôtel.

Pour faire durer son plaisir, Frédéric s'habilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à l'idée de revoir, tout à l'heure, sur la plaque de marbre, le nom chéri; il leva les jeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien!

11 courut à la rue de Choiseul. M. et M*"" Ar- noux n'y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier; Frédéric l'attendit; enfin, il pa- rut, ce n'était plus le même. 11 ne savait point leur adresse.

Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeu- nant, consulta l'Almanach du Commerce. 11 y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux! Oii donc logeaient- ils? Pellerin devait le savoir.

11 se transporta tout en haut du faubourg Pois- sonnière, à son atelier. La porte n'ayant ni son- nette ni marteau, il donna de grands coups de poing, et il appela, cria. Le vide seul lui ré- pondit.

Il songea ensuite à Hussonnet. Mais oii décou- vrir un pareil homme? Une fois, il l'avait accom- pagné jusqu'à la maison de sa maîtresse, rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de Fleurus, Fré-

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150 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

déric s'aperçut qu'il ignorait le nom de la demoi- selle.

II eut recours à la Préfecture de police. II erra d'escalier en escalier, de bureau en bureau. Celui des renseignements se fermait. On lui dit de re- passer le lendemain.

Puis il entra chez tous les marchands de ta- bleaux qu'il put découvrir, pour savoir si l'on ne connaissait point Arnoux. M. Arnoux ne faisait plus le commerce.

Enfin , découragé, harassé, malade, il s'en revint à son hotel et se coucha. Au moment il s'allon- geait entre ses draps, une idée le fit bondir de joie :

« Regimbart ! quel imbécile je suis de n'y avoir pas songé!»

Le lendemain, dès sept heures, il arriva rue Notre -Dame -des -Victoires, devant la boutique d'un rogomiste, Regimbart avait coutume de prendre le vin blanc. Elle n'était pas encore ou- verte; il fit un tour de promenade aux environs, et, au bout d'une demi -heure, s'y présenta de nouveau. Regimbart en sortait. Frédéric s'élança dans la rue. II crut même apercevoir au loin son chapeau; un corbillard et des voitures de deuil s'interposèrent. L'embarras passé, la vision avait disparu.

Heureusement, il se rappela que le Citoyen déjeunait tous les jours à onze heures précises chez un petit restaurateur de la place Gaillon. II s'agissait de patienter; et, après une interminable flânerie de la Bourse à la Madeleine, et de la Ma- deleine au Gymnase, Frédéric, à onze heures pré- cises , entra d.ans le restaurant de la place Gaillon , s6r d'y trouver son Regimbart.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I 5 I

Connais pas! dit le gargotier d'un ton rogue.

Frédéric insistait; il reprit :

Je ne le connais plus, monsieur! avec un haussement de sourcils majestueux et des oscilla- tions de la tête, qui décelaient un mystère.

Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de l'estaminet Alexandre. Frédéric avala une brioche, et, sautant dans un cabriolet, s'enquit près du cocher s'il n'y avait point quelque part, sur les hauteurs de Sainte -Geneviève, un certain café Alexandre. Le cocher le conduisit rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, dans un établissement de ce nom-là, et à sa question : «M. Regimbart, s'il vous plak?» le cafetier lui répondit, avec un sourire extra-gracieux :

Nous ne l'avons pas encore vu, monsieur, tandis qu'il jetait à son épouse, assise dans le comptoir, un regard d'intelhgence.

Et aussitôt se tournant vers l'horloge :

Mais nous l'aurons, j'espère, ci ici à dix mi- nutes, un quart d'heure tout au plus. Célestin, vite les feuilles ! Qu'est-ce que monsieur désire prendre ?

Quoique n'ayant besoin de rien prendre, Fré- déric avala un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puis différents grogs, tant froids que chauds. II lut tout le Siècle* du jour, et le relut; il examina, jusque dans les

Îrrains du papier, la caricature du Charivari*; à a fin, il savait par cœur les annonces. De temps à autre, des bottes résonnaient sur le trottoir, c'était lui! et la forme de quelqu'un se profilait sur les carreaux ; mais cela passait toujours !

1 5 2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de place ; il alla se mettre dans le fond , puis à droite , ensuite à gauche ; et il restait au miheu de la ban- quette, les deux bras étendus. Mais un chat, fou- lant délicatement le velours du dossier, lui faisait des peurs en bondissant tout à coup, pour lécher les taches de sirop sur le plateau ; et l'enfant de la maison, un intolérable mioche de quatre ans, jouait avec une crécelle sur les marches du comp- toir. Sa maman, petite femme pâlotte, à dents gâ- tées, souriait d'un air stupide. Que pouvait donc faire Regimbart? Frédéric l'attendait, perdu dans une détresse ilhmitée.

La pluie sonnait comme grêle sur la capote du cabriolet. Par l'écartement des rideaux de mousse- hne, il apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus immobile qu'un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux rayons des roues, et le cocher, s'abritant de la couverture, sommeillait ; mais craignant que son bourgeois ne s*esquivât, de temps à autre il entr'ouvrait la porte, tout ruisselant comme un fleuve ; et si les regards pouvaient user les choses, Frédéric aurait dissous l'horloge à force d'attacher dessus les yeux. Elle marchait, cependant. Le sieur Alexandre se pro- menait de long en large, en répétant : « II va venir, allez! il va venir!», et, pour le distraire, lui tenait des discours, parlait politique. II poussa même la complaisance jusqu'à lui proposer une partie de dominos.

Enfin, à quatre heures et demie, Frédéric, qui était depuis midi, se leva d'un bond, déclarant qu'il n'attendait plus.

Je n'y comprends rien moi-même, répondit

L'EDUCATION SENTIMENTALE. I J 3

le cafetier d'un air candide, c'est la première fois que manque M. Ledoux !

Comment, M. Ledoux?

Mais oui, monsieur!

J'ai dit Regimbart! s'écria Frédéric exas- péré.

Ah! mille excuses! vous faites erreur! N'est-ce pas, madame Alexandre, monsieur a dit : M. Ledoux?

Et interpellant le garçon :

Vous l'avez entendu, vous-même, comme moi?

Pour se venger de son maître, sans doute, le garçon se contenta de sourire.

Frédéric se fît ramener vers les boulevards, in- digné du temps perdu, furieux contre le Citoyen, implorant sa présence comme celle d'un dieu, et bien résolu à l'extraire du fond des caves les plus lointaines. Sa voiture l'agaçait, il la renvoya; ses idées se brouillaient; puis tous les noms des cafés qu'il avait entendu prononcer par cet imbécile jaillirent de sa mémoire, à la fois, comme les mille pièces d'un feu d'artifice : café Gascard, café Grimbert, café Halbout, estaminet Bordelais, Havanais, Havrais, Bœuf-à-Ia-Mode, brasserie Alle- mande, Mère Morel; et il se transporta dans tous successivement. Mais, dans l'un, Regimbart ve- nait de sortir; dans un autre, il viendrait peut-être; dans un troisième, on ne l'avait pas vu depuis six mois; ailleurs, il avait commandé, hier, un gigot pour samedi. Enfin, chez Vautier, limona- dier, Frédéric, ouvrant la porte, se heurta contre le garçon.

Connaissez- vous M. Regimbart?

I 5 4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Comment, monsieur, si je le connais? Cest moi qui ai l'honneur de le servir. II est en haut; il achève de dîner!

Et, la serviette sous le bras, le maître de réta- blissement, lui-même, l'aborda :

Vous demandez M. Regimbart, monsieur? il était ici à l'instant.

Frédéric poussa un juron, mais le limonadier affirma qu'il le trouverait chez Bouttevilain, in- failliblement.

Je vous en donne ma parole d'honneur ! il est parti un peu plus tôt que de coutume, car il a un rendez-vous d'affaires avec des messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le répète, chez Boutte- vilain, rue Saint- Martin, 92, deuxième perron, à gauche, au fond de la cour, entresol, porte à droite !

Enfin, il l'aperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fond de l'arrière -buvette après le billard, une chope devant lui, le menton baissé et dans une attitude méditative.

Ah! il y a longtemps que je vous cher- chais, vous!

Sans s'émouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts seulement, et comme s'il l'avait vu la veille, il débita plusieurs phrases insignifiantes sur l'ou- verture de la session.

Frédéric l'interrompit, en lui disant, de l'air le plus naturel qu'il put :

- Arnoux va bien?

La 'réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.

Oui, pas mal!

demeure-t-il donc, maintenant?

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I 5 5

Mais... rue Paradis -Poissonnière, répondit le Citoyen étonné.

Quel numéro?

Trente -sept, parbleu, vous êtes drôle! Frédéric se leva :

Comment, vous partez?

Oui, oui, j'ai une course, une affaire que j'oubliais! Adieu!

Frédéric alla de Testaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec lai- sance extraordinaire que Ton éprouve dans les songes.

II se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait; une ser- vante parut ; une seconde porte s'ouvrit ; M"" Ar- noux était assise près du feu. Arnoux fît un bond et l'embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l'autre côté de la cheminée.

Permettez-moi de vous présenter ce mon- sieur-là, dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.

Et il s'amusa quelques minutes à le faire sauter en l'air, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.

Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu I finis donc ! s'écriait M"*" Arnoux.

Mais Arnoux , jurant qu'il n'y avait pas de dan- ger, continuait, et même zézayait des caresses en patois marseillais, son langage natal.

Ah! brave pichoûn, mon poulit rossigno- let!!

Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été

I 5 6 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

si longtemps sans leur écrire , ce qu'il avait pu faire -bas, ce qui le ramenait.

Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Mais causons de vous I

Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère; il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se fixait à Paris, défini- tivement cette fois; et il ne dit rien de l'héritage, dans la peur de nuire à son passé.

Les rideaux, comme les meubles, étaient en damas de laine marron; deux oreillers se tou- chaient contre le traversin; une bouillotte chauf- fait dans les charbons ; et l'abat- jour de la lampe posée au bord de la commode assombrissait l'ap- partement. M""" Arnoux avait une robe de chambre en mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les cendres et une main sur l'épaule du petit garçon, elle défaisait, de l'autre, le lacet de la brassière; le mioche en chemise pleurait tout en se grattant la tête, comme M. Alexandre fils.

Frédéric s'était attendu à des spasmes de joie ; mais les passions s'étiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant plus M"" Arnoux dans le mifieu oii il l'avait connue , elle lui semblait avoir perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfin n'être pas la même. Le calme de son cœur le stupéfiait. II s'informa des anciens amis, de Pellerin, entre autres.

Je ne le vois pas souvent, dit Arnoux. Elle ajouta :

-;— Nous ne recevons plus, comme autrefois!

Etait-ce pour l'avertir qu'on ne lui ferait aucune invitation? Mais Arnoux, poursuivant ses, cordia- lités, lui reprocha de n'être pas venu dîner avec

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eux, àTimproviste; et il expliqua pourquoi il avait changé d'industrie.

Que voulez -vous faire dans une époque de décadence comme la nôtre? La grande peinture est passée de mode! D'ailleurs, on peut mettre de l'art partout. Vous savez, moi, j'aime le Beau! il faudra, un de ces jours, que je vous mène à ma fabrique.

Et il voulut lui montrer, immédiatement, quel- ques-uns de ses produits dans son magasin, à l'entresol.

Les plats, les soupières, les assiettes et les cu- vettes encombraient le plancher. Contre les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage pour salles de bain et cabinets de toilette, avec sujets mythologiques dans le style de la Renaissance, tandis qu'au miheu une double étagère, montant jusqu'au plafond, supportait des vases à contenir la glace, des pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières et de grandes statuettes poly- chromes figurant un nègre ou une bergère pom- padour. Les démonstrations d'Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim.

11 courut au Café Anglais, y soupa splendide- ment, et, tout en mangeant, il se disait :

«J'étais bien bon là-bas avec mes douleurs! A peine si elle m'a reconnu ! quelle bourgeoise ! »

Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions d'égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table 011 ses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. L'idée des Dambreuse lui vint; il les utiliserait; puis il se rappela Deslau- riers. «Ah! ma foi, tant pis!» Cependant, il lui

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envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez -vous le lendemain au Palais- Royal, afin de déjeuner ensemble.

La fortune n'était pas si douce pour celui-là.

II s'était présenté au concours d'agrégation avec une thèse sur le droit de tester, oii il soutenait qu'on devait le restreindre autant que possible; et, son adversaire l'excitant à lui faire dire des sottises, il en avait dit beaucoup, sans que les examinateurs bronchassent. Puis le hasard avait voulu qu'il tirât au sort, pour sujet de leçon, la Prescription. Alors, Deslauriers s'était livré à des théories déplorables ; les vieilles contestations devaient se produire comme les nouvelles; pourquoi le propriétaire serai^-il privé de son bien parce qu'il n'en peut fournir les titres qu'après trente et un ans révolus ? C'était donner la sécurité de l'honnête homme à l'héritier du voleur enrichi. Toutes les injustices étaient consacrées par une extension de ce droit, qui était la tyrannie, l'abus de la force! II s'était même écrié :

AboIissons-Ie; et les Franks ne pèseront plus sur les Gaulois, les Anglais sur les Irlandais, les Yankees sur les Peaux- Rouges, les Turcs sur les Arabes, les blancs sur les nègres, la Pologne. . .

Le Président l'avait interrompu :

Bien ! bien ! monsieur ! nous n'avons que faire de vos opinions politiques, vous vous repré- senterez plus tard !

Deslauriers n'avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux titre XX du III' livre du Code civil était devenu pour lui une montagne d'achoppement. II élaborait un grand ouvrage sur la Prescription, considérée comme base du droit civil et

I

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du droit naturel des peuples; et il était perdu dans Dunod, Rogerius, Balbus, Merlin, Vazeille, Sa- vigny, Troplong et autres lectures considérables. Afin de s j livrer plus à l'aise, il s'était démis de sa place de maitre-cIerc. H vivait en donnant des ré- pétitions, en fabriquant des thèses ; et, aux séances de la Parlotte , il effrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les jeunes doctrinaires issus de M. Guizot, si bien qu'il avait, dans un certain monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour sa personne.

Il arriva au rendez -vous, portant un gros pa- letot doublé de flanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.

Le respect humain, à cause du public qui pas- sait, les empêcha de s'étreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, bras dessus bras des- sous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fond des yeux. Puis, dès qu'ils furent seuls. Des- lauriers s'écria :

Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant!

Frédéric n'aima point cette manière de s'asso- cier, tout de suite, à sa fortune. Son ami témoi- gnait trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui seul.

Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux, son existence, parlant de lui- même stoïquement et des autres avec aigreur. Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un crétin ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il s'emporta contre le garçon, et, sur le reproche anodin de Frédéric :

Comme si j'allais me gêner pour de pareils

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COCOS, qui VOUS gagnent jusqu'à des six et huit mille francs par an, qui sont électeurs, éligibles peut-être! Ah non, non! Puis, d'un air enjoué :

Mais j'oublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, car tu es un Mondor, mainte- nant!

Et, revenant sur l'héritage, il exprima cette idée : que les successions collatérales (chose in- juste en soi, bien qu'il se réjouit de celle-là) se- raient abolies, un de ces jours, à la prochaine révolution.

Tu crois? dit Frédéric.

Compte dessus! répondit- il. Ça ne peut pas durer ! on souffre trop ! Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal...

«Toujours le Sénécal!» pensa Frédéric.

Q-Uoi de neuf, du reste? Es -tu encore amoureux de M"* Arnoux? C'est passé, hein?

Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant la tête.

A propos d'Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel l'avait transformé. Cela s'appelait aUArt, institut httéraire, société par actions de cent francs chacune; capital social : quarante mille francs», avec la facilké pour chaque actionnaire de pousser sa copie ; car « la société a pour but de publier les œuvres des débutants, d'épargner au talent, au génie peut-être, les crises douloureuses qui abreuvent, etc., tu vois la blague!» Il y avait cependant quelque chose à faire, c'était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du

L'EDUCATION SENTIMENTALE. l6l

feuilleton, de servir aux abonnés un journal poli- tique ; les avances ne seraient pas énormes.

Qu'en penses-tu , voyons ! veux-tu t'y mettre ? Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais

il fallait attendre le règlement de ses affaires.

Alors, si tu as besoin de quelque chose...

Merci, mon petit! dit Deslauriers. Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur

la planche de velours, au bord de la fenêtre. Le soleil brillait, fair était doux, des troupes d'oi- seaux voletant s'abattaient dans le jardin; les sta- tues de bronze et de marbre, lavées par la pluie, miroitaient ; des bonnes en tablier causaient assises sur des chaises ; et l'on entendait les rires des en- fants, avec le murmure continu que faisait la gerbe du jet d'eau.

Frédéric s'était senti troublé par l'amertume de Deslauriers; mais, sous l'influence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié endormi, en- gourdi, et recevant la lumière en plein visage, il n'éprouvait plus qu'un immense bien-être, vo- luptueusement stupide, comme une plante saturée de chaleur et d'humidité. Deslauriers, les pau- pières entre-closes, regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire :

Ah! c'était plus beau, quand Camille Des- moulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps-là, on pouvait s'affirmer, prouver sa force ! De sim- ples avocats commandaient à des généraux, des va- nu -pieds battaient les rois, tandis qu'à pré- sent*...

Il se tut, puis tout à coup :

Bah ! l'avenir est gros !

II

l62 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Et, tambourinant la charge sur les vitres, il déclama ces vers de Barthélémy :

Elle reparaîtra, la terrible Assemblée

Dont, après quarante ans, votre tête est troublée.

Colosse qui sans peur marche d'un pas puissant.

Je ne sais plus le reste! Mais il est tard, si nous partions?

Et il continua, dans la rue, à exposer ses théories.

Frédéric, sans l'écouter, observait à la devan- ture des marchands les étoffes et les meubles con- venables pour son installation ; et ce fut peut-être la pensée de M"" Arnoux qui le fît s'arrêter à l'étalage d'un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient décorées d'arabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent écus la pièce. II les fit mettre de coté.

Moi, à ta place, dit Deslauriers, je m'achè- terais plutôt de l'argenterie, décelant, par cet amour du cossu, l'homme de mince origine.

Dès qu'il fut seul, Frédéric se rendit chez le célèbre Pomadère , oii il se commanda trois pan- talons, deux habits, une pelisse de fourrure et cinq gilets ; puis chez un bottier, chez un chemi- sier, et chez un chapelier, ordonnant partout qu'on se hâtât le plus possible.

Trois jours après, le soir, à son retour du Havre, il trouva chez lui sa garde- robe complète; et, im- patient de s'en servir, il résolut de faire à l'instant même une visite aux Dambreuse. Mais il était trop tôt, huit heures à peine.

«Si j'allais chez les autres?» se dit-il.

Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de

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se raser. H lui proposa de le conduire dans un en- droit 011 il s'amuserait, et, au nom de M. Dam- breuse :

Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez de ses amis ; venez donc ! ce sera drôle !

Frédéric s'excusait, M"" Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante; et l'on entendait le bruit d'une cuiller contre un verre, et tout ce frémissement de choses délica- tement remuées qui se fait dans la chambre d'un malade. Puis Arnoux disparut pour dire adieu à sa femme. II entassait les raisons :

Tu sais bien que c'est sérieux I II faut que j'y aille , J'y ai besoin , on m'attend.

Va, va, mon ami. Amuse -toi! Arnoux héla un fiacre.

Palais -Royal! galerie Montpensier, 7. Et, se laissant tomber sur les coussins :

Ah! comme je suis las, mon cher! j'en crè- verai. Du reste, je peux bien vous le dire, à vous.

II se pencha vers son oreille, mystérieusement:

Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des Chinois.

Et il expliqua ce qu'étaient la couverte et le petit feu.

Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, qu'il fit porter sur le fiacre. Puis il choi- sit pour «sa pauvre femme» du raisin, des ananas, différentes curiosités de bouche et recommanda

au'elles fussent envoyées de bonne heure, le len- emain. Us allèrent ensuite chez un costumier : c'était d'un bal qu'il s'agissait. Arnoux prit une culotte

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de velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge; Frédéric un domino; et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur.

Dès le bas de Tescalier, on entendait le bruit des violons.

diable me menez-vous? dit Frédéric.

Chez une bonne fille I n'ayez pas peur ! Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent

dans l'antichambre, oii des paletots, des man- teaux et des châles étaient jetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, le traversait en ce moment-là. C'était M"" Rose-Annette Bron, la maîtresse du heu.

Eh bien ? dit Arnoux.

C'est fait! répondit- elle.

Ah! merci, mon ange! Et il voulut l'embrasser.

Prends donc garde ! imbécile ! tu vas gâter mon maquillage.

Arnoux présenta Frédéric.

Tapez dedans, monsieur, soyez le bien- venu!

Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement :

Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis !

Frédéric fut d'abord ébloui par les lumières; il n'aperçut que de la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleurs qui se balançait aux sons d'un orchestre caché par des verdures, entre des murailles tendues de soie jaune, avec des por- traits au pastel, çà et là, et des torchères de cristal en style Louis XVL De hautes lampes, dont les

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globes dépolis ressemblaient à des boules de neige , dominaient des corbeilles de fleurs, posées sur des consoles, dans les coins; et, en face, après une seconde pièce plus petite, on distinguait, dans une troisième, un lit à colonnes torses, ayant une glace de Venise à son chevet.

Les danses s'arrêtèrent, et il y eut des applau- dissements, un vacarme de joie, à la vue d'Ar- noux s'avançant avec son panier sur la tête; les victuailles faisaient bosse au milieu.

Gare au lustre !

Frédéric leva les yeux : c'était le lustre en vieux saxe qui ornait la boutique de Y Art industriel; le souvenir des anciens jours passa dans sa mémoire; mais un fantassin de la ligne en petite tenue, avec cet air nigaud que la tradition donne aux conscrits, se planta devant lui, en écartant les deux bras pour marquer fétonnement; et il reconnut, malgré les effroyables moustaches noires extra- pointues

Îui le défiguraient, son ancien ami Hussonnet. )ans un charabia moitié alsacien, moitié nègre, le bohème l'accablait de féhcitations, l'appelant son colonel. Frédéric, décontenancé par toutes ces personnes, ne savait que répondre. Un archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs et danseuses se mirent en place.

Ils étaient une soixantaine environ, les femmes pour la plupart en villageoises ou en marquises, et les hommes, presque tous d'âge mûr, en cos- tumes de rouher, de débardeur ou de matelot.

Frédéric, s'étant rangé contre le mur, regarda le quadrille devant lui.

Un vieux beau, vêtu, comme un doge vénitien, d'une longue simarre de soie pourpre, dansait

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avec M""' Rosanette, qui portait un habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons d'or. Le couple en face se composait d'un Arnaute chargé de yatagans et d*une Suissesse aux yeux bleus, blanche comme du lait, potelée comme une caille, en manches de chemise et corset rouge. Pour faire valoir sa chevelure qui lui descendait jusquaux jarrets, une grande blonde, marcheuse à rOpéra, s'était mise en femme sauvage; et, par- dessus son maillot de couleur brune, n'avait qu'un pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et un diadème de chnquant, d'oia s'élevait une haute gerbe en plumes de paon. Devant elle, un Pri- tchard, affublé d'un habit noir grotesquement large, battait la mesure avec son coude sur sa taba- tière. Un petit berger Watteau, azur et argent comme un clair de lune, choquait sa houlette contre le thyrse d'une Bacchante, couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche et des cothurnes à rubans d'or. De l'autre côté une Polonaise, en spencer de velours nacarat, ba- lançait son jupon de gaze sur ses bas de soie gris- perle, pris dans des bottines roses cerclées de fourrure blanche. Elle souriait à un quadragénaire ventru, déguisé en enfant de chœur, et qui gam- badait très haut, levant d'une main son surplis et retenant de l'autre sa calotte rouge. Mais la reine, l'étoile, c'était M"^ Loulou, célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait riche main- tenant, elle portait une large collerette de dentelle sur sa veste de velours noir uni ; et son large pan- talon de soie ponceau, collant sur la croupe et serré à la taille par une écharpe de cachemire, avait, tout le long de la couture, des petits camé-

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lias blancs naturels. Sa mine pâle, un peu bouffie et à nez retroussé, semblait plus insolente en- core par l'ébourifFure de sa perruque tenait un chapeau d'homme, en feutre gris, phé d'un coup de poing sur l'oreille droite; et, dans les bonds qu'elle faisait, ses escarpins à boucles de diamants atteignaient presque au nez de son voi- sin, un grand Baron moyen âge tout empêtré dans une armure de fer. II y avait aussi un Ange , un glaive d'or à la main , deux ailes de cygne dans le dos, et qui, allant, venant, perdant à toute mi- nute son cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux figures et embarrassait la contredanse.

Frédéric, en regardant ces personnes, éprouvait un sentiment d'abandon, un malaise. II songeait encore à M*"' Arnoux et il lui semblait participer à quelque chose d'hostile se tramant contre elle.

Quand le quadrille fut achevé. M""' Rosanette l'aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son menton.

Et vous, monsieur, dit-elle, vous ne dansez pas?

Frédéric s'excusa, il ne savait pas danser.

Vraiment! mais avec moi? bien sur?

Et, posée sur une seule hanche, l'autre genou un peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle le considéra pendant une minute, d'un air moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit «Bonsoir!», fit une pirouette , et disparut.

Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se mit à errer dans le bal.

II entra dans le boudoir, capitonné de soie

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bleu pâle avec des bouquets de fleurs des champs , tandis qu'au plafond, dans un cercle de bois doré, des Amours, émergeant d'un ciel d'azur, batifo- laient sur des nuages en forme d'édredon. Ces élégances, qui seraient aujourd'hui des misères pour les pareilles de Rosanette, l'éblouirent ; et il admira tout : les volubilis artificiels ornant le con- tour de la glace, les rideaux de la cheminée, le divan turc, et, dans un renfoncement de la mu- raille, une manière de tente tapissée de soie rose, avec de la mousseline blanche par- dessus. Des meubles noirs à marqueterie de cuivre garnissaient la chambre à coucher, oii se dressait, sur une estrade couverte d*une peau de cygne, le grand ht à baldaquin et à plumes d'autruche. Des épin- gles à tête de pierreries fichées dans des pelotes, des bagues traînant sur des plateaux, des médail- lons à cercle d'or et des coffrets d'argent se dis- tinguaient dans l'ombre, sous la iueur qu'épan- chait une urne de Bohême, suspendue à trois chaînettes. Par une petite porte entre-bâillée , on apercevait une serre chaude occupant toute la largeur d'une terrasse, et que terminait une vohère à l'autre bout.

C'était bien un milieu fait pour lui plaire. Dans une brusque révolte de sa jeunesse, il se jura d'en jouir, s'enhardit; puis, revenu à l'entrée du salon , oii il y avait plus de monde maintenant (tout s'agitait dans une sorte de pulvérulence lumineuse), il resta debout à contempler les qua- drilles, chgnant les yeux pour mieux voir, et humant les molles senteurs de femmes, qui circu- laient comme un immense baiser épandu.

Mais il j avait près de lui, de l'autre côté de la

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porte, Pellerin; Pellerin en grande toilette, le bras gauche dans la poitrine et tenant de la droite, avec son chapeau, un gant blanc, déchiré.

Tiens, il y a longtemps qu'on ne vous a vu ! Oii diable étiez-vous donc ? parti en voyage , en Italie ? Poncif, hein , l'Itahe ? pas si raide qu'on dit? N'importe! apportez-moi vos esquisses, un de ces jours?

Et, sans attendre sa réponse, l'artiste se mit à parler de lui-même.

II avait fait beaucoup de progrès, ayant reconnu définitivement la têtise de la Ligne. On ne devait pas tant s'enquérir de la Beauté et de l'Unité, dans une œuvre, que du caractère et de la diver- sité des choses.

Car tout existe dans la nature, donc tout est légitime, tout est plastique. II s'agit seulement d'attraper la note, voilà. J'ai découvert le secret!

Et lui donnant un coup de coude, il répéta plusieurs fois :

J'ai découvert le secret, vous voyez! Ainsi regardez-moi cette petite femme à coiffure de sphinx qui danse avec un Postillon russe, c'est net, sec, arrêté, tout en méplats et en tons crus : de l'indigo sous les yeux, une plaque de cinabre à la joue, du bistre sur les tempes ; pif! paf !

Et il jetait, avec le pouce, comme des coups de pinceau dans l'air.

Tandis que la grosse, là-bas, continua-t-il en montrant une Poissarde, en robe cerise avec une croix d'or au cou et un fichu de linon noué dans le dos, rien que des rondeurs; les narines s'épatent comme les ailes de son bonnet, les coins de la bouche se relèvent, le menton s'abaisse.

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tout est gras, fondu, copieux, tranquille et soleil- lant, un vrai Rubens! Elles sont parfaites cepen- dant ! Oia est le type alors ? II s'échauffait :

Qu'est-ce qu'une belle femme? Qu'est-ce que le Beau ? Ah ! le Beau ! me direz-vous . . .

Frédéric l'interrompit pour savoir ce qu'était un Pierrot à profil de bouc, en train de bénir tout les danseurs au milieu d'une pastourelle,

Rien du tout! un veuf, père de trois gar- çons. II les laisse sans culottes, passe sa vie au club, et couche avec la bonne.

Et celui-là, costumé en bailli, qui parle dans l'embrasure de la fenêtre à une Marquise Pompadour?

La Marquise, c'est M""* Vandaël, l'ancienne actrice du Gymnase, la maîtresse du Doge, le comte de Palazot. Voilà vingt ans qu'ils sont en- semble ; on ne sait pourquoi. Avait-elle de beaux yeux, autrefois, cette femme-là! Quant au citoyen près d'elle, on le nomme le capitaine d'Herbigny, un vieux de la vieille , qui n'a pour toute fortune que sa croix d'honneur et sa pension, sert d'oncle " aux grisettes dans les solennités , arrange les duels et dîne en ville.

Une canaille ? dit Frédéric.

Non ! un honnête homme !

Ah!

L'artiste lui en nomma d'autres encore, quand, apercevant un monsieur qui portait, comme les médecins de Molière, une grande robe de serge noire, mais bien ouverte de haut en bas, afin de montrer toutes ses breloques :

Ceci vous représente le docteur Desrogis,

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 17I

enragé de n'être pas célèbre, a écrit un livre de pornographie médicale, cire volontiers les bottes dans le grand monde, est discret; ces dames l'ado- rent. Lui et son épouse (cette maigre Châtelaine en robe grise) se trimbalent ensemble dans tous les endroits publics, et autres. Malgré la gêne du ménage, on a un jour , thés artistiques il se dit des vers. Attention !

En effet, le docteur les aborda; et bientôt ils formèrent tous les trois, à l'entrée du salon, un groupe de causeurs, oii vint s'adjoindre Husson- net, puis l'amant de la Femme sauvage, un jeune poète, exhibant, sous un court mantel à la Fran- çois I*', la plus piètre des anatomies, et enfin un garçoji d'esprit, déguisé en Turc de barrière. Mais sa veste à galons jaunes avait si bien voyagé sur le dos des dentistes ambulants, son large pan- talon à phs était d'un rouge si déteint, son turban roulé comme une anguille à la tartare d'un aspect si pauvre , tout son costume enfin tellement déplo- rable et réussi, que les femmes ne dissimulaient pas leur dégoût. Le docteur l'en consola par de grands éloges sur la Débardeuse, sa maîtresse. Ce Turc était fils d'un banquier.

Entre deux quadrilles, Rosanette se dirigea vers la cheminée, oii était installé, dans un fau- teuil, un petit vieillard replet, en habit marron, à boutons d'or. Malgré ses joues flétries qui tom- baient sur sa haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds, et frisés naturellement comme les poils d'un caniche , lui donnaient quelque chose de folâtre.

Elle fécouta, penchée vers son visage. Ensuite, elle lui accommoda un verre de sirop ; et rien n'était

172 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

mignon comme ses mains sous leurs manches de dentelles qui dépassaient les parements de l'habit vert. Quand le bonhomme eut bu, il les baisa.

Mais c'est M. Oudry, le voisin d'Arnoux !

II l'a perdu I dit en riant Pellerin.

Comment?

Un Postillon de Longjumeau la saisit par la taille, une valse commençait. Alors, toutes les femmes, assises autour du salon sur- les ban- quettes, se levèrent à la file, prestement; et leurs jupes, leurs écharpes, leurs coiffures se mirent à tourner.

Elles tournaient si près de lui, que Frédéric distinguait les gouttelettes de leur front; .et ce mouvement giratoire de plus en plus vif et régu- lier, vertigineux, communiquant à sa pensée une sorte d'ivresse, y faisait surgir d'autres images, tandis que toutes passaient dans le même éblouis- sement, et chacune avec une excitation particu- lière selon le genre de sa beauté. La Polonaise, qui s'abandonnait d'une façon langoureuse, lui inspirait l'envie de la tenir contre son cœur, en filant tous les deux dans un traîneau sur une plaine couverte de neige. Des horizons de volupté tranquille, au bord d'un lac, dans un chalet, se déroulaient sous les pas de la Suissesse , qui valsait le torse droit et les paupières baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante, penchant en arrière sa tête brune, le faisait rêver à des caresses dévoratrices , dans des bois de lauriers -roses, par un temps d'orage, au bruit confus des tambourins. La Pois- sarde, que la mesure trop rapide essoufflait, pous- sait des rires; et il aurait voulu, buvant avec elle

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 173

aux Percherons, chiffonner à pleines mains son fichu, comme au bon vieux temps. Mais la Dé- bardeuse, dont les orteils légers effleuraient à peine le parquet, semblait receler dans la sou- plesse de ses membres et le sérieux de son visage tous les raffinements de l'amour moderne, qui a la justesse d'une science et la mobifité d'un oiseau. Rosanette tournait, le poing sur la hanche; sa perruque à marteau, sautillant sur son collet, en- voyait de la poudre d'iris autour d'elle; et, à chaque tour, du bout de ses éperons d'or, elle manquait d'attraper Frédéric.

Au dernier accord de la valse. M"" Vatnaz pa- rut. Elle avait un mouchoir algérien sur la tête, beaucoup de piastres sur le front, de fantimoine au bord des yeux, avec une espèce de paletot en cachemire noir tombant sur un jupon clair, lamé d'argent, et elle tenait un tambour de basque à la main.

Derrière son dos marchait un grand garçon, dans le costume classique du Dante, et qui était (elle ne s'en cachait plus, maintenant) l'ancien chanteur de TAIhambra, lequel, s'appelant Au- guste Delamare, s'était fait appeler primitivement Anténor Dellamarre, puis Delmas, puis Belmar, et enfin Delmar, modifiant ainsi et perfectionnant son nom , d'après sa gloire croissante ; car il avait quitté le bastringue pour le théâtre, et venait même de débuter bruyamment à TAmbigu, dans Gaspardo le Pêcheur,

Hussonnet, en l'apercevant, se renfrogna. De- puis qu'on avait refusé sa pièce, il exécrait les comédiens. On n'imaginait pas la vanité de ces messieurs, de celui-là surtout!

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Quel poseur, voyez donc !

Après un léger salut à Rosanette, Delmar s'était adossé à la cheminée ; et il restait immobile , une main sur le cœur, le pied gauche en avant, les yeux au ciel, avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus son capuchon , tout en s'efForçant de mettre dans son regard beaucoup de poésie, pour fasciner les dames. On faisait, de loin, un grand cercle autour de lui.

Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé lon- guement Rosanette, s'en vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style, un ouvrage d'éducation qu'elle voulait publier : La Guirlande des jeunes personnes, recueil de littérature et de morale. L'homme de lettres promit son concours. Alors, elle lui demanda s'il ne pourrait pas, dans une des feuilles il avait accès, faire mousser quelque peu son ami, et même lui confier plus tard un rôle. Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch.

C'était Arnoux qui favait fabriqué; et, suivi par le groom du comte portant un plateau vide, il l'offrait aux personnes avec satisfaction.

Quand il vint à passer devant M. Oudry, Ro- sanette l'arrêta.

Eh bien , et cette affaire ?

II rougit quelque peu; enfin, s'adressant au bonhomme :

Notre amie m'a dit que vous auriez l'obli- geance . . .

Comment donc, mon voisin! tout à vous.

Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé; comme ils s'entretenaient à demi -voix, Frédéric

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 175

les entendait confusément; il se porta vers l'autre coin de la cheminée, Rosanette et Delmar causaient ensemble.

Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme les décors de théâtre pour être contem- plée à distance, des mains épaisses, de grands pieds, une mâchoire lourde; et il dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de haut les poètes, disait : «mon organe, mon physique, mes moyens » , en émaillant son discours de mots peu intelligibles pour lui-même, et qu'il affectionnait, tels que. «morbidezza, analogue et homogé- néité».

Rosanette fécoutait avec de petits mouvements de tête approbatifs. On voyait l'admiration s'épa- nouir sous le fard de ses joues, et quelque chose d'humide passait comme un voile sur ses yeux clairs, d'une indéfinissable couleur. Comment un pareil homme pouvait-il la charmer? Frédéric s'excitait intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, l'espèce d'envie qu'il lui portait.

M^* Vatnaz était maintenant avec Arnoux; et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d'œil sur son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.

Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent; le bon- homme vint parler bas à Rosanette.

Eh bien, oui, c'est convenu! Laissez-moi tranquille.

Et elle pria Frédéric d'aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n'y était pas.

Un bataillon de verres à moitié pleins couvrait le plancher; et les casseroles, les marmites, la

\j6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

turbotière, la poêle à frire sautaient. Arnoux com- mandait aux domestiques en les tutoyant, battait la rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec la bonne.

Bien, dit-il, avertissez -la! je fais servir. On ne dansait plus, les femmes venaient de se

rasseoir, les hommes se promenaient. Au milieu du salon, un des rideaux tendus sur une fenêtre se bombait au vent; et la Sphinx, malgré les observations de tout le monde, exposait au cou- rant d'air ses bras en sueur. Oii donc était Rosa- nette? Frédéric la chercha plus loin, jusque dans le boudoir et dans la chambre. Quelques-uns, pour être seuls, ou deux à deux, s y étaient réfu- giés. L'ombre et les chuchotements se mêlaient. II y avait de petits rires sous des mouchoirs, et l'on entrevoyait au bord des corsages des frémis- sements d'éventails, lents et doux comme des battements d'ailes d'oiseau blessé.

En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles d'un caladium , près le jet d'eau , Delmar, couché à plat ventre sur le canapé de toile ; Rosa- nette , assise près de lui , avait la main passée dans ses cheveux ; et ils se regardaient. Au même mo- ment, Arnoux entra par l'autre côté, celui de la volière. Delmar se leva d'un bond, puis il sortit à pas tranquilles sans se retourner; et même, il s'arrêta près de la porte, pour cueillir une fleur d'hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosa- nette pencha le visage; Frédéric, qui la voyait de profil, s'aperçut qu'elle pleurait.

Tiens! qu'as -tu donc? dit Arnoux. Elle haussa les épaules sans répondre.

Est-ce à cause de lui? reprit-il.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I JJ

Elle étendit les bras autour de son cou, et, le baisant au front, lentement :

Tu sais bien que je t'aimerai toujours, mon gros. N y pensons plus ! Allons souper !

Un lustre de cuivre à quarante bougies éclai- rait la salle, dont les murailles disparaissaient sous de vieilles faïences accrochées; et cette lumière crue, tombant d aplomb, rendait plus blanc en- core, parmi les hors-d'œuvre et les fruits, un gi- gantesque turbot occupant le milieu de la nappe, bordée par des assiettes pleines de potage à la bisque. Avec un froufrou d'étoffes, les femmes, tassant leurs jupes, leurs manches et leurs écharpes, s'assirent les unes près des autres; les hommes, debout, s'établirent dans les angles. Pellerin et M. Oudry furent placés près de Rosanette; Ar- noux était en face. Palazot et son amie venaient de partir.

Bon voyage! dit- elle, attaquons!

Et l'Enfant oe chœur, homme facétieux, en faisant un grand signe de croix, commença le Benedicite.

Les dames furent scandalisées, et principale- ment la Poissarde, mère d'une fille dont elle vou- lait faire une femme honnête. Arnoux, non plus, «n'aimait pas ça», trouvant qu'on devait respecter la religion.

Une horloge allemande, munie d'un coq, ca-

Iillonnant deux heures, provoqua sur le coucou brce plaisanteries. Toute sorte de propos s'ensui- rirent : calembours, anecdotes, vantardises, ga- geures, mensonges tenus pour vrais, assertions mprobables, un tumulte de paroles qui bientôt 'éparpilla en conversations particulières. Les vins

I II

178 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

circulaient, les plats se succédaient, le docteur découpait. On se lançait de loin une orange, un bouchon; on quittait sa place pour causer avec quelqu'un. Souvent Rosanette se tournait vers Delmar, immobile derrière elle; Pellerin bavar- dait, M. Oudry souriait. M^^ Vatnaz mangea presque à elle seule le buisson d*écrevisses , et les carapaces sonnaient sous ses longues dents. L'Ange, posée sur le tabouret du piano (seul en- droit 011 ses ailes lui permissent de s'asseoir), mastiquait placidement, sans discontinuer.

Quelle fourchette ! répétait l'Enfant de chœur ébahi, quelle fourchette!

Et la Sphinx buvait de l'eau-de-vie, criait à plein gosier, se démenait comme un démon. Tout à coup ses joues s'enflèrent, et, ne résistant plus au sang qui l'étoufFait, elle porta sa serviette contre ses lèvres, puis la jeta sous la table.

Frédéric l'avait vue.

Ce n'est rien !

Et, à ses instances pour partir et se soigner, elle répondit lentement :

Bah ! à quoi bon ? autant ça qu'autre chose ! la vie n'est pas si drôle I

Alors il frissonna, pris d'une tristesse glaciale, comme s'il avait aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, un réchaud de charbon près d'un lit de sangle, et les cadavres de la Morgue en tablier de cuir, avec le robinet d'eau froide qui coule sur leurs cheveux.

Cependant, Hussonnet, accroupi aux pieds de la Femme sauvage, braillait d'une voix enrouée, pour imiter l'acteur Grassot :

Ne sois pas cruelle, ô Celuta! cette petite

L'EDUCATION SENTIMENTALE. I 79

fête de famille est charmante! Enivrez -moi de voluptés, mes amours! Folichonnons ! folichon- nons!

Et il se mit à baiser les femmes sur Tépaule. Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches; puis il imagina de casser contre sa tête une assiette , en la heurtant d'un petit coup. D'autres l'imi- tèrent; les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse s'écria :

Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote !

Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. II ré- pliqua :

Ah! sur facture, permettez! tenant, sans doute, à passer pour n'être pas, ou n'être plus l'amant de Rosanette.

Mais deux voix furieuses s'élevèrent :

Imbécile!

Pohsson !

A vos ordres !

Aux vôtres!

C'était le Chevaher moyen âge et le Postillon russe qui se disputaient; celui-ci ayant soutenu que des armures dispensaient d'être brave, l'autre avait pris cela pour une injure. II voulait se battre, tous s'interposaient, et le Capitaine, au miheu du tumulte, tâchait de se faire entendre.

Messieurs, écoutez-moi! un mot! J'ai de l'expérience, messieurs!

Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre, finit par obtenir du silence; et, s'adres- sant au Chevaher qui gardait son casque, puis au Postillon coiffé d'un bonnet à longs poils :

la.

l8o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Retirez d abord votre casserole! ça m'é- chauffe! — et vous, là-bas, votre tête de loup. Voulez -vous bien m*obéir, saprelotte! Re- gardez donc mes épaulettes ! Je suis votre Maré- chale !

Ils s'exécutèrent, et tous applaudirent en criant :

Vive la Maréchale ! vive la Maréchale ! Alors, elle prit sur le poêle une bouteille de

vin de Champagne, et elle le versa de haut, dans les coupes qu'on lui tendait. Comme la table était trop large, les convives, les femmes surtout, se portèrent de son côté, en se dressant sur la pointe des pieds, sur les barreaux des chaises, ce qui forma pendant une minute un groupe pyra- midal de coiffures, d'épaules nues, de bras tendus, de corps penchés ; et de longs jets de vin rayon- naient dans tout cela, car le Pierrot et Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille, éclaboussaient les visages. Les petits oiseaux de la vohère , dont on avait laissé la porte ouverte, envahirent la salle, tout effarouchés, vo- letant autour du lustre, se cognant contre les carreaux, contre les meubles; et quelques-uns, posés sur les têtes, faisaient au milieu des cheve- lures comme de larges fleurs.

Les musiciens étaient partis. On tira le piano de l'antichambre dans le salon. La Vatnaz s'y mit, et, accompagnée de l'Enfant de chœur qui battait du tambour de basque, elle entama une contre- danse avec furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la mesure. La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I 8 I

Débardcuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des façons d'orang-outang, la Sau- vagesse, les bras écartés, imitait TosciUation d'une chaloupe. Enfin tous, n'en pouvant plus, s'arrê- tèrent; et on ouvrit une fenêtre.

Le grand jour entra, avec la frakheur du matin. II y eut une exclamation d'étonnement, puis un silence. Les flammes jaunes vacillaient, en faisant de temps à autre éclater leurs bobèches; des ru- bans, des fleurs et des perles jonchaient le parquet; des taches de punch et de sirop poissaient les con- soles; les tentures étaient salies, les costumes fri- pés, poudreux; les nattes pendaient sur les épaules; et le maquillage, coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes, dont les paupières rouges cli- gnotaient.

La Maréchale, fraîche comme au sortir d'un bain, avait les joues roses, les yeux brillants. Elle jeta au loin sa perruque; et ses cheveux tombèrent autour d'elle comme une toison, ne laissant voir de tout son vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effet à la fois comique et gentil.

La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre, eut besoin d'un châle.

Rosanette courut dans sa chambre pour le cher- cher, et, comme l'autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez vivement.

Le Turc observa, tout haut, qu'on n'avait pas vu sortir M. Oudrj. Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué.

Puis, en attendant les voitures, on s'embobelina dans les capelines et les manteaux. Sept heures sonnèrent. L'Ange était toujours dans la salle.

I 82 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

attablée devant une compote de beurre et de sar- dines; et la Poissarde, près d'elle, fumait des ciga- rettes, tout en lui donnant des conseils sur l'exis- tence.

Enfin, les fiacres étant survenus, les invités s'en allèrent. Hussonnet, employé dans une cor- respondance pour la province, devait lire avant son déjeuner cinquante-trois journaux ; la Sauvagesse avait une répétition à son théâtre, Pellerin un mo- dèle, l'Enfant de chœur trois rendez -vous. Mais i'Ange, envahie par les premiers symptômes d'une indigestion, ne put se lever. Le Baron moyen âge la porta jusqu'au fiacre.

Prends garde à ses ailes ! cria par la fenêtre la Débardeuse.

On était sur le palier quand M"* Vatnaz dit à Rosanette :

Adieu, chère I C'était très bien ta soirée. Puis se penchant à son oreille :

Garde -le!

Jusqu'à des temps meilleurs, reprit la Maré- chale, en tournant le dos, lentement.

Arnoux et Frédéric s'en revinrent ensemble, comme ils étaient venus. Le marchand de faïences avait un air tellement sombre, que son compagnon le crut indisposé.

Moi? pas du tout!

II se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce n'était pas ses affaires qui le tourmentaient.

Nullement! Puis tout à coup.

Vous le connaissiez, n'est-ce pas, le père Oudry?

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I 8 3

Et, avec une expression de rancune :

II est riche, le vieux gredin!

Ensuite, Arnoux parla d'une cuisson importante que l'on devait finir aujourd'hui, à sa fabrique. II voulait la voir. Le train partait dans une heure.

II faut cependant que j'aille embrasser ma femme.

«Ah! sa femme!» pensa Frédéric.

Puis il se coucha, avec une douleur intolérable à l'occiput; et il but une carafe d'eau, pour calmer sa soif.

Une autre soif lui était venue, celle des femmes, du luxe et de tout ce que comporte l'existence parisienne. II se sentait quelque peu étourdi, comme un homme qui descend d'un vaisseau; et, dans l'hallucination du premier sommeil, il voyait passer et repasser continuellement les épaules de la Poissarde, les reins de la Débardeuse, les mol- lets de la Polonaise, la chevelure de la Sauvagesse. Puis deux grands yeux noirs, qui n'étaient pas dans le bal, parurent; et légers comme des papil- lons, ardents comme des torches, ils allaient, ve- naient, vibraient, montaient dans la corniche, des- cendaient jusqu'à sa bouche. Frédéric s'achar- nait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve l'avait pris; il lui semblait qu'il était attelé près d' Arnoux, au timon d'un fiacre, et que la Maréchale, à cahfourchon sur lui, l'éventrait avec ses éperons d'or.

II

FRÉDÉRIC trouva, au coin de la rue Rumfort*, un petit hotel et il s'acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardi- nières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. L'idée lui vint d'y loger Deslauriers. Mais, com- ment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future? La présence d'un ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon , et fit du cabinet un fumoir.

II acheta les poètes qu'il aimait, des Voyages, des Atlas, des Dictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre; il pressait les ouvriers, courait les magasins, et, dans son impatience de Jouir, emportait tout sans marchander.

D'après les notes des fournisseurs, Frédéric s'aperçut qu'il aurait à débourser prochainement une quarantaine de mille francs, non compris les droits de succession, lesquels dépasseraient trente- sept mille ; comme sa fortune était en biens terri- toriaux, il écrivit au notaire du Havre d'en vendre

L'ÉDUCATION SENTLMENTALE. 185

une partie, pour se libérer de ses dettes et avoir quelque argent à sa disposition. Puis, voulant con- naître enfin cette chose vague, miroitante et indé- finissable qu'on appelle le monde , il demanda par un billet aux Dambreuse s'ils pouvaient le rece- voir. Madame répondit qu'elle espérait sa visite pour le lendemain.

C'était jour de réception. Des voitures station- naient dans la cour. Deux valets se précipitèrent sous la marquise, et un troisième, au haut de l'es- calier, se mit à marcher devant lui.

Il traversa une antichambre, une seconde pièce, puis un grand salon à hautes fenêtres, et dont la cheminée monumentale supportait une pendule en forme de sphère, avec deux vases de porce- laine monstrueux se hérissaient, comme deux buissons d'or, deux faisceaux de bobèches. Des tableaux dans la manière de l'Espagnolet étaient appendus au mur ; les lourdes portières en tapis- serie tombaient majestueusement; et les fauteuils, les consoles, les tables, tout le mobilier, qui était de style Empire, avait quelque chose d'imposant et de diplomatique. Frédéric souriait de plaisir, malgré lui.

Enfin, il arriva dans un appartement ovale, lambrissé de bois de rose, bourré de meubles mignons et qu'éclairait une seule glace donnant sur un jardin. M"' Dambreuse était auprès du fisu, une douzaine de personnes formant cercle autour d'elle. Avec un mot aimable, elle lui fit signe de s'asseoir, mais sans paraître surprise de ne l'avoir pas vu depuis longtemps.

On vantait, quand il entra, l'éloquence de l'abbé Cœur. Puis on déplora l'immoralité des dômes-

l8(5 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tiques, à propos d'un vol commis par un valet de chambre ; et les cancans se déroulèrent. La vieille dame de Sommer j avait un rhume, M^" de Tur- visot se mariait, les Montcharron ne reviendraient pas avant la fin de janvier, les Bretancourt non plus, maintenant on restait tard à la campagne; et la misère des propos se trouvait comme ren- forcée par le luxe des choses ambiantes; mais ce qu'on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d'une grande pa- roisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gou- vernement; ils s'en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient à des douairières fatiguées, d'autres avaient des tour- nures de maquignon; et des vieillards accompa- gnaient leurs femmes , dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-pères.

M"^ Dambreuse les recevait tous avec grâce. Dès qu'on parlait d'un malade, elle fronçait les sourcils douloureusement, et prenait un air joyeux s'il était question de bals ou de soirées. Elle serait bientôt contrainte de s'en priver, car elle allait faire sortir de pension une nièce de son mari, une orphehne. On exalta son dévouement; c'était se conduire en véritable mère de famille.

Frédéric l'observait. La peau mate de son visage paraissait tendue, et d'une fraîcheur sans éclat, comme celle d'un fruit conservé. Mais ses cheveux, tirebouchonnés à l'anglaise, étaient plus fins que de la soie, ses yeux d'un azur brillant, tous ses gestes délicats. Assise au fond, sur la causeuse, elle ca- ressait les floches rouges d'un écran japonais, pour

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I 87

faire valoir ses mains, sans doute, de longues mains étroites, un peu maigres, avec des doigts re- troussés par le bout. Elle portait une robe de moire grise, à corsage montant, comme une puritaine. Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. M""' Dambreuse n en savait rien. II concevait cela, du reste : Nogent devait l'ennujer. Les visites augmentaient. C'était un bruissement continu de robes sur les tapis ; les dames, posées au bord des chaises, poussaient de petits ricanements, articulaient deux ou trois mots, et, au bout de cinq minutes, partaient avec leurs jeunes filles. Bientôt, la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand M"^ Dam- breuse lui dit :

Tous les mercredis, n'est-ce pas, M. Moreau? rachetant par cette seule phrase ce qu elle avait montré d'indifférence.

II était content. Néanmoins, il huma dans la rue une large bouffée d'air; et, par besoin d'un milieu moins artificiel, Frédéric se ressouvint qu'il devait une visite à la Maréchale.

La porte de l'antichambre était ouverte. Deux bichons havanais accoururent. Une voix cria :

Delphine! Delphine! - Est-ce vous, Félix?

II se tenait sans avancer; les deux petits chiens jappaient toujours. Enfin Rosanette parut, enve- loppée dans une sorte de peignoir en moussehne blanche garnie de dentelles, pieds nus dans des babouches.

Ah ! pardon , monsieur ! Je vous prenais pour le coiffeur. Une minute ! je reviens !

Et il resta seul dans la salle à manger.

I 8 8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de l'autre nuit, lorsqu'il remarqua au milieu, sur la table, un chapeau d'homme, un vieux feutre bossue, gras, immonde. A qui donc ce chapeau? Montrant impudemment sa coiffe décousue, il semblait dire : a Je m'en moque après tout! Je suis le maître ! »

La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l'y jeta, referma la porte (d'autres portes, en même temps, s'ouvraient et se refermaient), et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine, elle l'introduisit dans son cabinet de toilette.

On voyait, tout de suite, que c'était l'endroit de la maison le plus hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse à grands feuillages tapissait les murs, les fauteuils et un vaste divan élastique; sur une table de marbre blanc s'espaçaient deux larges cuvettes en faïence bleue ; des planches de cristal formant étagère au-dessus étaient encom- brées par des fioles, des brosses, des peignes, des bâtons de cosmétique , des boites à poudre ; le feu se mirait dans une haute psyché ; un drap pendait en dehors d'une baignoire, et des senteurs de pâte d'amandes et de benjoin s'exhalaient.

Vous excuserez le désordre ! Ce soir, je dîne en ville.

Et, comme elle tournait sur ses talons, elle faillit écraser un des petits chiens. Frédéric les déclara charmants. Elle les souleva tous les deux , et haus- sant jusqu'à lui leur museau noir :

Voyons, faites une risette , baisez le monsieur. Un homme, habillé d'une sale redingote à col- let de fourrure, entra brusquement.

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I 89

Félix, mon brave, dit-elle, vous aurez votre affaire dimanche prochain, sans faute.

L'homme se mit à la coiffer. II lui apprenait des nouvelles de ses amies : M'^^de Rochegune, M'^'de Saint-Florentin , M"' Lombard , toutes étant nobles comme à Thôtel Dambreuse. Puis il causa théâtres ; on donnait le soir à l'Ambigu une représentation extraordinaire.

Irez -vous?

Ma foi, non! Je reste chez moi. Delphine parut. Elle la gronda pour être sortie

sans sa permission. L'autre jura qu'elle « rentrait du marché ».

Eh bien, apportez-moi votre livre ! Vous permettez, n'est-ce pas?

Et, lisant à demi- voix le cahier, Rosanette faisait des observations sur chaque article. L'addition était fausse.

Rendez -moi quatre sous!

Delphine les rendit, et, quand elle l'eut con- gédiée :

Ah ! Sainte-Vierge ! est-on assez malheureux avec ces gens -là!

Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait trop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorte d'égalité fâcheuse.

Delphine, étant revenue, s'approcha de la Ma- réchale pour chuchoter un mot à son oreille.

Eh non ! je n'en veux pas ! Delphine se présenta de nouveau.

Madame, elle insiste.

Ah! quel embêtement! Flanque -la dehors! Au même instant, une vieille dame habillée

de noir poussa la porte. Frédéric n'entendit rien.

ipo L'EDUCATION SENTIMEiNTALE.

ne vit rien; Rosanette s'était précipitée dans la chambre, à sa rencontre.

Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s'assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue ; puis se tour- nant vers le jeune homme, doucement :

Quel est votre petit nom ?

Frédéric.

Ah ! Fédérico I Ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça?

Et elle le regardait d'une façon câline, presque amoureuse. Tout à coup, elle poussa un cri de joie à la vue de M"' Vatnaz.

La femme artiste n'avait pas de temps à perdre, devant, à six heures juste, présider sa table d'hôte; et elle haletait, n'en pouvant plus. D'abord, elle retira de son cabas une chaîne de montre avec un papier, puis différents objets, des acquisi- tions.

Tu sauras qu'il y a, rue Joubert, des gants de Suède à trente-six sous, magnifiques! Ton tein- turier demande encore huit jours. Pour la guipure, j'ai dit qu'on repasserait. Bugneaux a reçu l'a- compte. Voilà tout, il me semble? C'est cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois!

Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napo- léons. Aucune des deux n'avait de monnaie, Fré- déric en offrit.

Je vous les rendrai , dit la Vatnaz , en fourrant les quinze francs dans son sac. Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aime plus, vous ne m'avez pas fait danser une seule fois , fautre jour ! Ah ! ma chère, j'ai découvert, quai Vohaire, à une bou- tique, un cadre d'oiseaux- mouches empaillés qui

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I91

sont des amours. A ta place, je me les donnerais. Tiens! Comment trouves-tu?

Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu'elle avait acheté au Temple pour faire un pour- point moyen âge à Delmar.

II est venu aujourd'hui, n'est-ce pas?

Non!

C'est singulier ! Et, une minute après :

vas -tu ce soir?

Chez Alphonsine, dit Rosanette.

Ce qui était la troisième version sur la manière dont elle devait passer la soirée. M"' Vatnaz reprit :

Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf? Mais, d'un brusque clin d'œil, la Maréchale lui

commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l'antichambre, pour savoir s'il verrait bientôt Arnoux.

Priez -le donc de venir; pas devant son épouse, bien entendu!

Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d'une paire de socques.

Les caoutchoucs de la Vatnaz , dit Rosanette. Quel pied, hein ? Elle est forte, ma petite amie.

Et d'un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot :

Ne pas s'y fierrr!

Frédéric , enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :

Oh ! faites ! ça ne coûte rien !

II était léger en sortant de là, ne doutant pas

Îue la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse. !e désir en éveilla un autre; et, malgré l'espèce

1^2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

de rancune qu'il lui gardait, il eut envie de voir M"' Arnoux.

D'ailleurs, il devait y aller pour la commission de Rosanette.

«Mais, à présent, songea-t-il (six heures son- naient), Arnoux est chez lui, sans doute.»

II ajourna sa visite au lendemain.

Elle se tenait dans la même attitude que le pre- mier jour, et cousait une chemise d'enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ména- gerie de bois; Marthe, un peu plus loin, écrivait.

II commença par la complimenter de ses en- fants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.

La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meu- bles reluisaient, et, comme M""* Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche -cœurs de sa nuque, pénétrait d'un fluide d'or sa peau ambrée. Alors, il dit :

Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande depuis trois ans ! Vous rappelez- vous , mademoiselle, quand vous dormiez sur mes ge- noux , dans la voiture ?

Marthe ne se rappelait pas.

Un soir, en revenant de Saint- Cloud? M™^ Arnoux eut un regard singulièrement triste.

Etait-ce pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?

Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique bril- lait, se mouvaient doucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de ses prunelles une bonté infinie. II fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense : c'était

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. I93

une contemplation qui l'engourdissait, il la secoua pourtant. Comment se faire valoir? par quels moyens? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l'argent. II se mit à par- ler du temps, lequel était moins froid qu'au Havre.

Vous y avez été ?

Oui, pour une affaire... de famille... un héritage.

Ah! j'en suis bien contente, reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu'il en fut touché comme d'un grand service.

Puis elle lui demanda ce qu'il voulait faire, un homme devant s'employer à quelque chose. II se rappela son mensonge et dit qu'il espérait par- venir au Conseil d'Etat, grâce à M. Dambreuse, le député.

Vous le connaissez peut-être ?

De nom, seulement. Puis, d'une voix basse :

// vous a mené au bal, l'autre jour, n'est-ce pas?

Frédéric se taisait.

C'est ce que je voulais savoir, merci.

Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions dis- crètes sur sa famille et sa province. C'était bien aimable, d'être resté là-bas si longtemps, sans les oublier.

Mais . . . , le pouvais-je ? reprit-il. En doutiez- vous?

M"' Arnoux se leva.

Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection. Adieu,... au revoir!

Et elle tendit sa main, d'une manière franche t virile. N'était-ce pas un engagement, une pro-

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1^4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

messe ? Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; if se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des au- mônes. Il regarda autour de lui s'il n'y avait per- sonne à secourir. Aucun misérable ne passait; et sa velléité de dévouement s'évanouit, car ii n'était pas homme à en chercher au loin les occasions.

Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards; quant à Cisy, il se ré- jouissait de lui feire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à onze heures juste, et il chargea Deslauriers d'amener Sénécal.

Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat pour n'avoir point voulu de distribu- tion de prix, usage qu'il regardait comme funçste à l'égahté. II était maintenant chez un constructeur de machines, et n'habitait plus avec Deslauriers depuis six mois.

Leur séparation n'avait eu rien de pénible. Sénécal, dans les derniers temps, recevait des hommes en blouse, tous patriotes, tous travailleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie sem- blait fastidieuse à l'avocat. D'ailleurs, certaines idées de son ami, excellentes comme armes de goore, lui déplaisaient. H s'en taisait par ambi- tion, tenant à le ménager pour le conduire, car il attendait avec impatience un grand bouleverse- ment où il comptait bien faire son trou , avoir sa place.

Les convictions de Sénécal étaient plus désinté- ressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie ,

L'EDUCATION SENTIMENTALE. ipj

il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les hvres de quoi justifier ses rêves. II avait annoté le Contrat social, II se bourrait de la Revue indépen- dante*. II connaissait Mably, Morelly, Fourier*, Saint-Simon*, Comte*, Cabet*, Louis Blanc*, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l'humanité le niveau des ca- sernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir; et, du mélange de tout cela, il s'était fait un idéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect d'une métairie et d'une filature, une sorte de Lacédémone amé- ricaine où findividu n'existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabucho- donosors. II n'avait pas un doute sur l'éventualité prochaine de cette conception ; et tout ce qu'il jugeait lui être hostile, Sénécal s'acharnait dessus , avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d'inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées surtout, et même les répu- tations trop sonores le scandalisaient, ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toute distinction ou supério- rité quelconque.

Qu'est-ce que je dois à ce monsieur pour lui faire des politesses? S'il voulait de moi, il pouvait venir!

Deslauriers fentraina.

Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à cou- cher. Stores et doubles rideaux, glace de Venise, rien n'y manquait ; Frédéric , en veste de velours , était renversé dans une bergère, oii il fumait des cigarettes de tabac turc.

ipd L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Sénécal se rembrunit, comme les cagots ame- nés dans les réunions de plaisir. Deslauriers em- brassa tout d'un seul coup d'œil; puis, le saluant très bas :

Monseigneur ! je vous présente mes respects ! Dussardier lui sauta au cou.

Vous êtes donc riche, maintenant? Ah! tant mieux, nom d'un chien, tant mieux!

Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la mort de sa grand'mère, il jouissait d'une fortune considérable, et tenait moins à s'amuser qu'à se distinguer des autres, à n'être pas comme tout le monde, enfin à «avoir du cachet». C'était son mot.

II était midi cependant, et tous bâillaient; Fré- déric attendait quelqu'un. Au nom d'Arnoux, Pellerin fit la grimace. II le considérait comme un renégat depuis qu'il avait abandonné les arts.

Si l'on se passait de lui ? qu'en dites-vous ? Tous approuvèrent.

Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte, et l'on aperçut la salle à manger avec sa haute plinthe en chêne relevée d'or et ses deux dressoirs chargés de vaisselle. Les bouteilles de vin chauffaient sur le poêle; les lames des cou- teaux neufs miroitaient près des huîtres; il y avait dans le ton laiteux des verres-mousseline comme une douceur engageante, et la table disparaissait sous du gibier, des fruits, des choses extraordi- naires. Ces attentions furent perdues pour Sénécal.

II commença par demander du pain de mé- nage (le plus ferme possible), et, à ce propos, parla des meurtres de Buzançais et de la crise des subsistances*.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 197

Rien de tout cela ne serait survenu si on proté- geait mieux i agriculture, si tout n'était pas livré à la concurrence, à lanarchie, à la déplorable maxime du « laissez faire , laissez passer » ! Voilà comment se constituait la féodalité de l'argent , pire que l'autre ! Mais qu'on y prenne garde ! le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.

Frédéric entrevit, dans un éclair, un flot d'hommes aux bras nus envahissant le grand salon de M™" Dambreuse, cassant les glaces à coups de pique.

Sénécal continuait : fouvrier, vu l'insuffisance des salaires, était plus malheureux que l'ilote, le nègre et le paria, s'il a des enfants surtout.

Doit- il s'en débarrasser par l'asphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus?

Et se tournant vers Cisy :

En serons-nous réduits aux conseils de l'in- fâme Malthus?

Cisy, qui ignorait l'infamie et même l'existence de Malthus, répondit qu'on secourait pourtant beaucoup de misères, et que les classes élevées...

Ah! les classes élevées! dit, en ricanant, le socialiste. D'abord, il n'y a pas de classes élevées; on n'est élevé que par le cœur! Nous ne voulons pas d'aumônes, entendez -vous! mais l'égalité, la juste répartition des produits.

Ce qu'il demandait, c'est que l'ouvrier pût devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant le nombre

198 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

des apprentis, empêchaient l'encombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes , les bannières.

Hussonnet, comme poète, regrettait les ban- nières; Peflerin aussi, prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutant causer des phalanstériens *. 11 déclara Fourier un grand homme.

Allons doncl dit Deslauriers. Une vieille bête ! qui voit dans les bouleversements d'empires des effets de la vengeance divine I C'est comme le sieur Saint-Simon et son église, avec sa haine de la Révolution française : un tas de farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme !

M. de Cisy, pour s'éclairer, sans doute, ou donner de lui une bonne opinion, se mit à dire doucement :

Ces deux savants ne sont donc pas de l'avis de Voltaire ?

Celui-là, je vous l'abandonne! reprit Sé- nécal.

Comment? moi, je croyais

Eh non ! il n'aimait pas le peuple !

Puis la conversation descendit aux événements contemporains ; les mariages espagnols*, les dila- pidations de Rochefort*, le nouveau chapitre de Saint-Denis*, ce qui amènerait un redouble- ment d'impôts. Selon Sénécal, on en payait assez , cependant !

Et pourquoi, mon Dieu? pour élever des palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants états -majors, ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette go- thique !

1

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 199

J'ai lu dans la Mode, dit Cisy, qu'à la Saint- Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards.

Si ce n'est pas pitoyable ! fit le socialiste , en haussant de dégoût les épaules.

Et le musée de Versailles ! s'écria Pellerin. Parlons-en! Ces imbéciles-Ià ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros! Au Louvre, on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, oue, dans dix ans, peut-être pas une ne restera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous !

Oui, nous sommes la risée de l'Europe, dit Sénécal.

Cest parce que TArt est inféodé à la Cou- ronne.

Tant que vous n'aurez pas le suffrage uni- versel . . .

Permettez I car l'artiste, refusé depuis vingt ans à tous les Salons, était furieux contre le Pou- voir. — Eh ! qu'on nous laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien ! seulement les Chambres de- vraient statuer sur les intérêts de l'Art 11 faudrait établir une chaire d'esthétique, et dont le profes- seur, un homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait, j'espère, à grou{>er la multitude. Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal ?

Est-ce que les journaux sont libres ? est-ce que nous le sommes ? dit Deslauriers avec empor- tement. Quand on pense qu'il peut y avoir jusqu'à vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne envie d aller vivre chez

200 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

les anthropophages ! Le Gouvernement nous dé- vore! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les arts, l'air du ciel; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du ca- lotin !

Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, lar- gement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l'œil allumé :

Je bois à la destruction complète de l'ordre actuel, c'est-à-dire de tout ce qu'on nomme Privi- lège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, Etat ! et , d'une voix plus haute : que je voudrais briser comme ceci, en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.

Tous applaudirent, et Dussardier principale- ment.

Le spectacle des injustices lui faisait bondir le cœur. II s'inquiétait de Barbes*; il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux ouvrages, l'un intitulé Crimes des rois, l'autre Mystères du Vatican, II avait écouté l'avocat bouche béante, avec délices. Enfin, n'y tenant plus :

Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c'est d'abandonner les Polonais * !

Un moment! dit Hussonnet. D'abord, la Pologne n'existe pas ; c'est une invention de Lafayette! Les Polonais, règle générale, sont tous du faubourg Saint-Marceau, les véritables s'étant noyés avec Poniatowski.

Bref, «il ne donnait plus dedans», il était « revenu de tout ça ! » C'était comme le serpent de mer, la révocation de l'édit de Nantes et «cette vieille blague de la Saint-Barthélemy ! »

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 20I

Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de l'homme de lettres. On avait calomnié les papes*, qui, après tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue «faurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre rindividualisme des protestants».

Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles ennuyaient Cisy probablement, car il mit la conversation sur les tableaux vivants du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde.

Sénécal s'en affligea. De tels spectacles corrom- paient les filles du prolétaire; puis on les voyait étaler un luxe insolent. Aussi approuvait- il les étudiants bavarois qui avaient outragé Lola Mon- tes*. A l'instar de Rousseau, il faisait plus de cas de la femme d'un charbonnier que de la maîtresse d'un roi.

Vous blaguez les truffes ! répliqua majes- tueusement Hussonnet.

Et il prit la défense de ces dames, en faveur de Rosanette. Puis, comme il parlait de son bal et du costume d'Arnoux :

On prétend qu'il branle dans le manche? dit Pellerin.

Le marchand de tableaux venait d'avoir un procès pour ses terrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagnie de kaolin bas- breton avec d'autres farceurs de son espèce.

Dussardier en savait davantage ; car son patron à lui, M. Moussinot, ayant été aux informations Isur Amoux près du banquier Oscar Lefebvre, celui-ci avait répondu qu'il le jugeait peu solide, ^ connaissant quelques-uns de ses renouvelle- lents.

202 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Le dessert était fini; on passa dans le salon, tendu, comme celui de la Maréchale, en damas jaune, et de style Louis XVL

Pellerin blâma Frédéric de n'avoir pas choisi, plutôt, le néo-grec; Sénécal frotta des allumettes contre les tentures; Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibhothèque, qu'il appela une bibliothèque de petite fille, La plupart des littérateurs contemporains s'y trouvaient. II fut impossible de parler de leurs ouvrages, car Hus- sonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes, critiquait leurs figures, leurs mœurs, leur costume, exaltant les esprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du premier, et déplorant, bien entendu, la décadence moderne. Telle chansonnette de villageois contenait, à elle seule, plus de poésie que tous les lyriques du XK* siècle; Balzac était surfait, Byron démoli, Hugo n'entendait rien au théâtre, etc.

Pourquoi donc, dit Sénécal, n'avez -vous pas les volumes de nos poètes-ouvriers?

Et M. de Cisy, qui s'occupait de littérature, s'étonna de ne pas voir sur la table de Frédéric «quelques-unes de ces physiologies nouvelles, Physiologie du fumeur, du pêcheur à la ligne, de rem- ployé de barrière ».

lis arrivèrent à l'agacer tellement, qu'il eut envie de les pousser dehors par les épaules : «Mais je deviens bête!» Et, prenant Dussardier à l'écart, il lui demanda s'il pouvait le servir en quelque chose.

Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n'avait besoin de rien.

Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 203

chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs :

Tiens, mon brave, empoche! C'e^t le reli- quat de mes vieilles dettes.

Mais ... et le Journal ? dit Tavocat. J'en ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.

Et, Frédéric ayant répondu qu'il se trouvait «un peu gêné, maintenant», l'autre eut un mau- vais sourire.

Après les liqueurs, on but de la bière; après la bière, des grogs; on refuma des pipes. Enfin, à cinq heures du soir, tous s'en allèrent; et ils mar- chaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.

Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécal critiqua la futilité de son intérieur. Cisj pensait de même. Cela manquait de « cachet », absolument.

Moi, je trouve, dit Pellerin, qu'il aurait bien pu me commander un tableau.

Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon ses billets de banque.

Frédéric était resté seul. II pensait à ses amis, et sentait entre eux et lui comme un grand fossé plein d'ombre qui les séparait. II leur avait tendu la main cependant, et ils n'avaient pas répondu à la franchise de son cœur.

II se rappela les mots de Pellerin et de Dussar- dier sur Arnoux. C'était une invention, une ca- lomnie sans doute? Mais pourquoi ? Et il aperçut M""* Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meu- bles. Cette idée le tourmenta toute la nuit; le len- demain, il se présenta chez elle.

2o4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Ne sachant comment s'y prendre pour com- muniquer ce qu'il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.

Oui, toujours.

Il est mamtenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois?

C'est vrai.

Sa fabrique marche très bien, n'est-ce pas?

Mais... je le suppose. Et, comme il hésitait :

Qu'avez-vous donc? vous me faites peur! II lui apprit l'histoire des renouvellements. Elle

baissa la tête, et dit :

Je m'en doutais !

En effet, Arnoux, pour faire une bonne spécu- lation, s'était refusé à vendre ses terrains, avait emprunté dessus largement, et, ne trouvant point d'acquéreurs, avait cru se rattraper par l'établisse- ment d'une manufacture. Les frais avaient dépassé les devis. Elle n'en savait pas davantage ; il éludait toute question et affirmait continuellement que «ça allait très bien».

Frédéric tâcha de la rassurer. C'étaient peut- être des embarras momentanés. Du reste, s'il apprenait quelque chose, il lui en ferait part.

Oh! oui, n'est-ce pas? dit-elle, en joignant ses deux mains, avec un air de supplication char- mant.

II pouvait donc lui être utile. Le voilà qui en- trait dans son existence, dans son cœur! Arnoux parut.

Ah! comme c'est gentil, de venir me prendre pour dîner.

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 205

Frédéric en resta muet.

Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme qu'il rentrerait fort tard, ayant un rendez-vous avec M. Oudry.

Chez lui?

Mais certainement, chez lui.

II avoua, tout en descendant Tescalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge; et, comme il lui fallait toujours quelqu'un pour rece- voir ses épanchements, il se fit conduire par Fré- déric jusqu'à la porte.

Au lieu d'entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout à coup les rideaux s'écartèrent.

Ah! bravo! le père Oudry n'y est plus. Bonsoir !

C'était donc le père Oudry qui l'entretenait? Frédéric ne savait que penser mamtenant.

A partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu'auparavant; il l'invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.

Celle de Rosanette l'amusait. On venait le soir, en sortant du club ou du spectacle; on pre- nait une tasse de thé, on faisait une partie de loto; le dimanche, on jouait des charades; Rosanette, plus turbulente que les autres, se distinguait par des inventions drolatiques, comme de courir à quatre pattes ou de s'affubler d'un bonnet de coton. Pour regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli; elle fumait des chibouques, elle chantait des tyroliennes. L'après-midi, par désœuvrement, elle découpait

2o6 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

des fleurs dans un morceau de toile perse, les col- lait elle-même sur ses carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des pas- tilles, ou se tirait la bonne aventure. Incapable de résister à une envie, elle s'engouait d'un bibelot qu'elle avait vu, n'en doriTiait pas, courait l'ache- ter, le troquait contre un autre, et gâchait les étoffes, perdait ses bijoux, gaspillait l'argent, aurait vendu sa chemise pour une loge d'avant- scène. Souvent, elle demandait à Frédéric l'expii- cation d'un mot qu'elle avait lu, mais n'écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite à une autre idée, en multipliant les questions. Après des spasmes de gaieté, c'étaient des colères enfantines; ou bien elle rêvait, assise par terre, devant le feu, la tête basse et ïe genou dans ses deux mains, plus inerte qu'une couleuvre engourdie. Sans y prendre garde, elle s'habillait devant lui, tirait avec len- teur ses bas de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en se renversant la taille comme une naïade qui frissonne; et ïe rire de ses dents blanches, Jes étincelles de ses yeux, sa beauté, sa gaieté éblouis- saient Frédéric, et lui fouettaient les nerfs.

Presque toujours, il trouvait M"" Arnoux mon- trant à hre à son bambin , ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur son piano; quand elle travaillait à un ouvrage de couture, c'était pour lui un grand bonheur que de ra- masser, quelquefois, ses ciseaux. Tous ses mouve- ments étaient d'une majesté tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour épandre des au- mônes, pour essuyer des pleurs; et sa voix, un peu sourde n^urellement, avait des intonations caressantes et comme des légèretés de brise.

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 207

Elle ne s'exaltait point pour la littérature, mais son esprit charmait par des mots simples et péné- trants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent dans les bois, et à se promener tête nue sous la pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon d elle-même qui com- mençait.

La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme deux musiques : l'une folâtre, emportée, divertissante, l'autre grave et presque religieuse; et, vibrant à la fois, elles augmen- taient toujours, et peu à peu se mêlaient; car, si M"' Arnoux venait à l'effleurer du doigt seule- ment, l'image de l'autre, tout de suite, se présen- tait à son désir, parce qu'il avait, de ce côté -là, une chance moins lointaine; et, dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d'avoir le cœur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour.

Cette confusion était provoquée par des simi- litudes entre les deux logements. Un des bahuts que l'on voyait autrefois boulevard Montmartre ornait à présent la salle à manger de Rosanette, l'autre, le salon de M""* Arnoux. Dans les deux maisons, les services de table étaient pareils, et l'on retrouvait jusqu'à la même calotte de velours traînant sur les bergères; puis une foule de petits cadeaux, des écrans, des boftes, des éventails allaient et venaient de chez la maîtresse chez l'épouse, car, sans la moindre gêne, Arnoux, sou-

Ivent, reprenait à l'une ce qu'il lui avait donné, pour l'offrir à l'autre. 'r La Maréchale riait avec Frédéric de ses mau-

2o8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

l'emmena derrière la porte, et lui fit voir dans son paletot un sac de gâteaux , qu'il venait d'escamoter sur la table, afin clen régaler, sans doute, sa petite famille. M. Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude. C'était pour lui un devoir que de frauder l'octroi ; il n'allait jamais au spec- tacle en payant, avec un billet de secondes pré- tendait toujours se pousser aux premières, et racontait comme une farce excellente qu'il avait coutume, aux bains froids, de mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte pour une pièce de dix sous; ce qui n'empêchait point la Maré- chale de l'aimer.

Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui :

Ah! il m'embête, à la fin ! J'en ai assez! Ma foi, tant pis, j'en trouverai un autre!

Frédéric croyait «l'autre» déjà trouvé et qu'il s'appelait M. Oudry.

Eh bien, dit Rosanette, qu'est-ce que cela fait?

Puis, avec des larmes dans la voix :

Je lui demande bien peu de chose, pour- tant, et il ne veut pas, l'animal! II ne veut pas! Quant à ses promesses, oh ! c'est différent.

II lui avait même promis un quart de ses béné- fices dans les fameuses mines de kaolin; aucun bénéfice ne se montrait, pas plus que le cache- mire dont il la leurrait depuis six mois.

Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire cadeau. Arnoux pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher.

II était bon cependant, sa femme elle-même le disait. Mais si fou ! Au lieu d'amener tous les jours du monde à dîner chez lui, à présent il

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 209

traitait ses connaissances chez le restaurateur. II achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaînes d*or, des pendules, des articles de ménage. M"* Arnoux montra même à Fré- déric, dans le couloir; une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et samovars. Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait signer un billet, souscrit à Tordre de M. Dam- breuse.

Cependant, Frédéric conservait ses projets lit- téraires, par une sorte de point d'honneur vis-à- vis de lui-même. II voulut écrire une histoire de festhétique , résultat de ses conversations avec Pel- lerin, puis mettre en drames différentes époques de la Révolution française et composer une grande comédie, par finfluence indirecte de Deslauriers et d'Hussonnet. Au miheu de son travail, souvent le visage de fune ou de fautre passait devant lui ; il luttait contre fenvie de la voir, ne tardait pas à y céder ; et il était plus triste en revenant de chez M™' Arnoux.

Un matin qu*il ruminait sa mélancolie au coin de son feu. Deslauriers entra. Les discours incen- diaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans res- sources.

Que veux-tu que j'y fasse? dit Frédéric.

Rien! tu n'as pas d'argent, je le sais. Mais i ne te gênerait guère de lui découvrir une lace, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux?

Celui-ci devait avoir besoin d'ingénieurs dans )n étabhssement. Frédéric eut une inspiration : énécal pourrait l'avertir des absences du mari, porter des lettres, l'aider dans mille occasions qui

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2IO L'EDUCATION SENTIMENTALE.

se présenteraient. D'homme à homme, on se rend toujours ces services-là. D'ailleurs, il trouverait moyen de l'employer sans qu'il s'en doutât. Le hasard lui oifrait un auxihaire, c'était de bon au- gure, il fallait le saisir; et, affectant de l'indifi^é- rence, il répondit que la chose peut-être était faisable et qu*il s'en occuperait.

II s'en occupa tout de suite. Arnoux se donnait beaucoup de peine dans sa fabrique. II cherchait le rouge de cuivre des Chinois; mais ses couleurs se volatilisaient par la cuisson. Afin d'éviter les gerçures de ses faïences, il mêlait de la chaux à son argile; mais les pièces se brisaient pour la plupart, l'émail de ses peintures sur cru bouillon- nait, ses grandes plaques gondolaient; et, attri- buant ces mécomptes au mauvais outillage de sa fabrique, il voulait se faire faire d'autres moulins à broyer, d'autres séchoirs. Frédéric se rappela quelques-unes de ces choses; et il l'aborda en annonçant qu'il avait découvert un homme très fort, capable de trouver son fameux rouge. Ar- noux en fît un bond, puis, l'ayant écouté, répon- dit qu'il n'avait besoin de personne.

Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal, tout à la fois ingénieur, chimiste et comptable, étant un mathématicien de première force.

Le faïencier consentit à le voir.

Tous deux se chamaillèrent sur les émolu- ments. Frédéric s'interposa et parvint, au bout de la semaine, à leur faire conclure un arran- gement.

Mais, l'usine étant située à Creil, Sénécal ne pouvait en rien l'aider. Cette réflexion, très

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 2 I I

simple, abattit son courage comme une més- aventure.

Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chance auprès d'elle. Alors, il se mit à faire Tapologie de Rosanette, continuellement; il lui représenta tous ses torts à son endroit, conta les vagues menaces de lautre jour, et même parla du cachemire, sans taire qu'elle l'accusait d'avarice.

Arnoux, piqué du mot (et, d'ailleurs, conce- vant des inquiétudes), apporta le cachemire à Rosanette, mais la gronda de s'être plainte à Fré- déric ; comme elle disait lui avoir cent fois rappelé sa promesse , il prétendit qu'il ne s'en était pas sou- venu , ayant trop d'occupations.

Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu'il fût deux heures, la Maréchale était en- core couchée; et, à son chevet, Delmar, installé devant un guéridon , finissait une tranche de foie gras. Elle cria de loin :

Je l'ai, je l'ai!

Puis, le prenant par les oreilles, elle l'embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait,

Ises deux bras ronds sortaient de sa chemise qui n'avait pas de manches; et, de temps à autre, il Sentait, à travers la batiste, les fermes contours Ide son corps. Delmar, pendant ce temps-là, roulait kes prunelles. Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie ! . . . I 11 en fut de même les fois suivantes. Dès que

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212 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

sin, pour qu'il l'embrassât mieux, l'appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa bou- tonnière, arrangeait sa cravate; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trou- vait là.

Etaient-ce des avances? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s'en gênerait guère! et il avait bien le droit de n'être pas vertueux avec sa maîtresse, l'ayant toujours été avec sa femme; car il croyait l'avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. II se trou- vait stupide cependant, et résolut de s'y prendre avec la Maréchale carrément.

Donc, une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il s'approcha d'elle et eut un geste d'une éloquence si peu ambiguë, qu'elle se redressa tout empourprée. II recommença de suite; alors, elle fondit en larmes, disant qu'elle était bien malheureuse et que ce n'était pas une raison pour qu'on la méprisât.

II réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire toujours. II crut malin de riposter par le même ton, et en l'exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu'elle le crût sin- cère ; et leur camaraderie faisait obstacle à Tépan- chement de toute émotion sérieuse. Enfin, un jour, elle répondit qu'elle n'acceptait pas les restes d'une autre.

Quelle autre?

Eh oui I va retrouver M*"* Arnoux !

Car Frédéric en parlait souvent; Arnoux, de son côté, avait la même manie; elle s'impatien- tait, à la fin, d'entendre toujours vanter cette

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 21 j

femme; et son imputation était une espèce de vengeance.

Frédéric lui en garda rancune.

Elle commençait, du reste, à l'agacer forte- ment. Quelquefois, se posant comme expéri- mentée, elle disait du mal de l'amour avec un rire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart d'heure après, c'était la seule chose qu'il y eût au monde, et, croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelqu'un, elle murmurait : «Oh! oui, c'est bon! c'est si bon!» les paupières entre -closes et à demi pâmée d'ivresse. Il était impossible de la connaître, de savoir, par exemple, si elle aimait Arnoux, car elle se moquait de lui et en paraissait jalouse. De même pour la Vatnaz, qu'elle appelait une misé- rable, d'autres fois sa meilleure amie. Elle avait, enfin, sur toute sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque chose d'inexprimable qui ressemblait à un défi ; et il la désirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer.

Comment faire? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie, apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter : « Je suis occu- pée ; à ce soir ; ou bien il la trouvait au milieu de douze personnes; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une gageure, tant les empêche- ments se succédaient. 11 l'invitait à dîner, elle refusait toujours; une fois, elle accepta, mais ne vint pas.

Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.

Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui

2l4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

commander le portrait de la Maréchale, un por- trait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il n'en manquerait pas une seule ; l'in- exactitude habituelle de lartiste faciliterait les tète-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire .peindre , pour offrir son visage à son cher Ar- noux. Elle accepta, car elle se voyait au milieu du Grand Salon, à la place d'honneur, avec une foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui «la lancerait» tout à coup.

Quant à Pellerin, il saisit la proposition avi- dement. Ce portrait devait le poser en grand homme, être un chef-d'œuvre.

II passa en revue dans sa mémoire tous les por- traits de mahre qu'il connaissait, et se décida fina- lement pour un Titien, lequel serait rehaussé d'ornements à la Véronèse. Donc il exécuterait son projet sans ombres factices, dans une lumière franche éclairant les chairs d'un seul ton, et fai- sant étinceler les accessoires.

«Si je lui mettais, pensa-t-il, une robe de soie rose, avec un burnous oriental? oh non! canaille le burnous! ou plutôt si je l'habillais de velours bleu, sur un fond gris, très coloré? On pourrait lui donner également une collerette de guipure blanche , avec un éventail noir et un rideau d'écar- late par derrière?»

Et, cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa conception et s'en émerveillait.

II eut un battement de cœur quand Rosanette, accompagnée de Frédéric, arriva chez lui pour la première séance. Il la plaça debout, sur une ma- nière d'estrade, au milieu de l'appartement; et, en se plaignant du jour et regrettant son ancien

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 2 I 5

atelier, il la fit d'abord s'accouder contre un pié- destal, puis asseoir dans un fauteuil, et tour à tour s'éloignant d'elle et s'en rapprochant pour corriger d'une chiquenaude les phs de sa robe, il la regardait les paupières entre- closes, et consul- tait d'un mot Frédéric.

Eh bien, non! s'écria-t-il. J'en reviens à mon idée ! Je vous flanque en Vénitienne.

Elle aurait une robe de velours ponceau avec une ceinture d'orfèvrerie, et sa large manche doublée d'hermine laisserait voir son bras nu qui toucherait à la balustrade d'un escaher montant derrière elle. A sa gauche, une grande colonne irait jusqu'au haut de la toile rejoindre des archi- tectures, décrivant un arc. On apercevrait en des- sous, vaguement, des massifs d'orangers presque noirs, se découperait un ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert d'un tapis, il y aurait, dans un plat d'argent, un bouquet de fleurs, un chapelet d'ambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégorgeant des sequins d'or; quelques-uns même, tombés par terre çà et là, formeraient une suite d'écla- boussures brillantes, de manière à conduire l'œil vers la pointe de son pied, car elle serait posée sur l'avant-dernière marche, dans un mouvement naturel et en pleine lumière.

Il alla chercher une caisse à tableaux, qu'il mit sur l'estrade pour figurer la marche; puis il dis- posa comme accessoires sur un tabouret en guise de balustrade, sa vareuse, un bouclier, une bohe de sardines, un paquet de plumes, un couteau, et, quand il eut jeté devant Rosanette une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose.

2 I 6 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses, des présents splendides. La tête un peu à droite! Parfait! et ne bougez plus! Cette atti- tude majestueuse va bien à votre genre de beauté.

Elle avait une robe écossaise avec un gros man- chon et se retenait pour ne pas rire.

Quant à la coiffure, nous la mêlerons à un tortis de perles : cela fait toujours bon effet dans les cheveux rouges.

La Maréchale se récria, disant qu'elle n'avait pas les cheveux rouges.

Laissez donc! Le rouge des peintres n'est pas celui des bourgeois !

Il commença à esquisser la position des masses ; et il était si préoccupé des grands artistes de la Renaissance, qu'il en parlait, rendant une heure, il rêva tout haut à ces existences magnifiques, pleines de génie, de gloire et de somptuosités, avec des entrées triomphales dans les villes, et des galas à la lueur des flambeaux, entre des femmes à moitié nues, belles comme des déesses.

Vous étiez faite pour vivre dans ce temps- là. Une créature de votre calibre aurait mérité un monseigneur!

Rosanette trouvait ses compliments fort gentils. On fixa le jour de la séance prochaine ; Frédéric se chargeait d'apporter les accessoires.

Comme la chaleur du poêle l'avait étourdie quelque peu, ils s'en retournèrent à pied par la rue du Bac et arrivèrent sur le pont Rojal.

II faisait un beau temps, âpre et splendide. Le soleil s'abaissait; quelques vitres de maison, dans la Cité, brillaient au loin comme des plaques d'or, tandis que, par derrière, à droite, les tours

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 217

de Notre-Dame se profilaient en noir sur le ciel bleu, mollement baigné à Thorizon dans des va- peurs grises. Le vent souffla; et Rosanette, ayant déclaré qu'elle avait faim, ils entrèrent à la Pâtis- serie Anglaise.

Des jeunes femmes, avec leurs enfants, man- geaient debout contre le buffet de marbre, 011 se pressaient, sous des cloches de verre, les assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes à la crème. Le sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sa bouche. De temps à autre, pour Tessujer, elle tirait son mouchoir de son man- chon; et sa figure ressemblait, sous sa capote de soie verte, à une rose épanouie entre ses feuilles.

Ils se remirent en marche; dans la rue de la Paix, elle s'arrêta, devant la boutique d'un or- fèvre, à considérer un bracelet; Frédéric voulut lui en faire cadeau.

Non, dit- elle, garde ton argent. II fut blessé de cette parole.

Qu'a donc le mimi ? On est triste ?

Et, la conversation s'étant renouée, il en vint, comme d'habitude, à des protestations d'amour.

Tu sais bien que c'est impossible !

Pourquoi?

Ah ! parce que. . .

Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et les volants de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors, il se rappela un crépuscule d'hiver, où, sur le même trottoir. M""" Arnoux marchait ainsi à son côté ; et ce souvenir l'absorba tellement, qu'il ne s'apercevait plus de Rosanette et n'y songeait pas.

2 I 8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Elle regardait, au hasard, devant elle, tout en se laissant un peu traîner, comme un enfant pa- resseux. C'était l'heure oii l'on rentrait de la pro- menade, et des équipages défdaient au grand trot sur le pavé sec. Les flatteries de Pellerin lui reve- nant sans doute à la mémoire, elle poussa un soupir.

Ah! il y en a qui sont heureuses! Je suis faite pour un homme riche, décidément.

II répliqua d'un ton brutal :

Vous en avez un, cependant! car M. Ou- dry passait pour trois fois millionnaire.

Elle ne demandait pas mieux que de s'en dé- barrasser.

Qui vous en empêche?

Et il exhala d'amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à perruque, lui montrant qu'une pa- reille liaison était indigne, et qu'elle devait la rompre !

Oui, répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même. C'est ce que je finirai par faire , sans doute !

Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle se ralentissait, il la crut fatiguée. Elle s'obs- tina à ne pas vouloir de voiture et elle le congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des doigts.

{(Ah! quel dommage! et songer que des im- béciles me trouvent riche ! »

II était sombre en arrivant chez lui.

Hussonnet et Deslauriers l'attendaient.

Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de Turcs, et l'avocat, en bottes crottées, som- meillait sur le divan.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 219

Ah! enfin, s'écria-t-il. Mais quel air fa- rouche! Peux-tu m*écouter?

Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves de théories défavorables pour leurs examens. II avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le reje- tait plus fortement vers son vieux rêve : un jour- nal où il pourrait s'étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation, d'ailleurs, s'ensuivraient. C'était dans cet espoir qu'il avait circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille.

A présent, il la tirait sur papier rose ; il inven- tait des canards, composait des rébus, tâchait d'engager des polémiques, et même (en dépit du local) voulait monter des concerts! L'abonnement d'un an «donnait droit à une place d'orchestre dans un des principaux théâtres de Paris; de plus, l'administration se chargeait de fournir à MM. les étrangers tous les renseignements désirables, ar- tistiques et autres». Mais l'imprimeur faisait des menaces, on devait trois termes au propriétaire, toutes sortes d'embarras surgissaient; et Husson- net aurait laissé périr UArt, sans les exhortations de l'avocat, qui lui chauffait le moral quotidien- nement. II l'avait pris, afin de donner plus de poids à sa démarche.

Nous venons pour le Journal, dit-il.

Tiens, tu y penses encore! répondit Frédé- ric, d'un ton distrait.

Certainement j'y pense !

Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes rendus de la Bourse, ils se mettraient en relations avec des financiers, et obtiendraient ainsi

2 20 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

les cent mille francs de cautionnement indispen- sables. Mais, pour que la feuille pût être transfor- mée en journal politique, il fallait auparavant avoir une large clientèle, et, pour cela, se ré- soudre à quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, d'imprimerie, de bureau, bref une somme de quinze mille francs.

Je nai pas de fonds, dit Frédéric.

Et nous donc! fit Deslauriers en croisant ses deux bras.

Frédéric, blessé du geste, répliqua :

Est-ce ma faute?...

Ah! très bien! Ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon ht, une bibliothèque , une voiture, toutes les dou- ceurs! Mais qu'un autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère! est-ce leur faute?

Et il répétait : «Est-ce leur faute?» avec une ironie cicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.

Du reste, je comprends, on a des be- soins. . . aristocratiques ; car sans doute. . . quelque femme. . .

Eh bien, quand cela serait? Ne suis- je pas libre?

Oh! très libre!

Et, après une minute de silence :

C'est si commode, les promesses!

Mon Dieu ! je ne les nie pas ! dit Frédéric. L'avocat continuait :

Au collège, on fait des serments, on consti- tuera une phalange, on imitera les Treize de Bal- zac! Puis, quand on se retrouve : Bonsoir, mon

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 22 1

vieux, va te promener! Car celui qui pourrait servir l'autre retient précieusement tout, pour lui seul.

Comment?

Oui, tu ne nous as pas même présenté chez les Dambreuse !

Frédéric le regarda; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l'avocat lui parut un tel cuistre, qu'il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l'aperçut, et rougit.

II avait déjà son chapeau pour s'en aller. Hus- sonnet, plein d'inquiétude, tâchait de l'adoucir par des regards suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :

Voyons, mon petit! Soyez mon Mécène! Protégez les arts !

Frédéric, dans un brusque mouvement de ré- signation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s'illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers :

Faites des excuses, seigneur!

Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer, au plus vite, quinze mille francs.

Ah ! je te reconnais ! dit Deslauriers.

Foi de gentilhomme! ajouta le bohème, vous êtes un brave, on vous mettra dans la ga- lerie des hommes utiles! ^

L'avocat reprit :

Tu n'y perdras rien, la spéculation est excellente.

Parbleu ! s'écria Hussonnet, j'en fourrerais ma tête sur l'échafaud.

22 2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si c'était pour se moquer des autres ou de lui-même.

Ce soir- là, il reçut une lettre de sa mère.

Elle s'étonnait de ne pas le voir encore mi- nistre, tout en le plaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui apprenait que M. Roque venait maintenant chez elle. «Depuis qu'il est veuf, j'ai cru sans inconvénient de le recevoir. Louise est très changée à son avantage.» Et en post-scriptum : «Tu ne me dis rien de ta belle connaissance, M. Dambreuse; à ta place, je l'uti- liserais. »

Pourquoi pas? Ses ambitions intellectuelles l'avaient quitté, et sa fortune (il s'en apercevait) était insuffisante; car, ses dettes payées et la somme convenue remise aux autres, son revenu serait diminué de quatre mille francs, pour le moins! D'ailleurs, il sentait le besoin de sortir de cette existence, de se raccrocher à quelque chose. Aussi, le lendemain, en dînant chez M""" Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour qu'il em- brassât une profession.

Mais je croyais, reprit- elle, que M. Dam- breuse devait vous faire entrer au Conseil d'Etat ? Cela vous irait très bien.

Elle le voulait donc. Il obéit.

Le banquier, comme la première fois, était assis à son bureau , et d'un geste le pria d'attendre quel- ques minutes, car un monsieur, tournant le dos à la porte, l'entretenait de matières graves. Il s'agis- sait de charbons de terre et d'une fusion à opérer entre diverses compagnies.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 223

Les portraits du général Foj et de Louis- Phi- lippe se faisaient pendant de chaque coté de la glace; des cartonniers montaient contre les lam- oris jusqu'au plafond, et il y avait six chaises de paille, M. Dambreuse n'ayant pas besoin pour ses affaires d'un appartement plus beau; c'était comme ces sombres cuisines s'élaborent de grands festins. Frédéric observa surtout deux coffres monstrueux, dressés dans les encoignures. II se demandait combien de millions y pouvaient tenir. Le banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant voir à l'intérieu;* que des cahiers de papier bleu.

Enfin l'individu passa devant Frédéric. C'était le père Oudry. Tous deux se saluèrent en rougis- sant, ce qui parut étonner M. Dambreuse. Du reste, il se montra fort aimable. Rien n'était plus facile que de recommander son jeune ami au garde des sceaux. On serait trop heureux de l'avoir; et il termina ses politesses en l'invitant à une soirée qu'il donnait dans quelques jours.

Frédéric montait en coupé pour s'y rendre

3uand arriva un billet de la Maréchale. A la lueur es lanternes, il lut :

« Cher, j'ai suivi vos conseils. Je viens d'expulser mon Osage. A partir de demain soir, liberté! Dites que je ne suis pas brave. »

Rien de plus ! Mais c'était le convier à la place vacante. 11 poussa une exclamation, serra le billet dans sa poche et partit.

Deux municipaux à cheval stationnaient dans la rue. Une file de lampions brûlaient sur les deux portes cochères; et des domestiques, dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jusqu'au

2 24 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

bas du perron sous la marquise. Puis, tout à coup, le bruit cessait dans le vestibule.

De grands arbres emplissaient la cage de l'esca- lier ; les globes de porcelaine versaient une lu- mière qui ondulait comme des moires de satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les mar- ches allègrement. Un huissier lança son nom; M. Dambreuse lui tendit la main ; presque aussi- tôt, M™" Dambreuse parut.

Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sa coiffure plus abondantes qu'à l'ordinaire, et pas un seul bijou.

Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen de dire quelque chose. Les invités arrivaient ; en manière de salut, ils jetaient leur torse de coté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la figure seulement; puis un couple conjugal, une famille passait, et tous se dispersaient dans le salon déjà plein.

Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait une jardinière, dont les fleurs, s'in- chnant comme des panaches, surplombaient la tête des femmes assises en rond tout autour, tan- dis que d'autres occupaient les bergères formant deux hgnes droites interrompues symétriquement par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat et les hautes baies des portes à hnteau doré.

La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec leur chapeau à la main, fai- sait de loin une seule masse noire, oii les ru- bans des boutonnières mettaient des points rouges çà et là, et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes gens

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 225

à barbe naissante, tous paraissaient s'ennuyer; quelques dandys, d'un air maussade, se balan- çaient sur leurs talons. Les têtes grises, les per- ruques étaient nombreuses; de place en place, un crâne chauve luisait; et les visages, ou empour- prés ou très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure la trace d'immenses fatigues, les gens qu'il y avait appartenant à la politique ou aux affaires. M. Dambreuse avait aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins illustres, et il repoussait avec d'humbles attitudes les éloges qu'on lui faisait sur sa soirée et les allu- sions à sa richesse.

Partout, une valetaille à larges galons d'or cir- culait. Les grandes torchères, comme des bou- quets de feu, s'épanouissaient sur les tentures; elles se répétaient dans les glaces; et, au fond de la salle à manger, que tapissait un treillage de jasmin, le buffet ressemblait à un maître-autel de cathédrale ou à une exposition d'orfèvrerie, tant il y avait de plats , de cloches , de couverts et de cuillers en argent et en vermeil, au milieu des cristaux à facettes qui entre -croisaient, par- dessus les viandes, des lueurs irisées. Les trois autres salons regorgeaient d'objets d'art : paysages de maîtres contre les murs, ivoires et porcelaines au bord des tables, chinoiseries sur les consoles; des paravents de laque se développaient devant les fenêtres, des touffes de camélias montaient dans ., les cheminées; et une musique légère vibrait, au

Iloin, comme un bourdonnement d'abeilles. Les quadrilles n'étaient pas nombreux, et les danseurs, à la manière nonchalante dont ils traî- naient leurs escarpins, semblaient s'acquitter d'un

226 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci :

Avez-vous été à la dernière fête de charité de l'hôtel Lambert, mademoiselle?

Non, monsieur!

Il va faire, tout à Theure, une chaleur!

Oh! c'est vrai, étouffante!

De qui donc cette polka ?

Mon Dieu, je ne sais pas, madame!

Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans une embrasure, chuchotaient des remarques ob- scènes; d'autres causaient chemins de fer, hbre- échange; un sportsman contait une histoire de chasse; un légitimiste et un orléaniste discu- taient.

En errant de groupe en groupe, il arriva dans le salon des joueurs, oii, dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon, «attaché mamte- nant au parquet de la Capitale».

Sa grosse face couleur de cire emplissait conve- nablement son collier, lequel était une merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien égalisés; et, gardant un juste milieu entre l'élégance voulue par son âge et la dignité que réclamait sa profes- sion, il accrochait son pouce dans son aisselle sui- vant l'usage des beaux, puis mettait son bras dans son gilet à la façon des doctrinaires. Bien qu'il eût des bottes extra- verni es, il portait les tempes rasées , pour se faire un front de penseur.

Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son conciliabule. Un propriétaire disait :

C'est une classe d'hommes qui rêvent le bouleversement de la société !

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 227

Ils demandent lorganisation du travail ! re- prit un autre. Conçoit-on cela?

Que voulez -vous? fit un troisième, quand on voit M. de Genoude donner la main au Siècle* \

Et des conservateurs, eux-mêmes, s'inti- tuler progressifs! Pour nous amener, quoi? la République? comme si elle était possible en France !

Tous déclarèrent que la République était im- possible en France.

N'importe, remarqua tout haut un mon- sieur, on s'occupe trop de la Révolution; on pu- blie là-dessus un tas d'histoires, de hvres!...

Sans compter, dit Martinon, qu'il y sl, peut- être , des sujets d'étude plus sérieux !

Un ministériel s'en prit aux scandales du théâtre :

Ainsi, par exemple, ce nouveau drame, la Reine Margot, dépasse véritablement les bornes! était le besoin qu'on nous parlât des Valois? Tout cela montre la royauté sous un jour défavo- rable! C'est comme votre Presse! Les lois de septembre, on a beau dire, sont infiniment trop douces! Moi, je voudrais des cours martiales pour bâillonner les journalistes! A la moindre insolence, traînés devant un conseil de guerre! et allez donc!

Oh ! prenez garde , monsieur, prenez garde ! dit un professeur, n'attaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830 ! respectons nos libertés.

11 fallait décentraliser plutôt, répartir l'excédent des villes dans les campagnes.

Mais elles sont gangrenées! s'écria un ca-

228 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tholique*. Faites qu'on raffermisse la Religion! Martinon s'empressa de dire :

Effectivement, c'est un frein!

Tout le mal gisait dans cette envie moderne de s'élever au-dessus de sa classe, d'avoir du luxe.

Cependant, objecta un industriel, le luxe favorise le commerce. Aussi j'approuve le duc de Nemours d'exiger la culotte courte à ses soirées.

M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez son mot?

Oui, charmant! Mais il tourne au déma- gogue, et son discours dans la question des incom- patibilités n'a pas été sans influence sur l'attentat du 12 mai.

Ah! bah!

Eh! eh!

Le cercle fut contraint de s'entr'ouvrir pour livrer passage à un domestique portant un pla- teau, et qui tâchait d'entrer dans le salon des joueurs.

Sous l'abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces d'or couvraient la table. Frédéric s'arrêta devant une d'elles, perdit les quinze napoléons qu'il avait dans sa poche, fit une pirouette, et se trouva au seuil du boudoir oii était alors M""' Dambreuse.

Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur des sièges sans dossier. Leurs longues jupes, bouffant autour d'elles, semblaient des flots d'où leur taille émergeait, et les seins s'of- fraient aux regards dans l'échancrure des corsages. Fresques toutes portaient un bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants faisait res- sortir la blancheur humaine de leurs bras; des

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 22^

effilés, des herbes, leur pendaient sur les épaules, et on croyait quelquefois, à certains frissonne- ments, que la robe allait tomber. Mais la dé- cence des figures tempérait les provocations du costume; plusieurs même avaient une placidité presque bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues faisait songer à un intérieur de harem ; il vint à l'esprit du jeune homme une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes de beautés se trouvaient : des Anglaises à profil de keepsake, une Italienne dont les yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, trois sœurs habillées de bleu, trois Normandes, fraîches comme des pommiers d'avril, une grande rousse avec une parure d'amé- thystes ; et les blanches scintillations des diamants qui tremblaient en aigrettes dans les chevelures, les taches lumineuses des pierreries étalées sur les poitrines, et l'éclat doux des perles accompagnant les visages se mêlaient au miroitement des anneaux d'or, aux dentelles, à la poudre, aux plumes, au vermillon des petites bouches, à la nacre des dents. Le plafond, arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme d'une corbeille; et un cou- nt d'air parfumé circulait sous le battement des éventails.

I Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon lans l'œil, ne jugeait pas toutes les épaules irré- )rochabIes; il songeait à la Maréchale, ce qui re- culait ses tentations, ou l'en consolait. II regardait cependant M""" Dambreuse, et il a trouvait charmante, malgré sa bouche un peu ongue et ses narines trop ouvertes. Mais sa grâce pétait particulière. Les boucles de sa chevelure

230 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

front couleur d'agate semblait contenir beaucoup de choses et dénotait un maître.

Elle avait mis près d'elle la nièce de son mari, jeune personne assez laide. De temps à autre, elle se dérangeait pour recevoir celles qui entraient; et le murmure des voix féminines, augmentant, faisait comme un caquetage d'oiseaux.

Il était question des ambassadeurs tunisiens et de leurs costumes. Une dame avait assisté à la dernière réception de l'Académie; une autre parla du Don Juan de Molière, représenté nouvellement aux Français. Mais, désignant sa nièce d'un coup d'œil. M"" Dambreuse posa un doigt contre sa bouche, et un sourire qui lui échappa démentait cette austérité.

Tout à coup, Martinon apparut, en face, sous l'autre porte. Elle se leva. 11 lui offrit son bras. Frédéric, pour le voir continuer ses galanteries, traversa les tables de jeu et les rejoignit dans le grand salon ; M™° Dambreuse quitta aussitôt son cavalier, et l'entretint familièrement.

Elle comprenait qu'il ne jouât pas, ne dansât pas.

Dans la jeunesse on est triste !

Puis enveloppant le bal d'un seul regard :

D'ailleurs, tout cela n'est pas drôle! pour certaines natures du moins !

Et elle s'arrêtait devant la rangée des fauteuils, distribuant çà et des mots aimables, tandis que des vieux, qui avaient des binocles à deux bran- ches, venaient lui faire la cour. Elle présenta Fré- déric à quelques-uns. M. Dambreuse le toucha au coude légèrement, et femmena dehors sur la ter- rasse.

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 23 I

II avait vu le ministre. La chose n'était pas fa- cile. Avant d'être présenté comme auditeur au Conseil d'État, on devait subir un examen; Fré- déric, pris d'une confiance inexplicable, répondit qu'il en savait les matières.

Le financier n'en était pas surpris, d'après tous les éloges que faisait de lui M. Roque.

A ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa maison , sa chambre ; et il se rappela des nuits pa- reilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant les rou- liers qui passaient. Ce souvenir de ses tristesses amena la pensée de M"" Arnoux; et il se taisait, tout en continuant à marcher sur la terrasse. Les croisées dressaient au milieu des ténèbres de longues plaques rouges ; le bruit du bal s'afFaiblis- sait; les voitures commençaient à s'en aller.

Pourquoi donc, reprit M. Dambreuse, tenez- vous au Conseil d'Etat?

Et il affirma, d'un ton de libéral, que les fonc- tions publiques ne menaient à rien, il en savait Quelque chose; les affaires valaient mieux. Fré- éric objecta la difficulté de les apprendre.

Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y met- trais.

Voulait-il l'associer à ses entreprises? Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une immense fortune qui allait venir.

Rentrons, dit le banquier. Vous soupez avec nous, n'est-ce pas?

II était trois heures, on partait. Dans la salle à manger, une table servie attendait les intimes.

M. Dambreuse aperçut Martinon, et, s'appro- chant de sa femme, d'une voix basse :

C'est vous qui l'avez invité ?

1

232 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Elle répliqua sèchement :

Mais oui I

La nièce n'était pas là. On but très bien, on rit très haut; et des plaisanteries hasardeuses ne cho- quèrent point, tous éprouvant cet allégement qui suit les contraintes un peu longues. Seul, Mar- tinon se montra sérieux ; il refusa de boire du vin de Champagne par bon genre, souple d'ailleurs et fort poh, car M. Dambreuse, qui avait la poi- trine étroite, se plaignant d'oppression, il s'informa de sa santé à plusieurs reprises; puis il dirigeait ses yeux bleuâtres du côté de M"" Dambreuse.

Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles jeunes personnes lui avaient plu. II n'en avait re- marqué aucune, et préférait, d'ailleurs, les femmes de trente ans.

Ce n'est peut-être pas bête! répondit-elle. Puis, comme on mettait les pelisses et les pale- tots, M. Dambreuse lui dit :

Venez me voir un de ces matins, nous cau- serons !

Martinon, au bas de l'escalier, alluma un ci-

Îrare; et il offrait, en le suçant, un profil tellement ourd, que son compagnon lâcha cette phrase:

Tu as une bonne tête, ma parole!

Elle en a fait tourner quelques-unes! reprit le jeune magistrat, d'un air à la fois convaincu et vexé.

Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. D'abord, sa toilette (il s'était observé dans les glaces plusieurs fois), depuis la coupe de l'habit jusqu'au nœud des escarpins, ne laissait rien à re-

E rendre; il avait parlé à des hommes considéra- les, avait vu de près des femmes riches, M. Dam-

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 233

breuse s'était montré excellent et M"' Dambreuse presque engageante. II pesa un à un ses moindres mots, ses regards, mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crânement beau d avoir une pareille maîtresse! Pourquoi non, après tout? II en valait bien un autre! Peut-être qu*elle n'était pas si difficile? Martinon ensuite revint à sa mémoire; et, en s'endormant, il sou- riait de pitié sur ce brave garçon.

L'idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet : «A partir de demain soir», étaient bien un rendez-vous pour le jour même. II atten- dit jusqu'à neuf heures, et courut chez elle.

Quelqu'un, devant lui, qui montait l'escaher, ferma la porte. II tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame n'y était pas.

Frédéric insista, pria. II avait à lui communi-

Ïuer quelque chose de grave, un simple mot. nfin l'argument de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans l'antichambre.

Rosanette parut. Elle était en chemise, les che- veux dénoués; et, tout en hochant la tête, elle fit de loin, avec les deux bras, un grand geste expri- mant qu'elle ne pouvait le recevoir.

Frédéric descendit l'escalier, lentement. Ce ca- price-là dépassait tous les autres. II n'y comprenait rien.

Devant la loge du portier. M"' Vatnaz l'arrêta.

Elle vous a reçu ?

Non!

On vous a mis à la porte?

Comment le savez- vous?

Ça se voit ! Mais venez ! sortons ! j'étouffe ! Elle l'emmena dans la rue. Elle haletait. II sen-

234 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

tait son bras maigre trembler sur le sien. Tout à coup elle éclata.

Ah ! le misérable !

Qui donc?

Mais c'est lui 1 lui 1 Delmar !

Cette révélation humilia Frédéric ; il reprit :

En êtes-vous bien sûre?

Mais quand je vous dis que je lai suivi! s'écria la Vatnaz; je Tai vu entrer I Comprenez- vous maintenant? Je devais m'y attendre, d'ail- leurs; c'est moi, dans ma bêtise, qui l'ai mené chez elle. Et si vous saviez, mon Dieu! Je l'ai re- cueilli, je l'ai nourri, je l'ai habillé; et toutes mes démarches dans les journaux ! Je l'aimais comme une mère!

Puis, avec un ricanement :

Ah! c'est qu'il faut à Monsieur des robes de velours! une spéculation de sa part, vous pen- sez bien ! Et elle ! Dire que je l'ai connue confec- tionneuse de hngerie ! Sans moi, plus de vingt fois elle serait tombée dans la crotte. Mais je l'y plon- gerai ! oh oui! Je veux qu'elle crève à l'hôpital I On saura tout I

Et, comme un torrent d'eau de vaisselle qui charrie des ordures, sa colère fit passer tumul- tueusement sous Frédéric les hontes de sa ri- vale.

Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint- Valéry, le grêlé. Non ! l'autre ! Ils sont deux frères, n'importe! Et quand elle avait des embarras, j'ar- rangeais tout. Qu'est-ce que j'y gagnais? Elle est si avare! Et puis, vous en conviendrez, c'était une jolie complaisance que de la voir, car enfin,

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 235

nous ne sommes pas du même monde! Est-ce que je suis une fille, moi! Est-ce que Je me vends! Sans compter qu'elle est bête comme un chou ! Elle écrit catégorie par un th. Au reste, ils vont bien ensemble; ça fait la paire, quoiqu'il s'intitule artiste et se croie du génie! Mais, mon Dieu! s'il avait seulement de l'intelligence, il n'aurait pas commis une infamie pareille! On ne quitte pas une femme supérieure pour une coquine! Je m'en moque, après tout. 11 devient laid! Je l'exècre! Si je le rencontrais, tenez, je lui cracherais à la figure.

Elle cracha.

Oui, voilà le cas que j'en fais maintenant! Et Arnoux, hein? N'est-ce pas abominable? Il lui a tant de fois pardonné ! On n'imagine pas ses sa- crifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! II est si gé- néreux, si bon!

Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. II avait accepté Arnoux. Cette perfidie de Rosa- nette lui semblait une chose anormale, injuste; et, gagné par l'émotion de la vieille fille, il arrivait à sentir pour lui comme de l'attendrissement. Tout à coup, il se trouva devant sa porte; M^^ Vatnaz, sans qu'il s'en aperçût, lui avait fait descendre le faubourg Poissonnière.

Nous y voilà, dit-elle. Moi, je ne peux pas monter. Mais vous, rien ne vous en empêche.

Pour quoi faire?

Pour lui dire tout, parbleu!

Frédéric, comme se réveillant en sursaut, com- prit l'infamie on le poussait.

Eh bien? reprit-elle.

Il leva les yeux vers le second étage. La lampe

2jC L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

de M""' Arnoux brûlait. Rien effectivement ne Tempêchait de monter.

Je vous attends ici. Allez donc !

Ce commandement acheva de le refroidir, et il dit :

Je serai là-haut longtemps.Vous feriez mieux de vous en retourner. J*irai demain chez vous.

Non , non ! réphqua la Vatnaz , en tapant du pied. Prenez-le I emmenez-le? faites quil les surprenne !

Mais Delmar n'y sera plus ! Elle baissa la tête.

Oui, c'est peut-être vrai?

Et elle resta sans parler, au milieu de la rue, entre les voitures; puis, fixant sur lui ses yeux de chatte sauvage:

Je peux compter sur vous, n'est-ce pas? Entre nous deux maintenant, c'est sacré! Faites donc. A demain!

Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de M"' Arnoux disait :

Ne mens pas ! ne mens donc pas ! II entra. On se tut.

Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrê- mement pâle, l'œil fixe. Frédéric fit un mouve- ment pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.

Mais je crains..., dit Frédéric.

Restez donc! souffla Arnoux dans son oreille.

Madame reprit :

II faut être indulgent, monsieur Moreau!

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE.

^17

Ce sont de ces choses que Ton rencontre parfois dans les ménages.

C'est qu'on les y met, dit gaillardement Arnoux. Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, n'est pas mauvaise. Non, au contraire! Eh bien, elle s'amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d'histoires.

" Elle sont vraies! réphqua M"° Arnoux im- patientée. Car, enfin, tu l'as acheté.

Moi?

Oui, toi-même! au Persan! « Le cachemire ! » pensa Frédéric. H se sentait coupable et avait peur. Elle ajouta, de suite :

C'était l'autre mois, un samedi, le 14.

Ah ! ce jour-là! précisément, j'étais à Creil ! Ainsi, tu vois.

Pas du tout! Car nous avons dîné chez les Bertin, le 14.

Le 14...? fit Arnoux, en levant les yeux comme pour chercher une date.

Et même, le commis qui t'a vendu était un blond!

Est-ce que je peux me rappeler le commis !

lia cependant écrit , sous ta dictée , l'adresse : 18, rue de Laval.

Comment sais-tu? dit Arnoux stupéfait. Elle leva les épaules.

Oh! c'est bien simple : j'ai été pour faire réparer mon cachemire, et un chef de rayon m'a appris qu'on venait d'en expédier un autre pareil chez M"* Arnoux.

Est-ce ma faute, à moi, s'il y a dans la même rue une dame Arnoux?

238 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Oui! mais pas Jacques Arnoux, reprit-elle. Alors, il se mit à divaguer, protestant de son

innocence. C'était une méprise, un hasard, une de ces choses inexphcables comme il en arrive. On ne devait pas condamner les gens sur de simples soupçons, des indices vagues; et il cita l'exemple de l'infortuné Lesurques.

Enfin, j'affirme que tu te trompes! Veux-tu que je t'en jure ma parole ?

Ce n'est point la peine !

Pourquoi?

Elle le regarda en face, sans rien dire; puis allongea la main, prit le coffret d'argent sur la cheminée, et lui tendit une facture grande ou- verte.

Arnoux rougit jusqu'aux oreilles et ses traits décomposés s'enflèrent.

Eh bien?

Mais... répondit-il lentement, qu'est-ce que ça prouve?

Ah! fit-elle, avec une intonation de voix singulière, il y avait de la douleur et de l'iro- nie. — Ah !

Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, n'en détachant pas les jeux, comme s'il avait y découvrir la solution d'un grand problème.

Oh! oui, oui, je me rappelle, dit-il enfin. C'est une commission. Vous devez savoir cela, vous, Frédéric?

Frédéric se taisait.

Une commission dont j'étais chargé... par... par le père Oudry.

Et pour qui?

L'EDUCATION SENTIMENTALE.

239

Pour sa maîtresse I

Pour la vôtre ! s'écria M'"^ Arnoux, se levant toute droite.

Je te Jure...

Ne recommencez pas ! Je sais tout !

Ah ! très bien ! Ainsi, on m'espionne? Elle répliqua froidement:

Cela blesse, peut-être, votre délicatesse?

Du moment qu'on s'emporte, reprit Ar- noux, en cherchant son chapeau, et qu'il n'y a pas moyen de raisonner ! . . .

Puis, avec un grand soupir :

Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non, croyez -moi!

Et il décampa , ayant besoin de prendre l'air.

Alors, il se fit un grand silence; et tout, dans l'appartement, sembla plus imnlobile. Un cercle lumineux, au-dessus de la carcel, blanchissait le plafond, tandis que, dans les coins, l'ombre s'étendait comme des gazes noires superposées; on entendait le tic tac de la pendule avec la cré- pitation du feu.

M"" Arnoux venait de se rasseoir, à l'autre angle de la cheminée, dans le fauteuil; elle mordait ses lèvres en grelottant; ses deux mains se levèrent, un sanglot lui échappa, elle pleurait.

H se mit sur la petite chaise; et, d'une voix caressante, comme on fait à une personne ma- lade :

Vous ne doutez pas que je ne partage ... ? Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout

haut ses réflexions :

Je le laisse bien libre! II n'avait pas besoin de mentir!

24o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Certainement, dit Frédéric.

C'était la conséquence de ses habitudes sans doute, il ny avait pas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves...

Que voyez-vous donc de plus grave?

Oh I rien!

Frédéric s'inchna, avec un sourire d'obéissance. Arnoux, néanmoins, possédait certaines quahtés; il aimait ses enfants.

Ah I et il fait tout pour les ruiner !

Cela venait de son humeur trop facile; car, enfin , c'était un bon garçon. Elle s'écria :

Mais qu'est-ce que cela veut dire, un bon garçon ?

II le défendait ainsi, de la manière la plus vague qu'il pouvait trouver, et, tout en le plaignant, il se réjouissait, se délectait au fond de l'âme. Par vengeance ou besoin d'affection , elle se réfugierait vers lui. Son espoir, démesurément accru, ren- forçait son amour.

Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondément belle. De temps à autre, une aspi- ration soulevait sa poitrine; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par une vision intérieure, et sa bouche demeurait entre-close comme pour donner son âme. Quelquefois, elle appuyait dessus forte- ment son mouchoir; il aurait voulu être ce petit morceau de batiste tout trempé de larmes. Mal- gré lui, il regardait la couche, au fond de l'alcove, en imaginant sa tête sur l'oreiller ; et il voyait cela si bien, qu'il se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Elle ferma les paupières, apaisée, inerte. Alors, il s'approcha de plus près, et, penché sur

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 2^1

elle, il examinait avidement sa figure. Un bruit de bottes résonna dans le couloir, c'était l'autre. Ils l'entendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric demanda, d'un signe, à M"' Arnoux, s'il devait y aller.

Elle répliqua « oui » de la même façon ; et ce muet échange de leurs pensées était comme un consentement, un début d'adultère.

Arnoux, près de se coucher, défaisait sa redin- gote.

Eh bien , comment va-t-elle ?

Oh ! mieux ! dit Frédéric, cela se passera ! Mais Arnoux était peiné.

Vous ne la connaissez pas! Elle a mainte- nant des nerfs!... Imbécile de commis! Voilà ce que c'est que d'être trop bon! Si je n'avais pas donné ce maudit châle à Rosanette !

Ne regrettez rien ! Elle vous est on ne peut lus reconnaissante !

Vous croyez ? Frédéric n'en doutait pas. La preuve, c'est

qu'elle venait de congédier le père Oudry.

Ah ! pauvre biche I

Et, dans l'excès de son émotion, Arnoux vou- ait courir chez elle.

Ce n'est pas la peine! j'en viens. Elle est malade !

Raison de plus !

II repassa vivement sa redingote et avait pris son ►ougeoir. Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui eprésenta qu'il devait, par décence, rester ce soir .uprès de sa femme. Il ne pouvait l'abandonner, :e serait très mal.

Franchement, vous auriez tort! Rien ne

i6

M'

m.

242 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

presse, là-bas! Vous irez demain 1 Voyons! faites cela pour moi.

Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en l'embrassant :

Vous êtes bon , vous !

III

ALORS commença pour Frédéric une exis- tence misérable. II fut le parasite de la maison. Si quelqu'un était indisposé, il venait trois fois par jour savoir de ses nouvelles, allait chez l'ac- cordeur de piano, inventait mille prévenances; et il endurait, d'un air content, les bouderies de M^" Marthe et les caresses du jeune Eugène, qui lui passait toujours ses mains sales sur la figure. II assistait aux dfners Monsieur et Madame, en face l'un de l'autre, n'échangeaient pas un mot; ou bien Arnoux agaçait sa femme par des re- marques saugrenues. Le repas terminé, il jouait dans la chambre avec son fils, se cachait derrière les meubles, ou le portait sur son dos, en mar- chant à quatre pattes, comme le Béarnais. II s'en allait enfin ; et elle abordait immédiatement l'éter- nel sujet de plainte : Arnoux.

Ce n'était pas son inconduite qui l'indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.

\6,

244

L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Ou plutôt il est fou ! disait-elle. Frédéric sollicitait adroitement ses confidences.

Bientôt, il connut toute sa vie.

Ses parents étaient de petits bourgeois de Char- tres. Un jour, Arnoux, dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce temps -là), l'avait aperçue comme elle sortait de Téglise et demandée en mariage; à cause de sa fortune, on n'avait pas hésité. D'ailleurs, il l'aimait éperdu- ment. Elle ajouta :

Mon Dieu, il m*aime encore ! à sa manière ! Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie ! Arnoux, malgré son enthousiasme devant les

paysages et les chefs-d'œuvre , n'avait fait que gé- mir sur le vin, et organisait des pique-niques avec des Anglais, pour se distraire. Quelques tableaux bien revendus l'avaient poussé au commerce des arts. Puis il s'était engoué d'une manufacture de faïence. D'autres spéculations, à présent, le ten- taient; et, se vulgarisant de plus en plus, il pre- nait des habitudes grossières et dispendieuses. Elle avait moins à lui reprocher ses vices que toutes ses actions. Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable.

Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée.

Il était bien jeune cependant. Pourquoi déses- pérer? Et elle lui donnait de bons conseils : «Travaillez! mariez -vous ! » Il répondait par des sourires amers ; car, au lieu d'exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l'Antony, le maudit, lan- gage, du reste, qui ne dénaturait pas complète- ment sa pensée.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 245

L'action, pour certains hommes, est d'autant plus impraticable que le désir est plus fort. La méfiance d'eux-mêmes les embarrasse, la crainte de déplaire les épouvante ; d'ailleurs, les affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes; elles ont peur d'être découvertes, et passent dans la vie les yeux baissés.

Bien qu'il connût M""* Arnoux davantage cause de cela, peut-être), il était encore plus lâche qu'autrefois. Chaque matin, il se jurait d'être hardi. Une invincible pudeur l'en empê- chait; et il ne pouvait se guider d'après aucun exemple, puisque celle-là différait des autres. Par la force de ses rêves, il l'avait posée en dehors des conditions humaines. II se sentait, à côté d'elle, moins important sur la terre que les brin- dilles de soie s'échappant de ses ciseaux.

Puis il pensait à des choses monstrueuses, ab- surdes, telles que des surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs , tout lui paraissant plus facile que d'affronter son dédain.

D'ailleurs, les enfants, les deux bonnes, la disposition des pièces faisaient d'insurmontables obstacles. Donc, il résolut de la posséder à lui seul, et d'aller vivre ensemble bien loin, au fond d'une solitude ; il cherchait même sur quel lac assez bleu, au bord de quelle plage assez douce, ce serait l'Espagne, la Suisse ou l'Orient; et, choisissant exprès les jours elle semblait plus irritée, il lui disait qu'il faudrait sortir de là, ima- giner un moyen, et qu'il n'en voyait pas d'autre qu'une séparation. Mais, pour l'amour de ses en- fants, jamais elle n'en viendrait à une telle extré- mité. Tant de vertu augmenta son respect.

246 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Ses après-midi se passaient à se rappeler la vi- site de la veille, à désirer celle du soir. Quand il ne dînait pas chez eux, vers neuf heures, il se postait au coin de la rue; et, dès qu'Arnoux avait tiré la grande porte, Frédéric montait vivement les deux étages et demandait à la bonne d'un air ingénu :

Monsieur est ?

Puis faisait l'homme surpris de ne pas le trouver.

Arnoux, souvent, rentrait à l'improviste. Alors, il fallait le suivre dans un petit café de la rue Sainte-Anne, que fréquentait maintenant Regim- bart.

Le Citoyen commençait par articuler contre la Couronne quelque nouveau grief. Puis ils cau- saient en se disant amicalement des injures ; car le fabricant tenait Regimbart pour un penseur de haute volée, et, chagriné de voir tant de moyens perdus, il le taquinait sur sa paresse. Le Citoyen jugeait Arnoux plein de cœur et d'imagination, mais décidément trop immoral ; aussi le traitait-il sans la moindre indulgence et refusait même de dîner chez lui, parce que «la cérémonie l'embê- tait ».

Quelquefois, au moment des adieux, Arnoux était pris Je fringale. Il « avait besoin » de manger une omelette ou des pommes cuites ; et, les comestibles ne se trouvant jamais dans l'établis- sement, il les envoyait chercher. On attendait. Regimbart ne s'en allait pas, et finissait, en grom- melant, par accepter quelque chose.

Il était sombre néanmoins, car il restait pen- dant des heures, en face du même verre à moitié plein. La Providence ne gouvernant point les

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 2.^J

choses selon ses idées, il tournait à l'hypocon- driaque, ne voulait même plus lire les journaux, et poussait des rugissements au seul nom de TAn- gleterre. II s'écria une fois, à propos d'un garçon qui le servait mal :

Est-ce que nous n'avons pas assez des affronts de rÉtranger!

En dehors de ces crises, il se tenait taciturne, méditant « un coup infaillible pour faire péter toute la boutique ».

Tandis qu'il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d'une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d'incroyables anecdotes oii il avait toujours brillé, grâce à son aplomb; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressem- blances profondes) éprouvait un certain entraî- nement pour sa personne. II se reprochait cette faiblesse, trouvant qu'il aurait le haïr, au contraire.

Arnoux se lamentait devant lui sur l'humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle n'était pas comme cela autrefois.

A votre place, disait Frédéric, je lui ferais une pension, et je vivrais seul.

Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après, entamait son éloge. Elle était bonne, dé- vouée, intelligente, vertueuse; et, passant à ses qualités corporelles, il prodiguait les révélations, avec l'étourderie de ces gens qui étalent leurs trésors dans les auberges.

Une catastrophe dérangea son équilibre.

II était entré, comme membre du conseil de surveillance, dans une compagnie de kaolin. Mais, se fiant à tout ce qu'on lui disait, il avait

248 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

signé des rapports inexacts et approuvé, sans vérification, les inventaires annuels frauduleu- sement dressés par le gérant. Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsaLle, venait d'être condamné, avec les autres, à la garantie des dommages-intérêts, ce qui lui faisait une perte d'environ trente mille francs, aggravée par les motifs du jugement.

Frédéric apprit cela dans un journal, et se pré- cipita vers la rue de Paradis.

On le reçut dans la chambre de Madame. C'était l'heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vête- ments sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la cheve- lure ébouriffée; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine; sa sœur mangeait tranquillement; M"' Arnoux, un peu plus pâle que d'habitude, les servait tous les trois.

Eh bien, dit Arnoux, en poussant un gros soupir, vous savez !

Et Frédéric ayant fait un geste de compassion :

Voilà! J'ai été victime de ma confiance! Puis il se tut; et son abattement était si fort,

qu'il repoussa le déjeuner. M*"' Arnoux leva les

freux, avec un haussement d'épaules. II se passa es mains sur le front.

Après tout, je ne suis pas coupable. Je n'ai rien à me reprocher. C'est un malheur! On s'en tirerai Ah! ma foi, tant pis!

Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux sollicitations de sa femme.

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 24^

Le soir, il voulut dîner seul, avec elle, dans un cabinet particulier, à la Maison -d'Or. M™° Ar- noux ne comprit rien à ce mouvement de cœur, s'oflfensant même d'être traitée en lorette; ce qui, de la part d'Arnoux, au contraire, était une preuve d'affection. Puis, comme il s'ennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale.

Jusqu'à présent, on lui avait passé beaucoup de choses, grâce à son caractère bonhomme. Son procès le classa parmi les gens tarés. Une solitude se fit autour de sa maison.

Frédéric, par point d'honneur, crut devoir les fréquenter plus que jamais. II loua une baignoire aux Italiens et les y conduisit chaque semaine. Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que Ton s'est faites et rend l'existence intolérable. M"' Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux s'assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric.

Elle l'avait chargé, puisqu'il possédait sa con- fiance, de s'enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dîners en ambi- tionnant sa femme. II continuait néanmoins, se donnant pour excuse qu'il devait la défendre, et qu'une occasion pouvait se présenter de lui être utile.

Huit jours après le bal, il avait fait une visite à M. Dambreuse. Le financier lui avait offert une vingtaine d'actions dans son entreprise de houilles ; Frédéric n'y était pas retourné. Deslauriers lui écrivait des lettres ; il les laissait sans réponse. Pellerin l'avait engagé à venir voir le portrait;

250 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

il réconduisait toujours. II céda cependant à Cisy, qui l'obsédait pour faire la connaissance de Rosa- nette.

Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui sau- ter au cou, comme autrefois. Son compagnon fut heureux d'être admis chez une impure, et surtout de causer avec un acteur; Delmar se trouvait là.

Un drame, il avait représenté un manant qui fait la leçon à Louis XIV et prophétise 89, l'avait mis en telle évidence, qu'on lui fabriquait sans cesse le même rôle; et sa fonction, mainte- nant, consistait à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il invectivait Charles P""; étudiant de Salamanque, maudissait Phihppe II ; ou, père sensible, s'indignait contre la Pompadour, c'était le plus beau! Les gamins, pour le voir, l'attendaient à la porte des coulisses ; et sa bio- graphie, vendue dans les entr'actes, le dépeignait comme soignant sa vieille mère, lisant l'Evangile, assistant les pauvres, enfin sous les couleurs d'un saint Vincent de Paul mélangé de Brutus et de Mirabeau. On disait : « Notre Delmar. » II avait une mission, il devenait Christ.

Tout cela avait fasciné Rosanette ; et elle s'était débarrassée du père Oudry, sans se soucier de rien, n'étant pas cupide.

Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps pour l'entretenir à peu de frais; le bonhomme était venu, et ils avaient eu soin, tous les trois, de ne point s'expliquer fran- chement. Puis, s'imaginant qu'elle congédiait l'autre pour lui seul, Arnoux avait augmenté sa pension. Mais ses demandes se renouvelaient avec une fréquence inexplicable, car elle menait un

I

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 2 5 I

train moins dispendieux; elle avait même vendu jusqu'au cachemire, tenant à s'acquitter de ses vieilles dettes, disait-elle; et il donnait toujours, elle l'ensorcelait, elle abusait de lui, sans pitié. Aussi les factures, les papiers timbrés pleuvaient dans la maison. Frédéric sentait une crise pro- chaine.

Un jour, il se présenta pour voir M""" Arnoux. Elle était sortie. Monsieur travaillait en bas dans le magasin.

En effet, Arnoux, au milieu de ses potiches, tachait d'enfoncer de jeunes mariés, des bourgeois de la province. II parlait du tournage et du tour- nassage, du truite et du glacé; les autres, ne vou- lant pas avoir Tair de ny rien comprendre, fai- saient des signes d'approbation et achetaient.

Quand les chalands furent dehors, il conta qu'il avait eu, le matin, avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n'était plus sa maîtresse.

Je lui ai même dit que c'était la vôtre. Frédéric fut indigné ; mais des reproches pou- vaient le trahir, il balbutia :

Ah ! vous avez eu tort, grand tort!

Qu'est-ce que ça fait? dit Arnoux. est le déshonneur de passer pour son amant? Je le suis bien, moi! Ne seriez-vous pas flatté de l'être?

Avait-elle parlé ? Était-ce une allusion ? Frédéric se hâta de répondre :

Non ! pas du tout! au contraire!

Eh bien, alors?

Oui, c'est vrai! cela n'y fait rien.

252 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Arnoux reprit :

Pourquoi ne venez-voUs plus là-bas ? Frédéric promit d y retourner.

Ah! j'oubliais! vous devriez..., en causant de Rosanette . . . , lâcher à ma femme quelque chose... je ne sais quoi, mais vous trouverez... quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme un ser- vice, hein?

Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. II alla le soir même chez elle, et jura que l'alléga- tion d' Arnoux était fausse.

Bien vrai ?

II paraissait sincère; et, quand elle eut respiré largement, elle lui dit : «Je vous crois», avec un beau sourire; puis elle baissa la tête, et, sans le regarder :

Au reste, personne na de droit sur vous! Elle ne devinait donc rien, et elle le méprisait,

puisqu'elle ne pensait pas qu'il pût assez l'aimer pour lui être fidèle! Frédéric, oubliant ses tenta- tives près de l'autre, trouvait la permission outra- geante.

Ensuite, elle le pria d'aller quelquefois « chez cette femme», pour voir un peu ce qui en était.

Arnoux survint, et, cinq minutes après, voulut l'entraîner chez Rosanette.

La situation devenait intolérable.

II en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui envoyer le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sa négligence envers Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 253

L'avocat logeait rue des Trois -Maries, au cin- quième étage, sur une cour. Son cabinet, petite pièce carrelée, froide, et tendue d*un papier gri- sâtre, avait pour principale décoration une mé- daille en or, son prix de doctorat, insérée dans un cadre d'ébène contre la glace. Une bibliothèque d'acajou enfermait sous vitres cent volumes, à peu près. Le bureau, couvert de basane, tenait le milieu de l'appartement. Quatre vieux fauteuils de velours vert en occupaient les coins ; et des copeaux flambaient dans la cheminée, oii il y avait toujours un fagot prêt à allumer au coup de sonnette. C'était l'heure de ses consultations; l'avocat portait une cravate blanche.

L'annonce des quinze mille francs (il n'y comp- tait plus, sans doute) lui causa un ricanement de plaisir.

C'est bien, mon brave, c'est bien, c'est très bien!

Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parla immédiatement du Journal. La première chose à faire était de se débarrasser d'Hussonnet.

Ce crétin -là me fatigue! Quant à desservir une opinion, le plus équitable, selon moi, et le plus fort, c'est de n'en avoir aucune.

Frédéric parut étonné.

Mais sans doute ! Il serait temps de traiter la Politique scientifiquement. Les vieux du xviii* siècle commençaient, quand Rousseau, les littérateurs, y ont introduit la philanthropie, la poésie et autres blagues, pour la plus grande joie des catholiques; alliance naturelle, du reste, puisque les réformateurs modernes (je peux le prouver) croient tous à la Révélation. Mais si vous

2 54 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

chantez des messes pour la Pologne, si à la place du Dieu des dominicains, qui était un bourreau, vous prenez le Dieu des romantiques, qui est un tapissier; si, enfin, vous n'avez pas de l'Absolu une conception plus large que vos aïeux, la mo- narchie percera sous vos formes répubhcaines, et votre bonnet rouge ne sera jamais qu'une calotte sacerdotale! Seulement, le régime cellulaire aura remplacé la torture, l'outrage à la Religion le sacrilège, le concert européen la Sai n te- Alliance ; et dans ce bel ordre qu'on admire, fait de débris louis -quatorziens, de ruines voltairiennes, avec du badigeon impérial par-dessus et des fragments de constitution anglaise, on verra les conseils mu- nicipaux tâchant de vexer le maire, les conseils généraux leur préfet, les chambres le roi, la presse le pouvoir, l'administration tout le monde ! Mais les bonnes âmes s'extasient sur le Code civil, œuvre fabriquée, quoi qu'on dise, dans un esprit mesquin, tyrannique; carie législateur, au lieu de faire son état, qui est de régulariser la coutume, a prétendu modeler la société comme un Ly- curgue I Pourquoi la loi gêne-t-elle le père de famille en matière de testament? Pourquoi entra ve- t-elle la vente forcée des immeubles? Pourquoi punit-elle comme délit le vagabondage, lequel ne devrait pas être même une contravention ! Et il y en a d'autres! Je les connais! aussi je vais écrire un petit roman intitulé Histoire de Vidée de justice, qui sera drôle ! Mais j'ai une soif abomi- nable 1 et toi ?

Il se pencha par la fenêtre, et cria au portier d'aller chercher des grogs au cabaret.

En résumé, je vois trois partis. . ., non ! trois

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 255

groupes, et dont aucun ne m'intéresse : ceux qui ont, ceux qui n'ont plus, et ceux qui tâchent d'avoir. Mais tous s'accordent dans l'idolâtrie imbécile de l'Autorité ! Exemples : Mably recom- mande qu'on empêche les philosophes de publier leurs doctrines; M. Wronski, géomètre, appelle en son langage la censure « répression critique de la spontanéité spéculative » ; le père Enfantin * bénit les Hapsbourg « d'avoir passé par-dessus les Alpes une main pesante pour comprimer l'Italie » ; Pierre Leroux * veut qu'on vous force à entendre un orateur, et Louis Blanc incline à une religion d'Etat, tant ce peuple de vassaux a la rage du gouvernement! Pas un cependant n'est légitime, malgré leurs sempiternels principes. Mais y principe signifiant origine ^ il faut se reporter toujours à une révolution, à un acte de violence, , à un fait transitoire. Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineté nationale, comprise dans la forme parlementaire, quoique le parlement n'en convienne pas ! Mais en quoi la souveraineté du peuple serait-elle plus sacrée que le droit divin ? L'un et l'autre sont deux fictions ! Assez de méta- physique, plus de fantômes! Pas n'est besoin de ' dogmes pour faire balayer les rues ! On dira que je renverse la société? Eh bien, après? serait le mal? Elle est propre, en effet, la société.

Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais, le voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d'indulgence. Il se contenta d'objecter qu'un pareil système les ferait haïr généralement.

Au contraire, comme nous aurons donné à chaque parti un gage de haine contre son

256 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

voisin, tous compteront sur nous. Tu vas ty mettre aussi, toi, et nous faire de la critique transcendante !

JI fallait attaquer les idées reçues, TAcadémie, rÉcoIe normale, le Conservatoire, la Comédie- Française , tout ce qui ressemblait à une institution. C'est par qu'ils donneraient un ensemble de doctrine à leur Revue. Puis, quand elle serait bien posée, le journal tout à coup deviendrait quotidien ; alors, ils s'en prendraient aux per- sonnes.

Et on nous respectera, sois-en sûr! Deslauriers touchait à son vieux rêve : une

rédaction en chef, c'est-à-dire au bonheur inex- primable de diriger les autres, de tailler en plein dans leurs articles, d'en commander, d*en refuser. Ses yeux pétillaient sous ses lunettes, il s'exahait et buvait des petits verres, coup sur coup, machi- nalement.

H faudra que tu donnes un dîner une fois la semaine. C'est indispensable, quand même la moitié de ton revenu y passerait! On voudra y venir, ce sera un centre pour les autres, un levier

[)Our toi ; et, maniant l'opinion par les deux bouts, ittérature et politique, avant six mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé dans Paris.

Frédéric, en Técoutant, éprouvait une sensation de rajeunissement, comme un homme qui, après un long séjour dans une chambre, est transporté au grand air. Cet enthousiasme le gagnait.

Oui, j*ai été un paresseux, un imbécile, tu as raison !

A la bonne heure ! s'écria Deslauriers ; je retrouve mon Frédéric !

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 257

Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :

Ah ! tu m'as fait souffrir. N'importe ! je t'aime tout de même.

Ils étaient debout et se regardaient, attendris fun et l'autre, et près de s'embrasser.

Un bonnet de femme parut au seuil de l'anti- chambre.

Qui t'amène ? dit Deslauriers. C'était M"° Clémence, sa maîtresse.

Elle répondit que, passant devant sa maison par hasard, elle n'avait pu résister au désir de le voir; et, pour faire une petite collation ensemble, elle lui apportait des gâteaux, qu'elle déposa sur la table.

Prends garde à mes papiers! reprit aigre- ment l'avocat. D'ailleurs, c'est la troisième fois que je te défends de venir pendant mes consul- tations.

Elle voulut l'embrasser.

Bien ! va-t'en ! file ton nœud !

II la repoussait, elle eut un grand sanglot.

Ah! tu m'ennuies, à la fin!

C'est que je t'aime 1

Je ne demande pas qu'on m'aime, mais qu'on m'oblige.

Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence. Elle se planta devant la fenêtre, et y restait im- mobile, le front posé contre le carreau.

Son attitude et son mutisme agaçaient Deslau- riers.

Quand tu auras fini, tu commanderas ton carrosse , n'est-ce pas ?

Elle se retourna en sursaut.

Tu me renvoies !

258 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Parfaitement!

Elle fixa sur lui ses grands jeux bleus, pour une dernière prière sans doute, puis croisa les deux bouts de son tartan, attendit une minute encore et s'en alla.

Tu devrais la rappeler, dit Frédéric.

Allons donc !

Et, comme il avait besoin de sortir, Deslauriers passa dans sa cuisine, qui était son cabinet de toilette. II y avait sur la dalle, près d'une paire de bottes, les débris d'un maigre déjeuner, et un matelas avec une couverture était roulé par terre dans un coin.

Ceci te démontre, dit-il, que je reçois peu de marquises! On s'en passe aisément, va! et des autres aussi. Celles qui ne coûtent rien prennent votre temps; c'est de l'argent sous une autre forme ; or, je ne suis pas riche ! Et puis elles sont toutes si bêtes ! si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ?

Ils se séparèrent à l'angle du Pont-Neuf.

Ainsi, c'est convenu! tu m'apporteras la chose demain, dès que tu l'auras.

Convenu ! dit Frédéric.

Le lendemain, à son réveil, il reçut par la poste un bon de quinze mille francs sur la Banque.

Ce chiffon de papier lui représenta quinze gros sacs d'argent ; et il se dit qu'avec une somme pa- reille, il pourrait : d'abord garder sa voiture pen- dant trois ans, au lieu de la vendre comme il J serait forcé prochainement, ou s'acheter deux elles armures damasquinées qu'il avait vues sur le quai Voltaire, puis quantité de choses encore, des peintures, des livres et combien de bouquets

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 259

de fleurs, de cadeaux pour M""' Arnoux! Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer, que de perdre tant d'argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait présomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant à son endroit, et Frédéric s'abandonnait à ces regrets quand il fut tout sur- pris de voir entrer Arnoux, lequel s'assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé.

Q.u'y a-t-il donc ?

Je suis perdu !

II avait à verser, le jour même, en l'étude de M" Beauminet, notaire rue Sainte-Anne, dix-huit mille francs, prêtés par un certain Vanneroy.

C'est un désastre inexplicable! je lui ai donné une hypothèque qui devait le tranquilli- ser, pourtant! Mais il me menace d'un comman- dement, s'il n'est pas payé cette après-midi, tantôt !

Et alors ?

Alors, c'est bien simple! II va faire expro- prier mon immeuble. La première affiche me ruine, voilà tout! Ah! si je trouvais quelqu'un pour m'avancer cette maudite somme-là, il pren- drait la place de Vanneroy et je serais sauvé! Vous ne l'auriez pas, par hasard?

Le mandat était resté sur la table de nuit, près d'un livre, Frédéric souleva le volume et k posa par-dessus, en répondant :

Mon Dieu, non, cher ami!

Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.

Comment, vous ne trouvez personne qui veuille...?

Personne! et songer que, d'ici à huit jours.

26 O L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

j aurai des rentrées ! On me doit peut-être . . . cin- quante mille francs pour la fin du mois !

Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous doivent d'avancer...?

Ah bien, oui!

Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets?

Rien!

Que faire? dit Frédéric.

C'est ce que je me demande, reprit Ar- noux.

II se tut, et il marchait dans la chambre de long en large.

Ce n'est pas pour moi, mon Dieu! mais pour mes enfants, pour ma pauvre femme !

Puis, en détachant chaque mot :

Enfin... je serai fort..., j'emballerai tout cela... et j'irai chercher fortune... je ne sais où!

Impossible ! s'écria Frédéric. Arnoux répliqua d'un air calme :

Comment voulez-vous que je vive à Paris, maintenant ?

II y eut un long silence. Frédéric se mit à dire :

Quand le rendriez-vous, cet argent? Non pas qu*il l'eût ; au contraire ! Mais rien

ne l'empêchait de voir des amis, de faire des dé- marches. Et il sonna son domestique pour s'ha- biller. Arnoux le remerciait.

C'est dix-huit mille francs qu'il vous faut, n'est-ce pas?

Oh ! je me contenterais bien de seize mille ! Car j'en ferai bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroj, toutefois,

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 26 1

m'accorde jusqu'à demain; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, l'argent sera remboursé. D'ailleurs, l'hypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous com- prenez ?

Frédéric assura qu'il comprenait et qu'il allait sortir immédiatement.

II resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.

« Si je m'adressais à M. Dambreuse? Mais sous quel prétexte demander de l'argent? C'est à moi, au contraire, d'en porter chez lui pour ses actions de houilles ! Ah ! qu'il aille se promener avec ses actions ! Je ne les dois pas ! »

Et Frédéric s'applaudissait de son indépen- dance, comme s'il eût refusé un service à M. Dam- breuse.

« Eh bien, se dit-il ensuite, puisque je fais une perte de ce côté -là, car je pourrais, avec quinze mille francs, en gagner cent mille! A la Bourse, ça se voit quelquefois . . . Donc, puisque je manque à l'un, ne suis-je libre?... D'ailleurs, quand Des- lauriers attendrait! Non, non, c'est mal, allons-y ! »

II regarda sa pendule.

« Ah 1 rien ne presse ! la Banque ne ferme qu'à cinq heures. »

Et, à quatre heures et demie, quand il eut tou-. ché son argent :

«C'est inutile, maintenant! Je ne le trouverais pas; j'irai ce soir! » se donnant ainsi le moyen de revenir sur sa décision, car il reste toujours dans

l6l L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

la conscience quelque chose des sophismes qu'on y a versés ; elle en garde l'arrière -goût, comme d'une liqueur mauvaise.

II se promena sur les boulevards, et dîna seul au restaurant. Puis il entendit un acte au Vaude- ville, pour se distraire. Mais ses billets de banque le gênaient, comme s'il les eût volés. II n'aurait pas été chagrin de les perdre.

En rentrant chez lui, il trouva une lettre con- tenant ces mots :

« Quoi de neuf?

«Ma femme se Joint à moi, cher ami, dans l'espérance, etc.

«A vous,»

Et un parafe.

« Sa femme I elle me prie ! »

Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s'il avait trouvé la somme urgente.

Tenez , la voilà ! dit Frédéric.

Et, vingt- quatre heures après, il répondit à Deslauriers :

Je n'ai rien reçu.

L'avocat revint trois jours de suite. II le pres- sait d'écrire au notaire. II offrit même de faire le voyage du Havre.

Non î c'est inutile I je vais y aller I

La semaine finie, Frédéric demanda timide- ment au sieur Arnoux ses quinze mille francs.

Arnoux le remit au lendemain, puis au surlen- demain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant d'être surpris par Deslauriers.

Un soir, quelqu'un le heurta au coin de la Ma- deleine. C'était lui.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 26^

Je vais les chercher, cjit-il.

Et Deslauriers l'accompagna jusqu'à la porte d'une maison, dans le faubourg Poissonnière,

Attends-moi!

Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes» Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de pa- tienter encore un peu. Le marchand de faïences et son compagnon montèrent, bras dessus bras des- sous, la rue Hauteville, prirent ensuite la rue de Chabrol.

La nuit était sombre, avec des rafales de vent tiède. Arnoux marchait doucement, tout en par- lant des Galeries du Commerce : une suite de passages couverts qui auraient mené du boulevard Saint-Denis au Châtelet, spéculation merveilleuse, il avait grande envie d'entrer ; et il s'arrêtait de temps à autre, pour voir aux carreaux des bou- tiques la figure des grisettes, puis reprenait son discours.

Frédéric entendait les pas de Deslauriers der- rière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n'osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu'elle ne fût inutile. L'autre se rapprochait. Il se décida.

Arnoux, d'un ton fort dégagé, dit que, ses re- couvrements n'ayant pas eu heu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.

Vous n'en avez pas besoin, j'imagine?

A ce moment. Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à l'écart :

Sois franc, les as-tu, oui ou non?

Eh bien, non! dit Frédéric, je les ai per- dus!

264 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Ah I et à quoi ?

Au Jeu !

Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de roccasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. II revint en demandant quel était ce Jeune homme.

Rien ! un ami !

Pifis, trois minutes après, devant la porte de Rosanette :

Montez donc, dit Arnoux, elle sera con- tente de vous voir. Quel sauvage vous êtes main- tenant !

Un réverbère, en face, l'éclairait; et avec son cigare entre ses dents blanches et son air heureux, il avait quelque chose d'intolérable.

Ah! à propos, mon notaire a été ce matin chez le votre, pour cette inscription d'hypo- thèque. C'est ma femme qui me l'a rappelé.

Une femme de tête ! reprit machinalement Frédéric.

Je crois bien !

Et Arnoux recommença son éloge. Elle n'avait pas sa pareille pour l'esprit, le cœur, l'économie; il ajouta d'une voix basse, en roulant des yeux :

Et comme corps de femme I

Adieu ! dit Frédéric. Arnoux fit un mouvement.

Tiens! pourquoi?

Et, la main à demi tendue vers lui, il l'exami- nait, tout décontenancé par la colère de son vi- sage.

Frédéric répliqua sèchement :

Adieu!

II descendit la rue de Bréda comme une pierre

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 26 j

qui déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus le revoir, ni elle non plus, navré, désolé. Au lieu de la rupture qu'il attendait, voilà que lautre, au contraire, se met- tait à la chérir et complètement, depuis le bout des cheveux jusqu'au fond de l'âme. La vulgarité de cet homme exaspérait Frédéric. Tout lui appar- tenait donc, à celui-là! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette; et la mortification d'une rupture s'ajoutait à la rage de son impuissance. D'ailleurs , l'honnêteté d'Arnoux offrant des garanties pour son argent l'humihait; il aurait voulu l'étrangler; et par-dessus son chagrin planait dans sa con- science, comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté envers son ami. Des larmes l'étouffaient.

Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout haut d'indignation; car son projet, tel qu'un obéhsque abattu, lui paraissait maintenant d'une hauteur extraordinaire. II s'estimait volé, comme s'il avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte, et il en éprou- vait de la joie; c'était une compensation! Une haine l'envahit contre les riches. II pencha vers les opinions de Sénécal et se promettait de les servir.

Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis dans une bergère, auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant la Maréchale sur ses ge- noux.

Frédéric ne retourna point chez eux ; et, pour se distraire de sa passion calamiteuse, adoptant le premier sujet qui se présenta, il résolut de compo- ser une Histoire de ta Renaissance. II entassa pêle- mêle sur sa table les humanistes, les philosophes

266 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

et les poètes; il allait au Cabinet des estampes, voir les gravures de Marc-Antoine ; il tâchait d'en- tendre Machiavel. Peu à peu, la sérénité du tra- vail Tapaisa. En plongeant dans la personnalité des autres, il oublia la sienne, ce qui est la seule manière peut-être de n'en pas souffrir.

Un jour qu'il prenait des notes, tranquille- ment, la porte s'ouvrit et le domestique annonça M""" Arnoux.

C'était bien elle ! seule ? Mais non î car elle tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne en tablier blanc. Elle s'assit; et, quand elle eut toussé :

H y a longtemps que vous n'êtes venu à la maison.

Frédéric ne trouvant pas d'excuse, elle ajouta :

C'est une déhcatesse de votre part 1 II reprit :

Quelle délicatesse?

Ce que vous avez fait pour Arnoux 1 dit- elle.

Frédéric eut un geste signifiant : «Je m'en moque bien ! c'était pour vous ! »

Elle envoya son enfant jouer avec la bonne, dans le salon. Ils échangèrent deux ou trois mots sur leur santé, puis l'entretien tomba.

Elle portait une robe de soie brune, de la cou- leur d'un vin d'Espagne, avec un paletot de ve- lours noir, bordé de martre; cette fourrure don- nait envie de passer les mains dessus, et ses longs bandeaux, bien lissés, attiraient les lèvres. Mais une émotion la troublait, et, tournant les yeux du côté de la porte :

II fait un peu chaud, ici!

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. l6j

Frédéric devina l'intention prudente de son regard.

Pardon I les deux battants ne sont que poussés.

Ah ! c'est vrai !

Et elle sourit, comme pour dire : « Je ne crains rien. »

H lui demanda immédiatement ce qui Tame- nait.

Mon mari, reprit- elle avec effort, m'a en- gagée à venir chez vous, n'osant faire cette dé- marche lui-même.

Et pourquoi ?

Vous connaissez M. Dambreuse, n'est-ce pas?

Oui, un peu!

Ah ! un peu. Elle se taisait.

N'importe ! achevez.

Alors, elle conta que l'avant- veille, Arnoux n'avait pu payer quatre billets de mille francs souscrits à l'ordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d'avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur; et si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement; car elle allait vendre, à Chartres, une petite maison qu'elle avait.

Pauvre femme ! murmura Frédéric. J'irai, comptez sur moi.

Merci!

Et elle se leva pour partir.

Oh ! rien ne vous presse encore !

268 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Elle resta debout, examinant le trophée de flèches mongoles suspendu au plafond, la biblio- thèque, les reliures, tous les ustensiles pour écrire ; elle souleva la cuvette de bronze qui con- tenait les plumes; ses talons se posèrent à des places différentes sur le tapis. Elle était venue plusieurs fois chez Frédéric, mais, toujours avec Arnoux. Ils se trouvaient seuls, maintenant, seuls dans sa propre maison ; c'était un événement extraordinaire, presque une bonne fortune.

Elle voulut voir son jardinet; il lui offrit le bras pour lui montrer ses domaines, trente pieds de terrain, enclos par des maisons, ornés d'ar- bustes dans les angles et d'une plate -bande au milieu.

On était aux premiers jours d'avril. Les feuilles des hias verdoyaient déjà, un souffle pur se rou- lait dans l'air, et de petits oiseaux pépiaient, alternant leur chanson avec le bruit lointain que faisait la forge d'un carrossier.

Frédéric afla chercher une pefle à feu; et, tandis qu'ils se promenaient côte à côte, l'enfant élevait des tas de sable dans l'aflée.

M""" Arnoux ne croyait pas qu'il eût plus tard une grande imagination, mais il était d'humeur caressante. Sa sœur, au contraire, avait une séche- resse naturefle qui la blessait quelquefois.

Cela changera, dit Frédéric. II ne faut jamais désespérer.

Elle répliqua :

II ne faut jamais désespérer !

Cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorte d'encouragement; il cueillit une rose, la seule du jardin.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 26^

Vous rappelez -VOUS... un certain bouquet de roses, un soir, en voiture?

Elle rougit quelque peu; et, avec un air de compassion railleuse :

Ah ! j'étais bien jeune !

Et celle-là, reprit à voix basse Frédéric, en sera-t-il de même ?

Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts, comme le fil d'un fuseau :

Non ! je la garderai !

Elle appela d'un geste la bonne, qui prit Ten- fant sur son bras : puis, au seuil de la porte, dans la rue, M"^ Arnoux aspira la fleur, en inclinant la tête sur son épaule, et avec un regard aussi doux qu'un baiser.

Quand il fut remonté dans son cabinet, il con- templa le fauteuil elle s'était assise et tous les objets qu'elle avait touchés. Quelque chose d'elle circulait autour de lui. La caresse de sa présence durait encore.

« Elle est donc venue ! » se disait-il.

Et les flots d'une tendresse infinie le submer- geaient.

Le lendemain, à onze heures, il se présenta chez M. Dambreusc. On le reçut dans la safle à manger. Le banquier déjeunait en face de sa femme. Sa nièce était près d'efle, et de l'autre côté l'institutrice, une Anglaise, fortement mar- quée de petite vérole.

M. Dambreuse invita son jeune ami à prendre place au miheu d'eux, et, sur son refus :

A quoi puis-je vous être bon? Je vous écoute.

Frédéric avoua, en affectant de l'indifférence.

270 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

qu'il venait faire une requête pour un certain Arnoux.

Ah! ahl l'ancien marchand de tableaux, dit le banquier, avec un rire muet découvrant ses gencives. Oudry le garantissait, autrefois; on s'est fâché.

Et il se mit à parcourir les lettres et les jour- naux posés près de son couvert.

Deux domestiques servaient, sans faire de bruit sur le parquet; et la hauteur de la salle, qui avait trois portières en tapisserie et deux fontaines de marbre blanc, le poli des réchauds, la disposi- tion des hors- d'oeuvre, et jusqu'aux plis raides des serviettes, tout ce bien-être luxueux éta- bhssait dans la pensée de Frédéric un contraste avec un autre déjeuner chez Arnoux. II n'osait interrompre M. Dambreuse.

Madame remarqua son embarras.

Voyez-vous quelquefois notre ami Mar- tinon?

II viendra ce soir, dit vivement la jeune fille.

Ah ! tu le sais ? répliqua sa tante, en arrêtant sur elle un regard froid.

Puis, un des valets s'étant penché à son oreille :

Ta couturière, mon enfant!... miss John! Et l'institutrice, obéissante, disparut avec son

élève.

M. Dambreuse, troublé par le dérangement des chaises, demanda ce qu'il y avait.

C'est M"*' Regimbart.

Tiens! Regimbart! Je connais ce nom-là. J'ai rencontré sa signature.

Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux mé-

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 27 I

ritait de l'intérêt; il allait même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre une maison à sa femme.

Elle passe pour très jolie, dit M""' Dam- fa reuse.

Le banquier ajouta d'un air bonhomme :

Étes-vous leur ami . . . intime ? Frédéric, sans répondre nettement, dit qu'il lui

serait fort obligé de prendre en considération . . .

Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soitl on attendra! J'ai du temps encore. Si nous des- cendions dans mon bureau, voulez-vous?

Le déjeuner était fini ; M"* Dambreuse s'inchna légèrement, tout en souriant d'un rire singulier, plein à la fois de pohtesse et d'ironie. Frédéric n'eut pas le temps d'j réfléchir, car M. Dam- breuse, dès qu'ils furent seuls :

Vous n'êtes pas venu chercher vos actions. Et, sans lui permettre de s'excuser :

Bien ! bien ! il est juste que vous connais- siez l'affaire un peu mieux.

II lui offrit une cigarette et commença.

V Union générale des Houilles françaises était con- stituée; on n'attendait plus que l'ordonnance. Le fait seul de la fusion, diminuant les frais de sur- veillance et de main-d'œuvre, augmentait les bé- néfices. De plus, la Société imaginait une chose nouvelle, qui était d'intéresser les ouvriers à son entreprise. Elle leur bâtirait des maisons, des loge- ments salubres; enfin elle se constituait le four- nisseur de ses employés, leur livrait tout à prix de revient.

Et ils gagneront, monsieur; voilà du véri- table progrès; c'est répondre victorieusement à

2/2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

certaines criailleries républicaines! Nous avons dans notre conseil, il exhiba le prospectus, un pair de France, un savant de l'Institut, un offi- cier supérieur du génie en retraite, des noms connus ! De pareils éléments rassurent les capitaux craintifs et appellent les capitaux intelligents ! La Compagnie aurait pour elle les commandes de TEtat, puis les chemins de fer, la marine à vapeur, les établissements métallurgiques, le gaz, les cui- sines bourgeoises. Ainsi nous chauffons, nous éclairons, nous pénétrons jusqu'au foyer des plus humbles ménages. Mais comment, medirez-vous, pourrons -nous assurer la vente ? Grâce à des droits protecteurs, cher monsieur, et nous les ob- tiendrons; cela nous regarde! Moi, du reste, je suis franchement prohibitionniste ! le Pays avant tout!

On lavait nommé directeur ; mais le temps lui manquait pour s'occuper de certains détails, de la rédaction entre autres.

Je suis un peu brouillé avec mes auteurs, j'ai oubhé mon grec! J'aurais besoin de quel- qu'un... qui pût traduire mes idées.

Et tout à coup :

Voulez-vous être cet homme-là, avec le titre de secrétaire général?

Frédéric ne sut que répondre.

Eh bien, qui vous empêche?

Ses fonctions se borneraient à écrire, tous les ans, un rapport pour les actionnaires. II se trou- verait en relations quotidiennes avec les hommes les plus considérables de Paris. Représentant la Compagnie près les ouvriers, il s'en ferait adorer, naturellement, ce qui lui permettrait, plus tard.

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 2.^:^

de se pousser au conseil général, à la députation.

Les oreilles de Frédéric tintaient. D'où prove- nait cette bienveillance ? II se confondit en remer- ciements.

Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu'il fût dépendant de personne. Le meilleur moyen, c'était de prendre des actions, «placement su- perbe d'ailleurs, car votre capital garantit votre position, comme votre position votre capital».

A combien, environ, doit-il se monter? dit Frédéric.

Mon Dieu! ce qui vous plaira, de qua- rante à soixante mille francs, je suppose.

Cette somme était si minime pour M. Dam- breuse et son autorité si grande, que le Jeune homme se décida immédiatement à vendre une ferme. II acceptait. M. Dambreuse fixerait un de ces jours un rendez-vous pour terminer leurs arrangements.

Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux...?

Tout ce que vous voudrez! le pauvre garçon ! Tout ce que vous voudrez !

Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fit porter la lettre par son domestique auquel on répondit : «Très bien!»

Sa démarche, cependant méritait mieux. II s'attendait à une visite, à une lettre tout au moins. II ne reçut pas de visite. Aucune lettre n'arriva.

Y avait-il oubh de leur part ou intention? Puis- que M™** Arnoux était venue une fois, qui l'em- pêchait de revenir? L'espèce de sous-entendu, d'aveu qu'elle lui avait fait, n'était donc qu'une manœuvre exécutée par intérêt? «Se sont-ils joués de moi? est-elle complice?» Une sorte de pudeur,

2/4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. ^

malgré son envie, l'empêchait de retourner chez eux.

Un matin (trois semaines après leur entrevue), M. Dambreuse lui écrivit qu'il l'attendait le jour même, dans une heure.

En route, l'idée des Arnoux l'assaiHit de nou- veau; et, ne découvrant point de raison à leur conduite, il fut pris par une angoisse, un pres- sentiment funèbre. Pour s'en débarrasser, il appela un cabriolet et se fît conduire rue Paradis.

Arnoux était en voyage.

Et Madame?

A la campagne, à la fabrique!

Quand revient Monsieur?

Demain, sans faute!

II la trouverait seule ; c'était le moment. Quel- que chose d'impérieux criait dans sa conscience : « Vas-y donc ! »

Mais M. Dambreuse? «Eh bien, tant pis! Je dirai que j'étais malade. » II courut à la gare ; puis, dans le wagon : «J'ai eu tort, peut-être? Ah bah ! qu'importe ! ))

A droite et à gauche, des plaines vertes s'éten- daient; le convoi roulait; les maisonnettes des stations glissaient comme des décors, et la fumée de la locomotive versait toujours du même coté ses gros flocons qui dansaient sur l'herbe quelque temps, puis se dispersaient.

Frédéric, seul sur sa banquette, regardait cela, par ennui, perdu dans cette langueur que donne l'excès même de l'inipatience. Mais des grues, des magasins parurent. C'était Creiï.

La ville, construite au versant de deux collines basses (dont la première est nue et la seconde

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 275

couronnée par un bois), avec la tour de son église, ses maisons inégales et son pont de pierre, lui semblait avoir quelque chose de gai, de dis- cret et de bon. Un grand bateau plat descendait au fil de l'eau, qui clapotait fouettée par le vent; des poules, au pied du calvaire, picoraient dans la paille; une femme passa, portant du linge mouillé sur la tête.

Après le pont, il se trouva dans une fie, Ton voit sur la droite les ruines d'une abbaye. Un moulin tournait, barrant dans toute sa largeur le second bras de l'Oise, que surplombe la manu- facture. L'importance de cette construction étonna grandement Frédéric. H en conçut plus de respect pour Arnoux. Trois pas plus loin, il prit une ruelle, terminée au fond par une grille.

II était entré. La concierge le rappela en lui criant :

Avez-vous une permission?

Pourquoi?

Pour visiter l'établissement !

Frédéric, d'un ton brutal, dit qu'il venait voir M. Arnoux.

Qu'est-ce que c*est que M. Arnoux?

Mais le chef, le maître, le propriétaire, enfin!

Non, monsieur, c'est ici la fabrique de MM. Lebœuf et Millietl

La bonne femme plaisantait sans doute. Des ouvriers arrivaient; il en aborda deux ou trois; leur réponse fut la même.

Frédéric sortit de la cour, en chancelant comme un homme ivre; il avait l'air tellement ahuri que, sur le pont de la Boucherie, un bourgeois en train

Xjd L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

de fumer sa pipe lui demanda s*il cherchait quel- que chose. Celui-là connaissait la manufacture a Arnoux. Elle était située à Montataire.

Frédéric s*enquit d'une voiture. On n'en trou- vait qu'à la gare. II y retourna. Une calèche disloquée, attelée d'un vieux cheval dont les harnais décousus pendaient dans les brancards, stationnait devant le bureau des bagages, solitai- rement.

Un gamin s'offrit à découvrir «le père Pilon». II revint au bout de dix minutes; le père Pilon déjeunait. Frédéric, n'y tenant plus, partit. Mais la barrière du passage était close. II fallut attendre que deux convois eussent défilé. Enfin il se pré- cipita dans la campagne.

La verdure monotone la faisait ressembler à un immense tapis de billard. Des scories de fer étaient rangées, sur les deux bords de la route, comme des mètres de cailloux. Un peu plus loin, des cheminées d'usine fumaient les unes près des autres. En face de lui se dressait, sur une colline ronde, un petit château à tourelles, avec le clocher quadrangulaire d'une église. De longs murs, en dessous, formaient des lignes irrégulières parmi les arbres; et, tout en bas, les maisons du village s'étendaient.

Elles sont à un seul étage, avec des escaliers de trois marches, faites de blocs sans ciment. On entendait, par intervalles, la sonnette d'un épicier. Des pas lourds s'enfonçaient dans la boue noire, et une pluie fine tombait, coupant de mille ha- chures le ciel pâle.

.Frédéric suivit le milieu du pavé; puis il ren- contra sur sa gauche, à l'entrée d'un chemin, un

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 277

grand arc de boîs qui portait écrit en lettres d'or :

FAÏENCES.

Ce n'était pas sans but que Jacques Arnoux avait choisi le voisinage de Creil; en plaçant sa manufacture le plus près possible de l'autre (ac- créditée depuis longtemps), il provoquait dans le public une confusion favorable à ses intérêts.

Le principal corps de bâtiment s'appuyait sur le bord même d'une rivière qui traverse la prairie. La maison de maître, entourée d'un jardin, se distinguait par son perron, orné de quatre vases se hérissaient des cactus. Des amas de terre blanche séchaient sous des hangars ; il y en avait d'autres à l'air libre; et au milieu de la cour se tenait Sénécal, avec son éternel paletot bleu, doublé de rouge.

L'ancien répétiteur tendit sa main froide.

Vous venez pour le patron ? 11 n'est pas là. Frédéric, décontenancé, répondit bêtement :

Je le savais.

Mais se reprenant aussitôt :

C'est pour une affaire qui concerne M™* Ar- noux. Peut-elle me recevoir?

Ah ! je ne l'ai pas vue depuis trois jours, dit Sénécal.

Et il entama une kyrielle de plaintes. En accep- tant les conditions du fabricant, il avait entendu demeurer à Paris, et non s'enfouir dans cette cam- pagne, loin de ses amis, privé de journaux. N'im- porte! il avait passé par là-dessus! Mais Arnoux ne paraissait faire nulle attention à son mérite. Il était borné d'ailleurs, et rétrograde, ignorant comme pas un. Au lieu de chercher des perfec- tionnements artistiques, mieux aurait valu intro-

278 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

duire des chauffages à la houille et au gaz. Le bourgeois s'enfonçait; Sénécal appuya sur le mot. Bref, ses occupations lui déplaisaient ; et il somma presque Frédéric de parler en sa faveur, afin qu'on augmentât ses émoluments.

Soyez tranquille ! dit l'autre.

II ne rencontra personne dans l'escalier. Au premier étage, il avança la tête dans une pièce vide; c'était le salon. II appela très haut. On ne répondit pas; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne aussi; enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte. M""* Arnoux était seule, devant une armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre entrouverte pendait le long de ses hanches. Tout un coté de ses cheveux lui faisait un flot noir sur Tépaule droite; et elle avait les deux bras levés, retenant d'une main son chignon, tandis que l'autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri, et disparut.

Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses yeux, le bruit de sa robe, tout l'enchanta. Fré- déric se retenait pour ne pas la couvrir de baisers.

Je vous demande pardon, dit-elle, mais je ne pouvais...

II eut la hardiesse de l'interrompre :

Cependant..., vous étiez très bien... tout à l'heure.

Elle trouva sans doute le compliment un peu grossier, car ses pommettes se colorèrent. II crai- gnait de l'avoir offensée. Elle reprit :

Par quel bon hasard êtes-vous venu?

II ne sut que répondre; et, après un petit rica- nement qui lui donna le temps de réfléchir :

Si je vous le disais, me croiriez- vous?

I

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 279

Pourquoi pas?

Frédéric conta qu'il avait eu, lautre nuit, un songe affreux :

J ai rêvé que vous étiez gravement malade, près de mourir.

Oh ! ni moi, ni mon mari ne sommes jamais malades !

Je n*ai rêvé que de vous, dit-il. Elle le regarda d un air calme.

Les rêves ne se réalisent pas toujours. Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se lança

enfin dans une longue période sur l'affinité des âmes. Une force existait qui peut, à travers les es- paces, mettre en rapport deux personnes, les avertir de ce qu'elles éprouvent et les faire se rejoindre.

Elle l'écoutait la tête basse, tout en souriant de son beau sourire. II l'observait du coin de fœil, avec joie, et épanchait son amour plus librement sous la facilité d'un lieu commun. Elle proposa de lui montrer la fabrique; et, comme elle insis- tait, il accepta.

Pour le distraire d'abord par quelque chose d'amusant, elle lui fit voir l'espèce de musée qui décorait l'escalier. Les spécimens accrochés contre les murs ou posés sur des planchettes attestaient les efforts et les engouements successifs d'Arnoux. Après avoir cherché le rouge des cuivres des Chinois, il avait voulu faire des majoliques, des faënza, de l'étrusque, de l'oriental, tenté enfin quelques-uns des perfectionnements réalisés plus tard. Aussi remarquait-on, dans la série, de gros vases couverts de mandarins, des écuelles a un mordoré chatoyant, des pots rehaussés d'écritures

2 8o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

arabes, des buires dans le goût de la Renaissance, et de larges assiettes avec deux personnages, qui étaient comme dessinés à la sanguine, d'une façon mignarde et vaporeuse. II fabriquait maintenant des lettres d'enseigne, des étiquettes à vin; mais son intelligence n'était pas assez haute pour at- teindre jusqu'à l'Art, ni assez bourgeoise non plus pour viser exclusivement au profit, si bien que, sans contenter personne, il se ruinait. Tous deux considéraient ces choses, quand M"" Marthe passa.

Tu ne le reconnais donc pas? lui dit sa mère.

Si fait! reprit-elle en le saluant, tandis que son regard limpide et soupçonneux, son regard de vierge semblait murmurer : «Que viens-tu faire ici, toi?» et elle montait les marches, la tête un peu tournée sur l'épaule.

jjjme Arnoux emmena Frédéric dans la cour, puis elle expliqua d'un ton sérieux comment on broie les terres, on les nettoie, on les tamise.

-^ L'important, c'est la préparation des pâtes.

Et elle l'introduisit dans une salle que remplis- saient des cuves, virait sur lui-même un axe vertical armé de bras horizontaux. Frédéric s'en voulait de n'avoir pas refusé nettement sa propo- sition, tout à l'heure.

Ce sont les patouillards , dit- elle.

II trouva le mot grotesque, et comme incon- venant dans sa bouche.

De larges courroies filaient d'un bout à l'autre du plafond, pour s'enrouler sur des tambours, et tout s'agitait d'une façon continue, mathématique, agaçante.

Ils sortirent de là, et passèrent près d'une

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 28 I

cabane en ruines, qui avait autrefois servi à mettre des instruments de jardinage.

Elle n est plus utile, dit M"' Arnoux. II répliqua d'une voix tremblante :

Le bonheur peut y tenir!

Le tintamarre de la pompe à feu couvrit ses paroles, et ils entrèrent dans Tatelier des ébau- chages.

Des hommes, assis à une table étroite, posaient devant eux, sur un disque tournant, une masse de pâte; leur main gauche en raclait l'intérieur, leur droite en caressait la surface et Ton voyait s'élever des vases, comme des fleurs qui s'épa- nouissent.

M™** Arnoux fît exhiber lés moules pour les ou- vrages plus difficiles.

Dans une autre pièce, on fabriquait les filets, les gorges, les lignes saillantes. A l'étage supérieur, on enlevait les coutures, et l'on bouchait avec du plâtre les petits trous que les opérations précé- dentes avaient laissés.

Sur des claires- voies, dans des coins, au milieu des corridors, partout s'alignaient des poteries.

Frédéric commençait à s'ennuyer.

Cela vous fatigue peut-être? dit-elle. Craignant qu'il ne fallût borner sa visite, il

affecta, au contraire, beaucoup d'enthousiasme. II regrettait même de ne s'être pas voué à cette industrie.

Elle parut surprise.

Certainement! j'aurais pu vivre près de vous!

Et, comme il cherchait son regard. M"' Arnoux, afin de l'éviter, prit sur une console des boulettes

282 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

de pâte, provenant des rajustages manques, les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.

Puis- je emporter cela? dit Frédéric.

Étes-vous assez enfant, mon Dieu ! II allait répondre, Sénécal entra.

M. le sous-directeur, dès le seuil, s'aperçut d'une infraction au règlement. Les ateliers devaient être balayés toutes les semaines; on était au samedi, et, comme les ouvriers n*en avaient rien fait, Sé- nécal leur déclara qu'ils auraient à rester une heure de plus. «Tant pis pour vous!»

Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans mur- murer; mais on devinait leur colère au souffle rauque de leur poitrine. Ils étaient, d'ailleurs,

[)eu faciles à conduire, tous ayant été chassés de a grande fabrique. Le républicain les gouvernait durement. Homme de théories, il ne considérait que les masses et se montrait impitoyable pour les individus.

Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas à M"' Arnoux s'il n'y avait pas moyen de voir les fours. Ils descendirent au rez-de-chaussée; et elle était en train d'expliquer l'usage des cassettes, quand Sénécal, qui les avait suivis, s'interposa entre eux.

II continua de lui-même la démonstration, s'é- tendit sur les différentes sortes de combustibles, l'enfournement, les pyroscopes, les alandiers, les englobes, les lustres et les métaux, prodiguant les termes de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate. Frédéric n'y comprenait rien, et à chaque minute se retournait vers M"*' Arnoux.

- Vous n'écoutez pas, dit-elle. M. Sénécal

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 283

pourtant est très clair. II sait toutes ces choses beaucoup mieux que moi.

Le mathématicien, flatté de cet éloge, proposa de faire voir le posage des couleurs. Frédéric interrogea d'un regard anxieux M"'' Arnoux. Elle demeura impassible, ne voulant sans doute ni être seule avec lui, ni le quitter cependant. II lui ofFrit son bras.

Non! merci bien! lescalier est trop étroit!

Et, quand ils furent en haut, Sénécal ouvrit la porte d'un appartement rempli de femmes.

Elles maniaient des pinceaux, des fioles, des coquilles, des plaques de verre. Le long de la corniche, contre le mur, s'alignaient des planches gravées; des bribes de papier fin voltigeaient; et un poêle de fonte exhalait une température écœurante, se mêlait l'odeur de la térében- thine.

Les ouvrières, presque toutes, avaient des cos- tumes sordides. On en remarquait une, cepen- dant, qui portait un madras et de longues boucles d'oreilles. Tout à la fois mince et potelée, elle avait de gros yeux noirs et les lèvres charnues d'une négresse. Sa poitrine abondante saillissait sous sa chemise, tenue autour de sa taille par le cordon de sa jupe; et, un coude sur l'étabh, tan- dis que l'autre bras pendait, elle regardait vague- ment, au loin dans la campagne. A côté delIe traînaient une bouteille de vin et de la charcu- terie.

Le règlement interdisait de manger dans les ateliers, mesure de propreté pour la besogne et d'hygiène pour les travailleurs.

Sénécal, par sentiment du devoir ou besoin de

2 84 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

despotisme, s'écria de loin, en indiquant une af- fiche dans un cadre :

Hé! là-bas, la Bordelaise! lisez-moi tout haut Farticle 9.

Eh bien, après?

Après, mademoiselle? Cest trois francs d'amende que vous payerez !

Elle le regarda en face, impudemment.

Qu'est-ce que ça me fait? Le patron, à son retour, la lèvera votre amende! Je me fiche de vous, mon bonhomme!

Sénécal, qui se promenait les mains derrière le dos, comme un pion dans une salle d'étude, se contenta de sourire.

Article 13 , insubordination , dix francs !

La Bordelaise se remit à sa besogne. M"° Ar- noux, par convenance, ne disait rien, mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura :

Ah! pour un démocrate, vous êtes bien dur!

L'autre répondit magistralement :

La Démocratie n'est pas le dévergondage de l'individualisme. C'est le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, l'ordre!

Vous oubliez l'humanité ! dit Frédéric. M""' Arnoux prit son bras; Sénécal, offensé

peut-être de cette approbation silencieuse, s'en alla.

Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin, il cherchait l'occasion de se dé- clarer; elle était venue. D'ailleurs le mouvement spontané de M"' Arnoux lui semblait contenir des promesses; et il demanda, comme pour se réchauffer les pieds, à monter dans sa chambre.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 285

Mais, quand il fut assis près d'elle, son embarras commença; le point de départ lui manquait. Sé- nécal, heureusement, vint à sa pensée.

Rien de plus sot, dit- il, que cette punition ! M"" Arnoux reprit :

H y a des sévérités indispensables.

Comment, vous qui êtes si bonne! Oh! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir!

Je ne comprends pas les énigmes, mon ami.

Et son regard austère, plus encore que le mot, larrêta. Frédéric était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset se trouvait par hasard sur la commode. II en tourna quelques pages, puis se mit à parler de l'amour, de ses désespoirs et de ses emportements.

Tout cela, suivant M"° Arnoux, était criminel ou factice.

Le jeune homme se sentit blessé par cette né- gation; et, pour la combattre, il cita en preuve les suicides qu'on voit dans les journaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Ro- méo, Desgrieux. II s'enferrait.

Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la

Eluie fouettait contre les vitres. M""' Arnoux, sans ouger, restait les deux mains sur les bras de son fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d'un sphinx; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de l'ombre. II avait envie de se jeter à ses genoux. Un cra- quement se fit dans le couloir, il n'osa.

II était empêché, d'ailleurs, par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec

2^6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, in- soulevable; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui otait tout discernement.

«Si je lui déplais, pensait- il, qu*elle me chasse I Si elle veut de moi, qu'elle m'encourage!»

II dit en soupirant :

Donc, vous n'admettez pas qu'on puisse aimer... une femme?

^me Arnoux répliqua :

Quand elle est à marier, on l'épouse ; lors- qu'elle appartient à un autre, on s'éloigne.

Amsi le bonheur est impossible ?

Non! mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords.

Qu'importe! s'il est payé par des joies su- blimes.

L'expérience est trop coûteuse ! II voulut l'attaquer. par l'ironie.

La vertu ne serait donc que de la lâ- cheté?

Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L'égoïsme fait une base solide à la sagesse.

Ah! quelles maximes bourgeoises vous avez!

Mais je ne me vante pas d'être une grande dame !

A ce moment- là, le petit garçon accourut.

Maman, viens -tu dîner?

Oui, tout à l'heure!

Frédéric se leva; en même temps Marthe parut.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 287

II ne pouvait se résoudre à s'en aller; et, avec un regard tout plein de supplications :

Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles?

Non ! mais sourdes quand il le faut.

Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux enfants à ses côtés. II s'in- clina sans dire un mot. Elle répondit silencieuse- ment à son salut.

Ce qu'il éprouva d'abord, ce fut une stupéfac- tion infinie. Cette manière de lui faire comprendre l'inanité de son espoir l'écrasait. II se sentait perdu comme un homme tombé au fond d'un abîme, qui sait qu'on ne le secourra pas et qu'il doit mourir.

II marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard; il se heurtait contre les pierres; il se trompa de chemin. Un bruit de sabots retentit près de son oreille ; c'étaient les ouvriers qui sor- taient de la fonderie. Alors il se reconnut.

A l'horizon les lanternes du chemin de fer tra- çaient une ligne de feu. II arriva comme un con- voi partait, se laissa pousser dans un wagon, et s'endormit.

Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soir recula tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. II voulut être fort, et allégea son cœur en dénigrant M"* Arnoux par des épithètes injurieuses :

«C'est une imbécile, une dinde, une brute, n'y pensons plus ! »

Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une lettre de huit pages sur papier à glaçure bleue et signée des initiales R. A.

2 88 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Cela commençait par des reproches amicaux :

«Que devenez- vous, mon cher? je m'ennuie.»

Mais l'écriture était si abominable, que Fré- déric allait rejeter tout le paquet quand il aper- çut en post-scriptum :

« Je compte sur vous demain pour me conduire aux courses.»

Que signifiait cette invitation? était-ce encore un tour de la Maréchale? Mais on ne se moque pas deux fois du même homme à propos de rien ; et pris de curiosité, il relut la lettre attentive- ment.

Frédéric distingua : «Malentendu... avoir fait fausse route . . . désillusions . . . Pauvres enfants que nous sommes ! . . . Pareils à deux fleuves qui se re- joignent! etc.»

Ce style contrastait avec le langage ordinaire de la lorette. Quel changement était donc sur- venu?

II garda longtemps les feuilles entre ses doigts. Elles sentaient l'iris; et il j avait, dans la forme des caractères et l'espacement irrégulier des lignes, comme un désordre de toilette qui le troubla.

«Pourquoi n'irais- je pas? se dit- il enfin. Mais si M""*" Arnoux le savait? Ah! qu'elle le sache! Tant mieux! et qu'elle en soit jalouse! ça me vengera I »

IV

LA Maréchale était prête et lattendait. C'est gentil, cela! dit- elle, en fixant sur lui ses jolis yeux, à la fois tendres et gais.

Quand elle eut fait le nœud de sa capote, elle s'assit sur le divan et resta silencieuse.

Partons-nous ? dit Frédéric. Elle regarda la pendule.

Oh! non! pas avant une heure et demie! comme si elle eût posé en elle-même cette hmite à son incertitude.

Enfin l'heure ayant sonné :

Eh bien, andiamo, caro miol

Et elle donna un dernier tour à ses bandeaux, fit des recommandations à Delphine.

Madame revient dîner?

Pourquoi donc? Nous dînerons ensemble quelque part, au Café Anglais, oii vous voudrez!

Soit!

Ses petits chiens jappaient autour d'elle.

On peut les emmener, n'est-ce pas ? Frédéric les porta, lui-même, jusqu'à la voi-

«9

290 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

ture. C'était une berline de louage avec deux chevaux de poste et un postillon; il avait mis sur le siège de derrière son domestique. La Maré- chale parut satisfaite de ses prévenances; puis, dès qu'elle fut assise, lui demanda s'il avait été chez Arnoux, dernièrement.

Pas depuis un mois, dit Frédéric.

Moi, je l'ai rencontré avant- hier, il serait même venu aujourd'hui. Mais il a toute sorte d'embarras, encore un procès, je ne sais quoi. Quel drôle d'homme!

Oui! très drôle!

Frédéric ajouta d'un air indifférent :

A propos, voyez- vous toujours... comment donc l'appelez -vous?... cet ancien chanteur..., Delmar?

Elle répliqua sèchement :

Non! c'est fini!

Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l'espoir.

Ils descendirent au pas le quartier Bréda; les rues, à cause du dimanche, étaient désertes, et des figures de bourgeois apparaissaient derrière des fenêtres. La voiture prit un train plus rapide; le bruit des roues faisait se retourner les passants, le cuir de la capote rabattue brillait, le domes- tique se cambrait la taille, et les deux havanais l'un près de l'autre semblaient deux manchons d'her- mine, posés sur les coussins. Frédéric se laissait aller au bercement des soupentes. La Maréchale tournait la tête, à droite et à gauche, en sou- riant.

Son chapeau de paille nacrée avait une garni- ture de dentelle noire. Le capuchon de son bur-

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 29 I

nous flottait au vent; et elle s'abritait du soleil, sous une ombrelle de satin lilas, pointue par le haut comme une pagode.

Quels amours de petits doigts! dit Fré- déric, en lui prenant doucement l'autre main, la gauche, ornée d'un bracelet d'or en forme de gourmette. Tiens, c'est mignon; d'oii cela vient-il ?

Oh! il y a longtemps que je l'ai, dit la Maréchale.

Le jeune homme n'objecta rien à cette réponse hypocrite. II aima mieux «profiter de la cir- constance». Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.

Finissez, on va nous voir!

Bah ! qu'est-ce que cela fait !

Après la place de la Concorde, ils prirent par le quai de la Conférence et le quai de Billy, l'on remarque un cèdre dans un jardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de géographie. Puis, laissant à droite le Trocadéro, ils traversèrent le pont d'Iéna, et s'arrêtèrent enfin, au milieu du Champ de Mars, près des autres voitures, déjà rangées dans l'Hip- podrome.

Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. On apercevait des curieux sur le balcon de l'ncole militaire; et les deux pavillons en de- hors du pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte, et une troisième devant celle du Roi, se trouvaient remplies d'une foule en toilette qui témoignait, par son maintien, de la révérence pour ce divertissement encore nouveau. Le public

292 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

des courses, plus spécial dans ce temps- là, avait un aspect moins vulgaire; c'était l'époque des sous- pieds, des collets de velours et des gants blancs. Les femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient des robes à taille longue, et, assises sur les gradins des estrades, elles faisaient comme de grands massifs de fleurs, tachetés de noir, ça et là, par les sombres costumes des hommes. Mais tous les regards se tournaient vers le célèbre Al- gérien Bou-Maza*, qui se tenait impassible, entre deux officiers d'état-major, dans une des tribunes particuhères. Celle du Jockey-Club contenait ex- clusivement des messieurs graves.

Les plus enthousiastes s'étaient placés, en bas, contre la piste, défendue par deux hgnes de bâ- tons supportant des cordes; dans l'ovale immense que décrivait cette allée, des marchands de coco agitaient leur crécelle, d'autres vendaient le pro- gramme des courses, d'autres criaient des cigares, un vaste bourdonnement s'élevait; les gardes municipaux passaient et repassaient; une cloche, suspendue à un poteau couvert de chiffres, tinta. Cinq chevaux parurent, et on rentra dans les tri- bunes.

Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cime des ormes, en face. Rosa- nette avait peur de la pluie.

J'ai des riflards, dit Frédéric, et tout ce qu'il faut pour se distraire, ajouta-t-il en soule- vant le coffre, il y avait des provisions de bouclie dans un panier.

Bravo ! nous nous comprenons !

Et on se comprendra encore mieux, n'est- ce pas?

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 293

Cela se pourrait! fit-elIe en rougissant. Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient

d'aligner leurs chevaux et les retenaient à deux mains. Quelqu'un abaissa un drapeau rouge. Alors, tous les cinq, se penchant sur les crinières, partirent. Ils restèrent d'abord serrés en une seule masse; bientôt elle s'allongea, se coupa; celui qui portait la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit tomber; longtemps il y eut de l'incer- titude entre Filly et Tibi; puis Tom-Pouce parut en tête; mais Clubstick, en arrière depuis le dé- part, les rejoignit et arriva premier, battant Sir- Charles de deux longueurs; ce fut une surprise; on criait; les baraques de planches vibraient sous les trépignements.

Nous nous amusons ! dit la Maréchale. Je t'aime, mon chéri!

Frédéric ne douta plus de son bonheur; ce der- nier mot de Rosanette le confirmait.

A cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement; cela recom- mença plusieurs fois, Frédéric ne pouvait distin- guer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c'était M™' Arnoux. Impossible, cependant! Pourquoi serait-elle venue?

II descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.

Vous n'êtes guère galant! dit Rosanette. ■» II n'écouta rien et s'avança. Le milord, tour- nant bride, se mit au trot.

Frédéric, au même moment, fut happé par Cisj.

Bonjour, cher! comment allez-vous? Hus- sonnet est là-bas ! Ecoutez donc !

2^4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. La Maréchale lui faisait signe de re- tourner près d'elle. Cisy l'aperçut, et voulait obstinément lui dire bonjour.

Depuis que le deuil de sa grand'mère était fini, il réalisait son idéal, parvenait à avoir du cachet. Gilet écossais, habit court, larges bouffettes sur l'escarpin et carte d'entrée dans la ganse du cha- peau, rien ne manquait effectivement à ce qu'il appelait lui-même son «chic», un chic anglomane et mousquetaire. II commença par se plaindre du Champ de Mars, turf exécrable, parla ensuite des courses de Chantilly et des farces qu'on y faisait, jura qu'il pouvait boire douze verres de vin de Champagne pendant les douze coups de mi- nuit, proposa à la Maréchale de parier, caressait doucement ses deux bichons; et de l'autre coude s'appujant sur la portière, il continuait à débiter des sottises, le pommeau de son stick dans la bouche, les jambes écartées, les reins tendus. Fré- déric, à c6té de lui, fumait, tout en cherchant à découvrir ce que le milord était devenu.

La cloche ayant tinté, Cisy s'en alla, au grand plaisir de Rosanette, qu'il ennuyait beaucoup, disait-elle.

La seconde épreuve n'eut rien de particulier, la troisième non plus, sauf un homme qu'on em- porta sur un brancard. La quatrième, oi!i huit chevaux disputèrent le prix de la ville, fut plus intéressante.

Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes à la main l'évolution des jockeys; on les voyait filer comme des taches

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 29 5

rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule, qui bordait le tour de l'Hippodrome. De loin, leur vitesse n'avait pas l'air excessive; à l'autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avan- cer que par une sorte de glissement, les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient; leur passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient; l'air, s'engoufFrant dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles; à grands coups de cravache, ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c'était le but. On enlevait les chiffres, un autre était hissé, et, au milieu des applaudissements, le cheval victorieux se traînait jusqu'au pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, l'encolure basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait les côtes.

Une contestation retarda le dernier départ. La foule qui s'ennuyait se répandit. Des groupes d'hommes causaient au bas des tribunes. Les pro- pos étaient libres; des femmes du monde par- tirent, scandalisées par le voisinage des lorettes.

Il y avait aussi des illustrations de bals pubhcs, des comédiennes du boulevard; et ce n'était pas les plus belles qui recevaient le plus d'hommages. La vieille Georgine Aubert, celle qu'un vaude- villiste appelait le Louis XI de la prostitution, horriblement maquillée et poussant de temps à autre une espèce de rire pareil à un grognement, restait tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine de martre comme en plein hiver.

2^6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

M™' de Remoussot, mise à la mode par son pro- cès, trônait sur le siège d'un break en compagnie d'Américains; et Thérèse Bachelu, avec son air de vierge gothique, emplissait de ses douze fal- balas l'intérieur d'un escargot qui avait, à la place du tablier, une jardinière pleine de roses. La Ma- réchale fut jalouse de ces gloires ; pour qu'on la remarquât, elle se mit à faire de grands gestes et à parler très haut.

Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle y répondait en disant leurs noms à Frédéric. C'étaient tous comtes, vicomtes, ducs et marquis; et il se rengorgeait, car tous les yeux exprimaient un certain respect pour sa bonne for- tune.

Cisy n'avait pas Fair moins heureux dans le cercle d'hommes mûrs qui l'entourait. Ils sou- riaient du haut de leurs cravates, comme se mo- quant de lui; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s'avança vers la Maréchale.

Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras; Frédéric, par obéis- sance, l'imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.

Le milord reparut, c'était M"*' Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.

Donne-moi du Champagne I dit Rosanette. Et, levant le plus haut possible son verre rem- pli, elle s'écria :

Ohé là-bas! les femmes honnêtes, l'épouse de mon protecteur, ohé !

Des rires éclatèrent autour d'elle, le milord dis- parut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait s'em- porter. Mais Cisy était là, dans la même attitude

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 297

que tout à l'heure; et, avec un surcroît d'aplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soir même.

Impossible! répondit-elle. Nous allons en- semble au Café Anglais.

Frédéric, comme s'il n*eùt rien entendu, de- meura muet; et Cisj quitta la Maréchale d'un air désappointé.

Tandis qu'il lui parlait, debout contre la por- tière de droite, Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de Café Anglais :

C'est un joli établissement! si l'on y cassait une croûte, hein?

Comme vous voudrez, dit Frédéric, qui, affaissé dans le coin de la berhne, regardait à l'ho- rizon le milord disparaître, sentant qu'une chose irréparable venait de se faire et qu'il avait perdu son grand amour. Et l'autre était là, près de lui, l'amour joyeux et facile! Mais lassé, plein de dé- sirs contradictoires et ne sachant même plus ce qu'il voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir.

Un grand bruit de pas et de voix lui fît relever la tête; les gamins, enjambant les cordes de la piste, venaient regarder les tribunes; on s'en allait. Quelques gouttes de pluie tombèrent. L'embarras des voitures augmenta. Hussonnet était perdu.

Eh bien, tant mieux! dit Frédéric.

On préfère être seul? reprit la Maréchale, en posant la main sur la sienne.

Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et d'acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines d'or. M"' Dambreuse était près de son mari, Martinon

298 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

sur l'autre banquette en face; tous les trois avaient des figures étonnées.

Ils m'ont reconnu ! se dit Frédéric.

Rosanette voulut qu'on arrêtât, pour mieux voir le défilé. M"" Arnoux pouvait reparaître. H cria au postillon :

Va donc ! va donc ! en avant !

Et ia berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas, wurts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux de cuir chantaient des ouvriers en go- guette, demi -fortunes que dirigeaient avec pru- dence des pères de famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeil- laient; ou bien un stopper magnifique passait, emportant une chaise, simple et coquette comme l'habit noir d'un dandy. L'averse cependant re- doublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh ; on se criait de loin : « Bonjour ! Ça va bien ? Oui I Non ! A tantôt I » , et les figures se succédaient avec une vitesse d'om- bres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se par- laient pas, éprouvant une sorte d'hébétude à voir auprès d'eux, continuellement, toutes ces roues tourner.

Par moments, les files de voitures, trop pres- sées, s'arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l'on s'examinait. Du bord des panneaux armo- riés, des regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux pleins d'envie brillaient au fond

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 25)9

des fiacres; des sourires de dénigrement répon- daient aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations im- béciles; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en arrière d'un bond pour éviter un cavalier qui galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se remettait en mouvement; les cochers lâchaient les rênes, abais- saient leurs longs fouets; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l'écume au- tour d'eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient, dans la vapeur d'eau que le soleil cou- chant traversait. Passant sous l'Arc de Triomphe, il allongeait à hauteur d'homme une lumière rous- sâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes, et, sur les deux côtés de la grande avenue, pareille à un fleuve oii ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines, les arbres tout reluisants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines places, avait des douceurs de satin.

Alors Frédéric se rappela les jours déjà loin oii il enviait l'inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d'une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et il n'en était pas plus joyeux.

La pluie avait fini de tomber. Les passants, ré- fugiés entre les colonnes du Garde -Meuble, s'en allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, re- montaient vers le boulevard. Devant l'hôtel des Affaires Etrangères, une file de badauds station- nait sur les marches.

300 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

A la hauteur des Bains Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berhne se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de des- sous les ressorts, s'étala dans son dos. L'homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle; il avait reconnu Deslauriers.

A la porte du Café Anglais, il renvoya la voi- ture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu'il payait le postillon.

II la retrouva dans l'escalier, causant avec un monsieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxième seigneur l'arrêta.

Va toujours, dit-elle, je suis à toi !

Et il entra seul dans le cabinet. Par les deux fenêtres ouvertes, on apercevait du monde aux croisées des autres maisons, vis-à-vis. De larges moires frissonnaient sur Tasphaïte qui séchait, et un magnolia posé au bord du balcon embaumait l'appartement. Ce parfum et cette fraîcheur dé- tendirent ses nerfs; et il s'affaissa sur le divan rouge, au-dessous de la glace.

La Maréchale revint; et, le baisant au front :

On a des chagrins, pauvre mimi?

Peut-être ! répliqua-t-il.

Tu n'es pas le seul, va!

Ce qui voulait dire : «Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! »

Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouve- ment, d'une grâce et presque d'une mansuétude lascive, attendrit Frédéric.

Pourquoi me fais-tu de la peine? dit-il, en songeant à M*"* Arnoux.

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 301

Moi, de la peine?

Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.

Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.

II reprit :

Puisque tu ne veux pas m'aimer ! en l'atti- rant sur ses genoux.

Elle se laissait faire; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie Ten- flammait.

Oii sont-ils? dit la voix d'Hussonnet dans le corridor.

La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à l'autre bout du cabinet, tournant le dos à la porte.

Elle demanda des huîtres et ils s'attablèrent.

Hussonnet ne fut pas drôle. A force d'écrire quotidiennement sur toute sorte de sujets, de lire beaucoup de journaux, d'entendre beaucoup de discussions et d'émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion exacte des choses, s'aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les embarras d'une vie légère autrefois, mais à présent difficile, l'entretenaient dans une agitation perpétuelle; et son impuissance, qu'il ne voulait pas s'avouer, le rendait hargneux, sar- castique. A propos (ïOzaïf un ballet nouveau, il fit une sortie à fond contre la danse, et, à propos de la danse, contre l'Opéra; puis, à propos de l'Opéra, contre les Italiens, remplacés, mainte- nant, par une troupe d'acteurs espagnols, «comme si l'on n'était pas rassasié des Castilles ! » Frédéric fut choqué dans son amour romantique de l'Es-

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302 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

pagne; et, afin de rompre la conversation, il s'in- forma du Collège de France, d'oii Ton venait d'exclure Edgar Quinet* et Mickiewicz*. Mais Hussonnet, admirateur de M. de Maistre, se dé- clara pour l'Autorité et le Spiritualisme. 11 doutait, cependant, des faits les mieux prouvés, niait l'his- toire, et contestait les choses les plus positives, jusqu'à s'écrier au mot géométrie : « Quelle blague que la géométrie ! » Le tout entremêlé d'imitations d'acteurs. Sainville était particulièrement son mo- dèle.

Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvement d'impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.

Tous deux se mirent à aboyer d'une façon odieuse.

Vous devriez les faire reconduire! dit- il brusquement.

Rosanette n'avait confiance en personne.

Alors, il se tourna vers le bohème.

Voyons, Hussonnet, dévouez-vous!

On! oui, mon petit! Ce serait bien ai- mable !

Hussonnet s'en alla, sans se faire prier.

De quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric n'y pensa pas. Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu'un garçon entra.

Madame, quelqu'un vous demande !

Comment ! encore?

Il faut pourtant que je voie ! dit Rosanette. II en avait soif, besoin. Cette disparition lui

semblait une forfaiture, presque une grossièreté. Que voulait-elle donc? n'était-ce pas assez d'avoir outragé M.""" Arnoux? Tant pis pour celle-là, du

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 303

reste! Maintenant il haïssait toutes les femmes; et des pleurs l'étoufFaient, car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée.

La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :

J'ai invité monsieur. J'ai bien fait, n'est-ce pas?

Comment donc ! certainement ! Frédéric, avec un sourire de supphcié, fit signe

au gentilhomme de s'asseoir.

La Maréchale se mit à parcourir la carte, en s'arrêtant aux noms bizarres.

Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins à la Richelieu et un pudding à la d'Or- léans ?

Oh ! pas d'Orléans ! s'écria Cisy, lequel était légitimiste et crut faire un mot.

Aimez -vous mieux un turbot à la Cham- bord ? reprit-elle.

Cette politesse choqua Frédéric.

La Maréchale se décida pour un simple tourne- dos, des écrevisses, des truffes, une salade d'ana- nas, des sorbets à la vanille.

Nous verrons ensuite. Allez toujours. Ah ! j'oubliais ! Apportez-moi un saucisson ! pas à l'ail !

Et elle appelait le garçon «jeune homme», frappait son verre avec son couteau, jetait au pla- fond la mie de son pain. Elle voulut boire tout de suite du vin de Bourgogne.

On n'en prend pas dès le commencement, dit Frédéric.

Cela se faisait quelquefois, suivant le vicomte.

Eh non ! jamais !

Si fait, je vous assure!

Ah ! tu vois I

3o4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait : «C'est un homme riche, celui-là, écoute-le ? »

Cependant, la porte s'ouvrait à chaque minute, les garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet d'à coté, quelqu'un tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parler d'équi- tation et des deux systèmes rivaux. Cisj défendait Baucher, Frédéric le comte d'Aure, quand Rosa- nette haussa les épaules.

Assez, mon Dieu ! il s'y connaît mieux que toi , va !

Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent; cette lumière blanche péné- trait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient; et toute sa personne avait quelque chose d'insolent, d'ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui Jetait au cœur des désirs fous.

Puis elle demanda, d'une voix calme, à qui appartenait ce grand landau avec une hvrée mar- ron.

A la comtesse Dambreuse, réphqua Cisy.

Ils sont très riches, n'est-ce pas?

Oh ! très riches I bien que M"*" Dambreuse, qui est, tout simplement, une demoiselle Bou- tron, la fille d'un préfet, ait une fortune mé- diocre.

Son mari, au contraire, devait recueilhr plu- sieurs héritages, Cisy les énuméra; fréquentant les Dambreuse, il savait leur histoire.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 305

Frédéric, pour lui être désagréable, s'entêta à le contredire. Il soutint que M""* Dambreuse s'ap- pelait de Boutron, certifiait sa noblesse.

N'importe ! Je voudrais bien avoir son équi- page! dit la Maréchale, en se renversant sur le fauteuil.

Et la manche de sa robe, glissant un peu, dé- couvrit, à son poignet gauche, un bracelet orné de trois opales.

Frédéric faperçut.

Tiens! mais...

Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.

La porte s'entre -bâilla discrètement, le bord

d'un chapeau parut, puis le profil d'Hussonnet.

Excusez, si Je vous dérange, les amou- reux !

Mais il s'arrêta, étonné de voir Cisy et de ce que Cisy avait pris sa place.

On apporta un autre couvert; et comme il avait grand'faim, il empoignait au hasard, parmi les restes du dîner, de la viande dans un plat, un fruit dans une corbeille, buvait d'une main, se servait de l'autre, tout en racontant sa mission. Les deux toutous étaient reconduits. Rien de neuf au domicile. Il avait trouvé la cuisinière avec un soldat, histoire fausse, uniquement inventée pour produire de l'effet.

La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de loin au garçon :

Une voiture !

J'ai la mienne, dit le vicomte.

Mais, monsieur!

Cependant, monsieur!

ao

^o6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et les mains tremblantes.

Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé :

Soignez-le donc ! il s'étoufFe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fit mourir I

La porte retomba.

Eh bien? dit Hussonnet.

Eh bien, quoi?

Je croyais...

Qu'est-ce que vous croyiez ?

Est-ce que vous ne ... ?

II compléta sa phrase par un geste.

Eh non ! jamais de la vie ! Hussonnet n'insista pas davantage.

II avait eu un but en s'invitant à dîner. Son journal, qui ne s'appelait plus VArt, mais le Flam- bard, avec cette épigraphe : «Canonniers, à vos pièces!» ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. II reparla de l'ancien projet, et exposa son plan nouveau,

Frédéric, ne comprenant pas sans doute, ré- pondit par des choses vagues. Hussonnet em- poigna plusieurs cigares sur la table, dit : ((Adieu, mon bon», et disparut.

Frédéric demanda la note. Elle était longue ; et le garçon, la serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu blafard qui ressemblait à Martinon, vint lui dire :

Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le fiacre.

Quel fiacre?

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 307

Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens.

Et la figure du garçon s'allongea, comme s'il eût plaint le pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler. li donna de pourboire les vingt francs qu'on lui rendait.

Merci, Monseigneur! dit l'homme à la ser- viette, avec un grand salut.

Frédéric passa la journée du lendemain à ru- miner sa colère et son humiliation. II se reprochait de n'avoir pas souffleté Cisy. Quant à la Maré- chale, il se jura de ne plus la revoir; d'autres aussi belles ne manquaient pas; et, puisqu'il fallait de l'argent pour posséder ces femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu, il s'étonna de n'avoir pas songé à M"' Arnoux.

((Tant mieux ! à quoi bon ? »

Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin vint lui faire visite. II commença par des admirations sur le mobilier, des cajoleries. Puis, brusque- ment :

Vous étiez aux courses, dimanche?

Oui, hélas!

Alors, le peintre déclama contre l'anatomie des chevaux anglais, vanta les chevaux de Géricault, les chevaux du Parthénon.

Rosanette était avec vous?

Et il entama son éloge, adroitement.

La froideur de Frédéric le décontenança. Il ne savait comment en venir au portrait.

Sa première intention avait été de faire un Ti- tien. Mais, peu à peu, la coloration variée de son

308 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

modèle Tavait séduit; et il avait travaillé franche- ment, accumulant pâte sur pâte et lumière sur lu- mière. Rosanette fut enchantée d'abord ; ses rendez- vous avec Dehnar avaient interrompu les séances et laissé à Pellerin tout le temps de s'éblouir. Puis, l'admiration s'apaisant, il s'était demandé si sa peinture ne manquait point de grandeur. II avait été revoir les Titien, avait compris la distance, reconnu sa faute; et il s'était mis à repasser ses contours, simplement. Ensuite il avait cherché, en les rongeant, à y perdre, à y mêler les tons de la tête et ceux des fonds; et la figure avait pris de la consistance, les ombres de la vigueur; tout paraissait plus ferme. Enfin la Maréchale était re- venue. Elle s'était même permis des objections; l'artiste, naturellement, avait persévéré. Après de grandes fureurs contre sa sottise, il s'était dit qu'elle pouvait avoir raison. Alors avait com- mencé l'ère des doutes, tiraillements de la pen- sée qui provoquent les crampes d'estomac, les insomnies, la fièvre, le dégoût de soi-même; il avait eu le courage de faire des retouches, mais sans cœur et sentant que sa besogne était mauvaise.

II se plaignit seulement d'avoir été refusé au Salon, puis reprocha à Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.

Je me moque bien de la Maréchale ! Une déclaration pareille l'enhardit.

Croiriez-vous que cette bête -là n'en veut plus, maintenant?

Ce qu'il ne disait point, c'est qu'il avait réclamé d'elle mille écus. Or la Maréchale s'était peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 3 09

JArnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.

Eh bien, et Arnoux? dit Frédéric.

Elle lavait relancé vers lui. L'ancien marchand de tableaux n avait que faire du portrait.

II soutient que ça appartient à Rosanette.

En eflFet, c'est à elle.

Comment! c'est elle qui m'envoie vers vous! répliqua Pellerin.

S'il eût cru à l'excellence de son œuvre, il n'eût pas songé, peut-être, à l'exploiter. Mais une somme (et une somme considérable) serait un démenti à' la critique, un raffermissement pour lui-même. Frédéric, afin de s'en délivrer, s'enquit de ses conditions, courtoisement.

L'extravagance du chiffre le révolta, il répondit :

Non, ah! non!

Vous êtes pourtant son amant, c'est vous qui m'avez fait la commande !

J'ai été l'intermédiaire, permettez!

Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras !

L'artiste s'emportait.

Ah ! je ne vous croyais pas si cupide.

Ni vous si avare ! Serviteur !

II venait de partir que Sénécal se présenta. Frédéric, troublé, eut un mouvement d'inquié- tude.

Qu'y a-t-il? Sénécal conta son histoire.

Samedi, vers neuf heures. M"" Arnoux a reçu une lettre qui l'appelait à Paris ; comme per- sonne, par hasard, ne se trouvait pour aller à Creil chercher une voiture, elle avait envie de

3 I O L'EDUCATION SENTIMENTALE.

m j faire aller moi-même. J'ai refusé, car ça ne rentre pas dans mes fonctions. Elle est partie, et revenue dimanche soir. Hier matin, Arnoux tombe à la fabrique. La Bordelaise s'est plainte. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais il a levé son amende devant tout le monde. Nous avons échangé des paroles vives. Bref, il m'a donné mon compte, et me voilà !

Puis, détachant ses paroles :

Au reste, je ne me repens pas, j'ai fait mon devoir. N'importe, c'est à cause de vous.

Comment? s'écria Frédéric, ayant peur que Sénécal ne l'eût deviné.

Sénécal n'avait rien deviné, car il reprit :

C'est-à-dire que, sans vous, j'aurais peut- être trouvé mieux.

Frédéric fut saisi d'une espèce de remords.

En quoi puis- je vous servir, maintenant? Sénécal demandait un emploi quelconque, une

place.

Cela vous est facile. Vous connaissez tant de monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que m'a dit Deslauriers.

Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son ami. II ne se souciait guère de retourner chez les Dambreuse depuis la rencontre du Champ de Mars.

Je ne suis pas suffisamment intime dans la maison pour recommander quelqu'un.

Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et, après une minute de silence :

Tout cela, j'en suis sûr, vient de la Borde- laise et aussi de votre M""* Arnoux.

Ce votre ota du cœur de Frédéric le peu de bon

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 3 I I

vouloir qu'il gardait. Par délicatesse, cependant, il atteignit la clef de son secrétaire. Sénécal le prévint.

Merci!

Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie, les croix d'honneur prodiguées à la fête du Roi, un changement de cabinet, les affaires Drouillard et Bénier*, scandales de l'époque, déclama contre les bourgeois et prédit une révolution.

Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses yeux. Il le prit, en essaya le manche, puis le rejeta sur le canapé, avec un air de dégoût.

Allons, adieu! Il faut que j'aille à Notre- Dame de Lorette.

Tiens ! pourquoi ?

Cest aujourd'hui le service anniversaire de Godefroy Cavaignac *. Il est mort à l'œuvre, celui-là! Mais tout n'est pas fini!... Qui sait?

Et Sénécal tendit sa main , bravement.

Nous ne nous reverrons peut-être jamais! adieu I

Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils en contemplant le poignard, sa résigna- tion et son air solennel, surtout, firent rêver Fré- déric, qui bientôt n'y pensa plus.

Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix de sa ferme, cent soixante - quatorze mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première sur l'Etat, et alla porter la seconde chez un agent de change pour la risquer à la Bourse.

11 mangeait dans les cabarets à la mode, fré- quentait les théâtres et tachait de se distraire.

3 I 2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

quand Hussonnet lui adressa une lettre, il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lende- main des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure.

Le hasard voulut qu'il rencontrât Cisy, trois jours après. Le gentilhomme fit bonne conte- nance, et l'invita même à dîner pour le mercredi suivant.

Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une noti- fication d'huissier, oii M. Charles -Jean -Baptiste Oudry lui apprenait qu'aux termes d'un jugement du tribunal, il s'était rendu acquéreur d'une pro- priété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu'il était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont l'immeuble était grevé dépassant le prix de l'acquisition , la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue.

Tout le mal venait de n'avoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s'était chargé de cette démarche, et l'avait ensuite oubliée. Frédéric s'emporta contre lui, et, quand sa colère fut passée :

«Eh bien, après..., quoi? si cela peut le sauver, tant mieux! je n'en mourrai pas! n'y pen- sons plus ! »

Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra la lettre d'Hussonnet, et aperçut le post-scriptum, qu'il n'avait point remarquera pre- mière fois. Le bohème demandait cinq mille francs, tout juste, pour mettre l'affaire du journal en train.

«Ah! celui-là m'embête!»

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 3 I 3

Et il le refusa brutalement dans un billet laco- nique. Après quoi, il s'habilla pour se rendre à la Maison -d'Or.

Cisj présenta ses convives, en commençant par le plus respectable, un gros monsieur à che- veux blancs :

Le marquis Gilbert des Aulnays, mon par- rain. M. Ansehïie de Forchambeaux, dit-il ensuite (c'était un jeune homme blond et fluet, déjà chauve); puis, désignant un quadragénaire d'al- lures simples :

Joseph Boffreu, mon cousin; et voici mon ancien professeur M. Vezou (personnage moitié charretier, moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue redingote boutonnée dans le bas par un seul bouton, de manière à faire châle sur la poitrine).

Cisy attendait encore quelqu'un, le baron de Comaing, «qui peut-être viendra, ce n'est pas sûr». II sortait à chaque minute, paraissait inquiet; enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisj I avait choisie par pompe, tout exprès.

Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits, occupait le miheu de la table, couverte de plats d'argent, suivant la vieille mode française ; des raviers, pleins de salaisons et d'épices, for- maient bordure tout autour; des cruches de vin rosat frappé de glace se dressaient de distance en distance ; cinq verres de hauteur différente étaient ahgnés devant chaque assiette avec des choses dont on ne savait pas l'usage, mille ustensiles de bouche ingénieux; et il y avait, rien que pour le

3 1 4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

premier service : une hure d'esturgeon mouillée de Champagne, un jambon d'York au tokaj, des grives au gratin, des cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrix rouges, et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de pommes de terre qui étaient mêlés à des truffes. Un lustre et des girandoles illuminaient l'appartement, tendu de damas rouge. Quatre domestiques en habit noir se tenaient derrière les fauteuils de maroquin. A ce spectacle, les convives se récrièrent, le pré- cepteur surtout.

Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies ! C'est trop beau !

Ça ? dit le vicomte de Cisy, allons donc ! Et, dès la première cuillerée :

Eh bien, mon vieux des Auïnays, avez- vous été au Palais-Royal, voir Père et Portier?

Tu sais bien que je n'ai pas le temps! réph- qua le marquis.

Ses matinées étaient prises par un cours d'arbo- riculture, ses soirées par le Cercle agricole, et toutes ses après-midi par des études dans les fa- briques d'instruments aratoires. Habitant la Sain- tonge les trois quarts de l'année, il profitait de ses voyages dans la capitale pour s'instruire; et son chapeau à larges bords, posé sur une console, était plein de brochures.

Mais Cisy, s'apercevant que M. de Forcham- beaux refusait du vin :

Buvez donc, sap relotte! Vous n'êtes pas crâne pour votre dernier repas de garçon !

A ce mot, tous s'inchnèrent, on le congratulait.

Et la jeune personne, dit le précepteur, est charmante , j'en suis sûr ?

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 3 I 5

Parbleu! s'écria Cisy. N'importe, il a tort; c'est si bête, le mariage !

Tu parles légèrement, mon amîl répliqua M. des Aulnajs, tandis qu'une larme roulait dans ses yeux, au souvenir de sa défunte.

Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite, en ricanant :

Vous y viendrez vous-même, vous y vien- drez!

Cisy protesta. II aimait mieux se divertir, a être Régence». II voulait apprendre la savate, pour visiter les tapis-francs de la Cité, comme le prince Rodolphe des Mystères de Paris *, tira de sa poche un brûle-gueule, rudoyait les domestiques, buvait extrêmement; et, afin de donner de lui bonne opinion , dénigrait tous les plats. II renvoya même les truffes, et le précepteur, qui s'en délectait, dit par bassesse :

Cela ne vaut pas les œufs à la neige de Madame votre grand'mère !

Puis il se remit à causer avec son voisin l'agro- nome, lequel trouvait au séjour de la campagne beaucoup d'avantages, ne serait-ce que de pouvoir élever ses filles dans des goûts simples. Le précep- teur applaudissait à ses idées et le flagornait, lui supposant de l'influence sur son élève, dont il désirait secrètement être l'homme d'affaires.

Frédéric était venu plein d'humeur contre Cisy; sa sottise l'avait désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui rappelant le dîner ^ afé Anglais, l'agaçait de plus en plus; et il

du

écoutait les remarques désobligeantes que faisait à demi-voix le cousin Joseph, un brave garçon sans fortune, amateur de chasse, et boursier. Cisy, par

3 I 6 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

manière de rire, l'appela «voleur)) plusieurs fois; puis, tout à coup :

Ah ! le baron !

Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chose de rude dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeau sur l'oreille, et une fleur à la boutonnière. C'était l'idéal du vicomte. II fut ravi de le posséder; et, sa présence l'excitant, il tenta même un calembour, car il dit, comme on passait un coq de bruyère :

Voilà le meilleur des caractères de La Bruyère !

Ensuite, il adressa à M. de Comaing une foule de questions sur des personnes inconnues à la société; puis, comme saisi d'une idée :

Dites donc! avez- vous pensé à moi? L'autre haussa les épaules.

Vous n'avez pas l'âge, mon petiot! Impos- sible !

Cisy l'avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :

Ah ! j'oubliais ! Mille félicitations pour votre pari, mon cher!

Quel pari ?

Celui que vous avez fait, aux courses, d'aller le soir même chez cette dame.

Frédéric éprouva comme la sensation d'un coup de fouet. II fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.

En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s'était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au

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L'EDUCATION SENTIMENTALE.

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vicomte quil «gênait», et on l'avait flanqué de- hors, avec peu de cérémonie.

II eut l'air de ne pas entendre. Le baron ajouta :

Que devient- elle, cette brave Rose?... a-t-elle toujours d'aussi jolies jambes? prouvant par ce mot qu'il la connaissait intimement.

Frédéric fut contrarié de la découverte.

Il n'y a pas de quoi rougir, reprit le baron ; c'est une bonne affaire !

Cisj claqua de la langue.

Peuh ! pas si bonne !

Ah!

Mon Dieu, oui! D'abord, moi, je ne lui trouve rien d'extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu'on veut, car enfin... elle est à vendre !

Pas pour tout le monde! reprit aigrement Frédéric.

II se croit différent des autres ! répliqua Cisy, quelle farce !

Et un rire parcourut la table.

Frédéric sentait les battements de son cœur l'é- touffer. II avala deux verres d'eau, coup sur coup.

Mais le baron avait gardé bon souvenir de Rosa- nette.

Est-ce qu'elle est toujours avec un certain Arnoux?

Je n'en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas ce monsieur!

II avança, néanmoins, que c'était une manière d'escroc.

Un moment! s'écria Frédéric.

Cependant, la chose est certaine ! II a même eu un procès.

3 I 8 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Ce n'est pas vrai !

Frédéric se mit à défendre Arnoux. II garan- tissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. Le vicomte, plein de rancune, et qui était gris d'ailleurs, s'entêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit grave- ment :

Est-ce pour m'offenser, monsieur?

Et il le regardait, avec des prunelles ardentes comme son cigare.

Oh! pas du tout! je vous accorde même qu'il a quelque chose de très bien : sa femme.

Vous la connaissez ?

Parbleu! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça!

Vous dites?

Cisy, qui s'était levé, répéta en balbutiant :

Tout le monde connaît ça !

Taisez -vous! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez !

Je m'en flatte!

Frédéric lui lança son assiette au visage.

Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du vicomte.

Tous se levèrent pour le retenir. II se débattait, en criant, pris d'une sorte de frénésie ; M. des Aul- nays répétait :

Calmez-vous! voyons! cher enfant!

Mais c'est épouvantable! vociférait le pré- cepteur.

Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait; Joseph riait aux éclats; les garçons

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 319

épongeaient le vin, ramassaient par terre les dé- bris; et le baron alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu s'entendre du boulevard.

Comme tout le monde, au moment Tassiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c'était à cause d'Arnoux, de M""' Arnoux, de Rosanette ou d'un autre. Ce qu'il y avait de certain, c'était la brutalité inqualifiable de Frédéric ; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret.

M. des Aulnays tâcha de l'adoucir, le cousin Joseph, le précepteur, Forchambeaux lui-même. Le baron, pendant ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric, au contraire, s'irritait de plus en plus ; et l'on serait resté jusqu'au jour si le baron n'avait dit pour en finir :

Le vicomte, monsieur, enverra demain chez vous ses témoins.

Votre heure?

A midi, s'il vous plaît.

Parfaitement, monsieur.

Frédéric, une fois dehors, respira à pleins pou- mons. Depuis trop longtemps, il contenait son cœur. II venait de le satisfaire enfin ; il éprouvait comme un orgueil de virilité, une surabondance de forces intimes qui l'enivraient. II avait besoin de deux témoins. Le premier auquel il songea fut Regimbart; et il se dirigea tout de suite vers un estaminet de la rue Saint-Denis. La devanture était close. Mais de la lumière brillait à un carreau , au- dessus de la porte. Elle s'ouvrit, et il entra, en se courbant très bas sous l'auvent.

320 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Une chandelle, au bord du comptoir, éclairait la salle déserte. Tous les tabourets, les pieds en l'air, étaient posés sur les tables. Le maître et la maîtresse avec leur garçon soupaient dans langle près de la cuisine; et Regimbart, le chapeau sur îa tête, partageait leur repas, et même gênait le garçon , qui était contraint à chaque bouchée de se tourner de côté, quelque peu. Frédéric, lui ayant conté la chose brièvement, réclama son assistance. Le Citoyen commença par ne rien répondre; il roulait des yeux, avait lair de réfléchir, -fit plu- sieurs tours dans la salle, et dit enfin :

Oui, volontiers!

Et un sourire homicide le dérida, en apprenant que ladversaire était noble.

Nous le ferons marcher tambour battant, soyez tranquille ! D'abord , . . . avec l'épée . . .

Mais peut-être, objecta Frédéric, que je n'ai pas le droit...

Je vous dis qu'il faut prendre l'épée ! réph- qua brutalement le Citoyen. Savez-vous tirer?

Un peu.

Ah ! un peu I voilà comme ils sont tous ! Et ils ont la rage de faire assaut! Qu'est-ce que ça

Erouve, la salle d'armes? Ecoutez-moi : tenez-vous ien à distance en vous enfermant toujours dans des cercles, et rompez! rompez! C'est permis. Fatiguez -le. Puis fendez -vous dessus, franche- ment! Et surtout pas de mahce, pas de coups à la La Fougère ! non ! de simples une-deux, des déga- gements. Tenez, voyez-vous? en tournant le poi- gnet comme pour ouvrir une serrure. Père Yauthier, donnez-moi votre canne! Ah! cela suffît.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 3 2 1

II empoigna la baguette qui servait à allumer le gaz, arrondit le bras gauche, plia le droit, et se mit à pousser des bottes contre la cloison. II frap- pait du pied, s'animait, feignait même de rencon- trer des difficultés, tout en criant : «Y es-tu, là? y es-tu ? », et sa silhouette énorme se projetait sur la muraille avec son chapeau qui semblait tou- cher au plafond. Le limonadier disait de temps en temps : « Bravo ! très bien ! » Son épouse éga- lement Tadmirait, quoique émue; et Théodore, un ancien soldat, en restait cloué d'ébahissement, étant, du reste, fanatique de M. Regimbart.

Le lendemain, de bonne heure, Frédéric cou- rut au magasin de Dussardier. Après une suite de pièces, toutes remplies d*étofFes garnissant des rayons, ou étendues en travers sur des tables, tandis que, çà et là, des champignons de bois supportaient des châles, il l'aperçut dans une espèce de cage grillée, au milieu de registres, et écrivant debout sur un pupitre. Le brave garçon lâcha immédiatement sa besogne.

Les témoins arrivèrent à midi. Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas assister à la confé- rence.

Le baron et M. Joseph déclarèrent qu'ils se con- tenteraient des excuses les plus simples. Mais Re- gimbart, ayant pour principe de ne céder jamais, et qui tenait à défendre l'honneur d'Arnoux (Fré- déric ne lui avait point parlé d'autre chose), de- manda que le vicomte fît des excuses. M. de Co- maing fut révolté de l'outrecuidance. Le Citoyen n'en voulut pas démordre. Toute conciliation de- venant impossible, on se battrait.

D'autres difficultés surgirent; car le choix des

322 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

armes, légalement, appartenait à Cisj, l'ofFensé. Mais Regimbart soutint que, par l'envoi du cartel, il se constituait l'offenseur. Ses témoins se ré- crièrent qu'un soufflet, cependant, était la plus cruelle des offenses. Le Citoyen épilogua sur les mots, un coup n'étant pas un soufflet. Enfin, on décida qu'on s'en rapporterait à des mili- taires; et les quatre témoins sortirent, pour aller consulter des officiers dans une caserne quel- conque.

Ils s'arrêtèrent à celle du quai d'Orsay. M. de Comaing, ayant abordé deux capitaines, leur ex- posa la contestation.

Les capitaines n'y comprirent goutte, embrouil- lée qu'elle fut par les phrases incidentes du Citoyen. Bref, ils conseillèrent à ces messieurs d'écrire un procès-verbal ; après quoi, ils décideraient. Alors, on se transporta dans un café; et même, pour faire les choses plus discrètement, on désigna Cisy par un H et Frédéric par un K.

Puis on retourna à la caserne. Les officiers étaient sortis. Ils reparurent, et déclarèrent qu'évidem- ment le choix des armes appartenait à M. H. Tous s'en revinrent chez Cisy. Regimbart et Dussardier restèrent sur le trottoir.

Le vicomte, en apprenant la solution, fut pris d'un si grand trouble, qu'il se la fit répéter plu- sieurs fois ; et quand M. de Comaing en vint aux prétentions de Regimbart, il murmura « cepen- dant», n'étant pas loin, en lui-même, d'y obtem- pérer. Puis il se laissa choir dans un fauteuil, et déclara qu'il ne se battrait pas.

Hein? Comment? dit le baron.

Alors, Cisy s'abandonna à un flux labial désor-

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 323

donné. II voulait se battre au tromblon, à bout portant, avec un seul pistolet.

Ou bien on mettra de l'arsenic dans un verre, qui sera tiré au sort. Ça se fait quelquefois ; je l'ai lu !

Le baron, peu endurant naturellement, le ru- doya.

Ces messieurs attendent votre réponse. C'est indécent, à la fin! Que prenez-vous? voyons! Est-ce l'épée?

Le vicomte répliqua «oui», par un signe de tête ; et le rendez-vous fut fixé pour le lendemain, à la porte Maillot, à sept heures juste.

Dussardier étant contraint de s'en retourner à ses aflPaires, Regimbart alla prévenir Frédéric.

On l'avait laissé toute la journée sans no.uvelles ; son impatience était devenue intolérable.

Tant mieux! s'écria-t-il.

Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.

On réclamait de nous des excuses, croiriez- vous? Ce n'était rien, un simple mot! Mais je les ai envoyés joliment bouler! Comme je le devais, n'est-ce pas ?

Sans doute, dit Frédéric tout en songeant qu'il eût mieux fait de choisir un autre témom.

Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut, plusieurs fois :

«Je vais me battre. Tiens, je vais me battre! C'est drole ! »

Et comme il marchait dans sa chambre, en pas- sant devant sa glace, il s'aperçut qu'il était pâle.

« Est-ce que j'aurais peur? »

Une angoisse abominable le saisit à l'idée d'avoir peur sur le terrain.

2 1 .

324 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

« Si j'étais tué, cependant? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué! »

Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté l'exaspéra. II fut pris d'un paroxysme de bravoure, d'une soif carnas- sière. Un bataillon ne l'eût pas fait reculer. Cette fièvre calmée,' il se sentit, avec joie, inébranlable. Pous se distraire, il se rendit à l'Opéra, l'on donnait un ballet. II écouta la musique, lorgna les danseuses, et but un verre de punch, pendant l'entr'acte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son cabinet, de ses meubles, il se retrouvait peut-être pour la dernière fois, lui causa une fai- blesse.

II descendit dans son jardin. Les étoiles bril- laient; il les contempla. L'idée de se battre pour une femme le grandissait à ses yeux, l'ennoblissait. Puis il alla se coucher tranquillement.

II n'en fut pas de même de Cisy. Après le dé- part du baron, Joseph avait taché de remonter son moral, et, comme le vicomte demeurait froid :

Pourtant, mon brave, si tu préfères en rester là, j'irais le dire.

Cisy n'osa répondre « certainement » , mais il en voulut à son cousin de ne pas lui rendre ce service sans en parler.

II souhaita que Frédéric, pendant la nuit, mou- rût d'une attaque d'apoplexie, ou qu'une émeute survenant, il y eût le lendemain assez de barri- cades pour fermer tous les abords du bois de Boulogne, et qu'un événement empêchât un des témoins de s'y rendre; car le duel faute de té- moins manquerait. II avait envie de se sauver par

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 325

un train express n'importe où. II regretta de ne pas savoir la médecine pour prendre quelque chose

Sui, sans exposer ses jours, ferait croire à sa mort, arriva jusqu'à désirer être malade, gravement. Afin d'avoir un conseil, un secours, il envoya chercher M. des Aulnajs. L'excellent homme était retourné en Saintonge, sur une dépêche lui appre- nant l'indisposition d'une de ses filles. Cela parut de .mauvais augure à Cisy. Heureusement que M. Vezou, son précepteur, vint le voir. Alors, il s'épancha.

Comment faire, mon Dieu ! comment faire ?

Moi, à votre place. Monsieur le Comte, je payerais un fort de la halle pour lui flanquer une raclée.

II saurait toujours de qui ça vient! reprit Cisy.

Et, de temps à autre, il poussait un gémisse- ment ; puis :

Mais est-ce qu'on a le droit de se battre en duel?

C'est un reste de barbarie! Que voulez- vous !

Par complaisance, le pédagogue s'invita lui- même à dîner. Son élève ne mangea rien, et, après le repas, sentit le besom de faire un tour.

II dit en passant devant une église :

Si nous entrions un peu... pour voir?

M. Vezou ne demanda pas mieux, et même lui présenta de l'eau bénite.

C'était le mois de Marie, des fleurs couvraient l'autel, des voix chantaient, l'orgue résonnait. Mais il lui fut impossible de prier, les pompes de la

32(5 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

religion lui inspirant des idées de funérailles; il entendait comme des bourdonnement de De pro- fundis.

AlIons-nous-en ! Je ne me sens pas bien I Ils employèrent toute la nuit à jouer aux cartes.

Le vicomte s'efforça de perdre, afin de conjurer la mauvaise chance, ce dont M. Vezou profita. Enfin, au petit jour, Cisy, qui n'en pouvait plus, s'af- faissa sur le tapis vert, et eut un sommeil plein dfl songes désagréables.

Si le courage, pourtant, consiste à vouloir do- miner sa faiblesse, le vicomte fut courageux, car, à la vue de ses témoins qui venaient le chercher, il se roidit de toutes ses forces, la vanité lui faisant comprendre qu'une reculade le perdrait. M. de Comaing le comphmenta sur sa bonne mine.

Mais, en route, le bercement du fiacre et la chaleur du soleil matinal l'énervèrent. Son énergie était retombée. II ne distinguait même plus l'on était.

Le baron se divertit à augmenter sa frayeur, en parlant du « cadavre » , et de la manière de le rentrer en ville, clandestinement. Joseph donnait la réplique; tous deux, jugeant l'affaire ridicule, étaient persuadés qu'elle s'arrangerait.

Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la releva doucement et fit observer qu'on n'avait pas pris de médecin.

C'est inutile, dit le baron.

II n'y a pas de danger, alors ? Joseph répliqua d'un ton grave :

Espérons-le!

Et personne dans la voiture ne parla plus.

A sept heures dix minutes, on arriva devant

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 327

la porte Maillot. Frédéric et ses témoins s y trou- vaient, habillés de noir tous les trois. Regimbart, au lieu de cravate, avait un col de crin comme un troupier; et il portait une espèce de longue boîte à violon, spéciale pour ce genre d'aventures. On échangea froidement un salut. Puis tous s'enfon- cèrent dans le bois de Boulogne, par la route de Madrid, afin dy trouver une place convenable. Regimbart dit à Frédéric, qui marchait entre lui et Dussardier :

Eh bien, et cette venette, qu'en fait- on? Si vous avez besoin de quelque chose, ne vous gênez pas, je connais çal La crainte est naturelle à l'homme.

Puis, à voix basse :

Ne fumez plus, ça amollit !

Frédéric jeta son cigare qui le gênait, et conti- nua d'un pied ferme. Le vicomte avançait par der- rière, appuyé sur le bras de ses deux témoins.

De rares passants les croisaient. Le ciel était bleu, et on entendait, par moments, des lapins bondir. Au détour d'un sentier, une femme en ma- dras causait avec un homme en blouse, et, dans la grande avenue, sous les marronniers, des domes- tiques en veste de toile promenaient leurs chevaux. Cisy se rappelait les jours heureux où, monté sur son alezan et le lorgnon dans l'œil, il chevauchait à la portière des calèches ; ces souvenirs renfor- çaient son angoisse ; une soif intolérable le brûlait ; la susurration des mouches se confondait avec le battement de ses artères; ses pieds enfonçaient dans le sable ; il lui semblait qu'il était en train de marcher depuis un temps infini.

Les témoins, sans s'arrêter, fouillaient de l'œil les

328 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

deux bords de la route. On délibéra si l'on irait à la croix Catelan ou sous les murs de Bagatelle. Enfin on prit à droite ; et on s'arrêta dans une espèce de quinconce, entre des pins.

L'endroit fut choisi de manière à répartir égale- ment le niveau du terrain. On marqua les deux places les adversaires devaient se poser. Puis Regimbart ouvrit sa boîte. Elle contenait, sur un capitonnage de basane rouge, quatre épées char- mantes, creuses au milieu, avec des poignées gar- nies de fîhgrane. Un rayon lumineux, traversant les feuilles, tomba dessus ; et elles parurent à Cisy briller comme des vipères d'argent sur une mare de sang.

Le Citoyen fit voir qu'elles étaient de longueur pareille; il prit la troisième pour lui-même, afin de séparer les combattants en cas de besoin. M. de Comaing tenait une canne. II y eut un si- lence. On se regarda. Toutes les figures avaient quelque chose d'effaré ou de cruel.

Frédéric avait mis bas sa redingote et son gilet. Joseph aida Cisy à faire de même ; sa cravate étant retirée, on aperçut à son cou une médaille bénite. Cela fit sourire de pitié Regimbart.

Alors, M. de Comaing (pour laisser à Frédéric encore un moment de réflexion ) tâcha d'élever des chicanes. II réclama le droit de mettre un gant, celui de saisir l'épée de son adversaire avec la main gauche; Regimbart, qui était pressé, ne s'y refusa pas. Enfin le baron, s'adressant à Frédéric :

Tout dépend de vous, monsieur! II n'y a jamais de déshonneur à reconnaître ses fautes.

Dussardier l'approuvait du geste. Le Citoyen s'indigna.

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 329

Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards, fichtre?... En garde!

Les adversaires étaient Tun devant l'autre, leurs témoins de chaque coté. II cria le signal :

Allons!

Cisj devint effroyablement pâle. Sa lame trem- blait par le bout, comme une cravache. Sa tête se renversait, ses bras s'écartèrent, il tomba sur le dos, évanoui. Joseph le releva, et, tout en lui poussant sous les narines un flacon, il le secouait fortement. Le vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit comme un furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne; et il lattendait, l'œil fixe, la main haute.

Arrêtez, arrêtez ! cria une voix qui venait de la route, en même temps que le bruit d'un cheval au galop; et la capote d'un cabriolet cassait les branches! Un homme penché en dehors agitait un mouchoir, et criait toujours : «Arrêtez! ar- rêtez ! »

M. de Comaing, croyant à une intervention de la police, leva sa canne.

Finissez donc ! le vicomte saigne !

Moi ? dit Cisy.

En effet, il s'était, dans sa chute, écorché le pouce de la main gauche.

Mais, c'est en tombant, ajouta le Citoyen. Le baron feignit de ne pas entendre. Arnoux avait sauté du cabriolet.

J'arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !

II tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.

Je sais le motif; vous avez voulu défendre votre vieil ami ! C'est bien, cela, c'est bien ! Jamais

3 30 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Je ne Toublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant!

Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. Le baron se tourna vers Jo- seph.

Je crois que nous sommes de trop dans cette petite fête de famille. C'est fini, n'est-ce pas, mes- sieurs?— Vicomte, mettez votre bras en écharpe ; tenez, voilà mon foulard.

Puis, avec un geste impérieux :

Allons ! pas de rancune ! Cela se doit !

Les deux combattants se serrèrent la main, mollement. Le vicomte, M. de Comaing et Joseph disparurent d'un côté, et Frédéric s'en alla de l'autre avec ses amis.

Comme le restaurant de Madrid n'était pas loin, Arnoux proposa de s'y rendre pour boire un verre de bière.

On pourrait même déjeuner, dit Regim- bart.

Mais, Dussardier n'en ayant pas le loisir, ils se bornèrent à un rafraîchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette béatitude qui suit les dé- nouements heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché qu'on eût interrompu le duel au bon mo- ment.

Arnoux en avait eu connaissance par un 'nommé Compain, ami de Regimbart; et dans un élan de cœur, il était accouru pour l'empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa tendresse, se fit scrupule d'augmenter son illusion :

De grâce, n'en parlons plus!

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 3 3 I

Arnoux trouva cette réserve fort délicate. Puis avec sa légèreté ordinaire, passant à une autre idée :

Quoi de neuf, Citoyen ?

Et ils se mirent à causer traites , échéances. Afin d'être plus commodément, ils allèrent même chu- choter à l'écart sur une autre table.

Frédéric distingua ces mots : « Vous allez me souscrire. Oui! mais, vous, bien entendu... Je Tai négocié enfin pour trois cents ! Jolie commission , ma foi ! » Bref, il était clair qu'Ar- noux tripotait avec le Citoyen beaucoup de choses.

Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D'ailleurs, il se sentait fatigué. L'endroit n'était pas convenable. Il remit cela à un autre jour.

Arnoux, assis à l'ombre d'un troène, fumait d'un air hilare. II leva les yeux vers les portes des cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit qu'il était venu là, autrefois, bien souvent.

Pas seul, sans doute? répliqua le Citoyen.

Parbleu !

Quel polisson vous faites ! un homme ma- rié!

Eh bien, et vous donc ! reprit Arnoux. Et, avec un sourire indulgent :

Je suis même sûr que ce gredin-Ià possède, quelque part, une chambre, il reçoit des pe- tites filles !

Le Citoyen confessa que c'était vrai, par un simple haussement de sourcils. Alors, ces deux messieurs exposèrent leurs goûts : Arnoux préfé- rait maintenant la jeunesse, Tes ouvrières; Regim-

^^2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

bart détestait « les mijaurées » et tenait, avant tout, au positif. La conclusion fournie par le marchand de faïences fut qu'on ne devait pas traiter les femmes sérieusement.

«Cependant, il aime la sienne!», songeait Fré- déric, en s'en retournant; et il le trouvait un mal- honnête homme. II lui en voulait de ce duel, comme si c'eût été pour lui qu'il avait, tout à l'heure, risqué sa vie.

Mais il était reconnaissant à Dussardier de son dévouement; le commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui faire une visite tous les jours.

Frédéric lui prêtait des livres : Thiers*, Du- laure *, Barante *, les Girondins * de Lamartine. Le brave garçon l'écoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles d'un maître.

II arriva un soir tout effaré.

Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait à perdre haleine s'était heurté contre lui ; et, l'ayant reconnu pour un ami de Sénécal, lui avait dit :

On vient de le prendre, je me sauve !

Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journée aux informations. Sénécal était sous les verrous, comme prévenu d'attentat politique.

Fils d'un contre-maître , à Lyon et ayant eu pour professeur un ancien disciple de Chalier, dès son arrivée à Paris, il s'était fait recevoir de la Société des Familles*; ses habitudes étaient connues; la police le surveillait. II s'était battu dans l'affaire de mai 1839 *; et, depuis lors, se te- nait à l'ombre; mais s'exaltant de plus en plus, fanatique d'AIibaud *, mêlant ses griefs contre la société à ceux du peuple contre la monarchie, et

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 333

s'éveillant chaque matin avec l'espoir d'une révo- lution qui, en quinze jours ou un mois, change- rait le monde. Enfin, écœuré par la mollesse de ses frères, furieux des retards qu'on opposait à ses rêves et désespérant de la patrie, il était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires; et on l'avait surpris portant de la poudre qu'il allait essayer à Montmartre, tentative suprême pour étabhr la 'Répubhque.

Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et bonheur universel. Un jour, à quinze ans, dans la rue Transnonain *, devant la boutique d'un épicier, il avait vu des soldats, la baïonnette rouge de sang, avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil; depuis ce temps-là le Gouvernement l'exas- pérait comme l'incarnation même de l'Injustice. II confondait un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait, à ses yeux, un parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il l'attribuait naïvement au Pouvoir ; et il le haïssait d'une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l'avaient ébloui. Qu'il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait! Du moment qu'il était la victime de l'Autorité, on devait le servir.

Les Pairs le condamneront, certainement! Puis il sera emmené dans une voiture cellulaire, comme un galérien et on l'enfermera au Mont- Saint-Michel, le Gouvernement les fait mourir! Austen est devenu fou ! Steuben s'est tué ! Pour transférer Barbes dans un cachot, on l'a tiré par les jambes, par les cheveux! On lui piétinait le

3 34 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

corps, et sa tête rebondissait à chaque marche tout le long de l'escalier. Quelle abomination î les misérables !

Des sanglots de colère l'étouffaient, et il tour- nait dans la chambre, comme pris d'une grande angoisse.

II faudrait faire quelque chose, cependant! Voyons ! moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pendant qu'on le mènera au Luxembourg, on peut se Jeter sur l'escorte dans le couloir! Une douzaine d'hommes déterminés, ça passe partout.

II y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.

Sénécal lui apparut plus grand qu'il ne croyait. II se rappela ses souffrances, sa vie austère; sans avoir pour lui l'enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration qu'inspire tout homme se sacrifiant à une idée. II se disait que, s'il l'eût secouru, Sénécal n'en serait pas là; et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaison pour le sauver.

II leur fut impossible de parvenir jusqu'à lui.

Frédéric s'enquérait de son sort dans les jour- naux, et pendant trois semaines fréquenta les ca- binets de lecture.

Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la main. L'article de fond, inva- riablement, était consacré à démolir un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait l'Odéon, Carpen- tras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d'un paquebot fournit matière à plaisanteries pendant un an.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 335

Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait, sous forme d anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses d'ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes. La seule partie sé- rieuse était la critique des petits théâtres, oili Ton s'acharnait sur deux ou trois directeurs ; et les in- térêts de l'Art étaient invoqués à propos des dé- cors des Funambules ou d'une amoureuse des Délassements.

Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrent un article intitulé : Une poulette entre trois cocos. C'était l'histoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois. II se reconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle revenait souvent : « Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque.» On le représentait même comme un pauvre diable de provincial, un^ obscur nigaud tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant au vicomte, il avait le beau rôle, d'abord dans le souper, il s'introduisait de force, ensuite dans le pari, puisqu'il emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, oii il se comportait en gentilhomme. La bravoure de Fré- déric n'était pas niée, précisément, mais on faisait comprendre qu'un intermédiaire, le protecteur lui- même, était survenu juste à temps. Le tout se ter- minait par cette phrase, grosse, peut-être, de per- fidies :

« D'oij vient leur tendresse? Problème! et, comme dit Basile, qui diable est-ce qu'on trompe ici ? »

C'était, sans le moindre doute, une vengeance

^^6 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

d'Hussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.

Que faire? S'il lui en demandait raison, le bo- hème protesterait de son innocence, et il ny ga- gnerait rien. Le mieux était d'avaler la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flamhard.

En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant la boutique d'un marchand de tableaux. On regardait un portrait de femme, avec cette hgne écrite au bas en lettres noires : «M"" Rose-Annette Bron, appartenant à M. Fré- déric Moreau, de Nogent.»

C'était bien elle, ou à peu près, vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et te- nant dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes en éventail.

Pellerin avait fait cette exhibition pour con- traindre Frédéric au payement, persuadé qu'il était célèbre et que tout Paris, s'animant en sa faveur, allait s'occuper de cette misère.

Etait-ce une conjuration ? Le peintre et le jour- nahste avaient-ils monté leur coup ensemble ?

Son duel n'avait rien empêché. II devenait ridi- cule, tout le monde se moquait de lui.

Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l'autre mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cette ca- resse de la fortune lui redonna confiance. II se dit qu'il n'avait besoin de personne, que tous ses em- barras venaient de sa timidité, de ses hésitations.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 337

II aurait commencer avec la Maréchale bruta- lement, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin; et, pour montrer que rien ne le gênait, il se rendit chez M°* Dambreuse, à une de ses soirées ordinaires. Au milieu de l'antichambre, Martinon, qui ar- rivait en même temps que lui , se retourna.

Comment, tu viens ici, toi? avec Tair sur- pris et même contrarié de le voir.

Pourquoi pas?

Et, tout en cherchant la cause d'un tel abord, Frédéric s'avança dans le salon.

La lumière était faible, malgré les lampes po- sées dans les coins ; car les trois fenêtres , grandes ouvertes, dressaient parallèlement trois larges carrés d'ombre noire. Des jardinières, sous les tableaux, occupaient, jusqu'à hauteur d'homme, les intervalles de la muraille ; et une théière d'ar- gent avec un samovar se mirait au fond, dans une glace. Un murmure de voix discrètes s'élevait. On entendait des escarpins craquer sur le tapis.

II distingua des habits noirs, puis une table ronde éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit femmes en toilettes d'été, et, un peu plus loin. M""* Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa robe de taffetas lilas avait des manches à crevés, d'oii s'échappaient des bouillons de mousseline, le ton doux de l'étoffe se mariant à la nuance de ses cheveux; et elle se tenait quelque peu ren- versée en arrière, avec le bout de son pied sur un coussin, tranquille comme une œuvre d'art pleine de délicatesse, une fleur de haute culture.

M. Dambreuse et un vieillard à chevelure blanche se promenaient dans toute la longueur

338 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

du salon. Quelques-uns s'entretenaient au bord des petits divans, çà et là; les autres, debout, formaient un cercle au milieu.

Ils causaient de votes, d'amendements, de sous- amendements, du discours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoist*. Le tiers parti décidé- ment allait trop loin ! Le centre gauche aurait se souvenir un peu mieux de ses origines ! Le mi- nistère avait reçu de graves atteintes! Ce qui devait rassurer pourtant, c'est qu'on ne lui voyait point de successeur. Bref, la situation était com- plètement analogue à celle de 1834.

Comme ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha des femmes. Martinon était près d'elles, debout, le chapeau sous le bras, la figure de trois quarts, et si convenable, qu'il ressemblait à de la porcelaine de Sèvres. II prit une Revue des Deux Mondes traînant sur la table, entre une Imi- tation et un Annuaire de Gotha, et jugea de haut un poète illustre, dit qu'il allait aux conférences de Saint-François, se plaignit de son larynx, ava- lait de temps à autre une boule de gomme; et cependant, parlait musique, faisait le léger. M"' Cé- cile, la nièce de M. Dambreuse, qui se brodait une paire de manchettes, le regardait en dessous, avec ses prunelles d'un bleu pâle; et miss John, l'institutrice à nez camus, en avait lâché sa tapis- serie ; toutes deux paraissaient s'écrier intérieure- ment : « Qu'il est beau I »

M™^ Dambreuse se tourna vers lui.

Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur cette console, là-bas. Vous vous trompez! Tautre!

Elle se leva; et, comme il revenait, ils se ren- contrèrent au milieu du salon, face à face; elle

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 3 3p

lui adressa quelques mots, vivement, des repro- ches sans doute, à en juger par Texpression al- tière de sa figure; Martinon tâchait de sourire; puis il alla se mêler au concihabule des hommes sérieux. M""^ Dambreuse reprit sa place, et, se penchant sur le bras de son fauteuil, elle dit à Frédéric :

J'ai vu quelqu'un, avant-hier, qui m'a parlé de vous, M. de Cisy; vous le connaissez, n'est-ce pas?

Oui... un peu.

Tout à coup. M""** Dambreuse s'écria;

Duchesse, ah! quel bonheur!

Et elle s'avança jusqu'à la porte, au-devant d'une vieille petite dame, qui avait une robe de taffetas carméhte et un bonnet de guipure, à lon- gues pattes. Fille d'un compagnon d'exil du comte d'Artois et veuve d'un maréchal de l'Em- pire créé pair de France en 1830, elle tenait à l'ancienne cour comme à la nouvelle et pouvait obtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout s'écartèrent, puis reprirent leur discussion.

Maintenant, elle roulait sur le paupérisme *, dont toutes les peintures, d'après ces messieurs, étaient fort exagérées.

Cependant, objecta Martinon, la misère existe, avouons-le! Mais le remède ne dépend ni de la Science ni du Pouvoir. C'est une question purement individuelle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s'af-

I franchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral et il sera moins pauvre ! Suivant M. Dambreuse, on n'arriverait à rien de bien sans une surabondance du capital. Donc,

34o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

le seul moyen possible était de confier, «comme ie voulaient, du reste, les saint-simoniens (mon Dieu, ils avaient du bon ! soyons justes envers tout le monde), de confier, dis-je, la cause du Progrès à ceux qui peuvent accroître la fortune publique». Insensiblement on aborda les grandes exploita- tions industrielles, les chemins de fer, la houille. Et M. Dambreuse, s'adressant à Frédéric, lui dit tout bas :

Vous n'êtes pas venu pour notre affaire. Frédéric allégua une maladie ; mais sentant que

l'excuse était trop bête :

D'ailleurs, j'ai eu besoin de mes fonds.

Pour acheter une voiture ? reprit M"" Dam- breuse, qui passait près de lui, une tasse de thé à la main, et elle le considéra pendant une minute, la tête un peu tournée sur son épaule.

Elle le croyait l'amant de Rosanette; l'allusion était claire. II sembla même à Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin, en chuchotant. Pour mieux voir ce qu'elles pensaient, il se rap- procha d'elles, encore une fois.

De l'autre côté de la table, Martinon, auprès de M**" Cécile, feuilletait un album. C'étaient des lithographies représentant des costumes espa- gnols. II lisait tout haut les légendes : «Femme de Séville, Jardinier de Valence, Picador andalou» ; et, descendant une fois jusqu'au bas de la page, il continua d'une haleine :

Jacques Arnoux, éditeur. . . Un de tes amis, hein?

C'est vrai, dit Frédéric, blessé par son air. M""" Dambreuse reprit :

En effet, vous êtes venu , un matin . . . pour . . .

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 34 I

une maison, je crois? oui, une maison apparte- nant à sa femme.

Cela signifiait : « C'est votre maîtresse. » II rougit jusqu'aux oreilles; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta:

Vous paraissiez même vous intéresser beau- coup à eux.

Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric. Son trouble, que Ton voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons quand M. Dam- breuse lui dit de plus près, d'un ton grave :

Vous ne faites pas d'affaires ensemble, je suppose ?

II protesta par des secousses de tête multi- pliées, sans comprendre l'intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil.

II avait envie de partir. La peur de sembler lâche le retint. Un domestique enlevait les tasses de thé; M'"*' Dambreuse causait avec un diplo- mate en habit bleu; deux jeunes filles, rappro- chant leurs fronts, se faisaient voir une bague; les autres, assises en demi-cercle sur des fauteuils, remuaient doucement leurs blancs visages, bordés de chevelures noires ou blondes ; personne enfin ne s'occupait de lui. Frédéric tourna les talons; et, par une suite de longs zigzags, il avait presque gagné la porte, quand, passant près d'une con- sole, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et la boiserie, un journal plié en deux. II le tira quelque peu, et lut ces mots : le Flambard,

Qui l'avait apporté? Cisy! Pas un autre évi- demment. Qu'importait, du reste! ils allaient croire, tous déjà croyaient peut-être à l'article. Pourquoi cet acharnement? Une ironie silen-

34^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

cieuse l'enveloppait. II se sentait comme perdu dans un désert. Mais la voix de Martinon s'éleva :

A propos d'Arnoux, jai lu parmi les préve- nus des bombes incendiaires, le nom d'un de ses employés, Sénécal. Est-ce le nôtre?

Lui-même, dit Frédéric. Martinon répéta, en criant très haut :

Comment? notre Sénécal! notre Sénécal! Alors, on le questionna sur le complot; sa

place d'attaché au Parquet devait lui fournir des renseignements.

II confessa n'en pas avoir. Du reste, il connais- sait fort peu le personnage, l'ayant vu deux ou trois fois seulement, il le tenait en définitive pour un assez mauvais droIe. Frédéric, indigné, s'écria :

Pas du tout! c'est un très honnête gar- çon!

Cependant, monsieur, dit un propriétaire, on n'est pas honnête quand on conspire!

La plupart des hommes qui étaient avaient servi, au moins, quatre gouvernements; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour garantir leur fortune, s'épargner un malaise, un embarras, ou même par simple bassesse, ado- ration instinctive de la force. Tous déclarèrent les crimes politiques inexcusables. II fallait plutôt pardonner à ceux qui provenaient du besoin ! Et on ne manqua pas de mettre en avant l'éternel exemple du père de famille, volant l'éternel mor- ceau de pain chez l'éternel boulanger.

Un administrateur s'écria même :

Moi, monsieur, si j'apprenais que mon frère conspire, je le dénoncerais!

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. ^4^

Frédéric invoqua le droit de résistance; et, se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et l'article 2 de la Con- stitution de 91. C'était même en vertu de ce droit-là qu'on avait proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte.

D'ailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justice veut qu'on le renverse.

Mais c'est abominable ! exclama la femme d'un préfet.

Toutes les autres se taisaient, vaguement épou- vantées, comme si elles eussent entendu le bruit des balles. M"* Dambreuse se balançait dans son fauteuil, et l'écoutait parler en souriant.

Un industriel, ancien carbonaro*, tâcha de lui démontrer que les d'Orléans étaient une belle famille ; sans doute , il y avait des abus . . ,

- Eh bien, alors?

Mais on ne doit pas les dire, cher mon- sieur ! Si vous saviez comme toutes ces criailleries de l'Opposition nuisent aux affaires !

Je me moque des affaires ! reprit Fré- déric.

La pourriture de ces vieux l'exaspérait* et, emporté par la bravoure qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua les financiers, les députés, le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes, débitait beaucoup de sottises. Quelques- uns l'encourageaient ironiquement : «Allez donc ! continuez ! » tandis que d'autres murmuraient : «Diable! quelle exaltation!» Enfin, il jugea con- venable de se retirer; et, comme il s'en allait.

344 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

M. Dambreuse lui dit, faisant allusion à la place de secrétaire :

Rien n*est terminé encore ! Mais dépêchez- vous!

Et M"" Dambreuse :

A bientôt, n'est-ce pas?

Frédéric jugea leur adieu une dernière moque- rie. II était déterminé à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter tous ces gens- là. II croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large fonds d'indifférence le monde possède ! Ces femmes surtout l'indignaient. Pas une qui feût soutenu, même du regard. II leur en voulait de ne pas les avoir émues. Quant à M"" Dambreuse , il lui trouvait quelque chose à la fois de langou- reux et de sec, qui empêchait de la définir par une formule. Avait-elle un amant? Quel amant? Etait-ce le diplomate ou un autre? Martinon, peut-être? Impossible! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers elle une malveillance inexplicable.

Dussardier, venu ce soir-là comme d'habitude, l'attendait. Frédéric avait le cœur gonflé ; il le dégorgea et ses griefs, bien que vagues et diffi- ciles à comprendre, attristèrent le brave commis; il se plaignait même de son isolement. Dussar- dier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers.

Frédéric, au nom de l'avocat, fut pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellec- tuelle était profonde, et la compagnie de Dussar- dier insuffisante. II lui répondit d'arranger les choses comme il voudrait.

Deslauriers, également, sentait depuis leur

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 345

brouille une privation dans sa vie. II céda sans peine à des avances cordiales.

Tous deux s'embrassèrent, puis se mirent à causer de choses indifférentes.

La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés. L'avocat n'en douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait sa rancune, et il ne parla point de l'an- cienne promesse.

Frédéric, trompé par son silence, crut qu'il l'avait oubliée. Quelques jours après, il lui de- manda s'il n'existait pas de moyens de rentrer dans ses fonds.

On pouvait discuter les hypothèques précé- dentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des poursuites au domicile contre la femme.

Non! non! pas contre elle! s'écria Fré- déric.

Et, cédant aux questions de l'ancien clerc, il avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu qu'il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute. Ce défaut de confiance le blessa.

Ils étaient, cependant, aussi liés qu'autrefois, et même ils avaient tant de plaisir à se trouver ensemble, que la présence de Dussardier les gê- nait. Sous prétexte de rendez-vous, ils arrivèrent à s'en débarrasser peu à peu. H y a des hommes n'ayant pour mission parmi les autres que de servir d'intermédiaires; on les franchit comme des ponts, et l'on va plus loin.

34<^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. II lui dit l'affaire des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse.

L'avocat devint rêveur.

C'est drôle! il faudrait pour cette place quelqu'un d'assez fort en droit!

Mais tu pourras m'aider, reprit Fré- déric.

Oui..., tiens..., parbleu! certainement. Dans la même semaine, il lui montra une

lettre de sa mère.

^me Moreau s'accusait d'avoir mal Jugé M. Ro- que, lequel avait donné de sa conduite des expli- cations satisfaisantes. Puis elle parlait de sa for- tune, et de la possibilité, pour plus tard, d'un mariage avec Louise.

Ce ne serait peut-être pas bête ! dit Deslau- riers.

Frédéric s'en rejeta loin; le père Roque, d'ail- leurs, était un vieux filou. Cela n'y faisait rien, selon l'avocat.

A la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n'avait pas vendu les siennes ; il perdit d'un seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensible- ment diminués. II devait ou restreindre sa dé- pense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.

Alors, Deslauriers lui parla de M"^ Roque. Rien ne l'empêchait d'aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué; la pro- vince et la maison maternelle le délasseraient. II partit.

L'aspect des rues de Nogent, qu'il monta sous

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. ^ij

le clair de la lune, le reporta dans de vieux souvenirs; et il éprouvait une sorte d angoisse, comme ceux qui reviennent après de longs voyages.

II y avait chez sa mère tous les habitués d au- trefois : MM. Gamblin, Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, «ces demoiselles Auger»; de plus, le père Roque, et, en face de M""^ Moreau, devant une table de jeu, M^* Louise. C'était une femme, à présent. Elle se leva en poussant un cri. Tous s'agitèrent. Elle était restée immobile, debout; et les quatre flambeaux d'argent posés sur la table augmentaient sa pâleur. Quand elle se remit à jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurément Frédéric, dont l'orgueil était malade ; il se dit : «Tu m'aimeras, toi et, prenant sa revanche des déboires qu'il avait essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion, donna des nouvelles des théâtres , rapporta des anecdotes du monde, puisées dans les petits journaux, enfin éblouit ses compat iotes.

Le lendemain, M""^ Moreau s'étendit sur les qua- lités de Louise; puis énuméra les bois, les fermes qu elle posséderait. La fortune de M. Roque était considérable.

II l'avait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse; car il prêtait à des personnes pouvant offrir de bonnes garanties hypothé- caires, ce qui lui permettait de demander des suppléments ou des commissions. Le capital, grâce à une surveillance active, ne risquait rien. D'ailleurs, le père Roque n'hésitait jamais de- vant une saisie; puis il rachetait à bas prix les biens hypothéqués, et M. Dambreuse, voyant

348 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses affaires très bien faites.

Mais cette manipulation extra- légale le com- promettait vis-à-vis de son régisseur. Il n'avait rien à lui refuser. C'était sur ses instances qu'il avait si bien accueilli Frédéric.

En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition. II voulait que sa fille fût com- tesse; et, pour j parvenir, sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas d'autre jeune homme que celui-là.

Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son aïeul, M"'^ Moreau étant la fille d'un comte de Fouvens, apparentée, d'ailleurs, aux plus vieilles familles champenoises, les Lavernade, les d'Etrigny. Quant aux Moreau, une inscription gothique, près des moulins de VilIeneuve-I'Archevêque, parlait d'un Jacob Mo- reau qui les avait réédifiés en 1596; et la tombe de son fils, Pierre Moreau, premier écuyer du roi sous Louis XIV, se voyait dans la chapelle Saint- Nicolas.

Tant d'honorabilité fascinait M. Roque, fils d'un ancien domestique. Si la couronne comtale ne venait pas, il s'en consolerait sur autre chose; car Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M. Dambreuse serait élevé à la pairie, et alors l'aider dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, des concessions. Le jeune homme lui plaisait, per- sonnellement. Enfin il le voulait pour gendre, parce que, depuis longtemps, il s'était féru de cette idée, qui ne faisait que s'accroître.

Maintenant, il fréquentait l'église; et il avait séduit M™" Moreau par l'espoir du titre, surtout.

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. ^i^

Elle s'était gardée cependant de faire une réponse décisive.

Donc, huit jours après, sans qu'aucun engage- ment eût été pris, Frédéric passait pour «le futur» de M"^ Louise; et le père Roque, peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.

DESLAURIERS avait emporté de chez Fré- déric la copie de l'acte de subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant de pleins pouvoirs; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et qu'il fut seul, au mi- lieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane, la vue du papier timbré l'écœura.

II était las de ces choses, et des restaurants à trente-deux sous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. II prit les paperasses; d'autres se trouvaient à côté; c'étaient les pro- spectus de la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son opinion.

Une idée lui vint : celle de se présenter chez M. Dambreuse et de demander la place de secré- taire. Cette place, bien sûr, n'allait pas sans l'achat d'un certain nombre d'actions. II reconnut la folie de son projet et se dit :

« Oh non I ce serait mal. »

Alors, il chercha comment s'y prendre pour

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 3 5 I

recouvrer les quinze mille francs. Une pareille somme n'était rien pour Frédéric! Mais, s'il lavait eue, lui, quel levier! Et l'ancien clerc s'indigna que la fortune de l'autre fût grande.

« II en fait un usage pitoyable. C'est un égoïste. Eh ! je me moque bien de ses quinze mille francs ! »

Pourquoi les avait-il prêtés? Pour les beaux yeux de M""' Arnoux. Elle était sa maîtresse ! Des- lauriers n'en doutait pas. «Voilà une chose de plus à quoi sert l'argent ! » Des pensées haineuses l'en- vahirent.

Puis, il songea à la personne même de Fré- déric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin ; et il arriva bientôt à l'admirer pour un succès dont il se reconnaissait inca- pable.

Cependant, est-ce que la volonté n'était pas l'élément capital des entreprises? et, puisque avec elle on triomphe de tout...

«Ah ! ce serait drôle ! »

Mais il eut honte de cette perfidie, et, une mi- nute après :

«Bah! est-ce que j'ai peur?»

M"" Arnoux force d'en entendre parler) avait fini par se peindre dans son imagination extraordinairement. La persistance de cet amour l'irritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale l'ennuyait maintenant. D'ailleurs, la femme du monde (ou ce qu'il jugeait telle) éblouissait l'avocat comme le symbole et le ré- sumé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il con- voitait le luxe sous sa forme la plus claire.

«Après tout, quand il se fâcherait, tant pisi II s'est trop mal comporté envers moi, pour que je

3 5 2. L'EDUCATION SENTIMENTALE.

me gêne ! Rien ne m assure qu'elle est sa maîtresse. II me l'a nié. Donc, je suis libre!»

Le désir de cette démarche ne le quitta plus. C'était une épreuve de ses forces qu'il voulait faire; si bien qu'un jour, tout à coup, il vernit lui-même ses bottes, acheta des gants blancs, et se mit en route, se substituant à Frédéric et s'imagi- nant presque être lui, par une singulière évolu- tion intellectuelle oii il y avait à la fois de la ven- geance et de la sympathie, de l'imitation et de l'audace.

II fit annoncer «le docteur Deslauriers ».

M""" Arnoux fut surprise , n'ayant réclamé aucun médecin.

Ah ! mille excuses I c'est docteur en droit. Je viens pour les intérêts de M. Moreau.

Ce nom parut la troubler.

«Tant mieux! pensa l'ancien clerc; puisqu'elle a bien voulu de lui, elle voudra de moi!» s'en- courageant par l'idée reçue qu'il est plus facile de supplanter un amant qu'un mari.

II avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois, au Palais ; il cita même la date. Tant de mémoire étonna M™" Arnoux. II reprit d'un ton douce- reux :

Vous aviez déjà... quelques embarras... dans vos affaires !

Elle ne répondit rien; donc, c'était vrai.

II se mit à causer de choses et d'autres, de son logement, de la fabrique; puis, apercevant, aux bords de la glace, des médaillons :

Ah! des portraits de famille, sans doute? II remarqua celui d'une vieille femme, la mère

de M"* Arnoux.

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 3 5 3

Elle a lair d'une excellente personne, un type méridional.

Et, sur Tobjection qu'elle était de Chartres :

Chartres ! jolie ville.

II en vanta la cathédrale et les pâtés; puis re- venant au portrait, y trouva des ressemblances avec M"'^ Arnoux, et lui lançait des flatteries indi- rectement. Elle n'en fut pas choquée. II prit con- fiance et dit qu'il connaissait Arnoux depuis longtemps.

C'est un brave garçon ! mais qui se com- promet! Pour cette hypothèque, par exemple, on n'imagine pas une étourderie . . .

Oui! je sais, dit-elle, en haussant les épaules.

Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers à poursuivre.

Son histoire de kaolin, vous l'ignorez peut- être, a failli tourner très mal, et même sa réputa- tion...

Un froncement de sourcils l'arrêta.

Alors se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvres femmes dont les époux gaspillent la fortune . . .

Mais elle est à lui, monsieur : moi, je n'ai rien!

N'importe ! On ne savait pas. . . Une personne d'expérience pouvait servir. II fit des offres de dévouement, exalta ses propres mérites; et il la regardait en face, à travers ses lunettes qui miroi- taient. i^. Une torpeur vague la prenait; mais, tout à

^m coup : ^^H Voyons l'affaire, je vous prie! I

3 } 4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

II exhiba le dossier.

Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil aux mains d'un huissier qui fera un commandement, rien n'est plus simple : dans les vîngt-quatre heures... (Elle restait impassible, il changea de manœuvre.) Moi, du reste, je ne comprends pas ce qui le pousse à réclamer cette somme ; car enfin il n'en a aucun besoin !

Comment! M. Moreau s'est montré assez bon...

Ohl d'accord J

Et Deslauriers entama son éloge, puis vint 9, le dénigrer, tout doucement, le donnant pour ou- blieux, personnel, avare.

Je le croyais votre ami, monsieur?

Cela ne m'empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaît bien peu... comment dirais- je ? la sympathie. . .

M""* Arnoux tournait les feuilles du gros cahier. Elle l'interrompit, pour avoir l'explication d'un mot.

11 se pencha sur son épaule, et si près d'elle, qu'il effleura sa joue. Elle rougit; cette rougeur enflamma Deslauriers; il lui baisa la main vora- cement

Que faites- vous, monsieur?

Et, debout contre la muraille, elle le main- tenait immobile, sous ses grands yeux noirs irrités. ,

Ecoutez-moi I Je vous aimel

Elle partit d'un éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce. Desïauriers sentit une colère à l'étrangler. II se contint; et, avec la mine d'un vaincu demandant grâce ;

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 3 5 5

Ah! VOUS avez tort! Moi, je n'irais pas comme lui...

De qui donc parlez-vous?

De Frédéric!

Eh! M. Moreau m'inquiète peu, je vous l'ai dit !

Oh ! pardon ! . . . pardon 1

Puis, d'une voix mordante, et faisant traîner ses phrases :

Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne pour apprendre avec plaisir....

Elle devint toute pâle. L'ancien clerc ajouta :

II va se marier.

Lui!

Dans un mois , au plus tard , avec M"' Roque , la fille du régisseur de M. Dambreuse. II est même parti à Nogent, rien que pour cela.

Elle porta la main sur son cœur, comme au choc d'un grand coup ; mais tout de suite elle tira la sonnette. Deslauriers n'attendit pas qu'on le mft dehors. Quand elle se retourna, il avait dis- paru.

M"* Arnoux suffoquait un peu. Elle s'approcha de la fenêtre pour respirer.

De l'autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant le soleil, un jour froid tombait dans ippartement. Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour d'elle. C'était comme une désertion

imense.

«Il va se marier! est-ce possible!»

3 5<^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Et un tremblement nerveux la saisit.

«Pourquoi cela? est-ce que je l'aime?))

Puis, tout à coup :

« Mais- oui , je l'aime ! . . . je l'aime ! ))

II lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui n'en finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les vibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil, les prunelles fixes, et souriant toujours.

(La même après-midi, au même moment^ Frédéric et M"^ Louise se promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de l'île. La vieille Catherine les surveillait, de loin; ils marchaient cote à^te, et Frédéric disait :

Vous souvenez-vous quand je vous em- menais dans la campagne ?

Comme vous étiez bon pour moi! répondit- elle. Vous m'aidiez à faire des gâteaux avec du sable, à remplir mon arrosoir, à me balancer sur

. l'escarpolette !

Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou de marquises, que sont- elles deve- nues?

Ma foi, je n'en sais rien!

Et votre roquet Moricaud ?

II s'est noyé , le pauvre chéri !

Et le Don Quichotte ^ dont nous colorions ensemble les gravures?

Je l'ai encore!

^ II lui rappela le jour de sa première communion , et comme elle était gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge, pendant qu'elles défilaient toutes autour du chœur, et que la cloche tintait.

I

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 357

^Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour M"" Roque; elle ne trouva rien à répondre ; et une minute après :

Méchant ! qui ne m'a pas donné une seule fois de ses nouvelles !

Frédéric objecta ses nombreux travaux.

Qu'est-ce donc que vous faites?

Il fut embarrassé de la question, puis dit qu'il étudiait la pohtique.

Ah!

Et, sans en demander davantage :

Cela vous occupe, mais moi!...

Alors, elle lui conta l'aridité de son existence, n'ayant personne à voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction! Elle désirait monter à cheval.

CQ Le vicaire prétend que c'est inconvenant pour une Jeune fille ; est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on me laissait faire tout ce que je vou- lais; à présent, rien! / .

Votre père vous aime, pourtant! --^^ y-^sJ^"'' Y'^ ''^ ^é<

Oui; mais...

Elle poussa un soupir, qui signifiait : « Cela ne suffit pas à mon bonheur.»

^"^ Puis, il y eut un silence. Ils n'entendaient que le craquenient du sable sous leurs pieds avec le murmure de la chute d'eau; car la Seine, au- dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes, pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve; et, lorsqu'on vient des ponts, on aperçoit, à droite sur l'autre berge, un talus de gazon que domine une maison blanche. A gauche, dans la prairie, des peupliers

3 5 8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

s'étendent, et l'horizon, en face, est borné par une courbe de la rivière; elle était plate comme un miroir; de grands insectes patinaient sur Teau tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la bordent inégalement; toutes sortes de plantes venues s'épanouissaient en boutons d'or, lais- saient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarante, faisaient au ha- sard des fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s'étalaient; et un rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de Fîle, toute la défense du jardin.

En deçà, dans l'intérieur, quatre murs à cha- peron d'ardoises enfermaient le potager, les carrés de terre, labourés nouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melons bril- laient à la file sur leur couche étroite; les arti- chauts, les haricots, les épinards, ies carottes et les tomates alternaient jusqu'à un plan d'asperges, qui semblait un petit bois de plumes. £.*";! i^/^-'it c^^

Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu'on appelait une folie. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient cou- vertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans quelques débris d'ouvrage en fil de fer. II ne restait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Devant la façade s'allongeait une treille à l'ita- lienne, ou, sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne.

Ils vinrent là-dessous tous les deux, et, comme

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 ^9

la lumière torabait par les^ trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de côté, observait l'ombre des feuilles sur son visage, .p^^/^il^ j-i/.

Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille terminée par une boule de verre imitant l'émeraude ; et elle portait, malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans quelque foire.

Il s'en aperçut, et l'en compUmenta ironi- quement.

Ne vous moquez pas de moi! reprit-elle. Puis, le considérant tout entier, depuis son

chapeau de feutre gris jusqu'à ses chaussettes de soie : ^i^f^^-AJ/sy^^^^^

Comme vous êtes coquet F r r^n-J^^si , Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ou- vrages à lire. II en nomma plusieurs; et elle dit :

Oh ! comme vous êtes savant !

Toute petite, elle s'était prise d'un de ces amours d'enfant qui ont à la fois la pureté d'une religion et la violence d'un besoin. II avait été son camarade, son frère, son maître, avait amusé son esprit, fait battre son cœur et versé invo- lontairement jusqu'au fond d'elle-même une ivresse latente et continue. Puis il l'avait quittée en pleine crise tragique, sa mère à peine morte, les deux désespoirs se confondant. L'absence l'avait idéalisé dans son souvenir ; il revenait avec une sorte d'auréole, et e{fe se livrait ingénument au bonheur de le voir. 6'"-- i^^-.. '\^A '^ '^^i^n/f^i^-^^^ v^^ ^ , Pour la première fois de sa vie, Frédéric se '^^ sentait aimé; et ce plaisir nouveau, qui n'excédait pas l'ordre des sentiments agréables, lui causait

3^0 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

comme un gonflement intime ; si bien qu'il écarta les deux bras, en se renversant la tête. t^{^^V(>'^j^'^' Un gros nuage passait alors sur le ciel.

n va du côté de Paris, dit Louise; vous voudriez le suivre, n'est-ce pas?

Moi! pourquoi?

Qui sait?

Et, le fouillant d'un regard aigu :

Peut-être que vous avez là-bas... (elle chercha le mot) quelque aff'ection. ^

Eh I je n ai pas dj.ffeçtioji ! '-^^Ap^' ^

Bien sûr?

Mais oui, mademoiselle, bien sûr!

En moins d'un an , il s'était fait dans la jeune fille une transformatimi..£g:traordinaire qui éton- nait Frédéric.f Après une minute de silence, il ajouta : ^ ^ ^^y^L)^^^^^'Qy ^^y..^-^ •- -• ^

Nous devrions noustutoyer, comme autre- fois; voulez -vous?

Non.

Pourquoi?

Parce que!

II insistait. Elle répondit, en baissant la tête : ci<^

Ils étaient arrives au bout du jardin, sur la grève du Livon. Frédéric, par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec un caillou. Elle lui or- donna de s'asseoir. II obéit; puis, en regardant la chute d'eau :

C'est comme le Niagara !

II vint à parler des contrées lointaines et de grands voyages. L'idée d'en faire la charmait. Elle n'aurait eu peur de rien, ni des tempêtes, ni des lions. fK)n/vNefcvN>(/vç|/v^

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 3^1

Assis, Tun près cie Fautre, ils ramassaient devant eux des poignées de sable, puis les fai- saient couler de leurs mains tout en causant; et le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par bouffées des senteurs de lavande, avec le parfum du goudron s'échappant d'une barque, derrière récluse, te soleil frappait la cascade; les blocs verdâtres du petit mur oii l'eau coulait apparaissaient comme sous une gaze d'argent se déroulant toujours. Une longue barre d'écume rejaillissait au pied, en cadence. Cela formait en- suite des bouillonnements, des tourbillons, mille courants opposés, et qui finissaient par se con-^ y^ fondre en une seule nappe limpide. t«>^^"^ "" ^'

Louise murmura qu'elle enviait l'existence des poissons.

Ça doit être si doux de se rouler dedans, à son aise, de se sentir caressé partout.

Et elle frémissait, avec des mouvements d'une câlinerie sensuelle. Mais une voix cria :

es-tu?

Votre bonne vous appelle, dit Frédéric.

Bien ! bien !

Louise ne se dérangeait pas.

Elle va se fâcher, reprit- il.

Cela m'est égal ! et d'ailleurs. . .

M"° Roque faisait comprendre, par^un ggste^ qu'elle la tenait à sa discrétion.

Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de tête. Et, comme ils passaient devant un vaste hangar qui contenait des bourrées :

Si nous nous mettions dessous, à Yégaud? II feignit de ne pas comprendre ce mot de

3^2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

patois, et même la taquina sur son accent. Peu à peu, les coins de sa bouche se pincèrent, elle mor- dait ses lèvres ; elle s'écarta pour bouder.

Frédéric la rejoignit, jura qu'il n'avait pas voulu lui faire de mal et qu'il l'aimait beaucoup.

Est-ce vrai? s'écria- t-elle, en le regardant avec un sourire qui éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.

II ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheur de sa jeunesse, et il reprit :

Pourquoi te mentirais- je ?. . . tu en doutes. . . hein? en lui passant le bras gauche autour de la taille.

Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge ; sa tête se renversa, elle défaillit, il la soutint. Et les scrupules de sa probité furent in- utiles; devant cette vierge qui s'offrait, une peur l'avait saisi. II l'aida ensuite à faire quelques pas, doucement. Ses caresses de langage avaient cessé , et ne voulant plus dire que des choses insigni- fiantes, il lui parlait des personnes de la société nogentaise.

Tout à coup elle le repoussa, et, d'un ton amer :

Tu n'aurais pas le courage de m'emmener ! II resta immobile avec un grand air d'ébahis-

sement. Elle éclata en sanglots, et s'enfonçant sa tête dans sa poitrine :

Est-ce que je peux vivre sans toi I

II tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses prunelles vertes, d'une humidité presque féroce :

Veux-tu être mon mari?

Mais..., répliqua Frédéric, cherchant quel

1

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 3^3

que réponse, sans doute,.. Je ne demande pas mieux.

A ce moment la casquette de M. Roque apparut derrière un lilas/^

II emmena son «jeune ami» pendant deux jours faire un petit voyage aux environs, dans ses pro- priétés; et Frédéric, lorsqu'il revint, trouva chez sa mère trois lettres.

La première était un billet de M. Dambreuse l'invitant à dîner pour le mardi précédent. A propos de quoi cette politesse? On lui avait donc pardonné son incartade?

La seconde était de Rosanette. Elle le remer- ciait d'avoir risqué sa vie pour elle; Frédéric ne comprit pas d'abord ce qu'elle voulait dire ; enfin , après beaucoup d'ambages, elle implorait de lui, en invoquant son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle, vu la nécessité pres- sante, et comme on demande du pain, un petit secours de cinq cents francs. II se décida tout de suite à les fournir.

La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation et était longue, obscure. L'avocat n'avait pris encore aucun parti. II l'en- gageait à ne pas se déranger : «C'est inutile que tu reviennes!», appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.

Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjec- tures, et il eut envie de s'en retourner là-bas ; cette prétention au gouvernement de sa conduite le révoltait.

D'ailleurs, la nostalgie du boulevard com- mençait à le prendre ; et puis sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de

^64r L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

lui et M"* Louise l'aimait si fort, qu*il ne pouvait rester plus longtemps sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir, il jugerait mieux les choses dans l'éloignement.

Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire; et il partit, en disant à tout le monde et croyant lui-même qu'il reviendrait bientôt.

I

VI

SON retour à Paris ne lui causa point de plai- sir; c'était le soir, à la fin du mois d'août, le boulevard semblait vide, les passants se succédaient avec des mines renfrognées, çà et une chaudière d'asphalte fumait, beaucoup de maisons avaient leurs persiennes entièrement closes ; il arriva chez lui : de la poussière couvrait les tentures; et, en dînant tout seul, Frédéric fut pris par un étrange sentiment d'abandon; alors il songea à M"' Roque.

L'idée de se marier ne lui paraissait plus exorbi- tante. Us voyageraient, ils iraient en Italie, en Orient! Et il l'apercevait debout sur un monticule, contemplant un paysage, ou bien appuyée à son bras dans une galerie florentine, s'arrêtant devant les tableaux. Quelle joie ce serait que de voir ce bon petit être s'épanouir aux splendeurs de l'Art et de la Nature! Sortie de son miheu, en peu de temps, elle ferait une compagne charmante. La fortune de M. Roque le tentait d'ailleurs. Cepen- dant, une pareille détermination lui répugnait comme une faiblesse, un avilissement.

^66 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Mais il était bien résolu (quoi qu'il dût faire) à changer d'existence, c'est-à-dire à ne plus perdre son cœur dans des passions infructueuses, et même il hésitait à remplir la commission dont Louise l'avait chargé. C'était d'acheter pour elle, chez Jacques Arnoux, deux grandes statuettes polychromes représentant des nègres, comme ceux qui étaient à la préfecture de Troyes. Elle connaissait le chiffre du fabricant, n'en voulait pas d'un autre. Frédéric avait peur, s'il retournait chez eux, de tomber encore une fois dans son vieil amour.

Ces réflexions l'occupèrent toute la soirée; et il allait se coucher quand une femme entra.

C'est moi, dit en riant M^'' Vatnaz. Je viens de la part de Rosanette.

Elles s'étaient donc réconcihées ?

Mon Dieu, oui! Je ne suis pas méchante, vous savez bien. Au surplus, la pauvre fille... Ce serait trop long à vous conter.

Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse, sa lettre s'étant promenée de Paris à Nogent; M*^^ Vatnaz ne savait point ce qu'elle contenait. Alors, Frédéric s'informa de la Maré- chale.

Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince Tzernoukofï, qui l'avait vue aux courses du Champ de Mars, l'été dernier.

On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses encore. Voilà, mon cher.

Et la Vatnaz, comme si elle eût profité à ce changement de fortune, paraissait plus gaie, tout

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 7,6j

heureuse. Elle retira ses gants et examina dans la chambre les meubles et les bibelots. Elle les cotait à leur prix juste, comme un brocanteur. II aurait la consuher pour les obtenir à meilleur compte; et elle le féhcitait de son bon goût :

Ah! c'est mignon, extrêmement bien! II n'y a que vous pour ces idées.

Puis, apercevant au chevet de l'alcôve une porte :

C'est par qu'on fait sortir les petites femmes, hein?

Et, amicalement, elle lui prit le menton. II tressaillit au contact de ses longues mains, tout à la fois maigres et douces. Elle avait autour des poignets une bordure de dentelle et, sur le cor- sage de sa robe verte, des passementeries, comme un hussard. Son chapeau de tulle noir, à bords descendants, lui cachait un peu le front; ses yeux brillaient là-dessous; une odeur de patcnouli s'échappait de ses bandeaux; la carcel posée sur un guéridon, en l'éclairant d'en bas comme une rampe de théâtre, faisait saillir sa mâchoire; et tout à coup, devant cette femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère, Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.

Elle lui dit d'une voix onctueuse, en tirant de son porte- monnaie trois carrés de papier :

Vous allez me prendre ça !

C'était trois places pour une représentation au bénéfice de Delmar.

Comment I lui?

Certainement!

M"" Vatnaz, sans s'expliquer davantage, ajouta

368 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

qu'elle Tadorait plus que jamais. Le comédien, à Ten croire, se classait définitivement parmi «les sommités de l'époque». Et ce n'était pas tel ou tel personnage qu'il représentait, mais le génie même de la France, le Peuple! II avait «l'âme humani- taire ; il comprenait le sacerdoce de l'Art » ! Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna l'argent des trois places.

Inutile que vous en parliez là-bas! Comme il est tard, mon Dieu ! II faut que je vous quitte. Ah ! j'oubliais l'adresse : c'est rue Crange- Batelière, 14.

Et, sur le seuil :

Adieu , homme aimé !

«Aimé de qui? se demanda Frédéric. Quelle singulière personne ! »

Et il se ressouvint que Dussardier lui avait dit un jour, à propos d'elle : « Oh ! ce n'est pas grand'- chose!», comme faisant allusion à des histoires peu honorables.

Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale. Elle habitait une maison neuve, dont les stores avançaient sur la rue. II j avait à chaque palier une glace contre le mur, une jardinière rustique devant les fenêtres, tout le long des marches un tapis de toile; et, quand on arrivait du dehors, la fraîcheur de l'escalier délassait.

Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir, un valet en gilet rouge. Dans l'antichambre, sur la banquette, une femme et deux hommes, des four- nisseurs sans doute, attendaient, comme dans un vestibule de ministre. A gauche, la porte de la salle à manger, entre-bâillée , laissait apercevoir des bouteilles vides sur les buffets, des serviettes au

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 3^9

dos des chaises; et parallèlement s'étendait une galerie, oii des bâtons couleur d'or soutenaient un espalier de roses. En bas, dans la cour, deux garçons, les bras nus, frottaient un landau. Leur voix montait jusque-là, avec le bruit inter- mittent d'une étrille que l'on heurtait contre une pierre.

Le domestique revint. « Madame allait recevoir Monsieur»; et il lui fit traverser une deuxième antichambre, puis un grand salon, tendu de bro- catelle jaune, avec des torsades dans les coins qui se rejoignaient sur le plafond et semblaient con- tinuées par les rinceaux du lustre ayant la forme de câbles. On avait sans doute festoyé la nuit der- nière. De la cendre de cigare était restée sur les consoles.

Enfin, il entra dans une espèce de boudoir qu'éclairaient confusément des vitraux de couleur. Des trèfles en bois découpé ornaient le dessus des portes; derrière une balustrade, trois matelas de pourpre formaient divan , et le tuyau d'un narghilé de platine traînait dessus. La cheminée, au heu de miroir, avait une étagère pyramidale, offrant sur ses gradins toute une collection de curiosités : de vieilles montres d'argent, des cornets de Bohême, des agrafes en pierreries, des boutons de jade, des émaux, des magots, une petite vierge byzantine à chape de vermeil ; et tout cela se fondait dans un crépuscule doré, avec la couleur bleuâtre du tapis, le reflet de nacre des tabourets, le ton fauve des murs couverts de cuir marron. Aux angles, sur des piédouches, des vases de bronze conte- naient des touffes de fleurs qui alourdissaient l'at- mosphère.

370 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Rosanette parut, habillée d'une veste de satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un coHier de piastres, et une calotte rouge entourée d'une branche de jasmin.

Frédéric fit un mouvement de surprise; puis dit qu'il apportait «la chose en question», en lui présentant le billet de banque.

Elle le regarda fort ébahie; et, comme il avait toujours le billet à la main, sans savoir oii le poser :

^ Prenez-le donc !

Elle le saisit; puis, Tajant jeté sur le di- van :

Vous êtes bien aimable.

C'était pour solder un terrain à Bellevue, qu'elle payait ainsi par annuités. Un tel sans façon blessa Frédéric. Du reste, tant mieux ! cela le ven- geait du passé.

Asseyez-vous! dit-elle, là, plus près. Et, d'un ton grave :

D'abord, j'ai à vous remercier, mon cher, d'avoir risqué votre vie.

- Oh I ce n'est rien !

Comment, mais c'est très beau !

Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante; car elle devait penser qu'il s'était battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se l'imaginait, ayant céder au besoin de le dire.

«Elle se moque de moi, peut-être», songeait Frédéric.

Il n'avait plus rien à faire, et, alléguant un rendez-vous, il se leva.

Eh non ! Restez I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 371

H se rassit et la complimenta sur son costume. Elle répondit, avec un air d'accablement :

C'est le prince qui m'aime comme ça! Et il faut fumer des machines pareilles, ajouta Rosa- nette, en montrant le narghilé. Si nous en goû- tions? voulez- vous?

On apporta du feu ; le tombac s'allumant diffi- cilement, elle se mit à trépigner d'impatience. Puis une langueur la saisit; et elle restait immobile sur le divan, un coussin sous l'aisselle, le corps un peu tordu, un genou plié, l'autre jambe toute droite. Le long serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, s'enroulait à son bras. Elle en appuyait le bec d'ambre sur ses lèvres et regardait Frédéric, en clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes l'enveloppaient. L'aspiration de sa poitrine faisait gargouiller l'eau, et elle murmurait de temps à autre :

Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri !

Il tachait de trouver un sujet de conversation agréable ; l'idée de la Vatnaz lui revint.

L II dit qu'elle lui avait semblé fort élégante.

F Parbleu ! reprit la Maréchale. Elle est bien heureuse de m'avoir, celle-là ! sans ajouter un mot de plus, tant il y avait de restriction dans leurs propos.

Tous les deux sentaient une contrainte, un obstacle. En effet, le duel dont Rosanette se croyait la cause avait flatté son amour-propre. Puis elle s'était fort étonnée qu'il n'accourût pas se prévaloir de son action; et, pour le contraindre à revenir, elle avait imaginé ce besoin de cinq cents francs. Comment se faisait- il que Frédéric ne demandait pas en retour un peu de tendresse?

»4.

372 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

C'était un raffinement qui l'émerveillait, et, dans un élan de cœur, elle lui dit :

Voulez -vous venir avec nous aux bains de mer?

Qui cela, nous?

Moi et mon oiseau ; je vous ferai passer pour mon cousin, comme dans les vieilles comédies.

Mille grâces !

Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du nôtre.

L'idée de se cacher d'un homme riche l'humi- liait.

Non ! cela est impossible.

A votre aise !

Rosanette se détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéric l'aperçut; et, pour lui marquer de l'intérêt, il se dit heureux de la voir, enfin, dans une excellente position.

Elle fit un haussement d'épaules. Qui donc l'affligeait? Était-ce, par hasard, qu'on ne l'aimait pas?

Oh ! moi, on m'aime toujours ! Elle ajouta :

Reste à savoir de quelle manière.

Se plaignant «d'étouffer de chaleur», la Maré- chale défit sa veste ; et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle inchnait la tête sur son épaule, avec un air d'esclave plein de provocations.

Un homme d'un égoïsme moins réfîéchi n'eût pas songé que le vicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une humihation nouvelle.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. ^y^

Elle voulut connaître ses relations, ses amuse- ments; elle arriva même à s'informer de ses affaires, et à offrir de lui prêter de Targent, s'il en avait besoin. Frédéric, n'y tenant plus, prit son chapeau.

Allons, ma chère, bien du plaisir là- bas; au revoir!

Elle écarquilla les yeux ; puis, d'un ton sec :

Au revoir !

Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. II y avait sur la table, entre un vase plein de cartes de visite et une écritoire, un coffret d'argent ciselé. C'était celui de M"* Arnoux ! Alors, il éprouva un attendrissement, et en même temps comme le scandale d'une profanation. H avait envie d'y porter les mains, de l'ouvrir. II eut peur d'être aperçu, et s'en alla.

Frédéric fut vertueux. II ne retourna point chez Arnoux.

II envoya son domestique acheter les deux nègres, lui ayant fait toutes les recommandations indispensables; et la caisse partit, le soir même, pour Nogent. Le lendemain, comme il se rendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du boulevard. M™' Arnoux se montra devant lui, face à face.

Leur premier mouvement fut de reculer; puis, le même sourire leur vint aux lèvres, et ils s'abor- dèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne parla.

Le soleil l'entourait; et sa figure ovale, ses longs sourcils, son châle de dentelle noire, mou- lant la forme de ses épaules, sa robe de soie gorge-de-pigeon , le bouquet de violettes au coin

374 L»EDUCATION SENTIMENTALE.

de sa capote, tout lui parut d'une splendeur extra- ordinaire. Une suavité infinie s'épanchait de ses beaux yeux; et, balbutiant, au hasard, les pre- mières paroles venues :

Comment se porte Arnoux? dit Frédéric.

Je vous remercie !

Et vos enfants?

lis vont très bien !

Ah ! ... ah ! Quel beau temps nous avons , n'est-ce pas ?

Magnifique, c'est vrai!

Vous faites des courses?

Oui.

Et avec une lente inchnation de tête :

Adieu!

Elle ne lui avait pas tendu la main, n'avait pas dit un seul mot affectueux, ne l'avait même pas invité à venir chez elle, n'importe ! il n*eût point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures, et il en ruminait la douceur tout en continuant sa route.

Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, car il conservait par obstination quelque espérance encore du côté de M°^ Arnoux; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus libre dans ses manœuvres.

II dit cependant qu'il s'était présenté chez elle, afin de savoir si leur contrat stipulait la commu- nauté : alors, on aurait pu recourir contre la femme,

Et elle a fait une drole de mine quand Je lui ai appris ton mariage.

Tiens ! quelle invention !

Il le fallait, pour montrer que tu avais

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 375

besoin de tes capitaux ! Une personne indifférente n'aurait pas eu l'espèce de syncope qui l'a prise.

Vraiment? s'écria Frédéric.

Ahl mon gaillard, tu te trahis! Sois franc, voyons !

Une lâcheté immense envahit l'amoureux de M'"^ Arnoux.

- Mais non I ... je t'assure ! . . . ma parole d'hon- neur!

Ces molles dénégations achevèrent de con- vaincre Deslauriers. II lui fît des compliments. II lui demanda «des détails». Frédéric n'en donna pas, et même résista à l'envie d'en inventer.

Quant à l'hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d'attendre. Deslauriers trouva qu'il avait tort, et même fut brutal dans ses remontrances.

Il était d'ailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais. Dans un an, si la fortune ne changeait pas, il s'embarquerait pour l'Amérique ou se ferait sauter la cervelle. Enfin il paraissait si furieux contre tout et d'un radicalisme tellement absolu, que Frédéric ne put s'empêcher de lui dire :

Te voilà comme Sénécal.

Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu'il était sorti de Sainte-Pélagie, l'instruction n'ayant point fourni assez de preuves, sans doute, pour le mettre en jugement.

Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut «offrir un punch», et pria Frédéric «d'en être», en l'avertissant toutefois qu'il se trouverait avec Hussonnet, lequel s'était montré excellent pour Sénécal.

En efTet, le Flamhard venait de s'adjoindre un

37<^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

cabinet d'affaires, portant sur ses prospectus : « Comptoir des vignobles. Office de publicité. Bureau de recouvrements et renseignements, etc. » Mais le bohème craignait que son industrie ne fît du tort à sa considération littéraire, et il avait pris le mathématicien pour tenir les comptes. Bien que la place fût médiocre, Sénécal, sans elle, serait mort de faim. Frédéric ne voulant point affliger le brave commis, accepta son invitation.

Dussardier, trois jours d'avance, avait ciré lui- même les pavés rouges de sa mansarde, battu le fauteuil et épousseté la cheminée, oii Ton voyait sous un globe une pendule d'albâtre entre une stalactite et un coco. Comme ses deux chandeliers et son bougeoir n'étaient pas suffisants, il avait emprunté au concierge deux flambeaux; et ces cinq luminaires brillaient sur la commode, que recouvraient trois serviettes, afin de supporter plus décemment des macarons, des biscuits, une brioche et douze bouteilles de bière. En face, contre la muraille tendue d'un papier jaune, une petite bibhothèque en acajou contenait les Fables de Lacbambeaudie* , les Mystères de Paris , le Napoléon, de Norvins*, et, au miheu de l'alcove, souriait, dans un cadre de pahssandre, le visage de Bé- ranger !

Les convives étaient (outre Deslauriers et Séné- cal) un pharmacien nouvellement reçu, mais qui n'avait pas les fonds nécessaires pour s'établir; un jeune homme de sa maison, un placeur de vins, un architecte et un monsieur employé dans les assurances. Regimbart n'avait pu venir. On le regretta.

Ils accueillirent Frédéric avec de grandes mar-

L'EDUCATION SENTIMENTALE. ^JJ

ques de sympathie, tous connaissant par Dussar- aier son langage chez M. Dambreuse. Sénécal se contenta de lui offrir la main, d'un air digne.

II se tenait debout contre la cheminée. Les autres, assis et la pipe aux lèvres, Técoutaient discourir sur le suffrage universel*, d*oii devait résulter le triomphe de la Démocratie, l'applica- tion des principes de l'Évangile. Du reste, le moment approchait; les banquets réformistes se multipliaient dans les provinces*, le Piémont*, Naples*, la Toscane*...

C'est vrai, dit Deslauriers, lui coupant net la parole, ça ne peut pas durer plus long- temps !

Et il se mit à faire un tableau de la situation.

Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de l'Angleterre la reconnaissance de Louis-Phi- lippe*; et cette fameuse alliance anglaise, elle était perdue, grâce aux .mariages espagnols*. En Suisse, M.Guizot, à la remorque de l'Autrichien, soutenait les traités de i8k *. La Prusse avec son ZoIIverein nous préparait des embarras*. La question d'Orient restait pendante*.

Ce n'est pas une raison parce que le grand- duc Constantin envoie des présents à M. d'Au- male pour se fier à la Russie. Quant à l'intérieur, jamais on n'a vu tant d'aveuglement, de bêtise! Leur majorité même ne se tient plus! Partout, enfin, c'est, selon le mot connu, rien! rien! rien! Et, devant tant de hontes, poursuivit l'avocat en mettant ses poings sur ses hanches, ils se décla- rent satisfaits.

Cette allusion à un vote célèbre provoqua des applaudissements. Dussardier déboucha une bou-

^y^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

teille de bière; la mousse éclaboussa les rideaux, il u j prit garde; il chargeait les pipes, coupait la brioche, en offrait, était descendu plusieurs fois pour voir si le punch allait venir; et on ne tarda pas à s'exalter, tous ayant contre le Pouvoir la même exaspération. Elle était violente, sans autre cause que la haine de l'injustice; et ils mêlaient aux griefs légitimes les reproches les plus bêtes. Le pharmacien gémit sur l'état pitoyable de notre flotte. Le courtier d'assurances ne tolérait

[)as les deux sentinelles du maréchal Soult. Des- auriers dénonça les jésuites, qui venaient de s'installer à Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin*, car l'éclectisme, ensei- gnant à tirer la certitude de la raison, développait régoïsme, détruisait la solidarité; le placeur de vins, comprenant peu ces matières, remarqua tout haut qu'il oubliait bien des infamies :

Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre- vingt mille francs! Qui le payera?

Oui, qui le payera? reprit l'employé de commerce, furieux comme si on eût puisé cet argent dans sa poche.

Il s'ensuivit des récriminations contre les loups- cerviers de la Bourse* et la corruption des fonc- tionnaires*. On devait remonter plus haut, selon Sénécal, et accuser, tout d'abord, les princes, qui ressuscitaient les mœurs de la Régence.

N'avez-vous pas vu, dernièrement, les amis du duc de Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler par leurs chansons les ouvriers du faubourg Saint-Antoine?

On a même crié : A bas les voleurs! dit le pharmacien. J'y étais, j'ai crié!

â

L'EDUCATION SENTIMENTALE. ^y^

Tant mieux! le peuple enfin se réveille depuis le procès Teste-Cubières *.

Moi, ce procès-là ma fait de la peine, dit Dussardier, parce que ça déshonore un vieux soldat !

Savez -vous, continua Sénécal, qu'on a dé- couvert chez la duchesse de Prashn *... ?

Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hus- sonnet entra.

Salut, messeigneurs I dit-il en s'asseyant sur le ht.

Aucune allusion ne fut faite à son article, qu'il regrettait, du reste, la Maréchale l'en ayant tancé vertement.

II venait de voir, au théâtre de Dumas, le Che- valier de Maison-Rouge, et «trouvait ça embêtant».

Un jugement pareil étonna les démocrates, ce drame, par ses tendances, ses décors plutôt, ca- ressant leurs passions. Ils protestèrent. Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la Démo- cratie.

Oui..., peut-être; mais c'est d'un style...

Eh bien, elle est bonne, alors; qu'est-ce que le style ? c'est l'idée I

Et, sans permettre à Frédéric de parler :

J'avançais donc que , dans l'affaire Prasiin . . . Hussonnet l'interrompit.

Ah! voilà encore une rengaine, celle-là! M'embête-t-elle!

Et d'autres que vous ! répliqua Deslauriers. Elle a fait saisir rien que cinq journaux ! Ecoutez- moi cette note.

Et, ayant tiré son calepin, il lut :

«Nous avons subi, depuis l'établissement de

380 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

la meilleure des républiques, douze cent vingt- neuf procès de presse, d'où il est résulté pour les écrivains : trois mille cent quarante et un ans de prison, avec la légère somme de sept millions cent dix mille cinq cents francs d'amende.» C'est coquet, hein?

Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres, reprit :

La Démocratie pacifique* a un procès pour son feuilleton, un roman intitulé la Part des Femmes.

Allons! bon! dit Hussonnet. Si on nous défend notre part des femmes !

Mais qu'est-ce qui n'est pas défendu ? s'écria Deslauriers. II est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter l'hymne à Pie IX!

Et on interdit le banquet des typographes ! articula une voix sourde.

C'était celle de l'architecte , caché par l'ombre de l'alcôve, et silencieux jusqu'à présent. II ajouta que, la semaine dernière, on avait condamné pour outrages au Roi, un nommé Rouget.

Rouget est frit ! dit Hussonnet.

Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à Sénécal, qu'il lui reprocha de défendre «le jon- gleur de l'Hôtel de Ville*, l'ami du traître Du- mouriez*».

Moi, au contraire !

II trouvait Louis- Philippe poncif, garde natio- nal, tout ce qu'il y avait de plus épicier et bonnet de coton*! Et, mettant la main sur son cœur, le bohème débita les phrases sacramentelles : «C'est toujours avec un nouveau plaisir... La

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 381

nationalité polonaise ne périra pas... Nos grands travaux seront poursuivis... Donnez- moi de Targent pour ma petite famille ...» Tous riaient beaucoup, le proclamant un gaillard déli- cieux, plein d'esprit; la joie redoubla à la vue du bol de punch qu'un limonadier apportait.

Les flammes de l'alcool et celles des bougies échauffèrent vite l'appartement ; et la lumière de la mansarde, traversant la cour, éclairait en face le bord d'un toit, avec le tuyau d'une cheminée qui se dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient très haut, tous à la fois; ils avaient retiré leurs redin- gotes; ils heurtaient les meubles, ils choquaient les verres.

Hussonnet s'écria :

Faites monter des grandes dames, pour que ce soit plus Tour de Nesie, couleur locale, et rembranesque, palsambleu!

Et le pharmacien , qui tournait le punch indéfi- niment, entonna à pleine poitrine :

J'ai deux grands bœufs dans mon étabic, Deux grands bœufs blancs...

Sénécal lui mit la main sur la bouche, il n'ai- mait pas le désordre; et les locataires apparais- saient à leurs carreaux, surpris du tapage insolite qui se faisait dans le logement de Dussardier.

Le brave garçon était heureux, et dit que ça lui rappelait leurs petites séances d'autrefois, au quai Napoléon : plusieurs manquaient cependant, «ainsi Pellerin...».

On peut s'en passer, reprit Frédéric. Et Deslauriers s'informa de Martinon.

Que devient- il, cet intéressant monsieur?

382 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais vou- loir qu'il lui portait, attaqua son esprit, son carac- tère, sa fausse élégance, l'homme tout entier. C'était bien un spécimen de paysan parvenu ! L'aristocratie nouvelle, la bourgeoisie, ne valait pas l'ancienne, la noblesse. II soutenait cela; et les démocrates approuvaient, comme s'il avait fait partie de l'une et qu'ils eussent fréquenté l'autre *. On fut enchanté de lui. Le pharmacien le com- para même à M. d'AIton-Shée* qui, bien que pair de France, défendait la cause du Peuple.

L'heure de s'en aller était venue. Tous se sépa- rèrent avec de grandes poignées de main ; Dus- sardier, par tendresse, reconduisit Frédéric et Deslauriers. Dès qu'ils furent dans la rue , l'avocat eut l'air de réfléchir, et, après un moment de silence :

Tu lui en veux donc beaucoup, à Pel- lerin ?

Frédéric ne cacha pas sa rancune.

Le peintre, cependant, avait retiré de la montre le fameux tableau. On ne devait pas se brouiller pour des vétilles! A quoi bon se faire un en- nemi?

II a cédé à un mouvement d'humeur, excu- sable dans un homme qui n'a pas le sou. Tu ne peux pas comprendre ça, toi !

Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha point Frédéric; il l'engagea même à acheter le portrait. En effet, Pellerin, désespérant de l'intimider, les avait circonvenus pour que, grâce à eux, il prît la chose.

Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l'artiste étaient raisonnables.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 383

Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs...

Ah! donne-les! tiens, les voici, dit Fré- déric.

Le soir même, le tableau fut apporté. II lui parut plus abominable encore que la première fois. Les demi-teintes et les ombres s'étaient plom- bées sous les retouches trop nombreuses, et elles semblaient obscurcies par rapport aux lumières, qui, demeurées brillantes çà et là, détonnaient dans l'ensemble.

Frédéric se vengea de l'avoir payé, en le déni- grant amèrement. Deslauriers le crut sur parole et approuva sa conduite, car il ambitionnait tou- jours de constituer une phalange dont il serait le chef; certains hommes se réjouissent de faire faire à leurs amis des choses qui leur sont dés- agréables.

Cependant, Frédéric n'était pas retourné chez les Dambreuse. Les capitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à n'en plus finir; il ba- lançait à se décider. Peut-être avait-il raison ? Rien n'était sûr, maintenant, l'affaire des houilles pas plus qu'une autre ; il fallait abandonner un pareil monde; enfin. Deslauriers le détourna de l'entre- prise. A force de haine, il devenait vertueux; et puis il aimait mieux Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal et en com- munion plus intime avec lui.

La commission de M^ Roque avait été fort mal exécutée. Son père l'écrivit, en fournissant les ex- plications les plus précises, et terminait sa lettre par cette badinerie : «Au risque de vous donner un mal de nègre. »

384 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Frédéric ne pouvait faire autrement que de re- tourner chez Arnoux. II monta dans le magasin, et ne vit personne. La maison de commerce croulant, les employés imitaient Tincurie de leur patron.

II côtoya la longue étagère, chargée de faïences, qui occupait d*un bout à l'autre le mi- lieu de lappartement; puis, arrivé au fond, de- vant le comptoir, il marcha plus fort pour se faire entendre.

La portière se relevant. M"** Arnoux parut.

Comment, vous ici! vous!

Oui, balbutia-t-elle, un peu troublée. Je cherchais . . .

II aperçut son mouchoir près du pupitre, et devina qu'elle était descendue chez son mari pour se rendre compte, éclaircir sans doute une inquiétude.

Mais . . . vous avez peut-être besoin de quel- que chose? dit-elle.

Un rien , madame.

Ces commis sont intolérables! ils s'absen- tent toujours.

On ne devait pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait de la circonstance. Elle le regarda ironiquement.

Eh bien , et ce mariage ?

Quel mariage?

Le votre !

Moi ? Jamais de la vie ! Elle fit un geste de dénégation.

Quand cela serait, après tout? On se réfu- gie dans le médiocre, par désespoir du beau qu'on a rêvé !

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 385

Tous VOS rêves, pourtant, n'étaient pas si. . . candides I

Que voulez-vous dire ?

Quand vous vous promenez aux courses avec... des personnes!

II maudit la Maréchale. Un souvenir lui re- vint.

Maisc'est vous-même, autrefois, qui m'avez prié de la voir, dans l'intérêt d'Arnoux !

Elle répliqua en hochant la tête :

Et vous en profitiez pour vous distraire.

Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises !

C'est juste , puisque vous allez vous marier ! Et elle retenait son soupir, en mordant ses

lèvres.

Alors, il s'écria :

Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire que, moi, avec mes besoins d'intelligence, mes habitudes, j'aille m'enfouir en province pour jouer aux cartes, surveiller des maçons, et me promener en sabots! Dans quel but, alors? On vous a conté qu'elle était riche, n'est-ce pas ? Ah ! je me moque bien de l'argent! Est-ce qu'après avoir désiré tout ce qu'il j a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte de pa- radis sous forme humaine, et quand je l'ai trouvé enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres...

Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières, en répétant :

Non I non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais ! jamais !

Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le ravissement.

386 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

La porte du magasin sur l'escalier retomba. Elle fit un bond; et elle restait la main étendue, comme pour lui commander le silence. Des pas se rapprochèrent. Puis quelqu'un dit au dehors :

Madame est-elle là?

Entrez!

M™^ Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume entre ses doigts, tranquille- ment, quand le teneur de livres ouvrit la por- tière.

Frédéric se leva.

Madame, j'ai bien l'honneur de vous sa- luer. Le service, n'est-ce pas, sera prêt? Je puis compter dessus?

Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs de l'adultère.

Le lendemain, il retourna chez elle, on le re- çut; et, afin de poursuivre ses avantages, immé- diatement, sans préambule, Frédéric commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul l'avait fait se trouver avec cette femme. En admettant qu'elle fût jolie (ce qui n'était pas vrai), comment pourrait- elle arrê- ter sa pensée, même une minute, puisqu'il en aimait une autre !

Vous le savez bien, je vous l'ai dit. M"" Arnoux baissa la tête.

Je suis fâchée que vous me l'ayez dit.

Pourquoi?

Les convenances les plus simples exigent maintenant que je ne vous revoie plus!

II protesta de l'innocence de son amour. Le passé devait lui répondre de l'avenir ; il s'était pro-

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 387

mis à lui-même de ne pas troubler son existence, de ne pas l'étourdir de ses plaintes.

Mais, hier, mon cœur débordait.

Nous ne devons plus songer à ce moment- là, mon ami!

Cependant, serait le mal, quand deux pauvres êtres confondraient leur tristesse ?

Car vous n'êtes pas heureuse non plus ! Oh! je vous connais, vous n'avez personne qui réponde à vos besoins d'affection, de dévoue- ment; je ferai tout ce que vous voudrez! Je ne vous offenserai pas ! . . . je vous le jure.

Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s affaissant sous un poids intérieur trop lourd.

Levez-vous! dit-elle, je le veux!

Et elle lui déclara impérieusement que, s*il n'o- béissait pas, il ne la reverrait jamais.

Ah ! je vous en défie bien ! reprit Frédéric. Qu'est-ce que j'ai à faire dans le monde? Les autres s'évertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir! Moi, je n'ai pas d'état, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l'air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l'aspiration de mon âme monter vers la vôtre, et qu'elles doi- vent se confondre, et que j'en meurs?

j^me Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.

Oh ! allez-vous-en ! je vous en prie ! L'expression bouleversée de sa figure l'arrêta.

Puis il fit un pas. Mais elle se reculait, en joignant les deux mains.

Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce !

388 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Et Frédéric l'aimait tellement, qu'il sortit.

Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un imbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.

Madame n'y était pas. II resta sur le palier, étourdi de fureur et d'indignation. Arnoux parut, et lui apprit que sa femme, le matin même, était partie s'installer dans une petite maison de cam- pagne qu'ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-CIoud.

C'est encore une de ses lubies! Enfin, puisque ça l'arrange ! et moi aussi, du reste; tant mieux ! Dînons-nous ensemble ce soir?

Frédéric allégua une affaire urgente, puis cou- rut à Auteuil.

M"" Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s'évanouit.

II ne parla point de son amour. Pour lui inspi- rer plus de confiance, il exagéra même sa réserve; et, lorsqu'il demanda s'il pouvait revenir, elle ré- pondit : «Mais sans doute», en offrant sa main, qu'elle retira presque aussitôt.

Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. II pro- mettait au cocher de gros pourboires. Mais sou- vent, la lenteur du cheval l'impatientant, il des- cendait; puis, hors d'haleine, grimpait dans un omnibus ; et comme il examinait dédaigneusement les figures des gens assis devant lui, et qui n'al- laient pas chez elle !

II reconnaissait de loin sa maison, à un chèvre- feuille énorme couvrant, d'un seul côté, les planches du toit; c'était une manière de chalet suisse peint en rouge, avec un balcon extérieur. II y avait dans le jardin trois vieux marronniers.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 389

et au milieu, sur un tertre, un parasol en chaume que soutenait un tronc d'arbre. Sous Tardoise des murs, une grosse vigne mal attachée pendait de place en place, comme un câble pourri. La son- nette de la grille, un peu rude à tirer, prolongeait son carillon, et on était toujours longtemps avant de venir. Chaque fois, il éprouvait une angoisse, une peur indéterminée.

Puis il entendait claquer, sur le sable, les pan- toufles de la bonne ; ou bien M™^ Arnoux elle- même se présentait. II arriva, un jour, derrière son dos, comme elle était accroupie, devant le gazon, à chercher de la violette.

L'humeur de sa fille l'avait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait l'après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l'ami Compain. Aucun fâcheux ne pouvait les surprendre.

II était bien entendu qu'ils ne devaient pas s'ap- partenir. Cette convention, qui les garantissait du péril, facihtait leurs épanchements.

Elle lui dit son existence d'autrefois, à Chartres, chez sa mère ; sa dévotion vers douze ans ; puis sa fureur de musique, lorsqu'elle chantait jusqu'à la nuit, dans sa petite chambre, d'où l'on dé- couvrait les remparts. II lui conta ses mélancolies au collège, et comment dans son ciel poé- tique resplendissait un visage de femme, si bien qu'en la voyant pour la première fois, il l'avait reconnue.

Ces discours n'embrassaient, d'habitude, que les années de leur fréquentation. II lui rappelait d'insignifiants détails, la couleur de sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue,

390 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

ce qu'elle avait dit une autre fois ; et elle répon- dait tout émerveillée :

Oui, je me rappelle!

Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes. Souvent celui des deux qui écoutait l'autre s'é- criait :

Moi aussi !

Et l'autre à son tour reprenait :

Moi aussi !

Puis c'étaient d'interminables plaintes sur la Providence :

Pourquoi le ciel ne Tà-t-il pas voulu ! Si nous nous étions rencontrés ! . . .

Ah! si j'avais été plus jeune! soupirait- elle.

Non ! moi, un peu plus vieux.

Et ils s'imaginaient une vie exclusivement amoureuse, assez féconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutes joies, défiant toutes les misères, les heures auraient disparu dans un continuel épanchement d'eux-mêmes, et qui aurait fait quelque chose de resplendissant et d'élevé comme la palpitation des étoiles.

Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut de l'escaher; des cimes d'arbres jaunies par l'automne se mamelonnaient devant eux, iné- galement jusqu'au bord du ciel pâle ; ou bien ils allaient au bout de l'avenue, dans un pavillon ayant pour tout meuble un canapé de toile grise. Des points noirs tachaient la glace ; les murailles exhalaient une odeur de moisi; et ils restaient là, causant d'eux-mêmes, des autres, de n'importe quoi, avec ravissement. Quelquefois les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 39 I

le plafond jusque sur les dalles comme les cordes d'une lyre, des brins de poussière tourbillon- naient dans ces barres lumineuses. Elle s'amusait à les fendre, avec sa main ; Frédéric la saisissait, doucement; et il contemplait l'entrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus qu'une chose, presque une personne.

Elle lui donna ses gants, la semaine d'après son mouchoir. Elle l'appelait « Frédéric», il l'ap- pelait «Marie», adorant ce nom-là, fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans l'extase, et qui semblait contenir des nuages d'encens, des jon- chées de roses.

Ils arrivèrent à fixer d'avance le jour de ses visites; et, sortant comme par hasard, elle allait au-devant de lui, sur la route.

Elle ne faisait rien pour exciter son amour, perdue dans cette insouciance qui caractérise les grands bonheurs. Pendant toute la saison, elle porta une robe de chambre en soie brune, bordée de velours pareil, vêtement large, convenant à la mollesse de ses attitudes et de sa physionomie sérieuse. D'ailleurs, elle touchait au mois d'août des femmes, époque tout à la fois de réflexion et de tendresse, la maturité qui commence colore le regard d'une flamme plus profonde, quand la force du cœur se mêle à l'expérience de la vie, et que, sur la fin de ses épanouissements, l'être complet déborde de richesses dans l'harmonie de sa beauté. Jamais elle n'avait eu plus de douceur, d'indulgence. Sûre de ne pas faillir, elle s'aban- donnait à un sentiment qui lui semblait un droit conquis par ses chagrins. Cela était si bon

392 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d'Arnoux et les adorations de Fré- déric !

Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu'il croyait avoir gagné, se disant qu'on peut ressaisir une occasion et qu'on ne rattrape jamais une sottise. II voulait qu'elle se donnât, et non la prendre. L'assurance de son amour le délectait comme un avant-goût de la possession , et puis le charme de sa personne lui troublait le cœur plus que les sens. C'était une béatitude indéfinie, un tel enivrement, qu'il en oubliait jusqu'à la possi- bilité d'un bonheur absolu. Loin d'elle, des con- voitises furieuses le dévoraient.

Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir l'un devant l'autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient; plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par l'exercice d'un tel mensonge, leur sensibilité s'exaspéra. Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils souffraient du vent d'est, ils avaient des irritations sans cause, des pressenti- ments funèbres; un bruit de pas, le craquement d'une boiserie leur causaient des épouvantes comme s'ils avaient été coupables ; ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les enveloppait; et, quand des doléances échap- paient à Frédéric, elle s'accusait elle-même.

Oui ! je fais mai ! j'ai l'air d'une coquette ! Ne venez donc plus !

Alors, il répétait les mêmes serments, qu'elle écoutait chaque fois avec plaisir.

L'EDUCATION SENTIMENTALE.

393

Son retour à Paris et les embarras du jour de l'an suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les allures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors à des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape*, l'insurrection de Palerme* et le banquet du xii* arrondissement *, lequel inspirait des inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir; car il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement univer- sel, tant il était maintenant aigri. M"^ Arnoux, de son côté, devenait sombre.

Son mari, prodiguant les extravagances, entre- tenait une ouvrière de la manufacture, celle qu'on appelait la Bordelaise. M"* Arnoux l'apprit elle- même à Frédéric. 11 voulait tirer de un argu- ment «puisqu'on la trahissait ».

Oh ! je ne m'en trouble guère ! dit-elle. Cette déclaration lui parut affermir complète- ment leur intimité. Arnoux s'en méfiait-il?

Non ! pas maintenant !

Elle lui conta qu'un soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité :

Avec raison, n'est-ce pas? dit amèrement Frédéric.

Oui, sans doute !

Elle aurait fait mieux de ne pas risquer un pa- reil mot.

Un Jour, elle ne se trouva point chez elle, à

3^4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

l'heure il avait coutume d'y venir. Ce fut, pour lui, comme une trahison.

II se fâcha ensuite de voir les fleurs qu'il appor- tait toujours plantées dans un verre d'eau.

voulez-vous donc qu'elles soient?

Oh! pas là! Du reste, elles y sont moins froidement que sur votre cœur.

Quelque temps après, il lui reprocha d'avoir été la veille aux Italiens, sans le prévenir. D'autres l'avaient vue , admirée, aimée peut-être; Frédéric s'attachait à ses soupçons uniquement pour la quereller, la tourmenter; car il commençait à la haïr, et c'était bien le moins qu'elle eût une part de ses souffrances!

Une après-midi (vers le milieu de février), il la surprit fort émue. Eugène se plaignait de mal à la gorge. Le docteur avait dit pourtant que ce n'était rien, un gros rhume, la grippe. Frédéric fut étonné par l'air ivre de l'enfant. II rassura sa mère néanmoins, cita en exemple plusieurs bam- bins de son âge qui venaient d'avoir des affections semblables et s'étaient vite guéris.

Vraiment?

Mais oui, bien sûr!

Oh ! comme vous êtes bon !

Et elle lui prit la main. Il l'étreignit dans la sienne.

Oh ! laissez-Ia !

Qu'est-ce que cela fait, puisque c'est au consolateur que vous l'offrez ! . . . Vous me croyez bien pour ces choses, et vous doutez de moi... quand je vous parle de mon amour !

Je n'en doute pas, mon pauvre ami !

Pourquoi cette défiance, comme si j'étais un misérable capable d'abuser ! . . .

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 395

Oh! non!...

Si j'avais seulement une preuve ! . . .

Quelle preuve ?

Celle qu'on donnerait au premier venu, celle que vous m'avez accordée à moi-même.

Et il lui rappela qu'une fois ils étaient sortis ensemble, par un crépuscule d'hiver, un temps de brouillard. Tout cela était bien loin, mainte- nant ! Qui donc l'empêchait de se montrer à son bras, devant tout le monde, sans crainte de sa part, sans arrière-pensée de la sienne, n'ayant per- sonne autour d'eux pour les importuner ?

Soit! dit-elle, avec une bravoure de déci- sion qui stupéfia d'abord Frédéric.

Mais il reprit vivement :

Voulez-vous que je vous attende au coin de la rue Tronchet et de la rue de la Ferme ?

Mon Dieu ! mon ami. . . , balbutiait M"* Ar- noux.

Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta :

Mardi prochain, je suppose?

Mardi?

Oui, entre deux et trois heures!

J'y serai !

Et elle détourna son visage, par un mouvement de honte. Frédéric lui posa ses lèvres sur la nuque.

Oh ! ce n'est pas bien , dit-elle. Vous me fe- riez repentir.

II s'écarta, redoutant la mobilité ordinaire des femmes. Puis, sur le seuil, murmura, doucement, comme une chose bien convenue :

A mardi !

Elle baissa ses beaux yeux d'une façon discrète et résignée.

39^ L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Frédéric avait un plan.

II espérait que, grâce à la pluie ou au soleil, il pourrait la faire s'arrêter sous une porte, et qu'une fois sous la porte, elle entrerait dans la maison. Le difficile était d'en découvrir une con- venable.

II se mit donc en recherche, et, vers le milieu de la rue Tronchet, il lut de loin, sur une en- seigne : Appartements meublés.

Le garçon, comprenant son intention, lui mon- tra tout de suite, à l'entresol, une chambre et un cabinet avec deux sorties. Frédéric la retint pour un mois et paya d'avance.

Puis il alla dans trois magasins acheter la parfu- merie la plus rare ; il se procura un morceau de fausse guipure pour remplacer l'affreux couvre- pieds de coton rouge, il choisit une paire de pan- toufles en satin bleu ; la crainte seule de paraître grossier le modéra dans ses emplettes; il revint avec elles ; et plus dévotement que ceux qui font des reposoirs, il changea les meubles de place, drapa lui-même les rideaux, mit des bruyères sur la cheminée, des violettes sur la commode; il aurait voulu paver la chambre tout en or. « C'est demain, se disait-il, oui, demain ! je ne rêve pas.» Et il sentait battre son cœur à grands coups sous le déhre de son espérance; puis, quand tout fut prêt, il emporta la clef dans sa poche, comme si le bonheur, qui dormait là, avait pu s'en en- voler.

Une lettre de sa mère l'attendait chez lui.

« Pourquoi une si longue absence ? Ta con- duite commence à paraître ridicule. Je com- prends que, dans une certaine mesure, tu aies

L'EDUCATION SENTIMENTALE. l()J

d abord hésité devant cette union; cependant, réfléchis ! »

Et elle précisait les choses : quarante-cinq mille hvres de rente. Du reste, «on en causait»; et M. Roque attendait une réponse définitive. Quant à la jeune personne, sa position, véritablement, était embarrassante. « Elle t aime beaucoup. »

Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en ou- vrit une autre, un billet de Deslauriers.

«Mon vieux,

«La ipoxre est mûre. Selon ta promesse, nous comptons sur toi. On se réunit demain au petit jour, place du Panthéon. Entre au café SoufHot. II faut que je te parle avant la manifestation. »

« Oh ! je les connais, leurs manifestations. Mille grâces ! j'ai un rendez-vous plus agréable. »

Et, le lendemain, dès onze heures, Frédéric était sorti. II voulait donner un dernier coup d'œil aux préparatifs ; puis, qui sait, elle pouvait, par un hasard quelconque, être en avance? En débouchant de la rue Tronchet, il entendit der- rière la Madeleine une grande clameur; il s'a- vança; et il aperçut au fond de la place, à gauche, des gens en blouse et des bourgeois.

En effet, un manifeste publié dans les journaux avait convoqué à cet endroit tous les souscripteurs du banquet réformiste. Le Ministère, presque im- médiatement, avait affiché une proclamation l'in- terdisant. La veille au soir, l'opposition parle- mentaire y avait renoncé; mais les patriotes, qui ignoraient cette résolution des chefs, étaient venus au rendez- vous, suivis par un grand nombre de curieux. Une députation des écoles s'était portée

398 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tout à rheure chez Odilon Barrot. Elle était main- tenant aux Affaires Etrangères ; et on ne savait pas si le banquet aurait lieu, si le Gouvernement exé- cuterait sa menace, si les gardes nationaux se pré- senteraient. On en voulait aux Députés comme au Pouvoir. La foule augmentait de plus en plus, quand tout à coup vibra dans les airs le refrain de la Marseillaise,

C'était la colonne des étudiants qui arrivait. Ils marchaient au pas, sur deux files, en bon ordre, l'aspect irrité, les mains nues, et tous criant par intervalles :

Vive la Réforme ! à bas Guizot !

Les amis de Frédéric étaient là, bien sûr. Ils allaient l'apercevoir et l'entraîner. II se réfugia vivement dans la rue de l'Arcade.

Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde. Elle était remplie de monde ; et la foule tassée semblait, de loin, un champs d'épis noirs qui oscillaient.

Au même moment, des soldats de la ligne se rangèrent en bataille, à gauche de l'église.

Les groupes stationnaient, cependant. Pour en finir, des agents de police en bourgeois saisissaient les plus mutins et les emmenaient au poste, bru- talement. Frédéric, malgré son indignation, resta muet; on aurait pu le prendre avec les autres, et il aurait manqué M"° Arnoux.

Peu de temps après, parurent les casques des municipaux. Ils frappaient autour d'eux, à coups de plat de sabre. Un cheval s'abattit; on courut lui porter secours : et, dès que le cavalier fut en selle, tous s'enfuirent.

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 399

Alors, il y eut un grand silence. La pluie fine, qui avait mouillé l'asphalte, ne tombait plus. Des nuages s'en allaient, balayés mollement par le vent d'ouest.

Frédéric se mit à parcourir la rue Tronchet, en regardant devant lui et derrière lui.

Deux heures enfin sonnèrent.

« Ah ! c'est maintenant ! se dit-il, elle sort de sa maison, elle approche »; et, une minute après : (( Elle aurait eu le temps de venir. » Jusqu'à trois heures, il tâcha de se calmer. « Non, elle n'est pas en retard ; un peu de patience I »

Et, par désœuvrement, il examinait les rares boutiques : un libraire, un selher, un magasin de deuil. Bientôt il connut tous les noms des ou- vrages, tous les harnais, toutes les étoffes. Les marchands, à force de le voir passer et repasser continuellement, furent étonnés d'abord, puis effrayés, et ils fermèrent leur devanture.

Sans doute, elle avait un empêchement, et elle en souffrait aussi. Mais quelle joie tout à l'heure ! Car elle allait venir, cela était certain ! « Elle me l'a bien promis!» Cependant, une angoisse in- tolérable le gagnait.

Par un mouvement absurde, il rentra dans l'hô- tel, comme si elle avait pu s y trouver. A l'instant même, elle arrivait peut-être dans la rue. Il s'y jeta. Personne ! Et il se remit à battre le trottoir.

Il considérait les fentes des pavés, la gueule des gouttières, les candélabres, les numéros au- dessus des portes. Les objets les plus minimes devenaient pour lui des compagnons, ou plutôt des spectateurs ironiques ; et les façades régulières des maisons lui semblaient impitoyables. Il souf-

4oO L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

frait du froid aux pieds. II se sentait dissoudre d'accablement. La répercussion de ses pas lui secouait la cervelle.

' Quand il vit quatre heures à sa montre, il éprouva comme un vertige, une épouvante. II tâ- cna de se répéter des vers, de calculer n'importe

3uoi, d'inventer une histoire ! Impossible ! l'image e M"" Arnoux l'obsédait. Il avait envie de courir à sa rencontre. Mais quelle route prendre pour ne pas se croiser?

II aborda un commissionnaire, lui mit dans la main cinq francs, et le chargea d'aller rue Paradis, chez Jacques Arnoux, pour s'enquérir près du portier « si Madame était chez elle ». Puis il se planta au coin de la rue de la Ferme et de la rue Tronchet, de manière à voir simultanément dans toutes les deux. Au fond de la perspective, sur le boulevard, des masses confuses glissaient. Il dis- tinguait parfois l'aigrette d'un dragon , un chapeau de femme ; et il tendait ses prunelles pour la re- connaître. Un enfant déguenillé qui montrait une marmotte, dans une boîte, lui demanda l'aumône, en souriant.

L'homme à la veste de velours reparut. « Le por- tier ne l'avait pas vue sortir. » Qui la retenait ? Si elle était malade , on l'aurait dit ! Etait-ce une visite ? Rien de plus facile que de ne pas recevoir. Il se frappa le front.

« Ah ! je suis bête ! C'est l'émeute ! » Cette expli- cation naturelle le soulagea. Puis, tout à coup : « Mais son quartier est tranquille. » Et un doute abominable t'assaillit. « Si elle allait ne pas venir? si sa promesse n'était qu'une parole pour m'évin- cer ? Non ! non ! » Ce qui l'empêchait sans doute,

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4o l

c'était un hasard extraordinaire, un de ces événe- ments qui déjouent toute prévoyance. Dans ce cas -là, elle aurait écrit. Et il envoya le garçon d'hôtel à son domicile, rue Rumfort, pour savoir s'il n'y avait point de lettre ?

On n'avait apporté aucune lettre. Cette absence de nouvelles le rassura.

Du nombre des pièces de monnaie prises au hasard dans sa main, de la physionomie des pas- sants, de la couleur des chevaux, il tirait des pré- sages; et, quand l'augure était contraire, il s'effor- çait de ne pas y croire. Dans ses accès de fureur contre M'"^ Arnoux, il l'injuriait à demi-voix. Puis c'étaient des faiblesses à s'évanouir, et tout à coup des rebondissements d'espérance. Elle allait pa- raître. Elle était là, derrière son dos. II se retour- nait : rien ! Une fois, il aperçut, à trente pas envi- ron, une femme de même taille, avec la même robe. II la rejoignit ; ce n'était pas elle ! Cinq heures arrivèrent I cinq heures et demie ! six heures ! Le gaz s'allumait. M™" Arnoux n'était pas venue.

Elle avait rêvé, la nuit précédente, qu'elle était sur le trottoir de la rue Tronchet depuis long- temps. Elle y attendait quelque chose d'indéter- miné, de considérable néanmoins, et, sans savoir pourquoi, elle avait peur d'être aperçue. Mais un maudit petit chien, acharné contre elle, mordillait le bas de sa robe. II revenait obstinément et aboyait toujours plus fort. M™" Arnoux se réveilla. L'aboie- ment du chien continuait. Elle tendit l'oreille. Cela partait de la chambre de son fils. Elle s'y précipita

F^ieds nus. C'était l'enfant lui-même qui toussait. 1 avait les mains brûlantes, la face rouge et la voix singulièrement rauque. L'embarras de sa

26

4o2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

respiration augmentait de minute en minute. Elle resta jusqu'au jour, penchée sur sa couverture, à l'observer.

A huit heures, le tambour de la garde nationale vint prévenir M. Arnoux que ses camarades l'at- tendaient. Il s'habilla vivement et s'en alla, en pro- mettant de passer tout de suite chez leur médecin, M. Colot. A dix heures, M. Colot n'étant pas venu, M™® Arnoux expédia sa femme de chambre. Le docteur était en voyage, à la campagne, et le jeune homme qui le remplaçait faisait des courses.

Eugène tenait sa tête de côté, sur le traversin, en fronçant toujours ses sourcils, en dilatant ses narines ; sa pauvre petite figure devenait plus blême que ses draps; et il s'échappait de son larynx un sifflement produit par chaque inspiration , de plus en plus courte, sèche, et comme métallique. Sa toux ressemblait au bruit de ces mécaniques bar- bares qui font japper les chiens de carton.

]y[me arnoux fut saisie d'épouvante. Elle se jeta sur les sonnettes, en appelant au secours, en criant :

Un médecin ! un médecin !

Dix minutes après, arriva un vieux monsieur en cravate blanche et à favoris gris, bien taillés. Il fit beaucoup de questions sur les habitudes, l'âge et le tempérament du jeune malade, puis examina sa gorge , s'appliqua la tête dans son dos et écrivit une ordonnance. L'air tranquille de ce bonhomme était odieux. 11 sentait l'embaumement. Elle aurait voulu le battre. Il dit qu'il reviendrait dans la soirée.

Bientôt les horribles quintes recommencèrent. Quelquefois, l'enfant se dressait tout à coup.

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^3

Des mouvements convulsifs lui secouaient les muscles de la poitrine, et, dans ses aspirations, son ventre se creusait comme s'il eût suffoqué d'avoir couru. Puis il retombait la tête en arrière et la bouche grande ouverte. Avec des précau- tions infinies, M"^ Arnoux tâchait de lui faire ava- ler le contenu des fioles, du sirop d'ipécacuanha, une potion kermétisée. Mais il repoussait la cuiller, en gémissant d'une voix faible. On aurait dit qu'il soufïlait ses paroles.

De temps à autre, elle relisait l'ordonnance. Les observations du formulaire l'effrayaient ; peut-être que le pharmacien s'était trompé ! Son impuissance la désespérait. L'élève de M. Colot arriva.

C'était un jeune homme d'allures modestes, neuf dans le métier, et qui ne cacha point son im- pression. 11 resta d'abord indécis, par peur de se compromettre, et enfin prescrivit l'application de morceaux de glace. On fut longtemps à trouver de la glace. La vessie qui contenait les morceaux creva. 11 fallut changer la chemise. Tout ce déran- gement provoqua un nouvel accès plus terrible.

L'enfant se mit à arracher les linges de son cou, comme s'il avait voulu retirer l'obstacle qui l'étouf- fait, et il égratignait le mur, saisissait les rideaux de sa couchette , cherchant un point d'appui pour respirer. Son visage était bleuâtre maintenant, et tout son corps, trempé d'une sueur froide, parais- sait maigrir. Ses yeux hagards s'attachaient sur sa mère avec terreur. 11 lui jetait les bras autour du cou, s'y suspendait d'une façon désespérée; et, en repoussant ses sanglots, elle balbutiait des paroles tendres.

Oui, mon amour, mon ange, mon trésor!

z6.

4o4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Puis, des moments de calme survenaient.

Elle alla chercher des joujoux, un polichinelle, une collection d'images, et les étala sur son ht, pour le distraire. Elle essaya même de chanter.

Elle commença une chanson qu'elle lui disait autrefois, quand elle le berçait en l'emmaillotant sur cette même petite chaise de tapisserie. Mais il frissonna dans la longueur entière de son corps, comme une onde sous un coup de vent ; les glooes de ses yeux saillissaient : elle crut qu'il allait mou- rir, et se détourna pour ne pas le voir.

Un instant après, elle eut la force de le regar- der. Il vivait encore. Les heures se succédèrent, lourdes, mornes, interminables, désespérantes; et elle n'en comptait plus les minutes qu'à la pro- gression de cette agonie. Les secousses de sa poi- trine le jetaient en avant comme pour le briser; à la fin, il vomit quelque chose d'étrange, qui ressemblait à un tube de parchemin. Qu'était-ce? Elle s'imagina qu'il avait rendu un bout de ses en- trailles. Mais il respirait largement, régulièrement. Cette apparence de bien-être l'efFraya plus que tout le reste; elle se tenait comme pétrifiée, les bras pendants, les yeux fixes, quand M. Colot survint. L'enfant, selon lui, était sauvé.

Elle ne comprit pas d'abord , et se fit répéter la phrase. N'était-ce pas une de ces consolations propres aux médecins ? Le docteur s'en alla d'un air tranquille. Alors, ce fut pour elle comme si les cordes qui serraient son cœur se fussent dénouées.

Sauvé I Est-ce possible !

Tout à coup l'idée de Frédéric lui apparut d'une façon nette et inexorable. C'était un aver- tissement de la Providence. Mais le Seigneur,

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^5

dans sa miséricorde, n'avait pas voulu la punir tout à fait! Quelle expiation, plus tard, si elle persévérait dans cet amour! Sans doute, on insul- terait son fils à cause d'elle ; et M""' Arnoux l'aper- çut jeune homme, blessé dans une rencontre, rapporté sur un brancard, mourant. D'un bond, elle se précipita sur la petite chaise ; et de toutes ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offrit à Dieu, comme un holocauste, le sacri- fice de sa première passion, de sa seule faiblesse.

Frédéric était revenu chez lui. II restait dans son fauteuil, sans même avoir la force de la maudire. Une espèce de sommeil le gagna; et, à travers son cauchemar, il entendait la pluie tomber, en croyant toujours qu'il était là-bas, sur le trottoir.

Le lendemain, par une dernière lâcheté, il en- voya encore un commissionnaire chez M™* Ar- noux.

Soit que le Savoyard ne fit pas la commission, ou qu'elle eût trop de choses à dire pour s'expli- quer d'un mot, la même réponse fut rapportée. L'insolence était trop forte ! Une colère d'orgueil le saisit. II se jura de n'avoir plus même un désir ; et, comme un feuillage emporté par un ouragan, son amour disparut. II en ressentit un soulage- ment, une joie stoïque, puis un besoin d'actions violentes; et il s'en alla au hasard, par les rues.

Des hommes des faubourgs passaient, armés de fusils, de vieux sabres, quelques-uns portant des bonnets rouges, et tous chantant la Marseillaise ou les Girondins. Çà et là, un garde national se hâtait pour rejoindre sa mairie. Des tambours, au loin, résonnaient. On se battait à la porte Saint- Martin. II y avait dans l'air quelque chose de gail-

4o6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

lard et de belliqueux. Frédéric marchait toujours. L'agitation de la grande ville le rendait gai.

A la hauteur de Frascati , il aperçut les fenêtres de la Maréchale ; une idée folle lui vint, une réac- tion de jeunesse. II traversa le boulevard.

On fermait la porte cochère; et Delphine, la femme de chambre, en train d'écrire dessus avec un charbon : «Armes données», lui dit vivement:

Ah ! Madame est dans un bel état ! Elle a renvoyé ce matin son groom qui l'insultait. Elle croit qu'on va piller partout ! Elle crève de peur ! d'autant plus que Monsieur est parti !

Quel monsieur?

Le Prince!

Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon, les cheveux sur le dos, boule- versée.

Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c'est la se- conde fois ! tu n'en demandes jamais le prix, toi !

Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.

Comment? que fais-tu? balbutia la Maré- chale, à la fois surprise et égajée par ces ma- nières.

II répondit :

Je suis la mode, je me réforme.

Elle se laissa renverser sur le divan, et conti- nuait à rire sous ses baisers.

Ils passèrent l'après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l'emmena dîner aux Trois- Frères-Provençaux. Le repas fut long, délicat. Ils s'en revinrent à pied, faute de voiture.

A la nouvelle d'un changement de ministère,

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. J[oj

Paris avait changé. Tout le monde était en joie ; des promeneurs circulaient, et des lampions à chaque étage faisaient une clarté comme en plein jour. Les soldats regagnaient lentement leurs casernes, harassés, Tair triste. On les saluait, en criant : « Vive la ligne ! » Ils continuaient sans répondre. Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges d'enthousiasme, brandissaient leur sabre en vociférant : a Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était très gai.

Par la rue Duphot, ils atteignirent les boule- vards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient des guirlandes de feux. Un fourmillement confus s'agitait en dessous ; au mi- lieu de cette ombre, par endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s'élevait. La foule était trop compacte, le retour direct impossible ; et ils entraient dans la rue Cau- martin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil au craquement d'une immense pièce de soie que l'on déchire. C'était la fusillade du boulevard des Capucines.

Ah! on casse quelques bourgeois, dit Fré- déric tranquillement.

Car il j a des situations l'homme le moins cruel est si détaché des autres, qu'il verrait périr le genre humain sans un battement de cœur.

La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle se déclara incapable de faire vingt pas de plus. Alors, par un raffinement de haine, pour mieux outrager en son âme M"° Arnoux, il l'emmena jusqu'à l'hôtel de la rue Tronchet, dans le logement préparé pour l'autre.

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Les fleurs n'étaient pas flétries. La guipure s'éta- lait sur le lit. Il tira de l'armoire les petites pan- toufles. Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.

Vers une heure, elle fut réveillée par des rou- lements lointains; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans l'oreiller.

Qu'as-tu donc, cher amour?

C'est excès de bonheur, dit Frédéric. Il y avait trop longtemps que je te désirais !

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TROISIÈME PARTIE

LE bruit d'une fusillade le tira brusquement de son sommeil; et, malgré les instances de Rosanette , Frédéric , à toute force , vou- lut aller voir ce qui se passait. II descen- dait les Champs-Elysées, d*où les coups de feu étaient partis. A l'angle de la rue Saint-Honoré, des hommes en blouse le croisèrent en criant : Non! pas par là! au Palais-Rojal! Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles de l'Assomption. Plus loin, il remarqua trois pa- vés au milieu de la voie, le commencement d'une barricade, sans doute, puis des tessons de bou- teilles, et des paquets de fil de fer pour embarras- ser la cavalerie; quand tout à coup s'élança d'une ruelle un grand jeune homme pâle, dont les che- veux noirs flottaient sur les épaules, prises dans une espèce de maillot à pois de couleur. II tenait

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un long fusil de soldat, et courait sur la pointe de ses pantoufles, avec l'air d'un somnambule et leste comme un tigre. On entendait, par intervalles, une détonation.

La veille au soir, le spectacle du chariot con- tenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du bou- levard des Capucines avait changé les dispositions du peuple; et, pendant qu'aux Tuileries les aides de camp se succédaient, et que M. MoIé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M. Thiers tâchait d'en composer un autre, et que le Roi chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le commandement général pour l'empê- cher de s'en servir, l'insurrection, comme dirigée par un seul bras, s'organisait formidablement. Des hommes d'une éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des rues ; d'autres dans les éghses sonnaient le tocsin à pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des cartouches; les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché, renversé; Paris, le matin, était couvert de barricades. La résistance ne dura pas; partout la garde nationale s'inter- posait; si bien qu'à huit heures, le peuple, de bon gré ou de force, possédait cinq casernes, presque toutes les mairies, les points stratégiques les plus sûrs. D'elle-même, sans secousses, !a Monarchie se fondait dans une dissolution rapide ; et on atta- quait maintenant le poste du Château-d'Eau, pour déhvrer cinquante prisonniers, qui n'y étaient pas.

Frédéric s'arrêta forcément à l'entrée de la place. Des groupes en armes l'emplissaient. Des compagnies de la ligne occupaient les rues Saint- Thomas et Fromanteau. Une barricade énorme

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bouchait la rue de Valois. La fumée qui se balan- çait à sa crête s'entr'ouvrit, des hommes couraient dessus en faisant de grands gestes, ils disparurent; puis la fusillade recommença. Le poste j répondait, sans qu'on vît personne à fintérieur; ses fenêtres, défendues par des volets de chêne, étaient percées de meurtrières; et le monument avec ses deux étages, ses deux ailes, sa fontaine au premier et sa petite porte au milieu, commençait à se mouche- ter de taches blanches sous le heurt des balles. Son perron de trois marches restait vide.

A côté de Frédéric, un homme en bonnet grec et portant une giberne par-dessus sa veste de tricot se disputait avec une femme coiffée d'un madras. Elle lui disait :

Mais reviens donc ! reviens donc !

Laisse- moi tranquille ! répondait le mari. Tu peux bien surveiller la loge toute seule. Ci- toyen, je vous le demande, est-ce juste? J'ai fait mon devoir partout, en 1830, en 32, en 34, en 39! Aujourd'hui, on se bat. Il faut que je me batte! Va- t'en!

Et la portière finit par céder à ses remontrances et à celles d'un garde national près d'eux, quadra- génaire dont la figure bonasse était ornée d'un collier de barbe blonde. Il chargeait son arme et tirait, tout en conversant avec Frédéric, aussi tran-

3uille au milieu de l'émeute qu'un horticulteur ans son jardin. Un jeune garçon en serpillière le cajolait pour obtenir des capsules, afin d'utiliser son fusil, une belle carabine de chasse que lui avait donnée a un monsieur».

Empoigne dans mon dos, dit le bourgeois, et efface-toi! tu vas te faire tuer!

4 I 2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hourras de triomphe s'élevaient. Un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d'ailleurs et s'amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus n'avaient pas l'air de vrais blessés, de vrais morts. II lui semblait assister à un spectacle.

Au milieu de la houle, par-dessus des têtes, on aperçut un vieillard en habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours. D'une main, il tenait un rameau vert, de l'autre un papier, et les secouait avec obstination. Enfin, désespérant de se faire entendre, il se retira.

La troupe de ligne avait disparu et les munici- paux restaient seuls à défendre le poste. Un flot d'intrépides se rua sur le perron; ils s'abattirent, d'autres survinrent; et la porte, ébranlée sous des coups de barre de fer, retentissait; les municipaux ne cédaient pas. Mais une calèche bourrée de foin , et qui brûlait comme une torche géante, fut traî- née contre les murs. On apporta vite des fagots, de la paille, un baril d'esprit-de-vin. Le feu monta le long des pierres ; l'édifice se mit à fumer par- tout comme une solfatare; et de larges flammes, au sommet, entre les balustres de la terrasse, s'échappaient avec un bruit strident. Le premier étage du Palais -Royal s'était peuplé de gardes nationaux. De toutes les fenêtres de la place, on tirait; les balles sifflaient, l'eau de la fontaine cre- vée se mêlait avec le sang, faisait des flaques par terre; on glissait dans la boue sur des vêtements, des shakos, des armes; Frédéric sentit sous son pied quelque chose de mou ; c'était la main d'un

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sergent en capote grise, couché la face dans le ruisseau. Des bandes nouvelles de peuple arri- vaient toujours, poussant les combattants sur le poste. La fusillade devenait plus pressée. Les mar- chands de vins étaient ouverts ; on allait de temps à autre y fumer une pipe, boire une chope, puis on retournait se battre. Un chien perdu hurlait. Cela faisait rire.

Frédéric fut ébranlé par le choc d*un homme qui, une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en râlant. A ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux; et il se jetait en avant quand un garde national l'arrêta.

C'est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si vous ne me croyez pas, allez -y voir!

Une pareille assertion calma Frédéric. La place du Carrousel avait un aspect tranquille. L'hôtel de Nantes s'y dressait toujours solitairement; et les maisons par derrière, le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois à droite et le vague terrain qui ondulait jusqu'aux baraques des étala- gistes, étaient comme noyés dans la couleur grise de l'air, de lointains murmures semblaient se confondre avec la brume, tandis qu'à l'autre bout de la place, un jour cru, tombant par un écarte- ment des nuages sur la façade des Tuileries, dé- coupait en blancheur toutes ses fenêtres. Il y avait près de l'Arc de Triomphe un cheval mort, étendu. Derrière les grilles, des groupes de cinq à six personnes causaient. Les portes du château étaient ouvertes, les domestiques sur le seuil laissaient entrer.

En bas, dans une petite salle, des bols de café au lait étaient servis. Quelques-uns des curieux

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s'attablèrent en plaisantant; les autres restaient debout, et, parmi ceux-là, un cocher de fiacre. II saisit à deux mains un bocal plein de sucre en poudre, jeta un regard inquiet de droite et de gauche, puis se mit à manger voracement, son nez plongeant dans le goulot. Au bas du grand escalier, un homme écrivait son nom sur un re- gistre. Frédéric le reconnut par derrière.

Tiens, HussonnetI

Mais oui, répondit le bohème. Je m'intro- duis à la Cour. Voilà une bonne farce , hein ?

Si nous montions?

Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les portraits de ces illustres, sauf celui de Bu- geaud percé au ventre, étaient tous intacts. Ils se trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon derrière eux, et dans des attitudes formidables jurant avec la circonstance. Une grosse pendule marquait une heure vingt mi- nutes.

Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C'était le peuple. II se précipita dans l'escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges , des baïonnettes et des épaules , si impétueusement, que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d'équi- noxe, avec un long mugissement, sous une im- pulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba.

On n'entendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule inoffensive se contentait de regarder.

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Mais, de temps à autre, un coude trop à l'étroit enfonçait une vitre; ou bien un vase, une sta- tuette déroulait d'une console, par terre. Les boi- series pressées craquaient. Tous les visages étaient rouges ; la sueur en coulait à larges gouttes ; Hus- sonnet fit cette remarque :

Les héros ne sentent pas bon !

Ah! vous êtes agaçant, reprit Frédéric.

Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement oii s'é endait au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr'ouverte , l'air hilare et stupide comme un magot. D'autres gravissaient l'estrade pour s'as- seoir à sa place.

Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple souverain !

Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et tra- versa toute la salle en se balançant.

; Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l'Etat est ballotté sur une mer orageuse! Can- cane-t-il! cancane-t-il!

On l'avait approché d'une fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança.

Pauvre vieux ! dit Hussonnet en le voyant tomber dans le jardin, il fut repris vivement pour être promené ensuite jusqu'à la Bastille, et brûlé.

Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité avait paru ; et le peuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables, les chaises, les tabourets, tous les meubles,

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jusqu'à des^ albums de dessins, jusqu'à des cor- beilles de tapisserie. Puisqu'on était victorieux, ne fallait-il pas s'amuser ! La canaille s'afFubla iro- niquement de dentelles et de cachemires. Des crépines d'or s'enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à plumes d'autruche or- naient la tête des forgerons, des rubans de la Légion d'honneur firent des ceintures aux prosti- tuées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns dan- saient, d'autres buvaient. Dans la chambre de la reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes ; Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule accoudé sur un balcon; et le délire redoublait son tinta- marre continu des porcelaines brisées et des mor- ceaux de cristal qui sonnaient, en rebondissant, comme des lames d'harmonica.

Puis la fureur s'assombrit. Une curiosité obscène fît fouiller tous les cabinets, tous les recoins, ou- vrir tous les tiroirs. Des galériens enfoncèrent leurs bras dans la couche des princesses, et se roulaient dessus par consolation de ne pouvoir les violer. D'autres, à fîgures plus sinistres, erraient silencieusement, cherchant à voler quelque chose ; mais la multitude était trop nombreuse. Par les baies des portes, on n'apercevait dans l'enfîlade des appartements que la sombre masse du peuple entre les dorures, sous un nuage de poussière. Toutes les poitrines haletaient; la chaleur de plus en plus devenait suffocante; les deux amis, crai- gnant d'être étouffés, sortirent.

Dans l'antichambre, debout sur un tas de vê- tements, se tenait une fille pubhque, en statue de

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la Liberté, immobile, les jeux grands ouverts, effrayante.

Ils avaient fait trois pas dehors, quand un pe- loton de gardes municipaux en capotes s'avança vers eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves, saluèrent le peuple très bas. A ce témoignage de respect, les vainqueurs déguenillés se rengor- gèrent. Hussonnet et Frédéric ne furent pas non plus sans en éprouver un certain plaisir.

Une ardeur les animait. Ils s'en retournèrent au Palais- Royal. Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats étaient entassés sur de la paille. Ils passèrent auprès impassiblement, étant même fiers de sentir qu'ils faisaient bonne con- tenance.

Le palais regorgeait de monde. Dans la cour intérieure, sept bûchers flambaient. On lançait par les fenêtres des pianos, des commodes et des pendules. Des pompes à incendie crachaient de l'eau jusqu'aux toits. Des chenapans tâchaient de couper des tuyaux avec leurs sabres. Frédéric engagea un polytechnicien à s'interposer. Le polytechnicien ne comprit pas, semblait imbé- cile, d'ailleurs. Tout autour, dans les deux gale- ries, la populace, maîtresse des caves, se livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en ruis- seaux, mouillait les pieds, les voyous buvaient dans des culs de bouteille, et vociféraient en titubant.

Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me dégoûte.

Tout le long de la galerie d'Orléans, des bles- sés gisaient par terre sur des matelas, ayant pour

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couvertures des rideaux de pourpre ; et de petites bourgeoises du quartier leur apportaient des bouillons, du linge.

N'importe! dit Frédéric, moi, je trouve le peuple sublime.

Le grand vestibule était rempli par un tour- billon de gens furieux, des hommes voulaient monter aux étages supérieurs pour achever de détruire tout; des gardes nationaux sur les marches s'efforçaient de les retenir. Le plus intrépide était un chasseur, nu-tête, la chevelure hérissée, les bufïïeteries en pièces. Sa chemise faisait un bour- relet entre son pantalon et son habit, et il se débattait au milieu des autres avec acharnement. Hussonnet, qui avait la vue perçante, reconnut de loin Arnoux.

Puis ils gagnèrent le jardin des Tuileries, pour respirer plus à l'aise. Ils s'assirent sur un banc ; et ils restèrent pendant quelques minutes les pau- pières closes, tellement étourdis, qu'ils n'avaient pas la force de parler. Les passants, autour d'eux, s'abordaient. La duchesse d'Orléans était nommée régente ; tout était fini ; et on éprouvait cette sorte de bien-être qui suit les dénouements rapides, quand, à chacune des mansardes du château, parurent des domestiques déchirant leurs habits de livrée. Ils les jetaient dans le jardin, en signe d'abjuration. Le peuple les hua. Ils se reti- rèrent.

L'attention de Frédéric et d'Hussonnet fut distraite par un grand gaillard qui marchait vive- ment entre les arbres, avec un fusil sur l'épaule. Une cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge, un mouchoir s'enroulait à son front sous

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sa casquette. II tourna la tête. C'était Dussardier; et, se jetant dans leurs bras :

Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! sans pouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie et de fatigue.

Depuis quarante -huit heures, il était debout. II avait travaillé aux barricades du quartier Latin , s'était battu rue Rambuteau , avait sauvé trois dra- gons, était entré aux Tuileries avec la colonne Dunoyer, s'était porté ensuite à la Chambre, puis à l'Hôtel de Ville.

J'en arrive ! tout va bien ! le peuple triomphe ! les ouvriers et les bourgeois s'embrassent! Ah! si vous saviez ce que j'ai vu ! quels braves gens ! comme c'est beau !

Et sans s'apercevoir qu'ils n'avaient pas d'armes :

J'étais bien sûr de vous trouver là! Ça été rude un moment, n'importe!

Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et, aux questions des deux autres :

Oh ! rien ! l'éraflure d'une baïonnette I

II faudrait vous soigner pourtant.

Bah! je suis solide! qu'est-ce que ça fait? La République est proclamée! on sera heureux maintenant! Des journalistes qui causaient tout à l'heure devant moi, disaient qu'on va affranchir la Pologne et l'Italie! Plus de rois! comprenez- vous? Toute la terre libre ! toute la terre libre !

Et, embrassant l'horizon d'un seul regard, il écarta les bras dans une attitude triomphante. Mais une longue file d'hommes couraient sur la terrasse, au bord de l'eau.

Ah! saprelotte! j'oubliais! Les forts sont occupés. II faut que j'y aille ! adieu !

»7-

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II se retourna pour leur crier, tout en brandis- sant son fusil :

Vive la République I

Des cheminées du château, il s'échappait d'é- normes tourbillons de fumée noire, qui empor- taient des étincelles. La sonnerie des cloches faisait, au loin, comme des bêlements effarés. De droite et de gauche, partout, les vainqueurs déchargeaient leurs armes. Frédéric, bien qu'il ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes l'avait pris. II humait voluptueusement l'air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et cependant il frissonnait sous les effluves d'un immense amour, d'un attendrissement suprême et universel, comme si le cœur de l'humanité tout entière avait battu dans sa poitrine.

Hussonnet dit, en bâillant :

II serait temps, peut-être, d'aller instruire les populations !

Frédéric le suivit à son bureau de correspon- dance place de la Bourse ; et il se mit à composer pour le journal de Troyes un compte rendu des événements en style lyrique, un véritable morceau, qu'il signa. Puis ils dînèrent ensemble dans une taverne. Hussonnet était pensif; les excentricités de la Révolution dépassaient les siennes.

Après le café , quand ils se rendirent à l'Hôtel de Ville, pour savoir du nouveau, son naturel gamin avait repris le dessus. Il escaladait les barricades, comme un chamois, et répondait aux sentinelles des gaudrioles patriotiques.

Ils entendirent, à la lueur des torches, procla-

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mer le Gouvernement provisoire. Enfin, à minuit, Frédéric, brisé de fatigue, regagna sa maison.

Eh bien, dit-il à son domestique en train de le déshabiller, es- tu content?

Oui, sans doute, monsieur! Mais ce que je n*aime pas, c'est ce peuple en cadence!

Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à Deslauriers. II courut chez lui. L avocat venait de partir, étant nommé commissaire en province*. Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusqu'à Ledru-RoIIin, et Tobsédant au nom des Etoles, en avait arraché une place, une mission. Du reste, disait le portier, il devait écrire la semaine pro- chaine, pour donner son adresse.

Après quoi, Frédéric s'en alla voir la Maré- chale. Elle le reçut aigrement, car elle lui en vou- lait de son abandon. Sa rancune s'évanouit sous des assurances de paix réitérées. Tout était tran- quille, maintenant, aucune raison d'avoir peur; il l'embrassait; et elle se déclara pour la République, comme avait déjà fait Monseigneur l'Archevêque de Paris, et comme devaient faire avec une pres- tesse de zèle merveilleuse, la Magistrature, le Conseil d'Etat, l'Institut, les Maréchaux de France, Changarnier, M. de Falloux, tous les bonapar- tistes, tous les légitimistes, et un nombre consi- dérable d'orléanistes.

La chute de la Monarchie avait été si prompte, que, la première stupéfaction passée, il y eut chez les bourgeois comme un étonnement de vivre en- core. L'exécution sommaire de quelques voleurs, fusillés sans jugements, parut une chose très juste. On se redit, pendant un mois, la phrase de La- martine sur le drapeau rouge, «qui n'avait fait que

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le tour du Champ de Mars, tandis que le drapeau tricolore», etc.; et tous se rangèrent sous son ombre, chaque parti ne voyant des trois couleurs que la sienne et se promettant bien, dès qu'il se- rait le plus fort, d'arracher les deux autres.

Comme les affaires étaient suspendues, l'in- quiétude et la badauderie poussaient tout le monde hors de chez soi. Le néghgé des costumes atténuait la différence des rangs sociaux, la haine se cachait, les espérances s'étalaient, la foule était pleine de douceur. L'orgueil d'un droit conquis éclatait sur les visages. On avait une gaieté de car- naval, des allures de bivac; rien ne fut amusant comme l'aspect de Paris, les premiers jours.

Frédéric prenait la Maréchale à son bras ; et ils flânaient ensemble dans les rues. Elle se divertis- sait des rosettes décorant toutes les boutonnières, des étendards suspendus à toutes les fenêtres, des affiches de toute couleur placardées contre les mu- railles, et jetait çà et quelque monnaie dans le tronc pour les blessés, étabh sur une chaise, au milieu de la voie. Puis elle s'arrêtait devant des caricatures qui représentaient Louis-Phihppe en pâtissier, en saltimbanque, en chien, en sangsue. Mais les hommes de Caussidière * avec leur sabre et leur écharpe, l'effrayaient un peu. D'autres fois, c'était un arbre de la Liberté qu'on plantait. MM. les ecclésiastiques concouraient à la cérémo- nie, bénissant la Répubhque, escortés par des ser- viteurs à galons d'or ; et la multitude trouvait cela très bien. Le spectacle le plus fréquent était celui des députations de n'importe quoi, allant récla- mer quelque chose à l'Hôtel de Ville, car chaque métier, chaque industrie attendait du Gouverne-

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ment la fin radicale de sa misère. Quelques-uns, il est vrai, se rendaient près de lui pour le con- seiller, ou le féliciter, ou tout simplement pour lui faire une petite visite, et voir fonctionner la machine.

Vers le milieu du mois de mars, un jour qu'il traversait le pont d'Arcole , ayant à faire une com- mission pour Rosanette dans le quartier Latin, Frédéric vit s'avancer une colonne d'individus à chapeaux bizarres, à longues barbes. En tête et battant du tambour marchait un nègre, un ancien modèle d'atelier, et l'homme qui portait la ban- nière sur laquelle flottait au vent cette inscrip- tion : «Artistes peintres», n'était autre que Pellerin.

11 fit signe à Frédéric de l'attendre, puis repa- rut cinq minutes après, ayant du temps devant lui, car le Gouvernement recevait à ce moment-là les tailleurs de pierre. Il allait avec ses collègues réclamer la création d'un Forum de l'Art, une espèce de Bourse l'on débattrait les intérêts de l'Esthétique ; des œuvres sublimes se produiraient

f)uisque les travailleurs mettraient en commun eur génie. Paris, bientôt, serait couvert de mo- numents gigantesques; il les décorerait; il avait même commencé une figure de la République. Un de ses camarades vint le prendre, car ils étaient talonnés par la députation du commerce de la volaille.

Quelle bêtise 1 grommela une voix dans la foule. Toujours des blagues ! Rien de fort !

C'était Regimbart. 11 ne salua pas Frédéric, mais profita de l'occasion pour épandre son amer- tume.

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Le Citoyen employait ses jours à vagabonder dans les rues, tirant sa moustache, roulant des yeux, acceptant et propageant des nouvelles lugubres ; et il n*avait que deux phrases : « Prenez garde, nous allons être débordés!» ou bien : «Mais, sacrebleu! on escamote la Répubhque!» II était mécontent de tout, et particulièrement de ce que nous n'avions pas repris nos frontières naturelles. Le nom seul de Lamartine* lui faisait hausser les épaules. II ne trouvait pas Ledru- Rollin* ((suffisant pour le problème», traita Du- pont (de TEure)* de vieille ganache; Albert*, d'idiot; Louis Blanc, d'utopiste; Blanqui*, d'homme extrêmement dangereux; et, quand Frédéric lui demanda ce qu'il aurait fallu faire, il répondit en lui serrant le bras à le broyer :

Prendre le Rhin, je vous dis, prendre le Rhin! fichtre!

Puis il accusa la réaction.

Elle se démasquait. Le sac des châteaux de Neuilly et de Suresne *, l'incendie des Bati- gnolles, les troubles de Lyon*, tous les excès, tous les griefs, on les exagérait à présent, en y ajoutant la circulaire de Ledru-Rolhn*, le cours forcé des billets de Banque*, la rente tombée à soixante francs, enfin, comme iniquité suprême, comme dernier coup, comme surcroît d'horreur, l'impôt des quarante-cinq centimes*! Et, par- dessus tout cela, il y avait encore le Socialisme! Bien que ces théories, aussi neuves que le jeu d'oie, eussent été depuis quarante ans suffisam- ment débattues pour emplir des bibhothèques, elles épouvantèrent les bourgeois, comme une grêle d'aérolithes ; et on fut indigné, en vertu de

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cette haine que provoque l'avènement de toute idée parce que c'est une idée, exécration dont elle tire plus tard sa gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours au-dessous d'elle, si mé- diocre qu'elle puisse être.

Alors, la Propriété monta dans les respects au niveau de la Religion et se confondit avec Dieu. Les attaques qu'on lui portait parurent du sacri- lège, presque de l'anthropophagie. Malgré la législation la plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut, et le couperet de la guillo- tine vibra dans toutes les syllabes du mot Répu- blique ; ce qui n'empêchait pas qu'on la méprisait pour sa faiblesse. La France, ne sentant plus de maître, se mit à crier d'effarement, comme un aveugle sans bâton, comme un marmot qui a perdu sa bonne.

De tous les Français, celui qui tremblait le plus fort était M. Dambreuse. L'état nouveau des choses menaçait sa fortune, mais surtout dupait son expérience. Un système si bon, un roi si sage! était-ce possible! La terre allait crouler! Dès le lendemain, il congédia trois domestiques, vendit ses chevaux, s'acheta, pour sortir dans les rues, un chapeau mou, pensa même à laisser croître sa barbe; et il restait chez lui, prostré, se repaissantamèrement des journaux les plus hostiles à ses idées, et devenu tellement sombre, que les plaisanteries sur la pipe de Flocon* n'avaient pas même la force de le faire sourire.

Comme soutien du dernier règne, il redoutait les vengeances du peuple sur ses propriétés de la Champagne, quand félucubration de Frédéric lui tomba dans les mains. Alors il s'imagina que son

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jeune ami était un personnage très influent et qu'il pourrait sinon le servir, du moins le dé- fendre; de sorte qu'un matin, M. Dambreuse se présenta chez lui, accompagné de Martinon.

Cette visite n'avait pour but, dit- il, que de le voir un peu et de causer. Somme toute, il se réjouissait des événements, et il adoptait de grand cœur « notre sublime devise : Liberté, Egalité , Fra- ternité, ayant toujours été républicain, au fond». S'il votait, sous l'autre régime, avec le ministère, c'était simplement pour accélérer une chute inévi- table. 11 s'emporta même contre M. Guizot, «qui nous a mis dans un joli pétrin, convenons-en!» En revanche, il admirait beaucoup Lamartine, lequel s'était montré «magnifique, ma parole d'honneur, quand, à propos du drapeau rouge. . . ».

Oui! je sais, dit Frédéric.

Après quoi, il déclara sa sympathie pour les ouvriers.

Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers I

Et il poussait l'impartialité jusqu'à reconnaître que Proudhon avait de la logique. « Oh ! beau- coup de logique! diable!» Puis, avec le détache- ment d'une intelligence supérieure, il causa de l'exposition de peinture, oii il avait vu le ta- bleau de Pellerin. 11 trouvait cela original, bien touché.

Martinon appuyait tous ses mots par des re- marques approbatives ; lui aussi pensait qu'il fallait «se rallier franchement à la République», et il parla de son père laboureur, faisait le paysan, l'homme du peuple. On arriva bientôt aux élec- tions pour l'Assemblée nationale, et aux candi-

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^-7

dats dans larrondissement de la Fortelle. Celui de Topposition n'avait pas de chances.

Vous devriez prendre sa place ! dit M. Dam- breuse.

Frédéric se récria.

Eh ! pourquoi donc ? car il obtiendrait les suffrages des ultras, vu ses opinions personnelles, celui des conservateurs, à cause de sa famille.

Et peut-être aussi , ajouta le banquier en sou- riant, grâce un peu à mon mfluence.

Frédéric objecta qu'il ne saurait comment s'y prendre. Rien de plus facile , en se faisant recom- mander aux patriotes de l'Aube par un club de la capitale. II s'agissait de lire, non une profession de foi comme on en voyait quotidiennement, mais une exposition de principes sérieuse.

Apportez-moi cela; je sais ce qui convient dans la localité! Et vous pourriez, je vous le ré- pète, rendre de grands services au pays, à nous tous, à moi-même.

Par des temps pareils, on devait s'entr'aider, et, si Frédéric avait besoin de quelque chose, lui, ou ses amis. . .

Oh! mille grâces, cher monsieur!

A charge de revanche, bien entendu!

Le banquier était un brave homme, décidé- ment.

Frédéric ne put s'empêcher de réfléchir à son conseil; et bientôt, une sorte de vertige l'éblouit.

Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux. 11 lui sembla qu'une aurore ma- gnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise ; toute l'Europe s'agitait. C'était l'heure

428 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

de se précipiter dans le mouvement, de laccélérer

f)eut-être ; et puis il était séduit par le costume que es députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture trico- lore; et ce prurit, cette hallucination devint si forte, qu'il s'en ouvrit à Dussardier.

L'enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.

Certainement, bien sûr! présentez-vous!

Frédéric, néanmoins, consuha Deslauriers. L'opposition idiote qui entravait le commissaire dans sa province avait augmenté son libéralisme. II lui envoya immédiatement des exhortations violentes.

Cependant Frédéric avait besoin d'être approuvé par un plus grand nombre ; et il confia la chose à Rosanette, un jour que M^' Vatnaz se trouvait là.

Elle était une de ces céhbataires parisiennes qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petits dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, à la lueur d'une lampe malpropre, rêvent un amour, une famille, un foyer, la for- tune, tout ce qui leur manque. Aussi, comme beaucoup d'autres, avait- elle salué dans la Révo- lution l'avènement de la vengeance; et elle se livrait à une propagande socialiste effrénée.

L'affranchissement du prolétaire, selon la Vat- naz, n'était possible que par l'affranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code, l'abohtion, ou tout au moins «une régie-

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^^

mentation du mariage plus intelligente)). Alors, chaque Française serait tenue d'épouser un Fran- çais ou d'adopter un vieillard. Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des fonc- tionnaires salariés par l'État; qu'il y eût un jury pour examiner les œuvres de femmes, des édi- teurs spéciaux pour les femmes, une école poly- technique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes! Et, puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils, pou- vaient faire trembler l'Hôtel de Ville!

La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l'encouragea, en lui montrant la gloire à l'horizon. Rosanette se réjouit d'avoir un nomme qui parlerait à la Chambre.

Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place.

Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. II écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse.

Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideau s'entr'ouvrit derrière une croisée; une femme y parut. II n*eut pas le temps de la recon- naître; mais, dans l'antichambre, un tableau l'arrêta, le tableau de Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.

Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge. Frédéric, après une minute de contemplation , s'écria :

Quelle turpitude I

43 O L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

N'est-ce pas, hein? dit M. Dambreuse, survenu sur cette parole et s'imaginant qu'elle concernait non la peinture, mais la doctrine glo- rifiée par le tableau.

Martinon arriva au même moment. Ils passèrent dans le cabinet; et Frédéric tirait un papier de sa poche, quand M"" Cécile, entrant tout à coup, articula d'un air ingénu :

Ma tante est-elle ici?

Tu sais bien que non, répliqua le banquier. N'importe! faites comme chez vous, mademoiselle.

Oh ! merci ! je m'en vais.

A peine sortie, Martinon eut l'air de chercher son mouchoir.

Je l'ai oublié dans mon paletot, excusez- moi!

-;— Bien ! dit M. Dambreuse.

Evidemment, il n'était pas dupe de cette ma- nœuvre, et même semblait la favoriser. Pourquoi? Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric en- tama son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la hberté du commerce.

Comment...? mais permettez!

L'autre n'entendait pas, et continua. II récla- mait l'impôt sur la rente, l'impôt progressif, une fédération européenne, et l'instruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.

«Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, serait le mal?»

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^ I

Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.

«N'épargnez rien, 6 riches! donnez! donnez!»

II s'arrêta, et resta debout. Les deux auditeurs assis ne parlaient pas; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissi- mulant son émotion sous un aigre sourire :

C'est parfait, votre discours!

Et il en vanta beaucoup la forme, pour n'avoir pas à s'exprimer sur le fond.

Cette virulence de la part d'un jeune homme inoffensif l'effrayait, surtout comme symptôme. Martinon tâcha de le rassurer. Le parti conserva- teur, d'ici peu, prendrait sa revanche, certaine- ment; dans plusieurs villes on avait chassé les commissaires du Gouvernement provisoire; les élections n'étaient fixées qu'au 23 avril, on avait du temps; bref, il fallait que M. Dambreuse, lui- même, se présentât dans l'Aube; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus, devint son secrétaire et l'entoura de soins filiaux.

Frédéric arriva fort content de sa personne chez Rosanette. Delmar y était, et lui apprit que «dé- finitivement» il se portait comme candidat aux élections de la Seine. Dans une affiche adressée «au Peuple» et il le tutoyait, l'acteur se van- tait de le comprendre, «lui», et de s'être fait, pour son salut, «crucifier par l'Art», si bien qu'il était son incarnation, son idéal; croyant effective- ment avoir sur les masses une influence énorme, jusqu'à proposer plus tard dans un bureau de ministère de réduire une émeute à lui seul; et, quant aux moyens qu'il emploierait, il fit cette réponse :

4^2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

N*ayez pas peur! Je leur montrerai ma tête!

Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se déclara son servi- teur et offrit de le piloter dans les clubs.

II les visitèrent tous, ou presque tous, les rouges et les bleus, les furibonds et les tran- quilles, les puritains, les débraillés, les mystiques et les pochards, ceux Ton décrétait la mort des rois, ceux oii l'on dénonçait les fraudes de TEpi- cerie; et, partout, les locataires maudissaient les propriétaires, la blouse s'en prenait à l'habit, et les riches conspiraient contre les pauvres. Plu- sieurs voulaient des indemnités comme anciens martyrs de la police, d'autres imploraient de l'argent pour mettre en jeu des inventions, ou bien c'étaient des plans de phalanstères, des pro- jets de bazars cantonaux, des systèmes de félicité publique; puis, çà et là, un éclair d'esprit dans ces nuages de sottise, des apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le droit formulé par un Juron, et des fleurs d'éloquence aux lèvres d'un goujat, portant à cru le baudrier d'un sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelquefois aussi, figurait un monsieur, aristocrate humble d'allures, disant des choses plébéiennes, et qui ne s'était pas lavé les mains pour les faire paraître calleuses. Un pa- triote le reconnaissait, les plus vertueux le hous- pillaient : et il sortait la rage dans l'âme. On devait, par affectation de bon sens, dénigrer toujours les avocats, et servir le plus souvent possible ces locutions : «apporter sa pierre à l'édifice, pro- blème social, atelier».

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 43 3

Delmar ne ratait pas les occasions d'empoigner la parole; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de se camper le poing sur la hanche, l'autre bras dans le gilet, en se tour- nant de profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors des applaudissements écla- taient, ceux de M"° Vatnaz au fond de la salle.

Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n'osait se risquer. Tous ces gens lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.

Mais Dussardier se mit en recherche, et lui annonça qu'il existait, rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club de l' Intelligence. Un nom pareil donnait bon espoir. D'ailleurs, il amènerait des amis.

Il amena ceux qu'il avait invités à son punch; le teneur de livres, le placeur de vins, l'archi- tecte; Pellerin même était venu, peut-être qu'Hus- sonnet allait venir; et sur le trottoir, devant la porte, stationnait Regimbart avec deux individus, dont le premier était son fidèle Compain, homme un peu courtaud, marqué de petite vérole, les yeux rouges; et le second, une espèce de singe- nègre, extrêmement chevelu, et qu'il connaissait seulement pour être «patriote de Barcelone».

Ils passèrent par une allée, puis furent intro- duits dans une grande pièce, à usage de menui- sier sans doute, et dont les murs encore neufs sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement y faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade, au fond, il y avait un bureau avec une sonnette, en dessous une table figurant la tribune, et de chaque côté deux autres plus basses, pour les secrétaires. L'auditoire qui garnis-

434 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

sait les bancs était composé de vieux rapins, de pions, d'hommes de lettres inédits. Sur ces lignes de paletots à collets gras, on voyait de place en place le bonnet d'une femme ou le bourgeron d'un ouvrier. Le fond de la salle était même plein d'ouvriers, venus là, sans doute, par désœuvre- ment, ou qu'avaient introduits des orateurs pour se faire applaudir.

Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et Regimbart, qui, à peine assis, posa ses deux mams sur sa canne, son menton sur ses deux mains et ferma les paupières, tandis qu'à l'autre extrémité de la salle, Delmar, debout, dominait l'assemblée.

Au bureau du président, Sénécal parut.

Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric. Elle le contraria.

La foule témoignait à son président une grande déférence. Il était de ceux qui, le 25 février, avaient voulu forganisation immédiate du tra- vail*, le lendemain, au Prado, il s'était prononcé pour qu'on attaquât l'Hôtel de Ville; et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l'un copiant Saint- Just, l'autre Danton, l'autre Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement convenable.

Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonna les Souvenirs du peuple, de Béranger.

D'autres voix s'élevèrent :

Non I non ! pas ça !

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 43 5

La Casquette! se mirent à hurler, au fond, les patriotes.

Et ils chantèrent en chœur la poésie du jour :

Chapeau bas devant ma casquette, A genoux devant l'ouvrier !

Sur un mot du président, l'auditoire se tut. Un des secrétaires procéda au dépouillement des lettres.

(( Des jeunes gens annoncent qu'ils brûlent chaque soir devant le Panthéon un numéro de l'Assemblée nationale* ^ et ils engagent tous les pa- triotes à suivre leur exemple. »

Bravo ! adopté ! répondit la foule.

a Le citoyen Jean- Jacques Langreneux, typo- graphe, rue Dauphine, voudrait qu'on élevât un monument à la mémoire des martyrs de thermidor. » ^

« Michel -Evariste-Népomucène Vincent, ex- professeur, émet le vœu que la démocratie euro- péenne adopte l'unité de langage. On pourrait se servir d'une langue morte, comme, par exemple, du latin perfectionné. »

Non ! pas de latin ! s'écria l'architecte.

Pourquoi ? reprit un maître d'études.

Et ces deux messieurs engagèrent une discus- sion, où d'autres se mêlèrent, chacun jetant son mot pour éblouir, et qui ne tarda pas à devenir tellement fastidieuse, que beaucoup s'en allaient.

Mais un petit vieillard, portant au bas de son front prodigieusement haut des lunettes vertes, réclama la parole pour une communication ur- gente.

C'était un mémoire sur la répartition des im-

28.

4^6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

pots. Les chiffres découlaient, cela n'en finissait plus! L'impatience éclata d'abord en murmures, en conversations; rien ne le troublait. Puis on se mit à siffler, on appelait «Azor»; Sénécal gour- manda le public; l'orateur continuait comme une machine. Il fallut, pour l'arrêter, le prendre par le coude. Le bonhomme eut l'air de sortir d'un songe, et, levant tranquillement ses lunettes :

Pardon! citoyens! pardon! Je me retire! mille excuses!

L'insuccès de cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son discours dans sa poche, mais une im- provisation eût mieux valu.

Enfin, le président annonça qu'ils allaient passer à l'affaire importante, la question électo- rale. On ne discuterait pas les grandes listes répu- blicaines. Cependant, le Club de l Intelligence avait bien le droit, comme un autre, d'en former une, «n'en déplaise à MM. les pachas de l'Hôtel de Ville», et les citoyens qui briguaient le mandat populaire pouvaient exposer leurs titres.

Allez-y donc ! dit Dussardier.

Un homme en soutane, crépu, et de physio- nomie pétulante, avait déjà levé la main. Il déclara, en bredouillant, s'appeler Ducretot, prêtre et agronome, auteur d'un ouvrage intitulé Des en- grais. On le renvoya vers un cercle horticole.

Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était un plébéien, large d'épaules, une grosse figure très douce et de longs cheveux noirs. Il parcourut l'assemblée d'un regard presque vo- luptueux, se renversa la tête, et enfin, écartant les bras :

Vous avez repoussé Ducretot, 6 mes frères!

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. i^J

et VOUS avez bien fait, mais ce n'est pas par irré- ligion, car nous sommes tous religieux.

Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des airs de catéchumènes, des poses extatiques.

Ce n*est pas, non plus, parce qu'il est prêtre, car, nous aussi, nous sommes prêtres! L'ouvrier est prêtre, comme Tétait le fondateur du socialisme, notre Maître à tous, Jésus-Christ!

Le moment était venu d'inaugurer le règne de Dieu ! L'Évangile conduisait tout droit à 89 1 Après l'abolition de l'esclavage, l'abolition du proléta- riat. On avait eu Tâge de haine, allait commencer l'âge d'amour.

Le christianisme est la clef de voûte et le fondement de l'édifice nouveau...

Vous fîchez-vous de nous ? s'écria le placeur d'alcools. Qu'est-ce qui m'a donné un calotin pareil !

Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrent sur les bancs, et, le poing tendu, vociféraient : «Athée! aristocrate! ca- naille!», pendant que la sonnette du président tintait sans discontinuer et que les cris «A l'ordre ! à l'ordre!» redoublaient. Mais, intrépide, et sou- tenu d'ailleurs par «trois cafés» pris avant de venir, il se débattait au milieu des autres.

Comment, moi! un aristocrate? allons donc !

Admis enfin à s'expliquer, il déclara qu'on ne serait jamais tranquille avec les prêtres, et, puis- qu'on avait parlé tout à l'heure d'économies, c'en serait une fameuse que de supprimer les églises, les samts ciboires, et finalement tous les cultes.

Quelqu'un lui objecta qu'il allait loin.

4^% L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Oui 1 je vais loin ! Mais quand un vaisseau est surpris par la tempête...

Sans attendre la nn de la comparaison, un autre lui répondit :

D'accord I mais c'est démolir d'un seul coup, comme un maçon sans discernement...

Vous insultez les maçons ! hurla un ci- toyen couvert de plâtre.

Et, s'obstinant à croire qu'on l'avait provoqué, il vomit des injures, voulait se battre, se cram- ponnait à son banc. Trois hommes ne furent pas de trop pour le mettre dehors.

Cependant, l'ouvrier se tenait toujours à la tri- bune. Les deux secrétaires l'avertirent d'en des- cendre. II protesta contre le passe-droit qu'on lui faisait.

Vous ne m'empêcherez pas de crier : amour éternel à notre chère France ! amour éternel aussi à la République!

Citoyens! dit alors Compain, citoyens!

Et, à force de répéter : «Citoyens», ayant ob- tenu un peu de silence, il appuya sur la tribune ses deux mains rouges, pareilles à des moignons, se porta le corps en avant, et, clignant des yeux :

- Je crois qu'il faudrait donner une plus large extension à la tête de veau.

Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.

Oui ! la tête de veau I

Trois cents rires éclatèrent d'un seul coup. Le plafond trembla. Devant toutes ces faces boule- versées par la joie, Compain se reculait. II reprit d'un ton furieux :

Comment! vous ne connaissez pas la tête de veau?

1

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^9

Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les cotes. Quelques-uns même tombaient par terre, sous les bancs. Compain, n y tenant plus, se réfugia près de Regimbart et il voulait Ten- traîner.

Non! je reste jusqu'au bout! dit le Ci- toyen.

Cette réponse détermina Frédéric; et, comme il cherchait de droite et de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut, devant lui, Pellerin à la tribune. L'artiste le prit de haut avec la foule.

Je voudrais savoir un peu oii est le can- didat de l'Art dans tout cela? Moi, j'ai fait un tableau . . .

Nous n'avons que faire des tableaux! dit brutalement un homme maigre, ayant des plaques rouges aux pommettes.

Pellerin se récria qu'on l'interrompait. Mais l'autre, d'un ton tragique :

Est-ce que le Gouvernement n'aurait pas déjà abolir, par un décret, la prostitution et la misère?

Et, cette parole lui ayant livré tout de suite la faveur du peuple, il tonna contre la corruption des grandes villes.

Honte et infamie! On devrait happer les bourgeois au sortir de la Maison-d'Or et leur cra- cher à la figure! Au moins, si le Gouvernement ne favorisait pas la débauche ! Mais les employés de l'octroi sont envers nos filles et nos sœurs d'une indécence!...

Une voix proféra de loin :

C'est rigolo!

A la porte !

44o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

On tire de nous des contributions pour solder le libertinage! Ainsi, les forts appointe- ments d'acteur...

A moi ! s'écria Delmar.

II bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sa pose; et, déclarant qu'il méprisait d'aussi plates accusations, s'étendit sur la mission civili- satrice du comédien. Puisque le théâtre était le foyer de l'instruction nationale, il votait pour la réforme du théâtre; et, d'abord, plus de direc- tions, plus de privilèges!

Oui I d'aucune sorte !

Le jeu de l'acteur échauffait la multitude, et des motions subversives se croisaient.

Plus d'académies! Plus d'Institut!

Plus de missions !

Plus de baccalauréat!

A bas les grades universitaires !

Conservons -les, dit Sénécal, mais qu'ils soient conférés par le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge!

Le plus utile, d'ailleurs, n'était pas cela. II fal- lait d'abord passer le niveau sur la tête des riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes les vertus. Les applaudissements devinrent si forts, qu'il s'interrompit. Pendant quelques minutes, il resta les paupières closes, la tête ren- versée et comme se berçant sur cette colère qu'il soulevait.

Puis, il se remit à parler d'une façon dogma- tique, en phrases impérieuses comme des lois. L'Etat devait s'emparer de la Banque et des Assu-

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 44^

rances. Les héritages seraient abolis. On établirait un fonds social pour les travailleurs. Bien d'autres mesures étaient bonnes dans l'avenir. Celles-là, pour le moment, suffisaient; et, revenant aux élections :

H nous faut des citoyens purs, des hommes entièrement neufs ! Quelqu'un se présente-t-il ?

Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement d'approbation causé par ses amis. Mais Sénécal, prenant une figure à la Fouquier-Tinville, se mit à l'interroger sur ses nom, prénoms, antécédents, vie et mœurs.

Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres. Sénécal demanda si quelqu'un voyait un empêchement à cette candidature.

Non! non!

Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et tendirent les oreilles. Le citoyen postulant n'avait pas livré une certaine somme promise pour une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22 février, bien que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du Panthéon.

Je jure qu'il était aux Tuileries ! s'écria Dussardier.

Pouvez-vous jurer l'avoir vu au Panthéon? Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait;

ses amis scandalisés le regardaient avec inquié- tude.

Au moins, reprit Sénécal, connaissez- vous un patriote qui nous réponde de vos prin- cipes ?

Moi ! dit Dussardier.

Oh ! cela ne suffit pas ! un autre ! Frédéric se tourna vers Pellerin. L'artiste lui

442. LȃDUCATION SENTIMENTALE.

répondit par une abondance de gestes qui signi- fiait :

Ah ! mon cher, ils m'ont repoussé ! Diable ! que voulez-vous?

Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.

Oui ! c*est vrai ! il est temps ! j'y vais !

Et Regimbart enjamba l'estrade; puis, mon- trant l'Espagnol qui l'avait suivi :

Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un patriote de Barcelone !

Le patriote fit un grand salut, roula comme un automate ses yeux d'argent, et, la main sur le cœur :

Ciudadanos ! mucho aprecio el honor que me dispensais, y si grande es vuestra bondad mayor es vuestra atencion.

Je réclame la parole ! cria Frédéric.

Desde que se proclamo la constitucion de Cadiz, ese pacto fundamental de las libertades espaholas, hasta la ultima revolucion, nuestra patria cuenta numerosos y heroicos martires.

Frédéric, encore une fois, voulut se faire en- tendre :

Mais citoyens!... L'Espagnol continuait :

El martes proximo tendra lugar en la igle- sia de la Magdalena un servicio funèbre.

C'est absurde à la fin! personne ne com- prend !

Cette observation exaspéra la foule.

A la porte ! à la porte !

Qui? moi? demanda Frédéric.

Vous-même ! dit majestueusement Sénécal. Sortez !

L»±DU CATION SENTIMENTALE. 443

II se leva pour sortir; et la voix de. Tlbérien le poursuivait :

Y todos los Espanoles descarian ver allî re- unidas las deputaciones de los clubs j de la milicia nacional. Una oracion funèbre, en nonor de la li- bertad espanola y del mundo entero, sera pro- nunciada por un miembro del clero de Paris en la sala Bonne-Nouvelle. Honor al pueblo frances, que Ilamaria jo el primero pueblo del mundo, sino fuese ciudadano de otra nacion !

Aristo! glapit un voyou, en montrant le poing à Frédéric, qui s'élançait dans la cour, indigné.

Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que les accusations portées contre lui étaient justes, après tout. Quelle fatale idée que cette candidature! Mais quels ânes, quels crétins! II se comparait à ces hommes, et soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil.

Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs et d'emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait qu'il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Ce- pendant, lorsqu'il entra, elle ne lui fit pas même une question.

Elle se tenait près du feu, décousant la dou- blure d'une robe. Un pareil ouvrage le surprit.

Tiens? qu'est-ce que tu fais?

Tu le vois, dit-elle sèchement. Je raccom- mode mes hardes ! C'est ta République.

Pourquoi ma République?

C'est la mienne, peut-être?

Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France depuis deux mois, l'accusant

444 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

d*avoir fait la révolution, d'être cause qu'on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et qu'elle mourrait plus tard à l'hôpital.

Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes.

Cela se peut, dit Frédéric, les plus dévoués sont toujours méconnus; et, si l'on n'avait pour soi sa conscience, les brutes avec qui l'on se com- promet vous dégoûteraient de l'abnégation !

Rosanette le regarda, les cils rapprochés.

Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Mon- sieur n'a pas réussi, à ce qu'il paraît? Tant mieux! ça t'apprendra à faire des dons patrio- tiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme!

Sous cette avalanche de sottises, Frédéric pas- sait de son autre désappointement à une décep- tion plus lourde.

II s'était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.

Voyons! raisonne un peu! Dans un pays comme clans une maison, il faut un maître; au- trement, chacun fait danser l'anse du panier. D'abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes! Quant à Lamartine, com- ment veu3t-tu qu'un poète s'entende à la politique? Ah! tu as beau hocher la tête et te croire plus d'esprit que les autres, c'est pourtant vrai ! Mais tu ergotes toujours; on ne peut pas placer un mot avec toi! Voilà, par exemple, Fournier- Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien

4

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 445

il manque ? De huit cent mille francs ! Et Gomer, l'emballeur d'en face, un autre républicain, celui- là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme, et il a bu tant d'absinthe, qu'on va le mettre dans une maison de santé. C'est comme ça qu'ils sont tous, les répubhcains! Une République à vingt- cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi !

Frédéric s'en alla. L'ineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage popula- cier, le dégoûtait. II se sentit même un peu rede- venu patriote.

La mauvaise humeur de Rosanette ne fît que s'accroître. M"" Vatnaz l'irritait par son enthou- siasme. Se croyant une mission, elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son amie dans ces matières, l'accablait d'arguments.

Un jour, elle arriva tout indignée contre Hus- sonnet, qui venait de se permettre des polisson- neries au club des femmes. Rosanette approuva cette conduite, déclarant même qu'elle prendrait des habits d'homme pour aller « leur dire leur fait, à toutes, et les fouetter». Frédéric entrait au même moment.

Tu m'accompagneras, n'est-ce pas?

Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent, l'une faisant la bourgeoise, l'autre la philosophe.

Les femmes, selon Rosanette, étaient nées ex- clusivement pour l'amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage.

D'après M"' Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l'Etat. Autrefois, les Gauloises légifé- raient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. L'œuvre civi- lisatrice était commune. II fallait toutes y con-

446 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

courir, et substituer enfin à l'égoïsme la fraternité, à rindividualisme Tassociation, au morcellement la grande culture.

Allons, bon! tu te connais en culture, à présent !

Pourquoi pas? D'ailleurs, il s'agit de l'hu- manité, de son avenir!

Mêle-toi du tien !

Ça me regarde !

Elles se fâchaient. Frédéric s'interposa. LaVat- naz s'échauffait, et arriva même à soutenir le Com- munisme.

Quelle bêtise! dit Rosanette. Est-ce que jamais ça pourra se faire?

L'autre cita en preuve les Esséniens, les frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, la famille des Pingons, près deThiers en Auvergne; et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d'or suspendu.

Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinai re- ment.

M^** Vatnaz continuait à dégager son bibelot.

Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette, maintenant, je connais tes opinions politiques.

Quoi ? reprit la Vatnaz , devenue rouge comme une vierge.

Oh ! oh ! tu me comprends !

Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évi- demment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme.

Et quand cela serait, répliqua la Vatnaz, se redressant intrépidement. C'est un emprunt, ma chère, dette pour dette!

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 44?

Parbleu ! je ne nie pas les miennes ! Pour quelques mille francs, belle histoire! J'emprunte au moins; je ne vole personnel

M^^ Vatnaz s'efforça de rire.

Oh ! j'en mettrais ma main au feu.

Prends garde! Elle est assez sèche pour brûler.

La vieille fille lui présenta sa main droite, et, la gardant levée juste en face d'elle :

Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur convenance !

Des Andalous, alors? comme castagnettes!

Gueuse!

La Maréchale fit un grand salut.

On n'est pas plus ravissante !

M"' Vatnaz ne Vépondit rien. Des gouttes de sueur parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis. Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la faisant claquer vigoureusement :

Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles !

A l'avantage ! dit Rosanette.

Sa contrainte l'avait brisée. Elle tomba sur le divan, toute tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Etait-ce cette menace de la Vatnaz qui la tourmentait? Eh non! elle s'en mo- quait bien I A tout compter, l'autre lui devait de l'argent, peut-être? C'était le mouton d'or, un cadeau; et, au milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa. Donc, elle aimait le cabotin !

«Alors, pourquoi m'a-t-elle pris? se demanda Frédéric. D'où vient qu'il est revenu? Qui la force à me garder ? Quel est le sens de tout cela?»

Les petits sanglots de Rosanette continuaient. Elle était toujours au bord du divan, étendue de

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côté, la joue droite sur ses deux mains, et sem- blait un être si délicat, inconscient et endolori, au'il se rapprocha d'elle, et la baisa au front, oucement.

Alors, elle lui fit des assurances de tendresse; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait, pour le moment,... gênée. «Tu l'as vu toi-même l'autre jour, quand j'utilisais mes vieilles doublures.» Plus d'équipages à présent! Et ce n'était pas tout; les tapissiers menaçaient de reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle ne savait que faire.

Frédéric eut envie de répondre : « Ne t'inquiète pas ! je payerai î » Mais la dame pouvait mentir. L'expérience l'avait instruit. II se borna simple- ment à des consolations.

Les craintes de Rosanette n'étaient pas vaines; il fallut rendre les meubles et quitter le bel ap- partement de la rue Drouot. Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait con- tribué largement à ces acquisitions; il éprouvait la joie d'un nouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui; et, se plaisant beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs.

Un matin, comme il sortait de l'antichambre, il aperçut au troisième étage, dans l'escalier, le shako d'un garde national qui montait. Oii allait-il donc? Frédéric attendit. L'homme montait tou-

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^9

jours, la tête un peu baissée : il leva les yeux. C'était le sieur Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même embarras.

Arnoux, le premier, trouva moyen d'en sortir.

Elle va mieux, n'est- il pas vrai? comme si, Rosanette étant malade, il se fût présenté pour avoir de ses nouvelles.

Frédéric profita de cette ouverture.

Oui, certainement! Sa bonne me l'a dit, du moins, voulant faire entendre qu'on ne l'avait pas reçu.

Puis ils restèrent face à face, irrésolus l'un et l'autre, et s'observant. C'était à qui des deux ne s'en irait pas. Arnoux, encore une fois, trancha la question.

Ah! bah! je reviendrai plus tard! vou- liez-vous aller? Je vous accompagne!

Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellement que d'habitude. Sans doute, il n'avait point le caractère jaloux, ou bien il était trop bonhomme pour se fâcher.

D'ailleurs, la patrie le préoccupait. Mainte- nant il ne quittait plus l'uniforme. Le 29 mars, il avait défendu les bureaux de la Presse*. Quand on envahit la Chambre*, il se signala par son courage, et il fut du banquet ofiPert à la garde nationale d'Amiens.

Hussonnet, toujours de service avec lui, pro- fitait, plus que personne, de sa gourde et de ses cigares; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire, dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxem- bourg*, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jus-

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450 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

qu'au char de l'Agriculture, traîné par des che- vaux à la place de bœufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis. Cependant, ses affaires prenaient une tournure mauvaise. II s'en inquiétait médiocrement.

Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne l'avaient point attristé ; car cette découverte l'au- torisa (dans sa conscience) à supprimer la pension qu'il lui refaisait depuis le départ du Prince. II allégua l'embarras des circonstances, gémit beau- coup, et Rosanette fut généreuse. Alors M. Ar- noux se considéra comme l'amant de cœur, ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il s'imaginait «faire une bonne farce», arriva même à s'en cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient.

Ce partage blessait Frédéric; et les politesses de son rival lui semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût oté toute chance d'un retour vers l'autre, et puis c'était le seul moyen d'en entendre parler. Le marchand de faïences, suivant son usage, ou par malice peut- être, la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.

Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu'il avait été chez M"** Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il s'extasiait devant elle sur l'absence de leur ami, et toujours elle répondait avoir man- qué sa visite; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4 5 I

La douceur du jeune homme et la joie de l'avoir pour dupe faisaient qu'Arnoux le chéris- sait davantage. II poussait la familiarité jusqu'aux dernières bornes, non par dédain, mais par con- fiance. Un jour, il lui écrivit qu'une affaire urgente l'attirait pour vingt-quatre heures en province; il le priait de monter la garde à sa place. Frédéric n'osa le refuser, et se rendit au poste du Carrousel.

II eut à subir la société des gardes nationaux! et, sauf un épurateur, homme facétieux qui bu- vait d'une manière exorbitante, tous lui parurent plus bêtes que leur giberne. L'entretien capital fut sur le remplacement des bufïleteries par le ceinturon. D'autres s'emportaient contre les ate- liers nationaux*. On disait : «Oii allons-nous?» Celui qui avait reçu l'apostrophe répondait en ouvrant les yeux, comme au bord d'un abîme : «Où allons-nous?» Alors un plus hardi s'écriait : «Ça ne peut pas durer! il faut en finir! » Et, les mêmes discours se répétant jusqu'au soir, Fré- déric s'ennuya mortellement.

Sa surprise fut grande, quand, à onze heures, il vit paraître Arnoux, lequel, tout de suite, dit qu'il accourait pour le libérer, son affaire étant finie.

Il n'avait pas eu d'affaire. C'était une invention pour passer vingt- quatre heures, seul, avec Ro- sanette. Mais le brave Arnoux avait trop présumé [•de lui-même, si bien que, dans sa lassitude, un remords l'avait pris. Il venait faire des remercie- ments à Frédéric et lui offrir à souper.

Mille grâces! je n'ai pas faim! je ne de- mande que mon lit!

Raison de plus pour déjeuner ensemble.

4j2. L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tantôt! Quel mollasse vous êtes! On ne rentre pas chez soi maintenant ! II est trop tard ! Ce serait dangereux !

Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, qu'on ne s'attendait pas à voir, fut choyé de ses frères d'armes, principalement de l'épurateur. Tous l'ai- maient; et il était si bon garçon, qu'il regretta la présence d'Hussonnet. Mais il avait besoin de fer- mer l'œil une minute, pas davantage.

Mettez- vous près de moi, dit- il à Frédéric, tout en s'allongeant sur le lit de camp, sans oter ses bufHeteries.

Par peur d'une alerte, en dépit du règlement, il garda même son fusil; puis balbutia quelques mots : « Ma chérie ! mon petit ange ! », et ne tarda pas à s'endormir.

Ceux qui parlaient se turent; et peu à peu il se fit dans le poste un grand silence. Frédéric, tour- menté par les puces, regardait autour de lui. La muraille, peinte en jaune, avait à moitié de sa hau- teur une longue planche les sacs formaient une suite de petites bosses, tandis qu'au-dessous, les fusils, couleur de plomb, étaient dressés les uns près des autres; et il s'élevait des ronflements, pro- duits par les gardes nationaux, dont les ventres se dessinaient d'une manière confuse, dans l'ombre. Une bouteille vide et des assiettes couvraient le poêle. Trois chaises de paille entouraient la table, oii s'étalait un jeu de cartes. Un tambour, au mi- lieu du banc, laissait pendre sa bricole. Le vent chaud arrivant par la porte, faisait fumer le quin- quet. Arnoux dormait les deux bras ouverts; et comme son fusil était posé la crosse en bas un peu obliquement, la gueule du canon lui ar-

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^3

rivait sous Taisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé.

« Mais non I j'ai tort ! il n y a rien à craindre ! S'il mourait cependant. . . »

Et, tout de suite, des tableaux à n*en plus finir se déroulèrent. II s'aperçut avec elle, la nuit, dans une chaise de poste ; puis au bord d'un fleuve par un soir d'été, et sous le reflet d'une lampe, chez eux, dans leur maison. II s'arrêtait même à des calculs de ménage, des dispositions domestiques, contemplant, palpant déjà son bonheur; et, pour le réaliser, il aurait fallu seulement que le chien du fusil se levât ! On pouvait le pousser du bout de l'orteil; le coup partirait, ce serait un hasard, rien de plus !

Frédéric s'étendit sur cette idée, comme un dra- maturge qui compose. Tout à coup, il lui sembla qu'elle n'était pas loin de se résoudre en action, et qu'il allait y contribuer, qu'il en avait envie ; alors, une grande peur le saisit. Au milieu de cette an- goisse, il éprouvait un plaisir, et s'y enfonçait de plus en plus, sentant avec effroi ses scrupules disparaître; dans la fureur de sa rêverie, le reste du monde s'effaçait; et il n'avait conscience de lui-même que par un intolérable serrement à la poitrine.

Prenons-nous le vin blanc? dit l'épurateur qui s'éveillait.

Arnoux sauta par terre; et le vin blanc étant

Ipris, voulut monter la faction de Frédéric. Puis il l'emmena déjeuner rue de Chartres, chez Parly; et, comme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande, un homard.

454 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

arrosé d'un sauterne 1819, avec un romance 42, sans compter le Champagne au dessert, et les liqueurs.

Frédéric ne le contraria nullement. II était gêné, comme si l'autre avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sa pensée.

Les deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux, en le fatiguant de son regard, lui confiait ses imaginations.

II avait envie de prendre à ferme tous les rem- blais de la ligne du Nord pour y semer des pom- mes de terre, ou bien d'organiser sur les boule- vards une cavalcade monstre, 011 les «célébrités de l'époque» figureraient. II louerait toutes les fenê- tres, ce qui, à raison de trois francs en moyenne, produirait un joli bénéfice. Bref, il rêvait un grand coup de fortune par un accaparement. II était moral, cependant, blâmait les excès, l'inconduite, parlait de son «pauvre père», et, tous les soirs, disait- il, faisait son examen de conscience, avant d'offrir son âme à Dieu.

Un peu de curaçao, hein?

Comme vous voudrez.

Quant à la République, les choses s'arrange- raient; enfin, il se trouvait l'homme le plus heu- reux de la terre ; et, s'oubliant, il vanta les quahtés de Rosanette, la compara même à sa femme. C'é- tait bien autre chose ! On n'imaginait pas d'aussi belles cuisses.

A votre santé !

Frédéric trinqua. II avait, par complaisance, un peu trop bu; d'ailleurs, le grand soleil l'éblouissait; et, quand ils remontèrent ensemble la rueVivienne, leurs épaulettes se touchaient fraternellement.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 45 5

Rentré chez lui, Frédéric dormit jusqu'à sept heures. Ensuite, il s'en alla chez la Maréchale. Elle était sortie avec quelqu'un. Avec Arnoux, peut- être? Ne sachant que faire, il continua sa prome- nade sur le boulevard, mais ne put dépasser la porte Saint-Martin , tant il y avait de monde.

La misère abandonnait à eux-mêmes un nombre considérable d'ouvriers; et ils venaient là, tous les soirs, se passer en revue sans doute, et attendre un signal. Malgré la loi contre les attroupements*, ces clubs du désespoir augmentaient d'une manière effrayante ; et beaucoup de bourgeois s'y rendaient quotidiennement, par bravade, par mode.

Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de distance, M. Dambreuse avec Martinon; il tourna la tête, car M. Dambreuse s'étant fait nommer représentant, il lui gardait rancune. Mais le capita- liste l'arrêta.

Un mot, cher monsieur! J'ai des explica- tions à vous fournir.

Je n'en demande pas.

De grâce ! écoutez-moi.

Ce n'était nullement sa faute. On l'avait prié, contraint en quelque sorte. Martinon, tout de suite, appuya ses paroles : des Nogentais en dépu- tation s'étaient présentés chez lui.

D'ailleurs, j'ai cru être libre, du moment... Une poussée de monde sur le trottoir força

M. Dambreuse à s'écarter. Une minute après, il reparut, en disant à Martinon :

C'est un vrai service, celai Vous n'aurez pas à vous repentir...

Tous les trois s'adossèrent contre une boutique, afin de causer plus à l'aise.

4^6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

On criait de temps en temps : «Vive Napo- léon* ! vive Barbes ! à bas Marie* ! » La foule innom- brable parlait très haut; et toutes ces voix, réper- cutées par les maisons, faisaient comme le bruit continuel des vagues dans un port. A de certains moments, elles se taisaient; alors, la Marseillaise s*élevait. Sous les portes cochères, des hommes d'allures mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deux individus, passant l'un devant l'autre, clignaient de l'œil, et s'éloignaient prestement. Des groupes de badauds occupaient les trottoirs; une multitude compacte s'agitait sur le f>avé. Des bandes entières d'agents de police, sortant des ruelles, y disparaissaient à peine en- trés. De petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des fîammes; les cochers, du haut de leur siège, faisaient de grands gestes, puis s'en retournaient. C'était un mouvement, un spectacle des plus drôles.

Comme tout cela, dit Martinon, aurait amusé M"'' Cécile !

Ma femme, vous savez bien, n*aime pas que ma nièce vienne avec nous, reprit en souriant M. Dambreuse.

On ne l'aurait pas reconnu. Depuis trois mois il criait : «Vive la Répubhque! » et même il avait voté le bannissement des d'Orléans*. Mais les concessions devaient finir. II se montrait furieux jusqu'à porter un casse-tête dans sa poche.

Martinon, aussi, en avait un. La magistrature n'étant plus inamovible, il s'était retiré du Parquet, si bien qu'il dépassait en violences M. Dam- breuse.

Le banquier haïssait particulièrement Lamartine

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 457

(pour avoir soutenu Ledru-RoIIin), et avec lui Pierre Leroux, Proudhon*, Considérant*, Lamen- nais, tous les cerveaux brûlés, tous les socia- listes.

Car enfin , que veulent-ils ? On a supprimé l'octroi sur la viande et la contrainte par corps ; maintenant, on étudie le projet d'une banque hypothécaire ; l'autre jour, c'était une banque na- tionale ! et voilà cinq milhons au budget pour les ouvrier^ Mais heureusement c'est fini, grâce à M. deFalIoux*. Bon voyage! qu'ils s'en aillent!

En effet, ne sachant comment nourrir les cent trente mille hommes des atehers nationaux, le ministre des travaux pubhcs avait, ce jour-là même, signé un arrêté qui invitait tous les citoyens entre dix -huit et vingt ans à prendre du service comme soldats, ou bien à partir vers les provinces pour y remuer la terre.

Cette alternative les indigna, persuadés qu'on voulait détruire la République. L'existence loin de la capitale les affligeait comme un exil ; ils se voyaient mourants par Tes fièvres, dans des régions farouches. Pour beaucoup, d'ailleurs, accoutumés à des travaux déhcats, l'agriculture semblait un avilissement; c'était un leurre enfin, une dérision, le déni formel de toutes les promesses. S'ils résis- taient, on emploierait la force; ils n'en doutaient pas et se disposaient à la prévenir.

Vers neuf heures, les attroupements formés à la Bastille et au Châtelet refluèrent sur le boulevard. De la porte Saint-Denis à la porte Saint-Martin, cela ne faisait plus qu'un grouillement énorme, une seule masse d'un bleu sombre, presque noir. Les hommes que l'on entrevoyait avaient tous les

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prunelles ardentes , le teint pâle , des figures amai- gries par la faim, exaltées par l'injustice. Cepen- dant, des nuages s'amoncelaient; le ciel orageux chauffant l'électricité de la multitude, elle tour- billonnait sur elle-même, indécise, avec un large balancement de houle ; et Ton sentait dans ses pro- fondeurs une force incalculable, et comme l'éner- gie d'un élément. Puis tous se mirent à chanter : « Des lampions ! des lampions ! » Plusieurs fenêtres ne s'éclairaient pas; des cailloux furent lancés dans leurs carreaux. M. Dambreuse jugea prudent de s'en aller. Les deux jeunes gens le recondui- sirent.

Il prévoyait de grands désastres. Le peuple, encore une fois, pouvait envahir la Chambre, et, à ce propos, il raconta comment il serait, mort le 15 mai, sans le dévouement d'un garde national.

Mais c'est votre ami, j'oubliais! votre ami, le fabricant de faïences, Jacques Arnoux!

Les gens de l'émeute l'étoufFaient ; ce brave citoyen l'avait pris dans ses bras et déposé à l'é- cart. Aussi, depuis lors, une sorte de liaison s'était faite.

Il faudra un de ces jours dîner ensemble, et, puisque vous le voyez souvent, assurez -le que je l'aime beaucoup. C'est un excellent homme, calomnié, selon moi; et il a de l'esprit, le mâtin ! Mes compliments encore une fois ! bien le bon- soir ! . . .

Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale; et, d'un air très sombre, dit qu'elle devait opter entre lui et Ar- noux. Elle répondit avec douceur qu'elle ne com- prenait goutte à des «ragots pareils», n'aimait pas

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 459

Amoux, ny tenait aucunement. Frédéric avait soif d'abandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain.

L'hôtel ils logèrent se distinguait des autres par un Jet d'eau clapotant au milieu de sa cour. Les portes des chambres s'ouvraient sur un cor- ridor, comme dans les monastères. Celle qu'on leur donna était grande, fournie de bons meubles, tendue d'indienne, et silencieuse, vu la rareté des voyageurs. Le long des maisons, des bourgeois inoccupés passaient; puis, sous leurs fenêtres, quand le jour tomba, des enfants dans la rue firent une partie de barres; et cette tranquillité, suc- cédant pour eux au tumulte de Paris, leur causait une surprise, un apaisement.

Le matin, de bonne heure, ils allèrent visiter le château. Comme ils entraient par la grille, ils aperçurent sa façade tout entière, avec les cinq pavillons à toits aigus et son escalier en fer à che- val se déployant au fond de la cour, que bordent de droite et de gauche deux corps de bâtiments plus bas. Des lichens sur les pavés se mêlent de loin au ton fauve des briques; et l'ensemble du palais, couleur de rouille comme une vieille armure, avait quelque chose de royalement impassible, une sorte de grandeur militaire et triste.

Enfin, un domestique, portant un trousseau de clefs, parut. H leur montra d'abord les apparte- ments des reines, l'oratoire du Pape, la galerie de François I"", la petite table d'acajou sur laquelle l'Empereur signa son abdication, et, dans une des pièces qui divisaient l'ancienne galerie des Cerfs, l'endroit Christine fit assassiner Monal-

4<^0 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

deschi. Rosanette écouta cette histoire attentive- ment; puis, se tournant vers Frédéric :

C'était par jalousie, sans doute? Prends garde à toi !

Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle des Gardes, la salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans rideaux, épanchaient une lumière blanche ; de la poussière ternissait légèrement les poignées des espagno- lettes, le pied de cuivre des consoles; des nappes de grosses toiles cachaient partout des fauteuils; on voyait au-dessus des portes des chasses Louis XV, et çà et des tapisseries représentant les dieux de rOIympe, Psyché ou les batailles d'Alexandre.

Quand elle passait devant les glaces, Rosa- nette s'arrêtait une minute pour lisser ses ban- deaux.

Après la cour du donjon et la chapelle Saint- Saturnin, ils arrivèrent dans la salle des Fêtes.

Ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé en compartiments octogones , rehaussé d'or et d'argent, plus ciselé qu'un bijou, et par l'abon- dance des peintures qui couvrent les murailles, depuis la gigantesque cheminée des croissants et des carquois entourent les armes de France, jusqu'à la tribune pour les musiciens, construite à l'autre bout, dans la largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes; le soleil faisait briller les peintures, le ciel bleu con- tinuait indéfiniment l'outremer des cintres; et, du fond des bois, dont les cimes vaporeuses emplis- saient l'horizon, il semblait venir un écho des hal- lalis poussés dans les trompes d'ivoire, et des ballets mythologiques, assemblant sous le feuil-

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4'^I

lage des princesses et des seigneurs travestis en nymphes et en syl vains, époque de science in- génue, de passions violentes et dart somptueux, quand l'idéal était d'emporter le monde dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres. La plus belle de ces fameuses s'était fait peindre à droite, sous la figure de Diane chasseresse, et même en Diane infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque par delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa gloire ; et il reste quelque chose d'elle, une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.

Frédéric fut pris par une concupiscence rétro- spective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n'aurait pas voulu être cette femme.

Quelle femme?

Diane de Poitiers ! H répéta :

Diane de Poitiers, la maîtresse d'Henri II. Elle fit un petit : «Ah!» Ce fut tout.

Son mutisme prouvait clairement qu'elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance il lui dit :

Tu t'ennuies peut-être ?

Non, non, au contraire!

Et, le menton levé, tout en promenant à l'en- tour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot :

Ça rappelle des souvenirs I Cependant, on apercevait sur sa mine un

effort, une intention de respect; et, comme

I-

462 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

cet air sérieux la rendait plus jolie, Frédéric l'excusa.

L*étang des carpes la divertit davantage. Pen- dant un quart d'heure, elle jeta des morceaux de pain dans l'eau, pour voir les poissons bondir.

Frédéric s'était assis près d'elle, sous les tilleuls. Il songeait à tous les personnages qui avaient hanté ces murs, Charles- Quint, les Valois, Henri IV, Pierre le Grand, Jean -Jacques Rousseau et «les belles pleureuses des premières loges», Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis-Philippe; il se sentait environné, coudoyé par ces morts tumultueux; une telle confusion d'images l'étourdissait, bien qu'il j trouvât du charme pourtant.

Enfin ils descendirent dans le parterre.

C'est un vaste rectangle, laissant voir d'un seul coup d'œil ses larges allées jaunes, ses carrés de gazon, ses rubans de buis, ses ifs en pyramide, ses verdures basses et ses étroites plates- bandes, des fleurs clairsemées font des taches sur la terre grise. Au bout du jardin, un parc se déploie, tra- versé dans toute son étendue par un long canal.

Les résidences royales ont en elles une mélan- colie particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le petit nombre de leurs hôtes, au silence qu'on est surpris d'y trouver après tant de fanfares , à leur luxe immo- bile prouvant par sa vieillesse la fugacité des dynasties, l'éternelle misère de tout; et cette ex- halaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se fait sentir même aux têtes naïves. Rosanette bâillait démesurément. Ils s'en retournèrent à l'hotel.

Après leur déjeuner, on leur amena une voiture

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^^

découverte. Ils sortirent de Fontainebleau par un large rond-point, puis montèrent au pas une route sablonneuse dans un bois de petits pins. Les arbres devinrent plus grands; et le cocher, de temps à autre, disait : «Voici les Frères-Siamois, le Phara- mond, le Bouquet- du- Roi... », n'oubliant aucun des sites célèbres, parfois même s'arrêtant pour les faire admirer.

Ils entrèrent dans la futaie de Franchard. La voiture glissait comme un traîneau sur le gazon ; des pigeons qu'on ne voyait pas roucoulaient; tout à coup , un garçon de café parut ; et ils des- cendirent devant la barrière d'un jardin il y avait des tables rondes. Puis, laissant à gauche les murailles d'une abbaye en ruines, ils marchèrent sur de grosses roches et atteignirent bientôt le fond de la gorge.

Elle est couverte, d'un côté, par un entremê- lement de grès et de genévriers, tandis que, de l'autre, le terrain presque nu s'incline vers le creux du vallon, oii, dans la couleur des bruyères, un sentier fait une ligne pâle ; et on aperçoit tout au loin un sommet en cône aplati, avec la tour d'un télégraphe par derrière.

Une demi -heure après, ils mirent pied à terre encore une fois pour gravir les hauteurs d'As- premont.

Le chemin fait des zigzags entre les pins trapus sous des rochers à profils anguleux ; tout ce coin de la forêt a quelque chose d'étouffé, d'un peu sauvage et de recueilli. On pense aux ermites, compagnons des grands cerfs portant une croix de feu entre leurs cornes, et qui recevaient avec de paternels sourires les bons rois de France, âge-

4^4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

nouilles devant leur grotte. Une odeur résineuse emplissait Tair chaud, des racines à ras du sol s'entre-croisaient comme des veines. Rosanette trébuchait dessus, était désespérée, avait envie de pleurer.

Mais, tout au haut, la joie lui revint, en trou- vant sous un toit de branchages une manière de cabaret, oii l'on vend des bois sculptés. Elle but une bouteille de limonade, s'acheta un bâton de houx; et, sans donner un coup d'œil au paysage que l'on découvre du plateau, elle entra dans la Caverne -des -Brigands, précédée d'un gamin por- tant une torche.

Leur voiture les attendait dans le Bas-Bréau.

Un peintre en blouse bleue travaillait au pied d'un chêne, avec sa boîte à couleurs sur les ge- noux. II leva la tête et les regarda passer.

Au milieu de la cote de Chailly, un nuage, crevant tout à coup, leur fit rabattre la capote. Presque aussitôt la pluie s'arrêta ; et les pavés des rues brillaient sous le soleil quand ils rentrèrent dans la ville.

Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur ap- prirent qu'une bataille épouvantable ensanglantait Paris. Rosanette et son amant n'en furent pas sur- pris. Puis tout le monde s'en alla, l'hôtel redevint paisible, le gaz s'éteignit, et ils s'endormirent au murmure du jet d'eau dans la cour.

Le lendemain, ils allèrent voir la Gorge-au-Loup, la Mare -aux -Fées, le Long- Rocher, la Marlotte; le surlendemain, ils recommencèrent au hasard, comme leur cocher voulait, sans demander oii ils étaient, et souvent même négligeant les sites fameux.

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Ils se trouvaient si bien dans leur vieux landau , bas comme un sofa et couvert d'une toile à raies déteintes ! Les fossés pleins de broussailles filaient sous leurs yeux, avec un mouvement doux et con- tinu. Des rayons blancs traversaient comme des flèches les hautes fougères; quelquefois, un che- min, qui ne servait plus, se présentait devant eux, en hgne droite ; et des herbes s y dressaient çà et là, mollement. Au centre des carrefours, une croix étendait ses quatre bras ; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des arbres morts, et de petits sentiers courbes, en se perdant sous les feuilles, donnaient envie de les suivre ; au même moment, le cheval tournait, ils y entraient, on enfonçait dans la boue ; plus loin, de la mousse avait poussé au bord des ornières profondes.

Ils se croyaient loin des autres, bien seuls. Mais tout à coup passait un garde-chasse avec son fusil , ou une bande de femmes en haillons, traînant sur leur dos de longues bourrées.

Quand la voiture s'arrêtait, il se faisait un silence universel; seulement on entendait le souffle du cheval dans les brancards, avec un cri d'oiseau ^s faible, répété.

LLa lumière, à de certaines places éclairant la lisière du bois, laissait les fonds dans Tombre ; ou lien, atténuée sur les premiers plans par une sorte [e crépuscule, elle étalait dans les lointains des rapeurs violettes, une clarté blanche. Au milieu < lu jour, le soleil, tombant d'aplomb sur les larges ^erdures, les éclaboussait, suspendait des gouttes irgentines à la pointe des branches, rayait le gazon le traînées d'émeraudes, jetait des taches d'or sur les couches de feuilles mortes; en se renversant

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la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes des arbres. Quelques-uns, d'une altitude démesurée, avaient des airs de patriarches et d'empereurs, ou, se touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts comme des arcs de triomphe ; d'autres, poussés dès le bas obliquement, semblaient des colonnes près de tomber.

Cette foule de grosses lignes verticales s'en- tr'ouvrait. Alors, d'énormes flots verts se dérou- laient en bosselages inégaux jusqu'à la surface des vallées oii s'avançait la croupe d'autres collines dominant des plaines blondes, qui finissaient par se perdre dans une pâleur indécise.

Debout, l'un près de l'autre, sur quelque émi- nence du terrain, ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans l'âme comme l'orgueil d'une vie plus libre, avec une surabondance de forces, une joie sans cause.

La diversité des arbres faisait un spectacle chan- geant. Les hêtres, à l'écorce blanche et lisse, en- tremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs glauques ramures ; dans les cépées de charmes, des houx pareils à du bronze se héris- saient; puis venait une file de minces bouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaques; et les pins, symétriques comme des tuyaux d'orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter. 11 y avait des chênes rugueux, énormes, qui se con- vulsaient, s'étiraient du sol, s'étreignaient les uns les autres, et, fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère. Quelque chose de plus lourd, une langueur fié-

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vreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons d'épines; les lichefns de leur berge, les loups viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières, et le coassement ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite, ils traversaient des clairières monotones , plantées d'un baliveau çà et là. Un bruit de fer, des coups drus et nombreux sonnaient; c'était, au fîanc d'une colline, une compagnie de carriers battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles, s'étayant, se surplombant, se confondant, telles que les ruines méconnais- sables et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, à des déluges, aux grands cata- clysmes ignorés. Frédéric disait qu'ils étaient depuis le commencement du monde et resteraient ainsi jusqu'à la fin; Rosanette détournait la tête, en affirmant que « ça la rendrait folle » , et s'en allait cueillir des bruyères. Leurs petites fleurs violettes, tassées les unes près des autres, for- maient des plaques inégales, et la terre qui s'écrou- lait de dessous mettait comme des franges noires au bord des sables pailletés de mica.

»IIs arrivèrent un jour à mi-hauteur d'une coHine tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était rayée en ondulations symétriques; çà et là, tels que des promontoires sur le lit desséché d'un océan, se le- vaient des roches ayant de vagues formes d'ani- maux, tortues avançant la tête, phoques qui ram- pent, hippopotames et ours. Personne. Aucun

30.

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bruit. Les sables , frappés par le soleil , éblouissaient ; et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils s*en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés.

Le sérieux de la forêt les gagnait; et il avaient des heures de silence oii, se laissant aller au ber- cement des ressorts, ils demeuraient comme en- gourdis dans une ivresse tranquille. Le bras sous la taille" il l'écoutait parler pendant que les oiseaux gazouillaient, observait presque du même coup d'œil les raisins noirs de sa capote et les baies des genévriers, les draperies de son voile, les volutes des nuages; et quand il se penchait vers elle, la fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum des bois. Ils s'amusaient de tout; ils se montraient, comme une curiosité, des fils de la Vierge sus- pendus aux buissons, des trous plein d'eau au milieu des pierres, un écureuil sur les branches, le vol de deux papillons qui les suivaient ; ou bien , à vingt pas d'eux, sous les arbres, une biche mar- chait, tranquillement, d'un air noble et doux, avec son faon côte à côte. Rosanette aurait voulu courir après, pour l'embrasser.

Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se présentant tout à coup, lui montra dans une boîte trois vipères. Elle se jeta vivement contre Frédéric ; il fut heureux de ce qu'elle était faible et de se sentir assez fort pour la défendre.

Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui; et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à

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ses épaules un peu tombantes; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux mains décou- paient, versaient à boire, s'avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d anguilles dans un com- potier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela aug- mentait le plaisir, Tillusion. Ils se croyaient presque au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de miel.

Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge.

Le ciel, d'un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s'appuyait à l'horizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village; et, plus loin, à gauche, le toit d'une maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la lon- gueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et l'eau secouait légèrement des perches plantées au bord pour tenir des filets ; une nasse d'osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient la. Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux d'un puits ; chaque fois qu'ils re- montaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne.

II ne doutait pas qu'il ne fût heureux pour jus- qu'à la fin de ses jours, tant son bonheur lui pa- raissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne Ide cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l'épaule, des douceurs dont la surprise le charmait. Il lui découvrait enfin

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que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l'eussent fait s'épanouir.

Quand ils se reposaient au milieu de la cam- pagne, il s'étendait la tête sur ses genoux, à l'abri de son ombrelle; ou bien, couchés sur le ventre au milieu de l'herbe, ils restaient l'un en face de l'autre, à se regarder, plongeant dans leurs pru- nelles, altérés d'eux-mêmes, s'en assouvissant tou- jours, puis, les paupières entre-fermées, ne parlant plus.

Quelquefois, ils entendaient tout au loin des rou- lements de tambour. C'était la générale que l'on battait dans les villages, pour aller défendre Paris.

Ah! tiens! l'émeute! disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de leur amour et de la nature éternelle.

Et ils causaient de n'importe quoi, de choses qu'ils savaient parfaitement, de personnes qui ne les intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle l'en- tretenait de sa femme de chambre et de son coif- feur. Un jour, elle s'oublia à dire son âge : vingt- neuf ans ; elle devenait vieille.

En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui apprit des détails sur elle-même. Elle avait été « demoi- selle dans un magasin » , avait fait un voyage en Angleterre, commencé des études pour être ac- trice; tout cela sans transitions, et il ne pouvait reconstruire un ensemble. Elle en conta plus long, un jour qu'ils étaient assis sous un platane, au re- vers d'un pré. En bas, sur le bord de la route, une petite fille, nu-pieds dans la poussière, faisait paître une vache. Dès qu'elle les aperçut, elle vint leur demander l'aumone; et, tenant d'une main son

I

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jupon en lambeaux , elle grattait de l'autre ses che- veux noirs qui entouraient, comme une perruque à la Louis XIV, toute sa tête brune, illuminée par des yeux splendides.

Elle sera bien jolie plus tard, dit Frédéric.

Quelle chance pour elle si elle n*a pas de mère ! reprit Rosanette.

Hein? comment?

Mais oui ; moi, sans la mienne...

Elle soupira, et se mit à parler de son enfance. Ses parents étaient des canuts de la Croix-Rousse. Elle servait son père comme apprentie. Le pauvre bonhomme avait beau s'exténuer, sa femme l'in- vectivait et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyait leur chambre, avec les métiers rangés en longueur contre les fenêtres, le pot-bouilIe sur le poêle, le ht peint en acajou, une armoire en face, et la soupente obscure oii elle avait couché jus- qu'à quinze ans. Enfin un monsieur était venu, un homme gras, la figure couleur de buis, des façons de dévot, habillé de noir. Sa mère et lui eurent ensemble une conversation, si bien que, trois jours après... Rosanette s'arrêta, et, avec un regard plein d'impudeur et d'amertume :

C'était fait!

Puis, répondant au geste de Frédéric :

Comme il était marié (il aurait craint de se compromettre dans sa maison ), on m'emmena dans un cabinet de restaurateur, et on m'avait dit que je serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau.

« Dès la porte, la première chose qui m'a frappée, c'était un candélabre de vermeil, sur une table oii il y avait deux couverts. Une glace au plafond les reflétait, et les tentures des murailles, en soie

/^J^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

bleue , faisaient ressembler tout l'appartement à une alcôve. Une surprise m'a saisie. Tu comprends, un pauvre être qui n*a jamais rien vu ! Malgré mon éblouissement j'avais peur. Je désirais m'en aller. Je suis restée pourtant.

« Le seul siège qu'il y eût était un divan contre la table. II a cédé sous moi avec mollesse, la bouche du calorifère dans le tapis m'envoyait une haleine chaude, et je restai sans rien prendre. Le garçon qui se tenait debout m'a engagée à manger. II m'a versé tout de suite un grand verre de vin ; la tête me tournait, j'ai voulu ouvrir la fenêtre, il m'a dit : Non, mademoiselle, c'est défendu. Et il m*a quittée. La table était couverte d'un tas de choses que je ne connaissais pas. Rien ne m'a semblé bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de confitures, et j'attendais toujours. Je ne sais quoi l'empêchait de venir. II était très tard, minuit au moins, je n'en pouvais plus de fatigue; en repoussant un des oreillers pour mieux m'étendre, je rencontre sous ma main une sorte d'album, un cahier; c'étaient des images obscènes... Je dor- mais dessus, quand il est entré.

Elle baissa la tête et demeura pensive.

Les feuilles autour d'eux susurraient ; dans un fouillis d'herbes, une grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une onde sur le ga- zon ; et le silence était coupé à intervalles rapides par le broutement de la vache qu'on ne voyait plus.

Rosanette considérait un point par terre, à trois pas d'elle, fixement, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit la main.

Comme tu as souffert, pauvre chérie !

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4? 3

Oui, dit-elle, plus que tu ne crois!... Jus- qu'à vouloir en finir ; on ma repêchée.

Comment?

Ah ! n'y pensons plus !... Je t'aime, je suis heureuse ! embrasse-moi.

Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochées dans le bas de sa robe.

Frédéric songeait surtout à ce qu'elle n'avait pas dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la misère ? A quel amant devait-elle son éducation ? Que s'était -il passé dans sa vie jusqu'au jour oii il était venu chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu interdisait les questions. II lui de- manda, seulement, comment elle avait fait la connaissance d'Arnoux.

Par la Vatnaz.

N'était-ce pas toi que j'ai vue, une fois, au Palais-Ro jal , avec eux deux ?

II cita la date précise. Rosanette fit un effort.

Oui , c'est vrai ! . . . Je n'étais pas gaie dans ce temps-là !

Mais Arnoux s'était montré excellent. Frédéric n'en doutait pas; cependant, leur ami était un drôle d'homme, plein de défauts; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.

N'importe!... On l'aime tout de même, ce chameau-là !

Encore maintenant? dit Frédéric.

Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.

Eh ! non ! C'est de l'histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, c'est différent! D'ailleurs, je ne te trouve pas gentil pour ta victime.

iy4 LȃDUCATION SENTIMENTALE.

Ma victime? Rosanette lui prit le menton.

Sans doute !

Et, zézayant à la manière des nourrices :

Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait dodo avec sa femme I

Moi ! jamais de la vie !

Rosanette sourit. II fut blessé de son sourire, preuve d'indifférence, crut- il. Mais elle reprit doucement, et avec un de ces regards qui implo- rent le mensonge :

- Bien sûr?

Certainement!

Frédéric jura sa parole d'honneur qu'il n'avait jamais pensé à M"^ Arnoux, étant trop amoureux d'une autre.

De qui donc?

Mais de vous, ma toute belle!

- Ah I ne te moque pas de moi ! Tu m'agaces !

II jugea prudent d'inventer une histoire, une passion. II trouva des détails circonstanciés. Cette personne, du reste, lavait rendu fort malheureux.

Décidément, tu n'as pas de chance! dit Rosanette.

Oh ! oh ! peut-être ! voulant faire entendre par plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleure opinion, de même que Rosanette n'avouait pas tous ses amants pour qu'il l'estimât davantage; car au milieu des confidences les plus intimes, il y a toujours des restrictions, par fausse honte, délicatesse, pitié. On découvre chez l'autre ou dans soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre; on sent, d'ailleurs, que l'on ne serait pas compris; il est difficile

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4/5

d'exprimer exactement quoi que ce soit; aussi les unions complètes sont rares.

La pauvre Maréchale n'en avait jamais connu de meilleur. Souvent, quand elle considérait Fré- déric, des larmes lui arrivaient aux paupières; puis elle levait les yeux, ou les projetait vers l'ho- rizon , comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle avoua qu'elle souhaitait faire dire une messe « pour que ça porte bonheur à notre amour».

D'où venait donc qu'elle lui avait résisté pen- dant si longtemps ? Elle n'en savait rien elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa question ; et elle répondait en le serrant dans ses bras :

C'est que j'avais peur de t'aimer trop, mon chéri !

Le dimanche matin , Frédéric lut dans un jour- nal, sur une liste de blessés, le nom de Dussar- dier. Il jeta un cri, et, montrant le papier à Rosa- nette, déclara qu'il allait partir immédiatement.

Pourquoi faire ?

Mais le voir, le soigner I

Tu ne vas pas me laisser seule, j'imagine?

Viens avec moi.

Ah ! que j'aille me fourrer dans une bagarre pareille ? Merci bien !

Cependant, je ne peux pas...

Ta ta ta ! comme si on manquait d'infirmiers dans les hôpitaux! Et puis, qu'est-ce que ça le regardait encore, celui-là? Chacun pour soi!

II fut indigné de cet égoïsme; et il se reprocha de n'être pas là- bas avec les autres. Tant d'indif- férence aux malheurs de la patrie avait quelque

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chose de mesquin et de bourgeois. Son amour lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent pendant une heure.

Puis elle le supplia d attendre , de ne pas s'ex- poser.

Si par hasard on te tue !

Eh ! je n'aurai fait que mon devoir ! Rosanette bondit. D'abord, son devoir était de

l'aimer. C'est qu'il ne voulait plus d'elle, sans doute ! Ça n'avait pas le sens commun ! Quelle idée, mon Dieu!

Frédéric sonna pour avoir la note. Mais il n'était pas facile de s'en retourner à Paris. La voiture des messageries Leioir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient pas, la diligence du Bour- bonnais ne passerait que tard dans la nuit, et serait peut-être pleine; on n'en savait rien. Quand il eut perdu beaucoup de temps à ces informations, l'idée lui vint de prendre la poste. Le maître de poste refusa de fournir des chevaux, Frédéric n'ayant point de passeport. Enfin, il loua une calèche (la même qui les avait promenés), et ils arrivèrent devant l'hôtel du Commerce, à Meïun, vers cinq heures.

La place du Marché était couverte de faisceaux d'armes. Le préfet avait défendu aux gardes natio- naux de se porter sur Paris. Ceux qui n'étaient pas de son département voulaient continuer leur route. On criait. L'auberge était pleine de tumulte.

Rosanette, prise de peur, déclara qu'elle n'irait pas plus loin, et le supplia encore de rester. L'au- bergiste et sa femme se joignirent à elle. Un brave homme qui dînait s'en mêla, affirmant que la bataille serait terminée d'ici à peu; d'ailleurs,

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4/7

il fallait faire son devoir. Alors, la Maréchale redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. II lui donna sa bourse, Tembrassa vivement, et disparut.

Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que les insurgés avaient de distance en distance coupé les rails, et le cocher refusa de le conduire plus loin; ses chevaux, disait-il, étaient «rendus».

Par sa protection cependant, Frédéric obtint un mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante francs, sans compter le pourboire, con- sentit à le mener jusqu'à la barrière d'Italie. Mais, à cent pas de la barrière, son conducteur le fit descendre et s'en retourna. Frédéric marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle croisa la baïonnette. Quatre hommes l'empoignèrent en vociférant :

C'en est un! Prenez garde! Fouillez-Ie ! Brigand ! Canaille !

Et sa stupéfaction fut si profonde, qu'il se laissa entraîner au poste de la barrière, dans le rond-point même oii convergent les boulevards des Gobelins et de l'Hôpital et les rues Godefroy et Mouffetard.

Quatre barricades formaient, au bout des quatre voies, d'énormes talus de pavés; des torches çà et grésillaient; malgré la poussière qui s'élevait, il distingua des fantassins de la ligne et des gardes nationaux, tous le visage noir, débraillés, hagards. Ils venaient de prenore la place, avaient fusillé plusieurs hommes; leur colère durait encore. Frédéric dit qu'il arrivait de Fontainebleau au secours d'un camarade blessé logeant rue Belle- fond; personne d'abord ne voulut le croire; on

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examina ses mains, on flaira même son oreille pour s'assurer qu'il ne sentait pas la poudre.

Cependant, à force de répéter la même chose, il finit par convaincre un capitaine, qui ordonna à deux fusiliers de le conduire au poste du Jardin des Plantes.

Ils descendirent le boulevard de l'Hôpital. Une forte bise soufflait. Elle le ranima.

Ils tournèrent ensuite par la rue du Marché-aux- Chevaux. Le Jardin des Plantes, à droite, faisait une grande masse noire; tandis qu'à gauche, la façade entière de la Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres, flambait comme un incendie, et des ombres passaient rapidement sur les carreaux.

Les deux hommes de Frédéric s'en allèrent. Un autre l'accompagna jusqu'à l'Ecole polytechnique.

La rue Saint- Victor était toute sombre, sans un bec de gaz ni une lumière aux maisons. De dix minutes en dix minutes, on entendait :

Sentinelles ! prenez garde à vous !

Et ce cri, jeté au milieu du silence, se prolon- geait comme la répercussion d'une pierre tom- bantdans un abîme.

Quelquefois, un battement de pas lourds s ap- prochait. C'était une patrouille de cent hommes au moins; des chuchotements, de vagues clique- tis de fer s'échappaient de cette masse confuse; et, s'éloignant avec un balancement rythmique, elle se fondait dans l'obscurité.

II y avait au centre des carrefours un dragon à cheval, immobile. De temps en temps, une esta- fette passait au grand galop, puis le silence recom- mençait. Des canons en marche faisaient au loin sur le pavé un roulement sourd et formidable;

à

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4/9

le cœur se serrait à ces bruits différant de tous les bruits ordinaires. Ils semblaient même élargir le silence, qui était profond, absolu, un silence noir. Des hommes en blouse blanche abordaient les soldats, leur disaient un mot, et s'évanouissaient comme des fantômes.

Le poste de i'EcoIe polytechnique regorgeait de monde. Des femmes encombraient le seuil, demandant à voir leur fils ou leur mari. On les ren- voyait au Panthéon transformé en dépôt de ca- davres, et on n'écoutait pas Frédéric. II s'obstina, jurant que son ami Dussardier l'attendait, allait mourir. On lui donna enfin un caporal pour le mener au haut de la rue Saint-Jacques, à la mairie du XII* arrondissement.

La place du Panthéon était pleine de soldats couchés sur de la paille. Le jour se levait. Les feux de bivac s'éteignaient.

L'insurrection avait laissé dans ce quartier-là des traces formidables. Le sol des rues se trouvait, d'un bout à l'autre, inégalement bosselé. Sur les barricades en ruine, il restait des omnibus, des tuyaux de gaz, des roues de charrettes; de petites flaques noires, en de certains endroits, devaient être du sang. Les maisons étaient criblées de pro- jectiles, et leur charpente se montrait sous les écaillures du plâtre. Des jalousies, tenant par un clou, pendaient comme des haillons. Les escaliers ayant croulé, des portes s'ouvraient sur le vide. On apercevait l'intérieur des chambres avec leurs papiers en lambeaux; des choses délicates s'y étaient conservées, quelquefois. Frédéric observa une pendule, un bâton de perroquet, des gra- vures.

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QjLiand il entra dans la mairie, les gardes natio- naux bavardaient intarissablement sur les morts de Bréa * et de Négrier *, du représentant Char- bonnel * et de l'archevêque de Paris *. On disait que le duc d'Aumale était débarqué à Boulogne, Barbes, enfui de Vincennes; que lartillerie arri- vait de Bourges et que les secours de la province affluaient. Vers trois heures, quelqu'un apporta de bonnes nouvelles; des parlementaires de l'émeute étaient chez le président de l'Assemblée.

Alors, on se rejouit; et, comme il avait encore douze francs, Frédéric fît venir douze bouteilles de vin , espérant par hâter sa déhvrance. Tout à coup, on crut entendre une fusillade. Les liba- tions s'arrêtèrent ; on regarda l'inconnu avec des yeux méfiants ; ce pouvait être Henri V.

Pour n'avoir aucune responsabilité , ils le trans- portèrent à la mairie du xi' arrondissement, d'oii on ne lui permit pas de sortir avant neuf heures du matin.

II alla en courant jusqu'au quai Voltaire. A une fenêtre ouverte, un vieillard en manches de che- mise pleurait, les yeux levés. La Seine coulait pai- siblement. Le ciel était tout bleu ; dans les arbres des Tuileries, des oiseaux chantaient.

Frédéric traversait le Carrousel quand une ci- vière vint à passer. Le poste, tout de suite, pré- senta les armes, et l'officier dit en mettant la main à son shako :

Honneur au courage malheureux !

Cette parole était devenue presque obligatoire ; celui qui la prononçait paraissait toujours solen- nellement ému. Un groupe de gens furieux escor- tait la civière, en criant :

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^ I

Nous VOUS vengerons! nous vous venge- rons !

Les voitures circulaient sur le boulevard, et des femmes devant les portes faisaient de la charpie. Cependant, l'émeute était vaincue ou à peu près; une proclamation de Cavaignac, affichée tout à rheure, l'annonçait. Au haut de la rue Vivienne, un peloton de mobiles parut. Alors, les bourgeois poussèrent des cris d'enthousiasme; ils levaient leurs chapeaux, applaudissaient, dansaient, vou- laient les embrasser, leur offrir à boire, et des fleurs jetées par des dames tombaient des balcons.

Enfin, à dix heures, au moment le canon grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce voisine une femme sortit à pas muets, M^^ Vatnaz.

Elle emmena Frédéric à l'écart, et lui apprit comment Dussardier avait reçu sa blessure.

ILe samedi, au haut d'une barricade, dans la rue Lafayette, un gamin enveloppé d'un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux : « Allez-vous tirer contre vos frères! » Comme ils s'avançaient, Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les autres, bondi sur la barricade, et, d'un coup de savate, abattu l'insurgé en lui arrachant le dra- peau. On l'avait retrouvé sous les décombres, la cuisse percée d'un lingot de cuivre. 11 avait fallu débrider la plaie, extraire le projectile. M"" Vatnaz était arrivée le soir même, et, depuis ce temps-là, ne le quittait plus.

Elle préparait avec intelligence tout ce qu'il fallait pour les pansements, l'aidait à boire, épiait

482 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

ses moindres désirs, aJIait et venait plus légère qu'une mouche, et le contemplait avec des jeux tendres.

Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de revenir tous les matins. Un jour qu'il par- fait du dévouement de la Vatnaz, Dussardier haussa les épaules.

Eh non ! C'est par intérêt I

Tu crois? II reprit :

J'en suis sûr! sans vouloir s'expliquer da- vantage.

Elle le comblait de prévenances, jusqu'à lui apporter les journaux l'on exaltait sa belle action. Ces hommages paraissaient l'importuner. Il avoua même à Frédéric l'embarras de sa con- science.

Peut-être qu'il aurait se mettre de l'autre bord, avec les blouses; car enfin on leur avait promis un tas de choses qu'on n'avait pas tenues. Leurs vainqueurs détestaient la République; et puis, on s'était montré bien dur pour eux! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à fait, cependant; et le brave garçon était torturé par cette idée qu'il pouvait avoir combattu la justice.

Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l'eau*, n'avait rien de ces angoisses.

Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans l'ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage; et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain d'une détonation, ils croyaient qu'on allait tous les fu- siller; alors, ils se précipitaient contre les murs.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. i^ ^

puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur, qu'il leur semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre. La lampe suspendue à la voûte avait Tair d'une tache de sang ; et de petites flammes vertes et jaunes volti- geaient, produites par les émanations du caveau. Dans la crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès les premières marches, le prési- dent se rejeta en arrière, épouvanté par Todeur des excréments et des cadavres. Quand les prison- niers s'approchaient d'un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction pour les empê- cher d'ébranler les grilles, fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.

Us furent, généralement, impitoyables. Ceux

ui ne s'étaient pas battus voulaient se signaler.

'était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupe- ments, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois ; et, en dépit de la victoire, l'éga- iité (comme pour le châtiment de ses défenseurs et la dérision de ses ennemis) se manifestait triom- phalement, une égahté de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes ; car le fanatisme des intérêts équihbra les délires du besoin, l'aris- tocratie eut les fureurs de la crapule, et le bonnet de coton ne se montra pas moins hideux que le bonnet rouge. La raison publique était troublée

omme après les grands bouleversements de la

ature. Des gens a esprit en restèrent idiots pour oute leur vie.

Le père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivé le 26 à Paris avec les Nogentais, au lieu de s'en retourner en même temps qu'eux,

3'-

ï

484 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

il avait été s'adjoindre à la garde nationale qui campait aux Tuileries ; et il fut très content d'être placé en sentinelle devant la terrasse du bord de l'eau. Au moins, là, il les avait sous lui, ces bri- gands! II jouissait de leur défaite, de leur abjec- tion , et ne pouvait se retenir de les invectiver.

Un d'eux, un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux barreaux en deman- dant du pain. M. Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait d'une voix lamen- table :

Du pain !

Est-ce que j'en ai, moi !

D'autres prisonniers apparurent dans le soupi- rail, avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant :

Du pain !

Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pour leur faire peur, il les mit en joue ; et, porté jusqu'à la voûte par le flot qui l'étoufFait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une fois :

Du pain !

Tiens! en voilà! dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil*.

II y eut un énorme hurlement, puis, rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté.

Après quoi, M. Roque s'en retourna chez lui; car il possédait, rue Saint-Martin, une maison il s'était réservé un pied-à-terre ; et les dommages causés par l'émeute à la devanture de son im- meuble n'avaient pas contribué médiocrement à le rendre furieux. II lui sembla, en la revoyant.

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^5

qu'il s'était exagéré le mal. Son action de tout à l'heure l'apaisait, comme une indemnité.

Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit, tout de suite, que son absence trop longue l'avait inquiétée ; elle avait craint un mal- heur, une blessure.

Cette preuve d'amour fihal attendrit le père Roque. II s'étonna qu'elle se fut mise en route sans Catherine.

Je l'ai envoyée faire une commission, ré- pondit Louise.

Et elle s'informa de sa santé, de choses et d'autres; puis, d'un air indifférent, lui demanda si par hasard il n'avait pas rencontré Frédéric.

Non ! pas le moins du monde !

C'était pour lui seul qu'elle avait fait le voyage. Quelqu'un marcha dans le corridor.

Ah ! pardon ... Et elle disparut.

Catherine n'avait point trouvé Frédéric. II était absent depuis plusieurs jours, et son ami in- time, M. Deslauriers, habitait maintenant la pro- vince.

Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir

I parler. Elle s'appuyait contre les meubles. Qu'as-tu? qu'as-tu donc? s'écria son père. Elle fit signe que ce n'était rien, et par un grand effort de volonté se remit. Le traiteur d'en face apporta la soupe. Mais le père Roque avait subi une trop violente émotion. « Ça ne pouvait pas passer», et il eut au dessert une espèce de défaillance. On envoya chercher vivement un médecin, qui prescrivit une potion.

4^6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

le plus de couvertures possible, pour se faire suer. II soupirait, il geignait.

Merci, ma bonne Catherine! Baise ton pauvre père, ma poulette! Ah! ces révolutions!

Et, comme sa fille le grondait de s'être rendu malade en se tourmentant pour elle, il répliqua :

Oui ! tu as raison ! Mais c'est plus fort que moi ! Je suis trop sensible !

i

II

MADAME Dambreuse, dans son boudoir, entre sa nièce et miss John, écoutait parler M. Roque, contant ses fatigues militaires. Elle se mordait les lèvres, semblait souffrir.

Oh! ce n'est rien ! ça se passera ! Et, d'un air gracieux :

Nous aurons à dîner une de vos connais- sances, M. Moreau.

Louise tressaillit.

Puis seulement quelques intimes, Alfred de Cisy, entre autres.

Et elle vanta ses manières, sa figure, et princi- palement ses mœurs.

M"° Dambreuse mentait moins qu'elle ne croyait; le vicomte rêvait le mariage. Il l'avait dit à Martinon, ajoutant qu'il était sûr de plaire à M"*" Cécile et que ses parents l'accepteraient.

Pour risquer une telle confidence, il devait avoir sur la dot des renseignements avantageux. Or Martinon soupçonnait Cécile d'être la fille naturelle de M. Dambreuse; et il eût été, proba- blement, très fort de demander sa main à tout

488 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

hasard. Cette audace offrait des dangers; aussi Martinon, jusqu'à présent, s'était conduit de ma- nière à ne pas se compromettre; d'ailleurs, il ne savait comment se débarrasser de la tante. Le mot de Cisy le détermina ; et il avait fait sa requête au banquier, lequel, n'y voyant pas d'obstacle, venait d'en prévenir M"" Dambreuse. Cisy parut. Elle se leva, dit :

Vous nous oubliez... Cécile, shake hands! Au même moment, Frédéric entrait.

Ah! enfin! on vous retrouve! s'écria le père Roque. J'ai été trois fois chez vous, avec Louise, cette semaine !

Frédéric les avait soigneusement évités. II allégua qu'il passait tous ses jours près d'un cama- rade blessé. Depuis longtemps, du reste, un tas de choses l'avaient pris; et il cherchait des his- toires. Heureusement, les convives arrivèrent : d'abord M. Paul de Grémonville, le diplomate entrevu au bal; puis Fumichon, cet industriel dont le dévouement conservateur l'avait un soir scandalisé; la vieille duchesse de Montreuil-Nantua les suivait.

Mais deux voix s'élevèrent dans l'antichambre.

J'en suis certaine, disait l'une.

Chère belle dame! chère belle dame! ré- pondait l'autre, de grâce, calmez-vous !

C'était M. de Nonancourt, un vieux beau, l'air momifié dans du cold-cream, et M""*' de Larsillois, l'épouse d'un préfet de Louis-Philippe. Elle trem- blait'extrêmement, car elle avait entendu, tout à l'heure, sur un orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés. Beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles ; on croyait que

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^^

des hommes, dans les catacombes, allaient faire sauter le faubourg Saint-Germain ; des rumeurs s'échappaient des caves ; il se passait aux fenêtres des choses suspectes.

Tout le monde s'évertua cependant à tranquil- liser M"" de Larsillois. L'ordre était rétabh. Plus rien à craindre. « Cavaignac nous a sauvés ! » Comme si les horreurs de l'insurrection n'eussent pas été suffisamment nombreuses, on les exagé- rait. II y avait eu vingt-trois mille forçats du coté des socialistes, pas moins !

On ne doutait nullement des vivres empoi- sonnés, des mobiles sciés entre deux planches, et des inscriptions des drapeaux qui réclamaient le pillage, l'incendie.

Et quelque chose de plus ! ajouta l'ex-pré- fete.

Ah ! chère ! dit par pudeur M"''' Dambreuse , en désignant d'un coup d'œil les trois jeunes

M. Dambreuse sortit de son cabinet avec Mar- tinon. Elle détourna la tête, et répondit aux saluts de Pellerin qui s'avançait. L'artiste considérait les murailles cl'une façon inquiète. Le banquier le prit à part, et lui fit comprendre qu'il avait dû, pour le moment, cacher sa toile révolutionnaire.

Sans doute ! dit Pellerin, son échec au Club de rintelligence ayant modifié ses opinions.

M. Dambreuse glissa fort poliment qu'il lui commanderait d'autres travaux.

Mais pardon ! . . . Ah ! cher ami ! quel bonheur !

Arnoux et M°* Arnoux étaient devant Frédéric. II eut comme un vertige. Rosanette, avec son

4^0 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

admiration pour les soldats, l'avait agacé toute l'après-midi ; et le vieil amour se réveilla.

Le maître d'hôtel vint annoncer que Madame était servie. D'un regard, elle ordonna au vicomte de prendre le bras de Cécile, dit tout bas à Martinon : « Misérable ! », et on passa dans la salle à manger.

Sous les feuilles vertes d'un ananas, au milieu de la nappe, une dorade s'allongeait, le museau tendu vers un quartier de chevreuil et touchant de sa queue un buisson d'écrevisses. Des figues, des cerises énormes, des poires et des raisins (pri- meurs de la culture parisienne) montaient en pyramides dans des corbeilles de vieux saxe ; une touffe de fleurs, par intervalles, se mêlait aux claires argenteries; les stores de soie blanche, abaissés devant les fenêtres, emphssaient l'appar- tement d,'une lumière douce ; il était rafraîchi par deux fontaines il y avait des morceaux de glace; et de grands domestiques en culotte courte servaient. Tout cela semblait meilleur après l'émo- tion des jours passés. On rentrait dans la jouis- sance des choses que l'on avait eu peur de perdre ; et Nonancourt exprima le sentiment général en disant :

Ah! espérons que MM. les républicains vont nous permettre de dîner !

Malgré leur fraternité ! ajouta spirituelle- ment le père Roque.

Ces deux honorables étaient à la droite et à la gauche de M™°Dambreuse, ayant devant elle son mari, entre M"'*' de Larsillois, flanquée du diplo- mate et la vieille duchesse, que Fumichon cou- doyait. Puis venaient le peintre, le marchand de faïences, M"° Louise, et grâce à Martinon, qui lui

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 49^

avait enlevé sa place pour se mettre auprès de Cécile, Frédéric se trouvait à côté de M'"^ Arnoux. Elle portait une robe de barège noir, un cercle d'or au poignet, et, comme le premier jour il avait dîné chez elle, quelque chose de rouge dans les cheveux, une branche de fuchsia entor- tillée à son chignon. II ne put s'empêcher de lui dire :

Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus!

Ah ! répliqua-t-elle froidement.

II reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait l'impertinence de sa question :

Avez-vous quelquefois pensé à moi ?

Pourquoi y penserais-je ? Frédéric fut blessé par ce mot.

Vous avez peut-être raison, après tout. Mais, se repentant vite, il jura qu'il n'avait pas

vécu un seul jour sans être ravagé par son sou- venir.

Je n'en crois absolument rien, monsieur.

Cependant, vous savez que je vous aime. M™° Arnoux ne répondit pas.

Vous savez que je vous aime. Elle se taisait toujours.

«Eh bien, va te promener!» se dit Frédéric.

Et, levant les yeux, il aperçut, à l'autre bout de la table, M^^ Roque.

' Elle avait cru coquet de s'habiller tout en vert, couleur qui jurait grossièrement avec le ton de ses cheveux rouges. Sa boucle de ceinture était trop haute, sa collerette l'engonçait; ce peu d'élégance avait contribué sans 'doute au froid abord de Fré- déric. Elle l'observait de loin, curieusement; et

4^2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Arnoux, près d'elle, avait beau prodiguer les ga- lanteries, il n'en pouvait tirer trois paroles, si bien que, renonçant à plaire, il écouta la conversation. Elle roulait maintenant sur les purées d'ananas du Luxembourg.

Louis Blanc, d'après Fumichon, possédait un hôtel rue Saint-Dominique et refusait de louer aux ouvriers.

Moi, ce que je trouve drole, dit Nonan- court, c'est Ledru-RoIIin chassant dans les do- maines de la Couronne !

II doit vingt mille francs à un orfèvre! ajouta Cis j ; et même on prétend. . .

M""" Dambreuse l'arrêta.

Ah ! que c'est vilain de s'échauffer pour la politique! Un jeune homme, fi donc! Occupez- vous plutôt de votre voisine !

Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les jour- naux.

Arnoux prit leur défense ; Frédéric s'en mêla, les appelant des maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. M"" Arnoux ne voyait pas que c'était une vengeance contre elle.

Cependant, le vicomte se torturait l'intellect afin de conquérir M"' Cécile. D'abord, il étala des goûts d'artiste, en blâmant la forme des carafons et la gravure des couteaux. Puis il parla de son écurie, de son tailleur et de son chemisier; enfin, il aborda le chapitre de la religion et trouva moyen de faire entendre qu'il accomplissait tous ses devoirs.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4:93

Martinon s y prenait mieux. D'un train mono- tone, et en la regardant continuellement, il vantait son profil d'oiseau, sa fade chevelure blonde, ses mains trpp courtes. La laide jeune fille se délec- tait sous cette averse de douceurs.

On ne pouvait rien entendre, tous parlant très haut. M. Roque voulait pour gouverner la France (( un bras de fer ». Nonancourt regretta même que l'échafaud pohtique fût aboh. On aurait tuer en masse tous ces gredins-Ià !

Ce sont même des lâches, dit Fumichon. Je ne vois pas de bravoure à se mettre derrière les barricades!

A propos, parlez -nous donc de Dussar- dier! dit M. Dambreuse en se tournant vers Frédéric.

Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.

Frédéric, sans se faire prier, débita l'histoire de son ami ; il lui en revint une espèce d'au- réole.

On arriva, tout naturellement, à relater diffé- rents traits de courage. Suivant le diplomate, il n'était pas difficile d'affronter la mort, témoin ceux qui se battent en duel.

On peut s'en rapporter au vicomte, dit Martinon.

Le vicomte devint très rouge. Les convives le regardaient; et Louise, plus étonnée que les autres, murmura :

Qu'est-ce donc ?

Il a calé devant Frédéric, reprit tout bas Arnoux.

494 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Vous savez quelque chose, mademoiselle? demanda aussitôt Nonancourt.

Et il dit sa réponse à M"^ Dambreuse, qui, se penchant un peu, se mit à regarder Frédéric.

Martinon n'attendit pas les questions de Cécile. II lui apprit que cette affaire concernait une per- sonne inqualifiable. La jeune fille se recula légè- rement sur sa chaise, comme pour fuir le contact de ce libertin.

La conversation avait recommencé. Les grands vins de Bordeaux circulaient, on s'animait; Pel- lerin en voulait à la révolution à cause du musée espagnol, définitivement perdu. C'était ce qui l'affligeait le plus, comme peintre. A ce mot, M. Roque l'interpella.

Ne seriez -vous pas l'auteur d'un tableau très remarquable ?

Peut-être! Lequel?

Cela représente une dame dans un cos- tume. . . ma foi ! ... un peu. . . léger, avec une bourse et un paon derrière.

Frédéric à son tour s'empourpra. Pellerin fai- sait semblant de ne pas entendre,

Cependant c'est bien de vous ! Car il y a votre nom écrit au bas, et une ligne sur le cadre constatant que c'est la propriété de M. Mo- reau.

Un jour que le père Roque et sa fille l'atten- daient chez lui, ils avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bonhomme l'avait même pris pour « un tableau gothique ».

Non! dit Pellerin brutalement; c'est un portrait de femme.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 4^5

Martinon ajouta :

D'une femme très vivante! N'est-ce pas, Cisy?

Eh ! je n'en sais rien.

Je croyais que vous la connaissiez. Mais du moment que ça vous fait de la peine, mille excuses !

Cis j baissa les yeux , prouvant par son embar- ras qu'il avait jouer un rôle pitoyable à l'oc- casion de ce portrait. Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions qui se forment tout de suite, et les figures de l'assemblée la manifestaient claire- ment.

« Comme il me mentait ! » se dit M™* Arnoux.

« C'est donc pour cela qu'il m'a quittée ! » pensa Louise.

Frédéric s'imaginait que ces deux histoires pou- vaient le compromettre; et quand on fut dans le jardin, il en fît des reproches à Martinon.

L'amoureux de M"** Cécile lui éclata de rire au nez.

Eh ! pas du tout ! ça te servira ! Va de l'avant !

Que voulait-il dire? D'ailleurs, pourquoi cette bienveillance si contraire à ses habitudes? Sans rien expliquer, il s'en alla vers le fond, oii les dames étaient assises. Les hommes se tenaient debout, et Pellerin, au milieu d'eux, émettait des idées. Ce qu'il y avait de plus favorable pour les arts, c'était une monarchie bien entendue. Les temps modernes le dégoûtaient, «quand ce ne serait qu'à cause de la garde nationale » , il regret- tait le moyen âge, Louis XIV; M. Roque le féli-

4^6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

cita de ses opinions, avouant même qu'elles ren- versaient tous ses préjugés sur les artistes. Mais il s'éloigna presque aussitôt, attiré par la voix de Fumichon. Arnoux tâchait d'établir qu'il y a deux socialismes, un bon et un mauvais. L'industriel n'y voyait pas de différence, la tête lui tournant de colère au mot propriété.

C'est un droit écrit dans la nature ! Les en- fants tiennent à leurs joujoux; tous les peuples sont de mon avis, tous les animaux ; le lion même, s'il pouvait parler, se déclarerait propriétaire! Ainsi, moi, messieurs, j'ai commencé avec quinze mille francs de capital ! Pendant trente ans, savez- vous, je me levais régulièrement à quatre heures du matin ! J'ai eu un mal des cinq cents diables à faire ma fortune ! Et on viendra me soutenir que je n'en suis pas le maître, que mon argent n'est pas mon argent, enfin, que la propriété, c'est le vol!

Mais Proudhon...

Laissez -moi tranquille, avec votre Prou- dhon ! S'il était là, je crois que je l'étranglerais !

II l'aurait étranglé. Après les liqueurs surtout, Fumichon ne se connaissait plus ; et son vi- sage apoplectique était près d'éclater comme un obus.

Bonjour, Arnoux, dit Hussonnet, qui passa lestement sur le gazon.

II apportait à M. Dambreuse la première feuille d'une brochure intitulée VHydre, le bohème dé- fendant les intérêts d'un cercle réactionnaire, et le banquier le présenta comme tel à ses hôtes.

Hussonnet les divertit, en soutenant d'abord que les marchands de suif payaient trois cent

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 497

quatre-vingt-douze gamins pour crier chaque soir : «Des lampions!)), puis en blaguant les principes de 89, Taffranchissement des nègres, les orateurs de la gauche; il se lança même jusqu'à faire Pmdbomme sur une barricade, peut-être par TefFet d'une jalousie naïve contre ces bourgeois qui avaient bien dîné. La charge plut médiocrement. Leurs figures s'allongèrent.

Ce n'était pas le moment de plaisanter, du reste; Nonancourt le dit, en rappelant la mort de M^ Affre et celle du général de Bréa. Elles étaient toujours rappelées; on en faisait des arguments. M. Roque déclara le trépas de l'Arche- vêque « tout ce qu'il y avait de plus subhme )) ; Fumichon donnait la palme au militaire ; et, au heu de déplorer simplement ces deux meurtres, on discuta pour savoir lequel devait exciter la plus forte indignation. Un second parallèle vint après , celui de Lamoricière* et de Cavaignac*, M. Dam- breuse exaltant Cavaignac et Nonancourt Lamo- ricière. Personne de la compagnie, sauf Arnoux, n'avait pu les voir à l'œuvre. Tous n'en formu- lèrent pas moins sur leurs opérations un juge- ment irrévocable. Frédéric s'était récusé, confes- sant qu'il n'avait pas pris les armes. Le diplomate et M. Dambreuse lui firent un signe de tête ap- probatif. En effet, avoir combattu l'émeute, c'était avoir défendu la Répubhque. Le résultat, biei que favorable, la consohdait; et, maintenant qu'on était débarrassé des vaincus, on souhaitait l'être des vainqueurs.

A peine dans le jardin. M""" Dambreuse, pre- nant Cisj, l'avait gourmande de sa maladresse ; à la vue de Martinon, elle le congédia, puis voulut

4^^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

savoir de son futur neveu la cause de ses plaisan- teries sur le vicomte.

II ny en a pas.

Et tout cela comme pour la gloire de M. Moreau I Dans quel but?

Dans aucun. Frédéric est un charmant garçon. Je l'aime beaucoup.

Et moi aussi! Qu'il vienne! Allez le chercher !

Après deux ou trois phrases banales, elle com- mença par déprécier légèrement ses convives, ce qui était le mettre au-dessus d'eux. II ne manqua pas de dénigrer un peu les autres femmes, ma- nière habile de lui adresser des compliments. Mais elle le quittait de temps en temps, c'était soir de réception , des dames arrivaient ; puis elle revenait à sa place, et la disposition toute for- tuite des sièges leur permettait de n'être pas entendus.

Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique et raisonnable. Les préoccupations du jour l'inté- ressaient médiocrement; il y avait tout un ordre de sentiments moins transitoires. Elle se plaignit des poètes qui dénaturent la vérité, puis elle leva les yeux vers le ciel, en lui demandant le nom d'une étoile.

On avait mis dans les arbres deux ou trois lan- ternes chinoises; le vent les agitait, des rayons colorés tremblaient sur sa robe blanche. Elle se tenait, comme d'habitude, un peu en arrière dans son fauteuil, avec un tabouret devant elle; on apercevait la pointe d'un soulier de satin noir; et M""" Dambreuse, par intervalles, lançait une parole plus haute, quelquefois même un rire.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. ^99

Ces coquetteries n'atteignaient pas Martinon, occupé de Cécile; mais elles allaient frapper la petite Roque, qui causait avec M""" Arnoux. C'était la seule, parmi ces femmes, dont les ma- nières ne lui semblaient pas dédaigneuses. Elle était venue s'asseoir à coté d'elle; puis, cédant à un besoin d'épanchement :

N'est-ce pas qu'il parle bien, Frédéric Mo- reau?

Vous le connaissez?

Oh! beaucoup! Nous sommes voisins, il m'a fait jouer toute petite.

M"* Arnoux lui jeta un long regard qui signi- fiait : «Vous ne l'aimez pas, j'imagine?»

Celui de la jeune fîlîe répliqua sans trouble : (( Si ! ))

Vous le voyez souvent, alors?

Oh ! non I seulement quand il vient chez sa mère. Voilà dix mois qu'il n'est venu ! Il avait promis cependant d'être plus exact.

II ne faut pas trop croire aux promesses des hommes, mon enfant.

Mais il ne m'a pas trompée, moi!

Comme d'autres !

Louise frissonna : «Est-ce que, par hasard, il lui aurait aussi promis quelque chose, à elle?» et sa figure était crispée de défiance et de haine.

M'"^ Arnoux en eut presque peur; elle aurait voulu rattraper son mot. Puis, toutes deux se turent.

Comme Frédéric se trouvait en face, sur un pliant, elles le considéraient, l'une avec décence, du coin des paupières, l'autre franchement, la

500 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

bouche ouverte, si bien que M™** Dambreuse lui dit :

Tournez -vous donc, pour qu'elle vous voie!

Qui cela?

Mais la fille de M. Roque !

Et elle le plaisanta sur l'amour de cette jeune provinciale. II s'en défendait, en tâchant de rire.

Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une laideron pareille !

Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité immense. II se rappelait l'autre soirée, celle dont il était sorti, le cœur plein d'humiliations; et il respirait largement; il se sentait dans son vrai milieu, presque dans son domaine, comme si tout cela, y compris l'hôtel Dambreuse, lui avait ap-

Fartenu. Les dames formaient un demi-cercle en écoutant, et, afin de briller, il se prononça pour le rétablissement du divorce, qui devait être facile jusqu'à pouvoir se quitter et se reprendre indéfi- niment, tant qu'on voudrait. Elles se récrièrent; d'autres chuchotaient ; il j avait de petits éclats de voix dans l'ombre, au pied du mur couvert d'aris- toloches. C'était comme un caquetage de poules en gaieté; et il développait sa théorie, avec cet aplomb que la conscience du succès procure. Un domestique apporta dans la tonnelle un plateau chargé de glaces. Les messieurs s'en rapprochè- rent. Ils causaient des arrestations.

Alors, Frédéric se vengea du vicomte en lui faisant accroire qu'on allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. L'autre objectait qu'il n'avait pas bougé de sa chambre; son adversaire accu- mula les chances mauvaises ; MM. Dambreuse et

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L'EDUCATION SENTIMENTALE. 501

de Grémonville eux-mêmes s'amusaient. Puis ils complimentèrent Frédéric, tout en regrettant qu'il n'employât pas ses facultés à la défense de Tordre ; et leur poignée de main fut cordiale ; il pouvait désormais compter sur eux. Enfin, comme tout le monde s'en allait, le vicomte s'inclina très bas devant Cécile :

Mademoiselle, j'ai bien l'honneur de vous souhaiter le bonsoir.

Elle répondit d'un ton sec :

Bonsoir!

Mais elle envoya un sourire à Martinon.

Le père Roque, pour continuer sa discussion avec Arnoux, lui proposa de le reconduire «ainsi que madame», leur route étant la même. Louise et Frédéric marchaient devant. Elle avait saisi son bras ; et quand elle fut un peu loin des autres :

Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert toute la soirée ? Comme ces femmes sont méchantes ! Quels airs de hauteur !

II voulut les défendre.

D'abord, tu pouvais bien me parler en en- trant, depuis un an que tu n'es venu!

II n'y a pas un an, dit Frédéric, heureux de la reprendre sur ce détail pour esquiver les

,^. autres. ^^H Soit! Le temps m'a paru long, voilà tout! ^^HMais, pendant cet abominable dîner, c'était à ^^H croire que tu avais honte de moi! Ah! je com- ^^B prends, je n'ai pas ce qu'il faut pour plaire, ^^B comme elles.

^^B Tu te trompes, dit Frédéric. v^Ê Vraiment! Jure-moi que tu n'en aimes aur

I

502 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Il jura.

Et c'est moi seule que tu aimes ?

Parbleu!

Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait voulu se perdre dans les rues, pour se promener en- semble toute la nuit.

J'ai été si tourmentée là-bas ! On ne parlait

aue de barricades! Je te voyais tombant sur le os, couvert de sang! Ta mère était dans son lit avec ses rhumatismes. Elle ne savait rien. II fallait me taire ! Je n'y tenais plus ! Alors, j'ai pris Cathe- rine.

Et elle lui conta son départ, toute sa route, et le mensonge fait à son père.

II me ramène dans deux jours. Viens de- main soir, comme par hasard, et profites-en pour me demander en mariage.

Jamais Frédéric n'avait été plus loin du ma- riage. D'ailleurs, M^^ Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme M"° Dambreuse! Un bien autre avenir lui était réservé ! II en avait la certitude aujourd'hui; aussi n'était-ce pas le mo- ment de s'engager, par un coup de cœur, dans une détermination de cette importance. II fallait maintenant être positif; et puis il avait revu ]y[me Arnoux. Cependant la franchise de Louise l'embarrassait. II répliqua :

As-tu bien réfléchi à cette démarche ?

Comment! s'écria-t-elle, glacée de surprise et d'indignation.

II dit que se marier actuellement serait une folie.

Ainsi tu ne veux pas de moi ?

h

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 503

Mais tu ne me comprends pas !

Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, j>our lui faire entendre qu'il était retenu par des considérations majeures, qu'il avait des affaires a n'en plus finir, que même sa fortune était com- promise (Louise tranchait tout, d'un mot net), enfin que les circonstances pofitiques s'j oppo- saient. Donc, le plus raisonnable était de patienter quelque temps. Les choses s'arrangeraient, sans doute; du moins, il l'espérait; et, comme il ne trouvait plus de raisons, il feignit de se rappeler brusquement qu'il aurait être depuis deux heures chez Dussardier.

Puis, ayant salué les autres, il s'enfonça dans la rue Hauteville, fit le tour du Gymnase, revint sur le boulevard, et monta en courant les quatre étages de Rosanette.

M. et M'^^ Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à l'entrée de la rue Saint-Denis. Ils s'en retournèrent sans rien dire; lui, n'en pouvant plus d'avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude; elle s'appuyait même sur son épaule. C'était le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui pleine d'indulgence. Cependant, il gar- dait un peu de rancune contre Frédéric.

As -tu vu sa mine, lorsqu'il a été question du portrait? Quand je te disais qu'il est son amant? Tu ne voulais pas me croire!

Oh! oui, j'avais tort!

Arnoux, content de son triomphe, insista.

Je parie même qu'il nous a lâchés, tout à l'heure, pour aller la rejoindre! 11 est maintenant chez elle, va! Il passe la nuit.

M

5o4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

M"" Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.

Mais tu trembles !

Cest que j'ai froid, reprit-elïe.

Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la chambre de Catherine, et, la secouant par I*épaule :

Lève-toi ! . . . vite ! plus vite ! et va me cher- cher un fiacre.

Catherine lui répondit qu'il n'y en avait plus à cette heure.

Tu vas m'y conduire toi-même, alors?

donc?

Chez Frédéric!

Pas possible I A cause ?

C'était pour lui parler. Elle ne pouvait attendre. Elle voulait le voir tout de suite.

Y pensez-vous! Se présenter comme ça dans une maison, au miheu de la nuit ! D'ailleurs, à présent, il dort!

Je le réveillerai !

Mais ce n'est pas convenable pour une de- moiselle !

Je ne suis pas une demoiselle! Je suis sa femme ! Je l'aime ! Allons, mets ton châle.

Catherine, debout au bord de son ht, réflé- chissait. Elle finit par dire :

Non ! je ne veux pas !

Eh bien , reste ! Moi , j'y vais !

Louise ghssa comme une couleuvre dans l'es- caher. Catherine s'élança par derrière, la rejoignit sur le trottoir. Ses représentations furent inutiles ; et elle la suivait, tout en achevant de nouer sa camisole. Le chemin lui parut extrêmement long. Elle se plaignait de ses vieilles jambes.

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 505

Après ça, moi, je n'ai pas ce qui vous pousse, dame!

Puis elle s'attendrissait.

Pauvre cœur ! II n y a encore que ta Catau , vois-tu !

Des scrupules, de temps en temps, la repre- naient.

Ah ! vous me faites faire quelque chose de joli! Si votre père se réveillait! Seigneur Dieu! Pourvu qu'un malheur n'arrive pas !

Devant le théâtre des Variétés, une patrouille de gardes nationaux les arrêta. Louise dit tout de suite qu'elle allait avec sa bonne dans la rue Rum- fort chercher un médecin. On les laissa passer.

Au coin de la Madeleine, elles rencontrèrent une seconde patrouille, et, Louise ayant donné la même explication , un des citoyens reprit :

Est-ce pour une maladie ae neuf mois, ma petite chatte ?

Gougibaud! s'écria le capitaine, pas de polissonneries dans les rangs! Mesdames, cir- culez !

Malgré l'injonction, les traits d'esprit conti- nuèrent :

Bien du plaisir!

Mes respects au docteur !

Prenez garde au loup !

Ils aiment à rire, remarqua tout haut Catherine. C'est jeune!

Enfin, elles arrivèrent chez Frédéric. Louise tira la sonnette avec vigueur, plusieurs fois. La porte s'entre-bâilla et le concierge répondit à sa demande :

Non!

506 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Mais il doit être couché ?

Je vous dis que non ! Voilà près de trois mois qu*il ne couche pas chez lui !

Et le petit carreau de la loge retomba nette- ment, comme une guillotine. Elles restaient dans l'obscurité, sous la voûte. Une voix furieuse leur cria :

Sortez donc!

La porte se rouvrit ; elles sortirent.

Louise fut obligée de s'asseoir sur une borne ; et elle pleura, la tête dans ses mains, abondam- ment, de tout son cœur. Le jour se levait, des charrettes passaient.

Catherine la ramena en la soutenant, en la bai- sant, en lui disant toutes sortes de bonnes choses tirées de son expérience. Il ne fallait pas se faire tant de mal pour les amoureux. Si celui-là man- quait, elle en trouverait d'autres !

III

I

QUAND Tenthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se fut calmé, elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit l'habitude insensiblement de vivre chez elle.

Le meilleur de la journée, c'était le matin sur leur terrasse. En caraco de batiste et pieds nus dans ses pantoufles, elle allait et venait autour de lui, nettoyait la cage de ses serins, donnait de Teau à ses poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feu dans la caisse remplie de terre, d'oii s'éle- vait un treillage de capucines garnissant le mur. Puis, accoudés sur leur balcon, ils regardaient ensemble les voitures, les passants; et on se chauf- fait au soleil, on faisait des projets pour la soirée. Il s'absentait pendant deux heures tout au plus ; ensuite, ils allaient dans un théâtre quelconque; aux avant-scènes; et Rosanette, un gros bouquet de fleurs à la main, écoutait lesinstruments, tandis que Frédéric, penché à son oreille, lui contait des choses joviales ou galantes. D'autres fois, ils pre- naient une calèche pour les conduire au bois de Boulogne; ils se promenaient tard, jusqu'au milieu

5o8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

de la nuit. Enfin, ils s'en revenaient par l'Arc de Triomphe et la grande avenue, en humant Tair, avec les étoiles sur leur tête, et, jusqu'au fond de la perspective, tous les becs de gaz alignés comme un double cordon de perles lumineuses.

Frédéric l'attendait toujours quand ils devaient sortir; elle était fort longue à disposer autour de son menton les deux rubans de sa capote ; et elle se souriait à elle-même , devant son armoire à glace. Puis elle passait son bras sur le sien et le forçant à se mirer près d'elle :

Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte à cote ! Ah ! pauvre amour, je te man- gerais !

Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle en avait sur le visage un rayonnement continu, en même temps qu'elle paraissait plus langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes ; et, sans pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait chan- gée, cependant.

Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très importante que le sieur Arnoux venait de monter un magasin de blanc à une ancienne ou- vrière de sa fabrique; il y venait tous les soirs, «dépensait beaucoup, pas plus tard que l'autre semaine, il lui avait même donné un ameuble- ment de palissandre».

Comment le sais-tu ? dit Frédéric.

Oh ! j'en suis sûre !

Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des informations. Elle aimait donc bien Arnoux, pour s'en occuper si fortement! Il se contenta de lui répondre :

Qu'est-ce que cela te fait?

I

L'EDUCATION SEiNTIMENTALE. 509

Rosanette eut l'air surprise de cette demande.

Mais la canaille me doit de l'argent ! N'est- ce pas abominable de le voir entretenir des gueuses?

Puis, avec une expression de haine triom- phante :

Au reste, elle se moque de lui johment! Elle a trois autres particuhers. Tant mieux! et qu'elle le mange jusqu'au dernier hard, j'en serai contente !

Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la Bordelaise, avec l'indulgence des amours séniles.

Sa fabrique ne marchait plus ; l'ensemble de ses affaires était pitoyable; si bien que, pour les re- mettre à flot, il pensa d'abord à étabhr un café chantant, l'on n'aurait chanté rien que des œuvres patriotiques ; le ministre lui accordant une subvention, cet étabhssement serait devenu tout à la fois un foyer jde propagande et une source de bénéfices. La direction du Pouvoir ayant changé c'était une chose impossible. Maintenant, il rêvait, une grande chapellerie militaire. Les fonds lui manquaient pour commencer.

Il n'était pas plus heureux dans son intérieur domestique. M""' Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu dure. Berthe se rangeait toujours du coté de son père. Cela aug- mentait le désaccord, et la maison devenait into- lérable. Souvent, il en partait dès le matin, passait sa journée à faire de longues courses, pour s'étour- dir, puis dînait dans un cabaret de campagne, en s'abandonnant à ses réflexions.

L'absence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Donc, il parut, une après-midi, le

5 I O L'EDUCATION SENTIMENTALE.

supplia de venir le voir comme autrefois, et en obtmt la promesse.

Frédéric n'osait retourner chez M'"^ Arnoux. H lui semblait l'avoir trahie. Mais cette conduite était bien lâche. Les excuses manquaient. Il fau- drait en finir par làl et, un soir, il se mit en marche.

Comme la pluie tombait, il venait d'entrer dans le passage JoufFroy quand, sous la lumière des devantures, un gros petit homme en casquette Taborda. Frédéric n'eut pas de peine à recon- naître Compain , cet orateur dont la motion avait causé tant de rires au club. Il s'appuyait sur le bras d'un individu affublé d'un bonnet rouge de zouave, la lèvre supérieure très longue, le teint jaune comme une orange, la mâchoire couverte d'une barbiche, et qui le contemplait avec de gros yeux, lubrifiés d'admiration.

Compain, sans doute, en était fier, car il dit :

Je vous présente ce gaillard-là I C'est un bottier de mes amis, un patriote! Prenons -nous quelque chose?

Frédéric l'ayant remercié, il tonna immédia- tement contre la proposition Râteau*, une ma- nœuvre des aristocrates. Pour en finir, il fallait recommencer 93 ! Puis, il s'informa de Regimbart et de quelques autres, aussi fameux, tels que Masselin, Sanson, Lecornu, Maréchal, et un cer- tain Deslauriers, compromis dans l'affaire des cara- bines interceptées dernièrement à Troyes.

Tout cela était nouveau pour Frédéric. Com- pain n'en savait pas davantage. Il le quitta, en disant :

A bientôt, n'est-ce pas, car vous en êtes?

i

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 I I

De quoi?

De la tête de veau !

Quelle tête de veau ?

Ah ! farceur ! reprit Compain , en lui don- nant une tape sur le ventre.

Et les deux terroristes s'enfoncèrent dans un café.

Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus à Deslauriers. II était sur le trottoir de la rue Paradis, devant une maison; et il regardait au second étage, derrière les rideaux, la lueur d'une lampe.

Enfin, il monta Tescalier.

Arnoux y est-il ?

La femme de chambre répondit :

Non ! mais entrez tout de même. Et, ouvrant brusquement une porte :

Madame, c'est M. Moreau!

Elle se leva plus pâle que sa collerette. Elle tremblait.

Qui me vaut l'honneur... d'une visite... aussi imprévue?

Rien ! Le plaisir de revoir d'anciens amis ! Et, tout en s'asseyant :

Comment va ce bon Arnoux?

Parfaitement ! II est sorti.

Ah! je comprends I toujours ses vieilles habitudes du soir; un peu de distraction!

Pourquoi pas? Après une journée de cal- culs, la tête a besoin de se reposer!

Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge irritait Frédéric; et, désignant sur ses genoux un morceau de drap noir, avec des sou- taches bleues :

Qu'est-ce que vous faites-Ià?

5 I 2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Une veste que j'arrange pour ma fille.

A propos, je ne laperçois pas, est- elle donc?

Dans une pension, reprit M"' Arnoux.

Des larmes lui vinrent aux yeux : elle les rete- nait, en poussant son aiguille rapidement. II avait pris par contenance un numéro de V Illustration , sur la table, près d'elle.

Ces caricatures de Cham sont très drôles, n'est-ce pas?

Oui.

Puis ils retombèrent dans leur silence. Une rafale ébranla tout à coup les carreaux.

Quel temps ! dit Frédéric.

En effet, c'est bien aimable d'être venu par cette horrible pluie !

Oh ! moi ! je m'en moque I Je ne suis pas comme ceux qu'elle empêche, sans doute, d'aller à leurs rendez-vous !

Quels rendez-vous? demanda-t-elle naïve- ment.

Vous ne vous rappelez pas ?

Un frisson la saisit, et elle baissa la tête. II lui posa doucement la main sur le bras.

Je vous assure que vous m'avez fait bien souffrir !

Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix :

Mais j'avais peur pour mon enfant !

Elle lui conta la maladie du petit Eugène et toutes les angoisses de cette journée.

Merci! merci! Je ne doute plus! je vous aime comme toujours !

Eh non ! ce n'est pas vrai !

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 I 3

Pourquoi?

Elle le regarda froidement.

Vous oubliez l'autre! Celle que vous pro- menez aux courses ! La femme dont vous avez le portrait, votre maîtresse!

Eh bien, oui! s'écria Frédéric. Je ne nie rien ! Je suis un misérable ! écoutez -moi !

S'il l'avait eue, c'était par désespoir, comme on se suicide. Du reste, il l'avait rendue fort malheureuse, pour se venger sur elle de sa propre honte.

Quel supphce ! Vous ne comprenez pas ? M"'^ Arnoux tourna son beau visage, en lui

tendant la main; et ils fermèrent les yeux, ab- sorbés dans une ivresse qui était comme un ber- cement doux et infini. Puis ils restèrent à se con- templer, face à face, l'un près de l'autre.

Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus?

Elle répondit d'une voix basse, pleine de ca- resses :

Non! en dépit de tout, je sentais au fond de mon cœur que cela était impossible et qu'un jour l'obstacle entre nous deux s'évanouirait !

Moi aussi! et j'avais des besoins de vous revoir, à en mourir!

Une fois, reprit-elle, dans le Palais -Royal, Ij'ai passé à côté de vous !

Vraiment?

Et il lui dit le bonheur qu'il avait eu en la retrouvant chez les Dambreuse.

Mais comme je vous détestais, le soir, en sortant de !

Pauvre garçon !

33

5 I 4 fe'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Ma vie est si triste !

Et la mienne I . . . S'il n'y avait que les cha- grins, les inquiétudes, les humiliations, tout ce que j*endure comme épouse et comme mère, puisqu'on doit mourir, Je ne me plaindrais pas; ce qu'il y a d'afiPreux, c'est ma solitude, sans per- sonne...

Mais Je suis là, moi !

Oh! oui!

Un sanglot de tendresse l'avait soulevée. Ses bras s'écartèrent; et ils s'étreignirent debout, dans un long baiser.

Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près d'eux, Rosanette. M""* Arnoux l'avait reconnue ; ses yeux, ouverts démesurément, l'examinaient, tout pleins de surprise et d'indi- gnation. Enfin, Rosanette lui dit :

Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires.

II n'y est pas, vous le voyez.

Ah ! c'est vrai ! reprit la Maréchale , votre bonne avait raison ! Mille excuses !

Et, se tournant vers Frédéric :

Te voilà ici, toi?

Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir M"^ Arnoux, comme un soufflet en plein visage.

II n'y est pas, je vous le répète !

Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :

Rentrons-nous? J'ai un fiacre en bas. II faisait semblant de ne pas entendre.

Allons, viens! - Ah ! oui ! c'est une occasion ! Partez ! partez !

dit M"' Arnoux.

Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 I 5

les voir encore; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de l'escaher. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d'elle, et, pendant toute la route, ne prononça pas un mot.

L'infamie dont le rejailhssement l'outrageait, c'était lui-même qui en était causé. II éprouvait tout à la fois la honte d'une humiliation écrasante et le regret de sa félicité ; quand il allait enfin la saisir, elle était devenue irrévocablement impos- sible! et par la faute de celle-là, de cette fille, de cette catin. II aurait voulu l'étrangler; il étouffait. Rentrés chez eux, il jeta son chapeau sur un meuble, arracha sa cravate.

Ah! tu viens de faire quelque chose de propre, avoue -le!

Elle se campa fièrement devant lui.

Eh bien, après? est le mal?

Comment ! Tu m'espionnes ?

Est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te divertir chez les femmes honnêtes?

N'importe! Je ne veux pas que tu les in- sultes.

En quoi l'ai- je insultée? II n'eut rien à répondre; et, d'un accent plus

haineux :

Mais , l'autre fois , au Champ de Mars . . .

Ah ! tu nous ennuies avec tes anciennes !

Misérable I II leva le poing.

Ne me tue pas ! Je suis enceinte ! Frédéric se recula.

Tu mens!

Mais regarde -moi!

33-

5 I 6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Elle prit un flambeau, et, montrant son vi- sage :

T*y connais-tu ?

De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas Tévidence. II alla ouvrir la fenêtre, fit quel- ques pas de long en large, puis s affaissa dans un fauteuil.

Cet événement était une calamité, qui d*abord ajournait leur rupture, et puis bouleversait tous ses projets. L'idée d'être père, d'ailleurs, lui pa- raissait grotesque, inadmissible. Mais pourquoi? Si, au lieu de la Maréchale. . . ? Et sa rêverie devint tellement profonde, qu'il eut une sorte d'halluci- nation. II voyait là, sur le tapis, devant la che- minée, une petite fille. Elle ressemblait à M"° Ar- noux et à lui-même, un peu; brune et blanche, avec des jeux noirs, de très grands sourcils, un ruban rose dans ses cheveux bouclants! Oh! comme il l'aurait aimée! Et il lui semblait en- tendre sa voix : « Papa ! papa ! »

Rosanette, qui venait de se déshabiller, s'ap- procha de lui, aperçut une larme à ses paupières, et le baisa sur le front, gravement. II se leva, en disant :

Parbleu! On ne le tuera pas, ce marmot! Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un

garçon, bien sûr! On l'appellerait Frédéric. II fallait commencer son trousseau; et, en la voyant si heureuse, une pitié le prit. Comme il ne res- sentait, maintenant, aucune colère, il voulut savoir la raison de sa démarche, tout à fheure.

C'est que M"° Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-là même, un billet protesté depuis long

â

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 I 7

temps ; et elle avait couru chez Arnoux pour avoir de l'argent.

Je t*en aurais donné ! dit Frédéric.

C'était plus simple de prendre là-bas ce qui m'appartient, et de rendre à l'autre ses mille francs.

Est-ce au moins tout ce que tu lui dois ? Elle répondit :

' Certainement!

Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée par le portier), Frédéric se rendit chez M'^^ Vatnaz.

/ II se cogna dans l'antichambre contre les meubles entassés. Mais un bruit de voix et de musique le guidait. II ouvrit une porte et tomba au milieu d'un raout. Debout, devant le piano que touchait une demoiselle en lunettes, Delmar, sérieux comme un pontife, déclamait une poésie humanitaire sur la prostitution ; et sa voix caver- neuse roulait, soutenue par les accords plaqués. Un rang de femmes occupait la muraille, vêtues généralement de couleurs sombres, sans col de chemises ni manchettes. Cinq ou six hommes, tous des penseurs, étaient çà et là, sur des chaises. II y avait, dans un fauteuil, un ancien fabuliste, ^^^une ruine; et l'odeur acre de deux lampes se I^B mêlait à l'arome du chocolat, qui emplissait des bols encombrant la table à jeu.

M"" Vatnaz, une écharpe orientale autour des reins, se tenait à un coin de la cheminée. Dus- sardier était à l'autre bout, en face; il avait l'air un peu embarrassé de sa position. D'ailleurs, ce milieu artistique l'intimidait.

La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar? non.

5 I 8 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

peut-être. Cependant, elfe semblait jalouse du brave commis; et, Frédéric ayant réclamé d'elle un mot d'entretien, elle lui fit signe de passer avec eux dans sa chambre. Quand les mille francs furent alignés, elle demanda, en plus, les intérêts.

Ça n'en vaut pas la peine ! dit Dussardier.

Tais-toi donc !

Cette lâcheté d'un homme si courageux fut agréable à Frédéric comme une justification de la sienne. II rapporta le billet, et ne reparla jamais de l'esclandre chez M""^ Arnoux. Mais, dès lors, toutes les défectuosités de la Maréchale lui appa- rurent. / Elle avait un mauvais goût irrémédiable, ^jme incompréhensible paresseTuneTgnorance de sau- vage, jusqu'à consictêrer comme très célébré le docteur Desrogis ; et elle était fière de le recevoir, lui et son épouse, parce que c'étaient «des gens mariés». Elle régentait d'un air pédantesque sur les choses de la vie M^ Irma, pauvre petite créa- ture douée d'une petite voix, ayant pour protec- teur un monsieur «très bien», ex -employé dans les douanes, et fort aux tours de cartes; Rosanette l'appelait «mon gros loulou». Frédéric ne pouvait souffrir, non plus, la répétition de ses mots bêtes, tels que : « Du flan ! A Chaillot ! On n'a jamais pu savoir, etc. » ; et elle s'obstinait à épousseter le matin ses bibelots avec une paire de vieux gants blancs ! II était révolté surtout par ses façons envers sa bonne , dont les gages étaient sans cesse arriérés, et qui même lui prêtait de l'argent. Les jours qu'elles réglaient leurs comptes, elles se chamail- laient comme deux poissardes, puis on se récon- ciliait en s'embrassant. Le tête-à-tête devenait

i

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 I 9

triste. Ce fut un soulagement pour lui, quand les soirées de M"" Dambreuse recommencèrent. ^ Celle-là, au moins, l'amusait! Elle savait les intrigues du monde , les mutations d'ambassadeurs , le personnel des couturières; et^s'il lui échappait des lieux communs, /c'était dans une formule tellement convenue, que sa phrase pouvait passer pour une déférence ou pour une ironie.\ Il fallait la voir au milieu de vingt personnes qui causaient, n'en oubliant aucune, amenant les réponses qu'elle voulait, évitant les périlleuses! Des choses très simples, racontées par elle, semblaient des confi- dences; le moindre de ses sourires faisait rêver, son charme enfin, comme l'exquise odeur qu'elle portait ordinairement, était complexe et indéfi- nissable. Frédéric, dans sa compagnie, éprouvait chaque fois le plaisir d'une découverte ; et cepen- dant, il la retrouvait toujours avec sa même séré- nité, pareille au miroitement des eaux limpides. Mais pourquoi ses manières envers sa nièce avaient- elles tant de froideur? Elle lui lançait même, par moments , de singuliers coups d'œil.

Dès qu'il fut question de mariage, elle avait objecté à M. Dambreuse la santé de la «chère enfant», et l'avait emmenée tout de suite aux bains de Balaruc. A son retour, des prétextes nouveaux avaient surgi : le jeune homme man- quait de position, ce grand amour ne paraissait pas sérieux, on ne risquait rien d'attendre. Mar- tinon avait répondu qu'il attendrait. Sa conduite fut sublime. Il prôna Frédéric. Il fit plus : il le renseigna sur les moyens de plaire à M"° Dam- breuse, laissant même entrevoir qu'il connaissait, par la nièce, les sentiments de la tante.

520 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Quant à M. Dambreuse, loin de montrer de la jalousie, il entourait d'égards son jeune ami, le consultait sur différentes choses, s'inquiétait même de son avenir, si bien qu'un jour, comme on parlait du père Roque, il lui dit à l'oreille, d'un air finaud :

Vous avez bien fait.

Et Cécile, miss John, les domestiques, le portier, pas un qui ne fût charmant pour lui, dans cette maison. II y venait tous les soirs, aban- donnant Rosanette. Sa maternité future la rendait plus sérieuse, même un peu triste, comme si des inquiétudes l'eussent tourmentée. A toutes les questions, elle répondait :

Tu te trompes ! Je me porte bien ! C'étaient cinq billets qu'elle avait souscrits

autrefois; et, n'osant le dire à Frédéric après le payement du premier, elle était retournée chez Arnoux, lequel lui avait promis, par écrit, le tiers de ses bénéfices dans l'éclairage au gaz des villes du Languedoc (une entreprise merveilleuse!), en lui recommandant de ne pas se servir de cette lettre avant l'assemblée des actionnaires; l'assem- blée était remise de semaine en semaine. / Cependant, la Maréchale avait besoin d'argent. Elle serait morte plutôt que d'en demander à Frédéric. Elle n'en voulait pas de lui. Cela aurait gâté leur amour. II subvenait bien aux frais du ménage; mais une petite voiture louée au mois, et d'autres sacrifices indispensables depuis qu'il fréquentait les Dambreuse, l'empêchaient d'en faire plus pour sa maîtresse. Deux ou trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des dos masculins disparaître entre les portes ; et

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 521

elle sortait souvent sans vouloir dire elle allait. Frédéric n'essaya pas de creuser les choses. Un de ces jours, il prendrait un parti définitif. II rêvait une autre vie, qui serait plus amusante et plus noble. Un pareil idéal le rendait indulgent pour l'hôtel Dambreuse.

-/ C'était une succursale intime de la rue de Poitiers. II y rencontra le grand M. A. , l'illustre B. , le profond C, l'éloquent Z., l'immense Y., les vieux ténors du centre gauche, les paladins de la droite, les burgraves du juste milieu, les éternels bonshommes de la comédie. II fut stupéfait par leur exécrable langage, leurs petitesses, leurs rancunes, leur mauvaise foi, tous ces gens qui avaient voté la Constitution s'évertuant à la dé- molir; et ils s'agitaient beaucoup, lançaient des manifestes, des pamphlets, des biographies; celle de Fumichon par Hussonnet fut un chef-d'œuvre. Nonancourt s'occupait de la propagande dans les campagnes, M. de Grémonville travaillait le clergé, Martinon ralliait de jeunes bourgeois. Chacun, selon ses moyens, s'employa, jusqu'à Cisy lui-même. Pensant maintenant aux choses sérieuses, tout le long de la journée, il faisait des courses en cabriolet, pour le parti. .y M. Dambreuse, tel qu'un baromètre, en expri- mait constamment la dernière variation. On ne parlait pas de Lamartine sans qu'il citât ce mot d'un homme du peuple : « Assez de lyre * I » Cavaignac n'était plus, à ses yeux, qu'un traître. Le Président , qu'il avait admiré pendant trois mois , commençait à déchoir dans son estime (ne lui trouvant pas «l'énergie nécessaire»); et, comme il lui fallait toujours un sauveur, sa reconnaissance.

5 22 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

depuis TafFaire du Conservatoire*, appartenait à Changarnier : «Dieu merci, Changarnier... Es- pérons que Changarnier... Oh! rien à craindre tant que Changarnier*...»

*^On exaltait avant tout M. Thiers pour son vo- lume contre le Socialisme, il s'était montré aussi penseur qu'écrivain. On riait énormément de Pierre Leroux, qui citait à la Chambre des passages des philosophes. On faisait des plai- santeries sur la queue phalanstérienne. On allait applaudir la Foire aux Idées; et on comparait les auteurs à Aristophane. Frédéric y alla, comme les autres.

Le verbiage pohtique et la bonne chère en- gourdissaient sa morahté. Si médiocres que lui parussent ces personnages, il était fier de les connaître et intérieurement souhaitait la consi- dération bourgeoise. Une maîtresse comme M°" Dambreuse le poserait.,!

Il se mit à faire tout ce qu'il faut.

II se trouvait sur son passage à la prome- nade, ne manquait pas d'aller la saluer dans sa loge au théâtre; et, sachant les heures elle se rendait à l'église, il se campait derrière un pilier dans une pose mélancolique. Pour des indi- cations de curiosités, des renseignements sur un concert, des emprunts de livres ou de revues, c'était un échange continuel de petits billets. Outre sa visite du soir, il lui en faisait quelquefois une autre vers la fin du Jour; et il avait une gra- dation de joies à passer successivement par la grande porte, par la cour, par l'antichambre, par les deux salons; enfin, il arrivait dans son boudoir, discret comme un tombeau, tiède comme une

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 523

alcôve, Ton se heurtait aux capitons des meu- bles parmi toute sorte d'objets çà et : chiffon- nières, écrans, coupes et plateaux en laque, en écaille, en ivoire, en malachite, bagatelles dis- pendieuses, souvent renouvelées. II y en avait de simples : trois galets d'Etretat pour servir de presse -papier, un bonnet de Frisonne suspendu à un paravent chinois; toutes ces choses s'harmo- nisaient cependant; on était même saisi par la noblesse de l'ensemble, ce qui tenait peut-être à la hauteur du plafond, à l'opulence des portières et aux longues crépines de soie, flottant sur les bâtons dorés des tabourets.

Elle était presque toujours sur une petite cau- seuse, près de la jardinière garnissant l'embrasure de la fenêtre. Assis au bord d'un gros pouf à roulettes, il lui adressait les compliments les plus justes possible; et elle le regardait, la tête un peu de côté, la bouche souriante.

Il lui lisait des pages de poésie, en y mettant toute son âme, afin de l'émouvoir, et pour se faire admirer. Elle l'arrêtait par une remarque dénigrante ou une observation pratique; et leur causerie retombait sans cesse dans l'éternelle ques- tion de l'Amour! Ils se demandaient ce qui l'oc- casionnait, si les femmes le sentaient mieux que les hommes, quelles étaient là-dessus leurs diffé- rences. Frédéric tâchait d'émettre son opinion, en évitant à la fois la grossièreté et la fadeur. Cela devenait une espèce de lutte, agréable par mo- ments, fastidieuse en d'autres.

Il n'éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son être qui l'emportait vers M""* Arnoux, ni le désordre gai l'avait mis d'abord Rosanette.

524 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Mais il la convoitait comme une chose anormale et difficile, parce qu'elle était noble, parce qu'elle était riche, parce qu'elle était dévote, se figurant qu'elle avait des délicatesses de sentiment, rares comme ses dentelles, avec des amulettes sur la peau et des pudeurs dans la dépravation.

II se servit du vieil amour. II lui conta, comme inspiré par elle, tout ce que M"^ Arnoux autrefois lui avait fait ressentir, ses langueurs, ses appré- hensions, ses rêves. Elle recevait cela comme une personne accoutumée à ces choses, sans le re- pousser formellement ne cédait rien; et il n'ar- rivait pas plus à la séduire que Martinon à se marier. Pour en finir avec famoureux de sa nièce, elle l'accusa même de viser à l'argent, et pria son mari d'en faire l'épreuve. M. Dambreuse dé- clara donc au jeune homme que Cécile, étant l'orpheline de parents pauvres, n'avait aucune « espérance » ni dot.

Martinon , ne croyant pas que cela fût vrai , ou trop avancé pour se dédire, ou par un de ces entêtements d'idiot qui sont des actes de génie, répondit que son patrimoine, quinze mille livres de rente, leur suffirait. Ce désintéressement im- prévu toucha le banquier. II lui promit un caution- nement de receveur, en s'engageant à obtenir la place; et, au mois de mai 1850, Martinon épousa M"° Cécile. II n'y eut pas de bal. Les jeunes gens partirent le soir même pour fltalie. Frédéric, le lendemain, vint faire une visite à M"" Dambreuse. Elle lui parut plus pâle que d'habitude. Elle le contredit avec aigreur sur deux ou trois sujets sans importance. Du reste, tous les hommes étaient des égoïstes.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 525

n y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne serait que lui.

Ah bah ! comme les autres !

Ses paupières étaient rouges; elle pleurait. Puis, en s'efForçant de sourire.

Excusez-moi ! J ai tort ! C'est une idée triste qui m'est venue I

II n y comprenait rien.

«N'importe! elle est moins forte que je ne croyais», pensa-t-il.

Elle sonna pour avoir un verre d'eau, en but une gorgée, le renvoya, puis se plaignit de ce qu'on la servait horriblement. Afin de l'amuser, il s'offrit comme domestique, se prétendant ca- pable de donner des assiettes, d'épousseter les meubles, d'annoncer le monde, d'être enfin un valet de chambre ou plutôt un chasseur, bien

3ue la mode en fût passée. II aurait voulu se tenir errière sa voiture avec un chapeau de plumes de coq.

Et comme je vous suivrais à pied majes- tueusement, en portant sur le bras un petit chien!

Vous êtes gai, dit M"^ Dambreuse.

' N'était-ce pas une folie, reprit-il, de considérer tout sérieusement? II y avait bien assez de misères sans s'en forger. Rien ne méritait la peine d'une douleur. M'"^ Dambreuse leva les sourcils, d'une manière de vague approbation.

Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus de hardiesse. Ses mécomptes d'autrefois lui faisaient, maintenant, une clairvoyance. II pour- suivit :

Nos grands-pères vivaient mieux. Pour- quoi ne pas obéir à l'impulsion qui nous pousse?

5 2(5 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

L'amour, après tout, n'était pas en soi une chose si importante.

Mais c'est immoral, ce que vous dites là! Elle s'était remise sur la causeuse. II s'assit au

bord, contre ses pieds.

Ne voyez-vous pas que je mens ! Car, pour plaire aux femmes, il faut étaler une insouciance de bouffon ou des fureurs de tragédie ! Elles se moquent de nous quand on leur dit qu'on les aime, simplement! Moi, je trouve ces hyperboles elles s'amusent une profanation de l'amour vrai; si bien qu'on ne sait plus comment l'ex- primer, surtout devant celles... qui ont... beau- coup d'esprit.

Elle le considérait, les cils entre-clos. II baissait la voix, en se penchant sur son visage.

Oui! vous me faites peur! Je vous offense, peut-être?... Pardon!... Je ne voulais pas dire tout cela! Ce n'est pas ma faute! Vous êtes si belle!

M"° Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris par la facilité de sa victoire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaient mollement s'arrêtèrent. Des nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes rouges, et il y eut comme une suspension universelle des choses. Alors, des soirs semblables, avec des silences pareils, revinrent dans son esprit, confusément. était-ce?...

II se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un amour éternel. Puis, comme il partait, elle le rap- pela d'un signe et lui dit tout bas :

Revenez dîner! Nous serons seuls!

II semblait à Frédéric, en descendant l'escaher, qu'il était devenu un autre homme, que la tempe-

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 527

rature embaumante des serres chaudes Fentourait, qu'il entrait définitivement dans le monde supé- rieur des adultères patriciens et des hautes intrigues. Pour y tenir la première place, il suffisait d'une femme comme celle-là. Avide, sans doute, de pouvoir et d'action, et mariée à un homme mé- diocre qu'elle avait prodigieusement servi, elle désirait quelqu'un de fort pour le conduire. Rien d'impossible maintenant! II se sentait capable de faire deux cents lieues à cheval, de travailler pen- dant plusieurs nuits de suite, sans fatigue; son cœur débordait d'orgueil.

Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert d'un vieux paletot marchait la tête basse, et avec un tel air d'accablement, que Frédéric se retourna, pour le voir. L'autre releva sa figure. C'était Des- lauriers. II hésitait. Frédéric lui sauta au cou.

Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! c'est toi!

Et il l'entraîna dans sa maison, en lui faisant beaucoup de questions à la fois.

L'ex-commissaire de Ledru-RoIIin conta, d'abord, les tourments qu'il avait eus. Comme il prêchait la fraternité aux conservateurs et le res- pect des lois aux socialistes, les uns lui avaient tiré des coups de fusil, les autres apporté une corde

Eour le pendre. Après Juin, on l'avait destitué rutalement. II s'était jeté dans un complot, celui des armes saisies à Troyes. On l'avait relâché, faute de preuves. Puis, le comité d'action l'avait envoyé à Londres, il s'était flanqué des gifles avec ses frères, au milieu d'un banquet. De retour à Paris . . .

Pourquoi n'es -tu pas venu chez moi?

528 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Tu étais toujours absent. Ton suisse avait des allures mystérieuses, je ne savais que penser; et puis je ne voulais pas reparaître en vaincu.

II avait frappé aux portes de la Démocratie, s'ofFrant à la servir de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on lavait repoussé ; on se méfiait de lui; et il avait vendu sa montre, sa bi- bliothèque, son linge.

Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isie *, avec Sénécal !

Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n'eut pas Tair très ému par cette nouvelle.

Ah! il est déporté, ce bon Sénécal? Deslauriers répliqua, en parcourant les mu- railles d'un air envieux :

Tout le monde n'a pas ta chance !

Excuse- moi, dit Frédéric, sans remarquer l'allusion, mais je dîne en ville. On va te faire à manger; commande ce que tu voudras! Prends même mon lit!

Devant une cordialité si complète, l'amertume de Deslauriers disparut.

Ton ht? Mais... ça te gênerait!

Eh non ! J'en ai d'autres !

Ah! très bien, reprit l'avocat en riant. dînes-tu donc?

Chez M"' Dambreuse.

Est-ce que . . . par hasard ... ce serait ... ?

Tu es trop curieux, dit Frédéric avec un sourire, qui confirmait cette supposition.

Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.

C'est comme ça ! il ne faut pas désespérer, vieux défenseur du peuple !

Miséricorde! que d'autres s'en mêlent!

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 529

L'avocat détestait les ouvriers, pour en avoir souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque puits d'extraction avait nommé un gou- vernement provisoire lui intimant des ordres.

D'ailleurs, leur conduite a été charmante partout : à Lyon, à Lille, au Havre, à Paris! Car, à l'exemple des fabricants qui voudraient exclure les produits de fétranger, ces messieurs réclament pour qu'on bannisse Tes travailleurs anglais, alle- mands, belges et savoyards! Quant à leur intelli- gence, à quoi a servi, sous la Restauration, leur fameux compagnonnage? En 1830, ils sont entrés dans la garde nationale, sans même avoir le bon sens de la dominer! Est-ce que, dès le lendemain de 48, les corps de métiers n'ont pas reparu avec des étendards à eux ! Ils demandaient même des représentants du peuple à eux, lesquels n'auraient parlé que pour eux ! Tout comme les députés de la betterave ne s'inquiètent que de la betterave ! Ah! j'en ai assez de ces cocos-là, se prosternant tour à tour devant l'échafaud de Robespierre, les bottes de l'Empereur, le parapluie de Louis-Phi- lippe, racaille éternellement dévouée à qui lui jette du pain dans la gueule! On crie toujours contre la vénahté de Talleyrand et de Mirabeau ; mais le commissionnaire d'en bas vendrait la pa- trie pour cinquante centimes, si on lui promettait de tarifer sa course à trois francs! Ah! quelle faute! Nous aurions mettre le feu aux quatre coins de l'Europe !

Frédéric lui répondit :

L'étincelle manquait! Vous étiez simple- ment de petits bourgeois, et les meilleurs d'entre vous, des cuistres! Quant aux ouvriers, ils peu-

34

530 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

vent se plaindre; car, si Ton excepte un million soustrait à la liste civile, et que vous leur avez octroyé avec la plus basse flagornerie, vous n'avez rien fait pour eux que des phrases! Le livret de- meure aux mains du patron, et le salarié (même devant la justice) reste l'inférieur de son maître puisque sa parole n'est pas crue. Enfin, la Répu- blique me paraît vieille. Qui sait? Le Progrès, peut-être, n'est réalisable que par une aristocratie ou par un homme? L'initiative vient toujours d'en haut ! Le peuple est mineur, quoi qu'on pré- tende !

C'est peut-être vrai, dit Deslauriers. Selon Frédéric, la grande masse des citoyens

n'aspirait qu'au repos (il avait profité à l'hotel Dambreuse), et toutes les chances étaient pour les conservateurs. Ce parti -là, cependant, man- quait d'hommes neufs.

Si tu te présentais, je suis sûr...

II n'acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front; puis, tout à coup :

Mais toi ? Rien ne t'empêche ? Pourquoi ne serais-tu pas député?

Par suite d'une double élection , il y avait dans l'Aube, une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à un autre ar- rondissement.

Veux-tu que je m'en occupe?

Il connaissait beaucoup de cabaretiers, d'insti- tuteurs, de médecins, de clercs d'étude et leurs patrons.

D'ailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce qu'on veut!

Frédéric sentait se rallumer son ambition.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 j I

Deslauriers ajouta :

Tu devrais bien me trouver une place à Paris.

Oh! ce ne sera pas difficile, par M. Dam- breuse.

Puisque nous parlions de houilles, reprit lavocat, que devient sa grande société? C'est une occupation de ce genre qu'il me faudrait! et je leur serais utile, tout en gardant mon indé- pendance.

Frédéric promit de le conduire chez le ban- quier avant trois jours.

Son repas en tête-à-tête avec M""* Dambreuse fut une chose exquise. Elle souriait en face de lui, de l'autre côté de la table, par-dessus des fleurs dans une corbeille, à la lumière de la lampe suspendue; et, comme la fenêtre était ouverte, on apercevait des étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant d'eux-mêmes, sans doute; mais, dès que les domestiques tournaient le dos, ils s'envoyaient un baiser, du bout des lèvres. Il dit son iciée de candidature. Elle l'approuva, s'engageant même à y faire travailler M. Dambreuse.

Le soir, quelques amis se présentèrent pour la féliciter et pour la plaindre : elle devait être si chagrine de n'avoir plus sa nièce? C'était fort bien, d'ailleurs, aux jeunes mariés de s'être mis en voyage; plus tard, les embarras, les enfants surviennent ! Mais l'Italie ne répondait pas à fidée

au'on s'en faisait. Après cela, ils étaient dans l'âge es illusions ! et puis la lune de miel embellissait . tout! Les deux derniers qui restèrent furent M. de '"rrémonville et Frédéric. Le diplomate ne voulait Ppas s'en aller. Enfin, à minuit, il se leva. M™^ Dam-

54.

532 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

breuse fit signe à Frédéric de partir avec lui, et le remercia de cette obéissance par une pression de main, plus suave que tout le reste.

La Maréchale poussa un cri de joie en le re- voyant. Elle l'attendait depuis cinq heures. II donna pour excuse une démarche indispensable dans l'intérêt de Deslauriers. Sa figure avait un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette fut éblouie.

C'est peut-être à cause de ton habit noir qui te va bien; mais je ne t'ai jamais trouvé si beau ! Comme tu es beau !

Dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement de ne plus appartenir à d'autres, quoi qu'il advînt, quand elle devrait crever de misère !

Ses jolis yeux humides pétillaient d'une pas- sion tellement puissante, que Frédéric l'attira sur ses genoux et il se dit : « Q.ueIIe canaille je fais ! » en s'applaudissant de sa perversité.

IV

MONSIEUR Dambreuse, quand Deslauriers se présenta chez lui, songeait à raviver sa grande affaire de houilles. Mais cette fu- sion de toutes les compagnies en une seule était mal vue; on criait au monopole, comme s'il ne fallait pas, pour de telles exploitations, d'im- menses capitaux !

Deslauriers, qui venait de hre exprès fouvrage de Gobet et les articles de M. Chappe dans le Journal des Mines , connaissait la question parfaite- K ment. H démontra que la loi de 1810 étabhssait au profit du concessionnaire un droit impermutable. D'ailleurs, on pouvait donner à l'entreprise une couleur démocratique : empêcher les réunions houillères était un attentat contre le principe même d'association.

M. Dambreuse lui confia des notes pour rédi- ger un mémoire. Quant à la manière dont il paye- rait son travail, il fit des promesses d'autant meil- leures qu'elles n'étaient pas précises.

Deslauriers s'en revint chez Frédéric et lui rapporta la conférence. De plus, il avait vu

5 34 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

M"* Dambreuse au bas de l'escalier, comme il sortait.

Je t'en fais mes compliments, saprelotte ! Puis ils causèrent de l'élection. II j avait quel- que chose à inventer.

Trois jours après. Deslauriers reparut avec une feuille d'écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, oii M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait- il une pareille élucubration ? L'avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à M™^ Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s'était chargée du reste.

Cette démarche surprit Frédéric. Il l'approuva cependant; puis, comme Deslauriers s'abouchait avec M. Roque, il lui conta sa position vis-à-vis de Louise.

Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sont troubles; je les arrangerai; elle est assez jeune pour attendre !

Deslauriers partit; et Frédéric se considéra comme un homme très fort. Il éprouvait, d'ail- leurs, un assouvissement, une satisfaction pro- fonde. Sa joie de posséder une femme riche n'était gâtée par aucun contraste; le sentiment s'harmonisait avec le milieu. Sa vie, maintenant, avait des douceurs partout.

La plus exquise, peut-être, était de contempler M™" Dambreuse, entre plusieurs personnes, dans son salon. La convenance de ses manières le fai- sait rêver à d'autres attitudes; pendant qu'elle causait d'un ton froid, il se rappelait ses mots

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 3 5

d'amour balbutiés ; tous les respects pour sa vertu le délectaient comme un hommage retournant vers lui ; et il avait parfois des envies de s'écrier : ((Mais je la connais mieux que vous! Elle est à moi I »

Leur liaison ne tarda pas à être une chose con- venue, acceptée. M""* Dambreuse, durant tout l'hiver, traîna Frédéric dans le monde.

Il arrivait presque toujours avant elle; et il la voyait entrer, les bras nus, l'éventail à la main, des perles dans les cheveux. Elle s'arrêtait sur le seuil , le hnteau de la porte l'entourait comme un cadre, et elle avait un léger mouvement d'indé- cision, en chgnant les paupières, pour découvrir s'il était là. Elle le ramenait dans sa voiture; la pluie fouettait les vasistas; les passants, tels que des ombres, s'agitaient dans la boue; et, serrés l'un contre l'autre, ils apercevaient tout cela con- fusément, avec un dédain tranquille. Sous des C rétextes différents, il restait encore une bonne eure dans sa chambre.

C'était par ennui, surtout, que M"^ Dambreuse avait cédé. Mais cette dernière épreuve ne devait pas être perdue. Elle voulait un grand amour, elle se mit à le combler d'adulations et de ca- resses.

Elle lui envoyait des fleurs; elle lui fit une chaise en tapisserie; elle lui donna un porte- cigares, une écritoire, mille petites choses d'un usage quotidien, pour qu'il n'eût pas une action indépendante de son souvenir. Ces prévenances le charmèrent d'abord, et bientôt lui parurent toutes simples.

Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à fen-

5 3^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

trée d'un passage, sortait par l'autre bout; puis, se glissant le long des murs, avec un double voile sur le visage, elle atteignait la rue Frédéric en sentinelle lui prenait le bras, vivement, pour la conduire dans sa maison. Ses deux domestiques se promenaient, le portier faisait des courses; elle jetait les yeux tout à l'entour ; rien à craindre ! et elle poussait comme un soupir d'exilé qui re- voit sa patrie. La chance les enhardissait. Leurs rendez- vous se multiplièrent. Un soir même, elle se présenta tout à coup en grande toilette de bal. Ces surprises pouvaient être dangereuses; il la blâma de son imprudence; elle lui déplut, du reste. Son corsage ouvert découvrait trop sa poi- trine maigre. y y II reconnut alors ce qu'il s'était caché, la dés- illusion de ses sens. Il n'en feignait pas moins de grandes ardeurs; mais pour les ressentir, il lui fallait évoquer l'image de Rosanette ou de M"^ Arnoux.

Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête entièrement libre, et plus que jamais il ambition- nait une haute position dans le monde. Puisqu'il avait un marchepied pareil, c'était bien le moins qu'il s'en servît.

Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet; et à son exclamation d'étonnement, répondit qu'il était secrétaire de Deslauriers. II lui apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence; il fallait venir là- bas.

Le futur député dit qu'il se mettrait en route le surlendemain.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 537

Sénécal n'exprima pas d'opinion sur cette can- didature. II parla de sa personne, et des affaires du pays.

Si lamentables qu'elles fussent, elles le réjouis- saient; car on marchait au communisme. D'abord, l'Administration y menait d'elle-même, puisque, chaque jour, il j avait plus de choses régies par le Gouvernement. Quant à la Propriété, la Consti- tution de 48, malgré ses faiblesses, ne l'avait pas ménagée; au nom de l'utilité publique, l'Etat pou- vait prendre désormais ce qu'il jugeait lui conve- nir. Sénécal se déclara pour l'Autorité; et Fré- déric aperçut dans ses discours l'exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre l'insuffisance des masses.

Robespierre, en défendant le droit du petit nombre, amena Louis XVI devant la Convention nationale, et sauva le peuple. La fin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefois indispensable. Vive la tyrannie, pourvu que le

^tyran fasse le bien !

Leur discussion dura longtemps, et, comme

Kl s'en allait, Sénécal avouait (c'était le but de sa visite, peut-être) que Deslauriers s'impatientait

■beaucoup du silence de M. Dambreuse.

Mais M. Dambreuse était malade. Frédéric le

[voyait tous les jours, sa qualité d'intime le faisant

[admettre près de lui.

La révocation du général Changarnier avait ;mu extrêmement le capitahste. Le soir même, il fut pris d'une grande chaleur dans la poitrine, ivec une oppression à ne pouvoir se tenir couché. )es sangsues amenèrent un soulagement immé- [iat. La toux sèche disparut, la respiration devint

538 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

plus calme; et, huit jours après, il dit en avalant un bouillon :

Ah ! ça va mieux ! Mais j'ai manqué faire le grand voyage î

Pas sans moi ! s'écria M"'^ Dambreuse , noti- fiant par ce mot qu'elle n'aurait pu lui survivre.

Au lieu de répondre , il étala sur elle et sur son amant un singulier sourire, ii y avait à la fois de la résignation, de l'indulgence, de l'ironie, et même comme une pointe, un sous-entendu presque gai.

Frédéric voulut partir pour Nogent, M"" Dam- breuse s'y opposa; et il défaisait et refaisait tour à tour ses paquets, selon les ahernatives de la maladie.

Tout à coup, M. Dambreuse cracha le sang abondamment, a Les princes de la science » , con- sultés, n'avisèrent à rien de nouveau. Ses jambes enflaient, et la faiblesse augmentait. II avait té- moigné plusieurs fois le désir de voir Cécile, qui était à l'autre bout de la France, avec son mari, nommé receveur depuis un mois. II ordonna ex- pressément qu'on la fit venir. M™^ Dambreuse écrivit trois lettres, et les lui montra.

Sans se fier même à la religieuse, elle ne le quittait pas d'une seconde, ne se couchait plus. Les personnes qui se faisaient inscrire chez le concierge s'informaient d'elle avec admiration; et les passants étaient saisis de respect devant la quantité de paille qu'il y avait dans la rue, sous les fenêtres.

Le 12 février, à cinq heures, une hémoptysie effrayante se déclara. Le médecin de garde dit le danger. On courut vite chez un prêtre.

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 539

Pendant la confession de M. Dambreuse, Ma- dame le regardait de loin, curieusement. Après quoi, le jeune docteur posa un vésicatoire, et at- tendit.

La lumière des lampes, masquée par des meubles, éclairait la chambre inégalement. Frédé- ric et M"® Dambreuse, au pied de la couche, ob- servaient le moribond. Dans l'embrasure d'une croisée, le prêtre et le médecin causaient à demi- voix; la bonne sœur, à genoux, marmottait des prières.

Enfin, un râle s'éleva. Les mains se refroidis- saient, la face commençait à pâhr. Quelquefois, il tirait tout à coup une respiration énorme; elles devinrent de plus en plus rares; deux ou trois paroles confuses lui échappèrent; il exhala un petit souffle en même temps qu'il tournait ses yeux, et la tête retomba de côté sur l'oreiller.

Tous, pendant une minute, restèrent immo- biles.

M°* Dambreuse s'approcha, et, sans effort, avec la simphcité du devoir, elle lui ferma les paupières.

Puis elle écarta les deux bras, en se tordant la taille comme dans le spasme d'un désespoir con- tenu, et sortit de l'appartement, appuyée sur le médecin et la rehgieuse. Un quart d'heure après, Frédéric monta dans sa chambre.

On y sentait une odeur indéfinissable, émana- tion des choses délicates qui l'emplissaient. Au milieu du lit, une robe noire s'étalait, tranchant sur le couvre -pieds rose.

M""" Dambreuse était au coin de la cheminée, debout. Sans lui supposer de violents regrets, il

54o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

la croyait un peu triste; et, d'une voix dolente :

Tu souffres?

Moi? Non, pas du tout.

Comme elle se retournait, elle aperçut la robe, l'examina; puis elle lui dit de ne pas se gêner.

Fume si tu veux ! Tu es chez moi ! Et, avec un grand soupir :

Ah ! sainte Vierge ! quel débarras ! Frédéric fut étonné de l'exclamation. II reprit

en lui baisant la main :

On était libre, pourtant!

Cette allusion à l'aisance de leurs amours parut blesser M™^ Dambreuse.

Eh! tu ne sais pas les services que je lui rendais, ni dans quelles angoisses j'ai vécu!

Comment?

r

Mais oui! Etait-ce une sécurité que d'avoir toujours près de soi cette bâtarde, une enfant in- troduite dans la maison au bout de cinq ans de ménage, et qui, sans moi, bien sûr, l'aurait amené à quelque sottise?

Alors, elle expliqua ses affaires. Ils s'étaient mariés sous le régime de la séparation. Son patri- moine était de trois cent mille francs. M. Dam- breuse, par leur contrat, lui avait assuré, en cas de survivance, quinze mille livres de rente avec la propriété de l'hotel. Mais, peu de temps après, il avait fait un testament oii il lui donnait toute sa fortune; et elle l'évaluait, autant qu'il était pos- sible de le savoir maintenant, à plus de trois millions.

Frédéric ouvrit de grands yeux.

Ça en valait la peine, n'est-ce pas? J'y ai

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 54 I

contribué, du reste! C'était mon bien que je défendais; Cécile m'aurait dépouillée, injustement.

Pourquoi n'est-elle pas venue voir son père? dit Frédéric.

A cette question, M™^ Dambreuse le considéra; puis, d'un ton sec :

Je n'en sais rien ! Faute de cœur, sans doute! Oh! je la connais! Aussi elle n'aura pas de moi une obole !

Elle n'était guère gênante, du moins depuis '*son mariage.

Ah ! son mariage ! fit en ricanant M""^ Dam- breuse.

Et elle s'en voulait d'avoir trop bien traité cette pécore-Ià, qui était jalouse, intéressée, hypocrite. «Tous les défauts de son père!» Elle le dénigrait de plus en plus. Personne d'une fausseté aussi profonde, impitoyable d'ailleurs, dur comme un caillou, «un mauvais homme! un mauvais homme ! »

II échappe des fautes, même aux plus sages. M"^ Dambreuse venait d'en faire une, par ce dé- bordement de haine. Frédéric, en face d'elle, dans une bergère, réfléchissait, scandalisé.

Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.

Toi seul es bon! II n'y a que toi que j'aime !

En le regardant, son cœur s'amollit, une réac- tion nerveuse lui amena des larmes aux pau- pières, et elle murmura :

Veux-tu m'épouser?

II crut d'abord n'avoir pas compris. Cette ri- chesse l'étourdissait. Elle répéta plus haut :

Veux -tu m'épouser?

54^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Enfin, il dit en souriant :

Tu en doutes?

Puis une pudeur le prit et, pour faire au dé- funt une sorte de réparation , il s'offrit à le veiller lui-même. Mais, comme il avait honte de ce pieux sentiment, il ajouta d'un ton dégagé :

Ce serait peut-être plus convenable.

Oui, peut-être bien, dit-elle, à cause des domestiques !

On avait tiré le lit complètement hors de l'al- côve. La religieuse était au pied; et au chevet se tenait un prêtre, un autre, un grand homme maigre, l'air espagnol et fanatique. Sur la table de nuit, couverte d'une serviette blanche, trois flam- beaux brûlaient.

Frédéric prit une chaise , et regarda le mort.

Son visage était jaune comme de la paille ; un peu d'écume sanguinolente marquait les coins de sa bouche. II avait un foulard autour du crâne, un gilet de tricot, et un crucifix d'argent sur la poitrine, entre ses bras croisés.

Elle était finie, cette existence pleine d'agita- tions! Combien n'avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté d'affaires, entendu de rapports! Que de boniments, de sou- rires, de courbettes! Car il avait acclamé Napo- léon, les Cosaques, Louis XVIII, 1830, les ou- vriers, tous les régimes, chérissant le Pouvoir d*un tel amour, qu'il aurait payé pour se vendre.

Mais il laissait le domaine de la Fortelle, trois manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans l'Yonne, une ferme près d'Orléans, des valeurs mobilières considérables.

Frédéric fit ainsi la récapitulation de sa for-

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tune; et elle allait, pourtant, lui appartenir! II songea d'abord à «ce qu'on dirait», à un cadeau pour sa mère, à ses , futurs attelages, à un vieux cocher de sa famille dont il voulait faire le con- cierge. La livrée ne serait plus la même, naturel- lement. II prendrait le grand salon comme cabi- net de travail. Rien n'empêchait, en abattant trois murs, d'avoir, au second étage, une galerie de tableaux. II y avait moyen, peut-être, d'organiser en bas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M. Dambreuse, pièce déplaisante, à quoi pou- vait-elle servir?

Le prêtre qui venait à se moucher, ou la bonne sœur arrangeant le feu , interrompait brutalement ces imaginations. Mais la réalité les confirmait ; le cadavre était toujours là. Ses paupières s'étaient rouvertes; et les pupilles, bien que noyées dans des ténèbres visqueuses, avaient une expression énigmatique, intolérable. Frédéric croyait y voir comme un jugement porté sur lui, et il sentait presque un remords, car il n'avait jamais eu à se plaindre de cet homme, qui, au contraire... «Allons donc ! un vieux misérable ; et il le con- sidérait de plus près, pour se raffermir, en lui criant mentalement : ^ft «Eh bien, quoi? Est-ce que je t'ai tué?» ^^ Cependant, le prêtre lisait son bréviaire; la re- *. ligieuse, immobile, sommeillait; les mèches des I^Btrois flambeaux s'allongeaient. ^^Ê On entendit, pendant deux heures, le roule- ^^Bment sourd des charrettes défilant vers les Halles. ^^HLes carreaux blanchirent, un fiacre passa, puis ^^Bune compagnie d'ânesses qui trottinaient sur le

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deurs ambulants, des éclats de trompette; tout déjà se confondait dans la grande voix de Paris qui s'éveille.

Frédéric se mit en courses. II se transporta pre- mièrement à la mairie pour faire la déclaration; puis, quand le médecin des morts eut donné un certificat, il revint à la mairie dire quel cimetière la famille choisissait, et pour s'entendre avec le bureau des pompes funèbres.

L'employé exhiba un dessin et un programme, l'un indiquant les diverses classes d'enterrement, l'autre le détail complet du décor. Voulait- on un char avec galerie- ou un char avec panaches, des tresses aux chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un blason, des lampes funèbres, un homme pour porter les honneurs, et combien de voitures ? Frédéric fut large ; M"'' Dambreuse tenait à ne rien ménager.

Puis il se rendit à l'église.

Le vicaire des convois commença par blâmer l'exploitation des pompes funèbres ; ainsi l'officier pour les pièces d'honneur était vraiment inutile; beaucoup de cierges valait mieux! On convint d'une messe basse relevée de musique. Frédéric signa ce qui était convenu, avec obligation soli- daire de payer tous les frais.

II alla ensuite à l'Hôtel de Ville pour l'achat du terrain. Une concession de deux mètres en longueur sur un de largeur coûtait cinq cents francs. Etait-ce une concession mi-séculaire ou perpétuelle?

Oh ! perpétuelle ! dit Frédéric.

II prenait la chose au sérieux, se donnait du mal. Dans la cour de l'hotel, un marbrier l'atten-

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dait pour luî montrer des devis et plans de tom- beaux grecs, égyptiens, moresques; mais Tarchi- tecte de la maison en avait déjà conféré avec Madame; et, sur la table, dans le vestibule, il y avait toute sorte de prospectus relatifs au nettoyage des matelas, à la désinfection des chambres, à di- vers procédés d*embaumement.

Après son dîner, il retourna chez le tailleur pour le deuil des domestiques ; et il dut faire une dernière course, car il avait commandé des gants de castor, et c'étaient des gants de filoselle qui convenaient.

Quand il arriva le lendemain, à dix heures, le grand salon s'emplissait de monde, et presque tous, en s'abordant d'un air mélancolique, di- saient :

Moi qui Fai encore vu il y a un mois! Mon Dieu ! c'est notre sort à tous !

Oui ; mais tâchons que ce soit le plus tard possible I

Alors, on poussait un petit rire de satisfaction, et même on engageait des dialogues parfaitement étrangers à la circonstance. Enfin, le maître des cérémonies, en habit noir à la française et culotte courte, avec manteau, pleureuses, brette au côté et tricorne sous le bras, articula, en saluant, les

Ilots d'usage : Messieurs, quand il vous fera plaisir. On partit. C'était jour de marché aux fîeurs sur la place e la Madeleine. II faisait un temps clair et doux; t la brise, qui secouait un peu les baraques de oile, gonflait, par les bords, l'immense drap noir ' accroché sur le portail. L'écusson de M. Dam-

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j4^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

breuse, occupant un carré de velours, s'y répétait trois fois. II était de sable au sénestrocbère d'or, à poing fermé, ganté d'argent, avec couronne de comte, et cette devise : Par toutes voies»

Les porteurs montèrent jusqu'au haut de l'es- calier le lourd cercueil, et Ton entra.

Les six chapelles, l'hémicycle et les chaises étaient tendus de noir. Le catafalque au bas du chœur formait, avec ses grands cierges, un seul foyer de lumières jaunes. Aux deux angles, sur des candélabres, des flammes d'esprit-de-vin brû- laient.

Les plus considérables prirent place dans le sanctuaire, les autres dans la nef; et l'office com- mença.

A part quelques-uns, l'ignorance religieuse de tous était si profonde, que le maître des cérémo- nies, de temps à autre, leur faisait signe de se lever, de s'agenouiller, de se rasseoir. L'orgue et deux contrebasses alternaient avec les voix ; dans les intervalles de silence, on entendait le marmot- tement du prêtre à l'autel ; puis la musique et les chants reprenaient.

Un jour mat tombait des trois coupoles ; mais la porte ouverte envoyait horizontalement comme un fleuve de clarté blanche qui frappait toutes les têtes nues ; et dans l'air, à mi-hauteur du vaisseau , flottait une ombre, pénétrée par le reflet des ors décorant la nervure des pendentifs et le feuillage des chapiteaux.

Frédéric, pour se distraire, écouta le Dies irœ; il considérait les assistants, tâchait de voir les peintures trop élevées qui représentent la vie de Madeleine. Heureusement, Pellerin vint se mettre

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 547

près de lui, et commença tout de suite, à propos de fresques, une longue dissertation. La cloche tinta. On sortit de l'église.

Le corbillard, orné de draperies pendantes et de hauts plumets, s'achemina vers le Père-Lachaise , tiré par quatre chevaux noirs ayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, et qu'en- veloppaient jusqu'aux sabots de larges caparaçons brodés d'argent. Leur cocher, en bottes à l'écu- yère, portait un chapeau à trois cornes avec un long crêpe retombant. Les cordons étaient tenus par quatre personnages : un questeur de la Chambre des députés, un membre du Conseil général de l'Aube, un délégué des houilles, et Fumichon, comme ami. La calèche du défunt et douze voitures de deuil suivaient. Les conviés, par derrière, emplissaient le milieu du boulevard. Pour voir tout cela, les passants s'arrêtaient; des femmes, leur marmot entre les bras, mon- taient sur des chaises, et des gens qui prenaient des chopes dans les cafés apparaissaient aux fe- nêtres, une queue de billard à la main.

La route était longue ; et, comme dans les repas de cérémonie oii l'on est réservé d'abord, puis expansif, la tenue générale se relâcha bientôt. On ne causait que du refus d'allocation fait par la Chambre au Président*. M. Piscatory* s'était montré trop acerbe, Montalembert *, «magni- fique, comme d'habitude », et MM. Chambolle*,

fc. Pidoux, Creton, enfin toute la commission aurait suivre, peut-être, l'avis de MM. Quentin-Bau- chard et Du four.

Ces entretiens continuèrent dans la rue de la

1^ Roquette, bordée par des boutiques, l'on ne

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548 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

voit que des chaînes en verre de couleur et des rondelles noires couvertes de dessins et de lettres d'or, ce qui les fait ressembler à des grottes pleines de stalactites et à des magasins de faïence. Mais , devant la grille du cimetière , tout le monde , instan- tanément, se tut.

Les tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées, pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à porte de bronze. On apercevait dans quelques-uns des espèces de boudoirs funèbres, avec des fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles d'araignée pendaient comme des haillons aux chaînettes des urnes; et de la poussière couvrait les bouquets de rubans de satin et les crucifix. Partout, entre les balustres, sur les tombeaux, des couronnes d*immortelles et des chandeliers, des vases, des fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres d'or, des statuettes de plâtre : petits garçons et petites demoiselles ou petits anges tenus en Tair par un fil de laiton : plusieurs même ont un toit de zinc sur la tête. D'énormes câbles en verre filé, noir, blanc et azur, descendent du haut des stèles jusqu'au pied des dalles, avec de longs replis, comme des ooas. Le soleil, frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de bois noir; et le corbillard s'avançait dans les grands chemins, qui sont pavés comme les rues d'une ville. De temps à autre, les essieux claquaient. Des femmes à genoux, la robe traî- nant dans l'herbe, parlaient doucement aux morts. Des fumignons blanchâtres sortaient de la ver- dure des ifs. C'étaient des offrandes abandonnées, des débris que l'on brûlait.

La fosse de M. Dambreuse était dans le voisi-

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. ^4:9

nage de Manuel et de Benjamin Constant. Le ter- rain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les pieds des sommets d'arbres verts ; plus loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville.

Frédéric put admirer le paysage pendant qu'on prononçait les discours.

Le premier fut au nom de la Chambre des dé-

Futés, le deuxième, au nom du Conseil général de Aube, le troisième, au nom de la Société houil- lère de Sa6ne-et-Loire, le quatrième, au nom de la Société d'agriculture de l'Yonne ; et il y en eut un autre, au nom d'une Société philanthropique. Enfin, on s'en allait, lorsqu'un inconnu se mit à lire un sixième discours, au nom de la Société des antiquaires d'Amiens.

Et tous profitèrent de l'occasion pour tonner contre le Socialisme, dont M. Dambreuse était mort victime. C'était le spectacle de l'anarchie et son dévouement à l'ordre qui avaient abrégé ses jours. On exalta ses lumières, sa probité, sa géné- rosité et même son mutisme comme représentant du peuple, car, s'il n'était pas orateur, il possédait en revanche ces qualités solides, mille fois préfé- rables, etc avec tous les mots qu'il faut dire :

« Fin prématurée , regrets éternels ; l'autre patrie, adieu, ou plutôt non, au revoir! »

La terre, mêlée de cailloux, retomba; et il ne devait plus en être question dans le monde.

On en parla encore un peu en descendant le cimetière ; et on ne se gênait pas pour l'apprécier. Hussonnet qui devait rendre compte de l'enterre- ment dans les journaux, reprit même, en blague, tous les discours ; car enfin le bonhomme Dam-

5 5 O L'EDUCATION SENTIMENTALE.

breuse avait été un des potdevinistes les plus distin- gués du dernier règne. Puis les voitures de deuil reconduisirent les bourgeois à leurs affaires, la cérémonie n*avait pas duré trop longtemps ; on s'en félicitait.

Frédéric, fatigué, rentra chez lui.

Quand il se présenta le lendemain à Thôtel Dambreuse, on l'avertit que Madame travaillait en bas, dans le bureau. Les cartons, les tiroirs étaient ouverts pêle-mêle, les livres de comptes jetés de droite et de gauche ; un rouleau de pape- rasses ayant pour titre : « Recouvrements désespé- rés » , traînait par terre ; il manqua tomber dessus et le ramassa. M"" Dambreuse disparaissait ense- vehe dans le grand fauteuil.

Eh bien? êtes-vous donc? qu'y a-t-il? Elle se leva d'un bond.

Ce qu'il y a? Je suis ruinée, ruinée! en- tends-tu ?

M. Adolphe Langlois, le notaire, l'avait fait venir en son étude, et lui avait communiqué un testament écrit par son mari, avant leur mariage. 11 léguait tout à Cécile ; et l'autre testament était perdu. Frédéric devint très pâle. Sans doute elle avait mal cherché ?

Mais regarde donc ! dit M"^ Dambreuse, en lui montrant l'appartement.

Les deux coffres- forts bâillaient, défoncés à coups de merlin, et elle avait retourné le pupitre, fouillé les placards, secoué les paillassons, quand tout à coup, poussant un cri aigu, elle se préci- pita dans un angle elle venait d'apercevoir une petite boîte à serrure de cuivre; elle l'ouvrit, rien I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 5 5 l

Ah ! le misérable ! Moi qui l'ai soigné avec tant de dévouement !

Puis elle éclata en sanglots.

II est peut-être ailleurs ? dit Frédéric.

Eh non ! il était là! dans ce cofFre-fort. Je Tai vu dernièrement. Il est brûlé! j'en suis cer- taine !

Un Jour, au commencement de sa maladie, M. Dambreuse était descendu pour donner des signatures.

C'est alors qu'il aura fait le coup !

Et elle retomba sur une chaise, anéantie. Une mère en deuil n'est pas plus lamentable près d'un berceau vide que ne l'était M"*^ Dambreuse devant les cofFres-forts béants. Enfin , sa douleur, malgré la bassesse du motif, semblait tellement profonde, qu'il tâcha de la consoler, en lui di- sant qu'après tout, elle n'était pas réduite à la misère.

C'est la misère, puisque je ne peux pas t'offrir une grande fortune !

Elle n'avait plus que trente mille livres de rente, sans compter l'hotel qui en valait de dix- huit à vingt, peut-être.

Bien que ce fût de l'opulence pour Frédéric, il n'en ressentait pas moins une déception. Adieu ses rêves et toute la grande vie qu'il aurait menée ! L'honneur le forçait à épouser M'"^ Dambreuse. Il réfléchit une minute; puis, d'un air tendre :

J'aurai toujours ta personne !

Elle se jeta dans ses bras ; et il la serra contre sa poitrine , avec un attendrissement il y avait un peu d'admiration pour lui-même. M"" Dam- breuse, dont les larmes ne coulaient plus, releva

5 5 2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

sa figure, toute rayonnante de bonheur, et, lui prenant la main :

Ah! je n*ai Jamais douté de toi! J'y comp- tais!

Cette certitude anticipée de ce qu'il regardait comme une belle action déplut au jeune homme.

Puis elle l'emmena dans sa chambre, et ils firent des projets. Frédéric devait songer maintenant à se pousser. Elle lui donna même sur sa candida- ture d'admirables conseils.

Le premier point était de savoir deux ou trois phrases d'économie politique. II fallait prendre une spécialité, comme les haras, par exemple, écrire plusieurs mémoires sur une question d'in- térêt local , avoir toujours à sa disposition des bu- reaux de poste ou de tabac, rendre une foule de petits services. M. Dambreuse s'était montré là- dessus un vrai modèle. Ainsi, une fois, à la cam- pagne, il avait fait arrêter son char à bancs, plein d'amis, devant l'échoppe d'un savetier, avait pris pour ses hôtes douze paire de chaussures, et,

Four lui, des bottes épouvantables, qu'il eut iriême héroïsme de porter durant quinze jours. Cette anecdote les rendit gais. Elle en conta d'autres, et avec un revif de grâce , de jeunesse et d'esprit.

Elle approuva son idée d'un voyage immédiat à Nogent, Leurs adieux furent tendres; puis, sur le seuil, elle murmura encore une fois :

Tu m'aimes, n'est-ce pas?

Éternellement ! répondit-il.

Un commissionnaire l'attendait chez lui avec un mot au crayon, le prévenant que Rosanette allait accoucher. II avait eu tant d'occupation , de- puis quelques jours, qu'il n'y pensait plus. Elle

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 5 5 3

s'était mise dans un établissement spécial, à Chail- lot.

Frédéric prit un fiacre et partit.

Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une planche en grosses lettres : « Maison de santé et d'accouchement tenue par M°' Alessandri, sage- femme de première classe, ex -élève de la Mater- nité, auteur de divers ouvrages, etc.» Puis, au miheu de la rue, sur la porte, une petite porte bâtarde, l'enseigne répétait (sans le mot accou- chement) : « Maison de santé de M"' Alessandri », avec tous ses titres.

Frédéric donna un coup de marteau.

Une femme de chambre, à tournure de sou- brette, l'introduisit dans le salon, orné d'une table en acajou, de fauteuils en velours grenat, et d'une pendule sous globe.

Presque aussitôt, Madame parut. C'était une grande brune de quarante ans, la taille mince, de beaux yeux, Tusage du monde. Elle apprit à Fré- déric l'heureuse délivrance de la mère, et le fit monter dans sa chambre.

Rosanette se mit à sourire ineffablement ; et, comme submergée sous les flots d'amour qui l'étouffaient, elle dit d'une voix basse :

Un garçon, là, là! en désignant près de son lit une barcelonnette.

Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d'un rouge jaunâtre, extrê- mement ridé, qui sentait mauvais et vagissait.

Embrasse-le!

Il répondit, pour cacher sa répugnance :

Mais j'ai peur de lui faire mal ?

Non! non !

5 54 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Alors , il baisa, du bout des lèvres, son enfant.

Comme il te ressemble !

Et, de ses deux bras faibles, elle se suspendit à son cou, avec une effusion de sentiment qu'il n'avait jamais vue.

Le souvenir de M™" Dambreuse lui revint. Il se reprocha comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait dans toute la franchise de sa nature. Pendant plusieurs jours, il lui tint compagnie jusqu'au soir.

Elle se trouvait heureuse dans cette maison dis- crète ; les volets de la façade restaient même con- stamment fermés; sa chambre, tendue en perse claire, donnait sur un grand jardin; M™" Alessan- dri, dont le seul défaut était de citer comme intimes les médecins illustres, l'entourait d'atten- tions; ses compagnes, presque toutes des demoi- selles de province, s'ennuyaient beaucoup, n'ayant personne qui vînt les voir; Rosanette s'aperçut qu'on l'enviait, et le dit à Frédéric avec fierté. 11 fallait parler bas, cependant; les cloisons étaient minces et tout le monde se tenait aux écoutes malgré le bruit continuel des pianos.

11 allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.

Deux candidats nouveaux se présentaient, l'un conservateur, l'autre rouge; un troisième, quel

3u'il fût, n'avait pas de chances. C'était la faute e Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il aurait venir plus tôt, se remuer. « On ne t'a même pas vu aux comices agricoles ! » L'avocat le blâmait de n'avoir aucune attache dans les journaux. « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes con- seils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! »

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 555

II insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de per- sonnes qui auraient voté en sa faveur, par consi- dération pour M. Dambreuse, l'abandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N'ajant plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé.

Frédéric porta sa lettre à M"^ Dambreuse.

Tu n'as donc pas été à Nogent ? dit-elle.

Pourquoi ?

C'est que j'ai vu Deslauriers il y a trois jours.

Sachant la mort de son mari , l'avocat était venu rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d'affaires. Cela parut étrange à Frédéric; et que faisait son ami, là-bas?

M™^ Dambreuse voulut savoir l'emploi de son temps depuis leur séparation.

J'ai été malade, répondit-il.

Tu aurais me prévenir, au moins.

Oh ! cela n'en valait pas la peine. D'ailleurs, il avait eu une foule de dérange- ments, des rendez-vous, des visites.

Il mena dès lors une existence double, cou- chant religieusement chez la Maréchale et passant l'après-midi chez M"^ Dambreuse, si bien qu'il lui restait à peine, au milieu de la journée, une heure de liberté.

L'enfant était à la campagne, à Andilly. On allait le voir toutes les semaines.

La maison de la nourrice se trouvait sur la hau- teur du village, au fond d'une petite cour sombre comme un puits, avec de la paille par terre, des ' ►ouïes çà et là, une charrette à légumes sous [e hangar. Rosanette commençait par baiser fré-

5 5 ^ L'EDUCATION SENTIMENTALE.

nétiquement son poupon ; et, prise d'une sorte de délire, allait et venait, essayait de traire la chèvre, mangeait du gros pain, aspirait Todeur du fumier, voulait en mettre un peu dans son mouchoir.

Puis ils faisaient de grandes promenades; elle entrait chez les pépiniéristes, arrachait les bran- ches de hias qui pendaient en dehors des murs, criait : « Hue,bourriquet! » aux ânes traînant une carriole, s'arrêtait à contempler par la grille l'in- térieur des beaux jardins; ou bien la nourrice prenait Tenfant, on le posait à Tombre sous un noyer; et les deux femmes débitaient, pendant des heures, d'assommantes niaiseries.

Frédéric, près d'elles, contemplait les carrés de vignes sur les pentes du terrain, avec la touffe d'un arbre de place en place, les sentiers pou- dreux pareils à des rubans grisâtres, les maisons étalant dans la verdure des taches blanches et rouges; et, quelquefois, la fumée d'une locomo- tive allongeait horizontalement, au pied des coHines couvertes de feuillages, comme une gi- gantesque plume d'autruche dont le bout léger s'envolait.

Puis ses yeux retombaient sur son fils. 11 se le figurait jeune homme, il en ferait son compa- gnon ; mais ce serait peut-être un sot, un mal- heureux à coup sûr. L'illégalité de sa naissance l'opprimerait toujours; mieux aurait valu pour lui ne pas naître, et Frédéric murmurait : « Pauvre enfant ! » le cœur gonflé d'une incompréhensible tristesse.

Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, M""' Dambreuse le grondait de son in- exactitude. Il lui faisait une histoire.

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 557

II fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenait pas à quoi il employait toutes ses soirées; et, quand on envoyait chez lui, il n'y était jamais ! Un Jour, comme il s y trouvait, elles apparurent presque à la fois. II fit sortir la Maré- chale et cacha M"' Dambreuse , en disant que sa mère allait arriver.

J^ Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répé- tait à Tune le serment qu'il venait de faire à l'autre , leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles des comparaisons ; il y en avait une troisième toujours présente à sa pensée. L'impossibilité de l'avoir le justifiait de ses perfidies, qui avivaient le plaisir, en y mettant de l'alternance ; et plus il avait trompé n'importe laquelle des deux, plus elle l'aimait, comme si leurs amours se fussent échauffés réciproquement et que, dans une sorte d'émulation, chacune eût voulu lui faire oublier l'autre. I

Admire ma confiance ! lui dit un jour M*"" Dambreuse, en dépliant un papier on la prévenait que M. Moreau vivait conjugalement avec une certaine Rose Bron.

Est-ce la demoiselle des courses, par ha- sard?

Quelle absurdité ! reprit-il. Laisse-moi voir. La lettre, écrite en caractères romains, n'était

pas signée. M"' Dambreuse, au début, avait toléré cette maîtresse qui couvrait leur adultère. Mais,

Isa passion devenant plus forte, elle avait exigé une rupture, chose faite depuis longtemps, selon Frédéric; et, quand il eut fini ses protestations, elle répliqua, tout en clignant ses paupières

I

558 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

brillait un regard pareil à la pointe d'un stylet sous de la mousseline :

Eh bien, et l'autre?

Quelle autre ?

La femme du faïencier !

Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n'in- sista pas.

Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient d'honneur et de loyauté, et qu'il vantait la sienne (d'une manière incidente, par précaution), elle lui dit :

C'est vrai, tu es honnête, tu n'y retournes plus.

Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia :

donc?

Chez M"'' Arnoux.

II la supplia de lui avouer d'oii elle tenait ce renseignement. C'était par sa couturière en se- cond, M"' Regimbart.

Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui ne savait rien de la sienne !

Cependant, il avait découvert dans son cabinet de toilette la miniature d'un monsieur à longues moustaches : était-ce le même sur lequel on lui avait conté autrefois une vague histoire de sui- cide? Mais, il n'existait aucun moyen d'en savoir davantage! A quoi bon, du reste? Les cœurs des femmes sont comme ces petits meubles à secret, pleins de tiroirs emboîtés les uns dans les autres ; on se donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve au fond quelque fleur desséchée, des brins de poussière ou le vide ! Et puis il craignait peut- être d'en trop apprendre.

Elle lui faisait refuser les invitations 011 elle ne

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 559

pouvait se rendre avec lui, le tenait à ses côtés, avait peur de le perdre; et, malgré cette union chaque jour plus grande, tout à coup des abîmes se découvraient entre eux, à propos de choses insignifianteSjTappréciation d'une personne, d'une œuvre d'art.

Elle avait une façon de jouer du piano, cor- recte et dure. Son spirituahsme (M™* Dambreuse croyait à la transmigration des âmes dans les étoiles) ne l'empêchait pas de tenir sa caisse admi- rablement. Elle était hautaine avec ses gens ; ses jeux restaient secs devant les haillons des pau- vres. Un égoïsme ingénu éclatait dans ses locu- tions ordinaires : « Qu'est-ce que cela me fait? je serais bien bonne ! est-ce que j'ai besoin ! » et mille petites actions inanalysables, odieuses. Elle aurait écouté derrière les portes; elle devait mentir à son confesseur. Par esprit de domination, elle voulut que Frédéric l'accompagnât le dimanche à l'église. Il obéit, et porta le livre.

La perte de son héritage l'avait considérable- ment changée. Ces marques d'un chagrin qu'on attribuait à la mort de M. Dambreuse la rendaient intéressante; et, comme autrefois, elle recevait beaucoup de monde. Depuis l'insuccès électoral de Frédéric, elle ambitionnait pour eux deux une légation en Allemagne ; aussi la première chose à faire était de se soumettre aux idées régnantes.

Les uns désiraient l'Empire, d'autres les Or- léans, d'autres le comte de Chambord ; mais tous s'accordaient sur l'urgence de la décentralisation, ;. et plusieurs moyens étaient proposés, tels que

I ceux-ci : couper Paris en une foule de grandes rues afin d'y établir des villages, transférer à Ver-

5^0 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

sailles le siège du gouvernement, mettre à Bour- ges les écoles, supprimer les bibliothèques, con- fier tout aux généraux de division ; et on exaltait les campagnes, l'homme illettré ayant naturelle- ment plus de sens que les autres ! Les haines foi- sonnaient : haine contre les instituteurs primaires et contre les marchands de vin , contre les classes de philosophie, contre les cours d'histoire, contre les romans, les gilets rouges, les barbes longues, contre toute indépendance, toute manifestation individuelle ; car il fallait « relever le principe d'autorité » ; qu'elle s'exerçât au nom de n'importe qui, qu'elle vînt de n'importe où, pourvu que ce îAt la Force, l'Autorité î Les conservateurs par- laient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et il retrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes propos, débités par les mêmes hommes!

Les salons des filles (c'est de ce temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, les réactionnaires de bords différents se ren- contraient. Hussonnet, qui se livrait au dénigre- ment des gloires contemporaines (bonne chose pour la restauration de l'Ordre), inspira l'envie à Rosanette d'avoir, comme une autre, ses soirées; il en ferait des comptes rendus ; et il amena d'abord un homme sérieux, Fumichon; puis parurent No- nancourt, M. de Grémonville, le sieur de Larsil- lois, ex-préfet, et Cisy, qui était maintenant agro- nome, bas breton et plus que jamais chrétien.

Il venait, en outre, d'anciens amants de la Ma- réchale, tels que le baron de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres ; la liberté de leurs allures blessait Fréd!eric.

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L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 56 1

Afin de se poser comme le maître, H augmenta le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait- elle effroyablement; et Rosanette ne comprenait rien à tout cela!

Bourgeoise déclassée, elle adorait la vie de mé- nage, un petit intérieur paisible. Cependant, elle était contente d'avoir «un jour»; disait : «Ces femmes-là!» en parlant de ses pareilles; voulait être «une dame du monde», s en croyait une. Elle le pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui faire faire maigre, par bon genre.

Elle mentait à son rôle enfin, carpelle devenait sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès à la porte d'un cabaret,

II en découvrit la cause : elle rêvait mariage, elle aussi! Frédéric en fut exaspéré. D'ailleurs, il se rappelait son apparition chez M™' Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa longue ré- sistance.

II n'en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait tous. Une sorte de jalou- sie l'envahit. II s'irrita des cadeaux qu'elle avait reçus, qu'elle recevait; et, à mesure que le fond même de sa personne l'agaçait davantage , un goût des sens âpre et bestial I entraînait vers elle, illu- sions d'une minute qui se résolvaient en haine.

Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards surtout, cet œil de femme éternellement limpide et inepte. Il s'en trouvait tellement excédé quelquefois, qu'il l'aurait vue

3^

562 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

mourir sans émotion. Mais comment se fâcher? Elle était d'une douceur désespérante.

Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant qu'il y marchandait une étude d'avoué. Frédéric fut heureux de le revoir; c'était quelqu'un ! Il le mit en tiers dans la compagnie.

L'avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s'élevait de petites contestations, se dé- clarait toujours pour Rosanette, si bien qu'une fois Frédéric lui dit :

Eh ! couche avec elle si ça t'amuse ! tant il souhaitait un hasard qui l'en débarrassât.

Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un commandement maître Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solder quatre mille francs dus à la demoiselle Clémence Vatnaz; sinon, qu'il viendrait le lendemain la saisir.

En effet, des quatre billets autrefois souscrits, un seul était payé, l'argent qu'elle avait pu avoir depuis lors ayant passé à d'autres besoins.

Elle courut chez Arnoux. 11 habitait le fau- bourg Saint-Germain, et le portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieurs amis, ne trouva personne, et rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire à Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fit du tort à son mariage.

Le lendemain matin. M" Athanase Gautherot se présenta, flanqué de deux acolytes, l'un blême, à figure chafouine, l'air dévoré d'envie, l'autre portant un faux col et des sous-pieds très tendus, avec un délot de taffetas noir à l'index; et tous deux, ignoblement sales, avec des cols gras, des manches de redingote trop courtes.

Leur patron, un fort bel homme, au contraire,

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 5^3

commença par s'excuser de sa mission pénible, tout en regardant Tappartement, «plein de jolies choses, ma parole d'honneur!» H ajouta «outre celles qu'on ne peut saisir». Sur un geste, les deux recors disparurent.

Alors, ses comphments redoublèrent. Pouvait- on croire qu'une personne aussi... charmante n'eût pas d'ami sérieux! Une vente par autorité de justice était un véritable malheur ! On ne s'en relève jamais. Il tâcha de l'efFrayer; puis, la voyant émue, prit subitement un ton paterne. II con- naissait le monde, il avait eu affaire à toutes ces dames; et, en les nommant, il examinait les cadres sur les murs. C'étaient d'anciens tableaux du brave Arnoux, des esquisses de Sombaz, des aquarelles de Burieu, trois paysages de Dittmer. Rosanette n'en savait pas le prix, évidemment. Maître Gautherot se tourna vers elle :

Tenez ! Pour vous montrer que je suis un bon garçon, faisons une chose : cédez -moi ces Dittmer-là ! et je paye tout. Est-ce convenu ?

A ce moment, Frédéric, que Delphine avait instruit dans l'antichambre et qui venait de voir les deux praticiens, entra le chapeau sur la tête, d'un air brutal. Maître Gautherot reprit sa dignité; et, comme la porte était restée ouverte :

Allons, messieurs, écrivez ! Dans la seconde pièce, nous disons : une table de chêne, avec ses deux rallonges, deux buffets...

I Frédéric l'arrêta, demandant s'il n'y avait pas uelque moyen d'empêcher la saisie. Oh I parfaitement ! Qui a payé les meubles? Moi. Eh bien, formulez une revendication ; c'est

5(54 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

toujours du temps que vous aurez devant vous.

Maître Gautherot acheva vivement ses écri- tures, et, dans le procès-verbal, assigna en référé M"' Bron, puis se retira.

Frédéricne fit pas un reproche. II contemplait, sur le tapis, les traces de boue laissées par les chaussures des praticiens; et, se parlant à lui- même :

II va falloir chercher de l'argent !

Ah! mon Dieu, que je suis bête! dit la Maréchale.

Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre, et s*en alla vivement à la Société d'éclairage du Lan- guedoc, afin d'obtenir le transfert de ses actions.

Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à un autre ! Le commis lui avait répondu en examinant son papier, la promesse^ écrite par Arnoux :

Cet acte ne vous constitue nullement pro- priétaire. La Compagnie ne connaît pas cela.

Bref, il l'avait congédiée, elle en suffoquait; et Frédéric devait se rendre à l'instant même chez Arnoux, pour éclaircir la chose.

Mais Arnoux croirait, peut-être, qu'il venait pour recouvrer indirectement les quinze mille francs de son hypothèque perdue ! et puis cette réclamation à un homme qui avait été l'amant de sa maîtresse lui semblait une turpitude. Choisis- sant un moyen terme, il alla prendre à l'hôtel Dambreuse l'adresse de M""" Regimbart, envoya chez elle un commissionnaire, et connut ainsi le café que hantait maintenant le Citoyen.

C'était un petit café sur la place de la Bastille, il se tenait toute la journée, dans le coin de

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 5^5

droite, au fond, ne bougeant pas plus que s*il avait fait partie de I*immeuble.

Après avoir passé successivement par la demi- tasse, le grog, le bischof, le vin chaud et même l'eau rougie, il était revenu à la bière; et, de demi-heure en demi-heure, laissait tomber ce mot : «Bock!» ayant réduit son langage à l*indispen- sable. Frédéric lui demanda s'il voyait quelque- fois Arnoux.

Non!

Tiens, pourquoi?

Un imbécile I

La politique, peut-être, les séparait, et Frédéric crut bien faire de s'informer de Compain.

Qiielle brute ! dit Regimbart.

Comment cela?

Sa tête de veau !

Ah ! apprenez-moi ce que c'est que la tête de veau I

Regimbart eut un sourire de pitié.

Des bêtises!

Frédéric, après un long silence, reprit :

II a donc changé de logement r

Qui?

Arnoux?

Oui : rue de Fleurus I

Quel numéro?

Est-ce que je fréquente les jésuites !

Comment, jésuites!

Le Citoyen répondit, furieux :

Avec l'argent d'un patriote que je lui fait connaître, ce cochon -là s'est étabfi marchand de chapelets !

Pas possible I

j66 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Allez-y voir !

Rien de plus vrai; Arnoux, affaibli par une attaque, avait tourné à la religion; d'ailleurs, «il avait toujours eu un fonds de religion», et (avec l'alliage de mercantilisme et d'ingénuité qui lui était naturel), pour faire son salut et sa fortune, il s'était mis dans le commerce des objets reli- gieux.

Frédéric n'eut pas de mal à découvrir son éta- blissement, dont l'enseigne portait : a Aux arts go- thiques. — Restauration du culte. Ornements d'église. Sculpture polychrome. Encens des rois mages, etc., etc.»

Aux deux coins de la vitrine s'élevaient deux statues en bois, bariolées d'or, de cinabre et d'azur; un saint Jean-Baptiste avec sa peau de mouton, et une sainte Geneviève, des roses dans son tablier et une quenouille sous son bras ; puis des groupes en plâtre ; une bonne sœur instruisant une petite fille, une mère à genoux près d'une couchette, trois collégiens devant la sainte table. Le plus joli était une manière de chalet figurant l'intérieur de la crèche avec l'âne, le bœuf et l'enfant Jésus étalé sur de la paille, de la vraie paille. Du haut en bas des étagères, on voyait des médailles à la douzaine, des chapelets de toute espèce, des bé- nitiers en forme de coquille et les portraits des gloires ecclésiastiques, parmi lesquelles brillaient M^ AfFre et notre Saint-Père, tous deux souriant.

Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix d'or frappées par le soleil tombait dessus.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 567

Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s'avançait; au fond de la boutique. M""" Arnoux parut; alors, il tourna les talons.

Je ne l'ai pas trouvé, dit-il en rentrant.

Et il eut beau reprendre qu'il allait écrire, tout de suite, à son notaire du Havre pour avoir de l'argent, Rosanette s'emporta. On n'avait jamais vu un homme si faible, si mollasse; pendant qu'elle endurait mille privations, les autres se go- bergeaient.

Frédéric songeait à la pauvre M""" Arnoux, se figurant la médiocrité navrante de son intérieur. 11 s'était mis au secrétaire ; et, comme la voix aigre de Rosanette continuait :

Ah I au nom du ciel , tais-toi !

Vas-tu les défendre, par hasard?

Eh bien oui! s'écria-t-il, car d'où vient cet acharnement ?

Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas qu'ils payent ? C'est dans la peur d'affliger ton ancienne, avoue-le !

Il eut envie de l'assommer avec la pendule ; les paroles lui manquèrent. 11 se tut. Rosanette, tout en marchant dans la chambre, ajouta :

Je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux. Oh I je n'ai pas besoin de toi I

Et, pinçant les lèvres :

Je consulterai.

Trois jours après, Delphine entra brusque- ment.

Madame, madame, il y a un homme avec un pot de colle qui me fait peur.

5^8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Rosanette passa dans la cuisine, et vît un che- napan, la face criblée de petite vérole, paraly- tique d'un bras, aux trois quarts ivre et bre- douillant.

C'était l'afficheur de maître Gautherot. L'oppo- sition à la saisie ayant été repoussée, la vente, naturellement, s'ensuivait.

Pour sa peine d'avoir monté l'escalier, il ré- clama d'abord un petit verre ; puis il implora une autre faveur, à savoir des billets de spectacle, croyant que Madame était une actrice. Il fut en- suite plusieurs minutes à faire des cHgnements d'yeux incompréhensibles; enfin, il déclara que, moyennant quarante sous, il déchirerait les coins de l'affiche déjà posée en bas, contre la porte. Rosanette s'y trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle qui marquait toute la haine de la Vatnaz.

Elle avait été sensible autrefois, et même, dans une peine de cœur, avait écrit à Béranger pour en obtenir un conseil. Mais elle s'était aigrie sous les bourrasques de l'existence, ayant, tour à tour, donné des leçons de piano, présidé une table d'hôte, collaboré à des journaux de modes, sous- loué des appartements, fait le trafic des dentelles dans le monde des femmes légères, ses rela- tions iui permirent d'obliger beaucoup de per- sonnes, Arnoux entre autres. Elle avait travaillé auparavant dans une maison de commerce.

Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait pour chacune d'elles deux livres, dont l'un restait tou- jours entre ses mains. Dussardier, qui tenait par obligeance celui d'une nommée Hortense Basiin, se présenta un jour à la caisse au moment

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 5^9

M"' Vatnaz apportait le compte de cette fille, 1,682 francs que le caissier lui paya. Or, la veille même, Dussardier n'en avait inscrit que 1,082 sur le livre de la Basiin. II le redemanda sous un pré- texte ; puis, voulant ensevelir cette histoire de vol, lui conta qu'il Tavait perdu. L'ouvrière redit naïve- ment son mensonge à M"" Vatnaz; celle-ci, pour en avoir le cœur net, d'un air indifférent, vint en parler au brave commis. II se contenta de ré-

!)ondre : «Je l'ai brùIé»; ce fut tout. Elle quitta a maison peu de temps après, sans croire à l'anéantissement du livre et s'imaginant que Dus- sardier le gardait.

A la nouvelle de sa blessure, elle était accou- rue chez lui dans l'intention de le reprendre. Puis, n'ayant rien découvert, malgré les perqui- sitions les plus fines, elle avait été saisie de res- pect, et bientôt d'amour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si héroïque et si fort! Une pareille bonne fortune à son âge était inespérée. Elle se Jeta dessus avec un appétit d'ogresse; et elle en avait abandonné la littérature, le socialisme, «les doctrines consolantes et les utopies géné- reuses», le cours qu'elle professait sur la Désubal- temisation de la femme, tout, Delmar lui-même; enfin, elle offrit à Dussardier de s'unir par un mariage.

Bien qu'elle fût sa maîtresse, il n'en était nulle- ment amoureux. D'ailleurs, il n'avait pas oublié son vol. Puis elle était trop riche. II la refusa. Alors elle lui dit, en pleurant, les rêves qu'elle avait faits : c'était d'avoir à eux deux un magasin de confection. Elle possédait les premiers fonds indispensables, qui s'augmenteraient de quatre

570 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

mille francs la semaine prochaine; et elle narra ses poursuites contre la Maréchale.

Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. II se rappelait le porte -cigares offert au corps de garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les mille complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.

Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhen- sible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour l'écraser plus tard avec son carrosse.

Ces aiDÎmes de noirceur effrayèrent Dussar- dier; et, quand il sut positivement le jour de la vente, il sortit. Dès le lendemain matin, il entrait chez Frédéric avec une contenance embarrassée.

J'ai des excuses à vous faire.

De quoi donc?

Vous devez me prendre pour un ingrat, moi dont elle est...

II balbutiait :

Oh ! je ne la verrai plus, je ne serai pas son complice I

Et, l'autre le regardant tout surpris :

Est-ce qu'on ne va pas, dans trois jours, vendre les meubles de votre maîtresse?

Qui vous a dit cela ?

Elle-même, la Vatnaz! Mais j'ai peur de vous offenser. . .

Impossible, cher ami I

Ah ! c'est vrai , vous êtes si bon î

Et il lui tendit, d'une main discrète, un petit portefeuille de basane.

C'était quatre mille francs, toutes ses éco- nomies.

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 57 I

Comment ! Ah ! non ! non ! . . .

Je savais bien que je vous blesserais, ré- pliqua Dussardier, avec une larme au bord des jeux.

Frédéric lui serra la main; et le brave garçon reprit d'une voix dolente :

Acceptez-les! Faites-moi ce plaisir-Iàl Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout n*est pas fini, d'ailleurs? J'avais cru, quand la révolution est arrivée, qu'on serait heureux. Vous rappelez- vous comme c'était beau! comme on respirait bien ! Mais nous voilà retombés pire que jamais.

Et, fixant ses yeux à terre :

Maintenant, ils tuent notre République*, comme ils ont tué l'autre, la romaine ! et la pauvre Venise*, la pauvre Pologne*, la pauvre Hon- grie*! Quelles abominations! D'abord, on a abattu les arbres de la Liberté*, puis restreint le droit de suffrage*, fermé les clubs*, rétabh la censure* et livré l'enseignement aux prêtres*, en attendant l'Inquisition. Pourquoi pas? Des con- servateurs nous souhaitent bien les Cosaques*! On condamne les journaux quand ils parlent contre la peine de mort, Paris regorge de baïon- nettes, seize départements sont en état de siège; et l'amnistie qui est encore une fois repoussée !

Il se prit le front à deux mains; puis, écartant les bras comme dans une grande détresse :

Si on tâchait, cependant! Si on était de bonne foi, on pourrait s'entendre! Mais non ! Les [ouvriers ne valent pas mieux que les bourgeois, voyez-vous! A Elbeuf, dernièrement, ils ont re- fusé leur secours dans un incendie. Des misé-

572 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

moque du peuple, ils veulent nommer à la pré- sidence Nadaud*, un maçon, je vous demande un peu I Et il n'y a pas de moyen î pas de remède I Tout le monde est contre nous! Moi, je n'ai jamais fait de mal; et, pourtant, c'est comme un poids qui me pèse sur l'estomac. J'en deviendrai fou, si ça contmue. J'ai envie de me faire tuer. Je vous dis que je n'ai pas besoin de mon argent! Vous me le rendrez , parbleu ! je vous le prête.

Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi , du c6té de la Vatnaz, ils n'avaient plus d'inquiétude.

Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre Arnoux, et, par entêtement, voulait en appeler.

Deslauriers s'exténuait à lui faire comprendre que la promesse d'Arnoux ne constituait ni une donation ni une cession régulière ; elle n'écoutait même pas, trouvant la loi injuste; c'est parce qu'elle était une femme, les nommes se soute- naient entre eux! A la fin, cependant, elle suivit ses conseils.

II se gênait si peu dans la maison, que, plu- sieurs fois, il .amena Sénécal y dîner. Ce sans- façon déplut à Frédéric, qui lui avançait de l'ar- gent, le faisait même habiller par son tailleur; et l'avocat donnait ses vieilles redingotes au socia- liste, dont les moyens d'existence étaient in- connus.

II aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour qu'elle lui montrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprise qui avait fait condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit :

Mais c'est véreux ! c'est superbe !

II

L'EDUCATION SENTIMENTALE. )'J^

Elle avait le droit de l'assigner pour le rem- boursement de ses créances. Elle prouverait d'abord qu'il était tenu solidairement à payer tout le passif de la Compagnie, puisqu'il avait déclaré comme dettes collectives des dettes personnelles, enfin, qu'il avait diverti plusieurs effets à la So- ciete.

Tout cela le rend coupable de banque- route frauduleuse, articles 586 et 587 du Code de commerce; et nous l'emballerons, soyez -en sûre, ma mignonne.

Rosanette lui sauta au cou. Il la recommanda le lendemain à son ancien patron, ne pouvant s'occuper lui-même du procès, car il avait besoin à Nogent; Sénécal lui écrirait, en cas d'urgence.

Ses négociations pour l'achat d'une étude étaient un prétexte. 11 passait son temps chez M. Roque, il avait commencé, non seulement par faire l'éloge de leur ami, mais par l'imiter d'allures et de langage autant que possible; ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis qu'il gagnait celle de son père en se dé- chaînant contre Ledru-Rollin.

Si Frédéric ne revenait pas, c'est qu'il fréquen- tait le grand monde; et peu à peu Deslauriers leur apprit qu'il aimait quelqu'un, qu'il avait un enfant, qu'il entretenait une créature.

Le désespoir de Louise fut immense, l'indi- gnation de M"* Moreau non moins forte. Elle voyait son fils tourbillonnant vers le fond d'un gouffre vague, était blessée dans sa religion des convenances et en éprouvait comme un déshonneur personnel, quand tout à coup sa physionomie changea. Aux questions qu'on lui

574 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

faisait sur Frédéric, elle répondait d'un air nar- quois :

II va bien, très bien.

Elle savait son mariage avec M"*** Dambreuse.

L'époque en était fixée; et même il cherchait comment faire avaler la chose à Rosanette.

Vers le milieu de l'automne, elle gagna son procès relatif aux actions du kaolin, Frédéric l'apprit en rencontrant à sa porte Sénécal qui sortait de l'audience.

On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes; et l'ex- répétiteur avait un tel air de s'en réjouir, que Frédéric l'empècha d'aller plus loin, en assurant qu'il se chargeait de sa commission près de Rosanette. 11 entra chez elle la figure irritée.

Eh bien, te voilà contente ! Mais, sans remarquer ces paroles :

Regarde donc I

Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près du feu. Elle l'avait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, qu'elle l'avait ramené à Paris.

Tous ses membres étaient maigris extraordi- nairement et ses lèvres couvertes de points blancs, qui faisaient dans l'intérieur de sa bouche comme des caillots de lait.

Qu'a dit le médecin ?

Ah ! le médecin ! il prétend que le voyage a augmenté son... je ne sais plus, un nom en ite... enfin qu'il a le muguet. Connais-tu cela ?

Frédéric n'hésita pas à répondre : «Certaine- ment», ajoutant que ce n'était rien.

Mais dans la soirée, il fut effrayé par l'aspect

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 575

débile de l'enfant et le progrès de ces taches blan- châtres, pareilles à de la moisissure, comme si la vie, abandonnant déjà ce pauvre petit corps, n'eût laissé qu'une matière oii la végétation poussait. Ses mains étaient froides ; il ne pouvait plus boire, maintenant; et la nourrice, une autre que le por- tier avait été prendre au hasard dans un bureau, répétait :

II me paraît bien bas, bien bas! Rosanette fut debout toute la nuit. Le matin, elle alla trouver Frédéric.

Viens donc voir. II ne remue plus.

En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, l'étreignait en l'appelant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et de sanglots, tournait sur elle-même éperdue, s'arrachait les cheveux, pous- sait des cris; et se laissa tomber au bord du divan, elle restait la bouche ouverte, avec un flot de larmes tombant de ses yeux fixes. Puis une tor- peur la gagna, et tout devint tranquille dans l'appartement. Les meubles étaient renversés. Deux ou trois serviettes traînaient. Six heures sonnèrent. La veilleuse s'éteignit.

Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Son cœur se serrait d'angoisse. II lui semblait que cette mort n'était qu'un commen- cement, et qu'il y avait par derrière un malheur plus considérable près de survenir.

Tout à coup Rosanette dit d'une voix tendre :

Nous le conserverons, n'est-ce pas?

Elle désirait le faire embaumer. Bien des rai- sons s'y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c'est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta

5^6 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

cette idée. II écrivit un mot à Pellerin, et Delphine courut le porter.

Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle tout souvenir de sa conduite. Il dit d'abord :

Pauvre petit ange! Ah! mon Dieu, quel malheur !

Mais, peu à peu, l'artiste en lui l'emportant, il déclara qu'on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide; que c'était une véritable nature morte; qu'il faudrait beaucoup de talent; et il murmurait :

Oh ! pas commode ! pas commode !

Pourvu que ce soit ressemblant, objecta Rosanette.

Eh! je me moque de la ressemblance! A bas le Réalisme ! C'est l'esprit qu'on peint ! Laissez- moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait

1

être.

II réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite; puis, tout à coup :

Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi- teintes colorées, passées presque à plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement.

II envoya la femme de chambre chercher sa boîte; puis, ayant une chaise sous les pieds et une autre près de lui, il commença à jeter de grands traits, aussi calme que s'il eût travaillé d'après la bosse. II vantait les petits saint Jean de Corrège, l'infante Rose de Vélasquez, les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence, et surtout l'enfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady Glower.

D'ailleurs, peut- on trouver rien de plus

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 577

charmant que ces crapauds-là ! Le type du sublime (Raphaël Ta prouvé par ses madones), c'est peut- être une mère avec son enfant !

Rosanette, qui suffoquait, sortit; et Pellerindit aussitôt :

Eh bien, Arnoux!... vous savez ce qui arrive ?

Non! Quoi?

Ça devait finir comme ça, du reste!

Qu'est-ce donc?

II est peut-être maintenant... Pardon ! L'artiste se leva pour exhausser la tête du petit

cadavre.

Vous disiez . . . , reprit Frédéric.

Et Pellerin , tout en clignant pour mieux prendre ses mesures :

Je disais que notre ami Arnoux est peut- être, maintenant, coffré !

Puis, d'un ton satisfait :

Regardez un peu ! Est-ce ça?

Oui, très bien! Mais Arnoux? Pellerin déposa son crayon.

D'après ce que j'ai pu comprendre, il se [trouve poursuivi par un certain Mignot, un intime de Regimbart, une bonne tête, celui-là, hein? iQuel idiot ! Figurez-vous qu'un jour. . .

Eh ! il ne s'agit pas de Regimbart !

C'est vrai. En bien, Arnoux, hier au soir, levait trouver douze mille francs, sinon, il était ►erdu.

Oh ! c'est peut-être exagéré, dit Frédéric.

Pas le moins du monde ! Ça m'avait l'air ;rave , très grave !

Rosanette, à ce moment, reparut avec des rou-

37

578 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

geurs SOUS les paupières, ardentes comme dés plaques de fard. Elle se mit près du carton et re- garda. Pellerin fit signe qu'il se taisait à cause d'elle. Mais Frédéric, sans y prendre garde :

Cependant, je ne peux pas croire...

Je vous répète que je l'ai rencontré hier, dit l'artiste, à sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par précaution; et il parlait de s'embarquer au Havre, lui et toute sa smala.

Comment ! Avec sa femme ?

Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre tout seul.

Et vous en êtes sûr?...

Parbleu ! Oii voulez-vous qu'il ait trouvé douze mille francs?

Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. 11 haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.

vas-tu donc ? dit Rosanette. II ne répondit pas, et disparut.

IL fallait douze mille francs, ou bien il ne re- verrait plus M™" Arnoux ; et, jusqu'à présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce qu'elle ne faisait pas comme la substance de son cœur, le fond même de sa vie ? II fut pendant quelques minutes à chanceler sur le trottoir, se rongeant d'angoisses, heureux néanmoins de n'être plus chez l'autre.

avoir de l'argent? Frédéric savait par lui- même combien il est difficile d'en obtenir tout de suite, à n'importe quel prix. Une seule personne pouvait l'aider, M"" Dambreuse. Elle gardait toujours dans son secrétaire plusieurs billets de banque. 11 alla chez elle; et, d'un ton hardi :

As-tu douze mille francs à me prêter ? k Pourquoi ?

" C'était le secret d'un autre. Elle voulait le con- naître. 11 ne céda pas. Tous deux s'obstinaient.* Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée aujourd'hui même.

37-

580 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Tu l'appelles ? Son nom ? Voyons , son nom ?

Dussardier I

Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de n'en rien dire,

Quelle idée as-tu de moi ? reprit M°* Dam- breuse. On croirait que tu es le coupable. Finis donc tes airs tragiques ! Tiens, les voilà ! et grand bien lui fasse I

Il courut chez Arnoux. Le marchand n*était pas dans sa boutique. Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deux domiciles.

Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent depuis la veille ; quant à Madame, il n'osait rien dire; et Frédéric, ayant monté l'esca- lier comme une flèche, colla son oreille contre la serrure. Enfin, on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand ils re- viendraient ; ses gages étaient payés ; elle-même s*en allait.

Tout à coup un claquement de porte se fit en- tendre.

Mais il y a quelqu'un ?

Oh ! non, monsieur ! C'est le vent. Alors, il se retira. N'importe, une disparition si

prompte avait quelque chose d'inexplicable.

Regimbart, étant l'intime de Mignot, pouvait peut-être l'éclairer? Et Frédéric se fit conduire chez lui, à Montmartre, rue de l'Empereur.

Sa maison était flanquée d'un jardinet, clos par une grille que bouchaient des plaques de fer. Un perron de trois marches relevait la façade blanche ; et en passant sur le trottoir, on apercevait les deux pièces du rez-de-chaussée, dont la première était un salon avec des robes partout sur les meubles,

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 5 8 I

et la seconde l'atelier se tenaient les ouvrières de M"" Regimbart.

Toutes étaient convaincues que Monsieur avait de grandes occupations, de grandes relations, que c'était un homme complètement hors ligne. Quand il traversait le couloir, avec son chapeau à bords retroussés, sa longue figure sérieuse et sa redin- gote verte, elles en interrompaient leur besogne. D'ailleurs, il ne manquait pas de leur adresser tou- jours quelque mot d'encouragement, une politesse sous forme de sentence; et plus tard, dans leur ménage, elles se trouvaient malheureuses, parce qu'elles l'avaient gardé pour idéal.

Aucune cependant ne l'aimait comme M"* Re- gimbart, petite personne intelhgente, qui le faisait vivre avec son métier.

Dès que M. Moreau eut dit son nom, elle vint prestement le recevoir, sachant par les domes- tiques ce qu'il était à M°" Dambreuse. Son mari (( rentrait à l'instant même » ; et Frédéric, tout en la suivant, admira la tenue du logis et la profusion de toile cirée qu'il y avait. Puis il attendit quelques minutes, dans une manière de bureau, oii le Ci- toyen se retirait pour penser.

Son accueil fut moins rébarbatif que d'habitude.

Il conta l'histoire d'Arnoux. L'ex-fabricant de faïences avait enguirlandé Mignot, un patriote, possesseur de cent actions du Siècle , en lui démon- trant qu'il fallait, au point de vue démocratique, changer la gérance et la rédaction du journal ; et, sous prétexte de faire triompher son avis dans la prochaine assemblée des actionnaires, il lui avait demandé cinquante actions, en disant qu'il les re- passerait à des amis sûrs, lesquels appuieraient

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son vote; Mignot n'aurait aucune responsabilité, ne se fâcherait avec personne; puis, le succès obtenu, il lui ferait avoir dans l'administration une bonne place, de cinq à six mille francs pour le moins. Les actions avaient été livrées. Mais Arnoux , tout de suite, les avait vendues; et, avec l'ar- gent, s'était associé à un marchand d'objets reh- gieux. Là-dessus, réclamations de Mignot, lan- ternements d'Arnoux ; enfin , ie patriote l'avait menacé d'une plainte en escroquerie, s'il ne resti- tuait ses titres ou la somme équivalente : cin- quante mille francs.

Frédéric eut l'air désespéré.

Ce n'est pas tout, dit le Citoyen. Mignot, qui est un brave homme, s'est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de l'autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot l'a sommé d'avoir à lui rendre, dans les vingt- quatre heures, sans préjudice du reste, douze mille francs.

Mais je les ai I dit Frédéric.

Le Citoyen se retourna lentement :

Blagueur !

Pardon! Ils sont dans ma poche. Je les apportais.

Comme vous y allez , vous ! Nom d'un petit bonhomme! Du reste, il n'est plus temps; la plainte est déposée, et Arnoux parti.

Seul?

Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre.

Frédéric pâlit extraordinairement. M"* Regim- bart crut qu'il allait s'évanouir. Il se contint, et même il eut la force d'adresser deux ou trois ques- tions sur l'aventure. Regimbart s'en attristait, tout

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 583

cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.

Une vraie tête de linotte ! II brûlait la chan- delle par les deux bouts! Le cotillon l'a perdu! Ce n'est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme !

Car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et faisait grand cas de M™** Arnoux.

Elle a joliment souffrir !

Frédéric lui sut gré de cette sympathie; et, comme s'il en avait reçu un service, il serra sa main avec effusion.

As-tu fait toutes les courses nécessaires? dit Rosanette en le revoyant.

11 n'en avait pas eu le courage, répondit- il, et avait marché au hasard, dans les rues, pour s'étourdir.

A huit heures, ils passèrent dans la salle à man- ger; mais ils restèrent silencieux l'un devant l'autre, poussaient par intervalle un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l'eau- de-vie. 11 se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, n'ayant plus conscience de rien que d'une ex- trême fatigue.

Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et l'indigo s'y heurtaient par taches vio- lentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire.

D'ailleurs, le petit mort était méconnaissable maintenant. Le ton violacé de ses lèvres augmen- tait la blancheur de sa peau ; les narines étaient encore plus minces, les yeux plus caves; et sa tête reposait sur un oreiller de taffetas bleu, entre des pétales de camélias, de roses d'automne et des

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violettes ; c'était une idée de la femme de chambre ; elles Tavaient ainsi arrangé toutes les deux , dévo- tement. La cheminée, couverte d'une housse en guipure, supportait des flambeaux de vermeil es- j>acés par des bouquets de buis bénit; aux coins, dans les deux vases, des pastilles du sérail brû- laient ; tout cela formait avec le berceau une ma- nière de reposoir ; et Frédéric se rappela sa veillée près de M. Dambreuse.

Tous les quarts d'heure, à peu près, Rosa- nette ouvrait les rideaux pour contempler son enfant. Elle l'apercevait, dans quelques mois d'ici, commençant à marcher, puis au collège au milieu de la cour, jouant aux barres; puis à vingt ans, jeune homme; et toutes ces images, qu'elle se créait, lui faisaient comme autant de nls qu'elle aurait perdus, l'excès de la douleur multipliant sa maternité.

Frédéric, immobile dans l'autre fauteuil, pen- sait à M""" Arnoux.

Elle était en chemin de fer, sans doute, le vi- sage au carreau d'un wagon , et regardant la cam- Eagne s'enfuir derrière elle du côté de Paris, ou ien sur le pont d'un bateau à vapeur, comme la première fois qu'il l'avait rencontrée; mais celui-là s'en allait indéfiniment vers des pays d'oii elle ne sortirait plus. Puis il la voyait dans une chambre d'auberge, avec des malles par terre, un papier de tenture en lambeaux, la porte qui tremblait au vent. Et après? que deviendrait- elle? Institutrice, dame de compagnie, femme de chambre, peut-être? Elle était livrée à tous les hasards de la misère. Cette ignorance de son sort le torturait. H aurait s'opposer à sa fuite ou

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 585

partir derrière elle. N'était- il pas son véritable époux? Et, en songeant qu'il ne la retrouverait jamais, que c'était Bien fini, qu'elle était irrévo- cablement perdue, il sentait comme un déchire- ment de son être ; ses larmes accumulées depuis le matin débordèrent. Rosanette s'en aperçut.

Ah! tu pleures comme moi! Tu as du chagrin ?

Oui ! oui ! j'en ai !.. .

II la serra contre son cœur, et tous deux san- glotaient en se tenant embrassés.

M°" Dambreuse aussi pleurait, couchée sur son lit, à plat ventre, la tête dans ses mains.

Olympe Regimbart, étant venue le soir lui essayer sa première robe de couleur, avait conté la visite de Frédéric, et même qu'il tenait tout prêts douze mille francs destinés à M. Arnoux.

Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour empêcher le départ de l'autre, pour se conserver une maîtresse !

Elle eut d'abord un accès de rage ; et elle avait résolu de le chasser comme un laquais. Des larmes abondantes la calmèrent. II valait mieux tout ren- fermer, ne rien dire.

Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.

Elle le pria de les garder, en cas de besoin , pour son ami, et elle l'interrogea beaucoup sur ce monsieur. Qui donc l'avait poussé à un tel abus de confiance? Une femme, sans doute! Les femmes vous entraînent à tous les crimes.

Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait un grand remords de sa calomnie.

5 85 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Ce qui le rassurait, c*est que M"° Dambreuse ne pouvait connaître la vérité.

Elle y mit de l'entêtement, cependant; car, le surlendemain, elle s'informa encore de son petit camarade, puis d'un autre, de Deslauriers.

Est-ce un homme sûr et intelligent?

Frédéric le vanta.

- Priez-le de passer à la maison un de ces matins ; je désirerais le consulter pour une affaire.

Elle avait trouvé un rouleau de paperasses con- tenant des billets d'Arnoux parfaitement protestés , et sur lesquels M""' Arnoux avait mis sa signature. C'était pour ceux-là que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner; et, bien que le capitaliste n'eût pas voulu en pour- suivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condamnation d'Arnoux, mais celle de sa femme, qui l'ignorait, son mari n'ayant pas jugé conve- nable de l'en avertir.

C'était une arme, cela! M"" Dambreuse n'en doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait peut-être l'abstention ; elle eût préféré quelqu'un d'obscur; et elle s'était rappelé ce grand diable, à mine impudente, qui lui avait offert ses services.

Frédéric fit naïvement sa commission.

L'avocat fut enchanté d'être mis en rapport avec une si grande dame.

Il accourut.

Elle le prévint que la succession appartenait à sa nièce, motif de plus pour liquider ces créances qu'elle rembourserait, tenant à accabler les époux Martinon des meilleurs procédés.

Deslauriers comprit qu'il y avait là-dessous un

fl

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mystère ; il rêvait en considérant les billets. Le nom de M"' Arnoux, tracé par elle-même, lui remit devant les yeux toute sa personne et Tou- trage qu'il en avait reçu. Puisque la vengeance s'offrait, pourquoi ne pas la saisir?

11 conseilla donc à M"* Dambreuse de faire vendre aux enchères les créances désespérées qui dépendaient de la succession. Un homme de paille les rachèterait en sous-main et exercerait les 'poursuites. Il se chargeait de fournir cet homme-là.

Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en passant dans la rue de M"' Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres, et aperçut contre la porte une affiche, il y avait en grosses lettres :

a Vente d'un riche mobilier, consistant en bat- terie de cuisine, linge de corps et de table, che- mises, dentelles. Jupons, pantalons, cachemires français et de l'Inde, piano d'Erard, deux bahuts de chêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de Chine et du Japon. »

« C'est leur mobilier ! » se dit Frédéric ; et le portier confirma ses soupçons.

Quant à la personne qui faisait vendre, il l'ignorait. Mais le commissaire -priseur, M* Ber- thelmot, donnerait peut-être des éclaircissements.

L'officier ministériel ne voulut point, tout d'abord, dire quel créancier poursuivait la vente, Frédéric insista. C'était un sieur Sénécal, agent d'affaires ; et M" Berthelmot poussa même la com- plaisance jusqu'à prêter son journal des Petites- Affiches,

Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table tout ouvert.

588 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Lis donc !

Eh bien, quoi? dit- elle, avec une figure tellement placide qu'il en fut révolté.

Ah ! garde ton innocence I

Je ne comprends pas.

C'est toi qui fais vendre M"' Arnoux ? Elle relut l'annonce.

0\i est son nom ?

Eh ! c'est son mobilier ! Tu le sais mieux que moi I

Qu'est-ce que ça me fait? dit Rosanette en haussant les épaules.

Ce que ça te fait? Mais tu te venges, voilà tout ! C'est la suite de tes persécutions î Est-ce que tu ne l'as pas outragée jusqu'à venir chez elle ! Toi , une fîlle de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi t'acharnes-tu à la ruiner ?

Tu te trompes, je t'assure!

Allons donc I Comme si tu n'avais pas mis Sénécal en avant !

Quelle bêtise !

Alors une fureur l'emporta.

Tu mens ! tu mens ! misérable ! Tu es jalouse d'elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari! Sénécal s'est déjà mêlé de tes affaires! II déteste Arnoux, vos deux haines s'entendent. J'ai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là?

Je te donne ma parole...

Oh ! je la connais, ta parole !

Et Frédéric lui rappela ses amants, par leurs noms, avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 585)

Cela t'étonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais les yeux. J'en ai assez, aujourd'hui! On ne meurt pas pour les trahisons d'une femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on s'en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir !

Elle se tordait les bras.

Mon Dieu, qu'est-ce donc qui t'a changé?

Pas d'autres que toi-même !

Et tout cela, pour M"' Arnoux I . . . s'écria Rosanette en pleurant.

II reprit froidement :

Je n'ai jamais aimé qu'elle.

A cette insulte, ses larmes s'arrêtèrent.*

Ça prouve ton bon goût! Une personne d'un âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plak, va la rejoindre !

C'est ce que j'attendais ! Merci ! Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces

façons extraordinaires. Elle laissa même la porte se refermer; puis, d'un bond, elle le rattrapa dans l'antichambre, et, l'entourant de ses bras :

Mais tu es fou ! tu es fou ! c'est absurde ! Je t'aime I

Elle le suppliait :

- Mon Dieu, au nom de notre petit enfant!

Avoue que c'est toi qui as fait le coup ! dit Frédéric.

Elie protesta encore de son innocence.

Tu ne veux pas avouer?

Non!

Eh bien, adieu! et pour toujours!

55^0 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

Ecoute-moi. Frédéric se retourna.

Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma décision est irrévocable I

Oh ! oh I tu me reviendras I

Jamais de la vie !

Et il fit claquer la porte violemment.

Rosanette écrivit à Deslauriers qu'elle avait besoin de lui tout de suite.

li arriva cinq jours après, un soir; et, quand elle eut conté sa rupture :

Ce n'est que ça ! Beau malheur !

Elle avait cru d'abord qu'il pourrait lui rame- ner Frédéric; mais, à présent, tout était perdu. Eile avait appris, par son portier, son prochain mariage avec M"" Dambreuse.

Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singulièrement gai, farceur; et, comme il était fort tard, demanda la permission de passer la nuit sur un fauteuil. Puis, le lendemain matin, il repartit pour Nogent, en la prévenant qu'il ne savait pas quand ils se reverraient; d'ici à peu, il y aurait peut-être un grand changement dans sa vie.

Deux heures après son retour, la ville était en révolution. On disait que M. Frédéric allait épouser M""' Dambreuse. Enfin, les trois demoi- selles Auger, n'y tenant plus, se transportèrent chez M"*'Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le père Roque en fut malade. Louise s'enferma. Le bruit courut même qu'elle était folle.

Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tris- tesse. M"" Dambreuse, pour l'en distraire sans

1

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 59 I

doute, redoublait d'attentions. Toutes les après- midi, elle le promenait dans sa voiture; et, une fois qu'ils passaient sur la place de la Bourse, elle eut l'idée d'entrer dans l'hôtel des commissaires- priseurs, par amusement.

C'était le f décembre, jour même devait se faire la vente de M"*" Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle désirait y jeter un coup d'œil seulement. Le coupé s'arrêta. Il fallait bien la suivre.

On voyait, dans la cour, des lavabos sans cu- vettes, des bois de fauteuils, de vieux paniers, des tessons de porcelaine, des bouteilles vides, des matelas; et des hommes en blouse ou en sale redingote , tout gris de poussière , la figure ignoble , quelques-uns avec des sacs de toile sur l'épaule, causaient par groupes distincts ou se hélaient tumultueusement.

Frédéric objecta les inconvénients d'aller plus loin.

Ah bah!

Et ils montèrent l'escalier.

Dans la première salle, à droite, des messieurs, un catalogue à la main , examinaient des tableaux ;

Idans une autre, on vendait une collection d'armes chinoises ; M"" Dambreuse voulut descendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et elle le mena jusqu'à l'extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde. Il reconnut immédiatement les deux étagères de VArt industriel, sa table à ouvrage, tous ses meubles! Entassés au fond, par rang de taille, ils

55^2 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

qu'aux fenêtres ; et, sur les autres côtés de Tappar- tement, les tapis et les rideaux pendaient droit le long des murs. II y avait, en dessous, des gradins occupés par de vieux bonshommes qui sommeil- laient. A gauche, s'élevait une espèce de comp- toir, où le commissaire-priseur, en cravate blanche, brandissait légèrement un petit marteau. Un jeune homme, près de lui, écrivait; et, plus bas, debout, un robuste gaillard, tenant du commis voyageur et du marchand de contremarques, criait les meubles à vendre. Trois garçons les apportaient sur une table, que bordaient, assis en ligne, des brocanteurs et des revendeuses. La foule circulait derrière eux.

Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs, et jusqu'aux chemises étaient passés de main en main, retournés; quelquefois, on les jetait de loin, et des blancheurs traversaient l'air tout à coup. Ensuite, on vendit ses robes, puis un de ses chapeaux dont la plume cassée retom- bait, puis ses fourrures, puis trois paires de bot- tines; et le partage de ses reliques, oii il retrou- vait confusément les formes de ses membres, lui semblait une atrocité, comme s'il avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre. L'atmosphère de la salle, toute chargée d'haleines, l'écœurait. M"" Dambreuse lui offrit son flacon ; elle se diver- tissait beaucoup, disait-elle.

On exhiba les meubles de la chambre à cou- cher.

M' Berthelmot annonçait un prix. Le crieur, tout de suite, le répétait plus fort; et les trois commissaires attendaient tranquillement le coup de marteau, puis emportaient l'objet dans une

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 593

pièce contiguë. Ainsi disparurent, les uns après les autres, le grand tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaient en venant vers lui, la petite bergère de tapisserie oii il s'asseyait toujours en face d'elle quand ils étaient seuls ; les deux écrans de la cheminée, dont Tivoire était rendu plus doux par le contact de ses mains; une pelote de velours, encore hérissée d'épingles. C'était comme des parties de son cœur qui s'en allaient avec ces choses; et la monotonie des mêmes voix, des mêmes gestes l'engourdissait de fatigue, lui causait une torpeur funèbre, une dissolution.

Un craquement de soie se fît à son oreille; Rosanette le touchait.

Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même. Son chagrin passé , l'idée d'en tirer profit lui était venue. Elle arrivait pour la voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles, avec une robe à falbalas, étroitement gantée, l'air vainqueur.

Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui l'accompagnait.

M""" Dambreuse l'avait reconnue; et, pendant

Iune minute, elles se considérèrent de naut en bas, scrupuleusement, afin de découvrir le défaut, ta tare, l'une enviant peut-être la jeunesse de l'autre , et celle-ci dépitée par l'extrême bon ton , la simplicité aristocratique de sa rivale.

Enfin, M""* Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d'une insolence inexprimable.

Le crieur avait ouvert un piano, son piano < Tout en restant debout, il fit une gamme de la main droite, et annonça l'instrument pour douze

}8

594 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

cents francs, puis se rabattit à mille, à huit cents, à sept cents.

M"* Dambreuse, d'un ton folâtre, se moquait du sabot.

On posa devant les brocanteurs un petit cof- fret avec des médaillons, des angles et des fer- moirs d'argent, le même qu'il avait vu au premier dîner dans la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez Rosanette , était revenu chez M"" Amoux ; souvent, pendant leurs conversations, ses yeux le rencontraient; il était lié à ses souvenirs les plus chers, et son âme se fondait d'attendrisse- ment, quand M™' Dambreuse dit tout à coup :

Tiens ! je vais l'acheter.

Mais ce n'est pas curieux, reprit-il.

Elle Je trouvait, au contraire, fort joli; et le crieur en prônait la délicatesse :

Un bijou de la Renaissance ! Huit cents francs , messieurs! En argent presque tout entier! Avec un peu de blanc d'Espagne, ça brillera!

Et, comme elle se poussait dans la foule :

Quelle singulière idée I dit Frédéric.

Cela vous fâche ?

Non! Mais que f)eut-on faire de ce bi- belot?

Qui sait? y mettre des lettres d'amour, peut-être I

Elle eut un regard qui rendait l'allusion fort claire.

Raison de plus pour ne pas dépouiller les morts de leurs secrets.

Je ne la croyais pas si morte. Elle ajouta distinctement:

Huit cent quatre-vingts francs I

I

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 595

Ce que vous faites n*est pas bien , murmura Frédéric.

Elle riait.

Mais, chère amie, c'est la première grâce que je vous demande.

Mais vous ne serez pas un mari aimable, savez -vous?

Quelqu'un venait de lancer une surenchère; elle leva la main :

Neuf cents francs !

Neuf cents francs! répéta M* Berthelmot.

Neuf cent dix... quinze... vingt... trente! glapissait le crieur, tout en parcourant du regard l'assistance, avec des hochements de tête sac- cadés.

Prouvez-moi que ma femme est raisonnable , dit Frédéric.

II l'entraîna doucement vers la porte. Le commissaire-priseur continuait.

Allons, allons, messieurs, neuf cent trente! Y a-t-il marchand à neuf cent trente?

M'°* Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, s'arrêta; et, d'une voix haute :

Mille francs!

II y eut un frisson dans le public, un silence.

Mille francs, messieurs, mille francs! Per- sonne ne dit rien? bien vu? mille francs! Adjugé!

Le marteau d'ivoire s'abattit. Elle fit passer sa carte, on lui envoya le coffret. Elle le plongea dans son manchon. r Frédéric sentit un grand froid lui traverser le / cœur.

(^ M"" Dambreuse n'avait pas quitté son bras ; et

38.

59<^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

elle n'osa le regarder en face jusque dans la rue, l'attendait sa voiture.

Elle s'y jeta comme un voleur qui s'échappe , et, quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. H avait son chapeau à la main.

Vous ne montez pas ?

Non, Madame!

Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fît signe au cocher de partir.

H éprouva d'abord un sentiment de joie et d'indépendance reconquise. Il était fier d'avoir vengé M"" Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son action, et une courba- ture infinie Taccabla.

Le lendemain matin , son domestique lui apprit les nouvelles. L*état de siège était aécrété, l'As- semblée dissoute, et une partie des représentants du peuple à Mazas. Les affaires publiques le lais- sèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes.

n écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant comme une spécu- lation un peu ignoble; et il exécrait M"' Dam- breuse parce qu'il avait manqué, à cause d'elle, commettre une bassesse. II en oubliait la Maré- chale, ne s*inquiétait même pas de M™' Arnoux, ne songeant qu'à lui, à lui seul, perdu dans les décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement; et, en haine du milieu fac- tice oii il avait tant souffert, il souhaita la fraîcheur de l'herbe, le repos de la province, une vie som- nolente passée à l'ombre du toit natal avec des cœurs ingénus. Le mercredi soir enfin , il sortit.

L'EDUCATIOxN SENTIMENTALE. 597

Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps à autre, une patrouille les dissipait; ils se reformaient derrière elle. On parlait librement, on vociférait contre la troupe des plai- santeries et des injures, sans rien de plus.

Comment ! est-ce qu'on ne va pas se battre ? dit Frédéric à un ouvrier.

L*homme en blouse lui répondit :

Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois! Qu'ils s'arrangent!

Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien :

Canailles de socialistes ! Si on pouvait , cette fois, les exterminer?

Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de sottise. Son dégoût de Paris en augmenta; et, le surlendemain, n partit pour Nogent par le premier convoi.

Les maisons bientôt disparurent, la campagne s'élargit. Seul dans son wagon et les pieds sur la banquette, il ruminait les événements des derniers jours, tout son passé. Le souvenir de Louise lui revint.

«Elle m'aimait, celle-là! J'ai eu tort de ne pas saisir ce bonheur... Bah! n'y pensons plus!

Puis, cinq minutes après :

«Qui sait, cependant?... plus tard, pourquoi

Ipas ? » Sa rêverie, comme ses yeux, s'enfonçait dans de vagues horizons. «Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais si bonne!» A mesure qu'il avançait vers Nogent, elle se

59^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

de Sourdun, il l'aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d'eau; on arrivait; il descendit.

Puis il s'accouda sur le pont, pour revoir l'île et le jardin oii ils s'étaient promenés un jour de soleil ; et l'étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu'il gardait de ses émotions ré- centes, lui causant une sorte d'exaltation, il se dit:

«Elle est peut-être sortie; si j'allais la rencon- trer ! »

La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l'église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.

11 se crut halluciné. Mais non! C'était bien elle, Louise! couverte d'un voile blanc qui tom- bait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c'était bien lui. Deslauriers! portant un habit bleu brodé d'argent, un costume de préfet. Pourquoi donc?

Frédéric se cacha dans l'angle d'une maison, pour laisser passer le cortège.

Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s'en revint à Paris.

Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées depuis le Château-d'Eau jusqu'au Gymnase, et prit par le faubourg Saint -Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre pour gagner les boulevards.

11 était cinq heures, une pluie fine tombait. Des bourgeois occupaient le trottoir du c6té de l'Opéra. Les maisons d'en face étaient closes. Personne

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 599

aux fenêtres. Dans toute la largeur du boulevard, des dragons galopaient, à fond de train, penchés sur leurs chevaux, le sabre nu ; et les crinières de leurs casques, et leurs grands manteaux blancs soulevés derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz, qui se tordaient au vent dans la brume. La foule les regardait, muette, terrifiée.

Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues.

Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille , restait sans plus bouger qu'une cariatide.

Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.

L'autre alors, s'avançant d'un pas, se mit à crier :

Vive la République !

Il tomba sur le dos, les bras en croix.

Un hurlement d'horreur s'éleva de la foule. L'agent fît un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.

VI

IL voyagea. H connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, i*étourdissement des paysages et des ruines, Tamertume des sym- pathies interrompues.

II revint.

II fréquenta le monde , et il eut d'autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d'esprit avaient également diminué. Des années passèrent; et il supportait le désœu- vrement de son intelligence et l'inertie de son cœur.

Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.

Madame Arnoux I

Frédéric!

Elle le saisit par les mains, l'attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répé- tant :

C'est lui ! C'est donc lui !

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 6oï

Dans la pénombre du crépuscule, il n'aperce- vait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.

Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s'assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se sou- riant Tun à Tautre.

Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et sur son mari.

Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :

Mais je vous revois ! Je suis heureuse !

Il ne manqua pas de lui dire qu'à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.

Je le savais I

Comment?

Elle l'avait aperçu dans la cour, et s'était ca- chée.

Pourquoi?

Alors, d'une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :

J'avais peur! Oui... peur de vous... de moi!

Cette révélation lui donna comme un saisisse- ment de volupté. Son cœur battait à grands coups. Elle reprit :

Èxcusez-moi de n'être pas venue, plus tôt. Et désignant le petit portefeuille grenat couvert

de palmes d'or :

Je l'ai brodé à votre intention, tout exprès.

6o2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

II contient cette somme, dont les terrains de Belle- ville devaient répondre.

Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s'être dérangée.

Non ! Ce n'est pas pour cela que je suis venue I Je tenais à cette visite, puis je m'en retour- nerai... là-bas.

Et elle lui parla de l'endroit qu'elle habitait.

C'était une maison basse, à un seul étage, avec un jardin rempli de buis énormes et une double avenue de châtaigniers montant jusqu'au haut de la colline, d'où l'on découvre la mer.

Je vais m'asseoir là, sur un banc, que j'ai appelé le banc Frédéric.

Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au miheu des ténèbres, l'attirèrent.

Je connais cette femme, il me semble?

Impossible ! dit Frédéric. C'est une vieille peinture italienne.

Elle avoua qu'elle désirait faire un tour à son bras, dans les rues.

Ils sortirent.

La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle; puis l'ombre l'enveloppait de nouveau; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d'eux- mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.

Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners

I

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 6o^

du temps de VArt industriel, les manies d'Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux col, d'écraser du cosmétique sur ses moustaches, d'autres choses plus intimes et plus profondes. Quel ravissement il avait eu la première fois, en l'entendant chanter! Comme elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-CIoud! II lui rappela le petit jardin d'Auteuil, des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard, d'anciens domes- tiques, sa négresse.

Elle s'étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :

Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d'une cloche apporté par le vent; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages d'amour dans les livres.

Tout ce qu'on y blâme d'exagéré, vous me l'avez fait ressentir, dit Frédéric. Je comprends Werther que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte.

Pauvre cher ami I

Elle soupira; et, après un long silence :

N'importe, nous nous serons bien aimés.

Sans nous appartenir, pourtant!

Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.

Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !

Oh! je le crois, avec un amour comme le vôtre I

Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue I

Frédéric lui demanda comment elle l'avait dé- couvert.

C'est un soir que vous m'avez baisé le poi-

6o4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

gnet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : «Mais il m*aime... il m'aime.» J'avais peur de m'en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j'en jouissais comme d'un hom- mage involontaire et continu.

Il ne regretta rien. Ses souffrances d'autrefois étaient payées.

Quand ils rentrèrent. M"** Arnoux ôta son cha- peau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.

Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses.

Votre personne , vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une impor- tance extra-humaine. Mon cœur, comme cle la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l'effet d'un clair de lune par une nuit d'été , quand tout est parfums, ombres douces, blan- cheurs, infini ; et les déhces de la chair et de l'âme étaient contenues pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n'imaginais rien au delà. C'était M"" Ar- noux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre , sérieuse , belle à éblouir, et si bonne I Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j'y pensais, seulement! puisque j'avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux !

Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu'elle n'était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu'il disait. M"' Arnoux, le dos tourné à la lumière, se

I

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 6o 5

penchait vers luf. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se ser- rèrent ; la pointe de sa bottine s'avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :

La vue de votre pied me trouble.

Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l'intonation singulière des som- nambules :

A mon âge! lui! Frédéric!... Aucune n'a jamais été aimée comme moi! Non, non! à quoi sert d'être jeune? Je m'en moque bien ! |e les mé- prise, toutes celles qui viennent ici!

Oh! il n'en vient guère! reprit-il complai- samment. \

Son visage s'épanouit, et elle voulut savoir s'il se marierait.

II jura que non.

Bien sûr? pourquoi?

A cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.

Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entr'ouverte , les yeux levés. Tout à* coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :

J'aurais voulu vous rendre heureux. Frédéric soupçonna M°" Arnoux d'être venue

pour s'offrir; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cepen- dant, il sentait quelque chose d'inexprimable, une répulsion, et comme l'effroi d'un inceste. Une autre crainte l'arrêta, celle d'en avoir dégoût plus tard. D'ailleurs, quel embarras ce serait! et

6o6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tout à la fois par prudence et pour ne pas dégra- der son idéal, il tourna sur ses talons et se mit- à faire une cigarette.

Elle le contemplait, tout émerveillée.

Comme vous êtes délicat! II n'y a que vous I II n y a que vous 1

Onze heures sonnèrent

Déjà! dit- elle; au quart, je m'en irai. Elle se rassit; mais elle observait la pendule,

et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. II y a un moment, dans les séparations, la personne aimée n'est déjà plus avec nous.

Enfin, l'aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.

Adieu, mon ami, mon cher ami! Je ne vous reverrai jamais! C'était ma dernière dé- marche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous!

Et elle le baisa au front comme une mère.

Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.

Elle défit son peigne; tous ses cheveux blancs tombèrent.

Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.

Gardez -les! adieu!

Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fe- nêtre, M"* Arnoux, sur le trottoir, fit signe d'avan- cer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.

Et ce fut tout.

VII

VERS le commencement de cet hiver, Fré- déric et Deslauriers causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fa- talité de leur nature qui les faisait toujours se re- joindre et s'aimer.

^ L'un expliqua sommairement sa brouille avec M""' Dambreuse, laquelle s'était remariée à un Anglais.

L'autre, sans dire comment il avait épousé M"^ Roque, conta que sa femme, un beau jour, s'était enfuie avec un chanteur. Pour se laver un peu du ridicule, il s'était compromis dans sa préfecture par des excès de zèle gouvernemental. On l'avait destitué. Il avait été, ensuite, chef de colonisation en Algérie, s^rétaire d'un pacha, gérant d'un journal, courtier d'annonces, pour être finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle.

Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il vivait en petit bourgeois.

Puis, ils s'informèrent mutuellement de leurs amis.

(5o8 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Martinon était maintenant sénateur.

Hussonnet occupait une haute place, il se trouvait avoir sous la main tous les théâtres et toute la presse.

Cisy, enfoncé dans la rehgion et père de huit enfants, habitait le château de ses aïeux.

Pellerin, après avoir donné dans le fourié- risme, l'homéopathie, les tables tournantes, Tart gothique et la peinture humanitaire, était devenu photographe; et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait représenté en habit noir avec un corps minuscule et une grosse tête.

Et ton intime Sénécal? demanda Frédéric.

Disparu! Je ne sais! Et toi, ta grande pas- sion, M"' Arnoux?

Elle doit être à Rome avec son fils, lieute- nant de chasseurs.

Et son mari?

Mort Tannée dernière.

Tiens ! dit lavocat. Puis se frappant le front :

A propos, l'autre jour, dans une boutique, jai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu'elle a adopté. Elle est veuve d'un certain M. Oudry, et très grosse main- tenant, énorme. Quelle décadence! Elle qui avait autrefois la taille si mince.

Deslauriers ne cacha pas qu'il avait profité de son désespoir pour s'en assurer par lui-même.

Comme tu me l'avais permis, du reste. Cet aveu était une compensation au silence

qu'il gardait touchant sa tentative près de M"* Ar- noux. Frédéric l'eût pardonnée, puisqu'elle n'avait pas réussi.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE. 609

Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant d'en rire ; et l'idée de la Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.

Deslauriers ne l'avait jamais vue, non plus que bien d'autres qui venaient chez Arnoux; mais il se souvenait parfaitement de Regimbart.

Vit-il encore?

A peine! Tous les soirs, régulièrement, depuis la rue de Grammont jusqu'à la rue Mont- martre, il se traîne devant les cafés, affaibh, courbé en deux, vidé, un spectre!

Eh bien, et Compain?

Frédéric poussa un cri de joie, et pria l'ex- délégué du Gouvernement provisoire de lui ap- prendre le mystère de la tête de veau.

C'est une importation anglaise. Pour paro- dier la cérémonie que les rojahstes célébraient le 30 janvier, des indépendants fondèrent un ban- quet annuel l'on mangeait des têtes de veau, et l'on buvait du vin rouge dans des crânes de veau en portant des toasts à l'extermination des Stuarts. Après thermidor, des terroristes organi- sèrent une confrérie toute pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde.

Tu me parais bien calmé sur la politique?

Effet de lage, dit l'avocat. Et ils résumèrent leur vie.

Ils l'avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l'amour, celui qui avait rêvé le pou- voir. Quelle en était la raison?

C'est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.

Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j*ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte

39

6lO L'EDUCATION SENTIMENTALE.

de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J'avais trop de logique, et toi de sentiment.

Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l'époque ils étaient nés.

Frédéric reprit :

Ce n'est pas ce que nous croyions deve- nir autrefois, à Sens, quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dont j'avais trouvé le sujet dans Froissart : Comment messire Brokars de Fénestranges et l'évêque de Troyes assaillirent messire Eustache d'Ambrecicourt. Te rappelles -tu?

Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :

Te rappelles -tu?

Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle d'armes au bas de l'escalier, des figures de pions et d'élèves, un nommé Angel- marre, de Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de vieilles bottes; M. Mirbal et ses favoris rouges ; les deux professeurs de dessin linéaire et de grand dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, le compatriote de Coper- nic, avec son système planétaire en carton, astro- nome ambulant dont on avait payé la séance par un repas au réfectoire ; puis une terrible ribote en promenade, leurs premières pipes fumées, les distributions des prix, la joie des vacances.

C'était pendant celles de 1837 qu'ils avaient été chez la Turque.

On appelait ainsi une femme qui se nommait de son vrai nom Zoraïde Turc; et beaucoup de personnes la croyaient une musulmane, une

y

L'EDUCATION SENTIMENTALE. 6 I I

Turque, ce qui ajoutait à la poésie de son établis- sement, situé au bord de l'eau, derrière le rem- part; même en plein été, il y avait de Tombre autour de sa maison, reconnaissable à un bocal de poissons rouges près d'un pot de réséda sur une fenêtre. Des demoiselles , en camisole blanche , avec du fard aux pommettes et de longues boucles d'oreilles, frappaient aux carreaux quand on pas- sait, et, le soir, sur le pas de la porte, chanton- naient doucement d'une voix rauque.

Ce heu de perdition projetait dans tout l'arron- dissement un éclat fantastique. On le désignait par des périphrases : «L'endroit que vous savez, une certaine rue, au bas des Ponts.» Les fermières des alentours en tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le redoutaient pour leurs bonnes, parce que la cuisinière de M. le Sous- Préfet y avait été surprise ; et c'était, bien entendu, l'obsession secrète de tous les adolescents.

Or, un dimanche, pendant qu'on était aux vêpres, Frédéric et Deslauriers, s'étant fait préa- lablement friser, cueilhrent des fleurs dans le jar- din de M'"" Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets.

Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa fiancée. Mais la chaleur qu'il faisait, l'appré- hension de l'inconnu, une espèce de remords, et jusqu'au plaisir de voir, d'un seul coup d'œil, tant de femmes à sa disposition, l'émurent telle- ment, qu'il devint très pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de son

k 39-

6 I 2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

embarras; croyant qu'on s'en moquait, il s'enfuit; et, comme Frédéric avait l'argent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre.

On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n'était pas oubliée trois ans après.

Ils se la contèrent prolixement, chacun com- plétant les souvenirs de l'autre; et, quand ils eurent fini :

C'est ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.

Oui, peut-être bien? c'est ce que nous avons eu de meilleur! dit Deslauriers.

I

FIN.

I

NOTICE.

I

Un des grands chagrins de Flaubert fut l'échec de l'Éducation sentimentale. D'abord les circonstances se prêtèrent assez mal à un succès; on était à la veille des événements de 1870, et Flaubert a pu dire que la guerre avait «tué» son livre <^\ II y eut aussi un véritable courant d'hostilité. La critique fut presque unanimement malveillante.

«Votre vieux troubadour est fortement dénigré par les feuilles, écrivait Flaubert à George Sand. Lisez le Constitutionnel de lundi dernier, le Gaulois de ce matin, c'est carré et net. On me traite de crétin et de canaille. L'article de Barbey d'Aurevilly ( Consti- tutionnel) est, en ce genre, un modèle, et celui du bon Sarcey, quoique moins violent, ne lui cède en rien. Ces messieurs récla- ment au nom de la morale et de l'idéal! J'ai eu aussi des érein- tements dans le Figaro et dans Paris par Cesena et Duranty. Je m'en fiche profondément ! Ce qui n'empêche pas que je suis étonné par tant de haine et de mauvaise loi. La Tribune, le Pays et l'Opinion nationale m'ont en revanche fort exalté. . . ^^h»

Dans une seconde lettre à George Sand :

«Votre vieux troubadour est trépigné et d'une façon inouïe. Les gens, qui ont lu mon roman, craignent de m'en parler, par peur de se compromettre ou par pitié pour moi. Les plus indul- gents trouvent que je n'ai fait que des tableaux et que la compo- sition, le dessin manquent absolument. Saint-Victor, qui prone les livres d'Arsène Houssaye, ne veut pas faire d'article sur le mien, le trouvant trop mauvais.» Et il termine avec amertume : «Voilà. Théo est absent, et personne, absolument personne, ne prend ma défense^').»

''* Maxime Du Camp. Souvenirs littéraires, t. II, p. 391. "> Correspondance , 4' série. ,

'•^) Id

em.

6l4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

«Sans méconnaître les qualités, qui font de M. Flaubert un écrivain d'une certaine originalité, écrivait Saint-René-Taillandier dans la Revue des Deux Mondes, nous n'admirons sans réserves ni son art, ni son style. Qu'est-ce qu'un art dont le résultat est de supprimer la composition, de rendre l'unité impossible, de sub- stituer une série d'esquisses à un tableau ... ?

«Oui certes M. Flaubert est un artiste, il sait peindre, il sait graver à l'eau -forte, il a des touches puissantes, qui font saillir en plein relief certains aspects de la réalité, mais il écrit comme ceux oui possèdent le don du style, sans en connaître suffisam- ment les lois^').))

Cuvillier-Fleury, dans le Journal des Débats, disait que Flau- bert n'avait pas fait un roman, mais une satire; encore trouvait-il la satire bien exagérée ^^).

Schérer, dans le Temps, reprenait la même accusation sous une autre forme : «Son livre n est pas un roman, c'est un récit d'aventures, ce sont des mémoires. A force d'être réaliste il est réel, sans doute, mais à force d'être réel il cesse de nous inté- resser (').»

Dans le Figaro, Amédée de Cesena faisait grief à Flaubert de «ses fréquentes excursions dans le domaine de la politique», et concluait : «Ce n'est pas pour y retrouver les déclamations des réunions publiques que les femmes ouvrent un roman (*>.»

George Sand avait le courage de prendre la défense du livre ainsi attaaué : «Il n'y a pas de question morale, comme on l'en- tend, soulevée dans ce livre, écrivait-elle dans la Liberté. Toutes les questions solidaires les unes des autres s'y présentent en bloc à l'esprit, et cïiaque opinion s'y juge elle-même. Quand il sait si bien faire vivre les figures de sa création, l'auteur n'a que faire de montrer la sienne. Chaque pensée, chaque parole, chaque geste de chaque rôle exprime clairement à chaque conscience l'erreur ou la vérité qu'il porte en soi. Dans un travail si bien fouillé, la lumière jaillit de partout et se passe d'un résumé dogmatique. Ce n'est pas être sceptique que de se dispenser d'être pédant.

«Il (Flaubert) a mis devant nos yeux un miroir en disant : «Regardez -vous; si votre image n'est pas ressemblante, celle de «votre voisin le sera peut-être.» Et en effet nous avons tous trouvé

<'' Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1869. ^'^i'" Opinions de la presse. '*' Journal des Débats, 14 décembre 1869. Voir Opinions de la presse. '^* Temps, 7 décembre 1869. Voir Opinions de la presse. '*> Figaro, 20 novembre 1869.

NOTICE. 615

le voisin ressemblant. C'est à vous de conclure et de vous de- mander si notre époque est effectivement médiocre, ridicule et condamnée à réternel avortement de ses aspirations ^^^)»

Et en réalité l'opinion de George Sand n'était pas aussi favo- rable qu'elle voulait bien le dire aux lecteurs de la Liberté. Elle ne s'en cachait pas à Flaubert :

«11 n'est pas inutile, lui écrivait -elle le 9 janvier 1870, de sa- voir l'opinion des bonnes gens et des jeunes gens. Les jeunes disent que l'Education sentimentale les a rendus tristes.

«Ils ne s'y sont pas reconnus, eux qui n'ont pas encore vécu, mais ils ont des illusions et disent : «Pourquoi cet homme si bon, «si aimable, si gai, si simple, si sympathique, veut-il nous décou- « rager de vivre?» C'est mal raisonné, ce qu ils disent, mais comme c'est instinctif, il faut peut-être en tenir compte (^^.»

Cinq années plus tard (19 décembre 1875) George Sand re- venait encore sur ce sujet; elle reprochait au roman le manque d'action des personnages sur eux-mêmes : «On est homme avant tout. On veut trouver l'homme au fond de toute histoire et de tout fait. C'a été le défaut de l'Education sentimentale, à laquelle j'ai tant réfléchi depuis, me demandant pourquoi tant d'humeur contre un ouvrage si bien lait et si solide. Ce défaut, c'était l'absence d'action des personnages sur eux-mêmes. Ils subissent les faits et ne s'en emparent jamais (•■'\»

Rappelons pour mémoire les violentes attaques de Barbey d'Aurevilly qui peuvent se résumer dans cette phrase : «Je dis enfin qu'il n'y a plus à s'occuper de Flaubert qu'au seul cas il changerait de système et de manière, et il n'en changera pas^*).»

Depuis, la critique a été plus favorable. M. Faguet, sans se ranger au nombre de ceux qu il appelle «les fanatiques de V Edu- cation» y a reconnu que «si Flaubert n'avait pas écrit Madame Bo- vary, il aurait cependant son chef-d'œuvre, il faut bien qu'un au- teur en ait un. Et je ne crois pas que ce fût Salammbô, et je crois que ce serait V Education» '^^K

Flaubert eut toujours un faible pour cet ouvrage. 11 en était même arrivé à regretter Madame Bovary, que ton acco- lait toujours a son nom. «Un jour, raconte Maxime Du Camp, il (Flaubert) me dit : «Je voudrais faire un coup de bourse et ga- «gner une grosse somme. Pourquoi? Pour racheter* n'importe à

'■' Liberté, 22 décembre 1869. Voir Opinions de la presse.

f'^' Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert, p. 196.

''' Jdem, p. 433.

'*' Barbey d'Aurevilly. Le Roman contemporain, p. 105.

'*' Faguet. Flaubert, p. 126.

6 1(5 L'ÉDUCATlOiN SENTIMENTALE.

«quel prix, tous les exemplaires de la Bovary, les jeter au feu et «ne plus jamais en entendre parler.» En revanche il a toujours cru que V Education sentimentale était un chef-d'œuvre ('). »

II

Cette prédilection s'explique mieux encore lorsqu'on sait que Flaubert avait mis dans ce roman une «tranche de sa vie» ('^). Comme son héros, Flaubert aima une M"" Arnoux^''^ «En 1838, alors qu'il avait seize ans et demi, il avait été passer ses vacances à Trouville avec sa famille , qui y possédait une terre assez consi- dérable. . .

«II rencontra ou, pour mieux dire, il aperçut une femme qui avait alors vingt-huit ans, car elle est née en 1810. Il la legarda. Il l'admira et, comme il le disait, eut vers elle une grande aspi- ration. Elle était jolie et surtout étrange . . .

«Inconnue elle ne le fut pas longtemps, car elle avait un mari avec lequel il n'était pas difficile d entrer en relations. C'était un brasseur d'affaires, qui avait les mains dans vingt opérations à la fois, dirigeait à Pans une importante maison de commerce, flai- rant les truffes de loin et aoandonnant sa femme pour courir après le premier cotillon qui tournait au coin des rues, passé maître en fait de réclame, jetant les pièces d'or par les fenêtres et se baissant pour ramasser un sou. Flaubert se prit à l'admirer et restait bouche béante à écouter le récit de ses conquêtes. II fut admis dans l'intimité du ménage, et continua, sans plus, à con- templer la femme. En 1839, en 1840, il les chercha a Trouville, il revint; ils n'y étaient pas. Il les retrouva plus tard à Paris, persista à admirer le mari, persista à regarder la femme et per- sista à se taire. C'est le grand amour dont il disait : «J'en ai «été ravagé (*l»

On retrouve dans l'Education plusieurs détails, qui se ratta- chent à l'existence de Flaubert. Le pays de Frédéric Moreau est Nogcnt- sur- Seine. était précisément le berceau de la famille paternelle de Flaubert; son grand-père y avait été vétérinaire ('''.

Lui-même pouvait rattacher à cette ville des souvenirs d'en-

"' Faguet. Flaubert, p. 344.

'*' Idem, p. 338.

O Correspondance, i" séiie.

'*' Maxime Du Camp. Souvenirs littéraires, t. II, p. 337 et 338.

'•' Caroline Commanville. Souvenirs sur Gustave Flaubert, p. 14.

NOTICE. 6 I 7

fance. «Tous les deux ans la famille entière se rendait à Nogent- sur-Seine, chez les parents Flaubert. C'était un vrai voyage qu'on faisait en chaise de poste, à petites journées, comme au bon vieux temps. Cela avait laissé d'amusants souvenirs à mon oncle... (').»

Frédéric prend ses repas dans un restaurant de la rue de la Harpe ^^). «Je descends rue de la Harpe, écrivait Flaubert étudiant à sa sœur, et je vais dîner pour 30 sous''^.»

Dans les débuts de l'existence de Frédéric à Paris on peut re- marquer des particularités de l'existence de Flaubert. «A Paris il (Flaubert) haoitait rue de l'Est un petit appartement de garçon il se trouvait mal installé. Les plaisirs bru^yants et faciles de ses camarades lui semblaient bêtes, il n'y participait guère. Alors il restait seul, s'enfermait, ouvrait un livre de droit qu'il rejetait aussitôt, s'étendait sur son lit, fumait et rêvait beaucoup. II s'en- nuyait démesurément et devenait sombre ^*^ y

III

Il serait injuste de considérer l'Éducation comme une simple autobiographie. Le dessein de Flaubert a été visiblement de nous faire pénétrer dans la société française de la fin du règne de Louis -Philippe et la seconde République. Il a voulu surtout nous faire connaître les idées et les sentiments de la génération qui arrivait à l'âge d'homme entre 1840 et 1848.

Un des traits dominants de cette génération a été Vinjluence romantique. Quelle était au juste cette influence et à quelle époque surtout s'est- elle fait sentir? «Le romantisme, à donner au mot sa signification la plus étendue, commence au point précis oii l'imagination et la sensibilité, l'imagination surtout, usurpent le rôle qui devrait toujours être réservé normalement à l'intelligence

, ,T . , ',, , « I r I / I I .0.

et a la raison , et ou 1 on s en remet a la taculte la plus capricieuse du soin de connaître de toutes choses et finalement de nous conduire (*^»

M. Maigron nous donne à l'appui de sa thèse des documents

?ui s'étendent de 1832 à 1847^*', précisément la période de Education sentimentale. Et de quels témoins émanent ces docu-

'■' Caroline CoMMANViLLE. Souvenïn sur Gustave Flaubert, p. 30.

'*' L'Education sentimentale , p. 34.

'*' Correspondance , i" série.

'*' Caroline CoMMANViLLE. Souvenirs sur Gustave Flaubert, p. 35.

''*' Louis Maigron. Le Romantisme et les mœurs, préface, p. m.

'*> Idein, p. m.

6lS L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

ments ? « Leur origine est fort diverse. II en est , assez peu à la vérité , qui furent écrits par des mains aristocratiques, d'autres, un peu

£Ius nombreux, que signèrent de simples rapins ou des bohèmes, lais la plupart émanent de jeunes gens et de jeunes femmes qui, sans avoir jamais eu, semble-t-il, une personnalité bien marquée, appartiennent cependant à cette catégorie sociale qui forme en France la meilleure et la plus sûre clientèle des écrivains, surtout quand ces écrivains sont des romanciers ou des auteurs drama- tiques. Ces témoins, nous venons de le dire, sont jeunes en général : on ne subit d'influence vraiment sérieuse qu'autant que la formation intellectuelle et morale reste encore inachevée, c'est- à-dire pendant la jeunesse. Leur rang social enfin, étudiants, «apprentis hommes de lettres», avocats, fonctionnaires, petites bourgeoises et femmes de fonctionnaires, leur rang social nous est une garantie qu'ils sont bien représentatifs des classes moyennes de leur temps. Il semble donc qu'ils puissent servir à mesurer avec assez d exactitude l'action qu'à une époque déterminée le romantisme a exercée sur les mœurs, et la vraie nature et la portée réelle de cette action (^).))

Ne retrouvons-nous pas tous ou presque tous les personnages de l'Education sentimentale? Frédéric, Deslauriers, bénécal, Ar- noux, etc., appartiennent à ces milieux, qui subissaient l'in- fluence romantique aux environs de 18^0.

L'état d'esprit des personnages de Flaubert répond bien à cette définition de M. Maigron : «Impatience d'abord, puis mépris et dégoût des humbles réalités familières, qui ont le tort inévitable de ne pas se conformer à l'éblouissante idée qu'on s'en était forgé dans des rêveries naïves; enthousiasme et exaltation constants, culte de la passion tenue pour signe éclatant de force morale, considérée comme source de toute générosité, de toute noblesse, de toute vertu; haine enfin de tout ce qui peut faire obstacle à l'exercice de l'individualisme ou de la passion, c'est-à-dire la société et ses institutions essentielles : ce sont bien les traits caractéristiques et c'est bien ainsi que l'école de 1830 l'a repré- sentée vivant ou essayant de vivre sa vie ^^\ »

Dès le début, Flaubert nous présente son héros sous des traits romantiques bien caractérisés : « Frédéric pensait . . . au plan d'un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. II trouvait que le bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. Il se déclama des vers mélancoliques (•''^»

Et quand il aperçoit pour la première fois M™* Arnoux : «Elle ressernblait aux femmes des livres romantiques. II n'aurait voulu

''' Louis Maigron. Le Romantisme et les mœurs, préface, p. ix et x.

'"' Idem, p. 2.

*''' L'Education sentimentale , p. 3.

NOTICE. 619

rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L'univers venait tout à coup de s'élargir. Elle était le point lumineux 011 l'ensemble des choses convergeait. . . ^').))

Ce qui est encore bien romantique, c'est que Frédéric est un maniaque d'exotisme, cette tendance de l'imagination à émi- grer dans l'espace ou dans le temps, parce qu'on se trouve mal à l'aise dans son pays ou dans son époque.

11 suppose de suite que M"" Arnoux vient d'un pays étranger; et ce pays il le recule a plaisir, il le met autant que possible au delà des mers. «Il la supposait d'origine andalouse, créole peut- être; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle^'^»

Son rêve emporte facilement l'image de M"' Arnoux dans un cadre cher aux romantiques, à Venise : «Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. Ce héros, c'était lui-même; l'héroïne. M'"" Arnoux. Elle s'appelait Antonia ; et, pour l'avoir, il assassinait plusieurs

fentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait sous son alcon^').»

. . . «Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d'un palmier l'entramait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemole, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d'un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes , qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s'arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux; et son amour l'embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d'un hennin , elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres , elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre , au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d autruche, dans une robe de brocart. . .(*^.»

On retrouve toujours chez lui la hantise de l'Orient : «Frédéric se meublait un palais à la moresque , pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d'un jet d'eau, servi par des pages nègres (^).))

Un jour il a des velléités d'action, il veut «se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s'embarquer comme matelot. . . ^^h).

'■' L'Éducation sentimentale ,

''' Idem, p. 7.

'*' Idem, p. 34.

'*' Idem, p. 97 et 98.

'*' Idem, p. 76.

'"* Idem, p. 133.

/

620 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

La haine de la société, obstacle au bonheur, et des autorités sociales, causes de toutes les injustices et de tous les maux, était un des sentiments en vogue. «Est presque toujours méprisable et vil quiconque a une place dans les cadres réguliers de la société; et généralement aussi l'abjection du personnage est en raison directe de son importance sociale^').»

Deslauriers porte un toast, qui peut nous paraître fantaisiste, mais n'en synthétise pas moms les aspirations d'une grande partie de la jeunesse de 1847 : «Je bois à la destruction complète de l'ordre actuel, c'est-à-dire de tout ce qu'on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, Etat! et, d'une voix plus haute : que je voudrais briser comme ceci, en lançant sur la table le beau verre à patte , qui se fracassa en mille mor- ceaux W.»

Prenons les idées du brave Dussardier, un des rares person- nages sympathiques du livre. «Tout le mal répandu sur la terre, il I attribuait naïvement au Pouvoir; et il le haïssait d'une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité... Qu'il (Sénécal) fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait! Du moment qu'il était la victime de l'Autorité, on devait le servir ^'\»

Flaubert nous fait l'esquisse d'un comédien de vingt-cinquième ordre, qui, à ce point de vue, est tout à fait dans le goût du temps : «Un drame, il avait représenté un manant qui fait la leçon à Louis XIV et prophétise 89, l'avait mis en telle évidence, qu'on lui fabriquait sans cesse le même rôle; et sa fonction, maintenant, consistait à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il insultait Charles I"; étudiant de Salamanque, maudissait rhilippe II; ou, père sensible, s'indignait contre la Pompadour, c'était le plus beau^*^»

M. Maigron nous signale encore comme caractéristique la prétention à être littérateur ou artiste. «Tout le monde en ambi- tionne le titre et la qualité, comme s'il y avait enclos dans ce vocable, on ne sait quel charme magique, et quel pouvoir mystérieux (*\»

Frédéric, dès le collège, a une vocation bien arrêtée; il veut être «leWalter Scott de la France» (^^

Puis il hésite, il est attiré à la fois par la prose, par la poésie, par la musique, par la peinture : «Frédéric, dans ces derniers

'■' Louis Maigron. Le Romantisme et les mœurs, p. 361.

'*' L'Education sentimentale, p. 200.

'^' Idem, p. 333.

'*' Idem, p. 250.

''' Louis Maigron. Le Romantisme et les mœurs, p. ^JJ^.

f) L'Education sentimentale.

p. 19.

NOTICE. 621

temps, n'avait rien écrit; ses opinions littéraires étaient changées : il estimait par-dessus tout la passion; Werther, René, Franck, Lara, Lélia et d'autres plus médiocres l'enthousiasmaient presaue également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d exprimer ses troubles intérieurs; alors il rêvait des symphonies; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. II avait composé des vers. . . ^^K»

«... Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l'objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s'il serait un grand

f)eintre ou un grand poète; et il se décida pour la peinture, car es exigences de ce métier le rapprocheraient de M"* Arnoux^^^.»

Frédéric est un paresseux. II songe bien au Conseil d'Etat, mais ne prépare pas l'examen ; il a des velléités d'être député , mais n'arrironte pas la campagne, électorale. Seule, la perspective d'éaire le décide à aborder le travail. «... II résolut de composer une Histoire de la Renaissance. Il entassa pêle-mêle sur sa table les humanistes, les philosophes et les poètes; il allait au Cabinet des estampes voir les gravures de Marc-Antoine ; il tâchait d'entendre Machiavel^').))

II manifeste ce culte de l'art et de la littérature jusque dans son ébauche de profession de foi électorale en 1848 : «Quand le pays fournirait a des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, oili serait le mal^*)?»

M. Maigron nous rapporte, dans cet ordre d'idées, une conversation, qui aurait pu être tenue par des personnages de l'Education sentimentale. Elle vaut la peine d'être citée; par comparaison nous pouvons juger avec quelle exactitude Flaubert a peint cette époque : «Deux camarades de collège se rencontrent sur le boulevard, après plus de quinze ans qu'ils s'étaient perdus de vue. L'un a une situation brillante dans l'industrie, en pro- vince; il est marié, père de famille, considéré, déjà influent. L'autre est resté à Paris, il a écrit quelques vagues pièces qu'il n'a encore pu faire recevoir à aucun théâtre, mais «son tour «viendra, il en est sûr».

«En attendant il est dépenaillé, et sa mine dit avec assez d'élo- quence qu'il ne dîne peut-être pas tous les jours. L'ingénieur invite l'homme de lettres. Menu abondant et délicat, qu'un appétit trop aiguisé empêche évidemment le convive de savourer. L'neure est venue de se quitter. «Alors, demande le bohème, tu retournes à tes fourneaux, à tes ouvriers?»

''' L'Education sentimentale , p.

'^' Idem, p. 71.

''' Idem, p. 265 et 266.

'*' Idem, p. 430.

022 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

«Mais retournerais-je?

«Eh bien, mon cher, je te plains ^^^»

Frédéric n'est pas le seul des héros de l'Education à agir d'après ces sentiments.

Deslauriers est un garçon pauvre. II est intelligent, il est doué de la ténacité qui manque à Frédéric, mais il est atteint d'une hypertrophie d'ambition par trop romantique. Il n'a aucune

Î)rétention au httérateur ou à 1 artiste, mais il ne veut pas vivre a vie moyenne. Le bon sens lui conseillerait de chercher une honnête petite situation, mais c'est chose sans importance et indigne de son intérêt. «Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avec trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine ^*\))

Des expériences malheureuses ne le font pas changer : «Chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal il pourrait s'étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation, d'ailleurs, s'ensuivraient ('^.w

Cette disproportion entre le rêve et la réalité conduit néces- sairement à des échecs à la fois lamentables et douloureux. C'est le sort des héros de l'Education. De l'impression d'amer pessi- misme qui se dégage de ce roman.

Frédéric, après avoir mangé les deux tiers de sa fortune, est contraint de vivre en petit bourgeois, lui qui ne trouvait aucune situation à la hauteur de ses talents.

Deslauriers, qui personnifiait l'arriviste, comme nous disons aujourdTîul , qui n'avait que l'ambition comme règle de conduite, et aucun scrupule, devient préfet, puis descend toujours un échelon plus bas; il est successivement chef de colonisation en Algérie, secrétaire d'un pacha, gérant d'un journal, courtier d'as- surances, enfin employé dans un contentieux.

Et cela n'est rien à côté de l'ironie féroce qui se dégage de la destinée de Sénécal. Ce républicain austère, fanatique a Alibaud, ce conspirateur impliqué dans l'attàire des bombes incendiaires, toutes les fois qu'on le retrouve dans les pages du livre, on se demande sur quelle barricade il va tomber ou dans quelle geôle il sera martyr de la Liberté ! Tout cela pour le voir finir agent de police au 2 décembre et meurtrier d'un de ses amis.

Ce pessimisme général de l'œuvre n'était pas goûté de George Sand. «Tous les personnages de ce livre sont faibles et avortent, écrivait-elle à Flaubert, sauf ceux qui ont de mauvais instincts...

'"' Louis Maigron. Le Romantisme et les moeurs, préface, p. 91 et 92. '*' L'Education sentimentale , p. 76. ''' Idem, p. 219.

NOTICE. (52 3

Si l'on m'eût apporté ton livre sans signature, je l'aurais trouvé beau, mais étrange, et je me serais demandé si tu étais un im- moral, un sceptique, un indiflérent ou un navré <').»

Au reste le pessimisme faisait le fond du caractère de Flaubert. Les Concourt ne disaient-ils pas de lui qu'il semblait «porter la fatigue de la vaine escalade de quelque ciel»? Lui-même a laissé échapper cet aveu : «Je n'ai jamais vu un enfant sans penser qu'il deviendrait vieillard, ni un berceau sans songer à une tombe ^').))

On peut mettre en regard de l'Education sentimentale l'opinion de l'historien de la Monarchie de Juillet, M. Thureau-Dangin, sur la même époque : «Pour le vulgaire, la gouaillerie cynique de Vautrin ou de Robert Macaire, pour les raffînés le dégoût désespéré de Rolla, est-ce donc qu'est arrivée, en quelques années, cette génération que nous avions vue, à la fin de la Restauration, si riche d'espérances, si confiante dans son orgueil, et qui avait cru trouver dans la révolution de 1830 le signal de sa pleine victoire ? Après ce départ d'une allure si joyeuse et si conquérante, cet arrêt plein de lassitude, de malaise et d'im- puissance; après des dithyrambes et des affirmations si hautaines, un ricanement si grossier ou un sanglot si navrant; après avoir si sincèrement et si fastueusement proclamé l'amour de l'huma- nité et prédit son progrès indéfini, une misanthropie si désolée et si méprisante; tant de scepticisme ironique ou découragé, violent ou mélancolique, après ce que M. Guizot a appelé «l'excessive confiance dans l'intelligence humaine»; tant de désillution, de sécheresse ou de rouerie, après tant de vaniteuse et généreuse candeur; tant d'avortement et de stérilité, après tant de promesses et d'espoirs de fécondité ! Quel contraste et quelle leçon ^U

ly

Il n'est pas douteux que Flaubert n'ait voulu traiter d'histoire politique en écrivant l'Education sentimentale. «Il s'imaginait... avoir résumé dans ces deux volumes la science économique de notre temps, avoir expliqué les aspirations sociales, les tenaances révolutionnaires dont la France est tourmentée et avoir ainsi produit une œuvre d'un intérêt exceptionnel^*).»

'■' Correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert, p. 442.

'"' Correspondance , i" série.

C Thureau-Dangin. Histoire de la Monarchie de Juillet, t. I, p. 383.

'*> Maxime Du Camp. Souvenirs littéraires, t. II, p. 341.

024 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Au reste il avait travaillé dans ce sens. Le côté historique du livre le préoccupait beaucoup. «Je brûle la Révolution de 48 avec fureur, écrivait-il à son ami Louis Bouilhet. Sais-tu combien j'ai lu et annoté de volumes depuis six semaines? 27, mon bon, ce qui ne m'a pas empêché d'écrire dix pages (').»

Enfin, il avait vécu les années qu'il voulait raconter et il utilisait ses souvenirs personnels : «Je connais le livre de Tenot, qui ne m'a, rien appris de neuf, car j'ai assisté de ma personne au coup d'Etat, et j'ai même manque rester sur le trottoir. Des gens ont été tués sous mes yeux; je ne sais comment je l'ai échappé ('). »

Flaubert manquait absolument de sens politique. Ses opinions diverses et contradictoires, qu'il émet dans sa correspondance, nous le prouvent surabondamment (". Il n'aimait pas la politique, elle ne l'intéressait pas. Maxime Du Camp nous rapporte a ce sujet une anecdote de l'année 1866 : « . . . LTn lundi soir, Flaubert arriva chez moi, furieux et rugissant. Il me raconta qu'il venait de quitter le dîner ses amis étaient rassemblés, parce que l'on y parlait politique et que c'était indécent pour des gens d'esprit. «La Prusse, disait-il, l'Autriche, qu'est-ce que cela peut «nous faire! Ces hommes-là ont des prétentions à être des pnilo- «sophes, et ils s'occupent de savoir si les habits bleus ont battu «les habits blancs; ce ne sont que des bourgeois, et ça me fait «pitié de voir X et Y et Z perdre leur temps à discuter des «annexions, des ratifications de frontières, des dislocations, des «reconstitutions de pays, comme s'il n'y avait rien de mieux à «faire, comme s'il n'y avait plus de beaux vers à reciter et de «prose sonore à écrire!... Nous ne sommes ni Français, ni «Algonquins; nous sommes artistes, l'art est notre patrie; au «diable soient ceux qui en ont une autre!» Parole emportée, qui n'impliquait rien contre le patriotisme, car Flaubert a souffert jusqu'aux larmes, jusqu'à la maladie, lorsque la France recula devant l'Allemagne (*). »

Flaubert lui-même disait que de toute la politique il ne com- prenait qu'une chose : «l'émeute» (*).

Que cela tienne à son inaptitude ou à son pessimisme il n'a pris parti à aucun passage de son livre. C'est à peine, si, en rapprochant certaines pages de sa correspondance d'un discours de Deslauriers [il serait temps de traiter la politique scientifiquement.. . , p. 253), on peut trouver des idées personnelles de fauteur. Et

'■' Correspondance , série. '^' Correspondance , 4.° série.

'*' Correspondance, 4* série. Voir notamment ses appréciations sur guerre de 1870.

'*' Maxime Du Camp. Souvenirs littéraires, t. II, p. 291 et 292. '*' Correspondance , 1" série.

I

NOTICE. 62 5

encore faut- il connaître la correspondance; la seule lecture de cette tirade n'indique pas que Flaubert ait voulu faire sien le programme exposé par un personnage somme toute désagréable.

Une chose le disposait a juger sévèrement le gouvernement et la société de la Monarchie de Juillet, c'était son hostilité à l'égard de tout ce qui était bourgeois. «... Car il avait la haine du «bourgeois» et employait constamment ce terme, mais dans sa bouche il était synonyme d'être médiocre, envieux, ne vivant que d'apparence de vertu et insultant toute grandeur et toute beauté ^^'. »

La personne de Louis -Philippe était plutôt antipathique à Flaubert, si nous en croyons cette anecdote racontée par lui- même à sa sœur (26 juillet 1842) : «Voilà qu'on s'avise de parler de Louis -Philippe et que je déblatère contre lui à propos du musée de Versailles. Figure-toi, en effet, que ce porc-là, trouvant qu'un tableau de- Gros n'était pas assez grand pour remplir un panneau de muraille, a imaginé d'arracher un côté du cadre et de faire ajouter deux ou trois pieds de toile peinte par un artiste quelconque. Je voudrais voir la mine de cet artiste -là. Donc, M. et M"' D***, qui sont philippistes enragés, qui vont à la cour et qui, conséquerament, comme M"* de Sévigné après avoir dansé avec Louis XIV, disent : Quel grand roi! ont été très choqués de la manière dont je traitais celui-ci. Mais tu sais que plus j'indigne les bourgeois, plus je suis content, ainsi j'ai été très satisfait de ma soirée, ils m'auront sans doute pris pour un légrtimiste, parce que je me suis également «gaudy» sur le compte des hommes de l'opposition ^^^ »

Le personnage de l'Education qui symbolise la bourgeoisie orléaniste est M. Dambrcuse. Flaubert le campe ainsi moitié homme d'affaires, moitié politicien (il fait penser à plus d'un personnage connu de la Monarchie de Juillet) : «M. Dambreuse s'appelait de son vrai nom le comte d'Ambreuse; mais, dès 1825 , abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti, il s'était tourné vers findustrie; et, l'oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l'aflut des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laoorieux comme un Auvergnat, il avait amassé une fortune que l'on disait considérable; de plus, il était officier de la Légion d'honneur, membre du Conseil général de l'Aube , député , pair de France un de ces jours ; complaisant du reste, il fatiguait le ministre par ses demandes continuelles de secours, de croix, de bureaux ae tabac; et, dans ses bouderies contre le pouvoir, il inclinait au centre gauche C'^»

Parfois Flaubert laisse couler sa haine et son mépris à pleins

'■' Caroline CoMMANViLLE. Souvenirs sur Gustave Flaubert, p. 23,

•'' Correspondance , i" série.

*'' L'Education sentimentale , p. 26 et 27.

40

626 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

bords : «La plupart des hommes qui étaient (chez M. Dam- breuse) avaient servi, au moins, quatre gouvernements; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour garantir leur fortune, s'épargner un malaise, un embarras, ou même par simple bassesse, adoration instinctive de la force C^»

Il a bien observé l'évolution politique de cette bourgeoisie, qui, libérale avant 1830, était devenue férocement réactionnaire une fois au pouvoir. Un des convives de M. Dambreuse traduit ainsi cet état d'esprit : «C'est comme votre Presse! Les lois de sep- tembre. . . sont infiniment trop douces! Moi, je voudrais des cours martiales pour bâillonner les joumahstes! A la moindre insolence, traîné devant un conseil de guerre ^^U. .

Il note au passage son égoïsme à l'égard des ouvriers, égoïsme que Martinon résume dans cette phrase hypocrite et prudhom- mesque : «Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s'aflranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral et il sera moins pauvre ^^M»

On pourra objecter qu'il a exagéré, qu'il a été aveuglé par sa haine du «bourgeois», et cependant M. Thureau-Dangin, peu suspect de partager les antipathies de Flaubert, ne porte pas un jugement très favorable à la bourgeoisie : «On prétendait que le règne de cette classe aboutissait à rétablir une nouvelle féodalité, la « féodalité financière » , ou pour parler comme Proudhon , à remplacer l'aristocratie par la « bancocratie » . . .

«Depuis qu'elle était maîtresse, la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités; elle s'était montrée sensée, instruite, labo- rieuse, honnête. Mais elle avait deux causes de faiblesse : l'une était sa rupture avec l'aristocratie de naissance, que l'aristocratie d'argent ne suppléait pas; l'autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie éclectique, alors omciellement investie du gouvernement des âmes, mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire à tous leurs besoins. . . <*).»

Ailleurs, M. Thureau-Dangin cite ces paroles de Renan au sujet de la bourgeoisie de la fin du règne de Louis -Philippe : «Le matérialisme en politique produit les mêmes effets qu'en morale; il ne saurait mspirer le sacrifice, ni par conséquent la fidélité. . . On dira peut-être que ses intérêts bien entendus, en faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront aux principes et l'attacheront solidement à son parti : il n'en est

'■' L'Éducation sentimentale, p. 342. A rapprocher d'une appréciation de Renan citée plus loin. ''' Idem, p. 227. "' Idem, p. 339. '*> Thureau-Dangin t. VI, p. 48 et 49.

NOTICE. 627

rien. Loin de lui conseiller la fermeté , ses intérêts le porteront à être toujours de Tavis du plus fort. De ce type fatal , sorti de nos révolutions, l'homme d'ordre, comme on l'appelle, prêt à tout subir, même ce qu'il déteste. L'intérêt ne saurait rien fonder, car, ayant horreur des grandes choses et des dévouements héroïques , il amène un état de faiblesse et de corruption une minonté décidée suffit à renverser le pouvoir établi ^^\ »

Tout ce que Flaubert nous raconte de la bourgeoisie après la révolution de Février est un véritable commentaire de cette page de Renan.

Tout d'abord les bourgeois sont désemparés : leur système de gouvernement est renversé, ils n'ont plus le pouvoir et n'ont

i'amais eu de principes; c'est l'efTondrement pur et simple; Flau- )ert s'en donne à cœur joie aux dépens des «hommes pondérés», qui croient prévoir les événements et les trois quarts du temps sont trompés par eux. «De tous les Français, celui qui tremblait le plus fort était M. Dambreuse. L'état nouveau des choses me- naçait sa fortune, mais surtout dupait son expérience. Un système si bon, un roi si sage! était-ce possible! La terre allait crouler! Dès le lendemain, n congédia trois domestiques, vendit ses che- vaux, s'acheta, pour sortir dans les rues, un chapeau mou, pensa même à laisser croître sa barbe; et il restait chez lui, prostré, se repaissant amèrement des journaux les plus hostiles à ses idées, et devenu tellement sombre, que les plaisanteries sur la pipe de Flocon n'avaient pas même la force de le faire sourire (^).))

Le premier moment de stupeur passé, la bourgeoisie, orléa- niste la veille, se ralhe à la République; celle-ci n'est- elle pas le Gouvernement, par conséquent le plus fort? Et ce ralliement est tout de lâcheté, de mensonge, de petitesse et d'arrière- pensée :

«Somme toute, il (Dambreuse) se réjouissait des événements, et il adoptait de grand cœur « notre sublime devise : Liberté, Éga- (dité, Fraternité, ayant toujours été républicain au fond». S'il votait, sous l'autre régime, avec le ministère, c'était simplement pour accélérer une chute inévitable. II s'emporta même contre M. Guizot, «qui nous a mis dans un joli pétrin, convenons-en!» En revanche, il admirait beaucoup Lamartine, lequel s'était montré «magnifique, ma parole d'honneur, quand à propos du «drapeau rou^e. . .».

«Après quoi, il déclara sa sympathie pour les ouvriers. Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous des ouvriers I Et il

f)oussait l'impartialité jusqu'à reconnaître que Proudhon avait de a logique . . .

''> Thureau-Dangin, t. VI, p. 53 et 54. '*> L'Education sentimentale , p. 425.

40,

628 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

li ( Martinon ) pensait qu'il fallait « se rallier franche- ^M République», et il parla de son père laboureur, fai- JH in, l'homme du peuple (^\)) ^^|

«Lui aussi «ment à l , , ^

sait le paysan, l'homme du peuple (^\))

Au moment des journées de Juin, c'est la pleine panique. Alors les légendes les plus effarantes et les plus stupides se don- nent libre cours : «Elle (M°" de Larsillois) tremblait extrême- ment, car elle avait entendu, tout à l'heure, sur un orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés. Beaucoup de bour- geois avaient des imaginations pareilles; on croyait que des hommes, dans les catacombes, allaient faire sauter le faubourg Saint- Germain; des rumeurs s'échappaient des caves; il se pas- sait aux fenêtres des choses suspectes (').»

Puis c'est la répression féroce : «Ils (les gardes nationaux) furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s'étaient pas battus voulaient se signaler. C'était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois; et, en dépit de la victoire, l'égalité (comme pour le châtiment de ses défenseurs et la dérision de ses ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes. . . ^''l»

Les salons conservateurs retentissent de calomnies ridicules contre les répubhcains; ce sont les échos des pamphlets de la rue de Poitiers : «Louis Blanc, d'après Fumichon, possédait un hôtel rue Saint-Dominique et refusait de louer aux ouvriers. Moi, ce que je trouve drôle, dit Nonancourt, c'est Ledru-Rollin chassant dans les domaines de la Couronne! Il doit vingt mille francs à un orfèvre , ajouta Cisy . . . (*).»

La bourgeoisie avait peur de la Képubhque, mais ne savait par quoi ou par qui la remplacer. Son imagination troublée lui fabriquait des sauveurs d'un jour, idoles qu'elle renversait le len- demain. « M. Dambreuse , tel qu'un baromètre , en exprimait constamment la dernière variation. On ne parlait pas de Lamar- tine sans qu'il citât ce mot d'un homme du peuple : «Assez de « lyre ! » Cavaignac n'était plus , à ses yeux , qu un traître. Le Pré- sident, qu'il avait admire pendant trois mois, commençait à déchoir dans son estime (ne lui trouvant pas «l'énergie néces- «saire»); et, comme il lui fallait toujours un sauveur, sa recon- naissance, depuis l'affaire du Conservatoire, appartenait à Chan- garnicr : « Dieu merci, Changamicr... Espérons que Changamicr... Oh! rien à craindre tant que Changarnier. . . (*).»

"' L'Éducation sentimentale , p. 4.26.

«»> Idem, p. 488 et 489.

<»' Idem, p. 483.

**' Idem, p. 492.

••' Idem, p. 521 et jaa.

NOTICE. 629

Pour le 2 décembre Flaubert semble avoir tiré bon parti de ses souvenirs personnels. En quelques lignes sobres il donne la note des événements :

«Comment! est-ce qu'on ne va pas se battre?» dit Frédéric à un ouvrier.

«L'homme en blouse lui répondit : «Pas si bêtes de nous faire «tuer pour les bourgeois! Qu'ils s'arrangent!»

«Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien : « Canailles de socialistes ! Si on pouvait cette fois les «extermmer^'^?»

Sur l'état d'esprit des ouvriers au 2 décembre, rapprochons du témoignage de Flaubert celui d'Eugène Ténot : «Nlourrissant... depuis Jum, de profondes rancunes contre la bourgeoisie qui s'était montrée impitoyable contre eux, ils ne jugèrent pas devoir se préoccuper outre mesure de ce qui leur parut, au premier abord, une simple querelle entre Louis -Napoléon et les classes moyennes ^'^»

Il nous a montré de façon excellente l'influence de la Révolu- tion française sur la jeune génération de 1840 à 1848. Les ou- vrages de Thiers, de Mignet, et surtout les Girondins de Lamar- tine avaient donné un regain de mode à tout ce qui touchait à la Révolution. Cette jeunesse, dégoûtée d'un présent qu'elle trouvait plat, se faisait un idéal d'avenir tout d'action à l'image de 1789 et de 1793.

Lamartine rappelait avec complaisance une parole de Talley- rand lui prédisant qu'il serait le Mirabeau d'une nouvelle révo- lution^'). Combien d'autres, aussi ambitieux et plus obscurs, se taillaient des rôles à l'avance dans la future révolution et s'ap- prêtaient à jouer les conventionnels ou les généraux «de vingt ans ».

Deslauriers et Frédéric se confient leurs projets, Deslauriers les mêle aussitôt à une idée de révolution : «... Patience ! un nouveau 80 se prépare ! On est las de constitutions , de chartes , de subtilités , de mensonges "^ '

(*)l

Plus tard la vue du Palais -Royal provoque chez lui cette évo- cation de la Révolution française : «Ah! c'était plus beau, quand Camille Desmoulins , debout là-bas sur une table , poussait le peuple à la Bastille! On vivait dans ce temps -là, on pouvait s'afrirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des géné- raux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu'à présent. .

"' L'Education sentimentale, p. 597.

'*' Eugène TÉNOT. Paris en décembre 18^1, p. 132.

f*' Thureau-Dangin, t. V, p. 144.

'*' L'Education sentimentale , p. 22.

630 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Il se tut, puis tout à coup : «Bah! l'avenir est gros ! » Et, tambou- rinant sur les vitres , il déclama ces vers de Barthélémy :

Elle reparaîtra, la terrible Assemblée

Dont, après quarante ans, votre tête est troublée,

Colosse qui sans peur marche d'un pas puissant ^^'>\))

Après les journées de Février, lorsque Frédéric songe à se pré- senter k l'assemblée constituante, il pense aussitôt aux représen- tants de 93 : «Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux^*).»

Flaubert nous montre encore cette archéologie révolutionnaire au Club de l'Intelligence : «... Et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l'un copiant Saint-Just, l'autre Dan- ton, l'autre Marat, lui (Sénécal), il tâchait de ressembler à Blan- qui, lequel imitait Robespierre (').»

Flaubert ne néglige pas les petits côtés de l'histoire. Il rappelle d'un mot, en passant, M"* Lafarge, les affaires Teste -Cubieres, Praslin, Drouillard et Bénier, etc. Il nous introduit dans un poste de gardes nationaux en 1848. Son aptitude à saisir le ridi- cule nous vaut la description si vivante du Club de l'Intelligence, qui est un vrai chef-d'œuvre.

Le croquis des députations à l'Hôtel de Ville est très j.8 : «Le spectacle le plus fréquent était celui des députations de n importe quoi, allant réclamer quelque chose à l'Hôtel de Ville, car chaque métier, chaque industrie attendait du Gouvernement la fin radi- cale de sa misère. . A^K»

Le féminisme n'est pas oublié avec la Vatnaz : «Elle était une de ces célibataires parisiennes, qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons ou tâché de vendre de petits dessins , de pla- cer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, â la lueur d'une lampe malpropre, rêvent un amour, une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur manque. Aussi, comme beaucoup d'autres, avait -elle salué dans la Révolution l'avènement de la vengeance ; et elle se livrait à une propagande socialiste effrénée (*). »

Il y a aussi bien des lacunes.

Flaubert avait cherché à se renseigner sur le mouvement catho-

''' L'Education sentimentale , p. 161 et i6a.

'** Idem, p. 427.

''' Idem, p. 434,

'*' Idem, p. 422 et 423.

f^) Idem, p. 428.

NOTICE. 63 I

liquc sous Louis-Philippe ('^. Et il ne nous donne rien à ce sujet. II y avait cependant un mouvement intéressant par sa généro- sité et sa nouveauté, et par la valeur de ses chefs.

II n'y a presque rien sur le socialisme. II y a un socialiste, Sénécai; Flaubert nous expose assez longuement ses origines, son caractère, ses lectures, ses aspirations, mais rien ne nous fait connaître ses idées précises. Après avoir lu l'Education sentimen- tale on ignore les doctrines des diverses écoles socialistes sous la Monarchie de Juillet.

Rien non plus sur le napoléonisme , qui fut cependant très en vogue de 1830 à 1848 et prépara le second Empire.

Avec Hussonnet, Flaubert pouvait nous faire pénétrer dans le monde de la presse. L'histoire d'une très vague feuille (le Flam- bard) est insuffisante pour nous faire connaître le journalisme du temps. Et cependant il y avait beaucoup à dire. C'est à cette époque, sous Louis -Philippe, que la presse a pris des allures commerciales.

V

Flaubert disait une fois, en 1 871,, en montrant les ruines des Tuileries : «Si l'on avait compris l'Education sentimentale, rien de tout cela ne serait arrivé ^'l» Ces paroles sont bien obscures. II est difficile de trouver quel sens Flaubert pouvait exactem^ent leur donner. Par contre il n'est pas exagéré de dire que l'Education nous fournit, en quelque sorte, la clef de ces événements; elle nous fait mieux comprendre la politique extérieure du second Empire.

II y avait une fermentation extraordinaire dans toute l'Europe à la fin du règne de Louis-Philippe ; c'était la conséquence directe des agitations nationales provoquées par les guerres de Napo- léon I"'^ Des Insurrections éclatent dans toute l'Italie. En Alle- magne, le roi de Prusse devient constitutionnel. Ces mouvements rencontrent d'autant plus de sympathie dans l'opinion française, qu'ils sont dirigés contre l'Autriche, l'Autriche abhorrée, sym- bole vivant des traités de Vienne, de la Sainte-Alliance, de l'ancien régime féodal ! Lorsque Frédéric Moreau et ses amis s'entretiennent de leurs espérances politiques, l'horizon pour eux n'est pas limité à la France : «Du reste le moment approchait...; le Piémont, Naples, la Toscane. . .(').»

II faut bien reconnaître que la diplomatie de Louis-Philippe fut

/

''' Correspondance , 3* s^rie.

'*• Maxime Du Camp. Souvenirs litte'r aires , t. II, p. 342.

''' L'Education sentimentaU , p. 377.

632 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

plus clairvoyante en cette matière que l'opinion publique et n'en subit pas les entraînements. Une des raisons pour lesquelles Thiers avait été congédié du ministère était le réveil national que sa politique belliqueuse provoquait en Allemagne. En 184.7, Cuizot envisageait de façon presque prophétique le rôle de la Prusse en Allemagne, si l'on en juge par cette note adressée à l'ambassadeur de France à Vienne : « Un fait considérable vient de s'accomplir en, Allemagne. Le roi de Prusse a donné une constitution à ses Etats ; ce que lord Palmerston voit surtout dans cet événement, c'est un triomphe de l'esprit libéral. . . et c'est dans ce sens qu'il travaille à attirer l'événement et à l'exploiter. Nous n'avons certes aucun éloignement pour l'extension du régime constitutionnel en Europe, et nous aussi, au moins autant que l'Angleterre, nous pouvons la regarder comme possible. Mais nous voyons dans ce qui se passe en Prusse deux choses : d'une part, le fait purement intérieur pour la Prusse, le changement apporté dans son mode de gouvernement au dedans ; d'autre part , le fait extérieur et germanique , la situation nouvelle que, par suite de ce changement, la Prusse prend ou pourra prendre en Alle- magne. Nous n'avons , quant au premier de ces faits , aucun rôle à jouer, aucune influence à exercer; le changement des institu- tions intérieures de la Prusse excite notre intérêt sans appeler notre action. Le changement de sa situation en Allemagne, au contraire, nous préoccupe fort, et notre politique y est fort en- gagée. Nous sommes frappés du grand parti que la Prusse ambitieuse pourrait désormais tirer, en Allemagne, des deux idées qu'elle tend évidem- ment à s'approprier : l'unité germanique et l'esprit libéral. Elle pourrait , à l'aide de ces deux leviers, saper mu à peu l'indépendance des États allemands secondaires, et les attirer, les entraîner, les enchaîner à sa suite, de manière à altérer profondément l'ordre germanique actuel et, par suite, l'ordre européen. Or l'indépendance, l'existence tranquille et forte des Etats secondaires de l'Allemagne nous importent infini- ment, et nous ne pouvons entrevoir la chance qu'ils soient com- promis ou seulement affaiblis au profit d'une puissance unique, sans tenir grand compte de cette chance et la faire entrer pour beaucoup dans notre politique. Il y a donc pour nous, dans ce qui se passe en Prusse, tout autre chose que ce que paraît y voir lord Palmerston, et nous y regarderons de très près. Qu'en pense le prince de Metternich? Quelle conduite l'Autriche tien- dra-t-elle en cette circonstance? Nous avons grand intérêt à le savoir (^). »

A l'égard de l'Italie, Guizot montrait la même prudence. L'opi- nion française et ses organes favoris ne partageaient pas la ma- nière de voir du Gouvernement ; les intérêts étaient laissés de côté ; on ne voulait voir que la question de sentiments, et l'on repro-

c Thureau-Dangin, t. VII, p. 167 et 168.

NOTICE. 6^ 3

chait à Guizot de marcher d'accord avec l'Autriche réactionnaire contre la Prusse constitutionnelle et l'Italie libérale f^).

Nous retrouvons dans l'Education sentimentale un écho de ces accusations. Deslauriers reproche à Guizot d'être «à la remorque de l'Autrichien» (').

Au reste, Guizot ne tarde pas à disparaître, avec Louis-Phi- lippe, derrière les barricades de Février. Ce jour-là, Dussardicr, qui a fait le coup de feu , ne borne pas sa joie à l'avènement de la République Française, il salue l'affranchissement de l'Europe entière (').

Et l'on put se demander un instant s'il n'avait pas raison; la Révolution était partout. Frédéric Moreau en frémissait d'enthou- siasme : « Il lui sembla qu'une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise, toute l'Europe s'agitait (*) . .

En i8^i, ce sont des déceptions et des découragements que Dussardier confie à Frédéric. Il ne se lamente pas seulement sur l'écrasement des républicains et le triomphe de la réaction en France, mais sur f(Iaj>auvrc Pologne», «la pauvre Venise», «la pauvre Hongrie »('^). Ecœuré, désespéré, il va se faire tuer, lors du coup d'Etat du 2 décembre, devant Tortoni ^^\

... Le Prince, qui arrivait au pouvoir ce jour-là, devait s'in- spirer des idées de Dussardier en politique extérieure. Le résultat, nous le connaissons ! Le réveil lamentable après le rêve magni- fique ; un échec dans l'ordre politique comparable à l'échec des personnages de l'Education dans l'ordre individuel.

Le peuple, qui incarnait avec tant d'héroïsme la nationalité opprimée, la Pologne, est resté dans les fers. La nation de proie par excellence, la Prusse, a réussi à former autour d'elle la natio- nalité allemande. Et tout cela, grâce aux «aberrations» de la poli- tique extérieure, de l'Empire, pour employer l'expression d'un écrivain bonapartiste (').

Napoléon III avait eu dans sa jeunesse les aspirations de Dus- sardier. Carbonaro, il avait rêvé l'affranchissement de l'Italie; empereur, il voulut la réaliser. C'était déjà une incompréhension excessive des intérêts français : «A ne considérer que les intérêts égoïstes, la formation du royaume d'Italie fut désavantageuse pour la France. En eff'et, malgré la cession de la Savoie et de Nice, la sécurité sur la frontière du Sud-Est n'est plus aujourd'hui aussi grande qu'avant 1 860 , au temps de l'Italie morcelée. Il a

f Thureau-Dangin, t. VII, p. 171.

'*' L'Education sentimentale , p. 377.

'*' Idem, p. 419.

'*' Idem, p. 4,27.

'*' Idem, p. 571.

'•' Idem, p. 599.

''' Jules Delafosse. Revue hebdomadaire, 19 février 1910, p. 331.

634 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

fallu consacrer d'importantes ressources et une bonne partie de nos forces militaires à l'organisation de la défense dans la région du Rhône. D'autre part, la France a cessé d'être la seule grande

Puissance sur la Méditerranée, et son influence séculaire dans le evant est aujourd'hui menacée par l'active et intelligente concur- rence de l'Italie (').»

Et ce n'est pas tout. Solférino, Castelfidardo , Sadowa et Sedan sont les quatre étapes de la même route.

En 1866, toujours pour servir l'Italie, Napoléon III préparc l'unité allemande. «Hanté du désir d'assurer la possession de la Vénétie à Victor-Emmanuel, il lui conseilla d'adhérer aux propo- sitions d'entente faites par Bismarck et l'engagea à traiter avec la Prusse contre l'Autriche '*>. »

Cette politique n'eût pas été possible sans la complicité de l'opinion publique française. Et cette opinion était en grande partie celle de contemporains de Frédéric Moreau, de ceux qui étaient arrivés à l'âge d'homme entre 1840 et 1848, et avaient fait leur éducation politique à cette époque sous des influences romantiques. Ils voyaient dans la politique extérieure de Napo- léon III la réalisation d'une partie de leurs rêves de jeunesse et ne prévoyaient pas les conséquences, qui pèsent aujourd'hui si lourdement sur nous et sur l'Europe.

NOTES.

LES EBAUCHES.

Au mois de novembre 1863, Flaubert achevait le Château des Coeurs, dont il ne lui restait plus que les vers à écrire, et au mois de février suivant, il écrivait aux frères de Concourt : «J'ai fait le plan de deux livres qui ne me satisfont ni l'un ni l'autre. Le premier est une série d analyses et de potins médiocres sans grandeur ni beauté. » C'est sous cet aspect que , pour la première fois, nous apparaît l'idée de l'Education sentimentale. Jusqu'au mois de septembre, Flauoert rassemble, selon son procédé rigou- reux d'exactitude, une importante documentation, et d'après les scénarios multiples trouves dans ses papiers, nous voyons peu à peu le hvre atteindre une ampleur imprévue dès le début. Après

'•> Albert Malet. Histoire contemporaine , p. 444. **' Idem, p. 4.62.

NOTES. 6^ 5

avoir lu Lamennais, Saint-Simon, Fourier, Proudhon (lettre à M"" Roger des Gcnettes), accompli le voyage de Paris à Monte- reau (lettre à Jules Duplan), dont il décrira les paysages dans le premier chapitre de son livre, visité la forêt de Fontaine- bleau, dont il fait un croquis que nous publions plus loin et qu'il développera lors de la promenade de Frédéric et de Rosanette (p. 405), après s'être assuré des moyens de com- munication et, en les parcourant, des routes établies à l'époque (lettre à Jules Duplan), Flaubert commence l'écriture de son roman et, cette fois, c'est sous cette forme qu'il l'annonce à M"' Leroyer de Chantepie : « Je veux faire l'histoire morale des hommes de ma génération, sentimentale serait plus vrai. C'est un livre d'amour, de passion, mais de passion telle qu'elle peut exister maintenant, c est- à- dire inactive.» En 1866 et 1807, il étudie la Révolution de 1848; il consulte Sainte-Beuve, George Sand, Duruy, Michelet, Armand Barbes (voir Correspondance, lit), il annote 27 volumes sur cette époque (lettre à Louis Bouilhet). Un peu plus tard, en 1868, alors qu'il doit décrire le cérémo- nial funéraire déployé aux obsèques de M. Dambreuse (p. 544), il quitte Croisset pour Paris : «Je viens de relire mon plan. Tout ce que j'ai encore à écrire m'épouvante, ou plutôt m'écœure à vomir. . . Je me suis trimballé aux Pompes funèbres, au Père- Lachaisc, etc.» (lettre à George Sand, voir Correspondance, 111).

Nous avons trouvé mêlé aux ébauches le plan du champ de courses établi au Champ de Mars. Les notes descriptives qui en cou- vraient les marges indiquent avec quel scrupule Flaubert tenait à l'exactitude des détails. (Voir, p. 296, la rencontre de Frédéric et de Rosanette avec M"" Arnoux sur le champ de courses.)

Sur 2,355 feuillets écrits au recto et au verso, s'étend l'ébauche de l'Education sentimentale. Selon son habitude, Flaubert écrit d'esquisse en esquisse, raye de diagonales sa première ébauche et la reprend au verso. C'est d'après ce texte qu'il écrit son manuscrit définitif. L'aspect de ces 2,355 feuillets, criblés d'ali- néas entiers couverts de larges traits a encre, de phrases suppri- mées, de ratures en tous sens, de marges encombrées de notes surchargées, est incomparable. Nous avons cherché en vain à suivre Flaubert dans quelques-uns de ses développements pour en donner ici l'indication, il nous a été impossible de le faire. Nous avons choisi parmi ces ébauches les pages les plus claires pour les reproduire, et elles sont de la dernière reprise. Cependant nous avons pu constater, d'après certains mots ou quelques phrases retranscrites presque intégralement, que le premier cha- pitre avait été esquissé sept fois et que la description de la forêt de Fontainebleau, qui forme quatre pages du livre, avait donné lieu à des reprises multiples couvrant 72 feuillets; des pages sont entièrement sacrifiées. «Moi, je travaille furieusement. Je viens de faire une description de la forêt de Fontainebleau qui m'a

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Page de première ébauche de l'Education sentimentale.

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Page de deuxième cbauclic de l'Éducation sentimentale.

638 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

donné envie de me pendre à un de ses arbres», écrit-il à George Sand. Quant aux émeutes de la Révolution de 184.8, nous avons renoncé à en suivre l'écriture sous l'encombrement des surcharges , le dialogue paraît avoir donné lieu à de grosses difficultés, et d'importantes simplifications ont été faites en raison de nom- breux feuillets rayés des deux côtés; ce n'est qu'au début de l'année 1868 que l'exécution en a été commencée.

Parmi ces 2,355 feuillets, nous avons trouvé des fragments de nombreux scénarios et des scénarios entiers du roman, mais ils sont indéchiflrables et leur développement nous met dans l'impossibilité de les publier. Nous avons distingué un feuillet contenant l'esquisse d'après nature que fit Flaubert de la forêt de Fontainebleau (voir développement, p. 465). Nous la publions en conservant sa disposition originale :

Fontainebleau.

Notes de mon carnet.

Feuilles de cliêne, sèches par terre Le soleil y fait comme des taches d'or sur un tapis Lrun.

Silence Un petit cri d'oiseau très faible Le cheval souffle.

Ecureuil noir mangeant un champignon.

L'homme aux vipères avec une boîte grillée.

Parfois le i"plan dans l'ombre et les tonds éclairés. Entre les pieds des grands arbres espacés, les fougères comme des dan- seuses avec leurs |^pes La lumière sur les cimes des arbres. Ciel bleu.

Dans les tranchées de sable, le sable coupé est si fin et si doux qu'il ressemble presqu'à du pain.

Dans les grandes futaies, les longs troncs ont des positions différentes, quelques-uns obliques au milieu des autres tout droits.

A de certaines places, l'herbe est rase comme un tapis de billard râpé.

Parfois dans les anciennes routes abandonnées , l'herbe repousse.

Une biche avec son faon.

Différence d'aspects suivant les espèces d'arbres (bouleaux, pins, chênes, genévriers) et les heures du jour.

L'ombre d'un grand tronc fait, en plein soleil, une barre sur la route, on marche dessus.

Nature à la fois mélancolique, riante.

Toutes ces choses magnifiques qui ne pensent pas donnent à penser.

La solitude pousse à la révolte renaître l'instinct sauvage.

Une république de cirons travaille le pied d'un chêne une araignée enveloppée de sa toile guette un moucheron des fils de la Vierge se balancent aux buissons gazouillements , susur-

NOTES. 6^^

rements, appels d'oiseau à oiseau, d'insecte à insecte, de fleur à fleur.

Les pins font une plainte d'orgue houle de la verdure perspective à vol d'oiseau sentir de la pluie nouvellement tombée.

Un fluide voluptueux anime plantes, fleurs, insectes, oiseaux papillons.

LE MANUSCRIT DÉFINITIF.

Le manuscrit définitif se compose de 498 feuiflets, paginés i à 498, de grand papier dit écolier, écrits d'un seul côté. Comme tous les manuscrits de Flaubert, il a l'aspect très correct d'un manuscrit mis au net. Les quelques corrections au'il comporte ne sont, pour la plupart, que des suppressions. Il est enfermé dans un dossier en carton doublé de percaline grise, sur lequel Flaubert a écrit :

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

histoire d'un jeune homme.

Gustave Flaubert. i" septembre 186^. 16 mai 186^.

Posés sur la première feuille du manuscrit, nous avons trouvé 12 feuillets sur lesquels Maxime Du Camp a relevé des incorrec- tions. Flaubert a écrit au bas du dernier feuillet :

2_5i remarques, j'en ai envoyé promener 87

et sur de petits feuillets, il réfute, s'autorisant de Littré, les fautes qui lui sont reprochées. D'autre part Louis Bouilhet avait indiqué au crayon de nombreuses corrections.

Nous donnons ci-dessous quelques-unes de ces remarques :

Page 3, ligne 10, Enviaient d'en être les propriétaires. Est-ce français f j'en doute fort.

Page 3, ligne 14, Maritime, sur la Seine! Si c'est ironique, c'est peu indiqué.

Page 3, ligne 16, Beaucoup chantaient, on était gai, il se ver- sait des petits verres; trois sujets diflerents dans la même page qui ça, il?

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Page du manuscrit définitif.

NOTES. 6/il

Page 7, ligne 22, Une découverte, une acquisition supprime ce dernier mot qui n'est pas bon et affaiblit le premier.

Page 17, ramenait les choses dans leur exactitude on ra- mène à exactitude? n'est-ce pas proportion que tu as voulu dire ? (La correction de l'auteur a fait disparaître la faute signalée.)

Page 21, ligne 20, une pudeur. Une pudeur quoi ? Pour- quoi pas alors deux ou trois pudeurs? La pudeur est une ou bien elle est qualifiée.

Page 22, ligne i, mais sans demander une autre pièce prends garde, c'est de l'argot d'homme de lettres et tu n'es plus intelfigibic.

Page 28, ligne 26, II n'y a pas deux portes cochères, mais il y a deux battants à la porte cochère.

Page 42 , ligne 4 , sergents de ville deux lignes après sergent mets agents.

Page 46 , Dans un Daumont non dans une Daumont. (La correction de l'auteur a fait disparaître la faute signalée.)

Page 5_5 , ligne 7, L'ouverture de sa redingote qu'est-ce que ça signifie?

Page 60, ligne 15, Consommation ce mot revient plusieurs fois , mets-le , tant que tu voudras , dans la bouche du garçon de café; mais toi, écrivain, ne l'emploie jamais dans ce sens-là [Flaubert mit en regard de cette observation : (Littré).]

Page 68, ligne 3, Au moment des liqueurs qu'est-ce que c'est que ça? Dirais-tu au moment du gigot?

Page 71, ligne 13, Poitrine ouverte tu as voulu dire décou- verte — ouverte dépasse ton but et fait une image impossible.

Page 71, ligne 18, Une heure sonne lentement ça c'est farce comment veux -tu qu'un coup sonne lentement? deux ou trois à la bonne heure.

Page 78, ligne 28, // lui montra comment reconnaître les vins bonne faute de français il lui montra comment on reconnaît, ou il lui apprit à reconnaître.

Page 94, ligne 10, Quel costume?

Page 94, ligne 14, Aux Trois -Frères -Provençaux. Prends garde, tu as une tendance à parler l'argot des gens de lettres qui, entre eux et en causant, n'emploient que des diminutifs : (Jhampfîeury, au lieu de pommes de terre frites , écrit des frites.

Page 100, ligne 30, Plus vaste qu'il n'était non; qu'il ne l'était.

Page 107, ligne 26, Un spectacle Trouve un autre mot, celui-là ne rend pas ta pensée et est excessif

Page m, Pourquoi a ouvrant la bouche»? tu feras rire, Fré- déric ne peut pas parier sans ouvrir la bouche, le mot enfn dit

41

64t2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tout ce qu'il faut. (La correction de l'auteur a fait disparaître la faute signalée.)

Page 120, ligne lo, Le fixer n'est pas français on fixe les yeux sur ôte cela, tu vas regimber, mais c'est inadmissible.

Page 163, ligne 4, J'y ai besoin est du charabias.

Page 163, ligne 8, Ne mets pas indisposée, qui est ridicule et a tant d'acceptions différentes, si tu ne veux pas mettre malade, mets souffrante.

Page i6_5, ligne 2^, Crois-tu que ce soit l'archet lui-même qui eut frappé sur le pupitre sous prétexte de couleur et de vivacité, de mouvements, tu te fous trop de la grammaire.

Page 165, ligne 27, La foule : tu viens de dire qu'il y a 60 personnes.

Page 178, ligne 20, indisposé non, c'est du langage d'apo- thicaire.

Page 217, ligne i, à cette époque, la Sainte Chapelle était invisible du Pont-Neuf, car la flèche n'avait pas été reconstruite.

Page 224, ligne 13, tu veux dire de la rareté de ses visites : ses rares visites signifient tout autre chose.

Page 226, ligne 28, Q,uel rapport entre Bottes vernies et les tempes rasées, pourquoi alors bien que.

Page 227, ligne 12, Observa un monsieur Ah! mais non, on fait observer, on remarque si l'on observe c'est un objet tu te feras moquer de toi par le petit papier si tu laisses cela.

Page 231, ligne 33, S'approchant de Madame, tu veux dire de sa femme; les Dourgeois seuls disent madame et tu n'en es pas un.

Page 2 «7, ligne 5, Non, pas prêts à s'embrasser (c'est-à-dire préparés a), mais près de s'embrasser, c'est-à-dire sur le point de.

Page 294, ligne 14, du vin de Champagne et non pas du Champagne.

Page 357, ligne 19, On me laissait faire tout ce que je veux non, tout ce que je voulais.

Page 398, ligne 4, La garde nationale Les gardes nationales du royaume Les gardes nationaux de Paris.

Page 553,/aiVe à manger pas raide et bougrement gargote. (La correction de l'auteur a fait disparaître la faute signalée.)

Nous empruntons à Maxime du Camp ce passage de ses Sou- venirs littéraires relatif aux discussions grammaticales qui s'éle- vaient souvent entre Flaubert et lui ;

«J'étais guéri depuis longtemps des discussions littéraires lorsque Flaubert m'apporta l'Education sentimentale; mais pour lui

NOTES. (543

que n'aurais-je pas fait ! II avait beau regimber, s'irriter, m'appeler Lhomond, Boiste, Noël et Chapsal, me traiter de pion et de grammairien détraqué, il s'attendrissait, avait les larmes aux yeux et éclatait de rire quand je lui disais : «Au nom de ta «gloire, respecte la règle des possessifs!» Il prétendait, il a tou- jours prétendu que l'écrivain est iibre, selon les exigences de son style, d'accepter ou de rejeter les prescriptions grammaticales qui régissent la langue française, et que les seules lois auxquelles il faut se soumettre sont les lois de l'harmonie. Ainsi il n'eût pas hésité à dire : Je voudrais que vous alliez, au lieu de : je vou- drais que vous allassiez, parce que l'imparfait du subjonctif est d'une tonalité déplaisante. Du reste George Sand était ainsi. Là- dessus nous discutions sans désemparer. Un soir, nous avions travaillé, c'était le mot de Flaubert, jusqu'à une heure du matin. Vers trois heures, je fus réveillé par un effroyable vacarme à ma porte : coups de sonnette et coups de pied; je me lève tout effaré, je vais ouvrir. Sur le palier, Flau- bert me crie : « Oui , vieux pédagogue , l'accord des temps est «une ineptie, j'ai le droit de dire : Je voudrais que la grammaire «soit à tous les diables et non pas : fût, entends -tu?» Puis il dégringola les escaliers sans même attendre ma réponse. Il disait que le style et la grammaire sont choses différentes; il citait les plus grands écrivains, qui' presque tous ont été incorrects, et faisait remarquer que nul grammairien n'a jamais su écrire. Sur ces points nous étions du même avis, car son opinion s'appuyait sur de tels exemples qu'elle est indiscutable.»

Comme de tous les manuscrits de Flaubert, il fut fait une copie du manuscrit définitif qui servit à l'impression. Flaubert la revit, elle ne comporte que très peu de corrections. Cette copie forme 654 feuillets enfermés également dans un dossier sur lequel Flaubert a écrit :

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE

histoire d'un jeune homme.

Gustave Flaubert.

L'Education sentîmentaîe parut en librairie le 16 novembre 1869 , chez Calmann-Lévy, en 2 volumes in -8°. Peu apprécié par la presse, qui fut rigoureuse, accueilli froidement par le public, qui ne le comprit pas, le livre n'eut pas de retentissement et Flaubert en fut irrité.

Nous donnons plus loin quelques-uns des articles principaux consacrés à l'Education sentimentale , en même temps que l'opinion personnelle de quelques personnalités littéraires de Fépoque.

41.

644 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

INDEX.

Page 14. M"" Lafarge. M""* Lafarge (1816-1852) passionna longtemps la curiosité publique. Accusée d'avoir empoisonné son mari, mort le 14 janvier 1040, elle comparut devant la cour d'assises de la Corrèze le 2 septembre suivant. Après douze jours de débats palpitants , elle fut d!eclarée coupable avec circonstances atténuantes et condamnée aux travaux forcés à perpétuité.

Page 15. M. Guizot. M. Guizot (i 787-1874) avait déjà été plusieurs fois ministre à l'époque se place le récit de Flaubert, et était à la veille de devenir président du Conseil. Le 29 octobre 1840, Louis -Philippe lui confiait, avec le porte- feuille des Affaires étrangères, la direction effective du Cabinet, que présidait nominalement le maréchal Soult. Guizot était le chef mcontesté des conservateurs.

Page 17. a . . . Ensuite il s'établit marchand d'hommes à Troves. » Les marchands d'hommes procuraient des remplaçants pour le service militaire.

Page 24. Croupier d'élections. «Les collèges électoraux (sous Louis -Philippe) se composaient en général de peu d'électeurs; beaucoup en comptaient à peine 200, parmi lesquels nombre de fonctionnaires. La corruption était donc facile : les fonctionnaires obéissaient aux ordres reçus, et l'on achetait l'électeur ordinaire en donnant à ses protégés des bureaux de tabac, des bourses de collèges, ou en lui donnant à lui-même quelque importante fonction administrative. » (Albert Malet, Histoire contemporaine , ?' 350-)

Page 27. Centre eauche. A partir de 1836, le parti conscr-

teur, le «parti de Ta résistance», comme on disait en 1830, s'était

partagé en deux fractions : le centre droit, dirigé par Uuizot, et

le centre gauche, sous la conduite de Thiers. Ces deux hommes étaient séparés non seulement par une rivalité d'ambitions mi- nistérielles, mais encore par des doctrines opposées. «Le trône, disait Guizot, n'est pas un fauteuil vide.» Pour Thiers, au con- traire, il fallait que «le roi règne et ne gouverne pas».

Page 27. Le cabriolet ou voiture à deux roues et à deux places,

INDEX. 645

dont celle du cocher, fit son apparition à Paris en 1800. C'était, avec le fiacre, la seule catégorie de voiture de place d'alors. Le tarif, fixé à i franc la course, fut porté plus tard à i fi-. 25.

Page 36. Revue des Deux Mondes. La Revue des Deux Mondes fut fondée, en 1829, par Ségur, Dupeyron et Mauroy, mais son existence ne date réellement qyie de 1831 avec la direction de Buloz. Sous la Monarchie de Juillet, ses principaux collaborateurs furent Sainte-Beuve, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alfred de Musset, George Sand, Balzac, Alexandre Dumas.

Page 39. Réforme. A partir de 1 841, la réforme électorale devint la plate -forme de l'opposition, qui réclamait l'abaisse- ment du cens à 100 francs ou tout au moins le droit de vote pour certaines capacite's, bacheliers, officiers de la garde natio- nale, etc. La campagne des «banquets réformistes» avait commencé le 2 juin 184.0 dans le X* arrondissement. D'autres banquets avaient eu lieu dans le courant de la même année à Paris, Li- moges , Tours , Auxerre , Toulouse , Lille , Metz , Rouen , Marseille.

Page 39. Recensement Humann. Humann était ministre des Finances dans le cabinet Guizot. Le recensement, ordonné en vertu de la loi du 14 juillet 1838, avait pour but de relever des taxes. Les agents du fisc, chargés de cette opération, ne se firent pas accompagner des commissaires répartiteurs, dont la loi de 1832 exigeait la présence. De protestations de plusieurs conseils municipaux. Des troubles, parfois sanglants, eurent lieu à ce sujet, dans le courant de l'année 1841, à Toulouse, Stras- bourg, Bordeaux, Lille, Montpellier, Clermont-Ferrand, Lyon et à Paris.

Page 40. Sociétés secrètes. Les principales sociétés secrètes sous Louis -Philippe furent : les Amis du Peuple, la société des Droits de l'Homme, la société des Familles, la société des Saisons.

La société des Amis du Peuple fut fondée en septembre 1830. Ses principaux membres étaient Godefroy Cavaignac, Audry de Puyraveau, Marrast, Raspail, Trélat, Flocon, Ëlanqui, De- iescluze, Lamarque, Cabet.

La société des Droits de l'Homme fut fondée à la fin de 1832. Le comité directeur comprenait parmi ses membres Audry de Puyraveau , Vo ver d'Argenson, de Kersausie, Godefroy Cavai- gnac, Trélat, Guinard. Les sections étaient placées sous le pa- tronage de Robespierre, Marat, Babeuf, Louvel, etc.

Le mot de sociétés secrètes, appliqué à ces sociétés, n'est pas tout à fait juste. Il serait plus exact de les appeler sociétés plus ou moins secrètes. Elles n'eurent pas le caractère mystérieux du Carbonarisme sous la Restauration.

646 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Pour la société des Familles, qui devint ensuite la société des Saisons, voir la note consacrée à cette société.

Page .11. A bas Pritchard! Flaubert commet une erreur en parlant de l'affaire Pritchard en 1841; elle n'est en réalité que de 1844. Rappelons en passant cette fameuse affaire, qui eut un retentissement immense. Le contre -amiral Dupetit-Tnouars avait occupé en Océanie les îles Marquises, et la reine de Taïti, Pomaré, s'était placée sous le protectorat de la France. Un Anglais nommé Pritchard, à la fois consul, commerçant et missionnaire protestant, excita la reine Pomaré contre nous et souleva les indigènes, qui massacrèrent plusieurs de nos ma- telots. L'amiral fit arrêter Pritchard. Les Anglais demandèrent immédiatement une réparation; l'opinion française se prononça énergiquement contre cette solution. En Angleterre, les so- ciétés bibliques poussaient le fanatisme protestant à une gallo-. phobie enragée. En France, toutes les vieilles haines contre l'An- gleterre se reveillèrent avec une intensité extraordinaire ; dans les théâtres on réclamait le fameux air : Jamais en France, jamais l'Anglais ne régnera. Le gouvernement de Guizot se refusa aux satisfactions reclamées par l'Angleterre, mais accorda une indem- nité à Pritchard. Lorsque cette affaire fut portée à la tribune de la Chambre, le gouvernement n'obtint qu'une majorité de huit voix. L'attitude de Louis-Philippe et de Guizot froissa vive- ment l'opinion publique , et iusqu en 1 848 il fut souvent ques- tion, dans les attaques de l'opposition, de Pritchard et des Pritcbardistes.

Page 41. Béranger. Béranger (1780- 1857) était républicain. En 1830 il s'était montré favorable à l'avènement de Louis- Philippe, mais ne considérait la Monarchie de Juillet que comme une transaction. «Je fais comme les Savoyards, avait-il dit; quand il pleut, je jette une planche sur le ruisseau.» Pendant tout le règne de Louis -Philippe il se tint à l'écart des faveurs officielles et refusa même la Légion d'honneur, que le roi lui avait fait offrir.

Page 41. Laffitte. Laffitte (1767- 1844) siégea dans les rangs de l'opposition depuis sa sortie du Ministère (13 mars 1831) jus- qu'à sa mort.

Page 42. Chateaubriand. Chateaubriand était en coquetterie réglée avec le parti républicain sous la Monarchie de Juillet (comme il l'avait été avec le parti libéral sous la Restauration^. Tout en manifestant une fidélité de grand apparat à la Légitimité, il prophétisait avec complaisance l'avènement de la Démocratie.

« Ce qui donne une saveur irritante à ce caractère , c'est que

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INDEX. 6/iy

Chateaubriand, barde de la Reli^on, de la Légitimité, de la Charte, altier et solennel à souhait dans ce rôle où, en un sens, il ne ment pas, est d'ailleurs le naturel le moins disciplinable, le plus débridé. Le clergé, la noblesse, les conservateurs, illustre clientèle étrangement accordée autour de lui avec la jeunesse romantique et les émeutiers de juillet, ne recherchent pas de trop près ce au'il y a de piété dans sa religion, de subordination mdividuelle dans son royalisme , de foi en l'homme dans ses idées constitutionnelles. Ils font bien. Des grandes institutions et doc- trines humaines. Chateaubriand aime le décor, la façade histo- rique, autant dire le passé, la ruine. Comme gouvernantes réelles et actives de l'homme moral, il ne les entend même pas...» (Pierre Lasserre, Le Romantisme français , p. 138 et 139.)

Page 42. Troubles du mois de septembre. Allusion aux troubles , provoques par le recensement Humann , qui eurent lieu au mois de septembre 184,1 dans plusieurs villes de France.

Page 55. Le National. Le National avait été fondé, le 3 jan- vier 1830, par Thiers, Mignet et Carrel. Son rôle dans la Révo- lution de 1830 fut prépondérant. Au lendemain des journées de juillet, Thiers et Mignet quittèrent le National; Armand Carrel en devint alors le rédacteur en chef. Il attaqua le ministère Casimir Périer et, à partir de 1832, devint franchement répu- blicain. Après la mort d'Armand Carrel (1826), le National fut dirigé par Thomas, Trélat, Bastide, Armand Marrast et Duclerc. Jusqu'à la fin du règne de Louis-Philippe il resta un journal d'op- position, mais dans des limites plutôt indécises entre la gauche dynastique et le parti républicain.

Page 80. Uembastillement de Paris. En 1833, le Gouverne- ment avait présenté à la Chambre des députés une demande de crédits pour fortifier Paris. La Chambre repondit par un refus à la suite d'une vigoureuse campagne de l'opposition. Le général Demarçay qualifia les forts de « Bastilles dirigées au moins pour moitié contre la population de Paris».

r lois de septembre. Les lois de septembre 1825 ées à la suite de l'attentat de Fieschi (28 juillet

Page 80. Les avaient été votées

1835). Elles avaient été présentées par M. de Broglie, président du Conseil.

La première, relative au jury, réduisait de huit à sept, sur douze, le nombre de voix nécessaires à la condamnation et dé- cidait que le vote des jurés serait secret.

La seconde permettait au Ministre de la justice de créer autant de cours d'assises qu'il le croirait nécessaire pour juger les actes de rébellion.

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(548 L'EDUCATION SEiNTIMENTALE.

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La troisième, concernant la presse, punissait d'une amende de 10,000 à 50,000 francs l'outrage à la personne du roi et toute attaque contre le principe du Gouvernement, par le moyen de la presse. Elle soumettait les journaux à une discipline sé- vère; elle interdisait de jouer aucune pièce de théâtre et de mettre en vente aucun dessin sans autorisation préalable.

Page 80. Lord Guizot. L'opposition reprochait à Guizot ses complaisances anglophiles. M. Thureau-Dangin rapporte que le jour de l'entrée des cendres de Napoléon à Paris, il y eut des cris de : A bas Guizot ! A bas les traîtres ! A bas les Anglais !

Page 83. Ce qui l'inquiétait principalement, c'était la frontière du Rhin. Au lendemain de la Révolution de 1830, lorsqu'on put craindre une nouvelle coalition de l'Europe contre la France, il y eut une explosion patriotique extraordinaire. Les républi- cains évoquèrent les souvenirs de 1792 et se montrèrent chauds partisans d'une guerre, qui nous permettrait de déchirer les traités de 18 15 et de prendre la rive gauche du Rhin; on peut dire qu'ils étaient les interprètes d'une très grande partie de l'opinion française. La Révolution de 1830, qui avait arboré pour la première fois depuis quinze ans le drapeau tricolore , semblait aussi nationale que libérale, une sorte de revanche contre les Alliés. Tout fut calmé par la politique pacifique de Casimir Périer.

En 1 840 , lors des difficultés relatives à l'Egypte , il y eut une explosion toute pareille. On se mit à chanter la Marseillaise et à parler de la rive gauche du Rhin. La brochure d'Edgar Quinet, jS/5 et 18^0, est très significative à cet égard. Les Allemands ripostèrent en évoquant les souvenirs de 18 13; ce fut alors que Becker composa son chant fameux : «Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand.» Musset répondit, en 1841, par son «Rhin alle- mand».

Il est à noter que cette préoccupation des libéraux et des ré- publicains français relative à la frontière du Rhin avait été celle de Charles X. En 1830, il avait traité secrètement à ce sujet avec le tsar de Russie; la France devait s'emparer de la rive gauche du Rhin et appuyait la Russie du côté des provinces danubiennes.

Page 83. // comparait le style de M. Marrast à celui de Voltaire. Marrast (i 801-1852) était un ancien maître d'études du lycée Louis -le -Grand et de l'École normale. Au début du règne de Louis -Philippe il dirigeait le journal républicain, la Tribune, ce qui lui valut de nombreuses condamnations. Après l'insurrec- tion d'avril, Marrast fut emprisonné, mais réussit a s'évader avec plusieurs de ses codétenus. II vécut à l'étranger jusqu'à l'am- nistie. Rentré en France, il devint à la mort de Carrel le prin-

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INDEX. 64^

cipal rédacteur du National, et ses luttes de presse contre le gouvernement de Louis -Philippe ne furent pas sans un certain éclat. II fut secrétaire du Gouvernement provisoire de 1848, puis président de l'Assemblée constituante. II ne fut pas réélu à I As- semblée législative et mourut dans la misère en 18^2. Marrast avait fait paraître en 1846 un certain nombre de ses articles du National et de la Tribune sous le titre de Galerie des pritcbardistes.

Page 125. Le Citoyen . . . accusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie. A la suite de la victorieuse expédition de 1844. contre les Marocains, la France n^ réclama même pas les frais de la guerre, qui s'élevaient à 20 millions de francs. L'opposition reprocna vivement au Gouvernement de gaspiller l'argent du pays. Guizot répondit par l'organe d'un des prmcipaux journaux ministériels (le Journal des Débats) : «La France est assez riche pour payer sa gloire. »

Page 151. Le Siècle. Le Siècle fut fondé , en 1836, par Armand Dutacq, sous le patronage des principaux députés de l'opposi- tion constitutionnelle, Jacques Laffite, Dupont de l'Eure, Sa- verte, Odilon Barrot, Chapuis-Montlaville. Le Siècle était l'organe de la gauche dynastique.

Page 151. Le Cbarivari. Le Charivari fut fondé le i" dé- cembre 1832 par Charles Philipon. II combattit avec beaucoup de verve la Monarchie de Juillet. Ses principaux collaborateurs étaient Louis Desnoyers, Altaroche, Albert Clerc, Louis Huart, Taxile Delord, Clément Caraguel, Laurent Jan.

Page 161. De simples avocats commandaient à des généraux, des va- nu -pieds battaient les rois... Les œuvres de Thiers, Mignet, Michelet, Louis Blanc, et surtout l'Histoire des Girondins, de La- martine, avaient inspiré aux jeunes générations le culte de la Révolution. Le public lisait avec une véritable passion tout ce qui se rapportait à cette époque. II n'est pas exagéré de dire que le succès de ces œuvres a été un facteur important de la Révo- lution de 184.8.

Page 1 84. La rue Rumford et non Rumfort allait de la rue Lavoisier à la rue de la Pépinière, aux n°* 37 et 37 bis. Elle fut ouverte en 1838, autorisée et dénoncée en 1840 (Félix LAZARE, Dictionnaire administratif des rues de Paris, 1844). Cette rue disparut dans la percée du boulevard Malesherbes.

Page 195. La Revue Indépendante. La Revue Indépendante parut du i" novembre 1841 au 24 février 1848. Ses principaux colla- borateurs étaient Pierre Leroux , George Sand et Louis Viardot.

650 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Le but de cette revue était de traiter, au point de vue démocra- tique, toutes les questions à l'ordre du jour.

Page 195. Fourier. Fourier (1772-1837) basait ses doctrines sur la loi de l'attraction. Chaque homme doit chercher à satisfaire ses passions. Le travail, dans la société nouvelle, ne sera plus pénible, car il ne sera plus imposé; il deviendra si attrayant que tous les oisifs d'aujourd'hui s'y livreront avec plaisir. Si les pas- sions sans frein ont été funestes jusqu'à présent, il n'en sera pas de même lorsqu'elles auront trouvé le milieu convenable, c'est- à-dire l'association organisée suivant «l'ordre combiné». Une association de dix -huit cents membres constitue un phalanstère, le phalanstère se subdivise en phalanges , la phalange en séries , la série en groupes , le groupe se compose de sept ou neuf indi- vidus.

Fourier était hostile aux saint-simoniens qu'il appelait des «his- trions sacerdotaux».

Après la mort de Fourier, son école fut dirigée par Victor Considérant, et joua un rôle important jusqu'à la Révolution de 1848.

Page 195. Saint-Simon. Saint-Simon était mort en 1825. Son école fut florissante surtout aux environs de 1830. Les princi- paux adeptes furent Augustin Thierry, Auguste Comte, Olinde Rodrigues, Bailly de Blois, Léon Halévy, Duvergier, Bazard, Enfantin, Cerclet, Bûchez, CarnQt, Michel Chevalier, Pierre Leroux, Jean Regnaud, E. Péreire, Félicien David, Guéroult, Charton, etc. Les saint-simoniens se dispersèrent en 1832 (voir à ce sujet la note consacrée au père Enfantin ). Le saint-simonisme eut une influence énorme sur les écoles socialistes qui suivirent.

Page 195. Comte. Auguste Comte (1795-18 57) avait publié le Système de politique positive (1828) et le (Oours de philosophie po- sitive (1839 -1842). «

Page 195. Cahet. Cabet (1788-1856) avait été avocat à Di- jon, puis à Paris. Après la Révolution de 1830 il fut nommé pro- cureur général en Corse, mais révoqué l'année suivante pour outrages au gouvernement de Louis -Philippe. Les électeurs de Dijon l'envoyèrent à la Chambre des députés (1831). Il fit pa- raître une Histoire de la Révolution de i8^o , et fonda un journal : le Populaire.

En 1834, il fut condamné à deux ans de prison pour- offense au roi et se réfugia en Angleterre. II posa les principes d'une société communiste dans ses Douze lettres d'un communiste à un réformiste et dans son Voyage en Icarie (1842).

En 1847, Cabet acheta des terrains considérables dans le

INDEX. 651

Texas et réunit 150 Icariens. Une première expédition d'émi- grants (2 février 184,8) échoua complètement. Cabet revint en France, mais retourna en Amérique a la fin de l'année 1848. II trouva la communauté divisée en deux camps. Après avoir rallié la majorité, il l'établit à Nauvoo.

Page 195. Louis Blanc. Louis Blanc (18 12-1882) était devenu célèbre en 1840 par la publication de son livre l'Organisation du travail. «Les idées essentielles en étaient que tout homme a droit au travail et que la société a le devoir de procurer du travail à tous. L'Etat, représentant la société, doit être «le banquier des pauvres». Il fournira donc aux ouvriers l'argent nécessaire à la Fondation, pour chaque industrie, d'ateliers sociaux, les travail- leurs se dirigeraient eux-mêmes et toucheraient, en dehors de leur salaire, un quart des bénéfices nets. Les idées de Louis Blanc eurent un grand succès parmi les ouvriers. Il les développa, aidé par Ledru-Rollin, dans la Réforme, qui devint ainsi le prin- cipal organe des socialistes et le lien entre eux et les républicains radicaux, partisans du suffrage universel.» (Albert Malet, His- toire contemporaine, p. 355.)

Page 106. Les meurtres de Buzançais et la crise des subsistances. L'hiver 1046- 1847 fut marqué par la disette. Le département de l'Indre fut un des plus éprouves. Dans une commune de ce dé- partement, à Buzançais, les affamés se réunirent en bandes et repoussèrent les gendarmes envoyés pour les disperser. Ils incen- dièrent les fermes, pillèrent les boulangeries et proférèrent des menaces contre les gros propriétaires, qu'ils accusaient d'être les auteurs de la famine. Le 13 janvier 1847 ils égorgèrent un pro- priétaire de Buzançais, nommé Chambert-Huard. Quelques jours après c'était le tour d'un propriétaire de Bélabre, nommé Robm- 1 ailland. Le Gouvernement décida de se montrer impitoyable. Trente des émeutiers furent traduits devant la cour d'assises de l'Indre. Cinq furent condamnés à mort, quatre aux travaux forcés à perpétuité , dix-huit aux travaux forcés à temps. Les condamnés à mort furent exécutés le 11 avril 1847, sur la place de Bu- zançais.

Page 198. Les pbalanstériens. Phalanstériens ou fouriéristes.

Page 198. Les mariages espagnols. Louis-Philippe désirait re- prendre la politique traditionnelle de la France en Espagne. II en avait été empêché jusque-là par la crainte de mécontenter l'Angleterre. Dans l'afiaire des mariages espagnols, il agit au contraire avec une grande énergie contre les prétentions anglaises. La reine -mère d'Espagne, Marie -Christine, se proposait de ma- rier ses deux filles, l'une, la reine Isabelle, à son cousin

(5 5 2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

don François d'Assises, et l'autre, Louisa-Fernanda, au duc de Montpensier, fils de Louis-Philippe. L'Angleterre souhaitait vivement voir la reine Isabelle accorder sa main au prince Léopold de Saxe-Cobourg, cousin de la reine Victoria. Lord Palmerston, chef du Cabinet anglais, mit tout en œuvre pour aboutir à ce résultat. II fut victorieusement battu en brèche, grâce au tact de l'ambassadeur de France à Madrid, M. Bresson, et, il faut bien le reconnaître, grâce à la fermeté de Louis-Philippe. Le 2^ sep- tembre 1846, Palmerston s'adressait directement a Guizot et lui envoyait une protestation formelle en invoquant le traité d'Utrecht. Le 10 octobre suivant était célébré, à Madrid, le double mariage d'Isabelle avec don François d'Assises, et de Louisa-Fernanda avec le duc de Montpensier.

Page 198. Les dilapidations de Rocbefort. Allusion à un scandale de l'époque. Un contrôleur, nommé Sanson, dénonça des mal- versations qui auraient été commises dans les ateliers et les maga- sins de Rocnefort. Le ministre de la marine et le préfet maritime ne donnèrent aucune suite à la plainte de Sanson. Ce dernier s'adressa alors aux tribunaux. Il fit traduire en justice trente -six employés et en fit condamner cinq (13 janvier 1847). Le chef des subsistances de Rochefort s'était suicidé pour échapper aux pour- suites. L'opposition reprocha au Gouvernement sa mollesse dans cette affaire.

Page iq8. Le nouveau chapitre de Saint-Denis. Un projet de ré- organisation du chapitre de Saint -Denis avait été adopté par la Chambre des pairs au début de 1847. En 184,8 il n avait pas encore été présenté à la Chambre des députés.

Page 200. Barbes. Armand Barbes (1809- 1870). Proudhonle surnomma le Bayard de la démocratie. à la Guadeloupe, i[ fit ses études à Sorrèze, dans le même collège que Berryer. Etu- diant en droit à Paris, il devint un ardent républicain. Affilié à la Société des Droits de l'Homme, il fut emprisonné après l'insurrec- tion d'avril 1834, puis après l'attentat de Fieschi (1835 )• Qvielques mois après il était condamné à un an d'emprisonnement pour fabrication clandestine de poudre. Le 12 mai 1829, Barbes joua un rôle prépondérant dans l'émeute de la Société des Saisons. Con- damné à mort, puis gracié, il resta en prison jusqu'à la Révolu- tion de février.

Page 200. Moi, ce que je reproche à Louis - Philippe , c'est d'aban- donner les Polonais. Une grande partie de l'opinion française reprochait à Louis-Philippe de n'être pas intervenu en faveur des Polonais en 1830.

A la nouvelle de la prise de Varsovie, une véritable émeute

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avait eu lieu à Paris. Est- il besoin de rappeler les fameuses pa- roles du ministre Sébastiani , auxquelles les événements donnaient une ironie sinistre : «L'ordre règne à Varsovie»?

Pendant toute la durée de la Monarchie de Juillet, la Chambre des députés fit souvent entendre des protestations en faveur de la nationalité polonaise.

Page 201. On avait calomnié les papes , qui, après tout, défendaient le peuple; et il appelait la Ligue «l'aurore de la démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l'individualisme des protestants » . 11 est impossible de ne pas voir dans ces paroles une réminiscence de la doctrine de Bûchez, qui essayait alors de réunir le catholicisme et la Révolution.

«II est vrai que la justification appliquée par lui (Bûchez) à 1 Terreur s'étend à l'Inquisition, que la baint-Barthélemy est loué par les mêmes raisons que les massacres de septembre, et que la faction des Seize , sous la Ligue , est exaltée au même titre que le Comité de salut public. Dans ces divers événements, l'auteur voit l'application d'un principe qu'il affirme être commun au ca- tholicisme et à la Révolution, la «souveraineté du peuple». C'est même par que le catholicisme se distingue, à ses yeux, du protestantisme, fondé sur l'individualisme, sur la «souveraineté du moi.» (Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. VI, p. 88.)

Page 201. Lola Montes. Lola Montes était la célèbre favorite du roi de Bavière.

Page 227. Quand on voit M. de Genoude donner la main au Siècle! M. de Genoude, directeur du grand journal légitimiste la Gazette de France, préconisa, dès le lendemain de la Révolution de Juillet, l'alliance des légitimistes et des républicains. De 1830 à 1848, il réclama le suffrage universel. Son programme était d'appuyer la monarchie traditionnelle sur la souveraineté popu- laire.

Page 228. Un catholique. «Tout le monde parlait alors du «mouvement religieux», de la «réaction chrétienne». On en dis- cutait l'origine et la portée ; nul n'en contestait la réalité. Aussi bien, pour s'en convaincre, suffisait-il de voir la foule inaccou- tumée qui, depuis quelques années, se pressait au pied des autels ... Le Comfifu f lonn^t constatait, d'un ton boudeur et inquiet, ce phénomène auquel il ne comprenait rien. «Qu'est-ce que cela «veut dire? lui répondait en raillant le Journal des DeTjats.Le sen- «timent religieux n'est donc pas détruit? Le catholicisme n'est «donc pas mort? L'esprit de Voltaire n'est donc plus l'esprit do-

6^4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

«minant? ...» (Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. II, p. 354 et 355.)

Page 255. Le -père, Enfantin. Enfantin (1706-1864) était un ancien éfeve de l'Ecole polytechnique. II était directeur de la Caisse hypothécaire, lorsqu'il rencontra Saint-Simon et s'attacha à ses doctrines (1825). Il fonda, avec Olinde Rodrigues, le Pro- ducteur. Après 1830, l'école saint -simonienne prit un grand dé- veloppement sous la direction d'Enfantin et de Bazard, mais les idées d'Enfantin sur l'amour et le mariage amenèrent un schisme qui fut nuisible à la propagande saint- simonienne. En 1832, Enfantin et ses disciples furent traduits en cour d'assises sous l'inculpation d'attentat à la morale et d'association illégale. Après deux jours d'audience (27 et 28 août 1832) ils furent déclarés coupables. Enfantin fut condamné à un an de prison et 100, francs d'amende. A sa sortie de prison, il passa deux ans en Egypte. Revenu en France, il fut successivement maître de poste, membre de la Commission scientifique de l'Algérie, directeur, puis admi- nistrateur du chemin de fer de Lyon.

Page 25 «. Pierre Leroux. Pierre Leroux (i 797-1 831) fut d'abord saint- simonien; puis, s'étant brouillé avec le père En- fantin, exposa ses doctrines personnelles. L'homme, d'après lui, est sensation, sentiment, connaissance. A cette division corres- pond la division de la société, qui se compose des savants ou nommes de la connaissance, des artistes ou hommes du senti- ment, et des industriels ou hommes de la sensation. De la triade qui, selon Pierre Leroux, est le premier élément social. Une réunion de triades forme un atelier, une , réunion d'ateliers une commune , une réunion de communes un Etat.

Page 292. Le célèbre Algérien Bou-Maza. Bou-Maza avait été un des plus redoutables adversaires de l'armée française en Algérie. Fait prisonnier par Saint- Arnaud en 1847, il fut traité avec beaucoup d'égards par le gouvernement de Louis-Philippe. On lui assigna Paris comme résidence avec une pension de 15,000 francs. Somptueusement installé avenue des Champs- Elysées, il fit bientôt figure de «personnalité bien parisienne».

Page 302. Edgar Quinet. Edgar Quinet (1803- 1875) avait été, en 1839, professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Lyon. En 1840, il avait fait une incursion dans la politique par sa brochure 181 ^ et 18^0 , qui eut un grand retentis- sement. En 1842, Quinet obtenait au Collège de France la chaire des langues et littératures de l'Europe méridionale. On discutait alors la question de la liberté de l'enseignement. Quinet publia en 1843, avec Michelet, un livre sur les Jésuites. Dans ses cours

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il attaquait violemment non seulement les jésuites, mais le ca- tholicisme. Bientôt le Collège de France devmt le théâtre de ma- nifestations. En 184.6 le Gouvernement retira à Quinet sa chaire de professeur.

Page 302. Michiewicz. Adam Mickiewicz (i 798-1 855) occu- pait la chaire des langues et littératures slaves au Collège de France. Grand écrivain, il joua aussi un grand rôle comme pa- triote polonais. Il lut en relations avec Goethe, Montalembert, Lamennais, Cousin, Quinet, Michelet. Ses principaux ouvrages sont : Grazyna, Dziady, Conrad Wallenrod, le Livre des pèlerins polonais, etc. Ses cours au Collège de France provoquèrent une véritable émotion. Le gouvernement de Louis -Philippe les sus- pendit. En 1848, Mickiewicz fonda un journal : la Tribune des peuples. Au moment de la guerre de Crimée, il espéra un contre- coup favorable à la Pologne et alla dans ce but en Turquie. II mourut à Constantinople le 26 novembre 1855. II fut enterré d'abord en France , au cimetière polonais de Montmorency, puis à Cracovie, dans le caveau des rois de Pologne.

Page 311. Les affaires Brouillard et Bénier. Drouillard était un banquier parisien qui fut condamné le 17 février 1847, par la cour d'assises de Maine-et-Loire, sous l'inculpation d'avoir em- ployé une somme de 150,000 francs pour acheter des voix d'élec- teurs.

Bénier était directeur de la Manutention générale des vivres. II avait été accusé de malversations par un chef de bureau nommé Tessier, mais l'affaire avait été étouffée, A la mort de Bénier (31 mai 1845) on découvrit dans sa caisse un déficit de 300,000 francs. Lanjuinais interpella le Gouvernement à ce sujet (5 juin 1846), et la Chambre des députés ordonna une enquête. Deux intendants militaires furent mis à la retraite.

Page 311. Godefroy Cavaignac. Godefroy Cavaignac (1801- 1845) ^^^'^ ^^ ^'^ ^^ conventionnel et le frère du général. Il prit part à la Révolution de 1830, fut un des fondateurs de la société des Amis du peuple et de celle des Droits de l'Homme. Il fut plu- sieurs fois poursuivi et acquitté. Le 6 avril 1831, devant la cour d'assises de la Seine, Godefroy Cavaignac avait fait entendre la

Eremière piofession de foi républicaine depuis l'avènement de ouis- Philippe. «Nous ne conspirons pas, dit- il, nous nous te- nons prêts.» Il fut acquitté.

Condamné à la suite des journées d'avril 1834, ^^ s'évada de Sainte-Pélagie et vécut à l'étranger jusqu'à l'amnistie. Il fut l'un des principaux rédacteurs de la Réforme.

Godefroy Cavaignac est une des plus nobles figures du parti républicain.

6j6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Son désintéressement et son courage commandaient la sympa- thie et même l'admiration. Chez lui, le culte de la République se confondait de façon touchante avec le culte de son père, le conventionnel. Louis Blanc raconte que Godefroy Cavaignac lui disait une fois, parlant d'un chapitre de V Histoire de dix ans : «Sais-tu ce qui, dans ce chapitre, m'a particulièrement touché? C'est la note qui apprend au lecteur que le Cavaignac d'Afrique est mon frère. Mais pourquoi n'as-tu pas ajouté qu'il est le fils de cet autre Cavaignac?»

« II regarda le ciel, dit Louis Blanc , et ne put continuer, tant il était ému.»

Page 315. Les Mystères de Paris. Les Mystères de Paris, d'Eu- gène Sue, parus en feuilleton dans le Journal des Débats en 184,2 et 1843, eurent un immense succès.

«L'auteur ne crut pas devoir se gêner avec ceux qui se mon- traient d'accueil si facile. Au contraire, on eût dit qu'il prenait un plaisir de gamin à voir jusqu'où il pourrait mener les hon- nêtes abonnés de la feuille ministérielle. Il se mit à les promener par les ruelles infâmes, les arrêta dans les bouges, les assit aux tapis francs, en société de prostituées et de forçats, leur parla argot, ne leur procurant d'autre diversion à ces vilaines odeurs que l'acre parfum des scènes lubriques . . .

«En somme, dans le monde même qui eût leur être le plus sévère , le succès des Mystères de Paris fut immense.

«L'exemple, d'ailleurs, était donné de haut. Un matin, M. Du- châtel entrait précipitamment dans le cabinet de ses attachés, avec un air qui semblait annoncer un gros événement politique : «Eh bien, dit -il, vous savez! La Louve est morte!» La Louve était une des héroïnes des Mystères de Paris, Un autre ministre, le maréchal Soult, se mettait en colère quand le feuilleton man- quait; Eugène Sue, ayant été mis en prison pour négligence obstinée dans son service de garde national, menaçait de ne pas donner de «copie» tant qu'il serait sous les verrous; le maréchal se hâta de lui faire ouvrir les portes.» (Thureau-Dangin, His- toire de la Monarchie de Juillet, t. VI, p. 74, 75 et 76.)

Page 332. Tbiers. Thiers avait fait paraître son Histoire de la Révolution française de 1823 à 1827. La pubhcation de V Histoire du Consulat et de l'Empire commença en iS^^.

Page 332. Dulaure. Dulaure (1755-1835). L'ouvrage, dont il est question ici, est sans doute Esquisses historiques de la Révo- lution.

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Page 332. Barante. De Barante (1782- 1866). II est sans doute question ici de son Histoire des ducs de Bourgrogme (12 vol., .824-1^26). SS l '

Page 332. Les Girondins. L'Histoire des Girondins, de Lamar- tine, parut du 20 mars au 12 juin 1847. Elle eut un succès pro- digieux.

Page 3^2. Société des Familles. «Quelques républicains socia- listes avaient organisé une société secrète qu'ils nommèrent d'abord Société des Familles, mais qui porta ensuite le titre de So- ciété des Saisons , à partir de 1837. Leur doctrine était la suivante : «Le peuple et les travailleurs utiles, produisant tout, ont droit « exclusit à tout. L'établissement de la République est moins un «but qu'un moyen de faire passer les biens des possesseurs qui « ne travaillent pas , aux travailleurs qui ne possèdent rien.» Cette société secrète, organisée d'une manière particulière, se compo- sait d'un comité suprême, dont chaque membre, ayant la qualité d'agent révolutionnaire, dirigeait quatre groupes ou saisons, pla- cées sous les ordres d'un cher nommé printemps. Une saison com- f)renait trois mois, commandés chacun par un chef, qui recevait e titre de juillet. Dans un mois il y avait quatre semaines; enfin chaque semaine était formée de sept membres, dont un chef; c'est-à-dire que le mois comptait 28 hommes, la saison 84 et le bataillon de chaque agent révolutionnaire 336 hommes. Les asso- ciés étaient étrangers les uns aux autres et les différents chefs n'avaient de rapports qu'avec leurs supérieurs immédiats. Chacun, en entrant dans la société, jurait de répondre au premier appel qui lui serait fait.

«Le comité suprême comprenait des hommes d'une grande énergie, tels que l'ouvrier typographe Martin Bernard, le jeune et riche créole Armand Barbes , et le conspirateur de profession Auguste Blanqui.» (Jules Trousset, Histoire d'un siècle, t. VIII, p. 215 et 216.)

Page 332. Affaire de mai i8^ç. L'émeute du 12 mai 1839 fut organisée par la Société des Saisons.

«Les affiliés, au nombre d'environ 600, furent convoqués pour le 12 mai 1839. lis se réunirent par une belle journée de prin- temps, vers une heure, dans la rue Bourg -l'Abbé, fixée pour ilieu de rendez-vous. La plupart d'entre eux ignoraient ce que fl'on allait faire et ne savaient même pas le nom de leurs chefs. Tout à coup Blanqui, Barbes et Martin Bernard se firent con- naître et crièrent : «Aux armes!» Il y eut d'abord de l'hésitation; nul n'avait d'armes; s'en procurer? Sur un ordre de Martin Bernard, les plus résolus se jetèrent dans l'importante fabrique de l'armurier Lepage, et en quelques minutes, ceux qui vou-

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6j^ L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

lurent participer à cette folle entreprise furent pourvus de fusils, de pistolets et de sabres. Sans perdre un instant, la troupe d'in- surgés se divisa en deux colonnes. L'une, commandée par Martin Bernard et Blanqui, se dirigea vers la Préfecture par la place du Châtelet ; la seconde , énergiquement enlevée par Barbes , marcha vers le Palais de justice par le quai aux Fleurs. Il y avait, à la Conciergerie, un poste de municipaux comprenant une trentaine d'hommes. A la vue des insurgés en armes, le lieutenant Droui- neau, chef du poste, s'avança pour savoir de quoi il s'agissait. «Bas les armes ou la mort! lui cria l'un des assaillants. Plutôt «la mort!» lui répondit le lieutenant. Un coup de feu lui ré- pliqua, et il tomba mortellement blessé. Une décharge générale faite à brûle-pourpoint par les insurgés blessa une dizaine de mu- nicipaux; les autres s'enfuirent en laissant le poste au pouvoir de Barbes.

«La bande continua sa route vers le Palais de justice, mais l'alarme était déjà donnée ; les portes étaient fermées et gardées ; les fenêtres garnies de soldats. Barbes, forcé de rétrograder, se replia sur la place du Châtelet, il rallia l'autre colonne qui s'y était arrêtée sans rien entreprendre.

«Les deux colonnes, réunies en une seule, coururent à l'Hôtel de Ville personne ne se doutait de rien. En peu d'instants , les insurgés s'emparèrent de l'Hôtel de Ville, du poste de la place Saint-Jean et de la mairie du IV* arrondissement, non sans tuer ou blesser quelques-uns des soldats qui essayèrent de résister.

« Quelques barricades furent construites ; mais déjà les troupes arrivaient de tous côtés; deux brigades, commandées par Bu- geaud, occupaient les boulevards, depuis la porte Saint-Denis jusqu'à la Bastille. D'autres soldats, sous les ordres du général Trezel, reprirent l'Hôtel de Ville et s'échelonnèrent le long de la rue Saint-Antoine. Les insurgés, refoulés dans les rues Beau- bourg, Transnonain et Grenétat, s'y défendirent jusqu'à dix heures du soir. Enveloppés de tous côtés, et n'ayant pas réussi à soulever la population indifférente, ils se débandèrent. Barbes, atteint de plusieurs blessures , dont une assez grave à la tête , fut arrêté par les gardes municipaux dans la rue du Grand-Hurleur, chez un marchand de vin, il était entré pour se faire panser.

« Le lendemain matin , les insurgés élevèrent une barricade dans la rue Saint- Denis :, quelques -uns se présentèrent en por- tant un cadavre devant l'Ecole polytechnique, mais les élèves ne bougèrent pas; la barricade fut enlevée, et à midi tout était ter- mine. Martin Bernard tomba, peu de temps après, entre les mains de la police. Quant à Blanqui, il échappa pendant six mois à toutes les recherchés . . .

«Elle (la Chambre des pairs) s'érigea ensuite en cour de jus- tice pour juger les prisonniers faits pendant et après l'insurrection

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du 12 mai. Les débats commencèrent le 27 juin et se terminèrent le 12 juillet. Barbes, accusé d'avoir assassiné le lieutenant Drour- neau, avec préméditation et guet-apens, repoussa énergiquement la responsabilité de ce meurtre. II n'en fut pas moins condamné à la peine de mort ; Martin Bernard à la déportation ; Mialon aux travaux forcés à perpétuité pour avoir tué un brigadier de la garde municipale; Delsade et Auster à quinze années de déten- tion; les autres, sauf quatre qui furent acquittés, à des peines variant de six années de détention à deux ans de prison.

«La condamnation de Barbés parut excessive, parce que l'ac- cusation n'avait pu prouver qu'il fut le véritable assassin de l'ofiPi- cier Drouineau. Le jour même fut prononcé le verdict, les écoles s'agitèrent et firent une manifestation en faveur d'une commutation de peine. Victor Hugo en appela à la clémence royale dans cette strophe éloquente il fit une touchante allu- sion à la mort récente de la princesse Marie , décédée en janvier 1839, et à la naissance du comte de Paris :

Par votre ange envolée ainsi qu'une colombe, Par ce royal enfant, doux et frêle roseau! Grâce, encore une fois! Grâce au nom de la tombe! Grâce au nom du berceau !

«M°* Cari, sœur de Barbes, vint se jeter aux pieds de Louis- Philippe, qui lui promit une conamutation. Ce fut en vain que les ministres voulurent le faire revenir sur sa parole : «J'ai promis «à la sœur, dit-il, le frère ne peut mourir»; et, plus humain que ses conseillers, il usa de son droit de grâce en commuant la peine de Barbes en celle de la prison perpétuelle.» (Jules Trousset, Histoire d'un siècle, t. VIII, p. 216, 217, 218, 219 et 220.)

Page 352. Alihaud, Alibaud (18 10-1836) tira un coup de fusil sur Louis -Philippe au Pont-Royal, le 25 juin 1836. Il fut condamné à mort par la Chambre des pairs le 3 juillet, et exé- cuté le 1 1 .

Page 333. Rue Transnonain. Le 13 avril 1834, à la nouvelle du soulèvement de Lyon, les républicains avaient organisé une émeute à Paris. Elle fut promptement réprimée, dès le matin du 14, par le général Bugeaud. «Un terrible massacre marqua la fin du soulèvement. Un officier, qu'on transportait blessé, ayant été atteint de nouveau d'un coup de feu tiré des fenêtres du numéro 12, rue Transnonain, ses soldats se ruèrent dans la maison et tuèrent tous les habitants, les femmes même et les enfants.» (Albert Malet, Histoire contemporaine , p. 334.)

Le sanglant souvenir de la rue Transnonam fut évoqué sou- vent par l'opposition républicaine sous le règne de Louis -Phi- lippe.

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66o L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Page 538. M. Benoist. II s'agit sans doute de Benoist d'Azy, député légitimiste sous la Monarchie de Juillet, qui fut vice-pré- sident de l'Assemblée législative.

Page 339. Le paupérisme. «... Le premier résultat de ce dé- veloppement industriel, dont notre siècle s'enorgueillissait, sem- blait être l'apparition d'un mal nouveau, d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le paupérisme industriel : misère matérielle et morale, parfois plus hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins prospères, et sur- tout rendue plus insupportable par le voisinage et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à créer.» (Thureau- Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. VI, p. 148.)

Page 343. Ancien carbonaro. Parmi les défenseurs de «l'ordre» sous la Monarchie de Juillet se trouvaient beaucoup d'anciens carbonari, qui avaient conspiré jadis sous la Restauration dans les Ventes de la Cbarbonnerie. Au début du règne, dans un procès politique, un des accusés déclara qu'il avait autrefois juré haine a la royauté sur le même poignard que l'ancien carbonaro Barthe, devenu conservateur et garde des sceaux de Louis -Philippe.

Page 543. La pourriture de ces vieux l'exaspérait. Guizot écrivait plus tard, en parlant de son parti ; «Trop étroit de base, trop petit de taille, trop froid ou trop faible de cœur; voulant sin- cèrement l'ordre dans la liberté, et n'acceptant ni les principes de l'ordre, ni les conséquences de la liberté; plein de petites ja- lousies et de craintes ; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, les repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos.»

Le fils de Louis -Philippe, le duc d'Orléans, parlait avec mé- pris de ces bourgeois, «qui ne voyaient dans la France qu'une ferme ou une maison de commerce».

Page 376. Les fables de Lacbambeaudie. Lachambeaudie (I8o6- l872) avait publié à Roanne les Échos de la Loire, petite revue poétique, à laquelle collabora M. de Persigny. II vmt à Paris, Tut samt-simonicn, et, grâce à l'appui d'Enmntin, publia en 1839 ses Fables populaires, qui eurent un grand succès et furent cou- ronnées par l'Académie. En 1 848 , Lachambeaudie fit partie du club de Blanqui. Arrêté après les journées de juin, il fut relâché à la suite de l'intervention de Béranger. II fut encore arrêté au coup d'Etat de décembre, mais son ancien collaborateur Per- signy le sauva de la déportation à Cayenne.

Page 376. Le Napoléon de Norvins. De Norvins (1769 -1854)

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fit paraître en 1827 une Histoire de Napoléon en 4 volumes in-S", qui fut souvent réimprimée et eut un grand succès.

Page 377. Le suffrage universel. Un certain nombre de répu- blicains , notamment Ledru - RoIIin , réclamaient le suffrage uni- versel. On les appelait les radicaux.

Page 277. Les banquets réformistes se multipliaient dans les provinces . De juillet à décembre 1847, l'opposition organisa des ban- quets dans toute la France en faveur de la réforme électorale.

Duvergier de Hauranne avait proposé à la Chambre des dé- putés d'abaisser à 100 francs le cens électoral. M. de Rémusat demandait d'exclure les fonctionnaires de la députation. Ces deux propositions furent repoussées. L'opposition avait d'autant moins de chances d'aboutir, que les élections de 1846 avaient renforcé la majorité conservatrice; elle décida alors d'agiter le pays par la campagne des « banquets réformistes ». Le 9 juillet 1847 eut lieu à raris le banquet du Château -Rouge. Il fut suivi de nombreux banquets en province.

A Mâcon, Lamartine termina son discours par ces paroles menaçantes : «Elle tombera, cette royauté, soyez -en sûrs; elle tombera, non dans le sang, comme celle de 89, mais elle tom- bera dans son piège! Et après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, vous aurez la révo- lution de la conscience publique et la révolution du mépris.»

A Châlons, un toast fut porté à la Convention.

D'autres banquets eurent lieu à Colmar, Pontoisc, Reims, Strasbourg, Dijon, etc.

Page 377. Le Piémont. .. Au début de l'année 1848, le Pié- mont était très agité, comme toute l'Italie. Le 30 octobre 1847, le roi Charles-Aloert, cédant à la pression de son peuple, avait congédié son ministre réactionnaire et annoncé plusieurs ré- formes libérales : élection des administrateurs locaux, égalité des classes dans les conseils des villes , abolition des tribunaux d'excep- tion, etc.

Page 377. . . . Naples ... Le roi Ferdinand II de Naples avait été oblige d'accorder, le 24 janvier 1848, une constitution cal- quée sur la charte française de 1 8îo. Le fait était d'autant plus significatif que le roi Ferdinand II était de tous les princes ita- lien le plus hostile aux idées libérales. Son attitude jusqu'à ce jour lui avait même valu les félicitations du tsar Nicolas, boa juge en matière d'absolutisme.

Page 377. ...La Toscane. . . M.Thureau-Dangin caractérise ainsi Ta situation de la Toscane au début de 1848 :

662 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

«Point de gouvernement, une presse sans frein, une garde civique en grande partie aux mains des radicaux, les manifesta- tions de la rue à l'état pemianent et dégénérant souvent en émeute, partout le cri de guerre contre l'Autriche.

«Le grand- duc de Toscane est à la dérive, sans savoir il «jettera l'ancre», écrit M. de Barante.» (Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. VII, p. 278.)

Page 377. Nous avions sacrifie' la Hollande pour obtenir de l'Angle- terre la reconnaissance de Louis - Philippe .. . En réalité, l'Angle- terre ne fit aucune difficulté pour reconnaître Louis-Philippe.

«... Si le renversement de Charles X blessait les tories dans leurs principes, il flattait les ressentiments cju'avait éveillés chez eux la politique extérieure de la Restauration. L'Angleterre ne s'était-eile pas sentie naguère menacée d'isolement par rappro- chement de la France avec les puissances continentales? N'avait- elie pas été surtout indisposée et effrayée par les projets d'alliance franco-russe? Tout récemment, l'expédition d'Alger ne venait- elle pas de raviver de vieilles jalousies britanniques que déjà, Plusieurs années auparavant, la guerre d'Espagne avait irritées? es hommes d'Etat d'outre- Manche en voulaient même particu- lièrement à M. de Polignac, sur lequel, pendant son ambassade à Londres , ils s'étaient imaginés avoir mis la main. La Révolution , si déplaisante qu'elle leur parût à d'autres égards, leur offrait donc cette compensation qu'elle frappait un gouvernement dont ils croyaient avoir à se plaindre, et qu'elle empêchait la France de reprendre, au moins avant longtemps, la politique qui les avait inquiétés.» (Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. I, p. 61 et 62.)

Page 377. . ., Et cette fameuse alliance anglaise, elle était perdue, grâce aux mariages espagnols. Lapolitique de Guizot dans 1 affaire des mariages espagnols fut très énergique. Il était imbu de cette idée que la France ne pouvait perdre la clientèle de l'Espagne en la laissant passer sous l'influence de l'Angleterre. L'entente cor- diale était compromise, mais nous n'étions plus dans la même situation qu'au début du règne de Louis -Philippe; nous entre- tenions de bonnes relations avec toutes les puissances euro- EEennes, il était donc inutile de tout sacrifiera l'alliance anglaise, ord Palmerston essaya d'entraîner les cabinets d'Europe contre la France il échoua piteusement.

Page 377. . . . En Suisse, M, Guizot, à la remorque de l'Autrichien, soutenait les traités de 181^. Depuis 1830, il y avait une sourde agitation en Suisse. Le parti radical tendait à centraliser. En 1845 , les sept cantons catholiques de Fribourg, Lucerne, Schwitz, Un- terwaiden, Uri, Valais et Zug formèrent une ligue, le Sonder-

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bund, et refusèrent de faire exécuter le décret de la diète fédérale expulsant les ordres religieux. Les cantons protestants se liguèrent de leur côté. Les catholiques, vaincus à Fribourg et à Lucerne (1847), furent contraints de dissoudre le Sonderbund et d'exécuter les décrets d'expulsion.

L'Autriche et la France entreprirent une intervention diplo- matique en faveur des catholiques, pour garantir la liberté can- tonale accordée à chaque canton par les traités de 1815. M. de Metternich était même partisan dune action militaire, mais ce projet fut peu goûté par Guizot. L'Angleterre prit en main la cause des radicaux, ce qui empêcha toute intervention franco- autrichienne. La question était toujours pendante en 184.8.

Page 377. ...La Prusse avec son Zollverein nous préparait des em- barras ... Le zollverein était en effet très favorable à la Prusse. II date de 1833. En 1847 se passait un événement plus important : le roi de Prusse donnait une constitution à ses Etats. Guizot semble avoir été très clairvoyant en cette circonstance, si l'on en juge par cette lettre à l'ambassadeur de France à Vienne ^25 février 1847) : ((Un fait considérable vient de s'accomplir en Allemagne. Le roi de Prusse a donné une constitution à ses Etats; ce que lord Palmerston voit surtout, c'est un triomphe de l'esprit libéral. . .

«Nous sommes frappés du grand parti que la Prusse ambitieuse pourrait désormais tirer, en Allemagne, des deux idées qu'elle tend évidemment à s'approprier : l'unité germanique et l esprit libéral. Elle pourrait, a, l'aide de ces deux leviers, saper peu à

f)eu l'indépendance des Etats allemands secondaires, et les attirer, es entraîner, les enchaîner à sa suite, de manière à altérer pro- fondément l'ordre germanique actuel et, par suite, l'ordre e,uro- péen. Or l'indépendance, l'existence tranquille et forte des Etats secondaires de l'Allemagne nous importent infiniment, et nous ne pouvons entrevoir la chance qu'ils soient compromis ou seu- lement affaiblis au profit d'une puissance unique, sans tenir grand compte de cette chance et la faire entrer pour beaucoup dans notre politique.»

Page 377. La question d'Orient restait pendante. La question d'Orient en était alors à la Convention des Détroits (13 juillet 1841), en vertu de laquelle la Turquie avait le droit d'interdire l'entrée des Dardanelles et du Bosphore aux vaisseaux de guerre de toutes les nations. C'était un avantage pour l'Angleterre ..et un échec aux prétentions de la Russie à accaparer la mer Noire.

Page 378. M. Cousin. , Cousin fut en quelque sorte le grand maître de la philosophie d'Etat sous Louis-rhilippe. Les doctrines de l'école éclectique étaient enseignées d'office dans tous les

664 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

lycées et toutes les Facultés de France. Cette question fut agitée au moment des discussions sur la liberté de l'enseignement. Plu- sieurs mandements d'évêques reprochèrent à la philosophie offi- cielle ses tendances rationalistes et panthéistes.

Page 378. Les loups-cerviers de la Bourse. L'agiotage s'était beaucoup développé après les premiers chemins de fer.

« Ce tut comme un débordement de compagnies nouvelles qui se disputaient les concessions, rivalisaient de promesses dans leurs prospectus, recherchaient, pour en décorer leurs conseils, les ducs et les princes , les notabilités politiques et administratives , ou même les généraux et les amiraux. Bouche béante, le public était prêt à mordre à tous les hameçons. Excité par le spectacle de quelques fortunes rapides, chacun croyait voir un trésor et se précipitait pour mettre la main dessus. A quelles étranges sollicitations certains fondateurs de sociétés n'étaient- ils pas en butte ! A peine émises ou même avant de l'être , les actions étaient l'objet d'une spéculation effrénée qui tenait les convoitises en haleine. C'était la préoccupation dominante , universelle. Non seulement à la Bourse, mais à la Chambre, dans les journaux, dans les salons, on ne parlait presque pas d'autre chose. La con- currence que se faisaient ces nombreuses sociétés dans la pour- suite des concessions les poussaient à offrir des conditions extrê- mement onéreuses pour elles . . .

«Parfois, du reste, on s'inquiétait moins du chemin de fer à établir que de la prime à réaliser par la plus-value des actions. Certaines sociétés sans base réelle se fondaient, non pour vivre, mais pour vendre leur mort à des concurrents plus solides. Ce n'était même plus de la spéculation, c'était du pur agiotage, avec les désordres et les scandales qui en sont fa suite, brusques alternatives de hausse et de baisse, engouements et paniques, fortunes faites et défaites en un instant. Le marché public était livré à des coups de main dont les naïfs et les faibles étaient gé- néralement les victimes.» (Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. VI, p. 33 et 34.)

Page 378. La corruption des fonctionnaires. La corruption des fonctionnaires fut une des accusations favorites de l'opposition contre le gouvernement de Louis -Philippe, surtout à la fin du règne. (Voir, à ce sujet, les notes consacrées au procès Teste- Cubières, au scandale de Rochefort, etc.)

Page 379. Le procès Teste-Cuhières. Teste, président de chambre à la Cour de cassation et grand officier de la Légion d'honneur, fut poursuivi sous l'inculpation d'avoir, étant Ministre des travaux publics, en 184.2, reçu 100,000 francs pour accorder une con-

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cession de mine de sel gemme. L'intermédiaire avait été le gé- néral Cubières, pair de France et deux fois ministre, en 1839 et 1840.

Teste fut condamné le 17 juillet 1847, par la Chambre des pairs, à la dégradation civique, à 94,000 francs d'amende et à trois années d'emprisonnement. Le général Cubières et ses com- plices Pellapra et rarmentier furent condamnés à la dégradation civique et chacun à 10,000 francs d'amende.

Page 379. La duchesse de Praslin. La duchesse de Choiseul- Praslin, fiIie du maréchal Sébastiani, fut assassinée dans la nuit du 17 au 18 août 1847. Elle vivait en mauvaise intelligence avec son mari; celui-ci fut convaincu par l'instruction, malgré ses dé- négations, d'avoir été l'auteur du crime. Emprisonné, et sur le f)omt de comparaître devant la Chambre des pairs, il se suicida e 21 août sans avoir avoué. L'opinion se passionna pour cette affaire. II se trouva même des gens pour prétendre que le duc de Choiseul ne s'était pas suicide, mais avait réussi à s'évader et vivait en Angleterre.

Page 380. La Démocratie pacifique. La Démocratie pacifique, «journal des intérêts des gouvernements et des peuples», était un organe fouriériste, qui parut du i" août 1843 au 30 novembre i8_5i sous la direction ae Victor Considérant.

Page 380. Le jongleur de l'Hôtel de Ville. Allusion à une cari- cature qui eut beaucoup de succès sous Louis-Philippe et qui re- présentait le roi en escamoteur : «Tenez, messieurs, disait- il, voici trois muscades : la première s'appelle Juillet, la seconde Ré- volution et la troisième Liberté. Je prends la Révolution qui était à gauche , je la mets à droite ; ce qui était à droite , je le mets à gauche. Je fais un micmac auquel le diable ne comprend goutte, ni moi non plus : je mets tout cela sous le gobelet du juste milieu, et avec un peu de poudre de non-intervention, je dis passe, impasse et contre-passe. . . Tout est passé, messieurs; pas plus de Liberté et de Révolution que dans ma main ... A un autre, messieurs.»

Page 380. L'ami du traître Dumouriez. En 179^, Louis-Phi- lippe, alors duc de Chartres, servait comme général sous les ordres de Dumouriez; il prit la fuite avec ce dernier pour éviter d'être arrêté par les commissaires de la Convention.

Page 380. // trouvait Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce qu'il y avait de plus épicier et bonnet de coton. Ces reproches furent adressés a Louis -Philippe pendant tout son règne et con-

666 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tribuèrent beaucoup à affaiblir le prestige de sa monarchie dans l'opinion du pays.

Page 382. L'aristocratie nouvelle, la bourgeoisie, ne valait pas l'an- cienne, la noblesse. Il soutenait cela; et les démocrates approuvaient, comme s'il avait fait partie de l'une et qu'ib eussent fréquenté l'autre. «On prétendait que le règne de cette classe (la bourgeoisie) aboutissait à rétablir une nouvelle féodalité , la « féodalité fînan- «cière», ou, pour parler comme Proudhon, à remplacer l'aristo- cratie par la «bancocratie». II semblait, du reste, qu'on fût bien- venu, dans ce temps, à mal parler de la bourgeoisie. C'était désormais contre elle que s'exerçait la satire, que s'acharnait la caricature; c'était d'elle que l'on se moquait sous les traits de Prudhomme ou de Paturot. Sa prépondérance avait éveillé la ja- lousie. La noblesse, qu'elle traitait en vaincue, et le peuple, qu'elle traitait en suspect, étaient également empresses a la trouver en faute, et tous deux s'accordaient à lui reprocker un matérialisme dont ils se flattaient de n'être pas atteints au même degré.» (Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. VI, p. 48 et 49.) »

Page 382. M. d'Alton-Sbée. Le comte d'AIton-Shée (1810- 1874] entra à la Chambre des pairs en 1836. Il vota d'abord avec les conservateurs, soutint la politique de Guizot, puis, en 1847, passa subitement à l'opposition. En 1848, il devint répu- blicain très avancé.

Page 393. Le Pape... PieJX avait été proclamé pape le 17 juin 1846. II fît, dans ses États, plusieurs réformes, qui lui valurent une grande popularité. Dans les premiers jours de 1848, le Pape ne pouvait apparaître dans Rome sans être l'objet d'ova- tions enthousiastes. «C'est le dimanche des Rameaux qui précède la passion», dit le clairvoyant pontife. En effet, son refus de se mettre à la tête d'une sorte de croisade italienne contre l'Au- triche (^ février 1 848 ) fut le prélude de la révolution et de la pro- clamation de la republique romaine.

Page 393. L'insurrection de Palerme. En janvier 1848, Palerme insurgée avait repoussé les troupes du roi de Naples, réclamé l'autonomie de la Sicile et la constitution libérale de 18 12.

Page 393. Le banquet du XIl' arrondissement. L'opposition avait organisé, pour le 13 janvier 1848, un banquet réformiste dans le xif arrondissement de Paris (quartier du Panthéon ). Le préfet de police refusa l'autorisation nécessaire. Le 7 février, M. Duvergier de Hauranne porta la question à la tribune de la Chambre des députés. La discussion se prolongea plusieurs jours.

I

INDEX. 667

Le I a février, le Gouvernement ne l'emportait qu'à 43 voix de majorité.

Page 421. L'avocat venait de partir, étant nommé commissaire en province. «Le Gouvernement avait partout remplacé les anciens préfets et les sous -préfets par des commissaires, choisis, autant que possible, parmi les républicains de la veille, c'est-à-dire parmi ceux qui n'avaient pas attendu la proclamation de la Ré- publiaue pour se déclarer ses partisans. Mais le nombre de ces républicams de race et d'instinct était si restreint que force avait été de choisir un grand nombre de commissaires parmi les répu- blicains du lendemain, hommes de toutes les opinions, ou pour mieux dire sans opinion, qui s'étaient bruyamment ralliés à la République après l'événement.» (Jules Trousset, Histoire d'un siècle, t. IX, p. 62.) ^ i

Page 422. . .. Les hommes de Caussidière. Caussidière (1808- 1861) avait été dessinateur à Lyon. II prit part à l'insurrection d'avril 1834 et fut condamné par la Cour des pairs. II fut am- nistié en 1837. Caussidière devint préfet de police après la Révo- lution de 1848. Il organisa, sous le nom de Montagnards, un corps de police , composé d'anciens combattants de Février et de membres des sociétés secrètes. Ces policiers improvisés portaient des blouses bleues, des ceintures rouges et des grands sabres. Caussidière fut accusé de complicité dans l'affaire du 1^5 mai 1848; le 26 août, l'Assemblée constituante autorisa des pour- suites contre lui. Caussidière se réfugia à Londres et ne rentra en France qu'en 1861.

Page 424. Lamartine, Lamartine eut d'abord un immense succès au lendemain de la Révolution de Février. Il fut élu à l'Assemblée constituante par dix départements, et la Seine le plaça avec 2^50, 000 voix a la tête de ses 34 représentants. Mais une réaction ne tarda pas à se produire contre lui. Le 10 mai 1848, il ne fut placé que le quatrième sur la liste des cinq mem- bres nommés par l'Assemblée pour la Commission executive. H quitta le pouvoir avec ses collègues lors des journées de Juin et son rôle devint fort effacé. Il ne réunit que 7,910 voix pour l'élection à la présidence de la République. Il ne fut pas réélu en 1849 et n'entra à l'Assemblée législative que grâce à une élection partielle dans le département du Loiret.

Page 424. Ledru-Rollin. Ledru-Roffin (i 809-1 874) fut élu député du Mans en 1 841. Il prit part à la campagne des oanquets rélormistes. En 1848, il devint membre du Gouvernement pro- visoire et ministre de l'Intérieur. Trois départements, la Seine, la Saône -et- Loire et l'Algérie l'envoyèrent à l'Assemblée consti-

668 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tuante. L'étoile de Ledru-RoIIin ne tarda pas à pâlir. II ne fut nommé que le dernier comme membre de la Commission execu- tive. Candidat à la présidence de la République contre Louis- Napoléon et Cavaignac, il n'obtint que 370,000 voix. Ledru- Rollin fut réélu à 1 Assemblée législative. Chef de l'émeute du Conservatoire (13 juin 1849), il passa en Angleterre et fut con- damné par contumace à la déportation. En 1070, il fut élu dé- puté à F Assemblée nationale par trois départements, mais donna bientôt sa démission et se retira de la politique.

Page 424. Dupont (de l'Eure). Dupont (de l'Eure) [1767- 1855J était un ancien avocat au Parlement de Normandie. Il fut membre du Conseil des Cinq -Cents, président à la Cour impé- riale de Rouen, député en 18 14 et pendant les Cent-Jours. Réélu constamment de 1817 a 1848 , il fut un des chefs du parti libéral sous la Restauration, garcie des sceaux après la Révolution de Juillet jusqu'au 27 décembre 1830, député de l'opposition sous Louis-Philippe, président du Gouvernement provisoire en 1848, député à l'Assemblée constituante; il ne fut pas réélu en 1849.

t

4. ^wert. i\iDcn avaix eie successivement ouvrier

, puis employé chez un fabricant de boutons. En

ra.it fondé le journal l'Atelier. En 1848 il prit part à la

de Février et fut* nommé membre du Gouvernement

Page 424. Albert. Albert avait été successivement ouvrier mécanicien, 1840, il avait

Révolution de Février et fut nommé membre provisoire, surtout à titre de représentant des ouvriers. Albert fut vice -président de la Commission du Luxembourg et député de la Seine à l'Assemblée constituante. A la suite de la journée du 15 mai, il fut déporté à Belle -Isle.

Page 424. Blanqui. Blanqui avait été enfermé au Mont- Saint-Michel après l'affaire du 12 mai 1839. Mis en liberté après la Révolution de Février, il vint à Paris et fonda le club de la Société républicaine centrale. Il prit une part prépondérante à la journée du 15 mai 1848, puis fut emprisonné à JBelIe-lsle.

Page 424. Le sac des châteaux de Neuilly et de Suresne. Le châ- teau de Neuilly, résidence de prédilection de Louis-Philippe, fut mis à sac le 25 février 1848.

Le château de Rothschild, à Suresnes, subit le même sort au milieu des cris de ; « A l'accapareur ! »

Page 424. Les troubles de Lyon. A Lyon, les ouvriers avaient dévasté les manufactures et détruit les machines.

Page 424. La circulaire de Ledru-Rollin. Avant les élections à l'Assemblée constituante, Ledru-Rollin, ministre de l'Intérieur, envoya une circulaire aux commissaires du Gouvernement provi-

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INDEX. 66^

soire pour leur recommander de préparer le succès des républi- cains, éprouvés , «les républicains de la veille», comme on disait alors.

Page 424. Le cours forcé des billets de Banque. L'argent s'était épuise et la Banque de France fut sur le point de suspendre ses payements. On décréta le cours forcé des billets de banque ; mais , pour éviter une dépréciation , l'émission des billets à cours forcé fut limitée à 250 millions.

Page 4.24. L'impôt des quarante-cinq centimes. Le 1 6 mars 1 848 , sur la proposition de Garnier-Pagès , le Gouvernement provisoire décida une augmentation de 4^ centimes p. 100 sur les quatre contributions directes. Cette mesure mécontenta beaucoup le pays.

Page 425. Flocon. Flocon (1800-1866) avait été rédacteur en chef de la Réforme. En 1 848 , il fut membre du Gouvernement provisoire, ministre du Commerce, député de la Seine à l'Assem- blée constituante.

Flocon échoua aux élections de 1849 a. l'Assemblée législative, dirigea un journal à Colmar, fut proscrit lors du coup d'Etat et mourut en Suisse.

Page 434. Il était de ceux qui, le 2^ février, avaient voulu l'organi- sation immédiate du travail. Le 25 février 1848, une manifes- tation tumultueuse eut lieu à l'Hôtel de Ville. «C'est la question sociale qui surgit. Ceux oui ont fait la Révolution vont-ils mourir de faim, comme après 1830? Telle est, en réalité, le point d'in- terrogation qui se dresse en ce moment.

«On ouvre la pétition. Elle demande : l'organisation du travail ; le droit au travail garanti; le minimum assuré pour l'ouvrier et sa famille en cas de maladie; le travailleur sauvé de la misère, lorsqu'il est incapable de travailler.

«En quelques mots, le pétitionnaire , dont l'animation ne tarde pas à cesser, invoque les souffrances et la vie précaire des ou- vriers, qui meurent de privation au milieu des richesses qu'ils f)roduisent ; cette question qui se dresse tout à coup , surprend a plupart des membres du Gouvernement provisoire, qui n'y sont pas préparés. Lamartine et plusieurs autres ont ignoré jus- que-la qu'il y eût vraiment une question sociale. Ils croyaient que quelques esprits dévoyés avaient imaginé ce moyen de se mettre en évidence. Ils se révoltèrent d'abord à l'idée de donner satisfaction aux prolétaires : «Vous me couperez la main avant «que je signe cela!», s'écria Lamartine. Mais Louis Blanc plaida chaleureusement la cause des ouvriers, Garnier-Pagès se laissa convertir le premier, et paraissant à une fenêtre , apaisa la muiti-

670 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

tude en lui faisant des promesses. La proclamation suivante fut aussitôt rédigée et signée par tous les membres du Gouverne- ment : «Le Gouvernement provisoire de la République française «s'engage à garantir l'existence de l'ouvrier par le travail et à ga- « rantir du travail à tous les citoyens ; il reconnaît aue les ouvriers «doivent s'associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de «leur travail; il rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le «million qui va échoir de la liste civile.» (Jules Trousset, Histoire d'un siècle, t. IX, p. 40.)

Page 435. L'Assemblée nationale fut fondée le 29 février 184.8. Rédigée par d'anciens fonctionnaires de la Monarchie de Juillet, elle comoattit la politique du Gouvernement provisoire. Sus- pendue après les journées de Juin, elle reparut le 7 août suivant.

Page 449. Il avait défendu les bureaux, de la Presse. Avant les élections a l'Assemblée constituante, Emile de Girardin avait posé, dans la Presse, la question de savoir ce que ferait le Gou- vernement provisoire si les députés ne proclamaient pas la Répu- blique. De cette agression organisée par des clubistes contre son journal.

Page 449. Quand on envahit la Chambre. . . Le i^ mai 1848, la Chambre fut envahie par des manifestants, qui l'occupèrent pendant plusieurs heures, proclamant la dissolution de l'Assem- blée et un nouveau Gouvernement provisoire. L'émeute fut ré- primée par la garde nationale et la garde mobile.

Page 449. Les conférences du Luxembourg. «Le 28 février, une députation des disciples et des partisans de la doctrine éta- tiste de Louis Blanc, suivie d'environ 2,000 ouvriers, se pré- senta à l'Hôtel de Ville pour demander la création d'un ministère du progrès, destiné à organiser le travail. Louis Blanc insista vive- ment pour donner à la résolution un sens social en mettant un terme à l'exploitation des prolétaires.

« La majorité du Conseil répondit qu'il existait un ministère des Travaux publics et que cela paraissait suffisant. La discussion devint pénible. Louis Blanc, que l'on avait admis, ainsi qiie les autres secrétaires, à faire partie du Gouvernement provisoire, offrit de donner sa démission, ce qui, dans les circonstances pré- sentes, aurait eu des circonstances désastreuses et pouvait même faire naître une guerre civile. Ses collègues refusèrent sa démis- sion , et pour concilier toutes les opinions , offrirent une transac- tion qui consistait à nommer une commission qui élaborerait toutes les questions relatives au travail et à l'amélioration maté- rielle des ouvriers. Louis Blanc , nommé président de cette Com-

INDEX. 6^1

mission, avec Albert pour vice-président, rédigea de suite un dé- cret constitutif , dont il donna lecture au peuple assemblé sur la place de l'Hôtel de Ville. Les ouvriers se retirèrent en criant : vive la République! et en chantant la Marseillaise.

«Le siège de la Commission fut fixé au Luxembourg, La pre- mière séance eut lieu le i" mars.

« Cette création fut d'abord accueillie avec une certaine sym- pathie, parce qu'on espéra que des discussions paisibles entre Eatrons et ouvriers produiraient la conciliation et l'apaisement, es premières questions que l'on débattit furent celles des heures de travail et du marchandage. Après une discussion approfondie, des résolutions furent adoptées et soumises au Gouvernement qui les formula en décret le 2 mars. La journée de travail fut diminuée d'une heure, et réduite, à Paris, de onze à dix heures; en province, de douze à onze heures.

« Xe marchandage fut aboli , c'est-à-dire qu'il fut défendu à des ouvriers de prendre à tâche un travail pour le faire faire par d'autres ouvriers, sur lesquels ils prélèvent un bénéfice qui va quelquefois jusqu'à la moitié du pnx payé par le patron. Le mar- chandage est un abus , sans doute ; mais c'est l'un des mille détails de la question sociale. Son abolition fut très maladroite en ce moment de crise. Les intermédiaires ont souvent leur utilité et sont quelquefois même indispensables à certaines industries; l'abus réside surtout dans les bénéfices exagérés qu'ils prélèvent sur l'ouvrier, ce qui leur a valu le nom populaire de buveurs de sueur. Le décret qui les supprimait devait rester sans effet. Il ne fit que mécontenter une foule de petits bourgeois qui avaient ac- clamé la Révolution de Février. Ce ne fut pas son seul résultat. Les intermédiaires ne prirent, pendant quelque temps, de l'ou- vrage que pour eux seuls et n en donnèrent pas aux ouvriers, 2ui restèrent sans travail et encombrèrent les ateliers nationaux, es patrons, dont les affaires périclitaient, par suite de la crise, ne firent presque plus travailler. . .

«Au Luxembourg, la Commission présidée par Louis Blanc siégeait dans la salle éclatante d'or, de peintures et de moulures , les pairs de France se réunissaient auparavant. La conférence

f)renait un aspect grave et presque solennel, comme pour mériter e titre de pairie ouvrière, qu'on lui donnait quelquefois; se trouvaient des économistes, des socialistes, des ouvriers et des patrons soucieux de résoudre le problème si intéressant, mais si complexe de l'organisation du travail. Parmi ce parlement en blouse, on remarquait trois bonnets féminins : c'étaient trois dé- léguées des brocheuses, des coloristes et des pileuses. Les huis- siers de l'ancienne pairie, en grand costume, avec frac noir, cra- vate blanche et épée, faisaient leur service comme si rien n'eût été changé. Les délégués des corporations ne discutaient que les

6jl. L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

théories de Louis Blanc, ce qui enlevait à leur enquête tout caractère d'indépendance...» (Jules Trousset, Histoire d'un siècle, t. IX, p. 52, 53, 54, 60 et 61.)

Page 4^ I . Les ateliers nationaux. «Les Ateliers nationaux, ou- verts en vertu du décret du 27 février, avaient été constitués de la manière suivante. Tous les ouvriers sans travail y étaient admis ; ils étaient groupés militairement par escouades, brigades, com- pagnies. Quel que fût leur métier, maçons , ciseleurs , tapissiers , ébénistes, cordonniers, terrassiers de profession, ils étaient uni- formément employés à des terrassements, en particulier aux ter- rassements nécessités par la construction de la gare Saint-Lazare et de la gare Montparnasse. Le salaire était de deux francs par jour : on eut dès le premier jour dix mille ouvriers. Comme on ne pouvait pas les utiliser tous à la fois sur les chantiers, on donna néanmoins à ceux qui ne travaillaient pas i fr. 50, et l'on établit un roulement de travail et de repos entre les équipes. La

f)ossibiIité de gagner trente sous sans rien faire, attira aux Ate- lers nationaux nombre de paresseux et de vagabonds, qui accou- rurent même de la province.

«D'autre part l'agitation socialiste, effrayant la bourgeoisie, avait amené l'arrêt presque complet du commerce; faute de commande, les ateliers privés se fermaient, et par de nou- veaux contingents d'ouvriers sans travail affluèrent aux Ateliers nationaux. On y comptait plus de 60,000 hommes au milieu d'avril et, quoique l'on eût diminué les salaires, ramenés à 8 francs par semaine, 117,000 au mois de mai. Comme tous les travaux utiles étaient achevés, on les employait à déplacer des pavés , à remuer de la terre pour rien , au Champ de Mars ; il en coûtait plus de 150,000 francs par jour à l'État.

«Cette ruineuse organisation des Ateliers nationaux s'était faite malgré les protestations de Louis Blanc. Présentée comme l'ap- plication de son système, elle n'en était pas même la caricature. Louis Blanc eût voulu que les ouvriers fussent groupés d'après leur profession, et que le Gouvernement se bornât à leur prêter l'argent nécessaire au fonctionnement d'ateliers qu'ils organise- raient et exploiteraient eux-mêmes, à leurs risques et périls. L'ex- périence fut faite par des tailleurs, auxquels on donna l'entre- prise de l'habillement de la garde nationale; elle réussit. Les Ateliers nationaux furent organisés contre Louis Blanc, par un de ses collègues du Gouvernement provisoire, Marie, dont le but, de son propre aveu, était de ruiner la popularité de Louis Blanc et de démontrer aux ouvriers que les théories sur l'organisation du travail étaient «vides, fausses et inapplicables». L'expérience faite sans bonne foi avait coûté des millions inutilement gaspillés; elle allait coûter des flots de sang.» (Albert Malet, Histoire con- temporaine, p. 394.)

INDEX. 6jl

Page 455. Malgré la loi contre les attroupements. Grâce à cette loi , oe nombreuses arrestations eurent lieu sur les boulevards.

Page 456. Vive Napoléon! Louis Napoléon était rentré en France après la Révolution de Février.

« II accourut à Paris et adressa la lettre suivante au Gouverne- ment provisoire :

Paris, le 28 février 18^8, Messieurs,

Le peuple de Paris ayant détruit, par son héroïsme, les derniers vestiges de l'invasion étrangère, j'arrive de l'exil me ranger sous le dra- peau de la République, qu'on vient de proclamer. Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annoncer mon arrivée aux membres du Gouvernement provisoire, et les assurer de mon dévouement à la cause qu'ils représentent, comme de ma sympathie pour leurs personnes.

Recevez, Messieurs, l'assurance de ces sentiments.

«Louis-Napoléon BONAPARTE.»

«Malgré cette adhésion spontanée de Louis -Napoléon à la République, le Gouvernement provisoire ne crut pas prudent de l'autoriser à séjourner en France, tant que l'Assemblée nationale n'aurait pas décidé du sort des anciennes familles régnantes que les lois tenaient exilées.

«Louis-Napoléon retourna en Angleterre.

«II laissait a Paris quelques amis dévoués, qui travaillèrent avec ardeur à réunir les éléments d'un parti napoléonien. Des jour- naux furent créés, des brochures répandues, tous les moyens de propagande mis en œuvre pour populariser le nom de Louis- Napoléon. La prodigieuse influence que le souvenir de l'Empe- reur exerçait encore sur le peuple des villes et des campagnes rendait cette tâche facile. Aussi eut -elle un succès aussi rapide que considérable. Dès les premiers jours de mai jusqu'aux jour- nées de Juin, le cri de «Vive Napoléon!» fut souvent le cri dominant dans les agitations populaires.» (Eugène TÉNOT, Paris en décembre i8^i, p. o et 9.)

Page 456. A bas Marie! C'était Marie qui avait soutenu, avec beaucoup de véhémence, à la tribune de l'Assemblée, le projet de loi sur les attroupements.

Page 456. Le bannissement des d'Orléans. L'Assemblée consti- tuante vota le bannissement des d'Orléans le 26 mai 1848. Le lendemain, elle abrogeait la loi de bannissement contre les Bona- parte.

Page 457. Proudbon. Proudhon (1809-1865) avait public,

4}

6y4: L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

en i8i|^, son fameux mémoire : Qu'est-ce que la Proprie'té? Après la Révolution de Février il fonda le Représentant du reuple, qui fut bientôt supprimé. Député de la Seine, il développa à la tribune de l'Assemblée constituante (31 juillet 1848) ses théories sociales en présentant un projet d'impôt sur le revenu, ^ui fut repoussé. De i8a8 à 1850, il fonda successivement trois journaux, qui succombèrent sous les condamnations : le Peuple, la Voix du Peuple, puis de nouveau le Peuple. Le 31 janvier 1849, il créa sa Banque du Peuple, mais fut interrompu dans cette œuvre par une condamnation à trois ans de prison pour délit de presse.

Page 4^7. Considérant. Considérant avait donné sa démission de capitame du génie pour se consacrer à la propagande fourié- riste. A la mort de Fourier (1837) il prit la direction de la Phalange, qui fut remplacée en 1845 par un organe quotidien, la Démocratie pacifque. Considérant fut député à la Constituante et à la Législative.

Page 457. Grâce à M. de Falloux. M, de Falloux avait été nommé rapporteur dans la question des Ateliers nationaux et avait conclu à leur dissolution immédiate.

Page 480. Bréa. Le général Bréa fut tué par les insurgés à la barrière de Fontainebleau, le 25 juin.

Page 480. Négrier. Le général de Négrier (1788-1848) fut tué le 25 juin.

Page 480. Le représentant Cbarhonnel. Le représentant Char- bonnel fut tué place de la Bastille, le 25 juin.

Page 480. L'archevêque de Paris. M*' Affre (1793-1848), qui tomba victime de son héroïsme pendant les journées de Juin, était archevêque de Paris depuis 1840. 11 avait été successivement professeur à Saint-Sulpice, grand vicaire de Luçon (1821), d'Amiens (1823), coadjuteur de Strasbourg (1839).

Page 482. Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l'eau. 1,500 prisonniers furent enfermés sous la terrasse des Tuileries.

Page 484. Tiens! en voilà! dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil. «Pendant la nuit du 26 au 27, l'autorité militaire, vou- lant donner un peu d'air à cette horrible prison (la terrasse des Tuileries), fit sortir 250 détenus et les confia aux gardes nationaux de province. Pendant que ceux-ci les emmenaient, l'un d'eux, qui était ivre, fit partir son fusil; les autres crurent que les prison-

INDEX. 67 5

niers se révoltaient et tirèrent dans le tas ; les postes d'alentour accoururent et tirèrent, dans l'obscurité, sur les provinciaux comme sur les insurgés. En quelques instants, 200 morts ou blessés jonchèrent le sol.» (Jules Trousset, Histoire d'un sièck, t. IX, p. 162 et 163.)

Page 497. Lamoricière. Lamoricière ( 1 806-1 865 j s'était fait connaître par les guerres d'Algérie. Député de la Sarthe en 1846, il avait été réélu à l'Assemblée constituante de 1848. H seconda Cavaignac dans la répression des journées de Juin et fut ministre de la Guerre du 28 juin au 20 décembre 1848. Député à l'Assem- blée législative, Lamoricière fut chargé de mission extraordinaire en Russie. Arrêté pendant la nuit du 2 décembre, il fut empri- sonné à Ham, puis exilé et ne rentra en France qu'en 1857. Lamoricière commanda l'armée pontificale en 1860, mais fut écrasé à Castelfidardo par des forces supérieures.

Page 497. Cavaignac. Cavaignac (1802-1857) s'était distin- gué dans les guerres d'Algérie. En 1848 il était gouverneur de !a frovince d',Oran. Le 2 mars 1848, il fut nommé gouverneur de Algérie. Elu à l'Assemblée constituante par les départements de la Seine et du Lot, il fut chargé du portefeuille de la Guerre. Pendant l'insurrection de Juin, l'Assemblée lui délégua le pou- voir exécutif. Le 29 juin il résigna ses fonctions, mais l'Assem- blée le nomma chef du pouvoir exécutif jusqu'au 20 décem- bre 1848. Après avoir été le concurrent malheureux de Louis Napoléon à la présidence de la République, il fut élu à l'Assem- blée législative par le département du Lot. Au 2 décembre, il fut enfermé à Ham.

Page 510. La proposition Râteau. M. Râteau, député de la Charente, avait présenté le 8 janvier 1849 un projet de dissolution de l'Assemblée constituante et d'élection d'une Assemblée légis- lative. Ce projet, soutenu par Montalembcrt et combattn par Jules Grévy, fut renvoyé le 1 2 janvier à l'examen des bureaux. Appuyée de nombreuses pétitions, la proposition Râteau fut adoptée le 29 janvier 1849.

Page 521. Assez de lyre! Lors de l'envahissement de l'Assem- blée (15 mai 1848) Lamartine essaya de haranguer les émeuticrs , mais de leurs rangs s'élevèrent plusieurs cris de : Assez de lyre comme ça!

Page 522. L'affaire du Conservatoire. Le 13 juin 1849, une manifestation avait été organisée pour protester contre l'expédi- tion de Rome.

«Un certain nombre de représentants montagnards se sont

43-

6y6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

rassemblés dans la matinée, au siège ordinaire de leur groupe, rue du Hasard, près de la rue de Richelieu. De là, escortes par Guinard, colonel de l'artillerie de la garde nationale, ils se ren- dent au Conservatoire des Arts et Métiers, au centre du quartier le plus populeux et le plus remuant : 300 artilleurs de la garde nationale, sur plus de i 2,000, ont seuls répondu à leur appel. La population ne bouge pas.

«Ils rédigent une proclamation ils déclarent la Montagne en permanence et appellent le peuple et l'armée à la défense de la Constitution violée.

« Les troupes arrivent de toutes parts et emportent rapidement quelques barricades hâtivement élevées autour du Conservatoire. Les artilleurs de la garde nationale et plusieurs insurgés tirent quelques coups de fusil et lâchent pied. Le Conservatoire est occupé, sans autre résistance, par une compagnie de la garde nationale, qui précède un détacnement d'infanterie.

«Les représentants, réunis dans la salle des dessins, ne songent plus qu'à la fuite. Ils quittent rapidement leur écharpc, sautent dans te jardin et s'échappent par la grille qui donne sur la rue Vaucanson. Ils se confondent dans la foule d'artilleurs et d'ou- vriers qui se sauvent par le même chemin.

« Ledru-Rollin et quelques-uns de ses amis, qui n'ont pas quitté leur costume, sont reconnus, arrêtés, alignés le long d'un mur, en face d'un peloton d'exécution. Un officier va donner le signal de l'exécution, quand un chef supérieur accourant à toute bride, fait relever les fusils. Les représentants parviennent à quitter le Conservatoire. Ledru-RolIin se cache pendant trois semaines et gagne l'Angleterre, d'où il ne reviendra qu'après la chute de l'Empire.» (Jules TroUSSET, Histoire d'un siècle, t. IX, p. 221 et 222.)

Page 522. Cbangarnier. Changarnier (i 793-1 877) avait été remarqué pendant les guerres d'Algérie.

Rentré^n France en 1848, il s'était mis spontanément à la tête des troupes qui avaient dispersé l'émeute du 1 6 avril. Le 4 juin 1 848 il fut élu député de la Seine. Cavaignac lui confia le commancle- ment de la garde nationale. Changarnier avait la réputation d'un homme énergique; il devint bientôt l'espoir de la droite et fut considéré comme une sorte de Monck. L'écrasement de l'émeute du Conservatoire (13 juin 1849) augmenta encore sa réputation «d'homme à poigne». Louis-Napoléon lui enleva son commande- ment aux approches du coup d'Etat (janvier 1851).

Page 528. Les pontons de Belle- Isle. Un gran nombre d'émeu- tiers de juin étaient détenus à Belle-Isle.

Page 547. Refus d'allocation.. . au Président. Le 1 0 février 1 8_5 1 ,

INDEX. 6jJ

le Ministre des Finances avait demandé à l'Assemblée un supplé- ment de traitement de 1,800,000 francs pour le Prince-Président. L'Assemblée avait repoussé cette demande par 396 voix contre 294.

Page 547. M. Piscatory. Piscatory (i 799-1 870) avait été député conservateur (1832-1842), ministre plénipotentiaire à Athènes ^1844-1846), pair de France (1846), ambassadeur en Espagne (1847). Députe à l'Assemblée législative (1849), il se montra très hostile à Louis-Napoléon.

Page 547. Montalemhert. Montalembert (1810-1871) joua un rôle très marqué à l'Assemblée constituante et à l'Assemblée législative.

Page 547. M. Cbamholle. Chamboïle, après avoir collaboré au Courrier Français et au National, fut directeur du Siècle jus- qu'en 1848. Député de la Vendée de 1828 à 1848, il siégeait à la gauche dynastique. Réélu à l'Assemblée législative (1849), il vota avec la droite et fut l'un des députés arrêtés le 2 décembre à la mairie du X" arrondissement.

Page 571. Ils tuent notre République. .. Le 1 o janvier 1 85 1 , à la tribune de l'Assemblée , Thiers avait prononcé le mot fameux :

l'Empire est fait l

Page 571. Et la pauvre Venise. . . Venise avait été reprise par les Autrichiens le 2^ août 1849.

Page 571. La pauvre Pologne. Les Autrichiens et les Prus- siens faisaient des répressions très dures en Galicie et dans le grand-duché de Posen.

Page 571. La pauvre Hongrie. L'insurrection hongroise avait été écrasée en août 1 849.

Page 571. D'abord, on a abattu les arbres de la Liberté. Au commencement de l'année 1850, le préfet de police Carlier fit enlever les arbres de la Liberté.

Page 571. ... Puis restreint le droit de suffrage. La loi élec- torale du 31 mai 18^0 stipulait que, pour être électeur, il faudrait être domicilié depuis trois ans dans la commune et que le fait fût prouvé par l'inscription sur les registres de l'impôt.

Page 571. ... Fermé les clubs. Le 6 juin 1850, l'Assemblée avait voté la prorogation pour une année de la loi du 19 juin 1849 contre les clubs.

678 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Page 571. Rétabli la censure. Le 16 juillet 1850, l'Assemblée avait voté une loi sur la presse.

Page 571. ... Livré l'enseignement aux prêtres. La loi de 1850 sur l'enseignement était très libérale. Pour l'instruction primaire, elle attribuait la nomination des instituteurs publics au Conseil municipal et, à son défaut, au Conseil académique.

Dans l'enseignement secondaire, le monopole de l'Université était aboli. Le certificat d'études, faites ou achevées dans un éta- blissement de l'Etat, n'était plus nécessaire pour se présenter au baccalauréat.

Page 571. Des conservateurs nous souhaitent bien les Cosaques. Romieu écrivait dans une brochure fameuse alors, le Spectre rouge :

«Cette société de procureurs et de boutiquiers est à l'agonie, et si elle peut se relever heureuse, c'est qu'un soldat se sera chargé de son salut. Le canon seul peut régler les questions de notre siècle, et il les réglera, dût-il arriver de la Russie.»

Page _572. Nadaud. Nadaud était un ouvrier maçon venu de la Creuse à Paris en 1830. Converti au socialisme par Cabet, il prit la parole dans les cluLs de Paris en 184.8. Ses compatriotes de la Creuse l'envoyèrent à l'Assemblée législative, il, siégea sur les bancs de la Montagne. Il fut exilé après le coup d'État.

VARIANTES

D'APRÈS L'ÉDITION ORIGINALE.

Page I, ligne 12, cloche à l'avant...

Page 2 , ligne 1 1 , £n efet M. Frédéric Moreau . .

Page 2, ligne 13, languir encore pendant. . .

Page 3, ligne 20, Cependant il trouvait. . .

Page 4, ligne 26, nom et l'inconnu. . .

Page 4, ligne 34, Alors il disparut. . .

Page _5, ligne 9, eau immobile; elle. . .

Page 5, ligne 15, vaguement épandu, semblait. .

Page 6, ligne 28, petits points, se. . .

Page 7, ligne 16, roulaient encore des. . .

VARIANTES. 679

Page 7, ligne 20, trop de caprices. . .

Page 10, ligne 6, Alors il jalousa. . .

Page 1 1 , ligne 25, Alors II lui. . .

Page 1 1 , ligne 26, âme; mais comme. . .

Page 17, ligne 18, mourut bientôt d'un. . .

Page 17, ligne 21 , bourse, il le. . .

Page 18, ligne 8, trouvait la vie de œllège un peu dure.

Page 19, ligne 27, illustres. Mais des doutes. , .

Page 20, ligne 3, dos, tout étourdis...

Page 20, ligne 5, pion les rappelait. . .

Page 20, ligne 9, sous les pas. . .

Page 20, ligne 17, Mais le jeune homme déplut à M""* Mo- reau. 11 mangeait. . .

Page 21, ligne 16, distraire, ï7 lui...

Page 22, ligne 21, gauche, des haies. . .

Page 35, ligne 16, l'Opéra. Mais ces gaietés. . .

Page 35, ligne 27, voilà!» Mais c'était. ..

Page 36, ligne 3, France et écoutait. . .

Page 37, ligne 13, médiocre, il partit. . .

Page 39, ligne 8, En efet les pétitions. . .

Page 4.0, ligne 7, quelqu'un le toucher. . .

Page 4.0, ligne 13, Les hommes. . .

Page 40, ligne 30, Mais bientôt. . .

Page 41 , ligne 21 , recommençaient. Enjin il fît. . .

Page 43 , ligne 8 , monde énorme le . . .

Page 43 , ligne 25 , Mais Frédéric . . .

Page 43, ligne 32, Enfin, on les. . .

Page 44,, ligne 26, -qu'un? dit Frédéric. . .

Page 45 , ligne 8 , suspendre toute droite au chevet de son lit. A présent, il secouait. . .

Page 45 , ligne 23 , reconnaissance. Puis ib allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxembourg; et tout en séparant. . .

Page 46, ligne 4, vie; et i\. . .

Page 46, ligne 7, adresses. Puis Hussonnet...

Page 46, ligne 24, Puis il ouvrit. . .

Page 47, ligne 13, rompre. Mais pourquoi. . .

Page 47, ligne 15, dépendait? Alors il demanda...

Page 47, ligne 24, écrivait ses billets...

68 O L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Page 47, ligne 29, écrire, il lui. . .

Page 48, ligne 2, bronze; et deux. . .

Page 49, ligne 30, avait même aperçu. . .

Page 51, ligne 19, brume. Mais la porte. . .

Page ^3, ligne 19, modèles. Mais Pellerin. . .

Page 55, ligne 3, plus, et exprimait. . .

Page 57, ligne 9, sous le prétexte. . .

Page 61 , ligne 34, difiérents. Mais la. . .

Page 62, ligne 9, mentir : «Oui je l'ai reçue!»

Page 62, ligne 25, Et cette épithète. . .

Page 62, ligne 28, Cependant le concierge. . . *

Page 64, ligne 34, un jeune chat. . .

Page 65, ligne 3, tamisaient un jour. . .

Page 68 , ligne 9 , Puis rentré . . .

Page 68, ligne 13, signatures; mais parmi. . .

Page 69 , ligne 2 , tenait. Elle lui . . .

Page 69, ligne ^o, épaule; elle la relevait soudain, avec des Jlammes dans les yeux; sa poitrine. . .

Page 70, ligne 5, disparaissait. Puis à. . .

Page 70, ligne 13, éprouva, bien qu'elle fût souple et fondante, comme. . .

Page 70, ligne 18, fou!» Et qu'importait. . .

Page 70, ligne 30, et, en battant. . .

Page 71 , ligne 33, visage s'offrit à. . .

Page 73, ligne 20, carte de géographie à ses. . ,

Page 74, ligne 13, Molière, l' accepter ez-vous?

Page 76, ligne 27, fois la semaine. . .

Page 77, ligne 24, Cependant il. . .

Page 78, ligne 7, elle; mais arrivé. . .

Page 80 , ligne 34 , mérité un seul pensum . . .

Page 84, ligne 15, autres, l'entourage ordinaire, mais celui-là, précisément parce qu'il en était mieux connu, l'aurait mille fois plus embarrassé. Le clerc s'apercevait bien qu'il ne voulait pas tenir sa promesse, et Frédéric 71'osant s'expliquer là- dessus, ce silence lui semblait une aggravation d'injure. D'ailleurs il aurait voulu. . .

Page 84, ligne 21, révoltait, tout à la fois, comme une dés- obéissance et comme une trahison ; et puis Frédéric, plein de l'idée de M""* Arnoux , parlait de son mari trop souvent ; si bien que Deslauriers ne tarda pas à exécrer cet homme. Alors il commença une. . .

VARIANTES. 68 I

Page 85 , ligne 4 , levant de colère ses deux poings . . . Page 85, ligne 28, Cependant arriva. . . Page 86, ligne 3, Puis la veille. . . Page 86, ligne 33, perdu; en effet à la. . . Page 87, ligne 6, d'épaules. Enfin, arriva le moment terrible où. . .

Page 87, ligne 19, dandinait un peu et. . . Page 88, ligne 31 , pouvait maintenant se. . .

Page 88, ligne 33, visites. C'était, croyait-il, ce qui retenait ses paroles ou les rendait insignifiantes; mais la conviction. . .

Page 89 , ligne i , -gné , i7 ne . . .

Page 89, ligne 26, Mais quand tout. . .

Page 89, ligne 30, Enfn pour savoir. . .

Page 90, ligne 33, le coin d'une. . .

Page 9 1 , ligne 2 , d'avoir cassé l'ombrelle . . .

Page 91 , ligne 4, sourire. Mais Frédéric. . .

Page 92, ligne 9, Mais ses yeux. . .

Page 92, ligne 23, divan, il s'abandonnait. . .

Page 93, ligne 9, bouquiniste; le ronflement d'un omnibus. . .

Page 95, ligne 32, d'abord, z7 est vrai, des. . .

Page 97, ligne 12, par de vagues similitudes. . .

Page 97, ligne 29, Alors ils voyageaient. . .

Page 100, ligne 32, étudiants y promenaient. . .

Page loi , ligne 16, baisers du bout. . .

Page 102, ligne 9, n'osait pas leur. . .

Page 104, ligne 30, discret! j'en réponds. Mais les autres. . .

Page 1 05 , ligne 9 , Mais Cisy le . . .

Page 105, ligne 28, Puis au galop. . .

Page 106, ligne 5, Puis elle s'écoula. . .

Page 106, ligne 33, Puis elle pria. . .

Page 108, ligne 34, réussir. Puis, cherchant en lui-même ou coucher : « Il se mc^que . . .

Page 1 10, ligne 6, Puis le jour. . .

Page 1 10, ligne i.i , peu trop large. . .

Page iio, ligne 18, remit en marche. Mais. . .

Page 114, ligne 13, Mais au lieu. . .

Page 114, ligne 22, acheté nouvellement une. . .

Page 1 14, ligne 32, Vingt minutes. . .

6^2. L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Page 115, ligne 8 , Mais la lettre . . .

Page 118, ligne 4, commis du roulage . . .

Page 118, ligne 26, s'alla promener. . .

Page 119, ligne i , Cependant un côté. . .

Page 119, ligne 15, Oudry s'endormit doucement. . .

Page 120, ligne 29, œuvre par une. . .

Page 121, ligne 26, abonnés. Mais Arnoux. . .

Page 122, ligne 10, personnelle; car maintenant. . .

Page 122, ligne 17, seringats de'bordant les. . .

Page 123, ligne 6, remontait lestement vers. . .

Page 128, ligne 1 1 , elle. Puis il. . .

Page 128, ligne 15, Melun. Alors par horreur. . .

Page 128, ligne 32, s'assit alors sur. . .

Page 132, ligne 19, Et comme. . .

Page 132, ligne 24, paroles qu'elle lui. . .

Page 134, ligne 5, il conta que. . .

Page 134, ligne 28, expliqué enfin par. . .

Page 135, ligne 7, mais le professeur. . .

Page 135, ligne 13, et n'entendait pas qu'on fa tourmentât. Souvent elle portait une robe en lambeaux avec un pantalon garni de dentelles; et, aux grandes fêtes, elle sortait. . .

Page 135, ligne 20, Elle vivait donc seule. . .

Page 136, ligne 17, Mais le lendemain. . .

Page 136, ligne 22, 5a première...

Page 136, ligne 25, colères, «f on. . .

Page 137, ligne 10, en répétant : «Toujours. . .

Page 137, ligne 17, Mais bientôt. . .

Page 138, ligne 12, Mais à ce. . .

Page 138, ligne 22, Nogent? Puis il. . .

Page 138, ligne 26, D'ai7/cMrj Louise. . .

Page 139, ligne 28, toits étaient tout blancs. . .

Page 139, ligne 32, Alors il relut. . .

Page 140, ligne 32, Puis le soir. . .

Page 141 , ligne 25, retenues; cf il. . .

Page 142, ligne i, Cependant comme les deux. . .

Page 145, ligne 4., sentit un débordement d'ivresse. . .

Page 147, ligne 4, Mais le quai. . .

Page 148, ligne 31, femmes trottaient sous. ,,

1

VARIANTES. 6^^

Page 149, ligne 29, seul répondit. . .

Page 150, ligne 24, chapeau; mais un. . .

Page 153, ligne 13, Mais le garçon pour se venger de son maître sans doute se . . .

Page 156, ligne 18, lacet de sa brassière. . .

Page 159, ligne 19, bord des yeux. . .

Page 1 63 , ligne 1 6 , amuse-toi ! Arnoux refusa de monter dans la voiture, trop petite pour ses projets, il héla un fiacre. . .

Page 165, ligne 7, Mais les danses. . .

Page 165, ligne 24, répondre. Mais un archet. . .

Page 1 65 , ligne 3 1 , mur, observa . . .

Page 169, ligne 33, les deux ailes. . .

Page 174, ligne 8, fasciner mieux les. . .

Page 175, ligne 14, Elle l'écoutait. . .

Page 1 76 , ligne 1 7 , des frissonnements d'éventails . . .

Page 177, ligne i , étendit le bras. . .

Page 177, ligne 12, bisque. Alors, toutes a la fois, avec un froufrou . . .

Page 177, ligne 28, Mais une. . .

Page 179, ligne 31 , Mais Rosanette, ayant. . .

Page 180, ligne 20, Mais les petits. . .

Page 181 , ligne 8, jaunes des bougies vacillaient. . .

Page 181 , ligne 24, Cependant la Sphinx. . .

Page 182, ligne 24, venus. Mais le. . .

Page 182, ligne 28, Cependant il se mordait. . .

Page 1 84 , ligne 1 2 , Il s'acheta ensuite tous les poètes . . .

Page 184, ligne 17, Mais d'après les notes, . .

Page 184, ligne 21, mille; or comme. . .

Page 184, ligne 22, vendre ou d'en hypothéquer une. . .

Page 185, ligne 19, appendus contre les murs. . .

Page 185, ligne 23, diplomatique. On se sentait très loin de la foule, et plus séparé d'elle que dans une forteresse. Frédéric. . .

Page 186, ligne 26, orpheline trop jeune encore pour la mener dans le monde. On exalta. . .

Page 187, hgne 8, l'ennuyer. Mais les visites. . .

Page 187, ligne 20, besoin, sans doute, d'un. . .

Page 189, ligne 3, Et l'homme. . .

Page 189, ligne 5, M*"* de Liébard, toutes étant. . .

Page 189, ligne 1 1 , parut. Tout de suite elle la. . .

684 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Page 189, ligne 27, Mais Delphine. . . Page 190, ligne 16, n'en pouvait plus. . . Page 192, ligne 9, jour, car elle. . .

Page 192, ligne 11, bois; Bertbe, un peu. . . (et ligne 25). Page 192, ligne 33, prunelles comme une. . . Page 193, ligne 2, pourtant. Mais comment. . . Page 193, ligne 30, Alors M"" Arnoux. . . Page 195, ligne 2c, qutlconaut. Quand Deslauriers lui commu- niqua le billet de Frédéric, il répondit : «Qu'est-ce. . . Page 196, ligne 23, chêne relevé de flets d'or. . . Page 198, ligne 1^,' Alors M. de Cisy. . . Page 202, ligne i, Mais le dessert. . . Page 202, ligne 9, Mais il fut. . . Page 202, ligne 27, Enjin ils arrivèrent. . . Page 203, ligne 16, Cependant Hussonnet. . . Page 203, ligne 17, lourd. Alors Sénécal. . . Page 203, ligne 29, Puis il se rappela. . . Page 204., ligne 13, Alors il lui apprit. . . Page 204, ligne 18, largement, puis ne trouvant. . . Page 207, ligne 8, Ainsi la fréquentation. . . Page 208, ligne 4, livrait même k des. . . Page 208, ligne 26, kaolin, mais aucun. . . Page 209, ligne 17, d'Hussonnet. Mais au. . . Page 209, ligne 34., l'aider enjîn dans. . . Page 211, ligne 3, Puis il songea. . . Page 211, ligne 23, tutoya, et même voulut. . . Page 212, hgne 22, tentatives. Alors elle prit. . . Page 213, ligne 23 , Mais comment faire? Page 213, ligne 32, Enfin une idée. . . Page 214, ligne 18, son tableau sans... Page 214, ligne 32, il la posa debout. . . Page 214, ligne 34, son autre. . . Page 216, ligne 28, Mais comme la chaleur. . . Page 217, ligne 3, Puis le vent. . . Page 217, ligne 16, Puis ils se remirent. . . Page 217, ligne 32, souvenir bientôt l'absorba.. Page 218, ligne 5, sec. Mais les. . . Page 221, ligne 16, petit père! Soyez. . .

i

VARIANTES. 685

Page 221, ligne 20, tendit. Alors le visage. . . Page 222, ligne 15, En effet pourquoi. . . Page 222, ligne 18, aux deux autres. . . Page 223, ligne 1 1 , tenir. Mais le banquier. . . Page 223, ligne 33, et les domestiques. . . Page 224, ligne 3, grands arbustes emplissaient. . . Page 225, ligne 32, quadrilles, cependant, n'étaient. . . Page 228, ligne 22, couvraient les tables. , . Page 229, ligne 28, -procliables; puis il. . . Page 232, ligne 3, n'était plus là. Page 239, ligne 25, grelottant; puis ses. . . Page 240, ligne 33, bras. Mais elle. . . Page 244, ligne 13, Mais Arnoux. . . 'Page 244, ligne 23, pouvait donc survenir. . . Page 246, ligne 10, Mais Arnoux. . . Page 246, ligne 34, plein. Mais la. . . Page 247, ligne 17, personne. Mais il se. . . Page 249, ligne 9, bonhomme. Mais son. . . Page 251 , ligne 9, sortie. Mais monsieur. . . Page 2^13, ligne i, au quatrihne. . . Page 257, ligne 29, Cependant son attitude. . . Page 258, ligne 2, Alors, elle fixa. . . Page 262, ligne 24, Mais l'avocat. . . " Page 265, ligne 2, jamais le revoir. . .

Page 265, ligne 1 1 , offrant des garanties pour. . . Page 265, ligne 21 , morte, enfin, et il. . . Page 265, ligne 22, compensation! Puis une. . .

Page 275, ligne 6, dans de la paille; une femme passa, por- tant du linge mouillé sur sa tête. . .

Page 276, ligne 18, rangées, parallèlement sur. . . Page 278, ligne 16, comme un flot. . .

Page 278, ligne 21, l'enchanta. Le jour du dehors, tamisé par les rideaux, blanchissait son visage, et un parfum exquis s'échappait de ses lèvres. Frédéric. . . *

Page 279, ligne 2, Alors Frédéric. . .

Page 279, ligne 20, commun. Mais elle. . .

Page 281 , ligne 26, Mais craignant. . .

Page 282, ligne 29, alandiers, les engohes, les. . .

626 L'ÉDUCATION SENTIMExNTALE.

Page 290, ligne 5, assise, elle lui. . .

Page 290, ligne 8, avant-hier, reprit-elle. Il serait. . .

Page 290, ligne 24., fenêtres. Mais la. . .

Page 291, ligne 34, nouveau. D'ailleurs le public. . .

Page 292, ligne 14, Les borsemen les plus. . .

Page 292, ligne 16, cordes, puis au delà dans l'ovale. . .

Page 292, ligne 21, repassiient dans la foule qui faisait heauœup de poussière; une cloche. . .

Page 292, ligne 32, Ab! Bravo! nous nous. . .

Page 293, ligne 12, rejoignit tous , précipita ses foulées, et ar- riva. . .

Page 293, ligne 20, Tout à coup, à cent. . .

Page 293, ligne 22, portière ^ comme si elle eût cbercbé quelqu'un , elle se renfonçait. . .

Page 293, ligne 27, Enfin il descendit. . . Page 294,, ligne 2, milord. Mais la. . .

Page 294,, ligne 16, parier, et comme ses deux hicbons étaient une excentricité qui tirait l'ceil, il les caressait doucement tandis que de l'autre. . .

Page 294., ligne 23, Mais la cloche. . .

Page 29^, ligne 19, sur la selle. . .

Page 29_5, ligne 28, belles , encore moins les plus jeunes cpi rece- vaient . . .

Page 297, ligne 13, Frédéric, sans même le regarder. Le bohème selon sa coutume accabla Rosanette de louanges hyperboliques, galante- ries sans conséquence qu'elle écoutait cependant avec plaisir. S'il n'avait pas été obligé, dit-il, d'écrire le compte rendu des courses, il n'y serait pas venu; car il trouvait ce genre d'amusement idiot; et il se moqua des sportsmen en imitant leur tenue, ce qui fit rire la Maréchale tout le temps que dura la course de baies. Frédéric, affaissé dans le coin de la berline. . .

Page 298, ligne 29, Mais par moments. . .

Page 299, ligne 27, bonheur-là, et n'en. . .

Page 301 , hgne 4, Alors toute. . .

Page 302, ligne 19, Mais Rosanette. . .

Page 302, ligne 24, Et Hussonnet. . .

Page 302, ligne 31 , Mais il en avait. . .

Page 303, ligne 20, Enfin la Maréchale. . .

Page 303, ligne 31 , vicomte de Cisy. . .

Page 304, ligne i , Et h regard. . .

VARIANTES.

687

Page 304,

Page 308, presque terrifiée.

Page 308, Page 309, Page 318, Page 318, Page 323, Page 324, Page 324, Page 326, Page 329, Page 329, Page 330, Page 330, Page 334' Page 335' Page 336,

Page 337»

Page 337' paient . . .

Page 340, Page 340, Page 340, Page 341, Page 342, Page 343' Page 344' Page 344,

Page 344, Dussardier. .

Page 345' Page 346, Page 346, Page 347'

Page 347' Page 348,

Page 350,

gnc 33 , héritages , et Cisy . . .

, revenue. Mais cette peinture malpropre l'avait

igne 15 Elle... gne 18 gne 14 gne 2, gne 4, gne 25

gne 16 gne 21 gne 6, gne 29 gne 4, gne 31 gne 19 gne 9, gne 28

gne gne 16

, pouvait cependant avoir. . . , lui-même , auquel il tenait. Frédéric . . . Et Frédéric se . . . preuves. Mais le. . . , eût peut-être mieux. . . tête. Mais sa . . . y Alors il descendit. . . , Alors le baron. . . Mais Cisy. . . , sauté hors du . . . bonheur. Alors le. . .

, détails. Mais Frédéric

, idée. D'ailleurs il. . . propos d'un décor. . . , Mais trois jours . . . compromettre envers Pellerin . . . , Mais des jardinières toutes pleines occu-

ignc 18, Ainsi elle le. . .

igne 20, chuchotant, et pour. . .

igne 33, Aussitôt M""" Dambreuse. . .

igne 29, boiserie; le bord d'un. . .

igne 7 , en riant très . . .

igne i^i Et toutes les. . .

igne 10, là. D'ailleurs, il croyait...

igne 14, avoir émotionnées. Quant. . .

igne 26, se plaignit même de son isolement. Alors

igne 10, néanmoins. Mais cette. . .

igne 3, Dambreuse. Alors l'avocat. . .

igne 30, était fatigué. . .

igne 23, puis elle énuméra. . .

igne 30, suppléments d'intérêts ou des. . .

igne 20, Morcau, écuyer...

igne 6 , son vieux fauteuil . . .

688 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Page 350, ligne 18, secrétaire. Mais cette. . .

Page 352, ligne 24, Arnoux. Alors il. . .

Page 353, ligne 21, sourcils orgueilleux l'arrêta. . .

Page 357, ligne i, Mais ces souvenirs. . .

Page 358, ligne 13, Mais en deçà. . .

Page 359, ligne 28, confondant. Ensuite l'absence. . .

Page 359, ligne 34, causait cependant comme. . .

Page 362, ligne 26, s'enfonçant la tête. . .

Page 364, ligne 2, déclarer et jugerait. . .

Page 366, ligne 10, autre. Mais Frédéric. . .

Page 367, ligne i , heureuse. Ensuite elle. . .

Page 370, ligne 9, sans voir oii le. . .

Page 370, ligne 34, nonl vous nous ennuyez. Alors il se rassit. . .

Page 371 , ligne 7, feu; mais le tombac. . .

Page 371 , ligne 22, Alors il dit. . .

Page 371, ligne 33, francs. Mais comment. . .

Page 372, ligne 25, Puis se plaignant. . .

Page 373, ligne i , Puis elle voulut. . .

Page 373, ligne 4, besoin. C'était une dérision! Frédéric. . .

Page 373, ligne 18, Cependant Frédéric fut. . .

Page 373, ligne 23, Mais le lendemain. . .

Page 374, ligne 18, n'importe! Frédéric n'eût. . .

Page 378, ligne 16, solidarité; mais le. . .

Page 379, ligne 23, alors; car qu'est-ce. . .

Page 382, ligne 12, Mais l'heure. . .

Page 382, ligne 31 , intimider, avait rencontré comme par hasard ses deux amis, et les avait circonvenus. . .

Page 383, ligne 16, hommes d'ailleurs se. . . Page 385, ligne 6, souvenir heureusement lui. . .

Page ^8_5, ligne 17, non! C'est une calomnie imbécile! Pouvez- vous croire que moi, avec mes goûts d'artiste, mes besoins. . .

Page 387 , ligne 2 1 , pouvoir ! Mais moi . . .

Page 388, ligne 32, toit; car c'était. . .

Page 389, ligne 18, pouvait donc les. . .

Page 389, ligne 20, -partenir. Mais cette. . .

Page 389 , ligne 2 1 , péril , en leur donnant sur tout le reste plus de liberté, facilitait. . .

Page 389, ligne 27, comment, alors, dans. . .

VARIANTES.

^89

Page 39 chose de plus

Page 389,

Page 390,

Page 390,

Page 390, fois . . .

Page 391, Page 391, Page 391, Page 391, Page 391, Page 392,

Page 393' Page 394» Page 395, Page 396,

Page 397' Page 4.00, Page 401, Page 401, Page 402, Page 403, Page 404, Page 405, Page 405, Page 405, Page 407, Page 407, Page 409, Page 410, Page 410, Page 410, Page 411, Page 412, Page 412, Page 413, Page 414,

igné 3 1 , Mais ces discours . . .

igné 1 9 , excédant toutes les joies . . .

ignc 22, de suave , de resplendissant . . .

igné 33, avec un ravissement pareil. Quclque-

igne 6 , ses ongles. Chacun . . .

igné ï^y Puis ils arrivèrent. . .

igné 1 8 , Cependant elle ne faisait . . .

gne 23, et à sa. . .

igné 30, l'harmonie naturelle de. . .

igné 20, contenues. Mais par l'exercice. . .

igné 3 , il se présenta , il avait dans les allures quelque hardi. Mais elle . . .

igné 6, voir. Alors on se. . .

igné 32, Mais je n'en doute. . .

igné 8 , brouillard. Mais tout . . .

igné 20, elles; et alors plus. . .

avance? Mais en. . .

sortir.» Alors qui. . .

de n'y pas croire. . .

elle ! Puis cinq . . . sa couchette, à. . .

igne 21 igné 25 gne 12 igne 19 igne 2,

igne 26, cherchant partout un. . .

igne 27, phrase. Mais n'était-ce. . .

igne 13, Cependant une espèce. . .

igne 1 9 , Mais soit que . . .

igne 25, ressentit d'abord un. . .

igne 6, Vive la ligne! «Vive la ligne ï» . . .

igne 29, Mais la Maréchale. . .

igne 6 , partis. Mais à l'angle . . .

igne j; , soir, en effet le spectacle . . .

igne 22, barricades. D'ailleurs la résistance. . .

igne 24, de gré ou de. . .

igne 29, jardin. Cependant un. . .

igne 9 , par-dessus ks têtes . . .

igne 32, des débris y des. . .

igne 2 , ruisseau. Mais des . . .

igne 2 1 , Mais tout à coup . . .

44

6^0 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Page 414, ligne 30, irrésistible. Puis en haut. . .

Page 414, ligne 32, que le piétinement de. . .

Page 415, ligne 7, ne Jleurent pas. . .

Page 416, ligne 15, redoublait au tintamarre. . .

Page 418, ligne 30, Mais l'attention. . .

Page 420, ligne 18, Puis Hussonnet dit. . .

Page 420, ligne 29, café, cependant, quand. . .

Page 421, ligne 17, abandon. Mais sa. . .

Page 423, ligne 27, Mais un de ses. . .

Page 428, ligne 30, Mais l'afFranchissement . . .

Page 429, ligne 20, fut donc gagné. . .

Page 430, ligne 13, Et k peine sortie. . .

Page 430, ligne 17, Bien! Bien! dit. . .

Page 431 , ligne 14, d'ici à peu. . .

Page 432, ligne 4, candidature. Mais le. . .

Page 432, ligne 28, calleuses. Mais un. . .

Page 435, ligne 8, Alors un des. . .

Page 435, ligne 18, thermidor.» Des applaudissements éclatèrent; quelques-uns cependant se penchaient vers leurs , voisins , pour^savoir ce qu'étaient les martyrs de thermidor. Michel -Evariste. . .

Page 436, ligne 7, coude. Alors le bonhomme. . . Page 443, ligne 14, reprocha, d'abord son. . . Page 445, ligne 9, langage presque populacier. . . Page 4_50, ligne 19, Ce partage néanmoins blessait. . . Page 4_5 1 , igné i , et le plaisir de . . . Page 453, ligne 20, saisit. Cependant au milieu. . .

Page 453, ligne 23, disparaître, comme des murailles sous une inondation; dans. . .

Page 455, ligne 4, être? Alors ne. . .

Page 455, hgne 7, misère, en effet, abandonnait. . .

Page 455, ligne 28, Mais une poussée. . .

Page 455, ligne 33, Puis tous les trois. . .

Page 456, ligne 11, badauds tranquilles occupaient. . .

Page 458, ligne 7, force brute incalculable. . .

Page 460, ligne 13, dieux, Psyché. . .

Page 460, ligne 20, Alors ils furent. . .

Page 46 1 , ligne i o , tombeau. En effet tous . . .

Page 462, ligne 3, Mais l'étang. . .

VARIANTES. 69 1

Page 462, ligne 23, royales, du reste, ont en elles. . . Page 462, ligne 32, têtes les plus naïves. . . Page 464 , ligne 8 , vend aussi des . . . Page 464, ligne 2_5, pas très émus. Puis. . . Page 466 , ligne 8 , Mais cette foule . . . Page 466 , ligne 33 , immobilisés tout à coup dans . . . Page 467, ligne 8, là. Mais un. . . Page 467, ligne 19, Frédéric lui disait. . . Page 468, ligne 8, tranquille. Puis le. . . Page 468, ligne 27, était si faible. . . Page 469, ligne 20, pourtant, et même l'eau. . . Page 470, ligne 28, -trice; mais tant. . . Page 47 1 , ligne 1 2 , apprentie. Mais le . . . Page 471, ligne 15, voyait encore leur. . . Page 472, ligne 2, alcôve. Alors une. . . Page 472, ligne 33, -sorbée dans une vision. Frédéric. . . Page 473 , ligne 9 , sortir de sa misère ... Page 473, ligne 11, il enjin passé. . . Page 473, ligne 12, fois? Mais son. . . Page 474, ligne 14, £'f même Frédéric. . . Page 474, ligne 20, Alors il jugea. . . Page 474, ligne 32, ou bien des fanges. . . Page 476, ligne 32, elle. Mais un. . . Page 480, ligne 6, Vincennes; cependant que. . . Page 48 1 , ligne 1 6 , dormant. Mais de . . . Page 481 , ligne 24, frères!» Et comme. . . Page 482, ligne 13, prévenances. Cependant, jusqu'à. . . Page 483, ligne 8, nommée. Mais dès. . . Page 485, ligne 17, Mais quelqu'un marcha. . . Page 486, ligne 2, soupirait, geignait. . . Page 488, ligne 9, hands! Et, comme il allait s'asseoir : «Non en lui montrant un fauteuil près de sa nièce. Au même. . . Page 489 , ligne 8 , Mais comme si . . . Page 489, ligne 29, Alors M. DambreusCo.. Page 491 , ligne i , sa chaise pour. . . Page 492, ligne 26, une sorte de vengeance. . . Page 494, ligne 8, inqualifiable. Alors la jeune fille. . . Page 496 , ligne 25 , apoplectique semblait près . . .

44.

6^2 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Page 499 , ligne 1 1 , beaucoup , beaucoup ! Nous . . . Page 499, ligne 32, Mais comme Frédéric. . . Page 501 , ligne 15, route, d'ailleurs, étant. . . Page 502, ligne 32, Alors il dit. . . Page 506, ligne 11, ses deux mains. . . Page 508, ligne 32, s'en préoccuper si. . . Page 509, ligne 22, militaire. Mais les. . .

Page 509, ligne 34, habitudes. // lui demanda un rendez -vous. Donc. . .

Page 510, ligne 3, Cependant Frédéric. . . Page 512, ligne 13, Mais une rafale. . . Page ^12, ligne 24, Alors il lui posa. . .

Page 518, ligne 3, entretien, pour le soustraire aux embûches des dames, elle lui. . .

Page 523, ligne 31, -ments, pénible, fastidieuse. . .

Page 527, ligne 20, entraîna vers sa. . .

Page 531 , ligne 21 , II lui dit son. . .

Page 533, ligne 12, droit incommutahle . . .

Page 533, ligne 13, Du reste on pouvait. . .

Page 534, ligne 11, réussir. Mais comment. . .

Page 535, ligne 15, là. Puis elle. . .

Page 538, ligne 12, partir alors pour. . .

Page 545, ligne 29, Et l'on partit. . .

Page 549, ligne 13, nom cf^ la Société philanthropique univer- selle, . .

Page 549, ligne 22, -rosité, ses vertus et même. . .

Page 550, ligne 18, Ab! ce qu'il. . .

Page 551 , ligne 28, Mais l'honneur. . .

Page 552, ligne 31, Mais un commissionnaire. . .

Page 553, ligne 19, ans avec la taille. . .

Page 557, ligne 6, en leur disant. . .

Page 559 , ligne 1 1 , hautaine envers ses . . .

Page 561, ligne 25, amants. Alors elle. . .

Page 562, ligne 6, dans leur compagnie. . .

Page 563, ligne 14, d'anciens cadeaux du. . .

Page 564, ligne 28, turpitude. Enfin, choisissant. . .

Page 567, hgne 27, Mais je vais. . .

Page 568, ligne 19, Cependant elle. . .

I

OPINION DE LA PRESSE. 693

Page 575, ligne 17, cns; elle se. . .

Page 575, ligne 19, larmes coulant de. . .

Page 575, ligne 31, embaumer. Mais bien. . .

Page 578, ligne 13, vous êtes sûr?. . .

Page 579, ligne i, fallait trouver douze. . .

Page 579, ligne 11, quelles conditions. Une. . .

Page 579, ligne 17, Elle voulut le. . .

Page 585, ligne 23, laquais. Mais des. . .

Page 586, ligne 16, recouvrement (afin d'éviter les déchéances résultant des délais accordés aux porteurs d'un billet pour exercei^des recours contre les endosseurs) , il avait . . .

Page 590, ligne 30, malade. Quanr à Louise, «/fc s'enferma...

Page 593, ligne 14, Mais un craquement. . .

Page 596, ligne 18, Mazas. Mais les. . .

Page 602, ligne 1 1 , haut d'une colline. . .

Page 604, ligne 24, n'imaginais même rien. . .

Page 605, ligne 16, Alors son visage. . .

Page 605, ligne 23, levés. Mais tout à coup. . .

Page 605, ligne 28, Alors Frédéric. . .

Page 606 , ligne 34 , Et puis ce . . .

Page 609 , ligne 29 , avait ambitionné le . . .

OPINION DE LA PRESSE

SUR

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

Journal des Débats, 14 décembre 1869 (Cuvillier- Fleury). La satire dans le roman,

. . .Le livre de M. G. Flaubert n'est pas un roman, c'est une satire, une satire composée de récits, de tableaux, d'épisodes qu'on pourrait croire détachés les uns des autres , de personnages

6^4 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

qui se rassemblent sans se joindre, de pièces de rapport qui ne s'emboîtent pas, d'événements sans cause et sans issue. C'est comme une succession de générations spontanées dont l'origine ne se voit pas, dont le lieu n'est nulle part. Satire, ai-je dit, au sens même que les anciens attachaient à ce mot, une sorte de pot-pourri d'éléments de toutes sortes (farrapo) tel que le plus grand des satiriques l'a défini lui-même, au début de son œuvre si diverse par le sujet, si puissante par son génie, et pour tout dire, grande comme son ame. Ah! l'âme! tout est là. II faut la mettre dans son œuvre, l'œuvre fût-elle aussi terrible que V Enfer de Dante. On peut être un très galant homme, comme M. Flau- bert, une âme honnête, un cœur loyal et garder tout cela pour soi.

... Le livre se donne une carrière de dix ans, à travers les ré- volutions et les émeutes; il hante tous les étages de la société, depuis la mansarde de l'étudiant jusqu'au boudoir de la grande dame, depuis le bal de barrière jusqu'aux fêtes brillantes du banquier anobli; il touche à tout, à l'art, à la Httérature, à la

f)olitique, aux partis, à tous les drapeaux, à toutes les cocardes, l touche à tout et il flétrit tout. Il a la rage d'abaisser ce qui s'élève, d'éteindre ce qui brille, la science, le talent, le patrio- tisme, l'indépendance, la noblesse, la pudeur, la fortune bien acquise, l'élégance courtoise, les grandes vertus comme les petites.

Le livre de M. Flaubert est la confusion des genres ; il veut être un roman, il est une satire. Qu'importe, me dira-t-on. Est-ce qu'il y a des genres aujourd'hui? On a laissé à la comédie son nom; quelques œuvres d'élite exceptées, qu'en a-t-elle fait? Drame, satire, thèse philosophique, mémoire sur procès, émotion physio- logique, farce et pantalonnade, elle fait un peu de tout et elle étudie nos mœurs quand elle en a le temps, elle nous fait rire quand elle le peut. . .

Prenez le livre de M. Flaubert. Son héros n'est ni un enfant trouvé, ni une nature malhonnête, ni un esprit sans culture; sa famille est honorable, son extérieur distingué. Le livre n'est pas arrivé à son premier quart que notre jeune homme hérite d'une belle fortune, et a entrevu à peine M'"' Sophie Arnoux qu'il prend feu pour elle, en véritable écolier, et qu'elle se laisse attirer a la flamme, sans y prendre garde. Tous ces débuts ont bien l'air de nous mener à un roman. Allons donc ! M. Flaubert a bien d'autres visées. Il lui faut peindre la société parisienne pendant dix années de sa vie morale, entre le traité de juillet 184.0 et le Coup d'Etat.

Entre 1840 et 1851, la France a une physionomie qui avait besoin d'être saisie au vif et reproduite en relief. M. Flaubert s'est dit que c'était affaire à lui. II a pris ses pinceaux, sa palette

OPINION DE LA PRESSE. 695

s'est couverte de toutes sortes de couleurs voyantes et violentes , des difformités, des hontes, tranchons le mot, des ordures qu'une patiente recherche lui avait permis , non sans quelque courage , de recueillir dans tous les bas -fonds; et il s'est mis à l'œuvre, ainsi armé contre nos vices. Nous étions donc bien corrompus et bien pourris (le mot est partout) avant décembre 1851.

Je ne songerais pas à reprocher cette enquête à M. Flaubert , SI, acharné à sa mission de satirique, il avait obéi à ce puissant ressort qui est l'âme de la satire et la raison de ses violences , l'indignation. Juvénal, même si nous faisions la part du latin «qui brave l'honnêteté))^ Juvénal va cent fois plus loin que M. Flau- bert dans la peinture de la dépravation romaine; mais il est en colère, ce sottisier sublime, et sa colère nous gagne; elle est toute la moralité de son œuvre. M. Flaubert, lui, fait défiler devant nous une vraie descente de Courtille, aussi brillante que confuse; il fait parler à tout ce monde une langue qui n'a de variété que par les nuances de l'argot dans une vulgarité commune; il leur fait commettre toutes sortes d'actions étourdies jusqu'à la bêtise ou salissantes jusqu'au dégoût. . . Et quand son armée a dt'filé, avec tambours et trompettes, je veux dire avec tout le tapajge descriptif qui est aujourd'hui de mode, et sous le regard dfes honnêtes gens que ce spectacle n'amuse guère, le satirique a l'air de nous dire : J'ai voulu vous montrer ce que vous êtes. Votre corruption est affreuse et vos vices crient vengeance ; mais cela m'est bien égal !

Le Temps, 7 décembre 1869 (^^* Schérer).

Il n'est rien de tel, pour vous mettre en pleine liberté critique,

3ue d'avoir affaire à un écrivain hors ligne. Alors plus de besoin 'habileté pour exprimer ce que vous avez à dire; plus de recherche de nuances pour adoucir les réserves; plus de labo- rieuse complaisance pour exagérer les mérites. Vous vous sentez vis-à-vis d un homme capable de vous comprendre; rien n'em- pêche que vous ne vous flattiez de lui être utile par vos observa- tions, et dans tous les cas, vous êtes sûr qu'il saura discerner votre estime, votre admiration, dans l'indépendance même avec laquelle vous disputez ses ouvrages. Tel est le sentiment avec lequel je vais parler du nouveau roman de M* Flaubert. L'auteur est trop haut placé, il est un artiste trop considérable pour prendre plaisir aux louanges banales, et il sait trop bien le cas que je fais de son talent pour ne pas voir un hommage dans la liberté avec laquelle je rendrai compte de l'impression que m'a laissée son livre.

. . . Son livre n'est pas un roman : c'est un récit d'aventures

6^6 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

ce sont des mémoires, A force d'être réaliste, il est réel, sans doute; mais à force d'être réel, il cesse de nous intéresser. . .

L'art vit d'une contradiction. Supprimez l'un des termes de la contradiction et vous le tuez. II faut qu'il rende la nature, qu'il s'y attache; il ne saurait jamais la serrer de trop près, car le fond de l'art, c'est l'imitation; l'imitation est sa raison d'être, et l'idéal pur, à supposer qu'il pût se concevoir, ne serait que rêve et chimère. Mais, en même temps, il faut que l'art choisisse, parce qu'il faut qu'il fasse beau, parce qu'il faut qu'il intéresse. Or, pour nous intéresser, il faut qu'il nous parle, et, pour nous parler, il faut qu'il prête un sens aux choses, ou, ce qui revient au même, qu'il en dégage le sens caché. L'idéalisme et le réalisme ne sont donc pas deux manières d'entendre l'art, ce sont deux pôles entre lesquels tout art se meut, vers l'un ou l'autre desquels tout artiste est attiré de préférence, mais hors desquels il n'y a plus qu'abstraction stérile ou non moins stérile reproduction. De quoi se compose la plus grande partie de la vie? De faits dont la cause échappe, et dont il ne sortira rien, de rencontres oiseuses, d'actions capricieuses ou inutiles. For- mez un roman de tout cela, je vous en défie; eh bien! c'est ainsi que M. Flaubert a fait le sien . . .

... Nous voyons passer devant nous des personnages, des scènes, mais comme au hasard. On dirait une suite de médail- lons, une collection de photographies, admirables épreuves, il est vrai, découpées dans la réalité a l'emporte-pièce, d une pleine lumière , mais dont chacune est pour son compte . . .

... Et ainsi tout le long du livre; le lecteur va, va, intrigué d'abord, impatienté ensuite, croyant toujours toucher à une péripétie , s'imaginant arriver toujours à un point décisif, et fer- mant le volume à la fin avec un sentiment mêlé d'humeur contre l'auteur qui n'a cessé de le leurrer, et d'admiration pour l'écri- vain , qui a suppléé à tout par le seul intérêt de l'observation et du styie . . .

. . . Mais ces défauts, si graves qu'ils soient, si inexplicables lorsqu'ils se trouvent sous la plume d'un homme de talent et d'esprit, ces défauts n'empêchent pas que V Education sentimentale ne dépasse de toute la tête tous les romans du jour. On sent du moins ici qu'oi» a affaire à un artiste. On proteste en lisant le livre, mais on le lit; on se révolte en se voyant tiré en si mauvais lieu, condamné à entendre de si grossiers propos, et cependant on y reste. On y reste sans s'amuser, remarquez -le bien, sans y rien trouver de drôle ni de piquant, mais par la curiosité de voir un écrivain aussi fort aux prises avec une tâche aussi ingrate. . .

1

OPINION DE LA PRESSE. dp/

Je ne voudrais pas laisser croire que le don d'observation de l'écrivain se montre seulement dans le dessin de quelques pliy- sionomies; il se fait sentir à chaque instant par des traits de nature, vifs, profonds, trouvés. L auteur excelle à mettre en contraste l'immobile et banal aspect des choses avec les émotions qui bouleversent l'âme, et qui voudraient voir la création entière partager leur trouble. Ce n est pas tout : Balzac aurait mis des pages de description et de discours, M. Flaubert, d'un mot, jette sur un homme ou une situation la cynique lumière dans laquelle il se complaît.

Un autre mérite du livre de M. Flaubert, et son mérite capital, c'est qu'il est acte d'écrivain. En fin de compte et pour parler franc, il n'y a que deux classes de romans : ceux qui sont écrits et ceux qui ne le sont pas; et les premiers sont les seuls qui comptent. Récit fortement noué, caractères vrais et frappants, ces mérites n'ont jamais suffi à l'homme de goût. C'est le fond, la matière du livre, la condition élémentaire de l'intérêt, mais les plus grands mérites en ce genre ne signifient rien s'ils ne sont accompagnés de ce don suprême de la mise en œuvre qui s'appelle l'art de bien dire. . .

... Le livre de M. Flaubert aura vécu et par conséquent aussi il ne périra pas tout à fait. Œuvre d'art, il s'est adressé aux artistes; il s'est imposé à leur attention; tout en le discutant, ou plutôt par cela qu on le discutait, il a bien fallu reconnaître ses droits. Ou bien, me ferais -je illusion, et serais -je d'une école vieillie? Le fait est que je donnerais tout Balzac et tout Alexandre Dumas pour une page de français exquis. Et sans parler de langue exquise, ce qui serait, en effet, un peu hors de place ici, je ne puis être insensible, en ouvrant l'Education sentimentale, à la précision et à la clarté du style de M. Flaubert. C'est positi- vement un autre monde que dans les neuf dixièmes des livres qui s'impriment aujourd'hui. L'auteur abuse peut-être des descrip- tions, mais ces descriptions, du moins, rendent les choses sen- sibles, au lieu de les cacher sous des plaques de couleur et des énumérations de détails. En somme nous avons devant nous un homme qui sait son métier, et qui a un métier. Il n'écrit pas au hasard. Il ne puise pas sa langue dans le ruisseau fangeux du journal. On sent partout chez lui le souci de la ligne, le sen- timent de la couleur, le besoin de la lumière. C'est quelque chose, c'est beaucoup. Prenez garde, pour peu que vous me pressiez, je dirai que c'est tout!

Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1869 (Saint-René Taillandier).

L'auteur de Madame Bovary n'est certainement pas un écrivain

698 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

médiocre. Comme artiste, sinon comme penseur, il a des visées hardies. Personne ne met plus de soin à éviter les routes battues, li produit peu, mais chacune de ses œuvres atteste une médita- tion intense et une exécution minutieuse. Les incorrections, les négligences même, du moins ce qui semble tel à première vue, tout enfin, quand on y regarde de près, porte la marque d'une volonté persévérante . . .

... La publication d'un nouveau roman de M. Flaubert est donc bien faite pour piquer la curiosité. Tandis que les lecteurs vulgaires, allèches par les licences s'est trop souvent complu le talent descriptif de l'auteur, n'y rechercheront que le scandale , d'autres voudront voir si M. Flaubert a révélé dans ce nouveau livre ce aue j'appelle sa philosophie, c'est-à-dire l'idée qu'il se fait du monde et de la destinée humaine. . .

. . . Un pessimisme qui enveloppe la création et le créateur, une misanthropie qui renferme, implicitement au moins, une sorte d'athéisme, telle est la philosophie de ce livre.

... Le héros du récit, le sujet de cette étude philosophique et morale a l'air de représenter pour l'écrivain toute une géné- ration, la génération qui est sortie du collège, il y a environ vingt-cinq ans. Le récit commence un peu avant la révolution de 184.8, les scènes qui le terminent ont eu lieu dans l'hiver de 1868. Ce serait donc la physionomie des vingt-cinq dernières années que M. 'Flaubert aurait prétendu reproduire. Qui sait même si les faiblesses et les lâchetés de son héros ne sont pas, dans sa pensée, le symbole des épreuves par lesquelles a passé depuis vingt-cinq ans la société française?

. . . L'éducation du personnage principal serait l'éducation de la société parisienne pendant toute une période de notre histoire. La mollesse, l'énervement, la niaiserie d'un étudiant amoureux seraient le commentaire de nos destinées. Si étrange que soit cette conjecture, il est difficile de ne pas s'y attacher quand on voit l'auteur imiter manifestement le style de M. Michelet dans les derniers volumes de son Histoire de France. C'est la même façon heurtée, saccadée, le rhême art de briser son récit, de passer brusquement d'une scène à une autre, d'accumuler les détails tout en supprimant les transitions. Jamais le roman n'a parlé ce langage ; on dirait une chronique, un journal sec et bref, un recueil de notes, de traits, de mots, avec cette différence que chez l'historien les traits sont incisifs, les mots portent, les notes résument bien ou mal des événements graves, tandis que chez le romancier ces formes savamment et laborieusement con- cises s'appliquent aux aventures les plus niaises. . .

Si ce titre de V Education sentimentale signifie quelque chose, il est une satire indirecte de la génération rêveuse qui, de 1825 à 1 84^ , occupa la scène littéraire , et qui , dans la poésie , dans le

OPINION DE LA PRESSE. 6^^

drame, dans le roman, exprima si tumultueusement toutes les ardeurs de la passion. Le personnage de M. Flaubert est entré dans la vie au moment cette période achevait son cours , il en a recueilli les traditions sans le savoir, il en a respiré l'air fiévreux, et son histoire n'est que le tableau des faiblesses , des gaucheries , des vilenies cette sensibilité énervante l'a entraîné. Que cette donnée soit juste ou non au point de vue historique, elle pouvait offrir le sujet d'une curieuse étude ; seulement I auteur en a fait sortir précisément le contraire de ce qu'elle renferme. Au lieu de travailler à l'éducation sentimentale du héros , il montre que cette éducation est une chimère. Au lieu d'élever ce cœur, de l'épurer et de l'affermir, il le dégrade : c'est une éducation à rebours. Ce titre à la Berquin serait donc en définitive une ironie très compli- quée dont le sens ne se dévoilerait qu'à la dernière page, et qui aurait pour but de rendre plus scandaleux encore le scandale de la conclusion.

. . . Avions-nous tort de dire que l'inspiration de M. G. Flaubert était la misanthropie, ou, pour parler avec plus de précision, le pessimisme universel? Ses amis répondent que le talent rachète tout, et que c'est l'art ici qu'il faut voir, la sûreté de l'art, la vi-

fueur du style, sans se préoccuper du fond. Nous ne sommes pas e cet avis. D'abord, sans méconnaître les qualités qui font de M. Flaubert un écrivain d'une certaine originalité, nous n'admi- rons sans réserves ni son art ni son style. Qu'est-ce qu'un art dont le résultat est de supprimer la composition, de rendre l'unité impossible, de substituer une série d'esquisses à un tableau? Quant à la diction, elle est le plus souvent précise, colorée, vi- goureuse, il lui arrive quelquefois d'être brutale et incorrecte. Oui, certes, M. Flaubert est un artiste, il sait peindre, il sait graver à l'eau-forte, il a des touches puissantes qui font saillir en plein relief certains aspects de la réalité; mais il écrit bien comme ceux qui possèdent le don du style sans en connaître suffisam- ment les lois. Au reste ce talent d'écrire fût- il irréprochable, serait-ce une raison pour absoudre un livre qui blesserait l'hu- manité?. . .

Quand l'auteur décrit les clubs de 1848, bien qu'il n'oublie aucun des traits de la démence populaire, bien qu il rassemble avec soin les billevesées les plus comiques, on n'est guère disposé à sourire ; il y a dans tout cela une impassibilité méprisante qui est vraiment une insulte, non pas à la populace des rues, mais au genre humain. Bref, tout est combiné en vue de la brutale ironie qui doit couronner l'œuvre. . .

Le satirique le plus amer, en dévoilant les misères de l'homme, a en lui l'idéal d'une humanité meilleure ; la satire misanthropique et inhumaine est un acte contre nature, un cas illogique et monstrueux.

700 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

La Liberté, 22 décembre 1869 (M""® George Sand).

G. Flaubert est un grand chercheur, et ses tentatives sont de celles qui soulèvent de vives discussions dans le public, parce qu'elles étendent et font reculer devant elles les limites de la convention.

Ce qui nous a vivement frappé dans son nouveau livre, c'est un plan très original, et qui eût semblé irréalisable à tout autre.

Après s'être concentré dans l'étude d'une bourgeoise pervertie , il a mis en scène les nations, les races qui s'entre-dévorent. Nous avouons que notre admiration est surtout pour ce côté hardi et grandiose de son imagination; mais quana, par un de ces con- trastes qui lui sont propres, il redescend dans le monde de l'ob- servation, nous le suivons avec la certitude qu'il ne s'y comportera pas comme le premier venu.

Le voici qui nous conduit dans la vie vulgaire et qui semble avoir résolu de nous la montrer si fidèlement que nous en soyons aussi effrayés que de la chute de Madame Bovary ou du supplice de Matho. Il a réussi à produire une sensation nouvelle : le rire in- digné contre la perversité et la lâcheté des choses humaines , quand , à des époques données, elles vont à la dérive toutes ensemble.

Epris de ces vues d'ensemble, il a exprimé cette fois l'état gé- néral qui marque les heures de transition sociale. Entre ce qui est épuisé et ce qui n'est pas encore développé, il y a un mal inconnu, qui pèse de diverses manières sur toutes les existences, qui détériore les aptitudes et fait tourner au mal ce qui eût pu être le bien, qui fait avorter les grandes comme les petites am- bitions , qui use , trahit , fait tout dévier, et finit par anéantir les moins mauvais dans l'égoïsme inoffensif.

C'est la fin de l'aspiration romantique de iS^^o se brisant aux réalités bourgeoises, aux roueries de la spéculation, aux facilités menteuses de la vie terre à terre , aux difficultés du travail et de la lutte. Enfin, comme le sous-titre l'annonce, c'est l'histoire d'un jeune homme d'un jeune homme qui, comme tant d'autres, eût volontiers contribué à l'histoire de son temps, mais qui a été condamné à en faire partie, comme chaque flot qui s'enfle et se creuse fait partie de l'océan. Peu de ces lames sans nom ont la chance de porter un navire ou de déraciner un rocher : ainsi de la foule humaine ; elle s'agite et retombe quand elle ne rencontre pas les grands courants, ou elle tourne sans but sur elle quand elle plie sous les vents contraires.

Le jeune homme dont nous suivons l'éducation sentimentale à travers les déceptions d'une triste expérience ne serait pas un type complet s'il n'échouait pas par sa faute. Il n'a pas l'éner- gique constance des exceptions, les circonstances ne l'aident point et il ne réagit pas sur elles. Le romancier dispose comme

OPINION DE LA PRESSE. 70 I

il veut des événements de son poème; celui-ci ne veut rien demander à la fantaisie pure. II pemt le courant brutal , l'obstacle , la faiblesse ou l'inconstance des lutteurs, la vie comme elle est dans la plupart des cas, c'est-à-dire médiocre. Son héros est, par un point essentiel, semblable au milieu qu'il traverse. Il est tour a. tour trop au-dessus ou trop au-dessous de son aspiration. II la quitte et la reprend pour la perdre encore. Il conçoit un idéal et ne le saisit jamais ; la réalité l'empoigne et le roule sans pouvoir l'abrutir. Il ne trouve pas son courant et s'épuise à ne

ftas agir. Vrai jusqu'au bout, il ne finit rien et ne finit pas. I trouve que le meilleur de sa vie a été d'échapper à une première souillure, et il se demande s'il a échoué dans son rêve de bon- heur par sa faute ou par celle des autres.

Ce type si frappant de vérité est le pivot sur lequel s'enroule le vaste plan que l'auteur s'est tracé; et c'est ici que le dessin de l'action nous a paru ingénieux et neuf. Ce moi du personnage qui subit toutes les influences et traverse toutes les chances du non-moi, ne pouvait exister sai^ une corrélation continue avec de nombreux personnages. Il y a l'étude approfondie de tous les types et de tous les actes bons et mauvais qui influent fata- lement sur une situation particulière. Dès lors le scénario du roman, multiple comme la réalité vivante, se croise et s'enlace avec un art remarquable. Tout vient au premier plan , mais cha- cun y vient à son tour, et ce n'est pas une froide photographie que vous avez sous les yeux, c'est une représentation animée, changeante , chaque type agit en passant avec son groupe de complices ou de dupes, avec le cortège de ses intérêts, de ses passions, de ses instincts. Ils traversent rapidement la scène, mais en accusant chaque fois un pas de plus dans la voie qu'ils suivent, et en jetant un résumé énergique, un court dialogue, parfois une phrase, un mot qui condense, avec une force de naïveté terrible , la préoccupation de leur cerveau.

L'auteur vous présente et vous ramène adroitement tous ses types. Ils marchent sous la tourmente qui les pousse au dévoue- ment, au mensonge, au mal, au ridicule, à l'impuissance ou au désenchantement. II faudrait les citer tous, car tous ont une valeur d'étude sérieuse. Tous représentent un souvenir frappant, qui, en réalité, l'a peut-être navré ou obsédé, mais qui, refondu, remanié par une forte et habile main d'artiste, lui apparaît excu- sable ou comique. . .

Il n'y a pas de question morale comme on l'entend soulevée dans ce livre. Toutes les questions, solidaires les unes des autres, s'y présentent en bloc à 1 esprit, et chaque opinion s'y juge elle- même. Quand il sait si bien faire vivre les figures de sa création , l'auteur n'a que faire de montrer la sienne. Chaque pensée, chaque parole, chaque geste de chaque rôle exprime clairement à chaque conscience l'erreur ou la vérité qu'il porte en soi. Dans

702 L'EDUCATION SENTIMENTALE.

un travail si bien fouillé, la lumière jaillit de partout et se passe d'un résumé dogmatique. Ce n'est pas être sceptique que de se dispenser d'être pédant.

(Ze livre appartient- il au réalisme? Nous confessons n'avoir jamais compris commençait le réel, comparé au vrai. Le vrai n'est vrai qu'à la condition de s'appuyer sur la réalité. Celle -ci est la base, le vrai est la statue. On peut soigner les détails de cette base, c'est encore de l'art. . .

II (l'auteur) a mis devant nos yeux un miroir en disant : «Re- gardez-vous; si votre image n'est pas ressemblante, celle de votre voisin le sera peut-être.» Et en effet nous avons tous trouvé le voisin ressemblant. C'est à nous de conclure et de nous deman- der si notre époque est effectivement médiocre, ridicule, et con- damnée à l'éternel avortement de ses aspirations.

L'ÉDUCATION SENTIMENTALE

ET

LES AUTEURS CONTEMPORAINS.

Paris, le 15 décembre 1869. Mon cher Ami,

Je viens seulement de pouvoir me procurer votre adresse ac- tuelle, et je m'empresse de vous exprimer tout mon enthousiasme pour votre livre. Avant que vous m'eussiez donné la grande joie de le recevoir de vous, je l'avais déjà lu avec l'admiration que

}''ai pour votre génie toujours grandissant, et j'en avais parlé dans e feuilleton de théâtres du National, mais avec bien moins de développements que je ne l'aurais désiré, car, officiellement, je n'ai que le droit de raconter les vaudevilles. Si VEducation senti- mentale est pour tout le monde un beau livre, il faut avoir vécu, comme nous, en 1840, pour savoir avec quelle puissance d'évo- cation vous avez ressuscité cette époque de transition avec ses défaillances et avec ses aspirations impuissantes. Tout cela est vrai Jusque dans la moelle des os, et expnmc dans une forme immor- telle.

A vous, mon cher ami, bien fidèlement,

Théodore DE Banville, 10, rue de Buci.

LES AUTEURS CONTEMPORAINS. 703

10, rue Vanneau. Vendredi.

Mon cher ami , je vous ai lu malgré mes belles résolutions ; j'ai fini mon bouquin depuis une heure , et je puis enfin vous parler de votre livre, très sincèrement, comme toujours.

C'est admirablement écrit, il y a quantité de ces petits mots qu'on retient et qui font voir les choses (f. 27 «ce gros bruit doux») presque à chaque page, entre autres toute la forêt de Fontainebleau au deuxième volume.

A mon sens, vos personnages sont des spécimens exacts de la moyenne humaine bourgeoise, moderne en France. Tous êtres mixtes , parfois grossiers , parfois déhcats , à la fois bons et mau- vais, avec des vouloirs intermittents, rien de grand, de fort, ni d'arrêté, une sorte de briquetage et de cailloutis moral plaqué de torchis et de plâtre qui s'écaille, avec un certain vernis cou- rant. II me semble que vous vous êtes dit : «Jetons un filet sur le boulevard et ramassons les individus qui passent. Les types très francs et très absolus sont faux, ils n'existent que dans I es- prit. Tout honmie réel et vivant n'est qu'un à peu près, un hy- bride, un mélange de velléités et d'inconséquences. Faire vrai, c'est faire le monsieur que voici, et non le personnage énergique et grandiose que mon imagination aurait du plaisir à contempler. Cela posé, promenons ces spécimens de la moyenne humaine parmi des événements et des paysages rigoureusement réels, que j'ai vus un à un, à travers l'histoire et la nature que j'ai observées de plus par moi-même et de plus près. J'aurai donne le plus exact spécimen du bourgeois parisien, au XIX* siècle, dans un cadre qui sera comme lui un document.»

Est-cela? et vous ai-je bien compris?

Vous avez prévu et accepté d'avance l'inconvénient vous savez, aussi bien que moi, que le public ne s'intéresse qu'aux personnages appelés intéressants, c'est-à-dire éminents,tout d'une pièce, excessifs en quelque chose, bref aux types construits d'après une idée, et manifestés par une série d'actions tranchées et systématiques mais probablement vous ne vous êtes pas soucié du public.

J'ai retrouvé à chaque pas votre sentiment propre , votre ironie latente et puissante (2* vol., le terrible mot de la dernière page ; et 322, un plus comique encore : «comme vous êtes délicat». Plus haut encore, 214, Sénécal qui tue Dussardier; et tout le jeu des sentiments dans la grande dame après la mort de son mari; et 296, Frédéric pleure et Rosanette qui croit que c'est pour l'enfant, et leurs baisers à contre-sens). Il y a partout des finesses et amertumes semblables, mais le public les verra-t-il? En outre, ce titre, l'Éducation sentimentale, ne semble-t-il pas pro-

704 L'ÉDUCATION SENTIMENTALE.

mettre un plus long développement sur les années de collège de 14 à 18 ans? Vous racontez plutôt une vie sentimentale.

Au total , la leçon est rude et bonne. Quantité de jeunes gens vivent ainsi, et finissent par se dire le mot de la fin : «C'était

Peut-être ce que nous avons eu de meilleur ! » Tout cela est de art objectif. N'écrirez-vous pas un jour votre conclusion à vous , votre croyance de fond, celle que vous avez justifiée par votre vie, en l'histoire d'une volonté mfatigabïe et victorieuse? A vous de cœur.

H. Taine.

20 déc. 1869.

Je suis un solitaire et j'aime vos livres. Je vous remercie de me les envoyer. Ils sont profonds et puissants. Ceux qui peignent la vie actuelle ont un arrière-goût doux et amer. Votre dernier livre me charme et m'attriste. Je le relirai comme je relis, en ou- vrant au hasard, çà et là. Il n'y a que les écrivains penseurs qui résistent à cette façon de lire , vous êtes de cette forte race. Vous avez la pénétration comme Balzac, et le style de plus.

Quand vous verrai-je?

Je vous serre les mains.

Victor Hugo.

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PQ Flaubert, Gustave

2246 Oeuvres complètes

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1910

1. 11

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