OEUVRES COMPLÈTES

DE

A. F. OZANAM

AVEC

UNE PRÉFACE PAR M. AMPÈRE

de TAcadémie française

TROISIÈME ÉDITION

TOME TROISIÈME

ÉTUDES GERMANIQUES I

L^S GEflMAIN^ AVANT LIB CHRISTIANI^MJE:

#

PARIS, IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE b'eRFURTH, i.

LES

GERMAINS

AVANT

LE CHRISTIANISME

RECHERCHES SUR LES ORIGINES, LES TRADITIONS, LES INSTITUTIONS DES PEUPLES GERMANIQUES, ET SUR LEUR ÉTABLISSEMENT DANS l'eMPIRE ROMAIN

A. F. OZANAM

PROFESSEUR DE LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS

QUATRIÈME ÉDITION

PARIS

LIBRAIRIE JACQUES LEGOFF|lE

ANCIENNE MAISON PERISSE FRÈRES DE PARIS

LECOFFRE FILS ET C'% SUCCESSEURS

RUE BONAPARTE, 90

1872

PRÉFACE

Toute la société française repose sur trois fondements : le christianisme, la civilisation romaine, et l'établissement des Barbares. Ce sont les trois sujets d'étude auxquels il ne faut pas se lasser de revenir dès qu'on veut s'expliquer le droit public du pays, ses mœurs^ sa littérature. Mais il n'est pas facile d'ignorer le christianisme; il remplit le présent comme le passé, et force les plus indifférents à s'oc- cuper de lui. L'antiquité romaine a laissé des- monuments qui se défendent de l'oubli par leur grandeur et leur beauté. Les barbares, au contraire, n'ont que des chroniques arides et des codes incomplets ; et ce peu qu'ils nous apprennent ne commence qu'après l'invasion, c'est-à-dire quand ils sortent de la barbarie. C'est aussi l'époque s'arrêtent la plupart

ET, GER5r. I. 1

'4

2 PRÉFACE.

de ceux qui ont porté la lumière dans les pre- miers siècles de notre histoire; et, avec une louable réserve, ils se sont contentés d'étudier les institutions des Francs, des Goths , des Burgondes, depuis l'entrée de ces peuples dans la société chrétienne. A cet égard, il ne reste rien à faire après les leçons de M. Guizot, après les travaux de M. Thierry, de M. Guérard, de M. Naudet, de M. Pardessus, de M. Laboulaye et de plusieurs autres que je ne puis nommer, mais qu'assurément personne n'oubhe.

Toutefois , depuis trente ans , les recher- ches qu'on ne devait point commencer en France, dans un pays tout romain par ses souvenirs, ont tenté la curiosité des Allemands, ces héritiers directs des Germains. Ils ont en- trepris de s'enfoncer au delà du siècle des in- vasions, de pénétrer dans les traditions ger- maniques avant le temps elles s'altèrent par le désordre de la conquête et par le commerce de l'étranger, de rétablir l'histoire des peuples du Nord à une époque qui n'eut pas d'histo- riens, et de les suivre assez loin pour savoir enfin d'où ils vinrent, et par quels liens ils tiennent au reste de la race humaine. Des études si graves, et qui semblent vouloir tant de calme, naquirent cependant de l'agitation publique et de la guerre* Ce fut en 1812, dans cette sanglante année, que deux jeunes gensj

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les frères Grimm, découvrirent dans un ma- nuscrit de la bibliothèque de Cassel, le poëme de Hildehrand et Habehrand. L'Allemagne applaudit à la publication de ce chant, éclatait le génie libre et guerrier de la barba- rie. Le succès décida deux des plus belles yo- cations littéraires de notre temps ; et les frè- res Grimm ouvrirent ces fouilles qui devaient produire la Grammaire allemande, la Mytho- logie allemande, les Antiquités du droit alle- mand, l'essai sur la Tradition héroïque, et mettre à nu tout le fond des antiquités du Nord (1).

Des travaux si heureusement conduits ne pou- vaient rester isolés : toute l'Allemagne savante y voulut mettre la main. Bopp rattacha les idio- mes germaniques à la famille des langues indo- européennes, dont il écrivait la grammaire comparée. Gans, Phillips , Klenze, poussaient l'analyse jusqu'aux derniers fondements du droit allemand, et y montraient les mêmes principes qui soutiennent toute la législation de Rome, de la Grèce et de l'Inde. En Dane- mark et en Suède, Rask et Geijer tiraient des poëmes Scandinaves une lumière qui rejailHs- sait sur tous les peuples du Nord. En Angle- terre, Thorpe et Kemble reconnaissaient, dans

(1) M. Jacob Grimm vient de couronner ses travaux en publiant V Histoire de la langue allemande.

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les premiers chants des poëtes anglo-saxons, l'écho des traditions allemandes. De toutes parts, de jeunes savants s'étaient mis à creu- ser, le sol de la patrie germanique ; et, comme ce paysan que Virgile représente labourant un champ de bataille, ils admiraient les débris glorieux qu'ils retrouvaient dans chaque sil- lon, et les tombes des géants dont ils étaient les fils :

Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.

Mais l'admiration a ses dangers : à la suite des maîtres une école s'est formée, qui a fini par ne rien voir que de gigantesque et de plus qu'humain dans les mœurs de l'ancienne Germanie. On a vanté la pureté deia race alle- mande, quand, vierge comme ses forêts, elle ne connaissait pas les vices de l'Europe civili- sée. On n'a plus tari sur la supériorité de son génie, sur la haute moralité de ses lois, sur la profondeur philosophique de ses religions, qui pouvaient la conduire aux plus hautes desti- nées, si le christianisme et la civilisation la- tine n'avaient détruit ces espérances. Ces rêves ne sont point ceux d'un petit nombre d'antiquaires fourvoyés : les esprits les plus élevés ne s'en défendent pas toujours. On sait avec quelle autorité les critiques prussiens,

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décidés à nous refuser l'inspiration poétique, ont fait justice de Racine et de la Fontaine. Il n'y a pas longtemps que Lassen, cet orien- taliste consommé^ opposait, dans un éloquent parallèle, le paganisme libéral des Germains au dieu égoïste des Hébreux; et Gervinus, l'historien de la poésie allemande, ne peut se consoler de voir que la mansuétude catholique lui a gâté ses belliqueux ancêtres (1).

Les découvertes historiques de TAllemagne pouvaient donc se trouver compromises, aux yeux de l'étranger, par l'usage qu'on en faisait. D'ailleurs, les ouvrages de M. Grimm, excepté la Grammaire^ il y a beaucoup d'art et de génie, étaient surtout des collections de docu- ments bien choisis, qui attendaient leur em- ploi. Les Allemands nous laissent volontiers ce travail de rédaction, trop frivole pour eux. En 1851, M. Fauriel inaugurait la chaire de littérature étrangère par ces belles leçons, il éclairait d'un jour si nouveau les commen- cements de la littérature provençale. C'est qu'il rencontrait le poëme barbare de Walther d'Aquitaine^ et l'étude de cet épisode étrange le conduisait à exposer toute la suite de l'épo- pée germanique. En 1832, M. Ampère ouvrit la brillante carrière de son enseignement, en

(1) Lassen, Indische Alterthumskunde, p. 415; Gervinus, Geschichte der poetischen National- Littei^atur, p. 312.

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menant ses auditeurs aux sources encore peu connues de la poésie Scandinave. On se rappelle avec quel applaudissement il introduisit le premier, dans la chaire classique, les chants de l'Edda, les récits des Sagas, et tant de textes curieux dont la barbarie éloquente étonnait nos oreilles. D'un autre côté, M. Saint-Marc Girardiuj après avoir analysé les institutions de Fancienne Allemagne, la montrait pour ainsi dire toute vivante dans la fable héroïque des Nibelungen. En 1844, M. Lenormant consacra vingt leçons d'un cours aussi atta- chant que profond à éclaircir, par le témoi- gnage de toute l'antiquité, l'origine des peuples qui envahirent l'empire romain. Il ne faut pas oublier non plus que les travaux de MM. Mar- mier, Bergmann, Eichhoff, Edelestand du Meril, ont achevé de naturaliser parmi nous les vieilles langues et les vieilles littératures du Nord. L'Allemagne ne peut plus nous ac- cuser d'être restés indifférents à la découverte de tant de trésors littéraires, qui sont aussi notre patrimoine. Car, après tout, les recher- ches dont il s'agit intéressent toute l'histoire de France ; et rien n'importe plus que de sa- voir enfin ce qu'étaient, avant leur conversion, ces Francs, ces Bourguignons, ces Yisigoths, ces Normands que nous appelons nos pères, qui mirent leur épée au service de notre foi,

PRÉFACE. 7

leur liberté dans nos institutions, et leur génie dans nos arts.

Les questions germaniques en sont là, as- sez agitées déjà pour réveiller l'attention pu- blique, encore assez neuves pour ne point la fatiguer; assez éclairées par la discussion des faits pqur qu'il y ait lieu de résumer et de conclure. Peut-être me pardonnera-t-on d'en- treprendre un travail si bien préparé, surtout quand j'en trouve les premiers exemples dans cette chaire de la Faculté des lettres, dont je tiendrais à honneur de continuer les traditions. Je me propose premièrement de mettre en œuvre des matériaux choisis par des mains plus sûres que les miennes, et de tirer, s'il se peut, de ses ruines l'antique Germanie , en rapprochant les l'estes de ses institutions et de ses traditions ; en ranimant enfin ses vieux peuples, en les accompagnant dans leurs mi- grations et leurs conquêtes, jusqu'au moment le christianisme choisit les Francs pour en faire les serviteurs préférés delà Providence et les ouvriers principaux de la civilisation.

On ne trouvera pas ici cetle lente discussion des documents, ces controverses épineuses, mais nécessaires pour fonder une science. Il s'agit de populariser une science déjà faite, en poussant ses résultats jusqu'aux points ils intéressent par leur nouveauté et leur éten^

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due. Chez ces peuples, Ton ne découvre d'abord que des superstitions sanguinaires et la passion de l'indépendance poussée jusqu'à la guerre de tous contre tous, je crois recon- naître des traits inattendus de puissance et de grandeur. Je vois une doctrine religieuse rat- tachée, par d'incontestables analogies, aux plus fameuses religions de l'antiquité; des lois qui sauvent les principes de la propriété, de la famille, de la justice publique, et qui s'ac- cordent en plus d'un point avec les lois de Rome et de l'Orient ; des langues dont le Yoca- bulaire et la grammaire attestent un singulier travail de la pensée, en même temps qu'on y démêle tous les signes d'une étroite parenté avec le latin, le grec et le sanscrit; une poé- sie enfin qui, sous des formes imparfaites, re- produit l'inspiration, les procédés, et souvent jusqu'aux fables de l'épopée classique. Partout reparaissent les traces d'une tradition com- mune aux peuples errants du Nord et aux sociétés policées du Midi ; partout les restes d'un ordre ancien anx prises avec l'esprit de désordre et de destruction ; partout un état de lutte qui est le propre de la barbarie.

Cette lutte de deux principes contraires, qu'on découvre déjà dans les mœurs primi- tives des Germains, éclate bien plus manifes- tement en présence delà civilisation romaine.

PRÉFACEw 9

D'un côté, je trouve que Rome avait pénétré plus profondément qu'on ne pense, non-seu- lement dans le territoire, mais dans l'esprit de ces peuples ; elle leur avait successivement ouvert les rangs de ses armées, les frontières de son empire, les portes de son sénat et de ses écoles. Cet établissement pacifique des barbares prépara la chute de Tempire, mais l'adoucit. D'un autre côté, la domination des Romains , compromise par l'avarice et la cruauté, provoque d'abord la résistance d'une partie des Germains, et ensuite leurs repré- sailles. C'est la cause de ces irruptions vio- lentes, dont les récits contemporains n'ont point exagéré Thorreur. Je m'explique ainsi les contradictions qui m' étonnaient d'abord dans l'histoire des invasions ; et je reconnais, non pas Fimpuissance, mais l'insuffisance du génie romain pour faire l'éducation des peu- ples du Nord.

Il est temps de montrer le (christianisme achevant l'œuvre qui avait désespéré la politi- tique des Césars. A mesure que Fancienne Rome perd du terrain et des batailles, à me- sure qu'elle use et qu'elle épuise contre les barbares ses trésors, ses armées, tout ce qu'elle avait de pouvoir, une autre Rome, toute spi- rituelle, sans autre puissance que la pensée et la parole, recommence la conquête, attend les

ET. GERM. I. 2

a:

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barbares à la frontièrepour les maîtriser quand ils deviennent maîtres de tout, et pénètre en- fin chez eux, au cœur de la Germanie, pour y chercher les nations atlardées et récalcitrantes. Pendant que les Goths, les Vandales, les Lom- bards, passent à l'arianisme qui les perdra, la foi s'empare du peuple franc ; dès ce moment, les invasions ont trouvé leur barrière, et l'empire romain ses successeurs. Je m'atta- che à ce peuple, à la grandeur duquel tout l'Occident travaille ; et, en étudiant chez lui la civilisation chrétienne, je me trouve au point d'où elle rayonne sur les Germains.

On sait trop peu l'histoire des missions qui achevèrent la conversion des Francs, et, par eux, celle des nations voisines. Dans ce combat de cinq cents ans contre la barbarie, on au- rait lieu d'admirer autant d'héroïsme et de génie qu'aux plus beaux jours de l'Eglise pri- mitive. Les Pères du quatrième siècle, dont une voix éloquente vient de réveiller les sou- venirs (1), n'eurent ni plus de courage à défier les dangers, ni plus d'inspiration pour émou- voir les peuples, ni plus de sagesse pour les gouverner, que les missionnaires sans gloire des temps mérovingiens, saint Colomban, saint Éloi, saint Boniface. Un savant mémoire de

(1) Villemain, Trt&?eaM de Véloquence chrétienne au quatrième siècle. Nouvelle édition, 1849.

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M. Mignet a commencé la répartition due à ces hommes 9 dignes d'une postérité meilleure. Son travail aurait arrêté le mien, s'il n'était du nombre de ces écrits excellents qui inspirent encore plus qu'ils n'apprennent (1). C'est ce qui m'encourage à étudier de près la longue éducation du peuple franc, les services de l'é- pi scopat gallo-romain j les colonies monastiques de l'Irlande et de l'Angleterre, dont on ne connaissait assez ni le nombre, ni les lumières, ni les bienfaits ; enfin Tinlervention du pou- voir temporel en la personne de Charlemagne, les bornes il se contint comme réformateur du clergé, et cette formidable guerre contre les Saxons, dont j'ai tenté de mieux faire com- prendre l'intérêt, le péril, et les fautes tardive- ment réparées. Je m'arrête à la conversion des Normands, au moment où, ces derniers venus de l'invasion étant entrés dans la chrétienté, le Nord n'a plus de barbares.

Il fallait suivre la conquête chrétienne jus- qu'au bout, avant d'en considérer les effets dans l'Eglise, dans l'Etat, dans les lettres. Après tant de théologiens et de canonistes, je n'avais ni la mission ni la hardiesse d'entre- prendre l'examen détaillé des institutions ecclé- siastiques. Il ne me restait qu'à saisir l'esprit

(1) Mignet, Comment l'ancienne Germanie entra dans la société de V Europe civilisée.

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qui les anima, à voir comment il se produisit par la hiérarchie, par la prédication, par le culte: quelles résistances il eut à vaincre dans la société et dans les âmes. Ce travail de l'Eglise devait pénétrer la législation des peu- ples nouveaux : ici les recherches de la science moderne sont poussées à une profondeur je ne descendrai pas. Je ne m'engage pas à la suite des maîtres dans les difficultés du droit civil, et, m'attachant à une question de droit public plus agitée que résolue, je remonte aux origi- nes de la monarchie. La royauté sacerdotale et guerrière des barbares demande un appui aux institutions romaines, et va se perdre par une restauration inintelHgente de l'antiqaité, lors- que le christianisme la sauve en la sacrant. J'essaye d'éclairer d'un jour nouveau cette mémorable affaire de la translation de l'empire aux Francs, d'opposer à la faiblesse de la réalité la grandeur de l'idéal politique, poursuivi par les docteurs, les publicistes, les poètes. Mais, pendant que le christianisme restaure le pou- voir, il lui fait des conditions qui sauveront la liberté. Enfin, sans recommencer après d'excel- lents critiques l'histoire des lettres aux temps mérovingiens, je me réduis à un sujet restreint mais nouveau, et je cherche la tradition litté- raire dans les écoles, au moment l'on a coutume de croire que tout enseignement s'in-

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terrompt et que toute science s'éteint (1). Une étude plus attentive du grammairien Virgile, en me permettant de fixer sa date au commence- ment du septième sièclCj me fait entrer dans le secret des écoles de la décadence, qui vécu- rent assez pour communiquer leur doctrine aux monastères savants d'Irlande et d'Angle- terre. C'est dans ces deux îles lointaines que les barbares iront chercher l'initiation, comme les anciens Grecs allaient la demander aux prêtres de Samothrace. Toutefois IMtalie et l'Espagne ne laissent pas mourir le feu sacré, et la Gaule même en conserve les restes aux plus mauvais jours, dans cette école du palais, dont on avait injustement contesté Pexistence, et qui reste ouverte depuis Théodebert jusqu'à Pépin le Bref. Nous n'y trouverons pas le ber- ceau de l'Université ; mais, quand Charlemagne y donnera rendez-vous à tout ce que la chré- tienté a de savant, nous verrons commencer dans Factivité de ce grand règne tout le mouve- ment intellectuel du moyen âge.

Comme je ne me suis point dissimulé les difficultés de mon travail, je n'en méconnais pas

(1) Histoire littéraire de la France, par des bénédictins de la congrégation de Saint-Maur.

Ampère, Histoire littéraire de la France.

Guizot, Histoire de la civilisation en France, 1. 1 et II.

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non plus les parties faibles. Je crains d'avoir cédé à l'entraÎDeinent de conjectures hardies qui promeltent la certitude la probabilité est à peine possible, lorsque, décidé par des autorités considérables, j'ai cru trouver des Germains chez les Gètes, et déterminer exacte- ment la première patrie des Scandinaves. Le chapitre des Lois voulait plus de développe- ment; et les conclusions en seraient moins inattendues si l'on y arrivait par un chemin plus long. Je pourrais multipHer ces aveux d'une conscience inquiète, au moment de lais- ser échapper l'œuvre de plusieurs années. Mais, sachant qu'il y restera toujours assez de défauts pour exercer l'indulgence des lecteurs, je pré- vois seulement trois objections auxquelles je ne puis me rendre, parce qu'elles détruiraient d'un seul coup toute la suite de ces recherches, en attaquant la méthode qu'on y a suivie et les résultats elle conduit.

On me reprochera d'abord d'avoir trop ac- cordé aux barbares, et d'avoir fait servir à la reconstruction d'une Germanie idéale des ma- tériaux de tous les temps et de tous les pays , textes des historiens classiques , ré- cits des temps mérovingiens, lois des Francs, des Saxons, des Lombards, chants épiques do la Suède et de Flslande. Mais je n'ai ja- mais méconnu la différence qu'il faut établir

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entre les Scandinaves et les peuples proprement appelés Germains ; entre les tribus restées à l'ombre de leurs forêts, dans une entière igno- rance du genre humain, et les nations conqué- rantes établies au milieu de la société romaine, au centre de toutes les lumières et de toutes les corruptions. Toutefois^ sans négliger les différences, qui sont incontestables, on peut s'attacher aux ressemblances, qui ne sont pas moins instructives. Jamais, d'ailleurs, ces rapprochements ne furent plus légitimes qu'en s'appliquant à des peuples barbares, dont le propre est de peu changer. Il n'y a de progrès que chez les nations disciplinées et laborieuses. L'Arabe de nos jours erre encore dans les mêmes déserts qu'au temps d'Ismaël ; il se dresse la même tente, s'abreuve au même puits. Il met toujours sa gloire dans le nombre de ses femmes, de ses esclaves et de ses troupeaux ; ses mœurs sont encore le plus fidèle commen- taire de la Genèse. De même, après avoir ras- semblé les témoignages de tant d'époques différentes, on reconnaît que les Scandinaves du onzième siècle et les Saxons du neuvième, comme tous les peuples allemands avant leur entrée dans la société chrétienne, n'ont pas une institution, pas une tradition considérable, qui ne soit au moins en germe chez les Germains de Tacite. Chaque parole de cet écrivain, qu'on

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ne médite pas assez, résume et justifie quel- qu'une des découvertes qui font l'orgueil des modernes. Pour moi, rien ne me rassure plus que la pensée de ne m'être jamais écarté d'un si grand maître ; et la plus flatteuse comme la plus hardie de mes espérances serait que mon travail pût servir de commentaire au livre de la Germanie,

D'autres me blâmeront, au contraire, d'avoir trop peu accordé à des peuples héroïques , et d'avoir calomnié l'ancienne Germanie en trou- vant dans sa religion le culte de la chair et l'amour du sang, dans ses lois l'impuissance d'une société impunément désobéie, dans ses langues et dans ses chants poétiques le désor- dre d'un génie qui ne se maîtrise pas. Surtout on ne me pardonnera point d'avoir supposé que Rome eût des leçons à donner aux hommes du Nord, et d'avoir pris le parti d'Auguste et de CharlemagnecontreArminiusetWittikind.Mais, si c'est la thèse favorite de l'école teutonique de nier ce que l'Allemagne dut à la ci vilisationlatine , et d'abjurer cette éducation commune qui fait le lien de la famille européenne, c'est aux Français, comme aux aînés de la famille, qu'il appartient d'en conserver les titres.

Enfin, plusieurs trouveront que j'ai fait la part trop grande au christianisme, soit quand j'ai cru reconnaître la trace de ses plus an-

PRÉFACE. 17

ciennes traditions dans les^religions des Ger- mainSj soit quand j'ai montré la barbarie de ces peuples résistant à tous les efforts humains, pour ne céder qu'à la toute-puissance de TE- vangile. Ceux qui ne veulent pas de croyance religieuse dans un travail scientifique m'accu- seront de manquer d'indépendance ; mais je ne sais rien de plus honorable qu'un tel reproche. Je ne connais pas d'homme de cœur qui veuille mettre la main à ce dur métier d'écrire sans une conviction qui le domine, dont il dépende par conséquent. Je n'aspire point à cette triste indépendance , dont le propre serait de ne rien croire et de ne rien aimer. Sans doute, il ne convient pas de prodiguer les professions de foi : mais qui donc aurait le courage de toucher aux points les plus mystérieux de l'histoire, de remonter à l'origine des peuples, de se don- ner le spectacle de leurs religions, sans pren- dre un parti sur les questions éternelles qu'elles agitent? Et qui peut prendre un tel parti, sur- tout dans un siècle de doute et de controverse, sans que sa pensée en reste pleine et sa parole émue ? On ne peut demander à l'écrivain que deux choses : premièrement que sa conviction soit libre et intelligente, et le christianisme n'en veut pas d'autres : c'est l'adhésion rai- sonnable que réclamait saint Paul. Seconde- mentj que le désir de justifier une croyance

18 PRÉFACE.

n'entraîne pas à dénaturer les faits, à se payer de témoignages douteux et de conséquences prématurées. C'est le péril de ceux qui se met- tent au service d'un système nouveau, d'une opinion humaine, mal assurée de sa légitimité, et pressée de trouver des preuves. Mais rien ne presse les écrivains chrétiens : ils doivent avoir trop de conhance dans la foi qu'ils professent, pour croire qu'elle ait besoin d'eux ni de leurs travaux. Rassurés sur ces questions suprêmes de Dieu, de l'âme, de l'éternité, qui troublent tant d'intelligences, ils doivent entrer dans la science avec liberté et avec respect. Ils savent qu'il n'est permis ni de négliger ni de dissi- muler aucune vérité, si petite, si profane, si embarrassante même qu'elle paraisse. Si leurs recherches aboutissent à justifier un dogme révélé, ils le constatent, non pour le besoin du dogme, mais par amour du vrai. Et, s'il ne leur est pas donné de lever les obstacles et de con- duire la science jusqu'au point oii elle rencon-. Irerait la foi, ils savent que d'autres la pousse- ront plus loin; et ils prennent patience en pensant que la route est longue, mais que Dieu est au bout.

Ceux qui me suivront dans ces recherches auront à parcourir une période d'environ mille ans, la sixième partie et peut-être la plus labo- rieuse de la vie du genre humain. Nous ferons ce

PRÉFACE. 19:

chemin avec lenteur, mais avec l'opiniâtre atta- chement qu'on met à un grand spectacle. Nous aurons beau nous enfoncer dans les forêts de la Germanie, dans les obscurités d'un temps mal connu, nos études ne seront pas si étrangères qu'elles paraissent aux préoccupations du pré- sent, à ses dangers, à ses espérances. Nous y verrons la civilisation, dont nous sommes les disciples, et au besoin les soldats, aux prises avec la plus formidable révolution qui fut ja- mais, avec l'invasion de ces révoltés, de ces destructeurs de l'ancien monde, je veux dire les barbares. Nous apprendrons à ne pas déses- pérer de notre siècle en traversant des époques plus menaçantes, la violence sembla maî- tresse de toutes choses, oii chaque effort pour éclairer et constituer les peuples succombait sous une nouvelle révolte de cet esprit de dé- sordre qui méprisait la lumière et détestait la loi. Assurés que la civilisation ne peut pas périr, nous connaîtrons aussi comment elle peut vain- cre, par la parole plus que par l'épée, et par la charité autant que par la justice.

Je ne puis terminer cette Préface sans re- mercier les savants qui m'ont assisté de leurs encouragements et de leurs conseils. En les nommant, je ne risque point de leur faire par- tager la responsabilité de mes opinions et de mes erreurs. Comment oublierais-je que la

20 [ PRÉFACE.

bienveillance du regrettable M. Fauriel m ou- vrit la carrière de ces recherches et m'en apla- nit les premières difficultés ? Et comment tairais-je tout ce que j'ai aux obligeantes communications de M. Victor le Clerc, de M. Ch. Lenormant, de MM. Dœllinger et Phil- lips, et surtout de M. Ampère, dont j'ai trouvé l'érudition aussi inépuisable que l'amitié ?

LES

GERMAINS

AVANT LE CHRISTIANISME

PREMIÈRE PARTIE

LA GERMANIE AVANT LES ROMAINS

CHAPITRE PREMIER

ÉTENDUE DE LA GERMANIE. ORIGINE DES GERMAINS.

La Germanie connue des Romains commençait La Germanie au Rhin et s'étendait un peu plus loin que la Vis- des Rondins, tule. Les vainqueurs du monde ne considéraient pas sans inquiétude cette vaste contrée, qui cachait dans ses forêts et dans ses marécages un peuple belliqueux, suspendu comme une menace éter- nelle sur leur empire. Cependant ils étaient loin de connaître tout leur danger : derrière la Germa- nie des Romains, j'en crois découvrir une autre,

22 CHAPITRE I.

dont ils ne surent jamais ni l'étendue ni les forces.

Les Germains Gésar 3 Itaqua les populations germaniques par et de Tacite, l'occident, du côlé du Rhin, c'est-à-dire du côté elles avaient leurs postes les plus avancés. Aussi, quand il les rencontra sur les frontières de la Gaule, ces bandes errantes, désorganisées par une vie de hasard et de combats, montraient tous les signes de la dernière barbarie : sans prêtres, sans sacrifices, n'adorant que le soleil, la lune et le feu, ne connaissant ni propriété, ni agriculture, ni d'autre gloire que celle de détruire et de camper en sûreté au milieu des déserls qu'elles avaient faits. Ge furent les premiers Germains que l'on connut à Rome, qu'on vit traîner dans les triom- phes, jeter aux bêtes dans les amphithéâtres, et sur lesquels on jugea tous les autres (1).

Les recherches de Tacite pénètrent plus avant. Sur les deux rives du Rhin, il n'aperçoit d'abord que les désordres des émigrations qui se succè- dent; il voit les Bataves chassés, les Bructères détruits par leurs voisins. Gependant il démêle déjà dans celte race inquiète des caractères de grandeur et de beauté, la pureté du sang, la sévé- rité des mariages. Derrière les peuplades mobiles,

(1) C[csar, de Bello Gallico, Vf. C'est à cespeuples des frontières qu'il faut restreindre la comparaison savante, mais trop générale que M. Guizot établit entre les Germains et les sauvages du nouveau monde. Histoire de la civilisation en France, t. I, leçon vu'.

ORIGINE DES GERMAINS. 23

il trouve des tribus attachées au sol par le travai et la propriété ; il trouve des pouvoirs héréditaires, des cultes publics. A. mesure qu'il s'enfonce vers l'Orient, les sacerdoces sont plus honorés, les rois mieux obéis, les nations plus nombreuses. Mais ses renseignements s'arrêtent, comme les armées ro- maines, au bord de l'Elbe; au delà il ne connaît plus guère que des noms. Toutefois, parmi ces noms, il en faut remarquer deux. Ce sont d'abord les peuples que l'historien appelle GoUones, chez lesquels on reconnaît une branche de la grande na- tion des Goths. Les autres, qu'il nomme Suiones^ sont les aïeux des Suédois, de ces mêmes Scandi- naves qui devaient faire un jour, par leurs pirate- ries, la terreur de l'Europe. Il les représente déjà comme des navigateurs redoutés, enrichis de butin, vivant sous Tautorilé d'un roi et dans un com- merce étroit avec les dieux, dont ils prétendaient voir les têtes rayonnantes se montrer, au lever du soleil, au-dessus des flot immobiles de la mer du Nord (1). 7v

Ces deux nations, négligées par les historiens, avaient pris soin de leur gloire ; elles avaient des traditions.

Les Goths conservaient des chants épiques d'une Les coths.

(1) Tacite, de Germania, 29, 55; 4, 18 ; 58, 59, 40, 45, 44. Geiger {Svea Rikes Hœfder, p. 80) reconnaît chez les Suiones de Tacite le nom national des Suédois ; Svea, pluriel Svear, et Svi- thiod, le peuple de Suède.

24 CHAPITRE I.

haute antiquité, qu'on récitait en s'accompagnant de la harpe, et qui célébraient les conquêtes de la nation et les grandes actions de ses héros. On y voyait comment un dieu, adoré sous le nom de Gaut, avait donné le jour à deux dynasties de rois, les Amales et les Balthes, qui commandaient, l'une aux tribus de l'est, l'autre à celles de l'ouest. Du même sang divin descendait une caste d'hom- mes nobles désignés dans leur langue par le titre d'Anses, c'est-à-dire demi-dieux. On les reconnais- sait à leurs longs cheveux, et c'était de leurs rangs qu'on tirait les chefs de guerre et les prê- tres. Les prêtres partageaient l'autorité souveraine; ils avaient des lois écrites, des pompes solennelles, ils paraissaient couronnés de la tiare, condui- sant leur idole sur un char de triomphe, au milieu des adorations et des sacrifices (1). Les Goths vi- vaient donc sous des institutions antiques, dans ce respect du passé qui fait les grands peuples. Tout le Nord, disaient- ils, était rempli du nom de leurs ancêtres. D'un côté, ils se vantaient d'avoir

(1) Jornandes, de Rehus Geticis, cap. v : « Cantu majorum facta modulationibus, citharisque canebant... Cap. xiv : Horum ergo ut ipsi suis fahulis ferunt, primus fuit Gapt... Cap. xi : Jam proceres suos quasi qui forluna vincebant, nonpuros homines sed semideos, id est Anses, vocavere... » etc. Cf. Sozomène, Hist. eccL, cap. xxxvji, ^o'avcv ècp' àpf^.aaoc^-/)? e'ctwç. Le témoignage de Jornan- des, compromis par Fabus qu'on en a fait longtemps, me paraît apprécié avec beaucoup de sagesse par Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 96, qui attache un grand prix aux traditions recueillies dans Histoire des Goths, sans méconnaître les erreurs qu y mêle l'éru- dition indiscrète de l'historien.

ORIGINE DES GERMAINS. 25

occupé la Scandinavie et les bords de la mer Bal- tique jusqu'à la Yistule ; et, en effet, trois siècles avant l'ère chrétienne, le navigateur Pythéas ren- contrait des Golhs {GoUones) sur ces rivages l'on recueillait l'ambre. Les géographes grecs et latins les trouvent encore aux mêmes lieux; et le souve- nir des anciens habitants s'est conservé dans la par- tie de la Suède appelée aujourd'hui Gothland, le pays des Goths (1). D'un autre côté, leurs armées avaient pénétré jusqu'au delà du Danube; ils ,se prétendaient les fondateurs du royaume des Gètes, qui touchait aux frontières de la Macédoine, et qui occupa l'attention des Grecs. Les Goths et les Gètes sont en effet considérés comme une même race par tous les écrivains qui les connurent depuis le troi- sième jusqu'au sixième siècle. Les deux noms ont la même racine et le même sens dans les langues germaniques, et tous les caractères des deux peuples s'accordent. Si tant d'analogies ne trompent pas, il faut reconnaître en eux deux branches d'une

(1) Jornandes, cap. iv. Pline, Hist. nat , lib. XXXVII, cap. xi. Pythéas : a Guttonibus, Germanise genti accoli, J]stuarium Oceani, Mentonomonnomine, spatio sladiorum sex millium. » Ptolémée :

p.ecep-êpiv(5c FcuTai y.al A!XU5ciwv£ç. Pomponius Mêla : « Supra Albin Codanus ingens sinus parvis magnisque insulis refertus est. » Cf. Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 105, 369. La tradition Scandi- nave conservait le souvenir d'un temps toute la Suède et le Danemark portaient le nom de Gotland : Skalda, p, 195, et Geijer, p. 430. Aujourd'hui ce nom se reconnaît encore dans les deux provinces suédoises d'Ostrogothie et de Vestrogothie, dans l'île de Gothland et la ville de Gothembourg,

ÉT. GERM. I.

26 CHAPITRE I.

même famille. Les Gètes, fixés au midi sous un ciel plus doux, s'amollirent et cessèrent d'être libres. Les Goths, établis au septentrion, y demeu- rèrent inconnus et indomptés, jusqu'au temps où, entraînés par le torrent des invasions, ils se jetèrent sur le territoire de leurs frères, se confondirent avec eux, et ne formèrent plus qu'une seule nation, qui étonna d'abord le monde par le renversement de l'empire romain, et ensuite par le respect qu'elle montra pour ses ruines (1).

(1) Voici les témoignages qui établissent la parenté des Goths et . des Gètes. Spartianus, m Caracalla : « Quod Gothi Getse dice- rentur. » Dion Gassius avait écrit un livre intitulé Te-rucà, il traitait des premières invasions gothiques. Ces deux historiens sont contemporains de l'apparition des Goths dans l'empire. Aurclius Victor, m Gratiano, appelle la Dacie et la Thrace : « Génitales Golhorum. terras. » S. Jérôme, pra3fat. epist. ad Galatas : « Gothos ab antiquis Getas vocatos esse. » Claudien, de Bello Getico, 30 :

, . . Gelicis Europa catervis Ludibrio prgedaeve datur.

Rutilius, Itinerarium, 40 :

Perpessus Geticas ense vel igne manus.

Orose, 1, 16 ; « Modo autem Getse illi qui et nunc Gothi. » Phi- lostorge donne aussi aux Goths le nom de Gètes ; et Procope s'exprime clairement : « Nam Gothos aiunt gentem esse Geticam. » [De Bello Gotfiico, 1, 25.) Ainsi la confusion des Goths et des Gètes, tant reprochée à Jornandes, est admise par toute l'anti- quité. Je sais qu'on objecte le passage de Strabon, selon lequel les Grecs regardaient les Gètes comme des Thraces : Cl toivuv i'>XXr,v£; Tcù; Tizct.; Q'Axa.i ÙTreXajj-êav&v. [Geogr., lib. VII) Mais, sans m'arrêter à ce qu'il y a de dubitatif dans le langage de Stra- bon, et do vague dans les notions des Grecs sur les peuples du Nord, je ne vois point de difficulté à reconnaître des populations germaniques en Thrace, puisque j'en retrouve sur le littoral du Pont-Euxin. En remontant à l'origine commune des deux noms, on lit dans le dictionnaire Scandinave Ged, mens ; Gœti, ohsêrvare ;

ORIGINE DES GERMAINS. 27

Dans le voisinage des Goths vivaient les Scancli- ^ lçs

^ Scandinaves.

naves, resserrés d'abord dans un coin de la Suède, mais destinés à couvrir un jour les îles danoises, la côte de Norvège et les rochers de l'Islande. A cette extrémité du monde, séparés dn reste des hommes par lalongueur de leurs hivers, ils avaient conservé des traditions plus fidèles. Voici ce que leur enseignaient les récits des vieillards et les chants des poètes : c< A l'Orient du Tanaïs, dans un pays l'on trouvait l'or et le vin, s'élevait une ville sainte appelée Asgard, la ville des Ases. Les dieux y avaient des temples et des sacrifices; douze chefs, issus des dieux, présidaient aux choses sacrées, et rendaient la justice au peuple. Le pre- mier de tous était Odin, puissant par la science et par les ai mes. 11 évoquait les morts : deux corbeaux parcouraient l'univers pour lui en rapporter tous les secrets; ses discours ravissaient les hommes, ses enchantements calmaient les vents et les flots. 11 avait poussé au loin ses conquêtes ; il ne lui fal- lait qu'une parole pour terrasser ses ennemis ; l'imposition de ses mains sur la tête des guerriers les rendait invincibles. Or, au temps les géné- raux de Rome menaçaient de mettre sous le joug tous les peuples, il arriva que plusieurs chefs puis- sants abandonnèrent leur pays : Odin connut alors

et Ton peut soupçonner une analogie radicale entre ces mots et le sanscrit tchétas, mens, aiiimus. Les Gèles, les Goths, se seraient ainsi nommés eux-mêmes le peuple intelligent.

28 CHAPITRE I.

par divination que sa race devait régner dans le nord. Laissant donc le gouvernement d'Asgard à ses deux frères, accompagné de prêtres et d'une grande multitude de gens de guerre, il s'avança du côté de l'Occident. Il traversa la contrée qui fut depuis la Russie, occupa une partie de la Saxe, il établit plusieurs de ses enfants ; puis, tournant vers le septentrion, il se "rendit maître des îles de Fionie et de Seeland, passa en Suède et obtint de ceux qui l'babitaient un terril oire au bord du lac Mselar. C'est qu'il fonda la ville deSigtuna, il remit en vigueur les lois des Ases, les règles des funérailles, et les trois grands sacrifices de l'au- tomne, de l'hiver et de l'été. Après ces travaux, Odin mourut ; les Scandinaves le crurent retourné dans l'ancienne cité d'Asgard, les guerriers morts par les armes devaient le rejoindre pour re- vivre avec lui dans la Valhalla : ce nom signifie le palais des élus (1). »

Assurément il y a dans ce récit plus de mytholo- gie que d'histoire. Cependant on y retrouve les

(1) Yîiglinga^ saga, cap. i, v, vi, -vu, viii, x. Dans VEdday les Ases sont représentés buvant , le vin et forgeant l'or. Je dois à M. Ampère cette observation, qui m'aide à fixer leur premier séjour. Odin est appelé dans VEdda Gauti, inveiitor, sagax. Dans les généalogies anglo-saxonnes, je retrouve Geat ou Geta comme le père d'Odin : « Geata quem Getam jamdudum pagani prodeo ve- nerabantur. » Geiger (p. 287) établit l'identité du gothiqueinz, pluriel Anzeis, avec le Scandinave Ass. Les deux mots signifient la maîtresse poutre, celle qui soutient le toit de l'édifice. Cette figure hardie désigne bien les dieux et les héros, qui sont comme les clefs de voûte de la société antique.

ORIGINE DES GERMAIINS. 29

Suédois (Suiones) de Tacite, et leur empire théo- cratique. On y reconnaît un peuple de même race que les Goths : ils ont les mêmes dieux, car Odin prend aussi le nom de Gaut, et de part et d'autre le nom d'Ase ou d'Anse est donné au chef d'une caste sacerdotale et guerrière. On Voit ce peuple venir de l'orient : on suit la trace d'une conquête dont les indices se sont conservés chez les écrivains an- ciens. Tacite connaît une ville des Ases (Ascibiir- gium)^ fondée par un héros voyageur près du Rhin, et sur les limites des tribus saxonnes parmi les- quelles Odin s'arrêta d'abord. Plus loin, entre l'Oder et la Yistule, Ptolémée place les montagnes des Ases, et la colline ils avaient laissé une ville de leur nom. En continuant à s'enfoncer du côté de l'est et jusqu'au Tanaïs, pour y chercher l'antique Asgard, on remarque un peu au nord du Palus-Méotide une contrée que Strabon appelait l'Asie proprement dite : il y place le peuple des Aspurgitains, dans le nom desquels on croit recon- naître Asburg, la cité des Ases. La vigne pouvait mûrir sous ce climat : les fleuves y roulaient de l'or. La richesse du pays attirait les marchands grecs, dont les comptoirs s'échelonnaient au bord du Bosphore Cimmérien et du Pont-Euxin ; les mœurs et les arts de la Grèce revivaient dans ces belles colonies de Phanagorie, de Panticapée, d'Ol- bia : on y voyait des monuments, des vaisseaux, des troupes disciplinées qui ne suffisaient pas tou-

50 CHAPITRE I.

jours à tenir en respect les barbares du voisinage. Les Aspurgi tains avaient battu les colons de Phana- gorie et du Bosphore. Oibia avait soutenu de longues guerres contre les Gètes. Ils l'avaient rui- née plusieurs fois, et chaque fois ils l'avaient laissée se relever de ses ruines à cause de ses mar- chés, où ils trouvaient toutes les richesses du monde policé. Quand le rhéteur Dion Chrysostome visita cette ville, les murs démantelés, les statues mutilées dans les temples, rappelaient encore de récents désastres. Les habitants portaient les braies et le manteau noir des barbares ; ils parlaient un grec corrompu, et ne connaissaient de poëte qu'Homère. Mais presque tous savaient par cœur VIliade entière : des chanteurs aveugles en réci- taient des fragments aux soldats avant les batailles. Achille était honoré comme un dieu, et on lui avait érigé des autels. D'autres Grecs asiatiques, établis sur le Tanaïs, nommaient pour le fondateur de leur colonie Scamandrios, fils d'Hector (1). Les

(1) Tacite, de Germania, 3. Asciburgium subsiste encore sous Ig nom d'Ashurg, et le nom grec d'tilysse (Ôf5'uaa£Ùî) n'est pas sans ressemblance avec celui d'Odin. Dans Ptolémée, Àaxiêoûp-yiov, opoç, k-7K'Aux.ojlç la montagne, la colline des Ases, en allemand Asge- birge, As-hûgel. On peut aussi ramener les noms d'Asciburgium, d'Askaukalis, à la racine Ask^ qui désigne le frêne, l'arbre sacré de la mythologie Scandinave, Strabon, lib. VI, lib. Vil, lib. XI : O'i ÀCTTToup-^iTavol p.Êia^ù Oava-ropt'îcç ouoOvrs; Jcat rop-j'iTTri'aç èv 7T£VTa/4ûaioi; otj.^iokç, èvTiôsij.svo; ncXsj^-cov o ^oLa'.XvjQ oliv irspt- TîO'.TjCTet cptXi'a:, Xaôo'jv à^xzaT^y-n^riùri xai î^w-^pta A-/icp6st? àuÉôave. Voyez aussi Dion Chrysostome, Borysthenit. L'établissement d'un fils d'Hector au bord du Tanaïs est indiqué par un scoliaste

ORIGINE DES GERMAINS. 31

barbares, souvent en guerre, quelquefois en paix, toujours en commerce avec ces étrangers, devaient en conserverie souvenir. Ils purent leur emprun- ter des traditions qu'ils défigurèrent ; et l'on com- prend dès lors pourquoi le nom des Troyens devint si populaire dans le Nord, que tous les peuples germaniques voulurent descendre du sang de Priam ; pourquoi les chroniqueurs danois et islan- dais plaçaient l'Asgard à Byzance ou à Troie ; et d'où vient qu'au onzième siècle les Normands, ces écumeurs de mers, ces brûleurs de villes, se van- taient d'être issus d'Anténor. Ainsi l'origine qu'un antique récit donne aux conquérants Scandinaves se trouve confirmée par le souvenir qu'ils ont gardé de leurs glorieux voisins (1).

d'Euripide. On peut placer VAsie proprement dite de Strabon à peu près dans la circonscription du gouvernement russe de Sara- tov. Des fouilles récentes dans les ruines des villes grecques, au nord de la mer Noire, ont jeté une vive lumière sur le commerce étroit et le mélange des colons grecs et des barbares. Voyez aussi V Histoire des colonies grecques de M. Raoul-Rocbette, t. lîl.

(1) La préface de VEdda place l'Asgard a Troie; Saxo Gramma- ticus le met à Byzance. La tradition des Normands esi attestée par Tannaliste Dudo (ap. Duchesne, Script, hist. Norm., p. 63) : « Gloriantur se ex Antenore progenitos. » 11 ne faut pas croire que cet effort pour rattacher les traditions barbares aux souvenirs de l'antiquité classique ne date que du moyen âge : dès le quatrième siècle, au temps d'Ammien Marcellin, on croyait que les villes des Gaules avaient été bâties par des fugitifs du siège Troie : « Aiunt quidam paucos post excidium TroÙTe, fugitantes Grœcos ubique disperses, loca hœc occupasse, tune vacua. » [A^nm,, lib. XV, cap. vui.) Selon le même historien, les Burgondes se disaient issus des Romains : « Jam inde temporibus priscis sobolem se esse Romanam Burgundi aiunt. » (XXVIII, 5.) Ces analogies donnent lieu de croire que le célèbre passage de la Chronique de saint

CHAriTRE I.

11 reste à expliquer les causes qui déterminè- rent rémigraiion des Ases, et comment un peuple guerrier qui avait des villes, des temples, des ins- titutions, se résolut à quitter une terre féconde et sacrée à ses yeux, pour aller chercher une patrie incertaine dans les brumesduNord. La tradition des Scandinaves, en même temps qu'elle trace l'itiné- raire d'Odin et de ses compagnons^ indique aussi le motif d'une entreprise si hardie. On a vu qu'elle en fixe l'époque « au moment les généraux romains, c( portant leurs armes au loin par le monde, met- c( talent toutes les nations sous le joug : alors pour c( échapper au tumulte de cette guerre, beaucoup c( de chefs quittèrent leurs demeures. » Or, d'un côté, l'établissement des Ases dans le Nord, déjà solide et puissant au temps de Tacite, ne pouvait être de beaucoup postérieur à l'ère chrétienne. D'un autre côté, on ne saurait le faire remonter beaucoup plus haut, si l'on considère combien le souvenir d'Odin et de ses conquêtes semble encore récent chez lesGermains quand ils entrent dans l'histoire. Mais précisément, dans ces limites données par le temps, on trouve une des plus terribles guerres qui aient ébranlé les peuples voisins du Palus-Méotide : je veux dire celle de Mithridate et de Pompée (64 av. J. C). On voit Mithridate, épuisé par quarante ans

Prosper, qui fait descendre les Francs de Priam," n'est point inter- polé, comme plusieurs savants, et dernièrement M. de Petigni, se sont efforcés de rétablir.

ORIGINE DES GERMAINS. ."iS

de combats, poussé aux dernières extrémités par Sylla et Liicullus, mais égalant ses desseins à ses malheurs, se tourner vers le Nord, et soulever les nations de l'Arménie, de l'Albanie, del'lbérie et de la Colchide, dans la pensée de les précipiter ensuite sur la Grèce et l'Italie; il devançait ainsi de cinq siècles l'œuvre d'Alaric et d'Attila. Mais ces rêves devaient se dissiper devant les armes de Pompée. Ce ne fut pas assez pour lui d'écraser Mithridale et de le réduire à une mort désespérée, il voulut pousser la victoire aussi loin que s'était étendu le soulèvement. 11 s'avança vers le septentrion, a tra- versant le désert, comme on passe les mers, sur la foi des étoiles, » menant à sa suite un convoi de dix mille oulres pour abreuver son armée : il contrai- gnit les tribus indomptées du Caucase à descendre de leurs rochers pour solliciter la paix, et soumit tout le pays depuis le Palus-Méotide jusqu'à la mer Caspienne. Les rois d'Ibérie et d'Albanie lui envoyè- rent, l'un ses enfants en otages, l'autre son lit d'or en présent. On ne s'étonne pas si le bruit de tant de batailles, si le mouvement de tantde peuples refou- lés alla troubler la cité sacerdotale des Ases, et si les plus fiers de leurs chefs voulurent fuir la servi- tude universelle, en s'exilant sous un ciel plus sé- vère, où ils pensaient échapper à la convoitise des Romains. Ils ne savaient pas que l'aigle du Capitole avait l'œil trop perçant pour ne pas les découvrir tôt ou tard dans leur asile, et que bientôt un histo-

34 CHAPITRE I.

rien latin signalerait leur situation géographique, leur puissance maritime, le caractère de leur gou- vernement, tout ce qui pouvait éclairer, encoura- ger une descente sur leurs côtes, si le temps des conquêtes romaines n'eût été fini (1).

Les Germains Lcs traditious dcs Gotlis ct dcs Scaudinavcs

connus

des Grecs, établissent l'existence de deux grandes nations ger- maniques au delà des limites marquées parles Ro- mains ; et ces deux nations , par leurs origines, touchent à d'autres Germains connus des Grecs. De ce côté, une lumière nouvelle pénètre chez les peu- ples du Nord,

LesGètes. Lcs Grccs avaicut poussé leurs établissements dans laThracejusqu'auDanube. Surles deux bords de ce fleuve, ils rencontraient les Gètes, dont les tribus errantes occupaient un territoire immense entre la Vistuleetle Borysthène. C'était un peuple de pâtres, de chasseurs et de guerriers; blonds, chevelus, d'une haute taille, vêtus de braies, comme tous les barbares occidentaux. Mais au milieu de ces noma- des s'était formée une population sédentaire, atta- chée à la culture, qui bâtissait des villes, qui avait

(l) Ynglinga, saga, 5 : « lUo tempore late per orbem arma cir- cumtulere imperatores Romanorum, omnes gentes sub jugiim mittentes, cujus belli tumultui ut se subducerent possessiones suas deseruere principum muUi. » Plutarque, Vie de Pompée, Dion Cassius, Florus, III, 5. « At in septentrionem Scythicum iter, tynquam in mari, stellis secutus, Colchos cecidit, ignovit Iberiae, pepercit Albanis... »

ORIGINE DES GERMAINS. 35

des institutions et des souvenirs. On y adorait un personnage mystérieux appelé Zalmoxis, qui le pre- mier avait tiré les Gètes de l'ignorance et de la bar- barie. Aprèsde longs voyages, Zalmoxis était revenu dans sa patrie avec beaucoup d'or et de savoir. Alors il avait construit un palais, il enseignait sa doctrine aux principaux du peuple, leur promet- tant qu'ils revivraient après la mort, pour s'asseoir avec lui à des festins éternels. Lui-même, afin de confirmer ses leçons, s'était enfermé dans une caverne pendant trois ans : les Gètes le pleurèrent; et, lorsqu'au bout de ce temps il reparut, ils le crurent revenu de chez les morts, et ne doutèrent plus de ses promesses. De cette croyance à l'au- tre vie, qui les rendait invincibles. Les guerriers morts en combattant étaient allés trouver Zalmoxis; leurs femmes se brûlaient sur leurs bûchers pour les rejoindre, les funérailles étaient célébrées sans larmes, avec des jeux et des chants : on professait qu'il valait mieux mourir que de vivre(l). Assuré- ment ce dieu législateur, voyageur et prophète, n'est pas sans rapport avec le fabuleux Odin : ses promesses d'immortalité rappellent singulièrement

(1) Strabon, lib. VIT; Pomponius Mêla, lib. Il, cap. ii ; Héro- dote, IV, 1)5, 95; Ovide, de Ponto, III, 4; IV, 2, 9, 10; Tris- tium IV, 6. Strabon représente Zalmoxis comme un disciple de Pytbagore, Hérodote le croit bien plus ancien, et le prend pour une vieille divinité nationale. La retraite de Zalmoxis dans une caverne rappelle les montagnes creuses de la inytbologie allemande, les héros disparus de la terre comme Siegfried, Charlemagne, Frédé- ric I", attendent que leur jour soit venu.

36 CHAPITRE I.

les festins de laYalhalla. Cependant les enseigne- ments de Zalmoxis étaient restés sous la garde d'un sacerdoce respecté. La science sacrée s'y perpétuait avec l'art de prendre les augures, d'étudier les astres et les vertus des plantes. On racontait que Philippe, roi de Macédoine, ayant mis le siège devant une ville des Gètes, les prêtres en étaient sortis vêtus de blanc, portant des harpes et chantant des hymnes. On ajoutait qu'à cette vue les Macédo- niens, frappés d'une terreur panique, avaient pris la fuite et fait la paix. Mais les souvenirs héroïques de la nation remontaient plus haut. S'il en fallait croire Jornandes, un roi gète, épris de la belle Cassandre, aurait péri au siège de Troie. Ensuite venait une longue généalo- gie de princes qui avaient arrêté les armes de Da- rius, inquiété Alexandre, fait trembler la Thrace et la Grèce, jusqu'au temps oùBérébista, leplusgrand de tous, s'était trouvé assez puissant pour discipli- ner une armée de deux cent mille hommes, et tenir en échec toute l'habileté des Romains. La mémoire de ces exploits devait se conserver dans des chants poétiques qui n'étaient pas sans charme; car Ovide, exilé au bord du Pont-Euxin, privé pour tou- jours de ces brillantes assemblées qui avaient si souvent applaudi à ses lectures, se consolait en composant des vers dans la langue des Gètes. 11 y chantait l'apothéose d'Auguste, il les lisait aux bar- bares étonnés ; et quand il arrivait à la dernière

ORIGINE DES GERMAINS. 37

page, c( un long murmure dit-il, courait dans la ce foule; les têtes s'agitaient, et les flèches retentis- « saient dans les carquois. >:> Il est vrai que le poëte latin fait peu d'estime de ses admirateurs. Mais les Grecs, qui connaissaient mieux les Gètes, qui les voyaient sur leurs frontières, au marché d'esclaves on les vendait, sur le théâtre on les jouait, louaient leur probité et leur foi en la vie future. Ils ne leur reprochaient que la pluralité des femmes; mais la polygamie était dans les mœurs de tous les Germains. Ce dernier trait achève une res- semblance qui n'avait pas échappé aux anciens : Denys le Géographe met les Gètes au nombre des nations germaniques (1).

(1) Jornandes, cap. ix, x, xi. Avant lui, Dion Cassius, dont il invoque le témoignage, avait conduit les Gètes à la guerre de Troie. Strabon (lib. YII) raconte les efforts du roi Berebista et du prêtre Diceneus pour discipliner les Gètes, leurs victoires, et les efforts inutiles des lieutenants d'Auguste pour les dompter. Sur la polygamie des Gèles, cf. Poraponius Mêla, II, 2, et Ménandre, cité par Strabon, lib. VII. Le passage de Denys le Géographe est con- cluant : « Germanique GetîB, Bastarnse, Sarmatse. » Ovide n'a peut-être pas de passage plus curieux que ces vers, il raconte une lecture chez les Gètes :

Ah pudet ! et Getico scripsi sermone libellum,

Structaque sunt nostvis barbara verba modis... Et placui, gratare mitii, cœpique poêlas,

Inter inhumanos nomen habere Getas.., Materiam qui^ris? laudes de Cœsare dixi :

Adjuta est novitas numiiie nostra dei... Ilsec ubi non paLria perlegi scripta camœna,

Et venit ad digitos ultima charta mecs, Et caput et plenas omncs movere pharetras, ,

Et iongum Getico murniur ab ore fuit.

Ovide, ex Ponto, lib. IV, 13.

38 CHAPITRE I.

Les Hyperbo- Au delà de ces voisins redoulés, au delà des no-

x'eens.

mades qui habitaient derrière eux, aux extrémités du Nord, les Grecs plaçaient le séjour des Hyperbo- réens, les plus justes et les plus heureux des hom- mes. D'anciennes fables y faisaient naître Apollon et Diane. Tous les dix-neuf ans, quand s'achevait la période astronomique, le dieu du jour revenait visiter ces lieux qu'il aimait. Il y était adoré dans un temple entouré d'un bois sacré, au milieu d'une ville doni les habitants, comme autant de prêtres, chantaient sur des harpes les louanges des immor- tels. Ils ne connaissaient ni la guerre ni les mala- dies. Seulement, les vieillards rassasiés delà vie se couronnaient de fleurs, et se précipitaient du haut des rochers dans la mer. C'étaient des vierges du Nord qui avaient apporté à Délos le culte du Soleil. On y montrait leur tombeau ; et les jeunes filles avaient coutume d'y déposer en offrande, avant leur mariage, une tresse de leurs cheveux. Longtemps après, les présents des Hyperboréens , soigneuse- ment enveloppés de paille de froment, arrivaient encore tous les ans dans l'île sacrée. Sans doute, dans ces beaux récits, je fais la part des mensonges poétiques. Mais Apollon, le dieu à la blonde cheve- lure, le dieu de la lumière, des vers et des oracles, ressemble de plus d'une manière à la grande divi- nité des Scandinaves ; on croit reconnaître uneimage de leur antique cité sacerdotale, de leurs moeurs, et de ces rochers de la Suède encore appelés « les

ORIGINE DES GERMAINS. 39

pierres des ancêtres [œtte stupor), » d'où se préci- pitaient, dit-on, les vieillards las d'attendre la mort. Les indications géographiques s'accordent. Plusieurs écrivains placent les Hyperboréens à l'oc- cident de l'Europe, dans une grande île de l'Océan, sous le pôle, le jour est de six mois : c'est assez marquer la Scandinavie, dernière conquête des Ases. D'autres les mettent à l'orient, au pied des monts Riphées, et dans le voisinage du Tanaïs ; et c'est précisément que nous avons trouvé leur premier séjour (1).

Or, en examinant de plus près le bassin du Ta- Origine

^ ' ^ ^ orientale

naïs, cette contrée mal connue, j'y vois commencer p^^pie

' ' J J germanique

les campements d'une nation nombreuse qui s'ap- pelait, dans sa langue, la nation des Ases : les an- ciens lui donnèrent les deux noms de Massagèteset d'Alains. On les représente grands et blonds, n'ai- mant que les combats et les hasards. Ils estiment heureux ceux qui meurent violemment : c'est pour eux un devoir filial de tuer tous ceux qui vieillissent. Ils adorent le soleil, lui sacrifient des chevaux, et consultent le sort sur des baguettes sacrées. Ces

(1) Pindare, Olympic, 25 ; Pyth., X, 46 ; Sophocle, cité par Strabon, lib. VII; Hérodote, IV, 32, 33; Diodore, lib. II, 47; Pline, lib. IV, cap. xxvi; Pomponius Mêla, lib. III, cap. v; Cf. Geijer, Svea Rikes Eœfder. cap ii. Cette paix inaltérable vivent les Hyperboréens rappelle le tableau tracé par Tircite de la pacifique nation des Suiones, de Germania, 44. L'Hyperboréen Abaris, faisant le tour du monde avec sa flèche, ressemble aussi au dieu Odin, que les Scandinaves représentent voyageant d'un bout de la terre à l'autre, armé de son bâton runique.

40 CHAPITRE I.

mœurs des Alains, leurs alliances avec les Goths, les Suèves et les Vandales, caractérisent un peuple de la même race, et dont les Ases de Scandinavie ne furent probablement qu'un essaim. Le titre même de Massagèles les désigne comme les frères des Gètes, comme la branche aînée de la famille restée en Orient, plus près du lieu natal. Leurs tri- bus, disséminées sur les pentes septentrionales du Caucase et sur lesborsde la mer Caspienne, s'éten- daient vers le midi au delà de l'Araxe, et avaient poussé leurs courses jusqu'au Gange. Elles tou- chaient donc à l'ancienne Perse, Hérodote con- naissait aussi des peuplades de Germains , tandis qu'entre le Danube et l'Adriatique il trouvait d'au- tres barbares qui se disaient originaires de la Médie, et qui en avaient le costume national (1). Le souve- nir d'une pairie orientale se conserve chez tous les

(1) Denys le Géographe [Periegesis, V, 505) trouve déjà des Alains en Europe dès le premier siècle de l'ère chrétienne. Am- mien Marcellin (hb. XXXI, 2) les reconnaît pour des Massagètes [massa rappelle le sanscrit maha, grand), c'est-à-dire la branche principale des Gètes. Leurs mœurs, décrites par Hérodote, I, 215, et par Ammien Marcellin, sont celles des peuples germaniques; et le témoignage de Procope (Vandalic.) et de Jornandes (cl", cap. l et Lx) atteste qu'on les tenait pour frères des Goths. Pendant tout le moyen âge, on les voit se maintenir au pied du Caucase (Stritter, Memo7'iœ populorum, etc., t. I, c. iv) ; les géographes orientaux leur donnent le nom d'Ases [Histoire des Mongols, t. I, p. 695) ; Plan du Carpin, qui les visita en IS-iô, les appelle Alains ou Ases. Le Vénitien Josapluit Baibaro les trouva encore subsistants en 1546. « I popoli detti Alani, li quali nella lor lingua si chiamano As. » (Cf. Geijer, Svea Rikes Uxfder, 574.) Sur les Germains de Perse, voyez Hérodote, 1, 125 : Ean nepascov aupà -lévea... OavôiaAaïoi,

ORIGINE DES GERMÂIINS. 41

peuples de la Germanie: ce souvenir s'altère, mais il se perpétue chez les chroniqueurs nourris de l'Écriture sainte et de l'antiquité classique. Rien n'est plus célèbre que l'origine troyenne dont se vantaient les Francs. Le moine Wittikind fait descen- dre les Saxons des soldats d'Alexandre, qui l'avaient suivi jusqu'au bord de l'Indus. Les Souabes vou- laient que leurs aïeux eussent passé les mers. Les Bavarois se souvenaient des hautes cimes de l'Ar- ménie, où leurs ancêtres avaient vu les débris de l'Arche ; et un cantique du onzième siècle , à la louange de saint Annon , archevêque de Cologne, rappelle aux Allemands qu'ils ont laissé des frères dans les montagnes, sur la route de l'Inde, bien loin vers l'Orient. Tous les témoignages de l'antiquité, tous les souvenirs des Germains, s'accordent pour les faire venir des contrées la tradition univer- selle place le berceau de la famille humaine (1).

(1) S, Prosper, Chronic. Fredegar. Wittichind. chronie., I. Le cantique de S. Annon, se conservent de si curieux souvenirs, a été publié dans le Thésaurus de Schilter, t. I, col. 19 et suiv., et dans Wackernagel, Deutsches Lesebuch, 2^ édition; c'est ce texte dont je produis quelques vers :

Undir Bergin ingegin Suâben

Iliz her vanin ûf hahen Deri vordiria wîlin mit herin

Dari cumin wârin ubir meri... Duo sich Beirc lant wider in virmaz,

Die mserin Reginsburch her bisaz... Dere geslehte quam wîlin ère

Von Arménie der hêrin... Iri ceichin noch diu Archa havit

Uf den bergin Ararat. Man sagit daz dar in halvin

Noch sîn die dir diutschiu sprechin Ingegin India vili verro...

ET. GERM. 1. 4

42 CHAPITRE I.

C'est là, entre le Caucase, l'Euphrate, la mer Caspienne et l'Indus, qu'on voit commencer toute l'histoire. C'est sur un des rochers de la chaîne caucasienne que les Grecs se représentaient Promé- thée dévoré par le vautour ; Prométhée, ce fils de Japet dont ils se disaient les descendants. C'est du Nord que venaient les Perses et les Indiens, quand ils se répandirent, en suivant le cours de leurs fleuves, jusqu'au grand Océan. Les Chinois mon- trent l'Occident comme le séjour de leurs aïeux. Tous les souvenirs se tournent vers une première patrie, les ancêtres des nations vécurent ensem- ble avant ce partage que Moïse a tracé au dixième chapitre de la Genèse, qui a longtemps embarrassé la perspicacité des commentateurs, et dont la science moderne commence à vérifier les clau- ses (i).

Ainsi la Germanie s'agrandit, les bornes que lui donnaient les Romains s'effacent, et les établisse- ments de ses peuples s'étendent jusqu'en Asie. Cet

(1) Voyez le savant commentaire de ce chapitre, récemment pu- blié par Gœrres : Die Vœlkertavel des Pentateuchs, oder die Ja- phetiden und ihr Auszucj aus Arménien; Regensburg, 1845. Les travaux de Klaproth, de Sainl-Martin et de Ritter avaient fait con- naitre des peuples aux cheveux blonds, aux yeux bleus, décrits par les historiens chinois, et qui semblaient être de race germa- nique. Cependant la science semble hésiter sur ce point. Elle a plus de lumière peut-être à espérer des belles recherches de M. Le- normant sur les Scythes et sur leurs émigrations. C'est aussi dans la Genèse qu il découvre l'origine de ces puissantes nations scy- tiques, qui seraient, selon lui, le premier noyau des Goths et des Gètes.

ORIGINE DES GERMAINS. 43

espace immense se divise en deux régions. La pre- mière, entre la mer Caspienne et la Baltique, n'est qu'une vaste plaine ouverte du côté de l'Orient, comme afin de recevoir toutes les émigrations qui en sortent. On n'y voit que des steppes, des pâtura- ges, et, à mesure qu'on avance vers le nord, des terres marécageuses entrecoupées de sapins, sans montagnes, sans barrières pour arrêter les popula- tions, sans attrait pour les captiver. Ces déserts ne devaient avoir d'autres habitants que des hordes mobiles comme les chariots qu'elles traînaient à leur suite. La seconde région s'étend des monts Carpathes, de l'Oder et de la Baltique, jusqu'au Rhin et à l'Océan. Les Alpes la bornent au midi; elles envoient des chaînes qui s'abaissent par gra- dins, avec une variété infinie de formes et d'as- pects; de grands cours d'eau en descendent; ils arrosaient celte forêt vierge que Tacite décrit, large de neuf journées de marche, longue de soixante, et dont rien ne devait égaler la sauvage beauté. Au nord, un bras de mer facile à franchir laisse voir la Scandinavie avec ses rivages découpés, ses collines granitiques et ses lacs couronnés de bois. Ces con- trées avaient assez d'attaches pour retenir les peu- ples.

Comme on peut remarquer deux configurations du territoire occupé par les Germains, on trouve aussi chez eux deux instincts contraires. Au premier abord, rien ne semble plus désordonné que cette

44 CHAPITRE 1.

multitude de peuplades errantes et de nations sé- dentaires qui se succèdent depuis le Palus-Méotide jusqu'à la mer du Nord. Toutefois, en y regardant de plus près, on aperçoit, dans chacune des grandes races germaniques, un corps qui veut se fixer et des essaims qui s'en détachent. Les Ases fondent des cités, mais ils laissent en arrière les trihus nomades des Alains. Le royaume des Gètes est couvert parles hordes des Tyragètes, des Sargètes, des Hippogètes. Autour des établissements des Saxons s'agitent les Suèves, qui changent de demeure chaque année, menant leurs enfants et leurs femmes sur des chars, et poussant leurs troupeaux devant eux. D'un côté, on sent qu'un attrait puissant attache ces nations à la terre, à tout ce qui y tient, à tout ce qui en fait une patrie, comme les tombeaux, les mœurs, les souvenirs. Mais on reconnaît aussi une singulière impatience de tout assujettissement, un goût de la vie errante, une passion de ravager et de détruire. Ces deux instincts se contrarient et se gênent. Les nomades ne permettent pas aux populations séden- taires de s'établir solidement ; mais ces établisse- ments imparfaits ne permettent pas aux nomades d'entraîner après eux le gros de la population et de la dissoudre. Au fond de ce désordre apparent, un dessein admirable commence à se déclarer. Il fal- lait que les Germains demeurassent à la disposition de la Providence, jusqu'au moment elle aurait besoin d'eux. Il fallait assez de liens pour les con-

ORIGINE DES GERMAINS. 45

server unis, assez de mobilité pour les faire servir aux invasions. Dès lors la violence des irruptions qui forcèrent les frontières romaines n'étonne plus, quand on voit les peuples errants du Danube et du Rhin poussés par d'autres peuples de la même race, mobiles comme eux, destructeurs comme eux, for- mant une armée innombrable en marche depuis le fond de l'Orient. Et en même temps on comprend que les irruptions aient renouvelé le monde, lorsque derrière ces exterminateurs on aperçoit des sociétés organisées, des religions , des lois, des langues savantes, tout ce qui donne aux hommes un em- ploi dans les desseins de Dieu, une place dans l'histoire.

46

CHAPITRE II.

CHAPITRE II

LA RELIGION,

les Parmi les institutions de l'ancienne Germanie,

Germains

inïïitutiïns ^'^^ P^^ moins connue que la religion.

religieuses, j^^^ témoiguagcs qui en restent ne s'accordent pas. Avec les uns, on ne voit rien de réglé, ni dans le dogme ni dans le culte; point d'autres divinités que des fétiches honorés par des pratiques sangui- naires : il semble que les habitants du Nord soient aussi loin delà vérité que du soleil. D'autres ré- cits laissent apercevoir les traces d'une doctrine antique ; on y découvre des fêtes qui rassemblaient les p3uples, des temples qui les fixaient, tout ce qui montre l'effort des hommes pour retenir la pensée de Dieu. C'est au milieu de ces contradic- tions qu'il faut pénétrer. Il faut savoir quelles idées de la création, de la vie future, éclairèrent tant de millions de créatures humaines qui vécu- rent comme nous, qui souffrirent comme nous, et

LA RELIGION. 47

qui n'eurent pas moins d'intérêt que nous à con- naître leurs destinées éternelles (1).

En d'autres termes, il s'agit d'apprendre s'il y eut chez les Germains une tradition religieuse per- pétuée par l'enseignement, par le sacerdoce et le culte public, qui les rattache à la société des na- tions civilisées; ou bien si l'on n'y trouve que les superstitions grossières les peuples sauvages se jettent, pour satisfaire ce besoin de croire et de pratiquer qui tourmente tous les hommes.

Je considère d'abord ces Hyperboréens que les Religion des

, , , , 1 1 , 1 Scandinaves.

anciens représentent vivant dans la crainte des Leur cuite, dieux et sous les lois de leurs prêtres. A ces traits j'ai déjà reconnu la puissante nation des Scandi- naves, qui conserva sa religion jusqu'au onzième siècle. Alors un temple païen restait encore debout

(i) Csesar, de Bell. Gallic. : Deorum numéro eos solos ducunt quos cernunt et quorum opibus aperte juvantur, Solem et Vulcanum et Lunam. Gregor. Turon., II, 10 : Sed haec generatio fanaticis seraper cultibus visa est obsequium prsebuisse ; nec prorsus agno- vere Deum, sibique silvarum atque aquarum, avium bestiarumque, et aliorum quoque elementorum fmiere formas, ipsasque ut Deum colère eisque sacrificia delibare consueti. Cf. Agatbias, XXVIII, 4 : Asv^pa -yap riva tXocdxovTai >tal peîôpa Trorajxwv 3cal X090UÇ x.sd tpàpa'Y'yaç, >t(xi toutoi; wcr-rrep oaix Au contraire, Tacite,

Annal., I, 51 : Profana simul et sacra et celeberrimum illis gen- tibus (Marsis) templum quod Tanfanœ vocabant, solo sequantur. Germania, 2 : Celehrdiintcarminibus antiquis. .. Tuisconem deum... etc. Deorum maxime Mercurium colunt, cui certis diehus humanis quoque hostiis litare fas habent. Vita S. Radegundis, ap. Ad. Benedict., ssec. 1, p. 527 : Fanum quod a Francis colebatur... jussit... ignecomburi. Lex Frmonum addit., tit. 15 : Immolatur diis quorum templa violavit. Cf. Jornandes, cap. xi tout entier, etc.

48 CHAPITRE II.

dans la ville sacerdotale d'Upsal. Au milieu du bois sacré s'élevait le sanctuaire, dont les murs étaient couverts d'or ; on y adorait les images des trois principales divinités de la Suède : Thor au mi- lieu, à ses côtés Odin et Freyr. Les chroniques nationales attestent l'existence de plusieurs temples semblables en Danemark, en Norvège, en Islande. On y voyait un grand nombre de statues : quelques- unes en sortaient à des jours prescrits, pour être promenées sur des chars de triomphe. Ainsi cha- que édifice sacré devenait le centre d'un culte pu- blic. Tous les neuf ans, on célébrait à Upsaî la fête toutes les provinces de la Suède envoyaient leurs députés. On y offrait aussi les trois sacrifices annuels de l'automne, de l'hiver et de l'été, pour l'année nouvelle, pour les moissons, pour la vic- toire. Les viandes immolées étaient partagées entre les assistants ; le sang, recueilli dans des vases, servait à purifier le lieu du banquet. La coupe de mémoire, remplie d'hydromel, passait de mains en mains. On la vidait en l'honneur des dieux pre- mièrement, puis des héros et des ancêtres. Au bruit des hymnes et des instruments, on voyait des choeurs exercés avec soin figurer des danses dramatiques. Là, comme ailleurs, la prière, n'o- sant s'élever seule vers le ciel, avait voulu être pour ainsi dire entourée et soutenue de tous les arts. Chaque moment solennel de la vie publi- que et privée était marqué par des cérémonies :

LA RELIGION.

49

l'ablution des enfants nouveau-nés, la consécration des mariages, la dédicace du bûcher Ton portait les morts [i). Mais les sacrifices voulaient des mi- nistres ; un culte si compliqué ne pouvait se con- server sans un sacerdoce qui en fût le gardien. De même que, dans la ville sainte d'Âsgard, Odin et les douze Ases avaient autrefois régné, disait-on, comme juges et comme sacrificateurs, ainsi le roi d'Upsal, entouré de douze conseillers, exerçait une

(1) Adam Brem., cap. ccxxxiii -, Nobilissimum illa gens tem- plnm habet quod Upsala dicitur, non longe positum a Sictona civi- tate vel Birka. In hoc templo quod totum ex auro paratum est, statuas trium deorum veneratur populus, ita ut potentissimus eorum, Thor, in medio solium habeat triclinio. Hinc et inde lo- cum possident Wodan et Friggo. Saxo Grammaticus, p. 13 : Effi- giem ipsius (Othini) aureo complexi simulacro. Cf. Nialssaga, cap. Lxxxix, Olafs helga saga, cap. cxviii. La Jomsvikingasaga parle d'un temple Ton voyait cent statues. Cf. Geijer, Svea Ri- kes Hœfder, p. 268, 279; et Grimm, Mythologie, 2^ édition, 1. 1, p. 58, 103. Pour les sacrifices et les pompes religieuses, Adam Brem,, loco citato : Solet quoque post ix annos communis omnium Sueonise provinciarum festivitas celebrari, ad quam nulli prœstatur immunitas... Sacrificium itaque taie est : ex omni animante quod masculinum est ix capita offeruntur.. . ceterum nsenise quse in ejus modi ritibus libatoriis fieri soient multipliées sunt et inhonestae... Dietmar de Merseburg, 1, 9 : Kst unus in bis parlibus locus, caput istius regni, Lederun nomine, in pago qui Selon dicitur, ubi post novem annos, mense januario. omnes convenerunt, etc. Cf. Yn- glinga saga, 8 ; Olafs helga saga, 104 ; Gutalag., p. 108 ; Egils saga, 206, 253, Les rites des immolations et des banquets sacrés sont longuement décrits par Snorre Sturlcson, Hakon Adalstens saga, cap. xvi. L'usage de la coupe sainte (Bragafuil) était devenu Torigine de ces associations formées dans tout le Nord sous le nom de Ghildes, et qui devaient servir un jour d'appui aux libertés po- pulaires. Voyez aussi Grimm, Mythologie, t. I, p. 42, 46, 53; Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 282 ; Edda, passim. En ce qui touche les représentations scéniques qui accompagnaient les letes, voy. Saxo Grammaticus, p. 104 : Effeminati corporum motus, sce- nicique mimorum plausus,diC mollia nolarum crepitacula.

50 CHAPITRE II.

sorte de pontificat : il prenait le titre de « protec- teur de Tautel, » et levait sur le peuple suédois l'impôt destiné aux sacrifices. Tous les chefs de race noble avaient droit d'immoler des victimes. En Islande, trente-neuf prêtres rendaient la justice et présidaient aux fonctions sacrées ; leur charge passait à leurs fils, et tout s'accorde pour indiquer une caste qui réunit longtemps les deux pouvoirs spirituel et temporel. C'était une caste savante; elle se vantait d'avoir des chants qui embrassaient toute la suite des connaissances divines et humai- nes. Ces chants, composés dans une langue obs- cure, chargés d'ellipses, de périphrases, d'épithètes sacramentelles, se perpétuaient par un enseigne- ment qu'on supposait venu des dieux. Les Scandi- naves, devenus chrétiens, ne méprisèrent pas cet héritage de leurs pères. On croit que, vers la fin du onzième siècle, le prêtre Ssemund en re- cueillit les restes. Il appela son recueil I'Edda, c'est-à-dire l'Aïeul. Le respect de la postérité l'a conservé jusqu'à nous. C'est ce livre qu'il faut ouvrir pour y chercher la tradition authentique du Nord (1).

(1) Les attributions des prêtres Scandinaves ne périrent pas toutes avec eux. On en reconnaît une partie dans les charges et privilèges que la loi islandaise contie aux juges. Gragâs, 1, 109-113, 150, 1G5. Cf. Grimm, Deutsche Rechts Alterthûmer, p. 751. Saxo Grammaticus, p. 176, admet une distinction entre les prêfrcs et les ministres inférieurs des sacrifices : Victimarios proscripsit, flaminium abrogavit. -- Sur la dignité théocratique du roi d'Upsal, voyez Ynglinga saga, cap. ii, yiii, xxiv ; Geijer, Geschichte Schwe-

LA RELIGION. 51

Au milieu des obscurités de rEdda,^[une pensée .^iJ^^^'^e se cache, mais de façon qu'on peut l'entrevoir : c'est la pensée de l'éternité. C'est le Puissant qui a créé les dieux et qui leur survivra . Les hommes n'osent pas lui donner un nom. Peut-être est-ce lui qu'ils adorent dans cette trinité mystérieuse nom- mée deux fois seulement dans l'Edda : Har, Jafn- Har, et Thriddi, » c'est-à-dire, le Haut, celui qui est également Haut, et le Troisième. Il est dit que « le Fort d'en haut, qui gouverne toutes choses, viendra juger le monde, et que le temps ne peut rien contre ses décrets. » Les justices divines s'exécutent dans des lieux qui échapperont à l'em- brasement de l'univers. Les gens de bien y habitent un séjour plus éclatant que le soleil ; a mais les méchants iront loin du soleil, sur la plage des morts, dans la triste maison le serpent les ronge et le loup les déchire. » Les chants sacrés n'en di- sent pas davantage, et ce peu qu'ils disent des choses éternelles semble appartenir à une théolo- gie plus haute, qui eut peut-être des mystères réservés aux prêtres et aux chefs. La croyance populaire s'attachait à des récits dont la scène était dans le temps (1).

dens, 100. En ce qui touche Tauthenticité et le caractère de l'en- seignement sacerdotal, Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 222, 295. P. E. Mûller, Ueber die JEchtheit der Asalehre.

(1) Edda Sœmundar, t. III ; Volospa, str. 58 : Tum veniet Potens ille, ad magnum judicium, ~ validus^e superis, qui

52 CHAPITRE II.

« C'était le matin des siècles ; il n'y avait ni sables, ni froides eaux, ni voûte do ciel. Il n'y avait que l'abîme ouvert; au nord de l'abîme, le monde des ténèbres; au midi, le monde du feu. Du monde des ténèbres sortaient douze fleuves, qui roulaient des eaux emprisonnées. Ces eaux se gelèrent; le givre qui s'en forma tomba dans l'abîme. Du monde du feu vinrent des étincelles qui fondirent le givre et lui donnèrent la vie. Ainsi naquit le géant Ymir. Ymir était mauvais. Dans son sommeil, il engendra la race malfaisante des géants de la gelée (1).

« Mais des gouttes de la gelée foifdante naquit aussi la vache Audhumbla. Quatre fleuves de

omnia régit. Fert hic sententias et causas dirimit, sacra fata... qu3R semper durabunt.

57. iEdem videt ille stare, sole clariorem, auroquetextam, in Gimle. Ibi probi homines habitabunt, et per ssecula gaudio fruentur.

54 et 55. iEdem videt ille stare, a sole remotam, in Nas- tronda. Est sedes ea contexta contortis serpentum dorsis. Vidit ibi vadare ~ rapidos amnes, homines parjures, ac sica- rios, etc.

Je cite la traduction latine de l'édition de Copenhague, en trois vol. in-4;°, en conservant la division des vers. On a beaucoup atta- qué l'authenticité de la 58^ strophe, qu'on a représentée comme une interpolation chrétienne. Geijer la défend par un ensemble de preuves qui me paraissent convaincantes. Svea Rikes Hœfder, 256 et suiv. Cf. Hyndluliod, str. -41.

(1) Edda Sœmundar, t. 111, Volospa, str. 5 : Initium fuit ssecu- lorum, quum Ymer habitavit. Non erat arena, nec mare, nec frigidœ undœ ; terra nuspiam est reperta, neque super- num cœlum ; erat inane chasma, sed nullibi gramcn. Cf. t. I. Vafthrudnismal, str. 51, 55. Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 514 et suiv.

U RELIGION. 53

lait coulaient de ses mamelles. Elle se nourrissait en léchant la neige dans le creux des rochers. Le premier jour, elle mit à découvert une chevelure ; le second jour, une tête; le troisième jour, tout un corps : ce fut le dieu Bure. Son fils Borr eut trois enfants : Odin, Yili et Ye; avec eux com- mence la famille des Ases, juste, bienfaisante, et suscitée pour combattre les géants (1).

ce Odin et ses deux frères attaquèrent donc Ymir : ils le tuèrent; de sa chair ils firent la terre; les pierres, de ses ossements ; de son sang, la mer ; le cielj de son crâne, et de son cerveau, les nuées pesantes. Ensuite ils prirent les étincelles qui ve- naient de la région du feu ; ils en formèrent les astres, et les mirent dans F espace pour éclairer le monde. Ils donnèrent des noms à la nuit et aux quartiers de la lune. Ils nommèrent le matin et le midi, le temps qui suit le midi et le soir, et réglè- rent la division des années. Le sang d'Ymir, en se répandant, avait fait un déluge ses enfants pé- rirent, à l'exception d'un seul, qui devait perpé- tuer la race des géants. Des vers qui s'étaient engendrés dans les chairs naquirent les nains. L'espèce humaine manquait encore. Un jour, Odin et ses frères trouvèrent sur leur chemin deux troncs d'arbres, un frêne et un aune. Ces deux troncs n'avaient ni esprit, ni intelligence, ni beau

(1) Edda dœmisaga, 5, 6, 9, 10. Geijer, loco citato.

54 CHAPITRE II.

visage. Odin leur donna l'esprit ; le second dieu leur donna l'intelligence ; le troisième leur donna le beau visage : ce furent le premier homme et la première femme (1).

c( 11 y a neuf mondes. Le plus élevé est le ciel supérieur, le feu exterminateur ne pénétrera pas. Le plus bas est l'enfer, la sombre Héla attend les morts. Au centre des mondes se trouve la terre, plate et ronde, et entourée de l'Océan. Le frêne Yggdrasill, dont le feuillage ne se flétrit ja- mais, s'élève au milieu, et forme le pivot de l'univers. Sous Tune de ses trois racines, trois femmes divines, les trois Nornes, habitent un lieu caché, elles gravent sur des tables le destin des hommes. L'une écrit le passé, l'autre le présent, la troisième l'avenir. C'est aussi au milieu de la terre que fut bâtie au commencement A-sgard, la cité des dieux. Un temple s'y élevait avec un trône pour Odin, et douze sièges pour les douze Ases. Car tout pouvoir a été donné à Odin, et c'est pourquoi on l'appelle AUfader, le père universel.

(1) Edda, Vafthrudnismal, str. 21 : Ex Ymir carne creala fuit terra, sed ex ossibus saxa, cœlum ex cranio, pruina frigidi gigantis, sed ex sanguine salum.

Cf. Grimnismal, str. 40, 41. Volospa, str. 5, 6, strophe 15 : Tandem très venerunt, ex eo congressu, potenles et amabi- les, Asœ ad doraum. Jnvenerunt in terra, parum potentes,

Ascum et Emblam, sine fatis. 16. Animam non possidebant,

ralionem non habuerunt, nec sanguinem, nec gestus, nec colores décentes. Animam dédit Odinus, rationem dédit Hœ~ nir. Sanguinem dédit Lodur, et colores décentes Cf. Geijer, p. 315 et suiv.

LA RELIGION.

55

Ses mystérieux surnoms sont au nombre de cent quinze : ils le désignent comme l'auteur de la vie, de la sagesse, de la victoire. Thor, le premier de ses fils, gouverne le tonnerre ; il porte le marteau, symbole de la foudre. Tyr est le dieu de la guerre; Freyr donne la paix, l'abondance et les moissons. Il y a aussi plusieurs déesses : la plus vieille est Jordh, la terre, et la plus belle, Freya, la déesse de l'amour. Longtemps les Âses vécurent heureux. Ils construisaient des forges, fabriquaient de riches ouvrages, et ne manquaient jamais d'or. Les enchan- tements d'une magicienne troublèrent ces plaisirs, et la première guerre éclata (1).

c< De la race des géants était Loki , l'auteur du mal, celui qui trompe et qui raille les dieux ; il donna le jour à trois monstres : Héla, c'est-à-dire

(1) Volospa, 17 ; Scio fraxinum stare ; Yggdrasill nominatur, alta arbor, perfusa albo luto ; inde veniunt imbres qui in valles decidunt. Stat semper virens super Urdœ fonte. 18. Inde veniunt Virgines raultiscise, très existo lacu, sub arbore sito. Urdam nominarunt unam, aliam Verdandi, Sculdam tertiam. Sculpserunt in tabula: hse leges posuere, hge vitam elegere; hominum gnatis fata constituunt.

Cf. Hrafnagaldr Odins, str. 13, Ynglinga saga, cap. ii. Geijer, p. 518. Sur les cent quinze noms d'Odin : Miiller, Ueher die JEchtheit der Asalehre, p. 50. Sur Tâge d'or des Ases, Vôlospa, str. 7 : Conveniebant Asse in Indae campo, qui delubra et fana alte extruxeruunt, fornaces posuerunt, pretiosa fa- bricarunt ; viribus adnitebantur, omnia lentavere. Forci- pes formarunt, et instrumenta fabrilia fecerunt. 8. Alea lu- debant in area, hilares fuere; erat illis nullius ex auro facti defectus...

Les strophes 18 et 20 font allusion à Thistoire obscure de la magicienne qui mit fin à ce bonheur, et qui causa la première guerre.

56 CHAPITRE II.

]a Mort, qu'Odin précipita dans le ténèbres ; le loup Fenris, que les dieux enchaînèrent; et le grand serpent, qui fut jeté dans la mer, il entoure la terre de ses replis. Deux autres loups, issus de la même origine, poursuivent le soleil et la lune, qu'ils menacent de dévorer. Les géants, soutenus des nains et des mauvais génies, qu'on appelle les Alfes noirs, ne cessent de guerroyer contre les Ases; ils troublent les airs, ils soulèvent les montagnes, ils emmènent les déesses en captivité. D'un autre côté, les Ases défendent leur empire; ils ont avec eux les bons génies, les Alfes lumineux, qui habi- tent le ciel, et les héros qui combattent le mal sur la terre. Odin mène à sa suitelesValkyries, les vierges des combats : leurs lances jettent des rayons, la rosée tombe de la crinière de leurs chevaux; elles descen- dent sans être vues dans la mêlée, elles choisissent ceux qui ont le privilège d'y mourir : car les rois et les nobles, fils des dieux, ne tombent sur les champs de bataille que pour aller revivre dans le palais d'or de la Yalhalla. Chaque jour, dans les cours du palais, ils se donnent le plaisir de la guerre ; puis ils rentrent dans les salles ornées de boucliers, s'asseoient à la même table, boivent la bière écumante, et se nourrissent de la chair du sanglier, qui ne diminue jamais (1).

(1) Hyndluliod, str. 57, 38. Dœmisaga, 34. Sur la création des Nains et des Alfes, Volospa, str. 9, 14. Hrafnagaldr Odins, str. 26. Sur les plaisirs de la Yalhalla, Vafthrudnismal, 41 : Omnes he-

U RELIGION. £)7

« La puissance des Ases est assurée tant que vivra Balder, fils d'Odin, le plus beau d'entre eux, le plus doux et le plus pur. Rien d'immonde n'estu souffert en sa présence; rien d'injuste ne résiste à ses jugements. Mais des songes sinistres l'avertis- sent de sa fm prochaine. Une antique prophétesse se réveille dans son tombeau, pour prédire la mort de Balder. La mère du jeune dieu veut conjurer le sort; elle demande à toutes les créatures le ser- ment d'épargner son fils. Le feu, l'eau, le fer, les pierres, l'ont promis ; une seule plante, la plus faible de toutes, le gui, oublié par la déesse, n'a rien juré. Loki la cueille et la met dans les mains de Hœder, frère de Balder, mais qui naquit aveu- gle. Pendant que les Ases rassemblés éprouvent l'impassibilité de Balder en lui portant des coups qui ne le blessent point, l'aveugle frappe à son tour : Balder, atteint du trait fatal, tombe, et rend le dernier soupir. En vain l'un des Ases descend chez Héla pour lui proposer la rançon du tré- passé : l'inexorable déesse veut pour rançon une larme de chaque créature. Toutes les créatures pleu- rent, en effet : les hommes pleurent, les animaux pleurent, les arbres pleurent, et les rochers avec

roes, Odini in areis, ictus partiuntur ictibus quotidie. Cae- dendos eligunt, et a prselio domum equitaut, cerevisiam cum diis potant, vescuntur Schrimnis lardo, et maxime concordes sedent.

Cf. les chants héroïques contenus au tome II de VEdda, l'idée de l'immortalité revient à chaque page.

ÉT. GEBM. I, .5

58 CHAPITRE II.

eux. Seule, une fille des géants ne veut pas pleurer, et Balder reste chez les morts (1).

c( Rien ne suspend plus le destin qui menace le monde. Un siècledefer viendra, le siècle des haches et des épées, les boucliers seront brisés, les adultères seront fréquents, le frère tuera son frère. Le grand frêne Yggdrasill frémira dans l'at- tente des maux qui menacent le monde, et les nains gémiront sur le seuil de leurs cavernes. En ce temps, Loki rassemblera les géants et les esprits des ténèbres. Le loup Fenris rompra sa chaîne, le serpent qui enveloppe la terre se tordra de fureur. La région du feu vomira les génies malfaisants qui l'habitent. Ils viendront, conduits par Surtur le Noir, portant les flammes dans leurs mains. Alors Odin s'armera ; il rassemblera autour de lui les Ases, les Alfes lumineux, les héros de la Valhalla. La dernière bataille s'engagera; mais il faut que les puissances ennemies l'emportent. Odin sera dévoré par le loup ; Thor mourra étouffé par l'haleine empoisonnée du serpent ; Freyr périra sous les coups de Surtur. Les hommes descendront en trem- blant les chemins de la mort. La terre s'enfoncera dans l'Océan, les astres s'éteindront, et l'incendie

(1) Volospa, str. 29 : Vidi Baldero, cruore perfuso deo, Odini filio, fata reposita. Stetit excrescens, altior campo, teneret adeo speciosus, visci surculus. 30. Factum est ex ista spina, ut mihi visum est, deplorandum missile et periculo- sum ; Hœder jaculatus est.

Cf. Edda dœmisaga, 49; VeglarnsquidUi passim, et Geijer, p. 329 et suivantes.

LA RELIGION.

59

montera jusqu'au ciel. C'est le moment falal que les chants sacrés ont appelé la Nuit des dieux (1).

ce Mais cette nuit aura son lendemain. Un soleil plus jeune reviendra éclairer le monde. Une autre terre verdoyante sortira des flots : les cascades se pré- cipiteront, et l'aigle planera au dessus. Un couple échappé au grand incendie, nourri de la rosée du matin, recommencera la race humaine. Des mois- sons nouvelles mûriront sans culture. Tous les maux cesseront. Balder reparaîtra, accompagné des fils d'Odin et de Thor. Ils reviendront habiter les palais de leurs pères, au lieu s'élevait l'ancien Asgard ; et ils méditeront les grandes choses du temps passé et les runes du Dieu souverain (2). »

On ne peut méconnaître un grand travail d'es- prit dans ce drame, se déroule toute la tradition des Scandinaves. J'y découvre une doctrine complète

(1) Volospa, 40 : Catena rumpetur, sed lupus irruet. Prœvideo sane longius acerbum crepusculum potes! atum et beatorum numinuin. La description se prolonge jusqu'à la strophe 51 : Sol nigrescere incipiet, in mare terra decidet, dispare- bunt e cœlo serens^ stellse, alta flamma alludet ipsi cœlo.

Cf. Dœmisaga, 51, Hrafnagaldr, 5. Geijer, 537.

(2) Volospa, 52 : Vidit illa emergere, altéra vice, tellu- rem ex Oceano, pulchre virentem; defluent cataractse, aquila super Yolabit. 55. Convenient Asse in Idœ campo, et ibi reminiscentur de magnis rébus, et de celsissimi dei anti- quis runis. 55. Ferent insativum agri frumentum ; mala omnia cessabunt, Balderus redibit. Incolent flœder et Balder. Odini beatas sedes.

Cf. Vafthrudnismal, str. 59, 45, 47. M. J.-J. Ampère a publié [Littératvre et Voyages, p 595) un exposé de la mythologie Scan- dinave, auquel j'ai emprunté plusieurs traits.

60 CHAPITRE II.

de Dieu, derhumanité,dela nature. Tout y est plein de souvenirs et de pressentiments ; tout y respire cette tristesse profonde des âmes qui ont beaucoup su et beaucoup pensé. J'y reconnais l'enseignement d'une école théologique, et j'aurai lieu d'examiner de plus près ces dogmes, qui rappellent ceux de l'Orient : la généalogie des dieux ; le monde passant par une suite de créations et de destructions alter- natives • le Dieu victime, dont le sacrifice fait le nœud des siècles. Mais la tradition sacerdotale ne s'impose pas sans effort chez un peuple guerrier. Les passions qu'elle gêne cherchent à la corrom- pre; elles y introduisent des fables qui les flattent, des pratiques qui les contentent, et tout ce qu'on nomme superstition. Superstitions Et d'abord le sacerdoce Scandinave, soit pour scandfnaves. coutcnir Ics csprits par l'espoir et par la terreur, soit qu'il cédât à cet orgueilleux délire qu'on trouve souvent chez les prêtres des fausses religions, s'était attribué d'autres pouvoirs que ceux de l'enseigne- ment et de la prière. Il se donnait pour dépositaire d'une science mystérieuse qui lui assurait l'empire des éléments et le gouvernement des volontés. Un chant de VEdda exprime avec une effrayante har- diesse les rêves des magiciens du Nord. Le poëte se vante d'avoir été suspendu à un arbre durant neuf nuits entières, percé d'un coup mortel, offert en sacrifice à Odin. Durant neuf nuits, ses lèvres ne touchèrent ni le pain ni le vase d'hydromel : c(.pen-

LA RELIGION. 61

dant il apprenait les incantations puissantes dont les dieux ont le secret. Maintenant, descendu de Tarbre funèbre, il énumère les pouvoirs qui lui fu- rent conférés. « Voici, dit-il, mon premier pou- ce voir : je sais des chants qui vous secourront con- « tre les querelles, contre les chagrins et tous les c< genres de soucis. Voici ce que je sais encore : si « les hommes me chargent de liens, je chante de « telle sorte , que les entraves me tombent des « pieds, et les menottes des mains. Voici ce que sais (( encore : si je veux sauver mon navire battu par a les flots, j'impose silence au vent et j'assoupis la ce mer. Voici ce que sais encore : si je vois au-dessus c< de ma tête se balancer un corps suspendu par une a cordeau gibet, je trace des caractères tels que le ce mort descende et vienne s'entretenir avec moi. ce Voici ce que je sais encore : s'il me faut dans ce l'assemblée des hommes faire le dénombrement ce des dieux un à un, je puis compter les Aseset les ce Alfes jusqu'au dernier. Voici ce que je sais encore : ce si je veux m'emparer du cœur d'une belle jeune ce fille, je change son âme, et je remue comme il ce me plaît la volonté de la femme aux bras ce blancs (1). » L'idée même d'une telle science,

(1) Edda Seemundar, t. IIÏ. Havamal, Ul : Scio me pepcndisse

in arbore aeria intégras novem noctes telo vulneratum et addictumOdino... 142 : Nec libo me bearunt nec cornu po- torio. Speculabar deorsum sustuli sermones ejulans didici

rursus inde delapsus sum... 149 : Carmina illa calleo quœ nescit civis uxor et ullius mortalis filius. Auxilium vocatur

62 CHAPITRE II.

tournée au mal comme au bien, suppose une pro- fonde altération du dogme. Le premier auteur delà magie, c'est Odin, qui en confie les mystères d'abord aux Ases, ensuite aux prêtres ; et la tradition ajoute qu'il exerça une sorte d'enchantement plus redou- table encore, dont l'effet était d'envoyer aux hom- mes le malheur, la maladie ou la mort, de leur enlever la raison, de les priver de postérité; mais les dieux et les hommes eurent horreur de ces ma- léfices, et en abandonnèrent l'usage aux déesses et aux sorcières. Ainsi la notion morale d'une divi- nité juste et bienfaisante s'obscurcit et s'éloigne, ne laissant à sa place que l'idée d'une puissance dé- raisonnable, qui se joue de la mort et de la vie, et qui trouve son contentement dans l'inépuisable va- riété de ses manifestations. Mais cette puissance est celle même de la nature, et Odin se montre en effet comme le symbole de la nature divinisée : on le représente sous les traits du Soleil, ce magicien céleste qui n'a qu'à paraître pour changer l'as- pect du ciel et de la terre. Les dieux inférieurs prennent un caractère semblable; et, pour qu'on ne s'y trompe pas, leurs noms mêmes deviennent ceux des éléments auxquels ils président, et avec lesquels ils se confondent. Les vagues sont appe-

primum id autem tibi auxiliabitur adversus controversias et œgritudines et curas universas... Id novi sextum decimum si velim lepidœ puellœ toto affectu et voluptale potiri. Animum muto fœminse brachia candidœ alque ejus voluntatem penitus verto.,.

LA RELIGION. 65

lées les fiiles d'Œgir, dieu des eaux. Jordh, la Terre, est adorée comme l'épouse du Ciel ; des génies in- connus attisent dans l'abîme le feu qui doit dévorer le monde, et l'Edda énumère comme autant de nains les différentes sortes de vents, de frimas, de pluies, qui troublent les airs. Cette apothéose de toute la création devait aboutir, tôt ou tard, au culte des arbres, des pierres et des eaux, dont les traces se retrouvent par tout le Nord (1).

Pendant que la tradition s'altérait ainsi dans l'enseignement des prêtres, comment n'aurait-elle pas subi d'autres atteintes dans l'imagination des peuples ? Le culte de l'ancien Odin, c'est-à-dire d'une intelligence souveraine et impassible, était trop spirituel pour ces cœurs grossiers ; il leur fallait des divinités violentes comme eux, qui com- batissent avec eux. C'est pourquoi ils préféraient l'impitoyable Thor, le tueur de géants, avec son marteau meurtrier. C'était lui qui avait la pre mière place dans le temple suédois d'Upsal et dans les sanctuaires de Norvège. Odin lui-même ne demeurait sur les autels qu'en y prenant une attitude guerrière. On le représente armé de pied en cap ; on l'appelle le père du carnage. Les Val- kyries, qui le suivent, aiment l'odeur des morts et le cri des blessés. La veille des grandes batailles,

(1) Ynglinga saga, cap. yii. Sur le culte de la nature chez les peuples du Nord, Volospa, str. 9, 14. Geijer, p. 347. Grimm, Mythologie, 1. 1, p. 553, 567, 568, 609, 611, etc.

64 CHAPITRE U.

elles travaillent ensemble, en s'accompagnant de chants de guerre. Le tissu qui les occupe est d'en- trailles humaines; les flèches servent de navettes, et le sang ruisselle sur le métier. Le palais de la Yalhalla ne s'ouvre qu'aux braves qui ont péri par le fer, et pour eux la félicité de l'autre vie est en- core de se tailler en pièces. La cruauté de ces dogmes avait passé dans les mœurs. [L'idéal de la vertu, c'était ce délire furieux le guerrier {Berseker) se précipitait Fépée à la main sur ses compagnons comme sur ses ennemis, frappait les arbres et les rochers, et ne respirait plus que la destruction. La piété filiale, c'était d'achever à coups de lance les vieillards et les malades pour leur assurer une place dans le séjour des héros, et d'immoler sur le bûcher leurs femmes et leurs esclaves pour leur donner un cortège. On ne con- naissait pas de culte plus agréable aux dieux que le sacrifice humain. Le roi On l'ancien immola l'un après l'autre ses neuf fils à Odin, pour obtenir une longue vie. Ce n'était point le caprice royal d'un barbare, mais l'application d'une coutume nationale. Tous les neuf ans, à la fête de Lethra, dans l'île de Seeland, on égorgeait quatre-vingt- dix-neuf hommes, avec autant de chiens et de coqs. Un voyageur chrétien, qui visitait Upsal au onzième siècle, compta soixante-douze victimes humaines suspendues aux grands arbres de la forêt sacrée. Mais une telle religion, par cela seul qu'elle ten-

LA RELIGION. 65

lait de régler le meurtre et de discipliner la vio- lence, était incapable d'assouvir tous les emporte- ments des pirates du Nord. Rien n'est plus ordinaire, dans les vieux récits des Scandinaves, que ces guerriers qui se vantent de se passer des dieux, de se rire des esprits, et de ne croire qu'à leur épée (1).

Cependant, comme on n'ôte pas le frein d'une passion sans déchaîner les autres tôt ou tard, la religion de la guerre finit par devenir celle de l'impureté. Au onzième siècle, le paganisme Scan- dinave était arrivé à la dernière corruption. Le belliqueux Odin avait dégénéré : les chants des poètes étaient remplis des noms de ses épouses, du récit de ses incestes et de ses adultères. On adorait la volupté sous le nom de Freya, la belle ma-

(1) Sur le culte de Thor, Â.dam Bremm., de Situ Daniœ, loco citaio. Heims Kringla, Olafs helga saga, c. cxviii. Olaf Tryggva- sons saga, c. lxxv, Geijer, p. 276. Sur les Berseker, Depping, Histoire des expéditions des Normands, t. I, p. 46. Sur les sacri- fices humains des Scandinaves, Procope, de Bello Gothico, 11, 15 : 06OUCJI §k èv^£Xx,£aTaTa upEta iràvxa x.aî ivavi^cuai* tcLv 8i t£p£icov acpicrt To jcàXXiarov àvÔpwTiro; eariv. Adam Bremm., loco citato : Lucus tam sacer est gentilibus ut singulîB arbores ejus ex morte vel tabo immolatorum divinse credantur. Ibi etiam canes qui pendent cum hominibus, quorum corpora mixtim suspensa narravit mihi qui- dam christianorum se septuaginta duo vidisse. Dietmar de Merse- burg, 1,9 : Ibi (Lethrœ) diis suismet novem homines, et totidem equos, cum canibus et gallis, pro accipitribus oblatis immolant... Ynglingasaga,'29. Grimm, Mythologie, 40. Sur le meurtre des vieillards, Geijer, Schwedens Geschichte,^. 102.

Sur l'athéisme de quelques héros Scandinaves, Frithiofs saga, Olaf Tryggvasons saga, 1, 14. Owarodds saga, cap. 11. Landnam^ 1, cap. II.

66 CHAPITRE II.

gicienne, qui se prostituait à tous les dieux. Elle séduisait aussi les hommes. L'exemple des immortels consacrait la polygamie. La guerre pourvoyait de captives les sérails des chefs. Il ne s'y passait pas d'orgies qui n'eussent leurs modèles dans les temples. L image du dieu Freyr, dans une attitude infâme, était proposée à la vénération publi- que; et les fêtes s'achevaient par des chants obscè- nes que les chroniqueurs chrétiens refusent de répé- ter. C'est à cette dégradation que descendait un grand peuple, sous un climat qui passe pour nour- rir des hommes calmes et chastes. Mais il n'y a pas de climat le cœur humain n'ait porté ses orages, et il fallait autre chose que des brumes et des nei- ges pour les apaiser (1).

Religions Lcs Scandiuavcs s'étaient séparés de bonne heure peuples de la famille germaniaue: venus plus tard de

germaniques.

rOrient, resserrés pour ainsi dire dans un coin du monde, avec d'autres besoins et d'autres habitudes, il semble qu'ils devaient porter aussi un autre génie dans la religion. Il n'est donc pas permis d'étendre sans preuve à tout le Nord leurs institutions et

(1) Voyez les chants satiriques de l'Edda, Loka Sema JEgis- (Irecka, etc. Adam Bremensis, loco citato : Tertius est Fricco, p*- cem Yoluptatemque largiens mortalibus, cu^us simulacrum fingunt ingenti priapo. Son cbar est traîné par des boucs, et une prêtresse l'accompagne. Cf. Grimm, Mythologie, I, 195. Le même auteur insiste sur la liaison du culte de Freyr avec le symbole du sanglier, p. 195, ^ Sur les chants obscènes dans les fêtes d'Upsal, voyez Adam de Brème, au passage déjà cité.

LA RELIGION. 67

eurs croyances. Il reste ;V savoir ce qui s'en re- trouve chez les peuples établis entre la mer Bal- tique et le Danube.

On connaît déjà les Goths, ces frères aînés des Le cuite. Scandinaves. On sait qu'ils avaient une caste sacerdotale, des lois sacrées, des rites dont l'omis- sion était punie de mort. Je remarque ensuite les Saxons, chez qui on trouve des temples, des autels tournés vers l'orient, des images d'or, d'argent et de pierre. Leurs prêtres vivaient sous une disci* pline qui leur interdisait l'usage des armes et des chevaux; mais cette loi, en les séparant de la mul- .titude, assurait leur autorité : on les écoutait avec respect dans les conseils des rois. Enfin, si je m'ar- rête aux Germains connus de Tacite, je vois chez eux tout ce que l'esprit humain imagine pour régler le commerce des dieux avec la terre. Je vois des forêts, des îles, des territoires entiers, consa- crés à ces protecteurs invisibles que chaque nation cherche à fixer auprès d'elle. Ils ont des sanctuaires élevés de main d'homme ; et si l'art est encore trop grossier pour les peupler de statues, des images symboliques en tiennent lieu : les Suèves honorent un vaisseau, les Quades une épée. En même temps, je trouve des sacerdoces publics qui balancent le pouvoir des chefs de guerre. Les sacrificateurs président les assemblées ; ils impo- sent silence à cette foule qui n'a pas coutume d'obéir ; ils exercent au nom des dieux le droit de

68 CHAPITRE IL

punir, si exorbitant chez des peuples libres. Ils ont des auspices qui décident de toutes les affaires. Le ciel, dont ils sont les interprètes, gouverne les choses humaines. Il faut compter les nuits, obser- ver les astres, marquer les jours favorables il est permis de délibérer. Nulle part^on n'interroge plus scrupuleusement le vol et le chant des oi- seaux. Plusieurs tribus nourrissent des chevaux blancs qu'on attelle à un char sacré, pour tirer des présages de leurs hennissements. Mais l'avenir se manifeste surtout par les verges divinatoires qu'on jette en l'air, et qu'on reçoit sur un vête- ment de lin. Dans ce pays, tout est inspiré, les femmes rendent aussi des oracles : souvent Velléda, du haut de la tour qu'elle habitait au bord de la Lippe, promit la victoire aux députés des tribus voisines. Il y a donc un système de signes par les- quels les dieux, solennellement interrogés, s'obli- gent à répondre aux hommes. En retour de ce bienfait, chaque divinité veut ses sacrifices à des jours réglés, avec des victimes prescrites, avec des prières. La fête s'achève par un banquet, l'on vide la coupe de mémoire. Au temps fixé, le prê- tre du bois sacré d'Hertha tire la déesse du sanc- tuaire, la conduit sur un chariot voilé, traîné par des vaches, et la promène de peuple en peuple, jusqu'à ce que, fatiguée de la société des mortels, elle rentre dans sa solitude. Alors le chariot, le voile et la déesse même sont lavés dans un lac,

LA RELIGION. 69

l'on noie les esclaves employés à ces mystères. Des institutions religieuses qui tenaient au sol, un art augurai qui enveloppait ainsi tous les actes de la vie, un culte si pompeux et si jaloux, supposent l'existence d'une doctrine qu'ils servaient à per- pétuer. On reconnaît, en effet, chez les peuples décrits par Tacite, des chants qui leur tenaient lieu de livres sacrés, des dieux dont ils savaient les noms, les généalogies, les aventures ; des dieux nationaux, des dieux conjugaux, des dieux pénates, tout ce qui indique un certain nombre de dogmes universellement reçus. Il y a donc lieu de croire que les principales nations germaniques, unies avec les Scandinaves par une même origine, le furent aussi par une même tradition. Il en faut chercher les débris chez les historiens classiques, dans les actes des missionnaires chrétiens, dans les lois et les souvenirs du moyen âge, parmi les noms de lieux et les superstitions populaires de l'Allemagne moderne : car rien n'est opiniâtre comme une croyance traditionnelle, et, plutôt que de s'effacer, elle se réfugie pour des siècles dans un conte de nourrice ou dans un jeu d'enfant (1).

(1) Sur le culte des Goths, Cf. Jornandes, de Rébus Geticis, p. 40 et 11. Sozomène, Hist. eccles., VI, 57, -rwv papêapwv iXXyivucd? ôpYicTKEpo'vTwv, et l'explication de ce texte par Grimm, My- thologie, I, 95. Sur les temples et les prêtres des Anglo-Saxons, Bède, Hisi. eccles., II, 13 : Non enim licuerat pontificem vel arma ferre, vel prseterquam in equa arma ferre. Sur les institutions reli- gieuses de l'ancienne Germanie, Tacite, Germania, 2, 7, 8, 9, 10,

10 CHAPITRE II.

Les dieux des L'idée d'uii Dieu inconnu semble dominer toutes les traditions allemandes. C'est ce je ne sais quoi de divin que les Germains de Tacite adoraient dans l'horreur de leurs forêts, qu'ils ne voyaient que par la pensée, et qu'ils n'osaient ni représenter sous des formes humaines, ni resserrer entre des murailles. Le nom même que la langue allemande donne au Créateur [Gott) semble tenir, par sa ra- cine, aux plus exactes notions métaphysiques. Une explication étymologique, désormais incontestable, le ramène à une racine orientale qui exprime l'Être incréé (en persan, Khoda ; zend, Quadata ; sans- crit, Svadâta^ a se dalus) ; et par une déduction parfaitement juste, le même mot {Gut) signifiait l'Etre bon. Mais une idée si pure n'avait pas suffi

H, 12, 59, 40, 45. Tacite, Histor., IV, 64; V, 22, 25. Annales,

I, 57. Strabon, VII, § 4, inô^.-Kzuaz §ïxcd Atê'/iç twv Xocttcov upsu:. Dion Cassius, LXVII, 5. Amraien Marcellin, XIV, 9, mentionae les prêtres des Alemans, et Agathias, 2, leurs devins. Tous les historiens de Charlemagne parlent du sanctuaire national d'Irminsul chez les Saxons. Annales lauresh. : Fuit rex Karlus hostiliter in Saxonia, et destruxit fanum eorum, quod vocatur Irminsul. Comparez avec ces témoignages ceux des hagiographes qui ont décrit les premières conquêtes du christianisme dans l'Allemagne païenne : Grimm, Mythologie, I, p. 67 et suiv. Grégoire de Tours, Vitœ Patrum, 6 : Erat ibi (Agrippinse) fanum quoddam diversis ornamentis refer- tum, in quo barbarus opima libamina exhibens usque ad vomitum cibo potuque replebatur : ibi et simulacra ut deum adorans. Cf. Bède, Hist. écoles., II, 15. VitGe S. Eugendi, S. Lupi Senonensis, S. Galli, S. Egili, S. Willibrordi, S. Willehadi, S. Ludgeri, consti- tutio Childeberti I : Ubicumque fuerint simulacra constructa, vel idola dedicata ab hominibus... Le bain sacré dHertha rappelle la procession annuelle des prêtres de Cybèle, qui allaient laver la pierre noire, image de la déesse, dans les eaui del'Almon. Ovid., Fast., IV, 559.

LA RELIGION. 71

à des esprits charnels; il leur avait fallu, comme à tous les peuples du paganisme^ des divinités faites à leur image (1).

Les trois principaux dieux que Tacite donne aux Germains sont : Mercure, Hercule et Mars. Si ces dénominations, tirées de la mythologie romaine, nous déconcertent d'abord, elles nous éclairent cependant : elles laissent à penser que l'historien a reconnu chez les divinités du Nord quelque res- semblance avec les personnages fabuleux dont il leur a prêté les noms (2).

Les écrivains du septième et du huitième siècle trouvent encore Mercure adoré en Germanie, mais ils le nomment aussi en langue barbare Wodan. C'est de Wodan que prétendaient descendre les huit familles des rois anglo-saxons; c'est à lui que les Allemands faisaient des libations de bière^ et que les Lombards, longtemps après leur entrée en Italie, offraient encore des sacrifices. Je recon- nais en lui rOdin des Scandinaves : les deux noms ont le même sens ; ils désignent la pensée, le vou-

(1) Tacite, Germania, IX. Grimm, Mythologie, 1, 12, 15. Voa Raumer, die Einwirkung des Christenthums auf die althoch- deutsche Sprache, p. 558.

(•:) Tacite, Germania, IX: Deorum maxime Mercurium colunt .. Herculem et Martem concessis animalibus plaçant. Ce passage ne semble pas s'accorder avec celui de César : Deorum numéro eos solos duciint quos ceniunt et quorum opibus aperte juvantur, Solem et Yulcanum et Lunam. De Bello Gall., YI, 21. Mais nous recon- naîtrons dans le Vulcain de César le même dieu que l'Hercule ger- manique de Tacite.

72 CHAPITRE II.

loir. La grande divinité des Germains est auss. une divinité intelligente, de qui vient tout pouvoir religieux et civil, de qui émanent le sacerdoce, la poésie, la science. Ses attributs rappellent ceux de l'ancien Mercure, porteur du caducée sacerdotal, inventeur de la lyre, et présent à la fois au ciel, sur la terre et aux enfers. Wodan habite un palais céleste ; les étoiles de la grande Ourse forment son char. De sa fenêtre, qui regarde vers le soleil le- vant, il assiste aux combats des hommes ; il fait vaincre ceux qu'il aime. C'est ainsi que le repré- sente une ancienne tradition lombarde recueillie par Paul Diacre au temps de Gharlemagne, c'est-à-dire quand le paganisme germanique , partout vaincu, n'avait encore péri nulle part. Selon ce récit, les Lombards portaient d'abord le nom de Winiles, et guerroyaient contre les Vandales. « Or les Van- dales avaient invoqué Wodan, et le dieu avait ré- pondu qu'il donnerait la victoire à ceux qu'il verrait les premiers sur le champ de bataille au lever du soleil. Mais la reine des Winiles invoqua à son tour la déesse Fréa, l'épouse de Wodan, et lui demanda la victoire pour son peuple.^ Et Fréa lui conseilla de faire que les femmes de son peuple rattachassent leurs longs cheveux sous leurs men- tons comme des barbes, et qu'elles se trouvassent au point du jour avec les hommes sur le champ de bataille, de manière à être vues de Wodan du côté de l'orienl, il avait coutume de regarder par la

LA RELIGION. 73

fenêtre de son palais. Le conseil fut suivi ; et quand, au lever du soleil, Wodan aperçut cette foule : c< Qui sont, s'écria-t-il, ces Longues-Barbes (Lang- barten, Lombards.) » Alors Fréa lui représenta qu'il ne pouvait refuser la victoire à ceux qu'il venait d'adopter en leur donnant un nom. Les Wi- niles furent vainqueurs, et se nommèrent désor- mais les Longues-Barbes, les Lombards. » Cette fable est assurément grossière; cependant Wodan y joue un rôle épique : il ressemble à ces dieux dispensateurs de la victoire, que les poètes classi- ques représentent pesant les destinées des guerriers, décidant le triomphe des uns, la mort des autres, et souvent circonvenus par les artifices des déesses leurs compagnes. D'autres fois on le représente comme un voyageur divin, venu de la Grèce, c'est- à-dire de l'Orient, qui apporte l'art d'écrire, de guérir, de conjurer tous les maux; qui élève des cités et qui fonde des royaumes : tout le Nord a voulu conserver le souvenir de son passage. En Allemagne, en Angleterre, en Danemark, en Suède, on trouve des montagnes de Wodan, des îles, des forêts d'Odin. On l'invoque aussi comme le roi des morts, qui enlève les guerriers tombés sur les champs de bataille, pour en composer son cortège. De même que Mercure menait chaque jour au bord du Styx la foule gémissante des trépassés, ainsi chaque nuit Wodan chevauche dans les airs, conduisant la longue bande des guerriers morts qu'il a choi-

ÉT GERM. 1 6

7i CHAPITRE II.

sis sur les champs de bataille. C'est cette Armée furieuse [wûtendes Heer) et ce Féroce chasseur, célèbres dans les superstitions allemandes. Encore aujourd'hui, quand soufflent les vents d'hiver, les pêcheurs danois et poméraniens croient recon- naître, à ces bruits menaçants, Wodan et sa chasse. Longtemps les paysans du Meklembourg, comme ceux de la Suède, laissèrent sur leurs champs moissonnés une gerbe d'épis pour le cheval du dieu. L'Allemagne ne peut se résoudre à oublier ce qu'elle adora. Chaque année, au pays de Schaumbourg, on voit, après la récolte, les jeunes paysans se rassembler sur une colline appelée la Colline des Païens^ y allumer un grand feu, et agiter leurs chapeaux en s'écriant : Woden ! Wo- den (1)!

Le second dieu des Germains, au rapport de Ta- cite, est Hercule; et, en effet, les traditions parlent

(1) L'ancienne forme teutonique est Wuotan, d'où Wôdan chez les Lombards, Voden chez les Anglo-Saxons, Weda en Frise : ra- cine, Wuot, mens, animus. En langue Scandinave, Odhinn: racine, odhr^ sensus, mens. Wodan assimilé à Mercure : Jonas Bobbien- sis, Yita S. Columbani, ap. Mabillon, A. SS. 0. B., sa3c. II : Illi (Suevi) aiunt deo suo Wodano, quem Mercurium vpcant alii, se vellelitare. Wodan sane quem adjecta littera Gwodam dixerunt, et ab universis Germanise gentibus ut deus adoratur, qui non circa hœc tempera, sed longe anterius, nec in Germania, sed in Grœcia fuisse perhibetur. Ce passage, et celui oîi Woden figure avec son palais céleste, Fréa, son épouse, efc, achèvent de montrer l'iden- tité du dieu des Germains et de l'Odin Scandinave. Cf. Ynglinga saga, cap. ii et suiv. Sur les lieux qui ont retenu le nom de Woden et les superstitions populaires qui rappellent son culte, voyez Grimm, Mythologie, I, 138 et suiv. Cf. W. Mûller, Geschi- chte der deutschen Religion. Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 287.

LA RELIGION. 75

d'un personnage divin, armé de la massue ou du marteau, doué d'une force prodigieuse, et qui foule aux pieds les géants vaincus. En langue allemande, on le nomme Donar ; c'est le même que les Scandi- naves appellent Thor, c'est-à-dire le tonnerre, la puissance invisible dont la voix se fait entendre dans la tempête. Le marteau placé dans ses mains était le symbole de la foudre, qui consacre tout ce qu'elle touche. Voilà pourquoi on dédiait à Donar tout ce qu'il avait foudroyé, les cimes des montagnes, les plus grands chênes des forêts ; voilà pourquoi les Suédois se servaient du marteau comme d'un em- blème sacré aux noces et aux funérailles, et les Hollandais le plaçaient, enveloppé d'un voile, dans la chambre un enfant était né. Les chroniqueurs chrétiens, frappés de ces traits, comparèrent Donar à Jupiter, et c'est sous ce nom que les canons des conciles le désignent en proscrivant son culte. Tou- tefois le souvenir du dieu déchu ne s'effaça pas en un jour ; les hommes du nord de la Frise souhai- tent encore à leurs ennemis : « Que le Tonnerre aux cheveux rouges les emporte ; » et, dans les campa- gnes de la basse Saxe, la coutume se conserve de jurer par le marteau (1).

(1) Il est probable que la foudre grossière placée entre les mains du dieu Donar trompa Tinexpérience des étrangers. Tacite y crut voir la massue d'Hercule, et César le marteau de Vulcain. Le rapport de Thor ou Donar arec Jupiter résulte des canons des con- ciles qui le désignent sous ce nom {Indiculus superstitionum ad concilium Liptinense, 8 et 20), et des noms que toutes les langues

76 CHAPITRE II.

Mars vient ensuite, et les écrivains chrétiens s'ac- cordent avec Tacite pour le montrer adoré par tous les peuples du Nord. Il est appelé Zio chez les Suè- ves, Ty chez les Frisons, Tyr dans les chants de FEdda. Les Quades et les Alains l'honoraient sous la figure d'une épée nue. Les Saxons lui avaient consacré leur forteresse d'Eresburg, c'est-à-dire le château del'épée. On le reconnaît sous le nom de Saxnot, le porte-glaive, dans les généalogies anglo- saxonnes. Quand les évêques, réunis à Leptines en 743, réglèrent l'abjuration des barbares, ils voulu- rent que les néophytes renonçassent à Donar, Wo- dan et Saxnot. Ainsi les Germains avaient leur tri- nité fabuleuse. Quand saint Golomban et ses com- pagnons visitèrent les bords du lac de Constance, ils trouvèrent à Bregenz une chapelle profanée par les barbares ; on y avait érigé trois idoles d'airain doré, et le peuple leur offrait des sacrifices en disant : « Ce sont nos anciens dieux, dont la pro- « tection nous a conservés, nous et nos biens, jus- c( qu'à ce jour (1).

germaniques donnent au jeudi, Jovis Dies, en Scandinave, Thôrs- dagr; en allemand, Donnerstag. Saxo Grammaticus traduit le nom de Thor par celui de Jupiter ardens. Pour les noms de lieux et de superstitions populaires, W. Grimm, Mythologie,!, d60, 162, 164. Dans quelques cantons de F Allemagne, Hammer, le marteau, était le nom du diable.

(1) Sur le culte de Mars chez les peuples du Nord, cf. Tacite, Hisior., IV, 14; Procope, de Bello Gothico, II, 15; Jornandes, de Rébus Geticis, cap. v. Tyr figure dans l'alphabet runique repré- senté par un fer de lance. Cf. W. Grimm, Ueber die deutsche Ru- nen. Ammien Marcellin, XVII, 12; XXXI, 2, trouve le dieu Mars

LA RELIGIO.N. 77

Au-dessous de ces trois grandes figures se ran- geaient un nombre infini de divinités inférieures. Les Francs et les Anglo-Saxons, si l'on en croit leurs chroniqueurs, adoraient Saturne, qu'on reconnaît sous le nom de Sœter. Tacite découvre chez les Naharvales le culte de Castor et de Pollux. Nous rencontrerons bientôt le mystérieux Balder ; son fils Fosite était adoré dans l'île sainte d'Héli- goland. Plusieurs temples s'y élevaient ; on y mon- trait une source l'on ne puisait qu'en silence, et des troupeaux sacrés sur lesquels nul n'osait porter la main.

La tradition prêtait à ces dieux des formes humai- nes; elle leur donnait des armes, des chevaux, des chars ; ils descendaient sur la terre, se faisaient voir au peuple; ou bien, couverts de leurs manteaux magiques, ils se rendaient invisibles, et traver- saient l'espace avec la rapidité de l'aigle et du fau- con. On retrouve en eux cet idéal de force et de beauté qui fait le caractère des divinités de la Grèce ;

adoré sous la figure d'une épée chez les Quades et chez les Alains. Varron avait reconnu un culte semblable chez les anciens Romains ; V. Arnobe, VII, 12. Les généalogies anglo-saxonnes sont repro- duites avec autant de clarté que d'exactitude dans la première édition delà Mythologie de Grimm, p. 1 et suiv. Saxnot y ligure comme fils de Woden. Je reconnais en lui le Saxnot de la formule d'abjuration : « Ende forsocho... Thunare, ende Woden, ende Saxnot. » Cf. Vita S. Gaïli, ap. Ada SS. 0. B., ssec. II, p. 233 : Repererunt autem in templo t)'es imagines œreas deauratas, parieti affixas, quas populus adorabat et oblatis sacrificiis dicere consuevit : « Isti sunt dii veteres et antiqui, hujus loci tutores, quorum solatio fit nos et nostra perdurant us que in prœsens. »

78

CHAPITRE II.

mais ridéal demeura comme enveloppé dans l'ima- gination rêveuse des Germains : ils n'eurent pas d'Homère ni de Phidias pour le saisir et le faire passer dans l'épopée ou dans le marbre moins dura- ble qu'elle (1).

Les déesses. Des dieux qui ressemblaient si fort aux hommes avaient naître de l'embrassement de l'époux et de l'épouse; ils avaient des mères, des femmes, des soeurs : on honorait donc avec eux plusieurs déesses. On les représentait comme autant de voyageuses divines qui parcouraient le monde, portant la paix, enseignant aux peuples les arts domestiques, leur apprenant à semer le blé, à filer le chanvre et le lin. C'est d'abord Hertha, la Terre, dont les fêtes rappelaient la pompe annuelle de Cybèle, quand son idole était menée sur un chariot au bord de la ri- vière, où les pontifes romains la baignaient. Ensuite vient la Vénus du Nord, Fréa, la déesse de l'abon-

(1) Sur le culte de Saturne chez les Francs et les Anglo-Saxons, Gregor. Turon., Histor. Franc, II, 29-31. Galfredus Monemut., lib. VI. Gui Heugistus : «Deos patrios Saturnum atque cseteros, qui mundum gubernant, colimus. » On trouve au deuxième siècle, en Angleterre, un lieu appelé Sœteresbyricj , le bourg de Sœter. Grimm, Myth., II, 226. Castor et Pollux, adorés chez les Nahar- vales, Tacite, Germania, 43. Culte de Fosite, Alcuin, Vita S Wilihrordi, cap. x. Adam Brem., de Situ Daniœ. Altfrid, Vita S. Liudgeri, ap. Pertz, II, 410 : Pervenientes autem ad eamdem insu- lam, destruxerunt omnia ejusdem Fosetis fana quge illic fuere constructa. . . Baptizavit eos tune mvocatione sanctae Trinitatis in fonte... Aquo etiam fonte nemo prius haurire aquam, nisi tacens, prsesumebat. Procope attribue aux Hérules un grand nombre de divinités : iroXùç 6£â)v o[j,iXoî. l'our les attributs des divinités ger- maniques en général, on trouvera les preuves rassemblées chez Grimm, Mythologie, 293.

LA RELIGION. 79

dance, de la fécondité et de l'amour : Fréa était célébrée comme l'épouse de Woden ; elle pouvait tout sur lui avec le collier [brisinga men) que lui forgèrent les Nains, pareil à la ceinture deYénus, dont le charme subjugait les dieux. Elle assurait la victoire aux peuples qu'elle protégeait : c'était elle qu'invoquaient les femmes des Lombards à la veille des batailles. D'autres historiens trouvent le culte d'Isis chez les Suèves, et chez les Francs celui de Diane. Sous ce nom classique, je crois reconnaître la bonne déesse Holda, la chasseresse, encore ado- rée par les Allemands mal convertis du onzième siècle, qui visitait secrètement la maison du laboureur, qui chargeait de laine le fuseau des ménagères diligentes. Elle était belle et chaste : en hiver, on la voyait passer dans les airs vêtue de blanc, semant la neige autour d'elle; en été, on l'avait quelquefois surprise, vers l'heure de midi, se baignant dans les lacs. Mais, de même que Diane prend aussi le nom d'Hécate et devient la reine des enfers, Holda, qu'on appelait aussi Berhta, était redoutée comme une divinité infernale, qui mois- sonnait les vivants. C'est avec ces traits qu'elle vit encore dans les superstitions de l'Allemagne : c'est elle, dit-on, qui enlève les nouveau-nés morts sans baptême; et, quand gémit la brise des nuits, les mères inquiètes croient entendre les vagissements des jeunes victimes que l'antique déesse traîne à sa suite à travers les airs. On raconte qu'une femme de

80 CHAPITRE II.

Wilhelmsdorf avait perdu son fils unique, et allait chaque soir pleurer sur son tombeau. Or il arriva qu'une nuit elle vit passer le cortège de la déesse ; et, le dernier de tous, venait un petitenfanl, tenant à la main une cruche pleine d'eau, et sa chemise était trempée, et il ne pouvait suivre les autres. La mère reconnut son fils ; et comme elle le prenait dans ses bras : « Ah! dit-il, que les bras d'une c( mère sont chauds ! Mais ne pleure point tant, car « tes larmes remplissent ma petite cruche ; et tu « vois comme elle est pleine et lourde, et comme « ma petite chemise est trempée ! » On ajoute qu'à partir de cette nuit la mère ne pleura plus.

J'omets d'autres personnages fabuleux dont il ne reste que les noms ; mais on ne peut oublier Sunna, la déesse du soleil, et son frère Mani, qui faisait luire la lune. Deux loups affamés les poursuivaient ; et, quand l'un des deux flambeaux du ciel venait à s'éclipser, les hommes, consternés , poussaient de grands cris pour effrayer le monstre et lui arracher sa proie (1). César connut le culte qu'on rendait à

(1) W. Grimm {Mythologie, 1, 230), par des raisons qui ne me paraissent pas suffisantes, lit, dans le passage de Tacite [Germania, XL), Nerthum au lieu de Hertham. Le rôle mythologique de Fréa est indiqué dans la fable rapportée par Paul Diacre, Historia Longohard., I, 8. Le poëme anglo-saxon de Beowulf fait allusion au collier forgé par les Nains, v. 2399. Sur le culte de Diane, Gregor. Turon., Hist. Franc, VII, 15. Vita S. Kiliani, apud Bol- land., 8 jul., p. 616. Diana namque apud illum (ducem Francise) in summa veneratione habebatur. Burehard de Worms, p. 194, traduit le nom de Diane par celui de Holda. Quam vulgaris stul- titiaHoIdam vocat. Grimm, Mythologie, p. 245, 250, cite les

LA RELIGION. 81

ces deux astres ; ils complètent le cycle des divinités planétaires, et c'est ici que je remarque l'accord unanime des nations germaniques, et combien leurs croyances se rapprochaient facilement des croyan- ces romaines. Dans les idiomes du Nord comme dans les langues néo- latines, les jours de la semaine, placés sous l'invocation d'autant de per- sonnages divins, en ont retenu les noms. Ces noms se correspondent exactement, et, dans la semaine des Germains, les sept dieux Sunna, Mani, Zio, Wodan, Donar,*Fréa, Sœter, remplacent les dieux classiques des sept planètes : le Soleil, la Lune, Mars, Mercure, Jupiter, Vénus et Saturne (1).

traditions populaires sur Holda et Berhta, qui semblent être les deux noms d'une même déesse, Fun dans le nord de l'Allemagne, l'autre dans le sud. La chronique du monastère de Saint-Tron, en décri- vant la procession du vaisseau, qui se faisait au douzième siècle à Aix-la-Chapelle, confirme le témoignage de Tacite, Germania, IX, sur le culte d'Isis chez les Suèves ; mais il ne l'explique pas. (Ro- dulphi Chronicon abbatise S. Trudonis, apud d'Achery Spicilegium, t. VII.)

(1) En ce qui touche l'adoration du soleil et de la lune. César, de Bello Gallico, VI, 21. Cf. Indiculus superstitionum adconci- lium Liptinense, 21. C'est l'opinion commune que la division du temps en semaines, introduite à Rome à l'époque d'Auguste, ne s'étendit dans le Nord qu'avec les conquêtes des Romains. Mais ce qui paraît décisif [pour l'analogie des religions, c'est que les Ger- mains aient traduit avec tant d'uniformité les noms des divinités romaines par les noms de leurs dieux. De tous les idiomes germa- niques modernes, l'anglais est celui qui a le mieux conservé les anciennes dénominations : Sunday, Monday, Tuesday, Weduesday, Thursday, Friday, Saturday. Scandinave : Sunnudagr, Mânadagr, Tyrsdagr, Odinsdagr, Thorsdagr, Friadagr, Laugardagr. Alle- mand : Sontag, Montag, Dienstag, Mittwoch, Donnerstag, Freytag, Samstag. Mais on trouve dans l'ancien allemand Ciestac, le jour de Zio ou de Mars; Gudenstag, le jour de Guden ou de Woden. Le

82 CHAPITRE II.

Ainsi, en s'attachant aux témoignages des histo- riens anciens, on reconnaît en Germanie les princi- pales divinités des Scandinaves ; plusieurs manquent cependant, et je ne retrouve ni la hiérarchie des douze Ases, ni les alliances qui les unissent, ni les fictions qui remplissent les chants de l'Edda. De ces beaux récits, l'on voyait l'origine du monde, sa destinée, sa ruine, il ne reste dans les tradi- tions allemandes qu'une trace douteuse et souvent effacée.

Suite de Comme l'Edda faisait naître du rocher le vieux

la mythologie

Germains. Burc, dout Ic fils* Borr cngeudra Odin, Yili etVe, les trois chefs des Ases, de même les Germains de Tacite célébraient dans leurs chants Tuisto, de la Terre, et son fils Mannus, dont les trois enfants étaient devenus les chefs d'autant de nations. Si Odin avait fait le monde des membres du géant Ymir, s'il avait tiré du frêne et de Faune le premier homme et la première femme, longtemps aussi on montra en Allemagne des lacs et des rochers formés du sang et des os des géants, et chez les poètes anglo-saxons l'homme s'appelle encore le fils du frêne. Une tradition répandue en Angleterre, en Frise et en Souabe, représente le premier père du genre humain composé de tous les éléments de

Scandinave Laugardagr signifie le jour du bain, qui n'est pas sans rapport avec le culte du Saturne germanique, s'il faut prendre en considération l'allusion qu'on trouve dans un chant latin sur la ba- taille de Fontenay : « Sabbatum illud non fuit, sed Saturnidoliunn. » (Bouquet, VII, 304.)

LA RELIGION. 8d

l'univers. Sa chair fut lirée du limon; son sang, de la mer; son œil, du soleil; de la pierre furent faits ses os; du gazon, ses cheveux; de la rosée, sa sueur ; du vent, son souffle ; et des nuées, son cœur mobile comme elles (1).

Les Germains connaissaient aussi plusieurs mondes : au nord la région des ténèbres, au midi celle du feu ; en haut le séjour des dieux, en bas la demeure d'Hella, sombre gardienne des morts. Au centre de la terre s'élevait l'arbre sacré d'Irminsul, la colonne universelle qui soutenait l'édifice de la création. Un nombre infini de divinités inférieures, de puissances bonnes et mauvaises, peuplaient l'es- pace et le remplissaient de leurs combats ; les mê- mes êtres surnaturels qui faisaient l'espoir ou la terreur des Scandinaves passaient aussi pour hanter les forêts de l'Allemagne. Les Elfes blancs venaient, durant les nuits sereines, danser sur les gazons fleuris, et le lendemain leur trace paraissait encore

(1) Tacite, Germania, II. Grimm, Deutsche Sagen, 408, etc. Aventinus, 18. Le nom d'Askanius, donné au premier roi des Saxons, cache peut-être la racine askr, qui est le nom Scandinave du frêne. Le Rituale Ecclesiœ Diinelmensis, p. 192, présente cette singulière interpolation, accompagnée d'un texte anglo-saxon interlinéaire : « Octo pondéra dequibus factus est Adam. Pondus limi, inde factus est [sic) caro ; pondus ignis, inde rubeus est sanguis et calidus ; pon- dus salis, inde sunt salsse lacrymae; pondus roris, inde factus est sudor ; pondus nubis, inde varietas est mentium. » La même tra- dition, avec des variantes qui excluent l'idée d'un plagiat, se re- trouve dans un fragment des lois frisonnes [Richthofen, p. 211), dans le Panthéon historique de Gottfrid de Viterbe; et dans un poëme allemand du deuxième siècle. Tous ces textes sont cités par Grimm, Mythologie, 552.

84 CHAPITRE IL

dans la rosée. D'autres fois c'étaient les nymphes (Idisi) qui dépouillaient les prés pour tresser de fraîches guirlandes; le chasseur qui les avait sur- prises les voyait fuir et se changer en cygnes pour traverser les eaux. Il y avait des esprits domestiques (Kobolde) protecteurs du foyer. Les serviteurs de la maison leur réservaient une part de tous les repas, et trouvaient souvent leur tâche remplie par des mains invisibles. Mais les Germains, comme leurs frères du Nord, connaissaient aussi des Elfes noirs, dont le regard portait malheur et dont le souffle faisait mourir. Des femmes d'une rare beauté (Nixen) habitaient les rivières. Souvent, on les voyait la tête au-dessus des flots, peigner leurs blonds cheveux en chantant ; mais c'était pour attirer les jeunes pâtres du voisinage, et les en- traîner dans leurs humides retraites. Les Nains, peuple industrieux et malfaisant, s'introduisaient par d'imperceptibles sentiers dans les montagnes, ils épuisaient les filons d'or. C'étaient eux qui forgeaient des armes enchantées ; ils savaient tisser les manteaux magiques à la faveur desquels ils enlevaient les trésors, les femmes et les beaux enfants. Si les Nains avaient la ruse, les Géants avaient la force : les blocs de granit qu'on voit encore semés dans les plaines de la basse Alle- magne passaient pour les vestiges des combats que cette race violente livrait aux dieux. Les héros pre- naient parti dans cette guerre universelle ; ceux

LA RELIGION. 85

qui succombaient les armes à la main étaient re- cueillis dans le château d'or de Wodan, dans la salle resplendissante, garnie de boucliers, Ton boit le vin à pleine coupe. Toutes les images que les païens de l'Allemagne se faisaient de l'autre vie rappellent les belliqueuses félicités de la Valhalla. Ou bien encore, sous le tertre élevé qui lui servait de tombeau, le brave revivait entouré de ses amis, de ses femmes, de ses esclaves, qui l'avaient suivi dans la mort. Rien n'est plus populaire chez les Allemands, rien n'est plus conforme aux traditions de la Scandinavie, que ces beaux récits qui repré- sentent Théodoric, Charlemagne, Frédéric 1% Guillaume Tell, dormant dans les flancs d'autant de montagnes creuses, inaccessibles à la curiosité des hommes. xVccoudés sur des tables de pierre que leur barbe a percées, ils attendent en som- meillant que la patrie allemande ait besoin d'eux. Alors ils se lèveront, ils reparaîtront dans les ba- tailles, et le sang montera jusqu'à la cheville des guerriers (1).

(1) Ulfilas; Luc, 2, 1, 4, 5; Rom., 10, 18, désigne la terre habitée par le nom de Midjungards. L'Anglo-Saxon Caedmon, 9, 2; 177, 29 ; Beowulf, 150, 1496, la nomment Middangeard. C'est le même que le Scandinave Midhgardr, et il suppose la terre placée au centre de la création. L'enfer, dans les langues germaniques, se nomme Hella, Hœlle, pendant que dans VEdda, Hel figure comme la déesse des morts. Le souvenir du Nifiheim, séjour des ténèbres, se retrouve dans le nom même des Nibelungen, enfants des ténè- bres; le Muspeilheim, séjour du feu, dans le Saxon Mudspelli. Heliand, 79, 24, 133, 4. Pour Irminsul, voy. Rodolphe de Fulde: « Truncum quoque ligni non parvse magnitudinis in altum erectum

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CHAPITRE II.

C'est ici, c'est au milieu de cette lutte acharnée du bien et du mal, qu'il faudrait retrouver l'admi- rable rôle de Balder, sur lequel l'Edda fait reposer toutes les destinées des dieux et des hommes. Le nom de Balder figure parmi les ancêtres des rois anglo-saxons ; on le retrouve en Allemagne, de vieilles chartes citent la source et le bocage de Balder. Mais le document décisif est un fragment de huit vers en langue tudesque, écrit au neu- vième siècle et nouvellement découvert, l'on re- connaît, sous une formule d'incantation magique, un précieux débris des fables perdues. En voici les termes : « Balder alla dans la forêt en compa- c( gnie de Woden; son cheval se froissa le pied. « Alors Sunna et Sintgunt sa sœur essayèrent c( leurs enchantements ; alors Fréa et Folla ce sa sœur essayèrent leurs enchantements ; c( alors Woden essaya l'enchantement qu'il sa- « vait : il répara le désordre de l'os, le c( désordre du sang, le désordre du membre; c< il lia l'os à l'os, le sang au sang, le mem-

« sub divo colebant, patria eum lingua Irminsul appellantes, quod « latine dicitur universalis columna, quasi sustinens omnia. » Pour les Elfes, les Géants, les Nains, les Nixen, les Kobolde, il faut lire tout le premier volume des Deutsche Sagen de Grimm, et sa My- thologie, p. 398-524-. L'idée que les païens de la Frise se fai- saient du séjour des braves après la mort est parfaitement exprimée dans un beau récit de la vie de S. Wulfram, ap. Mabillon, Acta SS., t. I. L'Anglo-Saxon Cœdmon, 283, 23, désigne le paradis comme un lieu entouré de boucliers (Sceldbyrig). Pour les héros enterrés dans les montagnes creuses, voyez Grimm, Deutsche Sagen, t. I, p. 580-384. Cf. Edda Sjemundar, Hundingsbana, II.

LA RELIGION.

87

c( bre au membre, de façon qu'ils restèrent c( unis (1)... » Ce chant est bien court, et Balder y paraît déjà comme l'amour du ciel, comme celui dont les malheurs émeuvent toute la famille des dieux. Les traditions allemandes, mutilées par le temps, ne disent rien de plus. Mais l'histoire du dieu immolé semble se répéter dans celle de Sieg- fried, le héros des Nibelungen : Siegfried descend aussi d'une race divine ; c'est le vainqueur du Dra- gon, l'ennemi des puissances des ténèbres. Le sort l'a rendu invulnérable, excepté en un seul endroit par il doit périr. Dans tout l'éclat de la jeunesse, de la gloire et de l'amour, il meurt de la main de ses proches; et, pendant qu'une vengeance san- glante poursuit les meurtriers, transporté dans une caverne du mont Geroldseck, il y attend le jour les peuples opprimés appelleront un libérateur.

(1) Le nom de Balder, dans les généalogies anglo-saxonnes, se trouve ordinairement sous la forme de Bseldseg. Cf. Grimm, Mytho- logie, 1'^ édition, p. 3. En anglo-saxon, Baldor signifie prince. Grimm {Mythologie, p. 207) cite trois noms de lieux en Allema- gne : Baldersbrunnen, Baldershain, Baldersteti. Je donne les huit vers découverts dans un manuscrit de la bibliothèque de Mer- seburg, et publiés pour la première fois par Grimm, dans les Mé- moires de r Académie des sciences de Berlin, 1842 :

Phol ende "Wodan Vuorun zi holza :

Do ward demo Balderes Volon sin voz birenkit.

Do biguolen Sintbgunt Sunna era suisler :

Do biguolen Frûâ Voila era suisler. :

Do biguolen Wodan So he wola conda,

Sose bênrenki Sose bluotrenki,

Sose lidirenki

Bên zi béna Bluot zi bluoda Lid zi geliden, Sose gelîmida sîn.

88 CHAPITRE II.

Mais la fatalité qui atteignait le héros menaçait tout TuniVers. Le crépuscule des dieux, annoncé dans les chants du Nord, effrayait aussi les Ger- mains. Plusieurs siècles après la conversion de l'Allemagne, ses poètes mêlaient encore les réminis- cences du paganisme aux prophéties chrétiennes de la fin du monde. Le Saxon Héliand, décrivant les signes avant-coureurs du jugement dernier, voit la terre dévorée par les flammes de cette même région du feu (Muspilli), d'où l'Edda fait venir Surtur le Noir avec la torche et l'épée (1).

Ainsi les souvenirs de l'ancienne Germanie re- produisent les principaux traits d'un système my- thologique semblable à celui des Scandinaves. S'il y reste beaucoup de désordre et d'obscurité, on a lieu de croire qu'une tradition plus complète se perpétuait parmi les Goths, les Saxons, les Ger- mains orientaux ; parmi les peuples sédentaires, elle s'attachait au territoire, elle était gardée par des institutions. C'était assurément une gros- sière théologie, qui abaissait l'idée de Dieu en divi- sant ses attributs à l'infini, pour en faire autant d'êtres distincts et leur prêter la figure de l'homme et en même temps ses faiblesses. Mais du moins, on y voyait un effort de la raison pour donner des cau- ses intelligentes aux spectacles de la nature. Au

(1) Nous reviendrons, dans un autre chapitre, sur la fable de Siegfried. En décrivant la ruine du monde, un chant teutonique, rapporté par Wackernagel [Deutsches Lesebuch, p. 70), emploie comme Héliand le terme de Muspilli.

LA RELIGION. 89

milieu de cette multitude de dieux, on trouvait la notion de l'unité, de la hiérarchie, de la loi. Si la question des origines et des destinées humaines était résolue par des fables, au moins elle avait occupé les esprits. Les symboles étaient défectueux; ils enveloppaient cependant un certain nombre de vérités logiques, métaphysiques, morales, derniè- res ressources des civilisations païennes.

Mais il fallait que l'erreur, une fois introduite, poussât toutes ses conséquences. C'est ce qui de- vait surtout paraître chez ce grand nombre de peuples nomades : Francs, Memans, Bavarois, la caste sacerdotale détruite ou dégénérée ne pou- vait plus rien pour le maintien des traditions. Il n'y restait donc plus que des fictions sans liens, des observances sans motifs, rien qui pût satis- faire les esprits, par conséquent les contenir. L'homme demeurait livré à lui-même, à sa cons- cience, à ses sens, entre le besoin d'adorer un Dieu qu'il ne voyait pas, et la tentation d'adorer la na- ture, qu'il voyait plus forte que lui, plus ancienne, plus durable. Il contentait donc sa conscience en reconnaissant quelque chose de divin, et ses sens en divinisant les phénomènes qui le frappaient d'étonnement. Il en venait ainsi à l'adoration de la créature, sans effort pour y démêler une cause intelligente, sans autres règles que ses impressions mobiles, ce qui est le fond même de la superstition. Et, parce que les croyances superstitieuses, dans

ET. GERM. I. 7

90 CHAPITRE II.

cet endroit obscur du cœur humain elles étaient enracinées, devaient offrir moins de prise que les dogmes et les cultes publics, ce fut en effet cette partie du paganisme allemand qui occupa davan- tage les missionnaires chrétiens, qui résista plus opiniâtrément à leur zèle, et dont il devait rester plus de vestiges dans l'histoire et dans les mœurs. Il faut les suivre, et voir comment les superstitions dont nous avons reconnu le principe dans la reli- gion des Scandinaves arrivèrent à leurs derniers excès chez les Germains.

Superstitions L'aspcct de la nature, sous ces climats sévères, Germains, causait autant de terreur aue d'admiration. S'il v

Fétichisme. . . .

paraissait un ordre merveilleux tout conspirait à répandre la vie, on y découvrait aussi un autre dessein tout semblait travailler pour la mort. Les éléments s'animaient, mais des puissances en- nemies s'en disputaient l'empire. Le ciel avait des constellations favorables ; il avait aussi des étoiles funestes. Les bons vents, honorés comme autant de dieux, luttaient contre les démons des tempêtes. La nuit et le jour s'y faisaient la guerre : pendant six mois la nuit l'emportait, et avec elle le froid et la stérilité ; pendant six autres mois le jour rede- venait vainqueur. Trois fêtes marquaient son retour triomphant : au solstice d'hiver, à l'équinoxe de printemps , au solstice d'été ; c'étaient les épo ques des trois grands sacrifices d'Upsal. De tant

LA RELIGION. 91

d'observances païennes qui accompagnent encore la nuit de Noël dans tont le Nord; de les banquets et les danses autour de l'arbre de mai ; de l'u- sage longtemps conservé sur les bords du Rhin de célébrer par des représentations dramatiques le combat annuel de l'hiver et de l'été. Les deux per- sonnages, vêtus l'un de mousse et de paille, l'autre de fraîche verdure, en venaient aux mains, et la victoire de l'été faisait la joie du peuple, qui la saluait par des acclamations et par des chants (1) .

Mais, quand recommençait la saison froide, le feu était le seul consolateur des hommes. Comment n'eussent-ils pas prêté un pouvoir divin à cette flamme active qui avait toutes les apparences de la vie, qui rendait la force, qui répandait la lu- mière ? On l'adorait premièrement dans l'étincelle vierge tirée du frottement de deux morceaux de bois, ensuite dans le foyer domestique, enfin dans les feux de joie qui se font encore chaque année, et qui se répondent, pour ainsi dire, depuis les riva- ges de la Norvège et de l'Angleterre jusqu'aux

(1) En ce qui touche le culte des astres, les fêtes des saisons et le combat annuel de l'hiver et de l'été, cf. Ynglinga saga, Edda Sœmundar, passim Indiculus superstitionum : « De simulacris, de pannis factis quœ per campes portant. » Grimm, Mythologie, II, 684, 721, 7S5 et suiv. Le souvenir de ce combat symbolique vit encore dans les chants populaires qu'on trouve par toute l'Alle- magne :

Tra rira der Sommer der ist da ; Wir wollen hinaus in garten... Der Winter liat's verloren; Der Winter liegt gefangen.

92 CHAPITRE IL

dernières vallées de la Souabe et de l'Autriche : pendant que le bûcher s'enflamme, la foule danse autour, en y jetant comme en sacrifice des fleurs et des couronnes. Mais il y avait aussi un feu mal- faisant qui devait un jour consumer le monde. On conjurait les incendies, comme les orages, par des enchantements et des prières. Tacite ra- conte comment, des flammes étant sorties de terre dans le pays des Ubiens, le peuple alla les combat- tre avec des bâtons et des verges (1).

L'eau, mobile comme le feu, comme lui secou- rable et purifiante, servait comme lui aux épreuves judiciaires, sauvait l'innocent, dénonçait le coupa- ble. Les sources elle jaillissait dans toute sa pureté avaient des vertus surnaturelles ; on y croyait puiser la santé, la science, la connaissance de l'avenir. Rien de plus fréquent, dans les coutu- mes religieuses des Scandinaves, que les bains et les ablutions. Le septième jour de la semaine, chez les Islandais, en Suède et en Danemark, s'appelle encore a le jour du bain . » Toute l'Allema- gne connut des usages semblables. Au quatorzième siècle, Pétrarque, se trouvant à Cologne la veille de la Saint-Jean, y fut témoin d'une solennité qui le frappa et qu'il décrit dans ses lettres. Les fem-

(1) l^our le culte du feu, César, de Bello Gallico, lib. VI; Tacite, Annal., XIII, 57; Edda Sœmund., 18, 1; Indiculus superstitioniim, 15 : « De igne fricato de ligne, id est Nodfyr. » Ibid , 17 : « De observatione pagana in foco. » Grimm, Mijthologie, 567 et suiv.

LA RELIGION. 93

mes de la ville, couronnées de fleurs, s'étaient ras- semblées au bord du Rhin; elles s'agenouil- laient ponr tremper dans les eaux leurs mains et leurs bras, en murmurant des paroles superstitieu- ses : c'était une persuasion générale, que le fleuve emportait avec l'ablution de ce jour tous les maux qui menaçaient l'année. Cependant une sorte de frayeur se mêlait au culte des rivières : elles ré- pandaient la fécondité sur leurs bords, mais elles portaient la mort dans leur sein ; leurs eaux ra- pides et profondes fascinaient les regards, attiraient les nageurs et les entraînaient au fond. Le peuple de Magdebourg croit encore que la Saale veut chaque année sa victime, et qu'elle !a prend parmi les plus beaux jeunes gens du pays (1).

Enfin, nous avons vu la terre adorée en Scandi- navie comme l'épouse d'Odin, comme la nourrice des hommes. Ce culte se développe en Allemagne, dans les pompes sacrées d'Hertha, dans les hon- neurs divins rendus aux montagnes, aux rochers, aux pierres qui couronnaient la terre, aux arbres qui sortaient de son sein comme pour montrer sa puissance et sa fécondité. On sacrifiait à de grands chênes contemporains du monde, on demandait le secret de l'avenir aux rameaux verts dont on faisait les bâtons runiques ; il n'y avait pas jusqu'à la

(1) Culte des eaux, Agathias, 28, 4; Gregor. Turon., X; Leges Liutprandi, VI, ?0; Procope, deBelîo Gothico, II, 25; Pétrarque, de Rébus familiaribus, lib. I, ep. ii; Grimm, 549.

94 CHAPITRE II.

fleur du lotus flottant sur les eaux, qu'on ne res- pectât comme une apparition mystérieuse. Mais, si les forêts avaient des ombrages qui protégeaient leurs habitants, il y régnait aussi une obscurité menaçante. Tacite parle d'un bois nul ne péné- trait que chargé de liens; celui qui tombait ne se relevait pas; il se traînait, en rampant, hors du territoire sacré. Les animaux qui erraient dans ces solitudes n'étonnaient pas moins l'ignorance du peuple ; il voyait en eux des maîtres qu'il fallait consulter ou des ennemis qu'il fallait fléchir. Nous avons trouvé dans la cosmogonie de l'Edda la vache nourricière, représentée comme la seconde des créatures et la mère des Ases. C'étaient aussi des génisses que les Germains des bords de la Baltique attelaient au char de leur déesse. Ils honoraient Fours pour sa force, le cheval pour son intelligence. Les oiseaux, créatures légères et qui semblaient plus voisines des dieux, instruisaient l'homme à leur façon. Il pensait comprendre leur langage, et se conduisait par leur vol. La rencontre d'un sca- rabée lui paraissait un signe de bonheur. Au con- traire, dans la théologie savante des Scandinaves, aussi bien que dans les croyances populaires des Allemands, le loup et le serpent figuraient comme deux puissances mauvaises. C'étaient des loups qui poursuivaient les astres dans le firmament; les serpents gardaient les sources l'on puisait la science, et les cavernes l'or était enfoui, l'or et la

LA RELIGION. , 95

science qui tentent l'homme, mais qui le perdent. Ainsi l'apothéose de la nature aboutissait à l'ado- ration des animaux, des choses inanimées, des créa- tures nuisibles, à l'adoration même du mal, c'est- à-dire au dernier renversement de toute la reli- gion (1).

Mais, en se rendant l'adorateur de la nature. Magie, l'homme faisait pour ainsi dire ses conditions avec elle : le culte qu'il lui vouait devenait un com- merce. S'il divinisait tout ce qui avait ému ses sens, c'était afin de les satisfaire. Les êtres qu'il honorait de la sorte devaient être assez puissants pour bou- leverser, s'il le fallait, toute l'économie de l'uni- vers en faveur de ses passions. Entre les éléments et lui, il supposait un pacte en vertu duquel ils

(1) Culte de la terre: Agathias, loco citato. S. Eligii Sermo, apud d'Achery, Spicilegium, i. V, p. 215. Indicidus super stitio- num, 7 : « Dehis quse faciunt super petras. » Culte des arbres et des animaux. Tacite, Germania, 9, 10, 59. Agathias, Gregor. Turon., S. Eligii Sermo, locis citatis. Indiculus superslitionum, 6: « de sacris sylvarum, quas JSimidas vocant, 13, de Auguriis avium, vel equorum, vel bovum stercore, vel sternutatione. Sur l'arbre sacré des Lombards de Bénévent, voyez Yita S. Bar- hati, apud BoUand., Acta SS., 19 feb. On trouve dans la même biographie la preuve du culte du serpent. Pour le chêne de Geis- mar, VitaS. Bonifacii, apud Pertz. VEdda, le poëme anglo-saxon de Beowulf, les anciens poëmes allemands montrent sans cesse les dra^'ons veillant à la garde des trésors. Cf. Grimm, Mythologie, t. II, p. 613 et suiv. Les lois franques, lombardes et anglo-saxon- nes prouvent l'opiniâtreté de ce fétichisme, qu'elles poursuivent de leurs proldbitions. Capitul. de partibus Saxoniœ, 20. « Si quis ad fontes aut arbores vel lucos votum fecerit, aut ahquid more genli- lium obtulerit, et ad honorem dœmonum concederit. » Liutprand., VI, 30. « Simili modo et qui ad arborem, quam rustici sanguinum vocant, atque ad fontanas adoraverit. » Leges Canuti régis, 1, 5,

96 CHAPITRE II.

devaient obéir à des paroles prononcées en un lieu déterminé, à une certaine heure, avec des cérémo- nies obligatoires. C'était peu de troubler les sai- sons et de gouverner les tempêtes; il y avait des rites pour inspirer Tamour, pour apaiser la colère, pourôter la vie, et pour la rendre. La science ma- gique des Scandinaves avait trouvé des adeptes chez les sorcières de l'ancienne Allemagne. Elles pré- tendaient chevaucher la nuit à travers les airs, en compagnie des esprits bons et mauvais. L'avenir n'avait pas de secret qui ne leur fût révélé dans ces redoutables entretiens. Ou bien, elles croyaient se changer en louves pour châtier un pays qui leur avait déplu, et s'introduire d'une manière invisible dans le corps de leurs ennemis, afin de leur ronger le cœur. Plus tard, quand les traditions chrétien- nes se furent conofndues avec les souvenirs du pa- ganisme, une fable étrange circula chez les Alle- mands. On racontait que la fille d'Hérode, éprise d'un amour criminel pour saint Jean-Baptiste , n'avait pas su cacher à son père le secret de sa pas- sion. Hérode, furieux, s'était vengé par le supplice du prophète. Alors la princesse s'était fait appor- ter dans un plat la tête sacrée, et, la prenant dans ses mains, elle avait voulu y imprimer un baiser de ses lèvres impures. La tête, s'écartant avec horreur, avait soufflé sur elle ; et la vierge coupable, em- portée par ce souffle, s'était envolée dans l'air. On ajoutait que, chaque nuit, Hérodiade recommençait

LA RELIGION.

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sa course aérienne, qui ne devait s'achever qu'à la fm du monde, et qu'elle emmenait à sa suite le noir escadron des sorcières ; car un tiers des habi- tants de la terre lui avait été donné en vasse-

Ainsi, le culte des éléments avait conduit les es-

sait lier la puissance divine, enchaîner la liberté hu- maine, renverser les lois de la création par des actes matériels sans intelligence et sans amour. Le but de ces efforts impuissants était d'assouvir des volontés déréglées. Les sorcières se vantaient de négocier les amours des démons avec les mortelles. Les philtres qu'elles composaient enivraient les

(1) Sur la magie, cf. Ynglinga saga, cap. vu. Edda Sœmund, 118. Lex Salica, cap. lxvie : « Ubi strise cocinant. » La plus an- cienne trace de la fable d'Hérodiade est dans les Prœloquia de Rathier, évêque de Vérone, mort en 974 (apud Martène et Durand, 9, 798). Elle est plus développée dans le poëme latin du Renard, composé en Flandre [Rheinardus, I, v. 1139-1164) Grimm, My- thologie, t. I, 260 ; t. n, 983 et suiv. Je ne puis m'empêcher de citer quelques vers du Rheinardus, je crois retrouver quelque imitation des récits merveilleux d'Ovide :

1145. Haec virgo, thalamos Baplistse solius ardens,

Voverat, hoc dempto, nuUius esse viri. Offensus genitor, comperto prolis amore,

Insontem sanctum decapitavit alrox. Postulat afferri Virgo sibi tristis, et affert

Regius in disco tenipora trunca cliens... Oscula captantem caput aufugit atque resufdat,

nia per impluvium turbine flantis abit. Ex illo nimium memor ira Johannis eamdem

Per vacuum cœli flabilis urget iter... Lenit honor luctum, minuit reverentia pœnam :

Pars hominum mœstse tertia servit herae.

lage (1).

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CHAPITRE II.

sens, et forçaient les cœurs les plus rigoureux. Rien n'était plus commun dans tout le Nord que les amulettes obscènes. Tacite connaît, au bord de la Baltique, des barbares qui adorent la mère des dieux, c'est-à-dire la déesse de la fécondité, et qui, en son honneur, suspendent à leur cou de petites figures de porcs. Il trouve chez les Naharvales des rites qui rappellent les impuretés de la Phrygie. Les canons des conciles attestent l'opiniâtreté de ces coutumes. On y condamne à plusieurs reprises les pratiques immondes que le peuple observait en février, les chants lubriques, les jeux et les danses inventés par les païens, ku moyen âge, les fêtes luxurieuses, proscrites par l'Eglise, se perpétuaient encore dans les Pays-Bas ; on y a découvert un grand nombre de ces emblèmes infâmes qui mar- quent le culte de la chair dans tous les paga- nismes (I).

(1) Voyez encore, en ce qui concerne la magie, Capitul. di 789. c. Lxiv, « ut nec cautulatores et incantatores, nec tempestarii, vel obligatores non fiant. » Lex Visigoth., VI, 2, 5 : « Malefici et immis- sores tempestatum, qui quibusdam incantationibus grandinem in vineas messesque mittere perhibentur. » Leges Canuti régis, 1,5, et tout le traité d'Agobard, de Grandine et Tonitru. Sur les cultes impurs, Tacite, Germania, 43 : « Apud Naharvalos antiqufe reli- gionis lucus ostenditur ; prsesidet sacerdos muliebri ornatu; 45: Matrem deûm venerantur ; insigne superstitionis, formas aprorum gestant. » Wolf, Wodana, p. XXI-XXIII, a trouvé dans les Pays- Bas les images et le culte du pballus jusque pendant le moyen âge. Cf. Indiculus super stitionum, 5, « de Spurcalibus in februario. » Cf. Grimm, I, 194; II, 985. Ce mythologue me paraît avoir par- faitement démontré comment le symbole du porc et du sanglier, populaire dans tout ^le Nord, se liait avec le culte charnel du dieu Freyr.

LA RELIGION. 99

D'un autre côté, les instincts cruels se satisfai- sacrifices saient par les sacrifices humains, connus de toutes canmba-*

lisme.

les nations germaniques, aussi bien que chez leurs voisins du Nord. Les Hermundures vouaient à Wo- dan et au dieu de la guerre ce qu'ils prenaient sur l'ennemi, hommes et chevaux. Les Goths, les Hé- rules, les Saxons, immolaient leurs captifs. Quand les Francs, déjà chrétiens, descendirent en Italie sous la conduite de Théodebert, au moment de passer le Pô, ils y précipitèrent des femmes et des enfants égorgés, en l'honneur des divinités du fleuve. Au huitième siècle, il fut nécessaire que saint Boniface défendit aux fidèles de vendre des victimes humaines aux païens, qui venaient s'ap- provisionner sur les marchés d'esclaves. Mais il est de l'essence du sacrifice que l'assemblée participe aux viandes : les Massagètes, ces frères aînés des Germains, immolaient leurs vieillards, et en faisaient ensuite un festin sacré. Il y a comme le souvenir de quelque rit sanguinaire dans le délire de ces magiciennes allemandes qui pensaient parcourir la terre sans être vues, pour se nourrir de chair hu- maine. Quelquefois la foule crédule se jetait sur elles, les déchirait et les mangeait : il fallut une loi de Gharlemagne pour interdire ces horribles représailles. Au onzième siècle, les canons de l'É- glise signalaient encore l'odieuse coutume des femmes qui brûlaient des corps humains, pour en donner la cendre en breuvage à leurs maris. Ge

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CHAPITRE II.

n'était pas régarement passager d'un peuple en fureur, c'était l'opiniâtreté d'une pratique super- stitieuse. Le culte de la nature, tous les êtres s'entre-dévorent, menait logiquement à l'anthro- pophagie (1).

Origine Assurément on ne peut songer à reconstruire

des religions ,

du Nord, tout le paganisme germanique sur ces faibles restes qu'on en trouve dans les mœurs de l'Allemagne, sur ce petit nombre de faits recueillis par les histo- riens romains au milieu des hasards de la guerre, ou par des prêtres chrétiens, moins curieux d'étu- dier les fausses religions que d'enseigner la vraie. Toutefois, on en sait assez pour reconnaître une croyance commune à toutes les nations dispersées sur le territoire de la Germanie, avec plus de tra- ditions chez les peuples sédentaires, avec plus de superstitions chez les nomades. Mais on a vu que

(1) L'usage des sacrifices humains chez les Hermundures est établi par Tacite, Annales, XIII, 57 ; chez les autres Germains, Germania, 9, 39; Annales, I, 61. Cf. Jornandes, de Rébus Geti- cis, 5. Isidor., Chronic. œra, M6, Procope, de Bello Got., 2, 25. Sidonius Apoll., 8, 6 : Lex Frisionum, additio sapientum, tit. 42. Bonifacii epist. xxv. Hérodote, j, 216, atteste Tanthropophagie des Massagètes. Cf. Capitulatio de Partibus Saxoniœ : « Si quis a diabolo deceptus crediderit, secundum morem paganorum, virum aliquemaut feminam strigam esse et homines comedere, et propter hoc ipsum incenderit, vel carnem ejus ad comedendum dederit, vcl ipsam comëdërit. » Burchard de Worms, Interrogatio, pa- ges 119, 200 : « Crcdidisti quod multse mulieres rétro Satanam conversœ credunt... homines baptizatos et sanguine Christi redemp- tos, sine armis visibilibus et interficere et de coctis carnibus eorum vos comedere?... Fecisti quod qusedam mulieres facere soient: tollunt testam hominis, et igne comburunt, et cinerem dant viris suis ad bibendum pro sanitate. »

LA RELIGION. 101

les peuples sédentaires n'avaient pas échappé à cette passion de la vie errante, qui en détachait de nom- breuses bandes et les poussait aux aventures. Les émigrations qui se faisaient autour d'eux, et qui finissaient par les entraîner, devaient ébranler à la longue la solidité de leurs institutions religieuses, porter le trouble dans les pratiques et dans les doc- trines. Ce désordre favorisait le penchant que les Allemands eurent toujours à secouer le dogme, la règle, l'autorité en matière de croyance, pour se livrer au sentiment, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus indiscipliné, mais aussi de plus superstitieux. Au contraire, chez les Scandinaves, dans ce coin du monde le tumulte des invasions n'arrivait pas, l'enseignement traditionnel avait mieux con- servé son unité et sa grandeur. De ces longues généalogies des dieux, ces récits habilement liés, et tant de fables dont on démêle sans peine le sens as- tronomique, historique, moral. Les mythologues ont retrouvé dans l'Edda tout un calendrier, toute une épopée, toute une législation. Et comment, en effet, ne pas reconnaître en la personne d'Odin, avec son œil unique, avec ses douze palais célestes, le soleil, dont le disque solitaire parcourt les douze signes du zodiaque? Les luttes des Ases et des Géants de la gelée rappellent les combats opiniâtres des conquérants suédois contre la race finnoise, qu'ils trouvèrent maîtresse du Nord ; et la belle fable de Baider ne semble-t-elle pas faite pour en-

102 CHAPITRE II.

seigner aux hommes la sainteté du serment, la né- cessité de l'expiation, et le triomphe de la justice dans un monde meilleur?

Il y avait donc, premièrement, dans la tradition commune des Germains et des Scandinaves, une doctrine, une tentative de la pensée pour embras- ser toute l'économie de l'univers. Elle y tendait par deux voies, elle se rencontrait avec les plus célèbres mythologies de l'antiquité. Rapport D'un côté, cllc Semblait tourner au panthéisme les ?IiTgions quand elle représentait ces vénérations de dieux pé-

de la Grèce . .

l'odent rissables qui se succédaient d'âge en âge, et qui peu- plaient l'immensité ; quand elle montrait le monde passant par une suite de naissances et de destruc- tions : le ciel, la terre, les eaux, tirés des membres d'un géant, et servant ensuite à composer le premier homme. Il était difficile d'exprimer plus énergi- quement l'unité de la substance universelle au mi- lieu de la mobile variété des phénomènes. Les li- vres sacrés de l'Inde n'ont pas d'autre pensée, pas d'autres images, lorsqu'ils célèbrent le Dieu su- prême de qui émane une longue série de divinités mortelles, dont chaque sommeil est marqué par la ruine d'un monde, chaque réveil par une nouvelle création. Ils décrivent aussi l'origine des choses comme une immolation sanglante. Brahma était le sacrificateur ; de la tête de la victime fut fait le fir- mament, et de ses pieds la terre; son œil devint le soleil, l'air sortit de son oreille, et le feu de sa

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bouche. Les éléments formés de la sorte devaient se réunir ensuite pour construire le corps humain : des pierres vinrent les os, des plantes les cheveux; la mer donna le sang, et le soleil donna la vue. La Grèce et l'Étrurie connurent les mêmes doctrines et les mêmes symboles. De des rapprochements innombrables avec l'Edda : de part et d'autre le pouvoir du Destin dominant toutes choses, douze dieux principaux, au-dessous d'eux les divinités des champs, des forêts et des lacs; enfin, une pé- riode astronomique amenant le renouvellement de l'univers. De aussi les mêmes pompes sacrées, la même science des présages et des augures, et enfin plus qu'il n'en faut pour indiquer d'antiques rap- ports entre les doctrines sacerdotales de la Ger- manie et celles des grands peuples de l'Orient et du Midi (1).

D'un autre côté, en expliquant le monde par la guerre universelle des dieux et des géants, des hé- ros et des monstres, de la lumière et des ténèbres, la religion du Nord inclinait au dualisme. Ces traits rappellent toute la théologie des Perses, l'an- tagonisme des deux principes, la lutte d'Ormuzd

' (1) Loh de Manou, liv. I, 51-57. Guigniaut, Religions de V an- tiquité, I, p. 605. Oupnekhat, passim. Cf. les vers orphiques rapportés par Eusèbe, Préparation évangélique, III, 9 ; et le célè- bre oracle de Sérapis : « La voûte des cieux est ma tête, la mer est mon ventre, mes pieds reposent sur la terre, mes oreilles sont dans les régions de Féther, et mon œil est le soleil qui porte par- tout ses regards. »

lOi CHAPITRE II.

et d'Ahriman. Les livres de Zoroastre racontaient l'acte de la création comme l'assaut de deux divi- nités rivales qui se disputaient le temps et l'espace : le premier couple humain était tiré d'un arbre, comme dans l'Edda ; toute la vie de l'homme se réduisait à un combat, il s'enrôlait librement au service du bien ou du mal. Enfin, les puissan- ces mauvaises semblaient l'emporter ; elles li- vraient la terre aux flammes ; mais, de ses cendres devaient naître une terre plus pure, le principe du bien exercerait un empire éternel. Si la doc- trine des mages avait son emblème dans le feu sacré, les Islandais entretenaient aussi devanl l'i- mage du dicuThor un brasier qui ne devait jamais s'éteindre. Mais un dernier rapprochement achève de nous éclairer. En décrivant la lutte des deux principes, les Perses ont coutume d'opposer le Midi, le pays d'Iran, habité par les dieux et les héros, au Nord, au pays de Touran, peuplé de dé- mons et de barbares. Les Scandinaves conservent celle opposition sans en changer les termes. Ils se font gloire d'être les maîtres du Nord, et c'est au Nord cependant qu'ils fixent le séjour des géants, des ténèbres et du mal. Jamais un peuple ne s'est représenté sa patrie comme une terre de malédiction. 11 fallait donc que celui-ci gardât le souvenir d'un climat plus doux, échangé contre les froids rivages de la mer Baltique. Il plaçait bien loin derrière lui, vers le sud-est, la cité lu-

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mineuse d'Asgard, avaient régné ses dieux, ses guerriers morts devaient revivre. Ces indica- tions de la mythologie s'accordent avec celles de l'histoire pour faire descendre les Germains de ces contrées caucasiennes qui virent naître aussi la ci- vilisation persane, voisine de l'Inde, de l'Egypte et de la Grèce et qui semblent le premier sanctuaire des religions savantes (1).

Mais les religions savantes, le dualisme, le panthéisme, ouvrages laborieux de l'esprit , qui voulurent de l'art et du temps, ne représentent point le premier état de la tradition. Au fond de ces systèmes, il faut chercher ce qu'ils se proposent d'expliquer, ce qui est plus ancien qu'eux, et sans quoi les peuples mêmes ne seraient pas, c'est- à-dire un petit nombre de dogmes qui fixent avec simplicité les destinées humaines. Je crois distin- guer ces dogmes primitifs dans la tradition du Nord. C'est d'abord une divinité souveraine dont le nom désigne une nature spirituelle, qu'aucune image ne peut figurer, aucun temple contenir. C'est une trinité qui paraît dans les trois chefs des Ases : Odin, Yili et Ve ; dans les trois personnages divins adorés à Upsal : Thor, Odin et Freyr; dans les trois noms qu'invoquaient les Saxons et les

(1) Guigniaut, Religions de V antiquité,!, 3I9etsuiv. Sur le feu sacré chez les Islandais, Finn. Joh. Eistor. ecclesiast. Island., I, 16. Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 402. M. Ampère, dans son cours de 1832, a mis aussi en lumière ces rapports delà religion Scandinave avec celle de la Perse.

ÉT. GER5I. I.

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Francs : Donar, Wodan et Saxnot. C'est un âge d'or tout vivait en paix, jusqu'à ce que le crime d'une femme introduisît ]e désordre et la mort. Ici, peut-être, se rattachent d'autres souvenirs : l'arbre symbolique planté au centre de la terre, le principe du mal prenant la figure du serpent, le déluge la première génération des méchants fut détruite. Le destin du monde roule sur l'im- molation du dieu victime, qui ne subit la mort que pour la vaincre. Enfin, tout aboutit au juge- gement des âmes, et à l'autre vie sanctionnant les devoirs de celle-ci. Ces peuples violents, qui ont horreur de toute dépendance, conservent dans leurs chants les préceptes d'une morale bienfai- sante; ils se soumettent aux assujettissements, aux humiliations volontaires du culte, de la prière, du sacrifice. C'est le fonds mystérieux sur lequel toutes les religions reposent. En ouvrant les livres, en comparant les monuments de toutes les nations qui ont laissé une trace dans l'histoire, on y ver- rait dispersés, mais reconnaissables, les mêmes dogmes de l'unité, de la trinité, de la déchéance, de l'expiation par un Dieu Sauveur, de la vie fu- ture. Les mêmes préceptes y seraient soutenus des mêmes institutions. Ces idées, partout corrompues et troublées, retrouvent leur pureté et leur enchaî- nement naturel dans les souvenirs de la Bible. C'est que je reconnais une tradition primitive, un enseignement divin, qui fit la première éduca-

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tion de la raison humaine, et sans lequel l'homme naissant, pressé par des besoins sans nombre, entouré de toutes les menaces du monde extérieur, ne se fût jamais élevé aux connaissances qui font la vie morale. Quand les peuples se séparent et s'en vont aux extrémités de la terre chercher le poste ils doivent s'arrêter, la tradition les accompagne; elle voyage sur leurs chariots avec leurs vieillards, leurs femmes, leurs enfants, avec tous les gages sacrés de la société future. Quelque part qu'ils dressent leur hutte, au bord de la Baltique ou du Danube, elle demeure au milieu d'eux, elle vit au foyer de ces laboureurs et de ces pâtres ; elle y entretient la pensée de Dieu, des ancêtres, du devoir, de l'autre vie, de toutes les choses invisibles qui enveloppent le monde visible, l'éclairent et le rendent habi- table pour les âmes.

Il resterait à expliquer aussi ce qu'il y a de su- perstition chez les Germains, en remontant jus- qu'au point l'égarement commença. Ces barbares n'ont pas de coutumes si odieuses qu'on ne retrouve chez les plus sages nations de l'antiquité. On sur- prend des souvenirs d'antropophagie au fond des fables riantes qui charmèrent la Grèce. C'est Pé- lops mis en pièces par Tantale, son père, pour servir au banquet des dieux ; c'est Zagreus, l'ancien Bacciius, jeté dans la chaudière par les Titans, et son cœur dévoré par Jupiter. Toute la guerre de Troie se déroule entre deux sacrifices humains,

108 CHAPITRE IL

celui d'Iphigénie et celui de Polyxène. Six siècles après, au temps des guerres messéniennes, on voit encore Aristodème immoler son enfant. Ces rites impies, connus des Etrusques, avaient passé dans les institutions romaines ; la loi des Douze Tables en conservait les traces. Vers la fin de la républi- que, dans un siècle si poli, c'était encore l'usage, à chaque soulèvement des Gaules, d'enterrer vi- vants deux captifs, en offrande aux dieux infer- naux. Si le génie des Grecs finit par détester ces horreurs ; si les Romains, contents des boucheries du cirque, ne voulurent plus de meurtres dans leurs temples, d'un autre côté, cette nouvelle dé- licatesse de mœurs se prêtait à tout le délire des superstitions voluptueuses. C'est assez de rappeler le culte de Vénus, la prostitution publique dans les sanctuaires de Paphos, de Cythère et d'Eryx ; la promiscuité des Bacchanales, effrayant le sénat, qui autorisait les fêtes de Flore et de la bonne Déesse; enfin, ces processions innombrables paraissait le phallus, le symbole qui résumait toute la corruption du paganisme. Ceux qui connaissent l'antiquité, ceux qui ont lu le Banquet de Platon, savent ce que je tais, et de quelle façon les philo- sophes avaient corrigé le culte de l'amour. A me- sure qu'on remonte plus haut vers l'Orient, on trouve plus étroite l'alliance des rites impies et des pratiques sanguinaires ; on voit les mystères de la Phrygie, de l'Assyrie et de l'Inde ; les images

LA RELIGION.

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lubriques promenées en triomphe par les brahmes, et le sacrifice humain compté dans les Védas par- mi les oblations qui plaisent aux dieux. Des ob- servances si outrageantes pour la raison trouvaient néanmoins un appui dans la raison trompée ; elles se rattachaient logiquement au culte de la nature, qui est le principe de toutes les religions faus- ses (1).

C'est en vain que ces religions cachent leur se- cret, d'abord sous la pompe des mystères, ensuite sous les interprétations d'une philosophie com- plaisante ; partout on reconnaît le fétichisme, Ta. doration des éléments, des arbres, des animaux sacrés; le serpent d'Esculape , la pierre noire de Cybèle, et toutes les mé(amorphoses chantées par les poètes, n'ont pas d'autre explication. L'an-

(1) Sur le sacrifice humain dans les Védas, voyez Guigniaut, Religions de r antiquité, I, C05> 664. En Grèce, Jupiter Lycœu s et Dionysus Zagreus recevaient des sacrifices humains. Pausanias, Vlil, 58; Plutarque, in Themistocl., cap. xiii. L'oracle de Delphes or- donnait quelquefois des immolations semblables. Pausanias, I, 5 ; IV, 9; VII, 49 ; IX, 26 et 35. Longtemps le culte de Saturne avait été célébré avec les mêmes rites homicides. V. Dorfmiiller, de Grœciœ primordiis. Denys d'Ilalicarnasse (I, 24) les retrouve en Italie. Loi des Douze Tables : « Qui frugem aratro qusesitam furtim noxpavit secuitve, suspensus Cereri necator. » En ce qui touche l'impureté, rien n'est plus célèbre que le culte du lingam, du phal- lus et de Priape. Toutes les recherches historiques sur la civilisation païenne aboutissent tôt ou tard à ce jugement équitable et terrible de saint Paul (Épitre aux Romains, 1. 19-26) : « Quia quod notum est Dei manifestum est in illis; Deus enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsius, a creatura mundi, per ea quje facta sunt intellecta conspiciuntur : sempiterna quoque e|us virtus etdivinitas, ita ut sint inexcusabiles... Propterea tradidit illos Deus in pas- siones ignominise. » Et les versets suivants.

110 CHAPITRE IL

thropomorphisme, en personnifiant sous des for- mes humaines les forces physiques qui meuvent le monde; le dualisme, en les ramenant à deux prin- cipes contraires ; le panthéisme, en les attribuant à une substance universelle, ne font que repro- duire sous des termes plus savants la même er- reur, où toute superstition est contenue. C'est toujours la confusion de l'effet et de la cause, la création substituée au Créateur, et la nature préfé- rée à Dieu. On peut marquer ici le point la raison fut égarée par la volonté. Dieu se révélait dans la tradition avec les trois caractères de puis- sance, d'intelligence et d'amour. Ces trois notions étaient simples, elles saisissaient sans peine l'en- tendement. Mais l'amour divin ne s'adressait pas à l'entendement seul , il sollicitait la volonté ; il la pressait de chercher un bien invisible, il l'attirait en haut. En même temps, la volonté se sentait at- tirée en bas, vers des biens visibles, vers cette na- ture belle et féconde l'amour paraissait aussi, mais sous des formes sensuelles. Libre de choisir, la volonté choisit mal : elle céda aux sens enivrés, elle se tourna vers le monde matériel, tout sem- blait lui sourire ; elle y adora l'amour dans le phénomène il éclate le plus, dans l'acte qui pro- page la vie. Mais la vie n'a de place dans le monde qu'autant que la mort lui en fait ; les générations se chassent, en sorte que le pouvoir qui les produit semble le même qui les fait périr : il fallait donc

LA RELIGIOjS. 111

l'adorer aussi dans le phénomène delamorl. Yoilà pourquoi^ chez les Grecs, je ne sais quoi de sinis- tre se mêle aux mystères de l'Amour, ce fîJs du Chaos et ce frère du Tartare; voilà pourquoi, dans la trinité indienne, Siva paraît en même temps comme le dieu de la génération et celui de la des- truction ; et pourquoi, dans la trinité germanique, la troisième place est donnée tantôt àFreyr, le dieu des voluptés, tantôt à Saxnot, celui du carnage. Or, le dogme se traduit par le culte ; le caractère de toutes les liturgies est de reproduire les actes des divinités qu'elles honorent. Si donc le culte de la nature célèbre ces deux grands phénomènes de la vie et de la mort, il faut qu'il renouvelle l'acte qui donne la vie par toutes les sortes de prostitu- tions religieuses ; il faut aussi qu'il répète le spec- tacle de la mort par tous les genres de sacrifices humains. C'est que les passions trouvent leur dernier assouvissement. Rien n'est plus profond, dans l'humanité déchue, que cette union de la luxure et de la cruauté. Les voluptés sont homici- des, et la chair aime le sang. Ainsi s'explique le paganisme en Germanie, comme par toute la terre. Regardez au fond, vous y verrez encore moins d'er- reur que de crime.

Tant de ressemblances n'effacent pourtant pas Différence: les différences incontesfables qui séparent les reli- ^^du'^Nord

et de celli

gions du Nord et celles du Midi. En Inde, en Grèce, en Italie, un besoin d'ordre se fait sentir au milieu

112 CHAPITRE II.

de toutes les erreurs et de tous les débordements : le paganisme cherche à se fixer ; il prend une forme régulière et durable dans les arts, dans la science, dans la législation. De là, ce nombre infini de mo- numents qui ont pour ainsi dire éternisé les types de la mythologie classique ; ces écoles formées d'abord à l'ombre des sanctuaires, pour l'interpré- tation des dogmes, et d'où sortirent plus tard toutes les sciences profanes ; enfin, ces constitutions po- litiques qui représentaient la société comme l'ou- vrage des dieux, et mettaient à son service tout le courage et tout le génie des hommes. Au contraire, le paganisme des Germains eut des temples et des images; mais ces essais grossiers n'approchèrent pas de la beauté idéale qui est l'objet de l'art. Il professa des doctrines, mais qui n'eurent jamais assez de fécondité pour produire une littérature sa- vanle. Il fonda des institutions, mais trop mal obéies pour le protéger lui-même. Partout la règle plie sous l'effort des imaginations et des volontés indociles; on voit prévaloir cet esprit de désordre, c'est-à-dire de barbarie en matière de religion, dont l'Allemagne ne sut jamais entièrement se dé- livrer.

Conclusion. H fallait pousser ainsi l'étude de l'ancienne re- ligion des Germains jusqu'à ses premières origines, pour se rendre compte des ressources et des obsta- cles qu'elle devait présenter un jour à la civilisa- tion. Plusieurs historiens allemands, en retrouvant

L4 RELlGIOiN. 115

dans les traditions de leur patrie ces grandes idées de la divinité, de l'immortalité, de la justice, qui soutiennent toute la conscience humaine, ont re- proché aux missionnaires chrétiens d'être venus troubler des peuples qui n'avaient pas besoin d'eux, et d'avoir calomnié des cultes qu'ils ne compre- naient point. C'est d'ailleurs une nouveauté en faveur aujourd'hui, d'absoudre l'idolâtrie, de jus- tifier jusqu'à ces images obscènes que les anciens adoraient, dit-on, dans une innocente simplicité : comme si jamais la concupiscence avait pu sup- porter impunément de tels spectacles ! Il était donc nécessaire de montrer chez ces mêmes peuples les extrémités la superstition se portait, et comment elle allait au renversement de toutes les lois con- servatrices de l'humanité, si l'Évangile ne fût ar- rivé à temps pour les rétablir.

Sans doute il n'y a pas de société si égarée, il n'y a pas de siècle si corrompu, l'on ne trouve, au moins implicitement, les vérités métaphysiques sur lesquelles toute moralité repose. Mais ces véri- tés y sont mêlées d'erreurs qui les contredisent, troublent leur clarté, ébranlent leur certitude, af- faiblissent leur puissance. Le malheur des siècles païens est beaucoup moins d'avoir ignoré le bien que de n'avoir pas haï le mal, de Tavoir aimé, de l'avoir adoré. C'est l'état le christianisme trouva les esprits. Ce qu'il avait à faire, ce que toutes les philosophies avaient inutilement tenté, c'était de

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dégager de toute contradiction ces vérités troublées, de raffermir ces vérités ébranlées en y remettant l'enchaînement logique qui saisit les intelligences, de rendre à ces vérités affaiblies l'efficacité morale qui subjugue les cœurs. Ce qui voulait l'interven- tion d'un pouvoir surnaturel, c'était de détruire toutes les confusions la faiblesse humaine trou- vait son intérêt ; de séparer courageusement, irré- vocablement, le vrai du faux, le bien du mal ; comme il avait fallu la puissance du Créateur au commencement pour séparer la lumière des ténè- bres, et pour appeler la lumière jotir, et les ténè- bres nuit.

LES LOIS.

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CHAPITRE III

LES LOIS.

Les religions font les peuples à leur image, contradic- Quand la tradition relmieuse est forte, quand elle historiens

^ ^ ' ^ sur les lois

s'appuie sur un sacerdoce respecté, sur un culte Germains, public, elle ne demeure pas enfermée dans ses temples : il faut qu'elle en sorte, qu'elle constitue la cité de la terre à l'exemple de la cité du ciel, et qu'elle y promulgue un droit sacré qui règle les affaires du temps en considération de l'éternité. Au contraire, lorsque la décadence des doctrines est arrivée jusqu'au point il ne reste plus qu'une superstition indisciplinée, ce dérèglement des es- prits se fait sentir dans les lois, ou plutôt il ne laisse subsister des lois mêmes que des coutumes sans motifs, sans enchaînement, sans force pour con- tenir la violence des mœurs. Si donc la tradition et la superstition se disputent, pour ainsi dire, la croyance des Germains, il faut s'attendre à retrou- ver dans leurs lois le combat de ces deux puis- sances.

116 CHAPITRE IIL

D'un côté, Odin s'annonce comme un dieu légis- lateur ; il parcourt le Nord, fondant des dynasties, bâtissant des villes il remet en vigueur les anti- ques lois d'Asgard, c'est-à-dire de l'Orient. Ce sont les indices d'une autorité théocratique qui s'est em- parée des consciences, qui les assujettit par le res- pect et par la terreur, qui les lie, au risque de les opprimer, mais qui les soumet à l'ordre, par con- séquent à la civilisation. D'un autre côlé, la loi d'Odin n'est restée maîtresse de ces peuples guer- riers qu'en s'accommodant à leur humeur sangui- naire ; sans parler de tant de tribus nomades qui n'ont plus de dogmes, plus de prêtres, plus d'autre culte que l'adoration des éléments et l'immolation des captifs. Un tel désordre n'est cependant que l'effort desespéré de la liberté humaine, qui a hor- reur de toute dépendance, qui met tout en œuvre pour échapper à la règle, et qui finit par la renver- ser; mais alors l'mdépendance de chacun tourne à la guerre de tous contre tous, par conséquent à la barbarie.

Ce combat de l'autorité et de la liberté fait tout l'intérêt du spectacle que nous donnent les lois des Germains. Rien n'est plus pathétique, assurément, qu'une lutte d'où dépend la vocation d'un grand peuple; rien n'est en même temps plus instructif. Les alternatives dont nous serons témoins nous fe- ront comprendre les contradictions des historiens. Nous verrons enfin, des deux principes rivaux, le-

LES LOIS. 117

quel devait rester maître du champ de bataille ; s'il faut, avec quelques Allemands, reconnaître chez les belliqueuses tribus de la Germanie le triom.phe et l'idéal d'une même société régulière, ou si l'on peut, comme un grand publicisle français, n'y apercevoir qu'un état violent, comparable à celui des Caraïbes et des Iroquois (1).

Au premier aspect, les mœurs des Germains ne Analyse montrent rien que de barbare. Il n'y paraît que la institutions

^ «j 1 X germaniques.

passion de l'indépendance, poussée jusqu'à l'ira- "n^eK possibilité même de la Société. Dans la Germanie p'"°p"^*''- de Tacite, ce qu'on voit d'abord, c'est l'homme qui s'est isolé pour rester libre. Il porte le signe de ce qu'il est dans ses longs cheveux, auxquels personne n'a touché, et dans ses armes, qui ne le quittent pas. S'il se croit libre, c'est qu'il se sent fort ; cette force a besoin de se produire : il lui faut l'obstacle et le danger, par conséquent l'aventure et la guerre. Il a sa demeure solitaire au bord des eaux ou des bois, sans voisinage qui le gêne ou qui l'intimide. Là, il ne connaît ni soumission, ni tribut, ni châti- ment. Il n'aura jamais de compagnons que ceux qu'il ira chercher, d'obligations que volontairement consenties. Longtemps après la conquête des Gau- les, les lois des Francs assuraient aux fils des con- quérants, aux guerriers chevelus, ces privilèges

(1) Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. 1. Et pour ropinion contraire, Rogge, Ueber das Gerichtwesen der Germanen.

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qui semblent la ruine de toute loi. Maître de soi, le barbare veut l'être aussi des choses qui l'en- tourent : la puissance s'exerce et se fortifie par la possession. Il possède donc premièrement son ar- mure, les bêtes domptées dont il s'est fait des trou- peaux, et les hommes faibles dont il a fait ses es- claves. Ce sont des richesses mobiles qui le suivent dans la course el dans le repos, dans la vie et dans la mort; car sa lance, ses chevaux, ses serviteurs, seront brûlés ou enterrés avec lui. A mesure qu'il devient riche de ces biens qui se meuvent, il a be- soin de la terre immobile. Il use déjà de tout le sol que ses troupeaux couvrent, mais pour le temps qu'ils le couvriront. C'est l'état nomade vivaient lesSuèves, que Strabon représente poussant devant eux leurs bestiaux, et ne s'arrêtant qu'autant qu'il fallait pour épuiser les pâturages. C'est encore la condition des Francs au temps de la loi salique; et, lorsqu'on y trouve treize articles contre les voleurs de bœufs, quinze contre les voleurs de chevaux, vingt contre les voleurs de porcs, onze pour la sau- vegardé des brebis, des chèvres et des chiens, il faut bien reconnaître un peuple de pâtres, un peu- ple errant^ et qui ne tient pas plus au sol que l'herbe qu'il balaye. Sans doute la terre a un attrait qui arrête l'homme. Les anciens avaient déjà re- marqué cette particularité du caractère des Ger- mains, qu'ils ne résistaient pas au charme d'un beau lieu : des bois verts, des eaux limpides, rete-

LES LOIS. 119

naienl ces aventuriers farouches. Mais on les voitse débattre, pour ainsi dire, contre l'amour du sol. Ils méprisent la culture; ils y condamnent leurs esclaves; s'ils labourent, ils ne s'attachent à la glèbe que le temps nécessaire pour attendre la moisson. Les tribus décrites par César avaient l'usage de renouveler chaque année le partage du territoire, et de confier au sort le soin de déplacer les possessions. Le souvenir de cette primitive com- munauté de la terre se conserva longtemps dans les coutumes allemandes du moyen âge. Elles re- connaissaient de vastes districts appelés Marches, restes de l'ancienne forêt vierge qui avait couvert la Germanie, l'écureuil, disait-on, pouvait cou- rir de chêne en chêne l'espace de sept milles; tout était en friche et en commun entre les habi- tants de la lisière ; chacun avait droit à la pâ- ture de ses bêtes et au bois de son feu (1) .

(1) Gaesar, de Bello Gallico, lib.VI. « Vita omnis in venationi- buset studiis rei militaris consistit... Agriculturae non student... Magistratus ac principes in annos singulos gentibus cognationibusque hominum qui una coierint, quantum ei quo loco visuni est, agri attri- buunt, atque anno post alio transire cogunt. » Cf. Strabon, lib. VII.

vou; u,i|;,o6u.cvûi, oî>c£Îa xaï? àpp.au.à^aiç STiàpavTS;, orroi àv ^o'^vi rpÉ- 7vov-at jj.£Tà Tcôv [3o(j>tYiu.àTwv. Tacite, de Germania, 38,13 : « Nihil autem neque publicœ, neque privataerei, nisi armati agunt ; 15, 16 : « Nepati quidem inter sejunctas sedes. » Pomponius Mêla, lib. III, cap. m : « Jus in viribus liabent. » Lex Salica, passim. Voyez la savante édition de M. Pardessus et les dissertations qui raccom- pagnent. Lex Burgund., 28, 1, 2 : « Si quis Burgundio aut Roma- nus silvam non habeat, incidendi ligna ad usus suos de jacentivis et sine fructu arboribus in cujuslibet silva habeat liberam potes-

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La religion seule était assez puissante pour fon- der la propriété, qui assure à la liberté des garan- ties, mais qui lui prescrit des limites. La tradition des Scandinaves donnait un fondement légitime et sacré à la première de toutes les propriétés, et de laquelle descendaient toutes les autres, à l'établis- sement d'Odin et des Ases sur les terres de Dane- mark et de Suède. « Le dieu était arrivé au bord de la Baltique : là, ce conquérant, à qui rien n'avait résisté, s'arrêta ; il envoya une messagère pacifique, sa fille Géfione, vers le nord, de l'autre côté des eaux, pour y chercher des terres. Gélione y trouva un roi puissant, dont elle reçut en présent un ar- pent de terre labourable; puis, ayant épousé un géant, elle en eut quatre fils, qu'elle changea par magie en autant de bœufs. Elle les mit à la char- rue, et commença à labourer son champ avec tant de force, qu'elle détacha la terre du continent, et qu'elle en fit une île, qui fut appelée Sélande. La déesse y fixa son séjour, et c'est que s'éleva plus tard le sanctuaire national de Hleitra. Or Odin sut que la terre du Nord était bonne, et, passant en Suède à son tour, il conclut avec le roi un traité, et ils devinrent amis , et tous deux faisaient assaut d'habileté dans l'art magique et en tout genre de sortilèges; mais le dieu fut toujours le plus fort.

tatem. » Grimm, Deutsche Rechts-AlteHhumer, p. 494-551, a ana- lysé toutes les coutumes du moyen âge en ce qui louche les Mar- ches en Allemagne ( t dans les pays Scandinaves.

LES LOIS. 121

Odin s'établit donc, du consentement de son allié, auprès du lac Mœlar, y bâtit un temple et prit pos- session de tout le pays, qu'il fit appeler Sigtuna. Il partagea ensuite le reste de la contrée entre ses compagnons, en assignant à chacun une résidence et un domaine (1). » Ce qui frappe dans ce récit, c'est que les Ases, cette colonie guerrière, ne veu- lent rien devoir à leur épée. Ils fondent leur droit sur des négociations, des alliances, c'est-à-dire sur le consentement, qui est la principale origine des droits civils. La propriété, ainsi établie, est consa- crée par la religion , qui s'empare du sol en y dressant ses autels, et par l'agriculture, qui trans- forme les fils des géants, les nomades, premiers habitants du pays, en les attachant à la charrue. Du premier partage de la Suède entre les compa- gnons d'Odin, dérivait toute la division et l'invio- labilité des héritages. Le sol était mesuré; on orientait les champs aux quatre points cardinaux, et les pierres des bornes passaient pour sacrées. La maison devenait un sanctuaire ; une déesse (Hlodyn, Hludana) résidait au foyer. Auprès s'élevait le siège du père de famille, dont les piliers sculptés por- taient les images des dieux. De là, les solennités

(1) Ynglinga saga, cap. v : « Hinc misit Gefioniam Boream ver- sus trans fretum, novas qusesitiim terras ; quai ad Gylfonem delata, jugereterrse ab eo donata est. Illa igitur in Jotunbeimum profecta quatuor ex Jotone quodam suscepit filios, quos in boves transfor- mâtes aratro junxit, traxitque ita e continente in mare, occidentem versus terram... Selandiam appellatam..., » etc.

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requises quand le domaine changeait de maître. Le marteau lancé dans le champ marquait la prise de possession. C'était l'attribut du dieu Tlior, l'em- blème de la foudre, qui consacrait aussi ce qu'elle avait touché. Lorsque le Norvégien Ingolf décou- vrit, du haut de son vaisseau, les côtes encore dé- sertes de l'Islande, il jeta dans la mer les piliers de son siège, en faisant vœu d'aborder au point du ri- vage où le flol les pousserait ; et, étant descendu à Pendroit indiqué, il traça une enceinte, et porta le feu tout autour, afin de consacrer le lieu de sa de- meure. Si les croyances avaient plus d'autorité dans le Nord, on trouve cependant qu'elles introdui- saient en Allemagne les mêmes institutions entou- rées des mêmes symboles. Le grand nomlDre des lieux qui portaient les noms de Wodan, de Donar, de Balder, indique aussi un partage du territoire allemand entre les dieux, c'est-à-dire entre leurs prêtres. Sur les bords du Rhin, quand un particu- lier obtenait une concession de domaine dans les Marches, il montait sur un char, et lançait un mar- teau dans la forêt : son droit s'étendait aussi loin que le marteau symbolique était tombé.ÂMayence, au quinzième siècle, le juge installait encore l'hé- ritier, en le faisant asseoir « sur un siège à trois pieds » au milieu du fonds litigieux. Le droit cou- tumier s'attachait avec un respect traditionnel à ces observances, qui avaient protégé le premier établis- sement de l'ordre et de la justice. Ainsi la propriété

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était constituée; elle avait la protection des dieux. Elle enrichissait l'homme, mais en le fixant, en l'emprisonnant, pour ainsi dire, dans une enceinte déterminée; en lui donnant des voisins, par consé- quent des servitudes et des devoirs. En même temps qu'elle le rendait sédentaire, elle commençait à le rendre sociable.

L'homme s'en apercevait bien. Il se défiait de ces richesses immobiles qui le retenaient comme un captif entre des murs et des bornes. Ainsi c'était une croyance reçue qu'il ne fallait pas aller trou- ver Odin les mains vides : mais le guerrier n'em- portait pas dans la Valhalla les domaines hérités de ses aïeux : les biens qui devaient l'y suivre, ceux qu'il préférait par conséquent, c'étaient les dé- pouilles conquises sur l'ennemi (1).

Cependant le nomade finit par se lasser de cette La famille, fière solitude il s'était complu. Il se donne une famille ; mais la constitution de la famille ne laisse

(1) Yncjlinga saga, cap. v : « Habitandas etiam sedes templo- rum assignavit antistitibus... omnibus praedia atque habitacula de- dit optima. » En Suède, le partage de la forêt, du pâturage commun, s'appelle encore Hamarskipt, division par le marteau. Voyez Grimm, Deutsche Rechts-Altherthûmer , p. 527-543. Grimm, Mijthologie^ t. I, p. 255. Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 193. Sur le jet du marteau en Allemagne, voyez les textes cités par Grimm, Deutsche Rechts-Altherthiimer, p. 55 et suiv. Pour le siège à trois pieds, Gudenus, 2, 453 : « Prsedictus etiam Crafto Schultetus, una cum Hcrtwino, burgravio praenominatus, fratres in domus possessionem misit et locavit cum pace et banno per sedem tripedem, prout Ma- guntise cousuetudinis est et juris. » Pour les trésors qu'il fallait apporter avec soi dans la Valhalla, voyez Geijer, Geschichte Schwe- dens, 103.

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voir d'abord que le règne de la force. Dans chaque maison, il n'y a qu'une personne libre, et c'est le chef [Karlj Ceorl) . Point de liberté pour la femme. Fille, elle est, selon l'énergique expression du droit, dans la main de son père ; mariée, dans la main de son mari ; veuve, dans la main de son fils ou de ses proches. Le mariage n'est qu'un marché, dont plusieurs coutumes germaniques ont conservé les termes, La loi saxonne veut que le guerrier paye trois cents pièces d'argent au père de la vierge qu'il épouse, ce Si un homme, dit la loi salique, a laissé c( en mourant une veuve, celui qui voudra la pren- ez dre fera premièrement ceci : le dizenier ou le c( centenier convoquera l'assemblée, et, dans le lieu c( de l'assemblée, il faut qu'il y ait un bouclier, et « alors celui qui doit prendre la veuve jettera sur le c< bouclier trois sous d'argent et un denier de bon « aloi. Et il y aura trois témoins, qui seront char- ce gés de peser et de vérifier les pièces de monnaie. » Au moyen âge, on disait encore acheter une femme [ein Weib kaufen). Celui qui en achète une en peut acheter plusieurs. La polygamie est le droit com- mun des peuples du Nord. L'homme puissant fait gloire du nombre de ses épouses, mais comme d'au- tant de choses dont il use et abuse, qu'il peut aban- donner, vendre ou détruire, et qu'on brûlera peut- être à ses funérailles. La condition des enfants n'est pas meilleure. On apporte le nouveau-né aux pieds du père, qui décide de lui en détournant la

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tête ou en le prenant dans ses bras. Renié, on l'ex- pose sous un arbre, au bord d'un fleuve ou dans une caverne. Adopté, il reçoit le lait, grandit parmi les esclaves, dont rien ne le distingue, frappé comme euXj vendu comme eux, soumis au droit de vie et de mort. Au neuvième siècle, un capitulaire de Charles le Chauve traite encore du cas de nécessité le père peut vendre son fils. Pour compter à son tour parmi les personnes libres, il faut que l'enfant sorte de la maison, et qu'il prenne publiquement les armes qui l'émancipent. Il est vrai que cette émancipation ne rompt pas encore tous les liens du sang. Tous ceux qui descendent d'un même aïeul forment une ligue armée : ils ne se quittent point dans les combats; l'injure de chacun devient celle de tous. Mais cette association des forts n'a rien de bienfaisant pour les faibles, pour ceux que l'âge ou les infirmités éloignent deschamps de bataille. C'est sur eux que retombent les travaux domestiques, jus- qu'au jour où, devenus inuliles, ils n'ont plus qu'à mourir. LesHérules jetaient dans les flammes leurs malades et leurs vieillards. En Suède, les pères qui vivaient trop prévenaient l'impatience de leurs fils en se précipitant du haut des rochers (1).

(1) Le mot mundium [Munt), qui revient souvent dans les lois barbares pour désigner la puissance du père, du mari ou du tuteur sur la femme, signifie la main. Cf. Grimm, Deutsche Rechts-Alter- thûmer, p. 448. En ce qui touche le mariage, Tacite, de Germania, 18 : « Plurimis nuptiis ambiuntur ; dotem non uxor marito, sed uxori maritus offert. Intersunt parentes et propinqui, ac munera

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Toutefois, ce n'est pas impunément que l'indé- pendance de l'homme s'est engagée dans ces puis- santes attaches. Dans toutes les satisfactions qu'il a cherchées, il trouve des devoirs. Quel que fût le vice de la famille chez les Germains, elle se soute- nait cependant, et une société si étroite ne pou- vait se soutenir que par une loi religieuse qui en serrait tous les liens.

Si le mariage était un achat, il pouvait devenir un acte sacré par les cérémonies qui s'y ajoutaient, et qui le rattachaient à d'antiques croyances. Les no- ces de la terre trouvaient leur modèle dans celles des dieux, dans l'hymen solennel d'Odin et de Frigga : les Ases avaient iixé les règles et les empêchements

probant. » Cf. Saxo Gramm. : « Ex imitatione Danorum, ne quis uxorem nisi emptitiam duceret. » Lex Saxon., VI, I : « Uxo- rera ducturus ccc solidos det parentibus ejus. » Cf. Lex Salie, 46 : « Si quis homo moriens et viduam dimiserit, qui eam voluerit accipere, antequam eam accipiat, thungimis aut centenarius mal- lum indicat ; et iii mallo ipso scutum habere debent ; et timc ille qui viduam accipere débet très solidos sequipensentes et denarium... et très erunt qui solidos pensare vel probare debeant. » Cf Lex Visigoth.,\U, 4,2; Rotharis, 167, 178; Burgund., '2 ; les Lois anglo-saxonnes et Scandinaves, citées par Grimm, p. -421, 422; et la treizième dissertation de M. Pardessus sur la loi sali- que. Sur la polygamie des chefs du Nord, cf. Depping, Histoire des expéditions maritimes des Normands, t, I, p. 49. Ainsi !e roi Harald aux beaux cheveux avait plusieurs femmes. En ce qui touche la puissance paternelle et la condilion des enfants, Tacite, de Ger- mania, 20, '13, 7; Geijer, Geschichte Schwedens, 101 ; Thorlaciiis, p. 87. Toutes les traditioiis poétiques du Nord rappellent l'us-ige d'exposer les enfants. Cf. Vilkina saga, passim. Le capitulaire de Charles le Chauve est dans Baluze, 2, 192. Sur le meurtre des vieillards, Procopc, de Bello Gothico , 2. 14. Olafs tryggvason saga, cap. ccxxvi Gautreks saga, cap. i, 2 : Geijer, Geschichie Schwedens, 102. Grimm, Deutsche Redits- AltertJnlmer, 405-490.

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de l'union conjugale ; ils avaient proscrit celle du frère avec la sœur, permise chez plusieurs peu- ples voisins. En mémoire de ces exemples, les Scandinaves avaient coutume de consacrer l'épouse en posant sur ses genoux le marteau du dieu Thor. En Germanie, l'homme présentait un an- neau et une paire de bœufs sous le joug. C'étaient les symboles de l'indissolubilité du mariage, prin- cipe ineffaçable que l'homme pouvait enfreindre, mais qui enchaînait la femme. De là, les peines por- tées contre l'adultère, quelquefois l'interdiction des secondes noces ; enfin l'immolation des veuves, soit qu'elles se précipitassent sur les bûchers, soit qu'elles s'ensevelissent vivantes dans les tombeaux. Chez les Hérules, la veuve qui n'avait pas su mou- rir passait le reste de ses jours dans l'opprobre. Les Islandais professaient cette croyance : « Que si ce l'épouse suivait son époux dans la mort, il fran- « chirait le seuil de l'enfer sans que la lourde c< porte retombât sur ses talons. ))En attribuant à la femme le pouvoir de frayer au trépassé l'entrée du monde invisible, on supposait en elle je ne sais quoi de divin. Cette compagne frêle et charmante, que l'homme aurait pu écraser, l'étonnait et le maîtrisait. Au réveil de la nuit des noces, il lui faisait le don du matin [Morgengabe) , qu'on trouve dans toutes les coutumes germaniques. Plus tard, il lui portait ses blessures et ses doutes : il at- tendait de ses soins la santé, et de sa bouche des

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oracles. Une trace de cette vénération s'est conser- vée dans la loi de Suède, dans celle des Saxons, des Francs, des Allemands, des Bavarois, des Lom- bards, qui punissent d'une peine pécuniaire plus forte l'injure faite à la femme, « parce qu'elle ne c( peut se protéger elle-même par les armes (1). »

Comme la religion du Nord cherchait à purifier la société conjugale, elle consacrait aussi la pater- nité. J'en vois la preuve dans une coutume étrange

(1) Le mariage du frère et de la sœur, permis chez les Vanes, était défendu chez les Ases, Ynglinga saga, cap. iv. Consécration de l'épouse par le marteau, Edda Sœmund, t. 1; Thrymsquida, 30. On trouve aussi dans les chants héi oiques sur Sigurd l'usage de l'anneau nuptial. Cf. Tacite, 18, 19. Sancti Bonifacii epist xik, ad Ethibaldum, Merciœ regem : « In antiqua Saxom'a, si virgo paler- nam domum cum adulterio maculaverit, si mulier marilala, per- dito fœdere matrimonii, adulterium pcrpelraverit, aliquando co- gunt eam propria manu su:-pensam per laqueum vitam fmire, et super bustum illius incensse et concrematse conuptorem ejus suspendunt. » Immolation des veuves, Procope, de Bello Go- thico, 11, 14. '^EpouXou àv^pàç TeXsuTïiaavTOç, £uava'y''.cç vYÎ pvaix.1 àpsT'^ç p,ETa7T0tûup,£V)ri X.OÙ xkioç aoTvi eôeXoûoïi Xet-rreoôai, ppo^ov àva^J;a[j.£vYi irapà xnv toû àvcî'po; Tacpov, cùx; eîç p.axpov Ôvyict/cîiv. Edda Sœmund, t. II. Hundingshana, II, Fafnisbana, III, et la note a de la page 226. Respect des peuples du Nord pour les femmes. Tacite, 8, 7 ; Csesar, de Bello Gallico, lib. I. La loi des Angles [lex Angliorum et Werinorum), 10, 15, donne un motif grossier à l'augmentation du Wergeld de la femme : c Qui feminam nobilem virginem nondum parientem occiderit, 600 solidos componat ; si pariens erit, 1er 600 solidos ; si jam parère desiit, 600 solid. » Je trouve à peu près les mêmes proportions, par conséquent le même motif, dans la loisalique, 28, et dans celle des Ripuaires, 12, 13, 14. Au contraire, la loi bavaroise invoque un principe moral, 3, 13 : « Quia femina cum armis se defendere nequiverit, duplicem com- positionem accipiat. » La loi saxonne, 2, 2, punit du double l'ou- trage fait à une vierge. Cf. Lex Alamann., 67, 68. Rolharis, 200, 202. Uplandsl. Manhelg., 29, 5. L-d loi des Visigoths, VllI, 4, 16, est la seule qui attribue à la femme un "Wergeld moindre qu'à l'homme.

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conservée jusqu'au moyen âge dans plusieurs can- tons de TAllemagne. c< L'époux qui vieillissait sans c< enfants pouvait, disait-on, appeler à sa place un c( voisin qui lui donnât un fils. » Un tel usage, qu'on retrouve chez plusieurs peuples de l'anti- quité, et qui viole cependant toutes les lois de la nature, ne pouvait tenir qu'à une croyance supers- titieuse. C'est que l'homme avait besoin d'un fils, quoi qu'il coûtât, pour continuer la famille, pour représenter, pour honorer, peut-être pour rache- ter les ancêtres. En effet, l'enfant n'entrait dans le monde qu'à condition d'y accomplir des expiations et des sacrifices. Voilà pourquoi on plongeait le nouveau-né dans l'eau lustrale, comme s'il avait eu à laver quelque souillure héréditaire. Voilà pourquoi on lui faisait faire une libation en met- tant sur ses lèvres le lait et le miel, qui étaient des mets purs et sacrés. Après qu'il y avait goûté, qu'il avait pris sa place sur la terre par cet acte reli- gieux, il n'était plus permis de l'exposer ; il avait droit de vivre, il grandissait dans la maison ; et, s'il craignait son père comme un maître, il le res- pectait comme le représentant de la Divinité. Car le père était prêtre chez lui : il présidait au culte domestique, il consultait les volontés du ciel en agitant les bâtons divinatoires. Le suicide même, par plusieurs terminaient leur vie, était une dernière offrande qui leur assurait l'immortalité. Selon les anciennes traditions de la Suède, Odin

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avait voulu que les mourants fussent achevés à coups de lance : la Valhalla ne s'ouvrait pas aux trépassés, s'ils ne portaient pas sur eux la marque du fer (1).

La pensée d'une vie future se mêlait donc au spectacle de la mort ; elle éclatait dans les rites fu- nèbres qui réunissaient la famille autour du bû- cher ; elle devenait la source de tout le droit des successions. Chez les Scandinaves, l'adition d'hé- rédité se faisait dans un banquet. L'héritier y était assis sur la dernière marche du siège patrimonial, jusqu'au moment on lui mettait dans les mains la corne des braves^ pleine d'hydromel. Alors, se levant, il prononçait les paroles prescrites, vidait la coupe, et prenait possession du siège en même temps que du patrimoine. Or, en rapprochant les témoignages des historiens du Nord, je trouve que dans les mœurs païennes tout banquet solennel est un sacrifice ; je reconnais dans la corne des braves [Bragafull) la même libation qu'on fai- sait à chaque festin, en l'honneur des dieux pre- mièrement, puis des ancêtres, et qu'on appelait

(4) Griinm, Deutsche Rechts-Alterthûmer, p. 4-45, donne les preuves de Tétrange coutume qu'on vient d'indiquer. Sur le bain des enfants, dans l'eau lustrale, et la libation qu'on leur faisait hue : Bords saga, cap. vu; Vita sancti Liudgeri, ^p. Pertz. Culte domestique : Tacite, Germania, 10 ; Geijer, Geschichte Schwe- dens, -p. 100. Suicide des vieillards, Geijer, ibid., p. 102; Y?iglinga saga, cap. x et x[ : « Niordus naturali morte detessit. Is, antequam moriretur, Odino se signari jussit. » Sur les funé- railles, Tacite, de Germania, 27.

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aussi la coupe de Mémoire (Minné). L'usage de la coupe sacrée reparaît chez plusieurs peuples de l'Allemagne, et je vois encore au onzième siècle, sur les bords du Rhin, les festins funèbres célé- brés autour des tombes avec des libations et avec des chants que l'Eglise proscrivait comme autant de rites idolâtriques. Je crois donc apercevoir dans les coutumes du Nord la trace d'une loi com- mune aux plus grandes nations du Midi et de rOrient, qui liait les sacrifices aux successions, et n'investissait le successeur qu'à la charge par lui de satisfaire pour ses ancêtres. Ce devoir sacerdo- tal de l'héritier explique la préférence accordée aux fils, et comment les filles sont exclues de la terre salique, c'est-à-dire de la terre noble, reçue des aïeux. A défaut de descendants mâles, l'héri- tage est dévolu aux ascendants et ensuite aux col- latéraux jusqu'au septième degré. Les diverses coutumes varient dans le rang qu'elles leur assi- gnent, mais toutes s'accordent à préférer les pa- rents du côté de l'épée [Swertmage) aux parents du côté du fuseau (Spillmage) . Ainsi la parenté recueille les biens délaissés ; elle recueille aussi les charges : la tutelle des enfanis, la tutelle des femmes, et la vengeance du mort, s'il a laissé des injures à punir. A tous les degrés règne le senti- ment de la responsabilité mutuelle qui lie les hommes d'une même lignée, mais qui les sou- tient. Le dogme mystérieux de la solidarité, de la

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réversibilité des mérites et des démérites se fait sentir dans cette constitution de la famille germa- nique, où l'on ne voyait d'abord qu'un état vio- lent. Et ces relations, que la chair et le sang sem- blaient n'avoir formées que pour un temps, se rattachent à des lois éternelles, qui font l'unité morale du genre humain.

Les peuples du Nord connaissaient tellement la force de ces liens, qu'ils s'en effrayaient. Ils se ré- servaient la faculté de rompre des engagements si inflexibles. La loi salique en dispose expressé- ment. c( Si quelqu'un, dit-elle, veut renoncer à ses « parents, il se présentera dans l'assemblée du « peuple, portant quatre verges de bois d'aune, « et il les brisera sur sa tête, en déclarant qu'il c( n'y a plus rien de commun entre eux et lui. » Ainsi la loi formait le faisceau de la famille, mais elle permettait de le briser (1).

(1) Les cérémonies de l'adition d'hérédité sont décrites dans un passage de VYnglinga saga, qu on n'a pas assez remarqué, cap. xl : « In Suionia more receptum erat ut, cum mortualia regnm prin- cipumque celebrnnda forent, convivii apparator, idemque hxre- ditatem aditurus, in infimis solii eminentioris gradibus subsideret, donec scyphus Bragafull dictus inferretur ; ubi tum assurgens hseres, volo jue imncupalo, totum scyphum evacueret : hinc pater- num occuparet solium, plenario hsereditatis jurejam sibi acquisito. » Cf. Indiculus superditionum, 2, « de sacrilegio super defunctos. » Burchard de Worms, Inten'ogatio 51 : « Est aîiquis qui supra mortuum nocturnis horis catmina diabolica cantaret, et biberet, et manducaret ibi? » Grimm, Mythologie, t. I, p. 52. Les lois lombardes (Rotharis, 155); bavaroises, 14, 9, 4; celle des Visi- goths, IV, 1, reconnaissent sept degrés de parenté. L'ordre des successions varie, mais la prérogative de la parenté masculine est conservée : V. Lex Alamann., 57, 92 ; Burgund., IIV, 1 ; Bavar..

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Ainsi la société domestique ne peut pas si bien commence- contenir l'humeur inquiète du barbare qu'il ne de la société

^ ^ politique.

finisse par lui échapper. Il passe l'hiver accroupi auprès du foyer, enseveli dans le sommeil et la boisson ; mais, l'été venu, il ne résiste plus à la passion de la chasse et de la guerre : il en aime les périls et surtout le butin. Si l'entreprise est grande, plusieurs s'associent pour la tenter : ils savent ce que peut le nombre. Ainsi se forme la bande guerrière. Rien n'est plus libre que cette association : chacun y entre volontairement, et reste maître d'en sortir; il n'y paraît d'inégalité que celle de la force et du courage : la volonté de tous fait le pouvoir du chef. La bande vit de con- quêtes, par conséquent elle émigré : elle se met au service des nations voisines, passe le Rhin ou le Danube, se jette sur les terres de la Gaule ou de la Pannonie. Quelquefois les bandes réunies for- ment des armées ; elles entraînent après elles le gros de la nation, comme les quatre-vingt mille Germains d'Arioviste, qui menaient avec eux, sur des chars, leurs femmes et leur enfants. Au nord, l'émigration se tourne du côté de la mer. Les pi-

XIV, 9; Saxo Grammaticus, lib. X; Grimm, Deutsche Rechis- Alterthûmer, 475, et Texcellente dissertalion de M. Pardessus sur Tarticle 62 de la loi salique. 11 faut voir une discussion instructive sur le sens et la date du mot terra salica, dans le livre publié récemment par M. Waitz : clas alte Recht der Saîischen Franken, p. 117. C'est l'art 63 de la même loi qui traite des moyens de bri- ser le lien de parenté : « De eo qui de parentela se tollere vult. »

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rates saxons, sur leurs barques d'osier, vont porter la terreur jusqu'à l'embouchure de la Loire. On raconte qu'une famine cruelle désolant le Jutland, le roi convoqua l'assemblée; l'opinion unanime fut qu'on devait mettre à mort les hommes inu- tiles. Alors une femme nommée Gunborg se leva, et ouvrit un avis moins sévère : elle proposa qu'une moitié du peuple désignée par le sort quit- tât le pays. Le sort tomba sur les vieillards; mais les jeunes gens voulurent partir à leur place. S'il faut en croire les premiers chroniqueurs normands, c'était la coutume des Scandinaves d'exiler tous les cinq ans une partie de leur population (1). Ces bannis trouvaient une patrie sur leurs vaisseaux, et des dépouilles à conquérir sur tous les rivages : là, dans l'enivrement des tempêtes et des batailles, la passion du sang se tournait en délire ; le guerrier était saisi d'une fureur qu'il croyait divine, il de- venait berseker^ c'est-à-dire inspiré ; il frappait alors en aveugle, il mettait en pièces ses gens, ses compagnons, et la barque même qui le portait. Il semble que l'indépendance humaine soit poussée à ses derniers excès dans une telle vie, sur les flots sans maître et sans limites; et cependant, aussitôt que des hommes se rapprochent, l'idée du droit se fait si inévitablement place au milieu d'eux, que ces rassemblements de pirates ne peuvent s'y sous-

(1) Cette coutume rappelle le ver sacrum de l'ancienne Italie,

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traire. Ils se choisissent des chefs, fils de chefs puissants, qui réunissent les deux prestiges de la naissance et de la valeur. Ceux-là seulement qui ont renoncé à vivre sous un toit et à vider la coupe auprès du brasier peuvent prétendre au titre de rois des mers. Autour d'eux se rangent des hommes d'élite ordinairement au nombre de douze, qu'ils nomment leurs champions [Cappar^ Kxmpé) . Les champions meurent pour celui qui les mène ; lui, partage fidèlement la cargaison entre les sur- vivants. La tradition rapporte qu'un prince norvé- gien, nommé Half, croisa dix-huit ans sur l'Océan avec soixante hommes : nul n'était admis dans sa troupe qu'après avoir fait preuve de sa force, en levant une pierre que douze guerriers ordinaires remuaient à peine. Ils s'engageaient à ne jamais chercher de port dans l'orage, à ne jamais panser leurs blessures avant la fin du combat. Un jour, le bâtiment chargé de butin allait couler : on tira au sort ceux qui se jetteraient à la mer pour sauver le chef et la cargaison; ils s'y précipitèrent, suivi- rent le navire à la nage, et se retrouvèrent tous sur la plage pour la distribution des dépouilles. Les sagas sont pleines de ces récits. Ils excitaient les gens de mer, et les faisaient sortir par milliers des promontoires, des golfes, des îles qui hérissent les côtes Scandinaves. On reconnaît la même orga- nisation en Germanie, chez les bandes d'aventu- riers décrites par Tacite : des chefs désignés par

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l'éclat de leur noblesse et de leurs armes ; autour d'eux une clientèle militaire, avec des rangs et des degrés ; entre tous ceux qui la composent, un lien consacré par des serments. Avec la hiérarchie guerrière commence le principe de vassalité qui doit faire le fond de tout le droit féodal. Cependant jusqu'ici l'engagement est volontaire, et par con- séquent révocable. Chacun reste libre d'abandon- ner la société militaire en renonçant à ses béné- fices ; les compagnons d'un chef s'obligent à se dévouer, mais non pas à obéir (1).

Mais, derrière la bande émigrante, on voit la na- tion dont elle se détache, qui tient au sol, qui s'y enracine par ses institutions. L'organisation théo- cratique des anciennes nations du Nord semble res- sortir d'un chant de VEdda, le chant du Rig, le poëte célèbre l'origine des différentes classes d'hommes.

« Un fils d'Odin , Heimdall , parcourant le monde, arriva un jour au bord de la mer et y

(1) Tacite, Germama, 13 et 1-4; Csesar, deBello Gallico, lib. I. Sur les émigrations des Scandinaves, cf. Paul Warnefrid, Historia Longohard., lib. I, cap. ii : « Intra hanc constituti populi, dum in tatifam multitudinem pullulassent, ut jam simul habitare non valerent, in très, ut fertur, cmnem catervam, partes dividentes, qu3e ex illis pars patriam relinquere, novasque deberet sedes exqui- rere, sorte perquirunt. » Saxo Grammaticus, lib. YIII; Ynglinga saga, cap. xlvii, xlviii; Odon, de Gestis consul. Andegav., apud d'Achery, Spicilegium,i. III; Dudon de Saint-Quentin et Guillaume de Jumiéges, apud Duchène, Scriptores Norman., p. 62, 221 ; Saga de Half dans la Bibliothèque des sagas, t. II, et tout le cha- pitre II de V Histoire des expéditions maritimes des Normands, t. î, par M. Depping.

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trouva deux vieux époux, que le'poëte appelle le Bisaïeul et la Bisaïeule. Ce couple indigent ac- cueillit le dieu, lui offrit un pain grossier avec la chair d'un veau^ et le garda trois jours et trois nuits. La Bisaïeule eut de lui un fils, sur lequel on répandit l'eau lustrale, et qu'on appela le Serf {Thrœll). Il était noir, il avait les mains cal- leuses el le dos voûté ; et, quand il fut devenu fort, sa tâche fut de travailler l'écorce, de ramasser le bois et de le porter sur ses épaules. Une femme vint sous son toit : elle avait la plante des pieds meurtrie, les bras brûlés par le soleil ; elle se nom- mait la Servante. Elle lui donna des enfants qui s'appelèrent le Sombre, le Grossier, le Querelleur, le Paresseux, et qui furent les premiers de la race des serfs. Ils eurent pour emploi de faire des haies, d'engraisser les champs, de creuser les tourbières, de garder les chèvres et les porcs.

c( Ensuite Heimdall, cheminant toujours, s'ar- rêta chez deux autres époux, le Grand-Père et la Grand'Mère. Leur demeure était moins dénuée : on voyait un coffre sur le plancher ; la femme fai- sait tourner le rouet, et préparait des vêtements. Le dieu y passa trois jours et trois nuits, et la Grand' Mère eut de lui un fils qui fut appelé le Libre [Karl). Il vint au monde avec des cheveux rouges, un teint coloré, des yeux élincelants : on l'enve- loppa dans le lin. Quand il commença à croître et à se fortifier, il apprit à dompter les taureaux,

JÎT. GERM. I. \Q

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à construire des maisons, à conduire la charrue. La fiancée qu'on lui présenta portait un vêtement de peau de chèvre et un trousseau de clefs : elle s'appelait la Diligente. On la plaça sous le voile de lin; les époux échangèrent leurs anneaux, et ils donnèrent le jour à des enfants qu'on nomma l'Homme, le Laboureur, l'Artisan. Ce furent les auteurs de la race des hommes libres.

« Enfin Heimdall s'en alla visiter une demeure située vers le sud. Ceux qui l'habitaient -étaient le Père et la Mère. La mère prit une nappe brodée, et en couvrit la table ; elle prit des pains minces d'un blanc froment, et les plaça sur la nappe. Elle y mit aussi des pl^ts ornés d'argent, regorgeant de venaison : les coupes étaient garnies de métal. Le dieu resta chez ses hôtes trois jours et trois nuits, et la Mère enfanta un fils qu'on enveloppa de soie et qu'on arrosa d'eau sacrée, en lui donnant le nom de Noble [Jarï). Il avait les joues vermeilles, la chevelure argentée, et le regard perçant d'un dragon. L'enfant grandit et il apprit à brandir la lance, a ployer l'arc, à tailler des flèches, à che- vaucher hardiment, à traverser les eaux à la nage, à lancer les meutes, à chasser les bêtes sauvages. Or Heimdall l'avoua pour son fils, lui enseigna les runes, et voulut qu'il possédât des terres nobles et un manoir héréditaire. Ensuite le Noble épousa la fille du Baron, et leurs enfants furent le Fils, l'Enfant légitime, l'Héritier, le Descendant, et le

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Roi (Konr)^ qui vint le dernier de tous. Et les au- tres enfants du Noble aiguisèrent les flèches, cour- bèrent des boucliers, manièrent les lances. Mais le Roi connut les runes, les runes du temps, les runes de Téternité. Il comprit le chant des oiseaux, et sut calmer la mer, éteindre l'incendie et endormir les douleurs : il posséda la force de huit hom- mes (1). »

Cette fable représente la constitution primitive de la nation Scandinave, qui se reproduit chez les principales races germaniques. C'est un dieu, par conséquent c'est une religion qui en est l'origine, et qui en a fait un seul peuple en trois castes : les nobles, les libres et les serfs. Dans la noblesse, seule dépositaire des runes, c'est-à-dire de la doc- trine et du culte, on reconnaît un corps sacerdotal, mais qui a cédé depuis longtemps à des penchants belliqueux. Odin et les Ases sont des prêtres conqué- rants, et, de leur sang, prétendent sortir toutes les races nobles du Nord. Au dixième siècle, l'Islande était gouvernée par trente-neuf prêtres. Chez les Goths, les nobles se disaient fils des dieux, et c'était dans leurs rangs qu'on prenait les sacrificateurs : Tacite trouve partout les prêtres partageant le pou- voir des chefs, déclarant les volontés du ciel, infli- geant des châtiments, revêtus d'une autorité que les

(1) Eâda Sœmundai'i i. \IU Rigsmal. M. Ampère en a donné une excellente traduction dans le? mélanges qu'il a publiés sous le titre de Littérature et VotjûgeSi

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hommes ne laissent exercer que de la part des dieux. C'est pourquoi le meurtre du noble est puni d'une peine pécuniaire plus forte : son domaine est plus étendu ; il se faitservir par des hommes libres. La noblesse confère donc un caractère sacré ; elle a plus que des droits, elle a des privilèges. Les hommes libres viennent en second lieu ; ils forment, à vrai dire, la caste guerrière. Ils n'ont que des droits, mais ils les ont tous : la propriété, la com- position pécuniaire pour les offenses reçues, le suf- frage en ce qui touche les affaires publiques. Leur garantie est dans leurs armes, surtout dans le bou- clier, qu'on ne perd pas impunément, et sans le- quel on n'entre pas aux assemblées délibérantes. Au troisième rang, se trouvent les serfs attachés à la glèbe, je crois apercevoir une caste de culti- vateurs opprimée par la conquête. Les anciennes lois de l'Allemagne les appellent les faibles [lidi, lazzi^ lassen) ; et je reconnais bien le dur génie de l'antiquité, qui réservait le travail à la faiblesse. Ces faibles sont des vaincus ; car la coutume de Saxe déclare c< que les Saxons, vainqueurs des Thurin- giens, les laissèrent vivre, en les attachant à la cul- ture des terres, dans la condition vivent encore leurs descendants. » Mais ici les vaincus sont de la môme race que les vainqueurs : Odin est aussi l'aïeul des serfs. Yoilà pourquoi la loi les couvre encore ; elle protège leur personne par une peine pécuniaire, quoique inférieure ; elle leur attribue

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une sgrte de possession, quoique chargée de rede- vances; la faculté de poursuivre en justice, mais non de siéger aux jugements ; les droits civils, mais non les droits publics. Ils se distinguent ainsi, chez plusieurs peuples, d'une dernière classe d'hommes, celle des esclaves. L'esclave est l'homme d'une autre race, d'une race étrangère aux dieux, par conséquent, non plus un homme, mais une chose. C'est le captif qui fait partie du butin, qu'on immole, qu'on vend, qu'on attache, non pas à la glèbe, mais à la meule, au soin de l'écurie et du chenil. Rasé, sans cheveux, sans armes, sans droits, s'il est blessé, il n'y a de réparation que pour le maître, qui peut tout faire de lui, excepté une per- sonne libre; car l'affranchissement ne le réhabilite point, la mort même n'efface pas la trace de ses chaînes. La Yalhalla est fermée aux esclaves; ils n'y entrent qu'à la suite de leur maître, si on les a brûlés avec lui sur le même bûcher (1).

(1) Ynglinga saga, cap. ii; kmesen, Isîand Rettergang, 472; Jornandès, de Rébus Geticis, 5, 10, 11 ; Tacite, de Germania, 10, 11 ; Ammien Marcellin, XXVIII, 5 : « Nam sacerdos apud Burgun- dios omnium maximus vocatur Sinistus, et est perpétuas, obnoxius discriminibus nuUis ut reges. » Cf. Gregor. ïuron,, VI, 31 : k Sa- cerdotes et seniores. » Le noble a un Wergeld supérieur à celui de rhomrae libre : cf. Lex Angl. et Werinor., tit. 9; lex Bajuvar,, 2, 20, et les autres cités par Grimm : Deutsche Rechts-Alterthû- mer, p. 273, et Guizot, Essais sur Vhistoire de France, ¥ essai, chap. II, sect. 2. En ce qui touche les droits des hommes libres, Olafs tryggvason saga, cap. clxvi ; Schasenspiegel, 111, 72 : « Dat echte Kint unde vri behalt sines vater schilt ; » Tacite, de Germa- nia, 13, La plupart des langues du Nord ont plusieurs noms pour désigner l'homme qui n'est pas libre. Cependant chez quel-

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Ainsi, au milieu de l'obscurité qui couvre Tan- cienne Germanie, il reste encore assez de lumière pour qu'on y retrouve avec surprise les castes des vieilles sociétés de l'Orient. Mais les sociétés de l'Orient étaient demeurées immobiles aux lieux mêmes oii elles se formèrent : au contraire, les Germains s'étaient déplacés, et, durant une marche de plusieurs siècles, des bouches du Tanaïs au bord de la mer du Nord, avec les résistances qu'il fallait vaincre, comment le désordre n'aurait-il pas fini par s'introduire dans ce grand corps, et par en trou- bler les rangs? L'ancienne constitution théocra- tique ne pouvait plus maîtriser l'impétuosité d'une race conquérante et victorieuse. On voit les prêtres gagnés par les mœurs violentes des guerriers ; les fonctions de ces deux castes s'intervertissent et se confondent. D'autres fois, les serfs, châtiés de quel- ques peuples, particulièrement chez les Scandinaves, on ne peut pas s'assurer d'une différence précise entre le serf et l'esclave : d'un autre côté, chez les Saxons, les Lassen avaient leurs députés à l'assemblée de la nation. Cf. Wittickind, Annal., lib. I : « Gens Saxonum triformi génère ac lege prseler conditionem servilem di- viditur... » VitaS. Lebuini, apudPertz, II : « Staluto quoque tem- pore anni, semel ex singulis pagis atque eisdem ordinibus tripartitis singillatim viri duodecim electi, et in unum collecti in média Saxonia... » Saschenspiegel, III, 44 : « Do lieten sie die bure sit- ten ungeslngen, unde bestadeden in den acker to also gedeneme rechte, als in noch die Late Lebbet ; daraf quamen die Late. » Cf. VAIdio des lois lombardes et le parman de la coutume bavaroise. Voyez aussi Tacite, de Germania] 25. Pour la condition de l'esclave, Capiiular., 5, 247 ; Uplandslag manh.,Q, 9 ; lex Alamann., 37 ; Edda Sximindar, t. II. Fafnishana, III, l.I; Harbardsliold, str. 32, et Grimm, Deutsche Rechts-Alterthumer, p. 500 et suiv-

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que révolte, descendent au niveau des esclaves; et l'on s'explique de la sorte les témoignages de ceux qui ne distinguent chez plusieurs peuples que trois classes d'hommes, ou deux seulement, les libres et ceux qui ne le sont pas (1).

Si les castes avaient mis l'ordre dans la société, le pouvoir y mettait l'action et la vie. Chez la plu- part des grandes nations germaniques, le pouvoir était exercé par des rois. Mais le nom même de roi [Konr^ King, Kœnig) désignait une fonction sacer- dotale, ordinairement héréditaire dans une famille qui se faisait descendre des dieux. En Suède, celui qui devait régner dans la ville sainte d'Opsal était inauguré par les nobles sur la pierre sacrée, avec des sacrifices et des prières. Il prenait ensuite pos- session du trône, il paraissait, comme le succes- seur d'Odin, entouré de douze conseillers qui re- présentaient les douze Ases. On l'appelait le défen- seur de l'autel, et il avait la charge des sacrifices, pour lesquels toute la Suède lui payait un tribut. Tacite connaît aussi chez les Germains des rois

(1) Les lois des Bayarois, des Visigoths, des Burgundes, ne con- naissent que deux états : liberi et servi. Les lois des Francs, des Angles, des Anglo-Saxons, des Scandinaves, en admettent trois : ingenui, lidi, servi; adalingus, liber, servus; adeling, ceorl, theov; jarl, karl, thrœll. Les lois des Alemans, des Frisons, desBurgon- des, des Saxons, en reconnaissent quatre : priinus, medianus, mino- fledus, servus; nobilis, liber, litus, servus ; nobiles, médiocres, mi- nores, servi; adelingi, frilingi, lassi, servi. Cf. sur ce point et sur les droits de chaque classe, Eichhorn, Deutsche staats-und-Rechts- Geschichie, 1. 1, p. 46, 129; Mœser, Osnabrûckische Geschichte, t. I, p. 13.

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qui exercent le pontificat, qui tirent les présages, qui se disent les interprètes du ciel. Ailleurs, il semble que le pouvoir religieux n'a pu se faire obéir des hommes libres qu'en subissant leurs con- ditions et en devenant militaire. Les rois des Francs et des Goths étaient proclamés par les guerriers ; on les élevait, non sur la pierre immuable, mais sur le pavois ; ils prenaient possession du pays en che- vauchant autour avec tout l'appareil des batailles ; le peuple les reconnaissait, mais en se réservant le droit de les déposer. Les Burgondes détrônaient leurs princes quand leurs armes étaient malheu- reuses, ou quand la récolte manquait. La royauté, affaiblie de la sorte, finit par disparaître chez plu- sieurs peuples, en Islande, par exemple, et en Saxe, il n'y a plus que des chefs électifs (1). Les magistratures inférieures ne disparaissent

(1) Ynglinga saga, cap. v, viii, xxiv ; Edda Sœmunclar, t. III; Rigsmal, str. 40 : « Sed Konr (rex) juvenis calluit runas, runas per aevum et ajtatem duraturas. Is quoque calluit homines servare acies hebetare mare sedare. 42 : Didicit avium clangorem intelligere moderari ac sopire deprimere curas, robur et alacritatem octo virorum. Tacite, de Germania, 1, 10, H, 43; Histor., IV, 15; Ammien-Marcellin, XXVIII, 5 : « Apud hos (Burgundios) generali nomine rex vocatur Hendinos, et ritu veleri potest'ati deposita removetur, si sub eo fortuna titu- baverit belli, vel segetum copiam negaverit terra. » Cassiodore, X, Epist. XXXI ; Gregor. Turon., II, 40; IV, 14, 16. Sur la pierre de Mora, qui servait à l'inauguration des rois d'Upsal, V. Geijer, Om den gamla Svenska Fœrbunds-fœrfatt-ningen, Iduna, 9, 192. Voyez aussi Waitz, das alte Redit der Salischen Franken, p. 203 et suiv. Cet auteur réfute d'une manière péremptoire ceux qui font naître la royauté chez les Germains de leurs rapports avec l'empire romain.

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pas, mais elles s'altèrent; elles semblent se ratta- cher au premier partage du territoire, dont elles suivent les divisions. La division la plus commune distribue le pays en plusieurs cantons {gau^ scire^ pagus), sous l'autorité d'autant de magistrats appe- lés grafen^ et qui prirent plus tard le nom romain de comtes. Le canton se divise en districts [Hun- tari^ Hœdrad^ Hundred) composé de cent bourga- des [Wilariy Gardr)^ et gouvernés chacun par un centenier {Centenarius^ Hundredsealdor). Tous ces titres, comme celui de roi, durent primitivement désigner des sacerdoces; plus tard, ceux qui les portent ne sont plus que des officiers de guerre et de justice. La seule puissance qui ne s'altère jamais, et de qui relèvent toutes les autres, repose dans les assemblées du district, du canton, de la nation en- tière (1).

Mais la nation pense tenir sa souveraineté des dieux qui la fondèrent : elle n'omet rien pour les intéresser, pour les lier à ses décisions. Chaque as-

(1) Tacite, de Germania, 6, 42 : « Eliguntur in iisdem conci- liis et principes qui jura per pagos vicosque reddunt. » Caîsar, de Bello Gallico, VI : « Principes regionum atque pagorum inter suos judicant. » Lex Salica, 46, 49, 55, et les preuves données par Grimm, Deutsche Redits- Alterthiimer, 535 ; Eichhorn, 1. 1, p. 244; Savigny, t. I, chap. iv. Waitz (p. 126 et suiv.), par une interpré- tation ingénieuse et solide du tit. 45 de la loi salique, De migran- tihus, arrive à des conclusions très-neuves sur la constitution de la bourgade [Dovfsvilla) chez les Francs. Aux magistratures qu'on trouve chez tous les peuples germaniques, il faut ajouter le tunginus des Francs et le tungerefa des Anglo-Saxons, chefs élec- tifs placés sous l'autorité des centeniers et des comtes.

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semblée [mal, ding, Ting) a son jour fixé dans le ciel. On se réunit à la pleine lune ou a la nouvelle lune : le lieu du rendez-vous est un lieu sacré. Une palissade de branches de saule et de noisetier en marque l'enceinte extérieure. Au dedans, vingt- quatre pierres larges et hautes forment un cercle qui s'ouvre à l'orient ; au milieu sont deux sièges pour les pontifes, et un autel pour les sacrifices. Le sang de la victime coule. Les pontifes interrogent le sort par des bâtons runiques, par le vol des oiseaux, par le hennissement des chevaux sacrés : toute la délibération dépend de leurs réponses. Cependant ils maîtrisent la multitude, ils commandent le si- lence. Jusqu'ici l'assemblée a l'aspect d'un temple ; mais ceux qui la composent y sont venus en armes. Ils y portent toute la liberté des mœurs militaires; ils tardent, il se font attendre jusqu'au troisième jour. Si un chef les harangue, il faut qu'il per- suade ; tout homme libre peut élever la voix. Des huées couvrent le discours qui a déplu. L'avis qui l'emporte est salué par le cliquetis des épées. Quand il s'agit d'une guerre à soutenir, le peuple choisit un des siens, le fait combattre avec un prisonnier ennemi : par l'issue du combat on juge de quel côté penchera la fortune. Le peuple réuni prend l'aspect d'une armée: l'assemblée devient un camp. Le pouvoir était descendu de la religion, mais il passait du côté de la force (1).

(1) J'ai pris pour exemple le célèbre cercle de pierres de Thigk-

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Ainsi le génie sacerdotal et le génie guerrier se institutions retrouvent aux prises sur tous les points. Le besoin d'autorité est si impérieux, qu'il introduit une hiérarchie jusque dans les bandes émigrantes; mais l'instinct de liberté est si fort, qu'il ébranle toute la constitution des nations sédentaires. De ces deux puissances il faut enfin que l'une ou l'autre l'emporte, et que la lutte ait son dénoûment dans les insiitulions judiciaires, la loi fait son der- nier effort pour réaliser l'ordre idéal qu'elle a conçu, pendant que les volontés récalcitrantes met- tent tout en œuvre afin d'échapper à la contrainte qu'elles détestent.

Et d'abord, comme si ce n'était pas trop de majesté divine pour couvrir un acte si décisif, le jugement est rendu dans l'assemblée publique, par conséquent dans le lieu saint. Toutes les cir- constances qui l'accompagnent en font une solen- nité religieuse. Le soleil, c'est-à-dire la divinité nationale, y préside : le tribunal est tourné du côté

reeds, au bailliage de Stavanger, en Norvège. Il a deux cents pieds de circonférence, et vingt-quatre pierres carrées de quatre pieds de hauteur. Cf. Saxo Grammaticus, lib. 1 : j Lecturi regem aflîxis humo saxis insistere suffragiaque promere consueverant, subjectorum lapidum fnmitate, facti constantiam ominati. » Grimm, Deutsche Rechts-Alterthûmer, p. 807, 809. Gulathing, p. 43. Tacite, de Germania, 40, 44 : « Silentium per sacerdotes quibus et tum coercendi jus et imperatur. lUud ex liberlate vitium, quod non simul, nec ut jussi conveniunt... Si displicuit sententia, fremitu adspernantur ; sin placuit, frameas concutiunt. » Geijer, Geschichte Schwedens, 403. Le peuple suédois, délibérant en armes, s'appe- lait Svea-haer, l'armée de Suède. La grande assemblée annuelle d'Upsal s'appelait Als-herjar-ting, la réunion de toute l'armée.

148 CHAPITRE 111.

de son lever ; son coucher marque la fin de l'au- dience. Le magistrat y remplit un ministère de prêtre; en rendant la justice, il ne fait que pro- curer l'accomplissement de la volonté des dieux. Du haut de sa chaise de pierre qui domine la foule, un bâton blanc dans la main, il demeure impas- sible, il dirige les débats, il interroge, il pose les questions, mais il n'opine pas : ceux qui opinent, qui répondent, qui décident enfin, non-seulement sur le point de fait, mais sur le point de droit, ce sont tous les hommes libres présents, ou du moins un certain nombre délégués au nom de la commu- nauté tout entière. Les plaideurs comparaissent devant leurs pareils, et cette coutume, traversant le moyen âge, deviendra un des principes de la jurisprudence moderne. Quelquefois il y a cent assesseurs, comme chez les peuples décrits par Ta- cite. Il y en a douze en Islande, en Danemark, en Frise; la loi sali que en veut sept. On les nomme Rachimburgi ou Harimanni., c'est-à-dire gens de guerre; et en effet le bouclier, symbole de la sou- veraineté guerrière, est suspendu devant eux. Les débats s'ouvrent et se poursuivent avec le même contraste de rites sacrés et de démonstrations mi- litaires (1).

(1) Menken, I, 846 : « Tribunal cum consensu Thuringorum po- situmest... cum asseribusa rétro et ambobus lateribus in altitudi- nem quod judex cum assessoribus suis possint videri a capito usque adscapulas : introitus versus orientem apertus. h Chez les Scandi- naves, l'accusateur doit regarder vers le midi, l'accusé vers le

LES LOIS.

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D'un côté je vois toute une procédure mysté- rieuse : la poursuite judiciaire n'est qu'un appel aux dieux. Le demandeur et le défendeur les pren- nent à témoin par le serment. Ils jurent sur l'an- neau trempé du sang des victimes, ils invoquent les noms d'Odin et de Thor. A la suite de chacune des parties comparaît sa famille. Six personnes, quelquefois douze, cinquante, et jusqu'à six cents, viennent jurer, non de la vérité du fait, qu'elles ne connaissent pas, mais de la véracité de leurs pa- rents, qu'elles garantissent. Les lois barbares, ré- digées en latin, les appellent conjuratores. Ce genre de preuves puise toute sa force dans les ter- reurs religieuses qui poursuivent les parjures. L'Edda leur réserve les plus cruels châtiments de l'enfer : le ciel les punit, la terre a horreur d'eux,

nord. Niala, cap.Lvi, 74. Gregor. Turon., lib. VII, cap. xxiii : « Ad placitum in conspectu régis Childeberti advenit, et per triduum usque in occasum solis observavit. » Cf. Gutalag, 65. Gràgâs, 45, etc. Distinction du magistrat (Richter), et de ceux qui pronon- cent (f/riM/er) ; Gri mm, Deutsche Redits- Alterthûmer , 750. Ca- ractères et insignes du magistrat, Grimm, p. 761, 763. Sur les prêtres-juges de Tancienne Islande, Arnesen, Island, Rettergang. Tacite, de Germania, 12, connaît l'existence des assesseurs : « Centeni singulis ex plèbe comités, concilium simul et auctoritas, adsunt. » Cf. LexRipuar., 55; Salica, 60, et les textes nombreux cités par Grimm, 768; Eichhorn, I, 221 et suiv.; Savigny, t. I, chap. IV. Phillips, Deutsche Geschichte, t. I, §15-'! 5. Pardessus, Dissertations IX et X de la procédure chez les Francs. En ce qui touche Fappareil militaire des jugements, Lex Salica, 46 : « Et in mallo ipso scutum habere debenl. » Leges Edowardi con- fessoris, cap. xxiii. Hâkonarbôck, Manhelg., 19. Quand les em- pereurs ^d'Allemagne venaient tenir la grande dicte d'It;)lie à Pion- caglia, leur bouclier était arboré à un màt, et les chevaliers venaient faire la veille des armes autour de l'écu impérial.

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et c'est une croyance populaire en Suède que l'herbe ne pousse pas sur leurs tombeaux. Le ser- ment interpelle les dieux : ils répondent par le témoignage des hommes ou par la voix de la nature. En matière civile la preuve testimoniale est facile ; car les actes principaux de la vie légale, le ma- riage, l'émancipation des enfants, l'affranchisse- ment des esclaves, s'accomplissent publiquement, avec des formalités symboliques qui parlent aux yeux. Quand deux parties contractent, elles brisent une paille, dont chacune garde la moitié. Le ven- deur d'une terre remet à l'acheteur une motte couverte de gazon, avec la baguette, emblème de la puissance; et, en même temps qu'il reçoit le prix, il touche les témoins à l'oreille, siège de la mémoire. En matière criminelle, si le crime n'a pas eu de spectateurs, la nature, ce témoin silen- cieux, mais vivant, trouvera une voix pour le dé- noncer. De les épreuves de l'eau et du feu, qui ont leur raison plus profonde qu'on ne croit dans le paganisme du Nord. L'eau et le feu ne sont pas seulement les instruments de la divinité : ces élé- ments incorruptibles et parfailement purs voilent des divinités puissantes qui jugent, qui discernent le malfaiteur, qui ne peuvent souffrir sa présence, qui le repoussent à leur manière. Voilà pourquoi, dans le jugement par le feu, le fer rouge brûle la main du coupable et le contraint de se retirer^ tandis que^ dans le jugement par l'eau, le cou-

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pable est celui qu'elle ne veut pas recevoir, celui qu'elle ne submerge point. D'autres fois on apporte le cadavre devant les juges : ses plaies saignent quand on fait approcher le meurtrier. Les dieux, qui renversent ainsi toutes les lois de la nature pour saisir le criminel, veulent donc son châti- ment. A eux seuls, en effet, appartient le droit de punir. Le magistrat ne l'exerce qu'en leur nom, et en vertu de son caractère sacré. Toute action vio- lente contre un particulier trouble la paix du peuple, qui est d'institution divine : par consé- quent elle donne lieu à une offrande satisfactoire, à une peine pécuniaire, appelée fredum^ c'est- à-dire le prix de la paix. Les crimes publics, la trahison, le sacrilège, sont les seuls contre lesquels le magistrat prononce une peine corporelle, la mort, la mutilation, le bannissement. Alors le châ- timent devient une expiation, par laquelle la na- tion se décharge de la complicité du crime commis chez elle. Toute exécution à mort est un sacrifice humain : la loi de Frise s'en explique formelle- ment. Elle ordonne que celui qui a profané un temple « soit immolé aux divinités du pays. » Chez les Scandinaves le patient est une victime of- ferte à Odin : le dieu vient s'asseoir la nuit sous la potence pour converser avec le supplicié; il aime qu'on ^invoque sous le nom de Hangci Drottin j « le « Seigneur des pendus (1). » (1) Preuve par serment. Volospa, sir. 35; Landnama, § -4, 7^

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D'un autre côté, je reconnais devant les mêmes tribunaux, dans le même temps, sous les mêmes lois, une procédure toute guerrière, le débat n'est plus qu'un appel à la force. Le demandeur, sans autorisation préalable du magistrat, accom- pagné seulement de ses témoins, est allé faire la sommation au logis du défendeur comme une dé- claration de guerre. Au jour dit, les deux adver- saires comparaissent en armes dans l'assemblée. il leur est permis de récuser les témoignages

p. 138; Historia S. Cuthberti : « Juro per deos meos potentes Thor et Othan. » En Islande, celui qui prêtait le serment judiciaire mettait la main sur un anneau teint du sang des victimes. Grimm, 895 etsuiv.; Geijer, Geschichte Schwedens, p. 402 ; Rotharis, I, 364. En ce qui touche les solennités symboliques de la vente, de la stipulation, etc., Meichelbeck, Historia Frising, 42i, 484; Falke, Traditiones Corbeienses, p. 271 : « Secundum morem Saxo- nicœ legis cum terrœ cespite et viridi ramo arboris. » Grimm, p. 112 et suiv., donne un grand nombre d'exemples. Lex Baju- var., XV, 2 : « Post acceptum pretium, testis per aurem débet esse tractus. » Ripuar., 60 ; Marculf, 1, 21 : « Omnes causas suas ei per festucam visus estcommendasse. » Cf. Lex Ripuar., 71 ; Traditiones Fuldenses, 1, 5, 20. Pour ï or àixlie, Edda Sœmundar, t. II; Quida Guthrunar, 111 : « Cito ea dimisit ad fundum manum can- didam atque ea sustulit virides lapillos. » « Yidete nunc, viri ! Ego illsesa facta sum, sancte quidem, quantumvis lebesiste ferveat. » Capitidar., ann. 803, cap. v; Saxo Gramma- ticus, lib. XII; Leges Èdowardi, 3; Leges Inœ, 77, etc.; Phillips, Geschichte des Angelsœchsischen-Rechts ; Lex Salica, 56, 50, 76; Gregorius Turon., MiracuL, lib. I, c. l^xxi ; Lex Visigoth., YI, 1, 3; Luitprand, Lex, V, 21 : Hincmar. Epist.xxxix; Annal. Hinc- mari Remens, ad ann. 876; Sachscnspiegel, 1, 39. Les plaies du cadavre saignent à l'approche du meurtrier ; Nibehingen, 984- 986; Shaksjieare, Richard III, acte I, se. ii. Cf. Gritnm, Deutsche Rechts-Alterthûmery 951 ; Pardessus, Onzième Dissertation sur la loi salique. Sur la peine de mort. Tacite, 12, 19 ; Lex Fris , additio sapientiuin, tit. 42 : Qui fanum effregerit imraolalur diis quorum templa violavit. » Ynglinga saga, cap. vu.

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et les épreuves, de s'en remettre à leur épée et de réclamer le duel. La coutume l'admet pour tous les genres de contestations, soit qu'il s'agisse d'un champ, d'une vigne ou d'une somme d'argent ; à plus forte raison quand il faut prouver un crime. Si le litige est d'un fonds de terre, on place devant les combattants la glèbe symbolique. Ils la touchent de la pointe de l'épée avant de croiser le fer. Les juges, simples spectateurs de l'action, n'ont plus qu'à proclamer le vainqueur. Le vaincu éprouve le sort de tous ceux qui succombent dans les batailles : il faut qu'il subisse la rançon, la captivité ou la mort. En matière civile, quand le débiteur con- damné par jugement refuse de s'exécuter, il y a exécution militaire, invasion de sa maison à main armée, saisie de ses biens jusqu'à concurrence de la dette. S'il ne peut payer de son bien, il paye do de sa personne : le créancier se le fait adjuger par le tribunal à titre de serf ; il le garde dans sa mai- son, le charge de travaux humiliants, l'enchaîne s'il lui plaît, c( pourvu que la chaîne ne soit pas c( serrée au point de faire rendre l'âme. » Mais, si le débiteur récalcitrant refuse de travailler, la loi norvégienne permet « de le conduire à l'assemblée, « afin que ses amis le rachètent ; et, si personne « ne le réclame, de couper sur son corps ce qu'on a voudra, en bas ou en haut. » En matière crimi- nelle, une fois l'offense reconnue, les juges con- damnent le coupable à une satisfaction pécuniaire

154 CHAPITRE III.

proportionnée à la grandeur du préjudice et à la dignité de l'offensé : on l'appelle wergeld, c'est-à- dire le prix de la guerre. S'il s'agit d'un homicide, la satisfaction est reçue par les parenls du défunt, qui ont à venger l'injure commune. Réciproque- ment, quand le condamné est insolvable, la peine retombe sur sa famille, qui supporte la responsa- bilité du crime. La loi salique veut que « l'insol- c( vable présente douze hommes, pour jurer qu'il « ne possède plus rien ni sur terre ni dessous. « Alors il entrera dans sa maison, y ramassera de « la poussière aux quatre coins, et, debout sur le « seuil, le visage tourné vers l'intérieur, il jettera c( la poussière de la main gauche par-dessus ses c( épaules, de façon qu elle retombe sur le parent « le plus proche. Puis, en chemise, sans ceinture, c( un bâton à la main, il sautera plusieurs fois, et a dès ce moment la dette restera à la charge du « parent désigné. » A défaut, par la famille, de sa- tisfaire le créancier, la loi lui livre la personne du débiteur. 11 le réduit en esclavage ; ou bien, après l'avoir présenté à quatre assemblées successives, si nul ne s'offre à le racheter, il le fait payer de sa vie : de vita componat. Ici le supplice a cessé d'être une expiation publique : on n'y voit plus qu'une vengeance privée (1).

(1) Lex Salie, 1,5: Ille autem qui alium niannit cum testi- bus ad domum illius ambulet. » Ibid., 54; Ripuar., 52, 5. Cf. Niala^ cap^ xxii-xxiii. Pour le duel judiciaire, Tacite, cap. x; Gre-

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Dans celte suite de scènes dont se compose pour ainsi dire le drame judiciaire, on reconnaît un pou- voir religieux qui cherche à sauver la paix, à dé- sarmer la guerre, et qui s'y prend de trois façons différentes. Premièrement, la paix publique est sanctionnée comme une loi des dieux. Le ciel, avec la régularité de ses mouvements, en donne l'exem- ple à la terre, et le sacerdoce, avec ses tribunaux, en procure le maintien. Le plus sûr moyen d'y pourvoir était le désarmement général des guer- riers, et on l'essaya. Tacite, en effet, représente le roi des Scandinaves régnant sur un peuple sans ar- mes, et tenant les épées sous la garde d'un esclave, dans un lieu d'où elles ne sortaient qu'aux appro- ches de l'ennemi. Il fallut bien les rendre tôt ou tard ; mais la religion les contraignait encore de se cacher pendant de longues trêves qu'elle réglait. Quand le char sacré de Hertha parcourait les bords de la Baltique, toutes les guerres cessaient sur son

gor. Turon., II, 2; Lex Bajuvar., 11, 5; 16, 2; Alamann., 84 : « Si qnis contenderit super agris, vineis, pecunia, ut devitentur perjuria, duo eligantur ad pugnam, et duello litem décidant. Tune ponant ipsam terram in inedio, et tangant ipsam cum spatis suis, cum quibus pugnare debent, et testificentur Deum Creatorem. » Rotharis, 164-166. En ce qui touche Texécution des jugements, Lex Salie, 48 : « Manum super fortunam ponere. » Pdpuar., 32. Sachsenspiegel , III, 39. Rotulus jurium oppidi Miltenberg : « Eumdem (debilorem) arctare et vinculis constringere valeat, non vexando corpus suum ut egrediatur anima de corpore ipsius, da- bitque sibi panem et aquam. » Lex Bajuvar., 2, 1 ; « Si vero non babet, ipse se in servitutem déprimât. » La loi norvégienne qui permet de tailler en pièces le débiteur est cité par Grimm, Deutsche Rechts-Alterthûmer, p. 617. Lex Salie , 61, de Chenecruda.

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passage : la déesse ne voulait pas voir de fer. Le principe pacifique était si profondément enraciné dans les croyances, qu'après tout le désordre des invasions il faisait encore le fond du droit péna^ chez les Francs et les Lombards, comme chez les Frisons et les Norvégiens, dont les coutumes pro- noncent l'amende du fredum contre l'auteur d'une action violente. La loi des Ripuaires l'exige même pour le coup porté à un esclave : non qu'elle pro- tège sa personne, mais, dit-elle, « par respect pour la paix. » Toutefois, comment la crainte d'outrager les dieux eût-elle arrêté des hommes sanguinaires qui se les figuraient plus sanguinaires qu'eux, qui les voyaient honorés par des victimes humaines; lorsque Odin, le législateur, passait pour respirer comme un parfum l'odeur des gibets, et que la bienfaisante Hertha, rentrée dans son île sacrée, y faisait noyer les esclaves qui l'avaient servie?

Le pouvoir, désespérant de contraindre les résis- tances, avait donc fini par transiger. Il s'était servi de ces divinités belliqueuses, que le peuple aimait, pour intervenir en leur nom et mettre l'ordre dans la guerre même ; et , ne pouvant empêcher les procès de se changer en combats, il en faisait des jugements de Dieu. Le magistrat permettait le duel, mais il le présidait : il le réglait par conséquent, il en écartait ce qui est pire que la violence, c'est-à- dire la trahison. C'était un commencement de po- lice, mais timide et imprévoyante. Les deux com-

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battants s'entre-tuaient dans le champ clos ; mais derrière eux, hors du champ clos, les deux familles attendaient révénement. Tune pour venger le vaincu , l'autre pour soutenir la victoire , toutes deux pour recommencer le combat sur un terrain plus libre, et le continuer pendant plusieurs géné- rations avec toute l'opiniâtreté d'une passion qui croit accomplir un devoir.

Cependant, si les vengeances étaient héréditaires, elles n'étaient pas implacables : les hommes du Nord aimaient autant l'or que le sang. Quand donc deux adversaires, par conséquent deux familles, en venaient aux mains, le pouvoir public tentait de les désarmer, non plus par voie d'autorité, mais par voie de médiation. Il leur proposait un traité, dont la coutume avait fixé les termes dans l'intérêt des deux parties. D'une part, l'offensé obtenait, au lieu d'une vengeance, une réparation pécuniaire consi- dérable, puisque la seule tentative d'homicide était frappée d'une peine qui pouvait s'élever jusqu'à soixante-trois pièces d'argent, valant cent vingt-six bœufs. De son côté, l'agresseur retrouvait la sécu- rité, et se dérobait à des représailles qui ne pou- vaient s'éteindre que dans son sang ou dans celui de ses enfants. Mais la consécration solennelle du droit de guerre privée était contenue dans ce traité de paix : car, si l'agresseur y refusait son consente- ment ; si, plusieurs fois cité devant le magistrat médiateur, il refusait de comparaître, la coutume

158 CHAPITRE III.

le mettait hors du ban royal, hors de la sauvegarde publique, en permettant à tout homme de courir sus. Or, dans les sociétés régulières, le coupable n'est jamais hors la loi; il est sous la loi, il y est même plus que tout autre ; elle le saisit, le dé- tient, le protège contre toute personne, pour le frapper elle-même, dans le temps, dans le lieu, dans la mesure qu'elle veut : de manière qu'il y ait châtiment, c'est-à-dire acte de puissance et re- tour à l'ordre transgressé. Au contraire, quand la loi désobéie désespérait de faire justice, quand elle livrait le rebelle à la violence du premier venu, et que, par conséquent, elle le mettait en demeure de se défendre, elle faisait un acte d'impuissance et de désordre. De plus, si la personne, si la famille offensée déclinait la médiation du magistrat, si elle repoussait la rançon du coupable et voulait sa vie, la loi ne l'arrêtait plus, elle lui permettait de s'ar- mer ; elle restait impassible témoin des représailles qu'elle avait voulu éviter, mais non pas interdire. Elle abdiquait ainsi tout le pouvoir qu'elle laissait prendre. En abandonnant le bon droit au hasard des armes, elle autorisait les vengeances privées, elle renonçait au maintien de la paix, elle intro- duisait la guerre de tous contre tous. C'est l'état que la loi salique représente énergiquement dans un texte qu'il faut citer : « Quand un homme libre, « dit-elle, aura coupé la tête à son ennemi et l'aura « fichée sur un pieu devant sa maison, si quel-

LES LOIS. 159

« qu'un, sans son consentement ou sans la permis- ce sion du magistrat, ose enlever la tête, qu'il soit « puni d'une amende de 600 deniers. » Celui donc qui s'était vengé exposait publiquement, devant sa porte, la dépouille sanglante, comme ce fut long- temps la coutume d'exposer les têtes des suppliciés dans des cages de fer aux portes des villes. Il pu- bliait de la sorte qu'il s'était rendu justice, il fai- sait acte de souveraineté : l'homme se suffisait à lui-même, et retournait à l'indépendance absolue, c'est-à-dire à Tétat sauvage (1).

Les lois de l'ancienne Germanie ne nous sont caractère

général

connues que par les témoignages incomplets des .^^^f^^^ anciens, par la rédaction tardive des codes barba- res, par les coutumes du moyen âge. Il y reste donc beaucoup de contradictions, d'incertitudes et de la- cunes. Cependant nous en savons assez pour recon- naître cette grande tentative de toutes les législa- tions : il s'agit de maîtriser la personne humaine,

institutions germaniques.

(1) Tacite, de Gèrmania, 44, 40. Sur le Fredum, Tacite, 12; Gulathing, p. 190; Lex Salie, 28; Ripuar., 23: « Sed taraen, propter pacis studiuin, iv denar. componat. » Rotharis, L., 331. Lex Angl. et Werinor., 7, 8. Lex Fris., 3, 2 ; 8, 16. Chez les Anglo-Saxons, Cnut. lex, 8, 46. Sur le Wergeld, Tacite, 21 ; toutes les lois barbares citées par Grimm, Deutsche Rechts-Alter- thumer,i^. 661, et Pardessus, Douzième Dissertation sur la loi salique. Lex Salica, 69 : « Si quis caput hominis, quodinimi- cus suus in palo miserit, sine permissu judicis aut illius qui eum ibi posuit, tollere prœsumpserit, dc denariis, qui faciunt solides xv, culpabilis judicetur. » Je n'ai malheureusement pas toujours eu sous les yeux le même texte de la loi salique. Ici j'emploie le cin- quième texte de M. Pardessus.

100 .CHAPITRE III.

ce qu'il y a an monde de plus passionné et de plus indomptable, et de la faire entrer dans la société, c'est-à-dire dans une institution inflexible et exi- geante. L'œuvre était difficile, mais les moyens ne manquaient pas. Il existait chez les Germains une autorité religieuse dépositaire de la tradition, et qui y (rouvait l'idéal et le principe de tout l'ordre civil. Cette autorité avait créé la propriété immo- bilière, en la rendant respectable par des rites et des symboles : ainsi elle fixait l'homme sur un point du sol, entre des limites qu'il n'osait dé- placer. Elle l'engageait dans les liens de la famille légitime, consacrée par la sainteté du mariage, par le culte des ancêtres, par la solidai ilé du sang ; elle l'enveloppait dans le corps de la nation sédentaire, elle avait établi une hiérarchie de castes et de pouvoirs, à l'exemple de la hiérarchie divine de la création. Après l'avoir enfermée dans ce triple cercle, elle l'y retenait par la terreur des juge- ments ; elle lui faisait voir, derrière les magistrats mortels, les dieux eux-mêmes armés pour la dé- fense de la paix publique, qui élait leur ou- vrage.

Mais il est moins aisé qu'on ne pense de gouver- verner la liberté humaine. On ne s'assure d'elle que par la conscience ; et, chez les peuples du Nord, nous avons vu comment les consciences mal con- tenues par le dogme s'étaient jetées dans tous les genres de superstitions. Quand l'homme était mai-

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tre de se faire des dieux à son image, comment ne se fût-il pas fait des lois à son gré? A la propriété immobilière, grevée de tant de charges, il préférait la possession mobile, qui ne connaissait ni bornes ni servitudes. Dans la famille instituée pour la protection des faibles, il inlroduisait le règne de la force; et, pour peu que les liens du sang le gênas- sent encore, il conservait la faculté de s'en dé- faire, et d'aller fonder ailleurs, par le concubinat, une autre famille sans amour et sans devoirs. S'il était las de vivre dans la nation pacifique et séden- taire dont il troublait l'ordre, il s'en détachait pour se jeter dans la bande conquérante, ses obligalions ne duraient qu'autant que ses volontés. Enfin, quand la justice publique mettait la main sur lui, il était libre de décliner le jugement des dieux, d'en appeler aux armes, et de remplacer le procès par la guerre. Ainsi l'autorité cédait de toutes parts sous l'effort de la liberté, A côté du droit, le fait contraire subsistait publiquement. Le propre de la barbarie ne consistait donc pas, comme on le dit souvent, à n'avoir point de lois : les lois y étaient toutes, mais elles étaient toutes impunément désobéies.

Si la tentative civilisatrice qui avait échoué chez Rapport les Germains fit aussi l'objet de toutes les législa- institutions

germaniques

tions savantes de l'antiquité, il resterait à savoir ilg^^fj^^g comment elles y réussirent, ce qu'il y eut de sem- rantfquité.

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blable dans les moyens, de différenl dans les effets. Je m'arrête surtout au droit romain, comme au plus bel effort du génie antique pour discipliner les hommes.

Au premier abord, rien ne semble plus con- traire aux mœurs barbares que la loi romaine, si subtile, si précise, si bien obéie. Cependant, si l'on en considère les origines, on n'y trouve pas d'au- tres principes que ceux dont la trace subsistait dans les vieilles coutumes de la Germanie. Le droit pri- mitif de Rome, comme celui du Nord, est un droit sacré. Aux dieux seuls appartient l'autorité, c'est- à-dire l'iniliative des affaires humaines. Ils l'exer- cent aussi par une caste sacerdotale, celle des pa- ticiens. Toutes les magistratures, à commencer par la royauté, sont des sacerdoces. Numa se fait inau- gurer sur une pierre mystérieuse, de même que les rois Scandinaves ; plus tard les consuls, les préteurs, les censeurs, conservent les auspices, le pouvoir d'interroger le ciel aux lieux, aux jours, dans les termes prescrits. Le ciel leur répond, comme aux prêtres d'Odin, par le vol et le cri des oiseaux : l'in- tervention divine se mêle à tous les événements de la vie publique ; elle les consacre, elle en fait au- tant d'actes religieux. Le lieu ils s'accom- plissent, le pomœmm, le premier asile du peuple romain, est un temple : l'enceinte en fut orientée et décrite avec soin, à l'imitation du firmament, temple éternel de Jupiter. Mais on ne l'entoura pas

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d'une palissade mobile, comme le lieu d'assemblée des Germains ; on l'enferma d'un fossé et d'un mur, qui furent déclarés- saints, et il y eut peine de mort contre ceux qui les franchiraient (1).

Si la cité tire toute sa puissance de son com- merce avec les dieux, toute la constitution de la fa- mille romaine tient au culte des ancêtres, au dogme de la solidarité, à tout ce qui fait aussi la force de la société domestique chez les barbares. Le père, en donnant la vie, exerce un pouvoir divin, ou plu- tôt il est lui-même un dieu déchu, exilé sur la terre, il peut acquérir, par ses mérites et par ceux de ses enfanls, le droit de retourner à une vie meilleure, en devenant Lare ou Pénale. C'est la rai- son des sacrifices expiatoires qu'on répète chaque année pour les ancêtres, qui deviennent , comme dans leNord, une charge inséparable du patrimoine, et qui passent avec lui aux agnats, c'est-à-dire aux parents par les mâles. La loi romaine a poussé le res- pect des morts jusqu'à ce point que si un débiteur meurt insolvable et ne laissant qu'un esclave pour héritier, l'esclave est affranchi, afin que l'hérédité ne soit pas abandonnée ni le sacrifice interrompu. Chaque héritage a donc une destination sacrée :

(1) Ottfried Mûller, Die Etrusker. Guigniaut, Religions de V an- tiquité, t. 11. Tite Live, lib. I, cap. vir, S, 18. Plutarque, in Ro- mulo. Cicéron, de Divinatione, passim; de Legibus, II, 8, 42. Festus, ad verbum Spectio : « Spectio duntaxat iis quorum auspicio res gererentur magistratibus. » Gaius, Institut., II, 8 : « Sanctse quoque res velut mûri et portée quodammodo divini juris sunt. »

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aussi les limites des champs sont scrupuleusement marquées par l'arpenteur public, et placées sous la garde du Terme, qu'on ne viole pas impunément. A Rome, comme en Scandinavie, la propriété im- mobilière est sanctifiée par le foyer qu'on y allume; mais ici les foyers se resserrent, les maisons se touchent, se gênent, se pressent derrière le rempart qui les enveloppe. L'homme est emprisonné dans son domaine. La loi fait plus : elle veut le désar- mer, et elle y réussit mieux que les rois du Nord. Le citoyen ne descend pas au Forum, il ne paraît point dans la ville avec le bouclier, mais avec la toge ; c'est dans les plis de ce vêtement pacifique qu'il porte sa part de l'empire du monde : Rerum dominos genlemque togatam (1). Cependant la paix publique ne se maintiendrait pas si la loi restait morte et immobile sur les ta- bles d'airain elle fut gravée : il faut qu'elle parle, qu'elle agisse, qu'elle contraigne les récal- citrants. C'est l'objet des solennités judiciaires qu'on appelle les actions de la loi. Le préteur y

(1) Sur les sacra paterna, Ovide, Fastes. II, 533; V, 12. On n'a pas assez admiré comment la fable de l'Enéide fait reposer sur la piété filiale d'Énée {pius Mneas) toute la destinée de Rome. Ce héros, qui porte son vieux père sur ses épaules, porte avec luiTem- pire du monde. Cf. Gains, Institut., II, 154. Fragmentum Vegoiœ Arrunti Veltumiio, apud Gœsium, p. 258, et les fragments delà loi des Douze Tables, apud Martini, Ordo historiée juris civilis. Cf. Giraud, Histoire du droit romain. On trouvera un tableau abrégé et complet du droit privé des Romains dans le traité de Ma- rezoU, traduit et savamment annoté par M. Pellat.

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préside, il exerce un ministère de prêtre; il déclare le droit, c'est-à-dire le décret divin. Le tribunal il remplit celte fonction est un lieu saint, par con- séquent orienté; il ne s'ouvre qu'aux jours per- mis ; la présence du soleil sur l'horizon mesure la durée des audiences ; je reconnais tout l'appareil de cette procédure sacerdotale que j'ai déjà vue chez les nations germaniques. L'autorité des actes dépend aussi d\m certain nombre de formules sa- cramentelles et de rites symboliques; je retrouve des signes qui me sont connus : la motte de terre avec la baguette, image de Icf propriété légitime; la paille brisée entre les stipulants; les témoins frappés à l'oreille en mémoire du contrat passé de- vant eux. Toute contestation civile devient une cé- rémonie sacrée : elle en porte le titre, sacramen- tum ; elle se termine par une offrande expiatoire ; le condamné paye une somme qui s'emploie à des usages religieux. Toute condamnation criminelle prend la forme d'un anathème : on interdit au coupable l'eau et le feu, on prononce sur sa tête les imprécations qui le vouent aux dieux infernaux. La peine capitale est encore un sacrifice humain. Si quelqu'un a dérobé la moisson d'autrui, la loi des Douze Tables veut qu'on l'immole à Cérès (1).

(l) Ovide, Fastes, I, 47 :

nie nefaslus erit per quem Irla verba silentur, Fastus erit per quem lege licebit agi.

Lex XII Tab. : « Sol occasus suprema tempestas esto. » L. 2,

m CHAPITRE m.

Ces rapprochements dorment déjà une lumière inattendue ; mais ce qui m'étonne davantage, c'est de trouver chez les Romains, chez un peuple si réglé, les signes de la même passion d'indépendance qui tourmentait les nations du Nord. Entrez dans cette ville sacerdotale : tout y annonce le règne de la force. Rome, ainsi que son nom le témoigne, c'est la cité forte. Le patriciat romain, comme la noblesse germanique, est une caste belliqueuse, et chaque magistrature un commandement militaire. Mais les patriciens dans les combats ne peuvent rien sans le reste des hommes libres, sans ceux qu'on nomme plébéiens. De les prétentions de la plèbe, qui n'aura pas de repos qu'elle ne soit arrivée au partage de tous les droits et de tous les honneurs. Déjà le pouvoir souverain est des- cendu dans l'assemblée générale des deux ordres, qui se tient au champ de Mars, hors de la ville, afin que le peuple y paraisse en armes, rangé par classes et par centuries, c'est-à-dire en bataille. Si l'on pénètre dans la famille, on aperçoit le

digesl., de Origine juris, 6. Tite Live, I, 24. Pline, Xf, 45 : « Est in aure ima mémorise locus quem tangentes antestamur. » Gains, Institut.^ IV, 17 : « Si de fundo... controversia erat... ex fundo gleba sumebatur. » Isidor., Origin., lY, 24 : « Stipulatio a stipula : veteres enim, quando sibi aliquid promittebant, stipulam tenentes frangebant, quam iterumjungenles, sponsiones suas agnoscebant. » L'action appelée sacramentum est décrite par Gaius, Institut., IV, 13-16. Lex XII Tab. : c Qui frugem aratro quœsitam fuitim nox pavit secuitve, suspensus Cereri necator. » Le célèbre dé- vouement de Curtius est encore un exemple de sacrifice humain.

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même contraste. Le foyer domestique est un sanc- tuaire, mais la violence Ta envahi ; à côté des noces solennelles consacrées par des rites religieux {con- farreatio)^ le droit romain admet deux autres ma- nières d'aquérir la puissance sur une femme : pre- mièrement par achat [coemptio), à la manière des Germains; secondement par usage (usîis)^ei les jurisconsultes font remonter ce mode à l'enlève- ment des Sabines, qui rappelle les mœurs des pi- rates Scandinaves. Une éternelle incapacité exclut les femmes de la vie civile : il faut qu'elles soient en puissance de père, dans la main (in manu) de leur mari, ou sous la tutelle de leurs proches. Le Romain au pied duquel on vient déposer l'enfant nouveau-né décide de sa mort en détournant la tête, ou de sa vie- en le prenant dans ses bras : tout se passe comme en Germanie. Il n'y a pas jusqu'au meurtre des vieillards dont on ne reconnaisse la trace dans cette fête annuelle l'on précipitait du haut d'un pont, dans le Tibre, des simulacres à cheveux blancs (1). En môme temps que la loi assigne à chaque citoyen sept arpenls de terre qui constituent la propriété limitée, elle réserve un territoire considérable qui forme le domaine pu-

(1) Tite Live, I, 42, 45, 44. Gaius, Institut:, I, 110 et suiv.: « Olim itaque tribus modis in manum conveniebant : usu, farreo, et coemptione. » XII Tab. : « Pater insignem ad deformitatem puerum cito necato. » Festus, ad verbum Depontani : « Depontani seiies appellabantur qui sexagenarii de ponte dejiciebantur... » Cf. Lactance, Divinar. Inst., lib. 1.

1<)8 CHAPITRE III.

blic, à peu près comme les Marches de l'ancienne Germanie : des colons s'y établissent, mais à titre précaire, sous la dépendance des patriciens dont ils sont les clients ; les pâtres y chassent leurs trou- peaux, ils y mènent cette vie nomade si naturelle sous le beau ciel du Latium. Si la loi les oblige à laisser leurs armes aux portes de Rome, ils n'y laissent pas leur fierlé : le nom même de Quirites, qu'on leur donne en les haranguant, signifie les hommes de la lance ; et, dans les actes publics, dans la vente, l'affranchissement, l'émancipation, la lance (pindicta) figure encore comme le symbole du domaine légitime fondé par la conquête. Il semble enfin que la justice publique ait vainement cherché à s'environner d'un appareil sacré. Le pro- cès, dont elle avait voulu faire une salennité reli- gieuse, devient une guerre. Le demandeur traîne son adversaire de vive force [obtorto collo) au tri- bunal; là, dans l'enceinte pacifique, les deux plai- deurs engagent le combat ; devant eux, on place la chose litigieuse, l'esclave, le meuble, une pierre de la maison, une glèbe de la terre qu'ils se dis- putent ; tous deux la touchent de la verge qu'ils portent, ils se prennent les mains, ils se serrent coi ps à corps : c'est l'image du duel judiciaire. Le p. éteur, comme le magistrat franc, ne juge point ; il délègue la connaissance du fait contesté à des juges pris parmi les simples citoyens. La con- damnation prononcée emporte les mêmes effets.

LES LOIS.

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Après le délai de trente jours, le débiteur qui re- fuse de s'exécuter est adjugé au créancier, chargé de fers, traité en esclave ; la loi règle seulement le poids de ses chaînes, et fixe la mesure de pain qu'on lui doit. Au bout de deux mois, elle permet de le vendre au delà du Tibre, et, s'il y a plusieurs créanciers, de mettre son corps en pièces et de le partager entre eux : « Si quelqu'un en coupe trop « ou trop peu, il n'y a pas de recours contre le « partage. » Les Douze Tables parlent comme la coutume de Norvège (1).

Ainsi toute la loi romaine laisse voir la même lutte de l'autorité et de la liberté qui éclate dans les coutumes de l'ancienne Germanie, mais avec cette différence qu'ici l'autorité reste maîtresse sur tous les points. Dans la cité, la vieille puissance du patriciat finira par succomber; mais ce sera après avoir pris ses mesures pour assurer les destinées

(1) Varron, I, 18 ; Pline XVIII, 3. Festus, ad verbum Patres: « Fuisse morem patribus ut agrorum partes tribuerent tenuioribus tanquam liberis. » De Savigny, das Recht des Besitzes, p. 154, 456. Sur l'emploi de la vindicta, Caius, Institut. , I, 18 ; IV, 16 : « Sicut « dixi, ecce tibi vindictam imposui. » Simul homini festucam im- ponebat. 21 : Per manus injectionem... qui agebat, sic dicebat : « Qnod tu mihi judicatus, sive damnatus es, sestertium X millia, « quse dolo malo non solvisti, ob eam rem ego tibi sestertium X « niillium judicati manus injicio. » Et simul aliquam partem cor- poris ejus prendebat... qui vindicem non dabat domum ducebatur ab actore, et vinciebatur. « Conférez aussi la procédure de la loi salique, 48 : Mamim super fortunam porter e, avec l'action appelée pignoris capio. Institut., IV, 26 et suiv. XII Tab. : « Aut ncrvo aut compedibus XV, pondo ne majore, at si volet minore, vincito... at si plures erunt rei, tertiis nundinis partes secanto : si plus mi- nusve secuerunt, se fraude esto. »

ÉT. GEHM. I.

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de Rome, en ramenant le peuple émigré sur le mont Sacré. La querelle des deux ordres conti- nuera, mais dans les murs, mais par la parole, non par les armes. Le peuple sera divisé, mais il ne se débandera point; il enverra des colonies, mais que la loi accompagnera jusqu'aux extrémités de l'empire, et qui n'auront rien de commun avec les hordes errantes des Germains. La constitution religieuse de la famille se maintiendra jusqu'à la fin ; mais le pouvoir paternel qui la gouverne se laissera arracher le glaive par le pouvoir public; le droit de vie et de mort sera tempéré par le tri- bunal domestique, composé des parents les plus proches, sans le concours desquels le père ne peut frapper ni sa femme ni son fils. La dignité de l'épouse commence à se relever, grâce à l'établis- sement de la dot, qui lui assure des droits, par conséquent des garanties. Pendant que les Hérules et les Suédois continuent de mettre à mort leurs vieillards, on ne précipite plus dans le Tibre que des simulacres. La possession de fait subsiste à côté de la propriété, mais elle finit par en subir les règles. Le désarmement des citoyens est main- tenu ; s'ils paraissent dans les actes avec la baguette, image de la lance qui leur donna des droits, cette lance symbolique n'a plus de fer. Enfin la justice publique laisse engager le combat sous ses yeux, mais en mettant dans la main des deux adversaires la verge au lieu d'épée ; encore les sépare-t-elle

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aussitôt, pour remplacer le duel par la plaidoirie et la vengeance privée par la condamnation légale. Dans ces fictions du droit romain, on voit percer l'indépendance de la personne humaine, qui se sa- tisfait par un semblant de résistance armée. Mais toute la réalité du pouvoir est dans la société, dont les décisions n'ont pas de contrôle, contre laquelle il n'y a ni exception, ni droit, ni refuge dans la conscience : car Rome, c'est-à-dire la société même, est la grande divinité nationale ; en elle se con- fondent les deux souverainetés du sacerdoce et de l'empire ; ses lois ont toute la sainteté, toute l'in- flexibilité des destins (/ixs, fatum). C'est en met- tant la main sur les consciences qu'elle maîtrise les volontés. Ses jurisconsultes ne croyaient rien exagérer quand ils se disaient prêtres : « car, ajou- « taient-ils, nous exerçons le culte de la Justice ; « et la jurisprudence est vraiment la science des c( choses divines et humaines. » Et voilà pourquoi les magistrats romains croyaient répondre à toutes les protestations des martyrs, en leur disant : 11 ne vous est pas permis d'être : Non licet esse vos (1).

(1) Sur le tribunal domestique pour le jugement des femmes^ voyez Klenze, die Cognatem und Affmen nach Rœmischen Rechte in Vergleichung mit andern verwandten Rechten; dans le recueil de Savigny, Zeitschrift fur die Geschichtliche Rechtswissenschaft, tome IV, 21. Sur les liclions de la procédure romaine, Cicéron, pro Murena. Ulpien, Institut., lib. I : « Cujus (juris) merito quis sacerdotes nos appellet : « Justitiam namque colimus... » Id., Regular. I : « Jurisprudentia est divinarum et humanarum rerum notitia. »

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Ainsi les premiers chroniqueurs stllemands au- raient eu moins de tort qu'on ne pense en repré- sentant leurs ancêtres comme les frères puînés des Romains. Les ressemblances sont assez décisives pour indiquer une même origine; mais il s'y mêle assez de différences pour annoncer d'autres desti- nées. Or les dispositions la coutume barbare et la loi romaine s'accordent sont encore celles qui semblent faire le fond des législations grecques : non que les Douze Tables aient été copiées, comme on l'a cru, sur les lois de Selon, mais à cause de l'étroite parenté des peuples de la Grèce et du La- tium. A travers l'obscurité des siècles héroïques, on découvre un sacerdoce puissant, qui a ses pre- miers établissements en Thrace, en Samothrace, à Dodone, et qui perpétuera son autorité par l'insti- tution des mystères. On voit aussi la résistance d'une race belliqueuse : la lutte de l'intelligence contre la force est figurée dans la belle fable d'Or- phée, ce prêtre civilisateur, mis en pièces par les barbares qu'il avait tirés de leurs forêts. Toutes les institutions de la Grèce portaient la trace de ces déchirements. D'un côté subsistaient les restes d'une théocratie antique avec des castes hérédi- taires, comme à Sparte, il y avait quatre classes d'hommes; avec des rois pontifes, comme ceux d'Athènes, qu'il avait fallu remplacer, après Co- drus, par un archonte royal chargé de présider aux sacrifices. La famille vivait sous cette mystérieuse

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loi de la solidarité, selon laquelle le père se survi- vait dans la personne de ses descendants. De l'étrange disposition de Lycurgue, qui permettait à répoux sans postérité de livrer sa femme à un autre citoyen, dont il adoptait les fils. De aussi les règlements de Solon, qui mettaient les rites fu- nèbres à la charge de la succession, en y appelant les parents mâles par préférence aux femmes du même- degré. La société domestique reposait sur l'inviolabilité de l'héritage que les premiers légis- lateurs avaient assigné à chaque chef de famille en partageant le territoire. En même temps qu'on avait donné des terres aux citoyens, on avait cher- ché à leur ôter les armes ; et rien n'est plus cé- lèbre que la loi de Charondas, qui punissait de mort quiconque se présentait armé dans l'assem- blée du peuple. Enfin, les dieux couvraient encore de leur majesté les tribunaux siégeait la justice publique. Homère représente les juges assis sur des pierres polies, « dans le cercle sacré, » à peu près comme le magistrat Scandinave entouré de ses as- sesseurs, au milieu de l'enceinte circulaire. L'or- dalie germanique, dont le droit romain n'avait pas conservé de vestiges, reparaît dans cette belle scène de Sophocle les soldats thébains, accusés d'avoir laissé ensevelir le corps de Polynice, se déclarent prêts c( à saisir de leurs mains le fer rouge, à pas- ce ser par le f^, et à prendre les immortels à a témoin de leur innocence. » Ce sont tous les

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indices d'une constitution sacerdotale. D'un autre côté, on voit les vieux Pélasges, ces premiers habitants de la Grèce, errants comme les peuples du Nord, vivant des glands de leurs forêts et de la chair de leurs troupeaux. Aristote rappelle le temps le mariage était un marché, et les citoyens ne paraissaient en public que le fer à la main. Ces mœurs violentes perçaient encore dans la loi lacé- démonienne, qui ordonnait le meurtre de l'enfant mal conformé, et dans la coutume d'Athènes, selon laquelle les parents d'un homme mis à mort par un étranger avaient droit d'arrêter trois citoyens de la ville à laquelle le meurtrier appartenait, et de les retenir en otage jusqu'à ce qu'ils eussent payé la rançon du sang. Partout reparaît l'antago- nisme des deux principes : l'autorité plus forte dans les cités doriennes, la liberté plus indomp- table chez les peuples ioniens ; mais toujours l'apo- théose de la patrie, et l'Etat maître de toutes les consciences comme de toutes les têtes. Démosthène, qui avait vu faire tant de mauvaises lois, pronon- çait que « toutes les lois sont l'ouvrage et le pré- ce sent des dieux, » et c'était à ce titre qu'il récla- mait pour elles l'obéissance des hommes. Socrate professait la même doctrine, lorsque, refusant de s'enfuir de sa prison, il répondait à ses disciples par ce discours il personnifie, il divinise les lois de l'Elat, ne tolère aucune désobéissance à leurs injonctions, et finit en déclarant qu'il faut

LES LUIS. 175

non-seulement souffrir tout ce qu'elles infligent, mais faire tout ce qu'elles ordonnent. S'il boit la ciguë, c'est par un excès de respect pour celte divi- nité de la patrie, qui dominait tout le paganisme grec. Dans cette mort si vantée, il faut admirer un grand courage ; mais on peut y déplorer une grande erreur (1).

Mais, en Grèce comme en Italie, l'autorité reli- gieuse a laissé prendre à la société une forme sécu- lière : si la loi est un décret divin, elle est aussi l'ouvrage du peuple; et les volontés ont du moins cette satisfaction de n'obéir qu'à la règle qu'elles se sont faite. A mesure qu'on remonte 'plus haut dans l'antiquité et plus loin vers l'Orient, la vo- lonté de l'homme tient moins de place : elle expire sous le poids d'une législation tyrannique imposée

(1) Bunsen, de Jure hœreditario Atheniensium. Klenze, die Co~ gnaten und Affinen, p. 1 58 ; DorfmuUer, de Grœciœ primordiis; Petit, Leges Atticœ; Plutarque, in Solone, in Lycurgo. Sur le droit exorbitant accordé au père sans enfants, Plutarque, in Ly- curgo, 15, 2 ; Xénophon, Rep. Lacon., 1, 7; Meier et Schœman [Attischer Process., p. 290) indiquent une disposition analogue dans les lois athéniennes. Démosthène, advers. Makartat. ; Ho- mère, Iliad., XVIII, vers 497 ; Sophocle, Antigone, v. 264. Grimm, Deutsche Redits- Alterthûmer, p. 934, cite plusieurs autres exemples du jugement de Dieu chez les Grecs. Preuves de la vie nomade et barbare des premiers peuples de la Grèce : Pausanias, VIII, 1, 42; Strabon,lX,XIlI; Denys d'Halicarnasse, I, 17 ; Arislote, Politique, II, 8; Démosthène, advers. Makart., advers. Aristocrat. L. 2, Digest., de Legibus : « Nam et Demosthenes orator définit : « ToUTo é'oTt vd(ii.o;, <î) iravraç àvôpwTcouç irpocvi/.si ireiôsaôai ^là TroXXà, Jtat {/.aXiora on ira? Ion vo'jxoç sûpYifAa |xèv kcu ^wpov ©scû... » Platon Criton : 'AXXà xaî sv 7roX£(i,a) )cal èv (^'uacjxvipiM ncd •jravTax.oû ttoitécv a àv xeXeuYi tq uoXi; xai "h rrarpi;.

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au nom du ciel. S'il était permis de porter quelque lumière dans les institutions mal connues de la Perse, peut-être, au milieu d'une hiérarchie de prêtres, de soldats, d'agriculteurs et d'esclaves, on trouverait encore le pouvoir séculier maintenant sa prépondérance en la personne de ses monarques redoutés, qui se faisaient appeler rois des rois. Mais, quand on étudie les lois indiennes, on y voit tout un grand peuple enchaîné par la terreur des dieux. Le livre de la loi s'annonce comme une révélation ; il commence par la création de l'univers; il con- tient tout un rituel, les règles des sacrifices, les formules des prières; il finit par le dogme de la vie future. Les prescriptions du droit sacré enve- loppent pour ainsi dire toute la vie civile, et c'est qu'on découvre enfin la raison de tant de cou- tumes dont les Occidentaux avaient conservé la lettre, mais non l'esprit.

C'est Brahma lui-même, le créateur, qui, pour la propagation de la race humaine, produisit de sa bouche le Brahmane, de son bras le Kchattrya, le Vaisya de sa cuisse, et le Soudra de son pied : il en fit les chefs des quatre castes sacerdotale, guer- rière, agricole et servile. Le Brahmane a le premier rang comme l'incarnation vivante de la justice ; il est le seul propriétaire de la terre; les autres hommes n'en jouissent que par son bienfait. Le guerrier et le laboureur ne vivent que pour le dé- fendre et le nourrir ; le devoir de l'esclave est

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d'obéir, mais en aveugle : « car, si quelqu'un en- ce seigne la loi à un Soudra, il sera précipité avec c( lui dans l'enfer. » Tout jusqu'ici me rappelle la généalogie fabuleuse des castes Scandinaves, et cette croyance que les serfs n'entrent pas dans le palais d'Odin. Mais en Inde, aussi bien que dans le Nord, cette organisation oppressive devait rencontrer de longues résistances. De entre les prêtres et les guerriers des rivalités poussées jusqu'à l'effusion du sang ; de une guerre éternelle contre les popu- lations nomades qui erraient dans les bois et les montagnes de l'Hindostan, qui ne subirent jamais le régime des castes, et qui restèrent hors la loi sous le nom de Barbare {Mletchas), Cependant le sacerdoce indien semble avoir maintenu sa supé- riorité par une sorte d'alliance avec les chefs mi- litaires; avec les rois, dont il consacre le pouvoir, mais pour le contenir et le régler. Le roi est plus qu'un fils des dieux, c'est un dieu qui réside sous une forme humaine. Mais il faut, dit la loi, qu'il apprenne son devoir de ceux qui lisent les livres sacrés, et « qu'il procure aux Brahmanes des jouis- sances et des richesses. » Afin que rien ne manque à cette constitution religieuse de l'État, la caste qui l'a fondée veille encore à sa défense. Trois prêtres savants, présidés par un quatrième plus savant qu'eux, forment le tribunal, à l'exemple de la cour céleste de Brahma aux quatre faces. Les dieux y sont interpellés par le serment que le témoin prête,

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tourné vers l'orient, en face des images sacrées. Les épreuves du feu et de Teau discernent l'inno- cent du coupable, selon cette règle commune aux peuples du Nord, que la flamme ne brûle pas l'homme véridique, et que l'eau le fait surnager. Enfin, le châtiment n'est plus seulement un acte sacré : la loi le représente comme une puissance divine, « produite dès le commencement pour le « bon ordre de l'univers ; génie terrible, à la cou- ce leur noire, à l'œil rouge, par qui les créatures « visibles et invisibles jouissent de leur droit et « restent dans le devoir (1). »

En effet, la pensée du châtiment, c'est-à-dire de l'expiation, fait aussi le lien de la famille indienne, et devient le principe des mêmes institutions domestiques qu'on a vues dans tout l'Occident. Toute âme est une émanation divine, une divinité déchue qui expie des fautes ; et, comme elle tient par un lien secret à toutes les âmes dont elle des- cend et à toutes celles qu'elle engendre, elle ne peut

(1) Lois de Manou, I, 31, 87; X, 129 : « Un Soudra ne doit pas amasser de richesses, même lorsqu'il en a le pouvoir : car un Soudra enrichi vexe les Brahmanes; » VIII, 417 : « Un Brahmane peut, en toute sûreté de conscience, s'approprier le bien d'un Sou- dra. » MIetchas ou Barbares, Lois de Manou, II, 23; X, 44. Origine, caractère, droits et devoirs de la royauté. Lois de Manou, le livre VII tout entier. Sur les jugements, livre VIII, 9. Allocu- tion du juge au témoin, 87-101. Ordalies, 114-116 : « Celui que la flamme ne brûle pas, que l'eau fait surnager, auquel il ne sur- vient pas de malheur promptement, doit être reconnu comme vé- ridique dans sa déclaration. » Apothéose du châtiment, livre VII, 14-25.

LES LOIS. 179

ni déchoir ni se relever sans entraîner d'autant de degrés toute la suite de ses ancêtres et de ses des- cendants. Celui qui vit mérite donc pour ceux qui ne vivent plus, et la loi ne souffre pas qu'il les ou- blie. Elle ne lui permet pas de prendre son repas sans en offrir les prémices en l'honneur des morts : tous les mois il célèbre le banquet funèbre {srad- dha), sms lequel les aïeux seraient aussitôt préci- pités dans les enfers. C'est pour le continuer après lui que l'homme doit laisser une postérité sur la terre ; et telle est la sainteté de cette dette, que, s'il vieillit sans l'avoir acquittée, il a le droit d'appeler auprès de son épouse un de ses proches, qui lui donne un enfant : car, selon les termes de la loi, « par un lils l'homme est sauvé du séjour infernal, ce par le fils d'un fils il obtient l'immortalité, par « le fils d'un petit-fils il s'élève à la demeure du « soleil. » Voilà pourquoi le nouveau-né, si c'est un mâle, doit faire sa première libation au mo- ment d'entrer dans le monde : on lui présente dans la cuiller d'or, avec des paroles sacrées, le beurre et le miel, ces aliments mystérieux qu'on fait goû- ter aussi aux enfants des Germains. Mais la charge des sacrifices ne s'arrête pas aux descendants ; elle passe avec l'héritage aux ascendants et aux collaté- raux de la ligne masculine, jusqu'à la septième gé- nération [sapindas) . Le lien de parenté se conserve entre eux par le banquet funèbre de chaque mois ; tandis que les parents par les femmes {samanoda-

180 CHAPITRE m.

cas) n'offrent au mort qu'une libation d'eau, et ne lui succèdent qu'au dernier rang. Cette différence entré les deux lignes, c'est-à-dire entre les deux sexes, décèle Je côté faible de la loi. Tandis que la paternité est divinisée, et qu'un respect religieux prolége la faiblesse de l'enfant, il semble que le vieil instinct barbare se réveille quand il faut ré- gler la condition des femmes, a Que la femme, est- ce il dit, ne soit jamais maîtresse de sa personne : « qu'elle demeure, enfant, sous la garde de son a père; épouse, sous la garde de son époux; (c veuve, sous la garde de ses fils. » Pour elle, il n'y a point de prière, et la connaissance des lois lui demeure interdite : ce n'est plus qu'une chose précieuse qu'on acquiert par achat, par enlèvement ou par fraude. « Si quelqu'un s'introduit secrète- ce ment auprès d'une femme endormie, ou eni- cc vrée, ou égarée d'esprit, la loi déteste ce ma- cc riage ; » mais elle le valide. Une autre disposi- tion range le meurtre d'une femme au rang des crimes secondaires, et le punit comme un vol de bétail. Il est vrai que le législateur cherche à vaincre cette dureté des mœurs domestiques ; il reconnaît dans la femme je ne sais quoi de di- vin qu'il faut respecter, je ne sais quoi de ma- gique qu'il faut craindre : ce car, dit-il, la mai- ce son maudite par une femme injustement mépri- ce sée ne tarde pas à tomber en ruine. » Ce sont les mêmes contradictions, les mêmes perplexités

LES LOIS. 181

qu'on a déjà vues dans les coutumes germani- ques, et avec les mêmes effets. A côté du ma- riage par achat, par enlèvement ou par fraude, la loi indienne institue des noces solennelles, consa- crées par des actes religieux. Elle souffre le brû- lement des veuves ; mais elle exige que leur mort soit volontaire, et elle l'honore du moins comme un sacrifice (1).

Un système si compliqué et si scrupuleux, qui resserrait avec tant de rigueur les liens de l'État et de la famille, devait laisser peu de liberté à la per- sonne. Chaque heure de la vie se trouvait marquée par des devoirs, des ablutions, des pénitences. Il semble cependant que ces nœuds, savamment for- més, vont se rompre quand, le chef de famille ayant payé sa dette aux ancêtres, voyant grandir son fils et blanchir ses cheveux, la loi lui permet de quit- ter sa maison et de s'enfoncer dans la forêt. Ln, sous des ombrages éternels, il connaît les joies sauvages de la solitude ; il erre à demi nu, sans

(1) Klenze, die Cognaten und Affmen, etc., p. 117 et suiv. Sur le lien de solidarité qui unit le père et ses descendants, Lois de Manou, III, 82, 122, 259. Comment le père sans enfants a le droit de se donner un fils, IX, 57. Cérémonies de la naissance, II, 29. Dévolution des successions, IX, 104 et suiv. Sapindas, V, 60 ; IX, 187 ; Samanodacas, V, 60; et Digest of Hindu Law, vol. III, p. U5-278. Sur la condition des femmes, Lois de Manou, IX, 1-4, 17, 18. « Pour les femmes, aucun rit sacré n'est accompagné de prières : ainsi l'a prescrit la loi. Privées delà connaissance des lois et des prières expiatoires, les femmes sont la fausseté même. » Cf. II, 55-62. Les huit modes de mariage, III, 20-42. Le mariage par séduction est compté comme le huitième mode.

182 CHAPITRE Ilf.

feu, sans toit, mais aussi sans maître. 11 lui est permis d'oublier les livres sacrés, les rites pieux, et tout ce qui lie le reste des mortels. On dirait que l'indépendance de l'homme ait fait son dernier ef- fort, et qu'elle ne puisse aller plus loin. Mais la loi poursuit l'anachorèle [sannyasi) dans le désert, le ressaisit et ne lui laisse pas de repos ; elle ne lui permet point de faire un pas sans regarder à terre, de peur d'écraser un être vivant, a Et comme, c( jour et nuit, il fait périr involontairement un cer- c( tain nombre de petits animaux, il doit se puri- « fier chaque jour par le bain sacré, et en rete- « nant six fois sa respiration : car, de même que c( les métaux se purifient au feu, ainsi toutes les c( fautes que les organes commettent sont effacées c< par des suppressions d'haleine. » La loi ne peut rien de plus contre la liberté de l'homme que d'en- chaîner le souffle de ses lèvres : elle ferme ainsi les ouvertures de ses sens ; elle lie ses désirs et ses pensées; elle l'emprisonne, pour ainsi dire, dans cet état de recueillement absolu il ne connaît plus que lui-même, et en lui l'être éternel dont il est émané et dans lequel il rentrera. C'est en vain qu'il s'est arraché à la société : tout ce qu'il y avait laissé d'effrayant, il le retrouve au fond de son cœur ; il trouve le dogme d'une puissance divine qui seule existe, et qui ne produit des existences passagères que pour les dévorer. Devant elle, la personne humaine n'a point de droit, puisqu'elle

LES LOIS. 183

n*a point de réalité, puisque sa vie n'est qu'une il- lusion, et que sa fin dernière est de se voir absor- bée, c'est-à-dire anéantie dans l'abîme éternel (1).

Ainsi l'unité de la race indo-européenne, prouvée conclusion, par les migrations des peuples, par la comparaison des mytbologies, résulte encore du rapprochement des lois. En Germanie comme à Rome, chez les Grecs comme en Inde, on voit les mêmes moyens de civilisation, ou plutôt tous les moyens se ré- duisent à une doctrine traditionnelle, chaque institution s'appuie sur un dogme. Assurément c'est un grand spectacle, en des temps si anciens et si voisins des origines du monde, de trouver déjà les idées maîtresses des affaires, les vérités in- visibles soutenant les choses visibles, l'État gou- verné par la pensée de Dieu, la famille par le sou- venir des morts, l'homme par l'intérêt de son âme. Ce sont des croyances bien profondément enracinées que cette inexplicable représentation du père par ses descendants, cette souillure de l'enfant nouveau-né, cette déchéance de la femme, qu'on retrouve au fond de toutes les sociélés an- tiques. Mais dans toutes on voit aussi les instincts violents qui résistent à l'effort de la loi, et qui poussent les peuples à la barbarie. Partout l'op-

(1) Les devoirs de l'anachorète remplissent le sixième livre de la Loi de Manou. Sur l'absorption finale, livre XII, 125 : « L'homme qui reconnaît, dans son âme, l'âme suprême, présente chez toutes les créatures, se montre le même à l'égard de tous et obtient le sort le plus désirable, celui d'être à la fin absorbé dans Brahma» »

184 CHAPITRE III.

pression des faibles, l'appel aux armes, etThomme cherchant la liberté dans la vie qrrante. On a de- mandé quel était le plus ancien, de l'état d'indé- pendance ou de l'état de société. Maintenant je crois pouvoir dire que tous deux sont aussi anciens que le monde, parce que tous deux ont leur prin- cipe dans les dernières profondeurs de la nature humaine, qui veut être libre, mais qui ne sup- porte pas la solitude.

Sans doute la doctrine civilisatrice qui fit la pre- mière législation du genre humain fut d'abord assez forte pour vaincre les résistances; mais, lorsqu'en s'altérant elle eut perdu l'ascendant que la vérité lui donnait, il arriva de deux choses l'une : ou qu'elle chercha un appui dans un pouvoir ab- solu qui soumît les esprits par la contrainte ; ou qu'elle plia sous la violence des récalcitrants, et laissa retomber les peuples dans le désordre.

Chez les nations du Midi, en Inde, en Grèce, à Rome, l'autorité l'emporte ; et, comme c'est l'au- torité qui fonde et qui conserve, ces nations ont couvert la moitié du monde de leurs institutions et de leurs monuments. Mais, pour avoir poussé trop loin le droit de la cité, pour avoir divinisé la patrie, pour l'avoir adorée d'un culte idolâtrique, on en vint à ne lui refuser aucun sacrifice. On méconnut le droit sacré de désobéir aux lois injustes, ou plu- tôt on ne connut pas la prérogative de la raison qui juge de la justice des lois. Les jurisconsultes

LES LOIS. 185

proclamaient cette maxime, que la société n'a pas de compte à rendre de ses décisions. Ce fut l'er- reur des grands États de l'antiquité ; ils périrent comme périssent tous les pouvoirs, par leurs excès. La décadence romaine donna cet exemple au monde. Les institutions étaient grandes, mais les cons- ciences étaient étouffées ; un moment vint qu'elles s'éteignirent, et que, les lois se soutenant, la so- ciété se trouva dissoute.

Mais l'instinct de la liberté s'était réfugié chez les peuples germaniques. Sans doute cette passion d'indépendance, qui ne souffrait rien d'obligatoire, rien de fixe, rien de durable, ne permettait pas à la société de s'affermir. Il ne semble pas que la personne humaine fût meilleure hors de ces liens de la loi qui la soutiennent, incapable de se maîtri- ser, impuissante pour tout , si ce n'est pour dé- truire. Mais c'était aussi la destinée des barbares d'accomplir une œuvre de destruction. D'ailleurs le mal , chez eux , n'était pas sans ressources. L'homme n'y était pas descendu aussi bas que dans les pays policés, qui ont abusé de toutes les jouissances et de toutes les lumières. Ils étaient ignorants, par conséquent excusables à beaucoup d'égards ; ils étaient pauvres, car il n'y a pas de richesse plus tôt tarie que le pillage; et la pauvreté devait les réduire au travail. Ils paraissaient chastes, si l'on comparait la grossière simplicité de leurs mœurs aux raffinements des débauches

ÉT. GEllM. I.

13

186 CHAPITRE m.

romaines. Enfin ces caractères énergiques, qui ne savaient pas obéir, mais qui savaient se dévouer, conservaient un resle de dignité humaine , une étincelle de ce sentiment d'honneur que les autres peuples anciens n'ont jamais bien connu, et dont le christianisme devait se servir pour former les consciences, et pour fonder sur l'obéissance raison- nable tout l'édifice des législations modernes.

LES LANGUES.

187

CHAPITRE IV

LES LANGUES.

La vieille religion des Germains devait finir avec les temps barbares ; une partie de leur législation était destinée à traverser les siècles féodaux ; leurs Énutnération

des

lans^ues, plus durables, couvrent encore de leurs langues

o ' 1 ' germaniques.

dialectes le tiers de l'Europe et la moitié de l'Amé- rique : quatre-vingts millions d'hommesles parlent. En ne considérant que les idiomes germaniques fixés par des monuments littéraires, on en compte quatorze. Au nord, le danois et le suédois se rat- tachent à l'ancien Scandinave, encore parlé en Islande. Au centre, on trouve l'anglais et le hol- landais ; le flamand et le bas allemand, qui eurent une littérature au moyen âge ; le frison, le vieux saxon, l'anglo-saxon, dont nous avons les restes dans des textes de lois, des poëmes, des traités scien- tifiques. Au midi, c'est le haut allemand, devenu la langue nationale de l'Allemagne moderne ; c'est l'idiome plus doux que popularisèrent les poètes

1^8 CHAPITRE IV.

chevaleresques de la Souabe; c'est l'ancien teuto- nique, kl que l'écrivaient les contemporains de saint Boniface, de Charles Martel. Enfin vient la langue des Goths, sauvée de l'oubli dans le peu de pages qui nous restent de la traduction de la Bible par l'évêque Ulphilas. Comment ne pas admirer la vigueur de ce vieux tronc germanique qui poussa tant de branches, qui eut des fleurs sous tous les cieux, el des fruits pour tous les siècles ?

Des quatorze idiomes qui viennent d'être énu- mérés, aucun, sans doute, ne représente exacte- ment la langue parlée par les Germains de Tacite : tout ce qu'on en sait se réduit à des noms propres, qui se décomposent en un petit nombre de racines connues. Mais la version gothique des saintes Ecri- tures est du quatrième siècle ; on a du septième et du huitième plusieurs textes teutoniques, anglo- saxons, Scandinaves. Ces quatre idiomes occupaient un territoire immense; ils supposaient un long travail du temps : en réunissant donc leurs traits communs, on retrouvera peut-être ce qui faisait le fond des langues germaniques aux approches de l'ère chrétienne.

Je ne me dissimule point ce qu'il y a d'épineux dans ces recherches ; je m'y engage, soutenu par la pensée d'atteindre une certitude que ne donne pas toujours l'étude des législations et des mytholo- gies. Les peuples ne laissent pas de monuments plus instructifs que leurs langues. Et d'abord,

LES LANGUES. 189

dans le vocabulaire d'une langue on a tout le spec- tacle d'une civilisation. On y voit ce qu'un peuple sait des choses invisibles, si les notions de Dieu, de l'âme, du devoir, sont assez pures chez lui pour ne souffrir que des termes exacts. On mesure la puissance de ses institutions par le nombre et la propriété des termes qu'elles veulent pour leur service ; la liturgie a ses paroles sacramentelles, la procédure a ses formules. Enfin, si ce peuple a étudié la nature, il faut voir à quel point il en a pénétré les secrets, par quelle variété d'expressions, par quels sons flatteurs ou énergiques il a cher- ché à décrire les divers aspects du ciel et de la terre, à faire pour ainsi dire l'inventaire des ri- chesses temporelles dont il dispose.

La grammaire conduit plus loin : on y saisit le génie même de la nation elle s'établit. Il n'y a pas de puissance plus stable, plus obéie, plus active qu'une langue, ni dont la constitution fasse mieux connaître les besoins de l'esprit public et ses res- sources. Les langues ont des règles d'euphonie pour contenter l'oreille par une succession de syllabes harmonieuses; elles ont aussi des règles logiques pour satisfaire la raison par une suite de propo- sitions intelligibles. Les premières montrent jus- qu'oii un peuple pousse cette sensibilité qui est le commencement de tous les arts ; les secondes font voir jusqu'où il porte cette rigueur de méthode sans laquelle il n'y a pas de science. Par la disci-

190 CHAPITRE IV.

pline qu'il s'impose, on juge déjà de sa vocation.

Enfin l'étymologie des langues éclaire l'histoire des sociétés. On ne remonte point aux origines des mots et des formes grammaticales, on n'assiste pas aux révolutions du langage, sans y reconnaître le mouvement des esprits et l'impulsion des événe- ments. A la présence d'un grand nombre de termes étrangers, pénétrant pour ainsi dire de vive force dans un idiome qu'ils violentent, on découvre la trace d'une invasion. Dans les rapports réguliers qui existent entre deux langues, on retrouve les titres de parenté de deux peuples. Et quand l'une est jetée à l'occident, l'autre à l'orient, il faut bien croire à d'antiques migrations qui les séparèrent, et dont le souvenir même aurait péri, si les lan- gues n'étaient destinées à faire l'histoire des temps qui n'eurent pas d'historiens.

Vocabulaire Eu ouvraut Ic vocabulairc Scandinave, on est '^duNordr d'abord frappé d'un nombre infini de termes mv-

Théologie. /. t

ihologiques. En effet, toutes les grandes religions ont eu leurs idiomes sacrés, soit qu'elles s'atta- chassent à une langue morte, qu'elles conservaient dans leurs livres et dans leur liturgie; soit qu'elles adoptassent une langue vivante, en y créant assez d'expressions pour composer une nomenclature savante, à l'usage des prêtres et de leurs disciples. Il fallait que les choses invisibles prissent un corps dans les mots qui les représentaient, et qui les

LES LANGUES. 491

faisaient descendre, pour ainsi dire, à la portée de l'homme. Ainsi les Scandinaves avaient toute une the'ologie dans les cent quinze titres qu^ils don- naient à Odin, dans le catalogue des Ases, des Alfes, des Valkyries, des Nains et des Géants, en y ajou- tant rénumération des neuf mondes et la généalo- gie des héros. Le poëte qui parle dans le chant sacré du Havamal croit vanter son savoir en décla- rant que, « si on l'interroge dans l'assemblée, il « est en mesure de nommer l'un après l'autre « tous les dieux et tous les génies. » Un~ autre poëme raconle comment le nain Alvis, qui savait toutes choses, alla trouver un soir le dieu Thor, et lui demanda la main de sa fille. Thor, ne voulant pas irriter le nain par un refus, lui promet la jeune déesse s'il répond aux questions qui lui se- ront faites. Il lui demande donc les noms du ciel et de la terre, du soleil et de la lune, des vents et des éléments, considérés comme autant de divi- nités. Et le nain récite les noms de chaque chose dans les langues différentes des Ases, des Alfes, des Géants et des mortels. Cependant il oublie que la nuit s'écoule, et que les premiers rayons du so- leil sont mortels pour les nains qu'ils surprennent hors de leurs demeures : au lever du jour, Alvis expire sur la porte du dieu qui l'a trompé. Rien n'est mieux fait que ce récit pour exprimer l'abon- dance du langage théologique chez les Scandinaves, et la longueur de ces catalogues divins qu'une nuit

192 CHAPITRE IV.

ne suffisait pas à épuiser. Les termes dont ils se composaient avaient presque toujours une signi- fication symbolique. Les quatre nains, par exem- ple, qui soutiennent le poids du monde, Nordri, Sudri, Austri, Vestri, portent les dénominations des quatre points cardinaux. Les trois Nornes char- gées d'écrire les destinées humaines, Urda, Yer- dandi et Skulda, représentent le passé, le présent et l'avenir. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver dans l'Edda des strophes entières formées de noms mystérieux : chacun d'eux résumait une croyance ; et ces listes, maintenant inintelligibles, fixées dans la mémoire par le rhythme et la mesure, n'avaient besoin que d'un commentaire pour s'éclairer et pour dérouler aux regards des adeptes l'éclatante mythologie du Nord (1).

Il se peut que ces richesses de la parole se soient en partie dissipées chez les autres nations de la même famille. On en voit cependant des restes dans les noms donnés aux esprits et aux génies de toute espèce qui troublèrent longtemps l'imagination rêveuse des Allemands. Les Anglo-Saxons distin- guaient les Elfes des montagnes et les Elfes des plaines, ceux des forêts, ceux des lacs et ceux des

(1) Edda Sœmunclar, Havamal, 462. « Si mihi in hominum coTicilio recensendi suiit dii singillatim, Asarum et Alfarum, omnium novi distinctionem. Pauci insciti ita nomnt. » Alvis- mal; Voîospa, 11, 18. Les strophes 11-14 sont formées des noms de 74 nains. Ces énumérations rappellent les catalogues de dieux, de héros et d'héroïnes, dans Homère et Hésiode.

LES LANGUES. 193

villes. Tous les peuples germaniques ont conservé dans les mêmes termes le souvenir d'un même culte : tous désignent par des expressions sembla- bles le prêtre, les lieux sacrés, les immolations sanglantes, les différentes sortes d'adorations et de prières. Partout reparaît le nom sous lequel Dieu est représenté comme l'être incréé, existant par lui-même. L'âme est désignée par un mot qui n'ap- partient qu'à elle, sans métaphore et sans équi- voque; tandis que les Grecs et les Latins n'avaient su lui donner que le nom de ce souffle corporel et périssable (;^v/fï, anima) que l'homme porte dans sa poitrine. Il est curieux de voir jusqu'où des peuples sans philosophes ont porté l'effort, quand il s'agissait de saisir la nature spirituelle de l'âme, et de déterminer les sentiments qui l'agitent, les actes qui l'exercent; comment ils ont tenté l'ana- lyse de l'entendement et de la volonté ; comment ils ont eu deux mots pour la pensée, deux pour le désir , et une admirable flexibilité d'expression pour tous les degrés de l'amour (i).

Gothique.

Teutonique.

Anglo-saxon.

Scandinave.

(1) Dieu,

Cuth,

Cot,

God,

Gud.

Vâme,

saivala,

seola,

sâvl,

sâl.

Penser,

minan,

mainjan,

mœnan,

minna.

fruthian,

frot,

frod,

frœda.

Vouloir,

viljan,

willan,

villa.

vilja.

désirer,

geiran,

giri,

geornian,

giarn.

luston,

iyst(?),

lyst.

lyst.

Plaire,

liuban,

liub,

leof,

liufr.

Aimer,

frijon,

friunt,

freond.

freia.

Sacrifier,

blôlan,

pluozan,

blôtari ,

blôta.

On a pensé que ces listes de mots auraient l'utilité de mettre sous

194 CHAPITRE I\.

En même temps que les dialectes primitifs du Nord conservent les plus authentiques débris de renseignement sacerdotal, on y découvre aussi les traces de toutes les institutions civiles. Si le droit ne put jamais vaincre le désordre des passions chez ces peuples violents, il avait été assez fort pour s'y créer une langue à son service, pour maintenir l'ordre dans les idées par la régularité des expres- sions, et pour constituer ainsi toute une jurispru- dence. En effet, Odin et ses douze compagnons sont représentés comme autant de juges siégeant sur au- tant de tribunaux dans la cité d'Asgard ; et parmi les sciences qui viennent des dieux, on compte celle de terminer les contestations des hommes. S'il faut en croire les chants de l'Edda, « il y a des paroles c( magiques savamment combinées, à l'aide des- « quelles un accusé sort victorieux du jugement. » C'en est assez pour indiquer un certain nombre de termes techniques et de formules consacrées, par lesquels les coutumes du Nord avaient cherché de bonne heure à circonscrire, à enchaîner les notions abstraites du juste et de l'injuste. Et d'abord, les termes de droit étaient si bien établis, ils avaient tant d'autorité chez les Francs, les Alemans, les Bavarois et les Lombards, qu'au moment les

les yeux du lecteur les rapports et les différences des quatre dia- lectes primitifs. J'ai surtout consulté, pour le gothique, le diction- naire de Gabelenz et Lœbe, à la suite de la dernière édition d'Ul- phi las. Il faut lire aussi les excellentes discussions philologiques par lesquelles J. Grimm commence chaque chapitre de sdi Mythologie,

LES LANGUES. 195

lois de ces peuples furent rédigées en latin, il y resta un grand nombre de mots barbares qu'on n'osa point traduire. De là, par exemple, dans la loi salique, le tunginus^ ou magistrat inférieur ; le mallum^ ou tribunal ; le reipus, ou mariage d'une veuve; la chenechruda, ou cession de biens du dé- biteur insolvable. D'autres coutumes, comme celles de Frise, de Danemark, de Suède, écrites dans le dialecte national, n'éprouvent aucun embarras à rendre avec précision les rapports compliqués et délicats qui font le lien de la société. Toutes les langues germaniques ont un fonds commun d'ex- pressions pour désigner la nation, le territoire et ses divisions, l'état des personnes, les degrés de pa- renté, la dévolution des biens. Elles distinguent, toutes, les biens meubles des immeubles, la terre patrimoniale des acquêts qui s'y sont ajoutés ; le magistrat qui préside au jugement, des assesseurs chargés de prononcer sur le fait en litige ; la répa- ration pécuniaire due à l'offensé, de la condamna- tion pénale que l'ordre public réclame. Quand les témoignages des historiens manqueraient, les indi- cations des anciens glossaires nous feraient encore pénétrer dans les mœurs du Nord; et ces vieux mots, toujours respectés, nous montreraient les restes d'une civilisation antique, débordés, mais non détruits par le flot de la barbarie (1).

(1) Edda Sœmundar Brynhildar quida, I. « Characteres cau- sales {Mal-Runar) noris. Si neminem tibi vis, saeve offensam

196 CHAPITRE IV.

En second lieu, afin que les expressions juridi- ques ne perdissent rien de leur prestige, elles ne s'employaient pas au hasard ; on les liait, on les en- veloppait dans des phrases sacramentelles soumises à un certain rhythme, à de certaines consonnances. C'étaient là, sans doute, ces combinaisons de mots qu'il fallait savoir pour ne point succomber en jus- tice. Les plus anciennes formules connues sont en vers, et plusieurs, conservées jusqu'au moyen âge, ont encore toute la pompe lyrique. C'est ainsi que la loi islandaise, en confirmant le contrat qui ré- concilie un meurtrier avec la famille de la victime, menace quiconque enfreindrait la paix jurée. « Qu'il soit exilé, dit-elle, aussi loin qu'un homme a puisse aller en exil ; aussi loin que les chrétiens c( vont à l'église, et que les païens sacrifient dans « leurs temples ; aussi loin que le feu brûle et que a la terre jverdoie, que les mères enfantent et que

rependere, eos implicas, eos involvis, eos disponis uni- versos, in eo conventu, ubi liominibus eundum est ad juste constituta judicia. » Cf. Havamal, .156; Grimm, Deutsche Rechts-Alterthûmer , I.

Voici la série des principaux termes de droit dans les quatre dialectes primitifs :

Gothique. Teuloiiique. Anglo-saxon. Scandinave.

LeiJeuphy

thiuda,

diot.

Iheod,

thiod.

Le territoire,

land,

land,

land,

land.

Le souverain,

l'rauja,

fro,

fréa.

fru.

La noblesse,

athala (?),

adal,

edhel,

ôdal.

V homme libre,

freis,

tri,

freo,

fri.

Le serf,

skalks,

skalk.

sceal,

skalkr.

La 2>ropriété,

aigin,

eikan,

agen.

eiga.

U héritage,

arbi.

arbi,

yrf,

arfi.

La borne,

marka,

marka,

mearc.

marc.

LES LANGUES. 197

« l'enfant crie après sa mère, que le bois nourrit c< le fou, que le vaisseau chemine, et que brillent « les boucliers; aussi loin que le soleil fond la c( neige, que la plume vole, que nage la truite, et « que l'épervier plane au printemps; aussi loin « que le ciel se courbe en voûte, que les vents c< soufflent, que les eaux courent à la mer, et que « les hommes sèment le grain. » Il serait facile de multiplier les exemples, et de montrer que le droit germanique connut ces solennités de paroles qui tinrent tant déplace dans le droit romain, qui fi- rent du langage judiciaire une sorte de poésie {car- mennecessarium)^ et dont les jurisconsultes tirèrent comme d'un germe les plus savantes institutions qui furent jamais (1).

Des langues si riches quand il fallait parler des Astronomie, dieux ou régler les intérêts des sociétés, comment

(1) Grimra, Deutsche Rechts-Alterthûmer . Les termes de droit s'emploient deux à deux ou eu plus grand nombre, en observant la loi poétique de l'allitération, qui consiste à rapprocher les mots commençant par une même initiale. Exemple, dans les lois Scan- dinaves :

medh mund ok mala. Hûs ok hêm ;

dans les lois anglo-saxonnes :

mecg and mundbora. Hûs and hâm.

Je crois reconnaître des vers dans cette formule suédoise i

Tu œr ei mans maki Ok ei madir y Brysti ;

et dans ces autres tirées de la loi des Frisons :

Mord schilma mit mord bêta.

Bi londes legore aud lioda libbande.

198 CHAPITRE IV.

se seraient-elles trouvées impuissantes pour décrire les scènes journalières de la création? Les vocabu- laires germaniques sont prodigues de ces termes pittoresques et hardis qui attestent l'observation de la nature et l'émotion de l'esprit humain en pré- sence de tant de grands spectacles. Tous les phé- nomènes semblent d'abord comme autant de mer- veilles qu'on ne saurait expliquer, qu'on ne saurait nommer, sans faire intervenir les dieux. L'arc-en- ciel était le pont [Asbru) par les Ases descen- daient des cieux sur la terre. Ils y avaient laissé leur nom aux créatures qu'ils avaient aimées. Parmi les oiseaux, on connaissait le Coq de Woden {Odhimhoni) ; parmi les plantes, la Barbe de Donar [Donner shart)^ le Sourcil de Balder [Balldersbrâ)^ le Bouclier de Tyr [Tyrihialm)^ la main du Géant, l'Herbe des Alfes et celle des Nains. Les larmes que la Déesse de l'Amour avait versées en cherchant son époux s'étaient changées en or ; ce riche métal garda le nom de pleurs de Freya. La nature appa- raissait toute vivante et toute divine dans un lan- gage qui satisfaisait l'imagination, mais l'on pourrait surprendre aussi les premiers efforts de la raison pour discerner, pour classifier les faits, pour en pénétrer les causes. Sous ces noms destinés à rappeler les vertus des plantes, à marquer Torigine des métaux précieux, il y a peut-être Un souvenir des connaissances médicales et métallurgiques dont les prêtres Scandinaves se vantèrent, et qui leur

LES LANGUES. 199

furent communes avec toutes les écoles sacerdotales de Tantiquité. Mais on peut aller plus loin et re- trouver dans les idiomes du Nord les vestiges d'une science astronomique surprenante chez des peuples qu'on se figure enveloppés d'une brume éternelle, sous un ciel sans étoiles (1).

Le poëme sacré de la Volospa rappelle un temps c( le soleil ne connaissait pas ses palais, les étoi- c( les ne connaissaient pas leur place, la lune ne c( connaissait pas sa demeure. Alors les Ases s'assi- « rent sur leurs sièges élevés, et ces dieux saints « délibérèrent. Ils donnèrent des noms à la nuit c( et aux décroissances de la lune ; ils nommèrent « le matin, le midi, l'après-midi et le soir, en sorte c< qu'on pût compter les années. » Ce n'est pas for- cer le sens de ce texte que d'y voir premièrement l'ignorance d'un peuple qui n'avait ni marqué la place des astres, ni mesuré leur cours ; ensuite la sagesse des prêtres représentants des dieux, qui démêlèrent le désordre apparent des mouvements célestes, saisirent les premières lois et tentèrent de les fixer par la parole. Cette astronomie toute sacerdotale ne pouvait parler que le langage du

(1) La Volospa (strophe 7) représente les Ases forgeant l'or; et probablement la fable des pleurs de Freya fait allusion à la récolte de Vor dans les eaux des fleuves. D*un autre côté, le Havamat (strophe 150) met la médecine au nombre des sciences magiques ; et un autre poëme [Brynhildav ^uida) s'exprime en ces termes : « Characteres plantarum (Rim-Runar) scias, si medicus essè « cupis et nosse vulnera inspicere : illi cortici incidanlur a et germini arboris. »

200 CHAPITRE IV.

sanctuaire : elle désignait les astres par des noms divins, et leurs différents aspects par des ficlions mythologiques. Le soleil, c'était Odin; et, dans ce rôle, le dieu portait douze titres différents, selon les douze mois de l'année, et cinquante-deux sur- noms, répondant aux cinquanle-deux semaines. On l'appelait le flamboyant {svidur), le resplendissant {gimnir), le père du solstice [iolfadir)^ le dieu à l'œil de feu [baleigur) ; et c'est pourquoi on le re- présentait avec un œil seulement : il avait laissé l'autre en gage au nain Mimir, quand celui-ci lui permit de boire à sa fonlaine, dont les eaux don- naient la connaissance des choses futures. On ra- contait aussi comment le génie de la lune, Mani, avait enlevé deux enfants qui puisaient à une source sacrée ; et l'on expliquait les taches du disque lu- naire en y reconnaissant deux figures humaines portant une cruche suspendue à un bâton. Les douze Ases avaient dans le firmament douze palais, qui correspondent aux douze signes du zodiaque. La grande Ourse représentait le char d'une divinité. Les étoiles dont les Grecs firent le baudrier d'Orion figuraient, pour les Scandinaves, la quenouille de Frigga. Deux astres furent formés des yeux du géant Thiassi, mis à mort par les Ases ; et le dieu Thor composa une constellation des orteils d'Orvandil, son compagnon de voyage, dont les pieds avaient gelé en chemin. Ces dénominations, ces fables et tant d'autres aujourd'hui perdues, servaient à diri-

LES rANGUES. 201

ger les sages du Nord dans l'espace étoile; ils y cherchaient des horoscopes et des augures , mais en même temps ils y poursuivaient une science plus utile aux hommes, sans laquelle il n'y a point d'or- dre dans la vie, ni de règle dans la société : je veux dire la division du temps, la distinction des saisons, la durée des années. Il fallait que des connaissances si nécessaires fussent placées sous la garde de la reli- gion. Trois sacrifices solennels consacraient les trois grandes époques du solstice d'hiver, de l'équinoxe du printemps et du solstice d^été. Deux nains, Nyji et Nidhi, présidaient à la croissance de la lune et à sa décroissance. D'autres temps étaient marqués par des observances dont le souvenir subsiste en- core dans les superstitions du Danemark et de la Suède. Les douze mois, de trente jours chacun, s'augmentaient de quatre jours intercallés au se- cond mois d'été, et complétaient ainsi une pé- riode de cinquante-deux semaines ou de trois cent soixante-quatre jours, trop courte de trente heures pour égaler la révolution du soleil. Cette lacune paraît avoir été partiellement remplie au moyen d'une semaine additionnelle qui revenait tous les sept ans. Le calendrier se conservait, comme toutes les traditions sacrées, par des chants et par une écriture symbolique. De ces poëmes, encore po- pulaires dans le Nord , composés pour rappeler l'ordre des mois et les fêtes qui y tombent ; de ces bâtons appelés runiques, les paysans scandi-

ÉT. GERM. I. 44

202

CHAPITRE IV.

naves gravent les divisions de l'année en caractères anciens, accompagnés d'hiéroglyphes. Le secret des vieux pontifes païens, divulgué par les prêtres chrétiens qui leur succédèrent, a été livré aux ignorants et aux petits (1).

Toutefois la science des astres n'était point restée confinée dans les temples de Scandinavie. Les An- glo-Saxons avaient aussi leur calendrier, qui nous est parvenu avec la nomenclature de leurs mois. Ils en comptaient douze, partagés entre quatre saisons et deux semestres : ces mois étaient lu- naires, et formaient une année de trois cent cin- quante-quatre jours. Les onze jours manquant pour compléter l'année solaire composaient tous les trois ans un treizième mois, intercalé dans la sai- son d'été. L'année s'ouvrait par la grande fête du

(1) Geijer, Sve Rikes Hœfder, cap. vu. Gr'imm, Mythologie, 661 et suiv. Lexicon mythologicon, et Spécimen calendarii gentilis, à la fin du troisième volume de l'Edda ; Copenhague, 1828. Mais je ne puis adopter les rapprochements trop liardis et Jes conclusions précipitées de ce savant travail. Volospa , ô : « Sol neque scivit ubi palatia liaberet; stellœ nec sciverunt ubi loca habe- rent; luna neque scivit quam mansionem haberet. 6. Tum omnes dii occuparunt elatas sellas, sanctissima numina, et de his deliberabant. Nocti et interluniis nomina dederunt. Mane vocarunt et meridiem ; pomeridianum tempus et ves- peram pro numerandis annis. » Pour les douze demeures célestes des Ases, et pour les cinquante^-deux noms d'Odin, voyez au tome premier de TEdda le poëme dn Grimmismal, j'incline à reconnaître l'abrégé d'une doctrine as(ronoraique. En ce qui tou- che les fables du géant Thiassi et d'Orvandil, voyez Harbardsliod, 28, et l'Edda de Snorre, 110, lU. Les bâtons runiques des paysans Scandinaves ont eu pour modèles ceux que le clergé catho- lique du Nord exposait dans les églises pour régler les jeûnes et les fêtes.

LES LANGUES. 203

solstice d'hiver, et la nuit qu'on y consacrait était appelée la Mère des Nuits {Moedrenech) . Celte so- lennité donnait son nom [Guili) au mois qui la précédait et à celui qui la suivait. Parmi les dix autres, cinq rappelaient par leurs dénominations les divinités qu'il fallait honorer, et les offrandes dont on devait charger leurs autels ; cinq marqaient les temps favorables à la navigation et au soin des troupeaux, le moment de la récolte et le retour des frimas. Il y avait aussi des jours fastes et des jours néfastes, et toute la suite de ces règles était conte- nue dans des poëmes dont nous avons probable- ment les débris. Le système anglo-saxon se rencon- trait avec le Scandinave en plusieurs points, il aboutissait au même résultat; mais il différait par la durée des années communes, par le nombre et la distribution des jours intercalaires : en quoi il reproduisait presque entièrement l'ordre du ca- lendrier athénien. Sans doute les hommes du Nord faisaient une erreur considérable, s'ils ne tenaient point compte de l'excédant de six heures qui forme nos années bissextiles; mais j'admire déjà que ces barbares aient égalé les Grecs dans leurs efforts pour concilier les mois réglés par la lune avec l'année réglée par le soleil, et pour réduire à la même loi les révolutions différentes de ces deux astres, que les hommes ont toujours consultés, et qu'ils sont parvenus si tard à mettre d'accord (1). (1) Bède, de Ratione temporum, cap» xiii. La coutume de rédi'*

204 CHAPITRE IV.

Considérez toutes les nations germaniques ; vous les trouverez souvent errantes sur la terre, mais toujours attentives à s'orienter dans le ciel. Au quinzième siècle, les paysans des Pays-Bas connais- saient encore le chariot de Woden (la grande Ourso), et longtemps ceux de la Thuringe mon- trèrent la voie lactée comme le chemin par le roi Yring était monté chez les dieux. Les fêtes po- pulaires de l'Allemagne conservent encore le resle des solennités qui marquaient les solstices et les équinoxes. Si Gharlemagne changea les noms que les Francs donnaient aux douze mois de l'année, ce fut sans doute pour faire tomber en oubli un calendrier idolâtrique, dont il n'osa cependant pas effacer toutes les traces : avril retient le nom de la déesse Ostara [Ostar manoth), et décembre resta le mois sacré, comme chez tous les peuples du Nord

ger le calendrier en vers devait être bien enracinée chez les Anglo- Saxons, puisque Bède, après avoir écrit en prose son beau traité de Ratione temporum, crut devoir Tabréger en hexamètres latins, et en faire un sommaire encore plus court en latin rimé, probablement pour Tusage des écoles. Voici le début de cette pièce :

Annus solis continetur

Quatuor temporibus, Ac deinde adimpletur

Duodecim mensibus. Quinquaginta et duabus

Currit hebdomadibus, Tercentenis sexaginta

Aique quinque diebus.

Je crois voir aussi des restes de l'ancien calendrier anglo-saxon dans le Ménologe en langue anglo-saxonne, publié par Hickes {Thésaurus), et dans un manuscrit cité par Turner, History, lib, VII, cap. XII.

LES LAKGUES. 205

{Heilag manoth). En remontant plus haut dans l'histoire, on trouve le législateur des Gètes appre- nant à son peuple à reconnaître les douze signes du zodiaque et les révolutions des planètes. Les prêtres dépositaires de ces enseignements avaient un catalogue de trois cent quarante-qualre étoiles ; et les guerriers mêmes, s'il faut en croire Jor- nandès, passaient leurs jours de repos à étudier les phases de la lune et les éclipses du soleil. Au milieu de ces exagérations on démêle la trace d'une science antique, répandue dans le Nord avant l'ère chrétienne; et l'on arrive à douter de l'opinion commune selon laquelle les Germains auraient emprunté aux Romains l'usage de la semaine et les noms des sept jours. Les Romains ne connurent la période hebdomadaire qu'au temps de César : il fallut des siècles avant qu'elle devînt assez popu- laire parmi eux pour s'introduire chez leurs voi- sins et leurs ennemis. Mais d'abord, en considé- rant l'accord de tous les idiomes germaniques à désigner la semaine par un même mot, et les jours par les noms des mêmes dieux nationaux, on a lieu de croire ces termes antérieurs à l'époque oii les dialectes se divisèrent. D'ailleurs Tacite remarquait déjà chez les Germains l'observation régulière de la pleine lune et de la nouvelle, qui divisait les mois en deux parties égales, et qui donne lieu de soupçonner un second partage en quatre périodes de sept jours. Enfin ce partage fut fait dans le ca-

206 CHAPITRE lY.

lendrier Scandinave, puisqu'il roulait tout entier sur le nombre exact de cinquante-deux semaines, malgré Tinconvénient de former une année trop longue pour s'accorder avec le retour de la lune, trop courte pour coïncider avec la révolution du soleil. Comment l'institution des sept jours se fût- elle plus solidement établie chez le peuple le plus éloigné des Romains, si ce n'est qu'il la tenait d'ailleurs, c'est-à-dire de l'Asie, cette première patrie d'Odin et des Ases? C'est que la semaine a ses origines, consacrées par les plus hautes tra- ditions religieuses. Une conjecture si naturelle s'appuie encore de deux indices moins sûrs, mais dont il faut tenir compte. D'une part, Wodan, à qui les Germains dédient le quatrième jour, rap- pelle par son nom et par ses attributs le dieu Bouddha, sous l'invocation duquel le même jour est placé chez les Indiens. D'un autre côté, les deux peuples semblent s'attacher à l'idée d'un re- nouvellement périodique du monde, et la durée qu'ils lui donnent forme naturellement un grand cycle astronomique. Or l'âge présent du monde, selon les Indiens, durera quatre cent trente-deux mille années, qui seront suivies d'une ruine uni- verselle; et le poëme Scandinave du Grimmismal, il est difficile de ne pas voir une exposition mythologique du calendrier, déclare qu'avant la destruction de l'univers huit cents personnages di- vins sortiront par chacune des cinq cent quarante

LES UNGUES. 207

portes de la Valhalla. Si la Valhalla représente ici la demeure du soleil, et si les personnages qui en sortent sont autant d'années, il est remarquable que leur réunion forme encore le nombre fatal de quatre cent trente-deux mille. Ainsi les deux peu- ples s'accorderaient dans la plus grande comme dans la plus faible mesure du temps. De telles ana- logies ne s'expliquent point par une rencontre for- tuite. L'astronomie devait naître sous le ciel de l'Orient; mais il fallait qu'elle suivît ces nations voyageuses qui allaient chercher leur destinée dans les forêts ou sur les mers du Nord, et qui auraient péri de terreur si le calcul des révolutions célestes, en leur promettant le retour du soleil, n'avait con- solé la longueur de leurs nuits et de leurs hivers (1) .

(1) Grimm, Mythologie, p. 687. Éginhard, Vit. Carol. M., apud Perz, t. II, p. 458 : « Mensibus etiam juxta propriam linguam vo- cabula imposait cum ante id temporis apud Francos partim latinis, partim barbaris nominibus pronuntiarentur. » Jornandes, de Reb. Getic. Grimmismal, cap. xii. Grimm éprouve aussi quelques doutes sur Totigine de la semaine; et Geijer adopte ce rapprochement des 432, 000 personnages mythiques de YEdda, et des 432,000 années de la période indienne. On peut citer, comme un des plus frap- pants exemples de l'analogie qui règne entre les langues germani- ques, les termes par lesquels elles désignent les différentes parties

de la durée.

Le temps, G.

theihs,

T. zit,

A. tid,

s. tidh.

Le moment,

mel,

mal,

mel,

mal.

L'heure,

weila,

hvila,

hvil,

hvila.

Le jour,

dags,

tag,

dag,

dagr.

La semaine,

viko,

vecha,

vica,

vika.

Le mois,

menoths,

manod,

monadh,

manadr.

L année,

jer,

jâr,

gear,

ar.

Le siècle,

aivs,

ewa,

ava,

aefi.

A vrai dire, le mot aivs ou ewa, comme le latin œvum et le grec atwv, ne désigne qu'une longue durée sans mesure déterminée.

208 CHAPITRE IV.

Ce qui Cependant ces expressions figurées, ces Ibr-

manque au . , . . i? / i

vocabulaire mulcs mYsterieuses, qui donnent tant d éclat aux

des langues ^ *' ^

du Nord, vieilles langues du Nord, en trahissent aussi l'in- suffisance et la faiblesse. Ce sont comme des langues sacrées qui protègent la science naissante, mais elle n'a ni liberté ni grandeur. Il ne faut pas croire que les idiomes d'Alaric et de Clovis eussent déjà des expressions pour toutes les délicatesses de la pénsée humaine. Lorsque après les invasions les dialectes de la Germanie se trouvèrent en présence de la civilisation chrétienne, il leur fallut un tra- yail de plusieurs siècles avant de pouvoir se plier à cette variété infinie de notions savantes qui n'a« vaient jamais pénétré dans l'esprit des barbares. Ce îie fut pas trop de toute la persévérance des écri- vains monastiques pour faire passer dans ces lan- gues rebelles la théologie de l'Evangile. Ils n'y parvinrent qu'en détournant les vieux mots de leui^ sens primitif, ou en empruntant à la langue de l'Eglise des termes dont ils accommodaient l'ortho- graphe à la prononciation de leurs lecteurs. C'est ainsi que le mot de minna, qui dans les mœurs païennes désignait la coupe vidée dans les festins pour l'amour des dieux et des ancêtres, devint le nom chrétien de la vertu de charité. C'est ainsi que du latin eîeemosyna il fallut faire alamuom, l'au- mône : les barbares n'avaient ni le mot ni la chose. D'un autre côté, si l'on considère cette partie des langues germaniques se réfléchissent les moeurs

LES LANGUES; 209

des peuples, on reconnaît bientôt leur ëxlrêmé pauvreté en tout ce qui touche les habitudes de la vie sédentaire, le luxe des villes, les monuments qui les ornent, les arls qui les enrichissent. Quand les moines vinrent ouvrir des écoles dans les bour- gades allemandes, il fallut encore tirer du latin le nom d'une institution si nouvelle [schola, schule). Au contraire, les locutions abondent pour désigner la maison isolée, entourée d'un espace vide, telle que la décrit Tacite; la salle du banquet, le noble rassemblait ses proches et ses fidèles; le lieu fort, il se retranchait contre ses ennemis. Rien de plus varié que les images de la vie errante, de la navigation, de la chasse et de la guerre. Je trouve dans la langue des Goths toutes les armes offen- sives et défensives (i/ejOM, sarva)^ le casque [hilms)^ la cuirasse {brunjo)^ le bouclier {skildus)^ les traits qu'on lance de loin [arvazna)^ et deux sortes d'é- pées [hairus^ meki). Aucune de ces expressions n'indique une origine étrangère, et toutes les tra- ditions des Germains les font voir en effet habiles à forger les métaux. Enfin, si la nature se peint dans les idiomes du Nord, c'est avec les rigueurs du ciel et la stérilité du sol. Ils distinguent avec soin tous les phénomènes du froid et de la tem- pête; mais ils n'ont pas à nommer les richesses végétales de climats plus heureux. Je remarque le grand nombre de termes dont ils disposent pour discerner tout ce qui frappe l'ouïe : le cri des bêtes,

210 CHAPITRE IV.

le frémissement des arbres, le murmure des eaux. L'ouïe est le sens le plus exercé du nomade; elle le guide quand les yeux ne peuvent plus rien : sou- vent les pâtres des Alpes, égarés le soir, retrouvent le chemin de leurs chalets en prêtant l'oreille au bruit des sources qui se précipitent dans les vallées.

Ainsi le dépouillement du vocabulaire des na- tions germaniques laisse déjà voir ce qu'il leur restait de lumières, ce qui faisait leur force, ce qui faisait leur impuissance. On pourrait aisément pousser plus loin ces inductions, s'il n'était pé- rilleux de se fier sans réserve à des listes de mots mutilées par le temps. Il a moins de prise sur les formes grammaticales.

îrammaire ^^^^ scmblc plus libre quc la pensée humaine duSr' et que la parole qui la représente. Toutefois la pa- role non plus que la pensée ne fait rien de grand, rien de public ni de durable, qu'en se soumettant à des lois. C'est pourquoi toute langue qui a une destinée religieuse, politique, littéraire, se lie par des règles. La grammaire est un commencement de discipline, une première satisfaction donnée à ce besoin d'ordre qui tourmente les peuples bien doués. Mais alors l'indépendance de la parole se réfugie pour ainsi dire dans l'usage de chaque lieu, de chaque famille, de chaque homme, qui reste maître de s'exprimer mal. Cette façon irrégulière de s'exprimer s'appelle barbarisme, et j 'y reconnais

LES LANGUES. 211

en effet ce je ne sais quoi de barbare, c'est-à-dire d'insoumis, qu'on trouve au fond de toutes les so- ciétés. Les irrégularités de l'usage tendent à faire irruption dans la langue publique : elles s'y intro- duisent d'abord à titre d'exceptions; elles finissent par la pénétrer dans tous les sens, par la décom- poser et la détruire. 11 n'y a pas d'idiome si poli qui ne recèle de telles causes de corruption ; le désordre qu'elles y portent indique à peu près ce qu'il y a de trouble dans les intelligences. C'est l'étude que je voudrais faire sur les dialectes du Nord, sans toucher à des détails philologiques trop délicats pour une main étrangère.

Le premier besoin de la parole est de captiver Euphonie, l'oreille, distraite par les sons du monde extérieur; et c'est pourquoi l'euphonie tient une si grande place dans la grammaire des langues anciennes. Au milieu de tant de bruits charmants ou terri- bles, ce qui fait écouter la voix humaine, c'est qu'elle articule : ce sont les articulations, c'est- à-dire les consonnes, qui soutiennent les syllabes, et qui donnent aux mots leurs formes. Elles sont donc les éléments les plus nécessaires du langage, par conséquent les plus invariables, et ceux qui s'altèrent le moins par la différence des lieux et des temps. Les idiomes germaniques tirent leur force du nombre et de la combinaison des con- sonnes. Elles y forment, comme en grec, un sys- tème complet, chacun des trois organes de la

212 CHAPITRE IV.

voix, les lèvres, la langue et la gorge, produit trois articulations correspondantes, douces, fortes et aspirées. Ces neuf consonnes se modifient et se permutent, mais selon des lois immuables, qui gouvernent tous les dialectes, qui en forment le principal lien de famille, et qui permettent d'y retrouver la généalogie de chaque radical, quel- ques vicissitudes qu'il ait traversées (1).

Les voyelles tiennent moins au fond des mots ; elles en sont, pour ainsi dire, la couleur, que le temps efface. En jetant les yeux sur une page de l'Évangile gothique, on est surpris de la singulière richesse des voyelles dans le corps des mots et dans les désinences. Entre toutes dominent l'A, l'I, l'U (prononcé ou) ^ qui représentent les trois notes primitives de la voix humaine ; elles se réunissent pour former des diphthongues sonores : il semble qu'on retrouve la variété du grec avec la majesté du

(1) Voici la loi de permutation des consonnes, qui est la décou- verte capitale de J. Griiiim.

Étant donné un radical gothique, il passera ordinairement en anglo-saxon et en Scandinave sans changer de consonne. Mais, s'il entre en langue teutonique, la consonne douce est remplacée par la forte; la forte, par l'aspirée; l'aspirée, par la douce. Exem- ples :

Gothique.

Teutonique.

B se change en P,

bairan,

piran,

porter.

P en F,

thaurp,

dorof,

village.

F en B ou Y.

filu,

vile,

beaucoup.

D en T,

daur,

ter.

porte.

T en TH ou Z,

lagr.

zahar,

larme.

TH en D,

that.

daz.

ceci.

G en K,

gasts.

kast.

étranger.

K en CH,

kuni,

chunni,

race.

H en C,

svaihra.

schwager.

beau-père.

LES LANGUES.

213

lalin. Tout indique un peuple dont l'oreille exi- geante veut être charmée en même temps qu'aver- tie, qui cherche dans la parole un art, et qui n'aura pas de repos qu'il n'en ait tiré le plaisir laborieux de la versification. Le teutoniqiie retient encore plusieurs de ces qualités musicales. Elles se soutiennent moins dans l'anglo-saxon et le Scan- dinave. Les voyelles éclatantes s'assourdissent, les longues deviennent brèves, les brèves se contrac- tent, les désinences tombent ou sont remplacées par Ve muet. C'est ainsi que le désordre pénètre dans les langues du Nord. On prévoit le moment tant de noms pompeux, dépouillés en chemin, nous arriveront à l'état de monosyllabes. Le go- thique arvazna^ flèche, ne se reconnaît plus dans le Scandinave or ; et fairguni, montagne, devient en allemand èerg^. Dans ces mots brusques et pré- cipités, on croit sentir la prononciation d'une foule grossière, qui ne donne rien aux plaisirs de l'esprit, qui se soucie peu de l'euphonie, pressée de se faire entendre et satisfaite d'être comprise. Un historien l'a dit : a Les langues commencent par être une musique, et finissent par être une algèbre (1). »

(1) J.-J. Ampère, Littérature et Voyages, p. 387. Le gothi- que a trois voyelles brèves, a, i, ui, deux longues, ê, ô; quatre principales diphthongues, ai, au, ei, iu. Les exemples suivants indiquent les transformations qu'elles subissent dans les trois autres dialectes :

A,

Golhique. Teulonique. Anglo-saxon. Scandinave, Allemand, marei, mari, mere, mar, ineer, libains, leban, lifian, lif, leben.

mer, vie.

214 CHAPITRE IV.

Les idiomes qui vieillissent peuvent négliger de flatter l'ouïe; mais l'inévitable effort de la parole est d'intéresser l'attention, c'est-à-dire ce qu'il y a au monde de plus mobile et de plus occupé; et c'est à quoi elle ne parvient que par les idées qu'elle lui livre enchaînées sous les mots. Les règles logi- ques de la grammaire n'ont pas d'autre but que de former ces liens du discours, en faisant subir aux termes de la proposition un certain nombre de flexions régulières. Dans la déclinaison d'un nom, dans la conjugaison d'un verbe, il y a plus qu'un exercice d'enfant : il y a la lutte du mot qui cher- che à enlacer l'idée, toute spirituelle qu'elle est; qui la suit dans tous ses détours, dans tous ses mouvements, et qui se montre aussi souple, aussi prompt, aussi infatigable qu'elle. Déclinaison. L'ancicnne déclinaison germanique distinguait trois genres, le masculin, le féminin et le neutre; trois nombres, le singulier, le pluriel et le duel ; six cas, nominatif, génitif, datif, accusatif, vocatif, instrumental. Il y paraissait une parfaite régula- rité. Toutes les nuances de la pensée étaient repré- sentées par autant de désinences différentes : les

Gothique. Teutonique. Anglo-saxon. Scandinave Allemand.

u,

sunus,

sunii,

sunu,

sonr,

sohn,

fils.

E,

mena,

mano,

mona,

mani,

mond,

lune.

0,

rôdjan,

redah,

raedan,

rœdi,

reden,

parler.

AI,

stairno,

sterno,

steorra,

stierna.

sterna,

étoile.

AU,

daur,

turi^

duru,

dyr,

thiir,

jjorte.

El,

leihwan,

lihan>

lihan,

lia,

lehen,

prêter.

lU,

liuthon,

liod,

leodh.

liodh,

lied,

chant.

LES LANGUES. 2iS

voyelles marquaient les genres et les nombres ; les consonnes caractérisaient les cas. Cette belle or- donnance, dérangée de bonne heure, se conserve surtout dans le gothique et le teutonique : l'anglo- saxon et le Scandinave contractent déjà les termi- naisons, les déplacent et les confondent. Une telle manière de décliner, que les grammairiens appel- lent la déclinaison forte., devait se soutenir diffici- lement : elle supposait des habitudes d'application et de discernement qui feraient honneur aux so- ciétés les plus polies (1).

Aussi la paresse des esprits avait eu recours à des procédés moins savants. La nasale introduite dans les désinences, altéra d'abord la consonne ca-

(1) Voici le paradigme de la déclinaison forte dans les quatre dialectes :

Gothique. Teutonique. Anglo-saxon. Scandinave. Masculin, blinds, plinter, blind, blindr, aveugle. Féminin, blinda, plintu, blinda, blind. Neutre, blindata, plintuz, blind, blindt.

Je donne seulement la déclinaison masculine, la plus instructive des trois. Cf. Grimm., Gramm., t. I.

Sing. n.

blind s.

plint er.

blind.

blind

r.

Gén.

blind is,

plint es,

blind es,

blind

s.

Daf.

blind amma, plint emu,

blind um,

blind

um.

Acc.

blind ana,

plint an.

blind ne,

blind

an.

Instr.

plînt u.

Plur. n.

blind ai,

plint è,

blind e,

blind

ir.

Gén,

blind aizé.

plint êrô,

blind ra.

blind

ra.

Bat.

blind aim,

plint êm.

blind unn,

blind

um.

Acc.

blind ans.

plint è,

blind e.

blind

a.

Le vocatif n'existe que dans un petit nombre de substantifs go- thiques. Le teutonique est le seul qui conserve le cas instrumental. Ces quatre dialectes ont le duel, mais dans le pronom personnel seulement.

216 CHAPITRE IV.

ractéristique ; elle finit par l'effacer. La confusion, déjà visible dans le gothique, se nriontre surtout dans les autres dialectes. L'anglo-saxon et le Scan- dinave n'ont plus qu'une flexion pour tout le sin- gulier. C'est ce que les grammairiens appellent la déclinainm faible. Elle se développe surtout dans l'allemand moderne, où, un grand nombre de noms ayant perdu toute trace des cas, il y faut suppléer par les prépositions et les articles. La mémoire se décharge, mais la langue s'appauvrit (1). Conjugaison. L^i grammaire s'attache moins au nom qu'au verbe. Elle met tout son art dans ce mot flexible, qui fait le nœud de la proposition. Le verbe gothi- que se prête avec une facilité remarquable aux be- soins du discours. On y trouve deux voix, Tactif et le passif ; trois modes, indicatif, subjonctif, impé- ratif ; deux temps, le présent et le passé; trois per- sonnes et trois nombres. Le point capital est la for- mation du prétérit, qui se fait régulièrement par le redoublement de la première syllabe du radical et par le changement de la voyelle [slépa^ je dors ; saislep, je dormis). Ce changement de voyelle s'o-

(1) Paradigme de la déclinaison faible.

Gothique.

Tcutonique.

Anglo-saxon.

Scandinave.

Sing. n.

han a,

han 0,

han a,

han i.

Génit.

han ins,

han in,

han an,

han a.

DaL

han in,

han in,

han an.

han a.

Acc.

han an,

hait un.

han an.

han a.

Plur. n.

han ans,

han un,

han an,

han ar.

Génit .

han anê,

han ônô,

han ena.

han a.

Dat.

han am,

han ôm,

han um.

hœn um.

Ace.

han ans,

han un,

han an,

han a.

LES LANGUES. 217

père de six manières différentes, d'où naissent les six conjugaisons qu'on nomme fortes. Ce système savant, compliqué, qui fait passer chaque verbe par quarante flexions successives, exigeait une sin- gulière netteté de prononciation, une grande déli- catesse d'oreille, un prompt sentiment des rapports entre les nuances du mot et celles du sens. C'était beaucoup demander à des peuples de guerriers et de pâtres : aussi voit-on la règle fléchir et le désor- dre prévaloir. Le gothique lui-même perd le redou- blement dans le plus grand nombre de ses verbes. Les autres dialectes ne le connaissent pas ; ils n'ont conservé ni les formes du duel, ni celles du passif. L'anglo-saxon ne met plus de différence entre les trois personnes du pluriel ; des quarante flexions primitives du verbe, il n'en retient plusque douze(l ) .

(1) Des cinq cents verbes forts dont M. Grimm retrouve la trace dans les langues germaniques, cinquanle-sept seulement se conser- vent dans les quatre dialectes : je prends pour exemple giban, donner.

Gothique. Teutonique. Anglo-saxon. Scandinave.

Indicatif présent sing.

1

gib a,

kip u,

git" e,

gef.

2

gib is,

kip is,

gif est,

gef r.

3

gib itb,

kip it,

gif odh.

gef r.

plur.

1

gib am,

kip amas,

gif aiih.

gef um.

2

gib ith,

kip at,

gif odh.

gef idh.

3

gib and,

kip ant.

gif adh,

gef a.

duel.

1

gib ôs.

prétérit sing.

1

gib als. gab.

kap,

gëaf.

gaf.

plur.

\

gêb um,

kap urnes,

gëaf on,

gaf um.

duel.

1

gêb u.

Subjonctif présent sing.

1

gib àù,

këp ê,

gif e.

gef i.

présent sing.

1

gêb jaù,

kâp i,

gëaf e,

gaef i.

Impératif siiig.

2

kip,

gif,

gef.

Infinitif

gib an,

kep an,

gif an,

gef a.

Participe présent

gib ands,

këp anter,

gif ende

, gef andi,

passé

gib ans,

këp àner ,

gif en,

gef inn.

ÈT. 6ERM. T. ]5

218 CHAPITRE IV.

Mais le langage populaire ne renconlrait pas de difficulté plus grande que la formation du prétérit : ce fut de ce côté que l'innovation se tourna. Au lieu de modifier les voyelles des radicaux de six maniè- res différentes, on conserva le radical invariable, en y ajoutant une terminaison uniforme [haba, j'ai ; habaida, j'^us). Cette méthode facile constitue ce qu'on appelle la conjugaison faible- Les quatre dialectes primitifs l'admettent comme une excep- tion. Elle ne comprend d'abord que les verbes dé- rivés : elle s'enrichit peu à peu des autres qui échappent à l'ancienne règle, et finit par faire loi à son tour dans l'allemand moderne, les verbes fortSj réduits à cent soixante, ne figurent plus qu'à titre d'irréguliers (1).

Ainsi, dans la déclinaison et dans la conjugai- son, deux principes contraires se font jour : l'un est l'ancienne tradition de la langue, conservant les riches flexions des noms et des verbes, modelées avec un art infini sur toutes les formes de la pen- sée humaine; l'autre est l'usage, qui se débarrasse

(1) Voici un exemple de conjugaison faible. Il suffit d'indiquer la première personne du singulier de chaque temps pour en distin- guer les caractéristiques. Hahan signifie avoir.

Indicatif présent.

prélérit. Subjonctifprésent prétérit. Participe présent, prétérit.

Infinitif

Gothique. Teutonique.

hab a, hap êm,

hab aida, hap eta,

hab aù, hap èe, hab aidêdjaù, hap êti,

hab ands, hap enter,

hab aitus, hap êlèr,

hab an, hap an.

Anglo-saxon. Scandinave,

hab be, hef i.

hœf de, haf da.

hab be, hef i,

haîf de, haf di. hab endCi haf andi.

hfef d, haf dhr.

hab ban, haf a.

LtS LANGUES. 219

de ce luxe grammatical comme d'un héritage in- commode, dépouille les mots de leurs flexions, et les remplace par des particules et des suffixes. D'un côté, il y a je ne sais quoi de vivant qui travaille au dedans des mots et qui les fléchit; de l'autre, il y a un procédé mécanique qui les prend par le de- hors, et les unit par des liens plus grossiers, mais plus durables. Ce procédé devaitl'emporter à la fm dans les idiomes germaniques, et y mettre un or- dre nouveau. Mais, au temps dont nous nous occu- pons, il ne réussissait encore qu'à ébranler les rè- gles anciennes. Les formes du discours n'avaient plus cette exactitude qui ne permet pas de se mé- prendre sur leur signification. L'incertitude des termes laissait la pensée dans le vague, par consé- quent dans l'impuissance. Il y avait assurément peu de logique au fond de ces langues, peu de travail d'esprit chez les nations qui les parlaient.

Une dernière particularité grammaticale achève de peindre le caractère des hommes du Nord. Pen- dant que, chez les Hébreux, ce peuple de la tra- dition et de la prophétie, les verbes ont le passé et le futur, mais point de présent, les dialectes du Nord, au contraire, n'ont pas de futur. Quand ils commencent à traduire des textes grecs et latins, ils rendent le futur et le présent par le même mot : la différence des temps ne leur est pas encore sen- sible. Plus tard seulement, ils cherchent à l'expri- mer a l'aide des auxiliaires. Ces peuples ont dans

220 CHAPITRE IV.

leurs conjugaisons un moyen de désigner le passé: car ils y tiennent par les souvenirs, par les lois, par les croyances. Ils ont le présent, comme il con- vient à des esprits qui vivent sous l'impression du moment et que la passion occupe tout entiers. Mais ils ne connaissent pas le futur, parce que c'est le propre des barbares de se montrer imprévoyants, et de se complaire dans celte indépendance absolue qui ne dispose jamais du lendemain.

Étymoio-ie veste à cliercher des lumières historiques dans desTa^ngues l'étymologic dcs langues du Nord ; et d'abord on

germaniques. , . . , , . ,

remarquera 1 étroite union des quatre dialectes qui viennent d'être examinés. On y a trouvé le môme fond de vocabulaire, les mêmes radicaux pour exprimer les premières idées de Dieu, de la société, de la nature; on y a reconnu la même grammaire, partout les mêmes lois d'euphonie, partout deux manières de décliner les noms et de conjuguer les verbes. Rien ne démontre plus sû- rement l'unité de la grande race qui couvrit l'Eu- rope septentrionale depuis le Tanaïs jusqu'à l'O- céan. En second lieu, tous ces idiomes font voir une lutte entre la tradition qui garde sur eux un reste d'empire, et le génie indiscipliné d'un peuple impatient de toute autorité, dans le langage comme dans l'action. La décadence n'est cependant pas si profonde qu'elle ne laisse apercevoir les traces d'une ancienne culture, d'une société plus régu-

LES Langues. 221 lière et plus occupée des besoins de l'intelligence. Enfin, si Ton cherche le lieu cette culture put fleurir, les indices ne manquent point. En effet, la langue gothique montre une supériorité incontes- table par la régularité de ses flexions, par l'harmo- nieuse composition de ses mots et par l'abondance des termes abstraits dont elle dispose. Leteutonique altère déjà ces belles qualités; elles s'obscurcissent surtout dans l'anglo-saxon et le Scandinave, tout se contracte comme sous l'influence d'un cli- mat glacé. Ainsi, en parcourant les idiomes ger- maniques, on les trouve plus riches, plus sonores, plus exacts, à mesure qu'on retourne vers le Midi et l'Orient. Les langues des Germains, comme tous leurs souvenirs, s'accordent pour tracer l'itinéraire de leurs migrations, pour en reculer le départ jusqu'en Asie, et sauver ainsi les titres de leur pa- renté avec le reste du genre humain.

Ces premières indications se confirment.^ si l'on Rapport compare les dialectes du Nord avec la srrande fa- les bngues

^ ^ indo-

mille des langues indo-européennes. C'est un fait européennes.

acquis à la science par d'admirables travaux, que l'analogie profonde qui unit les idiomes germa- niques, celtiques, slaves, et ceux de l'Italie, de la Perse et de l'Inde. Je n'entreprends pas de revenir sur des recherches qui ont été poussées jusqu'aux derniers détails : il me suffît d'en rappeler som- mairement les conclusions.

Rien n'est plus discrédité en philologie, rien

222 CHAPITRE IV.

n'est moins décisif que le seul rapprochement des mots. Il y a des ressemblances fortuites qui ne prouvent rien; il y en a de partielles qui prouvent le commerce, mais non la parenté de deux nations. Cependant la comparaison devient concluante quand elle porte sur des mots que les peuples n'emprun- tent pas ; qui forment, pour ainsi dire, le corps des langues. Comment douter encore, lorsque de lon- gues tables scrupuleusement dressées font ressortir l'identité des radicaux sanscrits, grecs, latins, go- thiques, pour les pronoms personnels, les nombres, les fonctions essentielles de l'âme, les organes du corps, les liens de famille, les spectacles journa- liers de la terre et du ciel? Le rapprochement jette une lumière encore plus vive si un mot, indécom- posable dans les langues dérivées, trouve en sans- crit ses racines, et par conséquent son explication. C'est ainsi que la langue sacré des Indiens rend raison, comme on l'a vu, du nom que les peuples du Nord donnent à la Divinité. Ainsi encore le latin vidua et le gothique vidovo^ veuve, se décom- posent et s'expliquent dans le sanscrit vidâva (m, privatif ; dâva^ époux), sans époux (1).

(1) Voici le tableau 7es noms de nombres cardinaux :

Sanscrit.

Latin.

Gothique.

Teutonique. Anglo-saxon.

Scandinave.

1

eka,

unus,

ains,

einer,

an,

einn.

2

dva,

duo.

tvai,

avene,

tvegen.

tveir.

3

tri,

très,

threis.

dri,

thri,

trir.

4

tchatour,

quatuor,

fidvor,

fior,

fëover,

liorir.

5

pantchan,

quinque,

timf.

vinf,

fif,

fimm.

C

chach,

sex,

saihs,

sëhs.

six,

sex.

LES LANGUES. 223

Si les mots constituent le corps des langues, la grammaire en est l'âme. Mais les langues indo- européennes n'ont, à vrai dire, qu'une même grammaire, dont elles observent inégalement les lois. C'est surtout dans le sanscrit qu'il faut cher- cher ces combinaisons euphoniques qui font du discours une sorte de mélodie. C'est qu'on voit les trois voyelles primitives a, i, en produire onze autres, qui, avec trente-quatre consonnes, re- présentent toutes les touches de la voix humaine. C'est enfin que se découvrent dans leur en- semble les règles de permutation selon lesquelles la consonne douce devient forte et la forte aspirée.

Sanscrit, saptan, atclian, navan^ dasan,

Latin, seplem, octo, novem, decem,

Gothique, sibun, ahtan, niun, taihun ,

Teutonique. Anglo-saxon,

sibun, abiô, niun, zeban,

sëofon, ëahta, nigon,

Scandinave, siô. atta. nîu. tîu.

Dans toutes ces langues, le système de numération est décimal.

PRONOMS PERSONNELS. Sanscrit. Gothique. Teutonique, Anglo-saxon. Scandinave.

personne

abam,

ik.

ih,

ic,

ëk.

2Jlur.

vayam,

veis,

wir,

vë,

vër.

duel.

avâm,

vit,

wiz,

vit,

vil.

personne sing.

tvam,

thu,

du,

thu.

thu.

jjlur.

yuyam,

jus,

ir,

gë,

ër.

duel.

yuvâm,

jiz,

il.

NOMS DE FAMILLE.

Père,

Fils,

Fille.

Frère,

Sœur,

Sanscrit, pita, suniis, duhita, bbralri, svasri,

Gothique, fadar, SLiniiS, dauthar, brothar, svi-tar,

Teutonique.' fatar, sunu , lothar, prodar, suestar.

Anglo-saxon, fader, sunu, dohtor, brodhor, svaster.

Scandinave , fadir. sour. dollir. brodir. syster.

224 CHAPITRE IV.

Ces règles se maintiennent dans tous les idiomes de la même famille ; elles y mettent Tordre, en ré- gularisant les changements que les radicaux doi- vent subir à mesure qu'ils passent de peuple en peuple (1).

Nulle part mieux qu'en sanscrit on ne voit se former le lien logique du mot et de l'idée. La dé- clinaison forte y paraît dans toute sa richesse, avec trois genres, trois nombres et huit cas. Sans doute cette régularité ne se soutient pas dans toutes les langues de même origine : le duel, conservé en grec, disparaît en latin, et le gothique ne l'a plus que dans le pronom. Mais partout se maintient la distinction des trois genres, partout reviennent les

(1) Dans ce court exposé, j'ai cherché à reproduire les conclu- sions de la savante grammaire comparée de Bopp {Vergleichende Grammatik). Cet orien'ahste a entouré de nouvelles preuves la belle loi de permutation des consonnes, déjà démontrée parGrimm (Deutsche Gramm., t. 1). Étant donné un radical sanscrit, ce radi- cal passera (presque toujours) dans les autres idiomes européens sans changer de consonne : mais, en entrant dans les dialectes gothique, anglo-saxon, Scandinave, la douce sera remplacée par la forte ; la forte, par l'aspirée ; et Taspirée, par la douce. Enfin, si le mot descend dans le teutonique. la douce sanscrite se changera en aspirée, l'aspirée en forte, la forte en douce. C'est ce qui devient sensible par les exemples suivants :

Giec.ou latin.

Gothique.

Teutonique.

B, P, F,

tur^a,

Ihoroj^,

dorof.

P, F, Y,

pedis,

/btus,

vnoz.

F, B, P,

/rater,

irotliar,

^Jruoder.

D,T, TII,ou Z,

duo,

^vai,

2vene.

T, TH, D,

ires,

threis,

dri.

TH, D, T,

dauhtar,

iohtar.

G, K, CH,

yivoç,

knn\,-\

c/iunni.

K, H, G,

svai/ira,

schwa^er.

CH, G, K,

yans,

A:ans.

LES LANGUES. 'i25

mêmes caractéristiques des quatre cas principaux, partout enfin l'on aperçoit le principe de la déclinai- son faible^ qui plie encore sous la règle générale, mais qui s'en affranchira pour se développer libre- ment dans les dialectes germaniques (1).

Même ressemblance dans la manière de conju- guer. Rien n'égale la flexibilité du verbe sanscrit, qui compte trois voix, six modes, six temps, trois personnes avec trois nombres, en tout trois cents formes distinctes. Ce modèle s'altère; mais toutes les langues indo-européennes en retiennent quel- ques traits ; toutes donnent les mêmes caractéris- tiques aux trois personnes. La forme du prétérit sanscrit se reproduit dans le grec, d<ins plusieurs verbes latins et dans la conjugaison forte du go-

(1) Les caractéristit{ues régulières du singulier masculin sont s pour le nominatif, s pour le génitif, une voyelle longue pour le datif, la nasale m ou ?i pour Taccusatif. Exemple :

Sanscrit. Gothique. Comparez avec le latin.

Nom. s. sun us, fils, sun us, fruct us.

Gén. sun ôs, sun aus, fruct ûs.

Dat. sun avè, sun au, fruct ui.

Accus. sun um, sun u 2)our sun un, fruct um.

La nasale n, dont la présence devient le principe de la déclinai- son faible, paraît déjà dans le sanscrit.

En sanscrit. En grée. En latin. En gothique.

Nama, nom, piç,nez; homo; guma, Aomme,

Kama n as, pi v 05, homi n is, gumi ns,

Sârma, heureux; fj.élccç,noir; sermo, hairtô, c^^wr.

Sarma n as. fj.éla. v 05. sermo n is, hairli ns.

Deux règles sont communes à toutes les déclinaisons de la famille indo-européenne : le neutre fait l'accusatif semblable au nomi- natif ; "lo le génitif et Taccusatif neutre sont semblables aux mêmes cas du masculin.

226

CHAPITRE IV.

thique. Mais en même temps s'introduit en grec le procédé de la conjugaison faible, qui prévaut en latin, il gouverne la plupart des verbes; il de- vient enfin la règle générale des idiomes du Nord. Ceux-ci ne connaissent déjà plus l'imparfait, l'ao- riste, le plus-que-parfait, les deux futurs des lan- gues classiques; ils perdront bientôt les flexions du duel et celles du passif; ils n'arriveront jusqu'à nous qu'après avoir dissipé, pour ainsi dire, leur part de l'héritage, dont ils auront à peine sauvé assez de débris pour faire reconnaître leur nais- sance et leur rang (1).

(1) Les caractéristiques régulières des personnes sont m pour la 1", s pour la 2% t pour la 3^ Nulle part la ressemblance ne paraît plus frappante que dans le verbe êti'e :

Présent indicatif.

Sanscrit.

Grec.

Latin.

Gothique.

Sing. 1" pers.

Asmi,

sum,

im.

S"

Asi,

es.

is.

3-

Asti,

É(7Tt,

est,

ist.

Smas,

E7/X£V,

sumus,

sijum.

Stha,

estis,

sij util.

Sanli,

sunt,

sind.

Subjonctif.

Sanscrit.

Grec.

Latin.

Gothique.

Sing. l'^ pers.

Sjâm,

sim,

sij an.

Sjàs,

sis.

sij ais.

Sjât,

etri,

sit,

sij ai.

Plur.

Sjâma,

simus,

sij aima.

'2»

Sjâta,

silis,

sij ailh.

Sjus,

et£v,

sint,

sij aina.

En ce qui touche la formation des temps du prétérit, on trouve premièrement les verbes qui ont le redoublement et le changement de voyelle. Sanscrit : tup, frapper; prétérit, tutôpa. Grec : Ts'pw, couper; xérop-a. Latin ; pango, pepigi. Gothique: slêpa, saislép. Secondement, ceux qui altèrent seulement la voyelle. Latin : capio, cepi; ago, agi. Gothique : giba, gah; standa, stoht. Troisièmement, ceux qui intercalent une consonne pour former une désinence. Grec : Xûw, XéXu)4a. Latin : amo, amavi. Gothique : haba^ habaida.

LES LANGUES. * 227

Le sanscrit a perdu plusieurs formes que des dialectes plus jeunes ont retenues (1). On est donc conduit à supposer l'existence d'une langue mère, qui aurait fait pour ainsi dire la première éduca- tion de la race indo-européenne, lorsque, peu nombreuse encore, elle vivait sous le même ciel, avant que chaque peuple s'en détachât pour aller attendre à son poste les ordres de la Providence. Dans cette longue émigration, à travers tant de siè- cles et de périls, comment les hommes n'eussent- ils pas beaucoup oublié? Plus ils s'enfoncent du midi au septentrion et de Test à l'ouest, plus les traditions s'obscurcissent dans les langues comme dans les mœurs. Ainsi le grec conserve plus de flexibilité que le latin, tandis que l'éclat et la ré- gularité du gothique ne se reconnaissent pas chez l'anglo-saxon, perdu aux dernières extrémités de l'Occident.

Les langues germaniques se rattachent à celles Alphabet

runique,

de l'Asie par un autre lien, par l'alphabet. On a longtemps douté que l'art d'écrire fût connu en Gernianie. Tacite veut que l'écriture y soit restée « un secret ignoré des hommes comme des fem-

(1) En comparant le nombre des flexions que prend le verbe régulier dans divers idiomes indo-européens, j'en trouve environ 500 en sanscrit (sans compter les participes), à peu près autant dans le grec, 150 en latin, 40 en gothique, 25 enteutonique, 21 en Scandinave, 12 en anglo-saxon. Cependant, au subjonctif, le latin sint et le teutonique sijaina gardent la caractéristique n, qui dis- paraît dans le sanscrit sjus.

228 CHAPITRE IV.

mes (1). Mais en même temps il décrit les bâtons divinatoires, marqués de signes déterminés, dont les combinaisons servaient à faire connaître l'ave- nir ; il indique, sur les confins de la Germanie et de la Rhétie, des monuments couverts d'inscrip- tions en lettres grecques. C'est assez pour laisser soupçonner l'emploi d'une écriture savante, consa- crée à des usages religieux, et dont les formes n'é- taient pas sans ressemblance avec l'alphabet com- mun de la Grèce et de l'Italie. Plus tard, lorsque Ulphilas traduit la Bible dans la langue des Goths, il se sert de l'alphabet grec ; mais il y ajoute plu- sieurs lettres, qui n'ont d'analogues que dans les caractères appelés runiques. Ces caractères parais- sent au sixième siècle chez les Francs, ensuite chez les Anglo-Saxons, les Saxons, les Scandinaves. Ils y sont liés aux opérations magiques, aux rites des sépultures, à tout ce qu'il y a de plus ancien dans les coutumes et dans les souvenirs (2). Odin lui-

(1) Tacite, Germania, 19 : « . Litterarum sécréta viri pariter ac fœminœ ignorant. » Cf. c. x et m. La question de Texistence de Talphabet chez les Germains a été vidée dans le savant traité de W. Grimm : Die Deutsche Runen.

(2) W. Grimm [Deutsche Runen) a publié deux alphabets go- thiques et plusieurs alphabets anglo-saxons, saxons, Scandinaves. A la fin du sixième siècle, le poète Fortunat, écrivant à son ami Flavus, le conjure de lui répondre en langue barbare, s'il ne veut le faire en latin ;

Barbara fraxineis pingatur runa tabellis Quodque papyrus agit, virgula plana valet.

Rhabanus Maurus enrichit son traité de Inventione linguarum d'un

LES LANGUES. 229

même est l'inventeur des runes, il les porte gra- vées sur la baguette mystérieuse qui donne la paix ou la guerre aux nations ; c'est lui qui en enseigna l'usage aux rois el aux sacrificateurs : de ce sys- tème d'écriture sacrée connu par tout le Nord. Un chant anglo-saxon, d'origine païenne, mais qui a reçu des retouches chrétiennes, présente la série des runes, avec leurs noms et leurs sens, dans une suite de vers empreints de cette naïveté qui est le caractère des premiers âges.

F. Feoh, L'Argent. L'Argent est la joie de l'homme. L'homme doit donc le répandre avec libéralité, s'il veut obte- nir jugement favorable.

U. Ur, Le Bison. Le Bison a la tête dure et les cornes hautes. C'est la bêle cruelle qui combat les cornes en avant, frappant du pied dans le marais. C'est le plus fier des animaux.

Th. Thorn, L'Épine. L'Épine est très-aiguë ; elle est dangereuse sous la main de l'homme ; elle est souverainement incommode à celui qui dort avec elle.

0. Os, La Bouche. La Bouche est le commencement de la parole, le siège de la sagesse, la joie de celui qui est prudent. Elle fait le plaisir de l'homme et sa confiance.

alphabet qu'il attribue aux Marcomans ; il en indique l'emploi su- perstitieux : « Litteras quibus utuntur Marcomanni quos nos Nord- mannos vocamus, infra scriptas habemus, a quibus originem qui theosticam loquentur linguam trahunt. Cum quibus carmina sua incantationesque ac divinationes significare procurant qui adhuc paganis ritibus involvuntur. » Au temps de Rhabanus, on donnait aussi le nom de Marcomans et de Normands aux Saxons établis au delà de l'Elbe. Cf. Fulcuin, ap. d'Achery Spicilegium, 4 35 ; et Ilel- moldus Nigellus, Chronic.

230 CHAPITRE IV.

R. Rad, La Chevauchée. La Chevauchée est douce à l'homme quand elle le ramène au logis ; elle est salutaire à celui qui, monté sur un fort coursier, poursuit une longue route.

C. Cen, Le Bois résineux. Le Bois résineux se fait connaître à tous les regards quand on le jette dans le brasier. Blanche et lumineuse, sa flamme monte dans la salle 011 dorment les fils des rois.

H. Hœgl, La Grêle. La Grêle est la plus blanche des graines

elle tombe du ciel brumeux ; le vent la pousse en tourbillon, elle finit par se résoudre en eau.

N. Nid, La Pauvreté. La Pauvreté resserre la poitrine des enfants des hommes ; cependant elle les laisse arri- ver à la puissance et à la sécurité, si d'abord ils prennent conseil.

I. /s, La Glace. La Glace est froide et glissante; mais elle

brille comme le verre, elle scintille comme la pierre précieuse. L'œil aime à contempler les plaines unies que forme la gelée.

S. Sigel, Le Soleil. Le Soleil fait Tespoir des gens de mer, lorsqu'ils cinglent sur le bain immense nagent les poissons, ou que le navire, ce coursier marin, les ramène vers la terre.

T. Tyr, Le Marteau. Le Marteau est un signe sacré. Il maintient la paix parmi les fils des rois. Durant le voyage, on le voit briller (sous la figure de l'éclair) dans les nuées ténébreuses. Ce signe ne trompe ja- mais.

B. Beork, Le Bouleau. Le Bouleau ne porte pas de fruits. Ce- pendant il pousse vigoureusement ses branches sté- riles, et ses rameaux ont leur beauté. 11 rend un doux murmure, lorsque, tout couvert de feuillage, il est caressé par le vent.

M. Man, L'Homme. L'Homme se réjottit quand il est aimé de ceux de son sang; mais l'un trahira l'autrCi C'est pourquoi le Dieu juste nous rendra à la terre d'oii nous sortîmes.

LES LANGUES.

231

L. Lagu, L'Eau. L'Eau devient la pensée continuelle des hommes de mer lorsqu'ils sont balancés dans la na- celle, ou quand les grandes vagues les épouvantent, et que le navire, ce coursier des mers, ne connaît plus de frein.

A. Ac, Le Chêne. Le Chêne est sur la terre Tabri des en- fants des hommes. Devenu vaisseau, il descend sur le réservoir se baignent les alcyons : il va cher- cher la mer. Que chacun ait un chêne, c'est le plus noble des arbres.

Y. Yr, L'Arc. L'Arc fait la joie et Fhonneur du fils de roi et de l'homme libre. Il est utile au combat, léger en voyage, bon compagnon de route pour les guer- riers (1).

Ce petit poëme respire bien le génie du Nord. On y retrouve tout ce qui frappait, tout ce qui tou- chait les vieux Germains : les forêts de chênes et de bouleaux, et les longues chevauchées sur des plaines de glace, la mer et ses terreurs, la guerre et ses joies, l'amour de Tor, le pouvoir de la parole dans les assemblées du peuple, le foyer domestique le bois résineux pétille , et par-dessus tout le souvenir des dieux, qui mettent l'éclair comme un signe dans les nuages. Nous avons donc un monu- ment primitif de l'alphabet runique.

Il est vrai que chaque peuple , chaque siècle y

(1) Wi Gr'imm [Deutsche Runen) a donné le texte de ce poême^ et celui d'un chant Scandinave qui reproduit les seize runes dans un ordre un peu différent, mais avec de telles ressemblances de détail^ qu'il faut y reconnaitre une seconde version du même original. Au reste, les Anglo-Saxons mirent une sorte de raffinement dans l'é- criture runique; ils donnèrent aux caractères une forme plus com- pliquée, et en portèrent le nombre de seize à trente-deux i

232 CHAPITRE IV.

introduit de nombreuses variantes. Mais partout reparaissent seize lettres qui rappellent les seize cadméennes de l'alphabet grec, emprunté lui- même aux Phéniciens. Gomme les letires phéni- ciennes, les runes ont des noms dont elles forment les initiales, en même temps qu'elles donnent la figure ou l'hiéroglyphe des objets que ces noms désignent. De même que l'Alpha (à) représente la tête renversée du bœuf (y), que les Phéniciens ap- pellent aleph; ainsi, dans l'alphabet runique, la let- tre r, initiale de Tyr, la foudre, est remplacée par l'image d'un fer de lance ( î ). La lettre F, initiale du mot yr, l'arc, est représentée par un arc armé de sa flèche [jh) (1). De part et d'autre c'est une écriture qui cherche à exprimer des sons; mais elle garde la trace du système hiéroglyphique, qui s'appliquait à reproduire des images. Si une telle ressemblance ne peut être fortuite, il faut que les caractères runiques soient venus avec les Germains de l'Àsie occidentale, d'où l'alphabet phénicien, qui est aussi celui des Hébreux et des Arabes, de- vait sortir pour faire le tour du monde.

Mais, pendant que l'art d'écrire, propagé en Grèce et en Italie, y devenait l'instrument de la pa- role publique, portait de ville en ville et de siècle

(1) De même, le bêta B figure une maison [beth)^ le gamma V le cou d'un chameau [ghimel). On a obéi à une nécessité typogra- phique en empruntant le W grec pour remplacer le caractère ru- nique qui lui ressemble, mais qui s'en distingue par des formes bien plus anguleuses.

LES LANGUES. 235

en siècle des chants, des récils, des doctrines qui ag^itaient les peuples et qui pressaient le travail des esprils, le même présent, mis entre les mains des hommes du Nord, y était demeuré inutile. La casie sacerdotale avait fait de l'écriture, selon l'ex- pression de Tacite, un secret ignoré de la multi- tude, un moyen de perpétuer des superstitions qui étouffaient les intelligences. J'ai déjà cité le Chant de Rig^ se développe, si l'on peut ainsi parler, tout le système d'éducation des Scandinaves. J^es enfants des serfs et des hommes libres sont exercés aux travaux des champs et des fatigues de la guerre. Le dernier des fils du noble, celui qu'on appelle Konr, c'est-à-dire le roi ou le prêtre, est le seul qui apprenne à connaître les runes. Et en effet, dans tous les poëmes de l'Edda, la connaissance des caractères runiques passe pour une science ré- servée aux dieux et aux représentants des dieux, à laquelle on n'arrive que par des initiations et par des épreuves. Ainsi, quand le héros du Nord, Si- gurd, a délivré Brunhilde la belle captive, celle-ci, qui est déesse, révèle à son libérateur l'art des runes et leur antique origine. Elle lui apprend comment Odin, instruit par le nain Mimir, grava les premiers caractères sur un bouclier avec la pointe d'un glaive, et, les raclant ensuite, les mêla dans une boisson composée devin, d'or et d'herbes puissantes, qui fut répandue dans l'espace : les Ases en eurent une part et laissèrent l'autre aux

234 CHAPITRE IV.

hommes de race rioble. C'est le même breuvage que Brunhilde présente à Sigurd, et elle ajoute ces mots : ce Reçois de mes mains, homme belliqueux, « cette coupe enchantée, pleine de gloire et de « vertus secrètes, pleine de chants, de prières fa- ce vorables et de joyeux discours. Par elle tu c( apprendra les runes de la victoire [ùg-runar). ce Si tu veux rester vainqueur, tu les graveras, les ce unes sur le pommeau de ton épée, les autres sur ce les coquilles qui garnissent la garde, quelques- ce unes sur les deux côtés de la lame ; et deux fois ce tu invoqueras par son nom le dieu des batailles, ce Tu apprendras les runes des philtres [côl-ru- « nar). Si tu veux que la femme étrangère ne ce trompe point ta foi, tu les graveras sur la corne ce à boire, sur le dos de la main, et tu traceras sur ce l'ongle le signe de la fatalité. Tu apprendras ce les runes de l'enfantement [biarg-runar) . Si tu ce veux assurer la délivrance de la femme qui en- ce faute, il faut les écrire sur la paume de la main, ce les enlacer autour des doigts et implorer les ce déesses qui portent secours. Tu apprendras ce les runes de la mer {brim-nmar) . Si tu veux ce sauver dans leur course les navires, ces chevaux ce de l'Océan, tu graveras ces caractères sur la ce poupe et sur le timon du gouvernail ; tu les mar- ée queras avec le fer rouge sur l'aviron. Il n'y aura ce plus de tempête si menaçante, ni de flots si ce livides, dont tu ne sortes vivant. Tu appren^

LES LANGUES. 235

a liras les runes des plantes [lim-runar). Si tu c( veux exercer l'art de guérir et reconnaître les (( blessures, tu tailleras ces caractères sur Técorce « et sur la racine de l'arbre qui pousse ses bran- (X ches du côté se lève le soleil. Tu appren- « dras les runes des procès [mal-rimar). Si tu « veux que nul ne te fasse payer chèrement une « offense, tu les lieras, tu les envelopperas, tu les c( combineras dans l'assemblée les hommes doi- (( vent comparaître devant le tribunal légitime. c( Telles sont les runes de l'écriture (bok-runar) , c( les caractères excellents, efficaces entre les mains « de ceux qui savent en user sans confusion et sans c( erreur. Leur puissance durera jusqu'au jour qui c( mettra fin au règne des dieux (i). » Ce n'est point ici le lieu d'éclaircir toutes les obscurités de ce texte; cependant rien n'en ressort mieux que l'existence d'une écriture employée à conserver, comme autant de formules magiques, les premiers préceptes de tous les arts. Mais on voit ces tradi- tions emprisonnées dans un cercle d'initiés, enve- loppées de pratiques superstitieuses dont elles ne se dégageront pas, incapables de mouvements et de progrès. La science des caractères runiques, en se condamnant au secret, s'était vouée à une stéri- lité éternelle. Les Germains possédaient au fond le même alphabet que toute l'Europe policéCj

(1) Eikla Sœmundav, likjmal. Brynhildar quida, 1.

230 CHAPITRE JV.

comme ils avaient la même grammaire ; mais ils n'avaient pas su se servir de ces deux grands moyens de civilisation. La barbarie, c'est-à-dire le désordre, est dans leurs langues aussi bien que dans leurs institutions et leurs croyances, ronciubion. Cependant l'étude des langues achève de ré-

soudre avec le dernier degré de certitude la ques- tion d'origine, déjà éclaircie par la comparaison des lois et des mythologies de l'antiquité. A la vue du ciel rigoureux de la Germanie, de cette terre ingrate et de ces tristes déserts, Tacite ne pouvait comprendre qu'on eût quitté pour eux des cli- mats meilleurs : il croyait les Germains autoch- thones (1). C'était l'orgueil des anciens de ne vou- loir rien de commun entre eux et ces étrangers, dont ils faisaient des sujets, des esclaves, des gla- diateurs. Quel n'eût pas été leur étonnement d'ap- prendre que leurs poétiques idiomes, que la langue d'Homère et celle de Virgile touchaient de si près à celle de ces nomades, détestés comme les ennemis des dieux et des hommes? Le christianisme ne pou- vait rien faire de plus hardi que de reconnaître chez les Germains les frères des Romains et des Grecs, et la science moderne ne pouvait rien tenter de plus honorable que de ressaisir les preuves de

(i) Tacite, Germania, 2 : « Ipsos Gennaiios indigenas credi- dcriin... Quis porro, praîler ])ericuluin liorridi et igiioti maris, Asia, aut Africa, aut Italia relicta, Germaniam pelcret, informem lerrit), aspcraiii cœlo, ti isteni cul tu adspectiique, nisi si patria sit? »

LES LANGUES. 2.-7

cette parenté. Il était réservé à la philologie, à une étude qui passe pour oiseuse et stérile, d'arriver à des découvertes si fécondes; de contredire toutes les conjectures des matérialistes ; d'établir, par la communauté du langage et des idées, une incontes- table communauté d'origine entre ces races blondes aux yeux bleus, à la grande stature, qui erraient dans les solitudes du Nord, et les peuples brunis par le soleil, d'une plus petite taille, d'un sang bouillant, qui bâtissaient des villes, creusaient des ports, ouvraient des écoles, sous le ciel lumineux du Midi. Il reste assurément beaucoup à faire pour ramener à la même unité les races dispersées sur le reste du globe ; mais il suffit que toutes les re- cherches historiques du dix-neuvième siècle ten- dent à la démonstration du dogme de la fraternité, de la solidarité universelle. Il faut bien que l'ave- nir ait des questions à résoudre; il faut que la vé- rité, en s'éclairant toujours, conserve toujours assez de difficultés autour d'elle pour tenir les esprits en haleine et pour courber les savants, comme le reste des hommes, sous la sainte loi du travail.

23S

CIÏAPITRE V.

CHAPITRE V

LA POÉSIE.

gj 11 n'y a pas de langue sans poésie. On connaît em-ent'"' (les peuples qui ne sèment point, qui ne bâtissent

une poésie , .

savante, point ; OU u eu counaîl aucun qui ne chante pas, il n'y ait des chants pour bercer les enfants, pour animer les guerriers, pour louer les dieux. L'humanité, si misérable qu'elle fût, ne s'est ja- mais contentée de la satisfaction de ses besoins terrestres. Elle ne saurait se priver de ces plaisirs de l'esprit, qu'on a coutume de regarder comme un luxe. Il ne s'agit donc pas de savoir s'il y eut une poésie chez les Germains, mais si, au milieu des chants improvisés qu'ils avaient comme tous les barbares, il se forma un cycle poétique, c'est-à-dire une suite de récits qui missent en scène les mêmes héros, qui s'enchaînassent entre eux, et s'établis- sent ainsi dans la mémoire des hommes. Il s'agit de savoir jusqu'où l'art fut porté, si la poésie fit l'occupation régulière d'un certain nombre d'in- telligences ; comment enfin le génie germanique tenta d'atteindre à cet idéal de beauté que toutes

LA POÉSIE. 2 '9

les nations cherchent à fixer dans leurs monumenls, comme elles cherchent à mettre la justice dans leurs lois et la vérité sur leurs autels.

La Germanie, avec ses forêts éternelles, avec ses La tradition beaux fleuves, avec ses mœurs belliqueuses, avait,

' -"^ les Germains.

plus de spectacles qu'il ne fallait pour réveiller l'inspiration. Comme chez toutes les nations jeu- Poésie

lyrique.

nés, les grandes émotions s'exprimaient d'elles- mêmes dans un langage harmonieux et figuré. La joie et la douleur suscitaient les poètes : dans les banquets, la harpe passait de main en main comme la coupe, et le convive qui refusait de chanter était couvert de confusion. Il y avait des danses accom- pagnées de chants pour les noces ; il y en avait pour les funérailles. Quand on avait mis sur le bûcher le corps d'un chef avec ses armes, ses tré- sors et ses esclaves égorgés, une troupe choisie de gens de guerre tournait plusieurs fois autour, en répétant en chœur les louanges du mort, en célé- brant ses exploits et ses largesses. D'autres fois on voit les veuves des guerriers improviser le cantique de deuil, comme le font encore les paysannes de la Corse et de la Grèce. C'est ainsi que, dans un frag- ment de l'Edda, la belle Sigruna pleure Helgi son bien-aimé, mort sur le champ de bataille. « Non, c( je n'irai plus m'asseoir joyeuse sur les monta- « gnes de mon pays, ni le matin ni le soir ; je ne « connaîtrai plus le plaisir de la vie, tant que je ne « verrai plus mon roi porter son front haut et

40

CHAPITRE V.

« rayonnant au-dessus de son peuple ; tant que je c< ne verrai plus venir ce clief, pressant sous lui a son cheval belliqueux, accoutumé au frein d'or ; c< tant que je n'irai pas recevoir ce héros au retour « des combats. Quand Helgi jetait l'épouvante c( parmi ses ennemis et parmi leurs proches ligués a avec eux, c'était comme si le loup poursuivait c( un troupeau de chèvres, qui, éperdues, se pré- ce cipiteraient du haut du rocher. Helgi l'em- c( portait sur le reste des guerriers comme le frêne a au beau feuillage l'emporte sur la ronce, ou « comme le faon, encore tout trempé de rosée, s'é- (( lance portant la tête plus haute que les autres « bêtes de la forêl. » Ainsi les héros du Nord ont aussi des pleureuses à leurs obsèques : il semble que ces hommes de sang ne peuvent s'endormir dans leur tombeau, s'ils n'y sont bercés comme des enfants par le chant des femmes (1).

(1) Voyez dans Bède {Hist. eccL, IV, 24) l'histoire du pâtre Csedmon. Burchard de Worms, Interrogat., 54 : « Est aliquis qui supra mortuum nocturnis horis carmina diabolica cantaret, et bi- beret, et manducaret ibi? » Sermo S. Eligii, apud d'Achery Spici- legium, t. V, p. 215-219 : « Ludos etiam diabolicos et vallationes (ballationes ?) vel cantica gentilium fieri vetate. » Edda Sœmundar, t. II. Hundingsbana, Il : « Ita Helgius perterruerat hostes suos omnes et eorum cognatos, quasi lupo persequente ruèrent vesanse caprse pavoris plena; ex monte deorsum. Ita Helgius heroibus autecelluit, ut formosa fraxinus spinse ; aut hinnulus iste rore respersus, qui reliquis feris celsior incedit, dum cœlum versus elata cornua resplendent.

Les danses funèbres autour du bûcher de Beowulf, décrites à la fin du poëme anglo-saxon consacré à célébrer ce héros, ressem- blent, de la manière la plus frappante, aux funérailles d'Attila dé- crites par Jornandès, de Rébus Geticis, cap. xux.

L\ POÉSIR. 241

Si l'homme ne savait ni vivre ni mourir sans Poésie

. . ^ , didactique.

que la poésie fût pour ainsi dire a ses côtes, com- ment les peuples se seraient-ils passés d'elle? Nous l'avons vue mêlée aux sacrifices et aux prières, employée à conserver les traditions religieuses, les lois, le calendrier, l'alphabet. Nous rencontrerons encore plusieurs exemples de ces compositions les leçons d'une vieille sagesse revêtent la forme tantôt d'un récit, tantôt d'une suite d'énigmes ou de sentences. Rien n'est plus naturel, et par con- séquent plus inspiré, que ces premières tentatives d'alliance entre le vrai et le beau ; que cette poé- sie enseignante, didactique, qu'on a coutume de regarder comme une poésie de décadence, et qu'on trouve cependant à l'origine de toutes les grandes littératures, depuis Hésiode et les comiques grecs jusqu'aux poètes inconnus del'Edda. Les Germains, chez qui tous les pouvoirs trouvaient tant de résis- tances, ne résistaient pas à la puissance des vers. Ils redoutaient la parole chantée qui pouvait les flétrir dans la mémoire de leurs derniers neveux, a Tout meurt, disaient-ils ; une seule chose ne meurt c( pas : c'est le jugement qu'on porte des morts (i). »

Dès lors on ne s'étonne plus si le chant menait commence- les guerriers au combat. La bouche collée contre «leia poésie

épique.

(1) Voyez ci-après les préceptes que Brimhilde donne à Sigurd, et l'analyse dti Vafthrudnismal, Havamal, 11 : « Intereunt opes, intereunt cognati, interit ipse itidem ; unum novi quod non intereat judicium de mortuo quocumque. »

242 CHAPITRE V.

leurs boucliers, ils entonnaient l'hymne militaire; ils présageaient l'issue de la journée par la force et l'éclat des voix. Quand Julien l'Apostat en vint pour la première fois aux mains avec les Allemands, ses soldats, saisis d'horreur, comparaient les re- frains barbares de l'ennemi aux cris des aigles et des vautours. Les prisonniers condamnés à périr dans les tourments chantaient eux-mêmes leur chant de mort, comme les sauvages du Canada. Les vainqueurs célébraient leur triomphe par des récits poétiques. Nous en trouvons l'exemple dans un fragment anglo-saxon sur la bataille de Fins- burh, qui remonte aux temps païens, et qui res- pire bien l'ivresse du sang et la joie de la destruc- tion. — (( L'armée est en marche, les oiseaux « chantent, les cigales crient, les lames belliqueu- c( ses retentissent... Maintenant commence à luire « la lune errante sous les nuages ; maintenant a s'engage l'action qui fera couler des larmes... « Alors commença le désordre du carnage : les « guerriers s'arrachaient des mains leurs boucliers a creux ; les épées fendaient les os des crânes. La a citadelle retentissait du bruit des coups; le coi- « beau tournoyait noir et sombre comme la feuille ce de saule; le fer étincelait comme si le château c( eût été tout en feu. Jamais je n'entendis conter c( bataille plus belle à voir (1). »

(1) Tacite, Germania, 5; Julien, Epist. Eclcla Sœmundar, t. Il, Atlaqiiida in Grœnlenska. Chnnt de Ragnar Lodbrok. Le

LA POÉSIE. m

Los chants ne périssaient pas toujours avec le moment qui les avait inspirés. Tacite connaissait chez les Germains d'antiques poëmes qui leur te- naient lieu d'annales : on y célébrait les héros, fils des dieux et pères des peuples. Les Goths avaient aussi des chants héroïques, ils trouvaient l'ori- gine de leurs deux maisons royales, toute la suite de leurs chefs, Ethespamara, Hanala, Fritigern, Vitigès, et les conquêtes de leur nation, auxquel- les, disaient-ils, l'antiquité classique ne pouvait rien opposer de plus grand. C'était la coutume des Scandinaves de louer les exploits de leurs ancêtres dans des vers qu'ils gravaient sur les rochers. A mesure que les peuples de l'Allemagne entrent dans l'histoire, ils arrivent avec des souvenirs fabu- leux dont ils ne se détachent qu'à regret, et que leurs premiers chroniqueurs ont soin de recueillir. Ainsi les Francs faisaient descendre d'un dieu ma- rin la race de leurs rois chevelus ; les Saxons se croyaient nés des pierres du Hartz, au milieu d'un bois vert arrosé d'eaux murmurantes ; la chroni- que des Lombards s'ouvre, comme un poëme, par l'entretien de Freya et d'Odin, qui décide de la destinée de deux nations. Ce sont comme les débris d'autant de vieilles épopées qu'on retrouve encore chez les historiens du moyen âge; en considérant

poëme sur la bataille de Finsburli a été publié par Conybeare [Anglo-saxon poetry), et par Kemble, à la suite du poëme de Beowulf,

CHAPITRE V.

ce qu'elles durèrent, on soupçonne déjà ce qu'elles furent (1).

Mais, si chaque nation avait ses chants, rien n'est plus remarquable que la facilité avec laquelle ils se communiquaient de proche en proche, et se propageaient sur tous les points d'un territoire si vasie, depuis les Alpes jusqu'aux extrémités de la Norvège. Les exploits des Ostrogoths et des Lom- bards étaient encore célébrés au neuvième siècle par toute l'Allemagne. Des chanteurs saxons han- taient la cour des rois de Danemark. Clovis avait demandé à Théodoric un de ces joueurs de harpe dont les récits faisaient le passe-temps des princes. Quand les langues, les mœurs, les religions, se touchaient de si près, les souvenirs devaient aisé- ment se confondre, et former un trésor de poésie commun à tous les peuples du Nord, chacun d'eux trouverait ses titres de famille avec ceux de ses frères. Si la perpétuité des traditions épiques permet déjà d'en chercher les traces, leur univer- salité prouve davantage, et nous en lirons de nou- veaux indices (2).

(1) Jornandès, de Rébus Geticis, IV, 4. Saxo Grammaticus, prœfatio : « Danoriim antiquiores majorum acta, patrii sermonis carminibiis vulgata, ]ingu?e suselitteris saxis et rupibus insciilpenda curabant. » Fredegar., Epitome, apud D. Bouquet, t. II, p. 595. Avenlinus, Bairisch. Chronic, 48, et Grimm, Deustche Sage?i, 11, 02. Paul Diacon., Hisior. Longohard., lib. I, cap. viii.

(2) Flodoard, Hist. Remensis Ecclesiœ, 4, 5; Chronicon Urs- percjemc (Argenlor., 1609), p. 86 ; Otton de Freysingen, Chronic, \, 5; Saxo Grammaticiis, Historia, lib. XIII; Cassiodor., Epîst.

LA POÉSIE. 245

En effet, ces Iradi lions n'avaient pu se perpétuer et s'étendre sans que Tordre s'y fût mis. Il fallait qu'une certaine unité en liât toutes les parties; qu'il y eût chez les premiers Germains , une fable antique, populaire, autour de laquelle fussent ve- nus se grouper les récits de chaque époque et les héros de chaque nation. Or, si Ton considère de près ce qui reste des souvenirs épiques de la Ger- manie, on y démêle sans peine un certain nombre de figuies connues : Théodoric, Odoacre, Attila ; on y retrouve les rois authentiques des Goths, des Burgondes, des Lombards, de la Suède et du Jut- land. Mais on y découvre aussi un personnage qui n'a rien d'historique : les Scandinaves l'appellent Sigurd, et les Allemands Siegfried. Contemporain des anciens dieux, c'est dans un monde fabuleux, parmi des êtres mythologiques, qu'il accomplit sa destinée. Les poètes païens n'ont pas de sujet plus aimé : les aventures de Sigurd, de ses aïeux, de sa veuve, occupent vingt fragments de VEdda ; il est célébré dans l'es chants populaires des îles Feroë et du Danemark ; en même temps sa mémoire se conserve sur les bords du Rhin, remplit le poëme des Nibelungen^ et vit encore dans les petits livres qui charment le paysan pendant les veillées d'hi- ver. A cette ténacité des souvenirs on juge de leur antiquité. On a lieu de croire qu'une telle fable tient à ce que les peuples germaniques eui ent de plus vieux et de plus sacré, quand on la trouve par

246 CHAPITliE V.

tout le Nord, sous des cieux si différents ; résistant [)artout au changement des religions, des mœurs, des dialectes ; conservée partout avec trop de diffé- rences pour qu'on y voie un emprunt de voisin à voisin, avec trop de ressemblance pour qu'on n'y reconnaisse pas un héritage venu des mêmes aïeux (1).

Voici la plus ancienne version de cette héroïque histoire. Je la tire des chants de VEdda^ oii je trouve beaucoup de répétitions, de variantes et de lacunes, m'attachant à ressaisir le thème primitif au milieu des remaniements que lui ont fait subir plusieurs générations de poètes.

Un jour il arriva que trois dieux, Odin, Hœner et Loki, parcourant la terre, s'arrêtèrent auprès d'une cascade, non loin de laquelle habitait le vieux nain Hreidmar avec ses trois hls, Otur, Faf- nir et Regin ; et ces nains avaient Je pouvoir de rtîvetir plusieurs formes. Ce jour-là, Otur s'élait changé en loutre afin de poursuivre les poissons de la cascade ; et, comme il dévorait sa proie au bord des eaux, Loki le tua d'un coup de pierre et l'écor- cha. Le même soir, les trois dieux vinrent prendre gîte chez Hreidmar, se vantèrent de leur chasse, et montrèrent la peau sanglante. Hreidmar reconnut la dépouille de son fils ; il retint les dieux prison- niers jusqu'à ce qu'ils eussent payé la rançon du

(1) Pour rensemble des traditions héroïques delà Germanie, cf; \Vi Grinun, Deutsche Heldensaye.

LA POÉSIE. 2i7

meurtre. La rançon fut de remplir d'or la peau de loutre et de la couvrir d'or. Les dieux payèrent, mais en avertissant le nain que le rouge métal fe- rait sa perte et la perte de plusieurs (1). Getle malédiction devait bientôt s'accomplir. A peine le vieux Hreidmar était-il en possession de l'or, que ses deux fils lui en demandèrent le partage. Sur son refus, Fafnir le tua d'un coup d'épée, et, afin de jouir seul du trésor, il l'emporta dans une ca- verne, où il se changea en dragon pour le garder ; Regin, frustré de sa part, jura de punir son frère.

Or, en ce même temps, régnait la royale famille des Volsungs, c'est-à-dire des fils de la Splendeur. Odin en avait été le père, Sigurd en était le der- nier rejeton. L'arrêt du destin lui promettait des années courtes, mais glorieuses : car son nom de- vait être célèbre sous le soleil parmi les noms des guerriers, a parmi ceux qui gouvernent la tem- « pête des lances. » Les dieux lui avaient donné le cheval intelligent Grani; les nains avaient forgé son épée, à laquelle rien ne résistait ; lui-même devait conquérir le casque merveilleux dont la vue frappait de terreur les hommes et les bêtes. Si- gurd venait de venger son père tué dans un com- bat, et, selon l'usage des Scandinaves, il avait

(1) Edda Sœmundar Fafnisbana, IL « Id aurum faxo quod ÎNanus possedit fratriljiis duobus in necem veitatur, et principibus octo in dissidium. Mese yane pecunise nemo iruc^ tuiu capit. »

248 CHAPITRE V.

gravé de la pointe de son glaive la figure sanglante d'un aigle sur le dos du meurtrier. C'est alors que le nain Regin lui offrit de le conduire à la caverne reposait l'or rouge gardé par le dragon Fafnir. Le héros tenla l'aventure; il creusa une fosse pro- fonde sur le sentier par le monslre allait boire, s'y cacha pour l'attendre, et au passage le peiça de son glaive. Fafnir mourant chanta : a Guerrier, ex guerrier, de qui es-Lu le fils, et de quel homme Ci es-tu l'homme, puisque tu as trempé ta lame (( dans le sang de Fafnir? Le glaive est resté dans « mon cœur. » Sigurd répondit : « Je m'ap- c< pelle Sigurd, mon père s'appelait Siegmund ; je a t'ai tué avec mes armes. » Fafnir chanta : c( Qui t'a conseillé? Comment as-tu été poussé à me c( ravir la vie? Jeune homme aux yeux brillants, « tu as eu un père farouche, les oiseaux de proie a se sont réjouis à ta naissance. » Sigurd ré- pondit : c( Mon courage m'a conseillé, j'ai eu pour « aides mes mains et mon glaive aigu. Rarement <( devient-il brave et insensible aux coups, celui a qui tremble quand il est enfant. » Fafnir chanta : « Et moi je te prédis la vérité : cet or re- (( tentissant, ce trésor qui étincelle comme le feu, « ces riches bracelets, causeront ta mort (1). » Sigurd se rit de ces avertissements : il arracha

(1) Fafnhhana, H, 2. « Al ego unicc vcruiii libi pricdico : sonoruin illud auruiii, atquc illa igiiis instar rutilant- pccunia, isli aunuli iibi in neccm évadent. »

L4 POÉSIE. 249

le cœur du monstre, et le fit rôtir pour le dévorer. Mais, aussitôt que la chair du dragon eut touché ses lèvres, il s'aperçut qu'il comprenait le langage des oiseaux. Or les oiseaux chantaient qu'il eût à se défier de Regin. Sigurd connut donc que Regin songeait à le trahir; il lui coupa la tête, s'abreuva du sang des deux frères, et se mit en possession du trésor.

Cependant les oiseaux s'entretenaient d'une belle vierge qui attendait un libérateur: c'est Brunhilde, l'une des Valkyries, de ces divinités guerrières aux- quelles Odin remet le soin des combats. Celle-ci a violé un décret du dieu : il l'a punie en lui inter- disant les champs de bataille; il l'a condamnée au sommeil, au mariage et à la mort. Elle dorl frap- pée d'un assoupissement mngique, toute revêtue de son armure, au sommet d'une montagne en- tourée de flammes : elle épousera celui qui arrivera jusqu'à elle en franchissant la barrière de feu. Si- gurd donc chevauche vers la montagne, traverse les brasiers qui l'environnent, pénètre jusqu'au- près de la vierge captive et la réveille en fendant sa cuirasse. Alors elle salue le Jour^, et les Rayons fils du Jour, et la Nuit, et la Terre fille de la Nuit ; elle salue aussi les dieux et les déesses, qui donnent le pouvoir, le savoir et l'éloquence ; elle demande enfin le nom de celui qui la délivre; elle répond à ses questions, lui enseigne l'art des runes et les préceptes de la sagesse. « Je te donne, lui dit-elle,

ÉT. GERM. I. j7

250 CHAPITRE V.

« ce premier conseil : ne cause jamais de tort à ceux c( de ton sang, et, quand ils te feraient injure, mo- « dère ta vengeance. On dit que cette vertu est « récompensée chez les morls. Je te donne cet c( autre conseil : ne jure point de serment qui ne « soit vrai. D'horribles chaînes punissent la foi c( violée. Celui-là est exécrable parmi les hommes, c( qui a violé la foi promise. Je te donne cet c( autre conseil : encore que tu voies des femmes « éclatantes de beauté assises sur leurs escabelles, c( ne permets pas que leurs parures d'argent trou- ce blent ton sommeil, et ne cherche pas leurs bai- cc sers. Je te donne cet autre conseil : encore « que tu entendes les hommes assis à un banquet « échanger des paroles violentes, ne te querelle « point dans l'ivresse avec les guerriers. Plusieurs « perdent la raison dans le vin. Je te donne a aussi ce conseil : de rendre honneur aux dé- f< pouilles des morts, quelque part que tu les c( trouves, soit qu'ils aient péri de maladie, soit « qu'ils aient péri dans les flots, soit qu'ils aient c( péri par le fer. Je te donne aussi ce conseil : « de ne jamais croire aux promesses d'un ennemi c( dont tu as égorgé le frère ou terrassé le père. Le « loup vit encore dans le louveteau, bien que tu c( penses l'avoir assouvi d'or (1). » Ces discours de

(1) Bryhhildar quida, I : « Id tibi consilii do ne credasurl- t[uam promissis hostis consanguinei ciijus fratrem occidisti, aut dejecisli palrem. Latet lupus in parvulo filio, etsi

LA POÉSIE. 251

la Yalkyrie ravissent le cœur de Sigiird. Il jure qu'il n'aura pas d'autre épouse : « car tu es, dit-il, « tout à fait selon mon sens. » Mais la malédic- tion du trésor doit troubler ce dessein.

Sigurd va chercher aventure au pays des Niflungs, c'est-à-dire chez les fils des Ténèbres, régnent trois frères : Gunar, Hogni et Guttorm. Il s'allie avec eux; et, leur mère lui ayant présenté un breu- vage magique qui lui fait perdre la mémoire de Brunhilde, il épouse Gudruna, leur sœur. Bientôt après, Gunar entend parler de la Yalkyrie prison- nière, il la convoite pour épouse : il n'a pas de paix qu'il ne l'ait conquise; il faut que Sigurd l'accompagne dans cette lointaine chevauchée. Nul autre que le vainqueur du dragon ne peut franchir le feu qui enveloppe la montagne. Il change donc de forme avec Gunar : c'est sous ces traits emprun- tés qu'il arrive une seconde fois jusqu'à Brunhilde, et passe trois nuits auprès d'elle; mais il place entre elle et lui une épée nue, et remet la vierge pure et respectée à son frère d'armes. Cependant Brunhilde, qui n'a rien oublié, ne connaît plus de joie ; elle trouve son plaisir dans des pensers cruels ;

auro sit exhilaratus. » Ce discours do Briinhildej dont je n'ai cité qu un petit nombre de vers, semble former, comme M. Ampère Fa remarqué, un traité complet de magie et de morale, un poëme di- dactique, encadré dans la grande épopée du Nord. Du reste, cette morale rappelle celle de la Volospa, les parjures sont en effet condamnés à une captivité horrible dans la demeure des méchants ^ construite de serpents entrelacés. Str. 34 et 35.

m CHAPITRE V.

elle ne pardonne point à Signrd ; elle veut le tenir dans ses bras ou le voir mort à ses pieds ; elle excite Gunar à le faire périr. Gunar se concerte avec ses frères ; le souvenir du trésor fatal les séduit et les décide : « car il est bon, disent-ils, de posséder c( l'or des fleuves, de jouir des richesses, et d'être c( assis dans un palais en goûtant le fruit de la féli- c( cité. » Guttorm, le plus jeune des trois frères, frappe le héros en trahison. Sigurd meurt ; mais il n'ira pas seul dans le pays des morts. Brunhilde veut le suivre : elle fait dresser un vaste bûcher. c( Élevez-le, dit-elle, dans la plaine, assez large « pour donner place à nous tous qui mourrons avec c( Sigurd. Qu'on le couvre dévoiles et de boucliers, c( et de riches tapisseries, et qu'on y brûle le guer- c( rier à côté de moi. Qu'on brûle de l'autre côté ce mes serviteurs ornés de colliers précieux ; que c( deux soient à la tête avec deux éperviers ; que le « partage soit égal. Qu'entre nous on place l'épée c< d'or, le glaive à la pointe acérée, comme il fut « placé le jour nous montâmes dans la môme « couche, l'on nous appelait du nom d'époux. c( Alors les portes étincelantes de la Valhalla ne re- c< tomberont pas sur ses talons ; s'il est accompa- c( gné de mon cortège, notre voyage ne se fera pas c( sans éclat : car cinq de mes servantes l'accompa- « gnent, et huit serviteurs de naissance illustre, a et l'esclave qui a bu le même lait que moi. J'en ai « beaucoup dit : j'en dirais plus encore si le glaive

LA POÉSIE. 253

« me permettait de parler. La voix me manque; « ma blessure s'enflamme. J'ai proféré la vérité: a c'est ainsi qu'il fallait mourir (1). »

En effet, Brunhilde s'est frappée de son glaive ; elle meurt en prédisant à ses frères d'implacables vengeances. Ces vengeances remplissent une suite de cliants la veuve de Sigurd reparaît, devenue l'épouse d'Attila, qu'elle égorge dans un festin. Théodoric entre en scène ; on voit s'entre-tuer les chefs des Danois, des Goths, des Burgondes ; le récit rapproche des personnages que le temps avait sé- parés; les siècles et les distances sont confondus, mais les noms restent reconnaissables, et tout se rapporte à la grande invasion des barbares, dont le souvenir dut agiter longtemps les peuples du Nord. Sigurd appartient donc à la mythologie; mais il louche à l'histoire. Il forme le nœud entre les dieux et les hommes, en même temps que, par ses ancêtres, par ses alliances, par ses descendants, il lie les maisons royales de la Scandinavie avec celles de l'Allemagne. Comme il groupe autour de lui les héros favoris de la poésie germanique, c'est sur lui qu'ils se modèlent. Le combat contre le ser- pent revient dans l'histoire de deux rois de Dane- mark, Frotho et Fridlev; les Anglo-Saxons le ra- content de Beowulf ; les Allemands prêtent la même

(1) Fafnisbana, III : « Tum ei non ruent in calcem splendidîB fores aulan annulo speclabilis. Si ei adest meus hinc co- mitatus, neutiquam iter nostrum vile erit, » etc.

254 CHAPITRE Y.

aventure à Théodoric et au fabuleux Otnit, roi des Lombards. C'est ainsi que se forment les cycles épiques; c'est toujours un même idéal héroïque que les poètes reproduisent sous des noms diffé- rents, avec d'autres épisodes. Les peuples ont ceci de commun avec les enfants, qu'ils ne se lassent pas de se faire répéter les récits qui les ont une fois charmés [i ) . Interpréta- Et maintenant, si l'on s'étonne de la fécondité de Sigurd^ d'une fable qui en inspira tant d'autres, il faut la réduire à ses traits principaux pour en découvrir le sens mystérieux, par conséquent ce qui en fait la force et la durée. La scène s'ouvre dans ces temps voisins de la création, les dieux et les nains, les puissances bonnes et mauvaises, se disputent la terre. Les hommes prennent part à la querelle ; on assiste à la lutte des Yolsungs et des Nifiungs, c'est- à-dire des fils de la Lumière et des enfants des Té- nèbres. Sigurd est le rejeton d'Odin, le chef des défenseurs de la Lumière, le champion du bien contre le mal. Il engage le combat avec le dragon, et il en sort vainqueur, initié au langage des oi- seaux, qui est celui des oracles, invulnérable enfin. Car, selon la tradition allemande, en se baignant dans le sang du monstre, il est devenu impéné-

(1) Edda Sœmundar, t. Il; Copenhague, 1818. M. Ampère a publié une belle étude de la fable de Sigurd et de Siegfried dans la Revue des Deux-Mondes, 1832. Cf. Saxo Graminaticus, passim.; Beoivulf; vers 4458 et suiv.; Caspar von der Rœhn, Heldenbuch ; W. (îrimm, Deutsche Heldensage,

LA POÉSIE. £55

trahie au fer, excepté entre les deux épaules, une feuille de tilleul s'est attachée : c'est par qu'il doit périr. Cependant il se rend maître du trésor et délivre la vierge captive. Mais cet or est maudit, et cette femme est déchue. Les deux fata- lités commencent à poursuivre le héros : elles l'en- gagent dans l'alliance des enfants des Ténèbres; il devient leur victime. Il faut qu'il meure pour accomplir l'antique anathème ; mais il faut qu'il l'efface en triomphant de la mort. C'est une croyance populaire de rAllemagne, que le héros, transporté dans une caverne du mont Geroldseck, viennent le rejoindre les braves des âges sui- vants, y attend le jour marqué par le destin pour reparaître en vainqueur. Au fond de cette histoire héroïque on voit percer un mythe religieux. Sigurd est plus qu'un homme, c'est une incarnation di- vine ; toute sa destinée rappelle celle de Balder, le dieu lumineux, qu'on voit aussi, dans tout l'éclat de la jeunesse, de la force et de la beauté, mourir par la perfidie des puissances infernales, mais pour révivre un jour et régner sur le monde régénéré. C'est ce jeune dieu aimé des peuples, dont ils ont voulu retrouver l'image, d'abord en la personne de Sigurd, ensuite dans chacun des héros qui lui succèdent. C'est le dogme le plus pur de l'ancienne religion, le plus moral, le plus pathétique, qui de- vient pour ainsi dire le pivot de l'épopée. Et comme dans cette religion tout rappelle l'Orient,

256 CHAPITRE V.

comme elle en fait venir ses dieux, on ne peut guère douter que la tradition poétique ne soit née sous le même ciel, dans ces temps reculés les Germains attendaient encore aux confins de l'Asie le moment de leur dispersion. Le souvenir du hé- ros voyageur les aurait donc suivis dans leurs con- quêtes jusqu'au fond de la Germanie et de la Pénin- sule Scandinave ; il y serait demeuré pour échauffer le courage des guerriers, pour leur rappeler le péril de ces richesses qu'ils aimaient trop, pour consoler leur mort, et pour conserver enfin, au mi- lieu de tant de populations dispersées qui ne se connaissaient plus, le type du caractère national et la preuve d'une antique fraternilé (1). Rapports de L'originc de l'épopée germanique achèvera de gerSfque s'éclaircir par la comparaison des fictions sembla-

et de l'épopée ^ ^

grecque, jjjgg q^'ou trouvc dans les grandes littératures de l'antiquité. La mythologie grecque connaît aussi un dieu lumineux, Apollon, qui perce de ses flèches le serpent de la corruption de la terre. Il reste vainqueur; mais il meurt des morsures qu'il a re- çues, descend aux enfers, et en revient rayonnant

(4) Nibelungen, passim, et le petit livre intitulé : Eine wunder- schœne Historié von dem gehœrnten Siegfried. M. Guido Gœrres a publié une nouvelle rédaction de ce récit populaire, en y rattachant avec un bonheur singulier les plus grands souvenirs de la mytho- logie du Nord. Voyez aussi J. Grimm, Deutsche Sagen, I, 28. En ce qui toucbe Tinterprétation mythologique de la fable de Sieg- fried, je me rapproche des opinions exprimées par J. Grimm, ]\Iy- thologie, t. I; par Lachmonn, Anmerkungen zu den Nibelungen, et par M. de llagen. Voyez aussi W. Mûller, Versuch einer mytho- logischen Erklœrung der Nibelungen.

LA POÉSIE. 257

d'une jeunesse éternelle, pour recueillir les adora- tions des hommes. C'est l'idéal que reproduisent toutes les fables héroïques de la Grèce. Le combat conire le serpent reparaît dans les aventures d'Her- cule, de Cadmus, de Bellérophon. Mais les ressem- blances éclatent surtout entre le héros de VEdda et trois personnages aimés des poètes classiques : Jason, Persée, Achille. L'expédition des Argonautes a pour théâtre la Colchide, c'est-à-dire une contrée maudite, naissent les poisons, régnent les divinités de l'Enfer et de la Nuit. La Toison d'or rappelle la peau de loutre fut déposé le trésor fatal : un dragon veille encore à sa garde. Jason est le rejeton des dieux, le fils de la Lumière. Il de- vient invulnérable par la vertu d'une onction ma- gique dont il a frotté ses membres. Il terrasse le monstre et s'empare de l'or éclatant ; mais, comme Sigurd, il trouve le danger dans la victoire. Il s'é- prend comme lui d'une vierge magicienne dont l'amour lui sera funeste. Médée s'attache à ses pas; elle épuise pour lui les secrets de son art, jusqu'à ce que, se voyant trahie, elle se venge en le faisant périr par une main inconnue. Cependant Jason n'était point resté confondu dans la foule des morts. Il recevait les honneurs divins chez les peuples de l'Arménie, de l'Albanie et de la Colchide, qui lui érigeaient des temples et qui se donnaient pour les descendants de ses compagnons. On ajoutait qu'un fils de Médée, poussant ses conquêtes au bord

258 CHAPITRE V.

de la mer Caspienne, avait fondé le royaume des Mèdes (1).

La fable de Persée prête aux mêmes rapproche- ments. Persée descend de Jupiter; il a reçu aussi bien que Sigurd l'épée magique, le casque qui rend invisible, et le coursier intelligent, Pégase. On lui attribue la conquête du trésor des Hespérides, gardé par le serpent dont les yeux ne se fermaient ni le jour ni la nuit. Il délivre la belle Andromède, qui devient son épouse, mais dont les noces sont ensan- glantées par un combat terrible. Il meurt enfin de la main d'un traître : cependant il ne descend point aux sombres bords du Styx ; il habite le palais des dieux, pendant que sa mémoire est honorée par toute la terre. Car Pindare veut qu'il ait pénétré bien loin dans le Nord, chez les Hyperboréens, qui l'admirent à leurs sacrifices et le firent asseoir à leurs banquets. Son fils avait conquis la Colchide, et c'était de lui que les Perses faisaient descendre la race de leurs rois (2).

Enfin, dans l'histoire d'Achille, l'héroïsme grec se dégage des circonstances mythologiques qui l'en- veloppaient : au siège de Troie on ne voit plus de

(1) Sur le mythe cF Apollon mourant de ses blessures et descen- dant aux enfers, cf. Lobeck, Agîaophamiis , p, 179; sur la fable de Jason et le culte qu'on lui rendait en Arménie, Apollodore, Bi- blioth., I, 9; Strabon, Géogr., XI ; Raoul Rochette, Histoire des colonies grecques, t. III.

(2) Guigniaiit, Religions de rA7itiquité, II, 157 ; Pindare, Py- thie, 10; Hésiode, Théogon., in fine.

LA POÉSIE. 259

dragon ni de magicienne; mais il y a une femme fatale et un trésor. Achille aussi est issu d'un sang divin. Les destins lui ont promis comme à Sigurd une courte vie, mais un nom immortel. Il porte aussi une armure merveilleuse, et ses chevaux pro- phétisent. Trempé dans un bain sacré, il en est sorti invulnérable, excepté au seul endroit la flèche de Pâris doit l'atteindre. Il meurt frappé en trahison par celui dont il va épouser la sœur. Mais la croyance populaire le fait revivre dans les îles Fortunées, il se repose de ses travaux avec le blond Ménélas; ou bien encore dans l'île Leucé, aux bouches du Danube, on l'honore comme un dieu. D'autres veulent qu'il ait porté la guerre au nord du Pont-Euxin, et qu'il ait régné sur les Scy- thes (1).

Ainsi la tradition germanique se rencontre avec celle des Grecs, non pas en un petit nombre de points, non pas dans tous, mais dans les traits qui composent la figure du héros, qui font l'intérêt dramatique, la beauté, la moralité de l'action. De tels rapprochements ne s'expliquent ni par le ha- sard, qui n'a pas cette constance; ni par une imita- tion servile, il n'y aurait pas cette variété. Ils supposent l'existence d'une fable antique, égale- ment recueillie, diversement développée par le gé- nie barbare du Nord et par la muse du Midi. Enfin

(1) Pour le culte d'Achille au nord du Pont-Euxin, Dion Chry- sostome, Borysthénit.; Strabon, Géogr., Vif.

260 CHAPITRE V.

les deux traditions se rencontrent sur la même scène. Achille, Persée, Jason, visitent précisément les rivages septentrionaux de la mer Noire, non loin du Tanaïs, au bord duquel les Scandinaves placent la mystérieuse cité d'Asgard, le séjour des dieux et le premier théâtre de leurs combats. Tout s'accorde pour rappeler l'ancien voisinage des deux peuples, lorsque tous deux, encore peu éloignés de la patrie commune, sur les versants du Caucase, étaient nourris des mêmes croyances et bercés des mêmes chants.

Origine Mais la Colchide tenait de près à la Médie, et les

commune , , i tii- / i i

des grandes fablcs ffrccques de Medée et de Persée avaient en-

epopees, ^

core ceci de remarquable, qu'elles se liaient aux souvenirs d'un autre peuple, c'est-à-dire des Perses, dont la langue et la religion indiquent aussi une étroite parenté avec les Germains. Persée, en effet, est la divinité nationale du grand empire persan, qui porte son nom. C'est le même que Mithras, le dieu de la Lumière; c'est l'adversaire du ténébreux Ahriman, caché sous la figure du serpent pour in- troduire la corruption dans le monde. Le combat divin continue de siècle en siècle entre les héros de l'Iran , ou de la région lumineuse, et les bar- bares du Touran, enfants de la Nuit. Ainsi le grand Dchemchid, le serviteur du Soleil, armé de l'épée d'or, en vient aux mains avec l'émissaire des dé- mons, l'odieux Zohac, qui porte attachés à ses épaules deux serpents nourris de chair humaine.

LA POÉSIE. 261

Dcliemchid succombe ; mais c'est pour renaître en la personne du jeune Féridoun, vainqueur du monstre et libérateur des peuples. Cette suite de grands rois ne s'interrompt plus jusqu'à Rus- them, le plus puissant de tous. Après de longues guerres contre les ennemis des dieux, il meurt, comme Sigurd, dans une chasse son frère l'a traîtreusement conduit. Mais la tradition héroïque, troublée chez les Perses par de fréquentes révolu- tions, s'est conservée plus fidèlement dans les sanc- tuaires de rinde, dans ces poëmes sans fin qu'on y récite encore solennellement aux fêtes publiques. Rien n'est pl us célèbre que l'épopée du Mahabharat, Yichnou, le dieu conservateur, s'incarne sous le nom de Crichna, afin de délivrer la terre, désolée par les géants et les monstres. En vain les esprits mauvais suscitent contre lui le serpent Galiya : il se dégage des replis du reptile et lui écrase la tête; il met à mort le géant qui tenait en captivité seize mille vierges, et met en liberté les belles prisonnières ; les impies tombent sous ses coups, les opprimés sont rétablis dans leurs droits. La mission de Crichna est accomplie : il périt enfin, percé d'une flèche, en prédicant les maux qui fondront sur les hommes, jus- qu'à ce qu'il redescende du ciel pour les sauver (1).

Il semble donc que les grandes nations de la fa- mille indo-européenne, qui gardèrent tant de

(1) Cf. Guigniaut, Religions de l'Antiquité, I, 205, 308, 527, 677 ; et la belle analyse du Schahnameh donnée par J. Gœrres.

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traces d'une éducation commune, en retinrent aussi ce sujetéternel de leurs chants. C'est toujours la lutte du bien et du mal, de la lumière et des té- nèbres, de la vie et de la mort : d'un côté, la puis- sance du mal s'introduisant sous la figure du ser- pent avec l'aide de la femme; de l'autre côté, le héros, incarnation de la nature divine, subissant la mort pour la vaincre et pour expier une ancienne malédiction. Ici je crois reconnaître un mystère, qui fait depuis six mille ans la préoccupation du monde, qui est au fond de toutes les religions, comme la religion est au fond de toutes les épopées. La lutte, la chute et la rédemption formeraient le texte d'un premier récit, dont tous les autres ne seraient que des variantes ou des épisodes. Ainsi l'humanité n'aurait jamais chanté d'autre histoire que la sienne, elle ne se serait pas donné d'autre spectacle que celui de ses antiques douleurs ; et je ne m'étonne plus qu'elle ne s'en soit jamais lassée. Elle aime à voir, à toucher ses blessures, dût-elle les rouvrir; et voilà comment il se fait que nous cherchons un plaisir dans la poésie, et que nous ne sommes pas contents si nous n'y trouvons des larmes.

L'ait poéii^ Les Germains avaient donc un cycle épique : la

que des . ^ . i . i p i

Germains, fable qui OU faisait le pivot s enlonçait jusque dans la dernière antiquité; elle touchait aux plus vieilles traditions de la Grèce et de l'Orient. Ils avaient

LA POÉSIE. 263

un héros, c est-à-dire un modèle achevé des vertus qu'ils honoraient; un récit tragique, mais plein d'avertissements salutaires ; tout un monde de fic- tions assez merveilleuses pour retenir les imagi- nations charmées et leur donner l'habitude du grand et du beau. C'est ainsi que la poésie com- mence l'instruction des peuples. Il reste à savoir quel parti les Germains tirèrent de leurs ressources poétiques. Toutes les nations du monde ont des traditions, comme toutes les montagnes ont des carrières ; mais il faut que l'art y mette la main pour en faire sortir des monuments.

Les peuples du Nord comprenaient si bien ce que L'andesvers

^ ^ ^ chez les

la poésie exige d'art, qu'ils en avaient fait le secret Scandinaves, des dieux. Une fable insérée dans la nouvelle Edda raconte qu'à l'origine des siècles vivait un sage, nommé Kvasir, qui l'emportait sur tous les hommes par le savoir et par l'éloquence. Deux nains le mi- rentàmort, recueillirent son sang dans trois vases, et, le mêlant avec du miel, ils en firent un breuvage qui devait communiquer le don de la poésie. Il n'y avait rien qu'Odin ne tentât pour conquérir un breuvage si précieux. Il descendit sur la terre, pé- nétra dans la caverne les trois vases étaient ca- chéS) les enleva, et, prenant la figure d'un aigle, il emporta dans le ciel le dépôt sacré, pour en faire part aux immortels d'abord, ensuite aux hommes* Lui-même s'abreuva le premier, et c'est pourquoi il est appelé l'inventeur des chants. Il ne parle

2U CHAPITRE V.

qu'en vers, et ses discours enchaînent tous les cœurs. Cependant iladélégué sa puissance à Bragi son fils, et à Saga sa fille, la déesse de la tradilion. Saga a sa demeure auprès d'une cascade (Sôqva- berkkr)^ elle puise chaque jour avec une urne d'or. Bragi est appelé le dieu des vers, le chanteur à la longue barbe, le premier des poètes ; la belle Idunna, son épouse, garde dans une cassette les pommes merveilleuses dont la verlu est de rajeunir les dieux et d'écarter d'eux la vieillesse jusqu'au dernier jour du monde. L'art des vers est ensuite descendu chez les nains, chez les génies des bois et des eaux. Quand leur voix s'élève, on dit que les fleuves retiennent leurs flots et que les oiseaux fré- missent de plaisir. Enfin les mortels ont appris ce langage divin. C'est en vers que le sacrificateur prie et que le magicien prononce ses conjurations ; la parole, liée par un certain rhythme, a le pouvoir de lier à son tour les vents et les tempêtes. Il se peut que ces fictions ne soient pas toutes bien an- ciennes; mais elles représentent vivement ce qu'il y a de mystère, de difficulté, d'enivrement, dans le métier des poètes, les sources d'inspiration ils doivent puiser, l'immortalité dont ils disposent. Surtout rien n'exprime mieux le caractère de la poésie Scandinave, tant d'horreur se môle à tant de beautés. Il y entre assurément autant de sang que de miel (1).

(1) Edda de Snorre, 82-87. Edda Sœmundar; Grimmismal,

LA POÉSIE. 265

Si Tart des vers est le partage des dieux, c'est aussi celui des prêtres. Il a commencé avec les fa- bles qu'il célèbre. Son nom même [Runa, Liod) indique un étroit rapport avec la science des runes et des enchantements. On y sent le travail d'une caste sacerdotale, qui étonne la multitude avec cet idiome harmonieux, mesuré, chargé d'images et d'allusions. Les rois, issus des dieux et revêtus du pontitlcat suprême, apprennent les règles du chant en même temps que celles des sacrifices. Ainsi le roi Gunar, jeté, les poings liés, dans la caverne des serpents, il devait mourir, improvise une dernière fois en frappant du pied les cordes de sa harpe. Plus tard la poésie fut sécularisée. Les princes eurent à leur cour des sacrificateurs sur lesquels ils se déchargeaient du service des autels, et des scaldes auxquels ils laissaient le soin de cé- lébrer leurs exploits. Cette coutume était tellement enracinée, que saint Olaf, le premier roi chrétien de Suède et l'ennemi déclaré des traditions super- stitieuses, au moment de livrer la bataille de Stik- larstad, fit appeler trois poètes, et, les plaçant à ses côtés au milieu du cercle de boucliers dont ses sol- dats l'entouraient, leur commanda de regarder tout ce qui se passerait de mémorable, afin de le célé- brer par des chants. Or il arriva qu'Olaf périt dans la mêlée, et deux de ses poètes tombèrent avec lui.

45 ; Mgisdrecka, 8, 15. Grimm, Mythologie, 1, 215, 287, 439 ; II, 855, 863.

ÉT. GERM. I. 18

266 CIlAl'nRi!: V.

Le troisième, nommé Thormoder, blessé à mort, employa ce qui lui restait de vie à composer un chant en l'honneur de son roi ; puis, arrachant le fer de sa blessure, il rendit le dernier soupir. Comme le pouvoir se divisait entre les chefs nom- breux qui prenaient le titre de roi dans toutes les provinces du Nord, les scaldes se partageaient en autant de petites cours, dont ils faisaient l'orne- ment. Ils se multiplièrent donc, et finirent par for- mer une classe et en quelque sorte une école de poètes qui suivaient les chefs au combat pour chan- ter leurs faits d'armes, et qui avaient place à leur table pour rappeler la mémoire des aïeux. Ils jouissaient de privilèges considérables ; et leurs compositions, transmises de bouche, furent long- temps les seules annales du Danemark, de la Suède et de la Norwége. Enfin la passion des chants avait passé des grands au peuple. Aux assemblées qui réunissaient chaque année le peuple d'Is- lande, des conteurs publics récitaient les aven- tures des héros; d'autres allaient chercher des auditeurs de bourgade en bourgade. Il n'était pas permis de rebuter le chanteur en cheveux blancs qui frappait à la porte. Ses récits faisaient le passe- temps des nuits d'hiver. Pour charmer les longues veillées du Nord, il fallait une parole infatigable et une mémoire exercée. On cite un de ces rap- sodes, l'aveugle Stuf, qui savait soixante chants et trente grands poëmes. Il y a peu de temps qu'on

LA POÉSIE. 267

voyait encore, parmi les pêcheurs des îles Feroë, des vieillards capables déchanter jusqu'au bout la ven- geance de Brunhilde et la douleur de Gudrun (1).

Ces mœurs, mieux conservées en Scandinavie, La condition ont laissé leur trace chez toutes les nations germa- "^^ff^^

. les Germains

niques. Les prêtres des Gètes avaient des poëmes sacrés, qu'ils accompagnaient du son des instru- ments. Tacite trouve chez les Germains des hymnes en l'honneur d'Hercule, c'est-à-dire du dieu Thor. Il y avait aussi des formules magiques qui se chan- taient pour consulter le sort, pour fermer les bles- sures, pour délivrer des captifs, et dont quelques- unes sontparvenues jusqu'à nous. S'il s'agissait, par exemple, de guérir un cheval blessé, on répétait les vers déjà cités plus haut, paraissaient les dieux et les déesses secourant le coursier de Ëal- der, blessé dans la forêt. S'il fallait faire tomber les fers d'un prisonnier, on récitait cet autre chant : ce Un jour les nymphes étaient assises; elles étaient « assises çà et là. Les unes nouaient des liens, les f( autres retenaient la marche de l'armée, d'autres « cueillaient des fleurs pour en tresser des guir- cc landes. Captif, secoue tes chaînes, échappe à « tes ennemis.» Des compositions si mutilées nous apprennent bien peu. Elles laissent cependant pré- sumer ce que pouvait être, dans des chants de plus

(1) Edda Sœmundar, t. 11; Oddrunar Gratr., Havamal, 156; Olaf helges saga, 218-247. Geiger, Svea rikes hœfder, cap. v. W. Grimm, Heldensage, 321 ; P.-E. Millier, ûher die JEchtIieit der Asalehre.

268 CHAPITRE V.

longue haleine, cette poésie sacerdotale, dont les moindres accents ne manquent ni de noblesse ni de grâce (1).

Dans la suite, on voit les rois des Francs et des Anglo-Saxons exercés dès leur enfance à retenir par cœur les chansons héroïques de leurs peuples. C'est ainsi qu'Alfred le Grand était resté jusqu'à l'âge de douze ans dans une entière ignorance des lettres humaines ; mais jour et nuit, dit le chroniqueur, il se faisait chanter des poëmes en langue barbare, qu'il retenait de mémoire. Aussi lorsque, dépossédé par les Danois, obligé de reconquérir pied à pied son royaume, il voulut pénétrer dans le camp de ces pirates pour épier leurs desseins, il y entra comme un scalde, la harpe à la main, chanta à la table du roi, et entendit les discours des chefs. D'autres fois, les princes ont des chanteurs en titre, qu'ils chargent du soin de leur gloire et de leurs plaisirs. Le respect public entoure ces hommes inspirés. La loi des Ripuaires punit d'une peine quadruple celui qui a blessé à la main un joueur de harpe. L'épopée anglo-saxonne de Beowulf nous introduit à la cour des princes danois, lorsque, entourés de leurs compagnons d'armes, ils s'as-

(1) Jornandès, Tacite, loc. citât. J. Grimm, Ueber zwey ent- dtckte Gedichte, etc. Voici le texte du second fragment :

Eiris sazun Idisi sazun hera duoder. Suma hapt heptidum suma heri lezidun; Suma clubodun uinbi cuonio widi, Inspring haptbandun invar wigandun.

LA POÉSIE. m

soient au banquet, et que la coupe étincelante passe de mains en mains. Alors on voit le chan- teur, « l'homme aux pensées sublimes et dont la a mémoire est pleine de chants, » prendre son instrument et célébrer premièrement l'origine des choses : « comment naquit la terre, la plaine bril- cc lante qu'embrassent les eaux ; comment le Dieu « qui donne la victoire suspendit dans le ciel le soleil c( et la lune, ces deux luminaires, pour éclairer les c( hommes; et comment il para toutes les contrées c( du monde avec des plantes et des feuillages. » Il rappelle ensuite les aventures des héros, les guerres d'Hengest et d'Offa, et le combat que le vieux Sige- mund livra au dragon gardien du trésor : « Ce fils de « prince, seul, au pied de la Roche grise, en vint « aux prises avec la bête sauvage ; et il eut ce bon- ce heur que son épée transperça le serpent aux di- « verses couleurs, et qu'il devint maître de l'or (c amoncelé. » Mais, en même temps qu'il est dé- positaire des traditions anciennes, le joueur de harpe sait «trouver des paroles qu'il lie harmonieusement « ensemble, pour louer les grandes actions des « hommes de son temps. » Il chante le soir les vain- queurs de la journée, qui s'enorgueillissent de ces récits. On reconnaît bien à ces caractères les vieux Saxons, les plus farouches des hommes, mais les plus capables de civilisation : il n'y a pas de fête pour eux sans des joies grossières, sans des nuits passées à boire jusqu'à ce que les guerriers tombent

270 CHAPITRE V.

ensevelis dans le vin. Mais il n'y a pas de fête non plus sans la poésie, qui est le plus noble et le plus délicat de tous les plaisirs (1).

Cependant les poêles des Germains, comme ceux des Scandinaves, ont leur place ailleurs que dans les banquets. On les trouve sur les champs de bataille, à côté des héros, dont ils sont les égaux par la naissance et par la valeur. Ainsi, dans le poëme des Nibelungen, quand les guerriers bur- gondes venus au camp d'Attila commencent à reconnaître les dispositions hostiles des Huns, et passent une nuit sans sommeil sous le toit de la salle on les a hébergés, Yolker le musicien va se placer sur le seuil de la porte; « il touche ses « cordes de façon que toute la salle retentit ; il fait c( entendre des airs doux et suaves, qui finissent par ce endormir sur leur couche les guerriers sou- c( cieux. » Mais le lendemain il reparaît au premier rang dans la mêlée, aussi habile à manier le glaive que l'archet, jusqu'à ce qu'il meure de la mort des braves. Souvent aussi on trouve de nobles chanteurs chargés de ces défis ou de ces messages dangereux qui plaisaient à la témérité des hom- mes du Nord. La harpe qu'ils portent ne fait pas

(1) Thégan, de Gestis Ludovici PU, c. xix : « Poetica carmina gentilia quse in juventute didicerat,respuit. » Asser, edit. Cambden, p. 5 et 13 : « Saxonicos librosrecitare et maxime saxonica carmina discere non desinebat, » Je n'ignore pas que Thistoire d'Alfred allant chanter dans le camp des Danois est contestée ; mais j'y trouve la preuve de cette instruction poétique que le peuple attri- buait à ses rois^ *

LA POÉSIE. 271

moins de prodiges que la lyre d'Orphée : il n'y a pas de coeurs si durs qu'elle désespère de fléchir. Je ne puis me défendre de citer encore un de ces exemples qui font éclater, sous des mœurs toutes barbares, le génie musical de l'Allemagne. On lit dans un vieux poëme comment le roi de Frise, Hettel, s'était épris de la belle Irlandaise Hilda, que son père Hagen retenait prisonnière, refusant les princes qui la demandaient, et faisant pendre les messagers qui portaient leurs paroles. Cepen- dant trois vassaux du roi Hettel se chargent de l'am- bassade. Le plus célèbre des trois est Horrand, aussi habile musicien que bon guerrier. Ils par- tent avec une riche cargaison, prennent terre en Irlande, et se présentent au château de Hagen comme des marchands étrangers. Ils y passent plu- sieurs jours ; on admire leur bonne mine et leur magniticence. « Or il arriva qu'un soir Horrand se mit à chanter d'une voix si merveilleuse, qu'il plut à tout le monde, et les petits oiseaux qui ga- zouillaient dans la cour se turent, et oublièrent leurs chansons ; les bêtes des bois laissèrent leurs pâturages ; les serpents qui devaient cheminer dans l'herbe, et les poissons qui devaient nager dans les eaux, ne se souvinrent plus de leur chemin. Il chanta trois airs, et tous ceux qui étaient trou- vèrent le temps court. » Le vieil Hagen lui-même est ému ; il permet que sa fille entende la voix du héros. Horrand fait si bien, que la princesse l'invite à

272 CHAPITRE V.

monter près d'elle, reçoit le message, se laisse con- duire sur les vaisseaux des prétendus marchands, et devient Pépouse du roi de Frise. Horrand et Volker rappellent encore les scaldes belliqueux du paganisme; mais ils sont aussi les modèles des poètes chevaliers, des Minnesinger du treizième siè- cle, de ce Wolfram d'Eschembach, par exemple, qui ne savait pas lire, mais qui composait de mé- moire un poëme de vingt- quatre mille vers pour l'instruction des seigneurs et des nobles dames, et qui faisait gloire de ses faits d'armes bien plus que de ses chants (1).

Mais c'est la destinée des arts de descendre dans la foule et de se populariser, au risque de s'avilir. Au-dessous de ces chanteurs héroïques, il y en avait d'autres moins désintéressés, qui vivaient de leur talent, visitant les manoirs des riches, et revenant chargés d'or. L'idéal d'une telle vie, avec tout ce qu'elle avait de prestige, est exprimé dans une ballade anglo-saxonne d'une haute antiquité, le poëte vante ses longs voyages à travers les royaumes et les peuples, sur la terre spacieuse. Il a hanté, s'il faut l'en croire, la cour d'Attila, celles d'Ermanaric, roi des Goths, de Gibich, roi

(1) Nibelungen, aventure 30^ Gudrunlieder, publiées par Etmuller, p. 38 et suiv. :

Diii lier in dem walde liezen sten, Die wûrme die da solten in dem grase gên, Die vische die da solten in dem wâge vliezen, Die liezen ir geverte : kunde er siner vuoge wol geniezen.

LA POÉSIE. 273

des Burgondes, et de tous les chefs puissants du Nord; il a pénétré en Italie et jusque dans le pa- lais du César des Grecs : aussi a-t-il éprouvé beau- coup de bien et de mal. C'est pourquoi il peut chanter ce qu'il a vu, et raconter de longues his- toires aux convives, dans la salle Ton boit l'hy- dromel. La ballade finit en ces termes : « Ainsi vont cheminant les chanteurs avec leurs vers. Ils traversent beaucoup de pays, ils avouent leur pau- vreté, ils ont des paroles de reconnaissance. Tou- jours, au nord ou au sud, ils finissent par trouver quelque juge de leurs chants, quelque chef pro- digue de présents, qui désire voir exalter sa gran- deur devant ses nobles vassaux. Celui qui sait di- gnement célébrer les actions d'autrui a la plus solide gloire d'ici-bas. » Mais la gloire était le par- tage du petit nombre. Souvent ces rapsodes mer- cenaires, repoussés par les grands, ne trouvaient d'asile qu'au foyer du pauvre. Au huitième siècle on voyait encore, dans les villages païens de la Frise, des aveugles, des mendiants gagner leur pain en récitant aux paysans attroupés c< les aven- tures du vieux temps et les combats des anciens rois. » Après que les sacerdoces antiques se furent éteints, quand les Minnesinger eurent trouvé d'au- tres héros à célébrer , ce furent les poètes du peuple, ce furent ces misérables, ces ignorants qui gardèrent le dépôt des traditions nationales. Au dix-septième siècle, la ville de Worms conser-

274 CIIAI'ITHE V.

vait encore la coutume de décerner une récom- pense d'argent à l'improvisateur qui célébrait dans un poëme sans défaut Siegfried, le meurtrier du dragon (1).

Combats Ainsi la poésie est d'abord une fonction sacerdo-

poétiques. ^ ^

taie, ensuite une occupation aristocratique, enfin un métier populaire. Elle constitue pour ainsi dire une profession, qui a ses usages, qui a ses charges et ses droits. Elle ne plairait pas au cœur violent des hommes du Nord, si elle n'avait pas aussi des combats et des périls. Rien n'est plus commun dans l'Edda que les assauts de paroles deux improvisateurs se provoquent par des ques- tions obscures, poussent leurs interrogations sur tous les points difficiles de la mythologie, rivali- sent de savoir et d'éloquence, jusqu'à ce que l'un d'eux reste vainqueur : souvent la mort est le par- tage du vaincu. Odin, le dieu des vers, donna le premier exemple de ces luttes. Un jour il quitte le ciel; il veut éprouver la sagesse du géant Vafthru- dnir, qui a visité les neuf mondes et qui sait toutes choses. Caché sous un visage d'emprunt, il entre dans la salle du géant, s'assied devant

(1) Voici la traduction latine de quelques vers de ce chant anglo- saxon, publié par Thorpe dans sa belle édition du Codex exonien- sis, p. 318 : « Ita commeantes cum canlilenis feruntur poetae horainum per terras multas. Necessitatem dicunt, gratias agunt. Semper a meridie aut borea inveniunt unum car- minum cognitoreiii, prodigum donorum. » Cf. l'histoire de l'aveugle Bernlef dans la vie de saint Liudger, BoUand., Act. SS> MartiL W, Grimra, Heldensage, p. 320,

LA POÉSIE. 2:5

lui, et tous deux conviennent de jouer leur tête au combat du chant. Le géant demande à son adversaire les noms des chevaux qui mènent dans le ciel le char du jour et celui de la nuit; com- ment s'appelle le fleuve qui partage la terre entre les hommes et les dieux; quelle est la plaine les Ases livreront leur dernière bataille. Odin ré- pond d'abord ; il interroge ensuite : D'où vient la terre et d'où naquit le ciel ? Quels plaisirs occu- pent les héros morts dans les cours de la Ya- Ihalla? Quelle destinée attend le monde après l'embrasement général? Enfin, quel nom mysté- rieux fut murmuré à l'oreille de Balder quand on le plaça sur le bûcher? A cette dernière question, le géant reste muet, reconnaît son interlocuteur, et paye de sa vie l'honneur d'avoir lutté contre un dieu. L'Allemagne connut aussi ces duels poé- tiques. J'en trouve un vestige dans le fabuleux récit du combat de la Wartburg. En présence du landgrave de Thuringe et de toute sa cour, se pré- sentent sept poètes : l'un d'eux s'annonce pour le champion du duc d'Autriche, et défie les autres chanteurs de lui opposer un égal ; s'il succombe dans la dispute, il consent à être juslicié comme un voleur. La dispute s'engage ; les chants, les ré- cits, les énigmes, se succèdent. Cependant le bour- reau se tient prêt, et le vaincu perdrait en effet la tête, si la landgravine ne lui tendait la main pour le sauver. Au fond de cette fiction chevaleresque

276 CHAPITRE V.

du treizième siècle, on voit percer un souvenir des temps païens (1).

Jusqu'ici les mœurs poétiques de l'ancienne Ger- manie rappellent celles des premiers âges de la Grèce : d'abord les prêtres, comme Orphée, Linus, Amphion, qui font servir l'art des vers au culte des dieux et à l'instruction des peuples; puis les chan- teurs, qu'Homère représente assis à la table des rois, Ton écoute leurs conseils aussi bien que leurs récits ; enfin les rapsodes parcourant les villes la branche d'olivier à la main, et célébrant sur la lyre les combats des héros. Il n'y a pas jusqu'aux as- sauts de chant, avec leur condition fatale, qui ne trouvent un exemple dans la fable deMarsyas vaincu et écorché par Apollon. Ce ne sont ni les goûts san- guinaires ni les images monstrueuses qui man- quent dans les premières créations de la poésie grecque : il s'y voit assez de parricides, assez de géants, d'hydres, de gorgones et de centaures, pour trahir le désordre des imaginations et la barbarie (Je l'art. Mais ces ressemblances ne vont pas au delà des temps homériques. kyecY Iliade^ tout change : le sentiment de l'ordre s'introduit dans l'art grec et ne lui laissera plus de repos qu'il ne l'ait poussé à la dernière perfection. D'un côté, ce chaos de fables se débrouille, les monstruosités sont rejetées

(1) Edda Sœmundai\ t. I. Wafthrudnismal . Krieg zu Wart- burg, dans la collection des Minnesinger, publiée par Von der Hagen.

LA POÉSIE. 277

sur le fond du théâtre, la nature seule occupe la scène ; elle y paraît avec vérité, avec simplicité, mais avec ce je ne sais quoi de divin qui ea re- hausse toutes les proportions. D'un autre côté, l'harmonie des idées passe dans la prosodie, dans tout le langage ; elle lui communique une douceur, une force, une clarté inimitables. Mais ces progrès étaient soutenus par tous les efforts d'une civilisa- tion qui a fait l'admiration du monde . Au contraire, les habitudes violentes des Germains devaient en- tretenir le trouble dans leur poésie comme dans leur langue et dans leurs lois. L'art y était, mais incapable de corriger la grossièreté de ses inven- tions et l'insuffisance de ses formes.

11 semble que ce soit une tentative étrange que prosodie des de déterminer les formes de versification pratiquées germaniques.

^ ^ Allitération.

chez les Germains de Tacite. Cependant je crois possible d'en indiquer les traits principaux, en cherchant ce qui s'en est conservé chez les peuples du Nord. Je pense reconnaître la prosodie primi- tive des langues germaniques, lorsque, du septième siècle au neuvième, je vois les mêmes règles ob- servées avec la plus exacte uniformité dans tout ce qui nous reste de poëmes teutoniques , anglo- saxons et Scandinaves.

Si donc on rapproche quelques fragments teu- toniques qui paraissent dater des temps mérovin- giens, si on les compare aux plus anciennes poésies anglo-saxonnes et aux chants de l'Edda, on trouve

278 CHAPITRE V.

que tout l'artifice des vers s'y réduit à deux moyens : l'accentuation et l'allitération. Et d'abord il n'y faut pas chercher une succession régulière de syllabes longues et brèves, comme chez les an- ciens ; on n'y voit pas non plus un nombre fixe de syllabes quelconques, comme chez les modernes : la règle n'exige qu'un nombre égal de syllabes accen- tuées. Le vers ordinaire compte deux accents, c'est-à-dire, deux élévations de voix et deux chutes. En second lieu, les vers se succèdent deux à deux, liés, non par la rime, qui est le retour des mêmes désinences, mais par l'allitération, qui est le retour des mêmes initiales. La versification est riche quand l'initiale revient trois fois, quand la même lettre commence deux mots dans le premier vers, un dans le second. Au fond, ces règles dérivent des lois mu- sicales auxquelles obéissent toutes les poésies. L'oreille y trouve deux plaisirs : le plaisir de la ca- dence et celui de la consonnance. Elle aime cette variété d'inflexions, cette succession de notes qui montent et qui descendent, et d'où résulte une sorte de mélodie. Elle aime aussi la répétition des mêmes sons, qui met l'unité dans la variété, qui lie les deux vers pour en former une période har- monieuse. Mais ce ne sont que les premiers ef- forts de l'art naissant. L'accentuation tenait lieu de rhythme dans les anciens chants populaires latins; l'allitération régnait dans les poëmes des Celtes et des Finnois. Il y a loin d'un procédé si facile à la

LA POÉSIE. ^70

savante versification des Grecs, à ces lois sévères qui contraignaient le génie, qui le gênaient, qui l'irritaient; mais, dans cette lutte, dans cette indi- gnation de la pensée contre les difficultés de la parole, la verve éclatait enfin, d'autant plus puis- sante qu'elle était réglée : Facit indignatio ver- sum (1).

(1) Voici des exemples d'allitération :

En Scandinave, Volospa, str. 5 :

Sol varp sunnan Sol e meridie,

Sinni mana. Socius lunye...

En anglo-saxon, Beowulf, v. 7 :

Oft Scyld Scefing, SsGpe Scyld Scefi filius,

Sceathen threaturi. Hostibus congestis...

5" En teutonique, voy. l'invocation magique ci-derrière :

Suma //apt ^eptidun, Alia^ vincula vinciebant, Suma Hen lezidun. Alise exercilum niorabantur.

Je me range ici au système de M. Hask, qui divise en deux vers les deux membres de phrases allitérés. M. Grimm n'en fait qu'un seul vers en deux hémistiches .

On trouve des traces d'allitération dans les plus anciens monu- ments latins ; par exemple, dans les termes de droit : Félix faus- iumque, puro pioque, templa tesqunque, sane sarteque. Elle repa- raît chez les poètes latins des temps barbares ; par exemple, dans les poésies de S. Fortunat :

V. 347 : Dum rapil, eripitur rapienda rapina rapaci. 506 : Fœdera fida fides formosat fœda fidelis. 508 : Ulustris lustrante viro loca lustra ligustra.

Du même genre était ce poëme en l'honneur de Charles le Chauve dont tous les vers commençaient par un C :

Carmina clarisonsc calvis cantate Camœnœ.

Nous avons des exemples somblables dans plusieurs idiotismes français : Sain et sauf, fort et ferme, bel et bon, feu et flamme.

280 CHAPITRE V.

Le génie indiscipliné des barbares n'aurait pas supporté les chaînes d'une rigoureuse prosodie ; il n'était pas non plus capable de ce travail soutenu qui fait la perfection du style. Dans les chants an- glo-saxons et Scandinaves, on reconnaît des ima- ginations que rien ne gouverne. Elles s'élèvent avec une admirable impétuosité ; mais elles ne se maîtrisent pas, elles s'oublient. Leur dessein se trouble ; le poëme commençait par un récit d'épo- pée, un dialogue dramatique l'interrompt brusque- ment, et finit avec tout le désordre d'une composi- tion lyrique. Le sublime y étincelle, mais l'obscurité le suit souvent. Toute clarté se perd au milieu d'un nombre infini d'allusions, d'énigmes, d'allé- gories. Jamais l'horreur du mot propre, jamais la passion des figures ne fut poussée si loin que chez ces pirates de la mer du Nord. L'or, qu'ils supposent recueilli dans les fleuves, s'appellera dans leurs vers la flamme des eaux, la grêle sera la pierre des nuages, un vaisseau devient le coursier de VOcéan, et un cheval le vaisseau de la terre; la harpe s'ap- pelle le bois du plaisir^ et les larmes Veau du cœur. Les scaldes se vantaient de donner au dieu Odin cent quinze noms, et de pouvoir désigner une île par cent vingt et une périphrases différentes (1). Avec une telle poésie, il ne faut point s'étonner

(1) Edda, passim. Le bois du plaisir et Veau du cœur sont des expressions du poëme de Beowulf. Cf. P. E. Miiller, ûber die JEchtheit der Asalehre.

LA POÉSIE. . 281

que les Germains n'eussent pas de prose. La poésie est la forme naturelle du langage ; c'est le flot de la mer, le balancement des forêts, le souffle de la poitrine, qui donne le premier exemple du rhythme et de la mesure. C'est la sensibilité qui se satis- fait par les chants, comme par les cris et les pleurs. Voilà pourquoi les vers se composent et se conser- vent sans le secours de l'écriture, de sorte que l'improvisation n'est jamais si fréquente que par- mi les peuples ignorants. Au contraire, la prose est l'ouvrage delà raison maîtresse d'elle-même et maîtresse de sa parole, tirant de son propre fonds et de l'ordre même de ses pensées la forme qu'elle donne au discours. Elle suppose donc toute l'acti- vité de l'esprit humain. Elle veut un travail inté- rieur, que l'écriture seule peut soutenir. C'est pour- quoi il n'y a de prose que chez les nations qui écrivent, chez les nations laborieuses, et par con- séquent civilisées. Les Germains possédaient un al- phabet; mais nous ne l'avons vu employé qu'à des usages superstitieux, tout au plus à de courtes inscriptions sur les rochers et les tombeaux. Les plus anciens monuments en prose sont des traduc- tions du grec et du latin. La syntaxe des textes ori- ginaux y est suivie avec une si timide exactitude, qu'il y faut bien reconnaître les premiers essais d'une langue qui n'a point de règle pour la con- struction prosaïque. Il n'y aurait jamais eu de li- vres chez un peuple qui en a tant fait depuis, s'il

ET. GERM. I. 19

282 » CHAPITRE V.

n'eût passé par les écoles des moines latins de Fulde et de saint-Gall (1). Ce qu'il y a Cependant la poésie du Nord était bien moins

de barbare ^

"'XK.''^ barbare par la forme que par le fond. On n'y voit pas d'effort pour épurer les fictions d'une mythologie grossière. On y sent partout les deux passions qui poussaient les Germains sur la frontière romaine et les pirates normands sur les mers : la passion de l'or et celle du sang. Yoici les conseils que le poëte du Havamal donne à son disciple : a Qu'il se lève « matin celui qui en veut aux richesses et à la vie « d'autrui. Rarement le loup qui reste couché c( trouve une proie, rarement l'homme qui dort c( trouve la victoire. Si tu connais un homme c< à qui tu te fies peu , et dont tu veuilles tirer «un service, tiens -lui un langage flatteur, « dissimule ta pensée : rends-lui mensonge pour c( mensonge. » Toute la fable de Sigurd n'est que l'histoire d'un trésor et de plusieurs vengeances : les frères, pour un peu d'or, y font égorger leurs frères ; les héros arrachent le cœur de leurs enne- mis et en boivent le sang ; une mère tue ses en-

(1) La version d'Ulphilas suit mot à mot le texte grec des Evan- giles ; exemple :

Atta unsar thu in himinam, veihnai namô theins HocTEp "n^JM^ é £v Toï; oùpavoîç, à-yiaaÔTirw to ôvou.â gcm.

Quimai thiudinassus theins. Vairthai vilja theins sve in liimina ÊXÔSTW il êaadei'a cou. rsvTiÔïiTa) to ôsXrifAoc ao\) cb; èv oupavco

jah ana airtha. «al im TY.i 'iYii.

LA POESIE. 283

fants, jette leur chair dans des vases remplis de miel qu'elle met sur la table de son mari, le poi- gnarde lui-même après cet horrible festin, et l'en- sevelit sous les ruines de son palais incendié. Le poëte achève son récit en déclarant heureux « l'hom- c< me qui engendrera une telle fille, une femme « aux actions fortes et glorieuses ! » Ce ne sont point ici les emportements d'une imagination en délire; ce sont bien les mœurs, non des Scandi- naves seulement, mais de toutes les nations germa- niques. Ces spectacles de carnage se renouvellent encore dans l'épopée allemande des Nibelungen. On y voit des guerriers épuisés de fatigue et de soif, et leur chef leur crie : « Si quelqu'un a soif, qu'il « boive du sang ! » « Or l'un d'eux s'en fut il y avait des morts; il s'agenouilla près d'une blessure et détacha son casque ; alors il commença à boire le sang qui ruisselait, et, quoiqu'il n'y fût pas accoutumé, cela lui parut grandement bon (1). »

Mais nulle part les instincts avares et sangui- naires n'éclatent plus violemment que dans la fable

(1) Edda Sœmundar, Havamal, 45, 58. Fafnishana, II : Pe- cunia potiri vult hominum quisque perpetuo usque ad diem unicam. Nam semel débet viventium quisque descendere ad Helam. Atlamal : Beatus est posterorum quisque cui gi- gnere contigit talem puellam, fortium factorum laude, qua- lem Giukius procreavit ! Cf. Nibelungeii, 34" aventure.

Do gi.e der recken einer di; cr einen tôten vant :

Er kniet im zuo der wunden, den helm er abe gebant ;

Do begtinde er trinken daz fliezende bluot :

Svie ungewon ers wœre, ez dùhte in grœzlichen guet.

284 CHAPITRE V.

du forgeron Weland, qui a laissé des souvenirs sur tous les points de l'Europe occupés par les Ger- mains, depuis les Pyrénées jusqu'à la mer Glaciale. Longtemps, en Allemagne, on montra la forge de Weland. En Islande, un habile artisan s'appelle encore un Volundr. Une complainte anglo-saxonne célèbre les malheurs de Weland, et les habitants du Berkshire faisaient voir la pierre sur laquelle l'ou- vrier invisible ferrait les chevaux des voyageurs. Les romans chevaleresquesfrançais veulent que les armes bien trempées sortent de l'atelier de Galand (ou Waland), qui forgea les trois bonnes épées Flamberge, Hauteclere et Joyeuse. Voici donc l'a- venture du forgeron telle que la raconte l'Edda, telle qu'au treizième siècle l'évêque norwégien Biorn de Nidaros l'entendit répéter encore à la cour de l'empereur Frédéric II (1 ) .

Au temps le roi Nidur régnait en Suède, trois Finnois vinrent s'établir dans la vallée du Loup, tous trois frères et de race royale. Gomme ils er- raient un jour autour du lac qui arrose la vallée, ils virent que trois Valkyries s'y baignaient en filant du lin ; elles avaient laissé leurs vêtements sur la rive. Chacun des trois frères en prit une pour épouse. Volundr, le plus jeune des trois, eut en partage la belle Alvitra, qui savait toutes choses. Mais après sept hivers les trois Valkyries se souvin-

(1) Vilkina Saga, Edda Sœmundar, t. II; Vœlundar quida.

LA POÉSIE. 285

rent des combats elles avaient coutume de se mêler, et, quittant leurs époux, elles retournèrent sur les champs de bataille. Deux des frères se mi- rent à leur poursuite, Tun du côté du levant, l'au- tre du côté du couchant. Mais Volundr resta seul dans la vallée; il resta assis tout le jour, il forgea l'or rouge, il y enchâssa des pierres précieuses, il fit un grand nombre d'anneaux qu'il suspendit à un cordon d'écoice, attendant s'il plairait à sa belle épouse de revenir.

Or il arriva que le roi Nidur entendit parler de Volundr et de ses richesses. Il prit donc avec lui des hommes armés, s'enfonça dans la vallée du Loup, força l'entrée de la forge, fit lier Volundr qui dor- mait, lui prit son glaive étincelant et s'empara des anneaux d'or, dont il destina le plus riche à Bod- vilda, sa fille. Il retourna chez lui chargé d'or et ramenant son prisonnier. Et Volundr grinçait des dents en voyant son glaive aux mains du roi et son anneau au doigt d'une étrangère. La reine s'en aperçut : elle conseilla de mettre le captif hors d'état de nuire. «Craignez, dit-elle, ce serpent au c( regard perfide ; coupez-lui les nerfs et jetez-le « dans l'île de Sœvarstod . » On coupa donc à Volundr les nerfs des jarrets, on le jeta dans l'île, on lui bâtit une forge, et il y travaillait pour le roi Nidur à des ouvrages d'or et d'argent. Mais il travaillait aussi à sa vengeance.

Un jour, les deux fils de Nidur vinrent trouver

286 CHAPITRE V.

le forgeron, et, s'étant fait. donner les clefs de son coffre, ils y virent beaucoup d'or rouge et de joyaux. Et Yolundr leur dit : « Venez demain, venez seuls, « et je ferai en sorte de vous donner tout cet or. c( Mais ne dites ni aux femmes, ni aux serviteurs, c< ni à personne, que vous venez près de moi. » Le lendemain, de bonne heure, les deux frères s'appe- lèrent l'un et l'autre. «Allons, dirent-ils, voir le « trésor. » Ils y allèrent, et, s'étant fait ouvrir le coffre, ils y regardaient avec avidité. Yolundr leur coupa la tête; il cacha leurs restes sous le fourneau. Puis il prit leurs crânes, les entoura d'argent, et en fit des coupes pour le roi Nidur leur père ; il enchâssa les prunelles de leurs yeux comme des pierres précieuses, et les envoya à la reine leur mère. De leurs dents il fit une parure, et l'envoya à Bodvilda leur sœur. Un peu après, Bodvilda étant venue le prier de réparer l'anneau qu'elle avait brisé, il lui présenta un breuvage enivrant, et la dés- honora, ce C'est maintenant, s'écria-t-il, que je suis « vengé. »

En même temps Yolundr s'ajusta des ailes qu'il s'é(ait secrètement ft^briquées, et il s'éleva en riant dans les airs. Or il passa devant la salle le roi Nidur attendait ses enfants, et le roi lui cria: « Qu'a- ce t-on fait de mes fils?» Yolundr répondit : ce Jure- « moi premièrement par le bord de ton vaisseau et c( par le cercle de ton bouclier, jure par l'épaule c( de ton cheval et par la pointe de ton glaive, que

L\ POÉSIE. 287

« lu respecteras celle qui est devenue l'épouse de « Volundr... Et maintenant va dans la forge que tu ce as fait construire ; tu y trouveras les soufflets ce teints de sang. J'ai coupé la tête de tes enfants, c( et j'ai caché leurs restes sous le fourneau. De c( leurs crânes j'ai fait des coupes garnies d'argent 'c( pour le roi Nidur. J'ai enchâssé les prunelles de c( leurs yeux comme des pierres précieuses, et je c( les ai envoyées à la reine leur mère. De leurs ce dents j'ai fait une parure, et je Tai envoyée à ce Bodvilda leur sœur. Et, à l'heure qu'il est, Bod- ce vilda porte dans ses flancs un fils de Volundr, ce elle, la seule enfant qui vous reste à tous deux. » Alors le roi s'écria : ce Tu n'as jamais proféré une

parole qui me causât plus de douleur. Mais il n'y ce a pas d'homme assez grand pour qu'à cheval ce même il puisse te combattre ; il n'y en a pas d'as- ce sez fort pour te frapper d'en bas, tandis que tu ce planes là-haut dans les nues (1). »

Il semble, au premier aspect, que cette fable soit, comme Volundr lui-même, d'origine finnoise : elle convient au caractère industrieux et cruel que les Scandinaves prêtent aux peuples de la Finlande, leurs éternels ennemis. Cependant c'est Volundr qui joue ici le rôle héroïque ; c'est lui que le poëte chante et

(1) Vœlundar quida. Sur le mythe de Weland, voyez W. Grimm, Heldensage, et l'intéressant travail de M. Francisque Michel. M. Am- père, Histoire littéraire de France, t. II, a indiqué les traces que ce mythe a laissées dans les vieilles traditions françaises^

288 CHAPITRE V.

que les auditeurs admirent ; c'est lui qui a survécu comme un personnage national dans la mémoire des peuples. Des traditions nombreuses en font le fils du géant Wate, établi dans l'île de Seeland, et le petit-fils du roi de Suède, Wilkinus, qui s'unit à une déesse des eaux. D'autres fois Yolundr est un Elfe, c'est-à-dire un être divin ; et l'on se rappelle qu'en effet le travail des métaux est compté parmi les plaisirs des dieux. L'Edda représente les Ases bâtissant une ville dans la plaine de l'Ida : ils y élèvent des temples, des autels et des fourneaux ; ils fabriquent d'abord des tenailles et des instruments de forgeron, puis des joyaux de toute sorte, ce et les c( ouvrages d'or ne leur manquent pas.» Ces dieux, prêtres et forgerons, rappellent singulièrement les plus vieilles religions de la Grèce, les dactyles du mont Ida, les telchines, les cabires, tous travaillant le fer, tous pontifes et magiciens (1). A leur tête est Vulcain, père d'une race d'ouvriers, dont le plus habile sera Dédale. Vulcain est boiteux, comme Weland. Mais la ressemblance va jusqu'aux der- niers détails en la personne de Dédale, lui aussi prisonnier d'un roi, lui aussi travaillant dans une île, et s' échappant enfin avec les ailes qu'il s'est faites; lui aussi est resté si populaire chez les an- ciens, qu'on disait proverbialement un ouvragé de Dédale pour désigner un ouvrage parfait. De telles

(1) Guigniaut, Religions de V Antiquité, t. H, p. 275.

LA POÉSIE. 289

analogies supposent assurément une tradition com- mune; mais on retrouve toute la différence des deux poésies dans les traits qu'elles choisissent et dans les couleurs qu'elles y mettent. Ce qui émeut les poètes classiques, c'est la destinée d'Icare, de ce jeune fils que Dédale emmène dans sa course aé- rienne, dont il dirige l'essor comme l'oiseau dirige le premier vol de ses petits. Mais le téméraire en- fant s'élève trop haut : la cire de ses ailes se fond aux approches du soleil, il est précipité dans la mer. En vain Dédale, descendu sur le rocher de Gumes, voulut graver aux portes d'un temple l'histoire de ses malheurs : deux fois il essaya de ciseler dans l'or la chute d'Icare, deux fois retombèrent ses mains paternelles. Voilà le récit que les Grecs et les La- tins ne se lassaient pas d'entendre et de répéter. Ils en avaient fait la plus touchante des élégies ; ils y trouvaient un sujet de pitié, c'est-à-dire d'un sen- timent qui rend l'homme meilleur. L'épisode de Dédale reviendra encore dans ce sixième chant de V Enéide qu'Auguste se faisait lire par Virgile. Au contraire, ce qui plaît aux scaldes Scandinaves, c'est le spectacle d'un ressentiment que rien ne désarme ; c'est ce captif, ce boiteux, qui sait dissi- muler, punir un roi, et lui échapper enfin. Je ne vois plus dans l'histoire de Volundr qu'un sujet d'horreur, un récit fait pour flatter les plus mau- vais appétits de la nature humaine, un chant digne d'avoir été chanté au festin fameux Alboin, roi

290 CHAPITRE V.

des Lombards, contraignit Rosemonde à boire dans le crâne de son père.

C'est que la poésie n'a pas tout le pouvoir qu'on lui suppose. Il faut qu'elle prenne les héros de la tradition, les mœurs de la société; et, comme elle est le plus populaire de tous les arts, elle en est aussi le moins libre, puisqu'elle doit se rendre l'in- terprète de toutes les croyances et de toutes les pas- sions nationales. Les annales d'un peuple ne don- nent que la suite de ses chefs et de ses victoires : on y apprend ce qu'il put et ce qu'il fit. C'est dans les chants de ses poètes qu'il laisse voir ce qu'il ne fit pas, mais ce qu'il voulut, ce qu'il rêva ; c'est seulement qu'on entend le cri de l'amour ou de la haine, et qu'on a affaire, non plus à des morts, mais à des passions vivantes. Voilà pourquoi nous nous sommes arrêtés longtemps à considérer le peu qui nous reste de la poésie du Nord : ce ne sont que des éclairs, mais ils achèvent de jeter quelque lu- mière sur ces ruines de l'antique Germanie que nous avions cherché à reconstruire. Maintenant nous commençons à nous représenter cet état mal défini qu'on appelle la barbarie ; nous en saisissons le caractère principal, savoir, l'indiscipline des es- prits et des volontés. Pendant que les sociétés po- licées reconnaissent des règles qu'on ne viole pas sans soulever l'indignation universelle , c'est le propre de ces peuples incultes de ne connaître au- cune loi si sacrée qui ne puisse être impunément

L\ POÉSIE. 291

désobéie, aucun devoir qui ne cède à l'appât du bu- tin et au plaisir des représailles. Rien ne les em- pêche donc plus de descendre au dernier abrutis- sement, et nous ne sommes pas surpris de les trou- ver anthropophages. Mais nous savons aussi qu'il ne leur manque pas un de ces instincts généreux qui relèvent la nature humaine : ni la piété filiale, qui arme le héros pour venger son père ; ni le dé- vouement chevaleresque, lorsqu'il délivre la vierge captive ou qu'il la conquiert pour son compagnon d'armes ; ni la tendresse de la femme quand elle monte sur le bûcher de son fiancé ; ni sa pudeur, quand elle place entre elle et lui un glaive d'or. Après que l'Évangile aura purifié cette terre barbare, il ne faudra pas s'étonner d'en voir sortir toute une moisson de saints et de grands hommes.

Ainsi la poésie ne fait que reproduire les mêmes conclusions contradictions qui éclatent dans les religions, dans la première les lois, dans les langues des Germains. Il n'y a pas d'horreurs, comme il n'y a pas de faussetés, qu'on ne voie parmi eux, l'on ne sente je ne sais quelle haine de l'ordre, je ne sais quel effroyable amour des ténèbres, du mal et de la destruction. Mais il n'y a pas non plus de beautés, comme il n'y a pas de vérités et de justices, que ces esprits gros- siers n'aient entrevues et qu'ils n'aient aimées : car une race d'hommes ne traverserait pas les siè- cles si ces divines communications n^l maintenaient

292 CHAPITRE V.

un reste d'ordre et de lumière. Un contraste si étonnant devient plus instructif quand on le voit se reproduire chez les autres peuples qui couvrirent le nord de l'Europe. Je me borne aux deux plus puissants, les Celtes et les Slaves, qu'on ne saurait oublier, soit à cause de leurs nombreux rapports avec la Germanie, soit à cause des derniers traits qu'ils ajoutent au tableau du monde barbare. Rapports II uc faut pas croire, en effet, que les Germains

des Germains ...

avec seuls occupasseut le territoire immense nous

les autres J

%^ôrd.^" avons tracé l'itinéraire de leurs migrations, depuis la mer Baltique jusqu'à l'Océan. Les Allemands se font une fausse gloire de se figurer leurs ancêtres formant une nationalité compacte, maîtres d'un sol incontesté, dans un isolement qui les eût frappés d'impuissance. Comme il fallait que cette race de- vînt forte, il fallait qu'elle fût mêlée, qu'elle fût contenue, qu'elle trouvât autour d'elle des alliances et des résistances ; qu'elle connût ces commerces féconds, ces luttes salutaires qui font grandir les peuples. Sans parler des Finnois et des hordes er- rantes désignées par les anciens sous le nom de Scy- thes et de Sarmates, deux autres nations pouvaient disputer l'empire du Nord. D'un côté, les Celtes couvraient d'abord, comme d'une première couche, toutes les contrées que l'invasion germanique de- vait inonder : la Bretagne, la Gaule, l'Espagne, la haute Italie. Leurs établissements s'étendaient au bord de la Baltique, l'on trouve les Cimbres;

LA POÉSIE. 293

dans la Bohême, colonisée par les Boïens; sur les rives du Danube, habitées par les Scordisques et les Taurisques, frères des Gaulois; enfin, jusqu'au nord du Pont-Euxin et duPalus-Méotide, les an- ciens plaçaient la première patrie des Gimmériens, c'est-à-dire des peuples celtiques. D'un autre côté, les Slaves, d'abord resserrés entre leBorysthène et les sources de la Yistule, devaient envahir suc- cessivement la Garinthie, la Moravie, la Silésie, la Lusace, la Poméranie, d'où ils ne sortirent plus, et pousser leurs incursions jusqu'au cœur de la Thuringe. Au huitième siècle, les moines qui al- lèrent fonder le monastère de Fulde parlaient en- core avec terreur des bandes de sauvages slaves qu'ils avaient rencontrés descendant les rivières à la nage et troublant de leurs cris le silence des forêts. Des nations qui avaient pénétré si profondé- ment dans la Germanie avaient laisser une trace dans son histoire. En effet, rien n'est plus célèbre que la ligue des Teutons avec les Gimbres, les plus redoutables des Geltes ; et en même temps rien ne tient plus de place dans la mythologie du Nord que les guerres et les alliances des Ases avec les Vanes, c'est-à-dire avec les Slaves. La déesse de l'Amour, Freya, passait pour une fille des Vanes admise à titre d'otage parmi les dieux des Germains, et ho- norée sur leurs autels comme un symbole de paix et d'union (1).

(1) Parmi les populations celtiques de la Germanie, Tacite compte

294

CHAPITRE V.

Mais les trois grands peùples du Nord n'étaient pas seulement voisins, ils étaient frères ; et cette parenté a ses preuves dans les traditions et dans les mœurs.

Les Celles. Quaud les Grecs plaçaient la cité primitive des Cimmériens aux confins de l'Europe et de l'Asie, ils s'accordaient avec un antique récit qui représente les Celles arrivant en Occident sous la conduite de Hu le Fort. « Ils venaient du pays de VÊié{Deffro- « bani)^ du côté s'élève Constantinople; ils tra- ce versèrent la mer brumeuse pour s'établir enBre- « tagne; et avant eux il n'y avait point d'hommes « vivant dans la contrée, ni autre chose que des « bisons, des castors et des ours. » S'ils vinrent de l'Orient, de cette école de toutes les religions sa- vantes, on n'est plus surpris de trouver chez eux un enseignement qui rappelle à la fois la théologie de l'Inde et les chants sacrés des Scandinaves. De

les Cimbres, les Estyens, les Gothini, les Boïens, sans parler des Gaulois établis dans les agri decumates. Germania, 28, 29, 37, 45, 45. Strabon, lib. VII : xat KsXnxà (é'ôvn), Cl Ts Bûiûi jcat 2>cop- (5*1(7)401 >cal Taupîajcot. Plutarque [in Mario) étend le pays des Celtes jusqu'au Palus-Méotide. Sur les Cimmériens, Homère, Odyssée, XI, 12; Hérodote, I, 6; IV, 1 et suiv. Cf. Diefenbach, Celtica, t. I. En ce qui touche les établissements des Slaves, Frédégaire, 68 : « Multis post haîc vicibus Winidi (Slavi) in Thoringiam, et reliques vastando pages, in Francorum regnum irruunt. » Adam de Brème, ci: « Prœter eara partem quse trans Albim supra incolitur a So- rabis. » Vita S. Sturni, ap. Pertz, t. II, 305 : « Ibi ad (flumen Fuldam) magnam Sclavorum multitudinem reperit ejusdem fluminis alveo natantes, lavandis corporibus se immersisse. » Cf. Zeuss, die Deutschen und die Nachbarstœmme, p. 636 et suiv. Sur la ligue des Cimbres et des Teutons, Plutarque, in Mario. Guerres et al- liances des Ases avec les Vanes, Ynglinga saga, cap. iv.

LA POÉSIE. 295

ces trois grands dieux, Teutatès, Taranis et Hé- sus, sembables à la trinité nationale des Ger- mains, et rangeant aussi sous leurs lois tout un peuple d'êtres invisibles, de fées, de géants et de nains, qui animent la nature et qui la divinisent. De cette cosmogonie Ton voit l'univers pas- sant par une suite de créations et de destructions, la terre elle-même représentée comme un animal gigantesque : le soleil est son œil, et de sa poitrine jaillissent trois sources, la mer, la pluie et les fleuves. De là, enfm, la métempsycose et le voyage des âmes à travers trois cercles d'existence : le cer- cle de l'épreuve, celui de la félicité et celui de Tin- fîni. Tant de ressemblance entre les dogmes devait se faire sentir dans les institutions qu'ils soutenaient. Les coutumes de la Germanie reparaissaient chez les Celtes, avec des différences qui n'infirment point la parenté, mais qui attestent la liberté des deux peuples. Dans la société, une hiérarchie l'on dis- tingue quatre degrés : les druides, les nobles ou chefs de guerre, les hommes libres réduits à une sorte de vasselage, et enfin les esclaves. Dans la fa- mille, l'union conjugale consacrée par le don du matin et par le brûlement des veuves ; la constitu- tion du clan, qui unit par une étroite solidarité les hommes issus d'un même sang, et les rend pro- priétaires en commun du domaine patrimonial. Dans les institutions judiciaires, Tordalie ou le ju- gement de Dieu par le feu et par l'eau ; le serment

296 CHAPITRE V.

déféré aux parents, aux amis, aux clients de l'ac- cusé ; la composition pécuniaire, et la loi tarifant le meurtre au prix d'un certain nombre de têtes de bétail. La comparaison des langues n'est pas moins concluante que celle des lois : en étudiant les idio- mes celtiques, on retrouve une branche éloignée, mais reconnaissable, de la famille indo-européenne; l'alphabet primitif des Irlandais reproduit les seize lettres de récriture runique. Toute la poésie des bardes rappelle celles des scaldes islandais par les^ règles mêmes de sa versification , par les enseigne- ments religieux dont elle était dépositaire, enfin par les fables épiques dont nous trouvons le dernier écho dans les légendes populaires du pays de Galles. Quand je lis, par exemple, comment saint Samson combattit contre la fée qui brandissait une lance à trois pointes, et comment il pénétra dans la ca- verne du dragon pour l'enchaîner et le précipiter dans la mer, je ne puis oublier Sigurd, Brunhilde la Valkyrie, et le dragon de l'Edda. Si les tradi- tions sont communes, le même désordre s'y est in- troduit pour conduire les deux peuples aux mêmes excès. Les pierres druidiques réclamaient autant de victimes humaines que les autels de Wodan. César trouva en Bretagne des tribus nomades vivant de leur chasse, et qui ne connaissaient, s'il faut l'en croire, ni propriété ni mariage : les femmes y étaient communes, comme les biens. L'ivresse du carnage n'éclate pas plus dans les chants anglo-

LA POÉSIE.

297

saxons que dans l'hymne de guerre du barde gal- lois, lorsqu'il se réjouit du banquet préparé aux corbeaux et aux vautours, lorsqu'il invite ses com- pagnons d'armes à « multiplier les crânes vides de c< cervelle, à multiplier les femmes sans époux et (( les chevaux sans cavaliers. » A ces cris sangui- naires, on se souvient que plusieurs tribus celtiques étaient cannibales ( 1 ) .

Les Slaves furent moins connus des anciens, et Les siaves. le peu qu'on sait de leur première condition ne laisse voir que des peuplades sauvages dispersées sur un territoire immense, oii chaque chef de fa- mille campait à l'écart, sans demeure fixe, sans voisins et sans lois. La passion de la guerre les poussait à la fois sur les provinces de l'empire d'Orient et sur les terres des rois mérovingiens. La férocité de leurs mœurs allait si loin, queles Russes

(1) L'émigration des Kimris, sous la conduite de Hu-gadarn, est rapportée dans les triades galloises, triade A. Lucain, Pharsale, l, W-k, nomme les trois grands dieux des Gaulois. Cf. Csesar, de Bello Gallico, IV, VI. Sur la cosmogonie, la métempsycose et toute la doctrine sacrée des Celtes, le témoignage des anciens s'accorde avec plusieurs documents dont la critique moderne admet l'authenticité. Voyez surtout deux chants de Thaliesin (Myvyrian archeology, 20, 27), et le poëme des Séries, publié par M. de la Villemarqué {Chants populaires de la Bretagne, t. I). Pour les institutions celtiques, -voyez aussi Tacite, Agricola; les lois galloises de Hoëlle Bon ; tome 1" de l'Histoire d'Irlande de Moore, et les recherches de M. de Courson sur Y Histoire des peuples bretons. En ce qui concerne les langues et la poésie, Pictet, de l'Affinité des langues celtiques avec le sanscrit; le savant recueil de M. de la Villemar- qué; miss Brooke, Belics of ancient Irish poetry. La légende de S. Samson est tirée du Liber Landavensis. C est Biodore de Sicile (v. 52, § 5) qui accuse d'anthropophagie plusieurs tribus irlan- daises.

ÉT. GEUH. I.

20

298 CHAPITRE V.

offraient en sacrifice leurs enfants nouveau-nés, et qu'au treizième siècle il fallait qu'Albert leGrand visitât, en qualité de légat du Saint-Siège, les Slaves de Poméranie, pour déraciner la coutume païenne de tuer les vieillards et de les dévorer. Cependant, si l'on pénètre chez ces barbares avec les chroni- queurs du Nord, qui les connurent avant leur con- version, on y découvre les traces d'une ancienne culture. C'est d'abord une doctrine sacrée, le dogme d'un Dieu suprême, lumineux et intelli- gent, Swjatowit, qui, avec Perunet Rujewit, forme une triade en tout point comparable à celles des Celtes et des Germains. Les divinités inférieures viennent ensuite, avec leurs attributions distinctes, leurs généalogies, leurs aventures et leurs combats. Cette mythologie a son expression dans un culte pompeux. Rien ne ressemble plus aux descriptions du sanctuaire suédois d'Upsal, que les temples des villes slaves de Rugen, de Stettin, de Rhetra, de Kiew, d'Arkona, qu'on représente peuplés de sta- tues d'or, entourés de bois sacrés, les provinces voisines envoyaient des offrandes et sollicitaient des oracles. La fondation de ces cités sacerdotales était déjà une tentative pour retenir et policer les peuples. On y voit l'autorité des prêtres plus grande que celle des chefs de guerre, et tous les signes d'une constitution théocratique souvent ébranlée, jamais détruite. Mais le lien le plus fort qui con- tînt les nations slaves, qui les empêchât de se dis-

LA POÉSIE. 299

soudre, c'était la cliaîne des souvenirs historiques. Les poëmes qui les conservent ont toute la popula- rité, toute l'opiniâtreté des vieux chants de l' Alle- magne : on reconnaît le même génie épique, les mêmes fables sous d'autres noms. Si les paysans du Rhin font voir le rocher Siegfried combattit le dragon, et la forêt il mourut par la trahison de ses proches, les Polonais ont longtemps chanté le roi Crocus, vainqueur du serpent, et tué à la chasse par les émissaires de son frère. On montre encore les os du reptile scellés dans les murs de la cathédrale de Gracovie. Ces traits sont déjà frap- pants, mais l'analogie des langues est décisive. Les idiomes slaves ont leur place marquée entre le sanscrit et le gothique; seulement, par l'abon- dance de leurs voyelles, par la richesse de leurs formes grammaticales, ils tiennent de plus près à l'Orient. Tout s'accorde pour confirmer la tradi- tion des Slaves, qui les faisait venir du voisinage de la mer Noire, du berceau commun des Ger- mains et des Geltes (1).

(1) Procope, Bell. Goth.^ 5, 4 : OUoûai Sk èv ;caXuêat; oîxrpaîç ^t£(7>4rjVa)p.svoi ttoXXw p.èv aTc' aAXToXwv, à^^e'iêovTaç 5's -jToXXà -ôv TTiç evcwioaewî ix.xaToi -/.wpov. Helmoldus Nigellus. Chronic. Slavo- rum, I, 55, etc. : « Inter multiformia Slavorum numina prsepollet Swantewit, deus terrse Rugianorum... » Ihid., 3 : « Hosvero (infe- riores deos) distributis officiis de sanguine ejusprocessisse... » Ibid., 12 : « Sacerdos ad nututn sorlium et porro rex et populus ad nu- tum ejus pendent. » Cf. Jornandes, de Rébus Geticis, 5. Ditmar de Mersburg, Adam de Brème, et la vie de S. Otton de Bamberg, apud Bolland., Jul. I. Nestor, Chronic.^ II. Bopp, Vergleichende Grammatik, préfuce de la deuxième livraison.

300 CHAPITRE V.

Fraternité ^^^^^ s'établit l'incoiitestable fraternité des na- peupfe?indo- tions gcmianiques avec les deux grands peuples du

européens. ^ i t /

INord en même lemps qu avec les peuples polices du Midi. Quelque différente que soit la destinée des uns et des autres, ils donnent tous le spectacle de la même lutte. Il n'en est pas de si barbare l'on ne voie un reste de civilisation qui se défend ; il n'en est pas de si cultivé l'on ne touche au vif je ne sais quelle racine de barbarie que rien ne peut arracher. Au fond des sociétés, comme au fond de la conscience humaine, on retrouve la loi et la révolte ; on retrouve la contradiction, le dés- ordre, c'est-à-dire ce que Dieu n'y a pas mis. L'his- toire, comme la tradition, aboutit au mystère de la déchéance : nous arrivons, par un chemin bien long, à une vérité bien vieille; mais rien n'est plus digne de la science que de donner des preuves nou- velles à de vieilles vérités.

Tout le travail des siècles ne consiste qu'à ré- parer cette déchéance, à effacer cette contradiction ; à remettre l'unité, la paix dans l'homme, dans les peuples, dans le genre humain. C'est ce que je vois commencer au sein de la famille européenne, à l'époque où, resserrée dans les vallées de l'Asie occidentale, elle attendait l'heure de se disperser. Quand le moment de la Providence fut arrivé, les Indiens et les Perses prirent leur roule vers le Sud. L'essaim de peuples d'où devaient sortir les Grecs et les Latins se dirigea du côté de l'Occident ; les

LA POÉSIE. 301

Celtes, les Germains et les Slaves ne trouvèrent devant eux que les froides plaines du Septentrion, et il semble que leur partage était mauvais. Pen- dant vingt siècles leurs frères possédèrent les plus belles contrées de la terre, fondèrent des cités, des écoles, et firent à eux seuls toutes les affaires pu- bliques de l'humanité. Les conquérants, les légis- lateurs, les philosophes, se succédaient, travail- lant sans le savoir à unir les peuples méridionaux par une civilisation commune, qui s'acheva sous la garde et pour ainsi dire sous le mur de l'em- pire romain. Quand cet ouvrage fut accompli, il ne resta plus que de renverser le mur et de livrer l'entrée aux hommes du Nord, afin de composer cette société plus grande qui devait être la chré- tienté. Les Germains se trouvaient en mesure de répondre à Tappel : ils avaient crû et multiplié dans l'ombre; et, s'ils étaient assez barbares pour renverser l'empire romain, il leur restait assez de lumières pour rebâtir sur ses ruines.

SECONDE PARTIE

LA GERMANIE EH PRÉSENCE DE LA CIVILISATION ROMAINE

CHAPITRE VI

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS.

Les événements qui ouvrirent la Germanie à la domination romaine remplissent une période d en- Destinée de viron soixante-cinq ans, depuis l'an 55 avant J.-C. ce qui faisait

^ ^ sa puissance.

jusqu'à l'an 10 de l'ère chrétienne. 11 faut savoir ce que Rome était alors, el quelle sorte de civili- sation elle portait aux peuples conquis.

Pendant que les lieutenants d'Auguste établis- saient au bord du Rhin les quartiers de leurs lé- gions, Yirgile, retiré dans quelqu'une de ses villas de Campanie ou de Sicile, dictait l'admirable dis- cours de Jupiter, au premier livre de l'Enéide, il résumait toute la pensée de son poëme, et pro- bablement toute la politique du prince dont il ser-

304 CHAPITRE VI.

vait les desseins. Il y faisait intervenir le décret du ciel pour fixer d'avance la fortune « de ces « Romains maîtres de toutes choses, de cette na- cc tion qui porterait la toge pacifique. Sa puissance « ne devait trouver de bornes ni dans l'espace ni c< dans le temps, car un empire sans fin lui était « promis. A^lors se fermerait le temple de la guerre, « et des dieux bienfaisants donneraient des lois a aux peuples désarmés. » Ce n'étaient point des songes de poëte ; c'était la doctrine des ora- teurs, des historiens, des hommes d'État. Au lan- gage de Cicéron et de Tite-Live, il semblait que des débats du forum dépendît la sûreté de l'univers. Mécène conseillait à Auguste de proclamer l'union du monde sous un seul pouvoir, et d'effacer ces différences d'usages et de gouvernements qui divi- saient les hommes. Un peu plus tard, Pline admi- rait « l'immense majesté de la paix romaine » en- veloppant toute la terre, a Les dieux, disait-il, c< avaient choisi l'Italie pour rassembler les em- « pires divisés, pour adoucir les mœurs, pour rap- c< procher, par le commerce de la parole, les lan- ce gues de tant de barbares qui ne s'entendaient « pas, et pour ramener l'homme à l'humanité. » Assurément on ne pouvait exprimer en termes plus forts la mission de Rome, et quelle part elle devait prendre à l'œuvre de la Providence, qui était de rétablir l'unité détruite de la famille humaine (1).

(1) Virg-iJe, Mneid., I, 28 et suiv. Cf. Cicéron, pro Balbo, pas-

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 305

Tout semblait fait pour assurer cette destinée. La société romaine était le résultat et comme l'a- brégé des civilisations antiques. Les traditions re- ligieuses de l'Orient se conservaient encore dans les sanctuaires étrusques, d'où la ville de Romulus avait reçu ses croyances, ses rites et ses prêtres. Rien de plus remarquable, chez un peuple dont les commencements sont si grossiers, que cette théolo- gie savante qui plaçait au faîte de l'univers une puissance inconnue, immuable; au dessous, une série de dieux émanés d'elle ; plus bas, les âmes considérées comme autant de divinités, mais dé- chues, condamnées à descendre sur la terre et jus- qu'aux enfers, pour y subir les expiations pres- crites, avant de remonter au ciel. De là, la science des augures, le culte des mânes, et ce commerce avec le monde invisible, qui faisait le fond des institutions romaines, qui prêtait à la cité une ma- jesté vraiment divine, et la mettait en mesure d'exi- ger tous les sacrifices et de compter sur tous les

sim; Sénèque, Epist. xlvii. Pline, Hist. nat., III, 6 : « Numine deûm electa (Italia) quae... sparsa congregaret imperia, ritusque molliret, et tôt populorum discordes ferasque linguas sermonis commercio contraheret ad colloquia, et humanitatem homini daret. » Les Grecs avaient fini par reconnaître cette mission de Rome. Plu- tarque, de Fortun. Rom.; Aristide, Orat. in Romam; voyez aussi l'hymne d'Érinne, si; ttiv Pwp,yiv. Et, sur ce point, les chrétiens des premiers siècles pensaient comme les païens : Tertullien, de Anima^ 30 ; ad Scapulem de persecutione : « Quousque sseculum stabit, tamdm eniin stabit (imperium). » Voyez aussi Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, t. I ; et F. de Cham- pagny, Tableau du monde romain, t. I, liv. I.

303 CHAPITRE VI.

dévouements. D'un autre côté, les lettres et les arts de la Grèce étaient venus tempérer la sé- vérité des mœurs latines. Les fils des patriciens, élevés par des pédagogues grecs, allaient achever leurs études aux écoles d'Athènes et de Rhodes. Tout ce que la poésie avait produit de plus achevé depuis Homère jusqu'à Théocrite, tout ce que les maîtres de Démosthènes et ses émules avaient porté de raffinements dans l'art de la parole, tout ce qu'avaient pu faire six siècles de philosophie pour l'éclaircissement des questions qui tourmentent l'esprit humain, tant d'inspirations, tant de tra- vaux, avaient passé dans la langue rustique du La" tium, pour la façonner, l'ennoblir, et y développer enfin les qualités incomparables qui en firent l'i- diome commun du monde policé. Le génie romain profitait donc de ce qui l'avait précédé, mais en y ajoutant ce qu'il avait de propre, je veux dire le sentiment du juste, la passion du droit et la volonté de le faire régner parmi les hommes. Sans doute, chez les Indiens et les Grecs, on avait écrit des lois, mais pour un temps et pour un seul peuple : la gloire des Romains fut d'en avoir voulu faire pour tous les temps et pour toute la terre. C'est à quoi ils travaillèrent, en brisant de bonne heure le cercle étroit, mais puissant, de leur constitution théocratique, en engageant une lutte de quatre cents ans contre le patriciat, jusqu'à ce qu'ils arri- vassent, par les plébiscites de leurs tribuns, par les

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 307

édits de leurs préteurs, par les doctrines de leurs jurisconsultes, à ces notions de droit naturel qui ont leur source dans la raison divine, et leur appli- cation dans toutes les sociétés. Je ne m'étonne plus qu'épris de cette justice absolue, les Romains s'en soient déclarés les interprètes et les vengeurs, qu'ils aient prétendu ne servir qu'elle en contrai- gnant par les armes les peuples qui résistaient à leurs lois, et qu'enfin la plus belliqueuse nation de l'univers se soit considérée comme la gardienne de la paix universelle (1).

De si hautes pensées n'avaient rien de témé- raire au temps Auguste ferma le temple de Ja- nus. Au delà des frontières poussées de la mer du Nord au mont Atlas, et de l'océan Atlantique à l'Eu- phrate, l'autorité de Rome s'étendait sur un nom- bre infini de royaumes et de tribus, qu'elle tenait dans l'épouvante ou dans le respect. Les Scythes et les Sarmates sollicitaient son alliance ; les Par- thes avaient rendu les aigles enlevées aux légions de Crassus ; on avait vu venir les ambassadeurs des Indiens et des Sères, avec des éléphants et des tré- sors : ils avaient mis quatre ans à traverser l'Asie

(1) Ottfried Mûller, die Etrusker. Plutarque, Vie de Romulus. Suétone, de Illustribus Grammaticis. Giraud, Histoire du Droit romain. Digeste, 1. Il, de Origine juris. Virgile, VI, 855 et suiv. :

Tu regere imperio populos, Romane, mémento.

Use libi erunt artes, pacisque imponere morem...

Pline, Hist. nat., XXVII, i : « Immensa pacis romanse majestate. » Sénèque, de Providentia ; « Gentes in quibus romana pax desinit. »

308 CHAPITRE VI.

et la moitié de l'Europe, pour apporter les hom- mages de leurs rois. Chaque année une flotte ro- maine partait de la mer Rouge et allait toucher à la côte de Malabar. Un peu plus tard, d'autres vais- seaux achevèrent le lour de la Grande-Bretagne. Au récit de ces navigations, les esprits s'échauf- faient et commençaient à prévoir l'époque où, selon la parole de Sénèque, « l'Océan ouvrirait ses bar- cc rières et laisserait passage à d'autres Argonautes « vers un continent nouveau. » Rome n'ayant plus rien à vaincre, le moment lui semblait venu de tout régler. Elle ne paraissait avoir recueilli les tradi- tions des peuples civilisés que pour faire à son tour l'éducation des barbares, et pour étendre d'un bout du monde à l'autre le bienfait des mêmes lu- mières (1).

Ce qui faisait Cependant la civilisation romaine, au moment

l'impuissance .

deiiome. dc sa pIus graudc puissaucc, recélait déjà tous les vices qui devaient la précipiter. On a vu ailleurs comment le paganisme, en divinisant la nature, en s'attachant à reproduire dans son culte les deux mystères de la vie et de la mort, avait abouti à la

(1) Florus, Epitom., IV, 12 : « Omnibus ad occasum et meri- diem pacatis gentibus, ad septentrionem quoque, duntaxat inlra Rhenum atque Danubium, item ad orientem intra Cyrum et Eu- phratem: illi quoque reliqui, qui immunes imperii erant, sentie- bant tamen magnitudinem, et victorem gentium populum romanum reverehantur..., » etc. Cf. Strabon, Tacite, Agricola, 10, et le cé- lèbre passage de Sénèque le Tragique : « Venient annis Ssecula seris Quibus Oceanus Vincula rerum Laxet et ingens Pateal tellus, Nec sit terrarum Ultima Thule. »

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 309

prostitution religieuse et au sacrifice humain. Aux fêtes de la Bonne Déesse, les matrones, dit saint Augustin, faisaient dans le temple ce qu'elles n'au- raient pas voulu regarder au théâtre. Et pourtant on sait assez ce que supportaient les spectateurs du théâtre latin, et comment on y poussa le goût de la réalité jusqu'à déshonorer des femmes et brûler des hommes sur la scène, quand il fallait représen- ter les amours de Jupiter ou la mort d'Hercule. Les lieux se consommaient ces horreurs passaient pour sacrés. Au milieu s'élevait l'autel de Bacchus, et tout se faisait au nom des dieux. On considérait comme autant de rites religieux les combats de gladiateurs et ces jeux les condamnés, parés de bandelettes à la manière des victimes, étaient jetés aux lions et aux ours. A la menace d'une grande calamité publique, on enterrait vivants deux étran- gers, en l'honneur des divinités de l'enfer. Jusqu'au quatrième siècle, on ne cessa pas de placer, cha- que année, une coupe fumante de sang humain sur l'autel de Jupiter Latial. De tels excès contentaient les passions violentes de la multitude, mais ils sou- levaient la raison. Le souvenir du sacrifice d'Iphi- génie indignait le poëte Lucrèce, et l'armait contre une religion qui avait pu conseiller tant de crimes. Les doctrines épicuriennes se propageaient rapide- ment parmi les puissants et les riches, dont elles charmaient la mollesse et dont elles endormaient les remords. César faisait profession publique au sénat

310 CHAPITRE M.

de ne point croire à la vie future; et le peuple, ga- gné déjà par les mêmes opinions, allait volontiers siffler ses dieux, quand un poëte comique lui don- nait en spectacle V Adultère d'Anubis ou Dianebat- tue de verges. La philosophie ne réparait pas les ruines qu'elle avait faites. Cicéron, le plus sage el peut-être le meilleur des Romains, entouré de toutes les lumières de l'antiquité, employait un dialogue de ses Tusculanes à démontrer premièrement l'im- mortalité de l'âme, et subsidiairement que la mort ne serait point un mal, encore que l'âme dût mou- rir. Vainement l'interlocuteur se déclare satisfait de la première démonstration ; Cicéron insiste : « Il faut, dit-il, se défier de tout : on peut se laisser sur- prendre à la subtilité d'un raisonnement ; les sages se sont trompés sur des points plus clairs; » et ce dogme de l'autre vie lui paraît encore enveloppé d'obscurité. Les stoïciens n'y trouvent pas plus de lumière : les plus habiles professent que les âmes survivent aux corps, mais pour un temps ; qu'elles habitent une région du ciel, mais jusqu'à ce que, Tespace étant rempli, les premières venues soient anéanties, afin de laisser place aux dernières. Je ne sais rien de plus respectable que ces efforts déses- pérés de la philosophie pour résoudre les questions religieuses qui ne lui laissent point de repos; mais je ne sais rien de plus démontré que son insuffi- sance (1).

(1) Tite Live, Hist., XXXIX et suiv. : Sept mille personnes enve-

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 341

Le paganisme avait encouragé les mauvais pen- chants de riiumanité. Cependant il enseignait la crainte des dieux, la distinction du bien et du mal, tout ce qui faisait le fond de la conscience et que l'incrédulité détruisait. De cette corruption qui marque les derniers temps de la république, lors- que, les anciennes vertus s'éteignant, il ne resta plus dans les cœurs que la passion de l'or, du sang et delà chair. Alors Atticus faisait la traite des gla- diateurs et prêtait à la grosse aventure; César sou- riait aux sarcasmes de ses soldats, qui lui repro- chaient l'infamie de ses nuits; Auguste faisait cru- cifier un de ses esclaves pour avoir mangé un oiseau dressé dont il aimait les jeux. Quand l'homme était tombé si bas, comment la sainteté de la famille se fût-elle soutenue? Je m'explique ainsi la contagion

loppées dans les mystères infâmes des bacchanales. Sur les prosti- tutions reli;^ieuses, saint Augnstin, de Civitate Dei, Vil, 21. Pline, Hist. nai., XXVIII, A. Pline, XXX, i. Le sénat rend en G69 un décret contre les immolations humaines. Mais Porphyre, de Abstinentia, II, 56, atteste que les immolations continuaient de son temps. Sur les deux étrangers qu'on enterrait vivants, Tite-Live, XXII, 57; Pline, XXVIII, 2. Sur le caractère religieux des combats de gladia- teurs, Valère Maxime, III, 4, 7. Sacrifice humain offert pur Octave aux mânes de César, Suétone, Octav., 15. LdiCldiUce, Divin. Institut., lib. I : « Si quidem Latialis Jupiter etiam nunc sanguine colitur humano. » En ce qui touche les spectacles, Tite Live, Hist., VII, 1, 2. Tertullien, Apologetic. et Advers. Gnostic. Cyprien, de Specta- culis. .Vagnin, Origines du théâtre. Et sur toute celte corruption du paganisme, Tschirner, der Fait des Heidenthums. Filon^ Mémoire sur Véiat moral et religieux de la société romaine. Cicéron, Tus- cul., I, « 78 : Nihil nimis oportet confidere... in his est enimaliqua obscuritas. » Ihid., 77 : « Stoici autem usuram nobis largiuntur tanquam cornicibus : diu mansuros aiunt animos, semper, ne- gant..., » etc.

312 CHAPITRE VI.

du célibat, la facilité du divorce, qui introduisait une sorte de polygamie successive ; en même temps qu'un tribun du peuple, Helvius Cinna, se dispo- sait à faire décréter publiquement la pluralité des femmes. Dans les proscriptions du second trium- virat, plusieurs fils avaient dénoncé leurs pères. Plus tard, il fallut qu'un sénatus-consulte interdît les emprunts d'argent aux fils de famille, que l'im- patience de leurs créanciers poussait au parricide. L'Etat même ne conservait plus rien de ce prestige religieux que lui prêtaient les vieilles croyances. La négligence des patriciens avait laissé périr l'an- tique tradition des augures; on n'en retenait que de vaines cérémonies, qui ne commandaient plus le respect du peuple. Toute la morale des citoyens puissants était dans cette maxime d'Euripide : a S'il ce faut violer les lois, il faut les violer pour régner ; « en toute autre chose, observez la justice. » A quoi bon rappeler la vénalité des élections, la rapacité des magistrats et des officiers du fisc, la spoliation des provinces? Au milieu de ce désordre universel, grandissait la puissance impériale. Sans doute les Césars mainlinrent les magistratures, mais pour s'en attribuer la meilleure part, le souverain ponti- ficat, le tribunat, la censure, le proconsulat, et pour ne laisser aux autres que des honneurs sans puissance. Le nom de la république subsistait, mais comme une fiction légale à laquelle personne ne croyait plus. Ce système de fictions faisait le côté

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 313

faible de la législation romaine. Le respect des rè- gles anciennes s'attachait à en garder la lettre, pen- dant que la différence des temps introduisait un esprit nouveau. Ainsi la loi des douze tables ne con- naissait d'héritiers que les parents par les mâles : le préteur appelait à la succession les parents par les femmes, mais en les supposant héritiers légitimes. La loi qui punissait le vol ne prévoyait ce crime qu'entre citoyens romains : en citant devant lesjuges rétranger coupable, il fallait le supposer citoyen. L'antique solennité du combat judiciaire se perpé- tuait, mais en remplaçant la lance par la verge. Toute la procédure n'était qu'une suite de formules surannées et d'actes fictifs, queCicéron necraignait pas de livrer au ridicule, qui heurtaient le bon sens public, et qui menaient au mépris de la loi, et par conséquent à sa ruine (1) .

(1) Sur la corruption des mœurs, Salluste, Catilin., 10 ; /w- gurth., 41. Cicéron, Lettres familières, 8, 8 ; 1, 9 ; 6, 2 ; à Atti- cus, 3, 19; 4, 4; 15. Suétone, in Cœsare, 22, 30, 49, 51, 52 : « Helvius Cinna tribunus plebis plerisque confessus est habuisse se scriptam paratamque legem, quam Gsesar ferre jussisset cum ipse abesset, uti uxores liberorum quserendorum causa quas et quot vellet ducere liceret. » Le trait d'Auguste, qui fait un singulier con- traste avec sa clémence chez Vedius PoUio, est rapporté par Plu- tarque, Apophthegm. Digeste, 1. I, ad S. C. Macedonianum : « Ne cui, qui fiiiofamilias pecuniam mutuam dedisset actio peti- tioque daretur. » Gains, Institut, comment., III, 23; IV, 11 et sniv.; 37 : « Item civitas romana peregrino fmgitur... veluti si furti agat vel cum eo agatur . » On ne finirait pas, si l'on voulait énumérer toutes les fictions de la procédure romaine, tout ce qui s'y faisait de ventes simulées, per œs et lihram. On feignait de vendre Fenfant qu'on émancipait, l'enfant qu'on donnait en adoption, la femme qu'on voulait rendre maîtresse de ses affaires, l'hérédité qu'on voulait transmettre, etc. Cicéron, pro Murena, 23-27.

ÉT. GEU.M. I. 21

314 CHAPITÉE VI.

Enfin, cette culture même des lettres, qui eut toute sa fleur au siècle d'Auguste, approchait déjà de son déclin . Les écrivains romains en étaient ve- nus à ce moment critique où, préoccupés à l'excès de la perfection des formes, ils allaient négliger le travail de la pensée et le soin des grands intérêts, sans lesquels il n'y a pas de grandes littératures. Les signes avant-coureurs de la décadence se dé- clarèrent avant la mort d'Auguste. Deux beaux es- prits marquent l'altération du goût, l'un dans la prose, l'autre dans la poésie : je veux dire Pollion, ce critique malveillant de Cicéron et de Tite Live, et Ovide, qui loua Virgile, mais qui n'en repro- duisit ni la sobriété ni la vigueur. Dès lors la pas- sion des exercices déclamatoires et des lectures pu- bliques pousse les orateurs et les poètes à ces défauts qui plaisent, à ces effets de parole qui sou- lèvent les applaudissements de l'auditoire, mais qui n'auront que les dédains de la postérité. L'éru- dition succède à l'inspiration épuisée, et l'art rem- place le génie (1). Yoilà donc en était la civili- sation romaine quand elle pénétra chez les Ger- mains. Elle pouvait leur bâtir des temples; mais les dieux qu'elle y devait installer ne valaient pas mieux que ceux du Nord : ils inspiraient moins de foi, par conséquent moins de vertus. Elle avait à leur proposer des lois admirables, mais servies par

(1) Suétone, de Illustribus grammaticis. Tacite, de Catisis cor- ruptœ eloquentiœ. Quintilien, lib. XII, cap. x.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 315

de mauvais citoyens. Elle leur portait des écrits de ses plus grands maîtres, mais commentés par des disciples stériles. Il y avait assurément bien moins de poésie dans les écoles des grammairiens latins, que dans les chants d'une troupe de barbares ras- semblés autour d'un bûcher pour célébrer les fu- nérailles de leur chef.

La conquête de la Germanie fut poussée plus Histoire de

, IIP conquête

lom qu on ne pense communément ; elle fut sou- romaine

■•■A ^ en Germanie

tenue plus longtemps, elle eut de plus grands ef- fets.

Déjà César avait pris possession de la rive gau- che du Rhin, occupée par des populations d'o- rigine germanique. Deux fois (55 et 53 avant J.-C.) il avait passé le fleuve, et poussé ses re- connaissances jusque dans l'intérieur du pays, dont la courte description fait une des plus belles pages de ses Commentaires. Après ses guerres d'Asie, il se proposait de revenir par le nord du Pont- Euxin, de prendre à revers la Germanie, qu'il tra- verserait de Test à l'ouest, et de rentrer dans les Gaules avec la gloire d'avoir étendu l'empire jus- qu'à l'océan Septentrional, regardé comme la limite de l'univers. Ce reve ne fut pas réalisé; mais il est remarquable que le génie de César ait été attiré vers ces trois grands pays du monde moderne, la France, l'Angleterre et l'Allema- gne; qu'il n'ait pas moins fallu que son épée pour commencer leur destinée, et que sa plume

16 CHAPITRE VI.

pour écrire le premier chapitre de leur his- toire (1).

x4uguste se fit un devoir filial d'accomplir le vœu de son prédécesseur. Après avoir affermi, par les soins de ses lieutenants, Agrippa et Muna- tius Plancus, la domination romaine sur le Rhin ; après que ses fils adoptifs, Drusus et Tibère, eurent soumis les peuples indomptés qui s'étendaient des Alpes au Danube, il crut le moment venu de péné- trer au delà des deux fleuves. Drusus (12 ans avant J.-G.) attaqua la Germanie par le septentrion : sa flotte descendit i'Yssel, rasa les côtes de la Frise et vint aborder à l'embouchure de l'Ems, il construisit un fort. L'année suivante, il s'avança par terre jusqu'au Weser : une troisième expédi- tion le conduisit au bord de l'Elbe. 11 songeait à forcer ce dernier obstacle, lorsqu'un jour, dans la profondeur des bois, lui apparut une femme d'une stature plus qu'humaine, qui lui ordonna, dit-on, de retourner en arrière, et l'avertit que sa derrière heure approchait. On ajoute que peu après il mou- rut d'une chute. C'est le récit des historiens ro- mains : et qui sait si, dans cette apparition, il ne

(I) Florus, m, 10; César, Comment., V, VI; Plutarque, in Cœ- sare : napaastsuvi jcat ptof^^yi orpareusiv aàv i-Ki nàpôouç, xaraa-

7.1X1 TOV Kaûjcaaov IxTuspteXôo'vTt Hovtov eî; TViv 2)4UÔt)CYiv £p.êaX£Ïv* xal Ta 7r£pi'5(_ct)pa r£pp.avûïç xai rep[j,aviav aùnfiv fc7n^pap.o'vTi è\à KeXôwv STravEXÔefv eÎç iTaX(av xai auvaiiat tov )cu)cXov tcûtov tt; iqi\t.o^[c(.ç, tw

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 317

faut pas reconnaître quelque prêtresse de Woden, qui se crut inspirée d'arrêter l'étranger au passage, et de sauver les derniers sanctuaires de ses dieux (1)?

Toutefois Rome n'abandonna point les conquêtes de Drusus. Pendant dix-huit ans, les légions sillon- nèrent le pays, écrasèrent toutes les résistances, accoutumèrent les peuples à la crainte, qui est le commencement de la soumission. Domitius Ahe- nobarbus passa l'Elbe, et éleva, sur la rive droite, un autel en l'honneur d'Auguste. Des négociations s'ouvrirent avec les Burgondes, dont les tribus cou- vraient les bords de la Yistule. Toutes les résis- tances paraissaient domptées; le génie des peuples et même le climat semblaient s'adoucir : c'était un autre ciel, une autre terre. Des progrès si rapides furent interrompus par le désastre de Varus, écrasé avec trois légions dans la forêt deTeutoburg. Mais le jeune et vaillant Germanicus vengea l'honneur du nom romain. Après deux ans de victoires, il ne demandait plus qu'une campagne pour achever la réduction de la Germanie en province. La jalousie

(1) Dion Cassius, XLVIIf, L; LIH, LIV. Strabon, IV, VH. Tite Live, CraV, CXXXVÎ, CXXXVIIL Tacite, imia/., XII, 27 ; Germania, XXVIII. Velleius Patercubs, II, 95, 97. Horace, Carm , IV, 4, 14. Monument. Ancyr., tabul. 2\ Florus, IV, 12. Sur la mort de Dru- sus, Tite Live, CXL. Dion Cassius, LV, 1 : Tuvïi -yap rte asi^tov -h Y.o,':o. àvôpcÔTVO'J (pûaiv aTvavTriaacra aùrÇ), s'œn- tt&ï ^"rÎTOC ir,^[■^T^. Apouas àx^opeffre, k. t. X. Il est impossible de citer ici tous les témoignages de Tanliquité sur une époque si connue ; on les trouvera réunis dans le savant livre de Barth, Deutschlands Urcjeschichte, t. I. Parmi les historiens modernes de l'Allemagne, j'ai consulté princi- palement Pfister et Luden.

CHAPITRE VI.

de Tibère le priva de cette gloire, en lui décernant la vaine pompe du triomphe. Rome vit traîner au Capitole des prisonniers de toutes les nations ger- maniques, des prêtres, des chefs enchaînés avec leurs femmes' et leurs fils. On portait autour du vainqueur les images des fleuves captifs; mais en même temps l'armée victorieuse commençait à quitter leurs bords; elle se retira lentement et à regret. En l'an 28 de l'ère chrétienne, le poste laissé à l'embouchure de l'Ems se maintenait encore; en Tan 47, les légions campaient près du Weser. Claude ordonna qu'elles se repliassent sur le Rhin. Mais la guerre avait duré un siècle et c'était plus qu'il n'en fallait aux Romains pour laisser au delà du Rhin une trace ineffaçable (1).

(1) Tacite, Annal., IV, 44. Dion Cassius, LV, 6. Suétone, in Tiher., 9. Velleius Paterculus, II, 72, 97 , 118. Florus, IV, 12 : « Ea denique in Germania pax erat ut mutati homines, alia terra, cœlum ipsum initius molliusque solito videretur. » Cf. Dion, LVI,

18 : ''E? TS TOV JCOCTU.CV UCpcôv Ç'P(ù^.Cf/Kà'i) 01 pOCCt^apOl p.£T£ppuÔL/.t^OVTO

xœ,i à-^'opàç èvop.i^ov, (juvoVîouç ts stpyivtxà; sttoicuvto. Le sénat regar- dait déjà la Germanie comme une province : « Ipsi (Druso) quod nunquara, alias, senatus romanus ex provincia dédit. » Florus loco citato. L'expédition de Domitius Ahenoharbus, au delà de l'Elbe, est surtout connue par le fragment de Dion Cassius que Morelli a publié à Bassano, 1798. Sur la défaite de Varus, le récit le plus instructif me semble êlre celui de Velleius Paterculus, II, 117, 120. Cf. Dion, LVI, 18 et suiv. Florus, IV, 12. Tacite. Annal, 1. Mani- lius. Astronomie, I, 894, rapporte les signes célestes qui annon- cèrent la destruction de l'armée romaine. Cf. Suétone, in Odavian., 25, 49. Senec, Epist. lxyii. Sur les guerres qui suivirent, Suétone, in Tiherio, 18,21. Velleius Paterculus. 120 et suiv. Ovide, Trist., 111, 12; IV, 2. Tacite, 1; passim, 2, 5-26. 11 faut lire dans Slrabon, VI!, la description du triomphe de Germanicus. En ce qui louche la domination romaine en Germanie après le rap-

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 319

Si les armées romaines reculaient au nord, elles reprenaient leurs avantages du côté du midi. Déjà Tibère (7 ans après J.-G.) avait dompté la puissante nation des Marcomans, établie dans les montagnes de la Bohême , d'où elle dominait le cours du Danube. Trajan s'attacha à soumettre la rive gauche du fleuve, depuis sa source jusqu'à ses bouches. Avant de succéder à l'empire, ce grand homme commandait en Germanie (94-98). On y avait ad- miré la rapidité de ses expéditions, la fermeté de son gouvernement, le respect qu'il inspirait aux barbares, lorsque, assis sur la chaise curule, entouré des faisceaux, il rendait la justice à tant de peuples différents de moeurs et de langues. C'est alors qu'il paraît avoir achevé la conquête du territoire compris enire le Rhin, leMeinetle Danube; des colons gau- lois y furent établis, avec la condition de défricher le sol et de payer à l'Etat la dîme des récoltes. De- venu empereur, Trajan tourna ses armes contre les Daces, les plus belliqueux des Germains orientaux (102-105), et réduisit en province la contrée qui s'étend du Danube aux monts Carpathes et au Dnies- ter. La civilisation latine y jeta des racines pro- fondes : après dix-huit siècles, les peuples de la Valachie et de la Moldavie, issus, si l'on veut les en croire, des soldats de Trajan, prennent encore

pel de Germanicus, Tacite, Annal., IV, 72; XII, 16-19 : « Igitur Claudius adeo novam in Germanias vim prohifmit, ut referri pisesi- dia cis Rhenum juberet. »

320 CHAPITRE VI.

avec orgueil le nom de Romains, Roumoimi (1).

La soumission de la Germanie était devenue une des pensées dominantes de la politique impériale. Il fallait que tous les grands princes y missent la mai n . En 160, le soulèvement des Marcomans, soutenus par une confédération nombreuse, appela Marc- Aurèle sur la frontière. Il y trouva une des plus formidables guerres que l'empire eût soutenues. Cependant neuf campagnes successives le rendirent maître du territoire ennemi ; il s'enfonça jusque dans le pays des Buriens, entre l'Oder et la Yistule, laissa partout des camps fortifiés et des garnisons; et déjà il songeait à former une province nouvelle sous le nom de Marcomannie, quand [la mort le prévint. Mais on voit assez l'impression que la puis- sance romaine avait laissée parmi ces peuples, par les conditions qu'ils subirent. Ils s'engageaient à rester en paix avec leurs voisins, à fournir chaque année du blé et des soldats, à ne tenir l'assemblée publique qu'une fois par mois, dans un lieu déter-

(1) Guerres contre Marbod et les Marcomans, Strabon, VIl ; Vel- leius Paterculus, 108, 109, 110, 129. Tacite, Annal, II, 62, 63. Suétone, in Tiber., 37. Expédition de Trajan en Germanie, Pline, Panegyric, IX, XIÎ, XIV, XVI, LXXXII. Établissement des colons gaulois entre le Danube et le Rhin, Tacite, Germania, 29 : « Non numeraverim inter Germaniœ populos, quanquam trans Rhenum Danubiumque consederint , eos qui decumates agros exercent. Levissimus quisque Gallorum, et inopia audax, dubi.ne possessionis solum occupavere. Mox limite acto, promotisque signis, sinus im- perii et pars provinciae habentur. » Sur les guerres de Trajan contre les Daces, Dion Cassius, LXVIIL Vaillant , /a /îomanie ou Recherches sur les peuples de la langue d'Oc.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 321

miné, et en présence d'un officier de l'empereur (1).

Toute l'ardeur du premier siècle s'était portée du côté du Rhin, toute l'attention du second fut tournée vers le Danube ; le troisième eut à défendre les deux fleuves contre les invasions des Francs, des Alemans et des Goths. Mais ces insultes provoquè- rent un glorieux retour de la fortune romaine. En 255, Maximin passa le Rhin ; une nuée d'ar- chers parthes, arméniens et maures qui compo- saient son armée s'abattit sur le pays, et parcourut l'espace de trois cents milles, brûlant les habita- tions, enlevant les troupeaux, faisant un carnage et un butin incalculables. Probus (277) porta aux Germains un coup plus terrible encore. Il attaqua les peuples qui avaient envahi la Gaule, leur tua quatre cent mille hommes, rejeta leurs restes au delà du Neckar et de l'Elbe, et poussa la guerre jusqu'à ce que les chefs ennemis vinssent implorer sa clémence. Il exigea d'eux un tribut, des otages, et le désarmement général de leur nation. Des sta- tions militaires, des villes nouvelles fondées chez les barbares, devaient garantir l'exécution du traité. C'est alors que l'empereur put adresser au sénat cette lettre, respire encore le génie victo- rieux de l'ancienne Rome. « Je rends grâces aux c< dieux immortels, pères conscrits, parce qu'ils ont

(1) Dion Gassius, LXXI, LXXII. Julius Capitolinus, Marc. Anto- nin. : « Yoluit Marcomanniam provinciam facere. » Cf. Reichai f, Germanien unter den Rômern, p. 348 et suiv.

322 CHAPITRE VI.

« justifié le choix que vous aviez fait de moi. La c( Germanie est subjuguée jusqu'à ses dernières « limites. Neuf rois de différents peuples sont ve- c< nus en suppliants se prosterner à mes pieds, a c'est-à-dire aux vôtres. Déjà les barbares ne « labourent, ne sèment, ne combattent plus « que pour vous. Décernez donc, selon l'usage, « des supplications solennelles... On a repris à « Fennemi plus de butin qu'il n'en avait fait. Les a bœufs des Germains courbent la tête sous le joug « de nos laboureurs... Nous aurions voulu, pères « conscrits, réduire la Germanie en province, mais c< nous avons remis cette mesure à un temps « nos vœux seront mieux remplis, c'est-à-dire « la bienveillance des dieux nous donnera des ar- « mées plus nombreuses. » Mais ce dessein n'eut pas d'effet. Toute l'habileté des successeurs de Pro- bus ne servit qu'à défendre les anciennes limites; et l'épée de Constantin et de Théodose retarda seu- lement de quelques années le moment de l'inva- sion générale qui livra l'empire aux représailles des Germains (1).

(1) Jul. Capitolinus, Maximini duo. Vospiscus, Probus. Lettre de Probus au sénat : « Ago diis immortalibus gratias, P. C, quia ves- tra in me judicia comprobarunt. Subacta est omnis, qua tenditur late Germania... Omnes jam barbari vobis avant, vobis jam serimt, et contra interiores gentes militant... Nam et CGCCM hostium cœsa sunt, XVIM armatorum nobis oblata... Volueramus, P. G., Germa- nise novum prœsidem facere, sed hoc ad pleniora vota distuli- mus, » etc. Zosime, lib. I, complète le récit des campagnes de Pro- bus en Germanie.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 323

Les guerres de Germanie sont restées dans Tombre, par la faute des abréviateurs et des bio- graphes qui nous ont conservé une partie de l'his- toire impériale. A travers l'obscurité de leurs récits, on n'aperçoit que des marches rapides, des com- bats sans suite, des traités sans force. Mais d'autres monuments témoignent d'un plan conçu avec ma- turité, suivi avec persévérance : je veux parler des constructions militaires récemment découvertes en Saxe, en Lusace, en Silésie. De longs retranche- ments se prolongent à travers les forêts de pins qui les couvrent en plusieurs endroits, et qui leur as- signent une date reculée. Leur hauteur, portée jusqu'à soixante pieds, indique la main d'un peuple habitué à ne rien faire que de grand. Toutes leurs proportions ont la régularité des ouvrages auxquels les Césars employaient leurs soldats. Derrière ce rempart, on croit distinguer les postes destinés à le défendre. On les reconnaît aux ruines considérables qui subsistent encore dans le haut Mein, aux noms des lieux qui s'y conservent, et qui rappellent la pré- sence des légions. La Bohême a de vieux châteaux auxquels la tradition donne aussi une origine ro- maine. Enfin, des fouilles récentes dans le pays de Liegnitz et de Breslau ont mis au jour un grand nom- bre de médailles impériales, d'armes, d'idoles, des vases de forme classique, des urnes sépulcrales, dont l'une portait une inscription latine, des traces d'habitations, et tout ce qui annonce, non le pas-

524 CHAPITRE VI.

sage, mais le séjour d'un corps d'armée. Ainsi se dessine une ligne fortifiée qui touche d'une pari à l'Elbe, limite des conquêtes d'Auguste, el de l'autre à l'Oder, Trajan fit commencer la fron- tière de la Dacie. Celte construction peut se pla- cer dans les treize années de la grande guerre des Marcomans. L'enceinte qu'elle achève embrasse presque toute la Germanie de Tacite; elle mar- que la borne jusqu'à laquelle Rome étendit, si- non son domaine, au moins ses desseins, et sou- vent son autorité. C'est ce qu'on vit quand les Chérusques reçurent un chef de la main de Né- ron, quand le roi et la prophétesse des Semnons allèrent visiter Domitien; quand un chef des Qua- des, accusé par son peuple, comparut devant le tribunal de Garacalla. Ces hommages ne s'adres- saient pas aux mauvais princes, qui les reçurent, mais au pouvoir civilisateur qu'ils représentaient. En parcourant dans toutes les directions le pays des Germains durant trois cents ans, en y séjour- nant sur plusieurs points, les Romains, ces grands serviteurs de la Providence, faisaient plus qu'ils ne pensaient. Ils donnaient à leurs ennemis un spectacle bienfaisant : le spectacle de l'intelli- gence disposant des plus grandes forces qui furent jamais; le spectacle de l'ordre, des lois, des arts, qui assurent la supériorité des nations civilisées. Ils réveillaient chez les barbares ces premiers sen- timents d'admiration et de curiosité par com-

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mence réducalion des peuples, comme celle des hommes (1).

Mais l'empire n'atteignit jamais les limites rê- Résultats vées par ses maîtres. 11 embrassa cependant une la conquête, grande partie du territoire disputé. La frontière (racée, dit-on, par Adrien, commençait aux bou- ches du Rhin, et le suivait jusque vers le confluent de la Moselle. Là, elle s'enfonçait à l'orient en re-

(1) Reichart, Germanien unter den Rômern , 282, 548. Krusen Budorgis. Archiv. des sclilesisch-sœchsichen Vereins. zur Aufsu- chung der Alterthûmer. Dans le cercle du haut Meiri, on trouve les noms de lieux suivant : Rœmersreuth, Rœmergrundlein, Rœmer- bûhel. Près de Stadtsteinach, on croit reconnaître les traces de for- tifications romaines. Entre FElbe et FOder , dans toute la Lasse Lusace, on trouve des vestiges semblables. Les plus frappants sont ceux d'un rempart, à une heure au nord de Senftenberg : il a cinq milles de long, 50 à 60 pieds de haut, avec une largeur propor- tionnée. La régularité des angles saillants et rentrants atteste le soin donné à ce travail, et un bois de pins qui le couvre lui donne une date nécessairement très-reculée. En Bohême, on s'accorde à regar- der la tour noire d'Eger comme une construction romaine. La Silé- sie est plus riche en antiquités. Des fouilles pratiquées à Liegnitz, et surtout à Massel, village du comté d'Œls, ont mis au jour un nombre considérable de vases, d'ustensiles, d'armes et d'idoles; et, ce qui est plus décisif, une urne avec cette inscription: d. mart. ossA iiii OLL. LiBA. On cst douc tenté de reconnaître dans le village de Massel l'ancienne Massilia, Sévère avait commandé la légion scythique. M. Spartianus, in Vita Severi : a Legioni IV scythicae deinde prœposilus est circa Massiliam. » C'est aussi dans cette ré- gion de l'Allemagne, et près de la Vistule , que Ptolémée place les Buriens, chez lesquels Marc-Aurèle pénétra. 11 faudrait probable- ment rapporter à cette expédition la pierre votive trouvée à Nassen-

fels : I. 0. M STATORI FL. VETVLEiNVS LEG. HI ITAL. REVEKSVS AB EXPED. BURICA EX VOTO rOSVlT.

Sur l'autorité morale que Rome exerçnit chez les peuples restés libres. Tacite, Germania, 29 : « Prolulit enim magniludo populi romani ultra Rhenum, ultraque veteres termines imperii reveren- tiam. » Ibid. , 42 : « Sed vis et potentia regibus ex auctoritate romana. »

326 CHAPITRE VI.

montant le Mein, et descendait ensuite vers le sud-est pour rejoindre le Danube aux environs de Ratisbonne, et ne le quitter qu'au pied des monts Carpathes. Les terres conquises qu'elle enveloppait formèrent plusieurs provinces, dont le nombre varia selon les temps. On en compta jusqu'à huit: quatre au sud-est : les deux Noriques, la première Rhétie et la deuxième ; quatre au nord-ouest : la Séquanaise, la première Delgique et les deux Ger- manies. Ces provinces n'étaient pas toutes occupées par des peuples de même origine : les Rhétiens semblent un rameau de la famille pélasgique ; les Séquanais et le plus grand nombre des Belges ap- partenaient à la puissante race des Celtes. Mais tôt ou tard les populations primitives devaient dispa- raître sous le flot des conquérants germains. L'em- pire comprenait donc lout ce qui devait former un jour la Flandre et le Brabant, la Lorraine et les quatre électorals du Rhin, l'Alsace, la Souabe, et une partie de la Franconie, la Suisse et la Bavière, la moitié de l'Autriche, le Tyrol et la Carinthie, c'esL-à-dire les trois quarts de l'Allemagne du moyen âge (1).

( I ) Cluverius, Germania antiqua. Notitia dignitatum imperii. Le retranchement romain partait du Danube , commençait près de Kelheim, passait par Altmannslein , Weissenburg , Guzenhausen, Mainhart, Jaxthausen, Hassen , Obernburg, Ascbaffenburg, et allait rejoindre le Rhin près de Braubach. V. Wenck, Hessische Landes- geschichie, I, 50 Buchner, Reise auf der Teufelsmauer . Zeuss, die Deutschen, p. 504. Leichlen, Schwaben miter den Rœmern. Phillips, Deutsche Reichs-und-Rechts-Geschichte. p. 59.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 327

C'était que la civilisation latine, maîtresse pendant près de trois cents ans, devait montrer tout son pouvoir.

Quand les Romains prenaient possession d'un voies

.1 . , . . ,. romaines.

pays vaincu, ils engageaient, pour ainsi dire, une i^éMche-^ cruerre nouvelle contre le sol. Ils tenaient avec rai- /j"^s

o fondées.

son la terre inculte pour la meilleure alliée des barbares qui l'avaient habitée, pour la plus dange- reuse ennemie des maîtres nouveaux qui la subju- guaient. Il fallait premièrement l'assujettir par une chaîne de constructions fortes, et par un ré- seau de chemins qui la rattachassent au reste de l'empire. Il fallait ensuite la dompter par le frichement, lutter contre les éléments rebelles, as- sainir l'air en ménageant l'écoulement des eaux, percer les bois, féconder le désert. Les dieux avaient mis l'ordre dans le ciel ; Rome se chargeait de le réaliser sur la terre, en y portant la sécurité, la ré- gularité, la fertilité. Voilà pourquoi son peuple, le plus guerrier du monde, fut aussi un peuple constructeur et laborieux. Voilà pourquoi le tra- vail était honoré comme un combat, et la culture comme une conquête.

La Germanie offrait à ces vainqueurs de la na- ture un champ de bataille digne d'eux. Tacite dé- crit avec une sorte d'horreur le ciel rigoureux du Nord, ses plaines tristes, entrecoupées de maré- cages, couvertes d'une végétation stérile et de trou- peaux chétifs. Rien de plus effrayant que ces futaies

328 ' CHAPITRE VI.

l'on cheminait soixante jours sans en trouver le bout; où, selon Pline, les chênes croissaient si forts et si serrés, que souvent leurs racines se vea- contraient, se courbaient jusqu'à sortir de terre, et jusqu'à former des arcades assez hautes pour laisser passer un homme à cheval. Ces souvenirs de l'antiquité s'accordent avec une tradition qu'on peut recueillir comme l'expression naïve de la ter- reur qui saisissait les esprits à l'entrée des forêts vierges. Un ancien chroniqueur hollandais rapporte que l'empereur Claude revenait de son expédition d'Angleterre, quand il débarqua près de Slauen- burg, sur la côte de Hollande. « Et après qu'il eut battu les barbares qui bordaient le rivage, il se dirigea vers un grand bois que les gens du pays appelaient le bois sauvage sans pitié. Là, les Ro- mains entendirent le grand bruit des bêtes qui avaient leur gîte dans les fourrés. Il y avait des ours, des lions, des sangliers et d'autres animaux féroces, qui multipliaient si fort, qu'ils tenaient tous les hommes dans l'épouvante. Alors l'empe- reur demanda si personne n'habitait dans ce bois, et on lui dit : a Seigneur, il est hanté de tant de « bêtes sauvages, qu'avec tout ce que vous avez c( de soldats, vous ne pourrez pas le traverser. » Et l'empereur voulut savoir si le bois était grand, et si de l'autre côté n'habitaient pas d'autres peu- ples. On lui répondit : c< Le bois a bien dix milles de a long sur trois de large, et au delà habitent les

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAIlNS. 329

Ci bas Saxons, qui ne laissent de paix à qui que ce c< soit sur la terre. Si donc vous avez la bonne for- ce tune de traverser le bois, vous aurez affaire à ce (c peuple. » Alors l'empereur s'écria : « Ce n'est pas (( sans raison qu'on l'appelle le bois sauvage sans « pitié, » Et le nom, ajoute le chroniqueur, s'est conservé jusqu'à nos jours (1).

En présence de tels obstacles, les expéditions de Drusus voulaient être soutenues par des travaux immenses. Il enchaîna d'abord le Rhin, en jetant deux ponts sur ses eaux et cinquante châteaux sur ses rives. Trajan couvrit de forteresses le cours infé- rieur du Danube. Adrien lia les deux fleuves par un retranchement qui se développait sur une longueur de trois cents milles. La grandeur de ses restes étonne encore les paysans des environs : ils l'appellent le Mur du diable. Cette ligne de défense, complétée par des constructions détachées sur le Taunus, sur leSteinsberg et sur plusieurs autres points, rétablie à deux reprises par Probus et Valentinien P% dé- sespéra pendant longtemps tous les assauts des bar- bares. En même temps deux canaux unirent le Rhin à l'Yssel et à la Meuse; un troisième, dont l'exécution fut interrompue, devait le rattacher à la Saône et ouvrir ainsi la communication de l'O- céan à la Méditerranée. Les inondations du Neckar

(1) Tacite, Germania, 2, 5 : « Terra... aut silvis liorrida, aut paludibus fœda. » Pline, Hist. nat. Le fragment de la Chronique de Hollande est tiré des manuscrits de la bibliothèque de Berne, et reproduit par J. Gœrres, die Vœlkertavel des Peniateuch,

ÉT. GEBM. r. 22

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CHAPITRE VI.

furent contenues par une digue. D'autres ouvrages assurèrent la navigation du lac de Constance, du Danube et de ses principaux affluents. Les pané- gyristes des empereurs n'ont pas assez de louanges pour célébrer la conquête de ces grands cours d'eau, qui ouvraient le territoire aux flottes ro- maines. Les légions y circulaient par des routes qu'elles-mêmes avaient percées. Une voie princi- pale allait de la mer Noire à la mer du Nord : de nombreux embranchements desservaient les pro- vinces adjacentes et les rattachaient au grand réseau de chemins qui partait de la pierre milliaire du Capitole pour se distribuer jusqu'aux dernières extrémités de l'empire. On ne se représente pas assez la hardiesse de ce travail, ces chaussées su- perbes sillonnant les montagnes, franchissant les marais, traversant des contrées différentes de cli- mat, d'aspect, de population : toujours avec la même solidité, la même uniformité, la même opi- niâtreté que la ville éternelle mettait dans toutes ses œuvres (1).

(1) FlorusJV, 12. Tacite, /IwTiflZ., XI, 20; XIII, 53. Dion, LXVllL Spartianus, in Adriano. Vopiscus, in Probo. Eumène, Panegyric. Constantin., 13: « Totus armatis navibus Rhenus instructus est, et ripis omnibus usque ad Oceanum dispositus miles iinminet. » Symmaque, Laudatio Valentiniani, 2, 3, 7, 21 : « Brachiis utrin- que Rhenus urgetur, ut in varios usus tutum prabeat commeatum. » Laudatio Gratiani, 9 : « Rhenus non despicil imperia, sed interse- cat caslella romana, repagulis pontium captivus urgetur. » Cf. Ammien MarcelHn, XXX, 8. Procope, de JEdificiis; 4, 5. Antonini Itinerarium (edit Wesseling). J'y trouve Tindication de douze routes dans les différentes provinces qui ont formé depuis l'Aile-

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 351

Il fallait plus. Une vieille maxime de la sagesse latine voulait que le Romain s'assît pour vaincre : Romanus sedendo vincit. Ce peuple était avare et laborieux. Il s'attachait à la terre; il en défendait la moindre parcelle avec tant de jalousie, que, pour consacrer les bornes de ses champs, il recou- rait à toutes les solennités du culte, à toutes les menaces de la loi. Une lisière de moissons couvrait les frontières mieux que la plus haute muraille. C'est pourquoi les empereurs avaient intéressé les soldats à la défense des provinces, en leur aban- donnant une partie du sol. Alexandre Sévère et Probus assignaient aux troupes postées au delà du Rhin des champs, des habitations, avec des esclaves, des bestiaux, et des approvisionnements de blé. Va- lentinien accorda aux colons militaires qu'il établit le choix des meilleures terres, à chacun une paire de bœufs, à tous l'exemption des impôts» Ces me- sures n'étaient prises que pour la sûreté de l'em- pire, elles tournèrent au profit du territoire conquis. Elles lui donnèrent une population per-

magne : « A Lugduno (Batavorum) Argentoratum. A Treveris Agrippina. A Treveris Argentorato. A Colonia Trajana ad Agrippinam. ACastello Colonise. De Pannoniis in Gallias. Iter per ripam Pannonise. A Lauriaco Veldidena. A ponte Œniad castra. -A ponte Œni Veldidena. Ab Augusta Vindeli- corum Verona. Ab Aquileia Lauriaco. » Cf. Tahul. Peutinger. Parmi les modernes, j'ai surtout consulté Fiedler, Rœmische Denc- kmœler am Niederrhein. Mone, Urgeschichte des Badischen Lan- des. Jaumann , Colonia Sumlocene. Rudhart, Mlteste Geschichte. Bayerns. Schœpflin, Alsatia illusLrata, t. L Welser^ Rerum aw^ gustanarum.

552

CHAPITRE VL

manente, endurcie aux fatigues et aux dangers, capable de percer les forêls, de dessécher les maré- cages, de soumettre enfin la nature aux savants procédés de Tagriculture italique. Les grandes in- vasions n'effacèrent pas les traces de ce défriche- ment. Les paysans du duché de Bade labourent encore avec la charrue des Géorgiques, et les sol- dats de Probus ont planté les premiers ceps des vignes fameuses qui font la couronne du Rhin (1).

C'était beaucoup d'avoir changé le désert en campagnes fécondes : un dernier effort en fit sortir des cités. La puissance romaine, née dans une ville, n'a pas eu de repos qu'elle n'eût couvert de villes tout l'Occident. En effet, elle ne pouvait prendre possession du sol d'une manière plus impérieuse qu'en emprisonnant l'espace libre dans une en- ceinte de murailles, en forçant les eaux des tor- rents à cheminer sur les aqueducs, et la pierre à monter en voûtes pour former ces portiques, ces thermes, ces amphithéâtres, qui rappelaient sous un ciel glacé les besoins et les plaisirs du Midi. Bientôt les postes militaires de la Germanie, les

(1) Varron, de Re rustica, 1, 2. Velléius Paterculus, II, 104. Lamprîde, in Alexandre Sev. Vopiscus, in Probo : « Agros, et horrea, et domos, et annonam transrtienanis omnibus fecit, iis vi- delicet quos in excubiis collocavit. » Loi de Valentinien, Code Théo- dosien, VII, 20, 8. Orelli, Inscript. 3528. Cf. Mone, Urgeschichte des Badischen Landes, t. I, Tagriculture du pays de Bade est étudiée jusque dans le dernier détail. On trouve un grand nombre d'inscriptions militaires citées par Fiedler. Rœinische Denckmœler, et parLersch, Central Muséum Rheinlœndischer Inschriften, et par Steincr, Codex Inscriptionum Rheni.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. -53

ports des fleuves, les stations des grandes routes, devinrent les noyaux d'autant de cités. Les anciens itinéraires en comptent cent seize, et de ce nombre soixante-cinq au moins sont encore debout. Je re- connais sous leurs anciens noms les lieux qui de- vinrent dans la suite Vienne, Salzbourg, Passau, Ratisbonne, Augsbourg, Baie, Strasbourg, Worms, Spire, Mayence, Cologne, Aix-la-Chapelle. Des ruines imposantes, des inscriptions, des musées en- combrés d'ouvrages de toute sorte, attestent que les Romains sont venus poser la première pierre de toutes ces villes, l'histoire d'Allemagne devait avoir ses plus belles scènes, s'agitèrent pendant tant de siècles les plus grandes affaires de la chré- tienté (1).

Ainsi le territoire germanique se trouva incorporé , Les

(l)Sur les douze routes décrites dans l'Itinéraire d'Antonin, je compte environ cent villes ou postes militaires. Reichard, Germa- nien unter den Rœmern, porte à quatre-vingts environ le nombre des lieux nommés par Ptolémée et les autres écrivains anciens dans la grande Germanie , hors de la frontière de lempire. Mone, dont le calcul me paraît exagéré, trouve dans le pays de Bade seulement cent quatre villes ou villages d'origine romaine. Une inscription trouvée à Heddernheim mentionne un collegium lignariorum; une autre, à ]'Jttlingen, un contubernium nautarum. Plusieurs autres, à Mayence, à Clèves, nomment un prœfectns fahrorum, des nego- iiatores artis cretariœ, frumenti, ferrarii, argentarii. Voyez Mone, Urgeschichte, t. 1, p, 251. Cf. Hefele, Geschichte der Einfûhrung des Christenthums im S. W. Deutschlande , p. 34i-41. Jusqu'en 1837, on avait trouvé dans le royaume de Wurtemberg plus de cent vingt inscriptions, statues ou bas-reliefs. Le monument le plus instructif est l'inscription suivante trouvée à Hausen, district de Heidenheim : impef.ator. CjESAr. gallienvs. germanicvs. invictvs. AVGvsTvs. Elle prouve que ce pays était encore au pouvoir des Ro- mains vers l'an 256.

institutions politiques.

351 CHAPITRE VI.

à l'empire; il en eut l'aspect pacifique et régulier. Une terre si profondément remuée devait porter autre chose que des récoltes et des édifices : il était temps d'y asseoir des institutions. De même qu'une contrée sauvage réveille la passion de l'indépen- dance dans le cœur humain et l'invite à la vie er- rante, ainsi les champs cultivés, les habitations qui se touchent, qui s'alignent, et qu'un même mur enveloppe, donnent aux hommes des leçons de sta- bilité, de subordination, et comme le premier exemple de la vie civile. Administra- La plus fortc dcs institutious romaines, hors de mpériaie. Romc surtout, c'était la puissance impériale. A Rome, l'empereur ne fut longtemps que le prince du sénat, réunissant dans ses mains les attributions de plusieurs magistratures. Mais dès le commen- cement il devint le souverain des provinces, de celles du moins qu'il s'était fait donner comme les plus importantes et les plus menacées, par consé- quent de celles qui formaient la frontière du Nord. Il y exerçait un pouvoir proconsulaire, c'est-à-dire absolu, militaire et civil, avec le droit de vie et de mort sur les personnes, et le domaine éminent de toutes les terres, avec les honneurs divins et tout ce qu'exigèrent jamais les rois les plus obéis. Souvent les premiers Césars avaient paru au bord du Rhin. Plusieurs autres, et les plus guerriers, vécurent ou moururent sur les champs de bataille de la Germa- nie. Trêves vit passer dans ses murs une longue

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 335

suite d'empereurs, depuis Maximien jusqu'à l'usur- pateur Maxime. Alors le cérémonial de l'Orient en- vahissait la cour impériale; les peuples avaient sous les yeux les pompes de la monarchie. Ils s'y attachè - rent comme on s'attache à tous les spectacles ; ils s'en firent une habitude, et à la longue un besoin.

Les empereurs avaient d'abord régi les provinces par des lieutenants chargés du commandement des troupes et du gouvernement civil, et par des pro- cureurs responsables de l'administration finan- cière. Dioclétien et ses successeurs pensèrent relever leur autorité en échelonnant au-dessous d'elle une hiérarchie nombreuse, dont les rangs et les titres nous sont connus par la Notice des dignités de rem- pire. On y voit le préfet du prétoire des Gaules fai- sant sa résidence à Trêves, avec le vicaire qui lui est subordonné. Trois consulaires et cinq présidents siègent aux chefs-lieux des huit provinces germa- niques. Ces magistrats ne commandent plus les légions, ils ne conservent qu'un pouvoir adminis- tratif et judiciaire. Cependant telle est encore chez les Romains la sainteté de la justice, qu'ils ne sau- raient l'entourer de trop de solennité. Le préfet du prétoire prend place sur la chaise curule; on porte devant lui l'image du prince. Sur une table cou- verte d'une nappe frangée d'or, entre quatre can- délabres garnis de cierges allumés, repose le livre des constitutions impériales. On retrouve une par- tie de cet appareil dans les tribunaux inférieurs.

336 CHAPITRE Yl.

L'impression de respect qu'il laissait dans les es- prits était si forte, que l'Église transporta à ses évêques le cérémonial du prétoire. Gomme elle avait pris les basiliques Ton rendait la justice, pour les modèles de son architecture sacrée, elle emprunta aussi la chaise curule, qui fut le trône épiscopal, les flambeaux, la table, qui servit d'au- tel : seulement elle remplaça l'image du prince par celle du Christ, et le livre des lois humaines par l'Évangile. Cependant des dignitaires si honorés n'avaient aucune part au maniement des deniers publics. Les finances se partageaient entre deux ad- ministrations indépendantes. D'un côté le comte des largesses sacrées faisait la recette et l'emploi de l'impôt, payait les troupes et jugeait en matière fiscale. Il avait sous lui des agents comptables pour toutes les provinces : on voit à Augsbourg, à Trêves, les préposés du Trésor, les procureurs des mon- naies, les intendants des chasses. D'une autre part, le comte du domaine privé, assisté d'un grand nombre d'officiers, régissait les biens-fonds et les revenus de tout genre qui formaient le patrimoine des empereurs. Quand on considère de près l'orga- nisation de ces différents services, l'exactitude du cadastre, les mesures prises pour la répartition et la perception de l'impôt, la composition des bu- reaux avec tout ce qu'ils employaient de directeurs, de secrétaires, de commis, d'expéditionnaires et d'appariteurs, on reconnaît, au milieu de beaucoup

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 357

d'abus, la division du travail, le contrôle mutuel des fonctions, Tauthenticité des écritures, et tous les principes d'ordre qui devaient passer dans l'ad- ministration des États modernes (1).

Mais le gouvernement impérial s'attacha les pro- vinces par un bienfait plus désintéressé. De même que l'image du prince figurait dans tous les tribu- naux, ainsi son autorité faisait la force de tous les jugements. Les Césars avaient eu soin de s'attribuer la plus auguste fonction de la puissance publique, qui était de faire régner le droit, c'est-à-dire la vo- lonté des dieux, au milieu des- contestations hu- maines. Ils exerçaient leur charge en prononçant sur les causes portées en dernier ressort jusqu'à eux, en répondant par des rescrits aux questions des magistrats ou des particuliers, en rendant des édits généraux qui éclaircissaient les obscurités de la législation, ou qui suppléaient à ses lacunes. Ils étaient les interprètes des lois, ils en devinrent les réformateurs. Assistés d'un conseil parurent Gaïus, Ulpien, Paul, Papinien, les plus grandes lumières que la justice temporelle ait jamais eues,

(1) Empereurs qui parurent en Germanie : Auguste, Tibère, Caligub, VitcUius, Domitien, Trajan, Adrien, Marc Aurèle, Com- mode, Caracalla, Alexandre Sévère, Maximin, Posthumus, Claude II, Aurélien, Probus, Constantin, Julien, Valentinien I". Empereurs qui résidèrent à Trêves : Maximien, Constance Chlore, Constantin, Valentinien, Maxime. Sur l'administration impériale, cf. Notitia dignitatum imperii Occidentis; Naudet, des Changements opérés dans toutes les parties de V administration romaine, depuis Dio- ctétien jusqu'à Julien. Gains, 11, 7 : « Sed in provinciali solo... dominium populi romani est, vel Cœsaris. »

358 iHHP

ils entreprirent de continuer l'œuvre des tribuns, des préteurs, des premiers jurisconsultes, et de corriger la rigueur du droit civil par l'équité du droit des gens. Mais le droit civil représentait l'an- cienne tradition de Rome; le droit des gens se formait de ce qu'il y avait d'universel et deperma nent dans les coutumes des provinces. C'étaient donc elles à leur tour qui faisaient la loi, qui la fai- saient égale pour tous. Tout tendait à l'unité. La politique d'Auguste et de ses successeurs s'appli- quait à effacer les différences des peuples, en prodi- guant aux provinciaux le titre de citoyens, jusqu'à ce qu'enfin la constitution de Caracalla l'accorda sans réserve à tous les sujets de l'empire. Alors le droit commun fut constitué, et ce bienfait toucha si profondément les provinces, qu'il leur fit pardon- ner jusqu'aux crimes des plus mauvais empereurs, et que le nom impérial, déshonoré par lant de ty- rans, demeura populaire jusqu'à la fin. Un reste de vénération l'entourait encore quand il n'était plus qu'un souvenir. Nous verrons la souveraineté des princes byzantins reconnue par les barbares, maîtres de l'Occident. Et plus tard, quand les provinces ger- maniques chercheroril à se donner une constitution puissante et durable, elles voudront relever ce vieil empire romain qui ne fut jamais oublié. Elles exi- geront que leur souverain passe les Alpes pour aller au Vatican recevoir le titre d'Auguste. Il y aura des théologiens et des jurisconsultes qui démontre-

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 339

ront comment la monarchie universelle, nécessaire au repos du monde, a passé sans interruption des Romains aux Francs. Les chroniqueurs rattacheront la généalogie des Hohenstauffen à celle des Césars, en remontant jusqu'à Dardanus et jusqu'à Jupiter. Si tant d'efforts n'arrivent point à restaurer le passé, il en restera du moins des traditions monar- chiques qui ne se perdront plus; et la jurispru- dence romaine deviendra le fond de tous' les codes européens (1).

D'un autre côté, le pouvoir militaire détaché des organisation

n •! 1 i*. militaire,

fonctions civiles avait reparu sous des titres nou- veaux. Le maître des deux milices, et, après lui, les deux maîtres de l'infanterie et de la cavalerie, avaient à leur disposition les comtes et les ducs qui commandaient les légions des frontières. La Notice des dignités de r empire nomme le conte de Strasbourg, le duc de Mayence, le duc de la se- conde Germanie, celui des deux Réthies, et celui du Noricum extérieur. On voit sous leurs ordres des légions, des cohortes, des corps de cavalerie

(1) Digeste, de Justitia et Jure, I, 4 : « Jus gentium est quo gentes humanse utuntur. » De statu homin., 1. XVII. Dion Gas- sius, LXXVil. Gottfried de Viterbe, Panthéon hisioric., 3, 8.

A Jove Romani logum sunt dogmate pleni

Quas hodie leges discimus, ipse dédit... la duo dividimus trojano sanguine prolem : Una per Italiam sumpsit diademata Romae;

Altéra Teutoniœ régna beata fovet.

Voyez aussi Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous VadminiS' tration romaine, t. I.

340 CHAPITRE YI.

légère ou pesamment armée, postés de proche en proche sur les bords du Rhin et du Danube ; des flottilles veillent à la sûreté des deux fleuves ; on trouve sur plusieurs points, à Lorch, à Stras- bourg, à Trêves, des fabriques de boucliers, de ba- listes, d'armes de toute espèce. Cette énumération donne encore une grande opinion de la force mili- taire de l'empire au temps de sa dernière décadence. Mais il avait fallu des liens plus forts que ceux de la discipline pour retenir les gens de guerre dans des postes si dangereux. Nous avons vu comment Alexandre Sévère et ses successeurs avaient distri- bué le territoire menacé aux troupes chargées de le défendre; mais les clauses de cette concession méritent d'être étudiées. L'empereur, seul proprié- taire du sol provincial, conservait le haut domaine des terres partagées. Les possesseurs n'en avaient que la jouissance héréditaire, sous les trois condi- tions d'entretenir le fossé, de défendre le retran- chement, et d'engager au service leurs enfants ou leurs héritiers. Or, si l'on considère ces titres de ducs et de comtes, qui désignaient les premières dignités de la milice impériale, et qui devaient bientôt marquer les rangs de la noblesse germani- que; si l'on y ajoute ces concessions de terre, h charge de service de guerre, qui avaient déjà tout le caractère des fiefs, ne sera-t-il pas permis de conclure que l'organisation militaire des provinces romaines eut plus de part qu'on ne lui en attribue

Lk CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS.

341

municipal.

d'ordinaire à l'établissement du régime féodal (1)?

L'autorité seule se faisait sentir dans le gouver- Régime nement des provinces : mais la liberté reprenait ses droits dans l'administration des villes. Ce n'est pas ici le lieu de reproduire le détail trop connu des institutions municipales. J'y remarque seule- ment la politique éternelle de Rome, cherchant à se rendre partout présente, pour rester partout maîtresse. De même que Rome avait son image et comme un abrégé d'elle-même dans ses légions, dont les camps étaient autant de cités mobiles et armées en pays ennemi ; de même elle se multi- pliait dans ses colonies, fixées comme autant de camps désarmés et paisibles sur la terre conquise. On répétait pour leur fondation les cérémonies qui avaient consacré la ville naissante de Romulus. Les pontifes, après s'être assuré des auspices favora- bles, purifiaient le lieu désigné. La charrue sym-

(1) Notitia dignitatum, « Sub dispositione viri illustris magis- tri pedituin, prsesentalis comités militum infra scriptorum . . . Cornes tractus argentoratensis... Dux Pannonise primœ et Norici ripensis, dux Rhetiœ prirnse et secundœ, dux Germanise secundae, dux Mo- guntiacensis. » C'est aussi dans la iVohïm qu'on trouve l'cnuméra- tion de toutes les forces romaines en Germanie. Voici les termes des concessions de terre accordées par Alexandre Sévère e( ses suc- cesseurs : Vopiscus in Proho : « Sola quaî de hostibus capta sunt limitaneis ducibus et militibus donavit, ita ut eorum ita essent, si hgeredes illorum militarent, nec unquam ad privâtes pertinerenl, dicens attentius eos militaturos, si eliam sua rura defenderent. » Cf. Loi 11, Digest. de Evictionibus : « Lucius Titius prsedia in Ger- mania trans Rhenuni émit, et partem pretii intulit ; cum in resi- duam quantitatem hierens emploris conveniretur, qusestionem retu- lit, dicens : Has possessiones ex prœcepto principali partim distrac- tas, parlim veteranis in praimia adsignatas. »

342 CHAPITRE VI.

bolique traçait Tenceinte des murailles, on la fai- sait carrée comme l'enceinte d'un temple ; les arpen- teurs divisaient régulièrement l'espace intérieur, et marquaient les bornes de chaque héritage. Si la colonie avait obtenu ce qu'on appelait le droit ita- lique {jus italicum)^ la terre ainsi mesurée était traitée comme terre d'Italie ; elle devenait suscep- tible, non plus seulement d'une possession précaire et conditionnelle, mais d'une propriété immuable, sans restriction et sans charges [jus quii^itium)^ qui contenait la garantie de toutes les libertés. Maîtres dans leurs foyers, les colons étaient souve- rains dans les murs de leur ville. L'autorité s'y par- tageait, comme à Rome, entre l'assemblée géné- rale du peuple et un sénat ordinairement composé de cent membres, qu'on appelait aussi la curie ou l'ordre des décurions. Les duumvirs élus chaque année représentaient les consuls, gouvernaient la cité, et rendaient la justice dans les limites de leur compétence. Un magistrat quinquennal, remplis- sant les fonctions de censeur, administrait les reve- nus ; des édiles veillaient à la police de la voirie et des marchés. Ces institutions entretenaient dans les colonies la pratique des droits et des devoirs qui faisaient la vie politique des Romains. Elles attachaient les peuples en les honorant ; elles con- stituaient un privilège que les cités devaient méri- ter par leurs services. Les autres villes, avec les titres différents de colonies sans droit italique, de

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 343

municipes, de préfectures, recevaient aussi des lois inégales. Mais toutes avaient du moins leur curie, c'est-à-dire leur conseil, et par même le pouvoir de délibérer, qui est, à vrai dire, le principe de tous les pouvoirs (1).

Les documents mutilés qui nous sont parvenus ne nous font connaître qu'une seule ville de droit italique sur la frontière du Nord, je veux dire Co- logne, et sept colonies : Trêves, Xanten, Baie, Rot- tenbourg sur le Neckar, Augsbourg, Salsbourg et Wels. On y peut ajouter probablement Passau et Ratisbonne. Il semble, au premier aspect, que ces faibles images de Rome, transportées sur un sol si souvent remué par la guerre, y devaient trouver peu d'appui, peu d'égards chez les officiers impé- riaux, peu de crédit chez des populations à demi barbares. On voit en effet les curies opprimées, et les magistratures réduites à n'être plus que des noms. Mais rien n'égale la puissance des noms sur l'esprit des peuples ; ils s'y conservent avec une bienfaisante opiniâtreté ; ils y conservent avec eux les traditions, et par conséquent les droits. Ainsi les villes des provinces germaniques essuyèrent

(1) Cicéron, leg. agrar., II, 12. Philippic. , II. Aul. Gell., Noctes atticœ, XVI, 15 : « Colonise sicut effigies parvce simulacra- que populi romani . » Cf. Végèce, I, 21 : « Si recte constitula sunt castra, milites quasi armalam civitatem videntur secum portare. » Tacite, XIV, 27 : Festus, ad verbum Municipium. Heineccius, Anti- quit. roman., 1, 124 et suiv. De Savigny, Histoire du droit romain, t. i. Guizot, Essai sur rhistoire de France. DeChampagny, Tableau du monde romain, i.

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tous les orages de l'invasion : elles perdirent leurs monuments, leurs temples, et ces théâtres dont elles aimaient les jeux; elles ne perdirent jamais le souvenir de leurs libertés. Au onzième siècle, Ratisbonne conservait sa vieille enceinte, qu'on appelait Tiburtine, du nom de Tibère, son fonda- teur ; on y connaissait des citoyens vivant sous la loi rom.aine, et certaineo mesures d'intérêt géné- ral étaient prises de concert par le sénat et le peu- ple. Cologne, de son côté, garda sa curie, qui fut appelée « la corporation des puissants » Richer- sechheit)^ et qui tirait de son sein les bourgmestres, successeurs des duumvirs, investis comme eux d'une autorité judiciaire et administrative. D'au- tres villes n'avaient qu'un reste de leurs anciennes franchises ; mais c'était assez pour faire l'envie des populations soumises au régime féodal. En 993, les instances de l'impératrice Adélaïde auprès de son petit-fils Otton III obtinrent aux habitants de Selz le bienfait de la liberté romaine. Au commence- ment du douzième siècle, Strasbourg et Fribourg, en Brisgau, avaient des consuls (1).

(i) Les colonies de Cologne (Colonia Agrippina) , de Xanlen (Colonia Trajana), de Trêves (Augusta Treverorum), de Bâle (Au- giista Rauracorum), d'Augsbourg (Augusta Vindelicorum), de Salz- bourg (Juvavia) , de Wells (Ovilabis) , étaient les seules que l'on connût en Allemagne, jusqu'à ce que M. le chanoine Jaumann retrouvât l'antique colonie de Sumlocene, aujourd'hui Rottemburg sur le Neckar. Rien n'est plus complet que ce benu travail [Colonia Sumlocene, Stuttgard, 1840), une ville tout entière est pour ainsi dire rccoiislruile avec quelques inscriptions. Sur la consli

LA CIVILISATIUiN UUMAIM:: CHEZ LES GERMAINS. 3 5

Ainsi la liberté comme l'aulorité devait porter le sceau de Rome pour contenter les peuples. Le nom romain était chez eux la marque de tout ce qu'il y avait de plus légitime et de plus durable. Voilà pourquoi on les voit recueillir avec tant de sollici- tude les souvenirs de ces maîtres du monde, dont ils se croyaient les héritiers. Il y avait peu de vieilles villes qui n'attachassent leur noblesse à quelque tour bâtie par Drusus, à quelque palais de Constantin. Le panégyrique de saint Annon, écrit vers l'an 1100, rappelle avec orgueil l'origine la- line des cités de Cologne, Mayence, Worms, Spire ; il attribue la fondation de Metz à Metzius, compa- gnon de César, et célèbre les travaux des Romains, qui firent de Trêves un lieu si fort, a Ils y cons- a 1/ruisirent en pierres, continue le poëte, un con-

tution des villes crAllemagne, j'ai consulté le savant mémoire d'Eiclihorn, Ueher d. Ursprung d. stœdtl. Verfassung, et Dœnni- ges, das deutsche Staatsrecht, p. 247. Gemeiner [Ursprung der Stadt Regenshurg) cite les passages suivants de la lettre d'un prê- tre anonyme, ad Reginwartum abhatem, vers Tan 1056 : « Ibi (Ratisbonne) urbs antiqua a Tiberio quondam Augusto munitissimis mosniis inter mellitos, ut sic dictum sit, rivulos et flumina satis pinguissima constructa, quse antiquitus Tiburtina dicta fuerat... Tune plebs urbis et senatus pia erga palronum et doctorem suum devotione fervens muros urbis occidentali parte deposuit. » Pour Cologne, le plus ancien document est un arbitrage entre le burgrave et le magistrat archiépiscopal (Vogt), en date de Tannée H69, l'on trouve mentionnés les « magistri civium, scabini colonienses, et officiati de Rycherzeggede. » Cf. Vita sanctœ Adelheid., par Odon de Cluny : « Ànte duodecimmn circiter annum obitus sui, in loco qui dicitur Salsa, urbem decrevit fieri sub libertate romana. » Nous avons en effet le décret qu'Adélaïde obtint de son petit-fils OttonlII en 993 : Ap. Schœpflin, Alsat. dipl., t. I.

346 CHAPITRE VI.

a duit souterrain par ils envoyaient jusqu'à Golo- c( gne, autant de vin qu'en voulaient les capitaines ce de la ville : car leur puissance était très-grande. » Ce trait me frappe, parce qu'il est fabuleux et tri- vial, par conséquent populaire ; parce que j'y recon- nais l'opiniâtreté d'une tradition qui entretenait les peuples dans une grande opinion d'eux-mêmes. Sous ces fables, il y avait des libertés ; le jour vint elles s'en dégagèrent, elles éclatèrent dans les villes du Rhin, grandirent avec la ligue han- séatique, et fondèrent en Allemagne la puissance du tiers état (1).

Les écoles. Dcs institutious si complètes et si durables ne ten- daient cependant qu'à soumettre les volontés : il fal- lait encore gouverner les intelligences. Les Romains y avaient pourvu par l'établissement des écoles pu- bliques. Ce ftit un trait de leur génie d'avoir reconnu de bonne heure ce que peuvent les lettres pour trou- bler ou pour servir les sociétés, et d'avoir fait de

(1) Panegyric. S. Annon. Schiller, Thesaur., l, et Wackerna- gel, D. Lesehuch, p. 184.

Metze stifte ein Caesaris man Mezius geheizan. Triere was ein burg ait : Si cierti Rômere gewalt. Uannin man unter dir erdin Den win santi verri Mit steinin ririnin Den herrin al ci minnin Die ci Kolne wârin sedilliaft Vili michili was diu iri craft.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 347

renseignement une fonction au lieu d'une indus- trie, en lui donnant des privilèges, une dotation, et en même temps des règles. A l'exemple de Rome^ chaque colonie eut ses maîtres de rhétorique et de grammaire, rétribués, honorés, et chargés pour ainsi dire de la police des esprits. On peut croire que les villes de la frontière germanique ne furent pas les dernières à ouvrir leurs écoles, puisqu'on voit celle de Xanten (colonia Trajanà) détruite par un incendie, et rétablie par la libéralité deMarc-Au- rèle et de Yérus. Plus tard, quand les successeurs de Dioclétien cherchent à ressembler les forces dé- faillantes de l'empire, ils ne négligent rien pour relever l'autorité de l'enseignement et pour en éten- dre l'action. Une constitution de Gratien suppose que toutes les grandes cités de la Gaule avaient des grammairiens et des rhéteurs qui professaient les lettres grecques et latines. Les villes qui portent le titre de métropoles sont autorisées à choisir ceux qu'elles veulent appeler à l'honneur de l'enseigne- ment public. Mais le salaire des professeurs ne res- tera pas à la discrétion des sénats municipaux : le rhéteur recevra « vingt-quatre annones, » c'est-à- dire autant de fois la ration d'un soldat ; et le gram- mairien douze. Trêves, cette capitale du Nord, aura des chaires plus opulentes : le rhéteur y tou- chera trente annones, le grammairien latin, vingt : on en donnera douze au grammairien grec, si l'on en peut trouver un qui soit digne de ce titre. D'au*

348 CHAPITRE YI.

très mesures achèvent de régler la condition des professeurs en les exemptant de la tutelle, du ser- vice militaire, et de toutes les charges qui peuvent atteindre leurs personnes ou leurs biens. Toute vexation contre eux est punie d'une amende de cent mille pièces d'argent; et, par une disposition éclate bien la dureté des mœurs païennes, si l'un d'eux reçoit quelque injure d'un esclave, il a droit d'exiger que le coupable soit battu de verges sous ses yeux (1).

Si l'on veut pénétrer dans ces écoles privilégiées et voir -quel genre de services leur valait tant de faveurs, on doit reconnaître l'étendue que les an- ciens donnaient à ces deux arts, singulièrement restreints chez les modernes, la grammaire et la

(1) Pighius, Hercul. prodic, p. 77, mentionne la table de mar- bre qui attestait la libéralité de Marc-Aurèle et de Vérus en faveur de l'école de Colonia Trajana. Code Théodosien, lib. Xlll, tit. m, 1. 2 : « Imppp. Valens; Gratianus et Valentinianus AAA, Antonio Pf. P. Galliarum. Per omnem diocesim commissam magni- ficentiae tuœ, frequentissimis in civitatibus quœ pollent et eminent claritudine prseceptorum, optimi quique erudiendae praesideant ju- ventuti, rlietores loquimur et grammaticos, atticse romanseque doc- tringe. Quorum oratibus XXIV annonarum e fisco emolumenta do- nentur , grammaticis latino vel grseco XII annonarum deduclior paulo numerus ex more prsesteiur : ut singulis urbibus quse melro- poleis nuncupantur, nobilium professorum electio celebretur, nec vero judicamus liberum ut sit cuique clvitati suos doctores et magis- tros placito sihi juvare compendio. Triverorum vel maximse civitati ubcrius aliquid putavimus deferendum : rhetori ut triginta, item viginti grammatico latino, grseco etiam, si qui dignus reperiri po- tuerit, XII pryebeantur annonae, Dat. X kalend. jun. Yalente V et Valentiniano AA Goss. (576). » Cf. 1. I, b. t. : « Servus eis si iujuriam fecerit, flagellis debeat a suo domino vcrberari coram eo cui fecerit injuriam. » Cf. I, 5, h. t.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 549

rhétorique. La charge des grammairiens était de lire et d'interpréter les poètes. Il fallait d'abord qu'ils suppléassent par la publicité de leurs lec- tures à l'insuffisance des manucrits ; qu'ils main- tinssent la pureté des textes, compromise parles copistes ; qu'ils défendissent chaque vers contre l'oubli, chaque page contre l'interpolation. Ils avaient ensuite à dégager le sens des passages diffi- ciles, et de tous ceux auxquels ils aimaient à prêter une obscurité mystérieuse. La poésie était pour eux comme le dernier écho d'une science primitive longtemps réservée aux prêtres, qui embrassait la théologie, le droit sacré, les commencements de l'histoire, les lois de la nature. Ils trouvaient dans l'Iliade et l'Enéide toute la physique et toute la morale. Une telle façon de commenler avait ses abus ; elle avait aussi le mérite de rattacher à des textes impérissables un nombre infini de connais- sances qui pouvaient périr, qui pénétraient ainsi dans la foule et arrivaient à la postérité. Les fonc- tions des rhéteurs n'étaient pas moins considérables. Ils conservaient la tradition de cette longue suite d'hommes éloquents qui avaient fait non-seulement l'ornement de Rome, mais sa force. En instruisant l'orateur, ils faisaient profession de former l'homme entier, par la pratique du raisonnement, par l'é- tude des passions, par l'amendement des mœurs. Sans doute ces prétentions étaient mal soutenues, quand l'enseignement aboutissait à des exercices

350 CHAPITRE VI.

de déclamation, à des discours impossibles sur des sujets supposés: quand, par exemple, pour la mil- lième fois il fallait exhorter Agamemnon à ne point tuer sa fille, ou faire plaider Ajax contre Ulysse. Les harangueurs formés à de pareilles leçons n'en sortaient que pour patroner humblement les causes des provinciaux au tribunal du gouverneur, ou pour adresser de pompeux panégyriques aux prin- ces, qu'ils ne manquaient pas de mettre vivants au rang des dieux. Cependant c'était beaucoup d'avoir conservé l'habitude de la parole publi- que, de l'honorer comme une ancienne puissance, de naturaliser, parmi des populations différentes d'origine, d'usages et de dialectes, la langue latine, qui devait faire d'abord le lien de l'em- pire, et, après la chute de l'empire, l'unité de rOccident.

L'école de Trêves avec ses prérogatives devait attirer les maîtres les plus exercés de la Gaule. Ses grammairiens siégeaient six heures par jour au pupitre des lectures publiques ; on les comparait à Gratès et à Yarron, c'est-à-dire à ce que l'anti- quité avait eu de plus savant. L'un d'eux, Harmo- nius, qui réunissait le culte des muses grecques et latines, avait tenté de restituer le texte mutilé d'Homère, en marquant d'un signe les vers inter- polés. La présence des empereurs encourageait l'é- loquence mercenaire, mais laborieuse des pané- gyristes, dont nous avons plusieurs discours. On

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 351

déteste la lâcheté de leurs flatteries, mais on s'in- téresse aux efforts de ces étrangers, lorsqu'ils se reconnaissent si inférieurs aux Romains, lorsqu'ils mettent tant d'opiniâtreté à imiter des modèles qui les humilient, mais qui les excitent, et finissent par leur faire trouver une sorte de verve et d'éclat. Jamais Trêves n'avait vu les lettres entourées de plus d'honneurs qu'à l'époque le rhéteur Au- sone, appelé dans cette ville pour présider à l'édu- cation du jeune Gratien, fut successivement élevé aux titres de comte, de questeur, de préfet du pré- toire, et reçut enfin, en 365, les insignes du con- sulat. C'est pendant ce long séjour qu'il composa un grand nombre de poëmes, passe-temps frivoles d'une cour qui se piquait de bel esprit. Mais il faut distinguer l'idylle de la Moselle, la meilleure peut- être de ses compositions, tout inspirée de la beauté de cette Rome du Nord, il avait passé des jours si doux. Il se représente suivant d'abord les dé- tours du fleuve verdoyant et silencieux ; il décrit la limpidité des eaux, les tribus innombrables de poissons qui les habitent, les coteaux couronnés de vignes, aux pieds desquels les Faunes et les Naïades mènent leurs danses loin du regard des hommes. Cependant les approches de la cité s'annoncent par l'affluence des barques chargées qui portent le com- merce de toute la terre, par les villas suspendues aux deux rives avec leurs portiques, leurs piscines et leurs jardins. Enfin se déploient sur la colline

552 CHAPITRE VI.

les larges murs qui ceignent la cité impériale. Le poëte admire la grandeur des édifices, les greniers qui nourrissent les légions, l'éclat de la noblesse, l'humeur belliqueuse du peuple. Mais surlout il exalte cette éloquence rivale du génie latin, ces hommes versés dans les lois, puissants par la pa- role, qui occupent la chaire de Quintilien au mi- lieu des acclamations d'une école encombrée, ou qui en sortent pour devenir l'appui des accusés, l'honneur du sénat municipal, et quelquefois pour revêtir les premières dignités de l'empire. Il finit en accompagnant la Moselle jusqu'au Rhin, et en s'assurant que les eaux réunies des deux fleuves tiennent à distance les barbares intimi- dés. Ce petit ouvrage a de la grâce et de la dou- ceur : mais ce qui m'arrête, c'est le spectacle d'une civilisation si élégante parmi des popula- tions germaniques, c'est la culture des lettres poussée jusqu'aux derniers raffinements sur une terre si menacée, et le calme enfin de ce poëte qui laisse aller sa barque au courant du fleuve, sans autre inquiétude que de construire des vers ingénieux, qu'un auditoire choisi applaudira le lendemain (1).

(1) Quednow, Beschreibung der Alterthûmer in Trier. Ausone, Epist. XVII, ad Ursulum , grammaticum. Trevirorum, en lui en- voyant six pièces d'or : « Quotque doces horis, quoique domi rési- des. » Il fait l'éloge du grammairien Harmonius :

Harmonie, quem Claranus, quem Scaurus et Asper, Quem sibi conferret Yarro priorque Crates ;

LA CIVILISATION ROMAIJNE CHIiZ LES GERMAINS. 553

Un siècle après, Trêves, saccagée cinq fois par les barbares, n'avait plus que des ruines. Mais au milieu de ces ruines jaillissait encore, selon l'ex- pression de Sidoine Apollinaire, « la fontaine de c( l'ancienne éloquence. Les lois de Rome étaient (.( tombées, l'autorité de sa langue ne chancelait c< pas. » L'école archiépiscopale avait succédé à celle des grammairiens et des rhéteurs. Les lettres y trouvèrent un asile pendant les orages du sixième et du septième siècle ; elles y refleurirent sous Charlemagne, quand Alcuin, écrivant à Rigbod, archevêque de Trêves, lui reprochait amicalement de savoir par cŒîur les douze livres de l'Enéide mieux que les quatre Evangiles. En môme temps, on voit commencer dans la même ville les deux écoles monastiques de saint Maximin et de saint Matthias, dont les disciples composèrent des traités de poétique, de musique, d'astronomie. La cité chrétienne ne voulait rien perdre de sa vieille gloire ; elle montrait avec orgueil l'épitaphe de son prétendu fondateur Trebelas : on y lisait comment ce fils de Ninus, roi de Babylone, persécuté par sa

Quique sacri lacerurn collegit corpus Homeri,

Quique nolas spuriis versibus opposuit : Cecropiae commune decus latiaeque camœnœ...

Idem, Ordo nohilium urbium, k. Mosella, 399 :

Leguinque catos, fandique potentes

Praesidium sublime reis ; quos curia summos Municipum vidit proceres, propriumque senatum; Quos priEtextati celebris lacundia ludi Contulit ad veleris praeconia Quintiliani.

Cf. Ampère, Histoire liltérairede la France, t. I, 254.

554

CHAPITRE Yl.

mère Sémiramis, était venii chercher un refuge et bâtir une ville chez les Germains. Cette fable sem- ble contemporaine de ceiles qui dès le quatrième siècle faisaient remonter aux héros du siège de Troie les origines des principales villes de la Gaule. Et en même temps il semble qu'on entende un der- nier écho des temps païens, dans cette chanson la- tine que les gens de Trêves répétaient encore au treizième siècle, et qui s'accorde bien avec la fable de l'aqueduc construit pour conduire le vin de Trê- ves aux réservoirs de Cologne :

« Trevir metropolis, Urbs amœnissima Quae Bacchum recolis, Baccho gratissima, Da tuis incolis Vina fortissima. »

« Trêves la métropole, aimable cité qui honores Bacchus, et que Bacchus chérit, donne à tes habitants les vins les plus forts (1). »

(1) Sidon, Apollinar., ad Arbogastem , comitem Trevirorum. « Quirinalis fonte facundise potor Mosellœ , Tiberim ructas ; sic Barbarorum familiaris, quod nescius barbarismorum, par ducibus antiquis lingua manuque. Quo vel incolumi vel pérorante , etsi ad liniitem ipsum jura latina ceciderunt, verba non titubant. » Alcuin, ad Righod, archiep. Trevir.: « Utinam evangelia IV, non ^nei- des XII, pectus compleant tuum ! » Gotfried de Vilerbe, Pan- théon, III, raconte Fhistoire de Trebetas et donne l'épitaphe conser- vée au treizième siècle :

Nini Sémiramis quae lanto conjuge felix Plurima possedit, sed plura prioribus addit, Non contenta suis, nec tolis fmibus orbis, Expulit a patrio privignum Trebeta regno, Insignem profugus Treverûm qui condidit urbem.

Cf. Hontheim, Historia trevir ensis diplomatica. La chanson latine sur Trêves a été publiée par Docen, Miscellan., Il, 192.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 355

Il serait facile de reconnaître les traces d'une culture semblable sur toute la ligne du Rhin. On pourrait ciler à Cologne une inscription païenne en vers latins, une autre à Bonn en vers grecs ; à Rot- lenbourg, deux pierres monumentales dédiées aux muses de la tragédie et de la comédie. Plus tard, on verrait les méthodes des écoles romaines perpé- tuées dans les monastères. La grammaire y com- prenait encore la lecture des poètes interprétés à la manière des anciens. La rhétorique n'avait pas re- noncé aux plaidoiries simulées, aux combats ora- toires qui mettaient en œuvre toutes les armes de la parole. N'accusez pas la stérilité de cet ensei- gnement. Vous verrez sortir de l'école latine de Saint-Gall les premiers écrivains de la prose alle- mande, et ce sera une terre romaine, la terre de Souabe, conquise, colonisée, fécondée par les La- tins, qui portera la première génération des Min- nesinger (1).

Il reste à considérer si la civilisation romaine si

la civilisation

s'arrêta aux colons italiens ou gaulois qu'elle éta- eurp'^is^^sur

les Germains.

{!) Lersch, Central Muséum Rheinlœndischer Inschriften, Co- logne. Inscription 59' :

Optaeio nomen sis natum carminé tristi Nomen dulce suis lamentabile sempcr, Optatus genitur {sic) et mater Nemesia deflet.

Bonn, Inscription 4* :

©soaaXoveuYi p.oi irarpi? eTirXaTO. OîJvou,' "XX-fi (jt,oi.

Cf. Jaymann, Colonia Sumlocene , planches 7 et 8, bas-relief re- présentant les deux muses de la tragédie et de la comédie.

356 CHAPITRE VI.

blissait dans les provinces du Nord, ou si elle eut prise enfin sur les peuples germaniques ; si elle ne fut pour eux qu'un spectacle, ou si elle devint un bienfait.

On a déjà vu comment les Germains conser- vaient, au milieu de tous les désordres de la bar- barie, tous les instincts de la civilisation : ratta- chement à la terre, aux coutumes, aux traditions antiques. Il semblait qu'ils se souvinssent d'une société plus parfaite dont ils auraient été séparés pour un temps, et qu'ils devaient retrouver un jour. Il ne faut donc pas s'étonner de l'attrait qui poussait plusieurs peuples de cette race vers le monde romain, vers le Midi, ils croyaient voir le séjour de leurs dieux. Ainsi les Gimbres et les Teutons, en pénétrant dans les Gaules, avaient en- voyé à Rome une ambassade pour obtenir « que le « peuple de Mars leur accordât des terres à titre de c( solde, et les prît à son service. » Après leur dé- faite, leurs femmes, retranchées derrière les cha- riots du camp, offraient encore de se rendre, si l'on consentait à les admettre au nombre des prê- tresses romaines. Ce n'était donc pas seulement la fécondité des champs qui frappait les barbares, c'était aussi la majesté des institutions. Gomment les adorateurs d'Odin et de Thor n'auraient-ils pas été tentés de reconnaître leurs divinités belliqueu- ses dans ces empereurs qu'ils voyaient entourés d'une pompe religieuse et militaire, recevant les

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 357

honneurs divins, traînant à leur suite tout ce que les fables du Nord promettaient aux habitants de la A'alhalla : le vin, l'or, les combats de gladiateurs? Quand Tibère traversa la Germanie et campa au bord de l'Elbe, on raconte que, du milieu des ban- des ennemies qui couvraient l'autre rive, un vieux chef se détacha ; il se jeta seul dans un canot d'é- corce, passa le fleuve et demanda à voir de près celui qu'on nommait César. Puis, l'ayant contem- plé en silence, il se retira en déclarant que ce jour était le plus glorieux de sa vie ; « car jusqu'ici, disait-il, j'avais entendu parler des dieux; aujour- d'hui je les ai vus ! » L'admiration qui avait saisi ces hommes impétueux les entraînait à la suite des armées, elle les conduisait à visiter la ville impé- riale, elle les poussait à l'imitation des mœurs ro- maines. Un noble marcoman appelé Marobaud, après avoir passé plusieurs années auprès d'Au- guste, retourna chez son peuple, s'en rendit maître j usqu'au point de le transplanter dans le bassin de la Bohême, dont les montagnes devaient lui ser- vir de remparts, se bâtit un palais et une ville, il attira par ses bienfaits les marchands et les ou- vriers des provinces limitrophes, se forma une ar- mée de soixante et quatorze mille hommes qu'il soumit à la discipline des légions; et, s'attachant par des alliances les nations voisines, il avoua le dessein de fonder un empire germanique. Ses su- jels le détrônèrent, mais sa pensée lui survécut.

358 CHAPITRE VI.

Ce fut celle de Théodoric et de Gharlemagne (1). Les Germains Si les hommes du Nord se sentaient attirés vers Rome, il semble d'abord qu'ils y trouvaient peu d'accueil. Les premiers Germains qu'on y vit furent probablement ceux que Marcellus traînait à sa suite chargés de fers, lorsque, en l'an 188 avant J.-C, il triompha des Insubriens et de plusieurs tribus germaniques. Après la victoire de Marius, des troupeaux de prisonniers teutons furent vendus à l'encan sur le Forum. Mais il était dans les des- tinées de Rome que ses institutions les plus malfai- santes tournassent au bien futur du genre humain. Aucune nation ne fît plus d'esclaves, mais aucune ne donna plus d'étendue au bienfait de l'affran- chissement. Longtemps il dépendit du père de fa- mille, dans sa toute-puissance domestique, non- seulement de rendre libres ceux qui l'avaient servi, mais de les rendre en même temps citoyens. Ces vaincus d'hier, initiés par la servitude aux mœurs des Romains, entraient tout à coup en possession de la liberté, de l'égalité, de la souveraineté. Ils avaient leur banc au théâtre, souvent leurs exclamations barbares offensèrent les oreilles dé- licates des hommes lettrés ; ils portaient leurs suf- frages aux comices et formaient cette multitude orageuse qui disposait des destinées du monde.

(1) Velleius Patercul. , II, 106, 107 : « Sed ego beneficio ac permissutuo, Caosar, quos ante audiebam, hodie vidi deos; nec fe- liciorem uUum vitae meœ, aut optavi aut sensi diem. » Idem, ibid., 108, 109, 110. Tacite Annal, II, 26, 46, 62, 63.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 559

C'est ce que Scipion savait bien, lorsque, interpel- lant du haut de la tribune la plèbe ameutée : ce Je « vous ai amenés ici les mains liées derrière le dos, « s'écriait-il ; vous ne me ferez pas peur, parce « qu'on vous a déchaînés. » Auguste s'effraya de cette invasion d'esclaves ; il mit à leur liberté des restrictions et des obstacles. Cependant il n'empê- cha pas l'empire d'être gouverné par des affran- chis, c'est-à-dire par des barbares. En même temps les guerres de Germanie jetaient chaque année des milliers de prisonniers sur les marchés de la Gaule. Les panégyristes des empereurs ne se lassent pas de vanter ces expéditions, à la suite desquelles les places publiques de Trêves et de Cologne étaient encombrées de captifs à vil prix. Ils aiment à montrer ces troupes de Francs, d'Alemans, de Saxbns, entassés sous les portiques; les hommes frémissant de leur impuissance ; les femmes re- prochant à leurs époux et à leurs fils les chaînes qu'elles portent ; les familles entières adjugées au Gaulois désœuvré, qui les envoie cultiver ses champs en friche. Ils ne prévoient pas que ces es- claves auxquels on livre les terres en deviendront un jour les maîtres par l'affranchissement ou par la révolte, et que tôt ou tard la puissance finira par se ranger du côté du travail (1).

(1) Le plus ancien monument paraisse le nom des Germains est le texte suivant, tiré des fastes capitolins, ad annum 551 ; « M. Glaudius, M. F. M. N. Marcellus, ces. de Galleis Insubribus et

360 CHAPITRE YI.

Les Germains La servltiide fût (lonc le premier noviciat des

colonisés ^

Tei'tmlïre! (j^^rmains. Mais Rome devait les élever jusqu'à elle par une autre voie moins humiliante et plus sûre. La ville éternelle avait commencé par être un asile : selon une ancienne tradition, chacun des nouveaux sujets de Romulus avait apporter avec lui une poignée de sa terre natale, pour la déposer dans une fosse qu'on appela le Monde. Ce rit ex- prime bien la politique romaine, qui s'emparait du monde en l'incorporant à l'empire. Gomme à l'époque des rois la cité s'était agrandie pour rece- voir dans ses murs les Sabins, les Albains, les Etrusques; ainsi les premiers empereurs reculèrent la frontière pour y envelopper les nations mêmes qui la menaçaient. Ils ne se bornèrent pas à tolé- rer sur le territoire conquis ce que César y avait trouvé de peuplades germaniques; ils reçurent celles qui, pressées par leurs ennemis ou séduites par un climat plus doux, sollicitaient l'hospitalilé de Rome en offrant d'obéir à ses lois. Dès le temps d'Auguste, de Tibère et de Claude, les Ubiens, les Sicambres, au nombre de quarante mille, les Bata- ves, les Frisons furent établis sur les bords du

Germaneis. K. Mart. isqiie spolia op. rettulit duce hostium Vir. Clastid. » Claud. Mamertin., Panegyric. Maximian. : « Totis porticibus civitatuin sedere captiva agmina barbarorum, viros atto- nita feritate trépidantes, respicientes anus ignaviam filiorum, nup- tas maritorum copulatas vinculis, pueros ac puellas familiari mur- mure blandientes, atque hos omnes provincialibus vestris ad obse- quium distributos , donec ad destinâtes sibi cultus solitudinum ducerentur. »

LA CIVILISATIOrs HOMAINÊ CHEZ LES GERMAINS. 561

Rhin, dont ils formèrent la garde. Ces transfuges de la barbarie ne la regrettaient pas. Quand la révolte Civilis mit en feules bords du Rhin, les Germains du territoire de Cologne repoussèrent les trois propositions qu'on leur fit de raser les murs de la ville, d'égorger les habitants romains, et de retourner à la vie errante de leurs aïeux. Marc- Aurèle poursuivit le dessein de ses prédécesseurs, et plus tard Claude II, Aurélien, Probus, le com- plotèrent en transportant sur la rive droite du Da- nube une multitude innombrable de Marcomans, de Goths, de Vandales, et en une seule fois cent mille Rastarnes. Rientôt les provinces du Nord fu- rent couvertes de Germains. Us devinrent assez nombreux pour occuper l'attention du législateur, l.es constitutions impériales^ les désignent par le nom de Lseti, je reconnais l'allemand Leute^ c'est-à-dire gens de guerre : elles en font les co- lons militaires, qui n'occupent le sol qu'à charge de le défendre. C'est à ce titre que Maximilien, Constance Chlore et Julien introduisent de nouvel- les colonies d'Alemans et de Francs, depuis l'em- bouchure du Rhin jusqu'à ses sources. On voit bientôt les Lxti fixés au cœur même de la Gaule, à Paris, à Rayeux, à Coutances, à Poitiers. Yalen- tinien leur ouvre l'Italie, et leur donne des champs fertiles au bord du Pô. Rien ne semblait plus sage que de repeupler ainsi des contrées épuisées, de donner des bras à la terre, et à l'empire des sol-

ÉT. GERM. I. 2 4

362

CHAPITRE VI.

dats qui lui coûtaient peu. Mais le résultat princi- pal et probablement le moins calculé, ce fut que les barbares trouvèrent sur la frontière romaine un point d'appui pour résister à l'entraînement des peuples nomades, dont ils se détachaient. Ils y trouvèrent des postes qu'on ne désertait pas im- punément, des demeures fixes, des populations sédentaires, et enfin toutes les habitudes de stabi- lité qui sont les commencements de la civilisa- tion (1).

Los Germains II fallait déjà bcaucoup d'effort pour fixer les

dans l'armée ni t-t n

romaine, barbarcs; nome nt plus : elle les disciplma. Ce ne

(1) Plutarque, in Romulo. Tacite, Annal., XI, 19 : « Natio Fri- siorum datis obsidibus consedit apud agros a Corhulone descriptos. Idem senatum, magistratus, leges imposait. » On reconnaît bien ici un commencement de civilisation romaine. Idem, Ibid., XII, 27, 30; Germania, 28; Histor., IV, 64, 65. Suétone, in Tiherio, 9. Eutrope, VII, 5. Trebellius Pollio, in Claudio, II; Vopisciis, in Au- reliano, in Probo : n Centum millia Bastarnarum in solo romano constituit. » Ammien Marcellin, XXVIII : « Alemannos..., Theodo- sius... pluribus cœsis quoscumque cœpit, ad Italiam jussu principis misit, ubi, infertilibus agris acceptis, jam tributarii circumcolunt Padum. » Sm^ les Lœti : Eumène, Panegyr. Constant. Chlor . : « Nerviorum et Trevirorum arva jacentia Lsetus postliminio restitu- tus et receptus in leges Francus excoluit. » Cf. Zosime, II, 54. km- mien, \, S, Notitia dignitatumiinperii. Code Théodosien, libXIIl, 2, 9,4, 9. Les Lseii sont les mêmes que lesGentiles. Code Théo- dosien, lib. VII, 15, 1 : « Terrarum spatia quae gentilibus propter curam munitionemque limitis atque fossati humana fuerint provi- sione concessa... » Voyez sur ce point Pardessus, Quatrième Dis- sertation sur la loi salique. Guérard, Polyptique dlrminon. Je me range à l'opinion de M. Guérard, en m'écartant à regret de celle de J. Griram, qui fait venir le mot Lœtus de la racine teutonique Las, désignant le serf attaché à la glèbe (Deutsche Reclits-Alterthiimer , p. 305). Il ne me semble point naturel que des gens de guerre aient été nommés d'un nom déshonorant, et qui ne convenait qu'à une classe d'hommes désarmés.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. M

fut point, comme on l'a souvent dit, un signe de décadence, une nécessité de l'empire en détresse : c'était une tradition des plus glorieux siècles de la république, de se faire servir par ses ennemis, et d'enrôler sous les aigles romaines un grand nombre d'auxiliaires étrangers. César, qui reconnut de bonne heure les qualités militaires des Germains, avait levé parmi eux des cohortes d'élite : leur charge impétueuse décida la victoire de Pharsale. Dès lors l'histoire de l'empire n'a pas de scènes ils ne trouvent leur rôle. Ils combattent à Philip- pes : ils forment la garde favorite d'Auguste et de ses successeurs. Ils suivent Drusus et Tibère dans la haute Germanie, Claude en Bretagne. Quand Vitel- lius, proclamé à Cologne, descendit en Italie, on rapporte qu'il traînait après lui une nuée de barba- res. Une prêtresse de leur pays les excitait par ses prédictions. Leurs habits de peau, leurs lances gi- gantesques, effrayèrent les Romains qui se crurent livrés au pillage. Cependant tous les empereurs, bons et mauvais, estimèrent les services de ces hommes farouches, mais simples, qui résistaient à la corruption. Je retrouve les Germains à la solde de Marc-Aurèle, de Caracalla, de Yalérien, de Gal- lien, d'Aurélien, de Probus, de Dioclétien. Qua- rante mille Goths suivaient Constantin aux ba- tailles d'Andrinople et de Chalcédoine, il ren- versa en la personne de Licinius les dernières es- pérances de l'idolâtrie : le règne des barbares com-

5G4 CHAPITRE VI.

mence avec celui du christianisme. En effet, à partir de cette époque, les troupes germaniques font toute la force de l'empire; par conséquent elles décident de ses destinées. Mais on n'a pas assez remarqué par quels degrés elles arrivent à cette puissance. Il y a d'abord les alliés {fœderati)^ les rois et les peuples qui prennent le titre d'amis des Romains, qui se mettent au service des empe- reurs, mais pour un temps et sous des réserves éclate encore le vieil instinct de l'indépendance. Ainsi les auxiliaires recrutés en Germanie par Ju- lien avaient décidé qu'ils ne passeraient point les Alpes. Il y a les colons militaires {Ixti) attachés à la défense du sol qu'ils occupent; mais le lien qui les assujettit les protège en même temps; et leur engagement a les mêmes limites que leur terri- toire. Enfin l'élite des alliés et des colons passe dans les cadres de l'armée régulière. La Notice des dignités de l'empire nomme des légions de Ger- mains, des cohortes de Bataves et de Francs Sa- liens, des escadrons de Goths et de Marcomans. On les trouve à tous les avant- postes, en Afrique, en Phénicie, en Arabie, et jusque sur la frontière de Perse. Sans doute les légions n'avaient plus rien de leur ancienne constitution, qui en faisait autant de cités belliqueuses avec leurs lois, leurs magis- trats, leurs sacrifices : de six mille hommes elles étaient réduites à quinze cents. La discipline y avait diminué comme le nombre. Elles conser-

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 565

valent cependant tout ce qui restait de cet art de la guerre, dont les Romains avaient été les maî- tres. La rég^ularité de leurs exercices faisait l'ad- miration et le désespoir de leurs ennemis; et les camps, si relâchés qu'ils parussent, étaient encore des écoles les recrues barbares appre- naient à connaître l'union, l'ordre, l'obéissance, c'est-à-dire toutes les conditions de la société po- licée (1).

(1) Dès l'an de Rome 698, on voit une garnison de Gaulois et de Germains dans la ville égyptienne d'Alexandrie , Csesar, Bell, civ., III, 7. Sur les services rendus par les Germains à César dans ses guerres des Gaules, voyez tout le livre VIÏ, de Bello Gallico. Suétone, in Augusto, 35,49; in Nerone, 34. Tacite , Annales, l, 50; Hist., II, 88. Le grand historien peint d'une manière admirable les barbares de l'armée de Vitellius : « Nec minus saevum specfacu- lum erant ipsi, tergis ferarum et ingentibus telis horrentes, cum tiirbam populi propter inscitiam parum vitarent. » La garde ger- main 3 subsistait encore au temps deCaracalla, qui affectait d'en por- ter le costume. Vopiscus, m Pro&o ; « AccepitprsetereaXYlmillia lyronum quos omnes per diversas provincias sparsit, ita ut numeris vel limitaneis militibus L aut LX insereret , dicens : Sentiendum esse, non videndum quum auxiliaribus barbaris Romanus juvatur. » Ammien Marcellin [Hist., XX) donne un remarquable exemple de l'engagement conditionnel des Fœderati : « Qui relictis laribus transrhenanis, sub hoc vénérant pacte , ne ducerentur ad partes unquam transalpinas. » La Notiiia dignitatum montre les Lseti déjà établis à Bayeux, à Rennes, et dans toute l'Armorique, à Poi- tiers, à Langres, à Autun, Dès ce moment, et un demi-siècle avant Ciovis, on peut dire que la ronquète de la Gaule par les Germains est achevée. Végèce atteste que les barbares s'efforçaient d'imiter la discipline romaine , 111, 40 : « Artem bellicam solam hodieque barbari jtutant esse servandam, cœtera aut in bac arte consistere, aut per banc assequi se posse confidunt. » Voyez, dans la Notitia dignitatum, la nomenclature des légions germaniques. Cf. Lehue- Tou, Histoire des Institutions mérovingiennes, t. I ; de Petigny, Étude sur Vépoque mérovingienne, t. I ; Guizot , Histoire de la civilisation en France, t. 1; Naudet, des Changements opérés dans V administration romaine.

366 CHAPITRE VI.

ns II ne restait plus que de leur en ouvrir les por- tes, et, après les avoir exercés à tous les devoirs, de les admettre à tous les droits. Gicéron soutenait déjà cette belle doctrine : « qu'il n'y avait pas de (( nation si éloignée, si étrangère, si ennemie, chez c( laquelle Rome ne pût recruter des citoyens. » César avait fait asseoir des Gaulois dans le sénat, Glaude y introduisit des Bretons et des Espagnols; chaque nation arrivait à son tour au gouvernement de l'empire ; les Germains eurent aussi leur avè- nement. Dès le premier siècle, on voit Arminius recevant l'anneau de chevalier ; des Frisons , des Ghérusques admis au droit de cité, aux comman- dements militaires, aux sacerdoces publics. Désor- mais rien n'est fermé aux hommes du Nord : ils parviendront jusqu'à la dignité impériale en la personne du Goth Maximin. A sa suite, les marches du trône se couvrent de barbares. Sous Valérien, on trouve dans les premières charges de l'armée quatre officiers, Hartmund, Haldegast, Hildemund et Gariovisc, qu'on prendrait à leurs noms pour des soldats de Glovis. Gallien engage à son service le chef des Hérules, Naulobat, et le crée consul. Constance Ghlore n'a pas de compagnon d'armes plus fidèle que le roi des Alemans Eroch, qui as- sure plus tard l'empire au jeune Constantin, en faisant déclarer pour lui les légions de Bretagne. Au quatrième siècle, on ne peut plus compter tous les Francs, les Alemans, les Goths, les Burgondes,

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 367

qui occupent les offices de la Cour ou de Tarmée impériale, comtes des domestiques, ducs des frontières, maîtres de la milice. Quelques-uns, comme Sylvanus et Magnence, se font décerner la pourpre; d'autres, comme Arbogaste et Ricimer, aiment mieux la jeter sur les épaules d'un prince de leur choix et régner en son nom. Le Vandale Stilicon, tuteur et beau-père d'Honorius, gouverne rOccident pendant quatorze ans ; et, s'il laisse éclater de temps en temps la cruauté d'un barbare, on reconnaît le génie romain à l'éclat de ses vic- toires et à l'habileté de ses négociations. Les con- temporains y furent trompés. Le poëte Glaudien célèbre le rajeunissement de l'empire sous un mi- nistre qui rappelle les temps de Brutus, de Camille et de Scipion. 11 représente les bandes d'Alaric exterminées, les Alemans soumis , les rois des Francs jetés dans les fers, les peuples du Rhin changeant le glaive en faucille, et le voyageur, à la vue des riches cultures qui couvrent les deux rives, demandant laquelle des deux est romaine. Si les succès militaires l'émeuvent , c'est qu'il y voit le triomphe de cette domination pacifique et bien- faisante que Rome étend sur le monde, « à la fa- ce veur de laquelle les vaincus deviennent citoyens, « l'étranger retrouve partout la patrie, et tous les « hommes ne forment plus qu'une même nation. c( Les arts de l'antiquité revivent avec les mêmes c( mœurs ; le génie voit s'ouvrir devant lui les

368 CHAPITRE YI.

a routes glorieuses, et les muses relèvent, leurs « têfes humiliées. » Assurément il faut beaucoup retrancher de ses louanges : mais c'était beau- coup pour un Vandale de les écouter, de les ai- mer, de les payer, et de mettre sa gloire h conti- nuer la politique de César et d'Auguste. Même dans ces jours de décadence, on ne touchait pas impunément au gouvernement d'un grand em- pire, on ne pouvait en appliquer les lois sans être frappé de leur sagesse. Les barbares ne siégeaient pas î u consistoire des princes, aux assemblées du sénat, dans les tribunaux, sans être à la fin con- vaincus, subjugués par le spectacle d'une so- ciété qui avait tant de souvenirs et tant d'espé- rances, et qui ne se crut jamais si près de deve- nir maîtresse du monde qu'au moment même elle allait périr (1).

(Ij Cicéron, pro Balbo, Xllf : « Defendo enim rem universam, nullam esse gentem ex omni regione terraruin , neque lam dissi- dentem a populo romano odio quodam atque discidio, nequo tam fide benevolenliaque conjunctam, ex qua nobis interdictum sit, ut ne quem adsciscere civem aut civitate donare possimus. » Vel- leius, II, 128 : « Arminius... assiduus militise nostrse prioris co- rnes, ètiain civitatis romanae jus equestremque consecutus gra- dum. » II faut voir dans Tacite l'histoire de ces députés frisons qui visitèrent Rome au temps de Néron , qui se conduisirent si fièrement au théâtre, et qui revinrent avec le droit de cité. An- nales, XIII, 54. Vopiscus, in Aureliano. Fragment d'une let- tre de Valcrien à Aurélien : « Tecum erit Ilartmudus, Haldegas- tes, Hildemundus, Carioviscus. » Pour les chefs germains qui jouent un rôle dans l'histoire romaine depuis Constance jusqu'à la fin de Valentinien, voyez Ammien Marcellin, passim. Je re- marque surtout (lib. XXXI) Mellobaudes, à la fois roi des Francs et comte des domestiques sous Gratien. Cf. de Petigny, t. I;

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 369

Pendant que les Germains faisaient leur éduca- Germains

^ inities

tion politique dans les nombreux emplois de la ^Yatinel'7^ hiérarchie impériale, comment auraient-ils échappé à l'enseignement littéraire qu'ils trouvaient par- tout constitué, honoré, applaudi? Stilicon n'était pas le seul qui goûtât l'encens des poètes ; au con- traire, je remarque l'empressement des principaux chefs barbares à s'entourer de rhéteurs et de grammairiens. Quand Arbogaste voulut créer un empereur, il choisit un ancien maître d'éloquence nommé Eugène, encore tout pénétré de souvenirs mythologiques, dont le premier acte fut de rétablir l'autel de la Victoire dans le sénat, et les images des dieux sur les drapeaux de l'armée. Le roi des Yisigoths, Théodoric, lit donner la pourpre au vieil Avitus, son précepteur : il ne trouvait pas que ce fût trop pour payer les leçons de droit et de poésie qu'il en avait reçues. Il se vantait d'avoir lu Yir~ gile, et d'avoir senti son humeur s'adoucir sous le charme des beaux vers (1). Les barbares lisaient

Claudien, de quarto Consulatu Honorii. De Laudibus Stiliconis, lib. I.

Ut Salius jam rura coiat, flexosque Sicambri In falcem curvent gladios, geminasque viator Cum videat ripas, quse sit romana requirat; Ut jam trans fluvium non indignanle Chaûco Pascat Belga pecus, mediumque ingressa per Albin Gallica Francorum montes armenla pererrent.

Ibid., lib.III. Dans la préface de ce livre, Claudien compare la faveur que Stilicon lui accorda à celle de Scipion pour Ennius : « Noster Scipiades Stilico. » Voyez aussi tout le livre de Bello Ge- tico.

(1) Sidoine Apollinaire, lib. 1, epist. \iii : « Student armiseunu-

570 CHAPITRE VI.

donc ; ils écrivirent, ils eurent des poètes et des orateurs. Tel fut le Franc Merobaudes, qu'on trouve, sous Yalentinien III, chargé d'un commandement en Espagne, élevé au consulat, écrivain célèbre, dont nous n'avons qu'un petit nombre de pages mutilées, mais qu'il faudrait étudier de près pour voir ce que la civilisation latine pouvait faire d'un Germain. Les contemporains eux-mêmes en furent si frappés, qu'ils élevèrent à cet homme extraor- dinaire une statue d'airain sur le forum de Trajan. L'inscription annonçait qu'on avait voulu récom- penser de la sorte « un homme d'une ancienne c( noblesse et d'une nouvelle gloire, aussi habile à « manier la plume que l'épée, dont les armes et « les vers avaient ajouté à la splendeur de l'em- c( pire. » En parcourant le peu qui reste de lui, on trouve d'abord tout ce qu'il pouvait apprendre des meilleurs maîtres de son temps. Ses vers, d'une latinité correcte, ont la coupe, l'éclat, l'harmonie, en un mot tout l'artifice du style de Claudien. Les thèmes de ses petites compositions rappellent cette

chi, litteris fœderati. » Idem, Panegyricus Avito dictus, v. 497. C'est le roi Théodoric qui parle à Avitus :

Mihi Romula dudum

Perte jura placent : parvumque ediscere jussit Ad tua verba pater, docili quo prisca Maronis Carminé moUiret Scythicos mihi pagina mores.

Ajoutez à ce tableau le Franc Baudo , élevé au consulat en 385, et S Augustin, alors rhéteur à Milan, lui récitant un panégyrique. Augustiniis, Contra Priscillianum, III, 30.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 371

poésie de cour triomphait Ausone. S'il assiste au repas de Valentinien, il épuise toute la Fable pour relever la pompe impériale. Quand l'Empe- reur fait asseoir sa sœur à ses côtés, c'est Apol'on avec Diane dans l'assemblée des dieux. Quand il paraît accompagné de l'impératrice, c'est Pélée et Thétis : l'univers ne peut attendre de leur union qu'un autre Achille. Ou bien le poëte décrit les vergers de Faustus, les longues murailles de buis taillées comme le marbre, et le bois au frais om- brage. c( qui recèle, pour le plaisir du maître, un « hiver domestique au plus fort de l'été. » Mais heureusement pour sa gloire, Merobaudes, dans son panégyrique d'Aétius, s'attaque à un sujet plus digne d'occuper les esprits : il célèbre la lutte de Rome contre la barbarie. Dans ce combat qui partageait le monde, le poëte franc n'hésite point ; il prend parti contre les barbares. Le panégyrique s'ouvre par le tableau de la paix universelle. Du Caucase et du Tanaïs jusqu'aux sources du Danube, les rois ennemis ont désarmé. Le Rhin coule sons les lois de l'Italie ; la Gaule respire, arrachée aux fureurs desGoths; et les Vandales, maîtres de l'A- frique, sollicitent l'alliance des Césars. Ce calme du monde irrite une divinité malveillante, que le poëte ne nomme pas : elle va chercher Bellone dans les montagnes de la Thrace : elle l'y trouve, confinée dans une caverne loin du regard des hommes, appuyée sur sa lance rouillée et sur son

372 CHAPITRE YI.

bouclier terni, et pleurant de ce que depuis tant d'années les peuples ne versent pins de pleurs. Elle l'excite à soulever de nouveau les nations du Nord pour les précipiter sur l'empire. « Renverse, dil- c< elle, ces nnaisons de marbre aux toits d'airain... « Qu'il n'y ait pas de murailles assez fortes pour c( arrêter tes emportements. Que Rome soit dans « l'effroi, et que ses empereurs mêmes tremblent a au bruit de tes fureurs. Chasse de la terre les c( dieux qui voulurent y recevoir l'hospitalilé ; c< porte la désolation dans les temples des divinités « romaines, et que je ne voie plus attiser sur les (( autels le feu qui fléchit Vesta. Pour moi, je péné- c( trerai secrètement dans les palais superbes; je « ferai disparaître les vieilles mœurs et les vieux ce courages ; je veux que les forts soient méprisés et Ci qu'il n'y ait plus de respect pour les justes. Que ce l'éloquence périsse avec le culte délaissé d'Apol- cc Ion; que les honneurs soient déférés aux indi- ce gnes; qu'au lieu de la vertu, le hasard tienne la c( balance des affaires; que la soif de l'or fasse ce délirer tous les esprits, et que, dans le désordre ce universel, on ne reconnaisse plus la pensée sou- ce veraine de Jupiter. » Ces menaces ont leur effet; l'empire touche à sa dernière heure, quand les vœux réunis du sénat et du peuple forcent Aétius a sauver le monde. Le poëte décrit avec admira- tion les victoires de ce grand homme sur les peu- ples teutoniques. La vue des champs de bataille

LA CIVILISATION ROiMAlNE CHEZ LES GEIiMAINS. 375

ranime, et lui rappelle les combats de César, le dévouement des Fabius, el Décius qui abrégea glo- rieusement ses jours. Et lorsque, las de ces pein- tures sanglantes, il veut louer les traités conclus par son héros, il retrouve toutes les images de l'antiquité pour célébrer les bienfaits de la paix, « qui fait le salut de l'univers et le nœud des élé- ments, qui fonde les cités, donne des lois aux nations, et qui a porté le nom de Numa aussi haut que celui de Romulus. » Rien n'est plus in- structif que Terreur de ce Franc, de ce contem- porain de Mérovée, qui, au moment du triomphe de ses frères barbares, s'attache avec tant d'illu- sion, avec tant d'opiniâtreté, aux dieux, aux in- stitutions, aux souvenirs héroïques du monde ro- main. Quel travail prodigieux ne fallait-il pas pour remuer de la sorte les cœurs et les esprits, et pour y enraciner en quelques années toutes les opinions, toutes les passions, toutes les délicatesses d'un vieux peuple qui avait douze cents ans de culture (1) 1

(1) Merobaudis Reliquiœ edidit Niebuhr (Bonns, 1824). Tout indique le personnage désigné dans l'inscription trouvée au fo- rum do Trajan : « Fl. Merobaudi VS com. Se, Fl. Merobaudi, œque forti et docto viro, tam facere laudanda quam aliorum facla laudare prsecipuo. » Cf. Sidoine AppoUinaire, ad Felicem, IX, 278, 302. Voici quelques vers de Merobaudes. In viridariuni Fausti :

Priva lamque hiemem frondea tecta tenent.

Panegyricus Aetio dictus. Ce fragment compte 197 vers. Addidit hiberni famulanlia fœdera Pdicnus

374 CHAPITRE VI.

L'invasion C'est ainsi que Rome achevait ses conquêtes en

pacifique. . n / i

Germanie, et c est amsi qu'elle préparait les con- quêtes des Germains dans l'empire. Ceux qui ont écrit l'histoire des grandes invasions se sont portés, avec la curiosité de la foule, du côlé ils enten- daient le bruit des batailles ; il n'ont vu que les irruptions violentes qui, au bout de deux siècles, finirent par renverser la monarchie romaine. Ils n'ont pas assez étudié cette autre invasion pacifi- que et régulière qui dura sept cents ans, et qui poussait peu à peu les hommes du Nord jusqu'au cœur même de la civilisation. Elle se fit, pour ainsi dire, par deux portes que les lois avaient ouvertes, par l'esclavage et par le service militaire. Si les barbares entrent, ce sont les généraux victorieux, ce sont les empereurs qui les conduisent comme par la main, qui leur donnent des terres, des in- stitutions, des droits. Dès lors ils pénètrent de tous côtés dans la vie publique. Ils peuvent dire, comme

Orbis, et hesperiis flecti conlentus habenis, Gaudet ab alterna Thybrim sibi cresccre ripa.

Discours de la déesse qui exhorte Bellonc :

Romanos populnre dcos, et nuUus in aris

Vestœ exoratse fotus strue palleat ignis...

Majorum mores et pectora prisca fugabo...

Attica neglecto pereat facimdia Phœbo,

Pectoribus sœvi démens furor gestuet auri,

Omniaque hsec sine mente Jovis, sine numine summo.

M. Beugnot, Histoire de la chute du paganisme, a reconnu avec raison, dans ces vers, Fécho des plaintes du parti païen, qui accu- sait le christianisme de hi ruine de Tempire.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 375

les premiers chrétiens, qu'ils ne sont que d'hier, et que déjà ils remplissent non-seulement les ca- dres des légions, les colonies des vétérans, mais les cités, les écoles, le sénat, le palais ; ils ne s'abs- tiennent pas même des temples; et eux aussi, s'ils se retiraient, ils laisseraient le peu qui reste de vieux Romains effrayés de leur solitude. Leur pré- sence n'a rien de menaçant : les uns se déclarent les amis, les hôtes de l'empire ; les autres en sont devenus les sujets et les soldats. Ils commencent à comprendre la cause qu'ils servent. Ils admirent, plus que personne, la grandeur de cette cité hos- pitalière où ils sont accueillis ; et la majesté de l'Etat impose peut-être moins aux derniers descen- dants des familles sénatoriales qu'aux nouveaux dignitaires qui dépouillent la saie germanique pour prendre le laticlaveet la robe prétexte. Cepen- dant Rome avait cette sagesse de respecter les usa- ges et les traditions des peuples qu'elle naturalisait; et comme elle avait laissé aux villes grecques leurs lois civiles, elle ménageait les habitudes militaires des Germains. Ces populations transportées sur le territoire romain, qui menaient avec elles leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards, n'abandon- naient pas en un jour les mœurs de leur première patrie : elles en conservaient des traits qui ne de- vaient pas s'effacer. Ainsi les conditions que les auxiliaires alemans faisaient à Julien rappellent les vassaux des empereurs d'Allemagne) tirant l'é-

376 CHAPITRE VI.

pée au besoin pour défendre leur prince, mais refusant de le suivre au delà des Alpes ou de la mer. Les colonies des bords du Rhin vivaient sous un régime toute la féodalité était en germe. Si des troupes barbares s'engageaient sans réserve à la solde des Césars et prenaient rang dans leurs armées, cette coutume était si nationale, qu'elle traversa tout le moyen âge, et qu'on voit un corps d'aventuriers Scandinaves, sous le nom de Varègues, former la garde des derniers empereurs de Constan- tinople, comme plus tard il n'y aura pas de prince en Europe qui n'ait ses lansquenets allemands ou ses régiments suisses. Les Germains établis dans l'empire formaient donc comme une seconde race romaine, assez rapprochée de la première pour en hériter, conserver la langue, les lois, les arts; assez ])eu séparée des autres nations du Nord pour être eu mesure de les policer à leur tour.

En effet, la civilisation romaine ne parut jamais plus puissante qu'au moment où, l'empire étant vaincu, elle subjugua les vainqueurs. Le roi des Visigoths Athanaric avait fait trembler Valens; mais plus tard, venu à Gonstantinople, il admirait In magnificence de la ville, et déclarait qu'à son avis le maître de tant de trésors et de tant d'hom- mes était un dieu. Alaric s'honora du titre de préfet du prétoire, et, arrivé aux portes de Rome, il s'arrêta frappé de respect, ne pouvant se résou- dre à livrer aux flammes la capitale de l'univers.

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 577

Astaulfe reconnaissait qu'il s'était trompé en rêvant un empire gothique, et ne voulait plus d'autre gloire que d'épouser une fille de Théodose et de mettre les forces des Goths au service du nom ro- main. Le dernier empereur d'Occident abdique, et rien ne semble changé : je considère les chefs des nations germaniques qui se disputent les provinces de la monarchie, et je trouve qu'ils s'en déclarent les serviteurs et les sujets. Odoacre prend le titre de patrice ; Théodoric, qui le détrône, se présente en Italie comme le fils adoptif et le délégué de l'empereur Zénon ; sa mission est de rebâtir les villes détruites, de relever l'autorité du sénat et des magistratures, de ramener le règne des lois et des lettres. D'un autre côté, je vois les rois burgondes adresser aux Césars de Byzance des protestations d'obéissance et de fidélité. Clovis reçoit d'Anastase les insignes du consulat, et longtemps ses succes- seurs se considéreront comme des magistrats ro- mains ; ils en auront le costume et le cortège ; ils construiront des cirques, et finiront, comme Chil- péric, par dicter des vers dans la langue de Vir- gilc(l).

(I) Jornandes, de Rébus geticis, 28 : « Deus, inquit (Athanari- cus) , sine dubio terrenus imperator est ; et quisquis adversus eum manum moverit, ipse sui sanguinis reus existit. » Zosime, lib. V, VI. Orose, Hist., VU, 45, fait parler Astaulfe en ces termes : «Cum esset animo ingenioque nimius se imprirnis ardenter inhiasse, ut obliterato romano nomine romanum omne solum et imperium Gotho- rum faceret et Yocaret , fieretque nunc Astaulfus quod quondam Csesar Augustus. Atubi multa experientia probavisset, neque Gothos

ÉT. GERM. I. 25

578

CHAPITRE VI.

Il y a autre chose qu'un caprice de barbares : il y a une admiration du passé, inintelligente peut- être, mais bienfaisante, qui voudrait en imiter toutes les institutions, et qui en conservera beau- coup. Avec les charges du palais, les règles de l'ad- ministration impériale se perpétuent. Avec la langue latine, le droit romain pénètre dans les codes des Visigoths, des Burgondes, des Alemans, des Bavarois, des Lombards; et l'historien des Goths, Jornandes, semble exprimer le sentiment commun de tout l'Occident, lorsqu'il reconnaît en- core à la fin du sixième siècle l'autorité de cette Bome qui a conquis la terre par les armes, c< et « qui n'a pas cessé, dit-il, de régner sur les ima- c< ginations (1). » Ce mot éclaire et justifie la poli- tique romaine. On l'a vue travailler avec persévé-

ullo modo parère legibus posse, propter effrœnatam barbariem... Elegisse se saltem ut gloriam de restituendo in integrum augendo- que romano nomine Gothorum viribus compararet. » Idatius, Chronic. Olymp., 299 : « Wallia, rex Gothorum, romani nomini s causa csedes magnas efficit Barbarorum. » Sur le titre de palrice conféré à Odoacre par Zénon, voyez Malchus Philadelphitanus, cité par Photius, Biblioth. C^ssiodor., Epist. senatuiurhis romance . Voyez aussi les lettres adressées à l'empereur d'Orient par S. Avitu? de Vienne, au nom de Gondebaut et de Sigismond, Epist. 25: « Cumque gentem nostram videamur regere, non aliud nos quam milites vestros crediraus ordinari. Gregorius Turonensis, II, 38 : « Igilur ab Anastasio imperatore codicilles de consulatu accepit, et in basilica B. Martini tunica blatea indutus est et clilamyde, impo- nens capiti diadema ; tune ascenso equo, auruni argentumque... spai'gens voluntatebenignissima erogavit, etab ea die lanquam con- sul et Augustus est vocitatus. »

(1) Jornandes, de Reh. g et., prœfat. : « Quomodo respublica cœpit ettenuit, totumque pene mundum subegit, et hactenus vel imaginarie teneat. »

LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 379

rance contre son intérêt, en introduisant dans l'empire ceux qui devaient le renverser. Mais elle travaillait pour un intérêt plus grand que le sien ; elle servait un dessein qu'elle ne connaissait pas en poliçant les hommes du Nord. Par un juste retour elle y trouva une autre gloire qu'elle n'avait pas cherchée. Elle perdit le pouvoir temporel, qui s'exerçait par l'épée; mais elle conserva l'au- torité morale des lois, des lettres, des souvenirs. Au milieu de ses ruines, sans armes, sans trésors, Rome n'était plus qu'une puissance spirituelle. Mais c'était précisément en cette qualité que, deve- nue chrétienne, elle devait recommencer la con- quête du monde.

380

CHAPITRE VII.

CHAPITRE VII

RÉSISTANCE DES GERMAIINS A LA CIVIVISATION ROMAINE.

yj^.gg Nous n'avons point cherché à rabaisser la civi- la civilisation lisation latine ; nous n'en avons dissimulé ni la

romaine. . i i p ht

puissance m les bieniaits. Mais on ne peut pas non plus méconnaître les vices qui la compromirent ; et, tandis qu'elle subjuguait la moitié des peuples germaniques, il reste à voir comment elle provo- qua d'abord la résistance des autres, et ensuite leurs représailles. Le paganisme Ou ïiQ civilisc Vraiment les hommes qu'en s'as- impuissant suraut dc Icurs conscienccs. C'est là, dans ce fond

cliez

les barbares. naturc humaiuc, qu'il faut vaincre le premier de tous les désordres, qui est celui des passions. Les anciens le savaient si bien, que toutes leurs histoires faisaient intervenir des personnages di- vins, des prêtres, des religions, pour policer les peuples. Rome elle-même ne donnait pas d'autres fondements à ses institutions : elle n'aurait pas cru ses colonies solidement établies, si elle ne leur avait communiqué ses auspices, ses rites, son droit

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 581

sacré. Ainsi les principales cités du Nord, Augs- bourg-, Cologne, Trêves, avaient leur Gapitole, Ton sacrifiait aux trois grandes divinités de la roche Tarpéienne : Jupiter, Junon et Mercure. Il paraît, par les inscriptions recueillies sur les bords du Rhin, qu'on y adorait aussi Mercure, Apollon et les Muses ; Diane, Sylvain, et les Nymphes, dieux secourables, représentants d'une domination paci- fique ; et en même temps Mars, Pluton et Proser- pine. Hercule, Castor et Pollux, la Victoire et la Fortune, la Gloire et la Valeur, qui consacraient la guerre et la conquête. Les temples dont on dé- couvre les ruines, les sacerdoces et les corporations religieuses qui ont laissé leurs traces, les pierres votives élevées au départ et au retour des expédi- tions militaires, font assez voir avec quelle ténacité les Romains des provinces s'attachaient aux croyan- ces de leurs ancêtres, et combien la chute du pa- ganisme fut moins naturelle qu'on ne pense. Mais le paganisme latin n'avait pas d'orthodoxie : ses dogmes ne formaient pas un corps impénétrable aux superstitions étrangères. Les esprits inquiets, que le vieux culte de Numa ne satisfaisait point, cherchaient le repos dans les mystères de l'Orient ; en sorte qu'il ne faut pas s'étonner de trouver à Cologne et en Souabe des monuments en l'hon- neur de Sérapis et de Mithra. D'autres fois les co- lons romains se tournaient vers les dieux du Nord, qu'ils regardaient comme les anciens maîtres du

382 CHAPITRE YII.

sol, dont ils redoutaient la jalousie et la vengeance. C'est ainsi que dans le pays de Bade on rencontre des inscriptions hérissées de noms barbares, qui appartiennentà la mythologie des Gaulois. Ailleurs on voit des autels élevés aux nymphes du Rhin, aux génies du Danube, des Vosges, de la forêt Noire. Toutes les villes, et jusqu'aux moindres bourgades, avaient leurs déesses locales, qu'elles nommaient leurs mères {Matronx)^ et qu'on re- présentait ordinairement au nombre de trois, avec une quenouille, des fruits et des fleurs. Ces per- sonnages mystérieux présidaient à la destinée dos peuples et rappelaient à la fois les trois Parques de l'Italie, les trois fées des Celtes, et les trois nornes de l'Edda. En même temps donc que le sénat ad- mettait dans ses rangs les chefs des nations vain- cues, rOlympe classique s'ouvrait à leurs divinités. J'en remarque deux qui reçurent un culte public dans les colonies romaines des Pays-Bas. L'une est Hludana, la Vesta des Scandinaves, la déesse du foyer domestique ; l'autre, Nehallenia, une de ces fileuses divines que les Germains se figuraient parcourant les campagnes et répandant les émanations salu- taires qui font croître la laine des brebis et le blé des sillons (1).

(1) Welser, Rerum augustanar. eiAda sanctœAfrx martijris. L'église de Sainte-Marie, hàlie à Cologne au septième siècle, fut appelée « Sancta Maria in Capitolio. » Fiedler, Rœmische Denk- mœler; Mone , Urgeschichte des badischen Landes; Rhudart. JEltesteGeschichteBaijerns ; Hefele, GeschichtederEinfûhrung,e[c. ;

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 383

Ainsi les superstitions germaniques gagnaient les Romains : mais on ne trouve pas que la théolo- gie romaine pénétrât profondément chez les bar- bares. Sans doute ceux d'entre eux qui se trou- vaient mêlés aux populations latines devaient en adopter les fêtes publiques et les pratiques journa- lières : mais les cœurs n'étaient pas changés. En effet, les Romains n'avaient rien à enseigner aux hommes du Nord en matière de religion. Le fond des deux paganismes était le même. Sous des noms divers ils adoraient des divinités pareilles, et nous avons reconnu avec surprise les ressemblances qui éclatent dans la constitution des sacerdoces, dans la discipline des augures, dans tous les détails des pompes sacrées. S'il reste cependant des différen- ces incontestables, elles paraissent à l'avantage des Germains. On reconnaît chez eux un culte moins corrompu : ils versaient le sang humain sur leurs autels, mais leurs orgies n'approchèrent jamais des impuretés par lesquelles Rome honorait Vénus et Priape. La crainte des dieux semble mieux établie chez un peuple qui hésitait à les enfermer dans des

Jaumann, Colonia Sumlocene, ont énuméré les monuments religieux trouvés en Allemagne. En Souabe, un monument et deux inscrip- tions milhriaques (v. Hefele, p. 59), Lersch (Central Muséum Rheinlœndischerlnschriften) àoxme, un grand nombre d'inscriptions religieuses, parmi lesquelles je relève celles-ci : « Soli Serapi. Ilonori et vavori (szc). Matribus Treveris. Matronis Axsin- ginehis. Matronis Rumanehabus. Deae Hludanœ sacrum. G. Ti- berius Verus. » Sur les deux déesses liludana et Nehallenia, cf. Grimm, Mythologie, 235, 390, etc.

384 CHAPITRE YII.

temples, à leur prêter la figure de l'homme, que dans la ville impériale qui décernait les honneurs divins à tous ses tyrans, et qui adora la Fièvre et la Peur. Mais surtout, la croyance à la vie future faisait la supériorité des barbares sur les Romains. Qu'étaient-ce que les Champs Elysées des poètes classiques, avec leurs pâles ombres et leurs vagues plaisirs, auxquels même le peuple ne croyait plus, en comparaison des fêtes immortelles de la Va- Ihalla promises aux sectateurs d'Odin ? Les Latins, aussi bien que les Grecs, ne pouvaient s'empêcher d'admirer une foi si ferme. Lucain célèbre avec un sentiment d'envie a ces peuples heureux de leurs a illusions, délivrés de la plus terrible des craintes « humaines, qui est celle de la mort ; toujours « prêts à se précipiter dans les dangers, parce qu'ils « avaient des âmes plus grandes que le trépas, et « qu'ils dédaignaient de ménager une vie qui leur «serait rendue (1). » Rome n'avait pas de prise sur des consciences ainsi trempées : elle n'attei- gnait pour ainsi dire les esprits que par le dehors, par les arts et par les lois ; elle ne pouvait entre- prendre de convertir les Germains : il ne lui restait que de les polir et de les gouverner.

(1) Lucain, Pharsale, I :

Certe populi quos despicit Arctos

Felices errore suo, quosille limorum Maximus haud urget lethi metus : inde ruendi In ferrum mens prona viris, aninifeque cap.ices Mortis, et ignavum redilurse parcere vitte.

RÉSISTArsCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 385

Les arts ont assurément un pouvoir civilisateur ; Décadence

■1 i. j IV 1 ' I des lettres

mais ce pouvoir leur vient de l idée qui les rem- dans les

1 . . écoles

plit, qu'ils s'efforcent de reproduire, et qui, en se impériales, manifestant sous des formes dignes d'elle, lînit toujours par toucher les hommes. Si donc l'idée se corrompt ou se retire, si elle ne trouve plus de foi dans le cœur de l'orateur et du poëte, si elle les laisse s'engager au service de la vaine gloire ou de la cupidité, l'impuissance se fait sentir dans leurs oeuvres, punies par l'indifférence publique. Les arts ne mettent alors dans la société qu'un dé- sordre déplus ; et, s'ils conservent sur elle quelque , ascendant, c'est pour la reconduire par la corrup- tion à la barbarie. Toute l'éducation littéraire de Néron, par exemple, n'aboutit qu'à lui donner l'envie de voir brûler Rome du haut d'une tour, en chantant l'embrasement de Troie : ce caprice valait bien ceux d'Attila et de Genseric. C'est l'état des lettres latines au moment l'enseignement les popularise dans le nord de la Gaule et jusque sur la frontière de la Germanie. Si la décadence de l'art oratoire était déclarée au temps de Tacite, de Pline le Jeune et de Quintilien ; si dès lors l'éloquence exilée de la tribune s'éteignait dans l'obscurité de l'école et du barreau, comment deux autres siècles de servitude n'auraient-ils pas réduit la parole pu- blique aux derniers abaissements? Alors fleurissent dans les murs de Trêves, à l'ombre du palais im- périal, ces panégyristes qui s'emparent de la lan-

380 CHAPITRE VIL

gue latine, la plus fière qui fut jamais et la mieux faite pour servir la liberté, et la plient à tous les genres de bassesses. Alors le rhéteur Mamertin, louant les deux empereurs Dioclétien et Maximien, leur compare les héros et les dieux : « 11 cherche, dit-il, à travers les siècles, et ne trouve rien d'é- gal à ses maîtres. Cet Alexandre qu'on a appelé Grand lui semble bien petit auprès d'eux. Tout en leurs personnes sacrées rappelle Hercule et Jupiter. Mais ce qui est fable chez ces dieux est devenu vérité dans l'histoire des deux princes : ce sont eux qui terrassent les monstres, qui purgent la terre et disposent du ciel. » La poésie n'était pas descen- , due moins bas. Après avoir épuisé tous les genres consacrés par l'exemple des Grecs, elle avait fini par s'attacher à l'imitation des derniers poètes d'A- lexandrie, qui, désespérant de trouver la nouveaulé dans la pensée, la cherchaient dans les raffine- ments de la versification. Les Latins apprirent d'eux tout ce qu'on voit en faveur au quatrième siècle : les énigmes, les acrostiches, les composi- tions envers inégaux, disposés de manière à figurer un autel, un étendard, une flûte de Pan. Ces jeux de mots tentèrent le poëte Ausone. Le chantre de la Moselle arrachait ainsi les applaudissements d'une cour les esprits blasés n'étaient plus sen- sibles qu'au prestige de la difficulté vaincue. Voilà l'école à laquelle les Germains firent leur premier apprentissage ; et je m'assure qu'ils n'échappaient

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 387

pas à l'exemple de leurs maîtres, en voyant un es- prit aussi vigoureux que celui de Mérobaudes se prêter à toutes les lâchetés de la flatterie oratoire. Nous avons à peine quatre pages de sa prose : c'est une préface de son panégyrique d'Aétius. Dans ce court fragment, l'écrivain franc a trouvé le moyen de se déshonorer. S'il faut l'en croire, ce n'est point à ses services militaires, ce n'est point à ses talents poétiques, c'est à ses éloges du ministre en faveur, qu'il doit la statue érigée en son honneur sur le forum de Trajan. Il est vrai de dire qu'on ne peut mettre plus de hardiesse dans la louange. Il se lasse de comparer Aétius avec Aristide, avec Gaton, avec César : il le met au-dessus de la condi- tion humaine, au-dessus de cette incertitude de la fortune qui a trahi tant de héros. S'il apprend qu'Aétius a combattu, il ne doute pas de la vic- toire. c( Je ne demande point, s'écrie-t-il, quelle a « été l'issue du combat, mais en quel lieu, de « quelle manière et de combien d'ennemis tu as a triomphé (1). »

Je ne vois pas non plus d'exercices poétiques si épineux, si ingrats, les Romains n'aient été

(1) Claud. Mamertinus, Panegyric. Maximian. August. 2 : « Finguntur hgec de Jove, sed de te \'eia suiit, imperator. » Cf. ibid., 10 : « Nam ille quidemMagnus Alexander jam mihi humilis videLur. » Ausone, Idyll. 12, eclogarium 1, etc. Porphyrius Opla- tianus, Panegyric. Syii.posius, Mnigmata. Mérobaudes, prsefatio in Panegyric. : « Pro hisme Inudibus tuisRoma cum principe vic- turo sere formavit ; pro his denique nuper ad honoris maximi nomen ille nascenti soli proximus imperator evexit, » etc.

388 CHAPITRE VII.

égalés par leurs disciples barbares. A peine les Ger- mains ont-ils goûté aux fruits de la civilisation, que le démon des vers latins semble s'emparer d'eux. Chilpéric, ce digne époux de Frédégonde, se pi- quait de construire des hexamètres loués par ses courtisans, mais qui boitaient, dit-on, de plus d'un pied. Un peu plus tard, TAnglo-Saxon Aldhelm adresse au roi de Wessex un savant traité de pro- sodie, où, remontrant au prince la nécessité de s'appliquer à une lecture si profitable, il lui expose les règles de la quantité jusque dans le plus minutieux détail, et sans lui faire grâce d'aucune espèce de vers catalectique, acatalectique, hyper- calalectique. Fort de son savoir, il entreprend, dit-il, de ramener dans son pays les muses de l'antiquité. Mais, au lieu de les chercher sur les libres montagnes de la Grèce, ou à la cour élégante d'Auguste, il va les prendre dans les dernières écoles de l'empire. Ses prédilections sont pour les énigmes, dont il a composé cent quinze, et pour les acrostiches, il a poussé l'art jusqu'à faire des acrostiches carrés, c'est-à-dire, construits de telle sorte que le même hexamètre se retrouve quatre fois : au commencement de la pièce, à la fin, et en rassemblant, soit les lettres initiales, soit les finales de chaque vers. Ces sortes de compositions eurent une longue popularité dans les monastères savants de France et d'Angleterre. Je me l'explique, en y reconnaissant un de ces points curieux les

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 389

littératures qui finissent se rencontrent avec celles qui commencent. En effet, rien n'est plus naturel aux hommes du Nord que le goût des jeux d'esprit. Il faut se rappeler ici les assauts de parole si fré- quents dans l'Edda, quand les dieux et les géants se défient à pénétrer des questions obscures, à réciter des nomenclatures sans fin. On ne peut ouvrir un recueil de poésies anglo-saxonnes sans y trouver un grand nombre d'énigmes, d'ana- grammes et de fragments, l'auteur cherche et réussit à devenir inintelligible. Les poètes barbares aiment tant l'obscurité, qu'ils la portent jusque dans les chants les plus inspirés, et que leurs ré- cits héroïques, leurs improvisations funèbres, sont encore chargés d'hyperboles, de métaphores, de périphrases, d'ellipses, et de toutes les figures qui remplissent les catalogues des grammairiens clas- siques. Telle est, en effet, la faiblesse de l'homme, qu'il n'y a pas pour lui d'effort plus grand que d'exprimer clairement sa pensée. La puissance de la parole ne va pas plus loin, et cette puissance ne dure qu'un moment : c'est le temps de la plus haute perfection littéraire. Avant et après, la parole est impuissante à dégager la pensée, à la préciser, à l'éclairer. Elle se résout alors à la voiler, elle s'en fait un mérite, elle s'en fait une joie. Chez les barbares, ce sont les prêtres païens qui se réser- vent ainsi le secret d'une science sacrée dérobée au peuple. Dans les sociétés vieillies, ce sont les écri-

390 CHAPITRE Yll.

vains qui déguisent sous des dehors pédantesques la nullité d'une littérature sans inspiration. La barbarie a du moins cet avantage, que l'idée pal- pite et frémit sous l'enveloppe dont elle parviendi a plus tard à se défaire, tandis que les ouvrages de la décadence ressemblent à ces momies dont les bandelettes, peintes et entrelacées avec un art infini, ne cachent plus qu'une dépouille sans âme. En cet état, si les lettres latines rendaient aux Ger- mains le service d'orner leur mémoire, assurément elles risquaient de gâter pour toujours leur goût et leur raison (1). Avarice Au foud, Rome se souciait moins d'éclairer les

et cruauté du , , , . . -, , \ n

gouverne- hommcs que de les assujettir. L art ou elle mettait romain, ga gloire était celui de régner. Elle ne se mépre- nait pas quand elle remerciait le ciel de lui avoir donné le génie du gouvernement. Mais elle porta

(1) Gregorius Turonens., III, IV. Grégoire de Tours a le courage de blâmer les vers de Chilpéric : mais Forlunat, moins éclairé ou plus timide, le complimente en ces termes, Poemat., lib. VIII, 1

Regibus sequalis, de carminé major haberis.., Admirante mihi nimium rex, cujus opime Praelia robur agit, carmina lima polit.

Aldhelm, de Septenario et de Re grammatica, ap. Mai, Audores classici, t. V, ad Acircium regem : « Paterna soUicitudine coactus... commoneo ut quse difficillima sudoris et laboris industria, ac si gravi sarcini oppressus, dictando desciipseram, sine sudoris et laboris contritione rimanda et recensenda nullatenus recusando contemnas, ac solei tis ingenii gratiam... tibi collatam torpentis otii segnitie squalere patiaris. » Aldhelm, JEnigmata, apud Bibliolh. Patrum maxima sœcul. vu. Cf. Hrabanus Maurus, de Laudibus sancto} crucis^ 1. II.

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA dYILlSATlON ROMAINE. 391

dans ce gouvernement deux vices par il devait périr quand il cesserait d'être nécessaire au monde ; je veux dire l'avarice et la cruauté. Le caractère de Rome est marqué de ces deux traits ineffaçables. On les reconnaît dans ses lois, depuis le temps les Douze Tables permettaient aux créanciers de tailler en pièces le débiteur insolvable et de s'en partager les membres, jusqu'au siècle des Antonins, les jurisconsultes examinent froidement s'il faut appeler vente ou louage l'engagement d'une troupe de gladiateurs, et décident qu'il y a contrat légi- time, louage de sueur et vente de sang (l).La conquête ne pouvait pas être moins impitoyable que la législation. Quand Rome se donnait pour emblèmes les aigles, ces bêtes de proie, elle annonçait aux peuples ce qu'ils devaient attendre. Ils eurent lieu de reconnaître qu'elle ne les avait pas trompés.

Les Romains avaient eu le mérite de reconnaître, à côté du droit civil qu'ils se réservaient, un droit des gens commun à tous les peuples ; mais ils ran- geaient dans le droit civil, et par conséquent ils refusaient aux étrangers, les justes noces, la puis- sance paternelle et la propriété régulière du sol. L'État seul, c'est-à-dire le peuple ou l'empereur,

(1) Gaius, Institut. Comment., III, 146 : « Item si gladiatores ealege tibi tradiderim ut in singulos qui integri exierant, pro su- dore denarii XX mihi darentur; in eos vero singulos qui occisi aut debilitati fuerint, denarii mille, quseritur utrum emptio et venditio, an locatio et conductio contrahatur. »

592 CHAPITRE VU.

était propriétaire du territoire des provinces, dont il laissait la possession aux habitants, en percevant une partie du revenu à titre d'impôt en argent ou en nature (1), C'est le principe légal de toutes les exactions, de tous les abus financiers, qui, s'at- tachant aux plus belles institutions, ruinèrent l'au- torité en la rendant insupportable, et la liberté en la rendant illusoire.

Nous avons admiré les puissants moyens par lesquels l'administration romaine portait jusqu'aux extrémités du monde Tautorité des empereurs. Mais elle y portait aussi leurs passions et leurs mauvais exemples. Le génie fiscal des anciens pro- consuls avait passé avec leur pouvoir aux Césars, qui le communiquaient aux officiers chargés de les représenter dans chaque province. Pendant que le lieutenant impérial épuisait le pays par des levées d'hommes, le procureur l'écrasait d'impôts ; et les peuples se plaignaient d'avoir à nourrir deux tyrans, l'un altéré de sang, l'autre affamé d'or. 11 n'y avait pas cinquante ans que les légions s'étaient mon- trées sur les bords du Rhin, et déjà on voit le commandant romain Lollius envoyer ses centurions dans les bourgades des Sicambres, pour y lever une contribution de guerre.. Les Sicambres se jetèrent

(l) Gaius, Institut. Comment., II, 21 : « In eadem causa sunt provincalia prœdia, quorum alia stipendiaria, alia tributaria voca- mus. Stipendiaria sunt ca quaî in provinciis quœ propriîB Ciesaris esse creduntui". »

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 593

sur eux, les condamnèrent à périr par le feu, dans un sacrifice solennel auquel ils invitèrent les Ché- rusques et les Suèves, et les trois peuples ensemble jurèrent, sur les cendres des victimes, de réunir leurs forces contre les Romains et de partager le pillage. Les Sicambres s'adjugeaient d'avance les captifs, les Chérusques les chevaux, les Suèves l'or et l'argent. C'était quatre siècles trop tôt pour se partager les dépouilles de Rome. Mais il semble que le souvenir de ces serments ne se perdit pas; et les Germains, qui dans la suite rançonnèrent tant d'empereurs, se firent chèrement payer les tributs levés sur leurs aïeux. On sait en effet de quels excès étaient capables des magistrats accoutumés à tous les débordements du luxe, à toutes les ressources de l'usure et de la concussion, chez des nations ignorantes, l'usage même de la monnaie était à peine connu, qui n'estimaient pas plus les vases d'argent que ceux d'argile. Tantôt, après leur avoir imposé une redevance en peaux de bœufs, les agents du fisc l'exigeaient en peaux de buffles, et, en cas de refus, faisaient vendre les champs, les troupeaux, les familles entières. Tantôt les officiers chargés du recrutement enrôlaient des enfants, des vieillards, des invalides, et ne les relâchaient que moyennant rançon (1).

(1) Tacite, Agricola, 15. Sur la défaite de Lollius, Velleius Pa- tcrculus, II, 97. Suétone, in Octaviano, 23. Tacite, Annal., I, 10. Florus, IV, 12 : « Viginti centurionibus incrematis hoc velut sacra-

ÉT. GF.IIM. I. 20

394 CHAPITRE VII.

La réforme administrative de Dioclétien n*attei- gnit pas ces désordres; au contraire, en multipliant les fonctions, elle multiplia les abus. Les provin- ces eurent à entretenir tout un peuple de digni* taires et d'employés : préfets, vicaires, présidents^ intendants, maîtres des offices, tout ce qui rem- plissait leurs bureaux, tout ce qui grossissait leur cortège. Il fallut de nouveaux noms pour des im- pôts sans exemple. Il y en eut qui frappèrent les classes privilégiées et jusqu'aux sénateurs, d'autres qui pesèrent sur les ouvriers et jusque sur les mendiants. Il n'y avait pas de violences auxquelles les exacteurs ne se portassent, forçant les maisons^ mettant à la torture les vieillards et les femmes, et sur les déclarations arrachées par la douleur, taxant des biens qui n'existaient pas. La possession du sol n'étant plus qu'un titre aux persécutions fiscales, on vit, s'il en faut croire Lactance, les ter- res abandonnées et les plus riches cultures chan- gées en déserts. Quand on traitait ainsi les anciens habitants, il ne faut pas croire qu'on épargnât les barbares nouvellement admis sur les frontiè- res, ces hôtes, ces amis des Romains. Aucun

mento sumpserant bellum,adco certa victorige spe, ut praedam in antecessum portione diviserint. Chenisci equos, Suevi aurum et ar- gentum, Sicambri captivos elegerant. » Sur les exactions d'Olen- nius et des autres officiers romains, Tacite, Annales, IV, 72 Histor.,l\, 15. Germania,^: « Videre est apud eos argentea vasa legatis et principihus corum muneri data, non in alia vilitate quam quae hume finguntur. »

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVII.ISATION ROMAINE. 395

peuple n'avait payé plus cher cette amitié que les Visigoths, lorsque écrasés par les Huns, ils de- mandèrent à Yalens un asile sur la rive droite du Danube. En passant le fleuve, ils avaient livré leurs armes et promis leurs fils pour recruter les légions. Bientôt une famine cruelle se déclara au milieu de cette multitude transplantée sans ordre et sans prévoyance. Les officiers romains élevèrent le prix des vivres à un taux si exorbitant, que les émi- grants se virent forcés de vendre leurs esclaves et leurs enfants mêmes, en retour des viandes im- mondes qu'on leur distribuait; jusqu'à ce que leurs chefs ayant été attirés dans un banquet on se proposait de les égorger, la découverte de cetle perfidie les souleva et les poussa à la ruine de l'empire (1).

(1) En ce qui touche la fiscalité romaine sous Dioctétien et après lui, Lactance, de Mortibus persecutorum, 7 : « Adeo major esse cœperat numerus accipientium quam dantium, ut enormitate indic- tionum consumptis viribus colonorum desererentur agri, et cuUufîe verterentur insilvam... provinciae quoque in frusta concisaî, multi pi sesides et plura officia singulis regionibus ac pene jam civitatibus incubare, item rationales multi et magistri et vicarii prsefecforum... exactiones rerum innumerabilium, non dicamcrebrse, sed perpetuse, et in exactionibus injuriai non ferendse. » Idem, ibid., 23 : « Agri glcbatim metiebantur, yites et arbores numerabantur... Tormenta ac verbera personabant, lilii adversus parentes suspendebantur, fidelissimi quique servi contra dominos vexabantur, uxores adversus maritos. » Cf. Zosime, If, Code Théodosien, XI, 7, 3, loi de Cons- tantin portant peine infamante contre les gouverneurs qui emploie- raient la torture pour contraindre les débiteurs du fisc. Naudet, des Changements opérés dans V administration romaine, t. II, p. 200 et suiv. Sur le massacre des Goths admis dans l'empire, Jornandes, de Rébus Geticis, 26.

396 CH^PITi'.E YII.

Un pouvoir qui se ménageait si peu ne pouvait pas respecter la liberté, ou du moins cette image qui s'en conservait encore dans les institutions municipales. Le régime municipal, destiné à per- pétuer dans les villes l'exercice de tous les droits publics, devint, par une révolution bien connue, l'instrument de toutes les oppressions. Les curies furent chargées, comme on sait, de la perception de l'impôt, et ceux qui les composaient durent suppléer de leurs deniers à l'insolvabilté des con- tribuables. La dureté d'une telle condition fit dé- serter les sénats municipaux. Ce fut un privilège d'en sortir, une disgrâce d'y entrer. Il fallut les repeupler de force, en y jetant des hommes mal fa- més, des bâtards, des clercs dégradés, des repris de justice. Assurément des corporations composées de la sorte devaient porter peu de délicatesse dans la répartition des charges publiques. Il ne faut plus s'étonner si un prêtre éloquent du quatrième siècle, Salvien, accuse hautement ceux qui de- vraient être les tuteurs des cités et qui en sont de- venus les tyrans, qui surchargent d'impôts les pe- tits patrimoines, pour dégrever de riches domai- nes, qui n'oublient jamais le pauvre quand il s'agit d'augmenter les contributions, et qui l'oublient toujours quand il y a lieu de les réduire. « Car, « s'écrie-t-il, un petit nombre décrète, et tous « payent; et à qui est-il permis de discuter ce qu'il <( débourse et de vérifier ce qu'il doit? » Ces maux

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 507

désolèrent tout l'empire, mais ils ruinèrent surtout les cités des Gaules. Les habitants désespérés s'en- fuyaient dans les forêts et les montagnes, pour y vivre de brigandage, en d(>clarant la guerre à une société corrompue; ou bien ils passaient sur le ter- ritoire des Germains, ils trouvaient du moins cette vertu de la barbarie, l'hospitalité. On n'a pas assez remarqué un fait qui jette tant de jour sur les derniers temps de l'empire, je veux dire l'émigration des Romains chez les barbares, et les intelligences qui se nouèrent ainsi entre les oppri- més et leurs voisins, qu'ils s'accoutumaient à re- garder comme des libérateurs. L'entraînement de- vint si général, que pour l'arrêter ce ne fut pas assez des supplices ordinaires : il fallut qu'une loi de Constantin prononçât la peine du feu contre ceux qui, par des communications coupables, ou- vriraient la frontière aux ennemis ou partageraient avec eux le butin. Ainsi, pendant que les empe- reurs prenaient des barbares à leur solde, les pro vinces en appelaient d'autres à leur secours. Le vœu des peuples acheva de donner à la conquête germanique le caractère d'un établissement régu- lier, et de ce côté aussi l'invasion fut consentie (1).

(1) Sur la décadence du régime municipal, voyez Guizot, Essais; Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, 1. 1 ; Code Théodosien, lib. XIÏ, tit. 1,3, 18: Digeste, ad municipalem, de Decurio- nibus, etc.; Cod. Justinian., de Deburionibus et filiis eorum; Salvien, de Gubernatione Dei, le livre V tout entier : « Quid enim niquius esse aut indignius potest, quam ut soli sitis immunes a

398 CHAPITRE VII.

En même temps que les Romains fatiguaient le monde par leur avarice, ils le poussaient à bout par leur cruauté. Il avait fallu un fratricide pour consacrer la première enceinte de la ville : quel crime pouvait leur coûter pour étendre leur em- pire? Ils faisaient gloire d'être sans pitié pour ceux qui leur résistaient, et de répandre l'épouvante, qu'ils prenaient trop souvent pour du respect. Rien ne fut plus inhumain que ces conquêtes destinées à servir plus tard les intérêts généraux de l'iiuma- nité. On sait avec quel artifice la politique ro- maine entretenait les divisions intestines chez les peuples qu'elle voulait affaiblir d'abord, pour les écraser ensuite. Nulle part ces odieuses manœu- vres ne furent conduites avec plus de persévérance qu'en Germanie. Déjà Tibère, en ordonnant aux légions de se replier sur le Rhin, avait déclaré qu'on pouvait abandonner l'ennemi à ses discordes intestines. On travailla cependant à les attiser. Il n'y eut bientôt plus un peuple Rome n'eût son parti, elle ne parvînt à placer un roi de sa fa- çon, dévoué à ses intérêts, pénétré de ses vices.

debito qui cunctos facitis debitores ?... Gui enim licet disculero ciir solvatur, aut cui permittitur explorare quod debeat? Duo aut Ires stalnunt quod multos necet... proculcantur in tantum, ut multi eorum, et non obscuris natal ibus editi, et liberaliter instituti ad hosles fugiunt... Itaque passim vel ad Golhos, vcl ad Burgundos, vel ad alios ubique dominantes barbares migrant, et conmiigrasse non pœniteL » Cf. Code Théodosien, lib. VU, 1, 1. Loi de Constanlin portant peine du feu contre ceux qui introduisent les barl)ares dans l'empire.

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 599

C'est ainsi que chez les Suèves on voit une suite de princes imposés, soutenus par l'autorité des empereurs; c'est ainsi qu'on trouve un neveu d'Ar- minius, élevé en Italie, devenu roi des Ghérus- ques, et introduisant parmi eux l'usage du vin, dangereux présent dont on avait calculé les effets. C'est la remarque de Tacite, qu'il a suffit de favo- c( riser chez les Germains la passion des liqueurs « fortes, pour les réduire par la débauche plus fa- « cilement que par les armes. » Voilà les leçons qu'un grand esprit, un disciple du stoïcisme, donne aux hommes d'État de son temps, et voici les vœux qu'il y ajoute. Il vient de rapporter l'ex- termination des Bructères par leurs voisins et il en remercie les dieux : a Car, dit-il, plus de soixante et mille hommes sont tombés, non pas sous nos a coups, mais ce qui est plus magnifique, pour « notre passe-temps et pour le plaisir de nos yeux. « Puissent ces nations, sinon nous aimer, du « moins se haïr toujours! » Les vœux et les con- seils de Tacite furent écoutés, mais ils ne sauvè- rent pas l'empire. Toute l'habileté des Césars et de leurs ministres, jusqu'aux derniers, fut d'oppo- ser aux barbares d^autres barbares. Marc-Aurèle conduisit les Germains du Rhin contre ceux du Danube. Plus tard, le rhéteur qui prononça le pa- négyrique de Maximien se réjouissait de voir les Burgondes aux prises avec les Goths, les Thiirin- giens avec les Vandales. Car, sous d'autres princes,

400 CHAPITRE VII.

la félicité publique était au coinble quand on ap- prenait que les ennemis se tenaient en repos. a Mais, dit-il, combien est-il plus joyeux d'enten- cc dre répéter autour de soi : Les barbares courent c( aux armes, mais pour s'égorger! Ils ont vaincu, (( mais Vaincu leurs frères! » Et il finit par cette prière, bien digne d'un païen : a Jupiter très- ce saint, et vous, Hercule très-bon, soyez loués d'a- ce voir enfin porté la guerre civile chez des nations ce qui en étaient dignes, et, délivrant l'empire des c< discordes qui l'affligèrent si longtemps, de les c< avoir renvoyées à nos ennemis! Par vous, les ce peuples qui n'ont pas le bonheur d'être Romains ce s'infligent la peine de leur barbarie obstinée, et c< courent verser un sang qui est le leur (1)! »

La Germanie était donc comme une arène, des nations dressées à combattre s'entre-tuaient afin de récréer le peuple-roi. Mais comment fût-il

(I) Tacite, Annales, II, 10, 26, 63; XI, 16; XITI, 20. Ger. mania, 42, 25 : « Si indulseris ebrietati, suggerendo quantum concupiscunt, haud minus facile vitiis qu;im armis vincentur. » 35 . « Super XLmillia, non armis telisque romanis, sed, quod magnifi- centius est, oblectationi oculisque, ceciderunt. Maneat, quseso, duretque gentibus, si non amornostri,at certe odium sui; quando, urgentibus imperii fatis, nihil jam prsestare fortuna majus potest quam hostium discordiam! » Claud. Mamertin., Genethliacus Maximian. Aug., \G : « Sancte Jupiter et Hercules bone, tandem bella civilia ad gentes illa vesania dignas transtulistis... Huunt omnes in sanguinem suum populi quibus nunquam contigit esse Romanis! » 18 : « At enim quanto hoc est lœtabilius ac melius quod de prosperitate seculi vesti i certatim omnium hominum ore circumfertur : Rarbari ad arma concurrunt, sed invicem dimicaturi ; vicere barbari, sed consanguineos suos ! »

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. iOl

resté spectateur pacifique de ces jeux qui l'eni- vraient? Il finissait tôt ou tard par se jeter dans la mêlée, prenant parti tantôt contre le plus faible pour l'achever, tantôt contre le plus fort pour l'étouf- fer avant qu'il devînt dangereux. Assurément^ on ne peut blâmer des guerres nécessaires à la con- servation du territoire romain ; mais il faut détester l'horreur de ces guerres païennes, sans droit des gens, sans honneur militaire, sans respect pour la vie humaine. Les barbares eux-mêmes s'étonnaient de tant de férocité chez un ennemi dont ils avaient entendu vanter la sagesse. « Voilà donc, disaient- c( ils, ces Romains législateurs du monde? tuer, « piller, voilà ce qu'ils appellent régner ; et c< ils ont fait le désert, ils se glorifient d'avoir mis « la paix ! » C'est ce qu'on vit surtout dans les ex- péditions de Maximin et de Probus, dont tout l'ef- fort fut non pas de soumettre les Germains, mais de les décimer. Les soldats des frontières chassaient les barbares comme des bêtes sauvages, et recevaient une pièce d'or par chaque tête. Les mêmes excès déshonorèrent les armes de Constantin, lorsque, avant sa conversion, il guerroyait sur les bords du Rhin : c'était peu d'avoir brûlé les villages, égorgé les troupeaux qu'il ne pouvait enlever ; tout ce qu'il ramena de prisonniers en état de porter les armes fut jeté aux bêtes dans les amphithéâtres de la Gaule. Deux chefs des Francs, Ascaric et Uada- gaise, périrent ainsi ; et le nombre des malheureux

402 CHAPITRE VII.

livrés au supplice fatigua la dent des lions. La même foule qui demandait la mort des chrétiens applau- dissait à celle des barbares ; elle ne prévoyait pas que ces deux sortes de proscrits allaient devenir les maîtres du monde. L'orateur Eumène félicitait pu- bliquement Constantin de renouveler l'ancienne et courageuse coutume qui voulait que les rois vain- cus, après avoir servi d'ornement au char du triom- phateur, fussent conduits à la mort pour servir d'exemple aux ennemis du peuple romain. « Que « nos ennemis te détestent, s'écrie- t-il, pourvu « qu'ils tremblent ! Car c'est ta gloire qu'ils t'ab- c( horrentj et que néanmoins ils se contiennent: et c( quand un prince compte sur son courage et sur (c sa fortune, il est digne de lui, non d'acheter la a paix par des ménagements, mais d'aller au-devant « de la victoire par des provocations. » Il se peut que je me trompe, mais dans l'atrocité môme de ces paroles je trouve quelque chose d'antique et d'éloquent. J'y reconnais le vieil accent païen et comme le dernier hurlement de la louve de Romu- lus (1).

(1) Tacite, Agricola, 50. Vopiscus, in Probo : « Quum quotidie ad eum barharorum capita deferrentur, jam ad singulos aurcos singula. » Trebell. Pollio, Maximini duo, lettre de Maximiii au sénat : « Non possuinus tantum, P. C, loqui, quantum fecimus.Per cccG inillia Germanorum vicos incendimus, greges abduximus, cap- tives abstraximus, armâtes occidimus. » Eumenes, Panegyric. Constantin. 12 : « C;csi igitur inumerabiles, capti plurimi. Quid- quid fuit pecoiis captum aut trucidalum est. Vici omnes iyne con- siimpti. Pubères, quorum nec perfidia eratapla militise, necferocia servitiiti, s.Tvienies bestias rauUitudine fatigarunt. Hoc est, impe-

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CMLISATION ROMAINE. 403

Voilà les enseignements que les peuples germa- La société

I ' , , . romaine

niques trouvaient dans la société romaine au mo- corrompait

^ ^ les barbares.

ment d'y faire leur entrée. Ils apprirent à cette école la politique qui ruine les empires : on s'en aperçoit à la courte durée des premières monar- chies fondées par les Bourguignons, les Goths, les Vandales. Ils reçurent des leçons de rapacité et de violence, et Ton peut croire qu'ils en profitèrent, lorsqu'on voit, d'un côté, l'application des rois mé- rovingiens à conserver les cadastres, les impôts établis, toutes les traditions fiscales ; et, d'un autre côté, les rafinements de cruauté qui firent compa- rer Chilpéric à Néron, qui se reproduisirent chez tant d'autres rois barbares, et qui furent poussés jusqu'à ce point, qu'au onzième siècle l'empereur d'Allemagne Henri IV condamnait encore le fils d'un de ses ennemis à combattre dans l'arène avec un lion (1). Mais il est vrai de dire que la barbarie

rator, fretum esse virtute sua atque fortuna , hoc est non pacem emere parcendo, sed victoriam quserere provocando ! 10 : Reno- vasti, imperator, veterem illam Romani imperii fiduciam qu.'e de captis hostium ducibus vindictam morte sumebat. Tune enim cap- tivi reges , cum a portis usque ad forum triumphantium currus l;oneslassent, simul atque in Capitolium currum flectere cœperat imperator, abrepti in carcerora necabantur. » Cf. liutrope, Histor. X. Symmaque, lib. II, Epist., xlvi , rapporte que vingt-neuf Saxons destinés à combattre dans l'arène se tuèrent pour échnppcr à cette honte.

(1) Sur Chilpéric, voyez Grégoire de Tours, lib. IV. En ce qui touche Henri IV, voyez la chronique de Rastedt : Apiid Ileineccii scriptores rerum german., p. 88, et l'annaliste saxon, ad ami. 1068 : « Quia nefanda stupra nefandiora générant homicidia, erat omnibus borribiliter crudelis, sed maxime familiarissimis suis. »

404 CHAPITRE VU.

n'eut jamais besoin d'apprendre à aimer l'or et à verser le sang. Seulement ces deux mauvais instincts de la nature humaine, déjà si puissants chez les hommes du Nord, étaient irrités par quatre siècles de provocations. Comment oublier l'injuste inva- sion de la Germanie, les exactions des comman- dants romains, tant de guerres d'extermination, tant d'hommes jetés dans les fers et dans les am- phithéâtres? Les Germains avaient leurs injures h venger; mais en même temps, quand on considère ces peuples implacables, chez qui les ressentiments étaient héréditair es, chez qui la passion delà ven- geance éclatait si fortement dans les lois, dans la religion, dans les traditions poétiques, on les trouve bien choisis pour exercer contre Rome les repré- sailles de l'univers.

Haine de la Si Romc cut dcux politiqucs à l'égard des Ger-

civilisation . , . . p . ir x

chez mams, l une civilisatrice, 1 autre malfaisante, on

les Germains.

trouve aussi chez les Germains, en présence de la domination romaine, deux dispositions contraires. Pendant qu'elle subjuguait les uns en satisfaisant ce besoin d'ordre qui tourmente les sociétés même les plus déréglées, elle irritait chez les autres l'es- pritd'indépendance que nous avons reconnu comme le propre de la barbarie. Des nomades, accoutumés à mettre leur gloire dans leur isolement et leur droit dans leurs armes, ne pouvaient subir volon- tairement une civilisation dont tout l'effort élait

KÉSISTANGE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 405

do désarmer les hommes pour les rapprocher. Aussi, à côté des nations sujettes ou alliées de l'em- pire et jusque dans leur sein, on voit des peuples, des partis, des chefs, ennemis du nom romain, re- poussant avec horreur, bien moins les violences inséparables de la conquête, que le régime légal qu'elle menait à sa suite. Ce qu'ils détestaient, ce n'était pas seulement les abus, c'était la loi même, c'était cette règle inflexible qui prévoyait tout et qui ne laissait pas déplace à l'impunité. J'en trouve la preuve dans le soulèvement de la Germanie con- tre Varus, événement célèbre, mais dont il faut considérer de plus près les causes.

Les premiers lieutenants d'Auguste avaient fas- ciné les barbares par l'éclat de leur puissance mili- taire et de leurs victoires. Yarus,qui leur succéda, n'avait aucune des passions sanguinaires qui font les tyrans. Les contemporains ne lui reprochent qu'un seul tort, d'avoir pris ces barbares pour des hommes, d'avoir transporté au milieu d'eux les institutions de la paix. Il osa évoquer leurs querel- les à son tribunal, rendre des jugements comme un préteur en plein forum ; il crut faire plier sous la verge des licteurs ceux qui avaient fatigué les légions. Ces Germains, arrachés à leurs belliqueu- ses coutumes, à leur combats en champ clos, n'as- sistaient qu'avec mépris aux solennités verbeuses de la procédure romaine. La toge leur était plus odieuse que les armes, et le droit plus insuppor-

406 CHAPITRE VIT.

table que la guerre. Ils avaient obéi à des généraux victorieux ; ils se soulevèrent en haine des gens de loi. Les Ghérusques les premiers reprirent leurs épées rouillées, ils écrasèrent dans la forêt de Teu- toburg les trois légions de Varus. Mais, dans la chaleur du carnage, ils s'acharnaient avec la der- nière cruauté sur les légistes qu'ils reconnureni : il y en eut un auquel ils arrachèrent la langue, el, la prenant dans leurs mains: « Enfin, disaient-ils, «vipère, tu ne siffleras plus. » Le chef de la révolte, Arminius, était lui-même un déserteur de la cause romaine, à laquelle la moitié de sa famille resta fi- dèle. 11 parlait la langue latine, il avait porté le titre de citoyen et l'anneau de chevalier; mais rien ne pouvait séduire ce cœur indomptable. Arminius était retourné dans ses forêts, et n'avait plus nourri d'autre pensée que de soulever premièrement Irs Ghérusques ses frères, ensuite les nations voisines. Pendant douze ans, il tint en échec les forces et la science militaire des Romains ; il eut la gloire de les décourager, et d'arracher une province aux vainqueurs du monde. Mais les Allemands ont trop honoré ce barbare, en le célébrant comme le héros national, le bienfaiteur de la Germanie. Je ne retrouve pas en lui les traits des héros civi- lisateurs de la Grèce et de Rome ; je ne vois pas qu'il ait rien fait pour éclairer, pour policer les peuples. J'admire chez Arminius le grand homme de guerre ; mais, dans cette haine de l'étranger qui

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 407

fait sa grandeur, je reconnais par-dessus tout la haine de la civilisation (1).

Arminius périt assassiné par les siens. Mais l'es- prit qui l'animait ne périt pas : il passa des Ché- rusques aux Marcomans ; il ne cessa de soulever des résistances, de former des factions, de susciter aux Romains des ennemis d'un bout à l'autre de la Germanie. Enfin il éclata avec plus de force dans les quatre grandes confédérations des Saxons, des Francs, des Alemans et des Goths, qui, au troi- sième siècle, rassemblèrent les restes des anciens peuples pour les précipiter sur l'empire. Les Saxons n'avaient jamais subi la souveraineté des Césars. Libres comme la mer qu'ils couvraient de leurs vaisseaux, ils menaçaient les côtes de la Gaule, paraissant tout à coup sur les points mal gardés, se félicitant des tempêtes, parce qu'elles servaient à cacher leurs manœuvres, laissant partout le meur-

(1) Veileius Paterculus, II, 117 : « Varus Quinctilius, illustri magis quam nobili ortus familia, vir ingenio mitis, moribus quietus, ut corpore et animo immobilior, otio magis castrorum quam bel- licse assuetus militiœ ; pecunise vero quam non contemptor, Syria cui praîfuerat declaravit... » Idem^ ibid., 120 : « Varura sane gravem et bonee voluntatis virum. » Idem, ibid., 117 : « Concepit esse homines qui nihil prop.ter vocem membraque haberent hominum, quique gladiis domari non poterant posse jure mulceri... » Florus, IV, 12 : « Ausus ille agere conventum ; et in castris jus dicebat, quasi violentiam barbarorum et lictoris virgis et praeconis voce posset inhibere... Nihil ilia cxde per paludes perque silvns cruen- tius, nihil insultatione barbarorum intolerantius, prsecipue tamen in cnusarum patronos. Aliis oculos, aliis manus amputabant : unius os sutum, recisa prias lingua, quam in manu tenens barbarus Tandem, inquit, vipera, sibilare desine. » Cf. Tacite, Annales^ I, 55 et suiv. ; Dion, LVI, 18 et suiv.

408 CHAPITRE

tre et Tincendie, et retournant dans leur sauvage patrie pour y sacrifier aux dieux la dîme de leurs captifs. La terreur qu'ils inspiraient fut si grande, qu'elle força l'empereur Maximien à créer un nou- veau commandement militaire pour la défense du littoral (cornes saxonici littoris). Mais cette mesure eut si peu d'effet, et les Saxons s'établirent sur les deux bords de la Manche en si grand nombre, qu'ils préparèrent les voies à la conquête de la Grande- Bretagne, achevée par leurs compatriotes cent cin- quante ans plus tard. La même fureur poussait les Alemans vers le point le plus faible de la frontière, entre le Rhin et le Danube. Depuis Alexandre Sé- vère, on les voit s'attacher au retranchement ro- main qui lie les deux fleuves; ils le forcent enfin, et il ne faut pas moins que l'épée de Probus pour leur enlever le territoire de soixante cités gauloi- ses. Mais ni ce revers, ni la sanglante défaite que Julien leur fit essuyer sous les murs de Strasbour.r, ni les victoires remportées sur eux par Valentinien, ne découragent leur opiniâtreté. Ils paraîtront en- core comme les champions de la barbarie à Tol- biac, où Clovis invoquera contre eux le Dieu de Clotilde. Les Francs eux-mêmes, ces fidèles auxi- liaires de Rome, s'en étaient d'abord montrés les ennemis implacables. Ils avaient tant d'horreur de cette société policée, dont ils devaient un jour deve- nir les gardiens et les continuateurs, qu'une troupe dei leurs, transplantée par la politique im-

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périale dans une des plus belles provinces de l'A- sie, au lieu de se rendre au charme d'un ciel si doux et d'une terre si féconde, se jeta sur quelques navires à l'ancre dans un port, traversa les mers en les écumant, ravagea les côtes de l'Asie Mineure, de la Grèce et de la Libye, saccagea Syracuse, passa les colonnes d'Hercule, et, chargée de dépouilles, rentra en Germanie par l'Océan. Enfin, toute l'his- toire des Goths les fait voir partagés entre ces deux inslincls qui se disputent les nations barbares, celui de l'ordre et celui de l'insubordination. Si on les trouve engagés sous les drapeaux de Constantin et de Théodose, on ne peut pas oublier la violence de leurs premiers débordements, lorsqu'ils inondè- rent la Thrace, la Macédoine, la Troade et la Gap- padoce, pillèrent le temple d'Éphèse, et livrèrent la terrible bataille de Philippopolis, qui coûta la vie à l'empereur Dèce (1).

Ainsi, en même temps qu'on assiste à l'établisse- vioiento ment pacifique des barbares, qui est le fondement irruptions, légitime des Etats modernes, on voit commencer les irruptions violentes qui firent la ruine du monde ancien. 11 faut assurément suivre les pro-

(i) Sur les Saxons, Sidoine Apollinaire, lib, VIII, epist. vi. Sal« \ien, de Gubernatione Dei, lib. IV. Zosime, lib. 111. Ammien Mar- cellin, XXVIl, 8; XXXVIII, 3. Pour les Alenians, Vopiscus, in Probo : « Septuaginta urbes nobilissima3 captivitate lioslium vin- dicatse. En ce qui touche les Francs, Vopiscus, in Aureliano : « Francos irruentes, quum vagarentur per totam Gailiam, sic adflixit... » Eumenes, Panegyric. Constantin., etc. Sur les rruptions des Goths, iorudinàeSy de Rébus Geticis, 18, 26.

i;t. GEîoi. I. 27

410 CHAPITRE VII.

grès de cette infiltra lion lente qui introduisait les Germains en qualité d'alliés, de colons, de merce- naires, sur tous les points de l'empire ; mais il ne faut pas méconnaître, comme un grand publiciste a semblé le faire (1), cette marche précipitée des peuples du Nord, échelonnés du fond de l'Asie jus- qu'au Rhin, se poussant les uns les autres vers la limite romaine, et jetant, par les brèches qu'ils y faisaient, des flots d'hommes qui ne respiraient que le carnage et la destruction. Il ne faut pas dire, même avec un écrivain de tant d'autorité, que les contemporains s'abusent et nous trompent, lors- qu'ils comparent les catastrophes dont ils sont té- moins à des inondations, à des incendies, à des tremblements de terre. Les barbares eux-mêmes savaient bien ce qu'il y avait de terrible dans leur mission. Ils s'annonçaient comme les fléaux de Dieu. Alaric, troublé par la vieille majesté de Rome, et craignant d'en forcer les portes, décla- rait qu'une voix intérieure et puissante le pres- sait de renverser cette ville; et Genséric, mettant à la voile pour aller ravager l'Italie, ordonnait au pilote de se diriger « était la colère du ciel. » Si les chefs de l'invasion se jugeaient ainsi, on doit voir autre chose que le langage de la pré- vention et de l'égoïsme dans les récits des spec- tateurs et des victimes. Renfermons-nous dans le

(1) Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. I, p. 231 et suiv.

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cinquième siècle, parcourons l'Occident, et nous ne trouverons pas de provinces qui n'aient été ra- vagées, non sur quelques points, mais d'un bout à l'autre ; non par des bandes peu nombreuses, mais par des nations entières, animées d'une fureur qui n'épargnait ni les villes, ni les campagnes, ni les populations désarmées. La question vaut la peine de recueillir les témoignages, et de les donner avec tous leurs détails, qui font leur force, avec toutes leurs répétitions, qui font la marque de leur una- nimité.

Au nord, c'est l'invasion anglo-saxonne, qui dure cent quarante ans, qui couvre d'un peuple nouveau les trois quarts de la Grande-Bretagne, et menace d'y effacer jusqu'aux derniers vestiges de civilisa- tion. L'historien Gildas, témoin de ces désastres, représente « l'incendie balayant de sa langue rouge la surface de l'île, d'une mer à l'autre ; les colonnes des églises tombant sous les coups des béliers, les prêtres et le peuple pressés de tous les côtés par le fer et les flammes. On voyait pêle-mêle sur les pla- ces publiques les décombres des tours et des mu- railles, les pierres des autels, les cadavres ensan- glantés, tous ces débris confondus comme le raisin sous le pressoir, sans que les morts eussent d'autre sépulture que les ruines des maisons ou le ventre des bêtes fauves et des oiseaux (Je proie. Parmi ceux qui avaient échappé au glaive, les uns, surpris dans leurs retraites, étaient égorgés par troupeaux;

412 CHAPITRE VII.

les autres, vaincus par la faim, offraient leurs mains aux chaînes d'un esclavage éternel, regardé comme la plus rare des faveurs. D'autres allaient chercher un asile au delà des mers; en tendant les voiles de leurs navires, ils chantaient avec de grands cris, au lieu des refrains accoutumés des matelots, ce psaume de David : « Mon Dieu, vous nous avez livrés comme des brebis au boucher; vous nous avez dispersés parmi les nations (1). »

La Gaule était plus heureuse. Aucun pays n'a- vait un plus grand nombre de ces colonies, de ces garnisons germaniques, destinées d'abord à conte- nir les irruptions, ensuite à briser le choc, en s'in- terposant entre les envahisseurs et les anciens ha- bitants du pays. Cependant, dès le commencement du cinquième siècle, les Ripuaires avaient occupé Cologne et toutes les villes situées entre le Rhin et la Meuse. On peut juger de leurs ravages par le tableau que fait Salvien de la ruine de Trêves, prise alors pour la troisième fois : ce La première cité des Gaules n'était plus qu'un sépulcre. Ceux que l'ennemi avait épargnés n'échappèrent pas aux calamités qui suivirent. Les uns mouraient lente- ment de leurs blessures, les autres périssaient de

(1) Gildas, de Excidio Britanniœ, 24 : « Gonfovebatur ultionis justse, praîcedentiurn scelerum causa, de mari usque ad mare ignis orientalis, sacrilegorum manu exaggeratus etfmitimas quasque civilates populosque populans, donec cunctam pene exurens insulse 5-uperficiem, rubra occidenlalem trucique oceanum lingua delam- bcret, » etc.

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faim et de froid; et ainsi par divers chemins tous arrivaient ensemble au tombeau. J'ai vu, et mes yeux en ont soutenu le spectacle, j'ai vu des corps d'hommes et de femmes, nus, déchirés par les chiens et les oiseaux de proie, étendus dans les rues qu'ils profanaient. L'infection des cadavres tuait les vivants, et la mort, pour ainsi dire, s'exhalait de la mort. » En même temps le reste de la Gaule était dévasté par la grande invasion des Suèves, des Alains et des Vandales qui, franchis- sant le Rhin près de Mayence, détruisirent cette ville, passèrent au fil de l'épée plusieurs milliers d'habitants réfugiés dans l'église, ruinèrent Worms, prirent Spire, Strasbourg, Reims, Tournay, Arras, Amiens, et traversèrent le pays dans toute sa lon- gueur, pour se jeter sur la Narbonnaise et l'Aqui- taine. Si quelques places réussissaient à fermer leurs portes, elles voyaient le carnage au pied de leurs murs, et la famine au dedans. Les moissons, les vignes, les oliviers avaient péri parles flammes; les bêtes mêmes s'effrayaient de leur solitude, les oiseaux fuyaient ces lieux désolés; les ronces et les épines effacèrent la trace de tout ce qui avait vécu (1).

(l) Salvien, de Guhernatione Dei, lib. VI : « Excisa ter conti- nuatis eversionibus summa nrbe Gallorum, cum omnis civitas bus- tiirn esset, malis per excidia crescentibus. Nam quos hostis in excidio non occiderat, per excidium calamitas obruebat... Alii interibant famé, alii nuditate, alii tabescentes, alii rigentes, ac sic in unum exitum mortis per diversa itinera corruebant. ,. Jacebant

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CHAPITRE VII.

Le bruit de tant de ruines avait déjà porto l'é- pouvante en Espagne, quand les barbares passè- rent les Pyrénées. Les Suèves occupèrent le nord de la Péninsule, les Alains l'ouest, et les Vanda- les le midi. Les habitants effrayés leur livraient les villes; les terres étaient divisées et tirées au sort. La guerre menait à sa suite toutes les horreurs de la peste et de la faim. Telle fut la détresse pu- blique, s'il en faut croire la chronique de l'évêque Idace, que les hommes se nourrirent de chair hu- maine, et qu'il y eut des enfants mangés par leurs mères : en même temps les bêtes, accoutumées à dévorer les morts, commençaient à se jeter sur les vivants. Toutefois il semble que les Vandales eus- sent jusque-là contenu leurs fureurs, pour les dé- charger sur la dernière province ils s'abbati- rent, je veux dire l'Afrique. Leur apparition sons les murs d'Hippone désola les derniers jours de

siquidem passim, quod ipse vidi et suslinui, iitriusque sexus cada- vera nuda, lacera, urbis oculos incestantia , avibus canibusque laniata : lues erat viventium fœtor funereus morfuorum, mors de morte exhalabalur. » S. Jérôme, Epist. ad Geruntiam : « Morguntiacum quondam nobilis civi las capta atque subversa est, et in ecclesia multa hominum millia trucidata, Vangiones longa obsidione deleti; Remorum urbs prœpotens, Ambiani, Atrebataî, extremique hominum Morini, Tornacum, Nemetoe, Argentoralus translata in Germaniam. Aquitaniœ, novemque populorum, Lugdu- nensis et Narbonensis provinciaî prseter paucas urbes populata sunt cuncta, quas et ipsas foris gladius, intus vastat famés. » Cf. S. Jé- rôme in Soph. Feslus Aviennus, Ora maritima, v. 589 à 595 :

Besaram slelisse fama cassa tradidit At nunc Heledus, nunc et Orobus llumina Vacuos per agros et ruinarum aggeres Amœnitatis indices prise» meant.

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 415

saint Augustin. Ce grand cœur ne tint pas à un spectacle si terrible, et il pria Dieu de le retirer d'ici-bas, plutôt que de le laisser témoin des maux de son peuple. « En effet, continue son biographe, il voyait les villes ruinées, les villages détruits, les habitants massacrés ou mis en fuite. Les uns avaient expiré dans les tourments, les autres avaient péri par le glaive; d'autres, réduits en es- clavage, servaient des maîtres impitoyables. Ceux qui, échappant aux vainqueurs, s'étaient réfugiés dans les bois et dans les trous des rochers, mou- raient de faim et de misère. » De tant de cités puis- santes qui faisaient la force de l'Afrique, Carthage, Hippone et Cirtha opposèrent seules quelque résis- tance. Les Vandales, furieux de rencontrer un obstacle, égorgeaient chaque jour au pied des murailles, des milliers de captifs, afin d'empoi- sonner l'air et de vaincre les assiégés par la con- tagion (1) .

Lorsque les barbares s'acharnaient ainsi sur toutes les provinces, comment eussent-ils épargné l'Italie, le plus riche pays de la terre s'ils cher- chaient le pillage, le plus coupable envers leurs

(1) Idace, C/iromc. : « Debacchantibusper Hispaniambarbaris... famés dira grassatur, adeo ut humanœ carnes ab humano génère vi famis fuerint devoratse ; matres quoque necatis vel coctis prse se natorum suorum pastaî sint corporibus.Bestiae cadaveribus assuetie, passim in generis humani efferanlur interitum. » Possidius, Vit. Augustin., cap. xxviii, xxx. S. Augustin, Epist. ccxxviii. Dans cette lettre, il donne d'admirables conseils aux évêques des diocèses en- vahis. Victor Vitensis, Historia persecutionis Vandalicœ.

416 CHAPITRE YII.

aïeux s'ils cherchaient la vengeance? Dans l'espace de cinquante ans, l'Italie essuya quatre invasions : celles de Radagaise et d'Attila, qui précipitèrent sur le nord de la Péninsule des hordes de deux cent mille hommes ; celles d'Alaric et de Genseric, qui désolèrent le Midi et saccagèrent Rome, l'un pendant trois jours, l'autre pendant deux semai- nes. Sans doute c'était trop peu de temps pour dé- truire la ville éternelle. Il y eut des quartiers li- vrés aux flammes, des égorgements, des viols, des spoliations; on. enleva jusqu'au plomb des toitures; mais les monuments restèrent debout. Je ne sais quelle terreur religieuse mit un frein au meurire et au pilllage. Toutefois, les contemporains ne se firent pos d'illusions sur la grandeur de l'événe- ment. Les idolâtres comprirent que toute la puis- sance temporelle de la cité de Romulus et de Numa avait péri, et ils s'en prirent au christia- nisme. Les chrétiens eux-mêmes furent étonnés. Saint Jérôme, au fond de sa solitude de Rethlérm, écrivit cette lettre fameuse, l'on sent bouillon- ner encore le vieux sang romain : « Un bruit ter- c( rible est venu d'occident : c'est Rome assiégée, « les citoyens rachetant leur vie au poids de l'or, a et ensuite pressés par un ennemi qui, après leurs (( biens, veut leurs vies. Ma voix s'arrête, et les « sanglots étouffent les paroles que je dicte. Elle « est prise, la ville qui prit tout l'univers ! Que Ci dis-je? Elle meurt de faim avant de mourir par

RÉSISTANCE D; S GERMAINS A LA CIVILI.^ATION ROMAINE. 417

« le glaive : à peine s'est-il trouvé un petit nom- ce bre d'hommes réservés à la captivité. La rage de a la faim les a fait se jeter sur des viandes détesta- « bles, ils se sont déchirés les uns les autres; on a a vu la mère ne pas épargner l'enfant à la ma- c( melle, et engloutir dans ses entrailles le fruit qui c( venait d'en sortir. » Saint Jérôme continue, et, dans l'égarement de ses douleurs, il épuise toutes les images, il confond toutes les réminiscences, pour retracer une scène si lugubre; il emprunte à Isaïe la peinture de Jérusalem profanée par les in- fidèles, et à Virgile le tableau de la ruine de Troie. Son patriotisme ne s'explique pas la ruine de cette ville, aussi sainte que celle de David, plus glo- rieuse que celle de Priam. Plus tard seulement, et dans un autre endroit, on voit que le mystère se dévoile aux yeux du saint docteur. Il comprend que toutes les expiations se soient réunies s'é- taient rassemblés tous les crimes, et que le monde ancien tout entier ait été châtié dans la cité même qui en était la tête. Mais cette vérité était dure pour les esprits effrayés; et il fallut que saint Au- gustin, Paul Orose, Salvicn, écrivissent, afin de justifier la Providence (1).

(1) Hieronym., Epîst. ad Principiam : « Terribilis deoccidente rumor affertur obsideri Romam, et auro salutem ci vin m redimi, spoliatosque rursum circumdari, ut post substantiam, vitam quoquG perderent. Hseret vox, et singultus intercipiunt verba diclantis. ('a- pitur urbs quse totum cepit orbem... Deus, venerunt gcntes in hîereditatem tuam, poUuerunt templum sanctum tuiim. l'osuerunt

418 CHAPITRE VIL

Il est vrai qu'on a plus d'une fois accusé d'hy- perbole le langage des Pères de l'Eglise, et c'est en effet le défaut de leur époque, d'avoir perdu cette sobriété d'expressions qui marque l'âge d'or des littératures. Mais on ne peut accuser ces grands hommes ni de dureté, ni de faiblesse, ni de vou- loir épouvanter les peuples pour les pousser à la pénitence. Au contraire, on les voit pressés d'élouf- fer leurs douleurs personnelles et de ressaisir, au milieu du désordre de leur temps, la trace rassu- rante du plan divin qui embrasse et explique tous les siècles. Gildas et Salvien, malgré toute leur fougue, sont si loin de calomnier les Germains, qu'ils les comparent, qu'ils les préfèrent aux Ro- mains dégénérés. Saint Jérôme, en décrivant le sac de Rome, relève un trait d'humanité et de conti- nence qui honore les vainqueurs. Saint Augustin n'a pas d'autre pensée, en écrivant la Cité de Dieu^ que de rassurer les cœurs troublés ; et rien n'est touchant, par exemple, comme les raisons qu'il trouve pour consoler les vierges chrétiennes dés- honorées par les barbares. Paul Orose va plus loin,

Jérusalem in pomorum custodiam : posuerunt cadavera sanctorum tuorum escas volatilibus cœli...

Quis cladom illius noctis, quis talia fando Explicet aut possit lacrymis œquare dolorem? Urbs antiqua mit, multos dominala per annos... »

Idem, Prœfatio in Ezechiel : « Postquam clarissimum omnium lumen exstinctum est, imo imperii romani truncatum caput, et ut verius dicam, in una urbe totus orbis interiif. »

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 419

il démêle déjà parmi les ravageurs de l'empire les fondateurs d'une société nouvelle (1). Quand donc des esprits si fermes sont ébranlés, quand ils ont besoin de toute leur foi, de toute leur sagesse, pour soutenir l'épreuve, on a lieu de croire qu'elle fut terrible. Et si l'on veut justifier la Providence, il faut s'y prendre comme eux, non pas en ninnt les horreurs de l'invasion, mais en les reconnaissant nécessaires, c'est-à-dire méritées; en montrant dans les destructeurs de la puissance romaine les instruments d'un châtiment exemplaire, mais non pas en les dépouillant de leur caractère odieux, comme on l'a essayé en Allemagne, pour ranger Alaric, Radagaise, Genseric, parmi les bienfaiteurs du genre humain. Le gouvernement de Dieu fait comme tous les gouvernements sages : il a des exé- cuteurs de ses justices, mais il ne les honore pas.

La barbarie des Germains était si violente au La barbarie

. , 5 n / 1 après les

moment des irruptions, qu elle résista longtemps inuptions. encore au spectacle de la société policée, à ses lu- mières, à SCS douceurs. Ne croyez pas le combat terminé quand les légions eurent abandonné le champ de bataille; jamais, au contraire, la lutte ne fut plus opiniâtre ; elle divisa les vainqueurs et mit la guerre dans leur camp. Si les Francs, les Burgondes et les Goths se considèrent comme les

(1) Augustin, de Civitate Dei, lib. I. Orose, de Miseria homi- num, lib. lil, VII.

420 CHAPITRE Yfl.

héritiers de l'empire, s'ils en défendent le territoire et en conservent les institutions, d'autres obéissent encore à l'impulsion qui les a précipités sur l'Occi- dent pour en être les fléaux. Au Nord paraissent les Angio-Saxons et les Scandinaves, destinés à porter pendant cinq cents ans l'épouvante sur toufes les mers. Au centre on voit les Saxons, les AFemans, les Bavarois, qui ne laissèrent pas de repos aux rois mérovingiens. On peut se représenter la férocité de CCS peuples par l'exemple d'une bande de Thu- ringiens, qui, après avoir ravagé l'Ostrasie, se reti- rait emmenant en captivité deux cents jeunes filles. Poursuivis de près, et désespérant sons doute de garder leurs prisonnières, ils écartelèrent les unes, ils clouèrent les autres à terre avec des pieux, et firent passer sur elles des chariots pesamment char- gés. Enfin, au Midi, viennent les Lombards, « cette c< cruelle nation, sortie de ses déserts comme le c( glaive sort du fourreau , pour faucher encore une c( fois la moisson de l'espèce humaine. » Ainsi les jugeait saint Grégoire le Grand, témoin de Irur invasion ; et plus tard, lorsqu'il voyait les bandes d'Agilulfe menacer Rome, il interrompait le cours de ses homélies sur Ézéchiel ; « car, disait-il, les cités sont détruites, les campagnes dévastées; la terre n'est plus qu'un désert ; les champs n'ont plus de cultivateurs, et les villes n'auront bien- tôt plus d'habitants... Que personne donc ne me blâme si je mets fin à ces discours, puisque nos

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tribulations se sont accrues sans mesure. De tou- tes parts nous sommes entourés d'épées, de toutes parts nous ne voyons que péril de mort. Les uns nous reviennent les mains coupées ; des autres nous entendons dire qu'ils ont été mis à mort ou emmenés en esclavage. Je suis contraint de suspendre l'exposition de la divine Ecriture, parce que désormais la vie m'est à charge. » Ne nous alarmons pourtant pas de ces paroles de découragement. C'est précisément saint Grégoire, ce prêtre effrayé , qui entreprendra la conversion des Lombards et des Anglo-Saxons, et qui décidera, par un coup si hardi, la soumission du monde bar- bare (1).

Cependant les peuples mêmes qui avaient pris le parti de la civilisation, qui s'étaient établis avec respect dans ses ruines, y avaient apporté les pas- sions et les habitudes de leur première patrie. Les rois des Francs portaient la pourpre et parlaient latin ; mais on retrouve en eux les deux mauvais instincts des hommes du Nord, la soif de l'or et la soif de la vengeance. Quand Grégoire de Tours ra- conte les fureurs de Frédégonde, quand il rapporte comment Clovis, après avoir fait assassiner le roi des Ripuaires par son fils, fit tuer le meurtrier à coups de hache, au moment celui-ci se baissait pour considérer de près ses trésors, on croirait

(1) Gregor. Turon., Hist. Franc, lib. 111. Greg. Magn,, Dialog., m, 38. In Ezechiel.^ homel. xviii, homel. ult.

422 CHAPITRE VII.

lire les plus tragiques récits de l'Edda. Chez les Visigoths, nous avons vu Astaulfe, séduit par la douceur des mœurs romaines, embrasser le service des Césars en même temps qu'il épouse leur sœur Placidie. Il aime à se montrer vêtu de la toge, traîné avec sa noble épouse sur un char à quatre chevaux. Mais ses compagnons d'armes s'indignent de ce changement comme d'une trahison ; ils égor- gent Astaulfe à Barcelone, et se donnent pour chef Sigeric, qui inaugure son règne en poignardant de sa main les six enfants de son prédécesseur. Les Goths d'Italie n'opposèrent pas la même résistance à la politique réparatrice de Théodoric. Cependant ce grand homme ne signait ses édits qu'à l'aide d'une lame d'or découpée à jour. Il relevait les écoles, mais seulement pour ses sujets romains ; « il craignait, disait-il, que la main accoutumée à trembler sous la férule ne tînt pas le glaive avec fermeté. » Aussi, au bout d'un règne glorieux, il fit éclater l'humeur sanguinaire de sa race par le supplice de Symmaque et de Boëce. Nous avons trouvé des rhéteurs et des légistes latins dans tou- tes les cours; mais, en y regardant de près, nous les verrons souvent humiliés et inquiets, comme Sidoine Apollinaire, « au milieu de ces guerriers (c hauts de sept pieds, frottant de beurre rance leur « longue chevelure, et chantant à tue-tête des re- c( frains souvages qu'il faut applaudir. » Si Jes villes avaient conservé leur sénat municipal et

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quelques restes de leur droit public, dans chacune d'elles siégeait un comte barbare, qui l'écrasait de ses exactions. Enfin, quand on considère la muUitude des bandes conquérantes qui couvrirent les campagne et qui formèrent le gros de la popu- lation dans les provinces du Rhin ou du Danube, on est surpris de reconnaître à peu près les Ger- mains de Tacite. Au sixième siècle, Wodan avait encore des adorateurs dans toute la Gaule orientale, dans les vallées des Vosges, sur les bords des lacs de Zurich et de Constance, et jusqu'en Italie. Le culte des dieux du Nord était public; on leur sa- crifiait impunément des victimes humaines. Les libations païennes se faisaient non en secret, mais jusqu'à la table des rois ; sans parler des supersti- tions innombrables qui s'attachaient aux pierres sacrées, aux arbres, aux fontaines. Elles avaient jeté leurs racines dans la terre comme dans les âmes ; elles y tenaient si fort, qu'après avoir dis- paru pour un temps devant le zèle des prédicateurs et la sévérité des lois, elles n'attendaient pour re- paraître qu'un nouveau flot de barbares qui vînt raviver ces vieux germes. C'est ce qu'on vit lors- que, à la suite des premières descentes des Nor- mands en Angleterre, il fallut renouveler les anciennes lois contre l'idolâtrie. Vers le commen- cement du onzième siècle, Burchard, évêque de Worms, dressant la liste des interrogations qu'il faut faire aux pénitents, y énumère encore toutes

424 CIIAPITl'.E

les pratiques du polythéisme (1). En même temps, les lois germaniques défendaient le terrain pied à pied contre le droit romain. Il y en eut, comme la loi salique, qu'il n'entama pas. S'il pénétra dans plusieurs codes, ce fut ordinairement pour y intro- duire un certain nombre de dispositions politiques, sans toucher au fond même des institutions civiles, ni surtout aux coutumes judiciaires, derrière les- quelles se retranchait l'antique indépendance. Partout on retrouve les causes débattues dans l'as- semblée des hommes libres ; partout la composition pécuniaire, le duel, le jugement de Dieu. Gharle- magne mit la main, la plus forte main qui fut jamais, à la réforme des lois et des mœurs. Il cor- rigea plusieurs codes barbares ; il n'osa pas les abolir. Et quand leur autorité s'éteignit, leur esprit subsista dans cette insubordination, dans ces guer- res privées et ces éternelles représailles, qui firent le malheur et souvent le crime du moyen âge.

(1) Gregor. Turon., passhn. Prosper, Chronicon, ad annura4i5.

Sur les dernières années de Théodoric et les cruautés qui les déshonorèrent, rien n'est plus instructif que le fragment de l'auteur anonyme publié par Valois. Sidon. Apollinar., ad Catullinum.

Sur la durée du paganisme après les invasions, VitaS. Remigii : « Multi denique deFrancorumexercitu,necdumad fîdeniconversi. » Procope, de bello Gothico : Oi pàpêapo». -yàp oùtoi, xpt(>fiavol -^■c-j'ovo- Ts;, xoX/.à ttîç TraXatà; cpuXâaaouat, 6'jGiaiç XP<*>Î^'^''^'

7;cov /cal aAXa oùy^ oaïc lepsu&vTs;. . . Vita S. Vedasti : « Domum (ré- gis Chlotarii) inlroiens conspicit, gentiii ritu, vasa plena cervisiœ... Âlia christianis, alia vero paganis obposita, ac gentiii ritu sanciifi- cata » Vita S. Amandi; Vita S. Columhani; Sermo S.Eligii. In- diculus superstit. ad conciliumLiptinense, BurchardWormatiensis, Magnum volumen canonum.

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 425

Cependant les Germains devaient se laisser ar- racher à la longue leurs dieux et leurs lois; mais rien ne put les détacher de leurs habitudes poéti- ques. Nulle part leur caractère ne resta plus pro- fondément empreint que dans les chants inspirés par les invasions.

Il était impossible que des peuples passionnés pour la gloire fissent la conquête de la moitié de l'Europe, et achevassent la guerre la plus épique qui fut jamais, sans que le souvenir s'en conservât dans les récits des poètes, sans que ce grand épi- sode vînt s'ajouter comme un anneau de plus à la chaîne des traditions nationales. Les rois et les chefs de chaque nation y devaient paraître, non plus sous les trails que leur prête l'histoire, mais avec une grandeur plus qu'humaine, avec tout le cor- tège des fables qui plaisaient aux hommes du Nord. Les débris de cette épopée de l'invasion nous sont parvenus dans la seconde partie du poëme des Ni- belungen, dans les fragments du livre des héros [Heldenbuch), dans les sagas Scandinaves. Attila y occupe pour ainsi dire le fond du théâtre, entouré d'un nombre infini de guerriers de toutes les lan- gues et de toutes les religions. On voit entrer en scène les princes de Suède et de Danemark, ceux des Francs, des Burgondes, des Thuringiens, des Lombards; mais l'intérêt principal s'attache à la personne de Théodoric, devenu le type de l'hé- roïsme barbare. Issu d'une race divine, il en porte

ÉT. GERM. I. 28

426 CHAPITRE VII.

la marque dans ses cheveux dorés qui tombent sur ses épaules, et dans son grand cœur qui le fait chevaucher jour et nuit à travers les bois et les landes désertes, « ne craignant ni les hommes ni les bêtes. » Ce caractère se développe dans une suite d'aventures, depuis le jour le jeune héros, as- sisté de son compagnon Hildebrand, armé de l'é- pée magique qu'un nain lui adonnée, attaque deux géants dans leur caverne et ravit leurs trésors. Il continue d'errer, grossissant son cortège des guer- riers qu'il combat et qu'il fait prisonniers jusqu'au nombre de douze, qui est un nombre mystérieux. On le voit ensuite, fuyant la colère d'Hermanaric, son oncle, chercher un asile à la cour d'Attila. Il sert le roi des Huns pendant vingt ans, et revient enfin, avec son vieil ami Hildebrand, gagner une bataille décisive à Ravenne, et prendre possession de son royaume d'Italie. C'est qu'il trouve le re- pos, et qu'il règne dans sa belle ville de Vérone pendant de longues années, dont on ne sait pas le compte. On dit seulement qu'un jour, à la chasse, le vieux roi, ne trouvant plus son cheval familier, s'élança sur un coursier noir qui passait, et qui l'emporta avec la rapidité de l'éclair : ses compa- gnons l'entendirent pousser un cri de terreur, et les peuples le crurent mort. Cependant, en H 97, le bruit courait que Théodoric avait reparu sur les bords delà Moselle, et que, se nommant à quelques paysans effrayés, il leur avait annoncé le déclin de

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 427

r empire et rabaissement de l'Allemagne (1). Mais ces récits, remaniés d'âge en âge, ne nous montre- raient pas dans toute sa rudesse le génie des con- quérants germains. Heureusement un manuscrit du neuvième siècle nous a conservé un chant teuto- nique sur l'aventure de Hildebrand, ce fidèle ami de Théodoric, lorsque, revenant en Italie, il ren- contra en chemin son fils Hadebrand, qui ne le re- connut point, et lui proposa le combat.

« J'ai ouï dire qu'un jour se provoquèrent au chant de combat Hildebrand et Hadebrand, le père et le et de

* Hadebrand.

fils. Les deux héro3 disposèrent leur vêtement de guerre : ils se couvrirent de leurs cuirasses, ils ceignirent leurs épées sur leurs cottes de mailles. Et comme ils s'élançaient à cheval pour en venir aux mains, Hildebrand, fils de Herebrand, parla. C'était un homme noble et d'un esprit sage. Et en peu de mots il demanda à son ennemi quel était son père dans la race des hommes ou encore : « De « quelle famille es-tu? Si tu me le dis, je te don- « nerai un vêtement à triple fil; car, ô guerrier, c< toutes les générations des hommes me sont con- « nues. » ^i^. .

c( Hadebrand, fils de Hildebrand parla : a Des « hommes de mon pays, des hommes qui mainte- ce nant sont morts, m'ont dit que mon père s'ap-

(1) Dans ee court résumé, je me suis attaché surtout aux récits de la Vilkina Saga, dont la rédaction remonte au treizième siècle, et qui présente le cycle entier de l'épopée germanique*

4-'8 CHAPITRE VII.

c( pelait Hildebrand : je m'appelle Hadebrand. Un ce jour il s'en alla vers l'Est, il fuyait la haine d'O- c( doacre; il était avec Théodoric et avec un grand c( nombre de héros. Il laissa dans son pays sa jeune c< épouse, son fils tout enfant, et ses armes sans « maître, et il s'en alla du côté de l'Orient. Les ce malheurs de mon père commencèrent avec ceux c( de Théodoric : alors il devint un homme sans ce ami.... Mon père avait coutume de combattre à ce la tête de son peuple; il aimait trop la guerre, et ce les hommes vaillants le connaissaient bien. Je ce ne pense pas qu'il vive encore. »

ce Dieu de tous les hommes, s'écria Hildebrand, ce toi qui habites au haut du ciel, ne souffre pas ce un combat semblable entre deux guerriers ?i ce rapprochés par le sang. » Alors il ôta de son bras un anneau d'or fm que le roi des Huns lui avait donné : ce Accepte-le , dit-il , comme un ce présent pacifique. »

ce Hadebrand, fils de Hildebrand, parla : ce C'est ce avec la lance et pointe contre pointe qu'on doit ce recevoir tes présents. Vieux Hun, tu es rusé et ce habile ; tu veux m'abuser par tes paroles et me ce frapper de ta lance. Tu as tant vécu, et tu peux c< encore mentir! Des hommes de mer, qui avaient ce navigué vers l'Occident sur la mer des Wendes, ce m'ont assuré qu'on avait ouï parler d'une ba- ce taille Hildebrand fils de Herebrand avait ce péri. »

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 429

« Hildebrand fils de Herebrand parla : « Je vois « bien à ton armure que tu sers un bon maître, « que jamais tu n'as erré comme un proscrit sur c( cette terre. Hélas! Dieu puissant, quelle est ma « destinée! J'ai vécu errant soixante étés, soixante c( hivers; toujours on me plaça au premier rang <c des combattants : jamais je ne portai les fers « dans aucun donjon. Et maintenant il faut que c( l'épée de mon enfant m'abatte la tête, il faut c( qu'il me terrasse avec sa lance, ou que je devienne a son meurtrier. Tu peux, si ton bras est fort, ra- ce vir les armes d'un brave; tu peux dépouiller son « cadavre, si tu crois y avoir quelque droit. Que c( celui-là soit regardé comme le plus infâme des c( hommes de l'Est, qui le détournerait d'un assaut c( qui te plaît tant. Bons compagnons, voyez « qui de nous deux aujourd'hui pourra se vanter « du butin qu'il aura fait et rester maître de deux « armures. »

ce Alors ils dardèrent leurs lances aux pointes aiguës, si bien qu'elles restèrent fixées dans les boucliers. Puis ils se précipitèrent l'un sur l'au- tre... Ils frappaient durement sur les boucliers blancs jusqu'à ce que ceux-ci tombassent en mor- ceaux brisés par les coups (1). »

(1) Léchant de Hildebrand et de Hadebrand, découvert à Cassel par Grimm, a été publié de nouveau par Lachmann, qui a proposé de nombreuses variantes. M Ampère en a donné une excellente traduction [Histoire littéraire de la France, t. II). Si je m'écarte en plusieui s points du sens qu'il a donné, c'est que je crois avoir

451^ CHAPITRE VII.

Ici le fragment s'interrompt; mais il y a bien as- sez de ce dialogue héroïque et de la fable il trouve sa place, pour faire voir comment le specta- cle de l'invasion inspirait les chants populaires des Germains, pendant qu'il touchait d'une manière si différente les esprits séduits par les mœurs ro- maines, et formés comme Mérobaudes à l'école des grammairiens et des rhéteurs. La tradition s'em- pare des personnages de l'histoire : elle aime ces noms fameux d'Ermanaric, d'Attila, d'Odoacre, de Théodoric. Mais l'histoire les sépare, elle met un intervalle de cent cinquante ans entre le premier et le dernier de ces quatre princes. Au contraire, la tradition dispose souverainement du temps et de l'espace; elle se plaît à rapprocher, à mettre aux prises des héros qu'elle trouve de même taille. Sans doute on reconnaît les traits véritables de Théodoric, vainqueur d'Odoacre, qu'il défit en effet sous les murs de Ravenne, maître de l'Italie, et fixant sa résidence favorite à Yérone. Mais on ne voit rien qui rappelle son séjour auprès de l'empe- reur Zénon, la protection dont il couvrit les Ro- mains, ses efforts pour discipliner son peuple. On

sous k>s yeux un texte plus pur et plus complet. Voici les premiers vers :

IKgihôrta dhat seggen,..,

Dhat sili urheltun œnon niuotin

Hiltibrant enti Ifadhubrant unlar lierjun tuèm

Sunu, falar ungôs. Iro saro rihtun,

Gamtun se iro gùdhainun, gurtun si irô svert. ana,

Helidos ubar hringa, siè derô hiltju rilun ..

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 431

ne trouve aucune trace de civilisation, aucun sou- venir des monuments, des inslifutions qui devaient frapper les Goths à leur entrée en Italie. Au con- traire, les poètes du Nord ont prêté au conquérant du sixième siècle les attributs, les aventures de leurs anciens dieux; ils en ont fait un être mytho- logique, un pourfendeur de géants et de monstres. Ils l'ont conduit au camp d'Attila comme à l'école des vertus guerrières. Épris de ce personnage qu'ils avaient façonné à leur gré, ils ne pouvaient se résoudre à le laisser mourir comme le reste des hommes; il fallait qu'il disparût d'une façon mys- térieuse et qui permît d'espérer son retour. Un cadre si merveilleux admettait facilement l'épi- sode qu'on vient de lire; récit d'une admirable simplicité, l'art n'a rien mis, et qui remue si puissamment les deux passions auxquelles se rap- portent tous les préceptes de l'art, la terreur et la pitié. Rien ne manque à l'horreur de ce combat parricide. On y reconnaît bien le même souffle qui anime les tragiques ligures de Sigurd, de Brun- hilde et de Wéland : et il faut avouer qu'en poésie, comme dans tout le reste, longtemps après l'inva- sion, le génie barbare n'était pas étouffé.

Nous ne conclurons pas que la civilisation ro- conclusion, maine n'avait rien fait pour les Germains : nous savons quelle trace profonde elle laissa dans le sol, dans les institutions, dans les esprits. Mais nous ne

432 CHAPITRE VII.

dirons pas non plus qu'elle fût en mesure d'ache- ver l'éducation de ces peuples, puisqu'elle les gâtait par ses exemples et les révoltait par ses injustices. En montrant d'un côté la puissance de Rome, de l'autre son impuissance, nous n'avons pas voulu établir un parallèle inutile, mais poser sans mé- nagement les deux termes d'une question qu'il faut résoudre : Quelle fut la mission des Romains en Germanie?

Quand la Providence prend à son service des ou- vriers comme les Romains, assurément elle ne se propose rien de médiocre. Quand elle permet qu'un pays soit labouré, pendant plus de trois cents ans, par les plus terribles guerres, c'est qu'elle se ré- serve de semer dans le sillon. Au moment Dru- sus jetait des ponts sur le Rhin et perçait des routes à travers la forêt Noire, il était temps de se hâter; car dix ans après, devait naître, dans une bourgade de la Judée, Celui dont les disciples passeraient par ces chemins pour achever la défaite de la bar- barie. Ce n'était pas trop des bras des légions pour élever ces villes superbes de Mayence, de Cologne, de Trêves et de tant d'autres, qui devaient résister au fer et au feu des Vandales, et abriter les pre- miers développements de la société chrétienne. Les lois des empereurs, si savamment commentées par les jurisconsultes, introduisaient le règne de la jus- tice, qui préparait celui de la charité. La langue latine donnait aux esprits ces habitudes de clarté,

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 433

de précision, de fermeté, aussi nécessaire au pro- grès de la science qu'au maintien de la foi. Les vices mêmes de la conquête avaient leur utilité. Il fallait peut-être toute la dureté des César et de leurs lieutenants pour faire la police du monde païen, pour dompter les peuples violents, et pour les ren- dre plus dociles à des leçons plus douces. Il fallait surtout que Texemple de la civilisation romaine nous apprît à juger la raison humaine dans ce qu'elle a produit de plus grand, et à reconnaître, non pas qu'elle ne peut rien, mais qu'elle ne suffit, pas.

Ce que Rome païenne ne fit jamais, ce fut la conquête des consciences, et ce fut par que lui échappa l'empire du monde. Jamais ses législateurs et ses philosophes s'inquiétèrent-ils des âmes im- mortelles de tant de millions de barbares ensevelis dans l'ignorance et dans le péché? Au contraire, c'était cette inquiétude qui poursuivait les mission- naires chrétiens, qui troublait leur sommeil, qui les entraînait jusqu'au delà des fleuves s'étaient arrêtées les légions. Ils ne songeaient qu'à sauver les âmes; mais par elles ils sauvèrent tout le reste. De toutes les fondations romaines, on n'en voitpoinl qui se fussent conservées, si le christianisme ne fût venu les purifier et y mettre son signe. Les défri- chements commencés par les colons militaires étaient perdus, sans les colonies monastiques qui en héritèrent et qui les poussèrent plus loin. Les

434 CHAPITliE VII.

villes restèrent debout, mais parce qu'elles eurent des saints, comme saint Aigrian, saint Loup, saint Severin, pour relever le courage des habitanls eL pour fléchir la colère des barbares. Les institutions municipales ne périrent pas, mais parce que, au milieu de leur décadence, elles furent protégées par un pouvoir nouveau, celui de l'évêque devenu le défenseur de la cité. Les anciens municipes avaient coutume de mettre leur liberté sous la protection des dieux, et de dresser la statue de Silène, en sigiie de franchise, sur leurs places publiques. De même, mais avec toule la supériorité du symbolisme chrétien, les villes qui jouissaient de Timmunité ecclésiastique éri «gèrent les statues de leurs saints patrons {W'eichbild) sur les limites de leur terri- toire. Les violence des seigneurs voisins s'arrêtaient devant ces images pacifiques, qui n'étendaient la main que pour bénir. La monarchie impériale re- commença avec Charlemagne. Mais les peuples, qui avaient droit de se défier d'un pouvoir si dan- gereux, voulurent que cette monarchie régénérée s'appelât le Saint-Empire ; ils voulurent que la personne de l'empereur fût sacrée, non par une fiction de la loi, mais par l'onction du souverain pontife ; qu'au jour de son couronnement il fût ordonné diacre, c'est-à-dire serviteur des pauvres; qu'il fît porter devant lui la croix, symbole d'hu- milité et de miséricorde. On est moins surpris de l'aulorité des lois romaines au moyen âge, quand

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 435

on les trouve déclarées saintes et vénérables par les canons de l'Église; quand on les voit corrigées, tempérées par le droit canonique, à travers lequel, pour ainsi dire, elles passèrent avant de descendre dans nos législations. Enfin, pendant que les let- tres s'éteignaient à l'ombre des écoles dégénérées, l'éloquence se réfugiait dans la chaire évangélique, elle retrouvait les grands intérêts et les grands auditoires qui l'inspirent. La poésie, cet art reli- gieux et populaire, revivait dans les hymnes sa- crées, dans les légendes aimées des ignorants et des petits. Ne dédaignons pas ce latin d'église, dont on ne remarque pas assez la naïveté et la grâce : ce fut pendant plusieurs siècles le seul langage possible de l'enseignement et des affai- res ; c'est lui qui conserva tout ce qui resta de lumières aux temps barbares; c'est lui, bien plus encore que la langue morte de Cicéron et de Sé- nèque, qui donna ses grandes qualités à nos lan- gues modernes.

Il y avait bien plus que du génie à recueillir ainsi l'héritage de l'antiquité, à le débrouiller sans rien laisser perdre de ses richesses légitimes, et à reconnaître en même temps chez les Germair.s, chez des peuples si désordonnés, les fondateurs d'un ordre nouveau. Il fallait un amour infini des hommes pour ne pas abandonner avec horreur les restes de cet empire romain qui avait fait tant de martyrs, et pour ne pas désespérer de ces conqué-

436 CHAPITRE VIL

rants du Nord qui avaient fait tant de ruines. L*his- toire n'a peut-être pas de plus beau moment que celui le christianisme intervient de la sorte entre le monde civilisé et la barbarie, afin d'achever un rapprochement préparé de loin, mais arrêté par des ressentiments terribles. L'Église, dont la mis- sion est de réconcilier les ennemis, conclut cetle pacification, elle en dicta les termes; elle resta gardienne du pacte sur la foi duquel la société européenne se constitua.

Voilà le spectacle qu'on aurait, si l'on poussait ces recherches jusqu'à l'établissement du chris- tianisme chez les Germains. J'avais besoin de cette perspective pour m'engager dans un tra- vail dont je ne me suis pas dissimulé les périls, mais par lequel il fallait passer pour arriver à des études plus attrayantes et plus aimées. Une pensée m'a soutenu. Nous vivons dans un siècle) de réparation. De toutes parts, dans nos basiliques, des manœuvres, suspendus aux échafaudages, tra- vaillent à gratter la chaux sous laquelle le mau- vais goût des derniers temps avait caché les vieil- les fresques. Le dessin était trop ferme et la cou- leur avait trop profondément pénétré pour s'ef- facer à si peu de frais; et les saints de nos aïeux reparaissent avec leurs têtes inspirées et leurs auréoles d'or. En achevant cette pénible recon- struction des antiquité germaniques, je voudrais

RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 437

avoir porté mon échelle assez haut pour attein- dre aux temps chrétiens, et pour être l'un des ou- vriers qui dégageront de l'oubli les glorieuses figures de nos pères dans la foi et dans la civili- sation.

NOTES

ET

PIÈCES JUSTIFICATIVES

I

JORNANDES

CONSIDÉRÉ COMME HISTORIEN DES MŒURS ET DES TRADITIONS GERMANIQUES.

Ce serait le sujet d'une étude épineuse, mais féconde, de discuter l'autorité historique de Jornandes, le premier des chroniqueurs barbares, de ce Goth du sixième siècle qui eut la pensée d'écrire les annales de sa nation, au moment elle disparaissait de l'Italie, balayée par les armes de Bélisaire et de Narsès. Sans m'enfoncer dans des recherches si difficiles, j'ai eu lieu d'établir que, sur le point le plus attaqué de son histoire, c'est-à-dire en ne faisant qu'un même peuple des Goths et des Gètes, Jornandes s'accorde avec tous les écrivains classiques, depuis Dion Cassius jusqu'à Procope. Je me pro- pose de montrer ici comment ce qu'il rapporte des traditions et des mœurs barbares est confirmé par les plus vieux monu-

440 NOTES

meiits poétiques des Anglo- Saxons et des Scandinaves. Ce rapprochement a été commencé par les critiques allemands ; mais on peut le pousser plus loin et en tirer de nouvelles lumières.

L'historien des Goths n'est pas si épris de l'antiquité grec- que et latine, qu'il dédaigne de recourir à d'autres sources. Il aime à citer les traditions héroïques de son peuple, et les chants qui céléhraient les Mis d'armes des anciens chefs. A la suite de ces hommes belliqueux, il trouve le roi Ermana- ric, vanté comme l'Alexandre du Nord, et il en raconte ce qui suit : « Encore que Ermanaric eût triomphé d'un grand nombre de nations, néanmoins la race perfide des Roxolans, qui, à cette époque, lui rendait obéissance, trouva occasion de le trahir, comme on va le voir. Une femme de cette race, appe- lée Svanibilda, dont le mari avait traîtreusement déserté, fut, par ordre du roi, liée à des chevaux sauvages quil'écartelèrent. Ses frères, Sarus et Ammius, vengèrent la mort de leur sœur en frappant Ermanaric d'un coup d'épée dans le flanc. A la suite de cette blessure, il ne traîna plus qu'une vie misérable dans un corps épuisé (1). »

Ce tragique récit était sans doute au nombre de ceux qui frappaient l'imagination des peuples et qui se perpétuaient par des chants; car, en ouvrant l'Edda de Saemund, on y trouve un fragment (i/amr/isr7m/) l'aventure, si brièvement contée par le chroniqueur, prend toute la grandeur et tout

(1) Jornandes, de Rehus Geticis, 4, 5, 25, 24 : « Ermanaricus, rexGothorum, licet multarum gentium dominus exstiterit, Roxola- norum gens infida quse tune inter alias illi famulalum exhibebat, lali eum nanciscitur occasione decipere. Dum eniin quamdam mu- lierein Svanibildam [sic) nomine ex gente memorata pro mariti fraudulento discessu, rex furore commolus equis ferocibus alhga- tam, incitatisque cursibus, per di versa divelli prœcepisset, frater ejus {sic) Sarus et Ammius, germanaî obitum vindicantes, Ermana- rici latus ferro petierunt, quo vulnerc saucius œgram vitnm corporis iinbecillitate conlraxit. )>

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 441 l'éclat de l'épopée. Gudruna, la veuve de Sigurd, a vengé son époux en faisant périr ses deux frères; elle vit dans la solitude avec ses deux fils Sœrli et Hamdir; et, un jour, les appelant tous deux, elle leur dit: « Vous aviez une sœur : on la « saluait du nom de Svanhilda : c'est celle que Jormuurek a « fait fouler aux pieds des chevaux blancs et noirs sur le che- (( min public; c'est celle qu'il a livrée à ses coursiers, accou- « tumés à bondir sous l'éperon des voyageurs. Et moi, cepen- « dant, je suis demeurée seule comme le peuplier dans la (( forêt, car je n'ai point d'hommes de mon sang pour me « venger, » Hamdir et Sœrli comprirent le dessein de leur mère, et le premier parla : « C'était bien assez que tu eusses à « pleurer tes frères et tant d'autres de ton sang que tu as « poussés aux combats ; il faut encore que tu nous pleures, « Gudruna, nous que voici dévoués à la mort nos chevaux « nous mèneront. Nous mourrons loin d'ici. » Alors les deux héros s'en allèrent chevauchant à travers les montagnes, et, chemin faisant, ils trouvèrent leur frère Erp, d'un autre lit, qui s'ébattait joyeusement. Ils lui demandèrent donc s'il voulait leur prêter main forte. Ce fils d'une autre mère leur répondit u qu'il aiderait ses frères comme le pied aide le pied, « Que peut le pied pour le pied? répliquèrent-ils; que « peut la main pour la main Et, tenant la réponse pour un outrage, ils tuèrent leur frère et continuèrent leur chevau- chée. Or, on annonça au roi Jormunrek qu'on voyait paraître des hommes armés de casques, des hommes puissants venus pour venger la femme foulée aux pieds des chevaux. Alors Jormunrek se prit à rire ; il caressa sa barbe avec sa main ; il ne demanda point sa cuirasse, mais il branla sa tête fauve ; il regarda son bouclier blanc; il se fit mettre dans la main une coupe d'or, et demanda le vin des banquets : « Je seraisjoyeux, « dit-il, de voir dans ma demeure les deux fils de Gudruna, « de les faire lier avec des cordes d'arc, ces hommes valeu- « reux, et de les suspendre à un gibet. » Bientôt les deux

ÉT. GERM. 1. 29

442 NOTES

guerriers paraissent: ils se précipitent dans la salle, un grand trouble se fait, les coupes tombent en éclats, et les hommes glissent dans le sang. Sœrli et Hamdir ont porté au roi deux coups terribles ; mais ils succombent sous le nombre : enve- loppés de tous côtés, ils comprennent trop tard la parole de leur frère; ils se reprochent sa mort. « Il ne nous conve- « nait pas, s'écrient-ils, de suivre l'exemple des loups, et de « nous jeter les uns sur les autres... Bien qu'à vrai dire il « nous fallût mourir hier, si ce n'était aujourd'hui. Nul ne « vit un soir au delà de ce que les Nornes ont décrété (1). »

Si le chant perpétuait de siècle en siècle les fables héroï- ques des Goths, il les répandait aussi de peuple en peuple. Ermanaric demeura longtemps célèbre dans les chroniques allemandes, comme dans les ballades anglo-saxonnes. L'his- toire de Reims par Flodoard, la chronique de Quedlimburg, celle de l'abbé d'Ursperg, celle d'Otton de Freysingen, rap- pellent les emportements du roi des Goths, et ses cruautés punies par de terribles représailles. Le poëme de Beowiilf et le Chant du Voyageur vantent sa richesse et ses libéralités (2) . Mais je relève un dernier trait qu'on n'a pas cité, et qui mon- tre à quel point tous les détails de cette tradition étaient en- core familiers aux Anglo-Saxons du dixième siècle. Mal- mesbury rapporte que le roi Athelstan, trompé par son écban- son, crut son frèi e Edwin coupable de félonie, et le fit jeter sur une barque sans rameurs et sans voiles. Le jeune prince, emporté en haute mer, no résista pas au désespoir et se pré-

(1) Edda Sœmiindar, Il ; Hamdismal, 14 : « Respondit ille di- versa matre gcnitus, dicens ita se laturiim opcm cognatis ut pes podi. « Quid poterlt pcs pedein juvare? Aut corpori « adcreta inaniis alteiam ?... » '28 : « Non opinor in nos qua- drare cxempla luporum, ut nos ipsi mutuo insecteuiur... Etsi riohis velhodie vel lieri moriendum. Vespcram nemo vivit ulira deci^elum Nornarum. »

(2) Voyez les textes rapporlés par W. Griinm, Heldensage, 18, 21,50,51, 50.

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 443 cipita dans les flots. Quelque temps après, Athelstau reconnut son erreur, et se condamna à sept ans de pénitence. Et comme, un jour de banquet solennel, le roi était servi par ses officiers, 1 ecbanson glissa, et se retenant d'un pied : « C'est ainsi, dit-il, « que le frère aide son frère. » A ces mots, Atbelstan sentit se réveiller ses remords, et ordonna qu'on décapitât le calomnia- teur. Le proverbe du frère qui aide le frère comme le pied aide le pied, rappelait l'bistoire du fratricide anh'que, et suffisait pour troubler le roi coupable au milieu de k joie des festins (1 ) .

Une autre comparaison qu'on n'a pas faite montrera Jor- nandes aussi fidèle bistorien des mœurs que des traditions. Je veux, parler du passage il rapporte la mort d'Attila et les funérailles que lui firent ses peuples. Le roi des Huns vient d'ajouter au nombre de ses épouses une jeune fille d'une rare beauté. Il meurt subitement, des suites de l'orgie par laquelle il a voulu célébrer ses noces royales. Le matin, ses serviteurs, inquiets de ne pas le voir paraître, forcent la porte de sa tente; ils le trouvent sans vie'et sans blessure, et auprès de lui la jeune fille qui se tient debout, les yeux baissés, et pleurant sous son voile. « Or, continue Jornandes, voici quels honneurs on rendit à ses mânes. Des cavaliers, cboisis parmi toute la nation des Iluns, tournèrent aufour du lieu oii on l'avait dé- posé, faisant plusieurs évolutions à la manière des jeux du cirque, et célébrant les exploits du mort par un chant funè- bre : « Le plus grand des Huns, le roi Attila, fils de Mundzuc, « fut le maître des plus vaillantes nations du monde, le seul « qui, avec une puissance jusque-là inouïe, réunit sous ses « lois les royaumes des Scythes et des Germains. 11 fit aussi

(1) Malmesbury, de Gestis regUM Angloriim, lib. 11, cap, vi rt Sic frater fratrem adjuvat. Quo rex audito perfidum obtruncari prœcepit. » Malmesbury ne rapporte ce trait que sur la foi des chan- sons populaires (cantilenis per sùccessiones temporum detritis). Le rapprochement n'en a que plUs de force. La poésie avait lié fun à l'autre les deux fraticides par un trait que le second empruntait au premier.

m NOTÉS

« trembler les deux empires romains par la prise de leurs « cités, et, lorsqu'il aurait pu les livrer au pillage, se laissa (( fléchir par des prières, et consentit à recevoir un tribut « annuel. Après tant de prospérité, il meurt, non sous les ({ coups de l'ennemi, non par la trahison des siens, mais sans « humiliation pour son peuple, sans douleur, dans la joie, « dans les fêtes ! Comment donc appeler du nom de mort une « fin qui ne laisse rien à venger ? » Après l'avoir pleuré de la sorte, ils célébrèrent un grand festin sur le tertre funéraire. Le corps fut enseveli pendant la nuit; il eut trois cercueils, d'or, d'argent et de fer, pour montrer que tout appartenait à un roi si puissant : le fer par lequel il avait vaincu ; l'or et l'argent, rançon des deux empires. On y ajouta des armes, dépouilles de l'ennemi, des ornements resplendissants de pierreries, ces vains trésors qui font l'orgueil des grands. Les esclaves qui creusèrent cette sépulture y trouvèrent la leur : la mort fut le détestable salaire de leur travail (1). »

Le dernier trait est d'une barbarie toute païenne, et rap- pelle les esclaves noyés dans le lac ils avaient lavé l'image delà déesse Hertha. Tout le reste, c'est-à-dire l'or enfoui dans le tombeau, le chant funèbre, la chevauchée des guerriers qui le récitent, reparaît dans l'épopée anglo-saxonne deBeowidf, ouvrage des temps païens, mais retouché par une main chré- tienne, qui en a sans doute adouci les couleurs et effacé les

(i) « Nam de tota gente Hunnorum electissimi équités in eo loco quo erat posilus in modum circensium cursibus ambientes, facta ejus cantu funereo tali ordine referebant : « Pra3cipuus Hunnorum « rex Attila, pâtre genlius Mundzucco, fortissimorum gentiumdomi- « nus, qui inaudita ante se potentia, solus Scythica et Germanica (( régna possedit, necnon utraque Romange urbis imperia rap- « tis civitatibus terruit, et ne prsedse quidem reliqua subderentur, (( placatus precibus, annuum vectigal accepit. Gumque hsec omnia ({ proventu felicitatis egerit , non vulnere hostium, non fraude suo- « rum, sed gente incolumi, inter gaudia lœtus, sine sensu doloris « occubuit ! Quis ergo hune dicat exitum quem nullus sestimet vin- « dicandum ? » etc. Jornandes, de Rébus Geticis, -49.

ET PIÈCES JUSTIFlCmVES. 4i5

traits les plus durs. Beownlf est mort en combattant le dra- gon. « Alors, continue le poëte, le peuple d'Occident éleva une colline au bord de la mer ; ils la firent haute et large, facile à être aperçue par les navigateurs au-dessus des vagues. . . Ils l'entourèrent d'un mur, de la manière la plus honorable que les hommes sages purent enseigner ; ils enterrèrent dans ce Heu des anneaux et des pierreries étincelantes... Ils permi- rent que la terre gardât ces trésors des guerriers, et que cet or demeurât inutile aux hommes comme ill'était autrefois. Ensuite, tout autour de la colline chevaucha une troupe de nobles, montés sur leurs coursiers de guerre : ils étaient douze en tout. Ils voulurent célébrer le roi, le rappeler à la mémoire des hommes, le louer par des paroles chantées. Ils vantèrent sa valeur, ils jugèrent ses actions d'éclat, et les récompensèrent par des éloges, comme il convient qu'un homme exalte son seigneur dont il fut aimé, comme il doit lui rester fidèle dans l'âme après qu'il l'a perdu sur la terre. . . Ainsi, Beowulf fut pleuré comme un cher seigneur par son peuple et par ses compagnons. Ils disaient que ce fut de tous les rois du monde le plus libéral et le plus généreux, le plus gracieux pour ses sujets, et le plus jaloux de sa gloire (1). »

(1) Beowulf, 6332 :

Dha ybe hlœv riodan Hilde-deore Jïlthelinges.,. cann, Ealra Ivvelfa. "Wolden cwidhan Kyning mienan, Word-gid wrecen Sylfes precan. Eahtodan eorl scype And his ellen weore Dugudhu demdon... Cwsedon that he wœre Wyrold-cyninga Manna mildust knd mon thwserust, Leodu lid host And lof-geornost.

446

NOTES

II

DION GHRYSOSTOME A OLBIA,

ou LA CIVILISATION GRECQUE CHEZ LES GÈTES.

Dion Chrysostome, condamné à mort par Domitien, s'était réfugié chez les Gètes. Après la mort du tyran, il revint à Pruse en Bitliynie, sa ville natale, il' fil le récit de ses aventures dans une harangue publique, dont voici quelques fragments (1).

(( Je me trouvai l'été dernier sur les rives du Borysthène, j'avais abordé par mer en fuyant Rome et l'empire. Mon désir était alors de pénétrer par le pays des Scythes jusque chez les Gètes, afin de connaître ces peuples... Or, la cité des Borysthénites (Olbia) n'est pas d'une grandeur qui réponde à son antique gloire, à cause des guerres et des captivités fréquentes qu'elle a subies, enveloppée qu'elle est depuis si longtemps de nations barbares, et des plus belliqueuses, ou peu s'en faut, qui furent jamais. Elle a donc des ennemis éternels, et qui l'ont prise plusieurs fois. La dernière et la plus terrible de ces catastrophes ne date que de cent cinquante ans. La cité fut prise alors par les Gètes, comme toutes les autres de la côte occidentale du Pont-Euxin jusqu'à Apollo- nie. Les colonies grecques de ce pays en souffrirent beau- coup : les unes ne relevèrent plus leurs murs; les autres les relevèrent mal et les barbares y affluèrent en grand nombre. . . Les Borj sthénites rétablirent donc leur cité, et je pense que

(1) Dionis Chrysoslomi Oraiiones, LXXX; Lutetise, 1604, p. 437:

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 447 les Scythes le permirent ainsi, ne pouvant se passer du com- merce des navigateurs grecs ; car ceux-ci ne paraissaient plus sur la côte, n'y trouvant plus de comptoirs tenus par des hommes de la même langue; et les Scythes, de leur côté, ne savaient ni ne daignaient ouvrir des marchés, selon l'usage de la Grèce. Les traces d'une restauration si récente se reconnais- sent encore au caractère chétif des constructions, et au peu d'espace elles se sont resserrées. En effet, une partie de la ville est rebâtie sur ses anciennes limites, et de ce côté on voit encore un petit nombre de tours, qui ne rappellent ni la première grandeur de la place, ni sa force. L'espace qui les sépare est fermé d'une suite de maisons sans intervalles, dé- fendues par une muraille base et de peu de résistance. De l'autre côté, les tours restées debout sont si éloignées des lieux habités, qu'à peine pourriez- vous croire qu'elles firent partie de la même enceinte. Voilà des signes manifestes d'une ville saccagée; ajoutez qu'il n'y a pas une statue intacte dans les temples, mais que toutes sont mutilées, aussi bien que celles qui décorent les tombeaux.

« Je me promenais donc, comme j'ai dit, aux portes de la ville, et quelques-uns des Borysthénites étaient sortis pour s'entretenir avec moi selon leur coutume ; et un peu après parut à cheval le jeune Ca.llistrate. Il nous passa d'abord de quelques pas, poussant du côté de la campagne : mais bien- tôt après il mit pied à terre, confia son cheval à un écuyer, et s'approcha d'un air singulièrement modeste, la main sous le manteau. Or, il avait un grand cimeterre de cavalier, des braies, et le reste du costume des Scythes; sur ses épaules flottait un manteau court, noir, d'un tissu léger, comme les Borysthénites ont coutume d'en porter ; car ils aiment en général la couleur noire dans tous leurs habits, à l'exemple d'un peuple scythe que les Grecs appellent par cette raison Melanchlaenes, c'est-à-dire, les hommes aux noirs vêtements. Callistrate pouvait avoir dix-huit ans; il était beau, de haute

448 NOTES

taille ; sa figure tenait beaucoup du type ionien. On le disait vaillant dans les combats, oii il avait tué ou pris un grand nom- bre de Sarmates. Mais il s'appliquait aussi à l'art de bien dire et à la philosophie, jusque-là qu'il fut tenté de quitter son pays et de s'embarquer avec moi... Le sachant donc épris d'Homère, j'en fis le sujet de mes premières questions. Car tous les Borysthénites, ou peu s'en faut, se sont appliqués à l'étude de ce poëte, soit parce qu'ils vivent toujours en guerre, soit à cause de leur zèle pour la gloire d'Achille, qu'ils hono- rent plus qu'on ne peut croire, et qui a chez eux deux tem- ples, l'un dans l'île appelée l'île d'Achille, l'autre dans la cite. Ils poussent la passion au point de ne vouloir entendre parler que d'Homère , et, bien que n'ayant pas conservé la pureté de la langue grecque, à cause du voisinage des barba- res, presque tous savent V Iliade par cœur, et la réciteraient d'un bout à l'autre. C'est pourquoi j'interpellai Callistrate en plaisantant : « Lequel, ô Callistrate, te semble plus grand (( poëte, Homère ou Phocylide? » Et lui avec un sourire : <( En vérité, dit-il, le second de ces poètes ne m'est pas même « connu de nom, et je ne pense pas que nul de ceux que voici « le connaisse davantage, car nous n'estimons point qu'il y « ait d'autre poëte qu'Homère; mais pour celui-ci il n'est « guère personne de nous qui l'ignore. » En effet, c'est le seul que les chanteurs publics célèbrent dans leurs chants ; et ils ont coutume de réciter ses poëmes dans plusieurs occa- sions, mais toujours quand il faut marcher à l'ennemi. Les vers d'Homère servent, comme à Lacédémone ceux de Tyrtée, à réveiller l'ardeur des combattants. Tous les chanteurs sont aveugles, et les gens du pays ne pensent pas qu'aucun autre puisse devenir poëte : c'est le service que rend Homère à ces aveugles comme lui.

Je répondis : « Ce Phocylide que vous ne connaissez point « fut du nombre des poëtes illustres. Or, (piand un marchand « aborde pour la première fois sur vos côtes, vous ne le

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 449

« repoussez point d'abord avec ignominie, mais vous com- « mencez par goûter son vin ou par examiner un échantil- « Ion des marchandises qu'il apporte ; et vous achetez de lui « si vous le jugez bon, sinon vous le laissez partir. Fais-en de « même avec Phocylide, et juge-le sur un court échantillon « de sa poésie. Voici donc une sentence il amis à bon droit « son nom :

« Ceci est encore de Phocylide ; une humble cité bâtie sur un « écueil, bien ordonnée, vaut mieux que la ville délirante de Ni- « nus (1). »

« Ces vers ne peuvent-ils pas se comparer à toute ï Iliade et « 5 toute V Odyssée^ si Tony prête un esprit attentif? Aimez- (( vous mieuxentendre conter les grands coups d'Achille, quel « espace il franchissait d'un saut, et comment d'un seul cri il « mit en faite les Troyens ? De tels récits vous sont-ils plus « profitables que de savoir comment une petite cité bâtie « sur un écueil, si elle se gouverne avec sagesse, est meil- « leure et plus heureuse qu'une grande ville dans une large <( plaine, peuplée d'hommes insensés, sans ordre et sans « lois? )) Alors Callistrate, un peu mécontent de ce dis- cours : « Étranger, dit-il, il faut que nous t'aimions et te « respections beaucoup, autrement nul d'entre les Borysthé- (( nites n'eût souffert que tu traitasses de la sorte Homère et « Achille... Parle cependant, et considère que tout ce monde « veut entendre un discours de toi ; et c'est pourquoi tant de « gens se sont rassemblés au bord du fleuve, quoiqu'ils ne « soient ni sans affaires ni sans alarmes. Car tu sais qu'hier à K midi les Scythes se montrèrent tout à coup, et surprirent « quelques éclaireurs imprudents, dont ils tuèrent les uns et « firent les autres prisonniers. » Il disait vrai : on voyait les

Kal T0(5'e <I>(j))4uXi(5'ûU, ttoXi; î'v a/.OTzé'Atù xaTa Jcoau.ov Oueucra ap.t>cpKi, îc^eiacjwv Nivcu àcppaivoua-/iç.

450 NOTES

portes fermées, et le signol de la guerre arboré sur les rem- parts. Cependant les habitants étaient si curieux d'entendre discourir, et si bien Grecs de goûts et de mœurs, que presque tous étaient , tout en armes et désireux de m'é- couter.

Et moi, admirant leur bon vouloir : « Permettez- vous, leur « dis-je, que, rentrant dans la ville, nous nous asseyons quel- « que part? Car peut-être tous n'entendraient pas en mar- « chant ; et ceux qui se trouveraient derrière gêneraient ceux « de devant pour vouloir s'approcher davantage. » A peine avais je parlé, que tous se précipitèrent vers le temple de Jupi- ter, où ils avaient coutume de délibérer. Et les vieillards, les principaux, les magistrats, s'assirent tout autour sur les degrés; le reste de la foule se tint debout, car il y avait une large place devant le temple. Si quelque philosophe les eût considérés dansée moment, il eût été joyeux de les voir tous à la manière antique, et comme les Grecs d'Homère, avec de longs clieveux et deiongues barbes... Puis, quand on eut fait silence, je dis que je les trouvais sages, eux qui habitaient une cité grecque et antique, de vouloir entendre traiter de la Cité. ))

Ici Dion Chrysostome rapporte son discours, il traite longuement delà cité des dieux, c'est-à-dire du monde, type de la cité des hommes. L'orateur ne voulait pas qu'un mor- ceau si brillant, applaudi par des auditeurs demi-barbares, fût perdu pour ses compatriotes plus éclairés et plus polis. Il ne se doutait guère que, de toute sa harangue, le passage le plus instructif pour la postérité serait l'intro- duction où il représente si vivement la petite ville d'01bia,et cette poignée de Grecs perdus du milieu des Germains et des Scythes.

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES.

451

III

SERMON DE S. ÉLOl.

LE PAGANISME GERMANIQUE AU SEPTIÈME SIÈCLE,

L'épiscopat de saint Éloi commence en 640 pour finir en 659. C'est dans le cours de ce long apostolat qu'Éloi porta la parole de Dieu aux peuples de la Flandre et de la Frise, aux Suèves établis près de Gourtray, à tous ceux qui vivaient encore dans l'idolâtrie, soit qu'ils s'attachassent aux anciennes cou- tumes romaine?, soit qu'ils adorassent les faux dieux des Ger- mains. Il attaque ces deux sortes de paganisme dans l'homélie suivante, recueillie par saint Ouen, son disciple et son histo- rien (1) :

« Avant tout, je vous déclare et vous signifie que vous ne devez pratiquer aucune des sacrilèges coutumes des païens ; qu'il ne faut consulter ni devins, ni sorciers, ni enchanteurs, pour aucune affaire ou maladie, car celui qui fait ce péché perd aussitôt la grâce du baptême (2). Semblablement vous n'observerez point les augures, les éternuments; et, si vous cheminez, vous ne prendrez point garde au chant des oiseaux : mais, quand vous commencerez un voyage ou quelque travail, signez-vous au nom du Christ, et dites le Symbole et l'Oraison Dominicale avec foi, et vous n'aurez rien à craindede l'ancien

(1) Ex vita S. Eligii, auctore Audoeno, apud d'Achery Spicile- (jium, t. V, p. 215.

(2) Non caraios, non divinos, non sortilèges, non prœcantato- res, etc.

452 NOTES

ennemi. Que nul cln^étien n'observe quel jour il quitte sa maison et quel jour il y rentre, car Dieu a fait tous les jours. Que nul n'attende, pour mettre la main à quelque ouvrage, un certain jour ou une certaine lune. Que nul ne se livre aux: pratiques ridicules ou criminelles des calendes de janvier, comme de con'refaire les vieillards ou les animaux (1). Qu'on ne dresse point les tables pendant la nuit ; qu'il n'y ait ni étrennes, ni excès de boisson. Que nul chrétien ne croie aux bûchers superstitieux, que nul ne s'asseye auprès pour chan- ter, car ce sont des œuvres du démon. Que nul ne pro- fane la féte de Saint- Jean, ni aucune autre fête des saints, en solennisant les solstices par des danses, des chœurs et des chants diaboliques. Que nul n'ose invoquer les noms des dé- mons, comme Neptune, Orcus, Diane, Minerve ou le Génie; et qu'on n'ajoute point de foi à ces folies ni aux autres qui leur ressemblent. Que nul ne chôme le jour de Jupiter, à moins qu'il n'y tombe quelque fête chrétienne, ni au mois de mai, ni en aucun autre temps, non plus qu'aucun autre jour (i), si ce n'est celui du Seigneur. Que nul n'allume des lampes auprès des sanctuaires païens, des pierres, des fontaines et des arbres, ni dans les carrefours. Que nul ne suspende des ban- delettes au cou d'un homme ou de quelque animal, quand ce seraient des clercs qui les auraient faites, et qu'ils les donne- raient pour des choses sacrées, disant qu'ils y ont mis des paroles de l'Écriture sainte : car de pareilles amulettes ne recèlent point la vertu bienfaisante du Christ, mais le venin de Satan. Que nul n'ose faire des cérémonies lustrales, ni enchanter des plantes, ni faire passer les bêtes par des arbres percés de part en part, ou par des trous creusés en terre, car c'est ainsi qu'on pense les consacrer au diable. Aucune

(1) Nullus in Kal. Jan. nefanda aut ridiculosa, vetulos, aut cer- vulos, îiui jotticos, faciat.

(2) Neque dies iimarum vel muronim , aut vel unum omnino diein, nisi tantum Dominiciim.

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 455 femme ne doit porter au cou des sachets ; ni, quand elle tisse la toile ou qu'elle la teint, ou qu'elle s'occupe de quelque ouvrage, invoquer Minerve ou d'autres esprits malfaisants ; mais elle doit désirer que dans toutes ses actions la grâce du Christ l'assiste, et mettre toute la confiance de son cœur en ce nom divin. S'il arrive que la lune s'éclipse, il ne faut point pousser de grands cris, car c'est l'ordre de Dieu qu'elle s'éclipse à certains temps déterminés. Il ne faut pas craindre non plus de commencer un travail à la nouvelle lune, car Dieu a fuit la lune dans le dessein qu'elle servît à marquer les temps, à tempérer les ténèbres des nuits, et non pour qu'elle suspendît les travaux, ni pour qu'elle troublât la raison des hommes, comme le pensent quelques insensés qui prennent pour des victimes de la lune les possédés du démon. Que nul n'appelle le soleil et la lune du nom de seigneurs, ni ne jure par eux, car ce sont des créatures de Dieu, et que Dieu a mises au service des hommes. Que nul ne se considère comme sou- mis à un destin, à un sort, à un horoscope, comme on a cou- tume de dire « que chacun sera ce que sa naissance l'a fait (1). » Car Dieu veut que tous les hommes se sauvent et arrivent à la connaissance de la vérité. Et encore une fois, quand une maladie survient, qu'on ne recoure point aux en- chanteurs, aux devins, aux sorciers, et qu'on n'aille pas sus- pendre des bandelettes diabohques aux arbres, auprès des fontaines, ou à la croisée des chemins... Mais chaque jour de dimanche rendez-vous à l'église, et ne vous occupez ni d'affaires, ni de querelles, ni de vaine fables, mais écoutez en silence les divines leçons. »

(1) Aut genesimquae vulgo nascentia dicilur, ut dicat : qualem nascentia attulit, taliter erit.

454

NOTES

IV

LÉGENDE DE S. WULFRAM.

LA VâLHALLA des FRISONS (l).

Au commencement du huitième siècle, les peuples de la Frise repoussaient encore la foi chrétienne, quand l'itrclie- vèque de Sens, Wulfram, abandonna son siège pour leur annoncer la foi. Mais tout son zèle ne put toucher le cœur du duc Ratbod, qui mourut dans l'impénitence. L'auleur de la légende explique cette opiniâtreté par un récit d'où ressort une singulière ressemblance entre la Valhalla des Scandina- ves, et le séjour d'immortalité que le paganisme promettait aux héros de la Frise.

« Le duc Ratbod étant malade, comme un jour il s'aban» donnait au sommeil, le démon, qui trompe les hommes, et qui peut, avec la permission du Dieu tout-puissant, prendre la figure d'un ange de lumière, lui apparut tout à coup, la tête ceinte d'un diadème d*or avec des pierreries étincelantes, et tout couvert d'un vêtement dont le tissu était d'or. Et longtemps ledit Prince étonné le considéra avec frayeur et tremblement, admirant la beauté et la magnificence de celui qui venait le trouver. Et cet ancien serpent, dont la cruauté est féconde en moyens de nuire, lui adressa ce discours : (( Parle, ô le plus vaillant des hommes! Qui donc t'a séduit « jusqu'à ce point, que tu veuilles déserter les dieux et (t religion detds ancêtres! N'en fais rien, je t'en avertis, mais

(1) Yita S. Wulfmmmi, apud MabiUon, Ada SS. 0. B. 1, 585.

ET PIÈGES JUSTIFICATIVES. 455 « persévère dans le culte que tu as pratiqué jusqu'ici ; et tu « iras habiter les palais d'or qui durent éternellement, et que « je veux te donner bientôt, afin d'ajouter de l'autorité à mes « paroles. C'est pourquoi, dès demain, mande Wulfram, le {( maître chrétien, et enquiers-toi aujjrès de lui est la « demeure d'éternelle clarté qu'il te promet dans le ciel, si tu ({ reçois la doctrine chrétienne. Et comme il ne pourra te la « montrer, qu'on envoie des délégués des deux partis : moi- « même je leur indiquerai le chemin, et je leur ferai voir « cette autre maison d'une beauté achevée et d'une splendeur « immense, que je te donnerai dans un peu de temps. » Là- dessus le duc s'éveilla, et, s'adressant au saint pontife Wul- fram, lui raconta tout le songe de point en point. Mais le ser- viteur de Dieu, gémissant de la damnation de cette âme, lui répondit : « Ceci est une illusion du diable, qui veut la perte (( de tous les hommes. N'ajoute donc aucune foi à ses men- « songes. Car lui qui promet à ses croyants des maisons d'or, « les conduit, au contraire, dans sa demeure infernale, au « fond du Tartare, au bord du lac fétide qu'on nomme le « Cocyte (1). » A ces paroles, et à toutes celles que put ajou- ter le saint évêque, ledit prince, persévérant dans son incrédu- lité, répondit qu'il ferait tout ce qu'on voudrait de lui, si son dieu ne lui montrait pas la maison promise. Et comme le pontife du Christ le vit décidé à ne rien céder, de peur de quelque artifice des païens, il envoya son diacre en compagnie d'un Frison. Or, comme ils venaient de quitter la vil'e, ils virent venir â eux un personnage qui avait la figure humaine^ et qui s'offrit pour être leur compagnon de route, en disant :

(1) a Nam qui promittit aurcas mansiones largiri sibi crodcilti- bus, tarlareas potius inferi deducit ad scdes fœtidumque laciim Co- cy(i. » 11 y a tout lieu de croire que le bon moine Jonas de Fontc- nolle, auteur de la légende, pense orner la harangue du saint, en lui prêtant ces expressions mythologiques, qui sentent la lecture des poëtes latins.

456 NOTES

« Pressez le pas, car je veux vous montrer cette demeure « d'une beauté parfaite, que le dieu du duc de Ratbod lui a « préparée. » Ils suivirent donc leur guide, cheminant long- temps par des lieux inconnus, jusqu'à ce qu'ils entrassent dans une avenue très-large, qu'ils virent décorée de plusieurs espèces de marbres polis avec soin : alors ils aperçurent de loin une maison d'or, et ils arrivèrent jusqu'à une place qui était au devant ; et la place était pavée d'or et de pierres pré- cieuses. Ils entrèrent doncdans lamaison quileur parut toute resplendissante d'or et d'une incroyable beauté, et ils y virent un trône d'une admirable grandeur. Alors celui qui montrait le chemin leur dit : « Voilà le palais et la demeure superbe « que le dieu du prince Ratbod a promis de lui donner après « sa mort. » Mais le diacre, stupéfait d'un tel spectacle, s'écria : « Si c'est l'œuvre de Dieu, elle demeurera éternelle- « ment; mais si c'est l'œuvre du démon, qu'elle disparaisse « à riieure même. » Et en même temps il se munit du signe de la sainte croix. Aussitôt le guide qui avait pris la figure humaine redevint démon , la maison d'or se changea en boue; les deux voyageurs, je veux dire le Frison et le diacre, se virent au milieu d'un contrée marécageuse remplie de broussailles et de joncs d'une extrême hauteur ; et il leur fallut trois jours d'immenses fatigues pour regagner la ville. En arrivant, ils trouvèrent que le duc de Frise était mort.

ET PIÈGES JUSTIFICATIVES.

457

V

CATALOGUE

DES SUPERSTITIONS ET DES PRATIQUES PAÏENNES RÉPANDUES CHEZ LES FRAÎ^CS,

Dressé au concile de Leptines, 744 (1).

A la suite du capitulaire de Garloman, portant publication du concile de Leptines, on lit le document qui suit, et dans lequel il faut reconnaître un certain nombre de rubriques, répondant sans doute à autant de chapitres perdus, oiî l'on avait traité des superstitions contemporaines. Ce fragment si court n'en est pas moins un des monuments les plus instruc- tifs du paganisme germanique. On y voit des temples encore debout, des idoles avec leurs prêtres et leurs prêtresses, plusieurs sortes d'augures et de sacrifices, des processions en l'honneur des anciens dieux, des fêtes célébrées sur les tom- beaux, enfin, les mêmes institutions, les mêmes pompes que chez les peuples les plus polis de l'antiquité. Si cependant les fêtes de Wodan et de Thor ont perdu de leur splendeur, si les simulacres, par exemple, ne sont plus que des mannequins en haillons, il faut se souvenir qu'on est au milieu du huitième siècle, et qu'il y a plus de deux cents ans que Childebert et Clotaire ont ordonné la destruction de tout ce qui rappelait l'ancienne idolâtrie.

(1) Indiculus superstitionum et paganiarum ad concilium Lipti- nense.

STUD. GERM. I. 50

458 NOTES

« 1. Du sacrilège qui se commet auprès des sépultures. 2. Du sacrilège qui se commet à l'occasion des morts, c'est-à-dire des complaintes funèbres qu'on appelle dadsi- sas (1). 5. Des pratiques honteuses {spurcalibus) d\i mois de février. 4. Des chapelles (casulis) ou oratoires des païens. 5. Des sacrilèges qui se commettent dans les égh- ses. 6. Des sacrifices qu'on fait dans les forêts, et qu'on appelle mmidfas. 7. Des oblations qu'on fait sur les pier- res. — 8. Du culte rendu à Mercure ou à Jupiter (2). 9. Du sacrifice adressé à quelqu'un des saints. 10. Des phy- lactères et ligatures. 11. Des fontaines l'on sacrifie. 12. Des enchantements. 15. Des augures qu'on tire des oiseaux, des chevaux, du fumier des bœufs, ou de Téternu- ment. 14. Des devins ou sorciers. 15. Du feu sacré qu'on obtient en frottant deux morceaux de bois, et qu'on nomme nodfyr. 16. De la cervelle des animaux. 17. Des superstitions païennes attachées au foyer des maisons, et au commencement de quelque ouvrage. 18. Des lieux sans maîtres qu'on honore comme sacrés. 19. D'une prière que les gens de bonne foi appellent prière de Sainte-Marie. 20. Des fêtes célébrées en l'honneur de Jupiter ou de Mercure. 21. De l'éclipsé de lune, l'on crie Vince luna. 22. Des tempêtes, des cornes et des limaçons. 23. Des sillons tra- cés autour des domaines (3). 24. De la procession païenne qu'on nomme yrias, et qui se faitavec des babits et des chaus- sures déchirés. 25. De l'usage Ton est de considérer tous les morts comme autant de saints. 26. Du simulacre poudré de farine (4). 27. Des simulacres qu'on fait avec

(1) « Desacrilegio super defunctos, id est dadsisas. » M. Grimm propose de donner à ce mot le sens de chants funèbres.

(2) « De sacris Mercurii vel Jovis. » C'est la traduction latine des noms de Woden et de Thor.

(3) C'est probablement le sillon qui servait à consacrer Théritage.

(4) Je crois reconnaître le simulacre de l'hiver, qu'on précipitait dans le Rhin au retour du printemps.

El PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4" 9

des haillons. 28. Du simulacre qu'on porte dans les champs. 29. Des pieds et des mains de bois dont on se sert, à la manière des païens. 30. De l'opinion l'on est que certaines femmes commandent à la lune, et qu'elles peuvent arracher le cœur des hommes, ce qui est la croyance des ido- lâtres. »

VI

LETTRE DE PETRARQUE.

LE CULTE DU RHIN A COLOGNE AU QUATORZIÈME SIÈCLE (l).

« Je venais de quitter Aix-la-Chapelle, mais non sans m'être baigné dans les eaux qui passent pour avoir donné leur nom à cette ville, et qui sont tièdes comme celles de Baïa. Cologne me reçut dans ses murs, assise sur la rive gau- che du Rhin, cité fameuse par sa situation, par son fleuve et par son peuple. C'est merveille, sur une terre barbare, de trouver tant de civilisation, une ville si magnifique, chez les hommes tant de gravité, tant d'élégance chez les femmes ! Il se trouva que j'arrivais la vigile de Saint-Jean-Baptiste, et déjà le soleil penchait vers son coucher. Aussitôt mes amis (car aussi j'avais des amis que la renommée m'avait faits avant le mérite) m'emmenèrent, du lieu j'étais descendu, au bord du fleuve, ils me promettaient un curieux spectacle. On ne m'avait point trompé, car toute la rive était couverte de plu-

(1) F. Peirarcha^ de Rébus familiaribus epistolœ^ lib. I, ep. 4. Je n'ai pu m'cmpêcher de citer celte charmante lettre de Pétrarque, encore qu'on y sente trop celte faiblesse de cœur qui fit le touni;ent de sa vie^ mais qui fut expiée par le repentir de sa vieillesse.

460 NOTES

sieurs raiigs de femmes, troupe innombrable et charmante. Je demeurai comme ébloui. Grands dieux! quelle beauté, quels visages, quelles parures! Il y avait de quoi éprendre quicon- que eût apporté un cœur libre d'amour. Je m'étais arrêté sur un point un peu élevé, d'où je pouvais considérer ce qui se passait. La foule était plus grande qu'on ne peut croire, et cependant sans désordre : toutes s'empressaient à l'envi, et beaucoup, le front couronné d'herbes odorantes, les manches retroussées derrière le coude, baignaient dans le courant leurs mains blanches et leurs bras, en échangeant je ne sais quels doux murmures que je ne comprenais point. Jamais peut-être je n'ai mieux éprouvé la vérité de ce vieux pro- verbe qui a l'assentiment de Gicéron : « Qu'au miheu d'hom- « mes qui parlent une langue inconnue, on est comme sourd « et co'Tîme muet. » Une seule consolation me restait, c'était d'avoir des interprètes excellents. Gar, avec tout le reste, il faut encore admirer ceci : qu'un tel climat nourrit des esprits inspirés des Muses. Si donc Juvénal admire que la Gaule éloquente ait formé des avocats bretons,

Galha causidicos docuit facunda Britannos,

il pourrait aussi admirer que la Germanie savante nourissedes poètes harmonieux,

Docta quodargutos aluit Gerinania vates...

(( C'étaient ces compagnons qui, selon le besoin, me ser- vaient d'oreilles pour entendre, ou de langues pour répondre. Je m'adressai donc à l'un deux, dans mon étonnemenl et mon ignorance de ce qui se passait, et je l'interrogeai par ces vers de Virgile :

Quid vult concursus ad amncm?

Quidvepetunt animée?

« On me répondit que c'était l'antique usage de la nation;

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 461 que c'était la persuasion de tout le peuple et surtout des fem- mes, qu'avec l'ablution de ce jour le fleuve emmenait tous les maux qui menaçaient l'année, et qu'ensuite il n'arrivait pins rien que d'heureux : qu'ainsi, chaque année, cette cérémonie lustrale était observée avec uue infatigable fidélité, et le serait longtemps encore. A quoi je répondis en souriant : « Trop « heureux les peuples du Rhin, puisqu'il emporte leurs mi- (( sères ! Jamais ni le ni le Tibre ne suffirent à balayer les « nôtres. Grâce à votre fleuve, vous envoyez aux Anglais les (( maux qui vous menacent* Volontiers, nous enverrions les « nôtres aux peuples d'Afrique et d'Illyrie. Mais il paraît que « nos fleuves sont trop paresseux! » Et, comme il se faisait tard, nous nous retirâmes en riant. »

VII

YNGLINGA SAGA.

TRADITIONS DE LA NATION SUÉDOISE, SES PREMIERS ÉTABLISSEMENTS ET SES PREMIÈRES LOIS (l).

« La terre qui est à l'orient du Tanaïs fut anciennement appelée Asaland ou encore Asalieim, c'est-à-dire la terre et la demeure des Ases ; et la ville capitale du pays reçut le r.om d'Asgard. Dans cette ville fut un prince nommé Odin : et il se faisait de grands sacrifices ; et c'était la coutume que douze chefs plus puissants que les autres prissent soin des immolations et rendissent la justice au peuple, d'où vient

(1) Heims Kringla , Historia3 regum septentrionalium a Snorre SturlesnnidDC conscriptœ, quas illustravit Pcringskiœld ; Stockholm, 1697, cap. II, 3,4, 5, 8.

462 NOTES

qu'on les appelait Diar et Drottnar, c'est-à-dire dieux ou seigneurs, et que tout le peuple leur rendait honneur et obéis- sance. Odin l'emportait sur tous les autres par ses voyages lointains et par la science de la guerre, car il avait soumis à ses lois beaucoup de pays et de royaumes. Il fut si heureux dans les combats, qu'il en revint toujours victorieux et chargé de butin : c'est pourquoi ses compagnons d'armes restèrent persuadés que la victoire lui appartenait, quelque part qu'il combattît. Quand ses hommes allaient à la guerre ou s'enga- geaient dans quelque entreprise, ils avaient coutume de se faire bénir par l'imposition de ses mains, espérant ainsi un heureux succès en toutes choses. Bien plus : si quelques-uns d'entre eux se trouvaient en péril sur terre ou sur mer, ils invoquaient siir-le-champ le nom d' Odin, comptant sérieusement sur son secours, et comme s'il était avec eux. Il visita plusieurs fois des contrées si éloignées; qu'il lui falkit plusieurs années pour mettre fin à ses voyages.

« Odin avait deux frères, Ve et Vilir. C'étaient eux qui gou- vernaient en son absence. Il arriva qu'une fois Odin s'étant rendu dans un autre pays très-éloigné et son absence prolon gée ayant fait désespérer de son retour chez les Ases, ses frères se partagèrent son héritage et son royaume, et tous deux prétendirent à la main de Frigga, son épouse. Mais, bientôt après, Odin de retour ramena son épouse dans la cou- che nuptiale.

« Odin conduisit son armée contre les Vanes. Mais ceux-ci étaient sur leurs gardes : ils défendirent leur pays, et la vic- toire resta en suspens. Chacun des deux peuples ravagea les terres de l'autre, et ils se firent beaucoup de mal. A la fin, las de la guerre des deux côtés, ils tinrent une assemblée solennelle, 01:1 ils conclurent la paix en se donnant mutuelle- ment des otages. Les Vanes donnèrent pour otages à Odin deux de leurs hommes les plus puissants, Niordh le riche et son fils Freyr. De leur côté, les Ases donnèrent un des leurs,

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 403 nommé Hœner, qu'ils regardaient comme destiné à devenir chef, à cause de la beauté et de la majesté de sa personne ; ils lui avaient adjoint un nain appelé Mimir, le plus sage d'entre eux. Les Vanes, en retour, avaient livré Quasir, le plus élo~ quent des leurs. Mais à peine Hœner fut-il arrivé au pays des Vanes, qu'il devint leur chef, et Mimir l'assistait de ses con- seils. Or, quand Hœner tenait l'assemblée pour rendre la justice ou pour expédier d'autres affaires, et qu'en l'absence de Mimir il avait à résoudre des questions difficiles, c'était sa coutume de dire : « Que d'autres en jugent ! » C'est pourquoi les Vanes, pensant que dans cet échange d'otages ils avaient été trompés par les Ases, prirent Mimir, lui coupèrent la tête, et la renvoyèrent aux siens. Odin reçut la tête, l'embauma d'aromates, et fit par ses enchantements qu'elle s'entretint avec lui et lui révéla beaucoup de mystères. Il préposa Niordh et Freyr aux sacrifices des dieux et ils furent appelés dieux chez les Ases. Niordh avait une fille nommée Freya, qui fut prêtresse : ce fut aussi la première qui enseigna aux Ases l'art magique, appelé Seid, très-pratiqué chez les Vanes. Au temps Niordh habitait au pays des Vanes, il avait épousé, selon leurs lois, sa propre sœur, qui lui avait donné ces deux enfants, Freyr et Freya. Mais chez les Ases le mariage était défendu entre des personnes si proches par le sang.

(( A partir du point le soleil se lève en été, jusqu'à celui le soleil se couche en hiver, s'étend une longue chaîne de montagnes très-hautes, qui sépare le royaume de Suède de tous les autres. Au midi, et non loin de ces montagnes, est le pays des Turcs : c'était qu'Odin possédait un grand territoire. En ce temps, les généraux des Romains parcouraient la terre et mettaient sous leurs lois tous les peuples, d'où vint que plu- sieurs chefs abandonnèrent leurs possessions. Or, comme Odin était très-habile dans la divination et dans toute sorte de connaissances, il prévit que sa postérité régnerait dans le Nord. C'est pourquoi, laissant à ses frères Ve et Vilir le gou-

m NOTES

vernement de sa ville d'Asgard, lui-même s'éloigna avec le reste des dieux et un grand nombre d'hommes, et se dirigea d'abord du côté de l'occident, vers le royaume de Garderikie ; puis il tourna au midi vers la terre des Saxons. Odin soumit donc plusieurs royaumes en Saxe, et, comme il avait plusieurs fils, il les y établit pour défendre la terre conquise. Ensuite il se choisit une demeure vers le nord, au bord de la mer, en un lieu appelé aujourd'hui Odensé, dans l'île de Fionie. De là, il envoya Gefione du côté du septentrion, au delà du détroit, pour y chercher de nouvelles terres. Chemin faisant, elle alla trouver Gylfo, roi de Suède, qui lui donna un champ de terre labourable. Puis, arrivant au pays des Géants, elle eut de l'un d'eux quatre fils, qu'elle changea en bœufs. VÀle les mit à la charrue, détacha tout le champ, et l'entraîna dans la mer du côté de l'occident, oii elle s'arrêta près de l'île d'Odin ; et tout son soin fut de cultiver cette terre, qui est appelée maintenant Sélande. Skiold, fils d'Odin, devint l'époux de Gefione, et s'établit avec elle dans la ville delethra. Au même endroit de la Suède d'où le champ fut détaché, se trouve aujourd'hui un laïc sinueux appelé Mœlar, et les golfes du lac répondent parfaitement aux caps de Sélande. Sur cette aven- ture, Bragi l'Ancien a composé le chant suivant :

« Gefione, riche en or, enleva au roi Gylfo la terre qui « devait accroître le Danemark. Elle l'arracha d'un élan si fort, « qu'autour des bœufs attelés la ii:er rejaillissait comme une « pluie impétueuse. Et , pendant que les taureaux marchaient < tirant ce poids énorme, ils portaient sur leurs fronts huit blan- (( ches étoiles. »

« Odin connut donc que la terre était bonne du côté de l'orient dans le ro\aumede Gylfo; et, s'y étant rendu, il con- clut un traité avec le roi; car celui-ci comprit qu'il avait peu de force pour résister aux Ases. En effet, Odin et Gylfo ayant lutté en toute sorte de sortilèges et d'enchantements, les Ases furent toujours les plus forts. Odin fixa son séjour au bord du

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 465 lac Mœlar, au lieu qu'on appelle l'ancienne Sigtuna; oii, ayant élevé un temple magnifique, il rétablit les sacrifices selon la coutume des Ases. Il devint maître de tout le pays autour de Sigtuna, et assigna des résidences et des demeures à chacun des sacrificateurs. Niordh s'établit à Noatun; Freyr, à Upsal ; Heimdall, à Himmelbaerg; Thor, à Trudvanger; Balder, à Bredablik ; et tous reçurent d'Odin des terres cultivables.

(( Odin remit en vigueur pour son pays les anciennes lois des Ases. Il y était ordonné que la dépouille des morts serait livrée aux flammes, oii l'on jetteraitaussijeurs richesses. Odin ajouta qu'autant on brûlerait de richesses sur le bûcher, autant le mort en emporterait dans la Valhalla. Ceux qui, de leur vivant, avaient enfoui des trésors en terre, devaient en jouir aussi dans l'autre vie II y avait ordre de jeter dans la mer les cendres des bûchers, ou de les couvrir de terre amoncelée. On devait élever aux chefs et aux princes des tertres funéraires, afin de les rappeler à la mémoire de la postérité. Aux hommes vaillants, et qui s'étaient distingués de la foule par de grandes épreuves, on devait ériger des pierres monumentales, et cette coutume se conserva longtemps chez les nations qui suivirent. Odin voulut encore qu'il y eût un premier sacrifice aux pre- mières brumes pour obtenir d'heureuses moissons ; un second au milieu de l'hiver, pour les autres biens de la terre, et une troisième fête au commencement de l'été : c'était le sacrifice de la victoire. Par toute la Suède, chaque tête payait une pièce d'argent à Odin, qui, en retour, se chargeait de défendre le territoire, de repousser l'ennemi et de veiller aux sacrifices de l'année. »

466

NOTES

VIII

LA JUSTIFICATION DE GUDRUNA,

ou l'épreuve de l'eau bouillante chez les SCANDINAVES (l).

Gudruna, la veuve de Sigurd, devenue l'épouse d'Atli (d'Attila), est accusée d'infidélité par une esclave appelée Herkia. Gudruna demande l'épreuve du feu.

(( Convoque mes frères, dit-elle, avec leurs guerriers cuiras- « sés; que je sois entourée de tous ceux qui me tiennent de « près par le sang.

« Fais venir, du pays des Saxons qui habitent au midi, « l'homme puissant, celui qui sait consacrer par des paroles la « chaudière bouillante. » Sept cents hommes sont entrés dans la salle avant que l'épouse du roi plongeât la main dans la chaudière.

(( Je ne vois point Gunar, dit- elle ; je n'appelle point « à mon secours Hogni. . . Je ne reverrai plus mes deux « frères. Je pense que l'épée d'Hogni vengerait une si « grande injure ; maintenant je suis réduite à me défendre « moi-même. ))

« Aussitôt elle plongea sa main blanche jusqu'au fond , et elle en tira les cailloux verdoyants. « Maintenant, soyez té- (( moins, guerriers, que je suis déclarée innocente, selon les « rites sacrés, si fort que bouille cette chaudière.»

« Alors Attila rit dans son cœur, en voyant Gudruna lever ses mains intactes. « J'ordonne maintenant, dit-il, que l'es-

(1) Edda Sœmvndar, II, Gudnmar quida en Thridia.

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 467 « clave Herkia s'approche de la chaudière, elle qui a porté « contre Gudruna le témoignage du crime. »

« Nul n'a vu chose digne de pitié, s'il n'a vu comment les mains d'Herkia furent brûlées. On emmena la jeune fille, on la noya dans le marais fangeux. Ainsi Gudruna eut satisfaction de ses injures. »

IX

LE CALENDRIER DES ANGLO-SAXONS.

FRAGMENT d'uN TRAITÉ DE BÈDE SUR LE CALCUL DES TEMPS (l).

« Les anciens Anglo-Saxons (car il ne me semble point convenable de faire connaître le calendrier des autres peuples, et dépasser sous silence celui de ma nation) mesuraient leurs mois sur le cours de la lune ; d'où vient que, chez eux, la lune nommait le mois, comme chez les Hébreux et les Grecs. En effet, dans leur langue la lune est appelée mona, et le mois monath. Et leur premier mois, celui que les Latins nomment janvier, s'appelle guili; février, sol monath ; mars, rhedmonath; avril, eostur monath mai, trimilchi; juin, /ic/a; juillet, //t/a; août, weid monath; septembre, haleg monath ; octobre, wuynty r fylbjth ; noYemhre, Mot monath; décembre, guili, du même nom que janvier. Or ils commen- çaient l'année le huitième jour avant les calendes, nous célébrons maintenant la Nativité du Seigneur; et la nuit, qui est sainte pour nous, était appelée d'un nom païen mœdrenech, c'est-à-dire, la mère des nuits, probablement à

(1) Beda presbyter, de Ratione temporum, cap. xni.

468 NOTES

cause des cérémonies qu'on y célébrait pendant la veille sacrée. Et, toutes les fois que l'année était commune, ils donnaient à chaque saison trois mois. Mais quand il y avait lieu à l'intercalatioii, c'est-à-dire à une année de treize mois lunaires, ils ajoutaient le mois excédant à l'été; en sorte qu'alors trois mois prenaient le nom de lida, et, par cette raison, l'année s'appelait trilidi, avec quatre mois d'élé et trois mois pour chacune des autres saisons. Ils faisaient aussi deux grandes divisions de toute l'année entre l'hiver et l'été, attribuant à l'été les six mois oii les jours sont plus longs que les nuits, et les six autres à l'hiver ; d'oii vient que le mois commençait le temps d'hiver était appelé wiiyntyr fyllyth, d'un nom composé de celui de l'hiver et de celui de la pleine lune, parce que l'hiver commençait à la pleine lune de ce mois. Il n'est pas non plus hors de propos d'expliquer la signification des noms qu'on donnait aux autres mois. Les deux appelés guili tirent leur nom du retour du soleil, et de la croissance des jours, que l'un de ces mois précède, et que l'autre suit. Sol monath peut se traduire le mois des gâteaux sacrés, parce qu'alors ils en offraient à leurs dieux. Rhed monath était le nom de leur déesse Rheda, à qui ils faisaient alors des sacrifices. Eostur monath, qu'on appelle aujourd'hui le mois pascal, était ainsi nommé de leur déesse Eostre, dont ils célébraient alors la fête. Ils ont conservé la même déno- mination au temps de Pâques, désignant ainsi par le nom d'une observance antique les joies d'une solennité nouvelle. Trimilchi se nommait ainsi, parce que dans ce mois on avait coutume de traire les troupeaux trois fois par jour ; car telle était autrefois la fécondité des pâturages en Bretagne ou en Germanie, d'oià sortit le peuple des Anglo-Saxons. Lida signi- fie clément ou navigable , parce que dans ces deux mois le ciel est clément et serein, et que c'est le temps ordi- naire de la navigation. Weid monath est le mois de l'ivraie, parce que c'est alors surtout qu'elle foisonne. Haie g monath

ET PIÈGES JUSTIFICATIVES. 469 était le mois des cérémonies sacrées. Wuyntyr fyllyth dési- gnait, d'un nom composé, la pleine lune et l'hiver. Blot mo- natli signifiait le mois des immolations, parce qu'alors ils égorgeaient les victimes vouées à leurs dieux. Grâces vous soient rendues, ô bon Jésus, qui, nous retirant de ces vaines superstitions, nous avez donné de vous offrir des sacrifices de louanges ! »

X

ALPHABET RUiMQUE SCANDINAVE.

Rien ne prouve mieux la communauté des traditions du Nord que la comparaison du poëme anglo-saxon sur l'alphabet runique, dont j'ai donné la traduction, avec le chant Scandi- nave qu'on va lire, on les mêmes lettres se reproduisent dans le même ordre, accompagnées des mêmes interprétations et souvent des mêmes sentences. Seulement chaque strophe se compose ici de deux vers rimés, liés entre eux par la conson- nanceetnon par le sens. Les retouches chrétiennes s'y font mieux sentir, sans effacer cependant les allusions mythologi- ques obscures maintenant, mais qui avaient alors leur com- mentaire dans la tradition.

F. Fe, l'argent. L'argent allume la discorde entre les

homme du même sang. Le loup se nourrit dans les bois.

V. Vr, rétincelle. L'étincelle jaillit du fer embrasé.

Souvent le patin se hâte sur la neige durcie.

Th. Thuss, géant. Le géant fait la terreur des femmes.

Personne ne se réjouit de Finimitié.

470

NOTES

0. Os, l'entrée. L'entrée du port pour les voyageurs ;

l'entrée du fourreau pour l'épée. R. Ridr, la chevauchée. La chevauchée est le pire moment des

chevaux. Ragn est le plus prompt des glaives.

K. Kauîi, la peste. La peste prend le frère avec la sœur.

Le malheur met le plus fort au tombeau.

H. [Hagl, la grêle. La grêle est la plus froide des graines.

Le Christ créa le vieux monde. N. Naud, pauvreté. Pauvreté fait maigre chère. Celui

qui est nu a froid au temps de la gelée.

1. /s, la glace. La glace est le plus large des ponts.

L'aveugle a besoin d'être conduit.

A. Ar, l'année. L'année abondante est le bonheur des

hommes. J'entends dire que le roi Frode était libéral.

S. Sol, le soleil. Le soleil est le flambeau delà terre.

Je me soumets à l'oracle saint.

T. Tyt\ le dieu Tyr. Tyr est le dieu manchot parmi lesAses.

Le forgeron commence ordinai- rement par souffler.

B. Biarkan, le bouleau. Le bouleau est l'arbre à la feuille verte.

Loki porta le mensonge au milieu du bonheur des dieux.

L. Lcmgr, l'eau. L'eau tombe des montagnes. L'or

est un bien précieux.

M. Madr, l'homme. L'homme est l'accroissement de la terre. Grande est la serre de l'épervier.

Y. Yr, Tare. L'arc est aussi flexible en été qu'en

hiver. la maison brûle, est le deuil.

ET PIECES JUSTIFICATIVES.

4îl

XI

BEOWULF ET LE DRAGON.

FRAGMENT DE l'ÉPOPÉE ANGLO-SAXONNE (l).

Beowulf est le héros de l'épopée anglo-saxonne. Jeune encore, il est allé chercher aventure au pays des Danois; il a combattu contre l'esprit mauvais qui hantait le palais du roi Hrothgar, et contre la fée malfaisante qui habitait le lac voisin. Vainqueur dans ces deux combats, il est revenu au pays des Angles, il règne depuis cinquante ans, quand on vient lui apprendre qu'un dragon désole la contrée. Tout le jour le monstre reste accroupi dans son antre au bord de la mer ; il y garde un trésor enseveli depuis mille ans. Mais chaque nuit il sort de son repaire, s'élève dans les airs sur ses larges ailes, et vomit le feu sur les habitations des hommes. Le vieux roi jure de tuer le dragon et de ravir le trésor. Une crainte secrète trouble d'abord son cœur : « Mais, dit-il, je ne recu- (( lerai point d'un seul pas ; il en sera de moi comme le des- (( tin, maître de tous les hommes, en aura disposé. » Le poëte le représente s'avançant avec un jeune guerrier, Wiglaf, qu'il laisse à l'écart, et le récit continue en ces termes :

« Le héros illustre se. leva chargé de son bouclier, la tète (1) Beowulf, cdit. Kemble; in fine.

472 NOTES

armée du casque menaçant, et tout couvert de sa cuirasse. Il descendit au pied du rocher, se fiant à son seul courage : ce n'est point la coutume des lâches. Alors il considéra le rocher escarpé, lui le guerrier puissant qui avait si souvent tenté la fortune des combats, quand les bataillons se précipitaient pour s'entretuer. 11 vit une voûte de pierre, d'où s'échappait un fleuve de feu ; et nul ne pouvait entrer ni s'approcher du trésor, sans traverser ces flammes que vomissait le dragon couché dans la caverne. Alors le roi des Angles poussa du fond de sa poitrine un cri de colère. Ce héros au cœur fort était irrité. Sa voix retentissante pénétra sous la pierre blan- che. Le gardien du trésor sentit s'éveiller sa haine : il avait reconnu la voix d'un homme ; il ne tarda pas longtemps à se jeter sur lui...

« La terre trembla ; le héros se tenait au pied de la colline, opposant le bouclier à son farouche ennemi. Le bon roi leva le glaive antique qu'il reçut en héritage, et dont le tranchant fut terrible à tous ceux qu'il fallait punir... Il étendit le bras, ce chef des Angles ; il frappa son hideux ennemi, selon ce que j'ai entendu conter; il le frappa de telle sorte que le tranchant s'émoussa contre les écailles noires. L'arme fut impuissante au moment son maître eut besoin d'elle, réduit aux der- nières extrémités. Alors le gardien de la caverne s'élança d'un bond puissant, le cœur plein de rage. Il vomit le feu meur- trier; il répandit au loin les tourbillons homicides. En ce moment, le roi des Angles ne se vantait pas de la victoii e ; l'épée avait trahi sa main désarmée dans le combat. Ce n'était point cequ'il devait attendre de cette lame autrefois invinci- ble. Le temps ne tarda pas à venir, cet illustre fils des rois eût voulu changer de lieu; il aurait voulu, de toute son âme, se trouver dans les murs de sa ville... Il était dans les angoisses, enveloppé de flammes, celui qui autrefois régnait sur un peuple...

« Wiglaf vit son seigneur succomber sous le casque, en

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 473

essuyant une injure mortelle. Alors il se rappela les honneurs qu'il avait autrefois reçus de lui : de beaux domaines, la puis- sance sur les routes, le droit de juger le peuple, et tout ce qu'avait possédé son père. Il ne put se contenir ; il saisit son bouclier de tilleul pâle; il ceignit son épée, arme sans égale, venue de ses aïeux... « Je me souviens, dit-il, du temps oii « nous buvions l'hydromel à notre aise. Alors, dans la salle « des banquets, quand notre seigneur venait de nous distri- « huer les bracelets d'or, nous promettions de lui rendre ses « bienfaits au jour des combats, si jamais il était surpris par «quelque nécessité semblable à celle-ci ; nous jurions de le « servir sous le casque et avec le glaive d'acier. . . »

« En même temps il s'élança dans le tourbillon du combat. Il courut tout armé au secours de son chef; il parla en peu de mots : « Bien-aimé Beowulf, rappelle-toi comme, au temps « de ta jeunesse, tu promettais de ne jamais laisser languir « une vengeance. Maintenant, chef intrépide, célèbre par « tant d'exploits, il faut défendre ta vie de toutes tes forces. « Me voici, moi, ton fidèle, à tes côtés. » Alors le roi retrouva ses esprits ; il leva son couteau de guerre, aigu et effilé, qu'il portait sur la cuirasse. Il frappa le dragon au milieu du corps, il réunit toute la force de son courage pour achever son ennemi...

« Cependant Beowulf connut qu'il était blessé mortelle- ment, et il parla ainsi : « J'ai été maître de ce peuple durant « cinquante hivers, et il n'y avait pas de roi voisin qui osât « m'attaquer. J'ai vécu sur la terre le temps qui m'était « donné. J'ai gardé comme je devais ce qui était à moi. Je « n'ai pas cherché de querelles injustes, et je n'ai pas souvent « juré de faux serments. Voilà pourquoi, blessé à mort, je (( puis encore me réjouir ; voilà pourquoi le créateur des « hommes n'aura pas de crimes à me reprocher, quand mon « âme va se séparer de mon corps. » Alors j'ai ouï dire que Wiglaf, sur l'ordre de son maître blessé, pénétra dans la

ÉTUD. GERM. I. 31

¥lA NOTES

caverne... Il vit des coupes d'or s'étaient abreuvés es hommes d'autrefois; il vit des casques nombreux cou- verts dérouille, et beaucoup de bracelets travaillés avec art. Ce trésor pourrait aisément l'emporter sur toutes les richesses enfouies en terre, quel que soit celui qui les y ait cachées. Wiglaf vit aussi des signes dorés sculptés sur la voûte, des signes merveilleux tracés par un art magique, et qui jetaient assez de lumière pour que le héros pût embrasser des yeux tout le Heu oii il était, et contempler sa vengeance... Alors Beowulf parla une dernière fois : « Jeune et vieux, j'ai eu cou- « tume de distribuer l'or autour de moi. Je remercie de « ces trésors le roi de gloire, le Seigneur éternel, parce « qu'avant le jour de ma mort j'ai pu acquérir à mes guer- {( riers de telles richesses. Je veux qu'on mette en réserve (f ces dépouilles ; elles serviront plus tard au besoin du peu- « pie. Je ne resterai pas longtemps ici. Ordonnez qu'après « avoir éteint mon bûcher flamboyant, on m'élève sur le « promontoire un tertre immense qui me serve de monument « chez ma nation, en sorte que les navigateurs nomment le « tertre de Beowulf, quand ils sillonneront au loin les flots « brumeux. »

ET PIECES JUbTlElCATlVES.

475

XII

LE COMBAT DU PÈRE ET DU FILS,

DANS LA POÉSIE DU iNORD. Poëme irlandais de Cuchullin.

Il semble que le combat de Hiltkbraiid et de Iladebraiid soit encore du nombre de ces traditions poétiques dont ITic- ritage resta commun aux nations du nord et à celle do l'Orient. M. Ampère (Hist, littéraire, t. II) a signalé l'éton- nante ressemblance du récit germanique avec l'épisode du Schahnameh, le héros de la Perse Rustam combat Zohrab son fils, qu'il tue sans le reconnaître. 11 a retrouvé la mêm: aventure dans deux chants celtiques, l'un, publié parmi les fragments supposés d'Ossian, l'autre dans une collection de poëmes irlandais, dont on s'accorde à reconnaître l'authen- ticité. C'est celui que j'ai essayé de traduire, comme un docu- ment de plus à l'appui de l'antitjue parenté qui unissait les Celtes et les Germains.

Sous le règne de Conor Mac Nessa, roi d'Ulster, vers les approches de l'ère chrétienne, l'Irlande était peuplée de guer- riers si célèbres, que toute l'Europe connaissait « les héros de l'île d^Occident. » Cucluillin, après de lointaines expédia tions, aima en Albanie (Ecosse) une belle princesse appelée Aifé; et, rappelé par les affaires de son pays, il la laissa enceinte en lui recommandant, si ede avait un fds, de le faire exercer au métier des armes , et de l'envoyer ensuite

ÂIO NOTES

en Ulster. Il devait s'y faire reconnaître au moyen d'une chaîne d'or que Cuchullin remit à la mère, en y ajoutant ces trois préceptes que le jeune guerrier observait : De ne jamais révéler son nom à un ennemi ; de ne point livrer passage à quiconque semblerait l'exiger comme un droit ; el de ne jamais refuser le combat à aucun chevalier sous le soleil.

Ailé envoie son fils ; mais il semble que par jalousie elle ait évité de lui donner les instructions qui lui auraient fait connaître son père... Il arrive tout armé. Un héraut va le reconnaître.

« Gonloch, superbe et hardi, a traversé les flots qui baignent la terre d'Érin. Animé par la gloire, il est venu des murs de Dunscaik pour visiter la côte d'Érin, pour éprouver l'armée puissante.

« Sois le bienvenu, jeune homme au visage intrépide, cou- « vert d'armes éclatantes. Sans doute tes pas se sont éga* « rés, hôte illustre. Mais puisque le vent d'est t'a poussé sain « et sauf sur ce rivage, raconte-nous tes courses; fais-nous le « récit des exploits qui ont étendu ta gloire,

« Ne fais point comme d'autres venus delà terre d'Albanie, « ne rejette point ma demande, ne force pas l'épée conqué- « rante à sortir du fourreau pour te terrasser, ô jeune homme ! « si comme eux, par un vain orgueil, tu refusais de payer au « passage du pont le tribut accoutumé. »

Le jeune homme répondit : « Si telle a été jusqu'ici « la coutume de votre île odieuse, sachez qu'elle n'humiliera (( plus aucun chef, car ce bras va effacer votre orgueilleuse « loi. ))

En disant ces mots, Gonloch se met en défense : son épée ne trouve pas de repos qu'il n'ait jeté autour de lui cent guerriers sur la poussière. Conor demande s'il n'y a plus de héros qui veuille se mesurer avec cet étranger. Conall s'avance, et il est fait prisonnier. On envoie chercher Cuchullin dans sa

ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 417 haute demeure de Dundalgan ; on lui montre des morts et son ami enchaîné. Il hésite cependant à combattre ce guerrier inconnu. Il ne cède qu'aux prières réunies de tous ses compa- gnons d'armes.

Alors, d'un pas ferme et d'un air intrépide, Cuchullin s'a- vança, et adressa ces mots à l'ennemi : « Permets, ô vaillant « guerrier, que je requière ceci de ta courtoisie : confie-moi « ton dessein et ton nom ; quel est ton lignage et ton pays ? « Ne repousse pas une main amie, et ne rejette pas la paix « que je t'offre. Cependant, si tu préfères le hasard des armes, « alors je te présente le combat, jeune homme aux beaux « cheveux. »

« Jamais la peur ne sera maîtresse du cœur d'un héros ; « jamais, pour satisfaire une oreille curieuse, je ne trahirai « ma renommée. Non, ô noble chef, je ne révélerai à per- « sonne ni mon nom, ni mon dessein, ni ma naissance. Et je « ne cherche point à éviter le combat que tu m'offres, encore « que ton bras semble fort et ton glaive éprouvé.

« Cependant, je le confesse: si mon vœu l'eût permis, je « n'aurais point résisté à ta requête, j'aurais serré avec joie « ta main pacifique, tant la vue de ce visage étouffe en moi « toute pensée ennemie, tant ces nobles traits maîtrisent mon « cœur. ))

Alors, et malgré eux, les chefs commencèrent le combat : l'honneur réveillait leurs forces endormies. Terribles étaient les coups que portaient les bras vaillants, et longtemps leurs destins demeurèrent indécis. Car, jusqu'à cette heure, l'œil n'avait jamais vu un combat soutenu de la sorte, une victoire si opiniâtrément poursuivie. A la fin, la colère et la honte soule- vèrent l'âme de Cuchullin ; il poussa sa lance étincelante avec une habileté fatale, et jeta sur le champ de bataille le jeune guerrier mourant...

« Noble jeune homme! cette blessure, je le crains, n'est (( pas de celles qu'on peut guérir. Maintenant donc fais moi

478 NOTES

« savoir ton nom et ton lignage, et d'où tu viens et pourquoi, « afin que nous puissions t'élever une tombe qui t'honore, et « qu'un chant de gloire immortalise ta louange.

« Approche, répliqua le jeune blessé, plus près, plus « près de moi ! Oh ! que je meure sur cette terre chérie, et dans « tes bras bien-aimés ! Ta main, mon père, guerrier mnlheu- « reux! Et vous, défenseurs de notre île, approchez pour en- « tendre ce qui fait l'angoisse de mon âme : car je vais briser « de douleur le cœur d'un père.

« 0 le premier des héros ! écoute ton fils, reçois le dernier « soupir de Conloch; vois le nourisson de Dunscaik, vois (( l'héritier chéri de Dundalgan. Vois ton malheureux fils « trompé par les artifices d'une femme et par une fatale pro- « messe. Il tombe, triste victime d'une mort prématurée.

« 0 mon père ! n'as-tu pas reconnu que je n'étais qu'à « moitié ton ennemi? et quand ma lance était dardée contre « toi, n'as-tu pas vu qu'elle se détournait de la poitrine? »

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE

LA GERMANIE AYANT LES ROMAINS

Préface 1

CHAPITRE PREMIER.

ÉTENDUE DE LA GERMANIE. ORIGINE DES GERMAINS.

La Germanie connue des Romains 21

Les Germains de César et de Tacite 22

Les Goths 25

Les Scandinaves 27

Les Germains connus des Grecs 34

Les Gètes 54

Les Hyperboréens 58

Origine orientale des peuples germaniques . 39

CHAPITRE II.

LA RELIGION.

Si les Germains eurent des institutions religieuses 46

Religion des Scandinaves. Leur culte 47

Doctrine religieuse de l'Edda 51

Superstition des Scandinaves 60

Religions des autres peuples germaniques 66

Le culte.. 67

Les dieux des Germains 70

Les déesses. , 78

Suite de la mythologie des Germains 82

Superstitions des Germains. Fétichisme 90

480 TABLE DES MATIÈRES.

Magie , , . 95

Sacrifices humains. Cannibalisme 99

Origine des religions du Nord. 100

Rapports avec les religions de la Grèce cl de l'Orient 102

Différences des religions du Nord et de celles du Midi 111

Conclusion 112

CHAPITRE III.

LES LOIS.

Contradictions des historiens sur les lois des Germains 115

Analyse des institutions germaniques. La personne et la pro- priété 117

La famille l'23

Commencement de la société politique 133

Institutions judiciaires 147

Caractère général des institutions germaniques 159

Rapport des institutions germaniques avec les législations de l'an- tiquité 161

Lois romaines , 462

Lois grecques 172

Lois indiennes, 175

Conclusion , 183

CHAPITRE IV.

LES LANGUES.

Énumération des langues germaniques 187

Vocabulaire des langues du Nord. Théologie 190

Droit . 194

Astronomie. . 197

Ce qui manque au vocabulaire des langues du Nord 208

Grammaire des langues du Nord 210

Euphonie , » . 211

Déclinaison 214

Conjugaison 216

Élymologie. Origine des langues germaniques 220

Rapport avec les langues indo-européennes 221

Alphabet runique 227

Conclusion.. . 236

CHAPITRE V.

LA POÉSIE.

Si les Germains eurent une poésie savante . 238

La tradition poétique chez les Germains , . 239

Poésie lyrique 239

Poésie didactique 241

Table des matières. m

Commencement de la poésie épique 241

Interprétation de la fable de Sigurd. . , 2o4

Rapports de l'épopée germanique et de l'épopée grecque 256

Origine commune des grandes épopées 260

L'art poétique des Germains , 262

L'art des vers chez les Scandinaves 263

La condition des poëtes chez les Germains 267

Combats poétiques 274

Prosodie des langues germaniques. Allitération 277

Ce qu'il y a de barbare dans la poésie du INord 282

Fable de Weland 285

Conclusions de la première partie 291

Rapports des Germains avec les autres peuples du Nord 292

Les Celtes 294

Les Slaves 297

Fraternité des peuples indo-européens. 300

SECONDE PARTIE

LA GERMANIE EN PRÉSENCE DE LA CIVILISATION ROMAINE

CH.APITRE VI.

LA CITILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS.

Destinée de Rome. Ce qui faisait sa puissance 303

Ce qui faisait l'impuissance de Rome 308

Histoire de la conquête romaine en Germanie 315

Résultats de la conquête . . 325

Voies romaines. Défrichement du sol. Villes fondées 327

Les institutions politiques 333

Administration impériale 334

Organisation militaire 339

Régime municipal 341

Les écoles 346

Si la civilisation romaine eut prise sur les Germains 355

Les Germains esclaves 558

Les Germains colonisés sur les terres de l'empire . 560

Les Germains dans l'armée romaine 362

I.es Germains dans les offices publics 366

Les Germains initiés aux lettres latines 369

L'invasion pacifique 374

TABLE DKS MATIÈRES.

CHAPITRE VU.

RÉSISTANCE DES GERMAINS A L\ CIVILISATION ROMAINE.

Vices de la civilisation romaine 580

Le paganisme romain impuissant chez les barbares 380

Décadence des lettres dans les écoles impériales 583

Avarice et cruauté du gouvernement romain 590

La société romaine corrompait les barbares 403

Haine de la civilisation chez les Germains 404

Violence des irruptions 409

La barbarie après les irruptions 419

Chant de Hildebrand et Haldebrand 427

- Conclusion 451

NOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES

I. Jornandes considéré comme historien des mœurs et des tra- ditions germaniques 459

II. Dion Chrysostomc à Olbia, ou la civilisation grecque chez les Gètes " 440

III. Sermon de saint Eloi. Le paganisme germaniqi^e au septième siècle 451

IV. Légende de saint Vulfram. La Valhalla des Frisons. . . 454

V. Catalogue des superstitions et des pratiques païennes répan- dues chez les Francs, dressé au concile de Leptines, 745. . . 4j7

VI. Lettre de Pétrarque. Le culte du Rhin à Cologne au quatorzième siècle 459

VII. Ynglinga Saga. Traditions de la nation siijdo'se, s:s pre- miers établissements et ses premières lois 401

VIII. La justification de Gudruna, ou l'épreuve de l'eau bouil- lante chez les Scandinaves. « . . . 4GG

TABLE DES MATIÈRES. 483

IX. Le calendrier des Anglo-Saxons, Fragment d'un traite de Bède sur le calcul des temps 407

X. Alphabet runi jne Scandinave 469

XI. Combat de Beowulf et du dragon. Fragment de l'épo- pée anglo-saxonne 4'îl

XII. Le combat du père et du lils, dans la poésie du Nord. Poëmc irlandais de Cuchuilin 475

FIN DE LA TABLE.

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LF Ozanam, Antoine Frédéric

099 Oeuvres complètes

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