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ŒUVRES DE AUGUSTE BARTH

TOME PREMIER

LES RELIGIONS DE L'INDE

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BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

(I88O-I88B)

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1972

Photo. Pirou

Imp. Berthaud, Paris

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S D INDIANISME

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TOME PREMIER

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RO DITEUR

QUARANTE ANS D'INDIANISME

ŒUVRES

DE

AUGUSTE BARTH

Recueillies à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire

TOME PREMIER

LES RELIGIONS DE L'INDE

ET

BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

I1880-1885)

PARIS ERNEST LEROUX, ÉDITEUR

28, RUE BONAPARTE, 28 1914

Les membres du Comité qui s'était formé pour fêter le jubilé de M. Auguste Barth, se sont présentés chez lui le 22 mars 1914, jour de son quatre-vingt-unième anniversaire. Plusieurs amis personnels du Maître s'étaient joints à eux, quelques-uns venus tout exprès à Paris.

En lui offrant au nom de tous les souscripteurs les deux pre- miers volumes de la réédition de ses Œuvres, M. E. Senart s'est fait en termes chaleureux l'interprète des sentiments de tous.

Dans une réponse improvisée sous le coup d'une réelle émo- tion, M.Auguste Barth a remercié ses confrères et amis: avec sa simplicité et sa modestie coutumières, il a tenu à reporter tout l'honneur de leur démarche sur les études indiennes qu'il a conscience d'avoir toujours servies moins bien, dit-il, qu'il ne l'eût voulu, mais assurément du mieux qu'il a pu.

M. Meillet a alors donné, au nom de M. Michel Bréal, re- tenu chez lui par sa santé, lecture de la lettre suivante :

Cher et honoré Confrère,

Vous ne m' avez pas laissé ignorer en quelles dispositions vous voyez approcher le jour vos confrères de l'Institut, vos col- lègues et vos élèves vont enfin tâcher de vous dire les sentiments d'affection qu'ils ont pour vous.

Vous m'avez déclaré que vous voudriez que ce jour fût déjà oassé.

Je ne veux pas prolonger inutilement ce qui est une sorte de

Vin AVANT-PROPOS

tourment pour vous et ce qui est pour nous une dette que nous sommes heureux d'acquitter.

Laissez-moi donc vous dire simplement que nous sommes fiers de vous avoir, que nous savons tout ce que vous avez fait pour nous} et qu'aussi longtemps que nous vous aurons nous possé- derons une précieuse image de l'Alsace savante.

Notre désir est donc que vous viviez longtemps et heureux pour continuer des travaux qui ont replacé la France à son rang traditionnel, comme le reconnaissent tous ceux qui ont quelque idée de la marche, du progrès des études orientales.

Personne ne s'en félicitera plus que votre vieil et dévoué con- frère.

En l'en remerciant, M. Auguste Barth a tenu à associer dans un sentiment commun de reconnaissance profonde tous les correspondants dont les lettres et télégrammes de félicita- tions lui étaient parvenus de divers points d'Europe, d'Asie et d'Amérique.

Nous ne croyons pouvoir mieux faire que de reproduire ici l'allocution prononcée par M. E. Senart. Ce sera la préface toute naturelle d'une publication dont elle rappelle l'occasion et définit l'objet.

En voici les terme» :

Bien cher Ami,

A me faire le porte-parole des confrères, des amis, qui vous entourent à cette heure et qui, par surcroît, représentent un si grand nombre d'amis absents, je me sens un peu plus près de votre cœur; f en éprouve une vraie joie.

Elle se nuance d'une légère inquiétude.

C'est que je vous arrive en commissionnaire. Chacun sait combien ouvert et cordial est pour tous votive accueil. Mais me voici chargé d'un présent que, à vrai dire, vous voyez que je n'y mets nulle modestie nous estimons très précieux, dont

ÂVANT-PROPOS 1X

la vue cependant risque de froncer votre sourcil, votre sourcil redoutable.

Vous qui avez si souvent, et avec une si secourable sympathie, encouragé le travail d' autrui, pour vous et pour votre œuvre vous réservez des sévérités intransigeantes.

Quand nous conçûmes le projet de célébrer ce jubilé en re- cueillant vos écrits épars, c'est moi qui fus envoyé en ambas- sade pour obtenir votre assentiment. Mes mandants estimaient, et je ne laisse pas que d'en tirer vanité, que votre indulgence envers le vieux camarade aurait quelque pouvoir pour rompre la première révolte qu'il fallait prévoir de votre modestie ombra- geuse. On n'ignore pas quel est votre scrupule devant la plus lointaine apparence de vanité ou de présomption. Si je n'ai em- porté que votre... résignation, permettez-moi aujourd'hui de vous présenter les prémices de notre entreprise sous une puissante sauvegarde, couverts par l'approbation chaleureuse qu'elle a rencontrée partout auprès de vos confrères en indianisme.

Rassurez-vous pleinement, cher ami. En relisant page par page ces volumes, nous avons pu juger combien les morceaux, même les plus anciens, en demeurent actuels, vivants, sugges- tifs.

Mais vous n'êtespas moins rebelle à vous contenter vous-même que vous ne fûtes toujours impénétrable à tout mobile ambi- tieux.

Quand, jadis, dans votre jeune solitude de Bouxviller, vous fûtes touché par la curiosité du monde hindou, il se levait de- vant vous coloré encore par tout le prestige d'une évocation ré- cente, par toutes les promesses du mystère. Ce ne fut ni la vision d'une carrière à parcourir ni le rêve d'un renom à fonder qui vous séduisit.

Je vous vois, à ce moment, également ardent à la culture des mathématiques et à la culture des lettres, partageant vos loisirs studieux entre Platon, Aristophane et Shakespeare ; je vous vois également sensible aux charmes de la nature et passionné de savoir, aussi prompt à saisir le bâton ferré du voyageur qu'in- fatigable à vous plonger dans les livres. Je ne suis pas certain que l'Himalaya, avec ses sommets inviolés, ne vous ait pas ai-

X AVANT-PROPOS

tiré presque autant que la singularité bigarrée et la pensée nuageuse du monde qu'il enserre. Votre vocation d'indianiste réapparaît un peu, si fose dire, comme un élan d'alpinisme. En vérité, vous portiez en vous le goût des hauteurs, une robus- tesse merveilleuse à escalader les plus âpres, le besoin d'en res- pirer constamment l'air pur, dégagé des contaminations d' en- bas. Mais votre attitude n'a jamais été l'effort tendu, aisément apprêté et avantageux de l'alpiniste amateur; vous êtes le mon- tagnard qui fréquente les sommets comme sa demeure naturelle, que les horizons immenses n'éblouissent pas, qui garde bien in- tact le sens de toutes les réalités prochaines, la prise solide sur l'ambiance familière.

Cest ainsi que vous avez su associer dans une juste harmonie les vues les plus étendues au savoir le plus minutieux, et au détachement le plus sincère l'activité la plus inlassable. a été la source, le secret de votre incomparable autorité.

Les tâches professionnelles les plus diverses vous ont toujours trouvé parfaitement prêt : qu'il s'agisse d'épigraphie ou d'inter- prétation védique, qu'il y ait à percer la brume des spéculations mystiques ou à calculer des dates, vous êtes toujours à l'heure dite armé de pied en cap. Cependant, trop averti pour vous illu- sionner sur la durée des systèmes individuels, trop éclairé pour vous soustraire au tourment des conclusions générales, vous êtes demeuré assez peu pressé d'écrire.

C'est comme un service d'amitié que vous aviez accordé à la Revue germanique votre premier essai consacré à la Bhagavad- Gîtâ. Il a fallu que l'on vous demandât un article d'Encyclo- pédie pour faire naître votre admirable tableau des Religions de l'Inde. Vous avez, certes, appointé à nos connaissances de riches contributions ; mais plus encore, vous avez exercé dans nos études une sorte de magistrature volontiers reconnue.

C'est en 1812 que votre article sur le Bhâminîvilâsa de Ber- gaigne nous apporta de Genève la bonne nouvelle qu'un india- niste nous était né. Depuis lors vous avez infatigablement, dans vos Bulletins, dans la Revue critique, dans le Journal des Sa- vants, ailleurs encore, voué à l'examen des publications nou- velles, toutes les ressources du savoir le plus vaste, du jugement

AVANT-PROPOS XI

le plus mesuré, de la pensée la plus pénétrante, servis par une langue toujours limpide et ferme, souvent piquante et ingénieuse. Ces aperçus critiques peuvent être inégaux en étendue, même en importance ; tous sont frappés à votre coin; il n'en est aucun qui n'ait son prix. Se succédant ainsi au fil des jours* ils reflè- tent pour une longue période et la marche générale des études indiennes et V activité propre de votre vie scientifique. Deux motifs d'intérêt et deux gages de durée.

Le premier a d'abord valu à Vidée de notre recueil la sympa- thie empressée de tous les travailleurs ; vous imaginez combien pesait pour nous le second, pour nous les témoins de votre noble carrière, les débiteurs reconnaissants de vos enseignements et de votre bonté.

Avec quelle émotion, guidés en quelque sorte par vous, nous remontons ainsi de proche en proche, non sans saluer pieusement les tombes qui cruellement jalonnent la route, jusqu'à ces an- nées lointaines les désastres de la grande patrie vous jetaient hors de la petite, d'abord parmi des voisins hospitaliers et fidè- les, puis ici même, dans une manière d'exil que notre admira- tion a tâché d'honorer et notre affection a" adoucir.

Assemblés autour du savant dans le sentiment très vif, très doux de notre dette, de la dette du pays qui lui doit un lustre durable, notre pensée, par delà l'œuvre scientifique, ne sau- rait se défendre d'aller droit à l'homme même qui si soigneu- sement se dérobe, à l'homme bon, à l'homme rare dont nous mesurons si bien ce que l'apparent stoïcisme enveloppe de sen- sibilité tendre, dont le puissant esprit, si robuste et si alerte, s'assouplit sans effort à la plus parfaite bonhomie, à une sim- plicité plus souriante aux plus humbles.

Oh ! je n'oublie pas combien vous êtes, cher ami, supérieur à tout pédantisme, combien vos connaissances et votre pensée dépassent le champ professionnel, avec quelle finesse et quelle plénitude vous vibrez aux impressions les plus délicates de la nature et des arts. Au service d'un hommage se fondent tant de motifs et si variés de haute estime, nous aurions voulu mettre quelque symbole singulièrement subtil, nuancé, compréhensif Faute de mieux acceptez notre présent ; acceptez-le de bon cœur

XII AVANT-PROPOS

comme nous vous V offrons en respect ému et en affection pro- fonde.

Pardonnez-nous si, pour glorifier votre grand labeur, nous n* avons pas trouvé de moyen plus sûr que d'en montrer les fruits. Ce sera, du moins, le moyen de vous donner plus effi- cacement en modèle à la génération qui monte et qui ri a pas le bonheur de vous connaître d'aussi près que nous.

LES

RELIGIONS DE L'INDE

PRÉFACE1

La présente esquisse des religions de l'Inde a paru d'abord en 1879 sous la forme d'un article de V Encyclopédie des sciences religieuses qui se publie à Paris sous la direction de M. le pro- fesseur Lichtenberger. Mon but, en le rédigeant, a été de présen- ter au public lettré, au courant des questions de théologie histo- rique, mais que je devais supposer non spécialement initié aux études indianistes, un résumé aussi fidèle et aussi substantiel qu'il me serait possible, des résultats acquis jusqu'ici dans toutes les parties de ce vaste domaine. J'avais compté d'abord ne livrer qu'une cinquantaine de pages; mais je ne tardai pas à m'aperce- voir que, dans ces limites, mon travail, auquel j'entendais donner la forme d'un exposé de faits plutôt que celle d'une série de déduc- tions spéculatives, serait absolument superficiel et ne manquerait pas de donner lieu à de nombreux malentendus. Cette première difficulté fut aisément surmontée, grâce à l'obligeante libéralité du directeur de Y Encyclopédie, qui voulut bien m'accorder l'es- pace nécessaire. Mais il en restait d'autres outre celles du sujet en lui-même, infiniment vaste et confus et qu'aucun ouvrage

1. Cette préface a été écrite pour l'édition anglaise : The Religions of lndia. Autho *ized translation by Ilev. J. Wood, London, 1882 {Triïbnefs Oriental séries).

Religions de l'Inde. I. 1

2 LES RELIGIONS DE L'INDE

spécial n'avait encore, à ma connaissance, embrassé à la fois dans l'ensemble et dans le détail : celles qui résultaient de l'économie générale du recueil auquel l'article était destiné. \1 Encyclopédie ne pouvait accueillir qu'un petit nombre de divisions et elle n'ad- mettait point de notes. Je n'avais donc point la ressource de ren- voyer mes impedimenta au bas des pages, ressource presque in- dispensable en pareille matière, quand on s'adresse à un lecteur non spécialiste et qu'on ne veut pas se réduire à un exposé inco- lore et sans précision. Tout ce que j'avais à dire et à expliquer devait être dit et expliqué dans le texte. J'ai donc chargé mon texte jusqu'à la limite du possible, trop souvent, je' l'avoue, aux dépens de la limpidité du style. J'ai aussi beaucoup supprimé; non sans hésitation, j'ai renoncé à plus d'une remarque utile, mais d'ordre secondaire, qui eût rompu la suite d'un développement principal; j'ai sacrifié surtout bon nombre de ces particularités souvent rebelles à la circonlocution, qui donnent aux choses une exacte nuance, mais qui souvent exigent d^s observations, et que je n'aurais pu introduire qu'à la condition de hérisser mes pages d'un nombre tout à fait incongru de parenthèses explicatives. Dans ces cas, je me suis efforcé du moins d'en retenir la sub- stance, et peut-être les spécialistes qui voudront lire ce livre s'apercevront-ils qu'il se cache une certaine somme de travail minutieux sous les généralités forcées de l'exposition. Il a pu être remédié en partie à ces insuffisances dans le tirage à part qui s'est fait peu de temps après et j'ai pu ajouter des notes. La biblio- graphie, ainsi qu'un bon nombre de remarques détachées et de détails techniques, ont pu être admises par ce moyen. Quant au texte même, j'en aurais eu le temps qu'il eût été difficile d'y faire de notables modifications. La rédaction d'un traité scientifique, écrit sans division de chapitres et destiné à rester sans notes, est forcément d'un caractère tout particulier. Si le livre doit valoir quelque chose, le défaut de ces moyens extérieurs devra être com- pensé par la structure interne. Dans toutes ses parties, il devra présenter un enchaînement plus raisonné, être en quelque sorte d'un tissu plus compact, qui ne se prêtera que difficilement à l'in- troduction de matériaux nouveaux. L'article a donc été reproduit dans l'édition française sans changements. Il n'en a pas été fait davantage, et pour les mêmes motifs, dans la présente édition. Quelques inexactitudes de détail ont été corrigées ; en quelques endroits le texte a été allégé au profit des notes, ou, mais plus

PRÉFACE 3

rarement, des matières destinées d'abord au bas des pages ont été admises dans le corps du récit; la transcription des termes hindous en particulier a été rendue d'un bout à l'autre plus rigoureuse et plus complète ; mais pour tout le reste, le texte est resté le môme et, comme la première fois, les additions ont été réservées pour les notes. Celles-ci ont été, non seulement mises au courant des derniers résultats1, mais rendues en général plus complètes que dans l'édi- tion française, elles avaient été réunies d'une façon un peu hâtive. Dans ma pensée, elles ne sont pas destinées à changer le caractère du livre, qui, après comme avant, n'a pas la prétention de rien enseigner aux spécialistes. Elles doivent servir d'abord de pièces justificatives à mon travail qui, autant que les sources pre- mières m'ont été accessibles, n'a pas été fait sur des documents de seconde main. Elles sont destinées ensuite à donner, du moins aux personnes peu initiées au détail de nos études, un aperçu de l'immense labeur qui s'est accompli depuis un siècle pour l'inves- tigation de l'Inde. Dans ce dessein, une certaine étendue a été donnée à la bibliographie, Ton trouvera peut-être que j'ai pro- duit plus que le nécessaire en fait d'autorités. Je me suis prescrit pourtant certaines limites, par exemple de ne pas mentionner, sauf quelques rares cas de nécessité absolue, des livres que je n'eusse pas eus entre les mains (de ce nombre sont une foule de publications indigènes, avec les titres desquelles j'aurais pu gros- sir à peu de frais mes indications) ; et aussi de ne pas admettre des ouvrages, estimables sans doute pour le temps ils ont paru, mais aujourd'hui périmés et le faux se mêle si copieusement au vrai que ce serait abuser du lecteur non préparé que de les citer sans correctif dans un traité élémentaire. Mais à part ces réserves et quelques oublis aussi sans doute, j'ai tenté, autant que j'ai pu, d'indiquer la part de chacun, celle surtout de nos premiers devan- ciers dans cette belle série de recherches. Enfin, comme je l'ai

1. La rédaction de ces notes est du printemps de 1880. Quelques-unes, en petit nombre, ont été ajoutées en décembre de la même année. Je saisis cette occasion pour mentionner encore les ouvrages suivants qui ne sont arrivés à ma connaissance qu'après la correction des épreuves : A. Ludwig, Commentar zum Rigueda. Ueber- setzung. I. Theil. Prag, 183L; A. Rabgi, Dzr Rigveda, die atteste Lileratur der Inder. 2" Autlage. Leipzig, 1881; Sacred Books of the East. Oxford, 1881, vol. X. The Dhammapada translaled by F. Max Mulleu, The Suitanipâta translated by V. Fausbôll, vol. XI. Buddhist Sutlas, translaled from pâli by T. W. Rhys Davids; H. Kern, Geschiedenis van hei Buddhism in Indië, Haarlem, 1881; E. Tulmpp, Die Religion der Sikhs, nach den Quellen dargeslellt. Leipzig, 1881.

4 LES RELIGIONS DE L'INDE

expliqué plus haut, un bon nombre de notes sont de simples addi- tions vÀ doivent être considérées comme une sorte d'appendice per- pétuel au texte.

Gela dit des conditions générales du livre, il me reste à donner quelques explications sur divers points du contenu, sur des ques tions que j'ai cru devoir écarter comme n'étant pas encore mûres, à mon avis, pour une solution et sur la réserve que je me suis imposée de ne pas introduire dans mon exposé des vues par trop personnelles.

A un lecteur attentif et au courant des études indianistes, il n'échappera pas que mes idées sur le Veda ne sont pas précisément celles qui sont le plus généralement adoptées. J'y vois une littéra- ture avant tout sacerdotale, nullement populaire, et cela sans excepter, comme on le fait d'ordinaire, le livre des Hymnes. Ni dans la langue ni dans les pensées du Rig-Veda, je ne saurais trou- ver ce caractère de naïveté primitive qu'on se plaît à y reconnaître. Toute cette poésie me semble au contraire singulièrement raffinée, artificielle, pleine d'allusions et de réticences, de prétentions au mystère et à la théosophie ; et la manière dont elle l'exprime me rappelle plus souvent la phraséologie en usage parmi les petits groupes d'initiés que le parler poétique d'une grande communauté. Et ces caractères, je suis obligé de les reconnaître au recueil entier; non pas qu'ils s'affirment également dans tous les Hymnes, l'imagination la plus abstruse ayant ses moments de simplicité; mais parce qu'il est fort peu de ces chants qui n'en montrent quelque trace, et qu'en tout cas il est difficile de détacher du livre une portion nettement définie qui n'en soit pas affectée. Sous tous ces rapports, l'esprit du Rig-Veda me parait se rapprocher plus qu'on n'en convient d'ordinaire, de celui qui prévaut dans les autres recueils védiques et dans les Brâhmanas. Cette conviction, que j'avais exprimée dans toute sa force plus d'une fois déjà dans la Revue critique, j'ai cru devoir ne la produire ici qu'avec mesure, dans un livre de simple vulgarisation et d'où la discussion devait, autant que possible, être exclue. Mais je l'ai laissé voir assez pour qu'on l'y trouvât, assez en tout cas pour qu'un critique fort versé dans les choses de l'Inde, M. le professeur Tiele de Leide, avec qui je suis heureux de me trouver en communauté d'idées sur le Yeda, ait pu me demander1, non sans raison, pourquoi je n'avais

1. Dans la Theologisrhe Tijdschrift, juillet 1880.

PRÉFACE S

pas insisté davantage et si, après ce premier aveu, j'étais bien en droit de distinguer aussi nettement que je l'ai fait entre l'époque des Hymnes et celle des Brâhmanas.

Que j'aie été ou non en droit de le faire, ce n'est pas à moi de décider. J'ai indiqué les différences qui me paraissent devoir être admises entre les deux époques, différences qui ne semblent pas pouvoir s'expliquer simplement par la nature diverse des docu- ments. Dans les Brâhmanas il y a une littérature sacrée et une liturgie nouvelles : le sacerdoce qui a inspiré les Hymnes est devenu une caste, et il y a une théorie légale pour cette caste aussi bien que pour les autres, théorie vraie ou imaginaire, mais qui, par elle-même, est un fait. N'eùt-ce été que pour ces raisons, j'au- rais cru devoir maintenir la distinction généralement admise. Mais j'avoue que j'en ai eu, pour ne pas m'avancer davantage, une autre encore : la crainte d'être entraîné plus loin que je ne voulais aller dans un livre comme celui-ci.

Les Hymnes, comme je l'ai dit plus haut, ne me paraissent nul- lement empreints du cachet populaire. J'imagine plutôt qu'ils émanent de cercles restreints de prêtres et qu'ils reflètent des con- ditions très particulières. Non seulement je ne puis admettre la synonymie courante de védique et d'aryen, mais, pour dire toute ma pensée, je ne suis pas sûr du tout jusqu'à quel point nous sommes en droit de parler d'un peuple védique. Non pas que les communautés d'alors n'aient pas adoré les dieux du Veda; mais je doute fort qu'elles les aient adorés comme ils le sont dans les Hymnes, fort aussi que plus tard elles leur aient sacrifié commu- nément avec les rites prescrits dans les Brâhmanas. S'il y a quel- que justesse dans ces vues, il est évident qu'une pareille littéra- ture n'embrassera qu'un horizon restreint, qu'elle ne nous rensei- gnera avec autorité que sur un côté plus ou moins spécial des choses, et que les jugements négatifs surtout qu'on peut en tirer ne doivent être accueillis qu'avec beaucoup de réserve. Je me bornerai à un seul exemple. Supposons que certains chants du dixième livre du Rig-Veda, livre si suspect à la majorité des cri- tiques, ne nous soient point parvenus. Qu'apprendrions-nous, par le reste du recueil, du culte des Mânes ? Nous saurions que l'Inde a adoré des Pitris, des pères ; mais pas plus que du culte posté- rieur des Mâtris, des mères, nous ne pourrions déduire de ce culte des ancêtres, des esprits des morts, que l'étude comparative des croyances, des usages, des institutions de Rome et de la Grèce

b LES RELIGIONS DE L'INDE

nous montre pourtant comme ayant été dès la plus haute anti- quité une des sources principales du droit privé et public, la base de la famille et de la cité. Je suis donc loin de croire que le Veda nous ait tout appris sur le vieil état social et religieux de l'Inde même aryenne, ni que toutes choses chez elle puissent être expli- quées comme dérivant de là. En dehors de lui, je vois place, non seulement pour des superstitions, mais pour de véritables reli- gions populaires plus ou moins différentes de celle qu'il expose, et, sur ce point, je pense qu'il nous viendra encore plus d'un enseignement de l'étude plus approfondie des temps qui ont suivi. Nous trouverons peut-être que, sous ce rapport aussi, le passé n'a pas autant différé du présent qu'il a pu sembler d'abord, que l'Inde a toujours eu, à côté du Veda, l'équivalent de ces grandes religions de Çiva et de Yishnu, que nous y voyons régner plus tard, et qu'en tout cas elles ont existé parallèlement à lui bien plus longtemps qu'on ne l'a cru généralement jusqu'ici.

J'ai indiqué sommairement ces vues; mais on voit combien, si j'y avais appuyé davantage, elles auraient pu modifier certaines parties de mon exposition. Je n'ai pas cru devoir heurter à ce point les opinions reçues, ni, en présence d'un public d'une com- pétence imparfaite, donner plus de crédit à mes doutes qu'au con- sentement à peu près unanime de plus savants que moi.

Si c'est un tort, je le confesse, et comme un tort voulu. Après tout, il y a tant d'incertain dans ce passé obscur, on peut si bien appliquer aux hypothèses historiques ce que M. Whitney a dit des dates, qu' « elles sont autant de quilles qu'on ne dresse que pour être aussitôt abattues », qu'une opinion nouvelle peut bien s'accorder largement le temps de mûrir.

Je crois donc que les religions néo-brahmaniques sont fort an- ciennes dans l'Inde. Par contre leur histoire positive est relative- ment moderne. Elle ne commence guère qu'au moment elle s'éparpille et s'embrouille dans le fouillis des sectes qui dure en- core de nos jours. Pour rendre compte de ces sectes, j'ai les classer, et je l'ai fait d'après la doctrine philosophique qui paraît avoir eu chaque fois leur préférence. Je n'ai pris cet arrangement qu'à défaut d'un autre, car la simple succession chronologique, outre qu'elle est fort incertaine pour les premiers temps, et qu'elle m'eût obligé à des redites infinies, ne signifie rien et n'est plus qu'une simple énumération quand elle n'implique pas la filiation.

Mais j'avoue qu'il ne me satisfait guère. Les formules métaphy-

PRÉFACE 7

siques ont pénétré si profondément dans la manière de penser et de sentir de l'Inde qu'elles peuvent être traitées la plupart du temps comme ces quantités communes qu'on élimine, et qu'il est toujours dangereux de juger d'après elles de mouvements reli- gieux aussi intenses. Mon unique excuse en ceci est la nécessité d'avoir un principe de classification quelconque et l'impossibilité je me suis vu d'en trouver un autre.

Il me reste, avant de finir, à dire quelques mots de deux ques- tions que j'ai écartées à dessein comme n'étant pas susceptibles d'une solution satisfaisante. La première est celle de la caste, de son origine et de ses développements successifs. Je ne m'y suis pas engagé, d'abord parce qu'elle est fort obscure. Nous avons en effet de la caste une théorie brahmanique de laquelle il faudrait savoir jusqu'à quel point elle a jamais répondu à la réalité des choses, avant de chercher à en donner des explications qui pour- raient fort bien n'être qu'un roman. C'est, en second lieu, parce que, pour les temps anciens, le problème, pris dans son ensemble, me parait plutôt social que religieux. A présent, dans l'Inde sec- taire et depuis l'apparition de religions étrangères à prosélytisme, la caste est le signe même de l'Hindouisme. L'homme membre d'une caste est Hindou; celui qui n'en a pas n'est pas Hindou. Et elle n'en est pas seulement le signe, mais, de l'aveu de tous ceux qui ont pu l'observer de près, elle en est la forteresse. C'est elle, bien plus que les croyances, qui attache les masses à ces religions mal définies et qui en fait l'étonnante ténacité. Elle est donc un facteur religieux de premier ordre et, à ce titre, j'ai en indi- quer le rôle et l'état actuel. Mais rien ne nous autorise à supposer qu'il en a été de même dans la période ancienne l'on place d'ordinaire l'origine de l'institution et a pris naissance en tout cas la théorie qui est censée la régir. Bien moins encore est-il probable que, à l'exception d'une seule, celle des brahmanes, les castes actuelles soient les héritières et la continuation directe de l'ancien câtarvarnya. J'ai donc pu me dispenser d'examiner l'ori- gine et les transformations probables de celui-ci, et il a suffi d'indiquer à partir de quelle période les textes nous montrent la caste sacerdotale comme définitivement constituée, c'est-à-dire une formule précise est venue donner une sanction religieuse à un état de choses qui, selon toute probabilité, existait de fait de temps immémorial.

La seconde question dans laquelle j'ai évité de m'engager est

:

8 LES RELIGIONS DE L'INDE

celle des rapports qui ont pu survenir entre les religions aryennes de l'Inde et les croyances professées soit par des peuples du dehors, soit par des races ethnographiquement distinctes fixées dans le pays même. Cet examen s'imposait pour le christianisme et pour l'islamisme, et je n'aurais pas demandé mieux non plus (jue d'en faire autant pour d'autres relations historiques du même genre, si j'avais cru pouvoir le faire avec quelque fruit. Il y a pour l'Inde de vagues et faibles indices d'un ancien échange d'idées possible avec Babylone, et la légende du déluge pourrait bien lui être venue de là. Mais tout ce qu'on peut faire, c'est poser la question. A plus forte raison ai-je redouté de m'engager, à la suite du baron d'Eckstein, dans l'examen des rapports infiniment plus hypothétiques avec l'Egypte et l'Asie antérieure. Dans une appréciation trop élogieuse de ce travail1, M. E. Renan a bien voulu exprimer quelque regret à cet égard et je suis loin de pré- tendre que le temps ne viendra pas il faudra reprendre les recherches dans cette direction. Mais pour le moment ce serait s'avancer en pleines ténèbres. La question est différente pour les religions de races aborigènes de l'Inde. Ici les influences et les emprunts sont évidents d'un côté, de celui des aborigènes, et a priori infiniment vraisemblables de l'autre, du côté des Hindous, un échange de ce genre étant toujours plus ou moins réciproque. Seulement il est très difficile de préciser ce que la race victorieuse aurait ainsi emprunté aux races autochtones. Les religions de ces peuples ont survécu en effet sous deux formes différentes : à l'état de superstitions populaires qui ressemblent alors à ce qu'elles sont ailleurs, ou, chez des peuplades restées plus ou moins sauvages, à l'état de religions nationales, plus ou moins pénétrées de vo- cables et d'éléments hindous. Ces religions à leur tour, si on les analyse, se résolvent d'un côté en ces croyances et ces pratiques basses, fétichistes ou animistes, communes à toutes les sociétés incultes, de l'autre en cultes de divinités naturalistes élémentaires, du soleil, du ciel, de la terre, des montagnes, c'est-à-dire en des cultes qui radicalement ne diffèrent pas de ceux qu'on retrouve à l'origine chez les Hindous. Dans ces conditions il est visible que, dans des études spéciales, on pourra bien indiquer des emprunts de détail de la race plus civilisée à celle qui l'est moins, mais qu'il ne saurait guère être question de déterminer des emprunts d'une

1. Dans le Journal Asiatique, juin 1880.

PRÉFACE 9

portée générale, les seuls qui eussent pu être relevés dans ce traité.

Pour la transcription des termes hindous, j'ai fait usage de la notation suivante :

L'accent circonflexe marque la voyelle longue a, î, û; r et l voyelles sont transcrites par ri et II. On observera que u et û doivent se prononcer comme le son français ou, et que ai et au sont toujours diphtongues. Une consonne aspirée est suivie de h et cette aspiration doit être distinctement exprimée à la suite de l'ar- ticulation principale comme dans inkhorn. Parmi* les gutturales, g et g/i sont toujours durs et la nasale de cet ordre est marquée par n. Les palatales c etyse prononcent comme dans challenge et journey, la nasale du même ordre h comme Vh espagnole. Les consonnes linguales qui, pour notre oreille, ne diffèrent pas sen- siblement des dentales, sont rendues par /, fh, dy dh, n. Des sif fiantes, ç et sh se prononcent toutes deux à peu près comme le sh anglais. L'anusvâra (nasale neutre ou finale) est marqué m et le visarga (aspiration finale) par h. L'orthographe a été partout rendue d'une façon rigoureuse. Dans quelques noms modernes seulement j'ai cru devoir me conformer à l'usage.

Paris, juillet 188-1.

INTRODUCTION

L'Inde ne nous a pas seulement conservé dans ses Vedas les documents les plus anciens et les plus complets pour l'étude des vieilles croyances naturalistes qui, dans un passé extrêmement reculé, ont été communes à toutes les branches de la famille indo- européenne, c'est aussi la seule contrée ces croyances, à travers bien des changements et des vicissitudes, il est vrai, se soient perpétuées jusqu'à nos jours. Tandis que partout ailleurs elles ont été, ou bien extirpées par des religions monothéistes d'origine étrangère, parfois sans laisser d'elles un seul témoignage authen- tique et direct, ou brusquement arrêtées dans leur évolution et réduites à se survivre entre les barrières désormais immuables d'une petite Eglise, c'est le cas du parsisme, dans l'Inde seule elles présentent jusqu'à l'époque contemporaine un développement continu, autonome, attesté par une riche littérature, et au cours duquel elles n'ont pas cessé de reculer leurs frontières. De cette longévité extraordinaire vient en grande partie l'intérêt qu'offrent les religions hindoues étudiées en elles-mêmes, quelque opinion du reste qu'on ait de leur valeur dogmatique ou pratique. C'est que nulle part ailleurs on ne peut observer dans des conditions en somme aussi favorables les transformations successives et, pour ainsi dire, la destinée d'une conception polythéiste. De toutes les conceptions semblables, nulle autre ne s'est montrée aussi vivace, aussi flexible, aussi apte que celle-ci à revêtir les formes les plus diverses, aussi ingénieuse à concilier tous les extrêmes, depuis l'idéalisme le plus raffiné jusqu'à l'idolâtrie la plus grossière ; nulle n'a su aussi bien réparer ses pertes ; nulle n'a possédé à un

12 LES RELIGIONS DE L'INDE

aussi haut degré la faculté de produire sans cesse de nouvelles sectes, voire de grandes religions, et, en renaissant ainsi perpé- tuellement d'elle-même, de résister à toutes les causes de destruc- tion, à l'usure interne comme aux agressions du dehors. Mais de aussi la difficulté d'embrasser dans son ensemble et dans ses accroissements successifs cette vaste construction religieuse, l'œuvre de plus de trente siècles d'après les supputations les plus probables d'une histoire sans chronologie, vrai dédale de bâtisses engagées les unes dans les autres, les premiers explorateurs se sont presque toujours égarés, tant l'histoire officielle en est men- teuse, tant il s'y trouve de ruines d'un aspect vénérable et qui sont d'hier. Aujourd'hui, grâce à la découverte des Vedas1, qui en a mis à nu les premières assises, il est plus facile de s'y orienter ; mais il s'en faut encore de beaucoup que le jour ait pénétré dans toutes les parties de l'édifice et qu'on puisse en tracer un plan sans la- cunes.

Pour nous, qui avons à décrire en un nombre restreint de pages cet ensemble compliqué, il faut nous résigner d'avance à ne pré- senter qu'une esquisse sommaire et cruellement incomplète. Bien des faits importants et caractéristiques, la plupart des realla, une énorme masse de mythes et de légendes, tout ce qui ne se résume pas devra être laissé de côté. De l'histoire de ces systèmes, qui n'ont pas été cependant de simples conceptions abstraites, mais qui ont vécu de la vie complexe et troublée de toute institution humaine,

1. La connaissance positive du Veda date de la publication du célèbre essai de 11. T. Colebrooke, On the Vedas or sacred writings of the Hindus, inséré dans le t. VIII des Asiatic Researches, 1805 et reproduit dans les Miscellaneous Essays du grand india- niste. Immédiatement aprôs ce travail fondamental nous devons citer les premiers essais d'édition du Rig-Veda par le regretté Fr. Rosen, intitulés : Rigvedas Spécimen, 1830; Rig-Veda Sanhila, liber primus, sanscrite et latine, 1838; et les trois mémoires du fondateur de l'exégèse scientifique du Veda, M. R. Roth, Zur Literatar und Ge- tchichte des Veda, 1846. Parmi les publications plus récentes nous nous permettons de mentionner, A. Weber, Akademische Vorlesungen tiber indische Literatar g eschichtc , 1852, 2e éd., 1876, traduit en français par A. Sadous, 1859 ; en anglais par J. Mann et Th. Zachariae, 1878; Max Mùller, A History of Ancient Sanskrit Litcrature as far as it illustrâtes the Primitive Religion of the Brahmans, 1852, 2e éd., 1860. Les Indische Stu- dien, qu'édite A. Weber, et dont le premier volume parut en 1849, sont principale- ment consacrés à des recherches de littérature védique; et le grand Dictionnaire sans- crit de Saint-Pétersbourg édité entre les années 1855 et 1878, par A. Bôhtlingk et II. Roth (la partie védique étant due à Roth), a, plus qu'aucun autre ouvrage, contri- bué au rapide avancement de ces études. Pour les informations, en partie apocryphes, ayant cours en Europe à ime date plus ancienne sur le Veda, voir Max Mûller, Lec- tures on the Science of Language, vol. I, p. 173 sqq., et une très curieuse note par A. C. Burnell, dans VInd. Antig., VIII, 98.

INTRODUCTION 13

nous n'aurons le temps d'examiner que le côté interne et en quelque sorte idéal, le développement des doctrines et leur filiation. Nous ne pourrons pas davantage les étudier à la fois comme religions et comme mythologies. Nous nous proposons pourtant d'être plus complet en ce qui concerne les Vedas, à cause de leur importance exceptionnelle, toute la pensée religieuse de l'Inde se trouvant déjà en germe dans ces vieux livres. Mais nous n'essayerons pas d'aller au delà ni de remonter, à l'aide des méthodes comparatives, à l'origine même des divinités et des conceptions védiques. Même circonscrite ainsi, la tâche reste encore assez vaste, et nous ne sen- tons que trop combien ce travail sera imparfait. Nous ne nous flat- tons nullement de réussir toujours à distinguer ce qui est essentiel, à démêler les lignes principales et à conserver à toutes choses dans notre exposé les proportions justes. Tout ce que nous pouvons promettre, c'est que nous n'essayerons d'y introduire ni des vues par trop personnelles, ni un ordre et une clarté factices.

RELIGIONS VEDIQUES

RIG-VEDA

Aperçu général de la littérature védique. Son âge et sa formation successive : prio- rité des Hymnes du Rig-Veda. Principales divinités des Hymnes : le Monde et ses objets, le Ciel et la Terre, le Soleil, la Lune et les Étoiles. Agni et Soma, Indra, les Maruts, Rudra, Vâyu, Parjanya. Brihaspati et Vâc, Varuna. Aditi et les Adityas. Les divinités solaires: Sûrya, Savitri, Vishnu, Pùshan; Ushas, les Açvins, Tvashtri, les Ribhus; Yama, les Pitris, la vie future. Personnifications abstraites et figures purement mythiques. Absence d'une hiérarchie et d'une classification des dieux. Manière spéciale dont les mythes sont traités dans les Hymnes. Conceptions mono- théistes : Prajâpati, Viçvakarman, Svayambhû. Cosmogonie panthéiste : le Pu- rusha, la première substance. Point d'eschatologie. La piété et la morale : coexis- tence d'une religion populaire plus basse, conservée en partie dans l'Atharva-Veda. Le culte. Spéculations concernant le sacrifice et la prière : le rita et le brahman. Caractère sacerdotal et nullement naïf de cette religion.

Les plus anciens documents que nous ayons des religions de l'Inde sont les recueils appelés Vedas. On en compte tantôt quatre, tantôt trois, selon qu'on entend parler des recueils eux-mêmes ou de la nature de leur contenu, et, de ces deux façons de compter, c'est la seconde qui est la plus ancienne1. Une des plus vieilles divisions des mantras ou textes liturgiques est, en effet, celle qui les distingue en rie, en yajus et en sâman*, ou, d'après une défi- nition postérieure3 mais qui peut être acceptée comme valable

1. Aitar. Br., V, 32, 1 ; Taittir. Br., III, 10, 11, 5; Çatap. Br., V, 5, 5, 10.

2. Atharva-V., VII, 54, 2 ; cf. Rig-V., X, 90, 9; Taitt. Samh., I, 2, 3, 3 ; Çatap. Br., IV, 6, 7, 1.

3. La définition officielle est donnée dans les Mîmâmsâ-Sûtras, II, 1, 35-37, p. 128-129, de l'édition de la Bibiiotheca Indica ; cf. Sâyana, Commentaire du Rig-Veda, t. I, p. 23,

16 LES RELIGIONS DE L'INDE

pour des temps bien plus anciens1, en hymnes, plus exactement en vers d'invocation et de louange qui se psalmodiaient à haute voix; en formules relatives aux divers actes du sacrifice qui se mur- muraient à voix basse, et en cantilènes d'une structure plus ou moins compliquée et suivies d'un refrain qui était chanté en chœur. Pos- séder la science des ries, des yajus et des sâmans, c'était posséder la « triple science », le triple Veda. Quand, au contraire, il est ques- tion de quatre Vedas2, il s'agit des quatre recueils actuellement existants : le Rig-Veda, qui renferme la collection des hymnes ; le Yajur-Veda, sont réunies les formules; le Sâma-Veda, qui contient les cantilènes (les textes de ces cantilènes, à de rares excep- tions près, sont des vers du Rig-Veda)3, et V Atharva-Veda, col- lection d'hymnes comme le Rig-Veda, mais dont les textes, quand ils ne sont pas communs aux deux recueils, sont en partie plus jeunes et ont servir aux pratiques d'un culte différent. Outre ces collections de mantras, c'est-à-dire de textes liturgiques et sacramentels, appelées Samhitâs, chaque Veda comprend encore, comme seconde partie, un ou plusieurs Brâhmanas ou traités sur le cérémonial, dans lesquels, à propos de prescriptions rituelles, nous ont été conservées de nombreuses légendes, des spéculations théologiques et autres, ainsi que les premiers essais d'exégèse. Dans la plus ancienne rédaction du Yajur-Veda, qui est le Veda rituel par excellence, dans le Yajus Noir, ces deux parties sont encore mêlées l'une à l'autre4. Enfin, de chaque Veda, il existait plusieurs recensions appelées çàkhcis ou branches, qui présen taient entre elles des différences parfois très considérables5. De

et Commentaire de la Taittirîya Samhilâ, t. I, p. 28, éd. de la Biblioth. Indica. Prasthâ- nabheda dans Ind. Stud., I, p. 14.

l.Ath. V., Xlf, 1, 38; Aitar. Br., V, 32, 3-4; Çatap. Br., II, 3, 3, 17.

2. Chândog. Up., VII, 1,2; Ath. V., X, 7, 20; Brihadàr. Up., II, 4, 10.

3. On trouvera d'intéressantes informations sur le mode de formation et le carac- tère de ces cantilènes dans l'introduction à l'édition de YArshcyabrâhmana par A. G. Burnell, p. xi, xn. Cf. aussi Th. Aufreeht, Die Hymne n des Rigveda, 2* éd., pré- face, p. xxxvm.

4. Pour ce Veda, comme pour les autres, il y a deux collections, l'une appelée la Samhitâ et l'autre le Brâhmana, mais toutes deux contiennent à la fois des textes liturgiques et des textes rituels.

5. De cette littérature, il y a de publié en éditions critiques : Rig-Veda : a. Samhilâ : The Rig-Veda-Sanhita, together with the Commentary of Sayanacharya, éd. by Max Mùller, 6 vol. in-4°, 1849-1874. Réimprimé par le môme, sans le commentaire : The Hymns of the Rig-Veda in the Sanhitâ and Pada texts, 4 vol. in-8°, 1873. Die Hymnen des Rigveda herausgegeben von Th. Aufreeht, 2 vol. in-8°, 1861-1863 ; forme les t. VI et VII des Indische Studien. Le môme, 2' édition, 1877. Traductions : française,

RELIGIONS VÉDIQUES 17

ces recensions, en tant qu'elles affectent les recueils fondamentaux, les Samhitâs, un petit nombre seulement est parvenu jusqu'à nous:

par A. Langlois, 1848-1851 ; réimprimée en 1*72. Anglaises, par H. H. Wilson, con- tinuée par E. B. Cowell, 1850-1868, réimprimée en 1868 ; par Max Mùller (le 1" vo- lume seul a paru), 1869. Allemandes, par A. Ludwig, 1876-1879 et par H. Grassmann, 1876-1877. Une édition du texte avec traduction anglaise et marhattî, The Vcdârthayatna, par Shankar Pandit, est depuis 1876 en cours de publication à Bombay : d'une édition du texte commencée par E. Rôer dans la Bibliotheca Indica (Calcutta, 1848], accom- pagnée d'un commentaire et d'une traduction anglaise, quatre parties seulement ont paru.

6. Brâhmana : The Aitareya Brahmanam of the Rigveda, edited and translated by M. Ilaug, 2 vol. in-8°, Bombay, 1863 ; une édition plus correcte vient d'être donnée par M. Tb. Aufrecbt : Das Aitareya Brâhmana mit Ausziigen aas dem Commentare von Sâyanâcârya, Bonn, 1879. The Aitareya Aranyaka with the commenlary of Sâyana Âchârya, éd. by Ràjendralâla Mitra, Calcutta, 1876 (Biblioth. Indica. Les Àranyakas sont des suppléments aux Brâhmanas).

Atharva-Veda, a. Sarnhitâ : Atharva Vcda Sanhitâ, herausgegeben von R. Roth und W. D. Wbitney, 1855-56.

6. Brâhmana: The Gopalha Brâhmana of the Atharva Veda, éd. by Ràjendralâla Mitra and Harachandra Vidyàbhùshana, Calcutta, 1872 (Biblioth. Indica).

SAma-Veda, a. Sarnhitâ : Die Hymnen des Sâma-Veda, herausgegeben, ùbersetzt und mit Glossar versehen von Th. Benfey, 1818. A fait oublier l'édition et la traduc- tion anglaise antérieures de J. Stevenson, 1811-1843. Sâma Veda Sanhitâ with the commentary of Sâyana Âchârya, éd. by Satyavrata Sâmaçrami, Calcutta, 1874 (Biblio- theca Indica. Cette édition, parvenue au 5" volume, comprend toutes les collections liturgiques du Sâma-Veda, ainsi que les Gânas, c'est-à-dire les textes sous leur forme de cantilènes).

6. Brâhmanas: The Tândya Mahâbrâhmana with the commentary of Sâyana Achârya, éd. by Anandachandra Vedàntavâgiça, 2 vol., Calcutta, 1870-1874 (Bibliotheca Indica). La section finale du Shadvimçabrâhmana a été publiée et commentée par M. A. We- ber, Zwei vedische Texte ùber Omina und Portenta, dans les Mémoires de l'Académie de Berlin, 1858. Des petits Brâhmanas de ce Veda, on doit à M A. C. Burnell : The Sumavidhâna-Br., London, 1873. The Vamça-Br., Mangalore, 1873. The Devatâ- dhyâya-Br., ibid., 1873. The Arsheya-Bi\, ibid., 1876 ; le même, texte de l'école Jaiminîya, ibid., 1878. The Samhitopanishad-Br., ibid., 1877. Tous ces textes, excepté le dernier, sont accompagnés du commentaire de Sâyana. Le Vamçabrâhmana avait été publié antérieurement par M. A. Weber dans ses Indische Studien, t. IV. On doit de plus à M. Burnell la découverte du Jaiminîya-Br., dont il a publié un frag- ment sous le titre : A Legend from the Talavakâra or Jaiminîyabrâhmana of the Sâma- veda, Mangalore, 1878.

4o Yajur-Veda, a. Yajus Blanc: The White Yajur-Veda, éd. by A. Weber, 3 vol. in-4°, 1849-1859 ; comprend : la Sarnhitâ, The Vâjasaneyi-Sanhitâ in the Mâdhyandina and the Kânva-Çâkhâ, with the commentary of Mahîdhara ; The Çatapatha Brâhmana, avec extraits des commentaires ; The Çrauta-Sûtras of Kâtyâyana, avec extraits des com- mentaires.

6. Yajus Noir: Die Taittirîya-Samhitâ, herausgegeben von A. Weber, 1871-1872; forme les t. XI et XII des Indische Studien The Sanhitâ of the Black Yajur-Veda, with the commentary of Mâdhava Achârya, Calcutta, 1860 (Bibliotheca Indica; la publi- cation, parvenue au IVe volume, comprend à peu près la moitié du texte ; les éditeurs ont été successivement E. Roer, E. B. Cowell, Maheçachandra Nyâyaratna). The Taittirîya Brâhmana of the Black Yajur Veda, with the commentary of Sâyanâchârya, éd.

Religions de l'Inde. I. 2

48 LKS RELIGIONS DE L'INDE

du Rig-Veda seulement une1 ; de l'Atharva-Veda deux 2 ; duSuma- Veda trois3; du Yajur-Veda, par contre, cinq, dont trois du Yajus Noir4 et deux du Yajus Blanc5. Tout cela réuni constitue la Çruti, « l'audition », la tradition sacrée et révélée.

Si l'on excepte un certain nombre d'appendices que la critique n'a pas de peine à distinguer, nous avons dans l'ensemble de ces écrits une littérature authentique, qui se donne pour ce qu'elle est, qui n'essaie nullement de s'attribuer une origine surnaturelle ni de déguiser son âge en ayant recours aux procédés du pastiche. Les interpolations et les additions successives y abondent, mais elles ont été faites de bonne foi. Il n'en est pas moins difficile d'établir Vage de ces livres, même d'une façon tout approximative Les parties les plus récentes des Brâhmanas parvenus jusqu'à nous, ne paraissent pas remonter plus haut que le cinquième siècle avant notre ère 6. Le reste de la littérature védique devra être reporté au delà et réparti, en une succession impossible à déterminer d'une manière précise, sur une durée dont le premier terme nous échappe absolument. D'une façon générale, il faut admettre sans doute que les mantras sont plus vieux que les prescriptions qui en règlent

]>V Râjendralâla Mitra, 3 vol. in-8°, Calcutta, 1859-1870 (Bibliotheca Indica). The Taittirîya Aranyaka of the Black Yajur Veda, with the commentary of Sàyanâchârya, éd. by Râjendralâla Mitra, Calcutta, 1872 (Bibliotheca Indica). Pour les Upanishads qui sont rangées, quelques-unes avec raison, la plupart à tort, dans cette littérature, voir plus bas.

1. Celles des Çakalakas.

2. Outre la Vulgate éditée par Roth et Whitney, celle des Paippalâdas découverte récemment au Cachemir, cf. R. Roth, Der Alharvaveda in Kaschmir, 1875.

3. Outre la Vulgate qui est celle des Kauthumas, celles des Rânâyanîyas et des .laiminiyas. D'une quatrième, celle des Naigeyas, nous n'avons que des fragments. Cf. Burnell, Riktantravyâkarana, p. xxvi.

4. Celles des Taittirîyas (publiée), des Kâthas (vid. A. Weber, Indische Studien, III, 451 ; Indische Literaturgeschichte, p. 97, 2" éd.), des Mailrâyanîyas (vid. Haug, Drahma und die Brahmanen, 1871, p. 31 ; A. Weber, Indische Studien, XIII, p. 117; L. Schrœ- der, Zeitschr. der DeutschenMorgenlànd. Gesellsch., XXXIII, p. 177).

6. Celles des Mâdhyandinas et des Kânvas (publiées).

6. Les deux derniers livres de l'Aitareya Aranyaka, par exemple, sont attribués par la tradition à Çaunaka et à son disciple Açvalâyana ; Colebrooke, Miscellaneous Essays, t. I, p. 42 et 333, éd. Cowell ; Max Miiller, Ancient Sanskrit Literature, p. 235-239. Yâj- fiavalkya, qui dans le Çatapatha Br. appartient déjà au passé, n'est guère plus ancien ; cf. Wcstergaard, Ueber den âltesten Zeitraum der indischen Geschichte, p. 77. Dans le roi Ajâtaçatru de Brihadâranyaka-Up. II, 1 et de Kaushîlaki-Up. IV, 1, on a cru recon- naître le prince de ce nom contemporain du Buddha : Burnouf, Lotus de la Bonne Loi, p. 485 ; cf. cependant, Kern, Over de Jaartelling der zuidelijke Buddhisten, p. 119. Plu- sieurs des petits Brâhmanas du Sâma-Veda, l'Adbhutabrâhmana du Shadvimça, une grande partie du Taittirîya Aranyaka sont probablement bien plus modernes encore.

RELIGIONS VÉDIQUES 19

l'usage ; mais il faut admettre aussi que toute la masse de ces livres s'est accrue plus ou moins simultanément et se représenter chacun d'eux, dans sa rédaction actuelle, comme le dernier terme d'une longue progression dont l'époque initiale aura été sensible- ment la même pour tous. Une exception devra être faite cependant pour la très grande majorité des hymnes du Rig-Veda. Cette Sam- hitâ se compose, en effet, de plusieurs collections distinctes prove- nant parfois de familles rivales et ayant appartenu à des clans sou- vent hostiles les uns aux autres. Or, dans la liturgie qui nous est présentée dans les parties les plus anciennes des autres livres, non seulement ces différences d'origine se sont effacées, non seulement on y puise indistinctement dans la masse des Hymnes, mais on le fait sans égard pour l'intégrité des anciennes prières1, prenant un vers de ci, un tercet de là, et formant ainsi de toutes pièces des invocations d'un caractère nouveau. La liturgie de ces livres n'est donc plus la même que celle qui est représentée par les Hymnes, et le passage de l'une à l'autre a exiger un intervalle de temps assez long. D'une façon générale, on peut dire que ces livres sup- posent non seulement l'existence des chants du Rig-Veda, mais celle d'un recueil de ces chants plus ou moins semblable à celui qui nous est parvenu.

On a essayé d'évaluer la durée nécessaire à la formation gra- duelle de cette littérature, et on a proposé le onzième siècle avant notre ère comme limite inférieure de l'époque à laquelle a fleurir cette poésie des Hymnes2. En tenant compte de toutes les circon- stances, nous estimons que ce terme est encore trop rapproché et que la moyenne des chants du Rig-Veda doit être reportée bien au delà. Contrairement à une opinion souvent émise, nous croyons aussi que bon nombre d'hymnes de l'Atharva-Veda ne sont pas beaucoup plus jeunes3. Quelques formules du Yajur-Veda sont

1. Nous n'entendons pas affirmer par que dans le Rig-Veda, tel que nous le trou- vons, nous devons considérer toutes les parties qui le composent comme ayant gardé intacte leur forme originale. Bien loin de là, il y a dans un grand nombre d'entre elles des traces plus ou moins sûres d'une refonte ou d'un remaniement. Sur ce sujet, voir la traduction de Grassmann, et Siebenzig Lieder des Rigveda, traduits par K.Geldner et A. Kaegi, 1875, publication faite sous la direction de R. Roth. D'une manière géné- rale, le fait en question est indubitable, bien que dans les cas particuliers le problème soit souvent difficile à résoudre.

2. Max Mùller, Ancient Sanskrit Literature, p. 572 ; cf. A. Weber, Indische Literatur- geschichte, p. 2, 2* éd.

3. L'existence d'une collection du genre de notre Atharva-Veda est impliquée dans

20 LES RELIGIONS DE L'INDE

probablement tout aussi anciennes. Quant aux autres textes litur- giques, quand ils ne sont pas empruntés aux Hymnes ou à d'autres collections similaires qui n'existent plus1, ils appartiennent à un Age plus récent, ils forment avec les Bràhmanas la deuxième couche de la littérature védique.

Voici maintenant, dans ses traits principaux, la religion qui nous est transmise dans les Hymnes2. La nature entière est divine. Tout ce qui impressionne par sa grandeur, ou est supposé capable de nuire ou d'être utile, peut devenir un objet direct d'adoration. Les montagnes, les fleuves, les sources, les arbres, les plantes sont invoqués comme autant de puissances 3. Les animaux qui entourent l'homme, le cheval qui le traîne au combat, la vache qui le nourrit, le chien qui garde sa demeure, l'oiseau dont le cri lui révèle l'ave- nir, ceux, en plus grand nombre, qui menacent son existence, reçoivent un culte d'hommages ou de déprécations 4. Dans l'appa- reil qui sert aux sacrifices, quelques pièces sont plus que des objets consacrés, ce sont des divinités5; et le char de guerre, les armes offensives et défensives, la charrue, le sillon qui vient d'être

des formules telles que Taittir. Samh. VII, 5, 11, 2, et probablement aussi dans Rig-V., X, 90, 9.

1. Dans tous les textes rituels, même les plus récents, nous trouvons ici et des fragments de liturgie de la même nature et du même caractère, parfois aussi anciens que les hymnes et qui ne se trouvent pas dans les Samhitâs du Rig et de l'Atharva Veda tels que nous les connaissons.

2. Cf. J. Muir, Original Sanskrit Texts, t. IV, 2* éd., 1873, et t. V, 1870. Nous ren- voyons une fois pour toutes à cet exposé, le plus complet et le plus sûr que nous ayons des religions védiques. Max Miillcr, Ancient Sanskrit Literature, p. 525 ss. Le même, Lectures on the Origin and Growth of Religion as illustrated hy the Religions of India, 1878, p. 193 ss., 224 ss., 259 ss. A. Ludwig, Die philosophischen und religiôsen Anschauungen des Veda in ihrer Entwicklung, 1875. Du même, Die Mantralileratur und dasAlte Indien (t. III de sa traduction du Rig- Veda), 1878, p. 257-415. - M. A. Ber- gaigne soumet les conceptions mythiques et religieuses du Rig- Veda à une pénétrante analyse dans un ouvrage en cours de publication: La Religion védique d'après les Hymnes du Rig-Veda, t. I (Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, fascic. XXXVI), 1878.

3. RV., VII, 35, 8; VIII, 54, 4 ; X, 35, 2 ; 64, 8 ; II, 41, 16-18 ; III, 33; VII, 47 ; 95; 96; VIII, 74, 15; X, 64, 9 ; 75; VII, 49; l, 90, 8 ; VII, 34, 23-25; VI, 49, 14 ; X, 17, 14; 97; 145. Atharva-Veda, VIII, 7.

4. RV., I, 162; 163; IV, 38; I, 164, 26-28; III, 53, 14; IV, 57, 4; VI, 28; VIII, 101, 15; X, 19; 169; Ath. V. X, 10; XII, 4; 5; RV., VII, 55; II, 42 ; 43 ; X, 165 ; I, 116, 16; 191, 6; VII, 104, 17-22; Ath. V. VIII, 8, 15; 10, 29; IX, 2, 22; X, 4.

5. RV., III, 8; X, 76 ; 175, et en général les Apri-sûktas. Cf. encore I, 187; I, 28, 5-8; IV, 58; Ath. V., XVIII, 4, 5; XIX, 32, 9. Le Rig-Veda, consacré au culte des grands dieux, est relativement pauvre de renseignements au sujet de ces déifications imparfaites et parfois purement métaphoriques. Par contre, plus de la moitié des morceaux propres de l'Atharva-Veda sont consacrés à ces religions inférieures.

RELIGIONS VEDIQUES

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tracé, sont l'objet non seulement de bénédictions, mais de prières i. Dès le berceau, l'Inde est foncièrement panthéiste. Cependant, ce n'est ni l'adoration directe des objets, même des plus grands, ni celle des personnifications par trop transparentes des phéno- mènes de la nature qui dominent dans les Hymnes. Ainsi, l'Au- rore est certainement une grande déesse : ses chantres n'ont pas de couleurs assez brillantes, ni de paroles assez émues pour saluer cette fille du Ciel, révélatrice et dispensatrice de tous les biens, qui amène les jours aux mortels et les leur prolonge. On célèbre et on implore ses bienfaits, mais sa part dans le culte est relativement petite, et ce n'est pas à elle que vont les offrandes. Il faut en dire presque autant du Ciel et de la Terre, bien qu'on révère encore en eux le couple primordial qui a engendré les dieux. Dans le culte, ils s'effacent devant des dieux plus person- nels; dans la spéculation, ils sont remplacés peu à peu par des conceptions plus abstraites ou par des symboles plus enveloppés. Des étoiles, il est à peine question. La lune n'a qu'un rôle subor- donné2. Le soleil lui-même, si prépondérant dans le mythe, ne l'est plus au même degré dans la conscience religieuse, ou du moins on l'adore de préférence en ses doublets d'une personnalité plus complexe et d'une signification plus voilée. Les deux seules divinités de premier ordre qui aient conservé franchement leur caractère physique, sont Agni et Sonia. Ici, les objets visibles et tangibles étaient trop rapprochés, trop saints surtout, pour s'ef- facer plus ou moins derrière des personnifications. On n'en arriva pas moins par d'autres voies à atténuer ce qu'auraient eu de trop cru un dieu flamme ou un dieu breuvage ; on les entoura d'un sym- bolisme subtil et compliqué, on les pénétra pour ainsi dire de toutes les énergies mystiques du sacrifice, on étendit leur empire bien au delà du monde sensible et on les conçut comme des agents cosmiques, des principes universels.

Agni, en effet, n'est pas seulement le feu terrestre et le feu de l'éclair et du soleil 3 ; sa véritable patrie est le ciel invisible, mys- tique, séjour de l'éternelle lumière et des premiers principes de toutes choses4. Ses naissances sont infinies, soit que, germe impé- rissable et renaissant sans cesse de lui-même, il jaillisse chaque

1. RV., III, 53, 17-20; VI, 47, 26-31 ; VI, 75; IV, 57, 4-8.

2. RV., I, 24, 10; 105, 1, 10; X, 64, 3 ; 85, 1-5, 9, 13, 18, 19, 40.

3. RV., X, 88, 6, 11.

4. RV., X, 45, 1 ; 121, 7 ; VI, 8, 2 ; IX, 113, 7-8.

22 LEfl RELIGIONS DE L'INDE

jour sur l'autel d'un morceau de bois d'où on l'extrait par friction (Y ara ni), et dans lequel il dort comme l'embryon dans la ma- trice1, soit que, « Fils des Ondes », il s'élance avec le bruit du tonnerre du soin des Rivières célestes l'ont découvert les Bhrigus (personnifications de l'éclair), les Açvins l'ont engendré avec des aranis d'or2. En réalité, il est toujours et partout le même, depuis les jours antiques où, l'aîné des dieux, il naquit dans sa plus haute demeure, au sein des Eaux primordiales et que naqui- rent avec lui les premiers rites et le premier sacrifice3. Car de naissance il est pontife, au ciel comme sur terre4, et il officia dans la demeure de Vivasvat5 (le ciel ou le soleil), bien avant que Mâtariçvan (un autre symbole de l'éclair) l'eût apporté aux mor- tels6 et qu'Atharvan et les Angiras, les anciens sacrificateurs, l'eussent institué ici-bas comme le protecteur, l'hôte et l'ami des hommes7. Les légendes postérieures, dans lesquelles la naissance de l'éclair ou la première génération du feu sacré sont représen- tées directement comme un sacrifice, ne sont à cet égard que le développement légitime de ces vieilles conceptions. Maître et gé- nérateur du sacrifice, Agni devient le porteur de toutes les spécu- lations mystiques dont le sacrifice est l'objet. Il engendre les dieux, il organise le monde, il produit et conserve la vie univer- selle; en un mot, il est puissance cosmogonique8. En même temps, l'observation sans doute aidant, il est une sorte à' anima mundi, de principe subtil répandu par toute la nature ; c'est lui qui rend fécond le sein des femmes, qui fait naître et croître les plantes et tous les germes de la terre9. Mais, au sein de toutes ces magnificences, il ne cesse pas un instant d'être le feu, la flamme matérielle qui dévore le bois sur l'autel, et, de tant

1. RV., X, 5, 1 ; III, 29; I, 68, 2 ; X, 79, 4, etc. Naissant ainsi chaque jour, il est appelé « le plus jeune des dieux ».

2. RV., II, 35 ; III, 1 ; II, 4, 2 ; X, 46, 2 ; I, 58, 6 ; III, 2, 3 ; X, 88, 10 ; 184, 3.

3. RV., I, 24, 2 ; III, 1, 20; X, 88, 8 ; 121, 7, 8 ; IV, 1, 11-18.

4. RV., I, 94,6; X, 110, 11 ; 150.

5. RV., 1,58, 1; 31, 3.

6. RV., I, 93, 6; III, 9, 5; VI, 8, 4.

7. RV., I, 83, 4-5; 71, 2-3; VI, 15, 17; 16, 13; X, 92, 10; VII, 5, 6; II, 1, 9; 2, 3, 8: 4, 3-4 ; X, 7, 3 ; 91, 1-2. Il est appelé lui-même le premier des Angiras.

8. RV., V, 3, 1 ; X, 8, 4 ; I, 69, 1 ; cf. Taitt. Samh., 1, 5, 10, 2 ; RV., VI, 7, 7 ; 8, 3 X, 156, 4.

9. RV., III, 3, 10 ; X, 51, 3 ; I, 66, 8 ; III, 26, 9 ; 27, 9 ; VIII, 44, 16 ; X, 21, 8 ; 80, 1 183, 3. Dans l'Atharva-Veda il est identifié avec Kâma, le Désir, l'Amour ; Ath. V., III, 21 4. Dans le rituel il porte les surnoms de Patnîvat, de Kâma, de Putravat: Taitt. Samh I, 4, 27 ; II, 2, 3, 1 ; II, 2, 4, 4 ; cf. VI, 5, 8, 4.

RELIGIONS VÉDIQUES 23

d'hymnes qui le célèbrent, il n'est pas un seul ce côté de sa nature soit mis en oubli.

Sonia est à cet égard l'exact pendant d'Agni. Au propre, c'est un breuvage fermenté, extrait de la tige macérée et pressurée d'une plante; c'est aussi la plante elle-même. Le breuvage est enivrant1 et on le verse en libation aux dieux, surtout à Indra, dont il exalte les forces dans le combat que ce dieu soutient contre les démons. Mais ce n'est pas seulement sur terre que coule le soma : il s'épanche au delà du monde visible partout se célèbre le sacrifice ; il est présent dans la pluie que le nuage distille2. C'est dire que, comme Agni, il a, outre ses existences terrestre et atmosphé- rique, une existence mystique3. Comme lui, il a beaucoup de de- meures4, mais sa résidence suprême est dans les profondeurs du troisième ciel, Sùryà, la fille du Soleil, l'a filtré, les femmes de Trita, un doublet ou du moins un très proche parent d'Agni, l'ont broyé sous la pierre, l'a trouvé Pùshan, le dieu nourri- cier5. C'est de que le Faucon, un symbole de l'éclair, ou Agni lui-même ont été le ravir à l'archer céleste, au Gandharva, son gardien, et l'ont apporté aux hommes0. Les dieux l'ont bu et sont devenus immortels ; les hommes le deviendront à leur tour quand ils le boiront chez Yama, dans le séjour des heureux7. En atten- dant, il leur donne ici-bas la vigueur et la plénitude des jours ; il est l'ambroisie et l'eau de jouvence. C'est lui qui rend les eaux fécondes, qui nourrit et pénètre de vertus salutaires les plantes dont il est le roi, qui vivifie la semence des hommes et des ani- maux, qui inspire le poète et donne l'élan à la prière8. Il a engen- dré le Ciel et la Terre, Indra, Vishnu. Avec Agni, avec lequel il forme un couple étroitement uni, il a allumé le soleil et les étoiles9. Il n'en est pas moins la plante que l'acolyte broie sous la pierre et le liquide jaunâtre qui dégoutte dans la cuve10.

1. RV., VIII, 48, 5, 6 ; X, 119; VIII, 2, 12.

2. Au point de vue des Vedas, le sacrifice est offert par les dieux aussi bien que par les hommes; il est universel et éternel.

3. RV., I, 91,4; IX, 36, 15.

4. RV., I, 91, 5.

5. RV., IX, 32,2; 38, 2; 1, 6; 113, 3; I, 23, 13-14.

6. RV., IV, 26, 6, 7 ; 27 ; 18, 13 ; VIII, 82, 9 ; I, 71, 5 ; IX, 83, 4.

7. 1\V., VIII, 48, 3 ; IX, 113, 7-11 ; VIII, 48, 7 ; 79, 2, 3, 6 ; I, 91, 6-7.

8. RV-, IX, 8, 8; VIII, 79, 2, 6; 1,91, 22; X, 97, 22 ; VI, 47, 3; l, 23, 19, 20; IX, 60, 4; 85, 39 ; 95, 2 ; 96, 6 ; 88, 3.

9. RV., IX, 96, 5; 86, 10 ; 87, 2 ; I, 93, 5.

10. M. A. Kuhn a poursuivi très loin la ramification des principaux mythes relatifs à

24 LES RELIGIONS DE L'INDE

Chez les autres divinités, le caractère physique est plus effacé. Parfois, il ne s'est conservé que dans le mythe ou dans un petit nombre d'attributs et, même, il n'est pas toujours facile de le déterminer avec précision. Pour la conscience religieuse, ce sont des dieux personnels et, en général, la personnalité est d'autant plus accentuée et plus complexe, que le dieu est plus grand. Indra, celui de tous qui est invoqué le plus souvent, est le roi du ciel et le dieu national des Aryas *. Il donne la victoire à son peuple et il est toujours prêt à prendre en main la cause de ses serviteurs. Mais c'est au ciel, dans l'atmosphère, qu'il livre ses grandes ba- tailles pour la délivrance des Eaux, des Vaches, des Épouses des dieux retenues captives par les démons. C'est qu'ivre de soma, il frappe de sa foudre Yritra l'Enveloppeur, Ahi le Dragon, Çushna le Dessécheur et une foule d'autres monstres; qu'il brise les forteresses d'airain de Çambara, le démon à la massue, la caverne de Yala le Receleur, et que, guidé par Saramâ, sa chienne fidèle, il vient, enflammé par le chant des Angiras, arracher leur larcin aux rusés Parus 2. Ces combats, représentés tantôt comme des faits d'un passé lointain, tantôt comme une lutte permanente qui se renouvelle chaque jour, il les livre parfois avec l'aide d'autres dieux, de Soma, d'Agni, de son camarade Vishnu ou de ses gardes du corps les Maruts3. Mais plus souvent il combat seul4 et, en effet, il n'a pas besoin qu'on le secoure, tant sa force est immense et la victoire peu disputée5. Une seule fois, il est parlé de la terreur qui le saisit après la mort de Yritra, « quand, semblable à un faucon effrayé, il s'enfuit jusqu'au fond de l'espace par-dessus les quatre-vingt- dix-neuf rivières6 », et encore, dans cette fuite, la littérature pos-

Agni et à Soma dans son beau mémoire : Die Herabkunft des Feuers und des Gôtter- Iranks, 1859. Pour le symbolisme dont ces deux dieux sont le sujet et pour toute cette religion du sacrifice dont ils sont en quelque degré le centre, voir spéciale- ment l'ouvrage de A. Bergaigne déjà cité, La Religion védique d'après les Hymnes, et l'article du même auteur, Les Figures de rhétorique dans le Rig-Veda, dans Mémoires de la Société de Linguistique, t. IV, 96.

1. RV., I, 51, 8 ; 130, 8 ; II, 11, 18 ; IV, 26, 2 ; VIII, 92, 32, etc.

2. Des innombrables passages relatifs à ces luttes, nous ne citerons que I, 32 et X, 108. Pour le fond de ces mythes et pour l'expression qu'ils ont trouvée chez d'autres peuples, voir le beau mémoire de M. Bréal, Hercule et Cacas ; Etude de mythologie comparée, 1863.

3. RV., IV, 28, 1; IX, 61, 22; III, 12,6; I, 22, 19; IV, 16, 11; VIII, 100, 12; III, 47, etc.

4. RV., I, 165, 8 ; VII, 21, 6 ; X, 138, 6, etc.

5. RV., I, 165, 9-10.

6. RV., 1,32,14.

RELIGIONS VÉDIQUES 25

térieure qui en a gardé le souvenir, ne voit-elle qu'un effet du remords1. C'est qu'entre le dieu et le démon la lutte, dans l'Inde, est et restera inégale. Elle donnera naissance à une infinité de mythes, mais il n'en sortira pas, comme dans l'Iran, le dualisme. Indra est donc avant tout un dieu belliqueux : debout sur son char de guerre trainé par deux coursiers fauves, il est en quelque sorte le type idéal d'un chef de clan ârya. Mais ce n'est qu'un des côtés de sa nature. Gomme dieu du ciel, il est aussi le dispensa- teur de tous les biens, l'auteur et le conservateur de toute vie2. De la même main il met le lait tout cuit dans le pis de la vache et il retient la roue du soleil sur la pente du firmament, il trace leurs cours aux rivières et il affermit sans poutres la voûte des cieux 3. Il est immense, la terre tient dans le creux de sa main4; il est souverain et démiurge5.

Autour de lui se groupent des divinités qui semblent se partager son empire. D'abord ses fidèles compagnons les Maruts, probable- ment les Brillants, dieux de l'ouragan et des éclairs 6. Quand leurs troupes s'ébranlent, la terre tremble sous leurs chars attelés de daims et les forêts s'inclinent sur les montagnes 7. On aperçoit au passage l'éclat de leurs armes, on entend le son de leur flûte, leurs chansons, leurs cris d'appel et les claquements de leur fouet8. Si turbulents qu'ils soient, ils sont bienfaisants. Ils sont les dispen- sateurs des pluies, et du pis de Priçni, la Vache tachetée leur mère, ils font couler le lait des ondées9. De leur père Hudra, ils tiennent la connaissance des remèdes 10. Celui-ci, dont le nom a probablement signifié le Rutilant avant d'être interprété comme le Hurleur, est, comme ses fils, un dieu de l'orage. Dans les Hymnes, qui certainement ici, comme ailleurs, ne disent pas tout, il n'a rien

1. Le remords du brahmanicide, car l'adversaire d'Indra est devenu un brahmane : Mahâbhâr. V, 228-569. Le fond de ce récit est du reste ancien : Taitt. Samh., II, 5, 1 ; II, 5, 3; cf. VI, 5, 5, 2. Taitt. Samh., 11,4, 12, Indra ne tue pas Vritra, mais conclut un pacte avec lui.

2. RV., IV, 17, 17; VII, 37, 3. Il est le Maghavan, le Libéral par excellence.

3. RV., I, 61, 9 ; III, 3C, 14 ; IV, 28, 2; II, 15, 2-3.

4. RV., I, 100, 15; 173, 6 ; VI, 30, 1 ; III, 30, 5.

5. RV., II, 12 ; I, 101, 5 ; IV, 19, 2 ; III, 46, 2 ; II, 15, 2 ; 17, 5 ; VI, 30, 5 ; VIII, 96, 6.

6. Douze hymnes du 1er livre adressés aux Maruts forment le 1" volume (le seul paru) de la traduction du Rig-Veda entreprise par M. Max Mûller.

7. RV., V, 60, 2-3; VIII, 20, 5-6; I, 37, 6, 8.

8. RV., I, 64, 4 ; VIII, 20, 11 ; I, 85, 2, 10; 37, 3, 13.

9. RV., I, 37, 10, 11 ; 38, 7,9; 64, 6 ; V, 53, 6-10; II, 34, 10.

10. RV.. I, 38, 2 ; II, 34, 2 ; VIII, 20, 23-26 ; II, 33, 13.

26 L I : S R E L I G 1 0 N S I ) E LIN I) E

<lu sombre aspect sous lequel il deviendra plus tard si fameux. Bien qu'il soit armé de la foudre et qu'il inflige les prompts trépas * , il est représenté avant tout comme secourable et bienfaisant. Il est le plus beau des dieux avec sa chevelure blonde; comme Soma, il possède les meilleurs remèdes, et sa fonction spéciale est de pro- téger les troupeaux2. Il est proche parent de Vâyu ou Vâta, le Vent, avec lequel on le confond parfois3, dieu guérisseur comme lui et maître d'une vache merveilleuse qui lui donne le meilleur lait4. Il l'est aussi de Parjanya, la personnification la plus immé- diate de l'orage, le dieu au chant retentissant, qui abat les forêts et fait trembler la terre, qui terrifie même l'innocent quand il frappe le coupable, mais qui répand aussi la vie et à l'approche duquel la végétation épuisée se relève. La terre se pare, quand il vide sa grande outre ; il est son époux, et c'est par lui que les plantes, les animaux, les hommes sont féconds. Enfin, comme cela est toujours possible à un dieu de l'orage qui, sous la forme de l'éclair et de la pluie, dispose d'Agni et de Soma, il a un rôle cosmogonique5.

Par une de ces rencontres caractéristiques des religions védiques, presque tous les traits qui viennent d'être relevés chez Agni, chez Soma, chez Indra, se retrouvent chez un autre personnage divin d'une origine en apparence bien différente, Brihaspati ou Brah- manaspati, le Seigneur de la prière. Comme Agni et Soma, il nait sur l'autel et monte de chez les dieux. Gomme eux il a été engendré dans l'espace par le Ciel et la Terre. Comme Indra, il combat les ennemis terrestres et les démons de l'air 6. Comme tous les trois, il réside au plus haut des cieux, il engendre les divinités et ordonne l'univers. Sous son souffle ardent le monde est entré en fusion et a pris forme comme le métal dans le creuset du fondeur7. A première vue il semble bien que ce soit un produit tardif de la réflexion abstraite, et il est probable en effet, d'après la forme même du nom, qu'en tant que personne distincte, le type est rela- tivement moderne: en tout cas il est spécialement indien. Mais, par ses éléments, il se rattache aux conceptions les plus anciennes. Comme il y a une force dans la flamme et dans la libation, de

1. RV., II, 33, 3, 10, 14; VII, 46.

2. RV., II, 33, 3-4; I, 43,4; 114,5; II, 33, 2; VI, 74; I, 43; 114, 8; X, 169.

3. RV., X, 169. Il est, comme lui, père des Maruts : I, 134, 4 ; 135, 9.

4. RV., X, 186; I, 134, 4.

5. RV., V, 83 ; VII, 101 ; IX, 82, 3; 113, 3.

6. RV., II, 21, 11; VII, 97, 8; II, 23, 3, 18; 11,24, 2-4 ; X, 68.

7. RV., IV, 50, 4 ; II, 26, 3 ; 24, 5 ; IV, 50, 1 ; X, 72, 2.

RELIGIONS VÉDIQUES 27

même il y en a une dans la formule, et cette formule, le prêtre n'est pas le seul à la prononcer, pas plus qu'il n'est le seul à allumer Agni ou à verser Soma. Il y a une prière dans le tonnerre, et les dieux qui savent toutes choses, n'ignorent pas la puissance des paroles sacramentelles. Ils ont d'irrésistibles formules demeurées cachées aux hommes et contemporaines des premiers rites, par les- quelles le monde s'est formé et par lesquelles il se conserve1. C'est ce pouvoir omni-présent de la prière que personnifie Brahmanas- pati, et ce n'est pas non plus sans raison qu'il se confond parfois avec Agni et surtout avec Indra. En réalité chaque dieu et le prêtre lui-même2 sont Brahmanaspati au moment ils prononcent les mantras qui leur donnent puissance sur les choses du ciel et de la terre. La même conception, sous une forme plus abstraite, a abouti à Vâc, la Parole sainte, représentée comme une puissance infinie, supérieure aux dieux et génératrice de tout ce qui existe3. Qu'on réunisse tout ce qu'il y a chez les autres dieux de gran- deur et de puissance souveraine, et on aura Varuna**. Comme l'in- dique le nom, identique au grec Oùpavoç, Varuna est le dieu du ciel immense, lumineux, qui embrasse toutes choses, source première de toute vie et de tout bien5. Indra aussi est un dieu du ciel, et ces deux personnalités se couvrent en effet réciproquement en bien des points. Il y a toutefois cette différence entre eux qu'Indra a surtout attiré à lui la vie active et pour ainsi dire militante du ciel, tandis que Varuna en représente mieux l'immuable majesté. Rien n'égale la magnificence des descriptions que fontdeluiles Hymnes. Le soleil est son œil, le ciel est son vêtement, l'ouragan est son souffle0. C'est lui qui a établi sur des fondements inébranlables le ciel et la terre et qui les maintient séparés, qui a placé les astres

1. RV., I, 164, 45 ; VIII, 100, 10, 11 ; X, 71, 1 ; 177, 2 ; 114, 1 ; II, 23, 17 ; X. 11, 4 ; 90, 9. L'arme de Brihaspati est la prière, II, 24, 3, etc. C'est aussi celle des Angiras. Le brahman, le Verbe efficace, est devakrita, l'œuvre des dieux, VII, 97, 3 ; cf. le mu- gissement d'Agni, de Varuna, du Taureau céleste, le chant de Parjanya et celui des Maruts.

2. RV., IV, 50, 7.

3. RV., X, 125.

4. Le mythe de Varuna et tout l'ensemble des conceptions qui s'y rattachent, sont l'objet d'une étude aussi profonde que brillante dans le beau livre de M. J. Darmes- teter : Ormazd et Ahrivian, leurs origines et leur histoire, 1877. Cf. aussi l'intéressante monographie de M. A. Hillebrandt, Varuna nnd Mitra, ein Beilrag zur Exégèse des Veda, 1877, et R. Roth, Die hochsten Gôtter des arischen Volkes, ap. Zeitschr. der Deutsch. Morgenlând. Gesellsch., t. VI, 70.

5. RV., Vil, 87, 5; VIII» 41, 3.

6. RV., I, 115, 1 ; 25, 13 ; Ath. V., XIII, 3, 1 ; RV., VII, 87, 2.

28 LES RELIGIONS DE L'INDE

au firmament, qui a donné des pieds pour la marche au soleil, qui a tracé leur route aux aurores et leurs cours aux rivières1. Il a tout fait et il conserve tout : rien ne saurait porter atteinte aux œuvres de Varuna. Nul ne le pénètre; mais lui, il sait tout et voit tout, ce qui est et ce qui sera2. Des sommets du ciel, il réside en un palais aux mille portes, il distingue la trace des oiseaux dans l'air et celle des navires sur les flots3. C'est de là, du haut de son trône d'or aux fondements d'airain, qu'il veille à l'exécution de ses décrets, qu'il dirige la marche du monde et qu'entouré de ses émissaires, d'un regard qui ne sommeille jamais, il contemple et juge les agissements des hommes4. Car il est avant tout le main- teneur de l'ordre dans l'univers et dans la société, et sa souve- raineté est l'expression la plus haute de la loi physique et de la loi morale5. Il a des châtiments terribles, des maladies vengeresses pour le coupable endurci 6 ; mais sa justice distingue entre la faute et le péché, et il est miséricordieux à l'homme qui se repent. Aussi c'est vers lui que s'élève le cri d'angoisse du remords ; c'est devant sa face que le pécheur vient -se décharger du poids de sa faute par la confession7. Ailleurs la religion védique est ritualiste, parfois hautement spéculative ; avec Varuna elle descend dans les profon- deurs de la conscience et réalise la notion de la sainteté.

On a prétendu parfois que Varuna est dans les Hymnes un dieu en décadence 8. Nous ne saurions partager cette manière de voir. Qu'à l'époque ces vieux chants ont été réunis, sa place dans le culte ait été fort restreinte, cela ressort déjà du petit nombre d'hymnes à Varuna conservés dans la collection. Mais, outre que la fréquence des invocations n'est pas toujours la mesure exacte de l'importance d'un dieu, il suffit de se reporter à ces quelques hymnes pour se convaincre que, dans la conscience de leurs auteurs,

1. RV., VII, 86, 1 ; VIII, 41, 10 ; 42, 1 ; I, 24, 8 ; V, 85, 5 ; 1, 123, 8 ; II, 28, 4 ; V, 85, 6; VII, 87, 1.

2. RV., IV, 42, 3 ; I, 24, 10 ; 25, 14.

3. RV., I, 25, 10 ; VIII, 88, 5 ; I, 25, 7-11.

4. RV., V, 62, 8 ; I, 25, 13 ; IX, 73, 4 ; VII, 49, 3 ; Ath. V., IV, 16, 1-5.

5. Do ses épithêtes de ritasya gopâ, gardien de l'ordre, dhritavrata, satyadharman, dont les décrets sont inébranlables, efficaces.

6. Ce sont ses liens, RV., I, 24, 15, etc. Il est souvent question de son courroux, I, 24, 11, 14; VII, 62, 4; IV, 1, 4; Vil, 84, 2. L'hydropisie surtout était considérée comme une punition infligée par Varuna: VII, 89; Ath. V., IV, 16, 7.

7. RV., 1, 25, 1-2 ; II, 28, 5-9 ; V, 85, 7-8 ; VII, 86 ; 87, 7 ; 88, 6 ; 89.

8. Voir les opinions réunies ap. J. Muir, Original Sanskrit Texts, t. V, p. 116, cf. Hillebrandt, Varuna und Mitra, p. 107.

RELIGIONS VÉDIQUES 29

la divinité de Varuna était intacte. Nulle part ailleurs le sentiment de la majesté divine et de l'absolue dépendance de la créature n'est exprimé avec la même force, et il faut aller jusqu'aux Psaumes pour trouver de pareils accents d'adoration et de supplication. Il y a d'ailleurs deux hymnes 1 dans lesquels est établi un parallèle formel entre Varuna et le dieu qui doit l'avoir détrôné, Indra, et, dans l'un et dans l'autre morceau, c'est à Varuna, somme toute, que demeure la suprême majesté. Il est un troisième hymne2, il est vrai, les choses paraissent se présenter autrement. Agni y déclare qu'il quitte le service de Varuna pour celui d'Indra, le seul vrai maitre et seigneur, et on a voulu voir un témoignage authentique de la substitution du culte d'Indra au culte de Varuna. Ce serait un morceau bien étrange, s'il contenait en effet un chapitre d'histoire religieuse, d'autant plus étrange qu'il paraît être extrêmement ancien. Mais ce n'est pas une page d'histoire qu'il y faut chercher, c'est une page de mythologie. Le ciel n'est pas toujours clément, et il fut un temps Varuna n'était pas uniquement juste et bon, où, à côté de mythes se rapportant à sa nature divine, il yen avait d'autres exprimant sa nature démoniaque. Dans ceux-ci le ciel ou Varuna était vaincu. Le sentiment religieux à beaucoup d'égards si élevé qui se fait jour dans les Hymnes, a écarté la plupart de ces mythes-là, ainsi que beaucoup d'autres qui le choquaient; mais il ne les a pas écartés tous, il n'a surtout pas pu faire qu'ils n'aient survécu en quelque sorte à l'état latent. Dans le morceau en ques- tion, qui est un de ceux qui ont passé en dépit de la consigne, Va- runa est, non pas un dieu qui s'en va, mais un dieu méchant, et c'est un côté de sa nature dont on se souvient encore fort bien dans les Brâhmanas.

Varuna est le premier d'un groupe de divinités à noms abstraits, Mitra l'Ami, Aryaman le Fidèle, Bhaga le Libéral, Daksha le Fort, Amça le Répartiteur, qui ne sont qu'un dédoublement et en quelque sorte le reflet de son propre être. Ils n'ont pas d'existence bien distincte et, à une exception près en faveur de Mitra3, ils ne sont jamais invoqués seuls. On remarque déjà chez eux une cer- taine tendance au rôle de divinités solaires, particulièrement chez Mitra, le plus éminent d'entre eux et qui, de même que son frère le Mithra des livres zends, est devenu plus tard directement le

1. RV., IV, 42 ; VII, 82.

RV., X, 124. 3. RV., III. 59.

30 LES RELIGIONS DE L'INDK

Soleil. Aussi Savitri, un dieu décidément solaire, leur est-il sou- vent associé et, dans un mythe certainement ancien, le soleil est leur frère, d'un œuf avorté que leur mère rejette et envoie rouler dans l'espace1. Cette mère est Aditi, l'Immensité2, d'où leur nom à'Aditya ou fils d' Aditi, appliqué parfois aussi à Indra et à Agni3. Quand les Hymnes essaient de définir Aditi, ils se consument en laborieux efforts et se perdent dans le vague. En elle semble avoir trouvé une de ses premières expressions la notion confuse et grandissante d'une sorte de matrice commune, de sub- stratum de tous les êtres : dans un passage elle est « ce qui est et ce qui naîtra4 ». Dans un autre ordre d'idées un rôle tout semblable est parfois dévolu aux Eaux, qui ne sont pas seulement les diverses manifestations de l'élément liquide, sources, rivières, pluies, nuées, libations, mais qui sont conçues aussi comme le milieu primordial au sein duquel s'est formé tout ce qui existe5. Des dieux Adityas aux dieux solaires, le passage, comme on vient de voir, est insensible. De ceux-ci les plus importants sont : Sûrya, le Soleil conçu directement comme un être divin; il sur- veille les hommes et dénonce leurs fautes à Mitra et à Varuna6; Savitri, le Vivificateur, qui, soir et matin, élevant ses longs bras d'or, éveille les êtres et les replonge dans le sommeil7; Vis/mu, l'Actif, qui fera plus tard une si grande fortune, le camarade d'Indra, le marcheur aux grandes enjambées, qui, en trois pas, parcourt les espaces célestes8; Pûshan, le Nourricier, qui, de son aiguillon d'or, dirige le tracé du sillon, le bon pasteur qui ne perd pas une tête de son bétail. Il connaît tous les chemins, qu'il parcourt sans cesse sur son char attelé de boucs ; il est le guide des hommes et des troupeaux dans leurs pérégrinations ; il est aussi celui des trépassés sur les routes qui mènent au séjour des heureux9. Il est inutile d'insister sur les caractères de clair-

1. RV., X, 72, 8-9. D'où son nom de Mârtânda.

2. Cf. Max Mùller, Translation of the Rigveda, p. 230-251, et A. Hillebrandt, Ueber die GôUin Aditi, 1876.

3. RV., VII, 85, 4 ; VIII, 52, 7 ; X, 88, 11 [âditeya).

4. RV., I, 89, 10.

5. Comparer des passages tels que RV., VII, 47; 49 avec X, 82, 5-6; 109, 1 ; 121, 7-8 ; 129, 1-3 ; 190, 1.

6. RV., I, 50; 115; VII, 62, 2, etc.

7. RV., II, 38, etc.

8. RV., 1, 22, 16-21 ; 154.

9. RV., I, 42 ; VI, 53 ; IV, 57, 7 ; X, 17, 3-6.

RELIGIONS VÉDIQUES 31

voyance, de sagesse, de puissance ordonnatrice naturellement communs à toutes ces divinités en leur qualité d'êtres lumineux et solaires. On remarquera cependant qu'elles sont conçues et sur- tout traitées d'une façon très personnelle, ne rappelant que très indirectement l'astre qu'elles représentent, et dont on les distingue parfois expressément 1 ; enfin qu'elles n'en expriment que les côtés bienfaisants. Le mauvais soleil, destructeur et dévorant, celui par exemple dont Indra brise la roue2, a fourni des mythes; il n'est pas devenu dieu comme dans les religions sémitiques.

Auprès du soleil se place naturellement Us/tas, l'Aurore, la création la plus gracieuse des Hymnes, image brillante et légère qui flotte sur les confins indécis de la poésie et de la religion, tant la personnification est transparente et tant on demeure incer- tain si c'est bien à l'objet évoqué que le poète s'adresse, ou si ce n'est pas plutôt Dieu qu'il adore en ses œuvres3. Le cas est tout autre pour les deux Açvins, les cavaliers. On ne s'explique bien ni la raison de leur nom, ni leur signification physique. On voit bien que ce sont des divinités matinales : ils sont les fils du Soleil et les fiancés de l'Aurore. Sur leur char à trois roues, ils font tous les jours le tour du monde; leur fouet distille le miel de la rosée ; ils ont révélé aux dieux l'endroit était caché le soma, et une partie au moins des mythes on les voit secourir chaque fois un personnage en détresse, semble bien s'expliquer par la délivrance, c'est-à-dire par le lever du soleil4. Mais tout cela, aussi peu que le rapprochement qu'on a fait d'eux et des Dios- cures, ne rend pas leur origine beaucoup plus claire. Ils n'en comptent pas moins parmi les divinités souvent invoquées. Ils sont dispensateurs de biens, possèdent de précieux remèdes et président à la génération5. Par ce dernier côté, ils se rapprochent de leur aïeul maternel, Tvashtri le Façonneur, qui a fabriqué le foudre d'Indra, la coupe du sacrifice, et dont la fonction spéciale

1. RV. Cf. X, 149, 3, le soleil est dit l'oiseau de Savitri ; I, 35, 9, Savitri guide le soleil ; V, 47, 3, le soleil est appelé une pierre brillante placée au ciel; VII, 87, 5, il est la balançoire d'or fabriquée par Varuna.

2. RV., IV, 28,2, etc.

3. La poésie lyrique descriptive d'aucun peuple n'a rien produit de plus ra\issant que ces hymnes à l'Aurore, RV., I, 48 ; 113 ; 123; 124 ; III, 61 ; VI, 64 ; VII, 77 ; 78.

4. RV., I, 34, 10; III, 39, 3 ; VIII, 9, 17 ; I, 118, 5 ; IV, 43, 6 ; I. 157, 3-4 ; V, 76, 3 ; I, 116, 12 ; 119, 9. A. Weber, Ind. Stud., V, 234. Cf. L. Myriantheus, Die Açvins oder ari- schen Dioskuren, 1876.

5. RV., I, 34, 3-6 ; 157, 5; X, 184, 2-3 ; A th. V., Il, 30, 2, cf. Taitt. Samh., II, 3, 11, 2.

32 LES RELIGIONS DE L'INDE

est de former le fœtus dans la matrice1, un des personnages les plus curieux du panthéon védique au point de vue de la mytho- logie, mais d'assez mince valeur religieuse. Il a d'étroites affinités avec Agni, dont il est parfois le père2. Il a d'autres enfants encore, Saranyu, la Nuée rapide, qui s'unit à Vivasvat, le soleil, et Viç- varûpa le Multiforme, monstre à trois têtes, qui est également une personnification de l'orage et qui expire sous les coups d'Indra3. Lui-même, il est en lutte avec Indra qui vient dans sa demeure lui ravir le soma. Il est à la fois créateur et méchant4, et il est la seule puissance vraiment invoquée qui tienne autant du démon que du dieu. Gomme artisan des dieux, il a pour rivaux les Ribhus, génies d'ordinaire au nombre de trois, à qui leurs œuvres ont valu l'immortalité. Ils ont notamment partagé en quatre la coupe du sacrifice que Tvashtri avait faite une5. Ici encore, on a pris par- fois pour de l'histoire ce qui n'est qu'un mythe, et on a parlé des réformes religieuses opérées par les Ribhus et de leur apothéose 6. En dépit de leur nature vague et peu explicable, on les invoque fréquemment, et ils ont part chaque jour à l'offrande du soir.

Les mythes solaires nous conduisent naturellement à ceux qui se rapportent à la vie d'outre-tombe; car dans l'Inde, comme ail- leurs, c^st un héros solaire qui règne sur les trépassés. Yama est en effet fils de Vivasvat, le Soleil7. Il eût pu vivre immortel, mais il a choisi de mourir, ou plutôt il a encouru la mort, car sous ce choix se déguise une chute 8. Le premier, il a parcouru le chemin sans retour, le frayant aux générations futures. C'est là-bas, aux extrémités les plus lointaines du ciel, séjour de la lumière et des eaux éternelles, qu'il règne désormais en paix, uni à Varuna. C'est qu'au son de sa flûte, sous les rameaux de l'arbre mythique, il rassemble autour de lui les morts qui ont bien vécu. Ils lui arri- vent en foule, convoyés par Agni, guidés par Pûshan, sévèrement examinés au passage par les deux chiens monstrueux qui sont les gardiens de la route. Revêtus d'un corps glorieux, abreuvés du

1. RV., I, 32, 2 ; 20, 6 ; 188, 9 ; X, 10, 5 ; 184, 1. Taitt. Samh., I, 5, 9, 1, 2.

2. RV., I, 95; 2; X, 2, 7.

3. RV , X, 17, 12; 8, 8-9.

4. RV., III, 48, 4 ; IV, 18, 3 ; X, 110, 9 ; IX, 5, 9 ; II, 23, 17.

5. RV., IV, 35, 8; I, 20, 6.

6. Cf. Fr. Nève, Essai sur le mythe des Ftibhavas, premier vestige de Vapothéose dans le Veda, 1847.

7. RV., X, 14, 1; 17, 1.

8. RV., X, 13,4.

RELIGIONS VÉD1QUKS 33

soma céleste qui les rend immortels, ils jouissent désormais avec lui d'une félicité sans fin, commensaux des dieux et dieux eux- mêmes, adorés ici-bas sous le nom de Pitris ou de Pères. A leur tête sont naturellement les premiers sacrificateurs, les chantres d'autrefois, Atharvan, les Angiras, lesKavis, les Pitris par excel- lence, égaux aux plus grands dieux, qui, par le sacrifice, ont tiré le monde du chaos, fait naître le soleil et allumé les astres *. Peut- être croyait-on les voir eux-mêmes la nuit briller dans les étoiles, car l'Inde a aussi connu le vieux mythe qui fait des étoiles lésâmes des trépassés2. Il s'en faut cependant de beaucoup que ce soient les seules représentations qu'on se faisait de la vie future. Gomme le mort n'était pas toujours brûlé, on se le figurait aussi reposant en terre comme l'enfant au giron de sa mère et résidant à perpétuité dans la tombe, « l'étroite maison d'argile3 ». On s'ima- ginait encore que l'individu venant à se dissoudre et à retourner aux éléments, son âme allait habiter les eaux, les plantes4. Cette dernière conception, il y a déjà comme une première ébauche de la théorie de la métempsycose, ne se trouve qu'exceptionnelle- ment dans les hymnes du Rig-Veda. Elle semble appartenir à des croyances plus basses, que cette collection dédaigne et dont nous aurons encore occasion ailleurs de signaler l'existence. Du reste, le fait seul que l'usage de l'incinération devint général, suppose une conception très spiritualiste de la mort. Les Hymnes nous renseignent moins bien sur le sort réservé aux méchants. Ils pé- rissent, ou ils vont sous terre dans des trous profonds et téné- breux, où sont précipités avec eux les démons, les génies de la fraude et de la destruction5. L'Atharva-Veda connaît un monde infernal6; mais il n'y a pas de description des enfers, et nous n'ap- prenons rien de leurs supplices7.

1. RV., IX, 113, 7-11; X, 135; 154 ; 14 ; 15 ; 16, 1-2; 17 ; cf. Ath. V.,IV, 34, 2; RV., 1, 125, 5 ; 154, 5 ; X, 56, 4-6 ; 68, 11 ; 107, 1.

2. RV., I, 125, 6; X, 107, 2; cf. Taitt. Br., I, 5, 2, 5. Les mythes relatifs aux sept Rishis (les étoiles de la Grande Ourse) et à Agastya (Canope) sont d'ancienne date : RV., X, 82, 2 ; Çatap. Br., II, 1, 2, 4 ; Taitt. Âr., I, 11, 1, 2 ; voir en outre Mahâbhâr., 111, 1745-1752.

3. RV., X, 18, 10-13 ; VII, 89, 1.

4. RV., X, 58; 16, 3.

5. RV., IV, 5, 5; VII, 104, 3 ; IX, 73, 8.

6. Ath. V., XII, 4, 36.

7. Cf., cependant, Atharva-Veda, V, 19, 3; 12-14, cité par M. H. Zimmer, Altindi- sches Leben, p. 420, et, en général, pour les idées védiques sur la vie future, tout le chapitre xv de cet excellent ouvrage. Suivant Benfey : Hermès, Minos, Tartaros, dans

Religions de l'Inde. I. 3

34 LES RELIGIONS DE L'INDE

Cet aperçu bien incomplet des mythes qui se rattachent aux divi- nités principales, suffira peut-être pour montrer de quels éléments l'Inde a dégagé les objets de son adoration. Nous ne poursuivrons pas le môme travail pour les autres figures du panthéon. Outre que Ténumération seule en serait fort longue, chaque objet du monde visible et chaque conception de l'esprit pouvant passer à l'état de dieu, elles appartiennent plutôt à l'histoire des mythes qu'à celle de la religion. Ce sont, ou des personnifications abstraites, souvent très anciennes, il est vrai, telles que PuramdhiY Abondance, Ara- mati la Piété, Asunîti la Béatitude, Mrityu la Mort, Manyu le Courroux (ces deux derniers sont masculins), ou des objets divi- nisés, tels que Sarasvati et Sindhu, à la fois fleuves et déesses, ou de purs symboles, tels que les diverses formes de l'Oiseau ou du Coursier solaires, ou enfin de vieilles représentations à peine émergées de la pénombre du mythe, telles que le Gandharva, Ahi Budhnya le Dragon de l'abîme, A/a Ekapâd le Bondisseur ou le Bouc unipède, Guiïgû, Sinîvali, Râkâ, déesses qui président à la génération et à la naissance et qu'on a identifiées de bonne heure avec les phases de la lune, toutes figures indécises qu'on invoque encore parce que leurs noms font partie de vieilles for- mules, mais qui ne disent plus grand'chose au sens religieux. Des expressions désignant les dieux en général ont aussi fini par devenir les noms propres de certaines classes d'êtres divins : tels sont les Viçvedevas, proprement « Tous les dieux1 » et les Vasus, les Brillants, dont Indra est le chef. Sur un petit nombre de con- ceptions plus essentielles, nous aurons à revenir plus bas.

Parmi cette foule de dieux (il est souvent question de 33 ou de 3 fois 11 dieux2, une fois de 3.339 3; dans l'Atharva-Veda, ce dernier chiffre est encore grossi, les Gandharvas seuls y sont au nombre de 6.333) 4, il en est qui font plus grande figure que les autres ; mais il n'y a pas à proprement parler de hiérarchie. Les rangs varient sans cesse et les rôles se confondent. C'est un trait jusqu'à un certain point commun à toute religion reposant directement sur le mythe. Les mythes, en effet, se forment indépendamment les uns

les Mémoires de la Société Royale de Gôttingen de 1877, la conception du Tartare et des Enfers est indo-européenne.

1. On sait que le nom le plus général pour la divinité, deva, auquel correspond le latin deus, signifie proprement brillant ou lumineux.

2. RV., I, 45, 2; 139, 11. Il y en a 35, X, 55, 3.

3. RV., III, 9, 9.

4. Ath. V., XI, 5, 2.

RELIGIONS VÉDIQUES 35

des autres, ils considèrent le même objet sous des aspects diffé- rents et entre objets différents ils saisissent les mêmes rapports; ils se pénètrent ainsi réciproquement en rayonnant de centres divers, et ils aboutissent forcément à un certain syncrétisme. On peut affirmer par exemple que, si la Grèce nous avait transmis ses vieilles liturgies, on y trouverait tout autre chose que la belle ordonnance introduite par la main légère et profane de la Muse dans l'Olympe classique. Mais, dans les Hymnes, il y a plus qu'un simple manque de classification. Non seulement parmi ces dieux qui se commandent les uns aux autres, qui naissent les uns des autres « il n'y a, comme il est dit quelque part1, ni grands ni petits, ni vieux ni jeunes; tous ils sont également grands », mais la suprême suprématie appartient à plusieurs, et du même dieu on affirme tantôt l'absolue souveraineté, tantôt la subordination la plus explicite. Indra et tous les dieux sont soumis à Varuna, et Varuna et tous les dieux sont soumis à Indra. Il y a des déclarations sem- blables pour Agni, Soma, Vishnu, Sûrya, Savitri, etc. 2. Il est assez difficile de se représenter au juste la façon de penser et de sentir que ces contradictions supposent. Ce ne sont pas de simples exa- gérations échappées dans le feu de la prière, car elles n'auraient pas été recueillies ni conservées si nombreuses; elles ne paraissent pas non plus pouvoir se ramener à des différences d'époque ni à des diversités de culte. Elles sont vraiment un des traits fonda- mentaux de la théologie védique. Du moment qu'un dieu est évoqué, tous les autres s'effacent; il attire tout à lui, il est le Dieu, et la notion tantôt monothéiste, tantôt panthéiste qui se trouve à l'état latent au fond de tout polythéisme, vient ainsi, comme une sorte de quantité mobile, s'ajouter indifféremment aux diverses personnalités fournies par le mythe. Un autre procédé par lequel se traduit souvent ce vague besoin d'unité, est celui de l'identification d'un dieu avec plusieurs autres. Il n'est peut-être pas une seule figure marquante qui n'ait donné lieu à quelque fusion semblable. C'est ainsi qu'Indra est identifié avec Brihas- pati, avec Agni, avec Varuna; que d'Agni on déclare qu'il est Varuna, Mitra, Aryaman, Rudra, Vishnu, Savitri, Pûshan3. Il n'y a pas jusqu'à la formule si fréquente dans lesBrâhmanas, « Agni

1. RV., VIII, 30, 1. Le contraire est dit I, 27, 13.

2. RV., V, 69, 4 ; I, 101, 3 ; III, 9, 9 ; IX, 96, 5 ; 102, 5 ; I, 166, 4; VIII, 101, 12 II, 38, 9.

3. Cf. un choix de passages ap. Muir, Sanskrit Texts, t. V, p. 219.

36 LES RELIGIONS DE L'INDE

est tous les dieux », qui ne se rencontre déjà dans les Hymnes1. Sans doute cette intuition supérieure du divin ne se trouve pas à un égal degré chez tous les poètes védiques ; pour plusieurs, tout revient à dire à leurs dieux : « Voici du beurre, donnez-nous des vaches. » Mais elle existe chez beaucoup d'entre eux, et quelques- uns ont su l'exprimer en un langage admirable.

Dans ces conditions, le mythe n'est plus qu'un élément secon- daire, le simple support d'une réalité plus haute. Il tend à rede- venir ce qu'il était à l'origine, un pur symbole. Ses traits les plus précis s'émoussent ou ne persistent plus que dans des allusions isolées, dans des locutions toutes faites. Sous une forme déve- loppée et concrète il devient embarrassant, soit qu'il offre des dieux une conception qui paraît mesquine, matérielle ou même odieuse, soit que simplement il les représente sous un aspect trop humain, trop épique et en quelque sorte trop rapproché pour la conscience religieuse devenue plus exigeante. Les auteurs des Hymnes ont ainsi écarté ou du moins laissé dans l'ombre une grande quantité de -légendes qui existaient bien avant eux, celles par exemple qui se rapportaient à l'identification de Soma avec la lune2, ce qu'on se racontait des familles divines, de la naissance d'Indra, de son parricide3, etc. On ferait ainsi une longue liste de ce qu'on pourrait appeler les réticences du Yeda. Sous ce rap- port, il est particulièrement intéressant de voir comment ils ont traité les mythes qui relatent l'hymen multiple qui fait le fond de toutes les mythologies, l'union d'un dieu mâle et d'un être femelle, conçue presque toujours comme irrégulière, très souvent comme incestueuse. Cette union est également au fond d'une infinité de représentations du Yeda. Tous ces dieux sont des engendreurs, des mâles, des taureaux; ils sont les amants des Eaux, des Mères, des Gnâs (genetrices), de YApsaras l'Ondine, de YApyâ Yoshî la Femme des eaux, capricieuse et lascive, et ils sont à la fois leurs fils et leurs époux. Il serait cependant difficile de tirer des Hymnes un chapitre intitulé les Amours des dieux. A bien peu d'excep- tions près, tout s'y réduit à des indications rapides, à des traits

1. Avec une légère variante, RV., V, 3, 1.

2. Le mythe qui place l'ambroisie dans la lune paraît être indo-européen. Soma ■est identifié avec la Lune, RV., X, 85, 2-5. C'est aussi comme dieu lunaire quil est l'époux de Sûryâ, la fille de Savitri, le soleil étant conçu comme une divinité fémi- nine, ibid., et qu'il préside à la menstruation, ibid., 41.

3. RV., IV, 18.

RELIGIONS VÉDIQUES 37

isolés, à de purs symboles. A part l'Aurore, les déesses n'y ont qu'une physionomie effacée, et les dieux les plus en évidence y sont à peine effleurés par ces histoires. Une seule fois, Indrâni, la femme d'Indra, est la Vénus impudique1; une seule fois il est fait mention des rapports de Varuna avec l'Apsaras2, dont il est pourtant, par son origine, le véritable amant. En cette qualité, il a cédé la place au Gandharva, être purement mythique3. Il y a certainement un trait de délicatesse morale qu'il serait injuste de ne pas reconnaître : dans le dialogue de Yama et de sa sœur Yamîk, par exemple, l'inceste offert est repoussé, et cependant il est à peu près certain qu'à l'origine Yama succombait à la tenta- tion. Mais, en présence de la crudité de langage que montrent parfois les Hymnes, il est permis d'affirmer que ce scrupule n'a pas été le seul qui a déterminé les chantres védiques à passer ra- pidement sur ces mythes et que aussi il f~-\t tenir compte de leur répugnance à parler des dieux en termes trop précis. Parfois, il semble même que ce soit leur principale préoccupation, et ce n'est pas sans un certain malaise qu'on les voit souvent s'évertuer à se rendre inintelligibles et à étouffer en quelque sorte eux- mêmes leurs conceptions sous un amas d'identifications incohé- rentes. Sous ce rapport, l'Inde est déjà dans le Veda ce qu'elle est restée depuis. Dès ses premières paroles, nous la surprenons as- pirant au vague et au mystère. Il serait injuste de ne pas recon- naître souvent dans cette aspiration le sentiment très vif de l'obs- curité qui nous dérobe le fond des choses et un effort parfois anxieux pour la pénétrer. Il est tel de ces vieux chants où, sous la confusion des pensées et des images, on croit saisir encore le trouble d'une âme émue qui cherche et qui adore. Mais on ne saurait non plus se déguiser que très souvent il n'y a dans cette recherche de l'obscur que jargon et paresse d'esprit et que déjà dans le Veda, la pensée hindoue est profondément atteinte du mal qui ne la quittera plus, celui d'affecter d'autant plus le mystère qu'elle a moins à cacher, d'étaler des symboles qui au fond ne signifient rien et de jouer avec des énigmes qui ne valent pas la peine d'être devinées.

Si maintenant nous essayons de résumer cette théologie, nous

1. RV., X, 86, 6. Et encore le passage est-il interpolé.

2. RV., VII, 33, 11.

3. RV., X, 10,4; 11, 2; 123, 5.

4. RV., X, 10.

38 LES RELIGIONS DE L'INDE

trouvons qu'elle flotte entre deux termes extrêmes, d'un côté le polythéisme pur et simple, de l'autre une sorte de monothéisme à plusieurs titulaires et dont le centre, si j'ose dire, se déplace. Evi- demment l'esprit spéculatif des poètes védiques ne pouvait en rester là. Il leur fallait fixer cette notion errante et, pour cela, il leur restait bien peu de chose à faire. Depuis longtemps, ils l'avaient entrevue en la personne d'Indra, d'Agni, de Brihaspati, de Savitri, et ils en avaient eu la vision splendide en Varuna. Au lieu de l'attacher tour à tour à des personnalités profondément engagées dans le mythe et dans le culte et, par conséquent, irré- ductibles, il leur suffisait de la transporter sur des noms plus abstraits, pour réaliser de la conception monothéiste personnelle tout ce que l'Inde devait être jamais capable d'en concevoir. Ainsi naquirent Prajâpati « le Seigneur des créatures1 », Viçvakarman « l'Ouvrier de l'univers2 », le Grand Asura « le Grand Esprit3», Svayambhû « l'Être existant par lui-même » (Atharva Veda) 4, Parameshthin « celui qui occupe le faîte » (ibid.) 5, autant de noms du Dieu des dieux. En même temps on arrivait à la solution panthéiste par une autre voie, par des spéculations sur l'origine des choses. Varuna et ses pairs avaient fait le monde, c'est-à- dire qu'ils l'avaient organisé. Mais d'où avaient-ils tiré les maté- riaux pour le façonner6 ? A ceci il y avait une très vieille réponse, puisqu'elle est indo-européenne : le monde a été formé du corps d'un être primitif, d'un géant, le Purusha, dépecé par les dieux7. Evidemment cette réponse ne pouvait toujours satisfaire; car ce Purusha et ces dieux d'où venaient-ils eux-mêmes ? et qu'y avait- il avant leur naissance? Ici, il faudrait citer en entier l'hymne célèbre la substance en soi, supérieure à toute catégorie et à toute antinomie, est posée comme le premier terme avec une pro- fondeur de pensée et une hauteur de langage qu'aucune école n'a jamais dépassées8. En elle naquit le Désir, Kâma, et ce fut le point de départ du développement successif des êtres. Dans cette conception, le Dieu personnel ou, comme on dira plus tard, le Ka,

1. RV.,X, 121, 10.

2. RV., X, 81; 82.

3. RV., X, 177, 1; V, 63,3, 7.

4. Ath. V., X, 8, 43, 44.

6. Ath. V., X, 7, 17; XIX, 53, 9.

6. RV., X, 81, 2, 4.

7. RV., X, 90.

8. RV., X,129.

RELIGIONS VÉDIQUES 39

le Qui? est un des termes, parfois le premier terme de l'évolu- tion de l'Absolu, du Tat, du Ce. Il est Hiranyagarbha « l'Em- bryon d'or1 », qui fut la première forme. Mais déjà l'analyse tend à intercaler entre lui et la notion ultième un certain nombre de principes ou d'hypostases tels que les Eaux, la Chaleur, l'Ordre, la Vérité, le Désir, le Temps2. Ces deux derniers surtout sont devenus, dans l'Atharva-Veda, le centre d'un vaste symbolisme3. En présence de ces spéculations d'une part, et d'autre part en présence des doctrines finales si arrêtées et si concordantes de la Perse et de la Scandinavie, on est étonné de l'absence de toute eschatologie. Ces hommes qui ont tant médité sur l'origine des choses, ne paraissent pas s'être demandé si et com- ment elles doivent finir, et le Yeda ne sait rien des Derniers temps.

On voudrait avoir quelques données sur la chronologie de toutes ces spéculations; mais ici tout devient extrêmement incertain. De ce qu'elles sont postérieures logiquement et que, à l'état formulé, elles se trouvent presque toutes dans un livre du Rig-Veda qui ne ressemble pas aux autres, le dixième, on conclut généralement qu'elles appartiennent à la dernière période de la poésie védique. Il se peut que cette supposition soit juste, bien que nous ne soyons pas aussi rassuré à cet égard qu'on paraît l'être d'ordi- naire. Les seules preuves positives, celles qui peuvent se tirer de la langue, sont très rares, et encore, dans le cas précisément elles fournissent la démonstration la plus complète d'une compo- sition récente, dans celui de l'hymne au Purusha, on se trouve en présence d'idées extrêmement anciennes. Un point, toutefois, peut être tenu pour certain, c'est que ces conceptions plus hautes n'ont pas fait tort immédiatement aux vieilles divinités. Bien après l'époque o i furent composés les hymnes les plus récents, Agni était toujours encore l'hôte et le frère des hommes, Indra le dieu qu'ils invoquaient dans les batailles , Varuna le justicier dont ils redoutaient le lacet, et, quand peu à peu ces figures s'effaceront dans les consciences, ce ne sera pas devant Prajâpati. La coexis- tence des choses qui semblent devoir s'exclure, est l'histoire même de l'Inde, et la formule radicale qui se trouve déjà dans les Hymnes : « les dieux ne sont que l'Être unique sous des noms

1. rv., x, 121.

2. RV., 1, 164, 46; cf. VIII, 58, 2.

3. Ath. V., X, 190; 82, 5; 129, 3-4.

40 LES RELIGIONS DE L'INDE

différents1 », est une de celles qu'elle a le plus répétées, sans par- venir jamais à bien la croire.

Il ne nous reste plus, avant de quitter les Hymnes, qu'à exa- miner ce qu'ils nous apprennent sur les devoirs qui incombent à l'homme, comment ils comprennent la moralité et la piété, quelle sorte de culte ils supposent et quelles idées ils rattachent aux pra- tiques de ce culte. Les rapports de l'homme avec les dieux sont conçus dans les Hymnes comme très étroits. En tout temps et en tout lieu il sent qu'il est en leurs mains et qu'il marche sous leur regard. Ce sont des maîtres exigeants et rapprochés auxquels il doit de constants hommages. Il faut qu'il soit humble, car il est faible et ils sont forts ; il faut qu'il soit sincère envers eux, car on ne les trompe pas. Mais il sait qu'eux aussi, ils ne trompent pas, et qu'ils ont droit d'exiger son amour et sa confiance comme un ami, comme un frère, comme un père. Sans la confiance (çraddhâ) , l'offrande et la prière sont vaines 2. Ce sont autant de devoirs stricts envers les dieux que les Hymnes affirment en une infinité de passages. Ils sont moins explicites par contre sur les devoirs de l'homme envers ses semblables. En un endroit ils célèbrent la bienfaisance envers tous ceux qui souffrent et qui ont faim 3 ; ailleurs les sortilèges et les maléfices sont dénoncés comme coupables 4 et le dernier livre contient une prière avec une exhortation à la con- corde5. Mais en général ce n'est qu'indirectement que nous pou- vons apprécier cette partie de leur morale. Il nous la faut mesurer à la conception qu'ils se font des dieux, et alors elle nous apparaît empreinte d'une incontestable élévation. On ne nous dit pas par le menu en quoi consistent au juste ces dharmans, ces v ratas ou décrets des dieux, qu'ils ont établis pour la maintenance du satya et du rita, de la vérité et de l'ordre. Mais comment serait-il permis à l'homme d'être mauvais, quand les dieux sont bons, d'être injuste quand ils sont justes, d'être menteur quand, eux, ils ne mentent jamais? C'est certainement un caractère remarquable des Hymnes qu'ils n'admettent pas de dieux méchants, ni de pratiques basses et malsaines. On y dévoue bien l'ennemi à la colère divine, mais

1. Ath. V., IX, 2 ; XIX, 53 ; 54. Pour ces personnifications et d'autres semblables, cf. la riche collection de passages ap. Muir, Sanskrit Texts, t. V, p. 350 ss.

2. RV., I, 104, 6 ; 108, 6; II, 26, 3 ; X, 151. Indra et Agni surtout sont souvent ap- pelés père, frère, ami.

3. RV., X, 117.

4. RV., VII, 104, 8 ss. ; IV, 5, 5.

5. RV., X, 191 ; cf. X, 71, 6, pour la malédiction sur l'ami déloyal.

RELIGIONS VÉDIQUES 41

c'est avec la conviction naïve que l'ennemi c'est l'impie. Le petit nombre de morceaux d'une nature différente qui se sont glissés dans le recueil1, ne font ressortir que davantage ce caractère des grandes religions védiques. Ils témoignent, en effet, qu'à côté d'elles, il y en avait de moins pures que la tradition hautaine de quelques familles sacerdotales a su longtemps reléguer dans l'ombre. Bannies par les Kanvas, les Bharadvâjas,les Vasishthas, les Kuçikas et d'autres de leur culte familial et de celui qu'ils célébraient pour les rois et les chefs de clan, elles ont vécu à l'état de superstitions et ont été finalement recueillies dans l'Atharva- Veda. On a voulu voir, il est vrai, dans ces croyances autant de corruptions d'un âge postérieur. Nous ne nions pas que le recueil de l'Atharva-Veda ne contienne en effet un grand nombre de mor- ceaux récents; mais il en est beaucoup aussi dont la langue ne diffère pas de celle du Rig-Veda, et, à notre avis, c'est mal juger de la nature humaine que de ne pas vouloir admettre que des con- ceptions dissemblables peuvent être contemporaines. C'est mal juger surtout de l'état d'esprit d'un peuple à croyances naturalistes, que d'imaginer une époque il n'aurait connu ni philtres, ni incantations, ni sortilèges, ni pratiques obscènes, il n'aurait pas été hanté par la crainte des génies malfaisants, et il n'aurait pas cherché par des hommages directs, soit à les apaiser, soit à les détourner contre un ennemi. Or, une religion qui, comme celle du Rig-Veda, a ces pratiques à côté d'elle et qui ne les emploie pas, est une religion morale. Il faut donc reconnaître que les Hymnes témoignent d'une moralité élevée et compréhensive et que, en s'efforçant d'être « sans reproche devant Aditi et les Adi- tyas2 », les chantres védiques s'imposent d'autres devoirs encore que de multiplier les offrandes et d'observer ponctuellement les rites. Mais il faut avouer aussi que cette observation est pour eux un point capital, et que leur religion est avant tout ritualiste. L'homme pieux par excellence est celui qui fait couler beaucoup de soma et dont les mains sont toujours pleines de beurre ; le réprouvé est celui qui se montre avare envers les dieux : le culte est le premier devoir3.

Ce culte se réduit à deux sortes d'actes, l'offrande et la prière. Il n'est encore question ni de récitation dévote de textes sa-

1. Par exemple, RV., X, 145; 159.

2. RV., I, 24, 15.

3. RV., VIII, 31.

42 LES RELIGIONS DE L'INDE

crés^ni de vœux proprement dits, ni de pratiques ascétiques, bien que le mot tapas, proprement chaleur, soit déjà employé en quel- ques endroits avec la signification spéciale de mortification 2 (dans l'Atharva-Veda, ce sens est devenu courant), et qu'on connaisse le Muni, le visionnaire extatique qui laisse pousser ses cheveux et va tout nu ou à peine enveloppé de quelques haillons de cou- leur rougeâtre (plus tard la couleur favorite des ascètes et aussi celle des moines bouddhistes). On le tient pour être en commerce intime avec les dieux et, dans un hymne, le soleil est célébré sous la figure d'un Muni3. Mais le vrai service des dieux est le sacri- fice accompagné d'invocations. Ces invocations, nous les avons encore en partie : la très grande majorité des Hymnes n'est pas autre chose, et nous avons déjà dit en quoi cette liturgie différait de celle qui fut adoptée plus tard et qui est restée en usage jusqu'à nos jours. Quant au sacrifice lui-même, nous savons peu de choses sur la façon dont il se célébrait. Probablement, le cérémonial se rapprochait déjà beaucoup de celui de l'âge suivant, car un certain nombre des pratiques prescrites dans les écrits rituels, et parfois de très particulières, paraissent être indo-iraniennes. Il y en avait de différentes sortes, depuis la simple offrande jusqu'aux grandes fêtes religieuses. Ces dernières étaient fort compliquées : elles exigeaient des apprêts considérables et un nombreux personnel de prêtres, de chantres et d'officiants. Les offrandes étaient jetées dans le feu, qui les portait au ciel, chez les dieux. Elles consis- taient en beurre fondu, en lait caillé, en brouets et en gâteaux de riz, et en soma mêlé avec de l'eau ou du lait. Cette dernière sorte d'offrandes, les dieux, Indra surtout, étaient censés venir eux- mêmes les boire dans la cuve placée sur une litière d'herbe devant le foyer. Pour les libations du moins, l'acte d'oblation se répétait trois fois par jour, aux trois savanas du matin, de midi et du soir. On immolait aussi des victimes, notamment le cheval, dont le sacri- fice, YAçvamedha, est décrit au long4. L'offrande du cheval était précédée de celle d'un bouc immolé à Pûshan5. Un bouc servant de victime funèbre était aussi consumé sur le bûcher avec le cadavre

1. Au contraire, on attache un grand prix à la « nouveauté » des hymnes. Il y avait cependant des formules, des solemnia verba : RV., I, 164, 39 ; X, 114, 8; VII, 101, 1 ; IX, 3, 33 ; 50, 2 ; etc.

2. RV., X, 154,2; 169, 2.

3. RV., VIII, 17, 14 ;X, 136.

4. RV., I, 162 ; 163 ; 12-13.

5. RV., I, 162, 2-3.

RELIGIONS VÉDIQUES 43

du mort. C'était la part d'Agni, qui était censé s'en repaître et n'envelopper ensuite le défunt que de flammes saintes et sans dou- leur1. On sacrifiait en outre à Indra et à Agni des taureaux, des buffles, des vaches, des béliers2. Pûshan fait rôtir quelque part cent buffles pour Indra ; Agni lui en rôtit trois cents3.

Mais si nous n'avons qu'une connaissance très imparfaite des actes du sacrifice, nous savons mieux quelles idées on y attachait. Au sens le plus grossier, le sacrifice est un marché : l'homme a besoin de choses que le dieu possède, de pluie, de lumière, de cha- leur, de santé ; le dieu a faim et recherche les offrandes de l'homme. Départ et d'autre, on donne et on reçoit4. Pour n'être formulée nulle part, cette conception ne ressort pas moins d'une infinité d'aveux et de traits naïvement matériels 5. Au sens religieux, le sacrifice est un acte d'amour et de reconnaissance envers les dieux, par lequel l'homme leur rend grâce de leurs bienfaits et espère en obtenir d'autres dans l'avenir, soit en cette vie, soit après la mort. Mais d'aucune façon ce n'est un simple acte d'offrande. Sacrifier, c'est en outre mettre en mouvement, c'est engendrer deux divi- nités de premier ordre, les deux principes de vie par excellence, Agni et Soma. Dans la conscience du fidèle, le sacrifice est donc un acte très complexe ; mais avant tout c'est un mystère, une inter- vention directe dans les phénomènes de la nature et la condition même du cours normal des choses. S'il cessait un instant d'être offert, les dieux cesseraient de faire pleuvoir, de ramener à heure fixe l'aurore et le soleil, de faire naître et mûrir les moissons, parce qu'ils ne le voudraient plus faire et aussi, comme on les en soupçonne parfois, parce qu'ils ne le pourraient plus6. Et comme il

1. RV., X, 16, 4.

2. RV., V, 27, 5 ; X, 86, 14 ; 91, 14. On tuait des vaches aux noces, X, 85, 13.

3. RV., VI, 17, 11 ; V, 29, 7; I, 116, 16, il est dit que Rijrâçva immola 100 béliers à la Vrikî, à la Louve.

4. Les formules liturgiques sont parfois très nettes à cet égard ; par exemple, ïaitt. Samh., VI, 4, 5, 6 : « Veut-il faire du mal un ennemi)? Qu'il dise Sûrya): Frappe un tel; ensuite je te ferai l'offrande. Et (Sùrya) désirant obtenir l'offrande, le frappe. » Cf. encore cette formule adressée à la cuiller des libations: « Remplie, ô cuiller, vole là-bas ; bien remplie, revole vers nous ! Comme à prix débattu, faisons échange de la force et de la vigueur, ô Indra! Donne-moi, je te donne; apporte-moi, le t'apporte. » Taitt. Samh., I, 8, 4, 1.

5. Cf. par exemple les nombreux passages il est parlé de l'appétit d'Indra, de sa joie à se remplir le ventre : RV., II, 11, 11 ; VIII, 4, 10 ; 77, 4 ; 78, 7 ; X, 86, 13-15. La notion de la vie immatérielle des dieux, notamment qu'ils ne boivent ni ne man- gent (cf. Chândogya-Up.,III, 6, 1 ss.), est étrangère aux Hymnes.

6. L'idée que c'est dans l'offrande que les dieux puisent leur force revient à

44 LES RELIGIONS DE L'INDE

en est aujourd'hui, il en a été hier, et ainsi de suite en remontant jusqu'aux premiers jours. De les mythes qui font du sacrifice le premier acte cosmogonique. C'est en sacrifiant, on ne dit pas à qui, que les dieux ont tiré le monde du chaos, de môme que c'est en sacrifiant que l'homme l'empêche d'y retomber, et le démem- brement du géant primitif, du Purusha, dont le crâne a formé le ciel et dont les membres ont formé la terre, est devenu dans l'Inde le premier sacrifice1. Il y a plus : les dieux étant inséparables du monde, le sacrifice a les précéder. De le mythe bizarre de l'Etre suprême s'immolant lui-même pour produire tout ce qui existe2. Placé ainsi à l'origine de toutes choses et considéré dans la durée comme le point vital de toutes les fonctions de la nature, le sacrifice est devenu le centre d'un vaste symbolisme : l'éclair et le soleil sont la flamme sacrée, le tonnerre est l'hymne, les pluies et les rivières sont les libations, les dieux et les apparitions célestes sont les prêtres et réciproquement. L'acte cérémonial lui- même, avec sa belle ordonnance, est identifié avec le rita, l'ordre du monde, et dans l'autel on voit la « matrice du rita », le ciel mystique d'où Varuna et les grands dieux veillent sur l'univers . Toutes ces notions et bien d'autres encore se mêlent si bien dans les Hymnes, jouent si bien les unes dans les autres, qu'il est sou- vent impossible de dire en quel sens il faut prendre les expressions

chaque pas dans les Hymnes: II, 15, 2; X, 52, 5; 6,7; 121, 7; etc. Dans l'Atharva- A^eda, XI, 7, l'Ucchishta, le reste de l'offrande (rien de l'offrande ne doit se perdre, et le prêtre seul a le droit de manger ce qui en reste) est déclaré le premier principe de toutes choses. Cf. Bhagavad-Gitâ, III, 11-16 : « Faites par le sacrifice prospérer les dieux, et les dieux vous feront prospérer... De la nourriture viennent les êtres, de la pluie vient la nourriture, du sacrifice vient la pluie... Celui qui ne contribue pas à faire tourner cette roue est indigne de vivre. » Il est dit de même dans Manu, III, 75-76 : « Par le sacrifice, le maître de maison soutient ce monde mobile et immo- bile. Jetée dans le feu, l'offrande va dans le soleil ; du soleil naît la pluie ; de la pluie, la nourriture ; de celle-ci naissent les créatures. » Le même passage se retrouve Maitri-Up., VI, 37. L'imagerie allégorique si commune dans la littérature à partir des Upanishads, dans laquelle la production universelle et la vie sont comparées aux séries des sacrifices ou des libations, est en rapport avec le même ordre d'idées. Chând. Up., III, 16, 17; V, 4-8; Brih. Âr. Up., VI, 2,9-14; VI, 4,3. Il y a une sorte de seconde religion, une religion de Vopus operatum devenu opus operans, une sorte de panthéisme ritualiste, dans lequel les personnalités divines ne remplissent qu'un rôle subordonné, et qui, depuis l'époque des Hymnes, a profondément affecté les consciences. Pour les renseignements, quant à ce côté des croyances religieuses du Veda, nous renvoyons particulièrement à l'ouvrage d'A. Bergaigne, déjà cité, la Religion védique d'après les Hymnes du Rig-Veda.

1. RV., X, 90; 130.

2. RV., X, 81.

RELIGIONS VÉDIQUES 45

qui les représentent. Et comme il en est du rite, ainsi en est-il de l'invocation, de la formule, de la prière. C'est la parole qui précise l'acte, qui en détermine l'objet et lui assigne en quelque sorte sa direction. Elle est ou en elle est l'énergie cachée qui le rend effi- cace. Cette énergie est le brahman, proprement la croissance, l'invigoration, mot fameux entre tous et dont l'histoire est en quel- que sorte celle même de la théologie hindoue. Dans les Hymnes, brahman est très souvent le nom même de la prière et, en ce sens, il peut prendre le pluriel, mais sans jamais perdre sa signification de force, d'énergie subtile et en quelque sorte magique. Ame du sacrifice, la notion qu'on s'en forme a naturellement grandi avec celle du sacrifice même. Il est l'œuvre des dieux, c'est par lui qu'ils agissent, c'est par lui aussi qu'ils sont nés et que s'est formé le monde ^ Ce qui étonne dans ces théories, ce sont moins les notions elles-mêmes que la prodigieuse élaboration qu'elles ont subie, et cela dès les temps les plus reculés. Car ici, on ne saurait en douter, nous sommes en présence d'idées contemporaines des plus vieux chants, tant elles pénètrent toutes les parties du recueil. A elles seules, au besoin, elles témoigneraient combien cette poésie est profondément sacerdotale, et elles auraient du faire réfléchir ceux qui ont voulu n'y voir que l'œuvre de pasteurs primitifs célébrant leurs dieux tout en menant paître leurs troupeaux.

1. RV., X, 130; Ath. V., XI, 5, 5. Cf. RV., VI, 51, 8, et les mythes de Vâc et de Brahmanaspati. La prière a été engendrée dans le ciel. RV., III, 39, 2.

II

BRAHMANISME

RITUEL

Extension graduelle et caractère général de la religion consignée dans l'Atharva- Veda, le Yajur-Veda et les Bràhmanas. Changements opérés dans le panthéon. Changements plus grands survenus dans l'esprit et dans les institutions. Le brah- mane membre d'une caste; formation d'une langue et d'une littérature sacrées. Le brahmacarya et les écoles brahmaniques, formalisme : les dieux s'effacent der- rière les rites. Esquisse du culte d'après les Brâhmanas et les Sûtras : Rituel grihya ; l'ancienne Smriti et le Dharma. Rituel çrauta ; ishti et somayâga. Carac- tère aristocratique de ce culte, coûteux et sanglant. Sacrifice animal ; sacrifice humain. L'anumarana ou suicide de la veuve. La religion officielle des brahmanes n'a connu ni images, ni sanctuaires. Malgré son esprit d'exclusivisme, elle se pro- page parmi des races étrangères, dans le Dékhan et jusqu'aux îles de l'archipel Indien : le Veda à Bali.

L'aire géographique des Hymnes s'étend de la vallée du Caboul au cours du Gange et peut-être au delà ; mais leur véritable pays, celui sur lequel ils fournissent le plus de données, est encore le Penjâb1. Dans la période suivante, à laquelle nous sommes arrivés,

I. Les limites sont : à l'ouest, la Kubhâ (RV., 53, 9 ; X, 75, 6), le Kw^v des Grecs, la rivière de Caboul et ses affluents, et les Gandhàris (1, 126, 7), un peuple de la vallée; la Rasa, qui correspond au nom zend de l'Iaxarte, parait être mythique dans le Rig- Veda (Aufrecht, Morgenl. Gesellsch., XI11, 498) ; à l'est, la Sarayû (IV, 30, 18 ; V, 53, 9), le Gogra moderne, et le peuple des Kikatas (III, 53, 14-) dans le Bihâr. Les auteurs des Hymnes avaient connaissance de la mer. Pour la géographie des Vedas, consulter Vivien de Saint-Martin (Études sur la géographie du Veda, 1859) ; Lassen (Indische Al- terthumskunde, I, 643 sq., 2* éd., 1867) ; A. Ludwig (Die Nachrichten des Ftig- und

48 LES RELIGIONS DE L'INDE

nous voyons les religions védiques continuer leur marche vers l'est et prendre possession des vastes et riches plaines de l'Ilindoustan. Dès l'époque des Brâhmanas, leur centre n'est plus dans le bassin de l' Indus, dont les populations ont au contraire mauvaise réputa- tion1, mais sur la Sarasvatî, dans le Doâb entre la Jumnâ et le Gange, et même plus à l'est sur la Gomati et le Gogra. A l'est et au sud elles sont arrivées en contact avec les populations qui habitent les bords de la mer orientale et l'autre versant des monts Vindhyas 2. Ge déplacement exerça une influence considérable sur leur organisation. Le sacerdoce se constitua d'une façon plus rigoureuse. Un fait d'ailleurs ne tarda pas à se produire qui devint décisif pour leur destinée : le langage des vieux chants cessa peu à peu d'être compris. Dès l'époque des Brâhmanas il était devenu inintelligible à la foule et obscur même pour les prêtres3. Il y eut donc une langue sacrée et, au sens étroit, des textes sacrés aux- quels il devint de plus en plus difficile et finalement impossible d'ajouter quelque chose. Dès ce moment ces religions se trouvè- rent jusqu'à un certain point fixées. Elles seront sans doute encore susceptibles de se modifier en bien des points, de se compliquer surtout ; mais en somme elles seront réduites à vivre sur le vieux fonds ; elles ne pourront plus se plier à de grosses nouveautés et les changements inévitables qu'amènera le temps, se feront de plus en plus en dehors d'elles et par conséquent contre elles.

Et, en effet, malgré une infinité de modifications de détail, la théologie de PAtharva-Veda, du Yajur-Veda et des Brâhmanas n'est pas au fond bien différente de celle des Hymnes. Le panthéon s'est accru il est vrai d'un certain nombre de figures secondaires : Soma-Candramas (Lunus), les Nakshatras ou Constellations4,

Atharva-Veda ùber Géographie, Geschichte, Verfassung des alten Indien, 1878) ; H. Zimmer (Altindisches Leben; die Cultur der Vedischen Aryer nach den Samhitâ dargestellt, 1879, ch.i).

1. Çatap. Br.. IX, 3, 1, 18.

2. Ath. V., V, 22, 14; Aitar. Br., Vil, 18, 2; VIII, 22, 1.

3. A partir de ce moment nous trouvons des prescriptions visant au maintien de la pureté de la langue parmi les brahmanes: Çatap. Br., III, 2, 1, 24. La langue des Brâhmanas est déjà à peu près le sanscrit classique et diffère plus de la langue des Hymnes que le latin de Lucrèce ne diffère de celui des Douze Tables. Il est manifeste à chaque pas, de leur exégèse même et de leurs essais d'étymologie, que les auteurs de ces traités ne comprennent qu'imparfaitement ces vieux hymnes. Nous ne devons pas, pourtant, insister par trop sur ce dernier argument; au fond il y a plus de fan- taisie que de réelle ignorance dans ces interprétations.

4. Cf. A. Weber, Die Vedischen Nachrichten von den Naxatra, 2* partie, dans les Mémoires de l'Académie de Berlin, 1861, p. 267 sq.

BRAHMANISME 49

les Chandas ou Mètres védiques i paraissent pour la première fois ou passent à un rôle plus actif. En même temps la porte a été largement ouverte à une foule de personnifications allégo- riques, de génies, de démons, de lutins de toute forme et de toute provenance2, qui, pour être inconnus aux Hymnes, ne sont pas tous nécessairement de création nouvelle. D'autre part quelques vieilles représentations mythiques qui font encore grande figure dans le Rig-Veda, sont en train de s'effacer. Mais le cercle des grandes divinités est resté sensiblement le même, bien que nous observions parmi elles une organisation plus systématique et que plusieurs d'entre elles soient en voie de se transformer. Prajâpati est maintenant leur chef incontesté, et la conception d'une triade Agni, Vâyu, Sûrya, le feu, l'air, le soleil totalisant les divines énergies conception que nous retrouverons dans la suite du développement s'affirme plus fréquemment. En même temps le formalisme qui prévaut dans ces écrits tend à multiplier le nombre des dieux par la personnification de leurs attributs. Ainsi Agni Vratapati n'est pas tout à fait le même personnage qu'Agni Anna- pati, qu'Agni Annavat, qu'Agni Annâda ; et ceux-ci à leur tour diffèrent d'Agni Kâma, d'Agni Kshâmavat, d'Agni Yavishtha, etc. Soma s'est définitivement confondu avec la lune ; il est l'époux des Nakshatras, les constellations du zodiaque lunaire3. Yama est tou- jours encore le roi des Pitris, mais il n'est plus aussi étroitement uni à la vie bienheureuse : l'homme pieux espère aller au svarga qui est plutôt le ciel d'Indra et des dieux en général4. Quant au

1. Cf., parmi d'autres, le beau mythe de la Gâyatrî, allant, sous la forme d'un faucon, ravir le soma du troisième ciel: Taitt. Samh., VI, 1, 6, 1-5; Taitt. Br., III, 2, 1, 1 ; Aitar. Br., III, 25-28. Comparer Taitt. Samh., Il, 4, 3, 1. A. Weber a réuni la plupart des spéculations des Brâhmanas relatives aux Chandas dans son mémoire, Vedische Angaben iiber Metrik, dans les lnd. Stud., VIII.

2. Cf. l'énumération développée des esprits et des lutins dans l'Ath.-Veda, VIII, 6, et le grand nombre d'exorcismes en rapport avec les maladies considérées comme des possessions ; comme, par exemple, Ath.-Veda, IX, 8 ; en particulier pour Yakshma et Takman (cf. V. Grohmann, Medicinisches aus dem Atharva-Veda, dans lnd. Stud., IX, p. 381 sq.). Comparer aussi la prière contre les démons qui attaquent l'enfance dans Pâraskara Grih. S., I, 16, 23, 24.

3. Taitt. Samh., II, 3, 5, 1-3; comparer II, 5, 6, 4. Dans le Rig-Veda il est l'époux de Sûryâ, X, 35, 9. Comparer Ait. Br., IV, 7, 1.

4. Le fruit ordinaire promis au sacrifice dans les Brâhmanas est l'obtention du svarga, le ciel ou la salokatâ, la communauté de séjour avec tel ou tel dieu. La mémoire de l'ancien séjour des bienheureux chez Yama n'est cependant pas complè- tement oubliée. Cf. la description de son palais, Mahâbhàrata, II, 311 sq. Il y a dans les Upanishads des descriptions très détaillées des différents mondes des bienheureux : Brihadâr. Up., IV, 3, 31; Taitt. Up., II, 8, et spécialement Kaushit. Up., I, 3-5.

Religions de l'Inde. I. 4

*>0 LES RELIGION* S DE L'INDE

méchant, il ira dans l'enfer l'attendent des supplices longue- ment décrits, ou bien il renaîtra dans quelque condition misé- rable, la métempsycose apparaissant ainsi sous la forme d'une expiation1. Asura, le vieux nom des puissances divines, n'est plus employé qu'en mauvaise part. Les Asuras sont maintenant les démons2, et leur lutte avec les dieux en général, qui est un des lieux communs des Brâhmanas, ne rappelle plus que de loin les batailles célestes chantées dans les Hymnes. Aditi est identifiée le plus souvent avec la Terre. Aditya est un nom du soleil et les Âdityas, dont le nombre commence à être fixé à douze, sont défi- nitivement des personnifications solaires. Varuna passe à l'état de dieu nocturne, hostile et cruel, et son empire se confond déjà avec celui des eaux3. En général les dieux tendent à devenir tels qu'ils resteront dans la poésie épique. Mais ces spécialisations qui, dans un âge plus ergoteur que poétique, étaient la conséquence forcée du vague des conceptions antérieures et qui d'ailleurs ont toutes des points d'attache dans les Hymnes, sont loin d'être maintenues d'une façon constante, et la tendance contraire, un syncrétisme effréné, est tout aussi fréquente dans ces écrits. La nouveauté de cet ordre la plus grave et sur laquelle nous aurons à revenir plus tard, ce sont quelques légendes et quelques morceaux consignés surtout dans le Yajur-Veda et qui supposent un état déjà avancé de la religion çivaïte. Mais, si la théologie des religions védiques n'a pas beaucoup varié, il est survenu par contre de grands changements dans l'orga- nisation et dans l'esprit même de ces religions. Nous avons déjà insisté sur le caractère sacerdotal des Hymnes : il est visible que les fonctions de prêtre constituaient dès lors une profession et qu'elles étaient héréditaires, sans qu'il soit possible de dire jusqu'à quel point cette hérédité était rigoureuse 4. Dans la période dont il s'agit

1. Cf. A. Weber, Eine Légende des Çalapatha-Brâhmana iiber die strafende Vergeltung nach dem Tode, Zeitsch. der Deutsch. Morgenl. Gesellsch., t. IX, p. 237. La même légende, d'après le Jaiminîya-Brâhmana, a été publiée par M. Burnell, A Legend from the Talavakâra Brâhmana ofthe Sâma-Veda, Mangalorc, 1878.

2. Taitt. Samh., I, 5, 9, 2; Ait. Br., IV, 5, 1, les représente comme les puissances de l'obscurité ou de la nuit.

8. Ath. V., XIII, 8, 13 ; VII, 83, 1 ; Taitt. Samh., II, 1, 7, 3 ; II, 1, 9, 3 ; III, 4, 5, 1 ; VI, 6, 3, 1-4 ; Taitt. Br., I, 6, 5, 6 ; Çànkhây. Br. ap. Ind. Stud., IX, 358.

4. Cf. J. Muir, On the Relations of the Priests to the other classes oflndian Society in the Vedic âge, ap. Journal of the Roy. Asiatic Society, new séries, t. II ; H. Kern, Indische Theorieen over de Standenverdeeling, 1871 ; et H. Zimmer, Altindisches Leben, p. 194 sq. ; seulement cet auteur, comme la majorité des savants allemands, envisage un peu trop la question à travers les idées modernes de Culturkampf.

BRAHMANISME 51

maintenant, le doute n'est plus permis. Le brahmane, l'homme de la prière et de la science théologique, est membre d'une caste1. Par une vertu secrète qui n'est transmissible que par le sang, il a seul qualité pour célébrer des rites efficaces, et il n'y a plus qu'un fort petit nombre d'actes du culte qu'il n'ait pas attirés à lui. Celui pour qui il officie, devient un assistant de plus en plus passif, peu capable en général de comprendre ce qui se dit et se fait en sa présence et à son bénéfice. Mais le rôle personnel du brahmane lui-même est réduit à un minimum. Il ne fait plus la prière, il la récite. Pour animer par la parole des rites fixés d'avance, il n'a plus que des formules toutes faites. L'inspiration, l'élan individuel n'ont plus de place dans ce culte et les sources vives de la piété y semblent taries. Savoir est devenu l'unique et grande affaire : savoir le brahman, c'est-à-dire les textes sacrés, leur emploi et les explications secrètes qu'on s'en transmet; savoir les rites avec leur signification cachée et mystique2. L'objet de ce savoir, les rites aussi bien que les textes, sont conçus comme préexistants et représentés tantôt comme éternels, tantôt comme la première pro- duction de Prajâpati. De ceux qui, hommes ou dieux, les emploient pour la première fois, il est dit qu'ils les «voient3 ». La révéla- tion est ainsi conçue non pas comme ayant eu lieu en une fois, mais comme une série de faits successifs. Il n'y avait donc pas a priori d'obstacles à l'introduction de rites nouveaux et, en effet, le céré- monial, ainsi que les spéculations dont il était l'objet, ne cessa pas de croître et de se compliquer, jusqu'au jour où, les esprits se por- tant décidément d'un autre côté, il toucha au terme passé lequel il ne pouvait plus que s'appauvrir. Jusqu'à un certain point il en fut de même de la liturgie. Mais ici les changements profonds sur- venus dans la langue opposèrent de meilleure heure une barrière

1. Cf. A. Weber, Collectanea iiber die Kastenverhàltnisse in den Brâhmana und den Sâtra, ap. Ind. Studien, t. X. La théorie des quatre castes, Brahmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Çûdras, issues respectivement de la bouche, des bras, des cuisses et des pieds de Brahmâ, est déjà formulée dans l'hymne du Purusha, Rig-Veda, X, 90, 11, 12.

2. Toute indication dans les Brâhmanas est invariablement suivie de la phrase : « Tel ou tel avantage écherra à celui qui sait ainsi. » Ces secrets consistent souvent en étymologies bizarres; car « les dieux aiment ce qui est impénétrable ». Aitar. Br., III, 33, 6. Gopatha-Br., I, 1 ; etc.

3. D'où l'étymologie qui dérive de la racine driç, voir, le mot rishi. Ce mot, de la signification générale de poète ou de chanteur inspiré qu'il a dans les Hymnes, en vint à prendre le sens spécial de prophète ou de voyant d'un texte révélé. Cette éty- mologie est plus ancienne que Yâska, qui la rapporte. Nirukta, II, 11.

T.2 LES RELIGIONS DE L'INDE

aux innovations. Parmi les causes qui ont contribué à enrayer ces religions et à les réduire à cette forme que nous désignons par le nom de brahmanisme, une des plus puissantes a été ainsi une cause linguistique *.

L'acquisition de cette science compliquée exigeait un enseigne- ment approprié. Et, en effet, l'éducation brahmanique, le brahma- cary a, est dès lors organisée2. L'instruction n'est plus seulement affaire de tradition domestique. Les étudiants vont au loin s'atta- cher à des docteurs en renom3, et ces habitudes itinérantes ne durent pas peu contribuer à donner aux brahmanes le sentiment qu'ils formaient une unité au milieu des petites peuplades en les- quelles l'Inde aryenne était alors divisée. Cet apprentissage, qui était en môme temps un noviciat moral, était fort long, car la science, disait-on, est infinie4. Indra lui-même s'y était soumis pendant une centaine d'années auprès de Prajâpati5. Gomme il n'était pas donné à tous de tout embrasser, les diverses catégories de prêtres eurent leur enseignement particulier. Dans ces écoles ou parishads se constituèrent les recueils védiques, le Sâma-Veda destiné aux chantres, le Yajur-Veda plus spécialement approprié aux adhvaryus ou sacrificateurs, le Rig-Veda et l'Atharva-Veda d'une affectation moins spéciale, mais indispensables surtout aux invocateurs et au surveillant des rites, les hotris et le brahman. De enfin et surtout sortirent les Brâhmanas qui plus tard devaient à leur tour être tenus pour révélés.

Ces derniers écrits nous ont conservé une image fidèle de l'es prit qui régnait dans ces écoles, esprit, il faut l'avouer, singuliè- rement formaliste et terre à terre. On y discutait beaucoup et les polémiques y étaient parfois fort vives ; mais toute cette activité se dépensait en subtilités et en minuties. De théologie proprement dite il est fort peu question dans les Brâhmanas ; nul effort n'y est fait pour constituer rien qui ressemble à une orthodoxie dog- matique. Tous ces hommes constamment occupés du service des

1. Les théories hindoues sur l'origine, sur l'inspiration et sur l'autorité du Veda sont recueillies et discutées dans le t. III des Original Sanskrit Texts de M. J. Muir, 2e éd., 186>. Rig-Veda, X, 90, 9, les ries, les sâmans, les chandas et les yajus sont produits par le sacrifice du Purusha.

2. Cf. Ath. V., XI, 5, le soleil organisant le monde sous la direction du Dieu suprême, est décrit comme un brahmacârin aux ordres de l'âcârya.

3. Brihadâranyaka-Up., III, 7.

4. Cf. la légende de Bharadvâja, Taitt. Br., III, 10, 11, 3-5.

5. Chândogya-Up., VIII, 11, 3.

BRAHMANISME 53

dieux, ne semblent pas se douter qu'il puisse y avoir sur les dieux des opinions autorisées ou condamnables. Parfois même ils ont à peine l'air de croire à leur existence, tant les identifications qu'ils se permettent à leur sujet paraissent mesquines et fantaisistes, par exemple celle de Vishnu avec le sacrifice, ou celle de Prajâpati, le dieu suprême, avec l'année1. A côté de ce symbolisme outré, il y a aussi une forte tendance évhémériste. En général on cher- cherait en vain dans la partie rituelle de ces écrits l'élévation et la délicatesse du sentiment religieux que nous avons constatées dans les Hymnes. Une sorte de cynisme professionnel s'y étale lourdement. Parfois les dieux sont représentés comme des êtres indifférents à toute notion morale, et on raconte sans broncher sur leur compte les histoires les plus scabreuses, telles que l'inceste multiple de Prajâpati avec sa fille, les fraudes employées par Indra contre ses ennemis, etc.2. Les rites sont aussi mis au service de desseins coupables, et on va même jusqu'à enseigner froidement comment, à l'aide de tel petit changement, le prêtre peut opérer la destruction de celui qui l'emploie et qui le paie3. En d'autres endroits, il est vrai, on le lui défend et même sous peine de mort4. Ce serait exagérer toutefois, que de conclure immédiatement de à un abaissement général et progressif des esprits et des con- sciences. En réalité les esprits n'étaient pas tombés si bas qu'il semblerait de prime abord, comme nous pourrons nous en con- vaincre quand nous examinerons les doctrines spéculatives qui s'agitaient dans quelques-unes du moins de ces écoles, et, d'autre part, la collection assez riche de préceptes que renferme cette littérature malgré sa sécheresse habituelle, ainsi que les notions plus complètes d'une justice rétributive après la mort qui s'y affir- ment, montrent que le code moral, loin de s'appauvrir, était devenu au contraire plus précis et plus compréhensif. En jugeant les

1. Taitt. Samh., I, 7, 4, 4 ; Taitt. Br., I, 6, 2, 2, etc. ; Ait. Br., I, 1, 14. Cf. encore l'aveu que la notion de Prajâpati est obscure, confuse : Taitt. Br., I, 3, 4, 4 ; I, 3, 8, 6 ; I, 8, 5, 6 ; et des déclarations telles que : « Agni est tous les dieux... les Eaux sont tous les dieux.» Taitt. Samh., 11,6, 8, 3; Taitt. Br., III, 2, 4, 3.

2. Brihadâr. Up., I, 3, 1-4 ; la même histoire, mais avec l'expression d'un blâme, Çatap. Br., I, 7, 4,1-4; Ait. Br., III, 33, 1-3. Dans le Rig-Veda, le mythe est ano- nyme : X, 61, 4-7 ; 31, 6-10.

3. Taitt. Samh., I, 6, 10, 4 ; Aitar. Br., I, 25, 13 ; II, 32, 4 ; III, 3, 2-9 ; III, 7, 8- 10 ; etc. Pour prévenir tout méfait semblable, il y a une cérémonie particulière, le Tânunaptra, par laquelle tous les participants d'un sacrifice se constituent solidairen les uns des autres : Taitt. Samh., I, 2, 10, 2, et VI, 2, 2, 1-4 ; Aitar. Br., I, 24, 4-8.

4. Aitar. Br., Il, 21, 2; II, 28, 3 ; III, 7, 7.

54 LES RELIGIONS DE L'INDE

Brâhmanas, il faut tenir compte de la faiblesse de style qui est propre à ces écrits, de la maladresse de cette prose naissante à exprimer les nuances de la pensée ; il faut surtout ne pas perdre de vue leur caractère ésotérique et strictement professionnel.

L'objet principal, on peut dire l'objet unique de ces livres, est en effet le culte. Les rites sont ici les véritables dieux, ou du moins leur ensemble constitue une sorte de puissance indépendante et supérieure, devant laquelle les personnalités divines s'effacent et qui tient à peu près la place réservée dans d'autres systèmes à la destinée. L'ancienne croyance déjà relevée dans les Hymnes, que le sacrifice est la condition du cours régulier des choses, se retrouve ici à l'état de lieu commun et parfois avec d'incroyables détails. Si les dieux sont immortels, s'ils sont allés au ciel, s'ils l'ont con- quis sur leurs aînés les Asuras, c'est qu'au moment décisif ils « ont vu » tel mantra ou telle combinaison rituelle1. De menues dispositions du cérémonial sont cause que le soleil se lève à l'Orient et se couche du côté opposé, que les rivières coulent dans un sens plutôt que dans un autre, que le vent dominant souffle du nord- ouest, que les moissons mûrissent plus vite au sud2. H y a des raisons toutes semblables pour expliquer pourquoi les arbres coupés repoussent de leur souche, pourquoi les animaux naissent avec des os, pourquoi le crâne a huit ou neuf sutures, pourquoi on expose les filles tandis qu'on élève les garçons, pourquoi les femmes préfèrent les hommes d'un caractère gai3, etc., sans qu'il soit toujours facile de faire dans ces étranges réflexions la part de la plaisanterie. L'efficacité du rite, il va sans dire, soit pour le bien, soit pour le mal, est essentiellement magique; elle réside dans le rite même. Aussi est-il beaucoup plus question de l'exacte observance des pratiques et de la suffisance du prêtre que de la moralité du fidèle. La moindre erreur dans une formule peut devenir mortelle, et dans un petit nombre de cas seulement l'acte est déclaré valable malgré l'incapacité de l'officiant4, tandis qu'au fidèle on ne demande que deux choses, croire à l'efficacité du rite, et être en état de pureté légale. Ce n'est qu'assez tard, dans les

1. Taitt. Samh., VI, 3, 10, 2 ; VI, 2, 5, 3-4 ; VII, 4, 2, 1 ; I, 5, 9, 2, 3; Aitar. Br., II, 1, 1 ; etc.

2. Aitar. Br., I, 7, 6-12.

3. Taitt. Samh., II, 5, 1, 4 ; VI, 3, 3, 3 ; cf. Ath. V., VIII, 10, 18 ; Taitt. Samh., VI, 1, 7, 1; Taitt. Br., III, 2, 7, 3-4; Taitt. Samh., VI, 2, 1, 4; VI, 5, 10,3; VI, 1, 6, 6.

4. Aitar. Br., II, 2, 18 ; III, 11, 4-16 ; I, 16, 40 ; II, 17, 6.

BRAHMANISME •>•>

Sûtras, qu'apparaît la doctrine nettement formulée que, pour obtenir le fruit du sacrifice, notamment le fruit par excellence, qui est d'aller au ciel, il faut en outre pratiquer les vertus morales1. Il ne saurait être question ici de décrire, même d'une façon toute sommaire, ce culte qui, tel qu'il est transmis dans les Brâh- manas et dans les manuels plus récents intitulés Sûtras ~, constitue

1. Cf. par exemple la classification des péchés et des vertus, Apastamba Dharma-S., I, 20, l-l, 23, 6. Cf. Gautama, VIII, 22-25.

2. Ces Sûtras sont de deux sortes : Kalpa ou Çrauta-Sûtras, « S. qui traitent du rituel établi par la Çruti, par le Veda »; ils ne s'occupent que des cérémonies décrites dans les Brâhmanas, auxquels ils se rattachent étroitement. 2* Smârta-Sâtras, « S. qui traitent des observances établies par la Smriti, par la tradition » ; ils se divisent eux- mêmes en Grihya-Sûtras, « S. réglant le rituel domestique », et en Dharma-Sûlras, « S. relatifs au droit et à la coutume ». De cette littérature il y a de publié:

1" Çrauta-Sùtras : ceux d'Âç valâyana (Rig-Veda), texte et commentaire dans la Bi- bliotheca lndica ; de Lâtyâyana (Sàma-V'eda), texte et commentaire, ibid. ; de Kâtyâyana (Yajus Blanc), dans l'édition du Yajus Blanc de M. VVeber ; le Vaitâna- Sûtra (Atharva-Veda), texte et traduction allemande par M. B. Garbe, 1878. M. Max Mùller a traduit et commenté la section finale des Çrauta-Sûtras d'Apastamba (Yajus Noir) dans la Zeitsch. d. Deutsch. Morgenl. Gesellsch., t. IX, p. 43 et R. Garbe a fait de même pour la quinzième section, ibid., vol. XXXIV, p. 319. Un fac-similé d'un long fragment du Çrauta-Sûtra des Mânavas (une autre école du Yajus noir) a été publié, avec le commentaire du fameux docteur mimâmsiste, Kum.îrilabhatta, par Th. Goldstûcker, 1861. Les deux dernières sections du Kauçika-S. (Atharva-Veda; pourrait être aussi bien rangé dans la classe suivante) ont été publiées, traduites et commentées par M. A. Weberdans les Mémoires de l'Académie de Berlin, 1858, p. 344. Enfin M. G. Thibaut a publié et traduit dans le Pandit (n°" 108-120 et nouv. série, t. I)la partie des Çrauta-S. de Baudhdyana (Yajus Noir) relative à la structure de l'autel, le Çulva-Sûtra, et il a repris le même sujet, en rapprochant les textes de Baudhàyana, d'Apastamba et de Kâtyâyana, dans le Journal of the Asiatic Societv of Bengal, t. XLIV, p. 227.

Grihya-Sûtras : ceux d'Açvalâyana, texte et commentaire dans la Bibliotheca lndica. Le même, texte et traduction allemande par F. Stenzler, 1864 ; de Gobh'da (Sâma-Veda), texte et commentaire dans la Bibliotheca lndica ; de Pâraskara (Yajus Blanc), texte et traduction allemande par F. Stenzler, 1876-1878 ; de Çânkhâyana (Rig-Veda), texte et traduction allemande, par IL Oldenberg, dans les In- dische Studien, t. XV.

3* Dharma-Sûtras : ceux d'Apastamba, texte et extraits du commentaire, par G. Bùhler, Bombay, 1868-1871 ; de Gautama, texte seul par F. Stenzler, 1876. Ces deux recueils de Siitras viennent d'être traduits et commentés par G. Bùhler, The Sacred Laws of the Aryas : Apastamba and Gautama, 1879, et forment le second volume des Sacred Books of the East, qui se publient sous la direction de Max Mûller. Gautama fait aussi partie d'un recueil indigène de vingt-six codes de lois, intitulé Dharmaçâstrasamgraha, et réimprimé à Calcutta en 1876. Le même recueil contient une édition peu critique du Dharma-Sûtra de Vasishtha (publié également à Bombay avec commentaire, 1878), et un autre de la Vishnu-Smriti, qui est le Dharma-S. de l'école Kâthaka du Yajus noir. Pour ce dernier recueil cf. la monographie de .T. Jolly (qui contient aussi des informations sur le Grihya-S. des Kâthakas récem- ment retrouvé au Cachemir par G. Bùhler) : Das Dharmasùtra des Vishnu und das ivù- thakagrihyasâtra, dans les Mémoires de l'Académie de Munich en 1879. Le même

56 LES RELIGIONS DE L'INDE

probablement l'ensemble rituel le plus vaste et le plus compliqué que les hommes aient jamais élaboré. Il faut cependant essayer de s'y orienter une fois pour toutes. Le culte brahmanique comprend, outre les grands sacrifices, les seuls dont il soit question dans les Brâhmanas, un certain nombre de rites que ces écrits ne mention- nent qu'accidentellement, mais qui nous ont été conservés dans des Sûtras particuliers sous le nom de rites domestiques. Il ne fau- drait pas, toutefois, voir dans ces derniers rites un culte domes- tique en tant qu'opposé à un culte public. Le brahmanisme ne connaît pas de culte public : chacun de ses actes, en règle géné- rale, est individuel et se fait au profit d'un yajamâna (dans cer- tains cas exceptionnels il y en a plusieurs), c'est-à-dire d'un per- sonnage qui en supporte les frais. Au yajamâna n'est strictement associé que sa femme, ou la première de ses femmes s'il en a plu- sieurs (la femme n'a pas de culte propre), et ce n'est qu'indirecte- ment, au moyen de certaines modifications accessoires, que le bénéfice du rite est étendu au reste de sa famille, aux gens de sa maison ou à sa clientèle1. En réalité il ne s'agit pas de deux cultes, mais de deux rituels différents. Un certain nombre d'actes, tels que l'établissement et l'entretien du feu sacré, l'offrande jour- nalière à faire dans ce feu, d'autres encore sont communs à l'un et à l'autre rituel ; mais sous leur forme domestique ils sont plus simples, ils peuvent se faire avec moins d'apprêts et avec un con- cours moins nombreux de prêtres, notamment ils peuvent s'accom- plir au moyen d'un seul foyer, tandis que les actes célébrés selon le rituel développé en exigent au moins trois. On peut considérer les rites domestiques comme le minimum de pratiques incombant à un chef de famille respectable et pieux, particulièrement à un brahmane. Ce sont aussi les seuls en somme que les brahmanes qui se piquent de fidélité à leurs vieux usages, observent en partie encore de nos jours. Ils comprennent : les pratiques sacra- mentelles2 que le père accomplit ou, s'il n'est pas un brahmane,

savant a publié depuis une traduction complète de la Vishnu-Smriti : The Institutes of Vishnu, translated, 1880, formant le volume VII des Sacred Books of the East.

1. Cf. par exemple Aitar. Br., 1, 30, 27-28.

2. Les Samskâras. On énumère ces cérémonies de façons variées. Gautama, qui com- prend sous cette dénomination une liste complète de tous les actes religieux en compte 40 (VIII, 14-21). Comparer Manu, II, 27,28. Mais on ne désigne usuellement ainsi que les dix cérémonies de purification qui incombent à tout Hindou de bonne caste. 1. Gar- bhâdhâna, le rite qui assure la conception; 2. Pumsavana, qui a pour objet de mûrir le fœtus dans le sein de la mère et d'amener la naissance d'un enfant mâle ; 3. Sîmanton-

BRAHMANISME 57

fait accomplir pour ses enfants, depuis le jour de la conception jusqu'à celui l'enfant, si c'est un garçon, passe sous l'autorité d'un maître; l'initiation, par laquelle l'adolescent reçoit de son maître ou guru, avec le cordon sacré, la communication des prin- cipaux mantras, notamment du fameux verset de l&Sâvitri1. A partir de ce moment, qui est considéré comme sa naissance spiri- tuelle, il est dvija, c'est-à-dire deux fois né, et responsable de ses actes2. L'initiation est obligatoire pour tous les hommes libres3. Celui qui s'y soustrait tombe, lui et sa race, dans la condition de vratya ou patita, de déchu, d'excommunié4. En principe elle doit être suivie d'un noviciat plus ou moins long, consacré à l'acquisition du Veda5; mais il est évident que les brahmanes seuls avaient intérêt à faire de véritables études théologiques ; les obligations incombant au maître de maison : l'établisse- ment du foyer domestique, les rites du mariage, les offrandes

nayana, l'acte rituel qui consiste à partager les cheveux sur la tête de la mère pendant la grossesse ; 4. Jâtakarman, cérémonie au moment de la naissance : avant de couper le cordon ombilical on fait goûter au nouveau-né, avec une cuiller d'or, du miel et du beurre clarifié ; 5. Nâmakarana, cérémonie pour donner le nom ; 6. Nishkramana, quand pour la première fois on sort l'enfant pour lui montrer le soleil ou la lune ;

7. Annaprâçana, quand pour la première fois on lui donne du riz pour nourriture ;

8. Cûdâkarman, la tonsure, quand on ne lui laisse qu'une touffe de cheveux sur le som- met de la tête; 9. Upanayana, l'initiation; 10. Vivàha, le mariage. A cette liste on ajoute quelquefois le Keçânta ou Godâna, quand on célèbre le jour pour la pre- mière fois le jeune homme rase sa barbe ; et le Pretakarman, les obsèques. Les Samskâras sont également prescrits aux femmes mais sans les mantras et à l'excep- tion de l'initiation à laquelle, en leur cas, le mariage est substitué. Manu, II, 66, 67 ; Yâjnav., I, 13.

1. Ce mantra, qui doit être répété plusieurs fois par jour, est d'ordinaire (car il y en a plusieurs) le verset à Savitri, FLV., III, 62, 10.

2. Gautama, II, 1-6.

3. Âçvalày. Gri. S., I, 19, 8-9; Pàraskara Gri. S., II, 5, 38-43; Âpastamba Dh. S., I, 1, 23; I, 2, 10; Manu, II, 38-40; 168. 11 n'y a pas d'initiation pour les femmes, ni pour les Çûdras, ni à fortiori pour les degrés inférieurs.

4. Manu, X, 20; 43; Apastamba, Dh. S., I, 1, 23; I, 2, 10, nous trouvons indi- quées,en même temps, les conditions de réhabilitation. Comparer Manu, XI, 191, 192; Yâjùav., I, 38. Le rite d'excommunication est décrit Gautama, XX; Manu, XI, 182, 188 ; Yâjnav., III, 295-297. L'excommunié est considéré comme mort à la fois civile- ment et religieusement. Tant que la réhabilitation n'intervient pas, il est assimilé aux membres des plus basses castes avec cette seule différence qu'il y a une limite à sa dégradation, tandis que l'impureté de caste est indélébile dans l'individu lui-même et ses descendants mâles. Dans la lignée féminine, au cours d'une succession ininter- rompue de mariages avec des hommes de naissance supérieure, la caste gagne un degré de noblesse à la fin de la septième génération. Apast. Dh. S., II, 11, 10; Gau- tama, IV, 22; Manu, X, 64-65; Yâjnav., I, 96.

5. Âçvalây. Gri., S., I, 22, 3; Pârask. Gri. S., II, 5, 13-15; Âpast. Dh. S., I, 2, 12-16; Manu, III, 1.

58 LES RELIGIONS DE L'INDE

journalières aux dieux et aux ancêtres, les formalités observer envers les hôtes et les brahmanes, la récitation quotidienne des textes sacrés ou du moins de certaines prières, des cérémonies de diverse sorte qui revenaient à jour fixe, les rites des funérailles et les offrandes funèbres (çrâddha) considérées comme une dette qui passe d'une génération à l'autre et du payement de laquelle dépend le bonheur des morts dans l'autre vie1, enfin un grand nombre d'actes votifs ou expiatoires et de cérémonies occasion- nelles. Ces pratiques embrassent la vie entière du fidèle, à moins qu'aux approches du déclin, observateur d'une coutume plus rigide, il n'abandonne sa maison et ses affaires à ses fils et que, renon- çant désormais aux œuvres, il ne se retire dans la solitude pour s'y préparer à la mort. Les Sûtras qui nous ont conservé les détails de ce culte, ne sont pas de simples traités rituels. Leur objet est le dharma, le devoir dans un sens plus large, et leurs préceptes comprennent la coutume, le droit et la morale. On y trouve notam- ment une théorie et une classification déjà très complète des péchés. C'est dans cette législation, qui constitue la vieille Smriti, l'usage traditionnel, et d'où sortirent plus tard les Dharmaçâst ras ou codes de lois, tels que celui de Manu, que le brahmanisme apparaît le plus à son avantage et, si on veut le juger avec équité, il importe de ne pas oublier tout ce qu'il a déposé de morale saine, solide et pratique2. Le symbolisme très ancien et toujours ingénieux et significatif qui entoure la plupart de ces usages, est parfois d'une grande beauté. De l'ensemble se dégage l'image d'une vie à la fois grave et aimable, un peu hérissée d'observances et de pratiques, mais utilement active, nullement morose et ennemie de la joie3. Tout aussi obligatoires en théorie, mais d'une observation sans doute plus restreinte dans la pratique, sont les actes du rituel

1. En général, ce bonheur dépend des bonnes œuvres de leurs descendants. L'idée que le mort participe au punya ou au papa, c'est-à-dire au mérite ou au démérite des vivants, a été de bonne heure familière à l'Inde. Cf., par exemple, Gautama, XV, 22 ; Manu, III, 150. Presque tous les actes légaux de donation contiennent la formule que la donation est faite « pour augmenter le punya du donateur et celui de ses père et mère ».

2. Le code de Manu, qui est une sorte de résumé de la Smriti, contient toute une encyclopédie morale.

3. De ce rituel, les cérémonies des funérailles, celles du mariage et celles des of- frandes aux Mânes ont été l'objet de trois monographies très complètes : Max Mùller, Die Todtenbeslattung bei den Brahmanen, ap. Zeitschr. d. D. Morgerd. Ge- sellsch., t. IX ; E. Haas, Die Heiralhsgebraùche der alten lnder nach den Grihyasâtra, avec additions par M. A. Weber, ap. Ind. Studien, t. V ; 0. Donner, Pindapi- triyajna, das Manenopfer mit Klossen bei den Indern, 1870.

BRAHMANISME 5U

développé qui exigent au moins trois feux sacrés '. L'établissement de ces feux, qui coïncide avec la fin du noviciat, constitue à lui seul une cérémonie de premier ordre, minutieusement décrite dans les Brâhmanas et dont certains détails se répètent ensuite comme parties intégrantes à toutes les cérémonies ultérieures. Celles-ci sont ou des ishtis caractérisées par des offrandes de gâteaux, de brouets, de graines, de beurre, de lait, de miel, etc., ou dessomayà- gas dans lesquels, à la plupart des offrandes précédentes, vient s'ajouter celle du soma. Des ishtis, l'une est journalière, Yagni- kotra, qui se célèbre matin et soir. Les autres reviennent à des époques fixes, telles que les jours de nouvelle et de pleine lune, le commencement de chacune des trois saisons, la rentrée des deux moissons du printemps et de l'automne. Quant aux sacrifices du soma, il est de règle d'en célébrer un au moins dans le cours de chaque année. Le vâjapeya, ou breuvage de force, le râjasûya, ou sacre royal, Yaçvamedha ou sacrifice du cheval, qui sont les sacri- fices princiers par excellence, sont des somayâgas. L'offrande du soma, qui revient à chaque pas dans les Hymnes, est ainsi devenu le fait exceptionnel. C'est que de toutes les offrandes, c'est la plus coûteuse. Parfois le rite du soma proprement dit, sans les céré- monies préliminaires et finales, ne dure qu'un jour, mais d'ordi- naire il en faut plusieurs. Quand il en prend plus de douze, c'est un sattra ou session. H y a des sattras de plusieurs mois, d'une année entière, de plusieurs années ; en théorie, il y en a qui durent un millier d'années. Mais, courtes ou longues, ces cérémonies exigent des préparatifs laborieux et entraînent des frais considé- rables. A chaque fois il faut apprêter à nouveau l'emplacement elles se célèbrent, avec sa double enceinte, ses divers hangars et son autel de briques d'une structure extrêmement compliquée2. Il faut tenir table ouverte pour les brahmanes, faire des aumônes, organiser parfois des jeux, notamment des courses de chars3, et

1. M. A. Weber a entrepris une exposition générale du rituel çrauta en prenant pour base le Kâtyâyana-S., dans les lndische Studien, t. X et XIII. B. Lindner a fait une étude spéciale de la cérémonie de consécration qui forme l'introduction de chaque somayâga : Die Dîkshâ oder Weihe fur das Somaopfer, 1878. L'auteur, avec une attention particulière, s'est attaché à retrouver la signification et la forme originales du rite. Une monographie soigneusement élaborée et consacrée à une autre céré- monie du même rituel, le Darçapûrnamâsa, vient d'être publiée, par A. Hillebrandt: Das Altindische Neu- und Vollmondsopfer in seiner einfachsten Form, 1880.

2. Cf. G. Thibaut, On the Çulvasûtras, ap. J. of the As. Soc. of Bengal, t. XLIV.

3. Cf. Taitt. Br., I, 3, «.

60 LES RELIGIONS DE L'INDE

distribuer à titre de daJcshinà ou de salaire, des dons en bétail, en or, en vêtements, en nourriture, entre un personnel nombreux: de prêtres et d'assistants. Les autres rites d'ailleurs exigent égale- ment la présentation d'une dakshinâ, mais d'ordinaire elle est plus faible. En général, le culte officiel du brahmanisme est un culte aristocratique : il ne convient qu'aux chefs, aux hommes riches et puissants. Le rituel domestique lui-même, pour être observé dans toutes ses prescriptions, suppose pour le moins l'aisance.

Tous ces sacrifices sont, ou bien obligatoires soit à époque fixe, soit à certaines occasions, ou bien volontaires, c'est-à-dire institués au gré du fidèle pour l'obtention de certains vœux déter- minés. Chacun d'eux constitue un cycle d'actes d'une complication extrême, et, à faire le compte de toutes les variétés signalées dans les textes, on en trouverait certainement plus d'un millier1. Tous ils sont accompagnés de repas servis à des brahmanes2. Dans l'origine, ils étaient eux-mêmes des repas, et ils le sont encore d'une façon symbolique : chacun des ayants-part, prêtres et yaja- mâna, consomme en effet une petite portion détachée des diverses offrandes. Pour le soma, dont l'usage a fini par être réservé aux

1. Il y a plusieurs classifications des sacrifices. Une des plus communes, et aussi des plus simples est celle qui est donnée, par exemple, par Gautama, VIII, 18-20. 1. Les sept sortes de Pâkayajnas, ou petits sacrifices ; ce sont ceux du rituel domestique : Ashtaka (le huitième jour des quatre mois d'hiver d'octobre-novembre à janvier- février), Pârvana (les jours de nouvelle et de pleine lune), Çrâddha (oblations funé- raires), Çrâvanî, Agrahâyanî, Gaitri, Açvayujî (les jours de pleine lune de juillet- août, de novembre-décembre, de mars-avril, et de septembre-octobre). Nous pou- vons ajouter les cinq oblations journalières appelées pompeusement les cinq Ma- hâyajnas, ou grands sacrifices : oblations aux dieux, aux pitris, aux créatures en général, aux hommes et aux rishis (actes de bienfaisance, d'hospitalité, récitation des Vedas, ces deux obligations étant considérées comme yajùas, comme obla- tions). II. Les sept sortes de Haviryajfïas ou ishtis : Agnyàdheya (l'installation du foyer sacré), Agnihotra (l'oblation journalière dans les trois feux sacrés), Darça- pûrnamâsau (ishtis de la pleine et de la nouvelle lune), Agrayana (l'oblation des prémices de la moisson), Câturmâsya (au commencement de chacune des trois sai- sons), Nirûdhapaçubandha (le sacrifice animal, effectué séparément, et non comme une partie intégrante d'une autre cérémonie) et Sautrâmani (cérémonie qui est usuelle- ment l'épilogue de certains somayajnas). III. Les sept sortes de sacrifices du Soma : AgnishUorna, Atyagnishtoma, Ukthya, Shodaçin, Vàjapeya, Atirâtra et Aptoryâm*. Ces derniers ne peuvent être caractérisés en peu de mots : nous nous contente- rons donc de remarquer que ces noms ne sont pas tant des désignations de cérémo- nies proprement dites, que des normes auxquelles celles-ci peuvent plus ou moins être rapportées. La même remarque, bien qu'à un degré moindre, s'applique aux deux groupes précédents. Pour une exposition détaillée, cf. A. Weber dans les IncL Stud., X, p. 322 sq.

2. ÂpastambaDh. S., II, 15, 12.

BRAHMANISME 61

seuls brahmanes, on substitue à cet effet un autre liquide dans le cas le yajamâna n'appartient pas à la caste sacerdotale1. Ce rite, qui constitue une véritable communion des prêtres, du fidèle et des dieux, est de tous les usages védiques celui qui a le mieux survécu, et nous le retrouverons dans la plupart des religions sectaires. Enfin, un grand nombre de ces sacrifices exigent des victimes animales. Dans le rituel domestique, l'immolation se réduit déjà, la plupart du temps, à un acte purement symbo- lique; mais dans le rituel développé, elle est restée plus long- temps effective. Plusieurs ishtis sont très sanglantes. Quant aux somayâgas, c'est la règle qu'il n'y en a pas sans paçu, c'est-à-dire sans victime, et pour quelques-uns le nombre des victimes est tel que, s'il fallait prendre les textes à la lettre, l'hécatombe classique n'aurait été qu'une bagatelle en compa- raison de ces boucheries. H y a lieu de croire toutefois que, dans ces cas, le sacrifice n'était pas effectué2. Pour quelques-uns,

1. Ait. Br., VII, 28-32, et A. Weber dans les Indische Studien, X, p. 62. Il y a, pour- tant, des indications contraires (Çatup. Br., V, 5, 4, 9; dans Weber, ibid., p. 12); et dans la poésie épique somapa, « le buveur de soraa » est une épithète courante don- née aux anciens rois. Nous croyons voir dans cette prohibition non pas tant un pri- vilège auquel aurait prétendu la caste sacerdotale, que l'explication à un point de vue brahmanique, d'un t'ait très simple, l'abandon dans lequel l'usage du soma était tombé. Dans le Rig-Veda, bien qu'il y eût à cette époque d'autres breuvages spiri- tueux en usage, tels que la surà (originellement, à ce qu'il semble, une sorte de cer- voise ; cf. Atharva-Veda, II, 26,5, et Taitt. Br., 1, 7, 6, 9), le soma apparaît comme un breuvage d'un usage commua et profane. Dans les Brâhmanas, d'autre part, il semble être employé exclusivement dans le service religieux. « Le soma, est-il dit, est la nour- riture souveraine des dieux; la surâ, celle des hommes. » Taitt. Br., 1, 3, 3, 2-3; cf. aussi les injonctions telles que Taitt. Samh., II, 1, 5, 5-6. Cette différence ne serait- elle pas due à une différence survenue dans la nature du breuvage lui-même ? Il y a en quelque endroit des ouvrages de A. Weber un passage que je regrette de ne pou- voir identifier à présent, dans lequel il exprime ses doutes quant à l'identité du soma du Rig-Veda et de celui des temps postérieurs. Pour notre part, il nous semble dif- ficile de voir dans le breuvage célébré par les Hymnes comme délicieux, qu'ils décri- vent comme madhu madhumat (miel, mielleux) et de l'emploi immodéré duquel ils témoignent, le soma des Brâhmanas qui semble avoir réellement été la détestable li- queur que Haug a goûtée et décrite (Aitareya Br., vol. II, p. 489). Cette dernière est une drogue purgative et écœurante. Çatap. Br., IV, 1, 3, 6; Taitt. Samh., Il, 3, 2, 5-7 ; comparer Taitt. Br., I, 8, 5, 5 et Sâyana adlocum, Taittirîya Samh., vol II, p. 202, 203, édition de la Bibliotheca lndica. Suivant le même commentaire, p. 406, elle était vulgairement employée comme vomitif. Cf. sur ce sujet H. Zimmer, Altindisches Leben, p. 276, qui arrive à la même conclusion. Peut-être n'est-il pas hors de pro- pos de remarquer que dans la mythologie postérieure ce n'est pas à Soma, mais à un autre dieu, Varuna, que les breuvages spiritueux sont rapportés.

2. Déjà dans les Brâhmanas on aperçoit la tendance de rendre le sacrifice moins sanglant : cf. lalégende relatée Aitar. Br., II, 8 et Çatap. Br., 1,2, 3, 6 (Mùller, Ancient

62 LES RELIGIONS DE L'INDE

du moins, on a le; témoignage direct des textes que les animaux, après avoir été présentés à l'autel, étaient finalement remis en liberté. En général, plus les textes sont jeunes, plus le nombre des victimes symboliques augmente et celui des victimes réelles diminue. Mais, même avec ces restrictions, le culte brahmanique est resté longtemps un culte cruel.

Parmi ces victimes appartenant à toutes les espèces domestiques et sauvages imaginables, il en est une qui revient avec une fré- quence sinistre : l'homme1. Non seulement des traces du sacrifice humain se sont conservées dans la légende ainsi que dans le sym- bolisme du rituel, mais ce sacrifice est expressément mentionné et prescrit. Tous les grands somayâgas exigent en principe une ou plusieurs victimes humaines, et l'un d'eux s'appelle même tout simplement le purushamedha , le sacrifice de l'homme. Les textes parlent différemment de ces rites. Tantôt ils les représentent comme tombés en désuétude (pour l'un d'eux ils nous ont même conservé le nom de celui qui doit l'avoir célébré pour la dernière fois2), mais ils les maintiennent en principe et protestent contre leur abolition ; tantôt ils en font des actes purement symboliques ; tantôt enfin ils les décrivent sans autres réflexions comme des usages parfaitement en vigueur, sans qu'il soit toujours possible de ramener ces différences à une succession chronologique. Il est difficile de se prononcer nettement entre ces témoignages contra- dictoires, surtout en présence, d'une part, du silence des Hymnes (car on ne saurait voir un indice dans le sacrifice décrit dans l'hymne du Purusha), et, d'autre part, de la doctrine dès lors grandissante de Vahimsâ ou du respect de tout ce qui a vie. Faut* il voir dans ces rites un héritage de la barbarie primitive, la sur- vivance d'un de ces usages que lo religion des Hymnes réprouve ? Faut-il y voir une aberration postérieure du sens religieux ? Ou

Sanskrit Literature, p. 420, et A. Weber, Zeitsch. d. D. Morgenl. Gesellsch., t. XVIII, p. 262), d'après laquelle le medha, la propriété d'hostie passe successivement de l'homme dans le cheval, du cheval dans la vache, de la vache dans la brebis, de la bre- bis dans la chèvre, de la chèvre dans la terre et finalement dans l'orge et dans le riz, qui contiennent ainsi l'essence de toutes les victimes et constituent la meilleure des offrandes.

1. M. A. Weber a épuisé cette matière dans son mémoire Ueber Menschenopfer bei den Indern der vedischen Zcit, ap. Zeitsch. d. D. Morgenl. Gesellsch., t. XVIII. Cf. aussi II. H. Wilson, On Human Sacrifices in the ancient religion of India, ap. Select Works, t. II, p. 247.

2. Çyâparna Sâyakâyana, suivant le Çatap. Br., VI, 2, 1, 39, fut le dernier qui con- sacra l'érection de l'autel par l'immolation d'une victime humaine.

BRAHMANISME 63

môme ne serait-ce qu'une de ces exagérations de pure théorie dont cette littérature abonde, exagération qui serait née dans des cerveaux malsains hantés de l'idée que l'homme, la plus noble des créatures, doit être aussi la plus précieuse des victimes? Les dé- tails fournis par les textes sont parfois si précis que cette der- nière explication, prise isolément, nous paraît avoir le moins de chance d'être la vraie. Aussi, malgré l'extrême faiblesse des indices contenus dans les Hymnes1, le plus probable nous paraît être encore que l'Inde aryenne a en effet connu et pratiqué le sa- crifice humain dès les temps les plus reculés, mais comme un rite exceptionnel et réprouvé, et que, pour faire taire cette réproba- tion, il n'a pas fallu moins que le cynisme professionnel qui s'étale si fréquemment dans les Brâhmanas et dans les Sûtras, et le demi- jour discret qui résulte de leur caractère ésotérique2. Par contre,, une coutume non moins barbare, mais qui, elle, à n'en pas douter, a fait jusqu'à nos jours d'innombrables victimes, l'immo- lation plus ou moins volontaire de la veuve sur le bûcher de son mari, n'est pas autorisée par le rituel védique, bien que certains traits du symbolisme des funérailles (particulièrement dans l'Atharva-Veda) la frisent de bien près et la fassent en quelque sorte pressentir3. Dans l'Atharva-Veda, on voit encore que la veuve pouvait à certaines conditions se remarier4, ce qui lui fut rigoureusement interdit par la suite dans l'usage orthodoxe. La coutume du suicide de la sait n'en est pas moins fort ancienne, puisque déjà les Grecs d'Alexandre la trouvèrent en usage chez un peuple au moins du Penjâb5. Le premier témoignage brahma- nique qu'on en trouve est celui de la Brihaddevatâ qui, peut-être, remonte tout aussi haut. Dans la poésie épique, il y en a de fré-

1. Une trace plus précise se rencontre dans l'Ath.-Veda, XI, 2, 9, cité par A. Weber dans les Ind. Stud., XIII, p. 292. Le passage entier est dans le style des Brâhmanas.

2. Le Purushamedha du vieux brahmanisme doit être soigneusement distingué du sacrifice humain que nous retrouverons plus tard dans le culte de Dvirgâ.

3. RV., X, 18: Ath.-V., XVIII, 3, 1 ss. On sait que c'est précisément sur RV., X, 18, 7-8, la veuve est invitée à quitter le bûcher avant qu'on y mette le feu, que les brahmanes se fondaient pour maintenir le caractère révélé de cet usage. Cf. Gole- brooke, On the duties of afaithful Hinda widow, dans les Miscellaneous Essays, t. I, p. 133, éd. Cowell ; et H. H. Wilson, On the supposed vaidik authority for the burning of Hinda widows, et sa curieuse polémique à ce sujet avec Râja Râdhâkânta Deva, ap. Select Works, t. II, p. 270.

4. IX, 5, 27-28.

5. Lassen, Ind. Alterthumskunde, t. II, p. 154 ; 2e éd., III, p. 347, parmi les Kathaioi, Onésicrite dans Strabon, XV, I, ch. x\\.

64 LES RELIGIONS DE L'INDE

quenls exemples. A l'origine, elle paraît avoir été propre à l'aris- tocratie militaire, et c'est sous l'empire des religions sectaires qu'elle a surtout fleuri. Pour être juste, il convient d'ajouter que c'est seulement à une époque relativement moderne qu'elle a cessé de trouver des contradicteurs1. On sait qu'elfe a été définitive- ment abolie, en territoire soumis à l'autorité britannique, par lord William Bentinck en 1829.

Jusqu'ici nous n'avons parlé ni d'images des dieux, ni de sanc- tuaires. Nous ne saurions cependant nous soustraire entièrement à une question qui a été souvent agitée : la religion védique a-t-elle été idolâtre ? La description physique des dieux grands et petits est parfois si nette dans le Veda, on peut y relever tant de traits frisant le fétichisme et une tendance si marquée de représenter la divinité par des symboles; d'autre part l'homme, du moment qu'il s'imagine ses dieux sous une forme précise, est si invinciblement tenté de réaliser cette forme en des objets sensibles, qu'il est diffi- cile de croire que l'Inde védique n'ait pas adoré d'images. Nous ne doutons nullement, par exemple, que les cultes de certaines divinités locales et populaires, sur lesquels nous n'avons que des renseignements indirects et très vagues, n'aient été dès l'origine aussi franchement idolâtres ou fétichistes qu'ils le sont restés par la suite, et que de ce chef l'Inde n'ait eu de tout temps ses sym- boles figurés, ses caityas, arbres ou pierres sacrés, ses lieux hantés, ses cavernes et ses sources saintes, c'est-à-dire ses idoles et ses sanctuaires. Ce serait, à notre avis, abuser de la preuve négative que de conclure que tout cela est moderne, parce que la littérature védique n'en parle pas ou n'en parle que très tard. Mais, en dépit de quelques indices qu'on a parfois fait valoir en sens contraire2, nous pensons que le culte brahmanique propre- ment dit n'a pas été atteint par ces usages, qu'il n'a pas été ido- lâtre, et cela parce qu'il ne pouvait pas l'être. Du moment, en effet, qu'il commence à nous être connu, il comprend des cérémo- nies distinctes, mais il ne se subdivise pas en sous-cultes dis-

1. Cf. A. Weber, Analyse der Kâdambarî (septième siècle), ap. Zeitsch. d. D. Morgenl. Gesellsch., t. Vil, p. 585. La pratique est interdite par les Âcâras du Malabar, attri- bués à Çamkara, Ind. Antiq., t. IV, p. 256.

2. Cf. F. Bollensen, Die Lieder des Parâçara, ap. Zeitsch. d. D. Morgenl. Gesellsch., t. XXII, p. 587; Ludwig, Die Nachrichlen des Rig-und Atharvaveda ùber Géographie, Ge- schichte, Verfassung des alten Indien, p. 32 et 50. Sur la question de savoir si par les çiçnadevas de RV., VII, 21 et X, 99, il faut entendre des idoles phalliques, cf. J. Muir, Original Sanskrit Texts, t. IV, p. 407, éd.

BRAHMANISME 65

tincts. Il n'y a pas un culte d'Agni, un autre d'Indra, un troi- sième de Varuna, comme ailleurs il y a eu des cultes particuliers de Zeus, d'Ares, d'Apollon. Chacun des actes du rituel védique est un ensemble complexe qui s'adresse à un grand nombre de dieux et, pour peu que l'acte soit important, au panthéon entier. Ces rites ne comportaient donc pas d'images ; ils ne comportaient pas non plus de sanctuaires. Le lieu ils s'accomplissaient est, ou bien le foyer domestique, qui servait également à l'usage pro- fane, ou un enclos dépendant de la maison, ou bien encore, pour les grands sacrifices, une sorte d'arène spéciale, le devayajana, emplacement essentiellement variable, dont non seulement les di- mensions, mais aussi le site changeaient selon la nature et l'objet des cérémonies1, et dont la consécration était d'ailleurs censée périmée après chaque rite, puisqu'il fallait chaque fois y procéder à nouveau. Il y manquait donc le premier caractère du sanctuaire, la permanence ; il en manquait encore un autre non moins essen- tiel, la communauté. L'autel védique, en effet, n'est pas un lieu saint pour tous : comme le sacrifice lui-même, il est d'usage stric- tement personnel et, loin de réunir les hommes, il les isole. Deux voisins célébrant le môme rite à la même heure, devront choisir des emplacements assez distants pour que nul bruit de la prière de l'un ne puisse arriver jusqu'à l'autre2. Aussi, dans un culte pareil, ne saurait-il être question d'endroits spécialement consacrés par la présence de la divinité. Tout au plus la religion des Brâhmanas attache-t-elle une sainteté particulière aux gués des rivières3, on venait faire ses ablutions (ce seront les premiers pèlerinages), et à certaines régions privilégiées4 telles que les bords de la Saras-

1. Cf. à ce sujet Taitt. Samh., VI, 2, 6, 1-4.

2. Il ne faut pas qu'il y ait conflit entre les mantras. Aussi l'étude même du Veda doit-elle être interrompue, quand on entend le chant des sâmans, et, réciproque- ment, on ne doit pas se livrer à l'étude et à la répétition des sâmans, dans un lieu se récitent les mantras d'un autre Veda. La raison probable de cette défense est que les sâmans sont les seuls mantras qui s'entendent à distance : Manu donne pour expli- cation, que le son des sâmans a quelque chose d'impur. Cf. PâraskaraGri. S., II, 11, 6; Âpastamba Dh. S., I, 10, 17-18 ; Manu, IV, 123-124.

3. Taitt. Samh., VI, 1, 1, 2-3.

4. Cf. la légende de Mâthava Videgha traduite du Çatap. Br. par M. A. Weber, ap. Ind. Studien, t. I, p. 170 ss.; Ait. Br., Il, 19. La géographie religieuse de Manu est résumée dans II, 17-24. Entre la Sarasvatî et la Drishadvati (deux petites rivières au nord-ouest de Delhi, près de Thanesar) est le Brahmâvarta, le séjour du brahman, dans des limites prescrites par les dieux (cf. Rig-Veda, 111, 23, 4), à l'est duquel, jus- qu'au Prayàga, ou confluent du Gange et de la Yamunâ, s'étend le pays des Brahmar- shis, les patriarches brahmaniques. Ces deux régions forment le Madhyadeça, le pays

Religions de l'Inde. I. 5

fiti LKS RELIGIONS DK L'INDE

vatî, le Kuruksetra ou cette foret de Naimisha si célèbre plus tard dans la poésie épique. Mais elle ne connaît ni pèlerinages, ni sanctuaires. Des milliers de fois dans les Brâhmanas, l'enclos sacré est assimilé à ce bas monde en tant qu'opposé au ciel ; jamais il n'est censé figurer une localité déterminée, et, comme il est dit quelque part, « consacrée par la parole sainte, la terre entière est un autel1 ».

Il y a donc un certain caractère d'universalité, qu'il importe de ne pas méconnaître, dans cette religion à d'autres égards si odieu- sement étroite. Elle n'est ni locale, ni même nationale au sens l'ont été certaines religions helléniques et italiques. Aussi, bien que ses tendances soient tout le contraire du prosélytisme, bien que, en principe, elle regarde comme impur et qu'elle repousse de ses mystères, à l'égal de l'esclave, le mleccka, l'allophone,le bar- bare, elle n'en fera pas moins son chemin parmi ces races mau- dites. En réalité, elle est la propriété des brahmanes, et partout le brahmane mettra les pieds, soit comme anachorète, soit comme l'auxiliaire et le protégé de princes de sa race, soit comme simple colon, jamais comme missionnaire, elle pénétrera à sa suite. Elle s'établira peu à peu le long des côtes et sur le plateau du Dékhan, avec ses livres sacrés peu et mal compris mais pieusement conser- vés, et l'appareil imposant de ses prescriptions en apparence si ri- goureuses et si flexibles en réalité. Le temps ainsi viendra le Veda sera plus récité et plus commenté en pays tamoul, sur les bords de la Kâverî, que sur ceux du Gange. Il sera même porté plus loin, jusque dans les mers de la Sonde, à Java, particulièrement à Bali, il existe encore, dit-on, en une rédaction probablement altérée2

du milieu, le berceau de la loi et de la bonne coutume. L'étendue contenue entre J'Ilimâlaya au nord, les Vindhyas au sud, et les deux mers orientale et occidentale, est l'Aryâvarta, le séjour des Àryas. Cette contrée, qui est le pays de l'antilope noire, est convenable pour la célébration du sacrifice (comparer Yâjfiav., I, 2). Au delà s'étend le pays des Mlecchas, ou Barbares, dans lequel on ne peut célébrer les rites de lu religion, et le régénéré ne doitpas habiter, même temporairement. C'est presque la géographie des Brâhmanas. Cf. Muir, Sanskrit Texts, II, 397 sq., 2e éd.

1. Çatap. Br., III, 1, 1, 4. Cf. Taitt. Samh., VI, 2, 4, 5.

2. Cf. R. Friederich, An account of the Island of Bali, ap. Journ. of the Roy. As. Soc, new séries, t. VIII, P- 168. Les altérations doivent être considérables, puisque, au dire de l'auteur, ces écrits sont en çlokas et en pur sanscrit. Le mémoire de M. F., continué dans le t. IX du Journal, est plein de renseignements curieux sur le brahma- nisme à Bali. L'introduction de la culture hindoue dans les îles de l'archipel est ancienne, puisque déjà dans Ptolémée le nom de Java est indien. Probablement les premiers intermédiaires furent les bouddhistes. Mais toute l'ancienne histoire de ces îles est obscure : le caractère des plus vieilles inscriptions est à peu près le même que

BRAHMANISME 67

et dont l'étude ne manquera pas de fournir un jour de curieuses révélations.

celui qui était en usage au cinquième siècle sur la côte de Coromandel. Cf. Kern, Over het Opschrift van Djamboe, Mémoires de l'Académie d'Amsterdam, 1877. Suivant ce même savant, c'est du Cambodge que la civilisation hindoue doit avoir pénétré dans les îles : Opschriften op oude Bouwwerken in Kambodja, ibid., 1879.

II

SPÉCULATIONS PHILOSOPHIQUES

Rôle des brahmanes dans l'élaboration des doctrines philosophiques. Les Upanishads. Ces traités contiennent en germe et sous une forme confuse les conceptions sys tématisées plus tard dans les darçanas. Doctrine athée, matérialiste ou dualiste, du Sâmkhya : la Prakriti et le Purusha : le Sâmkhya déiste. Doctrine du Vedânta : l'Ât- man, le Jîvâtman et la Màyâ. Pénétration réciproque des divers systèmes et idéalisme absolu du Vedânta postérieur. Côté pratique des Upanishads : le Samsara et la doc- trine des renaissances ; théorie du salut : le Yoga et l'émancipation finale ou Moksha ; dédain de la morale positive, du culte et du Veda ; pratiques mystiques. Influence persistante et en somme funeste de ces doctrines sur l'esprit hindou. A l'idéalisme excessif, les Nâstikas ou Gârvâkas répondent par la négation de toute métaphysique et de toute morale.

Pendant que les brahmanes achevaient ainsi d'édifier sur les bases d'une théologie insuffisante ce prodigieux système de rites et de réaliser, si j'ose dire, l'idéal d'une religion toute de prati- ques, ayant ses fins en elle-même et à peu près indépendante des dieux qu'elle servait, ils poursuivaient dans le domaine de la spéculation une œuvre en apparence bien différente, mais au fond assez semblable, puisqu'elle tendait en définitive à remplacer par des conceptions philosophiques ces mêmes dieux qui d'autre part s'effaçaient de plus en plus derrière les conceptions rituelles. Ces deux tendances, déjà sensibles l'une et l'autre dans les Hymnes, n'en étaient pas moins contraires, et il est probable qu'elles ne prévalaient pas exactement dans les mêmes milieux. Il y a en effet des traces d'une certaine opposition entre les hommes du rite et ceux de la spéculation, opposition assez semblable à celle qui plus tard divisera encore parfois leurs successeurs respectifs, les penseurs mystiques du Vedânta et les casuistes de la Mimâmsâ. D'ailleurs sur le terrain de la pensée pure, les brahmanes n'étaient

BRAHMANISME 69

pas seuls maîtres, comme ils l'étaient sans conteste en tout ce qui touchait aux rites. Ici ils avaient des rivaux parmi tous ceux qui étaient capables de s'intéresser aux choses de l'esprit et, comme ils n'étaient les gardiens d'aucune orthodoxie, comme à aucun degré ils n'avaient charge d'âmes et ne prétendaient au rôle de directeurs des consciences, ils n'ont pas cherché à déguiser cette collaboration. Ils nous ont conservé eux-mêmes le souvenir de rois leur faisant la leçon1, de femmes intervenant dans leurs dis- cussions et embarrassant les plus fameux docteurs par la profon- deur de leurs objections2. On ne saurait douter toutefois ni du rôle prépondérant des brahmanes dans l'élaboration de ces doc- trines, ni de leur diffusion graduelle dans toutes les écoles brah- maniques. Le talent de la controverse devint une des premières conditions de l'éclat théologique, du brahmavarcas et, dans la littérature de chaque école, une place plus ou moins grande fut réservée à la spéculation.

Les traités qui nous ont conservé ces vieux philosophoumènes portent le nom & Upanishads ou d'Instructions. Sous ce titre, il nous a été transmis une volumineuse littérature, en grande partie apocryphe et datant de toutes les époques des religions sectaires. Il y a des Upanishads vishnouites, des Upanishads çivaïtes, des Upanishads mystiques de toute sorte, jusqu'à une Allah-Upa- nishad3, destinée à glorifier le rêve d'une religion universelle caressé par l'empereur musulman Akbar à la fin du seizième siècle. Le nombre de celles qu'on a cataloguées jusqu'à ce jour, s'élève à près de deux cent cinquante4. Mais dans cette masse

1. Brihadâr. Up.,II, 1 ; VI, 2; Chândogya-Up., V, 3; etc.

2. Brihadâr. Up., III, 6 ; 8.

3. Publiée par Ràjendralâla Mitra dans le Journ. of the As. Soc. of Bengal, t. XL, p. 170. Pour ces tentatives religieuses d'Akbar, vid. Dabistan, ch. x, t. 111, p. 48 ss., trad. Shea et Troyer. Cf. H. H. Wilson, Account of the religious innovations attemplei by Akbar, ap. Select Works, t. II, p. 379.

4. Pour les différentes listes de ces écrits, voir A. Weber, Indische Lileraturgeschichte, p. 171, 2' éd. A cette date (1876) M. Weber était arrivé à un chiffre total de 235. De ce nombre, plusieurs, tels que le Purushasùkta, le Çatarudriya, etc., ne sont que des frag- ments pris dans différents ouvrages védiques. La première connaissance des Upa- nishads est due à Anquetil du Perron, qui publia au commencement du siècle la tra- duction latine d'une version persane de 50 de ces traités : Oupnekhat id est secretum tegendum, opus continens antiquissimam et arcanam... doctrinam e IV sacris Indorum libris excerptam, Argentorati, 1801-1802, 2 vol. in-4\ Dans l'analyse qu'il a donnée de cet ouvrage (Ind. Studien, t. I, II, et IX), RI. A. Weber a refait la traduction, publié et commenté le texte de plusieurs des traités compris dans la collection d'Anquetil. On doit au même savant une édition avec traduction commentée de la Ràmatàpaniya-Up.

70 LES RELIGIONS DE L'INDE

hétérogène, qu'on ne parviendra peut-être jamais à classer d'une manière entièrement satisfaisante, il y en a un petit nombre qui font, ou pour lesquelles il est établi qu'elles ont fait partie inté- grante d'un corps d'écrits védiques, presque toujours d'un Brâh- mana. En en ajoutant une ou deux autres d'une provenance plus incertaine, mais d'un caractère également archaïque, on obtient une dizaine au plus de textes qu'on peut regarder comme les Upa- nishads anciennes1. De ce nombre il n'est pas une seule peut-être dont la rédaction soit antérieure de beaucoup au bouddhisme : jusqu'à un certain point ce sont même les documents les plus sûrs et les plus directs que nous ayons pour reconstituer le milieu dans lequel s'est développée la religion nouvelle. Mais, dans l'ensemble, ces Upanishads résument une tradition bien plus ancienne et qui se rat- tache sans discontinuité à l'origine même des écoles brahmaniques. Dans la littérature védique, elles constituent le Jnânakânda, la section spéculative, en opposition avec le reste du Yeda désigné par le nom de Karmakânda, la section pratique.

Les doctrines consignées dans ces livres, dont quelques-uns sont plutôt des recueils que des traités, ne forment pas un tout homo- gène. A côté de vues profondes et qui témoignent d'une singulière vigueur de pensée, elles comprennent une grande quantité d'allé- gories et de rêveries mystiques relatives soit à la mythologie, soit

(Mémoires de l'Académie de Berlin, 1864, p. 271), et une autre de la Vajrasùcî Up. attribuée à Çamkara (ibid., 1859, 227 sq.). Les principales Upanishads ont été plu- sieurs fois publiées : les éditions toutefois les plus commodes et les plus répandues sont celles de la Bibliotheca Indica, toutes accompagnées de commentaires et quelques- unes de traductions. Cette collection comprend jusqu'ici : Brihadâranyaka, Chdndogya, Iça, Kena, Katha, Praçna, Mundaka, Mândûkya, Taitlirîya, Aitareya, Çvêtâçvatara, Gopâ- latâpanîya, Nrisimhatâpaniya, Shatcakra, Kaushîtaki, Maitri. Plus 29 des petites Upani- shads rattachées plus particulièrement à l'Atharva-Veda : Ciras, Garbha, Nâdavindu, Brahmavindu, Amrilavindu, Dhyânavindu, Tejovindu, Yogaçikhâ, Yogatatlva, Samnyâsa, Aruneyâ, Brahmavidyâ, Kshurikâ, Cûlikâ, Atharvaçikhâ, Brahma, Prânâgnihotra, Nila- rxxdra, Kanthaçruti, Pinda, Atma, Bâmapûrvatàpaniya, Bâmottaratâpanîya, Hanumaduktâ, Bâma, Sarvopanishatsâra, Hamsa, Paramahamsa, Jâbâla, Kaivalya.

Les principales Upanishads, celles qui ont été commentées par Çamkara, ont été l'objet d'un travail très complet et très méritoire à tous égards de M. P. Regnaud : Matériaux pour servir à Vhistoire de la philosophie de VInde (forme les fascicules XXVIII et XXXIV de la Bibliothèque de l'École des Hautes Études), 187Ô-1878. Tandis que nous écrivons, M. Max Muller poursuit la publication de ces mêmes Upanishads. Le vol. I (qui est le premier de la série intitulée Sacred Books of the East) contient Chândogya, Kena, Aitareya, Kaushîtaki et Iça.

1. Brihadâranyaka, Chândogya, Kaushîtaki, Iça, Kena, Katha, Praçna, Aitareya, Taitti- rîya, Mundaka, Mândûkya. Du moins est-ce en faveur de ces textes que se réunissent Je plus de probabilités.

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au rituel, et qui semblent dénoter tout le contraire. Mais, même dé- barrassées de ces éléments parasites et réduites à la partie pro- prement philosophique, elles sont loin de constituer un système. Elles ne se relient pas entre elles et, pour les problèmes perma- nents de la pensée humaine, Dieu, l'homme, l'univers, elles im- pliquent plusieurs solutions radicalement opposées. Ces solutions sont en môme temps déjà si élaborées en quelques-unes de leurs parties, qu'il est souvent difficile et, dans un exposé sommaire comme le nôtre, presque toujours impossible de déterminer au juste ce que les âges suivants y ont ajouté d'essentiel. La tâche principale des héritiers de cette vieille sagesse, sera d'opérer un triage dans cette confusion, de reporter méthodiquement ces élé- ments disparates à des doctrines distinctes, surtout de trouver pour chacune de ces doctrines un mode d'exposition approprié et définitif. On obtiendra ainsi trois au moins (Sâmkhya, Yoga et Vedânta) des différents systèmes ou darçanas qui, fixés à une époque indéterminée et au nombre de six principaux en des ma- nuels appelés SûtraSy constitueront la philosophie officielle de l'Inde1. Mais, en dehors de l'école, ce pays n'en restera pas moins attaché de cœur à la manière de philosopher des Upanishads. Ses sectes y reviendront les unes après les autres. Ses poètes, ses penseurs mêmes se plairont toujours à ce mysticisme aux allures indéterminées et pleines de contradictions. En spéculation comme en tout le reste, l'éclectisme poussé jusqu'à la confusion semble être la forme même de la pensée hindoue.

Voici maintenant une analyse sommaire de celles d'entre les doctrines des Upanishads qui relèvent plus spécialement de l'his- toire religieuse : nous indiquerons en même temps, pour n'avoir plus à y revenir, les développements essentiels qu'elles ont reçus dans les systèmes proprement dits. Tant que les Upanishads font de la philosophie purement objective, ce qui leur arrive du reste

1. L'exposition générale la plus substantielle et la plus sûre des systèmes philoso- phiques hindous, est toujours encore celle faite par H. T. Golebrooke dans ses fameux mémoires On the Philosophy of the Hindus, lus de 1823 à 1827 aux réunions de la Royal Asiatic Society, publiés dans les t. I et II des Transactions et réimprimés dans les Mis- cellaneous Essays. Aujourd'hui les Sùtras fondamentaux des six principaux systèmes, Sâmkhya, Yoga, Nyâya, Vaiçeshika, Mîmâmsâ et Vedânta, ont tous été publiés à diverses reprises, notamment de 1«51 à 1854 dans les éditions d'Allahâbâd et de Mirzapour, le texte est accompagné d'une traduction anglaise. Ils sont également édités, textes et commentaires, dans la Bibliotheca Indica. Toutefois, l'édition des Mîmâmsâ-Sûfrns n'est pas achevée.

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rarement, leurs idées sont assez facile» à classer et à ramener à des cadres connus. Leur cosmogonie par exemple, et nous pou- vons ajouter celle des Brâhmanas en général, ne fait que déve- lopper les solutions déjà entrevues dans les Hymnes. Tantôt c'est un premier être conçu comme personnel, Prajâpati ou un équiva- lent (une fois Mrityu1, la Mort) qui, las de sa solitude, « émet », c'est-à-dire tire de lui-môme tout ce qui existe, ou l'engendre après s'être dédoublé en une moitié mâle et une moitié femelle2. Tantôt ce premier être personnel et créateur est représenté lui-même comme procédant d'un substratum matériel 3 : sous la forme my- thique il est Hiranyagarbha l'Embryon d'or, Nârâyana « celui qui repose sur les eaux », Virâj le Resplendissant, issu de l'œuf du monde. Dans l'un et dans l'autre cas nous avons affaire à des conceptions panthéistes peu stables et qui pratiquement se résol- vent en ce pâle et superficiel déisme que l'Inde a souvent confessé des lèvres, mais qui n'a jamais eu ses vraies préférences. Outre ces deux solutions il y en a une troisième. Au lieu de s'organiser sous la direction d'un être intelligent, conscient et divin, la sub- stance primordiale est aussi représentée comme se manifestant im- médiatement, sans l'intervention d'aucun agent personnel, par le développement du monde matériel et des existences contingentes4. Elle est alors simplement, et de quelque nom qu'on la décore, Y osât, le non-existant, c'est-à-dire l'indéterminé, l'indistinct, pas- sant à l'existence, le chaos se débrouillant par ses propres éner- gies. Systématisée, cette solution d'un côté aura son pendant dans la métaphysique du bouddhisme, de l'autre, elle aboutira à la philosophie sâmkhya. Celle-ci admet en effet une première cause matérielle, la Prakriti, une, simple, éternelle, essentiellement active et productrice, la source des énergies intellectuelles aussi bien que de la matière visible et tangible, de l'intelligence, de la conscience et des sens aussi bien que des éléments subtils qui com- posent les organismes supérieurs, et des éléments grossiers dont sont formés les corps. En dehors de ce développement matériel,

1. Brihadûr. Up., I, 2.

2. Gopatha-Br., 1, 1 ; Brihadâr. Up., I, 4; Chândog. Up., VI, 2; Praçna-Up., I, 4; VI, 3; Aitar. Up., I, 1 ; Çvêtàç.vat. Up., VI, 1. Très souvent cette émission est représentée comme un sacrifice. Cf. encore Taitt. Samh., II, 1, 1, 4. Dans le Çatap. Br., X, 5, 3, le premier principe est le manas, la pensée.

3. Nrisimhatâp. Up., I, 1 ; Çatap. Br., XI, 1, 6, 1; Taitt. Samh., V, 6, 4, 2; VII, 1,. 6, 1.

4. Chândog. Up., III, 19; Taittir. Up., II, 1 ; II, 7.

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le Sàmkhya n'admet que des âmes individuelles, toutes égales , éternelles et irréductibles, essentiellement immodifiables et pas- sives, ne produisant rien et n'agissant pas. C'est pour s'unir à l'âme ou au Purusha (car ce mot, emprunté à de vieux mythes dualistes et signifiant proprement le mâle, est toujours employé au singulier, en opposition avec la Prakriti, bien que le Purusha soit essentiellement multiple et qu'il n'y ait pas d'âme suprême), que la Prakriti entre en travail et se manifeste. Le rôle de l'âme se borne à contempler ces manifestations, à se prêter à cette union en laquelle se réalise l'existence des êtres individuels, à en éprouver les jouissances et les déboires jusqu'au jour où, prise de satiété et se reconnaissant elle-même comme radicalement dis- tincte de la matière, elle rompt l'association et retourne à sa liberté première. Dans ce système, il y a place pour des êtres de toute sorte, supérieurs et inférieurs à l'homme; car, si toutes les âmes sont égales, toutes les modifications de la Prakriti aux- quelles elles peuvent s'accoupler ne le sont pas; mais il est à peine besoin de faire remarquer que ces êtres, en tant que capa- bles d'actions réciproques, sont tous finis et que, philosophique- ment, le système est athée. Aussi plus tard, quand une certaine orthodoxie se sera formée, ne paraîtra-t-il dans la littérature reli- gieuse (où il ne cessa pas de jouer un grand rôle) que combiné avec d'autres doctrines qui, plus ou moins logiquement, y intro- duiront la notion de Dieu. Dans les plus anciennes Upanishads, par contre, les idées qui ont abouti au Sâmkhya sont déjà sin- gulièrement répandues, ainsi que dans le bouddhisme elles dominent, le système n'est pas encore dualiste1. A la Prakriti ne s'oppose pas encore un Purusha radicalement distinct : tout sort indifféremment du même fond aveugle et ténébreux, et nous n'avons affaire, dans les passages ces idées s'affirment, qu'à une explication matérialiste et athée de l'univers.

Enfin, il y a dans ces traités une quatrième solution qui éclipse tellement toutes les autres qu'on peut la considérer comme la phi- losophie même des Upanishads : le panthéisme pur qui trouvera sa forme définitive dans le système Vedânta. Mais cette doctrine maîtresse est aussi celle qu'on risque le plus de défigurer en la ramenant à une formule métaphysique courante. Ce n'est pas, en

1. Dans les Upanishads plus récentes, par contre, il ne l'est plus. La Cvêtâçvatara- Up., par exemple, est, comme doctrine, exactement au même niveau que la Bhagavad- Gilâ.

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effet, à une simple conception a priori que nous avons affaire ici : la spéculation pure s'y appuie sur des théories subjectives, et, pour la première fois, nous la surprenons essayant de concevoir Dieu et l'univers en partant de l'homme. Aussi faudrait-il une analyse détaillée pour parer à toute méprise. Au fond, tous les efforts de ces théosophes tendent vers une fin unique, qui a été celle de tous les panthéistes mystiques, l'identité réelle du sujet et de l'objet, de l'homme et de Dieu. Mais leur façon d'y arriver est si particulière, ils sont partis de si loin, avec des données si naïves et qu'ils ont si peu songé à renouveler en route ; ils ont tant de fois dévié, ils se sont si longuement attardés à certaines étapes et ils ont marché si vite à d'autres, que, pour bien les suivre, il fau- drait refaire le chemin avec eux, et ce serait un long voyage. Nous essaierons d'indiquer du moins le point de départ et le point d'ar- rivée * .

Ils paraissent être partis de l'idée que le principe de vie qui est dans l'homme, Vâtman ou le soi (car le mot était surtout usité comme pronom réfléchi; connaître l'âtman et se connaître soi- même étaient synonymes), est le même que celui qui anime la nature. Ce principe dans l'homme leur parut être le prâna, le souffle; l'air, ou quelque chose de plus subtil que l'air, l'éther, fut l'âtman dans la nature. Ou bien l'âtman était un petit être, un homunculus, un purusha, qui avait son siège dans le cœur on le sentait s'agiter et d'où il dirigeait les esprits animaux. Il y te- nait à l'aise, car il n'était pas plus gros que le pouce. Il savait même se faire plus petit encore, car on le sentait cheminant par les artères et on pouvait le voir distinctement dans la petite image, la pupille, qui se reflète au centre de l'œil. Un purusha, tout sem- blable, apparaissait au regard ébloui dans l'orbe du soleil, le cœur et l'œil du monde. C'était l'âtman de la nature; ou plutôt c'était le même âtman qui se manifestait ainsi dans le cœur de l'homme et dans le soleil : une ouverture invisible au sommet du crâne lui livrait passage pour aller de l'une à l'autre demeure. Si gros- sières que soient ces représentations, elles n'en ont pas moins servi de point de départ à l'un des systèmes ontologiques les plus grandioses et les plus raffinés que connaisse l'histoire de la philo- sophie. Et non seulement elles en ont été le point de départ, mais,

1. Pour l'exposé qui suit nous supprimons les renvois: il faudrait citer la moitié de» anciennes Uspanishads.

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ce qui est bien plus surprenant, elles en sont restées une des princi- pales données. Pour arriver à leur doctrine de l'identité ou, comme ils disent, de Vadvaita, de la non-dualité, les théosophes hindous ont été plus que d'autres réduits à beaucoup demander à l'élan spontané de la pensée. Ils n'ont pas eu à leur service, pour l'as- seoir d'une façon plus savante, les ressources d'une psychologie délicate ni ces théories des idées, du logos, de la raison pure, héri- tage de la science grecque, dont d'autres sectes mystiques ont bénéficié. Aussi, n'ont-ils jamais renoncé, même une fois qu'elles devaient leur paraître embarrassantes, à ces vieilles conceptions populaires dont les traces se trouvent jusque dans les Hymnes 1 et qui entraînaient une sorte d'assentiment d'habitude. Jusqu'à la fin, il sera question chez eux de l'âtman souffle et éther, de l'âtman- purusha du cœur, de l'œil et du soleil.

Quant au point d'arrivée, le voici : L'âtman est l'être un, simple, éternel, infini, supérieur à toute conception, assumant toute forme et lui-même sans forme, l'agent unique, mais immobile et immuable, de tout acte et de tout changement. Il est la cause à la fois maté- rielle et efficiente du monde, qui est sa manifestation, son corps. Il le tire de sa propre substance et de nouveau l'y absorbe, non par nécessité, mais par un acte de sa volonté, comme l'araignée émet et ramène à elle le fil de sa toile. De lui viennent et à lui retournent les êtres finis, comme les étincelles sortent d'une four- naise et y retombent, sans que la multiplicité de ces êtres porte plus atteinte à son unité que la formation de l'écume et des vagues n'altère celle de l'Océan. Plus subtil que l'atome, plus grand que ce qu'il y a de plus grand, il a cependant une demeure, la cavité du cœur de chaque homme. C'est qu'il réside en sa plénitude et qu'il se repose dans la joie de lui-même et de ses œuvres. Cette immanence directe et matérielle de l'être absolu dans la créature, qui est la donnée irrationnelle et mystique du système, en est aussi le nœud. Grâce à elle, l'homme a prise sur l'âtman. Par une mé- ditation intense, aidée d'opérations une physiologie fantastique joue un grand rôle (car il y a quelque chose de très matériel au fond de toutes ces représentations) il n'aura qu'à faire rentrer littéralement son âme dans son cœur, pour la mettre en contact avec l'unité suprême et en état de se reconnaître elle-même en cette unité. Ici, il est vrai, surgissaient d'embarrassantes questions.

1. Le purusha siégeant dans le cœur se trouve RV., X, 90, 1. Cf. Ath. V., X, 8, 43.

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Quelle place restait-il pour cette âme, cet âtman individuel, ce jîvâtman identique au paramâtman, l'âtman suprême, et pour- tant distinct, capable de se reconnaître en lui et pourtant l'igno- rant ? Gomment lui accorder la personnalité en face de l'être absolu? Comment la lui refuser sans imputera cet être l'ignorance, l'erreur et l'infirmité ? Que devenait la théorie de l'agent unique en présence de l'initiative de l'âme opérant son retour à l'âtman ? Car c'est bien elle qui va à l'âtman, non l'âtman qui la ramène à lui, et la notion de la grâce, que l'Inde connaîtra plus tard, est à peu près étran- gère au Vedânta primitif1. Ces difficultés et d'autres encore, les auteurs des Upanishads n'ont pas été les seuls à s'y heurter, et il n'y a pas à s'étonner qu'ils ne les aient pas résolues. Ils décrivent les conditions du jîvâtman, ils énumèrent ses organes, ils le mon- trent engagé dans une succession d'enveloppes matérielles con- centriques et de plus en plus denses qui constituent ses organes et qui limitent à des degrés divers sa sphère d'action et de con- naissance2. Gomme l'image du soleil se défigure et se multiplie faussement dans une eau agitée, ainsi le jîvâtman n'a que des con- ceptions troubles et erronées. Il ne voit que la diversité, il fait la distinction du moi et du toi, et ne perçoit rien au delà. Mais, par la méditation conduite selon la vraie science, il peut dissiper toutes ces vaines images : il voit alors qu'il n'y a qu'un âtman, et que cet âtman c'est lui-même. S'agit-il de le montrer agissant, on en parle comme d'une réalité distincte fournie par l'expérience ; est-il, au contraire, question de lui par rapport au paramâtman, cette réalité se dissipe, et toute particularité est traitée de pure illusion. On montre ainsi confusément les diverses faces du problème ; on ne le tranche pas. Au fond, les Sûtras dans lesquels le vieux Vedânta a récusa forme définitive, ne le tranchent pas davantage. L'auteur, ou les auteurs de ces Sûtras, qui se sont imposé la tâche épineuse de présenter, sous une forme didactique et raisonnée, les visions apocalyptiques des Upanishads et qui, hors les cas ils ramènent de vive force au Vedânta des passages qui s'inspirent en réalité d'une tout autre doctrine, se sont acquittés de cette tâche avec une

1 . A notre souvenance elle ne se trouve nettement formulée que dans un seul pas- sage commun à la Katha-Up., II, 23 et à la Mundaka-Up., 111, 2, 3 : « Cet âtman ne peut être obtenu ni par le Veda, ni par la force de l'entendement, ni par beaucoup de science : celui qu'il choisit, celui-là l'obtient : de celui-là il choisit la personne comme sienne. » Cf. Bhagavad-Gîtâ, XI, 53.

2. Taittir. Up., II, 2-8, et la longue description de Maitri-Up., Il, 5-IV, 2.

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grande fidélité, admettent en effet, pour l'âme individuelle et en général pour les êtres finis, une existence pratique, expérimentale ; mais ils leur dénient la réalité au sens absolu. Ils arrivent ainsi à maintenir par exemple l'existence d'un Dieu personnel1, d'un Içvara ou Seigneur, distinct, et du monde qu'il gouverne, et de l'Absolu, notion qui n'est pas inconnue aux anciennes Upanishads, mais qui est étrangère, comme de juste, aux passages purement védàntiques. Mais, à cela près, la doctrine des êtres dans les Ve- dânta-Sùtras, pour être plus élaborée, ne diffère pas sensiblement de celle des vieux textes. Ce n'est que dans la philosophie sectaire, dans ce qu'on peut appeler le nouveau Yedânta, dans quelques Upanishads plus récentes, dans la B/iagavad-Gîtâ, dans le Fe- dànta-sâra, qu'on osera formuler nettement une solution radi- cale. Dans cette doctrine, le monde fini n'existe pas : il est le pro- duit de la Maya, de la magie décevante de Dieu, un pur spectacle tout est illusion, le théâtre, les acteurs et la pièce, un « jeu » sans objet que l'Absolu « joue » avec lui-même2. Il n'y a de réel que l'ineffable et l'inconcevable.

La doctrine de l'Illusion n'est pas, du reste, particulière au Yedânta; elle pénétra également dans la philosophie sâmkhya. La Prakriti de cette dernière fut identifiée avec la Mâyâ,et le Purusha, de multiple qu'il est dans le système originel, devint F être un et absolu. Sous cette nouvelle forme, le Sâmkhya et le Yedânta ne diffèrent plus que par la terminologie et par des détails d'exposi- tion. La Bhagavad-Gitâ, par exemple, et plusieurs Upanishads3 relèvent autant de l'un que de l'autre système. Ou plutôt, car peu importe comment on expose et dénomme des choses qu'on nie, il n'y a plus, dans ces écrits, qu'un seul système, l'idéalisme pur, si voisin de l'autre extrême, le pur nihilisme. Le Sâmkhya et le Yedânta, dans leur double forme, défraieront presque à eux seuls la métaphysique des religions vishnouites et çivaïtes. Des quatre autres grands systèmes officiels, le Yoga est plutôt un manuel d'exercices mystiques qu'une philosophie; le Nyâya (logique et critique de la certitude) et le Vaiçeshika (théorie physique du

1. Cf. Pramadâ Dâsa Mitra, A Dialogue on the Vedantic Conception of Brahma, ap. Journ. of the Roy. As. Soc, t. X, p. 33. Cf. Çamkara ad Vedânta-Sûtra, IV, 3, 7 »., p. 1119, éd. de la Bibliotheca lndica. Pour la doctrine de Çamkara cf. F. H. Windi- schmann, Sancara, sive de Theologamenis Vedanticorum, Bonnœ, 1833; et particulière- ment A. Bruining, Bijdrage tôt de kennis van den Vedanta, Leiden, 1871.

2. Cf. Bhartrihari, III, 43, éd. Bohlen.

3. Par exemple la Çvetâçvatara-Up.

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monde) traitent trop indirectement de matières religieuses, pour trouver place ici ; enfin la Mtmâmsâ n'est que le prolongement sous forme d'examen critique, de la littérature ritualiste,des Brâh- manas et des Smritis. Elle est hostile à la spéculation; elle ne reconnaît les dieux que juste autant qu'ils sont spécifiés dans les formules liturgiques, et plusieurs de ses docteurs1 dénient nette- ment la qualité de Yeda, c'est-à-dire d'écriture révélée, au Jhâ- nakânda, à tout ce qui n'est pas directement relatif au culte.

Ce serait cependant donner une idée tout à fait incomplète des Upanishads que de n'y relever que le côté purement métaphy- sique. Ces livres étranges, d'un caractère si mêlé, sont encore plus pratiques que spéculatifs. Ils s'adressent à l'homme plus qu'au pen- seur; leur objet est bien moins d'exposer des systèmes que d'ensei- gner la voie du salut. Ce sont avant tout des exhortations à la vie spirituelle, exhortations troubles et confuses, mais présentées par- fois avec une haute et saisissante émotion. Il semble que toute la vie religieuse de l'époque, si absente de la littérature ritualiste, se soit concentrée dans ces écrits. Malgré leurs prétentions au mys- tère, ce sont, en somme, des œuvres de prosélytisme, mais d'un prosélytisme s'exerçant dans des cercles restreints. Le ton qui y domine, surtout dans l'allocution et dans le dialogue il est par- fois empreint d'une singulière douceur, est celui de la prédication intime. Sous ce rapport, rien dans la littérature des brahmanes ne ressemble à un Sûtra bouddhique comme certains passages des Upanishads, avec cette différence toutefois que, pour l'élévation de la pensée et du style, ces passages dépassent de beaucoup tout ce que nous connaissons jusqu'ici des sermons du bouddhisme. Aussi l'homme remarquable qui entreprit au commencement de ce siècle de réformer l'hindouisme, Râmmohun Roy, ne se trompait- il pas tout à fait, quand il espérait qu'un choix fait dans les Upa- nishads pourrait aider plus que toute autre publication au relève- ment religieux de son peuple. C'est de ce côté religieux et pratique des Upanishads qu'il nous reste à dire quelques mots.

Après le résumé que nous avons fait plus haut de la doctrine de ces livres, il est à peine besoin de dire que, pour leurs auteurs, la condition séparée de l'âme, qui est la cause de l'erreur, est aussi

1. L'école de Prabhâkara. Cf. les notes de Satyavrata Sâmâçramin dans son édition du Sâma-Veda, vol. I, p. 2, 4, Bibl. lndica. Sur cette école athéistique et purement ritualiste voir en plus Burnell, Classified Index of the Sanskrit Mss. in the Palace at Tanjore, II, 84.

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la cause du mal. Ignorante de sa vraie nature, l'âme s'attache à des objets indignes d'elle. Chaque acte qu'elle accomplit pour satis- faire cet attachement, l'engage plus avant dans le monde périssable, et comme elle est elle-même impérissable, elle est condamnée à un perpétuel changement : entraînée dans le samsara, dans le tour- billon de la vie, elle passe d'une existence dans une autre, sans trêve ni repos. C'est la double doctrine du karman, de l'acte par lequel l'âme se fait sa destinée, et du punarbhava, des renais- sances successives dans lesquelles elle la subit. Cette doctrine qui sera désormais la donnée fondamentale commune à toutes les reli- gions et sectes de l'Inde, c'est dans les Upanishads que nous la trouvons formulée pour la première fois. Dans les parties plus an- ciennes des Brâhmanas, elle paraît peu et avec une portée moindre. On y semble croire simplement que l'homme qui a mal vécu, peut être condamné à revenir en ce monde pour y subir une existence misérable. La renaissance n'est qu'une forme de la peine ; elle est l'opposé de la vie céleste et un équivalent de l'enfer : elle n'est pas encore ce qu'elle est ici et ce qu'elle restera dans la suite, la con- dition même de l'être personnel, condition qui peut se réaliser en des existences infiniment diverses, depuis celle de l'insecte jusqu'à celle du dieu, mais toutes également instables et soumises à la rechute1. Il est impossible de préciser l'époque à laquelle cette vieille croyance trouva dans les conceptions métaphysiques nou- velles le milieu favorable à son épanouissement. Mais il est cer- tain que dès la fin du sixième siècle avant notre ère, quand Çâkya- muni méditait son œuvre de salut, la doctrine telle qu'elle se montre dans les Upanishads, était à peu près complète et déjà profondé- ment enracinée dans la conscience populaire. Sans ce point d'appui, le succès du bouddhisme serait à peine explicable.

De même que l'état de séparation et d'ignorance est pour l'âme l'état de chute, de même la cessation de cet état, le retour à l'unité, est le salut. Dès que l'âme a acquis la certitude parfaite, immé- diate qu'elle n'est pas différente de l'âtman suprême, elle n'éprouve plus ni doutes, ni désirs. Elle agit encore, ou plutôt les consé- quences de ses actes antérieurs agissent encore pour elle, à peu près comme la roue du potier continue de tourner quand l'ouvrier a cessé de la mouvoir. Mais, comme l'eau passe sur la feuille du

1. Brihadâr. Up., IV, 4, 5-6 ; 2 ; VI, 2, 16 ; Chândog. Up., V, 10, 3-8 ; Mundaka Up., I, 2, 10 ; etc.

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lotus sans la mouiller, ainsi ces actes ne touchent plus l'âme. Elle ne s'attache plus à rien, elle ne pèche plus, le « lien du karman » est rompu, l'unité est virtuellement refaite. C'est le yoga, l'état d'union. Celui qui le réalise, le yogin, est un être souverain, sur qui rien de périssable n'a plus prise, pour qui les lois de la nature n'existent plus, qui dès cette vie est « affranchi 1 ». La mort môme ne pourra rien ajouter à sa béatitude ; elle ne fera qu'effacer ce qui n'existe déjà plus pour lui, la dernière apparence de la dua- lité. Ce sera la délivrance finale (nioksha), l'absorption com- plète et définitive dans l'être unique ou, comme on dira aussi plus tard en empruntant une expression bouddhique, l'extinction, le Nirvana.

La conséquence pratique d'une pareille doctrine ne peut être qu'une morale de renoncement et la subordination, sinon le dédain de tout culte établi. Aussi est-il fort peu question de devoirs posi- tifs dans les Upanishads. L'essentiel est d'étouffer le désir, et l'idéal de la vie dévote est l'existence du Sannyâsin, de « celui qui a tout rejeté », de l'anachorète 2. Dans les Smritis et dans les Codes de lois, qui nous ont conservé les prescriptions dune morale à la fois plus mondaine et plus solide, ce genre de vie n'est d'ordinaire permis qu'aux vieillards, après une existence bien remplie5. Mais les Upanishads ne semblent pas tenir compte de ces restric-

1. Chândog. Up.,IV,14,3; V, 24,3; Katha-Up., VI, 14-15, 18 ; Çvêtâçvat. Up., II, 12-15. En général, les anciennes Upanishads décrivent plutôt la béatitude de l'âtman et l'émancipation finale que la jîvanmukli, l'émancipation dès cette vie. Elles gardent notamment le silence sur les diverses siddhis ou facultés surnaturelles (don d'ubiquité, pouvoir de voler par les airs, etc.), que le Yoga et aussi les Vedânta-Sûtras (IV, 4, 17-21, p. 1150, éd. de la Bibl. Ind.) attribuent au jîvanmukta.

2. Brihadâr. Up., 111, 5, 1 ; IV, 4,22; VI, 2, 15 ; Ratha Up., VI, 14; MundakaUp., I, 2, 11; 111,2, 6.

3. Après s'être acquittés des « trois dettes », aux rishis (par l'étude du Veda), aux mânes des ancêtres (en engendrant un fils), et aux dieux (par la célébration des sacri- fices), Manu, IV, 257. La question, qui n'a jamais été bien tranchée, est débattue lon- guement, Apastamba Dh. S., 23, 3-11, 24, 15. Cf., d'une part, Gautama, 111,1 ; et d'autre part, Manu, IV, 35-37, et Yâjnav., 111, 57. La règle généralement acceptée est qu'un dvija doit passer par les quatre stages successifs : étudiant (brahma ;ârin), maître de maison (grihastha), anachorète (vanaprastha) et ascète (sannyâsin). Ce sont les quatre âçramas. Les vanaprasthas « habitants de la forêt», les 6 oôioi des auteurs classiques, formaient des colonies consacrées à la vie contemplative et pratiquant un rituel par- ticulier. Là le maître vivait, entouré de sa femme et de ses disciples, mais observant la chasteté (Çakunt., acte 1). Pour le sannyâsin, le lien matrimonial était entière- ment brisé (Brihadâr. Up., IV, 5). Il vivait seul, sans aucun domicile fixe, détaché de toutes les pratiques et de toutes les observances du culte (Samnyâsa Up. et Aruneya Up., éd. de la Biblioth. Indica, p. 34 et 39).

BRAHMANISME 8i

tions1, dont les natures ardentes devaient du reste s'affranchir aisé- ment. Selon la légende, le Buddha n'avait pas atteint sa trentième année quand il quitta sa famille, et dans les plus anciennes Upani- shads nous voyons, ce qui est encore bien plus contraire à l'esprit de la loi brahmanique, que la vie religieuse errante était embrassée même par des femmes2. Par contre les exagérations de l'ascé- tisme tiennent peu de place dans ces traités. Ils prescrivent le re- noncement et la contemplation ; mais les mortifications, les jeûnes prolongés, la nudité, toutes choses dès lors fort en honneur, sont en quelque sorte des pratiques serviles que leur théosophie dé- daigne. Leur point de vue à l'égard de ces pratiques paraît être celui du bouddhisme, qui les condamne. Il n'est pas question da- vantage de ces pénitences insensées et cruelles que nous voyons glorifiées par exemple dans la poésie épique et dont la plupart des sectes hindoues ont étalé jusqu'à nos jours le hideux spectacle. Et pourtant il est probable que ces aberrations avaient dès lors leurs adeptes. Au quatrième siècle les compagnons d'Alexandre purent les observer chez des sannyâsins du Penjâb3, et nous sa- vons par le récit de la mort de Galanos, que nous a conservé Plu- tarque, que la coutume du suicide religieux remonte au moins aussi haut 4.

Quant au culte traditionnel, il est visible que la doctrine des Upanishads tend à le détruire. On ne l'attaque pas, aussi peu qu'on attaque la morale positive ; mais pas plus que de l'accomplissement des devoirs ordinaires de la vie, on n'en attend le souverain bien. Le sacrifice n'est qu'une œuvre préparatoire; c'est le meilleur des actes, mais c'est un acte, et le fruit par conséquent en est périssable. Aussi, bien que des sections entières de ces traités soient consa-

1. Cf. par exemple Chàndog. Up., II, 23, 1.

2. Chàndog. Up., IV, 4, 2. Le passage est douteux ; mais rapproché de scènes telles que Brihadàr. Up., III, 6 et 8, il semble favoriser notre interprétation. Cf. le témoi- gnage de Néarque, ap. Strabo, XV, 1, c. lxvi.

3. Strabo, XV, 1, c. lxi, lxiii. La Smriti ne prescrit ces pratiques qu'en expiation de certaines fautes déterminées. Elles sont condamnées d'une façon générale, Bhagavad- Gitâ, VI, 16 ; XVII, 5, 6, 19.

4. Plutarch. Alexander, LXIX; Strabo, XV, 1, c. lxvhi. Cf. le suicide de Zarmano- chegas à Athènes, sous Auguste, Strabo, ibid., c. lxxiii. Le suicide est condamné d'une façon générale par la Smriti : Apastamba Dh. S., 1, 28,17; Manu, V, 89; Yâjnavalkya, HT, 154 ; et probablement Gautama, XIV, 12, les manières les plus usitées sont énumé- rces. Cf. Mégasthène ap. Strabo, XV, 1, c. lxviii. Mais il est prescrit comme expiation de certains crimes, Apastamba Dh. S., 1, 25,2-7, 12; 1,28,15; Gautama, XXII, 2-3 ; etc. Même dans ce cas, il est condamné par Hârîta, cité par Apastamba, I, 28, 16.

Religions de l'Inde. I. 6

82 LES RELIGIONS DE L'INDE

crées à des spéculations sur les rites1, leur doctrine sur ce point peut-elle se résumer en ces paroles de la Mundaka Upanishad : « Connaissez l'âtman unique et laissez tout autre propos : c'est le pont de l'immortalité2. » Le Veda lui-même et toute la science sacrée sont tout aussi nettement relégués au second plan3. Le Veda n'est pas le vrai brahman, ce n'en est que le reflet, et la science de ce brahman imparfait, de ce çabdabrahman ou brahman en paroles, n'est qu'une science inférieure. La vraie science est celle qui a pour objet le vrai braliman, leparabra/iman ou brahman suprême, c'est-à-dire l'âtman qui se révèle directement dans le cœur de l'homme. Cet emploi du vieux nom de la prière, puis du Veda révélé, brahman au neutre, pour désigner l'Absolu, emploi que nous notons ici pour la première fois et perce encore si bien le sens primitif d'énergie, n'était pas nouveau, puisqu'on le trouve déjà dans l'Atharva-Veda4; mais c'est à partir des Upani- shads qu'il devient tout à fait usuel et que, avec ou sans épithète, il finit par faire tomber en désuétude les autres acceptions du mot. En même temps s'établit l'usage de désigner par Brahmâ au mas- culin le Dieu personnel, première manifestation de l'Absolu, le Prajâpati des anciens textes, le créateur et l'aïeul {Pitâmaha) des êtres.

Mais cette science du vrai brahman n'est pas de celles qui peu- vent s'enseigner avec des mots. Admettre la doctrine de l'identité, c'est déjà beaucoup sans doute, mais ce n'est que le point de départ. D'abord on avait cru qu'il suffisait d'avoir la notion parfaite, la certitude entière et permanente de cette identité. Mais bientôt on exigea davantage. On prétendit que l'âme en éprouvât la percep- tion immédiate, qu'elle se sentît en union avec l'Absolu. C'est ici que cette théosophie hautaine retombe lourdement, et qu'elle expie son dédain de toute pratique et de toute observance. Depuis long- temps on attribuait une clairvoyance particulière au rêve 5 et aux phénomènes extatiques. On y voyait un moyen de communiquer avec le monde invisible et avec la divinité ; on en fit la vraie ma- nière de philosopher, la voie du yoga et du salut. Il y a donc dans

1. Par exemple les sections I, V, VI de la Brihadâr. Up. ; et I, II, III de la Chân- dog. Up.

2. II, 2, 5. Cf. Bhagavad-Gîtâ, XVI11, 66.

3. Chândog. Up. VU, I; Mundaka-Up., I, 1, 4-5. Cf. Bhagavad-Gîtâ, 11,46; IX, 21.

4. Ath. V, X, 7, 17, 24, 32 ; X, 8, 1 ; etc.

5. Déjà, dans le Big-Veda, VIII, 47, 14.

BRAHMANISME 83

les Upanishads, surtout dans celles qui sont moins anciennes, une théorie complète de l'extase et des moyens de la provoquer { : immobilité prolongée du corps, fixité hébétante du regard, répéti- tion mentale de formules bizarres, méditations sur les mystères insondables contenus dans quelques monosyllabes tels que le fameux om, qui est le brahman même, suppression du souffle, toute une série d'exercices hypnotiques par lesquels on s'imaginait faire rentrer les esprits vitaux dans la pensée, la pensée dans l'âme, recueillir celle-ci tout entière dans le cerveau, puis la ramener dans le cœur siège l'âtman suprême. Il est inutile d'insister davan- tage sur ces procédés, auxquels une physiologie étrange peut donner une certaine apparence de singularité, mais qui se retrou- vent à peu près les mêmes dans le bagage de beaucoup d'autres sectes d'illuminés. Ils ont été recueillis et exposés ex professo dans le système qui porte plus particulièrement le nom de Yoga. Prati- qués consciencieusement, ils ne peuvent qu'aboutir à la folie et à l'idiotisme, et c'est en effet sous la figure d'un fou ou d'un idiot que dans les Purânas1, par exemple, on nous dépeint souvent le sage. Nous n'avons pas à juger ici les spéculations des Upanishads, ni à insister plus longuement sur les conséquences inévitables de ce premier essai de la philosophie de l'absolu. Il n'est que trop visible combien cette doctrine est peu disposée à se mettre à l'école de l'expérience, combien elle porte à l'orgueil spirituel, ce péché de race qui frappa si vivement les Grecs quand ils entrèrent en rapport avec les brahmanes3; combien, même débarrassée de ses exagérations, elle tend à énerver la conscience, et quelle idée mélancolique en somme elle donne de la vie. On a souvent insisté sur ce dernier côté et on a cru saisir dans ces aspirations à un état qui pour nous ressemble si fort au néant, la plainte d'un peuple malheureux et las de vivre. Nous croyons, pour notre part, qu'il ne faut admettre cette explication qu'avec une extrême réserve, même

1. Katha-Up. III, 13. Les deux premières sections de la Çvêtâçvatara Up. et la VI" de la Maitri-Up. (qualifiée, il est vrai, de khila, de supplément par le commentaire de Râmatîrtha, p. 77, éd. de la Bibl. Ind.) sont consacrées à ces exercices. Dans la Garbha-Up., 4, le fœtus s'y apprête déjà dans le sein maternel.

2. Cf. la légende du roi Bharata, Vishnu-P., II, ch. xm, t. II, p. 316 de la traduc- tion de H. H. Wilson, éd. Hall ; et le « vœu de folie », l'unmattavrata, ibid., I, ch. ix, t. 1, p. 135.

3. Cf. le récit de l'entrevue d'Onésicrite avec les brahmanes ap. Plutarch., Alexander, LXV ; Strabo, XV, ch. lxiv, lxv: Megasthenis fragmenta, p. 140, 141, éd. Schwanbeck. Cf. la légende de Raikva, Chândog. Up., IV, 1 et 2.

84 LES RELIGIONS DE L'INDE

pour le bouddhisme, qui cependant a été bien plus franchement pessimiste. Les prémisses une fois posées, la suite des déductions métaphysiques a quelque chose de fatal, et celles-ci devaient sortir, pour peu qu'on osât les y chercher, de données premières qui n'ont rien de commun avec le dégoût de la vie. Aussi ces doctrines nous paraissent-elles à l'origine respirer la hardiesse spéculative bien plus que la lassitude et la souffrance. Il n'en est pas moins vrai qu'elles sont loin d'être sereines et que, à la longue, malgré leur incontestable grandeur, elles ont exercé une action déprimante sur l'esprit hindou1. Elles l'ont habitué à ne point connaître de milieu entre l'exaltation et la torpeur, et elles ont fini par imprimer à toutes ses productions un caractère uniforme, mélange d'ardeur inassouvie et de satiété. Car (et c'est une dernière remarque qui doit être faite ici) ces doctrines ne se transmettront pas seulement dans l'école comme système philosophique, mais en elles trouve- ront désormais leur expression toutes les aspirations bonnes ou mauvaises du peuple hindou. A toutes les sectes elles fourniront une sorte de théologie supérieure. Les unes s'en inspireront comme d'un idéal, et il naîtra ainsi de loin en loin des œuvres d'une éléva- tion et d'une délicatesse incomparables ; les autres les abaisseront à leur niveau et les exploiteront comme un répertoire de lieux com- muns. Les moins religieuses leur emprunteront les dehors de la dévotion, les plus abjectes et les plus exécrables s'affubleront de leur mysticisme et se serviront de leurs formules. C'est en parlant du brahman et de la délivrance, que les alchimistes se feront une religion du grand œuvre, que les sectateurs de Kâlî immoleront leurs victimes, que certains çivaïtes se livreront à leurs orgies. On a peine à comprendre ces chutes profondes à côté d'œuvres comme la B/iagavad-Gitâ,\e Rural et même certaines portions des Purânas, et nulle littérature ne démontre comme celle-ci la vanité du mysti- cisme et son impuissance à rien fonder de durable. Le nombre de fois que des esprits d'une trempe peu commune ont ainsi essayé de refaire l'œuvre des Upanishads, est vraiment prodigieux. La plu- part de ces tentatives ne diffèrent entre elles que par des détails de faits, et nous n'aurons pas même à les énumérer. Leur histoire commune est un perpétuel et affligeant recommencement : au début, un effort vigoureux et de hautes visées suivis bientôt d'une

1. Cf. P. Regnaud, Le Pessimisme brahmanique, dans les Annales du Musée Guimet, vol. I.

BRAHMANISME 85

irrémédiable décadence; comme résultat final, une secte et une superstition de plus.

Aussi n'est-il pas étonnant qu'au cours de ces agitations stériles, le bon sens brutal ait eu parfois sa revanche et que, à tant de rêveries, il ait répondu par le scepticisme, par la moquerie et par la négation cynique. Déjà dans le Rig-Veda il est question de gens qui nient l'existence d'Indra1. Dans les Brâhmanas on se demande parfois si réellement il y a une autre vie2, et le vieil exégète Yâska, qu'on place d'ordinaire au cinquième siècle av. J.-G., est déjà obligé de réfuter l'opinion de maîtres bien plus anciens que lui et qui déclaraient le Veda un tissu de non-sens3. Ce scepticisme vul- gaire, qui ne doit pas être confondu avec les négations spécula- tives du Sâmkhya et du bouddhisme et dont l'allure frondeuse con- traste si fortement avec l'esprit timoré des modernes Hindous, paraît avoir eu autrefois d'assez nombreux adeptes. Le terme le plus ancien par lequel on les trouve désignés est Nâstika (dérivé de na asti, non est) « ceux qui nient4 ». Ils paraissent avoir formé des associations plus ou moins avouées sous la dénomination de Cârvâkas (du nom d'un de leurs maîtres) et de Lokâyatas « les mondains ». Gomme d'autres sectes, ils ont eu leurs Sùtras attri- bués, par dérision sans doute, à Brihaspati, le guru ou précepteur des dieux. Leur doctrine est représentée comme un scepticisme absolu, et leur morale, qui nous a été conservée dans quelques çlokas ou distiques écrits avec beaucoup de verve et attribués au même Brihaspati, est un simple appel à la jouissance : « tant que va la vie, amuse-toi et fais bonne chère; une fois que le corps est réduit en cendres, il ne revivra plus 5. »

1. II, 12, 5; VIII, 100, 3,4.

2. Taittir. Samh., VI, 1, 1, 1 ; Katha-Up. I, 1, 20.

3. Nirukta, 1, 15-16.

4. Spécifiquement « qui nient la vie future ». Comparer l'éloquent passage dirigé contre eux, Bhagavad-Gitâ, XVI, 6 sq. ; et J. Muir, Metrical Translations from Sanskrit Writers, p. 12-22, 1879.

5. Sâyana a consacré aux Cârvâkas le premier chapitre de son Sarvadarçanasamgraha : la plus grande partie de ce chapitre se trouve traduite par M. Cowell dans la nouvelle édition des Miscellaneous Essays de Colebrooke, t. I, p. 456. La « fausse science de Brihaspati » est dénoncée, Maitri Up., VII, 9. Les auteurs de la Kâçikâ Vritti, qui étaient probablement jainas, attribuent ce système mal conçu aux bouddhistes (Max Muller, dans VAcademy, 25 septembre 1880, p. 224). D'autre part, les bouddhistes en rapportent la paternité aux brahmanes (Milindapafiho, p. 10).

III

DÉCLIN

Les brahmanes porteurs du Veda et de la tradition. Formation d'une littérature | brahmanique, orthodoxe et accessible à tout le monde : Itihâsa, Purâna. Codes de lois. Tendances monothéistes : Brahmâ. A partir surtout de l'époque de Çamkara, le Védantisme devient peu à peu la seule expression spéculative orthodoxe du brahma- nisme. Modifications introduites dans le vieux culte : doctrine de l'ahimsâ et abolition du sacrifice animal. Disparition progressive des pratiques de l'ancien rituel. Déca- dence des études védiques : leur réveil, une œuvre de la science européenne.

La religion que nous venons d'exposer est proprement le brah- manisme, la religion des brahmanes. Bien différente de celles qu'il nous reste à examiner et dont les unes, le bouddhisme et le jai- nisme, ont rompu avec eux dès l'origine, dont les autres, les diverses formes du vishnouisme et du çivaïsme, ont été adoptées par eux et se sont épanouies sous leur direction, mais ne leur ont jamais appartenu au point de ne pas pouvoir se passer de leur mi- nistère, celle-ci est bien leur œuvre et leur propriété. Elle ne se serait pas faite sans eux, elle ne saurait exister sans eux et sans eux elle aurait disparu en nous laissant quelques souvenirs défi- gurés peut-être, mais sûrement pas un seul témoignage authen- tique. Et réciproquement c'a été le secret de la force et de la durée de leur caste si faible, si nulle comme organisation, d'avoir tou- jours eu conscience de sa mission de gardienne de la tradition. Malgré l'ardeur avec laquelle ils se sont jetés dans la théosophie et dans les dévotions sectaires, malgré le rôle prépondérant et quasi divin qu'ils ont su se ménager dans les religions nouvelles1,

1. De Çatap. Br. IL 2, 2, 6 et Manu, XI, 86, rapprocher des passages tels que Bhâga- vata-Pur. III, 16, 17. Un vers proverbial moderne dit : « Le monde entier dépend dos dieux ; les dieux dépendent des mantras ; les mantras dépendent des brahmanes ; les

BRAHMANISME 87

ils n'ont jamais cessé de veiller sur ce vieux patrimoine. Il est pro- bable que déjà plusieurs siècles avant notre ère beaucoup d'entre eux avaient adopté à côté de leurs doctrines propres des croyances d'origine différente, et nous aurons à signaler plus loin quelques- unes des formes religieuses nées de ces compromis. Dans les dis- ciplines toutefois qui se rapportent à leurs usages traditionnels et à leur vieille littérature, ils sont en général restés fidèles aux données du passé, et cela non seulement parmi les mîmâmsistes qui étaient la tradition incarnée, mais même parmi les vedântins, qui avaient infiniment plus d'affinités avec toutes les nouveautés. C'est le même culte au fond qui se trouve décrit successivement dans les Brâhmanas, dans les Sûtras, dans les Prayogas et dans des traités encore plus modernes. Les Smritis, bien que diversement anciennes, n'ont la plupart rien de sectaire. Quand Patanjali, qui passe cepen- dant pour l'auteur des Yogasùtras, le plus excentrique des systèmes de philosophie, défend au début de son Maliâbhâshya (deuxième siècle av. J.-G.) l'utilité des études grammaticales, il se place exactement sur le même terrain que le vieux Yâska, celui de l'exé- gèse védique l. Çamkara au huitième siècle, Sâyana au quatorzième étaient des Vaishnavas et passent même pour avoir été des incar- nations de Vishnu; il n'y paraît guère pourtant, quand ils com- mentent, l'un les Vedântasûtras et les Upanishads, l'autre l'en- semble des quatre Yedas2. Dans les traités de philosophie, la polémique contre les doctrines des diverses sectes abonde, mais elle est strictement scolastique. Il n'y a pas jusqu'au grand retour

brahmanes sont mes dieux. » J.-A. Dubois, Mœurs des peuples de VInde, t. I, p. 186, et O. Bôhtlingk, Indische Sprûche, 7552, t. III, p. 607, 2e éd.

1. Mahâbhâshya, 1, 1, 1, p. 1-5, éd. Kielhorn.

2. Le commentaire de Sâyana sur l'Atharva-Veda, dont l'existence tour à tour niée et affirmée était devenue plus que suspecte (Burnell, Vamçabr., p. xxi ; Haug dans la Zeitschr. der Deutsch. Morgenl. Gesellsch., XVIII, p. 304; Max Mùller, dans Academy, 31 janvier 1874), vient justement d'être découvert. Cf. les lettres de Shankar Pandurang Pandit, Max Mùller et G. Bùhler, dans YAcademy, 5 et 12 juin 1880. L'Atharva-Veda, qui est complètement ignoré aujourd'hui dans le Sud, le pays natal de Sâyana, et qui, dès le dix-septième siècle, était considéré comme perdu (Burnell dans Indian Antiq., VIII, 99, et Classified Index of the Tanjore Mss., I, 37), y était sans aucun doute favorable- ment connu avant, puisqu'il est employé dans l'Apastamba Dharma-Sûtra, qui, très probablement, fut composé dans l'Inde du Sud. (G. Bùhler, Sacred Laws of the Aryas, I, p. xxv et xxx.) Sur Sâyana, cf. Burnell, spécialement Vamçabr âhmana, préface, p. v, ss. Il était le chef principal (jagadguru) des brahmanes Smârtas, et mourut en 1386 au monastère de Çrihgeri, dans le Mysore. Burnell a émis l'hypothèse, nullement im- probable, que Sâyana et Mâdhava, qui passent pour frères et qui se partagent l'hon- neur d'avoir écrit la majeure partie de ces commentaires, sont en réalité un seul et même personnage.

88 LES RELIGIONS DE L'INDE

offensif contre le bouddhisme inauguré dans le Dékhan au septième et au huitième siècle par les écoles de Kumârila et de Çamkara *, et les passions sectaires eurent en réalité une part décisive, qui, dans les documents authentiques étudiés jusqu'ici, ne paraisse se réduire à de simples discussions entre métaphysiciens. A s'en tenir à cette littérature, on dirait que l'Inde brahmanique n'a jamais connu, à côté de son Veda, que des systèmes philosophiques, et on soupçonnerait à peine l'existence de ces puissants mouvements religieux qui nous sont révélés dans la poésie épique, dans la lit- térature profane et dans l'immense amas des écrits sectaires. Sans s'abstraire jamais des choses présentes et avec des moyens en somme très imparfaits, les brahmanes ont ainsi conservé pendant plus de vingt siècles encore leur vieil héritage avec une fidélité pour laquelle, non seulement la science moderne, mais l'Inde aussi leur doit quelque reconnaissance. Car, s'il y a eu quelque chose de salutaire dans le passé de ce peuple, au milieu de ce débordement de rêveries, c'est encore la continuité de la pure tradition brahma- nique, malgré son esprit routinier et dédaigneux de l'expérience, son exclusivisme et son profond manque de charité. Aucun mouve- ment sectaire en somme n'a rien produit d'aussi solide que les vieilles Smritis, d'aussi indépendant et purement intellectuel que certains Sûtras philosophiques. Le vaidika, qui sait par cœur et enseigne à ses disciples un ou plusieurs Vedas qu'il comprend encore en partie du moins, est supérieur au guru sectaire avec ses mantras inintelligibles, ses amulettes et ses diagrammes ; le yàjnika, qui possède la science compliquée de l'ancien sacrifice, doit être mis au-dessus du desservant illettré d'un temple et d'une idole, et l'agnihotrin qui, tout en soignant ses affaires, entretient ses feux sacrés et se conforme avec sa femme et ses enfants aux prescrip- tions de son rituel héréditaire, est un être plus utile et plus moral que le fakir et même que le moine bouddhiste.

Nous n'essaierons pas de suivre le brahmanisme dans son déclin à travers la longue période il n'a plus été qu'une des faces de ce Protée multiforme qui s'appelle l'hindouisme, et au cours de

1. Pour l'âge de Kumârila Bhatta, cf. Burnell, Sâmavidhânabrûhmana, introd., p. vi. Çamkara Acârya est généralement placé au huitième siècle; peut-être faudrait-il adop- ter plutôt le neuvième. La tradition la plus accréditée le fait naître le 10 du mois de Mâdhava (avril-mai) en l'an 788 de J.C Kern. ap. Ind. Studien, t. XIV, p. 353. D'autres traditions, il est vrai, le placent au deuxième et au cinquième siècle, Ind. Antiq., I, 361; VII, 282. L'auteur du Dabistân (II, 141), d'autre part, le fait descendre jusqu'au commencement du quatorzième.

BRAHMANISME M

laquelle il a fini par être si intimement mêlé aux religions sectaires, qu'on ne peut plus l'en séparer que par abstraction. Il reste toute- fois quelques points qu'il importe de relever.

Presque toute l'ancienne littérature religieuse était ésotérique ou avait fini par le devenir. Le Yeda Tétait plus ou moins de droit, puisqu'il ne pouvait être transmis que par un enseignement oral dont les femmes et les castes serviles étaient strictement exclues 1 et qui, en définitive, ne s'adressait qu'aux seuls brahmanes. Les livres accessoires l'étaient de fait2; car, ou bien ils supposent la connaissance du Veda, ou bien leur forme est telle qu'un initié seul pouvait les comprendre : nul profane n'eût été en état de lire par exemple un Sûtra. L'usage de l'écriture étant venu à se répandre, en présence peut-être aussi de ce qui se pratiquait dans les sectes, on s'appliqua, sans toucher à l'interdiction qui entourait le Veda, à reproduire sous une forme abordable les doctrines présentant un intérêt plus général. Nous croyons qu'il faut voir une première tentative de ce genre dans la plupart des Upanishads, notamment dans les petites, dont le caractère est particulièrement littéraire. D'autres monuments de cette littérature ont péri ou ne sont par- venus jusqu'à nous que remaniés de fond en comble : tels sont les vieux recueils épique et légendaire, l'ancien Itihâsa et l'ancien Purâna, si souvent mentionnés et dont certaines portions non sec- taires du Mahâbhârata peuvent donner peut-être quelque idée. Plus tard les nombreux Dharmaçâstras ou Godes de lois, tels que ceux de Manu, de Yâjnavalkya et d'autres3, furent rédigés dans le même

1. L'upanayana, la présentation de l'élève au maître, est réservé par toute la Smriti aux enfants mâles des dvijas, c'est-à-dire des membres des trois castes supérieures qui n'ont pas perdu, par leur négligence, leur droit à l'initiation. Le çûdra est formelle- ment exclu, Apastamba Dh. S., I, 1, 5. A cet égard, point de doute. Il serait plus intéressant de savoir jusqu'à quel point les non-brahmanes faisaient usage de leur droit. Mais la Smriti ne concerne guère en réalité que les brahmanes, et ce qu'elle dit des autres castes est presque toujours sujet à caution. Selon toute probabilité, la communication du Veda se réduisait pour elles (et même pour beaucoup de brah- manes) à une simple formalité.

2. Ils affichent d'ailleurs eux-mêmes des prétentions à l'ésotérisme : cf. Nirukta, II, 3-4 (un passage que nous retrouvons dans Manu, II, 114,115, 144, et Samhitopanishad, 62, III); Manu, I, 103; II, 16; XII, 117.

3. Pour différentes listes de Dharmaçâstras, cf. Stenzler, Zur Literatur der indischen Gesetzbùcher, ap. Ind. Studien, t. I, p. 232. Ont été publiés à ce jour en éditions cri- tiques facilement accessibles : Manu, ou Mânava-Dharmaçâstra, qui a été publié un grand nombre de fois, entre autres par G. Ch. Haughton, 1825, et A. Loiseleur Des- longchamps, 1830-1833) et reproduit en bien des langues, depuis la célèbre traduction de Sir William Jones, 1794. Yâjnavalkya, texte et traduction allemande par A. F. Stenzler, 1849. La Mitâksharâ, traité de jurisprudence, composé à la fin du onzième

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but. Ce sont des compositions relativement modernes, dont bien peu remontent au delà de notre ère et dont quelques-unes descen- dent bien plus bas, mais qui sont très vieilles pour le fond. Il y eut ainsi une littérature purement brahmanique, sans aucun mélange sectaire, accessible à tout le monde, qui s'est continuée sans interruption jusqu'à nos jours. Et, comme cette littérature se produisait parfois sous les noms des plus révérés parmi les anciens sages, quelques-unes de ses œuvres ne tardèrent pas à éclipser les originaux scolastiques. Le code de Manu, par exemple, attribué à l'ancêtre et au législateur mythique de la race humaine, prit rang à la tête des Smritis et immédiatement après le Yeda.

C'est dans ces livres que le rôle de Brahmâ (masculin), le créa- teur, le père des dieux et des hommes, est accentué le plus nette- ment, figure majestueuse mais un peu pâle, comme tous les pro- duits de la spéculation, et peu faite pour disputer la suprématie à ses redoutables rivaux issus des croyances populaires. Etranger à l'ancien culte, bien que son prototype Prajâpati y eût une assez large part, il ne paraît pas avoir tenu plus de place dans les cultes nouveaux et, parmi les innombrables sanctuaires de l'Inde, on n'en connaît qu'un seul, celui de Pushkara près d'Ajmîr en Râjastan, qui lui soit exclusivement consacré1. C'est également dans ces livres que la théorie des quatre âges du monde (Yuga) et du triomphe progressif du mal, ainsi que celle des créations et des destructions successives de l'univers se suivant à travers d'immenses périodes, est exposée pour la première fois d'une façon précise2. Les doc-

siècle et plusieurs fois édité dans l'Inde, est basée sur le code de Yâjfiavalkya. Nàrada, traduction anglaise par J. Jolly, 1876. Une collection de vingt-six de ces textes a été réimprimée par Jivânanda Vidyàsâgara sous le titre de Dharmaçâstrasamgraha, Calcutta, 1876. A ces publications on peut ajouter les compendiums ou digestes ^compilés par les pandits : The Code of Gentoo Law, 1776 (compilé par ordre de Warren Hastings, et traduit en anglais par Halhed, a été traduit en français et en allemand) ; et The Digest of Hindu Law on Contracts and Successions par Jagannâtha Tarkapancànana (traduit par Golebrooke, 1798, réimprimé en 1801 et en 1864). D'un caractère un peu différent, bien que dérivant de la môme source, est le nouveau Digeste de Bombay, rédigé suivant les décisions des Çâstrins, ou juristes indigènes attachés a»x cours de jus- tice de la Présidence, par R. West et G. Bûhler, 1867.

1. Le culte de Brahmâ est cependant minutieusement décrit dans le Bhavishya-Pu- râna, Aufrecht, Oxford Catalogue, pp. 30, 31.

2. Cf. R. Roth, Der Mythus von den filnf Menschengeschlechtem bei Hesiod und die indische Lehre von den vier Wcltallern, 1860. Cette théorie pessimiste est exprimée par l'allégorie de la Vache du Dharma, qui se tient sur quatre pieds dans le premier Age, sur trois dans le deuxième, sur deux dans le troisième, sur un seul dans l'Age actuel. La théorie développée des quatre âges contient des données numériques qui relè-

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trines relatives à la vie d'outre-tombe, notamment celles qui ont rapport à l'enfer ou plutôt au purgatoire (car il n'y a pas de sup- plices éternels), prennent leur forme définitive. Nul effort n'est fait d'ailleurs pour relever les vieilles divinités des coups multiples qui leur ont été portés successivement par le ritualisme, par la théo- sophie et par les dévotions sectaires. Indra et ses pairs sont les dieux du culte : hors de là, ce sont des puissances très subordon- nées, qui veillent comme gardiens sur les différentes régions du monde (lokapâla) et dont l'homme peut, par la science et par la pénitence, devenir l'égal sinon le supérieur1.

Par leur tendance éclectique et monothéiste, ces livres contri- buèrent à la formation d'une certaine orthodoxie dans le sein du brahmanisme. D'une part le Veda fut accepté plus que jamais comme une autorité absolue2, d'autant plus indiscutable en théorie

vent de l'astronomie, soit chaldéenne, soit grecque. Cf. Biot, Etudes sur l'astronomie indienne et chinoise, p. 30 ss.

1. Tout comme les anciens dieux gardent leur rang dans la partie rituelle de ces livres, ils le gardent souvent aussi dans les légendes de la poésie épique, des Purânas, même dans ceux dont le caractère sectaire est le plus prononcé. Cf. sur ce sujet les intéressantes monographies de A. Iloltzmann : Agni nach den Vorstcllungen des Mahâ- bhârala, 1878; Indra nach den Vorstellungen des Mahâbhârala, dans la Zeitschr. d. D. Morgenl. Gesell., XXXII, p. 290; Die Apsaras nach dem Mahâbhârala, ibid., XXX1IÏ, p. 031 ; Arjuna, ein Beitrag zur Reconstruction des Mahàbhàrata, 1879. Mais dans tous ces ouvrages, les devas, pour ainsi dire, disparaissent dès que la question devient une question de spéculation, de cosmogonie. Suivant Manu, ils furent créés en même temps que les hommes et les êtres inférieurs, bien après la création des principes élémen- taires et des puissances démiurgiques, les Manus et les Prajàpatis, personnages qui, pris séparément, appartiennent presque tous à Tancienne littérature (étant pour la plupart des rishis védiques) mais qui sont nouveaux dans ce rôle et dans ce groupe- ment, Manu, I, 5-8. Cette mythologie cosmogonique apparaît aussi dans l'épopée et dans tous les Purânas, avec un nombre infini de variations dans le détail, mais qui n'affectent pas le système, qui, au fond, reste le même. La principale différence est que. dans les Purânas, cette mythologie est subordonnée aux grandes divinités sectaires et surtout grossie dans des proportions énormes, tant pour la masse que pour l'exagé- ration des détails. Ainsi, pour les quatorze Manvantaras, ou règnes d'un Manu, comme tout change dune de ces périodes à l'autre, les choses, les hommes et les dieux, on se fait un amusement de dresser de tout cela des inventaires complets pour chacun d'eux, non seulement pour ceux que l'on regarde comme passés, mais même pour ceux qui sont encore à venir. Cf., par exemple, les premiers chapitres du livre V11I du Bhâgavata P. et le livre III du Vishnu Purâna.

2. Ce n'est que dans cette période de déclin que l'on semble avoir eu la pensée de soumettre l'ensemble de la littérature védique, la Çruti et tout ce qui s'y rapporte, à une classification définie, et d'en dresser des inventaires systématiques. D'anciennes tentatives de ce genre sont le Prasthânabheda de Madhusûdana Sarasvatî, et le Carana- vyûha, un des pariçishtas ou suppléments du Yajus Blanc, publiés successivement par le professeur Weber dans les Indische. Stndien, vol. I et II. Pourtant, malgré ces essais, cette littérature n'a jamais été fixée en un canon, dans le sens exact du mot, comme

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qu'elle était peu gênante en pratique ; d'autre part la reconnais- sance d'un Dieu personnel et providentiel, dont les Brâhmanas et les Upanishads se passent parfois si aisément, devint peu à peu un dogme. Sous quelque nom qu'on l'invoquât et quelque explica- tion métaphysique qu'on donnât de son être, il fallut confesser un Içvara, un Seigneur, et s'humilier devant lui. Le Sâmkhya, qui niait cette notion, fut déclaré impie. La Mimâmsâ, qui l'ignorait, fut tenue elle-même pour suspecte1, malgré son rigorisme tradi- tionaliste, et elle fut obligée de l'inscrire en tête de son credo. Le Vedânta seul, par ce privilège qu'ont toujours eu les systèmes idéalistes de concilier la dévotion avec une métaphysique qui semble devoir l'exclure, échappa parfois à la nécessité de recon- naître expressément un Dieu conscient et distinct du monde. Dans YAtmabodha2 (connaissance de l'âtman), attribué à Çamkara, qui est cependant une œuvre de vulgarisation, il n'est question que du brahman neutre et impersonnel. Mais, pour peu que la pensée, se reposant de l'effort spéculatif, vienne à se servir de formules moins précises, le Vedânta subit à son tour la loi commune et parle le langage du déisme. Grâce à cette élasticité qui lui permet- tait de satisfaire tous les genres de piété, ce système finit par absorber tous les autres sur le terrain religieux. A partir surtout de la vigoureuse impulsion qu'il reçut de Çamkara, qui paraît avoir introduit le premier dans l'école une organisation cénobitique3, il devint à peu près la seule expression spéculative du brahmanisme. Toute la littérature d'édification et de propagande s'en inspire et, de nos jours, la plupart des brahmanes lettrés, une minorité en somme, à quelque secte d'ailleurs qu'ils appartiennent, professent plus ou moins le védantisme4.

celle des bouddhistes et des jainas, chacune des différentes familles de brahmanes ayant toujours adhéré de préférence à son Veda héréditaire.

1. Chez Varâha Mihira (sixième siècle) les mîmâmsistes sont assimilés aux boud- dhistes. Ind. Studien, XIV, p. 353.

2. Traduit et commenté par F. Nève ap. Journal Asiatique, t. VII, 6" série. Cf. encore F. H. H. Windischmann, Sancara, sive de Theologumenis Vedanticorum, 1833.

3. Cf. Burnell, Vamçabrâhmana, lntrod., p. xm. Ces cénobites différaient considéra- blement des anciens Hylobioi. Ils vivaient ensemble dans des mathas ou monastères, les sexes étant toujours séparés et voués au célibat. Ils formaient des ordres religieux réguliers, semblables à ceux du bouddhisme; et dans les différentes religions sectaires, ils ont spécialement fleuri, ils formèrent une sorte de clergé inconnu du vieux brahmanisme. Les brahmanes, on ne peut trop le redire, étaient des groupes hérédi- taires d'individus sacrés, mais ils ne formaient pas un clergé.

4. Comparer, pour le dix-septième siècle, le témoignage de l'auteur du Dabistân, II, p. 103.

BRAHMANISME 93

Il serait intéressant de se rendre compte de ce que devient pen- dant la même période le culte du brahmanisme, et de le suivre dans sa disparition graduelle. Mais sur ce point les renseigne- ments exacts font défaut. Une chose paraît certaine, c'est qu'il ne se confondit jamais avec le culte sectaire. Non seulement les écrits orthodoxes, tels que Manu, défendent aux brahmanes de desservir les temples et les idoles, et d'officier aux cérémonies populaires, mais des livres aussi décidément sectaires que les poèmes épiques et même que certains Purânas (Mârkandeya P., Vishnu-P., Bhâ- gavata-P.), ne mentionnent guère que les anciennes cérémonies. Ce n'est que dans les Tantras, dans les Purânas qui s'en rapprochent, dans quelques Upanishads, dans des manuels et dans des compi- lations techniques, c'est-à-dire dans des écrits d'une affectation très spéciale, qu'on trouve des indications précises sur le rituel sectaire. Il semble qu'aux yeux des brahmanes même le plus pro fondement engagés dans les religions nouvelles, le culte de ces religions soit resté une dévotion, un tribut d'hommages, une pâjâ, radicalement différente du yajha, du sacrifice traditionnel. Les doctrines se mêlèrent, les rites restèrent distincts. Des anciennes pratiques, ce furent naturellement celles du rituel domestique qui à la fois persistèrent le mieux et varièrent le plus. Nous rappelle- rons seulement la plus importante de ces innovations, l'odieuse coutume de Xanumarana, qui fit une loi à la veuve de se brûler avec le corps de son époux1. Quant au grand culte brahmanique, qui était garanti par une tradition plus savante, il était moins menacé par le changement que par la désuétude. Ce culte était extrêmement compliqué et onéreux, et déjà dans les Brâhmanas il avait fallu en venir à des accommodements 2. Sans toucher à l'an- cienne théorie, on s'arrangea de façon à rendre la pratique plus aisée. C'est une règle générale que plus un traité rituel est moderne, plus il est circonstancié et exigeant, mais plus aussi il multiplie les dispenses et les moyens de se mettre en règle à peu de frais. Toute une classe d'écrits, les Vidhânas, dont les origines sont d'ailleurs fort anciennes, n'ont pas d'autre objet que d'enseigner une sorte de culte au rabais, procurant les mêmes fruits que les

1. L'endroit une sati s'est ainsi dévouée, est marqué quelquefois par un cipp* portant gi'avées à la partie supérieure deux empreintes de pieds, une grande et une petite, l'une à la suite de l'autre et dirigées dans le môme sens.

2. Cf. par exemple Taittir. Samh., I, 6, 9, les fruits des grands somayàgas sont attribués aux ishtis de l'espèce la plus simple.

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grands sacrifices1. Les immolations qui étaient peu conciliaires avec le précepte de Valdmsâ, du respect de tout ce qui a vie, con- séquence de la doctrine de la métempsycose et aussi des idées plus douces répandues par le bouddhisme, furent abolies peu à peu, et la libération de la victime, ou la substitution en son lieu et place d'une figure faite de pâte de farine, qui étaient de tolérance, finirent par être de précepte. Le dàna, la libéralité envers les brahmanes sous forme, soit de donations enterres 2, soit de présents de toute sorte (une de ces offrandes consistait à donner son propre poids d'or ou d'argent1), devint peu à peu la plus méritoire des œuvres pies, d'une efficacité bien supérieure à celle du sacrifice4. En même temps le brahmanisme admit un grand nombre de pra- tiques telles que pèlerinages, ablutions dans le Gange, etc., dont les anciens livres ne savent rien et qui dans Manu encore ne sont

1. Deux Vidhânas ont été publiés jusqu'ici : celui du Sama-Veda par M. Burnell, The Sâmavidhânabrâhmana, 1873, et celui du Rig-Veda par M. R. Meyer: Rlgvidhânam, Berolinj, 1888.

2. Il nous est parvenu un nombre considérable et chaque jour grandissant de ces actes de donations gravés sur des feuilles de cuivre et octroyés par des rois, des mi- nistres d'État, des princes vassaux. La majeure partie des anciennes inscriptions consiste en documents de cette sorte, et c'est grâce à eux que nous pouvons cons- truire fragment par fragment l'histoire positive de l'Inde. La plupart de ces dons sont faits à des brahmanes ; un petit nombre seulement à des laïcs.

3. Cette sorte de don s'appelait tulâ « balance ». Dans une inscription du douzième siècle, il est dit d'un roi de Ganoje qu'il célébra cent fois le rite tulâ. Râjendralâla Mitra : Notes on Iwo copperplate-grants of Govindacandra of Kanauj, ap. Journ. As. Soc. of Bengal, t. LX.II. Cf. aussi la Vrihat-Parâçarasmriti dans le Dharmaçâstrasamgraha, vol. 11, p. 232, éd. de 1876.

4. Une littérature considérable se rapporte au dâna. Le petit texte intitulé Brihaspa- tismriti (publié dans le Dharmaçâstrasamgraha, 1, p. 614 sq.) et tout le livre Vlll de la Vrihat-Parâçarasmriti (ibid., Il, p. 215 sq.) en traitent exclusivement. C est égale- ment le sujet d'une grande partie du Bhavishyottara Purâna (Aufrecht, Oxford Cata- logue', p 35), et de toute la seconde section ou Dânakhanda de l'Encyclopédie de Hemâdri. le Caturvargacintâmani (treizième siècle, en cours de publication dans la Bibliotheca Indica). Le rite tulâ est décrit dans le 150" chapitre du Purâna et dans le i)e du DânakhancLi. Il est juste, pourtant, de remirquer qu'à travers toute la litté- rature on trouve une double doctrine à ce sujet. D'une part l'excellence du dâna est exaltée, et le pratigraha, le droit de le recevoir, est un des plus précieux privilèges des brahmanes, et d'autre part, ceux qui aceceptent des dons, spécialement des mains d'un roi, sont blâmés. Cf. A. Weber dans les Ind. Stud., X, p. 55 sq. Des contradic- tions exactement semblables se rencontrent par rapport à la situation de purohita, de chapelain domestique d'un prince ou d'un grand seigneur, un rang qui est parfois exalté au-dessus de tout autre, et représenté par ailleurs comme peu honorable. A. Weber, ibid., p. 99 sq. J. Muir, Sanskrit Tcxts, l, pp. 128 et 507, 2e éd.; et Ind. Ântiq,, VI, p. 251 sq. Le brahmane ne doit pas gagner sa vie par l'autel comme par un commerce, il ne doit pas vendre ses services ou accepter la situation d'un domes- tique à gages, il y a dans tout cela un conflit entre l'idéal et la fierté de l'ascétisme et

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pas tenues en grande estime1. Sur tous ces changements, la litté- rature nous renseigne suffisamment. Ce qu'elle ne dit pas, c'est la place que ce culte tenait encore dans la réalité. Par les monnaies et par les inscriptions nous savons que les grands sacrifices tels que Paçvamedha, le vâjapeya, le paundarîka, etc., n'ont pas cessé d'être célébrés durant le haut moyen âge2. Puis, à partir du hui- tième siècle, ces témoignages deviennent excessivement rares, et il n'est plus question que d'une façon générale de secours fournis aux brahmanes pour Paccomplissement des rites 3. La conquête musulmane qui s'étendit d'une façon permanente sur une grande partie du territoire, dut activer la décadence, en tarissant en de vastes provinces la source des libéralités princières, et il est pro- bable que c'est à cette époque qu'il faut placer la disparition de textes rituels importants qui existaient encore au moyen âge, et qui se sont perdus depuis4. Les somayâgas, qu'on sait avoir été célébrés dans notre siècle, peuvent se compter sur les doigts5. Les brahmanes agnihotrins, qui entretiennent les trois feux sacrés, ne sont plus qu'un petit nombre, et l'ancien noviciat, le brahmacarya, par lequel s'acquiert la connaissance des textes et des rites, ne fait plus guère de recrues6. Le profit est ailleurs, à l'étude de la logique, du droit, de la grammaire7, et encore ces connaissances,

le désir de pouvoir temporel, deux passions également chères à la caste brahmanique.

1. Manu, Vlll, 92.

2. Monnaies et inscriptions des Guptas ; inscriptions d'Ajantâ ; des Pailavas, et des anciens Gâiukyas et Kadambas du Dékhan. Dans les inscriptions du Gujarât (dynastie de Baroch Gâiukyas de Valabhî, des cinquième et sixième siècles), au contraire, des cérémonies de rituel domestique sont seules spécitiées. Journ. of the Roy. As. Soc, I, nouvelle série, pp. 269, 276; Ind. Antiq., VII, pp. 70, 72, VIII, p. 303; Journ. of the Roy. As. Soc, Bombay. XI, 344, 345. Le principal document, la grande inscription de Nânâghât, est encore inédit. Cf. Journ. of the Roy. As. Soc, Bombay, XII, 405.

3. Dans les inscriptions expressément sectaires, le don est fait directement au dieu, c'est-à-dire au sanctuaire.

4. Cette désertion graduelle est perceptible dans le dernier grand effort de l'ancienne théologie, dans les Commentaires de Sâyana. C'est une de ces œuvres savamment com- pilées qui n'ont pas de racine dans la vie actuelle, résument le passé et n'ont pas d'avenir.

5. Le dernier, qui fut célébré à Pouna, dans le pays Marhatte, eut lieu à une date déjà lointaine, 1851; il dura six jours. Haug dans la Zeitschr. d. D. Morgenl, GeselL, XVI, p. 273.

6. L'upanayana, le don du cordon sacré, la communication de la Sâvitrî, etc., étant des sacrements, s'accomplissent encore, surtout pour les brahmanes ; mais toutes ces cérémonies, que les Smpitis répartissent sur une durée moyenne de douze ans, ne prennent plus d'ordinaire que quelques jours.

7. Dans une curieuse liste des membres d'une réunion littéraire tenue au douzième siècle au Cachemir, sur trente pandits présents, il n'y a que quatre Vaidikas, G. Bûh- ler, ap. Journ. of the Roy. Asiat. Soc. Bombay, t. XII, extra number, p. 50.

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la jeunesse va-t-elle les chercher dans les collèges organisés à li façon anglaise, plutôt que dans les tols ou mathas brahmaniques. En 1829, Wilson comptait encore vingt-cinq de ces institutions avec six cents élèves à Nadiyâ, le principal siège de la science indi- gène au Bengale. Moins de quarante ans après, ce nombre était réduit à la moitié, et celui des élèves au quart1. Et comme il en est au Bengale, il en est à peu près partout, dans l'extrême Sud, dans les pays marhattes et même à Bénarès. Sur le terrain reli- gieux, l'intérêt est aux œuvres modernes du védantisme sectaire. L'ancienne théologie ne répondant plus à une foi et ayant cessé d'être une profession lucrative, est en train de disparaître. On ne fait plus guère de copies des vieux livres à mesure que les anciennes se détruisent et, bien qu'il y ait encore dans l'Inde bien des milliers de brahmanes qui savent par cœur les principaux textes védiques, on peut dire que la science européenne est venue juste à temps pour recueillir cette antique succession au moment elle allait tomber en déshérence. L'espèce de renaissance du védisme qui s'est manifestée dans ces derniers temps par des publications de textes et même par des tentatives d'un retour prati- que à l'ancienne orthodoxie, patronnées par diverses ^harmasabhâs (associations pour le maintien de la Loi), n'est elle-même que le contre-coup de l'œuvre inaugurée, il y aura bientôt un siècle, par William Jones, et elle constitue un mouvement où, malgré cer- taines apparences, le goût de l'archéologie, l'esprit national et la politique même ont plus à voir en somme que la religion.

1. Hunter, A Statistical Account of Bengal, t. II, p. 109.

III

BOUDDHISME

Le bouddhisme est le rejeton le plus direct du vietix brahmanisme ; en quel sens il en est aussi le plus ancien. Littérature du bouddhisme : le Tripitaka. Le Buddha, sa vie et sa mort : date du Nirvana. Difficulté de préciser la doctrine personnelle du maître : antithéologique et peu spéculatif, le bouddhisme primitif est athée et se renferme dans la question du salut. Les quatre nobles vérités. Les douze Nidànas ou conditions de l'existence. L'être existant est essentiellement périssable ; les skan- dhas etlp karman. Les renaissances. Le Nirvana est l'anéantissement absolu. Néga- tions du bouddhisme : il aboutit au nihilisme dans l'école de Nagârjuna. Ses affi- nités avec le Sâmkhya et avec le Vedânta. Progrès rapides du bouddhisme et causes qui les expliquent : la personnalité et la légende du Buddha; esprit de cha- rité et de propagande ; prédication ; discipline des opinions et direction des con- sciences. Formation d'une mythologie bouddhique : les Buddhas et les Bodhisattvas. Organisation du bouddhisme ; institution du monachisme et d'un clergé : le samgha. Le bouddhisme et la caste ; richesse de l'ordre religieux et magnificence du culte. Les circonstances politiques favorables au bouddhisme : établissement des grande» monarchies ; Açoka et les missions bouddhistes. Domination étrangère ; esprit cos- mopolite du bouddhisme. Décadence et extinction totale du bouddhisme dans Tlnde. A.-t-il succombé à la persécution? Le fanatisme dans l'Inde. Kumârila. Çam- kara. Les vraies causes de la ruine du bouddhisme ont été ses vices internes qui le laissent désarmé à la merci des religions sectaires.

En passant aux religions plus jeunes qui se sont développées à la suite du brahmanisme, la première qui s'offre à nous est le bouddhisme : non pas qu'il soit démontré que c'est la plus an- cienne, mais parce que, avant toute autre, elle est arrivée à une existence distincte et qu'elle est en quelque sorte le rejeton direct de la vieille souche, tandis que ses rivales s'y sont greffées plutôt comme des plantes parasites. Le bouddhisme présente en effet un double caractère. D'une part c'est bien un fait hindou, un pro- duit pour ainsi dire naturel de l'âge et du milieu qui l'ont vu naitre. Si on essaie de reconstituer sa doctrine et son histoire primitives, on arrive à quelque chose de si semblable à ce qui nous est offert dans

Religions de l'Inde. I. 7

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les plus anciennes Upanishads et dans les légendes brahmaniques, qu'il n'est pas toujours facile de déterminer quels traits lui appar- tiennent en propre. D'autre part il s'affirme dès l'origine comme une religion indépendante, souffle un esprit nouveau et à qui la puissante personnalité de son fondateur a imprimé une marque indélébile. En ce sens, le bouddhisme est l'œuvre du Buddha, comme le christianisme est l'œuvre de Jésus et l'islam celle de Mahomet. Dès la mort du Maître, on se sent en présence d'un corps de doctrines et d'une institution ayant leur vie propre et dont l'histoire ne touche plus que par des rapports indirects et tout externes à celle des religions contemporaines. Cette histoire, nous n'entreprendrons pas de la faire ici . C'est à peine si nous effleurerons les questions que soulèvent les sources de l'histoire du bouddhisme, ses diverses traditions si divergentes entre elles, sa double litté- rature d'abord conservée en sanscrit dans le Nord (livres du Népal), en pâli dans le Sud {Tipitaka et Chroniques de Ceylan), et plus tard reproduite plus ou moins fidèlement dans la plupart des langues de la haute et extrême Asie1. Il ne sera pas davantage

1. La collection des livres sacrés du bouddhisme porte le nom de Tripitaka (en pâli, Tipitaka), « les trois corbeilles » (expression qui semble présupposer l'exis- tence de textes écrits, mais qui, suivant V. ïrenckner, Pâli Miscellany, part. I, p. 67, s'accorderait au contraire très bien avec la tradition bouddhique d'une longue trans- mission purement orale du canon) parce qu'elle est formée de trois collection» moindres : celle du Vinaya, ou delà discipline, qui se rapporte spécialement au clergé ; celle des Sûtras, ou sermons du Buddha, contenant l'exposé général de la doctrine ; et celle de l'Abhidharma, ou de la métaphysique du système. Cette division est plus tra- ditionnelle que logique et les définitions ne sont exactes que d'une façon assez géné- rale. Pour les autres divisions cf. Burnouf, Introd. à IHist. du Buddh. Ind.> p. 48 et les communications de R. Morris et Max Mûller dans VAcademy des '27 et 28 août 1880, pp. 136 et 154. Ces ouvrages ont été conservés en deux rédactions relativement ori- ginales, mais ni l'une ni l'autre dans la langue primitive de l'Église, le dialecte mâgadhî. L'une est en pâli ; elle a cours à Ceylan et dans l'Inde transgangétique ; l'autre est en sanscrit et fut découverte au Népal, il y a quelque cinquante ans, par B. H. Hodgson. L'étude comparative de ces deux rédactions a fait jusqu'ici peu de progrès et la question de leur autorité et de leur âge relatifs est loin d'être tranchée. En général, les probabilités sont en faveur de la rédaction pâlie, qui, en tous cas, a l'avantage d'être fixée définitivement depuis le cinquième siècle par les commentaires de Buddhaghosha, et qui semble avoir mieux gardé la différence entre les anciens ouvrages et les productions plus récentes ; mais en opposition aux affirmations souvent tranchantes des savants pâlisants (cf., par exemple, Childers, Dictionary of the Pâli l.anguage.p. xi),on considérera les objections et les réserves judicieuses exprimées par E. Senart (Notes sur quelques termes buddhiques, Journ. Asiat., 1876, VIII, p. 477 sq.), ainsi que les éléments d'ancienne poésie populaire signalés par le même savant (Essai sur la légende du Buddha, ibid., 1874, III, pp. 363, 409 sq.), et par H. Kern [Over de Jaar- telling der zuidelijke Buddhisten, p. 23 sq.), dans les gâthâs des Sûtras développés du Nord, c'est-à-dire dans ce que, depuis Burnouf, on a pris l'habitude de regarder

BOUDDHISME 99

question, si ce n'est en passant, de la biographie de son fondateur, de ses divers systèmes de métaphysique, de sa morale et de son organisation ecclésiastique, de sa discipline et de son culte, de sa mythologie et de son hagiographie, de ses écoles, de ses hérésies, de ses conciles, de son influence probable ou possible sur d'autres croyances telles que le manichéisme et diverses sectes chrétiennes. En un mot, nous ne toucherons à ses doctrines et à son histoire qu'autant qu'il sera nécessaire pour expliquer sa fortune et pour marquer la place qui lui revient dans le développement religieux de l'Inde «.

comme la partie la plus moderne de la collection sanscrite et de la littérature cano- nique en général. Les deux rédactions ont été traduites en un certain nombre de langues étrangères, et d'après elles, selon qu'ils ont adopté l'une ou l'autre et qu'ils regardent le sanscrit ou le pâli comme la langue sacrée, les bouddhistes sont réparti» en bouddhistes du Nord et bouddhistes du Sud. Au bouddhisme du Sud appartien- nent Ceylan, la Birmanie, le Pégou, le Siam, tandis que le Népal, le Tibet, la Chine, le Japon, l'Annam, le Cambodge, Java et Sumatra sont ou étaient attachés au boud- dhisme du Nord. On trouvera des analyses de cette littérature, pour le Tipitaka pâli, dans Spence Hardy, Eastera Monachism, p. 166 sq. ; dans le Pâli Dictionary de Chil- ders, p. 506, et dans Buddhism de Rhys Davids, p. 18 sq. ; pour la collection népalaise, dans les Memoirs of B. H. Hodgson (Asiatic Researches, XVI; Trans. of the Roy. As. Soc, II ; Journ. of the As. Soc. of Bengal, V et VI ; réimprimés dans la collection de ses Essays, 1874, nos 1, 2, 3 et 8), et spécialement dans V Introduction à i Histoire du Bouddhisme Indien de Burnouf, qui est entièrement consacrée à la collection du Népal. Cf. aussi E. B. Cowell et T. Eggeling, Catalogue of Buddhist Sanskrit Manuscripts (Hod- gson Collection), dans le Journ. of the Roy. As. Soc, new séries, VIII. Pour la collec- tion tibétaine, cf. les Analyses de Csoma de Korôs dans le Journ. of the As. Soc. of Bengal, I, et les Asiatic Rescarches, XX. Pour la collection chinoise, cf. S. Beal, The Buddhist Tripitaka as it is known in China and Japan, a Catalogue and compendious Report published for the India Office, 1876. Les informations recueillies par W. Was- siljew, Der Buddhismus (cf., en particulier, pp. 87 sq., et 157 sq.), se rapportent à la fois aux collections chinoise et tibétaine.

De l'Abhidharma nous ne posssédons jusqu'à présent que des extraits et des frag- ments. Pour les Sûtras, qui sont mieux connus, cf. infra. Il n'y a que le Vinaya que l'on ait entrepris jusqu'à maintenant de publier entièrement; le premier volume, le tiers de l'ensemble, vient de paraître avec une savante préface : H. Oldenberg, The. Vinaya Pitakam, one of the Principal Buddhist Holy Scriptures, in the Pâli Languagc, vol. I, The Mahâvagga, 1879. Le second volume contenant le Cullavagga a paru depuis, 1880.

1. Ouvrages généraux sur le bouddhisme: Précédée parles travaux d'Abel Rému- sat et de J. J. Schmidt sur les religions et les littératures de la haute et extrême Asie, de Csoma de Kôrôs sur le bouddhisme tibétain, l'étude directe du bouddhisme indien commence avec la découverte et l'étude des livres bouddhiques du Népal par B. H. Hodgson, 182^-1837. Ses Mémoires, réimprimés en 1874, Essays on the Languages, Lite- rature and Religion of Népal and Tibet, furent suivis de près par les travaux de G. Tur- nour sur la littérature pâlie et les chroniques singhalaises : The Mahâvamso with Trans- lation and an Introductory Essay on Pâli Buddhistical Literature, vol. I., 1837; et Journ. of the As. Soc. of Bengal, VII, 1838. Le premier ouvrage, qui contient la partie an-

100 LES RELIGIONS DE L'INDE

On n'a que des données légendaires profondément pénétrées d'éléments mythiques sur la vie de l'homme remarquable qui, vers la fin du sixième siècle avant notre ère, posa les bases d'un sys- tème religieux qui constitue aujourd'hui encore, sous une forme plus ou moins altérée, la foi de plus d'un tiers des habitants du globe1. Il «appartenait à la famille des Gautamas qui était, dit-on, la branche royale des Çâkyas, un clan rajpoute établi en ce temps sur les bords d'un petit affluent du Gogra, la Rohini, à quel- que deux cents kilomètres au nord de Bénarès. A vingt-neuf ans, il quitta ses parents, sa jeune femme et le fils unique qui ve- nait de lui naître, et se fit sannyâsin. Après sept ans de médita- tions et de luttes avec lui-même, il se déclara en possession de la

cienne, les trente- trois premiers chapitres duMahàvamsa ou la « Grande Chronique » de Ceylan n'a pas été continué, mais une rédaction, un peu antérieure, des mêmes matériaux, le Dîpavamsa, « La Chronique de l'Ile », vient d'être publiée, texte et traduction anglaise, par H. Oldenberg, The Dîpavamsa, an Ancient Buddhist Historical Record, 1879. Ces deux ouvrages, qui donnent les origines du bouddhisme et les An- nales singhalaises, jusqu'à la tin du troisième siècle ap. J.-C, furent probablement compilés vers le quatrième ou le cinquième siècle d'après des documents conservés dans les monastères de Ceylan ; ce sont les plus anciens livres d'histoire que l'Inde nous ait laissés. E. Burnouf inaugure une ère nouvelle de ces études par la publica- tion de son Introduction à Vhistoiredu Buddkisme indien, 1844 (réimprimée en 1876) et du Lotus de la Bonne Loi, traduit du sanscrit, accompagné de vingt et un mémoires relatifs au bouddhisme, 1852. Puis viennent par ordre chronologique : R. Spence Hardy, Eastern Monachism, an Account of the Origin, Laws, Discipline and Sacred Wrilings... of the Order of Mendicants founded by Gotama Budha, compiled from singhalese MSS., 1853, réimprimé 1860. Du même, A Manual of Budhism in its Mo- dem D velopment, translated from singhalese MSS., 1853, réimprimé en 1860 et encore en 1880. C. F. Kôppen, Die Religion des Buddha, 2 vol., 1857-1859. W. Wassiljew, Der Buddkismus, seine Dogmen, Geschichte and Literatur, 1'" Theil (seul paru), traduit du russe, 1860; une traduction française par La Comme, 1865; très important pour le bouddhisme indien, bien que tiré uniquement des sources tibétaines et chinoises. A. Schiefner, Târanâthas Geschichte des Buddhismus in Indien, aus dem Tibetischen ûbersetzt, 1869 ; l'auteur écrivait au commencement du dix-septième siècle. A ces ouvrages il faut ajouter R. C. Childers, A Diclionary of the Pâli Language, 1875, dont quelques articles sont de véritables monographies, et qui fournit sur une inlinité de points des renseignements précieux empruntés à des ouvrages souvent peu acces- sibles. — Parmi les livres de vulgarisation, il convient de citer en première ligne J. Barthélémy Saint-Hilaire, Le Bouddha et sa religion, 2* éd., 1862, et surtout un petit volume récent (non daté, mais qui doit être de 1877) de T. W. Rhys Davids, Buddhism, being a Sketch of the Life and Teachings of Gautama, the Buddha, publié par la So- ciety for Promoving Christian knowledge. Nous ne pouvons signaler ici que d'une façon toute générale les nombreux travaux de J. d'Alwis, S. Beal, L. Feer, Ph. E. Foucaux, D. J. Gogerly, Max Mùller, A. Schiefner, E. Schlagintweit, A. Weber, H. II. Wilson. Chr. Lassen enfin, last not least, a aussi fait beaucoup pour ces études dans son grand ouvrage, lndische Alterthumskunde, 1847-1874.

1. Les données statistiques les plus récentes fournissent pour les populations boud- dhistes un chiffre total de 470 millions. T. W. Rhys Davids, Buddhism, p. 5.

BOUDDHISME 101

vérité parfaite et prit le titre de Buddha, l'Éveillé, l'Illuminé. Pendant quarante-quatre autres années, il prêcha sa doctrine sur les deux rives du Gange, dans la province de Bénarès et dans le Bihâr, et entra dans le Nirvana, à l'âge avancé de quatre-vingts ans '. La date de sa mort, qui est rapportée différemment par les di- verses traditions bouddhiques, et par toutes d'une manière inexacte, n'a été déterminée avec une certitude à peu près complète que dans ces derniers temps, grâce à trois nouvelles inscriptions de l'empereur Açoka2. Il résulte de ces textes que, dans la trente-sep-

1. Biographie du Buddha : Ph. E. Foucaux, Bgya-Tcher-Bol-Pa, ou développement des jeux; histoire du Bouddha Sakya-Mouni, publié et traduit du tibétain, 1847-1860, 2 vol. in-4°. C'est la version tibétaine du suivant : The Lalitavistara, or Memoirs of the Early Life of Çakya Sinha, éd. by Râjendralâla Mitra, Calcutta, 1853-1877 (Biblioth. Indica). Ce texte, le seul des livres sanscrits du Népal édité jusqu'ici (nous n'avons qu'une traduction du Lotus de la Bonne Loi), conduit la vie du Buddha jusqu'au début de son apostolat. Un autre de ces textes, consacré également à la légende du Bud- dha, le Mahâvastu,\a être bientôt publié par E. Senart. S. Beal, The Romantic Legend of Sâkya-Buddha, from the chinese, 1875; traduit d'une version chinoise de l'Abhinish- kramanasùtra, ou récit de la vocation et de la retraite du Buddha. A. Schiefner, Eine tibetische Lebensbeschreibung Çakyamunïs, 1849; l'original a été écrit en 1734. Tous ces ouvrages appartiennent au bouddhisme septentrional ; les suivants sont puisés aux sources du Sud: R. C. Childers, The Mahâparinibbâna Sutta, Pâli Text and Com- mentary, ap. Journ. Roy. As. Soc, t. VII et VIII, new séries. Contient le récit des der- niers jours et de la mort du Buddha; la traduction, interrompue par la mort de l'au- teur, n'a pas paru. V. Fausboll, The Jâtaka together with its Commentary, vol. 1,1877; l'introduction du commentaire contient une biographie détaillée du Buddha, moins les dernières années. P. Bigandet, vicaire apostolique d'Ava et Pegou : Life or Legend of Gaudama the Buddha of the fîurmese,traduit du birman, Rangoon, 1858, 2" éd., 1866 ; une 3' édition est en préparation. Une traduction française par V. Gauvain, 1878. H. Alabaster, The Wheel of the Law, 1872, d'après les sources siamoises. Enfin on ne saurait toucher à la vie du Buddha sans mentionner le beau livre de E. Senart, Essai sur la légende du Buddha, son caractère et ses origines, 1875 (paru d'abord dans le Journal Asiatique, 1873-1875) ; une nouvelle édition est en préparation. On peut être d'avis que l'auteur fait parfois la place un peu trop grande à l'explication mythique ; mais, après ce livre, il ne saurait plus être question d'écrire la biographie du Buddha, comme elle est donnée, par exemple, dans l'ouvrage cité plus haut de M. Barthélémy Saint- Hilaire.

2. Ces célèbres inscriptions gravées sur rocs et sur piliers en différents lieux de l'Inde du Nord, de la vallée de Caboul à la péninsule du Gujarât, et des frontières du Népal à l'embouchure de la Mahânadî, dans l'Orissa, contiennent, sous forme d'édits ou de proclamations, des enseignements de morale et de religion que l'empereur Açoka adresse à ses sujets. Déchiffrées successivement par J.Prinsep,NorrisetDowson, et élucidées par les travaux de Burnouf, de Lassen, de Wilson, de Kern et de Bûhler, elles ont été réunies et publiées de nouveau par le général A. Cunningham dans son Corpus Inscriptionum, et elles sont en ce moment même soumises à un nouvel et pénétrant examen par E. Senart dans le Journal Asiatique, 7' série, vol. XV, 287, 479; XVI, 215. Ce sont les plus anciens textes épigraphiques de l'Inde. Le fait que des noms de princes grecs contemporains d'Açoka y sont mentionnés, confirme, avec une certitude abso- lue, l'identité de Candragupta, le grand-père de ce prince, avec le Sandrocottus des

102 LES RELIGIONS DE L'INDE

tième année du règne de ce prince, on comptait 257 ans depuis le départ du Maître, et cela dans le Magadha même, le pays d'origine du bouddhisme. Rapportée à notre chronologie, cette donnée fournit pour le Nirvana une des années qui tombent entre 482 et 472 avant Jésus-Christ1. C'est la première date que nous rencontrons dans l'histoire de l'Inde et, si on excepte celles qui en dépendent, les dix siècles qui vont suivre n'en fournissent pas, pris ensemble, une demi-douzaine de nouvelles.

Les doctrines du Buddha nous sont mieux connues que les détails de sa vie ; mais il s'en faut de beaucoup qu'elles le soient d'une façon précise. Dans les documents il y a en somme encore le plus de chance de retrouver l'écho de sa parole, dans les Suttas pâlis, ces souvenirs, à en juger par ce qui a été publié jusqu'ici2,

historiens classiques, identité qui constitue la donnée fondamentale de l'ancienne chronologie de l'Inde.

1. La question de la date du Nirvana a été traitée principalement par Gh. Lassen, Ind. Alterthumsk., II, p. 53, 2" éd. ; A. Cunningham, Bhilsa Topes, p. 74, 1852 ; Journ. As. Soc. of Bengal, 1854, p. 704; et Corpus Iriser ip. Indic., p. m sq. ; Max Muller, Ancient Sanskrit Literature, p. 263 ; N. L. Westergaard, Ueber Buddha's Todesjahr, traduction allemande, 1862. H. Kern, Over deJaartelling der zuidelijke Buddhisten,1873 ; T.W. Rhys Davids, On the Ancient Coins and Measures of Ceylon, 1877, p. 38 sq., dans la nouvelle édition des Numismata Orientalia de Marsden. Elle a été sinon tranchée, du moins amenée plus près de la solution définitive par la découverte, due au général A. Cun- ningham, des nouvelles inscriptions : G. Bùhler, Three New Edicts of Açoka, ap. Ind. Antiq., VI, 149 et VII, 141 ; et A. Cunningham, Corpus Inscriptionum indicarum, t. I, pp. 20-23, pi. XIV. La discussion magistrale à laquelle ces textes ont été soumis par Bûhler n'a sans doute pas écarté toute incertitude ; nous avons nous-même soulevé cer- taines objections dans notre article de la Revue Critique du 1" juin 1878 ; d'autres ont été présentées par Senart, Journal Asiatique, mai-juin 1879, p. 524 ; mais bien qu'absolument rejetées par Pischel, Academy, 11 août 1877, et par Rhys Davids, Ancient Coins and Mea- sures of Ceylon, p. 57 sq. et malgré l'objection très grave soulevée par H. Oldenberg, The Vinaya Pitakam, I, p. xxxvm, nous pensons que les conclusions de Bùhler tiennent bon, que ces inscriptions émanent du roi Açoka, qu'elles comptent les années à partir du Nirvana et qu'elles donnent, pour la mort du Buddha, la date qui était acceptée au troisième siècle avant Jésus-Christ dans le Magadha.

2. Fr. Spiegel, Anecdota Palica, 1845. L. Feer, Études bouddhiques, ap. Journal Asiatique, 1866-1878. R. G. Ghilders, The Khuddakapâtha, pâli text vvith translation, ap. Journ. of the Roy. As. Soc, t. IV, new séries. Du même, The Mahâparinibbânasutta, ibid., t. VII et VIII. P. Grimblot, Sept suttas pâlis tirés du Dîgha-nikâya, 1876. Coomara Svamy, Sutta Nipâta, or the Dialogues of Gotama Buddha, translated, 1874. R. Pischel, The Assalâyanasuttam, édité et traduit, 1880. E. Burnouf a traduit plu- sieurs suttas pâlis dans le Lotus de la Bonne Loi. Des travaux presque introuvables de Gogerly sur cette partie des écritures bouddhiques, quelques-uns ont passé dans le livre posthume de P. Grimblot. Pour le Dhammapada et le Jâtaka, voir plus bas. Un assez grand nombre de sùtras ont été en outre publiés ou traduits d'après le» livres du Nord par E. Burnouf (dans l'Introduction à VHist. du B. L), par S. Beal, par A. Schiefner, par L. Feer, etc. A ces publications ont été récemment ajoutés : Max Mûller, On Sanskrit Texts discovered in Japan. Cecil Bendall, The Megha Sûtra, Journ. of tha

BOUDDHISME 103

sont déjà si profondément altérés par les élucubrations d'une époque de formalisme et de scolastique (la langue de ces docu- ments, le pâli, est plus jeune que les dialectes dans lesquels ont été rédigées, vers la fin du troisième siècle avant Jésus-Christ, les inscriptions d'Açoka), qu'en ce qui concerne la forme du moins, l'enseignement du Maître peut être considéré comme perdu1. Il y a

Roy. As. Soc, new séries, XII, pp. 153 et 286, 1880. Des grands sûtras particuliers à cette littérature nous possédons le Lalitavistara en sanskrit (éd. Râjendralâla Mitra), en tibé- tain, et en français (éd. Foucaux), et le Lotus de la Bonne Loi en français (traduit par Burnouf). Une édition du Mahàvastu par Senart est sous presse.

1. Pour l'âge et l'origine du pâli, si controversés, cf. Westergaard, Ueber den àltesten Zeitraum der indischen Geschichte, p. 87, qui en voit l'origine au troisième siècle avant Jésus-Christ dans le dialecte d'Ujjayini ; Kern, Over de Jaartelling der zuidelijke Bud- dhislen, p. 13 sq., qui le considère comme une langue artificielle, apparentée à la çau- rasenî des drames, et élaborée vers le commencement de l'ère chrétienne ; Oldenberg, The Vinaya Pitakam, vol. I, p. xix sq., qui, d'autre part, croit y trouver un dialecte du Dékhan oriental. Il n'y a pas eu moins de discussions quant à l'origine et au dévelop- pement du canon bouddhique. Les autorités du Nord et du Sud s'accordent à en rapporter la rédaction, ou du moins la composition (car certains témoignages font mention d'une transmission orale assez longue) à un premier concile qui se serait réuni à Râjagriha, immédiatement après la mort du Maître. Suivant les autorités du Sud, cette rédaction aurait été révisée et ramenée à sa pureté originelle par les docteurs du second concile (qu'ignore la tradition du Nord], tenu à Vaiçâlî cent ans après le Nirvana, sous le premier Açoka ou Kâlàçoka. Finalement, une dernière révision, avec en sus quelques additions, telles que le Rathâvatthu (Dîpavamsa, VII, 56), aurait été faite 118 ans plus tard par un troisième concile, réuni à Pâtaliputra, sous le grand Açoka, ou Dharmâçoka Priyadarçin. D'autre part, la tradition du Nord attribue la troisième rédaction à un concile tenu au Cachemir sous le roi touranien Kanishka ver» le commencement de l'ère chrétienne. Ces faits ont été diversement interprétés par la critique. Lassen admet que nous possédons des documents contemporains du pre- mier concile, mais que le canon sanscrit ne fut fixé définitivement que par le concile du Cachemir (Ind. Alterth., II, pp. 86 et 856 sq., 2" éd.) ce qui est aussi l'opinion de Bur- nouf Jntrod. à l'Hist. du Buddh. Ind., p. 579). Un examen complet de la collection chinoise permettra peut-être de serrer la question de plus près. Senart pense que le concile de Pâtaliputra fut le premier à essayer de fixer le dogme et le canon (Essai sur la Légende du Buddha, p. 514, sq.). Kern est d'avis que nous devons nous contenter d'affirmer que le canon pâli, tel à peu près que nous l'avons, doit avoir existé à Cey- lan quelque temps avant la rédaction des commentaires de Buddhaghosha, au cinquième siècle (Over d. Jaartelling, p. 2ô). Le plus récent essai de solution, celui qui en même temps vise à la plus grande précision, est celui d'Oldenberg. Il pense que pen- dant le premier siècle, le bouddhisme n'avait que deux sortes d'écritures, le Vinaya et le Dharma, la discipline et la doctrine ; la rédaction de la plus grande partie du Vinaya et l'origine du Sùtrapitaka seraient antérieures au concile de Vaiçâlî ; l'achè- vement du Vinaya, le développement de la collection des Sûtras, et le commence- ment de celle de l'Abhidharma tomberaient dans la période qui sépare ce concile du suivant; le reste de la littérature serait postérieur au règne d'Açoka (Vinaya Pitakam, I, p. x sq.). Il est impossible d'être précis en un sujet si obscur et de toutes les pro- positions d'Oldenberg, la plus certainement vraie semble être la dernière (cf. Jacobi, dans Zeitsch. d. D. Morgenl. Gesellsch., XXXIV, p. 184). Au temps d'Açoka, le bouddhisme avait une littérature, mais, à parler exactement, pas de canon ; c'est un

404 LES KKLIGIONS DE L'INDE

des étincelles dans cette littérature de moines, mais jamais de- flamme, et ce n'est certainement pas avec ces étranges sermons que le « Lion des Çâkyas » a conquis les âmes. Le fond a sans doute bien mieux résisté que la forme. Mais, si on songe aux ques- tions semblables que soulèvent les origines du christianisme, la tradition a été cependant fixée incomparablement plus vite, on comprendra que, s'il est aisé de distinguer entre un bouddhisme primitif et les doctrines grossièrement altérées qui se sont fait jour plus tard, il convient d'user de quelques précautions en par- lant du bouddhisme du Buddha lui-même. Ces réserves faites, nous allons indiquer, aussi brièvement que possible, les doctrines fondamentales de la religion établie par Gautama.

Les deux traits qui frappent d'abord dans le bouddhisme primi- tif et qui remontent certainement à l'enseignement du Maître, sont l'absence de tout élément théologique et une aversion marquée pour la spéculation pure. Le Buddha ne nie pas l'existence de cer- tains êtres appelés Indra, Agni, Varuna; mais il estime qu'il ne leur doit rien et ne s'occupe pas d'eux. Il ne songe pas davantage à s'attaquer à la tradition révélée : il passe à côté d'elle. Le Veda, que son Eglise rejettera formellement un jour, se résumait encore à cette époque en pratiques, et Çâkyamuni1, en embrassant la vie d'anachorète, a naturellement rompu avec les pratiques. Sa posi- tion par rapport à la religion positive n'est donc pas bien diffé- rente de celle de beaucoup de ses contemporains. Il paraît penser comme eux que c'est affaire aux brahmanes d'agir par les rites sur les puissances célestes et d'en obtenir des biens auxquels, pour son compte, il n'attache aucun prix. Son œuvre à lui est toute laïque et, comme il ne reconnaît pas un Dieu dont l'homme dépende, sa doctrine est absolument athée. Quant à sa métaphysique, elle est surtout négative. Il ne s'occupe pas de l'origine des choses : il les prend comme elles sont ou qu'elles lui paraissent être, et le problème auquel il revient sans cesse dans ses entretiens, n'est pas celui de l'être en soi, mais celui de l'existence. Plus encore que le Vedânta des Upanishads, sa doctrine se renferme dans la question du salut.

point qui, à notre avis, résulte forcément de l'inscription de Bairât(Babhra), à quelque suppositions qu'on ait recours pour identifier les écrits énumérés dans cette inscription avec des morceaux des collections que nous possédons actuellement. Pour ces identi- fications, cf. Burnouf, Lotus de la Bonne Loi, p. 710 sq. ; Kern, Orner de Jaartelling^ p. 39; Oldenberg, Vinaya Pitakam, I, p. xi. 1. Proprement « le Solitaire des Çàkyas ».

BOUDDHISME 105^

Le programme de cette doctrine est exposé dans les « Quatre nobles vérités » : l'existence de la douleur ; exister c'est souf- frir ; la cause de la douleur ; cette cause est dans le désir, qui grandit par la satisfaction même ; la cessation de la douleur; cette cessation est possible, elle est obtenue par la suppression du désir ; la voie qui conduit à cette suppression ; cette voie, qui comprend quatre étapes ou états successifs de perfection, c'est la connaissance et l'observation de la « bonne loi, » la pra- tique de la discipline du bouddhisme et de son admirable morale. Le terme en est le Nirvana, l'extinction, la cessation de l'exis- tence.

Les conditions de l'existence sont résumées dans la théorie des Nidànas ou des douze causes successives, dont chacune est censée être la conséquence de celle qui précède. Ce sont : l'igno- rance ; les prédispositions mentales qui déterminent nos actes, ou plus simplement l'action, le karman ; la conscience; l'indi- vidualité; 5° la sensibilité; le contact des sens avec les objets; 7" la sensation; le désir ou la soif; l'attachement à l'existence; 10° l'existence; 11° la naissance; 12° la vieillesse et la mort ou la souffrance1. Ces termes, dont l'interprétation a du reste varié, répondent simplement à des faits, à des états, à des conditions de l'existence finie. Ils ne représentent pas, dans le bouddhisme pri- mitif du moins, des substances, des entités. Le premier, par exemple, n'est pas, comme il est devenu plus tard, à la fois la non- cognition etl'incognoscible,mais désigne simplement l'état d'igno- rance, le fait de prendre pour réel ce qui ne l'est pas. Ils ne sont pas non plus toujours présentés dans le même ordre, et il est pro- bable que cet ordre n'a pas toujours impliqué un enchaînement rigoureux et continu de cause à effet. Ainsi, il est visible que la série s'étend à plusieurs existences et que les mêmes faits y re- viennent envisagés à un point de vue différent : l'activité, par exemple, ne doit pas être conçue comme précédant absolument l'existence, et il est non moins évident que la dixième et la douzième conditions sont au fond la même, et que 3, 7,8, 9, ne font qu'ana- lyser ce qui est déjà compris dans la deuxième.

Quant à l'être qui subit l'existence, il est un composé, une résul- tante des skandhas ou des « agrégats ». Ces agrégats qui, chez

1. Pour les douze nidânas, cf. E. Burnouf, Introduction à VHistoire du Buddhisme indien, p. 491, et la notice de R. C. Childers dans la nouvelle édition des Miscella- neous Essays de Colebrooke, t. I, p. 453.

106 LES RELIGIONS DE L'INDE

l'homme, sont au nombre de cinq * (il yen a moins pour les autres êtres), avec cent quatre-vingt-treize subdivisions, épuisent tous les éléments, propriétés et attributs matériels, intellectuels et mo- raux de l'individu. En dehors d'eux, il n'y a rien, ni principe fixe, ni âme, ni substance simple et permanente d'aucune sorte. Ils se forment pour constituer chaque être, se modifient sans cesse avec lui et se défont à sa mort : l'individu étant de part en part un com- posé de composés, périt tout entier. Seule, l'influence de son kar- man, de ses actes, lui survit, et par elle s'opère aussitôt la forma- tion d'un nouveau groupe de skandhas, un nouvel individu surgit à l'existence dans quelque autre monde2 et continue en quelque sorte le premier. Cette substitution a beau être si rapide que pra- tiquement on n'en tient pas compte, que le Buddha, par exemple, et les saints parvenus à l'omniscience sont représentés se souve- nant et parlant de leurs existences antérieures comme s'ils étaient restés toujours eux-mêmes en passant de l'une à l'autre, il n'en est pas moins vrai que le bouddhiste, à proprement parler, ne renaît pas, mais qu'un autre, si je puis dire, renaît à sa place, et que c'est pour éviter à cet autre, qui ne sera que l'héritier de son kar- man, les douleurs de l'existence, qu'il aspire au Nirvana. Telle est du moins la doctrine des livres pâlis, non seulement du petit nombre de ceux qu'on a publiés jusqu'ici, mais de toute la littéra- ture orthodoxe du bouddhisme méridional, de l'avis des savants les plus autorisés qui ont pu l'étudier dans le pays même3. Cette doctrine était-elle déjà aussi nettement formulée dans l'enseigne- ment du Maître ? Il est permis d'en douter. D'une part, les livres sanscrits du Nord paraissent admettre quelque chose de perma- nent, un moi passant d'une existence à une autre4 ; d'autre part, on ne s'expliquerait guère, ce semble, que le bouddhisme, non content de faire accepter le néant comme le souverain bien, eût dès l'origine rendu sa tâche plus difficile en faisant en définitive de la poursuite de ce bien un pur acte de charité. Mais, d'aucune

1. Ce sont : Rûpa, la forme, les attributs matériels; Vedanâ, les sensations; Samjïïâ, les notions, les idées abstraites; Sarpskâra, les facultés, les dispositions mentales ; Vijfiâna, la raison, le jugement. Cf. Burnouf, Introduction à VHistoire du B. L, pp. 475, 511 ; Wassiljew, Buddhismus, p. 94; Rhys Davids, Buddhism, p. 90, et le Pâli Dictio- nary de Chiiders, pp. 198, 405, 453, 457, 561, 562, 576.

2. Parmi ces mondes il y a les cieux et les enfers ; les bouddhistes, aussi bien que les brahmanes et les Jainas, en admettent un grand nombre.

3. Spence Hardy, Gogerly, Bigandet, Chiiders, Rhys Davids.

4. E. Burnouf, Introduction, p. 507.

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façon, ce moi vaguement entrevu et faiblement affirmé ne saurait être assimilé, par exemple, à l'âme simple et impérissable de la philosophie Sâmkhya : il n'est pas indépendant des skandhas, comme celle-ci l'est de leurs analogues, les principes issus du développe- ment de la Prakriti. Il s'éteint, au contraire, quand les skandhas viennent à faire définitivement défaut. En effet, quelque difficulté qu'il y ait à dégager sur ce point la pensée exacte du fondateur de dessous le travail scolastique de plusieurs siècles, s'il est une conclusion qui s'impose comme ayant été celle du bouddhisme à tous les âges, qui découle de tout ce qu'il affirme et de tout ce qu'il ignore, c'est que la « Voie » conduit à l'extinction totale, et que la perfection consiste à ne plus être1. En supprimant la pre- mière des douze causes, l'ignorance, on empêche toute production ultérieure de la suivante, du karman et de tout ce qui en dérive : au moment de la mort, il ne se reformera cette fois plus de nou- veaux skandhas, et l'individu aura disparu tout entier et sans retour. Telle est la conclusion doctrinale, logique, qui n'est pas infirmée par le fait qu'elle ne se rencontre pas toujours exprimée en toute sa rigueur et que, dans la croyance ordinaire surtout, elle a subi toutes sortes d'atténuations. L'imagination même d'un Asia- tique a de la peine à se fixer à l'idée de l'anéantissement. Ainsi, les pèlerins chinois Fa-Hian et Hiouen-Thsang, qui visitèrent l'Inde au cinquième et au septième siècle2 et qui étaient des

1. La bibliographie des opinions émises sur le Nirvana fournirait à elle seule la matière d'un long article. Comme c'est la doctrine capitale du Bouddhisme, il en est question dans la plupart des ouvrages énumérés ci-dessus. En fait d'écrits spéciaux, nous citerons : Max Muller, On the original meaning of Nirvana, dans Buddhism and Buddhist Pilgrims, 1857. Du même, Introduction à Buddhaghosha's Parables, 1869. Barthélémy Saint-Hilaire, Sur le Nirvana bouddhique, en tête de la 2e édition de Le Bouddha et sa religion, 1862. R. G. Childers, article Nibbânam dans le Dictionary of the Pâli Language, p. 265. J. d'Alwis, Buddhist Nirvana, Colombo, 1871. Ph. E. Foucaux, Revue Bibliographique, 15 juin 1874. Du même, Introduction à la traduc- tion française de la Vie de Gaudama de Bigandet, p. v, 1878. O. Frankfurter, Bud- dhist Nirvana, and the Noble Eightfold Palh, Journ. of the Roy. As. Soc, vol. XII (new séries), p. 548 sq. D'après ces derniers textes (trois Suttas extraits du Samyuttanikâya) et quelques autres encore, il apparaît que le Nirvana se dit aussi de l'état de calme parfait, toute passion et tout mouvement d'égoïsme sont éteints, et en ce sens, il est évident qu'il peut être atteint dans la vie présente. Mais il ne semble pas moins évident que dans ce sens le mot n'a qu'une valeur métaphorique, la condition du Nir- vana étant prise pour le Mrvâna lui-même. De tout ce que nous savons de l'ontologie bouddhique, l'état qui nous est décrit dans ces textes ne peut être que provisoire et doit avoir une fin.

2. Foe Koue Ki ou Relation des royaumes bouddhiques; Voyages dans la Tartarie, l'Af- ghanistan et l'Inde à la fin du ivfl siècle pas Chi-Fa-Hian, trad. par A. Rémusat, revue

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croyants orthodoxes au Nirvana complet du Buddha, relatent pour- tant de lui des miracles et même des apparitions, comme s'il n'avait pas cessé d'exister, et il est incontestable que, pour beau- coup de bouddhistes d'autrefois, le Nirvana n'a été que ce qu'il est pour la plupart de ceux d'aujourd'hui, une sorte de repos éter- nel, de béatitude négative. Gela n'empêche pas que le bouddhisme ne soit, comme doctrine, la confession de l'absolue vanité de toutes choses et, en ce qui concerne l'individu, une aspiration au néant.

Cette vanité de toute existence n'aurait pas été affirmée tant de fois par le Buddha qu'elle ressortirait rien que de la théorie des Nidânas. La première des douze causes, l'ignorance, qui consiste à prendre pour réel ce qui ne l'est pas, implique évidemment la non-réalité du monde, non pas comme substance, la chose en soi étant en dehors des considérations du bouddhisme primitif, mais du monde tel qu'il nous apparaît. Les objets que nous percevons n'ont pas de réalité propre et, comme on vient de le voir, il en est rigoureusement de même, dans la doctrine des Suttas pâlis, du sujet qui les perçoit. Son individualité n'est qu'une forme, qu'une apparence vaine, navra fet, tout n'est qu'un flux d'agrégats qui se font et se défont sans cesse, un écoulement immense dont on ne cherche pas à savoir l'origine et auquel on ne peut échapper que par le Nirvana. Une fois le système arrivé à ce point, il ne restait plus qu'une négation à formuler, mais celle-ci d'ordre purement ontologique, la négation de la substance même. Ce dernier pas fut franchi dans l'école fondée par Nâgârjuna, un siècle environ avant notre ère, à une époque la doctrine d'abord fort peu spécula- tive de Çâkyamuni avait donné naissance à un ensemble vaste et compliqué de conceptions métaphysiques1. Dans cette école, dite

par Klaproth et Landresse, 1836. S. Beal, The Travcls of the Buddhist pilgrim Fah- Hian, translated with Notes and Prolegomena, 1869. St. Julien, Voyages des pèle- rins bouddhistes, 1. 1 : Histoire de la vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages dans l'Inde... trad. du chinois, 1853. T. II et III : Mémoires sur les contrées occidentales par Hiouen- Thsang, trad. du chinois, 1857-1859 ; publication capitale non seulement pour l'his- toire du bouddhisme, mais pour celle de l'Inde ancienne en général. S. Beal prépare une traduction anglaise du récit de Hiouen-Thsang. L'ouvrage de C. J. Neumann, Pilgerfahrten Buddhistischer Priester von China nach Indien, aus dem Chinesischen ùber- setzt, 1*33, n'a pas dépassé le premier volume.

1. Pour les différentes écoles bouddhiques et leurs doctrines, cf., en particulier, W. Wassiljew, Der Buddhismus, passim.

A cette activité spéculative correspond un développement mythologique aussi impor- tant, qui est allé grandissant jusqu'à finir par faire du bouddhisme, en Chine et au

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des Madhyamikas, le bouddhisme se résout en un pur nihilisme. Il est devenu ce que les brahmanes lui reprochent d'être, le « çûnya- vâda », « la doctrine du vide ». Ce n'est plus sans doute l'en- seignement du Buddha, mais on ne saurait nier que ce n'en soit la continuation directe.

Si maintenant on compare cette doctrine avec les spéculations contemporaines de la philosophie brahmanique, on ne peut qu'être frappé de leur air de famille. L'athéisme, le dédain du culte et de la tradition, la conception d'une religion toute spirituelle, le mé- pris de l'existence finie, la croyance à la transmigration et la néces- sité d'y échapper, la faible notion de la personnalité de l'homme, la distinction imparfaite ou plutôt la confusion des attributs maté- riels et des fonctions intellectuelles, l'affirmation d'une morale ayant sa sanction en elle-même, sont autant de traits qui se retrou- vent, diversement accentués, il est vrai, et dans le bouddhisme et dans les Upanishads. Si on va plus loin, si on prend les systèmes brahmaniques un à un, on trouve que c'est avec le Sâmkhya que la doctrine de Çâkyamuni, à première vue, a le plus de ressem- blance. Sur plusieurs points essentiels, les conclusions sont les mêmes, et les analogies deviennent surtout frappantes si on des- cend aux détails. Evidemment, les deux systèmes ont vécu côte à côte et se sont fait de mutuels emprunts. Nous doutons cependant que les véritables origines du bouddhisme soient à chercher de ce côté. Le Sâmkhya, tant sous la forme confusément matérialiste qu'il a dans les plus vieilles Upanishads, que sous la forme dualiste qu'il a revêtue plus tard, est un système solide, peu susceptible de développements et de modifications profondes. Il est surtout fort peu sentimental, et ce n'est pas de lui qu'a pu venir le pessi-

Japon, un des systèmes religieux les plus fantastiques et les plus grossièrement idolâ- triques du monde. Des figures de ce panthéon, que la poésie ne semble avoir jamais illuminées d'un seul rayon, quelques-unes sont d'origine spéculative, comme l'Adi- buddha, le Buddha primordial et souverain, apparenté au brahman du Vedânta; d'autres, comme les myriades de IBuddhas et de Bodhisattvas, ont été formées parla multiplication infinie de certains éléments du bouddhisme primitif; tandis que d'autres encore ont été empruntées au brahmanisme et aux religions sectaires, particulière- ment au çivaïsme et aux cultes des divinités féminines. Ce bouddhisme compliqué est désigné usuellement sous le nom de Mahâyâna, « le Grand Véhicule », en contraste avec la doctrine plus sobre de l'âge primitif nommée Hînayâna ou « le Petit Véhicule ». Il est spécialement représenté dans les grands Sùtras particuliers à la littérature du Nord, dont la rédaction tardive ne peut être mise en question, bien qu'ils paraissent contenir, spécialement dans les parties versifiées, des éléments populaires de trèf haute antiquité.

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misme dont sont empreintes toutes les conceptions du Buddha* D'autre part, on admettra difficilement que cette haine de l'exis- tence ait été inspirée directement, comme le veut la légende, par le spectacle des misères de la vie. L'expérience apprend qu'il y a presque toujours un naufrage métaphysique à l'origine de ces grandes douleurs, et, de nos jours, c'est bien à la suite de l'écrou- lement de grands systèmes idéalistes que nous voyons des idées fort semblables se répandre parmi nous. Quand la spéculation, après avoir miné la notion du réel dans l'objet sensible, est obli- gée de s'avouer que l'objet transcendant se dérobe à son tour, il ne reste plus que l'alternative du scepticisme ou de la philosophie de la désespérance: on est cârvâka ou bouddhiste. C'est donc dans une doctrine idéaliste, dans le Vedânta primitif, mais dans un Ve- dânta qui a perdu la foi dans le brahman, que nous paraît devoir être cherché le point de départ des idées du Buddha. Il faut croire à l'Absolu pour ressentir aussi profondément l'inanité et l'imperfection des choses finies : il faut y avoir cru et avoir trouvé cette croyance vaine pour l'ignorer avec une aussi calme et inflexi- ble résolution.

Deux siècles et demi après la mort du fondateur, le bouddhisme était devenu la religion officielle du plus puissant monarque de l'Inde, Açoka le Maurya, dont l'autorité directe s'étendait de la vallée du Caboul aux bouches du Gange et de l'Himalaya jusqu'au sud des monts Yindhya, et déjà ses missionnaires pénétraient dans les pays marhattes et dravidiens, et prenaient pied à Ceylan. Ces progrès rapides, il ne les devait certainement ni à ses dogmes rien moins que séduisants et, au fond, peu originaux, ni même à la supériorité incontestable de sa morale, et, s'il n'avait pas eu d'autres moyens d'action, sa fortune serait un des problèmes les plus embarrassants de l'histoire. Mais, outre ses doctrines et ses préceptes, le bouddhisme avait pour lui ses institutions, son esprit de discipline et de propagande, tout un art nouveau de gagner et de gouverner les âmes : il avait surtout le Buddha lui-même et son souvenir resté vivant dans son Eglise. On ne saurait, en effet, faire la part trop grande, dans les conquêtes du bouddhisme, à la personnalité et à la légende de son fondateur. Le brahmanisme, tout est impersonnel, les sages les plus révérés n'ont laissé qu'un nom, n'a rien à opposer à la Vie du Buddha, si peu histo- rique comme relation de faits, mais qui nous a certainement con- servé la physionomie du Maître et l'impression ineffaçable gardée

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de lui par ses disciples. Môme rédigés en cet affreux style boud- dhiste, le plus insupportable de tous les styles, ces récits forment une des histoires les plus touchantes que l'humanité ait imaginées, et c'est un fait bien connu que jusque dans notre Occident, ils avaient pénétré par l'intermédiaire de copies grecques, ils ont fourni le sujet d'une légende populaire qui a été longtemps pour les nations chrétiennes un livre d'édification1. En tous les cas, ils ont conquis plus d'âmes au bouddhisme que ses théories de l'exis- tence et du' Nirvana. Méditer sur les perfections du Buddha, l'ad- mirer, l'aimer, se dire et se sentir sauvé par lui étaient des senti- ments nouveaux, inconnus du brahmanisme, et, par un contraste singulier, ce fut ainsi une religion sans Dieu, qui initia l'Inde aux joies intimes de la dévotion. Tant que le bouddhisme conserva le monopole de ces sentiments, il grandit : il sera menacé du jour les religions néo-brahmaniques, particulièrement le vish- nouisme, s'en prévaudront à leur tour et les retourneront contre lui.

Pour mieux faire sentir ceci, il faudrait pouvoir nous arrêter à cette légende du Buddha ; il faudrait mettre en lumière l'admirable figure qui s'en dégage, ce modèle accompli de calme et douce ma- jesté, de tendresse infinie pour tout ce qui respire et de compas- sion pour tout ce qui souffre, de liberté morale parfaite et d'affran- chissement de tout préjugé. L'idéal du brahmane, tout élevé qu'il est, est égoïste : c'est pour se sauver et pour se sauver seul, qu'il aspire à la perfection. C'est pour sauver les autres que celui qui de- vait être un jour Gautama, a dédaigné de marcher plus tôt dans la voie du Nirvana et qu'il a choisi de devenir Buddha au prix d'in- nombrables existences supplémentaires2. Le brahmane est arrivé, lui aussi, à professer en principe la bienveillance envers tous les êtres; mais parmi ses propres semblables, il en est beaucoup qu'il repousse avec horreur et dont le contact le souille. Le Buddha sait que l'homme n'est souillé que par le péché, et le Gandâla même, qui est moins qu'un chien, est accueilli par lui comme un frère. La morale du bouddhisme qui, si on l'analyse précepte par pré-

1. Le roman de Barlaam et Josaphat.

2. C'est l'acte du Grand Renoncement, de la Grande Résolution. La légende place celle de Gautama sous le Buddha Dîpankara, quatre asaiikhyeyas et cent mille kalpas avant sa dernière naissance. Cf. Jàtaka, commentaire, éd. Fausbôll,I,p. 13. L'asankhyeya est le nombre représenté par l'unité suivi de 140 zéros. Le kalpa ou mahâkaJpa est l'immense période qui sépare une destruction du monde de la suivante.

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cepte, ne diffère pas essentiellement de celle qu'on peut extraire des livres brahmaniques, se montre ainsi hautement originale et toute pénétrée d'un esprit nouveau, si on la considère dans la vie du fondateur. Imiter le Buddha fut en quelque sorte une loi supé- rieure, qui donna à la religion nouvelle d'admirables disciples. La mémoire de ces disciples fut à son tour conservée non moins pieu- sement que celle du Maître, et le bouddhisme eut ainsi une incom- parable collection de légendes, une « Vie des Saints » qui, pour la délicatesse et le charme du sentiment religieux, ne le cède qu'à celle qu'offrira un jour le christianisme K

Imiter le Maître, c'était avant tout continuer son œuvre, c'était propager comme lui la bonne doctrine. Celle-ci n'était pas, comme le brahmanisme, une thaumaturgie ; elle ne renfermait aucune de ces recettes qu'on peut être tenté de garder pour soi, parce qu'elles assurent des avantages temporels dont on envie la possession à son voisin. C'était la bonne nouvelle pour tous, destinée à passer de bouche en bouche et qu'il y a autant de joie à répandre qu'à connaître. Le bouddhisme fut donc une religion à propagande, la première en date dans l'histoire. C'est chez lui d'abord qu'on ren- contre la notion de la conversion, ainsi qu'un terme spécial pour la désigner2. Son arme fut celle qu'avait déjà employée le Maître, la prédication en langue vulgaire. Il y ajouta peu à peu une littéra- ture toute populaire, outre ses légendes et ses biographies, des recueils de paraboles et de récits semi-religieux, semi-profanes, dont le sujet est souvent pris dans les existences antérieures du Buddha, et qui sont une de ses créations les plus originales3. Par-

1. Dans son Introduction à V Histoire du Buddhisme Indien, Burnouf a traduit quel- ques-unes des plus belles de ces légendes.

2. En pâli solâpatti, en sanscrit srotaâpatti , « l'entrée dans le courant ».

3. Les Jâtakas, < les naissances ». Sur ces récits, dont le chiffre officiel est de 560, cf. L. Feer, ap. Journal Asiatique, t. V et VI, 1875. Un certain nombre de Jâtakas ont été publiés de 1861 à 1872 par V. Fausbôll, J. Minayef et J. d'Alwis. Depuis, Faus- bôll a entrepris la publication de la collection entière en collaboration, pour la tra- duction, d'abord avec I\. G. Childers, puis, après la mort prématurée de ce savant, avec T. W. Rhys Davids. Le 1er volume du texte a paru en 1877 : The Jâtaka, together with its Commentary, being Taies of the Anterior Births of Gotama Buddha. Un second vol. du texte, ainsi que le premier vol. de la traduction de Rhys Davids, ont paru l'un en 1879, l'autre en 1880. Outre les Jâtakas, le bouddhisme a produit d'autres collections de contes et de fables, dont St. Julien a publié un spécimen d'après un recueil chinois : Contes et apologues indiens inconnus jusqu à ce jour, 2 vol., 1860. Cf. L. Feer, Le Livre des Cent Légendes (Avadâna Çataka), dans le Joum. Asiat., 1879, t. XIV, pp. 141 sq., 273 sq. Cf. aussi les contes publiés et traduits du tibétain et du mongol par A. Schniefner et B. Jùlg. On sait que la littérature de l'apologue remonte en

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tout il pénétra, il adopta l'idiome du pays1. Si, dans quelques contrées telles que Ge}4an, la Birmanie, Siam, il arriva à avoir une langue sacrée, les livres canoniques n'en furent pas moins traduits et expliqués au peuple dans sa langue usuelle, bien différents en ceci du Veda des brahmanes, la forme importe autant que le fond et qui, traduit dans un autre dialecte ou même simplement couché par écrit, n'est plus le Veda.

Naturellement la mission de convertir impliquait celle de veiller sur l'œuvre de la conversion, de maintenir la bonne doctrine, d'exhorter à la bonne conduite, de stimuler la piété, de venir en aide aux défaillances. Le bouddhisme eut donc charge d'âmes. La distinction entre l'orthodoxie et l'hérésie, la discipline des opinions, la direction des consciences, l'art pastoral sont de création boud- dhiste, et peut-être faut-il faire remonter jusqu'au Maître lui- même l'institution de la profession de foi et celle de la confession2.

Ce qui certainement remonte jusqu'à lui, c'est la façon même de concevoir la mission du Buddha. Il est difficile de dire jusqu'à quel point Çâkyamuni a été un visionnaire. Mais, à moins de refuser toute créance aux témoignages qui nous parlent de lui, il faut bien admettre qu'après des années de lutte, à la suite d'une crise défi- nitive, il eut comme une révélation et se crut en possession de la vérité absolue ; qu'il prétendit enseigner non une doctrine person- nelle, sans tradition ni précédents, mais la Loi immuable, éter- nelle, telle qu'elle avait été proclamée d'âge en âge par des sages infaillibles, les Buddhas des temps passés, dont il était le succes- seur; qu'à ses yeux enfin sa venue, aussi bien que la leur, n'était nullement un accident, mais un fait prédestiné et nécessaire. Sur ce thème il se forma ensuite, et cela de très bonne heure, toute une mythologie. On dressa une liste de vingt-quatre prédécesseurs de

grande partie à des sources bouddhiques. Cf. Th. Benfey, Pantschatantra ; fiïnf Bûcher indischer Fabeln, t. I, 1859.

1. Et cela en vertu d'un précepte positif attribué de bonne heure au Buddha lui- même : J. Minayef, Grammaire pâli, p. xm, traduite par St. Guyard ; et Oldenberg, The Vinaya Pitakam, I, p. xlviii.

2. Cf. J. F. Dickson, The Pâtirnokkha, being the Buddhisl Office of the Confession of Priests, Pâli Text and Translation, ap. Journ. of the Iloy. As. Soc, t. VIII, new séries. L'expression la plus concise et la plus universellement acceptée du credo bouddhique est la formule célèbre : « Toutes les conditions qui proviennent d'une cause, le Tathâ- gata en a proclamé les causes, et ce qui en est l'obstruction le grand Gramana l'a aussi proclamé. » Cette formule que nous rencontrons des milliers de fois sur des mo- numents de toute espèce a servi de bonne heure à consacrer des offrandes votives et des charmes. Tathâgata «celui qui a marché comme » (les autres Buddhas), et le grand Çramana, « le grand ascète » sont des titres du Buddha.

Religions de l'Inde. 1. 8

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Gautama ; plus tard on cessa de les compter, et des Bodltisattvas ou Buddhas futurs en nombre infini peuplèrent les mondes et les divers degrés de l'existence. De ces sauveurs à venir, les boud- dhistes méridionaux ne mentionnent d'une façon particulière qu'un seul, Maitreya, qui sera le prochain Buddha. Les Eglises du Nord au contraire, en connaissent plusieurs qui, dès les premiers siècles de notre ère, étaient devenus l'objet d'un véritable culte. La reli- gion de Çâkyamuni, si nue à l'origine, eut ainsi non seulement une apparence de tradition, mais encore ses patrons ou, pour mieux dire, ses dieux.

Mais ce n'est pas seulement par ses doctrines et par toutes ses tendances que le bouddhisme a été ainsi de bonne heure et à l'opposé du brahmanisme, une religion compacte et militante : il l'a été encore et surtout du fait de ses institutions. Çâkyamuni assura en effet à son œuvre le plus puissant de tous les instruments de pro- pagande, en préparant l'avènement du monachisme. Il est certain que son but fut de fonder tout autre chose qu'une école. Ses dis- ciples ne sont pas des élèves qui viennent s'instruire auprès d'un maître, avec la pensée de le quitter un jour et d'aller vivre chacun pour son compte. Ils forment une congrégation dont l'objet est de réaliser la vie parfaite, un véritable ordre religieux, bientôt on ne fut plus admis qu'à la suite de vœux et d'une profession de foi et d'où on ne sortit plus sans être renégat. Nous ne pouvons nous arrêter à décrire le samgha { bouddhique. Il ne sera donc question ici ni de sa discipline savamment combinée, ni de sa hiérarchie simple et forte, ni de son recrutement entouré de précautions légales qui témoignent d'un esprit politique singulièrement avisé, ni de l'ordre de femmes qu'on finit par y adjoindre2, ni de sa posi- tion par rapport à la communauté laïque qui ne tarda pas à se con-

1. Le Samgha est le troisième terme du Triratna, des trois joyaux, la trinité boud- dhique, dont les deux autres sont le Buddha et le Dharma ou la Loi. Cf. l'inscription de Bairât, 1. 2, dans Cunningham, Corpus fnscr.Indic, pi. XV. La formule de conver- sion au bouddhisme est de prendre refuge dans le Buddha, le Dharma et le Samgha. Pour l'organisation du Samgha cf. spécialement Burnouf, Introd. à l Histoire du. Buddh. Ind., p. 234 sq., et R. Spence Hardy, Eastcrn Monachisrn. Du monachisme boud- dhique s'est développé au Tibet, vers la lin du moyen Age, la hiérarchie lamaïquc, pour laquelle consulter G. F. Rôppen, Die Religion des Buddha, 1859, t. II, et Schla- gintvveit, Buddhis in Tibet, m 1863.

2. Voir l'élégant petit livre de Mme Mary Summer, Les religieuses bouddhistes depuis Sakya-Mouni jusqu'à nos jours, avec préface par Ph. E. Foucaux, 1873. Dès l'époque d'Açoka, les bhikhunis, les nonnes, figurent à côté des bhikkhus, les moines : inscrip- tion de Bairât, 1. 7, dans Gunningham, Corpus Inscr. Indic, pi. XV.

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stituer sous sa direction et qui, astreinte à de moindres devoirs, forma le deuxième élément de l'Eglise *, Encore moins essayerons- nous de déterminer ce qui dans cette organisation peut être consi- déré comme l'œuvre du fondateur même. La tradition naturelle- ment fait tout remonter jusqu'à lui, et il est à peine besoin de dire qu'elle est inadmissible. Le bouddhisme n'a certainement pas eu en naissant la constitution que nous lui voyons à l'époque d'Açoka, et ici, comme ailleurs, c'est l'opposition du dehors et la lutte avec l'hérésie qui ont façonné l'Eglise2. Mais d'autre part on ne sau- rait, à notre avis, rejeter entièrement les témoignages qui nous montrent le Samgha fonctionnant, dès la mort du Maître, comme un corps ecclésiastique déjà solidement constitué sous la direction des principaux disciples et des anciens ou sthaviras3. En tous les cas, il eut dès le début pour caractère distinctif d'être ouvert à tous sans exception, non seulement aux classes qui avaient droit à l'en- seignement brahmanique, mais aussi à celles qui en étaient exclues, soit qu'elles fussent réduites à une condition plus ou moins ser- vile, soit que, refusant de se plier aux usages de la population sédentaire, elles vécussent librement et de leur plein gré à l'état d'excommuniés. Le Buddha ne repoussa personne et, dans le cercle de ses disciples, il n'y eut d'autre distinction que celles de l'âge et du mérite. Il ne faudrait toutefois pas conclure de que l'ordre bouddhique se soit immédiatement et dans son pays d'origine lar- gement recruté parmi les classes repoussées comme impures. Le

1. R G. Childers, The Whole Duty of the Buddhist Layinan, a sermon of Buddha, ap. Contemporary Review, march 1876. Cf. le Sîyalovâda-sutla, ap. Grimblot, Sept Suttas Pâlis, p. 297.

2. Les bouddhistes ordinairement fixent à dix-sept le nombre des hérésies qui s'éle- vèrent au sein de l'Eglise au second siècle après le Nirvana (Dipavamsa, v. 16-54), et à six celle des sectes hostiles fondées par les « six maîtres d'erreur », les Tîrthyas des livres du Nord (Prâtihârya-Sùtra dans Burnouf, Introd. à l'Hist. du Buddk. Ind., p. 162), les Titthiyas des écritures pâlies, tous représentés comme ayant été contem- porains du Buddha : Sâmafmaphala-Sutta dans Burnouf, le Lotus de la Bonne Loi, p. 448 sq., et Grimblot, Sept Sutlas Pâlis, p. 113 sq. Cf. aussi Childers, Pâli Diction., p. 511 ; et T. D'Alwis, Buddhism, its Origin, History and Doctrines, Colombo, 1862. Néanmoins, le Miiindapanha, p. 4, en fait des contemporains du roi Milinda que le même livre (p. 3) place 500 ans après le Nirvana.

3. Il y a certainement une base historique dans les therâvalis, ou listes de maîtres (Pâli, thera = Sanskrit, sthavira) qui nous ont été transmises, par exemple, Dîpavamsa, y. 69-107. Cf. la discussion concernant cette liste par Rhys Davids, Ancient Coins and Measures of Ceylon, p. 46 sq., et G. Bûhler, Jnd. Antiq., VIII, p. 148 sq. Les listes conservées par les bouddhistes du Nord sont plus suspectes. Cf. Lassen, Ind. Alter- thumsk., II, p. 94, 2e éd. ; Wassiljew, Der Buddhismus, p. 42 sq. ; et S. Beal, dans Ind. Antiq., IX, 148.

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genre de vie de la plupart de ces populations, la force même du préjugé et, dirons-nous, du préjugé en bien des cas justifié dont elles ont été de tout temps l'objet, la présence surtout dans l'ordre de nombreux brahmanes, rendent une pareille supposition peu pro- bable. C'est plus tard seulement, quand un corps laïque de plus en plus considérable vint se grouper autour de l'Eglise ; c'est surtout quand celle-ci se répandit au loin chez des peuples de race et de mœurs étrangères, que le bouddhisme recueillit tout le bénéfice de la conception libre et haute que son fondateur s'était faite de la fra- ternité humaine. Pour faire apprécier combien sa liberté d'action sur ce nouveau théâtre était supérieure à celle du brahmanisme, il suffira d'un seul exemple. Tandis que le Buddha enseigne que « sa Loi est une loi de grâce pour tous1 », les Vedânta-Sùtras déclarent qu'un çûdra n'ayant pas droit au Veda, n'est pas qualifié non plus pour recevoir et pratiquer leur doctrine, en d'autres termes qu'il est incapable dans sa condition actuelle de faire son salut. Et cette proposition est expressément maintenue dans son commentaire par Çamkara2, qui était pourtant un homme du Sud et qui écrivit pro- bablement ce commentaire dans le Sud, c'est-à-dire dans un pays plus des neuf dixièmes de la population étaient regardés par les brahmanes comme de purs çûdras. Evidemment le brahmanisme, pour ne pas mourir d'épuisement, était condamné à violer sans cesse ses propres principes : pour se répandre, au contraire, le bouddhisme n'avait qu'à pratiquer les siens.

Faut-il aller plus loin et voir, comme on le fait souvent, dans l'institution du Samgha et dans le bouddhisme primitif en général, une réaction contre le régime des castes et le joug spirituel des brahmanes ? Pour établir que ce n'est qu'un roman, il faudrait rechercher ce que pouvait bien être ce régime des castes au sixième siècle avant notre ère, et jusqu'à quel point les prétentions des brahmanes pouvaient paraître oppressives. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans l'examen de cette nouvelle question. Nous nous bornerons à dire qu'il n'y a nulle apparence que la question sociale fût posée parmi les peuplades semi-agricoles, semi-pastorales au milieu desquelles s'est écoulée la vie du Buddha, ni qu'on eût songé à contester aux brahmanes, ce qui était au fond leur grand privi- lège, d'être les porteurs du Yeda et, par le droit du sang, les

1. Burnouf, Introd. à l'Hisl. du Buddh. Ind., p. 198.

2. Çamkara ad Vedânta-Sûtra, I, 3, 34-38, p. 325, éd. de la Biblioth. Ind.

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ministres de certains rites. Ces rites, nous ne savons pas même jusqu'à quel point ils étaient populaires, et nous avons les meil- leures raisons de penser qu'ils n'étaient pas d'un usage général même chez les populations parmi lesquelles des gotras brahma- niques s'étaient établis depuis longtemps et en grand nombre. Un fait d'ailleurs suffit pour infirmer cette théorie : le bouddhisme, à l'époque il fut dominant, ne toucha nullement à la caste dans les pays elle existait, et non seulement il n'y toucha pas, mais ce fut lui, selon toute probabilité, qui l'importa dans des contrées elle n'existait pas encore, dans le Dékhan, à Geylan, dans les îles de la Sonde, partout un afflux considérable de population hindoue pénétra à sa suite.

Ce qui est vrai, c'est que le bouddhisme portait en lui la néga- tion, non du régime des castes en général, mais de la caste des brahmanes, et cela indépendamment de toute doctrine égalitaire et sans qu'il y eût de sa part aucune velléité de révolte. Aussi est- il fort possible que cette opposition soit restée assez longtemps inconsciente de part et d'autre. En apparence leurs voies ne se touchaient guère. Jamais le Buddhane s'arrogea le droit d'enseigner les mantras ou d'officier dans un sacrifice; jamais les brahmanes, de leur côté, ne prétendirent à la propriété exclusive des spécula- tions ayant rapport au salut. Çâkyamuni n'eût fait que suivre leur exemple, s'il se fût borné à nier l'efficacité suprême du Veda et des rites. Même en rejetant pour lui et pour ses disciples toute pra- tique d'un culte quelconque, il ne se mettait pas encore nécessaire- ment en hostilité avec les brahmanes, et, tant que la communauté ne fut composée que de personnes qui, à l'exemple du Maître, avaient renoncé au monde, elle a pu fort bien éviter l'éclat d'une rupture. Mais il n'en fut plus de même quand elle eut groupé autour d'elle un corps laïque qui, naturellement, partagea son indifférence à l'égard des anciens rites; quand, par la force des choses, elle eut été amenée à opposer tradition à tradition, et à substituer au vieux culte un culte nouveau d'une nature toute différente, ne consistant qu'en exercices spirituels et en exhortations morales, et sur lequel les brahmanes ne pouvaient prétendre à aucun droit. Il n'en fut plus de même surtout quand il fallut partager avec elle les libéra- lités des rois et des grands. Dès lors l'antagonisme fut flagrant, et la caste sacerdotale, frappée dans son ministère et dans son revenu, dut sentir que c'était son existence même qui se trouvait menacée. Les brahmanes n'en continuèrent pas moins d'affluer dans le Samgha

H8 MIS RELIGIONS DE L'INDE

bouddhique, car ils ne formèrent jamais un corps compact gou- verné par des intérêts bien solidaires, et dès lors ils ne vivaient probablement pas tous de l'autel. Longtemps encore ils fournirent à la religion nouvelle ses principaux docteurs ; le nom de brah- mane resta un titre honorifique du bouddhisme et à Ceylan il fut donné aux rois. Mais, en tant que classe distincte et revêtue d'un privilège religieux, il n'y eut pas de place pour eux dans l'Eglise1. Une fois le Samgha définitivement organisé, et il l'était certaine- ment bien avant Açoka, le bouddhisme se trouva en possession d'une incomparable milice. Le religieux bouddhiste, le bhikshu, proprement le mendiant, n'est pas comme le brahmane un thauma- turge, un intermédiaire entre l'homme et la divinité ; c'est un péni- tent d'abord et ensuite, s'il en est capable, un clerc, un prédica- teur, un directeur de conscience, un docteur de la loi et, à l'occa- sion, un admirable missionnaire. Humble par profession, ne possédant rien, sans famille, sans intérêts autres que ceux de l'ordre, il va ses chefs l'envoient. Personnellement le bhikshu a fait vœu de pauvreté et vit d'aumônes2. Mais l'ordre possède, il est riche et l'origine de ses biens remonte même très haut, s'il est vrai, comme le veulent des traditions qui n'ont rien d'invraisemblable, que des donations en terres lui aient été faites du vivant même du Buddha. Bien différentes des donations conférées à des brahmanes, lesquelles sont toujours individuelles et le moindre domaine, même s'il est donné à une corporation, est toujours partagé en autant de parcelles que la corporation compte de membres, les fon- dations bouddhiques restent indivises; elles s'accumulent et servent intégralement à la cause commune. A mesure qu'il s'enrichit ainsi,

1. Une polémique contre la caste forme le sujet de la Vajrasûcî d'Açvaghosha, édi- tée pour la première fois, pour Wilkinson, par Soobajee Bapoo, avec une réplique, pour défendre la caste, de l'éditeur brahmanique, Bombay, 1839 (une nouvelle édition, avec traduction de Weber, dans les Mémoires de l'Académie de Berlin, 1860) ; et de l'As- saiâyana-Sutta, édité et traduit par R. Pischel, 1880.

2. De bonne heure, pourtant, la règle semble avoir admis des exceptions et des compromis. Açoka, par exemple, en entrant dans l'ordre ne renonça certainement pas au monde. Il y eut sans aucun doute des affiliations se réduisant à une simple formalité, comme c'est encore le cas en Birmanie et au Siam. Dans une inscription à Junnar (Kern, dans Ind. Stud., XIV, p. 394), quelques bhikshus figurent comme donateurs : ils devaient donc avoir gardé quelque propriété. Des inscriptions de Kudâ montrent dans le môme rôle certaines religieuses pravraj itikâ, qui semble ici être synonyme de bhikshunî ; l'une d'elles est réellement une matrone. Jacobi dans Ind, Antiq., VII, 254, 256, n0' 2 et 9. Ces inscriptions appartiennent aux premiers siècles de notre ère. Il y a aussi beaucoup de bhikshus et de bhikshunîs parmi les donateurs dans les inscriptions de Sâncî. Cunningham, Bhilsa Topes, p. 235 sq.

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le bouddhisme se fit somptueux. Il lui fallut d'immenses monas- tères pour abriter ses légions de moines, des monuments comme- moratifs pour marquer les lieux que le Maître ou les saints avaient sanctifiés, croyait-on, par leur présence, des édifices richement décorés pour y déposer leurs reliques, des chapelles pour y ériger leurs images. Le culte resta simple : la récitation d'une sorte •d'office, des actes de foi et d'hommage, des offrandes de fleurs, quelques lampes entretenues devant l'image ou la châsse du Bud- dha1; mais l'appareil en fut magnifique. Tout porte à croire que ces « mendiants » furent les premiers bâtisseurs de l'Inde. Partout les ruines les plus anciennes et les plus vastes proviennent d'eux2. Les temples hypogées, les monastères excavés dans le roc sont leur ouvrage3, et leur marque se retrouve dans les substruetions de presque tous les grands sanctuaires de l'hindouisme. C'est pour eux surtout que paraissent avoir travaillé ces sculpteurs, enfants perdus de l'art grec, qui firent entrevoir un instant à l'Inde la beauté plastique vraie et correcte4. Tandis que le brahmanisme, le

1. L'adoration des images apparaît pour la première fois à une date assez récente sur les monuments bouddhiques. Les premiers objets sacrés auxquels on rendit hom- mage sont des symboles, tels que le cakra, la roue de la Loi, l'arbre de la Budhi et spé- cialement le dagop (dhatugarbha), une construction en forme de coupole destinée à contenir des reliques et qui, dans les anciens sanctuaires, occupe exactement la place de l'autel dans les églises chrétiennes. A une date tardive, ces objets furent rempla- cés par des images du Buddha, substitution qui, suivant J. Burgess (Cave Temples, p. 180), est postérieure au quatrième siècle après J.-G. Pourtant les représentations du Buddha que nous trouvons sur les monnaies de Kanishka (von Sallet, Die Nach- folger Alexander's des Grossen in Baktrien und Indien, p. 191, et pi. VI, 1) ne nous per- mettent pas de douter que les images du Maître étaient adorées dès le premier siècle de notre ère.

2. Cf., par exemple, A. Cunningham, The Bhilsa Topes, or Buddhist Monuments of Central India, 1864 ; et The Stupa of Bharhut, a Buddhist Monument ornamented with numerous Sculptures illustrative of Buddhist Legend and History, 1879. La majeure partie des 9 volumes de Rapports sur les opérations de VArchœological Survey of India, du même auteur, 1871-1880, a trait à des monuments bouddhiques. Cf. encore J. Fer- gusson, History of Jndian and Eastern Architecture, 1876, et Tree and Serpent Worship, 1873; les monographies, la plupart richement illustrées, de J. Burgess, sur les lieux sacrés d'Elephanta, Junnar, Elurâ, Ajantâ, et la récente publication par les mêmes auteurs, The Cave Temples of India, 1880.

3. Le nombre de ces constructions souterraines, dans la mesure nous pouvons le connaître actuellement, dépasse 1.000, dont 80 p. 100 sont d'origine bouddhique.

4. Les spécimens isolés et peut-être les plus intéressants de cet art trouvés à Ma- thurâ, dans le Penjab, dans la vallée du Caboul, sont disséminés dans les musées de Calcutta, de Lahore et dans l'India Muséum. Ils n'ont jamais fait l'objet d'une étude d'ensemble et un petit nombre seulement ont été publiés, par exemple dans le Journ. of the Asiat. Soc. of Bengal, XLIV, 214; Ind. Antiq., III, p. 158 ; Cave Temples, p. 138. J. Fergusson, ibid., p. 90, est d'avis que la sculpture hindoue atteignit sou

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plus matériel de tous les cultes, s'en est tenu jusqu'à la fin à son outillage primitif, des hangars faits de bambou, des mottes de terre, des brins d'herbe et quelques vases en bois, ce fut ainsi la religion la plus abstraite et la plus nue qui, par un nouveau con- traste, s'avisa la première de frapper l'imagination en parlant aux yeux.

Enfin on ne saurait suivre l'histoire du bouddhisme sans recon- naître qu'il fut servi par les événements pour le moins aussi bien que par ses aptitudes. Son extension coïncide en effet avec un changement profond survenu dans l'état politique de l'Inde. Au con- tact de l'empire des Achéménides et de la domination helléniquer le régime des petits Etats y avait fait place à de grandes monar- chies basées sur la centralisation militaire et administrative, et qui ne tardèrent pas à s'étendre bien au delà des frontières du brah- manisme. Celles-ci comprirent bien vite quel instrument puissant et docile elles avaient dans ces communautés militantes, à la fois détachées de tout et prêtes à tout conquérir, humbles devant le pouvoir séculier, toujours disposées à l'introduire dans leurs affaires et dans leurs querelles, suffisamment organisées pour lui donner prise sur elles et pour le servir, pas assez pour lui porter ombrage, quelque chose enfin comme les ordres mendiants sans le pape. Le plus puissant de ces empires, celui des Mauryas, qui naquit du contre-coup de l'agression macédonienne, était l'œuvre d'un soldat de fortune de basse naissance, d'un çûdra, au dire des brahmanes. Il y avait donc une sorte d'affinité originelle entre cette dynastie et le bouddhisme d'hier comme elle, comme elle brouillé avec la tradition et se souciant aussi peu qu'elle des diffé- rences de race, de mœurs et de croyances. Aussi ces princes lui furent-ils particulièrement favorables. Gandragupta, le fondateur, passe pour Tavoir protégé. Açoka, son petit- fils, l'érigea en reli- gion d'Etat et le domina1. Deux de ses enfants, un fils et une fille, furent des membres influents du Samgha, et lui-même s'y fit rece-

apogée au quatrième siècle, dans les bas-reliefs d'Amaràvatî. D'autre part, l'art byzan- tin, même à Ravenne et au Mont Athos, n'a rien à nous montrer de supérieur à cer- taines peintures des grottes d'Ajantà, qui semblent être du sixième siècle. J. Burgess, Notes on the Bauddha Rock-Temples of Ajantâ, 1879, dans Archaeological Survey of Western India, n* 9, et Cave Temples of India, p. 280 sq.

1. Cf. le rôle que le Mahàvamsa (v. p. 42) lui fait jouer au concile tenu sous son règne, rôle parfaitement en rapport avec le ton impérial et protecteur de sa lettre à l'assemblée du clergé de Magadha, que l'inscription de Bairàt (Babhra) nous a con- servée. Cunningham, Corpus Inscr. Indic, pi. XV.

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voir sur la fin de son règne. Ce fils fut placé à la tête delà mission qui introduisit le bouddhisme à Ceylan, et il y devint le chef de l'Eglise. Ce fut également par des missions bouddhistes que le puissant empereur entra en relation avec les rois du Dékhan sur lesquels il paraît avoir exercé une sorte de protectorat. Sans sus- pecter en aucune façon la sincérité d'Açoka, il est permis d'ob- server que le bouddhisme seul se prêtait à cette alliance intime et fructueuse de la foi et de la politique1.

Quand la puissance des Mauryas vint à décliner, le nord-ouest de PInde passa pour plusieurs siècles sous la domination de princes étrangers, grecs, parthes, touraniens. Ces derniers, qui procédèrent à la conquête par l'invasion, réunirent même sous leur sceptre, vers le début de notre ère, tous les pays situés au nord du Vindhya. De ce long asservissement, la religion de Çâkyamuni fut encore la seule à tirer profit. Le brahmanisme était hostile et fermé à l'étranger2 ; les religions populaires, bien que moins exclu- sives, étaient, elles aussi, profondément hindoues; seul, le boud- dhisme était cosmopolite. La littérature singhalaise nous a con- servé un curieux ouvrage dans lequel le roi grec Ménandre est représenté comme un fervent sectateur du Buddha3, et le règne des empereurs touraniens, notamment celui de Kanishka, marque peut-être l'apogée delà fortune du bouddhisme dans l'Hindoustan. D'une part, il dut trouver un prompt accueil auprès des hordes sans culture venues du Nord à la suite des conquérants et qui s'étaient établies en grand nombre dans les pays à l'ouest du Gange. D'autre part, comme l'autorité de ces princes s'étendait sur l'un et l'autre versant des montagnes, elle lui ouvrit les routes du Nord, de l'Af- ghanistan, de la Bactriane, de la Chine, du Tibet, de même que la piété et la politique d'Açoka lui avaient ouvert celles du Sud.

1. Pour les missions bouddhiques, voir Lassen, Ind. Alterthumsk., t. II, p. 226, 2e éd. Dipavamsa, ch. vin ; Mahàvamsa, ch. xn, xiii, p. 71 sq.

2. Alexandre dut sévir contre les brahmanes qui poussaient le peuple à la résistance et à la révolte. Plutarch. Alexander, ch. lix, lxiv. Une vague connaissance de ces faits apparaît encore même dans Shahrastâni (douzième siècle), Religionspartheien und Phi- losophenschulen, traduit par Haarbrùcker, II, 374.

3. Le Milindapanha, « les Questions de Milinda ». Spence Hardy en a donné de nombreux extraits dans son Eastern Monachism et son Manual of Buddhism. Édité main- tenant : The Milindapanho, being Dialogues between K.ing Milinda and the Buddhist Sage Nâgasena. The Pâli text, edited by V. Trenckner, 1880. Ce que dit Plularque, De tjerendse reipub. praecept. (ch. xxyiii), de la façon dont les différentes villes se dispu- tèrent les restes du corps de Ménandre semble aussi témoigner en faveur du boud- dhisme de ce prince.

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Nous ne savons pas jusqu'à quel point la réaction qui amena le rétablissement de l'indépendance lui fut immédiatement préjudi- ciable. Les dynasties nationales, à mesure qu'elles nous sont con- nues par les inscriptions, sont plutôt vishnouites ou çivaïtes que bouddhistes. Mais le bouddhisme est bien traité par elles et il par- ticipe à leurs libéralités. Il est visible cependant que ses beaux jours sont passés. Il n'a plus affaire au vieux brahmanisme, mais à des rivaux bien autrement redoutables, les religions de Çiva et de Vishnu, et dans cette nouvelle lutte, les avantages sont du côté de l'adversaire. Au commencement du cinquième siècle, le pèlerin chinois Fa-Hian le trouve encore florissant dans les diverses parties de l'Inde. Au septième, par contre, dans les descriptions de Hiouen- Thsang, il paraît en décadence. Au onzième, il a encore pied dans quelques-uns de ses grands sanctuaires des provinces de l'ouest1 ; dans ceux du Magadha, à Gayâ, sa terre d'origine, on trouve môme sa trace jusqu'au quatorzième2, et des dynasties bouddhistes paraissent s'être maintenues dans le Bihâr et vers les embouchures de la Godâvarî, jusqu'à la fin du douzième siècle 3. Puis le silence se fait ; les brahmanes continuent bien encore de polémiser contre les Bauddhas, et Sâyana, au quatorzième siècle, leur assigne encore la deuxième place dans sa Revue générale des systèmes. Mais il est difficile de dire si ces réfutations s'adressent à des adversaires réels, ou si ce ne sont pas plutôt de simples thèses d'école4. De nos jours, le bouddhisme, confiné dans l'île de Geylan, dans les vallées du Népal et dans les districts qui touchent à la

1 . Les caractères imprimés sur les sceaux bouddhiques en argile trouvés en grande quantité dans les grottes de Kanheri près de Bombay, paraissent même ne pas re- monter au delà du treizième siècle. Journ. qf the Roy. As. Soc. Bombay, 1861, pl. VII. Albirouni au onzième siècle, dans Reinaud, Mémoires sur VInde, p. 89, et Shahrastani au douzième siècle, traduit par Haarbrucker, t. II, p. 358, parlent des bouddhistes comme existant encore dans l'Inde.

2. Inscription de Gayâ ap. A. Cunningham, Archseological Survey of India, t. III, pl. XXXV, et Corpus Inscript. Indicarum, p. v. Ces lieux ne cessèrent d'ailleurs pas d'être un but de pèlerinage pour les bouddhistes du dehors ; voir l'inscription bir- mane du quatorzième siècle, Archseological Survey, t. I, p. 8.

3. A. Cunningham, Archseological Survey, t. III, pp. 119, 121. P. Goldschmidt, ap. Ind. Anliq., VI, 328.

4. Quand Abul Fazl visita le Cachemire la fin du seizième siècle) il y avait encore quelques vieillards qui professaient le bouddhisme, mais il avoue que pas une fois il ne rencontra un docteur de cette religion ; et pourtant la cour d'Akbar était le ren- dez-vous de savants appartenant à toutes les différentes croyances religieuses. Il ne semble pas savoir à quelle époque le bouddhisme avait disparu de l'Inde et dit sim- plement « il y a longtemps ». Ayeen Akbari, translated by Fr. Gladwin, Calcutta, 1876, t. 111, p. 158.

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Birmanie, a complètement disparu de l'Inde proprement dite. Ses seuls vestiges sont les innombrables ruines qu'il a laissées sur toute la surface de la Péninsule, peut-être aussi quelques groupes sectaires, vishnouites tels que les Vaishnavavîras du Dékhan, civaïtes comme les Kânphâtas de l'Hindoustan,qui ont depuis long- temps renié ou même oublié leur origine, mais qui conservent encore des saints bouddhistes dans leur calendrier.

Gomment expliquer cette extinction totale du bouddhisme dans la contrée qui l'a vu naître et il a si longtemps fleuri ? Bien qu'il soit en général plus difficile de se rendre compte du dépé- rissement des religions que de leur croissance, la disparition de celle-ci paraît avoir été si rapide et elle a été si complète, que rien ne doit être plus aisé, semble-t-il, que d'en déterminer les causes. Telle est pourtant l'obscurité qui dérobe encore bien des côtés du passé de l'Inde qu'on ne peut former à cet égard que des conjec- tures d'un caractère tout général. La cause à laquelle on a songé en premier lieu est aussi celle qui, dans l'état actuel des connais- sances, paraît le moins probable, la persécution. Aucun témoi- gnage vraiment sérieux n'est venu établir jusqu'ici que le boud- dhisme ait jamais été l'objet, soit avant son triomphe, soit aux jours de son déclin, de mesures de rigueur exécutées avec ensemble et sur une grande échelle. Au contraire, les documents les plus authentiques, les monnaies, les inscriptions, témoignent d'une tolé- rance singulièrement large de la part des pouvoirs publics1. Non seulement les princes d'une même dynastie professent les croyances les plus diverses, mais le même prince partage souvent ses libéra- lités entre plusieurs sectes, et on ferait une assez longue liste de rois qui, sans professer le bouddhisme, en ont été les bienfaiteurs. Plusieurs des monarques, par exemple, que Hiouen-Thsang men-

1. Les monnaies des princes touraniens du premier siècle sont civaïtes et boud- dhiques ; leurs inscriptions sont bouddhiques et peut-être aussi jainas. Les rois Andhrabhrityas, qui, si nous en jugeons par leurs noms, soutenaient les anciens cultes, paraissent dans leurs inscriptions de Nanâghât, Nàsik et Ajantâ, à la fois prati- quer les rites du brahmanisme et comme donateurs patronner les bouddhistes. Parmi les Guptas, Candragupta est brahmaniste, comme les autres princes de la dynastie, sur les piliers de Behàr et de Bhitari, et protecteur du bouddhisme et des bouddhistes dans les inscriptions de Sànci. Les rois de Valabhî étaient civaïtes et vishnouites, et on les voit, pendant près d'un siècle, faire des donations à un monastère bouddhiste fondé par une princesse de leur famille, lnscript. ap. Ind. Antiq., IV, 105, 175; VI, 15 ; VU, 67. Joum. of Ihe Roy. As. Soc. of Bombay, Xi, p. 361. M. Kern est d'avis que les récits des persécutions qu'auraient eu à subir les bouddhistes sont à mettre avec les contes de ma mère l'oie, Over de Jaartelling der zuidelijke Buddhistcn, p. 43.

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lionne comme des patrons déclarés de l'Eglise, paraissent avoir été en réalité des sectateurs de l'une ou l'autre des nombreuses reli- gions néo-brahmaniques. Plus tard, à l'époque même à laquelle d'absurdes légendes nous représentent Çamkara exterminant les bouddhistes de l'Himalaya au cap Gomorin, nous voyons des princes vishnouites appartenant à des dynasties vishnouites, faire des donations à une religion sœur du bouddhisme, celle des Jainas, que les brahmanes ont tout autant détestée l ; et ces témoignages ne sont nullement contredits par les documents littéraires contem- porains2. Ce n'est pas que l'Inde ait ignoré le fanatisme religieux. Elle l'a connu au contraire de bonne heure et pratiqué sans merci sous la forme de l'exclusivisme le plus odieux3. Plus tard, elle n'est pas restée étrangère non plus aux excès de la propagande, et il paraîtrait que c'est précisément le bouddhisme qui, sur ce point, lui a donné les premières leçons. Malgré son esprit de mansué- tude, celui-ci n'a pas été pour rien une Eglise à prétentions uni- verselles et d'aptitudes politiques. La manière même dont il fut érigé en religion d'Etat par Açoka, paraît n'avoir pas été exempte, sinon de violence, du moins de compression, à en juger par les propres paroles de ce prince. En moins de deux ans, dit-il, « les dieux qui étaient tenus pour vrais dans la Jambudvîpa (F Inde), ont été rendus vains, et ce résultat n'est pas un effet de ma grandeur,

1. Inscriptions des Câlukyas du sixième et du huitième siècle ap. Ind. Antiq., V, 69, Vif, 106 ; 112. Un de leurs vassaux au onzième siècle fait bâtir à la fois un temple du Jina, un autre de Çiva et un troisième de Vishnu, ibid., IV, 180. Même à une date tardive, en 1119, un Çilâhâra, prince du Dékhan occidental, fit des donations à la fois à Çiva, au Buddha, et à l'Arhat (= Jina), Journ. of the Roy. As. Soc, Bombay, XIII, p. 7. Les princes Ceras du Gahgàvamça étaient vishnouites, et leurs donations, jusqu'au dixième siècle, s'adressent indifféremment à des brahmanes et à des Jainas. Ind. Ant., 1, 363; II, 156; V, 136, 138; VI, 102; VII, 101, 112.

2. Cf. par exemple le rôle de la prêtresse bouddhiste dans le Mâlatî et Mâdhava de Bhavabhùti, les personnages ou la mention des personnages bouddhiques qui se ren- contrent dans la Mricchakatikâ, dans le Mudrârâkshasa, dans le Daçakumàracarita et le Nâgânanda (ce drame bouddhique du septième siècle a été traduit en anglais par Palmer Boyd, 1872, et en français par A. Bergaigne, 1879); cf., en outre, Varàha Mihira, Brihat Samhilâ, VIII, 44, 45; IX, 19. De plus, les récits de la Râjataranginî, s'ils témoignent parfois dune certaine animosité contre les bouddhistes, ne les montrent en aucune façon sous le jour de personnes excommuniées et en dehors du sein de la société hindoue. Même au douzième siècle, nous trouvons un religieux bouddhiste figurant parmi les favoris de Harshadeva, roi du Gachemir ; Râjatarang., VII, 1100.

3. Le véritable fanatisme brahmanique est celui qui a inspiré le récit de Râmâyana, VII, ch. 74-76, Râma coupe la tête à un çûdra qu'il surprend pratiquant des péni- tences interdites à sa caste.

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mais de mon zèle1 ». Jusqu'ici, il n'y a pas de pendant d'origine brahmanique à ce témoignage si significatif en sa brièveté. De bonne heure et bien avant celle des brahmanes, la littérature des bouddhistes est violente, ouvertement agressive, toute remplie d'histoires atroces, et il n'y a pas jusqu'au livre du bon Hiouen- Thsang ne se montre à chaque page l'expression naïve de la haine la plus cordiale dans l'âme la plus douce. Les brahmanes, il est vrai, ne tardèrent pas à répondre sur le même ton. Les reli- gions sectaires, non moins âpres à la propagande que le boud- dhisme, furent profondément fanatiques2; les disciples de Kumâ- rila et de Çamkara, organisés en ordres militants, se firent les défenseurs acharnés de l'orthodoxie sur le terrain de la tradition et de la spéculation. Que dans ces luttes multiples on ne se soit pas toujours servi des seules armes de la persuasion, que les chefs de sectes aient réussi parfois à obtenir l'intervention brutale de quel- que raja ou à ameuter contre leurs adversaires les passions de la multitude, que les bouddhistes en particulier, à mesure qu'ils devenaient plus faibles, aient eu à souffrir bien des vexations, et que, pour s'emparer de leurs biens et de leurs sanctuaires, leurs ennemis n'aient pas toujours attendu que le dernier occupant en fût sorti, on l'admettra sans peine. Mais il y a loin de ces échauf- fourées locales à une véritable campagne de persécution entreprise en vue d'un but unique, campagne dont la possibilité ne se conçoit guère dans l'état de division politique et religieuse de l'Inde au moyen âge. Tout tend à prouver, au contraire, que le bouddhisme est mort d'épuisement et que c'est dans des vices internes surtout qu'il faut chercher les causes de sa disparition.

Il est incontestable, en effet, que le bouddhisme a été frappé d'une décrépitude précoce. Par les grandes choses qu'il a faites, par les idées nouvelles qu'il a répandues dans le monde, par les dévouements sans nombre qu'il a inspirés, nous savons qu'il fut un temps il a être jeune et plein de sève. Mais, à vrai dire, nous n'en avons aucun témoignage direct. A l'exception de quel-

1. Inscript, de Sahasrâm, de Rupnâth et de Bairât, ap. Ind. Antiq., VI, 156, et Cor- pus Inscript. Indic, pi. XIV. Comparer à cela l'institution des Dharmamahâmâtras, un corps de fonctionnaires spécialement chargés de l'inspection et de la direction de toute chose se rapportant à la religion, 5e édit de Girnar, reproduit à Kapurdigiri, Khâls i et Dhauli, dans le Corpus Inscr. Indic, I, 71, et ledit sur pilier de Delhi, ibid., p. 115.

2. Le simple fait d'entrer dans un sanctuaire bouddhique est dans le Vrihannâradîya Purana compté au nombre des péchés pour lesquels il n'est pas de pardon. Aufrecht, Oxford Catalogue, p. 10.

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ques stances admirables l et de légendes d'une pénétrante beauté malgré leur rédaction informe, tout ce qu'il nous a laissé porte la marque de la sénilité. Il ne peut réclamer une part appréciable ni dans la poésie, ni dans la science hindoue : nulle part il n'a su créer une littérature nationale, ni s'élever au-dessus du conte popu- laire et de la chronique. Bien des causes ont pu contribuer à réduire le bouddhisme a cette monotone et incurable médiocrité, et il ne serait pas difficile d'en découvrir dans la doctrine même de Çàkya- muni, dans son aversion pour le surnaturel, dans ses conceptions trop abstraites pour un peuple sensuel et d'une imagination exubé- rante, dans sa façon malsaine surtout de poser et de résoudre le problème de la vie. Nous n'en signalerons ici qu'une seule, parce qu'elle a été, à notre avis, la plus directe et la plus efficace, l'ins- titution même à laquelle le bouddhisme a ses rapides triomphes, le monachisme. On se plaît à voir parfois dans le bouddhisme un affranchissement spirituel, une sorte de Réforme hindoue, et il est incontestable qu'à certains égards il a été l'un et l'autre. Mais en remplaçant la caste brahmanique par le Samgha, il créa une insti- tution bien autrement illibérale et redoutable à l'indépendance de l'esprit. Non seulement toute la vitalité de l'Eglise resta concentrée dans un clergé séparé du monde, mais dans ce clergé môme l'ar- deur conquérante des premiers siècles s'assoupit peu à peu sous l'influence du quiétisme et de la discipline. Les vi /taras continuè- rent sans doute, en dépit d'un relâchement attesté par maint indice, d'abriter des sentiments d'humble et sincère piété et la pratique des plus touchantes vertus. Mais toute fierté, toute véritable origi- nalité de la pensée finit par disparaître au sein de cette organisa- tion énervante ; les intelligences s'usèrent dans la scolastique ou s'endormirent dans la routine, et le temps arriva il ne se pro- duisit même plus d'hérésies. Le bouddhisme de Geylan n'a plus guère changé depuis l'époque de Buddhaghosha (cinquième siècle) et celui du Népal ou, plutôt, de riiindoustan,n'a rien trouvé de mieux pour vivre que d'en arriver à une sorte de fusion avec le çivaïsme2.

1. Notamment celles du recueil intitulé Dhammapada. Le texte pâli avec traduction latine et de copieux extraits du commentaire de Buddhaghosha, a été publié à Copen- hague par V. Fausbôll, 1855. Il a été traduit en allemand par A. Weber, Zeilschr. d. Deutsch. Morgenl. Gesellsch.,t. XIV; en anglais par Max Mùller dans son Introduction à l'ouvrage de H. T. Rogers, Buddhaghosha s Parables, translated from the Burmese, 18159, et par S. Beal sur le texte chinois). Scriptural Tcxls fromlhe Buddhisl Canon corn- monly known as the Dhammapada, 1878, en français par F. Hû, 1878.

2. Cf. sur ce point B. H. Hodgson, Essays on the Languages, Literature and Religion

BOUDDHISME 127

C'est dans cet état d'apathie, quand il se survivait pour ainsi dire à lui-môme, que le bouddhisme eut à subir la concurrence des sectes néo-brahmaniques, qui, elles, se renouvelaient sans cesse et, à chaque transformation, rentraient dans l'arène avec l'ardeur des néophytes. Si on songe que la plupart de ces sectes combat- taient avec ses propres armes, qu'elles prêchaient comme lui l'égalité religieuse de tous les hommes, qu'à la figure du Buddha elles opposaient les figures, moins parfaites sans doute, mais tout aussi personnelles, tout aussi capables de provoquer une dévo- tion passionnée, de leurs dieux à biographie, de Mahâdeva, de Krishna, de Rama, pour ne rien dire de leurs déesses; si on songe qu'elles savaient pour le moins aussi bien que lui parler aux yeux avec leurs temples, leurs images, leurs fêtes pompeuses et théâ- trales, qu'elles possédaient de plus une fable splendide, tandis qu'il n'avait réussi qu'à s'affubler d'une mythologie abstraite et factice: si on ajoute enfin qu'elles avaient à leur tête les brahmanes et à leur service la poésie populaire, que leurs croyances faisaient corps pour ainsi dire avec la légende nationale et rappelaient tous les souvenirs de gloire et d'héroïsme de l'ancienne épopée, on compren- dra que le bouddhisme devait succomber. Pour vivre, il lui eût fallu avoir les apôtres des anciens jours, et il n'avait plus que des bonzes.

Mais en disparaissant comme Eglise, il n'emportait pas avec lui les germes qu'il avait eu longuement le temps de répandre, et il laissait les religions mêmes qui avaient fini par l'étouffer, plus ou moins pénétrées de son esprit. Il est incontestable qu'il y a dans la littérature sanscrite ou, pour mieux dire, dans les littératures hindoues, comme un courant d'idées bouddhiques. Qu'on prenne, par exemple, la fable du Mahâbhârata, et qu'on voie combien l'es- prit dans lequel elle est traitée est différent de celui dans lequel elle a été conçue, ou, pour prendre un exemple encore plus frappant, qu'on se reporte à la poésie du Râmâyana. Il y a des accents

of Népal and Tibet, éd. 1874, particulièrement l'essai X, p. 133 sq. ; Burnouf, Introduc- tion à VHist. du Bud. Ind., p. 540 sq. ; Kôppen, Die Religion des Buddha, vol. II, et le bref mais substantiel mémoire de Bhagvanlàl lndraji, The Bauddha Mythology of Népal, donné en appendice par J. Burgess dans le n* 9 de l'Archaeological Survey of Western India, p. 97 sq. Cette fusion a être assez intime pour que les deux religions aient pu avoir des textes en commun, par exemple la Praçnottararatnamâlâ (publiée en sanscrit, en tibétain et en français, par Ed. Foucaux, La Guirlande précieuse des De- mandes et des Réponses, 1867, et par A. Weber dans les Mémoires de l'Académie de Berlin, 1868, p. 92 sq.) attribuée à Çamkara.

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d'ardente charité, de compassion, de tendresse, d'humilité douce et plaintive qui ont plus d'une fois fait songer à des influences chrétiennes et qui, en tout cas, contrastent singulièrement avec l'orgueil et la dureté de cœur, fruits de l'esprit de caste, dont cette littérature n'est pas moins remplie. Tout aussi remarquable sous ce rapport est le changement qui s'est fait peu à peu dans les pra- tiques religieuses de ce peuple, la désuétude progressive du sacri- fice au profit de l'aumône, des œuvres pies et d'un culte de latrie, l'aversion surtout pour l'effusion du sang, qui fit restreindre de plus en plus le sacrifice animal et qui aboutit finalement à ces bizarres exagérations de la charité envers les bêtes, à ces hospices fondés en leur faveur1 dans un pays il n'y en avait pas pour les hommes. Ce serait abuser des coïncidences historiques que de voir indistinctement dans tous ces faits l'action directe du bouddhisme. Mais on ne saurait nier non plus qu'ils n'appartiennent à un mou- vement d'idées dont le bouddhisme a été la plus forte expression.

1. Heber, Narrative of a Journey through the upper provinces of India, 1824-1825, cb. xxv.

IV

JAINISME

Littérature canonique encore peu connue des Jainas. Ressemblance frappante du jai- nisme et du bouddhisme. Les Jinas. La mythologie des Jainas. Culte. Rejet du Veda et de la caste. Clergé et corps laïque. Principales divisions des Jainas. Ascé- tisme, métaphysique et morale. Le Jina et le Buddha de l'âge actuel. Le Nirvana du Jina. Caractère suspect de la tradition jaina. Le Nirgrantha Jfîâtiputra. Quelle que soit la date d'origine du jainisme, historiquement il est plus jeune que le boud- dhisme. Etat actuel du jainisme.

Avant de passer aux sectes néo-brahmaniques, il nous reste à parler d'une religion sœur du bouddhisme et l'une des moins bien connues parmi celles qui ont joué un grand rôle dans le passé de l'Inde, la religion des Jainas. Ce n'est pas que les documents fassent absolument défaut pour l'histoire et les doctrines du jainisme. Nous possédons, entre autres, un manuel de sa morale, le Yogasûtra{, du douzième siècle, la traduction d'une biographie de son fonda- teur, le Kalpasâtra, qui prétend remonter au sixième siècle2, des

1. E. Windisch, Hemacandra s Yogasûtra, ein Beitrag zur Kenntniss der Jaina Lehre, ap. Zeitschr. d. Deutsch. Morgenl. Gesellsch., t. XXVIII, p. 185. VAbhidhânacintâ- mani, du même auteur, un lexique de synonymes édité par 0. Bôhtlingk et Gh. Rieu, 1847, contient également beaucoup de renseignements sur les Jainas.

2. Stevenson, The Kalpasûtra and Nava Tatva, two works illustrative of the Jaina Religion and Philosophy, translated from the Magadhi, 1848. Depuis, H. Jacobi en a publié le texte avec une savante introduction, The Kalpasâtra of Bhadrabâhu, edited with an Introduction, Notes and a prâkrit-sanskrit Glossary, 1879. L'auteur prétendu, Bhadrabâhu, doit avoir vécu, suivant la tradition des Çvetâmbaras, au quatrième siècle av. J.-C, mais la rédaction que nous avons date tout au plus du commencement du sixième siècle de notre ère. Les Digambaras rejettent le Kalpasûtra comme apocryphe. Cf. l'Introduction de Jacobi, pp. 10 sq., 20 sq., 30.

Religions de l'Inde. I. 9

130 LES RELIGIONS DE L'INDE

extraits étendus d'un autre ouvrage biographique et légendaire, le Çatruhjaya-mâhâtmya^, qui s'attribue le môme âge, mais quia été probablement remanié au treizième ou au quatorzième siècle, et quelques spécimens des stotras ou de la poésie lyrique des Jai- nas2. Mais, à l'exception d'un unique fragment de la Bhagavatiz, nous n'avons pas encore un seul de leurs textes canoniques, et c'est toujours encore aux sources brahmaniques que nous sommes réduits à demander une vue d'ensemble de leur système. Or, celles- ci ne s'occupent que du côté spéculatif des doctrines, et de plus elles ne font aucune distinction d'époques. D'autre part, nous savons que les Jainas forment plusieurs sectes profondément divi- sées entre elles et qui ne s'accordent pas même sur le nombre et le choix de leurs écrits fondamentaux, les Agamask. Dans ces con- ditions, il serait téméraire de prétendre exposer et juger en détail une doctrine qui ne nous est encore connue que par une sorte de moyenne abstraite et dont nous ignorons absolument le développe- ment historique 5.

Pris dans son ensemble, le jainisme est une reproduction si exacte du bouddhisme qu'on a quelque peine à s'expliquer et leur

1. A. Weber, Ueber das Çatrunjaya Mâhâtmyam, ein Beitrag zur Geschichte der Jaina, LS58. La biographie du Jina y est rattachée à la glorification de la montagne sainte de Çatrunjaya dans la presqu'île de Gujarât. G. Bùhler tient l'ouvrage pour entière- ment apocryphe. Ind. Antiq., VI, 154.

2. H. Jacobi, Zwei Jaina-stotra, ap. Ind. Stud., XIV, p. 359, et Kalpasûtra, p. 13; loh. Klatt, Dhanapâla's Rishabhapancâçikâ, ap. Zeitschr. d. D. Morgenl. Gesell., XXXIII, p. 445. En outre, H. Jacobi a publié, avec traduction et commentaire, la légende, très curieuse au point de vue historique, d'un des Pères de l'Eglise jaina, Das Kâla- kâcârya-kathâkanam, Zeitschr. d. D. Morgenl. Gesell., XXXI V, p. 247 sq.

3. A. Weber, Ueber ein Fragment der Bhagavatî; ein Beitrag zur Kenntniss der hei- ligen Litteratur der Jaina. 2 parties, 1866-1867, dans les Mémoires de l'Académie de Berlin. Une édition de la Bhagavatî a commencé à paraître à Bombay en 1877, sous la direction d'Abhayadeva, dans une collection destinée à comprendre tous les textes sacrés des Jainas. Nous devons maintenant ajouter le Nirayâvaliyâ Suttam, qui con- sent les cinq derniers des douze Upângas et que S. Warren vient d'éditer, 1880. Peut- être y aura-t-il mieux dans la suite, mais tout ce qui a été publié est de la littérature lamentablement pauvre.

4. G. Bûhler, ap. Ind. Antiq., VII, 28 ; H. Jacobi, Kalpasûtra, p. 14 ; S. J. Warren, Ooer de godsdienstige en wijsgeerige Begrippen der Jainas, p. 7 ; A. G. Burnell, ap. Ind. Antiq., II, 354. Cf. ibid., III, 129.

5. Outre les ouvrages ci-dessus, voir, pour des aperçus généraux sur les Jainas et leurs doctrines, Golebrooke, Miscellaneous Essays, t. II, p. 171 (1807) et t. I, p. 402 (1826) : à ce dernier article M. Gowell a joint p. 444 l'analyse détaillée du 3* chapitre du Sarvadarçanasamgraha, Sâyana expose le système des Jainas. H. H. Wilson, Sielect Works, t. I, p. 276. Lassen, Ind. Alterthumsk., t. IV, p. 755. S. J. Warren» Over de godsdienstige en wijsgeerige Begrippen der Jainas, 1875.

JAINISME 131

longue existence parallèle, et la haine cordiale qui semble de tout temps les avoir divisés. Les Jainas sont les sectateurs du Jina, du « Victorieux», comme les Bauddhas sont ceux du Buddha, de « l'Eveillé. » Un Jina (ce terme qui, ainsi que beaucoup d'autres, est commun aux deux sectes, est chez les bouddhistes un des nombreux synonymes de Buddha) est un sage parvenu à l'omni- science, qui vient rétablir dans sa pureté la Loi, quand elle s'est corrompue parmi les hommes. Il y a eu vingt-quatre de ces Jinas, y compris le Jina actuel, qui était de la race royale des Kâçyapas. Gomme les Jainas soutiennent que Gautama Buddha a été disciple de leur fondateur, ce chiffre correspond exactement à celui des vingt-quatre prédécesseurs du Buddha, dont le dernier est égale- ment un Kâçyapa. Ces Jinas se sont succédé à travers d'immenses périodes, leur taille et leur longévité allant toujours en décrois- sant, depuis le premier, Rishabha, qui avait cinq cents toises de haut et vécut plus de huit millions d'années, jusqu'à Vardhamâna, le dernier, dont l'âge et la stature ne dépassèrent pas ceux de l'huma- nité actuelle1. Ges fantaisies qui, avec bien d'autres, se retrou- vent dans le bouddhisme2 des basses époques, avec cette dif- férence toutefois que l'amplification et la systématisation plus avancée sont presque toujours du côté des Jainas, montrent que très tard encore les deux religions ont exercé une certaine influence l'une sur l'autre. Gomme les Buddhas, les Jinas sont devenus de véritables divinités et les objets directs du culte. Ils ont à leurs côtés des déesses exécutrices de leurs commandements, les Çâsa- nadevîs*, qui rappellent les Çaktis des religions néo-brahmaniques et dont le pendant se retrouve également chez les bouddhistes du Nord, dans les Taras des livres sanscrits du Népal. Leurs images parfois colossales, surtout dans le Dékhan4, se trouvent en grand nombre dans les sanctuaires de la secte, laquelle a beaucoup bâti et dont les constructions se distinguent presque toutes par un style spécial et d'une grande élégance. Au-dessous des Jinas se placent leurs disciples immédiats, les Ganadharas, qui reçoivent des hom- mages en qualité de saints protecteurs, et un grand nombre de divinités que les Jainas ont empruntées peu à peu au panthéon hin- dou, mais qui n'ont point part au culte régulier. Ce culte lui-même

1. Cf. la liste détaillée ap. Ind. Antiq., II, 134.

2. Cf. Jâtaka, Commentaire, éd. Fausbôll, I, 29 sq.

3. A. Weber, Çatrunjaya Mâhâtmyam, p. 24.

4. Ind. Antiq., II, 129, 353; V, 37.

132 LES RELIGIONS DE L'INDE

se rapproche beaucoup de celui des bouddhistes. Ce sont les mêmes offrandes, les mêmes actes de foi et d'hommage; l'usage des clo- chettes est commun aux deux, et les femmes y participent du même droit que les hommes. De part et d'autre, on pratique la con- fession, une grande importance est attachée aux pèlerinages, et quatre mois de l'année sont consacrés d'une façon plus spéciale aux jeûnes, à la lecture des livres sacrés et aux méditations spiri- tuelles.

Comme les bouddhistes, les Jainas rejettent le Veda des brah- manes, qu'ils déclarent apocryphe et corrompu, et auquel ils oppo- sent leurs propres Angas comme étant le Veda véritable. Pas plus qu'eux ils n'admettent l'existence d'une caste sacerdotale, bien qu'actuellement, dans quelques-unes de leurs communautés du moins, leur clergé se recrute de préférence dans certaines familles et même, paraît-il, parmi les brahmanes. Pour le reste, ils obser- vent les règles de caste, aussi bien entre eux que dans leurs rap- ports avec les dissidents, mais, comme plusieurs sectes hindoues du reste, sans y attacher une signification religieuse. En général, et bien que nous ne sachions pas au juste quelle était à cet égard la pratique des bouddhistes dans l'Inde même, ils paraissent avoir moins que ceux-ci rompu avec l'hindouisme et, de fait, ils se dé- clarent Hindous. Ils ont pris une part bien plus active à la vie littéraire et scientifique de l'Inde. L'astronomie, la grammaire, la littérature romanesque leur doivent beaucoup. Gela n'a pas empê- ché qu'il n'y ait eu entre eux et les brahmanes une grande hostilité qui a été marquée parfois, dans le Gujarât et dans l'extrême Sud entre autres, par des épisodes sanglants1.

Comme les bouddhistes, ils sont partagés en un clergé et en un corps laïque: mais le monachisme parait avoir été moins déve- loppé chez eux. Actuellement, leurs yatis forment des sortes de collèges entretenus aux frais des communautés, mais dont les membres ne vivent plus d'aumônes, et ils n'admettent plus, comme autrefois, un ordre de femmes. Ils se divisent en deux sectes prin- cipales, les Çvetâmbaras, « les Robes blanches » et les Digambaras, « ceux qui sont vêtus d'air », c'est-à-dire qui vont nus, dénomina- tions qui, du clergé, ont passé également aux laïques. Actuelle- ment, les Çvetâmbaras tiennent généralement le premier rang. Mais

1. G. Bûhler, ap. Ind. Antiq., VI, 186; Lassen, Ind. Alterthumsk., t. III, p. 240; R. Galdwell, A Comparative Grammar of the Dravidian languages, Introduction, p. 89, 138.

JAIN1SME 133

les Digambaras, appelés aussi plus spécialement Nirgranthas, « ceux qui ont rejeté tout lien », paraissent être les plus anciens. Du moins ce dernier nom se trouve-t-il déjà dans les inscriptions d'Açoka1 et, selon toute probabilité, comme désignation des Jainas. L'une et l'autre secte est mentionnée dans des documents épigra- phiques du Maisor, qui remontent probablement au sixième, peut- être au cinquième siècle ?, et, pour le septième, leur présence est également attestée à Ganoje3. Leur situation respective rappelle celle des sectes bouddhistes du Grand et du Petit Véhicule, c'est- à-dire que, en dépit de différences considérables, ils sont plutôt rivaux qu'ennemis déclarés. A cette division est venue, comme pour les bouddhistes, s'en superposer une autre, celle en Jainas du Nord et Jainas du Sud qui, purement géographique à l'origine, a fini par s'étendre aux doctrines, à la littérature canonique et à tout l'ensemble des traditions et des usages4. Actuellement les yatis digambaras n'observent plus la nudité, excepté pendant leurs repas, quand ils les prennent en commun. Mais il est évident qu'au- trefois la pratique a être plus rigide, et Hésychius (troisième siècle) a sans doute été bien informé, quand il traduit réwoi par rupoao^KjTai 5. Cet indice joint à bien d'autres, tels que la pratique de l'épilation, semble indiquer qu'à l'origine une des principales différences entre les Jainas et les bouddhistes a été la profession d'un ascétisme plus rigoureux de la part des premiers. Nulle secte hindoue n'a poussé plus loin Yahimsâ, le respect et l'abstention de tout ce qui a vie. Non seulement ils s'abstiennent absolument de toute chair, mais les plus rigides d'entre eux ne boivent que de l'eau filtrée, ne respirent qu'à travers un voile et s'en vont balayant le sol devant eux de peur d'avaler ou d'écraser à leur insu quel- que animalcule invisible. A tous ces égards, le bouddhisme primitif avait bien moins de scrupules : les excès de l'ascétisme, en parti- culier la nudité, ont été formellement condamnés par Çâkyamuni;

1. VIII* édit de Delhi, pi. 5, ap. Corpus Inscript. Indic, pi. XX. La tradition des Digambaras place le schisme des Çvetâmbaras vers la fin du premier siècle ap. J.-G. Jacobi, Kalpasâtra. p. 15.

2. Inscriptions des anciens Kadambas, ap. Ind. Antiq., VI, 23-32; VII, 33-37 ; dans ce dernier document le revenu d'un village est partagé entre les Çvetapatas (Çvetâm- baras) et les Nirgranthas. Cf. aussi Journ. of the Roy. As. Soc. Bombay, XII, 321.

3. Bâna, ap. F. E. Hall, Vâsavadattâ, Préf., p. 53.

4. Ind. Antiq., II, 354; III, 129.

5. Dans Varâha Mihira (sixième siècle) Brihat Samhitâ, IX, 19, éd. Kern, nagna, « nu », est la désignation officielle du yati jaina.

43i LES RELIGIONS DE L INDE

quelques-uns de ses premiers disciples ont même rompu avec lui pour ce motif, et on sait que la tradition le fait mourir lui-même d'une indigestion de chair de porc. Au sujet d'une autre pratique également réprouvée par le Buddha, le suicide religieux, les Jainas ont varié. Un de leurs livres canoniques le condamne : « le suicide accroît la vie », est-il dit énergiquement dans la Bhagavatî1. Mais, d'autre part, des inscriptions recueillies dans des sanctuaires du Dékhan ne laissent aucun doute sur la fréquence de cette coutume chez les Jainas du Sud pendant une longue période du moyen âge2. C'est encore au bouddhisme que nous sommes ramenés, si nous examinons la doctrine générale des Jainas. Les points essentiels, la conception du monde et la philosophie de la vie sont à peu de chose près les mêmes de part et d'autre. Gomme les bouddhistes, les Jainas sont athées. Ils n'admettent pas de créateur; le monde est éternel, et ils nient expressément la possibilité d'un être parfait de toute éternité. Le Jina est devenu parfait, il ne Tapas toujours été. Gomme les bouddhistes du Nord, cette négation ne les a pas empêchés ou, du moins, n'a pas empêché certains d'entre eux de revenir à une sorte de déisme et, de même que dans les livres du Népal on voit surgir un Adibuddha, un Buddha suprême, on trouve dans des documents épigraphiques du Dékhan un Jinapati, un Jina suprême qualifié de créateur primordial3, contrairement aux décla- rations les plus nettes tirées de leurs écrits les plus autorisés. L'en- semble des êtres se divise en deux catégories, animés et inanimés. Les êtres animés sont formés d'une âme et d'un corps, et ces âmes, radicalement distinctes de la matière, sont éternelles. C'est un des points essentiels peu nombreux la doctrine jaina s'écarte du bouddhisme. Elle se rapproche beaucoup par contre de la concep- tion Sâmkhya, et elle explique d'une manière toute semblable com- ment l'âme, qui est pure intelligence, est néanmoins en proie à l'illusion et condamnée de ce chef à subir le joug de la matière à travers une série indéfinie d'existences. Ce n'est donc pas le fait d'être qui est le mal aux yeux des Jainas ; c'est la vie qui est mau- vaise, et le Nirvana pour eux n'est pas l'anéantissement de l'âme, mais bien sa délivrance et son entrée dans la béatitude sans fin. La voie du Nirvana est naturellement révélée par le Jina. Les moyens d'y arriver constituent le Triratna, les « trois joyaux » : la foi

1. Apud A. Weber, Ueber ein Fragment der Bhagavatî, 2'" theil, p. 267.

2. Inscriptions de Çravana Belgola, ap. Ind. Antiq., II, 322 ; III, 153.

3. Ind. Antiq., VII, p. 106, 1. 51.

JA1NISME 135

parfaite ou la foi dans le Jina; la science parfaite ou l'intelli- gence de sa doctrine ; la conduite parfaite ou l'observation rigou- reuse de ses préceptes. Sous une forme à première vue sensible- ment différente, on reconnaît aisément le Triratna des boud- dhistes, à savoir : « Le Buddha, la Loi et le Samgha ». On surprend ainsi d'un bout à l'autre entre les deux croyances comme une préoc- cupation constante de ne pas trop se ressembler, qui, plus encore que leurs rencontres manifestes, établit leur étroite parenté. Le développement de « la conduite parfaite », par exemple, est l'exact pendant de la morale et de la discipline bouddhiques. Mais, à l'ex- ception d'un petit nombre de points tels que la classification des mérites et des péchés, qui est la même, tout y est transposé : les mêmes choses sont appelées de noms différents et les mêmes noms y désignent des choses différentes. On dirait deux mosaïques de dessins divers, mais faites de pièces semblables. Gomme point de détail, on remarquera que les Digambaras s'accordent avec les bouddhistes pour dénier aux femmes la capacité d'atteindre au Nir- vana, tandis que les Çvetâmbaras la leur reconnaissent1. En ceci encore, les premiers paraissent avoir conservé plus fidèlement la doctrine primitive. Enfin, la négation de la réalité objective des concepts de l'esprit, qui est une des doctrines fondamentales des bouddhistes, a son pendant dans le probabilisme des Jainas. Ceux-ci soutiennent, en effet, qu'on ne peut rien affirmer ni nier absolument d'un objet et qu'un prédicat n'exprime jamais plus qu'une possibilité. Aussi les brahmanes, qui appellent les Baud-

1. Le canon des Digambaras est très différent de celui des Çvetâmbaras (G. Bûhler, lm). Antiq., VII, p. 28), et celui des Digambaras du Nord l'est presque autant de celui des Digambaras du Sud (Burnell, ibid., II, p. 354). Pour le canon des Çvetâmbaras du Nord, le seul dont nous connaissions quelque chose, cf. les listes de Bûhler (Jacobi, The Kalpasûtra, p. 14), de Klatt et de Jacobi (Zeitschr. d. D. Morgenl. Gesellsch., XXXI II, pp. 478, 693). Ce canon comprend quarante-cinq Agamas ou textes composant la loi : onze Angas (ce sont par excellence les livres sacrés, réunis, suivant la tradition, au quatrième siècle avant Jésus-Christ, par le Samgha de Pàtaliputra; la Bhagavatî est un des Angas); douze Upâhgas, ou traités auxiliaires (un d'eux, la Sûryaprajnapti, qui traite d'astrologie et de calcul, a été l'objet d'une longue analyse par A. Weber, lnd. Stud., X, pp. 294 sq.); dix Prakirnakas, ou miscellanea; huit Chedas, ou sections, fragments ; et quatre Mûlasûtras ou Sûtras fondamentaux. Les Jainas eux-mêmes admettent que toute cette littérature est de formation secondaire; que dès le second siècle après la mort du fondateur, tous leurs anciens livres (les quatorze Pûrvas) étaient perdus, et que le canon maintenant accepté ne fut compilé qu'au commence- ment du sixième siècle ap. J.-C, par le Samgha de Valabhî, sous la direction de Dc- varddhiganin. Cette rédaction elle-même semble avoir subi plus tard encore des alté- rations notables. Jacobi, The Kalpasûtra, pp. 14 sq., 30.

I.'JO LES RELIGIONS DE L'INDE

dhas des çûnyavâdins « ceux qui affirment ie vide », désignent-ils les Jainas par le terme de syâdvâdins « ceux qui disent peut-être ». Mais le parallélisme des deux religions devient réellement embarrassant, c'est quand on passe à leurs traditions, à celles sur- tout qui concernent leurs fondateurs respectifs. La légende de Vardhamâna ou, pour le désigner par son titre le plus usité, de Mahâvîra, « le grand héros », le Jina de l'âge actuel, présente des points de contact si nombreux et d'une nature si particulière avec celle de Gautama Buddha, qu'on est invinciblement amené à con- clure qu'il s'agit dans l'une et dans l'autre d'un seul et même personnage1. Tous deux ils sont de race royale; les mêmes noms reparaissent parmi leurs parents et leurs disciples ; le même pays les a vus naître et mourir, et à la même époque. Le Nirvana du Jina correspond en effet officiellement à 526, celui du Buddha à 543 avant Jésus-Christ, et en tenant compte des incertitudes inhé- rentes à ces déterminations (on sait que l'année vraie de la mort du Buddha tombe entre 482 et 472 avant Jésus-Christ), les deux dates peuvent être considérées comme identiques 2. Des coïnci- dences toutes semblables se produisent dans la suite des deux tra- ditions. De même que les bouddhistes, les Jainas prétendent avoir été protégés par les princes Mauryas. Les premiers ont eu Açoka; les seconds se réclament de Sampadi, son petit-fils, et même de son aïeul Candragupta qui, d'après les traditions du Sud, se serait fait ascète Jaina3. Presque toujours une contrée qui est une terre sainte pour les uns, est aussi une terre sainte pour les autres, et leurs sanctuaires sont voisins dans le Bihâr, dans la presqu'île de Guja- rât, au mont Abu en Râjastan et ailleurs. En présence de cet ensemble de conformités de doctrine, d'organisation, de pratiques et de traditions, la conclusion qui semble inévitable c'est que l'une des deux religions est une secte et en quelque sorte la copie de l'autre. Cela étant, si on songe aux relations multiples qu'il y a | entre la légende du Buddha et les traditions brahmaniques,

1. Cf. A. Weber, Ueber das Çatruniayamâhâtmyam, p. 2; H. Kern, Over de Jaartelling der zuidelijke Buddhisten, p. 28.

2. Pour les computs variés ayant cours parmi les Jainas, cf. Jacobi, The Kalpasûtra, pp. 8 et 30. Un d'entre eux donne pour la mort de Mahâvîra une date qui ne diffère que d'une douzaine d'années environ de la vraie date de la mort du Buddha; l'autre, qui est empruntée à la tradition des Digambaras, donne une date qui n'est différente que de deux ans de la date officielle, mais fausse du Nirvana singhalais. Ce sont de très surprenantes coïncidences.

3. Ind. Antiq., III, p. 155.

JAINISME 137

relations qui font défaut à la légende de Mahâvîra ; si on considère de plus que le bouddhisme a pour lui l'autorité des édits d'Açoka et que dès lors, au troisième siècle avant notre ère, il était en pos- session d'une littérature dont quelques titres nous ont été trans- mis1, tandis que les plus anciens témoignages irrécusables en faveur du jainisme ne remontent pas au delà du cinquième siècle après Jésus-Christ (car la mention des Nirgranthas dans les édits d'Açoka ne constitue qu'une probabilité, et l'application aux Jainas d'une inscription de Mathurâ du premier siècle est douteuse2), si on considère en outre que la principale langue sacrée des boud- dhistes, le pâli, est presque aussi ancienne que ces édits, tandis que celle des Jainas, Yardha-mâgadht, est un dialecte pracrit nota- blement plus jeune3; si on ajoute à tout cela les inductions très peu sûres, il est vrai, dans l'état actuel des connaissances, que fournissent les caractères internes du jainisme, sa systématisation plus avancée, sa tendance à tout amplifier, sa préoccupation cons- tante de se vieillir, on n'hésitera pas à reconnaître que le boud- dhisme est celui des deux qui a le plus de droits à être tenu pour l'original4. Nous devons ajouter toutefois que le savant qui connaît le mieux la littérature encore inédite des Jainas du Nord, G. Buhler, pense avoir acquis la preuve que les traditions concer- nant Mahâvîra remontent à un personnage réel, différent de Gau- tama Buddha et à peu près son contemporain, dont le nom véri- table aurait été le Nirgrantha Jnâtiputra, « l'ascète des Jnâtis », Jîiâti désignant le clan râjpoute auquel le Nirgrantha aurait appar- tenu5. Ce fait, s'il était parfaitement établi, serait évidemment

1. Inscription de Bairât ap. Corpus Inscript. Indie., pi. XV.

2. A. Cunningham, Archxological Survey, t. III, p. 35. La nudité de la figure n'est peut-être pas décisive en faveur d'une origine jaina. Cf., cependant, ibid., t. I, p. 94.

3. Pour l'âge des écrits jainas, cf. H. Jacobi, Kalpasùtra, Introd., p. 15.

4. Colebrooke avait adopté la solution opposée, Miscellaneous Essays, t. II, p. 276, éd. Cowell. H. H. Wilson, au contraire, ne croyait pas les Jainas plus anciens que le huitième ou le neuvième siècle, Select Works, t. 1, p. 334.

5. Ind. Antiq., VII, p. 143. Depuis, H. Jacobi, qui partage avec Buhler l'honneur de cette découverte, l'a exposée avec plus de détails, Kalpasùtra, p. 6. 11 suit de cette recherche que, à l'époque de la rédaction du Kalpasùtra, les Jainas, en fait, reconnais- sent comme leur fondateur le Nirgrantha Nâtaputta (le Jnâtiputra des livres du Népal» Nâyaputta en pracrit jaina), un des six Titthiyas ou faux docteurs que les livres boud- dhiques font contemporains du Buddha (cf. supra, p. 115). Il resterait toutefois à établir quelle est la valeur de cette tradition et jusqu'à quel point elle est indépen- dante de celle des bouddhistes qui, à son tour, sur ce point particulier des six Tit- thiyas, n'est pas moins artificielle. En attendant l'étude plus approfondie de l'ancienne littérature jaina, dont, grâce à G. Buhler, la bibliothèque de Berlin possède une colleo»

138 LES RELIGIONS DE L'INDE

d'un grand poids, et il n'en faudrait pas beaucoup de semblables pour modifier singulièrement les conclusions qui précèdent. Mais, à lui seul, il ne saurait prouver ni l'autorité de la biographie du Jina, ni surtout l'originalité du jainisme, lequel, au point de vue de la filiation des doctrines, n'en reste pas moins pour nous, jus- qu'à nouvel ordre, une secte issue du bouddhisme.

A quelle époque cette secte est-elle arrivée à une existence vrai- ment indépendante? Pour répondre à cette question, il faudrait pouvoir dire d'abord ce qu'a été le jainisme primitif, et c'est un problème qui ne sera abordable que quand on aura accès aux livres fondamentaux de la secte. Jusqu'à présent on est réduit à cet égard aux témoignages externes. Nous avons vu déjà que les Nirgran- thas des inscriptions d'Açoka étaient, selon toute probabilité, sinon des Jainas, du moins des ancêtres du jainisme actuel. Par se* caractères philologiques, la langue sacrée de la secte nous repor- terait pour l'origine de sa littérature, à une époque inférieure de plusieurs siècles au début de notre ère. Dès le cinquième siècle par contre, nous trouvons les Jainas solidement établis jusqu'à l'extrémité de la péninsule, et c'est à eux et aux bouddhistes, qui les avaient précédés du reste dans ces contrées, que remonte la première culture littéraire des langues canarèse et tamoule Au sep- tième siècle, du temps de Hiouen-Thsang, ils étaient la secte domi- nante dans le Dékhan. Aujourd'hui leur nombre est beaucoup réduit (environ un demi-million), et comme Église, ils sont en dé- cadence. Mais ils forment toujours encore des agglomérations notables dans le Sud, ils sont en général agriculteurs, et dans l'Hindoustan occidental, ils se livrent de préférence au com- merce et leurs communautés, riches pour la plupart, ne pré- sentent plus guère de traces de l'ascétisme primitif. Dans presque toutes les grandes villes, de Lahore à Bombay et à Calcutta, on les trouve établis comme négociants ou banquiers, et cette apti- tude particulière pour le trafic ne laisse pas de rappeler le grand

tion presque complète, élude dont les résultats projetteront une nouvelle lumière sur le sujet, nous devons confesser que les données réunies par Jacobi ne nous semblent pas confirmer absolument l'autorité de la tradition jaina, et que, en ajoutant de nou- velles coïncidences à celles que nous connaissons déjà, elles tendent plutôt à fortifier le soupçon d'emprunts nombreux dans le prétendu original jaina. Comparer, pour- tant, les récentes observations de Jacobi, Jndian Antiquary, IX, p. 158 : spécialement les curieux parallélismes sur lesquels il attire l'attention, entre les opinions que leï livres bouddhiques attribuent au Nirgrantha et les doctrines en vogue parmi les Jai- nas. Suivant ces récentes recherches, l'orthographe exacte du nom doit avoir été Jnâ-

JAIN1SME

139

rôle que les marchands, les orfèvres, les armateurs jouent dans les légendes et dans les inscriptions bouddhistes. Dans le Bihâr, leur pays d'origine, le sanctuaire de Pârasnâth (forme vulgaire de Pârçvanâtha, l'avant-dernier Jina) est toujours encore un but de pèlerinage1, ils ont à peu près disparu comme population séden- taire2. — Il serait aisé de former des conjectures pour expliquer cette survivance des Jainas, en présence du sort si différent des bouddhistes. Nous n'en hasarderons qu'une seule. Quelle que soit la date des origines premières dujainisme,son avènement comme reli- gion est postérieur à celui du bouddhisme et historiquement il est plus jeune. Il a pu atteindre ainsi l'époque de la domination musul- mane qui a eu pour effet d'arrêter la propagande de l'hindouisme et qui, en poussant indirectement au morcellement religieux, poli- tique et social de la nation, a été partout conservatrice des mino- rités, des petites associations et des petites Eglises.

triputra. Jacobi est également disposé à croire maintenant queMahâvîra n'a été que lo réformateur de la secte et que cette dernière remonte en réalité aussi haut que l*âr- çvanâtha, l'avant-dernier Jina, si ce n'est plus haut encore.

1. Cf. Hunter, A Statistical Account of Bengal, t. XVI, p. 216.

2. Des restes, pour la plupart extrêmement dégénérés et dont quelques-uns ont perdu tout souvenir de leur origine, sont dispersés sous le nom de Sarâks, SarâvSIs (= Çrâvaka) dans les districts Sud-Ouest du Bengale et les états tributaires qui en dé- pendent. Hunter, op. cit., vol. XVI, p. 381 ; vol. XVII, p. 291.

HINDOUISME

La secte, essence même de l'hindouisme. Place qu'y occupent le Vedaet l'ancienne tra- dition. Rôle qu'y jouent les brahmanes. Ils ont adopté et dominé les religions nou- velles, mais sans jamais les avoir entièrement en leur dépendance.

Les religions sectaires ou néo-brahmaniques que nous compre- nons sous la dénomination générale d'hindouisme, et qui de nos jours sont professées par environ 180 millions d'hommes1 dans l'Inde britannique, dans le Népal, à Ceylan, dans l'Indo-Chine, aux îles de la Sonde, à l'île Maurice, au Gap, et jusqu'aux Indes occidentales elles ont été introduites par les coolies, ne forment pas un ensemble aussi homogène que le vieux brahmanisme ni, à plus forte raison, que le bouddhisme et le jainisme. Malgré les tentatives qui ont été faites à diverses époques et à des points de vue différents pour les ramener à une sorte d'unité, elles ont cons- tamment résisté à tout essai de systématisation. Elles constituent une masse flottante de croyances, d'opinions, d'usages, de pratiques, de notions religieuses et sociales l'on retrouve bien un certain fonds commun et un air prononcé de famille, mais d'où il serait bien difficile de dégager une véritable définition. Actuellement il est à peu près impossible de dire au juste ce qu'est l'hindouisme, il commence et il finit. La diversité en est l'essence même et sa véritable expression est la secte, la secte constamment mobile et poussée à un état de division dont rien n'approche dans aucune

1. Le recensement de 1872 compte dans l'Inde britannique, sur un total de 245 mil- lions, 140 millions d'Hindous. Dans ce chiffre ne sont pas comprises les population» à demi assimilées, qui, socialement, sont exclues de l'hindouisme, mais qui, au point de vue religieux, ne sauraient en être nettement séparées.

HINDOUISME 141

autre forme religieuse. Dans le passé, ce morcellement a sans doute été moindre, mais, aussi haut qu'on remonte, on trouve ou du moins on devine un état de choses qui a ressembler plus ou moins à ce qui s'observe aujourd'hui. Aussi, dans l'examen qu'il nous reste à faire de ces croyances, ne saurait-il être ques- tion de descendre jusqu'à l'unité sectaire, bien que ce soit la seule vraie au fond ; mais, pour ne pas nous perdre dans un dé- tail infini ou dans des énumérations insignifiantes, nous serons obligé de rester dans les généralités et de procéder par catégo- ries.

A plusieurs reprises déjà nous avons eu occasion de caractéri- ser la position de ces religions par rapport à celles qui les ont pré- cédées, ou dont le développement a été contemporain du leur. De même que le bouddhisme, elles ont en général leur essor à l'in- suffisance de la vieille théologie brahmanique, dont les divinités s'étaient effacées peu à peu derrière des abstractions trop subtiles pour la conscience des masses. Mais, à l'inverse de la secte de Çâkyamuni, elles n'ont pas ouvertement rompu avec le passé. Elles prétendent au contraire le continuer ou, plutôt, elles se donnent pour ce passé même. La plupart elles se disent basées sur le Yeda, avec lequel au fond elles n'ont presque rien de commun, qu'elles ont remplacé par une littérature toute différente, mais que, en dé- pit d'aveux contraires qui leur échappent parfois1, elles n'en con- tinuent pas moins d'invoquer comme leur autorité suprême. Et, jusqu'à un certain point, il y a du vrai dans cette prétention. Elles ont toujours largement puisé à ce vieux fonds, lui empruntant en partie leurs formules, leurs usages, leurs légendes et jusqu'à leurs doctrines, le défigurant presque toujours, mais arrivant aussi par- fois, dans leurs formes plus savantes, à se fondre plus ou moins avec lui. Leur culte propre, par exemple, est radicalement distinct du culte brahmanique : ce dernier pourtant n'est pas aboli pour cela. Au fond, il est vrai, elles le dédaignent et elles finiront par le tuer. Mais dès qu'elles ont intérêt à le faire, elles en vantent l'excellence. Dans la Bhagavad-Gitâ, Krishna déclare expressément qu'il considère tout acte religieux accompli avec foi comme adressé

1. Par exemple, Mahâbhârata, ï, 269, il est dit que les dieux ayant mis dans une balance, d'un côté les quatre Vedas, de l'autre le seul Mahâbhârata, celui-ci l'emporta sur les quatre Vedas. L'Agni-Purâna, I, 8-11, déclare qu'il est la révélation du brahman suprême, dont le Veda n'est que l'expression inférieure. La Bhagavad-Gîtâ ne tient pas un autre langage, il, 42-45 ; IX, 21. C'est un écho des Upanishads.

142 LES RELIGIONS DE L'INDE

à lui-même1. On pouvait ainsi être à la fois brahmaniste orthodoxe et fervent sectaire.

Ce caractère traditionnel et en quelque sorte mixte de la plupart <l<; ces religions s'explique naturellement par le rôle prépondérant qu'y ont joué les brahmanes. Sauf en ce qui concerne l'autorité du Veda, de laquelle dépendait leur propre primauté, ceux-ci en effet n'ont pas été les conservateurs exclusifs pour qui on veut parfois les faire passer. Gomme ils formaient l'aristocratie intellectuelle et religieuse de la nation, ils devaient au contraire ressentir plus vivement que d'autres l'insuffisance de doctrines vieillies et, de fait, on les trouve à la tête de toutes les nouveautés. Ici d'ailleurs ils avaient un intérêt visible à ne pas repousser des croyances qui devaient leur permettre de lutter avec avantage contre les pro- grès bien autrement dangereux pour eux du bouddhisme. En tous les cas et quels qu'aient pu être leurs motifs, ils se sont jetés dans le mouvement avec ardeur. Presque toute la littérature de ces re- ligions est plus ou moins leur ouvrage et, parmi les fondateurs de sectes dont l'histoire a gardé le souvenir, il en est peu qui n'aient pas été de leur caste. Et ils ne se sont pas contentés d'être les théologiens des cultes nouveaux; ils en ont été aussi les ministres. Malgré les défenses de leurs Smritis, beaucoup d'entre eux se sont faits les desservants des temples et des idoles, les prêtres, les guides et les entrepreneurs des pèlerinages et des dévotions locales. Seulement il importe d'observer que la vieille défense n'a jamais été levée, et qu'aujourd'hui encore ceux qui exercent ces fonctions forment autant de classes inférieures que les brahmanes de haute caste méprisent, même s'ils partagent leurs croyances, et auxquels ils contestent plus ou moins le droit de porter le cor- don sacré.

Il y a là, en effet, un indice qui tend à montrer que, si la caste sacerdotale a pris une part très considérable dans le développe- ment de ces religions, celles-ci n'ont pourtant jamais été, ni à l'ori- gine, ni depuis, entièrement en sa dépendance. Et cet indice n'est pas le seul. La partie la plus ancienne de la littérature sectaire qui, dans sa forme actuelle, est certainement l'œuvre des brah- manes, ne leur a pas toujours appartenu. Le Mahâbhârata, plu- sieurs Purânas sont mis dans la bouche de bardes profanes2 et

î. IX, 24-25; VII, 20-23.

2. Le» sûtas, les écuyers. Voir ce qu'en dit E. Burnouf, Bhâgavata-Pur., t. I, Préf., p. xxv.

HINDOUISME 143

bien qu'on les qualifie de cinquième Yeda *, on n'a jamais vu de mal à ce qu'ils fussent traduits dans les dialectes vulgaires2. Si on excepte les mantras, les formules proprement dites, la teneur verbale est chose essentielle, il n'y a pas eu pour les sectes une langue sacrée. Des poésies populaires, chantées dans tous les idiomes de l'Inde, ont été au contraire un de leurs principaux moyens de propagation et, parmi les auteurs de ces chants, quali- fiés de dâsas, d'esclaves du dieu qu'ils célèbrent, beaucoup ont été et sont encore de basse caste. Le Kuralde Tiruvalluvar3, cet admi- rable recueil de stances en langue tamoule, d'une inspiration si pure et si haute et dont les brahmanes acceptent parfaitement l'au- torité, est l'œuvre d'un Pareiya4. Il y a des légendes qui font de Vâlmîki, l'auteur du Râmâyana, un Koli, c'est-à-dire un membre d'une des tribus aborigènes les plus méprisées de la côte de Bombay. Le plus grand nom de la poésie épique et sectaire, Yyâsa, l'auteur mythique du Mahâbhârata et des Purânas, aurait été lui-même, d'après le dire de ces ouvrages, un brahmane d'une pureté plus que contestable5, et des récits analogues ont cours sur le compte du célèbre Çamkara6. Sans exagérer la portée de ces traditions, il est permis d'en noter la persistance. Si on les rapproche de la doc- trine d'une fraternité plus large professée en somme par la plupart de ces religions, ainsi que du fait que, de nos jours encore, pas plus qu'au temps des vieilles Smritis, ces cultes ne sont tombés entièrement entre les mains des brahmanes, que certaines fonctions

1. Ghândog. Up., VII, 1, 2; Mahâbhârata, III, 2247.

2. Toutes ces traductions sont très libres, la majorité même étant des adaptations plutôt que des versions véritables. Contrairement à ce qui arriva à une date ancienne pour le Veda, le formalisme de la lettre n'a jamais été porté bien loin en ce qui con- cerne cette littérature. Elle n'en constitue pas moins, à tous les autres points de vue, une véritable littérature sacrée. Au Népal, par exemple, c'est encore la coutume, devant les cours de justice, de placer le Harivamça sur la tête des témoins s'ils sont Hindous, la Pancarakshî ou le Coran s'ils sont bouddhistes ou musulmans. B. H. Hodgson, Miscellaneous Ëssays ou Indian Subjects, vol. II, p. 226, éd. 1880.

3. C. Graul, Bibliotheca Tamulica, t. III: Der Kural des Tir uvalluver, ein gnomisches Gedicht ûber die drei Strcbeziele des Menschen, 1856 ; G. de Du Mast, Maximes des Courais de Tirout-Vallouvar, ou la morale des Parias, 1854.

4. R. Caldwell, A Comparative Grammar of the Dravidian languages, Introd., p. 181, 2* éd. Tiruvalluvar signifie le saint (tiru = sanscrit çrî), Valluvar ; les Valluvar sont lc6 pûjâris ou prêtres des Parias.

6. Il est de l'union irrégulière d'un brahmane et d'une jeune fille de la caste impure des pêcheurs, une dâsakanyâ, une fille esclave, comme elle est appelée, Bhâ- gavata-P., IX, 22, 20.

6. Ind. Ant.y VII, p. 286.

114 LES RELIGIONS DE L'INDE

sacerdotales, dans le Sud surtout, sont attribuées de préférence à des hommes du peuple et que les Gurus eux-mêmes, les chefs spi- rituels, peuvent être des membres d'une autre caste (dans les temps modernes on a même vu ce rôle tenu par des femmes *), on s'aper- cevra qu'on est ici sur un terrain sensiblement différent du vieux brahmanisme, et qu'un certain élément populaire n'est pas à mé- connaître dans ces religions. L'examen de leur théologie nous con- duira à la même conclusion.

1. Voir plus loin pour Mira Bâi (seizième siècle), Sahaji Bâi (dix-huitième siècle); encore récemment les Kartâbhâjs du Bengale avaient pour chef une femme, Hunter, Statistical Account of Bengal, t. I, p. 74.

I. LES DIVINITES SECTAIRES

Le trait commun des religions sectaires est la suprématie de divinités nouvelles d'o- rigine populaire et identifiées avec Rudra-Çiva et Vishnu. Çaivas et Vaishnavas. Rôle grandissant de Rudra dans le Veda : le Çatarudriya. Çiva et Devî et leur entou- rage. L'avènement de Vishnu à la suprématie coïncide avec l'apparition de Krishna. Vishnu et Lakshmi. Théorie des Avatâras. Mythes et cycle de Krishna. Mythe et cycle de Rama. Formées des mêmes matériaux que celles de l'ancienne religion, les divinités nouvelles sont dune personnalité plus résistante avec une tendance mar- quée vers le monothéisme. Combinaisons diverses de ces divinités entre elle» et avec les données de l'ancienne théologie et de l'ancienne spéculation. La triade Brahmâ-Vishnu-Çiva. Son caractère théorique et littéraire. Les vrais objets de la théologie sectaire sont Çiva et Vishnu avec leurs contre-parties féminines. Un qua- trième terme superposé à la Triade. La Triade réduite à deux terme» : Harihara.

Le caractère commun de la plupart de ces religions est le culte de divinités nouvelles mises au-dessus de toutes les autres et dont la conception très concrète et très personnelle aboutit à des sortes de biographies. Ces divinités sont identifiées, soit avec Çiva, qui lui-même se rattache au dieu védique Rudra, soit avec Vishnu et, selon que les unes ou les autres sont élevées au rang suprême, les religions sont dites çivaïtes ou vishnouites, et leurs sectateurs respectifs qualifiés de çaivas ou de vaishnavas. La genèse de ces religions est extrêmement obscure. Les écrits védiques les rencon- trent et les côtoient pour ainsi dire dans la période même de leur formation ; mais ils les traitent plus ou moins en étrangères et les détails qu'ils nous ont conservés sont plutôt faits pour irriter notre curiosité que pour la satisfaire.

Des deux divinités principales, Çiva « le Propice », bien que son nom se rencontre à peine dans le Veda, est encore celle dont on

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peut le mieux suivre la formation1. Déjà dans l'Atharva-Veda on voit grandir le rôle de Rudra, la vieille divinité de l'ouragan, le père des Maruts, qui sera absorbé par Çiva. On l'invoque comme le maître de la vie et de la mort et, de préférence à sa nature bienfaisante qui domine dans les Hymnes du Rig, on exalte ses aspects terribles et meurtriers. On l'identifie plus fréquemment avec Agni, le feu conçu comme élément destructeur2. A ses côtés appa- raissent Bhava « le Prospère », Çarva « l'Archer » , qui se fondront tous deux dans la personne du nouveau dieu, et Kâla, le Temps qui produit et dévore toutes choses, et qui sera lui aussi un des éléments ou des « formes » de Çiva, est invoqué comme le premier principe de tout ce qui existe. Dans le Yajur-Veda l'identification de Rudra avec Agni est devenue courante. Il reçoit les noms d'Içâna, à'îçvara « le Seigneur », de Mahâdeva « le grand dieu ». En même temps apparaissent les légendes qui relatent sa naissance, ses victoires sur les Asuras dont il détruit le Tripura, la «triple cité » terrestre, aérienne et céleste ; d'autres qui le montrent faisant irruption au milieu des dieux et s'emparant de vive force des offrandes de leur sacrifice. Çiva héritera de tout cela, et de ces récits qui formeront le fond de sa biographie, et de cette affinité avec le Feu qui, dans le Mahâbhârata encore, est une de ses « formes ». De cette parenté il restera en outre des traces dans la plupart de ses noms qui sont aussi des noms d'Agni ; dans les noms de sa contre-partie féminine qui sont ceux des flammes ou des « langues » d'Agni ; dans l'épi- thète obscure de Tryambaka 3 « celui qui a trois mères », il y a peut-être un souvenir de la triple naissance d'Agni ; dans plusieurs légendes, par exemple dans celle de Skanda, le dieu de la guerre, qui est à la fois son fils et celui d'Agni, et enfin dans un de ses

1. J. Miiir a consacré tout le quatrième volume de ses Sanskrit Texts (2* éd., 1873) à l'histoire des deux grandes divinités sectaires. Nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer une fois pour toutes à la riche collection de passages qu'il a rassemblés des Samhitâs du Rig et de l'Atharva-Veda, des Brâhmanas, du Mahâbhârata, du Râmâyana et des Purânas. On y trouvera également réunies les opinions des principaux savants qui se sont occupés de cette matière, en première ligne, Lassen et A. Weber.

2. Agni est un des noms de Çiva, Taitt. Saqih., I, 4, 36. Comparer Taitt. Âr., III, p. 21.

3. Déjà RV., VII, 59, 12 (= Ath. V., XIV, 1, 17; Vâj. S., III, 60; Taitt. S., I, 8, 6, 2), dans un vers ajouté après coup et pour lequel il n'y pas de pada. Les mss. du com- mentaire de Sâyana varient sur ce vers. Quelques-uns le passent sous silence ; ceux qui l'expliquent rendent tryambaka par « producteur des trois mondes », ou par « père des trois dieux, Brahmâ, Vishnu et Rudra », ou, ce qui est l'explication ordi- naire, par « celui qui a trois yeux ». Le Nirukta, XIV, 35 (pariçishta), et le Rigvi- dhâna le rendent simplement par Rudra, Mahâdeva.

HINDOUISME 147

principaux attributs, le trident, qui est un symbole de l'éclair. Dans un autre de ses attributs, dans le troisième œil qu'il porte au milieu du front et d'où s'échappe une flamme qui doit un jour dévorer le monde, on reconnaît de même l'œil du Cyclope et la trace d'une ancienne affinité solaire. Cependant quelque grande figure que Rudra fasse parfois dans ces textes, non seulement il n'y arrive pas à la souveraineté, mais il ne s'élève pas au-dessus du niveau moyen des dieux. Dans ces diverses données il n'y a rien qui dépasse la mesure ordinaire du syncrétisme des Brâhmanas, et, si elles fournissent certains éléments de Çiva, elles sont loin de suffire à l'explication de son être. Cette explication, il nous semble au con- traire qu'elle est suggérée dans un autre texte d'apparence assez moderne, mais qui a trouvé place dans toutes les recensions du Yajur-Veda, le Çatarudriya, l'hymne aux cent Rudras1. Dans ce morceau, qui est une de ces invocations en forme de litanies si fréquentes dans la littérature postérieure, Rudra apparaît avec tous les caractères d'une divinité franchement populaire, associée à tous les côtés de la vie rude et troublée qui de temps immémo- rial a été celle de l'Inde. On l'invoque lui et ses ganas, les « troupes » auxquelles il commande2, pour la protection de la maison, des champs, des troupeaux, des chemins. Il est le patron des gens de métier, des charrons, des charpentiers, des forgerons, des potiers, des chasseurs, des bateliers ; il est lui-même un rusé marchand. Mais il est aussi le chef des armées, le dieu des braves, des fan- tassins et de ceux qui combattent sur des chars, de tous ceux qui vivent de l'arc, de la lance et de l'épée. C'est son cri qui retentit dans la mêlée, et sa voix qui résonne dans le tambour de guerre3. Étant soldat, il est bandit, car en Orient c'est un peu la même chose : il est le patron des voleurs, des maraudeurs, des brigands, de tous ceux qui vont la nuit par troupes et qui vivent de rapine. Il est aussi le dieu des mendiants et des fakirs, de ceux qui por- tent les cheveux longs et nattés et de ceux qui se rasent la tête. Il est omniprésent par lui-même ou par les esprits innombrables aux- quels il commande, dans les maisons et aux champs, dans les

1. Taitt. S., IV, 5, 1-11; Vâj. S., XVI, 1-66; Kâthaka, XVII, 11-16. Le morceau forme aussi une Upanishad spéciale. Il a été traduit par A. Weber, Ind. Stud., II, 32, et par J. Muir, Sanskrit Texts, IV, 322.

2. Ces ganas sont appelés eux-mêmes Rudras. Leur nombre est diversement indiqué : le Bhâgavata-Puràna, VI, 6, 17, les compte par dizaines de millions.

3. Cf. Ath. V., V, 21. Sur les monnaies des rois indo-scythes, Çiva est figuré portant un tambour. Lassen, Ind. Alterthumsk., t. II, pp. 839, 811, 2* éd.

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rivières et dans les fontaines, dans le vent et dans le nuage qui passent, dans l'herbe qui pousse, dans l'arbre qui verdoie, dans la feuille qui tombe. Mais il réside surtout dans les forets et dans les solitudes et il règne sur les montagnes. On ne saurait rien imaginer de plus vivant1 que la figure qui se dégage de ce morceau d'un réalisme si brutal, mais rien aussi de moins brahmanique. Dans cette interminable série d'épithètes, l'on trouve presque tous les noms de Çiva, il ne se rencontre pas une seule expression rituelle, pas une allusion à un usage sacré. Ce Rudra qui « se manifeste à des bouviers et à des porteuses d'eau », est déjà bien le Çiva dont le culte pourra se célébrer sans brahmanes, et à qui ses adversaires reprocheront parfois d'être le dieu des çûdras et des gens de rien2. Sans doute, ici non plus, il n'est pas encore une divinité souveraine; mais il est comme marqué pour le devenir, et on entrevoit quelles raisons ont décider les brahmanes à le choi- sir entre tant d'autres pour l'élever à ce rang. Ils n'auront qu'à l'adopter pleinement, qu'à infuser pour ainsi dire leur théologie et leur métaphysique à cette figure sauvage si vivante dans la con- science populaire, et elle sera réellement Mahâdeva, le Grand dieu3. Cette adoption était un fait accompli plusieurs siècles avant notre ère. Dans le Mahâbhârata, qui pourtant, dans sa rédaction actuelle, est plutôt vishnouite , le culte le plus répandu est celui de Çiva4. C'est le Dionysos de Mégasthènes, qui rapporte qu'on l'adorait surtout dans les montagnes, le culte rival d'Héraclès ou de Krishna étant dès lors dominant dans la plaine gangétique 5. Il est élevé bien au-dessus de la foule des dieux : pour ses sectateurs il est le plus grand de tous ; pour tout le monde il est un des plus grands

1. Cette observation s'applique du reste en général au personnage de Rudra dans l'Atharva-Veda et dans les Brâhmanas. Il semble que ce dieu y ait pour ainsi dire plus de corps que les autres.

2. Muir, Sanskrit Texts, IV, p. 377. Vasishta-Smriti citée par Banerjea, Nârada-Panca- râtra, Préf., p. 5.

3. L'hypothèse récemment reprise par Wurm, Geschichte der indischen Religion, que Çiva est une divinité non-aryenne, ou pour être plus précis, dravidienne, est inadmis- sible. Tout ce que nous pouvons dire (et la même chose est vraie de Vishnu) c'est que sous plus d'un des Mahâdeva locaux gît, caché, un vieux culte aborigène, mais ces substitutions n'ont pas affecté du tout la conception générale du dieu. Pour quel- ques-unes de ses contre-parties féminines, une dérivation étrangère est plus probable. Cf. infra, p. 181.

4. Lassen, Ind. Alterthumsk., I, 922. Muir, Sanskrit Texts, IV, 283.

5. Megasthenis Indica, p. 135, éd. Schwanbeck. Lassen, Ind. Alterlhumsk., 1,795; 925. Cette interprétation du passage de Mégasthène a été contestée par A. Weber, Ind. Stud., II, 409.

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et qui n'a d'égaux ou de supérieurs à lui que Brahmâ ou Vishnu. Il trône sur le Kailâsa, la montagne fabuleuse du Nord, par delà l'Himavat, entouré et servi par les Yakshas et par une multitude de génies de nature et de formes diverses, qui obéissent aux ordres de son fils adoptif Skanda, le dieu de la guerre etle nourrisson des Pléiades, de Ganeça, le « chef des troupes », le dieu à la tête d'élé- phant, l'inspirateur des ruses et des bons conseils, devenu plus tard le patron des lettres et des lettrés, de Kubera le dieu des trésors, de Virabhadra « le vénérable héros » , personnification de la fureur guerrière, dont le culte est fort répandu dans le Dékhan et qui est regardé parfois comme une « forme » de Çiva même. On parle diversement de sa naissance, mais en réalité il est éternel: il est Mahâkâla, le Temps sans bornes qui engendre et dévore toutes choses *. Gomme producteur, il a pour symboles le taureau et le phallus, ainsi que la lune qui lui sert de diadème. Gomme destruc- teur, il revêt des « formes » terribles; il est armé du trident et il porte un collier de crânes. Il est assimilé à Mrityu, la Mort2, et son vieux surnom de Paçupati, de « Seigneur des troupeaux », prend le sens sinistre de « Maître du bétail humain », peut-être celui de « Maître des victimes », car plus que tout autre dieu il est cruel et il exige un culte sanglant3. Il est le chef des Bhûtas, des Piçâcas, des esprits malfaisants, des goules et des vampires qui hantent les places d'exécution et celles l'on brûle les morts, et il rôde avec eux à la tombée de la nuit4. Il y a un côté orgiaste dans sa nature: il est Bhairava, le dieu de la folie furieuse qui, revêtu de la peau sanglante d'un éléphant, mène la danse sauvage du tândava^. Mais il est aussi par excellence le dieu de l'ascétisme et des austérités. Il est le chef des yogins ; comme eux il va nu, le corps barbouillé de cendres, ses longs cheveux tressés et ramenés en nœud sur le sommet de la tête. Les légendes sont pleines de ses mortifications épouvantables, et elles racontent comment d'un seul regard de son œil de Gyclope, il réduisit en cendres Kâma,

1. Sous cette forme, il avait un sanctuaire célèbre à Ujjayinî en Mâlava, Meghadûta, 35.

2. Plusieurs des personnages de sa suite, tels que Bhringin et Kâla sont figurés sous la forme de squelettes, comme, par exemple, à Bâdâmi et à Elurâ. Indian Antiq., VI, 359; Cave Temples, pp. 433 sq., et planche LXXII.

3. Ath. V., XI, 2, 9 ; Âçvalâyana Gri. S., IV, 8; Pâraskara Gri. S., III, 8. Mahâbhârata, ap. Muir, Sanskrit Texts, IV, 284 ; 288.

4. Bhâgavata Pur., III, 14, 22 sq.

5. Cf. Meghadûta, 37 ; Câmundâ, une des terribles formes de Devî, est aussi dépeinte ainsi au cinquième acte de Mâlatî-Mâdhava.

450 LES RELIGIONS DE L'INDE

l'Amour, qui avait osé porter le trouble dans son cœur. A ses côtés trône Umâ « la Gracieuse », fille de l'Himavat, qui déjà dans quelques passages védiques est l'épouse de Rudra, tandis qu'i4m- bikâ « la Bonne mère », qui maintenant est identifiée avec elle, n'y est encore que la sœur du dieu. Gomme son époux, dont elle est l'exacte contre-partie, elle a beaucoup de noms et beaucoup de « formes ». On l'adore comme Devî « la Déesse », Pârvatt « la Fille de la montagne », Durgâ « l'Inaccessible », Gauri « la Bril- lante », Sati « l'Epouse dévouée », Bhairavî « la Terrifiante », Kâlî « la Noire », Karalâ « THorrifique », et sous une infinité d'autres dénominations qui expriment sa double nature de déesse de la vie et de la mort.

Si, pour Çiva, la littérature védique fournit quelques données qui permettent d'entrevoir le mode de formation de sa personna- lité et de conclure à la coexistence probable de son culte à l'état de religion populaire, elle ne nous a conservé par contre aucun indice semblable au sujet de son rival, le Vishnu sectaire. Vishnu, il est vrai, la vieille personnification du soleil, est déjà dans les Hymnes un dieu de premier ordre et, dans plusieurs passages, on le trouve revêtu d'une sorte de souveraineté. Mais c'est une distinction qu'il partage avec d'autres divinités et dont les écrits postérieurs paraissent même se souvenir fort rarement. Quand le Soleil est invoqué comme dieu suprême, c'est de préférence sous d'autres noms, sous celui de Savitri par exemple, dans PAtharva-Veda sous celui de Rohita, « le Rouge1 », et plus tard les sectateurs de reli- gions strictement solaires l'adoreront sous ceux de Sûrya et d'Âdi- tya. Dans les nombreuses légendes recueillies dans les Brâhmanas et qui ont conservé tant de traits caractéristiques de la destinée des dieux, on ne voit pas davantage que Vishnu soit en train de se transformer ni d'agrandir son rôle. Ces légendes racontent avec plus de détails le vieux mythe qui lui fait parcourir ou conquérir les trois mondes en trois enjambées 2 ; elles font de lui la person- nification du sacrifice et, à ce propos, elles parlent de sa mort vio- lente 3 , trait qui convient bien à une divinité solaire 4 et qui se retrouve dans la catastrophe finale de Krishna. Mais elles ignorent la théorie

1. XIII, 1.

2. Pour une forme toute particulière de ce mythe, cf. Çatap. Br., I, 2, 5, 1-7.

3. Muir, Sanskrit Texts, IV, p. 122 sq.

4. 11 est fait souvent allusion à la mort du soleil; cf. par exemple, Taitt. S., I, 5, 9, 4; 1, 6, 4, 4. Yama, le premier qui mourut, est un personnage solaire.

HINDOUISME 151

des Avatâras et, dans aucun de ces récits, pas plus que dans la liturgie ou dans le rituel (nous exceptons naturellement des compi- lations aussi tardives que le dernier livre du Taittirîya-Aranyaka), il n'y a la moindre trace d'un acheminement de Vishnu vers le rang suprême. Dans la poésie épique au contraire, dans le Mahâ- bhârata, Vishnu est en pleine possession de ce rang. Mais en même temps apparaît un héros, un homme-dieu, Krishna, qui est déclaré une incarnation de son essence divine, et cette figure absolument inconnue au Veda, est sans aucun doute possible une divinité popu- laire. Il faut en conclure, ce semble, qu'il y a une relation entre la suprématie de Vishnu et son identification avec Krishna, et on est amené à se demander si Krishna a été assimilé à Vishnu parce que celui-ci était arrivé à occuper le premier rang, ou si la primauté du dieu brahmanique n'a pas été plutôt la conséquence de sa fusion avec le dieu populaire. De ces deux solutions, c'est la dernière qui nous paraît la plus probable1. Nous avons déjà vu que le Veda ne

1. Nous nous écartons ici sensiblement de l'opinion commune qui tend à admettre une progression assez lente et chronologiquement déterminable dans la déification de Krishna et, ajouterons-nous de suite, de Ràma. On s'appuie pour cela d'ordinaire sur les parties du Mahàbhârata et du Râmâyana Krishna et Ràma sont encore repré- sentés comme de simples héros, ils ne sont pas encore identifiés avec le dieu suprême. A notre avis, le mot encore est bien souvent de trop. Non seulement par leurs parties supplémentaires, mais par tout l'ensemble de leur rédaction actuelle, les deux poèmes appartiennent à l'époque du plein développement de la théorie des Avatâras, et leurs héros sont à la fois vraiment hommes et vraiment dieux. Pour l'opinion contraire, cf. surtout A. Weber, Krishnajanmâshtamî , p. 316 ; Die Râma-tâpa- nîya-Upanishad, p. 275; Ueb.r das Râmâyana, au début. Nous ne pouvons attacher une aussi grande importance, qu'on le fait ordinairement, à l'absence de toute référence à Krishna, que Burnouf fut le premier à signaler (Introd. à VHist. du Buddh. ind., p. 136) dans ce qu'il croyait être la plus ancienne partie des écrits bouddhiques. C'est un mode d'argumentation qui, considérant le temps qu'il a fallu pour fixer le canon bouddhique, risque fort de nous mener un peu trop loin. D'après ce principe nous devrions regarder la divinité de Krishna comme postérieure en date au texte que nous avons de Manu (sans parler d'autres livres du même genre), texte qui connaît pourtant les Grecs et les Chinois. Krishna paraît souvent dans les Sùtras développés du Nord et il y a même subi déjà des transformations toutes particulières. Dans le Lalitavistara il est mentionné une fois au nombre des plus grandes divinités (pp. 148, 149 de l'édition de la Bibl. Ind.); mais ordinairement il est le chef des démons noirs ; et Mâra, le grand ennemi du Buddha et de sa mission, est appelé l'allié de Krishna (ibid., pp. 175, 376, 379, etc.). Tous ces passages, dont le dernier implique une hosti- lité ouverte contre le krishnaïsme, se rencontrent dans les Gâthâs, texte dont de ré- centes recherches tendent à rétablir l'autorité. Après toutes les affinités signalées dans le livre de Senart, La Légende du Buddha, il nous semble que le bouddhisme est lui-même témoin de l'origine ancienne, divine et toute mythique de la légende de Krishna. Les Jainas, suivant leur habitude, ont bâti tout un système sur cette base. Chez eux, Krishna est le neuvième des Vâsudevas noirs, qui, avec les neuf Balas blancs, les neuf Vishnudvish, ou ennemis de Vishnu, les douze Cakravartins, ou

152 LES RELIGIONS DE L'INDE

fait nullement pressentir la suprématie de Yishnu. Elle ne paraît pas non plus être bien ancienne dans le Mahâbhârata, qui, en général, n'est vishnouite qu'autant qu'il est krishnaïte. Le culte le plus répandu en somme y est celui de Çiva, et même, dans les épi- sodes les moins remaniés de ce poème essentiellement éclectique, la figure souveraine n'est encore ni Çiva ni Yishnu, mais le vieux roi des cieux Indra. Il semble donc qu'il ne reste guère de place pour le développement d'une religion purement vishnouite, d'autant moins, que le culte de Krishna paraît remonter assez haut. « Krishna le fils de Devakî » est nommé une fois du moins dans un écrit védique qui fait de lui purement et simplement le disciple d'un sage1, et cette représentation absolument évhémérique paraît déjà moins originale que celle que montre l'épopée. Dès le deuxième siècle avant notre ère, l'histoire de Krishna était le sujet de repré- sentations dramatiques analogues aux solennités bachiques et à nos anciens mystères2. Enfin il est extrêmement probable qu'il faut voir ce personnage dans l'Héraclès dont Mégasthènes, au début du troisième siècle avant J.-C., trouvait le culte dominant dans la plaine gangétique. Si ces conjectures sont fondées, les deux grandes divinités sectaires se seraient formées à peu près de la même manière. La religion de Yishnu serait la plus jeune, mais, comme celle de son rival, elle serait le résultat de l'adoption par les brah- manes et de la fusion avec une de leurs vieilles divinités, de dieux populaires, dans le cas spécial de Krishna, d'un héros qui était probablement à l'origine la kuladevatâ, le dieu ethnique de quel- que puissante confédération de clans rajpoutes 3.

Une fois élevé au rang suprême, Yishnu devient de plus en plus étranger à son ancienne nature solaire, dont le souvenir ne persiste plus que dans quelques attributs, tels que le disque, le cakra, qui est son arme de guerre, ou que l'oiseau Garuda qui lui sert de monture et qui est resté l'objet d'un culte 4. Il trône dans son para- monarques universels, et les vingt-quatre Arhats, forment leurs soixante-trois Çalâkapu- rushas : Hemacandra, Abhidhânacintâmani, éd. Bœhtlingk et Rieu, p. 128. Il y a du reste pour Krishna des traces de plusieurs tentatives diverses de l'introduire dans le panthéon brahmanique, notamment celles qui le font venir d'un cheveu de Vishnu ou qui l'identifient, lui et Arjuna, avec Nara et Nârâyana.

1. Chândogya-Up., III, 17, 6.

2. Mahâbhâshya, ap. Ind. Stud., XIII, 363.

3. Lassen a été, croyons-nous, le premier à faire ressortir cette origine populaire des cultes de Vishnu et de Çiva ; Ind. Altertumsk, t. I. 925; t. II, 441.

4. Pour le mythe de Garuda, amplification de l'ancienne figure de l'oiseau solaire r cf. Mahâbhârata, I, 1239-1545.

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dis, le Vaikuntha, avec son épouse Çrî ou Lakskmî, la déesse delà Beauté, delà Volupté et de la Victoire. Se dérobant peu à peu dans un lointain mystérieux, il assume les fonctions qui appartenaient auparavant à Brahmâ : il est identifié avec Hiranyagarbha, avec Nârâyana surtout, l'aîné des êtres qui, porté sur les replis de Çesha ou Ananta, le serpent « sans fin », symbole de l'éternité, appa- rut à l'origine des choses flottant au-dessus des eaux primordiales. Selon qu'il veille ou qu'il se replonge dans le sommeil mystique, il donne naissance à la création ou il la fait rentrer en lui-même, et c'est de son nombril que s'élève le lotus d'or d'où procèdent Brahmâ et les dieux démiurges. Mais c'est moins par lui-même qu'il intervient dans les affaires du monde et qu'il recueille les hommages des hommes, que par l'intermédiaire de ses incarnations. Celles-ci sont fort nombreuses, car Krishna, qui est probablement la plus ancienne, n'est pas la seule figure sous laquelle il se soit montré ici-bas. « Chaque fois, est-il dit dans la Bhagavad-Gîtâ, que la religion périclite et que l'impiété triomphe, je m'émets moi-même. Pour la défense des bons et la répression des méchants, pour l'affermissement du droit, je deviens manifeste d'âge en âge1. » C'est la théorie des Avatâras ou des « Descentes », qui non seulement est caractéristique du vishnouisme, mais qui marque une phase nouvelle et nettement accusée dans le développement religieux de l'Inde. En effet, en permettant d'adorer la divinité en une série d'hypostases non plus abstraites, comme celles qu'avait imaginées l'ancienne théologie, mais très concrètes, très person- nelles et, mieux que cela, humaines, elle résolvait d'une façon neuve le vieux problème tant de fois poursuivi de concilier les aspi- rations à un certain monothéisme avec l'irrésistible penchant pour des cultes multiples. Mieux que l'expédient naïf des généalogies divines ou que la conception des « formes » diverses d'un même dieu qui prévaut encore dans les religions çivaïtes, elle répondait par son élasticité et par son côté mystérieux à tous les instincts de ce peuple à la fois très sensuel, très superstitieux et très spéculatif, également avide de théosophie raffinée et de représentations gros- sières et qui n'a jamais su ni se contenter d'un seul Dieu, ni se ré- signer à en adorer plusieurs. Un Avatâra au sens le plus élevé et le plus complet (car ils n'ont pas eu tous la même valeur), n'est pas une apparition passagère de la divinité, encore moins la procréation

1. IV, 7-8.

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par l'union d'un dieu et d'une mortelle d'un être en quelque sorte intermédiaire ; c'est la présence mystique et en même temps réelle de l'Être suprême dans un individu humain qui est à la fois vrai- ment dieu et vraiment homme, et cette union intime des deux na- tures est conçue comme survivant à la mort de l'individu en qui elle s'est réalisée. Bref, c'est un mystère, dans la contemplation duquel les esprits spéculatifs pourront s'abîmera leur aise, tandis que le vulgaire se contentera d'y trouver les satisfactions com- modes qu'offrent l'anthropomorphisme ou même le zoomorphisme unis à l'idolâtrie la plus grossière. De ces Avatâras, un seul est fondé sur un mythe originairement propre à Vishnu, celui du brah- mane nain qui reconquit pour les dieux les trois mondes usurpés par les Asuras, en se faisant accorder par leur chef l'espace me- suré par trois de ses pas, et qui aussitôt, en ses trois fameuses enjambées, franchit la terre, le ciel et les enfers. Les autres sont d'origine diverse. A côté de légendes védiques, mais qui, dans le Veda (et ailleurs aussi), sont rapportées à d'autres dieux, notam- ment à Prajâpati, celles par exemple de la Tortue qui supporte la terre, du Sanglier qui la retire du fond des eaux, du Poisson qui dirige l'arche dans laquelle Manu échappe au déluge1, il y en a d'autres dont le développement appartient plus particulièrement à la poésie épique et aux Upanishads sectaires, telles que la légende de Nrisimha, de « FHomme-lion », forme sous laquelle Vishnu mit en pièces un démon contempteur des dieux, ou celle de Paraçu- râma, de « Rama à la hache » , un terrible brahmane de la race de Bhrigu qui extermina à trois fois sept reprises la race impie des kshatriyas. Cette théorie fournit ainsi un cadre commode qui ser- vit à rattacher à Vishnu une bonne partie de l'ancienne fable, et dans lequel même on fit rentrer plus tard un grand nombre de figures plus ou moins historiques. C'est ainsi qu'il s'ouvrit pour le Buddha, en la personne duquel le Seigneur apparut ici-bas pour consommer la ruine des méchants en les séduisant par de fausses doctrines2. C'est ainsi encore que l'espoir d'une revanche natio- nale trouva son expression en Kalkiny un vengeur futur qui de-

1. La légende védique du déluge, d'après le Çatapatha-Brâhmana, a été publiée et commentée pour la première fois par M. A. Weber, Ind. Stud., I, p. 161.

2. Agni-Pur., XVI, 1-5; Bhâgavata-Pur.,I, 3, 24. Gîtagovinda, 1,13; dans le Vishnu- Pur., III, ch. xvii et xvm, il s'agit peut-être des Jainas. Kapila, l'auteur du système Sâmkhya, est de même une incarnation de Vishnu, dans le Bhâgavata-Purâna, I, 3, 10; III, 24.

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vait mettre fin à la domination des Mlecchas, des barbares, et que la plupart des Gurus ou des fondateurs de sectes, soit après leur mort, soit même de leur vivant, furent regardés par les fidèles -comme des avatâras du Très-Haut. Aussi le nombre de ces « Des- centes » est-il diversement indiqué ! : on en compte 10, 12, 22, 24, 28, et de bonne heure on les déclare innombrables2. Réduites ainsi en système, ces apparitions sériaires de restaurateurs de la Loi présentent une analogie incontestable avec la succession des divers Buddhas. On les distingue en incarnations complètes, le dieu est présent tout entier, et en incarnations partielles (amçâva taras) qui ne contiennent qu'une fraction de son être. Çrî « descend » d'ordinaire en même temps que son époux et s'incarne dans des femmes-déesses. Enfin de Vishnu, cette faculté a passé à d'autres dieux, et il est peu de figures du panthéon dont on ne puisse citer quelque manifestation semblable3. De ces seules indications, il ressort déjà que beaucoup de ces avatâras relèvent plutôt de la mythologie que de l'histoire religieuse. Quelques-uns paraissent être de simples fables poétiques, bien que ce décompte soit assez difficile à faire à la distance à laquelle nous sommes placés4. D'autres sont des légendes pieuses, il y a parfois l'écho de quelque culte local et qui ont pu servir d'aliment à des dévotions spéciales, mais qui ne semblent pas avoir abouti à des religions distinctes. Il en est autrement des avatâras de Krishna et de Rama qui, avec les figures accessoires, constituent deux vastes cycles le vishnouisme a trouvé ses véritables divinités.

Considéré dans ses origines naturalistes, Krishna est une figure complexe, en laquelle sont venus se fondre des mythes du feu, de l'éclair, de l'orage et, en dépit de son nom (Krishna signifie le Noir), du ciel et du soleil. Par une singulière rencontre, que nous ne pouvons qu'indiquer ici, mais qui jette un jour curieux sur le travail de fermentation en quelque sorte qui paraît s'être accompli entre les éléments religieux en présence dans l'Inde plusieurs siècles avant notre ère, la plupart de ces mythes se retrouvent, et souvent avec une similitude frappante de détails, dans la biogra-

1 . Mahâbhârata, XII, 341 ; 12941 ; Bhâgavata-Pur., I, 3, 5-26 ; Agni-Pur., I-XVI ; Gita- govinda, I, 5-17 ; le nombre officiel est 10.

2. Bhâgavata-P., I, 3, 26; Agni-P., XVI, 12.

3. Cf. Mahâbhârata, I, 2638-2796, tous les héros du poème sont représentés comme des incarnations de dieux ou de démons.

4. Dans le Mahâbhârata, par exemple, et aussi dans Pânini (IV, 3, 98), il y a des indices d'un ancien culte d'Arjuna tout à fait analogue à celui de Krishna.

156 LES RELIGIONS DE L'INDE

phie légendaire du Buddha *. Gomme personnage épique au con- traire et tel qu'il a été accepté par le vishnouisme, Krishna est un prince belliqueux, un héros, également irrésistible à la guerre et en amour, très brave, mais surtout très rusé et d'une moralité sin- gulièrement équivoque, comme toutes les figures, du reste, qui ont conservé fortement l'empreinte mythique. Fils de Vasudeva et de Devakî, derrière lesquels se cache le vieux couple du mâle cé- leste et de l'Apsaras2, il naquit à Mathurâ, sur la Yamunâ, entre Delhi et Agra, dans la race des Yâdavas, nom qui reparaît plus tard dans l'histoire comme celui d'une puissante tribu rajpoute. De même que ceux de beaucoup de héros solaires, ses débuts furent entourés de toutes sortes de dangers et d'obstacles. La nuit même de sa naissance, ses parents durent l'éloigner pour le soustraire aux recherches de son oncle, le roi Kamsa, qui avait été averti par une voix céleste que le huitième fils de Devakî le mettrait à mort et qui par suite faisait tuer régulièrement les princes, ses neveux. De même, dans le Veda, le soleil, sous la forme de Mârtânda, est le huitième fils d'Aditi, et sa mère le rejette, comme Devakî, qui est représentée parfois comme une incarnation d'Aditi, éloigne Krishna. Porté sur le bord opposé de la Yamunâ, et remis aux soins du pâtre Nanda et de sa femme Yaçodâ , il fut élevé comme leurs fils dans les bois du Vrindâvana, avec son frère Balarâma « Râma le fort », sauvé comme lui du massacre. Celui-ci, qui a pour mère tantôt Devakî elle-même, tantôt une autre femme de Vasudeva, Rohini « la Rouge » (encore un nom mythique appli- qué tantôt à l'Aurore, tantôt à une étoile), et qui passe pour être l'avatâra de Çesha ou d'Ananta, le serpent sans fin qui sert de couche à Vishnu, paraît être une ancienne divinité agricole prési- dant au labour et à la moisson. Il est armé d'un soc de charrue, d'où son surnom de Halabhrit « Porte-soc » , et son caractère dis- tinctif est un penchant immodéré à la joie bachique, à l'ivresse et à l'amour. Les deux frères grandirent au milieu des pâtres, tuant les monstres et les démons acharnés à leur perte et folâtrant avec

1. Ces rapports sont mis en pleine lumière dans le savant ouvrage de M. Senart, La Légende du Buddha, son caractère et ses origines, 1873-1875.

2. Vasudeva paraît être synonyme du simple Vasu, qui est un vieux nom des génies célestes, les Brillants ; Devakî, qui signifie à la fois « la Divine » et « la Joueuse », rappelle la nymphe des eaux, la femme-nuée, décevante et multiforme, Viçvarûpâ, qui, dans le Veda, est l'épouse de Vivasvat. A. Weber a été le premier, croyons-nous, à signaler ce jeu étymologique sur le nom de Devakî : Krishnajanmâshtamî, p. 316. Cf. Senart, op. cit., dans le Journ. Asiat., 1874, t. III, pp. 374 sq., 421 sq.

HINDOUISME 157

les Gopis, les Vachères du Vrindâvana. Ces scènes de la nativité et de l'enfance, ces exploits juvéniles, ces jeux erotiques avec les Gopîs, toute cette idylle du Vrindâvana, qui rappelle les mythes de la jeunesse d'Indra etd'Agni, devinrent parla suite la partie essen- tielle de la légende de Krishna, de même que les lieux qui en furent le théâtre, sont restés jusqu'à nos jours le centre le plus célèbre de son culte. Arrivés à l'adolescence, les deux frères mirent à mort Kamsa, leur persécuteur, et Krishna régna sur les Yâdavas. Il con- tinua de purger la terre de monstres, fit des guerres heureuses contre des rois impies, et prit une part décisive à la grande lutte des fils de Pându contre ceux de Dhritarâshtra qui fait le sujet du Mahâbhârata. Dans l'intervalle, il avait transporté le siège de sa puissance dans la cité fabuleuse de Dvârakâ « la Ville des portes ». des portes du Couchant, bâtie au sein de la mer occidentale, et dont le site a été localisé depuis dans la presqu'île de Gujarât. C'est qu'il fut atteint, lui et sa race, par la catastrophe finale. Après avoir vu mourir son frère et les Yâdavas s'entre-tuer jusqu'au der- nier dans une lutte furieuse, il périt lui-même, frappé au talon, comme Achille, par la flèche d'un chasseur. Malgré le caractère aimable dont la poésie s'est plu à parer Krishna (et c'est un trait général des religions vishnouites comparées à celles de Çiva), il y a donc quelque chose de lugubre et même de cruel au fond de sa légende. C'est en souriant qu'il préside à toutes ces destruc- tions, qu'il voit approcher la fin de son peuple et qu'il la prépare. Car il est venu pour cela, et c'est pour soulager la Terre du far- deau d'une race superbe devenue trop nombreuse, qu'il s'est incarné dans le sein de Devakî. Pour être moins farouche que Çiva, Vishnu n'en est pas moins, par un de ses côtés, un dieu inexorable : lui aussi, il est le Temps qui dévore tout.

Cette analyse sommaire de la légende de Krishna ne saurait donner aucune idée de la richesse étonnante des mythes qui ont contribué à la former. Il y a là, comme du reste dans la poésie épique en général, un prodigieux regain de fables qui, pour être conservées dans des monuments de rédaction relativement mo- derne, n'en sont pas moins la plupart fort anciennes, et dont l'en- semble montre, en tout cas, combien le vieux brahmanisme est loin de nous avoir transmis au complet la masse des vieilles croyances et traditions de lTnde. De même, nous avons laisser de côté les nombreuses figures qui composent le panthéon particu- lier du krishnaïsme et qui ont été presque toutes identifiées, d'une

158 LES RELIGIONS DE L'INDE

part avec des divinités brahmaniques dont elles sont censées être des incarnations, d'autre part avec les conceptions abstraites db la spéculation. C'est ainsi que toute la fable du Mahâbhârata a été pour ainsi dire absorbée par le vishnouisme, et que le culte des cinq fils de Pându, aujourd'hui répandu jusque dans l'extrême Sud, est devenu une sorte d'appendice de celui de Krishna. De ses innombrables épouses1, nous ne mentionnerons que Rukmini, l'avatàra par excellence de Çrî et mère de Pradyumna « le Res- plendissant », incarnation lui-même de Kâma> l'Amour, dont le culte très répandu au moyen âge 2, fut ainsi rattaché au vish- nouisme, comme ceux de Skanda, le dieu de la guerre, et de Ganeça, le patron des lettres, étaient rattachés plus spécialement aux religions çivaïtes.

Le cycle de Râma est plus restreint que celui que nous venons d'analyser. 11 nous a été conservé principalement dans le Râ- mâyana, qui est une œuvre plus homogène, plus artistiquement conçue que le Mahâbhârata, et dont les origines sont bien moins anciennes. Bien que placé dans l'histoire fabuleuse de l'Inde, à une époque plus reculée que Krishna, Râma paraît être une figure plus jeune, du moins comme avatâra de Vishnu. Sa signification mythique est bien plus effacée, et son culte spécial, qui n'est attesté que par des Upanishads sectaires et par des œuvres appar- tenant décidément à la littérature moderne, paraît non seulement s'être développé plus tard, mais avoir été moins répandu. Le Mahâbhârata a consacré un long épisode à sa légende3; il est le héros de plus d'un poème célèbre ; mais il n'a pas obtenu les hon- neurs d'un Purâna 4 particulier et, de nos jours encore, bien que la dévotion à Râma soit à peu près générale, le nombre est assez faible de ceux qui l'invoquent de préférence à tout autre dieu.

Gomme Krishna, Râma est un héros, un exterminateur de mons- tres, un guerrier victorieux. Mais, idéalisé par la poésie d'un âge plus délicat et moins dominé par le mythe, il est en même temps,

1. 16.000 en chiffre rond. Agni-Pur., XII, 31.

2. Le Bhavishyottara-Purâna consacre au moins trois chapitres (chap.Lxxv, lxxix,cxx) à son culte : Aufrecht, Oxford Catalogue* pp. 34, 35. Sa fête, qui était aussi celle de Vasanta, le printemps, est un des thèmes favoris de la poésie dramatique: Çakuntalà, acte VI ; Mâlatî-Mâdhava, acte 1 ; Ratnâvalî, acte 1. Dans le Matsya-Purâna, elle est également décrite, Kâma est identifié à Krishna lui-même. Aufrecht, Catalogue, p. 39.

3. Mahâbh., III, 15872-16602.

4. La légende le concernant est particulièrement développée dans le Padma-Purâna^ Aufrecht, Catalogue, p. 63.

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ce qu'on ne saurait prétendre de la figure énigmatique du fils de Devakî, le type accompli de la soumission au devoir, de la noblesse morale et de la générosité chevaleresque. Fils aîné et héritier de Daçaratha, roi d'Ayodhyâ, l'Oude moderne, il renonce au trône par respect pour une promesse imprudente que son père a faite à une marâtre, et s'exile pour quatorze ans au fond des bois. Il y est suivi par un de ses frères, Lakshmana, comme lui une incar- nation de Vishnu, et associé à son culte comme Balarâma l'est à celui de Krishna, et par sa femme Sitây la fille de Janaka, roi de Mithilâ, née d'un sillon tracé autour de l'autel. Dans ce dernier trait, on reconnaît la Sitâ, le « sillon » déjà divinisé dans les Hymnes et la déesse du même nom, épouse d'Indra, qui, dans le rituel domestique, est invoquée à l'occasion du labour et des se- mailles1. Peut-être y a-t-il l'indice d'une identité originelle du fils de Daçaratha et du Râma Halabhrit ou « Porte-soc » du cycle de Krishna. Dans une légende du Yajus Noir, « Sîtâ, fille de Sa- vitri, » s'unit d'amour à Soma. Or Soma, le roi des plantes et le dieu de la fécondité, était identifié dès lors avec la Lune, et le sou- venir d'un rapport du Daçarathide avec la Lune semble précisé- ments'être conservé dans le nom de Râmacandra «Râma-Lunus »,. par lequel il est parfois distingué de ses homonymes. Ce sont des traces bien faibles : si on osait les suivre, elles conduiraient, pour notre héros, à une divinité agricole, à un dieu lunaire prési- dant aux travaux des champs et distributeur de la joie et de l'abondance. Avec cette origine s'accorderaient bien et le nom de Râma, qui signifie le Réjouisseur, et la description qui est faite de son règne comme d'une sorte d'âge d'or 2. Mais, à cela près, il n'est rien resté de ces paisibles commencements dans le person- nage du fils de Daçaratha, dont les vicissitudes rappellent plutôt celles des divinités solaires. Sitâ, de même, n'a gardé de sa na- ture champêtre que son nom et la légende relative à sa naissance : dans les religions vishnouites elle est l'avatâra de Çrî et le type idéal de l'épouse. Les exilés ont pris le chemin des grandes forêts du Sud. C'est que Sîtâ est enlevée par le roi des démons,, Râvana, qui l'emporte au delà des mers, à Lanka, l'île de Geylan. Râma retrouve la trace du ravisseur. Il fait alliance avecSugrîva,

l.FtV., IV, 67, 6-7; Pârask. Gri. S., Il, 17 ; Kauçikasûtra, ap. A. Weber, Zwei vedis- che Texte ùber Omina und Portenla, p. 368.

2. Pour ces rapports, voir surtout A. Weber, Die Râma-tâpanîya-Upanishad, p. 276.

160 LES RELIGIONS DE L'INDE

le roi des singes qui sont les habitants de ces solitudes et parmi lesquels se distingue Hanumat « aux fortes mâchoires », le fils du Vent, le dieu-singe, dont le culte est aujourd'hui encore un des plus répandus de l'Inde. A la tête d'une innombrable armée de quadrumanes, le fils de Daçaratha envahit Lanka, après avoir construit à travers la mer une digue dont les débris se voient encore dans la longue chaîne de récifs qui semblent relier Ceylan au conti- nent voisin. Lanka est prise, Râvana tué, Sîtâ rendue à son époux, qui revient avec elle régner dans Ayodhyâ. Après de longues années, pendant lesquelles le monde a joui d'une félicité incompa- rable, Rama se sépare de nouveau d'elle, mais cette fois par un acte de sa volonté, parce qu'il cède à d'injustes soupçons. Cette seconde séparation, selon un procédé familier des mythes, n'est au fond qu'un doublet de la première. Elle se termine par une récon- ciliation suprême, après laquelle Sîtâ rentre dans le sein de la terre d'où elle était jadis sortie. Avant de disparaître, elle a remis à Râma ses deux fils qui continueront la lignée des rois solaires dans Ayodhyâ.

Nous ne poursuivrons pas plus loin cet inventaire des matériaux qui ont servi aux religions néo-brahmaniques. Il suffit d'un examen môme sommaire pour s'apercevoir combien peu au fond ils diffèrent de ceux qu'on a vus mis en œuvre dans les plus anciens documents. Ici comme là-bas, on est en présence de personnalités divines qui se résolvent en mythes naturalistes, et ces mythes, à leur tour, aboutissent aux mômes phénomènes physiques. Nous n'avons relevé à titre d'exemples qu'un petit nombre de ces rapports ; d'autres se seront dégagés peut-être d'eux-mêmes de notre exposé ; les signaler tous serait une tâche infinie. Mais si l'Inde a ainsi recommencé dans ces religions l'œuvre de son plus lointain passé, elle est arrivée cette fois à des résultats bien différents. Les divinités du vieux brahmanisme sont restées franchement mythiques. La piété du Yeda a toujours repoussé les figures trop concrètes et, derrière ces dieux, elle n'a jamais cessé de voir les forces de la nature dont ils étaient l'expression. Aussi aux premiers efforts de la réflexion, ces dieux se sont-ils dissous comme d'eux-mêmes dans le pan- théisme. Les types nouveaux au contraire, bien que formés des mêmes éléments, sont d'une personnalité plus résistante. Ils n'ont été adoptés par la théologie savante qu'après avoir subi la trans- formation épique et y avoir revêtu des traits précis, dont la dévo- tion la plus mystique ne parviendra plus à les dépouiller complète-

HINDOUISME 161

ment. Même Çiva, qui est resté plus archaïque et à qui l'amalgame de ses différentes formes a donné quelque chose de vague et de monstrueux, n'en est pas moins un dieu à biographie : on connaît ses habitudes, ses résidences favorites, l'endroit précis il a accompli tel haut fait, et à plusieurs égards sa personnalité n'est guère plus indécise que celle du Zeus d'Homère. Quant aux prin- cipales incarnations de Vishnu, l'anthropomorphisme chez elles est complet ; ce sont des figures aussi nettement arrêtées qu'Hercule ou que Thésée. Aussi la tendance de ces divinités n'est-elle pas, comme celle des anciennes, vers un panthéisme plus ou moins phy- sique ou abstrait, bien que la spéculation, en s'en emparant, doive les ramener à ses formules panthéistes, mais vers un certain mono- théisme personnel, ou, si on aime mieux, vers un polythéisme or- ganisé avec un dieu suprême, et qui approchera du monothéisme à des degrés divers et parfois d'assez près pour se confondre avec lui. Des différentes combinaisons auxquelles on fut ainsi amené, il en ^st une qui se rattache plus étroitement que les autres aux concep- tions antérieures du brahmanisme : c'est celle de la Trinité hin- doue, dans laquelle Çiva et Vishnu sont associés à Brahmâ, de façon à former avec lui la triple personnification du brahman suprême. Elle constitue en quelque sorte une solution intermédiaire entre l'ancienne orthodoxie sous sa dernière forme et les religions nouvelles : elle est en même temps l'essai le plus large qui ait été tenté de concilier ces religions entre elles. C'est dire qu'à nos yeux elle ne représente pas un premier acheminement vers les croyances sectaires, dont elle suppose au contraire l'existence, mais qu'elle est simplement une explication éclectique de ces croyances faite au point de vue brahmanique. Et de fait, la trinité, dans laquelle Greuzer croyait avoir trouvé le dogme primitif de l'Inde1, n'a été signalée jusqu'ici dans aucun écrit qui puisse passer pour antérieur au développement des cultes sectaires2. L'idée, il est vrai, d'-asso- cier les dieux par triades est très ancienne dans l'Inde. Il y en a des exemples déjà dans les Hymnes3. Plus tard, dans les Brâh- manas, on voit souvent émettre l'opinion qu'il n'y a en réalité que

1. Symbolik, t. I, p. 568, éd.

2. La Maitri-Upanishad, on la trouve nettement formulée, V, 2, est une œuvre tellement interpolée, qu'elle doit être récusée comme moderne, bien qu'elle ait trouvé place dans un Brâhmana. Il y a encore moins de fonds à faire sur des mentions telles que celle d'Amritavindu-Up., 2, ou celles de Nrisimha-Up., recueillies ap. Ind. Stud.,lX,57.

3. R.V., I, 23, 6, 7; 24, 41; VII, 62, 3; VIII, 18, 9 ; X, 124, 4 ; 126; 158, 1; 186.

Religions de l'Inde. 1. 11

162 LES RELIGIONS DE L'INDE

trois dieux: Agni, Vâyu et Sûrya1, c'est-à-dire une divinité pour la terre, le Feu ; une autre pour l'atmosphère, le Yent ; une troi- sième pour le ciel, le Soleil, et le vieil exégète Yâska, qui repro- duit cette division, la complète par une curieuse répartition des principales figures du panthéon dans l'une ou l'autre de ces trois catégories2. Il est probable que le dogme de la trinité sectaire a trouvé un point d'appui dans cette ancienne triade, ainsi que dans quelques autres vieilles conceptions ternaires ; mais il en diffère trop pour en être directement sorti. Ici, en effet, il ne s'agit plus d'une répartition cosmographique des forces divinisées de la nature, mais d'une triple évolution de l'unité divine. Le brahman, l'Absolu, se manifeste en trois personnes, Brahmâ le créateur, Vishnu le conservateur et Çiva le destructeur. C'est en elles qu'il devient capable d'action et qu'il participe aux trois « qualités » de bonté, de passion et d'obscurité, principes subtils répandus en toutes choses, et en qui l'ancienne philosophie Sâmkhya résume les éner- gies de la Nature. Chacune de ces personnes est représentée par une des trois lettres a, u, my dont la réunion forme la syllabe sacro-sainte om, le symbole de l'Absolu. Comme lieu commun théo- logique, le dogme de la trinité a passé dans toutes les littératures sectaires; mais on en a beaucoup exagéré la portée comme croyance religieuse. Sous la forme relativement orthodoxe surtout, dans laquelle Brahmâ est la première de trois personnes égales, il paraît n'avoir jamais été bien populaire. Cependant on trouve des repré- sentations figurées de cette triade qui remontent assez haut3, et, comme l'Inde est par excellence le pays rien ne se perd, on voit encore aussi tard que le quinzième siècle un roi de Yidyâna- gara, dans le Maïsour, lui dédier un temple4.

Comparer le tisro devis, les trois déesses, I, 13, 9; 194, 8; II, 35, 5; III, 4, 8; IX, 5, 8; X, 70, 8; 110, 8. Agni à lui seul forme une triade.

1. Taitt. Samh., VI, 6, 8, 2, = Çatap. Br., IV, 5, 4. Taitt. Ar., I, 211. Brihaddevatâ ap. Ind. Stud., I, 113. Pour d'autres renvois au Çatap. Br., voir Weber, Zwei vedische Texte, p. 386.

2. Nirukta, VII, 5; 8-11. L'arrangement des hymnes dans plusieurs livres du Rig- Veda, et aussi celui de Naighantuka 5, sont faits d'après le même principe. Compa- rer aussi Ait. Br., I, 1, 1.

3. Entre autres à Elephanta, et à Elurâ. Cf. Burgess, Cave Temples, pi. XXV, fig. 2. Fergusson pense que ces images appartiennent au huitième siècle. Ibid., p. 467.

4. Lassen, Ind. Alterthumsk., t. IV, p. 181. Cf. Ind. Antiq., VIII, 22, 23, l'analyse d'une autre inscription du Dékhan (au commencement du douzième siècle) conte- nant une donation à un sanctuaire du dieu Traipurusha personnage triple ») et de sa femme Sarasvatî.

HINDOUISME 163

Mais d'ordinaire, quand les écrivains sectaires acceptent la notion de la triade, ils l'interprètent d'une façon plus conforme à leurs préférences respectives. L'une des personnes, soit Çiva, soit Vishnu, est identifiée directement avec l'Être suprême, et les deux autres, Brahmâ surtout, sont réduites à un rôle subordonné. Cette subor- dination, naturellement, est susceptible de bien des degrés, et il n'est pas rare de la voir varier au cours d'un même écrit. Mais, en général, elle est très accentuée ; parfois même elle est exprimée en des termes qui impliquent une hostilité assez vive contre les membres ainsi sacrifiés et une véritable réprobation de leur culte. Aussi la triade n'est-elle, pour la plupart des sectes, qu'une for- mule à peu près vide de sens. Brahmâ n'y figure que pour faire nombre, et rien n'est changé quand, renonçant à la combinaison ternaire, on le laisse quelquefois entièrement de côté, ou qu'on ajoute une quatrième personne aux trois autres, comme dans le Brahmavaivarta-Purâna, Krishna est superposé à la triade Brahmâ-Vishnu-Çiva1. Il n'y a de réellement en présence que Vishnu et Çiva, ou, plus exactement, si on veut descendre dans la conscience sectaire, que les incarnations du premier et les formes du second, en y comprenant de part et d'autre les manifestations de leurs contre-parties féminines. Ce sont les véritables éléments de la théologie sectaire, les deux pôles en quelque sorte entre les- quels elle se meut. D'ordinaire elle se prononce, sinon avec net- teté, du moins avec beaucoup de passion entre les deux rivaux : d'un côté le dieu, de l'autre tout au plus son lieutenant, presque toujours le premier de ses dévots. Dans les formes les plus carac- térisées du vishnouisme, qui en somme est encore le plus accom- modant des deux, Çiva n'est que le guru gurûnâm, le docteur des docteurs, une sorte de prophète surhumain de Bhagavat, de Vishnu le Très Haut2. Le dieu qui se trouve réduit ainsi au rôle de satel- lite ne cesse pas d'être glorifié; mais sa majesté est d'emprunt, et il est entendu que les hommages qu'on lui rend remontent en défi- nitive à celui qu'on exalte. Considérées ainsi dans leurs expres- sions extrêmes, les religions néo-brahmaniques forment deux groupes nettement opposés et même hostiles. Mais dans la pratique

1. H. H. Wilson, Select Works, t. III, p. 99. De même dans la Nrisimha-Upanishad, les trois personnes de la triade sont subordonnées à Nrisimha. Au fond, toutes les sectes en sont : leur quatrième terme (le turîya) est encore une personne, et elles n'ont pas plutôt posé l'Absolu qu'elles le limitent par les formes les plus concrète».

2. C'est le rôle qu'il a, par exemple, dans leNârada Pancarâtra, I, 9 ; 31 ; 38-42 ; 46.; etc.

164 LES RELIGIONS DE L'INDE

cette opposition est presque toujours atténuée par des compromis. L'ardeur jalouse avec laquelle la partie militante des sectes main- tient d'ordinaire les droits exclusifs de son dieu à lasuprématie et à l'adoration, et qui s'est traduite plus d'une fois par de violents conflits1, est rarement partagée par la masse de la population. En règle générale, un Hindou révère une divinité favorite, le plus souvent une des formes de Vishnu, de Çiva ou de Devî, au munira (formule mystique d'invocation qui est tenue secrète) de laquelle il a été initié par un guru, divinité à qui il s'adresse en ses grands besoins, qu'il invoquera au moment de la mort et en laquelle il espère pour son salut. Mais à cette dévotion principale, il est tou- jours prêt à en joindre un nombre indéfini d'autres de n'importe quelle provenance. Il se peut que cette dévotion de son choix soit venue elle-même se superposer chez lui à quelque superstition locale ou au culte héréditaire d'une kuladevatâ, d'une divinité familiale appartenant peut-être à un tout autre cycle religieux, et, pour peu qu'il ait quelque teinture de philosophie, il trouvera en outre le moyen d'associer à tout cela une bonne dose de mysticisme unitaire abstrait. C'est ainsi que parmi les Gâlukyas, qui ont régné dans le Dékhan du cinquième au douzième siècle et qui avaient pour kuladevatâ Vishnu, quelques-uns au moins ont professé leçivaïsme2 et que la plupart des autres montrent dans leurs inscriptions un grand zèle pour le culte de Skanda et de ses Mères, qui appartien- nent au panthéon çivaïte. Cet éclectisme en quelque sorte indivi- duel, très peu dogmatique, mais nullement banal comme celui qui s'étale dans la littérature, était d'ailleurs singulièrement favorisé par le mysticisme spéculatif, dont de vagues notions avaient filtré lentement à travers toutes les couches de la société. Un adepte du Vedânta ou du Yoga n'était pas obligé de subordonner Vishnu à Çiva ou Çiva à Vishnu; dans l'un et dans l'autre, il pouvait à volonté voir l'Etre unique. « Un dieu, Çiva ou Vishnu ! » s'écrie dans une de ses stances Bhartrihari3, qui était çivaïte. Un autre çivaïte, Abhinavagupta, a commenté la Bhagavad-Gîtâ 4, qui est en

1. Cf. l'outrage infligé en 1873 par trois dévots çivaïtes au Vishnu de Pandharpour, Ind. Antiq., II, 272 ; IV, 22. En 1640, à Hardwar, rendez-vous célèbre de pèlerins, sur le Gange supérieur, des Sannyâsins çivaïtes et vishnouites se livrèrent un sanglant combat. Dâbistân, II, 19, traduit par Shea et Troyer.

2. Cf. Vikramânkacarita, éd. Bûhler, IV, 68.

3. III, 30, éd. Bohlen. Çiva est une « forme » de Vishnu (ou l'inverse) en plusieurs Purânas ; par exemple dans le Vrihannâradîya P., dans Aufrecht, Oxford Catalogue, p 10.

4. G. Bûhler, ap. Journ. of the Roy, As. Soc. Bombay, t. XII, extra number, p. 76.

HINDOUISME 165

quelque sorte l'évangile de Krishna. Çamkara, qui paraît avoir incliné plutôt au vishnouisme, est réclamé à la fois par les Çaivas et parles Vaishnavas, et, de nos jours encore, les brahmanes Smârtas ( « observateurs de la Smriti, orthodoxes ») du Dékhan, qui pas- sent pour être ses héritiers directs, participent aux dévotions sec- taires sans se déclarer formellement pour aucune. Dans l'Hindou- stan, il en est de même de la plupart des membres des classes supérieures et lettrées. Aussi y a-t-il eu des sectes qui, au lieu de choisir entre les deux grandes divinités, les ont associées dans un culte commun. A côté du dieu triple et un, on a eu ainsi le dieu double et un, Harihara (Hari-Hara, c'est-à-dire Vishnu-Çiva ; les çivaïtes purs interprètent ce nom par « Çiva [le maître] de Vishnu »), qui, de simple formule mystique qu'il était d'abord, a fini par devenir une figure parfaitement concrète, ayant sa mythologie propre. Gomme objet d'un culte particulier et bien défini, il paraît être assez récent. Ce n'est guère qu'à partir du dixième siècle que l'invocation ex œquo de Çiva et de Vishnu est attestée avec une certaine emphase dans les inscriptions *, et Harihara lui-même n'y apparaît pas avant la fin du treizième. Il serait bien plus ancien toutefois si on était sûr, d'une part, que l'hymne en son honneur contenu dans le Harivamça2 faisait déjà partie de la rédaction pri- mitive de ce poème (il en existait une dès le sixième siècle3), et, d'autre part, que les sculptures du grand hypogée de Bâdâmi, ce dieu est figuré4, sont contemporaines de l'établissement de ce sanctuaire, qui est également du sixième siècle. Quoi qu'il en soit, à partir du quatorzième siècle, son culte est fort répandu dans le Dékhan, particulièrement dans le Maïsour, et encore aujourd'hui Harihara est une des divinités les plus populaires du pays tamoul5.

1. Cf. les inscriptions ap. Ind. Antiq., VI, p. 51; V. 342; Journ. of the Roy. As. Soc. Bombay, XI, 267, 276 ; XII, 25.

2. Ch. clxxxi.

3. Un Harivamça est mentionné Vâsavadattâ, p. 93, éd. F. E. Hall.

4. Ind. Antiq., VI, 358. L'auteur de l'article, J. Burgess, qui a fait connaître ces grottes, parait n'avoir aucun doute sur ce point. Comparer ses Cave Temples, p. 406.

5. Cf. F. Foulkes, The Legends of the Shrine of Harihara, Madras, 1876. Pour ne pas interrompre notre exposition des religions de Çiva et de Vishnu, qui constituent la vraie substance de l'Hindouisme, nous renvoyons nos lecteurs aux détails donnés p. 219 sq., quant aux autres divinités du Panthéon sectaire, divinités ordinairement subordonnées, mais dont quelques-unes, tel Ganeça, ont eu leurs sectes particulières et dont une, le Soleil, a parfois atteint le rang de divinité suprême.

II

HISTOIRE ET DOCTRINES DES SECTES

Obscurité de la partie ancienne et la plus intéressante de cette histoire. Absence de chronologie et, malgré l'abondance des documents, défaut de renseignements précis ; Mahâbhârata, Râmâyana, Purânas. L'histoire positive des sectes ne commence qu'au neuvième et au douzième siècle, quand elles ne font plus que se répéter. L'ancien vishnouisme : idéalisme de la Bhagavad-Gîtâ et son influence sur tout le dévelop- pement ultérieur. Idéalisme mitigé des Pâficarâtras ou Bhâgavatas. Écoles et sectes de Çamkara, de Râmânuja, d'Anandatîrtha. L'ancien çivaïsme : sa préférence pour la métaphysique Sâmkhya. Pàçupatas et Mâheçvaras. La doctrine de la grâce cher. les çaivas. La Çakti ou le principe femelle. Les Çâktas et leur double rite, de la main droite et de la main gauche : sacrifices humains, magie, rites obscènes. Çivaïsme idéaliste : Tridandins et Smârtas : école cachemirienne de la Pratyabhijfîâ. Grandes religions çivaïtes du Dékhan : Basava et les Lingâyits. Les Sittars et les alchimistes : influences arabes. Sectes çivaïtes du Nord : les divers ordres des Yogins : excès de l'ascétisme, dépravation morale. Le çivaïsme semble être en décroissance. Doctrine du salut et de ses moyens : le jîïâna ou la gnose; au-dessus d'elle la bhakti ou la foi. La bhakti telle qu'elle apparaît d'abord dans le vishnouisme : est-elle un emprunt fait au christianisme? Jésus et Krishna : les influences réciproques certaines des deux religions se réduisent à peu de chose. Conséquences de la bhakti : fonctionnement des sectes et idolâtrie. Raffinements quiétistes et mystiques. La doctrine de la grâce chez les Vaishnavas. A force de s'exalter, la bhakti aboutit au fanatisme. Elle s'ap- plique au guru, qui est déifié et devient l'unique autorité de la secte. C'est une nouvelle cause de schisme. Le vishnouisme devient une religion erotique : sectes de Caitanya, de Vallabhâcârya et autres. Communautés mystiques et piétistes.

D'après ce qui précède, il est aisé de voir que les différentes manières d'associer ou de combiner les personnes divines, qui tiennent une si grande place dans la littérature et dont une au moins, la triade, a eu une certaine célébrité parmi nous, ne con- stituent en réalité qu'un point secondaire de la théologie des sectes et dont elles ont laissé plus ou moins la décision aux préférences

HINDOUISME 167

individuelles. Leur œuvre propre est ailleurs, dans la doctrine qu'elles se sont faite chacune de son dieu principal et dans les conséquences pratiques qu'elles en ont chaque fois tirées. Ce sont les véritables données de leur histoire et, partant, de celle des religions de l'Inde depuis passé deux mille ans. Malheureusement toute une moitié, et la plus intéressante, de cette histoire est enve- loppée d'une profonde obscurité. Sur quelques points, les détails abondent; mais la chronologie manque absolument. Sur d'autres points, les faits eux-mêmes font défaut. Le grand poème épique, le Mahâbhârata, qui est en somme la source la plus ancienne pour la connaissance de ces religions, n'est pas daté même d'une façon approximative : il s'est lentement accru à travers les âges et il est d'ailleurs d'un caractère essentiellement encyclopédique1. Le Râ- mâyana, qui est avant tout une œuvre d'art dans laquelle une haute inspiration religieuse et morale s'allie à beaucoup d'arbi- traire poétique, prête à des incertitudes semblables 2. Il en est de même des dix-huit Purânas principaux, dont pas un n'est daté, qui se citent presque tous les uns les autres et dont la période de rédaction embrasse peut-être une douzaine de siècles3. On n'est

1. Pour le Mahâbhârata et ses diverses rédactions, cf. surtout Lassen, Ind. Alter- thumsk., I, 1004; II, 494, 2e éd. Les éditions les plus répandues sont celles de Cal- cutta, 4 vol. in-4% 1834-1839, et celle de Bombay, in-f% 1863. Une soi-disant traduc- tion française par H. Fauche, qui comprend les huit premiers chants, a paru en 10 vol., 1863-1870.

2. Cf. A. Weber, Ueber das Râmâyana, 1870 (Mémoires de l'Académie de Berlin). Le Râmâyana a été édité et traduit en italien par G. Gorresio, 11 vol., 1843-1867. Une traduction française par H. Fauche a paru en 9 vol., 1854-1858. L'édition de Schlegel avec traduction latine, 1829-1830, n'a pas été achevée. Il y a plusieurs édi- tions indigènes du Râmâyana, entre autres celle de Calcutta, 1859, et celle de Bom- bay, 1859.

3. Pour les Purânas en général, cf. H. H. Wilson, Analysis of the Purânas, ap. Journ. of the Roy. As. Soc, t. V (1838), reproduit dans les Select Works, t. III; ne comprend que six de ces ouvrages : Brâhma, Padma, Agni, Brahmavaivartta, Vishnu et Vâyu. Du même, Préface de la traduction du Vishnu-Purâna (1840), ainsi que les nombreuses notes comparatives jointes à la traduction. Ces notes ont été complé- tées par F. E. Hall dans la nouvelle édition (1864-1877). A. Weber, Verzeichniss der Sanskrit- Handschr ij 'ten der K. Bibliothek zu Berlin, 1853, pp. 127-148.— Surtout Th. Au- frecht, Catalogus codicum MSS. sanscriticorun bibliothecse Bodleianse, 1859, pp. 7-87. L'ouvrage de Vans Kennedy, Researches into the Nature and Affinities of Ancient Ilindu Mythology, 1831, repose principalement sur les Purânas.

Les deux Purânas les plus célèbres, le Vishnu-P. et le Bhâgavata-P., sont bien con- nus, l'un par la traduction de H. H. Wilson, 1840; 2' éd., 1864-1877; l'autre par l'édi- tion et la traduction de E. Burnouf (ne comprend que les livres I-IX) (M. Hauvette- Besnault est en ce moment occupé à publier les trois derniers), 3 vol., 1840-1847. De tous deux il existe plusieurs éditions indigènes. La collection de la Bibliotheca Indien comprend : le Màrkandeya-P., publié par K. M. Banerjea, 1862; l'Agni-P., publié p.tr

168 LES RELIGIONS DE L'INDE

pas arrivé davantage à fixer l'âge des Upanishads sectaires, dont quelques-unes ont d'autant plus de valeur qu'elles ne sont pas éclectiques comme la plupart des écrits précédents, ni celui des Hhalal-Sâtras et du Nârada-Pancarâtrax, si importants l'un et l'autre pour le développement du vishnouisme et de la doctrine de la foi. Une obscurité plus grande encore pèse sur les Sutras, les Àgamas, les Tantras qui contiennent les dogmes et le rituel des Çaivas, notamment tout ce qui est relatif au culte des Çaktis, des divinités femelles : de toute cette volumineuse et compliquée litté- rature, dont les œuvres datées ne remontent pas plus haut que le huitième siècle, on ne connaît jusqu'ici que des titres et quelques extraits2, auxquels il faut joindre le résumé de la métaphysique çivaïte, résumé théorique, nullement historique, que Sâyana (qua- torzième siècle), a inséré dans son Abrégé général des systèmes*. Arrivera-t-on jamais à établir pour cette première période des reli- gions sectaires, un réseau chronologique quelque peu précis ? Il est permis d'en douter, car la difficulté semble inhérente à la nature même des documents, qui sont la plupart des œuvres imperson- nelles où l'apocryphe et la fraude tiennent parfois une place énorme. Dans ces conditions les points de repère, si précieux d'ailleurs, qui sont fournis par les sources étrangères, grecques chinoises et arabes4, par quelques ouvrages profanes à peu près datés, par l'épigraphie surtout, pourraient eux-mêmes devenir illu-

Kàjendralâla Mitra, 1873-1879, 3 vol. ; et le Vâyu-P., commencé par le même. Il y a en outre des éditions indigènes du Matsya-P., du Linga-P., du Brahmavaivartta-P., du Kûrma-P., et de fragments (principalement des Mâhâtmyas) de plusieurs autres. Outre les 18 Purânas principaux, on compte 18 Upapurânas ou Purânas secondaires, dont on peut voir renumération ap. Wilson, préface de la traduction du Vishnu-P.,p. lxxxvii, nouv. éd. Les listes officielles des Purânas et des Upapurânas ne comprennent pas, tant s'en faut, tous les ouvrages qui prétendent à ce titre, et pour le moment, il est encore impossible de présenter une bibliographie critique de cette littérature.

1. Publiés dans la Bibliotheca Indica, les premiers par R. Bailantyne, 1861 ; le second par K. M. Banerjea, 1865. Les Bhakti-Sûtras sont postérieurs à la Bhagavad- Gîtâ, qu'ils citent sûtra 83.

2. Les renseignements les plus détaillés que nous ayons sur les Tantras se trouvent chez Th. Aufrecht, Catalogue des MSS. de la Bodleienne, pp. 88-110.

3. Le Sarvadarçanasamgraha, publié plusieurs fois dans l'Inde, entre autres dans la Bibliotheca Indica.

4. Cf. Reinaud, Fragments arabes et persans relatifs à VInde antérieurement au XI" siè- cle, 1845, et Mémoire géographique, historique et scientifique sur VInde antérieurement au XIe siècle d'après les écrivains arabes, persans et chinois, 1849 ; Lassen, Geschichte des chinesischen und arabischen Wissens von Indien, à la fin du vol. IV de l'indische Alter- thumskunde ; E. Rehatsek, Early Moslem accounts of thc Hindu Religions, dans le Journ. of the Roy. As. Soc. Bombay, XIV.

HINDOUISME 16$

soires, si on s'en servait sans précautions. Rien n'autorise par exemple à reporter sur les Pâncarâtras mentionnés au septième siècle par Bâna et par Kumârila,les doctrines exposées dans notre Pancarâtra, ni à identifier les Bhâgavatas, qui figurent dans les inscriptions dès la fin du deuxième siècle, d'une part avec ceux du M ahâbhârata et d'autre part avec ceux contre qui polémise Çam- kara. Même des écrits de ce dernier maître, il n'y a pas grand profit à tirer pour l'histoire des sectes, parce qu'il se borne dans ses discussions à l'examen de quelques points de métaphysique dont il est à peu près impossible de rétablir soit la filiation histo- rique, soit la forme religieuse. Il est un ouvrage, il est vrai, sur lequel on a parfois fait fonds et qui, en effet, si on osait s'en ser- vir, donnerait pour l'époque de cet homme célèbre plus que de simples indices et quelque chose comme une statistique des opi- nions sectaires : nous voulons parler du Çamharavijaya « les triomphes de Çamkara », dans lequel Ânandagiri, le disciple de Çamkara, est censé relater au long les polémiques soutenues par le maître contre quarante-huit sectes différentes. Mais, depuis que l'ouvrage est publié *, il suffit de le comparer à la polé- mique authentique de Çamkara, notamment à son commentaire sur le deuxième livre des Vedânta-Sûtras, pour se convaincre que ce n'est qu'un roman apocryphe, sans valeur pour le hui- tième siècle. Quelques autres compositions sur le même sujet, dont on a signalé l'existence, sont tout aussi suspectes2. Jusqu'à nouvel ordre il faut donc s'y résigner : pendant une période de mille ans et plus, il n'y a, pour les religions sectaires, qu'une sorte de chro- nologie interne, extrêmement vague et plus ou moins conjecturale. Leur histoire positive ne commence guère qu'avec l'apparition des chefs d'écoles du douzième siècle (pour le çivaïsme cachemirien un peu plus tôt, au neuvième3), c'est-à-dire à une époque où, en fait de doctrines essentielles, chacune de ces croyances avait dit plus d'une fois déjà son dernier mot.

En effet, ces mêmes sectes qui ont vécu d'une vie si intense et si variée et qui, jusqu'à nos jours, ont su modifier et renouveler

/

1. Dans la Bibliotheca Indica par Jayanârâyana Tarkapancânana, 1868.

2. Cf. F. E. Hall, A Contribution towards an Index to the Bibliography of the lndian philosophical Systems, 1859, pp. 167, 168.

3. Grâce surtout aux renseignements rapportés récemment du Cachemîr par G. Bûh- ler, et consignés par lui dans le t. XII, Extra number du Journ. of the Roy. As. Soc. Bombay.

170 LKS RELIGIONS DE L'INDE

sans cesse leur organisation, leurs pratiques et leur esprit, ont été réduites de bonne heure à se répéter pour ce qui est des principes mêmes de leur théologie. Ceux-ci leur étaient fournis par l'ancienne spéculation brahmanique. Elles s'approprièrent ces formules abstraites, tantôt les appliquant telles quelles, tantôt les modifiant de façon à les rendre plus conformes à des sentiments religieux bien autrement déterminés que ceux qui avaient inspiré les auteurs des vieilles Upanishads et les rédacteurs des Darçanas. Car évi- demment ni le brahman impersonnel et substance unique du Ye- dânta, ni la Nature féconde mais aveugle, la première cause du Sâmkhya, ne répondaient aux nouveaux objets de dévotion. Le Vedânta eut à reconnaître plus ou moins explicitement un Dieu distinct du monde, et pour cela il lui fallut ou nier la réalité du monde en développant jusqu'au bout la théorie de l'illusion, de la Maya, ou renoncer à son dogme fondamental de Yadvaita, de la non dualité, de l'ev xai uav. Quant au Sâmkhya, il eut à se transfor- mer en un système déiste. Ces solutions, dont il a été déjà plu- sieurs fois question, mais dont la véritable origine paraît devoir être cherchée, ici, dans les religions sectaires, ont reçu une double expression: l'une technique, dans des écrits qui, pour la plupart, ne sont encore connus que de seconde main et où, comme dans presque toutes les productions de la scolastique hindoue, la pré- cision des formules est souvent en raison directe du vague des doctrines ; l'autre littéraire et poétique, dans des œuvres régnent d'ordinaire une confusion et une incohérence dogmatique sans bornes, mais aussi le mysticisme s'affirme parfois avec une incomparable grandeur.

Nulle part ce dernier caractère n'apparaît mieux que dans l'œuvre célèbre qui contient l'exposé dogmatique probablement le plus ancien que nous ayons, non seulement du vishnouisme, mais d'une religion sectaire en général, la Bhagavad-Gîtâ « le chant du Très-Haut ». Dans ce poème intercalé comme épisode dans le Mahâbhârata1, Krishna, identique à l'Etre suprême, révèle lui- même le mystère de sa nature transcendante. La doctrine, comme c'est en général le cas pour le vishnouisme, est essentiellement unitaire, c'est-à-dire védantique, bien qu'on y fasse largement usage de la nomenclature et des conceptions du Sâmkhya. Krishna

1. VI, 830-1532. Depuis la traduction qu'en a faite Ch. Wilkins en 1785, ce livre a été publié bien des fois, et il en existe aujourd'hui des traductions dans toutes le» langues de l'Europe.

HINDOUISME 171

est, sous l'apparence humaine, l'Être absolu, immuable, unique ; le monde et lui-même sous sa forme mortelle sont le produit de sa Maya, de sa magie décevante; lui seul est réel, et ceux qui se savent un avec lui, ont la paix et le salut. La même doctrine, mais moins pure, moins élevée tant sous le rapport de la conception qu<; sous celui de la forme, reparaît dans plusieurs Upanishads krish- naites. Elle est appliquée à la religion de Nrisimha, de Vishnu conçu comme homme-lion, une secte dont il n'est plus guère ques- tion ailleurs, dans la Nrisimhatâpaniya-Upanishad, et à celle do Vishnu- Rama dans la Râmatâpaniya-Upanishad. Si Çamkara, le grand champion de l'Advaita orthodoxe, a professé une doctrine sectaire, c'a été celle-là. C'est d'elle en somme que s'inspirent le Rural de Tiruvalluvar et les chants de sa sœur Auvaiyâr, ces joyaux de l'ancienne littérature tamoule. Nous la retrouverons dans le çivaïsme. Elle domine dans les Purânas vishnouites, notamment dans le Bhâgavata-Purâna, qui a mis à son service une ampleur et une richesse de style qui rappellent parfois le langage inspiré de la Bhagavad-Gitâ. Enfin la grande influence exercée par ces deux ouvrages, l'a rendue familière à toutes les sectes modernes, du moins dans PHindoustan et dans le Dékhan septentrional. Elle a profondément pénétré dans la poésie populaire, et on en rencontre les formules aussi bien au Bengale dans les Kirtans des sectateurs de Gaitanya, que chez les Marhattes dans les chants deTukarâma, ou qu'au Penjâb dans YAdigranth des Sikhs.

Mais il est clair aussi qu'un pareil credo ne doit pas être serré de trop près quand il s'agit de la foi du grand nombre. La pensée même des spéculatifs a de la peine à s'y fixer, et souvent elle est trahie par le langage, jusque dans les traités qui affectent la rigueur scolastique. A plus forte raison en est-il ainsi dans les effu- sions mystiques d'une poésie qui ne redoute nullement de se con- tredire et qui vise moins à convaincre les esprits qu'à les dompter en leur infligeant une sorte de vertige. Aussi est-il souvent diffi- cile de distinguer cette doctrine d'une autre, de tradition également ancienne, mais dont on ne trouve l'exposé systématique que dans des documents plus jeunes, celle des Pâncarâtras ou, comme on les appelle parfois d'un nom plus général, des Bhâgavatas1. Ceux- ci considéraient, dit-on, le monde et les âmes individuelles, les

1. 11 en est traité dans la 4e section du Sarvadarçanasamgraha. Colebrooke leur a consacré un chapitre de ses Mémoires sur la philosophie des Hindous, Miscellaneous Essays, t. I, p. 437, éd. Gowell.

172 LES RELIGIONS DE L'INDE

jtvas, comme des émanations de l'Etre suprême, destinées à s'absorber de nouveau en lui, mais constituant dans l'intervalle des êtres à la fois réels et distincts de Dieu. Çamkara, à qui on doit les premiers renseignements sur cette doctrine, dit qu'elle fut imaginée en contradiction avec le Veda, par Çândilya1 et, en effet, il y est fait très nettement allusion dans les B/taktisûtras2, qui nous sont parvenus sous le nom d'un Çândilya. D'un bout à l'autre de la littérature vishnouite il y a une infinité de passages qui sont en parfaite conformité avec elle, mais aucun des anciens livres (on ne saurait considérer comme tel le Nârada-Pahcarâtra 3), elle était exposée d'une façon spéciale, ne nous a été conservé. Historiquement on n'en sait pas grand'chose. Déjà le Mahâbhârata suppose un étroit rapport entre les Pâncarâtras et les Bhâgavatas 4 dont il vante la foi parfaite en un seul Dieu, foi qui leur aurait été apportée du dehors, du Çvetadvîpa, « l'Ile Blanche », sorte d'Atlan- tide située dans l'extrême Nord, par delà la mer de lait5. Plus tard, au septième siècle, le poète Bâna en parle comme de deux sectes distinctes 6. Dans les inscriptions les Bhâgavatas sont men- tionnés fréquemment, dans les provinces gangétiques dès le quatrième siècle, sur la côte de Goromandel au cinquième, dans le Gujarât au cinquième et au sixième7. Mais il n'est nullement cer- tain que dans ces différents textes les mêmes mots désignent tou- jours les mêmes choses, il est même probable que, dans les docu- ments épigraphiques, le terme de Bhâgavata a simplement le sens d'adorateur de Yishnu 8.

1. Çamkara ad Vedânta-sûtra, II, 2, 42-45, p. 600, éd. de la Biblioth. Ind.

2. Bhakti-sûtras, 31.

3. Ne serait-ce qu'à cause de la façon dont y est employé le nom de Vaishnava.

4. Bhâgavata signifie adorateur de Bhagavat, du Très-Haut ; quant à Pàncarâtra, que les livres de la lecte expliquent métaphoriquement par « possesseur du Pàncarâtra, de la quintuple connaissance », l'origine en est obscure : pàncarâtra signifie un espace de cinq nuits, et il y a des cérémonies védiques de ce nom; d'autre part le Nurada- Pàncarâtra est divisé en cinq livres intitulés râtras ou nuits.

5. Mahâbhârata, XII, 12702 ss.

6. Dans son Harshacarita ap. Vâsavadattâ, éd. Hall, préf., p. 53. Le Çamkaravijaya les distingue également, ch. vi et vin, éd. de la Biblioth. Ind. Dans le Varâha-Purâna, d'autre part, le Paîlcarâtra est identifié à la doctrine des Bhâgavatas. Aufrecht, Oxford Catalogue, p. 58.

7. Inscriptions des Guptas à Bihâr et à Bhitari, ap. A. Cunningham, Archœological Survey, t. I, pi. xvn et xxx. Inscriptions des Pallavas de Vengî, ap. Ind. Antiq., V, 51 ; 176. Inscriptions de Valabhî, passim.

8. C'est le sens qu'il a, par exemple, dans Varâha Mihira, Brihat-Samhitâ, IX, 19,. p. 328, éd. Kern.

HINDOUISME 173

Au douzième siècle, cet idéalisme mitigé fut repris avec éclat par Râmânuja, un brahmane natif des environs de Madras1, qui l'exposa systématiquement dans son commentaire sur les Vedànta- Sûtras 2. Il combattit l'Advaita absolu de Çamkara, maintint la réalité distincte mais finie des êtres individuels et rejeta la théorie de la Mâyà. Ses sectateurs, appelés de son nom les Râmânujas, révèrent Rama comme représentation du Dieu suprême ; ils se divisent en plusieurs branches et sont très nombreux, particulière- ment dans le Sud. Au quatorzième siècle, un des chefs de la secte, Râmânanda, alla s'établir à Oude et à Bénarès. De lui dérivent directement les nombreuses subdivisions des Râmânandis, qui ne diffèrent des Râmânujas que par les pratiques, et qui sont très répandus et très influents dans l'Inde septentrionale. Le célèbre poète Tulasîdâsa, l'auteur du Râmâyana hindî (seizième siècle) fut un des leurs. Indirectement Râmânanda exerça une grande influence sur la plupart des sectes vishnouites modernes de l'Hindoustan et du Bengale, celles de Caitanya, de Kâbîr, de Nânak et une foule d'autres de moindre importance. Râmânuja avait rompu avec les préjugés de caste; mais il avait conservé le sanscrit comme langue religieuse, et il attachait une grande importance aux pratiques et aux prescriptions de pureté légale. Râmânanda s'affranchit encore davantage de l'usage orthodoxe. Il adopta les dialectes vulgaires et enseigna la vanité des observances purement extérieures. Parmi ses principaux disciples figurent des vanniers, des tisserands, des barbiers, des porteurs d'eau, des corroyeurs.

A peu près à la même époque que Râmânuja, un autre homme du Sud, Ânandatirtha, à Kalyâna sur la côte de Malabar, poussa bien plus loin que lui la réaction contre l'idéalisme de l'école de Çamkara. Il enseigna que la matière, les âmes individuelles et Dieu, c'est-à-dire Krishna- Vishnu, sont autant d'essences irréductibles et éternellement distinctes. C'était se rapprocher du principe fonda- mental du déisme Sàmkhya (et pourtant Anandatirtha était un vedàn- tin et il a commenté les Brahma-Sùtras !), c'est-à-dire d'un système qui n'a pas eu en somme les préférences du vishnouisme. Mais,

1. Pour les sectes historiques, nous renvoyons une fois pour toutes à H. H. Wil- *on, Sketch of the Religious Secis of the Hindus, publié dans les Asiatic Researches, t. XVI et XVII, 1828-1832, et reproduit dans le t. I des Select Works du célèbre in- dianiste.

2. Une courte exposition du Vedânta par le même a été publiée récemment a Cal- cutta, The Vedântatattvasâra of Râmânuja, 1878.

17i LES RELIGIONS DE L'INDE

môme dans le cercle de la théologie vaishnava, ce n'était encore [>as une doctrine nouvelle. En effet, si la conception dualiste ne domine dans aucune des œuvres vishnouites importantes qui nous sont parvenues, elles n'en sont pas moins toutes, à commencer par la Bhagavad-Gîtâ, si profondément pénétrées d'idées qui en relè- vent, que, malgré l'affinité intime de la théorie des Avatâras avec les idées védantiques, on ne saurait douter qu'il n'y ait eu de bonne heure un vishnouisme à métaphysique sâmkya. Les sectateurs d' Anandatîrtha appartiennent presque exclusivement à l'extrême Sud , ils sont très nombreux. Les membres de la congrégation pro- prement dite, les Mâdhvas, ainsi appelés d'un surnom du maître, sont tous brahmanes, car, à l'opposé de Râmânuja, Anandatîrtha a été un observateur rigoureux des distinctions de caste ; mais la doctrine, dite celle du Dvaita ou de la dualité, est largement répandue dans les masses, et les chants populaires des Dâsas, dont beau- coup sont de basse caste, l'exaltent avec une fougue sectaire voisine du fanatisme1.

Pour n'avoir pas à revenir plus tard indéfiniment sur les mêmes choses, nous quittons ici pour un instant le vishnouisme et nous achevons immédiatement ce qui concerne la métaphysique sectaire par le résumé des doctrines spéculatives du çivaisme. Les religions çivaïtes paraissent être plus anciennes que celles de Vishnu ou, du moins, avoir été adoptées plus anciennement par les brahmanes. Nous avons déjà vu que ce sont les seules qui aient laissé une trace dans le Veda et que, de son côté, la poésie épique, qui dans sa rédaction actuelle est en somme vishnouite, suppose également une prépondérance antérieure du culte de Mahâdeva. Les premières représentations d'un caractère incontestablement religieux qui se rencontrent sur les monnaies (rois indo-scythes, vers le début de l'ère chrétienne2), sont des figures çivaïtes alternant avec des sym- boles bouddhiques. Enfin le çivaisme semble être resté longtemps une religion en quelque sorte professionnelle des brahmanes et des lettrés3. La plus ancienne littérature dramatique parvenue jusqu'à

1. Cf. F. Kittel, On the Karnâtaka Vaishnava Dâsas, ap. Ind. Antiq., II, p. 307.

2. Voir les figures ap. R. Rochette, Notice sur quelques médailles de rois de la Bactriane et de UInde, ap. Journ. des Savants, 1834, fig. 7, p. 389. Du même, Supplément à U Notice précédente, ibicl., 1835, pi. ii, fig. 22, 23, 2i. Cf. Lassen,/nd. Alterthumsk., II, p. 808 M., 2' éd.

3. Encore maintenant la proportion des brahmanes est très forte chez les çivaïtes ; presque tous ceux du Bengale et d'Orissa, par exemple, appartiennent à la caste brah- manique.

HINDOUISME 175

nous, se place sous patronage çivaïte1. Il en est de même des compositions romanesques2. C'est également à Çiva que la légende rattache les origines de la grammaire3, et Ganeça, qui est devenu de bonne heure le dieu des arts et des lettres, est une figure du panthéon çivaïte. Et pourtant nous n'avons pour le çivaisme aucune exposition doctrinale ancienne qui, pour la beauté de la forme, puisse être comparée par exemple à la Bhagavad-Gîtâ. La poésie épique religieuse lui a échappé de bonne heure. Parmi les Purânas, ceux qui lui appartiennent en propre sont les plus ternes de la col- lection : ce sont des compilations dans lesquelles domine le récit légendaire ou qui s'attachent de préférence aux rites et aux pra- tiques, et qui affectent alors, comme les Tantras, dont ils se rap- prochent beaucoup, un caractère très spécial, sinon ésotérique. Il ne paraît avoir inspiré aucune œuvre éclatante, telle que le Bhâ- gavataPurâna, et, à l'exception d'hymnes la plupart modernes et de quelques morceaux devenus réellement populaires, comme le Devîmâhâtmyak, dans sa littérature il semble n'avoir pas connu de milieu entre les productions d'un art raffiné ou fantaisiste et le traité technique. Des écrits de cette dernière espèce on ne connaît encore qu'un fort petit nombre de date peu ancienne, par des tra- ductions faites sur des originaux tamouls5. Aussi est-on réduit, pour la plupart des doctrines çivaïtes, à des documents de seconde main, particulièrement à l'exposé qu'en a fait Sâyana (quatorzième

1. Les drames de Kâlidâsa, la Mricchakatikâ, le Mâlatî-Mâdhava de Bhavabhûti. Cf. ausssi Mâlavikâgnimitra, st. 6.

2. L'ancienne Brihatkathâ, la source aujourd'hui perdue de la plupart des recueils de contes, s'ouvrait déjà par un dialogue entre Çiva et Pârvatî.

3. Pânini a reçu de Çiva la révélation de sa grammaire. Kathâsaritsâgara, I, 4. Cf. la même légende d'après la Brihatkathâ de Kshemendra, Ind. Antiq., 1, 304 (Bùhler). Les quatorze premiers Sùtras de Pânini, qui fournissent la base d'une partie de sa terminologie, sont tout particulièrement regardés comme révélés, et pour cette raison sont appelés Çivasâtras. Une autre tradition que l'on peut suivre jusqu'aux mythes du Veda attribue à Indra la plus vieille grammaire. Taitt. Samh., VI, 4, 7, 3; I, 6, 10, 6.

4. Forme les chap. lxxxi-xciii du Mârkandeya-Purâna, pp. 424-485, éd. de la Biblioth. Ind. L. Poley en a donné une édition avec traduction latine, 1831. Une française par E. Burnouf a paru en 1824 dans l'ouvrage de son père, L. Burnouf : Examen du système perfectionné de conjugaison grecque de Thiersch. Le Devîmâhâtmya est le principal texte sacré des adorateurs de Durgâ dans l'Inde septentrionale.

5. Th. Foulkes, The Siva-prakasha-pattalai, or the Eléments of the Saivaphilosophy, transi, from the Tamil, Madras, 1863. Du même Catechism of the Saiva religion, ibid., 1863, _ Trois traités çaivas traduits du tamoul par H. R. Hoisington dans le Journ. of the American Orient. Society, t. IV. Golebrooke a traité des Mâheçvaras et des Pâçupatas dans ses mémoires sur la philosophie des Hindous, Miscellaneous Essays, l, p. 430, éd. Cowell.

17C> LES RELIGIONS DE L'INDE

siècle) dans son Sarvadarçanasamgrahax , et aux renseignements réunis par H. H. Wilson dans son Esquisse des sectes religieuses de Vlnde. Des témoignages ainsi recueillis, aucun sans doute n'est contemporain des Pàçupatas (adorateurs de Paçupati) du Mahà- bhàrata, ni même des Mâhêçvaras (adorateurs de Mahêçvara, du Grand Seigneur) que mentionnent les inscriptions du cinquième siècle2. Il n'en est pas moins probable que, sous la rubrique de doctrine des Pàçupatas, des Mâhêçvaras, ils nous ont conservé les vieilles spéculations du çivaïsme, et que celui-ci, bien avant Çam- kara et Gaudapâda qui a précédé Çamkara de deux ou trois géné- rations (c'est à ces deux polémistes que nous devons les premières indications précises, mais très sommaires, sur la métaphysique des Çaivas3), avait adopté en somme les formules du Sâmkhya déiste. De môme que dans ce dernier système, l'âme y est nettement dis- tinguée de la matière d'une part et, d'autre part, de Dieu. La matière, la Prakriti, est éternelle : elle est le milieu fécond, mais aveugle, opèrent la Mâyâ et les divers modes de l'Energie divine, et se déroulent pour l'âme les conséquences des actes. Unie à la matière, l'âme est séparée de Dieu: elle est en proie à l'erreur, au péché, et elle tombe sous la loi de la mort et de l'expia- tion. Elle estmipaçu, un animal retenu par un lien, la matière, qui l'empêche de retourner à son pati, à son maître (c'est le sens figuré qu'on trouve dans le vieux nom de Paçupati « le maître des troupeaux »), et c'est à rompre ce lien que doivent tendre tous les efforts du fidèle. Dieu, c'est-à-dire Çiva, est pur esprit, bien que, pour se rendre perceptible et imaginable, il daigne assumer un corps « fait non de matière, mais d'énergie ». Il est la cause effi- ciente de toutes choses, cause absolue selon les uns, déterminant tout sans être déterminée par rien, cause toute-puissante selon les autres, mais qui laisse à l'âme une certaine action sur sa propre destinée. Le problème de la liberté, du mérite et de la grâce, que nous retrouverons également chez les Vaishnavas, recevait ainsi parmi ces sectes une double solution : les Pàçupatas tenant pour la prédestination, d'autres, les sectateurs du Çaivadarçana propre- ment dit, laissant à l'homme l'initiative de son salut. Les uns et

1. Chap. vi-ix.

2. Inscriptions de Valabhî, passim.

3. Çlokas de Gaudapâda, II, 26, imprimés avec la Mândûkya-Upanishad, p. 427, éd. de la Bibl. Ind. Çamkara, ad Vedânta sûtras, II, 2, 1-10, p. 497 M., et II, 2, 37-41, p. 591 M., éd. de la Bibl. Ind.

HINDOUISME 117

les autres admettaient des manifestations inférieures de la divinité et surtout distinguaient plus ou moins nettement entre Çiva et les divers modes de son Energie, de sa Çakti, par laquelle il produit, conserve et détruit le monde. Elle est la cause instrumentale, comme la Prakriti est la cause matérielle, et qu'il est lui-même la cause efficiente. Elle est à la fois sa Maya et sa Grâce, et se per- sonnifie en Devî ou Mahâdevî «la Grande Déesse» aux mille noms et aux mille formes, son épouse *.

La personnification de la Çakti n'est pas particulière au çivaïsme. Chaque dieu a la sienne, et Lakshmî auprès de Vishnu, Sarasvatî auprès de Brahmâ jouent le même rôle que Dêvi auprès de Çiva*. Dans la Râmatâpanîya-Upanishad, Sitâ est la Çakti de Rama; elle forme avec lui un couple inséparable, un seul être en quelque sorte à double face, et l'union de Krishna et de sa maîtresse favo- rite Râdhâ est parfois conçue d'une façon toute semblable (par exemple dans le Nârada-Pancarâtra), bien que l'érotisme mys- tique, qui est pour beaucoup dans ces représentations, ait pris en général dans le culte de Krishna un cours différent. Mais c'est dans le çivaïsme que ces idées ont trouvé le terrain le plus favo- rable à leur épanouissement et qu'elles ont abouti aux plus mons- trueuses aberrations. Toute une moitié des religions çivaïtes est en effet caractérisée par le culte de la divinité androgyne ou de la divinité femelle. Telle qu'elle apparaît dans ces cultes, la Çakti ne re- lève plus de la métaphysique que nous venons d'esquisser. Elle a ses racines lointaines dans ces conceptions aussi vieilles que l'Inde d'un dualisme sexuel placé à l'origine des choses (dans un Brâhmana du Yajur Veda, Prajâpati est androgyne), ou d'une matrice commune des êtres qui est aussi leur commun tombeau. Directement elle pro- cède de la Prakriti du pur Sâmkya, de la Nature éternellement féconde, d'où sortent et les formes sensibles et les facultés intellectuelles, et en face de laquelle l'esprit, l'élément mâle, n'a qu'un rôle effacé et sté- rile. A quelle époque ces idées se sont-elles traduites en des croyances religieuses ? Il est difficile de dire quelque chose de précis à cet égard. Les témoignages anciens font défaut : dans l'épopée, Çiva ne parait pas encore sous sa forme hermaphrodite, et il est douteux qu'il faille le reconnaître dans l'APAOXPO des monnaies indo-scythes3. Quant

1. Sarvadarçanasamgraha, chap. vi-vii.

2. Il est fait parfois mention d'une Triçakti, qui est l'exacte contre-partie de la tri- nité mâle. Varâha-Purâna, Aufrecht, Oxford Catalogue, p. 59.

3. Lassen, Ind. Alterthumsk., 11, 826 «s. Voir une de ces monnaies figurée ftp.

Religions de l'Inde. I. 12

Î78 LES RELIGIONS DE L'INDE

à la prédominance de la divinité femelle, elle ne s'affirme que dans quelques Purânas et dans la littérature des Tantras. Mais peut-être y a-t-il ici des raisons particulières pour ne pas donner trop de crédit à l'argument négatif. Ces cultes paraissent en effet s'être compli- qués de bonne heure de rites, soit terribles, soit obscènes, qui ont les faire reléguer dans une littérature spéciale, plus ou moins occulte. D'ailleurs les recueils de contes, basés sur la Brihatkathâ le culte des déesses sanguinaires joue un si grand rôle, ont des origines qui remontent bien haut, jusqu'au quatrième ou troisième siècle peut-être de notre ère, et, d'autre part, les immondices des Tantras çivaïtes ont profondément pénétré dans les Tantras boud- dhiques du Népal (entre autres dans le Tathâgata-Guhyaka qui est un des neuf livres canoniques), et de dans les traductions tibétaines, dont la plupart sont antérieures au neuvième siècle. Cette infiltration n'a pu se faire que lentement, et, comme elle implique le développement préalable des doctrines et des pratiques hindoues, il est permis de reporter celles-ci jusqu'aux origines mêmes du moyen âge. Quoi qu'il en soit, le culte des Çaktis tel qu'il est for- mulé dans quelques Upanishads, dans plusieurs Purânas et surtout dans les Tantras, ne saurait être confondu avec les hommages ordinaires rendus par toutes les sectes aux épouses des dieux. Il forme une religion à part, celle des Çâktas, qui se subdivise elle- même en plusieurs branches ayant leurs doctrines et leurs initia- tions particulières, et au sein de laquelle il s'est formé une mytho- logie toute spéciale. Au sommet et à la source des êtres est Mahâ- devî, en qui viennent se fondre les conceptions de la Màyâ et de la Prakriti. Au-dessous d'elle prennent rang ses émanations, les Çaktis de Vishnu, de Brahmâ, de Skanda, etc. (cet ordre est natu- rellement changé au profit de Lakshmî ou de Râdhâ, dans le petit nombre d'écrits appartenant à la classe des Tantras qu'a produits le vishnouisme), et toute une hiérarchie très compliquée et aussi

R. Rochette, Journal des Savants, 1834, p. 392, fig. x. D'autre part nous devons con- clure que c'est bien le Çiva androgyne que nous avons dans cette statue haute de dix à douze coudées, formée d'une substance inconnue, le côté droit d'un mâle, le gauche, d'une femme, les bras étendus en croix et le corps couvert de représenta- tions du soleil, de la lune, des anges, et de tous les êtres imaginables, que les brahmanes adoraient dans une large grotte, sur une haute montagne et que certains Hindous, envoyés en ambassade à Antonin, décrivirent à Bardesane (Stobée, Eclog. Physic, 1, 56). La description s'accorde parfaitement avec le panthéisme matérialiste qui caractérise cette branche de la religion çivaïte. Çiva androgyne (ardhanârîça) paraît dans les bas-reliefs de Bâdàmi, Ind. Antiq., VI, p. 359. Le Matsya-Purâna parle do ses images, Aufrecht, Catalogue, p. 42. Cf. également Mâlavikâgnimitra, st. 1 et 4.

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variable que compliquée, de puissances femelles, les Mahâmâtris «les Grandes Mères », personnifications des forces productrices et nourricières de la nature1, les Yoginîs « les Magiciennes », dont l'intervention est violente et capricieuse, les Nâyikâs, les Dakinîs, les Çâkinis, bien d'autres classes encore, sans attribu- tions uniformément définies, mais presque toutes malfaisantes, et dont la faveur ne s'obtient qu'au prix des plus répugnantes pra- tiques2. Tout cela, réuni aux divinités mâles, forme le panthéon le plus monstrueux que l'homme ait jamais imaginé. Inconcevable elle-même en son essence suprême, la Mahâmâyâ, « la Grande Illusion », est adorée sous mille noms et revêt une infinité de formes. Mais en même temps on distingue entre ces formes comme entre des êtres différents, et chacune d'elles a son cercle spécial de dévots. Elles répondent la plupart à l'un des aspects de sa double nature, blanche ou noire, bienveillante ou cruelle, et elles consti- tuent ainsi deux séries de manifestations de la Force infinie, en quelque sorte deux séries de déesses suprêmes, les unes présidant plus particulièrement aux énergies créatrices de la vie, les autres représentant plutôt celles de la destruction. Aux unes et aux autres s'adresse un double culte : le culte avoué, public, le dakshinâcâra ou « culte de la main droite » qui, à l'exception d'un seul point, la persistance du sacrifice animal en l'honneur de Durgâ, de Kâli et des autres formes terribles de la Grande Déesse, ne diffère pas essentiellement des usages généraux de l'hindouisme, et le vâmâ- tara « le culte de la main gauche », dont les pratiques ont toujours

1. Le culte des mères, grandes mères ou mères du monde (Màtaras, Mahâmàtaras, Lokamàtaras) s'est étendu bien au delà du çaktisme et même du çivaïsme propre- ment dit. L'idée dont il part est évidente : c'est celle du principe féminin adoré dans ses diverses manifestations; mais son histoire est obscure, parce que chaque système religieux l'a appropriée de façon à l'harmoniser avec sa théologie particulière. A. We- ber (Zwi'i vedische Texte iïber Omina und Portenta, p. 349 ss.) a essayé d'en suivre la trace jusqu'au Veda nous trouvons, en fait, un culte très approchant dans celui des Tisro Devis « les trois déesses ». Dans le Mahâbhàrata (III, 14467 ss.) elles sont les mères de Skanda, le dieu de la guerre, et à ce titre elles apparaissent fréquem- ment dans les inscriptions du moyen âge ; par exemple, dans les inscriptions des Câlukyas et des Kadambas du Dékhan. Varâha Mihira mentionne leurs images (Briliat-Samhitâ, VIII, 56, éd. Kern). Ordinairement 7 ou 8, on en compte par ail- leurs, 13, 16 (cf. les différentes énumérations dans le Dictionnaire de Saint-Péters- bourg, s. v. Mâtar). Le Pancadandachattraprabandha (p. 24, éd. Weber) en mentionne 64. Dans le Gujaràt, on en adore 120 (Ind. Antiq., VIII, 211). Elles sont toujours invoquées en troupe ou en cercle (gana, mandala) ; et même quand on les croit propices, il y a en elles une part de mystère et de terreur.

2. Cf. le cinquième acte du Mâlatî-Mâdhava de Bhavabhûti et Kathâsaritsâgara, chap. ivm.

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été tenues plus ou moins secrètes. Les conjurations, les maléfices, la magie et la sorcellerie vulgaire tiennent une grande place dans ce dernier, et beaucoup de ces rites étranges n'ont pas d'autre objet que l'acquisition des diverses siddhis ou facultés surnaturelles. Ce sont des pratiques bien vieilles dans l'Inde, puisqu'elles ont de profondes racines dans le Veda1, et qu'un système spécial de phi- losophie, le Yoga, leur a été consacré ; mais nulle part elles n'ont trouvé un sol aussi bien approprié que dans le çivaïsme et dans le culte des Çaktis. On ne saurait douter non plus que le sang de vic- times humaines n'ait coulé fréquemment sur les autels de ces sombres déesses, devant les horribles images de Durgâ, de Kâli, de Câmundà. Des témoignages formels viennent confirmer les nom- breuses allusions que font à cet usage les contes et les drames 2. Au seizième siècle, les Musulmans le trouvent établi dans le Bengale septentrional 3 ; au dix-septième, les Sikhs avouent que leur grand réformateur Guru Govind se prépara à sa mission en immolant un de ses disciples à Durgâ4; l'évêque Heber (1824) a encore connu des personnes qui avaient vu sacrifier de jeunes garçons aux portes mêmes de Calcutta5, et, presque de nos jours, les Thugs prétendaient assassiner leurs victimes en l'honneur de Kâli. Peut-être faut-il voir dans ces pratiques une contagion ou un héritage des cultes sanglants des tribus aborigènes. Il est incontestable que beaucoup

1. Rig-Veda, X, 136, 3. Le Sâmavidhâna Brâhmana est, en fait, un manuel de sor" cellerie. On peut dire la même chose du Kauçika Sûtra de l'Atharva-Veda. Cf. l'ana- lyse que donne Shankar Pandurang Pandit, suivant Sâyana, dans Academy, 5 juin 1880. Nous rencontrons souvent la même caractéristique dans les sections du Taitti- rîya Yajus se rapportant aux kâmyeshtis, ou offrandes présentées pour l'accomplisse- ment d'un vœu particulier.

2. Par exemple Mâlatî-Mâdhava, acte 5°; H. H. Wilson, Hindu Théâtre, II, pp. 391, 397 ; Hitopadeça, III, fable 8 (Histoire de Vîravara) ; Kathâsaritsâgara, chap. x, xviii, xx, xxu, xxxvi, etc. ; Vîracaritra, dans Ind. Stud., XIV, pp. 120, 123; Daçaku mâracarita, ucchv. VII, p. 169, éd. H. H. Wilson; Pancadandachattraprabandha, p. 25 (éd. Weber, dans Mémoires de l'Académie de Berlin, 1877). A défaut d'autres victimes» le sacrificateur est sa propre victime : A. Weber, Die Simhâsanadvâtrimçikâ, Ind. Stud., XV, pp. 314, 315, et ibid., XIV, 149; Kathâsaritsâgara, chap. vi, xxu, etc. Le Kâlikâ- Purâna (un Upapurâna) décrit ces rites en détail : H. H. Wilson, préface du Vishnu Purâna, p. xc, éd. Hall. Cette section du Kâlikâ Puràna est traduite dans le vol. V, des Asiatic Besearches.

3. H. Blochmann, Contributions to the Geography and History of Bengal, ap. Journ. of the As. Soc. of Bengal, t. XLII. Shahrastâni (douzième siècle) mentionne les sacrifices humains des Çâktas, mais ajoute que le peuple, communément, les rejette ; traduction de Haarbrùcker, t. II, p. 370. Cf. Dabistân, 11, p. 155, traduit par Shea et Troyer.

4. T. Trumpp, The Âdi-Granth, translated ; Introduction, p. xc.

5. Lettre du 10 janvier 1824 à Mrs. Douglas, dans la Correspondance imprimée à la suite du Narrative of a Journey through the Upper Provinces of India.

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de formes de la Grande Déesse (et on peut en dire autant pour Çiva et pour Vishnu) sont de vieilles divinités locales adoptées par l'hindouisme: plusieurs, et des plus cruelles, paraissent être ori- ginaires de l'Inde centrale et, pour l'une d'elles au moins, son nom môme de Vindhyavâsinî « l'habitante du Vindhya», indique qu'elle a régné sur ces montagnes le sacrifice humain faisait encore partie, il y a moins d'un demi-siècle, du culte national des Gonds, des Kols, des Uraons1. De nos jours la police anglaise a mis fin à ces rites qui, dans les parties civilisées de l'Inde, ont toujours été du reste des faits plus ou moins exceptionnels. Il n'en est pas de môme des pratiques grossièrement sensuelles et obscènes qui forment l'autre face de ces cultes secrets, et dont les Tantras expo- sent minutieusement les immondes prescriptions. L'usage de la viande et celui des boissons spiritueuses poussé jusqu'à l'ivresse sont de règle dans ces étranges cérémonies, la Çakti est adorée en la personne d'une femme nue, et qui se terminent par l'accou- plement charnel des initiés, chaque couple représentant Bhairava et Bhairavî (Çiva et Devî), et devenant ainsi momentanément iden- tique avec eux. C'est le Çricakra « le saint cercle », ou le Pûrnâbhisheka « la pleine consécration », l'acte essentiel ou plu- tôt l'anticipation du salut, le rite suprême de ce mysticisme en délire. Car il n'y a pas que du libertinage dans ces aberrations. Les livres qui prescrivent ces pratiques sont, non moins que d'autres, remplis de hautes visées spéculatives et morales, voire même de théories ascétiques ; autant qu'ailleurs on y professe l'horreur du péché et une religiosité pleine de scrupules : c'est pieusement, la pensée absorbée dans la prière, que le fidèle doit participer à ces mystères, et ce serait les profaner que d'y chercher la satisfaction des sens. De fait, un Çâkta de la main gauche est presque toujours un hypocrite et superstitieux débauché ; mais on ne saurait douter que parmi les auteurs de ces abjects catéchismes, plus d'un n'ait cru sincèrement faire œuvre de sainteté. La statistique a naturel- lement peu de prise sur des pratiques pareilles. Aucun Hindou qui se respecte n'avouera qu'il est affilié aux Vâmâcârins. Mais ils passent pour être nombreux, beaucoup de sectateurs qui se disent de la main droite appartenant en secret à l'autre rite. Ils forment

1. W. Hunter, Statistical account of Bengal,t. XVI, p. 291; 313; XVII, 281; 283; XIX, 218. Pour un cas récent (1872) chez des Tamouls de Geylan, vid. Ind. Antiq., II, 125. Des pratiques semblables ont été en usage jusqu'à nos jours chez les Banjârîs et chez les Kois du pays Telugu; ibid., VIII, pp. 219, 220.

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de petites confréries qui admettent des gens de toute condition, mais qui, notamment au Bengale, se recrutent, dit-on, dans une forte proportion parmi les brahmanes et les classes riches. Il con- vient d'ajouter, toutefois, que ceux qui ne font pas mystère de leur initiation nient que leur secte doive être jugée d'après ses livres, et il est probable en effet qu'il y a des degrés dans ces turpitudes et que, parmi des gens raffinés et de peu de foi, une sorte d'épicu- risme superstitieux a succédé aux orgies de l'ancien rituel. Quant aux Çâktas Dakshinâcârins ou sectateurs de la main droite, ils sont répandus en grand nombre dans toutes les contrées de l'Inde. Dans l'Iiindoustan ils forment la grosse masse des çivaïtes, et au Ben- gale la population entière prend part à la grande fête de leur déesse, la Durgâpûjâ,bien que les Hindous rigides réprouvent les indécences publiques qui se commettent à cette occasion et qu'ils flétrissent cette coutume comme appartenant aux pratiques de la main gauche *. A côté du çivaïsme que nous venons de parcourir et qui relève plus ou moins directement des doctrines Sâmkhya, il y en a un autre qui s'inspire de l'idéalisme du Vedânta et maintient par con- séquent l'unité essentielle du monde, de l'âme et de Dieu. Les sectes les plus anciennes qui le professent de nos jours, les tridan- dins (au propre « les porteurs du triple bâton », au figuré « ceux qui exercent la triple souveraineté sur leurs paroles, sur leurs pen- sées et sur leurs actes » ; comme symbole de cette souveraineté, ils portent un bâton à trois nœuds), et la plupart des Smârtas (sec- tateurs de la Smriti, de la tradition orthodoxe), prétendent se rat- tacher à Çamkara. Les premiers, qui se divisent en dix tribus, selon les contrées d'où ils sont originaires et qui pour cela sont aussi appelés daçanâmis « ceux des dix surnoms », sont ascètes et ont leur centre à Bénarès. Les seconds, nombreux surtout dans le Dékhan, vivent en partie dans le monde, en partie dans des cou- vents2. Beaucoup d'entre eux sont de purs vedântins et appartien- nent au çivaïsme. Les uns et les autres n'admettent dans leur ordre que des brahmanes, et eux-mêmes ne font pas remonter leur tradi- tion directe plus haut que le huitième siècle. Mais ici encore il convient de rappeler l'observation déjà faite à propos des systèmes

1. Le Dabistân (II, 148-164, traduit par Shea et Troyer) contient une curieuse notice *ur les Çâktas (dix-septième siècle). A partir de cette période, ils constituèrent, dans FHindoustan, la majorité des çivaïtes.

2. Leur guru suprême réside au couvent de Çringeri dans le Maïsour. Cf. A. G. Bur- nell, Vamçabrâhmana, Préf., p. un.

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vishnouites, qu'en fait de doctrine, les sectes historiques ont peu inventé. Bien avant le huitième siècle on trouve en effet, dans la littérature non technique, le çivaïsme associé à des idées qui relè- vent d'une tout autre doctrine que le Sâmkhya. Le Çiva, par exemple, qu'on invoque au début du drame de Çakuntalâ, qui est à la fois le dieu, le prêtre et l'offrande, et dont l'univers est le corps, est une conception védantique1. On semble parfois oublier ces témoignages quand on fait commencer tout le védantisme sectaire après Çamkara.

Du neuvième au onzième siècle, cette branche de la théosophie çivaïte reçut sa forme définitive au Gachemir, dans les écrits de l'école de Somânanda et d'Abhinavagupta 2. Ce sont les traités techniques les plus anciens sur la matière qui nous soient parve- nus, les plus anciens aussi auxquels Sâyanase réfère dans l'exposé qu'il a fait du système. Ce système est le pur idéalisme : Dieu est l'unique substance; les objets sont ses concepts et, comme il est nous-mêmes, les objets sont en réalité en nous : ce que nous croyons voir au dehors, c'est en dedans que nous le voyons; le moi individuel perçoit ou plutôt reperçoit en soi-même, comme en un miroir, les concepts du moi transcendant, et la connaissance n'est qu'une récognition. De le nom du système, qui est celui de la PratyabJiijhâ ou de la Récognition. Guidée par la vraie méthode de la contemplation intérieure, éclairée par la grâce qu'elle aura méritée par sa foi en Çiva, l'âme individuelle triomphe de la Mâyâ de qui pro- cède toute diversité, et finit par se reconnaître elle-même en Dieu3.

Des hauteurs du Timée, nous retombons au niveau des plus grossières superstitions, en passant de cette doctrine que nous ne connaissons que sous sa forme savante, à la secte des liiïgâyits qui ne nous est connue que comme religion populaire. En somme les Lingàyits paraissent se rattacher au çivaïsme idéaliste, puisque les jangamas « les vagabonds », qui forment parmi eux l'ordre religieux et ascétique, reconnaissent pour principale autorité un commentaire çivaïte des Yedânta-Sûtras. Mais il est difficile de dégager un credo quelconque de l'amas confus de légendes qui,

1. Cf. encore le début de Vikramorvaçî. La Çvetâçvatara-Up., qui est certainement antérieure à Çamkara, est une sorte de Bhagavad-Gitâ çivaïte ; voir surtout les sections III et IV.

2. G. Bùhler, qui a retrouvé récemment au Gachemir une bonne partie des écrits de cette école, a fourni sur elle des renseignements précieux dans le Journ. of the Roy. As. Soc. Bombay, XII, extra-number, p. 77 ss.

3. Sarvadarçanasamgraha, chap. vin.

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avec des renseignements sur leur histoire, sur leur organisation et sur leur culte, constituent à peu près tout ce que nous savons sur leur compte. Leur fondateur, Basava (forme dravidienne du sans- crit Vrishabha), un brahmane, naquit dans le Dékhan occidental dans la première moitié du douzième siècle. Il combattit à la fois les orthodoxes, les vishnouites et les Jainas, prêcha le çivaïsme, l'abolition du sacrifice et des distinctions de caste, et s'éleva rapi- dement à une grande puissance. Le roi qui dominait alors dans le Dékhan, le Kaluburigi Bijjala, qui était devenu son gendre, s'étant fait contre lui le défenseur des Jainas, il le fit assassiner par ses disciples, mais fut réduit à se donner la mort pour échapper à la vengeance du successeur de ce prince. Son œuvre ne périt pas avec lui : aujourd'hui la secte ou plutôt les sectes qui se rattachent à Basava sont dominantes dans les Etats du Nizam et dans le Maïsour, très répandues dans l'extrême sud, et leurs ascètes itinérants, les Jangamas, se rencontrent dans l'Inde entière1. Leurs livres prin- cipaux sont des écrits intitulés Purânas, dans lesquels la biogra- phie du fondateur est mêlée à une grande quantité de légendes relatives à Çiva et à ses diverses manifestations locales. Ils ont aussi des chants populaires qui sont parfois d'un caractère élevé. Presque toute cette littérature, encore peu connue, est en langue canarèse et tamoule. Les croyances paraissent être, comme dans la plupart de ces religions, un mélange de mysticisme védantique, de déisme et de grossière idolâtrie2. Ils adorent Çiva sous la forme du linga, du phallus, et ils en portent toujours sur eux une petite image en cuivre ou en argent ; d'où leur nom de Lingâyits ou de « porteurs de phallus ;>. A côté d'eux il y a d'autres sectes çivaïtes plus anciennes qui observent la même coutume, mais qui n'ont pas rompu aussi ouvertement avec les vieilles traditions, sous le rap- port de la caste et du rituel. La principale paraît être celle des àrâdhyas, des « révérends », qui sont tous brahmanes et qui, fort nombreux autrefois, sont aujourd'hui en déclin.

Infiniment plus pure est la forme sous laquelle le çivaïsme

1. Les Jangamas ne mènent pas toujours une vie errante; comme les autres reli- gieux ils vivent parfois en communauté, en collèges (mathas). Leur nom usuel, qui signifie « ambulants », est considéré comme exprimant leur caractère de lingas en mouvement. Cf. la description d'un d'eux dans une inscription du treizième siècle, Journ. of the Roy. As. Soc. Bombay, XII, p. 40.

2. Les communications les plus récentes sur la littérature et sur les croyances de* Lingâyits sont dues à M. F. Rittel : Ueber den Ursprung des Lirïgakultas, pp. 11 et 27^ Ind. Antiq., t. IV, 211 ; V, 183.

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apparaît dans les poésies tamoules des sittars (en sanscrit siddhas), des « parfaits1 ». On ne sait pas grand'chose de la secte de qui émanent ces chants: actuellement elle paraît éteinte; mais les chants eux-mêmes sont restés populaires, malgré le démenti qu'ils infligent aux croyances les plus chères des masses. Ce sont des compositions en général peu anciennes, ne remontant pas à plus de deux ou trois siècles, bien qu'elles circulent sous les noms des saints fameux de l'antiquité, tels qu'Agastya, le civilisateur fabu- leux du Dékhan, et ses non moins fabuleux disciples. Par leur élé- vation, elles rivalisent avec ce que Tiruvalluvar, Auvaiyâr et les anciens poètes tamouls, ont laissé de plus parfait. Mais, en même temps, par leur monothéisme sévère, par leur mépris des Vedas et es Castras, par leur horreur de toute pratique idolâtre, par leur égation surtout d'une doctrine aussi essentiellement hindoue que a métempsycose, elles accusent bien plus nettement une influence étrangère. Des juges très compétents2 ont cru y reconnaître une inspiration chrétienne, et, en effet, les Églises indigènes, qui croient à la haute antiquité de ces recueils, professent pour eux la même estime que celles d'Occident ont eue pour les livres sibyl- lins. Mais peut-être y a-t-il encore plus de soufisme que d'idées chrétiennes. Ce n'est pas en général le côté monothéiste dont les Hindous sont le plus frappés dans le christianisme. Or, ces chants professent un monothéisme rigide qui rappelle plutôt le Coran que les croyances passablement altérées des chrétiens de Saint-Thomas. Pour l'alchimie du moins, dont les sittars ont été de fervents adeptes, ils ont été les disciples des Arabes. D'autres çivaïtes les avaient précédés du reste dans la pratique du grand œuvre. Déjà Sâyana, dans son exposé des diverses doctrines des Çaivas, a cru devoir consacrer un chapitre particulier au Raseçvara-darçana ou « système du mercure3 », un étrange amalgame de vedantisme et d'alchimie. On s'y propose pour but de transmuer le corps en une substance incorruptible au moyen du rasapâna, de l'absorption d'élixirs composés principalement de mercure et de mica, c'est-à- dire des essences mêmes de Çiva et de Gaurî, avec lesquels on arrive ainsi à s'identifier. Cette sorte de transsubstantiation cons-

1. Pour cette secte, voir R. Caldwell, A Comparative Grammar of the Dravidian Lan- gages, Introd., p. 127; 146, 2* éd., et E. Ch. Govcr, The Folksongs of Southern India, Madras, 1871.

2. Notamment R. Caldwell.

3. Sarvadarçana«amgraha, ch. ix.

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titue la jivanmukti, l'état de délivrance dès cette vie, la condition indispensable et unique du salut. Il est clair que les formules dévotes du Vedânta ne sont ici qu'une sorte de jargon sous lequel se cache une doctrine radicalement impie, et il est non moins clair que sous cette doctrine, qui dès le quatorzième siècle avait produit une littérature assez considérable1, il y a une importation musul- mane. On est d'ordinaire à l'affût des moindres traces d'une influence chrétienne sur l'hindouisme; mais peut-être ne tient-on pas assez compte de celle qu'a pu exercer l'Islam. On semble n'ap- précier cette dernière qu'à travers les résultats en somme négatifs de la conquête qui a été en général l'œuvre de races lourdes et grossières, et on oublie la présence ancienne, dans le Dékhan sur- tout, de l'élément arabe. Les Arabes du khalifat étaient arrivés sur ces côtes en qualité de voyageurs, de marchands; ils y avaient établi des relations commerciales et des comptoirs bien avant que leurs coreligionnaires afghans, turcs, mongols y fussent venus comme conquérants2. Or, c'est précisément dans ces parages que, du neuvième au douzième siècle, ont pris naissance ces grands mouvements religieux qui se rattachent aux noms de Çamkara, de Râmânuja, d' Anandatirtha , de Basava,d'où sont sorties la plupart des sectes historiques et dont l'Hindoustan n'a offert l'analogue que bien plus tard. On a noté que ces faits se sont passés dans le voisinage de vieilles communautés chrétiennes3. Mais à côté de celles-ci avaient apparu dès lors des sectateurs du Coran. Ni aux unes, ni aux autres nous ne sommes tentés d'attribuer une influence appréciable sur la théologie hindoue, qui nous paraît s'expliquer suffisamment par elle-même ; mais il est fort possible qu'indirecte- ment et par une sorte d'action de présence, ils aient été pour quelque chose dans l'éclosion de ces grandes réformes religieuses qui, à défaut de doctrines bien nouvelles, ont introduit dans l'hindouisme une organisation et un esprit nouveaux, et qui ont eu toutes ce caractère commun de se développer très vite sous la direction d'un chef indiscutable et d'être fondées sur une sorte de prophétisme ou d'imamat. Or, pour exercer une action semblable, les marchands arabes des premiers siècles de l'hégire, qui avaient derrière eux le

1. Sâyana ne cite pas moins de huit noms d'auteurs ou titres d'ouvrages différent».

2. Cf. Reinaud, Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans VInde et à la Chine dans le neuvième siècle de 1ère chrétienne, 1845. La plus ancienne de ces rela- tions est de 841. Le commerce arabe était alors florissant sur la côte de Malabar.

3. A. G. Burnell, On some Pahlavî inscriptions in South India, Mangalore, 1873, p. 14.

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monde musulman, étaient peut-être mieux qualifiés que les Églises pauvres et délaissées des côtes de Malabar et de Goromandel.

Avec les systèmes qui précèdent, nous avons à peu près épuisé la théologie spéculative du çivaïsme, et nous pouvons passer rapi- dement sur la foule de sectes ou d'associations plus obscures dans lesquelles il se fractionne1. Ces divisions pénètrent fort peu dans le monde laïque, surtout dans le Nord, le çivaïsme est resté plus archaïque. Il n'y a pas donné naissance à de grandes religions populaires organisées et compactes comme celle des Lingâyits de Basava dans le sud. Comparé au vishnouisme, on peut même dire qu'il n'y a pas produit à proprement parler de sectes modernes, et qu'il y représente plutôt un ensemble de cultes locaux qu'un en- semble de doctrines. Aussi les divisions dont il s'agit sont-elles for- mées principalement de dévots de profession, qui n'ont pas d'Église derrière eux. Ce sont, soit des ordres religieux plus ou moins réguliers, soit des associations sans lien fixe, à tendances ou du moins à prétentions ascétiques. Les plus respectables se rappro- chent des Tridandins et des Jangamas, dont il a été précédemment parlé et professent le védantisme. Mais, en général, ils se distin- guent surtout par les pratiques et par les signes extérieurs. Leur dénomination commune est celle de yogins, « possesseurs ou pra- ticiens du yoga », terme qui dans l'usage répond à bien des nuances, depuis celle de saint homme jusqu'à celle de sorcier et de charla- tan. Le plus répandu peut-être de ces ordres est celui des Kân- phâtas2, « des Oreilles fendues », ainsi appelés de l'opération qu'ils font subir à leurs novices. Gomme la plupart des yogins, ils

1. Sur la plupart des sectes qui suivent aussi bien que de celles qui précèdent on trouvera quantité de renseignements et d'anecdotes caractéristiques dans un livre cité souvent déjà, The Dabistân, or School of Manners, traduit du persan par D. Shea et A. Troyer, 1843, dont le second chapitre (vol. II, pp. 1-228) est consacré aux croyances religieuses de l'Inde. L'auteur, quel qu'il fût, de cette curieuse Histoire des religions, un des livres les plus singuliers que l'Orient nous ait donné, était un soufi, très libre penseur, fort curieux de théosophie, de doctrines secrètes et d'impiété raffinée et fort au courant de tout ce qui se passait dans le monde sectaire de l'hindouisme vers le milieu du dix-septième siècle. Il entretenait des relations personnelles, souvent in- times, avec un grand nombre de célébrités appartenant aux diverses sectes contem- poraines, avec des Vedântins, des Yogins, des Çâktas, des Vairâgins, des Jainas, des disciples de Kâbir et de Nânak, etc. Il avait beaucoup lu, et pour un Oriental il ne manquait pas de sens critique. Il n'y a pas d'ouvrage plus propre que le sien à nous introduire au cœur de ce singulier mélange d'exaltation religieuse et morale et de corruption, d'héroïque piété et d'effronté charlatanisme que nous rencontrons dans la vie sectaire hindoue.

2. Cf. Ind. Antiq., VII, 47 ; 298.

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ne font aucune distinction de caste. On les rencontre vivant isolé- ment de mendicité, plus souvent réunis en groupes cénobitiques (dans ce cas ils sont charitables et nourrissent les pauvres) dans le Dékhan septentrional, dans le Gujarât, au Penjâb, dans les pro- vinces du Gange et au Népal. Leurs traditions, extrêmement con- fuses, revendiquent leur fondateur Gorakhnâtha pour chacune de ces contrées. Mais comme elles s'accordent à faire de lui le fils ou le disciple plus ou moins immédiat de Matsyendranâtha, qui appar- tient au bouddhisme népalais (on l'identifie avec le Bodhisattva A valokitêçvara) , il est probable que, de même que les Jatis et les Savarasi1 ils se rattachent par leur origine à la religion de Çâkya- muni. On ne sait pas au juste à quelle époque a vécu Gorakhnâtha. Quant aux autres sectes ou variétés de yogins çivaïtes, Gosains (il y a aussi des Gosains vishnouites), Bhartharis, Çivâcârins, Brahmacârins, Hamsas, Paramahamsas , Akâçamukhins, Urdh- vabâhus, Kâpâllkas, Nâgas,Bahikathas, Aghorîs, etc., etc., elles ont encore moins d'histoire2. Les noms, dans leur acception spé- ciale, sont rarement anciens. Cependant Hiouen-Thsang et, avant lui, Varâha-Mihira (sixième siècle) 3 ont connu les Kâpâlikas, ainsi nommés parce qu'ils portent une tête de mort qui leur sert d'ai- guière. Mais la tradition de ces sectes, c'est leur profession même, et celle-ci est immémoriale. Dès l'origine, et plus que toute autre religion hindoue, le çivaïsme a versé dans le fanatisme ascétique. Nulle autre n'a étalé autant de pratiques horribles ou répugnantes et n'a porté avec autant d'ostentation la livrée souvent bien étrange de la dévotion4. Aussi Hiouen-Thsang, d'ordinaire si bien informé, semble-t-il, en fait de sectes brahmaniques distinctes, n'avoir vu que des çaivas pendant les quinze années qu'il mit à parcourir les diverses contrées de l'Inde. De nos jours, les mortifications cruelles deviennent rares ; cependant, il y a encore des Akâçamukhins, des Ûrdhvabâhus qui se tiennent immobiles, la face ou les bras

1. Sherring, Hindix Tribes, p. 265, rattache ces deux divisions aux bouddhistes. La description qu'en donne l'auteur du Dabistân (II, 211) les rapprocherait plutôt dei Jainas. Jati est le sanscrit Yati; sous Savara, Sevra, Çrîvara (le nom est écrit de diverses manières) se cache peut-être Çrâvaka, une désignation des laïques jainas.

2. Pour ces sectes et confréries, voir A. Sherring, Hindu Tribes and Castes as represen- ted in Benares, 1872, p. 255 ss.

3. Stanislas Julien, Voyages des Pèlerins bouddhistes, t. I, p. 222. Varâha Mihira, Brihat-Samhitâ, lxxxvii, 22, p. 432, éd. Kern.

4. Varâha Mihira donne sabhasmadvija, le brahmane frotté de cendres, comme nom générique des çivaïtes : Brihat-Samhitâ, IX, 19, p. 328, éd. Kern.

HINDOUISME 189

levés au ciel, jusqu'à ce que leurs tendons racornis ne leur per- mettent plus de changer de posture ; des Nâgas, des Paramahamsas, des AvadJiûtas et autres qui, en dépit des ordonnances anglaises, s'exposent aux intempéries dans un état de nudité absolue. Dans tout cela, il y a sans nul doute beaucoup de fanatisme sincère; mais il y entre aussi beaucoup de ruse et de charlatanisme. Bien sou- vent la mendicité fait tout le fonds de ces prétendues mortifications, et c'est moins pour mériter le ciel que pour extorquer des aumônes par la terreur ou par le dégoût que les Bahikathas se déchirent le corps à coups de couteau et que les Aghorîs se repaissent de cha- rognes et d'excréments1. Des yogins, les uns sont réunis dans des mathas auprès des lieux saints du çivaïsme, notamment àBénarès. D'autres se font les gardiens de quelque chapelle isolée et vivent en solitaires. Mais le plus grand nombre mènent une existence errante : ils tiennent le pays par bandes parfois nombreuses, allant de pèle- rinage en pèlerinage et affluant par milliers aux mêlas, aux foires qui se tiennent à époque fixe dans le voisinage de tout sanctuaire célèbre. De ces derniers, beaucoup vendent des charmes, font des conjurations et des exorcismes, sont diseurs de bonne aventure, jongleurs et musiciens. Ils sont à la fois craints et méprisés, les Çâktas, qui sont nombreux parmi eux, encore plus que les autres, et ils fournissent un gros appoint aux classes dangereuses. Et ce n'est pas un état de choses à mettre uniquement au compte de la corruption moderne. Depuis l'époque de Patanjali (deuxième siècle av. J.-C), la violence de ces fanatiques dévots était déjà passée en proverbe 2, les témoignages ne manquent pas qui établissent que de tout temps la maxime omnia sancta sanctis a été largement pratiquée parmi eux3. Pour se représenter ce qu'ils ont pu être aux époques troublées du passé, il suffit de se reporter à des récits qui ne sont pas loin de nous. Encore à la fin du siècle dernier, ils formaient le noyau de ces bandes qui parcouraient le Bengale au nombre parfois d'un millier d'hommes armés jusqu'aux dents, avec des éléphants et de l'artillerie, et qui osaient tenir la campagne contre les détachements britanniques 4.

1. Il semble hors de doute que, parmi les pratiques de quelques-uns de ces obscènes fanatiques, se rencontrent aussi des actes de cannibalisme : Dabistân, II, 153, 156, 157 ; Ind. Ant., VIII, 88.

2. Mahâbhâsbya, ap. Ind. Stud., XIII, p. 347.

3. Déjà dans la Mricchakatikâ, p. 35, 1, 5, éd. Stenzler, gosdviâ « religieuse » est synonyme de veçyâ, courtisane. Cf. Muir, Sanskrit Texts, t. II, p. 25, 2* éd.

4. W. Hunter, Statistical account of Bengal, t. II, p. 311 ; t. VII, p. 159.

190 LES RELIGIONS DE L'INDE

Actuellement, Çiva est probablement le dieu qui compte le plus de sanctuaires. D'un bout à l'autre de l'Inde, on rencontre à chaque pas ses temples, ses chapelles, et parfois de simples niches ou des tertres on l'adore principalement sous la forme du linga. Mais le çivaïsme proprement dit est loin d'être la religion dominante. Excepté auCachemir et au Népal, l'élément hindou1 est en très grande majorité composé de Çaivas, et à Bénarès, qui est comme sa cité sainte, il a perdu du terrain dans l' Hindous tan. Tout le monde y adore Çiva ; mais à l'exception des dévots de profession, il s'y trouve relativement peu de çivaïtes, c'est-à-dire de gens qui font de Çiva leur dieu principal, au mantra duquel ils ont été spécialement initiés et en la foi duquel ils espèrent faire leur salut. Et encore leur nombre serait-il fort diminué, s'il fallait en retran- cher les Çâktas qui adressent leurs hommages à Devî bien plus qu'à son époux. Dans tous les pays au nord du Vindhya, dont plu- sieurs comptent parmi les plus peuplés de la terre, partout ne dominent pas les cultes locaux d'origine aborigène, la majorité appartient à des religions vishnouites. Dans le Dékhan, les propor- tions sont différentes : les çivaïtes forment de grosses masses, sur- tout dans la partie méridionale, et les deux religions s'y font pro- bablement équilibre. Mais encore le vishnouisme semble être en progrès. Plus expansif et plus aimable, trop aimable même, comme nous le verrons plus loin, il se prête mieux à la mise en commun du culte et des sentiments religieux que le çivaïsme, dont les som- bres mystères, sous leur triple forme ascétique, magique et orgiaste, s'accommodent plutôt de l'isolement ou du demi-jour des petites congrégations. Il est paré d'ailleurs d'une fable plus riche, et il a trouvé son expression dans des œuvres littéraires plus écla- tantes qui, traduites ou plutôt reproduites dans les principaux idiomes tant aryens que dravidiens,ont fourni un fonds inépuisable à la poésie populaire. Enfin, s'il offre moins d'aliments aux appé- tits superstitieux, d'un autre côté, par les perspectives que la doc- trine des Avatâras ouvre en quelque sorte dans la nature divine, il s'allie plus aisément au mysticisme védantique, de tous les sys- tèmes imaginés par l'Inde celui qui répond le mieux à ses aspira- tions. S'il était permis de se demander vers quel avenir religieux aurait marché ce peuple au cas il fût resté livré à lui-même, on serait probablement conduit à supposer un jour il aurait eu

1. C'est-à-dire non musulman dans le premier pays, non bouddhiste dans le second.

HINDOUISME 191

pour religion une forme quelconque du vishnouisme doublée de superstitions çivaïtes.

Toutes les sectes que nous venons de passer en revue, Vaishna- vas et Çaivas, les plus estimables comme les plus abjectes, pour- suivent ou du moins prétendent poursuivre un but unique, le salut. Elles ont des recettes pour l'acquisition des biens temporels ; mais elles professent le mépris de ces biens. Gomme moyen d'obtenir le salut, elles prescrivent toutes un culte plus ou moins chargé ou dé- gagé de pratiques, sur lequel nous aurons à revenir plus loin. Mais au-dessus de ce culte, d'accord en ceci avec toute l'ancienne théo- logie, elles mettent le jhâna, la science transcendante, la connais- sance des mystères de Dieu1. Les légendes pieuses, les purânas, [ui relatent les gestes et les manifestations des divinités, ne sont [ue l'enveloppe d'une vérité plus haute que le fidèle doit pénétrer, ia fable épique fut remaniée à ce point de vue dans des ouvrages ipéciaux tels quel' Adhyâtma-Râmâyana, « le Râmâyana spirituel», tous les faits de l'histoire de Rama sont reportés à l'ordre livin2. Parallèlement à la doctrine abstraite, il se forma ainsi chez la plupart des sectes une doctrine figurée, une gnose ou interpré- ttion mystique de leur légende, estimée bien supérieure à la ùmple philosophie. Chez les Pâncarâtras par exemple, Krishna était Vâtman suprême ; son frère Balarâma était le jiva, l'âme individuelle ; son fils Pradyumna représentait le marias, le senti- ment, et Aniruddha, son petit-fils, Yahamkâra, la conscience. De même encore chez tous les vishnouites, les amours de Krishna et des Bergères devinrent l'expression allégorique des rapports de l'âme avec Dieu. En ceci les sectes ne faisaient qu'appliquer une méthode qui remonte au Veda et dont les bouddhistes et les Jainas se sont également beaucoup servi. Mais elles se séparent et de l'ancienne théosophie, et de l'orthodoxie moderne telle qu'elle a été formulée par Çamkara, et en général de la doctrine commune de tous les darçanas, c'est quand elles subordonnent cette science à un fait psychique d'une nature toute différente, la bhakti, «la foi, l'absolue dévotion, l'amour de Dieu», sans laquelle la science est ou vaine, ou impossible. C'est la bhakti qui illumine l'âme et qui seule peut rendre fructueux les efforts de la contemplation et de l'ascétisme3.

1. Bhagavad-Gîtà, IV, 40-42 ; VII, 3.

2. L'Adhyâlma-Râmâyana fait partie du Brahmànda-Purâna. Cf. l'analyse donnée par Aufrecht, Oxford Catalogue, pp. 28, 29.

3. Bhagavad-Gitâ, XVII, 28.

192 LIS RELIGIONS DE L'INDE

Ou plutôt elle en dispense ; car à celui qui la possède, tout le reste est donné par surcroit1. Elle s'adresse non au Dieu defl savants et des philosophes, mais à la manifestation de Dieu la plus accessible, la plus rapprochée, chez les vishnouites par exemple, non à Vishnu ni au Paramàtman, mais à Krishna, ai dieu fait homme, lequel y répond par sa grâce {anugraha, pra- sâda), ou qui plutôt y a répondu d'avance, quand, daignant revêtir d'une forme sensible son ineffable et inconcevable majesté, il a ainsi permis au plus humble de l'aimer et de se donner à lui avant de le connaître2. C'était une conception nouvelle. Le Veda avait connu la çraddhâ, la confiance de l'homme en ses dieux et, dans quelques Upanishads (Katha-U., Mundaka-U.*), se rencontre un vieux dicton impliquant très nettement la notion de la Grâce. Mais toute l'antiquité avait ramené en définitive la religion à un fait de connaissance, soit rationnelle, soit intuitive, soit révélée : les sectes la ramenèrent à un fait de sentiment. Aussi la nouveauté de cette doctrine y fit-elle soupçonner de bonne heure une influence étrangère, un emprunt plus ou moins direct fait au christianisme4. Cette première hypothèse en suggéra d'autres. On rappela la légende du Mahâbhârata, il est dit que Nârada et avant lui d'autres personnages mythiques avaient visité le Çvetadvîpa « l'Ile Blanche », et y avaient trouvé une race d'hommes parfaits en pos- session de la foi excellente en l'unique Bhagavat, et on vit le souvenir d'anciennes relations des brahmanes avec le christianisme alexandrin 5. On observa que dans l'épopée ces doctrines sem- blent se rattacher plus spécialement au vishnouisme, que la Bha- gavad-Gitâ elles sont exposées avec ampleur, les Bhahti-Sûtras elles ont été formulées systématiquement, appartiennent à la religion de Krishna, qui, plus que toute autre, a été une religion d'amour. On appuya sur le caractère monothéiste de cette religion, sur l'analogie qu'il y a entre la théorie des Avatâras et celle de l'Incarnation6, sur les curieuses ressemblances que la légende de Jésus présente avec celle de Krishna, dans laquelle se trouvent plus ou moins nettement les scènes pastorales de la Nativité, l'Ado-

1. Bhâgavata-Purâna, XI, 20, 31-34.

2. Bhagavad-Gîtâ, XII, 5-8.

3. Katha-llp., II, 23; Mundaka-Up., III, 2, 3. Cf. supra, p. 76.

4. IL H. Wilson, Select Works, t. I, 161, et Vishnu-Pur., Préface, p. xiv, éd. Hall.

5. A. Weber, Ind. Stud., t. I, p. 400; II, p. 168. Cf. Lassen, Ind. Alterthumsk., II, 1118, 2' éd.

6. A. Weber, Ind. Slud., II, 169 ; 409.

HINDOUISME 193

ration des Bergers et des Mages, la Fuite en Egypte, le Massacre des Innocents, les Miracles de l'Enfance, la Tentation, la Transfi- guration, et tout cela chez un dieu dont le nom même offre une certaine assonance avec Ghristos. On appela l'attention sur cer- taines cérémonies du krishnaïsme postérieur, sur sa fête de la Na- tivité, sur le culte de Krishna enfant, représenté au giron ou au sein de sa mère, dans un gokula, dans une étable, et on réunit ainsi un ensemble imposant de données tendant à établir : que l'avènement dans l'Inde d'une religion de foi et d'amour est un fait d'origine purement chrétienne ; que le christianisme a exercé une influence plus ou moins considérable sur le culte et sur le mythe de Krishna.

Nous croyons avoir résumé fidèlement les principaux arguments de cette théorie, qui, scientifiquement, appartient presque en entier à A. Weber, et que ce savant a développée à plusieurs reprises avec une érudition et une critique auxquelles on ne saurait assez rendre hommage1. Gomme elle est de première importance, nous demandons qu'il nous soit permis de nous y arrêter quelques ins- tants de plus et de dire aussi brièvement que possible, pourquoi elle ne nous a pas convaincu. La bhakti nous paraît être le com- plément nécessaire d'une religion parvenue à un certain degré de monothéisme. Elle sera d'autant plus vive, que ce monothéisme sera un produit moins direct de la spéculatiou et qu'il aura pour objet un Dieu d'une nature plus concrète et plus humaine. Elle se traduira soit par l'amour, soit par un enthousiasme sombre, selon que le dieu lui-même sera ou aimable ou terrible. Si plusieurs religions semblables sont en présence, elle sera ardente. Gela étant, nous n avons qu'à nous demander si l'Inde a attendre jusqu'à l'avènement du christianisme pour, d'une part, arriver à des conceptions monothéistes, et, d'autre part, pour appliquer ces conceptions à des dieux populaires tels que Çiva et Krishna. Ré- pondre non, et nous n'hésitons pas à le faire, c'est admettre que la bhakti peut s'expliquer comme un fait indigène, qui a pu se pro- duire dans l'Inde comme il s'est produit ailleurs, dans les reli- gions d'Osiris, d'Adonis, de Gybèle, de Bacchus, à son heure et indépendamment de toute influence chrétienne. Nous ne prétendons nullement faire de l'Inde ancienne un monde à part, sans commu-

1. De la façon la plus complète dans son savant mémoire Ueber die Krishnajanmâsh- tamî (Krishna's Geburts Fcst), Mémoires de l'Académie de Berlin, 1867, p. 217 ss.

Religions de l'Inde. I. 13

194 LES RELIGIONS DE L'INDE

nications avec le dehors, et, bien que la légende du Çvetadvîpa, l'Albion de Wilford, Alexandrie ou l'Asie Mineure d'après Weber, nous paraisse un récit de pure fantaisie, nous admettons comme parfaitement possible que des brahmanes aient visité jadis des Églises d'Orient. En tout cas, les bouddhistes allaient dans ces parages et pouvaient leur en apporter des nouvelles, car il n'y avait point alors entre bouddhistes et brahmanes de barrières absolues. D'ailleurs dans l'Inde même, il y a eu certainement des chrétiens et probablement des Églises chrétiennes dès avant la clôture défi- nitive de la rédaction du Mahâbhârata '. Ce n'est donc pas sur la possibilité d'un emprunt, mais sur l'emprunt même, tel qu'on l'af- firme, que portent nos objections. Le dogme de la Foi ne s'importe pas comme une doctrine ordinaire ou une coutume ; il ne se laisse pas détacher d'une religion et greffer à distance sur une autre ; pratiquement, il se confond avec la foi elle-même et, comme elle, il est inséparable du dieu qui l'inspire. Or, Weber n'entend nulle- ment que dans Krishna, chez qui il n'y a pas trace du dogme de la Rédemption, ni des écrits de la Passion, la vraie source et sub- stance de la foi chrétienne, l'Inde ait jamais adoré Jésus. Il ne pré- tend pas faire du krishnaïsme un christianisme défiguré, quelque chose d'analogue à ce qu'a été de nos jours à la Chine la religion desTaïping2. Le dieu hindou n'aurait jamais cessé d'être lui-même ; on aurait seulement reporté sur lui, outre le dogme de la foi, un cer- tain nombre de données chrétiennes : en d'autres termes, on aurait pris l'âme du christianisme sans prendre le Christ. A notre avis, il y a une sorte de contradiction. Mais, même pour ces emprunts secondaires, nous ne pouvons accepter sans réserve les conclu- sions de Weber. La théorie des Avatâras nous paraît être pure- ment indienne. Elle s'est probablement formulée à propos de Krishna (et en ceci nous allons peut-être plus loin que Weber) ; mais elle est en germe dans l'ancienne fable ; elle est en harmonie avec la distinction peu nette établie par l'Inde entre Dieu et l'homme, et elle devait comme d'elle-même sortir de la conception védan- tique de l'immanence divine, dont elle n'est en quelque sorte que

1. Sur l'origine des églises dites de Saint-Thomas, cf. Lassen, Ind. Alterthumsk., II, p. 1119, 2' éd.; A. G. Burnell et R. Collins, ap. Ind. Antiq., III, 308; IV, 153, 183, 311 . V, 25.

2. M. V. Lorinser est allé jusque-là dans Die Bhagavad-Gîtâ ùbersetzt und erlàulert, 1869. 11 arrive à l'étrange conclusion que l'auteur du poème hindou était fort versé dans les Évangiles et dans les Pères.

HINDOUISME 195

l'application à des cas particuliers. Nous avons déjà indiqué d'ail- leurs l'analogie qu'elle présente avec la théorie des apparitions successives du Buddha,et celle-ci paraît bien être antérieure à notre ère, puisqu'elle figure déjà dans les bas-reliefs de Barahout. Nous ne pouvons examiner ici une à une les autres ressemblances qu'on a signalées entre les deux légendes. Elles sont certainement curieuses. Plusieurs, telles que les prodiges de l'enfance et la transfiguration, s'expliquent peut-être d'elles-mêmes dans la bio- graphie d'un homme-dieu. Mais le reste est d'un caractère si par- ticulier, qu'on est bien forcé d'admettre qu'il y a en effet de part et d'autre un ensemble de récits communs. Seulement nous ferons observer que ces récits répondent aux éléments les plus manifestement légendaires de la vie de Jésus [ ; qu'ils se retrouvent plus ou moins ailleurs, dans d'autres biographies divines chez les Hindous, par exemple, dans celle du Buddha; que les traditions relatives à Kamsa, FHérode indien, sont certainement antérieures à notre ère2; que les scènes pastorales de l'enfance de Krishna et l'idée de lui donner pour berceau une étable se rattachent par mille liens aux représentations les plus anciennes du Veda. En présence de ces rencontres multiples, on sent qu'on touche à un vieux fonds mythique devant lequel la question d'un emprunt direct se com- plique ou ne porte plus que sur d'insignifiants détails. Peut-être la trace la plus manifeste d'un emprunt semblable se trouve-t-elle dans certaines particularités signalées par Weber pour la fête de la nativité de Krishna, notamment dans les images Devakî est figurée allaitant son fils, et qui semblent imitées en effet des repré- sentations analogues de l'iconographie chrétienne. Mais ici encore le mythe est ancien et, d'autre part, l'idée de célébrer la naissance du divin enfant et d'associer en cette occasion à son culte le culte de sa mère a se présenter si naturellement, que la probabilité de l'emprunt ne va pas au delà de la mise en scène. Devakî n'oc- cupe pas une place bien marquante dans la religion de son fils (c'est ailleurs, dans la religion çivaïte de Skanda, que s'est déve- loppé surtout le rôle de la déesse mère) ; sa plus proche parente est la Maya Devî, la mère du Buddha, et rien n'autorise à considé-

1. Les ressemblances deviennent particulièrement frappantes quand nous nous reportons aux Évangiles apocryphes, particulièrement à l'Évangile de l'Enfance très répandu dans toute l'Asie. Cf. E. Renan, VEglise chrétienne, p. 515.

2. Cf. Bhandarkar, Allusions to Krishna in Patanjalïs Mahâbhâshya, ap. Ind. Antiq., III, p. 14.

196 LES RELIGIONS DE L'INDE

rer les modestes et rares hommages qu'on lui rend, comme une reproduction hindoue du culte de la Vierge.

La discussion de la thèse inverse qui a longtemps régné sans partage, celle d'une influence profonde de l'Inde sur les doctrines et sur les religions de l'Occident, est en dehors des limites de ce travail. Il est bon toutefois de remarquer que aussi il a fallu rabattre des premières suppositions. On ne fait plus venir indis- tinctement des bords du Gange les opinions des néo-platoniciens, des gnostiques, des manichéens, l'esprit d'ascétisme, les institu- tions monastiques. Malgré les aveux multipliés que le monde hel- lénistique nous a laissés de sa curiosité pour les mystères de l'Extrême-Orient, il paraît y avoir cherché surtout la confirmation de ses propres tendances. L'Eglise a probablement emprunté à l'Inde, par l'intermédiaire des bouddhistes, un petit nombre de lé- gendes et d'usages extérieurs, tels que ceux de la cloche aux offices et du chapelet (ces deux usages, communs à la plupart des religions et sectes hindoues, paraissent être d'origine, l'un boud- dhique, l'autre çivaite, peut-être brahmanique); elle ne lui a été redevable ni des spéculations sur le Logos, ni du dogme de la Tri- nité, ni en général d'aucune de ces doctrines dont l'emprunt équi- vaudrait à une sorte de conversion. A plus forte raison pensons- nous qu'il a en être de même pour l'Inde, qui, en religion, ne s'est jamais avouée débitrice de l'Occident, et dont la profession d'ignorance à l'égard des choses étrangères, quelque suspecte qu'elle soit à bon droit, ne saurait être mise entièrement au compte de la dissimulation. En résumé, nous croyons que les traces d'une influence chrétienne sur le mythe et sur le culte de Krishna sont très problématiques, qu'elles n'apparaissent avec quelque clarté que beaucoup plus tard, dans quelques détails du culte, et qu'en tout cas cette influence a porté sur des points tellement secondaires, que l'origine chrétienne de la doctrine et du sentiment de la foi tels qu'ils se sont développés dans les religions sectaires, doit être écartée comme absolument improbable1.

La bhakti, à laquelle nous revenons après cette longue digres-

1. Pour toute la question des anciennes influences du christianisme sur les reli- gions de l'Inde, le lecteur consultera avec fruit le résumé impartial et très complet -donné par J. Muir, dans l'introduction à ses Metrical Translations from Sanskrit Wri- ters, 1879 (comparer Revue Critique, 30 octobre 1875, p. 275) ; et C. P. Tiele, Christus •en Krishna dans Theolog. Tijdschr, 1877, 1, p. 6H. A l'opinion de Weber se rallie F. Nève, Des éléments étrangers da mythe et du culte de Krishna, 1876.

HINDOUISME 197

sion, a toujours pour objet immédiat le dieu conçu ou plutôt ima- giné sous la forme la plus précise, avec les attributs les plus par- ticuliers. Elle s'adresse moins à Vishnu qu'à Krishna ou à Rama, moins à Çiva qu'à Bhairava ou à telle autre de ses manifestations. Elle a été ainsi une des causes les plus actives du fractionnement des sectes. Déjà dans le Mahâbhârata il y a des allusions obscures à un faux Vâsudeva (Vâsudeva signifie fils de Vasudeva, c'est-à- dire Krishna- Vishnu) appelé le Vâsudeva des Pundras, un peuple du Bengale1. D'autre part, malgré ses visées spiritualistes, elle a poussé à l'idolâtrie. A force de préciser le dieu, elle le confond parfois avec son image et, de même qu'elle distingue entre les di- verses formes de la même divinité, il lui arrive de distinguer entre les diverses images de la même forme. Elle a des préférences lo- cales. Dans les chants populaires, par exemple, on a souvent soin de préciser, en ajoutant le nom du sanctuaire, de quel Hari ou de quel Hara on se reconnaît le bhakta, le fidèle 2, et il est difficile de dire en ce cas si c'est le dieu ou bien l'idole qui est l'objet de la dévotion. Considérée d'abord comme un fait simple et qu'il suffit d'affirmer sans autre explication, on ne tarda pas à l'analyser. On y décou- vrit des degrés et des nuances. On distingua entre la çânti, la quiétude, la piété calme et contemplative, et le dâsatva, l'état d'es- clave, l'abandon fait à Dieu de toute volonté, et entre celui-ci et les divers degrés du sentiment actif de l'amour, le sâkhya, l'amitié, le vâtsalya, l'affection filiale, et le mâd/iurya^a. tendresse extatique3 ; ces dernières nuances plutôt propres aux vishnouites, mais appa- raissant aussi chez quelques sectes çivaïtes particulièrement spiri- tualistes, telles que les Sittars tamouls,qui disent dans un de leurs recueils : « Les méchants pensent que Dieu et l'amour sont diffé- rents, et nul ne voit qu'ils sont un. Si tous les hommes savaient que Dieu et l'amour sont un, ils vivraient entre eux en paix, con- sidérant l'amour comme Dieu même4. » Dans son sens le plus élevé elle est synonyme de yoga, l'union mystique l'âme sent que « elle est en Dieu et que Dieu est en elle5 ». En même temps

1. Mahâbhârata, I, 6992 ; II, 583, 1096, 1270. L'Agni-Purâna (XII, 29) l'identifie avec le roi Jarâsandha.

2. Cf. F. Kittel, ap. Ind. Antiq., II, 307 ; IV, 20.

3. H. H. Wilson, Select Works, t. I, p. 163.

4. R. Caldwell, Comparative Grammar of the Dravidian Languages, Introd., p. 147, 2* éd. Il est juste de remarquer pourtant que le nom que Caldwell rend par« Dieu », çivam, serait peut-être plus correctement traduit par « salut ».

5. Bhagavad-Gîtâ, IX, 29; Nârada-Pancarâtra, I, 36.

198 LES RELIGIONS DE L'INDE

on refait à un point de vue nouveau une théorie bien vieille, celle des actes propres à la développer et à la nourrir, tels que l'obser- vance des pratiques et du culte, les exercices spirituels, la contem- plation, l'ascétisme ; chaque secte appréciant à sa façon la valeur de ces actes, les unes, telles que les Râmânujas (vishnouites) et les Smârtas (civaïtes), attachant un grand prix à la minutie des obser- vances, les autres, telles que les Râmànandis (vishnouites) et les Lin- gàyits (civaïtes), affectant plus ou moins de les dédaigner; les Vaishnavas inclinant en général vers l'idéalisme et la contempla- tion, les Çaivas s'attachant davantage aux pratiques et aux morti- fications. Mais ces actes ne sont que des adjuvants de la bhakti : ils ne l'engendrent pas. Elle est un fait primitif, antérieur à la con- naissance : « Celui qui a la foi, est-il dit dans la Bhagavad-Gitâ, obtient la science1. » Elle est donc, à l'origine du moins, ou un acte a priori de la volonté, ou un don de Dieu.

Les sectes furent ainsi amenées à travailler la doctrine de la grâce, à laquelle elles étaient conduites d'autre part par les spéculations sur l'omnipotence ou sur l'universalité divines. Nous avons déjà vu les solutions opposées que cette doctrine a reçues dans la métaphysique çivaïte. La même divergence, avec plus de précision encore, se re- trouve chez les vishnouites. Au fond tous les Vaishnavas attribuent à Dieu l'initiative de la grâce. En s'incarnant, la divinité vient au- devant de la faiblesse humaine, et la théorie des Avatâras implique celle des grâces extérieures ou de la grâce prévenante. Mais, sur la question des grâces intérieures, ils se partagèrent, les uns n'y reconnaissant que l'action irrésistible et gratuite de Dieu, les autres admettant la coopération de l'homme à l'œuvre du salut. C'est sur- tout parmi les sectes issues de la réforme de Râmânuja, que cette controverse prit une grande importance. Conformément aux habi- tudes hindoues, on formula chaque opinion en un argument-image. D'un côté on tenait pour X argument du chat : Dieu saisit l'âme et la sauve, comme le chat emporte ses petits loin du danger ; de l'autre on en appelait à V argument du singe : l'âme saisit Dieu et se fait sauver par lui, comme le petit du singe échappe au péril en s'atta- chant au flanc de sa mère. A ces questions s'en ajoutèrent bien d'autres : Comment Dieu, s'il est juste et bon, peut-il se résoudre à choisir ? Comment, s'il est tout-puissant, peut-il y avoir une action en dehors de la sienne? La foi et la grâce une fois obtenues, sont-

1. IV, 39.

HINDOUISME 199

elles amissibles ? N'était ici le vernis de la couleur locale, on se croirait parfois transporté en plein Occident, au milieu des contro- verses entre Arminiens et Gomaristes. Mais on est bien vite ramené dans l'Inde, quand on voit que cette grâce est aussitôt personnifiée en Lakshmî ou en Râdhâ, et que les mêmes théologiens qui dis- cutent ces thèses, ont souvent d'étroites affinités avec les Çâktas.

A mesure que la doctrine de la bhakti se développe ainsi, elle s'exalte. De condition première et indispensable du salut, elle devient peu à peu la condition unique. Un seul acte de foi, une seule invo- cation sincère du nom du dieu, effacent toute une vie d'iniquités et de crimes. De l'importance attachée, déjà dans la Bhagavad- Gità1, à la pensée dernière, et l'idée de se rendre maître de cette pensée en recourant au suicide, de se jeter dans le feu après s'être mis en état de grâce, ou de se noyer dans quelque rivière sacrée. De encore cette maxime qui a été fatale à tant de sectes mys- tiques, que les actes du vrai fidèle, du bhakta, sont indifférents, et que l'homme qui a une fois éprouvé les effets de la grâce, quoi qu'il fasse, ne pèche plus. D'exagération en exagération, la bhakti en vint à se supprimer elle-même. A force d'attribuer les effets les plus surprenants à un minimum d'intention, on finit par ne plus exiger d'intention du tout. Dans les Purânas il suffit parfois, au moment de la mort, de prononcer par hasard des syllabes formant un des noms de Vishnu ou de Çiva, pour être sauvé, fût-on le plus criminel des hommes. Dans le Nàrada-Pahcarâtra, un des livres qui professent la doctrine de la bhakti avec le plus d'exaltation, un brahmane de peu de foi, après avoir mangé sans s'en douter d'un reste de nourriture consacrée et en avoir donné à sa femme, est mangé lui-même par un tigre ; la femme se brûle sur le bûcher de son mari, et, purifiés par cette communion inconsciente, les trois participants, le brahmane, la brahmani et le tigre vont droit au goloka, « au monde des vaches », le ciel suprême de Krishna2.

A ces doctrines exaltées se rattache étroitement un autre trait caractéristique de l'hindouisme et la nouveauté peut-être la plus marquante des sectes historiques : la déification du guru fondateur, laquelle a presque toujours pour conséquence l'obligation d'un dévouement absolu à la personne des gurus actuels, les héritiers de ses pouvoirs, soit par le sang, soit par la consécration. Dans le

1. VIII, 5; 6; 13.

2. Nârada-Paficarâtra, II, 69-77.

200 LES RELIGIONS DE L'INDE

vieux brahmanisme on rend hommage aux saints des anciens temps , aux fondateurs inspirés de l'école à laquelle on appartient, et les préceptes deviennent surtout impératifs à l'égard du guru immé- diat, du précepteur spirituel. Celui-ci est plus qu'un père : l'élève lui doit une obéissance parfaite (çuçrushâ) pendant la durée de son noviciat, et un pieux respect jusqu'à la fin de ses jours1. Mais il ne lui doit pas au delà, et, l'apprentissage une fois terminé, il n'attend plus rien de lui2. Dans les religions néo-brahmaniques, ces rapports paraissent être restés longtemps à peu près les mêmes : du moins les anciennes sectes sont-elles toutes anonymes. A partir du douzième siècle au contraire, le fondateur s'élève au rang du Buddha ou du Jina : il devient ce que le Prophète ou les imans sont pour les musulmans, un révélateur, un sauveur surnaturel. Il se confond avec le dieu même, dont il est une incarnation : comme lui, il a droit à la bhakti, et, si la secte comporte une hiérarchie tradi- tionnelle, ses successeurs participent plus ou moins à la même prérogative. Râmânuja, Râmânanda, Ânandatîrtha, Basava, bien d'autres qui ont fondé des subdivisions secondaires ou qui ont brillé comme saints ou comme poètes, furent considérés de bonne heure comme des avatâras de la divinité, soit de Vishnu, soit de Çiva. Caitanya, Vallabhâcârya, Nânak et la plupart des réforma- teurs plus récents furent acceptés comme tels de leur vivant. Les vedântins les plus orthodoxes finirent eux-mêmes par admettre quelque chose de semblable pour Çamkara, et, de nos jours encore, le chef des Smârtas de Çringeri dans le Maïsour, qui passe pour avoir succédé à sa gaddi, à son siège, prend le titre de jagad- guru, de « guru du monde », auquel est attaché l'infaillibilité3. Il s'établit ainsi dans quelques sectes une sorte de lamaïsme qui leur donna beaucoup de consistance et de stabilité. Mais pour d'autres moins bien organisées ou moins bien servies par les circonstances, le culte fanatique du guru fut autant un principe de division que de discipline. Les sécessions se multiplièrent, non plus sur des questions de doctrine, mais sur des questions de personnes : les honneurs divins s'accordèrent avec une facilité extrême ; et telles communautés issues de la même secte, se rattachant au même fon-

1. Açvalây. Gr. S., III, 4,4; Apastamba Dh. S., I, 1, 13-17; Manu, 11,146, 148; Ni- rukta, II, 4 (= Manu, II, 144 ; Samhitopanishadbr., III).

2. Apastamba Dh. S., I, 13, 5; 18-21. Le cas est cependant prévu l'élève préfére- rait rester toute sa vie auprès du guru, Gautauma, 111, 5 ; Manu, II, 243-244.

3. A. C. Burnell, Vamçabrâhmana, Préf., p. xm.

HINDOUISME 201

dateur, en désaccord seulement sur le choix d'un chef immédiat déifié à son tour, furent aussi profondément divisées parfois que telles autres qui adoraient des dieux différents. Nous verrons plus loin à quelles extrémités cette superstition conduisit certaines branches de l'hindouisme. Ici nous ajouterons seulement qu'en présence de ces applications nouvelles de la bhakti, la théologie passa à l'arrière-plan, et se simplifia singulièrement. L'autorité, au lieu de reposer comme jadis sur l'accord plus ou moins fictif avec la tradition immémoriale, en vint à résider tout entière dans la parole même du guru. Aussi voit-on la plupart des sectes nou- velles mettre presque autant de soin à préciser leurs origines, que celles d'autrefois en avaient mis à déguiser les leurs. On ne renia pas toujours l'ancienne littérature sacrée, et les Vedas, les Purânas, les épopées, etc. , gardèrent en général leur auréole de sainteté. Mais les livres de la secte émanés directement ou indirectement du guru, ne relevèrent plus d'eux. Il arriva même qu'à défaut d'écrits sem- blables, on se passa de tout codes acre, et on vit ainsi, chez quel- ques sectes, s'effacer complètement ce vieux caractère des religions de l'Inde, d'être des « religions du Livre ».

Enfin, c'est principalement sous l'influence de la bhakti que le vishnouisme perdit peu à peu de vue le côté héroïque de ses légendes ; qu'il se rejeta de préférence sur les épisodes idylliques de l'histoire de Krishna et de Râma ; qu'il fit parler de plus en plus à l'amour divin le langage de la passion humaine, et qu'il finit par devenir une religion erotique. La tendance est visible dans plusieurs Pu- rânas : elle fut exprimée avec un incomparable éclat dans le Bhâ- gavata, qui, traduit dans la plupart des dialectes de l'Inde tant aryens que dravidiens, contribua plus que tout autre écrit à la répandre, et elle éclate avec plus d'intensité encore dans les rema- niements populaires de cet ouvrage, tels que le Premsâgar hindi *, « l'Océan d'amour », dont le titre seul indique suffisamment l'esprit. L'idylle joyeuse et tendre des bosquets de Yrindâvan devint le roman mystique des rapports de l'âme avec Dieu et le principal aliment de la piété. Les transports de la foi et les largesses inépuisa- bles de la grâce trouvèrent leur figure dans les ardeurs sensuelles des Gopîs et dans l'empressement du dieu à y répondre et à se donner tout entier à toutes à la fois. Ou bien dans ces mêmes amours aux- quels Krishna s'abandonne, mais qui ne peuvent pas lui faire oublier

1. Édité plusieurs fois, entre autres par E. Eastwick, 1851.

202 LES RELIGIONS DE L'INDE

Râdhâ, le véritable objet de ses affections, on peignit les égare- ments de l'âme (car Krishna est aussi l'âme universelle), et l'inef- fable bonheur qu'elle éprouve quand, revenue à elle-même et cédant aux invitations de la grâce, elle se jette entre les bras de Dieu. Ces descriptions qui n'avaient jamais été bien chastes1, devinrent bientôt lascives. Dans le drame lyrique du poète bengalais Jayadeva (douzième siècle), intitulé Gitagovinda} \ « le Chant du Pâtre » {Govinda, pâtre, est un nom de Krishna), qu'on a souvent comparé au Cantique des cantiques et qui rappelle aussi certaines produc- tions du soufisme, le délire sensuel défie toute traduction, et on ne sait ce qui confond davantage, de la lubricité d'imagination ou de l'exaltation dévote qui ont inspiré ces strophes brûlantes.

Ce mysticisme erotique a infecté à peu d'exceptions près toutes les branches du vishnouisme, les religions de Rama aussi bien que celles de Krishna. Mais il s'est manifesté d'une façon particulière- ment intense chez deux sectes nouvelles, qui se formèrent à peu près en même temps, au commencement du seizième siècle, dans l'Inde septentrionale. L'une, plus répandue dans les contrées orien- tales, eut pour auteur un brahmane de Nadiyâ au Bengale, pauvre visionnaire extatique, connu sous le surnom de Caitanya3, qui se proclama lui-même une incarnation de Krishna et qui est révéré comme tel par ses sectateurs. Ses principaux disciples, notamment son frère Nityânand et un autre brahmane qui paraît avoir eu un rôle prépondérant dans la formation de la secte, Advaitânand, passent également pour avoir été des manifestations de la divinité. Leurs descendants qui tiennent le premier rang parmi les gosains 4 ou docteurs ont hérité de ce caractère sacré, et sont restés jusqu'à ce jour la principale autorité de la secte. Celle-ci est du reste fort peu dogmatique, surtout au Bengale, elle se recrute indistincte- ment parmi les plus basses castes, fidèle en ceci à l'exemple de Cai- tanya, qui avait appelé à lui des gens de toute origine et jusqu'à

1. Cf. Hauvette-Besnault, Pantchâdhyâyî, ou les cinq chapitres sur les amours de Crichna avec les Gopîs, extrait du Bhâgavata-Purâna, livre X, ap. Journal Asiatique, t. V, 6* sér., 1865.

2. Souvent édité, entre autres par Lassen, Gitagovinda, Jayadevœ poètes indici draina lyricum, avec traduction latine, 1836.

3. Un des termes employés pour désigner l'intelligence suprême.

4. Gosain, en sanscrit gosvâmin, « possesseur de vaches », qui, comme tous les mots signifiant pâtre, est aussi un nom de Krishna, désigne en général un individu faisant profession de vie religieuse ; il s'applique en outre d'une façon spéciale, tant chez les vishnouites que chez les çivaïtes, aux membres de certaines confréries.

HINDOUISME 203

des musulmans1. La bhakti de Krishna, de Râdhâ, de Caitanya, et le respect superstitieux du guru, poussé jusqu'à l'adoration, constituent à peu près tout le credo de ces communautés popu- laires. Gomme tous les vishnouites, ils ont une grande dévotion au sanctuaire de Jagannâtha en Orissa et à ceux de Mathurâ, le lieu de naissance de Krishna, résident leurs principaux gosains. Mais l'acte essentiel de leur culte propre est le kîrtan, « la glorifi- cation », qu'ils célèbrent en commun et où, par de longues litanies, par des chants mêlés de danses et suivis parfois d'une sorte d'agapes, ils s'exaltent à l'envi en l'honneur du Berger de Vrindâvan. Ces chants oupadas, en hindi et envieux bengali, dont plusieurs datent d'une époque antérieure à Caitanyaet qui, avec quelques biographies du fondateur, constituent leur véritable littérature, sont tous ero- tiques et presque tous lascifs 2. Aussi n'y a-t-il pas à s'étonner que le niveau moral soit assez bas dans la secte. Ce qui doit plutôt surprendre, c'est qu'elle n'ait pas versé davantage dans des pra- tiques absolument corrompues. Les classes élevées la dédaignent, du moins au Bengale3 : dans les provinces supérieures, elle est mieux composée, elle jouit de plus d'estime et compte parmi ses membres des personnes influentes et lettrées.

L'autre secte, fondée, comme celle de Caitanya, au commence- ment du seizième siècle, eut pour auteur Vallabhâcârya, un brah- mane né dans le district de Gampâran sur la frontière du Népal, d'une famille d'origine méridionale. Après de longs voyages, il fixa son siège à Gokula, sur la Jumnâ, aux lieux mômes s'était passée l'enfance de Krishna. Aussi la secte est-elle communément appelée du nom de ses chefs celle des gokulastha gosains, des « Saints de Gokula ». Les quarante-huit disciples de Vallabhâcârya la propagèrent dans les diverses contrées de la Péninsule : mais elle est surtout nombreuse en Hindoustan et dans la présidence de

1. L'auteur du Dabistàn (11, 185, 193) affirme d'une façon générale l'esprit de tolé- rance des Vairâgins vishnouites.

2. J. Beames a donné des spécimens de cette littérature, ap. Ind. Antiq., I, 215 ; 323, 11, l, 37. Le lecteur en trouvera d'autres dans The Literalure of Bengal, being an Attempt to trace the Progress of the National Mind in its various Aspects, as reflected in the Nations Literature,by Ar.Cy.Dae, Calcutta, 1877. Le seul tort de cet intéressant petit livre est de présenter les choses sous un jour trop favorable. Parmi les ouvrages qui appar- tiennent d'une façon plus générale à la littérature vishnouite du Bengale, le Caitanya- candrodaya ou « le lever de lune de Caitanya », une glorification, sous forme dramatique, du fondateur de la secte, a été édité par Hâjendralâla Mitra dans la Bibliotheca lndica.

3. On trouvera d'intéressants détails sur l'état actuel des Caitanyas du Bengale et de l'Orissa, ap. W. Hunter, Statistical account of Bengal, passim, principalement t. XIX, p. 50.

204 LES RELIGIONS DE L'INDE

Bombay. Sans exclure les castes inférieures, elle se recrute large- ment parmi les classes aisées : la moitié par exemple des riches commerçants de Bombay en fait partie. Ses gosains ou docteurs, dont très peu vivent dans la retraite et dans le célibat, sont souvent eux-mêmes banquiers ou marchands, et ils profitent d'une existence itinérante, qui les conduit de sanctuaire en sanctuaire d'un bout de l'Inde à l'autre, pour joindre les poursuites du négoce à celles de la piété. Enfin les autorités suprêmes de la secte, les descendants directs de Vallabhâcârya, qui forment à eux seuls une tribu nom- breuse (ils sont divisés en sept branches principales issues chacune d'un des sept petit-fils du fondateur), sont presque tous des per- sonnages influents même en dehors du cercle de leurs fidèles, qui vivent dans l'opulence et à qui l'opinion ne conteste nullement leur titre pompeux de Maharaja. Vallabhâcârya lui-même paraît avoir été mieux qu'un mystique ordinaire. Il est une des autorités du Vedânta, sur lequel il a laissé plusieurs traités écrits dans le sens idéaliste de TAdvaita, et il fit preuve de vigueur d'esprit en osant répudier ouvertement les théories ascétiques dans un pays les doctrines les plus sensuelles empruntent d'ordinaire le langage du renoncement. Il enseigna que c'était outrager Dieu que de se refuser le bien-être, et que le culte devait se célébrer dans la joie. Aujour- d'hui ses sectateurs n'ont plus guère souci du Vedânta et Pépicu- risme n'est que le moindre de leurs défauts : dans quelque mesure au juste qu'ils aient renchéri sur les leçons du maître, ils sont une des sectes les plus corrompues de l'Inde. Des écrits du fondateur, ils n'ont guère retenu que son commentaire sur le Bhâgavata-Pu- râna, dont le dixième chant, le plus erotique de tous, constitue avec le Premsâgar à peu près toute leur littérature d'édification. De même que les Gaitanyas, ils adorent le berger de Vrindâvan, l'amant de Râdhâ et des Gopis, et, par un raffinement de piété malsaine, ils le figurent sous les traits d'un enfant, comme Bâla Gopâl, Bâla Lâl, « le Petit Pâtre, le Petit Mignon ». Ils entourent ses images d'un culte minutieux, tant public que privé, de soins corporels, auquel les femmes surtout se livrent avec un empressement pas- sionné. Non moins que les Vaishnavas du Bengale, ils recherchent les occasions de s'exalter en commun ; mais ils le font d'une manière encore plus dépravée, et leurs râsmandalis qu'ils célè- brent entre eux en imitation des jeux de Krishna et des Gopîs, sont d'une licence extrême. Nulle secte n'a poussé plus loin l'idolâtrie du guru. Tous les descendants de Vallabhâcârya, qu'on les estime

HINDOUISME 20")

ou non, sont adorés comme des incarnations de Krishna. La salive qu'ils rejettent en mâchant le bétel, l'eau qui a servi à laver leurs pieds, sont bues avidement par les fidèles *. Ceux-ci leur doivent le triple samarpana, le triple abandon de tan, man, dhan, du corps, de l'esprit et de la fortune, et, pour les femmes de la secte, c'est la plus grande des bénédictions que d'être distinguées par eux et de servir à leurs plaisirs. H y a une vingtaine d'années, la seule présidence de Bombay comptait environ soixante-dix de ces hommes- dieux, et un procès célèbre, débattu en 1861 devant la Haute Cour, a fourni la preuve qu'ils ne se font pas faute d'user de leurs droits2.

Comme toutes les branches de l'hindouisme, ces sectes se sont subdivisées à leur tour. Même parmi les Vallabhâcâryas, qui sont une des plus compactes, il y a des groupes qui ne sont pas en com- munion avec le reste de la communauté. De ces dissidents les uns procèdent d'un mouvement réformateur ; mais d'autres renchéris- sent encore sur les exagérations de la secte principale. Tels sont, parmi les Caitanyas, les Kartâbhâjs, « les fidèles du Créateur », fondés à la fin du siècle dernier, et qui ne reconnaissent d'autre dieu que le guru3. Tels encore sont les Râdhâvallabhîs, qui datent de la fin du seizième siècle et qui adorent Krishna en tant qu'il est l'amant de Râdhâ, et les Sakhibhâvas ceux qui s'identifient avec l'Amie », c'est-à-dire avec Râdhâ), qui adoptent le costume, les manières et les occupations des femmes 4. Ces deux dernières sectes sont en réalité des Çâktasvishnouites, parmi lesquels il faut ranger également un grand nombre d'individus et même des communautés entières des Caitanyas, des Vallabhâcâryas et des Râmânandis. Comme les Çâktas civaïtes, ils ont des pratiques de la main gauche, qu'ils tiennent secrètes. Ils ont des Tantras spéciaux encore peu connus : le Brahmavaivarta-Purâna, qui l'est davantage, appar- tient pour le fond à la même littérature5.

On comprend quels ravages ont exercer à la longue ces impures croyances. Ce serait toutefois bien peu connaître les res-

1. Ces pratiques, qui rappellent celles du lamaïsme tibétain, se retrouvent aussi en d'autres sectes : Dabistân, II, 112 ; Ind. Antiq., VIII, 292.

2. Les débats de ce procès, précédés de l'histoire de la secte, sont consignés dans l'ouvrage anonyme History of the Sect of Maharajas or Vallabhâchâryas in Western India, 1865.

3. Sur cette secte, cf. Hunter, Statistical account of Bengal, I, 73 ; II, 53.

4. Ils semblent avoir été nombreux au dix-septième siècle: Dabistân, II, pp. 182, 185.

5. Cf. particulièrement l'analyse de la quatrième section, le Krishnakhanda, par Aufrecht, Catalogue, pp. 26-27.

206 LES RELIGIONS DE L'INDE

sources infinies du sentiment religieux, que de croire que l'effet en a été forcément et universellement corrupteur. Le peuple trouve une certaine sauvegarde dans la grossièreté même de sa superstition, et, dans les rangs plus élevés, bien des âmes à la fois mystiques et chastes savent extraire le miel du pur amour de cet étrange amas de lubricités. C'est par exemple une touchante légende que celle de cette jeune reine d'Udayapura, une contemporaine d'Akbar (fin du seizième siècle), Mira Bâî, qui renonça au trône et à son époux plu- tôt que d'abjurer Krishna et qui, pressée par ses persécuteurs, vint se jeter aux pieds de l'image de son dieu : « J'ai quitté mon amour, mes biens, ma royauté, mon époux. Mira, ta servante, vient à toi, son refuge : prends-la auprès de toi ! Si tu me sais pure de toute tache, accepte-moi. Excepté toi, nul autre n'aura compassion de moi. Aie donc pitié de moi ! Seigneur de Mira, son bien-aimé, accepte-la et permets qu'elle ne soit plus séparée de toi à jamais ! » L'image s'entr'ouvrit et Mira Bai disparut dans ses flancs1. Son culte associé à celui de son dieu donna naissance à une nouvelle secte issue probablement des Vallabhâcâryas, et qui subsiste encore sous son nom. Toutes ces religions d'ailleurs comptent des rigo- ristes qui, sans rompre avec leur secte, en répudient plus ou moins les doctrines et les pratiques, soit que retirés du monde ils mènent la vie dévote des vairâgins exempts de passions », c'est la déno- mination la plus commune des sannyàsins vishnouites), soit qu'avec leur famille, parfois avec quelques voisins, ils forment de petits groupes l'on fait profession d'une piété plus éclairée et de ten- dances puritaines. Le cercle vient-il à s'élargir, il se transforme peu à peu en une communauté indépendante. Ainsi surgirent par exemple, chez les Caitanyas, les SpasJt tadây a/cas , qui ne recon- naissent ip&sdeguru et vivent dans des couvents, hommes et femmes réunis sous le même toit, observant le célibat et la chasteté ; chez les Vallabhâcâryas, les Carandâsîs, fondés vers le milieu du siècle dernier par un marchand de Delhi, Garan Dâs et par sa sceur Sahaji Bâi ; chez les Râmânandis toute une série de petites sectes dont un assez grand nombre subsistent encore. Toutes ces com- munautés se distinguent moins par des nouveautés dogmatiques, que par une certaine tendance au piétisme et à l'austérité.

1. H. H. Wilson, Select Works, t. I, p. 138.

III

SECTES REFORMATRICES

Kabîr-Panthis et autres sectes issue» du mouvement réformateur de Kabîr. Part des influences musulmanes. Les Sikhs : Nânak et ses successeurs les Gurus, Guru Arjun el l'Âdigranlh. Guru Govind et la guerre sainte. L'État sikh ; la fin de l'indépen- dance des Sikhs ; leur culte et leurs divisions. De nouvelles sectes continuent de «e former dans l'Inde.

A côté de ces protestations timides, il ne cessa pas de s'en pro- duire de plus hardies, dont une du moins fit une grande fortune, mais qui toutes, même celles qui n'eurent qu'un petit nombre d'adhérents directs, exercèrent une influence salutaire dans ce mi- lieu troublé. Jointes à ce que l'ancienne tradition avait laissé de meilleur, elles furent pour l'hindouisme comme un levain qui l'em- pêcha de croupir et de se corrompre tout à fait. Le représentant peut-être le plus parfait de ce mouvement réformateur fut Kabîr, ou, comme le surnomment aussi ses disciples qui révèrent en lui une incarnation de la divinité, Jnânin, «celui qui a la science, le Voyant ». On sait si peu de chose de positif sur le compte de cet homme remarquable, qu'on a été jusqu'à douter de son existence1. Le plus probable est qu'il naquit à Bénarès dans la caste des tis- serands ; qu'il fut unvairâgin de la secte de Râmânanda, peut-être, comme le veut la tradition, un disciple immédiat de ce maître, et qu'il enseigna dans les commencements du quinzième siècle (la légende le fait vivre trois cents ans, de 1149 à 1449). Kabîr n'a pas laissé d'écrits. Mais la secte possède d'assez nombreux recueils en hindi, dont la composition est attribuée, avec plus ou moins de

1. H. H. Wilson, Select Works, t. I, p. 69.

208 LES RELIGIONS DE L'INDE

fondement, à ses premiers disciples, et dans lesquels sont conservés un grand nombre de dits du maître, formant parfois des pièces versifiées d'une certaine étendue, ainsi que des dialogues repro- duisant des controverses en partie sûrement imaginaires, il est le principal interlocuteur. Dans cet enseignement, Kabîr s'attaque à tout l'ensemble des superstitions hindoues. Il rejette et tourne en ridicule les Castras et les Purânas, il fustige l'arrogance et l'hypocrisie des brahmanes, il repousse toute distinction haineuse de caste, de religion et de secte. Tous ceux qui aiment Dieu et font le bien sont frères, qu'ils soient hindous ou musulmans. L'idolâtrie et tout ce qui en approche ou qui pourrait la suggérer, est sévèrement condamné : le temple ne doit être qu'une maison de prière. Il ne tolère chez ses disciples, ni les pratiques trop démons- tratives, ni les singularités dans le costume, ni aucune de ces marques extérieures qui sont les signes distinctifs des sectes hin- doues et qui ne servent qu'à diviser les hommes. Toutefois, pour ne pas scandaliser le prochain, il leur enjoint de se conformer à l'usage dans les choses indifférentes. Il recommande le renonce- ment et l'existence contemplative ; mais il exige par-dessus tout la pureté morale, sans l'attacher à un genre de vie particulier. Toute l'autorité en matière de foi et de mœurs appartient dJiguru: cepen- dant l'obéissance à ses commandements ne doit pas être aveugle et les droits de la conscience du fidèle sont expressément réservés. De ces traits, il n'en est guère qui ne se retrouvent plus ou moins ailleurs, dans le passé des religions sectaires; mais l'en- semble en est nouveau, et rappelle singulièrement le quiétisme musulman. Cette ressemblance a été saisie dans l'Inde même : les mahométans réclament Kabîr comme un des leurs, et, parmi les Hindous, une tradition très répandue en fait un musulman con- verti. Il est certain que Kabîr s'est beaucoup préoccupé de l'Islam. Son but a été visiblement de fonder une religion unitaire qui aurait réuni dans la même foi les Hindous et les sectateurs du Prophète, et, pour cela, il attaque l'intolérance du Coran et le fanatisme des mollahs, avec non moins de vigueur que les préjugés de ses com- patriotes. On ne saurait douter non plus que le spectacle de l'Islam avec son monothéisme triomphant, son culte sévèrement spiritua- liste, sa large fraternité et sa morale d'une supériorité pratique in- contestable, n'ait fait sur lui une impression très vive. Mais en même temps cette impression paraît n'avoir été que toute générale. Kabîr connaît mal la théologie musulmane ; son Dieu n'est ni celui du

HINDOUISME 209

Coran, ni même celui du soufisme, mais celui du Vedânta : le man- tra d'initiation avec lequel il reçoit ses disciples est au nom de Râma et, malgré la profession très nette qu'il fait du monothéisme, il semble avoir admis lui-même et, en tout cas, ses fidèles ont admis après lui, la plupart des personnifications de l'hindouisme. Les membres de cette secte, les Kabîr-panthis, « ceux qui suivent la voie de Kabir », forment aujourd'hui douze branches princi- pales, restées en communion entre elles malgré quelques diffé- rences dans les doctrines et dans les pratiques. Leur centre est à Bénarès; mais on les rencontre dans toute la présidence du Ben- gale, dans le Gujarât, dans l'Inde centrale, et jusque dans le Dékhan. Leur nombre, difficile à évaluer à cause du soin qu'ils mettent à se conformer aux usages du milieu dans lequel ils vivent, paraît être assez considérable. A la fin du siècle dernier, leur ordre reli- gieux à lui seul fournit, dit-on, trente-cinq mille participants à une melâ tenue à Bénarès; et ils sont encore plus influents que nom- breux. Kabîr lui-même est révéré comme un saint par la plupart des vishnouites : son autorité est directement reconnue par beau- coup de sectes réformatrices, et son action est sensible chez toutes. C'est ainsi que les Dâdu-panthîs, fondés à la fin du seizième siècle par un blanchisseur du nom de Dâdù, et qui sont nombreux parmi les Râjpoutes d'Ajmîr et de Jaypour; les Bâbâ-lâlîs ou sec- tateurs de Bâbâ-Lâl, un Râjpoute du Màiva, qui compta parmi ses auditeurs le libéral et infortuné frère d'Aurangzeb, Dâra Shakôh (milieu du dix-septième siècle); les Sâd/ius, « les purs », très répandus aux environs de Delhi, et dont le fondateur, Bîrbhân, vivait dans la deuxième moitié du dix-septième siècle ; les Satnâmis, « les adorateurs du vrai nom1 », qui datent du milieu du siècle suivant et se rattachent à Jivan Dàs2, un homme de caste militaire, natif d'Oude, sont en quelque sorte des branches issues de la secte de Kabir. Les Prân-nàt/us, ou sectateurs de Prân-Nâtha, un ksha- triya du Bândelkhând (fin du dix-septième siècle), qui admettent

1. Il s'est produit récemment une sorte de réveil dans cette secte sous l'influence d'un certain Ghâsi Dâs, mort en 1850, et qui avait groupé autour de lui près d'un demi-million de fidèles. Max Mùller, Chips from a German Workshop, t. IV, p. 329.

2. Le nom intégral est Jagjivan Dàs, « le serviteur de (celui qui est) la vie de 1 uni- vers ». Une note très intéressante sur ce réformateur, ses ouvrages, ses principaux disciples et l'état actuel de la secte, dont le niveau semble être tombé très bas, a été récemment reproduite dans Indian Antiq., VIII, 289 ss. La gaddi, ou siège du fonda- teur, est encore occupée présentement par un de ses descendants directs. La secte •enterre ses morts au lieu de les brûler.

Religions de l'Inde. 1. 14

L'IO LES RELIGIONS DE L'INDE

indistinctement des Hindous et des musulmans, laissant aux uns et aux autres leurs croyances et leurs usages particuliers, et n'exi- geant d'autre profession de foi que celle de croire en un seul Dieu *, les Çiva-nàr ayants, fondés dans la première moitié du dix-hui- tième siècle par un râjpoute de Ghâzipour, Ci va Nârâyana, qui ne reconnaissent pas de gurus et professent également le déisme: bien d'autres encore se rattachent au même mouvement. Moins directe, mais sensible encore, est l'influence des mêmes doctrines dans l'œuvre de S vâmin Nârâyana, qui, dans le premier quart de ce siècle, s'éleva dans le Gujarât contre l'idolâtrie et les supersti- tions de ses compatriotes, en particulier contre les croyances im- pures des gosains vallabhâcâryas. Il prêcha une morale austère, l'amour du prochain sans distinction de caste et l'unité de Dieu, ajoutant que ce Dieu, qui s'était incarné jadis en Krishna, et dont Vallabhâcârya avait usurpé le nom, avait daigné reparaître ici-bas en sa personne. L'évêque Heber, qui se rencontra avec lui dans le printemps de 1825, nous a laissé de cette entrevue une curieuse relation qui mériterait d'être reproduite ici in extenso'1. Rien n'est plus propre que ce récit à donner une idée de l'indescriptible mé- lange de vues élevées et de superstitions grossières qui se rencontre à tous les degrés de l'hindouisme, et à faire toucher pour ainsi dire du doigt toutes les restrictions qu'il faut faire quand on vient à parler du monothéisme des Hindous. Svâmin Nârâyana, qui se pré- senta à cette entrevue à la tête de deux cents cavaliers armés jus- qu'aux dents, commandait alors en maître absolu à plus de cin- quante mille fidèles. Aujourd'hui, la secte en compte environ deux cent mille et, conformément à la loi qui régit toutes ces commu- nautés, elle commence à se scinder en deux groupes.

Mais la plus remarquable des nombreuses sectes se rattachant plus ou moins directement à Kabîr est celle des Sikhs, des « Dis- ciples, » qui, seule de toutes les branches de l'hindouisme, aboutit à une religion nationale, ou plutôt qui engendra une nation 3. Leur

1. Cf. P. S. Growse, The Sect of the Prân-nâthis, dans le Journ. of the As. Soc. of Bengal, vol. XLVI1I, pp. 171 ss.

2. Narrative of a Journey through the Upper provinces of India, ch. xxv.

3. Pour l'histoire générale des Sikhs, consulter : J. Malcom, Sketch of the Sikhs, ap. Asiatic Researches, t. XI ; H. T. Prinsep, Origine et progrès de la puissance des Sikhs dans le Penjab et histoire de Maharadja Bandjit Singh (Calcutta, 1834), traduction fran- çaise par X. Raymond, 1836 ; W. L. Mac Gregor, History of the Sikhs, 2 vol., 1846; J. D. Cunningham, A History of the Sikhs, 1849 ; pour leur histoire religieuse : H. H. Wilson, Account of the Civil and Religious Institutions of the Sikhs, ap. Journ. of

HINDOUISME 2H

fondateur, Nânak, naquit en 1469 dans le Penjâb, à peu de distance de Lahore, dans la caste commerçante des Khatrîs. Une partie de son existence fut errante, et c'est probablement au cours de ces voyages qu'il entra en relation avec les disciples de Kabîr. De même que ce dernier, il se fit l'apôtre d'une religion unitaire fondée sur le monothéisme et sur la pureté morale. « Il n'y a ni Hindous, ni musulmans » fut, dit-on, le thème d'une de ses premières pré- dications, et, comme Kabîr, il est resté en odeur de sainteté auprès des soufis, des fakîrs et, en général, des mahométans médiocrement orthodoxes. Mais, comme lui et plus que lui il fut foncièrement hindou. Il rejeta les Vedas, les Castras, les Purânas aussi bien que le Coran ; mais il retint la plupart des samskâras ou cérémonies privées, qui ne furent supprimées que longtemps après lui, et il ne rompit pas môme d'une façon absolue avec la caste, qu'il toléra comme institution civile et dont la secte, malgré des tentatives ultérieures d'abolition complète, a toujours conservé quelques vestiges. Elle n'a jamais cessé par exemple de témoigner beaucoup de respect aux brahmanes, et, de presque tous les gurus, il est dit qu'ils en entretinrent auprès de leur personne en qualité de prêtres domestiques. De même pour les dogmes, depuis que le Granth, la Bible des Sikhs, est publié1, il ne saurait plus guère être question d'une influence profonde de l'Islam sur la pensée des fondateurs de cette religion. D'un bout à l'autre, et pour la forme, et pour le fond des idées, ce livre respire le panthéisme mystique du Vedânta, renforcé des doctrines de la bhakti, de la grâce et du dévouement absolu imguru. Il se distingue bien de la littérature sectaire prise en masse par l'importance qu'il attache aux prescrip- tions morales, par la simplicité et le caractère spiritualiste d'un culte dépouillé de toute idolâtrie, par sa sobriété mythologique sur- tout, bien qu'on y trouve en assez grand nombre les personnifica- tions de l'hindouisme et que même on y surprenne parfois comme un retour aux divinités hindoues. Mais il serait difficile de faire en tout cela la part précise de l'influence musulmane. Pratiquement, il est vrai, les Sikhs ont fini par adorer un Dieu personnel, et leur

the Roy. As. Soc, t. IX (1848), reproduit dans les Select Works, II, p. 121, etc. ; E. Trumpp, Nânak, der Stifter der Sikhreligion, dans les Mémoires de l'Académie de Munich, 1876, et surtout les Introductory Essays, placés par le même en tête de sa traduction de l'Âdi Granth, 1877.

1. The Adi Granth or the Holy Scriptures of the Sikhs, translated from the original gurmukhi, by Dr. E. Trumpp, 1877. Publié par ordre du gouvernement anglais.

212 LES RELIGIONS DE L'INDE

religion peut se définir comme un déisme plus ou moins assaisonné de superstitions. Mais c'était une modification qu'elle devait subir forcément, le panthéisme, qui peut bien être la foi d'un petit cercle de mystiques, ne se concevant pas comme croyance positive d'une nombreuse communauté. Par contre il est incontestable que le contact avec les musulmans, qui n'a été nulle part plus intime que dans ces pays frontières, a puissamment agi sur l'esprit et sur les mœurs des Sikhs. C'est aux sectateurs du Prophète qu'ils ont emprunté notamment leur fanatisme militaire et le dogme de la guerre sainte, notion nullement hindoue, mais qui, sous la même influence, s'est développée également chez d'autres populations de l'Inde, par exemple chez les Marhattes et chez certaines tribus raj- poutes. L' Adi-Granth « le Livre fondamental » fut compilé par le cinquième successeur de Nànak, Guru Arjun (1581-1606). Il y recueillit les poésies laissées par le fondateur et par les trois gurus qui étaient venus après lui, et y ajouta ses propres compo- sitions, ainsi qu'un grand nombre de sentences et de pièces de Ramànanda, de Kabîr, du poète marhatte Nâmdèv et d'autres saints personnages. Quelques additions y furent faites encore par le dixième et dernier guru, Govind (1675-1708), qui composa en outre un deuxième Granth, intitulé « le Granth du dixième règne » . Ces deux livres, volumineux l'un et l'autre, sont rédigés en une forme vieillie du penjàbi appelée Gurmuk/d « qui vient de la bouche du Guru ». Avec des biographies des gurus l et des saints et un certain nombre d'instructions rituelles et disciplinaires, ils forment la littérature sacrée de la secte.

Pendant près d'un siècle les Sikhs paraissent être restés une communauté purement religieuse d'inol'fensifs puritains. Gomme Nânak, sans en faire l'objet d'une défense formelle, avait décon- seillé à ses disciples de renoncer à la vie active, la secte, à peu d'exceptions près, n'était composée que de pères de famille indus- trieux, laboureurs ou marchands. Comme en outre l'infanticide, une des pratiques sombres de l'hindouisme et fort en usage parmi les tribus de l'Ouest, Jàts et Rajpoutes,y était sévèrement interdit, et qu'elle se recrutait indifféremment parmi toutes les classes de la population tant musulmane qu'hindoue, elle ne tarda pas à devenir nombreuse sous l'autorité de ses gurus. Celle-ci était absolue. Le

1. Ces biographies ont été traduites en partie par E. ïrumpp dans 6es Introductory Essays, en tête de sa traduction de l'Adi Granth.

HINDOUISME 213

gu ru est le médiateur et le sauveur; il est infaillible ; le fidèle lui doit une obéissance aveugle, et ses rivaux, les fauteurs d'hérésie, finirent par être voués au feu, eux et leur famille. Bien que Nânak, en bien des endroits, parle modestement de lui-même, on ne sau- rait douter qu'il ne se soit cru une mission divine, ce qui, traduit en langage hindou, revenait à dire qu'il était une incarnation de Haiï (un nom de Krishna- Yishnu, la désignation la plus usitée dans le Granth de l'Être suprême). Pour lui et pour ses disciples, il était identique avec Dieu, et tous ses successeurs furent, comme lui, des manifestations de la divinité. Jusqu'au cinquième guru, l'autorité suprême se transmit par voie de consécration du titulaire mourant au plus digne d'entre les disciples1. Guru Arjun, le com- pilateur du Granth, la rendit héréditaire. Le premier, il s'entoura d'un appareil royal et profita de sa puissance pour jouer un rôle politique. Il pria pour Khusrô2, le fils rebelle de l'empereur Jahân- gîr, et périt la même année à Lahore dans les prisons du padishah (1606). A partir de ce moment la communauté des Sikhs se trans- forma rapidement en une théocratie militaire, à laquelle la rude population des Jâts fournit de fanatiques soldats. Sous le règne du bigot Aurangzeb, la lutte avec le pouvoir impérial recommença pour ne plus finir. Le neuvième guru, Têgh Balladur, fut décapité à Delhi (1675). Son fils Govind Singh, dont le pontificat ne fut qu'une longue suite de combats, acheva la transformation de la secte ou, comme elle s'appela désormais d'un nom emprunté à l'arabe, du Khâlsâ « la propriété, la part de (Dieu) ». Il l'entoura d'un ensemble d'ordonnances qui en fit un peuple à part, voué au triomphe ou à l'extermination3. Toute inégalité sociale fut abolie au sein du Kkâlsâ, dont chaque membre reçut le surnom nobiliaire de Singh (en sanscrit simha, lion). Le costume fut réglé d'une façon uniforme. A l'exception du respect témoigné aux vaches, tout ce qui rappelait les usages, pratiques et cérémonies de l'hindouisme

1. Nânak en avait donné lui-même l'exemple en désignant Angad de préférence à ses deux fils, dont les descendants, les Nânakpotras, forment encore aujourd'hui deux clans particulièrement honorés parmi les Sikhs,

2. Dabistân or School of Manners, t. II, p. 272, trad. Shea et Troyer. L'auteur avait «ntretenu des relations personnelles avec le huitième Guru, Hari Govind.

3. Sur les réformes effectuées par Govind Singh, cf. Sakhee Book, or the Descrip tion of Gooroo Gobin Singh's Religion and Doctrines, translated from Gooroomukhî into Hindi and afterwards into English by Sirdar Attar Singh, chief of Bhadour, Bénarès, 1873. Cf. du même auteur : The Travels of Guru Tegh Bahadar and Guru Govind Singh, translated from the original Gurmukhi, Lahore, janvier 1876.

214 LES RELIGIONS DE L'INDE

fut rigoureusement proscrit, bien que, personnellement, Govind partageât quelques-unes des pires superstitions hindoues, au point qu'il immola un de ses disciples à Durgâ. Aucun rapport ne fut plus toléré avec l'infidèle, avec celui que cinq initiés n'avaient pas reçu membre du Khâlsâ en buvant avec lui le sorbet du Pahul. Un Sikh ne devait même pas rendre le salut à un Hindou. Quant au musulman, il était tenu de le tuer sans merci en quelque lieu qu'il le rencontrât. Aussitôt qu'initié, il était soldat. La guerre sainte devenait son occupation permanente ; il devait toujours être armé, ou du moins, comme signe de sa vocation, porter sur lui de l'acier, qui devint une sorte d'amulette. Dieu lui-même reçut le nom de Sarba Lohantî « le tout de fer », et par quelques pratiques féti- chistes s'introduisirent dans cette religion iconoclaste. Le soldat sikh adresse sa prière à son sabre ; de même le volume du Granth est devenu l'objet d'une sorte de culte.

Dans cette lutte inégale contre le formidable empire d'Aurangzeb, Guru Govind Singh devait finir par succomber. Traqués comme des bêtes fauves, après trente années de combats, ce qui restait de fidèles se dispersa dans les montagnes : lui-même accepta un com- mandement dans les armées impériales et tomba enfin sous les coups d'un assassin afghan près de Nandèr, dans les États du Nizam (1708) l. Tous les Sikhs n'avaient pas adopté ses réformes, et il paraît avoir vu parfaitement qu'au point en était arrivé la secte, la personnalité du guru serait désormais une cause de schisme plutôt que d'union. Aussi, sur son lit de mort, pressé de désigner son successeur, déclara-t-il que la dignité était abolie et que le Granth serait à l'avenir le guru des Sikhs.

Après lui la direction du Khâlsâ dans le Penjâb passa à un ascète du nom de Banda. A trois reprises, sous le commandement de ce chef féroce, les Sikhs sortirent de leurs repaires de Sirhind, et chacune de ces irruptions fut accompagnée de massacres comme l'Inde elle-même en a peu vu de semblables. A la suite de la der- nière, ils furent à peu près anéantis par les généraux de l'empereur Farokshîr. Banda fut pris et envoyé à Delhi. Après avoir assisté pendant sept jours consécutifs au supplice de 740 de ses compa- gnons, dont aucun ne faiblit, après avoir vu égorger sous ses yeux son fils, dont le bourreau lui jeta le cœur à la figure, il expira le dernier, déchiré avec des tenailles ardentes, louant

1. M. Elphinstone, History of India, t. II, p. 564.

t

HINDOUISME 215

Dieu de l'avoir choisi pour être l'exécuteur de ses vengeances sur la race des méchants (1716) !. Aux horreurs de cette guerre sans merci, les Sikhs avaient mêlé les dissensions intestines. De même que Guru Govind, Banda avait introduit des nouveautés, non dans le dogme, mais dans les usages. Il avait touché au cos- tume et, à l'interdiction du tabac, il avait ajouté celle des liqueurs spiritueuses et de la viande (les Sikhs ne s'abstenaient que de la chair de vache). C'était un retour aux maximes de la dévotion hindoue. Il avait rencontré une résistance acharnée dans ce milieu fanatique les moindres choses prenaient des proportions énormes et le sang avait coulé abondamment dans le Khâlsâ. Gomme il avait été qu'un chef et non une autorité divine à la façon des

rus, ces innovations furent aisément abrogées après sa mort. A partir de ce moment, la direction de la secte passa à une milice de zélotes, les AkâlCs « les fidèles de l'Eternel », institués, dit-on, par Guru Govind, qui se firent les défenseurs farouches de l'orthodoxie. Quand la décomposition de l'empire mogol permit aux Sikhs de reprendre pied dans la plaine, les Akâlîs se constituèrent les gar- diens du sanctuaire d'Amritsar, se conservait l'exemplaire ori- ginal du Granth de Guru Arjun. Dans les grandes occasions, ils y convoquaient le Gunnatâ « l'avis du guru », l'assemblée générale des chefs sikhs, en laquelle résidait pour le temporel et pour le spirituel l'autorité suprême de la nation et qui, sans assurer une unité parfaitement stable à ce singulier mélange d'oligarchie théo- cratique et de fédération militaire, y maintint cependant une cohé- sion suffisante et empêcha la production de nouveaux schismes dans le sein du Khâlsâ.

Ici finit l'histoire religieuse des Sikhs ; la suite en est toute poli- tique. Quarante ans après leur deruier désastre, ils avaient ramené à leur fédération la plupart des sirdars Jâts. En 1764, après la retraite définitive des Afghans, ils s'emparèrent de Lahore et de- vinrent les maîtres incontestés du Penjâb; ils pouvaient alors mettre sur pied 70.000 chevaux 2. Ranjit Singh (1797-1839) réus- sit à leur imposer la forme monarchique. Mais leur fanatisme tur- bulent, que le « Lion du Penjâb » avait su tenir en bride, se réveilla sous ses faibles successeurs. A deux reprises, ils vinrent se briser sur les baïonnettes britanniques. Enfin au printemps de 1848, le Penjâb fut annexé aux possessions de la Compagnie :

1. M. Elphinstone, History of India, t. II, p. 575.

2. H. T. Prinsep, Origine et progrès de la puissance des Sikhs dans le Penjâb, p. 60.

216 LES RELIGIONS DE L'INDE

l'armée du Khâlsâ avait cessé d'exister. Aujourd'hui les Sikhs, bien que constitués d'éléments ethniques divers, forment une race* aussi nettement caractérisée qu'aucune autre de la Péninsule. Ils ont conservé leurs aptitudes martiales et ils fournissent un contin- gent d'élite à l'armée anglo-indienne. Mais leur fanatisme s'est assoupi. Ils sont en dehors de l'hindouisme proprement dit, bien que quelques-unes de leurs subdivisions tendent à y rentrer. Au nombre d'environ 1.200.000, ils ne forment une population agglo- mérée qu'au Penjâb;mais on les trouve répandus par petits groupes dans tout l'Hindoustan et dans quelques parties du Dékhan. Au point de vue religieux, ils sont restés assez compacts, bien qu'il se soit formé parmi eux des ordres qui constituent des communautés distinctes. Tels sont, outre les Akâlîs déjà mentionnés et qui n'ont plus la même influence qu'autrefois, les Udâsîs « les renonçants », qui rejettent le Granth de G uni Govind et qui finissent leurs jours dans l'ascétisme et dans le célibat; (les Nânahpotras, les descen- dants de Nânak, font partie des Udâsîs) ; les Divânê sâdhs « les saints fous », dont une portion observe également le célibat et qui, comme les précédents, s'en tiennent à PAdi-Granth ; les Suthrês « les purs » et les Nirmalê sâdhûs « les saints purs ». Ces der- niers mènent une existence cénobitique; ils sont la plupart lettrés et tendent à se rapprocher de l'hindouisme, dont ils ont repris beaucoup de pratiques. Quand aux Suthrês, ce sont des vagabonds adonnés à tous les vices, méprisables et méprisés, et que rien ne dis- tingue des pires espèces de fakîrs et de yogins. Le culte des Sikhs est simple et pur. A l'exception d'Amritsar, qui est le centre religieux de la nation, et de quelques sanctuaires aux endroits consacrés par la vie ou par la mort des gurus et des martyrs, ils n'ont pas de lieux saints. Leurs temples sont des maisons de prière. On y récite des morceaux, on y chante des hymnes extraits du Granth et l'assem- blée se sépare après que chaque fidèle a reçu une portion du karâh prasâd, de F « oblation efficace », une sorte de pâtisserie consacrée au nom du guru. Aussi tolérants qu'ils étaient fanatiques naguère, ils ne refusent pas d'admettre à leurs offices des étrangers, auxquels ils permettent même de participer à leur communion. Il est vrai que sous cette tolérance il se cache beaucoup de tiédeur, et que, de l'avis du meilleur juge en cette matière, du traducteur de l'Âdi- Granth,, le docteur Trumpp, le « sikhisme » est une religion qui s'en va1.

1. Adi Granth, Introduction, p. civin.

HINDOUISME 217

Nous arrêtons ici cette revue des sectes hindoues, bien que le mouvement que nous avons essayé de suivre soit loin d'être épuisé. Hari n'a pas cessé de descendre sur terre, et encore à l'heure qu'il est, parmi le peuple, surtout dans les campagnes, de nouveaux groupes religieux sont en train de se former çà et autour de nouvelles incarnations. Ces manifestations toujours renaissantes, auxquelles d'ailleurs les classes supérieures et les brahmanes demeurent depuis longtemps étrangers, sont intéressantes à noter, parce qu'elles témoignent de la soif obstinée d'une révélation dont ce peuple est possédé plus qu'aucune autre race asiatique. Mais la description n'en apprendrait rien de neuf sur le compte de l'hindouisme. Même parmi les sectes du passé, nous n'avons choisi que celles qui nous ont paru le mieux se prêter à l'exposé des doctrines essentielles, ou qui fournissaient quelque trait propre à caractériser une des faces de cet étrange ensemble religieux. Des communautés importantes ont été ainsi passées sous silence. Il n'a été question, par exemple, ni des Nimbârkas, une des plus anciennes branches survivantes du vishnouisme, qui prétendent se rattacher à l'astronome Bhâskara (né en 1114) *, ni des Vishnu- bhaktas du Dékhan, qui adorent Vishnu sous les noms de Pându- ranga et de Vitthala, et qui sont fort nombreux parmi les Yai- shnavas des pays mahrattes2. Mentionner ces sectes ainsi que bien d'autres c'eût été, dans les limites que comporte ce travail, ajouter des noms à d'autres noms, soin après tout inutile, quand il s'agit d'un pays comme l'Inde, les variétés religieuses se comptent par milliers. Quelques additions absolument indispen- sables trouveront d'ailleurs mieux leur place dans l'examen qu'il nous reste à faire du culte et en quelque sorte des dehors de l'hin- douisme, sujet auquel il n'a été touché jusqu'ici que d'une manière incidente et dont il importe pourtant de prendre un aperçu géné- ral.

1. H. H. Wilson, Select Works, I, 160.

2. Lassen, Ind. Altherthumsk., IV, 589. Le célèbre poète marhatte Tukârâma était un léié dévot de ce dieu, dont le principal sanctuaire est à Pandharpour, cf. Ind Àntiq.t II, 272.

IV

CULTE

Diversité des cultes de l'hindouisme. Ces cultes sont indépendants les uns des autres : divinités et mythes auxquels ils s'adressent : culte des étoiles ; culte de Ganeça. Culte du soleil : influences iraniennes. Les religions néo-brahmaniques sont essen- tiellement idolâtres ; origines et progrès du culte des images. Symboles sacrés. Le linga et la yoni ; le çâlagrâma et la tulasî. Plantes et arbres sacrés. Animaux sacrés : la vache, le taureau, le singe ; culte du serpent. Pratiques religieuses pri- vées : l'âcâra et sa diversité ; formules mystiques et litanies. Culte public ; les grâ- madevatâs. Culte et service des temples : offrandes et victimes. Communion. Fêtes et melâs. Pèlerinages; le Gange et les autres rivières sacrées. Bénarès. Suicide reli- gieux. Mathurâ, Gayâ, Jagannâtha, Somnâth, etc. Statistique des pèlerinages et leur importance pour le maintien d'une certaine unité dans l'hindouisme Limites de l'hindouisme : castes maudites. Les aborigènes, Dravidiens et autres, et leurs religions. Coup d'oeil rétrospectif. Avenir religieux de l'Inde ; l'hindouisme tombe en ruines et semble ne pas avoir de successeur. Résultats négatifs de la conquête musulmane et des missions chrétiennes. Le Brâhma-Samàj.

Gomme il est à peine besoin de le dire, les cultes de l'Inde pré- sentent une diversité encore plus grande que celle de ses doctrines. Non seulement chaque personnage du panthéon a le sien, mais d'ordinaire il en a plusieurs, autant parfois qu'il a de noms et de sanctuaires principaux. Ce panthéon lui-même est formé d'éléments hétérogènes, tous les systèmes religieux qui ont surgi à tra- vers les âges, ont laissé leur apport. A côté des grandes divini- tés sectaires et de leur entourage, de leurs femmes, de leurs pères, de leurs mères, de leurs fils, de leurs serviteurs, on y retrouve les anciens dieux du brahmanisme, Agni, Indra, Varuna, etc., puissances la plupart bien déchues, mais qui survivent dans ce qui reste du vieux rituel, notamment dans les cérémonies domes- tiques. Les héros de la légende épique, tels que Hanumat, le singe

HINDOUISME 219

allié de Rama, ou les cinq fils de Pându et leur commune épouse Draupadi, dont le culte est populaire d'un bout à l'autre de la Pé- ninsule1, s'y rencontrent avec des personnifications d'une origine bien différente, telles que la Gangâ (le Gange), le soleil, la lune, les planètes 2. Chaque contrée, surtout dans le Sud dravidien, a en outre ses dieux régionaux, identifiés d'ordinaire avec les types généraux de l'hindouisme, mais rarement au point de se confondre absolument avec eux. Enfin, le personnel devient littéralement innombrable, quand on y ajoute, comme il le faut bien, une foule de puissances anonymes et subordonnées dans la littérature, mais qui tiennent une grande place dans les préoccupations du peuple, les Bhùtas ou démons, les Yetâlas ou vampires, les Piçâcas, et autres lutins malicieux, les Prêtas ou revenants, les Yakshas ou gnomes, les Vidyâdharasou sylphes, les Râkshasas ou ogres, lesNâgas, sorte de génies moitié hommes, moitié serpents, et la multitude infinie des divinités locales3. Point de montagne, de rivière, de rocher, de ca- verne, d'arbre remarquable qui n'ait son genius loci : point de vil- lage surtout qui n'ait sa grâmadevatâ, laquelle, même dans le cas elle est une des figures du grand panthéon, n'en reste pas moins, pour la conscience populaire, distincte de la même divinité adorée ailleurs.

1. Dans le seul district de South Arkot, qui entoure Pondicliéry, il n'y a pas moins de 500 temples ou chapelles consacrés aux Pàndavas. Ind. antiq., VII, 127.

2. Pour le Gange et le Soleil, cf. infra. La Lune, Candra, de bonne heure identifiée à Soma, était, au temps des Brâhmanas, le centre de nombreuses légendes et l'ob- jet d'honneurs divins. Le Çamkaravijaya, ch xlv, et les écrivains musulmans (Ketàb- al-fihrist, dans Reinaud, Mémoire sur ilnde, p. 293, et Shahrastâni, t. II, p. 367, traduit par Haarbriicker) parlent d'une secte d'adorateurs de la Lune. Les Planètes, Graha, sont rarement mentionnées avec quelque certitude dans l'ancienne littérature. Elles n'étaient pourtant pas complètement inconnues comme on le prétend générale- ment, puisqu'elles sont invoquées, Atharva-V., xix, 9, 7 et 10. En outre, il en est fait mention dans les vers du khila, inséré sous le nom de Râtrisùkta à la suite de Rig-Veda, X, 127; dans la Maitrî Up., VI, 16; dans Manu, I, 24; Vil, 121, etc. Elles figurent, à côté du soleil et de la lune, et sans doute comme symboles religieux, sur les monnaies des rois satrapes, Lassen, Ind. Aller thumsk., Il, 918 et 1134, éd. Le culte de ces astres est prescrit tout au long par Yâjnavalkya, I, 294-307. Comparer Brihal Parâçara Samhitâ, XIX, dans Dharmaçâstrasamgraha, II, 250 ss. Varâha Mihira, Yogayâ- trâ, VI, 2-18, dans Ind. Stud., XIV, 326 ss., décrit leurs images et une secte d'adora- teurs des planètes est mentionnée au chap. xiv du Çamkaravijaya. 11 est impossible pour le moment de dire dans quelle mesure les Hindous ont eu une astrologie plané- taire indépendante. Ce que nous en savons dérive des Grecs, comme l'indique le mot Horâ qui la désigne. L'astrologie stellaire, bien que son origine soit encore en dis- cussion, est de date ancienne chez eux, et, depuis l'époque védique, certains groupes d'étoiles, en particulier les Nakshatras, ont été l'objet d'un culte. Cf. supra, pp. 33 et 48.

3. Cf. une curieuse invocation de ces êtres multiformes dans Varâha Mihira, Yogayâ- trây VI, 20-29, dans Ind. Stud., XIV, 329. Cf. aussi supra, p. 179.

220 LES RELIGIONS DE L'INDE

Presque tous ces cultes sont plus ou moins indépendants les uns des autres. Il y a bien des dieux synèdres ; mais ces associations sont loin d'être fixes : en tout cas il n'y a plus dans les religions modernes d'actes rituels comparables aux grandes cérémonies vé- diques, où toutes les puissances du ciel et de la terre participaient en commun à une série déterminée d'hommages. Ce qui subsiste de la sorte est, ou une survivance, ou une imitation du vieux brahma- nisme. Ils sont indépendants encore dans un autre sens. La spécu- lation qui s'est affirmée parfois si librement dans les doctrines, a eu bien moins de prise sur les pratiques. De ce côté elle s'est heur- tée, et pas seulement chez les masses, à un fond d'habitudes et de croyances contre lesquelles l'enthousiasme sectaire lui-même a presque toujours fini à la longue par s'émousser. L'idée môme si universellement admise, que toutes choses en définitive dépendent d'un Içvara, d'un souverain Seigneur, se traduit très imparfaite- ment dans le culte. Les dieux y sont petits ou grands selon la nature et l'étendue de leurs fonctions : dans la limite de ces fonc- tions, ils ne sont pas de simples lieutenants. Aussi, parmi tant de manières de s'assurer la faveur du ciel, tout Hindou a-t-il des préférences; mais, à moins d'être très cultivé ou d'appartenir à une secte rigide, il n'est indifférent à aucune de celles qui sont à sa portée. En dépit de toutes ses aspirations, il faut donc dire que, prise en masse, l'Inde est restée pratiquement polythéiste1, et on comprend qu'il ait fallu quelque temps aux musulmans et, après eux, aux Européens, pour s'apercevoir qu'au-dessus de toute la bigarrure de ces religions, il y avait chez ces gentils une théologie avouable et des spéculations dignes de compter dans l'histoire de l'esprit humain2.

Aujourd'hui, et bien qu'il y ait encore çà et des populations arriérées (nous ne parlons ici que des populations hindoues ou ayant adopté plus ou moins les mœurs hindoues) dont toute la reli- gion consiste à se conformer à la coutume et à servir le fétiche du

1. Gaudapâda, qui est probablement de la fin du septième siècle, mentionne encore un polythéisme dogmatique dans ses çlokas sur la Mândùkya llpanishad (II, 21, p. 424 de l'éd. de la BibL lnd.). Il entendait sans doute désigner les anciens Mîmâmsistes, qui n'admettaient pas d'Içvara.

2. « Il est clair maintenant que l'opinion généralement admise qui considère le$ Hindous comme polythéistes est sans base réelle ; car, bien que leurs principes admet- tent des positions difficiles à défendre, on ne saurait contester qu'ils sont adorateur» d'un Dieu et d'un seul Dieu. » Ayeen Akbari, traduction de Gladwin, vol. III, pp. rvy v. Calcutta, 1876.

HINDOUISME 221

village, ce polythéisme n'a plus guère d'autre centre que Çiva ou Vishnu. Mais la prépondérance de ces deux divinités n'a pas tou- jours été aussi universellement reconnue, et, dans le passé, d'autres cultes ont parfois disputé aux leurs le premier rang. Notre con- naissance de ces dernières religions est très limitée. Elles n'ont pas laissé de littérature, et hors le choix de leur dieu principal, nous ne savons rien de leur théologie. Nous ignorons même si elles ont eu jamais un corps de doctrines qui leur fût propre, si elles ont abouti à de véritables sectes, ou s'il ne faut pas plutôt y voir sim- plement, soit des cultes populaires, soit des dévotions plus ou moins répandues, mais ayant toujours gardé quelque chose de personnel. Il en est certainement ainsi de la plupart de celles que passe en revue l'auteur pseudonyme du Çamkaravijaya, quand toutefois elles ont existé ailleurs que dans sa fantaisie. Il n'y a aucune apparence par exemple que des communautés se soient jamais for- mées aux noms d'Agni, d'Indra, de Yama, de Varuna, de Kuvera (Plutus), de Manmatha(Cupidon), du Gandharva Viçvâvasu1, etc. De Yâc ou Sarasvati2, l'épouse de Brahmâ et la déesse de l'élo- quence, nous savons qu'elle était la patronne du Cachemir: mais le Cachemir n'en était pas moins çivaïte. Les religions de Garuda, l'oiseau solaire, de Çesha, le roi des serpents, des Bhùtas ou des démons3 n'ont pu être que des croyances populaires, comme il s'en observe encore chez bien des peuplades. Gelle de Hiranyagarbha, ou Brahmâ 4, relevait au contraire de la tradition savante. Il est probable que, sans avoir jamais été bien répandue, elle l'était plus autrefois que maintenant, elle n'est plus professée que par des brahmanes particulièrement scrupuleux en fait d'orthodoxie. De même, il y a encore par-ci par-là des Gânapatyas, qui ont une dé- votion toute spéciale pour Ganapatiou Ganêça, « le chef des troupes (des suivants de Çiva) » , le dieu à la tête d'éléphant, qui écarte les obstacles et inspire les prudentes résolutions, que tout Hindou du reste invoque avant de rien entreprendre et qui, en sa qualité de patron des lettres et des arts, est mentionné en tête de presque tous les livres. Le Çamkaravijaya distingue jusqu'à six subdivisions des Gânapatyas, qui auraient adoré chacune une forme particulière

1. Çamkaravijaya, ch. m, xxxiii, xxxiv, xxxv, xxxn, xxxi, l, éd. de la Bibl. Ind. Pour Yama, cf. Mudrârâkshasa, acte I, entrée de Nipunaka.

2. Ibid., ch. xxi.

3. Ibid., ch. xlvhi, li.

4. Ibid., ch. xi.

222 LES RELIGIONS DE L'INDE

du dieu1. Mais, de toutes ces religions, la plus puissante, la seule qui ait pu réellement rivaliser avec celles de Vishnu et de Çiva, la seule aussi dont nous ayons des témoignages nombreux et positifs, est celle du Soleil. Depuis les temps védiques, le Soleil n'a pas cessé de faire grande figure dans le panthéon ainsi que dans la lit- térature poétique et religieuse de l'Inde. Une grande partie du Bha~ vishya-Purâna lui est spécialement consacrée2. La trace de son culte se trouve sur les monnaies des rois satrapes qui ont régné sur le Gujarât vers l'ère chrétienne3, aussi bien que sur celles des princes indo-scythes 4. Plus tard, dans la même région, un au moins d'entre les rois de Yalabhî est qualifié, dans les inscriptions, ày Adityabhakta, d'adorateur du soleil5. Un peu plus vers le Nord, à Multân dans le Penjâb, s'élevait le temple de ce dieu le plus célèbre de l'Inde, dont Hiouen-Thsang et les écrivains musulmans ont décrit les splendeurs 6, et qui n'a été définitivement détruit que sous Aurangzeb. D'autres sanctuaires se trouvaient à Gwalior en Râjastan7, au Gachemir8, en Orissa9. Peut-être des influences ira- niennes n'ont-elles pas été étrangères à l'organisation de ce culte pendant le moyen âge 10 : en tout cas l'onomastique à elle seule

1. Ibid., ch. xv-xvm. Yâjnavalkya, I, 289-293, attache une importance spéciale au culte de Ganeça. Il figure, en place prépondérante, dans plusieurs Purânas ; par exemple dans le Brahmavaivarta et le Bhavishya. De plus, un Upapurâna, le Ganeça- Purâna lui est spécialement consacré. Cf. l'analyse dans Aufrecht, Oxford Catalogue, pp. 78, 79. Comparer Brihat Parâçara-Samhitâ dans le Dharmaçâstrasamgraha, II, 217 sq.

2. Cf. les extraits de ce Purâna, ap. Aufrecht, Oxford Catalogue, pp. 31 ss.

3. Lassen, Ind. Alterthumsk., II, 919, 3' éd.

4. Lassen, op cit., Il, 832, sous le nom iranien de MIIPO et le nom grec de 'HAIOS.

5. Inscriptions de Dharasena II, ap. Journ. of the As. Soc. of Bengal, t. IV, p. 482, et lnd., Antiq. VI, 11; VU, 69, 71; VIII, 302.

6. St. Julien, Voyages des Pèlerins bouddhistes, t. III, p. 173. Hiouen-Thsang déclare que ce temple et le culte sont très anciens. Pour les témoignages musulmans, vid. A. Cunningham, Archxological Survey, t. V, p. 115.

7. Inscript, de Gwalior, ap. Journ. of the As. Soc. of Bengal, t. XXX, 275 ; texte rectifié ap. II. Kern, Over eenige Tijdstippen der Indischc Geschiedenis, Mémoires de l'Académie d'Amsterdam, 1873.

8. Râjatarangini, IV, 187.

9. Hunter, A Statistical Account of Bengal, t. XIX, p. 85. Parmi les rois de Canoje, nous savons de trois au moins (du septième au dixième siècle) qu'ils ont été des Adi- tyabhaktas : Bâna ap. Hall, Préface de la Vâsavadattâ, p. 51, et l'inscription d'Udaya- pura ap. Hall, Vestiges of three Royal Lines of Kanyakubjâ, Journ. of the As. Soc. of Bengal, t. XXXI.

10. Cf. Reinaud, Mémoire géographique, historique et scientifique sur VInde, pp. 102, 122 ; ainsi que la note de H. H. Wilson, ibid., pp. 391 ss. Varâha Mihira, Brihat-Samhitâ,

HINDOUISME 223

prouverait combien il a été en faveur dans l'Inde entière1. Enfin, le soleil a été de tout temps le dieu en quelque sorte professionnel et familial des astronomes et des astrologues, qui manquent rare- ment de l'invoquer au début de leurs écrits. De nos jours, il n'y a plus à' Adityabhaktas ou de Sauras que dans le Sud, et même, ils sont peu nombreux. Mais le soleil n'a pas cessé d'occuper une grande place dans les prières des Hindous. Bien peu de brahmanes surtout commencent leur journée sans le saluer avec la vieille for- mule, maintenant peu comprise, de la Sâvitrî, et, dans l'imagina- tion de ces peuples, il est resté comme le symbole même de la divi- nité. Quand l'évêque Heber questionna Svâmin Nârâyana sur la nature de son dieu, celui-ci répondit en exhibant une image du so- leil2. On ne lui bâtit plus de temples, mais on lui consacre encore des idoles et il a sa place comme dieu synèdre dans beaucoup de sanctuaires du vishnouisme, lequel du reste n'a jamais cessé lui- même d'être, à beaucoup d'égards, une religion solaire.

Un système polythéiste même parvenu à un état avancé d'anthro- pomorphisme, s'il conserve l'unité de ses rites, peut, comme celui du Veda et de l'Avesta, se passer longtemps d'images. Mais il ne le peut plus, dès que cette unité vient à se briser et qu'à la plura-

LX, 19, p. 328, éd. Kern, dit que les prêtres du Soleil sont appelés Magas et le Bha- vishya-Purâna, ap. Aufrecht, Catalogue d'Oxford, p. 32, raconte la légende de ces Maga- Brahmanes, leur arrivée de Çâkadvîpa (ici la contrée des Çakas ou Indo-Scythes, l'Iran ?) avec un rituel dont certaines particularités rappellent celui des Parsis. Cette question a été récemment reprise par Weber, au point Wilson l'avait laissée, à propos d'un petit écrit portant sur le même sujet, la Magavyakti, publié par lui dans les procès-verbaux de l'Académie de Berlin, juin et octobre 1879. Après avoir discuté toutes les traces encore observables d'anciens rapports entre l'Iran et l'Inde, il arrive à la conclusion très plausible que le témoignage de Varâha Mihira se rapporte à des colonies mithriaques venues probablement de Perse au temps des rois indo-scythes, et dont les chefs, les Magas, auraient été admis dans la caste brahmanique ; que plus tard, à partir du septième ou du huitième siècle, les souvenirs de ce premier établissement se seraient fondus avec des récits relatifs à l'arrivée dans le Gujarat de troupes de Parsis fugitifs, et que la légende du Bhavishya- Purâna serait le résultat de cette confusion. Cf., de plus, Ueber zwei Parteischriften zu Gunsten der Maga, resp. Çàkadvîpîya Brâhmana, ibid., janvier 1880, par le même sa- vant.

1. Un trait distinctif de ce culte, depuis le temps du Rig-Veda (VIII, 91, légende d'Apâlâ) jusqu'aux récits musulmans (Ketâb-al-fihrist, dans Reinaud, Mémoire sur VInde, p. 292), était son efficacité pour la guérison de certaines maladies, particulièrement de la lèpre. C'est également pour se délivrer de la lèpre que Çâmba, le fds de Krishna, fonda le temple de Multàn (Bhavishya-Purâna, dans Aufrecht, Oxford Catalogue, p. 31), et que le poète Ma yi'ira composa, dit-on, en l'honneur du Soleil le Sûryaçataka : Hall, Vâsavadattâ, préf., pp. 8 et 49 ; Ind. Antiq., I, 114.

2. Narrative of a Journey, etc., ch. xxv.

224 LES RELIGIONS DE L'INDE

lité des dieux s'ajoute la pluralité des cultes. Aussi les religions néo-brahmaniques ont-elles été de très bonne heure idolâtres. Dans les écrits les plus récents de la littérature védique, dans les Sûtras et même dans un morceau, peu ancien, il est vrai, d'un Brâhmana *f il y a des mentions expresses de temples et d'images des dieux, qui ne peuvent se rapporter qu'à ces religions, car il n'est jamais parlé ni des uns ni des autres dans les prescriptions que ces écrits donnent pour leur culte propre, qui est le vieux culte brahmanique. Il y a de même des allusions à des représentations figurées dans Pânini, qu'on place d'ordinaire au quatrième siècle avant Jésus- Christ, et Patanjali, qui est du deuxième, et qui nous a conservé à cet égard quelques renseignements curieux, mentionne spéciale- ment des idoles de Çiva, de Skanda, de Viçâkha (une forme de Skanda), de Kâçyapa (probablement un dieu solaire 2). Ces images étaient en général petites, puisque le nom en était formé à l'aide d'un suffixe diminutif, et que, d'après une glose assez moderne, il est vrai, leurs possesseurs les promenaient parfois de maison en maison et les présentaient contre rétribution aux hommages des fidèles3. Ceux qui faisaient ce métier étaient appelés Dévalas, De valakas et, comme tous ceux qui vivaient de ces cultes populaires, ils étaient en butte aux mépris officiels des brahmanes 4. De même, les premiers temples étaient simplement des places consacrées par la présence à poste fixe d'une idole, tout au plus des édicules de la structure la plus primitive, tels qu'on en rencontre encore à chaque pas dans le pays : au premier rang, les Sûtras de Gau- tama citent les carrefours 5. Et ces dimensions exiguës sont tou- jours restées un des caractères distinctifs du temple hindou. Il s'est accru par le dehors; à l'intérieur il a peu changé. Même plus tard, quand les édifices religieux vinrent à couvrir d'énormes

1. L'Adbhutabrâhmana, publié par M. A. Weber ap. Zwei vedische Texte ùber Omina und Portenta. Pour d'autres passages védiques il est question d'idoles, cf. ibid., p. 337. On peut y ajouter Gautama, IX, 12 ; 66. Âpastamba, I, 30, 20 ; 22.

2. A. Weber, Ind. Slud., Xlll, 344. De la glose sur Pânini, I, 2, 49, et du passage du Mabâbhârata signalé ibid., p. 346, rapprocher l'érection des « cinq Indras » dont il est question dans l'inscription du pilier de Kahaon, Journal of the As. Soc. of Bengal, t. VII, et A. Cunningham, Archxological Survey, t. I, p. 94, pi. xxx.

3. Goldstûcker, Pânini, his Place in Sanskrit Literature, p. 229. On songe involontai- rement à RV., IV, 24, 10. Pour l'âge de Kaiyata, l'auteur de la glose, cf. Kielhorn, Kâtyâyana and Patanjali, p. 12 ; et Buhler, ap. Journ. of the Roy. As. Soc. Bombay, t. Xll, extra number, p. 71.

4. Gautama, XV, 16; XX, I; Manu, III, 151, 152, 180; IV, 205.

5. IX, 66.

HINDOUISME 2À\y

étendues de terrain, et à former parfois des villes entières, le sanc- tuaire proprement dit resta ce qu'il était d'abord, une étroite et obscure cella, un devatâyatana, le gite d'un dieu. Ce n'est pas ici h lieu de classer ni de décrire les innombrables images qui for- mèrent peu à peu le panthéon figuré de l'Inde, depuis la pierre informe, barbouillée de vermillon qui se dresse aux abords des villages, jusqu'à l'idole faite d'or massif et toute revêtue de pierre- ries, qui s'abrite, ou plutôt qui s'abritait i au fond des pagodes. Il n'est personne qui n'ait présentes à la mémoire quelques-unes de ces figures souvent colossales, parfois obscènes, toujours mons- trueuses, de divinités aux têtes, aux bras, aux jambes, aux attri- buts multiples, qui résident dans l'ombre des grands sanctuaires, qui en peuplent les portiques et les parvis, s'étageant parfois jus- qu'au faîte de leurs hautes pyramides, productions d'un art étrange, qui semble s'être proposé de réaliser toutes les formes imaginables en dehors des limites du possible et du beau2.

Outre les images, il y a des symboles ; en première ligne celui de Çiva, le phallus. Ce dieu est en effet figuré de bien des façons ; mais ses véritables idoles sont les lingas. Les commencements du culte du linga sont obscurs. Greuzer en faisait, après celui de la triade, la forme religieuse la plus ancienne de l'Inde3, et il se peut

1. Depuis Mahmoud le Ghaznévide, qui pilla Nagarkot, Thanessar, Mathurâ, Som- nàlh (1008-1024), les musulmans ont été de terribles destructeurs d'idoles dans l'Inde. Kui.b-Uddin, le conquérant de Delhi (1191), bâtit sa grande mosquée sur l'emplace- ment et avec les matériaux de vingt-sept temples païens. A. Cunningham, Ârchœologi- cal Survey, I, p. 175. Longtemps avant la conquête, la cupidité des musulmans avait été excitée parles descriptions fantastiques des richesses réunies dans les sanctuaires de l'indo. Cf., par exemple, celies du Ketab-al-fihrist (dixième siècle, suivant des docu- ments du neuvième) dans Reinaud, Mémoire sur l'Inde, p. 289, et le Journ. of the Boy. As. Soc. Bombay, vol. XIV, p. 44.

2. Varaha Mihira (sixième siècle) nous a laissé de curieuses listes descriptives d'images de dieux. On en trouve une dans sa Yogayâtrâ, VI, 1-18 (éd. Kern, dans Ind. Stud., XIV, 326 sq.) ; elle ne renferme que les divinités qui régnent sur les huit points de l'espace et sur les planètes, Indra, le Soleil, Agni, Vénus, Yama, Mars, Nir- riti, Ràhu (la planète sombre qui, pensait-on, cause les éclipses), Varuna, Saturne, Vâyu, la Lune, Kubera, Mercure, Çiva et Jupiter. L'autre, plus longue, et que Rei- naud le premier nous a fait connaître dans son Mémoire sur VInde, p. 119 (d'après la ver- sion arabe d'Albirouni), se trouve dans la Brihat-Samhitâ, ch. lviii, 29-58, pp. 317-322, éd. Kern. Elle comprend Ràma, l'Asura Bali, Vishnu-Krishna, son frère Baladeva, sa femme Lakshmî, ses deux fils ÇAmba et Pradyumna, avec leurs femmes, Brahma, Skanda, Indra, Çambhu fÇiva) et sa femme Pârvatî, Buddha, Jina, le Soleil, le linga, les Mères, Revanta (un fds du Soleil), Yama, Varuna, Kubera et Ganeça. On rencon- tre des listes semblables dans le Matsya et dans le Varâha-Puràna, Aufrecht, Oxford Catalogue, pp. 42, 60.

3. Symbolik, t. I, p. 575, 2e éd.

Religions de l'Inde. I. 15

226 LES RELIGIONS DE L'INDE

en effet que, comme pratique de fétichisme populaire, il remonte aux temps les plus reculés. Mais il n'a certainement pas pénétré dans les grandes religions du Veda, il y a bien des idées et des rites phalliques * mais point de culte du phallus. N'en trouvant pas l'origine dans le Veda, on la chercha sans raisons suffisantes, tan- tôt chez les races dravidiennes2, tantôt chez les nations occiden- tales, et jusque chez les Grecs3. Le plus probable est que les Hin- dous, une fois en quête de symboles figurés, auront trouvé celui-ci d'eux-mêmes ; ce qui n'a pas être difficile à un peuple pour qui les noms de « mâle » et de « taureau » étaient depuis longtemps des synonymes de « dieu ». En tout cas, on le voit apparaître en même temps que le çivaïsme. Déjà dans le Mahâbhârata il est l'emblème de Mahâdeva, et les Purânas en font l'objet des spécu- lations les plus bizarres4. Dans les monuments du culte il a sou- vent pour support l'organe femelle, la yoni, qui représente Devî. Ces figures n'ont du reste rien d'indécent dans la forme. Pour l'ap- parence, ce sont de purs symboles, nullement des images, comme on en a vu ailleurs, dans l'antiquité gréco-italique par exemple. Le liùga est un cylindre, la yoni un prisme triangulaire 5, et, de toutes les représentations de la divinité qu'a imaginées l'Inde, ce sont peut-être les moins choquantes pour le regard. Ce sont en tout cas les moins matérielles, et, si le vulgaire s'en fait des fétiches, il n'en est pas moins vrai que le choix de ces symboles abstraits à l'exclu- sion de toute autre image, a été, de la part de certains fondateurs de sectes tels que Basava, une sorte de protestation contre l'idolâtrie. Ce que sont pour Çiva et pour Devî le linga et la yoni, une ammonite pétrifiée, le çâlagrâma (ainsi nommée d'un endroit sur les bords de la Gandaki on la trouve), et une plante de l'espèce des basilics, la tulasî, le sont pour Vishnu et pour Lakshmî. Ici

1. Cf. Muir, Sanskrit Texts, t. IV, 406, éd., t. V, 384. A. Weber, Indische Lite- ralurgcschichte, p. 322, 2* éd., et Ind. Stud., I, 183.

2. Stevenson, On the Ante-brahmanical Religion ofthe Hindus, ap. Journ. of the Roy. As. Soc, t. VIII. Lassen, Ind. Alterthumsk., t. I, p. 924; t. IV, p. 265.

3. F. Kittel, Ueber den Ursprung des Lingakultus in Indien, p. 46. L'auteur de ce petit écrit, plein de renseignements précieux sur les religions de l'Inde du Sud, a parfai- tement réfuté l'hypothèse de l'origine dravidienne du culte du linga.

4. Cf. Muir, Sanskrit Texts, t. IV, p. 386.

5. Parfois les lingas sont couverts de sculptures précieusement fouillées et d'orne- ments en métaux précieux. On compte ordinairement 12 lingas principaux énumérés dans le Çiva-Purâna, Aufrecht, Catalogue, p. 64. Outre ces douze, le Purâna en énu- mère et en décrit plusieurs centaines appartenant à toutes les contrées de l'Inde. Cf. aussi Weber, Catalogue des manuscrits de Berlin, p. 347.

HINDOUISME

227

encore nous avons des symboles quant à la forme; mais en réalité, ces objets sont de véritables fétiches. Le çâlagrâma, par exemple, n'est pas simplement le signe de Vishnu ; le dieu y réside, il y est présent1, comme Çiva Test dans le linga. Ils diffèrent toutefois de ce dernier en ce qu'ils tiennent moins de place dans le culte des temples, et qu'ils sont restés plutôt du domaine de la dévotion privée. Çiva, Ganeça, Agni, le Soleil, la Lune, d'autres divinités encore ont de même leurs pierres, leurs herbes, leurs arbres sacrés. Les produits du règne végétal, en particulier, n'ont jamais cessé d'être l'objet d'un culte dont la trace, pour quelques-uns du moins, peut se suivre à travers toute l'antiquité indienne jusqu'aux plus anciens mythes et aux plus anciens usages2. La plupart des espèces, no- tamment, qui servaient au sacrifice védique, ont gardé quelque chose de divin ; seule, par une chance bizarre, la plus sainte de toutes, le soma, s'est si bien effacée du souvenir, qu'il n'est plus possible de l'identifier exactement 3. A côté de ses images des dieux l'Inde a ainsi des dieux objets en nombre infini. Il n'est pas rare de voir le soldat rendre hommage à ses armes, l'artisan adresser une prière à ses outils, et tel est le caractère trouble et confus de toutes

1. Cf. Çamkara, commentaire de la Chândogya-Up., p. 530, éd. de la Bibl. Ind. Le Brahmavaivarta-Purâna traite en détail de la tulasî et du çâlagrâma : Aufrecht, Cata- logue, p. 24.

2. Pour les mythes de l'arbre, cf. A. Kuhn, Die Herabkunft des Feuers, passim ; Se- nart, La légende du Buddha, Journal Asiatique, t* série, t. III, pp. 380, 202, 325, 352; t. VI, 100, etc. ; J. Darmesteter, Haurvatât et Ameretât, pp. 52, 64, 76. Dans le Rig-Veda (X, 135, 1), c'est sous un « arbre au beau feuillage » que Yama boit avec les dieux et les ancêtres (cf. « le figuier sous lequel sont assis les dieux dans le troisième ciel », Atharva-Veda, V, 4, 3; cf. aussi supra, p. 20). La Chândogya-Up. (VIII, 5, 3) et la Kaushîtakî-Up. (I, 3) ont connaissance du « figtiier qui distille le soma » et de l'ar- bre de vie, « ilyo vrikshah », du monde céleste. Dans la littérature classique ces mythes sont représentés par le Pârijâta, le Kalpadruma (l'arbre aux souhaits) et d'autres arbres célestes, ainsi que par des arbres extraordinaires qui sont les sym- boles des différents dvîpas ou continents de la cosmographie fantastique des Purânas et leur donnent leurs noms. Chaque village hindou a dans son voisinage quelque arbre vénéré comme caitya, comme objet sacré, et le figuier pippala a reçu des bota- nistes le nom de ficus religiosa. Les bouddhistes de leur côté ont toute une collection d'arbres sacrés, entre autres les différents arbres de Bodhi assignés chacun à un Bud- dha particulier; quatre d'entre eux, déjà spécifiés dans le Dîpavamsa, XVII, 16-24, 73, sont l'objet d'une grande vénération. Le culte des arbres existait aussi chez les Jainas, A. Weber, Çatrunjaya Mâhâtmya, pp. 18, 19. Le lecteur trouvera quantité de faits curieux, en même temps qu'une spéculation très osée dans le splendide ouvrage de J. Fergusson, Tree and Serpent Worship, 2* éd., 1873.

3. Dans l'Inde méridionale seule on trouve trois plantes différentes avec lesquelles on prépare le soma : Burnell, South Indian Palœography, p. vin, éd., et Classified Index of the Tanjore manuscrits, I, 72; cf. Haug, dans Gôtting. Gel. Anz., 1875, p. 584, et supra pp. 60-61.

228 LES RELIGIONS DE L'INDE

ces religions que, malgré la distance qu'il y a des plus hautes aux plus infimes, il est à peu près impossible de marquer la limite finissent les unes et commencent les autres.

Enfin, comme jadis l'Egypte, l'Inde a ses animaux sacrés. Déjà, dans l'ancienne religion, les vaches sont l'objet d'un culte1. Il est expressément recommandé de les traiter avec douceur, et les Smritis prescrivent pour elles les mêmes égards que pour les images des dieux2. On ne tarda pas à se faire un scrupule de les immoler3; les tuer pour un usage profane est un des plus grands crimes4 ; veiller sur elles, les soigner, les servir, compte au premier rang des bonnes œuvres et des expiations 5 ; risquer sa vie pour sauver la leur rachète un brahmanicide 6. Leur contact purifie et, de même que dans le rituel parsi, leur fiente et leur urine ont la vertu de prévenir ou d'effacer les souillures matérielles et morales7. Ces usages subsistent encore en partie de nos jours. Les Hindous ne se font pas un scrupule de soumettre leur chétif bétail à un labeur souvent excessif, mais il est rare qu'ils le maltraitent. Bien peu surtout consentent à se nourrir de sa chair et le meurtre d'une vache excite plus d'horreur chez beaucoup d'entre eux que celui d'un homme. Les rapports multiples qui rattachaient ces animaux à l'ancien culte ne sont plus, il est vrai, la plupart que des sou- venirs. Mais il s'en est établi d'autres dans le culte nouveau. C'est un acte des plus méritoires que de consacrer des taureaux à Çiva et de multiplier autour du dieu les vivantes effigies de Nandi, sa divine monture 8. Aussi ces animaux sont-ils nombreux auprès des sanctuaires, ils vivent en parfaite liberté. A Bénarès notam- ment, ils encombrent les rues étroites de la cité sainte, sans que personne songe à se plaindre, ni à les gêner dans aucune de

1. Ath. V.,X1Î, 4; 5.

2. Taitt. Br., III, 2, 3, 7 ; Âpastamba Dh. S., I, 30, 20 ; 22; I, 31 ; 6-12; Gautama,, IX, 12; 23; 24 ; Manu, IV, 39; Yâjfiavalkya, I, 133.

3. RV., VIII, 101, 15; Pâraskara Gri. S., I, 3, 27-28 ; Vâjas. S., XXX, 18. Pour des scrupules plus étranges, cf. Sâyana ad Taitt. S.,I, 7, 2, 1-2.

4. Âpastamba, 1, 26, 1; Gautama, XXII, 18; Manu, XI, 108; Yâjnav., III, 263.

5. Manu, XI, 110-114.

6. Manu, XI, 79; Yâjnav., III, 244.

7. Âçavalây. Gri. S. I, 3, 1 ; Gobhila Gri. S., I, 1, 9, 2; III, 7, 3, Manu, III, 206; V, 105; 121; 124 ; XI, 78; 109; 202; 212; Yâjnav., I, 186; III, 315 ; Rigvidhâna, I, 7, 4*

8. La consécration et la mise en liberté d'un taureau, vrishotsarga, est empruntée à l'ancien rituel; Pâraskara Gri. S., III, 9; Çànkbâyana Gri. S., 111, 11; Vishnu-Smriti, XXXVI; Kauçika S., dans ÏAcaderny, 5 juin 1880, p. 424. Mais dans ce cas l'acte n'est pas spécialement un acte çivaïte.

HINDOUISME 229

leurs fantaisies. Ce sont des idoles ambulantes, absolument invio- lables, et ce serait s'exposer à être tué sur place, que de leur faire le moindre affront. Ce que les taureaux sont à Çiva, les singes le sont à Yishnu. Des légions de ces quadrumanes infectent le voisi- nage de ses temples, ils sont entretenus et révérés comme repré- sentants de Hanumat, le dieu-singe allié de Rama. Il y a là, selon toute apparence, des restes d'une vieille religion populaire bien plus anciens que la légende épique sous le couvert de laquelle ils ont survécu. Le Vrishâhapi, par exemple, le « singe mâle » duRig- Veda1 pourrait bien être un ancêtre de Hanumat. En tous les cas, il faut admettre une origine semblable pour le caractère sacré qui s'attache à un autre animal, le serpent2. Un des plus célèbres épi- sodes de la légende épique est le grand sacrifice offert par le roi Janamejaya pour la destruction des serpents3; c'est à cette occasion que furent, dit- on, récités le Mahâbhârata et plusieurs Purânas. Dans la mythologie, les serpents sont les fils de Kadru, la basanée, personnification de l'obscurité, et leur ennemi est Garuda, l'oiseau solaire4. Ils sont ordinairement décrits, particulièrement sous le nom de Nâgas, comme plus ou moins revêtus d'une forme humaine et doués de science, de force et de beauté. Ils résident le plus sou- vent dans les profondeurs de l'Océan, et au fond des lacs ou des grands cours d'eau, plus fréquemment encore dans le monde sou- terrain, le Pâtâla, leur capitale, Bhogavatî, étale aux yeux le spectacle des plus éblouissantes richesses5. Ils ne sont pas toujours représentés comme malfaisants et méchants ; ils sont armés à vrai dire du plus formidable venin ; mais ils possèdent aussi l'élixir de force et d'immortalité6. Leur souverain est tantôt Vâsuki7, tan- tôt Çesha, celui qui, selon d'autres légendes, est le support de

1. B.V., X,86.

2. Ath. V., VIII, 8, 15; 10,29; IX,2, 22 ; X,4 ; Khila ad Ftig-Veda, VII, 55; Taitt. Samh., I, 5,4, 1; Chândog. Dp., II, 21, 1; VII, I, 2, ; Âpastamba-sûtra ap. Taitt. Samh. Gom- mentary, t. I, p. 957, éd. de la Bibl. Ind. ; Âçvalay. Gri. S., 11,1,9-14; IV, 8, 27, 28 et la note de Stenzler, 11,3, 1. D'après Taitt. Samh., III, 1, 1, 1, les serpents sont les premiers-nés de la création. Comparer Mahàbh., I, 793-800 ; Strabon, XV, 1, ch. xxvm.

3. Mahâbti., 1, 1547-2197.

4. Taitt. Samh., VI, 1, 6, 2 ; Çatap. Br., III, 6, 2, 2 ; Suparnâdhyâya (petit traité rattaché au Ilig-Veda, et édité par E. Grube, 1875), passim; Mahàbh., I, 1073-1545.

5. Mahàbh., I, 1282; Suparnâdhy., VII, 2 ; Ràjatarang., IV, 597; Mahàbh., I, 5018; Bhâgav. Pur., V, 21, 31 ; Mahàbh., V, 3617 sq.

6. Mahàbh., I, 1500-1505 ; 5018-5033.

7. Sàmavidhàna Br., III, 3-5 ; Bhagavad-Gîtâ, X, 28,29. 11 y a un temple et une fête fameuse en son honneur à Prayàga, Ind. Antiq., II, 124.

230 LES RELIGIONS DE L'INDE

l'univers et forme la couche de Vishnu, qui a paru parmi les hommes dans la personne de Balaràma, et de qui Patanjali, le grammairien, passe aussi pour avoir été une incarnation. Dans la chronique du Gachemir, ils paraissent comme les premiers habitants du pays, quand il était encore tout entier un marécage, et aujourd'hui encore, ils habitent les eaux de la vallée dont ils sont les protecteurs1. Dans beaucoup de légendes locales, un Nâga est le genius loci. Ils sont honorés chez les bouddhistes, et ils occupent une place également éminente dans la littérature et l'iconographie du bouddhisme du Nord aussi bien que du Sud2. Le grand nombre de noms propres, tant de personnes que de lieux, dans lesquels entre le mot Nâga est un fait qui, par lui-même, prouve l'étendue de leur culte. Hiouen- Thsang le trouva largement répandu dans le Nord-Ouest de l'Inde. Et il est aujourd'hui encore en grande faveur chez les aborigènes de l'Est et du Centre (la plupart des chefs Gond prétendant être descendus du Nâgavamça, la race des Nâgas), ainsi que dans tous les pays de l'Ouest et du Sud 3. Ces brèves indications suffisent à montrer que les religions ophiolâtriques de l'Inde forment un ensemble compliqué et qu'on ne peut pas en rendre compte en les considérant simplement comme un culte de déprécation. Nous pou- vons y distinguer : l'adoration directe de l'animal, le plus for- midable et le plus mystérieux des ennemis de l'homme ; un culte des divinités des eaux, sources et rivières, symbolisées par la forme sinueuse du serpent4 ; des conceptions de la même famille que celles de l'Ahi védique, et en rapport étroit avec le grand mythe de l'orage et la lutte de la lumière contre les ténèbres 5. En beaucoup de lieux, même le culte des serpents, à proprement parler, est hors de question, on leur fait des offrandes et, presque partout, le peuple montre de la répugnance à les tuer, malgré les ravages causés par leurs morsures 6.

1. Râjatarang., I, 25, sq.

2. Senart, Journ. Asiat., 7* série, VI, 136 sq.

3. Ind. Antiq., IV, 5; Vil, 41.

4. Bûhler, Ind. Antiq., VI, 270.

5. Senart, Journ. Asiat., ibid., 153 sq. ; Cf. Revue critique, 1876, t. II, p. 35; Ind- Stud., XIV, 149.

6. Au Bengale, d'après les chiffres officiels relevés par Hunter, Statistical Account of Bengal, passim, les serpents feraient en moyenne quatre fois plus de victimes que tous les animaux féroces ensemble, le tigre compris. Mais la statistique est très incomplète pour cette sorte d'accidents, et la proportion est en réalité bien plus forte. J. Fayrer, Thanatophidia of India, évalue à 25.000 le nombre des individus qui périssent annuel- lement dans l'Inde par la morsure des serpents.

HINDOUISME 231

Les pratiques d'une religion pareille sont naturellement aussi hétérogènes que les objets auxquels elles s'adressent. Mal connues dans le passé, elles échappent à la description dans leur état présent par leur extrême diversité. Elles varient avec le lieu, avec la race, avec le pays, avec la secte, avec la caste, avec la profession. Elles sont autres chez le campagnard que chez le citadin, chez l'habitant sédentaire que chez le nomade, chez le riche que chez le pauvre. Elles diffèrent parfois de village à village, de famille à famille. Aussi tout essai d'une description générale serait-il forcément fau- tif, et notre tâche devra-t-elle se borner à les classer. Nous distin- guerons donc en premier lieu celles qui se rapportent à la vie domestique. Aujourd'hui comme jadis tous les actes de cette vie sont accompagnés d'observances et réglés par l'acara1, par la coutume tantôt écrite, tantôt de simple tradition, et dont les diver- sités locales ont survécu presque partout aux influences sectaires aussi bien qu'à celles de l'orthodoxie. Violer ouvertement l'àcâra, c'est pour l'Hindou perdre sa caste, chose qu'il redoute par-dessus toute autre ; car, quelque humble qu'elle puisse être, sa caste est tout pour lui, dans un pays où, en dehors de ces barrières, il n'y a point de vie sociale, et la loi purement civile n'est représentée que par des règlements d'administration générale émanés d'une autorité étrangère. Combien cette coutume contredit parfois les prescriptions orthodoxes, on peut en juger par le fait que, chez les Nairs du Malabar, qui sont considérés pourtant comme Hindous et de haute caste, elle sanctionne la polyandrie. Cet usage existe ailleurs encore dans le Dékhan et récemment on en a signalé des traces dans le Penjâb2 il avait été observé déjà par les Grecs3 et l'existence en est attestée également pour les temps anciens par le Mahâbhârata4. Plus haut, dans la montagne, on en trouve des exemples chez des rajpoutes et môme chez des brahmanes 5. Cependant, malgré toutes les différences locales, ces coutumes, du moins en ce qui concerne les brahmanes et les classes supérieures, n'en présentent pas moins un fond commun. La plupart des rites domestiques qu'elles prescrivent se rattachent directement à la

1. L'àcâra est le suprême dharma, Vaçishthasamhitâ, chap. vi., ap. Dharmaçfistrasaip- graha, t. II, p. 467.

2. Ind. Antiq., VU, 86.

3. Lassen, Ind. Alterthumsk., II, p. 454, 2* éd.

4. J. Muir, ap. Ind. Antiq., VI, pp. 260, 315.

5. Ind. Antiq., VII, p. 135. Au Tibet, c'est la coutume dominante.

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vieille Sivjriti, et ce n'est guère que que se sont conservés partie l'usage de la vieille liturgie et le culte des dieux du Veda Chez le reste de la population, la tradition s'est altérée davantage ; mais il faut descendre bien bas, il faut sortir de l'hindouisme pour ne pas en retrouver quelques vestiges. Nul Hindou, par exemple, même parmi les plus pauvres, même parmi ceux qui appartiennent à une secte soustraite pour tout le reste à l'autorité religieuse des brahmanes, ne se mariera, n'élèvera ses enfants, n'accomplira cer- tains rites funèbres sans l'assistance de quelque membre de la caste sacerdotale, et nous avons vu que les gurus sikhs eux-mêmes en entretenaient auprès de leur personne en qualité de chapelains domestiques.

A ces usages remontant au vieux brahmanisme, se joignent des pratiques sectaires. Il y a un culte privé du linga, de la plante tulasi, du çâlagrâma, et quelques sectes vishnouites, telles que les Vallabhâcâryas, ont des idoles domestiques qu'ils entourent d'un culte à domicile, calqué sur celui des temples. Comme dans l'an- cienne religion, il y a des prières pour les principaux actes de la journée et pour les occurrences variées de la vie, prières d'ordinaire simples et courtes, parfois des formules de quelques syllabes à peine, mais que savent rendre fort compliquées ceux qui raffinent dans leurs dévotions. Une bonne partie du rituel des Tantras a pour objet les diverses manières de les répéter, de les combiner, d^en modifier l'effet en les accompagnant de gesticulations variées, de déterminer le sens mystique des lettres qui les composent, de les disposer suivant certains diagrammes, d'y faire entrer pour ainsi dire par un effort d'imagination des significations et une portée nouvelle2. A ces formules s'ajoutent des litanies, celles-ci fort longues, consistant à réciter les « mille noms » de Çiva et de Yishnu3. Pour ne pas s'embrouiller dans ces exercices, on se sert

1. Comparer par exemple les cérémonies nuptiales chez Colebrooke, Misccllancous Essays, t. 1, p. 217, éd. Gowell, avec les cérémonies décrites d'après les Sùtras, par E. Haas, ap. Ind. Slud., V, p. 267. Il faut observer toutefois que l'étude de Colebrooke elle-même repose, non pas sur l'observation directe, mais sur des documents littéraire» dont les prescriptions sont plus ou moins tombées en désuétude. Cf. encore les Acâ- ras attribués à Çamkara et qui font autorité dans le Malabar, ap. Ind. Antiq., IVr p. 255, et ce que dit M. Bûhler de l'âcàra des brahmanes cachemiriens, ap. Journ. sf the Roy. As. Soc. Bombay, t. XII, extra number, p. 21.

2. Cf. Râmtaapanîya-Up., éd. A. Weber, pp. 300 ss., et les exlraits des Tantras donnés par Aufrecht, Oxford Catalogue, pp. 88 ss.

3. Il y a des litanies semblables en l'honneur de Devî, de SûryA, de GangA, de Oaneça, etc. Un Vishnusahasranâma (les mille noms de Vishnu) se rencontre déjà dans-

,

HINDOU ISME 233

de chapelets. Il va sans dire que chaque secte a ses jeûnes, ses -vœux ', ses pénitences, ses expiations, ses règles de pureté et d'im- pureté. Les jours sont fastes ou néfastes et l'astrologue trouve de la besogne jusque dans le moindre village. Enfin une grande im- portance est attachée à certains détails du costume et aux signes extérieurs par lesquels se distinguent ces innombrables commu- nautés. La marque la plus générale de l'hindouisme est un héri- tage de l'ancienne religion, la cûdâ, une touffe de cheveux qu'on laisse sur le sommet du crâne quand on pratique la tonsure à l'en- fant2. Excepté les ascètes, qui se rasent complètement la tête ou qui laissent pousser toute leur chevelure, quiconque ne porte pas la cûdâ n'est pas considéré comme Hindou. Aussi l'ensemble hétéro- clite de croyances qui constitue la religion nationale, est-il quel- quefois, par opposition avec celle des musulmans, des hors-caste et des aborigènes, désigné comme le shendîdharma, la religion delà shendi (shendi est le nom marhattî de la cûdâ), et les missionnaires ont plus d'une fois agité la question s'ils devaient tolérer cet usage chez leurs ouailles3. Mais en même temps chaque secte, chaque fraction de secte a ses marques particulières, entre autres des lignes et des points de diverses couleurs tracés de diverses façons au- dessus de la racine du nez, « le signe delà Bête », comme les appelle quelque part le révérend J. Wilson4.

La distinction d'un culte privé et d'un culte public, à peine admissible pour l'ancien rituel tel qu'il nous a été transmis, s'ap- plique au contraire très bien aux religions néo-brahmaniques. Nou/i avons déjà vu que beaucoup de sectes se réunissaient pour prier et pour s'édifier en commun5. De même, dans le culte idolâtre, beau- coup de rites sont collectifs, et le lieu saint y est à l'usage de la communauté. Ce caractère semble même avoir attiré l'attention d'assez bonne heure : dans l'ancienne Smriti le grâmayâjaka, celui

le MahAbhârata, XIII, 6936-7078. Une longue litanie du même genre en l'honneur de Çiva et de Devî, le Çivalilàmrita (formant partie du Brahmottarakhanda du Skanda-Pu- râna) en quatorze chapitres est très répandue et a été traduite en plusieurs dialectes.

1. Une des pratiques votives les plus répandues et les plus caractéristiques, et qui a été adoptée même par des musulmans, consiste à passer pieds nus sur un lit de char- bons ardents. Ind. Antiq., II, 190; 111,6; VII, 126.

2. Le cûdâkarman, la tonsure, est un des samshâras ou sacrements que l'ancien rituel prescrit pour tout membre de la communauté ârya.

3. Cf. R. Caldwell, ap. Ind. Antiq., IV, p. 166.

4. Indian Caste, Bombay, 1877, t. I, p. 17.

5. Cf. encore l'intéressante description du culte vishnouite de Satya NArAyana au Bengale, ap. Ind. Antiq., III, 83.

234 LES RELIGIONS DE L'INDE

qui officie pour un village, pour une communauté est déclara impur1. Afin d'introduire un peu d'ordre dans ces rites multiples, nous distinguerons d'abord ceux qui, dans les campagnes, s'adres- sent à des objets sacrés de diverse nature, principalement à des idoles isolées, débris parfois d'un autre âge et d'une autre religion qui continuent sous des noms nouveaux de recevoir les hommages du vulgaire. C'est ainsi que beaucoup de monuments figurés du bouddhisme sont devenus des fétiches hindous, et que les colonnes élevées jadis par Açoka pour perpétuer la mémoire de ses édits, se sont transformées en lingas'1. Naturellement ces cultes, auxquels il faut joindre ceux de la plupart des grâmadevatâs , des divinités ou idoles protectrices du village, relèvent de traditions purement locales et ne sont soumis à aucune règle fixe. Ils ont toutefois ce double caractère commun, d'abord d'être fréquemment sanglants, même quand la divinité que l'idole est censée représenter n'admet point d'ordinaire de victimes animales 3, et ensuite, de se passer presque toujours de l'intervention des brahmanes. C'est seulement quand l'endroit, pour une raison ou pour une autre, est devenu un centre de pèlerinage, que des membres de la caste sainte, parfois aussi de simples sannyâsins, viennent s'y établir pour y vivre des aumônes des fidèles 4.

Plus pompeux et plus compliqués que ces rites sont ceux qui s'accomplissent dans les temples proprement dits. En règle géné- rale, un temple hindou est desservi par des brahmanes, dont l'en- tretien est prélevé d'une part sur les offrandes des fidèles, d'autre part sur le revenu des terres qui sont la propriété du temple. Il y a cependant à ceci des exceptions : dans beaucoup de sanctuaires çivaïtes du Dékhan, notamment dans tous ceux des lingâyits (et non, comme on l'a cru, dans tous les temples du linga), les pûjâris appartiennent très souvent à d'autres castes5. Autrefois, semble- t-il, ces fonctions étaient exercées aussi par des femmes, du moins

1. Manu, IV, 205; Gautama, XV, 16.

2. A. Gunningham, Archœlogicul Survey, I, pp. 67, 74 ; et Corpus Inscript. Indicarum, pp. 40,41.

3. Par exemple, à Baragaon dans le Bihar, les villageois immolent des boucs aune ancienne image du Buddha transformée par eux en une ligure de llukmini, l'épouse de Krishna, dont le culte officiel n'est jamais sanglant. A. Gunningham, Archœological Survey, I, p. 29. On trouvera la description d'une de ces solennités villageoises, liul. Antiq., 111, 6.

4. Cf. par exemple A. Cunningham, Corpus Inscripl. Indicarum, p. 24.

5. F. Kittel, Ueber den Ursprung des Lingakultus, pp. 10 ss.

HINDOUISME 235

dans le culte de certaines formes de Durgâ1. Ces prêtres, du reste, sont de simples desservants. Ils sont en général fort ignorants : hors la science du cérémonial, parfois très compliquée, il est vrai, et qu'ils se transmettent de père en fils, leur savoir est borné d'or- dinaire aux légendes qui composent le Mâhâtmya, la chronique du temple. Ce n'est pas à eux qu'appartiennent l'autorité spirituelle de la secte, ni ce qu'on pourrait appeler les fonctions pastorales, mais aux membres de Tordre religieux, qui résident parfois à côté du sanctuaire dans un matha ou collège, et qui eux-mêmes ne sont pas toujours fort lettrés. Il y a cinquante ans, quand H. H. Wil- son écrivait son mémoire sur les sectes, un des principaux chefs des Vallabhâcâryas l'était juste assez pour pouvoir signer son nom 2. En général, les temples ne sont plus comme autrefois des centres de vie intellectuelle. On n'y vient plus, comme au moyen âge, entendre en brillante compagnie la récitation du Mahâbhâ- rata3, et, même à Bénarès, chaque jour voit diminuer le nombre de ces pandits qui, accroupis à l'ombre de quelque portique, pas- sent leur vie à expliquer gratuitement les arcanes du Vedânta et de l'ancienne théologie. Le culte qu'on y célèbre s'adresse peu à l'intelligence ; mais, au témoignage de tous ceux qui ont pu l'observer surtout dans les grands sanctuaires, il impressionne vivement les sens et l'imagination. La partie essentielle en est le service de l'idole et du temple qui est sa demeure4. Il s'agit journellement de balayer le sanctuaire, d'entretenir les lampes qui y répandent un demi-jour mystérieux, de sonner la cloche à chaque nouvel hom- mage, de placer des fleurs devant le dieu, de le réveiller, de le vêtir, de le laver, de lui donner sa nourriture, de le coucher, de veiller sur son sommeil. Ces soins incombent aux pùjâris et, dans les grands sanctuaires, à un nombreux personnel de valets. Parfois de riches laïques tiennent à honneur de s'en acquitter: à Puri, par exemple, le descendant des anciens rois d'Orissa, le raja de Khur- dhâ, compte parmi ses prérogatives le droit de balayer le sanc- tuaire de Jagannâtha (le maître du monde, Vishnu). A certains jours, le dieu, placé sur son char, change de résidence, et des cen-

1. Cf. par exemple la prêtresse de Câmundâ dans Mâlati-Mâdhava.

2. Select Works, I, p. 136.

3. Cf. le témoignage de B;îna, ap. Ind. Antiq., 1, 350, et celui de Hemacandra, ibid. IV, 110.

4. L'installation et le service des temples sont minutieusement décrits dans le M»t- sya et le Varâha-Purâna : Aufrecht, Oxford Catalogue, pp. 43, 59.

131 LES RELNHOR3 DK L'INDE

taines, des milliers de fidèles se disputent alors la faveur de traîner Ténorme véhicule. Des chanteuses et des danseuses, les devadâsis, les servantes du dieu, qui lui sont consacrées dès leur enfance, sont chargées de le divertir par leurs représentations. De même que leurs sœurs, les hiérodules de l'ancien Occident, elles joignent souvent à leur ministère sacré la prostitution1.

Naturellement, ces cérémonies varient selon le dieu, selon la lo- calité, selon l'importance du temple. Elles ne sont pas toutes en usage dans tous les sanctuaires. Dans ceux qui sont consacrés au linga, par exemple, le culte est relativement simple, parfois même austère, tandis qu'il atteint au maximum de la complication et du dévergondage dans ceux de Vishnu et de Durgâ. A ce culte les fidèles, hommes et femmes, s'associent, soit individuellement, soit collectivement, par des prières, par des actes d'hommage et d'ado- ration, par des ablutions dans l'étang sacré qui se trouve à côté de la plupart des temples2, enfin par des dons et des offrandes. Si la série de ces actes est compliquée, et elle s'étend parfois sur plu- sieurs jours, ils les accomplissent sous la direction spéciale d'un prêtre. Les dons se font au dieu ou aux prêtres ; ils consistent en argent, en objets de prix, en joyaux (Randjit Singh, le maharaja des Sikhs, donna son célèbre diamant le Koh-i-Nour à Jagannâtha), en terres. Les offrandes sont des fleurs, de l'huile et des parfums, des aliments de diverses sortes, des animaux auxquels on donne la liberté en les consacrant au dieu, ou qu'on lui immole comme victimes. En règle générale, les offrandes dans les cultes vish- nouites, excepté au fond des campagnes, ne sont jamais sanglantes; à Çiva, on sacrifie assez fréquemment des victimes, mais pas dans le temple même ; dans les cultes, au contraire, qui s'adressent aux diverses formes de Durgâ, l'immolation est de pratique constante et elle a lieu dans l'intérieur du sanctuaire. Les aliments présentés au dieu, naivedya, prasâda, constituent un sacrement: les fidèles se les partagent et souvent les emportent au loin. En particulier, le mahâprasâda, le prasâda par excellence, celui qui a été consa- cré à Jagannâtha, l'idole célèbre de Purî, passe pour être doué des plus saintes vertus, et il a donné lieu à une coutume singu-

1. Meghadûta, st. 36.

2. L'admirable construction de beaucoup de ces réservoirs est déjà un étonnement pour Albirouni : « Nos compatriotes », dit-il, « bien loin de pouvoir en construire de semblables, ont de la peine à décrire ceux qui existent. » Reinaud, Mémoire sur VInde, p. 286.

HINDOUISME 237

lière : entre ceux qui en mangent ensemble, il crée, pour une du- rée qu'ils peuvent fixer à volonté, un lien plus fort que ceux du sang. Ils se doivent mutuellement, pendant tout le temps convenu, un appui sans réserve, allant au besoin jusqu'au parjure et au crime. Aussi ces associations, conclues souvent dans un but peu avouable, sont-elles parfois un obstacle des plus sérieux à l'action de la justice1. Toutes les religions sectaires pratiquent cette espèce de communion, dont l'origine remonte jusqu'au sacrifice védique. Chez quelques çivaites, qui estiment l'offrande faite au dieu môme impropre à être mangée, et chez les sectes qui, comme les Sikhs, ne présentent pas d'aliments à la divinité, le prasâda est consacré au nom du guru.

La plupart des temples appartiennent à des sectes et, bien que l'Hindou pris en masse soit peu exclusif dans ses adorations, le culte qu'on y célèbre n'est d'ordinaire que celui d'une fraction. Il est cependant deux ordres de faitâ ces différences s'effacent et l'hindouisme manifeste plus qu'ailleurs le sentiment de son unité : les fêtes et les pèlerinages. Toute localité un peu remar- quable, soit par son importance actuelle, soit par les souvenirs qui s'y rattachent, a sa fête, sa melâ. Ces solennités ne sauraient être mieux comparées qu'aux pardons de notre Bretagne, avec leur double caractère religieux et profane. Bien qu'elles aient tou- jours pour centre quelque sanctuaire et qu'elles soient en un étroit rapport avec un culte déterminé, les populations voisines y affluent et y prennent part sans distinction de secte. Il en est de même pour les grandes fêtes non locales qui sont échelonnées le long de l'année hindoue. Décrites en détail dans plusieurs Purânas-, ré- glées d'une façon générale dans les traités de comput, elles sont marquées avec soin dans l'almanach de l'année 3. Elles présentent des différences souvent considérables d'une province à une autre, et quelques-unes sont particulières à certaines contrées ; mais elles sont en usage, elles sont d'observance plus ou moins géné- rale. Le calendrier hindou est régional bien plus que sectaire.

1. Voir sur cette coutume, Ind. Antiq., VII, 113.

2. Particulièrement dans le Bhavishya et le Bhavishyottara : Aufrecht, Catalogue, pp. 30-34. La première section, ou Vratakânda, du Caturvargacintàmani de Hemâdri traite du même sujet.

3. Quelques-unes de ces fêtes, celles du premier trimestre de l'année, ont été dé- crites pour le Bengale par II. H. Wilson, The Religious Festivals qf the Hindus, Select Works, t. II, p. 151. On trouvera rénumération des principales dans un ouvrage de vulgarisation très bien fait de Monier Williams, Hinduism, 1877, p. 181.

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Ainsi la population entière prend part aux réjouissances du Holî, le carnaval de l'Inde (en mars ; la fête est krishnaïte *), et s'asso- cie dans une certaine mesure aux jeûnes et aux abstinences en l'honneur des Mânes qui le précèdent et le suivent. Il en est de même de la fête du retour du soleil après le solstice d'hiver (en janvier), l'on se donne, comme chez nous, les étrennes, et le bétail, comme à Rome, est soumis à une sorte de lustration. Tout le Bengale est en liesse pendant les dix jours de la Durgâ- pûjâ (en septembre), où, après d'interminables processions entre- mêlées de bouffonneries et de représentations mimiques, les images de la déesse sont finalement jetées à l'eau au milieu d'un concours de peuple immense et au bruit de tout ce qu'on a pu réunir d'ins- truments de musique 2. Dans PHindoustan, cette solennité est rem- placée par une autre d'une observance tout aussi générale en l'honneur de Râma et de Sîtâ, dont l'histoire est figurée aux yeux de la multitude par une pantomime qui dure plusieurs jours3. Des fêtes même d'un caractère aussi décidément sectaire que la nativité de Krishna4 (en août), ou la Çivarâtri (en février), destinée à rap- peler l'humiliation infligée par Çiva sous la forme du phallus à Brahmâ et à Yishnu, sont chômées également par les Çaivas et par les Vaishnavas. Seulement les deux partis y attachent des signifi- cations différentes. Ainsi la fête des Lampes (en octobre), d'innombrables luminaires flottants sont abandonnés au courant des rivières, est célébrée plus spécialement en l'honneur de Devî par les uns, en l'honneur de Lakshmî par les autres. Il est un nombreux parti, il est vrai, qui s'abstient de ces solennités ; mais c'est celui des rigoristes de toute communion, qui, au nom de la religion et de la morale, en condamnent les pompes profanes et souvent peu décentes.

Entre ces grandes fêtes et les pèlerinages , il y a naturellement un étroit rapport. On s'arrange autant que possible de façon à les

1. Ce n'est que dans le sud de l'Inde qu'elle a gardé quelque chose de son ancien caractère de fête du printemps et de l'amour. Wilson, Select Works, II, 230.

2. Cf. Pratâpa Chandra Ghosha, Durgâ-Pûjâ, with notes and illustrations, Calcutta, 1871.

3. Voir une description animée de cette fête par l'évêque Heber, Narrative of a Journey, etc., ch. xiii. L'accusation rapportée par Heber, que les enfants qui repré- sentent Râma et Sîtâ étaient autrefois empoisonnés par les brahmanes à la fin do la pièce, ne paraît pas fondée.

4. Voir A. Weber, Ueber die Krishnajanmâshtamî. Un curieux hymne populaire se rapportant à cette nativité a été publié par G. A. Grierson, Journ. of the As. Soc. of Bengal, vol. XLVI, p. 202.

HINDOUISME 230

faire coïncider, et nulle part les premières ne sont célébrées avec autant d'éclat qu'aux lieux qui sont le but de ces pieux voyages. Encore inconnus, autant que nous sachions, à l'époque védique, ceux-ci tiennent dès le temps du Mahâbhârata une grande place dans la vie religieuse de l'Inde. Les tirthayâtrâs, les visites des tirthas, des gués ou lieux d'accès des rivières sanctifiés par les sa- crifices des rishis l et par la présence des dieux, y sont déclarées plus méritoires que les plus solennelles offrandes 2. Manu ne men- tionne spécialement que le Kurukshetra (environs de Delhi) et le Gange3. Mais le grand poème énumère et décrit un nombre consi- dérable de ces places sacrées dans l'Hindoustan, dans le Dékhan, et jusque dans l'extrême Nord, la dévotion hindoue avait trouvé dès lors, à travers les neiges de l'Himalaya, le chemin des saints lacs du Kailàsa 4. Dans les Purânas apparaissent ensuite successi- vement les localités restées fameuses jusqu'à nos jours, avec leurs sanctuaires et leurs rites particuliers. Presque tous ces ouvrages contiennent, soit une esquisse générale de la géographie religieuse de l'Inde5, soit des descriptions complètes, topographiques et légen- daires de l'une ou l'autre de ces localités. Ces chapitres, intitulés Mâhâtmyas « Majestés », sont de véritables Manuels du Pèle- rin6.

Le nombre de ces centres de pèlerinage est très considérable. Depuis le lac de Mânasa au Tibet, jusqu'à Râmêçvaram, en face de

1. L'ancien sacrifice exigeait le voisinage d'une rivière, pour y faire les ablutions et y puiser l'eau nécessaire aux cérémonies. L'eau stagnante était impropre aux rites. Taitt. Samh., VI, 4, 2, 2-3; VI, 1, 1, 2. Les confluents des rivières sont appelés prayâga, place sacrificiale.

2. Mahâbhârata, III, 4059. Cf. Gautama, XIX, 14.

3. Manu, VIII, 92.

4. Il y a plusieurs tîrthayâtrâs dans le Mahâbhârata : une des plus développées rem- plit une bonne partie du III" livre, 3090-11450.

5. Voir par exemple Agni-Purâna, chap. cix-cxvi, t. I, p. 371-11, p. 14, del'éd.de la Bibl. Ind.

6. Tels sont le Malhurâ-Mâh. (VarAha-P.), le Gayà-Mâh. (VAyu et Agni-P.), le Kâçi- Khanda, V Utkala-Khanda, le Prabhâsa-Khanda qui passent tous trois pour des portions du Skanda-Purâna et qui décrivent l'un Bénarès (cf. l'analyse donnée par Aufrecht, Oxford Catalogue, p. 69), l'autre les sanctuaires d'Orissa, notamment celui de Jagannà- tha; le troisième Girnar, Dvârakâ et Somnâth, dans la presqu'île de Gujarât. La plupart de ces morceaux sont des interpolations. Il y a en outre un grand nombre de mâhâtmyas qui forment des ouvrages à part. Chaque sanctuaire un peu important a le sien, et parfois tous ceux d'une province ont été fondus dans des compilations dont quelques-unes, telles que le Tîrthasamgraha cachemirien, paraissent avoir une véritable valeur pour la géographie historique. Cf. G. Bùhler, ap. Journ. qf the Roy. As. Soc. Bombay, t. XII, extra number, p. 58.

240 LES RELIGIONS DE L'INDE

Ceylan, et depuis Dvâraka, dans la presqu'île de Gujarat, jus- qu'aux dunes fiévreuses d'Orissa trône Jagannâtha, le pays est comme recouvert d'un réseau de sanctuaires privilégiés. La première place dans cette géographie sacrée revient au Gange, déjà invoqué avec d'autres fleuves dans le Rig-veda et qui, dès l'époque macédonienne, était l'objet d'un des principaux cultes de l'Inde V. Depuis Gangotrî dans l'Himalaya, la rivière sainte est jadis descendue du ciel2, jusqu'à l'île de Sâgar elle atteint la mer, le cours en est bordé de lieux sacrés. Une classe particulière de brahmanes, les Gangâputras, les fils du Gange, vivent du service des innombrables ghats par lesquels on descend dans le fleuve. L'eau s'en expédie au loin, et des râjas, de riches particuliers entre- tiennent à grands frais des services spéciaux afin d'en être régu- lièrement approvisionnés. C'est le rêve de tout dévot hindou d'aller un jour se laver de ses fautes dans la « rivière des trois mondes3 », de gagner le ciel à Badrinàth elle se dégage des glaciers, à Hardvâr elle entre en plaine, à Prayâga4 elle reçoit sa sœur, la Jumnâ, sainte comme elle, et dont les bords ont vu jadis les jeux de Krishna; à Bénarès surtout, le « lotus du monde », la ville aux deux mille sanctuaires et aux cinq cent mille idoles, la Jérusalem de toutes les sectes de Flnde ancienne et moderne5. Le nombre des pèlerins y descend rarement au-dessous de trente mille. Ils y affluent des provinces les plus reculées, de tous les pays va le Banian. Des bouddhistes y viennent du Népal, du Tibet, de la Birmanie. Les vieillards, les moribonds, les malades s'y font porter de fort loin 6. Heureux ceux qui y meurent, dont le

1. Strabon, XV, I, chap. lxix.

2. Cette descente est le sujet du bel épisode de Râmàyana,], 45. Cf. Mahâbhârata, III, 9933 ss.

3. Elle est censée couler au ciel, sur la terre et aux enfers.

4. Cf. la description de Prayâga (c'est-à-dire du confluent par excellence) faite au septième siècle par Hiouen-Thsang, St. Julien, Voyages des pèlerins bouddhistes, t. 11^ p. 276. L'endroit est aussi appelé Triveni, la triple rivière, parce que la Sarasvati est censée venir par-dessous terre, s'y réunir à la Gangà et à la Yamunâ. 11 a perdu toute- fois de sa sainteté depuis qu'Akbar l'a profané en faisant construire, au point de jonc- tion même des deux fleuves, le fort d'Allahâbâd.

5. Pour Bénarès, voir l'intéressant ouvrage de A. Sherring, The Sacred City of the Hindus, an account of Benares ancient and modem, 1868. Albirouni la compare à la Mecque : Reinaud, Mémoire sur l'Inde, p. 288. La glorification mystique de Bénarès forme le sujet de plusieurs Upanishads, entre autres de la Jâbâla-Up. Ce fut à Béna- rès que le Buddha commença à proclamer sa doctrine et que, pour la première fois, il fit « tourner la roue de la Loi ». Cf. L. Feer, Journ. Asiat., 1870, t. XV, pp. 345 sq.

6. On y transporte aussi les cendres des morts.

HINDOUISME 241

bûcher funèbre s'allume sur les bords du « Fleuve des dieux » , ou qui, hâtant l'heure dernière, trouvent leur tombeau dans ses eaux purifiantes 1 ! Une sainteté presque égale s'attache à d'autres riviè- res, à la Narmadâ, à la Godâvarî et à ses affluents, à la Kâveri (toutes déjà dans le Mahâbhârata2), à la Krishna, à son rameau méridional surtout, la Tungabhadrâ, qui est appelée la Gangâ du Sud. Gomme le Gange et la Jumnâ, elles ont leurs lieux saints affluent journellement des troupes de dévots. Une autre au con- traire, la Karmanâçâ, « la Destructrice des œuvres pies », qui se jette dans le Gange près de Chausâ, est maudite, et il suffit du contact d'une seule goutte de son eau impure pour effacer les mé- rites accumulés pendant des années3.

Nous n'essaierons pas ici de faire un choix, qui n'aboutirait tout de même qu'à une sèche énumération, parmi les nombreux centres de pèlerinage qui, de l'Himalaya au cap Comorin, attirent les hom; mages de la dévotion hindoue. On trouvera une liste méthodique des plus célèbres dans un ouvrage récent de Monier Williams, Hinduism, 1877, pp. 177 sq. 4. Mais, pour fixer les idées au sujet

1. Le suicide religieux, surtout le suicide par submersion, paraît avoir été fréquent autrefois à ces tîrthas du Gange. Dans les inscriptions, on voit des rois et des ministres qui vont y mettre fin à leurs jours : un certain roi Dhâûga était âgé de plus de cent ans quand il alla se noyer à Prayàga. Inscript, ap. Journal of the As. Soc. of Bengal, t. VIII, p. 174, et Asiatic Researches, t. XII, p. 361. Cf. Hiouen-Thsang, op. laud., t. II, p. 276 et les témoignages d'Albirouni et Massoudi dans Reinaud, Mémoire sur VInde, p. 230, et Fragments arabes et persans, p. 103. On en faisait autant ailleurs dans d'autres rivières sacrées : cf. par exemple le suicide du Câlukya Some- çvara dans la Tungabhadrâ, Vikramârïkacarita, IV, 59-60, éd. Buhler. Cf. aussi Ayeen Akbari, traduit par Gladwin, vol. III, p. 274, éd. de Calcutta, 1786. Encore aujour- d'hui, la coutume n'a pas entièrement disparu; Heber, Narrative of a Joarney, etc., chap. xii.

2. III, 4094; 8151 ; 8175-8177, 8164. Les sanctuaires de la Narmadâ sont décrits dan* le Revâmâhâtmya, qui fait partie du Çiva-Purâna : Aufrecht, Catalogue, p. 69.

3 Le nom et, par conséquent, la superstition remontent au moins jusqu'à l'époque macédonienne. Lassen, Ind. Alterthumsk.} I, p. 161, 2* éd.

4. Cf. des remarques très intéressantes du même, surtout en ce qui concerne les sanctuaires du Dékhan, dans ÏAnnual Report de la Royal Asiatic Society pour 1877, p. lxxvii. Abul Fazl, dans son Ayeen Akbari (t. III, p. 245, éd. de Calcutta) donne aussi une liste des principaux lieux de pèlerinage et distingue vingt-sept cours d'eau sacrés, dix villes ou districts saints de premier rang et en outre un nombre infini d'autres de seconde, troisième ou quatrième importance. Pour Mathurâ et les lieux saints qui l'entourent, le Bethléhem et le Nazareth du krishnaïsme, voir F. S. Growse, Sketches of Mathurâ, ap. Ind. Antiq., I, 65, et Mathurâ Notes, dans le Journal of the Asiatic Society of Bengal, vol XL VII, p. 97 sq. Pour Gayâ, qui doit peut-être «a première célébrité au bouddhisme (c'est près de Gayâ que se trouve l'arbre de la Bodhi au pied duquel Çâkyamuni atteignit l'état de Buddha), voir Monier William*, Çrâddha cérémonies at Gayâ, Ind. Antiq., V. 200; A. Cunningham, Archzeological Survey,

Religions de l'Inde. I. 16

242 LES RKL1GI0NS DF. L'INDE

de l'importance actuelle de ce culte des pèlerinages, nous donne- rons quelques chiffres relatifs au plus fréquenté peut-être de tous ces lieux saints après Bénarès, le célèbre sanctuaire de Vishnu- Jagannâtha, à Puri en Orissa1.

Jagannâth n'est pas, comme Bénarès, une grande ville remplie de temples : c'est un temple entouré d'autres temples et qui a donné naissance à une ville. Le revenu net annuel des immeubles constituant le domaine du dieu est d'environ 800.000 francs, aux- quels il faut ajouter les dons des fidèles pour une somme impos- sible à déterminer exactement. On l'a estimée à 1.800.000 francs, chiffre probablement trop fort, bien que le gouvernement musul- man ait retiré autrefois, dit-on, jusqu'à deux millions et demi par an de la ferme des taxes perçues sur les pèlerins. Or, depuis 1840t le gouvernement anglais ne perçoit plus de taxe, et, d'autre part, on peut compter que toute roupie apportée à Jagannâth, y reste. Hunter, auteur d'un savant ouvrage sur l'Orissa, et directeur géné- ral de la statistique de l'Inde britannique, estime en moyenne à environ 950.000 francs le montant annuel de ces dons, soit ensem- ble un revenu total de 1.700,000 francs au bas mot, et cela dans un pays la journée d'un laboureur vaut Ofr.25, celle d'un arti- san, Ofr. 60. Le personnel du temple se divise en trente-six ordres et quatre-vingt-dix-sept classes : prêtres officiants de diverses sortes ayant chacune ses fonctions spéciales, boulangers, cuisiniers, gardes, musiciens, danseuses, chanteuses, porte-torches, valets de

III, 107 ; W. Hunter, Statistical Account of Bcngal, t. XII, p. 44 ; et l'ouvrage riche- ment illustré de Râjendralâla Mitra, Buddha Gaya, the Hermitage of Sakya Muni, 1879. Gayà est aujourd'hui encore, comme au sixième siècle, du temps de Varâha Mihira (Yogayâlrâ, IV, 47, ap. Ind. Stud., XI V, 318), un pèlerinage funèbre, et environ 100.000 visiteurs par an viennent y prier pour leurs morts. Les bouddhistes le fré- quentent également. Au point de vue topographique et archéologique, on trouvera d'abondants renseignements : sur les sanctuaires de l'Hindoustan, dans les Rapports de VArchxological Survey of India du général A. Cunningham; sur ceux de l'Inde occidentale, dans les Rapports de VArchxological Survey of Western India de J. Burgess; sur ceux de l'Inde en général, dans J. Fergusson, History of Indian and Eastern Archite&Lure, 1876. On consultera aussi avec intérêt, à cause surtout de la belle exécution des gravures, les publications du contre-amiral Paris, de G. Lejean, A. Grandidier et L. Rousselet, parues dans le Tour du Monde, t. XVI, XVI1I-XX, XXIl-XXVU.

1. Ces chiffres sont empruntés à la notice sur Jagannâth dans le t. XIX du Statisti- cal Account of Bengal de W. Hunter, notice qui est elle-même un abrégé delà descrip- tion donnée par le même auteur dans son Orissa, or the Vicissitudes of an Indian pro- vince under Native and British rule, t. I, chap. m et rv. Pour ce sanctuaire et les autres <ie la même province, consulter aussi la splendide publication de Râjendralâla Mitra, Tk* Antiquities of Orissa, Calcutta, 1879-1880.

HINDOUISME 243

chevaux et d'éléphants, artisans de différents métiers, etc. A ces serviteurs immédiats du dieu, il faut ajouter les religieux des ma- thas qui dépendent du sanctuaire, leurs domestiques et leurs tenan- ciers, enfin un grand nombre d'agents, environ trois mille, que la fabrique du temple envoie dans toutes les provinces de l'Inde pour y recruter les pèlerins, organisation qui se retrouve ailleurs encore qu'à Purî, et qui ne date pas d'hier, mais qui s'est bien perfection- née depuis que les chemins de fer sont au service de Jagannâth. En tout, on estime à vingt mille hommes, femmes et enfants, le personnel qui, directement ou indirectement, vit du sanctuaire. Dans les meilleures années, le nombre des pèlerins, ou plutôt des pèlerines, car les cinq sixièmes au moins sont des femmes, monte à trois cent mille. Dans les plus mauvaises, il ne tombe jamais au-dessous de cinquante mille. A la Rathayâtrâ, « la sortie du char », la principale des vingt-quatre grandes fêtes entre lesquelles se partage l'année religieuse à Jagannâth, on en compte d'ordi- naire de quatre-vingt-dix mille à cent quarante mille présents à la fois. On comprend quelles doivent être les conditions hygiéniques de ces multitudes épuisées par une longue route. Quatre-vingt- quinze sur cent sont venus à pied, parfois des extrémités de l'Inde, traînant avec eux des malades, des enfants, ou chargés de vases remplis d'eau du Gange, marchant le jour, campant la nuit, en pleine saison pluvieuse (la fête tombe en juin ou en juillet), alors que des chaleurs accablantes sont rendues plus perfides par l'hu- midité et par de brusques changements de température. Arrivés à destination, à cette « porte du ciel », ils trouvent des conditions pires, s'il se peut. C'est le moment de l'année les fièvres putri- des et le choléra, endémiques sur cette côte désolée, y sont dans toute leur force. Mal nourris1, serrés les uns sur les autres ou privés de tout abri2, excités sans cesse jusqu'au transport par les pompes du culte, s'entassant plusieurs fois par jour dans des étangs fétides, ils passent une ou deux semaines plus meurtrières par- fois qu'une grande bataille. Puis, quand la dernière pièce de mon- naie est partie, ils reprennent, comme ils peuvent, le chemin du

1. La nourriture, du riz bouilli, est fournie à bas prix par les cuisines du temple, Mais, comme elle a été consacrée au dieu, il ne doit rien s'en perdre. On en conserve donc les restes d'un jour à l'autre, et on ne les consomme que dans un état déjà avancé de fermentation.

2. La ville de Purî (23.000 h.) ne compte guère que 5.000 maisons ou cases recevant <les pèlerins.

244 LES RELIGIONS DE L'INDE

retour, souvent emportant la contagion avec eux et, comme l<;s caravanes de la Mecque, semant les routes de leurs morts. D'après les médecins anglais, les pèlerins pauvres laissent un huitième, parfois un cinquième des leurs derrière eux. Ilunter est tenté d'ad- mettre un chiffre plus modéré ; mais, même dans les meilleures conditions, quand il ne survient aucune épidémie, et en défalquant les chances normales de la mortalité, il est d'avis qu'on ne saurait estimer à moins de dix mille par an le nombre des victimes du pè- lerinage de Jagannâth1.

Et ce qui se passe à Purî, se répète, toute proportion gardée, en cent autres lieux. Mathurâ et Vrindâvan, Gayâ dans le Bihâr, Gokarna sur la côte de Malabar, les grandes pagodes de la prési- dence de Madras telles que Gonjevaram et Trichinâpalli, Râmeçva- ram surtout, dans le golfe de Manar, qui est comme le Bénarès du Sud, voient à certains jours affluer des multitudes presque aussi nombreuses2. Ce n'est qu'en présence de ces foules ardentes qu'on sent tout ce qu'il y a encore de force de résistance dans ces reli- gions en ruine. En tout cas, on ne saurait surfaire l'influence exercée par ces pérégrinations sur le tempérament religieux de la nation, et ce n'est pas exagérer que d'y voir pour ainsi dire la fonc- tion vitale de l'hindouisme. Dans la vie de tous les jours, l'Hindou s'isole dans sa secte et ne s'élève pas au-dessus d'une dévotion machinale; pendant ces grands jours, il s'exalte pour des années et se retrouve membre d'une communauté immense. Vishnouites et çivaïtes y confondent leurs rangs. A Bénarès, par exemple, le pèlerin ne visite pas seulement les sanctuaires de sa propre croyance, mais les lieux saints en général. A Jagannâth, chaque secte est représentée, chaque divinité a sa chapelle, son idole et ses rites ; Durgâ elle-même y a son autel, on lui immole des victimes, malgré la règle qui veut que nul être vivant ne meure dans l'en»

1. Cf. aussi ce que les historiens de Mahmoud deGazna, Mirkhond et Ferishta (écri- vant, il est vrai, le premier au quinzième siècle, le second au commencement du dix-septième) racontent des splendeurs déployées au onzième siècle, et à l'extrémité opposée de l'Inde, dans la péninsule de Gujarât, pour le sanctuaire çivaïte de Som- nâth. De 200.000 à 300.000 pèlerins aux grandes fêtes ; 2.000 brahmanes, 300 barbiers, 300 musiciens, 500 danseuses et un nombre sans fin de serviteurs étaient attachés au sanctuaire, qui possédait les revenus de 2.000 villages (10.000 suivant Mirkhond). Chaque jour on apportait de l'eau du Gange, pour les ablutions du linga. On rapporte que Mahmoud aurait enlevé la valeur de plus de 20.000.000 de dirhems d'or : Elphins- tone, History of India, vol. I, p. 550; Journ.of the Roy. As. Soc. of Bombay, XIV, 42*

2. A Pandharpour, dans le Dékhan marhatte, on compte à certains jour «150.000 pè- Urint. Ind. Antiq., II, 272.

HINDOUISME 245

ceinte sacrée. Chacun de ces grands pèlerinages est donc ainsi une sorte de colluvio religionum : ailleurs, l'hindouisme se subdivise et s'émiette ; ici, il se retrempe et reprend le sentiment de son unité.

Quelles sont les limites de cette unité? Dans quelles conditions, à quel degré de l'échelle sociale cesse-t-on d'être hindou? A cette question, il n'y a pas de réponse satisfaisante. L'ancienne religion excluait le çûdra : il était défendu de lui révéler le Veda et de sacri- fier pour lui. Les religions néo-brahmaniques n'ont point de ces interdictions précises. La plupart elles prétendent prendre en main la cause des déshérités. Le Mahâbhârata et les Purânas doivent avoir été composés expressément pour les femmes et pour les çûdras, les exclus du Veda1. Il n'y a pas de prescription nette et uniforme qui écarte absolument du culte telle catégorie de la popu- lation, et aux nombreuses sorties contre les classes impures que contient la littérature des diverses époques on pourrait opposer un nombre presque égal de déclamations égalitaires. Enfin nous avons vu que la plupart des sectes allaient très loin dans leurs protestations contre les distinctions de caste, et que quelques-unes même les avaient déclarées formellement abolies. En réalité elles les ont multipliées, chaque secte ne manquant pas, au bout de très peu de temps, de donner naissance à un certain nombre de castes nouvelles. La population de l'Inde est arrivée ainsi à se fractionner en quelques milliers de subdivisions qui ne s'entremarient pas, ne mangent pas ensemble, n'acceptent pas, des unes aux autres, tels objets, telle sorte d'aliments, et ne laissent entre elles de place à aucun sentiment de charité. Les brahmanes à eux seuls forment plusieurs centaines de classes parfois séparées par les barrières les plus rigoureuses, et cet esprit d'exclusivisme a profondément pénétré jusque chez les musulmans et chez les chrétiens indi- gènes 2. Mais en dehors ou au-dessous de la moyenne de ces castes, il en est un certain nombre que cette moyenne, pour une raison ou pour une autre, repousse avec une aversion si énergique, que la communion religieuse, même de l'espèce la plus simple, devient

1. Bhâgavata-Purâna, I, 4, 25.

2. Des distinctions de caste se sont introduites parmi les musulmans du Dékhan, du Gujarât, de plusieurs districts du Bengale, Ind. Antiq., III, 190; V, 171, 354. Hunter, Statistical Account of Bengal, IX, 289; XI, 52, 255, etc. Pour les chrétiens, tant ceux dos anciennes communautés que ceux des missions, voir dans la Correspondance de révoque Heber la lettre du 21 mars 1826 à Williams Wynn. Comparer Zeitschr. der Ucutsch. Morgenl. Gesellsck., XXXIII, 579, 585.

246 LES RELIGIONS DE L'INDE

presque toujours impossible. 11 n'y a pas de critérium général qui permette de distinguer ces classes abjectes, pour lesquelles l'Eu- rope a depuis longtemps adopté la dénomination commune de parias, et l'exclusion dont elles sont frappées est dans chaque pro- vince affaire de tradition et de coutume locale. Plusieurs sectes telles que les Lingâyits du Dékhan, les Çâktas, les Caitanyas du Bengale ont débuté par un prosélytisme sans réserve, et autrefois, paraît-il, le sanctuaire de Puri s'ouvrait aux classes les plus mé- prisées1. Mais presque toujours le préjugé a fini à la longue par reprendre le dessus. Aujourd'hui quinze castes, non compris les chrétiens et les musulmans, sont exclues de l'enceinte sacrée de Jagannâth ; deux autres, les blanchisseurs et les potiers, peuvent y pénétrer, mais pas plus loin que la première cour2.

De même que l'ancienne religion, l'hindouisme a donc ses races maudites. Mais, à côté de celles qui sont ainsi repoussées par lui, il en est qui le repoussent à leur tour ; nous voulons parler des peuplades plus ou moins sauvages, représentants, la plupart du moins, des premiers occupants du sol avant l'arrivée des Aryas. Dans l'Hindoustan et dans le Dékhan septentrional, une grande masse de ces populations s'est intimement fondue avec la race vic- torieuse. Dans le Sud, elles ont également adopté la culture et les religions aryennes, tout en conservant cependant leurs langues, les divers idiomes dravidiens radicalement distincts du sanscrit. C'est une question qui n'est pas encore mûre que celle de savoir ce qu'elles ont pu à leur tour passer d'idées et de coutumes à leurs dominateurs. Il est probable toutefois que quelques-unes du moins des déesses à culte sanglant et homicide des religions hindoues, sont d'origine dravidienne. Mais cette assimilation ne s'est pas faite partout. Sur toute la frontière du nord et de l'est, au centre dans les monts Vindhyas et dans les parties les plus inhospita- lières du plateau du Dékhan, plus au sud, dans les replis des Ghats et dans les Nîlgiris, on trouve des tribus se rattachant, celles du Nord et du Centre, aux races tibétaines ou transgangétiques, celles du Centre et du Midi, aux races dravidiennes, qui sont restées plus ou moins pures et qui ont conservé leurs coutumes et leurs reli- gions nationales. Nous n'entrerons point dans l'examen de ces der-

1. En principe, toute distinction de caste cesse à l'intérieur des frontières du Puru- ihottamakshetra. Cf. Mahâbhârata, III, 8026, toutes les castes deviennent brahmanes dès que, pour aller à l'ermitage de Vaçishtha, elles ont franchi la Gomatî.

2. Hunter, Statistical Account of Bengal, t. XIX, 62.

HINDOUISME 247

nières : de môme que les peuplades qui les professent, elles n'ont point d'histoire, et leur classification ethnographique est loin d'être complète et définitive. Les plus intéressantes et les mieux connues sont celles des aborigènes de race dravidienne. Elles ont pour caractère commun l'adoration de divinités élémentaires, telluriques, en majorité femelles et méchantes, le culte des revenants et d'autres génies malfaisants qu'on cherche à apaiser par des sacrifices san- glants et par des pratiques orgiastes qui rappellent le schama- nisrne des peuples de l'Asie septentrionale1. Le prêtre ou le sorcier, le devil dancer des Anglais, se livre à une danse frénétique jus- qu'à ce qu'il tombe en convulsion : il est alors possédé, et les paroles incohérentes qui sortent de sa bouche, expriment la volonté de l'esprit dont il s'agit de désarmer le courroux. Beaucoup de ces pratiques ont laissé des traces chez toutes les populations dravi- diennes, môme chez celles qui sont le plus complètement assimilées L'hindouisme fait du reste des progrès constants parmi ces tribus : les modes, les cultes, les divinités de la plaine envahissent rapide- ment leurs montagnes. Mais celles qui sont restées pures rendent la plupart à l'Hindou, surtout au brahmane, aversion pour aver- sion, mépris pour mépris. Pendant la famine de 1874 par exemple, des Santals se sont laissé mourir de faim à la porte des fourneaux de charité plutôt que d'accepter des aliments de la main des brah- manes2.

Et maintenant que nous voici arrivé au terme de notre longue tache, faut-il nous résumer en un jugement final ? Tout ce qui pré- cède n'est lui-même qu'un long résumé, et notre plus grande crainte est de n'avoir pas fait saisir assez le caractère complexe, multiple, monstrueusement confus de ces religions. Avant peut-être qu'il y eût des poésies homériques, elles avaient dépassé Parménide, et aujourd'hui, après des siècles de contact avec le monde occidental, elles étalent, jusque dans les centres les plus éclairés, un fétichisme qui n'a de pendant que chez les nègres de la Guinée. Leur histoire est-elle celle d'une longue décadence, et, comme on semble parfois le croire, n'ont-elles fait, depuis le Veda, qu'amasser autour d'elles des ténèbres plus épaisses, ou faut-il admettre un progrès dans

1. Sur ces religions, leurs divinités et leurs pratiques, cf. F. Kittcl, Intl. Antiq., Iï, 168, et Ursprung des LingakuHus, p. 44. R. Caldwell, Comparative Grammar of thc Dravidian Family of Languages, pp. 579 ss., 2e éd.

2. Hunter, Statistical Account of Bengal, t. XIV, p. 313. Chez les Holiynrs du Dé- khan, certaines coutumes ont gardé la trace dune hostilité semblable.

248 LES RELIGIONS DE L'INDE

cette longue suite d'efforts? Depuis trente siècles au moins que nous pouvons les suivre, elles changent sans cesse, et sans cesse elles se répètent, si bien qu'on cherche les notions dont on puisse affirmer sans restriction, à un moment donné, qu'elles sont neuves ou tombées en oubli. Nul autre, parmi les peuples indo-européens, n'a eu sitôt que celui-ci l'idée d'une loi absolue, universellement obligatoire, et pourtant c'est une question de savoir jusqu'à quel point dans la pratique il a jamais eu une législation. En combien de cas peut-on dire : voici ce que l'Inde croit ou ne croit pas, voici ce qu'elle approuve ou ce qu'elle condamne ? Bien avant notre ère déjà elle contestait théoriquement la caste et en avouait la vanité1 ; elle ne l'en a pas moins conservée jusqu'à ce jour ; mieux que cela, elle l'a exagérée et elle a fini par en faire quelque chose à la fois de si odieux et de si chimérique, qu'on ne sait plus comment l'ex- pliquer. Et quelles contradictions, si on examine la morale de ces religions ! Non seulement elles ont donné naissance au bouddhisme et produit pour leur propre compte un code de préceptes qui ne le cède à aucun autre ; mais dans la poésie qu'elles ont inspirée, il y a parfois une délicatesse et une fleur de moralité que l'Occident n'a connues que par le christianisme. Nulle part ailleurs peut-être on ne trouve une égale richesse de belles sentences. Un des hommes qui ont le plus fait pour la connaissance des religions hindoues, J. Muir, a réuni un certain nombre de ces maximes et de ces pen- sées dans une anthologie exquise 2 qui a gagner bien des amis à l'Inde. Et pourtant quelle absence de tout élément moral dans la plupart de ces cultes, que de côtés sombres dans ces pratiques et dans ces doctrines ! L'étonnante conservation de l'hindouisme est à elle seule un problème. Il est certain que depuis longtemps le peuple hindou vaut mieux que ses religions, et que celles-ci, de bien des côtés, menacent ruine. Elles subsistent pourtant, et ni l'Évangile, ni le Coran n'ont eu jusqu'ici sérieusement prise sur elles. Plusieurs siècles de domination musulmane les ont à peine entamées. Elles ont réagi pour le moins autant sur l'Islam, que celui-ci a agi sur elles3, et actuellement il semblerait que, dans

1. Bhagavad-Gîta, V, 18.

2. Religious and Moral Sentiments from Sanskrit Writers, 1875 ; l'auteur vient d'insérer ce premier choix dans un plus grand ouvrage : Metrical Translations from Sanskrit Writers, with an Introduction, Prose Versions, and Parallel Passages from Classical Authors (vol. VIII de Trûbner's Oriental Séries), 1879.

3. Cf. Garcin de Tassy, Mémoire sur les particularités de la religion musulmane dans l'Inde, 2* éd., 1869; Colebroofce, On the peculiar tencts of certain Muhammadan sects, ap.

HINDOUISME 219

certaines provinces du moins, elles le fassent reculer1. Quant au christianisme, c'est aujourd'hui, quand il dispose d'incomparables ressources et qu'il a pour lui toutes les causes d'ascendant et tous les prestiges, qu'il obtient le moins de succès. Les opérations de la propagande catholique, plus remarquables par la merveilleuse soli- dité de leurs bases que par leur étendue, ont depuis longtemps cessé de progresser, et jusqu'à ce jour celles des Missions protestantes ont eu peut-être encore moins de succès. Malgré le grand nombre d'hommes distingués, quelques-uns d'un mérite tout à fait hors ligne, qu'elles comptent dans leur sein, aucune des missions pro- testantes anglaises, américaines ou allemandes qui travaillent actuellement dans l'Inde (excepté toutefois celles qui opèrent parmi les aborigènes, surtout parmi ceux de Ghota Nâgpour et des Pro- vinces Centrales), n'a lieu d'être satisfaite de ses résultats. Aucune jusqu'ici n'a réussi à fonder rien qui puisse être comparé ni à l'œuvre des apôtres inconnus qui dans les premiers siècles établirent les Eglises dites de Saint-Thomas, ni môme à celle de saint François- Xavier et des premiers missionnaires jésuites. Gela tient peut-être à ce que le missionnaire protestant arrive entouré d'une famille avec laquelle il vit dans un confortable bourgeois, tandis que l'in- digène n'est sensible qu'à la pompe à l'ascétisme. Mais cela tient surtout à ce qu'il raisonne beaucoup. Or la controverse, que l'Hindou adore et à laquelle il excelle, n'a aucune prise sur sa reli- gion, qui n'a pour ainsi dire pas de dogmes définis. Les arguments s'enfoncent dans cette masse molle et s'y perdent, comme un coup porté par le fer à un de ces organismes inférieurs sans centre de vie déterminé. Le missionnaire est aimé et respecté ; on approuve et on admire la morale de son enseignement, et il est incontestable que sous ce rapport seul sa présence fait déjà beaucoup de bien; mais on ne se convertit pas. Il est donc plus que douteux que l'hin- douisme doive, dans un avenir même éloigné, faire place à une autre religion. Et pourtant il s'affaisse et se détériore à vue d'oeil. Dès maintenant, il est bien près de n'être plus qu'un paganisme au sens étymologique du mot. La science, l'industrie, l'administration, la

Miscellaneous Essays, t. H, p. 202; Hunier, Slatistical Account of Bengal, t. IX, 289 et passim, Cette influence a surtout agi énergiquement dans l'Ouest, elle a produit de véritables sectes mixtes, telles que les Sangàrs et les Khojâs du Gujarât et du Sindii. Ind.Antiq.,V, 171, 173.

I. Au Bengale, excepté dans le district de Gayâ, les musulmans sont ou stationnaircs ou en déclin, Hunter, passim.

2ii0 LES RELIGIONS DE L'INDE

police, l'hygiène, toutes les conquêtes et toutes les exigences de la vie moderne lui font froidement une guerre bien autrement efficace que l'œuvre des missions. Trouvera-t-il en lui-même assez de res- sources pour s'accommoder à ces conditions nouvelles qui le débor- dent avec une rapidité croissante? L'expérience du passé est faite pour inspirer à cet égard presque autant de craintes que d'espé^ rances. Toute l'histoire de l'hindouisme est en effet celle d'une per- pétuelle réforme et il est impossible de n'être pas frappé de cette persistance dans l'effort. Mais, en même temps, on est obligé de constater combien chacune de ces tentatives a été jusqu'ici éphémère et prompte à se corrompre. En sera-t-il de même de celle qui se continue de notre temps et pour ainsi dire sous nos yeux, de l'essai de réforme déiste poursuivie par le Brâhma-Samâj (l'Église de Dieu) ? Nous n'avons pas, à dessein, parlé jusqu'ici de ce mouve- ment qui procède de l'influence directe et avouée de l'Europe, bien que, depuis l'origine, il soit conduit à un point de vue exclusive- ment hindou et par des Hindous 1 . Celui qui en fut le fondateur dans les premières années du siècle, le brahmane Ram Mohun Roy (né en 1772 à Burdvan, dans le bas Bengale, mort en Angleterre, à Bristol, en 1833), une des figures les plus nobles que présente l'his- toire religieuse d'aucun peuple, était en effet plus versé dans la théologie chrétienne (il avait appris dans ce but, outre l'anglais, le latin, le grec et l'hébreu) que dans les Vedas, bien qu'il en sût tout ce qu'il était possible d'en savoir alors. Il crut que ces vieux livres, en particulier les Upanishads, convenablement interprétés, contenaient le pur déisme, et il entreprit d'arracher ses compa- triotes à l'idolâtrie, en s'appuyant sur la tradition. Il publia et tra- duisit dans ce but un certain nombre de ces textes, et exposa en même temps ses vues de réforme dans des traités originaux. Bientôt en butte à la fois aux attaques des siens et à celles de quelques missionnaires, il y répondit par des écrits la science du théolo- gien s'allie à une pensée d'une rare élévation, et dont quelques-uns sont restés comme des modèles de controverse2. Dès l'origine le

1. Le Brâhma-Samâj a déjà produit une littérature considérable. On trouvera de* indications à ce sujet, ainsi qu'une appréciation générale de ce mouvement, dans Max Miïller, Chips from a Germon Workshop,t. IV, pp. 271-275 ; 283-290. Cf. aussi les Revues Annuelles que publia Garcin de Tassy de 1850 jusqu'à l'année de sa mort, 1878, et qui sont consacrées à l'examen de lont ce qui intéresse à un degré quelconque la langue ou la littérature hindoustanie. Ces Revues forment le compte-rendu le plus fidèle des progrès intellectuels de l'Inde septentrionale pendant les trente dernières années.

2. Voir notamment son traité The Precepts of Jésus, Ihe Guide to peace and happiness,

HINDOUISME 251

Brâhma-Samâj eut ainsi recours aux moyens de propagande usités en Europe, et il y est resté fidèle depuis. Par le but, c'est une secte hindoue; par son organisation, par ses moyens d'action et par toutes ses allures, c'est une association analogue à nos partis théo- logiques. Il a ses locaux de réunion et de prière, ses comités, ses écoles, ses conférences, ses journaux et ses revues. L'autorité révélée, que le fondateur avait cru devoir maintenir au Veda, a été peu à peu abandonnée, surtout depuis qu'une association semblable, le Dharma-Samâj (l'Église de la Loi), a été fondée pour la défense de la vieille orthodoxie. Depuis une douzaine d'années la secte s'est divisée en un parti conservateur, V Adi- Brâhma-Samâj (l'an- cien Br. S.), et un parti avancé, qui s'est formé sous la direction de Keshub ChunderSen, le Brâhma-Samâj o/'India, l'un plus res- pectueux des vieux usages, l'autre poussant à une réforme plus ra- dicale. Il y a infiniment de droiture, de dévouement, de grandes et belles aspirations dans cette œuvre. On ne saurait assez estimer ces hommes de bien qui travaillent avec tant de zèle à relever le niveau intellectuel, religieux et moral de leurs compatriotes, et le bien qu'ils font est incontestable. Mais voici plus de soixante ans que le Brâhma-Samâj est fondé, et combien compte-t-il d'adhé- rents? Au Bengale, son berceau, sur une population de soixante- sept millions d'habitants, quelques milliers, tous dans les grandes villes : dans les campagnes (et l'Inde est un pays essentiellement rural), il est à peine connu. Sans doute il n'est pas exposé, comme les autres sectes, à se corrompre et à retomber sous le joug des superstitions. Mais grandira-t-il assez vite pour en devenir l'héri- tier? Et à quelle époque sera-t-il assez fort pour exercer une action bien efficace sur deux cent millions d'hommes ? Il y a donc dans les conditions actuelles se trouve l'hindouisme, les éléments d'un redoutable problème, problème qui se pose en môme temps, il est vrai, dans tout le reste de l'Asie, mais nulle part avec plus de netteté qu'ici. La civilisation matérielle aux mains d'une poignée d'étrangers redoutés pour leur puissance, parfois estimés pour leur supériorité morale, mais nullement aimés, l'envahit avec la rapi- dité de la vapeur et de l'électricité, tandis que la civilisation mo- rale reste en souffrance. Depuis une dizaine d'années surtout, le gouvernement colonial fait beaucoup pour la multiplication des

ainsi que ses First, second and final Appeal to the Christian public in reply to the Observa- tions of Dr. Marshman, plusieurs fois réimprimés.

232 LES RELIGIONS DE L'INDE

écoles de tous les degrés. Mais l'Inde est un pays pauvre, ses bud- gets sont en déficit, et les ressources de l'Etat sont peu de chose en présence de l'énormité des besoins à satisfaire. Celui-ci est obligé d'ailleurs de n'user de son initiative qu'avec prudence, pour ne pas éveiller dans ces milieux facilement excitables des défiances qu'il aurait ensuite de la peine à calmer. Mais qu'on suppose un système d'écoles aussi prospère qu'on voudra, on ne supprimera pas pour cela une question qui s'impose et à laquelle nous n'entre- voyons pas de réponse : Quelle sera la foi de l'Inde le jour ses vieilles religions, condamnées à périr, mais qui s'obstinent à vivre, se seront définitivement effondrées ?

TABLE DE CONCORDANCE

L'article sur les Religions de l'Inde, paru d'abord dans Y Ency- clopédie des Sciences Religieuses de Lichtenberger, a passé dans l'usage courant de l'indianisme sous deux formes : le tirage à part, augmenté de notes considérables; la traduction anglaise. Gomme on ne pouvait surcharger le texte d'un double jeu de réfé- rences, on a préféré dresser à la suite de la présente réimpression cette Table de concordance qui permettra d'utiliser sans difficulté les références à Tune ou l'autre édition antérieure. Les chiffresportés parallèlement n'indiquent pas une correspondance intégrale; ils signifient seulement que, en gros, une des pages répond à l'autre ; mais il peut arriver que la correspondance anticipe un peu sur la page précédente ou empiète un peu sur la page suivante.

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Xl-Xll

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254

]

LES RELIGIONS DE L'I

N I) E

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54

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6

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TABLE DE C

ONCORDAIN

CE

2W.

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Trad. anglaise

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199-200-201

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m

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BULLETINS DBS RELIGIONS DE L'INDE

I. BULLETIN DE 1880 (1)

MYTHOLOGIE ARYENNE

Revue de V Histoire des religions, t. I, p. 102 et ss.

En commençant ce Bulletin, dont l'objet devra être de présenter périodiquement un aperçu des principaux travaux accomplis dans le domaine de la mythologie aryenne et des religions de l'Inde1, je crois qu'il est utile d'entrer dans quelques explications préli- minaires et, tout d'abord, de préciser les limites que nous assi- gnerons ici à ce domaine. A première vue, les termes choisis pour titre paraissent être suffisamment clairs et parler par eux-mêmes. En y regardant toutefois de plus près, on ne tarde pas à s'aperce- voir qu'il peut y avoir différentes manières de les entendre. Le plus vague et celui des deux qui a le plus besoin d'être défini, est évi- demment le premier, mythologie aryenne. Dans son acception la plus large il embrasse presque tout ce que nous pouvons entre- voir du patrimoine intellectuel des communs ancêtres de la famille indo-européenne, de leur manière de sentir, de penser, de conce- voir les choses. De tout cela nous n'avons, sauf la langue et quelques usages, guère d'autres témoignages que cet ensemble d'opinions et de croyances portant sur les objets les plus divers, mais toutes plus ou moins bizarres et entachées de surnaturel, qu'on est habitué à désigner sous le nom de mythes. Dans un sens plus restreint, il s'applique aux représentations que les Aryas se

1 . Ce premier bulletin s'étend aux publications relatives à la mythologie aryenne ; les suivants sont consacrés exclusivement aux religions de l'Inde. Le titre original étoit : Bulletin critique de la Mythologie aryenne et des Religions de Vlnde.

Religions de l'Inde. I. 17

258 BULLETINS DES RELIGIONS DK L'INDE

[103] faisaient de leurs dieux. C'est dans ce dernier sens surtout <j»e nous comptons l'envisager ici. Sans nous interdire toute excursion sur le terrain de la mythologie des usages et des opinions popu- laires, dont les fantaisies sont d'ailleurs si fréquemment le dernier reflet de conceptions plus sérieuses et plus hautes, et tout en nous promettant bien de revenir à l'occasion sur ces intéressantes recherches de folklore, sur l'ingénieux petit livre, par exemple, dans lequel M. Gaston Paris a étudié, à propos du Petit Poucet, la destinée d'un chapitre d'astronomie préhistorique1, ou sur les traités plus volumineux M. de Gubernatis a réuni tant de faits curieux de l'histoire fabuleuse des animaux et des plantes2, nous nous arrêterons de préférence aux travaux de mythologie religieuse. Nous aurions même aimé aller plus loin et, au lieu du titre de my- thologie aryenne, nous aurions volontiers choisi celui de religion aryenne, si nous avions cru qu'il fût possible de poursuivre si haut une distinction que les peuples, pour leur compte, paraissent avoir toujours sentie. Jamais ils n'ont confondu leur fable avec leur reli- gion : les plus formalistes, tels que les Romains et les Hindous, ont toujours manié les traditions relatives à leurs dieux avec une entière liberté, et le Veda, qui voue l'homme irréligieux à la mort et à la destruction, se contredit à chaque pas dans ce qu'on pour- rait appeler ses dogmes. Le crime d'impiété est ancien ; celui d'hérésie est relativement moderne. Mais comment parler de la foi d'une époque qui ne nous a pas laissé une seule prière, pas une simple formule ? En juger uniquement par des mythes qu'on a soi- même reconstruits, serait téméraire. Nous connaissons directement ceux du Veda, nous avons en outre les chants d'adoration des Rishis, et pourtant, sommes-nous toujours bien sûrs d'entendre grand'chose à leur religion ? Nous sommes donc réduits, pour [104] ce passé lointain, à nous tenir à la mythologie qui, tout ondoyante et ténue qu'en soit l'étoffe, présente pourtant quelque chose de plus saisissable que les faits intimes de la conscience sans lesquels il n'y a point de religion.

Mais, même ainsi délimité, le terrain de la mythologie aryenne ne nous appartiendra pas tout entier. Les études sanscrites, par

1. Gaston Paris, Le Petit Poucet, Paris, 1875. Publié d'abord dans les Mémoires de la Société de linguistique de Paris, t. I, p. 372.

2. A. de Gubernatis, Zoological Mythology ; 2 vol. London, 1872, traduction fran- çaise par P. Regnaud, 1874 ; allemande, par Hartmann, 1874. La Mythologie des plantes ou les Légendes du règne végétal, I" vol. Paris, 1878.

BULLETIN DE 1880 259

lesquelles nous pouvons surtout l'aborder, ne sont plus à peu près les seules qui y mènent. On arrive maintenant à cette vieille terre par des voies bien diverses et de points de départ prodigieusement distants les uns des autres. Le celtisant, le germaniste, le slaviste, ceux qui s'occupent des antiquités religieuses de l'Italie, de la Grèce, de l'Asie antérieure, y sont conduits par leurs recherches aussi bien que l'indianiste. Celui de nos collaborateurs surtout qui traitera de l'ancienne Perse, y aura un droit presque égal au nôtre. Il faudra donc se faire de mutuelles concessions : ce serait usur- per de notre part, que de prétendre nous adjuger par exemple un livre tel que le Baumkultus de Mannhardt, sous prétexte qu'il jette le jour le plus vif sur des croyances et des pratiques dont plusieurs remontent certainement au berceau commun. Dans des cas plus douteux, qui se présenteront surtout à propos de résultats fournis par les études comparatives du Veda et de l'Avesta, il y aura peut-être quelque avantage à voir un même travail envisagé successivement à deux points de vue différents.

L'autre terrain que nous aurons à explorer, celui des religions de l'Inde, est à la fois plus solide et plus nettement circonscrit. Il ne s'agit plus cette fois de reconstructions hypothétiques la cri- tique court facilement le risque de devenir trop créatrice, mais de religions positives, qui, depuis une très haute antiquité, sont des « religions du livre » , et dont l'étude est naturellement limitée par celle des documents littéraires elles sont consignées. Mais ici surgissent d'autres questions. Nous bornerons-nous à examiner les travaux relatifs à une certaine période du passé de ces religions, et, dans ce cas, à quelle limite nous arrêterons-nous ? Ou [105] descen- drons-nous jusqu'à l'époque contemporaine ? Car il n'est pas une seule de ces religions dont on puisse affirmer absolument qu'elle soit morte, et quelques-unes datent d'hier. En général, la Revue ne touchera pas aux questions actuelles. Son champ d'étude est l'antiquité : ainsi pour le christianisme elle n'ira pas au delà des origines1. Je doute pourtant que cette règle puisse s'observer pour certaines religions orientales ; que celui de nos collaborateurs, par exemple, qui traitera de l'Iran, puisse se désintéresser complète- ment de la tradition parsie. En tout cas, elle est inapplicable à l'Inde. Ici il y a bien eu des changements, mais point de rupture ou d'innovation soudaines, point de destruction du Temple ni d'avè-

1. Se reporter, à cet égard, à ce qui est dit dans l' Introduction. [Réd. de la Revue.)

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nement de l'Eglise, et l'antiquité s'y continue pour ainsi dire sous nos yeux. Le passé et le présent s'y éclairent réciproquement, comme il est aisé de s'en convaincre par la saveur toute particu- lière propre aux travaux des indianistes qui connaissent l'Inde autrement encore que par les livres. Gomment étudier d'ailleurs les religions hindoues sans tenir compte des Purânas ? Or avec ceux-ci on arrive fort avant dans le moyen âge et en plein épa- nouissement sectaire. Devra-t-on, dès lors, fermer les yeux au spectacle des sectes modernes, qui seul peut faire bien comprendre ce qu'étaient celles d'autrefois ? Tout en réservant spécialement notre attention pour les travaux relatifs à l'Inde ancienne, de beau- coup d'ailleurs les plus nombreux et les plus importants, nous serons donc obligé de l'étendre au domaine entier de ces religions, parce que toute limite qu'on voudrait y tracer serait arbitraire d'abord et, ensuite, en l'absence de toute chronologie un peu ancienne, tomberait forcément si près de nous, qu'il ne vaudrait vraiment plus la peine de l'établir.

Pour le bouddhisme, la question se pose sous un aspect diffé- rent. Ici nous sommes en présence d'une Eglise constituée de bonne heure et d'une façon solide et dans laquelle, si on excepte le lamaïsme tibétain, il ne s'est pas produit de [106] notables change- ments à des époques récentes. Le bouddhisme méridional, en par- ticulier, n'a guère varié, du moins dans ses doctrines, depuis les premiers siècles de notre ère. Mais cette religion s'est répandue au dehors : elle a envahi toute la haute et extrême Asie. Notre incom- pétence à elle seule nous défendrait déjà de la suivre dans toutes ses migrations. Nous ne pourrons cependant pas négliger entière- ment les résultats acquis à la science dans ces provinces lointaines. De combien notre connaissance de l'Inde ancienne ne serait-elle pas plus pauvre, si nous n'avions pas les précieuses relations des pèlerins chinois ? Et quelle lumière le savant ouvrage de Wassi- liew1, puisé à des sources septentrionales, ne jette-t-il pas sur le bouddhisme indien? C'est notamment de l'investigation complète des traductions chinoises, plus vieilles que les versions tibétaines, que nous pouvons espérer une approximation plus grande dans la solution de quelques difficultés capitales que présente la chronolo- gie des livres bouddhiques du Népal.

1. W. Wassilicw, Der Buddhismus, seine Dogmen, Geschichte und Literatur, Theil : Allgemeine Uebersichl. Aus dcm russischen uebersetzt. Petersburg, 1860. Traduction française par La Comme. Paris, 1865.

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Enfin, l'Inde n'a pas été seulement brahmaniste et bouddhiste: elle a connu, elle connaît encore un grand nombre d'autres reli- gions d'une provenance toute différente. Au Nord, dans l'Himalaya ; à l'Est, dans la vallée d'Assam; au Centre, dans les replis et sur les plateaux des monts Vindhyas, une foule de tribus plus ou moins sauvages ont conservé leurs croyances et leurs pratiques particu- lières. Nous n'aurons probablement guère à nous occuper de ces formes d'adoration imparfaitement connues et qui n'ont pas encore été l'objet d'un travail d'ensemble, de même que les peuplades qui les professent ont jusqu'ici, par leur diversité et par leur éparpil- lement, échappé à toute classification ethnographique satisfaisante. Mais, dans tout le Sud de la péninsule, s'étendent en masses com- pactes les populations dravidiennes, dont les croyances nationales, conservées à [ 1 07] peuprès pures dans quelques districts montagneux et survivant presque partout à l'état de superstitions populaires, pourront attirer parfois davantage notre attention. Bien que l'ex- ploration scientifique en soit encore peu avancée, il est probable, en effet, qu'elles n'ont pas été sans influence sur certains côtés de l'hindouisme. Aussi mentionnerons-nous dès maintenant l'aperçu général un peu sommaire qu'en a donné le Rév. Caldwell dans l'ap- pendice à sa grammaire dravidienne *, et le jour un chercheur comme M. Burnell, ou comme le Rév. Kittel, qui connaît ces reli- gions mieux que personne et à qui on doit déjà à ce sujet de pré- cieuses indications partielles2, se déciderait à les retracer dans leur ensemble, ne croirions-nous pas sortir de notre cadre en con- sacrant à son travail un examen tout spécial.

Le terrain ainsi délimité, nous en aurons fini avec ces explica- tions préliminaires, quand nous aurons prévenu le lecteur que ce premier Bulletin devant forcément porter sur une période plus longue que les suivants, qui auront, en général, pour objet les résultats acquis au cours d'une année, sera moins un relevé biblio- graphique détaillé, qu'un aperçu sommaire, j'essaierai, en m'at- tachant à un choix de travaux caractéristiques, de présenter une sorte d'orientation générale dans le champ de ces études.

La restitution d'une mythologie aryenne est d'origine toute récente. Elle est un des derniers résultats de la science compara-

). R. Caldwell, A Comparative Grammar of the Dravldian or South-indian Family of Languagrs. 2d éd. London, 1875.

2. F. Kittel, Ueber den Ursprung des Lingakullns in. Indien. Y1;mgalore, 1875 et un article dans l'Indian Antiquary, II, 168.

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tive dos mythologies qui, elle-même, n'est pas fort ancienne. On peut, en effet, considérer comme son premier manifeste la disser- tation do sir William Jones « sur les dieux de la Grèce, de l'Italie et de l'Inde, » écrite il y a moins d'un siècle (1784), et insérée dans le premier volume des Asiatic Researches. C'étaient d'im- menses perspectives qui s'ouvraient en ce moment à la science européenne et devant lesquelles elle fut prise d'une sorte de vertige. Le Zend-Avesta,très [108] imparfaitement compris, et la théologie des Purânas, acceptée comme une révélation du monde primitif, vinrent se fondre avec les données plus suspectes encore de cette fausse antiquité orientale, chaldéenne, phénicienne, égyptienne, que nous a transmises l'hellénisme en décadence. De tous ces élé- ments élaborés avec une érudition vaste mais confuse, sous l'em- pire d'un romantisme avide de mystères et d'une philosophie por- tée aux formules abstruses, sortit le symbolisme de l'école de Gôrres et de Greuzer1. On se plut à voir dans ces traditions, dont aucune n'était envisagée sous son vrai jour, l'expression voilée à dessein de vérités profondes sur l'homme et sur l'univers, des inventions réfléchies, développées et transmises dans des collèges de sages et de pontifes et portées de peuple à peuple par des colo- nies de prêtres. Pour ruiner dans sa base cet édifice imposant, il fallut que la philologie exhumât ou remît à leur vraie place les documents, qu'elle retrouvât la véritable Egypte, la véritable Phé- nicie, la véritable antiquité hindoue : il fallut que la linguistique surtout éclairât d'un jour nouveau les questions d'origine et de race, qu'elle mît en lumière ce qu'il y a de spontané dans les créations collectives de l'esprit humain, et qu'en révélant les lois qui pré- sident à la formation et à la vie des mots, elle fît toucher du doigt, pour ainsi dire, les lois toutes parallèles qui régissent la formation et la vie des mythes. De ce moment date la mythologie compara- tive telle qu'on l'entend aujourd'hui. Ses fondateurs, Grimm, Kuhn, Roth, Benfey en Allemagne, Max Muller en Angleterre, Burnouf et Bréal en France, sont ou pourraient être encore nos contem- porains. Si, des explications partielles qu'elle a produites jusqu'ici, le moindre nombre seulement s'est fait accepter sans opposition, du moins on n'en contredit plus la méthode, ni les résultats géné- raux. Peut-être quelques esprits obstinés, et nous sommes du

1. Des mêmes éléments combinés avec les tendances antichrétiennes et l'esprit nu peu sec de noire dix-huitième siècle, sortit chez nous l'école de Volney et de Dupuis.

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[i 09 1 nombre, trouvent-ils qu'on va parfois trop loin dans la réaction contre l'école symbolique et qu'en réduisant ces gracieuses fantai- sies à une série monotone de malentendus uniquement amenés par les altérations graduelles du langage, on fait souvent trop petite la part de l'accident ainsi que celle de l'invention réfléchie et des facultés créatrices de l'imagination. Mais, dans l'ensemble, personne ne conteste plus que les mythes, à l'origine, sont l'expression natu- relle et populaire de faits fort simples ; que les plus anciens notam- ment se rapportent aux phénomènes les plus ordinaires de l'ordre physique; qu'ils sont dans la dépendance la plus étroite du lan- gage, dont ils ne sont très souvent qu'une forme vieillie; qu'il en est de leur immense variété comme de celle des mots, l'une se réduisant à un petit nombre d'éléments, l'autre à un petit nombre de racines ; que, malgré leur fluidité et leur confusion apparente, ils possèdent une certaine cohésion et sont reliés par une logique cachée ; qu'ils ne passent pas aussi facilement, ni surtout d'une manière aussi désordonnée qu'on l'avait cru, d'un peuple à un autre peuple, d'une race à une autre race, mais que, comme le langage, ils ne se transmettent bien que par héritage, et qu'il y a des signes pour reconnaître les mythes d'emprunt, comme il y en a pour reconnaître les mots d'emprunt ; que, par conséquent, il est possible, d'une part, de les reconstruire même à l'inspection d'un seul fragment, à peu près comme à l'inspection d'un seul dérivé on restitue à une langue toute une famille de mots, et, d'autre part, d'affirmer d'un mythe, quand on le trouve chez deux ou plusieurs rameaux d'une famille ethnique, qu'il appartenait aussi à la branche d'où ces rameaux sont sortis, quand on le trouve chez tous les rameaux, qu'il appartenait déjà à la souche commune. C'est en appliquant ces principes, qu'on est arrivé d'abord à constater que les ancêtres communs des Celtes, des Italiotes, des Hellènes, des Germains, des Slaves, des Iraniens, des Hindous, à l'époque lointaine ils vivaient côte à côte dans quelque région probablement à jamais oubliée du vieux continent, [110] adoraient les mêmes divinités, et, er.suite, à restituer quelques-unes du moins des figures de ce pan- théon préhistorique. De cette double série de résultats, dont l'en- semble constitue la mythologie aryenne, l'une, celle qui établit l'unité des croyances, est certaine, aussi certaine que le résultat correspondant fourni par la linguistique, l'unité de la langue mère indo-européenne. L'autre, la restitution partielle de ces croyances, l'est beaucoup moins. De même que les essais qu'on a faits de

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retrouver les formes précises du parler aryen, chacune de ces tentatives n'a guère qu'une valeur d'approximation toute théorique et pour ainsi dire logique. La raison de cette incertitude en ce qui concerne le langage est, comme l'a montré M. Bréal1, et comme les lois d'analogie obligent de l'admettre, que cette langue mère elle-même, malgré son unité générale, avait déjà ses dialectes. Un examen semblable entrepris sur les croyances établirait de même que cette unité religieuse renfermait elle aussi dès lors ses varié- tés et ses contradictions.

Si maintenant nous jetons un coup d'œil sur ce qui s'est fait sur ce domaine au cours des dernières années, nous constatons de divers côtés un certain ralentissement dans la production, du moins en ce qui concerne la branche spécialement orientale de ces études. En Allemagne, M. Kuhn a étudié dans un ingénieux mé- moire la formation graduelle des mythes, qui se superposent en couches successives comme les étages géologiques, mais de telle façon que, les éléments de ces combinaisons nouvelles étant tou- jours pris au vieux fonds commun, tel mythe de formation ter- tiaire ou quaternaire, appartenant par exemple à l'âge du plein déve- loppement de la théologie brahmanique, pourra fort bien remettre subitement en évidence un trait primitif qui paraissait oublié2. M. Benfey a continué aussi sur le terrain mythologique la série de ces minutieuses monographies il remonte aux [111] conceptions indo-européennes au moyen d'analyses étymologiques pénétrantes et parfois un peu subtiles3. Mais, en somme, l'activité paraît se con- centrer surtout sur les recherches de folklore (il en est de même en Ita- lie, où ces études sont surtout représentées par les travaux déjà men- tionnés de M. de Gubernatis 4) et sur cette branche des investigations aryennes qui relèvent plus spécialement des antiquités germaniques.

En Angleterre, MM. Goxe 5 et Fiske6 ont continué démarcher dans

1. M. Bréal, La Langue indo-européenne, Journal des Savants, octobre 1876.

2. A. Kuhn, Ueber Entwickelungstufen der Mythe nbildung, Mémoires de l'Académie de Berlin pour 1873.

3. Th. Benfey, Dionysos; Etymologie des Namens, dans les Nachrichten de l'Acadé- mie de Gôttingue, 12 mars 1873. Vedisch ridûdara, ridûpe, ridûvridhâ, ibid., 17 mars 1875. Vedica und Verwandtes, Strassburg und London, 1877. Hermès, Minos, Tartaros, dans les Mémoires de l'Académie de Gôttingue pour 1877.

4. Les travaux mythographiques de M. Comparetti sont principalement basés sur des documents pris dans les littératures de l'antiquité classique et du moyen âge.

5. G. W. Goxe, The Mythology of the Aryan Nations, 2 vol. London, 1870.

%. J. Fiske, Myths and Myth-makers ; Old Taies and Superstitions interpreted by Compa- rative Mythology, London, 1872.

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la voie si brillamment ouverte par M. Max Mùller1. Mais M. Max Miiller lui-même s'est peu à peu détourné de cet ordre de recher- ches pour se livrer à l'étude plus générale de la science de la reli- gion2. C'est à cette direction, plus spéculative encore qu'historiqu<?, qu'appartient notamment son récent ouvrage sur l'origine et la croissance de l'idée religieuse 3, par lequel il a inauguré à West- minster la série des Hibbert lectures. Il y a dans ce livre de belles pages sur le développement des religions hindoues, sur la théologie du (1 12] Veda et la nature particulière du polythéisme qui se montre à nous dans les Hymnes, sur le ritualisme des Brâhmanas et la philosophie des Upanishads, et, à ce titre, la place en serait plu- tôt dans la partie de ce bulletin spécialement réservée à l'Inde. Mais il se trouve dans ces chapitres peu d'idées neuves, peu de vues que M. Max Mùller n'ait déjà exposées plus d'une fois ailleurs4, et le principal intérêt de l'ouvrage est dans les considérations de l'auteur sur la manière dont la conscience religieuse et la notion de quelque chose d'adorable se sont formées et développées chez l'homme primitif et en particulier chez les ancêtres communs de notre race. Nous n'entrerons pas dans l'examen de cette doctrine exposée dans ce style ample, ému, riche de couleurs et d'images jusque dans les développements les plus abstraits, auquel M.Max Miiller a de longue date habitué ses lecteurs et qu'il a encore retrouvé cette fois, bien que quelques parties du livre nous aient laissé l'impression d'une certaine fatigue et comme d'une veine qui s'épuise. Nous nous demandons seulement si, dans sa cam- pagne contre l'hypothèse d'un fétichisme primitif, et en établissant

1. Principalement dans YEssay on Comparative Mythology, 1856, et dans les Lecture* on the Science of langnage, 1861-1863.

2. Introduction lo the Science of religion; four lectures delivered in the Royal Institution, with two Ëssays on False Analogy and the Philosophy of mythology. London, 1873.

3. Lectures on the Origin and Growth of Religion as illustrated by the Religions of India. London, 1878. Au même ordre de recherches, très en laveur en Angleterre, se rapportent l'ouvrage posthume du Viscount Amberley, An Analysis of Religious Relief, 2 vol., Lon- don, 1876; ainsi que les « Muir lectures » pour 1879 prononcées à l'Université d'Edimbourg par le Rév. Fairbairn, d'Airedale Collège. Nous ignorons si l'auteur a publié depuis ces six remarquables leçons, que nous ne connaissons que par les comptes rendus qu'en a donnés le journal « The Scotsman » des 3, 4, 6, 8, 11 et 13 mars 1879. En ce moment même la deuxième série de ces Lectures on the Science of religion, fondées par le savant indianiste, M. John Muir, est donnée à Edimbourg par le même lecturer. Voir le Scotsman des 8, 10, 13, 15, 19 et 20 janvier 1880.

4. Cf. encore son article: Ueber Henotheismus, Polytheismus, Monotheismus und Atheis- mus, dans la Deutsche Rundschau, septembre 1878. M. Max Mùller semble moins affir- matif que par le passé au sujet d'un monothéisme primitif indo-européen.

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longuement que l 'homme n'a pas débuté par adorer des cailloux et des bâtons sans y attacher quelque notion immatérielle, M. Max Mùller n'a pas un peu le tort d'avoir trop raison. En un certain sens, il est plus que probable que l'homme a en effet commencé par le fétichisme, c'est-à-dire par la tendance à loger immédiate- ment sa conception religieuse dans quelque objet matériel. Mais cette conception elle-même, je ne sache pas qu'elle ait jamais été niée avec autorité. Quelle est-elle ? Qu'est-ce en nous qui fait les dieux? La notion craintive de la puissance, du redoutable, disent Epicure et Lucrèce. La notion de l'infini, dit M. Max Millier. J'ai- merais autant dire celle du mystère, car, en dépit de tous ses efforts, son infini ressemble singulièrement à l'indéfini. Mais pourquoi cher- cher à définir 1 113] ce sentiment à la fois si simple et si compréhen- sif qu'il n'est exactement réductible à aucun autre et qui, après tout, est en nous-mêmes ce qu'il a été en nos plus grossiers aïeux. Il s'est raffiné dans son objet et dans son expression, mais au fond il n'a point changé, et c'est moins la notion du divin qui a changé dans l'homme que celle de l'autre terme, du monde sensible qui l'entoure. Ce livre où, malgré les efforts de l'auteur pour remon- ter aux origines, il y a si peu de résultats positifs quant à ces ori- gines, serait au besoin la meilleure preuve de la difficulté que nous signalions plus haut, de se représenter nettement la religion de ces âges reculés. L'essentiel ici ce seraient les nuances, et, dans un pareil lointain, toute nuance s'efface.

En France, au contraire, nous constatons une reprise singuliè- rement vigoureuse de ces études. L'esprit fin et mesuré qui a tant fait pour les introduire parmi nous1, M. Bréal, s'est, il est vrai, détourné d'elles comme M. Max Millier ; mais il n'a pas été, comme lui, seulement remplacé par des vulgarisateurs. Trois ouvrages de première valeur comme ceux que nous devons à MM. Senart et Darmesteter, c'est beaucoup pour un espace de quatre années en un champ aussi restreint. Nous ne parlerons d'abord que de ceux de M. Darmesteter; le livre de M. Senart, bien qu'il soit en réa- lité une œuvre de mythologie comparative aryenne, appartenant par son titre et par son sujet immédiat à la littérature du boud- dhisme et devant trouver place, par conséquent, dans la deuxième partie de ce bulletin.

1. M. Bréal, Hercule et Cacas, étude de mythologie comparée. Paris. 186B. Le Myike d'Œdipe, Revue archéologique, 1863.

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Dans le premier de ces ouvrages1, M. Darmesteter étudie deux Amshaspands à noms abstraits, comme tous ces génies du maz- déisme, qui forment couple et sont toujours invoqués ensemble, Haurvatât et Ameretât. Le nom du premier, traduit d'ordinaire par abondance, est ramené par l'analyse à la signification de « santé » : il préside aux eaux. Le nom du [1 1 4] deuxième signifie l'immortalité, ou mieux, le non-mourir, et lui-même est le seigneur des plantes. Dans la tradition parsie, ils ont pour adversaires les devas Tairic et Zairic, interprétés comme les génies de la soif et de la faim et dans lesquels l'analyse étymologique découvre la maladie et la mort. Il y a donc sous ces personnifications une croyance en une faculté des eaux de donner la santé et d'écarter la maladie, et en une autre faculté inhérente aux plantes et étroitement unie à la première, de donner une longue vie et d'écarter la mort. Cette croyance n'est pas seulement iranienne : elle était déjà indo-ira- nienne et même aryenne, car les mêmes associations se rencontrent sous diverses formes dans le Veda et dans les traditions des rameaux européens de la famille. Des résultats que nous venons d'exposer en bloc, plusieurs étaient par eux-mêmes nouveaux : l'in- terprétation, notamment, du mythe iranien, vaguement entrevue, n'avait guère été poussée plus loin que ne l'avait portée l'exégèse parsie. Mais ce qui était absolument nouveau, c'est la façon dont l'auteur les groupait et les répartissait ; c'est la précision avec laquelle il déterminait non seulement chaque étape du mythe, mais la mesure dans laquelle chaque peuple se l'était approprié. Dans cette marche lumineuse et pour ainsi dire mathématique de la démonstration, se révélait une sûreté de main, une possession de la matière surprenantes de la part d'un débutant et qui, du coup, classait l'auteur parmi les maîtres.

Les mêmes qualités de méthode et d'exposition, mais appli- quées à un sujet infiniment plus vaste, distinguent le deuxième ouvrage dans lequel M. Darmesteter soumet aux procédés compa- ratifs la majeure partie des mythes de PAvesta2, et qui tend à rien de moins qu'à renouveler sur plusieurs points capitaux l'aspect sous lequel on envisageait jusqu'ici le mazdéisme. Cette religion, en effet, ne serait plus le produit d'une législation intervenue à un moment donné, une sorte de réforme (qu'elle ait eu pour auteur

1. J. Darmesteter, Haurvatât et Ameretât; Essai sur la mythologie de VAvesta, XXIll* fascicule de la Bibliothèque de l'École des Hautes Études. Paris, 1875.

2. J. Darmesteter, Ormazd et Ahriman, leurs origines et leur histoire. Paris, 1877.

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Zoroastre ou qu'elle se soit [115] faite sous son nom) qui lui aun imprimé un brusque changement ; mais, comme l'hellénisme, comi le brahmanisme, elle ne serait que le résultat de l'évolution natu- relle, continue des anciennes croyances aryennes. Pour cela, tout l'ensemble de ses mythes et de ses dogmes est réduit pièce par pièce, et avec un art de discussion merveilleux, à un petit nombre d'éléments primitifs. Non seulement Ormazd et Ahriman, Mithra et les Amshaspands, tout le cortège des abstractions divines et des puissances ténébreuses sont ramenés à des formules mythiques avec une précision qui n'avait pas été atteinte jusqu'ici ; mais les doctrines de la création, de la résurrection, de la fin du monde, sont à leur tour présentées comme autant de transformations évo- lutives des mythes de l'aurore et de l'orage. Zoroastre lui-même disparait naturellement à la suite de son œuvre : il se dissout en la personnalité du premier homme, de l'homme céleste, descendu du ciel sous la forme du feu et de la foudre.

Ces conclusions sont soumises depuis quelque temps, dans le Journal Asiatique, à une critique extrêmement vive 1 qui ne nous regarde pas particulièrement, l'auteur, M. de Harlez, se main- tenant en général sur le terrain de l'Avesta, mais dont nous devons pourtant dire un mot, parce qu'elle est la négation la plus radicale qu'on ait faite en ces derniers temps de la méthode et des résultats de la science mythologique. A notre avis, elle est non seulement excessive (d'après M. de Harlez, il n'y aurait rien, abso- lument rien de fondé dans le livre de M. Darmesteter), mais elle repose sur un perpétuel malentendu. Gomment, en effet, qualifier autrement le reproche sans cesse adressé à l'auteur du livre de ne pas s'en tenir strictement aux textes, quand le but avoué du livre est précisément de remonter au delà des textes ? Ces images et ces expressions mythiques associées si souvent aux conceptions de l'Avesta, et M. Darmesteter voit autant de témoins de l'état antérieur de ces conceptions, sont aux yeux de M. de 1 1 10 j Harlez des détails de style, des accessoires d'emprunt. Du moins eùt-il fallm dans ce cas expliquer les étonnantes rencontres de ces données et leurs ramifications multiples soit au-dedans du mazdéisme, soit au dehors. Est-ce à dire que nous adoptions sans réserve toutes les conclusions de M. Darmesteter ? Certes il y a du plaisir à le suivre dans ses démonstrations et, de pas en pas, il en est bien peu qu'an

1. G. de Harlez, Les Origines du Zoroaslrisme. Journal Asiatique, 1878-1879.

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ne consente pas à franchir avec lui. Mais, quand on vient à regar- der derrière soi, on s'effraie parfois à mesurer le chemin parcouru. Ce n'est pas sans défiance qu'on voit tant de choses sortir de l'au- rore ou de l'orage et, plus les arguments s'accumulent, plus on reste en suspens. Mais c'est le charme à la fois séduisant et malin attaché à ces études : plus elles deviennent pénétrantes, plus elles inquiètent. Rien n'est envahissant comme une explication mythique. Elle absorbe et dissout notamment l'histoire avec une facilité bien digne d'exciter nos soupçons. Il 3TO1 tant de fils flot- tants autour de ces tissus variés et délicats que, dans quelque sens qu'on se meuve, on finit toujours par en accrocher un, et, si celui-ci casse, il s'en présente aussitôt un autre à portée de la main. A côté des théories de l'aurore et de l'orage, nous avons eu ainsi celles du soleil, du brouillard, du jour et de la nuit, de l'été et de l'hiver, qui toutes ont prétendu régner sans partage et four- nir une clef universelle. Faut-il pour cela tenir la science elle- même pour fausse et opposer indistinctement à ses résultats une fin de non-recevoir ? C'est bien en vain qu'on essaierait de le faire. Les analogies sont trop nombreuses, elles portent sur une trop vaste surface, pour ne pas créer une sorte de conviction générale. Il faut donc savoir se contenter de cette sorte de conviction, et, tout en laissant la porte largement ouverte au doute philosophique, accueillir avec reconnaissance des tentatives de synthèse aussi puissamment conçues et magistralement exécutées que celles de Fauteur ftOrmazd et Ahriman.

Les conclusions de M. Darmesteter tiennent de trop près à l'Avesta, pour que nous ayons à les analyser ici. Nous n'examinerons pas non plus si l'auteur, après avoir si bien [117] montré combien sont fragiles les raisons qui ont fait admettre jusqu'ici un schisme violent survenu entre les Aryas de l'Iran et leurs frères de l'Inde, n'exagère pas en sens inverse, quand il explique le mazdéisme comme une simple évolution. Gela peut paraître ainsi quand on ne regarde qu'à ses mythes, après qu'on les a réunis de toute part et concentrés comme en un foyer. Mais je doute que la lecture des textes eux-mêmes laisse une impression semblable. Le fait est que cette religion ne ressemble à aucune autre de la même famille. Non seulement elle est plus systématisée qu'aucune de ses sœurs, mais elle a eu, ou elle prétend avoir eu son prophète. Dans ceux de ses anciens écrits qui nous sont parvenus, elle est la révélation de Zoroastre, et le témoignage des écrivains classiques montre

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qu'il en était de même dans ceux qui se sont perdus. Par elle rappelle le bouddhisme, le mosaïsme, nullement le brahmanisme ni les anciennes religions de la Grèce, de l'Italie,'de la Germanie. La différence nous paraît essentielle, et Zoroastre serait un mythe, qu'elle n'en subsisterait ni plus ni moins. Par contre, ce serait notre tâche de montrer tout ce que la mythologie aryenne doit à ce livre. Mais ici je dois confesser mon embarras. Les mythes aryens n'ont pas encore été réunis en un système ; ils ne sont ni classés ni dénommés, et nous n'avons point devant nous des cadres tout faits auxquels nous puissions référer nos indications. 11 faudrait donc, prenant ces mythes un à un, et combien ne sont-ils pas, montrer qu'il n'en est peut-être pas un seul que M. Darmesteter n'ait abordé par quelque côté, qu'il n'ait élucidé par quelque fine analyse ou enrichi d'un trait, d'un rapprochement nouveaux. Ce serait une bien longue tâche. Aussi, au lieu de nous y engager, aimons-nous mieux choisir un exemple et, pour cela, nous allons droit à un tra- vail plus récent1 l'auteur lui-même a réuni en une quinzaine de pages quelques-unes de ses plus importantes conclusions.

[118] La thèse qu'il y expose n'est pas entièrement neuve, mais il l'a rendue sienne par la décision et parla clarté avec lesquelles il la présente. Gomme l'indique le titre, c'est celle d'un dieu suprême reconnu par les nations indo-européennes. Ce dieu, Varuna chez les Hindous, Ahura Mazda chez les Iraniens, Zeus chez les Grecs, Jupiter chez les Latins, qui a être également adoré parles Ger- mains et par les Lithuaniens, puisque les Slaves le connaissaient sous le nom de Svarogu,est non seulement le suprême dominateur, mais l'organisateur souverainement sage et intelligent, le mainte- neur par excellence de Tordre physique et moral. Et il est tout cela, non en vertu de conceptions abstraites, mais parce qu'il est ou qu'il était à l'origine à la fois le dieu du ciel et le dieu-ciel, c'est-à- dire ce qu'il y a de plus grand, de plus élevé, siège de la lumière et par conséquent de la sagesse, tout est ordre, mesure et suc- cession régulière. Il est le souverain seigneur, mais non à la façon de Jéhova. Il a des vassaux, dont quelques-uns sont presque ses pairs, et, chez plusieurs peuples, il a céder peu à peu le pre- mier rang à des lieutenants plus bruyants, à des porte-foudres, à des dieux de l'ouragan, à Indra chez les Hindous, à Odin chez les

1. J. Darmesteter, The Suprême God in the fndoeuropean Mythology. Contemporar) Review, octobre 1879.

BULLETIN DE 1880 271

Gcr mains, à Perkun chez les Lithuaniens. Parfois il a été détrôné par un de ses propres attributs tels que le Destin de l'antiquité classique, le Temps sans bornes de certaines sectes iraniennes. Il s'est maintenu par contre jusqu'à la fin chez les Latins et chez les Grecs : chez un seul rameau, maintenant bien réduit, les Par- sis du Kirmân et du Gujarât, il est adoré encore de nos jours. Nous acceptons pleinement et dans toutes ses parties (bien que quelques- unes soient contestées) la thèse de M. Darmesteter. Seulement il nous semble qu'elle aurait besoin d'être quelque peu tempérée. Cette hiérarchie, ce monothéisme relatif n'était pas aussi net dans la conscience des hommes qu'il l'est dans cet exposé d'une rigueur un peu mathématique. Dans la pratique surtout, comme on le voit par les chants du Veda, il parait avoir été fort voilé. Ces vieux adorateurs n'avaient pas le [119] regard constamment fixé sur leurs Olympiens. A côté de cette religion céleste, il y en avait notam- ment une autre toute d'actes et de rites, une sorte de religion de Yopus operatum, qui n'avait pas toutes ses racines dans la pre- mière, qui probablement ne lui a jamais été complètement subor- donnée, et que nous retrouverons dans la suite de ce bulletin, quand nous aurons à parler du livre de M. Bergaigne sur le Veda.

RELIGIONS DE L INDE

[Revue de V Histoire des religions, t. I, p. 237 et ss.

L'histoire religieuse de l'Inde, plus que celle de toute autre con trée de grande étendue, forme un ensemble homogène et continu. Elle présente une longue suite de changements, dont quelques-uns ont abouti à des formes profondément dissemblables, mais dont bien peu portent la marque nettement accusée d'une influence venue du dehors, et dont aucune n'apparaît avec le caractère d'une révolution proprement dite, d'une rupture brusque et voulue avec le passé. Elle se divise néanmoins en trois périodes ou branches suffisamment distinctes : les religions védiques ou vieux brahma-

272 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

nisme, le bouddhisme et la religion sœur des Jainas, le néo-bran* manisme, ou hindouisme proprement dit; ou plutôt, la littérature de l'Inde prise en masse se partage elle-même entre ces trois formes religieuses. Car c'est à peine s'il peut être question pour ce pays d'une littérature profane, tant les diverses manifestations écrites de la pensée hindoue sont étroitement dépendantes des croyances nationales et prétendent toutes, même les plus mon- daines, à une origine sacrée. Toucher par n'importe quel côté aux littératures de l'Inde, particulièrement à celle qui, tour à tour, a servi de modèle et de commun réservoir à toutes les autres, la litté- rature sanscrite, c'est donc toucher à ses religions, et toute œuvre qui nous fait mieux connaître les unes, est une [240] contribution immédiate à l'histoire des autres. Aussi croyons-nous devoir, au début de ce bulletin, mentionner du moins quelques œuvres sem- blables, dont le récent achèvement ou l'entreprise plus récente encore marquent en quelque sorte une époque dans l'histoire encore si jeune des études indiennes : le grand Dictionnaire de Saint- Pétersbourg1 , qui est à la langue et à la littérature sanscrites, ce que la dernière édition du Thésaurus de Henri Estienne est à la langue et à la littérature de la Grèce; le Dictionnaire pâli de M. Ghilders2, qui rend immédiatement abordable l'étude des docu- ments originaux du bouddhisme méridional ; la 2e édition de l'His- toire de la littérature indienne de M. A. Weber3 , qui met ce pré- cieux manuel au courant, jusqu'à l'année 1875, des dernières recherches ; la grande enquête archéologique qui se poursuit sous les auspices du gouvernement anglo-indien, et qui, dans PHin- doustan sous la direction du général Cunningham4, dans le Dékhan occidental sous celle de M. Burgess5, fait revivre en quelque sorte le passé dans ses ruines ; le recueil des plus anciennes ins- criptions6, publié également et sous le même patronage par le

1. Sanskrit Wœrterbuch, herausgegeben von der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaf- ten, bearbeitet von Otto Bœhtlingk and Radolph Roth. Saint-Pétersbourg, 1855-1875, 7 vol. in-4.

2. A Dictionary of the Pâli langaage, by Robert Csesar Childers. London, 1872-1875, in-4.

3. Akademische Vorlesungen ucber Indische Literaturgeschichte, von Albrecht Weber. 2te vermehrte Auflage. Berlin, 1876.

//. Archœological Survey of India. Reports made... by Alexander Cunningham. Vol. I- VI 11. Simla, plus tard Calcutta, 1871-1879, in-8.

5. Archœological Survey of Western lndia, by J. Burgess. 1-9. Bombay, 1874-1879, in-4.

6. Corpus Inscriptionum Indicarum. Vol. I. Inscriptions of Asoka, prepared by Alexan- der Cunningham. Calcutta, 1877, in-fol.

BULLUTIN DK 1880 273

général Gunningham, et se trouvent réunis pour la première fois les plus vieux documents datés du bouddhisme et de l'Inde en général; la Paléographie de M. Burnell^qui introduit l'ordre et le contrôle dans les textes épigraphiques si compliqués [24 lj du Sud; enfin, la description statistique de l'Inde2, autre publication offi- cielle qui se poursuit sous la direction de M. Hunter, et qui pré- sentera le tableau complet de l'état actuel du pays et de ses habi- tants. De tous ces ouvrages il n'en est aucun qui n'offre parfois un intérêt de premier ordre à l'historien des religions, et quelques-uns lui sont indispensables.

Des diverses périodes de l'histoire religieuse de l'Inde, la seule qui, dans l'état actuel des études, permette une vue d'ensemble, est la première en date, la période védique. Les principaux textes sont publiés. Nous avons quatre éditions des hymnes du Rig-Veda3, trois éditions des chants du Sâma-Veda 4 . L'Atharva-Veda \ et les deux principales divisions du Yajur-Veda, le Blanc0 et le Noir7, sont intégralement publiés, et il ne reste plus à faire connaître que ce qui a survécu des variantes que diverses écoles ont introduites dans ces vieux recueils8 .

t. Eléments of South-lndian Palxography, being an Introduction to the study of South- [Ttdian Inscriptions and MSS., by A. C Burnell. Mangalore and London, 1874, in-4. 2* édit. London, 1878.

2. N'est publiée encore que la description du Bengale : A Statistical Account of Ben- gal, by W. W. Hunter. London, 1875-1877, 20 vol. in-8.

3. Deux de M. Max Millier, 1849-1874 (avec le commentaire), 6 vol. in-4 ; 1873, 4 vol. in-8 ; deux de M. Th. Aufrecht : 1861-1863, 2 vol. in-8 ; 1877, 2 vol. in-8.

4. De Stevenson, 1841-1843, 2 vol. in-8 ; de Benfey, 1848, in-8 ; de Satyavrata Sâma- çramin (dans la Bibliotheca Indica de Calcutta), 1874-1880, 5 vol. in-8. Cette dernière comprend tous les recueils de chants du Sâma-Veda avec le commentaire.

5. Par R. Roth et W. D. Whitney, 1855, in-4. Le 2e volume devant contenir supplé- ments, notes et index, est en préparation.

6. Par M. A. Weber, 1849-1853, 3 vol. in-4. Contient, outre la Samhitâ, le Çatapa- fcha-Brâhmana, et le Sûtra de Kâtyâyana.

7. La Samhitâ par M. A. Weber, 1871-1872, 2 vol. in-8. L'édition avec commentaire de la Bibliotheca Indica est parvenue à peu près à la moitié du texte: 1860-1880, 4 vol. in-4. Le Brâhmana qui, dans cette rédaction, est inséparable de la Samhitâ, est publié dans la Bibliotheca Indica, 1859-1870, 3 vol. in-8. Outre ces éditions qui relèvent de la science européenne, il y en a de purement indigènes des Samhitâs du Rig-, du Sâma- et du Yajur-Veda. De ces dernières, nous ne mentionnerons que celle des hymnes du Rig-Veda avec traductions anglaise et mârhatte, le Vedârthayatna (par Shankar Pandit) qui se publie depuis 1876, à Bombay, et qui est la tentative jusqu'ici la plus remarquable de faire pénétrer dans les milieux indigènes les méthodes et les résultats de la critique occidentale.

8. Quelques-unes de ces rédactions désignées du nom de Çâkhâs ou de « branches », ont été l'objet de travaux d'une certaine étendue. M. \. Weber a décrit le Kâthaka

Religions de l'Inde. I. . 18

274 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

[242] La deuxième couche de cette littérature, celle des Brahma- nas, est également en majeure partie entre nos mains. Outre ceux du Yajus, mentionnés dans les notes précédentes, nous possédons le Gopatha-Br. de l'Atharva-Veda1 , le Tândya-Br. du Sâma-Veda2; M. Burnell aura bientôt achevé de nous faire connaître les petits Brahmanas de ce même Yeda, dans une série de publications3 où, à ces textes assez insignifiants en eux-mêmes, l'éditeur a su rat- tacher les aperçus les plus ingénieux sur l'histoire de cette vieille lit- térature, et M. Th. Aufrecht vient de donner une édition un peu sobre d'explications, mais d'une admirable correction, de FAi- tareya-Br. du Rig-Veda4. Il est probable qu'on retrouvera encore plus d'un Brâhmana dans l'Inde, et que d'autres chercheurs seront aussi heureux que M. Burnell, qui vient de mettre la main sur un écrit volumineux de ce genre appartenant au Sâma-Veda, et dont on ne soupçonnait pas même l'existence 5. Mais, de la façon dont ces livres se répètent, il est permis de croire que les parties encore inédites ne nous réservent plus guère de grandes surprises. On y trouvera sans doute de précieux renseignements de détails, peut- être quelques matériaux nouveaux pour l'histoire externe, encore si imparfaite, de ces religions, celle de leur extension géographique, de leur organisation, de leurs écoles. Mais, pour ce qui nous inté- resse spécialement ici, la filiation et le développement des grandes idées religieuses, il n'y a plus guère à espérer de témoignages bien nouveaux. En tout cas, pour l'époque védique, la période des édi- tions princeps touche à sa fin, et les découvertes [243] futures ne pourront plus venir que de l'interprétation.

Yajus dans les Indische Studien, III ; M. R. Roth, une recension récemment décou- verte de l'Atharva-Veda : Der Atharva-Veda in Kaschmir, 1875, et M. L. Schroeder, la Maitrâyanîya-Samhitâ du Yajur-Veda dans la Zeitschrift d. Deutsch. Morgenl. Gesellsch., XXX11I, 1879.

1. Dans la Bibliotheca Indica, par Râjendralâla Mitra, 1872.

2. Ibid., par Ânanda Vedântavâgîça, 2 vol. in-4, 1874-1878.

3. Jusqu'ici, en tout, 7, Mangalore and London, 1873-1878.

4. Das Aitareya Brâhmana, mit Auszùgen aus dem Commentare von Sâyanâcârya, herausgegeben von Th. Aufrecht. Bonn, 1879. Une première édition, avec traduction anglaise de feu M. Haug, est de 1863, 2 vol. in-8. A ces publications il faut ajou- ter celles des deux principaux Âranyakas (suppléments faisant suite aux Brahmanas proprement dits), le Taittirîya du Yajus Noir et l'Aitareya du Rig-Veda, édités l'un et l'autre dans la Bibliotheca Indica par Râjendralâla Mitra, le premier en 1872, le second en 1876.

5. Cf. A. C. Burnell, A Legend from the Talavakâra Brâhmana of the Sâma-Veda. Mangalore, 1878. M. Burnell espère pouvoir publier prochainement le Brâhmana in extenso.

BULLETIN DE 1880 275

Pour celle-ci, il a été beaucoup fait dans ces dernières années. Sans parler du grand ouvrage de M. J. Muir1, qui est toujours encore le recueil le plus complet, le plus exact que nous ayons pour l'ancienne histoire religieuse de l'Inde, mais qui n'appartient plus à la période dont nous avons à nous occuper ici, nous trouvons, pour le Rig-Veda seul, une ample moisson de travaux de premier ordre. Presque toute l'exégèse d'un quart de siècle a été résumée et refondue dans le Lexique de M. Grassmann2. En même temps l'Allemagne nous donnait deux traductions complètes des Hymnes, celles de MM. Grassmann3 et Ludwig4, fort distinguées l'une et l'autre à divers titres, toutes deux bien supérieures aux anciennes versions de Langlois et de Wilson, et dont la deuxième surtout, celle de M. Ludwig, peu attrayante à première vue, repose sur un travail d'une originalité, d'une sincérité et d'une circonspection auxquelles on ne saurait assez rendre hommage. Le troisième volume de cette remarquable publication contient l'Introduction 5, dans laquelle le traducteur a exposé d'une manière plus complète ses vues, présentées d'abord par lui dans deux mémoires spéciaux 6? sur le développement religieux, politique et social du peuple védique. [244] Ces vues sont souvent sujettes à caution, notamment pour l'audace avec laquelle le mythe y est parfois converti en histoire ; mais, comme toutes les idées émises par M. Ludwig, il faut compter avec elles, et elles ne méritent en aucune façon l'injuste dédain avec lequel certaines vivacités de polémique, sans doute

1. Original Sanskrit Texts on the Origin and History of the People of India, their Reli- gion and Institutions, collected, translated and illustrated by J. Muir. London, 1868-1873. 5 vol. in-8, dont les 4 premiers en 2* édition.

2. Wœrterbuch zum Rig-Veda, von Hermann Grassmann. Leipzig, 1873.

3. Rig-Veda, ubersetzt und mit kristischen und erlâuternden Anmerkungen versehen von Hermann Grassmann. Leipzig, 1876-1877, 2 vol. in-8.

4. Der Rigveda oder die Heiligen Lieder der Rrâhmana. Zum erslen Maie ins Deutsche ubersetzt, mit Commentai' und Einleitung, von Alfred Ludwig. Prag, 1876-1878, 3 vol. in-8. Le 4e volume, devant contenir le commentaire, reste à publier. M. Max Mùller n'a plus rien fait paraître de sa traduction commentée du Rig-Veda, depuis le pre- mier volume qui est de 1869 et ne contient que 12 hymnes adressés aux Maruts.

5. Forme aussi un ouvrage à part sous le titre : Die Mantralitteratur und das Alte Indien, als Einleitung zur Uebersetzung des Rigveda, von Alfred Ludwig.

6. Die Philosophischen und Religiœsen Anschauungen des Veda in ihrer Entwicklung, Prag., 1875, in-8. Die Nachrichten des Rig-und Atharvaveda ûber Géographie, Ge- schichte, Verfassung des Alten Indien. Ibid., 1875, in-4.— Dans le même ordre d'idées, et bien que l'auteur ait écarté de son examen la religion proprement dite, nous devons mentionner ici un ouvrage remarquable de M. Heinrich Zimmer: Altindisches Leben. Die Cultur der Vedischen Arier nach den Samhitâ dargestellt. Berlin, 1879.

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regrettables, de l'autour, paraissent les avoir fait accueillir en Alle- magne. — Des monographies ont été en outre consacrées à des divinités particulières du panthéon védique par MM. Myrian- theus1, A. Hillebrandt ~ (qui a eu le mérite jusqu'ici assez rare de chercher à compléter les données du Rig-Veda par celles que fournissent les autres recueils védiques), et E. Brandes :* . Un remarquable choix d'hymnes a été traduit par MM. K. Geldner et Ed. Kaegi avec la collaboration de M. R. Roth4. Enfin le regretté M. Haug, peu de jours avant sa mort, a publié une explication sou- vent ingénieuse d'un des morceaux les plus obscurs du Rig-Veda r>. Nous ne pouvons que mentionner ici ces divers travaux : par contre, nous devons nous arrêter un peu davantage au premier volume, le seul paru, de Pouvrage de M. A. Bergaigne sur la religion védique 6 , non seulement parce que l'ensemble des idées religieuses des Hymnes y est soumis à une critique aussi péné- trante qu'originale, mais parce qu'il constitue à bien des égards une réaction contre le système d'interprétation littérale qui a été en faveur jusqu'ici. Une des [24^] bases de ce travail est en effet un remaniement lexicographique. Au lieu de multiplier, comme la plupart de ses devanciers, les sens d'un même mot pour échapper à des associations d'idées bizarres, M. Bergaigne accepte au con- traire ces bizarreries et, comparant avec un soin minutieux les for- mules où elles se trouvent diversement exprimées, dégage de cette comparaison tout un ensemble de conceptions qui jusqu'ici avaient été laissées dans l'ombre et parfois même complètement méconnues par les interprètes. C'est donc par voie de rapprochement d'un nombre infini de détails que procède l'auteur et, si on songe que ces rapprochements portent de préférence sur les passages les plus obscurs, ceux la pensée de ces vieux poètes se noue en quelque sorte et pour lesquels nous n'en sommes guère qu'au déchiffrement, on comprendra combien il y a, dans ces recherches

1. Die Açvins oder arischen Dioskuren. Munich, 1876.

2. Ueber die Gôltin Aditi (Vorwiegend Un Rigveda). Bresluu, 1876. Varuna und Mitra. Ein Beilrag zur Exégèse des Veda. lbid., 1877.

3. Ushas og Ushashymnerne. i Rigveda. En mytologisk Monografi. Copenhague, 1880.

4. Siebenzig Lieder des Rigveda ixbcrsetzt, mit Beitràgen von R. Roth. Tûbingen, 1875.

5. Vedische Rœthselfragen und Rœthselsprùche. Uebersetzung und Erklserung des Dîrgha- iamas-Liedes, Rigv. I, 164. Munich, 1876.

6. La Religion Védique d'après les Hymnes du Rig-Veda. Paris, 1878. Forme le XXXV 1 fascicule de la Bibliothèque des Hautes Etudes, il faut y joindre du même auteur : Quelques observations sur les figures de rhétorique dans le Rig-Veda, 1880; dans les Mémoires de la Société de Linguistique de Paris, t. IV, fascic. 2.

BULLETIN DE 1880 277

délicates, de chances d'incertitude. Les conclusions générales tou- tefois, les seules auxquelles nous puissions toucher ici, nous paraissent se dégager avec une autorité suffisante. On sera mal venu, après ce livre, à parler de la naïveté toute primitive de cette poésie et de cette religion. Elles portent au contraire, l'une et l'autre, au plus haut degré la marque de l'esprit sacerdotal. Elles sont le fait de gens du métier : la langue est souvent une sorte de jargon' maçonnique, qui devait n'être intelligible qu'à des initiés. Le sacrifice avec ses rites et les spéculations dont ils sont l'objet tient une place énorme : la croyance si souvent et parfois si bizar- rement exprimée dans les Brâhmanas, qu'il est, en dehors de toute intervention de la divinité, la condition du cours normal des choses, est déjà profondément empreinte dans les Hymnes. 11 constitue à lui seul une religion, et les mythes, bien que d'origine naturaliste, n'y reflètent, en un nombre infini de cas, les phéno- mènes qu'à travers des conceptions ritualistes. Le culte d'Agni et de Soma notamment est une sorte de magie, les principes élé- mentaires unis à l'énergie du Verbe, de la formule, de véritables forces occultes, opèrent pour leur propre compte. Dans les volumes suivants, M. Bergaigne s'occupera plus [246) spécialement de l'autre face de ces religions, celle qui regarde les dieux personnels du panthéon. Ce qu'il en dit dans son introduction, la distinction par exemple si fine et si nettement saisie entre Indra, représentant le bon élément dune conception dualiste, et les dieux qui, comme Varuna, répondent à une conception unitaire et réunissent en eux le double aspect du bien et du mal, nous promet dès maintenant une série non moins nombreuse de résultats, soit nouveaux, soit mieux établis et plus fortement enchaînés qu'ils ne l'étaient jusqu'à présent. La littérature exégétique et ritualiste des Brâhmanas et des Sûtrasquien dépendent, a été l'objet de travaux presque aussi nom- breux, mais que nous ne pouvons qu'énumérer. Aux éditions de texte déjà mentionnées, il faut ajouter celles des Sûtras du Rig1 et du SâmaVeda2dans la Bibliotheca Indica, et de ^celui de l'Atharva- Veda publié et traduit par M. R. Garbe*. C'est le premier texte

1. The Çrauta Sûtra of Açvalâyana, with the Comme nlary of Gdryya Nâràyana, édile by Bâmanârâyana Vidyâratna, 1874.

2. Çrauta Sûtra of Lâtyâyana xoith the Commenlary of Agnisvàmin, edited by Ânanda- candra Vedântavâgîça, 1872.

3. Vaitâna Sûtra, the Ritual of the Atharva-Veda, edited with eritieal Note* and Indices. Londres, 1878. La traduction en allemand a paru la même année à Strasbourg.

278 b U L L E T IN S D E 8 RELIGIONS D E L' l N D B

de cette espèce dont nous ayons une version in extenso. Nous avons déjà signalé les belles recherches de M. Burnell sur le rituel du Sàma-Veda consignées dans les préfaces à ses éditions des petits Brahmanas de ce Veda. M. Weber a continué son exposition du cérémonial védique principalement d'après les textes du Yajus1 . M. G. Thibault a publié, traduit et commenté les Sûtras qui enseignent les diverses façons très compliquées de construire l'autel et qui contiennent les origines de la géométrie des Hindous2. Enfin MM. Bruno Lindner3 et A. Hillebrandt4 ont traité de cérémonies particulières, en s'attachant à [247] remonter autant que possible à la forme la plus ancienne et à en faire saisir le développement gra- duel. A ces publications doit s'ajouter celle du Rigvidhâna de M. R. Meyer5 qui enseigne quels vers du Rig-Veda il faut employer à certains sacrifices entrepris en vue de l'accomplissement d'un vœu ou d'un souhait déterminés. Dans cette sorte d'écrits, qui forment une classe particulière, l'idée religieuse est arrivée au dernier degré de l'abaissement. Le Suparnâdhyâya édité par M. E. Grube6, et qui prétend se rattacher au Rig-Veda, n'y appartient pas ea réalité, et paraît n'être qu'une production apocryphe, dont le but aura été de donner à une dévotion postérieure, celle à l'oiseau solaire Garuda, l'autorité d'un texte révélé.

A la suite des Sûtras qui résument les prescriptions des Brah- manas, se placent ceux qui réglementent le rituel domestique, les actes sacramentels qui marquent les diverses étapes de la vie du fidèle depuis le jour de la conception jusqu'à celui de la mort, les devoirs des diverses classes, les rapports entre époux, ceux des enfants et des parents, des maîtres et de l'élève, des patrons et des serviteurs, des rois et des sujets, la transmission des héritages et les échanges, l'ensemble en un mot de la coutume et du droit. De ces écrits qui forment deux classes, l'une plus spécialement ri tua- liste, l'autre plutôt coutumière et juridique, notre connaissance s'est également beaucoup étendue au cours de ces dernières années.

1. Zur Kenntniss des Vedischen Opferrituals. Dans les Indische Studien, XIII, 1873. Fait suite à Indische Studien, X.

2. On Ihe Çulvasûtra. Dans le Journal of the Asiatic Society of Bengal, XLIV, 1875.

3. Die Dikshâ oder Weihe fur das Somaopfer. Leipzig, 187&.

4. Das altindische Neu- und Vollmonds Opfer in seiner einfachsten Form. Halle, 1880.

5. Rigvidhânam, edidit cum prsefatione Dr. Radolph Meyer. Berlin, 1877. Le traité cor- respondant du Sàma-Veda, un des Brahmanas de ce Veda, a été publié par M. Bur- nell en 1873.

6. Suparnâdhyâyah, Saparni Fabula ; edidit Dr. Elimar Grube. Leipzig, 1875.

BULLETIN DU 1880 279

Les Sùtras de Gobhila, publiés dans la Bibliotheca Indica, sont à peu près achevés1 . M. Stenzler nous a donné ceux de Pâraskara avec traduction2, et le texte de ceux de Gautama3 . Ceux de [248] Çâm- khâyana ont été publiés et traduits par M. H. Oldenberg4. Enfin, dans le IIe volume de la grande collection entreprise par M . Max Mill- ier, The Sacred Books of the East, M. G. Biihler a publié la tra- duction des Sûtras d'Âpastamba et de Gautama 5. Dans une savante introduction, le traducteur a discuté l'âge relatif de ces textes ; il estime que les Sûtras d'Âpastamba ont été rédigés dans le Dékhan, peut-être dès le ve siècle avant notre ère. Si cette con- clusion tient bon, il s'ensuit que la propagation dans les régions du Sud de la religion et de la culture brahmaniques est bien plus ancienne qu'on n'a été généralement porté à l'admettre dans ces derniers temps. Ces Sûtras connaissent en outre PAtharva-Veda qui, depuis le moyen âge, a complètement disparu dans le Sud.

La philosophie, si vieille dans l'Inde, y a toujours été une branche de la théologie : elle a toujours été en un rapport très étroit avec la religion, même quand elle l'a combattue. Ce que d'autres peuples ont connu sous le nom de philosophie morale, ne s'est jamais élevé chez celui-ci au-dessus du proverbe et de la sentence. Gomme science, elle a pour objet la recherche du sou- verain bien, du salut, et ce bien, qui est la délivrance du con- tingent, elle est unanime, à peu d'exceptions près, à en placer la pleine réalisation après la mort. Toutefois, pour ne pas grossir démesurément ce Bulletin, nous ne toucherons pas aux travaux con- cernant la philosophie technique, et nous nous bornerons à ceux qui l'ont envisagée dans sa forme plus particulièrement religieuse, dans les textes qui passent pour révélés, les Upanishads. Ces traités, d'origine et de forme bien diverses, prétendent en effet tous, la plupart bien à tort, faire partie de la vieille littérature Védique. En réalité ils appartiennent à tous les âges des religions hindoues ; les plus anciennes sont peut-être [249] antérieures auboud-

1. Gobhilîya Grihya Sûtra, with the Commentary by the editor, edited by Candrakânta Tarkâlamkâra, 1871-1879, 9 fasc.

2. Indische Hausregeln. Sanskrit und Deutsch. II, Pâraskara. Leipzig, 1876-1878. Dans le VI* vol. des Abhandlungeïi der Deutsch. Morgenlaînd. Gesellsch. Fait suite aux Sûtras d'Âçvalâyana édités par le même savant dans le III* vol. de la même série (1864-1865).

3. The Institutes of Gautama, edited with an Index of words. Londres, 1876.

4. Bas Çâmkhâyanagrihyam. Dans Indische Studien, XV, -1878.

5. The Sacred Laws of the Âryas as taught in the schools of Apastamba, Gautama,

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dhisme et, à la fin du xvie siècle, on en composait encore. Les prin- cipaux de ces écrits, qui sont au nombre des textes qu'on a le plus souvent et de meilleure heure édités, traduits et commentés, ont été récemment analysés et interprétés avec une compétence et un soin parfaits par M. P. Regnaud1. L'auteur a méthodiquement décomposé en leurs éléments ces témoignages d'une science con- fuse, il les a appréciés et jugés en historien et en philosophe, et il a réussi à tracer un tableau d'ensemble complet, exact, bien ordonné de cette vieille sagesse où, parmi des rêveries d'un mys- ticisme puéril, se rencontrent des pensées d'une étonnante profon- deur et des élans d'une haute et saisissante inspiration. Son ouvrage est la meilleure introduction, le guide le plus sûr qu'on puisse consulter pour pénétrer et pour s'orienter dans cette partie de la littérature védique. Les mêmes textes viennent d'être repris par M. Max Mùller, qui a consacré le Ier volume de ses Sacred Books of the East à une traduction nouvelle, accompagnée de savantes préfaces, des principales Upanishads2.

Le bouddhisme présente, comme on sait, une double tradition conservée en une double littérature, dont les originaux sont main- tenant, pour le Nord, les livres sanscrits du Népal, pour le Sud, Je Tipitaka pâli de Geylan. De ces deux corps d'écrits, dont les ori- gines, l'âge respectif et les relations mutuelles sont encore fort obscures, c'est le canon singhalais, celui des deux, qui, en tout cas, a l'avantage d'avoir été clos le premier, qui a été dans ces der- nières années l'objet des plus nombreux travaux. Dans le domaine spécialement indien de la littérature du Nord, nous n'avons à signaler que l'achèvement, dans la Bibliotheca Indica, de l'édition du Laiitavistara3, la biographie bien connue du Buddha Çâkya- muni, [250] les Etudes Bouddhiques de M. L. FeeH, d'ailleurs

Vâsishtha and Baudhâyanu. Pari. I, Apastamba and Gaulauma. Oxford, 1879. Le texte d Apastamba avec extraits du commentaire, notes et index, avait été publié par M. Buhler à Bombay dès 1868-1871.

1. Matériaux pour servir à l'Histoire de la Philosophie de l'Inde. Paris, 1876-1878. Forme les XXVI11" et XXXIV* fascicules de la Bibliothèque de l'Kcole des Hautes Études.

2. The Upanishads. Translated by F. Max Millier. Part. ï. Oxford, 1879.

3. The Laiitavistara, or Memoirs of the Barly Life of Çâkya Simha, edited by Hàjendra lâla Mitra. Commencé en 1853 et achevé en 1877. La publication du texte tibétain et d'une traduction française par M. Ph. E. Foucaux est de 1847-1860. Dune traduction allemande par M. S. Lefmann, il n'a paru que le 1*' fascicule. Berlin, 1874. I>e lédi- tion annoncée par le même savant, rien n'a encore été publié.

4. Publiées depuis 1866 dans le Journal Asiatique. \ux indications que nous don-

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les documents pâlis sont toujours, s'il y a lieu, soigneusement rap- prochés de leurs pendants sanscrits et tibétains, et la réimpression des divers mémoires devenus presque introuvables, dans lesquels M. Br. H. Hodgson a frayé jadis la voie à ces études1 . Les autres publications relatives au bouddhisme septentrional sont toutes pui- sées à des sources étrangères, principalement tibétaines et chinoises. Nous ne mentionnerons ici, à cause de son intérêt exceptionnel, que le catalogue raisonné du canon chinois par M. S. Beal2.

La littérature pâlie au contraire nous fournit une ample moisson de travaux. Le regretté M. Ghilders, dont la mort prématurée a été une perte irréparable pour cette branche d'études, a mené de front avec ses belles publications lexicographiques et grammati- cales, celle de textes importants du canon, entre autres du Sutta qui contient la relation la plus complète des derniers moments et de la mort du Buddha3. D'autres ont été édités, commentés ou savam- ment décrits par M. L. Feer dans ses Etudes Bouddhiques'1. M. J. F. Dickson a publié et traduit le Manuel de la confession des religieux [251] bouddhistes5. M. Goomara Svâmy a fait connaître toute une section du recueil des Suttas, malheureusement sans en donner le texte original (i. Sept autres de ces curieux dialogues préparés par feu M. Grimblot et entourés par lui de tous les éclair- cissements désirables, ont été pieusement édités par sa veuve7, et

lierons plus loin, joindre : Des premiers essais de prédication du Buddha Çâkyamuni. Journal Asiatique, VIII et IX, 1876-1877. Le Livre des Cent légendes. Ibid., XIV, 1879. t, Essays on the Language, Literature and Religion of Népal and Tibet. Londres, 1874. Miscellaneous Essays relating lo ïndian Subjects. Ibid., 1880, 2 vol. in-8. Réimprimés par les soins de M. Rost.

2. The Buddhist Tripitaka, as it is known in China and Japon. A Catalogue and corn- pendknis Report. Published for the India Office. Londres, 1876, in-folio.

3. The Pâli Text of the Mahâparinibbâna Sutta and Commentary, with a Translation. Journal of the Roy. Asiatic Soc., VII, VIII, 1875 et 1876. La traduction n'a pas paru. The whole Duty of the Buddhist Layman, a Sermon of Buddha. Contemporary Review, mars 1876.

4. Les Quatre Vérités et la Prédication de Bénarès. Journal Asiatique, XV, 1870. Extraits du Paritta. Texte et Commentaire en pâli, par M. Grimblot, avec introduction, traduction et notes par M. L. Feer. Ibid., XV III, 1871. VAmi de la Vertu et l'Amitié de la Vertu. Ibid., 1, 1873. Le Sûtra de l'Enfant et la Conversion de Prasenajit. Ibid., IV, 1874. Les Jâtakas. Ibid., V, VI, 1875. Maitrakanyaka-Mittavindaka. la Piété Filiale. Ibid., X, 1877.

5. The Pâtimokkha, being the Buddhist Office of the Confession of Priests. Journ. Roy. As. Soc, VIII, 1876.

6. Sutta Nipâta, or the Sermons and Discourses of Golama Buddha. A translation from the Pâli. Londres, 1874.

7. Sept Suttas Pâlis tirés du Dîgha-Nikâya, par M. Grimblot. Paris, 1876.

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M. R. Pischel vient de nous donner l'original et la traduction d'un autre traité de cette espèce, sont consignées les objections du bouddhisme contre le privilège de la caste brahmanique1. Ces publications ont presque doublé notre avoir en fait de textes pâlis. Mais, quelle qu'en soit l'importance, celle-ci s'efface devant les vastes proportions de deux entreprises de plus longue haleine. M. V. Fausbôell a commencé la publication du recueil complet, texte et commentaire, des Jâtakas, ces récits des existences anté- rieures du Buddha présentées parfois sous la forme de véritables apologues, qui sont une des créations les plus originales de cette littérature et dont nous n'avions jusqu'ici que des spécimens. Le Ier volume du texte a paru 2. La traduction, dont s'était chargé M. Ghilders, a passé après sa mort à M. Rhys Davids. L'ensemble formera 10 volumes répartis provisoirement sur 10 années. D'autre part, M. H. Oldenberg a entrepris l'édition du Vinaya Pitaka, « la Corbeille de la Discipline », une des trois grandes sections du canon bouddhique, et a fait ainsi le premier pas dans la voie d'une publication intégrale des Ecritures de cette religion3. Dans une savante préface mise en tête du Ier volume, l'éditeur a exposé ses vues sur les origines du pâli et sur la formation de la littérature canonique. Il nous suffira de dire ici que la Discipline lui paraît [252] une des sections les plus anciennes de cette littérature, dont la grande masse serait antérieure au concile tenu sous Açoka vers le milieu du me siècle avant notre ère. En même temps qu'il menait si activement la publication du Vinaya, M. Oldenberg nous donnait le Dîpavamsa, texte et traduction 4. Cet ouvrage ne fait pas partie du canon, mais n'en est pas moins d'une importance capitale. C'est en effet une rédaction un peu plus ancienne des mêmes documents, tirés des archives des couvents singhalais, qui ont été mis en œuvre dans le Mahâvamsa. Ces deux livres rédigés tous deux vers le ve siècle de notre ère , et qui nous font remonter par des récits sans doute légendaires usqu'au vie siècle avant Jésus-Christ, sont des

1. The Assalâyanasuttam edited and translated. Chemnitz, 1880.

2. The Jâtaka logether with its Commentary, being Taies of the Anterior Births ofGotama Buddha. For the first time published in the original Pâli : Text. vol. I. Londres, 1877, in-8.

3. The Vinayapitakam : one of the principal Baddhist Holy Scriplures, in the Pâli lan- guage. Vol. I, The Mahâvagga. Londres, 1879. Vol. II, The Cullavagga. Ibid., 1880, in-8. L'ouvrage entier formera 5 volumes et doit être achevé en 2 ou 3 ans.

4. The Dîpavamsa : an ancient Buddhist Historical Becord. Edited and translated. Londres, 1879.

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documents uniques auxquels rien ne peut être comparé de tout ce que nous a laissé l'Inde ancienne. Egalement étranger au canon et bien moins important sous tous les rapports, bien qu'il repose sur des traditions anciennes, est le poème édité et traduit par M. Coo- mara Svâmy, dans lequel est relatée en un style fleuri et haute- ment élaboré l'histoire de la fameuse relique de la dent du Buddha et de sa translation à Geylan '. La Vie du Buddha par Mgr Bigan- det, dont M. V. Gauvain a donné récemment une traduction fran- çaise2, n'est pas faite non plus directement sur les textes cano- niques. Elle n'en a pas moins une très grande valeur pour l'abon- dance des renseignements puisés à diverses sources pâlies et birmanes et par l'autorité que donne à l'auteur sa longue rési- dence dans les pays bouddhistes. A un moindre degré, on peut en dire autant du livre de M. H. Alabaster3, qui donne une bonne description de l'état actuel du bouddhisme à Siam.

|2d3] Enfin, il est une autre série de textes, pas canoniques non plus, n'appartenant ni à la littérature du Nord ni à celle du Sud, mais antérieurs à toute division de ce genre, les édits gravés sur les rochers et sur des colonnes dans diverses contrées de l'Inde sep- tentrionale par l'ordre du roi Açoka, qui ont été récemment l'objet de travaux importants. M. H. Kern avait donné une nouvelle interprétation appuyée sur un commentaire magistral de plusieurs de ces textes, et il y avait rattaché une discussion très savante de la date si controversée de la mort du Buddha, date qui est capitale dans la chronologie de l'Inde et qu'il proposait de fixer à l'année 388 avant Jésus-Ghrist 4. La découverte par M. le général Gun- ningham des édits de Rûpnâth, de Sahasrâm et de Bairât, qui portent une date, vint apporter de nouvelles pièces au débat. M. G. Bùhler déchiffra et interpréta ces textes de main de maître. Il les revendiqua pour Açoka et fixa la date du Nirvana entre les limites extrêmes de 482-472 avant Jésus-Ghrist5. Ces conclusions

1. The Dâthâvamsa, or the History of the Tooth-relic of Gotama Buddha. The Pâli text and its translation in english, luith notes. Londres, 1874.

2. Vie ou légende de Gaudama le Bouddha des Birmans, et notice sur les Phongies ou moines birmans, par Mgr P. Bigandet, évêque de Bamatha, vicaire apostolique d'Ava et Pegou. Traduit en français par Victor Gauvain, lieutenant de vaisseau. Paris, 1878. Les 2 éditions anglaises de ce livre, Rangoon, 1858 et 1866, sont devenues très rares.

3. The Wheel of the Law : Buddhism illustrated from Siamese sources. Londres, 1871.

4. Over de Jaartelling der Zuidelijke Buddhisten en de Gedenkstukken van Açoka den Baddhist. Amsterdam, 1873, in-4.

5. Three new Edicts of Açoka, dans l'Indian Antiquary, t. VI, 1877. The three new Edicts of Açoka. Second notice. Ibid., VII, 1878.

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furent contestées par M. Pischeletpar M. Rhys Davids, qui venait de construire de son côté un système très ingénieux par lequel il ramenait la date en question à 410 avant Jésus-Christ1. D'autres objections ont été présentées depuis par M. Oldenberg. Nous croyons toutefois que la probabilité reste en faveur des conclusions de M. Biihler. Malheureusement il y a quelque chose d'insuffisant dans les données, qui se dérobent pour ainsi dire au moment elles nous font toucher du doigt le plus précieux des résultats. Peut-être l'honneur de dire le dernier mot appartiendra-t-il à M. Senart, qui, à l'occasion de la publication du premier volume du Corpus Inscriptionum ces textes sont réunis pour Ja pre- mière fois, a entrepris de les soumettre à un examen d'ensemble. Le début de ce travail, qui vient de paraître [23 4) dans le Journal Asia- tique2, et l'auteur a su faire des découvertes dans une matière qu'on pouvait croire fixée depuis longtemps, la lecture purement paléographique de ces inscriptions, promet en effet un abondant regain d'interprétations nouvelles et d'ingénieuses corrections.

Ceci nous amène tout naturellement au livre de M. Senart sur la légende du Buddha3, l'œuvre de critique historique la plus puis- sante, mais aussi la plus destructive, qu'aient produite depuis bien des années les études indiennes. Nous avons deux sortes de récits sur le Buddha, entachés les uns et les autres de surnaturel, ceux-ci avec exagération, ceux-là avec plus de sobriété. En émondant ces derniers un peu davantage, il n'avait pas été difficile à la cri- tique de rédiger une biographie à peu près aussi raisonnable que celle de Socrate. M. Senart s'est avisé de prendre le parti opposé. Il étudie ce merveilleux jusqu'ici dédaigné, et il constate aussitôt que ce qu'on tenait pour des enjolivements inventés et ajustés après coup, présente des analogies surprenantes avec des mythes au contraire fort anciens. L'analyse, à mesure qu'elle s'étend de proche en proche, se vérifie toujours davantage et, finalement, ce n'est plus la biographie d'un Gonfucius ou d'un Mahomet qu'on a devant soi, mais celle d'un Krishna, d'un Hercule, d'un Apollon. Rien ne subsiste de la vie du Buddha. Ses titres et ses attributs, son nom

1. On the ancient Coins and Measuns of Ceylon, with a Discussion of the Ceylon date mf the Buddha* s Death. (Part. Vide la nouvelle édition des Numismata Orientale . ) Londres, 1877, gr. in-4.

2. Etude sur les Inscriptions de Piyadasi. Journal Asiatique, cahier de février-avril, 1880.

3. Essai sur la légende du Buddha, son caractère et ses origines. Paris, 1875, gr. io-8. Publié d'abord dans le Journal Asiatique, 1873-1875.

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et ceux des siens, ses parents, sa femme, la race dont il est issu, le lieu de sa naissance, cette naissance même, sa jeunesse, son mariage, sa vocation, les obstacles qui l'arrêtent, ses luttes et ses tentations, son triomphe, sa prédication, sa mort, tout cela se résout en symboles, en mythes de l'orage et du soleil. Lui-même est le héros solaire, le Mahâ Purusha, le Grand Mâle céleste, le Cakravartin, le Maître de l'orbe, et cette roue de la loi, qu'il fait tourner pour le salut des hommes, a dissipé à l'origine de tout autres ténèbres que celles de l'ignorance [2£>,>| et des fausses doctrines. M. Senart ne nie pas l'existence du Buddha; en un sens même il la confirme. Mais la conclusion de son livre est que cette exis- tence, pour nous, est vide, et que nous ne pouvons rien en savoir. C'est certainement un remarquable exemple de cette ironie qui par- fois est au fond de l'histoire, que de voir ainsi, après plus d'un demi siècle de recherches, la critique revenir en quelque sorte par un immense détour vers le point elle en était quand Greuzer rapprochait Buddha d'Hermès et que Palmblad l'identifiait avec Odin. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, les ressemblances ici ne sont qu'à la surface et, si les résultats parfois se touchent, les méthodes sont profondément diverses. On ne saurait lire le livre de M. Senart sans être sous le charme : on ne saurait le déposer sans éprouver le sentiment instinctif que ce livre prouve trop, que tout cela ne peut être également vrai. Mais en même temps on sent tout aussi fortement que tout cela ne saurait être également faux. Les rap- prochements établis par l'auteur sont trop nombreux, ils se cor- roborent trop les uns les autres, pour qu'on puisse les écarter par une fin de non-recevoir. Ils forment un tissu les fils se croisent et se tiennent, il est impossible d'en retirer un seul sans éprouver aussitôt la résistance qu'oppose la trame entière. C'est en vain, par exemple, que, pour sauver quelques épisodes de cette biographie, on voudrait arguer de leur convenance et de leur évidente probabilité. Un certain évhémérisme est si bien de l'es- sence même des mythes, les lois de la vraisemblance gardent si bien leur force dans les milieux mêmes s'élaborent le merveil- leux, que le doute qui plane sur l'ensemble subsiste pour les faits mêmes on serait le plus tenté de reconnaître des souvenirs posi- tifs. Après ce livre, on ne pourra plus écrire la vie du Buddha comme naguère encore le faisait M. Barthélémy Saint-Hilaire. Le coup porté par M. Senart a été trop bien appliqué, et, pour juger à quelle profondeur il a pénétré, il suffit de voir ce que cette biogra-

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phie est devenue sous la plume du plus récent historien du boud- dhisme indien, M.T.W.Rhys Davids,qui ne paraît pas [256 j suspect cependant d'un goût excessif pour les explications mythiques, et qui partage en général la foi robuste des pâli scholars en la par- faite authenticité de leurs documents. Nous terminerons cette revue des travaux relatifs au bouddhisme, en signalant ce petit livre1 qui, sous la forme d'une oeuvre de vulgarisation, présente un ensemble de recherches originales et qui est, sans comparaison possible, le meilleur traité élémentaire que nous ayons sur le passé de cette religion.

Ce n'est que de nos jours qu'on commence à avoir une connais- sance directe, puisée aux sources mêmes, d'une autre religion, sœur du bouddhisme, qui, née peut-être en même temps que lui, lui a survécu dans l'Inde, celle des Jainas. Après les travaux de MM. Bœhtlingk et Rieu (Abhidhânacintâmani de Hemacandra, 1847), de M. A. Weber(Çatrurijaya-Mahâtmya, 1858 et Bhaga- vatî, 1866-67), M. E. Windisch a publié un manuel de leur morale2, et M. S. J. Warren, une étude d'ensemble de leurs croyances, principalement d'après les anciens documents3. Depuis MM. G. Buhler, J. Klatt et H. Jacobi ont donné des relevés biblio- graphiques de leur littérature sacrée4. Ces deux derniers savants ont publié des spécimens de leur poésie lyrique religieuse5. M. H. Jacobi a donné une édition complète et correcte du Kalpasûtra6, une biographie ancienne, bien que non canonique de leur fonda- teur, suivie d'autres documents de haute valeur et qu'on ne connais- sait jusqu'ici que par la traduction imparfaite de Stevenson (1848). Enfin, M. S. J. Warren vient de [2o7] publier pour la première fois un texte complet de leur canon7. L'édition de leurs écrits fon-

1. Buddhism : being a Sketch of the Life and Teachings of Gautama, the Buddha. Lon- don, Society for Promoting Christian Knowledge.

2. Hernacandra's Yogasûtra ; ein Beitrag zur Kenntniss der Jaina- Lehre, ap. Zeitsch. d. Deutsch. Morgenlaend. Gesellsch., XVIII, 1874.

3. Over de godsdienstige en wijsgeerige Begrippen der Jainas. Zwolle, 1875.

4. Indian Antiquary, vu, p. 28(1878). Zeitsch. d. Deutsch. Morgenlaend. Gesellsch., XXXII, p. 478 ; 693 (1879).

5. H. Jacobi, Zwei Jaina-Stotra, ap. Indische Studien, XIX, 1876. J. Klatt, Dha- napâld's Bishabhapancâçikâ, ap. Zeitsch. d. Deutsch. Morgenlaend. Gesellsch., XXXIII, 1879.

6. The Kalpasûtra of Bhadrabâhu, edited with an Introduction, Notes and a Prâkrit- Samskrit Glossary. Leipzig, 1879, 1 du VIIe vol. des Abhandlungen der Deutsch. Morgenlaend. Gesellsch.

7. Le Nirayâvaliya Satta. Amsterdam, 1880.

BULLETIN DE 1880 287

damentaux, les Angas, qui, depuis 1877, se publie par fascicules à Bombay, par les soins d'Abhayadeva Suri1, n'est pas parvenue à notre connaissance. Ces divers travaux ont éclairé le jainisme d'un jour tout nouveau. La savante Introduction mise par M. Jacobi en tête de son édition du Kalpasûtra, nous a donné notamment les premières indications précises sur les destinées de leur littérature canonique, rédigée en une langue notablement plus jeune que le pâli des livres bouddhiques de Ceylan, et que M. Jacobi pense avoir été fixée vers le ve siècle de notre ère. L'antiquité de la secte ne saurait plus être mise en conteste. Cependant, en présence du fait avoué que toute leur ancienne littérature a péri et des preuves manifestes que leur tradition est calquée en bien des points sur celle des bouddhistes, les conséquences tirées par MM. Bùhler et Jacobi de leur découverte, à savoir que le fondateur de la secte est le même personnage que le Nirgrantha Jnâtiputra des livres boud- dhiques, doivent paraître prématurées. Tout ce qu'on peut dire, c'est que, dès le ve siècle après J.-C, les Jainas identifiaient le Jina de l'âge actuel avec un des six docteurs dont les Sûtras boud- dhiques font des adversaires contemporains du Buddha. Grâce à la collection de manuscrits jainas dont M. Bùhler a doté la Biblio- thèque de Berlin, et à ceux que M. Jacobi de son côté a apportés de l'Inde, on peut espérer que, pour cette branche aussi des religions hindoues, l'histoire conjecturale et de seconde main va faire place rapidement à l'histoire positive et puisée aux sources.

Nous pouvons nous résumer brièvement sur les travaux dont les religions néo-brahmaniques et sectaires ont été l'objet pendant ces dernières années. Aucun ne les a embrassées dans leur en- semble, ni même dans une de leurs grandes divisions, et un relevé même approximativement complet [258] nous conduirait à travers une interminable série de monographies. En fait de publications de textes, nous nous contenterons de signaler l'édition de l'Agni- Purâna2 que vient d'achever et celle du Vâyu- Purâna3 que vient de commencer le Babu Râjendralâla Mitra, l'une et l'autre dans la Bibliotheca Indica. M. Ad. Holtzmann a étudié au point de vue de l'histoire non seulement littéraire, mais aussi religieuse, une série

1. Jaina Sûtra Sangraha, or Jain Holy Bible. La collection commence par la Bhaga- vatî dont on ne connaissait jusqu'ici que le fragment publié et commenté par M. A. Weber.

2. Àg ni Purâna, a Collection of Hindu Mythology and Tradition, 1873-1879. 3 vol. in-8.

3. The Vâyu Purâna, a System of Hindu Mythology and Tradition, 1879.

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de figures de dieux et de héros qui se rencontrent dans Le grand poème épique, le Mahâbhârata 1 . Dans un travail, qui vaut plus qu'il n'est gros, M. F. Kittel a définitivement réfuté la thèse qui attribuait aux races dravidiennes l'origine du culte phallique du linga2. M. A. Weber, à propos de trois petits traités concernant les brahmanes de race Maga, a repris l'intéressante question des influences du magisme iranien sur l'organisation de certains cultes solaires de l'Inde du moyen âge3. Enfin, M. J. Muir a fait paraître une édition considérablement augmentée de son aimable anthologie de pensées religieuses et morales empruntées à divers auteurs sanscrits4. Pour les sectes décidément modernes, nous devons signaler la traduction de la Bible des Sikhs, l'ÂdiGranth, précédée de savants Mémoires sur l'histoire de la secte, par M. E. Trumpp5. Cette belle publication, faite aux frais du gouvernement britan- nique, réduit à sa juste valeur l'influence, parfois exagérée, qu'on a attribuée à [259] l'islamisme sur les doctrines de cette secte fana- tique, et montre que même, l'hindouisme a maintenu son étrange privilège d'être la croyance à la fois la moins définie, la plus molle et la plus persistante, la plus impénétrable. Une autre source d'information sur l'Inde religieuse contemporaine, les Reçues annuelles par lesquelles M. Garcin de Tassy ouvrait régulièrement depuis 1850 son cours d'hindoustani, a été malheureusement inter- rompue pour toujours par la mort de l'aimable et savant vieillard qui, pendant plus d'un quart de siècle, avait fait de son cabinet de travail comme le centre venait aboutir toute la vie intellectuelle et littéraire de l'Hindoustan'». Enfin, une longue série d'inscrip- tions publiées dans tous les recueils qui s'occupent d'archéologie

1. Agni nach den Vorstellungen des Mahâbhârata. Strasbourg, 1878. Indra nachden Vorslellungen des Mahâbhârata, ap. Zeitsch. d. Deutsch. Morgenlamd. Gesellsch., XXXII, 1878. Arjuna, ein Beitrag zur Reconstruction des Mahâbhârata. Strasbourg, 1879. Die Apsaras nach dem Mahâbhârata, ap. Zeitsch. d. Deutsch. Morgenlaend. Gesellsch., XXXII, 1879.

2. Ueber den Ursprung des Lingakultus in Indien. Mangalore, 1876.

3. Ueber die Magavyakti des Krishnadâsa Migra. Dans les Monatsberichte de l'Acadé- mie de Berlin, juin et octobre 1879. Ueber Zwei Parleischriften zu Gunsten der Uaga, resp. Çâkadvîpîya Brâhmana. Ibid., janvier 1880.

4. Metrical Translations from Sanskrit Writcrs, ivith an Introduction, Prose versions and Parallel passages from classical authors. Londres, 1879, VIIIe vol. de Triïbner's Oriental Séries. La lre édition est de 1875.

B. The Adi Granth or the Holy Scriptures of the Sikhs, translated from. the original Gnrmukhî, with Introductory Essays. Londres, 1877, in-4.

6. La dernière de ces revues a paru quelques semaines avant la mort de l'auteur: La Langue et la Littérature hindoustanies, 1877. Paris, 1878.

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hindoue, est venue apporter des matériaux précieux et de plus en plus nombreux à l'histoire des religions et des croyances. Grâce à ces textes, qui sont presque tous des actes de donation, et la foi du donateur, et très souvent aussi celle de ses ancêtres est fidèle- ment indiquée, on arrive peu à peu à rétablir d'une façon suffisam- ment exacte la géographie religieuse de l'Inde aux diverses épo- ques. C'est ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, que M. Burnell nous a fait mieux connaître ceux de ces textes qui se rapportent aux anciennes églises chrétiennes de la province de Madras et à la communauté des Juifs de Cochin1. M. P. Gold- schmidt est mort à la peine en recueillant les inscriptions de Ceylan, et il a suffi à M. H. Kern de quelques lignes à peine déchiffrables provenant du Cambodge, pour établir que le bouddhisme de ces régions se rattachait, comme celui de Java et de Sumatra, à la branche sanscrite du Nord2.

A mesure que le passé des religions hindoues se dévoile mieux à nos regards, les tentatives d'en résumer l'ensemble deviennent moins nombreuses. C'est que les études en devenant [260] plus pé- nétrantes, soulèvent encore plus de nouveaux problèmes qu'elles ne nous présentent de résultats. Au point de vue théorique et spécu- latif, nous aurions bien à signaler plusieurs travaux remarquables. En fait d'histoires proprement dites, nous sommes plus pauvres. M. P. Wurm en a publié une3, très méritoire sous bien des rap- ports, bien que l'auteur ne soit pas indianiste et que le but spécial de l'ouvrage, écrit en vue des missions protestantes du Dékhan, en ait parfois faussé le point de vue. U Indian Wisdom^ de M. Mo- nier Williams est plutôt une suite de notices et d'extraits choisis avec beaucoup de goût et rédigés avec infiniment de savoir, qu'un récit continu, et le petit traité, d'ailleurs excellent5, le même auteur a réuni sous une forme populaire tant de précieux rensei- gnements, est trop court et trop inégalement développé en ses diverses parties, pour répondre à l'usage d'un véritable manuel. On trouvera un résumé substantiel et d'une admirable clarté, le meilleur que nous connaissions de ce vaste ensemble de croyances,

1. Indian Antiquary, III, 1874 et VI, 1877.

2. Opschriften op oude Bowwerken in Kambodja, 1879. Dans le Bulletin de l'Académie royale des sciences d'Amsterdam.

S. Geschichte der indischcn Religion im Umriss dargestellt. Bàle, 1873.

4. Indian Wisdom or Exemples of the Religious, Philosophical and Ethical doctrines of the Hindus. London, 1875.

5. H induis m. London, Society for Promoting Christian Knowledge, 1877.

Religions de l Inde. I. 19

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dans le Manuel de V histoire des religions de M. G. P. Tiele, que vient de traduire M. Maurice Vernes { . Enfin qu'il nous soit permis de rappeler que nous avons nous-même essayé de retracer les prin- cipaux aspects de ce long développement dans un article, écrit d'abord pour Y Encyclopédie des sciences religieuses (publiée sous la direction de M. F. Lichtenberger) et qui, depuis, a paru dans un tirage à part accompagné de notes et d'indications bibliogra- phiques2.

1. Paris, 1880. L'original hollandais est de 1876. Une traduction anglaise, par J. K. Carpenter, a paru en 1877. L'ouvrage contient aussi un chapitre fort bien fait .sur la religion préhistorique des peuples indo-européens, et, à ce titre, nous aurions le mentionner dans notre précédent Bulletin.

2. Les Religions de l'Inde. Paris, 187<>.

IL— BULLETIN DE 1881 {Revue de V Histoire des religions, t. III, p. 72 et ss.

En reprenant ce Bulletin après le laps d'une année, je crois devoir prévenir le lecteur que nos entretiens désormais n'auront pour objet que les religions de l'Inde, un de nos collaborateurs, d'une compétence toute spéciale, voulant bien se charger à l'avenir de tout ce qui concerne la mythologie générale et comparative. Les lecteurs de la Revue ne pourront que bénéficier à ce nouvel arran- gement. Une des premières qualités requises dans ces Bulletins, c'est, en effet, d'être aussi complets que {possible. Or, la produc- tion sur le terrain mythologique est aujourd'hui si vaste et si éparpillée, que le spécialiste seul est en mesure de l'embrasser dans son ensemble et d'en rendre compte sans lacunes ni omissions graves. Un très grand nombre de ces ouvrages font une place parfois considérable aux mythes de l'Inde. Mais ceux-là mêmes, l'indianiste n'a pas le temps de les lire tous, et, à cet égard, il est même infiniment plus embarrassé que la plupart de ses confrères qui s'occupent des antiquités religieuses des autres branches de la famille indo-européenne. Tout ce qu'il peut, tout ce que nous espé- rons faire ici, c'est de se tenir au courant des ouvrages la mythologie générale est traitée au point de vue spécialement indien.

Tel est le cas de la petite Mythologie comparée que vient de (73| publier M. A. de Gubernatis1, un des propagateurs les plus zélés, sinon toujours des pkis prudents, de cet ordre de recherches. Au fond, cet élégant petit livre de vulgarisation est, en effet, une

1. Mitoloyia comparata di A. de Gubernatis. Milano, Ulrico Hœpli, 1880. Fait partie dune série de publications populaires intitulées Manuali Hœpli.

BU LLET1 \ s I) K s RELIGIONS D E L' IND E

esquisse de la mythologie védique avec un certain nombre d'aperçus sur les mythologies congénères. Écrivant pour le grand public, l'auteur ne s'embarrasse pas aux questions préliminaires de sources, de principes, de méthode. Il ne s'arrête pas à définir les mythes1 : il les montre en action; il ne les analyse pas : il les interprète et les décrit. Le lecteur, transporté aussitôt in médias res, est mis en présence d'exemples plutôt que de démonstrations. Pratiqué par un écrivain d'une imagination aussi brillante que M. de Gubernatis, le procédé a d'incontestables avantages. Il est pittoresque et amusant ; mieux que cela, il est clair, et les idées les plus subtiles, débarrassées ainsi de tout appareil abstrait, pénètrent dans l'esprit et s'implantent dans la mémoire avec la netteté de l'image. D'un bout à l'autre, le livre est écrit de verve, et c'est en poète que l'auteur sait parler des choses poétiques. Ce don si rare est servi d'ailleurs chez M. de Gubernatis par un sa- voir d'une grande étendue et par une faculté de combinaison non moins remarquable. Les faits si nombreux qu'il passe en revue, sont disposés dans un cadre d'une ingénieuse simplicité : en cinq chapitres, il- traite successivement des mythes du ciel, de l'eau, du feu, des astres, des pierres, plantes et animaux. Dans cette distri- bution si claire et si pratique, on est étonné de ne pas trouver la terre. C'est que l'auteur est d'avis qu'elle n'a pas droit d'y figurer, que les mythes relatifs à la terre sont en réalité des mythes du ciel, et que tout ce qu'on a inventé et dit de cette aima mater des dieux et des hommes, doit s'entendre d'une autre terre, d'un continent céleste, logé dès l'origine au fond de Tempyrée. Qu'il y ait du vrai dans cette explication un peu [74] bizarre, je n'entends pas le nier. Mais présentée comme elle l'est chez M. de Gubernatis, la proposition, qui est une des nouveautés du livre, en est aussi une des erreurs. Malheureusement, si le procédé de M. de Gubernatis a des avantages, il entraine par contre à d'inévitables défauts. Il est visible que, dans un pareil livre, on trouvera plus de faits que de doctrines ; que les moyens de contrôle seront, ou nuls, ou peu efficaces, et qu'à force de s'adresser à l'imagination des autres, l'auteur risque de tomber lui-même dans la fantaisie. C'est, en

1. A défaut de définition, M. de Gubernatis appuie sur ce caractère, suivant lui, essentiel du mythe, d'être l'œuvre du peuple. S'il veut dire par que les mythes sont d'ordinaire le produit d'une collaboration multiple, et quils n'ont chance de survivre que sils sont adoptés par le grand nombre, la proposition n'est que trop évidente. Dans tout autre sens, elle est contestable ou décidément fausse.

BULLETIN DE 1881 203

effet, ce qui est arrivé plus d'une fois à M. de Gubernatis. Je ne puis voir que des fantaisies dans ses identifications d'Indra avec Tvashtri (p. 15), de Sitâ avec l'aurore (p. 16), de Brahmâ avec Indra et le ciel (p. 7), de Peau lustrale et de Peau du baptême avec les eaux du déluge (p. 40), de Râkà avec Pénélope et d'Aranyâni avec la lune (p. 91). Ailleurs (p. 28), la lune est successivement le fil d'Ariane, la baleine de Jonas, le dauphin d'Arion, le poisson qui sauva Manu du déluge et, un peu plus loin, Manu lui-même. Il est fort peu probable que le culte si répandu de l'arbre doive son origine à l'image de l'arbre-nuage, ni que les chênes de Dodone aient d'abord poussé au ciel (p. 11) ; il l'est encore moins que la faculté fatidique, souvent prêtée au feuillage des arbres, dérive de l'usage d'écrire sur les feuilles de certains végétaux (p. 108), ni qu'il faille chercher si loin la provenance de la feuille de vigne dont nos premiers parents couvrirent, dit-on, leur nudité (p. 109). J'ai tout autant de peine à croire, bien que l'auteur me l'affirme (p. 76), que nos ancêtres aryens aient été régulièrement pris de terreur au coucher du soleil : il faudrait, une bonne fois pour toutes, distin- guer entre les exigences du langage et la réalité des impressions. Les faits eux-mêmes sur lesquels reposent ces interprétations risquées, ne sont pas toujours exacts. Il ne l'est pas, par exemple, qu'Indra ait traversé trois fois de son timon le corps d'Apâlâ (p. 16). Je ne connais ni le Divaspati, ni les Ambâs védiques (pp. 7 et 119), ni le mythe indien d'après lequel toutes choses seraient produites de l'amrita, de la liqueur d'immortalité (p. 23) l. Heureusement [7o] qu'ci côté de ces parties faibles, il y en a un grand nombre de solides dans le livre de M. de Gubernatis, où, sous une forme légère et séduisante, sont présentés beaucoup de résultats laborieusement acquis. Je n'ai même |relevé ces taches que pour pouvoir dire, avec plus de chance d'être cru, que nul ne lira sa Mitologia non seulement sans plaisir, mais sans profit, et que, dans le public moins initié surtout auquel elle s'adresse d'abord, bien peu la déposeront sans être tentés de faire un effort de plus et de recourir aux autres ouvrages l'auteur a présenté, d'une façon plus complète, les idées qu'il a esquissées dans celui-ci d'une plume si gracieuse. Le livre est terminé par un appendice, une des parties les moins réussies selon moi, l'auteur découvre des mythes aryo-africains dans un certain nombre de légendes qui ont cours

1. LcsNéméennes de Pindare s'appellent-elles en italien les Nemesic (p. 13)?

~2!>i BULLETINS DES & EXIGIONS DE L'INDE

parmi les Zoulous, les Betshuànas et d'autres peuplades du Gap. Je suis obligé d'avouer que les ressemblances (dans les exemples cités) qu'il semble considérer comme incontestables, m'échappent absolument.

Pour la période la plus ancienne des religions de l'Inde, celle qui est représentée par les hymnes du Rig-Veda et de l'Atharva- Veda, nous n'avons aucun travail important à signaler cette année1. M. Lefmann a bien essayé de présenter un tableau d'en- semble de ces origines dans la première livraison d'une histoire de l'Inde ancienne en cours de publication-. Mais je ne puis pas dire qu'il a pleinement réussi. Les proportions ne sont pas suffi- samment observées dans cet exposé, les lignes principales s'y déga- gent mal, et les détails dans lesquels l'auteur s'embarrasse ta chaque pas, ne sont pas toujours exacts. On trouvera dans ce livre tous les anciens lieux communs sur le Veda, parfois aggravés, tels que l'absence de théologie, de sacerdoce, de hiérarchie, de rituel fixe et compliqué. Pour M. Lefmann, tout, langage et con- ceptions, est naïf etnaturwûchsig dans ces chants, et [76] védique est absolument synonyme d'aryen. Il y a des renseignements très précis sur les Dasyus, qui sont régulièrement des peuplades de race aborigène. Les Yakshus et les Râkshasas sont des Dasyus. Il sait au juste qu'il y a eu des Yadus aryens authentiques, et des Yâdavas non aryens, aryanisés plus tard, à la suite de l'adoption du culte de leur dieu non aryen Krishna, puis retombés de nouveau et, paraîtrait-il, à l'occasion de la même révolution religieuse, au rang de peuplade non aryenne. Quant aux Tritsus, ils auraient fait souche, et leur nom serait resté parmi les dénominations ethniques des brahmanes. Ailleurs nous apprenons que les tribus aryennes avaient quelque part, au centre de leurs cantonnements, une cité sainte (eine heilige Opferstadt), et c'est dans cette localité sans doute qu'a été célébrée la fête triomphale dont on nous fait une description passablement imaginaire. Bref, je ne puis autrement caractériser cet exposé des religions védiques qu'en disant que le vieux y est parfois suranné, et que le neuf y est rarement sûr.

1. La découverte récente du Commentaire de Sâyana sur l'Atharva-Veda, est jus- qu'ici d'un intérêt purement philologique. Voir à ce sujet The Academy, des 5 et 12 juin 1880.

2. Geschichte des Alten Indiens, von Dr. S. Lefmann. Mit Illustrât ionen und Karten. I' " Lieferung. Berlin, G. Grote, 1880. Fait partie de YAllgemeine Geschichte in Einzel- darslellungen, qui se publie sous la direction de M. Wilhelni Oncken.

BULLETIN DE 1881 295

L'auteur doit avoir eu les sources sous les yeux ; mais son œuvre laisse l'impression d'un travail de seconde main. Un ouvrage fran- çais de même nature, le premier volume de l'Histoire universelle, de M. Marius Fontane, consacré à l'Inde védique1 et publié récem- ment, m'est resté inconnu. Je ne puis pas davantage me pro- noncer, ne le connaissant encore que par une analyse, au sujet d'un travail sur le dieu Indra, présenté par M. E.-D. Perry à la Société Orientale Américaine, et annoncé dans les Proceedings d'octobre 1880 2. La notice de M. Perry, qui sera publiée probablement dans le prochain volume du Journal de la Société, paraît être fort com- plète. L'auteur y traite successivement de la conception primitive d'Indra, dieu, non du ciel, mais de l'atmosphère, personnifiant surtout l'orage et le tonnerre; de la parenté d'Indra et des légendes relatives à sa naissance ; des fonctions d'Indra, naturelles et sur. naturelles, physiques et morales ; enfin la conception d'Indra eomme une personne définie.

[77] En passant à la littérature qui traite du cérémonial, nous arrivons à des travaux plus solides. Les Brâhmanas, il est vrai, n'ont été l'objet d'aucune publication importante. Mais M. Garbe, dont nous avons mentionné l'année dernière le beau travail sur le Vaitâna-Sutra, a édité, traduit et commenté avec beaucoup de soin une importante section des Çrâuta-Sûtras d'Âpastamba3. Cette volumineuse collection de prescriptions rituelles, qui se rattachent à l'une des plus anciennes rédactions du Yajur-Veda, celle des Taittirîyas, est encore inédite, et la publication que nous en fait espérer M. Garbe, sera un service de premier ordre rendu à l'étude encore si imparfaite du vieux cérémonial. La section qu'il a choisie comme spécimen d'une édition complète, traite du Pravargya, cérémonie qui consiste essentiellement en une offrande ■de lait chaud aux Açvins et à Indra présentée le matin et le soir pendant un nombre variable de jours, avant le sacrifice proprement •dit du soma. Ce rite, auquel les Brâhmanas attachent une grande importance et auquel ils assignent notamment pour objet de faire produire par les dieux le corps mystique avec lequel le maître du

1. L'Inde Védique, par Marins Fontane. Paris, Lemcrre, 1880.

2. On Indra in the Rig-Veda, by M. E. D. Perry; ap. American Oriental Society : Pro- ceedings at New-York, october 1880.

3. Die Pravargya-Ceremonie nach den Apastamba-Çrauta-Sùtra, mit einer Einleilung ûber die Bedeutung derselben; ap. Zeitschrift der Deutschen Morgenldndischen Gesellschaft, t. XXXIV, pp. 319 et suiv.

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sacrifice doit aller au ciel, est, comme beaucoup d'autres du resta de ces actes compliqués, sans liaison bien apparente, ni avec ce qui précède, ni avec ce qui suit. M. Garbe pense y voir une survivance de la très vieille oblation du lait, autrefois la plus précieuse de toutes, mais dont l'importance a peu à peu diminué dans l'Inde, et que les brahmanes auraient tenu pourtant à conserver et surtout à introduire dans leur sacrifice par excellence, celui du soma, le lait ne constitue plus une offrande à part et ne paraît plus qu'addi- tionné à la liqueur sacrée. Le travail de M. Garbe, très soigné sous tous les rapports, ne laisse qu'un regret : que l'auteur ne l'ait pas fait suivre d'un résumé descriptif de la célébration d'un Pravargya. La matière traitée dans les Sùtras est si compliquée jusque dans les moindres parties, la rédaction y suit des procédés si différents des nôtres, elle est à la fois si méticuleuse et si pleine de lacunes, si heurtée [78] et si décousue, l'ordre chronologique y alterne si brus- quement avec d'autres arrangements inspirés par des considéra- tions parfois si subtiles, qu'on ne devrait jamais, en publiant ne fût-ce qu'un fragment de ces traités, négliger la précaution de reconstruire à notre façon les faits qu'ils décrivent si minutieuse- ment à la leur.

Aux Sûtras qui ont pour objet le rituel, se rattachent de très près ceux qui traitent du droit et de la coutume, les prescriptions des uns et des autres faisant également partie de la loi religieuse. Seulement, de tous les monuments de l'ancienne tradition, les écrits qui nous ont conservé le droit sont peut-être ceux dont la rédaction a subi le plus de remaniements. D'un côté, nous avons des ouvrages refaits de toutes pièces, rédigés en vers et se pré- sentant avec des attributions apocryphes, tels que les Godes de Manu, de Yâjîiavalkya, deNârada, de Brihaspati. De l'autre, nous avons des Sùtras en prose, se rattachant directement à des écoles védiques encore existantes ou dont l'existence passée est incontes- table, comme celles d'Apastamba, de Baudhâyana, de Gautama, écrits rédigés dans le même style que les autres livres didactiques en usage dans ces écoles, et auxquels nous sommes obligés de reconnaître le même caractère d'authenticité et d'ancienneté qu'au reste de la tradition écrite dont ils forment une partie inséparable. Enfin, nous avons d'autres documents qui participent plus ou moins de ces deux caractères. C'est un des traités les plus curieux de cette dernière classe, la Vishnusmriti, que vient de traduire M. Jolly dans la série des Sacred Books of the East, qui se publie sous la

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direction de M. Max Millier1. Une édition critique du texte, déjà deux fois publié à Calcutta2, mais d'une façon peu satisfaisante, est en préparation par les soins du môme savant, dans la Biblio- theca Indica. La Yishnusmriti n'est pas une œuvre remaniée d'un bout à l'autre, comme le Code de Manu. Elle n'est pas non plus un document authentique, [79] ayant conservé intacte, ou à peu près in- tacte, sa forme première et retenu sa place dans la série des Sûtras d'une école déterminée, comme les Dharma-Sûtras des x'ipastambas. Dans son état actuel, c'estun ouvrage indépendant, prétendant avoir été révélé par le dieu Vishnu à la déesse de la Terre, et qui, dans la plupart des cent chapitres dont il se compose, présente des additions et des modifications de diverses sortes. Mais ces interpo- lations, la plupart en vers, et qui font descendre le livre dans sa rédaction actuelle assez bas, plus bas que le Code de Manu, par exemple, sont superposés à un vieux texte, qui a conservé presque toutes les particularités de la prose authentique des Sûtras, et qui a été reconnu en effet par M. Biïhler pour être le Dharma-Sûtra d'une des plus anciennes écoles du Yajur-Veda, celle des Kathas. La traduction de M. Jolly est accompagnée de notes renvoyant aux passages correspondants des autres écrits sur la matière accessibles jusqu'ici, travail auquel M. Jolly était tout particuliè- rement préparé par ses persévérantes études sur l'ancienne litté- rature juridique, et qui double la valeur de son livre. Peu impor- terait en effet d'avoir des versions de ces ouvrages qui se répètent et se contredisent à l'infini, si on n'avait l'espoir d'arriver, par une comparaison portant sur des données de 'plus en plus nombreuses, à résoudre autant que possible un certain nombre de questions d'une importance capitale pour l'intelligence de l'ancienne histoire religieuse et civile de l'Inde. Quel est l'âge de ces livres, et leur mode de formation ? Dans quelle mesure nous présentent-ils des théories artificielles, ou une législation ayant été réellement en usage ? Ceux qui, comme le Code de Manu, se montrent très sobres dans l'admission d'éléments que nous avons l'habitude, et peut-être pas toujours le droit, de regarder comme des nouveautés, sont-ils en réalité aussi vieux que leur contenu pourrait le faire croire ? D'autres, au contraire, qui font une part plus large à ces nouveautés, sont-ils aussi récents qu'on l'admet d'ordinaire ? Ce

1. The Institutes of Vishnu, translatée by Julius Jolly. Oxford, Clarendon Press, 1880.

2. En dernier lieu dans le Dharmaçàstrasamgraha de Jîvânanda Vidyâsâgara. Cal- cutta, 1876.

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sont autant de points encore fort obscurs, à l'interprétation desquels sont liés en partie des problèmes de premier ordre (par exemple, l'âge des grandes religions sectaires, au sujet |HOj duquel on en est encore aux hypothèses), et qui ne pourront être élucidés que par de patientes études comparatives comme celle de M. Jolly, et appuyées, comme elle, sur des textes critiques.

Si, à ces travaux, nous ajoutons une intéressante notice de M. Regnaud sur le pessimisme qui se révèle dans la philosophie Vedânta, et cela dès le temps des Upanishads1, nous en aurons à peu près fini avec le vieux brahmanisme. Dans cette notice, M. Regnaud montre fort bien en quoi diffèrent sur ce point les doctrines des brahmanes et des bouddhistes, les uns aspirant à s'affranchir des limites du contingent, les autres maudissant l'exis- tence même. Mais il ne dissimule pas non plus qu'au point de vue pratique, elles reviennent à peu près au même et que, en dépit de tous les tempéraments que la pratique impose, elles ne peuvent avoir que des conséquences déplorables. Le fait est qu'il est diffi- cile de décider laquelle des deux a le plus contribué à énerver l'esprit hindou. Peut-être M. Regnaud eùt-il pu insister un peu davantage sur la genèse de ces doctrines, auxquelles il était bien difficile pour les brahmanes d'échapper, étant données, d'une part, la notion panthéiste de l'être en soi, de l'autre, la théorie des renais- sances. L'idée mélancolique que la somme des maux dans la vie l'emporte sur celle des biens, ne paraît avoir été à cet égard qu'un facteur tout à fait secondaire. La notice de M. Regnaud fait partie du premier volume des Annales du Musée Guimet, publication dont il a été déjà question dans cette Revue2, et qui, sous les auspices de son généreux fondateur, promet d'offrir, en fait tant de travaux originaux que de réimpressions d'ouvrages coûteux et rares, un ensemble précieux de renseignements sur l'histoire des religions de l'Asie en général et de l'Inde en particulier. Des études sur la philosophie des Upanishads que publie M. Gough dans la Revue de Calcutta je ne connais que le titre3.

Plus nombreuses et aussi plus considérables que les publications [81] relatives au vieux brahmanisme, ont été celles qui ont pour

1. Le Pessimisme brahmanique, par Paul Regnaud, ap. Annales du Musée Guimet, t. I, pp. 101 et suiv.

2. Voir le cahier de novembre-décembre 1880, p. 375.

3. The Philosophy of the Upanishads. Part IV, by A. E. Gough; ap. The Calcutta lie- view, Jarmary 1880.

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objet le bouddhisme indien. M. Oldenberg a ajouté un 2e volume à sa belle édition du Vinaya Pitaka1, œuvre qui, par ses dimen- sions, par son importance et par les difficultés de toute sorte qu'elle opposait à l'éditeur, devra toujours être comptée parmi les plus grandes entreprises de la science indianiste. Le Vinaya, comme on sait, est celle des trois divisions du canon bouddhique qui a pour objet la discipline, les devoirs extérieurs qui incombent aux membres de l'ordre religieux. Tandis que le Mahâvagga, la 3e des cinq sections du Vinaya, et la première éditée par M. Oldenberg, en 1879, traite plus particulièrement de la constitution de l'ordre et de la règle positive, le nouveau volume, le Cullavagga, est con- sacré surtout aux prescriptions prohibitives, aux pénalités encou- rues par ceux qui les enfreignent et aux pénitences moyennant lesquelles ils peuvent se réhabiliter. Aux préceptes qui, dans l'une et l'autre section, sont mis d'ordinaire dans la bouche du fonda- teur et présentés sous la forme narrative, se trouvent mêlés des récits, de dimensions parfois considérables, concernant le Buddha, sa vocation, sa mort, la biographie de ses disciples immédiats et les débuts de l'Église, l'histoire des premiers schismes et des premiers conciles. Plus on avance dans la lecture de l'ouvrage, plus on se persuade avec M. Oldenberg qu'on y a affaire à des documents aussi anciens qu'aucun de ceux que nous a laissés le bouddhisme et qu'on s'y trouve, pour la forme aussi bien que pour le fond, sur un terrain sensiblement le même que dans les plus vieux Sùtras ; mais plus aussi on a de peine à admettre pour la rédaction de ces écrits une date aussi reculée que celle que ce savant leur assigne. Le bouddhisme y parait comme quelque chose d'achevé, non seulement dans ses dogmes et dans ses institutions, mais dans ses habitudes littéraires, dans sa légende et jusque dans sa mythologie, et, sous aucun de ces rapports, les âges suivants n'y ajouteront plus, du moins dans la branche singhalaise [82], de bien grandes nouveautés. Qu'il faille admettre pour tout cela une for- mation plus rapide que ne le faisait jusqu'ici la partie sceptique du public savant, semble probable; mais, pour en reporterie terme au delà du concile de Vaiçàlî, c'est-à-dire à moins d'un siècle après le Nirvana, on voudrait avoir des arguments moins contestables que ceux qu'a produits M. Oldenberg.

1. The Vinaya Pitakam, one of the principal Buddhist Holy Scriptares, in the Pâli lan- ■guage. Edited by Hrrmann Oldenberg. Vol. II. The Cullavagga. London and Edinburgh, Williams and Norgate, 1880.

300 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

Non moins considérable, sinon par l'importance des documents, du moins par leur étendue, est la publication du recueil des Jâtakas, entreprise par M. Fausboll. Le IIe volume du texte original, qui a paru à la fin de 1879, porte à 300 le nombre publié de ces curieux récits des existences antérieures du Buddha1. Parallèlement au texte édité avec un soin scrupuleux par le savant de Copenhague, paraît une traduction anglaise qui, des mains mourantes de M. Chil- ders, a passé dans celles de M. Rhys Davids et qui mettra à la portée d'un public plus large ces histoires dont beaucoup ne s'élè- vent pas au-dessus du niveau de l'apologue, mais dont plusieurs aussi s'inspirent d'un admirable sentiment de tendresse et de charité, et dont l'ensemble constitue une des sources les plus anciennes de folklore parvenues jusqu'à nous. Le Ier volume, qui comprend les extraits du Buddhavamça (vie de Gautama jusqu'à son élévation à la dignité de Buddha parfait, et biographies des Buddhas, ses prédécesseurs) et les 40 premiers Jâtakas2, est pré- cédé d'une longue et savante préface, M. Rhys Davids étudie l'âge et la formation de ces récits, ainsi que les longues migrations que beaucoup d'entre eux ont faites à différentes époques et par diverses voies jusqu'aux derniers confins de l'Occident. On s'accor- dera, je pense, avec lui à ne plus voir dans le commentaire l'œuvre de Buddhaghosha (milieu du ve siècle après J.-C), et à en placer la rédaction un peu plus bas, à la fin du vc ou au commencement du vie siècle de notre ère. Mais sur d'autres points, son travail donne prise [83] à de graves objections. C'est ainsi que, partant, comme d'un fait acquis, de l'opinion émise par M. Oldenberg que le Vinaya-Pitaka et le Sutta-Pitaka étaient fixés dans leurs parties essentielles dès avant le concile de Vaiçâlî, fut condamnée l'hérésie de la Grande Assemblée, M. Rhys Davids y ajoute une toute petite proposition, mais bien grosse de conséquences, à savoir, que les bouddhistes du Nord sont les descendants de ces docteurs de la Grande Assemblée. Or, comme la littérature du Nord possède, aussi bien que celle du Sud, une collection de Jâtakas, il s'ensuit qu'un recueil de ce genre a exister déjà avant le schisme.

1. The Jâtaka logether with ils Comrnenlary , bcing Taies of the Anlerior Birlhs of Go- lama Buddha. For the Jirst lime edited in the original Pâliby V. Fausboll. Vol. 11. London, ïrùbner, 1879. Le premier volume est de 1877.

2. Buddhist Birth Stories; or Jâtaka Taies. The oldesl collection of folklore extant : bcing the Jdtakatthavannand, translatée by T. W. Bhys Davids. Vol. I. London, Trub- ner, 1880. Fait partie de Triibner's Oriental Séries.

BULLETIN DE 1881 3()1

L'auteur a bien soin d'avertir que ce recueil a pu différer plus ou moins du nôtre. Mais, en admettant même que son argumentation ainsi réduite soit probante, ce qu'à notre avis elle n'est nullement, l'expérience enseigne que cette sorte de réserves s'efface aisément dans l'usage devant le fait de l'assertion principale. Je ne serais donc aucunement surpris de lire un de ces jours à propos d'une de ces histoires, qu'il est prouvé qu'elle avait cours dans l'Inde plus de 400 ans avant notre ère. M. Rhys Davids ne sera pas res- ponsable sans doute de cette conclusion plus que risquée, mais il aura certainement contribué à la faire naître. Lui-même ne se décide-t-il pas déjà trop facilement à admettre une origine indienne pour quelques-uns de ces récits qui se trouvent chez les Grecs bien avant Alexandre, et même pour le jugement de Salomon, qui se lit aux livres des Rois et qui est également représenté dans notre recueil ? En général, il y a chez M. Rhys Davids une tendance à revendiquer non seulement pour l'Inde, mais en particulier pour le bouddhisme un peu plus que leur part. Sous ce rapport, il m'a semblé qu'il allait plus loin que M. Benfey lui-même, et, bien qu'il ne manque pas d'observer expressément que, pour plusieurs de ces histoires, la marque bouddhique se réduit au fait d'avoir été admises dans la collection, tout lecteur de sa préface, étranger aux études indiennes, ne pourra qu'y voir autant de productions d'une origine bouddhiste incontestable. Il y a plus : la rédaction du Paîi- catantra que Khosrou Noushirvan (vie siècle) fit traduire en pehlévi et d'où procède toute la littérature du Kalilah et Dimnah, rédac- tion [84] que nous n'avons plus, mais qui est représentée d'une façon suffisamment approchée par une version syriaque, et qui paraît avoir été, comme notre Paîicatantra actuel, un livre en somme à dehors brahmaniques, est pour M. Rhys Davids une œuvre toute bouddhique. L'original indien n'aurait pas été le recueil ingénieu- sement encadré que les versions arabes et autres nous laissent entrevoir, mais une collection de Jâtakas, précédée, comme la nôtre, d'une vie du Buddha1 ; et chose curieuse, ce qui doit prouver le l'ait, c'est précisément l'absence dans les nombreuses reproductions dérivées de cette première version, de toute mention du Buddha

1. Ce paradoxe semble a>oir été suggéré à M. Rhys Davids par la supposition que la légende de Barlaam et Josaphat, qui est fondée sur une biographie du Buddha et qu'on voit prendre vers la même époque le chemin de l'Occident, aurait fait corps avec ce Paîicatantra primitif. Le livre aurait été coupé en deux, les apologues d'un ôté, la biographie de l'autre. Inutile d'ajouter que ce sont des suppositions gratuites.

MH BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

et du bouddhisme. De môme, pour le recueil cachemirien intitulé Kathâsaritsâgara (xne siècle), non seulement l'auteur, Somadeva, est qualifié de bouddhiste, mais son œuvre est revendiquée, contre toute apparence, comme un monument de la môme religion et appelée carrément la « grande collection bouddhique du Nord ». Et pourtant la vérité est que ce livre, tout en étant, comme beaucoup d'autres productions de cet âge, fort éclectique en matière reli- gieuse, et bien que contenant plusieurs portions dont le caractère bouddhique n'a pas subi la moindre altération, est en somme, par tous ses dehors, une oeuvre çivaïte, comme l'était déjà très proba- blement le recueil plus ancien d'une demi-douzaine de siècles pour le moins, la Brihatkathâ, de laquelle il dérive. On dirait vraiment que, à partir du 111e siècle avant notre ère, pendant 1000 ans et plus, il n'y ait plus eu que du bouddhisme et des bouddhistes dans l'Inde, et ce n'est pas sans quelque impatience qu'on voit opérer toutes ces annexions au profit d'une religion d'un tempéra- ment si pacifique, et qui semble avoir été frappée d'une langueur si précoce. Ces réserves ne nous empêchent en aucune façon de rendre hommage pour tout le reste aux précieuses qualités du tra- vail de M. Rhys Davids. La traduction ne pouvait revenir en de [85] meilleures mains. Elle se lit facilement, tout en étant fidèle, ce qui n'est pas un mince mérite, étant donnée la lourdeur du style boud- dhique. Sur un seul point nous croyons que le traducteur a été mal inspiré, quand il appelle anges et archanges les personnages du panthéon hindou. Ces termes n'expriment pas avec justesse la notion que le bouddhisme se faisait des (levas, et ils peuvent donner lieu à de fausses idées chez certains lecteurs. Mais peut-être M. Rhys Davids s'est-il considéré comme lié à cet égard par le précédent de M. Ghil- ders, de qui émanent les trente-trois premières pages du volume.

Nous serons plus bref au sujet des autres publications de textes canoniques, bien que l'une d'elles se rattache à une découverte du plus grand intérêt. Après plusieurs tentatives infructueuses et de longues années d'attente, M. Max Mùller a enfin réussi à obtenir du Japon des textes bouddhiques originaux en langue sanscrite. La relation détaillée de cette heureuse trouvaille, fruit de persévé- rants efforts et dont l'avenir seulement pourra faire apprécier toute l'importance, a été insérée par lui dans un des derniers cahiers du Journal de la Société Asiatique de Londres *. M. Max Muller y

1. On Sanskrit Tcxls dUcovercd in Japan. By Profcssor F. Max Millier, ap. Journal ûj the Royal Asiatic Society, vol. Xll (ucw séries), part I, pp. 153 et suiv.

BULLETIN DE 1881 303

a joint, comme spécimen, un de ces textes, le Sukhâvativyûhay qui diffère du tout au tout du Sûtra népalais portant le même titre, et nous donne l'original d'une rédaction probablement plus an- cienne et connue jusqu'ici seulement par une version chinoise très imparfaite. Le Sùtra, qui décrit le monde imaginaire de Sukhàvati, résidence du Buddha Amitâbha, est d'ailleurs en lui-même assex insignifiant. Un autre document du même genre, publié dans le même cahier par M. Bendall d'après un texte sanscrit du Népal, le Megha-Sàtra{, tout en ayant encore moins de valeur propre, est plus curieux, comme étant un des spécimens les plus réussis des corruptions niaises qui s'attachèrent de bonne heure au boud- dhisme. Cette misérable et indigeste production, très estimée à la Chine, [86] présente, sous fa forme d'un entretien du Buddha avec les serpents, une série de formules et de prescriptions magiques de- vant avoir pour effet de produire la pluie. Tout autre est l'intérêt que présentent les trois Suttas pâlis relatifs au Nirvana publiés par M. Frankfurter dans le plus récent cahier du même journal2. C'est bien au cœur de la doctrine du maître que nous portent ces docu- ments. Il résulte de ces textes, comme d'ailleurs de plusieurs autres, que nirvana peut aussi s'entendre de l'état de calme par- fait, quand toute passion, tout mouvement d'égoisme sont éteints, et, dans cette acception, il peut évidemment être atteint dès cette vie. Mais je doute fort que cette question si controversée du Nir- vana soit résolue par d'une façon définitive, comme l'espère M. Frankfurter. On objectera aussitôt que, ainsi employé, le mot l'est métaphoriquement, la condition préliminaire du Nirvana étant prise pour le Nirvana même. L'état qui nous est décrit dans ces textes, d'après tout ce que nous savons de l'ontologie du bouddhisme, ne saurait être durable. Or, la question si souvent débattue n'est pas tant de savoir si les bouddhistes ont employé le terme dans divers sens, que de préciser le sens qu'ils y attachaient, quand ils enten- daient parler d'un état définitif, d'une fin. Si on veut que cette fin n'ait pas été le néant, il faut dire ce qu'elle pouvait être, il faut désigner l'élément ou le principe auquel le bouddhisme aurait attaché le caractère de la permanence. Nous terminons cette revue des publications de textes canoniques, par la mention de trois documents traduits par M. Beal dans YIndian Antiquary,

1. The Megha-Sâtra. By Ceci! Bendall. Ibid., pp. 286 et suiv.

2. Buddht Nirvana and the Noble Eùjhtfold Path. By Oscar Frankfurter. Ibid., part. IV* pp. 548 et sui\ .

'M)\ BULLETINS DUS RELIGIONS DE L'INDE

bien que la version soit faite sur des originaux chinois, car ils sont intéressants tous trois à divers titres : le premier, parce qu'il nous renseigne sur le culte des morts, tel qu'il avait passé dans le boud- dhisme1 ; le deuxième parce qu'il est un exemple frappant de cette héroïque folie dans laquelle cette religion a vu parfois l'idéal de la charité 2; le [Hl] troisième, parce qu'il offre un point de comparaison instructif avec des textes correspondants traduits par M. Feer du sanscrit et du pâli 3.

Tous ces Sûtras sont des documents de peu d'étendue. En pas- sant à la littérature non canonique, nous avons à signaler au con- traire une œuvre de longue haleine, le Milindapahha, publié par M. Trenckner4. Ce curieux livre, qu'on ne connaissait guère jusqu'ici que par l'analyse et les extraits qu'en avait faits M. Spence Hardy, est, sous la forme de dialogues entre un certain Milinda, roi de Sâgala, et le docteur bouddhiste Nâgasena, un traité complet d'apologétique du bouddhisme. Dans le roi Milinda, qui est un Yonaka, un Ionien, et qui se dit à Alasanda, c'est-à-dire dans une des nombreuses Alexandries fondées par le conquérant macé- donien, on a reconnu depuis longtemps Ménandre, un des princes les plus puissants de l'empire gréco-bactrien, qui, vers le milieu du iic siècle avant notre ère, étendit ses conquêtes jusqu'à la Yamunâ, et dont certains témoignages conservés par les écrivains classiques permettent de supposer en effet qu'il a été un adepte du boud- dhisme. Son interlocuteur Nâgasena a été identifié avec Nâgârjuna, personnage fameux dans les traditions des bouddhistes du Nord, le fondateur de l'école des Madhyamikas, dont la chronique du Cachemir fait un Bodhisattva et un roi qui aurait régné sur la vallée et y aurait introduit le bouddhisme du temps de l'empereur toura- nien Kanishka. Ces diverses autorités le font vivre 400 à 500 ans après le Nirvana, cette dernière date étant aussi celle du Milinda- panha. Il est donc peu probable que les deux interlocuteurs aient

1. The Avalambana Sùtra. By Rev. S. Bail, ap. Indian Anliquary, t. IX, p. 85.

2. The Sùlra called Ngan-Shih-Niu, i. e. « Silver-White Wotnan ». Translatai frum the Chliwse by Bev. S. Beat. Ibid., p. 145.

3. Story of the Marchant who slruck his Mother. By the Rev. S. Bcal. Ibid., p. 224. Cf. Léon Feer: Maitrakanyaka-Mittavindaka, ap. Journal Asiatique, t. XI, p. 860, 1878.

4. The Milindapanho : being Dialogues between king Milinda and the Buddhisl Sage Nâgasena, The Pâli Text edited by V. Trenckner. London and Edinburgh, Williams and Norgate, 1880. Peu de temps auparavant M. Trenckner avait publié à part l'Introduc- tion, accompagnée d'une traduction anglaise et de savantes notes, sous le titre de Pâli Miscellany.Part. I. Ibid., 1879.

BULLETIN DE 1881 305

été contemporains, et le cadre du livre doit être tenu pour fictif. Le contenu n'en est pas moins du plus haut intérêt. Les questions, au nombre de près de 300, que le roi, d'abord un adversaire déclaré du \UH\ bouddhisme, propose au sage dans l'espoir de le ré- duire au silence, fournissent à celui-ci l'occasion de faire une expo- sition complète de sa religion, à laquelle le roi finit naturellement par se convertir. La doctrine qui se dégage de ces entretiens n'est plus l'enseignement tout 'pratique et fort peu spéculatif du fonda- teur, mais une religion appuyée sur un système métaphysique vaste et compliqué. Le dernier mot en est le nihilisme absolu, objectif et subjectif, que les brahmanes reprochent aux bouddhistes, quand ils les appellent Çûnyavâdins, « les affirmateurs du vide ». L'ar- gumentation est, comme dans la plupart des ouvrages de cette sorte que nous avons des diverses religions de l'Inde, un singulier mé- lange de haute et subtile pensée et de fantaisie puérile, qui tantôt s'élève à la hauteur de Parménide, tantôt retombe au niveau d'un conte de nourrice. Le livre qui a être rédigé d'abord en sanscrit, jouit d'une haute autorité à Ceylan ; la traduction pâlie est d'époque incertaine : elle est ancienne toutefois, et, si elle est citée déjà par Buddhaghosha, comme l'affirme M. Trenckner, on ne se trompera pas de beaucoup en la plaçant, avec lui, au siècle de notre ère. Les extraits de Spence Hardy étaient faits d'après une version sin- ghalaise de 1111 K

Sur un terrain différent mais voisin, M. Senart poursuit sa belle et fructueuse étude des inscriptions d'Açoka2. Bien que les résul- tats de ce travail soient avant tout philologiques, l'histoire reli- gieuse y trouve dès maintenant d'utiles indications. C'est ainsi •que, de l'interprétation rectifiée du IIIe édit, il résulte clairement qu'Açoka avait institué dans un but de propagande de grandes réunions quinquennales tout à fait analogues à celles que, sept siècles plus tard, Hiouen-Thsang trouvait encore en usage dans l'Inde, et que nous voyons dans le IVe édit comment [89J les fêtes mêmes et les spectacles que le roi donnait à son peuple devaient

1. Mentionnons à ce propos que le précieux « Manuel du Bouddhisme » de cet au- teur, dont les deux, éditions antérieures de 1853 et 1860 étaient devenues rares, vient d'être réimprimé sur la deuxième édition : A Manual ofBudhism in ils Modem Develop- ment; Translaled from Singhalese MSS. by R. Spence Hardy, 2e édition. London and Edinburgh, Williams and Norgate, 1880. C'est une véritable encyclopédie du Boud- dhisme singhalais, qui ne sera pas remplacée de sitôt.

2. Étude sur les Inscriptions de Piyadasi, par M. Senart, 2' et 3* articles, ap. Journal Asiatique, mai-juin et août-septembre 1880.

Religions de l'Inde, I 20

;{()() BULLETINS DES RELIGIONS DK L'INDE

servir à L'affermissement de la religion. De son côté, M. Kern est revenu à ces études et a publié avec sa méthode sobre et lumineuse le texte et une interprétation rectifiée des édits séparés de Dhauli et de Jaugada1. En fait de travaux généraux sur le bouddhisme, nous ne signalerons que le livre de M. P. Wurm2, où, comme dans le Manuel de l'histoire religieuse de l'Inde du même auteur, une certaine tendance pratique s'allie à l'étude consciencieuse des faits, à une grande élévation de pensée et à un jugement libre et large. Enfin nous ne quitterons pas cette branche des religions indiennes, sans mentionner la belle publication de MM. Fergusson et Burgess sur les temples hypogées de l'Inde3. De ces curieux monuments excavés au cours d'une dizaine de siècles et au nombre de plus de 1.000 dans le flanc des montagnes et des collines, en diverses contrées de la péninsule, 80 0 0, en effet, sont d'origine bouddhique.

Pour le jainismc, nous n'avons à signaler que deux travaux, dus l'un et l'autre à M. Jacobi. Dans le premier, l'auteur revient sur l'origine de cette secte et sur la personne de son fondateur Mahàvîra, identifié par lui et par M. Bi'i hier avec un contemporain du Buddha, le Nirgrantha Jnatiputra, ou, d'après une restitution probablement plus correcte, Jnatriputra ''.Il signale notamment de curieuses coïncidences entre les opinions prêtées à ce personnage dans les livres bouddhiques, et les doctrines ayant cours parmi les Jainas. Ce sont des points d'attache assez faibles, puisqu'ils portent sur des termes techniques d'une interprétation difficile et contestable, ou sur des idées qui devaient être plus ou moins un bien commun à toutes ces sectes [90] ascétiques. Ils n'en sont pas moins à noter, et il devient ainsi de plus en plus probable que les Jainas du vc siècle pouvaient remonter en effet par des traditions plus ou moins directes à des ascètes ayant vécu près d'un millier d'années auparavant. Nous admettons aussi avec M. Jacobi, qu'une person- nalité réelle se cache probablement sous la figure dePavant-dernier Jina, Pârçvanâtha. Ce que nous contestons, parce que la démom-

1. On the Separate Edicts of Dhauli and Jaugada, By Professer H. Kern; ap. Journal of the Royal Asiatic Society, vol. XII (now séries), part. III, pp. 379 et suiv.

2. Der Buddhismus, oder der vorchristliche Versuch einer erlôsenden Universal-Religion. Gûterslohe, 1880.

3. The Cave Temples of Jndia. By James Fergusson and James Burgess. Printed and published by order of lier Majesty's Secrelary of Slate. London, Allen, 1880.

4. On Mahàvîra and his Predecessors. By Prof. Hermann Jacobi, ap. Indian Anliquary, t. IX, pp. 158 et suiv.

BULLETIN DE 1881 307

tration ne nous en paraît pas faite jusqu'ici, c'est l'existence con- sciente et continue de la secte depuis cette époque lointaine, c'est la transmission directe d'une doctrine et d'une tradition propres. Cette tradition nous parait, au contraire, s'être formée bien plus tard, de vagues souvenirs et sur le modèle de la tradition boud- dique. Un exemple pris parmi les points traités dans le mémoire, rendra peut-être ceci d'une façon plus claire. Nous avons d'un côté les 24 prédécesseurs du Buddha, de l'autre les 24 Jinas. M. Jacobi se refuse à voir un emprunt ou, s'il y a eu emprunt, il le met au compte des bouddhistes ; une liste de prédécesseurs s'expliquant tout naturellement dans le cas du Jina, lequel ne se pose nulle part comme le révélateur d'une doctrine qui lui fût propre, mais apparaît comme un simple continuateur, sur quelques points comme un réformateur, tandis qu'elle s'accorde moins aisé- ment avec le rôle du Buddha, qui a rompu avec le passé et pro- clamé une loi absolument nouvelle. Pour nous, au contraire, l'emprunt est manifeste ; un pareil système (car il ne s'agit pas d'une simple liste) ne s'invente pas deux fois. Reste à savoir qui l'a inventé. Et ici nous retournons le raisonnement de M. Jacobi, et nous nous demandons : qui avait intérêt, qui était obligé à l'in- venter, des Jainas dont le maître doit avoir continué l'œuvre d'un prédécesseur séparé de lui seulement par un intervalle de 250 ans, et qui pouvaient nous donner simplement leur tradition, ou des bouddhistes, qui n'avaient pas de tradition et étaient pourtant obligés d'en produire une ? La question ne nous paraît pas dou- teuse : ce sont les bouddhistes qui ont imaginé ce système fantas- tique et compliqué de Buddlias se succédant à travers d'immenses périodes et venant tour à tour, de myriades en myriades de siècles, révéler [91] la loi éternelle1 ; et ce sont les Jainas qui l'ont copié. Et, si nous ajoutons que plusieurs de ces Buddhas sont men- tionnés dans les Suttas pâlis, qu'ils ont trouvé place dans les bas-reliefs de Barahout plus d'un siècle avant notre ère, que la biographie des autres est relatée au long dans le Buddhavamça, qui était un vieux livre au Ve siècle, avant que fût rédigé un seul

1. Du temps de Fa-Hian, au commencement du ve siècle, il y avait une secte de bouddhistes qui prétendaient sxiivre la loi de Ràçyapa Buddha. Étaient-ce des Jainas? Cf. nhys Davids, Buddhism, p. 181. La relation des visites imaginaires des quatre derniers liuddhas dans l'île de Ceylan, relation extraite du Sarvaj nagunâlankaraya et traduite en anghiis par M. d'Ahvis, a été reproduite en français par M. L. de Mil- loué dans le premier tome des Annales du Musée Guimet,y. 117.

30tf BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

des écrits jainas parvenus jusqu'à nous, nous tenons la con- clusion pour provisoirement solide, et nous attendrons, pour l'abandonner, des preuves décisives. C'est là, en effet, jusqu'ici du moins, le côté faible des prétentions jainas. On n'a que des légendes et point d'oeuvres à opposer au riche passé du boud- dhisme, qui avait une littérature dès le 111e siècle avant notre ère, quelque suspecte à certains égards que soit l'antiquité d<>, son canon actuel, et qui dès lors était devenu la religion officielle d'un grand empire. Il y a une Eglise et, par conséquent, une tradi- tion, à une époque rien ne prouve que les Jainas se fussent d 'îgagés de l'existence obscure et flottante de tant d'autres groupes ascétiques. Peut-être la question se posera-t-elle autrement dans l'avenir, quand les différentes parties de leur littérature seront mieux connues ; mais, pour cela, elles devront différer sensiblement de ce qu'on en a produit jusqu'ici.

L'autre travail de M. Jacobi relatif aux Jainas est la publication de l'histoire légendaire d'un de leurs plus fameux docteurs, Kâla- kâcârya1, auquel ils attribuent une modification importante dans leur calendrier religieux et qui nous est montré ici introduisant les Çakas dans sa patrie pour venger sa sœur outragée par un tyran. Il y a certainement un fond historique à cette partie du récit, le patriotisme des Jainas n'apparaît pas sous un meilleur jour qu'ailleurs celui des bouddhistes. Mais il [92] est bien difficile de démêler la vérité de cet écheveau de fictions. La légende, se sont probablement mêlés des souvenirs de diverses époques, tombe dans cette période de fondateurs d'ère, la plus désespérée peut-être de toute l'histoire de l'Inde, quelques taches de vive lumière ne font paraître que plus épaisses les ténèbres environnantes. M. Jacobi a tiré tout le parti possible de ces données embarras- santes. Sa publication également soignée dans toutes les parties, introduction, texte, traduction et glossaire, est un digne pendant de sa belle édition du Kalpasâtra, dont cette légende est une sorte d'appendice.

La tâche de rédiger d'une façon équitable un Bulletin comme le nôtre, se complique singulièrement pour le néo-brahmanisme et l'Inde sectaire. Non seulement les travaux sont dispersés dans une infinité de recueils, journaux, revues, périodiques de toute

1. Das Kâlakâcârya-Kathânakam ; von Hermann Jacobi, ap. Zeitschrift der Deutschen Morgenlândischen Gesellschaft, t. XXX IV, pp. 247 et suiv.

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sorte, la plupart difficilement accessibles (pour toute une partie très considérable de cette littérature, la source d'information est absolument tarie en Europe depuis la mort de M. Garcin de Tassy) ; mais, à mesure surtout qu'on se rapproche de la période moderne, ils se fractionnent et se spécialisent de la façon la plus embarras- sante. Tel article consacré à un culte local, à un point particulier de croyance ou de coutume, à une communauté restreinte ou à une peuplade à peine connue de nom, ne pourrait s'analyser qu'au prix d'explications préliminaires qui équivaudraient parfois à la reproduction de l'article même. Nous serons donc obligé d'être bref et de choisir, et encore notre choix ne pourra-t-il porter que sur des matériaux très incomplets. Dans la Bibliotheca Indica.W publication du Vdyu-Purâna, par M. Râjendralâla Mitra1, n'a pas fait beaucoup de progrès. Par contre, M. Tawney a vigoureu- sement commencé celle de sa traduction de la grande collection de contes du Gachemirien Somadeva, qui contient tant de renseigne- ments pour l'histoire des mœurs et coutumes et aussi des religions de l'Inde antérieurement au xne siècle2. M. J. Muir, dans Ylndian Antiquary et aussi dans des [93] plaquettes destinées à une circu- lation plus restreinte, a continué ses élégantes traductions de mor- ceaux détachés des livres classiques, choisis dans le but spécial de mettre en lumière les meilleurs côtés des idées morales et reli- gieuses du peuple hindou3. M. Râjendralâla Mitra a fait paraître le 2e volume de son splendide ouvrage sur les Antiquités d'Orissa, qui touche, il est vrai, à toutes les époques de l'histoire religieuse de la province, mais une large place est occupée par les monu- ments delà période sectaire4. On trouvera d'intéressantes infor- mations sur l'état passé et présent clés sectes vishnouites (sans compter des souvenirs plus anciens) dans les « Notes sur Ma- thurâ » de M. Growse5, et, dans la notice du même savant sur les

1. The Vâyu-Purâna, a System of Hindn Mytholixjy and Tradition. Calcutta, fas- Cic. I-V.

2. The Kathâ Sarit Sâyara, or Océan of the Streains of Stories. Translatée from the ori- ginal sanskrit by C. H. Tawney. Calcutta, 1880, fascic. Ï-1V.

3. Furiher Metrical Translations with Prose Versions from the Mahâhhârata, and two short Metrical Translations from the Greek. By J. Muir (Edinburgh. 1880). Nous signa- lons spécialement sa belle reproduction de la légende de Sâvitrî d'après le Mahâbha- ratii, déjà bien des fois traduite, mais qui ne saurait l'être trop.

4. The Antiquities of Orissa. By Râjendralâla Mitra. Published for the Government of India. Vol. II. Calcutta, 1880. Le premier volume est de 1875.

5. Mathurâ Notes. By F. S. Growse. (With eleven plates), ap. Journal of the Asiatic Society of Bcntjal, vol. XL VII, pp. 97 et suiv.

310 h u L L E T I N S p i : s h i ; 1 1 < ; i o n s D i : 1/ i n d E

Pràn-Nâthis, des données toutes nouvelles sur la doctrine et la littérature d'une secte de la fin du xvu° siècle, sur laquelle Wiison n'avait puse procurer aucun document original1. A la notice est jointe, en texte hindi et traduction anglaise, une sorte de proclama- tion apocalyptique du fondateur de la secte, qui présente le plus curieux mélange d'idées et de traditions hindoues, musulmanes et chrétiennes. C'est dans le môme milieu sectaire, l'ardeur de la passion tient lieu de la grande originalité, que nous transporte la lecture d'un morceau du poète Vaishnava Vishnu-Dâs, traduit par le regretté leader des études hindoustanies en Europe, feu M. Gar- cin de Tassy, et publié par un de ses élèves, M. François De- loncle2 [94]. Avec M. Hodgson, au contraire, nous pénétrons en plein monde aborigène, parmi les peuplades qui habitent les val- lées de l'Himalaya, les plateaux de l'Inde centrale et, plus au sud encore, les hauts pâturages des Nîlgiris. La nouvelle série d'Essays réimprimés sous la direction de M. R. Rost3, complète la repro- duction, commencée en 1874, des écrits de cet illustre vétéran des études indiennes, un des rares survivants de la forte génération de Wiison, de Burnouf, de Lassen, d'Abel Rémusat. Bien que les plus anciens de ces mémoires remontent à plus de 30 ans, ils n'ont rien perdu de leur valeur, ni quelques-uns mômes de leur actualité, et, s'ils rentrent moins directement dans le cadre de cette Revue, si l'objet en est plutôt ethnographique, linguistique ou même éco- nomique et commercial, l'histoire des croyances et des religions n'en trouve pas moins son compte dans ces matériaux réunis par un observateur des plus sagaces et des plus heureux. Un horizon

1. TheSect ofthe Prân-Ndthis. By F. S. Growse. Ibid., vol XLVUI, pp. 171 et sui\.

2. Tableau du Kali-Yoag ou Age de fer, par Vishnou-Das, traduction posthume de VHindoui par M. Garcia de Tassy, ap. Annales du Musée Guimet, t. 1, pp. 77etsui\. Il est fâcheux que des traductions données par M. Deloncle des noms des quatre yugas, trois soient fausses et la quatrième très contestable. En assimilant les brahmanes à notre ancien clergé et à la noblesse de robe, les kshatriyas à la noblesse d'épée, les vaiçyas à la bourgeoisie et les çûdras à la populace, il aurait fallu ajouter du moins que, ainsi interprétés, les mots en question sont des termes de convention, qui à l'époque de Vishnu-Dâs ne répondaient pas plus à la réalité qu'ils n'y répondent maintenant. Ni le brahmane enrôlé dans un régiment de sipahis, ni le râjpoute famélique, réduit à des occupations serviles, ni le banquier çùdra, riche et honoré (ce ne sont pas des exceptions) ne se reconnaîtraient dans la classification de M. Deloncle.

3. Miscellaneous Essays relaling lo Indien Subjects. By Brian Houghton Hodgson, 2 vol. London, Trûbner, 1880. Fait partie de Triibner's Oriental séries. La première série publiée en 1874 et intitulée Essays on the Languages, Litcrature and Beligion of Népal and Tibet, comprend les fameux Mémoires sur le bouddhisme népalais, dont la dé- couverte, comme on sait, appartient à M. Hodgson.

BULLETIN DE 1881 311

plus vaste encore se découvre à nos regards dans les Essays de M. Cust1, qui non seulement nous font parcourir l'Inde ancienne et moderne, mais nous conduisent jusqu'en Egypte et en Mésopotamie. Ici nous n'avons plus affaire à un chercheur qui ouvre à la science des voies nouvelles, mais au plus expérimenté et au plus aimable des vulgarisateurs. M. Gust connaît l'Inde pour y avoir longtemps vécu et beaucoup travaillé, et il l'aime avec passion, en raison peut-être du bien qu'il a eu l'occasion d'y faire. Il y a une chaleur communicative dans ces pages largement assaisonnées d'humour, qui ont parfois la saveur d'une autobiographie. A notre point de vue nous relevons surtout [9o] les Essays relatifs au pays des Sikhs, au Râmâyana, et aux religions de l'Inde en général. Ce dernier mémoire qui, à côté de quelques points qui ne sont plus exacts, de quelques-uns aussi qui ne l'ont probablement jamais été, renferme beaucoup de vues fines et justes, a aussi paru, réuni à un autre sur les langues de l'Inde, sous une forme française, dans la jolie Collection orientale elzévirienne que publie M. Ernest Leroux2. Ceci nous amène tout naturellement à parler des publications qui embrassent l'ensemble du développement religieux de l'Inde. Nous n'en mentionnerons que deux, bien différentes d'aspect et de contenu, mais très distinguées chacune en son genre. La première est le Catalogue des Manuscrits conservés dans la bibliothèque du palais de Tanjore, auquel M. Burnell a pu encore mettre la der- nière main avant son départ de l'Inde 3. Il ne s'agit pas simple- ment d'une longue liste de livres, comme celles que le gouverne- ment fait publier depuis quelque temps dans les diverses provinces. M. Burnell a mis des années à étudier cette immense collection de plus de 1.200 pièces, et il en a dressé un inventaire complet, méthodique, comprenant non seulement toutes les indications bi- bliographiques requises, mais un riche appareil de notes et d'extraits, se révèle à chaque page la pénétration et la sûreté critique de l'auteur. Gomme instrument de travail, ce catalogue ne peut se comparer qu'aux publications analogues que MM. Weber et Aufrecht ont faites pour les collections de Berlin et d'Oxford. Il a

1. Linguistic and Oriental Essays. Written froni the year 1846 to 1878. By Robert Needham Cust. London, ïrûbuer, 1880. Fait partie de Trubner's Oriental séries.

2. Les Religions et les Langues de l'Inde, par Robert Cust. Paris, E. Leroux, 1880.

3. A Classified Index to the Sansitrit MSS. in the Palace at Tanjore. Prepared for the Madras Government by A. C. Burnell. Part I. Vedic and Technical Littérature. Part II. Philosophy and Laiv. London, Trùbner, 1879. La Part III, qui comprendra le reste de la littérature et les Index, est encore à paraître.

312 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

surtout l'inappréciable avantage de fournir des lumières toutes nou- velles sur la littérature du Sud, différente à bien des égards de celle du Nord (presque tous nos manuscrits d'Europe proviennent du Nord), et, rien que pour l'histoire religieuse, dans laquelle le Sud a eu à certains moments un rôle si prépondérant, on pourrait en extraire toute une moisson de faits nouveaux ou mal connus jusqu'ici.

[96 ] L'autre travail n'est qu'un modeste compte rendu de 16 pages, extrait d'un périodique, mais qui, à mon sens, renferme plus de vues justes et profondes que maint gros volume1. A propos des Hibbert Lectures de M. Max Mûller, et après un exposé d'une remarquable lucidité de cet ouvrage brillant, mais inégal, sur le développement des religions de l'Inde, l'auteur de l'article, M. Tiele, nous fait part des réflexions que le livre et le sujet lui suggèrent. M. Max Mûller s'était arrêté à l'avènement du boud- dhisme. Il y avait plus qu'une concession aux exigences du genre oratoire : la limite était choisie de parti pris. En plus d'une occa- sion, la plume à la main, et alors qu'il ne s'agissait nullement de charmer un auditoire de conférences, l'éditeur du Rig-Veda a exprimé la conviction que l'Inde avait dit son dernier mot en pro- duisant le bouddhisme et que c'était perdre son temps que de s'occuper du reste. M. Tiele montre tout ce qu'il y a d'injuste et d'antiscientifique dans ce dédain, qu'on serait tenté de qualifier de dilettantisme, s'il s'agissait d'un savant moins éprouvé et si M. Miiller lui-même, heureusement pour nous, ne s'était pas démenti plus d'une fois dans la pratique. Sans doute, rien dans l'Inde n'égale l'importance du Veda, et ce serait nier le premier principe de la méthode historique que de méconnaître la portée capitale des questions d'origine. Mais y a-t-il encore des origines, quand on supprime les conséquences ? Quelque charme qu'il y ait à se bercer du rêve d'un âge d'or védique, ou à reconstruire logi- quement un passé lointain, tout parait simple et rationnel, ce sont des visions et des théories décevantes, auxquelles il n'y a pas de meilleur correctif que l'étude des époques plus troubles, mais aussi plus rapprochées de nous. L'Inde ne s'est pas endor- mie védique un soir, pour se réveiller çivaïte ou vishnouite le len- demain; elle a été tout cela à la fois, pendant une longue

1. Over de ontwikkeling der Indische godsdiensten, door Prof. C. P Tiele, ap. De In- dische Gids, September 1880.

BULLETIN DE 1881 313

période, plus longue, à mon avis, qu'on ne l'admet d'ordinaire, et que nous commençons seulement à entrevoir. A mesure qu'on y pénétrera mieux, on s'apercevra davantage que les premiers âges n'ont pas [07 1 été en toutes choses aussi différents de ceux qui ont suivi, que toutes les corruptions, toutes les complications ne sont pas récentes, et qu'en fait de simplicité et de logique, nous y trouvons à coup sûr celles que nous y avons mises nous-mêmes. Il est si aisé d'arriver à quelque chose de bien ordonné pour des temps il n'y a pas d'histoire, tout ce qui nous gêne peut être porté au rebut, sous la rubrique altérations postérieures ! L'étude de l'état mental de l'Inde pendant la période historique n'aurait d'autre utilité que celle de nous prémunir contre cette tentation, que ce serait une raison suffisante de ne pas la dédaigner. Mais, par elle-même, cette étude mérite notre attention, car, autant que toute autre, elle est pleine d'enseignements. Je ne connais pas de spec- tacle plus curieux que le développement des grandes religions de Çiva et de Vishnu, ces tentatives confuses, mais formidables, de réaliser le monothéisme en pleine mythologie. Les mots de cor- ruption et de décadence sont bientôt dits, et il faut avouer que rien n'est fait pour les faire venir aux lèvres comme certains côtés de l'Inde sectaire. Mais, outre que l'histoire n'a pas le droit de se détourner des choses, simplement parce qu'elles sont rebutantes ou hideuses, ne sait-on pas combien les jugements et les termes absolus lui répugnent. Certes, c'est descendre que d'aller de Pla- ton à Sénèque, et pourtant, que de choses excellentes chez le Romain pour lesquelles le cœur de l'Athénien était absolument fermé ! Quelle richesse de sentiments dans le siècle des Antonins comparé à celui de Périclès ! Il en est absolument de même dans l'Inde. En dépit de toutes les aberrations, la conscience morale et religieuse n'a pas cessé d'y devenir plus compréhensive. Je ne sais aucun écrit védique qui, à certains égards, vaille la Bhagavad- Gîtâ, bien que ce livre ne soit qu'un centon, ou certains chants du Bhâgavata-Puràna ; et, jusque dans la littérature des cultes les plus dégradés, on trouvera l'expression de sentiments sans les- quels il n'y a pas pour nous de religion, et que l'époque plus ancienne n'a pourtant guère connus. En tout cas, il y a le grand fait d'une aspiration plus de vingt fois séculaire et qu'on retrouve- rait difficilement ailleurs, d'un peuple cherchant sans cesse à renou- veler ses croyances, [98] sans sortir de la même voie ni se lasser jamais et il est assez surprenant que ce soit précisément un des

311 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

etpôtres (1(3 la « science delà Religion, » qui invite à passer à côté de ce fait-là. Un autre reproche non moins fondé, que M. Tiele fait au livre, c'est qu'il tend à faire croire à un lecteur non prévenu que rien de saisissable n'a précédé le Veda, de même qu'il lui laisse supposer que rien d'essentiel ne l'a suivi. Le Veda ne saurait nous renseigner sur la religion primitive. Il est non seulemenlpostérieur à une période indo-iranienne, et à une période aryenn» encore plus reculée, mais, parmi les croyances que nous trouvons en usage chez d'autres branches de la même famille, il en est plusieurs qui, à certains égards, ont conservé un caractère plus archaïque que lui. A placer ainsi ces livres à l'aurore du monde, on s'expose à des illusions d'optique qui n'ont que trop réagi sur l'interprétation générale de leur contenu. Sans le vouloir, on est amené ainsi à fermer les yeux sur leur caractère artificiel, sur les marques pa- tentes de raffinement et de corruption dont ils abondent. Je n'ai pas besoin d'ajouter que M. Tiele ne se borne pas à une critique simplement négative. Gomme une thèse historique ne saurait être mieux combattue que par l'établissement de la thèse contraire, il trace lui-même l'esquisse des périodes indûment sacrifiées, et il le fait de main de maître. Sans se donner pour un indianiste, il est admirablement informé des choses de l'Inde et il domine la ma- tière à un degré rare. Je ne connais rien de plus substantiel, de plus vrai, que ces quelques pages sur le développement des reli- gions indiennes, qui n'ont qu'un défaut, d'être écrites dans une langue qui ne les rend accessibles qu'à un nombre trop restreint de lecteurs.

III. BULLETIN DE 1882 (Revue de l'Histoire des religions, t. V, p. 104 et ss.)

Les travaux dont la littérature védique a été l'objet au cours de la dernière année, ont porté en majeure partie sur l'étude philolo- gique plutôt que sur l'appréciation historique et religieuse de ces vieux documents. Plusieurs même, tels que ceux de MM. Bol- lensen, Haskell, Avery et Bloomfield1, sont à cet égard d'un carac- tère si spécial, qu'ils échappent absolument à la compétence de la Revue. Il en reste toutefois un certain nombre d'une portée plus générale et se trouvent consignés des résultats ou des hypo- thèses dont le résumé sommaire doit trouver place ici.

Le premier en date et qui, à la rigueur, aurait être compris déjà dans notre précédent Bulletin, est la deuxième édition, consi- dérablement augmentée, d'une étude d'ensemble du Rig-Veda par M. Kaegi2. M. Kaegi est élève de M. Roth. Dans ce nouveau travail [105], comme dans celui qu'il a publié précédemment sous la direction du maitre et en collaboration avec un autre de ses disciples 3, on trouvera donc un reflet des idées du célèbre profes- seur de Tubingue. L'auteur doit beaucoup aussi au beau livre de M. H. Zimmer, Altindisches Leben. Mais il est redevable avant tout à ses propres recherches et, d'un bout à l'autre, son étude porte le

1. F. Bollensen, Zur Vedametrik, dans la Zeitschr. der Deutsch. Morgenl. Gesellsch., t. XXXV, p. 448. W. Haskell, On the Mètres of the Rig-Veda. Dans les Proceedings of the American Oriental Society. Boston, may 1881. J. Avery, On Relative clauses in the Rig-Veda. Ibidem. Maurice Bloomfield, On non diphthongal e and 0 in Sanskrit. Ibidem. New H aven, October 1881.

2. A. Kaegi, Der Rig-Veda, die atteste Literatur der Inder, 2te Autlage. Leipzig, 1881. La lrc édition avait paru comme programme de l'école cantonale de Zurich.

3. Siebenzig Lieder des Rigveda, ûbcrsetzt von Karl Geldner und Adolf Kaegi, mit Bel trœgen vun R. Roth. ïùbingcn, 1875.

310 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

cachet du travail personnel. Les notes nombreuses et variées, sont consignés une infinité de menus détails et de renseignements précis, entre autres un choix de rapprochements avec des textes bibliques fait avec beaucoup de goût et une mesure parfaite, sont particu- lièrement intéressantes sous ce rapport. Le lecteur désireux d'ac- quérir une première connaissance du recueil des Hymnes, ne sau- rait choisir de guide plus recommandable que ce petit livre de vulgarisation au meilleur sens du mot, l'esprit de cette an- cienne poésie est apprécié à un point de vue qui n'est pas toujours le nôtre, mais il trouvera exposé sous une forme claire et élé- gante, sans thèses hardies ni bien nouvelles, ce qu'on peut appeler l'opinion reçue sur le Rig-Veda, son histoire et son contenu.

Différent à bien des égards est le nouveau volume, le premier du Commentaire, que M. Ludwig a ajouté à sa traduction alle- mande du Rig-Veda1. M. Ludwig n'est point un vulgarisateur; son style, sans manquer, tant s'en faut, de vigueur nerveuse et incisive, ne se distingue ni par l'élégance, ni par la clarté, et les opinions neuves et hardies abondent dans son livre. L'écrivain, et aussi le critique, se retrouve ici avec tous ses défauts et toutes ses qualités. Mais ce qui se retrouve surtout, ce qui se révèle avec une autorité désormais incontestable, c'est le savant, c'est le tra- vailleur obstiné dans la poursuite de ses idées et de ses doutes, d'une pénétration parfois subtile, capable de s'égarer (et alors, c'est rarement à demi), mais jamais à la légère, et dévoué tout [106] entier à son œuvre. Ceux, parmi le public forcément restreint auquel s'adressent les écrits de M. Ludwig, qui d'abord, notamment dans la patrie même de l'auteur et sous l'impression sans doute de cer- tains de ses défauts trop manifestes, son obscurité, l'ordre ou plutôt le désordre malencontreux qu'il a introduit dans le recueil, l'étrangeté peu justifiée de quelques-unes de ses assertions, ont cru devoir juger son œuvre avec défaveur, finiront par s'avouer peut-être que sa traduction du Rig-Veda, malgré ses inévitables imperfections, est un livre jusqu'ici hors de pair et de ceux qui font le plus d'honneur à la science allemande. Un commentaire ne s'analyse pas : il suffira donc de caractériser celui-ci comme étant l'essai jusqu'ici le plus compréhensif, souvent heureux et toujours méritoire, de faire servir à l'interprétation des Hymnes tout l'en-

1. Commnitar zar Rigvcda-Ucberzetzvng von Alfred Ludwig, I"" Theil, zu dem erslen Bande der Uebersetzung. Prag, 1881. Le volume est le de l'ouvrage entier.

BULLETIN DE 1882 317

semble de la littérature védique. Toutefois, dans l'introduction, l'auteur a discuté avec plus de suite quelques questions auxquelles nous devons nous arrêter un instant.

Frappé de la façon dont les Hymnes sont employés dans la liturgie des Brâhmanas, et reprenant une idée déjà émise par Haug, M. Ludwig pense que les actes du sacrifice étaient d'abord accompagnés de courtes formules en prose, de ces nivids que nous retrouvons encore dans les textes rituels et qui, bien plus nom- breuses autrefois, auraient été peu à peu et pour la plupart rem- placées par des invocations plus développées en vers. C'est un point que nous lui accordons volontiers. Il est non seulement pos- sible, mais fort probable que, même dans le sacrifice, les hommes aient parlé en prose avant de parler en vers. Il est tout aussi pro- bable que quelques-unes de ces premières formules aient survécu et que, parmi les nivids actuelles, plusieurs soient à ranger parmi ce que nous avons de plus vieux, avec cette réserve cependant que ce qui n'est pas fixé par le mètre, est particulièrement exposé à s'altérer. Nous allons même plus loin et nous concédons volontiers à M. Ludwig que, pour le fond, les Brâhmanas renferment des matériaux d'un âge pour le moins égal à celui des Hymnes. Mais, ceci accordé, nous ne voyons pas bien comment le problème serait amené plus près de sa solution. La difficulté, en effet, n'est pas d'ima- giner comment [107] et quand les invocations poétiques qui nous sont conservées dans les Hymnes, se sont introduites dans les rites, mais comment elles ont pu s'y introduire par fragments et par lam- beaux, telles que nous les voyons prescrites dans les Brâhmanas. Pour expliquer ce dernier fait, et, si nous avons bien compris M. Ludwig, c'a été son point de [départ, nous ne voyons pas d'autre parti à prendre que de supposer que l'ensemble de rites qui nous est exposé dans les Brâhmanas a été réglé et systématisé à une époque de beaucoup postérieure à celle de la composition de la grande masse des Hymnes. A ces changements et à d'autres sem- blables, il ne faudrait pas accorder d'ailleurs une importance exa* gérée. En aucune façon, ils n'impliquent à nos yeux un contraste bien profond entre les deux époques, ni rien qui ressemble à une révolution religieuse, et nous sommes pleinement d'accord avec M. Ludwig quand, sur d'autres points, il essaie de montrer que les différences entre ce passé lointain et la période qui l'a suivi n'ont pas été aussi considérables qu'on le prétend d'ordinaire. Ainsi la destinée du mot asura qui désigne les dieux dans les

318 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

Hymnes, et les démons dans les Brâhmanas, ne doit pas faire con- clure à une discontinuité dans la tradition. Ce ne sont pas les croyances, c'est le sens d'un mot qui a changé en devenant plus spécial, et ce changement, qu'il ait été amené ou facilité par telle ou telle formule (la supposition faite à cet égard par M. Ludwig est certainement ingénieuse), est après tout de ceux qu'on s'ex- plique aisément1. Il en est de même de la caste, dont on dénie d'ordinaire l'existence au temps des Hymnes, pour en montrer en- suite savamment, dans la période suivante, l'origine et l'édifica- tion progressive. Ici encore, il faudra bien qu'on finisse par recon- naître que la grande différence entre les deux époques se réduit au fond à l'invention d'une théorie pour un état de chose immémorial. Nous sommes obligé, par [108] contre, de faire nos réserves quant à l'assertion que la doctrine des renaissances doit son développe- ment au bouddhisme. Il est vrai qu'elle se rencontre rarement dans les textes anté-bouddhiques, car il n'est pas rigoureusement dé- montré qus les Upanishads elle s'affirme, doivent être regar- dées comme telles. Il est vrai encore qu'elle ne s'accorde pas bien avec l'ontologie des brahmanes. Mais elle s'accorde moins encore avec celle des bouddhistes, ce qui n'empêche pas que le bouddhisme serait inexplicable si, bien avant lui, elle n'avait été universelle- ment crue par les masses.

M. Roth possède le don rare de simplifier et d'éclaircir tout ce qu'il touche. En quelques pages d'une admirable précision, il a élucidé une question fort controversée jusqu'ici, celle des rapports de la samhitâ et du pacla et de l'autorité .qu'il convient d'accor- der à ce dernier2. On sait que la plupart des textes védiques nous sont parvenus sous deux formes principales : l'une dite samhitâ, les mots sont donnés avec les modifications qu'ils subissent dans le discours ; l'autre appelée pacla, ces mots paraissent plus ou moins analysés en leurs éléments et toujours comme si les termes ainsi obtenus étaient seuls. Le pada implique ainsi une sorte d'exégèse rudimentaire. Quelle autorité faut-il reconnaître à

1. M. Ludwig paraît ignorer ce qui a été dit sur cette question par M. J. Darmes- teter, avec lequel, tout en différant sur certains points, il se rencontre sur ce fait essentiel, que le changement, survenu dans l'Inde dans l'emploi d'asura, a été tout à fait indépendant du changement analogue qui, chez les Iraniens, a fait de daiva le nom des démons.

2. II. Roth, Vedische Sludien. I, von Pada und Samhitâ; II, Purîsha, dans la Zeitsch. fur Vergleich. Sprachforschung auf dem Gebiete der Indogerm. Sprachen, t. XXVI, p. 45.

BULLETIN DE 1882 319

ce travail ? En comparant, au moyen de quelques exemples bien choisis, la singulière clairvoyance dont les auteurs du pada font preuve dans certains cas, avec leurs méprises non moins étonnantes dans d'autres cas, M. Roth arrive à une conclusion qui s'impose : à savoir, que les auteurs du pada n'ont agi ni en exégètes, ni même en grammairiens, qu'ils se sont contentés, dans leur ana- lyse, d'appliquer scrupuleusement mais mécaniquement et en les renversant, les lois euphoniques qui, de leur temps, régissaient les modifications des sons dans la composition et dans la rencontre des mots ; qu'ils voient presque toujours juste dans les cas la samhitâ obéissait, elle aussi, déjà à ces lois ; qu'ils se trompent invariablement dans les cas [109] elle en suivait d'autres. Or ces cas, nous pouvons les découvrir maintenant. Nous savons en quels points l'euphonie des Hymnes différait de celle des temps postérieurs; dans ces cas, l'autorité du pada est nulle, et l'erreur la plus grossière peut lui être imputée sans scrupule. M. Roth est amené ainsi à s'enquérir de l'autorité de la samhitâ elle-même et des altérations qu'elle a pu subir. Celles-ci sont nombreuses, comme on peut s'en convaincre tous les jours davantage. A partir d'une certaine époque, les textes du Veda nous ont été transmis sans changements; mais, avant ce terme et pendant une longue période, ils ont couru les mêmes risques que toute tradition. Et, de ce qu'ils nous sont parvenus d'une façon quelconque, de ce qu'on ait songé seulement à les réunir dans des recueils aussi volumineux et dont quelques-uns, tels que le Rik, répondent si peu à un besoin pratique, M. Roth tire une autre conclusion qui s'im- pose : à savoir que l'écriture était connue à l'époque ces recueils ont été formés1. Cette dernière conclusion que je devais indiquer ici, et à laquelle, pour ma part, je ne vois guère moyen d'échapper, servira, je l'espère, d'excuse au développement qui précède et qui pourrait sembler déplacé dans cette Revue. La deuxième partie de l'article de M. Roth est purement philologique. D'un intérêt avant tout philologique aussi sont la nouvelle édition avec commen- taire du Nirukta de Yâska-, et l'admirable Index des mots

1. On trouvera un bon résumé des diverses opinions émises sur l'origine et l'his- toire de l'écriture dans l'Inde, dans un article posthume de M. J. Dowson : The Inven- tion of the Indian Alphabet, dans Je Journal of the Roy. Asiatic Soc. of Gr. Britain and Ireland, XIII, p. 102.

2. The Nirukta, with Commentant. Edited by Pandit Satyavrata Sàmâçramî. Vol. I, fascic. 1 .-III, Calcutta, 1880-1881. La partie publiée comprend les livres 1 et 11, 19 du Naighantuka, qui est proprement le texte sur lequel Yâska a travaillé. Le commen-

3-2(» BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

contenus dans rAtharva-Veda de M. Whitney1. Le premier, qui se publie dans la Bibliotheca lndica par les soins de Satya- vrata Sàmâçramin, l'éditeur du Sàma-Veda de la môme col- lection, est le plus vieux traité de lexicographie et d'exégèse sys- tématique qui nous soit parvenu 1 1 10). Le second est un instrument précieux pour l'étude de textes qui, après ceux du Rik, sont les plus importants de toute la littérature védique. A ce double titre, ils devaient, l'un et l'autre, être du moins mentionnés ici.

Par contre, une communication faite par M. Whitney à la Société orientale américaine2, nous intéresse directement. On sait qu'il n'y a pas de hiérarchie fixe parmi les dieux du Rig-Veda, que plu- sieurs d'entre eux sont invoqués, chacun à son tour, comme divi- nité suprême et que M. Max Mùller a cru devoir inventer, pour caractériser cette conception religieuse, le nom d'hénothéisme ou kathénothéisme. M. Whitney proteste, et contre ce mot, et contre les théories qui s'y rattachent. En général, on ne devrait créer de ces dénominations techniques que quand il le faut absolument. Elles deviennent nuisibles dès qu'elles ne sont pas nécessaires. Or, ici, le terme de polythéisme paraît suffire amplement pour dénommer une religion qui s'adresse aussi manifestement à une pluralité de dieux. De toutes les croyances, les polythéistes sont les moins fixes : à la même époque, chez le même peuple, elles oscillent sans cesse, et à des degrés divers, entre le monothéisme, l'animisme et le pan- théisme naturaliste, et, s'il fallait créer un nom spécial pour chacun de ces degrés, on irait droit à la confusion. Ce sont des nuances qui se décrivent, mais qui ne se dénomment pas. En y regardant bien, s'il fallait absolument faire usage de ce mot d'hé- nothéisme, on l'appliquerait avec pour le moins autant de raison au polythéisme grec, avec ses cultes locaux, qu'à la religion des rishis qui, dans chacun de leurs sacrifices, font figurer tout leur panthéon. Nous sommes donc d'accord avec M. Whitney pour une partie de sa thèse; nous nous séparons de lui, c'est quand il nous semble ne pas distinguer assez les croyances védiques des autres formes connues du polythéisme. Le trait le plus marquant

taire est très ample, les 284 pages publiées répondant aux 12 premières de lédition de M. Roth.

1. Index Verboram tothe published text of the Atharva-Veda, by William Dwight Whit- ney. New-Haven, 1881. Forme aussi le vol. XII du Journal of the American Oriental Society.

2. W. D. Whitney, On the so-called Henotheisin of the Veda. Dans, les Proceedings d'octobre 1881.

BULLETIN DE 1882 321

de la théologie des Hymnes, est en effet son aversion pour toute conception précise et limitée des personnalités divines. Ce trait, nous croyons [111] devoir le mettre au compte du caractère savant, en quelque sorte ésotérique, de cette théologie, ce qui, naturellement, en diminue de beaucoup la portée. Si nous étions aussi assuré que paraît l'être M. Max Mùller, de trouver un véritable élément de la conscience populaire, nous l'estimerions assez accentué dans les Hymnes et assez important pour justifier la création d'une déno- mination spéciale.

Nous pouvons être plus bref sur les autres publications rela- tives à la littérature védique. L'édition avec commentaire du Yajur- Veda (Taittirîya), entreprise dans la Bibliotheca Indica, a fait peu de chemin. Le Brâhmana attend toujours encore la fin de ses Index. La Samhitâ n'a progressé que de deux fascicules, qui complètent le IVe volume et conduisent l'édition jusqu'à la fin du IVe livre, un peu plus qu'à moitié chemin1. Plus rapide parait devoir être la publication d'une autre recension de ce Veda, la Maitrâyani Samhitâ, dont M. de Schroeder a donné tout le premier livre2, après avoir, dans deux mémoires spéciaux attiré l'attention sur les particularités et l'importance de ce vieux document3. Gomme les autres textes du Yajus Noir, la Maitrâyanî-Samhitâ se distingue par le mélange des morceaux liturgiques et des prescriptions rituelles, soigneusement séparés dans les autres Vedas. M. Garbe, dont nous signalions l'année dernière l'excellent travail sur une portion du Sûtra rituel d'Âpastamba, a commencé, dans la Biblio- theca Indica, l'édition complète de ce texte, le répertoire le plus compréhensif du cérémonial du vieux brahmanisme4. Dans la même collection M. Jolly a donné [112] le texte de la Vis1tnu-sniritil\ Ge que nous avons dit dans le précédent Bulletin de la traduction de cet ouvrage publiée par le même savant dans les Savred Books

1. The Samhitâ of the Black Yajur Veda, with the Commentary of Mâdhava Àchârya, editedby Maheçachandra Nyâyaratna, fascic. XXXI-XXXII. Calcutta, 1881.

2. Maitrâyanî-Samhitâ, herausgegeben von Dr. Leopold von Schroeder. Ersles Buch. Leipzig, 1881.

3. Die Maitrâyanî-Samhitâ, ihr Aller, ihr Verhœltniss zu dm verwandten Çâkhâs, ihre sprachliche und historische Bedeutung. Dans la Zeitschr. der Deutsch. Morgenlajnd, Gesellschaft, t. XXXIII, p. 177. Das Kathakam und die Maitrâyanî-Samhitâ, dans le Monatsbericht der Kœnigl. Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 24 Juli 1879.

4. The Çrauta Sûtra of Àpastamba belonging to the Black Yajur Veda, with the Com- mentary of Budradatta. Edited by Dr. Bichard Garbe, fascic. I. Calcutta, 1881.

5. The Institutes of Vishnu togelher with extracts from the sanskrit Gomme niai -y of Nanda Pandita called Vaijayanlî. Edited by Julius Jolly, Ph. D. 2 fascic. Calcutta, 1881.

Religions de l'Inde. I. 21

322 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

ofthe East, nous dispense d'autant plus d'y revenir, que, l'appré- ciation historique du traité se trouvant au grand complet formulée dans la traduction, M. Jolly a pu se borner cette fois à sa tâche d'éditeur. Il s'en est acquitté avec beaucoup de soin, et sa VisJinu- smriti, traduction et texte réunis, constitue une publication par- laite. Le même savant, qui s'est acquis une compétence toute spé- ciale dans tout ce qui a trait à cette littérature semi-juridique, semi-religieuse, a publié, en outre, une nouvelle traduction de deux livres du code de Manu (VIII et IX)1, comme spécimen d'une édi- tion critique de Manu à l'aide des plus anciens commentaires. Signalons encore sur cette frontière de la jurisprudence et de l'his- toire religieuse, deux nouvelles publications de M. Nelson2 l'auteur reprend avec des développements nouveaux la thèse, déjà abordée par lui précédemment 3, de l'application erronée que font certains tribunaux dans l'Inde de cette vieille législation brahma- nique. — Ce qui survit encore aujourd'hui de la vieille liturgie dans les pratiques quotidiennes des brahmanes, a fait l'objet d'une communication intéressante de M. Monier Williams au congrès de Berlin4.

Sur le domaine delà philosophie, nous avons à mentionner, dans la Bibliotheca Indica, une édition des Yoga- S ut ras», le [113] texte fondamental du plus mystique des six systèmes officiels ; dans les Comptes rendus de la Société orientale américaine, une communi- cation de N. Everett6, qui explique, d'une façon peut-être subtile, la philosophie Sâmkhya comme une réaction contre le scepticisme idéaliste du Vedânta, et, dans l'Oriental Séries de Trûbner, la tra- duction du manuel qui, pour chacune de ces deux vieilles branches de la spéculation, jouit dans F Inde de la plus grande autorité7.

1. Die Juristichen Abschnitte aus de m Gesetzbuch des Manu, von Julius Jolly, dans le t. III de la Zeitschr. fur vergleich. Rechtswissenschaft.

2. .T. H. Nelson, Hindû Lan) al Madras, dans le Journal of the Roy. As. Soc. of Cr. Britain and Irehuid, t. XIII, p. 208. A Prospectus of the Scientifw Study ofthe Hindâ Laio. London, 1881.

3. A View of the Hindù Law as adrninistered by the High Court of Judicature at Madras. Madras, 1877.

4. Two Addresses delivcred before the International Congrcss of Orientalists at Berlin by Monier Williams. London, 1881.

5. The Yoga Aphorisms of Patanjali with the Commentary- of Bhoja Râjâ and an english translation by Bâjendralâla Mitra, fascic. I. Calcutta, 1881.

6. G. G. Everett, On thé Sânkhya Philosophy of the Hindus. Dans les Proceedings de la Société. Boston, May 1881.

7. Hindu Philosophy. The Sânkhya Kârikâ of Içvara Krishna. An Exposition ofthe Sys- tem of Kapila with an Appendix on the Nyâya and Vaiçeshika Systems, by John Davies.

BULLETIN DE 1882 323

Enfin nous ne quitterons pas ce terrain du vieux brahmanisme, sans recommander chaudement une publication dont nous n'avons pu, l'année dernière, mentionner que le titre, et qui nous est par- venue depuis par l'entremise obligeante de M. Cust : l'étude de M. Gough sur la philosophie des Upanishads1. C'est un très beau travail d'exposition doctrinale d'abord, et aussi d'appréciation historique. L'auteur qui, dans un précédent mémoire2, avait déjà étudié les origines lointaines de la métaphysique hindoue, a eu en vue cette fois-ci plus encore ce qui est sorti de ces singuliers écrits, que ce qui lésa précédés. Nulle part, croyons-nous, les liens qui rattachent les Upanishads au Vedânta systématisé n'ont encore été mis en lumière d'une façon aussi complète. Entre autres mor- ceaux achevés, on remarquera la réfutation de la vieille erreur sou- vent rectifiée déjà, mais toujours persistante depuis Golebrooke, comme quoi Çamkara n'aurait pas connu la doctrine de la Maya, de l'illusion ou de la vanité des choses finies.

Mais c'est pour le bouddhisme surtout que l'année a été féconde et que nous nous trouvons en présence d'un véritable embarras de richesses, non seulement de textes et de mémoires s'adressant spé- cialement aux indianistes, mais de traductions et [114] d'œuvres d'exposition littéraire, dogmatique, historique, accessibles atout lec- teur cultivé, dont quelques-unes sont destinées à faire époque dans l'histoire de ces études, qu'elles ont en partie renouvelées. De cette moisson, la moindre part seulement revient au bouddhisme du Nord, à celui qui s'est alimenté à des sources sanscrites, car le premier tome du Mahâvastu de M. Senart8, une œuvre de premier ordre, qui vient de nous parvenir, devra être réservé pour notre prochain Bulletin. Cette part n'en est pas moins encore fort belle. Dans la Bibliotheca Indica, M. Râjenclralâla Mitra a repris sa traduction longtemps interrompue du Lalitavistara4. S'il voulait bien saisir cette occasion pour corriger, ne serait-ce qu'une partie des erreurs dont fourmille le texte qu'il a publié dans la même collection, ce serait double profit. Dans le Journal Asiatique, M. Feer, conti-

London, 1881. A Manual of Iliiidu Panlheism. Vedântasûra. Translated with copions annotations by Major G. A. Jacob, with a Préface by E. B. Coweil. Ibidem, 1881.

1. The Philosophy of the Upanishads, Parts I-V. Dans la Calcutta Rewiev, 1879-1880.

2. Ancicnt Indian Mctaphysics. Ibidem, octobre 1876.

3. Le Mahâvastu, texte sanscrit publié pour la première fois et accompagné d'une Intro- duction et d'un Commentaire, par E. Senart, t. I, Paris, 1882.

4. Lalitavistara or Memoirs of the Early Life of Çâkya Simha, translated from the Ori- ginal Sanskrit by Ràjendralâla Mitra, fascic. I. Calcutta, 1881.

821 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

Quant la série do ses Etudes Bouddhiques, a successivement exa- miné dans quelles conditions s'acquièrent, d'après les Avadânas, les trois degrés supérieurs de la perfection, l'état de Buddha, de Pratyekabuddha et d'Arhat1. Pour les profanes, le titre de ces mémoires a quelque chose de trompeur. Ceux qui espèrent y trouver une étude psychique de la lutte pour la sainteté, seront déçus. Ce que ces textes nous apprennent, ce ne sont que les circonstances extérieures, en apparence fortuites, pour ainsi dire la manœuvn; de la dernière heure qui détermine ces phénomènes de haute élec- tion. Il n'est que juste d'ajouter que le reste de la littérature boud- dhique ne nous renseigne guère davantage à ce sujet. Elle nous parle bien de la nécessité d'une illumination transcendante, pour laquelle elle a des schémas arrêtés, et d'une longue suite d'efforts dont elle nous donne plus d'un spécimen ; mais il ne faut pas lui demander rien qui ressemble à la véritable expérience morale, à un développement personnel chez ses héros. Il est juste d'ajouter [115] encore que des détails en apparence futiles ont leur importance dans cette sorte d'études. Indépendamment du jour qui en rejaillit parfois sur les questions de filiation littéraire, les partisans de l'in- terprétation mythique du bouddhisme, par exemple, ne sauraient être indifférents à ces faits d'illumination soudaine, l'élu n'a pour ainsi dire qu'un rôle passif et les Buddhas distribuent leur grâce, comme le soleil répand ses rayons ; ni à ces traits en quel- que sorte stéréotypés, qui reviennent toujours les mêmes dans ces récits et d'une façon si peu explicable, tels que ce rire du Buddha qui sert de gage à la mystérieuse promesse. Le même savant a publié dans les Annales du Musée Guimet la traduction des fa- meuses Analyses de la littérature sacrée du Tibet de Gsoma de Kôrôs, l'Anquetil Duperron du bouddhisme et le fondateur des études tibétaines2. Les ressources que le généreux patron de ce recueil consacre si libéralement aux recherches orientales, n'au- raient pu trouver un emploi plus utile. Bien que remontant à un demi-siècle, l'original est encore ce qu'il a été du premier jour, la

1. Léon Fecr, Comment on devient Buddha. Journal Asiatique, XVI, p. 486. Com- ment on devient Pratyekabuddha. Ibidem, XVII, p. 515. Comment on devient Arhat. Ibidem, XVIII, p. 460.

l2. Analyse du Kandjour, Recueil des Livres sacrés au Tibet par Alexandre Csoma de Kôrôs, Hongrois-Siclien de Transylvanie, traduite de l'anglais et augmentée de diverses additions et remarques, par M. Léon Feer. A la suite, Abrégé des matières du Tand jour par Csoma de Kôrôs, traduit de l'anglais. Dans les Annales du Musée Guimet, t. II, pp. 131-577. Paris, 1881.

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source d'information générale la plus complète et, pour beaucoup de points, unique que nous ayons sur la littérature sacrée du Tibet. En les retirant de ce XXe volume des Asiatic Researches, ces mémoires n'étaient accessibles qu'à ceux qui travaillent dans le voisinage de quelque grande bibliothèque, le traducteur a rendu aux études bouddhiques un service excellent, rehaussé encore par les index, les notes, les éclaircissements et additions de toute sorte (176 pages grand in-8) qu'il a ajoutés au texte anglais, et sa rare compétence lui a permis de rectifier et de compléter en beau- coup de points le travail de l'héroïque pionnier.

L'ouvrage choisi pour le troisième volume des Annales, la com- pilation de M. de Schlagintweit sur le bouddhisme tibétain1, [116J ne saurait être mis au même rang que les recherches de Gsoma. Ce choix pourtant se justifie encore, ne serait-ce, outre la masse de renseignements réunis dans cet ouvrage, que par le nombre et la dimension des planches, qui devaient être fidèlement reproduites et qui ne pouvaient guère l'être que dans une publication entre- prise, comme celle-ci, en dehors des conditions ordinaires de la librairie. Signalons encore dans le même recueil une reproduc- tion en français de l'article publié par M. Max Millier dans le journal de la Société asiatique de Londres sur des textes sanscrits découverts au Japon2, article contenant le texte et la traduction du Sakhâvativyûha, et dont nous avons rendu compte dans notre précédent Bulletin. Le mémoire du savant indianiste est suivi de la traduction française du même texte faite sur une version chi- noise par deux lettrés japonais, MM. Ymaïzoumi et Yamata3.

1. Le Bouddhisme au Tibet, précédé d'un Résumé des précédents systèmes bouddhiques dans l'Inde, par Emile Schlagintweit L. L. D., traduit de l'anglais par L. de Milloué, directeur du Musée Guimet (forme tout le III' volume des Annales du Musée Guimet). Paris, 1881.

2. Textes sanscrits découverts au Japon. Lecture faite devant la « Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland», par M. F. Max Millier. Traduit de l anglais par L. de Mil- loué. Revu, corrigé et annoté par l'auteur, mômes Annales, t. II, pp. 1-37.

3. O-mi-toKing ou Soukhavati-Vyouha-Soulra d'après la version chinoise de Koumara- jiva, traduit du chinois par MM. Imaïzoumi et Yamata. Dans les mêmes Annales, t. 11, pp. 38-64. Pourquoi faut-il que nous ayons à relever tant de regrettable négligence dans la direction de cette grande et libérale entreprise ? Le beau travail de M. Feer, dont l'auteur n'a jamais vu une seule épreuve, ce qui, parait-il, est de règle ici, lui est revenu tellement criblé de fautes, qu'il a ajouter six grandes pages petit texte d'errata. Et encore s'est-il borné à noter les erreurs les plus graves et dans le texte français seulement, abandonnant celles de la partie tibétaine à leur méchante for- tune et à la perspicacité des gens compétents. Dans l'ouvrage de M. de Schlagint- weit, tous les A. D. ont été traduits par « avant Jésus-Christ », ce qui fait une bis-

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Cette première découverte de textes sanscrits japonais a du [1 1 7| reste porté bonheur. Elle a été aussitôt suivie de plusieurs autres, qui ont révélé l'existence, en ce pays écarté, de manuscrits sanscrits (ejt aussi pâlis) extrêmement anciens, du vin0 et même du VIe siècle, plus vieux par conséquent de plusieurs siècles que les plus anciens manuscrits indiens connus, ceux du Népal1. M. Max Mùller s'est empressé d'en publier un nouveau spécimen, le texte de la Vajra- chedîkâ ou Couperet de diamant2. C'est un assez long Mahàyâna- Sûtra (28 pages petit in-4), déjà connu par une traduction alle- mande de J. Schmidt faite sur une version tibétaine, dans lequel une langue incomparablement lourde et maladroite est aux prises avec la métaphysique la plus abstruse. Sous forme d'un dialogue tenu au Jetavana entre le Buddha et le sthavira Subhûti, on y exalte la Prajhâpâramitâ, la sagesse transcendante, qui sait qu'il n'y a ni choses existantes ni non existantes, ni de réalité qui ne soit aussi une non-réalité, sagesse qu'ont proclamée et proclameront des infinités de myriades d'arhats et de bodhisatvas qui ont été et n'ont pas été, qui seront et ne seront pas; qui, grâce à sa science de Buddha, à sa vue de Buddha, sont perçus, aperçus, connus du Buddha, lequel lui-même n'est ni existant ni non existant.

Heureusement, c'est dans une atmosphère différente que nous

toirc racontée à rebours. Dans ce cas, l'erreur a été relevée et mise au compte de l'imprimeur, ce qui ne l'excuse en aucune façon. Mais la même erreur, et cette l'ois sans la moindre rectification, avait déjà été commise dans le volume précédent, peut- ■être bien cinquante fois d'un bout à l'autre du mémoire de M. Max Mûller. Dans ce même volume on nous donne en vingt pages un fac-similé complet du Sukhavati- vyûha. Comme nous n'avions pas jusqu'ici de reproduction semblable d'un texte de cette étendue, l'addition est précieuse, à la condition toutefois qu'on nous dise ce que ce fac-similé reproduit. Ce n'est pas le texte japonais sur lequel a travaillé M. Max Mùller, car les leçons sont autres. C'est donc un texte venant de Chine? Mais de quel endroit de la Chine ? L'original est-il manuscrit, xylographie, typographie ? En a-t-on reproduit aussi la disposition et le format ? Enfin, quelle en est la date 1 Au lieu de cela, on nous dit simplement que « c'est le texte sanscrit dans le caractère original ». Conçoit-on un fac-similé donné dans ces conditions? Il ne faudrait pas continuer longtemps de la sorte pour discréditer cette belle entreprise.

1. L'espoir un instant entretenu à la suite d'une trouvaille récente qu'on avait mis la main sur un exemplaire en papyrus du Tripitaka bouddhique remontant au pre- mier siècle, ne s'est pas confirmé. G. Bùhler, Ubcr ein attes kurzlich im Panjâb gefun- denes Sanskrit MS. Dans le Bulletin mensuel de l'Académie de Berlin, 15 décembre 1881.

2. Buddhist Textsfrom Japan, edited by F. Max Millier. Oxford, 1881. Forme la 1" partie du Ier volume de la série aryenne des Anecdota Oxoniensia. En ce qui concerne du moins la VajrachedikA, le titre n'est pas tout à fait exact, car le texte en est établi principale- ment d'après des documents de provenance chinoise et tibétaine. Le fascicule est accompagné de 4 planches de fac-similés.

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transportent les publications auxquelles nous passons maintenant, du Tripitaka pâli. Non pas que les mêmes doctrines ne s'y re- trouvent. Elles y reviennent même fréquemment, mais présentées dans un tout autre esprit et comme enveloppées dans ce scepticisme pratique, à la fois souple et dédaigneux, que le premier enseigne- ment bouddhique paraît avoir professé pour les questions de pure métaphysique. Dans les Sacred Books ofthe [118] East, M. Max Mùller a donné une nouvelle édition de sa traduction de cet admi- rable recueil de stances pâli qui s'appelle le Dhammapada, « la Voie sainte1 », l'unique rayon de soleil qui ait encore lui au travers de cette brume sans fin, la seule portion un peu étendue de toute cette littérature qui, directement, sans avoir d'abord été dénaturée, soit assimilable pour des esprits non bouddhistes. Toutes les ques- tions relatives au Dhammapada sont discutées dans une savante préface. Pour la chronologie générale du canon pâli, M. Max Mûller adopte, bien qu'avec certaines réserves, les vues émises par M. Oldenberg, dans l'introduction au Mahâvagga. Pour la fixation de la date du Nirvana, à laquelle il a pris lui-même autrefois et un des premiers une si grande part, il reste de l'avis de M. Bùhler, que cette date nous est fournie avec une très grande vraisemblance par les trois inscriptions de Sahasram, de Bairât et de Rupnâth, dont les données confirment d'ailleurs le résultat (477 av. J.-C.) auquel il s'était lui-même arrêté2. Dans ces considérations je ne regrette qu'une chose, de n'y pas trouver, ne fût-ce que par un seul mot d'indication, que cette poésie, si élevée et si délicate, n'est pas strictement bouddhique, mais qu'il faut en faire honneur à l'esprit hindou en général.

Dans le même volume des Sacred Books, le doyen des pâlisants 1119] d'Europe, le savant éditeur du Dhammapada et du Jâtaka,

1. The Dhammapada, a Collection of Verses being one ofthe Canonical Books of tlie Buddhists, translatée} ' from Pâli by F. Max Millier. Oxford, 1881. Forme la 1" partie du t. X des Sacred Books.

2. Dans l'introduction à son Mahâvagga, M. Oldenberg avait soulevé une grave objec- tion contre l'interprétation de M. Bûhler, et fait naître un doute qui ne pourra être éclairci qu'à l'aide de nouveaux fac-similés. Dans une note récente, Die Datirung der neuen ungeblichen Asoka-Inschriften, ap. Zeitsch. d. Deutsch. Morgenl. Gesellsch., t. XXXV, p. 473, il a prétendu faire plus et mettre simplement ces inscriptions hors de cause. Nous ne pensons pas qu'il y ait réussi. Cette môme question delà date du Nirvana a été aussi reprise par M. Rhys David» dans ses Buddhist Sattas, dont il sera question tout à 1 heure. Il y maintient la solution (vers 380 av. J.-C.) à laquelle il était arrivé dans les Numismata Orientalia. Enfin M. Kern, dans son Histoire du Bouddhisme, dont nous aurons à parler plus loin, estime que la date qui tombe entre 470 et 480 av. J.-C.

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M. Fausboll, a donné la traduction du S utta-Nipâta1 , le Ve livre du Khuddaka-nikàya ou « collection des petits-textes », lequel est lui- même la cinquième des divisions composant le Sutta-Pitaka ou « Corbeille des Sûtras ». Ces morceaux, au nombre de soixante et onze, dont une moitié environ avait déjà été traduite par un savant Singhalais, M. Goomâra Svâmy, traitent des sujets les plus divers, depuis l'apologue d'une naïveté presque enfantine, jusqu'à l'aphorisme se résume la plus haute spéculation. Dans une courte introduction, qui est un modèle d'exacte et modeste scho- larship, sans digressions cherchées ni thèses ambitieuses, M. Faus- boll signale le caractère archaïque de la langue de beaucoup de ces textes, dont plusieurs lui paraissent appartenir au temps du bouddhisme primitif. La vie qu'ils retracent n'est pas encore le cénobitisme des monastères, mais celle des anachorètes dans la solitude des bois. Le brahmanisme aussi y est moins défiguré qu'ailleurs, et le bouddhisme en paraît encore plus voisin.

Les sept Suttas dont M. Rhys Davids donne la traduction dans le volume suivant des Sacred Books2, ne forment pas, comme les précédents, un texte continu : ils sont pris dans trois des cinq divisions qui constituent la « Corbeille des Sùtras » . On peut avoir des doutes quant à la convenance de cette méthode sélective (s'il y a encore tant d'incertitude dans l'appréciation du bouddhisme, cela tient un peu à ce que, depuis cinquante ans, on n'a guère pratiqué que celle-là) ; mais, cette question mise à part, il faut convenir que le choix est excellent. Nous obtenons d'abord le plus précieux des Suttas historiques, le récit de la mort du Buddha ou Mahâparinib- bâna-Sutta, dont M. Childers n'a plus pu que nous donner le texte. Nous avons en outre un document très curieux du bouddhisme my- thologique, le Mahâsudassana-Sutta ou le Jâtaka du roi Cakra- vartin : c'est en quelque sorte l'histoire solaire du Buddha racontée par le Buddha lui-même. Les [120] cinq autres morceaux sont des spécimens caractéristiques de la prédication du Buddha, soit comme

a été adoptée par Açoka, mais que dès lors, comme encore maintenant, il y en avait d'autres de courantes, ni meilleures ni plus mauvaises peut-être que celle-ci, et que la vraie date, par conséquent, ne pourra jamais être déterminée, conclusion assuré- ment acceptable en elle-même, mais qui devient tout à fait opportune si on admet, avec lui, que le Nirvana n'est, après tout, que le coucher du soleil.

1. The Sutta-Nipâta. A Collection of Discourses being one of the Canonical Books of the Buddhists, translated from Pâli by V. Fansbôll. Oxford, 1881.

2. Baddhist Suttas translated from Pâli by T. W. Rhys Davids. Oxford, 1881. Forme le t. XI des Sacred Books.

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exposition, soit comme controverse; entre autres le fameux sermon de Bénarès, le Dhammacakkappcwattana-Sutta, déjà connu par la belle publication comparative de M. Léon Feer, par lequel doit avoir débuté l'apostolat du Buddha et qui renferme les points fon- damentaux de sa doctrine. Chacun de ces morceaux est accom- pagné de notes et d'une introduction spéciale, sans compter l'in- troduction générale, le traducteur précise le point de vue duquel il envisage le bouddhisme et sa littérature.

A côté de ces traductions accessibles à tout le public lettré, nous devons signaler le nouveau volume que M. Oldenberg a ajouté à sa grande et belle édition du texte pâli du Vinaya-Pitaka ou « Cor- beille de la discipline1 ». Il comprend les quatre premières divi- sions du Vibhanga, une sorte de commentaire général sur le Pâti- mokha ou règle de confession des moines, et traite successivement des pochés entraînant l'excommunication, de ceux dont l'expiation exige l'intervention solennelle de la congrégation, des circonstances aggravantes ou atténuantes, enfin des torts qui doivent être réparés devant la congrégation réunie. C'est, d'après M. Oldenberg, la partie la plus ancienne l'exception du Pàtimokkha lui-même) de tout le canon bouddhique. A la suite le traducteur a placé l'Intro- duction du commentaire de Buddhaghosha contenant la relation des trois premiers conciles et de la conversion de Ceylan au boud- dhisme.

Pour apprécier l'intensité de ce mouvement d'études, il faut le voir dans son ensemble. Aux travaux que nous venons d'énumérer, il faut ajouter ceux des dernières années, qui ont décuplé peut- être notre avoir en fait de textes pâlis. Jusqu'à un certain point même, il faut y joindre ceux qui se préparent. Un certain délai, sans doute, sera nécessaire, pour que les efforts réunis de la Société des textes pâlis et du labeur individuel aient rendu [121] accessible l'ensemble de la littérature canonique. Mais, dès maintenant, il y a en Europe plusieurs savants, tous rompus à la méthode et aux pro- cédés de la critique historique, de cette critique aussi prompte à reconstruire et parfois à créer qu'elle est ingénieuse à détruire, qui ont poussé leurs recherches en tous les sens à travers la masse du Tripitaka pâli, et qui en dominent à un degré remarquable le con- tenu. Les textes ainsi étudiés ou mis au jour, ne sont pas em-

1. The Vinaya Pitakam: one of the principal Buddhist Holy Scriptures in the Pâli lan- guage. Edited by Hermann Oldenberg. Vol. III. The. Sultavibhanga, first part. (Pârâjika, Samghâdisesa, Aniyata, Nissaggiya). London and Edimburgh, 1881.

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pruntés à des remaniements de seconde ou de troisième main, sont venus se rencontrer et se mêler des documents de date et de provenance très diverses. Ils sont pris dans la dernière couche accessible; ils forment une littérature compacte, plus systéma- tisée qu'aucune autre que l'Inde ait produite ; enfin ils donnent du bouddhisme une image à plusieurs égards nouvelle et d'une remar- quable unité. Faut-il, après cela, s'étonner si ce mouvement ne va pas sans un peu de fièvre ? si ceux qui en tiennent la tête s'exa- gèrent parfois la portée de leurs découvertes et l'autorité de leurs documents ? s'ils croient toucher en quelque sorte du doigt les évé- nements qui leur apparaissent ainsi sous un jour nouveau? si le bouddhisme de leurs textes devient le seul vrai bouddhisme, et tout le reste une image trompeuse? si, enfin, le rôle de cette reli- gion dans le passé est parfois grossi au point que ce qui n'a été après tout qu'un épisode, est donné comme le pivot de toute l'his- toire religieuse de l'Inde? Ce n'est pas la première fois que nous assistons, nous ou nos devanciers, à un renouveau semblable. Il en a été de même lors de chacune des découvertes successives du sanscrit, des livres bouddhiques du Népal, de la littérature vé- dique. Chacun de ces mouvements d'études a d'abord dépassé le but et abouti à quelque grosse synthèse. Puis les complications sont survenues et ce qu'on croyait avoir saisi a fini par paraître infini- ment plus difficile à atteindre. Il en sera de même sans doute encore cette fois. Mais, pour le moment, le vent n'est pas aux com- promis. Il faut jurer par les textes pâlis, ou se résoudre à ne rien comprendre au passé de l'Inde.

Dans des circonstances semblables, c'est une véritable bonne for- tune que de rencontrer un ouvrage qui résume tout ce qui [122] s'est fait avant lui et arrête pour ainsi dire le bilan d'une époque, comme l'Histoire du bouddhisme indien de M. Kern1. Dans cette oeuvre remarquable, qui n'est publiée encore qu'à moitié et dont les lecteurs de la Revue connaissent déjà le début, il y a, en effet, deux choses qu'il convient de distinguer : une théorie très contes- table de la légende bouddhique, et une exposition de cette légende et de tout le bouddhisme à laquelle les adversaires les plus décidés de la théorie ne pourront refuser l'éloge. Cette exposition ne se rapporte exclusivement ni à l'une ni à l'autre des deux branches

1. Geschiedenis van het Buddhisme in Indie, door Dr. H. Kern, Hooglccraar le Leiden. Iiaarlem, 1881. Paraît par livraisons dans la collection intitulée « De Voornaamste Godsdiensten ». Sont publiées les livraisons 1-9.

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du bouddhisme. Elle est éclectique et complète. Elle est puisée à la fois aux sources du Nord et à celles du Sud, avec l'indication exacte toutefois de la provenance de ces divers matériaux, et les docu- ments du Sud y sont employés tels qu'ils étaient accessibles jusqu'ici, sans égard pour la chronologie rigoureuse qu'on a essayé d'y intro- duire récemment, et à laquelle l'auteur, avec raison selon nous, ne paraît pas ajouter une entière confiance. En un mot, elle nous présente la somme exacte de ce que cinquante années de recherches nous ont appris sur l'ensemble du bouddhisme indien.

(Reçue de l'Histoire des Religions, t. V, p. 227 et ss.)

Le lecteur a pu apprécier ici même, dans la traduction de M. Gollins, avec quelle sobriété et quelle clarté M. Kern décrit les traits essentiels du milieu dans lequel s'est développé le boud- dhisme. Ces mêmes qualités distinguent toutes les parties de son œuvre, avec cette différence toutefois, qu'en abordant le sujet pro- prement dit, celle-ci s'ouvre à des détails souvent minutieux, à de longues énumérations de particularités techniques, mais sans que l'ensemble en souffre ni que les proportions en soient obscurcies. Dans ce travail délicat, la pensée de M. Kern ne procède pas comme la lumière qui projette ses rayons en ligne droite, éclairant les saillies de vives clartés et les relevant par des ombres pro- fondes. Je la comparerais plus volontiers à une eau limpide, péné- trant sans se presser ni se troubler à travers tous les détours de son sujet et en remplissant peu à peu les moindres cavités. M. Kern nous présente ainsi successivement et dans un ordre qui lui est fourni par une vieille formule du bouddhisme lui-même, celle du Triratna, le Buddha et sa légende, le Dharma ou la doc- trine, le Samgha, c'est-à-dire l'Église et son histoire. De ces trois parties, la première seule est achevée : la dernière livraison publiée, la neuvième, s'arrête avant la fin de la seconde partie de l'exposi- tion du Dharma. Que le tableau des [228] doctrines du bouddhisme n'ait pas, dans une certaine mesure, subi l'influence des théories

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mythologiques de l'auteur, ce serait lui faire injure que de le pré- tendre ; car son travail n'est rien moins qu'une compilation sans lien organique. Mais sa manière d'écrire est si prudente, si éloi- gnée de tout entraînement, l'interprétation est si nettement distin- guée; des faits eux-mêmes, et ceux-ci sont présentés d'une façon si complète, que le lecteur peut presque toujours se prononcer en connaissance de cause. M. Kern s'est particulièrement appliqué à faire ressortir les ressemblances multiples que ces doctrines pré- sentent avec celles des autres religions hindoues. La comparaison, notamment, avec le système du Yoga, est très intéressante et, en majeure partie, tout à fait neuve. La cosmogonie du bouddhisme, ses théories de la hiérarchie des mondes et des êtres, de la succes- sion des Buddhas, des grandes périodes cosmiques, les étrangetés les plus subtiles de sa métaphysique, tout ce qu'on met d'ordinaire au compte du bouddhisme fantastique des basses époques, est ramené par M. Kern à des éléments qu'il estime très anciens. L'Adi-Bud- dha lui-même, le Buddha primordial des livres du Népal, ne serait après tout qu'une vieille conception réintroduite après coup sous une forme plus précise. J'ai déjà dit que l'auteur, du moins dans la partie publiée de son travail, est peu enclin à distinguer des époques dans ce développement, lequel, a priori, a être fort long, et que, pour ma part, je ne pouvais lui en faire un reproche, Il faut se résoudre ici à laisser bien des choses obscures, si on ne se sent pas le courage de prendre un parti violent. Le critérium tout extérieur, auquel M. Kern attache une certaine valeur, que ce qui est commun aux deux traditions du Nord et du Sud, est vieux, n'est lui-même pas fait pour inspirer toujours confiance. Plusieurs de ces récits communs n'apparaissent pas, semble-t-il, dans la littérature pâlie avant les commentaires de Buddhaghosha (lequel était lui-même originaire du Nord) et de son époque. Gela n'empêche pas, assurément, que ces récits ne puissent être fort vieux, mais prouve encore moins qu'ils le soient en réalité. La con- clusion ne devient plus précise, que quand la communauté remonte au canon pâlie lui-même, point [229 J souvent difficile à vérifier. Et que faire ensuite de tous ces récits pour lesquels il n'y a point de communauté ? Au fond, la plupart des problèmes de ce genre, pour être résolus, supposent, en dernière analyse, une opinion faite sur la valeur respective des deux littératures. Ce n'est qu'avec réserve aussi que je puis accepter l'opinion que le bouddhisme n'a pu naître qu'à une époque le monachisme était en plein

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épanouissement. Le terme est élastique; mais il ne saurait être également juste, si on l'applique à la fois au bouddhisme et aux formes contemporaines de l'ascétisme. Nulle part ces dernières ne montrent rien qui ressemble à ce que l'Église bouddhique a été de bonne heure, avec sa discipline uniforme, ses conciles, ses monuments. Si, par quelque côté, celle-ci ou du moins une de ses branches paraît s'être distinguée des communautés religieuses qui ont pu s'agiter autour d'elle, c'est par l'organisation, et c'est à cette organisation que nous semble devoir être réservé, à défaut d'un autre, le terme de monachisme.

Quant à l'explication que M. Kern donne de la légende du Bud- dha, elle peut se résumer en deux mots. Cette légende est d'un bout à l'autre mythique. Il ne s'y trouve pas la plus petite par- celle d'histoire, de souvenir réel. Non seulement le Buddha est le soleil, sa loi est la lumière, son père est le ciel, sa mère est la nuit, sa femme est la terre et leur fils est l'éclipsé ; non seule- ment Kapilavastu, sa patrie, est la région des ténèbres et son peuple, les Çâkyas, sont les Niebelungen et les Huns de la légende germanique ; mais la même interprétation est successive- ment étendue à toutes les personnes qui l'approchent ou ont avec lui le moindre rapport, aux bienfaiteurs et aux rois qui le protè- gent, le nourrissent et qui sont identifiés avec des constellations, avec Mars, avec la pleine lune ; aux disciples qui l'entourent et qui sont les planètes et les étoiles; à ses adversaires, qui sont encore les planètes ou la lune; aux endroits il s'arrête, qui sont les constellations et les quartiers célestes ; à ses courses annuelles, qui figurent les portions de l'écliptique, à tous les actes de sa vie enfin, sans exception. La prédication de Bénarès est le passage du soleil au méridien, celle de Gayâçiras est le cou- cher. [230] Peu importe que Gayâ, Bénarès, Çrâvastî, Vaiçâlî soient des localités réelles : dans la légende, ce sont des points astrono- miques. Ces interprétations ne sont pas présentées sous cette forme ample, vague et vaporeuse, si chère aux mythologues. Les faits ne sont pas choisis et arrangés de manière à s'y prêter d'avance. M. Kern n'use d'aucun artifice. Son récit est aussi fidèle, aussi objectif que possible. Toute la théorie est donnée chemin faisant, en des notes courtes, claires, précises comme de l'algèbre. Gomme la plupart de ces identifications sont sidérales, l'au- teur hésite rarement. Il nous dira nettement à quelle échelle il faut mesurer les yojanas de tel ou tel voyage du Buddha, le

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nombre de jours qu'il a duré et l'époque de l'année il été entrepris. Il est si sûr de son fait, qu'il lui arrivera de rectifier la tradition et de restituer au bouddhisme des arJiatis, parce que les arhats ou saints de premier rang, sont les constellations et que, parmi celles-ci, il en est plusieurs qui sont du sexe féminin. A mesure qu'on avance ainsi, on se rappelle une promesse faite par M. Kern au début, d'établir plus tard pour cette légende le décompte du mythe et de l'histoire, et on se demande ce qui pourra bien rester pour cette dernière. En effet, quand on arrive à ce chapitre, l'auteur présente une vue d'ensemble de sa théorie, on voit qu'il se résume en une soustraction fort simple; j'ôte tout, reste zéro. Le peu qui subsistait est passé à son tour au creuset du symbolisme. La doctrine des Nidânas ou des Douze Causes devient le mythe de la course créatrice du soleil à travers les douze mois. Les Quatre Nobles Vérités figurent les quatre sai- sons astronomiques. Le Triratna et le Tripitaka correspondent au soleil levant et au passé, au soleil triomphant et au présent, au soleil couchant et au futur, ou encore à la préexistence, à la vie actuelle et à la vie d'outre-tombe. Ce n'est pas que M. Kern nie l'existence du Buddha. Il la nie aussi peu que celle du bouddhisme. Celui-ci est un ordre religieux qui a eu pour dieu le soleil, et Un ordre ne se fonde pas sans fondateur. Mais il y tient si peu, à ce fondateur! Il n'y a pas jusqu'à ce grand idéal de bienveillance et de charité qu'évoque ce nom, qui ne se résolve en un symbole de la maitrî brahmanique doublée de la maxime que le soleil luit pour tout le monde.

[231] Si le lecteur veut bien se reporter aux réserves que j'ai faire ici même, il y a deux ans, à propos du livre de M. Senart1, il ne sera pas étonné de me trouver pour le moins aussi défiant à l'égard des conclusions de M. Kern, qui exigent un acte de foi mythologique bien autrement précisé encore que celles du savant français. Mais avant d'aller plus loin, je tiens à exprimer le senti- ment d'admiration, mêlé, il est vrai, de surprise et d'inquiétude, mais vif et sincère, avec lequel j'ai suivi sa démonstration. Ce qu'il faut le moins chercher ici, c'est de la fantaisie. Il n'est pas une seule de ces identifications qui ne s'appuie sur quelque rap- port finement et savamment saisi, sur quelque étymologie souvent

1. Une nouvelle édition vient de paraître, E. Senart : Essai sur la légende du Buddha, wn caractère et ses origines. Seconde édition revue et suivie d'un Index. Paris, 1882.

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neuve et séduisante, suggérée à l'auteur par sa connaissance rare de la riche synonymie et des moindres habitudes du sanscrit, bien qu'il y en ait aussi, dans le nombre, quelques-unes qui reposent sur les possibilités que fournit le lexique, plutôt que sur l'usage réel de la langue. On n'admirera pas moins chez M. Kern le sens délicat qu'il a des procédés du langage mythologique; on sera obligé surtout de convenir que toutes ces interprétations se prê- tent entre elles un merveilleux appui. Il y a plus : ces explications no me paraissent pas seulement séduisantes ; mais il en est plu- sieurs que je tiens pour vraies. Je crois, comme M. Kern, que plus d'une des vieilles divinités revit dans cette légende sous des traits encore saisissables. Je reconnais avec lui des déesses mères dans ces courtisanes opulentes et hospitalières, les planètes dans ce groupe inséparable des six maîtres hérétiques, et la lune en lutte avec le soleil dans le récit de la rébellion de Dévadatta. Enfin, comme j'aurai à le dire tout à l'heure en parlant du livre de M. Oldenberg, j'estime de mon côté que la biographie du Buddha est si pénétrée de mythes solaires, qu'il faut se résigner à n'en pas savoir grand'chose de positif. Mais il m'est impossible d'aller plus loin ; de poursuivre encore le mythe il faut tant d'efforts pour le découvrir et il serait si simple de reconnaître la légende. Pourquoi ne pas [232] admettre qu'un homme du nom de Gautama, sur les confins du Népal, a prêché sa doctrine dans les pays du Magadha et du Koçala ? Qu'à Gayâ, à Bénarès, à Çrâvastî, à Vai- çâli, on se transmettait sur son compte des souvenirs plus ou moins authentiques, des réminiscences plus ou moins fidèles de son enseignement, quelques formules peut-être qu'il se plaisait à répéter, un petit nonibre des paroles simples et profondes, des fines reparties (car il y en a de la sorte dans cette littérature désespérément médiocre, et dont on fera difficilement crédit aux rédacteurs) qui tombaient de ses lèvres et trouvaient le chemin des cœurs ? Qu'il est mort enfin dans le pays des Mallas, laissant le souvenir ineffaçable de sa mansuétude, de sa sainteté, de son empire sur les âmes ? Autour de ce souvenir, l'imagination popu- laire d'un côté, l'imagination monacale de l'autre, ont amassé ensuite, et cela de bonne heure, les mythes qui réalisaient pour elles l'idéal de la sainteté et la suprême majesté, mythes parfai- tement reconnaissables en beaucoup de cas et dont il ne reste alors plus à discuter que l'âge, plus effacés dans d'autres, dont l'état variable de conservation ou d'élaboration peut s'expliquer

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de bien des manières, et qui enveloppent toute cette figure d'un voile épais d'incertitude et de mystère, mais que nous ne sommes pas en droit de supposer partout a priori au point de faire éva- nouir la personnalité de celui qui leur a servi de centre et de sup- port. La tradition fait mourir cet homme merveilleux d'une indi- gestion de chair de porc. Si c'est encore un mythe, on con- viendra qu'il est fort étrange. Qu'on accorde aussi peu d'autorité qu'on voudra aux récits des pérégrinations du Buddha et, à mes yeux, ils n'en ont aucune, c'est les remplacer par des itiné- raires bien plus suspects encore que de les tracer dans le ciel, et d'en calculer les étapes par ascension droite et par déclinaison. M. Kern s'est ménagé, je le sais, un puissant argument : la con- cordance parfaite de toutes ces interprétations, qui semblent, en effet, se servir mutuellement de preuve et de contrôle. Les plus sceptiques doivent se sentir ébranlés quand, avec une conviction profonde, il fait remarquer combien cette histoire, en apparence impossible, devient littéralement vraie du moment [233] qu'on en pénètre le sens réel mais caché, En y réfléchissant toutefois, on trouvera peut-être que l'honneur de ce résultat revient à son indus- trie d'abord, et puis aussi, pour un peu, à la nature particulière des procédés du mythe, la fin et le commencement, le père et le fils, le frère et la sœur, le levant et le couchant, lenordetle sud se confondent, toutes choses ont double et triple face, le fil d'Ariane peut se rompre une infinité de fois, sans que notre patience à le ressaisir en soit lassée. Ne sait-on pas que si le mythe a une merveilleuse aptitude à prendre les apparences de l'histoire, l'explication mythique n'est pas moins apte à la dis- soudre ? D'ailleurs combien certaines de ces identifications ne sont- elles pas fragiles, si on les prend une à une, et ne doivent-elles pas à l'ensemble dans lequel elles sont introduites sur la foi du plus faible indice? On éprouve quelque embarras à dire ces choses aux mythologues, car ils le savent mieux que nous. Il faut les dire pourtant. L'avouerai-je du reste? C'est précisément cette con- cordance qui m'inquiète. Elle suppose parfois chez les auteurs de la légende la pleine conscience de leur œuvre. (Plus d'un de ces récits ne serait autre chose qu'un petit roman solaire, la descrip- tion d'un aspect céleste, une sorte d'énigme astronomique faite à tête reposée. M. Kern ne recule pas devant cette conséquence, même quand il s'agit de récits qu'il estime relativement modernes et il pense découvrir des traces d'idées grecques. En plus d'un

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endroit, il affirme que les bouddhistes, au fond, ne se sont jamais mépris à cet égard, que c'est nous qui ne savons plus les com- prendre. Pour moi, cette clairvoyance m'effraie. Quoi, les boud- dhistes auraient su que leur maître était le soleil, et ils nous l'au- raient dit de cette façon ! Je sais bien que la pensée de M. Kern à -cet égard est infiniment délicate, parfois subtile, et qu'à la repro- duire ainsi en peu de mots, je la violente bien malgré moi. Je sais encore que l'athéisme bouddhique et hindou en général ne doit être abordé qu'avec précaution, et en tenant compte d'apti- tudes d'esprit invétérées et bien différentes des nôtres ; que le Buddha, en particulier, est à bien des égards un dieu pour ses fidèles, qu'en un sens il [23i] l'est devenu, et qu'en un autre sens aussi il l'a probablement toujours été ; que l'idée enfin d'un dieu mort, mais devant renaître, se retrouve un peu partout, et qu'en appli- quant à une donnée pareille la métaphysique du vieux Vedânta, on peut, à la rigueur, arriver à quelque chose qui ressemble au Bud- dha de M. Kern. Seulement, je me demande si une conception semblable a chance de vivre. Elle me parait si instable que je la vois verser, en passant du cerveau qui l'a conçue dans celui du premier disciple. Si le Buddha est de même nature qu'Héraclès, Adonis ou, pour ne pas sortir de l'Inde, que Krishna ou Rama, on se demandera toujours ce qu'est devenu le dieu; pourquoi, à me- sure que sa majesté s'affirmait davantage, son caractère divin s'est à ce point effacé. Car M. Kern a beau dire : la biographie du Buddha n'est pas donnée comme divine et dans ce cas, les choses sont ce qu'on les affirme être. La vie de Krishna serait dépouillée de la moitié de ses merveilles et celle du Buddha serait plus char- gée encore de surnaturel, qu'elles seraient toujours, celle-ci la vie d'un dieu, celle-là la vie d'un homme. Plus que toute autre, cette religion me semble exiger l'intervention décisive d'une puissante personnalité, et je ne vois plus quel en aurait été le facteur dans la théorie de M. Kern, qui m'enlève l'homme sans parvenir à me rendre le dieu.

Tout autre est l'ouvrage sur le Buddha et le bouddhisme de M. Oldenberg1. Tandis que le savant professeur de Leyde résume et coordonne les travaux antérieurs comme ils ne l'avaient pas en- core été, M. Oldenberg ne fait usage que de documents nouveaux,

1. Hermann Oldenberg, Buddha. Sein Leben, seine Lehre, seine Gemeinde. Berlin, 1881.

Religions de l'Inde. 1. 22

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ton* de même source et pour lesquels il revendique une autorité exclusive. Son livre nous présente le Buddha et son œuvre tels qu'ils se dégagent des livres du canon pâli, et plusieurs de ses conclusions nous font passer à l'extrême opposé. Les procédés d'exposition ne sont pas non plus les mômes. M. Oldenberg est un coloriste, même quand il traite de métaphysique, et tel est le charme et la vie intense qu'il sait donnera ses |235J peintures, que le lecteur croit assister à ces scènes lointaines mêlé aux disciples et assis aux pieds du maître sous les ombrages d'Uruvilvâ ou de Çrâvasti. Dans le même ordre que M. Kern, l'auteur traite succes- sivement de la vie du Buddha, de sa doctrine et de l'ordre qu'il a fondé. L'introduction, dans laquelle il trace le tableau du déve- loppement religieux et philosophique de l'Inde jusqu'à l'avènement du bouddhisme, est un morceau admirable, bien qu'il puisse être difficile à entendre parfois pour un lecteur non préparé. Avec toutes ses qualités de vigueur et de pittoresque, le style de M. Ol- denberg n'a pas la clarté tranquille et limpide de celui de M. Kern. La proposition qui, chaque jour, paraît gagner davantage, tout en étant souvent bien mal posée, que le bouddhisme a pris naissance et s'est développé dans un milieu religieux et social sensiblement diffé- rent de ce que nous montre l'ancienne littérature brahmanique, est ramenée ici à ses véritables termes. M. Oldenberg n'y fait inter- venir ni aborigènes, ni Scythes, ni Touraniens { ; il se renferme prudemment dans les limites des populations aryennes, les seules dont nous sachions quelque chose. Précisant des indications mises d'abord en évidence par M. Weber, il pense, non sans de bonnes raisons (voir le premier des excursus mis à la fin du volume, p. 339), que les contrées orientales, qui furent le berceau du boud- dhisme, différaient sous ce rapport des pays situés plus à l'ouest. J'ajouterais volontiers pour ma part, que, même en ce qui concerne ces derniers, il y a des réserves à faire. Les religions de Çiva, de Krishna, peut-être d'autres encore, qui sans doute y étaient dès lors répandues, les indices parfois significatifs qui se trouvent çà

1. Tout récemment encore, M. Rhys Davids, dans ses Hibbert Lectures, dont il sera question tout à l'heure, a cherché chez les trihus non aryennes l'origine de la doc- trine des renaissances ou de la métempsycose. Or, tout ce que des informations récentes nous ont appris sur ces peuples, nous les montre enclins au schamanisme, au culte des esprits, des revenants, ce qui ne ressemble guère à la métempsycose. M. Kern me paraît avoir expliqué fort heureusement cette dernière, comme une inconséquence que le sens de justice, si profond chez les Hindous, leur a fait intro- duire dans leurs systèmes spéculatifs.

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et sur la vie de élan de ces populations et qui supposent parmi elles une assez grande diversité, ne rentrent qu'imparfaitement dans le cadre [236] un peu artificiel des Brâhmanas et de la Smriti. Pour tracer ce tableau de l'Inde antique, l'auteur s'est servi de toute la littérature du vieux brahmanisme, même des portions les plus modernes, comme d'autant de documents antérieurs au boud- dhisme. Je ne saurais lui en faire un grave reproche, car je pense que, pour le fond, ils le sont en effet. Mais M. Oldenberg les tient aussi pour tels en ce qui concerne leur rédaction, et, sur ce point, M. Weber a réuni trop d'arguments contraires, pour qu'il soit possible de les écarter ainsi sans plus ample examen. Il faudrait en tout cas y apporter des preuves plus décisives que celle que l'auteur tire de la forme déjà toute personnelle, encore inconnue dans les Brâhmanas, sous laquelle le dieu Brahmâ paraît dans les plus anciens textes bouddhiques, car il serait peut-être encore plus simple de renverser la proposition et de dire que ces « anciens textes » ne sont pas aussi anciens que le pense M. Oldenberg, ni aussi rapprochés des origines de la religion. Mais ce sont là, avec quelques autres sur lesquelles je passe, des divergences légères et qui ne sauraient en rien atteindre le mérite de cette brillante et solide étude.

Non moins belles et encore plus neuves sont les sections qui traitent des doctrines du bouddhisme, de ce qu'il faut entendre par sa charité, sa bienveillance envers les êtres, le vif senti- ment de l'universelle souffrance et de la caducité de toutes choses l'emporte de beaucoup sur l'amour actif du prochain ; de ses ten- dances au point de vue social, en somme sensiblement aristocra- tiques ; de son caractère rationaliste, qui lui fait envisager le sa- lut avant tout comme une affaire de science ; de la position qu'il fait à la femme ; enfin de l'organisation de l'ordre, de son statut juridique, de sa discipline et de ses rapports avec la société laïque. Il y a une foule d'observations délicates, de nuances finement saisies qui témoignent d'un tact exquis d'historien et de philosophe. Le côté tendre du bouddhisme, notamment, apparaît sous un jour nouveau et la comparaison souvent faite de l'œuvre du Buddha et de celle de Jésus est ramenée à une mesure plus exacte. J'ajoute- rai seulement qu'il convient de ne pas oublier, en lisant cette belle et soigneuse exposition, [237] qu'elle est faite d'après des sources exclusivement ecclésiastiques. En fait de doctrines particulières, je ne signalerai que la solution, à mon jugement, définitive, que

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l'auteur a donnée de la question si controversée du Nirvana ; comme Burnouf, M. Oldenberg pense que, logiquement, la fin du bouddhisme ne peut guère être que le néant. Comme d'autres, il a constaté dans les textes une aversion visible d'en convenir, le désir de jouer sur les mots et de présenter des équivalents illu- soires. Mais le premier il a su, sans s'arrêter à ces subterfuges, obtenir des textes la réponse vraie. Celle-ci est que le Buddha n'a rien enseigné à cet égard, que c'est une des questions qu'il a expressément déclinées et réservées. Le Nirvana mettra fin à la douleur et à la mort; c'est tout ce qu'il est permis de savoir. Demander au delà, c'est s'enquérir de vaine science. Tout ce mor- ceau, écrit avec une rare délicatesse de touche, est un travail achevé, sur lequel il n'y aura plus à revenir.

J'arrive enfin aux points sur lesquels je suis obligé de me sépa- rer de M. Oldenberg. Dès le début, son livre s'annonce comme la réfutation de celui de M. Senart. Il repousse absolument l'inter- prétation mythologique de la légende du Buddha, dans laquelle il pense reconnaître au contraire un noyau solide de souvenirs his- toriques. Au fond pourtant, il n'en conserve pas autant qu'on pourrait le supposer d'abord. Il n'en retient guère que certaines données du commencement et de la fin, et en abandonne presque tout le milieu. Il aurait pu sans péril en abandonner encore davan- tage. Que Maya, par exemple, la mère du Buddha, soit une figure absolument mythique, ne saurait faire doute à notre avis. M. Ol- denberg montre que l'arbre de la Bodhi n'apparaît pas tout à fait de la même façon dans la forme la plus ancienne, selon lui, de la légende ; qu'il y est associé moins étroitement avec l'assaut et la défaite de Mâra. Gela touche en certains points la théorie de M. Senart, mais ne l'infirme pas. Qu'il y ait simplement le sou- venir d'un arbre au pied duquel le Buddha aurait médité, ne paraît s'accorder ni avec l'importance attachée à cet arbre et à d'autres semblables dans les textes, ni avec le rôle qu'on leur voit jouer dans les bas-reliefs [238] de Bharhut, aussi vieux peut-être qu'au- cun des livres actuels du canon pâli. Mais je ne veux pas multi- plier ces exemples. Si les divergences qui me séparent de M. Ol- denberg ne portaient que sur l'authenticité plus ou moins grande de tel ou tel fait, elles ne vaudraient pas la peine d'être relevées. Mais elles portent plus loin. Elles impliquent, comme on va le voir, une vue sensiblement différente du développement du boud- dhisme et de sa littérature.

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Je disais tout à l'heure que M. Oldenberg abandonnait beaucoup de choses dans la vie du Buddha. Cette assertion n'est pas tout à fait juste. En réalité M. Oldenberg n'abandonne rien ou, plutôt, il n'abandonne que ce qui ne se trouve pas dans lés livres du canon pâli. D'après lui, ces livres ne connaissent pas encore les mythes dont cette histoire s'est enrichie plus tard. Seuls ils sont anciens : ils touchent presque à l'époque du fondateur et, sous la simple réserve de leur caractère légendaire, ils nous donnent l'image fidèle, complète du bouddhisme primitif. Tout le reste est secon- daire et sans valeur. Sans prétendre, même de loin, à la connais- sance approfondie que M. Oldenberg possède de cette littérature, je crains qu'il n'y ait beaucoup d'illusion. De ce que le Tipi- taka ne s'arrête pas beaucoup à ce que M. Kern appelle le côté héroïque de la carrière du Buddha-soleil, à son existence de Bodhi- satva; de ce qu'il ne s'y trouve aucun récit continu, de la façon du Lalitavistara, pour cette portion de sa vie, faut-il conclure que ces légendes si manifestement mythiques n'existaient point encore, quand on voit ces livres les effleurer si souvent ? Est-il probable qu'à une époque la religion n'était plus à se faire, elle était faite, on ait su plusieurs choses si précises sur la patrie, la famille, les relations, les prédécesseurs du maître, et qu'on se soit résigné à n'en pas savoir davantage ? J'ai indiqué tout à l'heure des éléments parfaitement mythiques dans le récit de M. Olden- berg, et j'aurais pu en étendre la liste. Qu'on retranche par exemple de la lutte de Dévadatta contre son maître les circon- stances où M. Kern me semble avoir si bien reconnu les phases de l'éclipsé lunaire, que restera-t-il de plus qu'un nom? Quant à la tentation de Mâra (on connaît déjà ses [239] armées) , c'est peut-être parce qu'elle gêne l'auteur, qu'il voudrait la remplacer par l'in- tervention du dieu Brahmâ. A l'exemple de M. Kern, nous les retenons toutes deux et les expliquons l'une par l'autre. Pour d'autres détails, nous renvoyons le lecteur à M. Rhys Davids, qui partage la plupart des idées de M. Oldenberg, mais qui admet lui-même que, déjà dans ces livres, la personnalité du Buddha s'est plus ou moins fondue dans les figures mythiques du Mahâpu- rusha et du roi Gakravartin. En général, si le canon pâli, pour une raison ou pour une autre, est sobre de mythes développés ou, ce qui pourrait bien être également vrai, s'il les présente plus uni- formément et plus adroitement déguisés, il faut admettre d'autre part qu'il offre de singulières lacunes. Il y a comme des amorces

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qui attendent quelque chose, des têtes de lignes qu'il faut prolon- ger et qui pourraient bien alors nous ramener droit à ce roman postérieur dont on veut se débarrasser.

Des considérations de ce genre n'auraient guère de valeur, si l'âge que M. Oldenberg revendique pour le canon pâli était soli- dement prouvé ; s'il était démontré que la plus grande partie en remonte avant le concile de Vaiçâlî, au Ier siècle du Nirvana et qu'il était achevé, tel que nous l'avons, au temps d'Açoka. Mais qu'en est-il de cette démonstration ? Elle paraît bien faible en pré- sence des témoignages qui nous parlent d'une longue tradition orale, absolument inadmissible pour un ensemble d'écrits pareils, ainsi que des divergences que présentent les deux collections du Nord et du Sud. Les édits d'Açoka ne contiennent aucune allusion à un code sacré. Une de ses inscriptions, il est vrai, cite des livres bouddhiques; mais elle paraît prouver précisément le con- traire de la thèse de M. Oldenberg. Ce qui ressort, en effet, pour moi de l'inscription de Bhabra, c'est que le bouddhisme d'alors avait bien une littérature, mais point de canon. Que les textes mentionnés dans cette espèce de mandement royal aient été com- pris dans le Tipitaka actuel, je n'y contredis pas, bien qu'on ne les y ait pas encore identifiés d'une manière bien satisfaisante1. Mais, à coup sûr, ils n'étaient pas [240] encore codifiés comme ils le sont aujourd'hui. Quand cela s'est-il fait ? Il est difficile de le dire. Peut-être sous Açoka. A Bharhut on trouve mentionné un certain Bodhirakhita Pancanekâyâka (Gunningham, p. 142, 52), dont le surnom pourrait bien se rapporter aux cinq divisions de la Corbeille des Sûtras. Et, dans la suite encore, que de chances d'altération pour la collection! Pour le canon du Nord, on a bien été amené à supposer un nouveau remaniement sous Kanishka, près de trois siècles plus tard ; et la destinée des livres du Sud, pour une longue période, n'est pas mieux garantie, jusqu'au mo- ment où ils apparaissent à Geylan, dans une langue plus jeune, qui n'est plus ce qu'elle prétend être, le mâgadhî peu près comme si nos évangiles étaient donnés pour des textes hébreux),

1. On en trouvera un exemple chez M. Oldenberg, qui traduit (p. 135) un de ces textes, les « Questions d'Upatishya ». Le titre donné dans l'inscription est peu précis et l'identification est loin d'être sûre. Le morceau est d'une belle et touchante simpli- cité. Si nous étions encore de bons juges des motifs qui ont pu déterminer les pré- férences du pieux empereur, je dirais que le texte paraît bien court et, peut-être, pas assez important, pour justifier une recommandation aussi spéciale.

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et fixés par des commentaires dont l'histoire n'est pas non plus à l'abri de tout soupçon. Il reste donc sur toute cette question des doutes graves, qui ne permettent pas d'écarter simplement comme modernes les traditions, à bien des égards différentes, qui ont trouvé leur expression définitive dans des livres tels que le Lali- tavifetara.

Les caractères intrinsèques de cette collection ne peuvent que confirmer dans cette hésitation. S'il s'y trouve des morceaux an- ciens, ils sont comme noyés dans une masse terne, uniforme, la religion est non seulement arrêtée jusque dans les moindres détails, mais elle apparaît déjà comme pétrifiée. L'ensemble est une littérature de moines vivant dans un monde tout autre, et ruminant un passé dont ils sont éloignés d'une distance infinie. M. Oldenberg est un appréciateur trop fin pour n'avoir pas été frappé du caractère à la fois scolastique et vague de la plupart de ces récits, se trouve si rarement la fraîcheur et la précision du souvenir immédiat. Il cherche à l'expliquer par le peu d'habileté des Hindous à saisir le caractère individuel, et par l'esprit qui a régner dans l'entoura*ge du maître et des premiers [241] disciples, entourage il ne faudrait pas chercher les scènes de l'Evangile, mais les habitudes d'une parishad hindoue, les discussions de l'école d'Origène plutôt que les entretiens de la Galilée. Il a écrit à ce sujet des pages charmantes, qui contiennent sans doute beau- coup de vérité, mais qui n'expliquent pas tout. Nous avons dans les Upanishads des morceaux qui nous transportent dans un mi- lieu tout semblable, mais qui sont puisés, eux, aux sources vives. Qu'on les compare et qu'on juge. Et s'il est vrai que ni l'épopée, ni le théâtre hindous n'ont porté bien loin Fart de caractériser leurs personnages, ils savent du moins les faire agir et parler sensément, ce qui n'est pas toujours le cas ici. sont donc ici les sermons du Buddha ? Même dans les morceaux d'une impor- tance capitale, tels que la prédication de Bénarès, est-il possible de saisir l'écho d'un souvenir réel ? J'admets qu'on ait beau- coup ergoté dans l'intérieur du Samgha. Mais Te bouddhisme s'est aussi répandu au dehors. trouverons-nous ce qu'il a pu dire aux masses ?

C'est une réponse à cette question que me parait fournir cette littérature tant décriée qu'on pourrait appeler Pépopée bouddhique, avec sa poésie à la fois riche et naïve et ses légendes si merveil- leusement aptes à s'emparer de l'esprit du peuple. Ces livres, il

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est vrai, nous ne les avons pas non plus dans leur forme originale. Dans le Nord déjà, d'où ils sont originaires, ils ont été odieuse- ment affublés d'oripeaux et travestis en une langue prétendue savante, car il est dit que nulle part chez ce peuple, en quelque endroit qu'on vienne à jeter la sonde, celle-ci ne touchera le fond naturel. Ils n'en représentent pas moins un bouddhisme populaire, qu'il faut admettre à côté de la forme scolastique, aussi nécessai- rement qu'il faut admettre des religions populaires à côté du brah- manisme ritualiste et spéculatif; bouddhisme aussi vieux que l'autre qui n'aurait pu vivre sans lui, duquel il n'a certainement pas tout reçu et auquel il a dû, de son côté, donner quelque chose. Gomme les religions de Çiva et ;de Krishna, il s'est alimente di- rectement à cet ensemble de vieux mythes que le védisme était loin d'avoir épuisé et qui constituait, avec une infinité de variantes, une sorte de biographie [242] divine préparée d'avance pour ces dieux sauveurs venant vivre au milieu des hommes. L'Église à son tour serait-elle restée fermée à ces mythes ? Elle l'est restée si peu que, même dans le Sud, elle semble avoir été organisée plus forte- ment, elle les a reçus presque sans modifications dans des livres accessoires, et qu'ils ont certainement réagi de très bonne heure et dans une mesure qu'il n'y a plus guère d'espoir de pouvoir dé- terminer, sur la rédaction du canon pâli lui-même. Quelques- unes des données essentielles et, par conséquent, des plus an- ciennes de la vie canonique du Buddha, n'ont pas une autre origine. Seulement, dans ces livres, elles sont ramenées uniformé- ment à l'idéal monacal. Le dieu et le héros est redevenu l'ascète Gautama, à peu près comme, dans la Ghândogya-Upanishad, Krishna, fils de Devakî, le Soleil fils de la Nuit, est devenu un simple docteur.

Pour me résumer, je crois donc qu'une explication purement évhémériste de la vie du Buddha est aussi inadmissible qu'une explication purement et systématiquement mythologique ; que le mythe est un critérium trompeur pour établir le rapport chronolo- gique des deux sortes de documents qui nous sont parvenus, parce qu'il n'en est aucun qui n'en soit plus ou moins pénétré ; que reje- ter, enfin, toute une portion de ces documents, c'est mutiler le bouddhisme même primitif et le rendre, comme religion, inexpli- cable. Dans le livre de M. Kern, c'est l'homme qui manque à cette histoire ; dans celui de M. Oldenberg, c'est le dieu.

Ge serait me répéter que d'entrer dans le même détail à propos.

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Éu livre de M. Rhys Davids sur le bouddhisme1. Les vues de l'au- teur, en effet, ne diffèrent pas essentiellement (quelques diver- gences ont déjà été indiquées plus haut) de celles de M. Oldenberg et les limites du sujet y sont à peu de choses près les mêmes. C'est un beau livre, que tout le monde lira avec plaisir et profit, le spécialiste pour le moins autant que le gênerai reader, mais qui se ressent un peu de son origine. L'exposition [243] oratoire a des exi- gences qui constituent une sorte de servitude, même pour le talent le plus consommé. A la lecture, la pensée de Fauteur gagnerait parfois à être plus condensée. Il y a aussi, par-ci par-là, des entraînements de langage. Les Upanishads, par exemple, sont qualifiées de verbiage. Quelle imprudence, de la part d'un traduc- teur des Suttas ! Pour mieux faire saisir les caractères distinctifs du bouddhisme, il lui arrive parfois de les exagérer, et d'en repré- senter l'avènement comme un déplacement subit de l'axe de la pensée, bien que rien ne soit plus éloigné de son opinion véritable et que nul n'ait contribué plus que lui à y montrer pour ainsi dire le fruit mûr d'une évolution. Et c'est bien encore là, en effet, la doctrine fondamentale de son livre. Par contre, l'objet même de ces conférences l'invitait à embrasser un horizon plus large que le bouddhisme et, en s'élevant à des considérations générales sur la religion, à toucher à des problèmes bien autrement difficiles et redoutables. Il l'a fait avec beaucoup de science et de mesure et, ce qui vaut mieux encore, de modeste et ferme sincérité.

On ne trouvera ni science de première main, ni vues spéciales bien neuves, dans une autre série de lectures faites à Edimbourg, dans la vieille église de Saint-Giles, par le principal de l'Univer- sité de Glasgow, le révérend J. Gaird 2. Mais l'auteur, qui s'est familiarisé à un degré rare avec l'histoire générale des religions 3, et qui est en outre un théologien distingué, s'est donné la peine de s'enquérir aux meilleures sources. On a dit souvent du mal de cette mode de conférences, et il n'en est pas dont on puisse faire

1. The Hibbert Lectures, 1881 . Lect ares on the Origin and Growth of Religion as illus- trated by some points in the History oflndian Buddhism. By T. W. Rhys Davids. Lon- don, 1881.

2. St-Giles' Lectures. Second séries. The Faiths of the world. Lectures 1 and II. Reli- gions of India : Vedic Period, Brahmanism, Buddhism. By the Rev. John Caird, D. I). 2 fascic. Edinburgh, 1881.

3. M. Caird est l'auteur d'un ouvrage important sur cette matière : An Introduction to the Philosophy of Religion, Glasgow, 1880, les vues de Hegel sont particulière- ment l'objet d'une étude approfondie.

34() BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

un pire abus. Celles de M. Caird ont réellement pour but d'ins- truire et elles le font, à leur manière, avec unebaute autorité. Plus que d'autres peut-être, le spécialiste, à qui les arbres finissent parfois par caclier la forêt, fait bien de sortir de temps en temps du fourré et de voir ce que des hommes habitués à juger de haut [244] et qui vivent au grand air, pensent de l'objet habituel de ses travaux. Une autre série de leçons sur l'histoire comparée des religions, dont il a été plusieurs fois parlé déjà dans ce Bulletin, les Muir Lectures fondées par l'illustre indianiste M. J. Muir, et qui sont faites, également à Edimbourg, chaque année par M. le principal Fairbairn d'Airedale Collège, se sont détournées de PInde cette fois-ci, pour s'occuper des croyances de l'Egypte, de la Palestine et de Babylone ! .

Je suis obligé de glisser sur les autres publications relatives au bouddhisme, malgré l'importance de plusieurs d'entre elles. La maison Trubner a donné une nouvelle édition de la Vie de Buddha d'après les sources birmanes, de Mgr Bigandet 2. On sait qu'il existe une bonne traduction française 3 de cet ouvrage conscien- cieux, qui fournit sur plusieurs points des renseignements qu'on chercherait vainement ailleurs. M. Senart a achevé la première série de ses belles études sur les inscriptions d'Açoka 4 si impor- tantes pour l'histoire du bouddhisme et de l'Inde en général. Les textes étudiés dans cette première partie sont les édits dont on a plusieurs rédactions parallèles gravées sur rocher. Le même sujet a été repris par un savant indigène, d'une rare pénétration, le pandit Bhagwânlâl Indraji 5, qui partage avec M. Senart l'hon- neur d'une de ses plus belles découvertes paléographiques, celle de la notation de IV* combiné avec une autre consonne dans le texte

1. Comptes rendus dans : The Scotsman, Edinburgh, n0B des 10, 12, 14, 17, 19 et 21 janvier 1882. Depuis que ces lignes ont été écrites, une mort inattendue a enlevé M. Muir aux lettres sanscrites et à ses nombreux amis. Les études d'histoire religieuse n'avaient point de patron plus zélé, de juge plus clairvoyant. La Revue, qu'il a honorée de son bienveillant appui dès le premier jour, est particulièrement sensible à la perte de ce grand savant, qui fut aussi un grand homme de bien.

2. The Life or Legend of Gaudama, the Buddha of the Burmcse, ivith Annotations. By the right Rev. P. Bigandet, Bishop of Ramatha, Vicar-apostolic of Ava and Pegu. Third édition. 2 vol. London, 1881.

3. Par M. Victor Gauvain. Paris, 1878.

4. 4e et articles, dans le Journal Asiatique, n08 d'octobre-décembre 1880 et février- mars 1881. Aussi publié à part: Les Inscriptions de Piyadasi, par E. Senart, t. I", Les Quatorze Edits. Paris, 1881.

5. The Inscriptions of Açoka, ap. Indian Antiquary. April 1880.

BULLETIN DE 1882 347

de Girnàr. M. Hoernle a abordé l'interprétation, jusqu'ici fort en souffrance, des courtes mais nombreuses inscriptions de Bliarhut, et il a savamment rectifié celle d'un texte épigraphique bouddhique [245] provenant de la vallée de l'Indus *. Le général Cunningham a publié deux nouveaux volumes de Rapports sur ses campagnes archéologiques dans les provinces au sud et au nord du Gange 2 qui contiennent une masse de données nouvelles ou rectifiées, de fac-similés d'inscriptions, de reproductions exactes de monuments de toute sorte, les débris du bouddhisme, comme d'habitude, occupent une grande place. C'est également à cette religion que se rapportent la plupart des documents recueillis dans le nouveau numéro de Y Archœological Survey of Western India 3, dirigé avec tant d'activité et d'intelligence par M. Burgess. Les fac-similés d'inscriptions publiés dans ce volume, surpassent comme exacti- tude et comme beauté d'exécution tout ce qui avait été produit jusqu'ici dans ce genre, du moins en ce qui concerne l'Inde. M. Beal a donné des informations en partie nouvelles sur les écoles qui ont divisé le bouddhisme septentrional, et sur les pèle- rinages 4 nombreux entrepris pendant une longue suite de siècles par de pieux bouddhistes chinois au pays qui fut le berceau de la religion. M. Rockhill a communiqué à la Société orientale améri- caine une intéressante notice sur les caractères distinctifs de l'école bouddhique du Mahâyâna ou du Grand Véhicule5. Enfin, nous ne quitterons pas le bouddhisme sans du moins mentionner, ne serait-ce que pour son inspiration étrange, le poème consacré au Buddha par M. Arnold6. La critique anglaise a été unanime à en louer le mérite littéraire. C'est aussi le seul qu'on puisse lui reconnaître.

1. Readings from the Bkârhut Stupa, ap. Indian Antiquary. April and September 1881. lieadings from the Arian Pâli. Ibidem, November 1881.

2. Archœological Survey of India. Report of Tours in Bundelkhand and Malva in 187 4-75 and 77. By Alexander Cunningham, vol. X. Calcutta, 1880. Report of Tours in the Gangetic Provinces from Badaon to Bihar, in 1875-1876 and 1877-1878. Par le même, Calcutta, 1880.

3. Archœological Survey of Western India, 10. Inscriptions from the Cave- Temples of Western India, with descriptive notes, etc. By Jas. Burgess and Bhagwânldl Jndraji Pandit. Bombay, 1881.

4. The Eighteen Schools of Buddhism, ap. Indian Antiquary, November 1880. Bud- dhist Pilgrims from China to India. Ibidem, July and September 1881.

5. Studies on the Mahâyâna or Great Vehicle school of Buddhism. Dans les Proceedings de la Société, mai 1881.

6. The Light of Asia or the Great Renunciation (Mahâbldnishkramana). Being the Life and Teaching of Gautama, Prince of India and Founder of Buddhism (as lold in verse by an Indian Buddhist). By Edwin Arnold. London, 1881, 6P édition.

;H8 bulletins des RELIGIONS DE L'INDE

1 246 1 Pour le Jainisme, qui avait tant fait parler de lui ces dernières années, nous n'avons au contraire à enregistrer cette fois que la courte mais substantielle notice dans laquelle le pandit Bhagwàn- lâl Indraji restitue à cette religion d'une façon définitive l'inscrip- tion Gupta de Kahâun *.

C'est à peine si je puis encore accorder un coup d'œil rapide aux travaux qui concernent la dernière période de cette longue histoire. Et pourtant que de faits qui mériteraient de nous arrêter dans cette Inde encore si large qui ne fut ni védique, ni bouddhiste, ni jaina et dans le sein de laquelle naquirent, vécurent et s'effa- cèrent pour renaître toutes ces religions confuses qu'on résume sous le nom d'hindouisme ! A eux seuls, les neuf volumes com- pacts, dans lesquels M. Hunter2 a condensé le vaste travail offi- ciel, à peine achevé sous sa direction, de la description statistique en près de cent volumes de l'empire anglo-indien, fourniraient ample matière à discussion. Non seulement l'Inde religieuse con- temporaine se trouve disséquée et décrite par ordre alphabé- tique avec ses divisions infinies de race, de caste et de secte, avec ses cultes et ses usages locaux, ses ordres religieux, ses monu- ments, ses sanctuaires, ses fêtes, et ses pèlerinages ; mais dans une certaine mesure, l'enquête s'est étendue aussi au passé et l'histoire y vient éclairer la statistique. En fait de publications de textes et de traductions, nous avons à mentionner, dans la Biblio- theca Indica, l'achèvement du IIe volume de la grande compila- tion de Hemâdri, le Caturvargacintâmaniz, une sorte d'encyclo- pédie de toutes les prescriptions religieuses que l'auteur (xine siècle) a pu recueillir dans la littérature. L'édition du Vâyu- Purâna 4 n'a progressé que de deux fascicules. [247] Par contre, M. Tawney en a ajouté cinq à sa traduction du Kathâsaritsâgara 5, la grande collection de contes du poète cachemirien Somadeva.

1. The Kahâun Inscription of Skandagupta, ap. Indian Antiquary, May 1881.

2. The Impérial Gazetteer of India. W. W. Hunier, Director-general of Statistics to Ihe Government of India, 9 vol. in-8, London, 1881.

3. Chaturvarga Chintâmani by Hemâdri. Edited by Pandila Yogeçvara Bhattâchàrya and Pandita Kâmâkhyânâtha Tarkaratna. Vol. II, Vrata-Khanda, Part II. Calcutta, 1879. Part I, du vol. II, est de 1878. Le vol. I contenant le Dâna-Khanda est de 1873. En tout 36 fascicules. Du vol. III il y a un fascicule de paru.

4. The Vâyu-Purâna a System of Hindu Mylhology and Tradition. Edited by Râjendra- làla Mitra. Vol. I, fascic. VI, et vol. II, fascic. I. Calcutta, 1881.

5. The Kathâ Sarit Sâgara or Océan of the Streams of Story, translated from the. Ori- ginal Sanskrit by C. H. Tawney. Vol. I, fascic. V- VI et vol. II, fascic. I-III. Calcutta, 1-S80-1881.

BULLETIN DE 1882 341)

Dans le Journal de la Société Asiatique de Londres, M. Haie Wor- tham a traduit un curieux épisode du Mârkandeya-Purâna \ la légende du roi Hariçcandra, dans laquelle il aurait bien pu recon- naître la version brahmaniqae d'une histoire célèbre chez les Bouddhistes, le Vessantarajâtaka. M. Holtzmann a continué ses intéressantes recherches sur les principales figures du Mahâbhârata, par une étude du personnage d'Agastya2, une sorte d'apôtre des gentils du brahmanisme et le civilisateur mythique de l'Inde du Sud. En même temps il a repris avec des développements nou- veaux la démonstration d'une hypothèse qu'il aura bien de la peine à faire accepter, à savoir que le grand poème est un rema- niement krishnaïte d'une œuvre bouddhique et qu'à l'origine il glorifiait les Kauravas, les réprouvés et les vaincus de la rédac- tion actuelle3. L'hypothèse, en partie déjà proposée jadis par l'oncle de l'auteur, feu Adolf Holtzmann, me semble aussi déses- pérée que celle d'une Iliade troyenne ; mais elle est défendue par M. Holtzmann avec beaucoup de savoir et une incontestable habi- leté. En tout cas il faut lui savoir gré de revenir avec tant de per- sistance à l'étude d'un document trop délaissé et dont nous avons beaucoup à apprendre sur le passé religieux de l'Inde. C'est au contraire sur le terrain des religions populaires que nous conduisent des notices comme celles de MM. West et Raghunathji, la pre- mière sur les déesses mères4, ces figures [248] énigmatiques quand on essaie de les préciser, que chaque secte interprète à sa façon et qui, dans le Sud, se sont confondues avec des divinités dravi- diennes ; l'autre, sur les mendiants et crieurs de la rue de Bom- bay0, monde étrange de professions infimes réglées par des dévo- tions particulières, se sont conservés bien des survivais et d'où plus d'une fois aussi sont sortis des mouvements religieux considérables.

Ce n'est pas une simple mention, mais une analyse étendue que

1. Translation of the Mârkandeya-Purâna. Books VII-VHI. By the Beo. B. Haie 11 or- thuin, ap. Journ. of the R. As. Soc. of Gr. Brit. and lreland. Xlll p. 355.

2. Der heilige Agastya nach den Erzàhlungen des Mahâbhârata, von Adolf Holtzmann, ap. Zeitschr. der Deutsch. Morgenl. Gesellsch., t. XXXIV, p. 589.

3. Ueber das aile indische Epos, von Dr. Adolf Holtzmann. Durlach, 1881. Publié comme programme du Progymnase de Durlach. Un premier travail sur le même sujet avait paru dans la Gazette de Carlsruhe.

i. The Divine Mothers or local Goddessesof India, by Major E. West, ap. Indian Anti- quary, September 1881.

5. Bombay Beggars and Criers, by A. Baghunathji, ap." Indian Antiquary, October 1880-January 1882, G articles.

:;:>(> hulletins des religions de L'INDE

je voudrais pouvoir accorder au nouveau recueil d'Essais de M. Cust1. L'auteur y déploie les mêmes qualités de fine obser- vation, de vive et subtile fantaisie, de sympathie généreuse sur- tout pour les peuples de l'Inde que je signalais l'année dernière dans la précédente série. Plusieurs de ses morceaux, l'histoire d'Alexandre, celle de Râma, de Saint Paul, d'Açoka, de Nânak le fondateur de la religion des Sikhs, ont été écrits directement en vue du public indigène, afin de procurer un peu de saine nourriture à ces esprits déshérités, et ont été traduits dans plusieurs langues de l'Inde. Ce sont des modèles de littérature populaire. D'autres, tels que les articles sur les religions de l'Inde, sur la nation hin- doue, sur la caste (une des choses les plus sensées qu'on ait écrites sur la matière2), ont pour objet de combattre des préjugés et des préventions du public d'Europe, du public anglais surtout, et de lui faire aimer l'Inde et son peuple comme l'auteur les aime. On lira aussi avec intérêt les descriptions prises sur le vif qu'un indi- gène, M. Shib Ghunder Bose, donne de la vie domestique des familles aisées de Calcutta3, de ces intérieurs l'Européen ne [249] pénètre jamais, la femme hindoue règne en souveraine avec ses superstitions et saprodigieuseignorance, et se décide pourtant en grande partie l'avenir de la nation. L'auteur, qui est plein d'excellentes intentions pour le relèvement de son peuple, ne se dit pas chrétien ; mais il paraît l'être, à moins qu'il n'appartienne à une des nuances avancées du Brâhmasamâj. Sur le Brâhma- samaj même, notamment sur les dernières scissions survenues au sein de ce parti réformateur, nous devons une excellente notice à M. Monier Williams4, dont on connaît les persévérants efforts pour établir des rapports personnels et un échange d'idées plus actif entre l'Inde et l'Occident. Il s'est passé des faits regret- tables, comme un retour vers la doctrine hindoue de l'autorité

1. Pictures of Indian Life, Skctched with the pen from 1852 to 188 î, by Robert Needham Cust. with Maps. London, 1881.

2. Cet excellent morceau, légèrement remanié et suivi d'un autre d'égale valeur sur le même sujet, vient d'être publié à part sous le titre : Essay on the National Custom of British India known as Caste, Varna or Jaty. By Robert Needham Cust. Part I, Caste in the World. Part II, Caste in the Christian Church. London, 1881.

3. The Hindoos as they are, a Description of the Manners, Customs and Inner Life of Hindoo Society in Bengal, by Shib Chunder Bose, with a Prefatory note by the Rev. W. Haslie, Principal of the General Assembly's Institution, Calcutta. London and Calcutta, 1881.

4. Indian Theislic Reformers, by professor Monier Williams, ap. Journ. of the Roy. As. Soc. of Gr. Brit. and Ireland, vol. XIII, p. 1 et le Supplément, ibidem, p. 281.

BULLETIN DE 1882 351

surnaturelle et infaillible du guru, et c'est précisément dans la fraction la plus radicale du parti novateur, que se manifeste ce curieux phénomène d'atavisme. D'une autre tentative de réforme, mais celle-ci purement hindoue, ne devant rien à l'Occident et dont la destinée a été bien autrement singulière et dramatique, le mouvement religieux d'où est sortie la nation sikh, nous avons une monographie du plus grand mérite, due à la plume compé tente de M. Trumpp1.

A ces publications, il faut en ajouter d'autres l'hindouisme est étudié en quelque sorte à sa périphérie et dans son action au dehors. M. Rehatsek a repris, après Reinaud et Lassen, l'examen des notions qu'a eues, de l'ïnde et de ses religions, l'ancien monde musulman ~. La forme qu'y ont revêtue les doctrines de prove- nance apparemment hindoue de la métempsycose et des incarna- tions divines, fait l'objet d'un autre mémoire 3. Plus près de nous, une des tentatives les plus curieuses de concilier le génie si différent des deux races et des deux religions, le dessein d'une [2o0] réforme unitaire conçu par l'empereur Akbar, a perdu l'historien qu'elle semblait avoir trouvé en M. le comte de Noer. De son œuvre inter- rompue par la mort, il ne reste qu'un début qu'on devait croire plein de promesses 4. Du côté opposé, vers l'Extrême-Orient, M. Maxwell a étudié la survivance de mythes ariens dans les traditions malaises5. M. van der Tuuk a suivi la civilisation hin- doue dans l'Archipel, à Java, à Bali, à Lumbok6, la littérature kawi a conservé de celle de l'Inde des copies plus ou moins fidèles qui, sans doute, n'ont pas dit le dernier mot de ce qu'elles peuvent nous apprendre sur le compte des originaux. M. Kern, qui connaît si bien ces parages, est allé la retrouver plus loin

1. Die Religion der Sikhs, nach den Quellen dargestellt, von Ernst Trumpp. Leipzig, 1881.

2. Early Moslem Accounts of the Hindu Religion, by E. Rehatsek, ap. Journ. of the Bombay Br. of the Roy. As., vol. XIV, p. 29.

8. The Doctrines of Metempsychosis and Incarnation among nine Heretic Muhammadan Sects... by E. Rehatsek. Ibidem, p. 118.

4. Kaiser Akbar, Ein Versuch iiber die Geschichte Indiens im sechzehnten Jarhunderl, von Graf F. A. von Noer. ite and 2te Lieferung. Leiden, 1880-1881.

5. An Account of the Malay « Chiri » a Sanskrit Formula. Aryan Mythology in Malay Traditions. Two Malay Myths : the Princess of the Foam, and the Raja of the Ramboo, by W. C. Maxwell, ap. Journ. of the Roy. As. Soc. of Gr. Brit. and lreland, vol. XIII, pp. 80, 399 et 498.

6. Notes on the Kawi Language and Literature, by Dr. IL N. van der Tank {Communi- cated by Dr. Rost), ap. Journ. of the Roy. As. Soc. of Gr. Brit. and lreland, vol. XIII, pp. 42 et 584.

359 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

encore, à Bornéo, des inscriptions en pur sanscrit attestent la présence de brahmanes et la célébration de sacrifices brahma- niques 1. Auparavant déjà, à l'aide d'inscriptions rapportées par des explorateurs français, le môme savant avait établi que, dès le vin0 siècle, le brahmanisme avait pris possession du bassin infé- rieur du Mékong sur le continent opposé et que la religion de Çiva y avait précédé le bouddhisme2. Ces faits, sur lesquels il est revenu depuis et encore tout récemment3, viennent d'être confir- més et précisés par M. Aymonier, au moyen de nouveaux docu- ments épigraphiques en vieux khmer et en sanscrit, dont il a sou- mis des spécimens à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 4. Pour les textes en langue sanscrite, M. Aymonier |2ol] s'est assuré la collaboration de M. Bergaigne, dont le prochain cahier du Journal Asiatique contiendra un premier travail sur une curieuse dédicace çivaïte de l'an 1054. La mission dont il vient d'être chargé par le gouvernement français, de recueillir les monuments semblables encore subsistants au Cambodge, ne peut manquer d'être féconde en nouvelles découvertes sur ce domaine encore si peu exploré. Mais, dès maintenant, il y a un ensemble de faits appuyés non sur de vagues traditions, mais sur des documents précis, irrécusables, qui infirme singulièrement l'opinion accréditée que l'Inde ne s'est répandue au dehors que par le bouddhisme. L'existence de ces colonies lointaines par delà « l'eau noire » témoigne chez les brahmanes d'un esprit d'entreprise et d'aventure dont on ne les soupçonnait pas capables, et nous porte à croire que, s'ils ont laissé si peu de traces de leur action dans l'Asie antérieure, la cause en doit être cherchée moins dans leurs habitudes de réclu- sion et leur faible tendance au prosélytisme, que dans les bar- rières infranchissables que leur opposaient de ce côté des circon- stances historiques toutes différentes, des religions plus compactes, des organismes politiques d'une grande solidité et une culture nationale à bien des égards supérieure à la leur. Enfin, ce n'est pas sortir du chapitre des influences de l'Inde au dehors, que de mentionner un travail M. Paul Regnaud a fait justice des extra-

1. Over de Opschriften uit Kœtei in Verhand met de Geschiedenis van het Schrift in den indischen Archipel. Extrait des Mededeclingen de l'Académie des sciences d'Amster- dam, section des Lettres, 2" série, part. XI, Amsterdam, 1882.

2. Opschriften op oude Bowwerken in Kambodja. Leiden, 1879.

3. Dans les Annales de V Extrême-Orient, mai-septembre 1880 et janvier 1882. Cf. un «article de M. Lorgeati, ibidem, août 1880.

4. Dans la séance du 9 décembre : voir Revue critique du 19 décembre 1881, p. 500.

BULLETIN DE 1882 353

vagantes élucubrations de M. Jacolliot *. Chose triste à dire, en s'acquittant de cette ingrate besogne, M. Regnaud a fait œuvre utile.

Qu'il me soit permis, pour finir, de dire un mot de la traduction anglaise que la maison Trubner a publiée de mon esquisse des religions de l'Inde 2. Le texte, à très peu de chose près, est resté le même. Mais les notes ont été considérablement augmentées et, par là, le livre a été non seulement mis au courant en ce qui concerne la bibliographie, mais aussi rendu matériellement plus [2o2] com- plet. Dans la Préface, j'ai essayé de préciser mes vues sur plu- sieurs points du développement religieux de l'Inde, au sujet des- quels je m'étais d'abord et à dessein imposé une grande réserve.

NOTE RECTIFICATIVE

Dans une note de la précédente livraison, p. 325 [= 1 16], j'ai im- puté à la direction des Annales du Musée Gui/net les fautes nom- breuses qui se sont glissées dans la traduction par M. Feerdes ana- lyses de Gsomade Kôrôs. J'avais cru comprendre, en effet, que les feuilles avaient été tirées sans l'autorisation du traducteur et que celui-ci avait été réduit à ajouter les corrections à son travail déjà imprimé. Le fait est absolument inexact. Les épreuves ont été régulièrement et libéralement mises à la disposition du tra- ducteur. C'est M. Feer lui-même qui, pour des raisons dans les- quelles je n'ai pas à entrer ici, n'en a pas demandé assez et, de guerre las, a jugé préférable d'introduire ses corrections en bloc, par le moyen d'un Erratum. Comme je dois accepter la responsa- bilité de ce regrettable malentendu, je tiens à le réparer de mon mieux. Pour le reste, je ne puis que maintenir ce que j'ai dit dans ma note.

1. Une Mystification scientifique. Les ouvrages de M. Jacolliot sur VJnde ancienne. Extrait de la Revue Lyonnaise, I, janvier-juin 1881.

2. The Religions of India, by A. Barth. Authorised translation by Rev. J. Wood. Lon- don, 1882.

Religions de l'Inde. I. 23

IV. BULLETIN DE 1885 (Revue de V Histoire des religions, t. XI , p. 37 et ss.

[37] En reprenant la série de ces Bulletins après un intervalle de- trois années, nous nous trouvons en présence d'une triple moisson. Le simple relevé bibliographique des travaux dont les religions de l'Inde ont été l'objet pendant ce laps de temps, fournirait à lui seul la matière d'un article étendu. Aussi l'analyse et l'apprécia- tion critique devront-elles se renfermer dans d'étroites limites si nous voulons conserver à ces comptes rendus leur caractère de revues d'ensemble relativement complètes, aussi complètes du moins que peut l'être un travail de ce genre entrepris sans collabo- ration sur un domaine aussi fécond et aussi étendu. Nous essaie- rons pourtant de préciser la portée des publications les plus impor- tantes, soit par leur valeur propre, soit par l'intérêt général des questions qu'elles soulèvent. Pour celles dont l'objet est plus spé- cial, et dans le nombre il y en a d'excellentes, il faudra nous borner la plupart du temps à une sèche énumération. Gomme dans les précédents Bulletins, il ne sera question dans celui-ci, sauf indi- cation contraire, que des travaux que j'ai pu examiner directement. Au point de vue purement bibliographique et en recueillant des- titres de seconde main, on arriverait facilement à doubler et à tri- pler la liste.

M. Bergaîgne a achevé son grand ouvrage sur le Rig [38 1 Veda1, dont le Ier volume a été signalé dans le Bulletin de 1880 (vol. I, p. 244). Je n'ai rien à changer aux termes par lesquels j'essayais alors de caractériser cette œuvre remarquable après inspection

1. Abel Bergaigne, la Religion védique d'après les hymnes du Rig-Vcda. 3 vol. in-8^ Paris, 1878-1883-

BULLETIN DE 1885 351J

d'une seule de ses parties; car, bien que publiées à de longs intervalles, elle est de celles tout se tient, parce que tout y relève d'une seule et même pensée maîtresse. Pour bien apprécier cette œuvre, il faut, jusqu'à un certain point, faire abstraction du titre. Ce n'est point à proprement parler une exposition de la reli- gion védique. Même avec la restriction indiquée dans le titre, une pareille exposition ne pourrait pas ne pas tenir compte des autres Vedas. Elle exigerait aussi un certain élément historique, quel- ques aperçus sur la chronologie des idées védiques et sur le milieu dans lequel elles se sont développées. Non que je reproche à l'au- teur d'avoir négligé ces questions; il les a écartées à dessein et, à son point de vue, il a eu raison de le faire. Je constate seulement que, dans une exposition d'une pareille étendue, il n'aurait pas pu s'en désintéresser à ce point. Il n'eût pas manqué de donner un fond au tableau, d'y introduire cette perspective et cette exacti- tude de proportion qui font un peu défaut dans ce livre, tout parait en quelque sorte sur le même plan et ce ne sont pas tou- jours les éléments les plus importants au point de vue historique et religieux, que l'auteur a eu le plus à cœur. C'est que M. B. nous a donné quelque chose de bien autrement utile, de bien autrement nécessaire qu'une exposition de la religion védique. Son livre, au- quel il faut joindre maintenant les essais de lexicographie vé- dique de l'auteur1, est en réalité, sous forme analytique, un com- mentaire exégétique du Rigveda, destiné à en remanier dans une large mesure le lexique et à en renouveler dans une mesure non moins large l'interprétation. Dans cette reprise en sous-œuvre de tout l'édifice, la partie à laquelle M. B. touche le moins, est celle de l'étymologie [39] pure, qui en est en effet la moins contestable. Il ne s'ingénie que rarement à trouver aux mots une origine entière- ment nouvelle2, se bornant en général à choisir avec circonspec- tion parmi les résultats de la linguistique contemporaine. Son tra- vail est avant tout philologique. Il opère sur les mots et sur les formules dans lesquelles ces mots paraissent et, par des rappro-

1. Abel Bergaigne, Et udes sur le lexique du Rig-Veda, dans le Journal Asiatique, vol. II, p. 468 (1883) ; III, 188, 518 ; LV, 169, 462 (1884).

2. Quand il le fait, il ne me paraît pas toujours avoir la main heureuse. Ainsi, je ne puis accepter l'étymologie qu'il propose de suri et de ari (dans le sens favorable). Des communautés l'on fait profession de pauvreté, ont bien pu se qualifier de bhikshu, de mendiant ; mais il me faudrait une preuve directe pour admettre que les prêtres védiques se soient jamais donné à eux-mêmes ou aient accepté d'autrui la qua- lification de « sans avoir » ou de « ceux qui ne donnent pas ».

350 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

chementa i>oursuivis avec une patience, une rigueur et une saga- cité vraiment admirables, il s'applique à éliminer les à peu près, les fausses nuances, les acceptions gratuites et à circonscrire dans les limites les plus précises la valeur exacte des expressions. A côté d'une faculté de combinaison parfois un peu subtile et d'un sens en quelque sorte inné pour pénétrer dans les replis les plus cachés d une locution, ce qui frappe le plus, chez lui, c'est la franchise absolue delà méthode. M. B. s'interdit aussi sévèrement à lui-même qu'il les dépiste chez les autres, les procédés de cet art dangereux qui consiste à donner bonne apparence aux textes en leur faisant une douce violence, à atténuer par une suite de concessions arbi- traires ce qu'ils peuvent avoir d'étrange et à résoudre les diffi- cultés en les voilant. Une fois qu'il s'est arrêté au sens d'une expression, il le retient honnêtement à travers les métaphores les plus hardies, les plus bizarres à notre sentiment et ne l'abandonne, à défaut de raisons probantes, que devant une impossibilité bien démontrée. La question, dans ces cas, est de savoir commence l'impossibilité dans le Veda, et j'avoue que M. B. me semble par- fois en reporter bien loin la limite. Ainsi, de ce que arvan signifie cheval, je ne me croirais pas tenu, comme M. B. et, avant lui, Wilson, à traduire anarvan par « qui est sans cheval » , quand il s'agit de dieux qui n'apparaissent [40] presque jamais sans leurs attelages. En présence des traces non équivoques qu'a laissées la racine ar dans le sens de « blesser, offenser », je m'inclinerais volontiers devant la tradition indigène, qui explique ce mot par « irrésistible, que nul n'affronte ». Dans bien des cas aussi, M. B. attribue la métaphore au poète, je crois que celle-ci a pu fort bien appartenir à la langue même; que go (vache), par exemple, était dans le répertoire poétique un des noms du lait. A appliquer avec cette rigueur une méthode à laquelle ne résisterait pas tou- jours la prose la plus sobre, on risque d'augmenter encore ce que M. B. appelle le galimatias du Veda et, ce qui est plus fâcheux, d'y introduire un bagage supplémentaire de subtilités mystiques, dont il n'est déjà que trop pourvu. C'est du reste ce que M. B. sent par- faitement. Il avoue lui-même que, dans cette œuvre de réaction, comme il l'appelle, contre les procédés reçus, il a plus d'une fois dépasser le but. Mais il ajoute que cette réaction était nécessaire et, comme j'en suis aussi persuadé que lui, je ne puis que lui savoir gré d'avancer encore même je ne me sens plus le courage de le suivre. M. Bergaigne opère sur les formules presque avec la même

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rigueur que sur les mots, et c'est ici surtout que je dois accentuer mes réserves. Un mot est quelque chose de limité et de solide, dont l'imagination la plus fantaisiste ne peut abuser que jusqu'à un certain point. Une formule est un produit complexe et infini- ment plus flottant, dont on peut faire à peu près tout ce qu'on veut. Le Veda, comme toute œuvre foncièrement collective, est plein de ces formules et, dès le commencement des études védiques, on y a vu avec raison un des principaux facteurs de l'interprétation : l'essentiel est de n'en point être la dupe. Quand on voit ce que ces formules deviennent dans les autres Vedas, avec quelle liberté elles y sont altérées, substituées les unes aux autres comme des quantités en quelque sorte indifférentes, on est d'abord surpris et on se dit que ces gens-là remanient à tort et à travers un vieux fond [41 ] qu'ils ne comprennent plus. Mais il suffit d'un retour, pour voir qu'il en est déjà de même dans le Rigveda. Les rishis usent et abusent de ces rengaines consacrées; ils jouent avec elles; elles sont le jargon mystique, le patois de Ghanaan de l'époque. Aussi, plus une association de mots est chez eux fréquente, moins elle est précise. Ajoutez que l'origine de ces formules a pu être d'un puéril à défier toute sagacité moderne; ajoutez encore les vicissitudes auxquelles a été exposé le texte, les altérations qu'il a certainement subies, comme l'atteste a priori la diversité des çâkhâs, la ten- dance enfin à confondre les dieux et à dire de l'un ce qui a été dit d'un autre, et il apparaîtra clairement combien on a ici de raisons de se défier, si on ne veut pas s'exposer à prendre pour des concepts réels de simples habitudes verbales. Or je trouve que, sous ce rap- port, M. B. ne s'est pas assez défié. J'admire son industrie à ras- sembler les formules et les locutions, son ingéniosité à les com- biner et la sagacité rare avec laquelle il a su très souvent leur arracher leur secret l : mais souvent aussi elles l'ont séduit et lui ont fait lâcher la proie pour l'ombre. Ce sont en grande partie des formules qui l'ont conduit à donner une importance, selon moi fort exagérée, à tout cet appareil de physique et de cosmographie sexuelles ; au rôle des nombres dans le Veda ; aux rapports qu'il trouve entre Agni et Manu, Agni et Vishnu, Soma et le soleil; à la conception, très vraie à condition qu'elle n'en vienne pas à étouffer toute autre, du sacrifice considéré comme la représentation des

1. Voir, par exemple, l'usage heureux qu'il en a fait dans son étude des person- nages semi-historiques, tels que Sudâs. Tout le morceau est un modèle achevé de discussion fine et prudente.

358 BULLETINS BfëS RELIGIONS DE L'INDE

phénomènes de la nature. C'est de ce long commerce avec les for- mules qu'il a contracté une prédilection inquiétante pour les solu- tions paradoxales, et leur influence n'est pas pour peu de chose non plus dans cet esprit de systématisation excessive qui domine tout l'ouvrage, qui en a inspiré l'ordonnance et qui a conduit, par exemple, M. B. à distinguer une classe de dieux sacrificateurs et à gâter, je ne trouve pas d'autre mot, sa belle étude sur les dieux souverains par sa [42] théorie des dieux pères. Le père bien authen- tique d'un dieu de premier ordre ne peut être qu'un roi déchu, par conséquent, méchant. Mais il n'y a point de paternité semblable dans le Veda, ou, du moins, elle y est soigneusement voilée : Kronos et Ouranos y sont anonymes. Le dieu père par excellence, Dyaus, le Ciel, n'est pas conçu comme mauvais pour cela. Varuna est père au même titre que Mitra, le dieu éminemment bon, et cette pater- nité, certainement fort ancienne, mais d'ordre secondaire comme les paternités multiples de Zeus, est sans rapport avec le côté sévère de sa divinité. J'en dirai autant de la paternité de Rudra : n'impliquant aucune déchéance, elle n'a rien à voir avec son ca- ractère de dieu redoutable.

Mais il est temps que je me sépare de cette œuvre remarquable, s'il doit être question encore d'autre chose dans ce Bulletin. En résumé, sans adopter entièrement le lexique de M. Bergaigne, je ne puis qu'approuver sa manière de traduire, parce qu'elle est, après tout, la méthode ne concédant rien à la fantaisie, et qu'elle dénonce à chaque ligne les difficultés qui s'opposent encore à l'in- telligence de ces vieux documents. Je suis moins d'accord avec lui sur l'interprétation générale. Mais, même à ce point de vue, sa ma- nière de concevoir l'esprit du Veda est celle qui, parmi toutes, se rapproche le plus de mes propres idées. Pour ne pas me ranger de son côté dans le débat soulevé par son livre, il me faudrait oublier les protestations que j'élevais, il y a plus de douze ans déjà, contre le Veda poétiquement naïf et raisonnable qui nous venait d'Allemagne.

Le livre de M. Bergaigne est le commentaire analytique d'un texte qu'il s'agit de traduire : le commentaire de M. Ludwig est un recueil de notes et de documents à l'appui d'une traduction déjà faite et qui, par sa date d'achèvement (1876), n'est pas du ressort de ce Bulletin. Je pourrais donc me borner à mentionner le deuxième et dernier volume de ce commentaire1, qui, par sa nature même,

I. Alfred Ludwig, Commentar zur Rigveda Uebersetzung. II%". Theil. Zu dem zweitert

BULLETIN DE 1885 359

échappe à l'analyse, et à [43] référer à ce qui a été dit du premier volume dans le précédent compte rendu, si je ne me croyais tenu de rendre hommage une fois de plus au savoir étendu et minutieux qui se trouve accumulé dans ces recherches. M. L. est un novateur, comme M. Bergaigne et, pourtant, leurs ouvrages sont, à bien des égards, le contre-pied l'un de l'autre. Malgré sa prédilection pour une littéralité souvent excessive, le premier ne traduit pas avec la méthode inflexible du second : il se décide plus souvent d'après les convenances du cas particulier et il a même, de ce chef, de brusques détours, qui dépassent en fait de liberté tout ce qu'on s'était permis jusqu'à ce jour. Par contre, on trouve chez lui cette con- naissance approfondie, immédiate, des autres branches de la litté- rature védique, dont l'absence est parfois trop sensible chez M. Bergaigne. Son commentaire, qui est la partie la plus méri- toire de l'ouvrage, est sous ce rapport une véritable mine de rensei- gnements puisés aux sources, et il n'y a rien à reprendre qu'un excès de richesses. Le lecteur, qui se sent comme perdu au milieu de cet encombrement, est trop souvent obligé de se dire que l'au- teur eût, en somme, plus donné, s'il s'était appliqué davantage à «choisir. Le volume se termine par une appréciation de l'éthique du Veda considérée dans son action sur la vie de l'individu et de la nation en général1.

Dans une série d'acticles que je ne puis caractériser dans l'en- semble, parce que je n'en connais que le début, M. Golinet a étudié ia conception de la divinité dans le Rigveda2. Il est frappé caractère absolu que les Hymmes reconnaissent aux dieux, même à «eux qui, comme Agni et Soma, sont liés par le rapport le plus intime à des objets sensibles, au point de [44] se confondre souvent avec eux. L'observation est juste : peu importe que ce caractère ne soit pas constant; que ces dieux s'engendrent entre eux, se com- mandent et se pénètrent réciproquement; qu'il soit au pouvoir de l'homme de leur faire du mal et du bien : il suffit que ce caractère leur soit reconnu une fois, pour qu'il existe. Tout aussi juste est

Bande der Ueberselzung. Prague et Leipzig, 1883. Le volume est le 5e de l'ouvrage complet.

1. La même question, mais dans un sens plus théologique et sans sortir pour l'Inde des limites du Rigveda, a été traitée par M. A. Holtzman : Siinde und Suhne in den Rigvedahymnen und den Psalmen, dans la Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie und Sprachwissenschaft, t. XV, 1 (1884).

2. Ph. Colinet, la Divinité personnelle dans l'Inde, dans Le Muséon, t. II, p. 127 <1884).

360 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

l'observation que ce caractère ne s'explique pas par l'anthropomor- phisme pur, ou, pour employer un terme que d'autres préfèrent, parle pur animisme; mais qu'il convient, en présence surtout de personnalités bien plus dégagées du monde sensible, telles que Indra et Varuna, d'y joindre des notions transcendantes, une con- ception plus ou moins vague de la divinité comme étant au-dessus et en dehors du monde. D'où viennent ces notions? Gomment faut-il, dans le plus lointain passé, se représenter l'action de ces deux facteurs, d'un côté l'induction sensible, d'autre part la raison pure? J'imagine, pour mon compte, qu'ils ont été confusément à l'œuvre l'un et l'autre, depuis les premiers jours, comme ils le sont encore actuellement. Mais je doute que ce soit l'avis de M. G. Ge dont je suis persuadé par contre, c'est que le Veda, pas plus que tout autre document du reste, ne nous fera faire un pas décisif vers la solution du problème. Nous sommes si loin des origines de la conscience humaine dans ce livre, qu'autant vaudrait s'adresser à un de nos contemporains, que de l'interroger à cet égard. La question d'archéologie devient ici forcément une question de spé- culation, et c'est le chemin qu'elle paraît aussi avoir pris chez M. G., puisqu'il avertit que, pour la suite, « les documents posi- « tifs faisant défaut, il sera nécessaire de recourir à l'observation « de la marche de l'esprit humain en général, et de vérifier ensuite « nos conclusions par l'examen des textes védiques ». Les textes sont peu gênants en pareille matière. Ce qui est difficile, c'est, par l'observation de cette « marche de l'esprit humain en général », d'en découvrir le point de départ, à supposer qu'on ne le connaisse pas déjà, et surtout de le faire voir de la môme façon à ceux qui, sur certaines matières, ne pensent pas comme nous. Malgré le talent et la conscience [45] que M. G. apporte dans ses recherches, je doute que, sur ce point, il ait réussi mieux que d'autres, à con- tenter, comme on dit, tout le monde et son père.

M. G. m'ayant adressé au début de son travail quelques objec- tions au sujet du caractère sacerdotal, nullement populaire que je suis obligé de reconnaître au Veda1, je lui dois quelques mots d'explications, afin d'éviter tout malentendu. Je ne vois dans le Veda rien qui ressemble à une doctrine secrète, à une religion s'entourant de mystère. Ce que je prétends, le voici : c'est qu'il y

1. JLes objections de M. G. portent sur ce que j'ai dit à ce sujet dans la préface de The Religions of India.

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a dans ce livre une doctrine, ou plutôt des prétentions à une doc- trine raffinée, à une sorte de gnose, qui en pénètre toutes les par- ties et que nous ne sommes pas autorisés à supposer chez le grand nombre. Que le fait d'avoir adoré les mêmes dieux que ses prêtres et d'avoir cru à l'efficacité du même culte, ne permet pas de pré- juger des notions ni des sentiments de ce grand nombre. Que ce qu'on a appelé hénothéisme, la tendance non seulement à subor- donner à tour de rôle tous les dieux à un seul dieu, qui n'en devient pas plus tangible pour cela, tant s'en faut, mais encore et surtout à les faire rentrer en quelque sorte les uns dans les autres comme de pures abstractions, sans substance ni personnalité, ne saurait être admis purement et simplement comme un trait de la conscience populaire. Que pour celle-ci, ces dieux, qui après tout ne sont pas des abstractions, ont être l'objet de représentations bien autrement concrètes et résistantes ; qu'on devait, aussi bien qu'ailleurs, savoir sur leur compte une infinité d'histoires : qu'ils avaient leurs biographies, et qu'au lieu de répéter que, dans le Veda, la physionomie des dieux n'est pas encore bien arrêtée, on devrait renVerser les termes et dire qu'elle ne l'est déjà plus. Qu'il y a tout lieu de croire que bien des traits essentiels de la vie reli- gieuse du peuple ne sont pas représentés dans ces chants, qui ne nous ont été conservés, après tout, qu'à l'état de sélection, de litur» gie d'une religion décidément aristocratique et sacerdotale. Que le culte [46] domestique, par exemple, sans doute parce que les Brâh- manas s'en occupent à peine, y est pauvrement relégué dans une sorte d'appendice. Qu'il a forcément y avoir des diversités de tribu à tribu : que les superstitions locales, le culte des esprits mauvais avec toutes les pratiques qui s'y rattachent, ont tenir une place bien autrement grande que ne le feraient croire les rares allusions qu'y font les rishis ; que l'argument, telle chose ne se trouve pas dans le Yeda, donc elle n'existait pas à l'époque du Veda, est un argument téméraire, et que l'image d'un « peuple védique », qu'on a plus d'une fois prétendu dégager de documents pareils, a toutes les chances du monde d'être l'image d'un peuple idéal. Ce qui surprend, c'est que le style à lui seul n'ait pas donné l'éveil, avec sa phraséologie qui sent l'école, avec ses réticences, ses allusions obscures, auxquelles le grand nombre pouvait bien acquiescer par force d'habitude, mais auxquelles il ne devait guère entendre plus que nous. Car la plupart des traits que nous venons de résumer ne sont pas choses rares et particulières au Veda. Ils

363 BULLETINS DES RELIGIONS DE L INDE

sont communs plus ou moins à toutes les littératures religieuses, sans en excepter les nôtres, en dépit du catéchisme. Ils se répètent notamment avec une fatigante monotonie d'un bout à l'autre dans celles de l'Inde et là, on ne s'y est jamais mépris. Si on ne les a pas vus dans le Veda, c'est qu'on n'a pas voulu les voir. On aurait cru blasphémer en reconnaissant qu'il y a beaucoup de routine pro- fessionnelle dans ces « naïves effusions des premiers pères de notre race ». N'était-on pas placé au point d'origine en quelque sorte du chemin royal de la pensée aryenne ? Peut-être finira-t-on par avouer que parfois ce chemin ressemble déjà singulièrement à une impasse1.

[47] M. de Bradke s'est renfermé dans des limites plus nettement définies. Il a étudié en philologue et en historien les problèmes qui se rattachent au vieux nom divin à' Asura*, et sa monographie comp- tera parmi ce qui a été écrit de meilleur sur cette question intéres- sante entre toutes par les perspectives qu'elle ouvre sur le passé religieux le plus lointain de l'Inde et de l'Iran. Sans se prononcer sur l'étymologie du mot, il admet, avec M. Darmesteter, la signi- fication de « maître, seigneur ». Épithète, à l'origine, de l'ancien dieu suprême des tribus indo-européennes, c'est-à-dire de Dyaus pitar,le Ciel, père des dieux et des hommes, asura est devenu dans l'Iran le nom du successeur plus ou moins révolutionnaire de Dyaus, Àhura Mazdâ, tandis que dans l'Inde, il est tombé en partage entre les devas, les héritiers légitimes du vieux souverain. Mais, à <îôté de ceux-ci, les plus anciens documents de l'Inde connaissent <Iéjà des asuras « ennemis des dieux », et c'est à ces derniers que le nom, par suite d'une lente évolution, est resté à titre définitif. M. de B. voit dans ce fait le contre-coup de la réforme iranienne, la réponse ^en quelque sorte de l'Inde à la déchéance prononcée par

1. Dans un ouvrage dont il sera question plus loin (India What can it teach us ?) M. Max Mùller a pris également à partie ceux qui nient le caractère populaire du Veda. Il leur demande s'ils savent ce qu'ils veulent dire, et leur objecte qu'on pour- rait en soutenir autant des livres de l'Ancien Testament et des poèmes homériques. M. Max Mùller ne nomme personne et je n'ai pas la présomption de croire qu'il a voulu s'en prendre à moi chétif. Mais, comme je pense avoir été le premier à avancer cette hérésie, je prends, à tout risque, l'observation à mon compte et je réponds, quant à la demande : que j'y tâche ; quant à l'objection : que tout ce que je souhaite, c'est qu'on consente à traiter le Veda comme on traite la Bible et Homère, l'on a appris à distinguer entre la conscience d'Israël et celle des prophètes, entre la poétiquô en usage à la cour des anactes et les religions des peuplades de la Grèce.

2. P. von Bradke, Dyâus Asura, Ahura Mazdâ und die Asuras. Studien und Versuche auf dem Gebiete alt-indogermanischer Fteliyionsgeschichte. Halle, 1885.

BULLETIN DE 1885 363

le mazdéisme contre les (levas, qui sont devenus chez lui les démons. Il me semble que la lenteur même avec laquelle le transfert s'est opéré dans l'Inde, doit rendre l'explication suspecte. Mais je m'em- presse d'ajouter qu'en reprenant contre M. Darmesteter l'ancienne thèse, M. deB. l'a entourée de beaucoup de précautions, qu'à plu- sieurs égards il l'a présentée sous un jour nouveau, et qu'il n'a rien négligé, en ce qui regarde l'Inde du moins, pour mettre les pièces du débat sous les yeux du lecteur. Il a étendu ses recherches dans une juste mesure à l'ensemble de la littérature védique et, [48 1 sans jamais sortir de son sujet, il a su semer chemin faisant un grand nombre d'observations ingénieuses qui en éclairent les abords. Dans son introduction notamment, il a émis sur le carac- tère général du Rigveda les vues les plus sages. On est bien loin avec lui du lyrisme des premiers jours.

Parmi les études de détail dont les Hymnes ont été l'objet, nous avons à signaler en première ligne deux élégantes petites disser- tations de M. Roth, que sa longue pratique du Yeda n'a pas réconcilié avec les choses obscures. Dans l'une1, M. R. avait essayé de montrer qu'à l'aide de quelques retouches très simples et d'un peu de bonne volonté aussi, on pouvait rendre parfaitement intelligible un hymne du quatrième livre (IV, 27), qui paraissait jusqu'ici l'obscurité même. Mais M. Bergaigne n'a pas eu de peine à faire voir2 que la chose n'était pas si aisée qu'elle en avait l'air : que ces corrections en apparence si heureuses se compliquaient de toute une série d'infidélités et d'hypothèses et que, pour les admettre, il fallait méconnaître quelques-unes des formules les mieux établies de lalangue védique. Malheureusement pour l'hymne, l'interprétation de M. Bergaigne ne tient pas debout non plus. Elle respecte les formules, mais elle ne compte pas avec l'invraisem- blable. La tradition indigène avait senti juste, en reconnaissant un manque de liaison entre le premier vers et le second, et parvint-on à échapper à cette première difficulté, qu'on se heurterait au qua- trième vers, tout s'embrouille d'une façon irrémédiable. Seul l'auteur (ou les auteurs) de ces fragments mal rajustés pourrait nous tirer d'embarras. Le résultat auquel ont abouti ici les deux méthodes, est donc au fond le même : ni l'une ni l'autre, elles ne sont parvenues à résoudre le problème. H y a pourtant entre

1. Roth, Der Adler mit dem Soma, dans Zeitschrift der deutschen morgenlandischcn <îesellschaft, t. XXXVI, p. 353 (1882).

2. Religion védique, t. III, p. 322.

304 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

elles cette différence, que l'une, tout en prétendant être plus vigi- lante, nous amène doucement à fermer les yeux aux difficultés, tandis que l'autre nous oblige à les tenir ouverts. [4Î)] M. Roth nous semble avoir été plus heureux dans son deuxième article, il cherche une explication à l'incohérence manifeste de l'hymne Y, 44 *. Sans essayer cette fois d'appliquer une apparence de cure à des plaies incurables, il se borne à les décrire, à indiquer les pra- tiques liturgiques qui ont pu en être la cause, et à faire sentir la leçon à tirer de désordres pareils pour l'histoire précanonique du Veda. D'autres passages des Hymnes ont été l'objet d'observa- tions intéressantes de la part de MM. Hillebrandt2 et Lanman3. M. Whitney a soumis le beau morceau d'antique spéculation qui nous est conservé dans X, 129, à un examen pénétrant, mais, à notre avis, bien sévère4. Oui, il y a des obscurités dans ce mor- ceau, et l'auteur s'y débat contre des conceptions qui nous pa- raissent grossières. Mais sommes-nous réellement plus clairs que lui quand nous venons à parler de ces choses, et dans quelques- unes de nos formules modernes, y a-t-il plus, après tout, qu'un simple raffinement des siennes ?

On sait que la plante qui fournissait aux tribus védiques leur soma, aux iraniens leur hom, est perdue. Si on arrivait à la retrouver, il est probable qu'on arriverait du même coup à déter- miner la contrée qui fut, sinon le berceau de la race indo-iranienne, du moins le siège primitif d'un de ses plus anciens cultes. A la suite d'un article publié par M. Roth en 1881, dans le Journal de la Société orientale allemande5, des recherches furent faites en ce sens par des explorateurs voyageant sous les auspices du gouver- nement russe. Depuis, le gouvernement anglo-indien s'est intéressé à son tour à ces recherches. Les résultats qu'elles ont donnés jus- qu'ici ne sont pas bien encourageants, [oO] comme on peut le voir dans un nouvel article de M. Roth6 et par une discussion qui s'est

1. R. Roth, Lôsung eines Rdthsels im Veda, dans Zeitschrift der deutschcn morgenl. Gesellsch., XXXVII, p. 109.

2. Alfred Hillebrandt, Za Rigveda I, 162. Ibidem, XXXVII, p. 521.

3. G. R. Lanman, On the Stanza, Rigveda X, 18, 14, as illustrating the Varieties of cumulative Evidence thaï may be used in the Criticism of the Veda, dans Proceedings of the American Oriental Society, mars 1884.

4. W. D. Whitney, The Cosmogonie Hymn, Rig-Veda X, 129. Ibidem, mars 1884.

5. R. Roth, Ueher den Soma, dans Zeitsch. der deutsch. morgenl. Gesellsch., XXXV, p. 680.

6. R. Roth, Wo wâchst der Soma ? Ibidem, XX \ VIII, p. 134.

BULLETIN DE 1885 305

ouverte à ce sujet dans Y Academy de Londres et à laquelle ont pris part MM. Max Millier et Roth ainsi que plusieurs naturalistes1. Peut-être sera-t-on plus heureux dans l'avenir. Il est un point tou- tefois, auquel on ne paraît pas avoir accordé une attention suffi- sante ; c'est que le seul soma sur lequel nous ayons quelques ren- seignements, est celui des Brâhmanas et que ce soma-là n'est déjà plus le breuvage célébré dans les Hymnes : même pris à petite dose, il agit comme un émétique2, ce que ne faisait certainement pas celui à qui ces populations demandaient jadis l'ivresse. Gela dimi- nue singulièrement les chances de retrouver la plante primitive et, avec elle, l'ancienne demeure des tribus indo-iraniennes.

Ce n'est pas cette ancienne demeure des Aryas de l'Inde qu'a cherchée M. Thomas3, mais bien le chemin qu'ils ont du prendre pour venir dans leur nouvelle patrie. Pour cela, il a étudié une fois de plus la géographie védique, c'est-à-dire la nomenclature des rivières mentionnées dans les Hymnes, et il conclut que l'invasion a déboucher sur deux colonnes, par les passes qui dominent Caboul et, plus au sud, par celles du Kurrum et du Gomal. On est tellement habitué à certaines thèses, que celle-ci, à première vue, n'a rien qui surprenne. Il suffit pourtant d'un peu de réflexion pour voir combien de moyens termes parfaitement inconnus s'interposent ici entre les données et les conclusions. Strictement, tout ce que les Hymnes [51] permettent d'affirmer, c'est qu'ils ont été composés en très grande majorité dans le bassin de l'Indus, et nous savons d'autre part, nullement par le Veda, que la population qui parlait la langue de ces hymnes, ou une partie du moins de cette popula- tion, doit être venue du Nord-Ouest. Au delà, commence l'hypo- thèse et c'est en faire une énorme que d'assimiler la propagation de la poésie et de la religion védiques, à la propagation même de la race aryenne. Pour le reste, sauf quelques wild spéculations, telles que l'intervention supposée des aborigènes, en la personne

1. Voir The Academy des 25 octobre, 15 novembre, 6, 13 et 20 décembre 1884, et 3 et 31 janvier 1885.

2. Par une singulière coïncidence, il se trouve que le hom des Parsis du Kirmiin, ou plutôt leur nîreng, mixture sacrée très compliquée, mais dont le jus du hom et l'urine de vache sont la base, est, lui aussi, un vomitif, dès qu'on en prend plus d'une quinzaine de gouttes. M. Houtum-Schindler, qui a vu la plante, une espèce d'asclé- piade, ne dit pas si c'est d'elle ou d'un des autres ingrédients que vient cette pro- priété du breuvage. Voir The Academy du 31 janvier 1885.

3. Edward Thomas, The Eivers of the Vedas, and how the Aryans entered India, dans Journal of the Hoy. Asiatic Soc. of Great Britain and Ireland, t. XV, p. 357 (1883).

366 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

de Krishna Dvaipayana, dans la fixation du canon védique, je me plais à reconnaître que le mémoire de M. Thomas est fait avec soin et renferme un grand nombre d'informations utiles.

M. Pincott s'est attaché à découvrir les principes qui ont été suivis dans l'arrangement du Rigveda1. Son mémoire, qui témoigne d'une grande finesse d'observation, contient en réalité moins de résultats nouveaux que l'auteur ne se Fimagine ; car, si on retranche les points M. P. s'est rencontré, sans s'en douter, il est vrai, avec Delbrùck, Grassmann, Ludwig, il ne reste plus guère de choses acceptables. Il est fort probable, comme le supposait déjà Haug, que le premier livre est une sorte d'églogue liturgique; mais l'explication que propose M. P. est imaginaire et paraîtra môme incompréhensible pour peu qu'on ait quelque notion du rituel. Tout aussi fragiles sont les raisons qu'il croit découvrir à l'ordonnance générale des livres II à VII. Quant au huitième, sa contribution se réduit à une étymologie impossible du mot pragâtka. D'une tout autre portée est l'étude de M. Oldenberg sur la composition et l'arrangement de ces vieilles liturgies2. Malheureusement, pour pou- voir caractériser même sommairement ce beau travail, il [o2] me faudrait entrer dans des détails préliminaires qui, par leur nature trop spéciale, ne seraient point à leur place ici. Il me suffira donc de dire que M. Oldenberg a cherché s'il n'y avait pas quelque moyen de distinguer encore dans les Hymnes la part afférente au prêtre qui récite, au hotri, de celle qui revenait au prêtre qui chante, à Tudgâtri, et qui a été codifiée plus tard dans le Sâmaveda. Qu'il a trouvé un ensemble de caractères assez solide permettant d'établir cette distinction dans ses contours généraux. Que la part de Tud- gâtri était à l'origine bien plus riche que ne le feraient supposer à première vue les manuels constituant actuellement le Sâmaveda. Que ceux-ci, malgré leur caractère secondaire et leur appauvrisse- ment, reflètent parfois mieux que notre Rigveda actuel la division primitive des hymnes. Que dans une moindre mesure, le même fait est vrai de la liturgie qui nous est conservée dans les livres rituels dépendant du Rigveda. M. 0. arrive ainsi à jeter un jour nouveau sur la composition du recueil, notamment sur celle des livres VIII

1. Frédéric Pincott, On the Arrangement of the Hymns ofthe Rig-Veda, dans Journal of the Roy. As. Soc. of Great Britain and lreland, t. XVI, p. 381.

2. H. Oldenberg, Rigvcda-Samhitâ und Sâmavedârciha. Nebst Bemerkungen ùber die Zerlegung der Rigveda-Hymnen in Theilhymnen und Strophen, sowie iïber einige verwandte Fragen, dans Zeitschr. der deutsch .morgenl. Gesellsch., t. XXXVUI, p. 439.

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et IX qui, jusqu'ici, embarrassaient le plus. La division des hymnes en strophes plus ou moins indépendantes pourra désormais s'appuyer dans un plus grand nombre de cas sur des règles plus précises, et les exceptions à la grande loi, que, dans l'intérieur d'un même groupe, les morceaux se suivent d'après le nombre décroissant de leurs vers, se trouvent réduites à un minimum. Il va sans dire que plus d'une des questions ainsi soulevées est encore loin d'une solution définitive, mais le cadre général parait solide. Je ne ferai ici qu'une seule réserve. En insistant sur les rapports étroits qui existent entre l'arrangement du Rigveda et la liturgie postérieure, M. 0. n'a pas assez appuyé sur les diffé- rences, qui sont en réalité bien plus grandes qu'il ne veut en con- venir. En admettant même que ces rapports soient aussi étroits pour la liturgie du hotri et de l'udgâtri telle qu'elle est conservée chez les Rigvedins et les Sâmavedins, resterait toujours celle qui est codifiée dans le Yajurveda et qui n'est ni moins importante, ni moins ancienne. Or, dans celle-ci, toute l'ordonnance du Rigveda est bouleversée de fond [î>3] en comble. La liturgie des livres ri- tuels n'est plus la liturgie des Hymnes : c'est un grand fait qui domine toutes les ressemblances de détail et qu'on est tenté d'ou- blier en lisant le mémoire de M. Oldenberg.

Nous pouvons passer plus rapidement sur les publications qui ont porté sur les autres branches de la littérature védique. Elles se renferment plus strictement dans le domaine propre de la philo- logie sanscrite, ou, si elles le dépassent, elles soulèvent des ques- tions soumises à des fluctuations moins rapides. La grande édi- tion avec commentaire du Yajurveda, tel qu'il s'est conservé dans l'école des Taittirîyas, n'a pas fait un pas depuis notre dernier Bul- letin. Celle du texte fondamental d'une autre école du même Veda, l'école des Maitrâyanîyas, ne s'est augmentée que d'un seul fasci- cule, qui embrasse le deuxième livre1. M. Eggeling a publié le premier volume de sa traduction anglaise du Çatapathabrâh- mana2, texte rituel qui se rattache aune autre recension du Yajur- veda et qui, de tous les écrits de ce genre, est à la fois le plus

1. Leopold von Schroeder, Die Màitrâyanî-Samhitâ. Zweites Bach. Leipzig, 1883.

2. Julius Eggeling, The Satapatha-Brâhmana according lo the text of the Mâdhyandina School, translatée. Part I, Books I and H. Oxford, 1882. Forme le vol. XÏI des Sacrcd Books of the East. Cf. l'examen détaillé de cette publication par W. D. Whitney, Eggeling s Translation of the Çatapatha-Brâhrnana, dans American Journal of Philo- logy, vol. III, 12.

308 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

étendu et le plus riche en légendes et en controverses théologiques. Le seul qui pourrait lui être comparé sous ce rapport, le Jaimi- nîyabrâhmana du Sàmaveda, a été l'objet d'une notice étendue de la part de M. Whitney1. Malheureusement les matériaux qu'on possède pour ce texte retrouvé par Burnell, il y a une dizaine d'années, et dont ce regretté savant avait donnéîquelques extraits, ne permettent pas d'en entreprendre la publication. L'auteur d'une traduction anglaise et marâthî du Rigveda2, M. Shankar Pandu- rang Pandit, dont le nom était déjà associé [54] à la découverte du commentaire de Sâyana sur l'Atharvaveda, a eu la bonne fortune de retrouver le travail du môme auteur sur la recension Kânva du Yajurveda3, travail dont on soupçonnait bien l'existence, mais qu'on avait vainement cherché jusqu'ici. Un autre savant indigène, M. Pandit Satyavrata Sâmaçramî, auquel on doit déjà, entre autres travaux, une excellente édition du Sàmaveda, a continué sa publi- cation avec scholies du Nirukta de Yâska4, le premier terme de cette longue série de commentaires et de gloses que l'Inde a accu- mulés autour de sa littérature sacrée.

La vieille théosophie des brahmanes, telle qu'elle est consignée dans les Upanishads, a été également l'objet de travaux impor- tants. M. Weber a publié deux de ces traités5 : l'un, une sorte de catéchisme par questions et réponses des points essentiels de la doctrine vedânta ; l'autre, à l'origine peut-être une simple formule contre la morsure des serpents, mais qui nous est parvenue en plusieurs recensions et offre ainsi un nouvel exemple des vicissi- tudes par lesquelles ont passé un grand nombre de ces écrits. M. Jacob a tiré des manuscrits un excellent appareil critique pour la Mahânârayana-Upanishad6, qui forme le dernier livre du Tait-

1. W. D. Whitney, On the Jâiminîya or Talavakâra-Brâhmana, dans Proceedings of the Americ. Or. Society, mai 1883.

2. The Vt'dârthayatna, or an Attempt to interpret the Vedas. L'ouvrage, dont je ne connais que le premier volume, paraît à Bombay depuis 1876, par fascicules mensuels, sans le nom de l'auteur.

3. Voir l'intéressante notice à ce sujet de M. Bùhler, dans VAcademy de Londres du 27 octobre 1883. Je n'ai pas sous les yeux le mémoire original de M. Shankar Pandit, qui a été publié dans les Actes du Congrès des orientalistes tenu à Leiden.

4. Pandit Satyavrata Sâmaçramî, The Nirukta Commentaires, vol. I et vol. Il, fas- cic. 1-4. Calcutta (Bibliotheca Indica), 1880-1884. La partie publiée correspond aux 65 premières pages de l'édition de II. Roth.

5. A. Weber, Die Nirâlambopanishad, Lehre vom Absolutcn, dans Indische Studien, t. XVII, p. 136 (1884). Die Garudopanishad ; ibidem, p. 161.

6. Lieut.-colonel G. A.Jacob, The Mahândrâyana-Upanishad of the Black Yajur-Veda, dans Indian Antiquary, t. XIV, p. 4 (1885).

BULLETIN DE 1885 369

brîya-Âranyaka et dont on n'avait jusqu'ici qu'une reproduction très imparfaite dans l'édition de cet ouvrage par M. Râjendralâla Mitra. M. Max Mùller a ajouté un deuxième volume à sa belle tra- duction de ceux d'entre ces traités dont l'influence a été, jusqu'à nos jours, la plus large et la plus durable1. De même que le pre- mier volume, [oo] celui-ci est précédé d'une savante introduction, rien n'a été négligé de ce qui peut orienter le lecteur et lui faire voir de quelles précautions il convient d'user, si on veut entrer dans l'esprit de ces vieilles spéculations. Le spécialiste surtout ne lira pas sans profit les avertissements de M. Max Mùller sur le danger d'un classement chronologique hâtif auquel on a parfois essayé de soumettre ces écrits. Enfin, M. Gough a réuni en un volume et rendu ainsi plus accessibles, ses excellents articles sur l'ancienne philosophie des Hindous2, dont la publication dans le Calcutta Review avait déjà été signalée dans le précédent Bulletin. Sur le domaine de la philosophie technique, qui fut l'héritière de cette antique sagesse et qui l'élabora en systèmes nettement définis, nous avons à signaler l'achèvement des Yogasûtras édités et traduits par M. Râjendralâla Mitra3, ainsi que la nouvelle édi- tion du texte et de la traduction annotée des Sàmkhyasûtras de feu M. Ballantyne4. L'œuvre du premier éditeur, qui était devenue presque introuvable sous sa forme complète, a été soigneusement revue et enrichie d'un grand nombre d'additions, de corrections et de variantes par les soins de M. Fitz-Edward Hall. Par contre, l'édition du texte fondamental d'une autre école, la Mimâmsâ, qui traîne depuis de longues années dans la Bibliotheca Indica, n'a progressé que d'un seul fascicule5. On ne peut pas même en dire tant •de celle de la Bhâmati de Vâcaspati Miçra, une glose volumineuse du commentaire de Çamkara sur les Vedântasûtras, en cours de publication [06] dans la même collection et qui, depuis 1879, en

1. F. Max Mùller, The Upanishads, translated. Part IL Oxford, 1884. Forme le vol. XV des Sacred Books of the East.

2. Archibald Edward Gough, The Philosophy of the Upanishads and Ancient Indian Metaphysics. London, 1882. Je n'ai pas eu l'occasion d'examiner cette nouvelle édition qui fait partie de Triïbner's Oriental Séries.

3. Râjendralâla Mitra, The Yoga Aphorisms of Patanjali, with the Commenlary of Bhoja Râjd and an English Translation. Calcutta (Biblioth. Indica), 1881-83.

4. James R. Ballantyne, The Sânkhya Aphorisms of Kapila with illustrative Extracts from the Commcnlaries, translated. Third Edition. London, 1885. Fait partie de Triïbner's Oriental Séries.

5. Pandita Maheçachandra Nyâyaratna, The Aphorisms of the Mimâmsâ by .laiminiwith the Commenlary of Savara-Svâmin, ediled. Fascic. XVII. Calcutta (Bibliotheca Indica), 1 SSL

Religions de l'Inde. I. 24

370 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

est toujours à sa septième livraison1. Il faut espérer que colle du TattvneintAmani de Gangeça Upâdhyaya2, une dos expositions Les plus autorisées de la doctrine Nyâya, qui vient d'être mise sur chantier, sera poussée plus activement, si nous devons encore en voir la fin. Car l'ouvrage déjà par lui-même considérable est accompagné du copieux commentaire de Mathurânâtha Tarkavâ- gîça. Après ces publications au contenu encore plus hérissé que leurs titres, on respire quand on arrive à l'œuvre claire, métho- dique, consciencieuse, dans laquelle M. Deussen, sans rien sacri- fier de la rigueur scientifique, a rendu accessible à l'ensemble du public lettré les arcanes du Vedanta3. Gomme l'indique le titre même du livre de M. D., le système y est exposé sous la forme définitive qu'il a reçue du célèbre réformateur et champion de l'orthodoxie brahmanique, Çamkara Acârya. Cette forme est celle de l'idéalisme absolu, et c'est avec raison qu'elle a été choisie par M. D. à l'exclusion des pâles variantes qui se sont produites à côté d'elle. C'est bien la philosophie même de l'Inde, la seule sa pensée se meuve sans embarras et se sente en quelque sorte chez soi; celle aussi à laquelle elle est toujours revenue, quand l'intensité de la foi, bien plus que les protestations de la personna- lité humaine et le sentiment de la réalité des choses, lui a fait faire quelques concessions à l'empirisme.

Mais, outre cette forme scolastique sous laquelle elles se sont maintenues en général plus ou moins strictement sur le terrain du vieux brahmanisme, ces spéculations en ont de bonne heure revêtu une autre, sous laquelle elles ont été au service [o7] des re- ligions sectaires, mais dont les allures plus libres rappellent biei mieux leurs plus anciens procédés d'exposition. C'est en effet ui écho direct des Upanishads qui nous revient dans la Bhagavadgîfc cet évangile de la religion de Krishna dont nous avons à men- tionner deux traductions anglaises publiées à quelques mois d'in- tervalle4, et dont M. Colinet, dans un excellent travail, vienl

1. Pandit Bâla ÇAstrî, Bhàmatî, a Gloss on Çahkara Âchâryas Commentary on tlu Brahma Sâtras, by Vâchaspati Miçra, ediled. Bénarès (Bibliotheca lndica), 1876-1879.

2 Pandita Kàmàkhyànàtha tTarkaratna, Tattva Chintamani, edited. Fascic. 1. Calcutta (Bibliotheca lndica), 1884.

3. Paul Deussen, Das System des Vedanta nach den Brahma-Sûtras des Bûdarâyana und dem Commenlare des Çahkara iibcr dieselben, als ein Compendium der Dogmatik des Brahmanismus nom Standpunkte des Çahkara aus dargeslelll. Leipzig, 1883.

4. knshinâth Trimbak Telang, The Bhatjavadgîtà toith the Sanatsujâtîya and the Anuyilâ, translaled. Oxford, 1882. Forme le vol. V 111 des Sacred Books of the East. Le

BULLETIN DE 1885 371

d'étudier la théodicée1. M. Golinet a suivi avec beaucoup de dex- térité la filiation de ces vieilles conceptions et leur persistance sin- gulière dans une religion monothéiste, à foi ardente, pour laquelle elles semblent si peu faites. Ce qui surprend, en effet, et ne ressort peut-être pas assez chez M. G., ce n'est pas la contradiction radi- cale, qui est au fond du poème, mais le peu d'effort que fait l'au- teur pour s'y soustraire. Loin de tenter de l'adoucir, il ne cesse d'en affirmer avec une insistance égale les deux termes extrêmes. Il n'argumente pas avec l'auditeur : il cherche plutôt à lui infliger une sorte de vertige qui le jette vaincu et terrassé aux pieds "du prophète. Rarement cette méthode a été pratiquée avec autant de vigueur que dans la Bhagavadgîtâ. Mais, au fond, dans la prédi- cation, l'Inde n'en a guère connu d'autre : l'Iv xaï ttôcv d'un côté, le dieu ou le guru de l'autre ; et il ne faut pas beaucoup d'effort pour la découvrir chez quelques-uns de ses théosophes modernes, même quand ils écrivent des articles de magazines. A la fin de son mémoire, M. G. [08] se range de l'avis de ceux qui voient dans le krishnaïsme une copie plus ou moins indirecte du christianisme. Sur ce point, je ne puis qu'affirmer une fois de plus mon incrédulité'2. Si, de la métaphysique, nous passons à l'autre face du vieux brahmanisme, celle du rituel, du droit, et de la coutume, nous trouvons une moisson non moins abondante de travaux excellents, sur lesquels nous voudrions pouvoir nous arrêter et que nous n'avons que le temps de mentionner en passant. M. Garbe a fort avancé son édition du code rituel du Yajurveda, selon la tradition de l'école d'Apastamba3, dont le précédent Bulletin avait signalé le

SanatsujAtîya et l'Anugîtâ font partie du Mahâbhârata, comme la Bhagavadgîtâ ; mais, inférieurs sous tous les rapports au premier poème, dont ils ne sont peut-être que de pâles copies, ils n'ont jamais joui dans l'Inde de la même autorité et n'ont pas fait comme lui le tour du monde. Cette traduction est la première qui en ait été faite dans une langue d'Europe. Dans de savantes introductions, M. Telang a essayé de déterminer l'Age approximatif de ces trois morceaux; mais, comme on pouvait s'y attendre, sans arriver à rien de précis. Je n'ai pas vu l'autre traduction de la Jîlia- gavadgità, qui fait partie de Trubners Oriental Séries et dont voici le titre : The Bha- gamd-Gilâ translatée, with Introduction and Notes, by John Davies. London, 1882.

1 . Ph. Golinet, La Théodicée de la Bhagavadgîtâ étudiée en elle-même et dans ses ori- gine*. Paris et Louvain, 1885.

2. La façon dont le mot hrahman est arrivé à désigner l'absolu, est obscure ; mais l'explication de M. G. comme quoi ce terme aurait exprimé « l'être conçu comme le prêtre lui-même », me semble bien inadmissible. J'en chercherais plutôt la raison dans l'opposition fort ancienne du çabdahrahman et du parabrahman, du Voda et de ce qui est supérieur au Veda.

3. Richard Garbe, The Çrauta Sûtra of Apaslamba bclonging to the Taitlirîya Samhitâ

Î72 BULLETINS DÉS RELIGIONS DE L'INDE

commencement. MM. Fûhrer et Ilultzsch ont publié, l'un le manuel du droit religieux et coutumier qui nous a été transmis sous le nom de Vasishtha1, l'autre le traité similaire qui porte le nom de Baudhâyana2, tandis que M. Bûhler donnait une admirable tra- duction de ces deux textes dans le deuxième volume de ses Sacred Laws of the Aryas. De môme que pour les traités du premier volume, M. Bûhler a réuni et discuté, avec cette connaissance intime qu'on lui sait des choses de l'Inde, les rares données qui nous restent sur l'origine et sur l'histoire de cette vieille législa- tion3. Un [59] texte de môme nature, mais qui nous est arrivé bien plus remanié et dont on ne connaissait jusqu'ici qu'une section éditée par Burnell, le Paràçaramâdhava, c'est-à-dire la Parâçarasmriti avec le commentaire de Màdhava, est entré en cours de publication dans la Bibliotheca ïndica4. M. Knauer a donné une édition plus res- treinte (sans le commentaire et sans les suppléments), mais aussi plus correcte que celle de Calcutta, du Sùtra de Gobhila sur le rituel domestique5. Celui de l'école des Mânavas a été l'objet d'un mémoire de M. de Bradke6, qui vaut une édition. L'auteur ne pou-

with the Commentary of Rudradatta. Vol. I et vol. II, fascic. I- VU . Calcutta (Biblio- theca ïndica), 1881-1884.

1. Rev. Alois Anton Fûhrer, Aplwrisms of the Sacred Laiv of the Aryas, as taaght in the school of Vasishtha. Edited with critical Notes, an Anukramanikâ, Indices of words and vedic mantras, and an Appendix of q notations as found in some Dharmanibandhas* Bombay, 1883.

2. E. Hultzsch, The Baudhâyanadharmaçâstra edited. Leipzig, 1884. Forme le 4 du vol. VIII des Abhandlungen fur die Kunde des Morgenlandes, que publie la Société orientale allemande.

3. Georg Bûhler, The Sacred Laws of the Aryas, as taughl in the schools of Apastamb Gaatania, Vasishtha and Baudhâyana, translated. Part IL Vasishtha and Baudhâyana Oxford, 1882. Forme le t. XIV des Sacred Books of the East. A la fin du volume ? trouve l'Index pour les deux parties de l'ouvrage.

4. Pandit Chandrakânta Tarkâlankâra, Parâ'sara Smriti, fascic. I et II. Galcutt (Bibliotheca ïndica), 1883-1884.

5. Friederich Knauer, Das Gobhilagrihyasûtra, hcrausgegeben und iibersezt. Erstes Heft Text (nebsl Einleitung). Leipzig, 1885. Une innovation essayée dans cette édition, c'est qu M. Knauer a supprimé la division avec chiffre courant des sûtras, pour bien faire voi que ces traités sont écrits en une véritable prose. Comparés avec d'autres sûtras, ceu de Pânini, par exemple, ou de Pingala, les grihyasûtras sont de la prose en effet, mai pas comme on en voit tous les jours. Aussi, pour en mieux marquer la structure, M. K a-t-il cru devoir charger son texte d'une ponctuation assez compliquée et spécialemer inventée pour la circonstance. C'était empiéter sur la traduction. A mon sens, il falla choisir: ou employer la ponctuation en usage; ou retenir la division chiffrée des s' tras, qui, bien qu'elle ait été introduite après coup et parfois sans beaucoup d'accor ni de bonnes raisons par les commentateurs, a l'avantage de faciliter les références.

6. P. von Bradke, Ueber das Mânava-grhya-Sâtra, dans Zeitschr. der deutsch. Mo genlând. Gesellsch., t. XXXVI, p. 417.

BULLETIN DE 1885 373

irait être plus complet, ni traiter avec plus de finesse et de circons- pection les délicates questions d'histoire littéraire qui se rattachent à ce texte dépareillé. C'est en effet du dharmasûtra perdu de cette école et, en partie aussi, de son grihyasûtra, qu'on a voulu faire dériver notre Mânavadharmaçâstra, dont le titre devrait par con- séquent se traduire non par « Code de Manu », mais par « Code des Mânavas ». L'examen minutieux auquel vient de procéder M. de Bradke, n'a pas fourni de preuves nouvelles en faveur de cette hypothèse, ce qui fait une présomption de plus contre elle. Cette question de l'origine du code de Manu avait aussi beaucoup préoccupé Burnell. A plusieurs reprises, il avait cru en tenir la solution et, dans les derniers temps de [60] sa trop courte vie, il pensait pouvoir donner une date. Nous voyons maintenant par son œuvre posthume, qui nous a été pieusement conservée1, que c'était une de ces convictions reposant sur un ensemble d'indices et d'impressions plutôt que sur des preuves, comme il y en avait beaucoup chez cette âme ardente. Mais, à défaut de la date de Manu, quel mémoire il nous eût donné sur la question, si, au moment il écrivait cette Préface, sa main n'avait été désarmée par la maladie et déjà à moitié glacée par la mort! On sait que sous la forme plus libre et plus facile des codes versifiés et sous le nom de Manu devenu, plus que jamais, le synonyme en quelque sorte de législateur, cette vieille législation s'est répandue ensuite en dehors de l'Inde et qu'on la retrouve diversement altérée dans l'archipel et dans la presqu'île au delà du Gange. Sur sa présence en plein pays bouddhiste, en Birmanie, on trouvera d'intéressants renseignements dans un mémoire de M. Fùhrer2 et dans les Notes publiées par le directeur de la justice dans la Birmanie anglaise, M. Jardine3. Ce qu'elle est devenue dans l'Inde même, s'enrichis- sant d'un côté, s'appauvrissant de l'autre, on peut le voir dans

1. Arthur Coke Burnell, The Ordinances of Manu. Translated from the Sanskrit with an Introduction. Cornpleted and edited by Edward \V. Hopkins. London, 1884, fait par- tie de Triibner's Oriental Séries.

2. Rev. A. Fiihror, Manusâradhammasatthani, the only onc existiny Buddhht Law Book, compared with the Brahminical Mânavadharmaçâstram, dans Journal of the Roy. Asia- tic Soc. Bombay Branch, t. XV (1882), pp. 329 et 371.

3. Notes on Buddhist Law by the Judicial Commissioner, British Burina. Rangoon, 1882-1883. La série cme j'ai sous les yeux comprend 4 fascicules et renferme : 3 notices sur le mariage et le divorce et un mémoire sur l'origine hindoue du droit birman, par M, Jardine ; un essai sur l'histoire de ce droit et la traduction des chapitres rela- tifs au mariage et au divorce de 4 traités birmans, par M. Forchhammcr; enfin un Appendice donnant un choix de jugements rendus sur la matière.

374 BULLETINS DKS RELIGIONS DE L'INDE

deux publications excellentes de M. Bourquin1. Il y a bien, par-c par-là, quelques réserves à [61] faire touchant la transcription et la traduction de M. B. et certaines opinions qu'il avance. Ce qu'il dit, par exemple, du mystère dont s'entourent les brahmanes, n'est pas tout à fait juste. Ce que leur loi leur défend, c'est d'accepter un étranger en qualité de disciple et, à plus forte raison, de pros- tituer à la curiosité de cet étranger les cérémonies de leur culte. Mais ils n'ont jamais de parti pris refusé de communiquer leurs documents et de les expliquer. Je dois observer encore que ce que M. B. dit des brahmanes, en général, doit presque toujours s'en- tendre de certains brahmanes. Leur rituel domestique diffère de contrée à contrée et, dans la même contrée, de classe à classe. M. B. aurait donc nous dire parmi quels brahmanes son Brah- makarman est en usage. L'indication fournie par le texte, que le traité viendrait des bords de la Godâvarî, c'est-à-dire de l'Etat du Nizam, est tout à fait insuffisante. Ce sont précisément des rensei- gnements de cette nature qu'on est en droit d'attendre des con- frères qui ont l'avantage de vivre ou d'avoir vécu dans l'Inde. Pour le reste, on est mieux renseigné en Europe que M. B. ne paraît le croire. Se doute-t-il par exemple que, sauf les remplis- sages modernes, toutes les prescriptions essentielles de son Brah- makarman ont été imprimées déjà une demi-douzaine de fois en Europe, d'après les Sùtras? Mais ce sont des taches légères et qui ne diminuent en rien le mérite de ces deux publications.

Les différentes classes d'écrits que nous venons de passer en revue, sont le prolongement en quelque sorte du Veda, auquel elles se rattachent par un lien organique. Il n'en est pas de même de l'épopée hindoue. Celle-ci constitue une tradition indépendante. Ni le fond légendaire, ni les conceptions religieuses n'y sont les mêmes, et on est placé ainsi en face d'un double problème : quelle est la provenance et la valeur de cette légende poétique, dont les plus anciens [62] documents nous sont parvenus incorporés dans une sorte d'encyclopédie gigantesque, l'œuvre, on n'en saurait douter, de bien des siècles ? Comment s'est formé le polythéisme nouveau

1. Rev. A. Bourquin, Dharmasindhu, or the Océan of Religions Rites, by the Priest Kasinatha, translated from the Sanscrit and c.ommented npon, dans Journal of the Roy. As. Soc. Bombay Branch, t. \V (1881-1882), pp. 1, 150 et 225. Une version française de cette première partie du traité, par M. de Milloué, fait partie dut. VII des Annales du Musée Guimel. Paris, 1884. La traduction française sera continuée. A. Bom\|uin, Brahmakarma ou Rites sacrés des Brahmanes, traduit du sanscrit et annoté, dans le t. VII des Annales du Musée Guimel. Il n'y est traité que des rites quotidiens.

BULLETIN DE 1885 375

qu'on y trouve installé ? On est bien loin encore de pouvoir répondre à ces deux questions d'une manière satisfaisante, et c'est pourtant de cette réponse que dépend en grande partie la repré- sentation qu'on peut se faire du passé historique et religieux de l'Inde. Aussi toute tentative pouvant contribuer à élucider les ori- gines du Mahâbhârata, ou simplement à mieux le faire connaître, doit-elle être la bienvenue. M. Sôrensen a attaqué le problème de face. Dans un livre qui est le fruit de recherches consciencieuses, il a entrepris de dégager le fond ancien du poème et de déterminer les couches successives d'additions qui sont venues s'y superposer1. Mais, pour cela, il a dû, aussi bien que ses prédécesseurs, se com- poser un critérium dont les principaux éléments n'ont été obtenus qu'en supposant résolus d'avance quelques-uns des points qui font l'intérêt même du débat. Mieux avisé, M. Oldenberg, dans une étude ingénieuse, trop ingénieuse peut-être, a abordé la question par un de ses côtés, en essayant de suivre la filiation de certaines formes littéraires2, tandis que M. Holtzmann a ajouté un nouveau mé- moire3 à cette série de monographies dans lesquelles il s'applique, depuis quelques années, à analyser et à classer successivement les matériaux du grand poème. Enfin une traduction complète de l'œuvre originale entreprise par un lettré indigène4, ouvre peu à peu à l'his- torien ce vaste recueil [63] de documents, en même temps qu'elle prépare au spécialiste un instrument qui lui a fait trop longtemps dé- faut et qui lui permettra de s'orienter à moins de frais dans ce dédale. Nous voici arrivé à la fin de notre tâche en ce qui concerne le vieux brahmanisme. Nous ne quitterons pourtant pas cette curieuse littérature sans dire du moins quelques mots du livre éloquent dans lequel M. Max Miiller a essayé de résumer les leçons qui s'en dégagent5. Ce qui, pour l'indianiste, fait le véritable intérêt de ce

1. Sôren Sôrensen, Om Mahâbhârata s Stilling i den Indiske Literatur. I, Forsog paa at udskille de œldeste bestanddele. huant: Collatio codicis Havniensis Virâtaparvanis ; Summariam. Kjôbenhavn, 1883.

2. H. Oldenberg, Das altindische Âkhyâna, mit besonderer Rucksichl auf das Suparnâ- khyâna, dans Zeitschr. der deutsch. morgenl. Gesellsch., t. XXXVII, p. 54.

3. Adolf Holtzmann, Brahman ira Mahâbhârata. Ibidem, t. XXXVlli, p. 167.

4. Protap Chundra Roy, The Mahâbhârata of Krishna- Divaipayana Vyasa translated into English Prose. Pablished and distributed chiejly gratis, fascic. I-X1I1. Calcutta, 1883-1885 Les lecteurs de la Revue savent déjà (cf. t. IX, p. 254) dans quelles conditions toutes spé- ciales l'œuvre a été entreprise et quels généreux motifs de philanthropie et de patrio- tisme ont décidé M. Protap Chundra Roy à ne pas reculer devant cette tâche colossale.

5. F. Max Millier, India. What eau it teach as? A Course of Lectures delivered before the University of Cambridge. London, 1883.

370 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

livre, les informations qu'il contient en note et le jour inattendu qu'il jette sur certains chapitres de l'histoire de la littérature sans- crite, n'est pas du ressort de ce Bulletin, et le premier mérite du reste n'est pas précisément la nouveauté. Mais M. Max Mtiîler est du petit nombre de ceux qu'on ne se lasse pas d'entendre môme quand ils se répètent. Il y a là, sur la religion du Veda et la sagesse des Upanishads, des pages charmantes, toutes remplies de délicates observations, de rapprochements à la fois vrais et inat- tendus. Il y en a aussi quelques-unes d'une élévation singulière, le développement de ces antiques conceptions est envisagé de haut et exposé dans ses grandes lignes avec une profondeur d'in- tuition et une ampleur de style qu'on ne saurait trop admirer. Quand on a fermé le livre, on peut bien se dire qu'au fond de tout cela il y a un peu d'entraînement oratoire et beaucoup de senti- mentalisme. Mais, pendant la lecture, on est sous le charme, l'in- dianiste plus que tout autre, heureux qu'il est de retrouver ainsi avec leur fraîcheur première, des objets qu'une longue étude lui fait voir parfois sous des dehors quelque peu fanés. Parmi les points spéciaux abordés par M. MaxMùller, je crois devoir signaler ici son étude sur le caractère moral du [64] peuple hindou, les dé- tails dans lesquels il entre sur l'éducation brahmanique, et ses notes sur les Pitris, sur les cérémonies funèbres et sur la tradition du déluge.

{Revue de V Histoire des religions, t. XI, p. 160 et ss.)

[ 1 60] Dans nos précédents Bulletins , les principales publications à signaler concernaient presque toutes le bouddhisme du Sud, celui qui a rayonné de Geylan et dont le pâli est resté la langue sacrée. Depuis, l'équilibre s'est à peu près rétabli et, dans celui-ci, le bouddhisme du Nord, celui qui, de l'Inde même, s'est répandu dans la haute Asie et dans l'extrême Orient, devra occuper une place pour le moins égale.

Parmi les travaux relatifs à cette branche septentrionale du boud- dhisme, qu'on peut aussi appeler la branche sanscrite, parce que la plupart des livres qui en constituent la littérature sacrée

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remontent à des originaux écrits dans cette langue, la place d'hon- neur revient à une publication que nous n'avons pu que mentionner dans notre dernier compte rendu, le premier volume du Mahâ- vastu de M. Senart1. Cette volumineuse compilation se rattache à l'une des écoles du Petit Véhicule, à la division des Mahâsân- ghikas appelée les Lokottaravâdins, et elle se donne elle-même comme faisant partie du Vinayapitaka, la corbeille de la Disci- pline. La partie jusqu'ici publiée, environ le quart de l'œuvre entière, ne justifie pas précisément [161] cette prétention, qui ne parait pas bien cadrer non plus avec les informations de source chinoise, d'après lesquelles le Mahâvastu aurait été le livre de la vie du Buddha pour les Mahâsânghikas. Et, de fait, le contenu de l'ou- vrage parait être avant tout biographique et légendaire. Sauf quel- ques épisodes détachés, la vie du Buddha n'est pas encore abordée dans ce premier volume, qui finit avec la généalogie de la famille royale de Kapilavastu et le mariage de Çuddhodana et de Mâyà. Tout ce qui précède est une sorte de préambule d'une composition extrêmement lâche, sont décrits les périodes et les degrés que doit traverser un Bodhisattva dans ses innombrables existences avant d'atteindre au rang suprême d'un Buddha parfaitement accompli. Dans cet exposé sont introduites avec plus ou moins d'à-propos des matières de diverse sorte : des descriptions des enfers et des mondes célestes, une histoire du Buddha Dîpankara, de longs chapitres de celle du Buddha Kâçyapa, un grand nombre surtout de jâtakas, de récits des existences antérieures de Çàkya- muni. Il faudra évidemment attendre les volumes suivants, pour savoir jusqu'à quel point cette œuvre, en raison de son attribution à une école donnée, entr'ouvrira pour nous ce monde encore si fermé des sectes bouddhiques de l'Inde propre, et permettra de saisir sur le vif quelques-unes des lois qui ont présidé au dévelop- pement de cette littérature confuse, dont nous sommes réduits jus- qu'ici à accepter le résumé pour ainsi dire en bloc. Mais il est un point d'une importance extrême, sur lequel nous pouvons dès maintenant apprécier tout l'intérêt qui s'attache à la publication de M. Senart. La langue dans laquelle est écrit le Mahâvastu n'est pas à proprement parler le sanscrit. Même dans les parties rédigées en prose, elle est profondément atteinte de ces irrégularités qui,

1. E. Senart, Le Mahâvastu, texte sanscrit publié pour la première fois et accompagne d'introductions et d'un commentaire . Tome I. Paris, 1882.

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dans Les autres livres de la collection, dans le Lalitavistara pal exemple, n'avaient été signalées encore que dans les passages versifiés, les Gâthâs. Les mômes irrégularités se retrouvent plus ou moins nombreuses dans les inscriptions et dans les légendes monétaires des premiers siècles. M. Hœrnle les a constatées d'un bout à l'autre dans un ancien [1 62] traité d'arithmétique découvert au Penjàb et dont il prépare l'édition 1. Que faut-il penser de ces faits? Se peut-il que ce soient autant de corruptions vulgaires, dues uniquement à l'incurie et à l'ignorance des rédacteurs de ces docu- ments ? Ou faut-il admettre l'existence d'un dialecte reconnu, d'une sorte de langue bouddhique, qui aurait servi à l'usage littéraire pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne ? La dernière expli- cation paraît la plus probable; mais, comme cette langue aurait joui du privilège de se rapprocher en quelque sorte à volonté de l'usage classique, la question est encore loin d'une solution défini- tive et applicable à tous les cas'2. Mais personne n'aura autant contribué à la mettre dans son vrai jour, que M. Senartdans cette première édition critique d'un texte de ce genre, en prose et d'un caractère évidemment littéraire, ces particularités ont été soi- gneusement maintenues et discutées.

M. Max Mùller a continué ses recherches de documents boud- dhiques sanscrits à la Chine et au Japon. Avec l'aide d'un de ses élèves, un prêtre japonais, M. Bunyu Nanjio, il a donné une nou- velle édition du Sukhàvatîvyùha3, cette fois en une double recen- sion, ainsi qu'une édition du Prajnâpâramitâliridaya-sûtra (égale- ment en double recension) et de la Uslmishavijaya-dhâranî4. Ces

1. A. F. Rudolf Hœrnle, Birch-Bark Manuscripl ; dans Proceedings of the Asiatic So- ciety of Bengal, août 1882.

2. Voir, à ce sujet, E. Senart, PrâcriU et sanscrit bouddhique ; dans Journal Asia- tique, t. Xl\ (février-mars 1882), p. 239. A. F. Rudolf Hœrnle, Bevised Translations of two Kshalrapa Inscriptions : dans Indian Antiquary, t. \I1 (1883), pp. 27 et 205. Ramkrishna Gopal Bhandarkar, Ou Dr. Hoernles Version of a Nâsik Inscription and the Gâthâ Dialect ; ibidem, p. 139. H. Kern, Préface de la nouvelle traduction du Lotus de la bonne loi, p. xiv.

3. F. Max Mi'dler and Bunyu Nanjio, Sukhâvatî-vyùha ,' Description of Sukhâvalî, the Land of Bliss, edited. With two Appendices : Test and Translation of Sany ha vannant Chinese Version of the Poetical portions of the Sukhâvatî-vyûha. Sanskrit Text of the Srnaller Sukhâvatî-vyuha. Oxford, 1883. Forme le fascic. II du Ier vol. de la série aryenne des Anecdola Oxoniensia. Pour de précédentes publications de ce texte, voir Bev. de VHist. des Bel., t. V, p. 116.

4. Les mêmes, The ancienl Palm-leaves conlaining the Praj nàpârami làhridaya-sûtra, and the Ushjiîsha-vijaya-dhdranî, edited. With an Appendix by G. Biihler. Oxford, 1884. Forme le fascic. III de la même collection. Une autre dhâranî ou formule magique

BULLETIN DE 1885 379

textes, qui ont joui d'une grande réputation [163], sans être plus sensés pour cela, sont édités et traduits avec tout le soin qu'on devait attendre de M. Max Millier et accompagnés d'intéressantes informations sur les traductions qui en ont été faites en Chine à diverses époques. Les deux derniers sont la reproduction de ces fameux manuscrits sur feuilles de palmier, qui auraient été apportés en Chine dès 520 A. D., et qui depuis 609, dit-on, sont conservés au Japon dans le couvent de Horiuzi. Ces précieuses reliques, dont l'âge dépasserait ainsi de cinq à six siècles celui des plus anciens manuscrits connus, sont données en fac-similé, et ce sont ces reproductions qui, avec l'appendice M. Buhler les a discutées au point de vue paléographique, font l'intérêt principal de la publica- tion. L'inspection de ces planches ne justifie pas, à première vue, le grand âge que la tradition assigne au document : sans autre indication et à ne juger que d'après l'écriture on ne le ferait pas remonter plus haut que le vnie ou le ixe siècle. M. Buhler croit pourtant la tradition exacte. Il y voit la confirmation de vues émises par lui depuis longtemps, sur l'existence dans l'Inde d'alphabets cursifs à côté de ceux qui figurent dans les inscriptions et, grâce à sa connaissance parfaite de l'épigraphie hindoue, il a su donner à sa thèse un haut degré de probabilité. Il faut avouer toutefois que l'écart ici est tellement grand et l'argument fourni par la tra- dition si fragile, que, dans l'état actuel de la question, on ne sau- rait faire usage de ces manuscrits de Horiuzi au point de vue paléographique en toute sûreté de conscience et sans tenir compte des doutes exprimés à cet égard par M. Weber1. Peut-être la publication annoncée par M. Hœrnle du manuscrit de Bakhshâli, en apportant des preuves nouvelles, fournira -t-elle les éléments d'une solution définitive. Pendant que M. Max Millier travaillait sur cette ancienne copie du Prajnâpâramitâ. [164] hridaya-sûtra, MAI. Paul Regnaud et Ymaizoumi restituaient et traduisaient le même texte d'après une édition japonaise de 1754 procurée par M. Emile Guimet et des documents tibétains et sanscrits commu- niqués par M. Léon Feer. Leur travail présenté au Congrès de Leide, a fourni à M. de Milloué l'occasion de revendiquer pour le Musée Guimet l'honneur d'avoir possédé et fait connaître avant

de prière a été publiée par M. A. Weber daprès une plaque gravée provenant du Tibet : Ueber eine magische Gebetsformel aus Tibet ; dans les SitzuiiysLcrichte de l'Aca- démie de Berlin, février 1884. 1. Dans le Literarisches Centralblatt du 22 novembre 1884.

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l'Université d'Oxford ot M. Max Millier, des textes sanscrits pro- venant du Japon1.

Tandis que ces dernières publications de M. Max: Mùller portent plus spécialement sur quelques-unes des questions accessoires que soulève l'histoire du bouddhisme du Nord, c'est au sein même de sa doctrine et de sa tradition que nous ramène la nouvelle traduc- tion du Lotus de la Bonne Loi par M. Kern2. Le livre est bien connu par l'admirable version de Burnouf, et le nouveau tradu< te ut n'a pas manqué de rendre sincèrement hommage à son illustre devancier. Toutefois, un savant aussi profondément versé en la matière que M. Kern, ne pouvait pas reprendre un texte pareil, sans donner beaucoup de nouveau. Sa traduction n'est pas la simple reproduction de l'œuvre française. Elle est faite en partie sur des matériaux différents, plus abondants et plus anciens, et l'interprétation des morceaux poétiques, des Gàthâs, a surtout profité des résultats acquis durant les trente dernières années. Les notes placées au bas des pages, brèves et substantielles, abondent en observations ingénieuses, en rapprochements heureux, soit au point de vue philologique, soit à celui de l'histoire et des doctrines du bouddhisme. Dans l'introduction, il est tenu compte des informations de source tibétaine et chinoise, M. Kern s'est attaché à faire ressortir l'autorité parfois trop méconnue qui revient à ces sûtras développés du Nord, en même temps que, à l'aide d'exemples parfaitement [i6o] choisis, il a présenté les vues les plus fines et les plus neuves sur ce dialecte mixte des Gâthâs, dans lequel la majeure partie de cette littérature a été probablement rédigée.

De son côté, M. Foucaux a donné une nouvelle traduction, faite cette fois sur le texte sanscrit, du Lalitavistara3, cette biographie du Buddha qu'il a été le premier affaire connaître en Europe, d'après le texte tibétain. La nouvelle traduction est en progrès marqué sur la première : en beaucoup d'endroits on croirait à peine lire le même livre. Pour bien l'apprécier, toutefois, il convient d'attendre

1. L. de Milloué, Quelques mots sur les anciens textes sanskrits du Japon, à pro- pos d'une traduction inédite du Prajnâpârainitâ-hridaya-sûtra par MM. Paul Regnaud et

Y. Ymaizoumi. Leide, 1884. Tirage à part des Travaux du Congrès international des Orien- talistes à Leide.

2. H. Kern, The Saddharma-pundarîka or the Lotus of the True Law, transluted. Oxford, 1881. Forme le vol. XXI des Sacred Books of the Easl.

3. Ph. Ed. Foucaux, Le Lalita vistara Développement des jeux contenant l'his- toire du Bouddha Çakyamouni depuis sa naissance jusqu'à sa prédication. Traduit du sans- krit en français. Paris, 1884. Forme le vol. VI dos Annales du Musée Guimet.

BULLETIN DE 1885 381

le deuxième volume, M. Foucaux doit donner des notes expli- catives et l'appareil critique des manuscrits sur lesquels il a tra- vaillé1. A la fin du volume, trois appendices empruntés à des sources tibétaines et pâlies complètent le récit du Lalitavistara. Ce sont des morceaux bien connus relatifs à la généalogie du Buddha, à sa mort et à ses funérailles. En même temps, M. Râjendra- lâla Mitra, l'éditeur du texte sanscrit du Lalitavistara, a repris, dans la Bibliotheca ïndica, la suite de sa traduction anglaise2 qui était restée interrompue depuis plus de 25 ans.

Le Lalitavistara n'est pas la seule biographie du Buddha qu'aient possédée les bouddhistes du Nord. Outre celle qui est englobée dans le Mahâvastu, ils en avaient d'autres, dont les ori- ginaux sanscrits sont en partie perdus, mais ont été conservés par- fois dans des versions tibétaines et chinoises. Ces dernières étant d'ordinaire datées d'une façon précise, sont du plus grand prix pour l'histoire de la légende du Buddha. C'est un de ces livresque nous donne M. Beal3. Le récit, qui [166] comprend la vie entière du Buddha, est la reproduction du Buddhacarita d'Açvaghosha et a été traduit en chinois en 420 A. D. Dans l'introduction, le traduc- teur anglais passe en revue les livres sur le même sujet qui existent ou ont existé en chinois et dont l'examen établit que cette légende était arrêtée dans tous ses traits essentiels dès avant la fin du Ier siècle.

Je n'ai pas connaissance d'une troisième biographie du Buddha comprise dans le récent ouvrage de M. Rockhill4 et qui est de pro- venance tibétaine. Mais les lecteurs de la Revue ont pu juger ici même du soin avec lequel travaille M. Rockhill, par sa traduction

1. M. Foucaux nous prie de signaler une inadvertance qui lui a échappé à la cor- rection des épreuves. P. 346, 1. 2 du bas, au lieu de « l'objet des cinq prises (de possession parles sens) », il faut lire : « les cinq skandhas de la prise (de posses- sion) ».

2. Râjendralâla Mitra, The Lalita-vistara, or Memoirs ofthe Early Life of Çâkya Sinha. Translated from the Original Sanskrit. Fascic. I et II. Calcutta, 1881-1882.

3. Samuel Deal, The Fo-sho-hing-lsan-king. A Life of Buddha by Açvaghosha Bciïhi- sattva translated from Sanskrit inlo Chinese. by Dhormaraksha A. D. V2Q, and j'y. m Chinese inlo English. Oxford, 1883. Forme le vol. XIX des Sacred Books of the East.

4. W. W. Rockhill, The Life of the Buddha and the Early History of his Order. Ihri- ved from Tibelan Works in the Bkah-hgynr and Bstan-hgyur. Followed by Notices on the Early History of Tibet and Khoten. Londres, 1884. Fait partie de Triibner's Oriental Séries. —Je ne puis rien dire non plus de l'ouvrage de M. A. Lillie, The Popular Life of Buddha. Londres, 1883. Mais, à en juger par les autres productions de Fauteur, ce qu'il peut y avoir mis du sien doit être sujet à caution .

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382 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

du Pratimoksha-sûtra1. Le même savant a traduit du tibétain deux de ces petits traités2 l'on croit surprendre parfois comme l'écho de la prédication du grand solitaire, ainsi que l'Udânavarga3 qui représente dans la collection du Nord cet admirable recueil de sen- tences religieuses et morales connu dans le Sud sous le titre de Dhammapada, « les stances du salut ». M. Léon Feer a con- tinué ses minutieuses analyses de la collection d'histoires édi- fiantes intitulée Avadânaçataka ou «les cent actions mémorables4 ». Enfin [167] l'ensemble de cette littérature sacrée, telle qu'elle existe au Népal et en Chine, a été inventorié d'une façon plus complète qu'il ne l'avait été jusqu'ici, dans des Catalogues qui sont des modèles de bibliographie historique, par MM. Bendall5 et Bunyu Nanjio6.

Si de la littérature nous passons à l'archéologie, c'est encore M. Senart que nous trouvons en première ligne avec la suite de sa magistrale étude des inscriptions du roi Piyadasi7. L'interpréta- tion de tous ces monuments est sortie de plus ou moins modifiée dans le détail. Mais les plus grands changements ont porté sur les inscriptions découvertes en dernier lieu, celles de Bairât, de Sahasrâm et de Rûpnâth, l'on avait cru trouver la date du Nir- vana. Cette date disparaît et fait place à un envoi de missionnaires : l'édit au lieu d'être de la fin du règne, devient le premier de la série, et l'hostilité professée par le roi contre les dieux du ciel, est

1. W. Woodville Rockhill, Le Traité d'émancipation ou Pratimoksha Sûlra, traduit du tibétain; dans la Rev. de l'Hist. des ReL, t. IX, pp. 3 et 167.

2. Le même, Translation of two brief Buddhist Sutras from the Tibetan ; dans Pro- ceedings of the American Oriental Society, mai 1883.

3. Le même, Udânavarga : a Collection of Verses from the Buddhist Canon, compiled by Dharmatrâta, being a Northern Buddhist version of Dhammapada. Translated from the Tibetan of the Bkah-hgyur, ivith Notes and Extracts from the Commentary of Prajnâvar- man. Londres, 1883. Fait partie de Trubner's Oriental Séries. Cf. l'article de M. Léon Feer dans la Revue critique du 3 septembre 1883.

4. Léon Feer, Etudes Bouddhiques : Mésaventures des Ârhals ; dans le Journal Asia- tique, t. XIX, p. 328(1882). Comment on devient Arhatî ; ibidem, I, p. 407 (1883).— Comment on devient Deva ; ibidem, III, p. 5(1884). Comment on devient Prêta; ibidem, p. 109. Les Avadânas Jâtakas ; ibidem, IV, p. 332.

5. Cecil Bendall, Catalogne of the Buddhist Sanskrit MSS. in the University Cam- bridge, ivith Notes and Illustrations of the Palœography and Chronology of Népal and Ben-

al. Cambridge, 1883.

6. Bunyu Nanjio, Priest of Eastern Hongwanzi, Japan :A Catalogue of the BuddJiist Tripitaka. Oxford, 1883.

7. E. Senart, Etude sur les inscriptions de Piyadasi. Deuxième partie. Les édits sur colonnes ; dans le Journal Asiatique, t. XIX, p. 385 (1882) et XX, p. 101. Troisième partie : Les édits détachés sur roc; ibidem, t. I, p. 171 (1883) et III, p. 446 (1884).

BULLETIN DF< 1885 383

changée on hostilité contre les dieux de la terre, des brahmanes. M. Bûhler, qui a repris à son tour l'étude de ces inscriptions dans le Journal de la Société orientale allemande1, a pourtant trouvé encore à glaner après M. Senart. Outre cet excellent tra- vail, on lui doit la transcription des nouveaux fac-similés, pris par M. Fleet, des édits gravés sur les piliers de Delhi (lât de Firôz Shah) et d'Allahàbâd2. Sa proposition de ne compter [168] que sept de ces édits et de voir dans le huitième (l'édit circulaire) la continua- tion immédiate du septième, est une des plus heureuses qu'on ait faites, par la simplicité avec laquelle elle répond à toutes les exi- gences. — A côté de ces travaux sur les plus anciennes inscrip- tions de l'Inde, il faut signaler le mémoire de M. Halévy sur le double alphabet dans lequel elles sont écrites3. M. Halévy com- mence par établir l'étroite dépendance de l'alphabet méridional de celui du Nord et, au lieu de rattacher ce dernier, comme on l'avait fait jusqu'ici, à l'ancien alphabet phénicien, il le dérive directe- ment de l'écriture cursive araméenne dans laquelle sont écrits les papyrus ptolémaïques. Quant à l'alphabet phénicien archaïque, il n'est intervenu qu'indirectement, par l'intermédiaire d'un dérivé, l'alphabet grec, auquel l'écriture indienne a emprunté un certain nombre de caractères. Ces conclusions s'appuient sur des rapports si concluants et si précis, qu'on ne saurait leur refuser une très grande probabilité. Elles sont heureusement indépendantes de l'es- pèce de contre-épreuve à laquelle M. Halévy a cru devoir les sou- mettre en y rattachant des vues plus que risquées sur l'âge des monuments même de la littérature de l'Inde.

Le défaut d'espace ne nous permet pas de passer en revue plus longtemps une à une les nombreuses publications relatives à l'ar- chéologie du bouddhisme du Nord. Il nous faut pourtant accorder encore, ne fût-ce qu'en passant, une mention spéciale à quelques- unes des plus importantes. M. Bhagvânlâl Indraji a publié un rap- port plein d'informations du plus haut intérêt sur les antiquités

1. G. BCihlcr, Beitrâge zur Erklârung der Aç.oka-Insclirij'ten ; dans Zeitschrift der Dcutschen Morgenl. Grsellschaft, XXXVJI (1883), pp. 87, 253, 422 et 572.

2. Le même, Transcripts of the Delhi and Allahabud Pillar Edicts of Açoka ; d;m s Indian Anliquary, t. XIII (1884), p. 30(î. La transcription est placée en regard des l'ac- similés publiés par M. Fleet.

3. J. Halévy, Résumé d'un mémoire sur V origine des écritures indiennes. Extrait des Comptes rendus des séances de V Académie, des Inscriptions et Belles-Lettres, septembre 1884. Cf. 11. N. Gust, On the Origin of the Indian Alphabet; dam Joum. of the lioy. Asiatic Soc. of Gr. Britain and lreland, t. XVI (1884), p. 325.

$84 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

bouddhiques découvertes dans les environs de Bombay1, entn autres un fragment du huitième des édits sur roc d'Açoka, qui montre que la domination [169] directe de ce prince s'étendait bien phu bas sur la côte du Dékhan qu'on ne le supposait jusqu'ici. Les opérations de Y Archœological Survey of India embrassent h passé entier de l'Inde. C'est ici pourtant qu'il convient de les mentionner, parce que les restes de la période bouddhique conti nuent à y tenir la plus grande place. On trouvera en note le détai des nouveaux volumes concernant, les uns l'Inde du Nord, donl l'exploration est directement dirigée par M. Cunningham2, les autres l'Inde de l'Ouest et du Sud, les travaux sont conduits par M. Burgess3. M. Beal, à qui on doit déjà d'excellentes recherches sur les pèlerins bouddhistes du moyen âge, a publié un< nouvelle traduction du Mémoire sur les Contrées occidentales d( Hiouen-Tsang, cette précieuse description de l'Inde et du mond< bouddhique du vne siècle. L'auteur y a joint [170] les relations de deux prédécesseurs de Hiouen-Tsang4, Fa-Hian et Song-Yun,h

1. Bhagvânlâl Indraji, Antiquarian Remains at Sopârâ and Padana ', dans Journt of the Roy. Asiatic Soc. Bombay Branch, t. XV (1883), p. 273.

2. Archœological Survey of India : Report of Tours in the South-castern Provinces ir 187 '■'/, and 1875-76. By J. D. Bcglar, under the superinlendence of Major-General A. Cun ningham. Vol. XIII, Calcutta, 1882. Report of a Tour in the Penjab in 1878-70. By A. Cunningham. Vol. XIV, 1882. Report of a Tour in Behar and Bengal in 1879- Jrom Patna to Sanargaon. By. A. Cunningham. Vol. XV, 1882. Report of Tours il North and South Bihar, in 1880-81. By A. Cunningham andH.B. W. Garrick. Vol. XVI 1883. Report of a Tour in the Central Provinces and Lower Gangetic Doab in 1881.-82 By A. Cunningham. Vol. XVII, 1884. Report of a Tour in the Gorakhpur District, 1875-76 and 1876-77. By A. C. D. Carlleyle. Vol. XVIII, 1883.

3. Jas. Burgess, Archœological Survey of Western India. Vol. IV. Report on the Bud dhist Cave Temples and their Inscriptions, being part of the Resulls of the four th, jiflh, and sixth teaeoni opérations of the Archœological Survey of Western India. 1876-77, 1877-78 1878-79. Snpplementary tothe volume on « Cave Temples of India ». Londres, 1883. Pour la partie épigraphique, M. Burgess a eu la collaboration de M. Bhagvânlâl Indraji qui a préparé les fac-similés, et de M. Bùhler qui a traduit la plupart des inscriptions Vol. V : Report on the Elura Cave Temples and the Brahmanical and Jaina Caves in Western India, completing the Results of the fifth, sixth, and seventh scasons opérations of the Archœological Survey. 1877-78, 1878-79, 1879-80. Supplementary to the volume on a The Cave Temples of India ». Londres, 1883. Ce volume contient les inscriptions d< Nânàghât et de Kanheri, traduites par M. Bùhler.

Jas. Burgess, Archœological Survey of Southern India. N" 3. Notes on the Amarâvat Stupa. Madras, 1882. Les inscriptions sont traduites par un élève de M. Bùhler M. E. Hultzsch de Vienne. Une traduction revue et augmentée a été publiée depui par M. Hultzsch, Amarâvati-Inschriftcn gelesen and erklcirt ; dans Zeilschr. der Deutsch Morgenl. Gesellsch., t. X.XXV11 (1883), p. 548. Cf. du même, A Bnddhist Inscription from Kotâ; ibidem, XXXVIII, p. 546.

4. Samuel Beal, Si-yu-ki. Buddhist Records of the Western World, translalcd from t)

BULLETIN DE 1885 385

dernière traduite "pour la première fois. Les notes, suffisantes peut- être pour le sinologue, auraient pu être parfois plus explicites.

M. Sarat Ghandra Dâs a donné d'utiles informations sur l'histoire et sur les particularités du bouddhisme tibétain1. Enfin M. Senart, en analysant une des plus importantes parmi les ins- criptions sanscrites récemment envoyées du Cambodge par M. Ay- monier2, a montré que, au ixe siècle encore, le bouddhisme de ce pays se rattachait non seulement par la langue, ce que l'on savait déjà, mais aussi par la doctrine, à la branche du Nord3. On trouvera en note4 le relevé de quelques travaux détachés éclairant diverses particularités de l'ancien bouddhisme de l'Inde.

Chinese of Hiuen-Tsiang (A. D. 629), 2 vol. Londres, 1884. Fait partie de Triibner's Oriental Séries.

1. Baboo Sarat Ghandra Dàs, Contributions on the Religion, History, etc., of Tibet ; dans Journal of the Asiatic Soc. ofBengal, t. L (1881), p. 187 et Ll, pp. 1 et 87. Cf. W. W. Rockhill, The Tibetan « Hundred Thousand Songs » of Milaraspa, a Buddhist Missionary of the Eleventh Century ; dans Proceedings of the Amène. Orient. Soc, octobre 1884.

2. Emile Senart, Une inscription bouddhique du Cambodge ; dans la Revue Archéolo- gique, 3e série, t. I (1883), p. 182.

3. Le sanscrit était de même anciennement la langue du bouddhisme de la pres- qu'île de Malacca. H. Kern, Ovcr eenige oude Sanskritopschriften van't malaische Schier- eiland ; dans les Verslagen en Mededeelingen de l'Académie d'Amsterdam, section de littérature, série III, partie 1, 1883.

4. H. Rivett-Carnac, Mémorandum of Clay Dises called « Spindle Whirls » and votive Sealsfound at Sankisa, Behar, and other Buddhist Buins in the North Western Provinces of India ; dans le Journal of the : Asiatic Soc. ofBengal, t. XLIX (1880), p. 127. Les sceaux d'argile avec formule votive ne sont pas particuliers au bouddhisme : on en a trouvé depuis de tout [semblables, avec des légendes brahmaniques. R. Hœrnle, Notes on Some Clay-Seals found in the Panjab ; dans Proceedings of the As. Soc. of Bengal, septembre 1884. Arthur Lillie, Buddhist Saint Worship ; dans Journal of the Boy. As. Soc. of Gr. Britainand Ireland, t. XIV (1882), p.'218. William Simpson, A Sculptured Tope on an old Stone at Dras, Ladakh; ibidem, p. 28. Buddhist Caves of Afghanistan ; ibidem, p. 319. The Identification of the Sculptured Tope at Sanchi ; ibidem, p. 332. II. Yule, Buddha and St.Josaphat ; dans The A cademy, 1" septembre 1883. Montre que déjà l'historien portugais Diego de Couto avait reconnu l'identité de Josaphat et du Buddha. Cf. sur cette légende de Josaphat, E. Braunholz : Die erste nicht christliche Parabel des Barlaam und Josaphat ; ihre Herkunfl und Verbreilung. Halle, 1884. A. Andreozzi, // dente di Budda. Racconto estratto dalla Storia délie spiagge, e tradotto letteralmente del Chinese. Florence, 1883. Sur la légende de la dent sacrée, cf. les pièces appartenant à la littérature du Sud, traduites par M. L. de M il- loué dans les Annales du Musée Guimet, vol. VII, Paris, 1884 : Le Dâthdvança ou histoire de la dent relique du Buddha Go tama. Poème épique pâli de Dhammakitti, traduit en français d'après la version anglaise de Sir Mutu Coomâra Swàmy. Mémoire sur la dent relique de Ceylan, précédé d'un essai sur la vie et la religion de Gaulama Buddha, par J. Gerson da Cunha. Traduit de l'anglais avec autorisation de l'auteur. S. Beal, Two Sites named by Hiouen-Thsang in the 10th Book of the Si-yu-ki ; dans Journal of the Boy. As. Soc. of Gr. Britain and Ireland, t. XV (1883), p. 333. Le même, Some further gleanings from the Si-yu-ki ; ibidem, t. XVI (1884), p. 247. Le même,

Religions de l'Inde. I. «•

386 BULL E T l N S I) F. s H ] <: L I G 1 0 M S I) K L I N D E

1 1 7 1 ] Nous pourrons être plus bref en passant en revue les publi- cations relatives au bouddhisme du Sud. Non que ces publications soient moins importantes que les précédentes ni qu'elles forment un ensemble moins considérable. Mais elles sont moins éparpillées et consistent, pour la majeure partie, en éditions de textes qui ne s'adressent qu'aux spécialistes. AI. Fausbôll a ajouté un nou- veau volume à sa grande édition du texte et du commentaire pâlis du livre des Jâtakas, ou des récits relatifs aux existences anté- rieures du Buddha1. La publication s'arrête au 438e récit. Il suffira d'un dernier volume pour achever la collection, qui est la recension bouddhique, en quelque sorte, de ce grand amas de fables et de contes communs, depuis bien des siècles, à l'Inde et à l'Occident. La traduction dévolue à M. Rhys Davids n'a pas progressé du même pas, et en est toujours encore au 40e récit. M. Oldenberg a achevé sa belle édition du texte pâli du Vinayapitaka2. Le volume IV comprend deux parties : la première [172) contient la fin de la discipline des moines et traite successivement des péchés qui entraînent pénitence, de ceux qui s'expient par la simple confession, des menues observances concernant le costume, la tenue, le boire et le manger, enfin des diverses sortes de procédure à suivre en cas d'offense. La deuxième partie reprend les matières traitées dans le IIIe volume et dans la première partie du IVe volume, en tant qu'elles s'appliquent spécialement aux religieuses. Le volume V est à la fois un supplément et un résumé des volumes I-IV. En même temps que le texte original complet, M. Oldenberg publie, en collaboration avec M. Rhys Davids, la traduction des princi- pales portions du Vinayapitaka3. La première partie du recueil, le

Kukkutapâdagiri and Kukkuta Sanghârâma ; dans YIndian Antiquary, t. XII (1883), p. 827. Sir Walter Elliot, Notice of a Buddhist Tope in the Pittapur Zamindari ; ibi- dem, p. 34 et la note de M. R. Sewell, p. 258. L. deMilloué, On the Nâgapattanam Buddhist Images ; ibidem, p. 311. F. Max Millier. The true date of Buddha' s death ; dans The Academy du 1er mars 188-t. T. H. Hendley, Buddhist Remains near Sâm- bhur in Western Rajputana, Jndia ; dans Journal of the Roy. Asiatic Soc. ofGr. Britain and Ireland, t. XVII (1885), p. 29.

1. V. Fausbôll, The Jâtaka loge thcr with its Commentary, being Taies of the anterior births of Gotarna Buddha. For the jirst time edited in the original Pâli. Vol. III. Londres, 1883.

2. Hermann Oldenberg, The Vinaya Pitakam. One of the principal Buddhist Holy Scriptures in the Pâli language. Vol. IV. The Suttavibhanga, Second Part (End of the Mahâvibhanga ; Bhikkhunîvibhanga). Londres et Edimbourg, 1882. Vol. V : The Parivâra ; ibidem, 1883.

3. T. W. Rhys Davids and Hermann Oldenberg : Vinaya Texls translatea from the Pâli. Part I: The Pâlimokkha. The Mahâvagga, I-IV. Oxford, 1881. Part II: The Mahâ-

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Vibhanga ou Suttavibhanga, qui correspond aux volumes III et IV de l'édition de M. Oldenberg1, ne se prêtait guère à une version complète. Comme l'indique le titre de cette partie, « développement du Sutta », elle consiste en une sorte de commentaire d'un texte fondamental, réparti sous la forme de courtes prescriptions, à la fin des chapitres. Le commentaire, avec force digressions, expose en détail l'application de ces prescriptions et indique à quelle occasion elles ont été formulées par le Buddha. Ce sont ces pres- criptions, qui, détachées du contexte, constituent le Pàtimokkha, l'examen de conscience des membres de l'ordre, proprement « la libération (du péché) », que MM. Rhys Davids et Oldenberg ont traduites comme représentant suffisamment le contenu du Vi- bhanga2. De la deuxième partie du Vinayapitaka, les Khandhakas, proprement « les chapitres » (vol. I et II de l'édition Oldenberg), ils donnent au contraire la version complète. La partie publiée comprend le Mahâvagga, «la grande collection», [173] en entier et le premier tiers environ du Cullavagga, « la petite collection ». L'en- semble forme une composition, sinon homogène, du moins indé- pendante, ne suivant pas, comme le Vibhanga, un texte antérieur et qu'on puisse en détacher. Il y est traité de l'admission dans l'ordre, des jours de jeune, de la retraite annuelle durant la saison des pluies, du costume, des repas, de l'autorité ecclésiastique, de l'excommunication et de tout l'ensemble de la discipline. La partie légendaire, dans les premières sections surtout, est bien plus riche et plus originale que dans le Vibhanga. L'introduction con- tient un nouvel exposé des questions d'histoire littéraire que sou- lève le Vinayapitaka et que M. Oldenberg avait déjà discutées dans la préface de son édition du Mahâvagga.

M. Oldenberg a entrepris et achevé son édition du Vinaya avec l'appui de l'Académie de Berlin et du ministère de l'Inde et des colonies. Depuis, ces études ont trouvé un centre et une organi- sation indépendants par la constitution de la Pâli Text Society. On trouvera dans le Journal3 de la société, dans les rapports annuels

vagga, V-X. The Cullavagga, I-IJI. Oxford, 1882. Forment les vol. XIII et XVII des Sacred Books of the East.

1. L'ordre adopté par M. Oldenberg dans son édition diffère de celui des MSS du Vinayapitaka. Pour obtenir ce dernier, il faut ranger les volumes de l'édition de la façon suivante : III, IV, I, II, V.

2. La traduction ne donne que ce qui est relatif aux moines. Elle laisse de côté les chapitres qui concernent spécialement les religieuses.

3. Journ. ofthePâli Text Society. Editedby T. W. RhysDavids. 2vol. Londres, 1882 et 188 3

388 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

qu'y public M. Rhys Davids, toutes les informations concernant l'origine, les statuts, l'activité naissante et déjà fructueuse de l'as- sociation. Outre ces rapports, le Journal publie des correspon- dances, des catalogues des principales collections de MSS. pâlis existant en Europe et dans l'Inde, ainsi que des mémoires et tra- vaux de diverse nature, dont l'étendue ne suffirait pas pour remplir un volume1. Quant aux publications séparées, il suffit de les énu- mérer, pour faire [174j juger de l'importance du travail accompli en si peu de temps. Elles ont porté principalement sur le Suttapitaka, « la corbeille des Suttas » ou des discours (prononcés en général par le Buddha) qui s'adressent aux laïques aussi bien qu'aux membres de l'ordre. M. Morris a édité les deux derniers traités de cette division du canon : le Buddhavamsa « la succession des Buddhas » et le Cariyâpitaka « le livre de la pratique (suivie par le Bodhisattva2) »; l'un, un abrégé en vers de la vie du Buddha Gotama et de celles de ses vingt-quatre prédécesseurs; l'autre, une collection également en vers de trente-quatre jâtakas ou récits des existences antérieures du Buddha. MM. Oldenberg et Pischel ont publié, l'un les Theragâthâs, l'autre les ïherîgâthâs3, deux recueils de stances attribuées par la tradition à des anciens et à des « an- ciennes » de l'ordre, contemporains du Buddha ou ayant vécu peu de temps après lui. Ces textes, ainsi que les précédents, appar- tiennent à la cinquième section du Suttapitaka, au Khuddakanikâya ou « collection des petits morceaux ». M. Morris a entrepris à lui seul l'édition de la quatrième section, l'Anguttaranikâya, recueil d'une étendue considérable dont il vient de publier les deux pre- miers chapitres4. Enfin, la troisième des grandes divisions du

1. Voici la liste de ces mémoires : James d'Ahvis : On Buddhism. On Pâli. Max Millier : The late Kenjiu Kasawara. A. C. Benson : Buddha. Cecil Bendall, Notes and Qaeries on Passages in the Mahâvagga. Edward Millier, Khuddhasikkhâ and Mâlasikkhâ. Deux traités en vers formant un abrégé du Vinayapitaka. Les collec- tions de MSS. décrites sont : Bodleyan Library, Oxford (O. Frankfurter) ; Bibliothèque nationale, Paris (Léon Feer) ; Oriental Library, Randy, Ceylon (H. P. Bell) ; Colombo Muséum, Ceylon (Louis de Zoysa) ; India Office, London (H. Oldenberg) ; British Muséum, London (Hœrning) ;Cambridge University Library (Rhys Davids); Bibliothèque royale et Bibliothèque de V Université, Copenhague (Rhys Davids, d'après Westergaard et Fausbôll) ; Société d'Anthropologie cl de Géographie de Stockholm (E. W. Dahlgren et Fausbôll).

2. Rev. Richard Morris, The Buddhavamsa and the Cariyâ-pitaka, edited. Parti. Text. Londres, 1882.

3. Hermann Oldenberg and Richard Pischel, The Thera and Therî-Gathâ. (Stanzas ascribed to Ëlders of the Buddhist Order of Becluses.) Edited. Londres, 1883.

4. Rev. Richard Morris, The Anguttara-nikâya, edited. Part I. Ekanipâia and Dukani- pùla. Londres, 1883.

BULLETIN DE 1885

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canon, l'Abliidnammapitaka, « la corbeille de la métaphysique1 » a été à son tour entamée par le même savant, qui en a édité la sec- tion intitulée Puggalapannatti, « la théorie des individus2 ». C'est un traité qui d'abord énumère et ensuite définit, chaque fois en dix chapitres, les conditions des individus engagés dans le courant, c'est-à-dire convertis à la loi du [17o] Buddha. D'un autre ouvrage publié sous les auspices de la Société et qui, par exception, est un livre jaina, il sera question plus loin, quand nous examinerons les travaux relatifs à cette secte. C'est un début qui promet : pour peu que la Société reste fidèle à son programme, on peut espérer que, d'ici à peu d'années, le texte du canon pâli tout entier sera devenu accessible dans des éditions critiques. En dehors de cette belle collectionne n'ai à signaler, en fait de publications de textes, qu'une curieuse litanie en l'honneur du Buddha, de provenance birmane3, et le Sutta édité par M. Senart à la suite de son étude sur les inscriptions de Piyadasi4.

Pendant que les études de haute philologie pâlie se concentraient ainsi dans la Pâli Text Society, il se créait à Ceylan même, sur le modèle de YIndian Antiquary, un nouveau périodique, Y Orien- taliste, qui, il faut l'espérer, sera pour le bouddhisme singhalais, ce que l'excellent recueil fondé par M. Burgess est pour l'Inde

1. Traduction communément admise, mais qui, par rapport au canon pâli du moins, est loin d'être exacte. Les traités compris dans cette division ne traitent ni plus ni moins de métaphysique que les autres parties du canon, que les Suttas notamment. Ils paraissent plutôt se distinguer du reste par leur origine secondaire et par leur forme, qui est particulièrement technique et aride.

2. Rev. Richard Morris, The Puggala-paniîatti. Part I. Text. Londres, 1883.

3. H. L.St. Barbe, The Namakkâra, with Translation and Commentary ; dans le Jour- nal of the Roy. As. Soc. of Gr. Britain and Ireland, t. XV (1883), p. 213.

4. VAmbalatthikârâhulovâda-Sutta, tiré de la deuxième section du Suttapitaka; dans le Journal Asiatique, t. III (1884), p. 493. —A cesdernières publications, il faut joindre la traduction d'une sorte d'encyclopédie bouddhique siamoise, le Paramattha Miezu, par M. Bastian, qui est insérée dans son récent ouvrage : Religions-philosophische Pro- blème auf dem Forschungsfelde Buddhistischer Psychologie und der Vergleichenden Mytho- logie. Berlin, 1884, p. 115. Je voudrais pouvoir rendre compte de cette publication de M. Bastian, ainsi que de son précédent ouvrage : Der Buddhismus in sciner Psychologie. Berlin, 1882. Mais j'avoue que je n'ai à peu près rien compris à l'un, et guère plus à l'autre. Abstraction faite de l'obscurité de détail et en quelque sorte matérielle de sa façon d'écrire, il m'est impossible de saisir le but général que se propose M. Bas- tian. Ce ne sont pas de simples matériaux, parce qu'il s'y mêle trop de spéculation. Ce n'est pas davantage un exposé théorique, car le fil, pour moi du moins, se perd à chaque instant. C'est un chaos informe, que je suis obligé de laisser à débrouiller à de plus habiles que moi.

5. The Orienlalist, a Monthly Journal of Oriental Literature, Arts and Sciences, Fol- klore, etc. Kandy, Ceylan. Le lei numéro est de janvier 1884.

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propre, l'organe le plus commode et le plus accrédité delà recherche courante. A côté d'intéressantes communications sur le folklore et l'ethnographie de l'île, l'archéologie bouddhique y est représentée par plusieurs articles dont on trouvera le relevé en note1.

[1 76] Il ne me reste plus, pour achever ma tâche en ce qui concerne le bouddhisme, qu'à jeter un coup d'œil sur les ouvrages il est envisagé d'une façon générale, à la fois d'après les documents du Nord et ceux du Sud. M. Kern a terminé sa grande et belle his- toire du bouddhisme dans l'Inde2, le livre le plus complet qu'on possède sur la matière. J'ai indiqué dans le précédent Bulletin les réserves que commandent les théories mythologiques de l'auteur : j'ai dit aussi que la valeur de l'ouvrage était indépendante de ces théories. A mesure d'ailleurs que le récit s'éloigne des origines et de la personne du fondateur, il donne moins de prise à ce genre d'objections, tandis que les qualités qui le distinguent, la clarté, l'exactitude, l'étendue et la sûreté des informations, cette intelli- gence des faits surtout, sans laquelle il n'est point d'histoire, s'affirment jusqu'à la fin, dans l'ensemble et dans les moindres détails. Dans ce deuxième volume, M. Kern traite du Samgha, de l'ordre bouddhique, de son organisation et de sa discipline; du culte avec ses pratiques, ses symboles, son appareil; de l'histoire de l'Eglise, [177] avec ses conciles, ses schismes, ses sectes et ses

1. L. Corneille Wijesinha, Episodes from the Mahâvamsa, pp. 49, 80, 125, 145 et 169. W. P. Ranesingha, Buddhist Barlal Service as held by the Siamese Sect in the Low Country of Ceylan, p. 116. Louis Nell, The Apannaka Jâtaka, p. 156. T. B. Panebokke, The Reward of Covetousness, p. 165. llev. D. J. Gogerly, Bud- dhism, p. 193. Des réimpressions des menus travaux, devenus introuvables, de M. Gogerly, seraient les bienvenues. J. V. Dickson, The Upasampadâ-Kammavâcâ, p. 206. Est la réimpression de l'article du Journal of the Roy. As. Soc, t. VII, et traite de la réception dans l'ordre. Pour terminer ce qui concerne l'archéologie du bouddhisme méridional, j'ajoute quelques travaux d'autre provenance : Arthur Lillie, The Buddhism of Ceylon, dans le Journal of the Roy. As. Soc. of Gr. Britain and Ireland, t. XV (1893), p. 419. W. Knight James, Noies on Buddhist Images in Ceylon ; dans llndian Antiquary, t. XI11 (1884), p. 14. Rev. Richard Morris, Folklales of India; dans le Folklore Journal, t. II (1884), p. 304, 332, 370 et t. III (1885), p.. 56; est une série d'études sur les Jâtakas.

2. H. Kern, Geschiedenis van het Buddhisrne in lndië. Ziueede Deel. Harlem, 1884- L'ouvrage est traduit en allemand par M. H. Jaeobi, Der Buddhismas und seine Geschichte in Indien. Leipzig. Le 1er volume est de 1882; le est sous presse. L'interruption de la traduction française commencée dans la Revue est infiniment regrettable, et j aime toujours à espérer qu'elle n'est que temporaire. Nous n'avons rien dans notre langue qui puisse tenir lieu de cet ouvrage. Cf. E. Bruchmann, Der Buddhismus, dans la Zeitschriftfûr Vôlkerpsychologie und Sprachwissenschaft, t. XV (1884), p. 413. L'article se réfère spécialement à l'ouvrage de M. Kern et à la vie du Buddha de M. Olden- berg.

BULLETIN DE 1885 391

écoles; enfin de l'histoire politique du bouddhisme, autant que nous pouvons l'entrevoir, de sa longue et lente décadence, jusqu'aux jours le silence qui s'est fait sur lui, nous avertit seul qu'il s'est éteint. Ces derniers chapitres du livre en sont, à première vue, la partie la plus neuve. Depuis Lassen, personne n'avait entrepris d'écrire l'histoire de cette décadence dont les découvertes récentes de l'archéologie ont en partie renouvelé les données. Mais à des yeux exercés, il n'échappera pas combien tout l'ensemble de l'ouvrage est original. Nul n'a mieux montré que M. Kern, par des rappro- chements aussi précis et aussi patiemment rassemblés, combien le bouddhisme de l'Inde a toujours été profondément hindou, et com- bien il faut se garder d'exagérer et de généraliser l'antagonisme qui a pu parfois éclater entre lui et le brahmanisme. Des vues sem- blables dominent les belles études que MM. Kuenen1 et Renan2 ont consacrées au bouddhisme et qui ont déjà été présentées aux lec- teurs de la Reçue3. Elles trouveraient leur application ailleurs encore dans l'histoire des sectes de l'Inde, et il faudrait les avoir toujours présentes à l'esprit en touchant aux diversités de dévotion et d'observance de ce vieux monde religieux, le dogme propre- ment dit tient parfois si peu de place. Il n'y a pas de moyen plus sûr de s'y perdre, que d'y introduire les distinctions tranchées auxquelles nous a habitués l'histoire de notre Occident, où, depuis des siècles, il n'y a plus en présence que des religions à caté- chisme.

C'est à l'historien du christianisme plutôt qu'à l'indianiste, de se prononcer sur les rapprochements que M. Seydel a essayé d'éta- blir entre la vie du Christ et celle du Buddha4. [178] Ces rapproche- ments ne sont pas de pure fantaisie : ils reposent sur des rapports qu'il serait inutile de nier. De ces similitudes, plusieurs sont proba- blement fortuites. Ainsi, pour le bain qui termine le jeûne du Bud- dha et la retraite au désert suivie du baptême dans le Jourdain, le

1. A. Kuenen, National Religions and Universal Religions. The Hibbert Lectures, 1882. Londres, 1882. La traduction française de M. Maurice Vernes, Religion nationale et Religion universelle, Paris, 1883, est faite sur le texte hollandais.

2. Dans le Journal des Savants, 1883, p. 177, 259; articles reproduits dans : Nouvelles Études d'histoire religieuse, Paris, 1884.

3. Voir Revue de VHist. des relig.y t. VII, p. 381, et l'article de M. A. Réville, ibi- dem, t. IX, p. 384.

4. Rudolf Seydel, Das Evangelium von Jesu in seinen Verhàltnissen zu Buddhasage und Buddhalehre, mit fortlaufiger Riicksicht auf andere Religionskreise untersucht. Leipzig, 1882. Die Buddha- Légende und das Leben Jesu nach den Evangelien. Emeute Priïfung ihres gegenseitigen Verhâltnisses. Ibidem, 1884.

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surnaturel de la mise en scène était, de part et d'autre, pour ainsi dire donné d'avance. Quant au fond du récit, il est parfaitement justifié, du côté du Buddha, par la coutume hindoue, tandis que, dans l'Évangile, il nous a conservé le souvenir d'un fait historique dont on ne peut pas se débarrasser, l'affiliation de Jésus à la secte de Jean le Baptiste. Mais il restera toujours un certain nombre de rapports qui ne sauraient être expliqués de la même façon, et, d'autre part, il paraît bien établi que la légende du Buddha était fixée, dans ses traits essentiels, avant le commencement de notre ère. A mon avis la question est ici la même que pour la légende de Krishna et doit être résolue de la même façon. Il y a un vieux fonds d'éléments mythiques qui existait à l'état flottant d'un bout à l'autre du monde antique et qui dispense de recourir à l'hypothèse d'un emprunt direct1. Telle n'est pourtant pas la conclusion de M. Seydel. D'après lui, nos Evangiles reposeraient sur une sorte de poème chrétien, écrit à Alexandrie, par un auteur qui aurait eu sous les yeux une vie du Buddha. Je n'examine pas si ce n'est pas faire trop d'honneur, d'après tout ce que nous en savons, aux productions de la littérature bouddhique. Je me demande simple- ment, en me plaçant au point de vue de M. Seydel et en me référant à la longue liste qu'il a dressée de ces emprunts, ce qu'aurait bien pu être dans ce cas la légende du Christ avant la confection du poème. Je me demande encore comment la présence de documents pareils dès le Ier siècle, à Alexandrie, dans un [179] milieu aussi curieux des choses orientales, pourrait se concilier avec l'ignorance dans laquelle le monde hellénique est resté si longtemps par rapport au bouddhisme ; et je suis obligé de convenir que, de toutes les solu- tions possibles, celle de M. Seydel me paraît encore la plus invrai- semblable.

Je ne connais que pour ce qui en a été dit dans la Revue le livre de M. Virieux sur le Buddha et sa doctrine2. Je n'ai pas davantage, après les substantiels articles de M. Baissac3, à revenir

1. Je n'entends pas nier d'ailleurs la possibilité de certains emprunts, par exemple la virginité de la mère du Buddha, qui, contrairement à l'opinion de M. Seydel, me paraît être un trait chrétien,

2. Eugène Virieux, Le Bouddha, sa vie et sa doctrine. Paris, 1884. Voir l'article de M. Foucaux dans la Rev. de l'Hist. des relig., t. XI, p. 99.

3. Jules Baissac, Etudes d'Histoire religieuse contemporaine. La nouvelle théosophie ; dans la Rev. de VHist. des relig., t. X, pp. 43 et 161. Cf. l'article de M. Foucaux, Un Catéchisme bouddhiste en 1881. Ibidem, t. VII, p. 99, et W. G. Fink, Theosophy, Exo- tcric and Esoteric : dans le Calcutta Review, avril 1883, p. 372.

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BULLETIN DE 1885 :;<).'{

sur le néo-bouddhisme qui, parti d'Amérique et d'Europe, nous revient maintenant par la voie de l'Inde. Je dois dire pourtant que, comme études historiques, des livres comme le Bouddhisme ésotérique de M. Sinnett1, relèvent à peine de la critique. Quant au rôle que l'élément surnaturel joue dans ces écrits, l'examen en appartient à la psychologie et, je le crains, à la psychologie patho- logique. Mais, quoi qu'il faille penser à cet égard, on ne peut s'em- pêcher d'admirer la sûreté en quelque sorte instinctive avec laquelle les auteurs de ce singulier mouvement sont allés droit au pays du monde qui, mieux que tout autre, pouvait leur fournir avec un minimum de ce que nous appelons religion, un maximum de mysticisme.

Les travaux relatifs à la littérature des Jainas, qui n'avaient exigé que quelques lignes dans le précédent Bulletin, se sont sin- gulièrement multipliés dans ces dernières années. Les collections de manuscrits formées dans l'Inde, celles que MM. Bùhler et Jacobi ont apportées en Europe, notamment celle dont s'est enrichie la Bibliothèque de Berlin, commencent à être activement exploitées. M. Jacobi a édité le premier des Angas, c'est-à-dire le traité par le- quel s'ouvre la première division du canon [180] tel qu'il s'est trans- mis dans la secte des Çvetâmbaras , P Acârânga-sûtra, en jaina-prâkrit Âyâramga-sutta2. Un deuxième fascicule donnera un glossaire et des extraits des commentaires sanscrits. Celui-ci ne contient que le texte, en grande partie à peu près inintelligible sans ces secours. Il suffit pourtant d'un examen sommaire pour voir que le contenu répond assez exactement au titre du livre, « enseignement de la conduite ». C/est en effet un traité complet de morale et de disci- pline à l'usage des membres de l'ordre jaina. Aux préceptes se mêlent, comme toujours, des chapitres de nature spéculative ou légendaire. M. Leumann a publié le premier des Upângas, c'est-à-dire le traité qui est en tête de la deuxième division du canon, PAupapâtika-sûtra ou « enseignement relatif à la rémuné- ration (dans une autre existence3) ». Dans l'introduction, M.Leu-

1. A. P. Sinnett, Esoteric Buddhism. Londres, 1883. L'ouvrage vient d'être traduit en allemand : Die Esoterische Lehre oder Geheimbuddhismus. Leipzig, 1885.

2. Hermann Jacobi, The Âyâramga Sutta of the Çvetâmbara .lain*, edited. Part I. Trxt. Londres, 1882. Fait partie des publications de la Pâli Text Society.

3. Ernst Leumann, Das Aupapàtika Sâtra, erstes Upânya der Jaina. Einleitung, Text und Glossar. Leipzig, 1883. Forme le 2" fascicule du t. VIII des Abhandlungen fur die Kunde des Morgenlandes. L'introduction et les trente-huit premiers chapitres avaient clé publiés dès 1882, comme thèse de doctorat.

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3(J4 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

mann a donné une analyse très détaillée du contenu de ce sûtra. La première partie est formée par le récit d'une visite du roi Kùniya, l'Ajàtaçatru des bouddhistes, à Mahâvîra, le dernier Jina de l'âge actuel. C'est une variation très amplifiée d'un thème qui revient fréquemment dans les sutras bouddhiques. Les chapitres suivants, qui ont fourni le titre du livre et qui ne se relient au commencement que d'une façon tout extérieure, traitent des diverses conditions dans lesquelles renaissent des êtres, selon qu'ils ont vécu ici -bas. C'est la partie la plus intéressante du traité, par les détails qu'elle donne sur les différents ordres mendiants et ascé- tiques, tant jainas que brahmaniques et autres. Comme trait carac- téristique, on remarquera la mention fréquente du suicide religieux Un autre Upâiiga, sur lequel on possédait déjà un mémoire d< M. Weber, la Sûryaprajnapti, a été soumis à un examen appro fondi par M. Thibaut1. Le livre estun traité d'astronomie, et [181 c'est au point de vue astronomique que M. Thibaut l'a étudié. I est un côté pourtant de son travail qui doit nous intéresser ici Il confirme que la doctrine conservée dans la Sûryaprajnapti s< rattache aux anciennes données et qu'elle est antérieure à celle d( Siddhântas, qui a subi l'influence de l'astronomie grecque. Ces un indice sûr que, pour le fond, cette littérature canonique remonte bien au delà de l'époque de sa rédaction définitive. On n< saurait méconnaître l'importance de ces publications du canoi jaina. Ce n'est que quand on aura des éditions critiques de l'en semble ou du moins des principaux de ces écrits, qu'on pourra espérer de voir clair dans un des chapitres les plus curieux de l'histoire religieuse de l'Inde. Il faut convenir pourtant que ce qui en a été publié jusqu'ici, ne nous a pas appris beaucoup de choses nouvelles, ni comme doctrines, ni comme fonds légendaire. Vis- à-vis du bouddhisme surtout, il y a dans ces livres un manque d'originalité déplorable. A chaque pas on y rencontre les mêmes éléments, à peine déguisés à l'aide de quelques modifications systématiques : on dirait de la marchandise démarquée. Et, malheureusement, il esta craindre que le reste du canon ne soit à l'avenant. C'est du moins l'impression qui ressort de l'analyse magistrale qu'en a faite M. Weber2 dans un mémoire qui est le

1. G. Thibaut, On the Sûryaprajnapti; dans Journal of the Asiatic Society of Bengal, t. XLIX (1880), pp. 107 et 181.

2. Albrecht Weber, Ueber die heilujen Schriften der Jaina ', dans Indische Studien, t. XVI (1883), p. 221 et XVII (1884), p. 1. Ce mémoire est le résultat du dépouil-

BULLETIN DE 1885 305

travail capital de ces dernières années sur la littérature sacrée des Jainas.

Les données uniformément précises et par cela même très sus- pectes que ces livres fournissent sur l'histoire interne du jainisme et sur la naissance des sept anciennes sectes (jusqu'au Ier siècle de notre ère; les deux premières ont eu lieu du vivant du fondateur), ont été réunies par M. Leumann1. M. Jacobi a traité, d'après des documents postérieurs (xn°-xvie siècles) , du huitième schisme, celui des Çvetâmbaras et des Digambaras2, [182] qui paraît avoir éclaté au ier siècle et qui divise encore actuellement les Jai- nas en deux grandes Eglises rivales. M. Weber a fait con- naître un curieux compendiurri1 qui résume à partir de jusqu'au xvie siècle, l'histoire des dix principales hérésies modernes. A M. Leumann, on doit en outre deux nouvelles versions4 de la légende d'un saint personnage déjà connu par des travaux de MM. Weber et Jacobi, Kâlakâcârya, sur lequel les données sont contradictoires et qui paraît avoir eu plusieurs homonymes. Ces récits le mettent en rapport avec la domination des Çakas et le roi Çâlivâhana, qui paraît tenir dans la légende jaina une place ana- logue à celle que Kanishka occupe dans celle des bouddhistes. M. Klatt a donné, d'après des documents modernes, les listes accompagnées de courtes notices historiques, des patriarches de l'Église jaina5, tels qu'ils se seraient succédé sans interruption, depuis la mort du fondateur, selon la tradition des deux principales subdivisions des Çvetâmbaras, le Kharataragacha et leTapâgacha. La première liste compte soixante-dix de ces personnages jusqu'en

lement auquel M. Weber a soumis la collection des MSS. jainas de la Bibliothèque de Berliu.

1. E. Leumann, Die alten Berichte von denSchismen der Jaina; dans Indische Studien, t. XVII, p. 91.

2. H. Jacobi, Ueber die Enlstehung der Çvetâmbara und Digambara Sekten ; dans Zeitsch. der Deutsch. Morgeal. Gesellsch., t. XXXVIII (1884), p. 1. Je ne vois pas M. Jacobi prend (p. 16) que les Çvetâmbaras placent ce schisme en 609 de l'ère samvat (56 av. J.-C). Ni dans ses documents, ni ailleurs que je sache, il n'y a rien de semblable. Partout cette date de 609 est rapportée à l'ère de Mahâvira (526 av. J.-C).

3. A. Weber, Ueber den Kupakshakauçikâditya des Dharmasâgara, Streitschrift eines orthodoxen Jaina, von Jahre 1573, dans les Sitzungsberichte de l'Académie do Berlin, 27 juillet 1882.

4. E. Leumann, Zwei lueitere Kâlaka- Légende n ; dans Zeitschr. der Deutscli. Morgcnl. Gesellsch., t. XXXVII, p. 493.

5. Johannes Klatt, Extracts from the Historical Records of the Jainas ; dans IndianAnti- quary, t. XI (1882), p. 245.

396 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

1880 A.D. ; la deuxième en enregistre soixante-deux jusqu'en 1070. Il va sans dire qu'elles ne sont ni consistantes avec elles-mêmes, ni d'accord l'une avec l'autre. Enfin M. Jacobi a commencé la publication du Sthavirâvalicarita de Hemacandra1 (xne siècle), une histoire en vers de ces mêmes patriarches.

On ne saurait douter que, pour le moyen âge, soit les dix derniers siècles, ces documents méritent en général confiance. [183] Mais à mesure qu'on remonte plus haut, ils deviennent singulièrement sujets à caution. Au delà de la fixation du canon (ve siècle), il n'y a plus que udes souvenirs épars ; aux approches de notre ère, une époque particulièrement embarrassante dans l'histoire de l'Inde, ils deviennent absolument informes; quant à la période antérieure, celle des origines, on ne saurait écarter le soupçon que tout le cadre de cette tradition a été fabriqué d'une pièce, après coup. Jus- qu'ici, deux points paraissent clairs; c'est que, du jainisme et du bouddhisme, l'un des deux a largement copié l'autre, et que les chances d'originalité ne sont pas en faveur du premier. Il n'a pas, comme son rival, ses inscriptions d'Açoka et sa chronique sin- ghalaise.

C'est en faveur des Jainas, au contraire, que se prononce M. de Milloué, dans un mémoire2 il a réuni un grand nombre d'infor- mations utiles touchant cette secte, ses doctrines, son histoire et son état présent. On peut différer avec l'auteur sur la portée qu'il attribue parfois aux faits ; mais ceux-ci sont en général recueillis avec exactitude et, si des données d'âge et de valeur fort divers se coudoient un peu pêle-mêle dans son exposé, le défaut, jusqu'à un certain point, était inévitable. M. Burgess a terminé dans Ylndian Antiquary ses miscellanées sur les Jainas, par une série de communications du plus grand intérêt sur le rituel aujourd'hui en usage parmi eux, sur leurs pratiques et leurs coutumes, et sur la distribution actuelle de leurs sectes3. Enfin, il nous faut mentionner encore les nouveaux spécimens de leurs contes ou

1. H. Jacobi, SthavirâvaUcharila or Pariçishtaparvan, being an Appendix of the Trishashtiçalâkapurushacharita by Hcmachaadra. Fascic. I et II. Calcutta, 1883-1884 (Bibliotheca Indica).

2. L. de Milloué, Essai sur la religion des Jains. Louvain, 1884. Extrait du Mu- séon.

3. J. Burgess, Papers on Çalrunjaya and the Jainas ; dans Indian Antiquary, t. XIII (1884), pp. 191 et 276. Les précédents articles se trouvent au t. II (1873). Depuis le 1" janvier 1885, M. Burgess a quitté la direction de cet excellent recueil, fondé par lui en 1872, et dont il avait su faire aussitôt une publication modèle. Ses successeurs

BULLETIN DE 1885 397

Kathânakas qu'a publiés M. Weber1. Ce sont des récits oùil [184] n'y a d'édifiant que la fin, semblables en ceci à beaucoup dejâtakas bouddhiques et aussi aux historiettes parfois plus que légères qui servent de thèmes dans nos sermonnaires du moyen âge.

Les Jainas sont les restes d'une église qui se survit à elle-même et qui compte à peine un demi-million de fidèles. Le néo-brahma- nisme ou hindouisme est une masse à la fois confuse et compacte de cultes et de croyances infiniment divers, le passé et le pré- sent, la mort et la vie la plus intense s'associent et se confondent et qui, dans ses limites indécises, comprend de 150 à 200 millions d'adhérents. L'unité de ce vaste assemblage, on la sent plutôt qu'on ne peut la définir. Quant aux divisions qu'on essaierait d'y tracer, il faudrait les multiplier à l'infini pour qu'elles fussent exactes. Aussi la monographie, la notice de détail règnent-elles en maître sur ce domaine, et faudra-t-il nous contenter d'un ordre fort som- maire dans la rapide esquisse qui doit clore ce Bulletin.

Inaccessible aux masses par sa langue et par sa forme, dis- tincte aussi parfois de leurs croyances réelles, bien que les péné- trant à des degrés divers, la tradition littéraire constitue à ces religions une sorte de théologie supérieure, avec laquelle on est trop tenté, en Europe surtout, de les confondre. Parmi ces œuvres de lettrés, qui ont ainsi exercé une influence parfois énorme, mais indirectement, après avoir été remaniées au préalable en des ver- sions populaires, il faut compter au premier rang les Puranas et, entre tous, une œuvre qui doit nous être particulièrement chère, le Bhâgavata Purâna. Restées interrompues par la mort de Burnouf , l'édition et la traduction françaises ont été enfin reprises par M. Hauvette-Besnault2. Le nouveau volume, le quatrième de l'œuvre entière, comprend la première partie de ce dixième chant qui décrit la naissance et la jeunesse de Krishna et qui, interprété de mille façons, a [183] défrayé presque à lui seul la dévotion des sectes vish- nouites. Dans une préface sobre et substantielle, M. Hauvette-Bes-

sont MM. Fleet et Temple : VIndian Antiquary ne pouvait passer en de meilleures mains. Cf. encore dans le même recueil, t. XII, p. 21,1a notice de M. K. B. P;Hhak, The Date of Mahâviras Nirvana, as determined in Çaka 1 17.~>.

1. A. Weber, Ueber das Campakaçresthikathânakam, die Geschichte vom Kaufmann Campaka; dans les Silzungsberichte de l'Académie de Berlin, 31 mai et 19 juillet 1883. Ueber das Uttamacaritrakathànakam, die Geschichle des Prinzen Trefjlichst ; ibidem, 27 mars 1884.

2. Le Bhâgavata Purâna ou Histoire poétique de Krishna, traduit et publié en français par Eugène Burnouf. Tome quatrième, par M. Hauvette-Besnault. Paris, 1884.

308 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

nault a parfaitement fait ressortir l'importance de ce texte et la place qu'il occupe dans la tradition religieuse de l'Inde. Dans l'Inde, M. Râjendralâla Mitra a continué la publication du Vayu- Purâna1. La grande encyclopédie du culte et de la coutume brahmaniques de Hemàdri, le Caturvargacintâmani, a progressé de dix nouveaux fascicules2. MM. Cowell et Gough ont achevé et réuni en un volume leur savante traduction du Sarvadarçana-sam- graha3, qui avait d'abord paru à de longs intervalles (1874-1878) dans les numéros du Pandit. L'œuvre originale, Mâdhavâcârya, le célèbre commentateur des Vedas et de la Smriti (xivc siècle), expose et discute les principes philosophiques des principales écoles et sectes de l'Inde (16 en tout), est écrite en un style extrêmement concis et technique, et il fallait la connaissance profonde des sys- tèmes hindous que possèdent MM. Cowell et Gough, et sans doute aussi des secours qu'on ne peut trouver que dans l'Inde, pour se tirer avec honneur d'un pareil travail. Malgré la compé- tence tout exceptionnelle des traducteurs, leur version se ressent parfois des difficultés presque insurmontables que leur opposait l'original, et il est tel endroit où, pour être comprise, elle exige autant d'efforts que le texte même de Mâdhava. A cette publi- cation s'en rattache une autre de M. Cowell, celle d'un petit poème intitulé « le Collier de perles des principes vrais i » , dans lequel un auteur de date incertaine (peut-être antérieur au milieu du xrv6 siècle), défend avec beaucoup de[ 186] chaleur et d'habileté, contre l'idéalisme absolu du Vedânta, la réalité du monde et des êtres individuels.

Veut-on se faire une idée des remaniements que subissent les œuvres de cette littérature savante sous la main de ceux qui les traduisent aux masses, on ne saurait choisir de meilleurs exemples que la traduction de M. Growse du Râmâyana hindi de Tulsî Dâs5

1. Râjendralâla Mitra, The Vâyu Purâna. A System of Hindu Mythology and Tradition. Edited. Vol. II, fascic. I-V. Calcutta, 1881-1885 (Bibliotheca Indica).

2. Pandita Yajneçvara Smritiratna and Pandita Kâmâkhyânâtha Tarkaratna, Chatur- vargacintâmani, by Hemâdri. Edited. Vol. III, Part I, fascic. IX. Calcutta, 1881-1885 (Bibliotheca Indica). Ce volume traite des cérémonies funèbres.

3. E. B. Cowell and A. E. Gough, The Sarva-darçana-sangraha, or Review of the diffé- rent Systems of Hindu Philosophy, by Mâdhava Âchârya. Translated. Londres, 1882 (Triib- ner's Oriental Séries).

4. E. B. Cowell, The Tattva-mnklâvali of Ganda-pûrnânanda-chahravarlin. Edited and Translated ; dans Journal of the Roy. As. Soc. of Gr. Britain and Ireland, t. XV (1883), p. 137.

5. F. S. Growse, The Râmâyana of Tulsî Dâs, translated froin the original Hindi. Allahabad, 1883.

BULLETIN DE 1885 399

(commencement du xvne siècle), un des livres favoris des vish- nouites, ou les fragments du Harivamça de Manbodh (fin du xviii0 siècle), en dialecte de Mithilâ, publiés par M. Grierson1. Tantôt plus raffinée, tantôt plus vulgaire, cette poésie aboutit k son tour, par des transitions à peine sensibles, aux chants populaires proprement dits. De ceux-ci on trouvera des spécimens aussi curieux que variés et le vrai fond de la religion de ces peuples se reflète parfois avec une admirable fidélité, dans les collections publiées par MM. Grierson2 et Temple3. Les « Légendes du Pen- jâb », une véritable Revue mensuelle fondée par M. Temple uni- quement en vue de cette poésie populaire et qu'il alimente à lui seul depuis plus de dix-huit mois, méritent une mention spéciale par la richesse des matériaux qu'elles mettent à notre disposition et par le jour qu'elles jettent sur l'état religieux souvent fort étrange des diverses couches de la population si mêlée de ces pays frontières. Nulle part on ne se rendra mieux compte que dans ces chants, combien l'islam et l'hindouisme se sont [187] profondément pénétrés dans ces régions ils sont en présence depuis plus de dix siècles4.

Parmi les travaux consacrés à l'étude des mouvements sectaires, nous avons à signaler le mémoire de M. Monier Williams sur le vishnouisme et sur la réforme puritaine entreprise au commence- ment de ce siècle par Svàmi Nârayana5. L'épître en vers, dans

1. C. A. Grierson, Manbodh's Haribans. Part I. Text ; dans Journal of the Asialic Society of Bengal, t. LI (1882), p. 129.

2. Le même, Some Bihâri Folksongs ; dans Journ. of the Roy. As. Soc of Gr. Britain and Ireland, t. XVI (1884), p. 196.

3. R. C. Temple, A Song about Sakhi Sarwar ; dans le Calcutta Review, octobre 1884.

Some Hindu Songs and Catches fram the Villages in Northern India; ibidem, avril et juillet 1882. Folksongs from Northern India ; Ibidem, avril 1884. Some Hindû Folksongs from the Panjâb ; dans Journ. of the As. Soc. of Bengal, t. LI (1882), p. 151.

The Hymns of the Nângîpanlh ; dans Indian Antiquary, t. XIII (1884), p. 1. Les \An- gîpanths sont une secte d'illuminés du Penjàb oriental, fondée il y a une cinquantaine d'années. The Legends of the Panjâb, nos 1-19. Bombay, 1883-1885. Paraissent par fascicules mensuels depuis août 1883.

4. On trouvera aussi de nombreuses informations sur l'histoire religieuse de la province, dans une autre publication mensuelle, fondée également par M. Temple et à la môme époque : Panjâb Notes and Queries, a Monthly Periodical devoted lo the systemalic collection of authenlic Notes and Scraps of information regarding the country and the people, n" 1-18 ; Àllahabad, 1883-1885. Le 1" numéro est d'octobre 1883.

5. Monier Williams, The Vaishnava Religion, with spécial référence to the Çikshâ- palrî ofthe modem sect called Svâmi-Ndrâyana ; dans Journ. of the Roy. As. Soc. of Gr. Briiain and Ireland, t. XIV (1882), p. 287. Sanskrit Text of the Çikshâ-Palrî of the Svûmi-Nârâyana Sect, edited {and translatée) ; ibidem, p. 733.

400 BULLETINS T)MS RELIGIONS DE L'INDE

laquelle le fondateur a résumé ses instructions et ses commande- ments et que M. Williams publie à la suite du mémoire, est un curieux morceau de littérature sectaire. Le début tendrait presque à faire croire que l'auteur a eu quelque vague connaissance des épîtres de saint Paul. M. Râjendralâla Mitra a donné d'inté- ressants spécimens de la scolastique des Vaishnavas du Bengale1 et des subtilités auxquelles on a recours dans ces milieux dévots pour concilier les sentences contradictoires de leurs saints et de leurs docteurs, et pour sauvera la fois les deux doctrines opposées, mais également chères à leur mysticisme, entre lesquelles se par- tage le Vedânta, celle d'une certaine distinction entre la divinité et le fidèle, et celle de leur unité absolue. Dans un récit, auquel il a su donner une forme charmante, M. Nateça Çâstrî a raconté l'origine légendaire et décrit les usages d'une autre secte vish- nouite, les Çrîvaishnavas du Sud, qui se rattachent au célèbre réformateur Râmânuja (xne siècle)2. Entre autres détails intéres- sants, on remarquera le retour partiel de la secte [IH8] à la norme commune du brahmanisme, qui semble être le lot fatal de toutes ces réformes. M. Senâthi-Râja a donné d'utiles informations sur les sectes civaïtes de ces mêmes contrées3. Dans son mémoire, il faut distinguer toutefois entre les données modernes, dont l'auteur a fait en général un usage excellent, et ses théories sur l'histoire ancienne de ces religions, il a montré bien peu de critique. Enfin, c'est un véritable chapitre de l'histoire des sectes hindoues, que cette tentative d'établir une religion nouvelle faite par l'empe- reur Akbar, et dont la relation exacte, due à M. de Noer, a été mise à la portée du public français par M. Bonet-Maury4.

Si de l'histoire des sectes et de leurs doctrines, nous passons à leur culte, nous trouvons un excellent mémoire de M. Burgess sur le rituel çivaïte tel qu'il est en usage dans le sanctuaire de Râmeç- vara5, à l'extrémité méridionale delà péninsule, en face de Geylan,

1. Râjendralâla Mitra, On the Psychological Tenets of the Vaishnavas ; dans Journ. of the As. Soc. of Bengal, t. LUI (1884), p. 103.

2. Pandit S. M. Nateça Çâstrî, The Origin of the Çrîvaishnavas of Southern India; dans indien Antiquary, t. X11I (1884), p. 252.

3. E. S. W. Senâthi-Râja, Quelques remarques sur la secte çivaïte chez les Indous de l'Inde méridionale ; dans les Annales du Musée Guimet, t. VII, p. 275. Paris, 1884.

4. G. Bonet-Maury, L'empereur Akbar. Un chapitre de l'histoire de l'Inde au XV' siècle, par le comte F. A. de Noer, traduit de l'allemand. Avec une introduction par Alfred Maury, 1. 1. Leide, 1883.

5. J. Burgess, The Ritual of the Temple of Ràmêçvaram ; dans YIndian Antiquary, t. XII (1883), p. 315.

BULLETIN DE 1885 401

un des lieux de pèlerinage les plus fréquentés de l'Inde. M. Nateça Çâstrî a décrit les cérémonies funèbres telles qu'elles se pratiquent en mémoire d'une mère, à un autre sanctuaire fameux, à Siddha- purî en Gujarât1. On sait que le culte de ces lieux privilégiés est commun à toutes les sectes et que, à l'époque des grandes fêtes surtout, les fidèles y affluent de toutes les contrées de l'Inde. D'autres pratiques appartiennent plus spécialement à l'une ou à l'autre de ces religions ; d'autres encore sont locales ou, bien que largement répandues, affaire de dévotion individuelle. On trouvera en [189] note le relevé de quelques travaux relatifs à ces diverses catégories2. Pour les compléterai fauty joindre ce qui s'est fait sur les domaines voisins, d'une part celui des superstitions et du folk- lore proprement dit, se conservent tant d'archaïsmes de la croyance et du culte, d'autre part celui de l'ethnographie pour ce qui concerne notamment les castes méprisées, les tribus nomades ou à demi-sauvages, plus ou moins imparfaitement conquises à l'hindouisme. Mais, ici encore, je dois me contenter de donner en note une simple énumération bibliographique3.

1. Pandit S. M. Nateça Çâstrî, Mâtrigayâ at Siddhapurî; ibidem, t. XIII (1884), p. 282. Pour la description de quelques autres sanctuaires célèbres, cf. : lieut.-col. B. R. Branlill, Description of the Great Çiva Temple of Gangai Kondapuram and of some other places in the Trichinopoli District; dans Joum. of the As. Soc. of Bengal,t. XLIX (1880), p. 1. Râjendralàla Mitra, On the Temples of Deoghar ; ibidem, t. LU (1883).

2. Arnould Locard, Les Coquilles sacrées dans les religions indoues ; dans les Annales du Musée Guimet, t. VII, p. 289. L'auteur aurait ajouter à sa liste le çâlagrâma des \ ishnouites, qui est une ammonite pétrifiée. Sïrdâr Gurdyal Singh, Mémorandum on the superstitions connected with childbirth, and précautions taken, and rites performed on the occasion of the birth of a child among the Jâts of Hoshiyârpur in the Panjâb, dans Journal ofthe As. Soc. of Bengal, t. LU (1883), p. 205. E. T. Atkinson, Notes on the history of Religion in the Himalaya of the N. W. Provinces. Part I. ; ibidem, t. LUI (1884), p. 30. William Simpson, Pujahs in the Sutlej Valley, Himalayas ; dans Joum. ofthe Roy. As. Soc. of Gr. Britain and Ireland, t. XVI (1884), p. 13.— E. Hultzsch, Note on a Bhauma-yantra ; dans Indian Antiquary, t. XIII (1884), p. 188. L'objet représenté est un diagramme magique servant d'amulette contre les influences malignes de Mars. Un autre exemplaire du même yantra a été publié par M. Whitley Stokes dans VA cademy du 4 avril 1885, p. 245.

3. Rev. Lai Behari Day, Folk-Taies of Bengal. Londres, 1883. Mrs. F. A. Steel and R. C. Temple, Wide-Awake Stories. A collection of Taies told by little Children between Sunset and Sunrise, in the Panjab and Kashmir. Bombay, 1884. La plupart de ces contes avaient paru d'abord dans VIndian Antiquary, vol. IV-XII. Cf. encore de M. Temple, outre ses Legends of the Panjâb et ses Panjab Notes and Queries déjà mentionnés, les articles suivants : Legends of the Murree Hills ; dans le Calcutta Review, octobre 1882, et Folklore of the Headless Horseman in Northern India; ibidem, juillet 1883. Pandit Nateça Çâstrî, Folklore in Southern India ; dans VIndian Antiquary, t. XIII (1884), pp. 183, 226, 256, 262, 286; t. XIV, pp. 77, 108.— K. Raghunâthji, Omens fromthe Falling of House Lizards ; ibidem, t. XIV, p. 112. Hugh Fraser, Folklore from Eastern Gorakh-

Religions de l'Iîide. 1. 26

4-02 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

[190] Après le substantiel compte rendu de M. Jean Réville1, je n'ai plus à présenter aux lecteurs de la Revuele beau livre dans lequel M. Goblet d'Alviella a retracé l'histoire du Brâhmasamâj'2, cette dernière et si curieuse évolution de l'hindouisme sous l'influence directe de l'Europe. Je n'essaierai pas davantage, après ce qu'en a dit ici M. Goblet d'Alviella lui-même3, de revenir sur le schisme qui, une fois de plus, a divisé la jeune Église, ni sur le coup dont elle a été frappée en perdant son chef, Keshub Ghunder Sen. Ce n'est pas encore le moment de juger cet homme étonnant, à la fois si sincère et si énigmatique. Ses amis d'Europe ont suivi avec un sentiment de défiance et de malaise ses derniers agissements et le spectacle étrange de cette Eglise si vite ramenée, sous les dehors les plus modernes, à quelques-unes des pires traditions de la secte hindoue. Reste à savoir ce qu'on fera après lui. L'avenir, et un avenir peut-être rapproché, nous dira si les gens plus sobres à qui la parole est maintenant auront, comme lui, le don de charmer et de parler au grand nombre, ou si, privé de ce souffle puissant, le Brâh- masamâj n'est pas destiné à rester une petite église d'honnêtes gens. Je me bornerai à indiquer quelques publications destinées à défendre les tendances libérales et plus spécialement européennes du Brâhma- samâj, actuellement représentées par le Sâdhâran Brâhmasamâj4.

pur (N. W. P.) ; dans le Journ. of the As. Soc. of Bengal, t. LU (1883), p. 1. Rev. G. Swynnerton, Folktales from the Upper Panjâb ; ibidem, p. 81. La littérature clas- sique des contes s'est enrichie des publications suivantes : Heinrich Uhle, Die Vetâla- pancavimçatikâ in den Recensionen des Çivadâsa und eines Ungenannten, mit kritischem Commentar herausgegeben. Leipzig, 1881. Forme le n°l du vol. VIII des Abhandlungen fur die Kunde des Morgenlandes. L. Feer, Contes Indiens. Les trente-deux récits du trône (Batris-Sinhasan) ou les merveilleux exploits de Vikramâditya, traduit du bengali. Paris, 1883. G. H. Tawney, The Kathâ Sarit Sâgara, or Océan of the Streams of Story, translatedfrom the original Sanskrit, vol. II. Calcutta, 1881-1884 (Bibliothecalndica). Reste à publier l'Index.

N. R. Cumberlege, Some Account of the Bunjarrah Class. Bombay, 1882. J. Avery, On the Rude Tribes of North-eastern India; dans Proceedings ofthe Americ. Or. Soc, mai 1882. John G. Nesfield, The Kanjars of Upper India ; dans le Calcutta Review, octobre 1883. K. Raghunâthji, Bombay Dancing-girls ; dans VIndian Antiquary, t. XIII (1884), p. 165. S. Mateer, The Pariah Caste in Travancore ; dans le Journ. of the Roy. As. Soc. ofGr. Britain and Ireland, t. XVI (1886), p. 180.

1. Voir la Revue, t. IX, p. 104. Cf. aussi larticle de M. J. Darmesteter dans la Revue critique du 21 janvier 1884.

2. Comte Goblet d'Alviella, L'Evolution religieuse contemporaine chez les Anglais, les Américains et les Hindous. Paris et Bruxelles, 1884.

3. Voir la Revue, t. IX, p. 83.

4. Sophia Dobson Collet, Brahmo Samaj versus New Dispensation ; dans le Contempo- rary Review, novembre 1881. The Brahmo Year-book. Brief Records of Work and Life in the Theistic Churches of India. Londres et Edimbourg. Publié chaque année depuis

BULLETIN DE 1885 403

[191 J L'histoire de l'hindouisme en dehors de l'Inde a été non seulement enrichie, mais, sur plusieurs points, créée à neuf au cours de ces dernières années. M. Kern a continué à la suivre dans les monuments littéraires et épigraphiques de l'archipel1. Mais c'est surtout au Cambodge que les découvertes ont été nombreuses. M. Aymonier, au cours de la mission dont il a été chargé par le gouvernement français, a envoyé plus de 300 inscriptions nouvelles, moitié en sanscrit, moitié en vieille langue khmère, et provenant de toutes les provinces de l'ancien royaume, bien plus étendu que le Cambodge actuel. De cette masse de documents nouveaux, quel- ques-uns seulement sont publiés2; d'autres sont sur le point de l'être. Mais un examen sommaire de l'ensemble a permis à M. Ber- gaigne de [192] tracer le cadre de cette histoire hier encore totale- ment inconnue et d'établir la suite des rois qui ont régné sur ce pays du vie au xne siècle3. La plupart de ces inscriptions, des anciennes

1876, par Miss Collet. Pandit Sivanâtli Sàstri : The New Dispensation and the Sâdhd- ran Brâhmo Samâj. Madras, 1881. The Indian Messenger. A Weekly Journal, mainly devoted to Religious, Social, Moral and Educational Topics. Calcutta. 1" numéro du 9 septembre 1883. The Brahma Pocket Almanac. Pablisheb by order of the General Committee of the Sadharan Brahma Samaj. Calcutta. Ces diverses publications rendent compte du schisme au point de vue des adversaires du New Dispensation et de Keshub Chunder Sen. Ils donnent en outre les renseignements les plus complets sur l'orga- nisation et l'action de la nouvelle branche de l'Église, le Sâdhâran Brâhmasamâj, sur le personnel de ses missions, sur les groupes qui le composent et leur recrutement, sur la statistique des mariages d'adultes et de veuves (c'est un point essentiel), sur les publications qu'il subventionne, sur ses écoles et ses institutions d'assistance, etc.

1. H. Kern, Over den Invloed der Indische, Arabische 'en Earopeesche Beschaving op de Volken van den Indischen Archipel. Als Bijdrage ter Beantwoorting der Vraag, in hoe- verre het Maleisch-polynesische Ras voor hoogere Beschaving vatbaar is. Leide, 1883. Prœve uit et Outjavaansche Râmâyana. Extrait des Bijdragen tôt de Taal-, Land-en Vol- kenkunde von Nederlandsch- Indië. 1883. Eene Bijdrage tôt de Kennis van't onde Philippijnsche Letterschrift ; ibidem, \i< Volgr. X. Dl. Sanskrit- Inscriptie ter Eere van den javaanschen Vorst Er-langa; ibidem. Sanskrit-Inscriptie van Java, van den Jare 654 Çaka (A. D. 752) ; ibidem. Un autre mémoire de M. Kern sur des inscription* sanscrites de la presqu'île de Malacca, a déjà (été mentionné plus haut à propos du bouddhisme.

2. A. Bergaigne, Une nouvelle inscription cambodgienne ; dans le Journal Asiatique, t. XIX (1882), p. 208. A. Barth, Inscriptions sanscrites du Cambodge ; ibidem, t. XX (1882), p. 195. L'Inscription sanscrite de Han Chey ; ibidem, t. I (1883), p. 160. Le mémoire de M. Senart sur une autre de ces inscriptions a déjà été mentionné plus haut, à propos du bouddhisme. M. Aymonier a publié une partie des résul- tats auxquels l'a conduit l'étude des textes en langue khmère : Quelques notions sur les inscriptions en vieux khmèr ; ibidem, t. I, p. 441 et t. II (1883), p. 199. Avec notes de M. Bergaigne,

3. A. Bergaigne, Rapport sur les Inscriptions du Cambodge ; dans le Journal Asia- tique, t. XX (1882), p. 139. Chronologie de Vancien royaume khmêr ; ibidem, t. II (1884), p. 61.

404 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

surtout, appartiennent au brahmanisme civaïte ; quelques-unes sont vishnouites; plusieurs sont en l'honneur de Çiva-Vishnu ne for- mant qu'une seule personne, et établissent l'existence de ce culte dès le vne siècle, avec une précision et une abondance de preuves qu'on cherchait vainement dans les inscriptions de date ancienne de l'Inde propre. Sur d'autres points encore elles contribuent à éclairer l'histoire religieuse et littéraire de la mère patrie. Elles ne nous disent rien jusqu'ici de l'origine de cette civilisation hindoue transplantée de toute pièce sur les bords du Mékong. Mais elles nous montrent des brahmanes venus de l'Inde gangétique et s'alliant à la famille royale. Il est donc probable que le brahma- nisme s'est établi comme il l'a fait ailleurs, comme il continue à le faire sous nos yeux parmi les aborigènes de l'Inde : il vient avec le brahmane, et le brahmane, qui n'est ni un missionnaire, ni un condottiere, arrive dès qu'il se trouve un chef qui veuille le recevoir. Pour l'état actuel du Cambodge et ce qui reste de cette vieille splendeur, on consultera avec fruit le récent ouvrage de M. Moura '. En fait d'ouvrages traitant de l'hindouisme en général, je n'en indiquerai que deux, également recommandables, bien qu'à des titres divers : l'un, de M. Monier Williams2, que les lecteurs de la Revue connaissent déjà3 et qui est la description la plus com- plète et la plus exacte que nous ayons de l'ensemble [193] de ces cultes étranges; l'autre, de sir A. Lyall4, qui est Y analyse la plus pénétrante de leur substance en quelque sorte et du milieu dans lequel ils s'agitent. C'est à peine si l'on s'aperçoit à la lec- ture que le volume est une collection d'articles détachés, si bien la pensée de Fauteur s'y appelle et s'y répond d'un bout à l'autre. Que sir Lyall explore la région frontière la religion confine à la sorcellerie, ou qu'il étudie la formation d'une tribu de nomades, d'un clanrâjpoute, d'une secte ou d'une caste nouvelle; qu'il dis- sèque, le scalpel à la main, cet organisme complexe, la conscience religieuse d'un véritable Hindou, ou qu'il montre combien le brah-

1. J. Moura, Le Royaume du Cambodge, 2 vol. Paris, 1883.

2. Monier Williams, Religious Thought and Life in India. An Account of the Indian peoples, based on Life's Study of their Literature and on Personal investigation of their own country. Part J. Vedism, Brâhmanism, and Hinduism. 2* édition. Londres, 1885. La 1" édition est de 1883. Les deux chapitres sur le védisme et le brahmanisme ne sont qu'une sorte d'introduction : le livre est en réalité un exposé de l'hin- douisme.

3. Voir l'article de M. A. Réville, t. X, p. 97.

4. Sir Alfred G. Lyall, Asiatic Studies, Religious and Social. Londres, 1882.

BULLETIN DE 1885 405

manisme est resté jusqu'à nos jours une religion envahissante; partout on retrouve chez lui la même observation patiente et fine, la même imagination brillante au service d'une pensée soucieuse d'aller au fond des choses. Peut-être, sur quelques points , une con- naissance plus intime de l'ancienne littérature eût-elle amené l'auteur à modifier ses conclusions, à ne pas confondre, par exemple, l'ancien avatâra, comme celui de Krishna, avec la divinisation moderne du guru, et à distinguer plus nettement l'un et l'autre de ce que l'Oc- cident a connu sous le nom d'apothéose. Mais ce sont des taches légères. Même quand on est obligé de différer d'avec lui, sir A. Lyall reste toujours suggestive, comme disent nos voisins : il invite à penser et c'est l'essentiel.

Il ne me reste plus qu'à signaler quelques publications qui ont porté sur l'ensemble de ce vaste développement religieux unique au monde, qui commence aux chants du Veda et finit au Brâhma- samâj. M. de Milloué, l'actif directeur du Musée Guimet, a fait précéder le nouveau catalogue du musée d'un précis succinct des principales religions de l'extrême Orient et en particulier de l'Inde, qui ne vise pas à l'originalité, mais qui est en général exact et répond parfaitement au but du livre, d'orienter et de guider le visi- teur de la collection1. [194] Mgr Laouënan a entrepris davan- tage. Missionnaire dans l'Inde, il a été frappé, dès son arrivée dans le pays, des points de ressemblance que les livres hindous présentent avec l'Ecriture, et, comme il acceptait de bonne foi la haute anti- quité qu'on attribuait à ces livres, cette découverte l'avait jeté dans un grand trouble. Plus tard seulement, à la lecture de quel- ques pages de Wilson et de Max Mùller, il s'aperçut que cette antiquité était surfaite, et c'est cette conviction qu'il se propose de faire partager à ses lecteurs. Le premier volume2, seul paru, ne traite proprement que de l'ancienne littérature. Mais les aperçus de l'auteur n'en rayonnent pas moins sur toutes les époques de l'histoire religieuse de l'Inde, et c'est ce qui m'a décidé à réserver son livre pour la fin. Il y a beaucoup de travail et de solide savoir dans ce volume de Mgr Laouënan, et, mieux que cela, un accent de

1. L. de Milloué, Catalogue du Musée Guimet. Première partie : Inde, Chine et Japon, précédée d'un aperçu sur les religions de VExtrême Orient et suivie d'un Index alphabé tique des noms des divinités et des principaux termes techniques. Nouvelle édition. Lyon, 1883.

2. Mgr Fr. Laouënan, de la Société des Missions Etrangères, évêque titulaire de Flaviopolis, vicaire apostolique de Pondichéry, Du Brahmanisme et de ses rapports avec le judaïsme et le christianisme. T. I. Pondichéry, 1884.

26.

400 BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

droiture et de sincérité qui commande le respect. Malheureuse- ment il s'y joint un déplorable manque de critique. L'auteur est instruit, mais il n'est pas bien informé. Il s'arrête à prouver des choses qui depuis cinquante ans n'ont plus besoin d'être prouvées, et il montre à chaque pas qu'il n'est pas bien au courant de la manière dont ces questions sont posées aujourd'hui. Sa grande préoccupation est d'obtenir pour les livres hindous la date la plus basse possible, une date inférieure à celle de la donnée correspon- dante dans l'Écriture et, pour cela, une assertion périmée de Wil- ford viendra combler au besoin les lacunes delà critique moderne. La date une fois trouvée, la source du témoignage hindou n'est plus à chercher. Ce serait faire injure à Mgr Laouënan et à son œuvre que de faire intervenir ici M. Jacolliot, et pourtant, il faut bien le dire, tout cela est bien un peu du Jacolliot retourné.

Les deux autres ouvrages qu'il nous reste à mentionner, sont également des œuvres d'apologétique. Mais on ne saurait, pour la partie du moins qui seule peut nous concerner ici, [195] leur repro- cher, comme au précédent, le manque d'information. L'un, qui est de M. l'abbé de Broglie1, a déjà été présenté auxlecteurs de la Revue-, M. A. Réville a signalé en bon juge l'élégance du livre; il a rendu hommage à la parfaite courtoisie, à la large et courageuse équité de l'auteur, qui sont le vrai libéralisme en pareille matière, et je n'ai point à y revenir après lui. Je n'ai pas à m'occuper non plus de la partie spéculative et apologétique de l'ouvrage. Mais je suis heureux de rendre un hommage sans réserve à la parfaite mesure et à la compétence avec lesquelles M. l'abbé de Broglie a traité des religions de l'Inde. Dans un cadre restreint, il n'a rien omis d'essentiel. Les faits ne sont nullement arrangés en vue d'une cause à défendre ; ils sont présentés fidèlement, avec leurs justes proportions et, chose rare quand l'écrivain n'est pas de la partie, la couleur est en général ^exacte jusqu'à la nuance. Sur plus d'un point on peut ne pas être de l'opinion de l'auteur, parce qu'en tout ceci il y a encore infiniment de matière à débat ; mais cette opinion, on n'a jamais à l'écarter comme arriérée et en dehors de la science: elle est toujours soutenable par des arguments strictement scien- tifiques. Gomme œuvre apologétique, ce livre est, parmi nous du moins, un signe des temps.

1. L'abbé de Broglie, Problèmes et Conclusions de V histoire des religions. Pari», 1885.

2. Voir la Revue, t. X, p. 362.

BULLETIN DE 1885 407

L'ouvrage du P. de Gara1 n'est pas, comme le précédent, une œuvre d'un seul jet. C'est une collection d'articles écrits par le savant jésuite dans la revue italienne la Civiltà cattolica, et le livre se ressent de ce mode de composition; il est fait un peu de pièces et de morceaux. De plus, il est essentiellement polémique : l'auteur se propose de défendre le christianisme contre la critique moderne, et, pour cela, il porte hardiment la guerre sur le terrain même de l'ennemie. Il montre combien plusieurs de ses positions avancées sont [196] faibles, et à quelle anarchie ont abouti en peu d'années les études comparatives de linguistique, de mythologie, d'histoire des religions. Appliquant ensuite à ces prémisses le pro- cédé de la définition propre et de la conséquence nécessaire, il conclut que ces doctrines mouvantes ne sont pas une science et qu'elles ne sauraient avoir raison contre la théologie, qui, elle, est une science. C'est aller peut-être un peu vite en besogne; mais ce n'est pas par ce côté que j'ai à apprécier ici l'ouvrage du P. de Cara. La valeur de ses critiques est indépendante des conclusions qu'il en tire, et on ne saurait nier que très souvent il a touché juste. Le livre est écrit de verve, et l'auteur, qui est de tempérament batailleur, n'a pas toujours la main légère. Il y a là, contre des écrivains éminents,des savants illustres et hautement respectables, des vivacités de langage que je regrette d'autant plus, que le P. de Cara, je le sais d'expérience, n'est nullement incapable d'estimer et d'aimer des gens qui ne pensent pas comme lui. Mais ces intem- pérances sont surtout de forme. Pour le fond l'auteur est en général fort bien informé, et on ne peut s'empêcher d'admirer la compé- tence dont il fait preuve en des sujets si divers. Ce qu'il dit en par- ticulier dePInde et des nombreuses questions que soulève l'histoire de ses religions, est, à peu de chose près, d'une parfaite exacti- tude. Le livre aura été plus qu'utile, s'il parvient à montrer au public et à certains esprits trop prompts à s'enflammer, combien plusieurs loci communes de la science contemporaine sont encore matière à litige.

1. P. Gesare A. de Gara, Esame critico del sistema filologico e linguisto applicato alla mytologia e alla scienza délie religioni. Prato, 1884.

TABLE DES MATIERES

DU PREMIER VOLUME

I. LES RELIGIONS DE L'INDE

I. Religions védiques.

Rig-Veda 15

II. Brahmanisme.

I. Rituel 47

II. Spéculations philosophiques 68

III. Déclin 86

III. Bouddhisme 97

IV. Jainisme 129

Y. Hindouisme 140

I. Les divinités sectaires 145

II. Histoire et doctrines des sectes 166

III. Sectes réformatrices 207

IV. Culte 218

Table de concordance 253

II. BULLETINS DES RELIGIONS DE L'INDE

(Extraits de la Revue de V Histoire des religions)

I. Bulletin de 4880.

Mythologie aryenne 257

Religions de l'Inde 271

II. Bulletin de 1881 291

III. Bulletin de 1882 315

IV. Bulletin de 1885 354

3648. Tours, imprimerie E. àrraolt et C».

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Barth, Auguste

Oeuvres de Auguste Barth

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