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(WEUT'RES COMPLETES

DE

E.-T.-A. HOFFMANN.

Ctuatricme Ctpraieon.

IMPRIMERIE DE A. BARBIER,

CONTES

NOCTURNES

DE

X.-T.-A. HOFFMANN'.

1.

XIII.

PARIS.

Sugène Aenduel,

1830.

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in 2010 witli funding from

University of Ottawa

littp://www.arcliive.org/details/oeuvresdeetalioff13lioff

CON TES

NOCTURNES

DE E. T. A. UOTTMANNj

TRADUITS DE l'aLLEMAND

PAR M. LOÈVE-VEîMARS,

ET PBÉCéDÉS

D'UNE NOTICE HISTORIQUE SUR HOFFMANN , Par 'Walter Scott.

TOME XIII.

PARIS.

EUGÈNE RElVDUEL,

RUK DES GRAND S-AUGUSTINS, ^<' 22.

1830.

LES

MAITRES CHANTEURS.

1208.

xiir.

CONTES

NOCTURNES.

LES

MAITRES CHANTEURS*

Au temps l'hiver et le printemps se divisent , dans la nuit de l'équinoxe, un homme était retiré dans une cham- bre solitaire , et il tenait ouvert devant

6 CONTES NOCTUR?<Jb;S.

lui le livre de Jean Christophe Wa- genseil, traitant de l'art merveilleux des maîtres chanteurs. Le vent pas- sait en siflaut sur les plaines, et chas- sait de grosses gouttes de pluie con- tre les vitraux ébranlés; les adieux retentissans du terrible hiver mur- muraient dans toutes les cheminées de la maison , tandis que les der- niers rayons de la lune se jouaient sur les murailles comme des spectres blafards. Mais l'homme ne faisait nulle attention à tout cela , il referma son livre et regarda devant lui, dans une méditation profonde, livré tout entier aux images du temps passé , qui se re- présentaient à lui au milieu de la flamme pétillante du foyer. Il lui sem- blait qu'un être invisible étendit plu- sieurs voiles sur sa tète , en sorte que tout ce qui l'entourait se couvrait d'un nuage de plus en plus épais. Le mu-

LÈS MAÎTRES CHANTECRS. 7

gissement sauvage de la tempête, le pétillement du feu devint un murmure doux et harmonieux, et une voix se- crète lui annonça le songe dont les ailes se déploient si joyeusement, lors- qu'il vient s'abattre comme un enfant flatteur, sur le sein de l'homme, et qu'il l'appelle par un baiser à la con- templation de la vie idéale , si brillante et si magnifique. Une lumière éclatante scintilla comme un éclair; l'homme voilé ouvrit les yeux,— Plus de voiles . plus de ces nuages qui obscurcissaient son regard! Il était couché sur des ga- zons fleuris, dans un bois épais, aux premières lueurs du jour. Les ruisseaux murmuraient, les buissons frémissaient avec mystère , et de temps en temps uu rossignol chantait ses douces lan- gueurs. Le vent du matin se levant ouvrit la route aux rayons du soleil, en balayant et en roulant les nuages:

8 CONTES ^OCTURIVES.

le vert feuillage brilla de mille étin- celles, les oiseaux se réveillèrent et portèrent leurs joyeux chants de bran- che en branche; on entendit retentir au loin le bruyant son du cor; les daims, les cerfs passèrent leurs tètes sous les feuilles, lançant autour d'eux des re- gards curieux et prudens, et s'enfon- cèrent précipitamment dans les taillis. I^e sou des cors cessa , et une musique céleste se fit entendre. Ces doux ac- cens devinrent de plus en plus distincts; et des chasseurs, l'épieu à la main, la trompe passée sur l'épaule, poussèrent leiu's chevaux dans les avenues de la foret. Ils précédaient un homme de bonne mine, couvert d'un riche man- teau à l'antique mode allemande, et monté sur un coursier Isabelle; près de lui, sur une haquenée, s'avançait une dame d'une beauté éblouissante et ri- chement parée. Alors, derrière eux, on

LES MAITRES CHANTEURS. Q

vit, montés sur six chevaux de cou- leurs diverses, six personnages, dont les traits expressifs ressemblaient aux por- traits des temps passés. Ils avaient laissé flotter la bride sur le cou de leurs chevaux, et chantaient des airs merveilleux , en s'accompagnant de luths et de harpes, tandis que leurs coursiers, sou mis et guidés pa r le cha rm e de cette douce musique, suivaient le noble couple en piaffant et en cour- bettant. Après que le chant eut duré quelques instans, les chasseurs sonnè- rent une fanfare; le hennissement des chevaux y répondit joyeusement; et des pages nobles et des écuyers accouru- rent rejoindre le cortège qui s'enfonça dans la forêt.

L'homme qui était resté plongé dans un étonnement profond , à la vue de ce merveilleux spectacle, se releva du ga- zon sur lequel il était couché, et s'écria

tO CONTES NOCTURNES.

avec enthousiasme : O créateur du ciel ! la magnificence des temps passés est-elle sortie de son tombeau? Qui donc étaient ces brillans personnages? Une voix forte se fit entendre derrière lui : Eh quoi ! dit-elle, ne reconnais- sez-vous pas ceux que vous portez de- puis si long-temps dans votre âme et dans vos pensées? Il se retourna et aperçut un homme grave et sévère, la tète couverte d'une grande perruque noire bouclée , et vêtu comme on l'é- tait vers l'an mil six cent quatre-vingt. Il reconnut aussitôt le vieux et savant professeur Jean - Christophe Wagen- seil , * qui ajouta : Vous eussiez vous apercevoir tout de suite, que ce seigneur en long manteau n'était nul autre que le digne landgrave Hermann

* Auteur delà Chronique de ISuremberg , Hoffmann a puisé son conte intitulé: Mademoiselle de Scudérv , (t. V de notre Collection ).

LES MAÎTRES CHANTEURS. I 1

de Thuringe. Auprès de lui chevau- chait l'astre de sa cour, la noble com- tesse Mathilde , la belle et jeune veuve du vieux comte Cuno de Fal- kenstein. Les sept personnages qui venaient derrière lui en chantant, en jouant du luth et de la harpe, sont les grands- maîtres du chant que le noble landgrave, dans son amour pour ce bel art, a rassemblés à sa cour. En ce moment, la chasse s'ouvre joyeuse- ment, mais bientôt les maîtres se réu- niront sur une belle prairie au milieu du bois, et commenceront un con- cours de chant. Acheminons-nous de ce côté, afin de nous y trouver quand la chasse sera finie.

Ils marchèrent, tandis que le bois et les cavernes voisines retentissaient du son des cors, des aboiemens des chiens, et des cris des chasseurs. Ce que le professeur Wagenseil avait an-

12 CONTES NOCTURNES.

nonce, arriva; à peine se trouvaient- ils sur la verte prairie dont les éme- raudes étaient dorées par les feux du soleil, qu'on vit de loin s'avancer len- tement le landgrave, la comtesse et les six maîtres. Je veux maintenant, dit Wagenseil, je veux vous montrer chaque maître en particulier, et vous le nommer par son nom. Voyez-vous cet homme qui regarde d'un air satis- fait autour de lui, et qui tend la main à son cheval bai-clair pour l'exciter ? Voyez comme l'électeur lui fait signe avec bienveillance. Il laisse échapper un éclat de rire. C'est le joyeux Walther de la Vogehveid. Celui - aux larges épaules, à la barbe épaisse et crépue, couvert de belles armes et monté sur un cheval tigré , c'est Reinhard de Zwekhstein. Eh ! ehi et celui-ci sur son petit cheval , qui rentre dans le bois. Il leva les yeux et sourit comme si de

LES MAÎTRES CHANTEURS. l5

ravissantes apparitions s'élevaient de terre devant lui. C'est le digne profes- seur Henri Schreiber. Celui-là est toul- à-fait absent d'esprit, il ne pense ni à la plaine l'on se rend, ni au concours du chant; voyez, mon digne sire, quels circuits il fait dans cette allée et com- me les branchages lui battent les oreil- les. — Voilà Jehan Bitterolff qui ga- lope de son côté. Vous le voyez bien , im grand homme à barbe rouge , sur un cheval fauve. Il appelle le profes- seur qui sort enfin de ses rêveries. Te- nez , ils reviennent ensemble. Quel est donc le bruit fou qui se fait là-bas dans ces épais buissons ? Eh! c'est un fougueux cavalier qui éperonne si vi- goureusement son cheval qu'il bondit et vomit l'écume. Regardez donc ce beau jeune homme pâle, comme ses yeux étincèlent, comme tous les muscles de son visage sont contractés par la dou-

i4 cojNTes nocturnes.

leur, on dirait qu'un être invisible s'est élancé derrière lui et le harcèle. C'est Henri de Ofterdingen. Que peut-il donc lui être arrivé? Il chevau- chait d'abord si paisiblement, unis- sant sa voix à celle des autres maîtres, Oh ! voyez, voyez donc ce magnifique cavalier sur un cheval arabe d'une blancheur de neige! comme il saute à terre légèrement. Il passe sa bride au- tour de son bras et vient offrir avec courtoisie sa main à la comtesse Ma- thilde pour l'aider à descendre de son palefroi. Avec quelle grâce il se tient devant elle, arrêtant ses beaux yeux bleus sur ceux de la comtesse. C'est Wolfframb de Eschinbach. Mais les voilà tous qui prennent place; sans doute le concours va commencer.

Chaque maître, l'un après l'autre , chanta un bel air. Il était facile de re- connaître que chacun s'efforçait de

LES MAÎTRES CHANTEURS. j5

surpasser celui qui avait chanté avant lui. Mais aucun d'eux ne parvint à l'emporter , et comme on ne savait à qui donner la préférence , dame Ma- thilde sembla pencher vers Wolfframb de Eschinbach la couronne qu'elle ba- lançait dans ses mains. Alors Henri de Ofterdingen se leva de sa place; ses yeux sombres lançaient des éclairs ; en s'avançant rapidement vers le mi- lieu de la pelouse , le vent fit tomber sa baretîe , et l'on vit ses cheveux noirs se dresser sur son front pâle et uni. a Arrêtez, s'écria-t-il , arrêtez! Le prix n'est pas encore gagné. Il faut d'a- bord que je chante, et alors le land- grave décidera à qui doit appartenir la couronne. » Aces mots , il se trouva dans ses mains , on ne sut comment , un luth d'une structure singulière, qui avait la forme d'un animal inconnu. Il ie toucha si puissamment que toute

l6 CONTES NOCTURNES.

la foret en retentit. Puis , il se mit à chanter d'une voix forte. Sa chanson faisait Téloge du roi inconnu qui est plus puissant qiie tous les autres, et à qui tous les maîtres doivent rendre hommage s'ils ne veulent vivre dans l'obscurité. Quelques accords mo- queurs accompagnaient son chant. Le landgrave lança un regard de colère au chanteur; alors les autres maîtres se levèrent et chantèrent ensemble. Mais Ofterdingen continua son chant qui couvrait celui des autres et toucha si violemment son instrument que toutes les cordes se brisèrent avec un grand fracas. Tout-à-coup au lieu du luth qu'il portait, une longue figure noire s'éleva devant lui et l'emporta dans l'espace. Le chant des maîtres se per- dit dans les airs , des nuées sombres couvrirent la forêt et enveloppèrent tout dans une nuit profonde. On vit

LES MAITRES CHA^■TEURS. l '^

alors s'élever au milieu d'un nuage îumineux , une brillante étoile qui traversa le ciel et les maîtres suivirent

sa trace en chantant

Tu t'aperçois sans doute, lecteur chéri, que celui qui a rêvé toutes ces choses est le même qui se dispose à te conduire parmi les maîtres que le pro- fesseur Jehan Christophe Wagenseil lui a fait connaître. 11 arrive sou- vent qu'en apercevant dans le lointain quelques figures incertaines, l'impa- tience nous saisit; nous brûlons de sa- voir ce qu'elles sont et ce qu'elles peu- vent faire : elles approchent de plus en plus, nous reconnaissons les couleurs de leurs vêtemens, leurs traits, nous entendons leur langage , bien que leurs paroles s'échappent en vains sons dans les airs. Mais tout-à-coup, elles plon- gent dans le brouillard bleu d'une val- lée profonde; nous respirons à peine» xin. 2

l8 CONTÉS ifOC'TURNÊS.

tant nous avons hâte qu'elles reparais- sent, qu'elles nous rejoignent, que nous puissions les saisir et les com- prendre...

Puisse le songe que je viens de te raconter, lecteur chéri, exciter en toi des émotions semblables, et puisses-tu me savoir gré de t'introduire sansphis te faire attendre, dans le beau château de laWartbourgjà la cour du landgrave Hermann de Thuringe.

LES MAITRES CHANTEURS. I9

^CHAPITRE PREMIER.

Les Maîtres Chanteurs « la Wartboiu!

Ce fut en l'an rail deux cent huit, que le noble landgrave de Thuringe , ami zélé et chaud protecteur du divin art des chanteurs, rassembla six mat*

20 CONTES NOCTURNES*

très illustres à sa cour, se trouvé' rent Wolfframb de Eschinbach, Wal- ther de la Vogelweid , Reinhard de Zweckhstein, Henri Schreiber, Jean Bitterolff , tous de l'ordre des cheva- liers, et Henri de Ofterdingen, bour- geois de Eizenacb. Les maîtres vivaient dans une douce union, comme les prêtres d'une même église , et tous leurs efforts tendaient à maintenir en honneur l'art du chant, le plus beau don que le ciel ait fait aux hommes. Chacun sans doute avait sa manière propre ; ainsi que chaque ton d'un accord résonne d'une façon diffé- rente, et tend néanmoins à compléter l'harmonie de l'ensemble; ainsi tout en résonnant de façons diverses, les chants des différons maîtres semblaient les astres harmonieux d'une même constellation. Il arriva donc que nul d'entr'eux ne regardait sa manière

LES MA.1TRES CHA.NTEURS. Il

comme la meilleure, etque tous étaient convaincus qu'ils perdraient à se faire entendre l'un sans l'autre, comme les accords pleins , qui n'acquièrent de force et d'éclat qu'autant qu'ils sont soutenus et relevés par d'autres.

Si les chansons de Walther de la Vogelweid étaient agréables et bien tournées , celles de Reinhard de Zweckhstein étaient nobles et cheva- leresques; Henri Schreiberse montrait profond et savant, mais Jean Bitterolff était plein d'éclat , riche en habiles comparaisons et en tournures gra- cieuses ; les chants de Henri de Ofter- dingen allaient à l'âme", il savait éveil- ler une profonde douleur, ranimer de touchans souvenirs, mais souvent des sons aigres et déchirans s'échappaient du milieu de ses accords, et semblaient partir d'un cœur déchiré. Personne ne pouvait savoir ce qui inspirait à Henri ces sombres pensées.

22 CONTES NOCTURNES.

Wolfframb de Eschinbach était dans la Suisse. Ses chansons pleines de clarté et de douceur, ressemblaient au ciel pur et bleu de sa patrie ; ses refrains retentissaient corame les sons rians des clochettes du troupeau et de la flûte des bergers, mais il s'y mêlait aussi quelque chose de semblable au bruit du tonnerre sur les montagnes, des torrens furieux et des avalanches. En dépit de sa jeunesse, Wolfframb de Eschinbach pouvait passer pour le plus expérimenté des maîtres qui se trouvaient à cette cour. Dès son en- fance il s'était adonné à l'art du chant, et quand il eut atteint à l'adolescence , il s'en alla parcourir beaucoup de pays pour rencontrer un grand maître nom- mé Friedebrand. Celui-ci l'instruisit soigneusement , et lui fit connaître beaucoup de poésies manuscrites des maîtres, qui formèrent sa jeune âme.

LES 3IAÎTRES CHANTEURS. 2 3

Maître Friedebrand lui montra surtout quelques histoires qu'il mit en poésies, particulièrement celles de Gamurret et de son fils Parcivall, du margrave Guillaume et du fort Rennewart , les- quelles poésies un autre maître chan- teur, Ulrich de Turckheim mit plus tard en rimes allemandes, à la prière des gens de distinction, qui ne compren- draient certainement pas les chansons de Eschinbach. Il arriva donc que Wolfframb devint fort célèbre et gagna la faveur de beaucoup de princes et de grands seigneurs. Il visita bon nom- bre de cours , et y reçut de grands honneurs, jusqu'à ce qu'enfin le land- grave Hermann de Thuringe qui l'a- vait entendu louer en tous lieux, l'ap- pela à la sienne. Le talent de Wolfframb et plus encore sa modestie et sa dou- ceur, lui gagnèrent en peu de temps le cœur du landgrave, et Henri de

/

24 CONIES NOCTCRiS'ES.

Ofterdingen qui jouissait dans tout leur éclat des émanations de l'asire du- cal , se trouva ainsi un peu rejeté dans l'ombre. Cependant aucun des maîtres ne témoigna plus de tendresse à Wolff- rarab que cet Henri ; AVolfframb le paya de retour et ils se trouvèrent étroite- ment liés, tandis que les autres maî- tres se grouppaient autour d'eux, et les environnaient comme une belle et lumineuse auréole.

i

LES MAITRES CHANTEURS. 2 3

CHAPITRE II.

Secret de Henri de Ofterdingen ,

L'ÉTAT tumultueux de Ofterdingen

s'aggravait de jour en jour. Son regard

devenait de plus en plus sombre, son

visage plus pâle; au lieu de se joindre

xïii. 3

V i

2b COXTES NOCTURNES.

aux autres maîtres qui chantaient la louange des dames et du noble land- grave , Henri n'exprimait dans ses vers que les tourmens d'une âme op- pressée, et ses chants semblaient sou- vent l'expression d'un cœur blessé qui n'espère de salut et de guérison que dans la mort. Tout le monde pensait qu'il souffrait d'un amour malheureux; mais tous les efforts qu'on fit pour lui arracher son secret furent inutiles. Le landgrave lui-même, tout dévoué au jeune homme , entreprit de l'interro- ger sur la cause de sa douleur. Il lui donna sa parole de prince qu'il userait de tout son pouvoir pour remédier au mal qui l'accablait, et satisfaire à ses vœux secrets, mais il réussit aussi peu que les autres à pénétrer le mys- tère caché dans le sein du jeune maître. Ah, monseigneur! s'écria Henri , les yeux baignés de larmes; ah, mon-

LES MAÎTRES CHAIsTEl'RS. 1"

seigneur! sais-je moi-même quel dé- mon d'enfer m'a saisi de ses griffes chaudes et me tient entre ciel et terre, si bien que je n'appartiens plus à celle- ci, et que je soupire vainement pour les joies de l'autre? Les poètes païens parlent des ombres des morts qui ne peuvent entrer ni dans les champs élyséens, ni dans le trou d'enfer. Ils vont et viennent sur les rives de l'A- chéron, et les airs ténébreux, ne brille pas une petite étoile consolante, retentissent de leurs gros soupirs et des plaintes de leur tourment sans nom. Leurs gémissemens, leurs prières dolentes sont vaines, le vieux batelier les repousse impitoyablement lorsqu'ils veulent entrer dans sa terrible nef. L'état de ces misérables damnés est le mien.

Bientôt, après avoir parlé delà sorte au landgrave, Henri de Ofterdingen

28 CONTES NOCTURNES.

véritablement malade, quitta la Wart- boui'g et se rendit à Eizenach. Les maîtres se plaignirent fort de ce qu'une si belle fleur tombait de leur couronne avant le temps, comme flétrie par un souffle empoisonné. Cependant Wolf- framb de Eschinbach ne renonçait pas à toute espérance , et il prétendait au contraire que le mal de Ofterdingen, s'étant changé en souffrance physi- que, approchait de sa guérison.

Wolfframb partit aussi bientôt pour Eizenach. Lorsqu'il entra dans la cham- bre de Ofterdingen, celui-ci était étendu sur un lit de repos , affaibli à en mou- rir et les yeux à demi clos. Son luth, tout poudreux , était appendu à la muraille, et presque toutes les cordes étaient cassées. Dès qu'il aperçut son ami, il se souleva un peu, et lui tendit la main en souriant. Wolfframb s'assit, lui donna les complimens du land-

LES MAITRES CHANTEURS , 29

grave son maître, et lui adressa toutes sortes de paroles consolantes. Alors Henri] lui dit d'une voix éteinte : Il m'est arrivé beaucoup de choses bi- zarres. Il se peut que je me sois con- duit parmi vous comme un insensé, sans doute vous pensez tous qu'un funeste secret, que je cache eu mon sein, m'agite et me tourmente ainsi. Hélas! mon état désespérant était un secret pour moi-même. Une douleur violente déchirait mon cœur, mais il m'était impossible d'en savoir la cause. Tous mes efforts me semblaient misé- rables; les chants, que j'avais tenus au- trefois pour chefs-d'œuvre, ne me pa- raissaient plus que faibles, faux, in- dignes du dernier écolier. Un délire inconnu, une joie du ciel, étaient sus- pendus au-dessus de ma tête comme une étoile d'or, il fallait y parvenir ou tomber. J'élevais mes regards, j'étendais

ao CONTES NOCTURNES.

mes bras avec ardeur, et un ange pas- sait devant moi en me battant le visage de ses ailes glacées, et il me disait : A quoi tendent tes désirs , toutes tes espérances? ton œil est-il aveu- glé , ta force brisée, que tu ne puisses supporter l'éclat de ton espérance , saisir ta félicité! Ah! maintenant mou secret est à moi, je l'ai découvert. Il me donne la mort, mais une mort digne des anges.

J'étais étendu sur ce lit , malade et impotent. Vint la nuit, et le délire de la fièvre qui m'avait jeté , m'a- bandonna. Je me sentis calme , une douce chaleur se répandit dans tous mes membres. Il me sembla que je planais dans le ciel , porté sur des nua- ges. Une voix tonnante frappa mes oredies et s'écria: Mathilde! Je m'éveillai, le cœur me battait avec une violence extraordinaire. Je savais que

LES MAÎTRES CHANTEURS. 3l

j'avais crié à haute voix : Mathilde ! et j'en tremblai , car je croyais que les bois, les plaines , les cavernes devaient répéter ce doux nom , que mille voix devaient lui dire à elle-même de quel amour inexprimable je l'aimais. Tu as maintenant mon secret, Wolfframb, ensevelis -le dans ton sein. Tu vois que je suis paisible et calme , et tu te fieras à ma parole, quand je te pro- mettrai de ne jamais me rendre mé- prisable par une folle audace. Oh, toi! oh , toi! qui aimes Mathilde , que Ma- thilde aime aussi, j'ai pu tout te dire. Dès que je serai rétabli, je partirai pour les pays étrangers. Si un jour tu apprends que j'ai cessé de vivre , alors

tu pourras dire à Mathilde que

Henri ne put en dire davantage; il retomba sur son coussin et tourna son visage du coté de la muraille. Ses gé- missemens annonçaient la lutte qu'il

01 COWTES NOCTURNES.

se livrait. Woîfframb de Eschin- bach ne fut pas peu étonné de ce que Henri lui avait découvert. Ses regards baissés vers la terre , il avisait silen- cieusement aux moyens d'arracber son ami au délire de la folle passion qui devait le perdre.

Il essaya de lui tenir des propos con- solans, l'engagea même à revenir à la Wartbourg, et à chercber hardiment des consolations dans la douce et éclatante atmosphère que Mathilde répandait au- tour d'elle. H prétendit que lui-même n'avait pas gagné la faveur de jNIathilde autrement que par ses chants , et que Ofterdingen pouvait employer avec succès le même moyen pour obtenir d'elle un doux regard. Le pauvre Henri le regarda d'un œil terne et lui répon- dit:— Vous ne me reverrez jamais à la Wartbourg. Faut-il donc que j'aille me précipiter dans les flammes? Ne raour-

LES MAÎTRES CHANTEURS. 33

rai-je pas assez-tôt loin d'elle, con- sumé par mes désirs ?

Wolfframb le quitta, et Henri resta à Eizenach.

34 CONTES NOCTURNES.

CHAPITRE III.

Ce qui advint de Henri de Oftefdingen.

Il arrive quelquefois que les peines d'amour pénètrent si profondément dans notre cœur, qu'elles deviennent pour nous une nécessité, et que nous

LES MAÎTRES CHANTEURS. 35

nous plaisons à les nourrir. C'est ce qui arriva à Henri de Ofterdingen ; il con- serva toute l'ardeur de son amour, mais ses regards ne se portèrent plus sur un abîme sans fond, ils s'élevè- rent vers le ciel pour y chercher l'es- pérance. Alors sa bien-aimée lui appa- raissait dans les plaines lumineuses, et lui inspirait les plus beaux chants qu'il eût jamais composés. Il détachait son luth suspendu à la muraille, y met- tait de nouvelles cordes , ei[ sortait pour aller dans la campagne qu'em- bellissait une belle matinée de prin- temps. Ses pas l'entraînaient irrésisti- blement vers la Wartbourg ; mais lors- qu'il apercevait les toîts éclatans du château , lorsqu'il pensait qu'il n'y re- verrait plus ]Mathilde; que son amour était un mal sans fin, que Wolfframb deEschinbach avait gagné le cœur de la belle comtesse par la puissance de

36 CONTES NOCTURNES.

ses chants, toutes ses espérances s'a- bîmaient à- la -fois, et le désespoir s'emparait de son âme. Puis il s'en- fuyait comme poursuivi par les dé- mons, courait se renfermer dans sa chambre , et , il se mettait à chanter des mélodies qui lui donnaient de doux rêves, et le ramenaient à sa bien-aimée. Il avait long-temps réussi à éviter les environs de la Wartbourg; mais un jour, sans qu'il sut lui-même com- ment, il se trouva dans le bois qui avoisinait le château , et l'aperçut tout-à-coup (levant ses yeux. Ses pas l'avaient conduit sur une éminence chargée de mousses, de branchages, et il gravit avec effort jusqu'à l'extrémité de ce monticule, d'où il découvrit les pointes des tours dii château. Là, il se tint couché sur l'herbe, et se perdit dans ses rêves, s'abandonnant à -la- fois au tourment et à l'espoir.

LES MA.ÎTRES CHANTEURS. Z']

Le soleil était couché depuis long- temps , les rayons de la lune perçaient la masse des nuages noirs qui se balan- çaient au-dessus des montagnes, le vent murmurait et agitait le sommet des grands arbres, et les feuillages, bercés par son souffle , rendaient des bruits étranges et prolongés. Les oiseaux de nuit étaient sortis de leurs retraites, et les torrens coulaient avec plus de fra- cas. Tout-à-coup, un chant éloigné se fit entendre. Henri se leva précipitam- ment, il pensait que les maîtres, ras- semblés à la Wartbourff . commen- çaient leurs cantiques du soir; il croyait voir Mathilde attachant ses regards pleins de tendresse sur son cher Wolf- framb, au moment de se séparer. Henri, dont le cœur se brisait de désir et d'ardeur, saisit son luth et fit en- tendre des accens pleins de douceur. Un silence profond régnait autour de

38 CONTES NOCTURIVES.

lui , il semblait que toute la nature devînt silencieuse pour l'entendre ; mais au moment ses chants al- laient expirer en langoureux soupirs, un grand éclat de rire se fit entendre près de lui. Il tressaillit, se retourna vivement, et aperçut une grande ^fi- gure sombre qui lui dit d'une voix rau- que : J'ai fait bien des tours dans ce bois pour chercher celui qui chantait ainsi. Ainsi, c'est bien vous qui êtes Henri de Ofterdingen? J'aurais m'en apercevoir tout de suite ; car vous êtes le plus mauvais des maîtres rassemblés à îa Wartbourg, et cette folle chanson , sans pensée , sans har- monie, ne pouvait sortir que de votre bouche.

Transporté d'effroi et de colère , Henri s'écria : Qui étes-vous donc, vous qui me connaissez, et qui venez ici me poursuivre de vos injures?

LES MAÎTRES CHANTEURS. 3g

A ces mots, il porta la main sur son épée. L'homme noir poussa encore un grand éclat de rire, et un rayon de la lune étant tombé sur son visage pâle , Ofterdingen put distinguer ses yeux étincelans et sauvages , ses joues pen- dantes, sa barbe rouge et pointue, sa bouche contractée par un ricanement féroce , et le riche costume noir de f'étranger,

Eh , mon jeune compagnon ! vous n'emploierez pas l'épée contre moi, je pense , parce que je blâme vos chan- sons. Je sais que vous autres chanteurs, vous n'aimez pas trop les critiques , et que vous voudriez qu'on admirât tout ce qui vient de vous. Mais justement, parce que jevous dis franchement qu'au lieu d'être un maître, vous êtes un éco- lier fort médiocre dans l'art du chant, vous devriez reconnaître que je suis votre ami véritablement, et que j'ai de bons desseins à votre égard.

4o CONTES NOCTURNES.

Comment seriez-vous mon ami , dit Ofterdingen , saisi d'une terreur muette ; comment seriez - vous mon ami , vous que je ne me souviens pas d'avoir jamais vu?

Sans répondre à cette question , l'é- tranger continua : C'est ici un lieu admirable; la nuit est belle, je vais m'asseoir auprès de vous, et puisque vous ne retournez pas encore à Eize- nach, nous pourrons un peu jaser en- semble. Ecoutez mes paroles , vous pourrez y trouver quelques enseigne- mens.

A ces mots, l'étranger prit place sur une grande pierre couverte de mousse, fort près de Ofterdingen. Celui-ci lut- tait avec les senlimens les plus singu- liers. Quelque intrépide qu'il fût, dans la solitude de ce bois, il ne pouvait se défendre d'une horreur profonde que lui inspirait la voix de cet homme

LES MAÎTRES CHANTEURS. 4^

et toute sa conduite. Il lui semblait que cet étranger alîât le précipiter dans le torrent qui coulait au pied de la montagne; et il se sentait comme privé de l'usage de ses membres. L'étranger se rapprocha encore de lui, et lui dit presque à l'oreille : Je viens de la Wartbourg. J'y ai entendu les mauvai- ses chansons des prétendus maîtres; mais dame iMathilde est peut-être la plus ravissante créature qui soit sur terre !

Mathilde ! s'écria douloureuse- ment Offterdingen.

Ohl oh! dit l'étranger en riant, est-ce qu'est votre mal, jeune com- pagnon? Mais parlons en ce moment de choses plus graves, ou plutôt de choses plus élevées, du noble talent de chanter. Il se peut que vous tous, là- bas, vous ayez de bonnes intentions avec vos chansons, et qu'elles vous

XIII. _ 4

42 CONTES NOCTURNES.

viennent fort naturellement, mais vous n'avez pas la moindre idée de l'art vé- ritable , et vous ignorez toute sa pro- fondeur. Je veux vous en dire seule- mentpeu de chose, et vous verrez qu'en suivant la route que vous avez prise, vous ne parviendrez jamais au but que vous vous êtes proposé. L'homme noir se mit alors à vanter l'art du chant en discours singuliers qui ressemblaient à des mélodies étrangères. Tandis que cet homme parlait, les images s'amonce- laient dans l'âme de Henri , et se dissi- paient comme chassées par un vent d'orage ; il lui semblait qu'une contrée remplie de formes voluptueuses s'offrît à ses regards. La lune était au haut du ciel , l'étranger et Henri recevaient tout l'éclat de sa lumière, et celui-ci commençait à remarquer que le visage de l'inconnu n'était pas aussi horrible qu'il lui avait paru d'abord. Si un feu

LES MAITRES CHANTEURS. 4^

extraordinaire brillait dans ses yeux , un sourire agréable voltigeait sur ses lèvres, et son grand nez d'aigle, son front élevé donnaient une forte éner- gie à ses traits.

Je ne sais, dit Ofterdingen lors- que l'étranger eut cessé de parler, je ne sais quel sentiment singulier exci- tent en moi vos paroles. Il me semble que l'idée du chant s'éveille en moi pour la première fois, et que ce que j'ai tenu jusqu'à ce jour pour l'art, soit devenu tout-à-coup à mes yeux, aride et pitoyable. Vous êtes certaine- ment un maître habile, et vous me prendrez , peut-être , pour votre élève , si je vous supplie de m'accueillir en cette qualité.

L'étranger fit de riouvefu un de ses fâcheux éclats de rire, se leva et parut si gigantesque et si brusque que Ofter- dingen éprouva de nouveau la terreur

44 tONTES NOCTURNES.

qu'il avait ressentie en l'apercevant d'abord,

Vous croyez que je suis un maître habile, dit l'étranger d'une voix re- tentissante. Eh bien, oui! dans le temps il en pouvait être ainsi, mais je ne puis pas m'occuper à donner des le- çons. Cependant je me plais à donner de bons conseils aux £[ens avides de savoir, comme vous paraissez l'être. Avez-vous jamais entendu parler d'un maître chanteur versé dans toutes les sciences, nommé Klingsohr? on dit que c'est un grand nécromancien, et qu'il ': des rapports avec quelqu'un qu'on ne voit avec plaisir nulle part. Mais ne vous laissez pas induire en er- reur , car ce que les bonnes gens ne comprennCTit pas leur semble tou- jours surnaturel, et doit, selon eux, appartenir au ciel ou à l'enfer. Eh bien ! maître Klingsohr vous montrera

LES MAITRES CHANTEURS. /jS

le chemin qui doit vous conduire au but. li demeure dans la Transylvanie. Allez le trouver. vous apprendrez comment la science et l'art dispensent au maître tout ce qu'il y a de déli- cieux sur la terre; les honneurs, les richesses, la faveur des femmes. Oui, jeune homme ! si maître Klingsohr était ici, il saurait bien enlever la belle comtesse Mathilde au tendre et lan- goureux Wolfframb de Eschinbach.

Pourquoi prononcez-vous ce nom? s'écria Ofterdingen avec colère. Lais- sez-moi î Votre présence me cause un frisson involontaire.

Oh! oh! dit l'étranger en riant; ne vous fâchez pas, mon petit ami. C'est la fraîcheur de la nuit et la légè- reté de votre pourpoint qui vous cau- sen t ce frisson , dont vous vous plaignez, et non pas moi. Ne vous sentiez-vôus pas plus à l'aise lorsque j'étais auprès

46 CONTES NOCTDRyES.

de VOUS et que je vous échauffais. Que parlez-vous de frisson et d'effroi , je puis vous sauver la vie. Je vous parlais de la comtesse MathildelEh'.sans doute, les femmes peuvent être gagnées par le chant, surtout par ces doux chants que sait si bien maître Klingsohr. J'ai d'abord méprisé vos chansons , pour vous faire sentir votre inexpérience. Mais en comprenant de suite la vérité de mes discours sur l'art , vous avez fait preuve de dispositions véritables. Peut-être étes-vous destiné à marcher sur les traces de maître Klingsohr, et alors vous pourriez aspirer avec succès aux faveurs de INïathilde. Levez-vous et partons pour la Transylvanie! Cepen- dant, attendez; si vous ne pouvez vous mettre tout de suite en chemin , je puis vous donner un petit livre que maître Klingsohr a fait et qui ne contient pas seulement les véritables règles du

LES MAÎTRES CHANTEURS. 47

chant, mais qui renferme encore quel- ques excellentes chansons du maître.

A ces mots l'étranger tira de sa po- che un petit livre, dont la couleur rouge étincela aux rayons de la lune. Il le présenta à Henri de Ofterdingen et disparut aussitôt dans l'épaisseur du bois.

Henri ne put s'empêcher de céder au sommeil. Lorsqu'il se réveilla, le soleil était levé. Si le livre rouge ne se fut pas trouvé sur ses genoux, il eût douté de la réalité des événemens de la nuit.

48 CONTES NOCTURNES.

CHAPITRE IV.

ï-a comtesse Mathilde. Événemens à la Wai ibourg.

Sans doute, lecteur chéri , tu te trou- vas une fois dans un cercle qu'une réunion de femmes charmantes, d'hom- tnes polis pouvait faire passer pour une

LES MA.ÎTRES CHANTEURS, 49

couronne composée de fleurs diverses, par leurs parfums et l'éclat de leurs couleurs. Mais, ainsi que la musique absorbe et efface toutes les autres sen- sations, ainsi le charme que répan- dait une de ces femmes, plus ravis- sante que les autres, remplissait tous les cœurs. Placées sous l'éclat de sa beauté, répondant à l'harmonie de ses paroles, les autres femmes paraissaient plus belles , plus aimables , les hommes sentaient leur poitrine élargie, et osaient se livrer à cet enthousiasme que l'on est ordinairement forcé de renfermer en soi. Quelques efforts que fît cette reine de la société, pour dis- tribuer également sa faveur à tous, on s'apercevait cependant que «on regard céleste se reposait plus long-temps sur un jeune homme silencieusement assis vis-à-vis d'elle, et dont le doux atten- drissement manifesté par ses yeux hu- XIII. 5

5o CONTES NOCTURNES.

mides de larmes , trahissait l'amour heureux. Pius d'un homme enviait sans doute son bonheur, mais aucun d'eux ne pouvait le haïr, et ceux qui lui étaient attachés par les liens de l'ami- tié, l'aimaient encore plus tendrement à cause de son amour.

C'est ainsi que la comtesse Mathilde, veuve du vieux comte Cuno de Fal- kenstein , était la plus belle des fleurs dont se composait la couronne de beautés et de poètes qui ornaient la cour du landgrave Hermann de Thuringe.

Wolfframb de Eschinbach, profondé- u.ent touché de sa grâce et de sa beauté, devint ardemment épris d'elle, dès le premier jour qu'il l'aperçut. Les autres maîtres, ravis aussi des charmes de la comtesse , vantaient sa douceur et ses traits dans leurs vers. Reinhard de Zweckhstein lanomniait la dame de ses pensées pour qui il voulait combattre

LES MAITRES CHANTEURS. bl

dans le prochain tournoi ; Walther de la Vogelwied exprimait Tintention de faire pour elle un vœu chevaleresque , tandis que Henri Schreiber et Jean Bit- terolff s'épuisaient en comparaisons merveilleuses en l'honneur de la belle comtesse. Mais les chansons de Wolf- framb parties du fond du cœur, allaient seules frapper celui de Mathilde. Les autres maîtres n'avaient pas manqué de s'en apercevoir, mais il semblait que l'amour de Wolfframb leur ixit néces- saire pour échauffer le leur, et qu'il don- nât à leurs vœux plus de grâce et d'é- nergie.

Le premier nuage qui obscurcit le bonheur et l'éclat de la vie deWolfframb, fut le mal mystérieux de Ofterdingen. Quand il pensait à l'amitié des autres maîtres qui le chérissaient , bien qu'ils portassent aussi en leur cœur l'image de Mathilde, et à la haine rancuneuse

52 CONTES >'OCTUR]VES.

de Ofterdingen qui s'était banni dans la solitude, il ne pouvait s'empêcher de se défendre d'une douleur profonde. Souvent il pensait que Ofterdingen était saisi d'une folie passagère qui passerait bientôt, mais souvent aussi il pensait qu'il n'avait pas pu supporter le sort d'aimer la comtesse sans espoir. Et, se disait-il, qui m'a donc donné plus de droits que lui? ai-je quelque avantage réel sur Ofterdingen ? Snis-je meilleur que lui , plus sensé, plus ai- mable? Où donc est la distance qui nous sépare? Ainsi un destin ennemi qui eût pu me frapper aussi bien que lui, vient l'abattre, et moi, son ami, je passe avec indifférence sans lui ten- dre la main. Ces réflexions le détermi- nèrent à retourner à Eizenach pour tâcher de décider Ofterdingen à reve- nir àla Wartbourg. Mais lorsqu'il arriva à Eizenach, Henri de Ofterdingen avait

LES MAÎTRES CHANTEURS. 53

disparu et personne ne savait il était allé. Wolfframb de Eschinbach revint tristement à la Wartbourg, et annonça au landgrave la perte de maî- tre Ofterdingen. Ce fut alors qu'on vit combien tous ses confrères l'avaient aimé, en dépit de sa parole amère et de son ton grondeur. On le pleura comme s'il était mort, et ce deuil jeta long- temps un voile funèbre, sur tous les chants des maîtres.

Le printemps était venu, et avec lui toutes les joies et la sérénité de la vie qui reprend alors de nouvelles forces. Les maîtres étaient rassemblés dans un bosquet des jardins du château, et ils saluaient de leurs chants les fleurs nouvelles. Le landgrave, la comtesse Mathilde et les autres dames avaient pris place sur des bancs, et Wolfframb de Eschinbach se disposait à chanter, lorsqu'un jeune homme sortit du bo-

54 CONTES îVOCTURNtS.

cage, un luth à la main. Tout le monde reconnut avec une joyeuse surprise, Henri de Ofterdingen qu'on avait cru perdu. Les maîtres vinrent à lui et lui firent mille caresses; mais Henri, sans faire attention à ces témoignages de tendresse, s'approcha du landgrave, s'inclina devant lui et salua profondé- ment la comtesse Mathilde. Il leur dit qu'il avait été atteint d'une fâcheuse maladie dont il se trouvait heureuse- ment guéri , et demanda la permission de chanter un morceau comme les autres maîtres, bien qu'il ne pût pré- tendre encore à être compté dans leurs rangs. Le landgrave lui répondit que son absence ne lui avait rien fait per- dre auprès de lui , et qu'il ne comprenait pas comment il pouvait se croire déchu de son rang de maître. A ces mots, il embrassa le jeune poète, et lui assigna sa place entre Walther de la Yogelweid

LES MAÎTRES CHANTEURS. 55

et Wolfframb de Eschinbach, place qu'il avait toujours occupée. On re- marqua bientôt que les manières de Of- terdingen avaient entièrement changé. Au lieu de tenir comme autrefois sa tète penchée sur son sein, d'abaisser son regard vers la terre, il portait le front haut et se redressait avec tierté. Son visage était aussi pâle que jadis, mais son regard, au lieu d'errer timi- dement, était ferme et étincelant; une noble gravité avait fait place , dans ses traits, à la profonde mélancolie qui les obscurcissait, et un léger sourire don- naitàseslèvresune expression ironique. Il ne daigna parler à aucun maître, et prit place en silence. Tandis que les autres chantaient, il contemplait les nuages, s'agitait sur son siège, comp- tait sur ses doigts, bâillait, bref il témoignait le mécontentement et l'en- nui par tous ses gestes et par tous ses

56 CONTKS NOCTURJVKS.

niouvemens.Wolfframb de Eschinbach chanta un air en l'honneur tki land- grave, et amena, sur le retour de cet ami qu'on avait cru perdu, quelques vers qui causèrent une émotion géné- rale. Mais Henri de Ofterdingen fronça les sourcils, et se détournant de Wolf- framb, toucha sur son luth quelques accords singuliers. Il se plaça alors au milieu du cercle , et commença un chant qui différait tellement de tout ce qui avait été chanté jusque-là, qu'il excita le plus grand étonnement et même une stupéfaction profonde. Il semblait que ces accords frappassent aux portes d'un empire inconnu , et conjurassent les secrets des puissances mystérieuses. Puis il invoqua les astres, et l'on crut entendre les sons des sphè- res célestes balancées dans l'espace. Puis ses accords devinrent plus tumul- tueux , et il évoqua toutes les images

LES MAÎTRES CHA.NTEURS. 5j

de l'amour heureux, et chacun se sen- tit pénétré de déUces secrètes. Lorsque Ofterdingen eut achevé de chanter, il se fit un long silence auquel succéda un long murmure d'approbation. La comtesse Mathilde se leva vivement, s'avança vers Ofterdingen, et lui posa sur le front la couronne qui était le prix du concours.

Une rougeur éclatante couvrit les joues de Ofterdingen, il s'agenouilla et pressa avec ardeur, contre son sein, la main de la belle comtesse. Eu se re- levant , son regard vif et pénétrant rencontra celui du fidèle Wolfframb de Eschinbach qui se disposait à s'appro- cher de lui, mais qui se recula comme repoussé par un pouvoir invisible. Une seule personne ne joignait pas ses élo- ges à ceux que tout le monde prodi- guait au jeune maitre; c'était le land- grave qui était devenu de plus en plus

58 CONTES NOCTURNES.

sérieux et pensif, tandis que Ofterdin» gen chantait , et qui dit à peine quel- ques mots en sa faveur. Ofterdingen sembla fort irrité de la conduite du prince. Dans la soirée, lorsque l'ombre commençait à s'étendre, Wolfframb de Eschinbach qui avait en vain chercbé son ami, le rencontra dans une des allées du jardin. Il courut à lui, le serra contre son cœur, et lui dit : Te voilà doncdevenu le premier maître du chant qui soit au monde, mon cher Henri. Comment es-tu donc parvenu à attein- dre au but que nous soupçonnions à peine? Quel esprit divin t'a enseigné les merveilles d'un autre monde? O mon cher ami, que je t'embrasse encore!

Il est heureux , dit Ofterdingen en cherchant à se dérober aux embras- semens de Wolfframb, il est heureux que tu reconnaisses combien je me suis élevé au-dessus de tous les préten-

LES MAITRES CHANTEURS. ^9

dus maîtres qui. usurpent ce titre; car tu ne saurais m'en vouloir, si je trouve tous vos misérables chants fort ab- surdes et fort ennuyeux.

Ainsi tu méprises ceux que tu honorais tant, dit Wolffrarab, et tu ne veux plus avoir rien de commun avec eux? Toute amitié, toute ten- dresse sont devenues étrangères à ton cœur, parce que tu es devenu plus ha- bile que nous! Et moi aussi, moi, tu ne me trouves plus digne de ton amour, parce que je ne puis, dans mes vers, m'élever aussi haut que toi. Ah î Henri, si je te disais ce que j'ai éprou- vé en entendant tes chants...

Il ne faut pas me le taire, dit Henri en riant ironiquement, cela sera peut-être fort instructif pour moi.

Henri , dit Woîfframb d'un ton sévère, il est vrai que tes chants ont pris un essor extraordinaire et merveil-

6o CONTES NOCTURNES.

leux, que ta pensée s'est élevée au- delà des nuages; mais une voix secrète me disait que ce chant ne pouvait découler de ton âme, et qu'il devait être l'effet de forces éliangcres, comme celles que donne le nécromancien, à l'aide de sucs et de plantes inconnues. Henri, tu es certainement devenu un grand maître, et tu as l'intelligence des grandes choses , mais! comprends- tu encore le doux salut du vent du soir, quand tu te promènes sous les épais ombrages du bois? Ton cœur peut-il encore bondir de joie au frémis- sement des feuillages, au fracas des torrens ? Jettes-tu encore sur les fleurs des regards enfantins? Te sens-tu en- core défaillir d'amour aux plaintes du rossignol? Un désir infini remplit-il encore ton âme, en rêvant? Ah! Henri, il y avait dans tes chants certaines cho- ses qui me saisissaient d'une terreur

LES MAÎTRES CHANTEURS. 6l

inconnue. Je ne pouvais m'empécher de songer à ces âmes errantes sur les bords de l'Achéron, dont tu faisais le tableau au landgrave, lorsqu'il t'inter- rogeait autrefois sur la cause de ta douleur; j'étais forcé de croire que tu avais renoncé à tous les amours, et que ce que tu avais gagné en revan- che, n'était que le trésor stérile que trouve un voyageur égaré au milieu d'un désert. Il me semble, (je ne puis te le cacher) que tu as payé ta maî- trise, avec toutes les joies de la vie. Un sombre pressentiment m'agite en songeant à ce qui t'a fait fuir de la Wartbourg, et à la manière dont tu reviens ici. Tes souhaits peuvent s'ac- complir. Peut-être l'astre brillant qui me souriait s'éloigne-t-il déjà de moi. Mais, Henri! tiens, voici ma main; je te le jure , jamais la haine ne pren- dra place dans mon cœur! Malgré tout

62 CONTES NOCTURNES.

le bonheur qui t'environne, peut-être es-tu au bord de l'abîme, peut-être la tète te tourne-t-elle-déjà en voyant sa profondeur ; ne crains rien , tu rae trouveras toujours près de toi, pour te soutenir et te recevoir dans mes bras. Henri de Ofterdingen avait écouté Wolfframb dans un profond silence. Il se cacha le visage dans son manteau , et s'élança brusquement dans l'épais- seur du bois. Wolfframb l'entendit s'éloigner en gémissant et en poussant de profonds soupirs.

LES MAÎTRES CHANTEURS. 63

CHAPITRE V.

La guerre de la Wartbourg.

L'enthousiasme et l'admiration des maîtres, pour le chant du fier Henri de Ofterdingen, fit bientôt place à un sentiment plus calme ; et l'on ne tarda

64 CONTES NOCTURNES.

pas à parler du clinquant et de la vi- duité de cette poésie. La comtesse Ma- thllde resta seule partisan dévoué du poète qui avait chanté sa beauté et sa grâce , d'une façon que tous les maîtres ( à l'exception de Wolfframb de Eschin- bach, qui ne se permettait aucun juge- ment), traitaient d'hérétique et de bar- bare. En peu de temps, les manières de la comtesse Mathilde changèrent entièrement. Elle ne traitait plus les autres maîtres qu'avec mépris, et elle retira même ses bonnes grâces au pau- vre Wolfframb de Eschinbach. Les choses en vinrent au point que Henri fut appelé pour enseigner à la belle comtesse l'art du chant , et qu'elle commença à faire des chants dans le goût de celui de Ofterdingen. De- puis ce temps , elle sembla perdre chaque jour de sa grâce et de son charme. Négligeant tout ce qui contri-

LES MAÎTRES CHANTEURS. 65

bue au mérite de la femme, elle devint un être équivoque, haï d'un sexe et ri- dicule pour l'autre. Le landgrave crai- gnant que la folie de la comtesse n'en- traînât les autres femmes de sa cour , leur défendit sous peine de bannisse- ment, de s'occuper de poésie. T>a com- tesse Mathilde quitta alors la Wart- bourg, et se retira dans un château près d'Eizenach Henri de Ofterdin- gen l'eiit suivie, si le landgrave ne lui eût pas ordonné de rester, pour répon- dre au défi que lui avaient porté les maîtres.

Vous avez, dit le landgrave à l'arrogant chanteur, vous avez vilaine- ment troublé le beau cercle que j'avais formé ici. Pour moi, vous ne pouviez m'abuser; car je reconnus dès le pre- mier moment que vos chants ne dé- coulaient pas du fond de l'âme d'un vé- ritable maître chanteur , mais qu'ils xiii. 6

66 COSrtES JVOCTÎJRNÊS.

étaient le fruit des leçons d'un faux maître. Que sont l'éclat , la magni- ficence, s'ils ne servent qu'à parer un cadavre. Vous parlez des effets cachés, des secrets de la nature , non pas tels qu'ils s'offrent à l'âme de l'homme qui contemple une phi5 belle vie, mais tels qu'ils se présentent à l'auda- cieux astrologue qui veut les mesurer et les scruter au moyen de son art. Ayez honte, Henri de Ofterdingen, du changement subit qu'a produit eu vous la doctrine d'un indigue maître. Je ne sais , répondit Henri , en quoi j'ai mérité votre colère et vos re- proches, noble seigneur. Peut-être se- riez-vous d'une autre opinion, si vous saviez quel est le maître qui m'a dé- voilé les trésors du chant. J'avais quitté votre cour dans une douleur et dans un découragement profond, lorsqu'un petit livre tomba dans mes mains ,

LES MAÎTRES CHAÎÎVTEURS. O7

d'une façon sineulière. C'était l'on- vrage du plus habile des maîtres chan- teurs; il renfermait quelques chants de sa composition et les principales règles de l'art. Plus je lisais dans ce livre, pUis je voyais clairement que c'est une chose misérable que de s'attacher à rendre uniquement ce qu'on a dans le cœur; bref, je me sentis soumis à une influence inconnue. Mon désir de voir le maître lui-même et d'entendre de sa bouche les principes de la sagesse et de l'intelligence devint irrésistible. Je me mis en chemin et je partis ponr la Transylvanie. Oui ! sachez -le, mon noble seigneur! C'est maître Kling- sohr, lui-même, que j'ai visité, et à qui je dois l'élan hardi de mes vers. Maintenant, je pense que vous jugerez plus favorablement de mes efforts.

Le duc d'Autriche, répondit le landgrave, m'a dit et m'a écrit beau-

68 CO^'TES NOCTURNES.

coup de choses à la louange de votre inaitre. Maître Rlingsohr est un homme profondément versé dans les sciences occultes. Il calcule le cours des astres, et reconnaît les rapports merveilleux de leur marche avec celle de nos des- tinées. Les secrets des métaux , des plantes, des minéraux, lui sont connus, et en outre, il est expérimenté dans les affaires de ce monde, et assiste le duc d'Autriche de son bras et de ses con- seils. Comment toutes ces choses peu- vent-elles s'accorder avec l'âme pure et naïve d'un véritable maitre- chanteur, je l'ignore ; et je pense bien que c'est justement pour cela que les chants de maitre Klingsohr, si bien tournés et si ingénieusement pensés, ue vont ja- mais à mon cœur. Mais aujourd'hui, il s'agit de toi , Henri. Les maîtres pres- que irrités de ta conduite orgueilleuse, te défient et veulent te disputer quel-

LES MAÎTRES CHANTEURS. 69

qiies jours durant^ le prix du chant. Il faut les satisfaire.

La lutte des maîtres eut lieu. Mais soit que les leçons que Henri avait re- çues, eussent égaré son esprit, soit que l'enthousiasme eût donné des forces à ses adversaires , il perdit le prix contre chacun d'eux. Irrité de sa défaite , Henri se mit à chanter des airs pleins d'allusions moqueuses contre le land- grave Hermann , et enflés d'éloges pour le duc Léopold VII qu'il nom- mait l'astre brillant, sous lequel s'é- taient réfugiés tous les arts. Il ne s'en tint pas là, et tourna en dérision toutes les femmes de la cour qu'il immola impitoyablement à la comtesse Ma- thilde. Ce fut alors que tous les maî- tres irrités, sans en excepter le doux Wolfframb de Eschinbach , s'emportè- rent violemment et l'accablèrent de chansons satyriques. Henri Schreiber

*]0 CON^TES NOCTURNES.

et Jean Bitterolff, montrèrent le faux éclat des poésies de Ofterdiugen et la uîaigreur de ses pensées, qui se cachait sous ce fluant langage. Mais Walther de la Vogelweid et Reinhard de Zwec- khstein allèrent plus loin, ils prétendi- rent que la méchante conduite de Henri demandait une vengeance plus sévère, et ils voulurent se la faire l'épée à la main.

Ainsi, Henri de Ofterdingen vit à la fois son talent foulé aux pieds et ses jours mis en danger. Plein de rage et de désespoir, il alla supplier le land- grave de protéger sa vie, et le pria de faire juger la question du chant par le plus célèbre maître de l'époque, par maître Klingsohr.

Les choses sont venues au point qu'il ne s'agit plus guère de chant entre les maîtres et vous, dit le landgrave. Dans vos vers insensés, vous m'avez

LES MAITRES CHANTEURS. ^ 1

insulté gravement, ainsi que les nobles dames de ma cour. De votre lutte ne dé- pend donc plus seulement votre ré- putation, mais encore mon honneur et celui des dames. Cependant tout se passera paisiblement , et je vous promets que maître Klingsohr décidera du concours. Un de mes maîtres chanteurs que le sort désignera, con- courra avec vous; et tous deux, vous choisirez vous-même lesujet sur lequel vous devez chanter. Mais le bourreau sera derrière vous, le fer nu, et celui qui succombera aura la tête tranchée aussitôt. Allez, faites que maître Kling- sohr vienne dans le cours de l'année, et qu'il soit juge de cette lutte à vie et à mort.

Henri de Ofterdingen se retira, et la tranquillité fut ainsi rétablie, pour quelque temps, à la Wartbourg.

Les chansons que les maîtres avaient

73 CONTES NOCTURNES.

composées contre Henri de Ofterdin- gen , furent rassemblées dans un re- cueil qu'on nomma : la Guerre de la ÏVartbourg. *

* Ce recueil se trouve dans la collectiou d'antiquités littéraires du chevalier Mauesse. Tr.

jLES MAÎTRES CHANTEURS. "jS

^ailre K.liogsobr vieat 9 Eizenaoii,

*'Tfc**a^.UL JHU.

IJif an s'était presqu écoulé lorsqutî la nouvelle vint à la Wartbourg, que maître Klingsohr était réellement ar- rivé à Eizenach , et qu'il était descendu %iu, 7

74 CONTES NOCTURNES.

chez un bourgeois nommé Helgrefe , devant la porte St.-Georges. Les maî- tres se réjouirent fort de voir que le moment de décider de leur querelle avec Ofterdingen approchait ; mais per- sonne n'avait plus d'impatience de voir ce célèbre maître étranger, que Wolf- framb de Eschinbach. Il se peut , se disait-il, que maître Klingsohr soit adonné à une science damnabie , comme disent les gens, et que les puis- sances infernales soient à ses ordres. Mais le vin le plus généreux ne croît-il pas sur une lave brûlante ? Qu'importe au voyageur altéré que les grappes , dont il se désaltère , aient mûri au feu de l'enfer? C'est ainsi que je veux de la science et des talens du maître , sans en examiner la source, et sans plus approfondir qu'il ne convient à une âme pieuse et pure.

Wolfframb se rendit bientôt àEize-

LES MAITRES CHANTEURS. 70

îiach. Lorsqu'il arriva devant la mai- son du bourgeois Helgrefe , il trouva un grand nombre de gens rassemblés qui regardaient tous vers le balcon. II reconnut parmi enx beaucoup de jeunes gens de l'école de chant, qui ne cessaient de s'entretenir du célèbre maître. L'un avait écrit les paroles que Klingsohr avait prononcées lorsqu'il était entré chez Helgrefe ; les autres savaient au juste ce que le maître avait mangé à dîner 5 un troisième préten- dait que le maître lui avait souri et parlé, parce qu'il l'avait reconnu pour im chanteur, à sa barette qu'il portait toute semblable à celle de maître Klingsohr; et un quatrième entonnait une chanson qu'il disait écrite à la ma- nière du poète transylviuiien. Bref, cétait partout un tumulte étrange. Wolfframb perça à grand'peine toute cette cohue, et pénétra dans la maison.

76 CONTES NOCTURNES.

Helgrefe vint amicalement au-devaiït de lui, et courut l'annoncer, selon son désir, au maître qu'il venait visiter; mais il revint en disant que maître Rlingsohr étudiait et qu'il ne pouvait voir personne. Il fallait se présenter de nouveau dans deux heures. Wolf- framb fut forcé de se soumettre à ce retard. Après être revenu deux heures plus tard , et avoir attendu une heure encore , Helgrefe eut enfin la permis- sion de l'introduire. Un laquais, singu- lièrement vêtu de soie de diverses cou- leurs, lui ouvrit la porte de la cham- bre, et Wolfframb entra. Il aperçut un homme de haute taille, couvert d'une longue robe de velours rouge avec de larges manches, et richement bordée de martre , qui se promenait gravement dans sa chambre. Ses traits ressemblaient à ceux du Jupiter ton- nant, tant son front offrait de majesté

LES MAITRES CHANTEURS. 7*7

et tant ses grands yeux lançaient des regards étincelans. Une barbe noire et frisée couvrait ses joues et son menton , et une barette bizarre ou un turban , car on ne pouvait distinguer cette coif- fure, recouvrait sa tète. Le maître te- nait ses bras croisés sur sa poitrine, et prononçait d'une voix sonore, tout en se promenant, des paroles que Wolf- framb ne comprit pas. En regardant autour de lui dans la chambre qui était remplie de livres et d'instrumens de toute espèce, Wolfframb aperçut dans un coin un petit homme âgé , pâle , à peine haut de trois pieds , qui était assis devant un pupitre sur une chaise élevée, et qui écrivait soigneusement avec une plume d'argent , sur une grande feuille de parchemin, ce que lui dictait maître Klingsohr. Après quelques momens, les regards sévères du maître tombèrent enfin sur Wolf">

78 CONTES NOCTURNES.

framb de Eschinbach; et, cessant de parler, il s'arrêta au milieu de la cham- bre. Wolfframb salua alors le maître en vers agréables; il lui dit qu'il était venu pour se délecter dans ses savans entretiens, et le supplia de lui répondre dans le langage poétique , afin de lui procurer quelques instans de délices. Le maître le toisa d'un regard irrité et lui dit : Qui ètes-vous , jeune homme, pour oser venir me troubler par vos vers absurdes , et me défier comme s'il s'agissait d'une lutte de chaut ? Ah ! vous êtes sans doute Wolfframb de Eschinbach, le plus inhabile, le plus ignorant des compa- gnons qui se donnent à la Wartbourg pour maîtres-chanteurs. Non, mon cher garçon , il faut que vous grandissiez encore un peu avant que je me mesure avec vous.

Wolfframb de Eschinbach ne s'était

LES MAÎTRES CHANTEURS. 7^

pas attendu à une telle réception , son sang bouillonna en entendant les pa- roles insultantes deKlingsohr, il sentit plus vivement que jamais la force et l'énergie que le ciel lui avait départies. Il regarda gravement le maître et lui répondit : Maître Klingsohr, vous n'a- vez pas bien agi en répondant aussi amèrement à mon salut bienveillant et amical. Je sais que vous êtes fort verse dans les sciences et dans l'art du chant; mais cela ne vous autorise pas à cette vaine outre-cuidance que vous devriez mettre de côté , comme indigne de vous. Je vous le dis librement , maître Klingsohr; je crois maintenant ce que le monde dit de vous. On assure que vous avez subjugué les esprits infer* naux, et que vous avez des rapports avec eux au moyen des sciences oc- cultes que vous pratiquez. C'est de-là, dit-on, que vient votre talent, mais ce

Sa CONTES NOCTURNES.

iTest pas i'émotion naturelle du cœur qui produit vos triomphes; aussi êtes- vous orgueilleux et dur comme ne l'est jamais le chanteur, dont l'âme est pure.

Oh î oh! répondit Klingsohr, ne Vous montez pas ainsi, jeune compa- gnon. Quant à ce qui concerne mes rapports avec les esprits, silence là- dessus, vous n'y comprenez rien; et pour la source de mon talent, ce que vous avez dit est un bavardage d'en- iaut. Dites-moi donc d'où vous vient Vart déchanter? Pensez-vous que je ne sache pas comment maître Friedbrand vous prêta en Ecosse quelques livres que vous eûtes l'ingratitude de ne pas lui rendre, et d'où vous avez tiré toutes vos chansons ? Et ! si le diable a fait mes vers, vous devez les vôtres à un méchant cœur.

Wolfframb tressaillit à ces affreux

LES MAÎTRES CHANTEURS. 8l

reproches. II posa sa main sur sa poi- trine et dit : - Aussi vrai que Dieu me soit en aide, l'esprit du mensonge est puissant en vous, maître Rlingsohr! Comment, j'aurais trompé mon digne maître Friedbrand ! Sachez , maître KUngsohr, que je n'ai gardé ces écrits qu'autant que mon maître l'a permis, et que je les ai lus et tous rendus. Ne vous ètes-vous jamais aidé des précep- tes des autres maîtres?

Quoiqu'il en soit, dit Rlingsohr, sans répondre aux paroles de Wolf- framb, auriez-vous acquis votre talent, vous qui osez vous comparer à moi? Savez-vous point que j'ai fait la- borieusement mes études à Rome, à Paris et à Cracovie, que j'ai parcouru tous les pays d'Orient , recherché les secrets des Arabes, gagné des pris dans toutes les écoles de chant et que j'ai été nommé maître des sept sciences

0-2 CONTES NOCTURNKS.

libérales. Et pendant ce temps, vous étiez dans votre pays de Suisse à dé- chiffrer les vers d'un maître mal ha- bile.

Pendant queKlingsohr parlait ainsi, la colère de Wolfframb s'était apaisée , car, en dépit de toutes les rodomonta- des du maître, il était impossible de méconnaître la grandeur de son talent. Il répondit avec calme et en souriant: Eh! mon chermaître, jépourraisbien vous répondre que si je n'ai pas étu- dié à Rome et à Paris, si je n'ai pas cherché la sagesse des Arabes dans leur patrie , j'ai profité des leçons de mon maître Friedbrand que j'ai suivi jusqu'au fond de l'Ecosse , ainsi que de l'exemple d'autres maîtres habiles que j'ai trouvés dans les cours des princes d'Allemagne. Mais je pense que toutes les leçons, que tous les en- seignemens des plus grands maîtres,

LES iAIAÎTRES CHANTEURS. 85

m'eussent été inutiles, si le ciel tout puissant n'eût mis dans mon sein l'é- tincelle sacrée, si j'avais repoussé loin de moi, avec une âme ardente, tout ce qui est faux et méchant , et si encore je ne m'efforçais de ne chanter que des sentimens purs et tendres.

Et sans y songer lui-même, Wolf- framb ne put s'empêcher de dire un chant qu'il avait composé récemment.

Maître Rlingsohr se promenait çà et là, plein de rage; enfin il s'arrêta devantWolfframb, et le regarda comme s'il eût voulu le percer de ses regards de feu. Mais lorsque Wolfframb eut achevédechanter,Klingsohr posa dou- cement sa main sur l'épaule du jeune maître. Wolfframb, lui dit-il, puis- que vous le voulez absolument, j'ac- cepte la lutte que vous m'offrez. Mais allons dans un autre lieu, cette cham- bre ne vaut rien pour un semblable

84 CONTES NOCTURNtS.

exercice , et d'ailleurs il faut que vous goûtiez un verre de noble viii avec moi.

En cet instant, le petit homme, qui jusque-là n'avait cessé d'écrire , sauta lourdement de sa chaise sur le plan- cher qui rendit un son plaintif. Rling- sohr se retourna vivement, poussa du pied le petit homme dans une armoire quise trouvait sous le pupitre, et la fer- ma à clef. Wolfframb entendit le nain pleurer doucement et gémir. Rling- sohr referma ensuite les hvres qui étaient ouverts autour de lui, et chaque fois que la couverture chargée de lourds fermoirs retombait sur elle-même, un son plaintif, comme le dernier soupir d'un mourant, se faisait entendre dans la chambre. Rlingsohr prit alors à la main des plantes merveilleuses, qui ressemblaient à des créatures humai- nes, et dont les filamens et les bran-

LES MAÎTRES CHANTEURS. 85

ches s'agitaient comme des bras et des jambes, du. milieu desquels gri- maçait un visage hideux, et pendant ce temps un bruit confus se faisait en- tendre dans les armoires, et un énorme oiseau volait dans la chambre en agi- tant ses ailes dorées. La nuit était ve- nue, et AVolfframb se sentit saisi d'une horreur profonde. Le maître s'aper- çut de son trouble, et tira d'une boîte une pierre qui répandit autour de lui une clarté égale à celle des rayons du soleil. Tout devint calme, et AVolf- framb n'entendit plus rien. Deux va- lets vêtus d'étoffes de soie bariolée, comme celui qui avait ouvert la porte, entrèrent en portant un costume ma- gnifique, dont ils couvrirent maître Rlingsohr.

Puis maître Rlingsohr et Wolfframb de Eschinbach se rendirent ensemble à la taverne de la Cave-du-Conseil. . .

CONTES NOCTURNES.

Ils avaient bu ensemble à leur amitié et à leur réconciliation, et chanté sur différens modes. Aucun maître ne se trouvait pour adjuger le prix au vainqueur, mais tous eussent déclaré que maître Rlingsohr avait été sur- passé; car, quelque grande que fut son habileté , il ne pouvait s'élever jusqu'à la grâce et à l'énergie des simples chansons de Wolfframb de Eschin- bach.

Wolfframb venait d'achever un air admirable , lorsque maître Klingsohr renversé dans son fauteuil , les yeux baissés, lui dit d'une voix sourde : Vous m'avez regardé comme un homme vain et orgueilleux , maître Wolfframb, mais vous vous tromperiez fort si vous pensiez que mon regard , aveuglé par l'amour- propre , ne peut reconnaître le talent quelque part

LES MAÎTRES CHANTEURS, 87

qu'il se trouve, dans un désert ou dans une salle de maîtrise. Il n'est ici per- sonne pour juger entre nous; mais, je vous le dis , vous m'avez vaincu , et dans cet aveu vous devez reconnaître la réalité de ma vocation.

Eh, mon cher maître! répondit Wolfframb, il se peut qu'un enthou- siasme extraordinaire ait rendu aujour- d'hui mes chants meilleurs que d'ordi- naire; mais loin de moi la pensée de me placer au-dessus de vous. Peut-être aujourd'hui votre inspiration ne dé- coulait-elle pas facilement.Quelquefois un nuage sombre pesé sur notre tète , mais assurément demain vous rempor- teriez la victoire.

A quoi sert tant de modestie ! dit maître RUngsohr eu s'élançant de sa chaise, et se plaçant le dos tourné à AVolfframb , sous la haute croisée d'où

88 CONTES tvocturWes.

il contempla en silence les pâles rayons de la lune.

Il garda cette attitude quelques ins- tans, puis se retourna, alla à Wolf- framb , et lui dit d'une voix forte : Vous avez raison , Wolfframb de Es- chinbach, ma science commande aux puissances cachées; nos penclians doi- vent nous séparer. Vous m'avez vaincu; mais dans la nuit qui suivra celle-ci , je vous enverrai quelqu'un nommé Nasias. Vous aurez une lutte de chant avec lui, et prenez garde qu'il ne vous surpasse.

A ces mots , maître Rlingsohr se précipita hors de la Cave-du-Conseil.

^v

LES MAITRES CHANTEURS. 89

CHAPITRE VII.

ÎÇasias vient trouver, dans la nuit , WoltYramb de Eschinbach.

Wolf'framb demeurait à Eizenach , dans la maison d'un bourgeois nommé Gottschalk. C'est un homme pieux et jovial, qui tenait son hôte en hon- neur. Il se pouvait bien que Rlingsohr et Eschinbach, qui se croyaient seuls

xii[. 8

90 CO]yTP.S KOCTURNES.

et retirés dans la Cave-dii-Conseil, eus- sent été écoutés par les jeunes élèves (le l'école de chant, qui suivaient pas à pas le célèbre »naître, car il ne fut question dans toute la ville que de la victoire remportée par Wolfframb sur maitre Klingsohr. Gottschalk l'apprit aussi, il monta , plein de joie , chez son hôte, et lui demanda comment Tor- gueilleux maître avait pu se décider à lutter avec lui dans la Cave-du-Con- seil. Wolfframb raconta fidèlement comment tout s'était passé, et ne lui cacha pas que maître Klingsohr l'avait menacé de lui envoyer dans la nuit pro- chaine un antagoniste nommé Nasias. Gottschalk pâlit alorsde frayeur, il joi- gnit les mains et s'écria d'une voix douloureuse : Ah ! Dieu du ciel , ne savez-vous pas, mon cher sire, que maître Klingsohr entretient un com- merce avec les méchans esprits qui lui

LES MAÎTRES CHANTEURS. pt

sont soumis et qui obéissent à ses vo- lontés.Helgrefe, chez qui maître Kling* sohr a pris son logement, raconte à ses voisins de merveilleuses choses. Dans la nuit, on dirait qu'il y a une grande société chez lui, bien qu'on n'ait vu entrer personne dans la maison , et alors commencent des chants singuliers, des bruits extraordinaires , et on voit bril- ler une lumière éblouissante par les fe- nêtres. Peut-être ce Nasias est l'ennemi du genre humain lui-même. Partez, mon cher sire, n'attendez pas cette fâ- cheuse visite, je vous en conjure!

Eh, mon cher hôte! répondit Wolfframb, comment voulez-vous que j'évite la lutte qui m'est offerte? Cela est tout à fait contraire aux règles des maîtres chanteurs. Que Nasias soit un esprit malin ou non, je l'attendrai tran- quillement. Peut-être m'assourdira-t'-il de chants infernaux, mais il ne trou*

g 2 CONTES NOCTURNES.

blera pas mes pieuses pensées, et il ne pourra nuire à mon âme immortelle.

Je sais déjà que vous êtes un homme courageux , qui ne craint pas même le diable, dit Gottschalk. Si donc vous voulez absolument rester , permettez que mon serviteur Jonas passe la nuit prochaine avec vous. C'est un homme pieux et vigoureux , aux larges épaules , que le chant ne saurait engourdir. Si vous faiblissiez devant le diable, et que Nasias voulût vous faire quelque mal , Jonas pousse- rait un cri, et nous accourrions tous avec des cierges et de l'eau bénite. On dit que le diable ne peut supporter l'odeur du musc quand un capucin l'a porté dans un petit sac sur sa poitrine. J'en aurai, et dès que Jonas criera, nous le porterons sous le nez de maî- tre Nasias.

Wolfframb ne put s'empêcher de rire des précautions de son hôte, et lui ré-

LES MAÎTRES CHANTEURS. gS

pondit encore qu'il était préparé à tout. Cependant il consentit à accepter la compagnie de Jonas, cet homme pieux, aux larges épaules, si bien armé contre l'influence du chant.

La nuit était venue. Tout était en- core tranquille. Les poids de l'horloge de l'église montèrent et descendirent avec bruit, et minuit sonna. Un grand coup de vent ébranla la maison, des voix discordantes troublèrent le repos des airs, et le cri des oiseaux de nuit se fit entendre. Wolflrarab avait donné cours à ses pieuses méditations, et presqu'entièrement oublié la visite de son adversaire. Un coup violentébraula sa porte, et une grande figure, envi- ronnée d'une vapeur rouge, et les yeux ardens, se présenta devant lui. Cette apparition était si horrible, que tout autre que Wolfframb eût été renversé d'effrqi . mais il garda une contenance

94 COWTES NOCTURNES.

assurée, et demanda d'une voix forte : Que venez -vous chercher en ce Heu?

Je suis Nasias , et je viens pour Uitter avec vous dans l'art du chant.

A ces mots , Nasias ouvrit son grand manteau, et Wolfframb vit qu'il por- tait une grande quantité de livres qu'il déposa sur une table.

Nasias se mit alors à chanter les sept planètes et la musique céleste des sphères, comme il est dit dans le songe de Scipion , et entremêla son chant de variations fort habiles. Wolf- framb s'était assis dans son grand fau- teuil , et écoutait tranquillement , les yeux baissés, tout ce que chantait Na- sias. Lorsque celui-ci eut fini, Eschin- bach commença un chant pieux sur les choses sacrées. Nasias sautait çà et et semblait vouloir jeter à la tête du chanteur tous les gros livres qu'il

LES MAITRES CHA^TTEURS. C)l

avait apportés; plus le chant de Woîf- framb devenait énergique et cclalant, plus l'éclat des yeux de Nasias pâlis- sait , plus sa taille se ramassait , si bien que, réduit à la stature d'un pied, il ne faisait plus que geindre et miauler, grimpant le long des armoires et traî- nant après lui son manteau rouge et sa large fraise. Quand Wolfframb eut achevé son chant, il voulut s'approcher de lui,maisNasias, reprenant aussitôt sa haute taille et ses regards étincelans, lui cria: Eh! eh! ne plaisante pas avec moi , compagnon. Il se peut que tu sois un bon théologien , et que lu t'enten- des aux leçons et aux arsjumens de ton gros livre*, mais tu n'es pas un chanteur capable de te mesurer avec moi et avec mon maître. Chantons une petite chanson d'amour , et prend bien garde à ta réputation.

* U Bible. Tb.

96 CONTES NOCTURNES.

Nasias se mit alors à entonner un chant en l'honneur de la belle Hélène et des plaisirs de Cylhérée, et sa chan- son était en effet si séduisante que les flammes qui l'entouraient semblaient les feux de l'amour sur lesquels se jouaient de petits Cupidons. Wolfframb écoutait encore en silence et les yeux baissés; mais bientôt il lui sembla qu'il se promenait dans les sombres allées d'un beau jardin , et qu'une mu- sique délicieuse, se faisant entendre au milieu des fleurs , couvrît les accens funestes du démon. Alors il s'approcha de celle qui était sa vie entière, dans tout l'éclat de sa beauté , et tandis qu'il la saluait de ses soupirs , les feuilles s'agitaient doucement et les jets d'eau s'élevaient en longues gerbes brillan- tes. Elle s'avança vers lui , aux doux chants des voix inconnues , comme portée sur des ailes, et son regard ra-

LES MAITRES CHANTEURS. 97

dieux ralluma tous les feux de l'amour dans le cœur de Wolfframb. Vaine- ment il cherchait des paroles et des chants pour lui exprimer son ardeur, elle disparut et le laissa plongé dans une rêverie délicieuse. Et pendant ce temps, Nasias chantait , mais Wolf- framb n'entendit rien de son chant et se mit à son tour à commencer une chanson il dépeignit, en poète trans- porté, toutes les douceurs de l'amour. Nasias devint de plus en plus impa- tient et recommença ses bonds désor- donnés dans la chambre, en poussant des cris discordans. Wolfframb se leva alors tle son fauteuil et ordonna, au nom du Christ et de son saint nom, au démonde s'éloigner. Nasias, vomissant des flammes autour de lui, ramassa alors tous ses livres, et poussa un grand éclat de rire en s'écriant : Schiiib , Schnab , qu'es-tu de plus qu'un gros- xui. u

I

98 CONTES NOCTURNES.

sier clerc ; cède donc la place à maître Klingsohr? Aces mots, il partit comme un coup de vent, et une étouf- fante vapeur de soufre se répandit dans la chambre.

Wolffrarab ouvrit la fenêtre. La brise matinale pénétra dans l'apparte- ment et effaça les traces du démon. Jo- nas se réveilla du profond sommeil dans lequel il était tombé, il ne fut pas médiocrement étonné en apprenant ce qui s'était passé. Il appela son maître, et Wolfframb lui raconta les évène- mens de la nuit. Gottschalk honorait déjà le noble Wolfframb, cette fois il le regarda comme un saint qui venait de vaincre les puissances de l'enfer. Mais lorsque Gottschalk leva les yeux par hasard dans la chambre, sa sur- prise fut grande, car il aperçut ces mots inscrits au-dessus de la porte en lettres de feu : Schnib, Schnab , qu'es-

LES MAITRES CHANTEURS. 99

tu de plus qu'un grossier clerc; cède donc la place à maître Rlingsohr!

Ainsi le malin avait écrit sur la porte, en disparaissant, les paroles qu'il avait prononcées, comme un défi pour l'a- venir.

Je n'aurai pas un moment de repos dans ma propre maison, dit Gotts- chalk, tant que ces paroles, insultantes pour mon digne sire Wolfframb deEs- chinbach, luiront sur cette muraille !

Il courut droit chez un maçon , et le fit venir pour eftacer Tinscription , mais tous ses efforts furent inutiles. On éten- dit sur le mur une couche de chaux d'un doigt d'épaisseur, mais l'inscrip- tion paraissait toujours, et même après qu'on eut enlevé le mortier, les lettres de feu reparurent sur les briques rou- ges. Gottschalk se plaignait fort, et pria messire Wolfframb de faire une bonne chanson pour forcer Nasias à

lOO CONTES NOCTURIVES.

venir lui-même effacer ses paroles. Wolfframb lui répondit en riant que la chose n'était peut-être pas en son pou- voir, mais il le tranquillisa en disant que l'inscription s'effacerait d'elle- même lorsque lui, Wolfframb , aurait quitté Eizenach.

La journée était avancée, lorsque Wolfframb de Eschinbach, joyeux et dispos comme un hommeplein d'espoir, quitta la ville d'Eizenach. Non loin de la ville, le comte Meinhard de Muhl- berg et l'échanson Walther de Vargel vinrent à sa rencontre , montés sur de beaux chevaux, avec une nombreuse suite. Ils lui dirent que le landgrave Hermann les envoyait à Eizenach pour chercher solennellement le célèbre maître Rlingsohr, et le conduire à la Waribourg. K-lingsohr avait passé la nuit sur un grand balcon de la maison d'Helgrefe, d'où il avait observé les

LES MAITRES CHANTEURS. ÏOÎ

^étoiles. Lorsqu'il tira ses lignes, deux élèvesastrologuesquisetrouvaientavec lui remarquèrent à ses regards singu- liers, qu'il avait lu dans les astres un secret important, et ils osèrent l'inter- roger. Alors Klingsohr se leva et leur dit d'un ton solennel : —Sachez que , dans cette nuit, une fille est née à André II , roi de Hongrie. Elle se nommera Eli- sabeth, et sei'a un jour canonisée à cause de ses vertus et de sa piété par le pape Grégoire IX. Et sainte Elisabeth est destinée à devenir l'épouse de Louis, le fils de votre maître le landgrave Her- mann.

Cette prophétie fut aussitôt rappor- tée au landgrave qui s'en réjouit fort. Elle changea aussi ses dispositions pour le célèbre maître , et il résolut de l'ac- cueillir à la Wartbourg, avec une ma- gnificence digne d'un prince.

Woifframb pensait que la lutte à vie

102 CONTES NOCTURNES.

et à mort n'aurait pas lieu , car Henri de Ofterdingen ne s'était pas encore présenté. Mais les chevaliers assuraient que le landgrave savait fort bien le jour de son arrivée. La cour intérieure du château avait été arrangée pour le champ-clos, et le bourreau Stempel avait, disait-on, été demandé d'Eize- nach, à la Wartbourg.

Les MA.iTRF.S CHANTEURS. 1 o3

CHAPITRE VIII.

Maître Klingsohr quitte la Wartbourg.

Le landgrave Hermann et maître Klingsohr s'entretenaient dans une belle chambre du château de la Wart- bourg. Klingsohr assurait encore qu'il

lo4 CO]VTES .VOCTtJRÎÎÊS.

avait bien observé la constellation de la naissance d'Elisabeth, et il conseilla au landgrave d'envoyer aussitôt une am- bassade au roi de Hongrie pour lui de- mander la main de la princesse nou- vellement née, en faveur de son fils âgé de douze ans. Ce conseil plut fort au landgrave, et s'étant mis à louer le maître de sa science , celui-ci lui parla si savamment des secrets de la nature, du microcosme et du macrocosme , que le landgrave, qui n'était pas abso- lument inexpérimentéen de semblables choses, fut rempli d'une admiration profonde.

Eh , maître Klingsohr ! dit le land- grave, je voudrais bien jouir toujours de vos instructions instructives. Aban- donnez l'inhospitalière Transylvanie, et venez à ma cour, les arts et les sciences sont plus en honneur qu'en aucun lieu. Les maîtres chanteurs vous

LES MAÎTRES CHANTEURS. 1 o5

accueilleront comme leur chef, car vous êtes aussi habile dans cet art que dans l'astrologie et les autres sciences. Ainsi donc, restez ici et ne pensez plus à retourner dans la Transylvanie.

Permettez, noble seigneur, répon- dit maître Rlingsohr, permettez que je retourne encore à Eizenach, et de en Transylvanie , le pays n'est pas aussi inhospitalier et aussi défavorable à mes études que vous le pensez. Songez que je ne saurais trop me rapprocher de mon roi André II, de qui je reçois , pourmes connaissances en minéralogie qui lui ont déjà valu plus d'un trésor, un traitement de trois mille marcs d'argent , dont j'ai besoin pour m'as- su rer le calme et le repos nécessaires à la méditation. Ici je n'aurais que bruitet querelles avec vos maîtres chan- teurs. Mon art repose sur d'autres prin- cipes que les leurs, il se peut que leur

îoG CONTES NOCTURNES.

âme pieuse leur suffise pour composer, je ne les méprise point à cause de cela, mais je ne saurais les imiter.

Cependant, dit le landgrave, vous assisterez comme arbitre à la lutte qui doit avoir lieu entre votre élève Henri de Ofterdingen et les autres maîtres.

Nullement , répondit Rlingsohr, comment le pourrais-je ? Et si je le pou- vais , encore ne le voudrais-je pas. Vous même, prince, vous pourrez ju- ger de la lutte, en confirmant la voix du peuple qui se fera certainement en- tendre. Mais ne nommez plus Henri de Ofterdingen mon élève. 11 sem- blait avoir de l'énergie et des forces, mais il s'est arrêté à l'écorce sans pou- voir goûter au noyau. Fixez toute- fois le jour de la lutte , je vous suis cau- tion que Henri de Ofterdingen se pré- sentera.

Toutes les prières du landgrave fu-

LES MAITRES CHANTEURS I07

rent sans pouvoir sur le maître obstiné; il persista clans sa résolution , et quitta la Wartbourg, comblé de magnifiques présens.

Le jour de la lutte arriva. On avait bâti un amphithéâtre dans la cour du château, comme s'il eût été question d'un tournoi. Au milieu de l'enceinte se trouvaient deux sièges tendus de noir pour les deux chanteurs qui devaient concourir , et derrière ces sièges s'éle- vait un échafaud. Le landgrave avait choisi pour juges du camp deux sei- gneurs versés dans l'art du chant, le comte Meinhard de Muhlberg et l'é- chanson Walther de Vargel, ceux-là même qui avaient accompagné maître Klingsohr, depuis Eizenach jusqu'à la Wartbourg. Leurs places étaient près de celle du landgrave et des dames , dans une tribune richement ornée, et un banc aussi tendu de noir était ré-

Ï08 CONTES NOCTURNES.

serve pour les maîtres chanteurs a quelques pas de l'échafaud.

Des milliers de spectateurs se trou- vaient dans la cour, aux fenêtres et même sur les toits du château. Le landgrave, accompagné des juges, vint au son des trompettes, et monta sur son estrade. Les maîtres défilèrent à leur tour, jusqu'à leurs bancs, ayant àleurtéteWalther de laVogelweid.Sur i'échalaud se tenait Stempel, le bour- reau d'Eizenach, homme gigantesque, d'un aspect sauvage , enveloppé d'un grand manteau rouge sous les phs du- quel brillait la poignée étincelante d'un énorme glaive. Le père Léonard, confesseur du landgrave prit place devant l'échafaud, afin d'assister à l'heure de la mort celui qui succom- berait.

Un silence d'inquiétude et d'effroi, l'on pouvait entendre jusqu'au plus

LES MAITRES CHANTEURS. 1 09

léger soupir régnait sur cette multi- tude. On attendait avec une crainte singulière ce qui allait se passer. Le maréchal du landgrave, messire Franz de Waldstromer s'avança dans l'en- ceinte, revêtu des marques de sa di- gnité, et lut à haute voix les causes de la lutte et l'ordre du landgrave Hermann qui livrait au hourreau celui qui serait vaincu. Le père Léonard éleva son crucifix, et tous les maîtres s'agenouillèrent , la tête découverte , et jurèrent de se soumettre à cette or- donnance. Aussitôt le bourreau fil tournoyer trois fois son fer étincelant et cria d'une voix forte qu'il exécute- rait avec conscience, et du mieux qu'il savait faire, celui qui tomberait en ses mains. Les trompettes se firent alors entendre, et le maréchal s'avançant dans l'enceinte appela à trois reprises Henri de Ofterdingen.

î lO COUTES ZVOCTURITES.

Et tout-à-coup Ofterdingen se trouva tout près de la barrière, au troisième appel du maréchal. Personne ne l'a- vait vu venir. Il s'inclina devant le landgrave, et dit, d'une voix ferme, qu'il était venu pour lutter avec le maître qu'on lui opposerait, et se sou- mettre à la décision des jnges du camp. Le maréchal s'approcha alors des maî- tres , avec une urne d'argent , d*ou chacun d'eux devait tirer un billet. Des que Wolff'ramb de Eschinbach dérou'ale sien, reconnut que c'était lui qui devait concourir avec Henri de Ofterdingen. Il tremblait d'effroi, en songeant qu'il allait combattre son ami; mais bientôt il lui sembla que c'était le ciel lui-même qui l'avait choisi pour champion , lui qui eût marché avec joie à la mort, plutôt que de placer Henri sous le fer du bour- reau. 11 s'avança d'un air calme, mais

LES MAITRES CHANTEURS. I I I

il ne put se défendre d'un certain trouble, en contemplant les traits pâles et les yeux étincelans de Henri, qui lui rappelaient ceux de Nasias.

Henri de Ofterdingen se mit à chan- ter, et Wolfframb se sentit près de défaillir, en reconnaissant le chant que Nasias lui avait fait entendre dans cette nuit mystérieuse. Il rassembla cepen- dant ses forces, et répondit à son ad- versaire , par une magnifique cantate qui excita les acclamations du peuple. Sur l'ordre du landgrave , Henri de Ofterdingen se mit à chanter; et il peignait si bien la volupté en ses vers, que chacun se sentit saisi d'une extase enivrante. Wolfframb de Eschinbach lui-même se sentit entraîné dans un monde inconnu, et ne put se rappeler ses chants. En ce moment, un grand bruit se fit entendre à l'extrémité de l'enceinte, la foule s'ouvrit. Wolf-

1 1 2 CO:VTES NOCTURNES.

framb s'éveilla comme frappé d'un coup électrique; la comtesse Mathilde s'avançait dans tout l'éclat de sa beauté, comme au temps il l'avait vue pour la première fois dans les jardins de la Wartbourg. Elle lui lança les regards les plus tendres, et ralluma en lui cette ardeur qui lui avait déjà fait vaincre le démon dans sa lutte noc- turne. Le peuple lui décernait déjà la victoire par ses cris. Le landgrave se leva avec les juges , et le maréchal vint déposer la couronne sur sa tête. Le bourreau s'avança à son tour pour exécuter son office; mais au moment ses valets étendirent les mains pour s'emparer du vaincu, ils ne saisirent qu'un nuage noir qui se dissipa dans les airs, avec un siflement singulier. Henri de Ofterdingen avait disparu. Chacun se retira pâle et effrayé; on parlait de figures diaboliques et d'ap'

LES MAITRES CHANTEURS. ÏI3

paritions; et quelques valets du land- grave, qui gardaient les portes, pré- tendirent qu'au moment Wolfframb avait vaincu le prétendu Ofterdingen , une figure, semblable à celle de maître Klingsohr, s'était échappée du château, sur un cheval noir qui vomissait î'écume.

xiit. lo

Il4 CONTES NOCTURNES.

CHAPITRE IX.

Comment Wolfframb de Eschinbach se trouva heureux de sa victoire.

Pendant ce temps, la comtesse Ma- thilde s'était rendue dans les jardins de la Wartboiirg Wolfframb de Eschinbach l'avait suivie.

LES MAÎTRES CHANTEURS. I I ^

Il la trouva assise sous un bel arbre fleuri , les mains jointes , la tète lan- guissamment penchée sur son sein, il se jeta à ses genoux, hors d'état de proférer une parole. Mathilde le re- garda avec attendrissement, et tous deux versèrent des larmes. Ah, Wolfframb ! dit enfin Mathilde , quel méchant rêve s'était emparé de moi; je m'étais livrée au démon comme un enfant étourdi. Comment ai-je pu t'ou- blier? me le pardonneras-tu jamais?

Wolfframb la pressa dans ses bras, et osa, pour la première fois, impri- mer ses lèvres sur celles de la belle comtesse. Il jura qu'il l'avait toujours aimée avec ardeur, qu'elle n'avait ja- mais cessé d'être la dame de ses pen- sées, et lui dit comment sa présence lui avait donné la force de vaincre l'esprit malin.

' O mon bien-aimé, dit Mathilde ^

iï6 CONTES NOCTUtlNÉS.

laisse-moi te dire de quelle manière merveilleuse tu m'as sauvée moi-mèrae des griffes du démon. Une nuit, il y a peu de temps de cela, des images affreuses et bizarres m'environnèrent- Je ne savais pas moi-même si c'était la joie ou le tourment qui oppressait si fort mon cœur, que je pouvais à peine respirer. Poussée par une impul- sion irrésistible, je me mis à écrire un aird'aprèslamanièrede mon maître, mais unedissonnance singulière se mê- lait à tous mes sons, et il me sembla qu'au lieu de chant, j'avais écrit la formule terrible avec laquelle on évo- que les démons. Une horrible figure se présenta devant moi, me serra dans ses bras brùlans , et voulut m'entraîner dans l'abîme. Tout-à-coup un chaut brillant éclata dans les ténèbres ; ces tons divins étiucelaient dans l'om- bre d'un doux éclat. La figure enne-

tJES MAITRES CHANTEURS. 117

mie lâcha prise, et disparut en pous- sant des cris. Ce chaut, c'était ton chant, c'était celui que tu as fait enten- dre aujourd'hui, le même qui fit fuir le démon qui voulait aussi m'assaillir !

A ces mots, elle tomba dans ses bras, et jura de lui consacrer tous ses jours.

Dans cette même soirée, Wolfframb de Eschinbach était retiré dans sa chambre, lorsque son hôte d'Eizenach, Gottschalk accourut d'un air joyeux, et lui dit: O mon noble sire, vous avez vaincu l'enfer. Les paroles ter- ribles se sont effacées. Mille grâces vous soient rendues. Mais je vous ap- porte quelque chose qu'on a remis dans ma maison, pour vous. C'était une lettre, scellée d'un grand cachet de cire. Elle était de Henri de Ofter- diogen etrenfermait ce qui suit :

Ïl8 rO>^TES >rOCTUR>'ES.

tf Je te salue, mon cligne Woifframb , » comme un homme qui vient d'échap- 1) per à une funeste maladie qui mena- » çait ses jours. Il m'est arrivé beau- » coup de choses , mais laisse-moi » garder le silence sur des jours qui » sont encore pour moi un profond » mystère. Tu te souviens sans doute » encore des paroles que tu me dis , w lorsque par mon fol orgueil , je me « plaçais au-dessus de toi et des autres » maîtres. Tu me dis alors que je me » trouverais peut-être un jour au bord )' d'un abîme ; mais que tu serais auprès » de moi pour me tendre la main et me » retenir. Ta prédiction s'est accomplie. >) Je t'ai trouvé au bord de l'abîme » pour me sauver; et c'est ta victoire » qui m'a rendu la vie. Oui, Woifframb, » à tes chants, le voile qui couvrait mes » yeux est tombé, et m'a laissé voir le » ciel. Ne dois-je donc pas t'aimer dou*

LES MA.1TRES CHANTEURS. FK}

« blement. Tu as reconnu Klingsohr » pour le premier des maîtres. Il l'est » en effet; mais malheur à celui qui ne n se contente pas de ses propres forces, » et qui a recours aux puissances in- « fernales pour soutenir son talent ! » J'ai renoncé à ce maître, et je vis dans » la solitude. Mathilde! Non , ce « n'était pas elle, c'était une apparition M qui m'avait abusé. Oublie ce que j'ai « fait dans mon délire. Salue les maîtres, » et dis-leur combien je suis changé ! « Adieu. Peut-être un jour entendras- » tu parler de moi. »

Quelque temps après , on apprit que Henri de Ofterdingen vivait à la cour d'Autriche, auprès du duc Léopold VII, pour lequel il composait de belles chan- sons, et qu'il avait renoncé au faux éclat qui l'avait séduit.

C'est ainsi que Wolfframb de Es-

l20 CONTES >'OCTURNES.

chinbach eut la gloire d'avoir sauvé sa bien-aimée et son ami , des griffes du démon.

FO DES MAÎTRES CHANTEURS.

MAISON DÉSERTE

xni. II

123

LA MAISON DESERTE.

Après avoir long-temps causé, nous étions tombés d'accord , et nous avions reconnu que les apparitions de la vie réelle se présentaient souvent sous une forme plus merveilleuse que

124 CONTES NOCTURNES.

toutes les créations de l'imagination îa plus dévergondée.

Je pense, dit Lélio , que l'his- toire nous fournit des preuves irrécu- sables à cet appui; et c'est ce qui rend si fatigans et si absurdes les pré- tendus romans historiques, l'auteur ose rattacher les foiies de sa cervelle oisive , aux actions de la puissance éternelle qui régit le monde.

C'est la vérité profonde de ces secrels impénétrables qui nous saisit avec tant de force, dit Franz, qu'elle nous fait reconnaître l'esprit auquel nous sommes tous soumis.

Ah! reprit Lélio, c'est justement cette connaissance qui nous manque; c'est celle qui nous fut ravie après Ja chute de notre premier père.

> Beaucoup sont appelés, et peu sont élus, dit Franz, Ne penses-tu pas que la connaissance ou le pressenti-

LA MAlSO^f DESERTE. 120

ftieut du merveilleux, qui est un plus beau sentiment encore, est accordée à quelques-uns, comme un sens parti- culier? Pour moi, ii me semble que ces hommes , doués d'une seconde vue, sont assez semblables à ces chau- ves-souris, en qui le savant anatomiste Spallanzani a découvert un sixième sens plus accompli à lui seul que tous les autres.

Oh ! oh! s'écria Franz, en riant, alors les chauves-souris seront les vé- ritables somnambules. Mais pour abon- der dans ton sens, j'ajouterai que ce sixième sens, si admirable, consiste à saisir instantanément dans chaque ob- jet, dans chaque personne, dans cha- que événement, le coîé excentriqu-e , pour lequel nous ne trouvons pas de point de comparaison dans la vie com- mune, et que nous nous plaisons à nommer le merveilleux. Mais qu'est tout cela, sinon la vie ordinaire?

126 CONTES NOCTURNES,

Tourner toujours dans un cercle étroit , contre lequel on se cogne sans cesse le nez, quand on a l'envie de faire quelquesbondsquirorapentunpeucet exercice monotone. Je sais quelqu'un en qui l'esprit de vision dont nous par- lions tout-à-l'heure semble une chose toute naturelle. De vient qu'il court des journées entières après des incon- nus qui ont quelque chose de singu- lier dans leur marche, dans leur cos- tume, dans leur ton ou dans leur re- gard ; qu'il réfléchit profondément sur une circonstance contée légère- ment , et que personne ne trouve digne d'attention; qu'il rapproche des choses complètement antipodiques, et qu'il en tire des comparaisons extravagantes et inouies.

Lélio s'écria à haute voix : Arrê- tez! c'est notre Théodore. Voyez, il semble avoir quelque chose de tout

LA MAISON DESERTE. IIJ

particuiier dans l'esprit, à en juger par la manière dont il regarde le bleu du ciel.

En effet, dit Théodore, qui jus- que-là avait gardé le silence, mes re- gards doivent porter le reflet d'une pensée singulière, du souvenir d'une aventure passée depuis long-temps.

O, raconte, raconte-nous la! s'é- crièrent à la fois tous les amis.

Volontiers, dit Théodore. A ces mots , il tira son portefeuille , il re- cueillait toutes sortes de notes sur ses voyages, et raconta l'histoire suivante, en jetant de temps en temps un regard sur ses feuillets, comme pour aider à sa mémoire :

128 CONTES NOCTURNES.

CHAPITRE PREMIER.

Vous savez, (ainsi commença Théo- dore), vous savez que je passai tout l'été dernier à Berlin. Le grand nom- bre de vieux amis et de connaissances que j'y trouvai, la vie libre et com-

LA MAISON DÉSERTE, 1 29

mode , l'attrait diversifié des arts et des sciences, tout cela me retenait puis- samment. Jamais je n'avais été plus satisfait , et plus disposé à me livrer à mon ancien penchant de me prome- ner seul dans les rues, de me réjouir à la vue des images suspendues aux boutiques, des affiches, ou de con- templer les tournures des gens qui passaient et de faire leur horoscope, sans compter que j'avais encore pour compléter mon plaisir, la vue des ou- vrages des arts, et celle des magnifi- ques édifices. L'allée, ceinte de cons- tructions de ce genre, qui mène à la porte de Brandenbourg , est le rendez- vous du monde appelé par son rang ou par sa richesse, à jouir de tous les avantages de la vie. Dans les bas-éta- ges de tous ces beaux palais sont des magasins l'on débite tous les objets de luxe, tandis que les étages supé-

tSô CONTES NOCTURNES.

rieurs sont habités par la classe de gens dont je viens de parler. Les plus belles hôtelleries sont dans cette rue, presque tous les ambassadeurs y de- meurent, et un mouvement tout par- ticulier se fait remarquer dans ce quar- tier qui semble plus populeux que tout le reste de la ville. L'affluence qui s'y porte, fait que chacun se contente d'une demeure très - étroite, et que plus d'une de ces maisons, habitée par différentes familles, ressemble à une ruche d'abeilles. Je m'étais souvent promené dans l'allée, lorsqu'un jour mes yeux furent frappés par une mai- sou qui se distinguait des autres d'une façon bien singulière. Représentez- vous une maisonnette à quatre croi- sées, resserrée entre deux hauts édi- fices , dont tout l'étage s'élevait à peine au-dessus du rez-de-chaussée de la maison voisine. Le toit délabré

LA MAISON DÉSERTÉ. i3e

les vitres remplacées par du papier collé, et les murs décolorés, attestaient l'extrême négligence du propriétaire. Imaginez combien une telle maison devait ressortir entre tous ces bâti- mens décorés avec tout le luxe du goût moderne. Je m'arrêtai ; et en l'exa- minant avec plus d'attention, je re- marquai que les fenêtres étaient her- métiquement fermées, qu'un mur avait été élevé devant celles du bas étage, et que la porte, manquait la sonnette, n'offrait pas une serrure, ni même un bouton. J'étais bien convaincu que cette maison était inhabitée, car ja- mais , jamais , à quelque heure du jour que je vinsse à passer, une trace de créature humaine ne s'était offerte à mes yeux. Une maison inhabitée dans ce quartier de la ville ! Merveil- leuse apparition , et cependant elle pouvait avoir un motif bien naturel

î32 COUTES XOCTLPxNES.

et bien simple , si le propriétaire se trouvait entraiué dans un long voyage ou s'il habitait des propriétés éloignées, et qu'il tint à se conserver cette habi- tation pour son retour. Ainsi pensais- je, et cependant je ne sais comment il se faisait que je m'arrêtais involontai- rement chaque fois que je passais de- vant la maison déserte, et que je m'en- fonçais dans des méditations bizarres. Vous savez , chers compagnons de mon enfance, que j'ai toujours passé pour un visionnaire, et que vous avez été sans cesse occupés à me retirer du monde imaginaire ou je suis tou- jours plongé. Eh ! prenez vos airs frondeurs et intelligens, si vous le voulez, j'avouerai franchement que je me suis souvent mystifié moi -même, et que je craignais encore une décep- tion de ce genre, avec cette maison vide; mais la morale viendra à son tour, marchons au fait 1

LA MAISON DÉSERTE. 1 33

Un jour, et à l'heure même le bon ton ordonne de se promener de long en large dans l'allée , j'étais ar- rêté , comme d'ordinaire, devant la maison déserte, et je me livrais à mes réflexions. ïout-à-coup, je remarquai que quelqu'un s'était placé près de moi et me regardait. C'était le comte P., en qui j'avais déjà reconnu, sous pins d'un rapport, quelque sympathie avec moi, et aussitôt je fus assuré que le mystère de cette maison l'avait éga- lement frappé. Lorsque je lui parlai de la singulière impression que ce bâ- timent désert, au milieu du quartier le plus animé de la résidence, avait pro- duite sur moi , il se mit à sourire ironi- quement. Le comte P. s'était avancé beaucoup plus loin que moi; il avait déjà fait maintes suppositions sur cette mai- son, et son histoire allait bien au-delà de tout ce que j'aurais pu inventer. Je de-

l34 CONTES JVOCTTJRIV'ES.

vrais VOUS rapporterl'histoire du comte, dont je me souviens encore parfaite- ment; maisje préfère ne pas interrompre le fil de mon récit. Après avoir fait son histoire , le comte s'était ensuite informé. Quel avait été son étonne- ment , en apprenant que la maison vide n'était autre chose que le labora- toire du pâtissier-confiseur, dont la magnifique boutique était tout proche. C'est pourquoi les fenêtres du rez-de- chaussée se trouvait le four avaient été murées , et celles des chambres hautes garnies d'épais rideaux, pour préserver les sucreries du soleil et des insectes. Lorsque le comte me fit cette communication , j'éprouvai à mon tour un désappointement cruel.

En dépit de cette explication pro- saïque, je ne pouvais m'empécher de regarder en passant la maison vide ; et toujours des images bizarres sera-

LA MAISON DESERTE. l35

blaient en sortir, et me causaient un léger frisson. Je ne pouvais pas à toute force m'accoutumer à l'idée des tour- tes, des bonbons, des massepains et des fruits confits. Une singulière com- binaison d'idées me faisait prendre toutes ces choses pour des paroles de douceur , à peu près comme celles-ci : N'ayez pas peur, mon cher ami, nous sommes des créatures tout de sucre et de miel ; mais un coup de tonnerre donnera un peu de vigueur à tout cela. Puis, je me disais : N'es - tu pas bien insensé de mêler toujours les merveilles aux choses les plus ordi- naires, et tes amis n'ont-ils pas raison lorsqu'ils te traitent d'incurable vision- naire?— La maison restait toujours la même; mon regard s'y accoutuma peu à peu, et, les images folles qui semblaient sortir de ces murailles s'évanouirent insensiblement. Un hasard réveilla en moi toutes les

l36 CONTES IS^OCTURIVES.

idées qui commençaient à s'assoupir. Vous pouvez imaginer que je ne laissais pas que de regarder la maison avec attention , chaque fois que je pas- sais dails l'allée. Il arriva de la sorte qu'un jour, commeje me promenais de ce côté vers l'heure de midi , mes regards s'arrêtèrent sur une des fenêtres voi- lées de la maison vide. Je remarquai que le rideau de la fenêtre la plus voi- sine de la boutique du confiseur, com- mençait à s'agiter. Je tirai ma lunette de spectacle de ma poche, et j'aperçus alors distinctement une main de femme d'une blancheur éclatante et d'une forme gracieuse. Un brillant étincelait à son petit doigt et un riche bracelet entourait l'extrémité de son bras vo- luptueusement arrondi. La main posa devant la fenêtre un flacon de cristal d'une forme bizarre , et disparut der- rière le rideau. Je m'arrêtai tout ébloui.

LA MAISOJy DESERTE. 187

un singulier sentiment agitait tout mon être, je ne pouvais me détacher de la contemplation de cette fenêtre et j'é- prouvais quelque peine à respirer. En- fin je revins à moi et je me trouvai entouré d'un grand nombre de gens de toute espèce qui me regardaient d'un air de curiosité. Cela me chagrina fort, mais je pensai aussitôt que le peuple est le même dans toutes les grandes villes, je m'enfuis doucement, et le démon prosaïque me glissa fort distinctement à l'oreille que j'avais vu la femme du confiseur, dans son ha- bit des dimanches, posant une bouteille d'eau rose devant la fenêtre. Tout- à-coup, il me vint une pensée fort raisonnable! Je revins sur mes pas, et j'entrai dans la belle boutique or- née de glaces qui avoisinait la maison vide.

Tout en soufflant sur l'écume brû- XIII. 12

l38 CONTES NOCTURNES.

lante d'une tasse de chocolat que j'a- urais demandée, * je me mis à dire d'un air distrait : Vous avez bien agrandi votre établissement en prenant la maison voisine.

Le confiseur jeta encore quelques bonbons sur le gâteau qu'attendait une jolie fille, et me regarda en sou- riant d'un air interrogatif, comme s'il n'eût pas compris mes paroles. Je ré- pétai qu'il avait agi fort judicieusement en plaçant son laboratoire dans la maison voisine , bien que ce bâtiment désert fît un fâcheux contraste avec les brillans édifices de cette rue.

Eh! monsieur, me dit le confi- seur , qui vous a dit que la maison voisine m'appartienne? Malheureuse- ment , toutes les tentatives que j'ai faites pour l'acquérir ont été inutiles,

* C'est chez les conditors ou conûseurs qu'on prend le café , etc. Ces conditors sont ordinairement des Italiens ou habitans de la Suisse italienne.

LA 3IAIS0N DESERTE. 1 09

et après tout je n'en suis pas fâché , parce qu'il se passe de singulières cho- ses dans cette maison.

Vous pouvez imaginer combien la réponse du confiseur me frappa. Je le priai en grâce de m'en dire davan- tage sur cette maison.

Monsieur, me dit -il, je ne suis pas moi-même fort bien instruit à ce sujet; tout ce que je sais, c'est que la maison appartient à la comtesse de S*** qui habite ses terres et qui n'est pas venue à Berlin depuis nombre d'an nées. On m'a dit que la maison était déjà dans l'état de délabrement elle se trouve aujourd'hui, avant même qu'on n'eût élevé tous les beaux édi* fices qui ornent notre rue. Il n'y de- meure que deux créatures vivantes, un vieil intendant misanthrope, et un misérable chien las de la vie qui passe les nuits dans la cour, à aboyer après

l4o COJNTES jN'OCTURNES-

la iune. On croit généralement qu'il apparaît des spectres dans ce bâtiment vide; et véritablement, mon père et moi, nous avons souvent entendu des gémissemens plaintifs, surtout au temps de Noël les commandes nous for- cent souvent de travailler toute la nuit. C'étaient des bruits étranges qui nous faisaient frissonner. Il n'y a pas long- temps non plus, que dans le silence de la nuit, j'ai entendu un chant si singulier que je ne pourrais pas vous en donner une idée. C'était évidem- ment la voix d'une vieille femme, mais les tons étaient si éclatans, les ca- dences si variées , que moi , qui ai entendu tant de cantatrices en Italie, en France et en Allemagne, je n'ai ja- mais rencontré rien de semblable. Il me semblait qu'on chantait des paro- les françaises, mais je n'ai jamais pu les entendre distinctement; et d'ail-

LA MAISON DÉSERÏE. l^ï

leurs je n'ai pas écouté long -temps cette folle chanson de revenant, car mes cheveux se dressaient sur ma tète. Quelquefois , lorsque le bruit de la rue vient à cesser, nous entendons du fond de la chambre, de profonds sou- pirs, et puis un rire étouffé qui sem- ble venir du plancher; mais en plaçant son oreille contre la muraille, on s'a- perçoit facilement que ce rire et ces soupirs viennent de la maison voisine. Remarquez, (il me conduisit dans son arrière-boutique, et me plaça près d'une fenêtre), remarquez bien ce tuyau de fonte qui sort de la muraille, il en sort quelquefois une fumée si épaisse, même dans l'été , que mou frère a souvent querellé le vieil intendant, en lui disant qu'il mettra un jour le feu à la maison. Celui-ci s'excuse en disant qu'il fait sa cuisine, mais pour ce qu'il mange, Dieu le sait; car il sort de une odeur endiablée.

l42 CONTES NOCTURNES.

La porte de la boutique s'ouvrit, et le confiseur courut à son comptoir en m'indiquant par un regard significatif la figure qui entrait.

Je le compris parfaitement. Cette bizarre tournure pouvait-elle apparte- nir à quelque autre qu'à l'intendant de la maison mystérieuse? Figurez- vous un petit homme sec, un visage couleur de momie , le nez pointu , les lèvres serrées, des yeux de chat, verts et étincelans , le sourire perpétuel d'un fou , un toupet étage à la mode anti- que avec des ailes poudrées et une grande bourse, un habit couleur de café , vieux et pâli , mais bien brossé , des bas gris et de grands souliers à boucles. Cette petite figure a des mains énormes et des doigts extrêmement longs et nerveux , elle s'avance avec raideur vers le comptoir, regarde en souriant les friandises renfermées dans

LA BIAISON DÉSERTE. 1^5

des bocaux de cristal , et dit d'une voix faible et plaintive : Deux oranges confites, deux macarons, deux marrons glacés, etc.

Le confiseur mit à part tout ce que cet homme lui demandait. Pesez, pesez, mon digne voisin, dit l'inten- dant en tirant de sa poche une petite bourse de cuir. Je remarquai que l'ar- gent , qu'il posait sur le comptoir, se composait de diverses sortes de mon- naies hors de cours. Il les compta en murmurant tout bas : Très-doux, très-doux. Il faut que tout cela soit très-doux. Je le veux bien. Que le dia- ble emmielle sa femme, je ne m'y op- pose pas.

Le confiseur me regarda en riant, et dit au vieil intendant : Vous ne me paraissez pas bien portant ; oui , oui , l'âge ôte les forces petit à petit.

Sans changer de visage , le vieil in^

l44 CONTES NOCTURNES.

tendant répondit d'une voix forte : L'âge? ] âge? Perdre mes forces? Oh ! oh! oh!

En parlant ainsi , il frappa si violem- ment ses mains l'une contre l'autre, que les vitraux en retentirent, et fit un bond si vigoureux que toute la bou- tique et les verres placés sur le comp- toir en tremblèrent long-temps. Mais au même moment, un grand cri se Ht entendre , le vieil intendant avait marché sur son chien noir qui s'était glissé derrière lui , et qui se tenait couché à ses pieds.

Maudite béte! chien d'enfer! dit- il avec son premier ton de voix doux et affaibli ; et ouvrant son cornet , il en tira un macaron qu'il présenta au pauvre animal. Le chien dont les cris avaient dégénéré en gémissemens, se tut aussitôt , et se dressant sur ses pattes de derrière, se mita manger le

LA MAlSO]N' DÉSERTE. l45

macaron clans l'attitude d'un écureuil.

Bonne nuit, mon voisin, dit l'intendant en tendant la main au confi- seur, et en Ini serrant la sienne si for- tement qu'il en poussa un cri de dou- leur. — Le pauvre vieillard affaibli vous souhaite une bonne nuit , mon cher voisin. Et il sortit avec son chien qui le suivit, la bouche pleine de ma- carons.

Voyez-vous, dit le confiseur, voilà comme il vient ici de temps en temps ce vieux diable, mais je ne puis rien tirer de lui, si ce n'est qu'il était autrefois valet- de-chambre du comte de Z*** , qu'il a soin de la maison il est, et qu'il attend chaque jour la fa- mille du comte ( il l'attend depuis je ne sais combien d'années ). Mon père lui parla une fois du bruit qui se fait dans la nuit, mais il lui répondit fort tranquillement: Oui, oui, on dit qu'il

XIII. i3

l46 CONTES NOCTURNES.

y a des revenans clans la maison ; mai$ ne le croyez pas, il se peut bien que l'on mente.

L'heure le bon ton amène le beau monde chez les confiseurs en vogue était arrivée , une foule d'élégans se précipita dans la boutique et je ne pus en apprendre davantage.

LA. MAISON DÉSERTE. ll^J

CHAPITRE II.

Il m'était bien prouvé que les ren- seignemens du comte P... étaient inexacts, que le vieux intendant ne demeurait pas seul dans la maison , en dépit de toutes ses dénégations, et qu'il

l4^ CONTES NOCTURNES.

cherchait à dérober quelque mystère aux yeux du monde. Le chant dont on m'avait parlé, me fit souvenir du bras gracieux que j'avais aperçu à la fe- nêtre. Ce bras ne pouvait appartenir au corps d'une vieille femme; et ce- pendant, le chant dont m'avait parlé le confiseur ne pouvait, disait-il, être que celui d'unejeune personne. Je pen- sai alors à îa fumée, à cette singulière odeur, à cette carafe bizarrement tail- lée, et bientôt il se forma devant moi l'i- mage d'une créature ravissante, mais dangereuse etentourée de charmes ma- giques. Le vieil intendant devint un magicien qui exerçait ses sortilèges dans cette maison déserte. Mon ima- gination était en travail, et dans la même nuit, je revis, non pas en rêve, mais dans le délire de l'assoupissement, la main blanche avec son diamant au doigt, et le bras arrondi avec son riche

LA. MAISOÎÎ DÉSERTE. 1 49

bracelet. Peu à peu sortant d'épais nuages , un charmant visage aux yeux bleus et douloureusement supplians , m'apparut, et aussitôt se forma devant moi l'image merveilleuse d'une jeune fille, dans tout l'éclat de la jeunesse. Bientôt je remarquai que ce que j'avais pris pour un nuage, était la vapeur qui s'échappait de la carafe de cristal que tenait la jeune beauté, et qui s'élevait en spirales légères.

O charmante apparition 1 m'écriai- je,dis-moi tu résides,et pourquoi l'on te retient captive? Oh! comme tes re- gardssont pleins dedouleur et d'amour ! Je sais qu'un art infernal te rend l'es- clave d'un démon qui erre dans les boutiques de sucreries, sous un cos- tume café , avec une bourse à poudre , suivi d'un chien infernal qu'il nourrit de macarons. Oh! je sais tout cela, ravissante et délicieuse créature. Le

l5o CONTKS NOCTURJYliS.

diamant est le reflet du feu de l'âme ! Et si tu n'avais pas teint celui-ci du sang de ton cœur , il n'étincèlerait pas ainsi de n)il!e couleurs. Je sais que le bracelet qui entoure ton bras, est l'anneau d'une chaîne magnétique ,qui te lie au sorcier que tu suis; mais je te délivrerai! O parle, dis un seul mot, jeune vierge , ouvre tes lèvres de rose! En ce moment, une main osseuse saisit, par dessus mon épaule, la ca- rafe de cristal, qui éclata en mille morceaux dans les airs, et la figure mer- veilleuse disparut dans les ténèbres , en poussant un long soupir. Je vois déjà, à votre rire, que vous retrouvez en moi le rêveur visionnaire, mais je puis vous assurer que tout ce rêve, si vous tenez absolument à lui donner ce nom , avait lecaractère accompli d'une vision. N'importe, continuons. A peine le jour fut-il venu, que je courus dans la

LA MAISON DÉSERTE. l5l

grande allée et que je me postai de- vantla maison vide. Outre lesrideaux intérieurs, les fenêtres étaient fermées par d'épaisses jalousies. La rue était encore déserte, je m'approchai fort près de la fenêtre du rez-de-chaus.sée, et j'écoutai; mais aucun bruit rie se fit entendre, tout était silencieux comme dans un tombeau. La rue devint ani- mée, les boutiques s'ouvrirent et je fus forcé de m'éloigner. Je ne vous dirai pas combien de fois je passai devant la maison .sans rien découvrir, ni les informations inutiles que je pris de toutes parts , et comme enfin ma vision commença à s'effacer de mon esprit. Enfin, un soir en passant devant la maison, je remarquai que la porte était à demi-ouverte, je m'approchai, le vieil intendant était sur le seuil. Moïi parti fut aussitôt pris.

Le conseiller de finances Binder

iSa CONTES NOCTURNES.

ne demeure-t-il pas dans cette maison ? Telle fut la question que je lui fis en le repoussant en quelque sorte dans un pe- tit vestibule faiblement éclairé par une lampe. Il me lança un regard étincelant, et me dit d'une voix douce et traînante : Non , il ne demeure pas ici , il n'y a jamais demeuré, il n'y demeurera ja- mais, il n'a même jamais demeuré dans toute l'allée. Mais les gens disent qu'il vient des revenans dans cette mai- son? — Je puis vous assurer que cela n'est pas vrai, que c'est une jolie maison fort tranquille, et que la comtesse de S... y arrive demain. Bonne nuit, mon cher monsieur.

A ces mots, le vieil intendant nie repoussa poliment, et ferma la porte derrière moi. Je l'entendis murmurer et tousser, puis s'éloigner, autant que j'en pus juger, et descendre plusieurs marches. Durant le peu de momens

LA MAISON' DESERTE. l53

que j'étais resté clans le vestibule, j'avais remarqué qu'il était tendu de vieilles tapisseries, et meublé comme unesalle , de grands fauteuils couverts de damas rouge.

C'est alors que la maison mystérieuse se remplit pour moi d'aventures. Or, figurez-vous qu'à force de passer et de repasser, je vois un jour briller quel- que chose à la dernière fenêtre de l'é- tage supérieur, le diamant scintillait à mes yeux. O ciel ! la figure de ma vision me regarde douloureusement appuyée sur son bras. S'il était possible de rester quelques momens immobile au milieu de cette foule qui passe et qui repasse ! J'aperçois un banc placé vis-à-vis de la maison, mais de telle sorte qu'en s'y asseyant, il faut tourner le dos à l'édifice. Je m'appuie sur le dossier, et je puis continuer mes ob- servations à mon aise.

l54 CONTES NOCTURNES.

Oui, c'est elle, c'est elle trait pour trait, la céleste créature ! Mais son re- gard paraît incertain. Il me semble qu'elle ne regarde pas de mon côté , ses yeux ont quelque chose de vide ; je serais tenté de croire que ce que je vois est un portrait, si je n'avais re- marqué un mouvement du bras et de la main. Entièrement perdu dans la contemplation de cette créature mer- veilleuse j je n'avais pas entendu la voix du brocanteur italien qui m'offrait sans relâche sa marchandise. Enfin il me tira par le bras, et me retournant je le repoussai avec colère. Il ne cessa pas toutefois de me prier et de me tourmenter. Je n'ai encore rien ga- gné aujourd'hui, monsieur. Une paire de crayons. Un paquet de cure-dents. Plein d'impatience, et jaloux de me débarrasser de cet importun, je cher- che quelques pièces de monnaie dans

LA MAISON DÉSERTE. 1 55

ma bourse. J'ai encore ici de jolies choses, me dit-ii, et il me montre à distance un petit miroir de poche. En y apercevant la maison qui était der- rière moi et la fenêtre se tenait la personne mystérieuse, je me hâtai de l'acheter, et il me fut possible d'obser- ver commodément assis et le dos tourné sans attirer l'attention des voi- sins. Mais en rcj^rardant de plus en plus ce miroir, je tombai dans un état que je serais tenté de nommer un songe éveillé. Je ne pouvais détacher mes regards de ce miroir qui semblait me fasciner; et j'avoue que je ne pus m'empècher de songer à un conte que me faisait ma nourrice, lorsque je me plaisais le soir à me regarder dans le grand miroir de la chambre de mon père. Elle me di- sait que lorsque les enfans se mettaient la nuit devant une glace , un horrible visage étranger s'y plaçait devant eux-.

l56 CONTES NOCTURNES.

Une fois, je crus voir deux yeux ter- ribles briller dans le miroir; je poussai un grand cri et je tombai évanoui. Je fus long-temps malade , et maintenant encore, je crois fermement que ces yeux m'avaient en effet regardé. Bref, toutes ces folies de mon enfance me revinrent à l'esprit, un froid glacial parcourut toutes mes veines; je voulus jeter le miroir loin de moi, tout-à-coup deux yeux célestes se tournèrent de mon côté, leur regard était dirigé vers le mien et pénétrait jusqu'au fond de mon cœur. J'étais plongé dans une mer de délices !

Vous avez un joli miroir, dit une voix près de moi. Je me réveil- lai comme d'un songe; plusieurs per- sonnes avaient pris place sur le banc, et je leur avais sans doute donné un spectacle réjouissant par mon regard égaré et mes paroles entrecoupées.

LA MAISOjS' déserte. 1 S'J

Vous avez un joli miroir, ré- péta l'homme en voyant que je ne ré- pondais pas. Mais pourquoi donc y re- gardez-vous si singulièrement? Aperce- vez-vous des esprits?

Cet homme déjà âgé, bien vêtu, avait dans le ton de ses paroles et dans ses regards quelque chose de bienveil- lant , qui attirait la confiance. Je n'hé- sitai pas à lui dire que je regardais dans ce miroir une charmante fille qui se tenait derrière la fenêtre de la maison abandonnée. Je demandai même au vieillard s'il ne la voyait pas.

Là-bas? dans la vieille maison ? à la dernière fenêtre, me demanda- t-il d'un air tout étonné.

Sans doute, sans doute, lui dis-je. Le vieillard se mit à sourire.

C'est une singulière illusion. Que Dieu fasse honneur à mes vieux yeux. Eh ! eh! monsieur, j'ai bien vu sans lunettes

l58 CONTES NOCTURNES.

cette jolie figure à la croisée, mais il m'a bien semblé que c'est un bon por- trait, peint à l'huile.

Je me tournai vivement vers la fe- nêtre; tout avait disparu; la jalousie était baissée.

Gui, monsieur, oui, continua le vieillard , mais il est trop tard pour s'en assurer; car je viens de voir le domes- tique qui est, je le sais, l'intendant de la comtesse de S***, secouer la pous- sière du tableau et baisser la jalousie.

Etait-ce donc vraiment un por- trait? demandai-je tout stupéfait.

Croyez en mes yeux, répondit le vieillard. Comme vous ne regardiez dans voire miroir que la réflexion du portrait, vous avez été abusé par un effet d'optique; mais à votre âge, j'au- rais été plus clairvoyant.

Mais la main et le bras remuaient, lui répondis-je.

LA MAISON DÉSERTE. I Sg

Oui, oui, ils se remuaient, tout remuait, dit le vieillard en souriant et en me frappant doucement sur l'épaule. Alors il se leva, et prit congé de moi en me saluant et me disant : Gardez- vous des miroirs qui mentent si bien.

Votre très-humble serviteur.

l6o CONTES NOCTURNES.

CHAPITRE III.

Je rentrai chez moi, avec la résolu- tion de ne plus songer à cette maison, et d'éviter de me promener dans l'allée durant quelques jours. Je tins fidèle-

LA MAISON DÉSERTE. l6l

ment cette promesse , et je passai les journées à écrire et le soir avec quel- ques amis. Cependant il m'arrivait de m'éveiller , quelquefois , ^subitement eomme frappé d'un coup électrique, et alors je m'apercevais que c'était le souvenir de ma vision et de la croisée mystérieuse qui me faisait tressaillir. Même pendant mon travail, au milieu de mes entretiens les plus animés avec mes amis , cette pensée traversait subi- tement mon âme comme une étincelle électrique. Mais ce n'était-là qu'un mo- ment passager. J'avais consacré le petit miroir de poche qui m'avait tant abusé, à un usage domestique, bien prosaïque. Je le plaçais devant moi, lorsque je voulais attacher ma cravate. Un jour comme je me disposais à vaqueràcette importante affaire , il me parut un peu terne , et j'essayai de lui rendre son éclat en le frappant de mon ha- XIII. i4

l6l COIVTES VOCTDRNES.

leine et le frottant ensuite; tous mes nerfs tremblèrent, je frissonnai , car dès que mon souffle eut répandu une vapeur sur la glace, j'aperçus au milieu d'un nuage bleuâtre, le charmant vi- sage qui m'avait déjà blessé au cœur par ses regards douloureux ! Vous riez? Vous voilà unanimes sur mon compte, vous me tenez pour un rêveur incurable; mais, dites, pensez tout ce que vous voudrez , n'importe, cette beauté me regardait du fond de ce mi- roir, et dès que la vapeur se dissipa , ses traits disparurent sous les feux prismatiques que lançaient les rayons du soleil qui se réfléchirent dans la glace. Je ne veux point vous fati- guer, je ne veux point vous décrire toutes les sensations que j'éprouvai ; sachez seulement que je renouvelai sans cesse l'épreuve du miroir, qii'il m'arriva souvent de rappeler par mon

LA MAISON DÉSERTE. 1 63

haleine l'image chérie, mais que sou- vent aussi toutes mes tentatives furent infructueuses. Alors je courais comme un insensé vers la maison déserte, yen contemplais les fenêtres durant des heures entières ; mais pas une créature humaine ne consentait à s'y montrer. Je ne vivais que dans mes pensées à elle; tout le reste était mort pour moi ; je négligeais mes amis, mes études. Souvent quand cette image commen- çait à pâlir , une douleur violente s'emparait de moi, alors elle reparais- sait avec plus ne force et de vivacité que jamais. Une apathie totale résul- tait de cet état pénible qui me laissait toujours dans un épuisement affreux. Dans ces momens-là , tons les essais que je tentais avec le miroir étaient inutiles, mais dès que j'avais repris mes forces, l'image y reparaissait avec de nouveaux charmes. Cette tension

l64 CONTES NOCTURNES.

continuelle agissait sur moi d'une manière funeste ; j'errais sans cesse pâle comme un mort et l'air défait; mes amis me regardaient comme un homme fort malade, et leurs avertis- semens continuels me portèrent à ré- fléchir sérieusement sur ma position. Fut-ce à dessein ou par hasard qu'un de mes amis qui étudiait la médecine, laissa chez moi l'ouvrage de Reil sur les aberrations mentales, je l'ignore; mais je me rais à le lire, et cette lec- ture m'attacha irrésistiblement. Que devins -je en reconnaissant en moi- même tous les symptômes de la mono- manie! L'holTible effroi que je ressen- tis en me voyant sur le chemin de la maison des fous , me fit prendre promptement une résolution. Je mis mon miroir dans ma poche, et je cou- rus chez le docteur R***, médecin cé- lèbre par son habileté à traiter les

LA MAISON DÉSERTE. l65

maladies cérébrales, par ses vues pro- fondes sur le principe intellectuel qui fait naître tant de maladies physiques. Je lui racontai tout; je ne lui cachai pas la plus petite circonstance, et je le conjurai de me sauver du sort affreux dont je me croyais menacé! Il m'écou- ta fort tranquillement, mais je remar- quais bien dans son regard une surprise profonde.

Le danger n'est nullement aussi proche que vous le pensez , me dit-il , et je puis vous affirmer avec certitude qu'il me sera possible de le détourner. Il n'est pas douteux que votre esprit ne soit attaqué d'une manière inouie, mais la connaissance même de votre mal vous fournit les moyens de vous en défendre. Laissez-moi votre miroir, ne vous contraignez à aucun travail qui irrite votre imagination ; évitez la grande allée, ne travaillez que le ma-

i<36 CONTES NOCTUBIYES.

tin et sans vous fatiguer, puis allez faire une longue promenade, et passez la journée avec vos amis que vous évi- tez depuis si long-temps. Nourrissez- vous de mets succulens, et buvez des vins vigoureux. Vous voyez que je m'attache uniquement à éloigner votre idée fixe , c'est-à-dire l'image que vous voyez dans cette glace ou à la fenêtre de la maison déserte, et que je veux surtout fortifier votre corps. Secondez- moi donc activement.

J'avais peine à me séparer du miroir; le docteur qui l'avait déjà pris parut le remarquer, il fit naître en aspirant une vapeur à sa surface , et me dit en me le présentant :

Voyez-vous quelque chose?

Rien, répondis-je; ce qui était exact.

*— Aspirez donc vous-même, me dit

LA. MAISON DESERTE. 167

le médecin en mettant le miroir dans ma main.

Je fis ce qu'il me disait, et l'image merveilleuse m'apparut distinctement.

C'est elle! m'écriai-je à haute voix.

Le médecin regarda la glace et me dit:

Je ne vois pas la moindre chose^ mais je ne veux pas vous cacher qu'au moment je regardais le miroir j'é- prouvais une certaine terreur qui se dissipa aussitôt. Vous voyez que je suis sincère, et cjue je mérite toute votre confiance. Recommencez donc cet essai ?

Je le fis , et pendant ce temps le mé- decin me tint sa main placée sur l'épine dorsale. La figure reparut, le docteur qui regardait avec moi dans la glace , pâlit; puis, il prit le miroir, le regarda

î68 COS^TES >'OCTURNES.

encore, le renferma dans un pupitre, et revint à moi, après être resté quel- ques secondes à méditer, la main sur son front.

Suivez exactemeutmes prescrip- tions, me dit-il. Je dois convenir que ces momens vous vous trouvez hors de vous-même , sont encore fort mys- térieux pour moi ; mais j'espère pou- voir bientôt vous en dire davantage.

Dès ce moment, quoiqu'il m'en coû- tât, je vécus exactement comme me l'avaitrecommandéle médecin, et quoi- que je sentisse les effets bienfaisans de ce régime, je ne fus cependant pas tota- lement délivré de ces atteintes terribles auxquelles j'étais sujet, particulière- ment à midi, et la nuit. Ainsi dans la plus joyeuse réunion, en buvant, en chan- tant, je me sentais tout-à-coup comme percé de mille poignards, et toutes les forces de mon esprit ne suffisaient pas

LA MAISON DlîSERTE. 169

pour rétablir l'équilibre; il me fallait m'éloignerpour ne reparaître que lors- que l'accès aurait cessé.

Il arriva qu'un soir, je me trouvai dans une société l'on parla des effets et des influences du magnétisme. On discuta surtout de la possibilité de Tin- fluence d'un principe occulte, et on s'appuya de beaucoup d'exemples. Un jeune médecin fort zélé pour le magné- tisme, prétendit que lui-même et tous les magnétiseurs agissaient de loin sur les somnambules par la seule force de leur volonté. On rappela tout ce que Rluge , Schubert , Bartels ont dit à ce sujet.

Le plus important, dit un des as- sistans , médecin fort connu, le plus important, c'est que le magnétisme me semble nous révéler maint mystère que nous régardions commeime chose com- mune et prouvée. Maintenant on doit XIII. 1 5

170 CONTES KOCTURKES.

seulement procéder à l'œuvre avec pru- dence.

Comment se fait-il que, sans motif connu, et brisant même la chaîne de nos idées, l'image d'une personne ou d'un événement s'empare subitement de notre pensée avec tant de force qu'elle nous frappe de surprise? Les rêves surtout offrent des exemples merveilleux, et souvent même ils nous montrent des personnes qui nous sont complètement étrangères et que nous ne devons connaître que plusieurs an- nées après. Ces paroles si communes : Mon Dieu ! cet homme , cette femme me sont connus depuis long-temps; il me semble que je les ai vus quelque part, ne sont peut-être souvent que le sou- venir confus d'un tel rêve. Ne serait-il pas possible qu'il y eût entre les esprits un rapport si énergique qu'on y obéisse contre sa volonté î*

LA MA.ISON DÉSERTE. I7I

De la sorte, dit un autre, nous arriverions sans beaucoup d'efforts à la doctrine des sorcelleries, des en- chantemens, des miroirs magiques, et à toutes les folies du vieux temps.

C'est une chose singulière, reprit le médecin, que de vouloir nier ce qui est prouvé physiquement, et quoique je ne sois pas de l'avis qu'une seule lu- mière brille pour nous dansle royaume inconnu, qui est la patrie de nos âmes, je pense toutefois que la na- ture ne nous a pas refusé le talent et l'instinct des taupes. Nous cherchons, aveugles que nous sommes, à nous frayer un chemin sous ces voûtes som- bres; mais comme l'aveugle qui re- connaît au murmure des arbres, au bruit du ruisseau , le voisinage de la foret qui le rafraîchit de son ombre , de la source qui apaise sa soif, et qui atteint de la sorte au but de ses désirs,

1 72 CONTES NOCTURNES.

ainsi nous pressentons au battement des ailes, au souffle de l'ange in- connu et invisible qui plane sur nos têtes , que ce pèlerinage nous conduit à la source de lumières nos yeux s'ouvriront!

Je ne pus me contenir plus long- temps.

Vous reconnaissez donc, dis-je au médecin, vous reconnaissez donc l'influence d'un principe intellectuel , étranger à nous, auquel nous sommes forcés d'obéir.

Je ne reconnais pas seulement cet effet comme possible, me répondit-il, mais j'en reconnais beaucoup d'autres encore, qui résultent de l'état magné- tique.

Alors, repris-je, il serait possible aux esprits infernaux d'agir sur nous d'une manière funeste.

Tour de passe-passe d'esprits dé-

LA MAISON DÉSERTE. 1 '^3

chus, répondit le médecin en riant. Non , non , ceux-là nous ne les recon- naissons pas. En général, je vous prie de ne prendre nos assertions que pour de simples conjectures, auxquelles j'a- jouterai que je ne crois nullement à la puissance absolue d'un principe intel- lectuel sur un autre; mais que j'admets seulement une dépendance, résultat d'une faiblesse de volonté, dépendance qui alterne, et réagit selon la disposi- tion des sujets.

Maintenant , dit un homme âgé, qui jusque s'était contenté d'écouter avec attention, maintenant je puis, à l'aide de vos singulières pensées, m'ex- pliquer des secrets qui devaient sem- bler impénétrables. Je veux parler des enchantemens amoureux, dont sont remplis toutes les chroniques, et des procès de sorcellerie. Dans le code d'un peuple fort éclairé, netrouve-t-on

174 CONTES NOCTURNES.

pas des dispositions contre les breu- vages d'amour , qui entraînaient irré- sistiblement une personne vers une autre? Vos discours me rappellent un événement tragique qui se passa, il y a peu de temps , dans ma propre mai- son. Lorsque Bonaparte inonda notre pays de ses troupes, un colonel de la garde noble italienne fut logé chez moi. C'était un de ces officiers, en petit nombre dans la prétendue grande ar- mée, qui se distinguaient par une con- duite noble et décente. Son visage pâle, ses yeux creusés , annonçaient une maladie d'un chagrin profond. Il ne logeait chez moi que depuis peu de jours, lorsque se trouvant dans ma chambre , il porta subitement , avec un grand soupir , la main sur son cœur ou plutôt sur son estomac, comme s'il y ressentait une douleur mortelle. Il ne -pouvait pas articuler une parole ;

LA MAISON DESERTE. l'jS

il fut forcé de se jeter sur un sopha ses yeux se fermèrent, et y resta quel- que temps immobile comme une sta- tue. Tout-à-coup, il se leva par un mouvement brusque; mais il conserva une faiblesse extrême. Un médecin que je lui envoyai, ayant infructueusement employé divers remèdes, eut recours aux moyens magnétiques qui semblè- rent plus efficaces. Il fallut cependant les abandonner aussi ; car le malade ne pouvait les supporter. Au reste, mon médecin avait gagné la confiance du colonel, et celui-ci lui raconta que, dans ce moment de faiblesse qu'il avait éprou- vé, l'image d'une femme qu'il avait connue à Pise s'était offerte à ses yeux; les regards brùlans qu'elle lui lan- çait, lui avaient causé une douleur si violente, qu'il en avait perdu l'usage de ses sens. Il lui resta de sourdes douleurs de tête, et un état d'abatte-

176 CONTES NOCTURNES.

ment singulier. Jamais il ne fit con- naître le genre de relations qu'il avait eues avec cette femme. Les troupes étaient sur le point de se mettre en marche, la voiture du colonel était déjà chargée de bagages et devant la porte ; pour lui , il déjeunait; mais tout- à-coup il poussa un cri violent et tomba de sa chaise. Il était mort. Les méde- cins reconnurent qu'il avait été frappé d'apoplexie. Quelques semaines phis tard, une lettre adressée au colonel me fut apportée. Je n'hésitai pas à l'ouvrir dans l'espoir d'y trouver quel- ques renseignemens sur les parens de cet officier, et de pouvoir leur an- noncer sa mort. La lettre venait de Pise, et ne renfermait que ces mots, sans signature: « Malheureux! aujour- d'hui le 7 , à midi précis, Antonia , embrassant ton image trompeuse, est tombée morte ! » J'avais noté le jour

LA MAISO>' DÉSERTE. l'j'j

et l'heure de la mort du colonel; il était mort au même moment qu'An- ton ia.

Je n'entendis plus rien de ce que ra- conta le vieillard, car dans l'effroi qui m'avait saisi, en reconnaissant que ma situation était sem])lable à celle du co- lonel, je m'élançai hors du salon et je courus vers la maison mystérieuse. Il me sembla de loin , que je voyais briller des lumières à travers les jalousies fer- mées; mais la clarté disparut lorsque j'approchai. Eperdu de désirs et d'a- mour, je m'élançai vers la porte; elle céda sous mon impulsion, et je me trouvai dans le vestibule faiblement éclairé , au milieu d'une atmosphère lourde et épaisse. Le cœur me battait vio- lemment. Tout-à-coup un cri de femme prolongé et perçant, retentit dans la maison; et je ne sais moi-même com* ment il se fit que je me trouvai dans

170 CONTES NOCTURNES.

un salon éclairé par un grand nombre de bougies, orné, avec tout le luxe an- tique, de meubles dorés et de vases du Japon. Des nuages bleus et épais remplissaient la chambre.

Sois le bien venu ! Bien venu mon fiancé. L'heure est arrivée , la noce approche !

Ainsi cria une voix de femme , et aussi peu que je savais comment j'étais venu jusque-là, aussi peu sais-je com- ment il se fit qu'une charmante figure, richement vêtue , sortit du milieu de cette vapeur. Elle me répéta d'une voix perçante : « Sois le bien venu , mon doux fiancé ! )) et s'avança vers moi les bras étendus. Un horrible visage , vieux et jauni , me contemplait d'un air effaré. Je chancelai d'effroi, mais comme fasciné par un serpent, je ne pouvais détourner mes regards de cette horrible femme, ni reculer d'un pas.

LA MAISON DÉSERTE. 1 79

Elle s'avança si près, qu'il me sembla que cette hideuse face n'était qu'un mince masque de çrépe, sous lequel m'apparaissaient les traits charmans du miroir. Déjà je sentais ses mains osseuses , lorsqu'elle fondit en arrière et qu'une voix s'écria derrière moi : « Le diable fait-il déjà son jeu avec » votre grâce ? Au lit , ma gracieuse » dame , sans cela il y aura des coups 1 »

Et je vis auprès de moi le vieil in- tendant en chemise, agitant un grand fouet au-dessus de sa tête. Il se dispo- sait à battre la vieille qui se roula en hurlant sur le tapis ; j'arrêtai le bras prêt à frapper , mais le vieil intendant me repoussa en s'écriant : Savez-vous, Monsieur, que ce vieux démon vous eût étranglé si je n'étais pas arrivé. Partez , partez , partez !

Je m'élançai hors de la salle , cher- chant en vain , dans les ténèbres , la

l8o COiîfTES NOCTURNES.

porte de la maison. J'entendais les sif- flemens du fouet et les cris plaintifs de la vieille. J'allais appeler du secours, lorsque le sol manqua sous mes pas ; je fis une chute de plusieurs marches sur une petite porte que mon poids fit ouvrir, et je tombai de tout mon long dans une petite chambre. Au lit, qu'on venait évidemment de quitter, à l'habit couleur de café étendu sur une chaise, je reconnus aussitôt l'ap- partement du vieil intendant. Quel- ques instans après , il descendit lour- dement, entra et tomba à mes pieds.

Au nom du Ciel, me dit-il les mains jointes, qui que vous soyez, et quel que soit le motif qui vous ait amené près de cette vieille diablesse , gardez le silence sui* ce qui s'est passé, ou il m'en coûtera mon emploi et mon pain ! Son Excellence a été bien châtiée et je l'ai attachée dans son lit. Bonne

LA MAISON DESERTE. ibl

nuit donc , mon cher Monsieur, je vous souhaite un bon sommeil, bien doux et bien paisible. Oui , oui , allez vous coucher. Voilà une belle nuit de juillet , bien chaude ; pas de clair de lune , il est vrai , mais des étoiles bien brillantes. Une bonne, une excellente nuit , Monsieur !

En parlant ainsi , le vieil homme s'était relevé, avait pris une lumière, m'avait emmené hors de la chambre , poussé sous le vestibule, puis sur le seuil , et avait refermé la porte.

l82 CONTES jVOCTURNES.

CHAPITRE IV.

•t

Plus tard , il arriva que dans une réunion nombreuse , je rencontrai le comte P. qui me prit à part, et me dit en riant : Savez-vous bien que les mystères de notre maison déserte

LA MAISON DÉSERTE. I 83

commencent à se dévoiler? Je me disposais à l'écouter, mais au moment il allait continuer, les portes de la salle à manger s'ouvrirent, et l'on se rendit à table. Perdu dans la pensée des secrets que le comte allait me divulguer, j'avais offert machinalement le bras à une jeune dame et je suivais les rangs cérémonieux des convives. Je conduis la dame à la première place qui s'offre à moi, alors je la regarde

et j'aperçois les traits fidèles de

l'image de mon miroir ! Vous ne dou- tez pas que je frissonnai involontaire- ment, mais je puis vous assurer que je n'éprouvai pas le moindre symptôme de ce délire funeste qui s'élevait en moi lorsque cette image de femme m'apparaissait dans la glace obscurcie par la vapeur de mon haleine. Mon étonnement ou plutôt mon effroi dût se peindre dans mon regard, car la

l84 CONTES NOCTURNES.

jeune femme me regarda d'un air si sur- pris, que je crus nécessaire de me re- mettre aussi bien que je le pus, en lui disant que je croyais déjà l'avoir vue quelque part. La courte objection qu'elle me fit en répondant que la chose lui paraissait peu probable puisqu'elle était arrivée de la veille et qu'elle ve- nait pour la première fois de sa vie à Berlin, me rendit stupéfait, dans toute l'étendue du mot. Je gardai le silence. Le regard angélique que me jeta la jeune personne, me rendit seul quel- que force. Vous savez comme en telle occasion, on tâte doucement les touches intellectuelles , jusqu'à ce qu'on retrouve le ton convenable. Je fis ainsi, et je vis bientôt que j'avais auprès de moi une tendre et gracieuse créature , dont l'àme était malade d'exaltation. Quelque joyeuse tour- nure que prît notre conversation ,

LA. MAISON DESERTE. ï85

surtout lorsque j'y jetais pour l'ani- mer un mot hardi et bizarre , elle sou- riait , il est vrai, mais si douloureuse- ment qu'il semblait qu'elle eût été touchée avec trop de rudesse,

Vous netes pas gaie, gracieuse dame. C'est peut-être la visite de ce matin, lui dit un officier qui était as- sis un peu plus loin; mais en ce mo- ment son voisin lui prit le bras, et lui dit quelque chose à l'oreille, tandis qu'à l'autre extrémité de la table , une femme parlait, les joues brûlantes, du bel opéra qu'elle avait vu représenter à Paris, et qu'elle comparait à celui du jour.

Les larmes vinrent aux yeux de ma voisine: Nesuis-je pas un fol enfant? dit-elle en se tournant vers moi.

Elle s'était déjà plaint de la migraine. -^ C'est l'effet d'un mal de tète nei> veux , répondis-je d'un air détaché. XIII. i6

l86 CONTES JJOCTURNES.

Rien ne vous conviendrait mieux que l'esprit vif et léger qui jaillit de l'écume de ce breuvage de poète.

A ces mots, je lui versai du vin de Champagne qu'elle avait d'abord refusé, et tout en portant le verre à ses lèvres , elle laissa couler des larmes qu'elle ne s'efforçait plus de cacher. Tout sem- blait réparé, et le calme avait reparu dans son âme, lorsque je choquai par inadvertance le verre de cristal anglais placé devant moi , qui rendit un son prolongé et éclatant. Ma voisine fut aussitôt frappée d'une pâleur mortelle, et une horreur secrète s'empara aussi de moi , car ce son me rappelait la voix de la vieille femme folle de la mai- son déserte.

Tandis qu'on prenait le café , je

trouvai moyen de me rapprocher du

comte P. Il remarqua bien pourquoi.

Savez-vons bien, me dit-il, que

LA MAISON DÉSERTE. 1 87

votre voisine était la comtesse Echvine de S*, et que la sœur de sa mère, qui est folle, est renfermée depuis plusieurs années dans la maison déserte. Ce ma- tin, ia mère et la fille sont ailées rendre visite à cette infortunée. Le vieil inten- dant, qui seul est en état de gouverner la vieille comtesse , est mortellement malade, et l'on dit que la sœur de la comtesse a enfin confié son secret au docteur R. , qui s'est rendu auprès de la malade pour lui donner des soins. Je n'en sais pas davantage pour le mo- ment.

D'autres personnes s'approchèrent , et notre conversation cessa. Le doc- teur R. était justement le médecin à qui j'avais confié mon singulier état. Je n'hésitai pas à me rendre auprès de lui et à lui demander ce qu'il savait. Il ne fit aucune difficulté de me confier ce qui suit.

l88 CONTES IN'OCTURXES.

«Angélique, comtesse de Z*, me dit le docteur, quoique âgée de trente ans, était encore dans tout l'éclat de sa beauté , lorsque le comte de S* , beaucoup plus jeune qu'elle, la vit à la cour de **, et se ])rit si bien à ses charmes qu'il s'empressa aussitôt au- près d'elle ; au printemps, lorsque la comtesse revint dans les terres de son père, il la suivit pour aller s'ouvrir au vieux comte. Mais à peine le comte était-il arrivé, qu'en apercevant Ga- brielle, la sœur cadette d'Angélique, il crut sortir d'un songe. Angélique semblait fanée et décolorée auprès de sa sœur dont la beauté et la grâce en- traînaient irrésistiblement le comte S*; sans plus faire attention à Angélique, il demanda la main de Gabrielle que le vieux comte lui accorda d'autant plus volontiers que celle-ci témoignait déjà un vif penchant pour lui. An-

LA MAISO:>f DÉSERTE. 1 89

géiique ne témoigna pas le moindre chagrin de l'infidélité de son amant. Il croit m'avoir abandonnée. Le pauvre garçon! Il ne voit pas qu'il m'a servi de jouet, et que c'est moi qui l'ai laissé là! C'est ainsi qu'elle parlait dans son orgueilleux mépris, et en vérité toutes ses manières témoignaient la plus parfaite indifférence pour le dé- loyal. Au reste , dès que l'union du comte avec Gabrielle fut déclarée, on vit très-peu Angélique.

Elle ne paraissait pas à table , et l'on dit qu'elle passait son temps dans un petit bois, qui avait été long-temps sa promenade favorite. Un singulier évé- nement troubla la tranquillité qui ré- gnait dans le château. Il arriva que les chasseurs du comte de Z**, soutenus par un grand nombre de paysans^ réussirent enfin à prendre une bande de Bohémiens, qu'on accusait de tous les

igo CONTES jN'OCTURNES.

meurtres et de tous les brigandages qui se commettaient depuis quelque temps dans la contrée. On amena dans la cour du château , les hommes attachés à une chaîne et les femmes et les enfans ga- rottés sur une charrette. Plus d'une figure audacieuse qui regardait autour d'elle avec des yeux sauvages et étin- celans, comme un tigre enchaîné, tra- hissait le meurtrier et le brigand dé- terminé; mais une femme surtout atti- rait les regards, elle était enveloppée, depuis les pieds jusqu'à la tète, d'un schall couleur de sang; sa maigreur était extrême, sa taille très-élevée, et elle cria d'une voix impérative, qu'on la fît descendre de la charrette, ce qui fut exécuté. LecomtedeZ* s'étaitrendu dans la cour du château , et il donnait des ordres pour renfermer la bande dans différens cachots, lorsque la com- tesse Angélique accourut, les cheveux

LA MAISON DÉSERTE. I9T

épars, et tombant à ses genoux, lui cria : Délivrez ces gens! délivrez ces gens ! Ils sont innocens! mon père, dé- livrez-les! Une seule goutte de leur sang et je me plonge ce couteau dans le sein.

En parlant ainsi, la comtesse agitait un long couteau au-dessus de sa tête, mais elle tomba évanouie.

Eh, ma jolie pouponne, mon bel enfant, je savais bien que tu ne le souffrirais pas ! Ainsi causait la vieille. Puis elle se replia auprès de la com- tesse , et couvrit son visage et son sein de baisers dégoutans, en répétant : Belle enfant, belle enfant, réveille-toi, le fiancé vient, le fiancé va venir !

La vieille tira une fiole s'agitait un petit poisson doré dans une belle liqueur argentée, et la posa sur le cœur de la comtesse, qui reprit ses sens aussitôt. Dès qu'elle aperçut la

192 COUTES ]\OCTURjVES.

vieille bohémienne, elle l'embrassa, vivement et s'enfuit dans l'intérieur du château . Le comte de Z*, Gabrielle et son fiancé quiétaient accourus, étaient frappés de surprise. Les Bohémiens restaient complètement indifférens et tranquilles ; on en détacha quelques- uns, et on les conduisit dans les pri- sons du château. Le lendemain matin on fit assembler la commune, les Bo- hémiens furent amenés , le comte déclara hautement qu'ils étaient inno- cens detous lesbrigandagesqui avaient eu lieu dans la contrée, et qu'il leur accordait libre passage sur son terri- toire. On les délivra alors de leurs chaînes , et au grand étonnement de tous, ils furent mis en liberté. La femme au schall rouge avait disparu. On prétendait que le capitaine des Bo- hémiens, reconnaissable à la chaine d'or qu'il portait autour du cou, à son

LA. MAISON DÉSERTE. igS

chapeau à plumes rouges, avait été admis pendant la nuit dans la chambre du comte. Quelque temps après, on eut en effet la certitude que les bo- hémiens n'avaient pris aucunepart aux désordres du pays.

Le mariage de Gabrieile approchait. On vit un jour avec étonnement, que plusieurs charriots chargés de meubles, d'habits, de linge, enfin de tous les objets nécessaires à un ménage, quit- taient le château. Le lendemain , on apprit que Gabrieile , accompagnée par le valet de chambre du comte S*** et par une femme voilée , qu'on crut re- connaître pour la bohémienne , était partie pendant la nuit. Le comte Z*** dévoilacette énigme, en déclarant qu'il s'était vu forcé par certaines raisons de céder aux désirs d'Angélique, et de lui donner en toute propriété sa maison de Berlin, avec la permission d'y vivre

XIII. l'J

194 CONTES NOCTURNES.

à part, et de ne le recevoir lui-même, qu'autant qu'elle le voudrait bien. Le comte ajouta qu'à la prière d'Angé- lique , il lui avait permis d'emmener un valet de chambre, qui était parti avec elle. Le mariage fut célébré , le comte S*** partit pour D***, avec sa jeune femme, et y passa une année dans une joie sans mélange; mais alors la santé du comte commença à s'alté- rer; il lui semblait qu'une secrète dou- leur lui ravît tous les plaisirs, toutes les forces de sa vie; et il chercha vai- nement à cacher à la comtesse l'état funeste il se trouvait. De longs éva- nouissemens l'affaiblirent bientôt da- vantage, et les médecins lui ordonnè- rent d'aller résider quelque temps à Pise. La comtesse Gabrielle , qui était sur le point d'accoucher, ne put l'ac- compagner, mais dut le suivre quel- que temps après. Ici , me dit le doc-

LA MAISON DÉSERTE. 196

teur , les écrits de la comtesse Ga- brielle de S* sont tellement irréguliers, qu'il est difficile d'ensuivre l'enchaîne- ment. Bref, un enfant, sa fill *. dispa- raît de son berceau d'une manière in- concevable ; toutes les recherches qu'on fait pour la retrouver sont inu- tiles. Son chagrin va jusqu'au déses- poir, et pour l'accroître, le comte de Z*, son père, lui écrit que son gendre qu'il croyait sur la route de Pise, a été trouvé frappé d'apoplexie , dans la maison d'Angélique à Berlin ; il ajoute qu'Angélique est tombée dans un délire effrayant , et que lui-même il ne pourra long-temps supporter tous ces maux. Dès que Gabrielle eut repris quel- ques forces , elle courut se retirer dans les terres de son père. Durant une nuit sans sommeil, les images de son enfant, de son mari perdus, se pré- sentaient à ses pensées, elle croit en-

196 CONTES NOCTURNES.

tendre im léger bruit à la porte de sa chambre; elle se lève précipitamment, allume une bougie à la flamme de sa lampe de nuit. Grand Dieu! Roulée sur le plancher, enveloppée dans son schall rouge, la bohémienne lui lance des regards fixes et étincelans , et berce dans ses bras un petit enfant qui vagit douloureusement. Le cœur de la com- tesse est prêt à se rompre dans son sein! C'est son enfant! C'est sa fille perdue! Elle l'arrache des mains de la bohémienne, mais au même ins- tant, celle-ci roule comme un auto- mate sans vie. Aux cris de la comtesse, tout le monde se réveille; on accourt, on trouve la femme morte; rien ne peut la ranimer, et le comte la fait en- sevelir. Que faire, sinon courir auprès de l'insensée Gabrielle , pour tâcher de lui arracher son secret ? La folie furieuse d'Angélique ne permettait de

LA. MAISON DÉSERTE. I97

laisser approcher d'elle que le valet- de-chambre; mais elle, devient tout- à-coup calme et raisonnable, lorsque le comte lui dit l'histoire de l'enfant de Gabrielle ; elle frappa ses deux mains l'une contre l'autre, et s'écria : Votre pouponne est arrivée? bien arrivée? et l'autre enterré, enterréee? Oh, le brave faisan, comme il agite ses ailes dorées ! Ne savez-vous rien du lion vert avec ses yeux de feu?

Le comte remarqua avec humeur le retour de la folie de sa fille , et il voulait l'emmener dans ses terres. Mais le vieux valet-de-chambre lui conseilla de n'en rien faire , car la fureur d'An- gélique augmentait chaque fois qu'on voulait lui faire quitter la maison. Dans un moment lucide, Angélique conjura le comte de la laisser mourir dans cette maison, et celui-ci lui accorda sa de- mande, bien que l'aveu qu'elle fit en

198 CONTES NOCTURIfES.

même temps , lui semblât l'expression de sa folie qui reprenait son empire. Elle assura que le comte S* était re- venu dans ses bras, et que l'enfant que la bohémienne avait porté dans la maison du comte de Z* était le fruit de cet amour. On croit encore à Berlin que le comte a emmené cette infortu- née dans ses terres , tandis qu'elle est ici cachée à tous les yeux, dans cette maison abandonnée. Le comte de Z* est mort il y a quelque -temps, et la comtesse GabrielledeS* est venueavec Edmonde pour régler ses affaires de famille. Elle n'a pu se défendre d'aller voir sa malheureuse sœur. Il faut qu'il se soit passé dans cette visite des cho- ses merveilleuses, mais la comtesse ne me les a pas confiées ; elle m'a seule- ment dit qu'il était devenu indispen- sable d'éloigner le vieux valet-de-cham - bre. Il avait d'abord essayé de dompter

LA MAISON DÉSERTE. I99

ïa folie de la comtesse en la soumettant à des traitemens barbares; puis il s'était laissé séduire par la promesse qu'elle avait faite de lui enseigner le secret de faire de l'or, et il s'était livré avec elle à toutes sortes d'opérations. Il serait inutile, ajouta le médecin en terminant son récit, il serait inutile de vous faire remarquer le singulier enchaînement de toutes ces choses; mais il rn'estbien prouvé que c'est vous qui avez amené la catastrophe qui causera la guérisou ou la mort prochaine de la comtesse. Au reste, je ne veux pas vous cacher que je n'ai pas éprouvé peu d'effroi, lorsqu'en me mettant en rapport ma- gnétique avec vous, j'aperçus aussi une image dans le miroir. Nous savons maintenant tous deux que cette image était le portrait d'Edraonde.

Ainsi que le médecin , je crois inu- tile de m'appesantir sur les rapports

200 COIVTES NOCTURNES.

mystérieux qui se trouvèrent entre Angélique , Edmonde , le vieux valet- de-chambre et moi. J'ajouterai seule- ment qu'un malaise accablant me chassa de la capitale , et ne me quitta que quelque temps après , je crois , à l'époque de la mort de la comtesse folle.

Théodore termina de la sorte son histoire. En nous séparant , François lui prit la main , et lui dit en la se- couant doucement et en le regardant avec un sourire presque douloureux : Bonne nuit, chauve-souris spalan- zanique!

Fin DE LA MAISON DÉSERTE.

LE DIABLE.

îio3

LE DIABLE.

Grâce à un orage qui avait passé rapi- dement, et qui n'avait fait qu'humecter les buissons et les arbres, l'accablante chaleur du jour se trouvait dissipée. Le feuillage brillait d'un éclat nouveau,

204 CONTES NOCTURNES.

le doux parfum des fleurs s'était ranimé, et les oiseaux chantaient et voltigeaient au milieu des branches , ou se bai- gnaient dans l'eau qui en découlait.

Que je me sens donc soulagé, s'écrie Théodore * après avoir pris place avec ses amis , sous un épais til- leul. Toute trace de malaise a disparu, et il me semble qu'une double vie a pénétré en moi. Il faut avoir été aussi malade que je le fus pour être suscep- tible d'une telle sensation. Il me sem- ble que je plane, dégagé du fardeau de mon corps, dans ce ciel bleu qui s'élève au-dessus de nous!

Ce ravissement nous annonce ta guérison parfaite, dit Ottmar. Grâces soient rendues à la puissance éternelle qui t'a doué d'une organisation assez forte pour résister à de semblables

* On sait que Hoffmann se met toujours en scène sous ce nom, qui était le sien. tr.

LE DIABLE. 2o5

maux. Il n'est pas moins étonnant de te voir aussi bien portant, que guéri avec autant de promptitude.

Pour moi, dit Lothaire, je ne m'étonne pas dutout de la prompte guérison de Théodore, car je n'en ai pas douté un instant. Tu peux m'en croire, Ottmar , quelque pitoyable que parût l'état physique de notre ami, il n'avait jamais été psychique- ment malade, et tant que l'esprit se conserve sain... N'est-il pas désespérant queThéodore, tout malade qu'il était, se trouvât dans une disposition d'es- pritinfiniment meilleure quelamienne, moi homme bien portant; et que, dès que la douleur était passée, il eût tou- jours quelque folle plaisanterie à débi- ter; qu'il trouvât même la force de se souvenir des songes de sa fièvre. Le docteur lui avait défendu de parler , raais s'il me prenait envie , dans ses

2o6 CONTES NOCTURNES.

heures calmes, de lui raconter quelque chose, ne m'invitait-il pas à le laisser en silence se livrer à ses pensées, car il travaillait, disait-il, à une grande composition, dans laquelle....

Oh! s'écria Théodore en riant, c'est une affaire toute particulière que l'histoire des récits de Lothaire. Vous ne sauriez vous figurer quelle singu- lière idée s'était emparée de lui pen- dant ma maladie. Un jour , il s'ap- procha de mon lit et me dit : Les mines les plus belles , les plus riches pour des contes, des nouvelles, ou des drames, sont les -vieilles chroniques. Cyprien l'a déjà dit, et il avait raison, Dès le jour suivant, quoique fort accablé par mon mal, je remarquai que Lo- thaire était assis non loin de moi , li- sant dans un vieil in-folio. Bref, il courut chaque jour à la bibliothèque publique, et traîna ici toutes les chro-

LE DIABLE. 2O7

iiiques qu'il put se procurer. Sa tète se remplit des aventures les plus folles , et, dans mes momens tranquilles, je n'entendais de lui pour me distraire que des récits de guerres , de pestes, d'assauts, de comètes, de sorcières, d'auto-da-fés , de sorcelleries, et parti- culièrement du diable qui joue, comme on sait, dans toutes les chroniques, un rôle si important qu'on a peine à comprendre comment il se tient si coi aujourd'hui, à moins toutefois qu'il n'ait pris un autre costume qui le rende méconnaissable! Or, je te prie de me dire, mon cher Ottmar, si de tels discours sont fort réjouissans pour un malade?

Il ne faut pas me condamner sans m'entendre, dit Lothaire; il est vrai qu'il y a dans les vieilles chroniques beaucoup de choses à l'usage des con- teurs qui ont l'envie d'imiter, mais

2o8 CONTES iSOCTURNES.

VOUS savez que je ne me suis jamais beaucoup occupé de toutes ces diable- ries, sans lesquelles, depuis quelque temps, un romancier ne peut pas se présenter dans le monde. Mais un jour j'eus une grande querelle avec Cyprien qui avait, selon moi, beau- coup trop affaire avec le diable et sa famille, et je lui déclarai que je regar- dais son histoire à^s Maîtres-Chanteur s, qu'il nous lut alors, comme une œuvre manquée. Il s'échauffa alors singuliè- rement, et me raconta tant de choses des vieilles chroniques que la tête m'en tourna. Théodore étant malade, je ne sais comment les histoires de Cyprien me revinrent à l'esprit, et je résolus de connaître aussi les histoires lugubres du temps passé et de les mettre en oeuvre.

Toi, s'écria Ottmar en riant, toi, tu veux être lugubre! Toi, dont l'ima-

LE DIABLE. 200

g^ination ne marche qu'au bruit des grelots !

Oui, reprit Lothaire, telle était mon idée, et le premier pas, que je fis pour l'accomplir, fut d'aller fouiller dans les vieilles chroniques que Cy- prien regardait comme des trésors de diableries. Mais j'avoue que j'éprou- vai une tout autre sensation que celle que j'attendais.

Oh! c'est ce dont je puis témoi- gner, s'écria Théodore ; apprends, mon cher Ottmar, comment j'eus un échan- tillon des travaux du brave Lothaire. Il venait de me quitter, je commençais à recouvrer quelques forces et à mar- cher dans la chambre. Je m'approchai de son pupitre, et j'y trouvai le livre remarquable : Hafflitii Microchronicon Berolinense, ouvert à ce passage : Dans cette année le diable se promena pu- bliquement dans les rues de Berlin ,

XHl. 18

2IO CONTES NOCTURNES.

suivit les enterremens et se montra fort triste, etc. Tu penses bien, mon Ottmar, que cette courte narration me réjouit fort; mais ma curiosité fut encore plus excitée par quelques feuil- lets écrits de la main de Lothaire, qui se trouvaient près du livre, et dans lesquels, comme je m'en aperças au premier coup d'œil, ce singulier ca- pricTe du diable était narré à la manière de notre ami. Voici ces feuillets, je les ai apportés pour vous édifier tous.

Théodore tira quelques feuillets de sa poche et les présenta à Ottmar.

Quoi! s'écria violemment Lo- thaire, tu m'as soustrait malicieuse- ment une production raanquée , que je croyais anéantie depuis long-temps, et tu l'as conservée pour me mettre en dis- crédit auprès des gens d'esprit et de goût. Pourquoi cela! Rendez-moi Ce misérable gribouillage, afin que je

LE DIABLE. 211

le déchire en mille pièces et que je le livre au vent !

Du tout, dit Théodore; il faut que tu nous lises ta nouvelle afin d'expier les tourmens que tu m'as causés dans ma maladie, avec tes apparitions tirées des vieilles chroniques.

Puis-je te refuser quelque chose, mon Théodore? dit Lothaire en repre- nant ses feuillets; et il se mit à les lire.

212 CONTES NOCTURJTES.

En l'an rail cinq cent cinquante et un, un homme d'une belle apparence se montra le soir et la nuit dans les rues de Berlin. Il portait un beau pour- point garni de martre , de larges chausses de peluche , des souliers poin- tus, et sur sa tête une barette de ve- lours avec une plume rouge. Ses ma- nières étaient agréables , il saluait chacun poliment, mais surtout les fem- mes et les jeunes filles ; et il avait cou- tume de leur adresser des discours flatteurs et agréables.

LE DIABLE. 2l3

Madame, disait-il aux femmes de rang, commandez à votre très-humble serviteur, si vous portez quelque dé-, sir en votre cœur , il se dévouera pour accomplir vos volontés..

Et aux jeunes filles: -Que le ciel vous donne un époux qui soit digne de vos vertus et de votre beauté !

Il se conduisit avec autant de cour- toisie envers, les hommes; et il n'était pas étonnant que chacun aimât l'étran- ger et vînt à son aide, lorsqu'il se trouvait dans quelque cas sans pouvoir avancer ou trouver son chemin ; car, bien que fort grand et d'une taille avantageuse, il boitait d'un pied et il était forcé de s'appuyer sur une bé- quille. Lorsque quelqu'un lui tendait la main, il s'élançait avec lui à plus de six pieds de haut, et retombait à douze pas de , ce qui ne surprenait pas peu les gens; et plus d'un bourgeois s'en

2l4 CONTES NOCTURNES.

trouva fort mal, mais l'étranger s'excu^ sait en disant qu'avant d'être boiteux , il avait été danseur à la cour du roi de Hongrie, et que dès qu'on le soute- nait un peu , sa vieille habitude de ca- brioles le reprenait aussitôt. Le monde s'accoutuma à ses façons, et l'on se ré- jouissait fort lorsqu'on voyait un con- seiller, un prêtre, ou quelque homme grave, sauter malgré lui avec l'étranger. Quoique l'étranger semblât d'une hu- meur joviale, sa manière d'être chan- geait quelquefois d'une façon singu- lière. Car il lui arrivait de temps en temps de se promener la nuit dans les rues et de frapper aux portes. Si les habitans de la maison ouvraient , il se présentait devant eux couvert d'un long linceul blanc, et poussait des cris lamentables. Mais le lendemain il courait s'excuser, en disant qu'il se sentait involontairement poussé à agir

LE DIABLE. 21 5

de la sorte , pour rappeler aux fidèles l'idée de la mort, et leur annoncer qu'il fallait songer au salut de leur âme. Alors il versait quelques larmes, ce qui touchait fort ses auditeurs.

L'étranger suivait d'un pas solennel tous les convois funéraires , et s'y com- portait fort décemment, accompa- gnant les cantiques pieux par ses plaintes et ses sanglots. Mais si, en de telles circonstances, il s'abandonnait sans réserve à la compassion et au cha- grin , il déployait l'humeur la plus gaie aux noces des bourgeois qui, dans ce temps, avaient lieu à l'Hôtel-de- Ville. Là, il chantait toutes sortes de chansons d'une voix fort agréable , jouait du cistre , dansait des heures entières avec la fiancée et les jeunes filles, dissimulant fort adroitement son infirmité, et gagnait les bonnes grâces de toute la compagnie : ce qui plaisait

2l6 CONTES NOCTURNES.

surtout aux époux , c'est qu'il ne man- quait pas, à leur noce, de leur faire présent de quelque chaîne d'or et d'us- tensiles précieux.

Lebrnitde lapiété, de la vertu, de la li- béralité de l'étranger se répandit dans la ville deBerlin,et vint jusqu'aux oreil- les de l'électeur. Ce prince pensa qu'un homme aussi honorable devait faire l'ornement de sa cour, et lui fit de- mander s'il consentirait à accepter une charge. Mais l'étranger écrivit à l'élec- teur une lettre sur un parchemin de deux aunes de long , avec de beaux caractères de cinabre, par laquelle il le remerciait humblement de l'honneur qu'il lui faisait, le suppliant de le lais- ser jouir de la paisible vie bourgeoise qu'il menait, et qui lui donnait tant de jouissance. Il avait, disait-il, choisi Berlin pour y résider, parce que, dans aucune autre ville, il n'avait trouvé

LE DIABLE. 21 7

autant de loyauté et de sincérité , des mœurs aussi douces et aussi agréables. L'électeur et sa cour admirèrent cette réponse.

Il arriva que dans le même temps, la femme du conseiller Walter Lutkens devint grosse pour la première fois. La vieille matrone Barbara Rolloffin pro- phétisa que cette jolie femme accou- cherait à coup sûr d'un charmant gar- çon , et la joie du conseiller fut grande.

L'étranger, qui avait assisté à la noce du conseiller, venait de temps en temps le voir; et il se fit ainsi qu'il se trouva un jour chez lui en présence de Bar- bara Rolloffin.

Dès que la vieille Barbara aperçut l'étranger, elle poussa un grand cri de joie; les rides de son visage semblèrent s'effacer tout-à-coup, ses lèvres pâles se colorer :bref, on eût dit que la jeu- XIII. 19

2l8 COîfTES NOCTURNES.

nesse et la beauté qui lui avaient de- puis long-temps fait leurs adieux , ve- naient subitement de reparaître.

Ah! ah! messire écuyer, étes- vous réellement bien revenu? je vous salue de toute mon âme. Ainsi s'écria Barbara Rolloffin, et elle fut sur le point de se précipiter aux genoux de l'étranger. Celui-ci la regarda d'un air irrité, ses yeux semblaient vomir des flammes. Mais personne ne comprit ce qu'il dit à la vieille, qui se retira dans un coin, murmurant à voix basse, pâle et effarée.

Mon cher M. Lutkens, dit alors l'étranger au conseiller, prenez bien garde qu'il n'arrive quelque mal en votre maison , et que la délivrance de votre femme se fasse heureusement. La vieille Barbara Rolloffin n'est pas aussi adroite dans son art que vous pourriez le penser. Je la connais de-

LE DlâRLE. 2ig

puis long-temps, et je sais quelle a souvent laissé périr l'accouchée et l'enfant.

Cette rencontre produisit une pro- fonde impression sur le conseiller et sa femme. Ils ne doutaient pas que la vieille Barbara ne se livrât à des prati- ques malfaisantes; ils lui défendirent donc de revenir dans leur maison et se pourvurent d'une autre matrone.

La vieille Barbara entra dans une grande fureur, et s'écria que le conseil- ler et sa femme auraient à se repentir de l'injustice qu'ils lui faisaient.

L'espérance et la joie que nourrissait messire Lutkens, se changèrent en une douleur amère, lorsque sa femme, au lieu d'accoucher d'un charmant gar- çon , mit au monde une affreuse créa- ture. Ce monstre était d'un brun châ- tain ; il avait deux cornes , de gros yeux, point de nez, une large bouche

220 CONTES NOCTURNES.

et une langue blanche et contournée.

Messire Lutkens gémit et se lamenta beaucoup.

Juste ciel! s'écria-t-il, que vais-je devenir? Mon fils pourra-t-il jamais marcher sur les traces de son père? a- t-on jamais vu un conseiller avec deux cornes sur la tête?

L'étranger consola le pauvre Lut- kens, comme il le put faire. Une bonne éducation opérait beaucoup de choses, lui dit-il , bien que le nouveau-né ne fut pas d'une forme très orthodoxe, il osait affirmer que ses gros yeux an- nonçaient beaucoup d'intelligence, et que la sagesse semblait résider sur son front , entre ses deux cornes. Sans pré- tendre à la dignité de conseiller, il pouvait devenir un grand savant, et alors sa laideur lui siérait à merveille, et l'on ne pourrait contempler ses traits

LE DIABLE. 211

sans avoir un profond respect pour sa science.

Messire Lutkens ne pouvait se défen- dre tj'attribuersadisgrâceà la vieilleBar- baraRoUoffin qu'on avait vue assise sur le seuil de la porte durant tout le temps de l'accouchement de sa femme. D'ail- leurs la conseillère assurait en pleurant qu'elle n'avait cessé de voir devant ses yeux la laide figure de la vieille ma- trone.

Messire Lutkens ne put parvenir à former une plainte juridique contre elle; mais le ciel voulut que bientôt tous les méfaits de la matrone vins- sent à la lumière du jour.

Un jour, vers midi , il s'éleva un vent terrible et une violente tempête ; et les gens de la ville virent la vieille Barbara élevée par les airs, au-dessus des tours et des toîts, retomber douce-

222 COjN'TES nocturnes.

ment dans une prairie, devant la porte de la ville.

Dès ce moment, on ne put douter des rapports de la matrone avec le diable. Messire Lutkens porta sa plainte , et Barbara fut arrêtée.

Elle nia long-lemps avec obstination jusqu'au moment on lui appliqua la question. Ne pouvant plus supporter cette douleur, elle avoua qu'elle était depuis long-temps en commerce avec Satan en personne, et qu'elle prati- quait toutes sortes de sorcelleries. Elle avait, entre autres, jeté un sort à la femme du conseiller, et, de compagnie avec deux autres sorcières , égorgé beaucoup d'enfans pour faire servir leur graisse à ses compositions ma- giques.

La vieille sorcière fut condamnée à être brûlée vive sur la place du Mar- ché-Neuf.

LE DIABLE. 2 2'3

Le jour de l'exécution venu , Bar- bara fut amenée en ce lieu l'on avait construit un échafaud. Elle était ac- compagnée d'une foule innombrable. On lui ordonna de se dépouiller de la belle pelisse qu'elle avait jetée sur ses épaules; mais elle s'y refusa absolu- ment et exigea qu'on l'attachât au po- teau , ainsi vêtue; ce qui lui fut ac- cordé.

Le bûcher brûlait déjà aux quatre extrémités, lorsqu'on aperçut l'étran- ger dont les épaules dépassaient toute la multitude, et qui jetait des regards étincelans à la vieille.

De noirs tourbillons de fumée s'éle- vaient dans les airs, les flammes pétil- lantes embrasaient déjà les vétemens de la vieille, lorsqu'elle s'écria : Satan? est-ce ainsi que tu tiens le pacte que tu as fait avec moi? A mon secours, Satan , mon temps n'est pas fini !

2 24 CONTES NOCTURNES.

Et tout-à-coup l'étranger se changea en un rat qui s'élança sous la pelisse de la vieille et l'emporta dans les airs, loin du bûcher qui s'écroula et s'étei- gnit.

Le peuple fut saisi d'horreur, et chacun vit que ça avait été le diable en personne qui était venu tromper le conseiller et tant d'honnêtes gens et de femmes vertueuses de la ville.

Tant est grande la puissance du dé- mon dont nous préserve le ciel !

FIN DU TOME XIII.

TABLE

DU TREIZIÈME VOLUME.

Les maîtres-chanteurs Pag. 5

La maison déserte laS

Le diable 2o3

FIN DE LA TABLE.

XIÏT. 20

OEUVRES COMPLETES

DE

E.-T.-A. HOFFMANN.

Ctuatricmc Ciuraiemî.

IllPRIMEP.lE DE A. BARBIER,

I LES UACIII » C. X. n.

CONTES

NOCTURNES

DE

X.-T.-A. HOFFMANN*.

2.

XIV.

PARIS.

Eugène B.enduel> 1830.

CONTES

NOCTURNES

DE E, T. A. UOTTVlANVtj

TRADUITS D; I.'aLLE11A.ND

PAR M. LOÈ\ E-\ EîMARS.

ET PHâCÉDéS

D'UNE NOTICE HISTORIQUE SUR HOFFMANN , Far "Walter Scott.

TOME XIV.

PARIS.

EUGEXE RENDUE! 5

ÉDlTBUa-LIBBAIEE '

RUE DES GBAHDS-ATIGtTSTINS, 22.

1830.

IGNACE DENNER.

XIV.

CONTES

NOCTURNES.

IGNACE DENNER.

Jadis, il y a longues années, vivait, dans une foret sauvage et solitaire du territoire deFulda, un brave chasseur, nommé Andrès. Il avait été autrefois chasseur de Monseigneur le comte

6 COUTES NOCTURNES.

Aloys de Fach, qu'il avait accompagné clans ses longs voyages à travers la belle Italie, et qu'il avait sauvé d'un grand péril, par sa bravoure et son adresse, un jour qu'ils furent attaqués par des brigands, siu" une des routes dange- reuses du royaume de îSaples. ANaples^ dans l'auberge ils descendirent, se trouvait une pauvre et ravissante fille orpheline, que l'hote avait recueillie par charité, et qu'il traitait fort rude- ment , l'employant aux plus pénibles travaux de la maison. Andrès cheicha à la consoler de ses chagrins autant qu'il put se faire comprendre d'elle , et la jeune fille conçut tant d'amour pour lui, qu'elle ne voulut plus le quit- ter , et résolut de le suivre dans la froide Allemagne. Le comte Fach , touché des prières d'Andrès et des lar- mes de Giorgina, permit à la jeune lilie de prendre place sur le siège de

IGNACE DENNER. J

la voiture auprès de son amant, et de faire ainsi ce rude voyage. Déjà avant que de passer les frontières de l'Italie, Andrès se fit marier avec Giorgina ; et le comte, de retour dans ses terres, crut bien récompenser son fidèle ser- viteur , en le nommant son premier garde-chasse. Andrès alla s'établir avec sa femme et son vieux valet, dans la fo- ret déserte qu'il devait défendre contre les bûcherons et les braconniers; mais au lieu de jouir de l'aisance douce et tranquille que le comte de Fach lui avait annoncée, il mena une vie labo- rieuse et difficile, et ne tarda pas à tomber dans le chagrin et dans la mi- sère. Le petit traitement qu'il recevait du comte, suffisait à peine pour lui procurer des vétemens ainsi qu'à Giorgina; les légers bénéfices qui lui re- venaient dansles ventesde bois, étaient fort rares et incertains , et le jardiR

O CONTES NOCTURNES.

qu'il cultivait pour son existenceétait si souvent dévasté par les loups et les sangliers, qu'en une nuit il voyait dé- truire l'espoir de toute une année. En outre, sa vie était sans cesse menacée par les brigands et les braconniers. Il remplissait cependant son emploi avec zèle et loyauté, et se fiait à ses dogues fidèles pour le prévenir des attaques nocturnes. Giorgina , qui n'était pas accoutumée à ce climat et à cette façon de vivre, traînait une existence lan- guissante. La couleur brune et animée de son visage s'était changée en un jaune pâle; ses yeux vifs et étincelans avaient perdu leur éclat, et sa taille voluptueuse et arrondie s'amaigrissait chaque jour. Souvent, dans les nuits éclairées par la lune, elle se réveillait ^ en sursaut. Des coups de feu retentis- saient au loin dans la foret; les dogues hurlaient, et son mari «e levant dou-

IGNACE DETfNER. 9

cernent, sortait avec son valet et allait battre le bois. Alors elle priait avec ar- deur Dieu et les saints de préserver les jours de son bon époux, et de les retirer tous deux de cet horrible désert. Bientôt la naissance d'un fils augmenta la faiblesse de Giorgina; elle ne quitta plus le lit, et safin sembla pro- che. Le malheureux Andrès errait tout le jour d'un air sombre ; la maladie de sa femme lui avait ravi tout son cou- rage. Le gibier se montrait devant lui comme pour le braver ; son fusil dans sa main tremblante, lançait des balles inutiles , et il était obligé de laisser à son valet le soin d'abattre les pièces qu'il était de son devoir de livrer à monseigneur le comte.

lO CONTES NOCTURNES.

CHAPITRE IX,

Ûîf jour, Andrès était assis deva^nt le lit de Giorgina , les yeux fixés sur sa femme chérie, qui respirait à peine , accablée sous le poids d'une douleur mortelle. Dans son désespoir, il avait

IGNACE DETfNER. II

pris sa main et la tenait en silence, sans entendre les cris de l'enfant qui de- mandait le sein de sa mère. Le valet était parti dès le point du jour pour Fidda , afin de se procurer quelques remèdes pour la malade. Aucune créa- ture humaine n'apparaissait au loin ; le vent seul faisait entendre ses longs sifflemens dans les noirs sapins , et lesdogueshuriaient douloureusement, couchés au pied de leur malheureux maître. Tout-à-coup Andrès entendit devant la maison comme les pas d'un homme. 11 crut que c'était son valet qui revenait, bien qu'il ne l'attendît pas sitôt ; mais les chiens s'élancèrent et aboyèrent violemment. Ce devait être un étranger. Andrès alla ouvrir la porte : un homme se présenta : il était long et maigre, enveloppé d'un ample manteau, et son bonnet de voyage en- foncé sur ses yeux.

12 CONTES NOCTURiVES.

Eh! dit l'étranger, comment ai-je pu m'égarer ainsi dans ce bois ! La tempête descend des montagnes, nous allons avoir un temps terrible. Me per- mettrez-vous d'entrer dans votre mai- son, mon cher monsieur, de me repo- ser et de me rafraîchir un peu, afin de pouvoir continuer ma route.

Ah! monsieur, répondit le pauvre Andrès , vous venez dans une maison de douleur et de misère, et hors la chaise sur laquelle vous pourrez vous reposer, je n'aurai rien à vous offrir; ma pauvre femme , malade , manque elle-même de tout, et mon valet que j'ai envoyé à Fuida, ne reviendra que fort tard avec quelques provisions.

En parlant ainsi, ils étaient entrés dans la chambre. L'étranger déposa son bonnet et son manteau ^: jus lequel il portait une petite cassette et une va- lise. Il tira aussi un stylet et une paire

IGNACE DENNER. l3

de pistolets qu'il mit sur la table. An- drès s'était approché du lit de Giorgi- na ; elle y était étendue sans connais- sance. L'étranger s'approcha aussi , regarda long-temps la malade d'un air pensif, prit sa main et consulta attenti- vement son pouls. Lorsque Andrès , au désespoir , s'écria : Ah ! mon Dieu 5 elle va mourir ! l'étranger lui répondit : Nullement , mon ami , soyez tranquille. Il ne manque à votre femme qu'une bonne nourriture, et pour l'instant , j'ai un cordial qui lui fera grand bien. Je ne suis pas un mé- decin, il est vrai, et seulement un mar- chand ; mais je m'entends un peu en médecme et je possède même plus d'un secret que je débite.

A ces mots, l'étranger ouvrit sa cas- sette, en tira une fiole, fit tomber quelques gouttes d'une liqueur rou- geâtre sur un morceau de sucre, et le

l4 CONTES NOCTURNES.

mit dans la bouche de la malade. Puis il prit dans sa valise un petit flacon tail- lé, rempli devin du Rhin, et en fit pren- dre quelques cuillerées à Giorgina. Il commanda à Andrès de placer l'enfant sur le sein de sa mère , et de les laisser tous deux prendre du repos. Andrès regardait cet étranger comme un ange descendu du ciel pour venir à son secours. Il avait d'abord jeté sur lui des regards de défiance ; mais la sollicitude qu'il montrait pour Giorgi- na l'entraînait vers lui. Il lui raconta aussitôt comment il était tombé dans la misère par la faveur que le comte de Faclî avait voulu lui faire, et com- ment il ne sortirait de sa vie de cet état désespéré et accablant. L'étranger chercha à le consoler, en lui disant que souvent un bonheur inespéré ap- portait la joie aux plus malheureux, et qu'il fallait bien risquer quelque

IGNACE DENNER. l5

chose, pour changer l'influence de son étoile.

Ah! seigneur, répondit Andrès, je me fie en Dieu et en l'intercession de ses saints, à qui moi et ma femme nous nous adressons chaque jour. Que puis- je donc faire pour me procurer des biens et de l'argent. J'attends tout de la sagessedu ciel; si je désire de l'aisance, à cause de ma pauvre femme qui a quitta son beau pays pour me suivre dans ce pays sauvage, je ne risquerai pas ce- pendant ma vie pour des biens terres- tres et périssables.

L'étranger sourit d'une singulière manière , et se disposait à répondre , lorsque Giorgina se réveilla par un profond soupir du sommeil dans lequel elle était plongée. Elle se sentait mer- veilleusementreconfortée,etson enfant souriait doucement surson sein. Andrès était hors de lui de joie; il pleurait, il

l6 CONTES NOCTURNES.

priait, il sautait dans toute la maison. Pendant ce temps le valet était revenu. Il prépara, tant bien que mal, un repas avec ce qu'il avait apporté, et l'étranger fut invité à en prendre sa part. Celui-ci fit cuire lui-même une soupe pour Giorgina, et on le vit y mettre toutes sortes d'herbes et d'ingrédiens qu'il avait apportés avec lui. La soirée était avancée , l'étranger ne pouvait se re- mettre en route , il pria qu'on le laissât dormir sur un lit de paille dans la chambre d'Andrès et de Giorgina. Cela fut accordé. Andrès,que son inquiétude pour sa femme ne laissait pas dormir, remarqua comme l'étranger se levait à chaque aspiration pénible que faisait Giorgina, s'approchant tout doucement de son lit, lui tâtant soigneusement le pouls et lui versant quelques gouttes de cordial.

IGNACE DKNNER. 1*7

CHAPITRE III.

Lorsque le matin fut arrivé, Giorgina se trouva sensiblement mieux. Anclrès remercia du fond de son cœur l'étran- ger qu'il nommait son ange protecteur. Giorgina prétendait aussi que c'était un

XIV. 2

l8 CONTES NOCTURNES.

envoyé da ciel , descendu sur la terre à sa prière. Ces vives expressions de reconnaissance semblaient un peu em- barrasser l'étranger; il répéta plusieurs fois qu'il eût été un monstre , s'il ne se fut pas servi des moyens qu'il avait de secourir la malade. Au reste, ajouta-t-il, c'était lui qui devaitdelareconnaissance à ses hôtes pour l'avoir recueilli malgré leur misère, et il ne voulait pas partir sans leur témoigner sa gratitude. A ces mots, il tira une bourse bien garnie, y prit quelques pièces d'or et les pré- senta à Andrès.

Ah! monsieur, dit celui-ci, com- ment ai -je mérité de recevoir autant d'argent de vous. C'était un devoir de chrétien, que de vous recevoir dans ma maison , puisque vous vous étiez égaré dans la forêt; et si vous me deviez quel- que remerciement , vous m'avez bien récompensé au-delà de ce que je puis

rcNACE denjver. 19

<tire, en sauvant ma femme d'une mort presque certaine, par votre sagesse et par votre expérience. Ah! Monsieur, ce que vous avez fait pour moi , je ne l'oublierai jamais, et que Dieu veuille m'accorder la joie de vous récompen- ser de cette bonne action au prix de ma vie et de mon sang.

A ces mots de Thonnéte Andrès, un éclair rapide brilla dans les yeux de l'étranger.

Mon brave homme, lui dit-il, il faut absolument que vous preniez cet argent; vous devez le faire pour votre femme à qui il faut procurer une bonne nourriture , afin qu'elle ne re- tombe pas dans l'état je l'ai trou- vée avec son enfant.

■^— Pardonnez - moi , monsieur , dit Andrès, mais une voix intérieure me dit que je ne dois pas accepter votre

20 CONTES NOCTURNES.

argent sans l'avoir gagné. Cette voix , que je regarde comme celle de mon saint patron, m'a toujours guidé sûre- ment dans la vie, et m'a protégé contre tous les dangers du corps et de l'âme. Si vous voulez vous montrer généreux envers nous , laissez-moi une fiole de votre merveilleuse médecine , afin que ma femme s'en serve pour recouvrer ses forces.

Giorgina se souleva sur son lit , et le regard douloureux qu'elle jeta sur Andrès semblait le supplier de ne pas se montrer si rigoureux, et d'accepter les dons de cet homme bienfaisant. L'étranger remarqua ce mouvement et dit : Allons, puisque vous ne voulez pas absolument accepter mon argent, j'en fais présent à votre chère femme, qui ne se refusera pas comme vous \ la bonne volonté que j'ai de vous sau- ver.

IGNACE DENNER. 21

Il prit de nouveau sa bourse, et, s'approchant de Giorgina , il lui donna , une fois plus d'or qu'il n'en avait of- fert à Andrès. Giorgina regarda le bel or étincelant avec des yeux brillans de joie ; elle ne pouvait trouver la force de dire un seul mot de reconnaissance, et de grosses larmes coulaient de ses joues. L'étranger se détourna promp- tement d'elle , et dit à Andrès : Voyez, bon homme , vous pouvez ac- cepter mes dons sans scrupule, puis- que je partage avec vous un extrême superflu. Je veux bien convenir que je ne suis pas ce que je semble. D'après mon modeste accoutrement, et comme je voyage à pied ainsi qu'un pauvre mercier , vous croyez sans doute que je suis pauvre, et que je vis des maigres profits que je fais dans les marchés et dans les foires : il faut donc que je vous dise que le commerce de bijoux

Tl CONTES NOCTUR]VÏS.

précieux que je fais depuis longues an-' nées, a fait de moi un homme riche, et que je n'ai conservé cette simple manière de vivre, que par une vieille habitude. Dans cette petite valise et dans cette cassette, je porte des joyaux et des pierres taillées fort ancienne- ment, qui valent des milliers et des milliers de ces pièces d'or. J'ai fait cette fois de très-beaux gains à Franc- fort, et ce que je donne à votre femme n'est pas la centième partie de mon bénéfice. Au reste, je ne vous donne aucunement cet argent pour rien , mais j'exige de vous toutes sortes de complaisances. Je voulais aller, comme d'ordinaire, de Francfort à Cassel , et je me suis trompé de chemin. En marchant , j'ai reconnu que la route qui passe par cette foret et que les voyageurs redoutent, est fort agréable pour un piéton; aussi je veux désor-

IGNACE DFNNER. ^3

mais la prendre et m'arréter chez vous. Vous me reverrez donc chaque année deux fois , savoir : à Pâques , lorsque je vais de Francfort à Cassel , et à la fin du printemps quand je reviens de kl foire de Saint-Michel , de Leipsick à Francfort, d'où je gagne la Suisse et quelquefois l'Italie. Alors , pour me rembourser , vous m'hébergerez un, deux, ou même trois jours, et c'est la première complaisance que j'exige de vous.

Ensuite, je vous prie de garder chez vous, jusqu'au printemps, cette petite cassette , sont des marchandises dont je n'ai pas besoin à Cassel , et qui me gène dans mes courses. Je ne vous cache point que ces marchandises sont fort précieuses. La loyauté et la piété que vous m'avez montrées, me donnent toute confiance en vous, et je ne vous recommande point de les gar-

2 4 CONTES NOCTURîTES.

der avec soin. C'est le second service que je vous demande. Le troisième vous semblera le plus pénible : c'est celui qui rae sera le plus utile. Il faut que vous quittiez pour aujourd'hui votre femme, et que vous consentiez à rae conduire, par la foret, jusqu'à la route de Hirschfeld, je trouverai des gens de connaissance avec qui je partirai pour Cassel. Car, outre que je ne connais pas ces bois, et que je pour- rais m'y perdre une seconde fois , le chemin n'est pas rassurant pour un homme comme moi; vous , on vous connaît pour le garde-chasse du pays , et personne ne songera à vous atta- quer. On disait à Francfort qu'une troupe de brigands qui infestaient au- trefois les environs de Schaffhouse , et qui s'étendait jusqu'à Strasbourg, s'é- tait jetée dans le pays deFulda,afin de s'en prendre aux négocians qui vont

IGNACE DENNER. 2'5

de Leipsick à Francfort. Il serait fort possible qu'en ma qualité de marchand de diamans, je leur fusse signalé de- puis Francfort. Si donc j'ai mérité quelque remercîment pour avoir sauvé la vie de votre femme , vous pouvez me rendre le même service en me servant de guide.

Andrès se prépara avec joie à faire tout ce qu'on exigeait de lui , et il se mit aussitôt en état de partir en en- dossant son uniforme, et prenant son fusil à deux coups et son couteau de chasse, et en ordonnant au valet d'ac- coupler les deux dogues. Pendant ce temps, l'étranger avait ouvert sa cas- sette, et en avait tiré de magnifiques parures, des colliers, des pendans d'o- reille, des chahies qu'il avait étendues sur le lit de Giorgina qui ne pouvait cacher son étonnement et son admi- ration pour toutes ces belles choses.

XIV. 3

26 CONTES NOCTURNES.

Mais lorsque l'étranger la pria de pas- ser à son cou une des plus belles chaî- nes, de mettre a ses bras de maguifi- ques bracelets , et qu'il lui présenta un petit miroir de poche pour se re- garder à son aise , Andres dit à l'é- tranger : Ah, monsieur! pourquoi exciter l'envie de cette pauvre femme par des choses qui ne lui conviennent pas, et qu'elle ne saurait même désirer. Ne vous fâchez pas , monsieur, mais la simple chaîne de corail rouge, que Giorgina avait à son cou la première fois que je la vis a >'aples , est mdle fois plus chère pour moi que tous ces brillans trompeurs !

Vous êtes aussi trop rigoureux , dit l'étranger, en riant d'un air mo- queur, de ne pas accorder à votre femme malade l innocent plaisir de se parer avec ces joyaux, qui ne sont pas trompeurs , mais bien réels. Ne

IGNACE DENNER. 27

savez-vous pas que ce sont de telles choses qui causent aux femmes leurs plus grandes joies? Et ce que vous venez de dire, que de semblables parures ne conviennent pas à Giorgina , moi je prétends le contraire. Votre femme est assez jolie pour se parer , et vous igno- rez si elle ne sera pas un jour assez riche pour posséder et pour porter de tels joyaux.

Andrès dit d'un ton expressif: Je vous en prie, monsieur, ne tenez pas ces discours séducteurs et mystérieux? Voulez-vous donc tourner la tête à ma pauvre femme, et lui donner une vaine envie de cet éclat mondain , afiii qu'elle ne sente que plus durement le poids de notre misère et qu'elle perde le peu de gaîté qu'elle a conservée? Renfermez toutes ces belles choses, monsieur, je les conserverai avec soin jusqu'à ce que vous reveniez. Mais ditf!s-moi, au

28 CONTES NOCTURNES.

nom du ciel, s'il vous arrivait un mal- heur et que vous ne revinssiez pas dans ma maison , faudrait-il porter cette cassette , combien de temps attendrai- je avant que de la remettre à celui que vous me désignerez, et quel est votre nom, à vous-même, de grâce?

Je me nomme, dit l'étranger, Ignace Denner, et je suis , comme vous le savex déjà , marchand et négociant. Je n'ai ni femme ni enfans, et mes pa- rens demeurent dans le canton de Wallis. Mais je ne saurais les estimer, ni les aimer, puisqu'ils ne faisaient au- cun cas de moi lorsque j'étais pauvre. Si je ne reparaissais pas d'ici à trois ans, gardez sans crainte cette cassette, et comme je sais que vous vous feriez scrupule d'accepter de moi ce riche héritage, je le lègue, dans le cas que j'indiquCjà cet enfant à qui je vous prie de donner le nom d'Ignace.

IGNACE DENNER. 29

Andrès ne savait que penser de la grandeur d ame et de la générosité de l'étranger. Il restait tout stupéfait de- vant lui, tandis que Giorgina le remer- ciait de ses bonnes intentions, et l'as- surait qu'elle prierait Dieu et les saints de le protéger dans ses voyages et de le ramener heureusement dans cette maison. L'étranger sourit d'une singu- lière manière, selon sa coutume, et ré- pondit que la prière d'une jolie femme aurait sans doute plus d'efficacité que les siennes ; qu'ainsi , il la laisserait prier, et que pour lui il se confierait en la vigueur de ses membres et en la bonté de ses armes.

Cette réponse de l'étranger déplut fort au pieux Andrès; cependant, il renferma en lui-même ce qu'il allait dire, et pressa l'étranger de partir; at- tendu qu'il serait obligé de revenir tard dans la nuit, et que sa femme en con- cevrait de l'inquiétude.

3o CO>'TES IS'OCTURIS'ES.

En partant, l'étranger dit encore à Giorgina qu'il lui permettait expressé- ment de se parer de ses diamans,si cela lui faisait plaisir , puisqu'elle man- quait totalement de distraction dans cette forêt solitaire. Giorgina rougit du plaisir secret qu'elle éprouvait de pou- voir satisfaire ce penchant particulier à tontes les femmes, et surtout à celles de sa nation, pour les pierreries et les parures; et Denner se mit en marche avec Andrès, à travers le bois sombre et désert. Dans un épais taillis , les do- gues se mirent à flairer tout autour d'eux, et à regarder leur maître d'un air prudent et avisé.

Il ne fait pas bon ici, dit Andrès, eu armant la batterie de son fusil, et il marcha devant l'étranger avec ses chiens fidèles. Souvent il croyait entendre du bruit dans les arbres, et quelquefois il apercevait au loin une figure sombre

1G1V'\CE DENNER. 3l

qui disparaissait sous les feuilles. Il voulut découpler ses chiens.

Ne faites pas cela , mon cher homme! s'écria Denner; car je puis vous assurer que vous n'avez pas la moindre chose à craindre.

A peine eut-il prononcé ces mots, qu'un grand coquin aux cheveux touf- fus, à la longue moustache, et tenant unfusil à la main, sortit du fond du hois. Andrès le mit en joue.

Ne tirez pas, ne tirez pas ! s'écria Denner. L'homme noir fit un signe amical , et se perdit dans les arbres. En- fin , ils arrivèrent à l'extrémité de la forêt sur une route animée.

Maintenant, je vous remercie de tout mon cœur, dit Denner, retournez dans votre maison ; si vous rencontrez quelques tournures comme celle que nous venons de voir, tenez vos chiens en laisse , ne vous occupez pas d'elles ,

32 CONTES NOCTURNES.

et continuez tranquillement votre che- min. Vous arriverez heureusement chez vous sans danger.

Andrès ne savait ce qu'il devait pen- ser de cet homme qui avait le pouvoir de bannir les mauvais esprits, et il ne concevait pas pourquoi il avait eu be- soin de se faire accompagnera travers la forêt. Il revint en effet avec sécurité dans sa demeure, et y trouva Giorgina levée et rétablie, qui vint se jeter dans ses bras.

IGNACE DENNER.

33

CHAPITRE IV.

Grâce à la libéralité du marchand étranger , le petit ménage d'Andrès prit une toute autre face. A peine Giorgina fut-elle rétablie, qu'ilserenditavecelleà Fulde, et y acheta beaucoup de choses

54 CONTES NOCTURNES.

qui donnèrentà leur maison l'apparence d'un certain bien-être. Il arriva aussi que depuis la visite de l'étranger, les braconniers et les bûcherons sem- blaient bannis du voisinage , et Andrès put remplir tranquillement son poste. Son bonheur à la chasse était aussi certain; et comme jadis, il manquait rarement son coup. L'étranger revint à la Saint-Michel, et resta trois jours. En dépit des refus obstinés de ses hôtes , il se montra aussi généreux que la première fois. Il leur dit que c'était une fois sa volonté que de les mettre dans l'aisance, afin de se rendre à lui- même plus commode et plus agréable la maison il avait dessein de s'ar- rêter quelquefois.

La charmante Giorgina put alors s'habiller avec plus de soin. Elle avoua à Andrès que l'étranger lui avait fait présent d'une belle épingle en or ,

IGNACE DENNER. 35

travaillée artistement , semblable à celles que les femmes et les filles de cer- taines parties de l'Italie portent dans leurs cheveux rassemblés en grosses touffes. Andrès prit un air sombre; mais au même instant, Giorgina qui était sor- tie de la chambre, revint en sautant, ha- billée et parée exactement comme elle était lorsque 2\ndrès l'avait vue pour la première fois à Naples. La belle épingle d'or brillait dans ses cheveux noirs qu'elle avait ornés, avec une in- tention pittoresque, de fleurs variées, et Andrès ne put s'empêcher de con- venir que le présent de l'étranger était bien fait pour réjouir sa Gior- gina.

Andrèsditcesparoles avec simplicité; Giorgina prétendit que l'étranger était leur ange gardien , qu'il les avait tirés de la plus profonde misère pour les mettre dans l'aisance, et qu'elle ne com-

36 CONTES NOCTURNES.

prenait pas pourquoi Andrès se mon- trait si réservé, si silencieux, et en général aussi triste avec lui.

Ah ! ma bien aimée , dit Andrès , la voix intérieure qui me dit jadis que je ne devais rien accepter de l'étran- ger, cette voix n'a cessé de me parler. Je suis souvent tourmenté par ses re- proches; il me semble qu'un bien mal acquis est entré dans ma maison avec son argent. Sans doute aujourd'hui je puis me fortifier plus souvent par un bon plat, par un coup de vin gé- néreux ; mais crois-moi , ma chère Giorgina , si nous avions eu une bonne vente , et qu'il nous fût venu quelques gros de plus , bien gagnés , je trouverais un meilleur goût à notre pauvre bière, qu'au bon vin que nous apporte l'étranger. Je ne puis absolument pas me familiariser avec ce singulier marchand , et souvent

IGNACE DENIVER. 87

en sa présence j'éprouve un malaise involontaire. As-tu remarqué, chère Giorgina, qu'il ne regarde jamais per- sonne en face ; et souvent ses regards étincèlent si fort du fond de ces petits jeux creux , et il rit d'un air si rusé que le frisson s'empare de moi. Ah ! puissent mes soupçons ne pas se réa- liser.

Giorgina chercha à détourner son mari de ces sombres pensées, en assu- rant qu'elle avait souvent vu dans son pays, et surtout dans l'auberge de ses parens adoplifs , des gens d'un exté- rieur repoussant, en qui elle avait re- connu par la suite d'excellentes quali- tés. Andrès parut rassuré; mais, dans le fond de son àme , il se promettait d'être sur ses gardes.

38 CONTES NOCTURNES.

CHAPITRE V.

L'ÉTRANGF.R rcvin chezt Andrèi:, lors- que le fils de celui-ci, fort bel enfant et l'image de sa mère , eut atteint à l'âge de neuf mois. C'était le jour de la fête de Giorgina; elle avait paré avec soin

IGNACE DEIVWER. Sq

son enfant , s'était habillée elle-même dans son cher costume napolitain, et avait préparé un meilleur repas que de coutume , auquel l'étranger ajouta une bouteille tirée de sa valise. Lorsqu'ils furent à table , l'étranger regardant l'enfant qui lui souriait d'un air intel- ligent, lui dit : Votre hls promet en vérité beaucoup , et c'est dommage que vous ne puissiez lui donner une éduca- tion convenable. J'aurais bien une pro- position à vous faire ; mais vous la re- jetterez, quoique je n'aie en vue, en vous la faisant , que votre avantage et votre bonheur. Vous savez que je suis riche et sans héritiers; je me sens une tendresse et un penchant tout parti- culiers pour cet enlant. Donnez-le moi ' Je l'emporterai à Strasbourg , il sera fort bien élevé par une vieille et honorable dame qui est mon anùe ; vous serez ainsi débarrassés d'une

4o CONTES NOCTURNES.

lourde charge; mais il faut que vous preniez promptement votre résolution, car je suis forcé de partir ce soir même. J'emporterai sur mes bras votre enfant jusqu'au prochain village , et je pren- drai une voiture.

A ces paroles de l'étranger, Giorgina lui arracha avec violence l'enfant qu'il avait pris sur ses genoux, et le serra sur son sein en l'arrosant de larmes.

Voyez, Monsieur, dit Andres, comme ma femme répond à votre pro- position î J'ai les mêmes sentimens qu'elle. Il se peut que votre intention soit bonne; mais comment avez-vous pu songer à nous enlever ce que nous avons de plus cher au monde ? Com- ment pouvez-vous nommer un fardeau ce qui doit charmer notre vie , fussions- nous encore dans la misère profonde d'où votre bonté nous a tirés ? Vous nous avez dit que vous êtes sans femme

IGIVACE DEIVjVER. 4*

et sans enfans, alors vous ignorez la félicité qui descend du ciel sur une femme et un mari à la naissance d'un fils. C'est de l'amour le plus céleste dont ils sont remplis, en contemplant cette créature muette étendue sur le sein de sa mère, et qui dit cependant avec éloquence toute leur joie et leur bonheur. Non , mon clier monsieur 1 quelque grands que soient vos bien- faits, ils ne sont pas d'un aussi grand prix pour nous, que la possession de notre enfant; car tous les trésors du monde ne nous le remplaceraient pas. ISe nous traitez pas d'ingrats, mon cher monsieur, parce que nous refusons de céder à vos demandes. Si vous étiez père, vous-même , nous n'aurions pas besoin de nous excuser auprès de vous. Allons, allons, dit l'étranger en regardant de coté d'un air sombre, je croyais bien faire en rendant votre fils

XIV. 4

l\1 CONTES NOCTURNES.

riche et heureux. Si vous n'êtes pas contents, n'en parlons plus.

Giorgina baisa et caressa son enfant, comme s'il eût été sauvé d'un grand danger. L'étranger sembla reprendre sa sérénité; il était toutefois facile de s'apercevoir que le refus de son hôte l'avait chagriné. Au lieu de partir le soir même, comme il l'avait annoncé, il resta trois jours encore, durant lesquels au lieu de passer comme d'ordinaire son temps auprès de Giorgina, il s'en alla à la chasse avec And i es, et se fit conter beaucoup de choses sur le comte Aloys de Fach. Lorsque dans la suite Ignace Denner revint chez son ami Andrès , il ne parla plus de son projet d'élever l'enfant. Il se montra amical comme devant, et continua de faire de riches cadeaux à Giorgina à qui il permit de se parer des diamans qu'il lui avait confié.';. Souvent Denner voulait jouer

IGNACE DENNER. 4^

avec l'enfant ; mais celui-ci le repous- sait et se mettait à pleurer; il se refusait absolument à se laisser prendre par l'étranger, comme s'il eût eu connais- sance de la proposition que celui-ci avait faite à ses parens.

44 CONTES NOCTURNES.

chafithe VI.

L'ÉTRANGER avait continué de visiter Andrès depuis deux ans, et le temps ainsi que l'habitude avaient enfin triomphé de la défiance de celui-ci con- tre Denner. Au printemps de la troi-

IGNACE DENNER. /|3

sième année, lorsque le temps Den- ner avait coutume de se montrer était déjà passé , on frappa par une nuit ora- geuse à la porte d'Andrès, et plusieurs voix rauques se firent entendre. Il se leva tout effrayé; mais lorsqu'il se mit à la fenêtre en demandant qui venait le troubler de la sorte et en menaçant de lâcher ses dogues , on lui répondit qu'il pouvait ouvrir à un ami , et il re- connut la voix de Denner. Il alla ou- vrir la porte de la maison avec une lumière à la main, et Denner se pré- senta en effet devant lui. Andrès lui dit qu'il croyait avoir entendu plu- sieurs voix , mais Denner lui répondit que le bruit du vent l'avait trompé. Lorsqu'ils entrèrent dans la chambre, Andrès ne fut pas peu étonné en s'apercevant que l'extérieur de Denner avait entièrement changé. Au lieu de son costume gris uni, il portait un

46 CONTES NOCTURNES.

juste -au-corps d'une couleur rouge foncée et un large ceinturon de cuir qui soutenait un stylet et des pistolets ; il était en outre armé d'un sabre, et son visage n'avait pas non plus le même aspect, car il portait de longues et épaisses moustaches.

Andrès ! dit Dernier en lui lançant des regards étincelans; Andrès , lors- qu'il y a trois ans j'enlevai ta femme à la mort, tu désiras que Dieu voulût bien t'accorder l'occasion de payer ce bienfait de ta vie et de ton sang. Ton désir est rempli; et le moment de me prouver ta reconnaissance est venu. Habille-toi; prends ton fusil et viens avec moi: à quelques pas de ta maison, tu apprendras le reste.

Andrès ne savait que penser des dis- cours de son hôte; il lui répondit ce- pendant qu'il était prêt à tout entre- prendre pour lui, à moins que cela ne

IGNACE DENNER. 4;

fût quelque chose contre la vertu et la religion.

Tu peux être tranquille là-dessus, lui dit Denner en riant et en luifrap- dantsur l'épaule; et voyant que Gior- gina, qui s'était levée toute tremblante, s'attachait à son mari , il la prit dans ses bras, et lui dit en la repoussant douce- ment:—Laissezallervotremariavec moi; dans peu d'heures il sera de retour sain et sauf", et il vous rapportera quelque bonne chose. Vous ai-je jamais fait de mal? vous êtes des gens singulièrement défians!

Andrès hésitait encore à le suivre, Denner se tourna vers lui avec colère:

J'espère que tu tiendras ta parole, dit-il ; il s'agit de voir si l'on peut se fier a tes promesses!

Andrès fut alors bientôt habillé et suivit Denner qui le précédait d'un pas rapide. Ils avaient traversé les taillis

48 CONTES NOCTURNES.

jusqu'à une petite pelouse assez spa- cieuse; là, Denner siffla trois fois si fortement que tous les halliers en re- tentirent, et de toutes parts se montrè- rent des feux dans les broussailles, jusqu'à ce qu'un grand nombre de figures sinistres pénétrât jusqu'à eux et vînt les environner. Un des nou- veaux-venus sortit du cercle et s'appro- cha d'Andrès en disant :

C'est-là notre nouveau compa- gnon , sans doute?

Oui, répondit Denner. Je viens de le faire sortir de son lit. Il va faire son coup d'essai, et nous pouvons com- mencer sur-le-champ.

A ces mots, Andrès se réveilla comme d'une lourde ivresse, une sueur froide découlait de son front; mais il se remit aussitôt, et s'écria :

Quoi! misérable trompeur, tu te donnais pour un marchand, et tu n'es

IGNACE DENNER. ^9

qu'un indigne bandit! Jamais je ne se- rai ton compagnon; jamais je ne pren- drai part à tes actions infernales, toi qui as voulu me séduire avec l'adresse de Satan lui-même! Laisse-moi m'éloi- gner , scélérat, et quitte cette contrée, autrement je te dénoncerai à l'auto- rité et tu recevras le prix de tes crimes; car je sais maintenant, tu es ce fameux Ignace qui a désolé le pays avec sa bande par ses excursions et ses bri- gandages.

Denner se mit à rire.

Quoi, misérable lâche! dit-il, tu oses me braver, et tu veux te soustraire à mon pouvoir!... N'es-tu pas depuis long-temps notre compagnon ? ne vis- tu pas déjà, depuis trois années, de no- tre argent? la femme ne se pare-t-elle pas de notre butin?,... et tu ne veux pas travailler pour payer ta part? Si tu ne nous suis pas volontairement, jeté XIV. 5

^O CONTES NOCTURNES.

fais garotter , et j 'en voie mes camarades brûler ta maison, égorger ta femme et ton enfant. Allons , choisis , il est temps. 11 faut partir:

Andrès vit bien que la moindre hé- sitation coûterait la vie à sa chère Giorgina et à son enfant ; et tout en maudissant ce traître, il résolut de céder en apparence à sa volonté, mais de se conserver pur et de profiter de son affiliation à la bande pour faire découvrir ses traces. Andrès déclara donc que la reconnaissance l'obligeait à risquer sa vie pour son bienfaiteur, et qu'il était prêt à faire l'expédition , demandant seulement qu'en sa qualité de novice, on n'exigeât pas qu'il y prît une part trop active. Denner loua sa résolution, et lui répondit qu'il n'exi- geait de lui que le service d'éclaireur, parce qu'il pouvait se rendre ainsi d'une grande utilité à sa troupe.

IGNACE JDENNER. 3 1

CHAPITRE VII.

Il ne s'agissait pas de moins que d'attaquer et de piller la métairie d'un riche fermier , située non loin de la forêt. On savait que ce dernier venait

D2 CONTES NOCTDIUVES.

de recevoir une somme d'argent pour le grain qu'il avait vendu à la dernière foire, et les bandits se promettaient une ample récolte. Les lanternes furent éteintes, et ils se mirent en marche vers le bâtiment que quelques-uns d'entre eux entourèrent. Les autres escaladèrent les murs et s'élancèrent dans la cour; d'autres furent chargés de faire sentinelle, et Ancirès resta avec ces derniers. Bientôt, il entendit les brigands qui brisaient les portes. les malédictions des assaillans, les cris, les plaintes de ceux qu'on maltraitait. Il y eut un coup de feu; le fermier, homme de cœur, s'était défendu. Puis , tout devint calme. Les serrures qu'on arrachait, les caisses que traî- naient les bandits, causaient seules quelque rumeur. Sans doute un des gens de la ferme s'était enfui vers le village; car tout-à-coup le tocsin re-

IGNACE DENNER. 53

tentit dans les ténèbres , et bientôt on vit une grande multitude, accourir avec des flambeaux, du côté de la métairie. Les coups de feu se succédè- rent alors sans interruption, les vo- leurs s'assemblèrent dans la cour, et abattirent indistinctement tout ce qui se présentait aux portes. Ils avaient aussi allumé leurs torches. Andres. placé sur une hauteur, pouvait tout voir distinctement. Il aperçut avec épouvante, parmi les paysans, des chasseurs à la livrée de son maître, le comte de Fach! Que devait-il faire? Se rendre auprès d'eux, cela était impossible, la fuite la plus rapide pou- vait seule le sauver; mais il était comme enchaîné, regardant fixement dans la cour de la ferme le combat devenait déplus en plus meurtrier, car les chasseurs du comte avaient pénétré dans l'intérieur par une petite porte.

54 COXTF.S NOCTURiVES,

et ils en étaient venus aux mains avec les brigands. Ceux-ci forcés de battre en retraite, se retirèrent du coté se trouvait Andres. Il vit Denner qui re- chargeait sans cesse son arme, et ti- rait toujours sans manquer son coup- Un jeune homme richement vêtu, en- vironné par les chasseurs, semblait les commander; Denner Tajusta , mais avant qu'il eût fait feu, il fut atteint lui-même par une balle, et tomba. Les bandits s'enfuirent. Déjà les chasseurs accouraient, lorsque Ândres poussé par une force irrésistible, s'é- lança vers Denner, le souleva avec vigueur , le prit sur ses épaules et s'enfuit en l'emportant. Il atteignit lentement la foret , sans être pour- suivi. Quelques coups de feu se tirent encore entendre, et bientôt un pro- fond silence leur succéda.

Mets-moi à terre, Andrès , dit

IGNACE DENNER. 55

Denner; je suis blessé au pied. Malé- diction! Pourquoi faut-il que je sois tombé ! Cependant je ne crois pas que ma blessure soit grave.

Andres obéit, Donner tira une petite fiole de phosphore de sa poche, et à cette clarté, Andrès put visiter la bles- sure. Une balle avait touché le pied du bandit,d'oùlesang s'échappait en abon- dance. Andrès pansa la blessure avec son mouchoir, et Denner donna un lé- ger coup de sifflet , auquel on répon- dit de loin, alors il pria Andrès de le conduire vers une partie de la forêt qu'il désigna. ils ne tardèrent pas à apercevoir une faible clarté vers la- quelle ils se dirigèrent. Le reste des bandits s'était rassemblé dans ce lieu. Tous exprimèrent la joie à la vue de Denner, et ils félicitèrent Andres qui resta muet et renfermé en lui-même. On reconnut que la moitié de la bande

06 COJNTES NOCTURiyES.

à peu près avait été tuée ou blessée ou prisonnière ; cependant quelques-uns des bandits étaient parvenus à empor- ter quelques caisses et une grosse somme d'argent.

J'ai sauvé ta femme, dit Denner à Andrès , mais toi , dans celte nuit , tu m'as arraché à une mort certaine , nous sommes quittes! Tu peux retourner dans ta demeure. Dans peu de jours , demain peut-être, nous quittons le pays. Tu n'as donc pas à craindre qu'il t'arrive quelque chose de semblable à ce qui s'est passé aujourd'hui. Tu ts un sot qui craint Dieu , par conséquent bon à rien. Cependant il est juste que tu aies ta part du butin que nous avons fait aujourd'hui, et que tu sois récom- pensé de ma délivrance. Prends ce sac plein d'or en souvenir de moi; dans un an, j'espère te revoir,

Que Dieu me préserve de ton-

IGNACE DENNER. 5'J

cher un seul pfenning de tout cet ar- gent! s'écria Andrès. Ne m'avez-vous pas forcé par les plus horribles mena- ces, de marcher avec vous? Il se peut que ce soit un péché que de t'avoirsauvé la vie , misérable coquin ; le Sei- gneur me le pardonnera dans sa clé- mence. — Mais sois assuré que si tu ne quittes pas au plutôt le pays, que si j'entends parler d'un seul vol , d'un seul meurtre, je cours sur-le-champ à Fulda pour dénoncer ton repaireà l'au- torité.

Les brigands voulurent se jeter sur Andrès , mais Denner les arrêta en disant: Laissez donc parler ce drôle, qu'importe? Et il ajouta : Andrès, tu es en mon pouvoir, ainsi que ta femme et ton enfant. Mais vous n'avez rien à craindre, si tu me promets de garder un éternel silence sur les événemens de cette nuit. Je te le conseille d'au-

58 CONTES yOCTURXKS.

tant plus que ma vengeance tatteiii- drait partout, et que l'autorité t'absou- drait difficilement , toi qui vis depuis si long-temps de mes dons. De mon coté, je te promets de quitter le pays, et de ue plus faire d'entreprise ici avec uîa bande.

Apres que Andrès eut forcément ac- cepté ces conditions, il fut emmené par deux des bandits hors du bois et il était déjà grand jour lorsqu'il revint chez lui embrasser sa Giorgina à demi- morte d'inquiétude et d'effroi. Il lui dit vaguement que Denner sétait mon- tré a ses yeux comme un scélérat, et qu'il avait rompu tout commerce avec lui.

Mais la boîte de bijoux? lui dit Giorgina.

Ces paroles tombèrent sur le cœur d'Andres, comme un fardeau pesant. Il n'avait pas songé aux joyaux que

IGNACE DENNER. Bg

Denner avait laissés chez lui , et il se mit à délibérer en lui-même sur ce qu'il fallait faire. Il pensait, il est vrai, à les porter à Fulda, et à les remettre aux magistrats ; mais comment eût-il pu découvrir l'origine de ce dépôt , sans rompre le serment qu'il avait fait à Denner. Il résolut enfin de conser- ver ce dépôt avec soin jusqu'à ce que le hasard lui fournît l'occasion de le remettre à Denner ou à l'autorité, sans se compromettre.

L'attaque de la métairie avait ré- pandu une terreur extrême dans le pays, car c'était l'entreprise la plus hardie que les voleurs eussent tentée depuis plusieurs années, et un sur té- moignage que la bande s'était consi- dérablement augmentée. La présence fortuite du neveu du comte de Fach et de ses chasseurs dans le village, avait seule sauvé la vie du fermier. Trois des

Go CONTES NOCTURNES.

voleurs restés sur la place, vivaient encore le lendemain, et on espérait les guérir de leurs blessures. On les avait soigneusement renfermés dans la prison du village, mais lorsqu'on vint les chercher pour les transférer à la ville, on les trouva percés de mille coups. Tout espoir d'obtenir quelques renseignemens sur la bande, s'évanouit de la sorte. Des patrouilles de cavaliers parcouraient incessamment la forêt , et Andrès tremblait sans cesse qu'on n'arrêtât quelque bandit ou Denner hii-méme, qui eussent pu l'accuser. Pour la première fois, il éprouvait les tour- mens d'une mauvaise conscience, et cependant il ne se sentait coupable que d'un excès d'amour pour sa femme et son enfant.

IGNACE DENNER.

CHAPITRE VIII.

Toutes les recherches furent inutiles, il fut impossible de découvrir la trace des bandits, et Andrès se convainquit bientôt que Denner avait tenu parole , et qu'il avait quitté le pays avec sa

62 CONTES NOCTURNES.

bande. L'argent qu'il avait reçu de Donner ainsi que l'épingle d'or, furent déposés dans la cassette se trou- vaient les autres bijoux, car Andres ne voulait pas se souiller en touchant à des présens dont la source était si impure. Il arriva ainsi qu'il ne tarda pas à retomber dans sa première mi- sère ; mais peu à peu son âme de- vint plus calme et plus tranquille. Après deux ans, sa femme mit au monde un second fils, sans toutefois devenir malade comme la première fois. Un soir, Andrès était assis auprès de sa femme, qui tenait sur son sein le nouveau né, tandis que l'aîné jouait avec un gros chien qui , en sa qua- lité de favori du maître, avait le pri- vilège de rester dans sa chambre , lorsque le valet entra et annonça qu'nn homme qui lui semblait fort suspect, roJait depuis une heure autour de l.i

IGIVACE DENNEE. 63

maison. Andrès se disposait à sortir avec son fusil, lorsqu'il entendit pro- noncer son nom. Il ouvrit la fenêtre et reconnut au premier coup-d'œil, l'o- dieux Ignace Denner qui avait repris son habit de marchand , et qui portait une valise sous son bras.

Andrès, s'écria Denner! il faut que tu me donnes un asile pour cette

nuit Demain, je continuerai ma

route.

Quoi , scélérat ! s'écria Andrès hors de lui, tu oses te montrer ici?.... Ne t'ai-je pas tenu parole ? Mais toi, remplis-tu la promesse que tu as faite de ne jamais reparaître en ce pays? Je ne souffrirai pas que tu fran- chisses le seuil de ma porte. Eloigne- toi bien vite, ou je te tue! ^Slais non, attends, je vais te jeter ton or et tes bijoux avec lesquels tu voulais séduire ma femme; puis, tu te reli-

64 CONTES NOCTURNES.

reras. Je t'accorde un délai de trois jours , après lequel si je retrouve la moindre trace de ion passage ou de ce- lui de ta bande, je cours à Fulda et je découvre à l'autorité tout ce que je sais. Exécute les menaces que tu m'as faites, si tu l'oses; moijemefieen l'as- sistance de Dieu , et je saurai me dé- fendre !

A ces mots, Andrès chercha la c;is- sette pour la jeter, mais lorsqu'il re- vint près de la fenêtre, Denner avait disparu. Andrès vit bien que le re- tour de Denner le mettait en danger; il passa plusieurs nuits à veiller; mais le calme de la maison ne fut pas trou- blé, et il pensa que Denner n'avait fait que passer par la forêt. Pour mettre fin à son inquiétude et pour apaiser sa conscience, qui lui faisait d'amers reproches , il résolut de ne pas garder le silence et d'aller remettre la cassette

IGNACE DENNER. 65

entre les mains des magistrats de Ful- de. Andrès n'ignorait pas qu'il n'é- chapperait pas à un châtiment, i! comptait toutefois en le mérite d'un aveu sincère ainsi qu'en la protection de son maître le comte de Fach , qui avait toujours eu à se louer de lui. Mais le matin, au moment il se dis- posait à partir , il lui vint un message du comte qui lui recommandait de se rendre à l'heure même au château. A.U lieu de prendre le chemin de Ful- de, il suivit donc le messager, non sans que le cœur lui battît d'inquié- tude.

En entrant au château, on l'intro- duisit aussitôt chez le comte.

Réjouis-toi, Andrès, hiiditcelui- ci , il vient de t'arriver un bonheur inespéré. Tu te souviens sans doute de notre vieil hôte grondeur de Na- ples, le père adoptif de ta Giorgina. XIV. 6

66 CONTES NOCTURNES.

Il est mort , mais avant de quitter ce monde, le souvenir des mauvais trai- temens qu'il a fait subir à cette pauvre orpheline l'a tourmenté, et il lui a laissé deux mille ducats qui se trouvent déjà en lettres de change, à Francfort, et que tu pourras recevoir chez mon banquier. Si tu veux partir des cet instant pour Francfort , je te ferai expédier les certificats dont tu as be-

SOUÎ.

IGNACE DENNER. 67

CHAPITRE IZ.

La joie privait Andrès de la parole, et le comte paraissait prendre du plai- sir à la satisfaction de son fidèle servi- teur. Celui ci résolut de procurer à sa femme une douce surprise, et le

6S CONTES jVOCTURIVES.

jour même , il se dirigea vers Francfort, après avoir fait dire à Giorgina que le comte l'avait chargé d'une dépèche qui le retiendrait durant quelques jours , loin de sa maison.

A Francfort, le banquier du comte, à qui il s'adressa , le renvoya à un au- tre marchand qui était chargé d'ac- quitter le legs ; et Andrès reçut en effet cette somme qu'on lui avait an- jioncèe. Songeant toujours à Giorgina. rêvant au moyen de lui causer une plus vive joie , il acheta pour elle une foule de jolis objets, et entr'autres, une épingle d'or toute semblable à celle que Denner lui avait donnée ; et com- me sa valise était devenue trop lourde pour un piéton, il se procura un che- val. C'est ainsi qu'il se remit en route, après six jours d'absence, le cœur joyeux et l'esprit en repos.

Il eut bientôt atteint la foresterie et

IGNACE DENNER. 69

sa demeure. La maison était soigneu- sement fermée : il appela à haute voix son valet , Giorgina ; personne ne répondit : les chiens renfermés dans le chenil, hurlaient avec fureur; alors il soupçonna quelque grand malheur, frappa avec violence et répéta mille fois le nom de Giorgina.

Un léger bruit se fit entendre à une fenêtre du toit , et Giorgina s'y montra.

Ah, Dieu! Andrès, est-ce toi ? Que le ciel soit loué puisque te voilà de retour !

La porte s'ouvrit , et Giorgina pâle , abattue , tomba dans les bras de son mari, en poussant des géraissemens. Pour lui, il resta long-temps immo- bile; enfin il la prit dans ses bras, car elle tombait en faiblesse, et la por- ta dans sa chambre. Mais une horreur profonde s'empara de lui en entrant.

Les murs, le pavé, étaient cou-

70 CONTES N^OCTURNÈS.

verts de larges taches de sang , et son plus jeune fils, était étendu sur son berceau, la poitrine ouverte et dé- chirée.

est George ? est George ? s'écria enfin Andrès dans un affreux désespoir; mais au même moment il vit l'enfant accourir du haut fie l'esca- lier en appelant son père. Desustensiles brisés , des meubles renversés se trou- vaient dans tous les coins. La lourde et énorme table qni d'ordinaire était placée près de la muraille , avait été traînée au milieu de la chambre, une pince de forme singuUere , plu- sieurs fioles et une clef tachées desang, y avaient été jetées péle-méle. Andrès tifa son pauvre enfant du berceau ; Giorgina le comprit, apporta un drap dans lequel ils l'enveloppèrent; puis ils allèrent l'ensevelir dans le jar- din. Andrès fit une petite croix en

IGNACE DENTS ER. 7I

bois de chêne, et la plaça sur le tom- beau. Pas une parole, pas un son ne s'échappa des lèvres de ces malheu- reux époux. Ils avaient achevé leur tâche dans un profond et morne si- lence; ils s'assirent alors devant la maison , à la clarté du crépuscule , et restèrent l'un près de l'autre, leurs regards fixés sur l'horizon. Ce ne lut que le jour suivant que Giorgina put raconter à Andrès la catastrophe qui avait eu lieu pendant son absence. Quatre jours s'étaient écoulés depuis que Andrès avait quitté sa maison ; vers le milieu du jour le valet aperçut beau- coup de figures suspectes qui rôdaient dans le bois , et Giorgina qu'il en avertit soupira ardemment pour le re- tour de son mari. Au milieu de la nuit ils furent éveillés par un grand tumulte et par les cris qui se faisaient enten- dre de toutes parts autour de la maison.

7 2 CONTES NOCTURNES.

Le valet vint trouver Giorgina , plein d'effroi , et lui annonça que la maison était entourée de brigands dont le nombre rendait toute défense inutile. Les dogues aboyèrent bruyamment , mais bientôt ils furent apaisés , et une voix cria : Andrès ! Andrès ! Le valet prit un peu de courage, ouvrit la fenêtre et répondit que le garde-chasse Andrès n'était pas chez lui. N'im- porte , reprit la voix , ouvre-nous fa porte. Andrès ne tardera pas à rentrer. Que restait-il à faire au valet? Il obéit. Une foule de brigands entra en tumulte et ils saluèrent Giorgina comme la femme d'un camarade , qui avait sauvé la vie au capitaine. Ils exigèrent que Giorgina leur préparât un copieux repas , parce qu'ils avaient enduré beaucoup de fatigues pendant la nuit, dans une expédition qui , disaient-ils, avait complètement réussi. Giorgina

IGNACE MIWNER. 7 S

tremblante , éplorée , fit un grand feu dans la cuisine et prépara le repas pour lequel un des brigands, qui sem- blait être le cellerier et le maître d'hô- tel de la troupe, lui remit du gibier, du vin et d'autres sortes d'ingrédiens. Le valet fut obligé de couvrir la table et de servir. Il saisit un moment favorable , et dit à sa maîtresse qui était restée dans la cuisine : Savez-vous ce que les brigands ont fait cette nuit ? Après une longue absence et de grands pré- paratifs , ils ont attaqué le château de monseigneur le comte de Fach ; et après une vigoureuse défense de la part de ses gens, ils l'ont tué et ont rais le feu au château. Giorgina ne cessait de crier : Ah ! mon mari! mon mari qui était peut-être au château! Ah ! le pauvre seigneur ! Pendant ce temps les brigands chantaient , et buvaient dans la chambre voisine , en atten- XIV. 7

74 CONTES NOCTURNES.

dant le repas. Le matin commençait ^ déjà'à paraître , lorsque l'odieux Den- ner arriva ; alors on se mit à ouvrir les ballots et les caisses qu'on avait apportés sur des chevaux. Giorgina entendit le bruit de l'argent qu'on comptait , et le retentissement de la vaisselle d'argent. Enfin , lorsque le jour arriva les brigands se mirent en route , et Denner resta seul. 11 prit un air riant et amical , et dit à Giorgina : Vous êtes sans doute fort effrayée, ma chère femme , car il paraît que votre mari ne vous a pas dit qu'il est j déjà depuis quelque temps notre ca- marade. Je suis extrêmement fâché qu'il ne soit pas de retour à la maison, j il faut qu'il ait pris une autre route. Il s'était rendu avec nous, au château du coquin , du comte de Fach qui nous poursuit depuis deux ans de toutes les façons imaginables, et dont

IGNACE DERNER. "jS

nous avons tiré vengeance dans la nuit dernière. Il est mort de la main de votre mari. Mais tranquillisez- vous , ma chère femme, dites à Andrès qu'il ne me verra pas de sitôt, car la bande se sépare , je vous quitterai ce soir. Vous avez toujours des enfans bien jolis , ma chère femme. Voilà encore un garçon charmant. A ces mots il prit le petit des mains de Giorgina et s'entendit si bien à jouer avec lui , que l'enfant semblait y prendre plaisir. Le soir était venu lorsque Denner dit à Giorgina : Vous voyez, que bien que je n'aie ni femme, ni eniant, ce dont je suis souvent très- fâché, car je joue volontiers avec les petits enfans, et je les aime fort. Laissez- moi votre fils pour le peu d'ins- tans que j'ai à passer encore avec vous. N'est-ce pas, il ntstpas âgé de plus de neuf semaines? Giorgina répondit

76 CONTES NOCTURNES.

affirmativement, et laissa non sans hési- tation , l'enfant dans les mains de Den- ner qui se plaça paisiblement devant ia porte, et pria la mère de lui apprê- ter à souper, attendu qu'il devait partir dans une heure. A peine Gior- gina était-elle entrée dans la cuisine, qu'elle vit Denner passer dans la chambre voisine avec l'enfant dans ses bras. Bientôt après, une singu- lière odeur se répandit dans la mai- son; elle semblait s'échapper de cette chambre. Giorgina fut saisie d'un effroi sans égal; elle courut vers la chambre, et trouva la porte fermée au verrou. Il lui sembla qu'elle entendait son en- fant gémir. Sauvez, sauvez mon en- fant des mains de ce misérable, cria-t- elle au valet qui accourut dans ce mo- ment. Celui-ci saisit une pince, et brisa la porte. Une vapeur épaisse et étouffante s'échappa; d'un bond Gior-

IGNACE DENNER. 77

gina s'élança dans la chambre ; Ten- fant, complètement nu, était étendu sur une cuvette dans laquelle dégout- tait son sang. Elle vit seulement encore le valet lever sa pince pour en frapper Denner, et celui-ci éviter le coup, et lutter avec le valet. Il lui se mbla alors qu'elle entendaitplusieurs voix près de la fenêtre; mais au même instant, elle tomba évanouie sur le plancher. Lorsqu'elle revint à elle, il était nuit sombre; ses membres étaient roidis et elle ne pouvait se lever. Enfin le jour vint, et elle se trouva dans une chambre baignée de sang. Des morceaux de l'habillement de Denner étaient épars autour d'elle , plus loin une touffe de che- veux arrachés au valet, et au pied de la table l'enfant assassiné. Gior- gina perdit de nouveau ses sens , elle crut qu'elle allait mourir; mais elle

78 CONTES NOCTURNES.

ouvrit les yeux, comme après un long sommeil,versle milieu delà journée.Elie se releva avec peine , elle appela Geor- ges; mais comme personne ne lui ré- pondait, elle crut que Georges avait été aussi égorgé. Le désespoir lui donna des forces, elle s'élança dans la cour en criant: Georges! Georges! Alors une voix faible et plaintive lui répon- dit d'une mansarde : Maman , ah ! chère maman, est-ce toi? Viens auprès de moi ! j'ai grand'faim ! Giorgina monta en toute hâte, et trouva le pe- tit que l'effroi avait fait enfuir le pre- mier, et qui n'avait pas eu le courage de descendre. Elle prit avec ravis- sement son enfant sur son sein , ferma la porte et attendit d'heure en heure, réfugiée dans le grenier, le retour d'An- drès qu'elle croyait aussi perdu. L'en- fant avait vu du haut plusieurs hom- mes entrer dans la maison , et en sortir

ItiNACE DENNER. 79

emportant Denneretunhomme mort.

Enfin, après ce récit, Giorgina re- marqua les objets qu'Andrès avait ap- portés : Ah! ciel, s'écria-t-elle, il est donc vrai, tu es un...

Andrès lui raconta le bonheur qui lui était arrivé au milieu de tant de maux; et il n'eut pas de peine à la con- vaincre de son innocence.

CONTES NOCTURNES-

CHAPITRE X.

Le neveu du comte assassiné était devenu héritier de ses biens; Andrès résolut de se rendre auprès de lui, pour lui raconter tout ce qui s'était passé, révéler la retraite de Denner, et

IGNACE DENNER. 61

puis quitter un service qui lui causait tant d'embarras et d'ennui. Giorgina ne pouvait rester seule au iogis avec son enfant. Andrès prit donc le parti de placer tout ce qu'il possédait dans une charrette, et de quitter pour tou- jours ce pays, qui lui rappelait les plus affreux souvenirs. Le départ était fixé à trois jours; et le troisième An- drès était occupé à faire son bagage, lorsqu'un grand bruit de chevaux se fit entendre, en s'approchant toujours davantage: Andrès reconnut le fores- tier du domaine de Fach , qui habitait le château; derrière lui galopait un détachement des dragons de Fulde.

Nous trouvons justement ce scé- lérat, occupé à mettre son butin en sûreté, s'écria le commissaire du tribu- nal qui accompagnait le détachement. Andrès frémit de surprise et d'effroi; Giorgina avait peine à se soutenir.

82 CONTES NOCTURNES.

Les dragons les entourèrent, on ga- rotta Andrès et sa femme, et on les jeta sur la charrette qui se trouvait déjà devant la porte. Giorgina se lamentait , et demandait à grands cris, qu'on ne la séparât point de son enfant.

Veux-tu donc entraîner ta progé- niture dans ta corruption infernale! lui dit le commissaire, et il enleva l'en- fant de ses bras. On se disposait déjà à se mettre en route, lorsque le vieux forestier, homme rude et loyal, s'ap- procha de la charrette, et dit : Andrès, Andrès, comment as-tu pu te laisser entraîner par le démon , à de sembla- bles crimes, toi qui étais si probe, et si pieux.

Ah ! mon cher monsieur, dit An- drès en proie à la plus vive douleur, aussi vrai que Dieu est au ciel, aussi vrai que j'espère me sauver, je suis inno-

IGNACE DENNER. 83

cent. Vous me connaissez depuis ma plus tendre jeunesse, comment aurais- je pu , moi qui n'ai jamais fait de mal , devenir un abominable scélérat? Car je sais bien que vous me tenez pour un maudit brigand, et que vous m'ac- cusez d'avoir pris part à l'attaque du château, qui a coûté la vie à notre cher et malheureux seigneur. Mais je suis innocent , par ma vie et par mon salut !

Eh bien! dit le vieux forestier, si tu es innocent, cela paraîtra au grand jour, quelque terribles que soient les apparences contre toi. Je me charge d'avoir soin de ton garçon, et de ce que tu laisses ici, afin que s'il est prouvé que tu n'es pas coupable, tu retrouves tout fidèlement dans mes mains.

Le commissaire prit l'argent sous sa responsabilité. En chemin Andrès demanda à Giorgina, elle avait ca-

84 CONTÉS KOCTDRNES.

ché la cassette qu'il voulait remettre a l'autorité ; mais elle lui avoua, qu'à son grand regret, elle l'avait rendue à Deii- ner. A Fulda , on sépara Andres de sa femme, et on le plongea dans un som- bre et profond cachot. Quelques jours après on procéda à son interrogatoire. On faccusait d'avoir pris part an pil- lage du château de Fach, et on le som- ma de dire la vérité. Andrès raconta fidèlement tout ce qui s'était passé de- puis la première apparition de l'odieux Denner dans sa maison , jusqu'au mo- ment de son arrestation. Il s'accusa lui-même avec un profond repentir d'avoir assisté à l'attaque de la métai- rie, pour sauver sa femme et son en- fant, et protesta de son innocence quant au pillage du château , car il se trouvait alors à Francfort. En ce mo- ment les portes de la salle d'audience s'ouvrirent, et Ignace Denner fut in-

IGNACE DENNER. 85

troduit. En apercevant Andres il se mita rire et lui cria : Eh ! camarade, tu t'es donc laissé happer? les prières de ta femme ne t'ont donc pas tiré d'af- faire.

Les juges sommèrent Denner de répéter ses accusations , et il décla- ra que le garde-chasse Andrès qui était devant lui , appartenait déjà depuis cinq ans à la bande , et que la maison de chasse était son meilleur et son plus sûr refuge. Il ajouta que Andres avait toujours reçu sa part du butin j bien qu'il n'eût agi que deux fois activement avec la bande : une fois à l'attaque de la ferme il avait sauvé Denner d'un grand danger , puis à l'affaire contre le comte Aloys de Fach qui avait été tué par un coup heureux d'Andrès.

Andrès ne put contenir sa fureur en entendant cet horrible mensonge.

86 CONTES NOCTURNES.

Quoi, misérable, s'écria-t-il , oses-tu bien m'accuser du meurtre de mon cher maître , que tu as commis toi- même? Ta vengeance me poursuit parce que j'ai renoncé à toute com- munauté avec toi , parce que j'ai ré- solu de te tuer comme une béte féroce , si tu franchissais le seuil de ma porte. Voilà pourquoi tuas attaqué ma demeure , avec toute ta bande , tandis que j'étais éloigné ; voilà pour- quoi tu as assassiné mon pauvre en- fant innocent et mon brave serviteur ! Mais tu n'échapperas pas à la juste vengeance de Dieu , alors même que je deviendrais victime de ta mé- chanceté.

Andrès répéta encore sa déposition en l'accompagnant des sermens les plus solennels, mais Denner se mit à rire ironiquement, et l'accusa de se parjurer par lâcheté et dans la crainte de l'échafaud.

IGNACE DFjVNER. 87

Les juges ne savaient que penser, tant l'air franc et sincère d'Andrès, et le calme imperturbable de Denner, les tenaient en suspens.

On amena Giorgina, qui se jeta en gémissant dans les bras de son mari. Elle ne put répondre aux juges que d'une manière incohérente, et bien qu'elle accusât Denner du meurtre de son enfant, celui-ci n'en persista pas moins à dire, comme il l'avait déjà fait, que Giorgina n'avait jamais rien su des méfaits de son mari, et qu'elle était entièrement innocente. Andres fut reconduit dans son cachot. Quelques jours après, son gardien lui dit que d'après le témoignage des brigands en faveur de Giorgina, elle avait été mise en liberté sous la caution fournie par le jeune comte de Fach , et que le vieux forestier était venu la chercher dans un beau carrosse: Giorgina avait en

-38 CONTES NOCTURNES.

vain sollicité la faveur de voir son mari, elle lui avait été refusée par le tribunal. Cette nouvelle donna quel- ques consolations au pauvre Andrès que son malheur touchait moins que celui de sa pauvre femme. Son procès prit chaque jour une tournure plus fâcheuse. Il fut prouvé que depuis cinq ans environ, Andrès vivait dans une sorte d'aisance dont la source ne pou- vait provenir que de la part qu'il pre- nait aux brigandages de la bande de Denner.

Andrès lui-même convint de son absence durant l'attaque du château, et l'histoire de son héritage et de son voyage à Francfort sembla suspecte , car il lui fut impossible de dire le nom du banquier qui lui avait compté l'ar- gent. Le banquier du comte de Fach ne se souvenait nullement du garde- chasse, et le régisseur du comte qui

IGNACE DENNER. 89

avait fait ie certificat d'An drès, venait de mourir. La déposition de deux hommes qui prétendaient avoir recon- nu Andrès à la lueur des flammes pen- dant le sac du château, compliqua en- core les difficultés de sa situation : An- drès fut regardé comme un scélérat endurci , et on le condamna à la tor- ture, afin de lui arracher un aveu de conscience. Andrès était déjà plongé depuis un an dans son cachot, le cha- grin avait miné ses forces, et son corps jadis si robuste, était devenu faible et impuissant. Le jour terrible la douleur devait lui arracher l'aveu d'un crime qu'il n'avait pas commis arriva. On le conduisit dans une chambre remplie d'instrumens inventés par une ingénieuse cruauté, et les valets du bourreau se préparèrent à martyriser l'infortuné.

Andrès fut encore sommé d'avouer XIV. 8

90 CONTES NOCTURNES.

son crime. Il protesta encore de son innocence, et répéta toutes les circons- tances de ses liaison* avec Denner, de la même manière qu'il les avait dites en son premier interrogatoire. Alorsles bourreaux le saisirent, le garottèrent, et les uns disloquèrent ses membres, tandis que les autres enfonçaient dans ses chairs des pointes aiguës. Andrès ne put eudcrer ces tourmens : vaincu par la douleur, appelant la mort, il avoua tout ce qu'on voulut, et fut ra- mené évanoui dans son cachot. On le ranima avec du vin, comme on a cou- tume de le faire après la torture, et il tomba dans un état d'insensibilité voi- sin du sommeil et de la mort. Alors il lui sembla que des pierres se déta- chaient du mur et tombaient sur le pavé de la prison. Une lueur rougeâtre pénétra à travers cette ouverture, et cette vapeur semblait prendre les traits

IGNACE DENNER. 9I

de Denner, mais ses yeux étaient plus ardens, ses cheveux noirs et crépus se dressaient davantage sur son front, et ses sourcils sombres s'abaissaient plus profondément sur le muscle épais qui s'étendait au-dessus de son nez re- courbé. Denner ne s'était non plus ja- mais montré à lui avec ce visage dé- fait et sous ce singulier costume. Un vaste manteau rouge chamarré d'or couvrait ses épaules, un large chapeau espagnol cachait une partie de ses traits; à son côté pendait une longue rapière, et il portait sous son bras une petite cassette.

Cette singulière figure s'avança vers Andrèsetlui dit d'une voix sourde: Eh bien ! camarade , quel goût as-tu trouvé à la torture ? Tu ne dois en accuser que ton opiniâtreté ; si tu avais déclaré que tu étais de la bande, déjà tu serais sauvé. Mais promets-moi maintenant

92 COi^fTZS NOCTURNES.

de t'abandonner entièrement à moi. Si tu consens à boire quelques gouttes de cette liqueur composée avec le sang de ton enfant, tu retrouveras aussitôt toutes tes forces, et je me chargerai de ton salut.

Andrès demeura immobile d'horreur et d'effroi, en voyant la fiole que lui tendait Denner; et il se mit à prier Dieu et tous ses saints de le sauver des mains du démon qui le poursui- vait sous toutes les formes. Tout-à- coup, Denner fit un grand éclat de rire et disparut au milieu d'une épaisse fumée. Andres se réveilla enfin, de l'évanouissement dans lequel il était tombé, et eut peine à se relever de sa couche. Mais que devint-il, en s'ap- percevant que la paille sur laquelle sa tète était étendue, se remuait sans cesse davantage , et qu'enfin elle se souleva. Une pierre avait été enlevée

IGNACE DENNER. 93

du sol, et il entendit plusieurs fois prononcer son nom. Il reconnut la voix de Denner, et dit : Que veux-tu de moi? laisse-moi! Je n'ai rien de commun avec toi!

Andrès, dit Denner, j'ai traversé plusieurs souterrains pour venir te sauver; car si tu vas jusqu'à la place s'élève l'échafaud d'où je me suis sauvé moi-même, tu es perdu. Ce n'est qu'en faveur de ta femme, qui m'appartient plus que tu ne penses, que je viens à ton secours. A quoi t'ont servi tes mi- sérables dénégations. Prends cette lime et cette scie, débarrasse-toi de tes chaî- nes dans la nuit prochaine et lime la serrure de cette porte. Tu traverseras la voûte, la porte extérieure à gauche se trouvera ouverte, et quelqu'un se présentera pour te guider. Adieu !

Andrès prit la lime et la scie, et re- plaça la pierre sur l'ouverture. Lorsque

94 CONTES NOCTURNES.

le jour fut venu, le geôlier entra. Il lui dit qu'il voulait être conduit devant les juges, parce qu'il avait quelque chose d'important à leur révéler. Son désir fut bientôt exaucé; alors il présenta au tribunal les instrumens qu'il avait reçus de Denner, et raconta l'événe- ment de la nuit passée. Les juges se sentirent émus de pitié pour cet infor- tuné, et sa conduite eut pour résultat de le faire tirer de son cachot et placer dans une prison éclairée , près de la demeure du geôlier.

J

IGNACE DENNER. qS

CHAPITRE XZ.

Un an s'écoula encore avant que le procès de Denner et de ses complices fut terminé. On avait reconnu que la bande avait des ramifications jus- qu'aux frontières de l'Italie. Denner

96 CONTES NOCTURNES. |

fut condamné à être pendu; puis son coros devait être brûlé. Le malheureux

s

Andrès fut aussi condamné à la corde; mais en faveur de l'aveu qu'il avait fait en dernier lieu, on lui fit grâce du sup- plice du feu.

Le matin du jour Andrès et Den- ner devaient être exécutés, était venu. La porte delà prison d' Andrès s'ouvrit, et le comte de Fach s'approcha du prisonnier, qui était à genoux, et priait en silence.

Andrès, dit le comte , tu vas mou- rir. Apaise ta conscience par un aveu sincère! Dis-le moi, as-tu tué ton maî- tre? Es-tu réellement l'assassin de mon oncle?

Un torrent de larmes jaillit des yeux d'Andrès ; il appela Dieu et tous ses saints en témoignage de son inno- cence.

Il règne ici un mystère inexpli-

IGNACE DENIER. 97

cable, dit le comte , moi-même j'étais convaincu de ton innocence, car je sa- vais que , depuis ton enfance , tu avais été un fidèle serviteur de mon oncle, et qu'à Naples tu lui avais sauvé la vie. Mais hier les deux plus vieux servi- teurs de mon oncle, Frantz et Nicolas, m'ont juré qu'ils t'avaient vu parmi les brigands, et qu'ils avaient bien re- marqué que c'était par tes mains qu'il avait péri !

Andrès fut frappé d'un coup terri- ble; il crut que le démon lui-même avait pris sa figure pour le perdre , il le dit au comte, en exprimant la con- viction qu'un jour son innocence se- rait reconnue. Celui-ci était profondé- ment ému , et trouva à peine la force de dire à Andrès qu'il n'abandonnerait pas sa femme et son enfant.

L'horloge sonna l'heure fatale; on vint habiller Andrès , et le cortège se

XIV. 9

9^ COIVTES lîOCTURNES,

mit en marche rfans l'ordre accoutume, à travers le"s flots d'un peuple innom- brable accouru à ce spectacle. Andrès priait a haute voix et édifiait tous ceux qui le voyaient. Denner avait la mine du coquin le plus insouciant et le plus déterminé : il regardait gaîment autoui de lui, et riait souvent en regardant le pauvre Andrès. Celui-ci devait être exécuté le premier; il monta l'échelle avec fermeté, accompagné du bour- reau. Alors une femme poussa un grand cri, et tomba évanouie dans les bras d'un vieillard. Andrès jeta les yeux de ce côté: c'était Giorgina.

Ma femme , ma pauvre femme , je meurs innocent! s'écria-t-il.

T.e magistrat fit dire au bourreau, qu'il eût à se dépêcher, car il s'élevait un murmure dans le peuple, et des pierres volaient vers Denner, qui avait paru a son tour sur l'échelle, et qui se

IGNACE DENNER. 99

moquait des spectateurs. Le bourreau attachait déjà la corde au cou d'Andrès, lorsqu'on entendit au loin une voix qui criait: Arrêtez! arrêtez! Au nom du Christ arrêtez! Vous exécutez un innocent!

Arrêtez! arrêtez! s'écrièrent mille voix, et les soldats eurent peine à re- pousser le peuple qui se pressait déjà pour faire descendreAndrès de l'échelle. L'homme qui avait prononcé le pre- mier cri approchait à cheval, et Andrès reconnut en lui, au premier coup-d'œil, le marchand de Francfort qui lui avait compté l'héritage de Giorgina. Le marchand déposa devant le magistrat, qu'Andrès se trouvait à Francfort le jour de l'attaque du château, et il aj)- puya son témoignage par des pièces irrécusables. Le magistrat ordonna alors que Ton reconduisît Andrès dans son cachot.

lOO COîfTES NOCTORNES.

Denner avait tout écouté avec beau- coup de calme, du haut de son échelle; mais lorsqu'il entendit les paroles du juge, ses yeux étincelèrent, il grinça des dents, et poussa des cris de dé- sespoir.

Satan ! satanl s'écriait-il, tu m'as trompé! malheur à moi! Il échappe.... tout est perdu,...

On le fit descendre de l'échelle , il se laissa tomber à terre, et murmura sourdement: Je veux tout avouer. Je veux tout avouer!

Son exécution fut aussi retardée , et on le conduisit dans un cachot tout espoir d'échapper lui fut ravi. Quelques niomens après le retour d'AïuIres dans la prison, Giorgina vint tomber dans ses bras.

Ah ! Andrès* Andrès , s'écria-t- elie, maintenant que je te sais inno- cent, je te retrouve tout entier; ca;*

IGNACE DENNER. lOÏ

moi aussi j'ai douté de ton honneur et de ta loyauté!

Bien qu'on eût caché à Giorgina le jour de l'exécution, elle était accourue à Fulda, poussée j3ar une inquiétude inexprimable, et elle était arrivée sur la place au moment même son mari gravissait la fatale échelle. Le mar- chand avait été long-temps en voyage, en France et en Italie, le hasard ou plutôt la volonté du ciel voulut qu'ii vînt à temps pour arracher le pauvre Andrès à une mort infamante. Dans l'auberge il apprit toute cette histoire, et l'idée lui vint que ce pouvait être le même garde-chasse, qui était venu recevoir chez lui , deux années aupara- vant, un legs venu de Naples. Denner lui-même convint de la vérité de ce fait, et prétendit qu'il fallait que le dia- ble l'eût aveuglé; cai* il se croyait bien certain d'avoir vu Andrès combattre à

I02 CONTES NOCTURNES.

son côté, au château de Fach. Andrès fut acquitté eu faveur de la longue déten- tion qu'il avait subie , et il alla s'éta- blir avec sa femme au château le généreux comte le reçut.

Le procès contre Ignace Denner j)rll alors une tout autre tournure. Ses dispositions avaient entièrement changé depuis l'élargissement d'Andrès. •Son orgueil était tombé, et il fit à ses juges des aveux qui les firent frémir d'horreur. Denner s'accusa lui-même , avec toutes les marques d'un profond repentir, d'avoir fait un pacte avec le diable, pacte qu'il suivait depuis son en- fance, et l'instruction continua avec le secours de l'autorité ecclésiastique. Les récits de Denner renfermaient tant de circonstances extraordinaires , qu'on les eût regardés comme les rêves d'un cerveau malade, si les informations qu'on prit à Naples , qu'il désigna

IGNACE DENNER. I o3

ïomme sa patrie, n'en eussent fait reconnaître l'exactitude.

Un extrait des actes du tribunal ecclésiastique de Naples livra les do- cumens suivans sur l'origine d'Ignace Denner,

Io4 CONTES NOCTURNES,

CHAPITRE XII.

« Il y a longues années, vivait à Na- ples un vieux docteur singulier, nom- mé Trabacchio, que l'on nommait le docteur merveilleux , à cause des eu-

Ignace denner.

o5

res mystérieuses et inespérées qu'il faisait. Il semblait que Tâge n'eût point d'influence sur sa personne; car son pas était rapide et sa tournure juvénile, bien que quelques-uns de ses compa- triotes eussent supputé qu'il pouvait bien avoir quatre-vingts ans. Son vi- sage était ridé d'une manière bizarre, et l'on avait peine à supporter son re- gard, quoique l'on prétendît qu'un coup-d'œil de lui guérissait souvent le mal le plus endurci. Il portait ordinai- rement par-dessus son costume noir, un grand manteau rouge , orné de ga- lons et de tresses d'or, et il parcou- rait ainsi les rues de Naples , allant visiter ses malades, avec une caisse remplie de ses médicamens, sous le bras. On ne s'adressait jamais à lui que dans la plus extrême nécessité; mais il ne refusait jamais à se rendre au- près d'un malade quelque mince que

106 CONTES NOCTURNES.

fût le salaire. Il eut plusieurs femmes qu'ilperditsuccessivement;elles étaient toutesatlmirablement belles, et pour la plupart des filles delà campagne. Il les enfermait et ne leur permettait d'aller à la messe, qu'accompagnées par une vieille femme d'un aspect dégoûtant. Cette vieille était incorruptible; et toutes les tentatives des jeunes gens pour s'approcher des jolies femmes du docteur Trabacchio, furent inutiles. Bien que le docteur se fit largement payer par les gens riches, ses revenus n'étaient nullement d'accord avec le luxe qui régnait dans sa maison. En outre, il était quelquefois généreux à l'excès; et chaque fois qu'une femme lui mourait, il avait coutume de don- ner un grand repas, qui lui coûtait assurément au-delà des recettes d'une année. Il avait eu de sa dernière femme, un fils qu'il enfermait égale-

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ment; personne ne parvint à le voir; seulement au repas qu'il donna à la mort de cette femme, l'enfant, âgé de trois ans, fut placé auprès de lui , et tous les convives furent émerveillés de sa beauté et de son intelligence précoce. Dans ce repas , le docteur annonça que le désir qu'il avait toujours eu, d'avoir un fils, étant rempli , il ne se marierait plus à l'avenir. Ses richesses excessives, mais plus encore sa vie mystérieuse , les cures inouies qu'il obtenait par quelques gouttes d'élixir , et souvent par un simple attouche- ment, par un regard, donnèrent lieu à des bruits de toute espèce, qui se répandirent dans Naples. On tenait le docteur Trabacchio pour un alchy- miste, pour un allié du diable, avec lequel on l'accusait d'avoir fait un pacte. Cette rumeur donna même lieu à une aventure singulière. Quelques

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lo6 COÎS'TES NOCTURNES.

fût ie salaire. Il eut plusieurs femmes qu'il perdit successivement;elles étaient toutesadmirablement belles, etpourla plupart des filles de la campagne. Il les enfermait et ne leur permettait d'aller à la messe, qu'accompagnées par une vieille femme d'un aspect dégoûtant. Cette vieille était incorruptible; et toutes les tentatives des jeunes gens pour s'approcher des jolies femmes du docteur Trabacchio, furent inutiles. Bien que le docteur se fit largement payer par les gens riches , ses revenus n'étaient nullement d'accord avec le luxe qui régnait dans sa maison. En outre, il était quelquefois généreux à l'excès; et chaque fois qu'une femme lui mourait, il avait coutume de don- ner un grand repas, qui lui coûtait assurément au-delà des recettes d'une année. Il avait eu de sa dernière femme, un fils qu'il enfermait égale-

IGNACE DENNER. IO7

ment; personne ne parvint à le voir; seulement au repas qu'il donna à la mort de cette femme, l'enfant, âgé de trois ans, fut placé auprès de lui , et tous les convives furent émerveillés de sa beauté et de son intelligence précoce. Dans ce repas , le docteur annonça que le désir qu'il avait toujours eu, d'avoir un fils, étant rempli , il ne se marierait plus à l'avenir. Ses richesses excessives, mais plus encore sa vie mystérieuse , les cures inouies qu'il obtenait par quelques gouttes d'élixir, et souvent par un simple attouche- ment, par un regard, donnèrent lieu à des bruits de toute espèce, qui se répandirent dans Naples. On tenait le docteur Trabacchio pour un alchy- miste, pour un allié du diable, avec lequel on l'accusait d'avoir fait un pacte. Cette rumeur donna même lieu à une aventure singulière. Quelques

io8 CONTES NOCTURNES.

gentilshommes qui venaient de faire un festin aux environs de Naples, troublés par les fumées du vin , avaient perdu leur route, et se trouvaient dans un lieu isolé. Un grand bruit se fit entendre devant eux, et ils virent avec effroi un grand coq, portant sur sa tête une ramure de cerf, qui s'avan- çait vers eux, et les regardait avec des yeux humains. Ils se rangèrent près d'une haie, le coq passa devant eux, et un homme en manteau brodé d'or, passa aussi devant eux.

» C'est le docteur Trabacchio! dit à voix basse l'un des gentils- hommes.

» Cette vision avait dissipé leur eni- vrement, ils prirent courage, et sui- virent le docteur avec son coq, qui laissait après lui une trace lumineuse sur laquelle ils se guidèrent. Ils virent les deux figures se diriger, en effet,

IGNACE DENNER. 1 09

vers la maison du docteur qui était située dans un lieu fort désert. Arrivé devant la maison, le coq s'éleva dans les airs, et alla battre des ailes devant la fenêtre du balcon qui s'ouvrit. La voix de la vieille femme se fit en- tendre:

» Viens. Viens au logis. Le lit est chaud , et ta bien-aimée attend depuis long-temps. Depuis long- temps!

«Alors il sembla que le docteur mon- tât lelongd'une échel le i n visible, et qu'il passât avec le coq par la fenêtre qui se referma avec tant de fracas que toute la rue déserte en retentit. Puis tout s'effaça dans la nuit noire, et les gen- tilshommes restèrent pétrifiés d'hor- reur et d'étonnement. Cette apparition fut un motif suffisant, pour le tribunal ecclésiastique qui n'ignoraitrien,desur- veiller le docteur dans le silence. On

IIO CONTES NOCTURNES.

en vint enfin à savoir qu'il se trouvait en effet un coq rouge dans la maison du docteur, et qu'on l'entendait souvent causer et disputer avec lui, comme le font les savans sur les matières ar- dues.

«Le tribunal ecclésiastique se dispo- sait à faire arrêter le docteur comme sorcier; mais le tribunal civil le pré- vint, et fit saisir Trabacchio au mo- ment où il venait de visiter un ma- lade. La vieille femme avait déjà été arrêtée; mais on ne put trouver l'en- fant. Les portes de l'appartement du docteur furent scellées et fermées , et des gardes placés à toutes les issues.

» Voici les motifs qui avaient dicté cette mesure. Depuis quelque temps, plusieurs personnes considérées étaient mortes dans Naples ; et au dire des médecins , elles avaient péri par le poi- son. Ces événemens avaient nécessité

IGNACE DENWER. 1 I ï

beaucoup de recherches qui étaient restées inutiles, jusqu'à ce qu'enfin, un jeune homme connu pour un U- bertin et un dissipateur, dont l'oncle était mort de la sorte , avoua qu'il avait reçu le poison des mains de la vieille gouvernante du docteur Tra- bacchio. On épia la vieille femme, et on la surprit au moment elle se dis- posait à emporter une petite cassette remplie de fioles étiquetées qui conte- naient des matières vénéneuses. La vieille ne voulut rien avouer, mais lorsqu'on la menaça delà torture, elle avoua que le docteur préparait déjà depuis quelques années, le fameux poi- son connu sous le nom à' aquatofanna^ et que la vente secrète de cette eau avait été la source de sa richesse. Puis il n'était que trop certain qu'il était en commerce avec le diable, qui venait chez lui sous différentes formes. Cha-

r 1 2 CONTES NOCTURNES.

cune de ses femmes lui avait donné un enfant, sans que personne eût jamais pu le savoir: chaque fois il avait tué l'enfant, dès qu'il était parvenu à l'âge de neuf semaines ou de neuf mois; et il lui avait ouvert la poitrine pour en tirer le cœur. A chacune de ces opéra- tions, Satan était venu, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, mais le pi us souvent sous celle d'une chauve- souris à figure humaine , allumant le feu parle battement de ses ailes, tan- dis que Trabacchio tirait du sang un spécifique qui guérissait presque tous les maux. Les femmes du docteur avaient été assassinées par lui avec tant d'art que l'œil le plus exercé n'eût pu découvrir , sur leurs cadavres, la trace d'un meurtre. La dernière seu- lement était morte d'une façon na- turelle.

Le docteur avoua tout sans difficulté,

IGNA-CE DENNER. Il3

et sembla se faire une joie de dérouler devant le tribunal l'horrible tableau de ses méfaits , et de l'épouvanter par le récit de son alliance avec le diable. Les prêtres dont se composait le tri- bunal , s'efforcèrent de ramener le docteur au repentir de ses péchés , mais celui-ci ne cessa de tourner leurs efforts en dérision. Trabacchio et la vieille furent condamnés à être brûlés. Pendant ce temps on avait visité la maison du docteur et mis à part toutes ses richesses , qui furent em- ployées à grossir le fonds des hôpitaux, déduction faite des frais du procès. On ne trouva dans la bibliothèque du doc- teur qu'un seul livre suspect , et fort peu d'ustensiles qui pussent faire soupçonner sa profession. Un souter- rain , qui par les ouvertures et les tu- yaux qui en sortaient, annonça un laboratoire , résista à tous les efforts

XIV. lo

I l4 CONTES ISOCTUKKLS.

que l'on jût pour y pénétrer, et lorsque des maçons et des serruriers vinrent pour briser les serures, par ordre des magistrats , on entendit dans l'inté- rieur du souterrain un bruit de voix extraordinaires; des ailes glacées frois- sèrent les visages des travailleurs, et un vent si violent vint les frapper , qu'ils s'enfuirent pleins d'épouvante : les ecclésiastiques qui s'approchèrent n'en furent pas mieux traités , et il ne resta d'autre ressource que d'attendre l'ar- rivée d'un vieux dominicain de Pa- lerme qui avait une grande réputation pour les exorcismes. Il arriva enfin , et se rendit au logis de Trabacchio, avec la croix et l'eau bénite, suivi de prérres et de magistrats ; mais ceux-ci restè- rent à quelque distance de la porte. Le vieux dominicain s'avança en psal- modiant ; mais tout-à-coup il s'éleva un grand mugissement et les esprits du

1GNA.CE DENJVER. l l5

souterrain se mirent à rire aux éclats. Le moine ne se laissa pas intimider . il continua de prier , en élevant le cru- cifix et en aspergeant la porte d'eau bénite.

» Qu'on me donne une pince! s'é- cria-t-iJ.

» Un maçon lui en présenta une en tremblant ; mais à peine le vieux moine l'eut-il posée sur la porte qu'elle s'ouvrit avec fracas. Une flamme bleu« s'élevait le long des murs du caveau , et une chaleur étouffante s'en exhalait. Toutefois le dominicain voulut entrer; mais toute la maison trembla . les flammes s'élevèrent de toute part , et il fut obligé de prendre la fuite pour conserver ses jours. En un moment,tou- te la maison du docteur Trabacchio fut en feu ; et le peuple accourut plein de joie , pour la voir se consum^er , sans porter le moindre secours. Le toit s'était

1 î6 CONTES jVOCTURNES.

déjà écroulé , les charpentes tombaieni embrasées , lorsque le peuple poussa de grands cris , en voyant le fils de Trabaccehioâgé de douze ans, paraître, une cassette sous le bras , sur une poutre de l'étage supérieur. Cette ap- parition ne dura qu'un instant ; il dis- parut presque aussitôt dans les flam- mes.

)) Le docteur se réjouit fort en ap- prenant cette nouvelle, et marcha à la mort avec beaucoup d'audace. Lors- qu'on l'attacha au poteau, il se mit à rire, et dit au bourreau qui le garrottait avec cruauté : Prends garde, mon garçon , que ces cordes ne brûlent à tes bras. Il cria au moine qui venait l'assister : Va- t'en loin de moi ! crois- tu que je sois assez sot pour mourir ici, selon votre plaisir? Mon heure n'est pas venue.

» Le bois qu'on venait d'allumer

IGNACE DENNER. 1 I7

commença à pétiller; mais à peine la flamme se fut-elle élevée jusqu'à Tra- bacchio, qu'elle s'abattit comme un fer de paille, et qu'un grand éclat de rire se fit entendre. Quel futTeffi^oi du peuple en apercevant le docteur Trabacchio, vêtu de son habit noir, son manteau à galons d'or sur l'épaule, sa rapière au côté, son chapeau espa- gnol sur l'oreille et sa cassette sous le bras, absolument tel qu'il avait cou- tume de se montrer dans les rues de Naples. Les cavaliers, les sbires couru- rent vers lui, mais il disparut. La vieille rendit son âme dans les plus horribles tourmens, en maudissant son maître> dont elle avait partagé les crimes.

» Le prétendu Ignace Denner n'était autre que le fils du docteur, qui s'é- tait jadis sauvé par l'art infernal de son père, avec une cassette remplie de choses précieuses. Dès sa plus tendre

Îl8 COISTES NOCTURNES.

enfance, son père Tavait instruit dans les sciences occultes, et son âme avait été vouée au diable, avant même qu'il eût atteint l'âge de raison. Lorsqu'on plongea le docteur dans un cachot , l'enfant était resté dans le caveau avec les esprits maudits que son père y avait confinés, d'où il s'était échappé avec eux. Le docteur ne tarda pas à s'enfuir avec son fils dans une vieille ruine ro- maine, à trois journées de Naples, il s'associa avec une bande de voleurs, et son art lui acquit une telle in- fluence, qu'on voulut le couronner roi de toutes les bandes qui s'éten- daient en Italie, et dans l'Allemagne méridionale. Il refusa cet honneur qui fut déféré à son fils, et celui-ci se trouva, à l'âge de quinze ans, chef de tous les bandits italiens et allemands. Toute sa vie fut une suite de cruautés -et d'abominations auxquelles il se livra

IGNACE D£]y]>r£B. 1 19

souvent en commun avec son père, qui apparaissait de temps en temps auprès de lui. Les mesures rigoureuses du roi de Naples jetèrent enfin la division dans la bande, etTrabacchio fut obligé de s'enfuir en Suisse pour se sous- traire à la vengeance des siens. il se donna le nom d'Ignace Denner, se fit passer pour un marchand, et visita les foires et les marchés de l'Allemagne, jusqu'à ce qu'il eût rassemblé une nouvelle bande. Trabacchio avait as- suré que son père vivait encore , qu'il l'avait visité dans sa prison , et lui avait promis de le sauver. La délivrance di- vine d'Andrès le mettait au désespoir, et lui faisait douter du pouvoir du dé- mon , aussi promettait-il de se repen- tir et de mourir en bon chrétien. »

s 20 CONTES NOCTURNES.

CHAPITRE XIII.

Andrès qui apprit toutes ces choses de la bouche du comte de Fach, ne doutait pas que ce fût la bande de Tra- bacchio qui avait autrefois attaqué son maître dans le royaume de Naples , et

ItiNACE DEA'îfER. iai

que le vieux docteur lui-même ne lui ■eut apparu dans sa prison. Il se trou- vait alors dans une situation calme et tranquille, mais ses malheurs avaient profondément ébranlé sa vie. Lui , jadis si fort et si vigoureux, était devenu par ses chagrins, par sa longue déten- tion et par les souffrances de la torture, malade et languissant; et GiQrgina,dont îa nature méridionale se consumait par la tristesse, se flétrissait aussi cha- que jour. Elle mourut quelques mois après le retour de son mari. Andrés fut près de succomber à son désespoir, mais Tenfant que lui laissait Giorgina, qui était l'image de sa mère , l'attacha à la vie. Il résolut de la conserver pour lui , et fit tous ses efforts pour prendre des forces, si bien que, deux années après, il fut en état de se livrer à la chasse et à ses exercices or- dinaires.

XIV. Il

122 CONTES NOCTURNES.

Le procès contre Trabacchio était arrivé à son terme, et il était con- damné, ainsi que son père, à la peine du feu, qu'il devait subir prochaine- ment.

Andrès revenait un soir de la forêt avec son fils; il était déjà près du château, lorsqu'il entendit un cri plain- tif qui semblait sortir du fossé voisin. Il y courut, et aperçut un homme cou- vert de misérables haillons , couché dans le fossé, et qui paraissait sur le point de rendre son âme au milieu des plus affreuses douleurs. Andrès jeta son fusil et sa gibecière , et tira avec peine cet infortuné du fossé il était plongé; mais lorsqu'il aperçut son vi- sage, il recula avec horreur; c'était Trabacchio. Il le laissa tomber en fré- missant ; mais celui-ci s'écria d'une voix sourde : Andrès, Andrès, est-ce toi? Par la miséricorde de Dieu à qui

IGNACE DENNER. 123

j'ai recommandé mon âme , aie pitié de moi ! si tu me sauves , tu sauveras une âme de la damnation éternelle; car ia mort va me saisir, et je n'ai pas encore achevé ma pénitence.

Maudit trompeur! s'écria Andres, meurtrier de mon enfant, de ma femme, le démon t'a-t-il encore con- duit ici pour me perdre ! Je n'ai rien de commun avec toi; meurs et pourris comme une charogne , infâme que tu es!

Andrès voulut le repousser dans le fossé , mais Trabacchio se mit à gémir: Andrès! veux-tu faire périr le père de ta femme, de ta Giorgina, qui prie là-haut pour moi, près du trône de Dieu!

Andrès frissonna, le nom de Giorgina exerça sur lui un effet magique; il prit Trabacchio , le chargea avec peine sur ses épaules, et l'emporta dans sa

124 COURTES NOCTURNES.

demeure , il le ranima par des for- tifians. Bientôt Trabacchio revint de l'évanouissement dans lequel il était tombé.

Dans la nuit qui avait précédé son exécution, Trabacchio avait été saisi d'un effroi épouvantable, convaincu qu'il était que rien ne pouvait le sau- ver du supplice: dans son désespoir, il avait secoué avec rage les barreaux de fer de sa croisée, qui s'étaient brisés dans sa main. Un rayon d'espoir pé-^ nétra dans son âme. On l'avait enfer- mé dans une tour, près des fossés de la ville qui étaient desséchés; il prit la résolution de s'y précipiter, convaincu qu'il se sauverait ou qu'il périrait dalis sa chute. Il parvint à se débarrasser de ses chaînes , et exécuta son projet, Trabacchio perdit ses sens dans sa chute et ne revint à lui qu'après le lever du soleil: il vit alors qu'il était tombé sur

IGKACï: DENIM'ER. ia5

un gazon fort épais, an milieu des broussailles; mais il était entièrement brisé, et il ne put faire le moindre mouvement; des insectes de toute es- pèce s'établirent sur son corps à demi- nu, et se nourrirent de son sang, sans qu'il eût la force de les éloigner. Ainsi se passa une journée pleine d'angoisses. Ce ne fut qu'au commencement de la nuit, qu'il parvint à se traîner plus loin , et il fut assez heureux pour ve- nir jusqu'à un endroit, les eaux de la pluie avaient formé une petite marre, dans laquelle il put se désalté- rer. Il se sentit moins faible, et gagna à grand'peine la forêt : c'est ainsi qu'il était venu jusqu'au lieu Andrès l'a- vait trouvé. Ses derniers efforts avaient épuisé le reste de sa vie , et quelques minutes plus tard, Andrès l'eût trouvé mort. Sans songer à ce qu'il advien- drait si Trabacchio était découvert dans

120 CONTES NOCTURNES.

a demeure, il eut de lui les plus grands soins, mais avec tant de précaution que personne ne put soupçonner la présence d'un étranger; son fils lui- même, accoutumé à obéir aveuglément à son père, garda fidèlement le silence. Enfin , après quelques jours , Andrès demanda à Trabacchio s'il était effec- tivement le père de Giorgina.

Sans doute, je le suis, répondit Trabacchio. J'enlevai un jour, dans les environs de Naples, une charmante fille qui me donna un enfant. Tu sais maintenant qu'un des grands talens de mon père consistait à composer une liqueur merveilleuse dans laquelle en- trait, comme ingrédient principal, le sang pris au cœur d'un enfant âgé de neuf semaines, de neuf mois ou de neuf ans, et qui devait lui avoir été confié volontairement par ses parens. Plus les enfans sont proches parens de

IGNACE DENNER. 1^7

Topérateur, plus cette liqueur qui ra- jeunit est efficace. C'est pourquoi mon père tua tous les siens , et je n'hési- tai pas à lui abandonner la fille que j'avais eue de ma femme. Mais je ne sais comment celle-ci soupçonna mon dessein , elle s'enfuit et j'appris quel- ques années plus tard , qu'elle était morte après avoir fait élever sa fille Giorgina chez un hôtellier. J'eus con- naissance de ton mariage avec Gior- gina et du lieu de votre retraite. Tu peux maintenant t'expliquer tous les motifs de ma conduite. Mais je te dois tout, Andrès,tu peux garder pour ton fils la cassette que je t'ai confiée, c'est celle de mon père que je sauvai des flammes.

Cette cassette, dit Andres, vous a été remise par Giorgina , le jour vous commîtes votre plus horrible meurtre.

Î28 COISTES IVOCTUBNES.

Sans doute, répondit Trabacchio; mais sans que Giorgina le sût elle- même, cette cassette est revenue dans vos mains. Cherche seulement dans l'huis qui est placé au vestibule de la maison , tu le trouveras.

Andrès se rendit au lieu désigné et trouva en effet la cassette.

Andrès éprouvait une terreur se- crète , et il ne pouvait se défendre de regretter que Trnbacchio n'eût pas été mort lorsqu'il s'était trouvé dans le fossé. Sans doute le repentir et la pé- nitence de Trabacchio semblaient sin- cères; car il passait tout son temps à lire des livres de piété , et sa seule dis- traction était la conversation qu'il avait de temps en temps avec le petit Geor- ges qu'il aimait par-dessus tout. An- drès résolut cependant d'être sur ses gardes, et découvrit à la première occasion tout le mystère au comte

IGNACE DENNER. lig

de Fach , qui consentit à se taire. Ainsi se passèrent plusieurs mois. L'automne était venu , et Andrès allait plus sou- vent à la chasse. L'enfant restait d'or- dinaire auprès de son grand-père, ainsi qu'un vieux garde qui était au courant de tout. Un soir, Andrès revenait de la chasse, lorsque le garde s'approcha de lui et lui dit : Maître, vous avez un méchant compagnon dans la maison. Je crois, Dieu me pardonne, que le diable le vient visiter par la fenêtre, et qu'il s'en va en vapeur et en fumée. Andrès fut comme frappé d'un coup de foudre. Le vieux chasseur ajouta que depuis quelques jours, on enten- dait le soir des voix singulières dans la chambre de Trabacchio; et que ce jour-là même , la porte s'étant ouverte subitement, il avait cru voir une figure couverte d'un manteau rouge galonné. Andrès courut plein de colère trouver

ï3o CONTES NOCTURNES.

ïrabacchio, et lui déclara qu'il allait le faire renfermer clans sa prison du châ- teau, s'il ne renonçait à ses manœu- vres diaboliques. Trabacchiose montra fort calme, et répondit d'un ton dou- loureux : Ah! cher Andrès, il n'est que trop vrai que mon père , dont rheui:e n'est pas encore arrivée, me tourmente d'une manière inouïe , il veut que je me joigne de nouveau à lui, et que je renonce au salut de mon âme; mais je suis resté ferme , et j'es- père qu'il ne reviendra plus. Je veux mourir en bon chrétien, réconcilié avec Dieu!

En effet le bruit cessa, mais les yeux de Trabacchio étaient souvent étince- lans, et il riait quelquefois comme jadis. A la prière du soir qu'Audrès fai- sait avec lui, il tremblait de tous ses membres; de temps en temps un grand vent sifflait dans la chambre, faisait

IGNACE DENNER. l3l

rapidement tourner les feuillets du livre de piété , et le faisait même tom- ber de ses mains, puis un grand éclat de rire se faisait entendre au dehors, et des ailes noires venaient battre la croisée. Et cependant ce n'était que le vent et la pluie d'automne, ainsi que le prétendait Trabacchio, un jour que Geerges pleurait d'effroi.

Non, s'écria Andrès, votre père maudit n'a pas cessé de communiquer avec vous. Il faut que vous partiez d'ici. Votre logement est dès long-temps préparé dans la prison du château. vous ferez vos conjurations à loisir.

Trabacchio pleura amèrement, et pria Andrès au nom de tous les saints, de le souffrir dans sa maison. Georges se joignit à lui sans savoir de quoi il s'agissait.

Restez donc encore demain , dit Andrès, je veux voir comment se pas-

î32 C02*'TES Zs"OCTL"R]yËS.

sera l'heure de la prière du soir, à mon retour de la chasse.

Le lendemain le temps fut magni- fique, et Andrès se promit une belle chasse. En revenant , il eut des idées sombres , le souvenir de Giorgina et de son enfant égorgé se montra à lui sous des couleurs si vives, qu'il quitta les autres chasseurs et s'égara dans une des routes les moins fréquentées. Il se disposait à regagner la grande avenue , lorsqu'il aperçut une lumière éclatante dans les broussailles. Il s'approcha , saisi d'un singulier pressentiment, et aperçut le vieux docteur Trabacchio, couvert de son manteau galonné, sa rapière au côté , son chapeau espagnol sur l'oreille, et sa cassette sous le bras. Devant un grand feu, était étendu le petit Georges , nu et attaché sur un gril, et le fils maudit du docteur tenait le couteau levé pour l'éventrer. Andrès

IGNACE DEN3VER. l33

poussa un grand cri, mais au moment le meurtrier se retournait , une balle partie de son fusil l'avait déjà frappé, et il tomba le crâne brisé sur le feu qui s'éteignit aussitôt. Le docteur avait disparu. Andrès courut à son fils, le dé- tacha et courut en l'emportant vers sa maison. L'enfant n'était qu'évanoui. Andrès voulut se convaincre de la mort de Trabacchio,il réveilla le vieux chasseur du sommeil léthargique dans lequel ce misérable l'avait sans doute plongé, et tous deux se rendirent au lieu désigné, avec une lanterne, des pioches et des cordes. Le corps de Trabacchio s'y trouvait, mais dès qu' An- drès s'approcha , il se releva à demi , et luiditd'une voix sourde :Meurtrierdu père de ta femme , les démons te pour- suivront! Et il rendit son âme.

Le lendemain , Andrès se rendit chez le comte, et l'instruisit de ce qui s'était

l34 CONTES NOCTURjVES.

passé. Le comte approuva sa con- duite , et fit écrire toute cette aven- ture dans les archives du Château. Cet effroyable événement avait tellement frappé Andrès , qu'il ne pouvait plus dormir. La nuit il entendait dans sa chambre de singulières rumeurs , et une lueur rougeâtre lui apparaissait de temps en temps, et une voix sourde murmurait : Te voilà maître. Tu as le trésor. Il est à toi !

Il semblait à Andrès qu'un sentiment de bien-être inconnu , et une volupté singulière s'emparaient de lui a ces paroles , mais dès que l'aurore parais- sait , il se mettait à prier Dieu , et à le supplier d'éclairer son âme.

Un jour après sa prière , il s'écria : Je sais maintenant comment bannir le tentateur et gagner mon salut!

A ces mots , il ail A chercher la cas- sette de Trabacchio, et courut la jeter;

IGNACE DENNER. l35

sans l'ouvrir , dans un gouffre profond. Dès ce moment , Andrès jouit d'un calme , que nul esprit malin ne vint plus troubler.

FIN D IGNACE DENNER.

LE VŒU.

XIV. m

'^9

LE VOEU.

CHAPITaS VREMIE&.

Le jour de Saint-Michel, à l'heure l'on sonnait vêpres chez les C'-arme- lites, une belle voiture, attelée de qua- tre chevaux de poste, roula à grand bruit à travers les rues de la petite

ll\0 COÎirTES jvocturnes.

ville de L*, sur la frontière de la Polo- gne, et s'arrêta devant la porte du vieux bourguemestre allemand. Les enfans passaient leur tête à la fenêtre d'un air curieux , mais la maîtresse de la mai- son se leva de son siège, et jetant avec humeur son point de couture sur la table, cria au vieux magistrat qui accourait de la chambre voisine : Encore des étrangers qui prennent uotre maison pour une auberge; aussi pourquoi as - tu fait redorer la co- lombe de pierre qui est au-dessus de la porte ?

Le vieillard sourit finement sans ré- pondre ; en un moment il se fut débar- rassé de sa robe de chambre, et il eut endossé son habit de galas qui était étendu ?i*f. une chaise; avant que sa femme étonnée eût pu ajouter un seul mot, il se trouvait déjà à la portière de la voiture, son bonnet de velours à la

LE VOEU. l4ï

main, laissant voir sa tête blanche qui brillait comme de l'argent à la clarté du crépuscule. Une femme d'un certain âge , enveloppée d'un manteau de voyage, descendit de la voiture; une autre femme, d'une tournure élégante, et le visage voilé, en descendit à son tour, et entra dans la maison, appuyée sur le bras du bourguemestre. A peine fut-elle entrée dans la salle, qu'elle se laissa tomber sur un fauteuil que la vieille maîtresse de la maison lui pré- senta , à un signe de son mari.

La pauvre enfant ! dit la plus âgée des deux dames au bourguemestre, il faut que je reste encore quelques instans auprès d'elle. En même temps elle se débarrassa, à l'aide de la fille aînée de la maison, du manteau de voyage qui la couvrait entièrement, et l'on aperçut alors qu'elle portait un habit de nonne, avec une brillante

ï^l CONTES NOCTURNES.

croix sur la poitrine, qui la fit recon- naître pour l'abbesse d'un couvent de religieuses de l'ordre de Citeaux. Pen- dant ce temps , la jeune dame ne donna d'autres signes de vie qu'un profond soupir. On apporta des essences dont la femme du bourguemestre vanta fort les effets, en suppliant la dame de per- mettre qu'on la débarrassât du voile épais qui l'empêchait de respirer; mais la malade, baissant la tète avec tous les signes de l'effroi, repoussa de la main l'hôtesse , et ne consentit à respirer un flacon que sous son voile sans en lever un seul pli.

^Vous avez, je l'espère, tout pré- paré, mon cher monsieur, dit l'abbesse au bourguemestre.

Sans doute , répondit le vieillard , j'espère que mon gracieux prince sera content de moi , ainsi que la dame pour

LE VOEU. 143

qui j'ai tout préparé aussi bien que j'ai pu le faire.

Laissez-moi donc encore quelques momens seule avec ma pauvre enfant, dit l'abbesse.

La famille quitta la chambre, et l'on entendit l'abbesse parler avec onc- tion à la dame qui répondit d'un ton qui pénétrait au fond du cœur. Sans précisément écouter, la femme du bourguemestre était restée à la porte de la chambre. Les deux dames parlaient italien, et cette circonstance augmen- tait encore le mystère de toute cette aventure. Le bourguemestre vint or- donner à la mère et à la fille de donner des rafraîchissemens aux deux étran- gères. La jeune dame agenouillée, les mains jointes, devant l'abbesse, sem- blait un peu raffermie; celle-ci ne dé- daigna pas d'accepter les rafraîchisse- mens qu'on lui offrit, puis elle dit :

l44 CONTES NOCTURNES.

Allons, il est temps! La dame voilée retomba à genoux, l'abbesse mit ses mains au-dessus d'elle et pria à voix basse, puis elle serra la jeune femme dans ses bras en versant des larmes qui témoignaient une douleur pro- fonde, donna avec dignité sa bénédic- tion à la famille, et, accompagnée du vieillard, regagna rapidement sa voi- ture à laquelle on avait attelé des che- vaux frais. Le postillon repartit comme un trait en poussant des houras et en faisant retentir son cor dans les rues de la ville.

LE vœu. 14^

CHAPITRE II.

Lorsque la femme du bourg ue- mestre vit que la dame voilée, pour qui on avait apporté de la voiture deux grands coffres, se disposait à faire un long séjour dans sa maison, elle ne

XIV. i3

l46 CONTES NOCTURNES.

put dissimuier son impatiente curio- sité et son ennui. Elle s'avança dans le vestibule, et barra le passage au vieil- lard qui se disposait à rentrer dans la chambre.

Au nom du Christ, lui dit-elle a voix basse, quel hôte nous as-tu amené dans la maison; car enfin tu savais tout, et tu ne m'as rien dit.

Tu sauras tout ce que je sais moi- même , répondit tranquillement le vieillard.

Ah! ah! reprit la femme d'un air plus inquiet ; mais tu ne sais peut-être pas tout toi-même. Que n'étais-tu tour à l'heure dans la chambre ! Dés que l'abbesse fut partie, la dame se trouva peut-être trop à l'étroit sous son grand voile. Elle ôta le long crêpe noir qui la couvrait depuis la tête jusques aux pieds , et que vis-je !

Eh bien! que vis-tu? dit le vieil

LE VCEl. 1^7

homme h sa femme qui regardait au tour d'elle en tremblant, comme si elle eût craint d'apercevoir un spectre.

Non, dit la femme, je ne pus reconnaître ses traits sous ce voile, mais c'était la couleur d'un mort. Re- marque aussi qu'il est bien facile de voir que la dame est sur le point

de dans peu de semaines tout au

plus

Je le sais, femme, dit le vieillard d'un ton grondeur. Et afin que tu ne périsses pas d'inquiétude et de curio- sité, je te dirai tout en deux mots. Sache donc que le prince Z*** , notre protecteur, m'écrivit, il y a quelque temps, que l'abbesse du couvent de Ci- teaux à O*** m'amènerait une dame, qu'il me priait de recueillir dans ma maison. La dame, qui ne veut être con- nue que sous le nom de sœur Céles- tine. doit attendre chez moi îe terme

]4B COHiTES XOCTURWES.

(le son accouchement; puis on revien- dra la chercher avec l'enfant qu'elle auramisau monde. Si j'ajonteà cela que le prince m'a recommandé d'avoir les plus grands égards pour la dame , et qu'il m'a envoyé un grand sac de du- cats que tu trouveras dans ma com- mode , je pense que toutes tes craintes se dissiperont-

Il faut ainsi que nous prêtions la main aux péchés que commettent les grands! dit la vieille; mais avant que son mari pût lui répondre, la fille aî- née sortit de la chambre et vint dire que la dame demandait à être conduite dans l'appartement qu'on lui destinait , afin d'y prendre du repos.

Le vieux bourguemestre avait fait disposer aussi bien qu'd avait été pos- sible, deux chambres de l'étage supé- rieur; et il ne fut pas peu embarrassé lorsque sœur Célestine lui demanda.

LE VŒU. 1/19

M, outre les deux chambres , il n'en avait pas une dont les fenêtres don- nassent sur la partie postérieure de la maison. Il répondit négativement, et ajouta cependant qu'il se trouvait à la vérité une petite chambre sur le jar- din, mais qu'à peine elle méritait ce nom , car ce n'était qu'un réduit , une cellule, se trouvait tout au plus la place d'un lit, d'une table et d'une chaise. Célestine demanda à voir sur- le-champ cette chambre, et dès qu'elle l'eut visitée, elle déclara qu'elle était parfaitement conforme à ses désirs et à ses besoins, et que jusqu'à ce que son état en exigeât une plus spacieuse , elle n'en voulait pas d'autre. Le vieil- lard avait comparé cette chambre à une cellule , mais le lendemain elle avait déjà cet aspect. Célestine avait attaché une image de la Vierge à la muraille, et placé un crucifix sur la

l5o CONTES NOCTURNES.

table vermoulue qui était près du lit. Ce lit consistait en un sac de paille, et une couverture de laine , et Célestine ne permit pas qu'on lui donnât d'autres meubles qu'un escabeau en bois. La vieille maîtresse de la maison , récon- ciliée avec l'étrangère , à cause de la douleur profonde qui se peignait dans toute sa manière d'être, crut devoir lui tenir société pour la distraire; mais celle-ci la supplia de ne point troubler sa solitude.

Chaque matin, dès que le jour com- tnençait à grisonner, Célestine se ren- dait au couvent des cariuélites pour entendre la première messe; et le reste du jour elle le passait sans doute en occupations pieuses, car on la trouvait en prières ou en méditations chaque fois qu'il était nécessaire de monter dans sa chambre. Elle refusait tout autre mets que des légumes, d'autre

LE \xm\j. i5i

boisson que l'eau , et les instances de la vieille, qui lui représenta que son état exigeait une nourriture plus succu- lente, la décidèrent seulement à adou- cir la rigueur de ce régime. Tout le monde dans la maison regardait cette conduite comme la pénitence d'une faute grave, mais elle excitait en même temps la commisération et un respect qu'augmentaient la noblesse des manlè res de la dame, et la grâce qui régnait dans ses moindres mouvemens. Mais l'obstination qu'elle mettait à ne jamais déposer son voile mêlait à ces senti- mens quelque chose de terrible. Per- sonne n'approchait d'elle que le vieil- lard et les femmes; et celles-ci, qui n'étaient jamais sorties de leur petite ville, n'auraient pu reconnaître les traits d'une personne étrangère; à quoi servait donc ce voile qu'elle portait sans cesse? L'intagination occupée des

1 52 CONTES NOCTURNES.

femmes leur fit bientôt trouver une histoire effroyable. Un signe terrible ( ainsi le disait le bruit qui se répan- dait), la marque des griffes du diable, avait défiguré les traits de l'étrangère , et c'était pour ce motif qu'elle se te- nait rigoureusement voilée; le vieux bourguemestre eut peine à maîtriser les bavardages, et à empêcher qu'ils ne se répandissent dans la ville Ton connaissait déjà l'arrivée de l'étran- gère. On avait aussi remarqué ses courses au couvent des carmélites, et bientôt on ne la désigna plus que sous le nom de la femme noire, sobriquet auquel on attachait quelque idée d'ap- parition. Le hasard voulut qu'un jour au moment la fille du bourgue- mestre apportait le repas de l'étran- gère, une bouffée de vent soulevât îe voile mystérieux; la dame se retourna rapidement pour échapper aux regards

lE \OEU. IÔ3

de la jeune fille, et celle-ci devint pâle et tremblante de tous ses membres, en disant qu'elle avait vu un masque bla- fard et des yeux étincelans. Le bour- guemestre traita cette vision de folie de jeune fille; mais il ne laissa pas que d'en être frappé, et de désirer l'éloigné- rnen t de cette personne dont la piété ne le rassurait pas. Bientôt après, il réveilla sa femme dans la nuit, et lui dit qu'il entendait déjà depuis quelque temps des gémissemens et des coups redou- blés qui venaient de la chambre de Cé- lestine. La femme se leva, et courut au- près d'elle. Elle trouva la dame habillée et couverte de son voile, à demi éva- nouie sur son lit, et se convainquit bientôt que son accouchement était proche. Bientôt en effet naquit un bel et charmant garçon. Cet événement rap- procha l'étrangère de ses hôtes; l'état de Célestine ne lui permit pas de se li-

I 54 CONTES NOCTURNES.

vrer à ses occupations ascétiques , et les soins dont elle avait sans cesse be- soin l'accoutumèrent peu àpeu avoir les personnes de la famille. La femme du bourguemestre oubliait aussi, au milieu des occupations que lui donnait la ma- lade , toutes les pensées fâcheuses qu'elle avait conçues contre elle; le vieillard semblait rajeuni et jouait avec l'enfant comuie s'il eût été son petit-fils; et tous s'étaient tellement accoutumés à voir Célestine voilée qu'ils n'y son- geaient plus. Elle avait fait jurer a la sage-femme qui l'avait assistée de ne pas lever ce voile, quelque chose qui arrivât, excepté en cas de mort. Il était bien certain que la femme du bourguemestre avait vu les traits de Célestine, mais elle ne disait rien, et s'écriait seulement quelquefois : La pauvre jeune dame, il faut bien qu'elle se voile!

LE VŒU. l55

Quelques jours après, le moine car- mélite qui avait baptisé l'enfant repa- rut. On l'entendit parler avec chaleur et prier. Lorsqu'il fut parti , on trouva Gélestine assise dans son fauteuil, l'en- fant sur ses genoux ; il avait un scapu- iaire sur ses petites épaules et un Agnus Dei sur la poitrine. Des semaines, des mois s'écoulèrent sans qu'on vînt cher- cher Gélestine et son enfant, comme îe prince l'avait annoncé au bourgue- mestre. Elle eut entièrement vécu comme une personne de la famille , sans le voile fatal qui empêchait tou- jours les dernières effusions de l'ami' tié. Le bourguemestre prit un jour sur lui d'en parier à la jeune dame, mais lorsque celle-ci lui répondit d'une voix sourde, que ce voile ne tomberait qu'à sa mort, il garda le silence, et désira de nouveau que l'abbesse revint avec son carrosse.

l56 CO.VTF.S NOCTURNES.

Le printemps était arrivé, et la famille du bourgnemestre revenait de la promenade avec des bouquets dont les plus beaux étaient destinés à la pieuse Célestine. Au moment ils se disposaient à rentrer dans la mai- son , un cavalier accourut à toute bride, et demanda le bourguemestre. Le vieillard répondit que c'était lui- même, et qii'il se trouvait devant sa demeure. L'étranger sauta à bas de son cheval , qu'il attacha à un po- teau, et se précipita dans la maison, en s'écriant : Elle est ici! Elle est ici ! On entendit une porte s'ouvrir et Céles- tine pousser un cri. Le vieillard plein d'effroi courut à elle. Le cavalier, c'était un officier des chasseurs fran- çais de la garde, décoré de plusieurs ordres , avait arraché l'enfant de son berceau ; il le tenait de son bras gau- che enveloppé de son manteau, et de

LE VŒ,U. jG-

la droite, il repoussait Célestine, qui voulait le lui reprendre. Dans la lutte, l'officier arracha le voile, un visage pâle comme le marbre, ombragé de boucles noires, s'offrit aux yeux du bourguemestre , qui reconnut que Cé- lestine portait un masque très-mince, adhérent à la peau.

Femme effroyable, veux-tu donc que je partage ta folie ! s'écria l'officier en repoussant Célestine qui tomba sur le parquet. Alors elle embrassa ses ge- noux, et lui dit d'une voix déchirante: Laisse-moi cet enfant! Au nom de la Sainte-Vierge! du Christ ! Laisse- moi cet enfant !

Et au milieu de ces douloureuses supplications , aucun muscle ne se mouvait, les lèvres de ce visage mort ne bougeaient pas ; et cet aspect gla- çait le sang du vieillard, de sa femme €t de tous ceux qui l'avaient suivi.

l58 COUTES NOCTURJVES.

Non, s'écriait l'officier dans un violent désespoir; non, femme inhu- maine et impitoyable, tuas pu arra- cher mon cœur de mon sein, mais tu ne perdras pas cette innocente créa- ture. A ces mots, l'officier pressait plus fortement l'enfant contre sa poitrine, et Célestine s'écria hors d'elle : Ven- geance! — Vengeance du ciel sur toi, meurtrier !

Loin de moi, apparition infer- nale ! s'écriait l'officier ; et repoussant Célestine d'un mouvement convulsif du pied , il essaya de gagner la porte. Le vieillard voulut lui barrer le che- min ; mais il tira rapidement un pisto- let de sa poche, et lui en présenta î'en- bouchure en s'écriant: Une balle dans la cervelle à qui essaiera d'arracher l'en- fant à son père ! Puis s'élançant au bas de l'escalier, il se jeta en selle avec l'enfant, et partit en plein galop.

LE VŒU. 169

La femme du bourguemestre, pleine d'effroi, s'efforça de courir auprès de Célestine , mais quel fut son étonne- meut en Ja trouvant immobile au mi- lieu de la chambre, les bras pendans et les yeux fixes, Elle lui parla; point de réponse. Ne pouvant supporter les regards de ce masque, elle lui remit son voile qui était tombé sur le par- quet ; point de mouvement , point de geste. Célestine était tombée dans un état d'insensibilité totale qui effraya tellement la bonne femme qu'elle sou- haita de toute son âme de la voir loin de sa maison. Son désir fut exaucé , car on entendit s'arrêter la même voi- ture qui avait amené Célestine. L'ab- besse en descendit, et avec elle, le prince Z***, le protecteur du bourgue- mestre. Lorsque le prince apprit ce qui s'était passé, il dit avec douceur: Ainsi nous arrivons trop tard , et il

i6o CONTES NOCTURNES. -

faut bien nous conformer à !a volonté de Dieu.

On descendit Célestine , toujours immobile, sans signe de volonté; on la plaça dans la voiture , et on l'em- porta. I.e vieillard et toute la famille semblaient sortir d'un mauvais rêve qui les avait long-temps tourmentés.

LE VOEU. lôl

CHAPITRE HZ.

Bientôt après ce qui s'était jjassé dans la maison du bourguemestre de L., on enterra en grande solennité mie religieuse dans le couvent de Citeaux, et le bruit courut que cette sœur était

XIV. i4

lÔa COiVTES MOCTURNES.

lacointesseHermenegilde deC, qu'on croyait en Italie avec la princesse de Z*. sa tante. A la même époque, le père d'Hermenegilde, le comteNépomucène de C, vint à Varsovie , et fit donation de tous ses biens aux deux fils du prince de Z* ses neveux, ne se réser- vant qu'un petit domaine dans l'U- kraine. Ou l'avertit de pourvoir à sa fille; il leva les yeux au ciel, et dit d'une voix sourde : Elle est pourvue!

Il ne fit aucune disposition pour con- firmer la mort d'Hermenegilde dans le couvent de O., et pour dissiper les bruits mystérieux qui la représentaieu t comme une victime prématurément descendue au tombeau. Quelques pa- triotes , courbés mais non pas brisés sous la cbute bumiliante de la Pologne, songèrent à faire entrer le comte dans un complot qui avait pour but la déli- vrance du sol ; ils ne trouvèrent plus

LE* vcœu. »63

en lui l'homme ardent et épris de la liberté tel qu'il était jadis, mais un vieillard impuissant , consumé par la douleur, devenu étranger à toutes les affaires du monde , et qui ne songeait plus qu'à s'ensevelir dans la solitude. Autrefois, à l'époque l'insurrection se propagea après le premier partage de la Pologne, le domaine héréditaire du comte de G. avait été le lieu secret de réunion des patriotes. Là, les es- prits s'enflammaient dans des repas animés l'on jurait de délivrer la patrie. Hermenegilde apparaissait comme un ange céleste au milieu des jeunes guerriers dont elle animait le courage. Selon le caractère des femmes de sa nation , elle prenait part a tout , même aux délibérations politiques , et souvent elle, qui avait a peine dix-sept ans , émettait une opmion contraire à celle de tous les autres, et a la-

l64 CONTES NOCTURNES.

quelle s'attachaient tous les siiff'iages, tant elle portait l'empreinte d'une sa- gacité profonde et d'une vue étendue. Après elle, personiie ne montrait un sens pins droit et plus rapide , une connaissance plus approfondie de l'état des choses, que le comte Stanislaws de R. , jeune homme de vingt ans , plein (le feu, et dune grande beauté. Il arri- va souvent qu'Hermenegilde et Sta- nislaws traitaient seuls les questions dans les vives discussions qui avaient lieu, qu'ils examinaient les proposi- tions, les accueillaient , les rejetaient, en émettaient d'autres, et que les résul- tats de ces conférences entre un jeune homme et une jeune fille étaient sou- vent reconnus parles hommes les plus prudens comme des décisions de la plus haute sagesse. Était-il rien de phis naturel que de songer à marier deux per- sonnes qui semblaient réunir tous les

LK VCÉIT. l65

talens nécessaires pour sauver la j)a- trie? Bailleurs l'alliance des deux fa- milles semblait nécessaire sous le point de vue politique; car elles étaient divi- sées d'intérêt comme la plupart des mai- sons polonaises. Hermenegilde, péné- trée de ces vues, accepta son époux comme un présent du pays, et les réu- nions politiques qui avaient lieu au château de son père, se terminèrent par leurs fiançailles. On sait que les Polonais succombèrent, et qu'avecKos- zinsko s'écroula une entreprise trop uniquement basée sur la confiance et une fidélité chevaleresque. Le comte Stanis!aws,àqui sa précédente carrière assignait une place distinguée dans l'ar- mée, combattit avec le courage d'un lion. Il revint grièvement blessé, ayant échappé avec peine à la captivité. Her- menegilde seule l'attachait à la vie. Il espérait trouver quelque consolation

ï66 CONTES NOCTURNES.

dans ses bras. Dès qu'il fut un peu réta- bli de ses blessures, il courut au châ- teau du comte Népomucène, il de- vait recevoir des blessures plus graves. Hermenegilde le reçut avec froideur, et presque avec mépris.

Vois -je le héros qui voulait mou- rir pour la patrie? lui dit-elle en le re- levant. Il lui semblait dans son exal- tation que son fiancé dût être un de ces paladins des temps fabuleux dont l'épée anéantissait des armées entières. Toutes les protestations , toutes les prières d'un amour ardent furent inu- tiles , Hermenegilde jura qu'elle ne donnerait sa main au comte que lors- que les étrangers auraient été chassés du pays. Le comte vit trop tard que Hermenegilde ne l'avait jamais aimé, et il se convainquit aussi bientôt que la condition qu'elle lui imposait ne pouvait s'accomplir avant longues an-

LE VŒU. 167

nées. Il lui jura de l'aimer jusqu'à sa mort, et prit du service dans l'armée française avec laquelle il passa en Italie.

On dit des femmes polonaises qu'une humeur toute particulière les distin- gue. Un sentiment profond , une étourderie sans égale, un dévouement stoïque , une froideur glaciale, une passion ardente, tous ces sentimens divers se mêlent dans leur àme sans paraître à la surface, comme le jeu des ondes au fond d'un ruisseau dont elles ne troublent pas le paisible cours. Hermenegilde vit avec froideur son fiancé s'éloigner ; mais à peine quel- ques jours se furent-ils écoulés qu'elle se sentit dévorée de désirs inexprima- bles , tels que les produit la passion la plus ardente. Les désordres de la guerre ayant cessé , une amnistie fut proclamée, et les officiers polonais qui

ï68 CONTES KOGTURKES.

étaient prisonniers furent mis en li- berté ; et bientôt quelques-uns des frères d'armes de Stanislaws reparu- rent au château du comte. On rappela avec une profonde douleur le souvenir de ce jour malheureux, et l'on parla avec enthousiasme du courage de ceux qui avaient combattu, et surtout de la conduite du jeune comte. Il avait ra- mené sur le champ de bataille les ba- taillons qui pliaient, et il avait réussi à enfoncer avec sa cavalerie la li^ne ennemie. Le sort de la bataille était in- décis, lorsqu'une balle l'atteignit; il tomba de cheval , baigné dans son sang , en prononçant le nom d'Her- menegilde.

Non, j'ignorais que je l'aimais iuexprimablcment î Quel aveugle- ment a été le mien! comment ai-je pu songer à vivre sans lui qui est ma vie!.. . Je l'ai envoyé à la mort. Il ne

LE VOEU. 169

reviendra pas! Ainsi gémissait Herme- negilde en donnant cours aux pensées qui oppressaient son âme. Sans som- meil, inquiète, tourmentée, elle par- courait le parc pendant la nuit, et comme si le vent eût pu porter ses pa- roles à son ami éloigné, elle s'écriait dans les airs : Stanislaws. Stanislaws ! Reviens. C'est moi , c'est Herme- negilde qui t'appelle. Ne m'entends- tu pas? Reviens ou je mourrai de désespoir !

L'état d'exaltation d'Hermenegilde touchait à la folie, et elle commit mille extravagances. Le comte Népomucène, rempli de soucis et d'inquiétudes pour sa chère enfant , crut que les soins de l'art lui étaient nécessaires, et il trouva un médecin qui consentit à passer quelque temps au château pour traiter la jeune comtesse. Quelque judicieuse que fût sa méthode, quelques hons ef-

XIV. i5

170 CONTES NOCTURNES.

fets qu'elle amenât, il resta douteux qu'Herraenegilde put retrouver tout l'usage de sa raison. Elle éprouvait les paroxismes les plus extraordinaires , et une circonstance singulière vint changer sa position. Hermenegilde , dans ses accès, avait jeté au feu une petite poupée qu'elle avait habillée en uhlan et à laquelle elle avait donné le nom de Stanislaws, parce qu'elle avait refusé de chanter la chanson po- lonaise : ï Podrosz twoia nam n'iemila « milsza przyaszn' w kraiwbyla, etc. » Au moment elle revenait de faire cette exécution, elle entendit dans le vestiliule des pas retentissans, et aper- çut un officier vêtu de l'uniforme des chasseurs français de la garde, le bras en écharpe. Aussitôt elle s'élança vers luiens'écriant: Stanislaws, mon Sta- nislaws! et tomba évanouie dans ses bras. L'officier, pétrifié de surprise ,

LE VOEU. 171

d'étonnemeiit, eut peine à soutenir Hermenegilde avec le seul bras qu'il eût libre. Il la pressa involontairement sur son sein, et il dut s'avouer que le moment il sentit le cœur d'Herme- negilde battre sur le sien , était un des plus doux momens de sa vie. Les ins- tans s'écoulaient dans cette situation , l'officier sentait son sang s'allumer , et il ne put se défendre de couvrir de baisers ces deux lèvres qui se pressaient sur les siennes. C'est dans cette situa- tion que le trouva le comte qui sortait de ses appartemens; celui-ci s'écria aussi avec joie : Stanislaws ! En ce moment, Hermenegilde revint à elle, et serra plus ardemment l'officier dans ses bras, en s'écriant de nouveau : Stanislaws ! Mon bien-aimé ! Mon époux! L'officier, le visage brûlant, tremblant, hors de lui-même, recula d'un pas en cherchant à se soustraire

172 CONTES NOCTURNES.

aux embrassemens d'Hermenegilde.

C'est !e plus beau moment de ma vie, mais je ne veux pas jouir plus long-temps d'une félicité que me vaut une erreur; je ne suis pas Stanislaws! Hélas! je ne le suis pas....

Ainsi parla l'officier d'ime voix alté- rée ; Hermenegilde recula avec effroi en le regardant fixement dans les yeux, et reconnaissant qu'une ressemblance singulière l'avait abusée, elle s'enfuit en pleurant et en gémissant. Le comte Népomucène pouvait àpeine croire que l'ofncierqui s'annonça comme le comte Xavier de R., cousin du comte Stanis- laws, eut grandi en si peu de temps. Les fatigues et les exercices de la guerre avaient ainsi développé ses traits et lui avait donné si rapidement l'air mâle qu'il avait alors. Le comte Xavier avait quitté la Pologne avec son cou- sin, et combattu avec lui en Italie. A

LE VOEU. 1^3

peine âgé de dix-huit ans alors, il s'était si bien distingué que le général en chef l'avait nommé son aide-dc-camp , et âgé de vingt ans qu'il était, il avait déjà le grade de colonel. Les blessures qu'il avait reçues le forçaient de se reposer pendant quelque temps. Il était revenu dans son pays, et un message de Sta- nislaws à sa bien-aimée l'amenait au château du comte. Le comte Népomu- céne et le médecin s'efforcèrent vaine- ment de décider Hermenegilde à quit- ter sa chambre la retenait la honte et la confusion; elle jura de ne pas se montrer tant que le comte Xavier se- rait au château.

Il lui écrivit qu'il expiait bien rude- ment une ressemblance dont il n'était pas coupable; mais que cette rigueur ne l'atteignait pas seul, qu'elle frappait aussi Stanislaws dont il apportait une . lettre, et un message qu'elle Tempe-

Ï74 CONTES NOCTURNES.

chait de lui communiquer. La femme de chambre d'Hermenegilde, que Xa- vier avait mise dans ses intérêts , pro- mit de remettre ce billet, qui opéra ce que n'avaient pu faire le père et le mé- decin; Hermenegilde consentit à voir Xavier. Elle le reçut dans sa chambre, les yeux baissés, et dans un profond silence. Xavier s'approcha d'un pas chancelant, prit place près du sopha sur lequel elle était assise, mais en se baissant sur sa chaise il s'agenouilla plutôt qu'il ne s'assit devant Hermene- gilde, et la supplia en cette posture, dans les termes les plus touchans, et comme s'il eût commis le plus grand crime, de nepoint le charger d'une faute involontaire qui lui avait fait connaître tout le bonheur de son ami. Ce n'était pas lui, non, c'était Stanislaws lui- même qui avait reçu ses baisers dans l'ivresse du revoir. Il lui remit la lettre

Î.E VŒU. 175

et lui parla longuement de Stanislaws qu'il peignit comme la fidélité même, comme un véritable chevalier qui pen- sait sans cesse à sa dame au milieu des combats , et dont le cœur battait tou- jours pour la liberté de son pays. Xa- vier contait avec un feu entraînant, il entraîna Hermenegilde qui, surmon- tant bientôt sa honte, fixa sur lui ses regards célestes av«c tant de douceur que le jeune officier put à peine conti- nuer son récit. Comme Calaf lorsque le regardait la princesse Turandot *; sans le savoir lui-même , entraîné par sa distraction, il se perdit dans quel- ques descj'iptions de bataille; il parla d'attaques de cavalerie, de masses en- tamées, de batteries enlevées.... Enfin Hermenegilde l'interrompit avec im- patience : Cessez de me peindre ces

* Personnage d'une pièce italienne du Vénitien Gozzi. Th.

1^6 COIVTES SrOCTURjVES.

scènes de carnage; dites! dites-nfioi plutôt qu'il m'aime, que Stanislaws m'aime.

Xavier prit la main d'Hermenegilde qu'il pressa avec ardeur contre son sein.

Ecoute-le donc lui-même, ton Stanislaws ! s'écria-t-il , et il s'aban- donna aux protestations de l'amour le plus brûlant, que lui inspirait le délire de la passion. Il était tombé aux pieds d'Hermenegilde, il l'avait entourée de ses deux bras; mais au moment il voulut la presser sur son cœur, il se sentit violemment repoussé. Herme- negilde le regardait avec égarement et lui dit d'une voix sourde : Vaine poupée, quand même je t'animerais de toute la chaleur de mon sein, tu n'es pas mon Stanislaws , et tu ne le seras jamais !

A ces mots, elle quitta la chambre

LE VŒU. 177

à pas lents. Xavier vit trop tard quelle inconséquence il avait commise. Il ne sentait que trop vivement qu'il était épris jusqu'à la folie de la fiancée de son parent , de son ami, et que chaque pas qu'il ferait serait une affreuse tra- hison. Partir rapidement sans revoir Hermenegilde , ce fut l'héroïque réso- lution qu'il exécuta à l'heure même jusqu'à faireatteler sa voiture. Le comte Népomucène fut fort étonné lorsque; Xavier vint prendre congé de lui ; il fit tous ses efforts pour le retenir, mais celui-ci allégua des affaires qui le for- çaient de s'éloigner , et se défendit de rester avec une sorte de chaleur ner- veuse qui venait au secours de sa fer- meté. Le sabre au côté, le bonnet de campagne en tête , il était au milieu du salon; son domestique au dehors te- nait son manteau; au pied de l'escalier, les chevaux frappaient du pied avec

I']S CONTES NOCTURNES.

impatience. Tout-à-coup la porte s'ou- vrit, Hermenegiide entra, s'avança v-ers le comte avec une grâce indicible, et lui dit en souriant: Vous voulez partir, cher Xavier? Et moi qui espérais vous entendre conter encore tant de choses de mon Stanislaws! Savez- vous bien que vos récits me conso- lent merveilleusement?

Xavier baissa les yeux en rougissant extrêmement ; on prit place. Le comte Népomucène assure que depuis plu- sieurs mois, il n'avait pas vu Hermene- giide dans une disposition aussi se- reine. Sur un signe qu'il fit on servit le souper dans le salon, car l'heure était venue de prendre ce repas. Le plus noble vin de Hongrie brillait dans le cristal , et Hermenegiide porta un verre à ses lèvres en l'honneur de son bien aimé , de la patrie et de la liberté. Celte nuit, je partirai , se disait Xa-

LT VŒU. 1^9

vier; et en effet, lorsque le repas tou- cha à la fin, il demanda à son domes- tique si sa voiture attendait. Celui-ci lui répondit qu'il l'avait dételée et conduite sous la remise par ordre du comte Népomucène, que les chevaux étaient dans l'écurie, et que Woyciech le co- cher dormait à leurs pieds , sur la li- tière. Xavier accepta cet ordre de cho- ses. L'opposition inopinée d'Hermene- gilde l'avait convaincu qu'il était à la fois doux et convenable de rester, et de cette conviction il en vint à cette autre qu'il ne s'agissait que de se vain- cre , c'est-à-dire de se défendre des explosions de tendresse qui excitaient l'esprit d'Hermenegilde et pouvaient lui nuire. Le lendemain ,en revoyant Her- menegilde , Xavier réussit enfin à ré- primer tout mouvement qui pût agiter son sang; restant dans les limites étroi- tes des convenances, et même d'un

l8o CO]\TES NOCTURNES,

cérémonial glacé , il ne donna à sa con- versation que le cachet de cesgalante- ries , dont la douceur couvre un venin dangereux. Xavier, jeune homme de vingt ans, inexpérimenté en amour, déploya toute la tactique d'un maître consommé. Il ne parla que de Slanis- laws, que de son amour pour sa fiancée; mais dans le feu qu'il alluma, il sut adroitement faire briller sa pro- pre image, si bien qu'Hermenegilde , malicieusement égarée , ne savait plus commentséparer ces deux figures, celle de Stanislaws absent, et celle de Xa- vier qui se trouvait-là.

La société du jeune comte devint bientôt un besoin pour Hermenegilde, et bientôt on les vit sans cesse ensem- ble causant intimement. Cette habitude effaça de plus en plus la timidité d'Her- menegilde, et de plus en plus aussi Xa- vier se mit à se soustraire aux façons

LE VOEU, i8r

cérémonieuses qu'il avait prudemment adoptées. Hermenegilde se promenait dans le parc, appuyée sur le bras de Xavier, et laissait sans inquiétude sa main dans la sienne, lorsqu'assis dans sa chambre avec elle , il lui parlait de Stanislaws. Quand il n'était pas question d'affaires d'état, de la cause de la pa- trie, le comte Népomucène n'était pas en état de pénétrer dans la pensée des autres; son âme morte au monde et abattue ne réfléchissait alors les objets que comme un miroir , un moment d'une manière fugitive, puis ils s'effa- çaient sans laisser de traces. Sans soup- çonner les sentimens d'Hermenegilde, il trouva bon qu'elle eût changé contre cet adolescent vivant la poupée que, dans son égarement, elle avait prise pour représenter son époux, et il crut voir avec beaucoup de plaisir que Xa- vier, qu'il aimait autant pour gendre

iSfO. CONTES NOCTURNES.

que Staiiislaws , prendrait la place de celui-ci. En effet , Xavier concevait de vives espérances. Un matin, on vint dire qu'Hermenegilde s'était enfermée dans son appartement avec sa femme de chambre, et qu'elle ne voulait voir personne. Le comte Népomucène pen- sait que c'était un nouveau paroxisme de la maladie qui cesserait bientôt , et il pria Xavier de se servir de l'influence qu'il avait acquise sur elle pour la gué- rir; mais quel fut son étonnement lors- que Xavier se refusa non-seulement à voir Hermenegilde, mais se montra en- tièrement changé. Au lieu de se mon- trer hardi et assuré selon sa coutume, sa voix était tremblante comme s'il eût aperçu son spectre, sa parole faible et incohérente ; il dit qu'il fallait qu'il re- tournât à Varsovie sans revoir Her- menegilde; que, dans ces derniers jours, elle lui avait causé un effroi sans

LE VŒU. l83

égal; qu'il renoDçait à tout espoir d'a- mour ; que la^fidélité d'Hermenegilde lui avait rappelé celle qu'il devait lui- même à son ami; enfin qu'il n'avait de ressource que dans la fuite. Le comte pensa que la folie d'Hermenegilde avait gagné Xavier. Il chercha à le calmer, mais ce fut en vain. Xavier résista d'ati- tant plus violemment , que le comte le priait plus vivement de voir sa fille : et il termina la discussion en se jetant dans sa voiture , comme poussé par une force irrésistible. Les chevaux par- tirent rapidement et l'entraînèrent.

l84 CONTES NOCTURNES.

CHAPITRE IV.

Le comte Népomucène , irrité de la conduite d'Hermenegilde, ne s'occupa plus d'elle , et elle passa plusieurs jours enfermée dans sa chambre, n'ayant

LE VOTU. l85

d'autre société que celle de sa cama- riste.

Un jour, le comte était plongé dans des réflexions profondes, tout rempli de la pensée de cet homme que les Po- lonais adoraient alors comme une idole, lorsque la porte de son appar- tement s'ouvrit, et Hermenegilde, cou- verte de longs habits de deuil, entra lentement. Elle vint s'agenouiller de- vant le comte, et lui dit d'une voix tremblante : Omon père... le comte Stanislaws, mon époux chéri, n'est plus.... Il est mort en héros sur le champ de bataille.... Sa veuve plaintive est à genoux devant toi !

Le comte fut d'autant plus disposé à regarder cette scène comme un nouvel accès de la maladie mentale d'Herme- negilde, qu'il avait reçu la veille des nouvelles touchant le comte Stanis- laws. Il releva Hermenegilde et lui dit : XIV. 1 6

ï86 COKTES WOCTURrTES,

Calme-toi, ma chère fille, Stanislaws est bien portant, il ne tardera pas à revenir dans tes bras.

A ces mots, Herraenegilde poussa un profond soupir, et tomba accablée de douleur, auprès de son père. Mais quelques raomens après , elle se remit et dit avec calme: Mon père, laisse- moi te raconter comme tout s'est passé; car il faut que tu le saches, afin que tu m€ reconnaisses pour la veuve du comte Stanislaws. Sache qu'il y a six jours , je me trouvai un soir dans le pavillon qui est à l'extrémité du parc. Toutes mes pensées se portaient vers celui que j'aime; je sentis mes yeux se fermer involontairement, mais ce n'était pas un sommeil et je conservai l'usage de mes sens. Bien- tôt tout s'obscurcit autour de moi , j'entendis un grand tumulte et des coups de feu qui se succédaient sans

LE VOEU. 187

interruption. Je me levai , et je ne fus pas peu étonnée de me trouver sous une tente. 11 était agenouillé devant moi, Mon Stanislaws ! je le serrai dans mes bras, je le pressai sur mon cœur. Dieu soit loué, s'écria-t-il , tu vis, tu es à moi ! il me dit* que j'étais tombée dans un profond éva- nouissement aussitôt après la cérémo- nie des fiançailles ; et moi, folle créa- ture, je ne me souvins qu'alors que le père Cyprien que je vis en ce moment dans la tente, nous avait unis dans une chapelle voisine, au moment de la ba- taille. L'anneau nuptial brillait à mon doigt. Le bonheur que j'éprouvai en embrassant mon époux , ne peut se dé- crire ; l'enivrement sans nom d'une femm€ au comble de ses vœux, agita tout mon être. Je perdis mes sens. et tout-à-coup un froid glacial me saisit. J'ouvris les yeux. Ciel, que vis-je !

l»o Contes nocturnes.

Stanislaws attaqué par des cavaliers ennemis, et secouru, mais trop tard, par ses compagnons. Trop tard ! D'un coup de sabre, un ennemi l'a- battit de son cheval-...

Ici Hermenegilde retomba sans mou- venlfent. Le comte s'empressa de la ra- nimer. — La volonté du ciel soit faite, dit - elle en reprenant ses sens ; il ne me convient pas de me plaindre; mais je serai fidèle à mon mari jusqu'à la mort, et le reste de mes jours se passera en priant pour lui.

Le comte pensa avec raison que cette vision était le résultat du dérangement des idées de sa fille, et il se résigna en pensant que le retour de Stanislaws mettrait fin à sa douleur. Quelquefois cependant il lui arrivait de rire un moment au sujet des rêves et des visions dangereuses , mais alors Her- menegilde se mettait à sourire, puis

LE vcœu. i8g

elle portait à sa bouche l'anneau d'or qu'elle avait au doigt et l'arrosait de larmes. I.e comte remarqua avec sur- prise extrême que cet anneau ne s'était jamais trouvé au doigt de sa fille; mais il n'attacha pas grande importance à celte circonstance. La nouvelle qu'il reçut de la captivité du comte Stanis- laws le frappa plus vivement. La santé d'Hermenegilde s'affaiblit à cette épo- que , elle se plaignit d'éprouver un ma- laise singulier qu'elle ne pouvait regar- der comme un état de maladie, mais qui changeait tout son être. Bientôt le prince de Z*** vint au château avec sa femme. La mère d'Hermenegilde était morte jeune, et la princesse lui en tenait lieu, Hermenegilde ouvrit son cœur à cette respectable dame , et se plaignit qu'on la traitât de folle et de visionnaire, bien qu'elle eût des preu- ves certaines de son union avec Stanis-

tgO CONTES NOCTURNES.

la"ws. La princesse, instruite de l'aHec- tion mentale de la jeune comtesse , se garda de la contredire, et se contenta de l'assurer que le temps éclaircirait tout ce mystère ; mais elle devint plus attentive lorsque Hermenegilde lui dé- crivit son état physique et les symp- tômes qui la troublaient. On vit la prin- cesse la surveiller avec une sollicitude constante, et se montrer plus inquiète, à mesure que Hermenegilde semblait se calmer. En effet , les joues pâles de la jeune comtesse reprirent leurs cou- leurs, ses yeux perdirent leur éclair sombre , son regard fut plus doux et plus sérieux, ses formes amaigries s'ar- rondirent de plus en plus ; en un mot elle brilla de nouveau de tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Et cepen- dant la princesse sembla la regarder comme plus malade que jamais , car elle ne cessait de lui dire : Comment

LE VOEU. 191

te trouves-tu ? Qiféprouves-tu, mon enfant? Et ces questions se renouve- laient avec plus d'instances, dès que Hermenegilde éprouvait le moindre malaise.

Le comte , le prince et la princesse tinrent conseil pour savoir par quel moyen on pourrait détromper Herme- negilde qui se croyait toujours veuve de Stanislaws.

Je crois malheureusement , dit le prince, que sa folie est incurable ; car elle se porte parfaitement bien et ses forces physiques entretiennent le désordre de son cerveau. Oui, ajou- ta-t-il en regardant sa femme, elle est parfaitement bien portante, et cepen- dant on la tourmente comme une ma- lade, à son grand préjudice.

La princesse qui se sentit frappée par ces mots, regarda fixement le comte Népomucène et s'écria: Non, Herme"

iqi CONTES MOCTURNES.

negilde n'est pas malade; mais s'il n'é- tait impossible qu'elle se fût oubliée , je serais couvaincue qu'elle est

La princesse hésita.

Parlez , parlez ! s écrièrent à la fois le comte et le prince.

Enceinte ! reprit la princesse , et elle quitta la chambre.

T.E VCaEL'. 1C)3

eHAPiTRi: Vc

Le prince et le comte Néponiucene se regardèrent frappés d'étonnement. Le prince retrouva le premier la parole et dit que sa femme était aussi quel- quefois visitée par les plus singulières

XIV. 1 n

^94 COUTES NOCTL RIVES.

visions. Mais le comte répondit grave- ment que la princesse avait eu parfai- tement raison de ranger une action semblable de la part d'Hermenegilde , dans la ligne des choses impossibles; mais, ajouta-t-il, n'est-il pas singulier qu'une semblable idée me soit venue hier en regardant ma fille ; jugez donc combien les paroles de la princesse ont (iù me causer d'inquiétude et de peine. Il faut alors, répondit le prince, que le médecin ou la sage-femme en décident , et que le jugement précipité de la princesse soit anéanti ou que notre honte à tous soit constatée.

Plusieurs jours se passèrent en réso- lutions prises et abandonnées. La prin- cesse rejeta l'intervention d'un médecin peut-être indiscret, et elle prétendit qu'il ne serait que trop prochainement nécessaire d'avoir recours à lui. Et comment ? s'écria le comte hors de lui.

LE VOEt . 195

Oui , continua la princesse en éle- vant la voix , Hermenegilde est la fille la plus trompeuse et la plus perfide qui fut jamais , ou elle a été étrangement abusée , car elle est enceinte !

Le comte Népomucène fut long- temps sans pouvoir répondre ; enfin , il supplia la princesse de savoir à tout prix d'Hermenegilde , quel était le mal- heureux qui avait couvert sa maison d'un opprobre éternel.

Hermenegilde ne soupçonne pas encore que je connais son état, dit la princesse. Je me promets tout du mo- ment où je lui dirai ce qui en est. Le masque dont sa fourbe se couvre tom- bera à l'improviste et son innocence éclatera d'une manière merveilleuse , bien que je ne puisse imaginer quelle justification elle pourra nous donner.

Ce soir-là même, la princesse se trouva seule avec Hermenegilde dont

196 COIVTES ]N'OCTUR^^ES.

l'état de grossesse devenait de plus en plys visible. Elle prit les deux bras de la pauvre enfant, la regarda fixement et lui dit d'une voix brève : Ma chère fille, tu es mère !

A ces paroles, Hermenegilde leva les yeux vers le ciel avec ivresse , et s'écria avec attendrissement : Oui, je le suis ! Oh ! je le suis. Il y a long-temps que j'ai senti que mon époux chéri n'était pas tombé tout entier sous le fer en- nemi. — Oui ! Le moment du plus grand bonheur, que j'ai éprouvé sur terre, s'est prolongé pour moi; je le retrouverai, mon Stanislaws, dans le o^age précieux qu'il m'a laissé de notre douce alliance !

La princesse sentit toutes ses idées se troubler, elle crut qu'elle allait elle- même perdre l'esprit. Le ton de vérité qui régnait dans les paroles d'Hermene- i^ilde, son ravissement , l'enthousiasme

i

T.E VŒU. 197

divin qui régnait dans ses pensées, tout éloignait l'idée d'une fourberie, et la folie la plus complète pouvait seule expliquer sa conduite. Saisie de cette dernière idée , la princesse repoussa Hermenegiîde en s'écriant : Malheu- reuse ! Un rêve l'a mise dans cet état qui nous couvre tous d'opprobre et de honte. Crois-tu m'échapper par des contes absurdes ? Réfléchis, ras- semble tes souvenirs. Ton aveu repen- tant et sincère peut seul te réconci- lier avec nous.

Baignée de larmes, déchirée de dou- leurs , Hermenegiîde tomba aux pieds de la princesse en gémissant: Ma mère, toi aussi, tu me traites de visionnaire, toi aussi tu ne veux pas croire que l'é- glise m'a unie à mon Stanislaws, que je suis sa femme ! Mais vois donc cet anneau à mon doigt! Que dis -je, toi , toi tu connais mon état , n'est-ce

198 CONTES NOCTURNES.

pas assez pour te convaincre que je n'ai pas rêvé?

La princesse connut à son grand étonnement, que l'idée d'une faute ne venait pas même à la pensée d'Herme- negilde, et qu'elle n'avait pas du tout compris les reproches qu'elle lui avait faits à ce sujet. Hermenegilde, pres- sant avec ardeur les mains de la prin- cesse contre son cœur , ne cessait de la supplier de croire à son époux , maintenant que son état n'était plus douteux, et la pauvre femme toute stu- péfaite , jetée hors d'elle-même, ne sa- vait plus que dire à cette jeune fille et de quelle façon s'y prendre pour dé- couvrir le mystère qui régnait sur elle. Ce ne fut que quelques jours plus tard qu'elle déclara au prince son mari et au comte Népomucène , qu'il était impossible d'apprendre autre chose d'ÏTermenegilde que ce qu'on avait déjà

LE VOEU. 199

pressenti. Les deux seigneurs, pleins de colère , traitèrent cette naïveté de fourberie, et le comte jura qu'il em- ploierait des mesures rigoureuses pour lui arracher l'aveu de sa faute. La prin- cesse s'opposa, de toutes ses forces, à un acte de cruauté qui, dit-elle . serait inutile; car elle était convauicue de la sincérité de sa fille d'adoption.

Il est encore dans le monde, ajouta-t-elle, maint secret que nous sommes hors d'état de comprendre. Que serait-ce si l'union des pensées avait une influence physique . et si une relation intellectuelle entre Stanis- laws et Hermenegilde avait produit cet inexplicable état?

En dépit de toute la colère, de toute la gravité de ce fatal moment, le prince et le comte ne purent se défendre de rire hautement à ces paroles de la prin- cesse qu'ils déclarèrent la pensée la

20O CONTES iNOClURKES.

plus sublime et la plus éthérée qu'eirt jamais produite un cerveau humain. La princesse rougit extrêmement en di- sant que la grossièreté de sens des hommes les empêchait de compren- dre de semblables choses; mais quant à sa pauvre enfant, elle avait dessein d'entreprendre avec elle un voyage qui la soustrairait à la honte de sa si- tuation. Le comte approuva cette réso- lution. Car comme Hermenegilde ne faisait aucun mystère de son état , il importait de la dérober aux regards des gens de la maison.

Cette convention arrêtée, chacun se sentit plus calme. Le comte Népomu- cène se trouva fort rassuré en voyant la possibilité de celer ce fatal secret , et le prince jugea fort sensément qu'il fallait attendre du temps l'explication de tout ce mystère. On était sur le point de se séparer après cette confé- J

LE VŒU. 20 t

rence, lorsque l'arrivée subite du comte Xavier de R. vint causer de nouveaux embarras. Il entra échauffé par une course forcée, couvert de poussière, avec toute la précipitation d'un homme hors de lui , et s'écria , sans saluer , sans regarder personne : Le comte Stanislaws est mort! «Il n'a pas été fait prisonnier. Non. Il a été tué par l'ennemi. En voici la preuve!

A ces mots , il mit dans la main du comte Néponlucène plusieurs lettres qu'il tira de sa poche. La princesse les parcourut, mais à peine eut- elle lu quelques lignes, qu'elle leva les yeux au ciel en s'écriant :Hermenegilde ! Pau- vre enfant! quel impénétrable mystère!

Elle avait vu que le jour de la mort du comte était le même que celui de sa prétendue rencontre avec Hermene- gilde.

Il est mort , reprit Xavier avec

202 CONTES NOCTURNES.

feu. Hermenegilde est libre de me don- ner sa main , à moi qui l'aime plus que ma vie. Je la demande en mariage! Le comte Népomucène n'eut pas la force de répondre. Le prince prit la parole et déclara que certaines circons- tances empêchaient absolument d'a- voir égard à sa demande, qu'il ne pou- vait même voir Hermenegilde en ce moment, et que sa famille se voyait obligée de le prier de s'éloigner d'elle pour quelque temps. Xavier répondit qu'il connaissait parfaitement le déran- gement d'esprit qu'éprouvait Herme- negilde, ce dont il était question sans doute ; mais que c'était d'autant moins un obstacle , qu'il pensait que son mariage avec elie amènerait infail- liblement sa guérison. La princesse répliqua que sa pupille resterait fidèle jusqu'à la mort à la mémoire de Stanis- laws, et que d'ailleurs elle ne se trou-

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vait plus au château. Xavier ne fit que rire de cette réponse, et dit que le consentement du comte lui suffirait, et qu'on lui laissât le soin du reste. Ces paroles irritèrent fort le comte Népomucène qui déclara à Xavier qu'il ne lui accorderait jamais sa fille , et qu'il pria en même temps de quitter le château. Xavier le regarda en silence, ouvrit la porte du salon , et cria que Wo3Lciech apportât ses bagages et con- duisît ses chevaux à l'écurie. Puis il revint, se jeta dans un fauteuil près de la fenêtre et annonça avec tranquil- Hté qu'il ne quitterait pas le château avant d'avoir parlé à Hernienegilde. Le comte lui répondit avec le même sang-froid qu'il y ferait alors un long séjour , mais que pour lui, il prendrait alors le parti de se retirer dans un autre de ses domaines. En même temps, le comte, le prince et sa femme quitté-

2o4 CONTES NÔCTORNES.

rent le salon , et se rendirent dans l'ap- partement d'Hermenegilde afin de la faire partir au plus vite. Le hasard vou- lut que cette nuit même , contre son habitude , elle fut allée se prome- ner dans le parc. Xavier l'aperçut par la fenêtre , dans une allée éloignée , et descendit précipitamment. Il l'attei- gnit enfin au moment elle allait entrer dans le pavillon mystérieux, à l'extrémité du parc.

O puissance du ciel ! s'écria Xavier en s'apercevant de l'état d'Hermene- gilde; puis il se jeta à ses genoux, et la conjura, en lui faisant les sermens les plus tendres, de l'accepter pour époux. Hermenegilde , hors d'elle - même de frayeur et de surprise, lui dit qu'un démon ennemi l'envoyait pour troubler son repos, que jamais, jamais, elle ne deviendrait l'épouse d'un autre, après avoir été unie à son cher Stanislaws.

LE VOEU. 205

Mais Xavier ne cessa pas de la sup- plier, et, las enfin de ne pouvoir la flé- chir, il lui dit qu'elle se trompait elle- même dans sa folle passion, que c'était à lui qu'elle avait donné les momens les plus doux , et en même temps il se releva et la serra dans ses bras. Herme- negilde , la pâleur de la mort dans les traits , le repoussa avec horreur, et s'é- cria : Misérable ! tu ne pourras pas plus me forcer à une trahison que tu ne sau- rais anéantir le fruit de mon union avec Stanislaws! fuis loin de moi!

Insensée! ne l'as-tu pas détruite toi- même cette union? s'écria Xavier en fureur ; l'enfant que tu portes dans ton sein est le mien! c'est moi que tu as comblé de tes faveurs dans ce lieu même! tu fus ma maîtresse , et tu la seras encore si tu ne consens à devenir ma femme !

Hermenegilde le regarda quelques

206 CONTES NOCTURNES.

instans d'un air égaré, et tomba sans mouvement sur le sol, en proférant ce mol : Misérable!

LE VŒU. 207

CHAPITRE VI.

Xavier courut au château, comme s'il eût été aiguillonné par toutes les furies, et prit avec violence la main de la princesse, qu'il rencontra.

Elle m'a repoussé avec horreur,

3o8 COUTES NOCTURNES.

lui dit -il, moi, le père de son en- fant!

Toi! Xavier? mon Dieu! parle, est-il possible! s'écria la princesse avec effroi.

Me condamne qui voudra , dit Xavier plus calme, mais quiconque sen- tira dans ses veines un sang aussi bouil- lant que le mien faillira comme moi en un semblable moment. Je trouvai Her- menegilde dans le pavillon; elle était plongée dans un singulier état, que je ne saurais décrire, étendue sur le ca- napé, rêvant et comme endormie. A peine fus-je entré qu'elle se leva, vint à moi, me prit par la main, et me fit lentement traverser le pavillon; puis elle s'agenouilla, je l'imitai; elle se mit à prier, et je remarquai bientôt qu'elle croyait voir un prêtre devant nous. Elle tira un anneau de son doigt, qu'elle présenta au prêtre; je le pris, et je lui

LE vcœu. 209

substituai un anneau d'or que je por- tais; alors elle se jeta dans mes bras avec tous les témoignages de l'amour le plus ardent

Lorsque je m'enfuis, elle était plongée dans un profond sommeil, qui ressem- blait à un évanouissement.

Homme affreux! misérable cri- minel! s'écria la princesse hors d'elle- même.

Le comte Népo.imcène et le prince, qui venaient d'entrer , entendirent en peu de mots les aveux de Xavier. Com- bien l'âme délicate de la princesse fut blessée lorsqu'elle vit son mari et le comte trou ver l'action de Xavier répara- ble par un mariage avec Hermenegilde!

Non, dit-elle, jamais Hermenegilde ne donnera sa main à l'homme qui a empoisonné par un crime le plus beau moment de sa vie!

XIV. ï8

210 CONTES NOCTURNES.

~ Elle le fera, dit le comte Xavier d'un ton froid et orgueilleux; elle me donnera sa main pour sauver son honneur. Je reste ici , et tout s'arran- gera.

En ce moment, il s'éleva un sourd murmure : on apportait Hermenegilde , que le jardinier avait trouvée sans vie dans le pavillon. On la déposa sur un sopha. Avant que la princesse pût l'em- pêcher, Xavier prit sa main.Tout à-coup elle se dressa en poussant un cri hor- rible qui semblait ne pas venir d'une voix humaine; non, c'était celui d'une bête fauve ; puis elle regarda le comte avec des regards de feu qui devaient le pétrifier. Il ne put les soutenir, chan- cela, recula quelques pas, et murmura d'une voix à peine intelligible : Des chevaux! Sur un signe de la princesse, on le conduisit dans le vestibule,

Du vin! du vin! s'écria- t-il. Il en but

XE VŒU. 211

quelques verres, s'élança avec vigueur sur rétrier, et partit à bride abattue.

L'état d'Hermenegilde , qui semblait tourner en une folie furieuse, changea toutes les dispositions du comte Ncpo- mucène et du prince, qui virent toute l'horreur de l'attentat de Xavier. On voulut envoyer chercher un médecin, mais la princesse s'y opposa, en assu- rant que sa pupille n'avait besoin que de secours spirituels. On fit donc venir le père Cyprien, ancien carmélite, con- fesseur de la maison, qui réussit d'une manière merveilleuse à réveiller les pensées d'Hermenegilde. 11 fit plus , il lui rendit quelque calme. Elle parla avec beaucoup de raison à la princesse, et lui exprima le désir de prendre ie voile dans le couvent des religieuses de l'ordre de Citeaux aussitôt après sa dé- livrance. Des ce moment elle se couvrit déjà le visage avec un voile noir qu'elle

2f2 CONTES NOCTURNES.

ne quitta plus. Pendant ce temps, le prince avait écrit au bourguemestre lie I.., chez qui Hermenegilde devait faire ses couches, et devait la con- duire l'abbesse de Citeaux, sa parente, tandis que la princesse irait en Italie, emmenant en apparence sa pupille avec elle.

Il était minuit , la voiture qui de- vait conduire Hermenegilde au cou- vent était devant la porte. Le cornte Népomucene accablé de douleur, le prince et la princesse attendaient le moment de prendre congé de la mal- heureuse enfant. Elle arriva, couverte de son voile , et accompagnée du moine.

La sœur Célestine a grièvement péché, dans ce monde, dit celui-ci d'une voix solennelle, car le démon a souillé sa pureté; mais un vœu éternel sauvera son âme. Paix et repos éter-

LE VOEU. '-i^J

nel ! Jamais le monde ne reverra ces traits, dont la beauté a tenté le démon. Voyez! ainsi Célestine accomplira sa pénitence!

A ces mots , le moine souleva le voile d'Hermenegilde, et un cri douloureux s'échappa de toutes les bouches , lors- qu'on vit un masque blafard sous lequel Hermenegilde avait caché pour tou- jours sa céleste figure. Elle se sépara, sans pouvoir prononcer une parole, de son vieux père qui espérait mourir de sa douleur. Le prince, homme ferme, était baigné de larmes, la princesse seule combattant avec toute la force que lui prêtait la religion, l'horreur que lui causait cet effroyable vœu , conserva un maintien résigné.

On ignore comment le comte Xavier découvrit le lieu du séjour d'Herme- negilde, et apprit que son enfant devait être consacré à l'ésjlise. L'enlèvement

21/4 CONTES NOCTURNES.

de son fils eut de funestes suites; car, ar- rivé à P***, lorsqu'il voulut le remettre aux soins d'une femme de confiance , l'enfant qu'il croyait évanoui par le froid était mort. Le comte Xavier dis- parut alors, et l'on crut qu'il s'était tué volontairement. Plusieurs années s'étaient écoulées, lorsque le jeune prince Boleslaws de Z***, vint, durant son voyage, aux environs de Naples. Il monta un jour jusqu'au cloître de Camaldules d'où l'on découvrait une vue ravissante. Au moment de gravir le rocher qu'on lui avait désigné comme le lieu le plus favorable pour contem- pler cetaspect, il aperçut unmoineassis sur une grande roche, un livre de priè- res ouvert sur ses genoux , et les yeux tournés vers la mer qui se déployait à ses pieds. Ses traits encore empreints de jeunesse, étaient profondément sil- lonnés. Un souvenir confus s'empara

LE VOEU. 213

de l'esprit du prince à la vue de ce moine. Il s'approcha davantage , et s'aperçut que son livre de prières était écrit en polonais. Aussitôt il s'a- dressa au moine dans cette langue. Celui-ci se retourna avec frayeur ; à peine eut-il apei;çu le visage du prince qu'il se couvrit de son capuchon , et s'enfuit à travers les broussailles. Le prince Boleslaws assurait que le moine n'était autre que le comte Xavier.

FIN DU TOME XIV.

TABLE

PIÈCES CONTENUES DANS CE VOLUME.

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