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ŒUVRES

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J.J.ROUSSEAU,

DE GENE VE.

Avec Figures.

TOME SIXIEME.

ŒUVRES

D E

J. J. ROUSSEAU,

VE GENEVE,

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TOME SIXIEME.

Contenant : Mandement de M. l'Ar- chevêque de Paris : J. J. RoufTeau a Chriftophe de Beaumont : Extraits Aos Journaux,

A PARIS,

Chez DEFER de MAISONNEUVE, Libraire , rue du Foin,

1791.

JiiE nombre d'^ Éditions qui ont ité faites de cette Lettre de M. Rouffeau ^ ejl une preuve bien/en- fible de l'intérêt que tout le monde prend a cet illuflre Ecrivain _,- 6 notre empreffement a la publier de nouveau , ne doit être attribué qu*au 'feul dejîr de fatis faire le Public.

Cette Édition pourra être reçut des Amateurs du Genre critique avec d'autant plus de plaifr ^qu'el- le eft augmentée de beaucoup de Pièces analogues a cette même Lettre, On verra comment les Journalijles les plus accrédités en

AVERTISSEMENT.

ont parlé ; ô'/Jî ieur fcntimcnt' ne s'accorde pas toujours avec celui notre Auteur ,, ils font àurnàinr obligés de lui rendre les armes ^ ejt convenant de la fupériorité de foit

génie* ^ .V î:-\^ /j ^ c-aii^Y ':i^.i

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ARRÊT

U V R E s

DIVERSES.

/. /. ROUSSEA U,

CITOYEN DE GENEVE,

A

CHRISTOPHE DE BEAUMONT,

Archevêque de Paris.

A OuRQUoi faïu-il 5 Monfeigneur, que j'aie quelque chofe à vous dire ? Quelle langue commune pouvons-nous paulei* ? Comment pouvons -nous nous entendie, & qu'y a-t-il entre vous & moi ?

Cependant, il faut vous répondre ;

c'eft vous-même qui m'y forcez. Si vous

ji'eulliez attaqué que mon Livre , je

vous aurois lailfé dire : mais vous ac-

Tome J^L A

«

Z (S. U V R E s

raquez aiiflî ma perfonne; &, plus vous avez J'aurorité parmi les hommes , moins il m'efl: permis de me taire ^ quand vous vouiez ïhe deshonorer.

Je ne puis m'empccher , en com- mençant cette Let'cre, de réfléchir fur les bifiirreries de ma deftinée. Elle en a qui n'ont été que pour moi.

J'érois avec quelque raient ; le Public iVi iuaé ainîi. Geoendâiii \'ai paifé ma jeuneiiè cians une heur':iufè obfcuriîé , dont je ne cherchois point a forcir. Si je l'avois cherché , cela mcme eût été une bifarrerie, que du- rant tout le feu du premier âge je n'eulfe pu réufïir , & que j'euiTe trop réuiii*dans la fuite , quand ce feu commença â palTer. j'apprôchois dd ma quaranrièine année, ^ j'avois, au lieu d'une for^ tune quej*ai toujours méprifée , écd'un nom qu'on m'a fait payer (\ cher, le repos & ^QS amis , les deux feuls bie/is dont mon cccur foit avide. Une mifé- rabie queftion d'Académie m'agitant l'efprit malgré moi , me jetta dans un métier pour lequel je n'étois point fait 5 un fuccès in?.rtendu m'y montra Aqs attraits qUi me féduifirenr. Des fgillçs d'advcifaires m'attaquèrent uns

D I r L R s £ s. 3

m'entendre , avec um ccoiuclerie qui me donna de rhiimeui: , de avec un orgueil qui m'en inlpira peut-être. Je me défendis , &, de diipute en difpute, je me fentis engage dans la carrière , prelque fans y avoir penie. Je me trou- vai devenu , pour a:n(î dire , Auteur a l'âge ou l'on celfe de l'être, Se hom- me de Lettres par mon mépris même pour cet état. Des- , je fus dans le Pu- blic quelque chofe : mais aufli le repos & !es amis difparurent. Quels maux ne fouffris-je point avant de prendre une afliette plus fixe & des attachemens plus heureux ? Il fallut dévorer mes peines y il fallut qu'un peu de réputa- tion me tînt lieu de tout. Si c'eft un dédommagement pour ceux qui fc^nc toujours loin d'eux-mêmes , ce nen fut jamais un pour moi.'

Si j'eufTe un moment compté fur un bien fl frivole , que i'aurois été promp- tement dcuibufé ! Quelle inconfcancâ perpétuelle n'ai- je pas éprouvée dans les jugemens du Public fur mon como- te ! J'étois trop loin de lui; ne me ju- geant que fur le caprice ou fur l'in- tcrh de ceux qui le mènent, à peine deux jours de fuite avoit~il pour moi

Ai;

^ (E U V R E s

les mêmes yeux. Tanrôt j'écois un hom- me noiL' , tanLoc un Ange de lumière. Je me fais vu dans la même année vanté , fcré , recherché , mcme à la Cour *, puis infulcé, menacé , décefté, mandir. Les foirs on m'arcendoit pour m'aiTafiiner dans les rues ; les matins on m'annoncoic une lettre de cachet. Le bien & le mal couloient à-peu près de la même fource ; le tout me venoit pour à^s chanfons.

J'ai écrie fur divers fujets, mais toujours dans les mêmes principes : toujours la même morale , la même croyance , les mêmes maximes ^ & , fi 1 on veut 5 les mêmes opinions. Ce- pendant on a porté des jugemens op* poicsdemes Livres , ou plutôt de l'Au- teur de mes Livres ; parce qu'on m'a jugé fur les matières que j'ai traitées , bien plus que fur mes fentimens. Aptes mon premier difcours , j'étois un hom- me à paradoxes 5 qui fe faifoit un jeu de prouver ce qu'il ne penfoit pas ; après ma lettre fur la mufique fran- çoife 3 j'étois l'ennemi déclaré de la Nation \ il s'en falloit peu qu'on ne m'y trai'.LU en confpirnteur ; on eût dit que le fQVt de la Monatchie ctoic

Diverses, 5

attaché à la gloire de l'Opéra : aprcs mon difcours fur l'inégalité , j'étois athée t< mifantrhope : après la lettre a. M. d'Alembert, j'crois le déf-enfeur de la morale chrétienne : après i'Héloïle , j'érois tendre 6c doucereux : mainte- nant je fuis un impie ; bien-tôt peut- ctre ferai-fe un dévot.

Ain(î va flottant le (ot public far mon compte, fçachanr aufiî peu pour- quoi il m'abhorre , que pourquoi il ïîi'aimoit auparavant. Pour moi , je fuis toujours demeuré le même j plus ardent qu'éclairé dans mes recherches, mais fîncère en tout , même contre moi; fim.ple &c bon , mais fenfible &: fjible; faifant fouvent le mal & toa- jours aimant le bien; lié par ramitié, jamais par les chofes , ^ tenant plus à mes fentimens qu'à mes intérêts ; n'exigeant rien àts hommes & n'en voulant point dépendre , ne cédant pas plus d leurs préjugés qu'à leurs vo- lontés , & gardant la mienne aufîi libre q'ie ma raifon ; craignant Dieu fans peur de l'enfer ; rai Tonnant fur la Re- ligion fans libertinage ; n'aimant ni limpiété ni le fanatifme , mais haïlfant \^s ijirolérans encore plus que les ef-

Aiij

6 OUVRES

prirs-forts : ne voulant cacher mes fa- çons de penf^er a perfoiîne \ fans fard , ians arrince en toute chofe ; difant mes fautes âmes amis , mes fenrimens à tout le m.onde 5 au public fes vérités fans flatterie & /ans fiel , & me fon- dant tout au(fi peu de le fâcher que de lui plaire. V^oiîà mes crimes , & voHà mes vertus.

Enfin lafle d'une vapeur enivrante qui enfle fans raffifier , Q^cédÀ' du tra- cas ^QS oififs furchargés de leur tems & prodigues du mien , foupirant après \in repos (i cher à mon. cœur & fi né- 'celfaire à mes maux ^ j'avois pofé la plume avec joie. Content de ne l'a- voir prife que pour le bien de mes femblables, je ne leur demiandois pour prix de mon zèle que de me lai fier mourir en paix dans ma retraite , & de ne m'y point faire de m.al. J'avois tort; des huiOiers font venus me l'appren- cre : c'efi: à cette époque , j'efpé- .rois qu'alloient finir les ennuis de ma vie , qu'ont commencé mes plus grands malheurs. Il y a déjà dans tout cela quelques fingularitcs ; ce n'eft rien encore. Je vous demande pardon > Monfeigneur , d'abufer de votre pa-

Diverses. *j

tîence : mais avant d'entrer dans les difcLiflions que je dois avoir avec vous, il faut pai 1er de ma fiiuaticn préfente , & des cniîfes qui m'y ont rciiuic.

Un Genevois fait imprimer un Livre en Hollande , 6c par Arrêt du Parle- ment de Paris ce Livre cfc biûic fanj refped: pour le Souverain dont il porte le privilège. Un Proteftant propofe en pays Prore'lant des objeclions contre l'Églife Romaine , «S^ il eft dccrérc par le Parlement de Paris. Un Républicain fait dans une Pvépublique des objec- tions contre l'Èrat Monarchique , & il eft décrété par le Parlement do Paris. Il faut que le Parlement de Paris aie d'étranges idées de Ton empire, & qu'il fe croye le légitime Jt-ige du genre- humain.

Cq même Parlement , toujours (1 fçigneux , pour les François , de l'ordre des procédures 3 les néglige toutes, dès qu'il s'aî^it d'un pauvre Étranger. Sans fçavoir fi cet Étranger eil bien l'Au- teur du Livre qui porte fon nom , s'il le reconnoît pour le fien , fi c'çft lui qui l'a fait imprimer \ fans ég^u'd pour fonrrifte état, fans pitié pour les maux qu'il fûu[ii'^5 on commence par le dé-

Aiv

s CE U F R JE s

créter de prife de corps j on l'eut arra- ché de Ton lit pour le tr.-tiner dan;? les mêmes prifons pourriiTent les fcé^ Icrats 5 on l'eûr brûlé , peiu-être même fans l'enrendre : car qui fait fi l'on eût pourfuivi plus rcgulicrement des pro- cédures fi violemment commencées & dont on rrouveroit à peine un autre exemple , même en p.iys d'Inquifition? Ainii c'eft pour moi feul q-i'im Tri- bunal fi fage oublie fa fai^effe ; c'eft contre moi (eul , qui croyois y être aimé , que ce peuple , qui vante fa douceur , s*arme de la plus étrange barbarie j ced aiifi qu^il «uftifie la pré- férence que je lui ai donnée fur tant d*afyles que je pouvois choifir au mê- me prix. Je ne fçais comment cela s'accorde avec le droit des gens j mais |e fçais bien qu'avec de pareilles pro- cédures la liberté de tout homme, & peut être fa vie , eft a la merci du pre- mier Imprimeur.

Le Citoyen de Genève ne doit rien à des Magiilrats injufles Se incompé- tens , qui, fur un réquifitoirc calom-r iiieux 5 ne le citent pas, mais le dé- crètent. N'étant point fomnié de com- paroître , il n'y eft point obligé. L*on

Diverses. 9

rî'emplc.le contre lui que la force , & il s'y fonftrair. Il fecoiie la poudre de fes iouliers, & fore de cette terre hof- pitaliere ou l'on s'emprelTe d'opprimer le foible , ^ l'on donne àQS fers à l'Étranger avant de l'entendre , avant de fçavoir fi l'aéte dont on l'accafe cH: piiiiiiiabie , avant de fçavoir s'il l'a commis.

Il abandon:::' en foupirant fa clièrc: folitiide. il n'a qu'un feul bien, mais précieux , des amis j il les fuit. Dans fa fcibleire il fuppoite un long voyage; il arrive & croit refpirer dans une ter- re de liberté; il s'approche de fa Pa- trie , de cette Patrie dont il s'eîl: tant vanté , qu'il a chérie & honorée : l'ef- poir -d'y être aC'.vueiili le confole de (t%

difgraces Que vais-je dire ? Moa

cœur fe ferre , ma main tremble , la piume en tombe \ il fautfe taire , & ne pas imiter le crime de Cham. Que ne puis-je dévorer en fecret la plus amère de m^es douleurs !

Et pourquoi tout cela ? Je ne dis pas , fur quelle raifon ? Mais , fur quel prétexte ? On ofe m'accufer d'impiété ! fans fonger que le Livre l'on la cherche ell entre les mains de tout \^

Av

I o GE u F R î: s

monde. Que ne donneroit-on point pour pouvoir fapprimer cette pièce juftiiicarive 5 oc dire qu'elle contienc tour ce qu'on a feinr d'y trouver ! Mais elle reftera , quoi qu'on fl^ife ; &z en y cherchant les crimes reproches à PAu- reur , la podcrité n'y verra dans ^qs erreurs mêmes que les torts d'un ami de la vertu.

J'éviterai de parler de mes contem- porains ; je ne veux nuire à perfonne. Mais l'Athée Spinofa enfeignoit paiii- blement fa Doctrine ; il faifoir fans cbilacle imprimer {es Livres , on les débiroir publiquement; il vint en Fran- ce , & il y fut bien reçu ; tous les États lui étoient ouverts , par-tour il troii- voir proredtion , ou du moins fûreré ; les Princes lui rendoient des honneurs, lui offroient des chaires ; il vécut & mourut tranquile , & même confidéré. Aujourd'hui , dans le fiècle tanr célé- bré de la philofophie , de la raifon , de i'humaniré ; pour avoir propofé avec circonfpeétion , même avec refpeéc Se pour l'amour du genre-humain, quel- ques doutes fondes fur la gloire même de l'Être fuprême , le dcfenfeur de la caufe de Dieu , flétri , profciir , pour-

Diverses. a

faivi d'Erat en État , d'àCylc en afyle , fans égard pour fon indigeiice, fans pitié pour fes infirmités , avec l'achar- nenienr que n'éprouva jamais aucun, malfaiteur, & qui feroirbarbare,mcme contre un homme en faute , fe voit in- rerdirc le feu ôc Teau d^ins l'Europe prefque entière '^on le chafiç du milieu des bois j il faut toute la fermeté d'un prorecteur illuilre & toute la bonté d'un Prince éclairé , pour le liiiVit en paix au iein des montagnes. Il eut palTé le refte de fes malheureux jours dans les fers 5 il eût péri, peut-être , dans les fupplices , fi , duraut le premier verti- ge qui gagnoit les Gouvernemens , il fe fm tiouvé a la merci de ceux qui font perfccuté.

Echappé aux bourreaux , il combe dans les mai us des Prêtres ; ce n'efl: pas la ce que je donne pour étonnant; mais un homme vertueux qui a l'a me auflî noble que U nainfauce , un ilhiC- tre Archevêque qui devroit rcprimet leur lâchicé , l'autorife ; il n'a pas honte , lui qui devroit plaindre les opprimés , d'en accabler un dans le fort de fes dilgraces ; il lance , lui Prclar carunlinue, un Mandement coii-

Avj

Il (K u y RE s

tre un Auteur proteftant; il monte fut fon Tribunal , pour examiner comme Juge la dodrine particulière d'un \\è- rétique; &:, quoiqu'il damne îndiftinc- tement quiconque n'eft pas de fon Égli- f e 5 fans permettre à l'accufe d'errer à fa mode, il lui prefcriren quelque forte la route par laquelle il doit aller en Eu- fer. Auffi-tot le refte de fon Clergé s'emprefTe, s'évertue, s'achnrne autour d'un ennemi qu'il croit terralTé. Petits & grands , tout s'en mêle; le derniet Cuiftre vient tranchxer du capable , û n'y a pas un fot en petit collet, pas un chétif habitué de Paroi (Te , qui, bra- vant à plaifîr celui contre qui font réunis leur Sénat Ôc leur Eveque , ne veuille avoir la gloire de lui porter le dernier coup de pied.

Tout cela , Monfeigneur , forme un concours, dont je fuis le feul exemple;

«& ce n'eft pas tout Voici , peut-

ctre une des jfîtuations les plus difficiles de ma vie ; une de celles la ven- geance &: l'amour-propre font les plus aifés à fatisfaire, & permettent le moins a l'homme jufte d'être modéré. "Dix lignes feulement, &: je couvre mes per- fccuteurs d'un ridicule ineffaçable. Que

Diverses. 13

le public ne peuc-il favoir deux anec- dotes 5 fans que je les dife ! Que ne connoîc-il ceux qui ont médité ma ruine, & ce qu'ils ont fait pour l'exé- cuter ! Par quels méprifables infec- tes , par quels ténébreux moyens il verroit s'émouvoir les Puiifances ! Quels levains il verroit s'échauifer par leur pourriture , & mettre le Parlement en fermentation ! Par quelle rifible caufe il verroit les Etats de l'Europe fe liguer contre le fils d'mi. horloger î Que je jouirois avec plaifir de fa fur- prife, Il je pcuvois n'en être pas l'inf- trument !

Jufqu'ici ma pîume , hardie a dire ja vérité , mais pure de toute fatyre , n'a jamais compromis perfonne ; elle a toujours refpedé l'honneur des au- tres 5 même en défendant le mien. Irois-je, ,en la quittant, la fouiller de médiiance, & la teindre des noirceurs de mes ennemis ? Non j lailTons-leur l'avantage de porter leurs coups dans les ténèbres. Pour moi, je ne veux me défendre qu'ouvertement, de même je ne veux que me défendre. Il Aiffir pour cela de ce qui elt fu du public.»

14 (E u r R£s

ou de ce qui peut l'être fans que pef- fonne en foit o^enfc.

Une chofe ctonnanre de cette ef- pèce , & que je puis dire , eft de voir rintrcDide Chriftonhe de Beaumonr , qui ne fait plier fous aucune puifTance, ni faire aucune paix avec It^s Janfé- nifteSj devenir, fans le favoir, leur fa- tellite de rinfitument de leur animo- fité; de voir leur ennemi le plus ir- réconciliable févir contre moi , pour avoir refufé d'embraiTer leur parti , pour n'avoir point voulu prendre la plume contre les Jéfuites, que je n'ai- me pas 5 mais dont je n'ai point à me plaindre , & que 'je vois opprimes. Daignez , Monfeigneur , jetter les yeux fur le quatrième Tome de la nouvejle Héloïfe j vous trouverez dans la note de la page 240 ( i ), la véritable fource de tous mes malheurs. J'ai prédit dans cette note ( car je me micle auilî quel- quefois de prédire ) qu'aufli-tôt que les Jnnféniftes feroient les maîtres, ils fe- roienr plus intolérans ôc plus durs que

(i) Edition de Ncwcha:el ij6:\. Note du Libraire,

Diverses. 15

■leurs ennemis. Je ne fa vois pas alors que ma propre hilloire vérificroir bien ma prcdid:ion. Le £1 de cecre rrame ne leroit pas diiîicile à fiiivre a qui fhuroic comment mon Livre a cré ciéféré. Je ncw puis dire davantage , fans en trop dire *, mais je pouvois au moins vous apprendre par quels gens vous avez été conduit, fans vous en douter.

Croira-t-on que , quand mon Livre n'eût point été déféré au Pariemienr, vous ne l'eufiiez pas moins attaqué ? D'autres pourront le croire ou le dire; mais vous, dont la confcience ne fait point fouffrir le menfcnge , vous ne Je direz pas. Mon difcours fur l'iné- galité a couru votre Diocèfe , 6: vous n'avez point donné de Mandement. Ma lettre à M. d'Alembert a couru votre Dioccfe , vc vous n'avez point donné de Mandement. La nouvelle Kéloïfe a couru votre Diocèfe , 6: vous n'avez point donné de Mandement. Cepen- dant tous ces Livres , que vous avez lus, puifque vous les jiigez, refpirent les mêmes maximes ; les mêmes ma- nières de penfer n'y font pas plus dé-

i6 (E u y s

guifées : le fujet ne les a pas rendu fufceptibies du mcme développemenr, elles gagnent en force ce qu'elles per- dent en étendue , & i*on y voit la profeflîon de foi du Vicaire Savoyard, Pourquoi donc n'avez -vous rien die alors ?Monreigneur,votre troupeau vous étoit-il moins cher ? Goiicoir-il moins mes Livres ? Etoit-il moins expofé à l'erreur ? l<lon : mais il n'y avoir point alors de Jéfuices à profcrire ; des traî- tres ne m'avoienc uoint encore enla-* ce dans leurs pièges, la note fatale n'é- toir point connue, & quand elle le fut , le Public avoit déjà donné fon fuffrage au Livre : il étoit trop tard pour faire du bruit. On aima mieux différer , on attendit Toccafion , on l'épia , on Li faifir , on SQn prévalut avec la fureur ordinaire aux dévots j on ne parloit que de chaînes ^ de bûchers ; mon Livre écoit le tocfm de l'Anarchie & la trom- pette de l'Athéifme ; l'Auteur étoit un monftre à étoufîer \ on s'étonnoit qu'on l'eCit fi long-temps laiffé vivre. Dans cette rage univerfelle , vous eûtes honte de garder le filence : vous ai- mâtes mieux faire un acle de cruauté, que d'are accufé de manquer de zèle ,

î

Diverses. 17

& fei'vir vos ennemis , que d'efTiiyer leurs reproches. Voilà ^ Mojireigneur , convenez en, le vrai rnocif' de votre Mandement ; & voilà , ce me femble, un concours de faits afTez iino-uliers pour donner a mon fore le nom de bifarre.

Il V a long-temps qu'on a fubftituc des bienféances d'ctac à la iaftice. Je fais qu'il eft des circonftances malheu- reufes qui forcent un homme public à févir malgré lui contre un bon Ci- toyen. Qui veut erre modéré parmi des furieux , s'expofe à leur furie \ & je comprends que , dans un déchaîne- ment pareil à celui dont je fuis la vidime , il faut hurler avec les loups, ou rifquer d'être dévoré. Je ne me plains donc pas que vous ayez donné un Mandement contre mon Livre : mais je me plains que vous l'ayez don- né contre ma perfonne avec aullî peu d'honnêteté que de vérité ; je me plains qu'autorifant par votre propre langage celui que vous me reprochez d'avoir mis dans la bouche de l'inf- piré , vous m'accabliez d'mjures qui, fans nuire à ma caufe , attaquent mon honneur , ou plutôt le votre j je me

î 8 dJL V y RE s

plains que de gaieté de cœur , fans làiÇon, ians néceiîité, fans refpedb, au moins pour mes malheurs, vous m'ou- tragiez d'un ton fi peu digne de votrç caradlère. Et que vous avois-je donc fait, moi qui parlai toujours de vous avec tant d'eftime , moi qui tant fois admirai votre inébranlable fer- meté, en déplorant, il eft vrai, Tufage que vos préjugés vous en faifoient fiU- le \ moi qui toujours honorai vos înœurs, qui toujours refpedlai vos ver- tus, & qui les refpecte encore, aujour- d'hui que vous m'avez déchiré?

C'efc ainfi qu'on fe tire d'affaire , C{uand on veut quereller , & qu'on a tort. Ne pouvant refondre m.es objec- tions, vous m'en avez fait des crimes: vous avez cru m'avilir en me maltrai- tant, «Si vous vous cces trompé j iang iiffoîblir me$ raifons , vous avez in- téreffé \qs cœurs généreux à mes dif- graces \ vous avez fait croire aux gens feiîfés qu'on pouvoir ne pas bien ju- ger du Livre, quaiid on jugeoit fi n:i:.l de l'Auteur.

Monfeigneur, vous n'avez été pour moi ni humain, ni généreux ^ <Sc non- feulement vous pouviez l'are , fans

D ] F E R s E S'. 19

m*épargn^c aucune ces chofes que vous avez dites contre mon ouvrage, mais elles n'en auroient fait que mieux leur effet. J'avoue aufli que je n'avois pas droit d'exiger de vous ces vertus , ni lieu de les atrendre d'un homme d'E- glife. Voyons fi vous avez été du moins équitable Se jufle ; car c'eft un devoir étroit, impole à tous les hom- mes, &r les Saints mêmes ncn font pas difpenfcs.

Vous avez deux objets dans votre Mandement : l'un de cenfurer mon Livre ; l'autre , de décrier ma per- fonne. Je croirai vous avoir répondu , fi prouve que par- tout vous m'a- vez réfuté 5 vous avez mal raifonné » de que par- tout ou vous m'avez infuU , vous m'avez calomnié. Mais quand ,on ne marche que la preuve d la main ; quand on eft forcé par l'imporcance dti fujet, & par la qualité de Tadverfaire, à prendie une marche pefante , & a fuivre pied-à-pied toutes ùs cenfurc!^, pour chaque mot il faut des pages; & tandis qu'une courre faivre amufe , une longue céfcnfe ennuie. Cepen- dant il faut que je me défende ou que je reue chargé par vous d^s plus fauiles

20 (E U }^ R ES

imputations. Je me défendrai donc î mais je défendrai mon honneur, plu- lôî que mon Livre. Ce n'eft point la proFclfion de foi du Vicaire Savoyard, C]ue j'examine ; c'eft le Mandement de l'Archevêque de Paris ; ôc ce n'eft que le mal qu'il dit de l'Editeur , qui me force à parler de l'ouvrage. Je me rendrai ce que je me dois , parce que je le dois; mais fans ignorer que c'eft une po/ition bien trifte , que d'avoir à fe plaindre d'un homme plus puilfant que foi , &c que c'eft une bien fade ledure , que la juftiiication d'un innocent.

Le principe fondamental de toute morale , fur lequel j'ai raifonné dans tous mes Écrits, Se que j'ai développé dans ce dernier avec toute la clarté dont j'écois capable , eft que l'iiomme eft un être naturellement bon, aimant la juftice & l'ordre ; qu'il n'y a point de perverfiré originelle dans le cœur humain , de que les premiers mouve- mens de la nature font toujours droits. J'ai fait voir que l'unique pallîon qui naiffe avec l'homme, favoir l'amour- propre , eft une pnfiion indiflxTence en elle-mcme au bien 6c au mal ,

Diverses. h

qu'elle ne devient bonne ou inauvai/e que par accident, & félon les circonf- tances dons lefquelles elle fe déve- loppe. J'ai montré que tous les vices qu'on impute au cœur humain ne lui font point naturels ; j'ai dit la ma- nière dont ils naiffentj j'en ai, pour aiiifi dire, fuivi la généalogie, & j'ai fait voir comment , par J'altératioii fucceliive de leur bonté originelle , les hommes deviennent QvSn ce qu'ils font.

J'ai encore expliqué ce que j'en- tendois par cette bonté originelle, qui ne femble pas fe déduire de l'indif- férence au bien & au mal , naturelle à l'amour de foi. L'homme n'eft pas un être fimple j il ell compofé de deux fubftances. Si tout le monde ne con- vient pas de cela, nous en convenons vous éc moi, &: j'ai Z2c\\é. de le prou- ver aux autres. Cela prouvé , l'amour de foi n'eft plus une paflion (Impie \ mais elle a deux principes , favoir , l'être intelligent & l'être fenfitif, dont le bien-ctre n'efl: pas le même. L'ap- périt des fens tend à celui du corps, i\': l'nmour de l'ordre à celui de l'ame. Ce dernier amour développé (5; rendu

2 1 Œuvres

aclif, porte le nom de confcience: mais la confcience ne fe développe , & n'a- git qu'avec les lumières de l'homme. Ce n'eft que par ces lumicres qu'il parvient à connoître l'ordre j & ce n'efi: que quand il le connoîc , que fa confcience le porte à l'aimer. La conf- cience eft donc nulle dans l'homme qui n'a rien comparé , 6c qui n'a point vu [qs rapports. T)ins cet état l'homme îîe conncu que lui j il ne voit {on bien- être oppofc , ni conforme a celui de perfonne ; il ne haït, ni n'aime rien; borné au feul inllincl phyfique, il eft nul , il efl bcre ; c'eft ce que j'ai ùÂz voir dans mon difcours fur l'inégalité. Quand, par un développement dont j'ai montré le progrès , les hommes commencent à jetter les yeux fur leurs femblâbles, ils commencent aufli a voir leurs rapports, & les rapports des cho- {(i^ 3 à prendre àc^ idées de conve- nance , de juftice & d'ordre ; le beau morale commence à leur devenir {'zn- fiblc , te la confcience agit. Alors ils ont des vertus ; & 5''ils ont au(îi Aes vices , c'eil: parce que leurs intérêts fe croifcnt, te que leur ambition s'éveille , à mcfure one leurs lumières s'étendent.

Diverses. 23

Alais tant qu'il y a moins d'oppofirion d'iiucrcts que de concours de lumières, les hommes (onz eirentiellement bons. Voiia le fécond étar.

Quand enfin tous \ùs inrérccs par- ticuliers agites s'cnrrechoquen:; quand l'amour de foi mis en fermentation de- vient amour-propre \ que l'opinion, rendant l'Univers entier nécelfaire à chaque homme , les rend tous enne- nMs nés les uns Aqs autres, & fait que nul ne trouve fon bien que dans le mal d'autrui ; alors la confcience, plus foible quelespa{]]onsexaItées,e{l étouf- fée par elles, & ne refte plus dans la bouche des hommes qu'un mor fait pour fe tromper mutuellement. Cha- cun feint alors de vouloir facriher fes intércts à ceux du public, & tous men- tent. Nul ne veut le bien public , que quand il s'accorde avec le fien j auilî cet accord efl-il l'objet du vrai poli- tique , qui ch.erche à rendre les peuples heureux & bons. Mais c'eft ici que je commence à parler une langue étran- ccre , aalfi rjcu connue des Lecteurs que <ie vomî^.

V-..*;A, Monfeigneur , le tro:fièir;e r: .!.:: \'-:\- r-r'nc, au-cela duquel rien

14 (S. U V R E s

ne refte à faire ^ Se voilà comment , l'homme éranc bon, les hommes de- viennent méchans. C'eft à chercher comment il faudroit s*y prendre pour les empêcher de devenir tels, que j'ai confacré mon Livre. Je n'ai pas a&- nié que dans Tordre aâ:ael la chofe fut abfokiment pofiible j mais j'ai bien affirmé & j'affirme encore, qu'il n'y a, pour en venir à bout, d'auires moyens que ceux que j'ai propofés.

Là-delT-is vous dites que mon plan d'éducation , ( t ) loin de s'accorder avec le Clirijîlanïfme ^ neft pas même propre à faire des Citoyens ^ ni des hommes ; & votre unique preuve eft de m'op- pofer le péché originel. Monfcigneur, il n'y a d'autre moyen de fe délivrer du péché originel, 6c de Tes effets, que le baptcme. D'où il fuivroit , félon vous, qu'il n'y auroit jamais eu de Ci- toyens ni d'hommes que des Chrétiens. Ou niez cette confécjuence , ou conve- nez que vous avez trop prouvé.

Vous tirez vos preuves de fi haut.

( I ) Voyci ci devant ;, au Mandcmenr, pig. iv.

que

Diverses. 25

que vous me forcez d'aller aufîi cher- cher loin mes réponfes. D'abord, il s'en faut bien , félon moi, que cette doc- trine du pcché originel, fujecte à des difficultés fi terribles , foit contenue dans l'Ecriture, ni û clairement, ni ii durement, qu'il a plu au rhtteur Au- cuftin & à nos Théologiens de la bâ- tir \ de le moyen de concevoir que Dieu crée tant d'ames innocentes de pures , tout exprès pour les joindre a des corps coupables , pour les y faire contra<5ter la corruption morale , & pour les condamner toutes à l'enfer, fans autre crime que cette union qui: eft fon ouvrage ? Je ne dirai pas fi ( comme vous vous en vantez ) vous éclaircilTez par ce fyftême le myftère de notre cœur : mais je vois que vous obfcurcilTez beaucoup la juftice 3c la bonté de l'Être fuprème. Si vous levez une objedion , c'eft pour en fubftituer de cent fois plus fortes.

Mais, au fond, que fait cette doctrine a l'Auteur d'Emile ? Quoiqu'il ait cru fon livre utile au genre-humain , c'eft à des Chrétiens qu'il l'a deftiné ; c'eft à des hommes lavés du péché originel Tome ri. B

z6 (OUVRES

de de Tes effets , du moins quant à l'ame , par le Sacrement établi pour cela. Selon cette même dodliine , nous avons tous dans notre enfance recou- vré l'innocence primitive ^ nous fom- naes tous fortis du baptênie aufii fains de cœur qu'Adam fortit de la main de Dieu. Nous avons , direz - vous , contrafté de nouvelles fouillures : mais puifque nous avons commencé par en être délivrés , comment les avons-nous derechef contractées ? Le fang de Chrift n'eft-il donc pas encore aHez fort pour effacer entièrement la tache ? ou bien feroit-elle un effet de la cor- ruption naturelle de notre chair? com- me fi 5 même indépendamment du pé- ché originel , Dieu nous eût créé cor- rompus , tout exprès pour avoir le plaifir de nous punir. Vous attribuez au péché originel les vices des peuples que vous avouez avoir été délivrés du péché originel y puis vous me blâmez d'avoir donné une autre origine à ces vices. Efl-il jufte de me faire un crime de n'avoir pas aufïi mal raifonné que vous ?

On pourroit, il efl vrai, me dire

Diverses. 27

que ces t^^is que j'artribiie au bap- tême ( I ) ne paioinciu par nul figue extérieur; qu'on ne voit pas \qs Chré- tiens moins enclins au mal que les In- fidèles ; au-lieu que , félon moi , la malice infufe du péché devroit fe mar- quer dans ceux-ci par des différences fenfibles. Avec les fecours que vous avez dans la morale évangélique , ou- tre le bapccme , tous les Chrétiens , pourfuivroit-on 5 devroient être des Anges; &: les Infidèles , outre leur corruption originelle , livrés à leurs

(i) Si l'on difoic j avec le Deâreur Tho- mas Burnet , que la corruption & la rriortali- de la race humaine , faire du péché d'A- dam, fut un effet narurel du fruit défendu j que cet aliment contenoit des fucs venimeux qui dérangèrent toute l'économie animale, qui irritèrent les palTions , qui aftbiblirent l'entm- dement, & qui portèrent par-tout les principes du vice & de la mort : alors il faudroit conve- nir que la nature du remède devant fe rappor- ter à celle du mal , le baptême devroit agir phy- lîquement fur le corps de l'homme, lui rendre la conftitution qu'il avoit dans l'état d'inno- cence, &, finon l'immortalité qui en dépen- doit , du moins tous les effets moraux de l'é- conomie animale rétablie.

Bij

.iS (S. U V R E s

cuites erronnés, devroient être des Dé- mons. Je conçois que cette difficulté preirée pourroit devenir embarrafTante : car que répondre à ceux qui me fe- roient voir que , relativement au genre- humain , l'effet de la rédemption faite à fi haut prix , fe réduit à-peu-près à rien ?

Mais 5 Monfeigneur , outre que je ne crois point qu'en bonne Théologie on n'ait pas quelque expédient pour fbrtir de-là ; quand je conviendrois que le baptême ne remédie point à la cor- ruption de notre nature , encore n'en auriez-vous pas raifonné plus folide- irient. Nous fommes , dites -vous, pé- cheurs a caufe du péché de notre pre- mier père \ mais notre premier père pourquoi fut -il pécheur lui-même ? Pourquoi la même raifon par laquelle vous expliquerez fon péché , ne feroit- elle pas applicable à fes defcendans lans le péché originel , & pourquoi faut-il que nous imputions à Dieu une injuftice, en nous rendant pécheurs & puniifables par le vice de notre naif- fance , tandis que notre premier père fut pécheur cC puni, comme nous , fans fcula ? Le péché originel explique rout.

D ï y E R s E 5. i^

excepté fon principe , &: c'eft ce prin- cipe qu'il s'agir d'expliquer.

Vous avancez que , par mon prin- cipe à moi , ( I ) l'on perd de vue le rayon de lumière qui nous fait conno:irc le myjlcre de notre propre cœur ; Sc vous ne voyez pas que ce principe , bien plus univerfel , éclaire même la faute du premier homme (i ) > que le

( I ) Mandement , pag. xvj.

(2) Regimber contre unedéfenfe inntiic Se arbitraire eft un penchant naturel , mais qui, loin d'être vicieux en lui-même , eft conforme à Tordre des cliofes & à la bonne conftitution de l'homme j puifqu'il feroit hors d'état de fc confcrver , s'il n'avoit un amour très-vif pour lui - même & pour le maintien de tous Tes droits , tels qu'il les a reçus de la nature. Ce- lui qui pourroit tout , ne voudroir que ce qui lai feroit utile ; mais un être foib]e,dont la loi reftrcint &r limite encore le pouvoir , perd une partie de lui-même , 8: reclame en fon coeur ce qui lu! cft ô:é. Lui faire un crime de cela, fe- roit lui en faire un d'être lui & non pas un autre j ce feroit vouloir en même tenis qu'il fût & qu'il ne fût pas. Auffi l'ordre enfreint par Adam me paroît-il moins une véritable dé- fsnfe qu'un avis paternel ; c'cll un avertiife- iiienc de s'abflenir d'un fruit pernicieux qui

B lîi

30 (S, u y RE s.

votre JailTe dans 1 obfcuriré. Vous ne favez voir que l'homme dans les mains du Diable, & moi je vois comment il y eft tombé j la caufe du mal eft.

^onne la mort. Cette idée eft alFurément plus con.^orme à celle qu'on doit avoir de la bonté He Dieu Sf même au texte de la Genèfe , que celle qu'il plaît auxDoâreurs de nous prefcrire : car,quant à la menace de la double mort, on a fait voir que ce mot morte morieris n'a pas l'em- phafe qu'ik lui prêtent , &: n'eft qu'un hébraïf- me. employé en d'autres endroits cette cm- phafe ne peut avoir lieu.

Il y a j de plus ^ un motif naturel d'indul- gence & de commifération dans la rufe du ten- tateur & dans la fédutf^ion de la femme , qu'à confidcrer dans routes Tes circonftanccs le pé- ché d'Adam , l'on n'y peut trouver qu'une faute des plus légères. Cependant , félon eux , quelle effroyable punition I II eft même impollible d'en concevoir une plus terrible 5 car quel châ- timent eut pu porter Adam pour les plus grands crimes, que d'être condamné, lui & toute fa race , à la mort , en ce monde , &: \ palfer l'c- terniré dans l'autre, dévorés des feux de l'en- fer ? Eft ce la peine impofée par le Dieu de miféiicorde à un pauvre malheureux pour s'être laiifé tromper? Que je hais la décourageante docftrine de nos durs Théologiens ! Si j'étois un moment icmc de l'admettre , c'eft alors que je croirois blafphéir.cr.

Diverses. 31

Telon vous , la nacure corrompue , & cette corruption mcme eft un mal dont il falloir chercher la caufe. L'hom- me fut créé bon ^ nous en convenons , je crois , tous les deux : mais vous dites qu'il elt méchant , parce qu'il a été méchant; de moi je montre com- ment il a été méchant. Qui de nous , à votre avis , remonte le mieux au principe ?

Cependant vous ne laiifez pas de triompher à votre aife , comme il vous m'aviez terrafTé. Vous m'oppofez com- me une objection infoluble { i) ce mé- lange frappant de grandeur & de baf- fcjje^ d'ardeur pour la vérité & de goût pour l'erreur ^ d'inclination pour la vertu & de penchant pour le vice ^ qui fe trouve en nous. Etonnant contrajle y ajoutez-vous, qui déconcenc la phllQ- fopkie payenne y & la laijfe errer dans de vaines fpéculations !

Ce n'ell: pas ime vaine fpéculatioa que la théorie de l'homme , lorf- qu'elle fe fonde fur la nature, quelle marche à l'appui des fîits par des con-

(1) Mandement , p. xiv.

B iv

3i Œuvres

féquences bien liées, &: qu'en nous menant à la fource àQS pailîons, elle nous apprend à régler leur cours. Que fi vous appeliez philofophie payenne la profeiiîon de foi du Vicaire Sa- voyard , je n€ puis repondre à cette imputation , parce que je n'y com- prends rien ( i ); mais je trouve plaifant que vous empruntiez prefque l'es pro- pres termes , ( 2 ) pour dir« qu'il n'ex- plique pas ce qu'il a le mieux expli- qué.

Permettez , Monfeigneur , que je remette fous vos yeux la conclufion que vous tirez d'une objedtion fi bien difcutée , & fuccefïivement toute la tirade qui s'y rapporte.

( 3 ) L'homme fc fent entraîné par une pente funcfle ^ & comment fe roi- diroit-'d contre elle j fifon enfance ne* toit dirigée par des maures pleins de

(i) A moins qu'elle ne fe rapporte à l'accu- fation que m'intente M. de Beaumonc dans la fuite , d'avoir admis pluficurs Dieux.

(z) Emile, Tome III. pag, 68 & 69 j pre- mière édition,

(3) Mandement y p. xv.

Diverses, 33

Vertu j de fagejffe _, ds vigilance ^ & Ji j durant tout le cours de fa vie ^ il ne fai* fait lui-même jy fous la protection & avec les grâces de fon Dieu j des ejfforts puif- fans & continuels ?

C'eft-à-dire : nous voyons que les hommes font méchans , quoiqu incejfam^ ment tytannifés des leur enfance. Si donc on ne les tyrannifoit pas dès ce t'ems-là jy comment pafviendroit'On à les rendre fages ; puifque ^ même en les tyrannifant fans cejfe j il eji impojfiblc de les rendre tels ?

Nos raifonnemens fur l'cducanoii pourront devenir plus fenfibles y en les apdîi'ciuant à un autre fujer.

Suppofon^, Monfeigneur , que quel- qu'un vînt tenir ce difcgurs aux hom- mes.

« Vous vous tourmentez beaucoup jj pour chercher des Gouvernemens j> équitables , & pous vous donner de « bonnes Loix. Je vais premièrement j> vous prouver que ce font vos Gou- 5J vernemens-mèmes qui font les maux j> auxquels vous prétendez remédier »> par eux. Je vous prouverai, de plus, 55 qu'il eft impollible que vous ayez « jamais ni de bonnes Loix ni à^^ Gou-

Bv

34 (S u y R E s

3i vernemens équitables j Se je vais VOUS montrer enfuite le vrai moyen w de prévenir, fans Gouvernemens & « fans Loix, tous ces maux dont vous 3) VOUS plaignez ».

Suppofons qu'il expliquât après cela fon fyftêfne, de propofât fon moyen prétendu. Je n'examine point fi ce fyftême feroit folide , de ce moyen pra- ticable. S'il ne l'étoit pas , peut-être fe contenteroit - on d'enfermer l'Au- reur avec les foux , 3c on lui rendroic juftice : mais maiheureufement il l'é- toit, ce feroit bien pis; & vous con- cevez, Monfeigneur, ou d'autres con- cevront pour vouSj qu'il n'y auroit pas a0ez de' bûchers & de roues pour punir l'infortuné d'avoir eu raifon. Ce n'eft pas de cela qu'il s'agit ici.

Quel que fui le fort de cet homme , il eft fur qu'un déluge d'écrits vien- droit fondre fur le fien. 11 n'y auroit pas un Grimaud qui , pour faire fa cour aux PuifTances , Ôc tout fier d'imprimer avec privilège du Roi, ne vînt lancer fur lui fa brochure Se fes injures , S< ne fe vantât d'avoir réduit au filence celui qui n'auroir pas daigné répondre, eu qu'on auroit empêché de parler.

V î V E R s E s, 35

Mais ce n'eft pas encore de cela qu'il

s agir

SLippofonSj enfin, qu'un homme grave , & qui auroir (on incérèc à la chofe, crùr devoir aulfi faire comme les autres, & parmi beaucoup de dé- clamations & d'mjures, s'avilac d'ar- gumenter ainfl : Quoi , malheureux ! vous voule^ anéantir les Gouvcrnemens & les Loix j tandis que Us Gouver- nemens & les Loix font le feul frein du vice j & ont bien de la peine encore à le contenir. Que fcroit-ce j grand Dieu l fl nous ne les avions plus ? Vous nous ôte:;^ les gibets & les roues ; vous voule^ éta- blir un brigandage public, Vous êtes un homme abominable.

Si ce pauvre homme ofoit parler, il diroit, fans doute. « Trcs-Excellenc » Seigneur, votre Grandeur fait une î> pétition de principe. Je ne dis point î3 qu'il ne faut pas réprimer le vice, mais je dis qu'il vaut mieux l'em.- >j pêcher de naître. Je veux pourvoir j> à l'infuffifance à^s Loix , &: vous 3> m'alléfiuez l'infuiîifance des Loix. » Vous m'accufez d'établir les abus , 3> parce qu'au-lieu d'y remédier j'aime » mieux qu'on les prévienne. Quoi !

Bvj

3(j Œuvres

>j s'il étoit un moyen de vivre rou- as jours en fanté, faudroir-il donc le sa profcrire , de peur de rendre les Mé- » decins oififs ? Votre excellence veuE M toujours voir des gibets èc des roues, 3) moi je voudrois ne plus voir de 3> malfaiteurs : avec tour le refpe<5t que je lui dois , je ne crois pas être un homme abominable ».

Hélas ! M, T. C. F, malgré Us prin- cipes de l'éducation la plus faine & la plus vcrtueufe j malgré les promejfes les plus magnifiques de la Religion & les menaces les plus terribles ^ les écarts de la Jeunejfe ne font encore que trop fré' quens y trop multipliés. J'ai prouvé que cette éducation , que vous appeliez la plus faine , étoit la plus infenfée ; que cette éducation , que vous appeliez la plus vertueufe , donnoit aux enfans tous leurs vices \ j'ai prouvé que toute la gloire du paradis les tentoit moins, qu'un morceau de fucre, & qu'ils crai- gnoient beaucoup plus de s'ennuyer a Vêpres que de brûler en enfer j j'ai prouvé que les écarts de la Jeuneffe qu'on fe plaint de ne pouvoir réprimer par cts moyens, en étoient l'ouvrage. Dans quelles erreurs , dans quels excès ^

Diverses. 3-7

abandonnée à elle - même ^ ne fe préci- piteroit-elle donc pas ? La JeunefTe ne s'égare jamais d'elle-mcme : coures fe^ erreurs lui viennent d'ccre mal con- duite. Les camarades &: les maitreffej achèvent ce qu'ont commencé les Prê- tres & les Précepteurs \ j'ai prouvé cela. Ctjl un torrent qui fe déborde malgré les digues puiffantes quon lui avoit oppofees : que feroit - ce donc fi nul ohfiacle ne fufpcndoït fes flots ^ & ne rompoïtfes efforts ? Je pourrois dire : c'efl un torrent qui renverfe vos impuifl- fantes digues & brife tout. Elargiffe:( fon Ut & le laiffe-^ courir fans ohftacle ; il ne fera jamais de mal. Mais j'ai honte d'employer dans un fujet aufli férieux ces figures de Collège , que chacun applique à fa fantaifie , & qui ne prouvent rien d'aucun côté.

Au refte , quoique, félon vous, l^s. écarts de la JeunefTe ne foient encore que trop fréquens , trop multipliés , a caufe de la pente de l'homme au mal , il paroît qu'a tout prendre vous n'êtes pas trop mécontent d'elle , que vous vous complaifez alfez dans l'éducaciort faine & vertueufe que lui donnent ac-

38 (E u y R E s

tuellement vos maîtres pleins de ver- tus , de fageiïe Se de vigilance ; que , félon vous , elle perdroit beaucoup à erre élevée d'une autre manière \ &: qu'au fond vous ne penfez pas de ce ûècle 5 /a lie des fiècles . tout le mal que vous affeâ:ez d'en dire à la tête de vos Mandemens.

Je conviens qu'il eftfuperfludecher- ther de nouveaux plans d'éducation , quand on eft (i content de celle qui exille : mais convenez aufîî , Mon- feigneur , qu'en ceci vous n'êtes pas difficile. Si vous euffiez été auiîi cou- lant en matière de doétuine, votre Diocèfe eût été agité de moins de trou- bles; l'orage que vous avez excité, ne fut point retombé fur les Jéfuites \ je n'en aurois point été écrafé par com- pagnie y vous fufîiez refté plus tran- quille, Se moi auflî.

Vous avouez que, pour réformer le monde autant que le permettent la foibleiïe, & , félon vous , la corruption de notre nature, il fuffiroit d'obferver , fous la direétion Se l'impreiïion de la ^racCj les premiers rayons de la raifon humaine , de les faifir avec foin , Se de

Diverses, 39

les diriger vers la route qui conduit à la vérité. ( i \ Par-la , continuez-vous , ces efprits j encore exempts de préjugés , feroient pour toujours en garde contre r erreur ; ces cœurs _, encore exempts des grandes pajjïons j prendroient les impref- Jions de toutes les vertus. Nous fommcs donc d'accord fur ce point j car je n'ai pas dit autre chofe. Je n'ai pas ajouté , j'en conviens, qu'il fallût faire élever ït^ enfans par à^s Prêtres j mcme je ne penfois pas que cela fût néceffaire pour en faire des Citoyens & des hommes \ te cette erreur 5 c'en eft une, com- mune à tant de Catholiques , n'eft pas lin fi grand crime à un Proteftant. Je n'examine pas fi dans votre pays les Prêtres eux-mêmes paient pour de fi bons Citoyens ; mais comme l'éduca- tion de la génération préfente ell: leur ouvrage, c'eft entre vous d'un coté, & vos anciens Mandemens de l'autre, qu'il faut décider fi leur lait fpirituel lui a fi bien profité, s'il en a fait de fi grands faints 5(2) vrais adorateurs de Dieu , &

(i) Mandement , p. liij, (1) Uid.

U F È E s

de grands hommes , dignes d'être td rejfource & r ornement de la patrie. Je puis ajourer une obfervarion qui de-* vroit frapper tous les bons François , & vous même comme tel \ c'eft que , de tant de Rois qu'a eu votre Nation , le meilleur eft le feul que n'ont point- élevé les Prêtres.

Mais au'imporre tout cela , puifqùe je ne leur ai peint donné l'exclufion? Qu'ils élèvent la Jeune/Te < s'ils en font capables ; je ne m'y oppofe pâ5 ; ^ ce que vous dites là-deiTus ( i ) ne fait rien contre mon Livre. Prétendriez- vous que mon plan fût mauvais , par cela feul qu'il peut convenir à d'autres qu'aux gens d'Eglife ?

Si l'homme eft bon par fa nature, comme je crois l'avoir démontré , il s'enfuit qu'il demeure testant que rien d'étranger à lui ne l'altère ; &: fi les hommes font méchans, comme ils ont pris peine à me l'apprendre , il s'enfuit que leur méchanceté leur vient d'ail- leurs : fermez donc l'entrée au vice , & le cœur humain fera toujours bon.

(i) Mandement j p. xiij,

DiVETlSES. 4!

Sur ce pi'incipe , j'établis rédiicarion négative comme la meilleure ou plutôt la feule bonne , je fais voir comment toute éducation pofitive fuit, de quel- que maiiiete qu'on s'y prenne , une route oppofée à fon but, & je montre comment on tend au même but, Se comment on y arrive par le chemin que j'ai tracé.

J'appelle éducation pofitive celle qui tend à former l'efprit avant l'âge, 6c à donner à ^'enfant la connoilfance des devoirs de l'homme. J'appelle éduca- tion négative celle qui tend à perfec- tionner les organes, inftrumens de nos connoiffances , avant de nous donner ces connoi^Tances , & qui prépare à la raifon par l'exercice à^s {qus, L'éciiî- •ation négative n'eft pas oihve , tar/t sew faut. Elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices j elle n'ap- prend pas la vérité, mais elle préferve de l'erreur. Elle difpofe l'enfant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il t9c en état de l'entendre , ^ au bien quand il eft en état de l'aimer.

Cette marche vous déplaît & voi:3 choque^ il eft aifé de voir pourquoi. Vous commencez par calomnier les in-

41 (S. U V R E s

tentions de celui qui la propofe. Selon vous , cette oifiveté de l'ame m'a paru néce^Taire pour la difporer aux erreurs .que je lui voulois inculquer. On ne fait pourtant pas trop quelle erreur veut donner à fon élevé celui qui ne lai ap- prend rien avec plus de foin qu'à fentir l'on ignorance 6c à favoir qu'il ne fait rien. Vous convenez que le jugement a fes progrès & ne fe forme que par degrés. Mais s'enfuït-ïl (ijj ajoiuez vous, ^^' ^ ^'^^^ ^<^ ^'^^ ^^^ ^^ enfant ne ccnnoijfe pas la différence du bien & du mal j qu'il confonde l^ f<^gejfe avec la folie j la bonté avec la barbarie j la vertu avec le vice ? Tout cela s'enfuir , fans doute , fi , à cet âge , le jugement ji'eft pas développé. Quoi ! pourfuivez- vous, il ne fentira pas qu obéir c fon père efi un bien j que lui défobéir eji un /;2j/r* Bien- loin de-làjje foutiens qu'il fentira , au contraire , en quittant le jeu pour aller étudier fa leçon, qu'obéir à fon père eft un mal , &: que lui défo- béir efl un bien, en volant quelque fruit défendu. Il fentira aulîi, j'en con-

(i) Mandement ^ p. xviij.

Diverse s, 43

viens , que c'eft un mal d'erre puni &: un bien d'ctre rccompenie^ & c'eit dans la balance de ces biens &: de ces maux concradidoires que fe règle fa prudence enfantine. Je crois avoir démontré cela mille fois dans mes deux premiers vo- lum.es 5 ôcfur-rout dans le dialogue du maître &: de Tenfancfur ce qui eil: mal ( i ). Pour vous 5 Monfeigneur, vous réfutez mes deux volumes en deux lignes, & les voici. (2) Le prétendre^ M, T, C. F, c'efi calomnier la nature humaine ^ en lui attribuant une jiupidité quelle na point. On ne fauroir em- ployer une réfutation plus tranchante, ni conçue en moins de mots. Mais cette- ignorance , qu*il vous piaît d'appeller ftupidité , fe trouve conftamment dans tout efprit gcné dans des organes im- parfaits, ou qui n'a pas été cultivé; c'eft une obfervation facile à faire ^ fenfible à tout le monde. Attribuer cette ignorance à la nature humaine, n'eft donc pas la calomnier \ <S: c'eft vous qui l'avez calomniée , en lui im-

(i) Emile, Tome I , pag. 18^. (z) Mandement j pag. xix.

44 (S. u V R È s

patant une malignité qu'elle n'a poirir. Vous dites encore : (i) Ne vouloir enfeïgner Ici fagejfc à r homme que dans le temps qu il fera dominé par la fougue des pafjtons naijfantes ^ nefl-cc pas la lui pref enter dans le deffein qu'il la re^ jette f Voilà derechef une intention que vous avez la bonté de me prêter , 6c: qu'aflurément nul autre que vous ne trouvera dans mon Livre. J'ai mon- tré , premièrement , que celui qui fera élevé comme je veux ne fera pas dominé par les paffions dans le temps que vous dires . J'ai montré encore comment les leçons de la fagefTe pouvoient retarder le développement de ces mêmes paf- fions. Ce font les mauvais effets de votre éducation que vous imputez à la mienne , & vous m'objeélez les dé- fauts que je vous apprends a prévenir. Jufqu'à l'adolefcence j^ai garanti des paiïions le cœur de mon élevé , & quand elles font prêtes à naître, j'en recule encore le progrès par à^s foins propres à les réprimer. Plutôt , les le- çons de lafageiïe ne fignifîent rien pour

(i) Mandement ^ pag. xîij.

Diverses. 4^

l'enfant , hors d'crac d'y prendre inté- rct & de les entendre ; plus tard , elles ne prennent plus fur un cœur déjà li- vré aux pallions. C'ell au feul moment que j'ai choiii qu'elles font utiles : foie pour l'armer ou pour le dilrraire , il im- porte également qu'alors le jeune hom- me en foit occupé.

Vous dites : ( I ) Pour trouver la Jeu- ne ffe plus docile aux leçons qu'il lui pre'' pare j cet Auteur veut qu'elle foit dénuée 4e tout principe de Religion. La raifon en ed fimple; c'eft que je veux qu'elle ait une Religion , 5c que je ne lui veux rien apprendre dont fon jugement ne foit en état de fentir la vérité. Mais moi, A'ionfeigneur 5 je difois: Pour trouver la JeuneJJe plus docile aux leçons qu'on lui prépare , on a grand foin de la prendre avant l'âge de raifon ; ferois-je un raifonnement plus mauvais que le vôtre, & feroit ce un préjugé bien fa- vorable à ce que vous faites apprendre aux enfans? Selon vous, je choilis l'â- ge de raifon pour inculquer l'erreur^

(i) Mandement _, pag. xviij.

^6 (E u V RE s

6c vous 5 vous prévenez cet âge pour eiifeigner la vérité. Vous vous preiFez d'inftruu-e l'enfant avant qu'il puifle difcerner le vrai du faux , èc moi j'at- tends, pour le tromper, qu'il foit en état de le connoître. Ce jugement eft- il naturel ? Et lequel paroît chercher à féduirejde celui qui ne veut parler qu'à des hommes, ou de celui qui s'a- drelTe aux enfans?

Vous mecenfarez d'avoir dit & mon- tré que tout enfant qui croit en Dieu efb idolâtre ou anthropomorphite , & vous combattez cela en difant ( i ) qu'on ne peut fuppofer ni l'un ni l'autre d'un enfant qui a reçu une éducation Chrétienne. Voilà ce qui eft en quef- tion ; refte à voir la preuve. La mienne eft que l'éducation la plus Chrétienne ne fauroit donner à l'enfant l'entende- ment qu'il n'a pas , ni détacher fes idées des êtres matériels, au-delfus defquels tant d'hommes ne fauroient élever les leurs. J'en appelle, de plus, a l'expé- rience : j'exhorte chacun des leéteurs

(i) Mandement , pag. xix.

Diverses. 47

à conlulrer fa mémoire, & à fe rap- pellerii, loiTqu'il a cru en Dieu cranc enfant, il ne s en eft pas toujours faic quelque image. Quand vous lui dites que la Dïvuiué nejl rien de ce qui peut tomber fous lefens ^ ou (on efprir trou- blé n'entend rien, ou il entend qu'elle n'ed rien. Quand vous lui parlez à'une intelligence infinie ., il ne fait ce que c'ell: qu'intelligence j de il fait encore moins ce que c'eft qii infini. Mais vous lui ferez répéter après vous les mots qu'il vous plaira de lui dire ) vous lui ferez même ajouter , s'il le faut , qu'il les entend ; car cela ne coûte gucres , 6c il aime encore mieux dire qu'il les en-' tend que d'être grondé ou puni. Tous les Anciens , fans excepter les Juifs , fe font repréfenrc Dieu corporel , de combien de Chrétiens, fur-tout de Ca- tholiques , font encore aujourd'hui dans ce cas- ! Si vos enfans parlent com- me des hommes, c'eft parce que les hommes font encore enfans. Voilà pourquoi les mylièves entaffés ne coû- tent plus rien a perfonne; les termes en font tout auflî faciles à prononcer que d'autres. Une des commodités du Chriftianifme moderne eft de s'atQ

48 Œuvres

fait un certain jargon de mots fans idées, avec lefqiiels on fatisfait à tout , hors à Ja raifon.

Par l'examen de l'intelligence qui mène à la connoifTance de Dieu, je trouve qu'il n'eft pas raifonnable de croire cette connoifTance (i) toujours nécejfaire au fa lut. Je cite en exemple \qs infenfés , les enfans, &c je mets dans la même clalTe les hommes dont Tef- prit n'a pas acquis alTez de lumières pour comprendre l'exiftence de Dieu. Vous dites - delTus : (i) Ne foyons •point furpris que l* Auteur d'Emile re- mette à un temps Jl reculé la connoijfance de Cexïflence de Dieu ; il ne la croit pas néceffaire au f al ut. Vous commencez, pour rendre ma propofition plus dure, par Aipprimer charitablement le mot toujours j qui non-feulement la modifie, mais qui lui donne un autre fens , puif- que, félon ma phrafe, cette connoilïance eft ordinairement néceiTaire au falut; & qu'elle ne le feroit jamais, félon la

(i) Emile, Tome II , pag. 351, 353. (i) Mandement ^ pag, xxiij.

phrafe

Diverses. 73

JQ l'ai prife ? Je l'ai tirée mot a mot de l'endroit mcme que vous accufez de contradidion ( i ). Vous en ufez com- me tous mes adverfaires, qui , pour me réfuter, ne font qu'écrire les objections que je me fuis faites, &c fupprimer mes fokuions. La réponfe eft déjà toute prête 5 c'eft l'ouvrage qu'ils ont ré- futé.

Nous avançons, Monfeieneur, vers les difcufîions les plus importantes.

Après avoir attaqué mon fyftême & mon Livre, vous attaquez aulîi ma Re- ligion ; de parce que le Vicaire Catho- lique fait des objections contre fon Eglife, vous cherchez à me faire palTer pour ennemi de la mienne ; comme propofer des difficultés fur un fenti- ment , c'étoit y renoncer ; comme Ci route connoilTance humaine n'avoir pas les fiennes ; comme fi la Géométrie elle-même n'en avoir pas , ou que les Géomètres fe fiffent une loi de les taire pour ne pas nuire à la certitude de leur art.

La réponfe que j'ai d'avance a vous

( I ) Emile , Tome III, pag, ^46* fuiv*,

Tome FL D

74 Œuvres

faire, eft de vous déclarer avec mafran- chife ordinaire mes fenrimens en ma- tière de Religion ; tels que je les ai pro- felfcs dans tous mes Ecrits , 8c tels qu'ils ont toujours crc dans ma bouche ôc dans mon cœur. Je vous dirai , de plus, pourquoi j'ai publié la profefiion de foi du Vicaire, ôi pourquoi, malgré tant declanneurs ,]€ la tiendrai toujours pour t'Écrit le meilleur &l le plus utile dans le fiècie je Tai publié. Les bûchers ni les décrets ne me feront point chan- ger de langage ^ les Théologiens , ea m'ordonnant d'être humble , ne me fe- ront point être faux ; de les Philofophes , en me taxant d'hypocrifie, ne me feront point profefTcr l'incrédulité. Je dirai ma Religion, parce que j'en ai une; & je la dirai hautement, parce que j'ai îe courage de la dire, &: qu'il feroit à defirer pour le bien des hommes que ce fut celle du genre-humain.

Monfeigneur , je fuis Chrétien , de (înccrement Chrétien , félon la doétiine de l'Évangile. Je fuis Chrétien, non comme un Difcip!e des Prares , mais comme un Difciple de Jéfus- Chrid. Mon Maître a peu fubtilifé fur le dog- me , & beaucoup infiîlc fur les devoirs ;

Diverses. 75

j'i prefcrivoit moins d'articles de foi, que de bonnes œuvres \ il n'ordonnoic de croire que ce qui étoit néceiTaire pour être bon ; quand il réfumoit la Loi 6c les Prophètes , c'étoir bien plus dans des ades de vertu, que dans des formules de croyance ( i ) , tV il m'a dit par lui-mcme & par fes Apocres que celui qui aime fon frère, a accom- pli la Loi (2 ).

Moi , de mon coté , trcs-convaincii des vérités elfencielles au CHridianif- me 5 lefquelles fervent de fondement â toute bonne morale , cherchant au furplus à nourrir mon cœur de l'efpiic de l'Evangile, fans tourmenter ma rai- fon àQ c^ qui m'y paroît obfcur; enfin perfuadé que quiconque aime Dieu par-delTus toute chofe, Se fon prochain comme foi-même , efl: un vrai Chré- tien , je m'efforce de l'être , lailîant à part toutes C2s fubtilités de dodtrine, tous ces importans galimathias donc les Pharifiens embrouillent nos devoirs, &: olfufquent notre foi , 5j mettant avec

<i)Matth. VII. iz. (x) I. Cor. XIII, 1. ij

D

7^ (E u y R E s

Saint-Paul la foi même au-deiïbus de la charité ( i ).

Heureux d'être dans la Religion la puis raifonnable &: la plus faiiire qui foit (i\^ la terre, je refte inviolablemenc attaché au culte de mes Pères : comme eux je prends l'Écriture & la raifoii pour les uniques régies de ma croyan- ce^ comme eux je récufe l'autorité des hommes , & n'entends me foumettre à leurs formules qu'autant que j'en ap- perçois la vérité ; comme eux je me réunis de cœur avec les vrais ferviteurs de Jéfus Chrift, &: les vrais adorateurs de Dieu, pour lui offrir dans la Com- munion des Fidèles les hommages de fon Églife. Il m^eft confolant & doux d'être compté parmi fes membres , de participer au culte public qu'ils rendent à la Divinité , & de me dire au milieu d'eux : je fuis avec mes frères.

Pénétré de reconnoilTance pour le digne Pafteur qui ^ réfiftant au torrenç de l'exemple , &: jugeant dans la vé- rité, n'a point exclus de l'Eglife un dé- fenfeur de la caufe de Dieu , je confer^

(i)Galar. V. 14,

Diverses. 77

verai toute ma vie un rendre iouvenir de facharité vraimenc Cluétienne. Je nie ferai toujours une gloire d'ctre compte dans ion troupeau , &: j'efpère n'en point fcandaliler les membres, ni par mes fentimens ni par ma conduite ; mais lorfque d'injuftes Prctres , s'arro- géant des droits qu'ils n'ont pas, vou- dront fe faire les arbitres de ma croyan- ce , & viendront me dire arrogamment : rétradez-vous , céguifez-vous , expli- quez ceci 5 délavouez celaj leurs hau- teurs ne m'en impoîeront point; ils ne me reront pomt mentir pour erre or- thodoxe, ni dire, pour leur plaire, ce que je ne penfe pas. Que C\ ma véracité hs offenie , de qu'ils veuillent me re- trancher de l'Eglife , je craindrai peu cette menace dont l'exécution n'eil pas en leur pouvoir. Ils ne ni'empècheronc pas d'êrre uni de cœur avec les Fidèles ^ ils ne m'ôtcront pas du rang des Elus, fi j'y fuis infcrit. Us peuvent m'en ôter hs confolations dans cette vie , mais non l'efpoir dans celle qui doit la fui- vre , & c'eft-là que mon vœu le plus ardent 5c le plus fincère eil d'avoir Jcius- Chrift même pour arbitre &c pour Jv.go entre eux &: moi.

Diij

7^ (S U V R E s

Tels font, Monfeigneur, mes vrais fenrimens , que je ne donne pour régie â perfonne , mais que je déclare erre les miens , & qui refteronc tels tant qu'il plaira , non aux hommes , mais à Dieu , feul maître de changer mon cœur & ma raiion : car aufîi long-temps que je ferai ce que je fuis, & que je penferai comme je penfe, je parlerai comme je parle. Bien différenr, je l'avoue, de vos Chrétiens en effigie, toujours prêts à croire ce qu'il f-iut croire, ou à dire ce qu'il faut dire pour leur intérêt ou pour leur repos \ de toujours fûrs d'êcre aiTez bons Chrétiens, pourvu qu'on ne brille pas leurs Livres & qu'ils ne foienc prs décrétés. Us vivent en gens per- fuadés que non-feulement il faut con- felfer tel & tel article j mais que ceb fuHit pour aller en paradis; ^z moi je penfe , au contraire, que l'elTenciel de la Religion confifte en pratique , que non-feulement il faut trre homme de bien , miféricordicux , humain , cha- ritable; mais que quiconque ed: vrai- ment tel, en croit alfez pour être fauve. J'avoue, nu refte, que leur dodrine efc plus comm.ode que la mienne, Ôc qu'il en coûte bien moins de fe mettre au

Diverses, 79

nombre des Fidèles , par des opinions que par des vertus.

Que il j'ai garder ces fenrimens pour moi feul , comme ils ne cefïènc de le dire ; fi , lorfque j'ai eu le courage de les publier & de me nom.mer , j'ai attaqué les Loix, cc troublé l'ordre pu- blic , c'efl ce que j'examinerai tout-à- l'heure. Mais qu'il me foit permis au- paravant , de vous fupplier , Monfei- gneur, vous &c tous ceux qui liront cet Écrit, d'ajouter quelquefois aux dé- cLirations d'un ami de la vérité , & de ne pas imiter ceux qui , fans preuve , fans vraifemblance , de fur le feul té- moignacre de leur propre cœur, m'ac- cufent d'atiiéifme & d'irréligion contre des proteftarions h pofitives &: que rien de ma part n'a jamais démenties. Je n'ai pas trop , ce me femble , l'air d'urt homme qui fe dcguiie, & il n'efl: pas aifé de voir quel intérêt j'aurois à me déguifer ainfi. L'on doit préfumer que celui qui s'exprime il librement fur ce qu'il ne croit pas, eft fincère en ce qu'il dit croire, (3>: quand Ces difcours , fa conduite de fes Écrits fout toujours d'ac- cord fur ce point , quiconque ofe aî-

Div

8o (E U V R E S

firmer qu'il meni^ Ôc n'eft pas un Dieu, ment infailliblement lui-même.

Je n'ai pas Toujours eu le bonheur Je vivre feul. J'ai fréquenté des hom- mes de toute efpèce. J'ai vu des gens de tous les partis, des croyansde toutes hs {qôiqs^ des efprits-forts de tous les fyftêmes : j'ai vu àes grands , des petits , des libertins, des Philofophes. J'ai eit des amis fùrs, & d'autres qui l'étoient moins : j'ai été environné d'efpions , de malveuillans, & le monde eft plein de gens qui me hailfent à caufe du mal qu'ils m'ont fait. Je les adjure tous , quels qu'ils puiiïent être, de déclarer au public ce qu'ils favent de ma croyan- ce en matière de Religion. Si dans le commerce le plus fuivi, fi dans la plus étroite familiarité , fi dans la gaieté des repas , fi dans les confidences du tête-à-tcte ils m'ont jamais trouvé dif- férent de moi-même *, (i, lorfqu'ils ont voulu difputer ou plaifanter, leurs ar- gumens ou leurs railleries m'ont un moment ébranlé^ s'ils m'ont furpris 1 varier dans mes fenrimensj fi dans le fecret de mon cœur ils en ont pénétré que je cachois au public, fi, dans quel-

Diverses. 8i

quô temps que ce Toit, ils ont trouvé en moi une ombre de fauiTeté pu d'hypo - crifie , qu'ils le difenr, qu'ils révèlent tout, qu'ils me dévoilent, j'y confens, je les en prie, je les difpenfe du fecret de l'amitié ; qu'ils difc^nt hautement , non ce qu'ils voudroient que je fulfe , mais ce qu'ils favenc que je fuis : qu'ils me jugent félon leur confcience \ je leur confie mon honneur fans crainte , & je promets de ne les point récufer.

Que ceux qui m'acculent d'être fans Religion , parce qu'ils ne conçoivent pas qu'on en puilfe avoir une , s'accor- dent au moins, s'ils peuvent, entre eux. Les uns ne trouvent dans mes Livres qu'un fyfléme d'athéifme ; les autres difent que je rends gloire à Dieu dans mes Livres , Çàns y croire au Fond de mon cœur. Ils taxent mes Ecrits d'impiété , cc mes fentimens d'hypocride. Mais je prêche en public l'athéifme , je ne fuis donc pas un hypocrite ; i^' fi j'af- fede une foi que je n'ai point , je n'en- feigne Aonc pas l'impiété. En entalTanc des imputations contradictoires, la ca- lomnie fe découvre elle-même j mais la malignité eft aveugle , & la paiuoa

ne raifonne Das.

Dv

Sz (S u r R E S

Je n*.ii pas, il eft vrai, cette foi donr j'entends {^vanter tant de gens d'une probité fi médiocre, cette foi robufte qui ne doute jamais de rien, qui croie fans façon tour ce qu'on lui préfente à croire, & qui met à part ou difîîmule les objedions qu'elle ne fait pas ré- foudre. Je n'ai pas le bonheur de voir dans la révélation l'évidence qu'ils y trouvent, de fi je me détermine pour elle , c'efl: parce que mon cœur m'y porte , qu'elle n'a rien que de confolant pour moi , Se qu'à la rejetter les dif- ficultés ne font pas moindres ^ mais ce Ji'eil; pas parce que je la vois démontrée , car très-fûrement elle ne l'eft pas à mes yeux. Je ne fuis pas même affez inftruir,. a beaucoup près, pour qu'une démonf- tration qui demande un fi profond fi- voir , foir jamais à ma portée. N'cft-il pas plaifant que moi qui propofe ou- vertement mes objc6lions 6c mes dou- tes , je fois l'hypocrite , & que tous ces gens fi décidés, qui difent fans celfe croire fermement ceci & cela , que ces gens C\ fûrs de tout, fans avoir pourtant de meilleures preuves que les miennes y que ces gens , enfin, dont la plupart ne font gucres plus favans que moi ^ & qui^

Diverses. îj

fans relever mes difficultés, me repro- chent de les avoir propofces, foient les gens de bonne-foi ?

Pourquoi ferois-je un hypocrite , & que gagnerois-je a l'ècre ? J'ai attaqué tous les intérêts particuliers , j'ai fuf- cité contre moi tous les partis, je n'ai foutenu que la caufe de Dieu 6c de THumanité , & qui eft-ce qui s'en fou- cie ? Ce que j'en ai dit n'a pas même fait la moindre fenfation , & pas une ame ne nien a fu grc. Si je me fufTe ouverrement déclaré pour i'arhéifme , les dévots ne m'auroient pas fait pis , & d'autres ennemis non moins dange- reux ne me porreroient point leurs coups en fecret. Si je me fuife ouver* renient déclaré pour l'athcirme, les uns m*eu(rent attaqué avec plus de réferve , en me voyant défendu par les autres , & dirpofé moi-même à la vengeance : mais un homme qui craint Dieu , n'eft guère à craindre , k^n parti n'eft pas redoutable, il eft feul ou à-pea-près , 6c l'on efi: fur de pouvoir lui taire beau- coup de mal avant qu^il fonge à le ren- dre. Si je me fuiTe ouvertement déclare pour l'athéiTme , en me féparant ainll de l'Églife, j'auiois 6:é tout d'un coup

Dvj

Î4 (E u ru E s

à Tes Miniftres le moyen de me har- celer fans ceiïe, & de me faire endu- rer routes leurs petites tyrannies 5; je n aurois point efTuyc tant d'ineptes cen- fures; &5au-lieu de me blâmer fi aigre- ment d'avoir écrit, il eût fallu me réfu- ter; ce qui n'eft pas tout-à-fait fi facile^ Enfin fi je me furfe ouvertement déclaré pour Tathéifme , on eût d'abord un peu clabaudé ; mais on m'eût bientôt laiflé en paix comme tous les autres j le peu- ple du Seigneur n'eût point pris inf- peétion fur moi , chacun n'eût point cru me faire grâce en ne me traitant pas en excommunié, & j'eufie été quitte- a-quitte avec tout le monde : les Saintes en Ifracl ne m'auroient point écrit des lettres anonymes, & leur charité ne fe fût point exhalée en dévotes injures ; elles n'euiTent point pris la peine de m'alTurer humblement que j'étois un fcélératj un monftre exécrable, & que le monde eût été trop heureux , fi quel- que bonne ame eût pris le foin de m'é- touffer au berceau : d'honnctes-gens , de leur côté , me regardant alors com- me un réprouvé, ne fe tourmenteroienc & ne me rourmenteroient point pour me ramener dans la bonne voie \ ils n^

Diverses. Sj

me tirai! leroient pas à droite &: à gau- che, ils ne m'étOLifFeroient pas fous Is poids de leurs fermons , ils ne me for- ceroient pas de bénir leur zèle, en man- diiTant leur importunité , &c de fenrir avec reconnoiilance qu'ils font appelles à me faire périr d'ennui.

Monfeigneur, fi je fuis un hypocrite, je fuis un fou; puifque, pour ce quâ je demande aux hommes , c'eft une grande folie de fe mettre en fraix de fauiïeré : Ci je fuis un hypocrite, je fuis un for ; car il faut l'être beaucoup pour ne pas voir que le chemin que j'ai pris ne mène qu'à des malheurs dans cette vie, & que, quand j'y pourrois trouver quelque avantage , je n'en puis profiter fans me démentir. Il eft vrai que j'y fuis a temps encore -, je n'ai qu'a vouloir un moment tromper les hommes ; & je mets à mes pieds tous mes ennemis-. Je n'ai point encore atteint la ^ieii- lelfe ; je puis avoir long-temps à fouf- frir ; je puis voir changer derechef le public fur mon compte : niais Ci jamais j'arrive aux honneurs & a la fortune , par quelque route que j'y parvienne , alors je ferai un hypocrite y cela eii fur.

Î6 (Hv y RE S

La gloire de l'ami de la vérité n'^efî point attachée à telle opinion plutôt qu'à telle autre j quoiqu'il dife, pourvu qu'il le penfe, il rend a fon but. Celui qui n'a d'autre intérêt que d'être vrai, n'eit point tenté de mentir , & il n'y a nul nomme fenfé qui ne préfère le moyen le plus fimple , quand il eft .-iuiîî le plus fur. Mes ennemis auront beau faire avec leurs injures ^ ils ne m'ôre- ront point l'honneur d'être un homme véridique en toute chofe, d'être le feul Auteur Je mon fiècle , &: de beaucoup d'autres qui ait écrit de bonne-foi , & qui n'ait dit que ee qu'il a cru : ils pourront un moment fouiller ma ré- putation à force de rumeurs & de ca- lomnies; mais elle en triomphera tôt ou. tard ; car tandis qu'ils varieront dans leurs imputations ridicules. Je refterai roujours le même ; & fans autre art que ma Ê^anchife, j'ai de quoi les défoler toujours.

Mais cerre fianchife ek déplacée avec le public 1 Mais toute vérité n'eft pas bonne à dire ! Mais, bien que tous les gens fenfés penfent comme vous y il n'eft pas bon que le vulgaire penfe ainfi ! Voilà ce qu'on me crie de toute»

Diverses, 87

pîtrts *, voila, peur-erre, ce que vous me diriez vous-iTÛ-me , fi nous crions tète-a-rcre dans votre cabinet. Tels font les hommes. Ils changent de lan- gage comme d'habit j ils ne difent hi vérité qu'en robe de chambre ; en h.> bit de parade ils ne favent plus que mentir, & non-feulement ils font trom- peurs & fourbes a la face du genre- humain , mais ils n'ont pas honte de punir, contre leur conÇciK^nct , quicon- que ofe n'erre pas fourbe & trompeur public comm.e eux. Mais ce principe efl-il bien vrai que toute vérité n'efc pas bonnne à dire ? Quand il le feroir,. s'enfuivroit-il que nulle erreur ne fiic bonne à détruire, de toutes les folies des hommes font-elles 11 fainces qu'il n'y en ait aucune qu'oii ne doive refpec- ter ? Voilà ce qu'il conviendroit d'exa- miner avant de me donner pour loi v.no maxime fufpede & vague^ qui, fut- elle vraie en elle-même, peut pécher par fon application.

J'ai orande envie, Monfci^neur , de prendre ici ma méthode ordinaire , (3c de donner i'hiftoire de mes idées pour toute rcponfe à mes accufateurs. Je

88 (E U V RES

crois ne pouvoir mieux juftifier font ce que j'ai ofé dire, qu'en difant encore tout ce que j'ai penfé.

Sitôt que je fus en état d'obferver les hommes, je les regardois faire, & je les écoutois parler , puis , voyant que leurs actions ne refTembloienr point à leurs difcours, je cherchai la raifon de cette dilTemblance, & je trouvai qu'être & paroître étant pour eux deux chofes aiifiî différentes qu'agir & parler , cette deuxième différence étoit la caufe de l'autre, & avoir elle-même une caufe qui me reftoit à chercher.

Je la trouvai dans notre ordre focial, qui , de tout point contraire d la nature que rien ne détruit, la tyrannife fans ceffe , & lui fait fans ct'^c réclamer (qs droits. Je fuivis cette contradidion dans fes conféquences , &je vis qu'elle expliquoit feule tous les vices des hom- mes &i tous les maux de la fociété. D'où je conclus qu'il n'étoit pas nécelfaire de fuppofer l'homme méchant par fa na- ture , lorfqu'on pouvoir marquer l'ori- gine & le profilés de fa méchanceté. Ces réflexions me coîulnii-irent à àa nouvelles recherches fur l'efprit humatii

Diverses, ^9

confidéré dans l't'rar civil , «S: je trouvai qu'alors le développemenr des lumières éc àQS vices fe faifoit toujours en mcme raifon , non dans les individus, mais dans les peuples; diftindlion que j'ai toujours foigneiifement faite , d<. qu'au- cun de ceux qui m'ont attaqué n'a ja- mais pu concevoir.

j'ai cherché la vérité dans les Livres ; je n'y ai trouvé que le mcnfonge & l'er- reur. J'ai ccnfulté les Auteurs; je n'ai trouvé que des Charlatans qui fe font un jeu de tromper les hommes, fans autre Loi que leur intéièt, fans autre Dieu que leur réputation ; prompts à décrier les chefs qui ne les traitent pas 2. leur gré, plus prompts a louer Tiin- quité qui les paye. En écoutant les gens à qui l'on permet de parler en public, j'ai compris qu'ils n'ofcnt ou ne veulent dire que ce qui convient à ceux qui commandent , & que , payés par le fort pour prêcher le foible, ils ne favent parler au dernier que de Çqs devoirs, & à l'autre que de fes droits. Toute l'inf- truétion publique tendra toujours aa menfonge tant que ceux qui la dirigent trouveront leur intérêt à mentir; &c c'eil pour eux feulement que la vérité

5)0 (E V V R Ë s

n*eft: pas bonne à dire. Pourquoi ferois- je le complice de ces gens-là ?

11 y a des préjugés qu'il faut refpec- ter. Cela peur être : mais c'eft quand d'ailleurs tout eft dans l'ordre , & qu'on ne peut ôter ces préjugés fans ôteraufli ce qui \ts rachète ; on lailTe alors le mal pour i'amour du bien. Mais lorf- que tel eft l'état des cKofes que rien ne fauroit plus changer qu'en mieux, les préjugés font-iis fi refpedables qu'il faille leur facriiier la raifon , la vertu, la juftice, & tout le bien que la vérité pourroic faire aux hommes ? Pour moi , j'ai promis de la dire en toute chofe utile , autant qu'il feroit en moi ; c'eft un engagement que j'ai remplir {tlon mon talent, & que fûrement un autre ne rem.plira pas à ma place, puif- que , chacun fe devant a tous , nul ne peut payer pour autrui. La divine vé- rité^ dit Auç^uflin , r/cji ni a moi j ni à vous ^ nia lui , mais à nous tous qu'elle cppelle avec force à la publier de concert^ J'ous peine d'être inutiles à nous-mêmes fi nous ne la communiquons aux autres : car quiconque s'approprie à lui Jeul un bien dont Dieu veut que tous jouijjcnt y perd par cette ufurpation ce qu'il dérobe

I

B I V E R s E s. 5)!

au public .y & ne trouve qu'erreur en lui- rriême y pour avoir trahi la vérité (i).

Les hommes ne doivent point être inftruits à demi. S'ils doivent refter dans Terreur, que ne les lainiez-vons dans l'ignorance ? A quoi bon tant d'Ecoles dz d'Univerfités pour ne leur apprendre rien de ce qui leur importe à favoir ? Quel eft donc l'objet de vos Collèges , de vos Académies , de tant de fonda- tions favantes ? Eft-ce de donner le change au Peuole , d'altérer fa railoii

O 1 '

d'avance, &: de l'empccher d'aller au vrai ? Prof.ifeurs de menfonge , c'eft pour l'abufer que vous feignez de l'inf- truire, 3c y comme ces brigands qui mettent des fanaux fur les écueils , vous réciairez pour le perdre.

Voilà ce que je penfois en prenant la plume; ôc, en la quittant, je n'ai pas lieu de changer de fenriment. J'ai tou- jours vu que l'indrudtion publique avoir deux défauts efTjnriels qu'il croit impoflible d'en otcr. L'un eft la mau- vaife foi de ceux qui la donnent , Ôc l'autre l'aveuglement de ceux qui la

(r) Au-uft. ConfdT. L/v. ///, cit. if^

92 (S. U V R E s

reçoivent. Si des hommes fans paflîoîîs infiruifoientcles hommes fans préjugés, nos connoiffances refteroient plus bor- nées, mais plus fiires , & la raifon ré- gneroir Toujours. Or, quoi qu'on fafTe, l'intérêt àts hommes publics fera tou- jours le même : mais les préjugés du peuple , n'ayant aucune bafe fixe , font plus variables j ils peuvent être altérés , changés, augmentés ou diminués. C'cft donc de ce côré feul que l'inftruclion peut avoir quelque prife, & c'efl-là que doit tendre l'ami de la vérité. Il peut efpèrer de rendre le peuple plus raifonnable, mais non ceux qui le mè- nent plus honnêtes gens.

J'ai vu dans la Religion la même faufleté que dans la politique , ôc j'en ai été beaucoup plus indigné : car le vice du Gouvernement ne peut rendre les fujecs malheureux que fur la terre j mais qui fait jufqu'où les erreurs de la conf- cience peuvent nuire aux infortunés mortels? J'ai vu qu^on avoir des pro- fefiTions de foi , des doctrines , àes cultes qu'on fuivoit fins y croire, & que rien de tout cela, ne pcnccranr ni le cœur ni la raifon , n'infiuoit que très - peu fur la conduiic. Monfei<zneur , il faut vous

Diverses, 93

j parler fans détour. Le vrai Croyan: ne peut s'accommoder de routes ces lima- grées : il fent que l'homme eft un ctre inceliigent auquel il fliut un culte rai- fonnable , &: un être fociable auquel il faut une morale faite pour l'Humanité. Trouvons premièrement ce culte & cette morale \ cela fera de tous les hommes : & puis quand il faudra à^s formules nationales , nous en examine- rons les fondemens 5 les rapports, les convenances \ &, après avoir dit ce qui eft de l'homme, nous dirons enfuite ce qui eft du Citoyen. Ne faifons pas , fur- rout, comme votre Monfieur Joli de Fleuri 5 qui, pour établir fon Janfénif- nae, veut déraciner toute loi naturelle 6< toute obligation qui lie entr'eux les humains; de forte que, félon lui, le Chrétien & l'Infidèle qui contraélenc entr'eux , ne font tenus a rien du tout l'un envers l'autre, puifqu'il n'y a point de loi commune à tous les deux.

Je vois donc deux manières d'exa- miner & comparer les Religions diver- fes; l'une félon le vrai & le faux qui s'y trouvent, foit quant aux faits na- turels ou furnarurels fur lefquels elles font établies, foie quant aux notioiis

94 (E. u r R ES

que la raifon nous donne de l'Erré Ai- prême 5c du culte qu'il veur de nous; l'autre félon leurs effets temporels ôc moraux fur la terre , félon le bien ou le mal qu'elles peuvent faire à lafociété 6c au genre - humain. Il ne faut pas, pour empêcher ce double examen, commencer par décider que ces deux chofes vont toujours enfemble , & que la Religion la plus vraie effc au(îi la plus fociale \ c'eft précifément ce qui eft en queftion & il ne faut pas d'abord crier que celui qui traite cette queftion eft un impie , un athée ; puifqu'autre chofe eft de croire , & autre chofe d'examiner l'effet de ce que l'on croit. 11 paroîc pourtant certain , je l'a- voue, que, fi l'homme eft fait pour la fociété , la Religion la plus vraie eft aulîi la plus fociale & la plus humaine: car Dieu veut que nous foyons tels qu'il nous a faits j ^, s'il étoit vrai qu'il nous eût faitméchans, ce feroit lui défobéir que de vouloir cefTer de l'ctre. De plus , la Religion confidérce comme une relation entre Dieu <5c l'homme , tie peut aller a la gloire de Dieu que par le bien-être de l'homme , puifque l'autre terme de la relation , qui eft

Diverses. 95

pieu , eft par fa nature au-deffus de tour ce que peut riiomine pour ou contre lui.

Mais ce feiuiment , tout probable qu'il eft , eft fujet â de grandes dilii- cultes, par l'iiiftorique éc les h'iis qui le contrarient. Les Juifs ctoient les ennemis nés de tous les autres Peuples, & ils commencèrent leur établiiremenc par dcrruire fept nations , félon l'or- dre exprès qu'ils en avoient reçu : lovs \qs Chrétiens ont eu des guerres de Religion , & la guerre eft nuifible aux hommes : tous \qs partis ont érc perfc- cuteurs & perfécutés , & la perfécu- ticn eft nuifible aux hommes : pluiîeurs fcdes vantent le célibat, èc le célibat eft h nuifible (i) à l'efpèce humaine.

(i) La continence & l.i piircré ont leur nfage^ même pour la population 5 il eft tou- jours beau de recommandera foi- me me , & J'crat de virginiié eft , par ces raifons , très-di- gne d'cftime ; mais il ne s'enfuir pas qu'il foit beau, ni bon , ni louable de perfévérer toute ia vie dans cet érat , en ofFenfant la Nature & en trompant fa deftination. L'on a plus derel- pe<ft pour une jeune Vierge nubile , que p'^ur une jeune femme j mais on en a plus pour une

9(5 (E u y RE s

que, s'il étoit fuivi par-tout , elle péti- roif. Si cela ne fait pas preuve pour dé- cider , cela fait raifon pour examiner^ ^ je ne demandois autre chofe , finon qu'on permit cet examen.

Je ne dis ni ne penfe qu'il n'y ait aucune bonne Religion fur la terre ; mais je dis ( Se il eft trop vrai ) qu'il

mère de famille <]ue pour une vieille fille ; &: cela me paroîctrès-fenré. Comme on ne fe ma- rie pas en nairtant, & cju'il n'eft pas même 4 propos de fe marier fore jeune , la virginité , ^ue tous ont porter & honorer , a fa né- jceffitc j fon utilité , fon prix 6c fa gloire j mais c'eft pour aller, c^uand il convient , dépofcr toute fa pureté dans le mariage. Quoi ! difent- ils , de leur air bêtement triomphant , des céli- bataires prêchent le nœud conjugal ! Pourquoi donc ne fe marient-ils pas ?... Ah ! pourquoi ? Parce qu'un état fi faint & fi doux en lui-même cfl: devenu , par vos fottes inftitutions , un état malheureux & ridicule , dans lequel il eft dé- formais prefque impolTible de vivre fans être un frippon ou un for. Sceptre de fer , loix in- fenfées I c'eft à vous que nous reprochons de n'avoir pu remplir nos devoirs fur la terre , & c'eft par nous que le cri de la Nature s'clêvc contre votre barbarie. Comment ofez vous la pouHer jufqu'à nous reprocher la mifèrc oii vous nous avez réduits ?

n'y

Diverses. 4^

pîirafe que vous me prêtez. Après cerre petite faUification , vous pouifuivez ainll.

« Il efl: clair «< , dit-il ^ par V organe >} d*un ptrjonnage chlmcrique j il efl »> clair que tel homme parvenu jufqu'à. j) la vieillefTe fans croire en Dieu, ne j> fera pas pour cela privé de fa pré- « fence dans l'autre » , ( vous avez omis le mot de vie ; ) fi ion aveu- ï» glement n'a pas été volontaire; 6c jj je dis qu'il ne l'eft pas toujours ».

Avant de rranfcrire ici votre remar- que, permettez que je ii(^*à la mienne, C'eil que ce perfonnage prétendu chi- mérique , c'eil moi-mcme , & non le Vicaire; que ce paifnge que vous avez cru être dans la profellîon de foi n'y efl: point, mais dans le corps même du Livre. Monfcigneur , vous lifez bien légèrement ; vous citez bien négligem- ment les Écrits que vous flétriilez (1 durement ; je trouve qu'un homme ea place qui cenfure , devroir mettre un peu plus d'examen dans fes jugemens. Je reprends a préfent votre texte.

Remarque:^ , M, T, C F , qu'il ne s'a-

Igic point ici d'un homme qui fcroit dé* pourvu de Vufage de fa raijon : mais Tome VL C

50 (S. U V R E s

uniquement de celui dont la ralfon nt fer oit point aidée de Vinfiruciïon. Vous affirmez enfuite (i) Q^\xune telle pré- tention eft fouverainement abfurde. S, Paul ajjure qu entre les Philofophes payens , plujieurs font par-venus par les feules forces de la ralfon ^ à la connoif- fance du vrai Dieu ; de là-delTus vous tranfcrivez fon paffage.

Monfeigneur, c'eft fouvent un petit mal de ne pas entendre un Auteur qu'on lit j mais c'en eft un grand quand on le réfute 5 Se un très-grand quand on le diffame. Or vous n'avez point enrendu le paflTage de mon Livre que vous at- taquez ici , de même que beaucoup d'autres. Le Ledeur jugera fi c'eft ma faute ou la votre, quand j'aurai mis le pafiage entier fous fes yeux.

« Nous tenons ( les Réformés ) que nul enfant mort avant l'âge de j5 raifon ne fera privé du bonheur éter- » nel. Les Catholiques croient la mè- >3 me chofe de tous les enfans qui ont »> reçu le baptême , quoiqu'ils n'aient

(i) Mandement , pag. xxiv.

Diverses, 51

» jamais encendii parler de Dien. Il y » a donc des cas l'on peur êti-e fauve j> fans croire en Dieu, ôc ces cas ont j> lieu , foie dans l'enfance , foie dans la » démence , quand l'efprit humain efl: « incapable des opérations nécerfaires »> pour reconnoître la Divinité. Toute » la différence que je vois ici entre vous M & moi , eft que vous prétendez que » les encans ont à fept ans cette capa- j) cité , & que je ne la leur accorde pas 3> même à quinze. Que j'aie tore ou » raifon, il ne s'agit pas ici d'un ar- >j ticle de foi , mais d'une fimple ob- îî fervation d'hiftoire naturelle.

» Par le même principe , il eft clair » que tel homme, parvenu jufqu'à la »> vieilleffe fans croire en Dieu , ne fera 3> pas pour cela privé de fa préfence î) dans l'autre vie , fi (on aveuglement » n'a pas été volontaire ; & je dis qu'il » ne Teft pas toujours. Vous en con- î> venez pour les infenfcs qu'une ma- »> ladie prive de leurs facultés fpirituel- » les , mais non de leur qualité d'hom- M mes 3 ni, par conféquent, du droit ?> aux bienfaits de leur créateur. Pour- î> quoi donc n'en pas convenir aufîi ^■> pour ceux qui, féqueftrcs de toute

Ci)

5z Œuvres

39 fociété àhs leur enfance , auroîeiîC v> mené une vie abfolument fauvage, privés des lumières qu'on n'acquiert '> que dans le commerce des hommes ? » Car il eft d'une impoiîibilicé démon- » trée qu'un pareil fauvage pîit jamais » élever (qs réflexions jufqu'à la con- »î nojlTance du vrai Dieu. La raifon » nous dit qu'un iiomme n'eft punif- j> fable que pour les fautes de fa vo- lonté, & qu'une ignorance invinci- 39 ble ne lui fçauroit être imputée à crime. D'où il fuit qucjdevant la Juf^ tice éternelle, tout homme qui croi- roit, s'il avoit les lumières nécelTai- 3j res , eft réoutc croire, &: qu'il n'y » aura d'incrédules punis que ceux donc 5> le cœîir fe ferme à la vérité ». Emile T. ILpag. 552 &fuiv.

Voila mon padage entier, fur lequel votre erreur iaute aux yeux. Elle con- fifle en ce que vous avez entendu ou faiteutendre que , félon moi , il falloir avoir été inftrait de l'exiftence de Dieu pour y croire. Ma penfée eft fort diffé- rente. Je dis qu'il faut avoir l'enten- dement développé &: l'efprit cultivé jufqu'à certain point pour être en état de comprendre les preuves de 1 exifi

D I r £ R s E s. 5 5

tence oc Dieu , & furcoat pour les trou- ver de foi-mcme fans en avoir jamais entendu parler. Je parle des hommes barbires ou fauv. ^es ; vous m'alléguez des Philofophes : je dis qu'il faut avoir acquis quelque Philofophie pour s'éle- ver aux notions du vrai Dieu ; vous citez Saint Paul qui reconnoîc que quel- ques Philosophes Payens fe font élevés aux notions du vrai Dieu : je dis que tel homme grollier n'eil pas toujours en état de fe former de lui-même une idée jullede la Divinité j vous dites que Jes hommes inftruits (oiu en état de fe former une idée jufte de la Divinité ; êc fur cette unique preuve, mon opi- nion vous paroît fouvcrainerr.enc ab^ fiirdc. Quoi ! parce qu'un Docteur en droit doit fcavoir les loix de fon pays , eft-il abfurdede fuppofer qu'un enfant qui ne fç.iir pas lire a pu les ignorer ?

Quand wvi Auteur ne veut pas fe ré- péter fans cefTe, & qu'il a une fois éta- bli clairement fon fentimenr fur une matière, il n'eft pas tenu de rapporter toujours les mêmes preuves en raifon- nanr fur le même fentimenc. Ses Ecrits s'expliquent alors les uns après les autres, «Se \qs derniers, quand il a de la mé-

Ciij

54 ΠU F RE s

thode 5 ruppofenc toujours les premiers* Voilà ce que j'ai toujours tâché de fai- re , de ce que j'ai fait, fur-tout , dans loccafion dont il s'agit.

Vous fuppofez, ain(i que ceux qui traitent de ces matières, que l'homme apporte avec lui faraifon toute formée» & qu'il ne s'agit que de la mettre en œuvre. Or cela n'eft pas vrai, car l'une des acquifirions de l'homme, & même des plus lentes , efl- la raifon. L'homme apprend à voir des yeux de i'efprit ainlî que des yeux du cor^ps ; mais le pre- mier apprentilTage efi bien plus long que l'autre, parce que les rapports des objets inrellesbuels ne fe mefuuant pas comme l'étendue, ne fe trouvent que par eftimation , & que nos premiers befoins , nos befoms phyfiques , ne nous rendent pr.s l'examen de ces mê- mes objets intéreiïant. Il faut ap- prendre à voir deux objets à la fois; il fiut apprendre à les comparer entre eux , il faut apprendre à comparer les objets en grand nombre , à remonter par degrés aux caufes , à les fuivre dans leurs effets ; il faut avoir combiné des infinités de rapports pour acquérir des idées de convenance, de proportion.

Diverses. 55

d'harmonie & d'ordre. L'homme qui > privé dn fecours de Tes femblables & fans ceffe occupe de pourvoir à fes be- ibins , eft réduit en toute chofe à. la feule marche de fes propres idées , fait un progrès bien lent de ce côté-là : il vieillit &c meurt avant d'être forti de l'enfance de la raifon. Pouvez - vous croire de bonne-foi , que d'un million d'hommes élevés de cette manière , il y en eût un feul qui vînt à penfer à Dieu ?

L'ordre de l'Univers , tout admirable qu'il eft, ne frappe pas également tous les yeux. Le peuple y fait peu d'at- tention, manquant des connollfances qui rendent cet ordre fenfible , & n'ayant point appris a réfléchir fur ce qu'il ap- perçoit. Ce n'eft ni endurcilfement , ni mauvaife volonté : c'ell ignorance, en- gourdifTement d'efprit. La moindre mé- ditation fatigue ces gens-là , comme le moindre travail des bras fatigue un homme de cabinet. Ils ont ouï parler des œuvres de Dieu 6^ des merveilles de la nature. Ils répètent les mêmes mots fans y joindre les mêmes idées, ë< ils font peu touchés de tout ce qui peut élever le fage à fon Créareiir. Or,

Civ

s6 (E U V R E S

parmi nous Je peuple , à portée de taat d'inftiLiâ-ions , eft encore fi ftupi- de; que feront ces pauvres gens aban^ donnés à eux-mêmes dès leur enfance, èc qui n'ont jamais rien appris d'aurriii ? Croyez-vous qu'un Caffie ou un Lapon Philafophe beaucoup fur la marche du monde & fur la génération des chofes ? Encore les Lapons & les Caffres, vi- vant en corps de Nation , ont-ils àes | multitudes d'idées acquifes & commii- I niquéeSj a l'aide dcfqaelies ils acquiè- % sent quelques nocions grolîières d'une DiviiDté : ils ont, en quelque façon, leur carérhifme : mais Tliomme fauvage , errant feul dans les bois , n'en a point du tout. Cdt homme n'exiirc pas, di- rez - vous. Sv>ir. M.>is il peur exifccr par fuppofitiân. Il exifl-v? cerrdinenv:nt des hommes q-ii n'o;r îmTÎs eu d'en- tretien phil^^oph qicî en Ijur vie, ^ dont tour •? t^ms fe cou Tu me à cher- che, '^i'»- nourriture, la dévorer, &

-n^p Ou? ferons-nous de ces hom- .ncs U, d?s Esk'miMx , D.ir exemple î En ^er.')ns-nous des TSéohîgiens ?

M II fcntiment eft donc que l'efprLc de I homnv^ , fins progrès, Tniis inRruc- tion > Ui\% culture , 6: tel qu'il fore de*

D I y E RS î: s, 57

rtiains de la nature , n'eft pas en ccac de s'éievcr de lui mcme aux fublimes notions de la Divinité ; mais que ces iioticns fe préfenrent à nous à mefure que notre efpric fe cultive; qu'aux yeux de tout homme qui a penfé , qui li- fléchi , Dieu' fe mcinifede dans ^ > ju- vragos; qu'il fe révèle aux gc? .iairés, dans le fpedlacle de la nature \ qu'il faut, quand on a les yeux ouverts , les fermer pour ne l'y pas voir ; que tout Philofophe Athée eft un railonneur de mauvaife foi , ou que fori orgueil aveu- gle ; mais qu'aulli tel homme ftupide & grc(îier, quoique fniiple & vrai, tel efptit fans erreur &: fans vice , peut , par une ignorance involontaire, ne pas remontera l'Auteur de Ton être, & ne pas concevoir ce que c'eft que Dieu, fans que cette ignorance le rende pu- niffabie d'un défaut auquel fon cœur n'a point confenri. Ceiu -ci n'eft pas éclairé , & l'autre refufe gl^ l'être ; cela me paroît fort différent.

Appliquez a ce fenriment votre paf- fage de Saint Paul , & vous verrez qu'au- lieu de le combattre , il le fe- vorife ; vous verrez que ce paffage tombe uniquement fur ces fages ptc-

Cv

58 (E u r R E s

tendus à qui ce qui peut être connu de Dieu a été manifêjlé ^ à qui la confidé* ration des chofes qui ont été faites dès la création du monde j a rendu vijible ce qui ejl invijible en Dieu _, mais qui ne l'ayant point glorifié & ne lui ayant point rendu grâces ^ fe font perdus dans la vanité de leur raifonnement j &, ainfi oemeurés fans excufe , en fe difant fa^ ges jy font devenus foux, La raifon fur laquelle l'Apôrre reproche aux Phi- lofophes de n'avoir pas glorifié le vrai Dieu , n'étant point applicable à ma fuppofîtion. Forme une indudion toure en ma faveur; elle confirme ce que j'ai dit moi-même , que tout ( i ) Philo^ fophe qui ne croit pas j a tort ^ parce quil ufe mal de la raifon quil a cul^ îivée , & quil efl en état d'entendre les vérités qu II rejette ; elle montre , enfin y par le paifage même, que vous ne m'a- vez point entendu \ & quand vous m'imputez d'avoir dit ce que je n'ai ni dit ni penfé , favoir que l'on ne croit €n Dieu que fur l'autorité d'autrui (2),

Cl) Éuîilej Tomî 11^ pag. 350. (1) M. de Beauinonc ne dit pas cela en pro- pres termes 3 mais c'cft le fcul fcns raifon-

Diverses. 59

vous avez tellement toit, qtj'aii con- traire je n'ai fait que diftin;;Lier les cas l'on peut connoître Dieu par foi- mcme , éc les cas l'on ne le peut que par le fecours d'autrui.

Au refte, quand vous auriez raifon dans cette critique^ quand vous auriez folidement réfuté mon opinion, il ne s'enfuivroit pas de cela feiil qu'elle fût fouverainemenc abfurde , comme il A'ous plait de la qualifier : on peut fe tromper fans tomber dans l'extrava- gance , & toute erreur n'ed pas une abfurdité* Mon -refped pour vous me rendra moins prodigue d'épithètes \ ôc ce ne fera pas ma faute , Ci le Lecteur trouve à les placer.

Toujours avec l'arrangement de cen- furer fans entendre, vous paflez d'une imputation grave ôcfaufife d une autre qui l'eft encore plus , & après m'avoir injuftement accufé de nier l'évidence de la Divinité , vous m'accufez plus in-

nablc qu'on puilTe donner à Ton rcxrc , appuyé du palfage ds Saine Paul j & je ne puis rcpoii- dre qu'à ce que j'entends. ( f^oyeifon Manàe- .Y«r jpag. xxiv.)

Cvj

6o Gti u r R E s

juftement d'en avoir révoqué Vanné en doute. Vous faites plus; vous pre- nez la peine d'entrer li-defTus en dif- cufîion , contre votre ordinaire y ôc le feul endroit de votre Mandement oii vous avez rai Ton , eft celui vous ré- futez une extravagance que }e n ai pas dite.

Voici le paflage que vou5 attaquez , ©u plutôt votre palTage vous rappor- tez le mien j car il faut que le Lec- teur me voye entre vos mains.

« ( I ) Je fais 3 fci'u-il dire au per^ Joniiage fuppofé qui lui fert d'organe ; 5? je fais que le monde eft gouverné i> par une volonté puiflTante & fage ; 3> je le vois, ou plutôt je le fens , & M cela m'importe à favoir : mais ce » même monde eft-il éternel, ou créé? 3> Y a-c-il un principe unique àts » chofes ? Y en a-t-il deux ou plufîeurs, sj & quelle eft leur nature ? Je n'en

>j fais rien, & que m'impoite ?, (i).

w Je renonce d àts queftions oifeu-

(i) Mandement , pag. xxvj. l^i) Ces points indu]uenc une lacune de deux iigncs par iefcjuclksic paiTagc cft tcnipcrc , &

D 1 y E R s £ s. Ci

» Çqs qui peuvent inquierter mon « amoui:- propre, mais qui font inutiles à ma conduite & fupérieures â ma « rai Ton ».

J'obferve , en pafïant, que voici k féconde fois que vous qualihez le Prê- tre Savoyard de perfonnage chimérique ou fuppofé. Comment ctes-vous inf- truit de cela , je vous fupplie ? J'ai af- firmé ce que je favois j vous niez ce que vous ne favez pas : qui des deux e!i le téméraire ? On fait, j'en conviens, qu'il y a peu de Prêtres qui croient en Dieu : mais encore n'eft-il pas prou- vé qu'il n'y en ait point du tout. Je reprends votre texte.

( ^ ) Q^^ 'veut Jonc dire cet Auteur

téméraire f l'unité de Dieu lui pa-

roLt une queftion oifeufe & fupérieure à fa raifonj comme fi la multiplicité des Dieux nétoir pas la plus grande des ah- furdités ! ^■y La pluralité des Dieux », dit énergiqucnient TertulUen ^ jj eft une

que M. de Bcaumonc n'a pas voulu rranfcrirc C Voyti EmiU y Toin. III , pic;. 61. ) ( I ) Mandement ^ pag. xxvij.

6i (OUVRES

nullité de Dieu : » admettre un Dieu j ceft admettre un Être fuprime & indé- pendant j auquel tous les autres êtres f oient fub ordonné s ^ { i) Il implique donc qu'il y ait plujieurs Dieux,

Mais qui eft-ce qui dit qu'il y a plu- fieurs Dieux ? Ah ! Monfeigneur, vous voudriez-bien que j'eulTe dit de pareil- les folies j vous n'auriez fûrement pas pris la peine de faire un Mandemenc contre moi.

Je ne fais ni pourquoi ni comment ce qui eft eft, & bien d'autres qui fe piquent de le dire ne le favent pas mieux que moi. Mais je vois qu'il n'y a qu'une première caufe motrice , puif- que tout concourt fenfiblement aux mêmes fins. Je reconnois donc une volonté unique & fuprême qui dirige

(i) Tertullien fait ici un rophifme rrès- familier aux Pères de l'Eglife. Il définit le mot Dieu félon les Chrétiens j & puir. il accufe les Payens de contradiclion , parce que contre fa définition ils admettent pluheurs Dieux. Ce n'étoit pas la peine de m'impiirer une erreur <]iie je n'ai pas commife , uniquement poar cirer fi hors de propos un fophifmc de Ter- tullien.

Diverses. 6}

rout j Se une puifTance unique &fuprc- me qui exécute tour. J'accribue cetre puiflance &: cetce volonté au mcme Être, à caufe de leur parfait accord qui fe conçoit mieux dans un que dans deux 5 &c parce qu'il ne faut pas fans raifon multiplier les êtres : car le mal. mcme que nous voyoïis n'eft point un mal abfolu , &: , loin de combattre di- rectement le bien j il concourt avec lui a Tharmonie univerfelle.

Mais ce par quoi les chofes font , fe diftingue très-nettement fous deux idées; fâvoir, la chofe qui fait & la chofe qui eft faite ; même ces deux idées ne fe réuniffent pas dans le même être, fans quelque effort d'ef[3rit , Ôc l'on ne conçoit guère mie chofe qui agit, fans en fuppofer une autre fur la- quelle elle agit. De plus, il eft certain que nous avons l'idée de deux fubftan- ces diftinétes ; favoir , l'efprit &: la ma- tière; ce qui penfe , de ce qui eft éten- du : ôc ces deux idées fe conçoivent très-bien l'une fans l'autre.

Il y a donc deux manières de con- cevoir l'origine des chofes : favoir, ou dans deux caules diverf js , l'une vive 6c l'autre morte, l'une motrice ^' Tau-

^4 ® ^ ^ ^'^ ^ -^

tre mue , Tune adive & l'autre pa{îïve , Tune efïicienre & Taurre indrrfmen'-ale^ on dans une caufe unique qui cire d'elle feule tour ce qui eft , Se tout ce qui fe fait. Chacun de ces deux fentimens , débattus parles Métaphyficiens depuis tant de fiècles , n'en eft pas devenu plus croyable à la raifon humnine : &: fi l'exiftence éternelle & nccefTaire de Ja matière a pour nous fes difficultés , fa création n'en a pas de moindres ; puifque tant d'hommes & de Philofo- phes, qui dans tous les tems ont mé- dité fur ce fujet, ont tous nnanime- ment rejette la pofTibiKté de la créa- tion, excepté peut-être un très-petir nombre qui patoifTent avoir iîncère- ment foumis leur raifon à l'autorité; fîncérité que les motifs de leur intérêt, de leur fureté , de leur repos , rendent fort fufpedbe , & dont il fera toujours impofîible de s'a(Tiirer , tant que l'on rJfquera quelque chofe à parler vrai.

Suppofé qu'il y ait un principe éter- nel de unique des chofe« , ce principe étant fîmple dans Ton effence n'eft pas compofé de matière ^' d'efprit, mais il eft matière ou efprit feulemiCnt. Sur les raifons déduites par le Vicaire y il

Diverses, 65

ne faiiroit concevoir que ce principe foit madère, & s'il eft efpric, il ne fauroic concevoir que par lui la ma- tière ai: reçu l'ctre : car il Faudroic pour cela concevoir la création j or l'idée de création, l'idée lous laquelle on c^>nçoit que par un (impie adle de volonié rien deviciU quelque chofc , eft , de toutes les idées qui ne fonr pas clairement contradiéloires , la moins comprébenfible à l'eCprit h imain,

Arc^ré des dtu\ côtés par ces di^ ficulrés, le bo:i Pictre demeure indé- cis , <5r r.e fe r urmenre point d'un d'v»ur.' de purî fp-cuiati 3n , qui n'in- fl'ii en aurune nn">i n*^ !ur fes devoirs en ce rrr-j l'c; car enfin qu-^r m'importe d' xp'' r!\'r l'orii^ine d'.s erres , pourvu que ''e Ti htr comment ils fubfi'^ent, qu (I? place j'y dois remplir , & en vorru de quoi cette obligation m'eft imno.é.' ?

M is lupnofer deux principes (i) des chofes , ( fuppjdrion que pourtanc

(i) Celui qui ne connoît q'ie deux fubftan- ccs , ne pcuc non plus imaginer que deux prii>- «ipcs i & le {cims, oii plujieurs , ajoute dans

(>(> (S U F R E s

le Vicaire ne fait point, ) ce n'eft pas pour cela fuppofer deux Dieux ; à moins que, comme les Manichéens, on ne fuppofe aaiïî ces principes tous deux adifs ; dodrine abfoiument con- traire à celle du Vicaire, qui, très- pofitivement, n'admet qu'une intelli- gence première , qu'un feul principe adif, de par conféquent qu'un feul Dieu.

J'avoue bien que la création du monde étant clairement énoncée dans nos tradudions de la Genefe , la re- jetrer poficivement , feroit, a cet égard, rejetter l'autorité , fmon des Livres Sa- crés , au moins des traductions qu'on' MOUS en donne ; &c c'eft aufTi ce qui tient le Vicaire dans un doute qu'il n'auroit peut-être pas fans cette au- torité : car d'ailleurs la coexiftence des deux principes ( i ) femble expliquer

Tendroir cité , n'efl qu'une efpèce d'explétif, fervanc tout-au-plus à faire entendre que le nombre de ces principes n'importe pas plus à connoître que leur nature.

(i) Il eft bon de remarquer que cette quef- tiondc rétcrnitc de la matière ^ qui effarouche k fore nos Théolojiens , effarouchoic aflcz pCM

Diverses, 6y

mieux la conftitution de l'Univers & lever des difficultés qu'où a peiue à réfoudre fans elle, comme, entre au- tres j celle de l'origine du mal. Déplus, il faudroit entendre parfaitement l'Hc- breu , 6c mcme avoir été contemporain de Moïfe , pour favoir certainement quel fens il a donné au mot qu'on nous rend par le mot créa. Ce terme efl trop philofophique , pour avoir eu dans fon origine l'acception connue &: populaire que nous lui donnons maintenant fur la foi Je nos Codeurs. Cette acception a pu changer & tromper même les Septame, déjà imbus des queftions de la philofophie grecque ; rien n'ed

nos Pères de i'ÉgUfe , moins éîoigaés des Ctvt» tiraens de Platon. Sans parler de Juftin martyr, d'Origène, «Se d'aiurjs, Clément Alexandrin prend bien l'affirmative dans Tes Hypocypofes, que Phorius veut , à caufe de cela , que ce Livre ait été faifîHé. Mais le même fentiment repa- roit encore dans les Scror^ates , Clément rapporte celui d'Heraclite l'ans l'improuvcr. Ce Père , Livre /^, tâche , à la vérité ^ d'é- tablir un fcul principe: mais c'clt parce qu'il refufe ce nom à la matière, même en admet' tant Ton éternité.

68 (Sur RE s

moins rare que des mots dont le Cens change par tiait de rems , ôc qui font attribuer aux anciens Auteurs qui s'en font fervisj dos idées qu'ils n'ont poirtt eues. Il eft très- douteux que le mot grec ait eu le fens qu'il nous plaît de lui donner, Se il eft très certain que le mot latin n'a point eu ce même fens, puifque Lucrèce , qui nie forrhellement lapolîibiiité de toute création, ne laifTe pas d'employer fouvent le mènaé terme pour exprimer la formation de l'Uni- vers ôc de (es parties. Enfin , M. de Beaufobre a prouvé ( i )qiie la notion de la création ne fe trouve point dans l'ancienne Théologie Judiîïque ; & vous ctes trop inftruit , Monfeigneur, pour ignorer que beaucoup d'hommes pleins de refpeà pour nos Livres Sacrés , n'ont cependant point reconnu dans le récit de Moïfe l'abfolue création de ITJni- vers. Ainfî le Vicaire , à qui le deC- potifine des Théologiens n'en impofe pas, peut très-bien , fans en être moinl orthodoxe , douter s'il y a deux prin-

(i) Hiftoirc du Manichcifrae , Tome lî.

Diverses. C<)

clpes étemels des chofes, ou s'il n'y en a qu'un. C'eit un dcb.u purement gram- matical ou philoibphique, la révé- lation n'entre pour rien.

Quoi qu'il eiifoit, cen'eftpas de cela qu'il s'agit entre nous; &:, fans foutenic les fennmens du Vicaire , je n'ai rien â faire ici qu'a montrer vos torts.

Or , vons avez tort d'avancer que l'unité de Dieu me paroîc une queftioii oifeufe & fupérieure à la raifon ; puif- que, dans l'Ecrit que vous cenfurez , cette unité eft établie & foutenue par le raifonnement; & vous avez tort de vous étay-er d'un paifage de Tertullien pour conclurre contre moi qu'il impli- que qu'il y ait plufieurs Dieux : car, fans avoir befoin de Tertullien , je con- cluds auiH de mon côté qu'il implique qu'il y ait piufieurs Dieux.

Vous avez tort de me qualifier pour cela d'Auteur téméraire , puifqu'oii il n'y a point d'afiertion , il n'y a point de témérité. On ne psut concevoir qu'un Auteur foit un téméraire, uni- quement pour ctre moins hardi que vous.

Enfin vous avez tort de croire avoir bi^n juftifié les dogines particuliers qui

70 OUVRES

tiennent a Dieu les pafiïons humaines > & qui , loin d'éclairciu les notions du Grand Être , les embrouillent &. les avililfent , en m'accufanc fauiremenc d'embrouiller & d'avilir moi-même ces notions \ d'attaquer diredlement l'ef- fence Divine, que je n'ai point atta- quée \ de de révoquer en doure Ton unité , que je n'ai point révoquée en doute. Si je l'a vois fait , que s'enfuivroit-il ? Ré- criminer n'eft pas fe juftifier : mais ce- lui qui , pour toute défenfe , ne fait que récriminer à faux, a bien l'air d'être feul coupable.

La contradidion que vous me re- prochez dans le même lieu eft tout aufîi bien fondée que la précédente ac- cufation. // ne fait j dites-vous, quel/c eji la nature de Dieu , ^ bientôt après il reconnoit que cet Etrcjuprêrne eft doué d'intelligence j de puijfance ^ de volonté ^ & de bonté, N'eft-ce donc pas- avoir une idée de la nature Divine ?

Voici , Monfeigneur , - delTus ce que j'ai à vous dire.

« Dieu eft intelligent ; mais corn- » ment l'edi-il ? L'homme eft intelligent » quand il raifonne , & la fuprême 3) intelligence n'a pas befoin de raifon-

Diverses. 71

« ner ; il n'y a pour elle ni prcmilTes, ni confcquences , il n'y a pas même »> de pi'opoilrions : elle eft purement in- » ruirive , elle voie également tout ce » qui ell: de tout ce qui peut erre j toutes » les vérités ne font pour elle qu'une » feule idée , comme tous les lieux un » feul point, & tous les temps un feul » moment. La puilfance humaine agit M par des moyens , la puilfance divine 3> agit par elle-nicme : Dieu peur parce »> qu'il veut , fa volonté fait (on pou- » voir. Dieu eO: bon, rien n'eft plus ï> manifefte j muis la bonté dans l'hom- 5> me eic l'amour de fes femblables , 3c la bonté de Dieu eft l'amour de l'or- « dre; car c'eft par l'ordre qu'il main- » tient ce qui exifte, & lie chaque par- 5> rie avec le tout. Dieu eft jufte, j'en s> fuis convaincu , c'eft une fuite de fa bonté; rinjuftice des hommes eft » leur œuvre &c non pas la fienne : le » défordre moral qui dépofe contre la » Providence aux yeux des Philofo- îî phes, ne fait que la démontrer aux »î miens. Mais la jufticede l'hommeeft » de rendre à chacun ce qui lui ap- » partient, ôc la juftice de Dieu eft de

71 (E U F R E s,

35 demander compte à chacun de ce »9 qu'il lui a donné.

3> Que fi je viens à découvrir fuc- » ceflivement ces attributs dont je n'ai )i nulle idée abfolue , c'efi: par descon- j> féquences forcées, c'efl: par le bon » ufage de ma raifon : mais je les af- »> firme fans les comprendre, &c , dans »j le fond 5 c'eft n'alîirmer rien. J'ai 99 beau me dire, Dieu efl ainfi^ je le 35 fens, je me le prouve : je n'en con* >3 çois pas mieux comment Dieu peut » être ainfi.

33 Enfin plus je m'efforce de contem- 33 pler fon e(fence infinie, moins je la >9 con^çois ; mais elle eft , cela me fuf- r> fit; moins je la conçois, plus je J'a- dore. Je m'humilie de lui dis : Être " des Êtres, je fuis parce que tu es; 3> c'eft m'élever à ma fource que de te »» méditer fans ceffe. Le plus digne 33 ufage de ma raifon eft de s'anéantir j> devant toi : c'eft mon ravilfemenc d'efprit ; c'eft le charme de ma foi- 33 blefte de me fentir accablé de ta grandeur. »*

Voilà ma réponfe , Se je la crois pé- remptoirc. Faut-il vous dire â prélent

Diverses. 97

n'y en a aucune parmi celles qui font ou qui ont été cîominanres , qui n'ait fait d l'Humanité des plaies cruelles. Tous les partis ont- tourmenté leurs frères ; tous ont offert à Dieu des fa- crifices de fan^ humain. Quelle que foit la fource de ces contradidions, elles exiftenc : eft-ce un crime de vou- loir les orer ?

La chrj;icé n'eft point meurtrière. L'amour du prochain ne porte point à le mallacrer. Ainfi le zèle du falut des hommes n'eft point la caufe des perfécutions ; c'eft l'amour- propre (Sc l'orgueil qui en eft la caufe. Moins un culte eft raifonnable , plus on cherche à rétablir par la force : celui qui pro- felfe uwQ dodlrine miQnîée, ne peut fouffrir qu'on ofe la voir telle qu'elle elT: : la raifon devient alors le plus grand des crimes*^ à quelque prix que ce foit, il faut l'oter aux autres , parce qu'on a honte d'en manquer à leurs yeux. Ainfi l'intolérance &: l'inconfé- quence ont la mtme fource. Il faut fans ccife intimider, effrayer les hom- mes. Si vous les livrez un moment à leur raifon, vous êtes peidu.

Tome VL E

5)8 (E u y R E s

De cela feul , il fuit que c'efl: un grand bien à faire aux peuples dans ce délire , que de leur apprendre à rai- fonner fur la Religion : car c'eft ôcer Je poignard à rinroiérance ^ c'eft ren- dre à l'Humaniré rous fes droits. Mais il faut remonter à à.QS principes géné- raux ^ communs à tous les hommes ; car fi, voulant raifonner, vous laiifez quelque prife à raurcrité des Prctres , vous rendez au fanatirme fon arme, & vous lui fourniiïez de quoi devenir plus cruel.

Celui qui aime la paix ne doit point recourir â des Livres j c'eft le moyen de ne rien finir. Les Livres font à^s fources de difputes intariffables \ par- courez rhiftoire des Peuples : ceux qui n'ont point de Livres ne difputent point. Voulez- vous alfcrvir les hom- mes à des autorités humiliantes ? L'un fera plus près, l'autre plus loin de la preuve ; ils en feront diverfcment af- fedcs : avec la bonne foi la plus en- ticre , avec le naeillcur jugement du monde , il eft imociliblc qu'ils foient ja- mais d'accord. N'argumentez point fur à(^% argument , <3<: ne vous fondez point

Diverses. 99

fur des difcours. Le langage humain n'eft pas allez clair. Dieu lui-même, s'il daignoic nous parler dans nos langues, ne nous diroit rien fur quoi l'on ne pûc difputer.

Nos langues fonr l'ouvrage à^s hom- mes , & les hommes font bornés. Nos langues font l'ouvrage àQs hommes , & les hommes font menteurs. Comme il n'y a point de vérité ii clairement énoncée l'on ne puifTe trouver quel- que chicane à faire , il n'y a point de groiîier menfonge qu'on ne puiifeétayer de quelque faufle raifon.

Suppofons qu'un particulier vienne à minuit nous crier qu'il eft jour \ on fe moquera de lui : mais laiffez à ce particulier le tems &i les moyens de le faire une fecte, tôt ou tard {qs par- rifans viendront à bout de vous prou- ver qu'il difoit vrai. Car Qn^n , diront- ils , quand il a prononcé qu'il étoit jour, il étoit jour en quelque lieu de la terre; rien n'eft plus certain. D'au- tres ayant établi qu'il y a toujours dans Tair quelques particules de lumière , foutiendront qu'en un autre fens en- core, il eft très-vrai qu'il eft jour la nuit. Pourvu que des gens fubtils s'en

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lOO (S. U V R E s

mêlent , bien-rôt on vous fera voir le foieil en plein minuit. Tour le monde ne fe rendra pas à cette évidence. Il y aura è<is débars qui dégénéreront , fé- lon i'ulage 5 en guerres & en cruautés. Les uns voudront à^s explications , les autres n'en voudront point ^ l'un voudra prendre la propofition au fi- guré 5 l'antre au propre. L'un dira : il a dit à minuit qu'il éroit jour ; & il étoit nuit. L'autre dira : il a dit à mi- nuit qu'il étoit jour , &: il éroit jour. Chacun taxera de mauvaife foi le parti contraire, &n'y verra que des obftinés. On finira par fe battre, fe ma{racrer; les flots de fang couleront de toutes parts ; &c fi la nouvelle feéle ert: enfin vidtorieufe , il reftera démontré qu'il eft jour la nuit, C'eft à-peu-près l'hif- roire de toutes les querelles de Reli- gion.

La plupart des cultes nouveaux s'e- tabliffent par le fanatifme , &: fe main- tiennent par riiypocrifie : de-là vient qu'ils choquent la raifon & ne mènent point a l'a vercn. Lenthoufiafme & le délire ne raifonnent pas; tant qu'ils durent , tout paffe «S: l'on mnrchande peu fur les dogmes : cçla eft d'ailleurs

Diverses. ici

Cl commode! la dodrine coure fi peu à fiiivre, de la morale coure ranc à pratiquer , qu'en fe jertant du côté le plus facile , on rachere les bonnes œuvres par le mérire d'une grande toi. Mais, quoi qu'on falTe, le fanatifme eft un étac de crife qui ne peut du- rer toujours. Il a fes accès plus ou moins longs, plus ou moins fiéquens, & il a aulîi fes relâches , durant lef- quels on eft de fang-froid. C'efl: alors qu'en revenant fur ibi-même , on eil tour furpris de fe voir enchaîné par tant d'abfurdirés. Cependant le culte eft réglé, les formes font prefcrites, les loix font établies , les tranfgreileurs fonr punis. Ira-t-on prorefter feul contre tout cela, récufer les loix de fon pays, & renier la Religion de fon père ? Qui l'oferoir ? On fe foumet en filence ; l'intérêt veut qu'on foit de l'avis de celui dont on hérite. On fait donc comme les autres ; fauf à rire à fon aife en particulier de ce qu'on feint de refpeder en public. Voilà , Monfei- gneur, comme penfe le gros des hom- mes dans la plupart des Religions , Sc fur-tout dans la vôtre j &: voilà la clef

E ii;

Î02 (S U VRE S

des inconféquences qu'on remarque en- tre leur morale «3c leurs adions. Leur croyance n'eft qu'apparence, & leurs mœurs font comme leur foi.

Pourquoi un homme a-t-il infpec- tion fur la croyance d'un autre , & pourquoi l'Érat a-t-il infpecHon fur celle des Citoyens ? C'eil: parce qu'on fuppofe que la croyance des hommes détermine leur morale, ^ que des idées qu'ils ont de la vie à venir dépend leur conduire en celle-ci. Quand cela n'efl pas , qu'importe ce qu'ils croient , ou C.Q qu'ils font femblant de croire ? L'ap- parence de la Religion ne fert plus qu'à \qs difpenfer d'en avoir une.

Dans la fociété chacun eft en droit de s'informer fi un autre fe croit obligé d'être jufte, & le Souverain eft en droit d'examiner les raifons fur lefquelles chacun fonde cette obligation. De plus , Its formes nationales doivent être ob- fervées; c'eft fur quoi j'ai beaucoup înfifté. Mais quant aux opinions qui ne tiennent point à la morale , qui n'in- fluent en aucune manière fur les ac- tions, & qui ne tendent point A tranf' greffer les ioix, clucun n'a la-delfus

D I y £ R RS E s. 103

que ion iiigement pour maître, 6c nui na ni droit ni intcrcc de preJcni-e a d'autres la façon de penfer. Si , par exemple , quelqu'un , même confticuc en autorité , venoit me demander mou fentiment fur la fimeufe qucfrion de l'hypollafe dont la Bible ne dit pas un mot , mais pour laquelle tant de grands enfans ont tenu des Conciles & tant d'hommes ont éré tourmentés ; aprcs lui avoir die que je ne l'entends point iSc ne me foucie point de l'entendre , je le prierois le plus honnêtement que je pourrois de fe mêler de (qs affaires \ &, s'il infîiloit, je le laiiTeroislâ.

Voilà le feul principe fur lequel on puilfe établir quelque chofe de iixe & d'équitable fur les difputes de Religion; fans quoi , chacun pofant de fon côté ce qui eft en quefiion , jamais on ne conviendra de rien , l'on ne s'entendra de la vie , 6^ la Religion , qui devroit faire le bonheur des hommes , fera tou- jours leurs plus grands maux.

Mais plus les Religions vieillilTent, plus leur objet fe perd de vue \ les fub- rilités fe multiplient , on veut tout ex- pliquer, tout décider, tout entendre ; incelTammenr la dodbrine fe rafine & la

Eiv

104 (S. U V RE s

morale dépérit toujours plus. Apure- ment il y a loin de l'erpric du Deuté- ronome à refpric du Taimud & de la Mifna 5 &de l'efprit de l'Evangile aux querelles fur la Conftitucion. Saint- Thomas demande (1)5^1 par la fuccef^ fion d^s temps les articles de foi fe font multipliés , «Se" il fe déclare pour Taffir- mative. Ce il:- à- dire que les Dodleurs , renchériirant les uns fur \fis autres , en fçavent plus que n'en ont dit les Apô- tres & Jéfus Chrift. Saint-Paul avoue ne voir qu'obfcurément èi ne connoître qu'en partie (2). Vraiment nos Théolo- giens font bien plus avancés que cela , ils voient tout , ils fçavent tout : ils jîous rendent clair ce qui eft obfcur dans l'Ecriture : ils prononcent fur ce qui étoit indécis : ils nous font fentir avec leur modeftie ordinaire , que les Auteurs Sacrés avoient grand befoin de leur feconrs pour fe faire entendre , & que le Saint- Efprit n'eût pas fu s'expli- quer clairement fuis eux.

Quand on perd de vue les devoirs de

(i) Secunda fecundd, ^ QuAfl. I. Art, VIL (x) I. Cor. Xlil. 9^ ii«

Diverses, ïoj-

rfiomme , peur m s'occuper que des: opinions des Prêtres 6i de leurs irivoles: difputes , on ne demande plus d'un Chrétien s'il craint Dieu , mais s'il ell orthodoxe ; on lui fait figner d&s for- mulaires furies queftions les plus inu-' riles & fouvent les plus inintelligibles, & quand il a figné , tout va bien \ l'on ne s'informe plus du relie. Pourvu qu'il n'aille pas fe faire pendre , il peut vivre au furplus comme il lui plaira ; (qs mœurs ne font rien à l'affaire , la doc- trine efi: en fureté. Quand li Religion en eft-là, quel bien fait-elle à la fociété, de quel avantage eft elle aux hommes ^ Elle ne fert qu'à exciter entre eux àQ% difienfions , des troubles, des guerres de toute ^(phce ^ a les faire enrre-cgor- ger pour des Logogryphes : il vaudroic mieux alors n'avoir point de Religion que lV-zu. avoir une fi mal entendue. Empèchons-la, s'il fe peur , de dc^énc- rer a ce point, & foyons furs , malgré les bûchers &C les chaînes, d'avoir bien mérité du genre-humain.

Suppofonsque , las à^s querelles qui le déchirent , il s'ademble pour les ter- miner & convenir d'une Religion com- mune à tous les Peuples. Chacun coxw^

ïo^ (E u r R E s

mencera ( cela eft fur ) par propofer h fienne comme la feule vraie y la feule raifonnable & démontrée , la feule agréable à Dieu de utile aux hommes ; mais fes preuves ne répondant pas là- deflus à fa perfuafion , du moins au gré des autres fectes , chaque parti n'aura de voix que la fîenne j tous les autres fe réuniront contre lui ; cela n'eft pas moins fur : la délibération fera le tour de cette manière , un feul propofant , & tous rejettant ; ce n'eft pas le moyen d'être d'accord. Il eft croyable qu'a- près bien du temps perdu dans ces al- tercations puériles, les hommes de (ens chercheront des moyens de concilia- tion. Ils propoferont , pour cela, de commencer par chafTer tous les Théo- logiens de TafTemblée, & il ne leur fera pas difficile de faire voir combien ce préliminaire eft indifpenfable^ Cette bonne œuvre faite , ils diront aux Peu- ples : tant que vous ne conviendrez pas de quelque principe, il n'eft pas pofti- ble même que vous vous entendiez : & c'eft un argument qui n'a jamais con- vaincu perlonne , que de dire : vous avez tort, car j'ai raifon.

« Vous parlez de ce qui eft agréable

Diverses. 107

« a Dieu. Voila, précifcmenr ce qui cil r> en qiieftion. Si nous fçavions quel »* cuire lui cft le plus agréable , il n'y » auroîc plus de difpure enrre nous. » Vous parlez auflî de ce qui efl urile »» aux hommes : c'eft autre chofe ; les » hommes meuvent iuger de cela. Pre- »» nous donc cerce utilire pour règle , " & puis établiifons la doârrine qui s y »» rapporte le plus. Nous pourrons ef- »> pérer d'approcher ainfî de la vé- j> rire aucant qu'il e(l pofTible à des »> hommes : car il eft à préfumer que ce qui eft le plus utile aux créa- »» tures eO: le plus agréable au Créa- ceur.

» Cherchons d'abord s'il y a queî- ») que affinité naturelle entre nous, (i >t nous ibmmes quelque chofe les uns a aux autres. Vous Juifs, que penfez* » vous fur l'origine du genre humain?... »> Nous penfons qu'il eft forci d'un » même père... Et vous , Chrétiens ? ... »* Nous penfons là-deffus comme les 0 Juifs... Et vous , Turcs ?... Nous peu- 3> fons comme les Juifs & les Chré- « riens.... Cela eft déjà bon : puifque î> les hommes font tous frères , ils doi- »• vent s'aimer comme tels.

Evj

io8 (E u y R E s^

3> Dites-nous maintenauc de qui leur 3> père commun avoir reçu l'Être ? Car 3> il ne s'étoit pas fait tout feul.... Du « Créateur du Ci ei6(: de îaTerre.. Juifs, Chrétiens & Turcs font d'accord auiii it fur cela j c'eft encore un très-grand j> point.

» Et cei homme 5 ouvrage ài\ Créa- » teur , eft il un être fîmple ou mixte ? >3 Eft-il formé d'une fubftanee unique , ou de prufîeurs?Chrétiens5répondez... r> 11 eft compofé de deux* fubftances , n dont l'une eft mortelle, & dont l'au- y> tre ne peut mourir... Et vous,Turcs?.* >r Nous penfons de même... Et vous, » Juifs ?... Autrefois nos idées là-defTus » ctoient fort confufes, comme les ex- » preflions de nos Livres Sacrés ; mais y> les Elféniens nous ont éclairés, & nous 3> penfons encore fur ce point comme les Chrétiens ».

En procédant ainfi d'interrogations en interrogations , fur la Providence Divine , fur l'économie de la vie a venir , & fur toutes les queftions effen- rielles au bon ordre du genre-humain , CQS mêmes hommes , ayant obtenu de tous des réponfes prefque uniformes, leur diront : ( on fe fouviendra que las

Diverses, 105F

Théologiens n*y font plus:) « Mes amis 35 de quoi vous tourmentez vous? Vous » voilà tous d'accord fur ce qui vous « importe \ quand vous dificrerez de yi fentiment iuu le refte , j'y vois peu » d'inconvénient. Formez de ce petit n nombre d'iUticles une Religion uni- » verfelle , qui foit , pour ainfi dire , la Religion humaine .?c rociale,que tour r> homme vivant en fociété foit obligé » d'admettre. Si quelqu'un dogmatife n contre elle , qu'il foit banni de la a fociété 5 comme ennemi de fes Icix »» fondamentales. Quant au refte , fur 35 quoi vous n'ctes pas d'accord, formez il chacun de vos croyances particulières » autant de Religions nationales , & » fuivez-lesen {încérité de cœur. A-lais n'allez point vous tourmentant, pour les faire admettre aux autres Peuples^ 35 & foyez afllirés que Dieu n'exige pas >5 cela. Carileftauiîi injufte de vouloir les foumettre à vos opinions qu'à vos loix,6c les Millionnaires ne me fem- » blent guères plus fages que les con- j> quérans.

En fuivant vos diverfes dodlrines, îî ceflez de vous les figurer fi dcmon- » trees que quiconque ne les voit pas

JÏO (S U FR K s

n telles foit coupable à vos yeux cfe mauvaife foi. Ne croyez poinc que 3> rous ceux qui pèfent vos preuves & « les rejertenr , foienr pour cela des n obflinés que leur incrédulité rende » puniffables; ne croyez point que la » raifon , l'amour du vrai , la fincériié » foient pour vous feiûs. Quoi qu'on " faffe, on fera toujours porté à traiter î> en ennemis ceux qu'on accufera de » fe refufer a l'évidence. On plaint l'er- »î reur : mais on hait l'opiniâtreté. r> Donno^ la préférence à vos raifons, » à la bonne heure ^ mais fâchez que » ceux qui ne s'y rendent pas, ont les » leurs.

jj Honorez en général rous les fon- n dateurs de vos cultes refpeâ:i^s. Que n chacun rende au (îen ce qu'il croit j? lui devoir ; mais qu'il ne méprife w point ceux des autres. Ils ont eu de « grands génies &: de gr.indes vertus : » cela eft toujours eftimable. Ils fe font » dit les Envoyés de Dieu *, cela peut » êtce ^ n'être pas : c'eft de quoi la 5> pluralité ne fauroit juger d'une ma- r> nière uniforme, les preuves n'étant y> pas également à fa portée. Mais » quand cela ne feroir pas, il ne fuie

Diverses. iiî

« point les tiaicer fi légèrement d'im' n pofteurSr Qui fait jufqu'où les me- « dirarionsconriniielles iar la Divinité, jurqii'où renthoufiafme de la vertu » ont pu , dans leurs fublimes âmes , « troubler l'ordre didactique & rem- pant dts idées vulgaires ? Dans une M trop grande élévation la tète tourne ,- » & Ton ne voit plus les chofes comme » elles font. Socrate a cru avoir un ef- » prit familier , & l'on n'a point ofé >5 l'accufer pour cela d'être un fourbe. >5 Traiterons -nous les fondateurs d^s j> Peuples, les bienfaiteurs des Narions, jj avec moins d'égards qu'un paitica- î3 lier ?

»' Du rede , puis de difpute entre j> vous fur la préférence de vos cultes^r Ils font tons bons , lorfqu'ils fonr »j prefcrits par les loix , & que la Re- » ligion. elTentielle sV trouve; ils font 3j mauvais , quand elle ne s'y trouve pas. La forme du culte eft la police » des Religions & non leur eflence , & >j c'efl au Souverain qu'il appartient de » régler la police dans fon pays ».

J'ai penfé , Monfeigncur, que celui qui raifonneroic ainfi ne feroit point un blafphémateur , un impie \ qu'il pto-

1 1 1 <S U F R E Si

poferoic un moyen de paix jufte, rai-» îbnnable , utile aux hommes ^ & que cela n'empccheroic pas qu'il n'eût fa Religion particulière , ainfi que les au* très i ôc qu'il n'y fut tout auiïi fmcère- ment attaché. Le vrai croyant, fâchant que i'mfidèle eft aufli un homme , dc peut-être un honnête -homme , peut fans crime s'inrérefTer à {on fort. Qu'il empêche un culte étranger de s'intro- duire dans fon pays , cela eft jufte ; mais qu'il ne damne pas pour cela ceux qui ne penfent pas comme lui ^ car qui- conque prononce un jugement fi témé- raire fe rend l'ennemi du rcfte du genre- humain. J'entends dire fans celTe qu'il faut admettre la tolérance civile , non la théologique ^ je penfe tout le con- traire. Je crois qu'un homme de bien, dans quelque Religion qu'il vive de bonne-foi, peut être fauve. Mais je ne crois pas pour cela qu'on puifTe légiti* mement introduire en un pays des Re- ligions étrangères fans la permilîion du Souverain j car , fi ce n'eft pas direde- ment défobéir a Dieu , c'eft défobéir aux loix ; & qui défobéic aux loix, dé- fobéir à Dieu.

Quant aux Religions une fois éra-

Diverses. 115

blies ou tolérées dans un pays , je crors qu'il efl: injufte & barbare de \qs y dé- truire par la violence , & que le Sou- verain fe fait tort à lui-même en mal- traitant leurs fectareurs. 11 eft bien dif- férent d'embrafTer une Religion nou- velle , ou de vivre dans celle Ton eft y le premier cas feul efi: punif- fable. Gn ne doit ni laifTer établir une diveriité de culte, ni profcrire ceux qui font une fois établis; car un fils n'a ja- mais tort de fuivre la Religion de fon père. La rai fon de la tranquillité pu- blique eil toute contre les perfécuteurs. La Religion n'excite jamais de trou- bles dans un Etat, que quand le parti dominant veut tourmenter le parti foi- ble, ou que le parti foible, intolérant par principe , ne peut vivre en paix avec qui que ce foit. Mais tout culte légitime , c'eftà dire, tour culte fe trouve la Religion elTentielle , Se dont, par conféquent , les feéiateurs ne de- mandent que d'être foufFerts Se vivre en paix , n'a jamais caufé ni révoltes ni guerres civiles , fi ce n'ed lorfqu'il a fallu fe défendre & repouffer les per- fécuteurs. Jamais les Proteftans n'ont pris les armes en France, quelorfqu'un

IÎ4 (S. u r s

les y a pourfuivis. Si l'on eût pu fe ré- foudre à les laifieren paix, ils y feroient demeurés. Je conviens fans détour qu'à fa nailTiince la Religion réformée n'a- voit pas droit de s'établir en France malgré les loix. Mais lorfque , tranf- mife àes Pères aux enfans, cette Re- ligion fur devenue celle d'une partie de la Nation Françoife, & que le Prince eut folemnellement traité avec cette partie , par î'Édit de Nantes -, cet Édic devient un Contrat inviolable, qui ne pouvoit plus être annullé que du com- mun confentement dQS deux parties ; & , depuis ce temps , l'exercice de la Religion Proteflante eft , félon moi , légitime en France.

Quand il ne le feroir pas, il refleroic toujours aux fujets l'alternative de for- tir du Royaume avec leurs biens , ou d'y refter foumis au culte dominant. Mais les contraindre à relier (àn^ les vouloir tolérer, vouloir à la fois qu'ils foienr &: qu'ils ne foient pas , les priver mcme du droit de la nature, annuller leurs mariages ( i ) , déclarer leurs en-

(i) Dans un Arrêt du Parlement de Totr- loufe concciiunt l'aftrtirc de l'inforumé Ca*

Diverses. 115

fans bâtards en ne difant que ce

qui efl , j'en dirois trop j il faut me taire.

laSj on reproche aux Proteflans de faire entre eux des n-iariagcs , qui ^ f don les Protejîans , ne font que des actes iivils ^ & par conféquent fou- rnis entièrement pour la forme & les effets a la •volonté du Roi.

Ainfi , lie ce que, félon ks Proteftans , Je mariage eft un acte civil , il s'enfuit qu'ils font obligés de fe foumettre à la volonté du Roi, qui en fait un atle de la Religion Catholique. Les Proteftans , pour femarjer, fcrtit légitime- menc tenus de fc faire Catholiques j aaendu que , fclon eux , le mariage eft un a^^e civil. Telle efc la manière de raifonner de MelTieurs du Parlement de Touioufe.

La France eft un Royaume (\ vaAe , que les François fe font mis dans i'cfprit que le g:nre- humainne devoit point avoir d'autres loix que les leurs. Leurs Parlemens & leurs Tribunaux paroilTent n'avoir aucune idée du droit naturel ni du droit des gens ; & il efi: à remarquer que dans tout ce grand Royaume font tant d'U- mverhtés , tant de Collèges , tant d'Académies, & l'on enfeigne avec tant d'importance tant d'inutilités , il n'y a pas une feule chaire de droit naturel. CcH: le féal peuple de l'Eu- rope qui ait regardé cette étude comme n'étant bonne à rien.

Il6 (OUVRES

Voici , du moins , ce que je puis dire^ En confidérant la feule raifon d'État , peut-être a-t-on bien fait d'oter aux Proteflans François tous leurs Chefs : mais il fi^lloit s'arrêter là. Les maximes politiques ont leurs applications & leurs diftindîons. Pour prévenir àes diffen- fions qu'on n'a plus à craindre, on s'ôte des reifources dont on auroit grand befoin. Un parti qui n'a plus ni Grands ni NoblefTe à fa tête , quel mal peut- il faire dans un Royaume tel que la France ? Examinez toutes vos précé- dentes guerres , appellées guerres de Religion ; vous trouverez qu'il n'y en a pas une qui n'ait eu fa caufe à la Cour & dans les intérêts des Grands. Des intrigues de Cabinet brouilloient les affaires, & puis les Chefs ameutoient les Peuples au nom de Dieu. Mais quelles intrigues, quelles cabales peu- vent former Aes Marchands 6c des Pay- fans ? Comment s'y prendroient-iis pour fufciter un parti dans un pays l'on ne veut que des Valets ou des Maîtres, & l'égalité eft inconnue ou en hor- reur ? Un Marchand propofant de lever àes troupes, peut fc faire écouter en

D I VE R s E s. 117

Angleterre : mais il fera toujours rire des François ( i ).

Si j'érois. Roi ? Non. Miniftre ? En- core moins : mais homme puifTant en France , je dirois : Tout tend parmi nous aux emplois, aux charges^ tout veut acheter le droit de mal faire : Paris & la Cour engouffrent tout. Laiifons ces pauvres gens remplir le vuide des Provinces j qu'ils foient marchands, & toujours marchands \ laboureurs , & toujours laboureurs. Ne pouvant quit- ter leur état, ils en tireront le meil- leur parti poflible; ils remplaceront les nôtres dans les conditions privées donc nous cherchons tous à ibrtir, ils feront

(i) Le feiil cas qui force un peuple ain(î de- mie de Chefs à prendre les aimes, C'eft quaiid , réduit au défefpoir par fes pcrfc-uceurs , il voie qu'il ne lui refte plus de choix que dans la ma- nière de périr. Telle fur, au commenccmeot de ce fîccie , la guerre des Camifards. Alors ou eft tout étonné delaforce qu'un parti nicpri(é tire de fou d.crcfpoir : c'efl: ce que jamais les perfécuteurs n'ont fçu calculer d'avance. Ce- pendant de telles guêtres courent tant de fani^ qu'ils devroient bien y fonger avanc de les rcii» cre inévitables.

ii8 Œuvres

valoir le commerce & ragricultiire que tout nous fait abandonner; ils alimen- teront notre luxe; ils travailleront, & nous jouirons.

Si ce projet n'étoit pas plus équi- table que ceux qu'on fuit, il feroit, du moins, plus humain, & fûrement il fe- roic plus utile. C'eft moins la tyrannie, &; c'eft moins l'ambition des Chefs , que ce ne font leurs préjugés & leurs courtes vues , qui font le malheur à^s Nations.

Je finirai par tranfcrire une efpèce de dilcours , qui a quelque rapport à mon fujet, 6c qui ne m'en écartera pas lon^-remps.

Un Parlls de Surate , ayant époufé en fecret une Mufulmane, fut décou- vert , arrêté ; &: , ayant refufé d'embraf- fer le mahométifme , il fut condamné à mort. Avant d'aller au fupplice , il parla ainfi à [qs juges.

" Quoi î vous voulez m'ôrer la vie ! « Eh ! de quoi me puniffez-vous ? J'ai » tranfgrelTé ma loi plutôt que la vôtre : »> ma loi parle au cœur , & n'ell: pas » cruelle; mon crime a été puni par le « blâme de mes frères. Mais que vous ai-je fait, pour mériter de mourir ?

Diverses. 119

» Je vous ai traites comme mafamilie, *> de je me fuis choifi une Icsur parmi 5> VOUS. Je l'ai laiflc libre dans fa croyan- »* ce, (5c elle a refpcdlé la mienne pour » fon propre inrcrcr. Borne fans regrec à elle feule , je l'ai honorée comme 5> l'inflrument du cuire qu'exige l'Aii- « teur de mon Erre , j'ai payé par elle ï> le tribut que tout homme doit au j> genre- humain : l'amour me l'a don- j> née , (Se la vertu me la rendoit chère : »> elle n'a pcûnt-vécu dans la fervitude ; »> elle a polfédé fans partage le cœur j> de fon époux ^ ma fiute n'a pas moins » fait fon bonheur que le mien.

" Pour expier une tante fi pardonna- 35 ble, vous m'avez voulu rendre four- >5 be &c menteur; vous m'avez voulu j> forcer d profeifer- vos fentimens fans n les aimer ôc fans y croire : comme il j> le transfuge de nos loix eut mérité »> de paifer fous les vôrre^ : vous m'a- 93 vez fait opter entre le parjure de la »> mort \ oc j'ai choifi , csr je ne veux pas vous tromper. Je meurs donc , î) puifqu'il le faut ; mais je meurs digne de revivre &c d'animer un autre hom- »' me Julie. Je meurs martyr de ma Re-

3 20 ŒUVRES

»» ligion 5 fans craindre d'entrer après ma more dans la vôtre. PuifTé-je re- j> naître chez les Mufulmans, pour les j> apprendre à devenir humains , clé- mens, équitables : car fervant le -»> même Dieu que nous fervons, puif- j> qu'il n'y en a pas deux , vous vous " aveuglez dans votre zèle , en tour- » mentant (qs ferviteurs , Se vous n'êtes » cruels Ôc fanguinaires que parce que -»» vous êtes inconféquens.

»' Vous êtes des enfans , qui dans vos » jeux ne favez que faire du mal aux 9> hommes. Vous vous croyez favans, a ÔC vous ne favez rien de ce qui eft <> de Dieu. Vos dogmes récens font- « ils convenables A celui qui eft , de qui » veut être adoré de tous les rems ? Peu- >5 pies nouveaux , comment ofez-vous " parler de Religion devant nous ? » Nos rites font aulîi vieux que les »> Aftres ; les premiers rayons du Soleil »> ont éclairé 6c reçu les homm.a^esde "i nos Pères. Le grand ZerduÛ: a vu l'en- >9 fance du monde; il a prédit Se mar- » que l'ordre de l'Univers ; &c vous , »' hommes d'hier, vous voulez être nos » prophètes î Vingt fiècles avant Ma-

j> homet ,

Diverses, m

ï5 homet , avant la naiffance d'Ifmacl « 6c de fou père , les Mages croient }> antiques. Nos Li\Tes Sacrés étoicnt ), déjà la loi de l'Afie (Se dii monde, » & trois grands Empires avoient fuc- 55 celiîvement achevé leur long cours 3> fous nos anccrres, avant que les vô- » très fuiTent fortis du néant.

n Voyez, hommes prévenus, ladif- » tcrence qui eft entre vous Se nous. 5j Vous vous dites croyans , &: vous » vivez en barbares. Vos inflitucions, 3> vos loix , vos cultes , vos vertus « même tourmentent l'homme ^ le « dégradent. Vous n'avez que de triftes »* devoirs a lui prefcrire"". Des jeûnes , àiQs privations , à^s combats , des î» mutilations j des clôtures : vous ne j> favez lui faire un devoir qu ' de ce >• qui peut TafFliger & le contraindre. M Vous lui fi.ites haïr la vie , & les 5* moyens de la conferver : vos femmes 5? font fans hommes , vos terres font » fans culture ; vous mangez les ani- j> maux & VOUS malfacrez les humains; » vous aimez le fang , les meurtres ; » tous vos établi (femens choquent la » nature, aviliffent l'efocce humiine; ^ , fous le double joug du Defpo- Tomc VL F

m (S. u V R E s

>f tifme & du fanatifme, vous Técrafez » au nom de fes Rois & de fes Dieux. « Pour nous , nous femmes àts hom* » mes de paix , nous ne faifons ni ne »9 voulons aucun mal à rien de ce qui » refpire, non pas même à nos Tyrans j M nous leur cédons fans regret le fruit j> de nos pemes , conrens de leur être î3 utiles £c de remplir nos devoirs. Nos » nombreux beiliaux couvrent vos pâ- »i turages \ les arbres plantés par nos « mains vous donnent leurs fruits & j5 leur ombre \ vos terres que nous S) cultivons vous nourriffent par nos j3 foins : un peuple fimple 6c doux mul- » tiplie fous vos outrages, & tire pour » vous la vie ck" l'abondance du fein de 35 la mère commune vous ne fçavez rien trouver. Le foleil que nous pre- j> nons à témoin de nos œuvres , éclai- " re notre patience & vos injuftices, il îj ne fe lève point fans nous trouver î> occupés à bien faire, 5^ en fe cou^ j> chant il nous ramène au fein de nos »> familles , nous préparer à de nou- M veaux travaux.

jj Dieu feul fait la vérité. Si, malgré j> tout cela , nous nous trompons dans »> notre culte, il ell toujours peu croya-

Diverses. 113

n ble que nous fuyons condamnes a » l'enfer, nous qui ne faifons que du M bien fur la terre , de que vous foyez » les clus de Dieu , vous qui n'y faites » que du mal. Quand nous ferions dans »5 l'erreur , vous devriez la refpecteu » pour votre avantage. Notre piété i> vous engrailTe , Se la vôtre vous con- ïî fume j nous reparons le mal que vous » fait une Religion dellructive.Croyez- » moi, laKTez-nous un culte qui vous » eft utile ; craignez qu'un jour nous » n'adoptions le votre : c'elc le plus grand mal qui vous puilTe arriver >ï. J'ai tâche, Monfeigneur, de vous fiire entendre dans quel efprit a été écrite la profelîion de foi du Vicaire Savoyard , & les conddérations qui m'ont porté à la publier. Je vous de- mande a préfent à quel égard vous pou- vez qualifier fa doctrine de blafphéma- toire, d'impie, d'abominable, 8c ce que vous y trouvez de fcandaleux & de pernicieux au genre- humain. J'en dis autant à ceux qui m'accufent d'avoir dit ce qu'il falloit taire, d<. d'avoir voulu troubler l'ordre public ; imputation vague ôc téméraire, avec laquelle ceux

Fij

124 (S u r RE s

qui ont le moins réfléchi fur ce qui eft utile ou nuiiible, iiidifpofent d'un mot le public crédule contre un Auteur bien intentionné. E(l-ce apprendre au peuple à ne rien croire que le rappeller à la véritable foi qu'il oublie ? Ett-ce troubler Tordre, que renvoyer chacun aux loix de fon pays ? Eft-ce anéantir tous les cultes que borner chaque peu- ple -au iien ? Eft-ce ôter celui qu'on a , que ne vouloir pas qu'on en change ? Efl-ce fe jouer de toute Religion, que refpecber toutes les Religions ? Enhn eft- il donc fi effentiel à chacun de haïr les autres, que, cette haine ôtée, tout foie ore ?

Voilà pourtant ce qu'on perfuade au peuple , quand on veut lui faire pren- dre fon défenfeur en haine , de qu'on a la force en main. Maintenant, hom- mes cruels , vos décrets, vos bûchers , vos mandemens, vos journaux le trou- blent 8c l'abufcnt fur mon compte. Il me croit un monftre fur la foi de vos clameurs ; mais vos clameurs celferont enfin, mes écrits reilcront malgré vous pour votre honte. Les Chrétiens moins prévenus y chercheront avec furpi-ifç

Diverses. 115

les horreurs nue vous prérendez y trou- ver \ ils n'y verront , avec la morale de leur Divin maître , que des leçans de paix , de concorde & de charité. Pulifent-ils y apprendre à être phis juf- tes que leurs Pères 1 Pulifent les vertus qu'ils y auront prifes, me venger un jour de WQS malédictions !

A l'égard des objections fur les fec- tes particulières, dans lefquelles l'Uni- vers eO: divifc ; que ne puis -je leur donner afTez de Force pour rendre cha- cun moins entêté de la fienne , 6c moins ennemi à^s autres, pour porter chaque homme à Tindulgence , à- la douceur, par cette confidérntion trappante ^ naturelle, qae,s'il fut dans un au- tre pays 5 dans une autre i^QÙiQ , il pren- droir infailliblemenr pour l'erreur ce qu'il prend pour la vérité , <Sc pour la vérité ce qu'il prend pour l'erreur ! Il importe tant aux hommes de tenir moins aux opinions qui les divifent , qu'a celles qui les uniiTent ! Et au con- traire , négligeant ce qu'ils ont de com- mun j ils s'acharnent aux fentimens par- ticuliers avec une efpèce de rage ', ils tiennent d'autant plus à ces fentimens,

Fiij

ii6 (Eu V R E s

qu'ils femblenc moins raifonnables , Se chacun voudroit fuppîéer , à force de conliance , à raurorité que la raifon re- Mq à Ton parti. Ainh , d'accord au fond fur tour ce qui nous inrérêfTe, &: dont on ne rient aucun compte , on pafTe la vie à difputer , à chicaner, à rourmenrer , à perfécuter , à fe battre > pour les chofes qu'on entend le moins, & qu'il efl: le moins nécenTaire d'enten- dre. On entaiTe en vain déci/ions fur décidons ^ on plâtre en vain leurs con- traditions d'un jargon inintelligible ; on trouve chaque jour de nouvelles queftions à réfoudre , chaque jour de nouveaux fujets de querelles ^ parce que chaque dodiine a des branches in- finies , 6c que chacun , enrèté de fa petite idée , croit effenriel ce qui ne l'eft point, & néglige l'erfentiel véri- table. Que fi on leur propofe des ob- jections qu'ils ne peuvent réfoudre , ce qui , vu réchaffaudage de leurs doctri- nes , devient plus facile de jour en jour, ils fe dépitent comme (\^s en- fans , & parce qu'ils font plus attachés à leur parti, qu'à la vérité, & qu'ils ont plus d'orgueil que de bonne-foi >

Diverses 117

c'eft far ce qu'ils peuvent le moins prou* ver, qu'ils pardonnent le moins quelque doute.

Ma propre hiftoire caractérife mie«x qu'aucune autre le jugement qu'on doit porter des Chrétiens d'aujourd'hui : mais comme elle en dit trop pour être crue, peut-être un jour feua-t-elle por- ter un jugement tour contraire ; un joue ^eut-être , ce qui fait aujourd'hui l'op- probre de mes contemporains, fera eur gloire j vC les fîmples qui liront mon Livre , diront avec admiration : quels temps anc'éiiques ce dévoient être que ceux ou un tel Livre a ete brulc comme impie, ^ fon auteur pourfuivî comme un malfaiteur ! Sans doute alors tous les Ecïits refpiroient la dévotion la plus fublime, <?c la terre étoit cou- verte de Saints!

Mais d'autres Livres demeureront. On faura, par exemple, que ce même fiécle a produit un panégyrifte de la Saint-Barthélemi , François, &, com- me on peut bien croire , homme d'E- glife, fans que ni Parlement , ni Prélat air fongé même à lui chercher querelle. Alors , en comparant la morale des deux Livres, & le fort des deux Au-

F iv

IiS OUVRES

teurs , on pourra changer de langage ,

& tirer une autre conclufion.

Les do(5trines abominables font cel- les qui mènent au crime, au meurtre, & qui font des fanatiques. Eh ! qu'y a- t-il de plus abominable au monde qu€ <le mettre l'injuftice & la violence eu fyftème, & de les faire ^découler de la clémence de Dieu? Je m'abftiendrai d'entrer ici dans un parallèle qui pour- roit vous déplaire. Convenez feule- ment, Monfeigneur, que, fi la France eût profeffé la Religion du Prêtre Sa- voyard, cette Religion fi fimple & fi pure , qui fait craindre Dieu , & aimer les hommes , à^s fleuves de fang n'euf- jfent point fi fouvent inondé les champs Prançois \ ce peuple fi doux &i fi gai n'eût point étonné les autres de fes cruautés dans tant de perfécutions & de ma(Tacres , depuis l'Inquifirion de Tou- loufe (i) jufqu'a la Saint-Barthélemi >

(i) Il efl: vrai que Dominique , Saint Efpa- gnol > y eut grande part. Le Saint , fclon un Écrivain àz fon Ordre , eut la charité , prê- chant contre les Albig;cois , de s'adjoindre de de- votes perfonnes zélées pour la Foi , lefqiîcllcs

Diverses. 119

^. depuis les guerres des Albigeois JLif- qu'aux Dragonades , le Confeiller An- ne du Bourg n'eût point cté pendu pour avoir opiné à la douceur envers [qs Reformés ; les habirans de Merin- dol & de Cabrieres n'eufTent point été mis à mort par Arrêt du Parlement d'Aix ; 5c, fous nos yeux, l'innocent Ca- las, torturé par les bourreaux, n'eût pomt péri fur la roue. Revenons, à pféfenr, Monfeigneur , à vos cenfures, & aux raifons fur lefquelles vous les rendez.

Ce font toujours des hommes, dit le Vicaire, qui nous atteftent la parole de Dieu, te qui nous l'attellent en àas

prifTent le foin d'extirper corporellemenr &: par le glaive matériel les hcréci(|ues qu'il n'auroic pu vaincre avec le glaive de la parole de Dieu. Ob ckarltattm , pr£.dicans contra Albienfcs , in aajutorium fumfit quafdam dcvotas perfo- nas , :^elantes pro fide , qu& corporalicer illos iiAreticos gladio materialï expugnarent ^ qi:os ip/e gladio verbi Dei ampuîare non pojfet. Anronin. in Cliron.P. III. tir, 13. c. 14.^. 1- Cette charité ne re/Temblc giîère à celle du Vicaire j aulfi a-t-cllc un prix bien différent. L'une fait décréter,;^ l'auire çauonifer ceux qui la prgrviicnt.

Fv

ijo (E u r R E s

langues qui nous l'ont inconnues. Sou- vent 5 au contraire , nous aurions grancî befoin que Dieu nous atreftâr la parole des hommes j il eft bien fur, au moins, qu'il eût pu nous donner la fienne ^fans fe fervir d'organes fi fufpeds. Le Vi- caire fe plaint qu'il faille tant de té- inoignages humains pour certifier la parole Divine: que d'hommes j dit-il ^ entre Dieu & moi ( i ) /

Vous répondez. P out que cette plainte fûtfenfée , Ad, T. C, F. il faudrait pou- voir conclure que la révélation ejl faujfe dès qu'elle n'a point été faite à chaque homme en particulier ^ il faudrait pou- voir dire : Dieu ne peut exiger de moi que je croye ce qu'on raaffure qu'il a dit y dès que ce nejl pas directement à moi qu'il a adreffé fa parole (2).

Et tout au contraire y cette plainte n'eft fenfce qu'en admettant la vérité de la Révélation. Car fi vous la /uppofez fauffe, quelle plainte avez- vous a faire du moyen dont Dieu s'eft fervi, puif-

(i) Emile j Tom. III y pag. 141, (i) Mandémenr ^ pag. xxviij»

Diverses, 1 3 1

qu'il ne s'en eft fervi d'aucun ? Vous doit-il compte àes tromperies d'un im- polleur ? Quand vous vous hiiffez du- per 5 c'eft votre faute Ôc non pas la (îen- ne. M'-is lorfque Dieu , maure du choix de fes moyens, en choifit par préféren- ce qui exigent de notre part tant de fa- voir ëJ de (1 profondes difculîions, le Vicaire a-t-il tort de dire : «< Voyons » toutetois ; examinons, comparons, 5> vérifions. O Ci Dieu eût daigné me » difpenfer de tout ce travail , l'en au- » rois -je fervi de moins bon cœur?

ï> (l } n.

Monfeigneur, votre mineure eft ad- mirable! Il faut la tranfcrire ici toute entière j j'aime a rapporter vos propres termes, c'ed ma plus grande méchan- ceté.

Mals^ ncj2'Ll donc pas une ïnjinïté de faits ^ mtmc antérieurs, à celui de la Rêvé- laùon Chrétienne ^ dont il [croît ahfurde de douter r Par quelle autre voie que celle des témoimcocs humains l' Auteur lui^ même a-t-il donc connu cette Sparte , cette Athène _, cette Rome dont il vante Jl

( I ) Emiîe j uùi J^iprà.

F vj

1^1 ouvres:

fouvent^ & avec tant d'ûjjurancej Us lolx, les mœurs j G* Us héros ? Que d'hommes, entre lui & les Hijloriens qui ont confcr- la mémoire de ces évènemens !

Si la matière étoit moins grave de que j'eufTe moins de refpeâ: pour vous, cette manière de rai Tonner me foiir- niroit peut-ctre l'occafion d'égayer un peu mes Lecteurs ; mais à Dieu ne plaife que j'oublie le ton qui convient au fu- jet que je traite , de à l'homme à qui je parle. Au rifque d'être plat dans ma réponfe, il me fuffit de montrer que vous vous trompez.

Confidérez donc, de grâce, qu'il effe tout-à-fait dans l'ordre , que des faits Iiumains foient atteftés par àes té- moignages humains. Ils ne peuvent l'ê- tre par nulle autre voie; je ne puis favoir que Sparte & Rome ont exifté , que parce que des Auteurs contempo- rains me le difent , Se entre moi de un autre homme qui a vécu loin de moi, il faut néceflairement des inter- médiaires : mais pourquoi en faut-il entre Dieu Se moi, de pourquoi eu faut-il de fi éloignés, qui en ont be~ foin de tant d'autres ? Eft-il fimple , eft-il naturel eue Dieu ait été cher-

Diverses. 133

cher Moïfe pour parler à Jean-Jacques Roulfeaii ?

D'ailleurs nul n'eft obligé fous peine de damnation de croire que Sparte aie exifté ; nul, pour en avoir douté , ne fera dévoré àcs flammes éternelles, l'out fait dont nous ne fommes pas les té- moins, n'ell établi pour nous que fur à<is preuves morales, & toute preuve morale eft fufceptible de plus oz de moins. Croirai-je que la juftice Divine me précipite à jamais dans l'enfer, uni- quement pour n'avoir pas fu marquer bien exaélement le point une relie preuve devient invincible ?

S'il y a dans le monde une hlfloire atteftée , c'eft celle des Wampirs. Rien n'y manque; procès - verbaux , cer- tificats de Notables , de Chirurgiens» de Curés , de Magiftrats. La preuve juridique efl àts plus completres. Avec cela 5 qui eft-ce qui croit aux Wampirs? Serons-nous tous damnés pour n'y avoir pas cru ?

Quelque atteflcs que foienr, au gré même de l'incrédule Cicéron , plu- sieurs des prodiges rapportés par, Tire- Live , je les regarde comme autant de fables, ^ fLirem;yit i*e ,Ae fais pas 1^

134 (S. n V RE s

feul. Mon expérience confiante Se ctWe de tous les hommes eft plus forte en ceci que le témoignage de quelques- uns. Si Sparte & Rome ont été des prodiges elles-men=res^fLé:oient des pro- diges dans le genre morale; & comme on s'abuferoit en Laponie de fixer a quatre pieds la ftature naturelle de rhomme , on ne s'abuferoit pas moins parmi nous de fixer la mefure des âmes humaines fur celles des gens que Ton voit autour de foi.

Vous vous fouviendrez , s'il vous plaît, que je continue ici d'examiner vos raifonnemens en eux-mêmes , fans foutenir ceux que vous attaquez. Après ce mémoratif nécelfaire , je me per- mettrai fur votre manière d'argumenter encore une fuppofition.

Un habitant de la rue S. Jacques , vient tenir ce difcours à Monfieur l'Ar- chevêque de Paris. « Monfeigneur , je î> fais que vous ne croyez ni à la béa- 55 titude de Saint François Paris , ni aux J5 miracles qu'il a plu à Dieu d'opérer j> en public fur fa tombe , à la vue de >j la Ville du monde la plus éclairée "■^ & la plus nombreufe. Mais je crois *' devoir vous attefter que je viens de

Diverses. i^^

n voir refrufcirer le Saint en perfonne « dans le lieu fes os ont été dé- » poTés ».

L'homme de la rue Saint- Jacques ajoute à cela le dérail de toutes les cir- conftances qui peuvent frapper le fpec- rateur d'un pareil fait. Je fuis perfuadé qu'a l'ouïe de cette nouvelle , avant de vous expliquer fur la foi que vous y ajoutez 5 vous commencerez par inter- roger celui qui l'attefte , fur fon état, fur fes fentimens, fur fon ConfeiTeur, fur d'autres articles femblables; & lorf- qu'àfonair, comme à fes difcours, vous aurez compris que c'efl un pauvre Ou- vrier, & que, n'ayant point a vous montrer de billet de confefiion, il vous confirmera dans l'opinion qu'il eft Jan- fénifte : Ah ! ahl lui direz- vous d'un air railleur * vous - êtes convulfion- jj naire, ôc vous avez vu reffufciter r> Saint Paris ? Cela n'eft pas fort éton- » nant; vous avez tant vu d'autres merveilles 35 !

Toujours dans ma fuppofition , (2ns doute il infiftera : il vous dira qu'il n'a point vu feul le miracle \ qu'il avoir deux ou trois perfonnes avec lui q^ui

1^6 (S U F R E ^

ont vu la même chofe, & que d'autres à qui il Ta voulu raconter difent l'avoic. auÂi vu eux-mêmes. Là-defTus vous demanderez Ci tous ces témoins étoient Janfcniftes ? ce Oui , Monfeigneur , » dira-r-il : mais n'importe j ils font »> en nombre fufïïfanr, gens de bonnes » mœurs, de bon-fens , & non rccu- » fables; la preuve ePc ccmplette , &c 55 rien ne manque à norre déclaration 3i pour confcacer la vérité du fait >».

D'autres Évêques moins charitables enverroient chercher un Commiffaire & lui configneroienr le bon- homme honoré de la vifion glorieufe , pour en aller rendre grâce a Dieu aux petites- maifons. Pour vous , Monfeigneur » plus humain, m.ais non plus crédule, après une grave réprimande, vous vous contenterez de lui dire : « je fais que deux ou trois témoins, hcnnctes gens >3 ôc de bon-fens , peuvent attefter la. » vie ou la miort d'un homme, mais y je ne fais pas encore combien il en î5 faut pour conftater la rcfurreélion » d'un Janfénifte. En attendant que je »> l'apprenne, allez, mon enfant, ta- « cher de fortifier votre cerveau creux.

Diverses. 137

» Je vous difpenfe du jeûne, ^' voili " de quoi vous faire de bon bouil- » Ion •'.

C'ed à-peu-prcs , Monfeigneur , ce que vous diriez , ^ ce que diroic tout autre homme fage à votre place. D'où je concludsque, même félon vous, & félon tout autre homme fage, les preu- ves morales fuÔifantes pour conftacer les Ç^Àis qui font dans l'ordre des pof- /îbilités morales , ne fuffifent plus pour conftater des faits d'un autre ordre & purement furnaturels : fur quoi, je vous laifTe juger vous-même de la jufteffe de votre comparaifon.

Voici pourtant la conclufîon triom- phante que vous en rirez contre moi. Son fcepticifme neji donc ici fondé que fur l'interct de fan incrédulité {i). Mon- feigneur , Cl jamais elle me procure un Evêché de cent-mille livres de rente, vous pourrez parler de l'intérêt de mon incrédulité.

Continuons maintenant à vous tranf- crire, en prenant feulement la liberté

{i) Mandement, 2, xxix.

138 Œuvres

de refliruer au befoiii les palTages de mon Livre que vous tronquez.

« Qu'un homme, ajoûtc-t il plus loin ^ » vienne nous tenir ce langage : Mor- î> tels , je vous annonce les voloncés du 55 Très-Haut ; reconnoilTez à ma voix 55 celui qui m'envoie. J'ordonne au 55 Soleil de changer fon cours , aux >5 étoiles de former un autre arrange- »* ment, aux montagnes de s'applanîr , 55 aux fiors de s'élever, à la terre de 55 prendre un autre afpedt : à ces mer- 55 veilles qui ne reconnoîtra pas à l'inf- 55 tant le Maître de \:i nature >5 ? Qui ne croiroit j M, T, C. F. j que celui qui s^exprime de la forte ne demande qu'à voir des miracles pour être Chrétien ?

Bien plus que cela , Monfeigneur ; puifque je n'ai pas même befoin des miracles pour erre Chrétien.

Ecoute:^ toutefois j ce qu 'il ajoute : 55 Rcfle enfin, dit-il, l'examen le plus 55 i^pportant dans la doctrine annoncée ; 55 car puifque ceux qui difent que Dieu 55 fait ici-bas des miracles , prétendent 55 que le Diable les imite quelquefois, 55 avec les prodiges les mieux conlla- 55 tes, nous ne lommes pas puis avau-

Diverses, 139

i> CCS qu'aaparavantj & puirque les Ma- » gicieiis de FliciLaon oibienr, en pré- 3) fence même de MoiTe , faire les mc- » mes fignes qu'il faifoic par l'ordre M exprès de Dieu , pourquoi dans Çon n abfence n'euffent-ils pas, aux mêmes »' rirres , prétendu la même auroritc ? j> Ain(i donc, après avoir prouvé la » dodrine pu le miracle , il faut prou- » ver le miracle par la dodliine, de >j peur de prendre l'œuvre du Démon J3 pour Toeuvre de Dieu (i). Que faire 3) en pareil cas pour éviter le dialèle -^ Une feule chofe ; revenir au raifon- » nement , ^ laifTer-ld \es rr.îracîes, » Mieux eût valu n'y pas recourir w.

Cefl dire ; qu'on me montre des miracles y & je croirai. Oui , Mon- feigneur, c'efi: dire^ qu'on me montre des miracles de je croirai aux miracles. C'eft dire j qu'on me montre des mi' rac/eSj & je refuferai encore de croire. Oui, Monfeigneur, c'eft dire, félon

(i) Je fuis force de confondre ici la norc avec le texte , à l'imitation de M. de Beauinonc. Le Lecî^eur pourra confulter l'un & l'autre dans le Livic même. Tom, III , pû^\ 145 0 fuiw

Î40 (OUVRES

le précepte même de MoiTe ( i ) *, qu'ont me montre d^s miracles , & je refuferai encore de croire une doârnne abfurde & déraifonnable qu'on voudroir étayer par eux. Je croirois plutôt à la magie que de reconnoître la voix de Dieu dans àes leçons contre la raifon.

J'ai dit que c'étoit-ià du bon-fens le plus {impie, qu'on n'obfcurciroit qu'a- vec des diftindions tout au moins très- fubtiles: c'eft encore une de mes pré- didions^ en voici l'accomplilTemenc.

Quand une docirïne ejl reconnue vraie ^ divine ^ fondée fur une révélation cer- taine j on s'en fert pour juger des mi- racles ^ c'ejî-à-dircj, pour rejetter les pré' tendus prodiges que des impofleurs vou^ droient oppofcr à cette doctrine. Quand il s" agit d'une doctrine nouvelle qu'on annonce comme émanée du f tin de Dieu _, les miracles font produits en preuves ; c'efl-à~dire ^ que celui qui prend la qua- lité d'Envoyé du Très-Haut j confirme fa Miffion j fa prédication par des mi- racles qui font le témoignage mcm.e de la Divinité, Ainfi la doctrine ^ les mi-

(i) Deutcronomc , chap, XllI.

D I V E p. s E s. 141

racles font des argumcns refpeclifs donc on fait ufdce ^ fclon Us divers points dd rue l'on fi place, dans V étude & dans l'enfeignement de la Religion, Il ne fe trouve- y ni abus du raifonne- ment ^ m fophifme ridicule ,, ni cercle vicieux (1).

Le Leccenr en jugera. Pour moi je n*ajoucerai pas un féal mor. J'ai quel- quefois répondu ci-devanc avec mes pa(T:iges^ mais c'efl avec le vôtre que je veux vous répondre ici.

Ou efl donc j M, T, C F. ^ la bonne- foi philofophique dont fe pare cet Ecri- vain .<*

Monfeigneur , je ne me fuis famais piqué d'une bonne-foi philofophique; car je i\en connois pas de telle. Je n'ofe même plus trop parler de la bonne-foi Chrétienne , depuis que les foi-difans Chrérien.s de nos jours trouvent mauvais qu'on ne fapprime pas les ob- jeAionsqui les embarralfent. Alais pour la bonne-foi pure & fimple, je demande laquelle de la mienne ou de la vôtre efl la plus facile à trouver ici ?

(i) Maniement j png, xxij,

142 Œuvres

Plus j'avance , plus les points a irai- rer deviennent intérelTans. Il faut donc continuer à vous tranfcrire. Je voudrois dans àQs difcufiions de cette importance ne pas omettre un de vos mots.

On croire it qi/ après les plus grands efforts pour décrédïter Us témoignages humains qui attejlent la révélation Chré- tienne j le même jouteur y défère cepen- dant de la manière la plus pojîtive j la plus folemnelle.

On. auroic raifon , fans doute, puif- que je tiens pour révélée toute doc- trine où je reconnois l'efprit de Dieu. Il faut feulement ôter l'amphibologie de votre phrafe \ car (i le verbe rela- tif y défère fe rapporte à la Révélation Chrétienne , vous avez raifon \ mais s'il fe rapporte aux témoignages hu- mains, vous avez tort. Quoi qu'il en foit , je prends a6te de votre témoignage contre ceux qui ofent dire que je re- jette toute révélation j comme fi c'é- toic rejetcer une dodrine que de la reconnoître fujette à des difficultés in- folubles à l'efprit humain , comme il c'étoit la rejetter que ne pas l'admettre fur le témoignage des hommes , lorf- qu'ou a d'autres preuves équivalentes

Diverses. 145

ou fupérieiues qui difpenfent de celle- ? Il eft vrai que vous dites condition- nellement , on croiroït ; mais on croiroit lignifie on croit , lorique la raifon d'ex- ception pour ne pas croire fe rcduic à rien, comme on verra ci-après de la votre. Commençons par la preuve af- firmative.

Il faut pour vous en convaincre j M, T. C F, & en même temps pour vous édifier j mettre fous vos yeux cet endroit de fon ouvrage, « J'avoue que la ma- jj jefté à^s Écritures m'étonne ; Ja » fainteté de l'Evangile ( i ) parle à 3j mon cœnr. Voyez \2S Livres des 3> Philofophes, avec toute leur pompe*, qu'ils font petits près de celui l » Se peut-il qu'un Livre , à la fois fi » fublime 6c fi fimole, fuit l'ouvrac^e

(i) La négligence avec laquelle M. dcBeaii- monc me tranfcrit lui a fait taire ici deuxchan- gemens dans une l:gne. Il a mis , la mjtjefii ds l' Ecriture y au lieu de , la majeflé des Ecritures; & il a mis, la juincecc de l'Ecriture , au lieu de , U fainteté de l'Evangile. Ce n'cft pas , à la vérité , me faire dire des héréiies 3 mais c'eit ine faire parler bien niaifcment.

144 CE u r RE s

5> des hommes? Se peut-il que celui

33 dont il fait l'hiftoire , ne l'oit qu'un

53 homme lui-même ? Eft-ce le ton

33 d'un enthoufiafte ou d'un ambirieux

33 fecfraire ? Quelle douceur , quelle pu-

33 reté dans fes m.œurs ! quelle grâce

33 touchante dans {es inlhudlions \

33 quelle élévation dans fes maximes !

î3 quelle profonde fageiTe dans fes dif-

»> cours \ quelle préfence d'efprit ,

»^ quelle finelTe &z quelle jurteiTe dans

33 {es réponfes ! quel empire fur fes

33 pallions ! eft l'hcm.me, eft le

33 Sage qui fait agir, fouffrir & mourir

3> fans foihleiïe &: fans oftentation (i) ?

« Quand Platon peint fon jufle ima-

33 gmaire couvert de tout l'opprobre

(i) Je remplis j félon ma coutume, les la- cunes faites par M. de Beaumonc ; non qu'ab- folument celles qu'il fait ici foient infidieufes , comme en d'autres endroits i mais parce que, le défaut de fuite & de liaifon aftoiblit le palinge quand il ell tronqué ; & aulîî parce que , mes pcr- fécuteuis fupprimant avec foin tout ce que j'ai dit de fi bon cœur en fav^^ur de la Religion , il eft bon de le rétablir à mcfure que 1 occa- fïon s'en trouve.

33 du

Diverses, 145

^ du crime , & àignQ de tous les prix i> de la vertu , il peint trait pour trait n Jcfus - Chrift : la reiremblance eft f^ » frappante que tous les Pères l'on î> fentie, &: qu'il n'eft pas poiTible dt » s'y tromper. Quels préjugés , quel n aveuglement ne faut-il point avoir » pour ofer comparer le fils de So- i> phronifqueau fils de Marie? Quelle dj diftance de l'un à l'autre ! Socrate » mourant fans douleurs, fans igno- n minie, foutintdifément jufqu'aubouc »> fon perfonnage *, & , ù. cqiiq facile mort n'eût honoré fa vie , on doute- » roit fi Socrate , avec tout fon efprit , » fut autre chofe qu'un Sophifte. Il » inventa , dit-on , la morale. D'autres îj avant lui l'avoient mife en pratique; il ne fit que dire ce qu'ils avoienr fait, il ne fie que mettre en leçons it leurs exemples. Ariftide avoir été î) jude , avant que Socrate eiit dit ce »■» que c'étoic que juftice ; Léonidas » étoitmort pour fon pays , avant que jj Socrate eût fait un devoir d'aimer j> la patrie ; Sparte étoit fobre , avant » que Socrate eût loué la fobriéré : j> avant qu'il eût défini la vertu, Sparte Tome VL G

1^6 U V R ES

« abondoit en hommes vertueux. Mais

9> Jéfus avoit-il pris parmi les fiens

a> cette morale élevée & pure, dont

» lui féal a donné les leçons &: l'exem.-

a* ple?Dufeindu plus furieux fanatif-

35 me la plus haute fagelFe fe fit enten-

y9 dre , &: la fuiiplicité des plus hé-

» roïques vertus honora le plus vil de

35 cous les Peuples. La mort de Socrate

« philofophant tranquillement avec fes

55 amis, eil la plus douce qu'on puilfe

35 défirer ; celle de Jéfus expirant dans

î> les tourmens , injurié , raillé , m^udic

y> de tout un Peuple, efl: la plus hor-

35 rible qu'on puLiFe craindre. Socrate,

33 prenant ta coupe empoifomiée, bénit

33 celui qui la lui préfente & qui pleure.

33 Jéfus, au milieu d'un fupplice af-

>? freux , prie pour fes bourreaux achar-

» nés. Oui , Ci la vie & la mort de So-

35 crate font d'un Sage ,. la vie &: la

y> mort de Jéfus font d'un Dieu. Di-

î3 rons-nous que l'hiftoirede l'Evangile

*; efc inventée à plaifu* ?. Non; ce n'eft

ps ainfi qu'on in vente , &: les faits

» de Socrate, dont pcribnue ne doute ,

3> font moins attelles que ceux de

î5 Jéfvis-Chril-^. Au fond , c'qfl reculée

Diverses. 147

y> la diiiiculté fans la détruire. Il feroic 3) plus inconcevable que plufieurs honi- » mes d'accord euifent fabrique ce Li- î> vre , qu'il ne l'eft qu'un feul en ait » fourni le fujer. Jamais des Auteurs 5> Juifs n'cuffent trouve ni ce ton ni )5 cette morale ; & l'Évangile a des caradtcres de vérité fi grands , Ci frap- ?> pans , Cl parfaitement inimitables, que 3> l'inventeur en feioic plus ctonnanr 55 que le Héros (i) '>.

(1) ///^ro^r difficile , AL T. C F. 3 i/^ rendre un plus bel hommage à V au- thenticité de V Evangile. Je vous fçais gré, Monfeigneur , de cet aveu \ c'eft une injuilice que vous avez de moins que les autres. Venons maintenant à la preuve négative qui vous fait dire on croïroït j au lieu-d'o.^^ croit.

Cependant V Auteur ne la croît qu'en conféquence dis témoignages humains. Vous vous trompez , Monfeigneur ; je la reconnois en confcqueiice de l'E- vangile & de la fublimité c|ue j'y vois.

(O Emile, To'ne IIL p.qfr. 179, & fuiv. (1) Mundemenc , p. xixiij.

Ci;

148 (E U V R E s

fans qu on me l'attefte. Je n'ai pas be- foin qu'on m'affirme qu'il y a un Evan- gilcj lotfque je le tiens. Ce font toujours des hommes qui lui rapportent ce que d'autres hommes ont rapporté. Eh ! point du tout ; on ne me rapporte point que rÉvangile exifte : je le vois de mes propres yeux , & quand tout l'Univers iiie foutiendroit qu'il n'exifte pas , je fçaurois très-bien que tout l'Univers ment 5 ou fe trompe. Que d'hommes entre Dieu & lui r* Pas un feul. L'Evan- gile eft la pièce qui décide , & cette pièce eft entre mes mains. De quelque manière qu'elle y foit venue , 6c quel- que Auteur qui l'ait écrite , j'y recon- lîois i'Efprit Divin : cela eft immédiat autant qu'il peut l'être ; il n'y a point d'hommes entre cette preuve & moi ; & dans le fens il y en auroit , l'hii- torique de ce Saint Livre, de (es Au- teurs , du temps il a été compofé , ^c. rentre dans les difcufilons de cri- tique où la preuve morale eft admife. Telle eft la réponfe du Vicaire Sa- voyard.

Le voilà donc bien évidemment en contradiction avec lui-même ; le voilà confondu par f es proprets aveux» Je vous

Diverses. 149

-kiiïe jouir de toute m.i conf'i'.rion. Par €ucl étrange aveuglement a-t-il donc pu ajouter ? « Avec tout cela ce me; me Évangile efl plein de cliofes incroya- 3> blcs , de cliofes qui répugnent a ia » raifon , & qu'il eil impoilible à tout » homme fenfé de concevoir ni d'ad- j> mettre. Que faire au milieu de tou- « tes ces contradiélions ?Ecre tu»ujours modefte &circonrpeâ: j reTpecter en j> (llence (i) ce qu'on ne fçauroit ni

( I ) Pour que les hommes s'impofcnt ee rcfpedl: & ce filence , il faut que quelqu'un leur dife une fois les raifons J'en ufcr ainli. Celui qui connoît ces raifons peut les dire : mais ceux qui cenfurenc & n'en difent point, pourroienc fe taire. Parler au Public avec fra-ichife , avec fermeté j eft un droic commun à tous les hom- mes, S: même un devoir en toutes chofcs utiles: mais il n'eft guèrcs permis à un particulier d'en cenfurer publiquement un autre : c'eft s'attri- buer une trop grande fiipériorité de vertus, de talens , de lumières. Voilà pourquoi je ne me fuis jamais ingéré de critiquer ni réprimander perfonne. J'ai dit à mon fiècle des véritjs du- res, mais je n'en ai dit à aucun en particulier; & s'il m'cft arrivé d'attaquer & nommer quel- ques Livres, je n'ai jamais parlé des Auteurs vivans qu'avec toute forte de bienléance & d'égr.rds. Oxi voit comment ils me le rcn-

G iif

1 5"o (S.V V R E s

^ rejetter ni comprendre , & s'humifier » devant le Grand Être qui feul fiçait la j5 vérité. Voilà le fcepticifme invo- 35 lontaire je fuis refté ». Mais le fcepticifme j MJT, C, F, _, peut-il donc être invoîontaire j lorf qu'on refufe de fe foumettre à la doctrine d'un Livre qui ne fcauroit être inventé par les hommes ; iorfque ce Livre porte des caractères de vérité f grands _, f frappans ^ fi parfai- tement inimitables j que L'inventeur en feroit plus étonnant que le Héros ? C'ejl bien ici qu'on peut dire que l'iniquité a menti contre ciU-mème (i).

Monfeigneiir , vous me taxez d'ini- quité fans fujet^ vous ni'impurez fou- venc des menrongcs,&: vous n'en mon- trez aucun. Je m'impofeavec vous une maxime contraire , &: j'ai quelquefois lieu d'^n uftr.

Le fcepticifme du Vicaire ed invo- lontaire , par la raifon même qui vous

dcrt. Il me fcmblc que tous ces Mcdicurs qui fe mètrent fi fièrement en avant pour m'cn- fcignei rivimilifc , trouvent la leçon meilleure à donner qu'à fuivrc.

( I ) Mandement , pag. xxxiv.

D I V r R s E s. 151

fait nier qu'il le ioic. Sur les foibles autorités qu'on veut donner d l'Evan- gile , il le rejetteroir par les raifons déduires auparavant , fi rEfprit Divin qui brille dans la morale (Se dans !a dodrlne de ce Livre ne lui rendoit route la force qui manque au témoigna- ge des hommes fur un tel point. Il ad^ met donc ce Livre Saciré avec routes lei cliofes admirables qu'il renferme^qiré refprit humain peut entendre ; mais quant aux chofes incroyables qu'il ]^ trouve 5 ItJ quelles répugnent à fa raïfon^ 6' qu'il eji impojjible à tout homme fcnfé de concevoir ni d'admettre _, il les ref- pecle en Jilence fans les comprendre rïî lesrejetter j 6' s'humilie devant le Grand Etre qui feul fçait la vérité. Tel eft Ton fcepticifme j & ce fcepticifme eft bien involontaire , puifqu'il eft ïonàk. fur ^Qs preuves invincibles de part & d'au- tre , qui forcent la raifon de rerter en fufpens. Ce fcepticifme èft celui del tout Chrétien raifonnable & de bonne- foi, qui ne veut fçavoir des chofes du Ciel que celles qu'il p^ut comprendre, celles qui importent à fa conduite , & qui rejette avec l'A notre les qutfllofi'î

G IV

151 OUVRES

peu fcufces j qui font fans inftruclïon y 6' qui n engendrent que des combats (i).

D'abord vous me faites rcjerrer la révéiaiion pour m'en tenir à la Reli- gion naturelle j & premièrement , je n'ai point rejette la révélation. Enfuite vous m'accufez de ne pas admettre même la. Religion naturelle _, ou du moins de n'en pas reconnaître la nccejfté ; &c votre «nique preuve efl dnns le pafTage fui- vant que vous rapportez. « Si je me 3> trompe , c'eft de bonne foi. Cela 35 fufïit (1) pour que mon erreur ne me « foit pas imputée à crime j quand vous n vous tromperiez de même , il y au- »3 roit peu de mal à cela ». C'ef-à-dirc continuez-vous, que félon lui il fuffic de fe perfuader qu'on ejl en poffeffion de la vérité y que cette perfuafon.^ fut-elle accompagnée des plus monjlrueufcs er- reurs y ne peut jamais être un fujet de reproche ; qu'on doit toujours regarder comme un homme f âge & religieux y ce-

(i) Timoth. Ckap. 2. v. z^, (i) Emile, Tome III ,pag. 11. M. de Beau- mont a mis : cala me fuffi:.

Diverses, 153

hi qui j adoptant Us erreurs mêmes de V Atheïjine j dira qu'il cjl de honne-foi. Or ncfi^ce pas ouvrir la porte à tou- tes les fuperjiïtïons _, à tous les fyjlémes fanatiques , à tous Us délires de V efprit humain ( i ) ?

Pour vous , Monfeigneur , vou5 ne pourrez pas dire ici comme ie Vicaire; fi je me trempe ^ c'ejc de benne- foi : car c'eft bien évidemment à delTein qu'il vous plaît cIl; prendre le change & de le donner à vos Lecleurs ; c'eft ce que je m'engage a prouver fans réplique, &c je m'y engago aizifi d'avance , afin que vous y regardiez de plus près.

La profellion du Vicaire Savoyard eft compofée de deux parties. La pre- mière, qui efc Ir. plus grande, la plus importance , la plus remplie de vérités frappantes & neuves, eft cleftinceà com- b.utre le moderne matérialifnie , a éta- blir l'exiftence de Dieu ôc la Religion naturelle avec toute la force dont l'Au- teur eft capable. De celîc-Ia, ni vou^, ni les PiJtres n'en parlez point j parce

(i) Mandement y pa^. xxxv.

Gv

154 u V R E s

qu'elle vous eft fort indifférente , &: qu'au fond la caufe de Dieu ne vcas touche guères , pourvu que celle du Clergé foie en fureté.

La (QConàQ , beaucoup plus courte , moins régulière j moins approfondie , propofe Aes doutes & des difficultés fur les révélations en général , donnant pourtant à la nôtre fa véritable cer- titude dans la pureté , la fainteté de fa doctrine, & dans la fublimité toute divine de celui qui en fut l'Auteur* L'objet de cette féconde partie eft de rendre chacun plus réfervé, dans faRe- ligioii , à taxer les autres de mauvaife foi dans la leur , & de montrer que les preuves de chacune ne font pas telle- ment démonftratives à tous les yeux qu'il faille traiter en coupables ceux qui n'y voient pas la même clarté que nous. Cette féconde partie écrite avec toute la modeftie , avec tout le ref- pe(ft convenable , eft la feule qui aie ûrttiré votre attention & celle des Ma- giltrars. Vous n'avez eu que des bû- chers 6c des injures pour réfuter mes raifonnemens. Vous avez vu le mal dans le doute de ce qui eft douteux ^

Diverses. 155

vous n'avez point vu le bien dans la preuve de ce qui eft vrai.

EnefFer, cette première partie , qui contient ce qui eit vraiment elTentiel à la Religion , eft clécifive & dogma- tique. L'Auteur ne balance pas , n'hé- fite pas. Sa confcience & fa raifon le déterminent d'une rtianière invincible. Il croit , il affirme : il eft fortement perfuadc.

Il commence l'autre au contraire par déclarer que l'examen qui lui rejîe à faire eji bien différent ; qu'il n'y voit qu'embarras j myjîere ^ ohfcurité ; qu'il n'y porté qa^ incertitude & défiance ; qu'il n'y faut donner à fes dif cours que l'autorité de la raifon ; qu'il ignore lui- même sil eft dans l'erreur ^ & que toutes fes affirmations ne font ici que des rai- fans de douter (i). Il propofe donc fes objections , fes difficultés , fes doutes, il propofe auffi {qs grandes &: fortes raifons de croire ; & de toute cette difcuîfion réfulte la certitude des dog- mes eftenriels , & un fcepticifme ref- pedlueux fur les autres. A la fin de

( I ) Emile , Tome III. pjg. r 31.

G vj

1^6 Œuvres

cette féconde partie,, il infifte de non- veau fur lacirconfpedion néceflaire en l'écoutant. Si j'étois plus fur de mol ^ y aurais j dit-il , pris un ton dogmatique Ù décijif ;. mais j e fuis homme j ignorant _, fujet à l* erreur : x^ue pouvois-je faire ? Je vous ai ouvert mon cœur fans réferve ; ce que je tiens pour fur y je vous l'ai don- né pour tel : jt vous ai donné mes doutes pour des doutes , mQs opinions pour des opinions ; je vous ai dit mes raifons de douter & de croire. Maintenant cefi à. vous déjuger ( i ),

Lors donc que dans le même écrit l'Auteur dit , Si je me trompe j^ cefl de bonne-foi y cela fuffit pour que mon er^ reurne me foit pas imputée à crime ; je demande à tout Lecteur qui a le fens commun & quelque fincéritc. Il c'^ft ifcur la première ou fur la féconde par- tie que peut tomber ce foupçon d'ctre dans l'erreur ^ fur celle l'Auteur affirme , ou fur celle il balance ? Si ce foupçon marque la crainte de croire en Dieu mal-à-propos , ou celle d'avoir à tort des doutes fur la révélation ?

il) Ibid. p. ♦^i.

I

D I V" E R s E s, 157

Vous avez pris le premier parti contre toute raifon, «Se dans le feul delic de me rendre criminel \ je wous défie d'en donner aucun autre motif. Monfei- oneur , font , je ne dis pas l'équité, la charité Chrétienne , mais le bon-fens & l'humanité ?

Quand vous auriez pu vous tromper fur l'objet de la crainte du Vicaire , le texte feul que vous rapportez vous eût défabufé malgré vous , car lorfqu'ii dit : cela fuffit pour que mon erreur ns me fou pas imputée à crime ^ il recon^ noîc qu'une pareille erreur pourroir être un crime , «Se que ce crime lui pourroit ctre imputé , s'il n-e procé- doit pas de bonne- foi ; mais quand il n'y auroit point de Dieu, feroit le crime de croire qu'il y en a un "t Yx quand ce feroit un crime , qui eft-ce qui le pourroit imputer ? La cramte crétre dans l'erreur ne peut donc ici tomber fur la Religion naturelle , & le difcours du Vicaire feroit un vrai galimathias dans le fens que vous lui prêtez. Il efl: donc impoflible de dé- duire du padage que vous rapportez , que je ri'admcts pas la Religion natu- relle ^ ou quey^ nen reconnoispas la nc^

15? Cuvées

cejjité ; il eft encore irîipoffibl'e cl*en déduire qu'on doive toujours ( ce font vos rennes ) regarder comme un homme fage & religieux _, celui qui j adoptant les erreurs de V Athéifmt ^ dira quil efi de bonne-foi ; Se il eft même impoiîible que vous ayez cru cette dédudion lé- gitime. Si cela n'eft p^xS démontré , rien ne fçauroit jamais l'être, ou il faut (jue je fois un infenfé.

Pour montrer qu'on peut s'auro- rifer d'une m.iiîion divine pour débi- ter des abfurdités , le Vicaire mer aux prîfes un ïrifpiré , qu'il vous plaît d'ap- peller Chrétien , & un raifonneur , qu'il vous plaît d'appeller incrédule ; èc il les fait difputer chacun dans leur langage , qu'il défapprouve , de qui très fûrement n'eft ni le fien ni le mien (i). Là-deffus vous me taxez d^une infigne mauvaife foi (2) , & vous prouvez cela par l'ineptie des difcours du premier. Axais (\ ces difcours font ineptes , à quoi donc le reconnoiffez - vous pour

(i) Emile , Tome III pag. i y i, (1} MandeUïent ^ p. xxxvj.

Diverses. 159

Chrétien ? Et fi le raifonneur ne réfuie que 6.QS inepties , quel droit avez-vous de le taxer d'incrédulité ! S'enfuit-il des inepties que débite un Infpiré , que ce foit un Catholique ; «Se de celles que réfute un raifonneur , que ce loit un mécréant ? Vous auriez bien pu , Mon- feigneur , vous difpenfer de vous re- connoître à un langage fi plein de bile & de Qcraifon ; car vous n'aviez pas encore donné votre Mandement.

Si la raïfon & la révélation étcient oppofees Vune à F autre j il eji conjlanc dites-vous, que Dieu ferait en contra- d:d.ion avec lui-même ( i ). Voilà un grand aveu que vous nous faites-la : car il eft fur que Dieu ne fe contredit point, f^ous dites ^ 6 Impies j que les dogmes que nous regardons comme révélés combattent les vérités éternelles ; maïs il ne fiiffit pas de le dire. J'en conviens j tâchoiis de fiiire plus.

Je fuis fur que vous présentez d'a- vance où j'en vais venir. On voit que vous paiïcz fur cet article des myftères

(i) Mandement , pag. xxi^vij.

i6o (S u y RE s

comme fur des charbons ardens jvôUs ofez à peine y pofer le pied. Vous me forcez poLirtiint à vous arrêter un mo- ment dans cette fituation douloureufe. J'aurai la difcrétion de rendre ce mo- ment: le plus court qu'il fe pourra.

Vous conviendrez bien , je penfe, qu'une de ces vérités éternelles qui fer- vent d'élémens ^ la rai (on , eft que ia partie eft moindre que le tout j Se c'eft pour avoir affirmé le contraire que i'Inf- piré vous paroît tenir un difcours plein d'inepties. Or , félon votre docTrrine de la tranfabftantiation , lorfque Jéfus fit la dernière Cène avec fes difciples. Se qu'ayant rompu le pain il donna fon corps à chacun d'eux , il eft clair qu'il tint fon corps entier dans fa main, éc , s'il mangea lui-même du pain con- facré , comme il put le faire , il mie fa tcte dans fi bouche.

Voilà donc bien clairement , bien précifément la partie plus grande que le tout, & le contenant moindre que le contenu. Que dites vous X cela , Monfeigneur ? Pour moi , je ne vois que M. le Chevalier de Caufans qui pLulFe vous tirer d'affiire.

Je fais bien que vous avez encore

'Diverses. i^i

la teffource de Saint- Auguftin ^ mais c'eft la même. Après avoir enralTé fus la Trinité force cUIcoufs ininceliicribles, il convient qu'ils n'ont aucun lens ^ mais j dit naïvement ce Père de TÉ- glife 5 on s'exprime ainji j non peur dir^ quelque chofe ^ mais pour ne pas refier muet (i).

Tout bien confidéré, je crois , Mon- feigneur ,' que le parti le plus fur que vous ayez à prendre fur cet article &r fur beaucoup d'autres , eft celui que vous avez pris avec M. de Montazet, & par la même raifon.

La mauvalfe foi de l'Auteur d'Emile nejlpas moins révoltante dans le langage qu il fait tenir à un Catholique prétendu. (i). " Nos Catholiques , lui fait-il dire , font grand bruit de l'autorité 3> de l'Églife : mais que gagnent-ils à » cela , s'il leur faut un aufli grand appareil de preuves pour cette au-

(i) DîSîum efi tamen très perfond , non iit ûliquid diceretur ^ fed ne taceretur. Augull. de Trinit. Liv. V. c. 7.

(z) Mandement , p. x^xviij.

i6i (S. u r R E S

3? toricé qu'aux autres fecles pour ét?i- ^j3 blir direcbement leur cioébrine ? L'É- « glife décide que l'Eglife a droit de 3> décider. Ne voilà-t-ii pas une auto- rire bien prouvée ? Qui ne croiroit j M. T, C. F. j à entendre cet Jmpofleur ^ que r autorité de VEglife nejî prouvée que par f es propres déc'ijions j & quelle procède ainji ;je décide que je fuis in- faillible ; donc je le fuis } Imputation calomnieufe _, M, T. C. F. Voilà, Mon- feigneur, ce que vous afTurez : il nous refte à voir vos preuves. En atten- dant , oferiez-vous bien affirmer que les Théologiens Catholiques n'ont ja- mais établi l'autorité de l'Èglifs pat l'autorité de l'Églife , ut infe virtuall^ ter refiexam ? S'ils l'ont fait , je ne- leà charge donc pas d'une imputation ca-* lomnieufe.

(i) La conftitution du Chrifîianifmc ^ Vefprit de r Évangile j les erreurs mêmes & la foiblejje de l'efprit humain tendent à démontrer que l'Eglife établie par Jéfs-Chrift^ efl une Églife infaillible, Monfeigneur , vous commenceE , par

(l) Mandement ^ Ibid.

D I F r R s E s. 1^3

nous payer-lA de mots qui ne nous donnent pas le change. Les difcours vagues ne font jamais preuve , & toutes ces chofes qui tendent à démontrer, ne démontrent rien. Allons donc tout d'un coup au corps de la démonftra- tion : le voici.

Nous ajfurons que j comme ce Divin Lésiflateur a toujours enfcimé la vé- rite y fon Eglife L'cnfcigne aujji tou- jours (i).

Mais qui êtes -vous , vous qui nous alfurez cela pour toute preuve ? Ne feriez-vous point l'Églife , ou fes Chefs ? A vos manières d'argumenter vous paroifTez compter beaucoup fur Taf- iîdance du Saint- Efprit. Que dites- vous donc, &c qu'a dit l'Impofteur ? De grâce , voyez cela vous-mcme; car je n'ai pas le courage d'aller jufqu au bout.

Je dois pourtant remarquer que toute la force de l'objection que vous attaquez fi bien , ccnfille dans cette phrafe que vous avez eu foin de fup-

(i) IMd. Cet endroit mcrite d'ctre lu dans le Mandement même.

1 ^4 . (E u y R E S

primer à la fin du pafiTage dont il s'agir. Sorte^ de- , vous rentre^ dans toutes nos difcujjions (i).

En effec , quel eft ici Is raifonne- nienc du Vicaire ? Pour choifir entre les Religions diverfes , il faut , dit-il , de deux chofes Tune ; ou entendre les preuves de chaque fede &: les com- parer , ou s'en rapporter à Tautoricc de ceux qui nous inftruifent. Or le premier moyen fuppofe des connoif- fances que peu d'hommes font en étac d'acquérir , &: le fécond juftifie la croyance de chacun dans quelque Re- ligion qu'il nailTe. Il cite en exemple la Religion Catholique l'on donne pour Loi l'autorité de l'Églife , & il établit lâ-deffus ce fécond dilemme : ou c'eft l'Églife qui s'attribue à elle- même cette autorité , Se qui dit : je décide que je fuis infaillible ; donc je le fuis ; Se alors elle tombe dans le fophifme appelle cercle vicieux : ou elle prouve qu'elle a reçu cette autorité de Dieu j Se alo.rs il lui faut un auffi grand appareil de preuves pour mon-

(i) Emile j Tome UI , pag. i6^.

Diverses, i ^y

trer qu'en effet elle a reçu cette au- torité , qu'aux autres fedes pour éta- blir direâiement leur doctrine : il n'y a donc rien à gagner pour la facilite de l'inftrudion, éc le Peuple n'eft pas plus en état d'examiner les preuves de l'autorité de TEglife chez les Catholi- ques , que la vérité de la dodrine chez les Proteftans. Comment donc fe dé- terminera-t il d'une manière raifonna- ble , autrement que par l'autorité de ceux qui l'inftruifent ? Mais alors le Turc fe déterminera de même. En quoi le Turc eft-il plus coupable que nous ? Voilà, Monfeigneur, le raifonnemenc auquel vous n'avez pas répondu, & au- qirel je doute qu'on puilTe répondre (i).

{i^ C'eft ici une de ces objcâiions terri- bles anxc|uellcs ceui: qui m'atraquent fe gar» dent bien de toucher. Il n'y a rien défi cora- mode que de répondre avec des injures & dç- faintes déclamations 5 on élude aifément tout ce qui cmbarralle. Auin fauc-il avouer qu'er; fe chamaillant cnti'eux , les Théologiens ont bien des rcfTources qui leur manquznt vis-à- vis des ignorans , & auxquelles il faut alors fiippléer comme ils peuvent. Ils fe paient ré- cipro(]uemeat de mille fuppofitions graïuitç?

iC6 Œuvres

Votre franchife Epifcopale fe tire d'aP- faire , en tronquant le pafTage de l'Au- teur de mauvaiie foi.

Grâce au Ciel j'ai fini cette ennuyeu- fe tâche. J'ai fuivi piéd-à-piéd vos rai- fons , vos citations., vos cenfures , &c j'ai fait voir qu'autant de fois que vous avez attaqué mon Livrej autant de fois vous avez eu tort. Il refle le feul ar- ticle du Gouvernement, dont je veux bien vous faire grâce ; très -fur que, quand celui qui gémit fur les misères du Peuple , ôc qui les éprouve , eft acGufé par vous d'empoifonner les four- ces de la félicité publique , il n'y a point de Lecteur qui ne fente ce que vaut un pareil difcours. Si le Traité du Contrat Social n'exiftoit pas , &c qu'il fallût prouver de nouveau les grandes vérités que j'y développe , les

qu'on n'ofe récufer^quand on n'a rien de mieux adonner foi-même. Telle efl: ici l'invenrion de je ne Ccûs quelle foi infufe c]u'ils obligent Dieu, pour les tirer d'affaire , de tranfinettre du père à Tcnfant. Mais ils rcfervcnt ce jargon pour difputer avec les Docteurs ; s'ils s'en fervoient avec nous autres profanes, ils auroient peur qu'on ne fc moquâc d'eux.

Diverses. i6j

complimens que vous faites à mes dé- pens aux Puillances , feroieni: un des faits que je citerois en preuve , de le fort de l'Auteur en feroit un autre en- core plus frappaju. 11 ne me refle plus rien à dire à cet égard j mon feul exem- ple a tout dit, de la pallion de l'incércc particulier ne doit point fouiller les vérités utiles. C'eft le Décret contre ma perfonne , c'eft mon Livre brûlé par le bourreau , que je tranfmets à la poilérité pour pièces juftificatives :mes fentimens font moins bien établis par mes Écrits que par mes malheurs.

Je viens , Monfeigneur, de difcuter tout ce que vous alléguez contre mon Livre. Je n'ai pas laiifé palfer une de vos proportions fans examen ; j'ai fait voir que vous n'avez raifon dans aucun point , ^' je n'ai pas peur qu'on réfute mes preuves y elles font au-delTus de toute réplique régne le fens-com- miin.

Cependant , quand j'aurois eu tort en xjuelques endroits , quand j'aurois eu toujoi;i|i;s tort , quelle indulgence ne mçiiroit point un Livre l'on fe?u p.>r; tout i mcme dans les; ciireurs 3 mcmç

1^8 Œuvres

dans le mal qui peut y erre , le (încère amour du bien & le zèle de la vérité j un Livre l'Auteur , fi peu affirma- tif, fi peu décifif , avertit fi fouvent fes Lecteurs de fe défier de fes idées , de pefer fes preuves , de ne leur donner que Tautorité de la raifon ; un Livre qui ne refpire que paix, douceur, pa- tience , amour de Tordre, obéifTance aux Loix en toute chofe, & même en inatière de Religion ; un Livre enfin la caufe de la Divinité eft fi bien défendue , l'utilité de la Religion û bien établie ; les mœurs font Ci refpedlées , l'arme du ridicule eft Ci bien ôcce au vice, la méchanceté eft peinte C\ peu fenfée , & la vertu k aimable ? Eh ! quand il n'y auroit pas un mot de vérité dans cet Ouvrage , on en devroit honorer Se chérir les rêveries , com.me les chimères les plus douces qui puifient flatter & nourrir le cœur d'un homme de bien. Oui ( je ne crains point de le dire) s'il exiftoit en Europe un feul Gouvernement vrai- ment écl.'uré , un Gouvernement dont les vues fulfent vraiment utiles & faines, il eût rendu des honneurs publics i

l'Auteur

Diverses. 1^9

l'Auteur d'Emile, il lui eût clevc d^s ftatues. JeconnoilTois trop les hommes, pour attendre d'eux de la reconnoif- îance ^ je ne \qs connoifTois pas afîez , je l'avoue , pour attendre ce qu'ils ont fait.

Après avoir prouvé que vous avez mal raifonné dans wos cenfures , il me refte à protiv'er que vous m'avez ca- lomnié dans vos injures : mais puifque vous ne m'injuriez qu'en vertu des torts que vous m'imputez dans mon Livre, montrer que mes prétendus torts ne font que les vôtres , n'eft-ce pas dire affez que les injures qui les fuivent ne doivent pas être pour moi ? Vous char- gez mon ouvrage des épithètes les plus odieufes , & moi je fuis un homme abo- minable, un téméraire, un impie, un impofteur. Charité Chrétienne , que vous avez un étrange langage dans la bouche des Miniftres de Jéfus-Chrift !

Mais vous qui m'ofez reprocher des blafphêmes , que faites- vous, quand vous prenez les Apôtres pour complices des propos offenfans qu'il vous plaît de tenir fur mon compte ? A vous enten- dre , on croiroit que Saine Paul m'a fait Tome VL H

1 70 (S. u r R E s

rhonneiir de fongei: a moi , & de pré- dire ma venue comme celle de l'Ance- chriil:. Et comment l'a-t-il prédite, je vous prie ? Le voici. C'efl le début de votre Mandement.

Saint Paul a prédît ^ mes très-ckers Frères y qullviendroit des jours périlleux il y aurait des gens amateurs d'eux^ mêmes ^ fiers ^fuperhes j blafphémateurs , impies j calomniateurs ^ enflés d* orgueil j amateurs des voluptés plutôt que de Dieu ; des hommes d'un efprit corrompu^ & per- vcrtis dans la foi ( i ).

Je ne conrefte affurément pas que cette prédidion de Saint Paul ne foit très-bien accom.plie ; mais s'il eut pré- dit 5 au contraire , qu'il viendroit un temps l'on ne verroit point de ces gens-là , j'aurois été, je l'avoue , beau- coup plus frappé de la prédiction j & fur-tout de l'accomplilfemeilr.

D'après une prophétie fi bien ap- pliquée 5 vous avez la bonté de faire de moi un portrait dans lequel la gra-

(i) Mandement ^ pag. i.

Diverses. 171

viré Épifcopale s'égaye a 6.QS nnci- thèfes , & je me trouve un pcrfon- nage fore plaifant. Cet endroit , Mon- feigneur , m'a paru le plus joli mor- ceau de votre Mandement. On ne fauroit faire une fatyre plus agréa- ble, ni diffamer un homme avec plus d'efprit.

Dufcin de l'erreur.,., ( Il eft vrai que j'ai paifé ma jeuneffe dans votre Eglife). // s'efi élevé ( pas fore haut ) , un homme plein du langage de la philo fophïe , (com- ment prendroi$-je un langage que je n'entends point ? ) /ans être véritable^ ment Philofophe : ( Oh ! d'accord : je n'afpirai jamais à ce titre , auquel je re- connois n'avoir aucun droit j Se je n'y renonce aOTurément pas par modeRie ). efprit doué d'une multitude de connol/

fances ( J'ai appris â ignorer des

multitudes de chofes que je croyois favoir. ) qui ne l* ont pas éclairé y ( elles m'ont appris à ne pas penfer l'être. ) & qui ont répandu les ténèbres dans les autres efprits : ( Les ténèbres de l'igno- rance valent mieux que la faulTe lu- mière de l'erreur. ) caractère livré aux paradoxes d'opinions & de conduite ;

Hij

172 (E U V R E s

( Y a-t-il beaucoup à perdre à ne pas agir 6^ penfer comme tout le monde ? ) aliiant la fimplicité des mœurs avec le fajU des penfées ; ( La fimplicité des mœurs élève l'ame ^ quant au fafte de mes penfées , je ne fais ce que c'eft. ) le "s^eîe des maximes antiques , avec la fureur d'établir des nouveautés ; ( Rien de plus nouveau pour nous que des ma- ximes antiques ; il n'y a point à cela d'alliage > & je n'y ai point mis de fu- reur. ) Lohfcurité de la retraite , avec le dejir d'être connu de tout le monde, ( Monfeigneur, vous voilà comme les faifeurs de Romans , qui devinent tout ce que leur Héros a dit 6c penfé dans fa chambre. Si c'eft ce defir qui m'a mis la plume à la main , expliquez comment il m'eft venu fi tard , qu pourquoi j'ai tardé fi long temps a le fatisfaire. ) On l'a vu ïnveàiver contre lesfciences qu'il cultivoit ^ ( Cela prouve que je n'imite pas vos gens de Lettres, êc que dans mes Écrits l'intérêt de la vérité marcho avant le mien. ) pré'» conifer l'excellence de l'Evangile ^ (Tou- jours & avec le plus vrai zèle. ) dont U détruifoit les dogmes ; ( Non ; mais

Diverses. 173

j'en prèchois la clurirc , bien détruite par les Prêtres. ) feindre la beauté des venus qu'il éteignoic dans l'ame de Jes Lecleurs, ( Ames honnêtes , eft-il vrai que j'éteins en vous l'amour des ver- tus ? )

// sejl fait le Précepteur du genre* humain , pour le tromper ; le Moniteur public , pour égarer tout le monde ; l'a- rac'e du fie de ^ pour achever de le perdre* ( Je viens d'examiner comment vous avez prouvé tout cela. ) Dans un ou^ y rage fur l'inégalité des conditions ^ ( Pourquoi des conditions ? Ce n'ell ni mon fujet ni mon titre. ) il avoit rabaiffé V homme jufqu! au rang des bêtes, ( Lequel de nous deux l'élève ou l'a- baiffe , dans l'alternative d'être bête ou méchant ? ) Dans une autre produclion plus récente j il avoit ïnfinué h poifon de la volupté. ( Eh ! que ne puis-je aux horreurs de la débauche fubftituer le charme de la volupté ! Mais ralTurez- vous , Monfeigneur; vos Prêtres font à l'éoreuve de l'HéloïTe; ils ont pour préfervatif l'Aloïfia. ) Dans celui-ci ^ il s* empare des premiers momcns de V homme j afin d'établir l'empire de l'ir-

H iij

174 ® U V RE s

religion, ( Cette imputation a déjà été examinée ).

Voila, Monfeigneur, comment vous me traitez 5 & bien plus cruellement encore ; moi que vous ne connoifTez point, & que vous ne jugez que fur des oui-dire. Eft-ce donc-là la morale de cet Évangile dont vous vous portez pour le défenfeuf ? Accordons que vous voulez ptéferver votre troupeau du poi- ïon de mon Livre \ pourquoi des per- fonnalicés contre l'Auteur ? J'ignore quel effet vous attendez d'une con- duite fi peu chrétienne, mais je fais que iléfendre fa Religion par de telles armes, c'efl: la rendre i'ort fufpe6te aux gens de bien.

Cependant c'eft moi que vous ap- peliez téméraire. Eh ! comment ai-je mérité ce nom , en ne propofant que à^s doutes , & mcme avec tant de ré- ferve \ en n'avançant que des raifons , & même avec tant de refpeél; en n'at- taquant perfonne, en ne nommant per- fonne ? Et vous , Monfeigneur , com- ment ofez-vous traiter ainfi celui donc vous parlez avec li peu de juftice & de

Diverses. 175

bienféance , avec fi p'eu d'égard , avec tan: de légèreté ?

Vous me traitez d'impie ! Et de quelle impiété pouvez-vous m'accufer, moi qui jamais n'ai parlé de l'Être Ai- prème , que pour lui rendre la gloire qui lui eft due, ni du prochain, que pour porter tout le monde à l'aimer ? Les impies font ceux qui profanent in- dignement la caufe de Dieu, en la fai- fant fervir aux paiîions des hommes. Les impies font ceux qui , s'ofant por- ter pour interprètes de la Divinité , pour arbitres entre elle & les hommes, exigent pour eux-mêmes les honneurs qui lui font dus. Les impies font ceux qui s'arroeent le droit d'exercer le pou- voir de Dieu fur la terre, &c veulent ouvrir 8c fermer le Ciel à leur gré. Les impies font ceux qui font lire des Li- belles dans les Églifes A cette

idée horrible , tout mon fang s'allume, Ôc des larmes d'indignation coulent de mes yeux. Prêtres du Dieu de paix , vous lui rendrez compte un jour, n'en doutez pas , de l'ufage que vous ofez faire de fa maifon.

Vous me traitez d'impodsur ! Ec

H iv

iy6 iS V r R E s

pourquoi ? Dans votre manière de pen- fer, j'erre; mais eft mon impgfture ? Raifonner &: fe tromper j eft- ce en impofer ? Un fophifte même qui trompe fans fe tromper, n'eft pas un impofteur encore , tant qu'il fe borne à l'autorité de la raifon , quoiqu'il en abufe. Un impofteur veut être cru fur fa parole , il veut lui-même faire autorité. Un impofteur eft un fourbe qui veut en im.pofer aux autres pour fon profit \ & eft , je vous priç , mon profit dans cette affaire ? Les impofteurs font, félon Ulpien , ceux qui font des pref- tiges , des imprécations , des exorcif- mes : or, affurément je n'ai jamais rien fait de tout cela.

Que vous difcourez à votre aife , vous autres hommes conftitués en digni- té ! Ne reconnoiifant de droits que les vôtres, ni de Loix que celles que vous impofez, loin de vous faire un devoir d'être juftesj vous ne vous croyez pas même obligés d'être humains. Vous accablez fièrement le foible, fnns ré- pondre de vos iniquités à perfonne : les outrages ne vous coûtent pas plus que les violences j fur les moindres

Diverses. 177

convenances d'inrércc ou d'érat , vous nous balayez devant vous comme la pouiîîère. Les uns décrètent Se brûlent; les autres diffament ôc déshonorent fans droit, fans raifon, fans mépris, même fans colère, uniquement parce que cela les arrange, &c que l'infortuné fe trouve fur leur chemin. Quand vous nous in- fultez impunément, il ne nous eft pas même permis de nous plaindre, &c h nous montrons notre innocence ôc vos torts , on nous accufe encore de vous manquer de refped;.

Monfeigneur , vous m*avez infulré publiquement : je viens de prouver que vous m'avez calomnié. Si vous étiez un particulier comme moi , que je puiïe vons cirer devant un Tribunal équitable, & que nous y comparuiîlons tous deux , moi avec mon Livre, de vous avec votre Mandement *, vous y feriez certainement déclaré coupable , & condamné a me faire une réparation aufii publique que l'offenfe l'a été. Mais vous tenez un rang l'on eft difpenfé d'être jufte ; & je ne fuis rien. Cepen- dant, vous qui profeflfez l'Évangile; vous Prélat fait pour apprendre aux

H v

178 Œ. U r RE s

autres leur devoir , vous favez le vôtre en pareil cas. Pour moi , j'ai fait le mien , je n'ai plus rien à vous dire, & je me tais.

Daignez , Monfeigneur , agréer mon profond refped.

J.J. ROUSSEAU.

A Motiers, le iS Novembre 17^5.

Diverses,

179

L E T T R E""

DE M. ROUSSEAU

DE GENEVE, A M. "^ * A Paris.

^'est rendre fervice à un Solitaire éloigné de tout , que de l'avertir de ce qui fe pafTe par rapport à lui. Voi- là 5 Monfieur , ce que vous avez très- obligeamment fait 5 en m'envoyant un exemplaire de ma prétendue Lettre à M. l'Archevêque d'Aufch. Cette Let- tre, comme vous l'avez deviné , n'efl pas plus de moi , que tous ces Écrits

* M. Rouileau n'avoit pas encore daigne ré- pondre à coures les critiques que l'on répandoic dans le Public contre fon Énulc : pjuc-être ne trouvoit-il pas des adverfaires dignes de lui. Il ne falloir rien moins qu'un Mandement de M, l'Archevcque de Paris pourle tirer de fa léthar- gie fur ce point , & lui faire prendre \z plume pour fa défenfe. Il y repondit , t*^: quelque temps après il parut uîie Lettre prétendue de lui à M. l'Archevêque d'Aufch. Elle lui fat envoyée par un ami , à qui il adrelTa celle-ci pour le remer- cier de fon attention.

H vj

l8o (Eu V R E s

pfeudonymes qui courent Paris fou^s mon nom. Je n'ai point vu le Man- dement auquel elle répond j je n'en ai même jamais ouï parler , & il y a huit jours que j'ignorois qu'il y eût un M. du Tiller, Archevêque d'Aufch. J'ai peine à croire que l'Auteur de cette Lettre ait voulu perfuader fcrieufemenr qu'elle ctoit de moi. N'ai- je pas aflez des af- faires qu'on me fufcite , fans m'aller mêler de celles d'aiurui ? Depuis quand m'a-t-on vu devenir homme de parti ? Quel nouvel intérêt m'auroit fait chan- ger Ç\ brufquemenr de maximes ? Les Jéfuites font-ils en meilleur état que quand je refufois d'écrire contre eux dans leurs difgraces ? Quelqu'un me connoît- il affez lâche, afTez vil, pour infulrer aux malheureux ? Eh ! fi j'ou- bliois \ts égards qui leur font dus , de qui pourroient- ils en attendre? Que m'importe, enfin, le fort d^s Je- fuites 5 quel qu'il puifi^e être ? Leurs ennemis fe font-ils montrés pour moi plus rolérans qu'eux ? La trifte vérité délaiiïee eft-elle plus chcre aux uns qu'aux autres ? Et foit qu'ils triom- phent ou qu'ils fuccombent, en ferai- je moins perfécuté ? D'ailleurs , pour

Diverses. i8î

peu qu'on life attentivement cette Let- tre, qui ne fentirn pas, comme vous, que je n'en fuis point l'Auteur ? Les maladrelTes y font entafTces : elle eft datée de Neufcliarel je n'ai pas mis le pied ; on y emploie la formule du très-humble ferviteur ^ dont l'e n'ufe avec perfonne ; en m'y fait prendre le titre de Citoyen de Genève, auquel j'ai re- noncé : tout en commençant on. s'é- chauffe pour M. de Voltaire, le plus ardent, le plus adroit de mes perfécu- reurs , & qui fe paffe bien , je crois , d'un défenfeur tel que moi : on affeâ:e quel- ques imitations de mes phrafes, & ces imitations fe démentent i'inftant après; le ftyle de la Lettre peut être m.eilleur que le mien, mais enHn ce n'eil pas le mien : on m'y prcte à^s expreilions baffes j on m'y fait dire des grofîièretés qu'on ne trouvera certainement dans aucun de mes Ecrits : on m'y fait dire vous à Dieu \ ufage que je ne blâme pas, mais qui n'eft pas le notre. Pour me fuppofer l'Auteur de cette Lettre, il faui fuppofer aufli que j'ai voulu me dégui- fer. Il n'y falloir donc pas mettre mon nom , &: alors on auroit pu perfuader aux fots qu'elle étoit de moi.

i8i (E u y R £ s

Telles font , Monfieur , les armes dignes de mes adverfaires^dont ils achè- vent de m'accabler. Non contens de m'outrager dans mes ouvrages, ils pren- nent le parti plus cruel encore de m*at- tribuer les leurs. A la vérité le Public jufqu'ici n'a pas pris le change, & il fau- droit qu'il fut bien aveuglé pour le prendre aujourd'hui. La juftice que j'en attends Air ce point, efl: une confolation bien foible pour tant de maux. Vous favezla nouvelle afîlidion qui m'acca- ble : la perte de M. de Luxembourg mec le comble à toutes les autres; je la fen- drai jufqu'au tombeau. Il fut mon con- folateur durant fa vie, il fera mon pro- tedeur après fa mort. Sa chère 8c hono- rable mémoire défendra la mienne des outrages de mes ennemis , & quand ils voudront lafouiller par leurs calomnies, on leur dira : comment cela pourroit- il être ? Le plus honncte-homme de France fut fon ami.

Je vous remercie & vous falue , Mon- fieur, détour mon cœur. Rousseau.

A Motiers , le 28 Mai 17^4.

Diverses. ^%y

LETTRE*

A M /. /. ROUSSEAU, DE GENEVE.

j E ne fçais ce que c'efl, MonHeur, que cerre lettre publiée fous votre nom , adreffée a M. l'Archevêque d'Aufch , &: que votre candeur a fi hautement défavouée dans le Journal Encyclopédi-- que {du i*^ Juin 17^4.) Vous avez, dites-vous, bien de la peine à vous per- fuader que l'Auteur de cette lettre ait fé-

* Cette Lettre e(l vraifetnblablement du vé- ritable Auteur de celle à M. l'Archevcijue d'Aufch : nous ne la rapportons ici cjue pour faire voir jufcu'où l'on porte l'audace à vou- loir tromper le Public: mais il eft trop éclairé pour prendre le change. L'ironie qui y règne fuffit feule pour dévoiler l'impofture. On con- viendra aifément qu'il «.ft quelquefois malheu» reux d'avoir des talens au(îi fupéricurs que ceux de M, Roulfeau, puifqu'ilslui attirent tauc de jaloux : la poftérité prononcera.

184 <E U F R E s

rieufement penfé à la mettre fur votve compte, &: vous ne fuppofez pas que pér- fonne vous l'attribue : ce ne fera pas moi 5 Monfîeutj je connois votre inté- grité : vous dites ne l'avoir point écrite ; ce défaveu me fuffit, il eft plus fort, plus convaincant que toutes les raifons dont vous l'accompagnez , parce qu'un homme tel que vous eft au-deffus de toute efpèce de juftification. Pourquoi donc vous défendez-vous ? Pourquoi vois-Je à la fuite de cette déclaration qui eût , ce me fenible , être , partant de vous, fi iimpie & ii ingénue, tant de preuves , tant de plaintes , tant de re- proches ? Je ne foupçonne point les Auteurs du Journal ; ils refpeélent vo- tre philofopiiie , eftiment vos talens ; ^ ils n'eulTent jamais ofé vous compro- mettre : mais leur bonnne-foi , leurs lumières , n'ont-elies point été en dé- fiut ? Et cette lettre qu'ils ont inférée dans leur ouvrage , n'eft-elle pas de quelqu'un de vos ennemis, qui, pour mieux vous défervir dans l'efpritde vos admirateurs , a emprunté votre nom , a tâché d'imiter votre ftyîe, votre éner- gie , & votre modeftie ? Je le crois , & je ne doute pas qu'un jour vous ne con-

Diverses. 1S5.

fondiez l'impofture. Se que vous ne défaroiiiei ce dcfavcu , dont on vous fup- pofe l'Auteur. Ce n'efl: pas que cette lettre foit indigne de vous , par la force des preuves , la nobleffe de l'expreflion , ou par ce ton d'indifférence, mais mâle & impofant, dont vous parlez de vous & des pcrfécutions qu'on vous a fufci- tées. Mais qui reconnoîtra le Philofo- phe, l'ami de la vertu, de la bienfai- fance , des hommes , à ces mots : nai-' je pas ilffei des affaires quon mefuidte , fans me mêler de celles d' autrui? Depuis quand m'a-ton vu devenir un homme de parti ? Quel nouvel intérêt m' aurait fait changer Ji brufquement de maximes ? Les Jéfuites font ils en meilleur état que quand je rejufois d'écrire contr'eux dans leurs difgraccs ? Quelquun me connoit-il ajfe-^ lâche , affe\ vil y pour infulter aux mal' heureux .^ Eh \ ffoubliois les égards qui leur font dus y de qui pourroient-ils en atten- dre? Que m'importe enfin le fort des Jéfui- tes y quel qu'il puijfe être ? Leurs ennewÀs fe font ils montrés pour moi plus talérans queux ? La tr'ijle vérité délaijjee ef-elle plus chère aux uns qu'aux autres ? Et foit qu'ils triomphent 3 ou qu'ils ficcom- bentj en frai- je moins perfécuté è

î^6 (E u y R JE s

Si je croyois, Monfieur, que vous euiïîez écrit cette lettre , je me garde- rois bien d'y répondre y je me tajrois, défefpéré de ne pouvoir concilier les contradidions qu'elle renferme, 6c furrout ces réflexions fur les Jéfuites, & ce détachement de toutes chofes , fi fore oppofé à votre philofophie , à l'éléva- tion de votre ame , &; à la généroficé de vos fentimens. Ce n'eft donc pas vou» que j'attaque , mais c'eft celui qui a ofé fe fervir de votre nom , & dont je vous prie de remarquer avec moi la mala- dreffe & les abfurdités.

N'ai' je pas ajje':^ des affaires quon me fufcite 3 fans m' aller mêler de celles d' au- trui F Vous ctes bien éloigné. Mon- teur, de penfer auiïi peu philofophi- quement , & vous feriez bien affligé de trouver dans votre cœur un fentiment fi dur ; car vous n'ignorez pas que les perfécutions qu'on fufcitoit de toutes parts à votre patron Socrate , ne l'em- pêchèrent jamais de fe mêler des affai» res qui intéreiïbient le Public : vous fçavezquenilacraintedes humiliations, ni l'atrocité de fes ennemis, ni l'iniquité de fes juges ^ en un mot, que jamais rien n'arrcta fon ièle, toutes les fois

Diverses, 1S7

qu'il crut la fageffe de Tes avis utile à fes Concitoyens. Or , fi cet homme ver- tueux , (i ce vrai Philor^phe , qui a eu tant de (inges «Se fi peu d'imitateurs, eut vécu de nos jours , eût-il regardé l'affaire des Jéfuites comme étranç^cre à fa phi- lofophie , comme celle d'autrui ? Tout au contraire 3 il eût regardé cts hom- mes tout au moins de l'œil dont il voycit les Sophiftes, & démafquanc leur orgueil, comme il dévoila celui des faux Sages de fon temps, il eût confondu leurs projets , leur ambition , & cette gravité dont ils s'en veloppoienr, & qui en impofoit fi fort à la mul- titude. . . .

Quel nouvel intérêt m'auroit

fait changer Ji brufquement de maximes ? Permettez que je réponde à cette quef- tion, comme fi c'étoit vous qui l'euffiez faite. L'intérêt des Philofophes, c'eft-à- dire, de la vérité : car enfin l'homme le plus éclairé peut fe tromper; de certai- nement ce ne fera pas vous qui fou- tiendrez qu'il exifte fur la terre quel- qu'un d'infaillible. Or, je fuppofe que vous ayez apperçu l'erreur de vos maxi- mes ; qui ne fçait que vous êtes a(fez

l88 ŒUFRES

lîiodefte, aiïez généreux, affez graiîd pour changer tout-à-coup d>c très-bruf- quemenr d'opinion ? Il eft même de la beauté de votre ame & de fon intégrité de faire publiquement l'aveu d'un tel changement , quelque fubit qu'il foit*

Les Jéfuites font-ils en meilleur état que quand je refufois décrire contr'eux dans leurs difgraces ? l'Auteur de ce défaveu va-c-il prendre ces fau/Tes anecdotes? N'en êtes -vous pas indigné, Monfieur ? Qui lui a dit que vous avez été fol licite d'écrire contre les Jéfui- tes ? AlTurément la caufe de la Nation n'auroit pu être défendue par un Ora- teur plus éloquent , ou plus énergique : mais outre que vous n*êtes ni Avocat, ni Magiftrat , ni François , quelle idée que celle de fuppofer que \qs Parle- vn.ç,ï\s^ d'accord avec le Clergé, aient jamais fongé à vous charger de la caufe la plus importante , de celle il étoic queftion des loix de l'État, & de la pureté des maximes du Catholicifme ! Les Jéfuites font-ils en meilleur état , ^rc. Obfervez , je vous prie, que celui qui vous fait écrire fi inconféquemmenr, laiife entendre que, fi les Jéfuites étoienc

Diverses. 189

ea meilleur état , vous ne refuferiez pas d'écrite contu'eux. Mais il ne fonge pas qu'ami de la vérité , autant que vous l'êtes , la difgrace , la prof- périté d'un corps que vous croyez nuifible , doit peu vous toucher 5 ôc que, fi vous le croyiez innocent, vous vous empre(r£riez de le juftiher. Sans doute qu'il feroit vil & lâche d'infulter à ceux de cet Ordre qui font malheu- reux. Il en eft parmi eux de très-efti* mables, ôc de très-vertueux^ mais c'eft par cela même qu'ils méritent d'être confolés , ôc fur tout éclairés fur les vi- ces de leur inftitut. Et qui a plus de droit à les inftruire, ëc à changer leurs opinions ( à certains égards ) qu'un Phi- lofophe qui penfe comme vous ? Et (i cette Société n'eft nullement vicieufe à vos yeux, c'eft a vous de tGnner,d'écIa- ter , d'oublier vos propres malheurs & les perfécutions qu'on vous fufcite , pour prencire fa défenfe : car vous fça- vez bien mieux que celui qui vous a fait écrire, qu'on doit à l'innocence bien plus que des égards. Mais ce fabrica- teur de lettres ne peut-il tracer deux lignes, fans tomber dans des contra-

190 (S. U V RE s

diélions grofllères ? Il vient de faire dire qu'il eft des égards aux Jéfuites j &: tout de fuite il vous fait ajouter : que m'importe enfin le fort des Jéfuites j quel quil puiffe être? Le barbare! que lui importe le fort d'un Ordre qu'il croit innocent, & auquel il déclare qu'il eft des égards ! Eft-ce la fenfibi- liré d'une ame jufte , d'un cœur hon- nête 5 d'un Citoyen , d'un homme ? Et s'il croit les Jéfuites perfécutés , ou même s'il les croit coupables, cette indifférence n'eft- elle pas également criminelle ? L'Auteur à' Emile penfe bien différemment^ jamais on ne l'en- tendra dire que le fort d'un corps char- gé de l'éducation, lui eft indifférent. Leurs ennemis fe font'ils montrés pour moi plus tolérans queux? Quels fen- timens on vous fuppofe, Monfîeur! Aifurément c'efl un de vosperfécuteurs qui a écrit ce défaveu. Comme il vous peint intéreffé, vindicatif, cruel, enfin tout ce que vous n'êtes pas! Il veut ab- folumentque l'on penfe que,(i vos enne- mis euffent été plus tolérans pour vous, vous auriez écrit conire les Jéfuites! A cette caufe peu honnête de refus , il en

Diverses. 191

ajoûce deux autres tour aufll peu philo- fophiques. La t rifle vsritc déiaijftc ejl- elle plus entre aux uns quaux autre? .<* Et foit qu'ils triomphent j ou qu'ils fuc^ combent ^ en fer al- je moins perfécuté? Comme on vous i\\i penfer de vous- même ! Quel excès d'amour - propre en cherche à vous donner î Ne vous femble - t - il pas voir tous les par- tis délai (Ter la trïfte vérité^ de fe réunir pour vous perfécuter ? Mais il vous connoît bien mal celui qui fait pour vous ces orgueilleufes réflexions ^ il ne fçait pas que c'eft a caufe même de cet abandon général de la trifte vé- rité , que , ferme contre tous les partis, vous combattriez pour elle. Vous qui élevâtes votre voix mâle & vcrtueufe contre ces jeux criminels qu'on vouloir introduire a Genève; vous qui garan- tîtes vos Concitoyens de la corruption que le Tartuffe j V^vare _, le Mifari" thropcy 6cc. euifent portée dans les âmes de vos compatriotes; vous craindriez de parler fur une Société dont on ac- cufe rinftitut de tendre a la corrup- tion, non d'une Ville , mais du monde entier , votre Patrie (5c celle des Phi-

191 (S u r R E S

lofophes 1 Non , Monfieur , ces fcm- pules , ces craintes ne font point de vous ; Ôc c'eft ce qui achève de me perfuader que vous n'avez jamais fongé à faire le défaveu qu'on à envoyé, fous votre nom , aux Auteurs du Journal En* cydopédique ^ Ôcc.

Je fuis, Monfieur, Sec,

r R E s

DIVERSES. EXTRAITS

DES

JOURNAUX.

Jugemens qu'ont porté du Livre d'ÉuiLt

les différens Journalijles qui en ont

parlé dans le tems.

JOURNAL DE TRÉVOUX.

i^'ous rafTemblerons ici, p.vec la plus exade fidélité , les propoficions fondamentales, & les meilUures preu- ves dont M. RoulTeau appuie Ton fyf- tème. Il n'aura point à nous reprocher d'avoir tronque ou défiguré fon texte. Tome FL I

194 Extraits

On ne trouvera pas ici cette multitude de phrafes femiiiantes , qui ne prouve que la fécondité de fon génie , ôc la facilité à s'énoncer j parce qu'il ne faut pas juger de la beauté ou de la difformité des objets, par le mafque qui les couvre. Écoutons M. Rouffeau j c'eft lui qui parle.

•* Tout eil bien , fortant des mains jj de l'Auteur des chofes: tout dégénère J5 entre les mains de l'homme. Il force >j une terre à nourrir les productions 9i d'une autre , un arbre a porter les « fruits d'un autre ... 11 ne veut rien s5 tel qae l'a fait la nature, pas même « l'homme ; il le faut dreiïcr pour lui , » comme un cheval de manège ... 5; î> fans cela tout iroit plus mal encore , » & notre efpèce ne veut pas ctre fa- »î çonnée à demi. Dans l'état font « déformais les chofes, un homme aban- j5 donné des fa nailTance à lui-mcme M parmi les autres , feroit le plus dé- >j figuré de tous ....

L'éducation nous vient de la na- « ture , ou des hommes , ou des chofts. » Le développement interne de nos »> facultés ôc de nos organes eft Tédu- »> cation de la nature : l'ufage qu'on

DES Journaux. 19^

îî nous apprend a faire de ce dévelop- » pemenc eft l'éducation des hommes; & Tacquis de notre propre expérience »> fur les objets qui nous afteclent , eft » l'éducation des chofes.

jj Nous nailTons fenfibles ; . . . . fîrot j> que nou5 avons ,. pour ainli dire, la « confcience de nos fenfations , nous »> fommes difpofés a rechercher , ou à fuir les objets qui les produifent.... » C'eft à ces difpoiitions primitives »> qu'il faudroit tout rapporter j ôc cela » fe pourroit , fi nos trois éducations » n'étoient que différentes : mais que » faire,quand elles font oppofées ?. . . . M Forcé de combattre la nature ou les »» inftitutions fociales , il faut opter en- » tre faire un homme ou un Citoyen ; j> car on ne peut faire , à la fois , l'un ôc » l'autre.

>j L'homme naturel eft tout pouir » lu: . ... L'homme civil n'eft qu'une >j unité fraélionnaire qui tient au dé- » nominateur , &c dont la valeur eft « dans fon rapport avec l'entier , qui » eft le corps focial. Les bonnes inf- î> titutions fociales font celles qui fça- 5) vent le mieux dénaturer l'homme,

j^6 Extraits

w lui oter fou exiftence abfolue pour 3> lui en donner une relative , &c tranf* u porter le mol dans l'unité commune.

j> De ces objets néceifairement op- » pofés 5 viennent deux formes d'inf- »» titution contraires ; Tune publique 3> ôc commune , l'autre particulière ôc » domeftique... . L'inftitution publi- » que n'exille plus , & ne peut plus jj exifter ; parce qu'où il n'y a plus de « Patrie, il ne peut plus y avoir de j> Citoyens. Ces deux mots , Patrie de n Citoyen _, doivent être effaces des }> langues modernes.

3> Refte enfin l'éducation domeftique » ou celle de la nature. Mais que de- » viendra pour les autres un homme îj uniquement élevé pour lui ? Si peut-» 3^ être le double objet qu'on fe propofe 53 pouvoir fe réunir en unfeul, en ôtatit 3' les contradictions de l'homme , on » ôteroit un grand obftacle à fon bon^ 33 heur.... Pour former cet homme 33 rare , qu'avons-nous d fiire ? Beau- 33 coup , fans doute j c'eft d'empêcher j3 que rien ne foit fait.

31 Dans l'ordie focial , toutes les « places font marquées , chaçuii doic

t>Es Journaux. 197

être élève poiiu la Tienne. Si un par- is ticLilier formé pour fa place en (orc, c< il n'eft plus propre a rien .... Dans l'ordre naturel, les hommes étant 3> tous égaux , leur vocation commune >5 eft l'état d'homme , Se quiconque eft 30 bien élevé pour celui-là , ne peur >j mal remplir ceux qui s^y rappoitenr. « Qu'on deftine mon élevé à l'épée , a " l'Églife , au Barreau , peu m'im- « porte.... En fortant de mes mains » il ne fera , j'en conviens , ni Maglf* »' trac, ni Soldat , ni Prêtre : il fera >5 premièrement homme ^ tout ce qu*ua 35 homme doit être, il fçaura Tècre au befoin tourauiîî bien que qui que ce j> foit. .. *

)> A peine l'enfant eft-il forti dufeiti » de la mère, .... qu'on lui donne de j5 nouveaux liens , on remmaillotre,on » le couche la tète fixée & les jambes î5 allongées , les bras pendans à côté du >5 corps j il efl: entouré de linges & de 35 bandages de toute efpèce , qui ne lui » permettent pas de changer de fitua-

3> rion De peur que les corps ne fe

j' déformejupardesmouvemens libres, >' on fe hâce de les déformer en les i> mettant en prelic . . . D'où \'h'\: cet

lui

15)8 Extraits

« ufage déraifonnable ? D'un uCa^Q 35 nararc. Depuis que les mères , mé- yy prifîint leur premier devoir , n'ont " plus vouiu nourrir leurs enfans , il a fallu les confiera des femmes mer- 35 cénaires , qui , fe trouvant ainfi mères >5 d'enfans étrangers pour qui h nature >5 ne leur difoit rien , n'ont cherché 35 qu'à s'épargner de la peine... . Non >5 contentes d'avoir ceiTé d'allaiter leurs 35 enfans , les femmes cellent d'en von- 35 loir faire ^ la conféquence eft natu- 55 relie .... Cet ufage, ajouté aux autres » caufes de dépopulation , nous an- 53 nonce le fort prochain de l'Europe. » Les Sciences, les Arts, la Philofophie 33 & les mœurs qu'elle engendre ne rarderoiit pas d'en faire un défère, 35 Elle fera peuplée de bêtes féroces y 33 elle n'aura pas beaucoup changé d'ha- se birans.

35 Point de mère , point d'enfant. » Enrr'eux les devoirs font récipro- 35 c]ues .... Si la voix du fmg n'ed for- 33 tifice par l'habitude &:les foins, elle 33 s'éteint dans les premières années ^ « Se le cœur meurt, pour ainfî dire, n avant que de naître. Nous voilà dès w les pucaiiers pas hors de la nature.

DES Journaux. 199

M On en fort encore par une roiire « oppofée , lorfqu'iine mère porte les a foins à l'excès ; lorfqu elle fait de >i fon enfant fon idole ; qu'elle aiij^- 9i mente & nourrir fa foibleire pour l'empêcher de la fentir, & qu'efpé- » rant le fouftraire aux loix de la na- 5> ture , elle écarte de lui des atteintes j> pénibles , fans fonger combien , pour »î quelques incommodités dont elle le '> préferve un moment , elle accumule 3> au loin d'accidens S: de périls fur fa 3> tète , & combien c'efl: une précaution 5> barbare de prolonger la foiblelTe de 3> l'enfance fous les fatigues des hom- 3> mes faits .... Exercez vos enfans aux atteintes qu'ils auront à fupporter un î> jour. Endurci ffez leur corps aux in- j) tempéries des faifons , des climats , " des élémens ; à la faim , à la foif , à îî la fatigue j trempez-les dans Teau da

jj Comme la véritable nourrice efl: » la mère , le véritable Précepteur ell " le père;.. . . que des mains de l'un » l'enfant pafife dans celles de l'autre. » Il fera mieux élevé p^ir un rère 'n\- >i dicieux &c borne , que par le plus

liv

200 Extraits

5> habile maître du monde; car le zèle fiippléera mieux au talent , que le 3> talent au zèle. Mais les affaires, les » fondtions , les devoirs l .. . Ah l les » devoirs ! fans doute le dernier eft ce- j> lui de père ? . . . .

» Un père,quandil engendre Se nour- 35 rit des enfaiis , ne fait en cela que le tiers de fa tâche. Il doit des hommes s> à (on efpèce , jl doit à la fociété des j> hommes fociables , il doit des Ci- 3> toyens a l'État. ...

35 On raifoniie beaucoup fur les qua- li tés d'un bon Gouverneur. La pre- 33 mière que j'en exigerois .... c'eft de 35 n'être point un homme à vendre. . . . 33 Qui donc élèvera mon enfant ? Je te 33 l'ai déjà dit ; toi-même. ... Je ne le 33 peux. . . . Tu ne le peux ! Fais toi donc 33 un ami ; je ne vois point d'autre ref- 35 fource ....

» Quelqu'un dont je ne connois que 39 le rang , m'a fait propofer d'élever 33 fon lîls. ... Si j'avois accepté fon of- « fre Se que j'en fie erré dans ma mé- 33 thode 5 c'étoit une éducation man- 33 quée : fi j'avois réuili , c'eut été bien 33 pis y fon fils auroit renié fon titre ; 35 il n'eût plus voulu erre Prince.

DES JOUKN AU X. 201

Dès que l'enranr commence à clif' » ringiur les objets , il imporre de met- j) rre du choix dans ceux qu'on lui i> montre. ... Je veux qu'on Tliabitue » d voir des objets nouveaux , des ani- i> maux laids , dégoûrans , bifarres y « mais pea-à-peu , de loin , jufqu'à ce ?5 qu'il y foie accoutume .... 11 veut î5 tout toucher , tout manier ; ne vous 35 oppofez point à cette inquiétude : " elle lui lUggère unapprentiflage très- jj nccelTitire ...» Quand l'enfant tend la 35 main avec etfout ians rien dire , il » croit atteindre à l'objet , parce qu'il » n'en eftime pas la diftance^il eftdans " l'erreur : mais quand il fe plaint ôc >' crie en tendant la main , alors il ne >5 s'abufe plus fur la diftance , il coin- »5 mande à l'objet de s'approcher , oa j> à vous de le lui apporter. Dans le premier cas , portez -le a l'objet len- j> tement (5cà petits pas ; dans le fécond, ï» ne faites pas feulement femblant de 3' rentendre j plus il criera , moins vous » devez l'écouter. Il importe de l'ac- » coutumer de bonne heure à necom- mander ni aux hommes , car il n'eft î) pas leur maître; ni aux chofes , car >5 elles ne l'entendent puiiit. U vau:

I V

201 Extraits

» mieux porter l'enfant à l'objet que « d'apporter l'objet à l'enfant ....

»> Toute méchanceté vient de foi- w blelTe j Tenfant n'eft méchant que « parce qu'il eft foibie ; rendez-le Fort , » il fera bon : celui qui poiuroit tout 55 ne feroit jamais de mal. De tous les w attributs de la Divinité toute-puif- » fante , la bonté eft celui fans lequel 55 on la peut le moins concevoir.

55 La fantaiiie ne tourmentera point M les enfanSjQuand on ne l'aura pas fait 55 naître , attendu qu'elle n'eft pas de

55 la nature Les longs pleurs d'un

55 enfant qui n'eft ni lié ni malade , & 5) qu'on ne laifTe manquer de rien, ne 35 font que des pleurs d'habitude & 55 d obftination. Ils ne font point l'ou- 55 vrage de la nature , mais de la nour- 55 rice qui, pour n'en fçavoir endurer 55 ri m port unité, la multiplie, fans fon- 55 gcr qu'en faifant taire l'enfant aujour- 99 d'hui , on l'excire à pleurer demain 55 davantage. Le feul moyen de gué- 55 rir ou prévenir cette habitude eft 55 de n'y faire aucune attention. Fer- as fonne n'aime à prendre une peine >5 inutile, pas même les enfans . . . Au J5 vefte , quand ils pleurent pat fantaifîe

DES Journaux. 205

S) ou par obftinarion , un moyen ilir î> pour les empêcher de continuer , eft i> de les diftraire par quelque objet: j> agréable & frappant ; mais il eft d-e « la dernière importance que l'enfant 3> n'apperçoive pas l'intention de le diftraire. . . .

j> Je voudrois ( c'efi: toujours M. » RouOTeau qui parle ) que les premiè- » res articulations qu'on fa;C entendre » a l'enfant fuifent rares , faciles , dif- » tinctes , fouvenc repérées , & que les mors qu'elles expriment ne fe rap- » porraiîent qu'à des objets fenfibles qu'on peut d'abord montrer à l'en- » tant. La malheureufe facilité que nous »> avons à nous p-iyer de mots que nous »' n'entendons point , commence plutôt qu'on ne penfe. . . . Parlez toujours »' correct Client devant eux , faites qu'ils »' ne fe plufent avec perfonne autairt » qu'avec vous , Se foyez furs qu'infen- j> (îblement leur Inngage s'épurera fur »ï le vôtre, fans que vous les ryez ja- w mais repris . . . On fe preffe trop de » les faire parler, comme ii l'on avoic » peur qu'ils n'apprilfenr pas à parler >j d'eux mêmes:. ... ils en parlent plus " tard , plus confufémsnt. . . .

Ivj

204 Extraits

» Aux champs les enfans épars , « éloignés du père , de la mère & des 3> autres enFans , s'exercent à fe faire 5> entendre à diftance , &: à mefurer la force de la voix fur rintervalle qui « les fépare de ceux dont ils veulent être entendus. Voilà comment on ap- 95 prend véritablement a prononcer , & 5J non pas en bégayant quelques voyel- » les à l'oreille d'une gouvernante at- 33 tentive .... Ce qui empêche les gar- » çons dans les Collèges , & les tilles 35 dans les Couvens, d'acquérir jamais 55 une prononciation aufli nette que 55 celle des payfans , c'eft la ncceilicé 35 d'apprendre par cœur beaucoup de 35 chofes, & de réciter tout haut ce qu'ils w ont appris : car,en étudiant,ils s'habi- »i tuent à barbouiller , a prononcer né- >5 gligemment Se mal : en récitant, c'eft 5* pis encore *, ils recherchent leurs mots » avec effort , ils traînent Rallongent 55 leurs fyllabes... Emile n'aura pas 35 ces détcUits de prononciation, ou du »> moins il ne les aura pas contraélés par 55 les mêmes caufes.... Les vices de » prononciation qu'on fait contraéler 3? aux enfans en rendant leur parler ?i fourd 5 confus , timide , en critiquant

DES Journaux. 205

>3 inceiTvimmenc leur ton, en éplachanc j> tous leurs mots , ne fe corrigent ja- » mais . . .

» Rellerrcz le plus qu'il ed pofîible j> le vocabulaire de l'enfant : c'efl: nii » rrès-grand inconvénient qu'il ait plus îj de mots que d'idées , qu'il fâche dire » plus de chofes qu'il n'en peut pen- »* fer ... . Les Payfans ont peu d'idées j » mais ils les comparent très-bien.

'■» Quand les en fins commencent a " parler, ils pleureur moins .. . Dès » qu'une fois Eniile aura dit ,j^ai ma/, >j il faudra des douleurs bien vives pour jj le forcer à pleurer .... Si l'enfant eft « délicat, fenfible, que naLurellen:enc î> il fe mètre à crier pour rien , en ren- j> dant fes cris inutiles 5if"ns effet, J5 j'en taris bientôt la fource. Tant qu'il »3 pleure , je ne vais point à lui \ j'y » cours, fi -rot qu'il s'efLtû .. . .S'iltom- « be, s'il fe fait une bofleà la tête, &:c. » je refterai tranquille au moins pour » un peu de tems. Le mal eft fait , c'eft 55 une néccHité qu'il l'endure . . . Soaf- « frir eft la première cliofe qu'il doit j> a«uprcndre , 6^ celle qu'il aura le plus jy "rand befoin de fcavoir ....

iq6 Extraits

Y a-t-il rien oe pins fot que la pei- » ne qu'on prend pour apprendre aux » enfans à inmcher , comme fi l'on en » avoir vu quelqu'un qui , par la né- " gHgence de fa nourrice , ne fçm pas >y marcher étant grand ? . , Emile n'aura ni bourlets , ni paniers roulans , ni « charriots , nilifières joa , du moins, »> dès qu'il commencera de favoir met- >' tre un pied devant l'autre , on ne le J3 foutiendra que fur les lieux pavés ,

»> & l'on ne fera qu'y palTer en hâte

» Qu'on le mène journellement au mi- 5> lieu d'un pré. qu'il coure , qu'il »> s'ébatre , qu'il tombe cent fois le jour, 3? tant mieux ; il en appreiidra plutôt » à fe relever «.

Telle ed la fubdance d'une partie du premier Volume à' Emile : nous fera-r-il permis maintenant , M. Rouffeau, de refléchir fur le parti que nous avons à prendre ? Vous ne prétendez pas que nous embraiîions aveuglément votre fyflieme : la tyrannie n'eft pointde votre goii':. Quand vous traitez à' homme en- fant y de Lecliur yulfiaïre y ou fiupïde j quiconque n'eft pas de votre avis , vous n'avez fans doute en vue que ceux qui

DES Journaux. 207

vous contredirent fans examiner : vous cres trop ami de la raifon pour en in- terdire l'ufage. Examinons donc*

Touc ejl bien ^ for tant des mains de l'Auteur des chofcs ^ &c. D'abord voilà un début équivoque & captieux : il a un fens vrai auquel vous faites peu d'attention , uarce au'il eft érrani^er â votre objet ; confidcré fous un autre rapport , il ei> faux ; &: c'efl: alors qu'il devient une des pierres angulaires de votre édifice. Si la nature produit un arbre , ce fera bien un arbre. Eli- ce un homrRe? elleai^ra hiit Tctre qui eft: un homme. Si c'ell un monftre , c'en fera bien un. Chaque erre a fa bonté abfolue , qui le conftltue lui-mt-me, «Sr fans laquelle il n'eft pas poflible : en ce fens , tout ejl bien Jortant des mains de l'Auteur des chofes ; &z ce principe , <lont tout le monde convient , vous cft inutile. Mais , chaque être dans foit origine eft-il relativement bon , de ma- nière que cette c^nditution primitive ne puiffe ctre remplacée que par un mal ? C'eft à-dire , cette terre que l'homme trouve inculte, 8c chargée de ronces , ne pourra- t-el le ctre cul- tivée ôc affuietrie à donner des pra-

2o8 Extraits

diidtlons plus utiles, fans i n artenrnt contre ia nature ? Ce fera la contre* ciire 3 dircs-vous , que de greffer un fauva^eon : infertion ou'elle avoue ce- pendant, & qu'elle féconde en fuivant les loix générales. L'homme naîr-il tellement bon , qu'abandonné à lui- même dès fa naiffance 5 il ne conncî- troit point le mal , ou ne le feroir pas fans rédécbir ? Tout ce qui n'eil pas inftitution criginelle y répugne-t-il ? N'y a^t-il pour l'homme qu'une façon d'crre qui foit dans l'ordre ? Les bonnes indirurions f3ciales le dénaturent-elles ? EiVil pour erre feul , pour ne re- chercher ou ne fuir que ce qui a rap- port à lui ? Ses premières fenfations fe bornent-elles à fon individu^ Se de- \1 fuit-il que les devoirs de fcciété qu'il aura à rem^plir dans un âge mûr, font contre nature ? Cette nature eft- elle tellement une, &: reftreinte pnr- tout Se toujours au feul point originel des chofes, que la fociéié n'en puilfs erre une émanation ? L'arbre élague pour porter de plus beaux fruits , ou tranfplanté pour confpirer à l'arran- gement fymmérrique d'un verger , ne tient-il plus fcs productions de la na-

DES Journaux. 209

tare ? Le Ciroven n'eft-il plus homme? La volonté <h\ Crciireur ( car enfin c'eft ]a narine , félon voiis-mcme ; heureu- fcinenr vous ne niez pas roiir ] ) cette volonté de l'Être fuprème eft elle dé- mentie , dès mcme que les hommes vivent enfemble j & laraifon , préfenc de la fouveraine intelligence , celfe- t-eile d'être lumière nature/le _, lorf- qu'elle nous dide ces loix fociales dont le but eft de maintenir l'ordre entre des créatures qui , en fe rcunilTant , n'ont fait que céder à un penchant inné, ou du moins à la nécefTité morale, 5c peut- être même phyfique , àes chofes ? A chaque inftant vous avez befoin de ces proportions 3 ôc vous les lailTez fans preuves.

Si vous vous fuiTiez contenré de crier à haute voix, & de faire bien entendre que l'homme abufe de fa raifon, que fa malice fubftitue dans la fociété des vices nouveaux d ceux qu'il auroit adoptés s'il eût vécu errant éc vagabond comme certains peuples; que, réprimé par l'autorité nécell^ire des loix , il n'a fait que devenir , quel- quefois , &: cela par abus de fa liberté, plus adroit à couvrir fa marche vers

2 10 Extraits

le défordre ; que fouvent le plus fort , cherchant fon intérêt propre aux dé- pens du plus foible , a prefcrit , fous prétexte d- Tordre, comme règle de la nature , ce qui n'était que la loi de la paiîion : il vous eu/îiez dit encore que trop fouvenr la fagefle d^s loix fociales fe trouve en oppofition avec les defirs déréglés de l'homme, on eût applaudi à votre zèle ; mais ces reproches ont été faits mille fois au genre-humain : il vous falloit du nouveau. Pourfui- vons , cet objet reviendra.

L'homme naturel ejl tout pour lui: il ejl l'entier ahfolu ^ qui na de rap" port qu'à lui-même au à fonfemblable ^ l'homme civil ntjl qu'une unité frac-' tionnaïre , dont la valeur ejl dans fon rapport avec le corps fociaL Rien ne iriiembie tant a une véiieé d«!f^ votre bouche, tant vous fçavez faire illu- fion : il n'y a cependant encore ici que de la contradiction , de l'équivoque & du prefti^e. Comment l'homme eft-il entier abfolu , quand il a rapport à ion femblabic ? Mais ceci n'eft rien. Qu'enrendez-vous par hom-rie naturel ? Car vous abufez fouvent du mot de n,\ture. Efi-ce celui qui n'a reçu que

DES JOU RN A UX. III

l'cducarion de la nature ? Cette édu- cation eft , félon vous , U développe- ment interne de nos facultés & de nos organes. Choifidez : ce développemenr eft-il complet , ou non ? L'homme na- turel, que vous oppofcz à l'homme ci- vil , peut-il déjà rcHéchir fur les im- preflions que prodiiirciit chez lui \qs objets qui l'environnent , & combiner fes notions ; ou bien e1--il à cet acre il ne fait encore que feniir , fans pouvoir faire ufage de la raifcn , qui doit l'éclairer un jour ? S'il n'eft fuf- ceptible que de fenfations, qui a peine excitent en lui la confcience réfléchie de fon exirtence , comment allez-vous comparer l'homme animal avec l'hom- me civil ? Il n'efr plus étonnant effec- tivement que l'un s'éloigne de l'autre au point qu'ils paroilTent répugner cnlembîe. Elt- ce m ve que ngnîr!- votre axiome ? Non , fans doute. Il a donc un libre ufage de fa rai fon , cet homme naturel que vous défîniirez ici. Et voila le terme moyen qui rappro- che l'enfanr de l'état de Citoyen. bien î Cet homme raifonnant efl: tout pour lui t Oui ^ fans doute , i'il e(t feul

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ôc ifolé de (es femblables ; mais fi Id Jhafard même le réunir à eux , n'aura- il pas bien-rôr l'occafion de fe dire, pour aifarer fon bonlieur : ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'il te falfe ? Il n'eft donc déjà plus tout pour lui. Et il ceiïe alors d'èrre Xhomme. na- turel âzns le vrai fens , c'eft- à-dire, dans les vues du Créateur ! Parce qu'il déraifbnne fans doute : ou peut-être la raifon n'eft pas un don de la na- ture ?

Vous êtes auflî heureux à décrire l'homme civil. Pour mieux Toppofer à l'homme naturel 5 qui , félon vous, eft tout à lui 5 vous le définiffez d'après quelques faits héroïque^ qui étonnent d'autant plus, qu'ils font rares de éle- vés au-deffus des devoirs ordinaires de la fociété 5 & vous en concluez que J^s />0''^n€s i'iP.ifijt'i^'i^s ^oc'cdcsfûiii cetUs qui favtnt le mieux dénaturer V homme y lui ôter fon exiflence ahfolue pour lui en donner une relative j & tranfporter le moi dans r unité commune. Peut- on bien juger des chofes , en ne les com- parant que dans leurs exrrcnies ? Il fal- loir diftinguer, dans le Citoyen, deux

DES Journaux. 113

rapports , qui tous deux font dans la. nature , ou , pour ne point abufer des termes , dans le fydême général de l'univers. L'homme en fociéré pour- voit à fa confervation &c à fi:)n bien- être y rien ne l'en empêche que Ton goCi: pour le déiordre. VoiLi ion premier rapport. Il doit confpirer au bien gé- néral ; autrement il ne pourroit plus même prétendre d (on bonheur pro- pre. L'obéiflfance qu'il doit aux Loix n'eil point un pur airervinement fondé fur la contrainte & la violence. Si l'homme n'a droit d'être heureux au milieu de (qs femblables , qu'autant qu'il ne leur nuit pas , les inftiturions fociales ne peuvent au{îi , fans s'écar- ter de leur vrai but , lui enlever les moyens de fe procurer fa félicité par- ticulière. Enfin , le Citoyen doit i la Patrie j «Se la Pattie doit au Citoyen : la Loi puife dans cette nécefliré des choies j que vous aimez tant, la règle de conduite de l'un de de l'autre ; &c , par fes fages difpolitions,ell2 ne fait que réprimer les délits déréglés ou élever l'êrre penfant au-dciTus de l'homme ani- mal. Comment prouveriez-vous main- tenant que l'homme civil répugne à U

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nature , & que les inflitutions fociales ne font bonnes qu'autant qu'elles fça- vent dénaturer l'homme ?

Ces deux mots j Patrie & Citoyen , doivent être effacés des langues modernes ^ dites-vous : malgré ce bon mot, la Pa- trie connoît encore des Cincyens qu'elle chérit. Vous dites qu'il /^//r opter entre faire un homme & un Citoyen j & que l'on ne peut faire j â la fois ^ fun & Vau-- tre. Il femble donc qu'après avoir prof- crit la fociété 6c les inflitutions focia- les , vous deviez vous borner à former l'homme de la nature. En ce cas , il étoit inutile de faire un traité d'édu- cation aufîî étendu. Puifque félon vous tout eji bien ^ fortant des mains de l'Auteur des chofes ^ ôc que les bonnes inflitutions fociales doivent dénaturer l'homme j il ne s'agit plus que de fé- queftrer votre Élevé dans quelque IHe déferte oii il deviendra de lui-même Vhomme naturel que vous demandez. Mais vous fentez le ridicule de ce fyf- tême j & ne pouvant envifager votre Emile comme un fujet inutile au genre- humain , vous faites un effort pour le rendre en mcme tems naturel & focial , en ôtant les contradicUons de l'homme.

DES JOUKN AUX. 21 5

Pour cela que faut-il faire ? Beaucoup fans doute ; c'eji d'empêcher que rien ne fo'it fait. Prérendez-vous renouveller la face de la terre , & renverfer de fond en comble toutes les fociétcs qui exif- tent, en n'épargnant pas même leurs bonnes inftitutions qui doivent dénaturer votre Elève , s'il s'y conforme ? Non fans doute j vous avez du voir qu'il n'appartient plus qu'à TEcre fuprcme d'opérer ce changement univerfel : vo- tre propofirion n'ell- elle qu'exagérée, ^ n'avez - vous eu intention que de corriger les abus qui fe font glilTés dans la fociété ? Voyons il alors vous vous accordez avec vous-mcme. Quand vous aurez remédié à ce que vous re- gardez comme abus , peu vous impor- te, dites-vous, à quel état on deftine votre Emile j il fera propre à VÉpée y au Barreau VEglïfe... liifum tencatis^ amïci. Quoi l vous en ferez un homme contradictoire , un fourbe , qui exté- rieurement avouera un état que vous lui aurez dépeint comme un fruit de la folie humaine ?

Avant d'aller plus loin , convenons çncore d'une chofe. Apres avoir dit

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dans votre avant-propos , qu'en lifant votre Ouvrage , on croira moins lire un Traite d'Education j que les rêveries d'un vijionnaire fur l'Education, Quy faire ? ajourez-vous : ce nejipasfur les idées d' autrui que j'écris ; c'efl fur les miennes : . . . . dépend-il de moi de me donner d'autres yeux ^ & de m' affecter d'autres idées f Non, Dépend-il plus de ceux a qui vous reprochez leurs préjugés , de fe donner d'autres yeux , èc de s'afFecter d'autres idées?

Nous avouerons donc fans peine que l'enfant trop reOerré dans les tégumens dont on le couvre après fa nailTance , eft un prifonnier malheureux , & que dos liens trop étroits le déforment 8c l'aftoiblilTent : nous ne croirons pas ce- pendant que tremper les enfans dans l'eau duftyx y doive être hs expofer à toutes les intempéries de l'air , fans avoir aucun égard à leurs forces , au climat & à la faifon. Ce que l'on fait encore , ôc que vous avez très -bien prouvé , c'efl: que la mère eft la nour- rice naturelie de fon enfcint , ôc que l'ufage accrédité , qui livie l'homme à des nourrices mercéiiaiues , eft: une des

caufes

DES Journaux. 217

■c.uifes de la dépopulation. M ns qu'c- roic-il befoiii d'ajourer que les Sciences ^^ les Arts j la Philo fophie & les mœurs ^ qu'elle engendre ^ ne tarderont pas d*en faire un defert ; Ç[\ielle fera peuplée de bêtes féroces ^ &■ C[U.' elle n^ aura pas bcau' coup changé d'habitansî'

L'on s'accordera encore :iyec vous pour crier à ces mères infenfées qui Font des idoles de leurs enfans , qu'en écartant d'eux route atteinte pénible , elles accumulent au loin les douleurs & les maux, fur la tête de ces viârimes infortunées de leur aveugle tendrefTe. Que n'eft-il permis aufli de defirer que le père, s'il eft fenfé , pût être le pré- cepteur de fon enfant , ou qu'au moins x\\\ gouverneur ne fût point un homme vénal ? Mais quelles raifons autres que des fophifmes pourrions-nous donner à CQX. Inftitureur choifi, pour lui per- fuader que , s'il rcullit, il aura engagé fon Élève à renier le titre que lui a donné la divine Providence, & qu'il aura le difpofer a ne plus vouloir être Pi'ince , s'il eft pour occuper ce rang dans l'ordre focial ? Ces pro- portions font des corollaires de vos Tome VL K

il8 Ex TRAITS

principes, qui ne peuvent nous en im- pofer jurqu'à nous faire croire que l'au- torité des Princes n'émane pas de la puilTance du maître de l'Univers.

Vous développez avec intelligence la pratique qu'il faut obferver pour fatisfaire l'inquiétude 6c reétifier les premiers mouvemens d'un enfant qui commence àdiftingucrles objets ; mais vous pafTez bientôt à une proportion fauflfe, qu'il n'eft pas étonnant que vous prouviez mal. Toute méchanceté , dites- vous 5 vient de foïblejfc ; . . . celui qui pourrait tout j ne ferait jamais de maL Souvenez vous d'abord que nous pro- fiterons de cette affertion pour démon- trer contre vous-même la raufTeté d'une autre qui vous tient lieu d'axiome : attendons qu'il en foit temps , & con- tentons-nous aujourd'hui de relever celle-ci. Toute méchanceté vient de foi b le (Te , dites vous, parce que celui qui pourroit tout ne feroit jamais de mal , & que de tous les attributs de la Divinité toute-puiffante j la bonté ejl ce^ lui fans lequel on la peut le moins conce^ voir. Vous avez confondu ici la vérité du conféquenc avec celle de la confé-

DES Journaux. 219

qnence. Le Toiit-puifTaiir eft bon fans doute, parce qu'il réunit toutes les perfections j mais en eft-il de même de l'homme qui feroit fort relativement aux autres ? Et n'eft-ce pas de cette fupériorité de forces refpeâ:ives que nailTent la violence Se tous les vices qui en dérivent ?

Vous exigez que l'on croye encore que lafantaijic ne tourmentera point les enfans j quand on ne Vaura pas fait naître , attendu qu'elle nejl pas de la nature. Cette fupponcion prend fa four- ce dans une autre que vous annoncez dès votre début , &: que vous exprime- rez bientôt en ces teïvnes -^ po/bns pour maxime inconteflable que les premiers mouvemens de la nature font toujours droits : Un y a point de perverfité origi- nelle dans le cœur humain ; il ne s'y trou* ve pas unjeulvice dont on ne pHiiffe dire comment u' par ou il y eft entré. Le te m s viendra peut -erre vous ferez obligé de convenir avec nous , que cette ma- xime n'eft pas fi inconteflable dins le fens que vous lui donnez^ mais enfin, fi elle Teft pour vous dans cet inftant- ci, pourquoi la contredire ? P urquoi

K.j

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dans un autre endroit avouez-vous que Venant pQin nature/Umentfe mettre à crier pour rien ?

On convienr avec vous qu'un moyen généralement fur pour tarir la fource des pleurs d'habitude & d'obdination , eft de ne point faire attention aux cris de l'enfant : s'il s'agKToit cependant d'un naturel violent & impétueux , que l'on ne peut négliger d'écouter fans le por_- ter à la fureur , il n'eft pas douteux qu'alors il ne valût mieux diftraire l'enfant par quelque objet agréable & frappant , en cbfervant^ comme vous le demandez , qu'il n'appeiçoive pas l'intention de le diftraire.

Vous voulez encore, avec raifonjque les premières articulations qu'on fait entendre l'enfant foient rares, faciles, diftinétes , fouvent répétées , èc que les mots qu'elles expriment ne fe rappor- tent qu'à des objets fenfibles qu'on peut d'abord lui montrer : il n'eft pas juf- qu'aux nourrices qui ne foient ici d'ac- cord avec vous , & qui ordinairement ne fuivent cette méthode : ellesfentenc aufti communément qu'il feroit ridicule & inutile de trop étendre le vocabulaire

DES JOUKNAÛX. III

des enfans j ce qui n'eft pas toiir-à fait le rejj''crrer le plus quileftpiijjiblc j com- me vous le defirez. 11 eft certain qu il vaut mieux parler toujours corre6te- ment devant eux , que de les reprendre continuellement , «Sc qu'en épluchant tous leurs mots, on leur fait contiadler un parler fourd , confus ôc timide.

T a-t-ïl rien de plus foc j dites-vous , que la peine quon prend pour apprendre aux enfans à marcher j comme fi Von en avait vu quelqu'un qui ^ par la négli-' gence de fa nourrice j ne fait pas marcher étant grand f On apprend de bonns heure aux enfans d marcher, pour deux râlions. i°. Parce que le mouvement développe & fortiiie leurs membres. 2®. Parce qu'il y auroic du danger que dans \es premiers elTais qu'ils feroienc d'eux-mêmes , il ne leur arrivât de fe caiTer un bras ou la tête. Qu'on les mène journellement au milieu d'un pré : j quils tombent cent fois le jour , t::nt mieux ; ils en apprendront plutôt à fi relever, C'eft fort bien dit \ mais tout le monde n'a pas un pré a fa dif- pufirion.

Mais avançons. Il eft très-vrai , com- me vous le dires ailleurs, que Thomme

Kiij

2Z2 Extraits

aveuglément livré à fes premiers pen- chans eût fait confifter fon bonheur, bonheur apparent & paflTager , à faire tout ce qui lui plaît , (i les loix divi- nes & humaines n'eulfcnt mis un frein â {es defirs déréglés. Il eft encore cer- tain qu'en relation avec fon efpèce il a plus de devoirs à remplir , de qu'a- lors le mnuvais ufage de fa liberté le tourne à plus de vices qu'il n'en feroic paroûre , s'il éroit ifolé de fes fembla- bles. Et de-Ià il s'enfuit que les règles fociales les plus fages font la perte de l'homme ? Que les inftirutions humai- nes font routes des abus & des préju- gés qui ont alteW fa nature , & qui i'éloignent de fa deftination ? Mais qui vous a dit 5 ou , quand avez vous prou- vé que l'homme e([ fait pour fe borner aux propenfions animales ? L'enfant , Je fauvage , font-ils l'homme parfait? Êtes-vous bien fur qu'ils en foient l'ar- chétype ? Dans quel décret de la Pro- vidence éternelle avez-vous donc lu qu'elle n'a pas porté l'homme a la fo- ciété comme à un moyen qu'elle a pu remplacer fans doute, mais qu'elle a voulu choifir , pour le conduire à une fin encore ulcérieurc ?

DES Journaux. 113

« Avant que les préjugés & les inftitutions humaines aient altéré , » dites-vous , nos penchnns naturels , » le bonheur des enfans , ainfi que des j) hommes , confifte dans l'ufage de leur » liberté. Quiconque fait ce qu'il veut 3> eft heureux 5 s'il feluthrà lui-mcme». Que n'ajoutiez-vous : & s'il veut ce qu'il doit vouloir ? Les Loix n'enlèvent point l'ufage de la liberté ; elles ne font qu'en interdire l'abus. « Mais 3> l'homme livré à lui-même & déga- » des liens de la Loi n'abuferoit ja- 95 mais de cette liberté \ les premiers y* mouvemens de la nature font tou- >> jours droits ; il n'y a point de per- » verfité originelle dans le cœur hu- n main»». Oùavez-vous encore vu roue cela ? S'il étoit permis d'employer sos, armes contre vous-même, ne vous trou- veroir-on pas encore ici en contradic- tion ? Vous avez dit , que la méchan- ctti vient de foihleffe : fans ceffe vous nous répétez que l'enfant efl: foible , vous exagérez même la foibleffe de fon intelligence : l'enfint porte donc en lui le germe de la méchanceré. Mais à quoi bon s*appuyer d'un par.ilogifme pour en combattre un autre. Écoutez-

K iv

2 14 Extraits

nous un inftanr j fi nous avons toft , vous nous direz pourquoi.

Les hommes n apportent pas en naif- fant le même naturel : quand nous aurions tous la mcme ame, nous n'a- vons pas le même corps , 8c nous dé- pendons des imprciîîons de nos orga- nes , qui fcroient les feules règles de nos adlions , fi la raifon ne nous ap- prenoit. Se fi TAureur de la nature ne nous aidoir à fecouer le joug de l'hom- me brute. Les habitudes fe contrac- tent ; de nos penchans divers influent fur l'exercice de nos facultés. Pour- quoi ne fuis je pas auflî difpofé qu'un autre à mettre de la droiture dans mes adions ? L'Être fuprème l'a voulu ; qu'avez - vous à répondre , vous qui l'admettez ? Vous nous donnerez bien- tôt occnfion d'entrer dans d'autres rai- fon s.

Enfin , félon vous , « k feule pafïion « naturelle à l'homme , efi: l'amour de 3> foi-mème ». Oui fans doute, Se c'efl- la l'origine de nos vices: nous appor- tons avec nous Tinflrument de notre perverfité. Il n'eft point vrai « que cet 3> amour-propre ne devienne bon ou 9> mauvais dans un homme que par,

DES JOUI^NAUX. IIÇ

»^ l'applicarioiî qu'eii fait , Ôc par les relations que lui donne un autre » homme «. Chacun de nous fe fuific à lui-mt-me pour produire fa malice. Nous luttons, à ia*'érité, contre la règle à mefure qu'elle multiplie nos devoirs ; mai;> fommes-nous mcchr.ns , parce que nous femmes obligés d'ctre bons ? N'eft» ce pas plutôt parce que nous ne voulons pas devenir ce que nous devons être ? L'haleine de nos femblables nous efl: ccntagieufe, 8c le mauvais exemple a de l'empire fur notre foiblefTe ; mais nos devoirs font des devoirs enfin , &; 1-j méchant , quel qu'il foir , & de quel- que façon qu'il le foit devenu , tranf- greffe la fagefTe des loix établies dans la {ocié\:é. L'homme pourroit ctre bon en fociété ; ii ne ie veut pas : la nature la pourvu Je la faculté dont il abufe pour fe porter au défordre Allcz-vojs encore demander à quoi bon ce don fu- neile de la narure ? La réponfe eftdcja donnée j le Tout-PailTant cft jufte «Se fage , n'en convenez vous pas ? Une vérité, quoique terrible , n'en eft pas moins certaine.

L'efprit d'indépendance qui règne dans votre ficon de penfer S^ -d'agir ,

K V

zi6 Extraits

vous fait abhorrer rout ce qui fent l'aurorité , & vous ne voulez pas qae l'enfant foit affujetti à obéir. Vous ex- cluez de fon Dictionnaire les mots d'oljéijfance , de commandement , en- core plus ceux de devoir & d'o^/i- galion^ Ôc vous n'y admettez que ceux ^ force , de nécejjicé , à'impuijjance ôc de contrainte. N'e(l-ce pas ici un pur débat fur les termes ? Car enfin nous ne voyons rien de plus énergi- que pour exprimer l'effet du comman- dement que les mots de force , de né^ tejjïtéy de contrainte. Mais vous vou- lez que cette contrainte vienne de la néceÔité des chofes , vous defirez que l'on n'oppofe aux caprices de l'enfance que des obftacles phyfiques : à la bon- ne heure ; quand ce moyen ne feroit pas toujours praticable , il n'en efl pas moins vrai qu'il eft très- efficace. Vous convenez enfuite que c'eft rappeller l'enfant à cette néceflité des chofes , que de lui faire connoîrre qu'il eft foible, & que celui qui le gouverne eft fort ; que fon état le rend dépen- dant de fon maître , Se le met nccef- fairemenr à fa merci. Nous convenons de notre côté qu'il faut effedlivement

DES JoURNAtr, llj

(^ifpofer i'enfmt à fenrir cette? ^éprn- dance pSyfique , avant d'e.'CJgef qu^il envirigelbn Mentor comme plus éclairé que 'ui : il n'ell pas iouceiix que ce ne foie le plus cour & le plus sur chemin pour comluire l'Elève à une entière docilité. Les f:.gQ^ Inftiruteurs réprou- vent, ainfi que vous, le commande- ment dont î'eiifant ne voit point le {onà^mQur,^ & qu'on n'a poiat appuyé d'abord des raifons qui font à fa por- tée.

On pâOe aifément des exprefîîons outrées *, m^is peut-on foutenic la mul- titude de mauvais raifonnemcns dont vous étayez votre fyftcme? Gardez-vous fur-tout y dites- VCH19 , dt donner à V en- fant de vaines formules depotlteffc. Pour- quoi cela ? C'eft quil vaut beaucoup mieux quil dife en priant, faites cela, quen commandant y je vous prie. Sans contredit \ mais ne vaut-it pas encore mieux l'accoutumer â prier en s*énon- çant comme il convient , &: a com- mander avec A^^ exprefllons douces 5^ affables? La politeffe ^ la douceur du commerce excluent-elles l'humanité? Au contraire elles y accoutument ou la fuppofent.

Kvj

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Vous ne voulez pas que l'on raifonne avec les eiifans , parce que le chef-'d'œu- vre d'une bonne éducation ^ ejl de faire un homme raïfonnahle. Si les cnfans ^ ajourez-vous , entendaient raifon ^ ils nauroient pas hefoin d'être élevés. Le chef-d'œuvre d'une bonne culture , eft. de faire une bonne récolte : ne féme- t-on pas, pour y parvenir, la même efpèce de grain que l'on doit recueillir? Quel eft aulii l'inditureur qui prétend faire entendre raifon à l'enfant , com- me il doit l'entendre dans Xzoq mûr ?

o A quoi fervïrcït la raifon à cet âge ?

dites vous encore : elle eji le frein de

la force j & l'enfant n'a pas hefoin de

ce frein. N'eft-elle pas aufïî le foutien

de la foibîefife ?

On doit être fur que V enfant traitera de caprice toute volonté contraire à la. ficnne y & dont il ne fentira pas la raifon. Or un enfant ne ftnt la raifon de rien , dans tout ce qui choque fes fantaifies^ Prouvez donc qu'il y a du danger a la lui faire fentir , en tempérant l'auto- rire par la douceur , & la fermeté par la patience.

il eût été trop fenfé de rappeller au Gouverneur , qu'il doit proporrioa»

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ner fes préceptes & {es confeils à l'in- telligence de Ton Élève : il eft plus con- forme à votre fyftême de lui interdire toute leçon verbale. L'enfant n^e/i doit recevoir que de V expérience, Pourquoi ne voulez - vous pas qu'il puife dans celle que vousfuppofez au Maître, les moyens de réfléchir fur la /îenne pro- pre ? Quand vous aure-;;^ amené votre Elè- ve fain & robujle à l'âge de dou-^e ans j fans qu il fâche di/linguer fa main droite de fa main gauche j dès vos premières leçons ^ les yeux de fon entendement s^ ouvriront à la raifon. Il ira loin , s'il fuit la votre pour guide. Quelle avance a donc votre idiot de douze ans fur nos Élèves ? 11 a l'ignorance de plus : l'on vous en croit , ce fera encore un bien pour lui.

11 ne faut inFxiger a Tenfant aucune efpèce de châtiment j parce quil ne fcait ce que c'eji quêtre en faute. Dépourvu de toute moralité dans fes aclions , il ne peut rien j aire quifoit moralement mal j & qui mérite ni châtiment ni réprimande. Lorsqu'on punit un enfant , ou qu'on lui reproche fes fautes, avant qu'il aie le plein ufage de la raifon , on n'a

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ég:u'd qu'au phyfi.jue de Tes acftiorrs , qui , dans un â>e plus avancé , fe trou- vera joii.t au moral ; on le garantir d'a- vance du mal futur : qu'y a c il d'infen- dans cette prévoyance ? Quand votre Emile, par une étourderie conftante , vous calTe des vitres , eft-il en faute ? Non , félon vous. Pourquoi donc l'en- fermez-vons ? Ec comment appellez- vous cette détention dans un lieu obf- cnr ? Si vous vous abufez fur la quali- fication de cet emprifonnemenc , l'en- fant ne s'y trompe point.

« J'ai fait cent fois réflexion en écri- >j vanr , dites vous , qu'il eft impofîî- » ble 5 dans un long ouvrage , de don- t> ner toujours les mêmes fens aux » mêmes mots. Il n'y a pointde langue 5> aflez riche pour fournir autant de » termes, de tours & de phrafes , que » nos idées peuvent avoir de modifica- " dons . . . Tantôt je dis que les enfans » font incapables de raifonnement, de jj tantôt je les fais raifonner avec affez »» defineffe j je ne crois pas en cela me »> contredire dans mes idées , mais je M ne puis difconvenir que je ne me M comrcdife fouvenr dans mes exprcf-

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» fions ». Vous voila à l'abri de tout reproche ; quand vous vous conrredi- rez , c'eft qu'on ne vous aura pas en- rendu.

Vous avancez encore que la trom' perie & U menjonge naijjenr avec les conventions & les devoirs f* Pour en juger, il faut, comme vous le deman- dez , faifir votre idée fans s'arrêter à l'expreflion. Ne rapprochez- vous fi fou- vent les conventions des devoirs que pour toujours \qs confondre ? Et voulez-vous dire que \ts devoirs de la fociété , de- voirs conventionnels , & dont route la force vient de l'opinion , font la caufe funefte de la tromperie & du menfon- ge \ en forte que ces allions défor- données doivent être imputées à la règle focialepîutôt qu'à la malice de l'homme qui la tranfgreffe ? Cette propi. fition rentre dans celles que nous avons déjà pafTées en revue. Vorre in- tention eft-elie d'énoncer que le men- fonge n'efl: un mal moral , qu'autant que c'eH: un devoir de ne pas men- tir ? Cela eft très vrai , & ne vous aide en rien. Prétendez-vous faire entendre aufli que fhomme ne chercheroir point à trumpet fon femblable , s'il n'avoir

232. Extraits.

articulé avec lui quelque convention? Vous avancez plus que vous ne pouvez prouver. Votre Emile cafle les fenêtres de fa chambre : crabord vous laiflez fouftler fur lui le vent nuit & jour, fans vous foncier des rhumes , parce qu'il vaut mieux être enrhumé que fou. À la fin , vous faites raccommoder les vitres 5 toujours fans rien dire : il les brife encore ; alors vous changez de méthode : vous l'enfermez dans un lieu obfcur j ôc 5 après qu'il y a demeuré quelques heures , quelqu'un que vous apofîez , lui fuggère de vous propofer un accord , au moyen duquel vous lui rendrez la liberté , de il ne calTera ' plus de vitres. Cet accord eft-il une convention ? Non : autrement vous lui apprendriez à vous tromper ^ ce rai- fonnemenr eft â vous. bien ! après cet accord , qui n'eft point une conven- tion , votre Emile ne calTera plus de vitres à defTein ? Vous nous en répon- dez \ mais votre garantie ne nous tran- quillife pas. Au moins, s'il en calTe encore , il ne pourra être tenté de ca- cher ou même de nier cette action, pour éviter l'emprifonnement ? Cet Emile eil votre ouvrage j vous en êtes vrai-

DES Journaux. 235

ment le rèie : il n'eft pas cronnanr que votre teiuUefle parernelle vous falfe illufion. Nous entrevoyons encoce un fens dont votre propofition eft fufcep- tible \ c'eil: que l'homme ne rompt vé- ritablement une convention que quand il fçait à quoi elle l'oblige , 3c qu'il ne ment dans toute l'énergie du mot , que lorfqu'il fçait que ne point men- tir efl un devoir : mais cette confiJéra- tion doit-elle empêcher que l'on n'in- culque de bonne heure à l'enfant fes obligations Se fes devoirs ? Il n'eft pas un ctre machinal , &c ne doit pas l'être auGi long-rem.ps que vous le préten- dez. Quand on vous demande vous^ placerez votre Emile pour l'élever comme un être infenfible , comme un automate , de pour dérober à {qs yeux, le fpedtacle &z l'exemple des pafîîons d'autrui , ne croyez pas avoir fatisfaic a la quellion , en vous écriant : ô hom- mes j efl-ce ma faute Ji vous ave^ rendu difficile tout ce qui eft bien ? Il s'a;^it de fçavoir fi c'eft à la perverfité aduelle de l'homme , ou plutôt à Tordre phy- fique des chofes que répugne voice homme naturcL

234 Extraits

Pour infpirer la charité aux en/ans j on leur fait donner l* aumône j comme fi Von dédaignoit _, dires- vous , de la don- ner foi-même. Eh ! ce nejl pas l* enfant qui doit donner ; c'efl le Maure. Depuis quand un bon Infticuteur a-t-il dédai- gné de donner l'exemple à fon Élève? Et quel danger peur il y avoir pour l'enfant àcontradter l'habitude de don- ner aux miférables ?I1 ne fent pas en- core tout le mérite de la générofiré & de la commifération , mais l'habitude le difpofe à fe rappelîer dans un âge plus mûr la vraie notion de ces ac- tions : il s'accoutume i l'ade qui doit \m être méritoire. Eft-ce une prévoyan- ce déplacée ? Cette réflexion doit fuP- fire pour vous tenir en bride fur quan- tité d'autres points , jufqu*à ce que vous nous ayez démontré qu'elle n'efl: pas jufte. Elle indique la réponfe à foutes ces petites queftions , qui dans le fond ne font que àts plaifanteries, & que vous prenez pour àes vérités. N'cfi'ce rien que d'être heureux f N*eft' ce rien que de fauter ^ jouer j courir toute la journée ? De la vie V enfant ne fera fi occupé. Tout cela fent plus la bouffon-

DES JOU RNA UX, 235

nerie que la raifon. Allez vous dire en- core qu'il y a de la folie à prévoir un avenir dom nous ne femmes pas les maî- tres ? L'Inftitureur fai. ce qu'il doit j ce- lui qui difpofe de l'avenir fera le refte. C'efl: dans cette efpérance que le Labou- reur confie à la terre un grain qu'il ne peur pas faire germer.

Vous regrettez toujours que l'on fé- me dans le cœur ôc dans l'efprit de l'en- fant 5 ce qu'il ne doit recueillir que dans l'Été de (es jours. Il eft vrai qu'il ne faut pas trop le jetter en avant de fes lumières : mais c*eft un aiglon qu'il eft bon d'accoutumer aux rayons da Soleil. Il n'eft pas douteux que, rela- tivement à la culture de l'efprit & à la formation des mœurs, il n'y ait des vices a réformer dans l'éducation ac- tuelle ; mais l'on donne dans un ex- trême .» vous n'en ères pas plus excufa- ble de donner dans un autre ; & pour démontrer le danger des notions pré- coces , il n'éroit pas hefoin de vous mettre dans la tcre qu'un enfant jufqu'à douze ans n'eft qu'une pure machine, qui n'eft fenfible qu'aux imprelîions animales , Se incapable de la réflexion la plus légère fur tout ce qui n'a point

23^ Extraits

un rapport prochain à Tes befoins phyfi- qiies.

Avant l'âge de dix ans aucun enfanc ne peut , feion vous , aflez entendre une fable de la Fontaine , même après l'explication du Maître , pour en tirer du profit. Permettez-vous qu'Emile parodie les documens que vous lui don- nez dans le cours de la même époque de fon enfance , & qu'il raifonne avec nous , comme il a raifonne avec vous fur l'apologue du Renard ôc du Cor- beau ?

Emile en plantant des fèves dans un Jardin , a , fans le fçavoir , ravagé une planche de melons. Le Jardinier Robert de fon coté arrache les fèves que l'on avoir eu foin d'arrofer tous les jours : elles croient déjà grandes & faifoient les délices de l'enfant. Emile arrive emprelTé &: l'arrofoir a la main. O fpeélacle ! 6 douleur ! plus de fèves j on fe lamente , & Robert fe plaint en- core plus fort. Vous prenez de-la oc- cafion de faire entendre à Emile ce que c'eft que la propriété.

J E A n-Ja c qu es,

.Excaje^-nous _, mon pauvre Robert, , .

DES Journaux. 237

Mon pauvre Robert ! Que fîgnihe le mot pauvre ? E: que veut-il dire ici ? Comment Robert eft-il pauvre ^ s'il a de quoi pourvoir à tous its befoins ? S'il l'eft réellement , pourquoi le care,(^ fez-vous en lui r:ippellan: fa pauvreté? Emile va apprendre à infairer à la mi- sère.

Vous avic\ mis votre travail j vo- tre peine,

Qu'eft-ce que mettre fon travail dans un lieu ? Votre travail ^ votre peine / cheville, redondance inutile, pléonafme aufliinexcufable que celui qui fe trouve dans les mots, honteux 5c confus. L'en- fant deviendra babillard de lâche dans fon rtyle.

Nous avons eu tort.

Nous avons eu tort ! Une autre fois nous aurons fait tort. Pourquoi des fîgnihcations (1 oppofées dans le même mot ? Emile n'y efc plus ^ tandis que vous parlez grammaire, il fonge à fes fèves.

Nous vous ferons venir d* autre graine de Malte, Graine de Malte ! quelle efpèce de plante efl: ce U que la Malce ? C'eft une Ifle : oui j mais on ne s'ar- rêtera pas à le dire , <!>: l'enfant ne

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fongera pas à le demander. II prend donc «ne faiiffe notion.

Pour ne point épilogiier fur tous les mors, pafTons à la conclufîon de l'en- tretien. Robert, que Ton a endodriné , après avoir accordé à Emile un coin de fon Jardin pour y cultiver des fé^ ves , lui dît y fouvenei' vous que j* irai labourer vos féyes yji vous touche\ à mes melons, Emile remportera pour maxime de conduite , qu'il efl permis de faire du mal à qui nous en fait.

Dans une autre occafion Emile voit un homme en colère : vous lui dites , ce pauvre homme ejl malade y il ejl dans un accès de fièvre Qu'eft-ce que la fiè- vre ? Do<5beur , prenez garde : Ci vous la définiflez bien , ce n'eft plus la colère , & vous trompez Emile : (1 vous la dé- finiiTez mal , vous le trompez encore. Quelque réponfe que vous faiîiez à toutes ces chicanes , elle fera bonne pour nous , fi elle eft Ç^nÇée,

Il feroit poflîble d'en faire autant de quelques autres leçons que vous don- nez à vorre Elève dans Tâge vous ne croyez pas qu'il puifT'e voir le mon- de autrement que comme un globe de carton j mais ces leçons n'en feioient

DES Journaux. 139

pas moins bonnes. Il en eft de mcme des Fables de la Fontaine & des autres moyens d'inftriidion : pour les rendre utiles à l'enfant , il faut d'abord lui en faciliter l'intelligence : ce qui peut très- bien fe faire fans épuifer toutes les cjueilions qui peuvent avoir rapport à chaque mot. Les hommes faits ne pour- roient mcme converfer entr'eux , s'il leur falloir pour cela des idées com- plettes des chofes. L'efprix de l'enfant ed: une jeune plante qui tire d'abord peu de fucs nourriciers : mais fucceiÏÏ- vement elle en abforbe a proportioa qu'elle s'accroît : une idée en amène une autre , un raifonnement trace la route à un fécond. Enfin cette fouplelTe ad- mirable , dont la nature a pourvu le cerveau des enfans , les rend propres à palfer rapidement d'une notion impar- faite à une autre qui leur préfente plus de faces de l'objet qu'ils n'avoient d'a- bord qu'entrevu. Vous refufez le nom de mémoire à cette facilité de fe retra- cer les impreflions paifées : appel lez-Ia comme il vous plaira ^ ellen'exifte pas moins.

'Enfin, votre Emile atteint un âge

140 Extraits

qui le rappelle malgré vous à cette fociété , dont vous combattiez d'abord la conftitution originelle Se légitime , la confondant avec les abus qu'elle profcrit. Par grâce vous le placez au milieu de nous: il faut qu'il y joue un beau rôle : Se quel rôle plus noble que celui de Philofophe vertueux ? Qu'E- mile doive être ou ne point être ce perfonnage que vous deflinez avec com- plaifance , il n'en eft pas moins vrai que le modèle offre des traits que nous refpetflons. Si nous fommes aufîî vi- cieux , auflî méprifables que vous l'i- inaginez , nous fommes au moins plus amis de la vertu que vous ne le croyez. Votre Emile fe rapproche donc quel- quefois de nous^ Se alors il nousparoît dans l'ordre. Vous voyez que nous ne fommes pas toujours en proie aux pré- jugés.

« A douze ou treize ans , dites-vous, »» les forces de l'enfant fe développent » bien plus rapidement que (es be- 3> foins.... Il fe voit par-tout entouré j> 'de tout ce qui lui eft néceffaire; au- >5 cun befoin imaginaire ne le tour- « meiite j l'opinion ne peut- rien 'fur

lui

UCS J0UR.N A DX. 241

lui ^ Tes (lefirs ne vont pas plus loin »> que Tes bras »>. Cette évaluation ref- pedive des forces &: desbefoins, tant réels qu'imaginaires des enfans, eftelle bien jufte ? Nous ne voyons pas que vous ayez fulîifamment fondé l'exif- tence de cette fupérioritc de forces qui feroit effedivement a defirer. Il eft vrai que votre Emile en fera moins éloigné : mais ce rapport de fes forces à {<^s defirs dépend prefqu'entièremenr du concours de circonftances particulières que vous fuppofez & qui fe trouvent rarement réunies. Vous clioifiilez votre Emile d'une bonne fanré , d'un efpric médiocre j il ejl: fils d'un père riche ; il ne lui manque qu'un fuperflu qu'il ne connoît pas ^ féqueftré du fpectacle des paflîons humaines , il ne peut gucres puifer de lumières dangereufes que dans les fautes de fon Maître ^ & vous l'avez demandé ce Maître tel qu'il en exifte peu. Tout l'avantage qu'il tire de votre méthode eft l'ignorance qui devient un bien pour lui ; mais qui feroit funefte au plus grand nombre. Si votre Emile éroit pauvre , valétudinaire , d'un ef- prit foiblc «Se borné, ou vif, impé- tueux &c précoce ^ s'il ctoir au milieu Te me VI, L

Z4^ ExTKAI T$

de fes femblables y tranchons le mor , s'il éroît foiliciré , entraîné , corrompu de bonne heure par le charme de l'exemple , par l'appas fédudeur du vice ; tout votre édifice fe diiîiperoic €11 fumée.

J'ai donc eu raifon , direz-vous , d'adopter le plan que je propofe ; de c'eft un grand malheur pour vos en* fans 5 d'être exporés â tant d'occafions dangereufes qui font éclorre dans leurs cœurs le germe funefte des paflîons , &c y portent le feu des defirs vicieux. Oui j c'eft un malheur, 8c votre mé- thode n'en eft pas plus adaptée au bien général ; parce qu'il n'eft polîîble que de remédier aux fuites du danger. Dé- pend-il de ceux qui naiffent dans le iein de la {ocihé , de fe fouflraire aux rapports de Thomme focial ? Difpofons de bonne heure notre tendre Jeunelfa à fortir viérorieufe du torrent qui l'en- vironne ; c'eft tout ce que nous pou- vons , & ce que nous ne ferions pas en fuivant votre marche. S'il eft au- deHlis des forces humaines de dKToiîdre la Société pour jamais , d'extirper la racine du vice ôc des abus ; s'il eft impoffible d'éloigner le plus grand

DES JOU RN AU X. 24Î

Tîombre des Jeunes gens de Tair conta- gieux que la perverficé de l'homme a répandu fur toute la rerre au mépris de la loi divine & des bonnes inftiru- tions ibciales ; vous aurez toujours voyagé dans le pays des chimères , ( comme vous le dires vous-même en plaifantant ) routes les fois que vous aurez eu befoin de fuppofer votre Elè- ve hors de l'état aéluel des chofes ; ou bien ce que votre méthode peut avoir d'utile , fe reftreindra â quelques cas extraordinaires, & il feraconilamment faux que le préjugé feul nous empêche de l'adopter.

Vous avez mieux aimé dans le pre- mier âge , perdre du temps que de le mal employer ^ l'un vaut l'autre effeéti- vement : mais , comme nous avons <iéja eu occafion de l'ûbTerver , vous prolongez un peu trop la durée de ce premier âge, l'enfant , félon vous, n'eft fufceptible d'aucune inftrudtion relative à les devoirs ou à fes befoins futurs. Sans rappeller ici les raifons que nous avons déjà oppofées à toutes ces proportions , qui tendent à prouver que les enflms font de pures machines jufqu'à l'âge de dix à douze ans , ÔC

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Z44 il X T R A I T S

qu'il efl: impofTible avant cette époque de leur faire prendre des notions juftes des çhofes , il fuffira de tirer des in- durions de ce que vous dites vous- même quand vous vous donnez la peine de réfléchir fur vos aiïertions. «^ Son- 9> gez 5 dites-vous , que ( dans le fécond 5> âge ) les pafîions approchent, & que, 3> fî-tot qu'elles frapperont à la porte , votre Élève Ji'aura plus d'attention " que pour elles j5. Voulez-vous que nous vous fafîions part des réflexions qu'auroit produit chez nous ce raifon- nement ? Les voici. D'abord il faut jetter mon plan au feu^ enfuite , ou me taire , ou en tracer un autre. Pourquoi cela ? Je viens de dire que , pour inf- truire l'enfant , il ne falloit pas atten- dre l'âge des paflions : je répète z cha^ que page que Ihomme corrompt Thom- me y & quand l'enfant n'apporteroit pas en naiflant le germe du vice ôc des erreurs, il en trouve le fpedacle étalé à fes yeux dès qu'ils peuvent s'ou- vrir ; mais il eft clair que prefque tous les Élèves ne peuvent être placés ail- leurs que dans le fein de la Société: les paflions livrent donc , généralement par-. lant a de5 aflaïus à leurs cœurs plutôç

DES JouknAu^c. 145

que je ne le ruppofe j & quand la con- tagion ne fe commaniqueroic pas a tous d'aulîi bonne heure, il n'en feroic pas moins imprudent de ne pas préve- nir le danger. J ai donc eu tort d'ou- blier que le plus grand nombre des en- fans eft néceifairement dans le cas de ces caractères violens ôc précoces qu'il faut 5 félon mes propres expreiîions, fe hâter de faire liommes?

11 nous paroîc raifonnable, ainfi qu'à vous , de tourner d'abord l'attention de l'Élève fur les Phénomènes de la na- ture que peut atteindre fa foible vue. Outre que cqs connoiifances lui décou- vriront fes rapports naturels 6c primi- tifs avec [qs Êtres qui l'environnent , elles font très - propres à faire naître chez lui la curiofité &c le deiîr d'ap- prendre. Nous conviendrons encore fans peine que , pour nourrir cette cu- riofirc , il ne faut pas fe preikr de la farisfaire : c'eft un principe avoué par tous les Inftituteurs qui connoifTent le vrai but de leur fonction. H eft hors de doute aufîi que l'on doit mettre les queftions a la portée de l'enfmt ; mais quand vous ajoutez qu'il faut les lui laiiïer réfoudre , ne donnez-vous pas

L iij

^4^ Extraits

dans Scylla pour vous éloigner de Câ- rybde ? Vous voulez que l'enfant ne fçache rien parce qu'on le lui a dit , mais parce qu'il l'a compris lui-même j qu'il n'apprenne pas la fcience , mais qu'il l'invente. Entre le filence & la précipitation à lever les diiïîcultés , n'y a-r-ii pas une route moyenne à fuivre ? Sans fàvorifer la parefle , ne pouvons-nous foulager la foiblefTe ? Faifons naître les queftions à propos, choifilfons en les objets ; que la fa^on de les propofer excite l'attention de notre Élève :C\ de lui-même il cherche a découvrir, s'il nous interroge ; faifif- fons bien le fens de fa demande ; ha- bituons-le à l'énoncer en termes clairs ôc précis, Se fixons-le autour du point de la queftion. Mais dans rous les cas, fouvenons-nous que Ton attention eft un arc foible Se délicat , qui ne foutienr qu'une légère tenfion , fur-tcut quand l'objet qu'elle envifage eft de nature â ne produire dans TeTprit de l'enfant qu'un intérêt médiocre : exerçons les forces du jeune homme 8c n'en abufons pas : examinons bien jufqu'oii elles peuvent aller , de n'en exigeons pas trop 5 nous voulons en cirer parti :

DES Journaux. 247

mettons-le fur la voie de la foludon ; point d'étalage pédanrefque , mais point de taciturnité , point d'inaârion de no- tre part : préfencons par degrés le flam- beau de la vérité. Si la première tenta- rive ne l'éclairé pas fur tous les rap- ports que vous avez expofés à fes yeux; au moins en faihra-t-il quelques-uns : un fécond eflai , adroitement ménagé^ fuiîira peut-être pour lui donner la. vraie notion de la chofe. Ce qu'il fçau- ra de cette façon , vous le lui aurez dit; mais il le fçaura parce qu'il le compren- dra lui-même : il aura appris lafcience^ mais en fuivant la marche de ceux qui l'inventent , fans avoir eu l'embarras rebutant de choilîr , entre une multi- tude de routes , celle qui mène à la dé- couverte du vrai. Ce n^eft point fça- voir & croire fur parole : ce n'eft pas non plus perdre le temps en fimagrées , de la part du Maître, & en efforts toujours pénibles ^ le plus fouvent infrudueux de la part du difciple. Il y a de l'im- prudence dans une courfe trop précipi- tée , & de la maladreffe dans une mar- che trop lente.

Pourquoi initier C\ tard votre Emile d:-ns li^s fcicnces ? Pourquoi attendre

Liv

24^ Extraits

long-temps à lui donner les notions morales qu'il peut faifir ? « C'efl: , dites- " vous, qu'il y a de l'ineptie à exiger " dQs enfans qu'ils s'appliquent à des » chofes qu'on leur dit vaguement être " pour leur bien , fans qu'ils fçachenr quel eft ce bien \ c'eft qu'il n'y a " que des objets purement phyfiques^ 3' qui puifTent les intéreiTer : rien n'eft ^ bien pour eux que ce qu'ils fentent » être tel ; vouloir qu'ils foient dociles 9> étant petits , c'eft vouloir qu'ils foienc y> crédules & dupes étant grands. . . . » Pourquoi enfin les appliquer aux ^9 études d'un âge auquel il eft peu fur qu'ils parviennent o ? Il eft éton- nant qu'un homme d'efprit fe foit re- pofé fur tout cela comme fur de bon- nes raifons. Quel eft le Maître « qui »i exige de fes Elèves qu'ils s'appliquent îî à des chofes qu'il leur dit vaguement « être pour leur bien ? Et quel eft l'inf- tituteur fenfé qui ne cherche pas à les convaincre au moins de l'utilité des chofes auxquelles il les veut porter ? Il a beau faire , les objets purement phyfiques les intcrefTeront toujours plus que les objets moraux & de pure fpé- culation : qu'y a-t-il d'étonnant à celaî

BESJOUHNAUX. 2 19

N'cfl-ce pis la foibleffe (ks hommes faics ainfi que des enf.ms ? Vous coîi- venez qu'il elt aifé do convaincre im enfanr que ce qu'on veiic lui enfcigner eft utile j t' mais ce n'eft r'.e;i de le î> convaincre , ajourez vou'î *, fj Von ne 5> fçait le perfuader >». Commençons par la convicffcion , &" conrentons-nous- en d'abord; qu'en arrivera-t- il ? Sup- pofons nos Elèves parvenus â l'âge ou vous croyez votre Emile capable de fentic l'utilicc des chofes ; imaginez- vous qu'ils foienr alors moins fufcep- ribles de perfuafion ? Au contraire , accoutumés i dillinguer d'une façon plus nette ^ plus étendue que lui les qualités tant abfolues que relatives de leurs aâ;ions , ils feront plus difpofés à fenrir ce que c'eft que retftitude 6c iitiliié. Ils ne font donc pas en retard de ce côcé-Ià ; & l'acquis des connoîf- fances Ipéculatives ^ morales leur don- ne l'avantage fur lui. N -s Élèves fen- tiront qu'ils font heureux d'ètrè inflruits, tandis que le votre en fera encore à defirerde l'être : ils feront plus avancés que lui pour eux-mêmes ôc pour le bien de la Société.

Que l'on vous demande s'il fera temps

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250 Extraits

d'apprendre ce qu'on doit fçâvoir,qnancî le moment fera venu d'en faire ufaee : « je 1 Ignore , dites-vous ; ce que je 3> fçaisjc'eftqu'il eftimpoiîiblede l'ap- prendre pi ucoc >5. C'eft làfetromper^ nous vous l'avons dcja fait voir. « Nos » vrais Maîtres font l'expérience ôc le 39 fentiment ». C'eft donc votre preuve ? Elle n'eft pas de bon aloi. Ja- mais rien ne nous frappe fi intimement que ce qui nous efl: connu par la voie de V expérience Se du. fentiment ; de cela n'eft pas particulier à l'enfance ^ mais les impreffions que font fur nous les autres connoiflances , pour n'être pa$ auflî vives , nen font pas moins réelles & lumineufes. Un Maître expérimenté & qui fent bien les chofes , infinue plus ou moins (e^ aiFedlions dans le ccEur de fon difciple , en même temps qu'il éclaire fon efprit. C'eft tout ce que peut un homme fur les faculrcs d'un autre homme , & tout ce qui fuffic pour l'érlucation. Pourquoi craignez- vous auffi qu'en rendant les enfans do- ciles , on ne les* difpofe à être crédu- les & dupes dans un âge plus avancé? Ne profitons-nous pas de cette docilité même pour leur apprendre a diftinguer

DES Journaux. 251

le vrai du faux, & à n'erre dupes ni d'eux mêmes ni des autres ? Un bjti Inflirureur donnant pour certp.in ce qui TeO: 5 6c pour probable ou douteux ce qui n'eft qu'opinion , quel rilque y a- i-il que dans les premiers temps le jeu- ne homme juge ciuelq'îefois d'après lui? Le temps ôc la réflexion lui approprie- ront ces connoiiîances.

Examinons un peu comment vous vous y prenez pour initier votre Emile dans les fciences. Vous n'avez plus de temps i perdre ; &: , de votre aveu mcme , vous n'en avez pas alfez pour faire tout ce qui feroir utile. Ce n'eft donc plus la faifon d'aller à pas de tor- tue y de votre Ëiève plus robufte peut fourenir une marche plus prompte & plus fuivie. Pourquoi aller chercher, « dites -vous , des globes, des fphères , i> des Cartes pour apprendre la Géogra- j5 phie aux enfans ? Que de machines ! »> Que ne com.mencez -vous par lui » montrer l'objet même , afin qu'il- » fçache au moins de quoi vous lui j3 parlez » ? bien ! Nous avons tort ; enfeignez nous donc une méthode plus fùre 5 plus courte & plus facile. Mais, quelle lenteur dans celle que vous pro-

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pofez ! Et que de machines d'une autres efpècesà votre tourjpour donner la pre- mière leçon de Cofmographie ! Il fauc tout l'intervalle de Nocl à la Saint- Jean pour apprendre à votre Emile que le Soleil ne fe lève pas toute l'année au même endroit. Mais « il aura vu les r> chofes au moins de fes propres yeux». C'eft fort bien fait , Ôc nos Elèves fe- roient fort à plaindre leurs Maîtres ne fçavoienr aufiî leur faire ouvrir les yeux à propos. Heureufement notre mé- thode n'interdit pas l'ufage de la vue j &: elle a par-delTus la vôtre l'avantage de faire apprendre plus de chofes & aufli-bien , en moins de temps. Vous fuppofez le Maître inftruit , connoif^ fant fa befogne , & le difciple à l'âge de l'entendre : nous le fuppofons auffi , & il efl confiant que cet âge arrive plutôt que vous ne le croyez.

Vous fentez vous-même que votre façon d^inftruire ne donnera à votre Emile qu'un petit norrbre de connoif- fances : <' mais quand l'enfant ne fçau- >5 roit rien, peu m'importe, dites-vous, » pourvu qu'il ne fe trempe pas, & » je ne mets des vérités dans fa rcte » que pour le garantir des erreurs qu'il

DES Journaux. x^j

»' apprendroit à leur place .. . C'efl le but que nous nous puopofons auflî , 8c nous fçavons bien que nos jeunes gens ne feront pas des fçavans en forranr de nos mains; mais nous multiplions leurs connoiiïances pour les merrre a l'abri de cette inulcicude d'erreurs ils peuvent donner , Ôc que vous ave^ foin d'exagérer. Prouvez - nous bien qu'il efl des erreurs dans lefquelles Emile ne tombera point , & dont notre méthode ne peut garantir. Quand nous parlons de notre méthode , remarquez bien qu'il s'agit de celle que doit em- braser un bon Inftituteur , qui connoîr les abus que la jjégligence ou d'autres cauTes ont introduits dans l'cducatioa ad:uelle, 6c qui fçait éviter les extrê- mes : cette méchode eft bien éloignée de la vôtre.

Si-!Ôr que l'enfant peut difcerner M ce qui eft utile &c ce qui ne Teft pas , w il importe , dites-vous , d'ufer de 30 beaucoup de ménagement &c d'arc « pour l'amener aux études fpécula- n tivc^ Wjuiez - vous , par exemple, y> qu'il cherche une moyenne propor- n tionnel le entre deux lignes ?Com- » mcncez par faire en forte ou'il ak

2-54 Extraits

» befoin de trouver un quarré égaî à » un rectangle donné : s'il s'agiffoic de »> deux moyennes proportionnelles , » il faudroit d'abord lui rendre le pro- î> bicme de la duolicarion du cube in- téreflant , ikc «. Notez bien qu'il s*agir de l'inftant l'enfanr commence a difcerner ce qui eft utile <3r ce qui ne l'eft pas ; qu'il eft queftion de 1'^- mencr aux études fpéculatives ; que jufqu'à ce moment, qui eft à-peu-près l'âge de douze ans , vous confentez qu'il ne fçache pas même dijlinguer fa inaïn droite de fa main gauche. Quel- qu'un pourro.it imaginer que cet enfant ne doit commencer, par exemple , que par le rudiment du calcul. Point da tout ;. il eft ignormr ; mais fon intro- duction dans le fandtuaire des fciences eft un pas de gcant : il prélude par la folurion d'un problème qui a occupé les plus j^rands Géomètres pendant plufieurs fiècles. Que l'on pafte rapi^ dénient fur cet endroit , quatre lignes au-delà on aura dans la tcte qu'effeéti- vement Tenfant a réfolu le problème de la duplication du cube. Ce n'eft-là- qu'un tour do cette efpèce : on trou- vera mille.

DES Journaux. 15J

« Je hais les Livres ». Vous en fai- tes tant & de (i bons , M. RoufTeau î Comment ! vous giîérilîez la pefte par la pefte ! Et le nair de Robin Ton Crn- foé eft-ii allez plaifanr ?S'il faut abfo- Jumenr des Livres pour vorre Élève, c'eft le Roman de R.obinron que vous lui donnerez pour débuter dans fes études : «« feul il compofera pendant » lon^-remps toute fa Bibliothèque»». Le récit du féjour de Robinfon dans fon Ifle , eft la partie fur laquelle vous le fixez : c'eft effedivement la plus frappante. Mais y avez-v'ons bien réflé- chi ? Cet endroit eft pernicieux pour votre Emile. 1°. Vous craignez qu'un vers de ia Fontaine ne rende (on ftyle lâche ôc diffus : la narration de Robin- fon offre ces défauts d'un bout à l'autre, & eft de plus dépourvue de correârion. Vous Un donnerez unenouvelîeforme? Tout eft dit pour cet article. 2®. Ro- binfon dans l'efpace de 200 nacres ré- pète 60 fois le noni de Dieu : Emile, à l'âge dont il s'.igit , ne peur encore , félon vous , en entendre parler fajis dan- ger. Quand vous l'aurez ajufté à votre guife , Emile y trouvera de temps a autre quelques bonnes maximes qu'il

25<î' Extraits

pourroit trouver ailleurs ; mais le frnîr principal de cette étude , fera de lui apprendre à fe tirer tel quel d'accidens uniques , (\ue probablement il n'aura pas à efTuyer. C'eft bien plus mal pro- céder que ceux à qui vous reprochez d'appliquer leurs Elèves aux études d'un âge auquel ils ne parviendront peut-être pas.

Votre Ouvrage eft un fond inépui- fable de réflexions : mais il faut à la ^n vous quitter , & nous ne pouvons que parcourir les objets principaux. Encore nn mot. Sans examiner (i vous êtes fondé à prophétifer àes révolutions pro- chaines, & s'il eft néceffaire que tous \qs enfans apprennent un art méchani- que , nous conviendrons avec vous qu'il ne peut être que très- utile de leur fournir le moyen de fe délaffer àQS travaux de l'efprit par les exercices du corps. 11 eft très certain qu'il faut au/îî leur faire connoître Va quoi bon fur tour ce qu'ils font , & le pourquoi fur tour ce qu'ils croient j & qu'il s'agir moins d'en fiire des fçavans que de les inrrorluire dans la vraie route des con- noifîances unies &r nécefTiires. La pru- dence didti encore qu'aux approches

DES JOU RN AU X. 257

de la puberté on /bit plus attentif que jamais à ne leur offrir que des objets qui répriment l'adivité de leurs fens ^ éc à choifir leurs fociétés , leurs occu- pations de leiiis plaifirs. Le foin que vous prenez de leur infpirer des {en- timens d'humanité en les introduifane dans le m.onde , fait honneur a votre cœur. Que les Maîtres apprennent auiS de vous à profiter du feu de l'adolef- cence pour s'attacher les jeunes gens par les liens de lamitié. S'il leur paroît quelquefois nételTaire d'expofer leurs Elèves aux dangers de la Société, pour leur apprendre à s'en garantir , ôc pour les corriger de la vanité j qu'ils obfer- vent comme vous de confulter les cir- conftances , de prévoir les fuites , & de fixer les évènemens au point utile: qu'ils leur faffcnt envifager les confé- quences de leur chute avant qu'elle arrive ; Se qu'ils les relèvent avec bonté. Qu'Emile enfin regarde comme un dé- fordre , que dans une machine les ref- jfbrts principaux n'exercent leur force que pour écrafer les plus foibles ; mais^ qu'il fçache aufiî qu'en même-temps que tout homme doit s'occuper des bonnes adions qui font à fa portée , il doit

25S Extraits des Journaux.

fe tenir à fa place pour confpirer a l'harmonie générale. L'humanité eft de tous les états j mais la fondion de cha- cun n'efl: pas, par exemple, celle de défenfeur des Loix & de Protecteur public des opprimés. Le monde Phy- fîque expofe à nos yeux le tableau des gradations qui doivent entretenir l'har- monie dans le monde focial.

E S

DIVERSES,

EXTRAITS

DES

JOURNAUX.

Jugemens qu ont porté du Livre ^'Emue

les différens Journaîljles qui en ont

parlé dans le tems,

JOURNAL ENCYCLOPÉDIQUE.

^ OUT eft intéreffant dans l'Ouvra- ge dont nous allons parler. Le lujet eft un des plus nobles & des plusim- porrans qu'on puKTe traiter \ Se l'Au- teur, un des plus célèbres Écrivains du fiècle. Nos ledeurs nous repiocheroat

i6o Extraits

peut- erre notre lenteur à les entretenir; mais lorfqae , d'un côté , un zèle ref- pettabic ôc une politique nécefTaire îançoient des foudres contre l'Auteur; lorfqiie, de l'autre, la fuperftition & l'envie triomphoient de le voir fufpeâ; & criminel ; étoit-ce à nous à chercher à le juftiher ? Moins téméraires & înoins dangereux , nous n'aurions point balancé à en entretenir nos Lecteurs : tâchons cependant de préfenter ce trai- té fous un jour nouveau ; nous ne le montrerons qu'en Philofophes , & ref- peétueux également pour le fanduai- re & pour le trône, trop convaincus de notre foiblefTe pour toucher à ces redoutables objets , nous laiderons les hommes d'Etat venger l'État , le Mi- jiiftre de l'Autel venger l'Autel : nous nous réferverons uniquement ce qui eft du reffort de la raifon de de l'expé- rience.

M. Rouffeau diftingue trois fortes d'éducation : «' elle nous vient , dit- il , de la nature , ou des hommes , ou des chofes. Le développement inter- ne de nos facultés ôc de nos organes, eft l'éducation de la nature ; Tufage qu'on nous apprend à faire de ce dé-

DES JOU RNAU X. 1(^1

veloppemenr,eft l'éducation des hom- mes ; & l'acquis de notre propre expé- rience fur les objets qui nous affeétent , eft l'éducation des chofes >5. Il eu conclut que chacun de nous eft formé par trois fortes de Alaîrres. Le Dif- ciple dans lequel leurs diverfes leçons fe contrarient, eft mal élevé, & ne fera jamais d'accord avec lui-même : celui dans lequel elles tombent toutes fur les mêmes points, Se tendent aux mêmes fins , va feul à fon but , & vit conféquemment : celui-là feul ell bien élevé. De ces trois éducations , celle de la nature ne dépend point de nous j les autres en dépendent à certains égards. Or il eft naturel de régler les autres fur celle a laquelle nous ne pou- vons rien. C'eft donc fur l'éducation de la nature qu'il faudtoit diriger les deux fuivantes ; être homme , c*eft-la ce que veut enfeigner notre Philofo- phie ; il ne veut faire de fon Élève un être , ni de telle condition , ni de telle fede , ni de telle patrie , ni de tel pays j il veut lui apprendre à vi- vre , c'eft-à-dire à faire ufage de {çs organes , de fes {ens , de fes facultés^ idç toutes les parties de lui-même qui

z6t Extraits

lui donnent le fentiment de fon exif- tence. En un mot , c'eft l'homme natu- rel qu'il envifage , indépendamment de cette foule de préjugés &c de con- ventions bifarres dont la Société abon- de. Ainfi le Géomètre calcule les forces mouvantes, ôcalligne les effets qui doi- vent en fuivre , fans faire attention aux froctemens de autres caufes fécondes qui dérangeront fon calcul. Tel eft le but de M. Rouffeau ; tel eft l'efprit qui règne dans fon Livre. Toutes les fois qu'on s'écartera de ce point de vue, ou Ton ceffera de l'entendre , ou bien on le calomniera.

Notre Philofophe prend l'homme des fa nainTance , & il fe plaint que,dès ce moment , on le charge de chaînes. La coutume du maillot lui paroît fu- nefte. Il voit que dans les pays Ton n'a paspris ces précautions , les hommes font tous grands , forts , Se bien pro- portionnés. Notre ufage lui femble tout propre a former des gens contrefaits. Il recherche l'origine de ce préjugé: il croit la trouver dans la délicatelfe de nos femmes , qui, dédaignant de nourrir leurs enfans , les confient a de« merce- naires y celles-ci,qui n'ont que l'intcréc

DES Journaux. 2^3

pour bur, g.irortent un enfant, pour s'épargner le foin de le veiller. Il s'é- lève ici contre cet abus »- Tout vient, dit-il, fucceilivement de cette dépra- vation : tout l'ordre moral s'altère ; le naturel s'éteint dans tous les cœurs ; l'intérieur des niaifons prend un air moins vivant j le fpedacle touchant d'une famille nailTante n'attache plus les maris, n'impofe plus d'égards aux étrangers : on refpedte moins la mère dont on ne voit pas les enfans j il n'y a point de rcfidence dans les familles ; l'habitude ne renforce plus les liens du fang ; il n'y a plus ni pères , ni mères, ni enfans , ni frères, ni fœurs ^ tous fe connoiiïent à peine ; comment s'aime- ront-ils '^ ? A ce tableau il fait fuccéder celui des plaifirs vertueux que feroic naître dans fa famille une mère qui fe- roit docile à une des premières Loix & des plus facrées de la nature. N'y gagnât-elle que plus. de tendrefTe de la part de fes enfans , quel bien plus précieux pour elle î Accoutumé a ne voir , pendant fes premières années , qu'une féconde mère , le cœur de l'en- fant parle bien plus haut pour celle-ci. Le moyen que Ton prend pour empc-

a64 Extraits

cher ce fentiment , qui eft de rebuter la nourrice, quand elle vienr voir fon nourriçon > ne fait point un fils tendre, mais un homme ingrat ». M. RoufTeau exige du père des devoirs qui ne font pas moins auftères. Il veut que celui <qui a donné la vie , fe charge de la rendre utile à la Société. Nulles af- faires , nulles infirmités ne peuvent l'empêcher de remplir cette partie ef- fentielle de fon rôle. Si cependant il ie croit avec quelque fondement dans «ne impolîibilité abfolue d'y fatisfaire, il faut qu'il fe faiTe un ami. Ce titre facré peut feul lui répondre d'un bon <jOuverneur, « Un Gouverneur ! s'é- crie notre Philofophe , 6 quelle âme fublime ! . . . En vérité , pour faire un homme , il faut être ou père ou plus qu'homme foi-mème ». Perfuadé qu'il eft hors d'état de remplir cette place , M. RoulTeau veut du moins effayer d'en tracer Tidée. Dans cette vue , il prend le parti de fe donner un être imaginaire ^ il s'en charge dès le ber- ceau. Il ne demande^ point un efprit extraordinaire dans l'Élève qu'il veut former ; il le fuppofe dans des cli- mats tempérés, parce que ce n'eft que

dans

DES Journaux. 165

èans ces cliinvits que les hommes font tout ce qu'ils peuvent être. Il choific U!i riche , parce qu'il fera fur du moins d'avoir fait un homme de plus ; au- lieu qu'un pauvre peut devenir homme de lui-même. Par la mcme raifon il ne fera pas fâché que cet Elève, qu'il appelle Emile , ait de la naiffance , ce fera toujours une vicîimc arrachée aux pré- juges. Enhii il veut que (on pupille n'obciire qu'à lui , <Sc qu'on ne Iqs. ote jamais l'un a l'autre que de leur confentement. Telle eft la bafe du traité qu'il fait avec la famille \ traité qui fuppofe encore un accouchement heureux , un entant vigoureux &: fain ; car enfin il ne veut point fe charger d'un enfant cacochyme ; félon lui, ua corps débile affoiblit l'ame. Après ce principe prefque toujours démenti par l'expérience , il attaque vivement la Médecine , dont il ne veut point dif- tinguer l'utilité d'avec les abus, il palFe à la nécelîité d'une nourrice , & (i la mère confenr à remplir ce devoir , il l'en félicite ; mais le Gouverneur ne lui donne pas moins Çqs direclions par écrit. Si , comme il arrive prefque toujours , il faut une nourrice ccran- Tomc VL M

2.6(j Extraits

gère y il commence par la bien choihr. Une nourrice nouvellement accouchée lui paroîc préférable pour un enfanc nouveau né. 11 la demande encore aufli faine de cœur que de corps. Il blâme l'attencion qu'on a de la nourrir beau- coup mieux qu'à fon ordinaire j il fou- haice feulement qu'elle prenne des ali- mens un peu plus fubftantieis. Il defi- reroit qu'elle fît ufage des végétaux ; & Cl on lui objedle que le lait qui en €(1 formé s'aigrit aifément , il répond

qu'il ell bien éloigné de reî^arder le

j 1

lait aigri, comme une nourriture mal- faine. Ce n'ell point à la ville qu'Emile fera nourri; mais dans la maifon rufti- que de fa nouvelle mère , ôc fon Gou- %'erneur l'y fuivra.

Le foin de laver l'enfant immédia- tement après l'accouchement , &c ce- lui de renouveller fouvent l'ufage du bain 5 occupe enfuite notre Philofophe; il prefcrit même de parvenir par gra- dation jufqu'au point de laver été de by ver les en fans à l'eau froide &c me me glacée. On l'a déjà vu crier contre le maillot ; il y revient, & en donne une nouvelle rai ion , qui ell que , quand un enfant eft libre, on voit plus aifément

j

DES Journaux. 2^7

quand il eft fale , &: on a plus de faci- lité pour le nettoyer.

L'éducation de l'homme commence a fil naiiTance : avant de parler, avant d'entendre , il s'inftruît déjà : tel eft le principe de M. RoulTeau , qui met le Gouverneur dans la nécefiité d'épier tous les mouvemens de l'enfance. Dès que l'enfant commence à diftinguer les objets, il importe de mettre du choix dans ce qu'on lui montre. On peut dès-lors lui préfenter des anim.aux d'une nature bifarre ou hideufe , qui , s'ils étoient reculés de fes yeux pendant les premières années, devienàroient un jour l'objet de fon effroi , mais qui , r;.«^prochés avec prudence , ne feront infenfiblement que fes jouets.

L'enfant n'étant attentif qu'à ce qui affeéte naturellement fes fens , lui pré- fenter fes fenfations dans un ordre con- venable, c'eft préparer fa mémoire à les fournir un jour dans le même or- dre à fon entendement. Il faut donc le laiifer toucher, manier tout ce qu'il defire, &: lui permettre de fe familia- rifer avec ces fources de nos penlées. On doit cependant prendre garde qu'il ne s'ima2:ine que fes mouvemens aux- ° ^ M.j

26S Extraits

quels on fe prête , ne foienr des actes d'orgueil &c d*empire. Auffi-roc qu'il commence à connoître les diftances, il faut le porter , non comme il lui plaît , mais comme il plaît au Gou- verneur.

Les cris, les pleurs , les geftes, voi- là l'unique langue que parloient les premiers hommes ; telle eft l'unique langue des enfans. Mais leurs geftes ne font point dans leurs foibles mains, ils font fur leur vifage : le fourire , ie dehr , leffroi y nailTent Se pafTenc comme autant d'éclairs. Leurs pleurs , fignes de leurs chagrins, doivent êcre écoutés ^ on doit bien fe garder de les exciter jamais : mais il faut auili ne leur pas obéir toujours. Les premiers' pleurs des enfans, dit notre Auteur, font des prières : Ci on n'y prend garde , elles deviennent des ordres. Ces mar- ques d'orgueil , de fureur Se de ven- geance ; en un mot , tous ces vices qui iemblent percer dans un enfant, ont donné Heu de croire à plusieurs Phi- lofophes que l'homme naiiîoit mé-r chant. M. Roulfeau rejette cette ca- lomnie dont on flétrit le plus bel ou- vrage de la Nature, ôc ne voit dans

DES Journaux. i6^

tous ces mouvemens du premier âge que le defir d'adivitc de le befoin d'effayer {qs forces. Si l'enf^int paroît avoir du penchant à détruire , ce n'eft point par méchanceté ^ c'eft que l'ac- tion qui détruit, étant plus rapide, con- vient mieux à la vivacité. De tout ce- la, notre Auteur tire quatre maximes. Laiffer aux enfants Vufagc de toutes Us forces qu^ la Nature leur donne _, 6' dont ils ne fauroient abufer. Les aider & fuppléer à ce qui leur manque ^ f oit en intelligence _, foit en force dans tout ce qui eji du hefoin phyfique\ Dans les fe- cours qu'on leur donne , fe borner uni- quement à V utilité réelle , fans rien ac- corder à la fantaijie j c'efl- à-dire au de- fir fans raifon. Etudier avec foin leur langage & leurs fignes j afin que dans un âge ils ne fcavent pas diffimuler j on dijiingue dans leurs devoirs ce qui vient immédiatement de la Nature _, & ce qui vient d.e l'opinion. VoilA quatre maximes eifentielles dont refprit eil de donner aux enfans plus de liberté véritable & moins d'empire , de leur lailler plus faire par eux-mcmes , c^c

moins exiger d'autrui,

Miij

27^ Extraits -

Le fevrage exerce enfuite les ré- flexions de notre Auteur j il croît qu'on févre trop tôt les enfans : félon lui , le temps véritable ed l'éruption des dents ; mais il ne veut pas que , pour facili- ter cette éruption ^ on fe ferve de corps durs 5 qui rendent les gencives plus calleufes , préparent un déchirement plus pénible ; il préfère des matières molles , qui cèdent , la dent s'im- prime.

L'ufage de parler beaucoup aux en- fans , ne plait pas à notre Obferva- teur 5 il demande que les premières- articulations qu'on leur fait entendre , foient rares , faciles , diftindes , fou- vent répétées \ ôc que les mors qu'elles exprim.ent ^ ne fe rapportent qu'a des objets fenfibles qu'on peur montrer. La malhenreufe facilité que nous avons a nous payer de mots que nous n'en- tendons point , dit-il , commence plu- tôt qu'on ne penfe. La manie qu'on a de faire parler des enfans trop rôt, eft caufe , félon lui , qu'ils parlent plus rard 5 &: plus confufément. L'extrême attention qu'en donne à tout ce qu'ils difent, les difpenfe de bien articuler.

DES Journaux. 271

L'effenriel efl: de bien relTerrer , le plus qu'il eft poHible , le vocabulaire de i'enfanr. C'eft un très-grand inconvé- nient qu'il ait plus de mors que d'idées, qu'il fçache dire plus de chofes qu'il n'en fçait penfer. Si les payfans ont en général l'efprit plus jufte que les gens de ville , M. Rouifeau l'attribue à la nioindre étendue de leur Dictionnaire. Ils ont peu d'idées _, mais ils les corn*- parent très-bien.

Nous voici au fécond terme de la vie , celui auquel proprement finit l'en- fance. Dans cette époque , fouffrir efl; la première chofe qu'on doit appren- dre ; c'eft celle qu'on aura un jour le plus grand befoin de fçavoir. M. Rouf- îeau fiit main-bafTe fur tout cet atri- rail de bourlets , de paniers roulans , de charriots , de lifières dont on arme l'enfance contre les dangers. Au lieu de laifler croupif Emile dans l'air ufé d'une chambre , il le mène journel- lement au milieu d'un pré. Qu'il y Courre j, qu'il s'ébatte _, qu il tombe cent fols le jour ; tant mieux , s'écrie notre Gouverneur , il en apprendra plutôt lI je relever : le bien- être de la liberté ra- ckette beaucoup de blejjurcs. Confuléraur

M IV

27^ Extraits

l'incerritude ôc la brièveté de la vîé liumaine , notre Philcfophe veut qu'on donne au premier âge tour le bonheur dont il eft fufceptible. «« Aimez l'en- fance , dit-il j fàvorifez fes jeux , fes plaifirs , {on aimable inftmct. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois eet âge le rire eft toujours fur les lèvres , Se l'ame eft toujours en paix ?. . Pères, fçavez-vous le moment la mort attend wos enfans ? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d'inftans que la Nature leur donne : aulîi-tôt qu'ils peuvent fentir Je plaifir d'ctre , faites qu'ils en jouif- fent )î. Mais , dira-t on , c'eft le temps <de corriger les mauvaifes inclinations de l'homme >?. Malheureufe prévoyan- ce 5 s'écrie encore notre Auteur , qui rend un être actuellement miférable fur Tefpoir bien ou mal fondé de le rendre heureux un jour ! Ne pourra- r-on jamais diftinguer la licence de la liberté , & l'enfant que l'on rend heu- reux , d'avec l'enfant que l'on gare o ? Ici paroîr un beau morceau fur la ma- nière de faire fon bonheur , dont la bafe eft cette maxime Ci fage , de ré- gler toujours Cqs defîrs fur les facultés-

DES JOU RN A UX. 273

C'eft dans la proportion ex.ict? des v.is & des autres que conHfte en etf c \\ ié- hcné réelle. L homme vraimeju libre &c heureux ne veut que ce qu'il p-ur, ôc faiî ce qu'il lui plaît. Le grand arc eft de fçavoir refter à fa place. L'enfiint qui nd connoîr pas la Tienne , ne fçauroic s'y maintenir ^ c'eft à ceux qui le ^'^n- vernenc à l'y retenir. 11 ne doit ècre ni bece , ni homme , mais enfant j il faut qu'il fente fa foiblcfTe , non qu'il en fouffre ; il faut qu'il dépende , de non qu'il obéilfe. Il n'eft fournis aux autres qu'à caufe de (es befoins. Nul n'a droit, pas même le père , de commander à l'enfant ce qui ne lui eft bon a rien.

A l'occnfion de l'efpcce de dépen- 'dauce la foibleue du premier âge place les humains , M. Roulfeau ea diilingue de deux fortes ; la dépendan- ce des chofes , qui eft de la Nature j celle des hommes ^^qin e(x de la Société. La féconde détruit la liberté, &; en- gendre fouvent les vices ; la première, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté , &c encore moins aux ver- tus. Maintenir l'enfant dans la feule dépendance des chofes , c'eft fuivre iordr^ de la Nature dans le progrès

Mv

274 Extraits de Ton éducation. Qu il ne fçache et que ce(k qu'obéiifance quand il agir ,. ni ce que c'efl qu'empire quand on agir pour lui. Voiià la grande maxime à laquelle s'attache notre Obfervateuc &c donc il développe les conféquences. Ainfi les mors d'oiélr &c de comman* der font profcrirs du Didionnaire d'É- mile,- encore plus ceux de devoir 6^ ê^ obligation , mais ceux de force , 6e nécefflté ^ d'irnpuiffhnce & de con^ traïnte y doivent tenir une grande place.

Locke y cet illuftre précepteur du genre-humain , veut qu'on raifonne toujours avec les enfans. Ce n'eft pas la maxime du Citoyen de Genève, Il craint trop qu'en faivant cette mé- thode, on ne donne aux enfans des idées fauffes ; & la prem.ière idée de cette nature eft l'infaillible germe de Terreur Se du vice. En effet , pour xaifonner avec un enfant fur un men- fonge, par exemple, qu'il a hiit , il faut par des nuances déliées, mais né- ceffaires , amener fa foible intelligence jufqu'au premier principe du vrai &c du faux , du jufte & de rinjnfte, ou bien fe contenter de mots qui n'ex-

DES Journaux. 175

pliqueronr rien , de qui ne porteront aucune idée. La dernière méthode en fait un perroquet habiuué à articuler des Tons fans les entendre; la première, qui eft à peine du reflort des hommes faits y fera-t-elle à la portée d'un âge tendre ? Le chef-d'œuvre d'une bonne éducation , dit-il , eft de faire un hom- me raifcnnable ; & l'on prérend élever un enfant par la raifon ! c'eft commen- cer par la fin ; c'eit vouloir faire l'inf- trument, de l'ouvrage. Faites, dit-il .plus haut , que tîînt que votre Elève n'eO: frappé que des chofes fenfibles -, routes fes idées s'ariêtenr aux fenfa- tions; faites que de routes parts il n'ap- pcrçoive autour de lui que le monde phyiique.

Ce paradoxe philofophique, qui eft: un de ceux qui révoltent dans cet ou- vrage ,noas paroîr de toute vérité. Que ]VÎ. Roulfeau nous permette de le préfenter à notre manière. Il eft évi- dent que rien n'eft plus dangereux que de donner aux enfans des notions con- fuCes ; parce que , dans une jeune tere, de confufes , elles deviennent bientôt faulTes- 11 éft certain que les notions

Mvj

lyê Ext r a i rs

morales ne peuvent être prérentées fans le concours d'une foule d'autres ; parce que la chaîne éternelle ^ui li« toutes ces vérités , s'étend prefque à l'infini. 11 en réfulte que le moindre raifonnement , le raifonnemént le plus fimple , exige nécelîairement un nom- bre coniîdérable d'idées nréexiftantes , & conçues clairement. Or il eft avoué que nous ne tirons nos idées que des fens , que les fenfations en font l'unique 3c fidèle magafin. Il eft donc vrai qu'on ne peut offrir à un enfant le moindre raifonnement moral , qu'après avoir exercé long-temps {qs fens à acquérir des idées ; ce qui ne peut fe faire dans le premier âge. Suivons donc la maxime de notre Philofophe, & reculons l'au- rore de la raifon , û nous voulons qu'un jour elle éclate fans nuages.

Il eft important de rendre les enfans dociles ; mais on n'arrivera jamais à ce but en leur prêchant l'obéiffince. L'art confifte à les empêcher de faire ce dont ils doivent s'abftenir , fnns ufe-r de défenfe , fans explication , fans rai- fonnement. Ce qu'on accorde , qu'on l'accorde avec plaifir au premier mot ,

DES Journaux- 277

fans follicitation , fans prières, fur-tout fans conditions. Qu'on refufe avec ré- pugnance, mais que tous les refus foienc irrév^ocables. La vp.nirc , l'avidité , la crainte , l'émulation même , font ici d^s relTorts profcrits; on n'en veut qu'un, c'eft la liberté bien réglée. En un mot , la première éducation d'Emile fera pu- rement négative ; elle confiftera; non point à enfeigner la vertu m la vérité , mais â garantir le cœur du vice de l'ef- prit de l'erreur.

Noire Auteur fe fait une objeftion dont il s'avoue toute la force. Son Élève n'aura-t-ii pas continuellement dans le monde le fpeélacle & l'exemple des paflions d'autrui ? Nourrice , La- quais , Gouvernante , le Gouverneur même, nedérruiroient ils pas cet édifice extraordinaire ? M. RoufTeau convient qu'il ne pourra pas parer à tous les inconvéniens , mais il peut les dimi- nuer. D'abord 3 le Gouv^neur , avant d'entreprendre de former un homme, doit s'ccre fait homme lui-même. En- fuite il faut qu'il fe rende maître de tout ce qui l'.. ntoure , &: peur que cette autorité foit fuffifanre , il s'effor- cera de la fonder fur reilime de la

i/S Extraits

vertu. Troifiémemenr , il élèvera fort Emile a la campagne , « loin de la Canaille > des Valets , les derniers des hommes après leurs maîtres, loin des noires lueurs des villes que le vernis dont on les couvre rend féduifantes &C conta^ieufes »>. Enfin ne pouvant em- pécher que l'enfant ne s'mftruife au- dehoirs par des exemples , il bornera toute fa vigilance à \qs imprimer dans fon eiprit fous l'image qui leur con- vient. Ainfi le fpedtacle de l'homme en colère ayant frappé Emile , s'il deman- de ce que c'ed que cette pafîion , on ne s'amufera point à lui faire de beaux: difcours j on lui dira fimplement : ce pauvre homme eji malade , il ejî dans un accès de fièvre. Sur ceziQ réponfe^ il ne manquera pas de contradter de bonne heure de la répugnance à fe livrer aux accès de cette frénéfie. Les au- tres paiïions feront ainfi repréfentée* fous des images analocjues à leurs ef- rets , &c propres à en dégoûter un jeune cœur.

M. RoufTeau ùjmh'ien qu'au fein de la Société l'on ne peur amener un en- f-iut à l'âge de douze ans fans lui don" n-jr quelqu'idée des rapports d'homme

DES Journaux. ij^

d homme , & de la moraiirc des acftions^ Mais d'abord il veiu qu'on recule cqs- notions le plus que l'on pouira. En fé- cond lieu, il veut que l'on commence à expliquer les devoirs qui font en- vers nous-mêmes. La première idée qu'il prétend faire naître , efl: celle de Il propriété. Pour lui fnire concevoir ce mor, il ne va point diilerter en Ora- teur : il lui infpire du goût pour le jar- dinage : il travaille avec lui ; il prend pofTeiîion d'un petit coin de jardin , eri y plantant des fèves; il laifTc dévelop- per dans fon cœur ce plaifîr fecret qui naît à la vue du fuccès de fon travail. Les fèves pouîTenr, il les arrofe tous \qs jours , il en chérit le fpeAacle ; un beau matin il trouve tout arraché & le ter- rein bouleverfé. Il crie , il fe plaint da Jardinier qui a fait le coup. Celui-ci fe plaint à fon tour de ce que , pour planter de mifcrables fèves , on a gâté une place il avoir femé des melons de Malte. De-la naît une converfa- tion entre le Gouverneur , l'Élève Sc le Jardini.^r , dans laquelle fe déve- loppent , d'une manière fimple & à la portée de Tenfint j les principes de la propriété & des conventions qui

iSo Extraits

la fondenr. Les conventions ouvrent la porte aux menfonges qui ravagenc la Société. M. RoulT-au entre ici dans un long dérail fur ce vice , &c (es pré- ceptes ià-deflus font de ne jamais en- gager un enfant à mentir, en lui de- mandiinr fi c'eft lui qui a fiit une telle faute 'y mais à Ci bien prendre {es me- fures que , fi jamais il manque à (es con- ventions ou qu'il nie un fait réel, ce menfonge attire fur lui des maux qu'il voye fortir de l'ordre même des chofes ^ ôc non pas de la vengeance de fcn Gouverneur. La manière dont on fait donner l'aumône aux enfms , paroît à notre Cenfeur fujette a pkifieurs in- convéniens. On la fait donner par l'ei Tant ; il voudroit que ce fût le Mritre. Quelqu'attachem.ent que le Goi.verneur ait pour fon Élève , il doit lui difputer cet honneur \ il doit lui iaite juger qu'à fon âge on n'en eft [oint encore digne. On fait don- ner par l'enfant ihs métaux dont il ne fenr pas la valeur ; ainfi c'efl la main OUI donne 5c non pas le cœur. On fe j^âte de lui rendre ce qu'on lui a don- né ; c'eft le rendre libéral en appa- ïcnce y Ôc avare en eiFct. Les cnfms.

DES Journaux. 20 i

dit Locke , contraderont ainfi l'habi- tude (Je la libéralité. Oui , répond no- tre Auteur , d'une libéralité ufuriere qui donne un œuf pour avoir un bœuf. Le Gouverneur d'Emile aimera donc mieux donnai lui-même : il importe, dit-il , qu'il ne s'accoutume pas à re- garder les devoirs des hommes feule- inent comme des devoirs d'enfans. Ati refte la feule leçon de morale qu'il croye convenir à l'enfance , ^< la plus importante à tout âge , eft de ne ja- mais faire de mal d perfonne. « Le » précepte même de faire du bien , 5) s'écrie-t-il avec autant de vérité que >• de force, s'il n'eft fubordonné'à ce- " lui-là , eft dangereux , faux, contra- 3> didtoire. Qui eft-ce qui ne fait pas »i du bien ? Tout le monde en fait , le méchant comme les autres ; il fait a un heureux aux dépens de cent mi- jj férables , & de-lâ viennent toutes i> nos calamités j».

Si l'on ne doit point fe hâter d'e- xercer la raifon , il faut avoir la mcme circonfpedion pour la mémoire : M. RoufT^au le penfe , parce que \qs en- fans , n'étant pas capables de jugement, n'ont point de véritable mémoire.

i8i Extraits

Tour ce qu'on leur appiend ordinaire^ ment ne lui paroîc former dans leur tète que des mots Sz jamais des idées. Le blafon , la géographie , la chrono- logie, les langues mêmes font placées au rang des inutilités de l'éducation. 11 ne croit pas que jufqu'à l'âge de douze ou quinze ans nul enfant , les prodiges a part , ait jamais appris vé- ritablement deux langues. Le Géo- graphe , en penfant enfeigner la def- cription de la terre , n'en feigne qu'à connoître des cartes. Pour l'Hiftorien , s'il veut enfeigner feulement des fliits, fa fcience eft miférable. S'il prétend au contraire apprécier ces faits par des rapports moraux , fa fcience de- vient fublime : mais elle eft trop au- deffus des foibles conceptions du pre- mier âge.

Ce n'eft pas dans les livres qu'un fage Gouverneur doit exercer l'ef- pèce de mémoire que peut avoir un enfant'^ c'eft en lui préfentant à pro- pos des objets fenfibles ; c'eft en choi- fîlTant ces objets ; en lui offrant fans celfe ce qu'il pent connoître , & en lui cachant ce qu'il doit ignorer. Par- la on lui formera un ma!:;afui de con-

DES Journaux 285

noilfances qui fervira à fon éducation durant jeuncire , & à fa concUiite dans tous les temps. L'Emile de M. RoufTeau n'apprendra jamais rien par cœur , pas même les fables de la Fon- taine , toutes charmantes qu'il les avoue. L'apologue pourroit accoutu- mer fon jeune cœur au menfonge ; &C d'ailleurs les fables qui femb^croiir le plus à la portée des enfans, paroilTenc a notre Auteur bien au-de(rus de leur raifon. Il en fait l'eflai fur l'apologue fi connu du Corbeau Ôc du Renard ; il prétend montrer que celni-là même, qui eil un chef-d'œuvre de naïveté , ell: en partie inintelligible de dangereux pour fon Ém.ile. Avouons cependant que Tes objedions ne font pas fans réplique , & qu'il y en a même qui portent vifiblement a faux. Il nous fem- ble encore que dans la fable du Loup maigre de du Chien gras , notre Phi- Icfophe a mal faifi l'efprit du Fabulifte. C'ell: bien moins une leçon de modéra- tion que la Fontaine a voulu donner > qu'une leçon de ce noble amour de la liberté qui rend fatisfait un cœur généreux dans le fein des plus fortes difgraces.

2 §4 Extraits

Mais du moins Emile apprendra-t-îl à lire ? Non , répond M. RonfTeau. A peine a douze ans fçaura-r-il ce que c'eft qu'un livre. Si fon Élève parvient à cette Gonnoiffance , ce ne fera pas par les routes accoutumées. L'intérêc ieul aura fait ce prodige. Emile rece- vra quelquefois de fon père, de fa mère dos billets d'invitation pour un dîner ou pour quelque partie de plaifîr. Ces billets feront courts , clairs, nets , bien écrits. La douleur d'avoir perdu ces amufemens faute d'avoir fçu lire , 8>c le defir d'en profitera l'avenir, lui fera naître l'envie de déchiffrer ces billets, ôc cette envie produira infenfiblemenc le miracle.

On pourra reprocher à M. Roulfeàu que l'exercice qu'il donne exclufive- ment au corps , doit nuire aux opéra- tions de l'efprit. « Erreur pitoyable , a> s'écrie- t-il , comme fi ces deux ac- »> rions ne dévoient pas marcher de concert , 6c que l'une ne dût pas toujours diriger l'autre »». Il fait ici le parallèle de l'Elève habitué à rai- fonner fur tout , 3c de celui qu'il a appris lui-même à exercer (on corps , & à pcrfedionner (qs feus. Le mien ,

DES JoUPvNAUX. 2S5

dit-il, ne s'acco ut a me point à recourir fans cclfe aux autres , encore moins à leur étaler (on g-rand fcavoir. « En re- j> vanche , il juo;e , il prévoit , il rai- » fonne en tout ce qui fe rapporte im- » médiatement à lui. Il ne jalepas, il j> agit : il ne fçait pas un mot de ce qui fe fait dans le monde , mais il jj fçait fort bien fiire ce qui lui con- » vient. Comme il cft fans ceffe en » mouvement, il efl: forcé d'obferver j> beaucoup de cliofes , de connoîcre « beaucoup d'effets ; il acquiert de bonne heure une grande expérience , 3> il prend Ces leçons de la Nature , Ôç i} non pas des hommes. Ainfi fon corps » &: fon efprit s'exercent â la fois. Agif- j5 faut toujours d'après fa penfée , &c non d'après celle d'un autre , il unit jj continuellement deux opérations ^ îj plus il fe rend fort (^ robufte , plus « il devient fenfé Se judicieux ».

35 Pour apprendre d penfer , il faut » donc exercer nos membres , nos fens, « nos organes ,qui font les inftrumens j> de notre intelligence. Le fage Locke, j) le bonRollin, le favant Fleuri , le V pédant de Croufaz , s'accordent tous »; en ce feul point , d'exercer beaucoup

1Î6 Extraits

!> le corps des enfans ". Pour ne rien îaifTer à defirer fur cette partie , notre Fhilofophe entre dans les plus petits détails. Les habits doivent être larges , êc les couleurs lailTées au choix. On ne doit jamais promettre de beaux habits à un enfant , comme une récompenfe : ce feroit dire ifcache^ que V homme rùc fi rien que par fes habits ^ que votre prix ejl tout dans^ les vôtres. Il veut qu'on lailTe à fon Élève la ûie nue, & qu'on lui donne des vctemens légers. Emile boira toutes les fois qiiil aura folf ^ mais de l'eau pure _, fût-il tout en nage j & fût-on dans le cœur de Vhyver, Il dor- mira longuement pendant la nuit , & fur un lit dur. Si (on Gouverneur l'é- veille quelquefois , ce fera moins de peur qu'il ne prenne l'habitude de dor- mir trop long-temps , que pour l'ac- coutumer à tout, même a être éveil- lé brufquemenr. Mais inoculera - t -on Emile ? Quoique M. RoulTeau regarde l'inoculation comme très- favorable à la généralité des hommes , il croit plus dans fes principes de lailTer faire en rout la Nature , dans les foins qu'elle aime â prendre feule. «L'homme, de fa nature efl tout préparé : laifTon^ - le

DES Journaux. 2S7

inoculer par le maître )?. Il veut qu'E- mile apprenne â na^er : «< il efl cron-

a" 1

nant en eftet que , tandis qu'on a tant cie foins d'enieigner l'équitation bien nioii^s utile , on néc^Iiee l'art de naeer d'où dépend bienfouvent la vie »>.

Les membres font exercés , il faut au(îî exercer les fens j c'eft-à dire , qu'il faut inftruire les enfans à bien juger par eux. La vue peut être ac- coutumée à plus de jiiÙQiTe. Le tadt peut devenir plus fin ôc plus fur j ce {çns exercé avec plus de foin, peut nous être d'une utilité inlinie dans l'obfcurité de la nuit, nous faire con- noître nous fommes, &: nous guérir des terreurs des phantômes. En un mot, le toucher étant de tous les fens celui qui nous inftruit le mieux de rimpreflion que les corps étrangers peuvent faire fur le notre , eil celui dont i'ufage ert le plus fréquent , &c nous donne le plus immédiatement la connoilTi^nce néceffiire a notre confer- vation. Le point effentiel eft fur-tout de comparer les fens & de rediiier par l'un les illufions de l'autre. M. Rouf- fcau enfeigne a le faire , &c éclaircit

288 Extraits

toujours la chofe par des exemples qui la mettent fous les yeux.

ÉmiJe apprendra à danfer , mais ce ne fera pas de Marcel, Au lieu de l'oc- cuper à faire un pas avec grâce , & à faire dos gambades avec légèreté , on mènera l'Elève au pied d'un rocher; on lui montrera quelle attitude il faut prendre , comment il faut porter le corps, la tête, le pied , la main , pour iuivre des fentiers efcarpés , ra- boteux de rudes , & s'élancer de pointe en pointe. En un mot , on en fera Té- mule d'un chevreuil , ôc non d'un dan- feur d'Opéra. Emile apprendra à defîi- ner ; mais il n'aura d'autre maître que la Nature , ni d'autre modèle que les objets. Il crayonnera une maifon fur une maifon , un arbre fur un arbre , un homme fur un homme , afin qu'il s'accoutume a bien obferver les corps Se leurs apparences. Se non pas a pren- dre des imitations fauires& convention- Jielles pour de véritables imitations. Emile apprendra la Géométrie^ mais il faudra qu'il trouve lui-même les rap- ports des figures , fans aucune de ces démonftrations ordinaires ôc de ces mé- thodes

DES JOU KN AUX. 2S9

rhodes uficées. Tout l'art du Gouver- neur confiftera à chercher avec lui les vérités qu'Emile trouvera feul. Emile ne ^ouera pas au volant , jeu trop toibls pour fou fexe ^ il jouera à la paulme , au mail 5 au billard, &c. On voudroit en vain oppoier que ces exercices font fupérieurs a fon âge. Ne voit-on pas , dit l'Auteur, dans toutes les foires , des enfans de dix ans qui font des prodiges tl'adretre Se de force ? On montrera la mulique à Emile : mais on ne lui ap- prendra point à la lire ; on lui rendra les fons à l'oreille. On aura foin d'écarter tout chant bifarre , pathétique ou d'ex- preiïîon j la mufique imitative Se théâ- trale n'eft point de fon âge. Par la même raifon on ne lui donnera a réci- rer aucun rôle de Traîiédie ni de Corné* die. Comme il ne connoît point les chofes que ces pièces renferment , & qu'il n'a point éprouve les fentimens dont elles font pleines, il ne peut, ni ne doit les rendre.

M. Roulfeau paiTe enfuire aux ali-

mens : fuivons-le encore. Il ne trouve

pas mauvais qu'on mené les enfans an

peu par gourmandife. Il préfère ce

Tome /V. N

jpo Extraits

moyen à celui de la vanité , en ce que le premier efl un appétit de la Nature, êc le fécond un ouvrage de l'opinion , dépendant du caprice Se fujet à mille abus. La gourmandife ^ d'ailleurs , eft la pajjion de l'enfance j cette pajjion ne tient devant aucune autre ; à la moindre con- currence elle dijparoît. Pour flatter l'ap* petit des enfans , il ne s'agit pas d'exci- ter leur fenfualité , mais feulement de la faiisfaire \ &: les chofes du monde les plus communes peuvent mener a ce but. Les végétaux paroiffent au •Mentor d'Emile préférables à la vian- de. 11 donne même pour certain que les grands mangeurs de viande font cruels &; féroces plus que les autres hommes. Nous n'avons garde de fouf- crire à cette maxime démentie par qoan* tité d'exemples \ mais nous fommes charmés qu'elle ait occafionné la tra- duction admirable d'un morceau de PUuarque , ce Philofophe juftifie la dodrine de Pythagore. Au refte , d quelque forte de régime qu'on alfujet- tilfe les enfans, il fera toujours bon, pourvu qu'on ne les accoutume qu'à des mets grofliers ôc (impies. M. RouiTena

D ES JOUKN AUX. 29I

finit parle fens de l'odorat qu'il appelle celui de l'imaginadon. « Il a dans l'a- mour , dit- il , >j des effets affez connus. »3 Le doux parfum d'un cabinet de roi- s> lette n'eft pas un piège aulîi foible >5 qu'on penfe ; & je ne fçais s'il faut " féliciter ou plaindre l'homme fige &c M peu fenfible que i'odeur ^^cs fleurs que >5 fa mairrelTe a fur le fein , ne fit ja- n mais palpiter ». Mais il convient qu'on ne peur tirer de ce fens un ufage fort utile pour l'éducation.

Il eft un fixième Cens appelle ÏQ/ens- commun , moins , dit M. Roufleau, par* ce qu'il eft commun à tous les hommes <jue parce qu'il réfulte de l'ufage bien réglé des autres fens , & qu il nous inf- truit de la nature des chofes par le con- cours déroutes les apparences. Ce fixiè- me fens n'a point d'organe particulier ; il ne rende que dans le cerveau , t^' [qs fenfations purement internes , s'appel- lent perceptions ou idées. C'eft l'art de les comparer entr'elles qu'on nomme raifon humaine, & c'eft la culture de cette raifon qu'il réferve pour la fuite de cet ouvracre.

Avant d'entrer dans une carrière nouvelle 5 M. Roulfeau jette un moment

N ij

29^ Extraits

les yeux fur celle qu'il vient de par- courir. Ou a fouvent ouï parler d'un homme fait ; il prérend confidcrer un enfant fait. Il amené en conféquence fon Emile au milieu d'une afTemblée de fages Spectateurs ; & , par une récapitulation vive qui eft toute en ac- tion 5 il rappelle la marche qu'il a te- nue , 8c les heureux effets qu'il en a vu naître : c'ell une conftitution vigoureu- fe , un corps fain , des fens bien exer-r ces 5 un efprit fermé à l'erreur , un cœur échappé au vice, une ame une in- nocente joie fait briller une continuelle férénité.

Nous ne pouvons nous empêcher de citer un des derniers morceaux de ce vo- lume où l'Auteur exprime le plaifîr qu'on a de voir un enfant qui donne de grandes efpérances. Nos Lecteurs nous fçauront fûrement gré de leur mettre fous les yeux un tableau fi gracieux &c jfî riant. «< L'exiftence des êtres finis « eft Cl pauvre & Ci bornée , que , )> quand nous ne voyons que ce qui n efl:, nous ne fommes jamais émus. Ce »9 font les chimères qui ornent les ob- jets réels, &cCi l'imagination n'ajoute 99 un charme à ce qui nous frappe , le

D r s Journaux. 293

M ilérile plaifu- qu'on y piend , fe borne M à l'organe , & la lift; toujours le cœur froid. La terre , parée des trcfors de w l'Automne , étale une richeffe que » l'œil admire j mais cette admiration " n'eft point touchante ^ elle vient plus » de la réflexion que du fentimenr. w Au Printems , la campagne prefque » nue n'eft encore couverte de rien ^ 3> les bois n'offrent point d'ombre j »■' la verdure ne fait que poindre. >j Le cœur eiï touché â fon afpeél. En 55 voyant ainfi renaître la Nature, on fe 55 fent ranimer foi-même , l'image du 55 plaifir nous environne j ces compa-^ » gnes de la volupté , ces douces lar- w mes toujours prêtes à fe joindre à 55 tout fentiment délicieux , font déjà 55 fur le bord de nos paupières ", mais 55 Tafpecft des vendanges a beau être 55 animé , vivant , ai^réable , on le voie 55 toujours d'un œil iec n.

»5 Pourquoi cette différence ? C'eft 35 qu'au fpedlacle du Piintemps , Tima- » gination joint celui des fiifons qui le doivent fuivre ; à ces tendres bout- :5 geonsque l'œil apperçoit, elle ajoute » les fleurs , les fruits , les ombr.iees, quelquefois les myftères qu'ils peu-

Niij

294 Extraits

w went couvrir. Eile réunit en un point des temps qui fe doivent fuccéder , ^ 5> voit moins les objers comme ils fe- J5 ront 5 que comme elle les defire, par- M ce qu'il dépend d'elle de les choifir. iy En Automne au contraire , on n'a plus »» a voir que ce qui eft. Si l'on veut ar- 39 river au Printemps , l'Hy ver nous ar- 3> rête, de l'imagination glacée expire fur la neige de fur Içs fiimats ».

Emile eft parvenu à fa treizième an=- née. Il a palfé les deux premières par- ties de fon enfance. Son corps eft fain , vigoureux ^ fes membres font flexi- bles & agiles j fes fens font exercés^ fon imagination a reçu , par le moyen des fenfations , beaucoup d'idées fim- ples. Si fon jugement a peu agi juf- qu'à préfent, il n'eft en proie à au- cune erreur , & il eft en état de re- cevoir toutes les vérités. Ses facultés» qui n'ont point été furchargées , ne font cependant pas reftées oifives. Le fage Mentor les a préparées de loin ^ cependant Emile a encore peu de be- soins. Il ne connoît point les préju- gés & les fu'deaux de la fociéré ; les paiTions nV nr point fait entendre en- core leur cfi dans fon jeune cœur ^ fes

î) ES JOUKNAU X. 195

forces furpaifenr donc de beaucoup <is: fes befoins &: fes defirs. Que fera-t-il de cet exccdenr ? «* Il jettera dans l'a- » venir, dit M. Roulfeaii , le fLiperflii n de fon être acfliiel. L'enfant robufte 3> fera des proviuons pour l'homme » foible : mais il n'établira fes maga- » fms ni dans des coffres qu'on peut » lui voler, ni dans des granges qui « lui font étrangères. Pour s'appro- » prier véritablement fon acquis 5 « c'efb dans fes bras , dans fa tcte , » c'eft dans lui qu'il le logera : voilà i> donc le temps des inllrudtions dz des 59 études ".

Mais quelles Sciences le Gouverneur montrera-t-il à Ion Elève ? M. RoufTeau. obferveque des connoilfances qui font à notre portée, les unes font fauffes , les autres font inutiles. Se Iqs autres fervent à nourrir l'orgueil de celui qui les a. Le petit nombre de celles qui contribuent réellem.ent a notre bien- être , lui paroîr feul d.gue des recher- ches du Sage. Dans ce petit nornbre il y a un ordre à mettre. Sera - ce celui que les Sciences peuvent avoir enrr'elles , indépendamment de route relation ? Non : ce fera celui que la

1^6 Extraits

Nature préfente dans les rapports que les Sciences ont avec nos fens j c'eft- à-dire y que Ton commencera par les connoifTances dont les objets affectent premièrement nos fens. Qu'on iranf- porte un homme dans une Ifle déferre, la première connoifTance que defirera cet homme , ce fera celle de fon Ifie. Le monde efi: Tlfle de l'enfant. La Terre qu'il habite , le Soleil qui l'é- claire j voi!à les premiers objets qui le frappent , de qu'il faut offrir à fes réflexions. La Géographie , & cette partie de l'Aflronomie qui s'y trouve liée , font confequemment les pre- mières Sciences qu'il faut lui faire en- rrevoir. Les livres , les fphères , les* figures , les cartes j tels font les inftru- mens dont fe fervent leurs Maîtres y on les profcrit ici. Emile n'aura point d'autres livres que les objets mêmes ; il ne verra les images , ni du Soleil , ni de la Terre : il verra le Soleil même , la Terre même. Il devinera, fans leéture > fans leçons , le cours de l'aflre du jour ^ fon Mentor n'aura d'autre foin que d'arrêter fes fens fur les objets , de piquer fa curicfiic par quelques refle- xions courtes de comme jettces au ha-

DES Journaux. 197

fard , d'aider à fes méditations par quelques mors échappés j 8c qui por- teront à peine un demi-jour. En un mot Emile inventera la Science plu- tôt qu'il ne l'apprendra. Voici quel- ques exemples de cette méthode. M. RoufTeau veut faire comprendre à fon Élève le tour que le Soleil fait ou pa- roîf faire en vingt-quatre heures au- tour de la Terre. Il le mené dans un endroit découvert à l'heure cetaftre fe levé. Après avoir lailTé caufer Emile fur les montagnes 6c fur les objets voi- /îns 3 il garde quelques momens le fi- lence comme un homme qui rêve y puis lui dit : Je fonge qu'hier au foir le Soleil s'ejl couché-là _, quil s'efî levé ce matin. Comment cela fe peut-il faire ? Il n'ajoute rien de plus \ il ne répond pas même aux questions que l'enfant [^ourroit lui fiire là-delfus *, il l'abandonne à {(t% réflexions , & à l'inquiétude qu'elles lui cauferont ; cette inquiétude fera un moyen pour qu'il foir frapoé plus fenfiblement de l'objet, (k. qu'il le découvre avec plus de netteté.

Veut-on faire tomber les réflexions de l'Elève fur la marche annuelle du

N v

29? Extraits

Soleil : pour le mettre fur la route, î{ fuffic de lui fiiire connoicre la diffé- rence de l'Orient d'Été & de l'Orient d'Hyver Qu'on fe garde bien de lui dire le fiit : mais qu'à la Sain: Jean on lui falfe remarquer , comme en paflant , le point de l'horifon le Soleil fe lève par quelques objets fa- ciles à reconnoître , comme un arbre ^ une montagne , un étang. Qu'à Noël on le mené dans le même lieu au point du jour : lorfque le Soleil paroîtra^ pour peu qu'on ait préparé l'enfant, il ne manquera pas de crier : Oh ! voilà qui eji plaifant ! Le Soleil ne fe levé plus à la même place ? Il y a donc un Orient d'Hyver, Cette réflexion le met fur la route , & pour peu qu'on Faide, elle le conduira nu but. «« En w général , conclut notre Auteur , ne y> fubftiruez jamais le figne à la chofe, » que quand il vous eft impoflible de « la montrer : car le figne abforbe l'ar- " renrion de l'enfant , «?^ lui fait ou- t> blier la chofe reprcfentéc ». Ici il indique en pnffant quelques vices de la fphcre armillaire, qui eft en effet rem- plie de défaits, &: très-propre à jet- tcr dans Tefpric de^ jeunes gens de

DES JOUKNAUX. 295^

fi'dfTes notions donc la plupart ne re- viennent plus.

La méthode de AI. RoufTeau don- nera f^ms doute moins de cennoilTances, Se plus difficiles à acquérir ; mais en récompenfe elles feront nettes , foli- àes , confiantes^ Se habitueront l'hom- me au premier de tous les devoirs , celui de penf:-r par lui-même. Ces avantages ne valent-ils pas bien des idées en foule , mais enraOTées dans la mémoire, fans ordre, fans choix, fans liaifon ; fe'vbîables aux fenilles de la Sybiîle que le moindre fouffle diffipe ? «« Quand je vois un homme épris de j5 l'amour des connoifTances , dit l'Au- « ceur , fe laiffer fcduire à leur char- 33 me , Se courir de l'une à l'autre , fans n fçavoir s'arrêter , je crois v(^ir un n eîifant fur le rivage am-ïffint das j> coquilles , 8c crmmençant par s'en r> charger ; puis zenzé par celles qu'il T> voit encore , en rejetter , en re- » prendre, jnfqu'à ce que, accablé de fi leur multitud'» , Se ne fçichant plus » que choiflr, il RniiTe nnr tour jetter, n Se retourner à vuil?. Boileau , dit- » il ailleurs , fe vanto-it d'av*>ir appris

Nvj

300 Extraits

M à Racine , à rimer difficilement : j> parmi tant d'admirables méthodes Si pour abréger l'étude des Sciences , 5> nous aurions grand befoin que qael- M qu'un nous en donnât pour les ap- » prendre avec effort ».

Toujours guidé par Ton principe y M. Rouffeau avoue qu'il hait les li- vres *y parce qu'ils apprennent à parler de ce qu'on ne fçait pas. Mais il en faut un: il voudrjit qu'il offrît une {ituation tous les befoins naturels de l'hom- me fe montrafTent d'une manière {qii- fible à refprit d'un enfant , de les moyens de pourvoir à ces mêmes be- foins fe dévelopDalfent fuccelîivemenc avec la même facilité. Ce livre mer- veilleux 5 il fe flatte de l'avoir trouvé. Quel eft-il ? P.obinfon-Crufoé. Le Hé- ros de ce R.oman feul dans fon Ifle ,, dépourvu de l'afTiftance de fes fem- blables & àes inftrumens de tous les Arts, pourvoyant cependant a fa fub- fiftance , à fa confervation , & fe pro- curant même une forte de bien-crre;. voila , dit notre Philofophe , un objet intéredant pour tout âge. Il veut quQ la tète en tourne a fon Emile , c^u'il

DES Journaux. joï

penfe erre Robinfon , qu'il fe figure erre à fa place , qu'il s'occupe déroutes les relfources de ce Perfonnase ima^i- naire y qu'il examine les moyens qu'il prie pour s'alfurer une vie commode y qu'il le coiuiole j qu'il s'imagine pou- voir faire mieux. Ces rêves le feront refléchir fur le premier écar des hom- mes de fur les Arts naturels : ceux-ci le conduiront aux Arts inventés dans la Société.

Rien n'eft fi important que de donner à l'Elève des notions juftes fur tous les objers qu'on déploie à (es regards» Il faut donc en lui parlant des Arts de la Société , les lui faire apprécier^ L'inutilité eft prefque roui ours la me- fure des degrés d'eflime que l'on accor* de : un Marchand de colrhchecs ed bien plus honoré qu'un Laboureur. C'eft fur leur utilité & leur indépen- dance que notre Sage veut qu'on les confidère : aind un Agriculteur , un Charpentier, feront biea plus refpec- tables aux yeux d'Emile , que les Ar- tiftes les plus fctés de Paris. Il ne fe bornera pas à une oifive vénération^ On le mènera dans les arteliers ^ ou lui fera manier les oudls : il partagera

301 Extraits

les travaux : il s'inftruira bien mieux dans des boutiques que dans rous les livres du monde. Ce n'eft qu'un pas 5 fon Mentor le mènera bien plus loin.

1/ faut vivre ; c'efi: la première inf- trudion qu'on doit donner à fon Élè- ve. La nai/fance , la fortune , le cré- dit ; fragiles re(ïources 1 II faut donc ie ménager des moyens qui foient au- deflTus àes caprices des hommes ôc àçs revers de la fortune. Enfeigner les. Sciences eft , fuivanr M. Rouffeau > une reifource incertaine , & qui laiffe dans la dépendance , dans la triiie né- ceflîré de Hatcer un riche orgueilleux, Sz de former d'humiliantes inrngiies. L'Agriculture n'ote pas les craintes de manquer. L'ennemi , un voifîn puif- fant , un procès peut enlever le champ que l'on cultive. Un mcrier eft: !a feule relFource qui alfûre une fub(îf-" tance innocente &: cranqnille. M. Rouf- feau enfeigne donc un métier de un métier méchnnique à fon Elève, fnt-il le fils d'un Prince. Si on lui pnrle du choix , tous les métiers lui paroiffenc Konncrcs ^ boiis , pourvu qu'ils ne fnppofent p.rS des qualités odicnfes,'

D ES JOU R NAUX. 305.

Cependant , comme la propreté ed quelque chofe de réel, il n'enfeionera point à (on Elève , des métiers elle eft bleflce j il voudra bien encore avoir égard à la Tante, êc écarter ceux qui font excelîjvement pénibles. 11 préfé- rera ceux qui peuvent s'accorder avec la propreté , & TinduHrie de l'a- drelîè fe joignent aux travaux du corps ^ tel eft , a ce qu'il prétend , celui de Alenuifier ; comme fi celui qui dé- groffit , fcie ou rabote une pièce de bois , n'éroit pas expofé , par la fati- gue de ce mvaii , a conr racler une certaine mal cropreté. Il permet en- core à {on Elève d'^^-tre un faifeur d'inftriimcns de Mathématiques , fi fon génie fe dirige vers les fciences Ipécu- iatives. Mais ce ne fera pas en riant , ce ne fera pas en faifanc venir des Maîtres chez eux , qu'Emile & fon Gouverneur apprendront leur métier: ils iront une ou deux fois lafcmaincpaf- fcr la journée entière cheT^ le Maître ; ils fe Icvcront à fon heure : ils feront à l'ouvrage avant lui ; ils travailleront fous f es ordres _, & après avoir eu r hon- neur de fouper avec fa famille ^ ils r<?- tourneront coucher dans leurs lits durs*

304 Extraits

Telle eftà-peu-près la manière donc M. RoufTeau élevé fon pupille juf- qii'à Tâge de 1 5 ans. Il a commencé par exercer fon corps ôc (qs fens. En- fuite il a exercé {on efprit Se fon juge- ment. Enfin il a réuni l'ufage de fes membres à celui de fes facultés. Il en fait un être agilfant 8z penfint : il va préfenrement , pour achever l'homme, en faire un ctre fenfible ; c'eft-à-dire , perfectionner la raifon par le fenti- ment.

Emile efl: parvenu a fon troifîème luftre. C'eft le temps critique de fon Mentor. Les orages s'apprêtent ; les pafîions vont fe préfenter en foule. M. Roufleau remonte à l'origine des paf- fions. Il les croit un don de la Na- ture qu'il efl: fou de vouloir anéantir. Leur principe efl: l'amour de foi , qui , tranfporté dans la Société , s'y change bientôt en amour- propre : celui-ci fe nourrit de l'idée de comparnifon ^ il fe préfère ; il veut être préféré ; il exi- ge tyranniqucment les prédilections. De l'amour, l'amitié, la reconnoif^ fance ^ mais auffi de-là, l'envie, la hai- ne , la vengeance. Notre Philofophe^ en conclut que ce qui rend l'homme

DES Jour K AUX. 305

effentiellemeiu bon , efl d'avoir peu de befoins , & de ne pas fe comparer aux autres j ce qui le rend efTentiellemenc méchant , c'eft d'avoir beaucoup de befoins , & de tenir beaucoup à l'o- pinion.

La première pafTion , la plu-s dan- gereufe peut-être , celle qui doit exer- cer les premiers {oins du Gouverneur , c'efl: cette douce émotion que Ion Élève va éprouver à la vue d'un fexe différent.

M. RoufTeau a obfervé que ceux dont les voluptés avoient été préco- ces , étoient durs Se même cruels. Au contraire , les hommes qui avoienc confervé long temps leur innocence, étoient chers à la Société y par les plus toucEantes vertus. 11 confeille donc , fi l'on veut mettre l'ordre & la règle dans les pafîions nairnî-ntes , d'étendre l'efpace durant lequel elles fe dévelop- pent. La pitié , cette vertu fi douce pour ceux qui la Tentent , fi chère à ceux qui en font les objets , doit être excitée la première. On la fera naître en préfenrant à l'Élève des hommes qui fouffrenr , en lui montrant des malheureux qui foupiient. Qu'on ne

30^ Extraits

dife point que c'eft le rendre malheo- reux iui-même ; la pirié eft fans doute accompagnée d'un fentiment de dou- leur ^ mais cette douleur a quelque ehofe de délicieux que n'égale point toute cette gaieté , qui fouvent n'eft que le mafque du trouble de l'ame. Gette théorie de la pitié eft expofée ici avec autant de force que de vérité, &c recueillie dans les trois maximes fui van tes , qui , au refte , font affez connues. Il n'cjl pas dans le cœur humain defe mettre à la place des gens qui font plus heureux que nous ; maïs feulement de ceux qui font plus à plaindre.,,. On ne plaint jamais dans autrui que let maux dont on ne fe croit par exempt foi-meme .... La pitié qu'on a du mai d' autrui , ne ft mefure pas fur la quan-^ titéde ce mal _, mais fur le fentiment qu'on prête à ceux qui le fouirent,

La Morale commence ; voici le temps d'apprendre à Emile a connoîrre les hommes auxquels il va s'attacher. Deux inconvéniens font à craindre." Lui prcfenter la Société fous des cou- leurs favorables , c'eft le tromper : la lui peindre telle qu'elle eft , pleine d'impoftures , de petiteffes 6z d'injuf-'

DES Journaux. 307

tices , c'eft rifquer de lui rendre Tes fenibiables cuiieux , Se de faire de l'ob- fervateiir un niédiianr , un fatyrique. Pour lever ce double cbllacle, mon- trons lui les hommes au loin , mon- trons-les dans d'autres temps , dans d'autres lieux , de forre qu'il puifle voir la fcène , fans jamais y pouvoir agir. Voilà le moment de Thiftoire , dont M. RoulTeau fait un magnili.que cloge. Sublime Science qui , écrite eomme elle devroit l'ctre , feroit un cours pratique de Politique & de Mo- rale ! Malheureufemenr ceux qui nous onttranfmis les faits des hommes il- luftres , les ont fouvent altérés. L'Au- teur indique ici les principaux vices qu'il trouve dans cette Science. D'a- bord les Hiftoriens ont prefque tou- jours peint les hommes par leur mau- vais côté : ils n'ont enères parlé que des Peuples illudrés par des vices. En fécond lieu , les faits changent de forme dans la rcre de l'Écrivain ; ils fe moulent fur fts intérêts , fur fes préjugés. Troifièmement , l'Hiftorien juge trop ; il ne devroit que réciter. Les faits ! s'ccrie notre Philofophe : th ! que U Lcci<:urjugc lul-m^mc, Thu-

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cydide lui paroît le meilleur modèle dans cecte partie. Quatrièmement, on ne tient regiftre que des faits fenfibles & marqués ^ mais on lailTe échapper les caufes lentes & progreiîives de ces faits. Enfin l'Hiftoire montre bien plus les actions que les hommes j clic ne faljic ceux-ci que dans certains momens choifis j dans leurs vêtemens de parade. Elle nexpofe que l'homme public qui s\Jl arrangé pour être vu, C'eji bien plus fon habit que fa perfonne qu'elle peint, Plu- tarque eft cité fur ce point comme un modèle : cette dernière règle eft con- firmée par un trait du grand Turene , bien propre en effet à dévoiler toute Tame de ce Héros. Tels font les vices de l'Hiftoire j mais quel bien ne produi- ra-t-elle pas , quand elle paroîtra avec {es véritables caractères ! Les hommes feront montrés tels qu'ils font \ les paffions dépouilleront leurs féduifan- tes amorces ; & les tyrans les plus heu- reux en apparence , paroîtront tels qu'ils font , vidVimes infortunées de l'ambition fatisfiite , & dévorés de noirs chagrins caufés par leur propre grandeur.

Lorfqu'un jeune homme lit quelque

DES Journaux. 309

Hiftoire dont les évcnemens intéref- fent pau le génie , les talens les verras de quelqu'éminent perfonnage, {on ardente imagination le tranTpcrte dans le lieu , dans l'adiion ; il veut être, il fe perfuade qu'il eft le grand homme dont il médite les faits. M. Rouireaii défend à fon Emile cette noble ému- lation ; « s'il arrive une feule fois , j5 dit-il , que, dans ces parallèles, il î9 aime mieux être un autre que lui , 33 cet autre fat- il Socrate , fût-il Ca- M ton 5 tout eft manque ; celui qui it commence d fe rendre étranger à M lui-même , ne tarde pas a s'oublier tour à- fait «. Il faut avouer que ce fyftcme fuppofe dans l'Elève un fond prodigieux d'orgueil ; mais pour le ré- fréner , notre Philofophe a des moyens ; il emploiera l'expérience y il expofera fon Élève à devenir le jouet des gens habiles , la dupe des fripons , la vic- time des flatteurs. Ces épreuves mor- tifiantes réprimeront bien la vanité; ôc , pour la fraj->per encore davantage , il fera lire à fon Emile l'ApologuG du Corbeau ôc du Renard j voilà le temps de montrer des fables ; e'eft lorf^ qu'on tft tombé dans la faute , qu'il

3IO Extraits

faut des images qui en faifenc fentir les malheurs.

M. Rouffeau continue à dévelop- per les règles de conduite , de la ma- nière d'infpirer à la JeuneiTe les vertus, fociales. On ne peut qu'applaudir à la fageiTe des méthodes qu'il indique, ôc à la vérité des principes qu'il établit : voici cependant un trait qui nous éton- ne. Il fuppofe qu'Emile reçoit un fouf^ flet d'un brutal , ou même un démenti de la part d'un ivrogne : il prononce , en termes couverts à la vérité , qu'Emi- le doit tuei l'aggredeur , non en fe bat- tant avec lui ^ ce feroit une folie; mais en raiïalîinanr. La raifon qu'il appor- te , c'eft que l'honneur des Citoyens ne doit pas être a la merci d'un brutal. Premièrement , il eft au moins très- douteux que l'homme ait le droit d'ô- rer jamais la vie a fon femblable dans d'autres cas que celui d'une légitime défenfe. Mais la confervation de l'hon- neur lui donnât-elle ce funelle privilè- ge , ce ne feroit jamais qu'en faveur de l'honneur réel , & jamais de l'hon- neur faux , factice , imaginé bifarre- ment par un fhipide vnlgaire. Or l'hon- neur réel peuc-ilèjre bleifë par Ja bru-

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taliré d'un coquin, d'un ivrogne ? Un foufflet 5 un démenti, peuvent-ils fic- trir , dans l'efprit des honnctes gens , un Citoyen qui lesfouffre injuilement? Certainement ils ne déshonorent que celui qui les donne. Quelques miféra- bles pourront méfellimer celui qui reçoit cette injure ; mais le trifte plaifîr de mériter leftimede gens femblables, vaut-il que l'on commette le crime réel de tremper fes mains dans le fang d'un homme ? Le méprifable empire de l'o- pinion coûtera donc la vie aux hom.- mes 1 11 ed: bien étonnant qu'une maxi- me fi fauffe de fi cruelle ait échappe à un ami de rHuman'né.

La ivlorale mened la Mctaphyfique ; AI. Rouiïeau examine le fentimenr de Locke , qui veut que l'on commence par l'étude des Efprits , &: qu'on pafle enfuice à celle des corps : il regarnie cette méthode comme celle de la fu- perftition , des préjugés & de l'erreur. 11 prouve que les enfans ne peuvent avoir aucune idée des Efprits , &: qu^î vouloir les leur faire entendre , c'ell ou perdre fon temps ou en faire àQ% fous. Cette recherche le mené à une

3ti Extraits

queftion plus importante il s'agit de l'Ecre fupuême. Il veut qu'on en re- cule les notions fort tprd j il croit cette précaution l'unique moyen pour infpi- rer lerefped &c l amour dûs à l'Auteur du monde. Enfin il fe demande dans quelle Religion il élèvera Emile. Nous ne l'aggrégerons _, répond- il ^ ni à cel- ie-ci j ni à celle-là ; nous le mettrons en état de choijir celle le meilleur ufage de fa raifon doit le conduire. Nous l'avons déjà dit', nous ne toucherons point à ce vénérable objet : nous laif- fons le foin de défendre la caufe de la Religion au zèle de ces illuftres Ma- giftrats qui l'ont entrepris , & aux plus auguftes Loix a la venger : de ref- pedables Minières des Autels, deftinés à veiller fur î^s droits \ des Corps éclai- rés , qu'on regarde comme les dépofi- taires de la pureté de la Dodrine , ont fait entendre leur voix -, c'en eft affez pour nous ; il eft impoflible de ne point adhérer à tout ce qu'ils ont dit. Heureux l'Auteur, fi, lorfqu'il parle de la Reli- gion , il fe fut borné à nous préfenter des morceaux tels que celui que nous allons citer!

« Je

DES Journaux. 313

<t Je vous avoue :iuiYi que la majeftc « des Écritures m'cronne , la faiiiretc » de l'Évangile parie à mon cœur, Voyez les livres gqs Philofophes : » avec roure leur pompe, qu'ils font »î petits près de celui-là ! Se peut- il » qu'un livre, à la foïsfi fublime <Sc Ci »' fimple , foit l'ouvrage des hommes ? >5 Se peut-il que celui dont il fait l'hif- « toire ne foit qu'un homme lui-même? 35 Eli- ce la le ton d'un Enrhoufiafle ou « d'un ambitieux Sedaiie ? Quelle 9> douceur , quelle purerc dans fcs « mœurs î Quelle grâce toucha nre dans î> fes inRructions ! Quelle élévation 35 dans Tes maximes ! Quelle profonde 3i fngeiTe dans Tes difcours ! Quelle prc- fenced'efprit, quelle fineiïè & quelle » juftefle dans (es réponfes ! Quel eni- 3> pire fur fes paflions !0ù efc l'homme , 011 eil le Sage qui fçair agir , fouffrir j> ôc mourir fins foibleife de fans of- J3 tentation ? . .. Quels prcjuc^cs , quel j> aveuglement ne faut-il point avoir ij pour ofer comparer le nls de Sophro- î> nifquc au Els de Marie ! Quelle dif- ** tance de Tun à l'autre ! Socrate mou- « rant fans douleur , fans ignominie. Tome FI. ' O

3 14 Extraits

« foiitint aifémenr jufqu'au bout fou perfonnage , de Ci cette facile more »^ n'eût honoré fa vie , on doiiteroit *t Socrate , avec tout fon efprit , fut » autre ehofe qu'un Sophifte. Il in- » venta , dit-on , la Morale. D'autres , » avant lui , l'avoientmife en pratique; »j il ne fit que dire ce qu'ils ^voient »* fait ; il ne ht que mettre en leçons j> leurs exemples. Arifcide avoir été « jufte , avant que Socrate eût dit ce » que c'éroit que Juftice ; Léonidas éfoit mort pour fon pays , avant que » Socrate eût fait un devoir d'aimer la »» Patrie ; Sparte ctoit fobrc, avant que j> Socrate eût loué la fobriété : avant « qu'il eût défini la vertu , la Grèce » abondoit en hommes vertueux. Mais Jéfus avoit-il pris chez les fiens a cette Morale élevée de pure , donc 3) lui feul a donné les leçons Se Texem- j> pie ? Du fein du plus furieux fana- " tifme la plus haute fageife fe fit en- 3> tendre, &c la (implicite des pUis hé- î3 r(Vïques vertus honora le plus vil de 13 tous les Peupl(^s. La mort de Socrate î* phiiofophantrranquillemcnt avec fes n amis 5 cil; la plus douce qu'on puilfe

DES Journaux. 315

r defirer ; celle de Jcfus expirant dans *> les tourmens , injurié , laillé , maudit » de tout un Peuple, eft la plus horri- j3 "ble qu'on puilfe craindre. Socrare,prer ij nant la coupe empoifonnée , bcnit »ï celui qui la lui préfenre Se qui pleu- » re ; Jéfus au milieu d'un fupplice af- freux prie pour fes bourreaux achar- îj ncs. Oui , il la vie & la mort de So- »> crare fonc d'un Sar^e , la vie & la mort » de Jéfus font d'un Dieu ?>.

A côré des vérités les plus fublimes, on voit dans Emile des erreurs bien hu- miliantes pour l'efprit humain. Qui pourroit imaginer qu'une mcme ame eût enfanté les unes de les autres? L'a- nalyfe du Théifme dans cet Ouvrage , eft peut-être , en ce genre , ce qu'il y a de plus éloquent & de plus fortement raifonné mais le coloris de ce beau ta- bleau eft défiguré par des ombres qu'on n'auroit pas attendre d'une main aulîî fçavante que celle du Peintre qui l'a fi fortement deftiné. EiTiiyons d'abord de la prcfenter par fon beau côté , pour l'exam.iner après dans ce qu'il y .a de répréhenfible.

On peut reprocher aux Philofophes anciens (Se modernes , d'avoir voulu

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31^ Extraits

toujours exclure Dieu de la formation du Monde , &c de l'avoir expliquée par les bifarrcs fyftêmes de force , de chan- ces , de fatalité , de nécefiicc , d'atomes, de monde animé, de matière vivante, rie matérialifme de toute efpèce. Tontes ces abfurdités que les Anciens avoienc épuifées , avant à'en venir à l'Être des Êtres 5 pour trouver en lui le dénoue* ment de leurs difficultés fur l'origine du Monde 5 font encore répétées de nos jours , à la honte de la raiion , par de prétendus Philofophes , qui , croyant qu'eux feuls font éclairés , vrais , de bonne-foi, nous foumertent impérieu- fement à leurs décifions tranchantes , en rious les donnant pour les vrais prin- cipes des chofes. M. Roufleau n'a pas donné dans cet écueil de rincrédiilitc moderne ; mais par une progrc^rioii d'idées que la raifon avoue ,^ il s'eil: élevé d la connoilfance de l'Être fu- prème.

Comme le fcepticifme de nos jours a répandu des doutes fur les vérités les plus évidentes , notre Ai-iteur a cru de- voir defcendre jufques dans lui-mcme, pour s'alfurer de fon exiftence & de celle de l'Univers j afin que ci^5 deuï

DES JoUTvNAUX. 317 vérités inconreftablesiiiilerviireni com- me de degrés pour arriver à Dieu. En fe repliant fur ies fenfations, qui le for- cent d'acquiefcer d ion existence , &: trouvant en lui la faculté de les compa- rer , il fe fenr doué d'une force aélive' qu'il ne fçavoit pas avoir auparavant^- commence (on adciviré , commence {on intelligence. La faculté diftinétive de l'être aétif ou intelligent, eil de pouvoir donn::r un i'cns à ce mot ejl; On chercheroit en vain cette force in- telligente dans l'ctre purement fenfitif. Cet être fentira chaque objet féparé- ment 5 ou même il fentira l'objet total formé des deux : mais n'ayant aucune force pour les repiier l'un fur l'autre ,• il ne les comparera jamais , il ne les jugera pomt. L'homme n'ell donc pas fjmplement un être fenfitif ôz pi.ilif ; &c , quoi qu'en dife un livre trop van- té , il peut prétendre d l'honneur de penfer.

C'eft encore une des rêveries de la Philofophie moderne de donner une forte de vie , je ne fç?-is quelle fenfation f.nirde aux molécules. F. île eft venue à bout de fe former une idée de la

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31^ Extraits

matière fentanre , fans avoir des fens. Comme il n'y a qu'elle feule qui aie ce bonheur-ld , il eft impoffible de la combattre fur cette idée , auprès de laquelle tous les myftères de la Re- ligion ne font rien pour l'incompré- hen/îbilité , quoiqu'elle refufe de les adopter .... Cet Univers vifible eft pour M. RoufTeau une matière éparfe ôc morte, qui n'a rien dans fon tout de l'union , de l'organifation , du fenti- ment commun des parties d'un corps animé, puifqu'il eft certain que nous^ qui fommes parties , ne nous fentons nullement dans le tout. Il en infère que le Monde n'eft pas un grand animal qui fe meuve de lui-même , mais qu'il a de {es mouvemens quelque caufe étrangère à lui. Les loix conftanres auxquelles il eft affujetti , ne fuffifenc point pour expliquer la marche de l'Univers. « Defcarres , avec des dez , »> formoit leCiel &: la Terre; mais il ne » put donner le premier branle à ces dez , ni mettre en jeu fa force cen- 3> trifuge qu'à l'nide d'un mouvement » de rotation. Newton a trouve la loi » de l'attraction j mais l'attradtion leulô

DES Journaux. 31^9

w rédiiiroir bientôt l'Univers eu une 3> mafTc immobile ^ à cette loi , il a » fallu joindre une force piojecViie ïj pour faire décrire des coarb^-s aux » corps céleftes. Que Defcartes nous » dife quelle loi phyiique a fait tour- j> ner (es tourbillons j que Newton » nous montre la main qui lança les îî planètes fur la tangente de leurs or- a bites >s.

L'adion Se la réadion des forces de la Nature agilTant les unes fur les autres , décèlent nécelfairement une volonté qui a imprimé le mouvement à cet Univers ; autrement on fe perdroitdans une progredion de caufes à i'in^ni , qui fe réduit à n'-en pcihr fupporer du tout. Voilà donc un premier dogme , ou un premier article de foi. "Mais comment ma volonté produit-elle une adion phyfique & corporelle ? Je n'en fais rien ; mais j'éprouve en moi le même avantage du côté de h matière , que je ne fçaurois concevoir produc- trice du mouvement. D'ailleurs , le mouvement ne lui efl: point effenriel , puifqu'il en feroit inféparable , qu'il y feroit touîonrs en même de^^ré , toujours le même dans chaque portion

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310 Extraits

de matière, qu'il feroir incommunica- ble, 6^ c]ne fe portant à la fois dans tous les fens , il fe détruiroit lui m.cme. Quel Monde pourroic réfulter d'une force aveugle répandue dans toute la Nature ?

Si la matière mue me montre une volonté 5 la matière mue félon de cer- taines Icix , me montre une intelligen- ce. Dcnc cet Être exifte. le voyez- vous exifter , m'allez-vous dire ? Non- feulement dans les Cieux qui roulent , dans Taflre qui nous éclaire y non-feu- lement dans moi-même , mais dans la; brebis qui paît, dans l'oifeau qui vole, dans la pierre qui tombe , dans la feuil- le qu'emporte le vent. On ne crainc jpas d'infulter a notre raifon en nous difant que le hafard , avant de produire ce Monde, en a ébauché une infinité d'autres dans la durée infinie des temps ; que vrai-femblablement il s'eft formé d'abord des eftomachs fans bouches , des pieds fans cctes , des mains fantf bras, des organes imparfaits de toute efpèce , qui ont péri faute de pouvoir fe conferver. Mais pourquoi nul de ces; informes effais ne frappe t-il pIu'î nos regards? Quand nous nous récrions fur

DES Journaux. 311

rimpoiribiliréqiie l'harmonie frappante de cet Univers foie l'ouvrage du ha- fard 5 on nous répond que la difficulté de l'événement eft compenfce par la quantité de jets. Nous fommes fi con- vaincus de l'ineptie de cette réponfe , que , Il l'on venoit nous dire que de» caradières d'Imprimerie , jettes au ha- fard , ont donné V Enéide toute arran- gée , nous ne daignerions point faire un pas pour aller vérifier ce menfonge. « Que d'abfurdes ruppolirions pour dé- » duire tonte cette harmonie de l'aveii- gle méchanifme de la matière mue « fortuitement 1 Ceux qui nient l'unité » d'intention qui fe manifefte dans les rapports de toutes les parties de ce »> grand tout , ont beau couvrir leur y> aalimathias d'abftraclions , de coor- i> dinations, de principes généraux, »> de termes emblématiques; quoi qu'ils » fairent , il m'ell impoiîible de con- » cevoir un fyftcme d'êtres fi conf- î> raniment ordonné , que je ne con- çoive une intelligence qui l'ordonne. >5 11 ne dépend pas de moi de croire 95 que la matière pafiive & morte a pu » produire des ctres vivans & fentans , >j qu'une fatalité aveugle a pu pro-

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31X Extraits

» duire des erres inrelligens , que ce » qui ne penfe point a pu produire dos » erres qui penfenc ».

Que conclure de tour ceci ? Que le Monde eft donc gouverné par une vo- lonté puifTanre , fage &c conféqueoi- ment bonne. Mais le défordre moral qui nous préfenre les hommes dans le cahos 5 tandis que le concert règne entre les élémens , ne femble-t-il pas contredire cette idée de honte que nous donnons à l'Être puiffant & fage ? Loin de conclure rien de pareil de ces con- iradidions apparentes , l'Auteur en tire au contraire les fublimes idées de lame , qui n'avoient point jufques-là réfulté de fes recherches. Il fe con- vainc , en méditant fur la nature de l'homme , qu'il eft impo/fible qu'il foit un être fîmple ; cet erre ne pouvant rendre raifon de ces mouvemens di- vers , qui tantôt Télèvent a l'étude des- vérités éternelles , à l'amour de la juf- tice & du beau moral , &c tantôt le font defcendre en lui-même. Se l'af- ferviffent à l'empire des pafîions ; il y a donc en lui deux fubftances , l'une étendue & divifible, l'autre immaté- rielle & penfante. « 11 n'y a ni mouve-

DES Journaux. 313

»> menr , Jii figure qui produife la ré- flexion : quelque chofe en toi cher- che à briler les Jiens qui le com- » primenr : l'efpace n'eO pas ra mefurc, >> l'Univers entier n'eft pas afTez grand « pour toi ; tes fentimens, tes defirs, »> ton inquiccude , ton orgueil même, « ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te uns enchaîné. Si rhomme étoit libre de ne pas vouloir (on propre bien , & de vou- loir fon mal , fa liberté dégénéreroic alors de ce qu'elle doit être. En quoi confifte-t-elle donc ? En cela même qu'il ne peut vouloir que ce qui lui eft convenable , ou qu'il eftime tel , fans que rien d'étranger à lui le dé- termine. S'enfuit il qu'il ne foir pas fou maître, parce qu'il n'efl pas îe maître d'être un autre que lui ? L'homme , dites-vous , abufe de fa liberté : mais pour l'en empêcher , falloit-il l'en pri- ver ? On eût ôcc à fes adions la mo- ralité qui les annoblit, & à lui-même fon droit à la vertu : on eut mis de la contradiction dans notre nature , &C donné le prix d'avoir bien fait à qui n'eut pas le pouvoir de mal faire. Quoi î

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3^4 Extraits

pour empêcher l'homme d'être mé- chant , falioir-il le borner à l'inftind ôc le faire bête ?

La vertu répand un certain charme délicieux fur ce qu'il y a de bon de d'honnête dans nos actions ; mais fi rourefarécompenfe étoit en elle-même, elle ne pourroit fe fou tenir contre les attraits de la volupté, ni contre Tim- pétuofîté des pafïions. « La vertu , dit- « on 3 efl: l'amour de l'ordre : mais cet 3i amour peut-il donc, de doit-il l'em- « porter en moi fur celui de mon bien- 9i être ^ Qu'ils me donnent une raifon 3> claire ôc fuinfante pour le préférer. 5> Dans le fond , leur prérendu principe » eft un pui: jeu de mots ; car je dis » aufîi moi , que le vice eft l'amour de » l'ordre , pris dans un fens difterenr. II y a quelque ordre moral par-tout 55 il y a fentiment & intelligence. 55 La différence eft, que le bon ordon- " ne par rapport au tout , de eue le 55 méchant ordonne tour par rapport a 55 lui. Celui-ci fefait le centre de toutes 55 chofes ; l'autre mefure fon rayon, & 55 fe tient à la circonférence. Alors il eft ordonne , par rapport au centre

DES JÔUB.NAUX. 31J

» commun , qui efl Dieu ; par rapporn » à tous les cercles concentriques , qui 3> font les créatures. Si la Divinité n'elt *> pas , il n'y a que le méchant qui rai- >5 fonne, le bon n'cft qu'un infenlé.

» La loi naturelle eil la régie in- flexible à laquelle, fl nous vonlon-S » remplirnotre defrination fur la terre, » nous devons p'ier toutes nos adionj;, » Mais quel en eft l'interprète ? La conf- n cience. Elle ed; la voix de l'âme, ainfî n que les paflîons font la voix du corps; 39 ou plutôt elle efl à l'âme ce que Tinf- » rinà efl: au corps -, qui la fuit , obéit w à la Nature , 5c ne craint point de s'é- » garer.

Pour ne pas nous tromper ici fur le mot de Conjcieiice jy il eft bon d'obfet- ver que M. RoulTeau la confond avec le fentimenr moral , qui n'eit autre qu'un principe inné de juilice ^ de vertu 5 fur lequel , malgré nos propres maximes , nous jugeons nos a(ftions & •celles d'autrui comme bonnes ou mau- vaifes. Par cela même qu'il efl: inné , il efl: antérieur a nos idées acquifes. Il nous eft tout aufli naturel que l'nmour de nous-mêmes. «< Jettez les veux fur

}i6 Extraits

» routes les Nations du monde ; parcou- » rez toutes les hiftoires : parmi tant de » cultes inhumains & bifarres, parmi » cette prodigieufe divcrficé de mœurs » & de caradères , vous trouverez par- j> tout les mêmes idées de juftice & i> d'honnêteté, par tout les mêmes no- j> tions du bien & du mil. L'ancien Pa- « ganifme enfinta des Dieux abomina- î> bîes qu'on eût punis ici-bas comme s> des fcélérats , & qui n'offroient pour « tableau du bonheur fuprème , que des j> forfaits à commettre , & des pallions î> à contenter. Mais le vice, armé d'une 55 autorité facrée , defcendoit en vain du féjour éternel : i'inftind moralle 5> repoulfoit du cœur des humains. En j5 célébrant les débauches de Juoiter, » on admiroit la continence de Xéno- » crate j la chafte Lucrèce adoroit l'im- » pudique Vénus ^ l'intrépide Romain ">5 facrifioit à la Peur: il invoquoit le » Dieu qui mutila fon père , Se mouroit a) fans murmure de la main du fien : »> les plus méprifables Divinités fureno »* fervies par les plus grands hommes. r> La fainte voix de la Nature , plus « forte que celle des Dieux , fe faifoit

DES Journaux. 317

refpeder far la terre , & fembîoit re- >5 léguer dans le Ciel le crime avec les coupables >3.

L'Auteur d'ÉmiIe s'ctint propofé d'établir le Théifme fur li ruine de la Religion révélée , il ell bien éronnanr que, par rapport à ce même Théifme, il ait donné fur lui tant de prife à l'es adverfaires, tant du coté du dogme que du coté de la morale. 11 eft un grand exemple de la nécelîîté de la révélation pour rétablir la Religion naturelle dans fa fplendeur primitive , puifque , dans le fein du Chriftianifme, il a méconnu les ventés les plus im- portantes de cette même Religion dont il eft le re(51:ateur. Par Tes doutes témé- raires , il a donne atteinte à l'unité & à la puilfance de Dieu ; il a fait injure à fa Providence en lui faifant refufer aux hommes les lumières dont ils ont befoin pour le connoître ; 6r à fa fam- teté , en lui faifant récompenfer en eux Foubli il les ïaifTe de lui-même. H a détruit en pnrrie le droit de la Na- ture , en le fondant uniquement fur le befoin naturel au cœur humain , (5c en donn:înt pour bafe à la juftice humaine l'amour des hommes dérivé de l'amour

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de foi •, en tant que par cet amour îa force d'une ame expanfive nous identi- fie avec nos femblables , & que nous fentanr , pour ainfî dire, en eux, c'eft pour ne pas foofFrir nous-mêmes, que nous ne voulons pas qu'ils fouffrent. Il fait de i'hypocri(ie une verru; &, contre la defenfe de la loi natuielle , il re- commande la vengeance ; <5^ , ce qui doit étonner , c'eft qu'il ne la couvre pas même du faux point d'honneur j il ne tient qu'à (es Lecteurs d'entendre ce qu'il dit de la permiiîlon que donne \x loi de fe défaire de fon ennemi par un lâche affaffinat.

Après tant d'erreurs en fait de dogme de de moral^ , comment a-t-il pu avan- cer qu'il ne peut tirer d'une dodrine pofitive aucun dogme utile à l'homme, 6c honorable à (on Auteur , qu'il ne puifle tirer fans elle du bon ulage de fes facultés ? Commenta t-il pu fe per- fuader que les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par la raifon feule ? Mais afin qu'on ne nous accufe point de calomnier ici La doctrine de M. Rouffeau , nous allons puifer dans fes propres écrits toute la preuve de nos accufations , de nous nous fervironk-

DES Journaux. 32^

contre lui de fes armes pour le mieux comharrre.

On lit Terne III. ( p^g^ ^i ) 5 ces mots : je crois donc que le Monde tjl gou^ verné par une volonté puijjantc & fage ; je le vois j ou plutôt je le fens j & cela m'importe àfcavoir :mais ce w.eme Monde ejl-ïl éternel ^ eu crée ? Y a-t-ïl un prin- cipe unique des chofes ? Y en a-t-il deuXy ou plujîeurs j 6* quelle ejl leur nature ? Je n'en fais rien j & que m'importe ?

Ce fcepticifme par rapport à la créa- tion & a runité de Dieu , ne fi^nre-t-il pas bien dans un traité de Religion naturelle ? Du principe que pofe M, RouiTeau , qu'il ne fçait pas// le Aîondc eft étern&l ou créé ^ il réfulte qu'il doit douter s'il n'exide point lui-mcme avec le Monde , nccefTliirement & en vertu de fon effence , & par ccnfcquent rcrernitc, l'indépendance , rinnnenfité, Tnifiniré , toutes propriétés qui coulent de la ncceffité d'exifter , ne lui font pas effentiellcs. Et comme tout ctre qui exifte en vertu de fa nature , ne reconnoît rien qui le limite dans {<:^ perfections , pas mcme fa nature qui" s'identifie avec l'exiflence , il doit dou- ter s'il ne poirède pas dans un degré

'i}0 Extraits

iafini les attributs phyfiques Se moranx qui conftituen: fon elTence. Si en vertu de fon exiftence néceifaire , il eft éter^ nel , immenfe , indépendant , pourquoi ne feroic-il pas infiniment intelligent, fage & puifTant ? Sur quoi peut être fondé le bel éloge que fait l'Aute'jr de i'illuftre Claïke , qu'il nous repré- fente comme éclairant le monde, après tant de Philofophes qui l'avoient aveu- glé , annonçant enfin l'Être des Êtres & le difpenfateur des chofes , (1 ce n'eft fur la vérité de fon fyftème ? Or ce fyftcme , félon lui , fi grand , Ci con- fblant , fi fublime, fi propre à élever l'âme , à donner une bafe à la vertu , ôc en même-temps fi frappant, fi lumi« neux 5 fi fimple , établit de la manière la plus folide la création Se l'unité de Dieu.

On lit Tome II. ( pag. 5 41 ) , ce qui fuit : ce mot Efprit n*a aucun Jens pour quiconque n^a pas phllofophé . , . . F^oilà pourquoi tous les Peuples du monde^fans excepter les Juifs j fe font fait des Dieux corporels» Nous mêmes _, avec nos termes d'Efpric , de Trinité , de Perfonnes , fommes pour la plupart de vrais Ant'iro^ ^omorphues j ( ibid. p. 544 ). Le Po^

DES Journaux. 35!

iythcifme a été Az première Religion des hommes y & l'Idolâtrie leur premier culte» Ils n ont pu reconnoure un f eut Dieu que quand ^généralifant de plus en plus leurs idées y ils ont été en état de remonter à une première caufe ; de réunir lefyfteme total des Erres fous une feule idée j 6' de donner unfens au mot fubftance, lequel efl au fond la plus grande des abfiraclions. Tout enfant qui croit en Dieu ^ eft donc nécejjaircment Idolâtre j ou du moins An- thropomorphite ^ ( ibid. pag. 450). Le Philofophe qui ne croit pas , a tort ^ parce qu'il ufe mal de la raifon qu'il a cultivée^ & qu'il efl en état d'entendre les vérités qu'il rejette. Mais l'enfant quip^ofe[fe la Religion Chrétienne ^ que croit-il} ( ibicî. pag. 54(j. ) Les idées de création ^ d'an-^ nihilation ^ d'ubiquité ^ d'éternité j de toute puijjancejy celle des attributs divins^ toutes ces idées qu'il appartient à fi peu d'hommes de voir ^uffi cjnfufes & ^^ffi oh f cures qu elles le font ^ & qui nom rien d'olfcur pour le Peuple j parce quil n'y comprend rien du tout j comment fepréjen- ter ont' elles dans toute leur force ^ c'efl-à" dire ^ dans toute leur obfcurite^à déjeunes efprits encore occupés aux premières opé'

33^ Extraits.

rations desfcns^ & qui ne conçoivent que ce quils touchent ^^

Que prétend M. RoufTeau en élevant fur la connoiirancedu vrai Dieu des dif- ficultés inacGciîibles à tous autres qu'à dQs Philofophes qui ont cultivé leur raifon ? Eft-ce qu'on ne fçauroit croire en Dieu , (1 l'on n'a pas beaucoup d'ef- prit ? Néanmoins il bénit le Ciel de ce que, fans l'appareil effrayant de laPhi- lofopliie , nous avons des principes fùrs pour régler nos nioeurs, & à^s fenti- mens convenables à notre nature *, en- fin de ce que 5 difpenfés de confumer notre vie à l'étude de la Morale , nous- avons a moindres Frais un guide plus alTuré dans le dédale immenfe des opi- nions humaines.

Si nous fommes tous, ainfi que le prétend M. RoulTeau , de vrais Anthro- pomorphites, pourquoi , lorfque cette licréfie s'éleva au quatrième frècle , fit- elle une fi grande fen^ation dans l'E- glife, & fut-elle condamnée avec tanc d'éclat? Il afTure que le Polythéifme a été la première Religion des hommes. Si l'on confulte la plus ancienne des iiifloires, on y voie l'origine du genre-»"

DES Journaux. 335

iiumain : on y trouve le Théifme dicté aux pi-emiers hommes par ccIl]! qiiieft i'objec du Thcifmc : de , par une iuicede générations bien lice, on pafle aux Fondateurs d'une himille , d'une fociété , d'une Nation ThéiRe ; d'une Nation, qui a rranlmis cette dodrine pure, qu'elle reçut de Tes ancêtres , julqu'à Ta podérité la plus reculée , ôc dont les Annak-sont été en tout temps dépofitaires des principes du Théifme, Ôc inféparables de ces principes. Hiftoi- re pour KiTioire, celle de Moyfe mé- rite certainement la préférence fur les écrits d'Hérodote , de Diodore de Si- cile , en y joignant même quidquld Grdcia mendax audet in hïjlorïà. Nul de z^s Ecrivains ne remonte dans la haute Antiquité : ils fe perdent tous dans les temps fabuleux, vuide immenfe que les Grecs ont rempli d'une infinité de rêveries : ils y ont peint des Dieux , des Déefles , des Héros, Auteurs de leur race, faute d'y trouver Aq% hon.- mes dont ils pufTent écrire l'Hiftoire \ mais ici nous voyons un heureux ac- cord entre l'Hiftoire & les enfeigne- mens tle la raifon : zç.^ deux fourccs de nos connoiflances fe réunifH^nt j au-

334 Extraits

lieu que chez M. RoufTeau elles fo«'c toujours en oppofition.

En effet, Ci l'on pofe pour principe que le Polythcifme a éré la première Religion des hommes, & Ticlolâtrie leur premier culte , c'eft une confé- quence nccefîaire que l'homme n'efk pas forri des mains de Dieu j de ain(î Tonne fçauroit éviter d'admettre la fup- pofuion abfurde des Athées fur le pro- grès à l'infini des générations des hom- mes, ou fur la formation des premiers hommes & des premiers animaux qu'on précendroit produits dans le temps, du limon de la terre échaufice par le So- leil. Cette cruelle alternative conduit diredement à l'Athéifme dont elle eft recueil.

En fuppofant que Dieu ait créé le premier homme , a t-il pu le créer dans le même état M. RoulTeau confidère les Sauvages dans fon dif- coms fur l'inégalité des conditions ^ c*eft- à-dire , féqueftrés de route fociété dès leur enfaftce. Se conféquemment pri- vés des lumières qu'on n'acquiert que dans le commerce des hommes ? Or il eft d'une impoiîibilité par lui-même démontrée , que de pareils Sauvages

DES Journaux. 355

puifTent j.imais élever leurs réflexions jufqirà la coniioillance du vrai Dieu. Ce ncil donc pas un pareil homme que Dieu créera. Il le créera en fociérc , c'eft-a-dire , avec une compagne. S'en reporera-t-il fur eux-mêmes pour le développement de leurs facultés ? Il s'écoulera des ficelés avant qu'ils par- viennent à penfer quelque chofe de raifonnable. On peut confulter la pre- mière partie du difcours déjà cité fur l'état naturel de l'efprit humain de fur Ja lenteur de fes progrès. Comme l'ef- prit humain n'arrive jamais à la vérité qu'à travers les erreurs ou les înccnfé- quenceSjOn peut fuppofer qu'ils feront plongés long-temps dans la barbarie Se dans la fu perdition la plus grofîière. Si la dcllination vifible de Thomme eft de connoître Se d'aimer l'Auteur de fon exilience y fera-t-il expofé à manquer cette deftination, à relTembler aux animaux brutes , ou à croupir éter- nellement dans l'if^norance &: dans l'er- reiir?

Le Dcifme doit fa naifTîmce aux rc- viilutions arrivées dans la Religion par difîérentes fecles. Les^mguinaires Ana-

33^ Extraits

baptiftes , pères de ces Quakers pacili- ciiies dont la Religion a été tant tour- née en ridicule ., Ôc dont on a été for- cé de refpecter les mœurs j les Armé- niens , les Sociniens , au nom près de Chrétiens , qu'ils ont confervc , n'ont rien retenu des doemes dejéfus Chriil, qu'ils s'accordent tous à regarder com- me un homme à qui Dieu a daigné donner des lumières plus propres qu'a fes contemporains. Si on les en croit, les dogmes qu'on a tirés de l'Écriture font des fubtilités de Philofophie dont on a enveloppé des vérités fimples Se naturelles. Au milieu -de tant de fecîies publiques , dans lefquelles le Chriftianifme eft malheureufement partagé, une multituded'liommes plus attachés à Platon qu'à Jefus - Chrift , plus Philofophes que Chrétiens , fa- tigués de tant de difputes qui désho- norent la Religion , ont rejette témé- rairement la révélation divine. Sans établir ni fecle , ni fociété ; fans s'éle- ver contre aucune Puilîance , ils s'é- tendent par-tout , Se paroilfent refpec- ter dans tous les pays la Religion natio- nale j femblables en cela aux Philofo- phes ,

DES JOUKNA UX: 337

pîies , qui fe mcloient avec la foule dans les temples de Dieu , & auroii- foienr parleur préfence les fupeiititions populaires. L'Angleterre, dit-on, eft de tous les pays du Monde celui cette Religion, ou pkuoc cette Philo- fophie, a jette, avec le tcmps,les racines les plus profondes ; ce qu'il y a , au moins, de certain , c'eft que cette Ifle a produit elle feule plus de livres en fa- veur du Déifme , que cous les autres pays enfemble. Comme c'efb la Reli- gion de ceux qui fe difenc Philofophes, il n'eft pas étoiinant qu'on attache une certaine gloire à la profelfer. Il eft fi beau xie ne pas penfer comme le vul- gaire , qu'il feroit étonnant que M. Rouiïeau, qui voudroit prefque ne pas penfer comme les Philofoplies , penfâc comme ceux qui en font mépnfés. Voyons quelle tournure philofophique il a donné à fes idées fur la Relieion revclee.

Commençons par réduire à quel- ques articles les r.iifonnemens p'.r lef- que's- il a art- y.ié la rcvéhtion ^ nous examinerons enfuitefi^ dépouillés de l'éloquence qu'il leurprcce, iis ont la Tome KL P

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folidiré qu'il a cru leur donner comme Phiiofophe. Voici ces articles : la pof" Jibïlité & la nécejjlté de la révélation j les caractères de la révélation ; les moyens de connoitre la révélation ; les miracles & les prophéties ; la docirine révélée y rintolerantifme que prof ejfe la Religion Chrétienne,

PoJJibiiué & nécejjlté de la révélation. Vous ne voyez , dit-il , dans mon expofé que la Religion naturelle \ il eft bien étrange qu'il en faille une au* rre. Par connoîtrai-je cette nécef- fité ? De quoi puis- je être coupable en fervant Dieu félon les lumières qu'il donne à mon efprit , &: fc *^:i \^% fentimens qu'il infpire à mon cœur ? Quelle pureté de Morale, quel dogme utile à l'homme , 6c honorable à fon Auteur , puis-je tirer d'une dodrine pofîtive 5 que je ne puilTe tirer fans elle du bon ufage de mes facultés ? Montrez-moi ce qu'on peut ajouter pour la gloire de Dieu , pour le bien de la Société , & pour mon propre avantage aux devoirs de la loi natu- relle, ^ quelle vertu vous ferez naître d'un nouveau culte qui ne foit pas une

DES Journaux. 359

conféquence du mien ? Les plus gran- des idées de la Diviniré nous viennent par la raifon feule. Voyez le Spedacle de la Nature ^ écoutez la voix inté- rieure. Dieu n'a-t-il pas tout dit a nos yeux , à notre confcience , â notre jugement?

Non , fans douce , Ci vous prétendez renfermer votre croyance dans le cer- cle étroit de vos lumières naturelles. Qui êtes -vous , ô Philofophe î pour vous imaginer atteindre par la raifon tout ce que Dieu peut vous enfeigner , foit fur la nature divine 5c ies per- fections infinies, foit fur l'état primi- tif , préfent ou futur du genre-humain, foit fur les confeils de la divine Pro- vidence cà l'éeard des hommes ? Con- centre dans vous même , pouvez-vous, avec un inftrument auin foible que votre efprit, connoître toutes les ver- tus qui font poflibles à l'homme avec le fecours de Dieu , mefurer tous les degrés de vertu auxquels ce même fecours le peut élever , connoî re tous les motifs qui peuvent lui infpircr i'enthoufiafme de la vertu , Se toutes les manières de la faire palfer dans (es actions ? La Religion Chrétienne

pij

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offre a notre foi un fyflême de croyance bien fupérieur à notre foible & trem- blante lumière , un fyftème que l'hom- me n'auroit jamais inventé, & nécef- faire à la réparation du genre humain, qui, par le péché , étoic déchu du pre» mier état il avoir été créé ; fyftème qui, ratifiant tour ce que la Religion & la loi naturelle difent â nos efprits, élève fur elles un ordre de vérités en- tièrement inconnues à la raifon , par rapport aux objets les plus importans, tels que la Nature incompréhenfiblo de Dieu , fa Providence & fon amour pour les hommes , Sl les forces fur- naturelles dont ils font doués pour remplir leur fublime deftination. Pour avoir droit de méprifer ce fyftème de croyance , il faudroit au moins pouvoir le renverfer.

Il eft un feul livre , dir enfuite M. RouflTeau , oaverr à tous les yeux; c'eft celui de la Nature. C'eft dans ce grand Ôc fublime livre que j'apprends à fer- vir <S<c adorer Con divin Auteur. Nul n'eft excufable de n'y pas lire , parce qu'il parle à tous les hommes une lan- gue intelligible à tous les efprits. Quand je ferois dans une lile déferte ,

DES Journaux. 341

quand je n'aurois pas vu d'autre Iiom-^ jiie que moi, que je n'aurois jamais appris ce qui s'eft fait anciennement dans un coin du Monde ^ fi j'exerce ma raifon , h je la cultive , fi j'ufe h'wn des facultés que Dieu me donne , j'ap- prendrai de moi-même d le connoître^ à l'aimer , à aimer fes œuvres j à vou- loir le bien qu'il veuCj de à remplir , pour lui plaire, tous mes devoirs fur la terre. Qu'eft-ce que tout le fçavoir des hommes m'apprendra de plus? A l'é- gard de la révélation , fi j'étois meil- leur raifonneur ou mieux inftruit, peut- être fentirois-je fa vérité, fon utilité pour ceux qui ont le bonheur de la re- connoître.

Ce que Dieu veut qu'un homme falTe 5 il ne lui fait pas dire par un au- tre homme , il le dii lui-même, il l'é- crit au fond de fou cœur,

Quand M. RouiTeau écrivoir ceci , il n'avoir pas alors le même intérêt qui lui faifoit dire dans un autre endroit , que refpric des enfans , avant l'âge de quinze ans , étoit incapable des opérations néceffiuros pour connouie la Divinité , quelque indrudlion qu'il reçue d'ailleurs d'un fage &: habile

P iij

34^ Extraits

Gouverneur. Une contradiction de plus ou de moins dans fon livre n'eft pas grand'-chofe. Mais ce qu'il im- porte d'cbfervcr , c'efi: qu'il contre- dit l'expérience de tous les fiècles , té- moins irrécufables des cultes odieux & infenfés qu'ont fuivi toutes les Na- tions, avant qu'elles marcIiafTent à la lumière de la vraie révélation ] l'exem- ple des Philofophes même, qui, avec toute l'oftentation de leur fçavoir , n'ont pas été plus fpges. Il lui eft d'ailleurs impcflible y dans fon fyftcme , de ren- dre raiion de ce penchant par qui tous hs Peuples ont été entraînés à adopter des révélations prétendues , qu'en leur préfentoit comme divines. Les Philo- fophes Payens les plus dillingués ont été bien éloignés de donner autant que lui à la raifon ; & quand ils ne le diroient pas, leurs erreurs inonftrueufes le difent afFez pour eux. M. RoufTeau nous préfente comme un ouvrage de la raiion qui ne feroit pas mcme cul- tivée , comme le fruit des réflexions d'un homme dans une Ifle déferte , &c qui n'auroit jamais vu d'autre hom- me que lui , un fyftcme de Morale in- fînimenc plus exad & plus complet

DES Journaux. 343

que tout ce que Socrate , Platon Ôc tous les anciens Philofoplies enfeignc- rent jamais là-deffus. A qui doit- il toutes ces beUes découvertes, li ce n'eft a la révélation ?

On me dit, ajoiite-t-il , qu'il falloir une révélation pour apprendre aux hommes la manière dont Dieu vouloir être fervi ; on a/lignc en preuve la dî- ver/ité des cultes bidirres qu'ils ont inf- titués ; de l'on ne voit pas que cette di- veifîté même vient de la fantaiiîe des révélations. Dès que les Peuples Te font avifés de faire parler Dieu , chacun l'a fait parler à fa mode, «Se lui a fait dire ce qu'il a voulu. Si l'on ncàz écouté que ce que Dieu dit au cœnrde l'hom- me, il nV auroit jamais eu qu'une Re- ligion fur la terre.

II falloir un culte uniforme ; je le veux bien , mais ce point étoit il donc f\ important , qu'il fallut tout l'appa- reil de la Puilîimce divine pour l'é-r rabiir ? Ne confondons pas le céré- monial de la Reli:iion avec la Reli- qion. Le culte que Dieu demande eft celui du cœur j & c.dui-là, quand il

e(l fincère , eft toujours uniforme

Quant au culte cxcciieur , s'il doit are

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344 Extraits

uniforme pour le bon ordre , c'eft pu- rement une affaiiede police : il ne fauc pas de révélation pour cela.

C'efl précifément purce qu'il y a tant de révélations faufTes chez les divers Peuples , qu'il faut bien que chez quelques-uns il y en ait de véritables. Elles ont leur raifon dan^ rinfuffifance de l'efprit humain pour connoître la manière dont Dieu veut être fervi , & dans l'autorité divine dont il a befoin pour être entraîné.

Si l'Auteur eût plus réfléchi fur la conduite des anciens Légiflateurs , qui jie prefcrivoient d'autre culte pour la Divinité, que celui que leur politique iuppofoitinfpiré par la Divinité même, & fur la facilité de tant de Peuples à recevoir des cultes bifarres , quelque opposés qu'ils fulTenr a la taifon éc à la Religion naturelle , il auroit ea conclure la néccflité d'une révélation pour la foiblefTe de la raifon humaine.

Il n'eft point vrai , comme il le fuppofe , que la Religion naturelle chez les Théiftes fsroit uniforme, quant nux fcntimens du cœur. Ceux qui philo- fopheroient cxademeut , adoreroieiic Dieu Créateur , candis que l'Auteur

DES Journaux. 345

9c Tes Diiciples, ignorant s'il a ci é l'Univers , ne lai renkoienr puJhc hommage en fa qualiré cle Crcareur. Ceux-là lai adrc(I' roienc des prières pour en obtenir des feconrs , des lu- mières , des dons : l'Aureui: diroir : ;s ne prie point Dieu . que lui KifmdnJtro.s- je ? Il n'eft pas néceffairede puaiTer plus loin cette induction.

Nul Lcgifl.iteur jufqu'ici n*a rente d'établir l'uniformité dans le culte fans le fccours d'une révélation vraie ou fauffe : jamais cette uniiormiré nes'eft introduite ni fouteiuie chez aucun Peu- ple fans l'appui de cette même révé- lation. Comment l'Auteur a t il donc pu avancer que c'eO: purement une affaire de police , d'établir hc d'entre- tenir Tuniformité du culte extérieur ? Ignore- 1- il que la Religion tient au culte chez le Peuple, &: les loix à la Religion ? Il convient lui-mcme dans fon Contraci focïal que les Légi dateurs ont été forcés d'honorer les Dieux de leur propre fagelfe , afin que les Peuples , fournis aux loix de l'État comme à celles de la Nature , obéif- fenc avec liberté , & portaffent doci-

Pv

34^ Extraits

lement ie joug cle la féliciré pubîique',^ Donc , pour enchaîner les Peuples au culte de la Religion , il a fallu que les Légiflateurs miirenc leurs décifions dans la bouche des Immortels.

Caractères de la révélation. Nous avons, dit M. RoulTeau , nois princi- pales Religions en Europe. L'une admet une feule révélation , Tautre en admet deux , & l'autre en admet trois. Cha- cune détefte , maudit les deux autres , les accufe d'aveuglement , d'endurcif- fement , d'opiniâtreté , de menfonge. Quel homme impartial ofera juger en- rr'elles , s'il n'a premièrement bien pefé leurs preuves , bien écouté leurs rai- fons ? Celle qui n'admet qu'une révéla- tion ^ eft la plus ancienne , & paroît la plus fûre \ celle qui en admet trois , e<l la plus moderne , &: paroît la plus conféquenre ; celle qui en admet deux , & rejette la troilîème , peut bien être la meilleure \ mais elle a certainement tous les préjugés contr'elle j l'inconfé- quence faute aux yeux.

L'Auteur ayant tant fait que d'é- tablir un parallèle entre le Chriftia- nifme & ie Mahométifine , il ctoit dans

ïy'Es Journaux. 347

fa f'.çon d: penfer qu'il doiiiiacà celui- ci la préférence far celui-là; ce para- doxe éroir bien digne de lui. Le Chrif- tiaiiifme eil aulîi ancien que le ivlon- dfi j la révélation dont il fe glorifie , efl la même que celle par laquelle l?s premiers hommes , dès le com- mencemenr du Monde , les Patriar- ches de tous les hommes Religieux ho- norèrent Dieu avant la naiifaiice de Jé- fus-Chrift ; avec cette différence pour- tant qu'elle eft prr.s diftin^fte , &: qu'elle s'étend à plus d'objets :clle eil la même que celle donc Fat honorée la Reli- gion Judaïque. Le Chriftianifme eu luppole la vérité ; il en eft la fin Ôc la perfection , il efi: l'accomplifTement de [qs Prophéties &c de fes figures. Ainfi l'Auteur ne peut lui préférer la Religion des Juifs comme plus an- cienne.

Si on l'envifage en lui-même , il eft encore fupérieur , foit pir la clarté de la fublimicé de fa Morale , qui d'ail- leurs s'accorde fi parf^iiremcnt avec le fens moral Se les lumières naturelles ; foie par fcs préceptes pofitifs qui rè- glent de déterminent le culte excc-

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348 Extraits

rieur ; foir enfin par les motifs qu'il préfente, lefquels font plas forts &i plus développés que dans l'économie Mofaïqne.

Si l'on fait attention à fon Auteur , Jéfas-Chrift eft un Dieu , & Moyfe n'effc qu'un grand-homme fous la direc- tion de la Divinité» Les miracles de Jéfus-Chrift furent bien plus multi- pliés : annoblis par les Prophéties qui les avoient annoncés , ils portoient en- core un caractère de bienfaifance qui lui croit propre. Quel prodige que celui de fa réfurreétion , dont un homme fenfé ne peut douter , après cette foule de iniracles , par lefquels les Apôtres 6c les premiers Chrétiens l'ont conftatée aux yeux de l'Univers ' En lui & dans rétabliffement de fa Religion fainre, les Prophéties anciennes , confignées dans des livres confervés dans leur in- tégrité , Se d'une dnie bien antérieure, fe font accomplies d'une manière fen- fible.

Si l'on jette les yeux fur l'établif- feirent du Chriftianifme , c'eft un miracle qui confirme tous les autres , puifqu'il en eft une fuite manifefte ^

DES Journaux. 349

qu'il les luppofe cvitlemmem, & que, s'il fe fCic tair ùm miracles , il feroic un miracle plus grand que tous les au- tres. Soulèvement gciicral de la parc des Peuples Idolàrres » paflionncs poi^r leurs folles , mais anciennes fuperfci- tions ; attaques des Pliilolophes entïùs d'une Icience faftueufe *, infultes Se dé- dains des beaux-efprits dont TEmpire Romain étoit alors rempli ; confpiri- tion violente des Empereurs , des Gou- verneurs (Si des Magiftrars armés contre le Chriftianifme , &c détermmés à n'eu pas lailTer fubfifler la moindre trace : la Religion a furmonté tous ces obfta- cles j & avec quelles armes ? Par une patience invincible & par la feule force de la vérité.

Aux perfécntions des Idolâtres ont fuccédé les hcré/îes , les fchifmes , les fcandales fouvent appuyé > de l'au- roricé féculière ; ôz la Religion a toujours triomphé. Or la durée per- pétuelle de l'Eglife Catholique de- puis plus de 1700 ans, malgré les a(T:iuts de toute efpèce qu'elle a ea à foLitenir au-dedaus 5c au - dehors > fans qu'on puilTe la convaincre d'iuuo-

3 5^ Extraits

vacion , ou de variation fur aucun de fes dogmes^ ni fur aucun point de fa Aloraîs 5 n'eft-elle pas toute fcuîe une preuve complerte de la divinité de (on Auteur , un fur garant de la vérité de fes promeiTes , «5c un gage certain de Tefficace route ~ puiiLjue de cette p»arole : vol/â que je fuis avec vous tous les jours jufquà la confommation des temps ?

Mais un caradlère de divinité qui fe réfléchit d'une inanicre bien Îqw- fible fur le Cliriftiainfine , c'ell c^t accord , qqii-^ liaifon qui s'y voient non - feiilemenr entre toutes fes par- ties j {qs dogmes , fes maximes , fes préceptes , mais aufl] avec les difpo- fitions économiques de l'ancien Tef- cament & de la loi de Nature , en un mot , avec loutds les révélations divines qui avoient été faites aupa- ravant , depuis le commencement du Monde.

Cette harmonie avec les révélations précédentes , ainfi que les autres ca- ractères de vérité dont nou^ venons de parler , manquant à la Religion Mahoméraue , elle n'eft appuyée fur

f)Es Journaux. 351

aucun miracle , ni fiiraucuiie prophé- tie : elle a conire elle le miiacle d>C les prophéties des deux Tcftamens : Mahomer , en l'inventant , a eu foin de raccommoder aux uiages Ô-c aux inclinations des Arabes : elle s'eft établie par la violence Ôc par la fjrce des armes. Comparez , fi vous l'ofez , Mahomer d Jéfus-Chriil: ; «Se aux Apô- tres de Jcfus-Chrift , lesOihman, les Omar , les Moavia &: autres , qui font comme les Aporres des Muful- mans y de lorfque vous aurez lu leurs débauches, leurs cruaurés , leurs per- fidies , & fur- tout la crur-Ue guerre qu'ils filent à la famille (i'Ali, dites- nous , M. Roulfeau , en faveur de qui les préjugés parlent , ou des DiTci- ples de Jéfus-Chrift , ou des Sjda- teurs de Mahomet. 7 racez nous , fi vous pouvez , un portrait aufii vrai & auffi magnifique du Légillateur des Mufulmans , que vous nous en avez ébauché un du Légifl.ueur des Chré- tiens. Approchez des Livres faints l'Alcoran *, prouvez nous , s'il eu pof- fible , que les mêmes traits de no- ble (Te , de dignité , de fageffe , de

3îi Extraits

fainretc , de magniFiceiice qui les fîgna-» lent à chaque oa^e, caraàèrifent cec cent informe , foie dans la fuite , l'or- dre & la fin des évènemens ^ foie dans la pureté des maximes Se l'héroï' cité Aq,^ fentimens ; foie dans la pro^ fondeur & l'exaditude ^i^^ connoilTan- Qt% de toute efpèce \ foit dans la piété €iQ% prières \ foie dans l'élévation & la fublimité du langage , quand le fujec \q^ exige Se les infpire ; foit dans la naïveté des traits Se le naturel des couleurs , quand il eft queftion de raconter Se de peindre \ foit dans la beauté d'un Gouvernement , Dieu fe montre a découvert le Roi d'une Nation qu'il a choifîe ; foit enfin dans la deflination de ce Peuple , donné en fpedtacîe à l'Univers , pour an- noncer Se pour préparer durant qua- tre-mille ans , par fa conftitution mê- me , Se par toutes Tes révolutions , un événement plus infigne Se un dénoue- ment unique , promis dès l'origine du Monde.

Moyens de connoitre la révélation. Apôtre de la vérité j dit M. Rouf- feau 5 qu'avez-vous donc à me dite ,

DES Journaux. 553

dont Je n^ i ^fte pas le juge.... Dieu lui- mc:me a pavlc : écoutez fa révclarion..*. C'eft autre chofe. Diea a parle î Voilà certes un grand mot. Et à qui a t-il parlé?.... lia pailéaux hommes!.... Pour- quoi donc n'en ai-je rien entendu?.... 11 a chargé d'aurres hommes de vous rendre la parole.... J'entends : ce font des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J'aimerois mieux avoir entendu Dieu lui même ^ il ne lui en auroir pas coûté davantage , & j'au^ rois été à l'abri de la fédudlion.... Il vous en a garanti , en manifeftant la milTion de fes Envoyés.... Comment cela.... ? Par dos prodiges ... Et font ces prodiges?... Dans des livres.... Et qui a fait ces livres?... Des hommes.... Et quia vu ces prodiges ?...D€S hommes qui les atteftent?... Quoi ! toujours des hommes qui me rapportent ce que d'autres hommes ont rapporté ? Que d'hommes entre Dieu de moi ! voyons toutefois , examinons , comparons , vérifions. O ! fi Dieu eût daigné me difpenfer de tout ce travail , T'en au- rois je fervi moins de bon cœur ? C'eft ainfi que s'exprime M, PvouiTcau.

3 54 Extraits

Trois chofes qu'il a diiîîmulées dé- rruifeiu toiu ce qu'il die ici. i®. La révélation particulière faite a chaque homme lui donnant droit d'en aba- fer , pour fe faire à fa mode des dog- mes Se des préceptes , il en auroic réfulté une infinité de maux , auxquels il eût éré d'autant plus difficile de remédier , qu'ils auroient eu comme le fceau de la Divinité. Que fi l'on fuppofe qu'il y eût eu des lignes cer- tains auxquels on auroit connu la vé- rité de la révélation , tout l'ordre de la Nature eût été interverti par les miracles fréquens qui auroient été en oppofition avec fes loix. Donc les ré- vélations particulières n'entroient point dans l'ordre de la Providence. 2°. C'eft fe plonger dans le Pyrrhonifme le plus extravagant , que de ne vouloir pas croire des faits tranfmis à travers les Siècles , par une multitude de témoins agités de pafTions trop différentes , pour avoir pu concerter enfemble de faire illufion d leur poftérité. 5°. L'ef- pcce de certitude qui convient au vulgaire , c'efl celle qui rcfulte des faits , pour l'examen defquels il a tou-

DES Journaux. 355

jours affez d'intelligence. L'orgi^ne des hommes a donc narurellement feuvir d'interprète à h volonté divi- ne. Mais ils n'ont été capables de faire parler Dieu , qu'autant qu'ils ont légitimé leur miiîion par des mi- racles. Or ces miracles , qui nous font parvenus par le canal de la tra- dition orale &c de la tradition écrire, exigent de nous la même foi que nous en euflions été les témoins ocu- laires.

Deux faits auxquels l'Aureur ne pourra fe dérober , vont nous don- ner la folution d'une difficulté qu'il s'eft plii à exagérer. Il eft certain que toutes les Sociétés Chrétiennes > foit de l'Orient , foit de l'Occident, quoique d'ailleurs divifées entr'elles fur beaucoup d*articles , s'accordent à reconnoître comme authentiques & exempts de toute altération plufieurs monumens de la foi , plufieurs pièces qui concernent la Religion Chrétien- ne , comme par exemple la plupart des livres de l'Ancien &c du Nouveau Teftament, le Symbole des Apôtres , celui du Concile de Nicée , Sec. Il eft encore confiant que le mcme cou-

35^ EXTRAÏTS

cerr règne entre les Juifs &c les Chré- tiens fur les livres de l'Ancien Tef- tamenr.

Mais pourquoi chercher ailleurs que dans l'Auteur même la réponfe à {qs difficultés ? N'avoue-t-il pas que la majefté des Écritures l'étonne ; que la fainteté de fÉvangile parle à fon cœur? Si on lui objedle que THiftoire de l'Évangile eft inventée à plaifir , il répond que ce n'eft pas ainll qu'on invente , 8c que les faits de Socrate , dont perfonne ne doute y font moins atteftés que ceux de Jéfus - Chrift j que d'ailleurs il feroit plus inconce- vable que plufîeurs hommes d'accord euflfent fabriqué ce livre , qu'il ne l'eft qu'un feul en ait fourni le fujet. Ja-» mais ^ ajoûre-t-il , des Auteurs Juifs n'euJJ'ent trouvé ni ce ton y ni cette AJo- raie ^ & V Evangile a des caractères de vérité Ji grands ^ fi. frap pan s ^Ji par- faitement inimitables _, que V inventeur en feroit plus étonnant que le Héros, Cec éloge magnifique , l'Auteur le termine par cette étrange réflexion : avec tout cela j ce même Evangile eft plein de chofes incroyables j de chofes qui ré^ pugnent à la raifon ,, 6* quïl eft i/n-

DES Journaux. 357

pojjihle à tout homme fcnfc de concevoir y m d'admettre.

S'il eft vrai que Jéfus-Chrifl ait enfeigné des myftèues précendus in- croyables , les Évangéliftes ont-ils dCi omettre cette partie de fon Hidoire ? S'ils avoient écrit de génie , & qu'ils fe fuiTent rendus les maîtres de leur matière , ils auroient pu fupprimer ce qui choque fi fort M. Rouifeau \ Se en ce cas ils nous auroient donné de Jéfus - ChriH: une Hiftoire bien dif- férente de celle que nous lifons. Mais en s'en tenant a ce qu'ils ont vu & entendu , que peut-on leur reprocher? L'Hiftoire de Jéfus Chrift feroit-elle plus vraie > Se [-^s Hiftoriens plus croya- bles , Cl leur Maître n'eût point ap- porté du Ciel des connoiirances au- delTus de l'intelligence des hommes y ou (i les Difciples, chargés de les ré- pandre dans le Monde , fe fuffenc bien gardés de les publier ? Ils au- roient écrit i'Hiftoire d'un Philofo- phe , & peut - ctie on les croiroit ; mais ce n'eft pas ce qu'ils avoient promis. Us s'engageoient d'écrire I'Hif- toire du Fils de Dieu , chargé de la névélation du Ciel. Elle devoit con-

35? Extraits

tenir des myflères Se des miracles. Us ont enreiidu prêcher les myftères ; ils les ont vu appuyés par des miracles :ils ont écrit ce qu'ils ont va & entendu; ils l'ont fait ians réflexions , fans com- mentaires , fans conrroverfes ; ils nous laifTent à en tirer les conféquences. Ils ont fait le devoir d'Hidoriens fidèles, & l'Antiquité ne nous en fournit poinc de plus fages.

On difpute ici aux Évangéliftes d'avoir été les organes du Saint-Efprit. L'idée qu'ils ont voulu nous donner de Jéfus-Chrifl:, eft celle d'un homme iingulier , d'un grand-homme , d'un homme irréprochable , toujours Sau- veur , toujours Législateur , toujours victime , toujours modèle , toujours homme , & cependant plus qu'un homme *, toujours Dieu , mais tel que devoit fe montrer un Dieu fait hom- me pour le falut des hommes. Dans la fimplicité de leur narration , re- marque-1- on quelque trait qui dé- figure le Héros qu'ils veulent pein- dre ? Voit -on qu'ils aient oublié le Dieu dans le détail des humiliations 6c des foibleffes dont ils ont chargé l'homme ? Ont-ils , a l'imitation des

DES Journaux. 359

Khèteurs & des Sophiftes de la Grèce, prodigue les vains éloges à la place des faits c]ui louent toujours mieux ^ &, comme s'ils euiTent craint pour la (Incérité de leurs témoif^naçies , font- ils allés au-devant de ce qui pouvoir les infirmer , par des apologies étu- diées ? S'ils eulfent été abandonnés a eux-mêmes , Ôc que d'ailleurs leur Hiftoire n'eût été qu'un Roman , ils auroient pu écrire de cette manière, plus ou moins bien , avec plus ou moins d'art , félon qu'ils auroient eu plus ou moins de génie ^ mais ce qu'il y a de bien certain, c'ell: qu'ils n'auroient pu , depuis le moment de fa nailfance jufqu'A fon apothéofe , s'il eft permis de parler ainli , foure- nir conframment le caractère de leur Héros, fans fe démentir, félon tous les attributs qu'on lui a donnés , & conformément à tous les miniflères dont on le fuppofe revécu. Ceci fur- palfe de beaucoup le génie humain, &c l'on iiQn voit aucun modèle dans les meilleurs Écrivains , tant anciens que modernes.

En voiU bien aflez pour faire voir

3^o Extraits

que, dans les endroirsoii TAuteur s'eft échappé contre la Religion , foit natu- relle , foit révélée , il n*a rien dit à quoi l'on ne puifTe très-bien répondre. Si de Tes objedions on retranche les fuppofitions fauiïes , les imputations calomnieufes, les exagérations qxcsC- fives , les faux expofés de l'état de la queflion , 5c autres adreffes des So- phiftes , les principes avancés fans preuve , les conciufîons contre les cho- ies claires de démontrées , tirées de chofes obfcures & fupérieures à no- tre intelligence , les railleries , les défis de répondre rien qui puiife con- renter un homme fenfé , le ton hardi & décifif 5 enfin fi l'on retranche tout cela de fes objeétions , il n'y re fiera plus riep.

Si nous voulons nous replier un moment fur le plan d'éducation ima- giné par M. Roufieau , nous verrons qu'Emile , ou ion Elève , n'auroit , avant l'âge de iS ans, aucime con- noiflance de Dieu , de Çon ame , ni des notions éternelles du jufte & de l'injufte , & du beau moral. Les inf- truàions qu'il recevroit enfui te fur

ces

DES Journaux. ^6i

ces grands objets lui inrpireroicnc le mépris &c raverfioii de roures les Re- ligions 5 il foLitiendroir enfuite qu'elles font autant d'inftiturions falutaires qui ont leur raifon dans le climat , dans le génie des Peuples , drtns le gouveune- ment ; & cependant il les mépriferoit en lui-même , fe contentant d'une idée abltraite de la Divinité , dont il lui importeroit peu de fçavoir fi elle ert: une, ou multipliée, créatrice de l'U- nivers , ou feulement coéternelle à la niatière. II prétendroit que les plus grands crimes font permis pour fe con- ferver la vie : il n'iroit pas feulement fe battre en duel , pour fe venger d'une infulte ; mais fans recourir aux Magiftrats , defquels , dans ce cas, il fe croiroit indépendant , il prendroic un moyen fort fimple d'empccher l'ag- greiïeur de fe vanter long-temps de l'avoir offenfé. Enfin le fondement Sc la mefure de tous (qs devoirs à l'égard des autres feroit fon feul amour-propre. Voilà , en peu de mots , ce que feroic Emile a l'éirard de la Religion &: Li loi naturelles , Se par rapport à la Re- ligion révélée-

Tome FI, Q

}6i Extraits

Emile , devenu majeur , & maître de lui-même 5 fe regarderoic comme auiîi libre de renoncer à fa Patrie qu'à la fucceflîon de fon père. Il vivroit tellement pour lui même , qu'il auroit en averfion tout emploi , toute charge utile , ou même néceffaiie à TEtat. Le Commerce 5 la Finance, la Magiftra- ture , l'état militaire , tous les emplois divers ne feroient pas de fon goût. Il ne connoîtroit d'autre bonheur que de vivre indépendant avec fa Sophie , en gagnant tous les jours par fon tra- vail de l'appétit & de la fanté. Après avoir examiné les différens Gouver- nemens qui fubfiflent , il auroit un tel mépris pour le droit politique , qu'il diroit nettement que le droit politique efi: encore à naître, Se qu'il ne fçait pas s'il naîtra jamais. Sur cette queftion : ce que c'eft qu'une loi , c^ quels font les vrais caradères de la loi ? il diroit : ce fujet eft tout neuf, ^ la détinicion de la loi eft encore à faire, La raifon de ces étonnantes maximes eft un principe qui n'eft pas moins extraordinaire. Il ne connoîtroit en conféquence pour de vraies loix

DES Journaux. 3^3

que celles qui feroient portées par la volonté générale , parce que chaque fujet a droit d'influer par îon fuffrage dans leur rédadion , félon la part qu'il a à la Souveraineté. Il tiendroit pour impoflible que les grandes Monarchies de l'Europe aient encore long-temps à durer ; 3c il auroit de fon opinion des raifons particulières. Il décideroic que le premier bien qu'un Roi bien- faifant &c fage voudroit faire aux au- tres & à lui-même , feroit d'abdiquer la Royauté. Il diroit que Jéfus-Chrift, en féparant le fyftême théoiogique du fyftcme politique , ûz que l'Etat ceiTa d'être un , & qu'il caufa les divifions inteftines qui n'ont jamais celfé d'a- giter les Peuples Chrétiens. Il ne con- noitroit rien de plus contraire à l'ef- pritfocial que le Chriftianifme même; fon vice deftrudeur feroit dans fa perfedion. Tel feroit Emile à l'égard de la Patrie , du Droit politique , des loix , des États dans lefquels il vivroit , & de l'influence de la Re- ligion fur les efprits. On voit que I5 Sauvage civilifé de M. Roufleau , aux connoilfances près , eft le même

Qi)

s 64

Extraits

que le Sauvage brute dont il a parle dans fon dïfcours fur l'inégalité des conditions : tant il eft vrai que ce Philofophe efl: confiant dans £qs idées

bifarres de fingulières.

DÉS JOUKNAUX. J,6$

EXTRAIT

D E

L' E X A M E N

DE LA CONFESSION DE FOI

DU VICAIRE SAVOYARD CONTENUE DANS ÉMILEj

Par M. B I T AUBÉ.

Xx P^^s avoir loué les tahns & le ccsur de M. Rouffeau , & oénu fur l aveugle- ment qui lui a fait employer contre la i?(?- ligïon une plume qui leroit fi propre à la rendre vidorieufe , M, Bitaubé commence par détruire Vidée ejl C Au^ teur d'Emile j que le Public gague- roic à penfer comme lui (Se (o\\ Vi- caire ).

M. R. croit-il ( dit M. B. ) que ceux qui trouvent des diHicultés dans la Religion Chrcrietine n'en trouveroient pas dans \z Diifme ? Ils y en rencoa-

Qiij

3^<^ Extraits

rreroi'ent de bien plus grandes encore, & j'ofe prendre ici à témoin M. Rouf- feaii, & lui demander s'il ne voit pas des abîmes dans la Religion naturelle ? Il convient lui-même qu'il n'a pas toujours été ferme dans fes principes j peut-il donc fe flatter de ne vaciller plus déformais , Ôc que ceux qui s'en tiendront à. Ton fyflême n'éprouveront pas les mêmes incertitudes ? Qu'il prenne garde de n'en pas trop pro- mettre au Public : car (i une fois ce Public fe bornoit à la Religion na- turelle 5 il feroit fans doute curieux de connoître les divers fentimens des Philofophes, qu'il regarderoit comme {es guides ; 5c alors il y a route ap- parence qu'il ne feroit pas fort édifié de leurs fyflèmes. Que diroit-il en voyant les uns rejetter & tourner mê- me en ridicule des argumens , que M. RoulTi^au juge avec raifon être jnconteftables ? Plufieurs ne feroient- ils pas au moins ébranlés à la vue d'un femblable combat ? N'y auroit-il pas alors, tout comme aujourd'hui , un Pu- blic incrédule ? Je ne vois donc pas que l'on gagnât beaucoup a marcher fur ks pas de M. Rouffeau 2>: de fon

DES Journaux. 3(^7

Vicaire. A Dieu ne plaife que je veuille jetter fur quelqu'un mal-â-pro- pos des foupçons d'Arhéifme. Mais il dans d'autres liècles on a abulé de cette accufation , peut-être dans celui- ci feroit-il permis de demander s'il y a beaucoup de vrais Déiftes ? En fai- fant cette queftion , je fouliaite du fontl de mon cœur , o Philofophes l d'avoir lieu de reconnoître que j'ai eu tort de la faire.

M. Roufleau continue ainii : vous fie voye:[ dans mon cxpofé que la Re- liglon naturelle ; il cjl bien étrange quil en faille une autre ! Cette rétiexioji tend-elle à blâmer Dieu , ou à niettre l'homme dans tout (on tort ? Je crois, que le choix n'eil pas douteux entra ces deux partis. Dieu auroit-il mieux fait de laiiïer l'homme dans l'abîme de fuperftition il s'étoit plongé ? S'il y a donc quelque chofe d'étrange dans la révélation, c'effc la miféricorde qui nous l'a dojmée : mais quand je confidère l'homme , j'avoue qu'il eft étrange qu'il ait corrompu la pure lumière de la raifon \ Ci brutalité m'étonne , mais elle me fait toujours mieux fentir la néccjjité d'une révc-

Qiv

3<38 Extraits

lation. Il eft donc étonnant que l'Au- teur ajoute : par connoîtrai-je cette nécejfité ? Eft-il bien poffible que l'homme puiGTe faire cette queftion y après avoir été éclairé de la lumière de i'ÉvangiIe ? C'efi: comme fi un ma- lade , miné depuis long-temps par la fièvre 5 refufoit de prendre le quinqui- na 5 Ôc diloit : par ou connoîtrai-je la néccjfité de ce remède /*

L'Auteur continue à vouloir éta-^ blir le peu de nécefîité d'une révé- lation. Alontre^-moi j dit- il , ce qu'on peut ajouter pour la gloire de Dieu ^pour le bien de la Société j & pour mon pro- pre avantage _, aux devoirs de la loi na^ turelle. Mais Ci la Religion ne prétend rien ajouter aux devoirs de la loi na- turelle que de nouveaux motifs , Ci fon principal but eft de rétablir une loi que les hommes n'avoient pas ref- peétée , fa ncceiTité fera , par cela feul » sfTez évidente. A certains égards la révélation n'ajoute prefque rien à la loi naturelle , de à d'autres elle y ajou- te beaucoup , en ce qu'elle lui don- ne comme une féconde nailTlince , & en renouvelle les traits effacés au fond ÛQS cœurs. C'e/l en vain que F Au-

Dts Journaux. 3(^9

tenr ajoure : f^oye^ le fpeciacU de la Nature ; €ccute\ la vo:x intérieure. Je reponds que les hommes ont eu des yeux & qu'ils n'ont point vu , qu'ils ont eu des oreilles & qu'ils n'ont point en- tendu,

L'Auteur pafTe à des objedions d'u- ne iucre nature. La révélation j fé- lon lui , a enfanté des contradictions abfurdes ^ & a produit Vintolérance. Quant i l'article des contradiclions ah- fur de s ^ on a déjà avec ralfon reproché à l'Auteur d'avoir de très-fauffes idées de la Religion Chrétienne ( i ). Selon le tableau qu'il en Fait , il faut qu'il n'ait confulté que des Théologiens qui C:U plus de zèle que de lumières. Que s'il s'étoit adreflé à des Théologiens raifonnables , s'il avoir lu l'exporitioii que M. Vernet , par exemple , fait de nos dogmes , expoiition fi conforme à la raifon 6^ à l'Ecriture \ ou s'il avoit attentivement médité cette Écriture , fans recourir aux commentaires hu- mains, il n'eût pas rencontré les con-

(i) Bibiiochcquc des Sciences 3c des Beaux- Arts. Tomg XVII. Vart. z.

370 Extraits

traditions qui le choquent ; il eur fans doute été contraint de furpendre- quelquefois fon jugement ^ il eût trouvé quelques difficultés ,mais non des dog- mes abfurdes.

( Pour ce qui ejl du reproche que M. Roujfeau fait à la Religion de rendre l'homme Intolérant ^ M, Bitaubé met pour un moment les Philofophes à la place des Théologiens j& fait voir que la Religion révélée nefi pas plus coupable des diffen- fions théologiques que la Religion natu- relle ne le fer oit des diffenfions des Phi- Lofophes, Il s'appuie fur V exemple de Julien, qu il prouve n avoir été qu'un perfecuteur ^ & il réfute tout ce qu'on pourroit dire au contraire. Il rapporte ici les caufes qui ^ contre l'efprit de l'Evan- gile j introduifent dans l'EgUfe Vefprit de perf^cution ).

Voici , continue M, Bitaubé j un pe- tit dialogue que je fuis obligé de trani^ crire. Confidérant cette diveTjitédefecieSj je demandois quelle efi la bonne ? Cha*

cun me répondoit : c'ejî la mienne

Et d'où lef^ave\-vous ? * . Parce que Dieu l'a dit. . . Et qui vous dit que Dieu l'a dit ? , . Mon PaJIeur qui lefcait bien. 11 y a apparence que ce dialogue s'eft tenu

DES JouaN AU X. 37f entre M. RoufTcau Se quelques payfans du village qu'illiabicoit en ce teinps-ià, ^ il n'eft pas douteux que dans les plus grandes Villes pluiieurs Chrériens ne lui euirent fait les mêmes réponfes. Mais qu'en réfulte-t-il ? C'efb qu'il y a des Chrétiens mal-inrtruics , qui ns font pas en érat de rendre raifon de leur foi ; nous en convenons ; mais peut-on en tirer une conclufion aulîî générale que fait l'Auteur, lorfqu'il die , que la méthode de celui qui fuit la bonne route , & celle de celui qui s'é- gare ^Jont la même r* Il y a différentes preuves des vérités de la Religion; les unes font de fentiment ^ les autres de raifonnement ; ces preuves font en fi grand nombre qu'à parlcc en général elles font propres à frapper toutes for- tes d'efprirs \ elles font (impies '6c clai- res \ mais elles ne fçauroient donner du fentiment a ceux qui en manquent, ni contraindre des efprits légers à en f.iire l'objet de leur méditation , ni ^w't^Ti fe rendre palpables à une ftupi- dité parfaite. On peut diftinguer trois claffes parmi les Chrétiens. La pre- mière CK compofée de gens éclairés,

Qvj

57^ Extraits

qui non-feulementconnoiflentles preii^ ves de la Religion , mais qui font encore en érac de rendre raifon de leur foi. La féconde Clafle comprend ceux qui font moins frappés de cha- que preuve particulière que de ces preuves réunies : ils ont une convic- tion parfaite , mais ils ne feront pas en état 5 autant que les premiers , de rendre raifon de leur croyance , parce qu'il faudroir entrer dans le détail de^ preuves , & que ce n'eft que leur téu- nion qui les a perfuadés. Enfin , la <iernière clafTe contient des perfonnes femblables a celles que l'Auteur in- troduit dans fon dialogue , des per- fonnes très-capables de répondre ^qu el- les croient ^ parce que Dieu Va dit ; & qu'elles fçavent que Dieu l'a dit ^ parce que leur Pajleur le leur a appris ainji» Je crois n'en pas trop dire , en avan- çant que les deux premières claiTes réunies l'emportent fur la dernière dans les pays éclairés par la réforma- tion ; car il n'eft pas étonnant que l'ignorance prédomine dans les autres , puifque l'on ne permet pas que le Peuple s'y inftruife, &: que tout tend

DES JoUKNAUX. 575

â y établir une foi aveugle. J'ajoure ici une réflexion au fujet de cette dernière clalle de Cliictiens , c'efl: qu'en fuppofnnt que les circonftances ils fe trouvent ne leur pcimilfenc pas de s'éclairer , qu'ils fulîent arrêtés par une incapacité naturelle , il e{t encore heureux qu'ils tiennent par quelque endroit à la Religion , quoi- que ce ne foit que par le lien de l'au- torité- Il vaudroit mieux fans doute que leur foi fût plus éclairée , mais du moins ne font-ils pas dans l'erreur , leur ém eft infiniment préférable à celui de ces perfi^nnes qui , par un femblable préjugé , reçoivent une fauffe Religion. De quelque manière qu'ils admettent les principes du Chriftia- nifme , toujours fentent-ils qu'ils fonc obligés d'en pratiquer les devoirs. Mais l'Auteur remarque , que leur choix eft I* effet du hajhrd y & qu'il y euroït de l'iniquité â le leur imputer. U fautobferver ici d'abord nue A , comme je le fuppofe , leur ignorance écoit invincible , Dieu ne fçauroit la punir : mais rien n'oblige à croire qu'il ré- compenfera en eux ce'te foi aveugle : au contraire^ fuivant les déciiions de

374 Extraits

rÉciriture , ils ne feront jugés que fiif Tufage qu'ils auront fait de leurs lu- mières. Quanta ceux qui font l'unique caufe de l'ignorance ils vivent , bien loin que Dieu leur prépare des récom- penfes , ils ne doivent s'atrendre qu'à des châtimens.

( A ces exclamations de M, Rouffeau contre la révélation : quoi ! toujours des témoignages humains ! que d'hommes entre Dieu de moi ! voici ce que répond r Auteur de cet examen). Je ne pourrois que repérer ici tout ce qu^on a dit de folide fur la nature de ces témoignages. L'Auteur , qui fe glorifie d'être Ci- toyen de Genève , ne fçauroit mieux faire que de lire ce que M. Vernet, fon illuftre compatriote , a écrit fur le caradère de Jéfus - Chrift & des Apôtres ( I ) ; ou , s'il craint de mul- tiplier le nombre des hommes qu'il place entre Dieu & lui y qu'il jette un œil attentif fur ces témoins eux-mêmes; que 5 dans cette caufe , il foit juge en effet 5 puifqu'il defire de l'être j qu'il

(i) Il peut aufll relire ce qu'il a lui- même icùi fur ce fujcc.

D £S JOUKN AUX. 37f

edaye de renare ces rémoins fufpects de fanatifme ou crimpofture. Il vena que de tels hommes ne fçauroient in- rerceprer les rayons de la Divinité , & qu'en employant de fembh-bles or- ganes elle fe montre prefque elle-mc- me. Sans doute que Dieu auroit pa nous faire entendre diredement la voix : mais n'y a-t-il pas beaucoup d'orgueil 3c de nonchalance à former de telles prétentions ? C'ell prefcrire à Dieu la manière dont il doit nous com- muniquer {qs grâces ^ c'eft exiger que, par une fucceflion continuelle de mira- cles 5 il dérange le cours de la Natu- re ^ c'eft en même temns vouloir ren- dre l'homme parelfeux de inacrentif :: chacun attendra patiemment, pour ado- rer l'Etre fuprcme , qu'il fe manifefte par des révélations immédiates : \z confcience , la Nature , la Religion nous parleront en vain; il faudra que Disu lui- même nous parle. H eCt clair, par toute la conduite de Dieu envers l'homme , qu'il fe propofe feulement de le réveiller & de le mettre en ac- tion 5 afin qu'il concoure à fon bon- heur : c'eft mcme le traiter avec une forte de diftindion , que de lui laiCTer

37^ Extraits

quelque chofe à faire. L'homme efl Ci hardi que , ne fe contentant pas d'unô feule révélation, il pourroit demander des manifeftations plus claires & plus fréquentes : il pourroit [de même de- meurer dans l'inadion , & exiger que Dieu , par des miracles continuels , fiéchît fa volonté au bien. Qu'eft-ce qui emptcheroit que quelque incré- dule ne vînt nous dire j que ces révé- lations font l'effet de quelque illufioii de l'efprit , oc que , pour s'alfurer de leur vérité , elles doivent être répétées ? Au-lieu que, s'il s'élève quelque dou- te au fujet de la révélation écrite ^ on eft toujours à portée de réitérer l'exa- men. Je demande encore à quel âge l'homme devroit être honoré de cette révélation ? ( Car à moins que M. Rouf- feau ne croye mériter des privilèges , je puis fuppofer , d'après fes principes, que chacun ne doit s'en rapporter à cet égard qu'A foi-même ). Seroit ce dans la jeuneflTe ? Mais on pourroit enfuite fe défier de foi : ce ne feroit donc ^uè- res que dans l'âge mûr ; mais combien d'années , l'homme a un fi grand bcfoin de frein, ne fe feront pas alors écoulées !

DES Journaux. 377

Les inciéJules font dans le cas de ceux , qui , au milieu des figues écla- tans que f-aifoir Jjfus Chriir , venoieur encore lui demander quelque miracle. La charité ne me permet pas de leur appliquer dans route Ton étendue la réponfe du Sauveur, qui , comme maî- tre des cœurs, connoilToir les plus fe- crets fentimens : c'eft à eux-mêmes a s'appliquer ce qu'ils trouveront de vrai dans cette réponfe. La nation méchante & adultère j dit-il , demande un mira-^ de : mais il ne lui en fera point donné d'autre que celui de Jonas. Car comme' Jonas fut dans le ventre de la Balène trois jours & trois nuits ^ de même le fils de r homme fera dans le fein de la terre trois jours & trois nuits. Mais fi le Sauveur croyoic pouvoir renvoyer les incrédules d'alors à un miracle qui ne devoir arriver que dans la fuite, à plus forte raifon renverroit-il les incrédules de nos jours à un miracle déjà arrivé. Car on voit , par la réponfe de Jéfus- Chrill , que , déJaignant de leur rappel- 1er tant d'autres fignes , il leur metcom- me devant les yeux fa réfurredion , qui' pouvoir feule déformais triompher de leur endurcilTcmeat : mais que dirait--

37^ Extraits

il â des incrédules, qui , après cetce ré- furredtion , lui deriianderoierrt encore quelque nouveau figne ; après cette ré- furreâ:ion arteftée, au milieu dos tour- mens , par les plus fages & les plus vertueux de tous les hommes ? ( Attef- tation bien fondée qu'elle met une forte d'égalité entre nous & ceux qui furent témoins des miracles du Sau- veur. ) La réponfe feroir fans doute plus foudroyante encore que celle qu'il hc aux incrédules de fon temps.

Mais M. RoulTeau oublie-t-il qu'une des prmcipales preuves de la vérité de la révélation eft fa conformité avec la Joi naturelle , couformiré qu'il a lui- même reconnue ? La révélation rappelle à l'homme Iqs c^rands principes qu'il avoir mis en oubli , elle renforce la voix de fa confcience : à cet égard il n'y a pas plus de diftance entre Dieu & le Chrétien , qu'il n'y en a entre cet Etre fuprème &c le Déïfte ; cette multitude d'hommes qui allaimoit l'Auteur , difparoît ici , pour céder la place au langage de la confcience ôc de la Na- ture.

Enfin je ferai encore une confidé- ration , c'eft qu'avant la venue de Jéfus-

DES Journaux. 379

Chrift, les Philofophes du Paganifme fe plaignoienr roiivent des nuages qui leur interceptoient la Divinité. Plaçons M. RoufTeau au milieu de ces Philo- fophes ; eûc-il été plus éclairé qu'eux ? Ne fe fût-il pas plus d'une fois écrié : quel éloignement entre Dieu & moi ! Au- jourd'hui , aidé plus qu'il ne croit des lumières de la révélation , il voit clai- rement Dieu dans la Nature , mais il tourn-e en quelque forte ces lumières contre Dieu même y content de l'a- voir vu dans {es Ouvrages, il refufe ^e le voir lorfqu'il fe montre de plus près :que d'hommes j dic-ii , entre Dieu & moi !

Je conclus de toutes ces réflexions que 5 de quelque manière que l'on en- vifage ces objedions de l'Auteur y elles pofent fur des principes faux , &c con- duifent au Pyrrhonifme le plus outré» Je l'ai déjà dit : fi l'on veut abfolumenc recufer tout témoignage humain, il ne feroit peut-ccre pas inipollible que , dans le cas d'une révélation immédiate, il n'y eût des incrédules qui en vinlTenc à recufer leur propre témoignage : car ce feroit toujours à certains é<^ards un témoign.^^e humain. Quand donc M,

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RoLilTeaii s'écrie : que d'hommes entre Dieu & moi ! on convient que nous ne femmes pas honorés d'une révéla- tion immédiate ^ mais ce n'ell point la proprement le voile qui lui dérobe la Divinité : on pourroit lui dire à plus jufte titre ; que de préjuges entre Dieu & vous ! Voilà le feul mur qui vous fépare de l'Être fuprème , de qu'il vous faut abattre*

( ^près avoir fuivi M. Roujfeau dans f examen ou , pour dijjiper ces préju^ gis y cet Ecrivain par oît vouloir entrer :^ Voyons, dit M. Bitaubé Jur les mira-* des y quels feroient ceux qui triomphe- roienc de fon incrédulité. // reconnoU tra j dit-il , V Auteur de la Nature ^ fi quelqu'un ordonne du Soleil de changer fa courfc ^ aux étoiles de former un autre arrangement ^ aux montagnes de s*appla* nir _, aux flots de s élever ^ à la terre de prendre un autre afpecl. C'eft-â- dire que, pour opérer en lui la foi , il faudroic que Dieu bouleverfât toute la Nature, que le Soleil & les étoiles prillent des routes entièrement oppofécs , que la terre changeât de forme : c'eft-à-dire que , pour convaincre quelques incré- dules 3 qui cependant ne font que Cxq^

DES JOURN AUX. jSl hommes , ( erres que M. Roufleau ne fait pas profeflîon d'eftimer beaucoup , ôc pour lefquels il vient de témoigner tant de mépris, en les jugeant indignes a être les organes des volonrcs divi- nes ) , pour les convaincre, dis-je , il faudra renverfer le Ciel Se la terre , caufer un ébranlement général , au jifquô de tout détruire. Voilà en vé- rité des prétentions bien modeftes , & les incrédules donnent de belles leçons à la Divinité ! Ses miracles font pour l'ordinaire des miracles d'amour ôc de bienfaifance : mais malheureufcment ils font de nature à ne pas influer fur les étoiles, à ne pas confondre tous les élémens ; par conféquent ils s'opèrent ici-bas , quelquefois fans doute dans des charnières j lorfque les circonftances le demandent, mais fouvent aufli à la vue de la plus grande partie des habi- tans d'une Ville :- de tels miracles, dis-je , ne fçauroient frapper les pré- rendus efprits-forts. Si Dieu les avoic confultés , il auroit opéré des prodiges d'une route autre elpèce , des prodi- ges qui , fans doute , auroient annon- cé le plus cruel tyran , mais qui du fnoins auroient triomphé de l'endur-

381 Extraits

cilTement des incrédules. C'eft ce qu'ils prccendent : mais fLippofons que Dieu «ût fair de tels prodiges , je demande s'ils en croiroient le témoienage hu- main, &: s'ils ue s'écrieroient pas tou- jours : que cC hommes entre Dieu & moi! Car quelque grandes que foienr leurs prétentions , je ne penfe pas qu'ils aient le front d'exiger que Dieu ré- pète à chaque inftant de femblables iriiracles , &: que la Nature entière foie fans cefTe bouleverfée. Il.faudroit donc, bien que cette condition leur paroilfe fort dure , qu'ils s'en rapportalTent au témoignage humain. Mais c'eft bien alors qu'ils rrouveroient des raifons propres à renverfer ce témoignage. De quelles apoftrophes n'accableroient-ils pas l'homme dont ils font fi peu de cas ! «' Quoi ! diroient-ils , eft-il vrai- -y-) femblable que Dieu ait fait jouer de 5> fi grands refTorts pour opérer le falut »> d'une fi chétive créature ? Homme » foible ! Connois-ton néant , rentre « dans la pouflière ; laifTe en repos les » étoiles , & ne t'ingcre pas à troubler j> leur cours ». Combien ne fe ré* crieroienr-ils pas encore fur la cruau- té de l'Etre qui auroit opéré de tels

DES Journaux 3S3

.prodiges ! Eit-ce là, cliroient-ils, ce maître qu'on nous peint fi miféricor- cîieiix ? Il brife & détruit fans pitié {on Ouvrage. Je crois trop en lui pour croire à des miracles fi peu dignes de

fcs perfections. N'avoit-il pas quelque moyen plus doux pour faire naître la^ foi fur la terre ? Ses miracles doivent être des miracles de charité. C'eft ce que vous diriez alors , ô incrédules î éc c'eft ce que vous dit en vain notre bouche.

( Nous terminons cet extrait ^ par une inconfcquence que M. Bitaubé relève^ à la

fin de fon examen _, dans la conduite du Gouverneur d' Emile ).... M. R. a beau recommander à (on Elève d'examiner tout par lui-même. Emile l'auroic peut- être fait avec fucccs , fi on avoit laiifé a fa raifon la mcme liberté qu'on lui avoit accordée dans des occafions beaucoup moins importantes : mais il eft alTez na- turel qu'Emile penfe que ce n'eft pas fans fondement que fon maître a changé de méthode;&:que,ne lui ayant pas infinué, dans d'autres cas, le parti qu'il devoit embrafTer, il falloit qu'il fût ici bien fur de fon fait pour réfléchir à fa place : ainfi en fuppofant qu'Emile entre dans

3S4EXTRÀITS DES Journaux.

l'examen des différentes Religions, M. R. a déjà mis plufieurs poids dans la ba- lance qui feront pencher laraifon defon Élève vers le Pyrrhonifme. Voilà donc encore une petite inconféquence dans la conduite du Gouverneur , inconféquen- ce qui femble trahir le deifein fecret de gagner un Profelyte. Ce feroit en vain qu'il diroit qu'Emile , élevé comme il Teft , ne fe conduira pas dans cette oc- cafion comme d'autres feroient à fa pla- ce ; car avec cet échapatoire M. Rouf- feaii ponrroit juftifier toutes les fautes qu'il auroit commifes dans le cours de cette éducation, & il a en effet allégué cette raifon en plufieurs rencontres. Il feroit fort commode pour le Gouver- neur de faire des faux-pas, & de fe re- pofer enfuite fur la vertu de fon Élève. Seroit-ce le moyen de produire une éducation parfaite ?Etfi ledifciple re- médie fî fûrement à tous les inconvé- niens l'expofe fon Gouverneur , ne pourroit-il pas alors fe pafler de lui , & achever feul fon éducation , avec plus de fuccès que fi l'imprudent Gouver- neur continuoit d'y préfider.

FIN.