.^âm # .^.^..C' uWM OEUVRES COMPLETES DE BUFFON. TOME XII. ANIMAUX. III. PARIS. — IJIPRIMERIB D AD. MOESSARD , RUE DE FURSTEMBERG , IS" 8 BIS. OEUVRES COMPLETES DE BUFFON A U G M L N T E E s PAR M. F. CUVIER, MîiMBRE DE l'iNSTITUT, ( Académip des Scipiices ) DE DEUX VOLUMES OFFRANT LA DESCRIPTION DES MAMMIFÈRES ET DES OISEAUX LES PLUS REMARQUABLES DÉCOUVERTS JUSQu'a CE JOUR, ET A C C (I M P A C X K L S DUiS BEAU PORTRAIT DE BUFFON, ET DE 7OO FI G HUE S EXÉCUTÉS SUR ACIER POUR CETTE ÉDITIOîV PAR LES 31EILLEURS ARTISTES. A PARIS, CHEZ F. D. PILLOT, ÉDITEUR, RUE UE SEIIVE-SAÏ^'T-GERMAIN, i\" 49- ï 5 5 1 . 3^^-^ HISTOIRE DES ANIMAUX. III. i'.flFOA. MI. SUITE DE L'HISTOIRE DE L'HOMME DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. 1 OUT change dans la nature, tout s'altère, tout périt; le corps de l'homme nest pas plus tôt arrivé à son point de perfection qu'il commence à déchoir : le dépérissement est d'abord insensible; il se passe même plusieurs années avant que nous nous apercevions d'un changement considérable : cependant nous de- vrions sentir le poids de nos années mieux que les autres ne peuvent encompter le nombre; et, comme ils ne se trompent pas sur notre âge en le jugeant par les changements extérieurs, nous devrions nous tromper encore moins sur l'effet intérieur qui les produit, si nous nous observions mieux, si nous nous flattions moins, et si, dans tout, les autres ne nous jugeoient pas toujours beaucoup mieux que nous ne nous jugeons nous-mêmes. Lorsque le corps a acquis toute son étendue en hauteur et en largeur par le développement entier de toutes ses parties, il augmente en épaisseur : le 8 DE l'homme. commencement de celte aiigmentalion est le premier point de son dépérissement ; car cette extension n'est pas une conliniiation de développement on d accrois^ sèment intérieTir de chaque partie par lesquels le corps continueroit de prendre phisd'étendue dans tou- tes ses parties organiques, et par conséquent plus de force et d'activité ; mais c'est une simple addition de matière surabondante qui enfle le volume du corps et le charge d'im poids inutile. Cette matière est la graisse qui survient ordinairement à trenle-cinq ou quarante ans; et à mesure qu'elle augmente? le corps a moins de légèreté et de liberté dans ses mouve- ments; ses facultés pour la génération diminuent; ses membres s'appesantissent; il n'acquiert de l'éten- due qu'en perdant de la force et de l'activité. D'ailleurs les os et les autres parties solides du corps ayant toute leur extension en longueur et en gros- seur continuent d'augmenter en solidité; les sucs nourriciers qui y arrivent, et qui étoient auparavant employés à en augmenter le volume par le dévelop- pement, ne servent plus qu'à l'augmentation de la masse, en se fixant dans l'intérieur de ses parties ; les membranes deviennent cartilagineuses, les cartilages deviennent osseux, les os deviennent plus solides, Joutes les libres plus dures, la peau se dessèche, les rides se forment peu à peu , les cheveux blanchissent, les dents tombent, le visage se déforme, le corps se courbe, etc. Les premières nuances de cet état se font apercevoir avant quarante ans; elles augmen- tent, par degrés assez lents, jusqu'à soixante; par degrés plus rapides jusqu'à soixante-et-dix; la cadn- cilé commence à cet âge de soixante-et-dix ans, DK LA. VIEILLESSE ET DE LA MOÎIT. 9 elle va toujours en augmentant; la décrépitude suit, et la mort termine ordinairement avant l'âge de qua- tre-vingt-dix ou cent ans la vieillesse et la vie. Considérons en particulier cesdiflerents objets; et de la même façon que nous avons examiné les causes de l'origine et du développement de notre corps, examinons aussi celles de son dépérissement et de sa destruction. Les os, qui .sont les parties les plus so- lides du corps , ne sont dans le commencement que des filets d'une matière ductile qui prend peu à peu de la consistance et de la dureté. On peut considérer les os dans leur premier état comme autant de filets ou de petits tuyaux creux revêtus d'une membrane en dehors et en dedans. Cette double membrane fournit la substance qui doit devenir osseuse , ou le devient elle-même en partie; car le petit intervalle qui est entre ces deux membranes, c'est-à-dire entre le périoste in- térieur et le périoste extérieur, devient bientôt une lame osseuse. On peut concevoir en partie comment se fait la production et l'accroissement des os et des au- tres parties solides du corps des animaux par la com- paraison de la manière dont se forment le bois et les autres parties solides des végétaux. Prenons pour exemple une espèce d'arbre dont le bois conserve une cavité à son intérieur, comme un figuier ou un sureau, et comparons la formation du bois de ce tuyau creux de sureau avec celle de l'os de la cuisse d'un animal, qui a de même une cavité. La première année, lorsque le bouton qui doit former la branche commence à s'étendre, ce n'est qu'une matière duc- tile qui, par son extension, devient un filet herbacé, et qui se développe sous la forme d'un petit tuyau lO DL L HOMME. rempli de moelle ; l'extérieur de ce tuyau est revêtu d'une membrane fibreuse, et les parois intérieures de la cavité sont aussi tapissées d'une pareille mem- brane ; ces membranes, tant l'extérieure que l'inté- rieure, sont, dans leur très petite épaisseur, com- posées de plusieurs plans superposés de fibres encore molles qui tirent la nourriture nécessaire à l'accrois- sement du tout; ces plans intérieurs de fibres se dur- cissent peu à peu par le dépôt de la sève qui arrive, et la première année il se forme une lame ligneuse entre les deux membranes; cette lame est plus ou moins épaisse, à proportion de la quantité de sève nourricière qui a été pompée et déposée dans l'in- tervalle qui sépare la membrane extérieure de la membrane intérieure : mais, quoique ces deux mem- branes soient devenues solides et ligneuses par leurs surfaces intérieures, elles conservent à leurs surfaces extérieures de la souplesse et de la ductilité; et l'année suivante, lorsque le bouton qui est à leur sommet com- mun vient à prendre de l'extension , la sève monte par ces fibres ductiles de chacune de ces membranes, et en se déposant dans les plans intérieurs de leurs libres, et même dans la lame ligneuse qui les sépare, ces plans intérieurs deviennent ligneux comme les autres qui ont formé la première lame , et en même temps cette première lame augmente en densité : il se fait donc deux couches nouvelles de bois , l'une à la face extérieure , et l'autre à la face intérieure de la première lame; ce qui augmente l'épaisseur du bois , et rend plus grand l'intervalle qui sépare les deux membranes ductiles. L'année suivante elles s'é- loignent encore davantage par deux nouvelles cou DE LA VIEILLCSSK ET DE L\ MORT. M clies de bois qui se collent contre les trois premières, l'une à l'extérieur et l'autre à l'intérieur, et de cette manière le bois augmente toujours en épaisseur et en solidité : la cavité intérieure augmente aussi à mesure que la branche grossit , parce que la membrane in- térieure croît, comme l'extérieure, à mesure que tout le reste s'étend; elles ne deviennent toutes deux li- gneuses que dans la partie qui touche au bois déjà formé. Si l'on ne considère donc que la petite bran- che qui a été produite pendant la première année, ou bien si l'on prend un intervalle enire deux nœuds, c'est-à-dire la production d'une seule année, on trou- vera que cette partie de la branche conserve en grand la même figure qu'elle avoit en petit ; les nœuds qui terminent et séparent les productions de chaque année marquent les extrémités de l'accroissement de cette partie de la branche ; ces extrémités sont les points d'appui contre lesquels se fait l'action des puissances qui servent au développement et à l'extension des parties contiguës qui se développent l'année suivante; les boutons supérieurs poussent et s'étendent en ré- agissant contre ce point d'appui, et forment une se- conde partie de la branche, de la même façon que s'est formée la première, et ainsi de suite, tant que la branche croît. La manière dont se forment les os seroît assez semblable àcelle que je viens de décrire, si les points d'appui de Tos, au lieu d'être à ses extrémités, comme dans le bois, ne se trouvaient au contraire dans la partie du milieu , comme nous allons tâcher de le faire entendre. Dans les premiers temps les os du fœtus 12 DE L HOMME. ne sont encore que des filets d'une matière ductile que Ton aperçoit aisément et distinctement à travers la peau et les autres parties extérieures, qui sont alors extrêmement minces et presque transparentes. L'os de la cuisse, par exemple, n'est qu'un petit filet fort court qui , comme le filet herbacé dont nous ve- nons de parler, contient une cavité. Ce petit tuyau creux est fermé aux deux bouts par une matière duc- tile , et il est revêtu, à sa surface extérieure et à l'in- térieur de sa cavité, de deux membranes composées dans leur épaisseur de plans de fibres toutes molles et ductiles. A mesure que ce petit tuyau reçoit des sucs nourriciers, les deux extrémités s'éloignent de la partie du milieu ; cette partie reste toujours à la même place, tandis que toutes les autres s'en éloi- gnent peu à peu des deux côtés; elles ne peuvent s'é- loigner dans cette direction opposée sans réagir sur cette partie du milieu : les parties qui environnent ce point du milieu prennent donc plus de consistance , plus de solidité, et commencent à s'ossifier les pre- mières. La première lame osseuse est bien , comme la première lame ligneuse, produite dans l'intervalle qui sépare les deux membranes , c'est-à-dire entre le périoste extérieur et le périoste qui tapisse les parois de la cavité intérieure; mais elle ne s'étend pas, comme la lame ligneuse, dans toute la longueur de la partie qui prend de l'extension. L'inlervalle'des deux périostes devient osseux, d'abord dans la partie du milieu de la longueur de l'os; ensuite les parties qui avoisinent le milieu sont celles qui s'ossifient, tandis que les extrémités de l'os et les parties qui avoi> DE LA VIEILLESSE ET DE LA MOUT. \Ô sinent ces extrémités resteat ductiles et spongieuses ; et comme la partie du milieu ost celle qui est la pre- première ossifiée , et que , quand une fois une partie est ossifiée, elle ne peut plus s'étendre, il n'est pas possible qu'elle prenne autant de grosseur que les autres. La partie du milieu doit donc être la partie la plus menue de l'os ; car les autres parties et les ex- trémités ne se durcissant qu'après celle du milieu, elles doivent prendre plus d'accroissement et de vo- lume, et c'est par cette raison que la partie du milieu des os est plus menue que toutes les autres parties, et que les têtes des os qui se durcissent les dernières, et qui sont les parties les plus éloignées du milieu , sont aussi les parties les plus grosses de l'os. Nous pourrions suivre plus loin cette théorie sur la figure des os; mais pour ne pas nous éloigner de notre prin- cipal objet, nous nous contenterons d'observer qu'in- dépendamment de cet accroissement en longueur qui se fait , comme l'on voit, d'une manière différente de celle dont se fait l'accroissement du bois, l'os prend en même temps un accroissement en grosseur qui s'o- père à peu près de la même manière que celui du bois, car la première lame osseuse est produite par la partie intérieure du périoste, et, lorsque cette pre- mière lame osseuse est formée entre le périoste inté- rieur et le périoste extérieur, il s'en forme bientôt deux autres qui se collent de chaque côté de la pre- mière , ce qui augmente en même temps la circonfé- rence de l'os et le diamètre de sa cavité ; et les parties intérieures des deux périostes continuant ainsi à s'os- sifier, l'os continue à grossir par l'addition de toutes ces couches osseuses produites par les périostes, de l4 DE l'hOMMIl. la même façon que le bois grossit par l'addition des couches ligneuses produites par les écorces. Mais lorsque l'os est arrivé à son développement entier, lorsque les périostes ne fournissent plus de matière ductile capable de s'ossifier, ce qui arrive lorsque l'animal a pris son accroissement en entier, alors les sucs nourriciers qui étoient employés à augmenter le volume de l'os ne servent plus qu'à en augmenter la densité : ces sucs se déposent dans l'in- térieur de l'os; il devient plus solide, plus massif, plus pesant spécifiquement, comme on peut le voir par la pesanteur et la solidité des os d'un bœuf, com- parées à la pesanteur et à la solidité des os d'un veau; et enfin la substance de l'os devient, avec le temps, si compacte, qu'elle ne peut plus admettre les sucs nécessaires à cette espèce de circulation qui fait la nutrition de ces parties : dès lors cette substance de l'os doit s'altérer, comme le bois d'un vieil arbre s'altère lorsqu'il a une fois acquis toute sa solidité. Cette altération dans la substance même des os est une des premières causes qui rendent nécessaire le dépérissement de notre corps. Les cartilages, qu'on peut regarder comme des os mous et imparfaits, reçoivent, comme les os, de> sucs nourriciers qui en augmentent peu à peu la den- sité : ils deviennent plus solides à mesure qu'on avance en âge ; et dans la vieillesse, ils se durcissent presque jusqu'à l'ossification, ce qui rend les aiouvements des jointures du corps très difficiles, et doit enfin nous priver de l'usage de nos membres, et pioduirc une cessation totale du mouvement extérieur; second* cause très immédiate et très nécessaire d'un dépé- DE LA VIEILLESSE ET DE LA MOUT. 1 5 rissemeiit plus sensible et plus marqué que le pre- mier, puisqu'il se manifeste par la cessation des fonc- tions extérieures de notre corps. Les membranes , dont la substance a bien des choses communes avec celles des cartilages, pren- nent aussi, à mesure qu'on avance en âge, plus de densité et de sécheresse : par exemple, celles qui en- vironnent les os cessent d'être ductiles de bonne heure; dès que l'accroissement du corps est achevé, c'est-à-dire dès l'âge de dix-huit ou vingt ans, elles ne peuvent plus s'étendre ; elles commencent donc à augmenter en solidité, et continuent à devenir plus denses à mesure qu'on vieillit. Il en est de même des fibres qui composent les muscles et la chair; plus on vit, plus la chair devient dure : cependant, à en juger parl'attouchement extérieur, on pourroit croire que c'est tout le contraire; car, dès qu'on a passé l'âge de la jeunesse , il semble que la chair commence à perdre de sa fraîcheur et de sa fermeté; et à me- sure qu'on avance en âge il paroît qu'elle devient toujours plus molle. Il faut faire attention que ce n'est pas de la chair, mais de la peau, que cette ap- parence dépend ; lorsque la peau est bien tendue , comme elle l'est en eifet tant que les chairs et les autres parties prennent de l'augmentation de volume, la chair, quoique moins solide qu'elle ne doit le de- venir, paroît ferme au toucher; cette fermeté com- mence à diminuer lorsque la graisse recouvre les chairs, parce que la graisse, surtout lorsqu'elle est trop abondante, forme une espèce de couche entre la chair et la peau : cette couche de graisse que re- \6 DE l'homme. couvre la peau étant beaucoup plus molle que la chair sur laquelle la peau portoit auparavant, on s'a- perçoit, au toucher, de celte différence, et la chair paroît avoir perdu de sa fermeté; la peau s'étend et croit à mesure que îa graisse augmente, et ensuite, pour peu quelle diminue, la peau se plisse, et la chair paroît être alors fade et molle au toucher. Ce n'est donc pas la chair elle-même qui se ramollit, mais c'est la peau dont elle est couverte qui , n'étant plus assez tendue , devient molle ; car la chair prend toujours plus de dureté à mesure qu'on avance en âge : on peut s'en assurer par la comparaison de la chair des jeunes animaux avec celle de ceux qui sont vieux; l'une est tendre et délicate, et l'autre est si sèche et si dure qu'on ne peut en manger. La peau peut toujours s'étendre tant que le volume du corps augmente : mais, lorsqu'il vient à diminuer, elle n'a pas tout le ressort qu'il faudroit pour se ré- tablir en entier dans son premier état; il reste alors (les rides et des plis qui ne s'effacent plus. Les rides du visage dépendent en partie de cette cause ; mais il y a dans leur production une espèce d'ordre relatif à la forme , aux traits , et aux mouvements habituels du visage. Si l'on examine bien le visage d'un homme de vingt-cinq ou trente ans, on pourra déjà y décou- vrir l'origine de toutes les rides qu'il aura dans sa vieillesse ; il ne faut pour cela que voir le visage dans un état de violente action, comme est celle du ris, des pleurs, ou seulement celle d'une forte grimace: tous les plis qui se formeront dans ces diflcrentes ac- tions seront un jour des rides ineffaçables; elles sui- DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. I7 vent en effet la disposition des muscles, et se gra- vent plus ou moins par l'habitude plus ou moins répétée des mouvements qui en dépendent. A mesure qu'on avance en âge les os , les cartilages, les membranes , la chair, la peau , et toutes les fibres du corps, deviennent donc plus solides, plus dures, plus sèches; toutes les parties se retirent, se resser- rent; tous les mouvements deviennent plus lents, plus difficiles ; la circulation des fluides se fait avec moins de liberté; la transpiration diminue; les sécrétions s'al- lèrent; la digestion des aliments devient lente et la- borieuse; les sucs nourriciers sont moins abondants, et, ne pouvant être reçus dans la plupart des fibres devenues trop solides, ils ne servent plus à la nutri- tion : ces parties trop solides sont des parties déjà mortes, puisqu'elles cessent de se nourrir. Le corps meurt donc peu à peu et par parties; son mouve- ment diminue par degrés ; la vie s'éteint par nuances successives, et la mort n'est que le dernier terme de cette suite de degrés, la dernière nuance de la vie. Comme les os, les cartilages, les muscles, et tou- tes les autres parties qui composent le corps, sont moins solides et plus molles dans les femmes que dans les hommes, il faudra plus de temps pour que ces parties prennent cette solidité qui cause la mort : les femmes par conséquent doivent vieillir plus que les hommes ; c'est aussi ce qui arrive , et on peut ob- server, en consultant les tables qu'on a faites sur la mortalité du genre humain , que, quand les femmes ont passé un certain âge , elles vivent ensuite plus long-temps que les hommes du même âge. On doit aussi conclure de ce que nous avonsdit, queleshom- 1(S DE l'homme. mes qui sont en apparence plus foibles que les au- tres , et qui approchent plus de la constitution des lemnies, doivent vivre plus long-temps que ceux qui paroissent être les plus forts et les plus robustes : et de même on peut croire que, dans l'un et l'autre sexe, les personnes qui n'ont achevé de prendre leur accroissement que fort tard, sont celles qui doivent vivre le plus; car, dans ces deux cas, les os, les car- tilages, et toutes les fibres arriveront plus tard à ce degré de solidité qui doit produire leur destruction. Cette cause de la mort naturelle est générale et commune à tous les animaux, et même aux végétaux. Un chêne ne périt que parce que les parties les plus anciennes du bois, qui sont au centre, deviennent si dures et si compactes, qu'elles ne peuvent plus re- cevoir de nourriture; l'humidité qu'elles contiennent, n'ayant plus de circulation et n'étant pas remplacée par une sève nouvelle, fermente, se corrompt, et altère peu à peu les fibres du bois ; elles deviennent rouges, elles se désorganisent , enfin elles tombent en poussière. La durée totale do la vie peut se mesurer en quel- que façon par celle du temps de l'accroissement : •un arbre ou un animal qui prend en peu de temps tout son accroissement périt beaucoup plus tôt qu'un autre auquel il faut plus de temps pour croître. Dans les animaux, comme dans les végétaux, l'accrois- sement en hauteur est celui qui est achevé le pre- mier. Un chêne cesse de grandir long-temps avant <[u'il cesse de grossir. L'homme croît en hauteur jus- qu'à seize ou dix-huit ans, et cependant le dévelop- pement entier de toutes les parties de son corps en DE LA VIEILLKSSK ET DE LA MORT. I9 grosseur n'est achevé qu'à trente ans. Les chiens prennent en moins d'un an leur accroissement en longueur, et ce n'est que dans la seconde année qu'ils achèvent de prendre leur grosseur. L'homme qui est trente ans à croître vit quatre-vingt-dix ou cent ans ; le chien qui ne croît que pendant deux ou trois ans ne vit aussi que dix ou douze ans : il en esl de même de la plupart des autres animaux. Les pois- sons qui ne cessent de croître qu'au hout d'un très grand nombre d'années vivent des siècles, et, comme nous l'avons déjà insinué, cette longue durée de leur vie doit dépendre de la constitution particulière de leurs arêtes , qui ne prennent jamais autant de soli dite que les os des animaux terrestres. Nous exami- nerons, dans l'histoire particulière des animaux , s'il y a des exceptions à cette espèce de règle que suit la nature dans la proportion de la durée de la vie à celle de l'accroissement, et si en effet il est vrai que les corbeaux et les cerfs vivent, comme on le prétend, un si grand nombre d'années : ce qu'on peut dire en général, c'est que les grands animaux vivent plus long-temps que les petits, parce qu'il sont plus de temps à croître. Les causes de notre destruction sont donc néces- saires, et la mort est inévitable; il ne nous est pas plus possible d'en reculer le terme fatal que de chan- ger les lois de la nature. Les idées que quelques vi- sionnaires ont eues sur la possibilité de perpétuer la vie par des remèdes auroient dû périr avec eux , si l'amour-propre n'augmentoit pas toujours la crédu- lité au point de se persuader ce qu'il y a même de plus impossible , et de douter de ce qu'il y a de plus 20 DE î- HOMME. vrai , de plus r(*el , et de plus constant. La panacée, qu'elle qu'en lût la composition, la transfusion du sans;, et les autres moyens qui ont été proposés pour rajeunir ou immortaliser le corps, sont au moins aussi chimériques que la fontaine de Jouvence est fabuleuse. Lorsque le corps est bien constitué, peut-être est- il possible de le faire durer quelques années de plus en le ménageant. Il se peut que la modération dans les passions, la température et la sobriété dans les plaisirs, contribuent à la durée de la vie ; encore cela même paroît-il fort douteux : il est nécessaire que le corps fasse l'emploi de toutes ses forces, qu'il con- somme tout ce qu'il peut consommer, qu'il s'exerce autant qu'il en est capable ; que gagnera-t-on dès lors par la diète et par la privation? Il y a des hommes qui ont vécu au delà du terme ordinaire; et, sans parler de ces deux vieillards dont i! est fait mention dans les Transactions philosopliiques ^ dont l'un a vécu cent soixante-cinq ans, et l'autre cent quarante-qua- tre, nous avons un grand nombre d'exemples d'hom- mes qui ont vécu pendant cent dix et même cent vingt ans : cependant ces hommes ne s'étoient pas plus ménagés que d'autres ; au contraire, il paroît que la plupart étoient des paysans accoutumés aux plus grandes fatigues ; des chasseurs, des gens de travail , des hommes en un mot qui avoit employé toutes les forces de leur corps, qui en avoient même abusé, s'il est possible d'en abuser autrement que par l'oisiveté et la débauche continuelle. D'ailleurs, si l'on fait réflexion que l'Européen, le Nègre, le Chinois, l'Américain, l'homme policé ^ DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. '2 \ rhomme sauvage, le riche, le pauvre, l'iiabitant de la ville , celui de la campagne , si différents entre eux par tout le reste , se ressemblent à cet égard, et n'ont chacun que la même mesure , le même intervalle de temps à parcourir depuis la naissance à la mort; que la différence des races, des climats, des nourritures, des commodités, n'en fait aucune à la durée de la vie; que les hommes qu^ine se nourrissent que de chair crue ou de poisson sec , de sagou ou de riz , de cassave ou de racines, vivent aussi long-temps que ceux qui se nourrissent de pain ou de mets préparés, on recon- noîtra encore plus clairement que la durée de la vie ne dépend ni des habitudes, ni des mœurs, ni de la qualité des aliments; que rien ne peut changer les lois de la mécanique , qui règlent le nombre de nos années, et qu'on ne peut guère les altérer que par des excès de nourriture ou par de trop grandes diètes. S'il y a quelque différence tant soit peu remar- quable dans la durée de la vie, il semble qu'on doit l'attribuer à la qualité de l'air : on a observé que dans les pays élevés il se trouve communément plus de vieillards que dans les lieux bas; les montagnes d'E- cosse, de Galles, d'Auvergne, de Suisse, ont fourni plus d'exemples de vieillesses extrêmes que les plai- nes de Hollande, de Flandre, d'Allemagne, et de Pologne. Mais, à prendre le genre huuiain en géné- ral, il n'y a pour ainsi dire aucune différence dans la durée de la vie ; l'homme qui ne meurt point de ma- ladies accidentelles vit partout quatre-vingt-dix ou cent ans; nos ancêtres n'ont pas vécu davantage, et depuis le siècle de David ce terme n'a point du tout varié. Si l'on nous demande pourquoi la vie BUFF()>. XII, •j>'2. DE l'homme. des premiers liommes étoit beaucoup plus longue , pourquoi ils vivoient neuf cents, neuf cent trente, et jusqu'à neuf cent soixante-neuf ans, nous pourrions peut-être en donner une raison en disant que les pro- ductions de la terre dont ils faisoient leur nourriture étoient alors d'une nature différente de ce qu'elles sont aujourd'hui; la surface du globe devoit être, comme on l'a vu (tome I, Tliéorie de la Terre), beaucoup moins solide et moins compacte dans les premiers temps après la création qu'elle ne l'est aujourd'hui, parce que la gravité n'agissant que depuis peu de temps , les matières terrestres n'avoient pu acquérir en aussi peu d'années la consistance et la solidité qu'elles ont eues depuis; les productions de la terre doivent être analogues à cet état; la surface de la terre étant moins compacte, moins sèche, tout ce qu'elle produisoit devoit être plus ductile, plus sou- ple , plus susceptible d'extension ; il se pouvoit donc que l'accroissement de toutes les productions de la nature, et même celui du corps de l'homme, ne se fît pas en aussi peu de temps qu'il se fait aujourd'hui ; les os , les muscles , etc. , conservoient peut-être plus long-temps leur ductilité et leur mollesse, parce que toutes les^nourritures étoient elles-mêmes plus molles et plus ductiles; dès lors toutes les parties du corps n'arrivoient à leur développement entier qu'après un grand nombre d'années ; la génération ne pouvoit s'opérer par conséquent qu'après cet accroissement pris en entier, ou presque en entier, c'est-à-dire à cent vingt ou cent trente ans, et la durée de la vie éloit proportionnelle à celle du temps de l'accroisse- ment, comme elle l'est encore aujourd'hui : car en DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. 2.1 supposant que 1 âge de puberté des premiers hommes, lage auquel ils commençoient à pouvoir engendrer , fût celui de cent trente ans, l'âge auquel on peut en- gendrer aujourd'hui étant celui de quatorze ans, il se trouvera que le nombre des années de la vie des premiers hommes et de ceux d'aujourd'hui sera dans la môme proportion, puisqu'en multipliant chacun de ces deux nombres par le même nombre , par exemple par sept, on verra que la vie des hommes d'aujourd'hui étant de quatre vingt-dix-huit ans, celle des hommes d'alors devoit être de neuf cent dix ans; il se peut donc que la durée de la vie de l'homme ait diminué peu à peu à mesure que la surface de la terre a pris plus de solidité par l'action continuelle de la pesanteur, et que les siècles qui se sont écoulés de- puis la création jusqu'à celui de David ayant suffi pour faire prendre aux matières terrestres toute la solidité qu'elles peuvent acquérir par la pression de la gra- vité, la surface de la terre soit depuis ce temps là de- meurée dans le même état, qu'elle ait acquis dès lors toute la consistance qu'elle devoit avoir à jamais, et que tous les termes de l'accroissement de ses produc- tions aient été fixés aussi bien que celui de la durée de la vie. Indépendamment des maladies accidentelles qui peuvent arriver à tout âge, et qui dans la vieillesse deviennent plus dangereuses et plus fréquentes, les vieillards sont encore sujets à des infirmités natu- relles, qui ne viennent que du dépérissement et de Taffaissement de toutes les parties de leur corps; les puissances musculaires perdent leur équilibre, la tête vacille, la main tremble, les jambes sont chancelan- '2\ i)i: l'iiommî:. les; la sensibilité des nerfs diminuant, les sens de- viennent obtus, le toucher même s'émousse : mais ce qu'on doit regarder comme une très grande ia- firmité, c'est que les vieillards fort âgés sont ordi- nairement inhabiles à la génération. Cette impuis- sance peut avoir deux causes, toutes deux suffisantes pour la produire : l'une est le défaut de tension dans les organes extérieurs, et l'autre l'altération de la li- queur séminale. Le défaut de tension peut aisément s'expliquer par la conformation et la texture de l'or- gane même : ce n'est, pour ainsi dire, qu'une jnem- brane vide, ou du moins qui ne contient à l'intérieur qu'un tissu cellulaire et spongieux; elle prête, s'étend, et reçoit dans ses cavités intérieures une grande quan- tité de sang qui produit une augmentation de volume apparent et un certain degré de tension. L'on conçoit bien que dans la jeunesse cette membrane a toute la souplesse requise pour pouvoir s'étendre et obéir aisé- ment à l'impulsion du sang, et que, pour peu qu'il soit porté vers cette partie avec quelque force, il dilate et développe aisément cette membrane molle et flexible : mais, à mesure qu'on avance en âge, elle acquiert, comme toutes les autres parties du corps, plus de so- lidité ; elle perd de sa souplesse et de sa flexibilité ; dès lors, en supposant même que l'impulsion du sang se fît avec la même force que dans la jeunesse , ce qui est une autre question que je n'examine point ici, cette impulsion ne seroit pas suffisante pour dilater aussi aisément cette membrane devenue plus solide , et qui par conséquent résiste davantage à cette action du sang; et lorsque celte membrane aura encore pris plus de solidité et de sécheresse, rien ne sera capa- DE LA VIEILLESSE ET DE LA iMOUT. '26 ble de déployer ses rides et de lui donner cet état de gonflement et de tension nécessaire à l'acte de la génération. A l'égard de l'altération de la liqueur séminale, ou plutôt de son infécondité dans la vieillesse, on peut aisément concevoir que la liqueur séminale ne peut olre prolifique que lorsqu'elle contient, sans excep- tion , des molécules organiques renvoyées de toutes les parties du corps; car, comme nous l'avons éta- bli^, la production du plus petit être organisé, sem- blable au grand, ne peut se faire que par la réunion de toutes ces molécules renvoyées de toutes les par- lies du corps de l'individu; mais, dans les vieillards fort âgés, les parties qui, comme les os, les cartila- ges, etc., sont devenues trop solides, ne pouvant plus admettre de nourriture, ne peuvent par consé- quent s'assimiler cette matière nutritive, ni la ren- voyer après l'avoir modelée et rendue telle qu'elle doit être. Les os et les autres parties devenues trop solides ne peuvent donc ni produire ni renvoyer des molécules organiques de leur espèce : ces molécules manqueront par conséquent dans la liqueur sémi- nale de ces vieillards, et ce défaut suffit pour la ren- dre inféconde, puisque nous avons prouvé que, pour que la liqueur séminale soit prolifique, il est néces- saire qu'elle contienne des molécules renvoyées de toutes les parties du corps, afin que toutes ces par- ties puissent en effet se réunir d'abord et se réaliser ensuite au moyen de leur développement. En suivant ce raisonnement qui me paroît fondé, j., Voyct le tome X , cliap. ir , m , etc. 26 1>E l'hoM^MI'. et en admettant la supposition que c'est en effet par l'absence des molécules organiques, qui ne peuvent être renvoyées de celles des parties qui sont devenues trop solides, que la liqueur séminale des hommes fort âgés cesse d'être prolifique, on doit penser que ces mo- lécules qui manquent peuvent être quelquefois rem- placées par celles de la femelle * si elle est jeune , et dans ce cas la génération s'accomplira : c'est aussi ce qui arrive. Les vieillards décrépits engendrent, mais rarement; et lorsqu'ils engendrent, ils ont moins de part que les autres hommes à leur propre production : de là vient aussi que des jeunes personnes qu'on marie avec des vieillards décrépits, et dont la taille est déformée, produisent souvent des monstres, des enfants contrefaits , plus défectueux encore que leur père. Mais ce n'est pas ici le lieu de nous étendre sur ce sujet. La plupart des gens âgés périssent par le scorbut, l'hydropisie, ou par d'autres maladies qui semblent provenir du vice du sang, de l'altération de la lym- phe, etc. Quelque influence que les liquides conte- nus dans le corps humain puissent avoir sur son éco- nomie, on peut penser que ces liqueurs n'étant que des parties passives et divisées, elles ne font qu'obéir à l'impulsion des solides, qui sont les vrais parties organiques et actives, desquelles le mouvement, la qualité et même la quantité des liquides doivent dé- pendre en entier. Dans la vieillesse, le calibre des vais- seaux se resserre , le ressort des muscles s'atlbiblit , les filtres sécrétoires s'obstruent ; le sang, la lymphe, I. Voyti le lumc XI, rli.ip. X. DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. o^r et les autres humeurs doivent par conséquent s'épais- sir, s'altérer, s extravaser, et produire les symptômes des différentes maladies qu'on a coutume de rappor- ter aux vices des liqueurs, comme à leur principe, tandis que la première cause est en effet une altéra- tion dans les solides, produite par leur dépérissement naturel , ou par quelque lésion et quelque dérange- ment accidentel. Il est vrai que, quoique le mauvais état des liquides provienne d'un vice organique dans les solides, les effets qui résultent de cette alté- ration des liqueurs se manifestent par des symptômes prompts et menaçants, parce que les liqueurs étant en continuelle circulation et en grand mouvement , pour peu qu'elles deviennent stagnantes par le trop grand rétrécissement des vaisseaux, ou que par leur relâchement forcé elles se répandent en s'ouvrant de fausses routes, elles ne peuvent manquer de se cor- rompre et d'attaquer en même temps les parties les plus foibles des solides, ce qui produit souvent des maux sans remède ; ou du moins elles communiquent à toutes les parties solides qu'elles abreuvent leur mauvaise qualité, ce qui doit en déranger le tissu et en changer la nature : ainsi les moyens de dépéris- sement se multiplient, le mal intérieur augmente de plus en plus et amène à la hâte l'instant de la de- struction. Toutes les causes de dépérissement que nous ve- nons d'indiquer agissent continuellement sur notre être matériel et le conduisent peu à peu à sa dissolu- tion : la mort , ce changement d'état si marqué , si re- douté, n'est donc dans la nature que la dernière nuance d'un état précédent ; la succession nécessaire 28 DE l'homme. du dépérissement de notre corps amène ce degré, comme tous les autres qui ont précédé, la vie com- mence à s'éteindre long-temps avant qu'elle s'éteigne entièrement, et dans le réel il y a peut-être plus loin de la caducité à la jeunesse que de la décrépitude à la mort ; car on ne doit pas ici considérer la vie comme une chose absolue, mais comme une quantité suscep- tible d'augmentation et de diminution. Dans l'instant de la formation du fœtus, cette vie corporelle n'est encore rien ou presque rien ; peu à peu elle augmente, elle s'étend, elle acquiert de la consistance à mesure que le corps croît , se développe et se fortifie ; dès qu'il commence à dépérir, la quantité de vie dimi- nue; enfin lorsqu'il se courbe, se dessèche, et s'af- faisse, elle décroît, elle se resserre, elle se réduit à rien : nous commençons de vivre par degrés, et nous finissons de mourir comme nous commençons de vivre. Pourquoi donc craindre la mort, si l'on a assez bien vécu pour n'en pas craindre les suites? pour- quoi redouter cet instant, puisqu'il est préparé par une infinité d'autres instants du même ordre, puisque la mort est aussi naturelle que la vie, et que l'une et l'autre nous arrivent de la même façon sans que nous le sentions, sans que nous puissions nous en aper- cevoir? Qu'on interroge les médecins et les ministres de l'Église, accoutumés à observer les actions des mourants et à recueillir leurs derniers sentiments; ils conviendront qu'à l'exception d'un très petit nom- bre de maladies aiguës, où l'agitation causée par des mouvements convulsifs semble indiquer les souflfran- ces du malade, dans toutes les autres on meurt tran- DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. 29 quillement, doucement, et sans douleurs: et môme ces terribles agonies effraient plus les spectateurs qu'elles ne tourmentent le malade; car combien n'en a-t-on pas vu qui , après avoir été à cette der- nière extrémité , n'avoient aucun souvenir de ce qui s'étoit passé , non plus que de ce qu'ils avoient senti ! ils avoient réellement cessé d'être pour eux pendant ce temps , puisqu'ils sont obligés de rayer du nom- bre de leurs jours tous ceux qu'ils ont passés dans cet état duquel il ne leur reste aucune idée. La plupart des hommes meurent donc sans le sa- voir; et dans le petit nombre de ceux qui conservent de la connoissance jusqu'au dernier soupir, il ne s'en trouve peut-être pas ua qui ne conserve en même temps de l'espérance, et qui ne se flatte d'un retour vers la vie : la nature a, pour le bonheur de l'homme, rendu ce sentiment plus fort que la raison. Un ma- lade dont le mal est incurable, qui peut juger son état par des exemples fréquents et familiers, qui en est averti par les mouvements inquiets de sa famille, par les larmes de ses amis, par la contenance ou l'a- bandon des médecins, n'en est pas plus convaincu qu'il touche à sa dernière heure; l'intérêt est si grand qu'on ne s'en rapporte qu'à soi; on n'en croit pas les jugements des autres, on les regarde comme des alarmes peu fondées ; tant qu'on se sent et qu'on pense, on ne réfléchit , on ne raisonne que pour soi, et tout est mort que l'espérance vit encore. Jetez les yeux sur un malade qui vous aura dit cent fois qu'il se sent attaqué à mort , qu'il voit bien qu'il ne peut en revenir, qu'il est prêt à expirer; 50 DE L HOMME. examinez ce qui se passe sur son visage lorsque, par zèle ou par indiscrétion, quelqu'un vient à lui annon- cer que sa fin est prochaine en efî'et : vous le ver- rez chanceler comme celui d'un homme auquel on annonce une nouvelle imprévue. Ce malade ne croit donc pas ce qu'il dit lui-même, tant il est vrai qu'il n'est nullement convaincu qu'il doit mourir; il a seulement quelque doute, quelque inquiétude sur son état : mais il craint toujours beaucoup moins qu'il n'espère ; et si l'on ne réveilloit pas ses frayeurs par ces tristes soins et cet appareil lugubre qui devan- cent la mort, il ne la verroit point arriver. La mort n'est donc pas une chose aussi terrible que nous nous l'imaginons ; nous la jugeons mal de loin; c'est un spectre qui nous épouvante à une cer- taine distance , et qui disparoît lorsqu'on vient à en approcher de près : nous n'en avons donc que des notions fausses ; nous la regardons non seulement comme le plus grand malheur, mais encore comme un mal accompagné de la plus vive douleur et des plus pénibles angoisses; nous avons même cherché à grossir dans notre imagination ces funestes images, et à augmenter nos craintes en raisonnant sur la na- ture de la douleur. Elle doit être extrême, a-t-on dit , 'lorsque l'âme se sépare du corps; elle peut aussi être de très longue durée, puisque le temps n'ayant d'autre mesure que la succession de nos idées , un instant de douleur très vive, pendant lequel ces idées se succède avec une rapidité proportionnée à la vio- lence du mal, peut nous paroître plus long qu'un siècle pendant lequel elles coulent lentement et re- DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. 5l lativeiïient aux sentiments tranquilles qui nous aftec- tent ordinairement. Quel abus de la philosophie dans ce raisonnement! Il ne mériteroit par d'être relevé s'il ëtoit sans conséquence : mais il influe sur le mal- heur du genre humain , il rend l'aspect de la mort mille fois plus affreux qu'il ne peut être ; et n'y eût- il qu'un très petit nombre de gens trompés par l'ap- parence spécieuse de ces idées , il seroit toujours utile de les détruire et d'en faire voir la fausseté. Lorsque l'âme vient à s'unir à notre corps, avons- nous un plaisir excessif, une joie vive et prompte qui nous transporte et nous ravisse? Non : cette union se fait sans que nous nous en apercevions ; la désu- nion doit s'en faire de même sans exciter aucun sen- timent. Quelle raison a-t-on pour croire que la sépa- ration de l'âme et du corps ne puisse se faire sans une douleur extrême .^^ quelle cause peut produire cette douleur ou i'occasioner? la fera-t-on résider dans l'âme ou dans le corps? la douleur de l'âme ne peut être produite que par la pensée ; celle du corps est toujours proportionnée à sa force et à sa foiblesse. Dans l'instant de la mort naturelle le corps est plus foible que jamais ; il ne peut donc éprouver qu'une très petite douleur, si même il en éprouve aucune. Maintenant supposons une mort violente , un homme, par exemple, dont la tête est emportée par un boulet de canon ; souffre-t-il plus d'un instant? a-t-il dans l'intervalle de cet instant une succession d'idées assez rapide pour que cette douleur lui pa- roisse durer une heure, un jour, un siècle? c'est ce qu'il faut examiner. 02 DE L HOMME. J'avoue que la succession de nos idées est en effet, par rapport à nous, la seule mesure du temps, et que nous devons le trouver plus court ou plus long, selon que nos idées coulent plus uniformément ou se croisent plus irrégulièrement : mais cette mesure a une unité dont la grandeur n'est point arbitraire ni indéfinie; elle est au contraire déterminée par la na- ture même, et relative à notre organisation. Deux idées qui se succèdent , ou qui sont seulement dif- férentes l'une de l'autre , ont nécessairement entre elles un certain intervalle qui les sépare; quelque prompte que soit la pensée, il faut un petit temps pour qu'elle soit suivie d'une autre pensée ; cette suc- cession ne peut se faire dans un instant indivisible. Il en est de même du sentiment: il fautun certain temps pour passer de la douleur au plaisir, ou même d'une douleur à une autre douleur. Cet intervalle de temps qui sépare nécessairement nos pensées ,. nos senti- ments, est l'unité dont je parle; il ne peut être ni extrêmement long, ni extrêmement court; il doit même être à peu près égal dans sa durée, puisqu'elle dépend de la nature de notre âme et de l'organîsa- lion de notre corps, dont les mouvements ne peu- vent avoir qu'un certain degré de vitesse déterminée : i! ne peut donc y avoir dans le même individu des successions d'idées plus ou moins rapides au degré c[ui seroit nécessaire pour produire cette différence énorme de durée qui d'une miftute de douleur feroit un siècle, un jour, une heure. Une douleur très vive, pour peu qu'elle dure, con- duit rà l'évanouissement ou à la mort; nos organevS^ DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. 55 îiayant qu'un certain degré de force, ne peuvent ré- sister que pendant un certain temps à un certain de- gré de douleur; si elle devient excessive, elle cesse, parce qu'elle est plus forte que le corps, qui, ne pouvant la supporter, peut encore moins la trans- mettre à l'ânîe, avec laquelle il ne peut correspondre que quand les organes agissent : ici l'action des or- ganes cesse; le sentiment intérieur qu'ils communi- quent à l'ame doit donc cesser aussi. Ce que je viens de dire est peut-être plus que suiFisant pour prouver que l'instant de la mort n'est point accompagné d'une douleur extrême ni de lon- gue durée ; mais pour rassurer les gens les moins cou- rageux, nous ajouterons encore un mot. Une douleur excessive ne permet aucune réflexion ; cependant on a vu souvent des signes de réflexion dans le moment même d'une mort violente. Lorsque Charles XII re- çut le coup qui termina dans un instant ses exploits et sa vie, il porta sa main sur son épée : cette dou- leur mortelle n'étoit donc pas excessive, puisqu'elle n'excluoit pas la réflexion; il se sentit attaqué, il réflé- chit qu'il falloit se défendre : il ne souffrit donc qu'au- tant que l'on souffre par un coup ordinaire. On ne peut pas dire que cette action ne fût que le résultat d'un mouvement mécanique; car nous avons prouvé, à l'article des passions^, que leurs mouvements, même les plus prompts, dépendent toujours de la réflexion, et ne sont que des effets d'une volonté hahituelle de l'âme. 1. Voyez ci-devant l'article de Vdoc viril. 54 wE l'homme. Je ne me suis un peu étendu sur ce sujet que pour tâcher de détruire un préjugé si contraire au bon- heur de l'homme; j'ai vu des victimes de ce pré- jugé , des personnes que la frayeur de la mort a fait mourir en effet, des femmes surtout, que la crainte de la douleur anéantissoît. Ces terribles alarmes semblent même n'être faites que pour des personnes élevées et devenues par leur éducation plus sensi- bles que les autres; car le commun des hommes, surtout ceux de la campagne, voient la mort sans effroi. La vraie philosophie est de voir les choses telles qu'elles sont; le sentiment intérieur seroit toujours d'accord avec cette philosophie, s'il n'étoit perverti par les illusions de notre imagination et par l'habitude malheureuse que nous avons prise de nous forger des fantômes de douleur et de plaisir : il n'y a rien de terrible ni rien de charmant que de loin; mais , pour s'en assurer, il faut avoir le courage ou la sagesse de voir l'un et l'autre de près. Si quelque chose peut confirmer ce que nous avons dit au sujet de la cessation graduelle de la vie , et prou- ver encore mieux que sa fin n'arrive que par nuances souvent insensibles, c'est l'incertitude des signes de la mort. Qu'on consulte les recueils d'observations, et en particulier celles que MM. Winslow et Bruhier nous ont données sur ce sujet, on sera convaincu qu'entre la mort et la vie il n'y a souvent qu'une nuance si foible qu'on ne peut l'apercevoir même avec toutes les lumières de l'art de la médecine et de l'observai iou la plus attentive. Selon eux, « le co- DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. ^5 loris du visage, la chaleur du corps, la mollesse des parties flexibles , sont des signes incertains d'une vie encore subsistante , comme la pâleur du visage , le froid du corps, la roideur des extrémités, la cessa- tion des mouvements, et Tabolition des sens externes, sont des signes très équivoques d'une mort certaine. » Il en est de même de la cessation apparente du pouls et de la respiration : ces mouvements sont quelque- fois tellement engourdis et assoupis, qu'il n'est pas possible de les apercevoir. On approche un miroir ou une lumière de la bouche du malade ; si le miroir se ternit, ou si la lumière vacille, on conclut qu'il respire encore : mais souvent ces effets arrivent par d'autres causes, lors même que le malade est mort en effet; et quelquefois ils n'arrivent pas, quoiqu'il soit encore vivant. Ces moyens sont donc très équi- voques. On irrite les narines par des sternutatoires , des liqueurs pénétrantes; on cherche à réveiller les organes du tact par des piqûres, des brûlures, etc.; on donne des lavements de fumée, on agite les mem- bres par des mouvements violents, on fatigwe l'oreille par des sons aigus et des cris; on scarifie les omopla- tes, le dedans des mains et la plante des pieds; on y applique des fers rouges, de la cire d'Espagne brû- lante, etc, lorsqu'on veut être bien convaincu de la certitude de la mort de quelqu'un : mais il y a des cas où toutes ces épreuves sonl inutiles, et on a des exemples, surtout de personnes cataleptiques, qui, les ayant subies sans donner aucun signe de vie, sont ensuites revenues d'elles-mêmes, au grand étonne- ment des spectateurs. 56 1)K L HOîHME. Rien ne prouve mieux combien un certain état de vie ressemble à l'état de la mort; rien aussi ne seroit plus raisonnable, et plus selon l'iiumanité, que de se presser moins qu'on ne fait d'abandonner, d'en- sevelir et d'enterrer les corps : pourquoi n'attendre que dix, vingt ou vingt-quatre heures, puisque ce temps ne suffit pas pour distinguer une mort vraie d'une mort apparente , et qu'on a des exemples de personnes qui sont sorties de leur tombeau au bout de deux ou trois jours? pourquoi laisser, avec indif- férence, précipiter les funérailles des personnes mê- mes dont nous aurions ardemment désiré de pro- longer la vie? pourquoi cet usage, au changement duquel tous les hommes sont également intéressés, subsiste-t-il ? ne suffit-il pas qu'il y ait eu quelque- fois de l'abus par les enterrements précipités pour nous engager à les différer et suivre les avis des sages médecins , qui nous disent « qu'il est incontestable que le corps est quelquefois tellement privé de toute fonction vitale, et que le souffle de vie y est quel- quefois tellement caché, qu'il ne paroît en rien dif- férent de celui d'un mort; que la charité et la reli- gion veulent qu'on détermine un temps suffisant pour attendre que la vie puisse, si elle subsiste encore, se manifester par des signes ; qu'autrement on s'ex- pose à devenir homicide en enterrant des personnes vivantes : or, disent-ils, c'est ce qui peut arriver, si l'on en croit la plus grande partie des auteurs, dans l'espace de trois jours naturels ou de soixante-douze heures; mais si pendant ce temps il ne paroît aucun signe de vie , et qu'au contraire les corps exhalent DK LA VIEILLESSE ET DE LA MOUT. ù'j une odeur cadavéreuse , on a une preuve infaillible de la mort , et on peut les enterrer sans scrupule. » Nous parlerons ailleurs des usages des différents peuples au sujet des obsèques, des enterrements, des embaumements, etc.; la plupart même de ceux qui sont sauvages font plus d'attention que nous à ces derniers instants; ils regardent comme le premier devoir ce qui n'est chez nous qu'une cérémonie ; ils respectent leurs morts, ils les habillent, ils leur par- lent; ils récitent leurs exploits, louent leurs vertus : et nous, qui nous piquons d'être sensibles, nous ne sommes pas môme humains, nous fuyons, nous les abandonnons , nous ne voulons pas les voir, nous n'avons ni le courage ni la volonté d'en parler, nous évitons même de nous trouver dans les lieux qui peu- vent nous en rappeler l'idée , nous sommes trop in- différents ou trop foibles. Après avoir fait l'histoire de la vie et de la mort par rapport à l'individu , considérons l'une et l'autre dans l'espèce entière. L'homme , comme l'on sait , meurt à tout âge; et quoiqu'en général on puisse dire que la durée de sa vie est plus longue que celle de la vie de presque tous les animaux, on ne peut pas nier qu'elle ne soit en même temps plus incer- taine et plus variable. On a cherché dans ces derniers temps à connoître les degrés de ces variations, et à établir par des observations quelque chose de fixe sur la mortalité des hommes à différents âges; si ces observations étoient assez exactes et assez multipliées, elles seroient d'une très grande utilité pour la con- noissance de la quantité du peuple, de sa muitipli- BlîPFOIS. X!I. 5, 58 DE jl'homme. cation, de la consommation des denrées, de la rë- partion des impôts, etc. Plusieurs personnes habiles ont travaillé sur cette matière ; et en dernier lieu M. de Parcieux, de l'Académie des Sciences, nous a donné un excellent ouvrage qui servira de règle à l'avenir au sujet des tontines et des rentes viagères r mais comme son projet principal a été de calculer la mortalité des rentiers, et qu'en général des rentiers à vie sont des hommes d'élite dans un état, on ne peut pas en conclure pour la mortalité du genre hu- main en entier. Les tables qu'il a données dans le même ouvrage sur la mortalité dans les différents ordres religieux sont aussi très curieuses; mais, étant bornées à un certain nombre d'hommes qui vivent différemment des autres, elles ne sont pas encore suffisantes pour fonder des probabilités exactes sur la durée générale de la vie. MM. Halley, Graunt, Kers- boom, Simpson, etc., ont aussi donné des tables de la mortalité du genre humain , et ils les ont fondées sur le dépouillement des registres mortuaires de quel- ques paroisses de Londres, de Breslau , etc.; mais ii meparoît que leurs recherches, quoique très amples, et d'un très long travail, ne peuvent donner que des approximations assez éloignées sur la mortalité du genre humain en général. Pour faire une bonne ta- ble de cette espèce, il faut dépouiller non seulement les registres des paroisses d'une ville comme Londres, Paris, etc., où il entre des étrangers et d'où il sort des natifs, mais encore ceux des campagnes, afin qu'ajoutant ensemble tous les résultats, les uns com- pensent les autres : c'est ce que M. Dupré de Saint- DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT. .')9 Maiir, de l'Académie françoise, a commencé à exécuter sur douze paroisses de la campagne et trois paroisses de Paris. Il a bien voulu me communiquer les tables qu'il en a faites, pour les publier; je le fais d'autant plus volontiers, que ce sont les seules sur lesquelles on puisse établir les probabilités de la vie des hommes en général avec quelque certitude. 4o DE L HOMME. vS-UO 0 •- <^ l>«COin 000 C5 = CT) CO oc / ^ « iO co Ci / 0 00 f 0 v3- 0000 -< -«tO (M -HODU-Î 0 C^tO « t^ 0 ^ M 0 0 co Gi Ci 0 o^o -^ 0 t^CIiXi t^owto C5 0 Ci PX pX « CT C5 ~^ »o oc 0 1 v=r ai-=rto 00 ^=r (M to 00 t^^ t^ co to P^ M « 10 0 • 1 LO 0 1 ':DOQ0*ît--'CqO-0'-Cî >^ Cl 0 J 0 - rH rH d C^ CI 10 CD / 10 tO \ \ COOO -< 0 OtO «0 'Hv:3-0 GO iO 00 c/2 \ c^ 00 Ci 10 -* VI- ^ iO 0 -a 2: 0 t^lO t>Cï'-vJ-0 F-GO '* 0 t^ v:}- a *!3- « « - -H (M -H d tO CO 0 10 XO t^ < 0 »o CD - - < csoo 0 00 ^^ G5tO ro co 0 _ *^ kO ►OtO-^ p^kO «^ COC5 0 ^ 0 to 0 iO co tOiOtOCTiGO*^-' - c^to vtCO kO _ t^ t^ t^-^g- rtincOlOCOiO 00C5 0 0 co -. es C5 0 00 -* - 05C0 CitO 0 CD v*0 CO GO 00 0 \ ^ t^-O-tO 00 0 LO 0 t>.v:f - CO 00 10 to 0 \ u^^^c^ -tO"-to »r50 to 10 00 0 - -coto M<^(Mooto -0 t^ ir 5 • , . o^^s-oo (M i^Lo 0 -«^to 10 -' ^ît c j2 s •SX >TOM te '* \ri « CO Oi CT I>.00 >- tO C5 a Cï C3 " -H -- 0 a. t) 1 = ^ a s "- 0 0 CG H= wJ>c/2Hc/2S>OJi 1 — dn •^ ^ J DES PROBABILITES DE LA DUREE DE LA VIE. iO M to '^ t^ o co Ci: p' ^sr c^ « CO O 11 -çf to iM co C5 CT iC o to ^ r^ « Cl co t^ GO UO t^ o to co c Ci d (M . co VT -^ XO c>. 00 co Cl o o vo co ^ _ Cl Cl '0> t<î ^^ t^ o o oo co t^ o Cl co vi" Cl Cl iO _J to co c^ .^ to t^ t^ to -^ -ît lO 00 -î? o (M oo _ ^^ ^ co o o co OJ t^ r^ t^ •8XU0W OO co iO Cl *«f t^iO Cl « 00 L <1 B a H h< H 5 S to o "^ a> en .)X 4- 3 taco 1.1 o 2 O, en Cl+i Cl 1* to X C3 "^ O tn - a g-3 a ** Cl ^ to Cl Cl to a ^ Ci tn Cl co o IfJ DE I, HOMME. 1 tO ^^O o I>0 « «^lO p^ o Cl OO 00 «o / - «^ -^ c>» to ^î* / ^ ^3- V3- / O ■ < 1 1 o o co - ers e~5 o o IN O C! t^ 1 Cl CI lO 1 ^ vd- o ^ k-^ co 1 ""* o * *^ m CT o -H to to o ~cf ^ - O 'O '^ lO -=}• -^ -=t O Cl o OO 'O *^ OC^tOO-tCO Cl o o c ï L.O ^ Ci \ to o to '-' o co o >^ « -" oo lo Cl -^ (M ce to -H lo r- ^ iO , ;h ci^croo d t^o'o^^tofco -^ •î<. ■ w ^ s C Û u a< ? ' t> ^ n "O Cl 1 kj s ? ; 1 1 H S H t ' ^ 1 - 2 - c J2 î^ 3 1 1 'OW^u^>cr}H'yi;? = > o j: ^ ?. Z DES rKOBABlLIlKS DD LA DtULE DK LA ViE. 'l-> / ir^(0 to to 1 OO >^ ^ CD Ci / g «^ 'O 00 CD -^ « O t^ -^ « Ci f " cr» CD to o o I>-^ ^ 1 u:) to iO »o vd- C5 H- VT o c^ CT o 00 « t?^ »-o o o o CD to - -1 CT.OO GO -^ to xo o Ci i 00 ^ CT ^:t CD C^ OO CO O UO F-t Ci 1 co CD (N " 1 lO i> r^ r>. co o ^=r LO lO a 1 "^ p^ lO o to o CD lO cS CD 00 « HH H "^ CD CD C^l < 1 1 ^ 1 to lO t^ iO Ci iO tr^ ^ o hJ o « bO o kO OO Ci CD to iO CD t^ to 1 '"' CD CD IM C£3 j - \ o o to CD -=t -. i>» en •<^ va- t^ O '^ < CD O a CO O >-0 1 t^ O CO K) rt CD « to « o l> O CD to >rf 00 lO lO f - CD CD CN o CÏOO O to « O OO CO lO o CO CD O (M CO- (M to OO *c}- CO ■ CD CD ïï \ to Cl^^ 1 O C^ OO ,H OO r^ tO •<}■ ^ \ ^ to 35 to r^ \ CD \D co 'O o C5 • •SI •JOIÏ es - >;? t^^ Ci - -N 00 OO to 2 ce' c5 -S il ^3 C cr. |'2 3 c^ 7^ • . * 1- Cl, i2 n '<-, Cl. ^ i< "S "S .j5 -a ti s i ^ '"' ^^ ^ Ci -, to «: ~ s O ■ë « < •< F; 2 o a ;^ to o ^to ci t- J3 s 3 XI S c3 o 'T' 3 t« ^ r s « s- -o ^1 ccï 0. -H 5; " H ~ ^ _, •• c« « -O (u .u ^ 2 2 o '-' 2 I i^. ta c H H H K K «C '< < < t- o 'XI « ^ « n O -D « :3 '^ O ^ S z -'2 11 S ;n o ■^"^ ■^ ■^^ 44 DE L HOMME. ^^^^ ^1^ ^^ ^BB ^ / ><3-ooao r^ooo Mocco c^ cto CD o o / » « es « -^ M pH ^=t o •. to OO o 00 1 ^ t^ to 1 lO t^cî F^in^^o*'^'-0 rt o CD Ol C^ CT '^ IM F^ c^ CT o CD f4 oc W o v3- ■ i>-H-croo'0 «^srcc O CO C5 (M Ci OO O Ci CD « v:r o < « o ^^ o C^VTtO X) to -* o c - O O GO c^ CD 1 ..-s p^ - co lO te '2 o es ^^ C5-^io i-o - »^r O -' p •sM MOIÏ lo -^ ^n (M co cr: «s t^x) -^ o es 00 o -i^ o" 3 s 2 :/5 U2 " si es 's 1 ^ 2 en U3 ^ iO •" «!5 îj CJ < •<1 o - 2° o S < S H C S ^ J2 S o 3 ^ S < < c c z e 5 c: J c ai iii Si ' i t. > o K ^ II 13 rs rj es — -a ^ DES PUOBABILITES DE LA DUREE DE LA. VIE. 45 F=^ / ri t^lO ^ ^ Cl t^ r^ -=t ^ o « co Cl GO Cl to oo ^^ v:i- r^ (M co in to C^ XO ^çf Cl -• Oi-^ -^ o to CO o o Ci '-< to kO Cl »r^ Cl lO ^Tj- to 00 ^n* co - c^ lO vt Cl to o -H -=t co r^ ^ V* to 1 GO P- rH irî I> to « o UO Cl to Cl to c^ »n r Cl r^ O to o « c^ 1 ^ to co w t» -1 -N lo 00 co (M o o to o es Cl 1-^ W l">. co »cr Cl < 00 to t^ 00 03 lO -=t oo o »j « *cr o oo o to co o co o c^ co *?r o 1 Cl o C5 oo ^^ to Cl -^ Cl m Cl - uo t^ iO Cl to Cl es a c^ co lO o " 2^ Ci Cï - C5 co (N »o o ^ «o- »o '% « es to co to < \>. co to o ^ ~" -> t>00 co t^ 00 ^=f -ïT ^=r 1 to ^ ^ y? t^ r^ to s Cl (N CO lO E co CO IC o -• - r^GO o ^ ^ Cl ^ o KO -H lO 00 >-l yn co co r^ 1 Cl to 7^ -S" •^ s C/^ • i! iï= «3 • il 2 a" en c/2 — K • a. • 1^ ci:^ lO '^ o oo es ^ -a- » -^ c; t. s < a. -igs O r/3 '2 > V «3 « "3 (y ^ s < Cm lis |5 ce '-n O cr. II ^ es 1 ^ î* ^ t O i5 ai Xi " 2.1 (Aj o -O « " 1 z a « < 5 < S-1 -0) 1^^ i" 12 1'^ i ^ ' CA) CTj c/^ CT! <^ c/2 S a v^^^^ T'UrFO^'. X?T, 46 DE L HOMME. too'^'^O'-'CTtooo r^to irtao>=f'-^^^i-0 cMto «u^ C5 10 OO 00 t>v3-vo v^r ^ in '^ O Uî kO (^00^0^^1/5 C5Ov3-»^uO00 ci-o r^o ^^lO^^tO •- C^ -Hi^DtO ^tOOO te IC O ^^ O l>tO 00 O « vrt « c; < E^ < S? ■<■ Cl > Cl. b. Ci i o >• c: •< H O H i> OO « lO OO o pH r^ to 00 rt lO c^ VO t^ -cr i^ 00 o o ^ lO co ^^ l> M ,^ es Ci ^^ to ^ OO *^ ^^ î^ r^ c X'^ ïï « 5, 4^ ?; « 1/5 "C ^ c fl "^ ». ^ c3 w u 3 -^^ to -^ ■^ -2 Si O- jï ^ a -5j o o o;- M s "" " lO kO — < î^ o w .30 o o d 2 o > -0 « ^ C "^ fl c .S-^ n ■" > o -X V2 •-. (M ->ït "^ 1 es C5 O \o co 00 o to to 00 Ci -^ 'S 1 -=r o îo o t^ « t^ rt vg- CO o CO o CO iM lO Ci -::f t-- o o 00 00 vr*- « CD r^ 1^ _< Ci 00 ^ o to ^ to r^ CO 00 00 CD o iO O lO r^ à S CB o CJ cfi -S -OJ ^£ 2 Ci c«-a jï CO rj -« "0 "* " râ ^ ,, to ^:5i ^ •*^ o - a; ^ to 3 '^ s- ai i. Cl. -^ Ci 0) .. Ci -23 J; CO S B 00 "■' Si o -' -3 ^ lO a •> to o « n « S D- fl ^ » 4J •■ c '"' o u .2 — ^t5 <* ^ -T3 c^ o to ::- V x, W .QJ i'5 u ^ Z) o B S -^t Cfl Ci —d Ci m tn « u rr re il 0. •-' « sj •■D O 'S O) î !J^ ce o Q- u to 3 3 -o; — v^ « Ci "O Ci ^:d- - XO O « l> r^ «5 - cq i> >^ CO ^ 00 CD >4 Ci to CD c^ \r. iO Ci a CD ^ Ci '* o. to CD C^ •^ 00 -cr « *^ t^ o o to to ^^ « to 00 « vT - -" »o 00 to to !>. to « t^ to to Ci 00 i>to - ^ ^ Ci to (M H- « Vît- t^ t^ 00 to 00 o o c^ to to to o Ci Ci to *;r >* Ci 3->ïr o o ^^ to o o -N o r^ 00 (M co Cl es oo co . ^st t^ !>. co Ci Ci Ci o t^ Oi ^5r t^ lO UO 00 CO Cl kO oo to Ci Ci Ci »o o o t^ Ci ^=ï- tr^ 5? CitO c^ Ci CD (M «N xn rt >^ o Ci O -- vd- Ci (M i-i lO 00 -=r t^ -H V^V^ Ci t^ ^ O to 00 (M in *cr to Ci to ^ -^ GO ^5? t^ oo 00 Ci r^ to CD to o Ci oc UO t<3 . 1 00 c OO O CD « i^ CD CD OO 00 >5r CD OO CD lO c^ -et r^u-5 Ci Ol 00 Ci 00 o Hl 0. o ^ o su - S Ci « 00 ta . to ^ o « 00 xo 00 i/i -^ CD tj '^^— > ^--~^ 3 o « d C- en ez «5 J5 00 S^ S « •- t- i- C_ t; s si 3 -O ^ ^ fl t^ Ci 4^ fl Ci i) r. lO to ^ = : O! d ce « « = c CJ ■ë'î r/3 « »j " a; o S "d a ô CD >it o te II "3 9. S.2 S S t/3 • -a Ci ^ to r 3 5o DE L flO-MME. c< v— O c^ ^ ^ '^ f^to «cr VIT o — Cï »fl" o / o o«c^ tocq Ci '^ cs^sr o t^ o es in o 1 ^ C5 *^OOOOtO-.(MCl-rOtO Cï IT) Ci o o uo to in v* lO (M to cq te to t^ Ci cq o lO ^ o o 1 00 »< fH «£> GO oo i '^ 01 Ci in 1 o « o o -H tn - v^ vd- - o to _ ^ „ a 1 "^ o (M to 1 ^ w o < Ci "^ kOtO^^CI -o oo C5 „ o ^ c/i \ lO ^ -M _ rt rt (M •^ es u:5 -H FS r^ &J Cî ^ lO « o o -« Cl-« OiOlO oo m 00 lO >-l to ^ !>. -^ OÔ' oc u;^-Oto - (M C50-^U5 -• C5V-- 'O t^ ^- *J iS"^ o^ "p •- "^ "S ^ 5 o -^ s -5" c «5 c/: a s s "-^ « ^ fcj _; — < uo cfl * cr «5 o —' o o -o 00 ■Éï X < OC' .s ^ o ■ 9 < h ^ 5 o o c FH J2 ^ ii c- s; en « ■^ à -j i >^ è ^ ' 5'^ li -s-c is<. 2 z » « rt -et co « o CO 1 oo 1 ^ ^ « 00 Ï>1 tO LO QO •««f to F-< o 05 to oo o to Ci *=!• 1 '* 1 lO u:; 00 00 kO ^* ^ 00 o w fi r^ 1 VO -M rt vT c^ ro to (M ^ CO Ci lO 1-4 PH Ci H* Ci to Ci v^ 1 - Oi'>0 o Uî c O Ci lO J o c^ lO to 05 Ci oo ^ o o Ci to Ci o [=3 / \ Ciirî \in Ci Ci Ci o Ci xo c/: m pH d (M o t^ r^ oo Ci r>. r^ lO Cl oo to M LO Ci to oo U3 '^ O O CO CD o »o o Ci >o X ^^ P^ r« VT O ^^ fH pH oo o co -< CD -^ -ai lO Ci to CO VO f 00 o Oï to -^ GO ^ Ci CO v3- o Vît o o o oo \n t^ lO 1/5 Ci to 00 Uî 00 Ci Ci co ,- -ît iM 00 00 fH -< vo Ci GO o o o lO (M -^ oo '-I- r^ ^ Ci to oo iO i C^ O O 1 t-> »o ^ Ci CO t^ \ -x ^ v^ kO GO -X) t^ »o i>H ' O IC oo 01 00 - - — , Ci to oo o ;« 00 CO kO Ci C^ -' -^t ■00 s â 3 c 3 •SI aoiw - Ci! 00 '2 ri 'Ti II i "fi in "5 ^ Ci " 00 -O _ U-. to u ^ in lO 's -^ § cS ^ 0) 1! "S 3 '}. II lO o Ci -^ 3 ''' fi «^ ^ î: Cd "5 — d) i "^ 05 s '■^ îi "c; O -o « H H O tn «l^ Q « X « -2 ^ (U fl »H Uî O > C- G Q Cl, Q- s £S c g Ê 3 H "S « _j_j » ,r. ra T3 « o « •J o ,_- ^ ce fl! 1? î3 c OJ »0 H H H S 2 - 5 5^ CAÎ (/) C/3 or: s 2; . t/3 o ^^ 1- DE L HOMfilE. 1' -. O tO O CTi Ci C>.00 CS^^O ^ o o 00 CD ^Q^^ncqOO'HCUOr>. (M 8 Ci 1 ce Ci ce O o in CD 00 1 f^ M co lOtO 'H P^ OOtOvft CI OkOUÎ Ci Ci O Ci < / ii Ci Ci Ci ifi v^xn koo i>« « i>«to*^ 00 co (M co Ci CD O ^ ^ ^ 1 r c^ t^<* o ^ ^ <^v:l-0 «CO p^ 00 Ci Ci O [.' i/D^^ci ^ -^ [>«iOiO '^ r^c^ o co Ci CD Ci Ci Cl 'O tO lit o o « tO vT I^ o Ci CI o CO o Ci o iM \ c2 «-oootcooiotocotol à II 11 o OO 'S o c -;; 'Si Ci ■- c- o o c2 - II (M 3 en i cT en f! OJ o 'j CD O ^ •^JXIIOIV lO -H ^- c^ o Ci « 1^00 '^ CD o < i b. > < i: DES PROBABILITES DE LA DUUEE DE LA VIE. T^ 1 \D tO l>. OO ^ CO ^ — ~ — ^î3- 1 \ - to tO l^ ^cr co t^ co lO ^* ja co c^ to oo >-0 -4 ri —1 CT -" < 1 ■ -^ (M 1 l- C i.t _J Ci co ffq oo j 1 '^ 1 ^ « -- C5 ■^ 00 vcf OO ÎO 1-1 o (M (M Ci c<: 1 « o to / 1 -• h CT \ O to O o o Ci « co o c/i CI (M Ci ■ ^=r a O e^ o to -;i3 ^ ^ ^; r^io lO lO O « ^ -* _ '^ va- -< c^ t^ —< 2 C co •. lO ^ IC Cî 1 o - C) l^ ^ oo co 00 t^ r* co co to r^ o IN o to -^ (M .^ GO r^ CO co Ci t-^ Ç5 Cj cq « l~^ C^ r^ to r^ r« ^"T u:> t^ ^ « Ci o c^ O to 1 ^ 1 o 1 -< C^ Cî O o Ci 1 -"' in o \ -. >. ci:^ ca '^ ^ en o Ci 0) O -5 M < à <; fH 0) " -i> i! 'OJ o H O £•? J2 s 0- C il .J2 S c-2 Qj iii r-! -a « *S i^ «. « -3 c; jj •> en « |5 Si O o -H r^ Ci t^ to ^ / ^ OC co to / S iXi « o «000000«0«'hO VO ♦<}• co l ^ r^ ^^ ' ©> t^ UO o es «to o o 0-<3-0-î3-« -.00-=3- 00 C^! •<± 00 lO lO o _ oo r^ooo-^io-' < 1 1 «(MOOOOOCS^OCS(M ^çf 00 ^ J 1 co '^ CT oc va- o ^3- to / \ in-^T-. otooo ooo cio^ to O ^3- -H(MCOOiO'^CTtOO«'^ r^ « O to r-l fH to to '" to o iO l:OiMCl«" CT CD o '^ \ rtiMrtO'HrtOto«OQOi;c tr> to lO \ -- CT C5 to \ '^ o CD ^ p^OOtO (N»Cf(MGOtO -^iO c^ ur > « c^- CT co Cl es t^ao -^ CD o oc c CB _« ' ^ -S 2 Jr: ^3 oc =« o .Î5 '^ ■ -1 «5 c^ ^ M -M a; «n ë g c ce c/5 s '^ ■"^ u^ ce |j:2 N ^ r= -2 o C o c/3 1—1 O % -S S •< o Cl E- C o o s*? w co d 2 -2 ^ îi c: II 1^ H -3 ce ^ < Oh 0 : c II - 9 ^ -a; o s i ^ co S ^ DES PROBxVBlLlTÉS DE LA DURÉE DE LA VIE. 55 • -■ / t^OO - CO Cl =r (M co OO co o co 00 « to '^ CI uo o Cl 1 Cl t>* l - t^ o iO 00 CT ^ o o 1 ^'^ *:3- o m c^ i-i l-« o (M 1 lO •-• 1 1 « 1 1 o GO Ci 1 t^ ce 00 O Ol to w 1 t^ 1 *^ pH rt o 00 lO $-t « c^ to 00 Cl < 1 ' '^ es 1 co -- lo ! o ^ 00 ^5t Cl Cl J 1 ^ 1 ^ -. - o Cl t^ o r* ua *=r to Cl r* 00 « IM e^ 1 ! « \ o to r^ o ^ GO OO lO t-s 1 »^ 1 !>• (M (M « t^ 00 r>. o ^^ O c/i f* <-l « o O) t^ lO pq c^ "* 1 a>^ o *cr ^ a 0© C^ »o 1 ^^S" 1 t^ ^ - 05 « ^ O co OO r^ r^ i-< "^ « ^T co . <-t r-t CT ■x '^ OJ o GO 00 ^ ilO to ^ o to es C^ p^ c>. ^^ t^ to ■^ •H Cl ^^r « es >^ ^ es rs -" es C5 c -=f to vcj- oo GO Cl O ^ co 00 ^^r (M O to CD \ ^ c^ ■lO "*■ Cl « \ r- r^ u « . (M ^ QO CO »0 Ci •M « vg- 00 -• à a 3 S •sxi lOW c^m Ci '- (N 00 lO S3 « lO to es ^ -:; -oj =^ r« A Cl 1^ ,;; « Cl -O Cl il «00 t^l • • • 1 . -^■^ r*3 -s : - 2 c^"5 c <1 H O il > 2 '*' 0) eu ei P* -«SI § è o i & s H ^ .-:5 ^ - "^ « +J - 2 G "^ s Ù jj » d"S s ô « « .2^ ^■5 2 1 es ^ es ^ n3 « H H H 5 2 5 < < ^ vj « -Q « i- . « to O _û « 5 -o r -« ^ i- 'il o - i- ixî c/3 c/:( ^ 1 § 1 z II ÇQ ^ z 56 D3i L HOMME. CT vg- ^ C! C5 kO „ / o Gï !M t^ o O ^ O OC — c^ -^ O *st co C5 00 CO O es O - ^ o « c o IM tO Ci Ci XO CC' c^ to l "^ o 1 O c ^ o « c o >* ■ < o 1 •* c o o oc o vd"^=t C5 (M « ' J 1 °^ co o xn ^ Q 1 \ o o - o o -cf o o Oi o « lO '-l lO o 0 t^ ir ^— — s O^^OO ^ vn CT IX) Cï « t^ao " co O! oc et -- (TS &% U2 C u-i re O , , . • S 'U «. h ~ (X) * -2 >: '-^ £ ?! S i£ ^ co'^ S S co ii te -• CD K o J£ « o o o •'- -:: co « O co < 00 -S ^ o o o C ^ O " o a. -< u •< 9- K o <3 . Il b ^ & - Pi > < II « 4, « 00 2 9 . 2 « H s E^ f- ^- 2 i^ Ë co H co ^ H 1h 2 o Ii 9 ^ c -S S ^ »J o ^H 151 co S. " DES iniOBABILITÉS DE LA DUHEB DE LA VTE. ^^MBE^ • / *St CT C^ 1 to o (M cf c^ xn 1 co o 00 l-t 1 ^ to to 1 '* 1 .G\ 1 1 -et <-< O lO lO Ci to iO (M p^ 1 "^ iM (M co o ^* to to 00 Ci 1— 1 1 '^ 1 to to <1 1 1 i .vd- O ■5 O o Ci 1 Ci c^ _ J 1 to •>^ t^ to o to CD c 1-1 oo es / °° to to ti Q j IM \ LO O ul 00 o t^ o to -, :n »o - to •^CÎ-iO CO IM to t^ to oo a Ci to co co >o o *^ •. £3 ,^ to t« te C3 1 — 1 te < c ili . 00 C5 O o '^ c ^ lO t^ ^ Cl *« O o 1 o c 5 „ vS- c^ ^ C5 \ \ " 1 1^ o u 1 <-< — OO lO « ~^ -N OO to - • CO r ■^ U" 5 :. civ^oc (M i-^o co -^rio t-"D »- T C fi s •SX)] ON te -H lo (MO Cl c« i-^oo i- 1 '-O c c Ci o 1 = ^ GO 1^ s 2 5 g Cl 3 u Q. ce s tn -S CJ ^ tJ iO •" «^^ 9 o o C/0 O o i "^^ )— 1 ■5 & ■< - « « :- O <: à c £ '^ J2 i>: o :: ce < c i 1^ c > 1 c tf 5 C > en O ^ « -c li o - « « "3 «M j; Cl 1 ^- 6 mh^ -: > c/:; H c/) s > "'^ (/:> s Z 1 DES mOBABlLITES DE LA DLREE DE LA VIE. ôQ w en oo Gi ^o cq (M 00 OO co Ci to to c^ ~^ o co ut CT' t^ t^ •4 c^ to to \ O IM O t>. ^ lit o ^ to c^ « t^ to Cï Cï to to l> -cf ri CT5 to to « l>. t^ Ci t^ -rt lO to iO r-l Ci to to '^ c^ to o (M co t^ ut to ut Ci to «M t^ Ci oo ^ to Ut to Ci to to '" CJ c3 s C- ^ « to ?^r o£ Ji- U3 Jt V 3 u. t» y to s 2 - ï 1- — ' Ci "5 ^>{ - Ci "5 %. ^ i- — Jl S , o — ' S Ë ver '^^ g- -^to c ■- o s c« « re S — i "* C- S « a jj •■ en «^ v-i 5j .1^ •• -î TS (M •2 S «0 55 S «: > « «0 ^ O =^ ?5 « cr, O ^ a, J- .2 'fi o T' -a i- z — -3-1 o ^ O -- ~ Ci ?^ to o Ci Sx (JO DE L HOMME. Oïl pent tirer plusieurs connoissances utiles de cette table que M. Dupré a faite avec beaucoup de soin; mais je me bornerai ici à ce qui regarde les de- grés de probabilité de la durée de la vie. On peut ob- server que, dans. les colonnes qui répondent à lo, 20, 5o, ^0, 50, 60, 70, 80 ans, et autres nombres ronds, comme 25, 35, etc. , il y a dans les paroisses de campagne beaucoup plus de morts que dans les colonnes précédentes ou suivantes; cela vient de ce que les curés ne mettent pas sur leurs registres l'âge au juste , mais à peu près : la plupart des paysans ne savent pas leur âge à deux ou trois années près; s'ils meurent à 58 ou 59 ans, on écrit 60 ans sur le regis- tre mortuaire. Il en est de même des autres termes en nombres ronds. Mais cette irrégularité peut aisé- ment s'estimer par la loi de la suite des nombres, c'est-à-dire par la manière dont ils se succèdent dans la table : ainsi cela ne fait pas un grand inconvénient. Par la table des paroisses de la campagne, il pa- roit que la moitié de tous les enfants qui naissent meurent à peu près avant l'âge de quatre ans révolus ; par celle des paroisses de Paris, il paroît , au con- traire, qu'il faut seize ans pour éteindre la moitié des enfants qui naissent en même temps ; cette grande différence vient de ce qu'on ne nourrit pas à Paris tous les enfants qui y naissent, même à beaucoup près; on les envoie dans les campagnes, où il doit, par conséquent, mourir plus de personnes en bas âgé qu'à Paris. Mais en estimant les degrés de la mor- talité par les deux tables réunies, ce qui me paroît approclier beaucoup de la vérité, j'ai calculé les probabilités de la durée de la vie comme il suit : DES PROBABILITÉS DE LA DURÉE DE LA VIE. (il TABLE des probabilités de la durée de la vie. DURÉE DURÉE DURÉE DURÉE AGE. AGE. AGE. AGE. DE LA VIE. DE LA VIE. DE LA VIE. DE LA VIE. ans. ann. mois. ans. ann. mois. ans. anu. mois. ans. ann. mois. O 8 0 22 32 4 44 19 9 65 8 6 1 33 0 25 3i 10 45 19 3 66 8 0 1 38 0 24 3i 5 46 18 9 67 7 6 3 4o 0 25 3o 9 47 18 2 68 7 0 4 41 0 26 3o 2 48 17 8 69 6 7 5 4i 6 27 29 7 49 17 2 70 6 2 6 42 0 28 29 0 5o ï6 7 71 5 8 7 42 3 29 28 6 5i i6 0 72 5 4 8 4i 6 3o 28 0 52 i5 6 73 5 0 9 40 10 3i 27 6 33 i5 0 74 4 9 10 4o 2 32 26 11 54 i4 6 7^ 4 6 1 1 39 6 33 26 3 55 14 0 76 4 3 12 38 9 34 25 7 56 i3 i5 77 4 1 i3 38 1 35 25 0 ^1 12 0 78 3 11 i4 37 5 36 24 5 58 12 3 79 3 9 i5 36 9 57 23 10 59 11 8 80 3 7 i6 36 0 38 23 3 60 1 1 1 81 3 5 \l 35 4 59 22 8 61 10 0 82 3 3 34 8 40 22 1 62 10 0 85 5 2 19 34 0 41 21 6 63 9 6 84 5 1 20 33 5 42 20 1 1 64 9 0 85 5 0 •21 32 1 1 43 20 4 On voit par cette table qu'on peut espérer raison- nablement, c'est-à-dire parier un contre un, qu'un enfant qui vient de naître ou qui a zéro d'âge vivra huit ans; qu'un enfant qui a déjà vécu un an ou qui a un an d'âge vivra encore trente-trois ans; qu'un en- fant de deux ans révolus vivra encore trente-huit ans ; qu'un homme de vingt ans révolus vivra encore trente-trois ans cinq mois; qu'un homme de trente BUFFON XII. 6â DE l'homme. ans vivra encore vingt-huit ans, et ainsi de tous les autres âges. On observera, i° que Tâge auquel on peut espérer une plus longue durée de vie est lage de sept ans, puisqu'on peut parier im contre un qu'un enfant de cet âge vivra encore quarante-deux ans trois mois ; 2° qu'à l'âge de douze ans on a vécu le quart de sa vie, puisqu'on ne peut légitimement espérer que trente- huit ou trenle-neuf ans de plus; et de même qu'à l'âge de vingt-huit ou vingt-neuf ans on a vécu la moitié de sa vie, puisqu'on n'a plus que vingt-huit ans à vivre; et enfin qu'avant cinquante ans on a vécu les trois quarts de sa vie, puisqu'on n'a plus que seize ou dix- sept ans à espérer. Mais ces vérités physiques, si mor- tifiantes en elles-mêmes, peuvent se compenser par des considérations morales : un homme doit regarder comme nulles les quinze premières années de sa vie ; tout ce qui lui est arrivé, tout ce qui s'est passé dans ce long intervalle de temps est effacé de sa mémoire , ou du moins a si peu de rapport avec les objets et les choses qui l'ont occupé depuis, qu'il ne s'y intéresse en aucune façon ; ce n'est pas la môme succession d'idées, ni, pour ainsi dire, la même vie : nous ne commençons à vivre moralement que quand nous commençons à ordonner nos pensées, à les tourner vers un certain avenir, et à prendre une espèce de consistance, un état relatif à ce que nous devons être dans la suite. En considérant la durée de la vie sous ce point de vue qui est le plus réel, nous trouverons dans hi table qu'à l'âge de vingt-cinq ans on n'a vécu que le quart de sa vie , qu'à l'âge de trente-huit ans on n'en a vécu que la moitié, et que ce n'est qu'à DES PROBABILITÉS DE LA DURÉE DK LA VIE. 63 l'âge de cinquante-six ans qu'on a vécu les trois quarts de sa vie. ADDITION A L'ARTICLE PRÉCÉDENT. J'ai cité, d'après les l^ransactions philosophiques j deux vieillesses extraordinaires, l'une de cent soixante- cinq ans, et l'autre de cent quarante-quatre. On vient d'imprimer en Danois la vie d'un Norwégien, Chris- tian-Jacobsen Drachenberg, qui est mort en 1772, âgé de cent quarante-six ans: il étoit né le 18 no- vembre 1626, et, pendant presque toute sa vie, il a servi et voyagé sur mer, ayant même subi l'esclavage en Barbarie pendant près de seize ans ; il a fini par se marier à l'âge de cent onze ans. Un autre exemple est celui du vieillard de Turin , nommé André Brisio de Bra, qui a vécu cent vingt- deux ans sept mois et vingt-cinq jours, et qui auroit probablement vécu plus long-temps; car il a péri par accident, s'étant fait une forte contusion à la tête en tombant : il n'avoit, à cent vingt-deux ans, encore aucune des infirmités de la vieillesse ; c'étoit un do- mestique actif, et qui a continué son service jusqu'à cet âge. Un quatrième exemple est celui du sieur de La Haye , qui a vécu cent vingt ans : il étoit en France; il avoit fait par terre, et presque toujours à pied, le voyage des Indes, de la Chine, de la Perse, et de l'Egypte. Cet homme n'avoit atteint la puberté qu'à l'âge de cinquante ans ; il s'est marié à soixante-dix ans, et a laissé cinq enfants. 64 »K l'homme. Exemples que j'ai pu recueillir de personnes qui ont vécu cent dix ans et au delà. Guillaume Leconite, berger de profession, mort subitement, le 17 janvier 1776, en la paroisse de Tlieuville-aux-Maillots , dans le pa3^s de Caux, âgé de cent dix ans; il s'étoit marié en secondes noces à quatre-vingts ans. [Journal de politique et de littéra- ture^ i5 mars 1776, article Paris. ) Dans la nomenclature d'un professeur de Dantzîck, nommé Hanovius, on cite un médecin impérial nommé Cramer, qui avoit vu àTemeswar deux frères, l'un de cent dix ans, l'autre de cent douze ans, qui, tous deux, devinrent pères à cet âge. [Journal de po- litique et de littérature _, i5 février 1775, p. 197. ) La nommée Marie Cocu, morte vers le nouvel an 1776, à Websborough en Irlande, à ITige de cent douze ans. Le sieur Istwan-Horwaths, chevalier de Tordre royal et militaire de Saint-Louis , ancien capitaine de hussards au service de France, mort à Sar-AIbe en Lorraine, le 4 décembre 1776, âgé de cent douze ans dix mois et vingt-six jours : il étoit né à Raab en Hongrie, le 8 janvier i665, et avoit passé en France en 1712, avec le régiment de Bercliény; il se retira du service en 1756. Il a joui, jusqu'à la Gn de sa vie, de la santé la plus robuste, que l'usage peu modéré des liqueurs fortes n a pu altérer. Les exercices du corps, et surtout la chasse, dont il se délassoit par l'usage des bains, étoient pour lui des plaisirs vifs. «ES PROBABILITÉS DE LA DURÉE DE LA VIE. 65 Quelque temps avant sa mort, il entreprit un voyage 1res long, et le fit à cheval. [Ibidem, i5 mars 1776, article Paris, ) Rosine Jwiwarowska, morte à Minsk en Lithuanie, âgée de cent treize ans. [Journal de politique et de lit- térature, 5 mai 1776, article Paris. ) Le 26 novembre 1773, il est mort dans la paroisse de Frise, au village d'Oldeborn, une veuve nommée Fockjd Johannes, âgée de cent treize ans seize Jours; elle a conservé tous ses sens jusqu'à sa mort. [Jour- nal historique et politique, 5o décembre 1 773 , p. 47- ) La nommée Jenneken Maghbargh, veuve Faus, morte, le 2 février 1776, à la maison de charité de Zutphen, dans la province de Gueldres, à l'âge de cent treize ans et sept mois; elle avoit toujours joui de la santé la plus ferme, et n'avoit perdu la vue qu'un an avant sa mort. [Journal de politique et de littérature, i5 mars 1776, article Paris.) Le nommé Patrick Meriton , cordonnier à Dublin, paroît encore fort robuste, quoiqu'il soit actuelle- ment (en 1773) âgé de cent quatorze ans : il a été marié onze fois, et la femme qu'il a présentement a soixante-dix-huit ans. [Journal historique et politique, 10 septembre 1773, article Londres.) Marguerite Bonefaut est morte à Wear-Giflbrd, au comté de Devon , le 2Q mars 1774? âgt^e ^^ cent qua- torze ans. ( Journal historique et politique, 1 o avril 1774. page 59.) M. Eastman, procureur, mort à Londres, le ii janvier 1776, à l'âge de cent quinze ans. [Journal de politique et de littérature, i5 mars 1776, article P^m.) Térence Gallabar, mort le 21 février 1776, dans 66 DE l'homme. la paroisse de Killymon. près de Dungannon en Ir- lande, âgé de cent seize ans et quelques mois. [Ibid.^ 5 mai 1776, article Paris. ) David Bian, mort, au mois de mars 1776, à Tis- raerane, dans le comté de Clarck en Irlande, à l âge de cent dix-sept ans. [Ibidem.) A Villejack en Hongrie , un paysan nommé Marsk Jonas est mort, le 20 janvier 1775, âgé de cent dix- neuf ans, sans jamais avoir été malade. Il n'avoit été marié qu'une fois, et n'a perdu sa femme qu'il y a deux ans. [Ibid.^ ]5 février 1775, page 197. ) Eléonore Spicer est morte au mois de juillet 1773, à Accomak, dans la Virginie, âgée de cent vingt-un ans. Cette femme n'avoit jamais bu aucune liqueur spiritueuse, et a conservé l'usage de ses sens jusqu'au dernier terme de sa vie. ( Journal historique et poli- tique^ 5o décembre 1775, page 47» ) Les deux vieillards cités dans les Transactions phi- losophiques;, âgés l'un de cent quarante-quatre ans, et l'autre de cent soixante-cinq ans. Hanovius, professeur de Dantzick, fait mention, dans sa nomenclature , d'un vieillard mort à l'âge de cent quatre-vingt-quatre ans, et encore d'un vieillard trouvé en Valachie, qui, selon lui, étoit âgé de cent quatre-vingt-dix ans. [Journal de politique et de litté- rature, i5 février 1775, p. 197.) D'après des registres où l'on inscrivoit la naissance et la mort de tous les citoyens, du temps des Ro- mains, il paroît que Ton trouva, dans la moitié seule- ment du pays compris entre les Apennins et le Pô, plusieurs vieillards d'un âge fort avancé : savoir , à Parme , trois vieillards de cent vingt ans, et deux de DES PROBABILITÉS DE LA DURÉE DE LA VIE. 67 cent trente; à Brixillum, un de cent vingt-cinq; à Plaisance , un de cent trente-un ; à Faventin , une femme de cent trente-deux; à Bologne, un homme de cent cinquante; à Rimini, un homme et une femme de cent trente-sept ; dans les collines autour de Plaisance , six personnes de cent dix ans, quatre de cent vingt, et une de cent cinquante. Enfin dans la huitième partie de l'Italie seulement, d'après un dénombrement authentique fait par les censeurs, on trouva cinquante-quatre hommes âgés de cent ans, vingt-sept âgés de cent dix ans, deux de cent vingt- cinq, quatre de cent trente, autant de cent trente- cinq ou cent trente-sept, et trois de cent quarante, sans compter celui de Bologne, âgé d'un siècle et demi. Pline observe que l'empereur Claude, alors régnant, fut curieux de constater ce dernier fait; on le vérifia avec le plus grand soin; et, après la plus scrupuleuse recherche, on trouva qu'il étoit exact. [Jmirnal de politique et de littérature^ i5 février 1 776, page 197.) Il y a dans les animaux, comme dans l'espèce hu- maine , quelques individus privilégiés, dont la vie s'é- tend presque au double du terme ordinaire, et je puis citer l'exemple d'un cheval qui a vécu plus de cinquante ans; la note m'en a été donnée par M. le duc de La Rochefoucauld, qui non seulement s'in- téresse au progrès des sciences, mais les cultive avec grand succès. « En 1734? M. le duc de Saint-Simon étant à Fras- cati en Lorraine, vendit à son cousin, évêque de Metz, un cheval normand qu'il réformoit de son at- telage, comme étant plus vieux que les autres, ce 6S DE l'homme. cheval ne marquant plus à la dent : M. de Saint-Si- mon assura son cousin qu'il n'avoit que dix ans, et c'est de cette assurance qu'on part pour fixer la nais- sance du cheval à l'année 1724. >) Cet animal étoit bien proportionné et de belle taille, si ce n'est l'encolure qu'il avoit un peu trop épaisse. )) M. l'évêque de Metz (Saint-Simon) employa ce cheval jusqu'en 1760 à traîner une voiture dont son mîîître-d'hôtel se servoit pour aller à Metz chercher les provisions de la table; il faisoit tous les jours, au moins, deux fois et quelquefois quatre, le chemin de Frescati à Metz, qui est de trois mille six cents toises. » M. l'évoque de Metz étant mort en 1760, ce cheval fut employé jusqu'à l'arrivée de M. l'évêque actuel, en 1762, et sans aucun ménagement, à tous les travaux du jardin , et à conduire souvent un ca- briolet du concierge. » M. l'évêque actuel , à son arrivée à Frescati , em- ploya ce cheval au même usage que son prédéces- seur; et, comme on le faisoit souvent courir, on s'a- perçut, en 1766, que son flanc commençoit à s'altérer, et dès lors M. l'évêque cessa de l'employer à conduire la voiture de son maître-d'hôtel , et ne le fit plus ser- vir qu'à traîner une ratissoire dans les allées du jar- din. Il continua ce travail jusqu'en 1772, depuis la pointe du jour jusqu'à l'entrée de la nuit, excepté le temps des repas des ouvriers. On s'aperçut alors que ce travail lui devenoit trop pénible, et on lui fit faire un petit tombereau, de moitié moins grand que les tombereaux ordinaires, dans lequel il traînoit tous DES PROBABILITÉS DE LA DURÉE DE LA VIE. 69 les jours du sable , de la terre, dn fumier, etc. M. 1 e- veque, qui ne vouloit pas qu'on laissât cet animal sans rien faire , dans la crainte qu'il ne molirùt bien- tôt, et, voulant le conserver, recommanda que, pour peu que le cheval parût fatigué , on le laissât reposer pendant vingt-quatre beures; mais on a été rarement dans ce cas : il a continué à bien manger, à se conser- ver gras, et à se bien porter, jusqu'à la fin de l'au- tomne 1773, qu'il commença à ne pouvoir presque plus broyer son avoine , et à la rendre presque entière dans ses excréments. Il commença à maigrir; M. l'é- vêque ordonna qu'on lui fît concasser son avoine , et le cheval parut reprendre de l'embonpoint pendant l'hiver : mais, au mois de février 1774» il avoit beau- coup de peine à traîner son petit tombereau deux ou trois heures par jour, et maigrissoit à vue d'œil. Enfin, le mardi de la semaine sainte, dans le moment où on venoit de l'atteler, il se laissa tomber au premier pas qu'il voulut faire; on eut peine à le relever; on le ramena à l'écurie , où il se coucha sans vouloir man- ger, se plaignit, enfla beaucoup, et mourut le ven- dredi suivant, répandant une infection horrible. » Ce cheval avoit toujours bien mangé son avoine et fort vite : il n'avoit pas à sa mort les dents plus lon- gues que ne les ont ordinairement les chevaux à douze Qu quinze ans ; les seules marques de vieillesse qu'il donnoit étoient les jointures et articulations des ge- noux, qu'il avoit un peu grosses; beaucoup de poils blancs, et les salières fort enfoncées; il n'a jamais eu les jambes engorgées. » Voilà donc, dans l'espèce du cheval, l'exemple d'un individu qui a vécu cinquante ans, c'est-à-dire ^O DE L HOMME. le double du temps de la vie ordinaire de ces ani- maux. L'analogie confirme , en général , ce que nous ne connoissons que par quelques faits particuliers, c'est qu'il doit se trouver dans toutes les espèces, et. par conséquent, dans l'espèce humaine comme dans celle du cheval, quelques individus dont la vie se prolonge au double de la vie ordinaire, c'est-à-dire à cent soixante ans au lieu de quatre-vingts. Ces privi- lèges de la nature sont , à la vérité , placés de loin en loin pour le temps, et à de grandes distances dans l'espace; ce sont les gros lots dans la loterie univer- selle de la vie : néanmoins ils suffisent pour donner aux vieillards même les plus âgés l'espérance d'un âge encore plus grand. Nous avons dit qu'une raison pour vivre est d'avoir vécu , et nous l'avons démontré par l'échelle des pro- babilités de la durée de la vie. Cette probabilité est, à la vérité, d'autant plus petite que l'âge est plus grand; mais lorsqu'il est complet, c'est-à-dire à qua- tre-vingts ans, cette même probabilité, qui décroît de moins en moins, devient, pour ainsi dire, station- naire et fixe. Si l'on peut parier un contre un qu'un homme de quatre-vingts ans vivra trois ans de plus, on peut le parier de même pour un homme de quatre- vingt-trois, de quatre-vingt-six, et peut-être encore pour un homme de quatre-vingt-dix ans. Nous avons donc toujours, dans l'âge même le plus avancé, l'espé- rance légitime de trois années de vie. Et trois années ne sont-elles pas une vie complète? ne suffisent-elles pas aux projets d'un homme sage ? Nous ne sommes donc jamais vieux si notre morale n'est pas trop jeune : le philosophe doit dès lors regarder la vieillesse comme DES PROBABILITÉS DE LA DURÉE DE LA VLE. 71 un préjugé, comme une idée contraire au bonheur de rhomnae, et qui ne trouble pas celui des animaux. Les chevaux de dix ans, qui voyoient travailler ce cheval de cinquante ans, ne le jugeoient pas plus près qu eux de la mort. Ce n'est que par notre arith- métique que nous en jugeons autrement : mais cette même arithmétique, bien entendue, nous démontre que, dans notre grand âge, nous sommes toujours à trois ans de distance de la mort, tant que nous nous portons bien ; que vous autres, jeunes gens, vous en êtes bien plus près, pour peu que vous abusiez des forces de votre âge ; que d'ailleurs, et tout abus égal, c'est-à-dire proportionnel , nous sommes aussi sûrs à quatre-vingts ans de vivre encore trois ans, que vous l'êtes à trente d'en vivre vingt-six. Chaque jour que je me lève en bonne santé, n'ai-je pas la jouissance de ce jour aussi présente , aussi plénière que la vôtre? Si je conforme mes mouvements, mes appétits, mes désirs, aux seules impulsions de la sage nature, ne suis-je pas aussi sage et plus heureux que vous? ne suis-je pas même plus sûr de mes projets, puisqu'elle me défend de les étendre au delà de trois ans? et la vue du passé, qiii cause les regrets des vieux fous, ne m'oflVe-t-elie pas, au contraire, des jouissances do mémoire, des tableaux agréables, des images pré- cieuses, qui valent bien vos objets de plaisir? car elles sont douces, ces images, elles sont pures, elles ne portent dans l'âme qu'un souvenir aimable ; les in- quiétudes, les chagrins, toute la triste cohorte qui accompagne vos jouissances de jeunesse , disparois- sent dans le tableau qui me les représente ; les regrets doivent disparoître de même , ils ne sont que les der- ^2 DE L HOMME. niers élans de cette folJe vanité qni ne vieillit jamais. N'oublions pas un autre avantage, ou du moins une forte compensation pour le bonheur dans l'âge avancé ; c'est qu'il y a plus de gain au moral que de perte au physique : tout au moral est acquis ; et si quelque chose au physique est perdu, on en est pleinement dédommagé. Quelqu'un demandoit au philosophe Fontenelle , âgé de quatre-vingt-quinze ans, quelles étoient les vingt années de sa vie qu'il regrettoit de plus ; il répondit qu'il regrettoit peu de chose, que néanmoins l'âge où il avoit été le plus heureux étoit de cinquante-cinq à soixante-quinze ans. Il fit cet aveu de bonne foi , et il prouva son dire par des vérités sensibles et consolantes. A cinquante- cinq ans la fortune est établie, la réputation faite, la considération obtenue, l'état de la vie fixe, les pré- tentions évanouies ou remplies, les projets avortés ou mûris, la plupart des passions calmées ou bien refroidies, la carrière à peu près remplie pour les travaux que chaque homme doit à la société; moins d'ennemis ou plutôt moins d'envieux nuisibles, parce que le contre-poids du mérite est connu par la voix du public; tout concourt dans le moral à l'avantage de l'âge, jusqu'au temps où les infirmités et les au- tres maux physiques viennent à troubler la jouissance tranquille et douce de ces biens acquis par la sagesse, qui seuls peuvent faire notre bonheur. L'idée la plus triste, c'est-à-dire la plus contraire au bonheur de l'homme, est la vue fixe de sa pro- chaine fin; cette idée fait le malheur de la plupart des vieillards, même de ceux qui se portent le mieux, et qui ne sont pas encore dans un âge fort avancé; DES PllOBARILITES DE LA DUREE DE LA VIE. 7,) je les prie de s'en rapporter à moi : ils ont encore à soixante -dix ans l'espérance légitime de six ans deux mois; à soixante-quinze ans l'espérance toute aussi légitime de quatre ans six mois de vie; en- fin à quatre-vingts et même quatre-vingt-six ans celle de trois années de plus. Il n'y a donc de fin prochaine que pour ces âmes foibles qui se plaisent à la rapprocher : néanmoins le meilleur usage que l'homme puisse faire de la vigueur de son esprit, c'est d'agrandir les images de tout ce qui peut lui plaire en les rapprochant, et de diminuer au con- traire, en les éloignant, tous les objets désagréables, et surtout les idées qui peuvent faire son malheur, et souvent il suffit pour cela de voir les choses telles qu'elles sont en effet. La vie, ou, si l'on veut, la con- tinuité de notre existence , ne nous appartient qu'au- tant que nous la sentons; or, ce sentiment de l'exis- tence n'est-il pas détruit par le sommeil? Chaque nuit nous cessons d'être, et dès lors nous ne pouvons regarder la vie comme une suite non interrompue d'existences senties ; ce n'est point une trame conti- nue , c'est un fd divisé par des nœuds ou plutôt par des coupures qui toutes appartiennent à la mort; chacune nous rappelle l'idée du dernier coup de ci- seau, chacune nous représente ce que c'est que de cesser d'être : pourquoi donc s'occuper de la lon- gueur plus ou moins grande de cette chaîne qui se rompt chaque jour? Pourquoi ne pas regarder et la vie et la mort pour ce qu'elles sont en effet? Mais, comme il y a plus de cœurs pusillanimes que d'âmes fortes , l'idée de la mort se trouve toujours exagérée, sa marche toujours précipitée, ses approches trop re- ^' DK l'homme. 74 cloutées, et son aspect insoutenable : on ne pense pas que l'on anticipe malheureusement sur son exis- tence toutes les fois que l'on s'affecte de la destruc- tion de son corps ; car cesser d'être n'est rien, mais la crainte est la mort de l'âme. Je ne dirai pas avec le stoïcien , Mors homini summum bonum Diis dene- gatum; je ne la vois ni comme un grand bien ni comme un grand mal ; et j'ai tâché de la représen- ter telle qu'elle est dans l'article de ce volume qui a pour titre De la Vieillesse et de la Mort : j'y renvoie mes lecteurs, par le désir que j'ai de contribuer à leur bonheur. MOMIES'. Les momies dont il est ici question sont des corps embaumés : on donne particulièrement ce nom à ceux qui ont été tirés des tombeaux des anciens Égyptiens; mais on a étendu plus loin la signification de ce mot , en appelant aussi du nom de momies les cadavres qui ont été desséchés dans les sables brû- lants de l'Afrique et de l'Asie. A proprement parler, on ne devroit donner ce nom qu'aux corps embau- més, et peut-être faudroit-il de plus qu'ils eussent été conservés dans cet état pendant un long temps pour être ainsi nommés; car je ne crois pas qu'on 1. Ce mémoire est de Danbenton , lïUustre coopérateur de Buffou. Le sujet de ce mémoire étant un complément nécessaire de l'histoire naturelle de l'homme , nous avons cru devoir l'imprimer à la suite de cette histoire. MOMIES. 75 puisse dire que les corps qui ont été embaumés en Europe dans le siècle présent soient des momies : quand même ils auroient été ainsi conservés depuis plusieurs siècles partout ailleurs qu'en Egypte, peut- être y auroit-il des gens qui liésiteroient à les recon- noître pour des momies, parce qu'on n'en a presque jamais eu qui ne soient venues de l'Egypte, et parce qu'on pourroit croire que la bonne composition des momies, c'est-à-dire la meilleure façon d'embaumer les corps, n'auroit été bien connue que par les an- ciens Égyptiens. Il est vrai que cet usage a été géné- ral dans cette nation : tous les morts y étoient em- baumés; et les Egyptiens savoient si bien faire les embaumements, que l'on trouve dans leurs tombeaux des corps qui y ont été conservés depuis plus de deux mille ans. Ces faits prouvent seulement que les mo- mies de l'Egypte pouvoient être meilleures que celles des autres pays, soit pour leur durée, soit pour les propriétés que l'on voudroit leur attribuer; mais an fond tous les corps embaumés depuis long-temps sont de vraies momies, quels que soient les pays où ils se trouvent, et quelle que soit la composition de l'embaumement. Il étoit assez naturel, après la mort des personnes que l'on chérissoit, ou de celles qui avoient été célè- bres ou fameuses, de chercher les moyens de con- server leurs tristes restes : une momie chez les Egyp- tiens, ou des cendres dans une urne chez les Romains, étoient un objet d'aflection ou de respect; chacun devoit même être flatté dans l'espérance qu'il reste- roit après sa mort quelques parties de son propre corps, qui conserveroient le souvenir de son exis- •JÔ DE l'homme. tencc, et qui entreliendroient en quelque façon les sentiments qu'il auroit mérités des autres hommes. L'embaumement étoit le moyen le plus facile pour préserver les corps de la corruption ; aussi cet usage est-il le plus ancien qui ait jamais été pratiqué dans les funérailles; il a été reçu par la plupart des nations, et il est encore en usage aujourd'hui pour les rois et pour les grands. Les Égyptiens sont les premiers que nous sachions qui aient fait embaumer les corps des morts; nous en avons des preuves authentiques dans les livres sacrés, au chapitre L de la Genèse^ où il est dit : « Joseph voyant son père expiré il commanda aux médecins qu'il avoit à son service d'embaumer le corps de son père, et ils exécutèrent l'ordre qui leur avoit été donné; ce qui dura quarante jours, parce que c'étoit la coutume d'employer ce temps pour em- baumer les corps morts. » Le plus anciens des historiens profanes, Hérodote, est entré dans le détail de cette pratique; cet auteur est si précis, que j'ai cru qu'il étoit plus à propos de rapporter en entier l'article dont il s'agit, que d'en faire l'extrait. Voici la traduction que Du Ryer en a faite : «Ils (les Égyptiens) portent embaumer le corps; il y a certains hommes qui en font métier... alors on embaume le corps le plus promptement qu'il est possible. Premièrement on tire la cervelle par les narines avec des ferrements propres pour cela; et à mesure qu'on la fait sortir, on fîiit couler à la place des parfums; ensuite ils coupent le ventre vers les flancs avec une pierre éthiopique bien aiguisée, et en tirent les entrailles, qu'ils nettoient et qu'ils la- MOMIES. 77 vent dans du vin de palme. Quand ils ont fait cette opération , ils les font encore passer dans une pou- dre aromatique , et ensuite ils les emplissent de myrrhe pure , de casse , et d'autres parfums, excepté d'encens, et les remettent dans le corps, qu'ils re- cousent. Après toutes ces façons , ils salent le corps avec du nitre, et le tiennent dans le lieu où il est salé durant l'espace de soixante-et-dîx jours , n'étant pas permis de l'y tenir plus long-temps. Lorsque les soixante-et-dix jours sont accomplis, et qu'on a en- core lavé le corps, ils l'enveloppent avec des bandes faites de fin lin, qu'ils frottent par dessus avec une gomme dont les Égyptiens se servent ordinairement au lieu de sel. Quand les parents ont repris le corps, ils font faire de bois creusé comme la statue d'un homme, dans laquelle ils enferment le mort; et l'ayant enfermé là dedans, ils le mettent comme un trésor dans un coffre qu'ils dressent debout contre la muraille : voilà les cérémonies qu'on fait pour les riches. Quanta ceux qui se contentent de moins, et qui ne veulent pas faire tant de dépenses, ils les traitent de la sorte : ils remplissent une seringue d'une liqueur odoriférante qu'on tire du cèdre, qu'ils poussent par le fondement dans le corps du mort sans lui faire aucune incision, et sans en tirer les entrail- les, et le tiennent dans le sel autant de temps que j'ai dit des autres. Quand le temps est expiré, ils font sortir du corps du mort la liqueur de cèdre qu'ils y avoient mise; et cette liqueur a tant de vertu, qu'elle fait fondre les intestins et les entraîne avec elle; pour le nitre, il mange et consomme les chairs, et ne laisse que la peau et les ossements du mort; alors celui qui BUFl'ON. XII. 7 ^8 DE l' no M. ME. l'a embaumé le rend à ses parents et ne s*en met pas davantage en peine. La troisième façon dont on se sert pour embaumer les morts est celle qui regarde ceux de la moindre condition , de qui Ton se con- tente de purger et de nettoyer le ventre par des lave- ments, et d'en faire sécher le corps dans du sel du- rant le même temps de soixante-et-dix jours, afin de Je rendre ensuite à ses parents. » Diodore de Sicile a aussi fait mention du procédé que suivoient les Égyptiens pour embaumer les morts, llyavoit, selon cet auteur, plusieurs officiers qui travailloient successivement à cette opération : le pre- mier^ que l'on appeloit Yécrivain^ marquoit sur le côté gauche du corps l'endroit où on devoit l'ouvrir; le coupeur faisoit l'incision, et l'un de ceux qui dé- voient le saler tiroit tous les viscères , excepté le cœur et les reins; un autre les îavoit avec du vin de palme et des liqueurs odoriférantes : ensuite on l'oi- gnoit pendant plus de trente jours avec de la goinme de cèdre, de la myrrhe , du cinnamome et d'autres parfums. Tous ces aromates conservoient le corps dans son entier pendant très long-temps et lui don- noient une odeur très suave : il n'étoit défiguré en aucune manière par cette préparation, après laquelle on le rendoît aux parents qui le gardoient dans un cercueil posé debout contre une muraille. La plupart des auteurs modernes qui ont voulu parler des embaumements des anciens Égyptiens ont seulement répété ce qu'en a dit Hérodote ; s'ils ajou- tent quelques faits ou quelques circonstances de plus, ils ne peuvent les donner que pour des probabilités. Dumont di! qu'il y a bien de l'apparence qu'il enlroit MOMIES. -g dans i'aloès du bitume ou asphalte, et du cinnamome dans les drogues que Ion mettoît à la place des en- trailles des corps morts ; il dit encore qu'après l'em- baumeaient on enfermoit ces corps dans des cer- cueils faits de bois de sycomore , qui est presque incorruptible. On trouve dans le Catalogue du cabi- net de la Société royale de Londres, que M. Grew remarqua, dans une momie d'Egypte de ce cabinet, que la drogue dont on s'étoit servi pour l'embaumer avoit pénétré Jusqu'aux parties lesplus dures, comme les os; ce qui les avoit rendus si noirs, qu'ils sem- bloient avoir été brûlés : cette observation lui fit croire que les Égyptiens avoient coutume d'embau- mer les corps en les faisant cuire dans une chaudière pleine d'une espèce de baume liquide jusqu'à ce que toutes les parties aqueuses du corps fussent exhalées, et que la substance huileuse et gonimeuse du baume l'eût entièrement pénétré. Grew propose à cette oc- casion une façon d'embaumer les corps en les faisant macérer et ensuite bouillir dans de l'huile de noix. Je crois qu'en effet il y auroit plusieurs moyens de préserver les cadavres de la pourriture , et qu'ils ne seroient pas de difficile exécution , puisque diffé- rents peuples les ont employés avec succès. On en a eu un exemple chez les Guanches , anciens peuples de l'île de Ténériffe : ceux qui furent épargnés par les Espagnols, lorsqu'ils firent la conquête de cetle île, leur apprirent que l'art d'embaumer les corps étoit connu des Guanches, et qu'il y avoit dans leur nation une tribu de prêtres qui en faisoient un secret, et même un mystère sacré. La plus grande partie de cette nation ayant été détruite par les^ Espagnols , on 80 DE l'homme. ne put avoir une entière connoissance de cet art . ou a senlenient su par tradition une partie du procédé. Après avoir tiré les entrailles, ils Javoient le corps plu- sieurs fois de suite avec une lessive d'écorce de pin séchée au soleil pendant l'été, ou dans une éluve pendant Thiver; ensuite on l'oignoit avec du beurre ou de la graisse d'ours que l'on avoit fait bouillir avec des herbes odoriférantes qui étoient des espè- ces de lavande, de sauge, etc. Après cette onction on laissoit sécher le corps, et on la réitéroit autant de fois qu'il le falloit pour que le cadavre en fût entiè- rement pénétré. Lorsqu'il étoit devenu fort léger, c'étoit une preuve qu'il avoit été bien préparé : alors on l'enveloppoit dans des peaux de chèvres passées, on y laissoit même le poil lorsqu'on vouloit épargner la dépense. Purchas dit qu'il a vu deux de ces momies à Londres , et il cite le chevalier Scory pour en avoir vu plusieurs à TénérilTe, qui existoient depuis plus de deux mille ans; mais on n'a aucune preuve de cette antiquité. Si les Guanches ont été originaires d'Afrique, ils auroient pu avoir appris des Egyptiens l'art des embaumements. Le père Acosta et Garcilasso de la Vega n'ont pas douté que les Péruviens n'eussent connu Tart de con- server les corps pendant très long-temps : ces deux auteurs assurent avoir vu ceux de quelques Incas et de quelques Marnas, qui étoient parfaitement conser- vés; ils avoient tous leurs cheveux et leurs sourcils; mais on leur avoit mis des yeux d'or; ils étoient vê- tus de leurs habits ordinaires, et assis à la façon des Indiens, les bras croisés sur l'estomac. Garcilasso toucha un doigt de la main, qui Un parut aussi dur J MOMIES. 8 F que du bois ; le corps entier ii'éloil pas assez pesaiil pour surcharger uq homme t'oible qui auroit voulu le porter. Acosta présume que ces corps avoient été embaumé avec un bitume dont les Indiens connois- soient la propriété. Garcilasso dit qu'il ne setoitpas aperçu en les voyant qu'il y eût du bitume ; mais il avoue qu'il ne les avoit pas observés exactement, et i! regrette de ne s'être pas informé des moyens que l'on avoit employés pour les conserver : il ajoute qu'étant Péruvien , les gens de sa nation ne lui au- roient pas caché le secret, comme aux Espagnols, au cas que cet art eût encore été connu au Pérou. Garcilasso ne sachant rien de certain sur les em- baumemenls des Péruviens , tâche d'en découvrir les moyens par quelques inductions : il prétend que l'air est si sec et si froid à Cusco, que la chair s'y des- sèche comme du bois, sans se corrompre, et il croit que l'on faisoit dessécher les corps dans la neige avant que d'y appliquer le bitume dont parle le P. Acosta; il ajoute que, du temps des Incas, on exposoit à l'air les viandes qui étoient destinées pour les provisions de guerre, et que, lorsqu'elles avoient perdu leur hu- midité , on pouvoit les garder sans les saler et sans aucune autre préparation. On dit qu'au pays de Spitzberg, qjii est à 79 et 80 degrés de latitude, et par conséquent dans un cli- mat extrêmement froid, il n'arrive presque aucune altération apparente aux cadavres qui sont ensevelis depuis trente ans; rien ne se pourrit ni ne se corrompt dans ce pays : les bois qui ont été employés pour iialir les huttes où on fait cuire les graisses de baleine paroissent aussi frais que lorsqu'ils ont été coupés. s 2 DE l'homme. Si le grand froid préserve Jes cadavres de la cor- ruption , comme on peut le voir par les faits que je viens de citer, il n'est pas moins certain que la sé- cheresse qui est causée par la grande chaleur fait aussi le même effet. On sait que les hommes et les animaux qui sont enterrés dans les sables de l'Arabie se dessèchent promptement, et se conservent pen- dant plusieurs siècles , comme s'ils avoient été em- baumés. Il est souvent arrivé que des caravanes en- tières ont péri dans les déserts de l'Arabie, soit par les vents brûlants qui s'y élèvent et qui raréfient l'air au point que les hommes ni les animaux ne peuvent plus respirer, soit par les sables que les vents impé- tueux soulèvent à une grande distance : ces cadavres se conservent dans leur entier, et on les retrouve dans la suite par quelque effet du hasard. Plusieurs au- teurs, tant anciens que modernes, en ont fait men- tion. M. Shaw dit qu'on lui a assuré qu'il y avoit un grand nombre d'hommes, d'ânes et de chameaux, qui étoient conservés depuis un temps immémorial dans les sables brûlants de Saibah, qui est un lieu que cet auteur croit situé entre Rassem et l'Egypte. La corruption des cadavres n'étant causée que par la fermentation des humeurs, tout ce qui est capable d'empêcher ou de retarder cette fermentation con- tribue à leur conservation. Le froid et le chaud, quoi- que contraires, produisent le même effet à cet égard par le dessèchement qu'ils causent, le froid en con- densant et en épaississant les humeurs du corps et la chaleur en les raréfiant et en accélérant leur évapo- ralion avant qu'elles puissent fermenter et agir sur les parties solides ; mais il faut que ces deux extrêmes MOMIKS. 83 soient constamment les mêmes : car s'il y avoit une vicissitude du chaud au froid , et de la sécheresse à l'humiditë, comme il se fait d'ordinaire, la corrup- tion arriveroit nécessairement. Cependant il y a dans les, climats tempérés des causes naturelles qui peu- vent conserver les cadavres : telles sont les qualités de la terre dans laquelle on les enferme, si elle est desséchante et astringente, elle s'imbibe de l'humi- dité du corps : c'est ainsi, à ce que je crois, que les cadavres se conservent aux Cordeliers de Toulouse; ils s'y dessèchent au point qu'on peut aisément les soulever d'une main. Les gommes, les résines, les bitumes, etc. , que l'ou' applique sur les cadavres, les défendent de l'impres- sion qu'ils recevroient dans les changements de tem- pérature; et si de plus on déposoit dans les sables brûlants et arides un corps ainsi embaumé, on aurcit deux puissants moyens réunis pour sa conservation. Il ne faut donc pas s'étonner de ce que Chardin nous rapporte du pays de Corassan en Perse, qui est l'an- cienne Bactriane : il dit que les corps que l'on met dans les sables de ce pays, après avoir été embaumés, s'y pétrifient, c'est-à-dire y deviennent fort durs, tant ils sont desséchés, et s'y conservent pendant plusieurs siècles : on assure qu'il y en a qui y sont depuis deux mille ans. Les Égyptiens entouroient de bandelettes les ca- davres embaumés , et les renfermoient dans des cer- cueils. Peut-être qu'avec toutes ces précautions ils ne se seroient pas conservés pendant tant de siècles, si les caveaux ou les puits dans lesquels on les enfer- moit n'avoient pas été dans un sol de matière bolaire 84 DE l'homme. ot crélacëe, qui n'éloil pas susceptible d'humidité, et qui d'ailleurs étoit recouvert de sable aride de plusieurs pieds d'épaisseur. Les sépulcres des anciens Egyptiens subsistent en- core à présent : la plupart des voyageurs ont t'ait la description de ceux de l'ancienne Memphis, et y ont vu des momies; ils sont à deux lieues des ruines de cette ville, à neuf lieues du grand Caire du côté du midi , et à trois quarts de lieue du village de Saccara ou Zaccara; ils s'étendent jusqu'aux pyramides de Pharaon, qui en sont éloignées de deux lieues et demie. Ces sépulcres sont dans des campagnes cou- vertes d'un sable mouvant, jaunâtre et très fin; le pays est aride et montueux ; les entrées des tom- beaux sont remplies de sable : il y en a plusieurs qui ont été ouvertes; mais il en reste encore de cachées; il est question de les trouver dans des plaines à perle de vue. Les habitants de Saccara n'ont pas d'autre ressource et d'autre commerce dans leurs déserts que de chercher des momies , dont ils font un com- merce en les vendant aux étrangers qui se trouvent au grand Caire. Pietro délia Valie, voulant descendre dans un tombeau qui n'eût pas encore été fouillé, se détermina à prendre des pionniers à Saccara, et à les accompagner pour les voir travailler en sa présence dans les endroits où le sable n'avoit pas été remué; mais il auroit peut-être perdu beaucoup de temps dans cette recherche faite au hasaid, si un de ces ouvriers n'avoit trouvé d'avance ce qu'il cherchoit. Lorsqu'on a détourné le sable , on rencontre une petite ouverture carrée, profonde de dix-huit pieds, et faite de façon qu on peut y descendre en mettant MOMIES. 85 les pieds dans des trous qui se Irouvenl les uns vis-à- vis les autres : cette sorte d'entrée a fait donner à ces tombeaux le nom de puits ; ils sont creusés dans une pierre blanche et tendre , qui est dans tout ce pays sous quelques pieds d épaisseur de sable ; les moins profonds ont quarante-deux pieds. Quand on est des- cendu au fond, on y voit des ouvertures carrées, et des passages de dix ou quinze pieds, qui conduisent dans des chambres de quinze à vingt pieds en carrés. Tous ces espaces sont sous des voûtes à peu près comme celles de nos citernes, parce qu'ils sont tail- lés dans la carrière; chacun des puits a plusieurs chambres et plusieurs grottes qui communiquent les unes aux autres. Tous ces caveaux occupent l'espace d'environ trois lieues et demie sous terre ; ainsi ils alloient jusque sous la ville de Memphis : c'est h peu près comme les vides des carrières qui ont été fouil- lées aux environs de Paris, et même sous plusieurs endroits de la ville. Il y a des chambres dont les murs sont ornés par des figures et des hiéroglyphes; dans d'autres, des momies sont renfermées dans des tombeaux creusés dans la pierre tout autour de la chambre, et taillés en forme d'hommes dont les bras sont étendus. On trouve d'autres momies, et c'est le plus grand nom- bre, dans des coflres de bois ou dans des toiles en- duites de bitume. Ces coffres ou ces enveloppes sont chargés de plusieurs sortes d'ornements : il y a aussi des figures, même celle du mort, et des sceaux de plomb sur lesquels on voit différentes empreintes. H y a de ces coffres qui sont sculptés en (igure d'homme, înais on n'y reconnoit que la tête ; le reste du corps 66 DI-: L'iIOMMt. est tout uni et terminé par un piédestal. D'autres figures ont les bras peadants : on reconnoît à ces marques les momies des gens distingués; elles sont posées sur des pierres autour de la chambre. Il y en a d'autres au milieu, posées simplement sur le pavé, et moins ornées : il paroît que ce sont celles des gens d'une condition inférieure, ou des domestiques. En- fin , dans d'autres chambres les momies sont posées pêle-mêle dans le sable. On trouve des momies qui sont couchées sur le dos, la tête du côté du nord, les deux mains sur le ventre. Les bandes de toile de lin qui les envelop- pent ont plus de mille aunes de longueur : aussi elles font un très grand nombre de circonvolutions autour du corps, en commençant parla tête et en finissant aux pieds; mais elles ne passent pas sur le visage. Lorsqu'il est resté à découvert , il tombe en pous- sière dès que la momie est à l'air; pour que la tête se conserve en entier, il faut que le visage ait été couvert d'une petite enveloppe de toile, qui est ap- pliquée de façon que l'on peut reconnoître la forme des yeux, du nez, et de la bouche. On a vu des mo- mies qui avoientune longue barbe, des cheveux qui descendoient jusqu'à moitié de la jarabe, et des on- gles fort grands; quelquefois on a trouvé qu'ils étoient E l'homme. n'ayant encore aucune habitude contraire à celles qu'ils acquièrent, il leur faut moins de temps pour rectifier leurs sensations; mais que les personnes qui ont, pendant vingt , trente, ou quarante ans, vu les objets simples , parce qu'ils tomboient sur deux par- ties correspondantes de la rétine, et qui les voient doubles , parce qu'ils ne tombent plus sur ces mêmes parties, ont le désavantage d'une habitude contraire à celle qu'ils veulent acquérir, et qu'il faut peut-être un exercice de vingt, trente, ou quarante ans pour effacer les traces de cette ancienne habitude de juger; et l'on peut croire que s'il arrivoit à des gens âgés un changement dans la direction des axes optiques de l'œil , et qu'ils vissent les objets doubles, leur vie ne seroit plus assez longue pour qu'ils pussent rectifier leur jugement en effaçant les traces de la première habitude et que par conséquent ils verroient, tout le reste de Jeur vie, les objets doubles. Nous ne pouvons avoir par le sens de la vue au- cune idée des distances : sans le toucher, tous les objets nous paroîtroient être dans nos yeux, parce que les images de ces objets y sont en effet; et un enfant qui n'a encore rien touché doit être afï'ecté comme si tous ces objets étoient en lui-même; il les voit seulement plus gros ou plus petits, selon qu'ils s'approchent ou qu'ils s'éloignent de ses yeux : une mouche qui s'approche de son œil doit lui paroîlre un animal d'une grandeur énorme; un cheval ou un bœuf qui en est éloigné lui paroît plus petit que la mouche. Ainsi il ne peut avoir par ce sens aucune connoissance de la grandeur relative des objets, parce qu'il n'a aucune idée de la distance à laquelle il les DU SENS DE Lâ VUE. 9^ voit : ce nest qu'après avoir mesuré la distance en étendant la main ou en transportant son corps d'un lieu à un autre, qu'il peut acquérir cette idée de la distance et de la grandeur des objets; auparavant il ne connoît point du tout cette distance, et il ne peut juger de la grandeur d'un objet que par celle de l'i- mage qu'il forme dans son œil. Dans ce cas, le juge- ment de la grandeur n'est produit que par l'ouverture de l'angle formé par les deux rayons extrêmes de la partie supérieure et de la partie inférieure de l'objet; par conséquent il doit juger grand tout ce qui est près, et petit tout ce qui est loin de lui : mais après avoir acquis par le toucher ces idées de dislance , le juge- ment de la grandeur des objets commence à se rec- tifier ; on ne se fie plus à la première appréhension qui nous vient par les yeux pour juger de cette gran- deur , on tâche de connoître la distance , on cherche en même temps à reconnoître l'objet par sa forme , et ensuite on juge de sa grandeur. II n'est pas douteux que, dans une file de vingt sol- dats 5 le premier, dont je suppose qu'on soit fort près, ne nous parût beaucoup plus grand que le dernier, si nous en jugions seulement par les yeux , et si par le toucher nous n'avions pas pris l'habitude de juger également grand le même objet, ou des objets sem- blables, à diiférentes distances. Nous savons que le dernier soldat est un soldat comme le premier; dès lors nous le jugerons de la même grandeur, comme nous jugerions que le premier seroit toujours de la même grandeur quand il passeroit de la tête à la queue de la file : et comme nous avons l'habitude de juger le même objet toujours également grand h 96 I>E l'homme. toutes les ilistances ordinaires auxquelles nous pou- vons reconnoître aisément la forme , nous ne nous trompons jamais sur cette grandeur que quand la dis- tance devient trop grande , ou bien lorsque l'inter- valle de cette distance n'est pas dans la direclion or- dinaire; car une distance cesse d'être ordinaire pour nous toutes les fois qu'elle devient trop grande, ou Lien qu'au lieu de la mesurer horizontalement nous la mesurons du haut en bas ou du bas en haut. Les premières idées de la comparaison de grandeur entre les objets nous sont venues en mesurant, soit avec la main , soit avec le corps en marchant, la distance de ces objets relativement à nous et entre eux : toutes ces expériences par lesquelles nous avons rectifié les idées de grandeur que nous en donnoit le sens de la vue, ayant été faites horizontalement, nous n'avons pu acquérir la même habitude de juger la grandeur des objets élevés ou abaissés au dessus de nous, parce que ce n'est pas dans cette direction que nous les avons mesurés par le toucher; et c'est par cette raison et faute d'habitude à juger des distances dans cette direction que , lorsque nous nous trouvons au dessus d'une tour élevée , nous jugeons les hommes et les animaux qui sont au dessous beaucoup plus petits que nous ne les jugerions en effet à une distance égale qui seroit horizontale , c'est-à-dire dans la direclion ordinaire. Il en est de même d'un coq ou d'une boule qu'on voit au dessus d'un clocher ; ces objets nous paroissent être beaucoup plus petits que nous ne les jugerions en effet, si nous les voyions dans la direc- tion ordinaire et à la même distance horizontalement à laquelle nous les voyonjs verticalement. DU SENS DE L\ VUE. g'J Quoique avec un peu de réflexion il soit aisé de se convaincre de la vérité de tout ce que nous venons de dire au sujet du sens de la vue, il ne sera cependant pas inutile de rapporter ici les faits qui peuvent la confirmer. M. Cheselden, fameux chirurgien de Lon- dres, ayant fait l'opération de la cataracte à un jeune homme de treize ans, aveugle de naissance, et ayant réussi à lui donner îe sens de la vue, observa la manière dont ce jeune homme commençoit à voir, et publia ensuite dans les Transactions philosophiques j, n° 4o^> ^^ *^^"s ^^ cinquante-cinquième article du Tatler, les remarques qu'il avoit faites à ce sujet. Ce jeune homme, quoique aveugle, ne l'étoit pas abso- lument et entièrement : comme la cécité provenoit d'une cataracte , il étoit dans le cas de tous les aveu- gles de cette espèce, qui peuvent toujours distinguer îe jour de la nuit; il distinguoit même à une forte lu- mière le noir, le blanc, et le rouge vif qu'on appelle écarlate; mais il ne voyoit ni n'entre voyoit en aucune façon la forme des choses. On ne lui fit l'opération d'abord que sur l'un des yeux. Lorsqu'il vit pour la première fois, il étoit si éloigné de pouvoir juger en aucune façon des distances, qu'il croyoit que tous les objets indifféremment touchoient ses yeux ( ce fut l'expression dont il se servit), comme les choses qu'il palpoit touchoient sa peau. Les objets qui lui étoient le plus agréables étoient ceux dont la forme éloit unie et la figure régulière, quoiqu'il ne pût en- core former aucun jugement sur leur forme, ni dire pourquoi ils lui paroissoient plus agréables que les autres : il n'avoit eu pendant le temps de son aveu- glement que des idées si foibles des couleurs qu'il 98 DE l'homme. ponvoit alors distinguera une forte lumière, qu'elles n'avoient pas laissé des traces suffisantes pour qu'il pût les reconnoître lorsqu'il les vit en effet; il disoit que ces couleurs qu'il voyoit n'étoient pas les mêmes que celles qu'il avoit vues autrefois; il ne connoissoit la forme d'aucun objet, et il ne distinguoit aucune chose d'une autre , quelque différentes qu'elles pus- sent être de figure ou de grandeur. Lorsqu'on lui montroit les choses qu'il connoissoit auparavant par le toucher, il les regardoit avec attention, et les oh- servoit avec soin pour les reconnoître une autre fois : mais, comme il avoit trop d'objets à retenir à la fois, il en oublioit la plus grande partie : et dans le commencement qu'il apprenoil (comme il le di- soit) à voir et à connoître les objets, il oublioit mille choses pour une qu'il relenoit. Il étoit fort surpris que les choses qu'il avoit le mieux aimées n'étoient pas celles qui étoient le plus agréables à ses yeux, et il s'attendoit à trouver les plus belles les per- sonnes qu'il aimoit le mieux. Il se passa plus de deux mois avant qu'il pût reconnoître que les tableaux re- présentoienl des corps solides; jusqu'alors il ne les avoit considérés que comme des plans différemment colorés, et des surfaces diversifiées par la variété des couleurs : mais, lorsqu'il commençaà reconnoître que ces tableaux représentoient des corps solides, il s'at- tendoient à trouver en effet des corps solides en touchant la toile du tableau, et il fut extrêmement étonné, lorsqu'en touchant les parties qui par la lu- mière et les ombres lui paroissoient rondes et inégales, il les trouva plates et unies comme le reste; il deman- doil quel éloit donc le sens qui le trompoit, si c'étoit DU SENS DE LA VUE. 99 la vue ou si c'étoit le toucher. On lui montra alors un petit portrait de son père, qui étoit dans la boîte de la montre de sa mère ; il dit qu'il connoissoit bien que c'étoit la ressemblance de son père : mais il de- mandent avec un grand étonneraent comment il étoit possible qu'un visage aussi large pût tenir dans un si petit lieu ; que cela lui paroissoit aussi impossible que de faire tenir un boisseau dans une pinte. Dans les commencements il ne pouvoit supporter qu'une très petite lumière, et il voyoit tous les objets extrêmement gros; mais, à mesure qu'il voyoit des choses plus grosses en effet , il jugeoit les premières plus petites. 11 croyoit qu'il n'y avoit rien au delà des limites de ce qu'il voyoit : il savoit bien que la chambre dans laquelle il étoit ne faisoit qu'une partie de la maison; cependant il ne pouvoit concevoir comment la mai- son pouvoit paroître plus grande que sa chambre. Avant qu'on lui eût fyit l'opération , il n'espéroit pas un grand plaisir du nouveau sens qu'on lui promet- toit, et il n'étoit touché que de l'avantage qu'il auroit de pouvoir apprendre à lire et à écrire. Il disoit , par exemple, qu'il ne pouvoit avoir plus de plaisir à se promener dans le jardin lorsqu'il auroit ce sens , qu'il en avoit, parce qu'il s'y promenoit librement et aisé- ment, et qu'il en connoissoit tous les différents en- droits : il avoit môme très bien remarqué que son état de cécité lui avoit donné un avantage sur les au- tres hommes, avantage qu'il conserva long-temps après avoir obtenu le sens de la vue, qui étoit d'aller la nuit plus aisément et plus sûrement que ceux qui voient. Mais lorsqu'il eut commencé à se servir de ce 100 DEL HOMME. nouveau sens , il étoit transporté de joie ; il disoit que chaque nouvel objet étoit un délice nouveau , et que son plaisir étoit si grand qu'il ne pouvoit Texpri- njer. Un an après, on le mena à Epsom , où la vue est très belle et très étendue ; il parut enchanté de ce spectacle , et il appeloit ce paysage une nouvelle fa- çon de voir. On lui fit la même opération sur l'au- tre œil, plus d'un an après la première, et elle réussit également : il vit d'abord de ce second œil les objets beaucoup plus grands qu'il ne les voyoit de l'autre , mais cependant pas aussi grands qu'il les avoit vus du premier œil, et, lorsqu'il regardoit le môme objet des deux yeux à la fois^ il disoit que cet objet lui paroissoit une fois plus grand qu'avec son premier œil tout seul ; mais il ne le voyoit pas double , ou du moins on ne put pas s'assurer qu'il eût vu d'abord les objets doubles lorsqu'on lui eut procuré l'usage de son second œil. M. Cheselden rapporte quelques autres exemples d'aveugles qui ne se souvenoient pas d'avoir jamais vu , et auquel il avoit fait la même opération; et il assure que, lorsqu'ils commençoient à apprendre avoir, ils avoient dit les mêmes choses que le jeune homme dont nous venons de parler, mais à la vérité avec moins de détail, et qu'il avoit observé sur tous, que comme ils n'avoient jamais eu besoin de faire mou- voir leurs yeux pendant le temps de leur cécité, ils étoient fort embarrassés d'abord pour leur donner du mouvement et pour les diriger sur un objet en particulier, et que ce n'étoit que peu à peu, par degrés et avec le temps, qu'ils apprenoient à con- DU SENS DE LA VUE. 101 duire leurs yeux , et à les diriger sur ies objets qu'ils désiroient de considérer*. Lorsque , par des circonstances particulières, nous ne pouvons avoir une idée juste de la distance, et que nous ne pouvons juger des objets que par la gran- deur de l'angle ou plutôt de l'image qu'ils forment dans nos yeux, nous nous trompons alors nécessai- rement sur la grandeur de ces objets ; tout le monde a éprouvé qu'en voyageant la nuit on prend un buis- son dont on est près pour un grand arbre dont on est loin , ou bien on prend un grand arbre éloigné pour un buisson qui est voisin. De même, si on ne connoît pas les objets par leur forme, et qu'on ne puisse avoir par ce moyen aucune idée de distance, on se trom- pera encore nécessairement: une mouche qui passera avec rapidité à quelques pouces de distance de nos yeux nous paroîtra, dans ce cas, être un oiseau qui en seroit à une très grande distance; un cheval qui seroit sans mouvement dans le milieu d'une campagne , et qui seroit dans une attitude semblable, par exemple, à celle d'un mouton, ne nous paroîtra pas plus gros qu'un mouton, tant que nous ne reconnoîtrons pas que c'est un cheval, mais dès que nous l'aurons re- connu , il nous paroîtra dans l'instant gros comme un cheval, et nous rectifierons sur-le-champ notre premier jugement. 1, On trouvera un grand nombre de faits très intéressants au sujet des aveugles-nés dans un petit ouvrage qui vient de paroître, et qui a pour titre, Lettres sur les aveugles, à l'usage de ceux qui voient. L'auteur y a répandu partout une métaphysique très fine et très vraie, par laquelle il rend raison de toutes les différences que doit produire dans l'esprit d'un homme la privation absolue du sens de la vue. 102 DE t HOMME. Toutes les fois qu'on se trouvera donc la nuit daua des lieux inconnus où l'on ne pourra juger de la dis- tance, et où l'on ne pourra reconnoître la forme des choses à cause de l'obscurité, on sera en danger de tomber à tout instant dans l'erreur au sujet des juge- ments que l'on fera sur les objets qui se présenteront : c'est de là que vient la frayeur et l'espèce de crainte intérieure que l'obscurité de la nuit fait sentir à pres- que tous les hommes; c'est sur cela qu'est fondée l'apparence des spectres et des figures gigantesques et épouvantables que tant de gens disent avoir vues. On leur répond communément que ces figures étoient dans leur imagination : cependant elles pouvoient être réellement dans leurs yeux, et il est très possi- ble qu'ils aient en effet vu ce qu'ils disent avoir vu ; car il doit arriver nécessairement, toutes les fois qu'on ne pourra juger d'un objet que par l'angle qu'il forme dans l'œil, que cet objet inconnu grossira et grandira à mesure qu'il en sera plus voisin , et que s'il a paru d'abord au spectateur qui ne peut recon- noître ce qu'il voit ni juger à quelle distance il le voit, que s'il a paru, dis-je , d'abord de la hauteur de quelques pieds lorsqu'il étoit à la distance de vingt ou trente pas, il doit paroître haut de plusieurs toises lorsqu'il n'en sera plus éloigné que de quelques pieds; ce qui doit en effet l'étonner et l'effrayer jus- qu'à ce qu'enfin il vienne à toucher l'objet, ou à le reconnoître; car dans l'instant même qu'il reconnoî- tra ce que c'est, cet objet qui lui paroissoit gigan- tesque diminuera tout à coup, et ne lui paroîtra plus avoir que sa grandeur réelle : mais si l'on fuit, ou qu'on n'ose approcher, il est certain qu'on n'aura DU SENS DE LA VUi:. 1 o5 d'autre idée de cet objet que celle de l'image qu'il formoit dans l'œil, et qu'on aura réellement vu une figure gigantesque ou épouvantable par la grandeur et par la forme. Le préjugé des spectres est donc fondé dans la nature , et ces apparences ne dépendent pas, comme le croient les philosophes, uniquement de l'imagination. Lorsque nous ne pouvons prendre une idée de la distance par la comparaison de l'intervalle intermé- diaire qui est entre nous et les objets, nous tâchons de reconnoître la forme de ces objets pour juger de leur grandeur : mais lorsque nous connoissons cette forme, et qu'en même temps nous voyons plusieurs objets semblables et de cette même forme , nous jugeons que ceux qui sont les plus éclairés sont les plus voi- sins, et que ceux qui nous paroissent les plus obscurs sont les plus éloignés, et ce jugement produit quel- quefois des erreurs et des apparences singulières. Dans une file d'objets disposés sur une ligne droite, comme le sont, par exemple, les lanternes sur le chemin d(3 Versailles en arrivant à Paris, de la proxi- mité ou de l'éloignement desquelles nous ne pou- vons juger que par le plus ou le moins de lumière qu'elles envoient à notre œil, il arrive souvent que l'on voit toutes ces lanternes à droite au lieu de les voir à gauche où elles sont réellement, lorsqu'on les regarde de loin comme d'un demi-quart de lieue. Ce changement de situation de gauche à droite est une apparence trompeuse , et qui est produite par la cause que nous venons d'indiquer ; car comme le specta- teur n*a aucun autre indice de la distance où il est de ces lanternes que la quantité de lumière qu'elles lui 104 Ï>E l'homme. envoient, il juge que la plus brillante de ces lumières est la première et celle de laquelle il est le plus voi- sin : or, s'il arrive que les premières lanternes soient plus obscures, ou seulement si dans la file de ces lu- mières il s'en trouve une seule qui soit plus brillante et plus vive que les autres, cette lumière plus vive pa- roîtra au spectateur comme si elle étoit la première de la file, et il jugera dès lors que les autres, qui ce- pendant la précèdent réellement, la suivent au con- traire ; or cette transposition apparente ne peut se faire, ou plutôt se marquer, que par le changement de leur situation de gauche à droite; car juger devant ce qui est derrière dans une longue file , c'est voir à droite ce qui est à gauche, ou à gauche ce qui est à droite. Yoilà les défauts principaux du sens de la vue, et quelques unes des erreurs que ces défauts produi- sent : examinons à présent la nature, les propriétés et l'étendue de cet organe admirable, par lequel nous communiquons avec les objets les plus éloignés. La vue n'est qu'une espèce de toucher, mais bien diffé- rente du toucher ordinaire : pour toucher quelque chose avec le corps ou avec la main , il faut ou que nous nous approchions de cette chose ou qu'elle s'ap- proche de nous, afin d'être à portée de pouvoir la palper; mais nous la pouvons toucher des yeux à quelque distance qu'elle soit, pourvu qu'elle puisse renvoyer une assez grande quantité de lumière pour faire impression sur cet organe, ou bien qu'elle puisse s'y peindre sous un angle sensible. Le plus petit an- gle sons lequel les hommes puissent voir les objets est d'environ une minute ; il est rare de trouver des yeux DU SEi\S DE LA VUE. lo5 qui puissent apercevoir un objet sous un angle plus petit. Cet angle donne, pour la plus grande distance à laquelle les meilleurs yeux peuvent apercevoir un objet, environ 3436 fois le diamètre de cet objet : par exemple , on cessera de voir à 3436 pieds de distance un objet haut et large d'un pied; on cessera de voir un homme haut de cinq pieds à la distance de 1 7 1 80 pieds ou d'une lieue et d'un tiers de lieue , en suppo- sant même que ces objets soient éclairés du soleil. Je crois que cette estimation que l'on a faite de la portée des yeux est plutôt trop forte que trop foible, et qu'il y a en eflet peu d'hommes qui puissent apercevoir les objets à d'aussi grandes distances. Mais il s'en faut bien qu'on ait, par cette estima- tion, une idée juste de la force et de l'étendue de la portée de nos yeux; car il faut faire attention à une circonstance essentielle, dont la considération prise généralement a, ce me semble, échappé aux auteurs qui ont écrit sur l'optique , c'est que la portée de nos yeux diminue ou augmente à proportion de la quan- tité de lumière qui nous environne , quoiqu'on sup- pose que celle de l'objet reste toujours la même; en sorte que si le même objet que nous voyons pendant le jour à la distance de 3436 fois son diamètre restoit éclairé pendant la nuit de la même quantité de lu- mière dont il l'étoit pendant le jour, nous pourrions l'apercevoir à une distance cent fois plus grande, de la même façon que nous apercevons la lumière d'une chandelle pendant la nuit à plus de deux lieues, c'est- à-dire, en supposant le diamètre de cette lumière égal à un pouce, à plus de 3 16800 fois la longueur de son diamètre, au lieu que pendant le jour, et i06 DE l'homme. surloul à midi , on n'apercevra point cefte lumière à plus de dix ou douze mille fois la longueur de son diamètre, c'est-à-dire plus de deux cents toises, si nous la supposons éclairée aussi bien que nos yeux par la lumière du soleil. Il en est de même d'un ob- jet brillant sur lequel la lumière du soleil se réfléchit avec vivacité; on peut l'apercevoir pendant le jour à une dislance trois ou quatre fois plus grande que les autres objets : mais si cet objet étoit éclairé pendant la nuit de la même lumière dont il l'étoit pendant le jour, nous l'apercevrions à une distance infiniment plus grande que nous n'apercevons les autres objets. On doit donc conclure que la portée de nos yeux est beaucoup plus grande que nous ne l'avons supposé d'abord, et que ce qui empêche que nous ne distin- guions les objets éloignés est moins le défaut de lu- mière, ou la petitesse de l'angle sous lequel ils se peignent dans notre œil, que l'abondance de cette lumière dans les objets intermédiaires et dans ceux qui sont les plus voisins de notre œil , qui causent une sensation plus foible que causent en même temps les objets éloignés. Le fond de l'œil est comme une toile sur laquelle se peignent les objets : ce tableau a des parties plus brillantes, plus lumineuses, plus co- lorées que les autres parties. Quand les objets sont fort éloignés, ils ne peuvent se représenter que par des nuances très foibles qui disparoissent lorsqu'elles sont environnées de la vive lumière avec laquelle se pei- gnent les objets voisins; cette foible nuance est donc insensible et disparoît dans le tableau : mais si les objets voisins et intermédiaires n'envoient qu'une lu- mière plus foible que celle de l'objet éloigné, comme DL SENS DE LA VUE. IO7 cela arrive dans l'obscurité lorsqu'on regarde une îu- inière , alors la nuance de l'objet éloigné étant plus vive que celle des objets voisins, elle est sensible et paroît dans le tableau, quand même elle seroit réel- lement beaucoup plus foible qu'auparavant. De là il suit qu'en se mettant dans l'obscurité , on peut avec un long tuyau noirci, faire une lunette d'approclie sans verre, dont l'effet ne laisseroit pas que d'être fort considérable pendant le jour. C'est aussi par cette raison que du fond d'un puits ou d'une cave profonde on peut voir les étoiles en plein midi ; ce qui étoit connu des anciens, comme il paroît par ce passage d'Aristote : « Manu enim admota aut per fistulam lon- » gius cernet. Quidam ex foveis puteisque interdum » stellas conspiciunt. « On peut donc avancer que notre œil a assez de sensibilité pour pouvoir être ébranlé et affecté d'une manière sensible par des objets qui ne formeroieut un angle que d'une seconde et moins d'une seconde, quand ces objets ne réfléchiroient ou n'enverroient à l'œil qu'autant de lumière qu'ils en réfléchissoient lorsqu'ils étoient aperçus sous un angle d'une minute, et que par conséquent la puissance de cet organe est bien plus grande qu'elle ne paroît d'abord; mais si ces objets, sans former un plus grand angle, avoient une plus grande intensité de lumière, nous les aper- cevrions encore de beaucoup plus loin. Une petite lu- mière fort vive, comme celle d'une étoile d'artifice, se verra de beaucoup plus loin qu'une lumière plus obscure et plus grande, comme celle d'un flambeau. Il y a donc trois choses à considérer pour détermi- ner la distance à laquelle nous pouvons apercevoir un 108 DE l'homme. objet éloigné : la première est la graadenr de Tangle qu'il forme dans notre œil; la seconde, le degré de lumière des objets voisins et intermédiaires que l'on voit en même temps; et la troisième, l'intensité de lumière de l'objet lui-même : chacune de ces causes influe sur l'eflet de la vision, et ce n'est qu'en les es- timant et en les comparant qu'on peut déterminer dans tous les cas la distance à laquelle on peut aper- cevoir tel ou tel objet particulier. On peut donner une preuve sensible de cette influence qu'a sur la vi- sion l'intensité de lumière. On sait que les lunettes d'approche et les microscopes sont des instruments de même genre, qui tous deux augmentent l'angle sous lequel nous apercevons les objets , soit qu'ils soient en eflet très petits , soit qu'ils nous paroissent être tels à cause de leur éloigneraent : pourquoi donc les lunettes d'approche font-elles si peu d'efîet en comparaison des microscopes, puisque la plus longue et la meilleure lunette grossit à peine mille fois l'ob- jet, tandis qu'un bon microscope semble le grossir un million de fois et plus ? 11 est bien clair que celte dif- férence ne vient que de l'intensité de la lumière , et que si l'on pouvoit éclairer les objets éloignés avec une lumière additionnelle, comme on éclaire les ob- jets qu'on veutobserver au microscope, on les verroit en eifet infiniment mieux, quoiqu'on les vît toujours sous le même angle , et que les lunettes feroient sur les objets éloignés le même effet que les micros- copes font sur les petits objets. Mais ce n'est pas ici le lieu de m'étendre sur les conséquences utiles et pratiques qu'on peut tirer de cette réflexion. La portée de la vue, ou la distance à laquelle on DU SENS DE LA VUE. 1 O9 peut voir le môme objet, est assez rarement la même pour chaque œil ; il y a peu de gens qui aient les deux yeux également forts : lorsque cette inégalité de force est à un certain degré on ne se sert que d'un œil , c'est-à-dire de celui dont on voit le mieux. C'est cette inégalité de portée de vue dans les yeux qui produit le regard louche, comme je l'ai prouvé dans ma Dis- sertation sur le Strabisme. ( Voyez les Mémoires de r Académie j ann. i ^4^. ) Lorsque les deux yeux sont d'égale force , et que l'on regarde le même objet avec les deux yeux, il semble qu'on devroit le voir une fois mieux qu'avec un seul œil : cependant la sensation qui résulte de ces deux espèces de vision paroît être la même, il n'y a pas de différence sensi- ble entre les sensations qui résultent de l'une et de l'autre façon de voir ; et, après avoir fait sur cela des expériences , on a trouvé qu'avec deux yeux égaux en force on voyoit mieux qu'avec un seul œil, mais d'une treizième partie seulement, en sorte qu'avec les deux yeux on voit l'objet comme s'il étoit éclairé de treize lumières égales, au lieu qu'avec un seul œil on ne le voit que comme s'il étoit éclairé de douze lumiè- res. Pourquoi y a-t-il si peu d'augmentation ? pour- quoi ne voit-on pas une fois mieux avec les deux yeux qu'avec un seul? comment se peut-il que cette cause qui est double produise un effet simple ou presque simple? J'ai cru qu'on pouvoit donner une réponse à cette question , en regardant la sensation comme une espèce de mouvement communiqué aux nerfs. On sait que les deux nerfs optiques se por- tent, au sortir du cerveau, vers la partie antérieure de la tête, où ils se réunissent, et qu'ensuite ils s'é- liUFFOW. XU. t) I 10 DE L HOMME. cartent l'un de l'autre en faisant un angle oblus avant que d'arriver aux yeux : le mouvement communiqué à ces nerfs par l'impression de chaque image formée dans chaque œil en même temps ne peut pas se pro- pager jusqu'au cerveau , où je suppose que se fait le sentiment, sans passer par la partie réunie de ces deux nerfs ; dès lors ces deux mouvements se compo- sent et produisent le même effet que deux corps en mouvement sur les deux côtés d'un carré produisent sur un troisième corps auquel ils font parcourir la diagonale ; or , si l'angle avait environ cent quinze ou cent seize degrés d'ouverture, la diagonale du lo- sange seroit au côté comme treize à douze, c'est-à- dire comme la sensation résultante des deux yeux est à celle qui résulte d'un seul œil. Les deux nerfs optiques étant donc écartés l'un de l'autre à peu près de cette quantité , on peut attribuer à cette position la perte de mouvement ou de sensation qui se fait dans la vision des deux yeux à la fois , et cette perle doit être d'autant plus grande que l'angle formé par les deux nerfs optiques est plus ouvert. 11 y a plusieurs raisons qui pourroient faire penser que les personnes qui ont la vue courte voient les objets plus grands que les autres hommes ne les voient; cependant c'est tout le contraire, ils les voient certainement plus petits. J'ai la vue courte, et l'œil gauche plus fort que l'œil droit; j'ai mille fois éprouvé qu'en regardant le môme objet, comme les lettres d'un livre, à la même distance successivement avec l'un et ensuite l'autre œil, celui dont je vois le mieux et le plus loin est aussi celui avec lequel les objets me paroissent les plus grands; et en tour- DU SENS DE LA VUE. 1 l 1 naiît i'un des yeux pour voir le même objet double , l'image de l'œil droit est plus petite que celle de l'œil gauche : ainsi je ne puis pas douter que plus on a la vue courte , et plus les objets paroissent être petits. J'ai interrogé plusieurs persoanes dont la force ou la portée de chacun de leurs yeux étoit fort inégale ; elles m'ont toutes assuré qu'elles voyoient les objets bien plus grands avec le bon qu'avec le mauvais œil. Je crois que comme les gens qui ont la vue courte sont obligés de regarder de très près, et qu'ils ne peuvent voir distinctement qu'un petit espace ou un petit objet à la fois , ils se font une unité de grandeur plus petite que les autres hommes , dont les yeux peuvent embrasser distinctement un plus grand es- pace à la fois, et que par conséquent ils jugent rela- tivement à cette unité tous les objets plus petits que les autres hommes ne les jugent. On explique la cause de la vue courte d'une manière assez satisfaisante, par le trop grand renflement des humeurs réfringentes de l'œil ; mais cette cause n'est pas unique, et l'on a vu des personnes devenir tout d'un coup myopes par accident, comme le jeune homme dont parle M. Smith dans son Optique ^ tome II, page lo des notes, qui devint myope tout à coup en sortant d'un bain froid, dans lequel cependant il ne s'étoit pas entièrement plongé , et depuis ce temps là il fut obligé de se ser- vir d'un verre concave. On ne dira pas que le cristal- lin et l'humeur vitrée aient pu tout d'un coup se ren- fler assez pour produire cette différence dans la vision; et quand même on voudroit le supposer, comment concevra-t-on que ce renflement considérable, et qui a été produit en un instant , ait pu se conserver 1 12 DE L HOMME. toujours au même point? En effet, la vue courte peut provenir aussi bien de la position respective des par- ties de l'œil , et surtout de la rétine, que de la forme des humeurs réfringentes; elle peut provenir d'un degré moindre de sensibilité dans la rétine, d'une ouverture moindre dans la pupille , etc. : mais il est vrai que , pour ces deux dernières espèces de vues courtes , les verres concaves sont inutiles, et môme nuisibles. Ceux qui sont dans les deux premiers cas peuvent s'en servir utilement : mais Jamais ils ne pourront voir avec le verre concave qui leur convient le mieux les objets aussi distinctement ni d'aussi loin que les autres hommes les voient avec les yeux seuls, parce que, comme nous venons de le dire , tous les gens qui ont la vue courte voient les objets plus petits que les au- tres; et lorsqu'ils font usage du verre concave, l'image de l'objet diminuant encore , ils cesseront de voir dès que cette image deviendra trop petite pour faire une trace sensible sur la rétine; par conséquent ils ne verront jamais d'aussi loin avec ce verre que les autres hommes voient avec leurs yeux seuls. Les enfants ayant les yeux plus petits que les per- sonnes adultes doivent aussi voir les objets plus pe- tits, parce que le plus grand angle que puisse faire un objet dans l'œil est proportionné à la grandeur du fond de l'œil ; et si l'on suppose que le tableau entier des objets qui se peignent sur la rétine est d'un demi- pouce pour les adultes, il ne sera que d'un tiers ou d'un quart de pouce pour les enfants ; par conséquent ils ne verront pas non plus d'aussi loin que les adul- tes, puisque les objets leur paroissant plus petits, ils doivent nécessairement disparoître plus tôt : mais DU SENS DK LA VUE. 1 l3 comme la pupille des enfants est ordinairement plus large, à proportion du reste de l'œil, que la pupille des personnes adultes, cela peut compenser en partie Teffet que produit la petitesse de leurs yeux , et leur faire apercevoir les objets d'un peu plus loin. Cepen- dant il s'en faut bien que la compensation soit com- plète ; car on voit par l'expérience que les enfants ne lisent pas de si loin , et ne peuvent pas apercevoir les objets éloignés d'aussi loin que les personnes adultes. La cornée, étant très flexible à cet âge, prend 1res aisément la convexilé nécessaire pour voir de plus près ou de plus loin, et ne peut par conséquent être la cause de leur vue plus courte, et il me paroît qu'elfe dépend uniquement de ce que leurs yeux sont plus petits. 11 n'est donc pas douteux que si toutes les parties de l'œil souffroient en même temps une diminution proportionnelle, par exemple de moitié, on ne vît tous les objets une fois plus petits. Les vieillards, dont les yeux, dit-on, se dessèchent, devroient avoir la vue plus courte : cependant c'est tout le con Irai re<^ ils voient de plus loin et cessent de voir distinctement de près. Cette vue plus longue ne provient donc pas uniquement de la diminution ou de l'aplatissement des humeurs de l'œil , mais plutôt d'un changement de position entre les parties de l'œil, comme entre la cornée et le cristallin, ou bien entre l'humeur vitrée et la rétine : ce qu'on peut entendre aisément en supposant que la cornée devienne plus solide à mesure qu'on avance en âge ; car alors elle ne pourra pas prô- tel* aussi aisément, ni prendre la plus grande con- vexité qui est nécessaire pour voir les objets qui sont près, et elle se sera un peu aplatie en se desséchant 1 l4 DE L'HOMMli. avec 1 âge; ce qui suffit seul pour qu'on puisse voir de plus loin les objets éloignés. On doit distinguer dans la vision deux qualités qu'on regarde ordinairement comme la même : on confond mal à propos la vue claire avec la vue dis- tincte, quoique réellement l'une soit bien différente de l'autre ; on voit clairement un objet toutes les fois qu'il est assez éclairé pour qu'on puisse le reconnoître en général, on ne le voit distinctement que lorsqu'on approche d'assez près pour en distinguer toutes les parties. Lorsqu'on aperçoit une tour ou un clocher de loin, on voit clairement cette tour ou ce clocher dès qu'on peut assurer que c'est une tour ou un clo- cher; mais on ne les voit distinctement que quand on est assez près pour reconnoître non seulement la hauteur, la grosseur, mais les parties mômes dont l'objet est composé, comme l'ordre d'architecture, les matériaux, les fenêtres, etc. On peut donc voir clairement un objet sans le voir distinctement , et on pept le voir distinctement sans le voir en même temps clairement, parce que la vue distincte ne peut se porter que successivement sur les différentes parties des objets. Les vieillards ont la vue claire et non dis- tincte : ils aperçoivent de loin les objets assez éclai- rés ou assez gros pour tracer dans l'œil une image d'une certaine étendue; ils ne peuvent au contraire distinguer les petits objets , comme les caractères d'un livre, à moins que l'image n'en soit augmentée par le moyen d'un verre qui grossit. Les personnes qui ont la vue courte voient au contraire très distinc- tement les petits objets, et ne voient pas clairement les grands, pour peu qu'ils soient éloignés, à moins DU SENS DE LA VUE. 1 l5 qu'ils n'en diminuent l'image par le moyen d'un verre qui rapetisse. Une grande quantité de lumière est né- cessaire pour la vue claire ; une petite quantité de lumière suffit pour la vue distincte : aussi les per- sonnes qui ont la vue courte voient-elles à propor- tion beaucoup mieux la nuit que les autres. Lorsqu'on jette les yeux sur un objet trop éclatant, ou qu'on les fixe et les arrête trop long-temps sur le même objet, l'organe en est blessé et fatigué, la vision devient indistincte ; et l'image de l'objet ayant frappé trop vivement ou occupé trop long-temps la partie de la rétine sur laquelle elle se peint, elle y forme une impression durable que l'œil semble porter en- suite sur tous les autres objets. Je ne dirai rien ici des effets de cet accident de la vue; on en trouvera l'explication dans ma Dissertation sur les couleurs ac- cidentelles'^. Il me suffira d'observer que la trop grande quantité de lumière est peut-être tout ce qu'il y a de plus nuisible à l'œil, que c'est une des principa- les causes qui peuvent occasioner la cécité. On en a des exemples fréquents dans les pays du Nord, où la neige éclairée par le soleil éblouit les yeux des voyageurs au point qu'ils sont obligés de se couvrir d'un crêpe pour n'être pas aveuglés. Il en est de même des plaines sablonneuses de l'Afrique : la ré- flexion de la lumière y est si vive , qu'il n'est pas possible d'en soutenir l'effet sans courir le risque de perdre la vue. Les personnes qui écrivent ou qui lisent trop long-temps de suite doivent donc , pour ménager leurs yeux , éviter de travailler à une lumière trop forte : il vaut beaucoup mieux 1 . Voyez les Mémoires de C Académie, année 1745. 1 iG DE l'homme. faire usage d'une lumière trop foible, l'œil s'y accou- tume bientôt ; on ne peut tout au plus que le fatiguer en diminuant la quantité de lumière , et on ne peut manquer de le blesser en la multipliant. ADDITION A L'ARTICLE PRÉCÉDENT. Le strabisme est non seulement un défaut, mais une difformité qui détruit la physionomie et rend dés- agréables les plus beaux visages; celte difformité con- siste dans la fausse direction de l'un des yeux, en sorte quand un œil pointe à l'objet, l'autre s'en écarte et se dirige vers un autre point. Je dis que ce défaut consiste dans la fausse direction de l'un des yeux , parce qu'en effet les yeux n'ont jamais tous deux ensemble cette mauvaise disposition, et que si on peut mettre les deux yeux dans cet état en quelque cas, cet état ne peut durer qu'un instant et ne peut pas devenir une habitude. Le strabisme, ou le regard louche, ne consiste donc que dans l'écart de l'un des yeux , tandis que l'autre paroît agir indépendamment de celui-là. On ac'ribue ordinairement cet effet à un défaut de correspondance entre les muscles de chaque œil ; la différence du mouvement de chaque œil vient de la différence du mouvement de leurs muscles, qui, n'a- gissant pas de concert, produisent la fausse direction des yeux louches. D'autres prétendent (et cela revient à peu près au même) qu'il y a équilibre entre les muscles des deux yeux, que cette égalité de force est la cause de la direction des deux yeux ensemble vers l'objet, et que c'est par le défaut de cet équili- DUSENSDELAVUE. 11^ bre que les deux yeux ne peuvent se diriger vers le même point, M. de La Hire, et plusieurs autres après lui, ont pensé que le strabisme n'est pas causé par le défaut d'équilibre ou de correspondance entre les muscles , mais qu'il provient d'un défaut de la rétine ; ils ont prétendu que l'endroit de la rétine qui répond à l'ex- trémité de l'axe optique étoit beaucoup plus sen- sible que tout le reste de la rétine. Les objets , ont- ils dit, ne se peignent distinctement que dans cette partie plus sensible; et si cette partie ne se trouve pas correspondre exactement à l'extrémité de l'axe optique dans l'un ou l'autre des deux yeux, ils s'é- carteront et produiront le regard louche, par la né- cessité où l'on sera, dans ce cas, de les tourner de façon que leurs axes optiques puissent atteindre cette partie plus sensible et mal placée de la rétine. Mais cette opinion a été réfutée par plusieurs physiciens , et en particulier par M. Jurin. En effet, il semble que M. de La Hire n'ait pas fait attention à ce qui arrive aux personnes louches lorsqu'elles ferment le bon œil ; car alors l'œil louche ne reste pas dans la même situation , comme cela devroit arriver si cette situa- tion étoit nécessaire pour que l'extrémité de l'axe op- tique atteignît la partie la plus sensible de la rétine : au contraire, cet œil se redresse pour pointer direc- tement à l'objet et pour chercher à le voir ; par con- séquent l'œil ne s'écarte pas pour trouver cette partie prétendue plus sensible de la rétine, et il faut cher- cher une autre cause <à cet effet. M. Jurin en apporte quelques causes particulières , et il semble qu'il ré- duit le strabisme à une simple mauvaise habitude dont 1 l8 DK l'homme. on peut se guérir dans plusieurs cas : il fait voir aussi que le défaut de correspondance ou d'équilibre entre les muscles des deux yeux ne doit pas être regardé comme la cause de cette fausse direction des yeux; et en effet, ce n'est qu'une circonstance qui même n'accompagne ce défaut que dans de certains cas. Mais la cause la plus générale , la plus ordinaire du strabisme, et dont personne, que je sache, n'a fait mention , c'est l'inégalité de force dans les yeux. Je vais faire voir que cette inégalité, lorsqu'elle est d'un certain degré , doit nécessairement produire le re- gard louche , et que , dans ce cas, qui est assez com- mun, ce défaut n'est pasune mauvaise habitude dont on puise se défaire, mais une habitude nécessaire, qu'on est obligé de conserver pour pouvoir se servir de ses yeux. Lorsque les yeux sont dirigés vers le même objet, et qu'on regarde des deux yeux cet objet, si tous deux sont d'égale force, il paroît plus distinct et plus éclairé que quand on le regarde avec un seul œil. Des expériences assez aisées à répéter ont appris à M. Ju- rin que cette différence de vivacité de l'objet , vu de deux yeux égaux en force , ou d'un seul œil , est d'en- viron une treizième partie; c'est-à-dire qu'un objet vu des deux yeux paroît comme s'il éloit éclairé de treize lumières égales, et que l'objet vu d'un seul œil paroît comme s'il étoit éclairé de douze lumières seulement, les deux yeux étant supposés parfaitement égaux en force : mais lorsque les yeux sont de force inégale, j'ai trouvé qu'il en étoit tout autrement ; un |)etit degré d'inégalité fera que l'objet vu de l'œil le plus i'ort sera aussi dislinctement aperçu que s'il éloil DU SENS DE LA VUE. liQ VU des deux yeux; un peu plus d'inégalité rendra l'objet, quand il sera vu des deux yeux, moins dis- tinct que s'il est vu du seul œil plus fort; et enfin une plus grande inégalité rendra l'objet vu des deux yeux si confus que, pour l'apercevoir distinctement, on sera obligé de tourner l'œil foible et de le mettre dans une situation où il ne puisse pas nuire. Pour être convaincu de ce que je viens d'avancer, il faut observer que les limites de la vue distincte sont assez étendues dans la vision de deux yeux égaux. J'entends par limites de la vue distincte les bornes de l'intervalle de distance dans lequel un objet est vu distinctement : par exemple, si une personne qui a les yeux également forts peut lire un petit caractère d'impression à huit pouces de distance, à vingt pou- ces, et à toutes les distances intermédiaires ; et si, en approchant plus près de liuit ou en éloignant au delà de vingtpouces, eîlene peut lire avec facilité ce même caractère, dans ce cas les limites de la vue distincte de cette personne seront huit et vingt pouces, et l'in- tervalle de douze pouces sera l'étendue de la vue distincte. Quand on passe ces limites, soit au dessus, soit au dessous, il se forme une pénombre qui rend les caractères confus et quelquefois vacillants. Mais. avec des yeux de force inégale, ces limites de la vue distincte sont fort resserrées : car supposons que l'un des yeux soit de moitié plus foible que l'autre, c'est- à-dire que , quand avec un œil on voit distinctement depuis huit jusqu'à vingt pouces, on ne puisse voir avec l'autre que depuis quatre pouces jusqu'à dix : alors la vision opérée par les deux yeux sera distincte et confuse depuis dix jusqu'à vingt, et depuis huit J 20 DEL HOMME. jusqii'tà quatre 5 en sorte qu'il ne restera qu'un inter- valle de deux pouces, savoir depuis huit jusqu'à dix, où la vision pourra se faire distinctement, parce que, d;:ns tous les autres intervalles, la netteté de l'image de l'objet vu par le bon œil est ternie par la confusion de l'image du même objet vu par le mauvais œil : or cet intervalle de deux pouces de vue distincte en se ser- vant des deux yeux n'est que la sixième partie de l'in- tervalle de douze pouces, qui est l'intervalle de la vue distincte en ne se servant que du bon œil : donc il y a un avantage de cinq contre un à se servir du bon œi! seul, et par conséquent à écarter l'autre. On doit considérer les objets qui frappent nos yeux, comme placés indifféremment et au hasard , à toutes les distances différentes auxquelles nous pou- vons les apercevoir : dans ces distances différentes, il faut distinguer celles où ces mêmes objets se pei- gnent distinctement à nos yeux, et celles où nous ne les voyons que confusément. Toutes les fois que nous n'apercevons que confusément les objets, les yeux font effort pour les voir d'une manière plus distincte; et quand les distances ne sont pas de beaucoup trop petites ou trop grandes, cet effort ne se fait pas vai- nement. Mais, en ne faisant attention ici qu'aux dis- tances auxquelles on aperçoit distinctement les objets, on sent aisément que plus il y a de ces points de dis- tance, plus aussi la puissance des yeux, par rapport aux objets*, est étendue, et qu'au contraire plus ces intervalles de vue distincte sont petits, et plus la puis- sance de voir nettement est bornée; et lorsqu'il y aura quelque cause qui rendra ces intervalles plus petits, les yeux ferojit effort pour les étendre; car il DU SENS DE LA VUE. 121 est naturel de penser que les yeux, comme toutes les autres parties d'un corps organisé, emploient tous les ressorts de leur mécanisme pour agir avec le plus grand avantage. Ainsi, dans le cas où les deux yeux sont de force inégale, l'intervalle de vue distincte se trouvant plus petit en se servant des deux yeux qu'en ne se servant que d'un œil, les yeux chercheront à se mettre dans la situation la plus avantageuse; et cette situation la plus avantageuse est que l'œil le plus fort agisse seul , et que le plus foible se détourne. Pour exprimer tous les cas, supposons que a — c exprime l'intervalle de la vision distincte pour le bon œil, et ^ — ^l'intervalle de la vision distincte pour l'œil foible, b — c exprimera l'intervalle de la vision distincte des deux yeux ensemble, et l'inégalité de force des yeux sera i —, et le nombre des cas où •^ a — c l'on se servira du bon œil sera a — b, et le nombre éas. cas où l'on se servira des deux yeux sera b — c; éga- lant ces deux quantités, on aura a — b==b — Cj, ou b = ^-^. Substituant cette valeur de b dans l'exprès- sionde l megaliteon aura i ou a — c 2 a pour la mesure de l'inégalité, lorsqu'il y a autant d'a- vantage à se servir des deux yeux qu'à ne se servir que du bon œil tout seul. Si l'inégalité est plus grande que fi g on doit contracter l'habitude de ne se servir que d'un œil ; et si cette inégalité est plus petite on se ser- vira des deux yeux. Dans l'exemple précédent, a = 20, c = 8 ; ainsi l'inégalité des yeux doit être = ^/^^ au 12'2 DE l'homme. plus, pour qu'on puisse se servir ordinairement des deux yeux; si cette inégalité étoit plus grande, on seroit ohligé de tourner l'œil foible pour ne se servir que du boa œil seul. On peut observer que, dans toutes les vues dont les intervalles sont proportionnels à ceux de cet exem- ple, le degré d'inégalité sera toujours Vio- P^i" exem- ple, si, au lieu d'avoir un intervalle de vue distincte du bon œil depuis huit pouces jusqu'à vingt pouces, cet iatervalle n'étoit que K l'homme. je conclus, après un moment de réflexion, que si Ton ne savoit pas par expérience qu'un coup ne doit produire qu'un son, chaque vibration du timbre se- roit entendue comme un différent son , et comme si plusieurs coups se succédoient réellement sur le corps sonore. Dans le moment que j'entendis sonner ma pendule, j'étois dans le cas où seroit quelqu'un qui entendroit pour la première fois, et qui, n'ayant au- cune idée de la manière dont se produit le son, juge- roit de la succession des différents sons sans préjugé, aussi bien que sans règle, et parla seule impression qu'ils font sur l'organe; et dans ce cas il entendroit en effet autant de sons distincts qu'il y a de vibrations successives dans le corps sonore. C'est la succession de tous ces petits corps répétés, ou, ce qui revient au même, c'est le nombre des vibrations du corps élastique qui fait le ton du son. Il n'y a point de ton dans un son simple : un coup de fusil, un coup de fouet, un coup de canon, produisent des sonsdifférents qui cependant n'ont aucun ton. Il en est de môme de tous les autres sons qui ne durent qu'un instant. Le ton consiste donc dans la continuité du même son pendant un certain temps. Cette conti- nuité de son peut être opérée de deux manières dif- férentes ; la première et la plus ordinaire est la suc- cession des vibrations dans les corps élastiques et so- nores; etlasecondepourroitêtrela répétition promple et nombreuse du même coup sur les corps qui sont incapables de vibrations; car un corps à ressort qu'un seul coup ébranle et met en vibration agit à l'exté- rieur et sur notre oreille comme s'il étoit en effet frappé par autant de petits coups égaux qu'il fait de DU SENS DE l'ouïe. \l\1 Vibrations; chacune de ces vibrations équivaut à un coup, et c'est c6 qui fait la continuité de ce son et ce qui lui donne un ton : mais si Ton veut trouver cette même continuité de son dans un corps non élas- tique et incapable de former des vibrations, il faudra le frapper de plusieurs coups égaux, successifs, et très prompts ; c'est le seul moyen de donner un ton au son que produit ce corps , et la répétition de ces coups égaux pourra faire dans ce cas ce que fait dans l'autre la succession des vibrations. En considérant sous ce point de vue la production du son et des différents tons qui le modifient, nous reconnoîtrons que puisqu'il ne faut que la répétition de plusieurs coups égaux sur un corps incapable de vibrations pour produire un ton, si l'on augmente le nombre de ces coups égaux dans le même temps, cela ne fera que rendre le ton plus égal et plus sensible, sans rien changer ni au son ni à la nature du ton que ces coups produiront ; mais qu'au contraire si on aug- mente la force des coups égaux , le son deviendra plus fort , et le ton pourra changer : par exemple , si la force des coups est double de la première, elle produira un elTet double, c'est-à-dire un son une fois plus fort que le premier, dont le ton sera à l'octave; il sera une fois plus grave , parce qu'il appartient à un son qui est une fois plus fort, et qu'il n'est que l'ef- fet continué d'une force double : si la force , au lieu d'être double de la première , est plus grande dans un autre rapport , elle produira des sons plus forts dans le même rapport, qui par conséquent auront chacun des tons proportionnels à cette quantité de force du son, ou, ce qui revient au même, de la BUFFON. XII. 1 1 l/p DE l'homme. force des coups qui Je produisent , et non pas de la fréquence plus ou moins grande de -ces coups égaux. Ne doit-on pas considérer les corps élastiques qu'un «ieul coup met en vibration comme des corps dont la figure ou la longueur détermine précisément la force de ce coup , et la borne à ne produire que tel son qui ne peut être ni plus fort ni plus foibîe? Qu'on frappe sur une cloche un coup une fois moins fort qu'un autre coup, on n'entendra pas d'aussi loin le son de cette cloche; mais on entendra toujours le môme ton. Il en est de même d'une corde d'instru- ment; la même longueur donnera toujours le môme ton. Dès lors ne doit-on pas croire que, dans l'expli- cation qu'on a donnée de la production des différents tons par le plus ou le moins de fréquence des vibra- tions, on a pris l'effet pour la cause? Car les vibra- tions dans les corps sonores ne pouvant faire que ce que font les coups égaux répétés sur des corps in- capables de vibrations , la plus grande ou la moindre fréquence de ces vibrations ne doit pas plus faire à l'é- gard des tons qui en résultent , que la répétition plus ou moins prompte des coups successifs doit faire au ton des corps non sonores : or cette répétition plus ou moins prompte n'y change rien , la fréquence des vibrations ne doit donc rien changer non plus, et le ton, qui dans premier cas dépend de la force du coup, dépend dans le second de la masse du corps sonore; s'il est une fois plus gros dans la môme longueur ou une fois plus long dans la même grosseur, le ton sera une fois plus grave, comme il l'est lorsque le coup est donné avec une fois plus de force sur un corps in- capable de vibrations. DU SENS DE l'ouïe. 1,4'^ Si donc l'on frappe un corps incapable de vibra- tions avec une masse double, il produira un son qui sera double , c'est-à-dire à l'octave en bas du pre- mier : car c'est la même chose que si l'on frappoit le même corps avec deux masses égales, au lieu de ne le frapper qu'avec une seule; ce qui ne peut manquer de donner au son une fois plus d'intensité. Supposons donc qu'on frappe deux corps incapables de vibra- tions, l'un avec une seule masse , et l'autre avec deux masses, chacune égale à la première; le premier de ces corps produira un son dont l'intensité ne sera que la moitié de celle du son que produira le second ; mais si l'on frappe l'un de ces corps avec deux masses et l'autre avec trois, alors ce premier corps produira un son dont l'intensité sera moindre d'un tiers que celle du son que produira le second corps; et de même si l'on frappe l'un de ces corps avec trois masses égales et l'autre avec quatre, le premier produira un son dont l'intensité sera moindre d'un quart que celle du son produit par le second : or , de toutes les com- paraisons possibles de nombre à nombre , celles que nous faisons le plus facilement sont celles d'un à deux, d'un à trois, d'un à quatre , etc. ; et de tous les rapports compris entre le simple et le dou- ble , ceux que nous apercevons le plus aisément sont ceux de deux contre un, de trois contre deux, de quatre contre trois , etc. Ainsi nous ne pouvons pas manquer, en jugeant les sons, de trouver que l'oc- tave est le son qui convient ou qui s'accorde le mieux avec le premier, et qu'ensuite ce qui s'accorde le mieux est la quinte et la quarte, parce que ces tons sont en effet dans cette proportion : car sup- l/|4 DE l'homme. posons que les parties osseuses de l'intérieur des oreilles soient des corps durs et incapables de vibra- tions , qui reçoivent les coups frappes par ces masses égales, nous rapporterons beaucoup mieux à une certaine unité de son produit par une de ces masses les autres sons qui seront produits par des masses dont les rapports seront à la première masse comme 1 à 2 , ou :i à 5 , ou 5 à 4î parce que ce sont en effet les rapports que lame aperçoit le plus aisément. En considérant donc le son comme sensation , on peut donner la raison du plaisir que font les sons îiarmo- niques ; il consiste dans la proportion du son fonda- mental aux autres sons : si ces autres sons mesurent exactement et par grandes parties le son fondamen- tal, ils seront toujours harmoniques et agréables; si au contraire ils sont incommensurables, ou seulement commensurabîes par petites parties, ils seront discor- dants et désagréables. On pourroit me dire qu'on ne conçoit pas trop comment une proportion peut causer du plaisir, et qu'on ne voit pas pourquoi tel rapport, parce qu'il est exact, est plus agréable que tel autre qui ne peut pas se mesurer exactement. Je répondrai que c'est cependant dans celte justesse de proportion que con- siste la cause du plaisir, puisque toutes les fois que nos sens sont ébranlés de cette façon il en résulte un sen- timent agréable , et qu'au contraire ils sont toujours affectés désagréablement par la disproportion. On peut se souvenir de ce que nous avons dit au sujet de l'aveugle-né auquel M. Cheseiden donna la vue en lui abattant la cataracte : les objets qui lui étoient les plus agréables lorsqu'il commençoit à voir étoient DU SENS DE l'ouïe. 1 45 les formes régulières et unies; les corps pointus et irrëgulîers étoient pour lui des objets désagréables. 11 n'est donc pas douteux que l'idée de la beauté et le sentiment du plaisir qui nous arrive par les yeux ne naissent de la proportion et de la régularité. 11 en est de même du toucher; les formes égales, ron- des , et uniformes nous font plus de plaisir à toucher que les angles, les pointes , et les inégalités des corps raboteux. Le plaisir du toucher a donc pour cause, aussi bien que celui de la vue , la proportion des corps et des objets i pourquoi le plaisir de l'oreille ne viendroit-il pas de la proportion des sons ? Le son a, comme la lumière, non seulement la propriété de se propager au loin , mais encore celle de se réfléchir. Les lois de cette réflexion du son ne sont pas, à la vérité, aussi bien connues que celles de la réflexion de la lumière; on est seulement as- suré qu'il se réfléchit à la rencontre des corps durs : une montagne, un bâtiment, une muraille réfléchis- sent le son, quelquefois si parfaitement qu'on croit qu'il vient réellement de ce côté opposé ; et lorsqu'il se trouve des concavités dans ces surfaces planes, ou lorsqu'elles sont elles-mêmes régulièrement concaves, elles forment un écho qui est une réflexion du son plus parfaite et plus distincte ; les voûtes dans un bâ- timent, les rochers dans une montagne , les arbres dans une forêt, forment presque toujours des échos, les voûtes parce qu'elles ont une figure concave ré- gulière , les rochers parce qu'il forment des voûtes et des cavernes , ou qu'ils sont disposés en forme concave et régulière, et les arbres parce que dans le grand nombre de pieds d'arbres qui forment la forêt l46 DE l'homme. il y en a presque toujours un certain nombre qui sont disposés et plantés les uns à l'égard des autres de manière qu'ils forment une espèce de figure concave. La cavité intérieure de l'oreille paroît être un écho où le son se réfléchit avec la plus grande précision : cette cavité est creusée dans la partie pierreuse de j'os temporal , comme une concavité dans un rocher; le son se répète et s'articule dans cette cavité , et ébranle ensuite la partie solide de la lame du lima- çon ; cet ébranlement se communique à la partie membraneuse de cette lame; celte partie membra- neuse est une expansion du nerf auditif qui trans- met à l'âme ces différents ébranlements dans l'or- dre où elle les reçoit. Comme les parties osseuses sont solides et insensibles, elles ne peuvent servir qu'à recevoir et réfléchir le son; les nerfs seuls sont capables d'en produire la sensation : or, dans l'or- gane de l'ouïe, la seule partie qui soit nerf est cette portion de la lame spirale, tout le reste est solide; et c'est par cette raison que je fais consister dans cette partie l'organe immédiat du son : on peut même le prouver par les réflexions suivantes. L'oreille extérieure n'est qu'un accessoire à l'o- reille intérieure ; sa concavité, ses plis, peuvent ser- vir à augmenter la quantité du son : mais on entend encore fort bien sans oreilles extérieures ; on le voit par les animaux auxquels on les a coupées. La membrane du tympan , qui est ensuite la partie la plus extérieure de cet organe , n'est pas plus essen- tielle que l'oreille extérieure à la sensation du son : il y a des personnes dans lesquelles cette mem- brane est détruite en tout ou en partie qui ne laissent DV SENS DE l'ouïe. i/|7 pas d'entendre fort distinctement ; on voit des gens qni font passer de la bouche dans l'oreille et font sortir au dehors de la fumée de tabac, des cordons de soie , des laraes de plomb , etc., et qui cependant ont le sens de l'ouïe tout aussi bon que les autres. Il en est encore à peu près de même des osselets de l'o- reille ; ils ne sont pas absolument nécessaires à l'exer- cice du sens de l'ouïe : il est arrivé plus d'une fois que ces osselets se sont cariés et sont même sortis de l'oreille par morceaux après des suppurations , et ces personnes qui n'avoient plus d'osselets ne laissoient pas d'entendre ; d'ailleurs on sait que ces osselets ne se trouvent pas dans les oiseaux , qui cependant ont l'ouïe très fme et très bonne. Les canaux semi-circu- laires paroissent être plus nécessaires : ce sont des espèces de tuyaux courbés dans l'os pierreux, qui semblent servir à diriger et conduire les parties so- nores jusqu'à la partie membraneuse du limaçon, sur laquelle se fait l'action du son et la production de ia sensation. Une incommodité des plus communes dans la vieil- lesse est la surdité. Cela se peut expliquer fort natu- rellement par le plus de densité que doit prendre la partie membraneuse de la lame du limaçon; elle augmente en solidité à mesure qu'on avance en âge; dès qu'elle devient trop solide, on a l'oreille dure; et lorsqu'elle s'ossifie, on est entièrement sourd, parce qu'alors il n'y a plus aucune partie sensible dans l'organe qui puisse transmettre la sensation du son. La surdité qui provient de cette cause est incurable : mais elle peut aussi quelquefois venir d'une cause plus extérieure; le canal auditif peut se trouver rem- \q6 DE L*HOMME. pli et bouché par des matières épaisses. Dans ce cas^ il me semble qu'on pourroit guérir la surdité, soit en seringuant des liqueurs ou en introduisant même des instruments dans ce canal; et il y a un moyen fort simple pour reconnoître si la surdité est intérieure ou si elle n'est qu'extérieure, c'est-à-dire pour re- connoître si la lame spirale est en effet insensible , ou bien si c'est la partie extérieure du canal auditif qui est bouchée : il ne faut pour cela que prendre une petite montre à répétition, la mettre dans la bou- che du sourd, et la faire sonner; s'il entend ce son , sa surdité sera certainement causée par un embarras extérieur auquel il est toujours possible de remédier en partie. J'ai aussi remarqué sur plusieurs personnes qui avoient l'oreille et la voix fausses, qu'elles enlendoient mieux d'une oreille que d'une autre. On peut se sou- venir de ce que j'ai dit au sujet des yeux louches, la cause de ce défaut est l'inégalité de force ou de por- tée dans les yeux ; une personne louche ne voit pas d'aussi loin avecl'œii qui se détourne qu'avec l'autre : l'analogie m'a conduit à faire quelques épreuves sur des personnes qui ont la voix fausse, et jusqu'à pré- sent j'ai trouvé qu'elles avoient en effet une oreille meilleure que l'autre; elles reçoivent donc à la fois par les deux oreilles deux sensations inégales, ce qui doit produire une discordance dans le résultat total de la sensation; et c'est par cette raison qu'entendant toujours faux, elles chantent faux nécessairement, et sans pouvoir même s'en apercevoir. Ces personnes dont les oreilles sont inégales en sensibilité se trom- pent souvent sur le côté d'où vient le son ; si leur DU SENS Dli LOUIE. 149 bonne oreille est à droite , le son leur paroîtra venir beaucoup plus souvent du côté droit que du côté gauche. Au reste, je ne parle ici que des per- sonnes nées avec ce défaut : ce n'est que dans ce cas que l'inégalité de sensibilité des deux oreilles leur rend l'oreille et la voix fausses ; car ceux aux- quels cette différence n'arrive que par accident ^ et qui viennent avec l'âge à avoir une des oreilles plus dures que l'autre, n'auront pas pour cela l'o- reille et la voix fausses, parce qu'ils avoient aupara- vant les oreilles également sensibles, qu'ils ont com- mencé par entendre et chanter juste, et que si dans la suite leurs oreilles deviennent inégalement sensi- bles et produisent une sensation de faux, ils la recti- fient sur-le-champ par l'habitude où ils ont toujours été d'entendre juste et de juger en conséquence. Les cornets ou entonnoirs servent à ceux qui ont l'oreille dure , comme les verres convexes servent à ceux dont les yeux commencent à baisser lorsqu'ils approchent de la vieillesse. Ceux-ci ont la rétine et la cornée plus dures et plus solides, et peut-être aussi les humeurs de l'œil plus épaisses et plus denses; ceux-là ont la partie membraneuse de la lame spirale plus solide et plus dure ; il leur faut donc des instru- ments qui augmentent la quantité des parties lu- mineuses ou sonores qui doivent frapper ces or- ganes ; les verres convexes et les cornets produisent cet effet. Tout le monde connoît ces longs cornets avec lesquels on porte la voix à des distances assez grandes; on pourroit aisément perfectionner cette machine, et la rendre à l'égard de l'oreille ce qu'est la lunette d'approche à l'égard des yeux : mais il est l50 DE l'homme. vrai qu'on ne pourroit se servir de ce cornet d'appro- che que dans des lieux solitaires où toute la nature seroit dans le silence; car les bruits voisins se con- fondent avec les sons éloignés beaucoup plus que la lumière des objets qui sont dans le même cas. Cela vient de ce que la propagation de la lumière se fait toujours en ligne droite , et que quand il se trouve un obstacle intermédiaire , elle est presque totalement interceptée , au lieu que le son se propage à la vérité en ligne droite; mais quand il rencontre un obstacle intermédiaire , il circule autour de cet obstacle , et ne laisse pas d'arriver ainsi obliquement à l'oreille pres- que en aussi grande quantité que s'il n'eût pas changé de direction. L'ouïe est bien plus nécessaire à l'homme qu'aux animaux : ce sens n'est dans ceux-ci qu'une propriété passive , capable seulement de leur transmettre les impressions étrangères; dans l'homoie, c'est non seu- lement une propriété passive, mais une faculté qui devient active par l'organe de la parole. C'est en effet par ce sens que nous vivons en société, que nous re- cevons la pensée des autres, et que nous pouvons leur communiquer la nôtre; les organes de la voix seroienl des instruments inutiles s'ils n'étoient mis en mouvement par ce sens. Un sourd de naissance est nécessairement muet; il ne doit avoir aucune con- noissance des choses abstraites et générales. Je dois rapporter ici l'histoire abrégée d'un sourd de cette es- pèce, qui entendit tout à coup pour la première fois à l'âge de vingt-quatre ans, telle qu'on la trouve dans le volume de l'Académie, année 1705, page 18. « M. Félibien, de l'Académie des Inscriptions, fit DU SENS DE l'ouïe. l5l savoir à l'Académie des Sciences un évériemenl sin- gulier, peut-être inouï, qui venoit d'arriver à Char- tres. Un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, fils d'un artisan, sourd et muet de naissance, commença tout d'un coup à parler, au grand éton- nementde toute la ville. On sut de lui que trois ou quatre mois auparavant il avoit entendu le son des cloches, et avoit été extrêmement surpris de cette sensation nouvelle et inconnue : ensuite il lui étoit sorti une espèce d'eau de l'oreille gauche, et il avoit entendu parfaitement des deux oreilles; il fut ces trois ou quatre mois à écouter sans rien dire, s'ac- coutumant à répéter tout bas les paroles qu'il enten- doit, et s'affermissant dans la prononciation et dans les idées attachées aux mots : enfin il se crut en état de rompre le silence, et il déclara qu'il parloit, quoi- que ce ne fût encore qu'imparfaitement. Aussitôt des théologiens habiles l'interrogèrent sur son état passé, et leurs principales questions roulèrent sur Dieu, sur l'âme, sur la bonté ou la malice morale des actions; il ne parut pas avoir poussé ses pensées jusque là. Quoiqu'il fut né de parents catholiques, qu'il assistât à la messe , qu'il fut instruit à faire le signe de la croix et à se mettre à genoux dansla contenance d'un homme' qui prie , il n'avoit joint à tout cela aucune intention, ni compris celle que les autres y joignoient ; il ne sa- voit pas bien distinctement ce que c'étoitque la mort, et il n'y pensoit jamais; il menoit une vie purement animale; tout occupé des objets sensibles et présents et du peu d'idées qu'il recevoit par les yeux , il ne tiroit pas même de la comparaison de ces idées tout ce qu'il semble qu'il en auroit pu tirer. Ce n'est pas 1^2 DE l'homme. qu'il n'eût naturellement de l'esprit : mais l'esprit d'un homme privé du commerce des autres est si peu exerce et si peu cultive, qu'il ne pense qu'autant qu'il y est indispensablement forcé parles objets ex- térieurs. Le plus grand fonds des idées des hommes est dans leur commerce réciproque. » Il seroit cependant très possible de communiquer aux sourds ces idées qui leur manquent, et même de leur donner des notions exactes et précises des cho- ses abstraites et générales par des signes et par l'é- criture. Un sourd de naissance pourroit, avec le temps et des secours assidus, lire et comprendre tout ce qui seroit écrit, et par conséquent écrire lui-même et se faire entendre sur les choses même les plus compliquées. Il y en a, dit-on, dont on a suivi l'é- ducation avec assez de soin pour les amener à un point plus difficile encore, qui est de comprendre le sens des paroles par le mouvement des lèvres de ceux qui les prononcent : rien ne prouveroit mieux com- bien les sens se ressemblent au fond, et jusqu'à quel point ils peuvent se suppléer. Cependant il meparoît que comme la plus grande partie des sons se forment et s'articulent au dedans de la bouche par des mou- vements de la langue, qu'on n'apeiçoit pas dans un homme qui parle à la manière ordinaire, un sourd et muet ne pourroit connoître de cette façon que le pe- tit nombre des syllabes qui sont en effet articulées par le mouvement des lèvres. JNous pouvons citer à ce sujet un fait tout nouveau, duquel nous venons d'être témoin. M. Rodrigue Pereire, Portugais, ayant cherché les moyens les plus faciles pour faire parler les sourds et muets de nais- DU SENS DE LOUIE. l5j sance, s'est exerce assez long-temps dans cet art sin- gulier pour le porter à un grand point de perfection : il m'amena, il y a environ quinze jours, son élève, M. d'Azy d'Étavigny; ce jeune homme, sourd et muet de naissance, est âgé d'environ dix-neuf ans. M. Pereire entreprit de lui apprendre à parler, à lire^ etc., au mois de juillet 1746 : au bout de qua- tre mois il prononçoit déjà des syllabes et des mots ; et, après dix mois, il avoit l'in telligence d'environ treize cents mots, et il les prononçoit tous assez distincte- ment. Cette éducation si heureusement commencée fut interrompue pendant neuf mois par l'absence du maître, et il ne reprit son élève qu'au mois de février 1748; il le retrouva bien moins instruit qu'il ne l'a- voit laissé ; sa prononciation étoit devenue très vi- cieuse , et la plupart des mots qu'il avoit appris étoient déjà sortis de sa mémoire, parce qu'il ne s'en étoit pas servi pendant un assez long temps pour qu'ils eussent fait des impressions durables et permanentes. M. Pereire commença donc à l'instruire , pour ainsi dire, de nouveau, au mois de février 1748; et de- puis ce temps là il ne Ta pas quitté jusqu'à ce jour (au mois de juin 1749)- Nous avons vu ce jeune sourd et muet à l'une de nos assemblées de l'Acadé- mie : on lui a fait plusieurs questions par écrit; il y a très bien répondu, tant par l'écriture que par la parole. Il a, à la vérité, la prononciation lente, et le son de la voix rude : mais cela ne peut guère être autrement, puisque ce n'est que par l'imitation que nous amenons peu à peu nos organes à former des sons précis, doux, et bien articulés; et comme ce jeune sourd et muet n'a pas même l'idée d'un son, et qu'il î 54 i^E l'homme. n'a par conséquent jamais tiré aucun secours de l'i- mitation, sa voix ne peut manquer d'avoir une cer- taine rudesse que l'art de son maître pourra bien corriger peu à peu jusqu'à un certain point. Le peu de temps que le maître a employé à cette éducation, et les progrès de l'élève, qui, à la vérité, paroît avoir de la vivacité et de l'esprit, sont plus que suffi- sants pour démontrer qu'on peut, avec de l'art, ame- ner tous les sourds et muets de naissance au point de commercer avec les autres hommes; car je suis per- suadé que si l'on eût commencé à instruire ce jeune homme sourd dès l'âge de sept ou huit ans, il seroit actuellement au même point où sont les sourds qui ont autrefois parlé, et qu'il auroit un aussi grand nombre d'idées que les autres hommes en ont com- munément. ADDITION A L'ARTICLE PRÉCÉDENT. * J'ai dit, dans cet article, qu'en considérant le son comme sensation, on peut donner la raison du plaisir que font les sons harmoniques, et qu'ils consistent dans la proportion du son fondamental aux autres sons. Mais je ne crois pas que la nature ait déterminé cette proportion dans le rapport que M. Rameau éta- blit pour principe; ce grand musicien, dans son Traité de l'IiarmoniCy déduit ingénieusement son sys- tème d'une hypothèse qu'il appelle le principe fonda- mental de la mmique; cette hypothèse est que le son n'est pas simple, mais composé, en sorte que l'im- pression qui résulte dans notre oreille d'un son quel- DU SENS DE LOUIE. 1 55 conque n'est jamais une impression simple qui nous fait entendre ce seul son , mais une impression com- posée, qui nous fait entendre plusieurs sons; que c'est là ce qui fait la différence du son et du bruit; que le bruit ne produit dans l'oreille qu'une impres- sion simple , au lieu que le son produit toujours une impression composée. « Toute cause, dit l'auteur ^ qui produit sur mon oreille une impression unique et simple, me fait entendre du bruit; toute cause qui produit sur mon oreille une injpression composée de plusieurs autres, me fait entendre du son. » Et de quoi est composée cette impression d'un seul son, de utj par exemple? Elle est composée, i** du son même de ut^ que l'auteur appelle le son fondamental; 2" de deux autres sons très aigus, dont l'un est la dou- zième au dessus du son fondamental, c'est-à-dire l'oc- tave de sa quinte en montant, et l'autre, la dix-sep- tième majeure au dessus de ce même son fondamen- tal , c'est-à-dire la double octave de sa tierce majeure en montant. Cela étant une fois admis, M. Rameau en déduit tout le système de la musique, et il explique la formation de l'échelle diatonique, les règles du mode majeur, l'origine du mode mineur, les diffé- rents genres de musique qui font le diatonique, le chromatique, et l'enharmonique : ramenant tout à ce système, il donne des règles plus fixes et moins arbitraires que toutes celles qu'on a données jusqu'à présent pour la composition. C'est en cela que consiste la principale utilité du travail de M. Rameau. Qu'il existe en effet dans un son trois sons: savoir, le son fondamental, la dou- zième , et la dix-septième, ou que l'auteur lesy sup- i56 DE l'homme. pose , cela revient au même pour la plupart des con- séquences qu'on en peut tirer, et je ne serois pas éloigne de croire que M. Rameau, au lieu d'avoir trouvé ce principe dans la nature , l'a tiré des combi- naisons de la pratique de son art : il a vu qu'avec cette supposition il pouvoit tout expliquer ; dès lors il l'a adoptée, et a cherché à la trouver dans la na- ture. Mais y existe-t-elle.^ Toutes les fois qu'on en- tend un son, est-il bien vrai qu'on entend trois sons ^ différents? Personne , avant M. Rameau , ne s'en étoit aperçu : c'est donc im phénomène qui , tout au plus, n'existe dans la nature que pour des oreilles musi- ciennes; l'auteur semble en convenir, lorsqu'il dit que ceux qui sont insensibles au plaisir de la musi- que n'entendent sans doute que le son fondamental, et que ceux qui ont l'oreille assez heureuse pour en- tendre en môme temps le son fondamental et les sons concomitants sont nécessairement très sensibles aux charmes de l'harmonie. Ceci est une seconde supposition qui, bien loin de confirmer la première hypothèse, ne peut qu'en faire douter. J^a condition essentielle d'un phénomène physique et réellement existant dans la nature est d'être général, et géné- ralement aperçu de tous les hommes : mais ici on avoue qu'il n'y a qu'un petit nombre de personnes qui soient capables de le reconnoître; l'auteur dit qu'il est le premier qui s'en soit aperçu , que les musiciens même ne s'en étoient pas doutés. Ce phénomène n'est donc pas général ni réel; il n'existe que pour M, Rameau , et pour quelques oreilles également musiciennes. Les expériences par lesquelles l'auleur a voulu se DU SKNS DE LOUIE. iSj démontrer à lui-même qu'un son est accompagné de deux autres sons, dont l'un est la douzième, l'autre la dix-septième au dessus de ce même son, ne me paroissent pas concluantes ; car M. Rameau convien- dra que, dans tous les sons aigus, et même dans tous les sons ordinaires, il n'est pas possible d'entendre en même temps la douzième et la dix-septième en haut, et il est obligé d'avouer que ces sons conco- mitants ne s'entendent que dans les sons graves, comme ceux d'une grosse cloche, ou d'une longue corde. L'expérience, comme l'on voit, au lieu de donner ici un fait général , ne donne , même pour les oreilles musiciennes, qu'un effet particulier, et en- core cet effet particulier sera différent de ce que pré- tend l'auteur; car un musicien qui n'auroit jamais en- tendu parler du système de M. Rameau pourroit bien ne point entendre la douzième et la dix-seplième dans les sons graves : et quand même on le prévien- droit que le son de cette cloche qu'il entend n'est pas un son simple, mais composé de trois sons, il pour- roit convenir qu'il entend en effet trois sons ; mais il diroit que ces trois sons sont le son fondamental , la tierce, et la quinte. Il auroit donc été plus facile à M. Rameau de faire recevoir ces derniers rapports que ceuj^ qu'il emploie, s'il eût dit que tout son est , de sa nature , composé de trois sons : savoir, le son fondamental, la tierce , et la quinte; cela eût été moins difficile à croire, et plus aisé à Juger par l'oreille, que ce qu'il affirme en nous disant que tout son est, de sa nature, composé du son fondamental, de la douzième, et de la dix-sep- tième : mais comme, dans cette première supposition. HlIFFOIS. XII. l58 DE j/hOxMME. il n auroit pu expliquer la génération harmonique , il a préféré la seconde , qui s'ajuste mieux avec les règles de son art. Personne ne l'a en effet porté à un plus haut point de perfection, dans la théorie et dans la pratique, que cet illustre musicien, dont le talent supérieur a mérité les plus grands éloges. La sensation de plaisir que produit l'harmonie sem- ble appartenir à tous les êtres doués du sens de l'ouïe. Nous avons dit , dans V Histoire des Quadrupèdes j, que l'éléphant aie sens de l'ouïe très bon; qu'il se délecte au son des instruments, et paroît aimer la musique ; qu'il apprend aisément à marquer la mesure, à se re- muer en cadence , et k joindre à propos quelques ac- cents au bruit des tambours et au sondes trompettes; et ces faits sont attestés par un grand nombre de té- moignages. J'ai vu aussi quelques chiens qui avoient un goût marqué pour la musique, et qui arrivoient de la basse-cour ou de la cuisine au concert, y resloient tout le temps qu'il duroit, et s'en retournoient en- suite à leur demeure ordinaire. J'en ai vu d'autres prendre assez exactement l'unisson d'un son aigu , qu'on leur faisoit entendre de près en criant à leur oreille. Mais celle espèce d'instinct ou de faculté n'ap- partient qu'à quelques individus ; la plus grande par- lie des chiens sont indifférents aux sons musicaux, quoique presque tous soient vivement agités par un grand bruit, comme celui des tambours, ou des voi- tures rapidement roulées. Les chevaux, ânes, mulets, chameaux, bœufs, et autres bêtes de somme, paroissenl supporter plus vo- lontiers la fatigue , et s'ennuyer moins dans leurs Ion- DU SENS DE l'ouïe. ibg gués marches, lorsqu'on les accompagne avec des instruments : c'est par la même raison qu'on leur at- tache des clochettes ou sonnailles. L'on chante ou l'on siffle presque continuellement les bœufs pour les entretenir en mouvement dans leurs travaux les plus pénibles; ils s'arrêtent et paroissent découragés, dès que leurs conducteurs cessent de chanter ou de sif- fler : il y a même certaines chansons rustiques qui conviennent aux bœufs, par préférence à toutes au- tres, et ces chansons renferment ordinairement les noms des quatre ou six bœufs qui composent l'atte- lage; l'on a remarqué que chaque bœuf paroît être excité par son nom prononcé dans la chanson. Les chevaux dressent les oreilles et paroissent se tenir fiers et fermes au son de la trompette, etc. , comme les chiens de chasse s'animent aussi parle son du cor. On prétend que les marsouins, les phoques, et les dauphins approchent des vaisseaux lorsque, dans un temps calme, on y fait une musique retentissante; mais ce fait, dont je doute, n'est rapporté par aucun auteur grave. Plusieurs espèces d'oiseaux, tels que les serins, li- nottes, chardonnerets, bouvreuils, tarins, sont très susceptibles des impressions musicales, puisqu'ils ap- prennent et retiennent des airs assez longs. Presque tous les autres oiseaux sont aussi modifiés par les sons : les perroquets, les geais, les pies, les sansonnets, les merles, etc. , apprennent à imiter le sifflet, et même la parole ; ils imitent aussi la voix et le cri des chiens, des chats, et autres animaux. En général les oiseaux des pays habités et ancien- nement policés ont la voix plus douce ou le cri moins l60 DE i/hOMME. aigre que dans les climats déserts et chez les nations sauvages. Les oiseaux de rAmérique, comparés à ceux de l'Europe et de l'Asie, en offrent un exemple frap- pant : on peut avancer avec vérité que dans le nou- veau continent il ne s'est trouvé que des oiseaux criards, et qu'à l'exception de trois ou quatre espè- ces, telles que celles de l'organiste, du scarlate, et du merle moqueur, presque tous les autres oiseaux de celte vaste région avoient et ont encore la voix choquante pour notre oreille. On sait que la plupart des oiseaux chantent d'au- tant plus fort qu'ils entendent plus de bruit ou de son dans le lieu qui les renferme. On connoît les assauts du rossignol contre la voix humaine, et il y a mille exemples particuliers de l'instinct musical des oiseaux , dont on n'a pas pris la peine de recueillir les détails. Il y a même quelques insectes qui paroissent être sensibles aux impressions de la musique : le fait des araignées qui descendent de leur toile, et se tiennent suspendues, tant que le son des instruments continue, et qui remontent ensuite à leur place , m'a été attesté pai' un assez grand nombre de témoins oculaires pour qu'on ne puisse guère le révoquer en doute. Tout le monde sait que c'est en frappant sur des chau- drons qu'on rappelle les essaims fugitifs des abeilles et que l'on fait cesser par un grand bruit la strideur incommode des grillons. Sur la voix des animaux. Je puis me tromper, mais il m'a paru que le méca- nisme par lequel les animaux font entendre leur voix DE LA VOIX DES AN(MAUX. l6l est différent de celui de la voix de l'homme : c'est par l'expiration que l'homme forme sa voix; les animaux, au contraire, semblent la former par l'inspiration. Les coqs, quand ils chantent, s étendent autant qu'ils peuvent; leur cou s'allonge, leur poitrine s'ëlargit, le ventre se rapproche des reins, et le croupion s'abaisse : tout cela ne convient qu'à une forte inspiration. Un agneau nouvellement né, appelant sa m<^re, of- fre une attitude toute semblable; il en est de même d'un veau dans les premiers jours de sa vie : lorsqu'ils veulent former leur voix, le cou s'allonge et s'abaisse, de sorte que la trachée-artère est ramenée presque au niveau de la poitrine; celle-ci s'élargit; l'abdomen se relève beaucoup, apparemment parce que les intes- tins restent presque vides; les genoux se plient, les cuisses s'écartent, l'équilibre se perd, et le petit ani- mal chancelle en formant sa voix : tout cela paroît être l'effet d'une forte inspiration. J'invite les physi- ciens et les anatomistes à vériûer ces observations, qui me paroissent dignes de leur attention. Il paroît certain que les loups et les chiens ne hur- lent que par inspiration : on peut s'en assurer aisé- ment en faisant hurler un petit chien près du visage; on verra qu'il tire l'air dans sa poitrine, au lieu de le pousser au dehors; mais lorsque le chien aboie, il ferme la gueule à chaque coup de voix, et le méca- nisme de l'aboiement est différent de celui du hurle- ment. l6'2 DE l'homme. DES SENS EN GÉNÉRAL. Le corps animal est composé de plusieurs matières différentes, dont les unes, comme les os, la graisse, le sang, la lymphe , etc. , sont insensibles, et dont les autres, comme les membranes et les nerfs, parois- sent être des matières actives desquelles dépendent le jeu de toutes les parties et l'action de tous les membres : les nerfs surtout sont l'organe immédiat du sentiment qui se diversifie et change, pour ainsi dire, de nature suivant leur différente disposition, en sorte que, se- lon leur position, leur arrangement, leur qualité, ils transmettent à Tâme des espèces différentes de sen- timent, qu'on a distinguées par le nom de sensations _, qui semblent en effet n'avoir rien de semblable entre elles. Cependant, si l'on fait attention que tous ces sens externes ont un sujet commun , et qu'ils ne sont tous que des membranes nerveuses différemment dis- posées et placées, que les nerfs sont l'organe géné- ral du sentiment , que dans le corps animal nulle autre matière que les nerfs n'a cette propriété de pro- duire le sentiment, on sera porté à croire que les sens ayant tous un principe commun, et n'étant que des formes variées de la même substance, n'étant, en un mot, que des nerfs différemment ordonnés et dispo- sés, les sensations qui en résultent ne sont pas aussi essentiellement différentes entre elles qu'elles le pa- roissent. L'œil doit être regardé comme une expansion du DES SEi\5 EN GENERAL. 1 63 nerf optique , ou plutôt l'œil lui-même n'est que l'ex- pansion d'un faisceau de nerfs, qui, étant exposé à l'extérieur plus qu'aucun autre nerf, est aussi celui qui a le sentiment le plus vif et le plus délicat ; il sera donc ébranlé parles plus petites parties de la matière, telles que sont celles de la lumière, et il nous don- nera par conséquent une sensation de toutes les sub- stances les plus éloignées, pourvu qu'elles soient ca- pables de produire ou de réfléchir cespelites particules de matière. L'oreille, qui n'est pas un organe aussi extérieur que l'œil, et dans lequel il n'y a pas un aussi grand épanouissement de nerfs, n'aura pas le même degré de sensibilité et ne pourra pas être affecté par des parties de matière aussi petites que celles de la lumière : mais elle le sera par des parties plus grosses qui sont celles qui forment le son, et nous donnera encore une sensation des choses éloignées qui pour- ront mettre en mouvement ces parties de matière; comme elles sont beaucoup plus grosses que celles de la lumière, et qu'elles ont moins de vitesse, elles ne pourront s'étendre qu'à de petites distances, et par conséquent l'oreille ne nous donnera la sensation que de choses beaucoup moins éloignées que celles dont l'œil nous donne la sensation. La membrane qui est le siège de l'odorat étant encore moins fournie de nerfs que celle qui fait le siège de l'ouïe, elle ne nous donnera la sensation que des parties de matière qui sont plus grosses et moins éloignées, telles que sont les particules odorantes des corps, qui sont proba- blement celles de l'huile essentielle qui s'en exhale et surnage, pour ainsi dire, dans l'air, comme les corps légers nagent dans l'eau; et comme les nerfs sont en- l64 DE l'homme. core en moindre quantité, et qu'ils sont plus divisés sur le palais et sur la langue, les particules odoran- tes ne sont pas assez fortes pour ébranler cet organe : il faut que ces parties huileuses ou salines se déta- chent des autres corps et s'arrêtent sur la langue pour produire une sensation qu'on appelle le goût^ et qui diffère principalement de l'odorat, parce que ce der- nier sens nous donne la sensation des choses à une certaine distance , et que le goût ne peut nous la don- ner que par une espèce de contact qui s'opère au moyen de la fonte de certaines parties de matière, telles que les sels, les huiles, etc. Enfin, comme les nerfs sont les plus divisés qu'il est possible , et qu'ils sont très légèrement parsemés dans la peau , aucune partie aussi petite que celles qui forment la lumière ou les sons, les odeurs ou les saveurs, ne pourra les ébranler ni les affecter d'une manière sensible, et il faudra de très grosses parties de matière, c'est-à-dire des corps solides, pour qu'ils puissent en être affec- tés : aussi le sens du toucher ne nous donne aucune sensation des choses éloignées, mais seulement de celles dont le contact est immédiat. Il me paroît donc que la différence qui est entre nos sens ne vient que la position plus ou moins exté- rieure des nerfs, et de leur quantité plus ou moins grande dans les différentes parties qui constituent les organes. C'est par cette raison qu'un nerf ébranlé par un coup, ou découveitpar une blessure, nous donne souvent la sensation de la lumière , sans que l'œil y ait part, comme on a souvent aussi, par la même cause , des tintements et des sensations de sons, quoique l'oreille ne soit affectée par rien d'extérieur. DES SENS EN GENERAL. l65 Lorsque les petites particules de la matière lumi- neuse ou sonore se trouvent réunies en très grande quantité , elles forment une espèce de corps solide qui produit difFérentes espèces de sensations, les- quelles ne paroissent avoir aucun rapport avec les premières ; car toutes les fois que les parties qui composent la lumière sont en très grande quantité , alors elles affectent non seulement les yeux , mais aussi toutes les parties nerveuses de la peau, et elles produisent dans Tœil la sensation de la lumière , et dans le reste du corps la sensation de la chaleur, qui est une autre espèce de sentiment différent du pre- mier, quoiqu'il soit produit par la même cause. La chaleur n'est donc que le toucher de la lumière , qui agit comme corps solide ou comme une masse de ma- tière en mouvement ; on reconnoît évidemment l'ac- tion de cette masse en mouvement lorsqu'on expose des matières légères au foyer d'un bon miroir ardent ; l'action de la lumière réunie leur communique, avant même que de les échauffer, un mouvement qui les pousse et les déplace : la chaleur agit donc comme agissent les corps solides sur les autres corps , puis- qu'elle est capable de les déplacer en leur commu- niquant un mouvement d'impulsion. De même, lorsque les parties sonores se trouvent réunies en très grande quantité, elles produisent une secousse et un ébranlement très sensibles, et cet ébranlement est fort différent de l'action du son sur l'oreille; une violente explosion, un grand coup de tonnerre, ébranle les maisons, nous frappe et com- munique une espèce de tremblement à tous les corps voisins : le son agit donc aussi comme corps solide |66 DE l'hOMxME. sur les autres corps; car ce n'est pas l'agitation de l'air qui cause cet ébranlement, puisque dans le temps qu'il se fait on ne remarque pas qu'il soit accompa- gné de vent, et que d'ailleurs, quelque violent que fût le vent, il ne produiroit pas d'aussi fortes secous- ses. C'est par cette action des parties sonores qu'une corde en vibration en fait remuer une autre, et c'est par ce toucher du son que nous sentons nous-mêmes, lorsque le bruit est violent, une espèce de trémous- sement fort différent de la sensation du son par l'o- reille, quoiqu'il dépende de la même cause. Toute la différence qui se trouve dans nos sensa- tions ne vient donc que du nombre plus ou moins grand et de la position plus ou moins extérieure des nerfs : ce qui fait que les uns de ces sens peuvent être affectés par de petites particules de matière qui éma- nent des corps , comme l'œil, l'oreille, et l'odorat; les autres, par des parties plus grosses, qui se déta- chent des corps au moyen du contact, comme le goût ; et les autres, par les corps ou même par les émana- tions des corps, lorsqu'elles sont assez réunies et assez abondantes pour former une espèce de masse solide, comme le toucher, qui nous donne des sensations de la solidité, de la fluidité et de la chaleur des corps. Un fluide diffère d'un solide, parce qu'il n'a aucune partie assez grosse pour que nous puissions la saisir et la toucher par différents côtés à la fois; c'est ce qui fait aussi que les fluides sont liquides : les particules qui les composent ne peuvent être touchées par les particules voisines que dans un point ou un si petit nombre de points, qu'aucune partie ne peut avoir d'adhérence avec une autre partie. Les corps solides DES SENS EN GENERAL. 1 67 réduits en poudre, même impalpable, ne perdent pas absolument leur solidité, parce que les parties , se touchant par plusieurs côtés , conservent de l'adhé- rence entre elles; et c'est ce qui fait qu'on en peut faire des masses et les serrer pour en palper une grande quantité à la fois. Le sens du toucher est répandu dans le corps en- tier; mais il s'exerce différemment dans les différentes parties. Le sentiment qui résulte du toucher ne peut être excité que par le contact de l'application immé- diate de la superficie de quelque corps étranger sur celle de notre propre corps. Qu'on applique contre la poitrine ou sur les épaules d'un homme un corps étranger, il le sentira, c'est-à-dire il saura qu'il y a un corps étranger qui le touche ; mais il n'aura au- cune idée de la forme de ce corps, parce que la poitrine ou les épaules ne touchant le corps que dans un seul plan, il ne pourra en résulter aucune con- noissance de la figure de ce corps. Il en est de même de toutes les autres parties du corps qui ne peuvent pas s'ajuster sur la surface des corps étrangers , et se plier pour embrasser à la fois plusieurs parties de leur superficie ; ces parties de notre corps ne peuvent donc nous donner aucune idée juste de leur forme : mais celles qui , comme la main, sont divisées en plusieurs petites parties flexibles et mobiles, et qui peuvent par conséquent s'appliquer en môme temps sur les différents plans de la superficie des corps, sont celles qui nous donnent en effet les idées de leur forme et de leur grandeur. Ce n'est donc pas uniquement parce qu'il y a une plus grande quantité de houppes nerveuses à l'extré- i68 DE l'hOxMmï:. mite des doigts que dans les autres parties du corps, ce n'est pas, comme on le prétend vulgairement, parce que la main a le sentiment plus délicat, qu*elle est en effet le principal organe du toucher; on pour- roit dire au contraire qu'il y a des parties pins sen- sibles, et dont le toucher est plus délicat, comme les yeux, la langue, etc. : mais c'est uniquement parce que la main est divisée en plusieurs parties toutes mobiles, toutes flexibles, toutes agissantes en même temps et obéissantes à la volonté , qu'elle est le seul organe qui nous donne des idées distinctes de la forme des corps. Le toucher n'est qu'un contact de .superficie. Qu'on suppute la superficie de la main et des cinq doigts, on la trouvera plus grande à propor- tion que celle de toute autre partie du corps, parce qu'il n'y en a aucune qui soit autant divisée : ainsi elle a d'abord l'avantage de pouvoir présenter aux corps étrangers plus de superficie. Ensuite les doigts peuvent s'étendre, se raccourcir, se plier, se séparer, se joindre, et s'ajuster à toutes sortes de surfaces; autre avantage qui suffiroit pour rendre cette partie lorgane de ce sentiment exact et précis qui est né- cessaire pour nous donner l'idée de la forme des corps. Si la main avoit encore un plus grand nombre de parties, qu'elle fût, par exemple , divisée en vingt doigts, que ces doigts eussent un plus grand nombre d'articulations et de mouvements, il n'est pas douteux que le sentiment du toucher ne fût infiniment plus parfait dans cette conformation qu'il ne l'est, parce que cette main pourroit alors s'appliquer beaucoup plus immédiatement et plus précisément sur les dif- férentes surfaces des corps ; et si nous supposions DES SENS EN GENERAL. 1 69 qu elle fût divisée en une infinité de parties toutes mobiles et flexibles , et qui pussent toutes s'appli- quer en même temps sur tous les points de la surface des corps, un pareil organe seroit une espèce de géo- métrie universelle (si je puis m'exprimer ainsi), par le secours de laquelle nous aurions, dans le moment même de l'attouchement, des idées exactes et pré- cises de la figure de tous les corps, et de la différence, même infiniment petite, de ces figures. Si au con- traire la main étoit sans doigts, elle ne pourroit nous donner que des notions très imparfaites de la forme des choses les plus palpables, et nous n'aurions qu'une eonnoissance très confuse des objets qui nous envi- ronnent , ou du moins il nous faudroit beaucoup plus d'expériences et de temps pour les acquérir. Les animaux qui ont des mains paroissent être les plus spirituels : les singes font des choses si sembla- bles aux actions mécaniques de l'homme, qu'il semble qu'elles aient pour cause la même suite de sensa- tions corporelles. Tous les autres animaux qui sont privés de cet organe ne peuvent avoir aucune eon- noissance assez distincte de la forme des choses ; comme ils ne peuvent rien saisir, et qu'ils n'ont au- cune partie assez divisée et assez flexible pour pou- voir s'ajuster sur la superficie des corps, ils n'ont cer- tainement aucune notion précise de la forme non plus que de la grandeur de ces corps : c'est pour cela que nous les voyons souvent incertains ou efî*rayés à l'aspect des choses qu'ils devroient le mieux con- noître, et qui leur sont les plus familières. Le prin- cipal organe de leur toucher est dans leur museau , parce que cette partie est divisée en deux par la bou- 1^0 DE L HOMME. che, et que la langue est une autre parlie qui leur sert en même temps pour toucher les corps, qu'on leur voit tourner et retourner avant que de les saisir avec les dents. On peut aussi conjecturer que les animaux qui , comme les sèches, les polypes et d'au- tres insectes, ont un grand nombre de bras ou de pattes qu'ils peuvent réunir et joindre , et avec les- quels ils peuvent saisir par différents endroits les corps étrangers; que ces animaux, dis-je , ont de l'avantage sur les autres, et qu'ils connoissent et choi- sissent beaucoup mieux les choses qui leur convien- nent. Les poissons, dont le corps est couvert d'écaillés et qui ne peuvent se plier, doivent être les plus stu- pides de tous les animaux; car ils ne peuvent avoir aucune connoissance de la forme des corps, puis- qu'ils n'ont aucun moyen de les embrasser; et d'îûl- leurs l'impression du sentiment doit être très foible et le sentiment fort obtus , puisqu'ils ne peuvent sen- tir qu'à travers les écailles. Ainsi tous les animaux dont le corps n'a point d'extrémités qu'on puisse regarder comme des parties divisées, telles que les bras , les jambes, les pattes, etc., auront beaucoup moins de sentiment par le toucher que les autres. Les serpents sont cependant moins stupides que les poissons, parce que , quoiqu'ils n'aient point d'extrémités , et qu'ils soient recouverts d'une peau dure et écailleuse, ils ont la faculté de plier leur corps en plusieurs sens sur les corps étrangers, et par conséquent de les sai- sir en quelque façon, et de les loucher beaucoup j mieux que ne peuvent faire les poissons, dont le corps ne peut se plier. ]>es deux grands obstacles à l'exercice du sens du DES SENS EN GENERAL. I7I toucher sont donc premièrement l'uniformité de la forme du corps de l'animal, ou, ce qui est la même chose 5 le défaut de parties différentes, divisées, et flexibles; et secondement le revêtement de la peau , soit par du poil , de la plume , des écailles , des taies, des coquilles , etc. Plus ce revêtement sera dur et solide, et moins le sentiment du toucher pourra s'exercer; plus au contraire la peau sera fine et dé- liée, et plus le sentiment sera vif et exquis. Les fem- mes onti, entre autres avantages sur les hommes, celui d'avoir la peau plus belle et le toucher plus délicat. Le fœtus, dans le sein de la mère, a la peau très déliée ; il doit donc sentir vivement toutes les impres- sions extérieures : mais comme il nage dans une li- queur, et que les liquides reçoivent et rompent l'ac- tion de toutes les causes qui peuvent occasioner des chocs, il ne peut être blessé que rarement, et seule- ment par des coups ou des efforts très violents; il a donc fort peu d'exercice de cette partie même du toucher, qui ne dépend que de la finesse de la peau , et qui est commune à tout le corps. Gomme il ne fait aucun usage de ses mains, il ne peut avoir de sensa- tions ni acquérir aucune connoissance dans le sein de sa mère , à moins qu'on ne veuille supposer qu'il peut toucher avec ses mains différentes parties de son corps, comme son visage, sa poitrine, ses genoux; car on trouve souvent les mains du fœtus ouvertes ou fermées, appliquées contre son visage. Dans l'enfant nouveau-né, les mains restent aussi inutiles que dans le fœtus, parce qu'on ne lui donne la liberté de s'en servir qu'au bout de six ou sept se- 1^2 DE L HOMME. maines ; les bras sont emmaillottés avec tout le reste du corps jusqu'à ce terme , et je ne sais pourquoi cette manière est en usage. II est certain qu'on retarde par là le développement de ce sens important, duquel toutes nos connoissances dépendent, et qu'on feroit bien de laisser à l'enfant le libre usage de ses mains dès le moment de sa naissance; il acquerroit plus tôt les premières notions de la forme des choses. Et qui sait jusqu'à quel point ces premières idées influent sur les autres? Un homme n'a peut-être beaucoup plus d'esprit qu'un autre que pour avoir fait , dans sa pre- mière enfance, un plus grand et un plus prompt usage de ce sens. Dès que les enfants ont la liberté de se servir de leurs mains, ils ne tardent pas à en faire un grand usage ; ils cherchent à toucher tout ce qu'on leur présente ; on les voit s'amuser et prendre plaisir à manier les choses que leur petite main peut saisir ; il semble qu'ils cherchent à connoître la forme des corps, en les touchant de tous côtés et pendant un temps considérable : ils s'amusent ainsi, ou plutôt ils s'instruisent de choses nouvelles. Nous-mêmes, dans le reste de la vie , si nous y faisons réflexion , nous amusons-nous autrement qu'en faisant ou en cher- chant à faire quelque chose de nouveau? C'est par le toucher seul que nous pouvons ac- quérir des connoissances complètes et réelles; c'est ce sens qui rectifie tous les autres sens , dont les ef- fets ne seroient que des illusions et ne produiroient que des erreurs dans notre esprit, si le toucher ne nous apprenoit à juger. Mais comment se fait le dé- veloppement de ce sens important? Gomment nos premières connoissances arrivent-elles à notre âme? DES SENS EN GENERAL. l'^J N'avons-nous pas oublié tout ce qui s est passé dans les ténèbres de notre enfance? Gomment retrouve- rons-nous la première trace de nos pensées? N'y a- t-il pas même de la témérité à vouloir remonter jus- que là? Si la chose étoit moins importante, on auroit raison de nous blâmer; mais elle est peut-être, plus que toute autre, digue de nous occuper : et ne sait- on pas qu'on doit faire des efiforls toutes les fois qu'on veut atteindre à quelque grand objet? J'imagine donc un homme tel qu'on peut croire qu'étoit le premier homme au moment de la créa- tion , c'est-à-dire un homme dont le corps et les or- ganes seroient parfaitement formés, mais qui s'éveil- leroit tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l'environne. Quels seroient ses premiers mouvements, ses premières sensations, ses premiers jugements? Si cet homme vouloit nous faire l'histoire de ses pre- mières pensées, qu'auroit-il à nous dire? Quelle se- roit cette histoire? Je ne puis me dispenser de le faire parler lui-même, afin d'en rendre les faits plus sensibles. Ce récit philosophique, qui sera court, ne sera pas une digression inutile. « Je me souviens de cet instant plein de joie et de » trouble, où je sentis pour la première fois ma sin- » gulière existence; je ne savoîs ce que j'étois , où » j'étois, d'où je venois. J'ouvris les yeux; quel sur- ») croît de sensation! la lumière, la voûte céleste, » la verdure de la terre, le cristal des eaux, tout » m'occupoit , m'animoit, et me donnoit un senti- » ment inexprimable de plaisir. Je crus d'abord que BUFFON. XII. l3 1 j4 ^^^ L HOMME. y> tous ces objets étoient en moi et faisoient partie de .) moi-même. » Je m'affermissois dans cette pensée naissante lors- .') que je tournai les yeux vers l'astre de la lumière : » son éclat me blessa ; je fermai involontairement la » paupière, et je sentis une légère douleur. Dans ce » moment d'obscurité, je crus avoir perdu presque tout » mon être. » Affligé, saisi d'étonneraent , je pensois à ce grand » changement, quand tout à coup j'entends des sons; •» le chant des oiseaux, le murmure des airs, formoient » un concert dont la douce impression me remuoit » jusqu'au fond de l'ame : j'écoutai long-temps, et je » me persuadai bientôt que cette harmonie étoit moi » Attentif, occupé tout entier de ce nouveau genre » d'existence, j'oubliois déjà la lumière, cette autre « partie de mon être que j'avois connue la première, » lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrou- » ver en possession de tant d'objets brillants! mon » plaisir surpassa tout ce que j'avois senti la première » fois, et suspendit pour un temps le charmant effet » des sons. » Je fixai mes regards sur mille objets divers : je » m'aperçus bientôt que je pouvois perdre et retrou- •> ver ces objets, et que j'avois la puissance de dé- ') truire et de reproduire, à mon gré, cette belle »» partie de moi-même ; et quoiqu'elle me parût im- « mense en grandeur par la quantité des accidents .) de lumière et par la variété des couleurs, je crus .) reconnoître que tout étoit contenu dans une por- .. tioii de mon être. DES SENS EN GENERAL. 1 ^ï) » Je conimençois à voir sans émotion et à enten- >) dre sans trouble, lorsqu'un air léger dont je sentis » la fraîcheur m'apporta des parfums qui me causè- » rent un épanouissement intime, et me donnèreni >» un sentiment d'amour pour moi-même, «Agité par toutes ces sensations, pressé par les >» plaisirs d'une si belle et si grande existence, je me » levai tout d'un coup, et je me sentis transporté par « une force inconnue. » Je ne fis qu'un pas, la nouveauté de ma situa- » tion me rendit immobile, ma surprise fut extrême, y> je crus que mon existence fuyoit ; le mouvement » que j'avois fait avoit confondu les objets; je m'ima- » ginois que tout étoit en désordre. » Je portai la main sur ma tête, je touchai mon » front et mes yeux, je parcourus mon corps; ma » main me parut être alors le principal organe de » mon existence ; ce que je sentois dans cette partie » étoit si distinct et si complet, la jouissance m'en » paroissoit si parfaite en comparaison du plaisir que » m'avoient causé la lumière et les sons, que je m'at- » tachai tout entier à celte partie solide de mon être, n et je sentis que mes idées prenoient de la profon- » deur et de la réalité. » Tout ce que je touchois sur moi sembloit rendre » à ma main sentiment pour sentiment , et chaque » attouchement produisoit dans mon âme une double » idée. )) Je ne fus pas long-temps sans m'apercevoir que » cette faculté de sentir étoit répandue dans toutes » les parties de mon être ; je reconnus bientôt les li- \rQ DE l'homme. » miles de mon existence, qui m'avoit paru d'abord » immense en étendue. » J'avois jeté les yeux sur mon corps; je le jugeois » d'un volume énorme et si grand que tous les ob- » jets qui avoient frappé mes yeux ne me parois- » soient être en comparaison que des points lumi- » neux. » Je m'examinai long-temps ; je me regardois avec » plaisir, je suivois ma main de l'œil, et j'observois » ses mouvements. J'eus sur tout cela des idées les » plus étranges; je croyois que le mouvement de ma » main n'étoit qu'une espèce d'existence fugitive, » une succession de choses semblables : je l'appro- » chai de mes yeux, elle me parut alors plus grande » que tout mon corps, et elle fit disparoîlre à ma )) vue un nombre infini d'objets. » Je commençai à soupçonner qu'il y avoit de l'il- » lusion dans cette sensation qui me venoit par les » yeux ; j'avois vu distinctement que ma main n'étoit » qu'une petite partie de mon corps, et je ne pou- » vois comprendre qu'elle fût augmentée au point de )) me paroître d'une grandeur démesurée : je résolus » donc de ne me fier qu'au toucher, qui ne m'avoit » pas encore trompé , et d'être en garde sur toutes » les autres façons de sentir et d'être. » Cette précaution me fut utile : je m'étois remis )) en mouvement, et je marchois la tête haute et le- » vée vers le ciel; je me heurtai légèrement contre )) un palmier; saisi d'effroi, je portai ma main sur ce » corps étranger; je le jugeai tel, parce qu'il ne me ' rendit pas sentiment pour sentiment : je me dé- DKS SENS EN GENERAL. 1 77 » lournai avec une espèce d'horreur, efc je connus > pour ia première fois qu'il y avoit quelque chose » hors de moi. » Plus agité par cette nouvelle découverïe que je ). ne l'avois été par toutes les antres, j'eus peine à » me rassurer; et, après avoir médité sur cet événe- » ment, je conclns que je devois juger des objets )) extérieurs comme j'avois jugé des parties de mon » corps, et qu'il n'y avoit que le toucher qui pût » m'assurer de leur existence. » Je cherchai donc à toucher tout ce que je voyois; » je voulois toucher le soleil, j'étendois mes bras pour » embrasser l'horizon , et je ne trouvois que le vide » des airs. » A chaque expérience que je tentois , je tombois » de surprise en surprise; car tous les objets me pa- » roissoient être également près de moi, et ce ne fut » qu'après une infinité d'épreuves que j'appris à me » servir de mes yeux pour guider ma main ; et comme ). elle me donnoit des idées toutes différentes des im- » pressions que je recevois par le sens de la vue, mes » sensations n'étant pas d'accord entre elles, mes ju~ )) gements n'en étoient que plus imparfaits, et le to- )) tal de mon être n'étoit encore pour moi qu'une » existence en confusion. «Profondément occupé de moi, de ce que j'é- » tois, de ce que je pouvois être, les contrariétés que .) je venois d'éprouver m'humilièrent; plus je réflé- » chissois, plus il se présentoit de doutes : lassé de > tant d'incertitudes, fatigué des mouvements de mon )> âme, mes genoux fléchirent, et je me Irouvai dans » une situation de repos. Cet état de tranquillité donna 1^8 DE l'homme. » de nouvelles forces à mes sens : j'ëtois assis à rom- » bre (1*1111 bel arbre; des fruits d'une couleur ver- )» nieille descendoient en forme de grappe a la portée » de la main, je les touchai légèrement; aussitôt ils » se séparèrent de la branche , comme la figne s'en a sépare dans le temps de sa maturité. » J'avois saisi un de ces fruits, je m'imaginois avoir )) fait une conquête , et je me glorifiois de la faculté )) que je sentois de pouvoir contenir dans ma main » un autre être tout entier; sa pesanteur, quoique » peu sensible, me parut une résistance animée que y je me faisois un plaisir de vaincre. » J'avois approché ce fruit de mes yeux, j'en con- ) sidérois la forme et les couleurs, une odeur déli- « cieuse me le fit approcher davantage; il se trouva » près de mes lèvres; je tirois à longues inspirations :) le parfum, et goûtois à longs traits les plaisirs de » l'odorat. J'étois intérieurement rempli de cet air » embaumé; ma bouche s'ouvrit pour l'exhaler, elle » se rouvrit pour en reprendre : je sentis que je pos- ». sédois un odorat intérieur plus fin , plus délicat en- » core que le premier; enfin je goiàtai. )) Quelle saveur 1 quelle nouveauté de sensation! » Jusque là je n'avois eu que des plaisirs; le goût me » donna !e sentiment de la volupté. L'intimité de la » jouissance fit naître l'idée de la possession ; je crus n que la substance de ce fruit étoit devenue la mienne, » et que j'étois le maître de transformer les êtres. » Flatté de cette idée de puissance, incité par le » plaisir que j'avois senti, je cueillis un second et un » troisième fruit, et je ne me lassois pas d'exercer ma )' main pour satisfaire mon goût. Mais une langueur DES SENS EN (si liNli 11 AL. 1^9 » agréable s'emparant peu à peu de tous lues sens , » appesantit mes membres, et suspendit l'activité de » mon âme; je jugeai de son inaction par la mollesse )» de mes pensées; mes sensations éuioussées arron- ^) dissoient tons les objets, et ne me présentoient que » des images foibles et mal terminées : dans cet instant » mes yeux devenus inutiles se fermèrent, et ma tête, » n'étant plus soutenue par la force des muscles, pen- )) cha pour trouver un appui sur le gazon. » Tout fut effacé, tout disparut, la trace de mes » pensées fut interrompue, je perdis le sentiment de » mon existence. Ce sommeil fut profond; mais je ne » sais s'il fut de longue durée; n'ayant point encore » l'idée du temps et ne pouvant le mesurer, mon ré- » veil ne fut qu'une seconde naissance , et je sentis » seulement que j'avois cessé d'être. » Cet anéantissement que je venois d'éprouver me » donna quelque idée de crainte, et me fit sentir que )) je ne devois pas exister toujours. » J'eus une autre inquiétude ; je ne savois si je n'a- « vois pas laissé dans le sommeil quelque partie de » mon être : j'essayai mes sens, je cherchai à me re- » connoître. » Mais, tandis que je parcourois des yeux les bornes » de mon corps pour m'assurer que mon existence » m'étoit demeurée tout entière, quelle fut ma sur- » prise de voir à mes côtés une forme semblable à la n mienne! je la pris pour un autre moi-même; loin » d'avoir rien perdu pendant que j'avois cessé d'être^ » je crus m'êlre doublé. » Je portai ma main sur ce nouvel être : quel sai- )) sissemenl! ce n'étoit pas moi ; mais c'étoit plus que ï80 DE L HOMME. » moi, mieux que moi : je crus que mon existence )) alloit changer de lieu, et passer tout entière à cette seconde moitié de moi-même. Je la sentis s'animer sous ma main , je la vis pren- » dre de la pensée dans mes yeux; les siens firent » couler dans mes veines une nouvelle source de vie : » jaurois voulu lui donner tout mon être; cette vo- » ionlé vive acheva mon existence, je sentis naître » un sixième sens. » Dans cet instant, l'astre du jour sur la fin de sa » course éteignit son flambeau ; je m'aperçus à peine » que je perdois le sens de la vue, j'existois trop pour » craindre de cesser d'être, et ce fut vainement que )) l'obscurité où je me trouvai, me rappela l'idée de » mon premier sommeil. » DU DEGRE DE CHALEUR QUE L HOMME ET LES ANIMAUX PEUVENT SUPPORTER. Quelques physiciens se sont convaincus que le corps de l'homme pouvoit résister à un degré de chaud fort au dessus de sa propre chaleur. M. Ellis est, je crois, le premier qui ait fait cette observation en 1758. M. l'abbé Ghappe d'Auteroche nous a in- formé qu'en Hussie l'on chauffe les bains à 60 degrés du thermomètre de Réaumur. DU DEGRL DE CHALEUR, CtC» l8l Et en dernier lieu le docteur Fordice a construit plusieurs chambres de plain-pied , qu'il a échauffées par des tuyaux de chaleur pratiqués dans le plancher, en y versant encore de leau bouillante. Il n'y avoit point de cheminées dans ces chambres, ni aucun passage à l'air, excepté par les fentes de la porte. Dans la première chambre, la plus haute élévation du thermomètre étoit à 120 degrés, la plus basse à 110. (Il y avoit dans cette chambre trois thermo- mètres placés dans différents endroits. ) Dans la se- conde chambre, la chaleur étoit de 90 à 85 degrés. Dans la troisième, la chaleur étoit modérée, tandis que l'air extérieur étoit au dessous du point de la congélation. Environ trois heures après le déjeuner, le docteur Fordice ayant quitté, dans la première chambre, tous ses vêtements, à l'exception de sa che- mise, et ayant pour chaussure des sandales attachées avec des lisières , entra dans la seconde chambre : il y demeura cinq minutes à 90 degrés de chaleur, et il commença à suer modérément. Il entra alors dans la première chambre, et se tint dans la partie échauf- fée à 110 degrés : au bout d'une demi-minute sa chemise devint si humide, qu'il fut obligé de la quit- ter; aussitôt l'eau coula comme un ruisseau sur tout son corps. Ayant encore demeuré dix minutes dans cette partie de la chambre échauffée à 1 10 degrés, il vint à la partie échauffée à 120 degrés; et après y avoir resté vingt minutes, il trouva que le thermo- mètre, sous la langue et dans ses mains, étoit exacte- ment à 100 degrés, et que son urine étoit au même point : son pouls s'éleva successivement jusqu'à don- ner cent quarante-cinq battements dans une minute; l8;| DE l'hOUMI. la circulation extérieure s'accrut grandement; les vei- nes devinrent grosses , et une rougeur enflammée se répandit sur tout son corps; sa respiration cepen- dant ne i'ut que peu affectée. Ici, dit M. Blagden, le docteur Fordice remarque que la condensation de la vapeur sur son corps dans la première chambre, étoit très probablement la prin- cipale cause de l'humidité de sa peau. 11 revint enfin dans la seconde chambre, où s'étant plongé dans l'eau échauffée à loo degrés, et s'étant bien fait es- suyer, il se fit porter en chaise chez lui. La circula- tion ne s'abaissa entièrement qu'au bout de deux heures. Il sortit alors pour se promener au grand air, et il sentit à peine le froid de la saison. M. Tillet, de l'Académie des Sciences de Paris, a voulu reconnoître , par des expériences, les degrés de chaleur que l'homme et les animaux peuvent sup- porter : pour cela il fit entrer dans un four une fille portant un thermomètre; elle soutint pendant assez long-temps la chaleur intérieure du four jusqu'à i 12 degrés. M. Marantin ayant répété celte expérience dans le même four, trouva que les sœurs de la fille qu'on vient de citer soutinrent, sans être incommodées, une chaleur de 1 i5 à 120 degrés pendant quatorze ou quinze minutes, et, pendant dix minutes, une chaleur de 100 degrés; enfin, pendant cinq minutes, une chaleur de il^o degrés. L'une de ces filles, qui a servi à cette opération de M. Marantin , soutenoil la chaleur du four dans lequel cuisoient des pommes et de la viande de boucherie pendant l'expérience. Le thermomètre de M. Marantin étoit le même que DU DEGRÉ DE CHALEUll, CtC. 1 83 celui dont s't^toit servi M. Tillet; il étoit à esprit-de- vin. On peut ajouter à ces expériences celles qui ont été faites par M. Boerhaave sur quelques oiseaux et animaux, dont le résultat semble prouver que l'homme est plus capable que la plupart des animaux de sup- porter un très grand degré de chaleur : je dis la plupart des animaux, parce que M. Boerhaave n'a fait ses expériences que sur des oiseaux et des ani- maux de notre climat, et qu'il y a grande apparence que les éléphants, les rhinocéros, et les autres ani- maux des climats méridionaux, pourroient supporter un plus grand degré de chaleur que l'homme. C'est par cette raison que je ne rapporte pas ici les expé- riences de Bo&ihaave, ni celles que M. Tillet a faites sur les poulets, les lapins, etc., quoique (rès cu- rieuses. On trouve dans les eaux thermales des plantes et des insectes qui y naissent et croissent, et qui par con - séquent supportent un très grand degré de chaleur. Les Chaudes-Aiguës en Auvergne ont jusqu'à 65 de- grés de chaleur au thermomètre de Réaumur, et néanmoins il y a des plantes qui croissent dans ces eaux : dans celles de Plombières, dont la chaleur est de 44 deprrés, on trouve au fond de l'eau une es- pèce de tremeUa y différente néanmoins de la tremella ordinaire, et qui paroît avoir comme (iWti un certain degré de sensibilité ou de tremblement. Dans l'île de Luçon, à peu de distance de la ville de Manille, est un ruisseau considérable d'une eau dont la chaleur est de 69 degrés, et dans cet eau si chaude il y a non seulement des plantes, mais même l84 DE l'hOxAIME. des poissons de trois à quatre pouces de lougueur. M. Sonnerat, correspondant du Cabinet, m'a assuré qu'il avoit vu, dans le lieu même, ces plantes et ces poissons , et il m'a écrit ensuite à ce sujet une lettre, dont voici l'extrait : « En passant dans un petit village situé à environ quinze lieues de Manille, capitale des Philippines, sur les bords du grand lac de l'île de Luçon , je trou- vai un ruisseau d'eau chaude, ou plutôt d'eau bouil- lante; car la liqueur du thermomètre de M. Réau- mur monta à 69 degrés. Cependant le thermomètre ne fut plongé qu'à une lieue de la source : avec un pareil degré de chaleur, la plupart des hommes ju- geront que toute production delà nature doit s'étein- dre; votre système et ma note suivante prouveront le contraire. Je trouvai trois abrisseaux très vigou- reux, dont les racines trempoient dans celte eau bouillante, et dont les têtes étoient environnées de sa vapeur, si considérable que les hirondelles qui osoient traverser le ruisseau à la hauteur de sept à huit pieds tomboient sans mouvement; l'un de ces trois arbrisseaux éloit un agnus castus_, et les deux au- tres des aspalathus. Pendant mon séjour dans ce village , je n'ai bu d'autre eau que celle de ce ruis- seau que je faîsois refroidir : je lui trouvai un petit goût terreux et ferrugineux. Le gouvernement es- pagnol, ayant cru apercevoir des propriétés dans cette eau, a fait construire différents bains dont le degré de chaleur va en gradation, selon qu'ils sont éloignés du ruisseau. Ma surprise fut extrême, lorsque je visitai le premier bain , de trouver des êtres vivants dans celte eau, dont le degré de chaleur DU DEGÎIÉ DE CHALEUR, etC. l85 ne me permit pas d y plonger les doigts. Je fis mes efforts pour retirer quelques uns de ces poissons ; mais leur agilité et la maladresse des sauvages rus- tiques de ce canton m'empêchèrent de pouvoir en prendre un pour reconnoître l'espèce. Je les exami- nai en nageant; mais les vapeurs de l'eau ne me per- mirent pas de les distinguer assez bien pour les rap- procher de quelque genre; je les reconnus seulement pour des poissons à écaille de couleur brunâtre; les plus longs avoient environ quatre pouces.... Je laisse au Pline de notre siècle à expliquer cette singularité de la nature. Je n'aurois point osé avancer un fait qui paroît si extraordinaire à bien des personnes, si je ne pouvois l'appuyer du certificat de M. Prévost, commissaire de la marine , qui a parcouru avec moi l'intérieur de l'île de Luçon. » e««0»«^»e»«'S>»<3«<&«»«««'S«»4<»»»ei»»»e^ VARIETES DANS L'ESPÈCE HUMAINE. «s»«^»^ Tout ce que nous avons dit jusqu'ici de la géné- ration de l'homme, de sa formation, de son dévelop- pement, de son état dans les différents âges de sa vie, de ses sens, et de la slructure de son corps, telle qu'on la connoît par les dissections anatomi- ques, ne fait encore que l'histoire de l'individu ; celle de l'espèce demande un détail particulier, dont les faits principaux ne peuvent se tirer que des variétés i86 DE l'homme. qui se trouvent entre les hommes des différents cli- mats. La première et la plus remarquable de ces variétés est celle de la couleur, la seconde est celle de la forme et de la grandeur, et la troisième est celle du naturel des diÛerents peuples : chacun de ces objets, considéré dans toute son étendue, pour- roit fournir un ample traité; mais nous nous borne- rons à ce qu'il y a de plus général et de plus avéré. En parcourant dans celte vue la surface de la terre, et en commençant par le nord, on trouve en Laponie et sur les côtes septentrionales de la Tartarie une race d'hommes de petite stature, d'une figure bizarre, dont la physionomie est aussi sauvage que les mœurs. Ces hommes, qui paroissent avoir dégénéré de l'es- pèce humaine, ne laissent pas que d'être assez nom- breux et d'occuper de très vastes contrées; les Lapons danois, suédois, moscovites et indépendants, les Zimbliens, les Borandiens, les Samoièdes, les Tar- tares septentrionaux, et peut-être les Ostiaques dans l'ancien continent, les Groenlandois et les sauvages au nord des Esquimaux dans l'autre continent, sem- blent être tous de la même race qui s'est étendue et multipliée !e long des côtes des mers septentrionales dans des déserls et sous un climat inhabitable pour toutes les autres nations. Tous ces peuples ont le vi- sage large et plat, le nez camus et écrasé, l'iris de l'œil jaune brun et tirant sur le noir, les paupières retirées vers les tempes, les joues extrêmement éle- vées, la bouche très grande, le bas du visage étroit, les lèvres grosses et relevées, la voix grêle, la fêle grosse, les cheveux noirs et lisses, la peau basanée. Ils sont très petits, trapus, quoique maigres : la plu- VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. 187 part n'ont que quatre pieds de haiileur, et les plus grands n'en ont que quatre et demi. Cette race est , comme l'on voit, bien différente des autres: il semble que ce soit une espèce particulière dont tous les in- dividus ne sont que des avortons; car s'il y a des dif- férences parmi ces peuples, elles ne tombent que sur le plus ou le moins de difformité. Par exemple, les Borandiens sont encore plus petits que les Lapons; ils ont l'iris de l'œil de la môme couleur, mais le blanc est d'un jaune plus rougeatre; ils sont aussi plus ba- sanés, et ils ont les jambes grosses, au lieu que les Lapons les ont menues. Les Samoïèdes sont plus tra- pus que les Lapons; ils ont la tête plus grosse, le nez plus large et le teint plus obscur, les jambes plus courtes, les genoux plus en dehors, les cheveux plus longs et moins de barbe. Les Groenlandois ont en- core la peau plus basanée qu'aucun des autres; ils sont couleur d'olive foncée : on prétend même qu'il y en a parmi eux d'aussi noirs que les Éthiopiens. Chez tous ces peuples, les femmes sont aussi laides que les hommes, et leur ressemblent si fort, qu'on ne les dislingue pas d'abord. Celles de Groenland sont de fort petit taille , mais elles ont le corps bien proportionné; elles ont aussi les cheveux plus noirs et la peau moins douce que les femmes samoïèdes : leurs mamelles sont molles et si longues, qu'elles donnent à téter à leurs enfants par dessus l'épaule; le bout de ces mamelles est noir comme du charbon, et la peau de leur corps est couleur olivâtre très foncé. Quelques voyageurs disent qu'elles n'ont de poil que sur la tête, et qu'elles ne sont pas sujettes à Téva- cuation périodique qui est ordinaire à leur sexe; elles i88 DE l'homme. ont le visage large, les yeux petits, très noirs et très vifs, les pieds courts aussi bien que les mains, et elles ressemblent pour le reste aux femmes samoïè- des. Les sauvages qui sont au nord des Esquimaux , et même dans la partie septentrionale de l'île de Terre-Neuve , ressemblent à ces Groenlandois : ils sont, comme eux, de très petite stature; leur visage est large et plat; ils ont le nez camus, mais les yeux plus gros que les Lapons. Non seulement ces peuples se ressemblent par la laideur, la petitesse de la taille, la couleur des che- veux et des yeux , mais ils ont aussi tous à peu près les mêmes inclinations et les mêmes mœurs; ils sont tous également grossiers, superstitieux, stupides. Les Lapons danois ont un gros chat noir auquel ils disent tous leurs secrets et qu'ils consultent dans toutes leurs affaires, qui se réduisent à savoir s'il faut aller ce jour là à la chasse ou à la pêche. Chez les Lapons suédois il y a dans chaque famille un tambour pour consulter le diable; et quoiqu'ils soient robustes et grands coureurs, ils sont si peureux, qu'on n'a jamais pu les faire aller à la guerre. Gustave-Adolphe avoit entrepris d'en faire un régiment; mais il ne put ja- mais en venir à bout : il seuîble qu'ils ne peuvent vivre que dans leur pays et à leur façon. Ils se servent, pour courir sur la neige, de patins fort épais de bois de sapin, longs d'environ deux aunes et larges d'un demi-pied : ces patins sont relevés en pointe sur le devant, et percés dans le milieu pour y passer un cuir qui tient le pied ferme et immobile; ils courent sur la neige avec tant de vitesse, qu'ils attrapent aisément les animaux les plus légers à la course; ils portent un VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 1 89 hâton ferré, pointu d'un bout et arrondi de l'autre : ce bâtOQ leur sert à se mettre en mouvement, à se diriger, se soutenir, s'arrêter, et aussi à percer les ani- maux qu'ils poursuivent à la course : ils descendent avec ces patins les fonds les plus précipités, et mon- tent les montagnes les plus escarpées. Les patins dont se servent les Samoièdes sont bien plus courts, et n'ont que deux pieds de longueur. Chez les uns et les autres, les femmes s'en servent comme les hom- mes. Ils ont aussi tous l'usage de l'arc, de l'arbalète; eton prétend que les Lapons moscovites lancent un ja- velot avec tant de force et de dextérité, qu'ils sont sûrs de mettre à trente pas dans un blanc de la largeur d'un écu , et qu'à cet éloignement ils perceroient un homme d'outre en outre. Ils vont tous à la chasse de l'hermine, du loup-cervier, du renard, de la martre, pour en avoir les peaux, et ils changent ces pellete- ries contre de l'eau-de-vie et du tabac, qu'ils aiment beaucoup. Leur nourriture est du poisson sec , de la chair de renne ou d'ours; leur pain n'est que de la ffirine d'os de poissons, broyée et mêlée avec de l'écorce tendre de pin ou de bouleau : la plupart ne font aucun usage de sel. Leur boisson est de l'huile de baleine et de l'eau, dans laquelle ils laissent infu- ser des grains de genièvre. Ils n'ont, pour ainsi dire, aucune idée de religion ni d'un Être suprême; la plupart sont idolâtres , et tous sont très superstitieux; ils sont plus grossiers que sauvages, sans courage, sans respect pour soi-même, sans pudeur : ce peuple abject n'a de mœurs qu'assez pour être méprisé. Ils se baignent nus et tous ensemble , filles et garçons , mère et Gis, frères et sœurs, et ne craignent point BUFFON. XII. l4 190 DEL HOMME. qu'on les voie dans cet état; en sortant de ces bains extrêmement chauds, ils vont se jeter dans une ri- vière très froide. Ils offrent aux étrangers leurs fem- mes et leurs filles, et tiennent à grand honneur qu'on veuille bien coucher avec elles ; cette coutume est également établie chez les Samoièdes, les Boran- diens, les Lapons, et les Groenlandois. Les Lapones sont habillées l'hiver de peaux de rennes, et l'été de peaux d'oiseaux qu'elles ont écorchés ; l'usage du lins:e leur est inconnu. Les Zembliennes ont le nez et les oreijles percés pour porter des pendants de pierre bleue ; elles se font aussi des raies bleues au front et au menton : leurs maris se coupent la barbe en rond, et ne portent point de cheveux. Les Groen- landoises s'habillent de peaux de chiens de mer; elles se peignent aussi le visage de bleu et de jaune , et portent des pendants d'oreilles. Tous vivent sous terre ou dans les cabanes presque entièrement en- terrées, et couvertes d'écorces d'arbres ou d'os de poissons : quelques uns font des tranchées souter- raines pour communiquer, de cabane en cabane, chez leurs voisins pendant l'hiver. Une nuit de plu- sieurs mois les oblige à conserver de la lumière dans ce séjour par des espèces de lampes qu'ils entretien- nent avec la môme huile de baleine qui leur sert de boisson. L'été ils ne sont guère plus à leur aise que l'hiver; car ils sont obligés de vivre continuellement dans une épaisse fumée : c'est le seul moyen qu'ils aient imaginé pour se garantir de la piqûre des mou- cherons, plus abondants peut-être dans ce climat glacé qu'ils ne le sont dans les pays les plus chauds. Avec cette manière de vivre si dure et si triste, ils ne VARIETES DANS L ESPECE HUMAINE. I9I sont presque jamais malades, et ils parviennent tous à une vieillesse extrême : les vieillards sont même si vigoureux, qu'on a peine à les distinguer d'avec les jeunes : la seule incommodité à laquelle ils soient sujets, et qui est fort commune parmi eux, est la cécité : comme ils sont continuellement éblouis par l'éclat de la neige pendant l'hiver, l'automne et le printemps, et toujours aveuglés par la fumée pen- dant l'été , la plupart perdent les yeux en avançant en âge. Les Samoièdes, les Zembliens, les Borandiens, les Lapons, les Groenlandois, et les sauvages du INord au dessus des Esquimaux, sont donc tous des hom- mes de môme espèce , puisqu'ils se ressemblent par la forme, par la taille, par la couleur, par les mœurs, et même par la bizarrerie des coutumes. Celle d'of- frir aux étrangers leurs femmes, et d'être fort flattés qu'on veuille bien en faire usage, peut venir de ce qu'ils connoissent leur propre difformité et la lai- deur de leurs femmes ; ils trouvent apparemment moins laides celles que les étrangers n'ont pas dé- daignées : ce qu'il y a de certain, c'est que cet usage est général chez tous ces peuples, qui sont cepen- dant fort éloignés les uns des autres, et môme sépa- rés par une grande mer, et qu'on le retrouve chez les ïartares de Crimée, chez les Calmouques, et plusieurs autres peuples de Sibérie et de Tartarie , qui sont presque aussi laids que ces peuples du Nord, au lieu que dans toutes les nations voisines , comme à la Chine, en Perse ^, où les femmes sont belles, les hommes sont jaloux à l'excès. 1. La Boulaye dit qu'après la morl des femmes du Schah l'on ne ig2 DE t HOMME. En exaiiiinant lous les peuples voisins de celle lon- gue bande de terre qu'occupe la race lapone, on trou- vera qu'ils n'ont aucun rapport avec cette race : il n'y a que les Ostiaques et les Tonguses qui leur res- semblent; ces peuples touchent aux Samoièdes du côte du midi et du sud-est. Les Samoièdes et les Borandiens ne ressemblent point aux Russiens; les Lapons ne ressemblent en aucune façon aux Finnois, aux Golhs, aux Danois , aux Norwëgiens ; les Groen- landols sont tout aussi différents des sauvages du Ca- nada. Ces autres peuples sont grands, bien faits; et quoiqu'ils soient assez différents entre eux, ils le sont inûniment plus des Lapons. Mais les Ostiaques sem- blent elre des Samoièdes un peu moins laids et moins raccourcis que les autres, car ils sont petits et mal faits; ils vivent de poisson ou de viande crue, ils mangent la chair de toutes les espèces d'animaux sans aucun apprêt , ils boivent plus volontiers du sang que de l'eau ; ils sont pour la plupart idolâtres et er- rants , comme les Lapons et les Samoièdes. Enfin, ils me paroissent faire la nuance entre la race lapone et la race lartare ; ou, pour mieux dire, les Lapons, les Samoièdes, les Borandiens, les Zembliens , et peul- être les Groenlandois et les Pygmées du nord de l'Amérique , sont des Tartares dégénérés autant qu'il est possible; les Ostiaques sont des Tartares qui ont moins dégénéré; les Tonguses encore moins que les Ostiaques, parce qu'ils sont moins petits et moins srait où elles sont enterrées, afin de lui ôter tout sujet de jalousie, de même que les anciens Égyptiens ne vouloient point faire embaumer leur femmes que quatre ou cinq jours après leur mort, de crainte que les chirurgiens n'eussent quelque tentation. VARIETES DANS L ESPÈCE HUMAINE. i ()5 mal faits, quoique tout aussi laids. Les Samoièdes et les Lapons sont environ sous le 68 ou 69^ degré de latitude; mais les Ostiaques et les Tonguses habitent sous le 60^ degré. Les Tartares qui sont au ôS*" de- gré le long du Wolga sont grossiers, stupides et bru- taux; ils ressemblent aux Tonguses, qui n'ont, comme eux, presque aucune idée de religion; ils ne veulent pour femmes que des filles qui ont eu commerce avec d'autres hommes» La nation tartare , prise en général , occupe des pays immenses en Asie : elle est répandue dans toute l'étendue de terre qui est depuis la Russie jusqu'au Kamtschatka, c'est-à-dire dans un espace de onze ou douze cents lieues en longueur, sur plus de sept cent cinquante lieues de largeur; ce qui fait un ter- rain plus de vingt fois plus grand que celui de la France. Les Tartares bornent la Chine du côté du nord et de l'ouest; les royaumes de Boulan et d'Ava, l'empire du Mogol, et celui de Perse jusqu'à la mer Caspienne du côté du nord : ils se sont aussi répandus le long du Wolga et de la côte occidentale de la mer Cas- pienne jusqu'au Daghestan; ils ont pénétré jusqu'à la côte septentrionale de la mer Noire , et ils se sont établis dans la Crimée et dans la petite Tartarie près de la Moldavie et de l'Ukraine. Tous ces peuples ont le haut du visage fort large et ridé, même dans leur jeunesse, le nez court et gros, les yeux petits et en- foncés , les joues fort élevées, le bas du visage étroit, le menton long et avancé, la mâchoire supérieure en- foncée, les dents longues et séparées, les sourcils gros, qui leur couvrent les yeux, les paupières épais- ses, la face plate, le teint basané et olivâtre, les che- 194 ^^ l'homme. veux noirs; ils sont de stature médiocre, mais très forts et très robustes; ils n'ont que peu de barbe, et elle est par petits épis comme celle des Chinois; ils ont les cuisses grosses et les jambes courtes. Les plus laids de tous sont les Calmouques, dont l'aspect a quelque chose d'effroyable; ils sont tous errants et vagabonds, habitant sous des tentes de toile, de feu- tre, de peaux. Ils mangent de la chair de cheval, de chameau , etc., crue ou un peu mortifiée sous la selle de leurs chevaux; ils mangent aussi du poisson des- séché au soleil. Leur boisson la plus ordinaire est du lait de jument fermenté avec de la farine de millet. Ils ont presque tous la tête rasée, à l'exception du toupet, qu'ils laissent croître assez pour en faire une tresse de chaque côté du visage. Les femmes , qui sont aussi laides que les hommes , portent leurs che- veux ; elles les tressent et y attachent de petites pla- ques de cuivre et d'autres ornements de cette espèce. La plupart de ces peuples n'ont aucune religion, au- cune retenue dans leurs mœurs, aucune décence; ils sont tous voleurs ; et ceux du Daghestan , qui sont voisins des pays policés, font un grand commerce d'esclaves et d'hommes, qu'ils enlèvent par force pour les vendre ensuite aux Turcs et aux Persans. Leurs principales richesses consistent en chevaux : il y en a peut-être plus en Tartane qu'en aucun autre pays du monde. Ces peuples se font une habitude de vi- vre avec leurs chevaux : ils s'en occupent continuelle- ment ; ils les dressent avec tant d'adresse et les exer- cent si souvent, qu'il semble que ces animaux n'aient qu'un même esprit avec ceux qui les manient; car non seulement ils obéissent parfaitement au moindre VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. IqS mouvement de la bride, mais ils sentent pour ainsi dire l'intention et la pensée de celui qui les monte. Pour connoître les différences particulières qui se trouvent dans cette race tartare, il ne faut que com- parer les descriptions que les voyageurs ont faites de chacun des différents peuples qui la composent. Les Calmouques, qui habitent dans le voisinage de la mer Caspienne, entre les Moscovites et les grands Tar- tares, sont, selon Tavernier, des hommes robustes, mais les plus laids et les plus difformes qui soient sous le ciel; ils ont le visage si plat et si large , que d'un œil à l'autre il y a l'espace de cinq ou six doigts ; leurs yeux sont exlraordinairement petits, et le peu qu'ils ont de nez est si plat, qu'on n'y voit que deux trous au lieu de narines; ils ont les genoux tournés en dehors et les pieds en dedans. Les Tartares du Daghestan sont, après les Calmouques, les plus laids de tous les Tartares. Les petits Tartares ou Tartares nogais, qui habitent près de la mer Noire, sont beau- coup moins laids que les Calmouques ; mais ilsont ce- pendant le visage large, les yeux petits, et la forme du corps semblable à celle des Calmouques; et on peut croire que cette race de petits Tartares a perdu une partie de sa laideur, parce qu'ils se sont mêlés avec les Gircassiens, les Moldaves, et les autres peu- ples dont ils sont voisins. Les Tartares vagolistes en Sibérie ont le visage large comme les Calmouques, le nez court et gros, les yeux petits; et quoique leur langage soit différent de Celui des Calmouques, ils ont tant de ressemblance, qu'on doit les regarder comme étant de la même race. Les Tartares bratski sont , selon le P. Avril, de la même race que les Cal- 1^6 DE L HOAIME. mouques. A mesure qu'on avance vers l'orient dans Ja Tartarie indépendante, les traits des Tartares se radoucissent un peu; mais les caractères essentiels à leur race restent toujours. Et enfin les Tartares mon- goux, qui ont conquis la Chine, et qui de tous ces peuples étoient les plus policés, sont encore aujour- d'hui ceux qui sont les moins laids et les moins mal faits : ils ont cependant, comme tous les autres , les yeux petits, le visage large et plat, peu de barbe, mais toujours noire ou rousse, le nez écrasé et court, le teint basané, mais moins olivâtre. Les peuples du Thibet et des autres provinces méridionales de Tar- tarie sont , aussi bien que les Tartares voisins de la Chine, beaucoup moins laids que les autres. M. San- chez, premier médecin des armées russiennes, homme distingué par son mérite et par l'étendue de ses con- noissances, a bien voulu me communiquer par écrit les remarques qu'il a faites en voyageant en Tartarie. Dans les années 1755, 1736 et 1737 il a parcouru l'Ukraine , les bords du Don jusqu'à la mer de Za- bâche, et les confins du Cuban jusqu'à Azof; il a traversé les déserts qui sont entre le pays de Crimée et de Backmut; il a vu les Calmouques, qui habi- tent sans avoir de demeure fixe, depuis le royaume de Casan jusqu'aux bords du Don; il a aussi vu les Tartares de Crimée et de Nogai , qui errent dans les déserts qui sont entr^ la Crimée et l'Ukraine, et aussi les Tartares kergissi et tcheremissi, qui sont au nord d'Astracan depuis le bo"" jusqu'au 60* degré de latitude. H a observé que les Tartares de Crimée et de la province de Cuban jusqu'à Astracan sont de taille médiocre, qu'ils ont les épaules larges, le flanc VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. I97 otroitj les membres nerveux, les yeux noirs et le teint basané. Les Tartares kergissi et tcheremissi sont plus petits et plus trapus; ils sont moins agiles et plus grossiers; ils ont aussi les yeux noirs, le teint ba- sané , le visage encore plus large que les premiers. Il observe que parmi ces Tartares on trouve plusieurs hommes et femmes qui ne leur ressemblent point du tout, ou qui ne leur ressemblent qu'imparfaitement^ et dont quelques uns sont aussi blancs que les Po~ lonois. Comme il y a parmi ces nations plusieurs es- claves , hommes et femmes, enlevés en Pologne et en Russie , que leur religion leur permet la polygamie et la multiplicité des concubines , et que leurs sul- tans ou murzas, qui sont les nobles de ces nations^ prennent leurs femmes en Circassie et en Géorgie , les enfants qui naissent de ces alliances sont moins laids et plus blancs que les autres : il y a même parmi ces Tartares un peuple entier dont les hommes et les femmes sont d'une beauté singulière ; ce sont les Kabardinski. M. Sanchez dit en avoir rencontré trois cents à cheval qui venoient au service de la Ptussie, et il assure qu'il n'a jamais vu de plus beaux hoaimes, et d'une figure plus noble et plus mâle : ils ont le visage beau , frais et vermeil ; les yeux grands , vifs et noirs ; la taille haute et bien prise. Il dit que le lieutenant- général de Serapikin , qui avoit demeuré long-temps en Kabarda, lui avoit assuré que les femmes étoient aussi belles que les hommes. Mais cette nation, si différente des Tartares qui l'environnent, vient ori- ginairement de l'Ukraine, à ce que dit M. Sanchez, et a été transportée en Kabarda il y a environ cent cin- quante ans. igS DE l'homme. Ce sang tartare s'est mêlé d'un côté avec les Chi- nois, et de l'autre avec les Russes orientaux; et ce mélange n'a pas fait disparoître en entier les traits de cette race, car il y a parmi les Moscovites beau- coup de visages tartares ; et quoiqu'en général cette nation soit du même sang que les autres nations eu- ropéennes, on y trouve cependant beaucoup d'indi- vidus qui ont la forme du corps carrée , les cuisses grosses et les jambes courtes comme les Tartares : mais les Chinois ne sont pas, à beaucoup près, aussi différents des Tartares que le sont les Moscovites; il n'est pas même sûr qu'ils soient d'une autre race; la seule chose qui pourroit le faire croire, c'est la différence totale du naturel , des mœurs, et des cou- tumes de ces deux peuples. Les Tartares, en général, sont naturellement fiers, belliqueux, chasseurs; ils aiment la fatigue , l'indépendance ; ils sont durs et grossiers jusqu'à la brutalité. Les Chinois ont des mœurs tout opposées; ce sont des peuples mous , pa- cifiques , indolents, superstitieux, soumis, dépen- dants jusqu'à l'esclavage, cérémonieux, complimen- teurs jusqu'à la fadeur et à l'excès : mais, si on les compare aux Tartares par la figure et par les traits, on y trouvera des caractères d'une ressemblance non équivoque. Les Chinois, selon Jean Hugon , ont les membres bien proportionnés, et sont gros et gras; ils ont le visage large et rond, les yeux petits, les sourcils grands , les paupières élevées , le nez petit et écrasé ; ils n'ont que sept ou huit épis de barbe noire à cha- que lèvre , et fort peu au menton. Ceux qui habitent les provinces méridionales sont plus bruns, et ont le VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 19,9 teint plus basane que les autres; ils ressemblent par la couleur aux peuples de la Mauritanie, et aux Es- pagnols les plus basanés, au lieu que ceux qui habi- tent les provinces du milieu de l'empire sont blancs comme les Allemands. Selon Dampier et quelques autres voyageurs, les Chinois ne sont pas tous, à beaucoup près, gros et gras; mais il est vrai qu'ils font grand cas de la grosse taille et de l'embonpoint. Ce voyageur dit même, en parlant de habitants de l'île Saint-Jean sur les côtes de la Chine , que les Chinois sont grands, droits, et peu chargés de graisse; qu'ils ont le visage long et le front haut, les yeux petits, le nez assez large et élevé dans le milieu, la bouche ni grande ni petite, les lèvres assez déliées, le teint couleur de cendre, les cheveux noirs; qu'ils ont peu de barbe, qu'ils l'arrachent, et n*en laissent venir que quelques poils au menton et à la lèvre su- périeure. Selon Le Gentil , les Chinois n'ont rien de choquant dans la physionomie; ils sont naturellement blancs, surtout dans les provinces septentrionales; ceux que la nécessité oblige de s'exposer aux ardeurs du soleil sont basanés, surtout dans les provinces du midi : ils ont , en général , les yeux petits et ovales , le nez court, la taille épaisse et d'une hauteur mé- diocre. Il assure que les femmes font tout ce qu'elles peuvent pour faire paroître leurs yeux petits, et que les jeunes filles, instruites par leur mère, se tirent continuellement les paupières, afin d'avoir les yeux petits et longs ; ce qui joint à un nez écrasé et à des oreilles longues, larges, ouvertes et pendantes, les rend des beautés parfaites : il prétend qu'elles ont le teint beau, les lèvres fort vermeilles, la bouche bien 200 DE L nOM3IE. faite, les cheveux fort noirs, mais que l'usage du botel leur noircit les dents, et que celui du fard, dont elles se servent, leur gâte si fort la peau, qu'elles paroissent vieilles avant l'âge de trente ans. Palafox assure que les Chinois sont plus blancs que les Tartares orientaux, leurs voisins; qu'ils ont aussi moins de barbe ; mais qu'au reste il y a peu de différence entre les visages de ces nations. Il dit qu'il est très rare de voir à la Chine ou aux Philippines des yeux bleus , et que jamais on n'en a vu dans ce pays qu'aux Européens ou à des personnes nées dans ces climats de parents européens. Inigo de Biervillas prétend que les femmes chi- noises sont mieux faites que les hommes. Ceux-ci, selon lui , ont le visage large et le teint assez jaune ; le nez gros et fait à peu près comme une nèfle, et pour la plupart écrasé ; la taille épaisse à peu près comme celle des Hollandois. Les femmes , au con- traire, ont la taille dégagée, quoiqu'elles aient pres- que toutes l'embonpoint, le teint et la peau admira- bles, les yeux les plus beaux du monde : mais, à la vérité, il y en a peu, dit-il , qui aient le nez bien fait, parce qu'on le leur écrase dans leur jeunesse. Les voyageurs hollandois s'accordent tous à dire que les Chinois ont, en général, le visage large, les yeux petits, le nez camus, et presque point de barbe; que ceux qui sont nés à Canton, et tout le long de la côte méridionale, sont aussi basanés que les habitants de Fez en Afrique ; mais que ceux des provinces intérieures sont blancs pour la plupart. Si nous comparons maintenant les descriptions de tous les voyageurs que nous venons de citer avec celles VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. !?01 que notis avons faites des Tartares, nous ne pour- rons guère douter que, quoiqu'il y ait de la variété dans la forme du visage et de la taille des Chinois, ils n'aient cependant beaucoup plus de rapport avec les Tartares qu'avec aucun autre peuple, et que ces différences et cette variété ne viennent du climat et du mélange des races : c'est le sentiment de Chardin. « Les petits Tartares, dit ce voyageur, ont commu- nément la taille plus petite de quatre pouces que la nôtre , et plus grosse à proportion ; leur teint est rouge et basané; leurs visages sont plats, larges, et carrés; ils ont le nez écrasé , et les yeux petits. Or, comme ce sont là tout-^à-fait les traits des habitants de la Chine, j'ai trouvé , après avoir bien observé la chose durant mes voyages, qn'ily a la même cou- figuration de visage et de taille dans tous les peuples qui sont à l'orient et au septentrion de la mer Cas- pienne et à l'orient de la presqu'île de Malaca ; ce qui depuis m'a fait croire que ces divers peuples sor- tent tous d'une même souche , quoiqu'il paroisse des différences dans leur teint et dans leurs mœurs : car, pour ce qui est du teint, la différence vient de la qua- lité du climat et de celle des aliments; et, à l'égard des mœurs, la différence vient aussi de la nature du terroir et de l'opulence plus ou moins grande. » Le P. Parennin , qui, comme l'on sait, a demeuré si long-temps à la Chine , et en a si bien observé les peuples et les mœurs , dit que les voisins des Chinois du côté de l'occident, depuis le Thibet en allant au nord jusqu'au Chamo, semblent être différents des Chinois par les mœurs, par le langage , parles traits du visage , et par la configuration extérieure ; que ce 202 DE L HOMME. sont gens ignorants, grossiers, fainéants, défaut rare parmi les Chinois; que quand il vient quelqu'un de ces Tartares à Pékin , et qu'on demande aux Chinois la raison de cette différence, ils disent que cela vient de l'eau et de la terre, c'est-à-dire de la nature du pays, qui opère ce changement sur le corps et même sur l'esprit des habitants. Il ajoute que cela paroît en- core plus vrai à la Chine que dans tous les autres pays qu'il ait vus, et qu'il se souvient qu'ayant suivi l'em- pereur jusqu'au 4^^ degré de latitude nord dans la Tartarie , il trouva des Chinois de Nankin qui s'y éloient établis, et que leurs enfants y étoient deve- nus de vrais Mongoux, ayant la tête enfoncée dans les épaules, les jambes cagneuses, et dans tout l'air une grossièreté et une malpropreté qui rebutoient^. Les Japonois sont assez semblables aux Chinois pour qu'on puisse les regarder comme ne faisant qu'une seule et même race d'hommes; ils sont seu- lement plus jaunes ou plus bruns, parce qu'ils habi- tent un climat plus méridional; en général, ils sont de forte complexion, ils ont la taille ramassée, le vi- sage large et plat, le nez de même, les yeux petits, peu de barbe, les cheveux noirs; ils sont d'un natu- rel fort altier, aguerris, adroits, vigoureux, civils et obligeants, parlant bien , féconds en compliments, mais inconstants et fort vains ; ils supportent avec une constance admirable la faim, la soif, le froid, le chaud, les veilles, la fatigue, et toutes les incommodités de la vie, de laquelle ils ne font pas grand cas; ils se servent, comme les Chinois, de petits bâtons pour 1. Voyez la lettre du P. Parennin, datée de Pékin le 28 septembre i/ôo, recueil XXIV des Lettres édifiantes. VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 200 manger, et font aussi plusieurs cérémonies ou plutôt plusieurs grimaces et plusieurs mines fort étranges pendant le repas; ils sont laborieux et très habiles dans les arts et dans tous les métiers; ils ont, en un mot, à très peu près le même naturel, les mêmes mœurs , et les mômes coutumes que les Chinois. L'une des plus bizarres, et qui est commune à ces deux nations, est de rendre les pieds des femmes si petits, qu'elles ne peuvent presque se soutenir. Quel- ques voyageurs disent qu'à la Chine, quand une fdie a passé l'âge de trois ans, on lui casse le pied, en sorte que les doigts sont rabattus sous la plante, qu'on y applique une eau forte qui brûle les chairs, et qu'on l'enveloppe de plusieurs bandages jusqu'à ce qu'il ait pris son pli. Ils ajoutent que les femmes ressentent cette douleur pendant toule leur vie , qu'elles peu- vent à peine marcher, et que rien n'est plus dés- agréable que leur démarche; que cependant elles souffrent cette incommodité avec joie, et que, comme c'est un moyen de plaire, elles tâchent de se rendre le pied aussi petit qu'il leur est possible. D'autres voyageurs ne disent pas qu'on leur casse le pied dans leur enfance, mais seulement qu'on le serre avec tant de violence qu'on l'enjpêche de croître, et ils conviennent assez unanimement qu'une femme de condition, ou seulement une jolie femme à la Chine, doit avoir le pied assez petit pour trouver trop aisée la pantoufle d'un enfant de six ans. Les Japonois et les Chinois sont donc une seule et même race d'hommes qui se sont très ancienne- ment civilisés, et qui diflèrent des Tarlares plus par les mœurs que par la figure ; la bonté du terrain , la 2o4 DE l'hommï:. douceur du climat, le voisinage de la mer, ont pu contribuer à rendre ces peuples policés, tandis que les Tarlares, éloignés de la mer et du commerce des autres nations, et séparés des autres peuples du côté du midi par de hautes montagnes, sont demeurés errants dans leurs vastes déserts sous un ciel dont la rigueur, surtout du côté du nord, ne peut être sup- portée que par des hommes durs et grossiers. Le pays d'Yeço , qui est au nord du Japon, quoique situé sous un climat qui devroit être tempéré , est cependant très froid, stérile, et très montueux : aussi les habitants de celte contrée sont-ils tous dif- férents des Japonois et des Chinois; ils sont grossiers, brutaux , sans mœurs, sans arts; ils ont le corps court et gros , les cheveux longs et hérissés, les yeux noirs, le front plat , le teint jaune, mais un peu moins que celui des Japonois ; ils sont fort velus sur le corps et même sur le visage ; ils vivent comme des sauvages, et se nourrissent de lard de baleine et d'huile de poisson; ils sont très paresseux, très malpropres dans leurs vêtements. Les enfants vont presque nus. Les femmes n'ont trouvé, pour se parer, d'autres moyens que de se peindre de bleu les sourcils et les lèvres. Les hommes n'ont d'autre plaisir que d'aller à la chasse des loups marins, des ours, des élans, des rennes, et à la pêche de la baleine; il y en a cependant qui ont quelques coutumes japonoises , comme celle de chanter d'une voix tremblante : mais en général ils ressemblent plus aux Tartares septen- trionaux , ou aux Samoïèdes , qu'aux Japonois. Maintenant, si l'on examine les peuples voisins de la Chine au midi et à l'occident, on trouvera que les VAIMÉTES DANS L ESPECE HUMAINE. 205 Cochinchinois , qui habitent un pays montueux et plus méridional que la Chine, sont plus basanés et pius laids que les Chinois, et que les Tunquinois, dont le pays est meilleur, et qui vivent sous un cli- mat jnoîns chaud que les Cochiiichinois, sont mieux faits et moins laids. Selon Dampier, les Tunquinois sont, en général, de moyenne taille : ils ont le teint basané comme les Indiens , mais avec cela la peau si belle et si unie, qu'on peut s'apercevoir du moindre changement qui arrive sur leur visage lorsqu'ils pâ- lissent ou qu'ils rougissent; ce qu'on ne peut pas reconnoître sur le visage des autres Indiens. Ils ont communément le visage plat et ovale, le nez et les lèvres assez bien proportionnés, les cheveux noirs, longs et fort épais; ils se rendent les dents aussi noi- res qu'il leur est possible. Selon les relations qui sont à la suite des Voyages de Tavernier, les Tunquinois sont de belle taille et d'une couleur un peu olivâtre; ils n'ont pas le nez ni le visage si plats que les Chi- nois, et ils sont en général mieux faits. Ces peuples, comme l'on voit, ne diffèrent pas beaucoup des Chinois ; ils ressemblent par la cou- leur à ceux des provinces méridionales : s'ils sont plus basanés, c'est parce qu'ils habitent sous un climat plus chaud; et quoiqu'ils aient le visage moins plat et le nez moins écrasé que les Chinois, on peut les regarder comnie des peuples de même origine. Il en est de même des Siamois, des Péguans, des habitants d'Arcan , de Laos, etc. : tous ces peuples ont les traits assez ressemblants à ceux des Chinois ; et quoiqu'ils en diffèrent plus ou moins par la cou- leur, ils ne diffèrent cependant pas tant des Chinois îUFFOiV. XII. l5 206 DE l'homme. que des aulres Indieas. Selon La Loubère , les Sia- mois sont plutôt petits que grands ; ils ont le corps bien fait; la figure de leur visage tient moins de l'o- vale que du losange; il est large et élevé par le haut des joues, et tout d'un coup leur front se rétrécit et se termine autant en pointe que leur menton ; ils ont les yenx petits et fendus obliquement, le blanc de l'œil jaunâtre, les joues creuses, parce qu'elles sont trop élevées par le haut, la bouche grande , les lè- vres grosses , et les dents noircies ; leur teint est grossier et d'un brun mêlé de rouge , d'autres voya- geurs disent d'un gris cendré , à quoi le haie conti- nuel contribue autant que la naissance ; ils ont le nez court et arrondi par le bout , les oreilles plus grandes que les noires; et plus elles sont grandes, plus ils les estiment. Ce goût pour les longues oreilles est commun à tous les peuples de l'Orient : mais les uns tirent leurs oreilles par le bas pour les allonger, sans les percer qu'autant qu'il le faut pour y attacher des boucles ; d'autres, comme au pays de Laos, en agran- dissent le Irou si prodigieusement, qu'on pourroit presque y passer le poing, en sorte que leurs oreilles descendent jusque sur les épaules : pour les Siamois, ils ne les ont qu'un peu plus grandes que les nôtres, et c'est naturellement et sans artifice. Leurs cheveux sont gros, noirs et plats; les hommes et les femmes les portent si courts, qu'ils ne leur descendent qu'à la hauteur des oreilles tout autour de la tête. Ils met- tent sur leurs lèvres une pommade parfumée qui les fait paroître encore plus pâles qu'elles ne le seroient naturellement; ils ont peu de barbe, et ils arrachent le peu qu'ils en ont; ils ne coupent point leurs on- VARIÉTÉS DANS T ESPÈCE HUMAINE. 20^ gles, etc. Slruys dit que les femmes siamoises por- tent des pendants d'oreilles si massifs et si pesants , que les trous où ils sont attachés deviennent assez grands pour y passer le pouce ; il ajoute que le teint des hommes et des femmes est basané, que leur taille n'est pas avantageuse, mais qu'elle est bien prise et; dégagée, et qu'en général les Siamois sont doux et polis. Selon le P. Tachard , les Siamois sont très dis- pos, ils ont parmi eux d'habiles sauteurs et des fai- seurs de tours d'équilibre aussi agiles que ceux d'Eu- rope. Il dit que la coutume de se noircir les dents vient de l'idée qu'ont les Siamois qu'il ne convient point à des hommes d'avoir les dents blanches couime les animaux, que c'est pour cela qu'ils se les noir- cissent avec une espèce de vernis qu'il faut renou- veler de temps en temps, et que, quand ils appli- quent ce vernis , ils sont obligés de se passer de manger pendant quelques jours, afin de donner le temps à cette drogue de s'attacher. Les habitants des royaumes de Pégu et d'Aracan ressemblent assez aux Siamois, et ne diffèrent pas beaucoup des Chinois par la forme du corps ni par la physionomie; ils sont seulement plus noirs. Ceux d'Aracan estiment im front large et plat; et, pour le rendre tel , ils appliquent une plaque de plomb sur le front des enfants qui viennent de naître. Ils ont les narines larges et ouvertes, les yeux petits et vifs, et les oreilles si allongées qu'elles leur pendent jusque sur les épaules; ils mangent sans dégoût des souris, des rats, des serpents et du poisson corrompu. Les femmes y sont passablement blanches, et por- tent les oreilles aussi allongées que celles des hom- 2o8 UE l'homme. mes. Les peuples d'Achen, qui sont encore plus au nord que ceux d'Aracan, ont aussi le visage plat et la couleur olivâtre : ils sont grossiers, et laissent aller leurs enfants tout nus; les filles ont seulement une plaque d'argent sur leurs parties naturelles^. Tous ces peuples, comme Ton voit, ne diflerent pas beaucoup des Chinois, et tiennent encore des Tartares les petits yeux, le visage plat, la couleur olivâtre; mais en descendant vers le midi, les traits commencent à changer d'une manière plus sensible, ou du moins à se diversifier. Les habitants de la pres- qu'île de Malaca et de l'île de Sumatra sont noirs, petits, vifs, et bien proportionnés dans leur petite taille ; ils ont même l'air fier, quoiqu'ils soient nus de la ceinture en haut, à l'exception d'une petite écharpe qu'ils portent tantôt sur l'une et tantôt sur l'autre épaule. Ils sont naturellement braves et même redou- tables lorsqu'ils ont pris de l'opium, dont ils font sou- vent usage , et qui leur cause une espèce d'ivresse furieuse. Selon Dampier, les habitants de Sumatra et ceux de Malaca sont de la même race ; ils parlent à peu près la même langue ; ils ont tous l'humeur fière et hautaine ; ils ont la taille médiocre, le visage long, les yeux noirs, le nez d'une grandeur médiocre, les lèvres minces, et les dents noircies par le fréquent usage du bétel. Dans l'île de Pugniatan ou Pissagan, à seize lieues en deçà de Sumatra , les naturels sont de grande taille, et d'un teint jaune, comme celui des Brésiliens; ils portent de longs cheveux fort lisses, et vont absolument nus. Dampier dit que les natu- 1. Voyez le Recueil des voyages de la compagnie hollandoisc, t. IV, page 63; et le Voyage de Mondelslo, (orne II , page 028. VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. 9A}Ç) vels de ces îles Nicobar sont grands et bien propor- tionnés ; qu'ils ont le visage assez long, les cheveux noirs et lisses , et le nez d'une grandeur médiocre ; que les femmes n'ont point de sourcils, qu'apparem- ment elles se les arrachent, etc. Les habitants de l'île de Sombreo , au nord de JNicobar, sont fort noirs, et ils se bigarrent le visage de diverses couleurs, comme de vert, de jaune, etc. Ces peuples de Malaca, de Sumatra , et des petites îles voisines , quoique dif- férents entre eux, le sont encore plus des Chinois, des Tartares, etc. , et semblent être issus d'une autre race; cependant les habitants de Java, qui sont voi- sins de Sumatra et de Malaca , ne leur ressemblent point, et sont assez semblables aux Chinois , à la couleur près, qui est, comme celle des J\ialais, rouge, mêlée de noir. Ils sont assez semblables, dit Pigafetta. aux habitants du Brésil ; ils sont d'une forte com- plexion et d'une taille carrée; ils ne sont ni trop grands ni trop petits, mais bien musclés : ils ont le visage plat, les joues pendantes et gonflées, les sourcils gros et inclinés, les yeux petits, la barbe noire; ils en ont fort peu et fort peu de cheveux, qui sont très courts et très noirs. Le P. Tachard dit que ces peuples de Java sont bien faits et robustes, qu'ils paroissent vifs et résolus, et que l'extrême chaleur les oblige à aller presque nus. Dans les Lettres édifiantes on trouve que les habitants de Java ne sont ni noirs ni blancs, mais d'un rouge pourpré, et qu'ils sont doux, familiers et caressants. François Léguât rapporte que les femmes de Java, qui ne sont pas exposées , comme les hom- mes, aux grandes ardeurs du soleil, sont moins ba- sanées qu'eux, et qu'elles ont le visage beau, le sein i> iO Di. L HOMME. élevé et bien fait, le teint uni et beau, quoique brun, la main belle, l'air doux, les yeux vifs, le rire agréable, et qu'il y en a qui dansent fort joliment. La plus grande partie des voyageurs bollandois s'accordent à dire que lesiiabitanls naturels de cette île, dont ilssont actuelle- ment les possesseurs et les maîtres, sont robustes, bien iaits, nerveux, et bien musclés; qu'ils ontîe visage plat, les joues larges et élevées, de grandes paupières, de petits yeux , les mâchoires grandes, les cheveux longs, le teint basané, et qu'ils n'ont que peu de barbe, qu'ils portent les cheveux et les ongles fort longs, et qu'ils se font limer les dents. Dans une petite île qui est en face de celle de Java , les femmes ont le teint basané, les yeux petits, la bouche grande, le nez écrasé, les cheveux noirs et longs. Par toutes ces relations on peut juger que les habitants de Java ressemblent beaucoup aux Tartares et aux Chinois, tandis que les Malais et les peuples de Sumatra et des petites îles voisines en diffèrent et par les traits et par la forme du corps : ce qui a pu arriver très naturellement; car la presqu'île de Malaca et les îles du Sumatra et de Java, aussi bien que toutes les au- tres îles de l'archipel indien , doivent avoir été peu- plées par les nations des continents voisins, et même par les Européens , qui s'y sont habitués depuis plus de deux cent cinquante ans; ce qui fait qu'on doit V trouver une très grande variété dans les hommes, soit pour les traits du visage et la couleur de la peau, soit pour la forme du corps et la proportion des mem- bres. Par exemple, il y a dans cette île de Java une nation qu'on appelle Cliacrelas ^ qui est toute diffé- rente non seulement des autres habitants de celte île. VARIÉTÉS «ANS LESPÈCE HUMAllNi:. î2 I I mais même de tous les autres Indiens. Ces Chacre- las sont blancs et blonds; ils ont les yeux foibîes, et ne peuvent supporter le grand jour : au contraire , ils voient bien la nuit; le jour ils marchent les yeux baissés et presque fermés. Tous les habitants des îles Moluques sont, selon François Pyrard, semblables à ceux de Sumatra et de Java pour les mœurs , la façon (le vivre, les armes, les habits, le langage, la cou- leur, etc. Selon Mandelslo , les hommes des Moluques sont plutôt noirs que basanés, et les femmes le sont moins. Ils ont tous les chever.x noirs et lisses, les veux gros , les sourcils et les paupières larges , le corps fort et robuste; ils sont adroits et agiles; ils vivent long-lemps, quoique leurs cheveux deviennent blancs de bonne heure. Ce voyageur dit aussi que chaque île a son langage particulier, et qu'on doit croire qu'elles ont été peuplées par différentes nations. Se- lon lui, les habitants de Bornéo et de Baly ont le teint plutôt noir que basané ; mais, selon les autres voyageurs , ils sont seulement bruns comme les au- tres Indiens. Gemelli Carreri dit que les habitants de Ternate sont de la même couleur que les Malais, c'est-à-dire un peu plus bruns que ceux des Philip- pines; que leur physionomie est belle, que les hom- mes sont mieux faits que les femmes, et que les uns et les autres ont grand soin de leurs cheveux. Les voyageurs hollandois rapportent que les naturels de l'île de Banda vivent fort long-temps, et qu'ils y ont vu un homme âgé de cent trente ans, et plusieurs autres qui approchoient de cet âge; qu'en général ces insulaires sont fort fainéants, que les hommes ne font que se promener, et que ce sont les femmes 212 DE L II 0 MME. qui travaillent. Selon Dampier, les naturels originaires de l'île de Timor, qui est l'une des plus voisines de h Nouvelle-Hollande, ont la taille médiocre, le corps droit, les membres déliés, le visage long, les che- veux noirs et pointus, et la peau fort noire ; ils sont adroits et agiles, mais paresseux au suprême degré. Il dit cependant que dans la même île les habitants de la baie de Lopaho sont pour la plupart basanés et de couleur de cuivre jaune, et qu'ils ont les cheveux noirs et tout. plats. Si Ton remonte vers le nord, on trouve Manille et les autres îles Philippines, dont le peuple est peut- être le plus mêlé de l'univers, par les alliances qu'ont faites ensemble les Espagnols, les Indiens, les Chi- nois, les Malabares, les noirs, etc. Ces noirs, qui virent dans les rochers et les bois de cette île, dif- fèrent entièrement des autres habitants : quelques uns ont les cheveux crépus, comme les Nègres d'An- gola; les autres les ont longs : la couleur de leur vi- sage est comme celle des autres Nègres; quelques uns sont un peu moins noirs. On en a vu plusieurs parmi eux qui avoient des queues longues de quatre ou cinq pouces, comme les insulaires dont parle Ptolémée^. Ce voyageur ajoute que des Jésuites très dignes de foi lui ont assuré que dans l'île de Mindoro, voisine de Manille, il y a une race d'hommes appelés Man- g /liens j, qui tous ont des queues de quatre ou cinq pouces de longueur, et même que quelques uns de ces hommes à queue avoient embrassé la foi catho- lique, et que ces Manghiens ont le visage de couleur 1. Voyez les Voyages de GenielU Carreri; Paris, 1719, t. V, p. 68. VARIETES DANS L ESPÈCE HUMAINE. 21 J olivâtre et les cheveux longs. Dampier dit que les habitants de l'île de Mindanao, qui est une des prin- cipales et des plus méridionales des Philippines, sont de taille médiocre; qu'ils ont les membres petits, le corps droit, et la tête menue, le visage ovale, le front plat, les yeux noirs et peu fendus, le nez court, la bouche assez grande, les lèvres petites et rouges, les dents noires et fort saines, les cheveux noirs et lisses, (e teint tanné, mais tirant plus sur le jaune clair que celui de certains autres Indiens; que les femmes ont le teint plus clair que les hommes ; qu'elles sont aussi mieux faites, qu'elles ont le visage plus long, et que leurs traits sont assez réguliers; si ce n'est que leur nez est fort court et tout-à-fait plat entre les yeux ; qu'elles ont les membres très petits, les cheveux noirs et longs ; et que les hommes en général sont spirituels et agiles, mais fainéants et larrons. On trouve dans les Lettres édifiantes que les habitants des Philippines ressemblent aux Malais, qui ont autrefois conquis ces îles; qu'ils ont comme eux le nez petit, les yeux grands, la couleur olivâtre jaune, et que leurs coutumes et leurs langues sont à peu près les mêmes. Au nord de Manille on trouve l'île Formose , qui n'est pas éloignée de la côte de la province de Fo- kien à la Chine : ces insulaires ne ressemblent ce- pendant pas aux Chinois. Selon Struys, les hommes y sont de petite taille, particulièrement ceux qui ha- bitent les montagnes; la plupart ont le visage large. Les femmes ont les mamelles grosses et pleines, et de la barbe comme les hommes ; elles ont les oreilles fort longues, et elles en augmentent encore la Ion- 2 1^ DEL HOMME. giieur par certaines grosses coquilles qui leur servent de pendants; elles ont les cheveux fort noirs et fort longs, le teint jaune noir : il y en a aussi de jaunes blanches et de tout-à-fait jaunes. Ces peuples sont fort fainéants; leurs armes sont le javelot et l'arc, dont ils tirent très bien; ils sont aussi excellents na- geurs, et ils courent avec une vitesse incroyable. C*est dans cette île que Struys dit avoir vu de ses propres yeux un homme qui avoit une queue longue de plus d'un pied, toute couverte d'un poil roux, et fort semblable à celle d'un bœuf. Cet homme à queue assuroit que ce défaut, si c'en étoit un, venoit du climat, et que tous ceux de la partie méridionale de cette île avoient des queues comme lui. Je ne sais si ce que dit Struys des habitants de cette île mérite une entière confiance, et surtout si le dernier fait est vrai : il me paroît au moins exagéré, et différent de ce qu'ont dit les autres voyageurs au sujet de ces hommes à queue, et même de ce qu'en ont dit Pto- lémée, que j'ai cité ci-dessus , et Marc Paul dans sa Description géographique ^ imprimée à Paris en i556, où il rapporte que dans le royaume de Lambry il y a des hommes qui ont des queues de la longueur de la main , qui vivent dans les montagnes. Il paroît que Struys s'appuie de l'autorité de Marc Paul , comme Gemelli Carreri de celle de Ptolémée; et la queue qu'il dit avoir vue est fort diflerente, pour les dimen- sions , de celles que les autres voyageurs donnent aux noirs de Manille, aux habitants de Lambry, etc. L'éditeur des Mémoires de Psalmanasar sur Vile de Formose ne parle point de ces hommes extraordinaires et si différents des autres : il dit même que, quoi- VAUIETES DANS L ESPECE HUMAINE. '21J qu'il fasse fort chaud dans cette île, les femmes y sont fort belles et fort blanches , surtout celles qui ne sont pas obligées de s'exposer aux ardeurs du so- leil ; qu'elles ont un grand soin de se laver avec cer- taines eaux préparées pour se conserver le teint; qu'elles ont le môme soin de leurs dents, qu'elles tiennent blanches autant qu'elles le peuvent , au lieu que les Chinois et les Japooois les ont noires par l'usage du bétel ; que les hommes ne sont pas de grande taille, mais qu'ils ont en grosseur ce qui leur manque en grandeur; qu'ils sont communément vi- goureux, infatigables, bons soldats, fort adroits, etc. Les voyageurs holiandois ne s'accordent point avec ceux que je viens de citer au sujet des habitants de Formose. Mandelslo, aussi bien que ceux dont les relations ont été publiées dans le Recueil des voya- ges qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes de Hollande, disent que ces insulaires sont fort grands, et beaucoup plus hauts de taille que les Européens; que la couleur de leur peau est entre le blanc et le noir, ou d'un brun tirant sur le noir; qu'ils ont le corps velu; que les femmes y sont de petite taille, mais qu'elles sont robustes, grasses, et assez bien faites. La plupart des écrivains qui ont parlé de l'île Formose n'ont donc fait aucime men- tion de ces hommes à queue, et ils diffèrent beau- coup entre eux dans la description qu'ils donnent de la forme et des traits de ces insulaires : mais ils sem- blent s'accorder sur un fait qui n'est peut-être pas moins extraordinaire que le premier, c'est que dans cette île il n'est pas permis aux femmes d'accoucher avant trente-cinq ans, quoiqu'il leur soit libre de se 2l6 DE l'homme. îTiarier long-temps avant cet âge. Rechteren parle de cette coutume dans les termes suivants : « D'abord que les femmes sont mariées, elles ne mettent point d'enfants au monde; ii faut au moins pour cela qu'elles aient trente-cinq ou trente-sept ans. Quand elles sont grosses, leurs prêtresses vont leur fouler le ventre avec les pieds, s'il le faut, et les font avorter avec autani: ou plus de douleur qu'elles n'en souffriroient en accouchant : ce seroit non seu- lement une honte, mais même un gros péché, de laisser venir un enfant avant l'âge prescrit. J'en ai vu qui avoient déjà fait quinze ou seize fois périr leur fruit, et qui étoient grosses pour la dix-septième fois, lorsqu'il leur étoit permis de mettre un enfant au monde. » Les îles Mariannes ou des Larrons, qui sont, comme l'on sait, les îles les plus éloignées du côté de l'orient, et pour ainsi dire les dernières terres de notre hé- misphère, sont peuplées d'hommes très grossiers. Le P. Gobien dit qu'avant l'arrivée des Européens ils n'avoient jamais vu de feu ; que cet élément si nécessaire leur étoit entièrement inconnu; qu'ils ne furent jamais si surpris que quand ils en virent pour la première fois, lorsque Magellan descendit dans Tune de leurs îles. Ils ont le teint basané, mais cependant moins brun et plus clair que celui des ha- bitants des Philippines ; ils sont plus forts et plus ro- bustes que les Européens; leur taille est haute, et leur corps est bien proportionné , quoiqu'ils ne se nourrissent que de racines, de fruits et de poissons. Tls ont tant d'embonpoint, qu'ils en paroissent en^és : mais cet embonpoint ne les empêche pas d'être sou- VARIETES DANS L ESPÈCE UUMAINE. 2\'J pies et agiles. Ils vivent long-temps, et ce n'est pas une chose extraordinaire que de voir chez eux des personnes âgées de cent ans , et cela sans avoir jamais été malade. Gemeili Carreri dit que les habitants de ces îles sont tous d'une Ggure gigantesque, d'une grosse corpulence, et d'une grande force; qu'ils peu- vent aisément lever sur leurs épaules un poids de cinq cents livres. Ils ont pour la plupart les cheveux cré- pus , le nez gros, de grands yeux, et la couleur du vi- sage comme les Indiens. Les habitants de Guan, l'une de ces îles, ont les cheveux noirs et longs, les yeux ni trop gros ni trop petits, le nez grand, les lèvres grosses, les dents assez blanches, le visage long, l'air féroce : ils sont fort robustes et d'une taille fort avan- tageuse ; on dit même qu'ils ont jusqu'à sept pieds de hauteur. k\\ midi des îles Mariannes et à l'orient des îles Moluques, on trouve la terre des Papous et la Nou- velle-Guinée, qui paroissent être les parties les plus méridionales des terres australes. Selon Argensola, ces Papous sont noirs comme les Cafres : ils ont les cheveux crépus, le visage maigre et fort désagréable, et parmi ce peuple si noir on trouve quelques gens qui sont aussi blancs et aussi blonds que les Alle- mands : ces blancs ont les yeux très foibles et très délicats. On trouve, dans la relation de la navigation australe de Le Maire, une description des habitants de cette contrée , dont je vais rapporter les princi- paux traits. Selon ce voyageur, ces peuples sont fort noirs, sauvages et brutaux; ils portent des anneaux aux deux oreilles, aux deux narines , et quelquefois aussi à la cloison du nez, et des bracelets de nacre Slô DE l'homme. de perle au dessus des coudes et aux poignets, et ils se couvrent la tête d'un bonnet d'écorce d'arbre peinte de difl'érentes couleurs : ils sont puissants et bien proportionnes dans leur taille; ils ont les dents noires, assez de barbe, et les cheveux noirs, courts et crépus, qui n'approchent cependant pas autant de la laine que ceux des Nègres; ils sont agiles à la course; ils se servent de massues et de lances, de sabres et d'autres armes faites de bois dur, l'usage du fer leur étant inconnu ; ils se servent aussi de leurs dents comme d'armes offensives, et mordent comme les chiens. Ils mangent du bétel et du pi- ment mêlés avec de la chaux, qui leur sert aussi ù poudrer leur barbe et leurs cheveux. Les femmes sont aflreuses: elles ont de longues mamelles qui leur tombent sur le nombril , le ventre extrêmement gros, les jambes fort menues , les bras de même, des phy- sionomies de singe, de vilains traits, etc. Dampier dit que les habitants de l'île Sabaîa dans la Nouvelle- Guinée sont une sorte d'Indiens fort basanés, qui ont les cheveux noirs et longs, et qui parles manières ne diffèrent pas beaucoup de ceux de l'île Mindanao et lies autres naturels de ces îles orientales; mais qu'outre ceux-là, qui paroissent être les principaux de l'île, il y a aussi des Nègres, et que ces Nègres de la Nouvelle-Guinée ont les cheveux crépus et coton- nés; que les habitants d'une autre île qu'il appelle Garret-Denys sont noirs, vigoureux, et bien taillés; qu'ils ont la tête grosse et ronde , les cheveux frisés €t courts; qu'ils les coupent de différentes manières, «t les teignent aussi de différentes couleurs, de rouge, de blanc , de jaune ; qu'ils ont le visage rond et large VAniÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. 219 avec iHi gros nez plat; que cependant leur physiono- mie ne seroit pas absolument désagréable s'ils ne se défiguroient pas le visage par une espèce de cheville de la grosseur d'un doigt et longue de quatre pouces, dont ils traversent les deux narines, en sorte que les deux bouts touchent à l'os des joues ; qu'il ne paroît qu'un petit brin de nez autour de ce bel ornement; et qu'ils ont aussi de gros trous aux oreilles, où ils mettent des chevilles comme au nez. Les habitant de la côte de la Nouvelle-Hollande, qui est à 16 degrés i5 minutes de latitude méridio- nale et au midi de l'île de Timor, sont peut-être les gens du monde les plus misérables, et ceux de tous les liumains qui approchent le plus des brutes; ils sont grands, droits et menus; ils ont les membres longs et déliés, la tête grosse, le front rond, les sourcils épais. Leurs paupières sont toujours à demi fermées : ils prennent cette habitude dès leur enfance, pour garantir leurs yeux des moucherons qui les in- commodent beaucoup; et comme ils n'ouvrent jamais les yeux, ils ne sauroient voir de loin, à moins qu'ils ne lèvent la tête , comme s'ils vouloient regarder €[uelque chose au dessus d'eux. Ils ont le nez gros, les lèvres grosses et la bouche grande. Ils s'arrachent apparemment les deux den!s du devant de la mâ- choire supérieure; car elles manquent à tous, tant aux hommes qu'aux femmes, aux jeunes et aux vieux. Ils n'ont point de barbe; leur visage est long, d'un aspect 1res désagréable , sans un seul trait qui puisse plaire. Leurs cheveux ne sont pas longs et lisses comme ceux de presque tous les Indiens ; mais ils sont courts, noirs et crépus, comme ceux des Ne- 2ii0 DE L HOMME. gres. Leur peau est noire comme ceile des Nègres de Guinée. Ils n'ont point d'habits, mais seulement un morceau d'écorce d'arbre attaché au milieu du corps en forme de ceinture, avec une poignée d'herbes lon- gues au milieu. Ils n'ont point de maisons; ils cou- chent à l'air sans aucune couverture, et n'ont pour lit que la terre : ils demeurent en troupes de vingt ou trente, hommes, femmes et enfants, tout cela pêle-mêle. Leur unique nourriture est un petit pois- son qu'ils prennent en faisant des réservoirs de pierre dans de petits bras de mer; ils n'ont ni pain, ni grains, ni légumes , etc. Les peuples d'un autre côté de la Nouvelle-Hol- lande, à 22 ou 25 degrés latitude sud, semblent être de la même race que ceux dont nous venons de par- ler : ils sont extrêmement laids; ils ont de même le regard de travers, la peau noire, les cheveux crépus, le corps grand et délié. Il paroît, par toutes ces descriptions, que les îles et les côtes de l'océan indien sont peuplées d'hom- mes très diiïérents entre eux. Lei habitants de Ma- laca, de Sumatra, et des îles JNicobar, semblent tirer leur origine des Indiens de la presqu'île de l'Inde; ceux de Java , des Chinois, à l'exception de ces hom- mes blancs et blonds qu'on appelle Chacreias^ qui doivent venir des Européens; ceux des îles Moluques paroissent aussi venir, pour la plupart, des Indiens de la presqu'île imais les habitants de l'île de Timor, qui est la plus voisine de la Nouvelle-Hollande, sont à peu près semblables aux peuples de cette contrée. Ceux de l'île Formose et des îles Mariannes se res- semblent par la hauteur de la taille, la force et les VARIETES DANS L ESPÈCE IILMAINE. 0,21 traits; ils paroissent former une race à part, clifîe- rente de toutes les autres qui les avoisinent. Les Pa- pous et les autres habitants des terres voisines de la Nouvelle-Guinée sont de vrais noirs, et ressemblent à ceux d'Afrique , quoiqu'ils en soient prodigieuse- ment éloignés, et que cette terre soit séparée du con- tinent de l'Afrique par un intervalle de plus de deux mille deux cents lieues de mer. Les habitants de la Nouvelle-Hollande ressemblent aux Hottentots. Mais avant que de tirer des conséquences de tous ces rap- ports , et avant que de raisonner sur ces différences, il est nécessaire de continuer notre examen en dé- tail des peuples de l'Asie et de l'Afrique. Les Mogols et les autres peuples de la presqu'île de l'Inde ressemblent assez aux Européens par la taille et par les traits; mais ils en diffèrent plus ou moins par la couleur. Les Mogols sont olivâtres, quoiqu'en langue indienne Mogol veuille dire ùla?ic : les fem- mes y sont extrêmement propres, et elles se baignent très souvent; elles sont de couleur olivâtre comme les hommes, et elles ont les jambes et les cuisses fort longues et le corps assez court , ce qui est le con- traire des femmes européennes. Tavernier dit que, lorsqu'on a passé Lahor et le royaume de Cachemire, toutes les femmes du Mogol naturellement n'ont point de poil en aucune partie du corps, et que les hom- mes n'ont que très peu de barbe. Selon Thévenot , les femmes mogoles sont assez fécondes, quoique très chastes; elles accouchent aussi fort aisément, et on en voit quelquefois marcher par la ville dès le lendemain qu'elles sont accouchées. Il ajoute rju'au royaume de Décan on marie les enfants extrêmement BUFFON xir. 16 •229. DE L HOMME. jeunes : dès que le mari a dix ans et la femoie huit, les parents les laisse coucher ensemble , et il y en a qui ont des enfants à cet âge ; mais les femmes qui ont des enfants de si bonne heure cessent ordinaire- ment d'en avoir après l'âge de trente ans, et elles deviennent extrêmement ridées. Parmi ces femmes il y en a qui se font découper la chair en fleurs, comme quand on applique des ventouses; elles pei- gnent ces fleurs de diverses couleurs avec du jus de racines, de manière que leur peau paroît comme une étoOe à fleurs. Les Bengalois sont plus jaunes que les Mogols ; ils ont aussi des mœurs toutes différentes : les femmes sont beaucoup moins chastes; on prétend même que de toutes les femmes de l'Inde ce sont les plus lascives. On fait à Bengale un grand commerce d'esclaves mâ- les et femelles : on y fait aussi beaucoup d'eunuques , soit de ceux auxquels on n'ôte que les testicules, soit de ceux à qui on fait l'amputation tout entière. Ces peuples sont beaux et bien faits; ils aiment le commerce et ont beaucoup de douceur dans les mœurs. Les habitants de la côte de Goromandel sont plus noirs que les Bengalois; ils sont aussi moins ci- vilisés; les gens du peuple vont presque nus. Ceux de la côte de Malabar sont encore plus noirs; ils ont tous les cheveux noirs , lisses et fort longs; ils sont de la taille des Européens: les femmes portent des anneaux d'or au nez. Les hommes, les femmes et les filles se baignent ensemble et publiquement dans des bassins au milieu des villes. Les femmes sont propres et bien faites, quoique noires, ou du moins très brunes; on les marie dès l'âge de huit ans. Les coutumes de ces VARIETES DANS L ESPECE HUMAINE. 22.) différents peuples de l'Inde sont toutes fort singulières et même bizarres. Les Banians ne mangent de rien de ce qui a eu vie; ils craignent môme de tuer le moindre insecte, pas même les poux qui les rongent : ils jettent du riz et des fèves dans les rivières pour nourrir les poissons , et des graines sur la terre pour nourrir les oiseaux et les insectes. Quand ils rencon- trent un chasseur ou un pêcheur, ils le prient instam- ment de se désister de son entreprise; et si l'on est sourd à leurs prières, ils offrent de l'argent pour le fusil et pour les filets; et quand on refuse leurs offres, ils troublent l'eau pour épouvanter les poissons, et crient de toute leur force pour faire fuir le gibier et les oiseaux. Les naïrs de Calicut sont des militaires qui sont tous nobles, et qui n'ont d'autre profession que celle des armes : ce sont des hommes beaux et bien faits, quoiqu'ils aient le teint de couleur olivâtre; ils ont la taille élevée, et ils sont hardis, courageux, et très adroits à manier les armes; iis s'agrandissent les oreilles au point qu'elles descendent jusque sur leurs épaules, et quelquefois plus bas. Ces naïrs ne peuvent avoir qu'une femme ; mais les femmes peu- vent prendre autant de maris qu'il leur plaît. Le P. ïa- chard, dans sa lettre au P. de La Chaise, datée de Pondichéri, du 16 février 1702, dit que, dans les castes ou tribus nobles, une femme peut avoir légiti- mement plusieurs maris ; qu'il s'en est trouvé qui en avoient eu à la fois jusqu'à dix, qu'elles regardoient comme autant d'esclaves qu'elles s'étoient soumis par leur beauté. Cette liberté d'avoir plusieurs maris est un privilège de noblesse que les femmes de condition font valoir autant qu'elles peuvent : mais les bour- '22^1 DE L HOMME. gcoîscs ne peuvent avoir qu'un mari ; il est vrai qu'elles adoucissent la dureté de leur condition par le cora- nierce qu'elles ont avec les étrangers, auxquels elles s'abandonnent sans aucune crainte de leurs maris et sans qu'ils osent leur rien dire. Les mères prostituent leurs filles le plus jeunes qu'elles peuvent. Ces bour- geois de Calicut ou Moucois semblent être d'une au- tre race que les nobles ou nairs; car ils sont, hom- mes et femmes, plus laids, plus jaunes, plus mal faits, et de plus petite taille. Il y a parmi les nairs de certains hommes et de certaines femmes qui ont les jambes aussi grosses que le corps d'un autre homme: cette difformité n'est point une maladie; elle leur vient ie naissance. Il y en a qui n'ont qu'une jambe, et d'autres qui les ont toutes les deux de cette gros- seur monstrueuse : la peau de ces jambes est dure et rude comme une verrue; avec cela ils ne laissent pas d être fort dispos. Cette race dliommes à grosses jambes s'est plus multipliée parmi les nairs que dans aucun autre peuple des Indes : on en trouve cepen- dant quelques uns ailleurs, et surtout à Ceyian, où l'on dit que ces hommes à grosses jambes sont de la race de saint Thomas. Les habitants de Ceyian ressemblent assez à ceux de la côte de Malabar : ils ont les oreilles aussi larges, aussi basses et aussi pendantes; ils sont seulement moins noirs, quoiqu'ils soient cependant fort basanés. Ils ont l'air doux et sont naturellement fort asiles, adroits , et spirituels : ils ont tous les cheveux très noirs ; les hommes les portent fort courts. Les gens du peuple sont presque nus; les femmes ont le sein découvert, cet usage est même assez général dans VAUIEJKS DANS L ESPECE llLMAIiM'. '2'2J ri ride. Il y a des espèces de sauvages dans Vile de Ceylau qu'on appelle Bedas ; ils demeurent dans la partie septentrionale de l'île , et n'occupent qu'un petit canton. Ces Bedas semblent être une espèce d'hommes toute différente de celle de ces climals : ils habitent un petit pays tout couvert de bois si épais, qu'il est fort difficile d'y pénélrer, et ils s'y tiennent si bien cachés , qu'on a de la peine à en découvrir quelques uns. Ils sont blancs comme les Européens; il y en a même quelques uns qui sont roux. Ils ne parlent pas la langue de Ceyian , et leur langage n'a aucun rapport avec toutes les langues des Indiens. Ils n'ont ni villages, ni maisons, ni communîcalion avec personne. Leurs armes sont l'arc et les flèches , avec lesquelles ils tuent beaucoup de sangliers, de cerfs, etc. Ils ne font jamais cuire leur viande; mais ils la confisent dans du miel, qu'ils ont en abondance. On ne sait point l'origine de cette nation, qui n'est pas fort nombreuse , et dont les familles demeurent séparées les unes des autres. Il me paroît que ces Bedas de Ceyian, aussi bien que les Chacrelas de Java, pourroient bien être de race européenne, d'autant plus que ces hommes blancs et blonds sont en très petit nombre. Il est très possible que quelques hommes et quelques femmes européennes aient été abandonnés autrefois dans ces îles, ou qu'ils aient abordé dans un naufrage, et que, dans la crainte d'être maltraités des naturels du pays, ils soient de- meurés eux et leurs descendants dans les bois et dans les lieux les plus escarpés des montagnes, où ils con» linuent à mener la vie de sauvages, qui peut-être u ses douceurs lorsqu'on y est accoutumé. 226 nE l'homme. On croit que les Maldivois viennent des habitants (le Tîle de Ceyian : cependant ils ne leur ressemblent pas, car les habitants de Ceyian sont noirs et mal l'orniés, au lieu que les Maldivois sont bien formés et proportionnés, et qu'il y a peu de différence d'eux aux Européens, à l'exception qu'ils sont d'une cou- leur olivâtre. Au reste, c'est un peuple mêlé de toutes les nations. Ceux qui habitent du côté du nord sont plus civilisés que ceux qui habitent ces îles au sud : ces derniers ne sont pas même si bien faits, et sont plus noirs. Les femmes y sont assez belles , quoique de couleur olivâtre; il y en a aussi quelques unes qui sont aussi blanches qu'en Europe : toutes ont les cheveux noirs, ce qu'ils regardent comme une beauté. ]/art peut y contribuer; car ils tâchent de les faire devenir de cette couleur, en tenant la tête rase à leurs filles jusqu'à l'âge de huit à neuf ans. Ils rasent aussi leurs garçons, et cela tons les huit jours : ce qui, avec le temps, leur rend à tous les cheveux noirs; car il est probable que sans cet usage ils ne les auroient pas tous de cette couleur , puisqu'on voit de petits enfants qui les ont à demi blonds. Une autre beauté pour les femmes est de les avoir fort longs et fort épais^; elles se frottent la tête et le corps d'huile par- fumée. Au reste, leurs cheveux ne sont jamais frisés, mais toujours lisses. Les hommes y sont velus par le corps plus qu'on ne l'est en Europe. Les Maldivois aiment l'exercice et sont industrieux dans les arts : ils sont superstitieux et fort adonnés aux femmes. Elles cachent soigneusement leur sein, quoiqu'elles soient extraordinairement débauchées, et qu'elles s'abandonnent fort aisément ; elles sont fort oisives VARIETES DANS L ESPECE HUMAINE. 227 et se font bercer continuellement; elles mangent à tout moment du bétel, qui est une herbe fort chaude, et beaucoup d'épices à leurs repas. Pour les hommes, ils sont beaucoup moins vigoureux qu'il ne convien- droit à leurs femmes^. Les habitants de Cambaie ont le teint gris ou cou- leur de cendre , les uns plus, les autres moins; et ceux qui sont voisins de la mer sont plus noirs que les autres : ceux de Guzarate sont jaunâtres. Les Ca- narins, qui sont les Indiens de Goa et des îles voi- sines, sont olivâtres. Les voyageurs hollandois rapportent que les ha- bitants de Guzarate sont jaunâtres, les uns plus que les autres; qu'ils sont de môme taille que les Euro- péens; que les femmes qui ne s'exposent que très rarement aux ardeurs du soleil, sont un peu plus blanches que les hommes, et qu'il y en a quelques unes qui sont à peu près aussi blanches que les Por- tugaises. Mandelslo en particulier dit que les habitants de Guzarate sont tous basanés ou de couleur olivâtre plus ou moins foncé, selon le climat où ils demeu- rent; que ceux du côté du midi le sont le plus; que les hommes y sont forts et bien proportionnés, qu'ils ont le visage large et les yeux noirs; que les femmes sont de petite taille, mais propres et bien faites; qu'elles portent les cheveux longs; qu'elles ont aussi des bagues aux narines et de grands pendants d'o- reilles. Il y a parmi eux fort peu de bossus ou de boiteux. Quelques uns ont le teint plus clair que les i. Voyez les Voyages de Pyrard, pages 120 et Sa/lj. 22S DE l'homme. autres; mais i!s ont tous les cheveux noirs et lisses. Les auciens habitants de Guzarate sont aisés à re- connoître; on les distingue des autres par leur cou-^ leur, qui est beaucoup plus noire ; ils sont aussi plus stupides et plus grossiers. La ville de Goa est, comme Ton sait, le princi- pal établissement des Portugais dans les Indes, et, quoiqu'elle soit beaucoup déchue de son ancienne splendeur, elle ne laisse pas d'être encore une ville riche et commerçante. C'est le pays du monde où il se vendoit autrefois le plus d'esclaves; on y trouvoit à acheter des filles et des femmes fort belles de tous les pays des Indes; ces esclaves savent la plupart jouer des instruments, coudre, et broder en perfec- tion. Il y en a de blanches, d'olivâtres, de basanées, et de toutes couleurs : celles dont les Indiens sont le plus amoureux sont les filles cafres de Mozambi- que, qui sont toutes noires. » C'est, dit Pyrard , une chose remarquable entre tous ces peuples indiens, tant maies que femelles, et que j'ai remarquée, que leur sueur ne pue point, où les INègres d'Afrique, tant en deçà que delà le cap de Bonne-Espérance , sentent de telle sorte quand ils sont échauffés, qu'il est impossible d'approcher d'eux, tant ils puent et sentent mauvais comme des poireaux verts. » Il ajoute que les femmes indiennes aiment beaucoup les hom- mes blancs d'Europe, et qu'elles les préfèrent aux blancs des Indes et à tous les autres Indiens. Les Persans sont voisins des Mogols , et ils leur resseînbîent assez; ceux surtout qui habitent les par- lies méridionales de la Perse ne différent presque pas des Indiens. Les habitants d'Ormus, ceux de la VAllIÉTES DANS L liSPÈCK HUMAINE. 22[) province de Bascie et de Balascie, sont très bruns et très basanés; ceux de la province de Chesmur et des autres parties de la Perse, où la chaleur n'est pas aussi grande qu'à Ormus, sont moins bruns; et enfin ceux des provinces septentrionales sont assez blancs. Les femmes des îles du golfe Persique sont, au rapport des voyageurs hollandois, brunes ou jau- nes, et fort peu agréables : elles ont le visage large et de vilains yeux; elles ont aussi des modes et des coutumes semblables à celles des femmes indiennes , comme celle de se passer dans le cartilage du nez des anneaux et une épingle d'or au travers de la peau du nez près des yeux : mais il est vrai que cet usage de se percer le nez pour porter des bagues et d'autres joyaux s'est étendu beaucoup plus loin; car il y a beaucoup de femmes chez les Arabes qui ont une narine percée pour y passer un grand anneau; et c'est une galanterie chez ces peuples de baiser la bouche de leurs femmes à travers ces anneaux, qui sont quelquefois assez grands pour enfermer toule la bouche dans leur rondeur. Xénopbon, en parlant des Perses, dît qu'ils étoient la plupart gros et gras : Marcellin dit au contraire que de son temps ils étoient maigres et secs. Oléa- rius, qui fait cette remarque, ajoute qu'ils sont au- jourd'hui, comme du temps de ce dernier auteur, maigres et secs, mais qu'ils ne laissent pas d'être forts et robustes : selon lui, ils ont le teint olivâtre, les cheveux noirs, et le nez aquilin. Le sang de Perse, dit Chardin, est naturellement grossier: cela se voit aux Guèbres, qui sont le reste des anciens Perses; ils sont laids, mal faits, pesants, ayant la peau rude et 230 DE l'homme. le teint coloré : cela se voit aussi dans les provinces les plus proches de l'Inde, où les habitants ne sont guère moins mal faits que les Guèbres, parce qu'ils ne s'allient qu'entre eux. Mais , dans le reste du royaume, le sang persan est présentement devenu fort beau, par le mélange du sang géorgien et cir- cassien ; ce sont les deux nations du monde où la nature forme de plus belles personnes : aussi il n'y a presque aucun homme de qualité en Perse qui ne soit né d'une mère géorgienne ou circassienne ; le roi lui-même est ordinairement Géorgien ou Gircassien d'origine, du côté maternel; et comme il y a un grand nombre d'années que ce mélange a commencé de se faire, le sexe féminin est embelli comme l'autre, et les Persanes sont devenues fort belles et fort bien faites , quoique ce ne soit pas au point des Géorgien- nes. Pour les hommes , ils sont communément hauts , droits, vermeils, vigoureux, de bon air, et de belle apparence. La bonne température de leur climat et la sobriété dans laquelle on les élève, ne contribuent pas peu à leur beauté corporelle : ils ne la tiennent pas de leurs pères; car, sans le mélange dont je viens de parler, les gens de qualité de Perse seroient les plus laids hommes du monde, puisqu'ils sont originaires de laTartarie, dont les habitants sont, comme nousl'a- vonsdit, laids, mal faits et grossiers: ilssont, au con- traire, fort polis, et ont beaucoup d'esprit; leur ima- gination est vive, prompte et fertile; leur mémoire aisée et féconde; ils ont beaucoup de disposition pour les sciences et les arts libéraux et mécaniques, ils en ont aussi beaucoup pour les armes; ils aiment la gloire , ou la vanité qui en est la fausse image: leur VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. HJl naturel est pliant et souple, leur esprit facile et intri- gant; ils sont galants, même voluptueux; ils aiment le luxe, la dépense, et ils s'y livrent jusqu'à la pro- digalité : aussi n'entendent-ils ni l'économie ni le com- merce^. Ils sont en général assez sobres, et cependant im- modérés dans la quantité de fruits qu'ils mangent. Il est fort ordinaire de leur voir manger un man de me- lon, c'est-à-dire douze livres pesant; il y en a même qui en mangent trois ou quatre ina?îs : aussi en meurt- il quantité par les excès de fruits. On voit en Perse une grande quantité de belles femmes de toutes couleurs ; car les marchands qui les amènent de tous les côtés choisissent les plus belles. Les blanches viennent de Pologne, de Mos- vovie , de Circassie, de Géorgie, et des frontières de la grande Tartarie ; les basanées , des terres du grand Mogol et de celles du roi de Golconde et du roi de Visapour ; et pour les noires elles viennent de la côte de Melinde et de celles de la mer Rouge. Les fem- mes du peuple ont une singulière superstition : celles qui sont stériles s'imaginent que, pour devenir fé- condes , il faut passer sous les corps morts des crimi- nels qui sont suspendus aux fourches patibulaires ; elles croient que le cadavre d'un mâle peut influer, même de loin, et rendre une femme capable de faire des enfants. Lorsque ce remède singulier ne leur réussit pas, elles vont chercher les canaux des eaux qui s'écoulent des bains; elles attendent le temps où il y a dans ces bains un grand nombre d'hommes : 1= Voyez les Voyages de Chardin; Amsterdam, 171-1 ; t. Il, p. 34 = •2J2 DEL HOMME. alors elles traversent plusieurs fois l'eau qui en sort ■; et lorsque cela ne leur réussit pas mieux que la pre- mière recette, elles se déterminent enGn à avaler la partie du prépuce qu'on retranche dans la circonci- sion : c'est le souverain remède contre la stérilité. Les peuples de la Perse, de la Turquie , de l'Ara- bie, de l'Egypte, et de toute la Barbarie, peuvent être regardés comme une même nation qui, dans le temps de Mahomet et de ses successeurs, s'est extrêmement étendue, a envahi des terrains immenses, et s'est prodigieusement mêlée avec les peuples naturels de tous ces pays. Les Persans, les Turcs, les Maures, se sont policés jusqu'à un certain point; mais les Ara- bes sont demeurés pour la plupart dans un état d'in- dépendance qui suppose le mépris des lois : ils vivent, comme les Tartares, sans règles , sans police, et près- que sans société ; le larcin , le rapt , le brigandage , sont autorisés par leurs chefs : ils se font honneur de leurs vices; ils n'ont aucun respect pour la vertu, et de toutes les conventions humaines ils n'ont ad- mis que celles qu'ont produites le fanatisme et la su- perstition. Ces peuples sont fort endurcis au travail. Ils accou- tument aussi leurs chevaux à la plus grande fatigue ; ils ne leur donnent à boire et à manger qu'une seule fois en vingt-quatre heures : aussi ces chevaux s6nt- ils très maigres; mais en même temps ils sont très prompts à la course, et, pour ainsi dire, infatigables. Les Arabes, pour la plupart, vivent misérablement; ils n'ont ni pain ni vin; ils ne prennent pas la peine de cultiver la terre : au lieu de pain ils se nourris- sent de quelques graines sauvages qu'ils détrempent VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. ^7)5 et pétrissent avec le lait de leur bétail. Ils ont dos troupeaux de chameaux, de moutons et de chèvres, qu'ils mènent paître çà et là dans les lieux où ils trou- vent de l'herbe ; ils y plantent leurs tentes qui sont faites de poil de chèvre ; et ils y demeurent avec leurs femmes et leurs enfants . jusqu'à ce que l'herbe soit mangée, après quoi ils décampent pour aller en cher- cher ailleurs. Avec une manière de vivre aussi dure et une nourriture aussi simple, les Arabes ne laissent pas d'être très robustes et très forts; ils sont même d'une assez grande taille et assez bien faits : mais ils ont le visage et le corps brûlés de l'ardeur du soleil; car la plupart vont tout nus, ou ne portent qu'une mauvaise chemise. Ceux des côtes de l'Arabie heu- reuse et de l'île de Socotora sont plus petits : ils ont îe teint couleur de cendre ou fort basané, et ils res- semblent pour la forme aux Abyssins. Les Arabes sont dans l'usage de se faire appliquer une couleur bleue foncée au bras, aux lèvres , et aux parties les plus apparentes du corps; ils mettent cette couleur par petits points, et la font pénétrer dans la chair avec une aiguille faite exprès : la marque est ineÛa- çabîe. Cette coutume singulière se trouve chez les nègres qui ont eu commerce avec les Mahométans. Chez les Arabes qui demeurent dans les déserts sur les frontières de Tremecen et de Tunis, les fdies, pour paroître plus belles, se font des chiffres de cou- leur bleue sur tout le corps avec la pointe d'une lan- cette et du vitriol, et les Africaines en font autant à leur exemple, mais non pas celles qui demeurent dans les villes, car elles conservent la même blan- cheur de visage avec laquelle elles sont venues au 204 DE l'hOMxME. inonde : quelques unes seulement se peignent une j3etite fleur ou quelque autre chose aux joues, au front ou au menton, avec de la fumée de noix de galle et du safran ; ce qui rend la marque fort noire : elles se noircissent aussi les sourcils ^ LaBouIayedit que les femmes des Arabes du désert ont les mains, les lèvres et le menton peints de bleu; que la plu- part ont des anneaux d'or ou d'argent au nez, de trois pouces de diamètre ; qu'elles sont aussi laides, parce qu'elles sont perpétuellement au soleil, mais qu'elles naissent blanches; que les jeunes filles sont très agréables; qu'elles chantent sans cesse, et que leur chant n'est pas triste comme celui des Turques ou des Persanes, mais qu'il est bien plus étrange, parce qu'elles poussent leur haleine de toute leur force , et qu'elles articulent extrêmement vite. « Les princesses et les dames arabes, dit un autre voyageur, qu'on m'a montrées par le coin d'une tente, m'ont paru fort belles et bien faites : on peut juger par celles-ci, et par ce qu'on m'en a dit, que les autres ne le sont guère moins; elles sont blanches, parce qu'elles sont toujours à couvert du soleil. Les temmes du commun sont extrêmement haîées : outre la couleur brune et basanée qu'elles ont naturelle- ment, je les ai trouvées fort laides dans toute leur figure, et je n'ai rien vu en elles que les agréments ordinaires qui accompagnent une grande jeunesse. Ces femmes se piquent les lèvres avec des aiguilles , et mettent par dessus de la poudre à canon mêlée avec du fiel de bœuf, qui pénètre la peau et les rend bleues et livides pour tout le reste de leur vie ; elles 1. Voyez, X Afrique de Marmol, tome I, page 88. VAIUEIES DANS LESPECK IIUjVIAINE. 2.yj l'ont de petits points de la même façon aux coins de leur bouche, aux côtés du menton et sur les joues; elles noircissent le bord de leurs paupières d'une poudre noire composée avec de la tutie , et tirent une ligne de ce noir au dehors du coin de l'œil pour le faire paroître plus fendu ; car, en général, la prin- cipale beauté des femmes de l'Orient est d'avoir de grands yeux noirs, bien ouverts et relevés à fleur de tête. Les Arabes expriment la beauté d'une femme en disant qu'elle a les yeux d'une gazelle : toutes leurs chansons amoureuses ne parlent que des yeux noirs et des yeux de gazelle , et c'est à cet animal qu'ils comparent toujours leurs maîtresses. Effecti- vement il n'y a rien de si joli que ces gazelles; on voit surtout en elles une certaine crainte innocente qui ressemble fort à la pudeur et à la timidité d'une jeune fille. Les dames et les nouvelles mariées noir- cissent leurs sourcils et les font Joindre sur le milieu du front; elles se piquent aussi les bras et les mains, formant plusieurs sortes de figures d'animaux , de fleurs, etc. ; elles se peignent les ongles d'une cou- leur rougeâtre , et les hommes peignent aussi de la môme couleur les crins et la queue de leurs chevaux ; elles ont les oreilles percées en plusieurs endroits avec autant de petites boucles et d'anneaux; elles portent des bracelets aux bras et aux jambes^. » Au reste, tous les Arabes sont jaloux de leur fem- mes; et quoiqu'ils les achètent ou qu'ils les enlèvent, ils les traitent avec douceur, et même avec quelque respect. i. Voyage fait par ordre du roi dans la Palestine, par M. D. L. P». page 260. 936 DE l'homme. Les Egyptiens, qui soat si voisins des Arabes, qui ont la même religion , et qui sont, comme eux, sou- mis à la domination des Turcs, ont cependant des coutumes fort différentes de celles des Arabes : par exemple, dans toutes les villes et villages le long du INil, on trouve des filles destinées aux plaisirs des voyageurs, sans qu'ils soient obligés de les payer; c'est l'usage d'avoir des maisons d'hospitalité toujours remplies de ces filles, et les gens riches se font en mourant un devoir de piété de fonder ces maisons , et de les peupler de filles qu'ils font acheter dans celte vue charitable. Lorsqu'elles accouchent d'un garçon, elles sont obligées de l'élever jusqu'à l'âge de trois ou quatre ans; après quoi elles le portent au patron de la maison ou à ses héritiers, qui sont obli- gés de recevoir l'enfant, et qui s'en servent dans la suite comme d'un esclave : mais les petites filles res- tent toujours avec leurs mères, et servent ensuite à les remplacer. Les Egyptiennes sont fort brunes ; elles ont les yeux vifs, leur taille est au dessous de la médiocre, la manière dont elles sont vêtues n'est point du tout agréable , et leur conversation est fort ennuyeuse. Au reste, elles font beaucoup d'enfants, et quelques voyageurs prétendent que la fécondité occasionée par l'inondation du Nil ne se borne pas à la terre seule, mais qu'elle s'étend aux hommes et aux animaux : ils disent qu'on voit, par une expé- rience qui ne s'est jamais démentie , que les eaux nouvelles rendent les femmes fécondes, soit qu'elles en boivent, soit qu'elles se contentent de s'y bai- ^^ner; que c'est dans les premiers mois qui suivent l'inondation, c est-à-dire aux mois de juillet et d'août, VARIETES DANS L ESPÈCE HUMAINE. 25^ qu'elles coQçoîvent ordinairement, et que les enfants viennent au monde dans les mois d'avril et de mai ; qu'à l'égard des animaux, les vaches portent pres- que toujours deux veaux à la fois, les brebis deux agneaux, etc. On ne sait pas trop comment concilier ce que nous venons de dire de ces bénignes influen- ces du Nil avec les maladies fâcheuses qu'il produit; car M. Oranger dit que l'air de l'Egypte est malsain, que les maladies des yeux y sont très fréquentes, et si difficiles à guérir, que presque tous ceux qui en sont attaqués perdent la vue; qu'il y a plus d'aveugles en Egypte qu'en aucun autre pays, et que dans le temps de la crue du Nil la plupart des habitants sont attaqués de dysenteries opiniâtres, causées par les eaux de ce fleuve , qui dans ce temps là sont fort chargées de sels. Quoique les femmes soient communément assez petites en Egypte, les hommes sont ordinairement de haute taille. Les uns et les autres sont, générale- ment parlant, de couleur olivâtre; et plus on s'éloi- gne du Caire en remontant , plus les habitants sont basanés, jusque là que ceux qui sont aux conflns de la Nubie, sont presque aussi noirs que les Nubiens mêmes. Les défauts les plus naturels aux Égyptiens sont l'oisiveté et la poltronnerie; ils ne font presque autre chose tout îe jour que boire du café, fumer, dormir, ou demeurer oisifs en une place, ou causer dans les rues. Ils sont fort ignorants, et cependant pleins de vanité ridicule. Les Coptes eux-mêmes ne sont pas exempts de ces vices; et quoiqu'ils ne puis- sent pas nier qu'ils n'aient perdu leur noblesse, les sciences, l'exercice des armes, leur propre histoire, BUFFO^. XII. 17 258 DE l'homme. el leur langue uiôme, et que dune nation illustre et vaillante ils ne soient devenus un peuple vil el es- clave, leur orgueil va néanmoins jusqu'à mépriser les autres nations, et à s'offenser lorsqu'on leur propose de faire voyager leurs enfants en Europe pour y être élevés dans les sciences et dans les arts. Les nations nombreuses qui habitent les côtes de la Méditerranée depuis l'Egypte jusqu'à l'Océan , et toute la profondeur des terres de Barbarie jusqu'au mont Atlas et au delà , sont des peuples de différente origine; les naturels du pays, les Arabes, les Vandales, les Espagnols, et plus anciennement les Romains et les Egyptiens, ont peuplé cette contrée d'hommes assez différents entre eux. Par exemple, les habi- tants des montagnes d'Auress ont un air et une phy- sionomie différente de celle de leurs voisins : leur teint, loin d'être basané, est au contraire blanc et vermeil, et leurs cheveux sont d'un jaune foncé, au lieu que les cheveux de tous les autres sont noirs ; ce qui, selon M. Shaw, peut faire croire que ces hommes blonds descendent des Vandales, qui , après avoir été chassés, trouvèrent moyen de se rétablir dans quelques endroits de ces montagnes. Les fem- mes du royaume de Tripoli ne ressemblent point aux Égyptiennes, dont elles sont voisines ; elles sont gran- des, et elles font même consister la beauté à avoir la taille excessivement longue : elles se font, comme les femmes arabes, des piqûres sur le visage, princi- palement aux joues et au menton; elles estiment beaucoup les cheveux roux, comme en Turquie , et elles font même peindre en vermillon les cheveux de leurs enfants. VARIETES DANS L ESPECE HUMAINE. '2Ù[) En général, les femmes maures affectent toutes de porter les cheveux longs jusque sur les talons; celles qui n'ont pas beaucoup de cheveux , ou qui ne les ont pas si longs que les autres , en portent de pos- tiches, et toutes les tressent avec des rubans : elles se teignent le poil des paupières avec de la poudre de mine de plomb; elles trouvent que la couleur sombre que cela donne aux yeux est une beauté singulière. Cette coutume est fort ancienne et assez générale, puisque les femmes grecques et romaines se brunissoient les yeux comme les femmes de l'O- rient 4. La plupart des femmes maures passeroient pour belles, même en ce pays-ci ; leurs enfants ont le plus beau teint du monde, et le corps fort blanc : il est vrai que les garçons, qui sont exposés au soleil, bru- nissent bientôt; mais les filles, qui se tiennent à la maison, conservent leur beauté jusqu'à l'âge de trente ans, qu'elles cessent communément d'avoir des en- fants : en récompense elles en ont souvent à onze ans , et se trouvent quelquefois grand'mères à vingt- deux; et comme elles vivent aussi long-temps que les femmes européennes, elles voient ordinairement plu- sieurs générations. On peut remarquer, en lisant la description de ces différents peuples dans Marmol, que les habitants des montagnes de la Barbarie sont blancs, au lieu que les habitants des côtes de la mer et des plaines sont ba- sanés et très bruns. Il dit expressément que les ha- bitants de Capez , ville du royaume du Tunis sur la Méditerranée, sont de pauvres gens fort noirs; que 1. Voyages de M. Shaw, tome I, page 382. 2i\0 Di: ;. îi i)M\!T-:. ceux qui liabiteiit le long de la rivière de Dara, dans la province d'Escure au royaume de Maroc, sont fort basanés; qu'au contraire les habitants de Zarhou et des montagnes de Fez, du côté du mont Atlas, sont fort blancs; et il ajoute que ces derniers sont si peu sensibles au froid , qu'au milieu des neiges et des glaces de ces montaj^nes ils s'habillent très légère- ment, et vont tête nue toute l'année. Et, à l'égard des habitants de la Numidie, il dit qu'ils sont plutôt basanés que noirs, que les femmes y sont même assez blanches, et ont beaucoup d'embonpoint, quoique les hommes soient maigres; mais que les habitants du Guaden , dans le fond de la Numidie, sur les fron- tières du Sénégal, sont plutôt noirs que basanés, au lieu que dans la province de Dara les femmes sont belles, fraîches, et que partout il y a une grande quantité d'esclaves nègres de Vun et de l'autre sexe. Tous les peuples qui habitent entre le 20^ et le 5o* ou le 55^ degré de latitude nord dans lancien continent, depuis l'empire du Mogol jusqu'en Bar- barie , et même depuis le Gange jusqu'aux côtes oc- cidentales du royaume de Maroc, ne sont donc pas fort différents les uns des autres, si Ton excepte les variétés particulières occasionées parle mélange d'au- tres peuples plus septentrionaux qui ont conquis ou peuplé quelques unes de ces vastes contrées. Cette étendue de terre sous les mêmes parallèles est d'en- viron deux milles lieue. Les hommes en général y sont bruns et basanés ; mais ils sont en même temps assez beaux et assez bien faits. Si nous examinons maintenant ceux qui habitent sous un climat plus tempéré, nous trouverons que les habitants des pro- VARIÉTÉS DAKS l'eSPÈCK HUMAINE. 2l^I vinces septentrionales du Mogol et de la Perse , les Arméniens, les Turcs, les Géorgiens, les Mingréliens, les Gircassiens, les Grecs, et tous les peuples de l'Eu- rope, sont les hommes les plus beaux, les plus blancs et les mieux faits de toute la terre , et que quoiqu'il y ait fort loin de Gachemire en Espagne, ou de la Circassie à la France , il ne laisse pas d'y avoir une singulière ressemblance entre ces peuples si éloignés les uns des autres, mais situés à peu près à une égale distance de l'équaleur. Les Gachemiriens, dit Ber- nier, sont renommés pour la beauté; ils sont aussi bien faits que les Européens, et ne tiennent en rien du visage tartare ; ils n'ont point ce nez écaché et ces petits yeux de cochon qu'on trouve chez leurs voisins; les femmes surtout sont très belles; aussi la plupart des étrangers nouveau-venus à la cour du Mogol se fournissent de femmes cachemiriennes, afin d'avoir des enfants qui soient plus blancs que les Indiens, et qui puissent aussi passer pour vrais Mogols. Le sang de Géorgie est encore plus beau que celui de Gache- mire ; on ne trouve pas un laid visage dans ce pays , et la nature y a répandu sur la plupart des femmes des grâces qu'on ne voit pas ailleurs. Elles sont gran- des , bien faites , extrêmement déliées à la ceinture ; elles ont le visage charmant. Les hommes so^^^aussi fort beaux; ils ont naturellement de l'esprit, et ils seroient capables des sciences et des arts; mais leur mauvaise éducation les rend très ignorants et très vicieux, et il n'y a peut-être aucun pays dans le monde où le libertinage et l'ivrognerie soient à un si haut point qu'en Géorgie. Ghardin dit que les gens d'é- glise, comme les autres, s'enivrent très souvent , et 2^2 DE l'homme. tiennent chez eux de belles esclaves dont ils font des concubines; que personne n'en est scandalisé, parce que la coutume en est générale et même autorisée; et il ajoute que le préfet des capucins lui a assuré avoir ouï dire au catholicos ( on appelle ainsi le pa- triarche de Géorgie) que celui qui aux grandes fêtes, comme Pâques et Noël, ne s'enivre pas entièrement, ne passe pas pour chrétien et doit être excommunié. Avec tous ces vices , les Géorgiens ne laissent pas d'être civils, humains, graves et modérés; ils ne se mettent que très rarement en colère, quoiqu'ils soient ennemis irréconciliables lorsqu'ils ont conçu de la haine contre quelqu'un. Les femmes, dit Struys, sont aussi fort belles et fort blanches en Circassie, et elles ont le plus beau teint et les plus belles couleurs du monde ; leur front est grand et uni, et, sans le secours de l'art, elles ont si peu de sourcils, qu'on diroit que ce n'est qu'un filet de soie recourbé. Elles ont les veux grands, doux, et pleins de feu , le nez bien fait, les lèvres vermeilles 9 la bouche riante et petite, et le menton comme il doit être pour achever un parfait ovale. Elles ont le cou et la gorge parfaitement bien faits, la peau blanche comme neige, Ja taille grande et ^%^ , les cheveux du plus beau noir. Elles portent un petit bonnet d'étoffe noire, sur lequel est attaché un bourrelet de même couleur : mais ce qu'il y a de ridicule , c'est que les veuves portent à la place de ce bourrelet une vessie de bœuf ou de vache des plus enflées, ce qui les défigure merveilleusement. L'été, les femmes du peuple ne portent qu'une simple che- mise qui est ordinairement bleue, jaune ou rouge, et VARIÉTÉS DANS L*ESPÈCE HUMAINE. 'll^Ô cette chemise est ouverte jusqu'à mi-corps. Elles ont le sein parfaitement bien fait. Elles sont assez libres avec les étrangers, mais cependant fidèles à leurs maris, qui n'en sont point jaloux^. Tavernier dit aussi que les femmes de la Comanie et de la Circassie sont, comme celles de Géorgie, très belles et très bien faites; qu'elles paroissent toujours fraîches jusqu'à l'âge de quarante-cinq ou de cin- quante ans; qu'elles sont toutes fort laborieuses, et qu'elles s'occupent souvent des travaux le plus pé- nibles. Ces peuples ont conservé la plus grande liberté dans le mariage; car, s'il arrive que le mari ne soit pas content de sa femme et qu'ils s'en plaigne le pre- mier, le seigneur du lieu envoie prendre la femme et la fait vendre, et en donne une autre à l'homme qui s'en plaint; et de même, si la femme se plaint la première, on la laisse libre, et on lui ôte son mari. Les Mingréliens sont, au rapport des voyageurs, tout aussi beaux et aussi bien faits que les Géorgiens ou les Circassiens, et il semble que ces trois peuples ne fassent qu'une seule et même race d'hommes. « Il V a en Mingrélie , dit Chardin, des femmes merveilleusement bien faites, d'un air majestueux, de visage et de taille admirables; elles ont outre cela un regard engageant qui caresse tous ceux qui les re- gardent. Les moins belles et celles qui sont âgées se fardent grossièrement , et se peignent tout le visage , sourcils, joues, front, nez, menton : les autres se contentent de se peindre les sourcils ; elles se parent le plus qu'elles peuvent. Leur habit est sem- blable à celui des Persanes; elles portent un voile qui { . Viy}^(ige de Struys, tome 11, page yG. 244 I>E l'homme. ne couvre que îe dessus et Je derrière de la tête. Elles ont de lesprit; elles sont civiles et affectueuses, mais en même temps très perfides , et il n'y a point de méchanceté qu'elles ne mettent en usage pour se faire des amants, pour les conserver ou pour les per- dre. Les hommes ont aussi bien de mauvaises quali- tés : ils sont tous élevés an larcin , ils Tétiidient; ils en font leur emploi, leur plaisir, et leur honneur: ils content avec une satisfaction extrême les vols qu'ils ont faits ; ils en sont loués, ils en tirent leur plus grande gloire. L'assassinat, le vol, le mensonge, c'est ce qu'ils appellent de belles actions. Le concubinage, la biga- mie, l'inceste, sont des habitudes vertueuses en Min- grélie : l'on s'y enlève les femmes les uns aux autres; on prend sans scrupule sa tante, sa nièce , la tante de sa femme ; on épouse deux ou trois femmes à la fois , et chacun entretient autant de concubines qu'il veut. Les maris sont très peu jaloux; et quand un homme prend sa femme sur le fait avec son galant , il a le droit de le contraindre à payer un cochon, et d'ordinaire il ne prend pas d'autre vengeance ; le co- chon se mange entre eux trois. Ils prétendent que c'est une très bonne et très louable coutume d'avoir plusieurs femmes et plusieurs concubines , parce qu'on engendre beaucoup d'enfants qu'on vend ar- gent comptant, et qu'on échange pour des bardes ou pour des vivres. » Au reste, ces esclaves ne sont pas fort chers : car les hommes âgés depuis vingt-cinq ans jusqu'à qua- rante ne coûtent que quinze écus; ceux qui sont plus âgés, huit ou dix; les belles filles d'entre treize et dix-huit ans, vingt écus, les autres moins; les fem- VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 2l\5 mes, douze écus ; et les enfants, trois on quatre. Les Turcs, qui achètent un très grand nombre de ces esclaves, sont un peuple composé de plusieurs autres peuples; les Arméniens, les Géorgiens, les Tur- comans,'se sont mêlés avec les Arabes, les Egyptiens, et môme avec les Européens dans les temps des croi- sades. Il n'est donc guère possible de reconnoître les habitants naturels de l'Asie mineure, de la Syrie, et du reste de la Turquie; tout ce qu'on peut dire , c'est qu'en général les Turcs sont des hommes robustes et assez bien faits : il est même assez rare de trouver parmi eux des bossus et des boiteux. Les femmes sont aussi ordinairement belles, bien faites et sans défauts; elles sont fort blanches, parce qu'elles sor- tent fort peu , et que , quand elles sortent, elles sont toujours voilées. « Il n'y a femme de laboureur ou de paysan en Asie, dit Beion , qui n'ait le teint frais comme une rose, la peau délicate et blanche, si polie et si bien tendue qu'il semble toucher du velours. Elles se ser- vent^de terre de Chio, qu'elles détrempent pour en faire une espèce d'onguent dont elles se frottent tout le corps en entrant au bain , aussi bien que le visage et les cheveux. Elles se peignent aussi les sourcils en noir, d'autres se les font abattre avec du rusma , et se font de faux sourcils avec de la teinture noire; elles les font en forme d'arc et élevés en croissant. Cela est beau à voir de loin, mais laid lorsqu'on re- garde de près. Cet usage est pourtant de toute an- cienneté. » Il ajoute que les Turcs, hommes et femmes, ne portent de poil en aucune partie du corps, excepté ^46 DE l'homme. ies cheveux et la barbe ; qu'ils se servent du rusma pour l'ôter; qu'ils mêlent moitié aulant de chaux vive qu'il y a de rusma, et qu'ils détrempent le tout dans de l'eau ; qu'en entrant dans le bain on applique cette pommade, qu'on la laisse sur la peau à peu près au- tant de temps qu'il en faut pour cuire un œuf. Dès que l'on commence à suer dans ce bain chaud, le poil tombe de lui-même en le lavant seulement d'eau chaude avec la main, et la peau demeure lisse et polie , sans aucun vestige de poil^. Il dit encore qu'il y a en Egypte un petit arbrisseau nommé alcanna^ dont les feuilles desséchées et mises en poudre ser- vent à teindre en jaune; les femmes de toute la Tur- quie s'en servent pour se teindre les mains, les pieds, et les cheveux, en couleur jaune ou rouge : ils tei- gnent aussi de la même couleur les cheveux des pe- tits enfants, tant mâles que femelles, et les crins de leurs chevaux 2. Les femmes turques se mettent de la tutie brûlée et préparée dans les yeux pour les rendre plus noirs; elles se servent pour cela d'un petit poinçon d'or ou d'argent qu'elles mouillent de leur salive pour pren- dre cette poudre noire et la faire passer doucement entre leurs paupières et leurs prunelles. Elles se bai- gnent aussi très souvent; elles se parfument tous les jours, et il n'y a rien qu'elles ne mettent en usage pour conserver ou pour augmenter leur beauté. On pré- tend cependant que les Persanes se recherchent en- core plus sur la propreté que les Turques. Les hom- mes sont aussi de différents goûts sur la beauté; les 1. observations de Pierre BeloJi , pE l'homme. dit qu elles y font ordinairement huit , dix ou douze enfants, et qu'il n'est pas rare qu'elles en fassent dix- huit, vingt, vingt-quatre, vingt-huit, et jusqu'à trente. Il dit de plus qu'il s'y trouve souvent des hommes qui passent cent ans, que quelques uns vivent jus- qu'à cent quarante ans, et qu'il y en a mcrae eu deux dont l'un à vécu cent cinquante-six, et l'autre cent soixante-un ans; mais il est vrai que cet auteur est un enthousiaste au sujet de sa patrie, et que, selon lui, la Suède est, à tous égards, le premier pays du monde. Cette fécondité dans les femmes ne suppose pas qu'elles aient plus de penchant à l'amour : les hommes même sont beaucoup plus chastes dans les pays froids que dans les climats méridionaux. On est moins amoureux en Suède qu'en Espagne ou en Portugal, et cependant les femmes y font beaucoup plus d'enfants. Tout le monde sait que les nations du Nord ont inondé toute l'Europe , au point que les historiens ont appelé le Nord, ofjficlna gentium. L'auteur des Voyages lihtoriques de l'Europe dit aussi , comme Rudbeck , que les hommes vivent or- dinairement en Suède plus long-temps que dans la plupart des autres royaumes de l'Europe, et qu'il en a vu plusieurs qu'on lui assuroit avoir plus de cent cinquante ans. Il attribue cette longue durée de la vie des Suédois à le salubrité de l'air de ce climat. Il dit à peu près la même chose du Danemarck : selon lui, les Danois sont grands et robustes, d'un teint vif et coloré, et ils vivent fort long-temps, à cause de la pureté de l'air qu'ils respirent. Les femmes sont aussi fort blanches, assez bien faites et très fé- condes. VARIETES DANS t ESPÈCE IILMAINE. 25l Avant le czar Pierre P% les Moscovites étoient, dit-on, encore presque barbares; le peuple, ne dans l'esclavage, ëtoit grossier, brutal, cruel, sans courage, et sans mœurs. Ils se baignoienttrès souvent hommes et femmes pêle-mêle dans des étuves échauffées à un degré de chaleur insoutenable pour tout autre que pour eux; ils alloient ensuite, comme les Lapons, se jeter dans l'eau froide au sortir de ces bains chauds. Ils se nourrissoient fort mal; leurs mets favoris n'é- loient que des concombres ou des melons d'Astra- can, qu'ils mettoient pendant l'été confire avec de l'eau, de la farine et du sel. Ils se privoient de quel- ques viandes, comme de pigeons ou de veau, par des scrupules ridicules. Cependant, dès ce temps là même, les femmes savoient se mettre du rouge, s'arracher les sourcils, se les peindre, ou s'en former d'artificiels ; elle? savoient aussi porter des pierreries, parer leurs coiffures de perles, se vêtir d'étoffes ri- ches et précieuses. Ceci ne prouve-t-il pas que la barbarie commençoit à finir, et que leur souverain n'a pas eu autant de peine à les policer que quel- ques auteurs ont voulu l'insinuer? Ce peuple est au- jourd'hui civilisé, commerçant, curieux des arts et ,55 comme nous le dirons en parlant des Cafres et des Hottentots. On a été long-temps dans l'erreur au sujet de la couleur et des traits du visagie des Ethiopiens, parce qu'on les a confondus avec les Nubiens leurs voisins, qui sont cependant d'une race différente. Marmol dit que les Ethiopiens sont absolument noirs, qu'ils ont le visage large et le nez plat; les voyageurs hollan- dois disent la même chose : cependant la vérité est qu'ils sont différents des Nubiens par la couleur et par les traits. La couleur naturelle des Ethiopiens est brune ou olivâtre , comme celle des Arabes mé- ridionaux, desquels ils ont probablement tiré leur origine. Ils ont la taille haute, les traits du visage bien marqués, les yeux beaux et bien fendus, le nez bien fait, les lèvres petites et les dents blanches, au lieu que les habitants de la Nubie ont le nez écrasé, les lèvres grosses et épaisses , et le visage fort noir. Ces Nubiens , aussi bien que les Barbarins leurs voi- sins du côté de l'occident, sont des espèces de Nègres, assez semblables à ceux du Sénégal. Les Éthiopiens sont un peuple à demi policé; leurs vêtements sont de toile de coton, et les plus riches en ont de soie. Leurs maisons sont basses et mal bâ- ties ; leurs terres sont fort mal cultivées, parce que les nobles méprisent, maltraitent et dépouillent, au- tant qu'ils le peuvent, les bourgeois et les gens du peuples : ils demeurent cependant séparément les uns des autres dans des bourgades ou des hameaux diffé- rents, la noblesse dans les uns, la bourgeoisie dans les autres , et les gens du peuple encore dans d'autres endroits. Ils manquent de sel, et ils l'achètent au 2d6 de l'homme. poids de l'or. Ils aiment assez Ja viande crue ; et dans les festins, le second service, qu'ils regardent comme le plus délicat, est en effet de viandes crues. Ils ne boivent point de vin , quoiqu'ils aient des vi- gnes ; leur boisson ordinaire est faite avec des tama- rins, et a un goût aigrelet. Ils se servent de chevaux pour voyager, et de mulets pour porter leurs mar- chandises. Ils ont très peu de connoissance des scien- ces et des arts ; car leur langue n'a aucune règle, et leur manière d'écrire est très peu perfectionnée : il leur faut plusieurs jours pour écrire une lettre, quoi- que leurs caractères soient plus beaux que ceux des Arabes. Ils ont une manière singulière de saluer; ils se prennent la main droite les uns aux autres, et se la portent mutuellement à la bouche : ils prennent aussi l'écharpe de celui qu'ils saluent, et ils se l'atta- chent autour du corps, de sorte que ceux qu'on sa- lue demeurent à moitié nus : car la plupart ne por- tent que cette écharpe avec un caleçon de coton. On trouve dans la relation du voyage autour du monde, de l'amiral Drack, un fait qui, quoique très extraordinaire , ne me paroît pas incroyable. Il y a, dit ce voyageur, sur les frontières des déserts de l'E- thiopie, un peuple qu'on a appelé Acridophages ou mangeurs de sauterelles. Ils sont noirs, maigres, très légers à la course, et plus petits que les autres. Au printemps , certains vents chauds qui viennent de l'occident leur amènent un nombre infini de saute- . relies. Comme ils n'ont ni bétail ni poisson, ils sont réduits à vivre de ces sauterelles, qu'ils ramassent en grande quantité ; ils les saupoudrent de sel et ils les gardent pour se nourrir pendant toute l'année. Cette VAIllETÉS DANS L ESPÈCE 11U3IAIi\E. 2^7 mauvaise nourriture produit deux eflets singuliers : le premier est qu'ils vivent à peine jusqu'à l'âge de quarante ans; et le second , c'est que, lorsqu'ils ap- prochent de cet âge , il s'engendre dans leur chair des insectes ailés qui d'abord leur causent une dé- mangeaison vive, et se multiplient en si grand nom- bre, qu'en très peu de temps toute la chair en four- mille. Ils commencent par leur manger le ventre, ensuite la poitrine, et les rongent jusqu'aux os, en sorte que tous ces hommes qui ne se nourrissent que d'insectes sont à leur tour mangés par des insectes. Si ce fait est bien avéré, il fourniroit matière à d'amples réflexions. Il y a de vastes déserts de sable en Ethiopie, et dans cette grande pointe de terre qui s'étend jus- qu'au cap Gardafu. Ce pays, qu'on peut regarder comme la partie orientale de l'Ethiopie, est pres- que entièrement inhabité. Au midi, l'Ethiopie est bornée par les Bédouins et par quelques autres peu- ples qui suivent la loi mahométane, ce qui prouve encore que les Éthiopiens sont originaires d'Arabie : ils n'en sont en effet séparés que par le détroit de Babel-Mandel. 11 est donc assez probable que les Ara- bes auront autrefois envahi l'Ethiopie, et qu'ils en auront chassé les naturels du pays, qui auront été forcés de se retirer vers le nord dans la Nubie. Ces Arabes se sont même étendus le long de la côte de Mélinde; car les habitants de cette côte ne sont que basanés, et ils sont mahoraétans de religion. Ils ne sont pas non plus tout-à-fait noirs dans le Zanguebar; la plupart parlent arabe et sont vêtus de toile de co- ton. Ce pays, d'ailleurs, quoique dans la zone tor~ 258 DE l'hommk. rkie, n'est pas excessivement chaud; cependant les naturels ont les cheveux noirs et crépus comme les Nè- gres : on trouve même sur toute cette côte, aussi bien qu'à Mozambique et à Madagascar, quelques hommes blancs, qui sont, à ce qu'on prétend, Chinois d'ori- gine , et qui s'y sont habitués dans le temps que les Chinois voyageoient dans toutes les mers de l'Orient, comme les Européens y voyagent aujourd'hui. Quoi qu'il en soit de cette opinion, qui meparoît hasardée, il est certain que les naturels de cette côte orientale de l'Afrique sont noirs d'origine, et que les hommes basanés ou blancs qu'on y trouve viennent d'ail- leurs. Mais , pour se former une idée juste des diffé- rences qui se trouvent entre ces peuples noirs , il est nécessaire de les examiner plus particulièrement. Il paroît d'abord, en rassemblant les témoignages des voyageurs, qu'il y a autant de variétés dans la race des noirs que dans celle des blancs ; les noirs ont, comme les blancs, leurs ïartares et leurs Cir- cassiens. Ceux de Guinée sont extrêmement laids et ont une odeur insupportable; ceux de Sofala et de Mozambique sont beaux, et n'ont aucune mauvaise odeur. Il est donc nécessaire de diviser les noirs en difterentes races, et il me semble qu'on peut les ré- duire à deux principales, celle des Nègres et celle des Cafres. Dans la première, je comprends les noirs de Nubie, du Sénégal, du cap Vert, de Gambie, de Sierra-Leona, de la Côte-des-Dents, delà Côte-d'Or, de celle de Juda , de Bénin , de Gabon , de Lowango, de Congo, d'Angola, et de Benguala, jusqu'au cap Nègre. Dans la seconde , je mets les peuples qui sont au delà du cap Nègre jusqu'à la pointe de l'Afrique, vaîiii:tes dans l espèce humaine. 209 où ils prennent le nom de Hottentots^ et aussi tous les peuples de la côte orientale de l'Afrique , comme ceux de la terre de Natal , de Sofala, de Moriomotapa, de Mozambique, de Mélinde ; les noirs de Madagascar et des îles voisines seront aussi des Cafres, et non pas des Nègres. Ces deux espèces d'hommes noirs se res- semblent plus par la couleur que par les traits du vi- sage; leurs cheveux, leur peau, l'odeur de leur corps, leurs mœurs, et leur naturel, sont aussi très différents. Ensuite, en examinant en particulier les différents peuples qui composent chacune de ces races noires, nous y verrons autant de variétés que dans les races blanches; et nous y trouverons toutes les nuances du brun au noir, comme nous avons trouvé dans les ra- ces blanches toutes les nuances du brun au blanc. Commençons donc par les pays qui sont au nord du Sénégal, et en suivant toutes les côtes de l'Afri- que , considérons tous les différents peuples que les voyageurs ont reconnus, et desquels ils ont donné quelque description. D'abord il est certain que les naturels des îles Canaries ne sont pas des Nègres, puisque les voyageurs assurent que les anciens habi- tants de ces îles étoient bien faits , d'une belle taille , d'une forte complexion; que les femmes étoient belles et avoi^nt, les cheveux fort beaux et fort fins, et que ceux qui habitoient la partie méridionale de chacune de ces îles étoient plus olivâtres que ceux qui demeu- roient dans la partie septentrionale. Duret, page 72 de la relation de son voyage à Lima , nous apprend que les anciens habitants de l'île de Ténérifte étoient une nation robuste et de haute taille, mais maigre et basanée ; que la plupart avoient le nez plat. Ces peu- 26o Di: l'homme. pies, comme l'on voit, n'ont rien de commun avec les JNègres, si ce n'est le nez plat. Ceux qui habitent dans le continent de l'Afrique à la même hauteur de ces îles sont des Maures assez basanés, mais qui ap- partiennent, aussi bien que ces insulaires, à la race des blancs. Les habitants du cap Blanc sont encore des Maures qui suivent la loi mahométane. Ils ne demeurent pas !ong-temps dans un même lieu ; ils sont errants , comme les Arabes , de place en place , selon les pâtu- rages qu'ils y trouvent pour le bétail, dont le lait leur sert de nourriture. Ils ont des chevaux, des cha- meaux, des bœufs, des chèvres, des moutons. Ils commercent avec les Nègres, qui leur donnent huit ou dix esclaves pour un cheval , et deux ou trois pour un chameau. C'est de ces Maures que nous tirons la gomme arabique; ils en font dissoudre dans le lait dont ils se nourrissent. Ils ne mangent que très ra- rement de la viande, et ils ne tuent guère leurs bes- tiaux que quand ils les voient près de mourir de vieil- lesse ou de maladie. Ces Maures s'étendent jusqu'à la rivière du Séné- gal , qui les sépare d'avec les Nègres. Les Maures, comme nous venons de le dire, ne sont que basanés; ils habitent au nord du fleuve; les Nègres sont au midi et sont absolument noirs. Les Maures sont errants dans la campagne; les Nègres sont séden- taires et habitent dans les villages. Les premiers sont libres et indépendants; les seconds ont des rois qui les tyrannisent, et dont ils sont esclaves. Les MaUres sont assez petits, maigres, et de mauvaise mine, avec de l'esprit et de la finesse; les Nègres. VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 261 au contraire, sont grands , gros, bien faits, mais niais et sans génie. EnBn le pays habite par les Maures n'est que du sable si stérile, qu'on ny trouve de la verdure qu'en très peu d'endroits; au lieu que le pays des Nègres est gras, fécond en pâturages, en millet, et en arbres toujours verts, qui, à la vérité, ne portent presque aucun fruit bon à manger. On trouve en quelques endroits , au nord et au midi du fleuve, une espèce d'hommes qu'on appelle Foules j qui semble faire la nuance entre les Maures et les Nègres , et qui pourroient bien n'être que des mulâtres produits par le mélange des deux nations. Ces Foules ne sont pas tout-à-fait noirs comme les Nègres ; mais ils sont bien plus bruns que les Maures, et tiennent le milieu entre les deux; ils sont aussi plus civilisés que les Nègres. Ils suivent la loi de Ma- homet comme les Maures, et reçoivent assez bien les étrangers. Les îles du cap Vert sont de même toutes peu- plées de mulâtres venus des premiers Portugais qui s'y établirent, et des Nègres qu'ils y trouvèrent; on les appelle Nègres couleur de cuivre ^ parce qu'en ef- fet, quoiqu'ils ressemblent assez aux Nègres par les traits, ils sont cependant moins noirs, ou plutôt ils sont jaunâtres. Au reste, ils sont bien faits et spiri- tuels, mais fort paresseux : ils ne vivent pour ainsi dire ejue de chasse et de pêche ; ils dressent leurs chiens à chasser et à prendre les chèvres sauvages. Ils font part de leurs femmes et de leurs filles aux étrangers, pour peu qu'ils veulent les payer; ils don- nent aussi, pour des épingles ou d'autres choses de pareille valeur, de fort beaux peiroquels très faciles ^62 HE l'homme. à apprivoiser, de belles coquilles appelées porcelaines j et même de l'ambre gris , etc. Les premiers Nègres qu'on trouve sont donc ceux qui habitent le bord méridional du Sénégal. Ces peu- ples , aussi bien que ceux qui occupent toutes les terres comprises entre cette rivière et celle de Gam- biCj, s'appellent J^/o/'^s. Ils sont tous fort noirs, bien proportionnés, et d'une taille assez avantageuse; les traits de leur visage sont moins durs que ceux des au- tres Nègres; il y en a , surtout des femmes, qui ont des traits fort réguliers. Ils ont aussi les mêmes idées que nous de la beauté, car ils veulent de beaux yeux , une petite bouche, des lèvres proportionnées, et un nez bi^n fait ; il n'y a que sur le fond du tableau qu'ils pensent dififéremment ; il faut que la couleur .soit très noire et très luisante. Ils ont aussi la peau très fine et très douce, et il y a parmi eux d'aussi belles femmes, à la couleur près , que dans aucun autre pays du monde. Elles sont ordinairement très bien faites, très gaies, très vives, et très portées à Tamour : elles ont du goût pour tous les hommes, et particulièrement pour les blancs, qu'elles cherchent avec empressement , tant pour se satisfaire que pour en obtenir quelque présent. Leurs maris ne s'oppo- sent point à leur penchant pour les étrangers, et ils n'en sont jaloux que quand elles ont commerce avec des hommes de leur nation; ils se battent même sou- vent à ce sujet à coups de sabre ou de couteau : au lieu qu'ils offrent souvent aux étrangers leurs femmes, ieurs filles, ou leurs sœurs, et tiennent à honneur de n'être pas refusés. Au reste, ces femmes ont toujours la pipe à la houchey et leur peau ne laisse pas d'avoir VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. ^65 aussi une odeur désagréable lorsqu'elles sont échauf- fées, quoique l'odeur de ces Nègres du Sénégal soit beaucoup moins forte que celle des autres Nègres. Elles aiment beaucoup à sauter et à danser au bruit d'une calebasse, d'un tambour ou d'un chaudron. Tous les mouvements de leurs danses sont autant de postures lascives et de gestes indécents. Elles se bai- gnent souvent, et elles se liment les dents pour les rendre plus égales. La plupart des filles, avant de se marier, se font découper et broder la peau de diffé- rentes figures d'animaux, de fleurs, etc. Les Négresses portent presque toujours leurs petils enfants sur le dos pendant qu'elles travaillent; quel- ques voyageurs prétendent que c'est par cette raison que les Nègres ont communément le ventre gros et le nez aplati : la mère , en se haussant et baissant par se- cousses , fait donner du nez contre son dos à l'enfant, qui , pour éviter le coup , se retire en arrière autant qu'il le peut, en avançant le ventre. Ils ont tous les cheveux noirs et crépus comme de la laine frisée : c'est aussi par les cheveux et par la couleur qu'ils dif- fèrent principalement des autres hommes; car leurs traits ne sont peut-être pas si différents de ceux des Européens que le visage tartare l'est du visage fran- çois. Le P. Du Tertre dit expressément que si pres- que tons les Nègres sont camus, c'est parce que les pères et mères écrasent le nez à leurs enfants, qu'ils leur pressent aussi les lèvres pour les rendre plus grosses, et que ceux auqueîs on ne fait ni l'une ni l'autre de ces opérations ont les traits du visage aussi beaux, le nez aussi élevé, et les lèvres aussi minces que les Européens. Ce|)endant ceci ne doil s'enten- 204 DEL HOMME. dre que des Nègres du Sénégal, qui sont de tous les Nègres les plus beaux et les mieux faits; el il paroîî que, dans presque tous les autres peuples nègres, les grosses lèvres et le nez large et épaté sont des traits donnés par la nature , qui ont servi de modèle à l'art qui est chez eux en usage d'aplatir le nez et gros- sir les lèvres à ceux qui sont nés avec cette perfection de moins. Les Négresses sont fort fécondes et accouchent avec beaucoup de facilité et sans aucun secours ; les suites de leurs couches ne sont point fâcheuses , et il ne leur faut qu'un jour ou deux pour se rétablir. Elles sont très bonnes nourrices, et ont une très grande tendresse pour leurs enfants; elles sont aussi beaucoup plus spirituelles et plus adroites que les hommes; elles cherchent même à se donner des vertus, comme celles de la discrétion et de la tempé- rance. Le P. Du Jaric dit que, pour s'accoutumer à manger et parler peu , les Négresses jalofes pren- nent de l'eau le matin, et la tiennent dans leur bou- che pendant tout le temps qu'elles s'occupent de leurs affaires domestiques, et qu'elles ne la rejettent que quand l'heure du premier repas est arrivée. Les Nègres de l'île de Gorée et de la côte du caj> Vert sont comme ceux du bord du Sénégal, bien faits et très noirs; ils font un si grand cas de leur couleur, qui est en effet d'un noir d'ébène profond et éclatant, qu'ils méprisent les autres Nègres qui ne sont pas aussi noirs, comme les blancs méprisent les basanés. Quoiqu'ils soient fortset robustes, ils sont très paresseux. Ils n'ont point de blé, point de vin, point (le fruits; ils ne vivent que de poisson et de millet; VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 265 ils ne mangent que très rarement de la viande; et quoiqu'ils aient fort peu de mets à choisir, ils ne veulent point manger d'herbes, et ils comparent les Européens aux chevaux, parce qu'ils mangent de l'herbe. Au reste, ils aiment passionnément Teau-de- vie, dont ils s'enivrent souvent. Ils vendent leurs enfants, leurs parents, et quelquefois ils se vendent eux-mêmes, pour en avoir. Ils vont presque nus : leur vêlement ne consiste que dans une toile de coton qui les couvre depuis la ceinture jusqu'au milieu de la cuisse; c'est tout ce que la chaleur du pays leur per- met, disent-ils, de porter sur eux. La mauvaise chère qu'ils font, et la pauvreté dans laquelle ils vivent, ne les empêchent pas d'être contents et très gais. Ils croient que leur pays est le meilleur et le plus beau climat de la terre, qu'ils sont eux-mêmes les plus beaux hommes de l'univers , parce qu'ils sont les plus noirs; et si leurs femmes ne marquoient pas du goût pour les blancs , ils en feroient fort peu de cas à cause de leur couleur. Quoique les Nègres de Sierra-Leona ne soient pas tout-à-fait aussi noirs que ceux du Sénégal, ils ne sont cependant pas, comme le dit Struys (tome P% page '2 2), d'une couleur roussâlre et basanée ; ils sont, comme ceux de Guinée, d'un noir un peu moins foncé que les premiers. Ce qui a pu tromper ce voya- geur , c'est que les Nègres de Sierra-Leona et de Guinée se peignent souvent tout le corps de rouge et d'autres couleurs ; ils se peignent aussi le tour des yeux de blanc, de jaune, de rouge, et se font des marques et des raies de différentes couleurs sur le visage; ils se font aussi les uns et les autres déchi- j66 de l'homme. quêter ia peau pour y imprimer des figures de bê- tes ou de plantes. Les femmes sont encore plus dé- bauchées que celles du Sénégal : il y en a un très grand nombre qui sont publiques, et cela ne les déshonore en aucune façon. Ces Nègres, hommes et femmes, vont toujours la tête découverte ; ils se rasent ou se coupent les cheveux, qui sont fort courts, de plusieurs manières différentes. Il portent des pen- dants d'oreilles qui pèsent jusqu'à trois ou quatre on- ces : ces pendants d'oreilles sont des dents, des co- quilles, des cornes, des morceaux de bois, etc. Il y en a aussi qui se font percer îa lèvre supérieure ou les narines pour y suspendre de pareils ornements. Leur vêtement consiste en une espèce de tablier fait d'écorce d'arbre, et quelques peaux de singe qu'ils portent par dessus ce tablier ; ils attachent à ces peaux des sonnailles semblables à celles que portent nos mulets. Ils couchent sur des nattes de jonc , et ils mangent du poisson ou de la viande lorsqu'ils peu- vent en avoir; mais leur principale nourriture sont des ignames ou des bananes. Ils n'ont aucun goût que celui des femmes, et aucun désir que celui de ne rien faire. Leurs maisons ne sont que de misérables chaumières; ils demeurent très souvent dans des lieux sauvages et dans des terres stériles, tandis qu'il ne tîendroit qu'à eux d'habiter de belles vallées, des col- lines agréables et couvertes d'arbres, des campagnes vertes et fertiles, et entrecoupées de rivières et de ruisseaux agréables; mais tout cela ne leur fait aucun plaisir ; ils ont la même indifférence presque sur tout. Les chemins qui conduisent d'un lieu à un autre sont ordinairement deux fois plus longs qu'il ne faut : ils VAIIIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUxMAINE. 267 ne cherchent point à les rendre phis courts ; et, quoi- qu'on leur en indique les moyens, ils ne pensent ja- inais à passer par le plus court; ils suivent machina- lement le chemin battu, et se soucient si peu de perdre ou d'employer leur temps, qu'ils ne le mesu- rent jamais. Quoique les Nègres de Guinée soient d'une santé ferme et très bonne, rarement arrivent-ils cependant à une certaine vieillesse : un JNègre de cinquante ans est dans son pays un homme fort vieux; ils parois- sent l'être dès l'âge de quarante. L'usage prématuré des femmes est peut-être la cause de la brièveté de leur vie : les enfants sont si débauchés et si peu con- traints par les pères et mères, que dès leur plus ten- dre jeunesse ils se livrent à tout ce que la nature leur suggère ; rien n'est si rare que de trouver dans ce peuple quelque fille qui puisse se souvenir du temps auquel elle a cessé d'être vierge. Les habitants de l'île Saint-Thomas, de l'île d'A- nabon, etc., sont des Nègres semblables à ceux du continent voisin; ils y sont seulement en bien plus petit nombre , parce que les Européens les ont chas- sés et qu'ils n'ont gardé que ceux qu'ils ont réduits en esclavage. Ils vont nus, hommes et femmes, à l'exception d'un petit tablier de coton. Mandelslo dit que les Européens qui se sont habitués ou qui s'ha- bituent actuellement dans cette île de Saint-Thomas, qui n'est qu'à un degré et demi de l'équateur, con- servent leur couleur et demeurent blancs jusqu'à la troisième génération, et il semble insinuer qu'après cela ils deviennent noirs : mais il ne me paroît pas que ce changement puisse se faire en aussi peu de temps. ^6S DE L HOMME. Les Nègres de la côte de Juda et d'Arada sont moins noirs que ceux du Sénégal et de Guinée, et même que ceux de Congo. Ils aiment beaucoup la chair de chien et la préfèrent à toutes les autres vian- des; ordinairement la première pièce de leur festin est un chien rôti. Le goût pour îa chair de chien n'est pas particulier aux Nègres : les sauvages de l'Améri- que septentrionale et quelques nations tartares ont le même goût; on dit même qu'en ïartarie on châ- tre les chiens pour les engraisser et les rendre meil- leurs à manger ^. Selon Pigafetta, et selon Fauteur du voyage de Drack , quiparoît avoir copié mot à mot Pigafetla sur cet article, les Nègres de Congo sont noirs, mais les uns plus que les autres, et moins que les Sénégalois; ils ont pour îa plupart les cheveux noirs et crépus, mais quelques uns les ont roux. Les honimes sont de grandeur médiocre : les uns ont les yeux bruns , et les autres couleur de vert de mer; ils n'ont pas les lèvres si grosses que les autres Nègres, et les traits du vi- sage sont assez semblables à ceux des Européens. Ils ont des usages très singuliers dans certaines provinces de Congo : par exemple, lorsque quel- qu'un meurt à Lowango , ils placent le cadavre sur une espèce d'amphithéâtre élevé de six pieds dans la posture d'un homme qui est assis les mains appuyées , sur les genoux; ils l'habillent de ce qu'ils ont de plus beau, et ensuite ils allument du feu devant et der- rière !e cadavre : à mesure qu'il se dessèche et que les étoffes s'imbibent, ils le couvrent d'autres étoiles 1, Nouveaux voyages aux iles ; Paris. 1722 ; tome iV, page i65. VARIÉTÉS DANS l'eSPÈGE HUMAINE. 269 jusqu'à ce qu'il soit eatièrement desséché, après quoi iis le portent en terre avec beaucoup de pompe. Dans ceile de Malimba, c'est la femme qui anoblit le mari: quand le roi meurt et qu'il ne laisse qu'une fille, elle est maîtresse absolue du royaume, pourvu néanmoins qu'elle ait atteint l'âge nubile. Elle commence par se mettre en marche pour faire le tour de son royaume; dans tous les bourgs et villages où elle passe, tous les hommes sont obligés, à son arrivée , de se mettre en haie pour la recevoir, et celui d'entre eux qui lui plaît le plus va passer la nuit avec elle : au retour de son voyage elle fait venir celui de tous dont elle a été le plus satisfaite, et elle l'épouse; après quoi elle cesse d'avoir aucun pouvoir sur son peuple , toute l'autorité étant dès lors dévolue à son mari. J'ai tiré ces faits d'une relation qui m'a été communiquée par M. de La Brosse , qui a écrit les principales choses qu'il a remarquées dans un voyage qu'il fit à la côte d'Angola en 1738. Il ajoute un fait qui n'est pas moins singulier : « Ces Nègres, dit-il, sont extrê- mement vindicatifs : je vais en donner une preuve bien convaincante. Ils envoient à chaque instant à tous nos comptoirs demander de l'eau-de-vie pour le roi et pour les principaux du lieu. Un jour qu'on re- fusa de leur en donner, on eut tout lieu de s'en re- pentir : car tous les officiers françois et anglois ayant fait une partie de pèche dans un petit lac qui est au bord de la nier, et ayant fait tendre une tente sur le bord du lac pour y manger leur pêche, comme ils étoient à se divertir sur la fia du repas, il vint sept à huit Nègres en palanquins qui étoient les principaux de Lowango , qui leur préseiUèrenl la main pour les r.urio.v. xii. ly 2"JO DE L HOMME. saluer selon la coutume du pays; ces Nègres avoient f'rollé leurs mains avec une herbe qui est un poison très subtil , et qui agit dans l'instant lorsque malheu- reusement on touche quelque chose ou que l'on prend du tabac sans s'être auparavant lavé les mains. Ces Nègres réussirent si bien dans leur mauvais dessein, qu'il mourut sur-le-champ cinq capitaines et trois chirurgiens, du nombre desquels étoit mon capi- taine. » Lorsque ces Nègres de Congo sentent de la dou- leur à la tête ou dans quelque autre partie du corps, ils font une légère blessure à l'endroit douloureux , et ils appliquent sur celte blessure une espèce de pe- tite corne percée , au moyen de laquelle ils sucent comme avec un chalumeau le sang jusqu'à ce que la douleur soit apaisée. Les Nègres du Sénégal, de Gambie, du cap Vert, d'Angola, et de Congo , sont d'un plus beau noir que ceux de la côte de Juda , d'Issigni , d'Arada , et des lieux circonvoisins. lis sont tous bien noirs quand ils se portent bien ; mais leur teint change dès qu'ils sont malades : ils deviennent alors couleur de bistre, ou même couleur de cuivre. On préfère dans nos îles les Nègres d'Angola à ceux ceux du cap Vert pour la force du corps; mais ils sentent si mauvais lors- qu'ils sont échauffés que l'air des endroits par où ils ont passé en est infecté pendant plus d'un quart d'heure. Ceux du cap Vert n'ont pas une odeur si mauvaise, à beaucoup près, que ceux d'Angola, et ils ont aussi la peau plus belle et plus noire , le corps mieux fait, les traits du visage moins durs, le natu- rel plus doux, et la taille plus avantageuse. Ceux de VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE IlUxAIAlNE. 2~l Guinée sont aussi très bons pour le travail de la terre et pour les autres gros ouvrages. Ceux du Sénégal ne sont pas si forts; mais ils sont plus propres pour le service domestique, et plus capables d'apprendre des métiers. Le P. Charlevoix dit que les Sénégalois sont de tous les Nègres les mieux faits , les plus aisés à discipliner et les plus propres au service domestique; que les Bambras sont les plus grands , mais qu'ils sont fripons; que les Aradas sont ceux qui entendent le mieux la culture des terres; que les Congos sont les plus petits, qu'ils sont fort habiles pêcheurs , mais qu'ils désertent aisément; que les Nagos sont les plus humains, les Mondongos les plus cruels, les Mimes les plus résolus, les plus capricieux, et les plus su- jets à se désespérer ; et que les Nègres créoles , de quelque nation qu'ils tirent leur origine , ne tiennent de leurs pères et mères que l'esprit de servitude et la couleur; qu'ils sont plus spirituels, plus raisonnables, plus adroits, mais plus fainéants, et plus libertins que ceux qui sont venus d'Afrique. Il ajoute que tous les Nègres de Guinée ont l'esprit extrêmement borné , qu'il y en a même plusieurs qui paroissent être tout-à-fait stupides ; qu'on en voit qui ne peu- vent jamais compter au delà de trois , que d'eux- mêmes ils ne pensent à rien , qu'ils n'ont point de mémoire, que le passé leur est aussi inconnu que l'avenir; que ceux qui ont de l'esprit font d'assez bonnes plaisanteries et saisissent assez bien le ridi- cule ; qu'au reste, ils sont très dissimulés, et qu'ils mourroient plutôt que de dire leur secret; qu'ils ont communément le naturel fort doux; qu'ils sont hu- mains , dociles, simples, crédules, et même super- 2-2 Dli L IlOMiME. stilienx; qu'ils sont assez fidèles, assez braves, et que , si on vouloit les discipliner et les conduire, on en feroit d'assez bons soldats. Quoique les Nègres aient peu d'esprit, ils ne lais- sent pas d'avoir beaucoup de sentiment; ils sont gais on mélancoliques, laborieux ou fainéants, amis on ennemis selon la manière dont on les traite. Lors- qu'on les nourrit bien et qu'on ne les maltraite pas, ils sont contents, joyeux, prêts à tous faire, et la satisfaction de leur âme est peinte sur leur visage; mais quand on les traite mal , ils prennent le chagrin fort à cœur, et périssent quelquefois de mélancolie» Ils sont donc fort sensibles aux bienfaits et aux ou- trages, et ils portent une haine mortelle contre ceux qui les ont maltraités. Lorsqu'au contraire ils s'affec- tionnent à un maître, il n'y a rien qu'ils ne fussent capables de faire pour lui marquer leur zèle et leur dévouement. Ils sont naturelleinent compatissants et même tendres pour leurs enfants, pour leurs amis, pour leurs compatriotes ; ils partagent volontiers le peu qu'ils ont avec ceux qu'ils voient dans le besoin, sans même les connoître autrement que par leur in- digencq. Ils ont donc, comme l'on voit, le cœur ex- cellent; ils ont le germe de toutes les vertus. Je ne puis écrire leur histoire sans m'attendrir sur leur état : ne sont-ils pas assez malheureux d'être réduits à la ser- vitude, d'être obligés de toujours travailler sans pou- voir jamais rien acquérir .^^ faut-il encore les excéder, les frapper, et les traiter comme des animaux? L'hu- manité se révolte contre ces traitements odieux que l'avidité du gain a mis en usage, et qu'elle renouvel- leioit peut-être tous les jours , si nos lois n'avoient VA m ETES DANS L ESPECE IIUMAIM'. ^;jO mis un frein à la brutalité des maîtres , et resserré les limites de la uiisère de leurs esclaves. On les force de travail; on leur épargne la nourriture, même la plus commune. Ils supportent, dit-on, très aisément la faim : pour vivre trois jours, il ne leur faut que la portion d'un Européen pour un repas; quelque peu qu'ils mangent et qu'ils dorment, ils sont tou- jours également durs, également forts au travail. Comment des hommes à qui il reste quelque senti- ment d'humanité peuvent-ils adopter ces maximes, en faire un préjugé, et chercher à légitimer par ces rai- sons les excès que la soif de l'or leur fait commettre? Mais laissons ces hommes durs , et revenons à notre objet. On ne connoît guère les peuples qui habitent les cotes et l'intérieur des terres de l'Afrique depuis le cap Nègre jusqu'au cap des Voltes; ce qui fait une étendue d'environ quatre cents lieues : on sait seule- ment que ces hommes sont beaucoup moins noirs que les autres Nègres, et ils ressemblent assez aux Hottentots, desquels ils sont voisins du côté du midi. Ces Hottentots, au contraire, sont bien connus, et presque tous les voyageurs en ont parlé : ce ne sont pas des Nègres, mais des Cafres, qui ne seroient que basanés s'ils ne se noircissoient pas la peau avec des graisses et des couleurs. M. Kolbe , qui a fait une description si exacte de ces peuples, les regarde ce- pendant comme des Nègres ; il assure qu'ils ont tous les cheveux courts, noirs, frisés, et laineux comme ceux des Nègres, et qu'il n'a jamais vu un seul Hot- lentot avec des cheveux longs. Cela seul ne suffit pas, ce me semble , pour qu'on doive les regarder connue 2n[\ DE L HOMME. de vrais Nègres. D'abord ils en diffèrent absolument par la couleur : M. Kolbe dit qu'ils sont couleur d'o- live, et jamais noirs, quelque peine qu'ils se donnent pour le devenir. Ensuite il me paroît assez difficile de prononcer sur leurs cheveux, puisqu'ils ne les peignent ni ne les lavent jamais, qu'ils les frottent tous les jours d'une très grande quantité de graisse et de suie mêlées ensemble , et qu'il s'y amasse tant de poussière et d'ordure, que, se collant à la longue les uns aux autres, ils ressemblent à la toison d'un mouton noir remplie de crolte. D'ailleurs leur natu- rel est différent de celui des INègres ; ceux-ci aiment la propreté, sont sédentaires , et s'xiccoutument aisé- ment au joug de la servitude : les Hottentots, au contraire, sont de la plus affreuse malpropreté; ils sont errants, indépendants, et très joyeux de leur liberté. Ces différences sont, comme l'on voit, plus que suffisantes pour qu'on doive les regarder comme un peuple différent des Nègres que nous avons dé- crits. Gama, qui le premier doubla le cap de Bonne- Espérance et fraya la route des Indes aux nations eu- ropéennes, arriva à la baie de Sainte-lïélène le 4 novembre i497 • ^^ trouva que les habitants étoient fort noirs, de petite taille , et de fort mauvaise mine ; mais il ne dit pas qu'ils fussent naturellement noirs comme les Nègres, et sans doute ils ne lui ont paru fort noirs que par la graisse et la suie dont ils se frot- lent pour' tacher de se rendre tels. Ce voyageur ajoute que l'articulation de leur voix ressembloit a des sou- pirs, qu'ils étoient vêtus de peaux de bêtes, que leurs armes étoient àiis bâtons durcis au feu, armés par la VARIETES DANS L ESPECE IllJMAliNE. a'-T) pointe d'une corne de quelque animal, etc. Ces peu- ples n'avoient donc aucun des arts en usage chez les Nègres. Les voyageurs hollandois disent que les sauvages qui sont au nord du Cap sont des hommes plus pe- tits que les Européens; qu'ils ont le teint roux brun, quelques uns plus roux et d'autres moins; qu'ils sont fort laids, et qu'ils cherchent à se rendre noirs par la couleur qu'ils s'appliquent sur le corps et sur le vi- sage ; que leur chevelure est semblable à celle d'un pendu qui a demeuré quelque temps au gibet. Ils disent dans un autre endroit que les Hottentots sont de la couleur des mulâtres; qu'ils ont le visage dif- forme; qu'ils sont d'une taille médiocre, maigres, et fort légers à la course; que leur langage est étrange, et qu'ils gloussent comme des coqs-d'Inde. Le P. Ta- chard dit que, quoiqu'ils aient communément les cheveux presque aussi cotonneux que ceux des Nè- gres, il y en a cependant plusieurs qui les ont plus longs, et qu'ils les laissent flotter sur leurs épaules : il ajoute même que parmi eux il s en trouve d'aussi blancs que les Européens, mais qu'ils se noircissent avec de la graisse et de la poudre d'une certaine pierre noire dont ils se frottent le visage et tout le corps; que leurs femmes sont naturellement fort blanches, mais qu'atin de plaire à leurs maris , elles se noircissent comme eux. Ovington dit que les Hottentots sont plus basanés que les autres Indiens, qu'il n'y a point de peuple qui ressemble tant aux Nègres par la cou- leur et par les traits , que cependant ils ne sont pas si noirs, que leurs cheveux ne sont pas si crépus, ni leur nez si plat. 5^6 DE l'homme. Par tous ces lémoignages , ii est aisé de voir que Jes Hottentots ne sont pas de vrais Nègres, mais des hommes qui, dans ia race des noirs, commencent à se rapprocher du blanc; comme les Maures, dans la race blanche, commencent à s'approcher du noir. Ces Hottentots sont, au reste, des espèces de sau- vages fort extraordinaires : les femmes surtout , qui sont beaucoup plus petites que les hommes, ont une espèce d'excroissance ou de peau dure et large qui leur croît au dessus de l'os pubis , et qui descend jusqu'au milieu des cuisses en forme de tablier. Thé- venot dit la même chose des femmes Égyptiennes, mais qu'elles ne laissent pas croître cette peau , et qu'elles la brûlent avec des fers chauds. Je doute que cela soit aussi vrai des Egyptiennes que des Hotten- totes. Quoi qu'il en soit, toutes les femmes naturelles du Gap sont sujettes à cette monstrueuse difformité, qu'elles découvrent à ceux qui ont assez de curiosité ou d'intrépidité pour demander à la voir ou à la tou- cher. Les hommes , de leur côté , sont tous à demi eunuques; mais il est vrai qu'ils ne naissent pas tels, et qu'on leur ôte un testicule ordinairement à l'âge de huit ans, et souvent plus tard. M. Kolbe dit avoir vu faire cette opération à un Jeune Hottentot de dix- huit ans. Les circonstances dont cette cérémonie est accompagnée sont si singulières, que Je ne puis m'em- pêcher de les rapporter ici d'après le témoin oculaire que je viens de citer. Après avoir bien frotté le jeune homme de la graisse des entrailles d'une brebis qu'on vient de tuer ex- près, on le couche à terre sur le dos ; on lui lie ]çs mains et les pieds, et trois ou quatre de ses amis le VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. 277 tiennent : alors le prêtre (car c'est une cérémonie religieuse), armé d'un couteau bien tranchant, fait une incision, enlève le testicule gauche, et remet à la place une boule de graisse de la même grosseur, qui a été préparée avec quelques herbes médicinales; il coud ensuite la plaie avec l'os d'un petit oiseau qui lui sert d'aiguille, et un (ilet de nerf de mouton. Cette opération étant finie, on délie le patient; mais le prêtre, avant de le quitter, le frotte avec de la graisse toute chaude de la brebis tuée, ou plutôt il lui en arrose tout le corps avec tant d'abondance, que, lorsqu'elle est refroidie , elle forme une espèce de croûte : il le frotte en même temps si rudement que le jeune homme , qui ne souffre déjà que trop, sue à grosses gouttes et fume comme un chapon qu'on rôtit. Ensuite l'opérateur fait avec ses ongles des sil- lons dans cette croûte de suif, d'une extrémité du corps à l'autre, et pisse dessus aussi copieusement qu'il le peut ; après quoi il recommence à le frotter encore, et il recouvre avec la graisse les sillons rem- plis d'urine. Aussitôt chacun abandonne le patient; on le laisse seul, plus mort que vif: il est obligé de se traîner comme il peut dans une petite hutte qu'on lui a bâtie exprès tout proche du lieu où s'est faite l'opération; il y périt, ou il y recouvre la santé sans qu'on lui donne aucun secours, et sans aucun autre rafraîchissement ou nourriture que la graisse qui lui couvre tout le corps, et qu'il peut lécher s'il le veut. Au bout de deux jours il est ordinairement rétabli : alors il peut sortir et se montrer; et, pour prouver qu'il est parfaitement guéri, il se met à courir avec autant de légèreté qu'un cerf. 2rS DE l'homme. Tous les Hottenlots ont le nez fort plat et i'orl large; ils ne Tauroient cependant pas tel si les mères ne se faisoientiin devoir de leur aplatir le nez peu de temps après leur naissance : elles regardent un nez proémi- nent comme une difformité. Ils ont aussi les lèvres fort grosses, surtout la supérieure, les dents fort blanches, les sourcils épais, la tête grosse, le corps maigre, les membres menus. Ils ne vivent guère passé quarante ans; la malpropreté dans laquelle ils se plaisent et croupissent, et les viandes infectées et corrompues dont ils font leur principale nourriture, sont sans doute les causes qui contribuent le plus au peu de durée de leur vie. Je pourrois m 'étendre bien davantage sur la description de ce vilain peuple ; mais, comme presque tous les voyageurs en ont écrit fort au long, je me contenterai d'y renvoyer : seulement je ne dois pas passer sous silence un fait rapporté par ïavernier; c'est que les Hollandois ayant pris une petite fille hottentote peu de temps après sa nais- sance, et l'ayant élevée parmi eux, elle devint aussi blanche qu'une Européenne, et il présume que tout ce peuple seroit assez blanc s'il n'étoit pas dans Tu- sage de se barbouiller continuellement avec des dro- gues noires. En remontant le long de la côte de l'Afrique au delà du cap de Bonne-Espérance, on trouve la terre de iNata!. Les habitants sont déjà différents des Hot- tentots; ils sont beaucoup moins malpropres et moins laids : ils sont aussi naturellement plus noirs; ils ont le visage en ovale, le nez bien proportionné, les dents blanches, la mine agréable, les cheveux naturelle- ment frisés : mais ils ont aussi un peu de goût pour VAHIETÉS DAKS L ESPÈCE HUMAINE. ^JC) la graisse ; car ils portent des bonnets faits de suif de bœnf , et ces bonnets ont hnit à dix ponces de hau- teur. Ils emploient beaucoup de temps à les faire; car il faut pour cela que le suif soit bien épnré : ils ne l'appliquent que peu h peu , et le mêlent si bien dans leurs cheveux , qu'il ne se défait jamais. Mais Kolbe prétend qu'ils ont le nez plat, même de nais- sance , et sans qu'on le leur aplatisse, et qu'ils diffè- rent aussi des Hottenlots en ce qu'ils ne bégayent point, qu'ils ne frappent point leur palais de leur langue comme ces derniers, qu'ils ont des maisons, qu'ils cultivent la terre, y sèment une espèce de maïs ou blé de Turquie, dont ils font de la bière, boisson inconnue aux Hottentots. Après la terre de Natal, on trouve celle de Sofala et du Monomotapa. Selon Pigafetta les peuples de So- fala sont noirs, mais plus grands et plus gros que les autres Cafres. C'est aux environs de ce royaume de Sofala que cet auteur place les Amazones; mais rien n'est plus incertain que ce qu'on a débité sur le sujet de ces femmes guerrières. Ceux du Monomotapa sont, au rapport des voyageurs hollandois , assez grands. bien faits dans leur taille , noirs et de bonne com- pîexion. Les jeunes filles sont nues et ne portent qu'un morceau de toile de coton ; mais, dès qu'elles sont mariées . elles prennent des vêtements. Ces peu- ples, quoique assez noirs, sont différents des Nègres; ils n'ont pas les traits si durs ni si laids : leur corps n'a point de mauvaise odeur, et ils ne peuvent sup- porter la servitude ni le travail. Le P. Charlevoix dit qu'on a vu en Amérique de ces noirs du Monomotapa 28o DE l'homme. et de Madagascar, qu'ils n'ont jamais pu servir, et qu'ils y périssent même en fort peu de temps. Ces peuples de Madagascar et de Mozambique sont noirs, les uns plus et les autres moins. Ceux de Ma- dagascar ont les cheveux du sommet de la tête moins crépus que ceux de Mosambique. Ni les uns ni les autres ne sont de vrais Nègres ; et quoique ceux de la côte soient fort soumis aux Portugais, ceux de l'in- térieur du continent sont fort sauvages et jaloux de leur liberté. Ils vont tous absolument nus, hommes et femmes. Ils se nourrissent de chair d'éléphant , et font commerce de l'ivoire. Il y a des hommes de dif- férentes espèces à Madagascar, surtout des noirs et des blancs qui, quoique fort basanés, semblent être d'une autre race. Les premiers ont les cheveux noirs et crépus, les seconds les ont moins noirs, moins fri- sés , et plus longs. L'opinion commune des voyageurs est que les blancs tirent leur origine des Chinois : mais, comme le remarque fort bien François Cauche , il y a plus d'apparence qu'ils sont de race européenne; car il assure que, de tous ceux qu'il a vus, aucun n'avoit le nez ni le visage plats comme les Chinois. Il dit aussi que ces blancs le sont plus que les Cas- tillans, que leurs cheveux sont longs, et qu'à l'égard des noirs ils ne sont pas camus comme ceux du con- tinent, et qu'ils ont les lèvres assez minces. Il y a aussi dans cette île une grande quantité d'hommes de couleur olivâtre ou basanée; ils proviennent ap- paremment du mélange des noirs et des blancs. Le voyageur que je viens de citer dit que ceux de la baie de Saint- Augustin sont basanés; qu'ils n'oni VARIÉTÉS DANS l'jîSPÈCE HUMAINE. 28 1 point (le harbe ; qii'ils ont les cheveux longs et lisses; qu'ils sont de haute taille et bien proportionnes; et enfin qu'ils sont tous circoncis, quoiqu'il y ait grande apparence qu'ils n'ont jamais entendu parler de la loi de Mahomet, puisqu'ils n'ont ni temples, ni mos- quées, ni religion. Les François ont été les premiers qui aient abordé et fait un établissement dans cette île, qui ne fut pas soutenu. Lorsqu'ils y descendirent, ils trouvèrent les hommes blancs dont nous venons de parler, et ils y remarquèrent que les noirs, qu'on doit regarder comme les naturels du pays, avoient ilu respect pour ces blancs. Cette île de Madagascar est extrêmement peuplée et fort abondante en pâtu- rages et en bétail; les hommes et les femmes sont fort débauchés, et celles qui s'abandonnent publiquement ne sont pas déshonorées, ils aiment tous beaucoup à danser, à chanter, et à se divertir; et, quoiqu'ils soient fort paresseux , ils ne laissent pas d'avoir quel- que connoissance des arts mécaniques : ils ont des laboureurs, des forgerons, des charpentiers, des potiers, et même des orfèvres; ils n'ont cependant aucune commodité dans leurs maisons, aucun meu- ble; ils couchent sur des nattes; ils mangent la chair presque crue , et dévorent même le cuir de leurs bœufs après en avoir fait un peu griller le poil; ils mangent aussi la cire avec le miel. Les gens du peu- ple vont presque tous nus; les riches ont des cale- çons ou des jupons de coton et de soie. Les peuples qui habitent l'intérieur de Fxifrique ne nous sont pas assez connus pour pouvoir les décrire. Ceux que les Arabes appellent Z i t} gucs soixl des noirs presque sauvages : Mannoî dit qu'ils multiplient pro- 282 DE l'homme. digieiisemenl , et qu'ils inonderoient tous les pays voisins, si de temps en temps il n'y avoit pas une grande mortalité parmi eux, causée par des vents chauds. Il paroîfc, par tout ce que nous venons de rappor- ter, que les Nègres proprement dits sont différents des Cafres, qui sont des noirs d'une autre espèce; mais ce que ces descriptions indiquent encore plus clairement, c'est que la couleur dépend principale- ment du climat, et que les traits dépendent beau- coup des usages où sont les différents peuples de s'é- craser le nez, de se retirer les paupières, de s'allonger les oreilles, de se grossir les lèvres, de s'aplatir le visage, etc. Rien ne prouve mieux combien le climat influe sur la couleur que de trouver sous le même parallèle , à plus de mille lieues de distance, des peu- ples aussi semblables que le sont les Sénégalois et les Nubiens , et de voir que les Hottentots , qui n'ont pu tirer leur origine que de nations noires, sont ce- pendant les plus blancs de tous ces peuples de l'A- frique, parce qu'en effet ils sont dans le climat le plus froid de cette partie du monde; et si l'on s'étonne de ce que sur les bords du Sénégal on trouve d'un côté une nation entièrement noire, on peut se sou- venir de ce que nous avons déjà insinué au sujet des effets de la nourriture : ils doivent influer sur la cou- leur comme sur les autres habitudes du corps; et si on veut un exemple, on peut en donner un , tiré des animaux, que tout le monde est en état de vérifier. Les lièvres de plaine et des endroits aquatiques ont ia chair bien plus blanche que ceux de montagne et des terrains secs ; et dans le même lieu ceux qui VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE IILMAINE. 285 habitent la prairie sont tout différents de ceux qui de- meurent sur les collines. La couleur de la chair vient de celle du sang et des autres humeurs du corps, sur la qualité desquelles la nourriture doit nécessaire- ment influer. L'origine des noirs a, dans tous les temps, fait une grande question. Les anciens, qui ne connoissoient guère que ceux de Nubie, les regardoient comme faisant la dernière nuance des peuples basanés, et ils les confondoient avec les Ethiopiens et les autres na- tions de cette partie de l'Afrique, qui, quoique ex- trêmement bruns, tiennent plus de la race blanche que de la race noire. Ils pensoient donc que la dif- férente couleur des hommes ne provenoient que de la différence du climat, et que ce qui produisoit la noirceur de ces peuples étoit la trop grande ardeur du soleil à laquelle ils sont perpétuellement exposés. Cette opinion , qui est fort vraisemblable, a souffert de grandes difficultés lorsqu'on reconnut qu'au delà de la Nubie , dans un climat encore plus méridional, et sous réquateur même, comme à Mélinde et à Mombaze , la plupart des hommes ne sont pas noirs comme les Nubiens, mais seulement fort basanés ., et lorsqu'on eut observé qu'en transportant des noirs de leur climat brillant dans les pays tempérés, ils n'ont rien perdu de leur couleur, et l'ont également communiquée à leurs descendants. Mais si l'on fait attention, d'un côté, à la migration des différents peuples, et, de l'autre, au temps qu'il faut peut-être pour noircir ou pour blanchir une race, on verra que tout peut se concilier avec le sentiment des anciens; car les habitants naturels de cette partie de l'Afrique 98 j DE l'homme. sont les Nubiens, qui sont noirs et originairement noirs., et qui demeureront perpétuellement noirs, tant qu'ils habiteront le môme climat, et qu'ils ne se mêleront pas avec les blancs. Les Ethiopiens, au con- traire, les Abyssins, et même ceux de Mélinde, qui tirent leur origine des blancs, puisqu'ils ont la même religion et les mêmes usages que les Arabes, et qu'ils leur ressemblent par la couleur, sont, à la vérité, encore plus basanés que les Arabes méridionaux ; mais cela même prouve que, dans une même race d'hommes, le plus ou moins de noir dépend de la plus ou moins grande ardeur du climat. Il faut peut-être plusieurs siècles et une succession d'un grand nombre de générations pour qu'une race blanche prenne par nuances la couleur brune, et devienne enfin lout-à- fait noire ; mais il y a apparence qu'avec le temps un peuple blanc, transporté du nord à l'équateur, pour- roit devenir brun et même tout-à-fait noir, surtout si cje même peuple changeoit de mœurs et ne se servoit pour nourriture que des productions du pays chaud dans lequel il auroit été transporté. L'objection qu'on pourroit faire contre cette opi- nion et qu'on voudroit tirer de la dillérence des traits ne me paroît pas bien forte; car on peut répondre qu'il y a moins de dilî'érence entre les traits d'un INègre qu'on n'aura pas défiguré dans son enfance et les traits d'un Européen, qu'entre ceux d'un Tar- tare ou d'un Chinois et ceux d'un Circassien ou d'un Grec; et, à l'égard des cheveux, leur naluie dépend si fort de celle de la peau , qu'on ne doit les regarder que comme faisant une diilérence très accidentelle, puisqu'on trouve dans le même pays et dans la même VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 285 ville des hommes qui, quoique blancs, ne laissent pas d'avoir les cheveux très différents les uns des aur très, au point qu'on trouve même en France des hommes qui les ont aussi courts et aussi crépus que les Nègres, et que d'ailleurs on voit que le climat, le froid et le chaud, influent si fort sur la couleur des cheveux des hommes et du poil des animaux . qu'il n'y a point de cheveux noirs dans les royaumes du Nord, et que les écureuils, les lièvres, les belet- tes, et plusieurs autres animaux y sont blancs ou pres- que blancs, tandis qu'ils sont bruns ou gris dans les pays moins froids. Cette différence, qui est produite par l'influence du froid ou du chaud, est même si marquée, que dans la plupart des pays du Nord, comme dans la Suède, certains animaux, comme les lièvres, sont tout gris pendant l'été, et tout blancs pendant l'hiver. Mais il y a une autre raison beaucoup plus forte contre r;ette opinion, et qui d'abord paroît invinci- ble : c'est qu'on a découvert un continent entier, un nouveau monde, dont la plus grande parlie des ter- res habitées se trouvent situées dans la zone torride, et où cependant il ne se trouve pas un homme noir, tous les habitants de cette partie de la terre étant plus ou moins rouges, plus ou moins basanés ou cou- leur de cuivre : car on auroit dû trouver aux îles An- tilles, au Mexique, au royaume de Santa-Fé, dans la Guiane, dans le pays des Amazones, et dans le Pé- rou, des Nègres, ou du moins des peuples noirs, puisque ces pays de l'Amérique sont situés sous la même latitude que le Sénégal, la Guinée, et le pays d'Angola en Afrique ; on auroit dû trouver au Brésil, nUFFON. XH. 286 i>ï l'iiommf,. an Paraguay, au Chili, des hommes semblables aux Cafres, aux Hottentots , si le climat ou la distance du pôle étoit la cause de la couleur des hommes. Mais, avant que d'exposer ce qu'on peut dire sur ce sujet, nous croyons qu'il est nécessaire de considérer tous les différents peuples de l'Amérique, comme nous avons considéré ceux des autres parties du monde; après quoi nous serons plus en état de faire de justes comparaisons, et d'en tirer des résultats généraux. En commençant par le nord, on trouve, comme nous l'avons dit, dans les parties les plus septentrio- nales de l'Amérique, des espèces de Lapons sembla- bles à ceux d'Europe et aux Samoièdes d'Asie; et, quoiqu'ils soient plus nombreux en comparaison de ceux-ci, ils ne laissent pas d'être répandus dans une étendue de terre fort considérable. Ceux qui habi- tent les terres du détroit de Davis sont petits, d'un teint olivâtre; ils ont les jambes courtes et grosses; ils sont habiles pêcheurs ; ils mangent leur poisson et leur viande crus; leur boisson est de l'eau pure, ou du sang de chien de mer; ils sont fort robustes et vivent fort long-temps. Voilà, comme l'on voit, la figure, la couleur, et les mœurs des Lapons ; et ce qu'il y a de singulier, c'est que, de même qu'on trouve auprès des Lapons en Europe les Finnois, qui sont blancs, beaux, assez grands, et assez bien faits, on trouve aussi auprès de ces lapons d'Amérique une autre es- pèce d'hommes qui sont grands, bien faits, et assez blancs, avec les traits du visage fort réguliers. Les sauvages de la baie d'Hudson et du nord de la terre de Labrador ne paroissent pas être de la même race que les premiers, quoiqu'ils soient laids, petits, mal VARIÉTÉS DANS LESPÈGE HUMAINE. 287 faits; ils ont le visage presque entièrement couvert de poil, comme les sauvages du pays d'Yeço au nord du Japon. Ils habitent Tété sous des tentes faites de peaux d'orignal ou de caribou ^ ; l'hiver, ils vivent sous terre comme les Lapons et les Samoièdes, et se couchent comme eux, tous pêle-mêle sans aucune distinction. Ils vivent aussi fort long-temps, quoiqu'ils ne se nour- rissent que de chair ou de .poissons crus. Les sauvages de Terre-Neuve ressemblent assez à ceux du détroit de Davis; ils sont de petite taille; lis n'ont que peu ou point de barbe; leur visage est large et plat, leurs yeux gros, et ils sont généralement assez camus. Le voyageur qui en donne cette description dit qu'ils ressemblent assez bien aux sauvages du continent sep- tentrional et des environs du Groenland. Au dessous de ces sauvages qui sont répandus dans les parties les plus septentrionales de l'Amérique , on trouve d'autres sauvages plus nombreux, et tout dif- férents des premiers : ces sauvages sont ceux du Ca- nada et de toute la profondeur des terres jusqu'aux Assiniboils. Ils sont tous assez grands, robustes, forts, et assez bien faits; ils ont tons les cheveux et les yeux noirs, les dents très blanches, le teint basané , peu de barbe, et point ou presque point de poil en aucune partie du corps : ils sont durs et infatigables à la marche, très légers à la course; ils supportent aussi aisément la faim que les plus grands excès de nourri- ture; ils sont hardis, courageux, fiers, graves, et mo- dérés : enfin ils ressemblent si fortaux Tartares orien- taux par la couleur de la peau, des cheveux, et des 1. C'est le nom qu'on donne au renne en Amérique. 'jSS de l'homme. yenx, par le peu de barbe et de poil, et aussi par le naturel et les mœurs, qu'on les croiroit issus de cette nation, si on ne les regardoit pas comme sépan^s les uns des autres par une vaste mer. Ils sont aussi sous la même latitude; ce qui prouve encore combien le climat influe sur la couleur et même sur la figure des hommes. En un mot , on trouve dans le nouveau con- tinent, comme dans l'ancien, d'abord des hommes au nord semblables au Lapons, et aussi des hommes blancs et à cheveux blonds , semblables aux peuples du nord de l'Europe, ensuite des hommes velus, sem- blables aux sauvages d'Yeço, et enfm les sauvages du Canada et de toute la terre-ferme, jusqu'au golfe du Mexique , qui ressemblent aux Tartares par tant d'endroits, qu'on ne doutevoit pas qu'ils ne fussent Tartares en effet, si l'on n'étoit embarrassé sur la pos- sibilité de la migration. Cependant, si l'on fait atten- tion au petit nombre d'hommes qu'on a trouvé dans cette étendue immense des terres de l'Amérique sep- tentrionale, et qu'aucun de ces hommes n'étoit en- core civilisé, on ne pourra guère se refuser à croire que toutes ces nations sauvages ne soient de nouvel- les peuplades produites par quelques individus échap- pés d'un peuple plus nombreux. Il est vrai qu'on pré- tend que dans l'Amérique septentrionale, en la prenant depuis le nord jusqu'aux îles Lucaïes et au Mississipi, il ne reste pas actuellement la vingtième partie du nombre des peuples naturels qui y étoient lorsqu'on en fit la découverte, et que ces nations sau- vages ont été ou détruites ou réduites à un si petit nombre d'hommes, que nous ne devons pas tout-à- fait en juger aujourd'hui comme nous en aurions VARIÉTÉS DANS LESPÉCli: HUMAINE. '28g jugé daijs ce temps : mais, quand môme on accorde- roit que l'Amérique septentrionale avoit alors vingt fois plus d'habitants qu'il n'en reste aujourd'hui, cela n'empêche pas qu'on ne dût la considérer dès lors comme une terre déserte, ou si nouvellement peu- plée , que les hommes ii'avoient pas encore eu le temps de s'y multiplier. M. Fabry , que j'ai cité, et qui a fait un très long voyage dans la profondeur des terres au nord-ouest du Mississipi , où personne n'a- voit encore pénétre, el. où par conséquent les na- tions sauvages n'ont pas élé détruites, m'a assuré que celte partie de l'Amérique est si déserte, qu'il a sou- vent fait cent et deux cents lieues sans trouver une face hufuaine ni aucun autre vestige qui pût indiquer qu'il y eût quelque habitation voisine des lieux qu'il parcouroit; et lorsqu'il rencontroit quelques unes de ces habitations, c'éloit toujours à des distances ex-- tremement grandes les unes des autres , et dans cha- cune il n'y avoit souvent qu'une seule famille , quel- quefois deux ou trois, mais rarement plus de vingt personnes ensemble, et ces vingt personnes étoient éloignées de cent lieues de vingt autres personnes. Il est vrai que , le long des fleuves et des lacs que l'on a ren)ontés ou suivis, on a trouvé des nations sauva- ges composées d'un bien plus grand nombre d'hom- mes, et qu'il en reste encore quelques unes qui ne laissent pas d'être assez nombreuses pour inquiéter quelquefois les habitants de nos colonies : mais ces nations les plus nombreuses se réduisent à trois ou quatre nulle personnes, et ces trois ou quatre mille personnes sont répandues dans un espace de terrain souvent plus grand que tout le royaume de France; 290 DE L HOMME. de sorte que je suis persuadé qu'on pourroit avancer, sans craindre de se tromper, que dans une seule ville comme Paris il y a plus d'hommes qu'il n'y a de sau- vages dans toute cette partie de l'Amérique septen- trionale comprise entre la mer du Nord et la mer du Sud, depuis le golfe du Mexique jusqu'au nord, quoique cette étendue de terre soit beaucoup plus Jurande que toute l'Europe. La multiplication des hommes tient encore plus à la société qu'à la nature, et les hommes ne sont si nombreux en comparaison des animaux sauvages que parce qu'ils sont réunis en société, qu'ils se sont aidés, défendus, secourus mutuellement. Dans cette partie de l'Amérique dont nous venons de parler, les bi- sons^ sont peut-être plus abondants que les hom- mes : mais de la même façon que le nombre des hom- mes ne peut augmenter considérablement que par leur réunion en société, c'est le nombre des hom- mes déjà augmenté à un certain point qui produit presque nécessairement la société. Il est donc à pré- sumer que , comme l'on n'a trouvé dans toute cette partie de l'Amérique aucune nation civilisée, le nom- bre des hommes y étoit encore trop petit, et leur éta- blissement dans ces contrées trop nouveau, pour qu'ils aient pu sentir la nécessité ou môme les avan- tages de se réunir en société; car quoique ces nations sauvages eussent des espèces de mœurs ou de cou- tumes particulières à chacune, et que les unes fus- senl plus ou moins farouches, plus ou moins cruel- les, plus ou moins courageuses, elles étoient toutes 1. Espèce de bœufs sauvagos ilifféienls de nos bœufs. VARIÉTÉS DANS^ L ESPÈCE HUMAINE. 2^1 ogalement stupides, également ignorantes, égale- ment dénuées d'arts et d'industrie. Je ne crois donc pas devoir m'étendre beaucoup sur ce qui a rapport aux coutumes de ces nations sau- vages : tous les auteurs qui en ont parlé n'ont pas fait attention que ce qu'ils nous donnoient pour des usa- ges constants et pour les mœurs d'une société d'hom- mes n'étoit que des actions particulières à quelques individus souvent déterminés parles circonstances ou par le caprice. Certaines nations, nous disent-ils, mangent leurs ennemis , d'autres les brûlent, d'au- tres les mutilent. Les unes sont perpétuellement en guerre; d'autres cherchent à vivre en paix. Chez les unes, on tue son père lorsqu'il a atteint un certain âge; chez les autres, les pères et mères mangent leurs enfants. Toutes ces histoires, sur lesquelles les voya- geurs se sont étendus avec tant de complaisance, se réduisent à des récits de faits particuliers, et signifient seulement que tel sauvage a mangé son ennemi , tel autre l'a brûlé ou mutilé, tel autre a tué ou mangé son enfant, et tout cela peut se trouver dans une seule nation de sauvage comme dans plusieurs na- tions; car toute nation où il n'y a ni règle, ni loi, ni maître, ni société habiluelle, est moins une nation qu'un assemblage tumultueux d'hommes barbares et indépendants, qui n'obéissent qu'à leurs passions par- ticulières, et qui, ne pouvant avoir un intérêt com- mun, sont incapables de se diriger vers un même but et de se soumettre à des usages constants , qui tous supposent une suite de desseins raisonnes et approu- vés par le plus grand nombre. La même nation , dira-t-on , est composée d'hom- 2Q2 DE L H03IME. mes qui se recoiinoissent, qui parlent la même lan- gue, qui se réunissenl, lorsqu'il le faut, sous un chef, qui s'arment de même, qui hurlent de la même façon, qui se barbouillent de la même couleur. Oui, si ces usages étoient constants, s'ils ne se réunissoient pas souvent sans savoir pourquoi, s'ils ne se sëparoient pas sans raison , si leur chef ne cessoit pas de l'être par son caprice ou par le leur, si leur langue même n'étoit pas si simple qu'elle leur est presque com- mune à tous. Comme ils n'ont qu'un très petit nombre d'idées, ils n'ont aussi qu'une très petite quantité d'expres- sions, qui toutes ne peuvent rouler que sur les choses les plus générales et les objets les plus communs; et quand même la plupart de ces expressions seroient différentes, comme elles se réduisent à un fort petit nombre de termes, ils ne peuvent manquer de s'en- lendre en très peu de temps, et il doit être plus fa- cile à un sauvage d'entendre et de parler toutes les langues des autres sauvages, qu'il ne l'est à un homme d'une nation policée d'apprendre celle d'une autre nation également policée. Autant il est donc inutile de se trop étendre sur les coutumes et les mœurs de ces prétendues nations, autant il seroit peut-être nécessaire d'examiner la na- ture de l'individu : l'homme sauvage est en effet de tous les animaux le plus singulier, le moins connu, et le plus difficile à décrire; mais nous distinguons si peu ce que ia nature seule nous a donné , de ce que réducation , l'imitation, l'art, et l'exemple, nous ont communiqué, ou nous le confondons si bien, qu'il ne seroit pas étonnant que nous nous méconnussions VARIETES DANS L ESPECE HUMAINE. 2^0 lotalement an portrait d'un sauvage, s'il nous étoit présenté avec les vraies couleurs et les seuls traits naturels qui doivent en faire le caractère. Un sauvage absolument sauvage, tel que l'enfant élevé avec les ours, dont parle Conor, le jeune homme trouvé dans les forèls d'Hanovre , ou la petite iille trouvée dans les bois de France, seroit un spec- tacle curieux poui* un philosophe; il pourroit, en observant son sauvage, évaluer au juste la force des appétits de la nature; il y verroit l'âme à découvert, il en distingueroit tous les mouvements naturels, et peut-être y reconnoîtroit-il plus de douceur, de tran- quilité, et de calme que dans la sienne; peut-être verroit-il clairement que la vertu appartient à l'homme sauvage plus qu'à l'homme civilisé . et que le vice n'a pris naissance que dans la société. Mais revenons à notre principal objet. Si l'on n'a rencontré dans toute l'Amérique septentrionale que des sauvages, on a trouvé au Mexique et au Pérou des hommes civilisés, des peuples policés, soumis à des lois , et gouvernés par des rois; ils avoient de l'in- dustrie , des arts, et une espèce de religion; ils ha- bitoient dans des villes où l'ordre et la police éloient maintenus par l'autorité du souverain. Ces peuples^ qui d'ailleursétoient assez nombreux, ne peuvent pas être regardés comme des nations nouvelles ou des hommes provenus de quelques individus échappés des peuples de l'Europe ou de l'Asie, dont ils sont si éloignés. D'ailleurs, si les sauvages de l'Amérique septentrionale ressemblent aux Tartares parce qu'ils sont situés sous la même latitude, ceux-ci , qui sont, comme les INègres, sous la zone torride , ne leur res- j^94 ^E l'homme. semblent point. Quelle est donc l'origine de ces peu- ples, et quelle est aussi la vraie cause de la différence de couleur dans les hommes, puisque celle de l'in- (luence du climat se trouve ici tout-à-fait démentie? Avant que de satisfaire, autant que je le pourrai, à ces questions, il faut continuer notre examen, et donner la description de ces hommes qui paroissent en effet si différents de ce qu'ils devroient être, si la distance du pôle étoit la cause principale de la variété qui se trouve dans l'espèce humaine. Nous avons déjà donné celle des sauvages du Nord et des sauvages du Canada : ceux de la Floride, du Mississipi , et des au- tres parties méridionales du continent de l'Amérique septentrionale, sont plus basanés que ceux du Canada, sans cependant qu'on puisse dire qu'ils soient bruns; l'huile et les couleurs dont ils se frottent le corps les font paroître plus olivâtres qu'ils ne le sont en effet. Coréal dit que les femmes de la Floride sont grandes, fortes, et de couleur olivâtre comme les hommes; qu'elles ont les bras, les jambes, et le corps, peints de plusieurs couleurs qui sont ineffaçables, parce qu'elles ont été imprimées dans les chairs par le moyen de plusieurs piqûres, et que la couleur olivâtre des uns et des autres ne vient pas tant de l'ardeur du soleil que de certaines huiles dont, pour ainsi dire, ils se ver- nissent la peau; il ajoute que ces femmes sont fort agiles, qu'elles passent à la nage de grandes rivières en tenant même leur enfant avec le bras, et qu'elles grimpent avec une pareille agilité sur les arbres les plus élevés; tout cela leur est commun avec les fem- mes sauvages du Canada et des autres contrées de l'Amérique. L'auteur de V Histoire natKrcUe et morale VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 20)5 des Antilles dit que les Apalachites, peuple voisin de la Floride , sont des hommes d'une assez grande sta- ture, de couleur olivâtre, et bien proportionnés; qu'ils ont tous les cheveux noirs et longs ; et il ajoute que les Caraïbes, ou sauvages des Antilles, sortent de ces sauvages de la Floride, et qu'ils se souvien- nent même par la tradition du temps de leur mi- gration. Les naturels desîlesdeLucaïes sont moins basanés que ceux de Saint-Domingue et de l'île de Cube; mais il reste si peu des uns et des autres aujourd'hui qu'on ne peut guère vérifier ce que nous en ont dit les premiers voyageurs qui ont parlé de ces peuples. Ils ont prétendu qu'ils étoient fort nombreux et gou- vernés par des espèces de chefs qu'ils appeloient ca- ciques ; qu'ils avoient aussi des espèces de prêtres, de médecins , ou de devins : mais tout cela est assez apocryphe, et il importe d'ailleurs assez peu à notre histoire. Les Caraïbes en général sont, selon le P. Du Tertre , des hommes d'une belle taille et de bonne mine. Ils sont puissants, forts, et robustes, très dis- pos et très sains. Il y en a plusieurs qui ont le front plat et le nez aplati ; mais cette forme du visage et du nez ne leur est pas naturelle : ce sont les pères et mères qui aplatissent ainsi la tête de l'enfant quelque temps après qu'il est né. Cette espèce de caprice qu'ont les sauvages d'altérer la figure naturelle de la tête est assez générale dans toutes les nations sauvages. Pres- que tous les Caraïbes ont les yeux noirs et assez pe- tits; mais la disposition de leur front et de leur vi- sage les fait paroître assez gros. Ils ont les dents belles, blanches, et bien rangées, les cheveux longs et lisses, 2^6 DE l'h031xME. et tous les ont noirs; on n'en a jamais vu im seul avec des cheveux blonds. Ils ont la peau basanée ou cou- leur d'olive, et même le blanc des yeux en tient un {)eu ; cette couleur basanée leur est naturelle , et ne provient pas uniquement, comme quelques auteurs l'ont avancé, du rocou dont ils se frottent continuel- lement , puisque l'on a remarqué que les enfants de ces sauvages qu'on a élevés parmi les Européens, et qui ne se frottoient jamais de ces couleurs, ne lais- soient pas d'être basanés et olivâtres comme leurs pères et mères. Tous ces sauvages ont l'air rêveur , quoiqu'ils ne pensent à rien; ils ont aussi le visage triste et ils paroissent être mélancoliques. Ils sont naturellement doux et compatissants, quoique très cruels à leurs ennemis. Ils prennent assez indiflerem- ment pour femmes leurs parentes ou des étrangères : leurs cousines germaines leur appartiennent de droit; et on en a vu plusieurs qui avoienten même temps les deux sœurs, ou la mère et la fdle, et même leur pro- pre fille. Ceux qui ont plusieurs femmes les voient tour à tour chacune pendant un mois, ou un nombre de jours égal, et cela suffit pour que ces femmes n'aient aucune jalousie. Ils pardonnent assez volontiers l'a- dultère à leurs femmes , mais jamais à celui qui les a débaucbées. Ils se nourrissent de burgaux, de crabes, de tortues, de lézards, de serpents, et de poissons, qu'ils assaisonnent avec du piment et de la farine de manioc. Comme ils sont extrêmement paresseux et accoutumés à la plus grande indépendance, ils détes- teiit la servitude, et ou n'a jamais pu s'en servir comme on se sert des INègres : il n'y a rien qu'ils no soient capables de faire pour se remettre en liberté ; VARIETES DANS L ESPÈCE HUMAINE. 297 el lorsqu'ils voient que cela leur est impossible, ils aiFîient mieux se laisser mourir de faim et de mélan- colie que de vivre pour travailler. On s est quelque- fois servi des Arrouages , qui sont plus doux que Jes Caraïbes ; mais ce n'est que pour la chasse et pour la pèche, exercices qu'ils aiment, et auxquels ils sont accoutumés dans leur pays; et encore faut-il, si l'on veut conserver ces esclaves sauvages, les traiter avec autant de douceur au moins que nous traitons nos domestiques en France, sans cela ils s'enfuient ou , périssent de mélancolie. lien est à peu près de même des esclaves brésiliens, quoique ce soient de tous les sauvages ceux qui paroissent être les moins stupides, les moins mélancoliques, et les moins paresseux; ce- pendant on peut , en les traitant avec bonté , les en- gager à tout faire, si ce n'est de travailler à la terre, parce qu'ils s'imaginent que la culture de la terre est ce qui caractérise l'esclavage. \a*.?> femmes sauvages sont toutes plus petites que les hommes. Celles des Caraïbes sont grasses et assez bien faites; elles ont les yeux et les cheveux noirs, le tour du visage rond, la bouche petite , les dents fort blanches, l'air plus gai , plus riant et plus ouvert que les hommes; elles ont cependant de la modestie et sont assez réservées. Elles se barbouillent de rocou; mais elles ne se font pas des raies noires sur le visage et sur le corps comme les hommes. Elles ne portent qu'un petit tablier de huit à dix pouces de largeur sur cinq à six pouces de hauteur : ce tablier est ordi- nairement de toile de coton couverte de petits grains de verre; ils ont cette toile et cette rassade des Euro- péens, qui en font commerce avec eux. Ces femmes zgS DE l'homme. portent aussi plusieurs colliers de rassade, qui leur environnent le cou et descendent sur leur sein; elles ont des bracelets de même espèce aux poignets et au dessous des coudes, et des pendants d'oreilles de pierre bleue ou de grains de verre enfilés. Un dernier ornement qui leur est particulier, et que les hommes n'ont jamais , c'est une espèce de brodequins de toile de coton, garnis de rassade, qui prend depuis la che- ville du pied jusqu'au dessus du gras de la jambe. Dès que les filles ont atteint l'âge de puberté, on leur donne un tablier , et- on leur fait en même temps des brode- quins aux jambes, qu'elles ne peuvent jamais ôter : ils sont si serrés, qu'il ne peuvent ni monter ni des- cendre ; et, comme ils empêchent le bas de la jambe de grossir, les mollets deviennent beaucoup plus gros et plus fermes qu'ils ne le seroient naturelle- ment. Les peuples qui habitent actuellement le Mexique et la Nouvelle-Espagne sont si mêlés , qu'à peine trouve-t-on deux visages qui soient de la môme cou- leur. Il y a dans la ville de Mexico des blancs d'Eu- rope, des Indiens du nordet du sud de l'Amérique, des nègres d'Afrique, des mulâtres, des métis; en sorte qu'on y voit des hommes de toutes les nuances de couleurs qui peuvent être entre le blanc et le noir. Les naturels du pays sont fort bruns et de couleur d'olive, bien faits et dispos; ils ont peu de poil, même aux sourcils; ils ont cependant tous les che- veux fort long et fort noirs. Selon Wafer, les habitants de l'isthme de l'Améri- que sont ordinairement de bonne taille et d'une jolie tournure : ils ont la jambe fine, les bras bien faits, la VARIETES DANS L ESPÈCE HUMAINE. 299 poitrine large; ils sont actifs et légers à la course. Les femmes sont petites et ramassées , et n'ont pas la vi- vacité des hommes, quoique les jeunes aient de l'em- bonpoint, la taille jolie, et l'œil vif. Les uns et les autres ont le visage rond, le nez gros et court, les yeux grands et pour la plupart gris, pétillants et pleins de feu , surtout dans la jeunesse ; le front élevé, les dents blanches et bien rangées, les lèvres min- ces , la bouche d'une grandeur médiocre, et en gros tous les traits assez réguliers. Ils ont aussi tous, hom- mes et femmes, les cheveux noirs, longs, plats, et rudes; et les hommes auroient de la barbe, s'ils ne se la faisoient arracher. Ils ont le teint basané, de couleur de cuivre jaune ou d'orange , et les sourcils noirs comme du jais. Ces peuples que nous venons de décrire ne sont pas les seuls habitants naturels de l'isthme : on trouve parmi eux des hommes tout différents , et , quoiqu'ils soient en très petit nombre, ils méritent d'être re- marqués. Ces hommes sont blancs; mais ce blanc n'est pas celui des Européens ; c'est plutôt un blanc de lait, qui approche beaucoup de la couleur du poil d'un cheval blanc. Leur peau est aussi toute cou- verte , plus ou moins, d'une espèce de duvet court et blanchâtre, mais qui n'est pas si épais sur les joues et sur le front, qu'on ne puisse aisément distinguer la peau. Leurs sourcils sont d'un blanc de lait, aussi bien que leurs cheveux, qui sont très beaux, de la longueur de sept à huit pouces, et à demi frisés. Ces Indiens, hommes et femmes, ne sont pas si grands que les autres; et ce qu'ils ont encore de très singu- 500 ))E L HOMME. lier , c'est que leurs paupières sont d'une figure oblon- gue , ou plutôt en forme de croissant dont les pointes tournent en bas. Ils ont les yeux si foibles , qu'ils ne voient presque pas en plein jour; ils ne peuvent sup- porter la lumière du soleil, et ne voient bien qu'à celle de la lune. Ils sont d'une complexion fort dé- licate en comparaison des autres Indiens ; ils craignent les exercices pénibles. Ils dorment pendant le jour, et ne sortent que la nuit ; et , lorsque la lune luit , ils courent dans les endroits les plus sombres des forêts, aussi vite que les autres le peuvent faire de jour, à cela près qu'ils ne sont ni aussi robustes ni aussi vi- goureux. Au reste , ces hommes ne forment pas une race particulière et distincte ; mais il arrive quelque- fois qu'un père et une mère , qui sont tous deux cou- leur de cuivre jaune , ont un enfant tel que nous ve-' nous de le décrire. Wafer, qui rapporte ces faits, dit qu'il a vu lui-même un de ces enfants qui n'avoit ])as encore un an. Si cela est , cette couleur et cette habitude singu- lière du corps de ces Indiens blancs ne seroient qu'une espèce de maladie qu'ils tiendroient de leurs pères et mères. Mais en supposant que ce dernier fait ne fût pas bien avéré , c'est-à-dire qu'au lieu de venir des Indiens jaunes ils fissent une race à part , alors ils ressembleroient aux Cliacrelas de Java et aux Bedas de Ceylan, dont nous avons parlé; on si ce fait est bien vrai, et que ces blancs naissent en ellet de pères et mères couleur de cuivre, on pourra croire que les Chacrelas et les Bedas viennent aussi de pères et mè- res basanés, et que tous ces hommes blancs qu'on VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE lïUMAIiNE. 5o 1 trouve à de si grandes distances les uns des autres sont des individus qui ont dégénéré de leur race par quelque cause accidentelle. J'avoue que cette dernière opinion me paroît la plus vraisemblable, et que si Us voyageurs nous eus- sent donné des descriptions aussi exactes des Bedas et des Chacrelas que Wafer l'a fait des Dariens, nous eussions peut-être reconnu qu'ils ne pouvoient pas plus que ceux-ci être d'origine européenne. Ce qui me paroît appuyer beaucoup cette manière de pen- ser, c'est que parmi les Nègres il naît aussi des blancs de pères et mères noirs. On trouve la description de deux de ces Nègres blancs dans VHlstolre de r Aca- démie : j'ai vu moi-même l'un des deux, et on assure qu'il s'en trouve un assez grand nombre en Afrique parmi les autres Nègres. Ce que j'en ai vu , indé- pendamment de ce qu'en disent les voyageurs, ne me laisse aucun doute sur leur origine ; ces Nègres blancs sont des Nègres dégénérés de leur race : ce ne sont pas une espèce d'hommes particulière et constante; ce sont des individus singuliers, qui ne font qu'une variété accidentelle; en un mot, ils sont parmi les Nègres ce que Wafer dit que nos Indiens blancs sont parmi les Indiens jaunes, et ce que sont apparemment les Chacrelas et les Bedas parmi les In- diens bruns. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que cette variation de la nature ne se trouve que du noir au blanc , et non pas du blanc au noir ; car elle arrive chez les Nègres, chez les Indiens les plus bruns, et aussi chez les Indiens les plus jaunes, c'est-à-dire dans toutes les races d'hommes qui sont les plus éloi- gnées du blanc, et il n'arrive jamais chez les blancs iiiin'ON. XII, JOU l>li L HOMME. qu'il naisse des individus noirs. Une autre singularité, c'est que tous ces peuples des Indes orientales, de l'Afrique, et de l'Amérique, chez lesquels on trouve ces hommes blancs, sont tous sous la même latitude. L'isthme de Darien, le pays des jNègres et Ceylan , sont absolument sous le même parallèle. Le blanc paroît donc être la couleur primitive de la nature , que le climat, la nourriture , et les mœurs altèrent et changent même jusqu'au jaune , au brun , ou au noir, et qui reparoît dans de certaines circonstances, mais avec une si grande altération, qu'il ne ressemble point au blanc primitif, qui en effet a été dénaturé par les causes que nous venons d'indiquer. En tout les deux extrêmes se rapprochent presque toujours : la nature aussi parfaite qu'elle peut l'être a fait les hommes blancs , et la nature altérée autant qu'il est possible les rend encore blancs ; mais le blanc naturel , ou blanc de l'espèce , est fort différent du blanc individuel ou accidentel : on en voit des exemples dans les plantes aussi bien que dans les hommes et les animaux : la rose blanche, la giroflée blanche, etc. , sont bien diflerentes , même pour le ^ blanc , des roses ou des giroflées rouges , qui , dans l'automne, deviennent blanches, lorsqu'elles ont souf- fert le froid des nuits et les petites gelées de cette saison. Ce qui peut encore faire croire que ces hommes blancs ne sont en effet que des individus qui ont dé- généré de leur espèce , c'est qu'ils sont tous beau- coup moins forts et moins vigoureux que les autres, et qu'ils ont les yeux extrêmement foibles. On trou- vera ce dernier fait moins extraordinaire, lorsqu'on VARIETES DANS L ESPÈCE HUMAINE. ÔOJ se rappellera que parmi nous les hommes qui sont d'un blond blanc ont ordinairement les yeux foibles ; j'ai aussi remarqué qu'ils avoient souvent l'oreille dure; et on prétend que les chiens qui sont absolu- ment blancs et sans aucune tache sont sourds. Je ne sais si cela est généralement vrai; je puis seulement assurer que j'en ai vu plusieurs qui l'étoient en effet. Les Indiens du Pérou sont aussi couleur de cuivre, comme ceux de l'isthme, surtout ceux qui habitent le bord de la mer et les terres basses : car ceux qui demeurent dans les pays élevés, comme entre les deux chaînes des Cordillières, sont presque aussi blancs que les Européens; les uns sont à une lieue de hauteur au dessus des autres , et cette différence d'élévation sur le globe fait autant qu'une différence de mille lieues en latitude pour la température du cli- mat. En effet, tous les Indiens naturels de la terre- ferme qui habitent le long de la rivière des Amazones et le continent de la Guiane sont basanés et de cou- leur rougeâtre, plus ou moins claire. La diversité de la nuance, dit M. de La Condamine, a vraisembla- blement pour cause principale la différente tempéra- ture de l'air des pays qu'ils habitent, variée depuis la plus grande chaleur de la zone lorride jusqu'au froid causé par le voisinage de la neige. Quelques uns de ces sauvages, comme les Omaguas, aplatissent le visage de leurs enfants en leur serrant la tête entre deux planches ; quelques autres se percent les nari- nes, les lèvres, ou les joues, pour y passer des os de poisson, des plumes d'oiseau, et d'autres orne- ments ; la plupart se percent les oreilles, et les agran- dissent prodigieusement, et remplissent le îrou du 3o4 DE l'homme. lobe dun gros bouquet de fleurs ou d'herbes qui leur sert de pendants d'oreilles. Je ne dirai rien de ces Amazones dont on a tant parle : on peut consulter à ce sujet ceux qui en ont écrit ; et , après les avoir lus, on n'y trouvera rien d'assez positif pour constater l'existence actuelle de ces femmes. Quelques voyageurs font mention d'une nation dans la Guiane dont les hommes sont plus noirs que tous les autres Indiens. Les Arras, dit Raleigh, sont pres- que aussi noirs que les JNègres; ils sont fort vigoureux, et ils se servent de flèches empoisonnées. Cet auteur parle aussi d'une autre nation d'Indiens qui ont le cou si court et les épaules si élevées , que leurs yeux paroissent être sur leurs épaules, et leur bouche dans leur poitrine. Cette difformité si monstrueuse n'est sûrement pas naturelle, et il y a grande apparence que ces sauvages qui se plaisent tant à défigurer la nature en aplatissant, en arrondissant, en allongeant la tête de leurs enfants, auront aussi imaginé de leur faire rentrer le cou dans les épaules. Il ne faut, pour donner naissance à toutes ces bizarreries, que l'idée de se rendre , par ces difformités , plus effroyables et plus terribles à leurs ennemis. Les Scythes, autrefois aussi sauvages que le sont aujourd'hui les Américains, avoient apparemmeut les mêmes idées, qu'ils réali- soient de la même façon; et c'est ce qui a sans doute donné lieu à ce que les anciens ont écrit au sujet des hommes acéphales, cynocéphales, etc. Les sauvages du Brésil sont à peu près de la taille des Européens, mais plus forts, plus robustes, et plus dispos ; ils ne sont pas sujets à autant de mala- dies , et ils vivent communément plus long-temps ; VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. OOT) leurs cheveux, qui sont noirs, blanchissent rarement dans la vieillesse. Ils sont basanés et d'une couleur brune qui tire un peu sur ie rouge; ils ont la tête grosse, les épaules larges, et les cheveux longs. Ils s'arrachent la barbe, le poil du corps, et même les sourcils et les cils; ce qui leur donne un regard ex- traordinaire et farouche. Ils se percent la lèvre de dessous pour y passer un petit os poli comme de l'i- voire , ou une pierre verte assez grosse. Les mères écrasent le nez de leurs enfants peu de temps après la naissance. Ils vont tous absolument nus, et se pei- gnent le corps de différentes couleurs. Ceux qui ha- bitent dans les terres voisines des côtes de la mer se sont un peu civilisés par le commerce volontaire ou forcé qu'ils ont avec les Portugais : mais ceux de l'in- térieur des terres sont encore, pour la plupart, abso- lument sauvages. Ce n'est pas par la force , et en vou- lant les réduire à un dur esclavage, qu'on vient à bout de les policcr : les missions ont formé plus d'hommes dans ces nations barbares, que les armées victorieuses des princes qui les ont subjuguées. Le Paraguay n'a été conquis que de celte façon : la douceur, le bon exemple, la charité, et l'exercice de la vertu, con- stamment pratiqués par les missionnaires, ont touché ces sauvages, et vaincu leur défiance et leur férocité : ils sont venus souvent d'eux-mêmes demander à con- noître la loi qui rendoit les hommes si parfaits; ils se sont soumis à cette loi , et réunis en société. Rien ne fait plus d'honneur à la religion que d'avoir civilisé ces nations et jeté les fondements d'un empire sans autres armes que celle de la vertu. Les habitants de cette contrée du Paraguay ont 5o6 DE L HOMME. communément la laiile assez belle et assez élevée ; ils ont le visage un peu long et la couleur olivâtre. Il rè- gne quelquefois parmi eux une maladie extraordi- naire : c'est une espèce de lèpre qui leur couvre tout le corps , et y forme une croûte semblable à des écailles de poisson. Cette incommodité ne leur cause aucune douleur, ni même aucun autre dérangement dans la santé. Les Indiens du Chili sont, au rapport de M. Fre- zier , dune couleur basanée, qui tire un peu sur celle du cuivre rouge, comme celle des Indiens du Pérou. Cette couleur est différente de celle des mu- lâtres : comme ils viennent d'un blanc et d'une né- gresse, ou d'une blanche et d'un nègre, leur couleur est brune, c'est-à-dire mêlée de blanc et de noir; au lieu que , dans le continent de l'Amérique méridio- nale, les Indiens sont jaunes, ou plutôt rougeâtres. Les habitants du Chili sont de bonne taille; ils ont les membres gros , la poitrine large , le visage peu agréable et sans barbe , les yeux petits , les oreilles longues, les cheveux noirs , plats, et gros comme du crin ; ils s'allongent les oreilles , et ils s'arrachent la barbe avec des pinces faites de coquilles. La plupart vont nus , quoique le climat soit froid ; ils portent seu- lement sur leurs épaules quelques peaux d'animaux. C'est à l'extrémité du Chili , vers les terres Magella- niques , que se trouve, à ce qu'on prétend , une race d'hommes dont la taille est gigantesque. M. Frezier dit avoir appris de plusieurs Espagnols qui avoient vu quelques uns de ces hommes, qu'ils avoient quatre vares de hauteur, c'est-à-dire neuf ou dix pieds. Selon lui, ces géants , appelés PatagonSj habitent le côté de VARIETES DANS L ESPECE HLMAINE. ,30; lest de la côte déserte dont les anciennes relations ont parlé, qu'on a ensuite traitées de fables, parce qu'on a vu au détroit de Magellan des Indiens dont la taille ne surpassoit pas celle des autres hommes. C'est, dit-il, ce qui a pu tromper Froger dans sa re- lation du voyage de M. de Gennes; car quelques vais- seaux ont vu en même temps les uns et les autres. En 1709, les gens du vaisseau le Jacques^ de Saint-Malo, virent sept de ces géants dans la baie Grégoire; et ceux du vaisseau le Saint-Pierre^ de Marseille, en vi- rent six, dont ils s'approchèrent pour leur offrir du pain, du vin, et de l'eau-de-vie, qu'ils refusèrent, quoiqu'ils eussent donné à ces matelots quelque flè- ches, et qu'ils les eussent aidés à échouer le canot du navire. Au reste, comme M. Frezier ne dit pas avoir vu lui-même aucun de ces géants, et que les relations qui en parlent sont remplies d'exagérations sur d'autres choses, on peut encore douter qu'il existe en effet une race d'hommes toute composée de géants , surtout lorsqu'on leur supposera dix pieds de hauteur; car le volume du corps d'un tel homme seroit huit fois plus considérable que celui d'un homme ordi- naire. 11 semble que la hauteur ordinaire des hommes étant de cinq pieds , les limites ne s'étendent guère qu'à un pied au dessus et au dessous : un homme de six pieds est en effet un très grand homme ; et un homme de quatre pieds est très petit. Les géants et les nains qui sont au dessus et au dessous de ces ter- mes de grandeur doivent être regardés comme des variétés individuelles et accidentelles , et non pas comme des différences permanentes qui produiroient des races constantes. 5o8 DE l'homme. Au reste , si ces géants des terres Magellaniques existent, ils sont en fort petit nombre; car les habi- tants des terres du détroit et des îles voisines sont des sauvages d*une taille médiocre : ils sont de couleur olivâtre; ils ont la poitrine large , le corps assez carré, les membres gros, les cheveux noirs et plats; en un mot, ils ressemblent pour la taille à tous les autres hommes, et par la couleur et les cheveux aux autres Américains. Il n'y a donc pour ainsi dire dans tout le nouveau continent qu'une seule et même race d'hommes, qui tous sont plus on moins basanés; et à l'exception du nord de l'Amérique , où il se trouve des hommes semblables aux Lapons, et aussi quelques hommes à cheveux blonds , semblables aux Européens du nord, tout le reste de cette vaste partie du monde ne contient que des hommes parmi lesquels il n'y a presque aucune diversité; au lieu que dans l'ancien continent nous avons trouvé une prodigieuse variété dans les diflérents peuples. 11 me paroît que la raison de cette uniformité dans les hommes de l'Amérique vient de ce qu'ils vivent tous de la même façon ; tous les Américains naturels éloient , ou sont encore sauva- ges ou presque sauvages; les Mexicains et les Péruviens étoient si nouvellement policés , qu'ils ne doivent pas faire une exception. Quelle que soit donc l'ori- gine de ces nations sauvages, elle paroît leur être commune à toutes: tous les Américains sortent d'une même souche, et ils ont conservé jusqu'à présent les caractères de leur race sans grande variation, parce qu'ils sont tous demeurés sauvages, qu'ils ont tous vécu à peu près de la même façon, que leur climat VARIETES DANS L ESPÈCE HUMAINE. OOC) n'est pas à beaucoup près aussi inégal pour le froid et pour le chaud que celui de l'ancien continent, et qu'étant nouvellement établis dans leur pays , les causes qui produisent des variétés n'ont pu agir assez long-temps pour opérer des effets bien sen- sibles. Chacune des raisons que Je viens d'avancer mé- rite d'être considérée en particulier. Les Américains sont des peuples nouveaux : il me semble qu'on n'en peut pas douter lorsqu'on fait attention à leur petit nombre , à l'ignorance , et au peu de progrès que les plus civilisés d'entre eux avoient fait dans les arts; car, quoique les premières relations de la découverte et des conquêtes de l'Amérique nous parlent du Mexique, du Pérou, de Saint-Domingue, etc. , comme de pays très peuplés, et qu'elles nous disent que les Espagnols ont eu à combattre partout des armées très nombreuses, il est aisé de voir que ces faits sont fort exagérés, premièrement par le peu de monu- ments qui restent de la prétendue grandeur de ces peuples; secondement par la nature môme de leur pays, qui, quoique peuplé d'Européens plus indus- Irieux sans doute que ne l'étoient les naturels, est cependant encore sauvage, inculte, couvert de bois, et n'est d'ailleurs qu'un groupe de montagnes inacces- sibles, inhabitables, qui ne laissent par conséquent que de petits espaces propres à êlre cultivés et ha- bités; troisièmement par la tradition môme de ces peuples sur le lemps qu'ils se sont réunis en société ( les Péruviens ne comptoient que douze rois, dont ie premier avoit commencé à les civiliser: ainsi il n'y avoit pas trois cents ans qu'ils avoient cessé d'être. 010 DE L HOMME. comme les autres, entièrement sauvages); quatriè- mement par le petit nombre d'hommes qui ont été employés à faire la conquête de ces vastes contrées : quelque avantage que la poudre à canon pût leur donner, ils n'auroient jamais subjugué ces peuples, s'ils eussent été nombreux; une preuve de ce que j'avance, c'est qu'on n'a jamais pu conquérir le pays des Nègres ni les assujétir, quoique les effets de la poudre fussent nouveaux et aussi terribles pour eux que pour les Américains; la facilité avec laquelle on s'est emparé de l'Amérique me paraît prouver qu'elle étoit très peu peuplée, et par conséquent nouvelle- ment habitée. Dans le nouveau continent la température des dif- férents climats est bien plus égale que dans l'ancien continent; c'est encore par l'effet de plusieurs causes : il fait beaucoup moins chaud sous la zone torride en Amérique que sous la zone torride en Afrique; les pays compris sous cette zone en Amérique , sont le Mexique, la Nouvelle-Espagne, le Pérou, la terre des Amazones, le Brésil, et la Guiane. La chaleur n'est jamais fort grande au Mexique, à la Nouvelle- Espagne, et au Pérou, parce que ces contrées sont des terres extrêmement élevées au dessus du niveau ordinaire de la surface du globe, le thermomètre dans les grandes chaleurs ne monte pas si haut au Pérou qu'en France; la neige qui couvre le sommet des montagnes refroidit l'air, et cette cause, qui n'est qu'un effet de la première, influe beaucoup sur la température de ce climat : aussi les habitants, au lieu d'être noirs ou très bruns, sont seulement basanés. Dans la terre des Amazones il y a une pro= VARIETES DANS L ESPECE HUMAINE. OU digieuse quantité d'eaux répandues , de fleuves , et de forêts : Tair y est donc extrêmement humide, et par conséquent beaucoup plus frais qu'il ne le seroit dans un pays plus sec. D'ailleurs on doit observer que le vent d'est qui souffle constamment entre les tropiques n'arrive au Brésil, à la terre des Amazones, et à la Guiane, qu'après avoir traversé une vaste mer, sur laquelle il prend de la fraîcheur qu'il porte ensuite sur toutes les terres orientales de l'Amérique équi- noxiale : c'est par cette raison, aussi bien que parla quantité des eaux et des forêts, et par l'abondance et la continuité des pluies, que ces parties de l'Amé- rique sont beaucoup plus tempérées qu'elles ne le se- roient en effet sans ces circonstances particulières. Mais lorsque le vent d'est a traversé les terres basses de l'Amérique, et qu'il arrive au Pérou, il a acquis un degré de chaleur plus considérable : aussi feroit- il plus chaud au Pérou qu'au Brésil ou à la Guiane, si l'élévation de cette contrée, et les neiges qui s'y trouvent, ne refroidissoient pas l'air, et n'ôtoient pas au vent d'est toute la chaleur qu'il peut avoir acquise en traversant les terres ; il lui en reste cependant assez pour influer sur la couleur des habitants, car ceux qui, par leur situation, y sont le plus exposés, sont les plus jaunes , et ceux qui habitent les vallées entre les montagnes, et qui sont à l'abri de ce vent, sont beaucoup plus blancs que les autres. D'ailleurs ce vent qui vient frapper contre les hautes montagnes des Cordillières doit se réfléchir à d'assez grandes distances dans les terres voisines de ces montagnes, et y porter la fraîcheur qu'il a prise sur les neiges qui couvrent leurs sommets; ces neiges elles-mêmes doi- 5l2 1)K L HOMME. vent produire des vents froids dans le temps de ieur fonte. Toutes ces causes concourant donc à rendre le climat de la zone torride en Amérique beaucoup moins chaud , il n'est point étonnant qu'on n'y trouve pas des hommes noirs, ni même bruns, comme on en trouve sous la zone torride en Afrique et en Asie, où les circonstances sont fort différentes, comme nous le dirons tout à l'heure. Soit que l'on suppose donc que les habitants de l'Amérique soient très an- ciennement naturalisés dans leur pays, ou qu'ils y soient venus plus nouvellement, on ne doit pas y trouver des hommes noirs, puisque leur zone torride est un climat tempéré. La dernière raison que j'ai donnée de ce qu'il se trouve peu de variété dans les hommes en Amérique, c'est l'uniformité dans leur manière de vivre : tous éloienl sauvages, ou très nouvellement civilisés; tous vivoient ou avoient vécu de la même façon. En sup- posant qu'ils eussent tous une origine commune, les races s'étoient dispersées sans s'être croisées ; chaque famille faisoit une nation toujours semblable à elle- même , et presque semblable aux autres , parce que le climat et la nourriture étoient aussi à peu près sem- blables : ils n'avoient aucun moyen de dégénérer ni de se perfectionner; ils ne pouvoient donc que demeu- rer toujoursles mêmes, et partout à peu près les mêmes. Quant à leur première origine je ne doute pas, indépendamment même des raisons théologiques, qu'elle ne soit la même que la nôtre : la ressemblance des sauvages de l'Amérique septentrionale avec les Tartares orientaux doit faire soupçonner qu'ils sor- tent anciennement de ces peuples. Les nouvelles dé- VARIÉTÉ? DANS L ESPÈCE II U M AINE. ôl.) couvertes que les Russes ont faites au delà de Kamts- chatka , de plusieurs terres et de plusieurs îles qui s'étendent jusqu'à la partie de l'ouest du continent de l'Amérique , ne laisseroient aucun doute sur la possibilité de la communication, si ces découvertes étoient bien constatées, et que ces terres fussent à peu près contiguës ; mais, en supposant même qu'il y ait des interv^alles de mers assez considérables , n'est-il pas très possible que des hommes aient tra- versé ses intervalles, et qu'ils soient allé d'eux-mêmes chercher ces nouvelles terres, ou qu'ils y aient été jetés par la tempête ? Il y a peut-être un pkis grand intervalle de mer entre les îles Mariannes et le Japon, qu'entre aucune des terres qui sont au delà de Kamts- chatka et celle de l'Amérique, et cependant les îles Mariannes se sont trouvées peuplées d'hommes qui ne peuvent venir que du continent oriental. Je serois donc porté à croire que les premiers hommes qui sont venus en Amérique ont abordé aux terres qui sont au nord-ouest de la Californie; que le froid ex- cessif de ce climat les obligea à gagner les parties plus méridionales de leur nouvelle demeure ; qu'ils se fixèrent d'abord au Mexique et au Pérou , d'où ils se sont ensuite répandus dans toutes les parties de l'Amérique septentrionale et méridionale ; car le Mexi- que et le Pérou peuvent être regardés co'nme les terres les plus anciennes de ce continent, et les plus anciennement peuplées, puisqu'elles sont les plus élevées, et les seules où l'on ait trouvé des hommes réunis en société. On peut aussi présumer, avec une très grande vraisemblance, que les habitants du nord de l'Amérique au détroit de Davis, et des parties sep- 3i4 DE l'homme. lentrionales de la terre de Labrador, sont venues du Groenland, qui n*est sépare de l'Amérique que par la largeur de ce détroit , qui n'est pas fort considéra- ble ; car, comme nous l'avons dit, ces sauvages du détroit de Davis et ceux du Groenland se ressem- blent parfaitement : et, quant à la manière dont le Groenland aura été peuplée, on peut croire, avec tout autant de vraisemblance, que les Lapons y au- ront passé depuis le cap Nord, qui n'en est éloigné que d'environ cent cinquante lieues; et d'ailleurs, comme l'île d'Islande est presque contiguë au Groen- land, que cette île n'est pas éloignée des Orcades septentrionales, qu'elle a été très anciennement ha- bitée et même fréquentée des peuples de l'Europe, que les Danois avoient même fait des établissements et formé des colonies dans le Groenland , il ne seroit pas étonnant qu'on trouvât dans ce pays des hommes blancs et à cheveux blonds, qui tireroient leur origine de ces Danois , et il y a quelque apparence que les hommes blancs qu'on trouve aussi au détroit de Davis viennent de ces blancs d'Europe qui se sont établis dans les terres du Groenland, d'où ils auront aisé- ment passé en Amérique, en traversant le petit inter- valle de mer qui forme le détroit de Davis. Autant il y a d'uniformité dans la couleur et dans la forme des habitants naturels de l'Amérique, autant on trouve de variété dans les peuples de l'Afrique. Cette partie du monde est anciennement et très abondam- ment peuplée; le climat y est brûlant, et cependant d'une température très inégale suivant les diilérentes contrées; et les mœurs des différents peuples sont aussi toutes différentes, comme on a pu le remarquer VARIKTES DANS L ESPÈCE HUMAINE. Jl5 par les descriptions que nous en avonsdonnées. Toutes ces causes ont donc concouru pour produire en Afri- que une variété dans les hommes plus grande que partout ailleurs; car, en examinant d'abord la diffé- rence de la température des contrées africaines , nous trouverons que la chaleur n'étant pas excessive en Barbarie, et dams toute l'étendue des terres voisines de la mer Méditerranée, les hommes y sont blancs, et seulement un peu basanés. Toute cette terre de la Barbarie est rafraîchie d'un côté par l'air de la mer Méditerranée, et de l'autre par les neiges du mont Atlas ; elle est d'ailleurs située dans la zone tempérée en deçà du tropique : aussi tous les peuples qui sont depuis l'Egypte jusqu'auxîles Canaries sont seulement un peu plus ou un peu moins basanés. Au delà du tropique , et de l'autre côté du mont Atlas, la cha- leur devient beaucoup plus grande, et les hommes sont très bruns, mais ils ne sont pas encore noirs. Ensuite, au 17^ ou au 18* degré de latitude nord, on trouve le Sénégal et la Nubie, dont les habitants sont tout-à-fait noirs : aussi la chaleur y est-elle excessive. On sait qu'au Sénégal elle est si grande, que la li- queur du thermomètre monte jusqu'à 58 degrés, tan- dis qu'en France elle ne monte que très rarement à 3o degrés, et qu'au Pérou, quoique situé sous la zone torride, elle est presque toujours au même de- gré, et ne s'élève presque jamais au dessus de 2.5 degrés. Nous n'avons pas d'observations faites avec le thermomètre en Nubie; mais tous les voyageurs s'ac- cordent à dire que la chaleur y est excessive : les dé- serts sablonneux qui sont entre la haute Egypte et la Nubie échauffent l'air au point que le vent du nord Ol6 DE l'hOMMI-. des Nubiens doit être un vent brûlant ; d'autre côté le vent d'est, qui règne le plus ordinairement entre les tropiques, n'arrive en Nubie qu'après avoir par- couru les terres de l'Arabie, sur lesquelles il prend une chaleur que le petit intervalle de la mer Ptouge ne peut guère tempérer. On ne doit donc pas être surpris d'y trouver les hommes tout-à-fait noirs : ce- pendant ils doivent l'être encore plus au Sénégal, car le vent d'est ne peut y arriver qu'après avoir parcouru toutes les terres de l'Afrique dans leur plus grande largeur; ce qui doit le rendre d'une chaleur insou- tenable. Si l'on prend donc en général toute la partie de l'Afrique qui est comprise entre les tropiques, où le vent d'est souffle plus constamment qu'aucun autre, on concevra aisément que toutes les côtes occiden- tales de cette partie du monde doivent éprouver et éprouvent en effet une chaleur bien plus grande que les côtes orientales, parce que le vent d'est arrive sur les côtes orientales avec la fraîcheur qu'il a prise en parcourant une vaste mer, au lieu qu'il prend une ardeur brûlante en traversant les terres de l'Afrique avant que d'arriver aux côtes occidentales de cette partie du monde : aussi les côtes du Sénégal , de Sierra-Leona, de la Guinée, en un mot, toutes les terres occidentales de l'Afrique qui sont situées sous la zone torride, sont les climats les plus chauds de la terre , et il ne fait pas, à beaucoup près , aussi chaud sur les côtes orientales de l'Afrique, comme à Mozam- bique, à Mombaze , etc. Je ne doute donc pas que ce ne soit par cette raison qu'on trouve les vrais Nègres, c'est-à-dire lesplus noirs de tous lesnoirs, dansles terres occidentales de l'Afrique, et qu'au contraire on trouve VAKII-TES DANS 1- ESPÈCE IIUMAINI". f) 1 7 les Cafres, c'est-à-dire des noirs moins noirs, dans les terres orientales, La diflërence marquée qui est entre ces deux espèces de noirs vient de celle de la chaleur de leur climat, qui n'est que très grande dans la par- tie de l'orient, mais excessive dans celle de l'occident en Afrique. Au delà du tropique , du côté du sud, la chaleur est considérablement diminuée , d'abord par la hauteur de la latitude, et aussi parce que la pointe de l'Afrique se rétrécit, et que cette pointe de terre étant environnée de la mer de tous côtés, l'air doit y être beaucoup plus tempéré qu'il ne le seroit dans le milieu d'un continent : aussi les hommes de celle contrée commencent à blanchir, et sont naturelle-, ment plus blancs que les noirs, comme nous l'avons dit ci-dessus. Rien ne me paroît prouver plus claire- ment que le climat est la principale cause de la variélé dans l'espèce humaine, que cette couleur des Hol- lentots, dont la noirceur ne peut avoir élé aflbiblie que par la température du climat; et , si l'on joint à celle preuve toutes celles qu'on doit tirer des conve- nances que je viens d'exposer, il me semble qu'on n'en pourra plus douter. Si nous examinons tous les autres peuples qui sont sous la zone torride au delà de l'Afrique , nous nous confirmerons encore plus dans celte opinion. Les ha- bitants des Maldives, de Ceyian, de la pointe de la presqu'île de l'Inde, de Sumatra, de Malaca, de Bor- néo , des Gélèbes, des Philippines , etc., sont tons extrêmement bruns, sans être absolument noirs, parce que toutes ces terres sont des îles ou des pres- qu'îles. La mer tempère dans ces climats l'ardeur de l'air, qui d'ailleurs ne peut jamais être aussi grande El'lION. XII, 2 2 3i8 DE l'homme. que dans l'intérieur ou sur les côtes occidentales de l'Afrique, parce que le vent d'est ou d'ouest, qui règne alternativement dans cette partie du globe, n'arrive sur ces terres de l'Archipel indien qu'après avoir passé sur des mers d'une très vaste étendue. Toutes ces îles ne sont donc peuplées que d'hommes bruns, parce que la chaleur n'}^ est pas excessive; mais dans la Nouvelle-Guinée ou Terre- des-Papous on retrouve des hommes noirs, et qui paroissent être de vrais Nègres par les descriptions des voyageurs , parce que ces terres forment un continent du côté de l'est , et que le vent qui traverse ces terres est beau- coup plus ardent que celui qui règne dans l'Océan in- dien. Dans la Nouvelle-Hollande, où l'ardeur du climat n'est pas si grande, parce que cette terre commence à s'éloigner de l'équateur , on retrouve des peuples moins noirs et assez semblables aux Hottentots. Ces Nègres et ces Hottentots que l'on trouve sous la même latitude , à une si grande dislance des autres Nègres et des autres Hottentots , ne prouvent-ils pas que leur couleur ne dépend que de l'ardeur du climat? car on ne peut pas soupçonner qu'il y ait jamais eu de com- munication de l'Afrique à ce continent austral , et cependant on y retrouve les mêmes espèces d'hom- mes, parce qu'on y trouve les circonstances qui peu- vent occasioner les mêmes degrés de chaleur. Un exemple pris des animaux pourra confirmer encore tout ce que je viens de dire. On a observé qu'en Dau- phiné tous les cochons sont noirs, et qu'au contraire de l'autre côté du Rhône en Vivarais, où il fait plus froid qu'en Dauphiné, tous les cochons sont blancs. îl n'y a pas d'apparence que les habitants de ces deux VAIIIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 5l9 provinces se soient accordés pour n'élever les uns cjue des cochons noirs, et les autres des cochons blancs, et il me semble que cette différence ne peut venir que de celle de la température du climat, combinée peut- être avec celle de la nourriture de ces aninjaux. Les noirs qu'on a trouvés, mais en fort petit nom- bre , aux Philippines et dans quelques autres îles de l'Océan indien viennent apparemment de ces Papous ou Nègres de la Nouvelle-Guinée , que leâ Européens ne connoissent que depuis environ cinquante ans. Dampier découvrit en 1700 la partie la plus orientale de cette terre, à laquelle il donna le nom de Nou- velle-Bretagne : mais on ignore encore l'étendue de cette contrée; on sait seulement qu'elle n'est pas fort peuplée dans les parties qu'on a reconnues. On ne trouve donc des Nègres que dans les climats de la terre où toutes les circonstances sont réunies pour produire une chaleur constante et toujours ex- cessive : cette chaleur est si nécessaire, non seule- ment à la production, mais même à la conservation des Nègres, qu'on a observé dans nos îles , où la cha- leur , quoique très forte , n'est pas comparable à celle du Sénégal, que les enfants nouveau-nés des Nègres sont si susceptibles des impressions de l'air, que l'on est obligé de les tenir pendant les neuf premiers jours après leur naissance dans des chambres bien fermées et bien chaudes : si l'on ne prend point ces précautions, et qu'on les expose à l'air au moment de leur naissance, il leur survient une convulsion à la mâchoire qui les empêche de prendre de la nour-^ riture , et qui les fait mourir. M. Littre, qui fit en 1 702 la dissection d'un Nègre, observa que le bout du 7)20 DK L HOMME. gland qui n etoit pas couvert du prépuce éloit noir comme toute la peau, et que le reste qui étoit couvert éloit parfaitement blanc. Cette observai ion prouve que l'action de l'air est nécessaire pour produire la noirceur de la peau des Nègres. Leurs enfants nais- sent blancs, ou plutôt rouges, comme ceux des au= très hommes : mais, deux ou trois jours après qu'ils sont nés, la couleur change; ils paroissent d'un jaune basané qui se brunit peu à peu, et au septième ou huitième jour ils sont déjà tout noirs. On sait que , deux ou trois jours après la naissance, tous les en- fants ont une espèce de jaunisse : cette jaunisse dans les blancs n'a qu'un effet passager, et ne laisse à la peau aucune impression; dans les Nègres, au con- traire , elle donne à la peau une couleur ineflaçable, ci qui noircit toujours de plus en plus. M. Kolbe dit avoir remarqué que les enfants des Hottentots, qns naissent blancs comme ceux d'Europe, devenoient olivâtres par l'effet de cette jaunisse qui se répand dans toute la peau trois ou quatre jours après la nais- sance de l'enfant, et qui dans la suite ne disparoît plus : cependant cette jaunisse et l'impression actuelle de l'air ne me paroissent être que des causes occa- sionelles de la noirceur, et non pas la cause pre- mière; car on remarque que les enfants des Nègres ont, dans le moment même de leur naissance, du noir à la racine des ongles et aux parties génitales. L'action de l'air et la jaunisse serviront, si Ton veut, à étendre cette couleur : mais il est certain que le germe de la noirceur est communiqué aux enfants par les pères et mères; qu'en quelque pays qu'un Nègre vienne a\i monde, il sera noir comme s'il élok VARIATES DANS L ESPÈCE HUMAINE. 02 1 lié dans son propre pays, et que s'il y a quelque dif- férence des la première génération , elle est si insen- sible qu'on ne s'en est pas aperçu. Cependant cela ne sulTit pas pour qu'on soit en droit d'assurer qu'après un certain nombre de générations cette couleur ne i liangeroit pas sensiblement; il y a au contraire toutes les raisons du monde pour présumer que , comme elle ne vient originairement que de l'ardeur du climat et de l'action long-temps continuée de la chaleur, elle s'effaceroit peu à peu par la tempéra- ture d'un climat froid, et que, par conséquent , si l'on transportoit des Nègres dans une province du JNord , leurs descendants à la huitième, dixième, ou douzième génération, seroient beaucoup moins noirs que leurs ancêtres , et peut-être aussi blancs que les peuples originaires du climat froid où ils habite- roient. Les anatomistes ont cherché dans quelle partie de la peau résidoit la couleur noire des Nègres. Les uns prétendent que ce n'est ni dans le corps de la peau ni dans l'épiderme, mais dans la membrane rélicu- laire qui se trouve entre l'épiderme et la peau ; que cette membrane lavée et tenue dans l'eau tiède pen- dant fort long-temps ne change pas de couleur et reste toujours noire, au lieu que la peau et la sur-peau paroissent être à peu près aussi blanches que celles des autres hommes. Le docteur Towns et quelques autres ont prétendu que le sang des Nègres étoit beaucoup plus noir que celui des blancs. Je n'ai pas été à portée de vérifier ce fait , que je serois assez porté à croire ; car j'ai remarqué que les hommes parmi nous qui ont le teint basané, jaunâtre, et 3a2 DE l'homme. brun, ont Je sang plus noir que les autres; et ces auteurs prétendent que la couleur des Nègres vient de celle de leur sang. M. Barrère , qui paroît avoir examiné la chose de plus près qu'aucun autre, dit ^ aussi bien que M. Winslow, que i'épiderme des Nè- gres est noir , et que s'il a paru blanc à ceux qui l'ont examiné , c'est parce qu'il est extrêmement mince et transparent , mais qu'il est réellement aussi noir que de la corne noire qu'on auroit réduite à une aussi pe- tite épaisseur. Ils assurent aussi que la peau des Nè- gres est d'un rouge brun approchant du noir. Cette couleur de i'épiderme et de la peau des Nègres est produite, selon M. Barrère, par la bile, qui dans les Nègres n'est pas jaune, mais toujours noire comme de l'encre , comme il croit s'en être assuré sur plu- sieurs cadavres de Nègres qu'il a eu occasion de disséquer à Cayenne. La bile teint en effet la peau des hommes blancs en jaune lorsqu'elle se répand . et il y a apparence que si elle étoit noire , elle la tein- droit en noir ; mais dès que l'épanchement de bile cesse , la peau reprend sa blancheur naturelle : il fau- droit donc supposer que la bile est toujours répan- due dans les Nègres , ou bien que , comme le dit M. Barrère, elle fût si abondante, qu'elle se séparât naturellement dans I'épiderme en assez grande quan- tité pour lui donner cette couleur noire. Au reste , il est probable que la bile et le sang sont plus bruns dans les Nègres que dans les blancs , comme la peau est aussi plus noire : mais l'un de ces faits ne peut pas servir à expliquer la cause de l'autre ; car si Ton prétend que c'est le sang ou la bile qui par leur noir- ceur donnent cette couleur à la peau, alors, au lieu VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. ?)25 de demander pourquoi les Nègres ont la peau noire , on demandera pourquoi ils ont la bile ou le sang noir: ce n'est donc qu'éloigner la question , au lieu de la résoudre. Pour moi, j'avoue qu'il m'a toujours paru que la môme cause qui nous brunit lorsque nous nous exposons au grand air et aux ardeurs du soleil , cette cause qui fait que les Espagnols sont plus bruns que les François , et les Maures plus que les Espa- gnols, fait aussi que les Nègres le sont plus que les Maures : d'ailleurs nous ne voulons pas chercher ici comment cette cause agit, mais seulement nous assu- rer qu'elle agit, et que ses effets sont d'autant plus grands et plus sensibles qu'elle agit plus fortement et plus Ion g- temps. La chaleur du climat est la principale cause de la couleur noire : lorsque cette chaleur est excessive, comme au Sénégal et en Guinée, les hommes sont tout-à-fait noirs; lorsqu'elle est un peu moins forte, comme sur les côtes orientales de l'Afrique, les hom- mes sont moins noirs; lorsqu'elle commence à devenir un peu plus tempérée, comme en Barbarie, au Mogol, en Arabie, etc. , les hommes ne sont que bruns; et enfin lorsqu'elle est tout-à-fait tempérée, comme en Europe et en Asie , les hommes sont blancs : on y remarque seulement quelquesvariétés qui ne viennent que de la manière de vivre; par exemple, tous les Tartares sont basanés, tandis que les peuples d'Eu- rope qui sont sous la môme latitude sont blancs. On doit, ce me semble, attribuer cette différence à ce que les Tartares sont toujours exposés à l'air, qu'ils n'ont ni villes ni demeures fixes, qu'ils couchent sur la terre , qu'ils vivent d'une manière dure et sauvage; 3ii4 ^^ l'homme. cela seul suffit pour qu'ils soient moins blancs que les peuples de l'Europe , auxquels il ne manque rien de lout ce qui peut rendre la vie douce. Pourquoi les Chinois sont-ils plus blancs que les Tartares, auxquels ils ressemblent d'ailleurs par tous les traits du visage? C'est parce qu'ils habitent dans des villes, parce (pi'ils ont tous les moyens de se garantir des injures de l'air et de la terre , et que les Tartares y sont per- pétuellement exposes. Mais, lorsque le froid devient extrême, il produit tjuelques efl'ets semblables à ceux de la chaleur exces- sive : les Samoïèdes , les Lapons, les Groenlandois , sont fort basanés ; on assure même , comme nous l'a- vons dit, qu'il se trouve parmi les Groenlandois des hommes aussi noirs que ceux de l'Afrique. Les deux extrênjes, comme l'on voit, se rapprochent encore ici : un froid très vif et une chaleur brûlante produi- sent le même effet sur la peau , parce que l'une et l'autre de ces deux causes agissent par une qualité (fui leur est commune; cette qualité est la séche- resse , qui dans un air très froid peut être aussi grande que dans un air chaud ; le froid comme le chaud doit dessécher la peau, l'altérer, et lui donner cette couleur basanée que l'on trouve dans les Lapons. Le froid resserre, rapetisse, et réduit à un moindre volume toutes les productions de la nature : aussi les Lapons, qui sont perpétuellement exposés à la rigueur du plus grand froid , sont les plus petits de tous les hommes. Rien ne prouve mieux l'influence du climat que cette race lapone , qui se trouve placée tout le long du cercle polaire dans une très longue zone , dont la largeur est bornée par l'étendue du cli- VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE 1IU3Ix\INE. 025 mat excessivement froid , et finit dès qu'on arrive dans un pays un peu plus tempéré. Le climat le plus tempéré est depuis le 4^^ degré jusqu'au 5o°.... : c'est aussi sous cette zone que se irouvent les hommes les plus beaux et les mieux faits; c'est sous ce climat qu'on doit prendre l'idée de la vraie couleur naturelle de l'homme; c'est là qu'on doit prendre le modèle ou l'unité à laquelle il faut rapporter toutes les autres nuances de couleur ou de beauté: les deux extrêmes sont également éloignés du vrai et du beau : les pays policés situés sous cette zone sont la Géorgie , la Gircassie , l'Ukraine, la Tur- quie d'Europe , la Hongrie, l'Allemagne méridiouale, l'Italie, la Suisse, la France, et la partie septentrio- nale de l'Espagne ; tous ces peuples sont aussi les plus boaux et les mieux faits de toute la terre. On peut donc regarder le climat comme la cause {>remière , et presque unique, de la couleur des hommes; mais la nourriture , qui fait à la couleur beaucoup moins que le climat, fait beaucoup à la forme. Des nourritures grossières, malsaines, ou mal préparées, peuvent faire dégénérer l'espèce humaine; tous les }>euples qui vivent misérablement sont laids et mal faits; chez nous-mêmes les gens de la campa-^ gne sont plus laids que ceux des villes, et j'ai souvent remarqué que dans lesvillages où la pauvreté est moins grande que dans les autres villages voisins, les hom- mes y sont aussi mieux faits et les visages moins laidso L'air et la terre inlku ut beaucoup sur la forme des iiommes, des auimaux , des plantes : qu'on examine dans le même canton les hommes qui habitent les it^rres élevées , comme les col eaux cm le dessus des 320 DE i/hOMME. collines, et qu'on les compare avec ceux qui occu- pent le milieu des vallées voisines; on trouvera que les premiers sont agiles, dispos, bien faits, spiri- tuels, et que les femmes y sont communément jo- lies, au lieu que dans le plat pays, où la terre est grasse, l'air épais, et l'eau moins pure, les paysans sont grossiers, pesants, mal faits, stupides , el les paysannes presque toutes laides. Qu'on amène des chevaux d'Espagne ou de Barbarie en France , il ne sera pas possible de perpétuer leur race ; ils commen- cent à dégénérer dès la première génération , et à la troisième ou quatrième ces chevaux de race barbe ou espagnole , sans aucun mélange avec d'autres races , ne laisseront pas de devenir des chevaux françois ; en sorte que, pour perpétuer les beaux chevaux, on est obligé de croiser les races en faisant venir de nou- veaux étalons d'Espagne ou de Barbarie. Le climat et la nourriture influent donc sur la forme des animaux d'une manière si marquée, qu'on ne peut pas douter de leurs efï'ets ; et quoiqu'ils soient moins prompts, moins apparents, et moins sensibles sur les hommes, nous devons conclure, par analogie, que ces eflets ont lieu dans l'espèce humaine, et qu'ils se manifes- tent par les variétés qu'on y trouve. Tout concourt donc à prouver que le genre hu- main n'est pas composé d'espèces essentiellement différentes entre elles ; qu'au contraire il n'y a eu originairement qu'une seule espèce d'ii^ommes, qui, s'étant multipliée et répandue sur toute la surface de la terre, a subi différents changements par l'influence du climat, par la différence de la nourriture, par celle de la manière de vivre , par les maladies épidé- VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. 02'] itiiques, et aussi par le mélange varie à i'infini des individus ^lus ou moins ressemblants ; que d'abord ces altérations n'étoient pas si marquées , et ne pro- duisoient que des variétés individuelles; qu'elles sont ensuite devenues variétés de l'espèce, parce qu'elles sont devenues plus générales , plus sensibles , et plus constantes par l'action continuée de ces mêmes cau- ses ; qu'elles se sont perpétuées et qu'elles se perpé- tuent de génération en génération, comme les dif- formités ou les maladies des pères et mères passent à leurs enfants; et qu'enfin, comme elles n'ont été produites originairement que par le concours des causes extérieures et accidentelles , qu'elles n'ont été confirmées et rendues constantes que par le temps et l'action continuée de ces mêmes causes, il est Uès probable qu'elles disparoîtroient aussi peu à peu et avec le temps, ou même qu'elles deviendroient diffé- rentes de ce qu'elles sont aujourd'hui, si ces mêmes causes ne subsistoient plus , ou si elles venoient à va- rier dans d'autres circonstances et par d'autres com- binaisons. ADDITION A L'ARTICLE PRÉCÉDENT. Dans la suite entière de mon voyage sur l'histoire naturelle, il n'y a peut-être pas un seul des articles qui soit plus susceptible d'additions et même de corrections que celui des variétés de l'espèce humaine. J'ai néanmoins traité ce sujet avec beaucoup d'éten- due, et j'y ai donné toute l'attention qu'il mérite; mais on sent bien que j'ai été obligé de m'en rap- porter, pour la plupart des faits, aux relations des 328 DE l'homme. voyageurs les plus accrédités. Malheureusement ces relations , fidèles à de certains égards, ne le sont pas à d'autres ; les hommes qui prennent la peine d aller voir des choses au loin croient se dédommager do leurs travaux pénibles en rendant ces choses plus merveilleuses : à quoi bon sortir de son pays si l'on n'a rien d'extraordinaire à présenter ou à dire à son retour? De là les exagérations , les contes et les récits bizarres dont tant de voyageurs ont souillé leurs écrits en croyant les orner. Un esprit attentif, un philoso- phe instruit, reconnoît aisément les faits purement coiilrouvés qui choquent la vraisemblance ou l'ordre de la nature; il distingue de môme le faux du vrai, le merveilleux du vraisemblable , et se met surtout en garde contre l'exagération : mais dans les choses <{iii ne sont que de simple description , dans celles où l'inspection et même le coup d'œil suffiroit pour les désigner, comment distinguer les erreurs qui sem- blent ne porter que sur des faits aussi simples qu'in- ditlérents? comment se refuser à admettre comme vérités tous ceux que le relateur assure , lorsqu'on n'aperçoit pas la source de ses erreurs, et même qu'on ne devine pas les motifs qui ont pu le déterminer à dire faux? Ce n'est qu'avec le temps que ces sortes d'erreurs peuvent être corrigées, c'est-à-dire lors- <|u'un grand nombre de nouveaux témoignages vien- nent à détruire les premiers. 11 y a trente ans que j'ai écrit cet article des variétés de l'espèce humaine ; . il s'est fait dans cet intervalle de temps plusieurs voya- ges dont quelques uns ont été entrepris et rédigés par des hommes instruits : c'est d'après les nouvelles ronnoissances qui nous ont été rapportées que je vais VAIUETES DANS L ESPÈCE HUMAINE. ,)'^9 tacher de réintégrer les clioses dans la plus exacîe vérité, soit en supprimant quelques fails que j'ai trop légèrement alFirmés sur la foi des premiers voyageurs, soit en confirmant ceux que quelques critiques ont impugnés et niés mal à propos. Pour suivre le môme ordre que je me suis tracé dans cet article , je commencerai par les peuples du Word. J'ai dit que les Lapons, les Zembliens , les Bo- randiens, les Samoïèdes, les Tartares septentrionaux, et peut-être les Ostiaques dans l'ancien continent, les Groenlandois et les sauvages au nord des Esquimaux dans l'autre continent, semblent être tous d'une seule et même race qui s'est étendue et nudtipliée le long des côtes des mers septentrionales, etc. M. Kling- stedt, dans un mémoire imprimé en 1762, préter>d que je me suis trompé : 1° en ce que les Zembliens n'existent qu'en idée. « Il est certain, dit-il, que !e pays qu'on appelle la Nova-Zembla ^ ce qui signilie en langue russe nouvelle terre ^ n'a guère d'habitants. » Mais, pour peu qu'il y en ait , ne doit-on pas les ap- peler Zembliens? D'ailleurs les voyageurs hollandois les ont décrits, et en ont même donné les portraits gravés; ils ont lait un grand nosnbre de voyages dans cette Nouvelle-Zemble, et y ont hiverné dès 1696, sur la cote orientale, à i5 degrés du pôle; ils font mention des animaux et des hommes qu'ils y ont ren- contrés. Je ne me suis donc pas trompé, et il est plus que probable que c'est M. Klingstedt qui se tromjH» lui-même à cet égard. Néanmoins je vais rapporter les preuves qu'il donne de son opinion. « La Nouvelle-Zemble est une île séparée du con- tinent par le détroit de Waigats^ sous le 71*^ degré, 550 DE L HOMME. et qui s'étend en ligne droite vers le nord jusqu'au ^5^ L'île est séparée dans son milieu par un canal ou détroit qui la traverse dans toute son étendue en tournant vers le nord-ouest, et qui tombe dans la mer du Nord, du côté de l'occident, sous le 75^ degré 3 minutes de latitude. Ce détroit coupe l'île en deux portions presque égales : on ignore s'il est quelque- fois navigable; ce qu'il y a de certain, c'est qu'on l'a toujours trouvé couvert de glaces. Le pays de la Nou- velle-Zemble, du moins autant qu'on en connoît, est lout-à-fait désert et stérile ; il ne produit que très peu d'herbes, et il est entièrement dépourvu de bois, jusque là même qu'il manque de broussailles. Il est vrai que personne n'a encore pénétrjé dans l'intérieur de l'île au delà de cinquante ou soixante verstes , et que par conséquent on ignore si, dans cet intérieur, il n'y a pas quelque terroir plus fertile, et peut-être des habitants; mais, comme les côtes sont fréquen- tées tour à tour, et depuis plusieurs années par un grand nombre de gens que la pêche y attire, sans qu'on ait jamais découvert la moindre trace d'habi- tants, et qu'on a remarqué qu'on n'y trouve d'autres animaux que ceux qui se nourrissent des poissons que la mer jette sur le rivage, ou bien de mousse , tels que les ours blancs, les renards blancs, et les rennes, et peu de ces autres animaux qui se nour- rissent de baies , de racines , et bourgeons de plantes et de broussailles, il est très probable que le pays ne renferme point d'habitants , et qu'il est aussi peu fourni de bois dans l'intérieur que sur les côtes. On doîtdoncprésumerque le petit nombre d'hommes que quelques voyageurs disent y avoir vus n'étoient pas des VAUIÉTÉS DANS l'eSPÈCE IIU-MAINE. 33 1 naturels du pays , mais des étrangers qui, pour éviter la rigueur du climat, s etoient habillés comme les Sa- moièdes, parce que les Russes ont coutume, dans ces voyages , de se couvrir d'habillements à la façon des Samoïèdes Le froid de la Nouvelle-Zemble est très modéré en comparaison de celui de Spitzberg. Dans celte dernière île, on ne jouit, pendant les mois de l'hiver, d'aucune lueur ou crépuscule; ce n'est qu'à la seule position des étoiles, qui sont continuel- lement visibles, qu'on peut distinguer le jour de la nuit, au lieu que, dans la Nouvelle-Zemble, on les dislingue par une foible lumière qui se fait toujours remarquer aux heures de midi , même dans les temps où le soleil n'y paroît point. » Ceux qui ont le malheur d'être obligés d'hiverner dans la iNouvelle-Zemble ne périssent pas, comme on le croit , par l'exès du froid, mais par l'efïet des brouillards épais et malsains, occasionés souvent par la putréfaction des herbes et des mousses du rivage de la mer, lorsque la gelée tarde trop à venir. » On sait , par une ancienne tradition , qu'il y a eu quelques familles qui se réfugièrent et s'établirent avec leurs femmes et enfants dans la Nouvelle-Zem- ble , du temps de la destruction de Nowogorod. Sous le règne du czar Ivan Wasilewitz, un paysan serf échappé, appartenant à la maison des StroganowSy s'y étoit aussi retiré avec sa femme et ses enfants; et les Russes connoissent encore jusqu'à présent les endroits où ces gens là ont demeuré, et les indi- quent par leurs noms : mais les descendants de ces malheureuses familles ont tous péri en un même .)J'A DE L HOMME. temps, appnremnient par l'infection des mêmes brouillards. » On voit, par ce récit de M. Klingstedt, que les voyageurs ont rencontré des hommes dans la Nou- velle-Zemble : dès lors n'ont-ils pas dû prendre ces hommes pour les naturels du pays , puisqu'ils étoicnt vêtus à peu près comme les Samoièdes? Ils aiu'ont donc appelé Zembllens ces hommes qu'ils ont vus dans la Zemble. Cette erreur, si c'en est une, est fort pardonnable ; car cette île étant d'une grande éten- due et très voisine du continent, Ton aura bien de la peine à se persuader qu'elle fût entièrement ia- habitée avant l'arrivée de ce paysan russe. 2" M. Klingstedt dit que « je ne parois pas mieux » fondé à l'égard des Borandiens, dont on ignore jus- » qu'au nom même dans tout le Nord, et que l'on » pourroit d'ailleurs reconnoître difficilement à la de- » scription que j'en donne. » Ce dernier reproche ne doit pas tomber sur moi. Si la description des Boran- diens, donnée par les voyageurs hollandois dans le Recueil des voyages du Nord ^ n'est pas assez détaillée pour qu'on puisse reconnoître ce peuple, ce n'est pas ma faute ; je n'ai pu rien ajouter à leurs indications. 11 en est de même à l'égard du nom : je ne l'ai point imaginé ; je l'ai trouvé non seulement dans ce Recueil de voyages , que M. Klingstedt auroit dû consulter, mais encore sur des cartes et sur les globes anglois de M. Senex , membre de la Société royale de Lon- dres, dont les ouvrages ont la plus grande réputa- tion, tant pour l'exactitude que pour la précision. Je ne vois donc pas jusqu'à présent que le lémoi- VAlilETES DANS L ESPÈCE HUMAIINE. 555 gnage négatif de M. Klingstedt seul doive prévaloir contre les témoignages positifs des auteurs que je viens de citer. Mais, pour le mettre plus à portée de reconnoître les Borandiens, je lui dirai que ce peu- ple dont il nie l'existence occupe néanmoins un vaste terrain , qui n'est guère qu'à deux cents lieues d'Ar- changel à l'orient; que la bourgade de Boranda, qui a pris ou donné le nom du pays, est située à vingt- deux degrés du pôle, sur la côte occidentale d'un petit golfe dans lequel se décharge la grande rivière de Petzora ; que ce pays habité par les Borandiens est borné au nord par la mer Glaciale , vis-à-vis Tîle de Rolgo et les petites îles Toxar et Maurice ; au cou- chant , il est séparé des terres de la province de Ju- gori par d'assez hautes montagnes; au midi, il confine avec les provinces de Zirania et de Permia; et au le- vant, avec les provinces de Condoria et de Mondizar, lesquelles confinent elles-mêmes avec les pays des Samoièdes. Je pourrois encore ajouter qu'indépen- damment de la bourgade de Boranda , il existe dans ce pays plusieurs antres habilations remarquables telles que Utzilma , INicolaï, Issemskaia et Petzora; qu'enfin ce même pays est marqué sur plusieurs cartes par le nom de Petzora^ slve Boranda. Je suis étonné que M. Klingstedt et M. de Voltaire, qui l'a copié, aient ignoré tout cela, et m'aient également reproché d'avoir décrit un peuple imaginaire, et dont on ignoroit même le nom. M. Klingstedt a demeuré pendant plusieurs années à Aichangel , où les Lapons moscovites et les Samoièdes viennent, dit-il, tons les ans en assez grand nombre avec leurs femmes et enfants, et quelquefois même avec leurs rennes, pour FiDFFON. XII. 354 ï>''^ l'homme. y amener des huiles de poisson; il semble dès lors qu'on devroit s'en rapporter à ce qu'il dit sur ces peuples, et d'autant plus qu'il commence sa cnti(|ue par ces mots; « M. de BuÛon, qui s'est acquis un si )) grand nom dans la république des lettres, et au mé- » rite distingué duquel je rends toute la justice qui » lui est due, se trompe, etc. » L'éloge joint à la cri- tique la rend plus plausible , en sorte que M. de Voltaire et quelques autres personnes qui ont écrit d'après M. Klingstedt ont eu quelque raison de croire que je m'étois en effet trompé sur les trois points qu'il me reproche. INéanmoius je crois avoir démontré que je n'ai fait aucune erreur au sujet desZembliens, et que je n'ai dit que la vérité au sujet des Boran- diens. Lorsqu'on veut critiquer quelqu'un dont on estime les ouvrages et dont on fait l'éloge , il faut au moins s'instruire assez pour être de niveau avec l'an- leur que l'on attaque. Si M. Klingstedt eût seulement parcouru tous les Voyages du JNord dont j'ai fait l'ex- trait, s'il eût recherché les journaux des voyageurs hollandois et les globes de M. Senex, il auroit re- connu que je n'ai rien avancé qui ne fût bien fondé. S'il eût consulté la Géographie du roi iElfred , ou- vrage écrit sur les témoignages des anciens voyageurs Othère et Wulfstant , il auroit vu que les peuples que j'ai nommés Borandlens^ d'après les indications mo- dernes, s'appeloient anciennement Beorinas ou Bo- ranas dans le temps de ce roi géographe ; que de Boranas on dérive aisément Boranda^ et que c'est par conséquent le vrai et ancien nom de ce même pays qu'on appelle à présent Petzora^ lequel est si- tué entre les Lapons moscovites et les Samoïèdes, VARIETES DAKS l'eSPÈCK HUMAINE. 555 dans la partie de la terre coupée par le cercle polaire, et traversée dans sa longueur du midi au nord par le fleuve Petzora. Si Ton ne connoît pas maintenant à Archangel le nom des Borandiens , i! ne falloit pas en conclure que c'étoit un peuple iniaginaire, mais seu- lement un peuple dont le nom avoit changé; ce qui est souvent arrivé non seulement pour les nations du Nord, mais pour plusieurs autres, comme nous au- rons occasion de le remarquer dans la suite, môme pour les peuples d'Amérique, quoiqu'il n'y ait pas deux cents ou deux cent cinquante ans qu'on y ait imposé ces noms, qui ne subsistent plus aujourd'hui^. 3° M. Klingstedt assure que j'ai avancé « une chose » destituée de tout fondement, lorsque je prends pour » une même nation les Lapons, les Samoïèdes , et » tous les peuples tartares du Nord, puisqu'il ne faut » que faire attention à la diversité des physionomies, » des mœurs, et du langage même de ces peuples, » pour se convaincre qu'ils sont d'une race dilFérente, » comme j'aurai, dit-il , occasion de le prouver dans » la suite. » Ma réponse à cette troisième imputation sera satisfaisante pour tous ceux qui, comme moi, ne cherchent que la vérité. Je n'ai pas pris pour une même nation les Lapons, les Sacnoièdes , et les Tar- tares du Nord, puisque je les ai nommés et décrits séparément , que je n'ai pas ignoré que leurs langues étoient dillerentes , et que j'ai exposé en particulier leurs usages et leurs mœurs : mais ce que j'ai seule- ment prétendu et que je soutiens encore, c'est que 1. Un exemple remarquable de ces changements de nom , c'est que l'Ecosse s'appeloit Iraland ou Irland dans ce même temps où les Bo- randiens ou Borandas étoient nommés Beormas ou Boranas. 556 DE l'homme. tous ces hommes du cercle arctique sont à peu près semblables entre eux; que le froid et les autres in- fluences de ce climat les ont rendus très différents des peuples de la zone tempérée; qu'indépendam- ment de leur courte taille , ils ont tant d'autres rap- ports de ressemblance entre eux, qu'on peut les considérer comme étant d'une même nature ou d'une même a race qui s'est étendue et multipliée le long » des côtes des mers septentrionales , dans les déserts » et sous un climat inhabitable pour toutes les autres » nations. » J'ai pris ici , comme l'on voit, le mot race dans le sens le plus étendu, eti\l. Klingstedt le prend, au contraire, dans le sens le plus étroit : ainsi sa cri- tique porte à faux. Les grandes différences qui se trouvent entre les hommes dépendent de la diver- sité des climats : c'est dans ce point de vue général qu'il faut saisir ce que j'en ai dit; et, dans ce point de vue, il est très certain que non seulement les La- pons, les Borandiens , les Samoïèdes, et les Tartares du nord de notre continent, mais encore les Groen- landois et les Esquimaux de l'Amérique, sont tous des hommes dont le climat a rendu les races semblables, des hommes d'une nature également rapelissée, dégé- nérée, et qu'on peut dès lors regarder comme ne faisant qu'une seule et même race dans l'espèce humaine. Maintenant que j'ai répondu à ces critiques, aux- quelles je n'aurois fait aucune attention , si des gens célèbres par leurs talents ne les eussent pas copiées, je vais rendre compte des connoissances parliculières que nous devons à M. Klingstedt, au sujet de ces peu- ples du Nord. « Selon lui, le nom de Samoïèdes n'est connu que VAlUliTtS DANS L ESPÈCE HUMAINE. 357 depuis environ cent ans : le commencement des ha- bitations des Samoièdes se trouve au delà de la ri- vière de Mezène, à trois ou quatre cents verstes d'Archangel... Cette nation sauvage, qui n'est pas nombreuse , occupe néanmoins l'étendue de plus de trente degrés en longitude le long des cotes de l'o- céan du Nord et de la mer Glaciale , entre les 66* et 70** degrés de latitude, à compter depuis la ri- vière de Mezène jusqu'au fleuve Jeniscé , et peut- être plus loin. » J'observai qu'il y a 00 degrés environ de longitude, pris sur le cercle polaire, depuis le fleuve Jeniscé jusqu'à celui de Petzora : ainsi les Samoièdes ne se trouvent en eflet qu'après les Borandiens , lesquels occupent ou occupoient la ci-devant contrée de Pet- zora. On voit que le témoignage même de M. Kling- stedt confirme ce que j'ai avancé, et prouve qu'il l'alloit en eflet distinguer les Borandiens, autrement les habitants naturels du district de Petzora , des Sa- moièdes , qui sont au delà du côté de l'orient. « Les Samoièdes , dit M. Klingstedt , sont commu- nément d'une taille au dessus de la moyenne ; ils ont le corps dur et nerveux, d'une structure large et car- rée, les jambes courtes et menues, les pieds petits, ie cou court, et la tête grosse à proportion du corps ; le visage aplati, les yeux noirs, et l'ouverture des yeux petite , mais allongée ; le nez tellement écrasé, que le bout en est à peu près au niveau de l'os de la mâchoire supérieure , qu'ils ont très forte et élevée ; la bouche grande, et les lèvres minces. Leurs cheveux, noirs comme le jais, sont extrêmement durs, fort lisses et pendants sur leurs épaules ; leur teint est d'un 338 DE l'homme. brun fort jaunâtre, et ils ont les oreilles grandes et rehaussées. Les hommes n'ont que très peu ou point de barbe , ni de poil, qu'ils s'arrachent, ainsi que les femmes, sur toutes les parties du corps. On marie les filles dès l'âge de dix ans, et souvent elles sont mères à onze ou douze ans; mais, passé l'âge de trente ans, elles cessent d'avoir des enfants. La physiono- mie des femmes ressemble parfaitement à celle des hommes, excepté qu'elles ont des traits un peu moins grossiers, le corps plus mince , les jambes plus cour- tes et les pieds très petits; elles sont sujettes , comme les autres femmes , aux évacuations périodiques, mais foiblement et en très petite quantité ; toutes ont les mamelles plates et petites, molles en tout temps, lors même qu'elles sont encore pucelles, et le bout de ces mamelles est toujours noir comme du char- bon, défaut qui leur est commun avec les Lapones. » Cette description de M. Klingstedt s'accorde avec celle des autres voyageurs qui ont parlé des Samoïè- des, et avec ce que j'en ai dit moi-même : elle est seulement plus détaillée et paroît plus exacte; c'est ce qui m'a engagé à la rapporter ici. Le seul fait qui me semble douteux, c'est que, dans un climat aussi froid, les femmes soient mûres d'aussi bonne heure : si, comme le dit cet auteur, elles produisent commu- nément dès l'âge de onze ou douze ans, il ne seroit pas étonnant qu'elles cessassent de produire à trente ans; mais j'avoue que j'ai peine à me persuader ces faits qui me paroissent contraires à une vérité géné- rale et bien constatée, c'est que plus les climats sont chauds, et pi us la production des femmes est précoce, comme toutes les autres productions de la nature. VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE IILMAINE. 7)59 M. Klingstedt dit encore, dans la suite de son Mé- moire, que les Samoièdes ont la vue perçante, l'ouïe fine, et îa main sûre; qu'ils tirent de l'arc avec une justesse admirable, qu'ils sont d'une légèreté extraor- dinaire à la course , et qu'ils ont au contraire le goût grossier, l'odorat foible, le tact rude et émoussé. « Ija chasse leur fournit leur nourriture ordinaire en hiver, et la pèche en été. Leurs rennes sont leurs seules richesses : ils en mangent la chair toujours crue , et en boivent avec délices le sang tout chaud ; ils ne connoissent point l'usage d'en tirer le lait : ils mangent aussi le poisson cru. Ils se font des tentes couvertes de peaux de rennes, et les transportent souvent d'un lieu à un autre. Ils n'habitent pas sous terre, comme quelques écrivains l'ont assuré; ils se tiennent toujours éloignés à quelque distance les uns des autres, sans jamais former de société. Ils don- nent des rennes pour avoir les filles dont ils font leurs femmes : il leur est permis d'en avoir autant qu'il leur plaît; la plupart se bornent à deux femmes, et il est rare qu'ils en aient plus de cinq. Il y a des filles pour lesquelles ils paient au père cent et jusqu'à cent cin- quante rennes : mais ils sont en droit de renvoyer leurs femmes et reprendre leurs rennes, s'ils ont lieu d'en être mécontents; si la femme confesse qu'elle a eu commerce avec quelque homme de nation étran- gère , ils la renvoient immédiatement à ses parents : ainsi ils n'offrent pas , comme le dit M. de Buflbn, leurs femmes et leurs filles aux étrangers. » Je l'ai dit, en effet, d'après le témoignage dun si grand nombre de voyageurs , que le fait ne me pa-- roissoit pas douteux. Je ne sais môme si M. Kling- 540 DE l'homme. stedt est en droit de nier ces témoignages, n'ayant vu des Samoièdes que ceux qui viennent à Archan- gol ou dans les autres lieux de la Russie, et n'ayant pas parcouru leur pays comme les voyageurs dont j'ai tiré les faits que j'ai rapportés fidèlement. Dans un peuple sauvage, stupide et grossier, tel que M. Kling- stedt peint lui-même ces Samoièdes, lesquels ne font jamais de société, qui prennent des femmes en tel nombre qu'il leur plaît, qui les renvoient lorsqu'elles déplaisent, seroit-il étonnant de les voir offrir au moins celles-ci aux étrangers? Y a-t-il, dans un tel peuple, des lois comaiunes,des coutumes constantes? Les Samoièdes de Jenîscé se conduisent-ils comme ceux des environs de Petzora, qui sont éloignés de plus de quatre cents lieues? M. Klingstedt n'a vu que ces derniers, il n'a jugé que sur leur rapport; néan- moins ces Samoièdes occidentaux ne connoissent pas ceux qui sont à l'orient, et n'ont pu lui en donner de justes informations, et je persiste à m'en rapporter aux témoignages précis des voyageurs qui ont par- couru tout le pays. Je puis donner un exemple à ce sujet, que M. Klingstedt ne doit pas ignorer; car je le tire des voyageurs russes : au nord de Kamtschatka sont les Roriaques sédentaires et fixes, établis sur toute la partie supérieure du Kamtschatka, depuis la rivière Ouka jusqu'à celle d'Anadir; ces Koriaques sont bien plus semblables aux Kamtschadales que les Koriaques errants, qui en diffèrent beaucoup par les traits et par les mœurs. Ces Koriaques errants tuent leurs femmes et leurs amants, lorsqu'ils les surpren- nent en adultère : au contraire, les Koriaques fixes offrent, par politesse , leurs femmes aux étrangers; VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 5l\l et ce seroît une injure de leur refuser de prendre leur place dans le lit conjugal. Ne peut-il pas en être de même chez les Samoïèdes , dont d'ailleurs les usa- ges et les mœurs sont à peu près les mêmes que ceux des Koriaques.^ Voici maintenant ce que M. Kiingstedt dit au sujet des Lapons : « Ils ont la physionomie semblable à celle des Fin- nois , dont on ne peut guère les distinguer, excepté qu'ils ont l'os de la mâchoire supérieure un peu plus fort et plus élevé ; outre cela, ils ont les yeux bleus , gris et noirs , ouverts et fermés comme ceux des au- tres nations de l'Europe; leurs cheveux sont de dif- férentes couleurs, quoiqu'ils tirent ordinairement sur le brun foncé et sur le noir; ils ont le corps robuste et bien fait; les hommes ont la barbe fort épaisse, et du poil, ainsi que les femmes, sur toutes les parties du corps où la nature en produit ordinairement; ils sont, pour la plupart, d'une taille au dessous de la médiocre : enfin, comme il y a beaucoup d'affinité entre leur langue et celle des Finnois, au lieu qu'à cet égard ils diffèrent entièrement des Samoïèdes, c'est une preuve évidente que ce n'est qu'aux Fin^ nois que les Lapons doivent leur origine. Quant aux Samoïèdes, ils descendent sans doute de quelque race tartare des anciens habitants de Sibérie On a débité beaucoup de fables au sujet des Lapons r par exemple, on a dit qu'ils lancent le javelot avec une adresse extraordinaire, et il est pourtant certain qu'au moins à présent ils en ignorent entièrement l'usage, de même que celui de l'arc et des flèches; ils ne se servent que de fusils dans leurs chasses. La 542 r>E l'homme. chair d'ours ne leur sert jamais de nourriture : ils ne mangent rien de cru, pas même le poisson ; mais c'est ce que font toujours les Samoièdes; ceux-ci ne font iîucun usage du sel, au lieu que les Lapons en met- tent dans tous leurs aliments. 11 est encore faux qu'ils fassent de la farine avec des os de poisson broyés ; c'est ce qui n'est en usage que chez quelques Fin- nois habitants de la Carélie, au lieu que les Lapons ne se servent que de cette substance douce et tendre, ou de cette pellicule fine et déliée, qui se trouve sous î'écorce du sapin, et dont ils font provision au mois de mai; après l'avoir bien fait sécher, ils la réduisent en poudre, et en mêlent avec de la farine, dont ils font leur pain. L'huile de baleine ne leur sert jamais de boisson ; mais ii est vrai qu'ils emploient aux ap- prêts de leurs poissons l'huile fraîche qu'on tire des foies et des entrailles de la morue, huile qui n'est point dégoûtante, et n'a aucune mauvaise odeur tant qu'elle est fraîche. Les hommes et les femmes por- tent des chemises , le reste de leurs habillements est semblable à celui des Samoièdes, qui ne connoissent point l'usage du linge Dans plusieurs relations il est fait mention de Lapons indépendants, quoique je ne sache guère qu'il y en ait, à moins qu'on ne veuille feiire passer pour tels un petit nombre de familles établies sur les frontières, qui se trouvent dans l'o- bligation de payer le tribut à trois souverains. Leurs chasses et leurs pêches, dont ils vivent uniquement, demandent qu'ils changent souvent de demeure ; ils passent, sans façon, d'un territoire à l'autre : d'ail- leurs c'est la seule race de Lapons, entièrement sem- bl;)ble aux autres, qui n'ait pas encore embrassé le VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 0^3 christianisme, et qui tienne encore beaucoup du sau- vage ; ce n'est que chez eux que se trouve la poly- gamie et les usages superstitieux Les Finnois ont habite, dans les temps reculés, la plus grande partie des contrées du INord. » En comparant ce récit de M. Klingstedt avec les relations des voyageurs et des témoins qui l'ont pré- cédé, il est aisé de reconnoître que, depuis environ un siècle , les Lapons se sont en partie civilisés : ceux que l'on appelle Lapons moscovites j, et qui sont les seuls qui fréquentent Archangel , les seuls par con- séquent que M. Klingstedt ait vus, ont adopté en entier la religion et en partie les mœurs russes; il y a eu par conséquent des alliances et des mélanges. 11 n'est donc pas étonnant qu'ils n'aient plus aujour- d'hui les mêmes superstitions, les mêmes usages bi- zarres qu'ils avoient dans le temps des voyageurs qui ont écrit. On ne doit donc pas les accuser d'avoir dé- bile des fables; ils ont dit, et j'ai dit d'après eux, ce qui étoit alors et ce qui est encore chez les Lapons sauvages. On n'a pas trouvé et l'on ne trouve pas chez eux des yeux bleus et de belles femmes; et si l'auteur en a vu parmi les Lapons qui viennent à Ar- changel, rien ne prouve mieux le mélange qui s'est fait avec les autres nations : car les Suédois et les Da- nois ont aussi policé leurs plus proches voisins lapons; et dès que la religion s'établit et devient commune à deux peuples, tous les mélanges s'ensuivent, soit au moral pour les opinions, soit au physique pour les actions. Tout ce que nous avons dit d'après les relations faites il y a quatre-vingts ou cent ans ne doit donc 544 ^^ l'homme. s'appliquer qu'aux Lapons qui n'ont pas embrassé le christianisme ; leurs races sont encore pures et leurs figures telles que nous les avons présentées. Les La- pons, dit M. Klingstedt, ressemblent par la physio- nomie aux autres peuples de l'Europe, et particulière- ment aux Finnois, à l'exception que les Lapons ont les os de la mâchoire supérieure plus élevés : ce der- nier trait les rejoint aux Samoièdes ; leur taille au dessous de la médiocre les y réunit encore, ainsi que leurs cheveux noirs ou d'un brun foncé. Ils ont du poil et de la barbe, parce qu'ils ont perdu l'usage de se l'arracher comme font les Samoièdes. Le teint des uns et des autres est de la même couleur; les ma- melles des femmes également molles et les mame- lons également noirs dans les deux nations. Les ha- billements y sont les mêmes; le soin des rennes, la chasse, la pêche, la stupidité , et la paresse la même. J'ai donc bien le droit de persister à dire que les La- pons et les Samoièdes ne sont qu'une seule et même espèce ou race d'hommes très diflérente de ceux de la zone tempérée. Si Ton prend la peine de comparer la relation ré- cente de M. Hœgstrœm avec le récit de M. Kling- stedt, on sera convaincu que, quoique les usages des Lapons aient un peu varié , ils sont néanmoins les mêmes en général qu'ils étoient jadis, et tels que les premiers rela leurs les ont représentés. «Ils sont, dit M. Hœgstrœm, d'une petite taille, d'un teint basané.... Les femmes, dans le temps de leurs maladies périodiques , se tiennent à la porte des tentes, et mangent seules.... Les Lapons furent en tout temps des honnnes pasteurs : ils ont de grands VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 545 troupeaux de rennes, dont ils font leur nourriture principale; il n'y a guère de familles qui ne con- somment au moins un renne par semaine, et ces ani- maux leur fournissent encore du lait abondamment, dont les pauvres se nourrissent. Ils ne mangent pas par terre comme les Groenlandois et les Ramtscha- dales, mais dans des plats faits de gros drap, ou dans des corbeilles posées sur une table. Ils préfèrent pour leur boisson l'eau de neige fondue à celle des riviè- res Des cheveux noirs, des joues enfoncées, le visage large, le menton pointu, sont les traits com- muns aux deux sexes. Les hommes ont peu de barbe et la taille épaisse; cependant ils sont très légers à la course Ils habitent sous des tentes faites de peaux de rennes ou de drap ; ils couchent sous des feuilles, sur lesquelles ils étendent une ou plusieurs peaux de rennes..... Ce peuple en général est errant plutôt que sédentaire ; il est rare que les Lapons res- tent plus de quinze jours dans le mcMiie endroit : aux approches du printemps la plupart se transportent avec leurs familles à vingt ou trente milles de distance dans la montagne, pour tâcher d'éviter de payer le tribu.... Il n'y a aucun siège dans leurs tentes, cha- cun s'assied par terre Ils attellent les rennes à des traîneaux pour transporter leurs tentes et aui^-es ef- fets : ils ont aussi des bateaux pour voyager sur l'eau et pour pêcher — Leur première arme est l'arc sim- ple sans poignée , sans mire , d'environ une toise de longueur Ils baignent leurs enfants au sortir du sein de leur mère, dans une décoction d'écorce d'aune Quand les Lapons chantent, on diroit qu'ils hurlent; ils ne font aucun usage de la rime, mais ils 346 DE l'homme. ont des refrains très fréquents Les femmes lapones sont robustes, elles enfantent avec peu de douleur; elles baignent souvent leurs enfants, en les plongeant jusqu'au cou dans l'eau froide. Toutes les mères nour- rissent leurs enfants, et, dans le besoin, elles y sup- pléent par du lait de renne — La superstition de ce peuple est idiote, puérile, extravagante, basse et honteuse; chaque personne , chaque année, chaque mois 5 chaque semaine a son dieu : tous, même ceux qui sont chrétiens, ont des idoles; ils ont des for- mules de divination , des tambours magiques, et cer- tains nœuds avec lesquels ils prétendent lier ou dé- lier les vents. > On voit, par le récit de ce voyageur moderne, qu'il a vu et jugé les Lapons différemment de M. Rling- stedt, et plus conformément aux anciennes relations. Ainsi la vérité est qu'ils sont encore, à très peu près, tels que nous les avons décrits. M. Hœgstrœm dit. avec tous les voyageurs qui l'ont précédé, que les Lapons ont peu de barbe ; M. Klingstedt seul assure qu'ils ont la barbe épaisse et bien lournie, et donne ce fait comme preuve qu'ils diffèrent beaucoup des Samoïèdes. Il en est de môme de la couleur des che- veux ; tous les relateurs s'accordent à dire que leurs cheveux sont noirs : le seul M. Klingstedt dit qu'il se trouve parmi les Lapons des cheveux de toutes cou- leurs, et des yeux bleus et gris. Si ces faits sont vrais , ils ne démentent pas pour cela les voyageurs, ils in- diquent seulement que M. Klingstedt a jugé les La- pons en général par le petit nombre de ceux qu'il a vus, et dont probablement ceux aux yeux bleus et à cheveux blonds proviennent du mélange de quelques VARIETES DANS LESPÈCE HUMAINE. 547 Danois, Suédois, ou Moscovites blonds, avec les La- pons. M. Hœgslrœm s'accorde avec M. Klingstedt à dire que les Lapons tirent Jeur origine des Finnois. Cela peut être vrai ; néanmoins cette question exige quel- que discussion. Les premiers navigateurs qui aient fait le tour entier des côtes septentrionales de l'Eu- rope sont Otlière et Wnifstant, dans le temps du loi jElfred, Anglo-Saxon , auquel ils en firent une reia- tion que ce roi géographe nous a conservée, et dont il a donné la carte avec les noms propres de chaque contrée dans ce temps, c'est-à-dire dans le neuvièiiie siècle. Celte carte, comparée avec les caries récentes, démontre que la partie occidentale des côtes de Nor- wége , jusqu'au 65*" degré , s'appeloit alors Halgoland. Le navigateur Othère vécut pendant quelque temps chez ces Norwégiens , qu'il appelle TV^r/Am^n; de là il continua sa route vers le nord, en côtoyant les terres de la Laponie, dont il nomme la partie méri- dionale Fitinaj et la partie boréale Terfcinuu II par- courut en six jours de navigation trois cents lieues, jusqu'auprès du cap iNord, qu'il ne put doubler d'a- bord, faute d'un vent d'ouest; mais, après un court séjour dans les terres voisines de ce cap, il le dépassa, et dirigea sa navigation à l'est pendant quatre jours. Ainsi il côtoya le cap Nord jusqu'au delà de Ward- hus; ensuite, par un vent du nord , il tourna vers le midi, et ne s'arrêta qu'auprès de l'embouchure d'uue grande rivière habitée par des peuples appelés Boer- maSj, qui, selon son rapport, furent les premiers habitants sédentaires qu'il eût trouvés dans tout le cours de cette navigalion , n'ayant, dit-il, point vu 54^ DE l'homme. d'habitants fixes sur les côtes de Finna et de Ter- fenna, c est-à-dire sur les côtes de la Laponie , mais seuleuient des chasseurs et des pêcheurs, encore en assez petit nombre. Nous devons observer que la La- ponie s'appelle encore aujourd'hui Finmark ou Fin- namarkj, en danois, et que, dans l'ancienne langue danoise, mark signifie contrée. Ainsi nous ne pou- vons douter qu'autrefois la Laponie ne se soit appe- lée Finna; les Lapons, par conséquent, étoient alors les Finnois, et c'est probablement ce qui a fait croire que les Lapons tiroient leur origine des Finnois. Mais si l'on fait attention que la Finlande d'aujourd'hui est située entre l'ancienne terre de Finna (ou Lapo- nie méridionale ), le golfe de Bothnie , celui de Fin- lande , et le lac Ladoga, et que cette même contrée que nous nommons maintenant Finlande s'appeloit alors Cwenlandj et non pas Finmark ou Finlande on doit croire que les habitants de Cwenland^ aujour- d'hui les Finlandois ou Finnois , étoient un peuple différent des vrais et anciens Finnois, qui sont les Lapons ; et de tout temps la Cwenland ^ ou Finlande d'aujourd'hui , n'étant séparée de la Suède et de la Livonie que par des bras de mer assez étroits, les habitants de cette contrée ont dû communiquer avec ces deux nations : aussi les Finlandois actuels sont- ils semblables aux habitants de la Suède ou de la Li- vonie , et en même temps très différents des Lapons ou Finnois d'autrefois, qui , de temps immémorial, ont formé une espèce ou race particulière d'hommes. A l'égard des Beorraas ou Bormais , il y a , comme je l'ai dit, toute apparence que ce sont les Borandois ou Borandiens, et que la grande rivière dont parlent VVRIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 549 Othère et Wulfstant est le fleuve Petzora , et non la Dwina; car ces anciens voyageurs trouvèrent des va- ches marines sur les côtes de ces Beormas, et même ils en rapportèrent des dents au roi ^Elf'red. Or, il n'y a point de morses ou vaches marines dans la mer Baltique, ni sur les côtes occidentales, septentrio- nales et orientales de la Laponie ; on ne les a trou vées que dans la mer Blanche et au delà d'Archangel, dans les mers de la Sibérie septentrionale , c'est-à- dire sur les côtes des Borandiens et des Samoïèdes* Au reste , depuis un siècle les côtes occidentales de la Laponie ont été bien reconnues et même peu- plées par les Danois; les côtes orientales l'ont été par les Russes, et celles du golfe de Bothnie par les Sué- dois; en sorte qu'il ne reste en propre aux Lapons qu'une petite partie de l'intérieur de leur presqu'île. « A Egedesminde, dit M. P., au 68"" degré lo mi- nutes de latitude, il y a un marchand, un assistant, et des matelots danois, qui y habitent toute l'année. Les loges de Christians-Haab et de Glaus-Haven , quoique situées à 68 degrés 34 minutes de latitude, sont occupées par deux négociants en chef, deux aides, et un train de mousses. Ces loges, dit l'auteur, touchent l'embouchure de l'Eyssiord A Jacob- Haven, au 69^ degré, cantonnent en tout temps deux assistants de la compagnie du Groenland, avec deux matelots et un prédicateur pour le service des sau- vages A Rittenbenk, au 6^" degré 07 minutes, est l'établissement fondé en 1765 par le négociant Dala- ger; il y a un commis, des pêcheurs, etc La maison de pêche de Noogsoack, au 7r degré 6 mi- nutes, est tenue par un marchand, avec un train BUFFOIV. XII. 24 55o OE L fïOMME. convenable, et les Danois qui y séjournent depuis ce temps sont sur le point de reculer encore de quinze lieues vers le nord de leur habitation. » Les Danois se sont donc établis jusqu'au 71* ou ^2^ degré, c'est-à-dire à peu de distance de la pointe septentrionale de la Laponie ; et de l'autre côté les Russes ont les établissements de Waranger et de Om- megan, sur la côte orientale, à la même hauteur à peu près de 71 à 72 degrés, tandis que les Suédois ont pénétré fort avant dans les terres au dessus du goli'e de Bothnie, en remontant les rivières de Calis, de Tornéo , de Rimi, et jusqu'au 6S^ degré, où ils ont les établissements de Lapyerf et Piala. Ainsi les Lapons sont resserrés de toutes parts, et bientôt ce ne sera plus un peuple , si , comme le dit M. Klingstedt, ils sont dès aujourd'hui réduits à douze cents familles. Quoique depuis long-temps les Russes aillent à la poche des baleines jusqu'au golfe Linchidolin , et que, dans ces dernières trente ou quarante années, ils aient entrepris plusieurs grands voyages en Sibé- rie, jusqu'à Kamtschatka , je ne sache pas qu'ils aient rien publié sur la contrée de la Sibérie septentrionale au delà des Samoièdes, du côté de l'orient, c'est-à-dire au delà du fleuve Jeniscé. Cependant il y aune vaste terre située sous le cercle polaire, et qui s'étend beau- coup au delà vers le nord, laquelle est désignée sous le nomde Pia s Ida y et bornée à l'occident par le fleuve Jeniscé jusqu'à son embouchure, à l'orient par le golfe Linchidolin, au nord par lesterresdécouvertesen 1664 par Jelmorsem, auxquelles on a donné le nom de Jel- niorlandy et au midi par les Tartares tonguses. Cette contrée, qui s'étend depuis !c 61^ jusqu'au ^.V de- VAIUÉTÉS DANS l'esPÈCE HUMAINE. 35 1 gré de hauteur, contient des habitants qui sont dé- signés sous le nom de Patatl^ lesquels, par le climat et par leur situation le long des côtes de la mer, doi- vent ressembler beaucoup aux Lapons et aux Samoiè- des ; ils ne sont même séparés de ces derniers que par le fleuve Jeniscé : mais je n'ai pu me procurer au- cune relation ni même aucune notice sur ces peuples patates, que les voyageurs ont peut-être réunis avec les Samoïèdes ou avec les Tonguses. En avançant toujours vers l'orient, et sous la même latitude, on trouve encore une grande étendue de terre située sous le cercle polaire , et dont la pointe s'étend jusqu'au yo*" degré : celte terre forme l'ex- trémité orientale et septentrionale de l'ancien conti- nent. On y a indiqué des habitants sous le nom de Schelati et Tsuktscld ^ dont nous ne connoissons pres- que rien que le nom. Nous pensons néanmoins que, comme ces peuples sont au nord de Kamtschatka, les voyageurs russes les ont réunis, dans leurs relations, avec les Ramtschadales et les Koriaques, dont ils nous ont donné de bonnes descriptions qui méritent d'être ici rapportées. « Les Ramtschadales, dit M. Steller, sont petits et basanés; ils ont \es cheveux noirs, peu de barbe, le visage large et plat, le nez écrasé, les traits irré- guliers, les yeux enfoncés, la bouche grande, les lèvres épaisses, les épaules larges, les jambes grêles, et le ventre pendant. » Cette description , comme l'on voit , rapproche beaucoup les Kamtschadales des Samoïèdes ou des La- pons, qui néanmoins en sont si prodigieusement éloi- gnés qu'on ne peut pas même soupçonner qu'ils vien- .^52 DE L HOMME. neiît les uns des autres; et leur ressemblance ne peut provenir que de l'influence du climat qui est le même, et qui par conséquent a formé des hommes de même espèce à mille lieues de distance les uns des autres. Les Rcriaques habitent la partie septentrionale de Kamtschatka; ils sont errants comme les Lapons, et ils ont des troupeaux de rennes qui font toute leur richesse. Ils prétendent guérir les maladies en frap- pant sur des espèces de petits tambours. Les plus riches épousent plusieurs femmes, qu'ils entretien- nent dans des endroits séparés, avec des rennes qu'ils leur donnent. Ces Koriaques errants diffèrent des Koriaques fixes et sédentaires, non seulement par les mœurs , mais aussi un peu par les traits. Les Ko- riaques sédentaires ressemblent aux Ramtschadales : mais les Koriaques errants sont encore plus petits de taille, plus maigres, moins robustes, moins coura- geux; ils ont le visage ovale, les yeux ombragés de sourcils épais , le nez court, et la bouche grande. Les vêtements des uns et des autres sont de peaux de rennes; et les Koriaques errants vivent sous des ten- tes, et habitent partout où il y a de la mousse pour leurs rennes. Il paroît donc que cette vie errante des Lapons, des Samoïèdes et des Koriaques, tient au pâturage des rennes : comme ces animaux font non seulement lout leur bien, mais qu'ils leur sont utiles et très nécessaires, ils s'attachent à les entretenir et à les multiplier; ils sont donc forcés de changer de lieu dès que leurs troupeaux en ont consommé les mousses. Les Lapons, les Samoïèdes et les Koriaques, si sem- blables par la taille, la couleur, la figure, le naturel, et les mœurs, doivent donc être regardés comme VARIETES DANS L ESPÈCE HUMAINE. 555 une espèce d'hommes, une même race dans l'espèce humaine prise en général, quoiqu'il soil bien certain qu'ils ne sont pas de la même nation. Les rennes des Koriaques ne proviennent pas des rennes hipons , et néanmoins ce spnt bien des animaux de même es- pèce. Il en est de même des Koriaques et des Lapons: leur espèce ou race est la même; et, sans provenir l'une de l'autre, elles proviennent également de leur climat , dont les influences sont les mêmes. Cette vérité peut se prouver encore par la compa- raison des Groenlandois avec les Koriaques, les Sa- moièdes et les Lapons ; quoique les Groenlandois paroissent être séparés les uns des autres par d'assez grandes étendues de mer, ils ne leur ressemblent pas moins, parce que le climat est le même. Il est donc très inutile pour notre objet de rechercher si les Groenlandois tirent leur origine des Islandois ou des INorwégiens, comme l'ont avancé plusieurs auteurs, ou si , comme le prétend M. P. , ils viennent des Américains; car, de quelque part que les hommes d'un pays quelconque tirent leur première origine, le climat où ils s'habitueront influera si fort, à la longue, sur leur premier état de nature, qu'après un certain nombre de générations tous ces hommes se ressembleront , quand même ils seroient arrivés de différentes contrées fort éloignées les unes des autres, et que primitivement ils eussent été très dissembla- bles entre eux. Que les Groenlandois soient venus des Esquimaux d'Amérique ou des Islandois; que les Lapons tirent leur origine des Finlandois , des Nor- wégiens ou des Russes ; que les Samoièdes viennent ou non des Tarlares, et les Koriaques des Monguls 554 ^^ l'homme. ou des habitants d'Yéço, il n'en sera pas moins vrai que tous ces peuples distribués sous le cercle arcti- que ne soient devenus des hommes de même espèce dans toute 1 étendue de ces terres septentrionales. Nous ajouterons à la description que nous avons donnée des Groenlandois quelques traits tirés de la relation récente qu'en a donnée M. Crantz. Ils sont de petite taille ; il y en a peu qui aient cinq pieds de hauteur : ils ont le visage large et plat, les joues rondes, mais dont les os s'élèvent en avant; les yeux petits et noirs j le nez peu saillant, la lèvre inférieure un peu plus grosse que celle d'en haut; la couleur olivâtre, les cheveux droits, roides et longs; ils ont peu de barbe, parce qu'ils se l'arrachent : ils ont aussi la tête grosse, mais les mains et les pieds petits, ainsi que les jambes et les bras; la poitrine élevée, les épaules larges , et le corps bien musclé. Ils sont tous chasseurs ou pêcheurs, et ne vivent que des ani- maux qu'ils tuent : les veaux marins et les rennes font leur principale nourriture ; ils en font dessécher la chair avant de la manger, quoiqu'ils en boivent le sang tout chaud : ils mangent aussi du poisson des- séché , des sarcelles, et d'autres oiseaux qu'ils font bouillir dans de l'eau de mer; ils font des espèces d'omelettes de leurs œufs, qu'ils mêlent avec les baies de buisson et de l'angélique dans de l'huile de veau marin. Ils ne boivent pas de l'huile de baleine, ils ne s'en servent qu'à brûler, et entretiennent leurs lampes avec cette huile. L'eau pure est leur boisson ordinaire. Les mères et les nourrices ont une sorte d'habillement assez ample par derrière pour y porter leurs enfants. Ce vêtement fait de pelleteries , est VARIÉTÉS DANS l'eSPÉCE HUMAINE. 555 chaud, et tient lieu de linge et de berceau; on v met l'enfant nouveau-në tout nu. Ils sont en général si malpropres, qu'on ne peut les approcher sans dé- goût ; ils sentent le poisson pourri : les femmes, pour corrompre cette mauvaise odeur, se lavent avec de l'urine, et les hommes ne se lavent jamais. Ils ont des tentes pour l'été, et des espèces de maisonnettes pour l'hiver, et la hauteur de ces habitations n'est que de cinq ou six pieds; elles sont construites ou tapissées de peaux de veaux marins et de rennes: ces peaux leur servent aussi de lits. Leurs vitres sont de boyaux transparents de poissons de mer. Ils avqient des arcs et ils ont maintenant des fusils pour la chasse; et pour la pèche, des harpons, des lances et des ja- velines, armés de fer ou d'os de poisson : des ba- teaux, même assez grands, dont quelques uns por- tent des voiles faites du chanvre ou du lin qu'ils tirent des Européens, ainsi que le fer, et plusieurs autres choses, en échange des pelleteries et des hui- les de poisson qu'ils leur donnent. Ils se marient communément à l'âge de vingt ans, et peuvent, s'ils sont aisés, prendre plusieurs femmes. Le divorce, en cas de mécontentement, est non seulement per- mis, mais d'un usage commun ; tous les enfants sui- vent la mère, et même après sa mort ne retournent pas auprès de leur père. Au reste , le nombre des enfants n'est jamais grand; il est rare qu'une femme en produise plus de trois ou quatre. Elles accouchent aisément, et se relèvent dès le jour môme pour tra- vailler : elles laissent téter leurs enfants jusqu'à trois ou quatre ans. Les femmes , quoique chargées de l'éducation de leurs enfants, des soins de la prépa- 556 DE l'homme. ration des aliments, des vêtements, et des meubles de toute la famille; quoique forcées de conduire les bateaux à la rame, et même de construire les tentes de 1 été et les huttes d'hiver, ne laissent pas, malgré ces travaux continuels , de vivre beaucoup plus long- temps que les hommes, qui ne font que chasser ou pêcher. M. Crantz dit qu'ils ne parviennent guère qu'à l'âge de cinquante ans, tandis que les femmes vivent soixante-dix à quatre-vingts ans. Ce fait, s'il étoit général dans ce peuple, seroit plus singulier que ce que nous venons d'en rapporter. Au reste, ajoute M. Crantz, je suis assuré, par les témoins oculaires, que les Groenlandois ressem- blent plus aux Kamtschadales, aux Tonguses , et aux Calmouques de l'Asie, qu'aux Lapons d'Europe. Sur la côte occidentale de l'Amérique septentrionale , vis-à- vîs de Kamtschatka, on a vu des nations qui, jusqu'aux traits mêmes, ressemblent beaucoup aux Kamtscha- dales. Les voyageurs prétendent avoir observé en général dans tous les sauvages de l'Amérique septen- trionale qu'ils ressemblent beaucoup aux Tartares orientaux, surtout par les yeux, le peu de poil sur le corps, et la chevelure longue, droite, et touffue. Pour abréger je passe sous silence les autres usages et les superstitions des Groenlandois, que M. Crantz expose fort au long : il suffira de dire que ces usages, soit superstitieux, soit raisonnables, sont assez sem- blables à ceux des Lapons, des Samoièdes et des Ko- riaques; plus on les comparera, et plus on recon- noîlra que tous ces peuples voisins de notre pôle ne forment qu'une seule et même espèce d'hommes, c'est-à-dire une seule race diftérente de toutes les VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HU3IAINE. 557 autres dans l'espèce humaine , à laquelle on doit encore ajouter celle des Esquimaux du nord de l'Amérique, qui ressemblent aux Groenlandois , et plus encore aux Koriaques de Kamtschatka , selon M. Steller. Pour peu qu'on descende au dessous du cercle polaire en Europe , on trouve la plus belle race de l'humanité. Les Danois, les Norwégiens, les Suédois, les Finlandois, les Russes, quoiqu'un peu différents entre eux , se ressemblent assez pour ne faire avec les Polonois , les Allemands, et même tous les autres peuples de l'Europe, qu'une seule et même espèce d'hommes, diversifiée à l'infini par le mélange des différentes nations. Mais en Asie on trouve , au des- sous de la zone froide , une race aussi laide que celle de l'Europe est belle : je veux parler de la race tar- tare, qui s'étendoit autrefois depuis la Moscovie jus- qu'au nord de la Chine; j'y comprends les Ostiaques, qui occupent de vastes terres au midi des Samoièdes, les Calmouques, les Jakutes, les Tonguses, et tous les Tartares septentrionaux, dont les mœurs et les usages ne sont pas les mêmes, mais qui se ressem- blent tous par la figure dn corps et par la difformité des traits. Néanmoins, depuis que les Russes se sont établis dans toute l'étendue de la Sibérie, et dans les contrées adjacentes , il y a eu nombre de mélanges entre les Russes et les Tartares, et ces mélanges ont prodigieusement changé la ligure et les mœurs de plusieurs peuples de cette vaste contrée. Par exem- ple, quoique les anciens voyageurs nous représentent les Ostiaques comme ressemblants aux Samoïèdes ; quoiqu'ils soient encore errants, et qu'ils changent 558 DE l'homme. de demeure comme eux, suivant le besoin qu ils ont de pourvoir à leur subsistance par la chasse ou par la pêche ; quoiqu'ils se fassent des tentes et des hut- tes de la même façon, qu'ils se servent aussi d'arcs, de flèches , et de meuble d'ëcorce de bouleau ; qu'ils aient des rennes et des femmes autant qu'ils peuvent en entretenir, qu'ils boivent le sang des animaux tout chaud, qu'en un mot ils aient presque tous les usa- ges des Samoièdes , néanmoins MM. Gmelin et Mul 1er assurent que leurs traits diffèrent peu de ceux des Russes, et que leurs cheveux sont toujours ou blonds ou roux. Si les Ostiaques d'aujourd'hui ont les cheveux blonds, ils ne sont plus les mêmes qu'ils étoient ci-devant; car tous avoient les cheveux noirs, et les traits du visage à peu près semblables aux Sa- moièdes. Au reste , les voyageurs ont pu confondre le blond avec le roux; et néannioins, dans la nature de l'homme , ces deux couleurs doivent être soigneu- sement distinguées, le roux n'étant que le brun ou le noir trop exalté, au lieu que le blond est le blanc coloré d'un peu de jaune , et l'opposé du noir ou du brun. Cela me paroît d'autant plus vraisemblable , que les Wotjackes ou Tartares vagolisses ont tous les cheveux roux , au rapport de ces mêmes voya- geurs, et qu'en général les roux sont aussi communs dans l'Orient que les blonds y sont rares. A l'égard des Tonguses, il paroît, par le témoi- gnage de MM. Gmelin et Muller, qu'ils avoient ci- devant des troupeaux de rennes , et plusieurs usages semblables à ceux des Samoièdes, et qu'aujourd'hui ils n'ont plus de rennes et se servent Je chevaux. Ils ont, disent ces voyageurs, assez de ressemblance avec VARIETES DAiNS L ESPÈCE HUMAINE. oSq les Calmouques, quoiqu'ils n'aient pas la face aussi large, et qu'ils soient de plus petite taiile. Ils ont tous les cheveux noirs et peu de barbe; ils l'arrachent aussitôt qu'elle paroît. Ils sont errants, et transpor- tent leurs tentes et leurs meubles avec eux. ils épou- sent autant de femmes qu'il leur plaît. Ils ont des idoles de bois ou d'argile, auxquelles ils adressent des prières pour obtenir une bonne pèche ou une chasse heureuse :ce sont les seuls moyens qu'ils aient de se procurer leur subsistance. On peut inférer de ce récit que les Tonguses font la nuance entre la race des Samoièdes et celle des Tartares, dont le proto- typte, ou , si l'on veut , la caricature^ se trouve chez les Calmouques, qui sont les plus laids de tous \es hommes. Au reste, cette vaste partie de notre con- tinent, laquelle comprend la Sibérie et s'étend de Tobolsk à Kamtschatka et de la mer Caspienne à la Chine, n'est peuplée que de Tartares, les uns indé- pendants, les autres plus ou moins soumis à l'empire de Russie ou bien à celui de la Chine, mais tous en- core trop peu connus pour que nous puissions rien ajouter à ce que nous avons dit, pages i45 et sui- vantes. JNous passerons des Tartares aux Arabes , qui ne sont pas aussi différents par les mœurs qu'ils le sont par le climat. M. Niebuhr, de la Société royale . 4" D'une femme européenne et de l'octavon mâle sort l'espèce que les Espagnols nomment puchuella; elle est totalement blanche , et l'on ne peut pas la discerner d'avec les Européens. Cette quatrième race, qui est la lace parfaite, a les yeux bleus ou bruns, les cheveux blonds ou noirs, selon qu'ils ont été de i'uue ou l'autre couleur dans les quatre mères qui ont servi dans cette filiation. » J'avoue que je n'ai pas assez de connoissances pour pouvoir confirmer ou infirmer ces faits, dont je dou- terois moins sj cet auteur n'en eût pas avancé un très grand nombre d'autres qui se trouvent démentis ou directement opposés aux choses les plus connues et VARIETES DANS L ESPECE IILMAliNE. l^0\ les mieux constatées. Je ne prendrai la peine de citer ici que les monuments des Mexicains et des Péru- viens, dont il nie l'existence, et dont néanmoins les vestiges existent encore et démontrent la grandeur et le génie de ces peuples, qu'il traite comme des êtres stupides, dégénérés de l'espèce humaine, tant pour le corps que pour l'entendement. Il paroît que M. P. a voulu rapporter à cette opinion tous les faits; il les choisit dans celte vue. Je suis fâché qu'un homme de mérite, et qui d'ailleurs paroît être instruit, se soit livré à cet excès de partialité dans ses jugements, et qu'il les appuie sur des faits équivoques. N'a-t-ii pas le plus grand tort de blâmer aigrement les voyageurs et les naturalistes qui ont pu avancer quelques faits suspects, puisque lui-môme en donne beaucoup qui sont plus que suspects? Il admet et avance ces faits dès qu'ils peuvent favoriser son opinion; il veut qu'on le croie sur sa parole et sans citer des garants : par exemple, sur ces grenouilles qui beuglent, dit-il, comme des veaux; sur la chair de l'iguane, qui donne le mal vénérien à ceux qui la mangent; sur le froid glacial de la terre à un ou deux pieds de profon- deur, etc. Il prétend que les Américains en général sont des hommes dégénérés; qu'il n'est pas aisé de concevoir que des êtres au sortir de leur création puissent être dans un état de décrépitude ou de cadu- cité, et que c'est là l'état des Américains; qu'il n'v a point de coquilles ni d'autres débris de la mer sur les hautes montagnes, ni même sur celles de moyenne hauleur; qu'il n'y avoit point de bœufs en Amérique avant sa découverte; qu'il n'y a ({ue ceux qui n'ont pas assez réfléchi sur la constitution du clima! de 402 DE l'hOMx^IE. l'Amérique qui ont cru qu'on pouvoit regarder comme très nouveaux les peuples de ce continent; qu'au delà du quatre-vingtième degré de latitude des êtres constitués comme nous ne sauroient respirer pen- dant les douze mois de l'année, à cause de la densité de l'atmosphère; que les Patagons sont d'une taille pareille à celle des Européens, etc. Mais il est inutile de faire un plus long dénombrement de tous les faits faux ou suspects que cet auteur s'est permis d'avan- cer avec une confiance qui indisposera tout lecteur ami de la vérité. L'imperfection de nature qu'il reproche gratuite- ment à l'Amérique en général ne doit porter que sur les animaux de la partie méridionale de ce continent, lesquels se sont trouvés bien plus petits et tout dif~ férents de ceux des parties méridionales de l'ancien continent. « Et cette imperfection , comme le dit très bien le judicieux et éloquent auteur de l'Histoire des deux In- des^ ne prouve pas la nouveauté de cet hémisphère , mais sa renaissance; il a du être peuplé dans le même temps que l'ancien, mais il a pu être subuiergé plus lard. Les ossements d'éléphants, de rhinocéros, que l'on trouve en Amérique prouvent que ces animaux y ont autrefois habité. » Il est vrai qu'il y a quelques contrées de l'Améri- que méridionale , surtout dans les parties basses du continent, telles que la Guiane , l'Amazone, les ter- res basses de l'isthme, etc., où les naturels du pays paroissent être moins robustes que les Européens : mais c'est par des causes locales et particulières. A Carthagène, les habitants, soit Indiens, soit étrau- VARIÉTÉS DANS i/eSPÈCE HUAIAINE. 4^^^ gers, vivent, pour ainsi dire, dans un bain chaud pendant six mois de Tété; une transpiration trop forte et continuelle leur donne la couleur pâle et livide des malades. Leurs mouvements se ressentent de la mol- lesse du climat qui relâche les fibres. On s'en aper- çoit même par les paroles qui sortent de leur bouche à voix basse et par de longs et fréquents intervalles. Dans la partie de l'Amérique située sur les bords de l'Amazone et du JNapo, les femmes ne sont pas fécon- des, et leur stérilité augmente lorsqu'on les fait chan- E l'homme. « Selon lui , leur corps et leur raison sont bien plus tôt formés; aussi vieillissent- ils de meilleure heure. Il n'est pas rare d'y voir des enfants répondre avec tout le bon sens d'un âge mûr ; mais il ne l'est pas moins d'y trouver des vieillards octogénaires. Cette dernière observation ne porte que sur les colons ; car les anciens habitants parviennent à une extrême vieillesse, beaucoup moins pourtant depuis qu'ils boi- vent des liqueurs fortes. Les Européens y dégénèrent sensiblement. Dans la dernière guerre l'on observa que les enfants de Européens nés en Amérique n'é- toientpas en état de supporter les fatigues de la guerre et le changement de climat, comme ceux qui avoient été élevés en Enroue. Dès Và^e de trente ans les fem- mes cessent d'y être fécondes. » Dansun pays où les Européens multiplient si promp- tement, où la vie des naturels du pays est plus longue qu'ailleurs, il n'est guère possible que les hommes dégénèrent, et je crains que cette observation de M. Ralm ne soit aussi mal fondée que celle de ces serpents qui , selon lui , enchantent les écureuils, et les obligent par la force du charme de venir tomber dans leur gueule. On n'a trouvé que des hommes forts et robustes en Canada et dans toutes les autres contrées de l'A- mérique septentrionale : toutes les relations sont d'accord sur cela. Les Californiens, qui ont été dé- couverts les derniers, sont bien faits et fort robustes; ils sont plus basanés que les Mexicains, quoique sous un climat plus tempéré : mais cette diflerence pro- vient de ce que les côtes de Californie sont plus bas- ses que les parties montagneuses du Mexique, où les VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HLMAINE. 4^^ habitants ont d'ailleurs toutes les commodités de la vie qui manquent aux Californiens. Au nord de la presqu'île de Californie s'étendent de vastes terres découvertes par Drake en 1578, aux- quelles il a donné le nom de NouveUe- Albion; et au delà des terres découvertes par Drake, d'autres terres dans le môuie continent, dont les côtes ont été vues par Martin d'Aguilar en i6o3. Cette région a été re- connue depuis en plusieurs endroits des côtes, du 40*" degré de latitude jusqu'au 65\ c'est-à-dire à la même hauteur que les terres de Ramtschatka, par les capitaines Tschirikow et Behring. Ces voyageurs russes ont découvert plusieurs terres qui s'avancent au delà, vers la partie de l'Amérique qui nous est encore très peu connue. M. Kracheninnikow, pro- fesseur à Pétersbourg, dans sa description de Kanits- chalka, imprimée en i 749, rapporte les faits suivants. « Les habitants de la partie de l'Amérique la plus voisine de Kamtschalka sont aussi sauvages que les Ko- riaques oulesTsuktschi. Leur stature est avantageuse : ils ont les épaules larges et rondes, les cheveux longs et noirs, les yeux aussi noirs que le jais, les lèvres grosses, la barbe foible, et le cou court. Leurs culottes et leurs boites, qu'ils font de peaux de veaux marins, et leurs chapeaux faits de plantes , plies en forme de parasols, ressemblent beaucoup à ceux des Kamtschadales. Ils vivent comme eux de poisson , de veaux marins et d'herbes douces, qu'ils préparent de môme. Ils font sécher l'écorce tendre du peuplier et du pin , qui leur sert de nourriture dans les cas de nécessité : ces mêmes usages sont connus, non seulement à Ramts- chatka, mais aussi dans toute la Sibérie et la Russie 4o6 DE l'homme. jusqu'à Viatka. Mais les liqueurs spiritueuses et le tabac ne sont point connus dans cette partie nord- ouest de l'Amérique, preuve certaine que les habi- tants n'ont point eu précédemment de communica- tion avec les Européens. Voici, ajoute M. Krache- ninnikow, les ressemblances qu on a remarquées entre les Kamtschadales et les Américains. » 1° Les Américains ressemblent aux Kamtscha- dales par la figure. » 2° Ils mangent de l'herbe douce de la même ma- nière que les Kamtschadales; chose qu'on n'a point remarquée ailleurs. » 3° Ils se servent de la même machine de bois pour allumer le feu. » 4° 0^ ^ plusieurs motifs pour imaginer qu'ils se servent de haches faites de pierres ou d'os ; et ce n'est pas sans fondement que Steller imagine qu'ils avoient autrefois communication avec le peuple de Kamtschatka. » 5" Leurs habits et leurs chapeaux ne diffèrent aucunement de ceux des Kamtschadales. » 6° Ils teignent les peaux avec le jus de l'aune ainsi que cela est d'usage à Kamtschatka. » 7° Ils portent pour armes un arc et des flèches : on ne peut pas dire comment l'arc est fait , car jamais on n'en a vu; mais les flèches sont longues et bien po- lies, ce qui fait croire qu'ils se servent d'outils de fer. {Nota, Ceci paroUêtre en contradiction avec l'art. 4-) » 8° Ces Américains se servent de canots faits de peaux, comme les Koriaki et ïsuktschi , qui ont qua- torze pieds de long sur deux de haut : les peaux sont de chiens marins, teintes d'une couleur rouge. Ils se VARIETES DANS L ESPECE HUMAINE. ZjOy servent d'une seule rame, avec laquelle ils vont avec tant de vitesse que les vents contraires ne les arrê- tent guère, même quand la mer est agitée. Leurs canots sont si légers qu'ils les portent d'une seule main. » 9° Quand les Américains voient sur leurs côtes des gens qu'ils ne connoissent point, ils rament vers eux et font un grand discours : mais on i":nore si c'est quelque charme ou une cérémonie particulière usi- tée parmi eux à la réception des étrangers; car l'un et l'autre usage se trouvent aussi chez les Kuriles. Avant de s'approcher ils se peignent le visage avec du crayon noir, et se bouchent les narines avec quel- ques herbes. Quand ils ont quelque étranger parmi eux, ils paroissent affables et veulent converser avec lui, sans détourner les yeux de dessus les siens. Ils le traitent avec beaucoup de soumission, et lui pré- sentent du gras de baleine , et du plomb noir avec lequel ils se barbouillent le visage, sans doute parce (ju'ils croient que ces choses sont aussi agréables aux étrangers qu'à eux-mêmes. » J'ai cru devoir rapporter ici tout ce qui est par- venu à ma connoissance de ces peuples septentrio- naux de la partie occidentale du nord de l'Amérique; mais j'imagine que les voyageurs russes , qui ont dé- couvert ces terres en arrivant par les mers au delà de Kamtschalka, ont donné des descriptions plus pré- cises de cette contrée, à laquelle il semble qu'on pour- roit également arriver par l'autre côté , c'est-à-dire par la baie d'Hudson ou par celle de Baffm. Cette voie a cependant été vainement tentée par la plupart des nations commerçantes, et surtout par les Anglois /j08 DE l'homme. et les Danois; et il est à présumer que ce sera par l'orient qu'on achèvera la découverte de l'occident , soit en partant de Kamtschatka, soit en remontant du Japon ou des îles des Larrons vers le nord et le nord- est : car l'on peut présumer, par plusieurs raisons que j'ai rapportées ailleurs, que les deux continents sont contigus, ou du moins très voisins, vers le nord à l'orient de l'Asie. Je n'ajouterai rien à ce que j'ai dit des Esquimaux, nom sous lequel on comprend tous les sauvages qui se trouvent depuis la terre de Labrador jusqu'au nord de l'Amérique, et dont les terres se joignent proba- blement à celles du Groenland. On a reconnu que les Esquimaux ne diffèrent en rien des Groenlandois; et je ne doute pas, dit M. P., que les Danois, en s'approchant davantage du pôle, ne s'aperçoivent un jour que les Esquimaux et les Groenlandois commu- niquent ensemble. Ce même auteur présume que les Américains occupoient le Groenland avant l'année 700 de notre ère , et il appuie sa conjecture sur ce que les Islandois et les Norwégiens trouvèrent dès le huitième siècle, dans le Groenland, des habitants qu'ils nommèrent Skralins, Ceci me paroît prouver seulement que le Groenland a toujours été peuplé, et qu'il avoit, comme toutes les autres contrées de la terre, ses propres habitants, dont l'espèce ou la race se trouve semblable aux Esquimaux, aux Lapons, aux Samoièdes et aux Koriaques , parce que tous ces peuples sont sous la même zone, et que tous en ont reçu les mêmes impressions. La seule chose singu- lière qu'il y ait par rapport au Groenland , c'est , comme je l'ai déjà observé , que cette partie de la VAUIÉIES DAiNS L ESPECE ULMAINE. 4O9 terre ayant été connue il y a bien des siècles, et même habitée par des colonies de Norwége du côté oriental, qui est le plus voisin de l'Europe, cette même côte est aujourd'hui perdue pour nous, in- abordable parles glaces; et quand le Groenland a été une seconde fois découvert dans des temps plus mo- dernes , cette seconde découverte s'est faite par la côte d'occident qui fait face à l'Amérique, et qui est la seule que nos vaisseaux fréquentent aujourd'hui. Si nous passons de ces habitants des terres arcti- ques à ceux qui, dans l'autre hémisphère, sont les moins éloignés du cercle antarctique, nous trouve- rons que, sous la latitude de 5o à 55 degrés, les voya- geurs disent que le froid est aussi grand, et les hom- mes encore plus misérables que les Groenlandois ou les Lapons, qui néanmoins sont de 20 degrés, c'est- à-dire de 600 lieues , plus près de leur pôle. « Les habitants de la Terre-de-Feu, dit M. Cook, loiient dans des cabanes faites ";rossièrement avec des pieux plantés en terre, inclinés les uns vers les autres par leurs sommets, et forment une espèce de cône semblable à nos ruches. Elles sont recouvertes du côté du vent par quelques branchages et par une espèce de foin : du côté sous le vent il y a une ou- verture d'environ la huitième partie du cercle , et qui sert de porte et de cheminée — Un peu de foin répandu à terre sert tout à la fois de sièges et de lits. Tous leurs meubles consistent en un panier à porter à la main, un sac pendant sur leur dos , et la vessie de quelque animal pour contenir de i'eau. » Ils sont d'une couleur approchant de la rouille de fer mêlée avec de l'huile : ils ont de longs cheveux 4 10 DE l'homme. noirs. Les hommes sont gros et mal faits; leur sta- ture est de cinq pieds huit à dix pouces. Les femmes sontpluspetites, et ne passent guère cinqpieds : toute leur parure consiste dans une peau de guanaque ( lama ) ou de veau marin jetée sur leurs épaules dans le même état où elle a été tirée de dessus l'animal ; un morceau de h même peau qui leur enveloppe les pieds, et qui se ferme comme une bourse au dessus de la cheville, et un petit tablier qui tient lieu aux femmes de la feuille de figuier. Les hommes portent leur manteau ouvert; les femmes le lient autour de la ceinture avec une courroie : mais quoiqu'elles soient à peu près nues, elles ont un grand désir de paroître belles. Elles peignent leur visage , les par- ties voisines des yeux, communément en blanc, et le reste en lignes horizontales rouges et noires; mais tous les visages sont peints différemment. » Les hommes et les femmes portent des bracelets de grains , tels qu'ils peuvent les faire avec de petites coquilles et des os : les femmes en ont un au poignet et au bas de la jambe , les hommes au poignet seu- lement. 0 II paroît qu'ils se nourrissent de coquillages : leurs côtes sont néanmoins abondantes en veaux marins; mais ils n'ont point d'instruments pour les prendre. Leurs armes consistent en un arc et des flèches qui sont d'un bois bien poli , et dont la pointe est de caillou. » Ce peuple paroît être errant, car auparavant on avoit vu des huttes abandonnées, et d'ailleurs, les coquillages étant une fois épuisés dans un endroit de la côte, ils sont obligés d'aller s'établir ailleurs : de I vahiétés dans l'espèce hiîiaine. 4'^ plus , ils n'ont ni bateaux , ni canots, ni rien de sem- blable. En tout ces hommes sont les plus misérables et les plus stupides des créatures humaines; leur cli- mat est si froid que deux Européens y ont péri au milieu de l'été. » On voit, par ce récit, qu'il ffiit bien froid dans cette Terre-de-Feu , qui n'a été ainsi appelée que par quelques volcans qu'on y a vus de loin. On sait d'ailleurs que l'on trouve des glaces dans ces mers australes dès le 47^ degré en quelques endroits; et en général on ne peut guère douter que l'héunsphère austral ne soit plus froid que le boréal , parce que le soleil y fait un peu moins de séjour, et aussi parce que cet hémisphère austral est composé de beaucoup plus d'eau que de terre, tandis que noire hémisphère boréal présente plus de terre que d'eau. Quoi qu'il . en soit, ces hommes de la Terre-de-Feu, où l'on prétend que le froid est si grand, et où ils vivent plus misérablement qu'en aucun lieu du monde, n'ont pas perdu pour cela les dimensions du corps; et comme ils n'ont d'autres voisins que lesPatagons, lesquels, déduction faite de toutes les exagérations, sont les plus grands de tous les hommes connus, on doit présumer que ce froid du continent austral a été exagéré, puisque ses impressions sur l'espèce hu- maine ne sont pas marquées. Nous avons vu , par les observations citées précédemment , que dans la Nou- velle-Zemble , qui est de 20 degrés plus voisine du pôle arctique que la Terre-de-Feu ne l'est de l'an- tarctique ; nous avons vu , dis-je , que ce n'est pas la rigueur du froid, mais l'humidité malsaine des brouil- lards qui fait périr les hommes : il en doit être de 412 DEL HOMME. même, et à plus forte raison dans les terres environ- nées des mers australes, où la brume semble voiler Tair dans toutes les saisons , et le rendre encore plus malsain que froid ; cela me paroît prouvé par le seul fait de la différence des vêtements : les Lapons, les Groenlandois, les Samoièdes, et tous les hommes des contrées vraiment froides à l'excès , se couvrent tout le corps de fourrures, tandis que les habitants de la Terre-de-Feu et de celles du détroit de Magel- lan vont presque nus, et avec une simple couverture sur les épaules. Le froid n'y est donc pas aussi grand que dans les terres arctiques; mais l'humidité de l'air doit y être plus grande , et c'est très probablement cette humidité qui a fait périr, même en été, les deux Européens dont parle M. Cook. Insulaires de la mer du Sud. A l'égard des peuplades qui se sont trouvées dans toutes les îles nouvellement découvertes dans la mer du Sud , et sur les terres du continent austral , nous rapporterons simplement ce qu'en ont dit les voya- geurs, dont le récit semble nous démontrer que les hommes de nos antipodes sont, comme les Améri- cains, tout aussi robutes que nous, et qu'on ne doit pas plus les accuser les uns que les autres d'avoir dé- genure. Dans les îles de la mer Pacifique, situées à \[\ de- grés 5 minutes latitude sud et i45 degrés 4 minutes de longitude ouest du méridien de Londres, le co?n- modore Byron dit avoir trouvé des hommes armés de piques de seize pieds au moins de longueur, qu'ils VARIÉTÉS DANS l'esPÈCE HUMAINE. 4^^ agitoieQt d'un air menaçant. Ces hommes sont d'une couleur basanée, bien proportionnés dans leur taille, et paroissent joindre à un air de vigueur une grande agilité : je ne sache pas, dit ce voyageur, avoir vu des hommes si légers à la course. Dans plusieurs autres îles de celle même mer, et particulièrement dans celles qu'il a nommées iles du Prince de Galles ^ si- tuées à i5 degrés latitude sud et i5i degrés 55 mi- nutes longitude ouest, et dans une autre à laquelle son équipage donna le nom à'ile Byron^ située à 18 degrés 18 minutes latitude sud, et 170 degrés 46 mi- nules de longitude , ce voyageur trouva des peupla- des nombreuses : « Ces insulaires, dit-il, sont d'une taille avantageuse , bien pris et proportionnés dans tons leurs membres; leur teint est bronzé, mais clair; les traits de leur visage n'ont rien de désagréable; on y remarque un mélange d'intrépidité et d'enjoue- ment dont on est frappé : leurs cheveux, qu'ils laissent croître, sont noirs; on en voit qui portent de longues barbes, d'autres qui n'ont que des moustaches , et d'autres un seul petit bouquet à la pointe du menton. » Dans plusieurs autres îles toutes situées au delà de l'équateur, dans cette même mer, le capitaine Car- teret dit avoir trouvé des hommes en très grand nom- bre, les uns dans des espèces de villages fortifiés de parapets de pierre , les autres en pleine campagne , mais tous armés d'arcs, de flèches, ou de lances et de massues , tous très vigoureux et fort agiles ; ces hommes vont nus ou presque nus, et il assure avoir observé dans plusieurs de ces îles, et notamment dans celles qui se trouvent à 11 degrés 10 minutes latitude sud, et 164 degrés 4^ minutes de longitude, BUFKOiN XII. 98 ^l4 DEL HOMME. que les naturels du pays ont la têle laineuse comme celle des Nègres , mais qu'ils sont moins noirs que les Nègres de Guinée. Il dit qu'il en est de même des habitants de l'île d'Egmont, qui est à lO degrés 4o minutes latitude sud, et 160 degrés 49 minu- tes de longitude; et encore de ceux qui se trou- vent dans les îles découvertes par Abel Tasman , les- quelles sont situées à 4 degrés 36 minutes latitude sud, et i54 degrés 17 minutes de longitude. Elles sont, dit Carteret, remplies d'habitants noirs qui ont la tête laineuse comme les Nègres d'Afrique. Dans les terres de la Nouvelle-Bretagne il trouva de même que les naturels du pays ont de la laine à la tête comme les Nègres, mais qu'ils n'en ont ni le nez plat ni les grosses lèvres. Ces derniers, qui paroissent être de la même race que ceux des îles précédentes, poudrent leurs cheveux de blanc et même leur barbe. J'ai remarqué que cet usage de la poudre blanche sur les cheveux se trouve chez les Papous, qui sont aussi des Nègres assez voisins de ceux de la Nouvelle- Bretagne» Cette espèce d'hommes noirs à tête laineuse semble se trouver dans toutes les îles et terres bas- ses entre l'équateur et le tropique, dans la mer du Sud. Néanmoins, dans quelques unes de ces îles , on trouve des hommes qui n'ont pins de laine sur la tête, et qui sont couleui- de cuivre, c'est-à-dire plutôt rou- ges que noirs, avec peu de barbe et de grands et longs cheveux noirs : ceux-ci ne sont pas entièrement nus comme les autres dont nous avons parlé , ils portent une natte en forme de ceinture; et quoique les îles qu'ils habitent soient plus voisines de l'équateur, il paroît que la chaleur n'y est pas aussi grande que VARIETES DANS l'eSPÈCE HUMAINE. 4^^ daas toutes les terres où les houinies vont absolu- ment nus, et où ils ont en môme temps de la laine au lieu de cheveux. « Les insulaires d'Otahiti (dit Samuel Wallis ) sont grands, bienfaits, agiles, dispos, et d'une figure agréable. La taille des hommes est, en général, de cinq pieds sept à cinq pieds dix pouces, celle des femmes est de cinq pieds six pouces. Le teint des hommes est basanés : leurs cheveux sont noirs ordi- nairement, et quelquefois bruns ^ roux ou blonds; ce qui est digne de remarque, parce que les che- veux de tous les naturels de TAsie méridionale, de l'Afrique et de l'Amérique, sont noirs : les enfants des deux sexes les ont ordinairement blonds. Toutes les femmes sont jolies , el quelques unes d'une très grande beauté. Ces insulaires ne paroissent pas re- garder la continence comme une vertu, puisque leurs femmes vendent leurs faveurs librement en public. Leurs pères, leurs frères, les amenoient souvent eux- mêmes, lis connoissent le prix de la beauté ; car la grandeur des clous qu'on demandoit pour la jouis- sance d'une femme étoit toujours proportionnée à ses charmes. L'habillement des hommes et des fem- mes est fait d'une espèce d'étoffe blanche^ qui res- semble beaucoup au gros papier de la Chine ; elle est fabriquée comme le papier avec le liber ou écorce intérieure des arbres, qu'on a mise en macération. Les plumes, les Heurs, les coquillages et les perles, font partie de leurs ornements : ce sont les femmes surtout qui portent les perles. C'est un usage reçu 1. On peut voir au cabinet du roi une toilette entière d'une femme d'Otaliili. /jiG Diî l'homme. pour les hommes et pour les femmes de se peindre les fesses et le derrière des cuisses avec des lignes noires très serrées, et qui représentent différentes fio^ures. Les garçons et les filles au dessous de douzo ans ne portent point ces marques. >) Ils se nourrissent de cochons, de volailles, de chiens et de poissons, qu'ils font cuire; de fruits à paitij do bananes, d'ignames, et d'un autre fruit ai- gre qui n'est pas bon par lui-même, mais qui doane un goût fort agréable au fruit à pain grillé , avec le- quel ils le mangent souvent. Il y a beaucoup de rats dans l'île, mais on ne leur en a point vu manger. Ils ont des filets pour la pêche. Les coquilles leur servent de couteaux. Ils n'ont point de vases ni poteries qui .lillent au feu. II paroît qu'ils n'ont point d'autre bois- son que de l'eau. » M. de Bougainville nous 9 donné des connoissances encore plus exactes sur ces habitants de l'île d'Otahiti ou Taiti. 11 paroît, par tout ce qu'en dit ce célèbre voyageur, que les ïaïtiens parviennent à une grande vieillesse sans aucune incommodité et sans perdre la finesse de leurs sens. « Le poisson et les végétaux, dit-il, sont leurs principales nourritures : ils mangent rarement de la viande : les enfants et les jeunes filles n'en mangent jamais. Ils ne boivent que de l'eau, Fodeur du vin et de l'eau-dc-vie leur donne de la répugnance; ils en témoignent aussi pour le tabac, pour les épiceries, et pour toutes les choses fortes. » Le peuple de Taïli est composé de deux races d'hommes très différentes, qui cependant ont la même langue, les mêmes mœurs, et qui paroissent VARIÉTÉS DANS L ESPÈCE HUMAINE. 4*7 so mêler enseDible sans distinction. La première, et c'est la plus nombreuse , produit des hommes de la plus grande taille; il est ordinaire d'en voir de six pieds et plus; ils sont bien faits et bien proportion- nés. Rien ne distingue leurs traits de ceux des Euro- péens; et s'ils étoient vêtus, s'ils vivoient moins à l'air et au grand soleil, ils seroient aussi blancs que nous : en général leurs cheveux sont noirs. » La seconde race est d'une taille médiocre avec les cheveux crépus et durs comme du crin, la couleur et les traits peu différents de ceux des mulâtres. Les uns et les autres se laissent croître la partie inférieure de la barbe, mais ils ont tous les moustaches et le haut des joues rasés : ils laissent aussi toute leur lon- gueur aux ongles, excepté à celui du doigt du milieu de la main droite. Ils ont l'habitude de s'oindre les cheveux ainsi que la barbe avec de l'huile de coco. La plupart vont nus sans autre vêtement qu'une ceinture qui leur couvre les parties naturelles; ce- pendant les principaux s'enveloppent ordinairement dans une grande pièce d'étoffe qu'ils laissent tomber jusqu'aux genoux : c'est aussi le seul habillement des femmes; comme elles ne vont jamais au soleil sans être couvertes, et qu'un petit chapeau de canne garni de fleurs défend leur visage de ses rayons, elles sont beaucoup plus blanches qiie les hommes : elles ont les traits assez délicats ; mais ce qui les distingue , c'est la beauté de leur taille et les contours de leur corps, qui ne sont pas déformés comme en Europe par quinze ans de la torture du maillot et des corps. ») Au reste, tandis qu'en Europe les femmes se pei- gnent en rouge les joues, celles de Taïti se peignent 4lO DE L HOMME. d'un bleu foncé les reins et les fesses : c'est une pa- rure et en même temps une marque de distinction. Les hommes ainsi que les femmes ont les oreilles percées pour porter des perles ou des fleurs de toute espèce; ils sont de la plus grande propreté, et se baignent sans cesse. Leur unique passion est l'amour; le grand nombre de femmes est le seul luxe des riches. » Voici maintenant l'extrait de la description que le capitaine Cook donne de cette même île d'Otahiti et de ses habitants ; j'en tirerai les faits qu'on doit ajou- ter aux relations du capitaine Wallis et de M. Bou- gainville, et qui les confirment au point de n'en pou- voir douter. « L'île d^Otahiti est environnée par un récif de rochers de corail^. Les maisons n'y forment pas de villages, elles sont rangées à environ cinquante ver- ges les unes des autres. Cette île, au rapport d'un naturel du pays, peut fournir six mille sept cents combattants. » Ces peuples sont d'une taille et d'une stature su- périeure à celle des Européens. Les hommes sont grands, forts, bien membres, et bien faits. Les femmes d'un rang distingué sont, en général , au dessus de la taille moyenne de nos Européennes : mais celles d'une classe inférieure sont au dessous, et quelques unes même sont très petites ; ce qui vient peut-être de leur commerce prématuré avec les hommes. ); Leur teint naturel est un brun clair ou olive ; il 1 . CeUe expression , rochers de corail, ne signifie autre ehose qu'unie roche rougeâtre connmc le granité. VARIÉTÉS DANS i/eSPÈCE HUMAINE. /J 1 9 est très foncé dans ceux qni sont exposés à l'air ou au soleil. La peau des femmes d'une classe supérieure est délicate, douce et polie; la forme de leur visage est agréable ; les os des joues ne sont pas élevés. Us n'ont point les yeux creux ni le front proéminent, mais en général ils ont le nez un peu aplati ; leurs yeux, et surtout ceux des femmes, sont pleins d'ex- pression , quelquefois étincelants de feu, ou remplis d'une douce sensibilité ; leurs dents sont blanches et égales, et leur haleine pure. » Ils ont les cheveux ordinairement roides et un peu rudes. Les hommes portent leur barbe de diffé- rentes manières: cependant ils en arrachent toujours une très grande partie, et tiennent le reste très pro- pre. Les deux sexes ont aussi la coutume d'épiler tous les poils qui croissent sous les aisselles. Leurs mou- vements sont remplis de vigueur et d'aisance, leur démarche agréable, leurs manières nobles et géné- reuses, et leur conduite entre eux et envers les étran- gers affable et civile. Il semble qu'ils sont d'un carac- tère brave, sincère, sans soupçon ni pertidie, et sans penchant à la vengeance et à la cruauté; mais ils sont adonnés au vol. On a vu dans cette île des personnes dont la peau étoit d'un blanc mat ; ils avoient aussi les cheveux, la barbe, les sourcils et les cils blancs, les yeux rouges et foibles, la vue courte, la peau teigneuse et revêtue d'une espèce de duvet blanc ; niais il pa- roît que ce sont de malheureux individus rendus anomales par maladie. » Les flûtes et les tambours sont leurs seuls instru- ments. Us font peu de cas de la chasteté ; les hommes oflVent aux étrangers leurs sœurs ou leurs filles, par ^20 DE l'homme. civilité ou en foruie de récompense. Ils portent la li- cence des mœurs et la lubricité à un point que les autres nations, dont on a parlé depuis le commence- ment du monde jusqu'à présent, n avoient pas encore atteint. » Le mariage chez eux n'est qu'une convention entre l'homme et la femme, dont les prêtres ne se mêlent point. Ils ont adopté la circoncision, sans autre motif que celui de la propreté. Cette opéra- tion, à proprement parler, ne doit pas être appelée circoncision ^ parce qu'ils ne font pas au prépuce une amputation circulaire : ils le fendent seulement à tra- vers la partie supérieure, pour empêcher qu'il ne se recouvre sur le gland; et les prêtres seuls peuvent faire cette opération. » Selon le même voyageur, les habitants de l'île Huaheine, située à 16 degrés 43 minutes latitude sud, et i5o degrés 52 minutes longitude ouest, ressem- blent beaucoup aux Otahitiens pour la figure , l'ha- billement, le langage, et toutes les autres habitudes- Leurs habitations, ainsi qu'à Otahiti, sont composées seulement d'un toit soutenu par des poteaux. Dans cette île , qui n'est qu'à trente lieues d'Otaîiiti , les hommes semblent être plus vigoureux et d'une sta- ture encore plus grande ; quelques uns ont jusqu'à six pieds de haut et plus : les femmes y sont très jolies. Tous ces insulaires se nourrissent de cocos , d'ignames, de volailles, de cochons qui y sont en grand nombre; et ils parlent tous la même langue, et cette langue des îles de la mer du Sud s'est éten- due jusqu'à la INouvelle-Zélande. /.o VARIETES DANS I ESPECE HUMAINE. 421 Habitants des terres australes. Pour ne rien omettre de ce que Ton connoît sur les terres australes, je crois devoir donner ici par ex- trait ce qu'il y a de pins avéré dans les découvertes des voyageurs qui ont successivement reconnu les côtes de ces vastes contrées, et finir par ce qu'en a dit M. Cook, qui, lui seul, a plus fait de découvertes que tous les navigateurs qui l'ont précédé. Il paroît, par la déclaration que fit Gonneville en i5o3 à l'amirauté, que l'Australasie est divisée en petits cantons gouvernés par des rois absolus, qui se font la guerre, et qui peuvent mettre jusqu'à cinq ou six cents hommes en campagne : mais Gonneville ne donne ni la latitude ni la loni^itude de cette terre dont il décrit les habitants. Par la relation de Fernand de Quiros , on voit que les Indiens de l'île appelée île de la Belle -Nation par les Espagnols, laquelle est située à i5 degrés de lati- tude sud, ont à peu près les mêmes mœurs que les Olahitiens. Ces insulaires sont blancs, beaux et très bien faits : « On ne peut même trop s'étonner, dit-il, de la blancheur extrême de ce peuple dans un climat où l'air et le soleil devroient les hâler et les noircir. Les femmes elTaceroient nos beautés espagnoles si elles étoient parées; elles sont vêtues de la ceinture en bas de fine natte de palmier, et d'un petit man- teau de même étoffe sur les épaules. » Sur la côte orientale de la Nouvelle-Hollande, que Fernand de Quiros appelle terre du Saint-Esprit ^ W 422 DE l'homme. -. XII. '}/|G T)E L HOMME. ces enfants gravée dans les Glanures de M. Edwards , planche ccxii; et la main du père dans les Transac- tions philosophiques j vol. XLIX, page 21. Nous donnons ici {planche 1, fig. 3) la figure d'un enfant que j'ai fait dessiner sous mes yeux , et qui a été vu de tout Paris dans l'année i774' C etoit une petite fille nommée Anne-Marie Hérig, née le 16 no- vembre 1770 à Dackstul , comté de ce nom dans la Lorraine allemande, à sept lieues de Trêves : son père, sa mère, ni aucun de ses parents, n'avoient de taches sur la peau , au rapport d'un oncle et d'une tante qui la conduisoient ; cette petite fille avoit néanmoins tout le corps, le visage, et les membres parsemés et couverts en beaucoup d'endroits de ta- ches plus ou moins grandes, dont la plupart étoient surmontées d'un poil semblable à du poil de veau ; quelques autres endroits étoient couverts d'un poil plus court, semblable à du poil de chevreuil. Ces ta- ches étoient toutes de couleur fauve, chair et poil. II y avoit aussi des taches sans poil ; et la peau, dans ces endroits nus, ressembloit à du cuir tanné : telles étoient les petites taches rondes et autres, grosses comme des mouches, que cet enfant avoit aux bras, aux jambes, sur le visage , et sur quelques parties du corps. Les taches velues étoient bien plus grandes ; il y en avoit sur les jambes , les cuisses , les bras, et sur le front. Ces taches couvertes de beaucoup de poil étoient proéminentes, c'est-à-dire un peu élevées au dessus de la peau nue. Au reste , cette petite fille étoit d'une figure très agréable ; elle avoit de fort beaux yeux, quoique surmontés de sourcils très extraordi- VARIÉTÉS l)Ai\S l'espèce HLMAINE. 44? naires, car ils ëtoient mêlés de poils humains et de poils de chevreuil ; la bouche petite , la physionomie gaie, les cheveux bruns. Elle n'étoit âgëe que de trois ans et demi lorsque je l'observai au mois de juin 1 7-^4? et elle avoit deux pieds sept pouces de hauteur, ce qui est la taille ordinaire des filles de cet âge ; seule- ment elle avoit le ventre un peu plus gros que les autres enfants. Elle étoit très vive et se portoit à mer- veille, mais mieux en hiver qu'en été ; car la chaleur l'incommodoit beaucoup, parce que indépendam- ment des taches que nous venons de décrire , et dont le poil lui échauffoit la peau , elle avoit encore l'estomac et le ventre couverts d'un poil clair assez long, d'une couleur fauve du côté droit, et un peu moins foncée du côté gauche; et son dos sembloit être couvert d'une tunique de peau velue, qui n'étoit adhérente au corps que dans quelques endroits, et qui étoit formée par un grand nombre de petites loupes ou tubercules très voisins les uns des autres, lesquels prenoient sous les aisselles et lui couvroient toute la partie du dos jusque sur les reins (voyez planche '2 , fig, 1). Ces espèces de loupes ou excrois- sances d'une peau qui étoit pour ainsi dire étrangère au corps de cet enfant ne lui faisoient aucune don- leur , lors même qu'on les pinçoit; elles étoient de formes différentes, toutes couvertes de poil sur un cuir grenu et ridé dans quelques endroits. Il partoit de ces rides des poils bruns assez clair-semés; et les intervalles entre chacune des excroissances étoient «;arnis d'un poil brun plus long que l'autre ; enGn le bas des reins et le haut des épaules étoient surmon- tés d'un poil de plus de deux pouces de longueur. 4/|8 r>E L HOMME. Ces deux endroits du corps étoient les plus rcuiiu- qiiables par ia couleur et la quantité du poil ; car ce- lui du haut des fesses, des épaules, et de J estomac . étoit plus court et ressembloit à du poil de veau fin et soyeux, tandis que les longs poils du bas des reins et du dessus des épaules étoient rudes et fort bruns. L'intérieur des cuisses, le dessous des fesses, et les parties naturelles étoient absolument sans poil, et d'une chair très blanche , très délicate , et très fraî- che. Toutes les parties du corps qui n'étoient pas fâ- chées , présenloient de même une peau très fine, et même plus belle que celle des autres enfants. Les cheveux étoient châtains-bruns et fins. Le visage, quoique fort taché , ne laissoit pas de paroître agréa- ble par la régularité des traits , et par la blancheur do la peau. Ce n'étoit qu'avec répugnance que cet en- fant se laissoit habiller, tous les vêtements lui étant incommodes par la grande chaleur qu'ils donnoienl à son petit corps déjà vêtu par la nature : aussi n'éloit- il nullement sensible au froid. A l'occasion du portrait et de la description de celte petite fille, des personnes dignes de foi mont assuré avoir vu à Bar une femme qui, depuis les clavicules jusqu'aux genoux, est entièrement couverte d'un poil de veau fauve et touffu. Cette femme a aussi plu- sieurs poiis semés sur le visage; mais on n'a pu m'en donner une meilleure description. Nous avons vu à Paris, dans l'année 1774^ wn Russe dont le fronî et tout le visage étoient couverts d'un poil comme sa l)arbe et ses cheveux. J'ai dit qu'on trouve de ces hommes à faces velues à Yeço et dans quelques aulrt-s endroits ; mais, comme ils sont en petit nombre, on VARIÉTÉS DANS l'ksPÉCE HIMAINL'. 449 doit présumer que ce n'est point une race particulière ou variété constante , et que ces hommes à face velue ne sont, comme les blafards, que des individus dont la peau est organisée différemment de celle des autres hommes ; car le poil et la couleur peuvent être regardés comme des qualités accidentelles pro- duites par des circonstances particulières, que d'au- tres circonstances particulières, et souvent si légères qu'on ne les devine pas , peuvent néanmoins faire va- rier et même changer du tout au tout. Mais, pour en revenir aux Nègres, l'on sait que cer- taines maladies leur donnent communément une cou- leur jaune ou pâle , et quelquefois presque blanche : leurs brûlures et leurs cicatrices restent même assez long-temps blanches ; les marques de leur petite-vé- role sont d'abord jaunâtres, et elles ne deviennent noires, comme le reste de la peau , que beaucoup de temps après. Les nègres en vieillissant perdent une partie de leur couleur noire, ils pâlissent ou jaunis- sent; leur tête et leur barbe grisonnent. M. Schreber prétend qu'on a trouvé parmi eux plusieurs hommes tachetés , et que même en Afrique les mulâtres sont quelquefois marqués de blanc , de brun, et de jaune; enfin que, parmi ceux qui sont bruns, on en voit quelques uns qui , sur un fond de cette couleur, sont marqués de taches blanches : ce sont là, dit-il, les véritables Ghacrelas , auquel la couleur a fait donner ce nom par la ressemblance qu'ils ont avec l'insecte du même nom. Il ajoute qu'on a vu aussi à Tobolsk, et dans d'autres contrées de la Sibérie , des hommes marquetés de brun et dont les taches étoient d'une 45o DE l'homme. peau rude, tandis que Je reste de la peau qui étoit blanche étoit fine et très douce. Un de ces hommes de Sibérie avoit même les cheveux blancs d'un côté de la tête, et de l'autre côté ils étoient noirs; et on prétend qu'ils sont les restes d'une nation qui portoit le nom dePiegaga ou Piestra Horda^ la horde bariolée ou tigrée. Nous croyons qu'on peut rapporter ces hommes tachés de Sibérie à l'exemple que nous venons de donner de la petite fille à poil de chevreuil ; et nous ajoutons à celui des nègres qui perdent leur couleur un fait bien certain , et qui prouve que , dans de cer- taines circonstances , la coulevir des nègres peut chan- ger du noir au blanc. «La nommée Françoise (négresse), cuisinière du colonel Barnet, née en Yirginie, âgée d'environ qua- rante ans, d'une très bonne santé, d'une constitution forte et robuste, a eu originairement la peau tout aussi noire que l'Africain le plus brûlé; mais, dès l'âge de quinze ans environ, elle s'est aperçue que les parties de sa peau qui avoisinent les ongles et les doigts devenoient blanches. Peu de temps après, le tour de sa bouche subit le même changement, et le blanc a depuis continué à s'étendre peu à peu sur le corps, en sorte que toutes les parties de sa surface se sont ressenties plus ou moins de cette altération sur- prenante. )) Dans l'état présent, sur les quatre cinquièmes environ de la surface du corps, la peau est blanche, douce, et transparente comme celle d'une belle Euro- péenne , et laisse voir agréablement les ramifications VARIÉTÉS DANS l'eSPÉCE HUMAINE. L^Oi des vaisseaux sanguins qui sont dessous. Les parties qui sont restées noires perdent journellement leur noirceur, en sorte qu'un petit nombre d'années amè- nera un changement total. » Le cou et le dos le long des vertèbres ont plus conservé de leur ancienne couleur que tout le reste, et semblent encore , par quelques taches, rendre té- moignage de leur état primitif. La tête , la face , la poitrine, le ventre , les cuisses, les jambes, et les bras ont presque entièrement acquis la couleur blanche; les parties naturelles et les aisselles ne sont pas d'une couleur uniforme , et la peau de ces parties est cou- verte de poil blanc (laine) où elle est blanche, et de poil noir où elle est noire. » Toutes les fois qu'on a excité en elle des passions, telle que la colère, la honte, elc. , on a vu sur-le- champ son visage et sa poitrine s'enflammer de rou- geur. Pareillement, lorsque ces endroits du corps ont été exposés à l'action du feu , on y a vu paroître quelques marques de rousseur. )) Cette femme n'a jamais été dans le cas de se plaindre d'une douleur qui ait duré vingt -quatre heures de suite : seulement elle a eu une couche, il y a environ dix-sept ans. Elle ne se souvient pas que ses règles aient jamais été supprimées, hors le temps de sa grossesse. Jamais elle n'a été sujette à aucune maladie de la peau , et n'a usé d'aucun médicament appliqué à l'extérieur, auquel on puisse attribuer ce changement de couleur. Comme on sait que par la brûlure la peau des nègres devient blanche, et que cette femme est tous les jours occupée aux travaux de la cuisine, ou pourroit peut-être supposer que ce 452 DE l'homme. changement de couleur auroit été l'effet de la cha- leur : mais il n'y a pas moyen de se prêter à cette sup- position dans ce cas-ci, puisque cette femme a tou- jours été bien habillée, et que le changement est aussi remarquable dans les parties qui sont à l'abri de l'action du feu , que dans celles qui y sont les plus exposées. » La peau, considérée comme émonctoire, paroît remplir toutes ses fonctions aussi parfaitement qu'il est possible, puisque la sueur traverse indifféremment avec la plus grande liberté les parties noires et les parties blanches. » Mais s'il y a des exemples de femmes on d'hommes noirs devenus blancs, je ne sache pas qu'il y en ait d'hommes blancs devenus noirs. La couleur la plus constante dans l'espèce humaine est donc le blanc, que le froid excessif des climats du pôle change en gris obscur, et que la chaleur trop forte de quelques endroits de la zone torride change en noir: les nuan- ces intermédiaires, c'est-à-dire les teintes de basané, de jaune, de rouge, d'olive, et de brun, dépendent des différentes températures et des autres circon- stances locales de chaque contrée ; l'on ne peut donc attribuer qu'à ces mêmes causes la différence dans la couleur des yeux et des cheveux, sur laquelle néan- moins il y a beaucoup plus d'uniformité que dans la couleur de la peau : car presque tous les hommes de l'Asie, de l'Afrique, et de l'Amérique, ont les che- veux noirs ou bruns; et parnji les Européens il y a peut-être encore beaucoup plus de bruns que de blonds, lesquels sont aussi presque les seuls qui aient les yeux bleus. ¥1.^ P a:aqij.e t , sc"dlp VARIÉTÉS DANS l'eSPÈCE HUMAINE. f{b3 Sur les monstres. A ces variétés, tant spécifiques qu'individuelles, dans l'espèce humaine, on pourroil ajouter les mons- truosités ; mais nous ne traitons que des faits ordi- naires de la nature, et non des accidents : néanmoins nous devons dire qu on peut réduire en trois classes tous les monstres possibles ; la première est celle des monstres par excès , la seconde des monstres par dé- faut, et la troisième de ceux qui le sont par le ren- versement ou la fausse position des parties. Dans le grand nom]>re d'exemples qu'on a recueillis des dif- férents monstres de l'espèce humaine nous n'en cite- rons ici qu'un seul de chacune de ces trois classes. Dans la première , qui comprend tous les monstres par excès, il n'y en a pas de plus frappants que ceux qui ont un double corps et forment deux personnes. Le 26 octobre 1701 , il est né à Tzoni, en Hongrie, deux filles qui tenoient ensemble par les reins (voyez ;;/. 2, fig. 2) ; elles ont vécu vingt-un ans. A l'âge de sept ans on les amena en Hollande , en Angleterre , en France, en Italie, en Russie, et presque dans toute l'Europe : âgées de neuf ans un bon prêtre les acheta pour les mettre au couvent à Pétersbourg, où elles sont restées jusqu'à l'âge de vingt-un ans, c'est- à-dire jusqu'à leur mort, qui arriva le ^vl février 1 ^23. M. Juslus-Joannes Tortos, docteur en médecine, a donné à la Société royale de Londres, le 5 juillet 1767, une histoire détaillée de ces jumelles, qu'il avoit trouvée dans les papiers de son beau-père Carh 454 ^^i^ l'uOiMmï:. Rayger, qui étoit le chirurgien ordinaire du couvent où elles étoient. L'une de ces jumelles se nommoit Hélène^ et l'au- tre Judith. Dans l'accouchenient, Itélone parut d'a- bord Jusqu'au nombril, et trois heures après on tira les jambes, et avec elle parut Judith. Hélène devint grande et étoit fort droite; Judith fut plus petite et un peii bossue; elles étoient attachées par les reins ; et pour se voir, elles ne pouvoient tourner que la tête. Il n'y avoit quVm anus commun. A les voir chacune par devant , lorsqu'elles étoient arrêtées , on ne voyoit rien de dif- férent des autres femmes. Comme l'anus étoit com- mun il n'y avoit qu'un même besoin pour aller à la selle : mais, pour le passage des urines, cela étoit différent; chacune avoit ses besoins; ce qui leur oc- casionoit de fréquentes querelles, parce que quand le besoin prenoit à la plus foible , et que l'autre ne vouloit pas s'arrêter, celle-ci l'emportoit malgré elle: pour tout le reste elles s'accordoient , car elles pa- roissoient s'aimer tendrement. A six ans , Judith de- vint percluse du côté gauche ; et quoique par la suite elle parût guérie il lui resta toujours une impression de ce mal , et l'esprit lourd et foible. Au contraire , Hélène étoit belle et gaie ; elle avoit de l'intelligence et même de l'esprit. Elles ont eu en même temps la petite-vérole et la rougeole : mais toutes leurs autres uialadles ou indispositions leur arrivoientséparément; car Judith étoit sujette à une toux et à la fièvre, au lieu qu'Hélène étoit d'une bonne santé. A seize ans leurs règles parurent presque en même temps, et ont toujours continué de paroître séparément à chacune. Comme elles approchoient de vingt-deux ans Judith VARIÉTÉS DANS l'esPÈCE HUMAINE. /pD prit la fièvre , tomba en léthargie , et mourut le 2j de février : la pauvre Hélène fut obligée de suivre son sort; trois minutes avant la mort de Judith elle tomba en agonie, et mourut presque en môme temps. En les disséquant, on a trouvé qu'elles avoient cha- cune leurs entrailles bien entières , et même que cha- cune avoit un conduit séparé pour les excréments , lequel néanmoins aboutissoit au même anus. Les monstres par défaut sont moins communs que les monstres par excès : nous ne pouvons guère en donner un exemple plus remarquable que celui de lenfant que nous avons fait représenter [pi. 2, fig. 5), d'après une tète en cire qui a été faite par made- moiselle Biberon, dont on connoît le grand talent pour le dessin et la représentation des sujets anato- miques. Cette tète appartient à M. Dubourg, habile naturaliste et médecin de la Faculté de Paris; elle a été modelée d'après un enfant femelle qui est venu au monde vivant au mois d'octobre 1766, mais qui n'a vécu que quelques heures. Je n'en donnerai pas la description détaillée, parce qu'elle a été insérée dans les journaux de ce temps , et particulièrement dans le Mercure de France. Enûn dans la troisième classe, qui contient les monstres par renversement ou fausse position des parties, les exemples sont encore plus rares, parce que cette espèce de monstruosité étant intérieure ne se découvre que dans les cadavres qu'on ouvre. « M. Méry fit , en 1688, dans l'hôtel royal des In- valides, l'ouverture d'un soldat qui étoit âgé de soixante-douze ans, et il y trouva généralement tou- tes les parties internes de la poitrine et du bas- ventre /|56 DE l'homme. situées à contre-sens; celles qui, dans l'ordre com- mun de la nature, occupent le côté droit étant situées au côté gauche , et celles du côté gauche l'étant au droit: le cœur étoit transversalement dans la poitrine; sa base, tournée du côté gauche, occupoit juste- ment le mih'eu, tout son corps et sa pointe s'avan- çant dans le côté droit... La grande oreillette et la veine-cave étoient placées à la gauche, et occupoient aussi le même côté dans le bas-ventre jusqu'à l'os sa- crum... Le poumon droit n'étoit divisé qu'en deux lobes , et le gauche en trois. Le foie étoit placé au côté gauche de l'estomac, son grand lobe occupant entièrement l'hypocondre de ce côté là... La rate étoit placé dans l'hypocondre (boit, et le pancréas se portoit transversalement de droite à gauche au duodénum ^. » M. AVinslow cite deux autres exemples d'une pa- reille transposition de viscères: la première observée en j65o, et rapportée par Riolan; la seconde observée en 1657, sur le cadavre du sieur Audran, commissaire du régiment des Gardes, à Paris. Ces renversements ou transpositions sont peut-être plus fréquents qu'on ne l'imagine ; mais, comme ils sont intérieurs, on ne peut les remarquer que par hasard. Je pense néan- moins qu'il en existe quelque indication au dehors : par exemple , les hommes qui naturellement se ser- vent de la main gauche de préférence à la main droite pourroient bien avoir les viscères renversés, ou du moins le poumon gauche plus grand et composé de plus de lobes que le poumon droit; car c'est l'éten- 1. Mémoiî^es de l'Académie des Sciences , année 1-35, page 374. VARIÉTÉS DANS l'eSPÉCE HlJMArNE. 457 due plus grande et la supériorité de force dans le pou- mon droit qui est la cause de ce que nous nous ser- vons de la main, du bras, et de la jambe droite, d(* préférence à la main ou à la jambe gauche. Nous finirons par observer que quelques anato- mistes, préoccupes du système des germes préexis- tants , ont cru de bonne foi qu'il y avoit aussi des germes monstrueux préexistants comme les autres germes , et que Dieu avoit créé ces germes mons- trueux dès le commencement : mais n'est-ce pas ajouter une absurdité ridicule et indigue du Créateur à un système mal conçu, que nous avons assez réfuté précédemment, et qui ne peut être adopté ni soutenu dès qu'on prend la peine de l'examiner? FIN n\ DO rzi i:\tE vollmj:. i TABLE DES ARTICLES r, O N T E M! DANS LE DOUZIÈME VOLUME. SUITE DE L'HISTOIRE DE L'HOMME. De la Vieillesse et de la Mort Page 7 Des Probabilités de la durée de la -vie 4o Momies ^4 Du sens de la vue 88 Du sens de Touîe i38 Sur la voix des animaux 160 Des sens en général 162 Du degré dp chaleur que l'homme et les animaux peuvent supporter 180 Yariétjîs dans l'espèce uumaine i85 Sur la couleur des Nègres Sjo Sur les Nains de Madagascar , . . . 377 Sur les Palagons 385 Des Américains 099 Insulaires de la mer du Sud ^12 Habitants des terres australes 42 1 Sur les Blafards et Nègres blancs 4^0 Lettre de M. de BuiTon 44^ RÉPOivsE de M. Taverne 442 Sur les monstres 453 FIN DE LA TABLE. I 1 ^atc- iK'r\'r^ :^^ T^4 '^m^^^ss