•*■•* ■■,,.•■'•••.■• ■••■•*" *r ::»:•■ *: -r ,.--': v w. •,.'••. . ."■

p- - 1*- V, •■••■• "'.• Y ' ■' * -"• - - * ' ■' '

•■ ; •'■■' 7 :•:•'" : : "***■>.' •■• •:•*/?*• ' ••.4' -.1-: ' ' •■ '•-..- ^ *- ?

: .'*■.;'••>"'■' «•* v- -' ':-••"•: . ■•■••■"• * . ''--i; '■ /*'-:"■'.. '.V 5

» i .' •• . . •■ h . . ••_ » '.*-♦.•.♦. - •••

-:• * •»•* •••_ "^--- . ^ ■" - ' -^ " ^ . ••. •••':•■ •*-'i.-r.

î.";.

' •-;.■■ ::*'• V ■■■'•■*' :* *•..*••• :-••••'• '■■■•*.»• » •• > '"■^•- '•' * •'.'. '.'/'■ *.;•. '* *::-'-'-. ••'••S'^i.ï »• ■••.♦••ri'-" i*"':-'*- : "** ' .••"

••.•'••:-«••"» <•

E*#%*.'- •>■•/'..:• "*-»^i' ~;.'-..' ■■'■■.•>-'-58 ..■■■•••■"-.>.'■ ■*■'."•'•'■•• ■*■■'■'■ "*■'' '-ï * " '■;.*■# i " fs V U d'/of OTTAWA _ . _ . . v^.;.->

•... ^-;;ft-i.;:A-;^;fe^vr'%^ ,^'v;":- ■;■•;/;*'•■ -S^

* i •• •«• i ... * «»....> -# ..* ...??•• .-■•*■* •-••. ■■• ••

ffi lu

OEUVRES

DE

J. J. ROUSSEAU.

TOME XIX.

DE L'IMPPJMERIE DE P. DIDOT L'AINE,

CHEVALIER DE l'oRPRF. r.O*'AL DE SAINT-MICHEL , IMPRIMEUR DU ROI.

OEUVRES

DE

J J ROUSSEAU

CORRESPONDANCE.

TOME III.

PARIS,

CHEZ E. A. LEQUIEN, LIRRAIRE,

RUE DES NOYERS, 4$. M DCCC XXII.

Digitized by the Internet Archive

in 2011 with funding from

University of Toronto

£o 30

http://www.archive.org/details/oeuvresj19rous

CORRESPONDANCE.

/f78. - A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.

Motiers, le 3 septembre 1764.

J'apprends avec plus de chagrin que de surprise l'accident qui vous a forcé d oter à votre second en- fant sa nourrice naturelle. Ces refus de lait sont assez communs ; mais ils ne ^sont pas tous sur le compte de la nature, les mères pour l'ordinaire y ont bonne part. Cependant , en cette occasion , mes soupçons tombent plus sur le père que sur la mère. Vous me parlez de ce joli sein en époux jaloux de lui conser- ver toute sa fraîcheur, et qui, au pis aller, aime mieux que le dégât qui peut s'y faire soit de sa façon que de celle de l'enfant: mais les voluptés conjugales sont passagères, et les plaisirs de l'amant ne font le bon- heur ni du père ni de l'époux.

Rien de plus intéressant que les détails des pro- grès de Sophie. Ces premiers actes d'autorité ont été très bien vus et très bien réprimés. Ce qu'il y a de plus difficile dans l'éducation, est de ne donner aux pleurs des enfants ni plus ni moins d'attention qu'il n'est nécessaire. Il faut que l'enfant demande, et non qu'd commande; il faut que la mère accorde souvent mais qu'elle ne cède jamais. Je vois que Sophie sera très rusée; et tant mieux, pourvu qu'elle ne soit ni capricieuse ni impérieuse; mais je vois qu'elle aura grand besoin de la vigilance paternelle et maternelle,

XIX.

r

2 CORRESPONDANCE.

et de l'esprit de discernement que vous y joignez. Je sens, au plaisir et à l'inquiétude que nie donnent toutes vos lettres, que le succès de l'éducation de cette chère enfant m'intéresse presque autant que vous.

479. A MADAME LATOUR.

Au Champ-du-Moulin, le 9 septembre 176 j

J'ai reçu toutes vos lettres, chère Marianne; je sens tous mes torts ; pourtant j'ai raison. Dans les tra- cas où je suis, l'aversion d'écrire des lettres s'étend jusqu'aux personnes à qui je suis forcé de les adres- ser, et vous êtes, en pareil cas, une de celles à qui je me sens le moins disposé décrire. Si ce sont abso- lument des lettres que vous voulez, rien ne m'excuse; mais si l'amitié vous suffit, restez en repos sur ce point. Au surplus, daignez attendre, je vous écrirai quand je pourrai.

Mille choses , je vous supplie , au papa , s'il est en- core auprès de vous.

480. A M. DU PEYROU.

12 septembre 1764-

Je prends le parti, monsieur, suivant votre idée, d'attendre ici votre passage : s il arrive que vous alliez à Cressier, je pourrai prendre celui de vous y suivre , et c'est de tous les arrangements celui qui me plaira le plus. En ce cas-là j'irai seul, c'est-à-dire, sans ma- demoiselle Le Vasseur, et je resterai seulement deux ou trois jours pour essai , ne pouvant guère m 'éloigner

ANNE F Iy64. 3

en ce moment plus long-temps d'ici. Je comprends, au temps que demande Ja dame Guinchard pour ses pré- paratifs, quelle méprend pour un Sybarite. Peut-être aussi veut-elle soutenir la réputation du cabaret de Cressier; mais cela lui sera difficile, puisque les plats quoique bons, n'en font pas la bonne chère, et qu'on n y remplace pas l'hôte par un cuisinier. Vous aurez à Monlezi un autre hôte qui n'est pas plus facile à rem- placer, et des hôtesses qui le sont encore moins. Mon- lezi doit être une espèce de mont Olympe pour tout ce qui lhabite en pareille compagnie. Bonjour, mon- sieur : quand vous reviendrez parmi les mortels n oubliez pas, je vous prie, celui de tous qui vous honore le plus, et qui veut vous offrir, au lieu d'en- cens, des sentiments qui le valent bien.

48i. —AU MÊME.

Ce dimanche matin. (Septembre 1764. )

Mon état met encore plus d'obstacle que le temps à mou départ. Ainsi j'abandonne, pour le présent, mon premier projet de voyage, qui ne me permettroit pas détre ici de retour à la fin du mois, ce qu'il faut ab- solument; mais, au lieu de cela, je prendrai le parti de descendre à Neuchâtel, et d'y passer quelques jours avec vous; ainsi, vous pouvez, si vous y des- cendez, me prendre avec vous, ou nous descendrons séparément, toujours en supposant que mon état le permette.

Je fais mille salutations et respects à tous les habi- tants et habitantes de Monlezi. Je ne dois entrer pour

r.

I CORRESPONDANCE.

rien dans l'arrangement de voyage de M. Chaillet, parceque je ne prévois pas pouvoir descendre aus- sitôt que lui. Madame Boy de La Tour me charge de lui marquer, de même qu'à madame, l'empressement qu'elle a de les voir ici. Elle leur fait dire aussi, pour nouvelle, que madame de Froment est arrivée hier à Colombier. Nous verrons votre besogne quand nous nous verrons; et c'est surtout pour en conférer en- semble que je veux passer deux ou trois jours avec vous. J'écris si à la hâte, que je ne sais ce que je dis, sinon quand je vous assure que je vous aime de tout mon cœur.

Le portrait est fait, et on le trouve assez ressem- blant; mais le peintre n'en est pas content.

482. A M. D'IVERNOIS.

Motiers, le i5 septembre 1764.

La difficulté, monsieur, de trouver un logement qui me convienne me force à demeurer ici cet hiver ; ainsi vous m'y trouverez à votre passage. Je viens de recevoir, avec votre lettre du 1 1 , le mémoire que vous m'y annoncez : je n'ai point celui de E à G, et je n'ai aucune nouvelle de C, ce qui me confirme dans l'opinion j'étois sur son sort.

Je suis charmé, mais non surpris, de ce que vous me marquez de la part de M. Abauzit. Cet homme vé- nérable est trop éclairé pour ne pas voir mes inten- tions , et trop vertueux pour ne pas les approuver.

Je sa vois le voyage de M. le duc de Randan : deux carrossées d'officiers du régiment du Roi, qui l'ont ac

\nm:i: 1764. 5

compagne, et qui me sont venus voir, m'en ont dit les détails. On leur avoit assuré à Genève que j'étois un loup-garou inabordable. Ils ne sont pas édifiés de ce quon leur a dit de moi dans ce pays-là.

J'aurai soin de mettre une marque distinctive aux papiers qui me viennent de vous; mais je vous avertis que , si j'en dois faire usage , il faudra qu'ils me res- tent très long-temps , aussi bien que tout ce qui est entre mes mains et tout ce dont j'ai besoin encore. Nous en causerons quand j'aurai le plaisir de vous voir, moment que j'attends avec un véritable empres- sement. Mes respects à madame d'Ivernois et mes sa- lutations à nos amis. Je vous embrasse.

Je crois vous avoir marqué que j'avois ici la haran- gue de M. Chouet.

483. A M. DU PEYROU.

Le 17 septembre 1764.

Le temps qu'il fait, ni mon état présent ne me per- mettent pas, monsieur, de fixer le jour auquel il rne sera possible d'aller à Cressier. Mais s'il faisoit beau et que je fusse mieux, je tâcherois, d'aujourd'hui ou de demain ,en huit , d'aller coucher à Neuchâtel ; et de si votre carrosse étoit chez vous, je pourrois , puisque vous le permettez, le prendre pour aller à Cressier. Mon désir d'aller passer quelques jours près de vous est certain ; mais je suis si accoutumé à voir contrarier mes projets, que je n'ose presque plus en faire; toutefois voila le mien quant à présent, et, s'il arrive que j'y renonce, j'aurai sûrement regret de

I) CORRESPONDANCE.

n'avoir pu l'exécuter. Mille remerciements, monsieur,

i t salutations de tout mon cœur.

Je ne comprends pas bien, monsieur, pourquoi vous avez affranchi votre lettre. Comme je n'aime pas pointiller, je n'affranchis pas la mienne. Quand on s'écarte de l'usage, il faut avoir des raisons ; j'en a mois une, et vous n'en aviez point que je sache.

484. —A M. DANIEL ROGLIN.

Motiers, le 22 septembre 1764

Je suis vivement touché, très cher papa , de la perte que nous venons défaire; car, outre que nul événe- meut dans votre famille ne m'est étranger, j'ai pour ma part à regretter toutes les bontés dont m honoroit M. le banneret. La tranquillité de ses derniers mo- ments nous montre bien que 1 horreur qu'on y trouve est moins dans la chose que dans la manière de l'en- visager. Une vie intégre est à tout événement un grand moyen de paix dans ces moments-là , et la sérénité avec laquelle vous philosophez sur cette matière vient autant de votre cœur que de votre raison. Cher papa , nous n'abrégerons pas , comme le défunt , notre car- rière à force de vouloir la prolonger ; nous laisserons disposer de nous à la nature et à sou auteur, sans troubler notre vie par l'effroi de la perdre. Quand les m mx ou les ans auront mûri ce fruit éphémère, nous le laisserons tomber sans murmure ; et tout ce qu il peut arriver de pis en toute supposition est que nous cesserons alors, moi d'aimer le bien, vous d'en faire.

ANNKK 1764. 7

485. - A M. DE CHAMFORT.

Motiers, le 6 octobre 1 j64-

Je vous remercie, monsieur, de votre dernière pièce * et du plaisir que m'a fait sa lecture. Elle décide le talent quannonçoit la première, et déjà 1 auteur m inspire assez d'estime pour oser lui dire du mal de son ouvrage. Je n'aime pas trop qu'à votre âge vous fassiez le grand-père, que vous me donniez un intérêt si tendre pour le petit-fils que vous n'avez point, et que, dans une épître vous dites de si belles choses, je sente que ce n'est pas vous qui parlez. Evitez cette métaphysique à la mode, qui depuis quelque temps obscurcit tellement les vers francois qu'on ne peut les lire qu'avec contention desprit. Les vôtres ne sont pas dans ce cas encore; mais ils y tomberaient si la différence qu'on sent entre votre première pièce et la seconde alloit en augmentant. Votre épître abonde, non seulement en grands sentiments, mais en pensées philosophiques, auxquelles je reprocherais quelque- fois de 1 être trop. Par exemple, en louant dans les jeunes gens la foi qu'ils ont et qu'on doit à la vertu, croyez-vous que leur faire entendre que cette foi n est qu'une erreur de leur âge soit un bon moyen de la leur conserver? Il ne faut pas, monsieur, pour pa- raître au-dessus des préjugés, saper les fondements de la morale. Quoiqu il n y ait aucune parfaite vertu sur la terre, ilny a peut-être aucun homme qui ne

Epître d'un père h son fils sur la naissance d un pclit-fiU. Elle fait partie des OEuvres de i'A\.rl,Ac<

°* CORRESPONDANCE,

surmonte ses penchants en quelque chose, et qui par conséquent n'ait quelque vertu; les uns en ont plus les autres moins : mais si la mesure est indéterminée \ est-ce à dire que la chose n'existe point3 C'est ce' qu'assurément vous ne croyez point, et que pourtant vous faites entendre. Je vous condamne, pour ré- parer cette faute, à faire une pièce vous prouverez que, malgré les vices des hommes, il y a parmi eux des vertus, et même de la vertu, et qu'ily en aura tou- jours. Voilà, monsieur, de quoi s élever à la plus haute philosophie. Il y en a davantage à combattre les préjugés philosophiques qui sont nuisibles qu'à com- battre les préjugés populaires qui sont utiles. Entre- prenez hardiment cet ouvrage; et, si vous Je traitez comme vous le pouvez faire, un prix ne sauroit vous manquer *.

En vous parlant des gens qui m accablent dans mes malheurs et qui me portent leurs coups en secret, jétois bien éloigné, monsieur, de songer à rien qui eût le moindre rapport au parlement de Paris. J'ai pour cet illustre corps les mêmes sentiments qu'avant ma disgrâce, et je rends toujours la même justice à ses membres, quoiqu'ils mêlaient si mal rendue. Je veux même penser qu'ils ont cru faire envers moi leur devoir d'hommes publics; mais c'en étoit un pour eux de mieux l'apprendre. On trouverait difficilement un fait le droit des gens fut violé doutant de manières : mais quoique les suites de cette affaire m'aient plongé dans un gouffre de malheurs d je ne sortirai de ma

' Chamfort avoit envoyé son epître au concours pour le pris de poésie i-iopose' par l'Académie Françoise.

ANNÉE 17 G4- 9

vie, je n'en sais nul mauvais gré à ces messieurs, Je sais que leur but n'étoit point de me nuire, mais seu- lement d'aller à leurs fins. Je sais qu'ils n'ont pour moi ni amitié ni haine, que mon être et mon sort est la chose du monde qui les intéresse le moins. Je me suis trouvé sur leur passage comme un caillou qu'on pousse avec le pied sans y regarder. Je connois à peu près leur portée et leurs principes. Ils ne doivent pas dire qu'ils ont fait leur devoir, mais qu'ils ont fait leur métier.

Lorsque vous voudrez m'honorer de quelque témoi- gnage de souvenir et me faire quelque part de vos tra- vaux littéraires , je les recevrai toujours avec intérêt et reconnoissance. Je vous salue , monsieur, de tout mon cœur.

486. A M. DU PEYROU.

Le 10 octobre 1764.

Traité historique des plantes qui croissent dans la Lor- raine et les Trois-Evèchés ; par M. P. J. Buchoz, avocat au parlement de Metz, docteur en médecine, etc.

Cet ouvrage, dont deux volumes ont déjà paru, en aura vingt m-8°, avec des planches gravées.

J'en étois ici, monsieur, quand j ai reçu votre docte lettre; je suis charmé de vos progrès; je vous exhorte à continuer; vous serez notre maître, et vous aurez tout l'honneur de notre futur savoir. Je vous conseille pourtant de consulter M. Marais sur les noms des plantes, plus que sur leur étymologie; car asphodelos, et non pas asphodeilos , n'a pour racine aucun mot qui

1») COItKKSPONDANCE.

signifie ni mort, ni herbe, mais tout au plus un verbe, qui signifie^ tue., parcequeles pétales de l'asphodèle ont quelque ressemblance à des fers de piques. Au reste, j'ai connu des asphodèles qui avoient de lon- gues tiges, et des feuilles semblables à celles des lis. l'eut-être faut-il dire correctement : du genre des aspho- dèles. La plante aquatique est bien nénuphar, autre- ment nymphœa, comme je disois. Il faut redresser ma faute sur le calament, qui ne s'appelle pas en latin ca- famentum, mais calament ha, comme qui diroit belle menthe.

Le temps, ni mon état présent, ne m'en laissent pas dire davantage. Puisque mon silence doit parler pour moi, vous savez, monsieur, combien j'ai à me taire.

487.— A M. MARTEAU.

Motiers, le 14 octobre 1764.

J'ai reçu, monsieur, au retour dune tournée que j'ai faite dans nos montagnes, votre lettre du 4 août et l'ouvrage que vous y avez joint. J'y ai trouvé des sentiments, de l'honnêteté, du goût; et il m'a rap- pelé avec plaisir notre ancienne connoissance. Je ne voudrois pourtant pas qu'avec le talent que vous pa- roissez avoir, vous en bornassiez l'emploi à de pa- reilles bagatelles.

Ne songez pas, monsieur, à venir ici, avec une femme et douze cents livres de rente viagère pour toute fortune. La liberté met ici tout le monde à son aise; le commerce qu'on ne gêne point y fleurit; on

\ NUÉE I 7^4- i i

v a beaucoup d'argent et peu de denrées : ce n'est pas le moven d'y vivre à bon marché. Je vous conseille aussi de bien songer, avant de vous marier, à ce que vous allez faire. Une rente viagère n'est pas une grande ressource pour une famille. Je remarque d ail- leurs que tous les jeunes gens à marier trouvent des Sophies; mais je n'entends plus parler de Sophies aussitôt qu ils sont mariés.

Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

488. A M. LALIAUD.

Motiers, le 1 4 octobre 1764.

Voici, monsieur, celle des trois estampes que vous m'avez envoyées qui , dans le nombre des gens que j'ai consultés, a eu la pluralité des voix. Plusieurs ce- pendant préfèrent celle qui est en habit françois , et l'on peut balancer avec raison , puisque l'une et l'autre ont été gravées sur le même portrait, peint par M. de La Tour. Quant à l'estampe le visage est de profil, elle n'a pas la moindre ressemblance : il paroît que celui qui l'a faite ne m'avoit jamais vu , et il s'est même trompé sur mon âge.

Je voudrais, monsieur, être digne de l'honneur que vous me faites. Mon portrait figure mal parmi ceux des grands philosophes dont vous me parlez : mais j ose croire qu'il n'est pas déplacé parmi ceux des amis de la justice et de la vérité. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

12 COHRKSPONDANCIi.

489 - A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG .

Motiers , le 1 4 octobre 1 y64-

C'est à regret, prince, que je me prévaux quelque- fois des conditions que mon état et la nécessité plus que ma paresse, m ont forcé de faire avec vous. Je vous écris rarement; mais j'ai toujours le cœur plein de vous et de tout ce qui vous est cher. Votre con- stance à suivre le genre de vie si sage et si simple que vous avez choisi, me fait voir que vous avez tout ce qu'il faut pour l'aimer toujours; et cela m'attache et m'intéresse à vous, comme si j étois votre égal, ou plutôt comme si vous étiez le mien; car ce n'est que dans les conditions privées que l'on connoît l'amitié.

Le sujet des deux épitaphes que vous m'avez en- voyées, est bien moral : la pensée en est fort belle; mais avouez que les vers de l'une et de l'autre sont bien mauvais. Des vers plats sur une pinte pensée, font du moins un tout assorti; au lieu qu'à mal dire une belle chose, on a le double tort de mal dire et de la gâter.

Il me vient une idée en écrivant ceci : ne sériez- vous point l'auteur d'une de ces deux pièces? cela seroit plaisant, et je le voudrois un peu. Que n'avez- vous fait quatre mauvais vers, afin que je pusse vous le dire, et que vous m'en aimassiez encore plus!

ANNÉE 1764. l3

49o. -A M. DE LATOUR.

Motiers, le 14 octobre 1764.

Oui, monsieur, j'accepte encore mon second por- trait. Vous savez que j'ai fait du premier un usage aussi honorable à vous qu'à moi et bien précieux à mon cœur. M. le maréchal de Luxembourg daigna l'ac- cepter : madame la maréchale a daigné le recueillir. Ce monument de votre amitié, de votre générosité , de vos rares talents, occupe une place digne de la main dont il est sorti. J'en destine au second une plus hum- ble, mais dont le même sentiment a fait choix. Il ne me quittera point, monsieur, cet admirable portrait qui me rend en quelque façon l'original respectable ; il sera sous mes yeux chaque jour de ma vie; il parlera sans cesse à mon cœur; il sera transmis après moi dans ma famille : et ce qui me flatte le plus dans cette idée est qu on s'y souviendra toujours de notre amitié.

Je vous prie instamment de vouloir bien donner a M. Le Nieps vos directions pour l'emballage. Je trem- ble que cet ouvrage, que je me réjouis de faire admirer en Suisse, ne souffre quelque atteinte dans le trans- port.

491— A M. LE KIEPS.

Motiers, le i4 octobre 1764.

Puisque, malgré ce que je vous avois marqué ci- devant, mon bon ami, vous avez jugé à propos de recevoir pour moi mon second portrait de M. de La Tour, je ne vous en dédirai pas. L'honneur qui! m'a

l4 CORRESPONDANCE,

fait, l'estime et Famitié réciproque, la consolation que je reçois de son souvenir dans mes malheurs , ne me laissent pas écouter dans cette occasion une déli- catesse qui, vis-à-vis de lui, seroit une espèce d'ingra- titude. J'accepte ce second présent, et il ne m'est point pénible de joindre pour lui la reconnoissance à l'attachement. Faites -moi le plaisir, cher ami, de lui remettre l'incluse, et priez -Je, comme je fais, de vous donner ses avis sur la manière d'emballer et voitu- rer ce bel ouvrage, afin qu'il ne s'endommage pas dans le transport. Employez quelqu'un d'entendu pour cet emballage, et prenez la peine aussi de prier MM. Rougemont de vous indiquer des voituriers de confiance à qui l'on puisse remettre la caisse pour qu'elle me parvienne sûrement, et que ce qu'elle con- tiendra ne soit point tourmenté. Comme il ne vient pas de voituriers de Paris jusqu'ici , il faut l'adresser, par lettre de voiture, à M. Junet, directeur des postes à Pontarlier, avec prière de me la faire parvenir. Vous ferez, s'il vous plaît,. une note exacte de vos débour- sés, et je vous les ferai rembourser aussitôt. Je suis impatient de m'honorer en ce pays du travail d'un aussi illustre artiste, et des dons d'un homme aussi vertueux.

Le mauvais temps ne me permit pas de suivre cet été ma route jusqu'à Aix, pour une misérable scia- tique dont les premières atteintes, jointes âmes autres maux, mont fort effrayé. Je vis à Thonon quelques Genevois, et entre autres celui dont vous parlez; et en ce point vous avez été très bien informé, mais non sur le reste, puisque nous nous séparâmes tou^

ANNÉE 1764. l5

fort contents les uns des autres. M. D. a des défauts qui sont assez désagréables; mais c'est un honnête homme , bon citoyen , qui , sans cagoterie , a de la reli- gion, et des mœurs sans àpreté. Je vous dirai qu'à mon voyage de Genève , en 1 754 , il nie parut désirer de se raccommoder avec vous ; mais je n'osai vous en par- ler, vovant l'éloignement que vous aviez pour lui : cependant il me seroit fort doux de voir tous ceux que j'aime s'aimer entre eux.

Après avoir cherché dans tout le pays une habita- tion qui me convînt mieux que celle-ci, j'ai partout trouvé des inconvénients qui m'ont retenu, et sur les- quels je me suis enfin déterminé à revenir passer l'hiver ici. Bien sûr que je ne trouverai la santé nulle part, j'aime autant trouver ici qu'ailleurs la fin de mes misères. Les maux, les ennuis, les années qui s'accu- mulent me rendent moins ardent dans mes désirs, et moins actif à les satisfaire; puisque le bonheur n'est pas dans cette vie , n'y multiplions pas du moins les tracas.

ISous avons perdu le banneret Roguin, homme de grand mérite , proche parent de notre ami , et très re- gretté de sa famille, de sa ville, et de tous les gens de bien. C'est encore , en mon particulier, un ami de moins; hélas ! ils s'en vont tous, et moi je reste pour survivre à tant de pertes et pour les sentir. Il ne m'en demeure plus guère à faire, mais elles me seroient bien cruelles. Cher ami , conservez- vous.

l6 CORRESPONDANCE.

492. —A M. MOULTOU.

Motiers, le i5 octobre 1764.

Voici la lettre que vous m'avez envoyée. Je suis peu surpris de ce quelle contient, mais vous paroissiez avoir une si grande opinion de celui à qui vous vous adressiez, qu il peut vous être bon d'avoir vu ce qu'il en étoit.

Vous songez à changer de pays ; c'est fort bien fait , à mon avis ; mais il eût été mieux encore de commen- cer par changer de robe , puisque celle que vous por- tez ne peut plus que vous déshonorer. Je vous ai- merai toujours, et je n'ai point cessé de vous estimer; mais je veux que mes amis sentent ce qu'ils se doi- vent, et qu ils fassent leur devoir pour eux-mêmes aussi bien qu'ils le font pour moi. Adieu, cher Moul- tou ; je vous embrasse de tout mon cœur.

493. - A M. DELEYRE.

Motiers, le 17 octobre 1764.

J'ai le cœur surchargé de mes torts, cherDeleyre; je comprends par votre lettre qu'il m'est échappé dans un moment d humeur des expressions désobli- geantes, dont vous auriez raison d'être offensé, s'il ne falloit pardonner beaucoup à mon tempérament et à ma situation. Je sens que je me suis mis en colère sans sujet et dans une occasion vous méritiez d'être désabusé et non querellé. Si j'ai plus fait et que je vous aie outragé, comme il semble par vos repro

ANNÉE 1764. 17

ches, j'ai fait dans un emportement ridicule ce que dans nul autre temps je n aurois fait avec personne, et bien moins encore avec vous. Je suis inexcusable, je l'avoue , mais je vous ai offensé sans le vouloir. Voyez moins l'action que 1 intention , je vous en supplie. Il est permis aux autres hommes de n'être que justes, mais les amis doivent être cléments.

Je reviens de longues courses que j'ai faites dans nos montagnes, et même jusqu'en Savoie, je comptois aller prendre à Aix les bains pour une scia- tique naissante qui, par son progrès, m ô toit le seul plaisir qui me reste dans la vie, savoir la promenade. Il a fallu revenir sans avoir été jusque-là. Je trouve en rentrant chez moi des tas de paquets et de lettres à faire tourner la tête. Il faut absolument répondre au tiers de tout cela pour le moins. Quelle tâche! Pour surcroît, je commence à sentir cruellement les appro- ches de l'hiver, souffrant, occupé, surtout ennuyé: jugez de ma situation! ^attendez donc de moi, jus- qu'à ce qu'elle change , ni de fréquentes ni de longues lettres; mais soyez bien convaincu que je vous aime, que je suis fâché de vous avoir offensé, et que je ne puis être bien avec moi-même jusqu'à ce que j'aie fait ma paix avec vous.

XIX.

Si correspondance.

494. -A AI. FOI LQUIER,

Au iujet du Mémoire ue M. de J , si p. les Mariages des P;;otestam>

Motiers, le 18 octobre 1764.

Voici, monsieur, le mémoire que vous avez eu la bonté de m 'envoyer. Il m'a paru fort bien fait; il dit assez et ne dit rien de trop. Il y auroit seulement quelques petites fautes de langue à corriger, si 1 on vouloit le donner au public : mais ce n'est rien ; l'ou- vrage est bon, et ne sent point trop son théologien.

lime paroitque depuis quelque temps le gouverne- ment de Frauce, éclairé par quelques bons écrits, se rapproche assez d une tolérance tacite en laveur des protestants. Mais je pense aussi que le moment de l'expulsion des jésuites le force à plus de circonspec- tion que dans un autre temps, de peur que ces pères et leurs amis ne se prévalent de cette indulgence pour confondre leur cause avec celle de la religion. Cela étant, ce moment ne seroit pas le plus favorable pour agir à la cour; mais, en attendant qu il vint, on pour- roit continuer d'instruire et d'intéresser le public par des écrits sages et modérés, forts de raisons d'état claires et précises, et dépouillées de toutes ces aigres et puériles déclamations trop ordinaires aux gens d'é- glise. Je crois même qu on doit éviter d'irriter trop le clergé catholique : il faut dire les faits sans les char- ger de réflexions offensantes. Concevez , au contraire , un mémoire adressé aux é\ eques de France en termes décents et respectueux , et , sur des principes qu il»

ANNÉE 1764. 16

n'oseroient désavouer, on interpelleroit leur équité, leur charité, leur commisération, leur patriotisme, et même leur christianisme. Ce mémoire , je le sais bien, ne changeroit pas leur volonté; mais il leur fe- roit honte de la montrer, et les empécheroit peut-être de persécuter si ouvertement et si durement nos mal- heureux frères. Je puis me tromper; voilà ce que je pense. Pour moi je n'écrirai point, cela ne m'est pas possible; mais partout mes soins et mes conseils pourront être utiles aux opprimés, ils trouveront toujours en moi, dans leur malheur, l'intérêt et le zèle que dans les miens je n'ai trouvé chez personne.

495. A M. LE CTE CHARLES DE ZINZENDORF.

Motiers, le 20 octobre 1764.

J'avois résolu, monsieur, de vous écrire. Je suis fâché que vous m'ayez prévenu; mais je n'ai pu trouver jusqu'ici le temps de chercher dans des tas de lettres la matière du mémoire dont vous vouliez bien vous charger. Tout ce que je me rappelle à ce sujet, est que l'homme en question s'appelle M. de Sauttersheim , fils d'un bourgmestre de Rude , et qu'il a été employé durant deux ans dans une des chambres dont sont composés à Vienne les différents conseils de la reine. C'est un homme d'environ trente ans, d'une bonne tailie, ayant assez d'embonpoint pour son âge, brun, portant ses cheveux, d'un vi- sage assez agréable, ne manquant pas d'esprit. Je ne sais de lui que des choses honnêtes, et qui ne sont point d'un aventurier.

2.

20 CORRESPONDANCE.

J'étois bien sûr, monsieur, que lorsque vous au- riez vu M. le prince de Wirtemberg, vous changeriez de sentiment sur son compte, et je suis bien sûr maintenant (pie vous n'en changerez plus. Il y a long -temps qu'à force de m'inspirer du respect il ra'a lait oublier sa naissance ; ou si je m'en souviens quelquefois encore, c est pour honorer tant plus sa vertu.

Les Corses , parleur valeur, ayant acquis l'indé- pendance, osent aspirer encore à la liberjé. Pour l'établir, ils s'adressent au seul ami qu'ils lui commis- sent. Puisse-t-il justifier 1 honneur de leur choix !

Je recevrai toujours , monsieur, avec empresse- ment, des témoignages de votre souvenir, et j'y ré- pondrai de même. Ils ne peuvent que me rappeler la journée agréable que j'ai passée avec vous , et nourrir le désir d'en avoir encore de pareilles. Agréez , mon- sieur, mes salutations et mon respect.

Je suis bien aise que vous connoissiez M. Deluc; c est un digne citoyen. Il a été l'utile défenseur de la liberté de sa patrie; maintenant il voudroit courir encore après cette liberté qui n'est plus : il perd son temps.

496. A MADAME LATOUR.

A Mo tiers, le 21 octobre 1764.

La fin de votre dernière lettre, chère Marianne, m'a fait penser que je pourrois peut-être vous obliger, en vous mettant à portée de me rendre un bon office. Voici de quoi il s'agit : Mon portrait, peint en pastel

IJÏNÉE I764. 2 1

1 11 M. de La Tour, qui m'en a fait présent, a été remis par lui à M. Le Nieps, rue de Savoie, pour me le faire parvenir. Comme je ne voudrois pas exposer ce bel ouvrage à être gâté dans la route par des rou- liers , j'ai pensé que si votre bon papa étoit encore à Paris, et qu il pût, sans incommodité, mettre la caisse sur sa voiture, il voudroit bien peut-être, en votre faveur, se charger de cet embarras. Cependant, comme il se présentera dans peu quelque autre occa- sion non moins favorable, je vous prie de ne faire usage de celle-ci qu eu toute discrétion.

Je rends justice à vos sentiments , chère Marianne; je vous prie de la rendre aux miens, malgré mes torts ; le premier effet des approches de l'hiver sur ma pauvre machine délabrée, un surcroît d'occupa- tions inopinément survenues, de nouveaux inconnus qui m écrivent, de nouveaux survenants qui m ar- rivent, tout cela ne me permet pas d'espérer de mieux faire à l'avenir, et cela même est mon excuse. Si le tout venoit de mon cœur, il finiroit; mais ve- nant de ma situation, il faut qui! dure autant qu'elle. Au reste, à quelque chose malheur est bon : vous écrire plus souvent, me seroit sans doute une occu- pation bien douce, mais j'y perdrois aussi le plaisir de voir avec quelle prodigieuse variété de tours élé- gants vous savez me reprocher la rareté de mes lettres, sans que jamais les vôtres se ressemblent. Je n en lis pas une sans me voir coupable sous un nou- veau point de vue. En achevant de lire, je pense à vous , et je me trouve innocent.

22 CORRESPONDANCE.

497. A MADAME P**\

Motiers, 24 octobre 1764.

J'ai reçu vos deux lettres, madame; c'est avouer tous mes torts : ils sont grands , mais involontaires ; ils tiennent aux désagréments de mon état. Tous les jours je voulois vous répondre, et tous les jours des réponses plus indispensables venoient renvoyer celle- là; car enfin, avec la meilleure volonté du monde, on ne saurait passer la vie à faire des réponses du matin jusqu'au soir. D'ailleurs je n'en connois point de meilleure aux sentiments obligeants dont vous m'honorez, que de tâcher d'en être digne, et de vous rendre ceux qui vous sont dus. Quant aux opinions , sur lesquelles vous me marquez que nous ne sommes pas d'accord , qu'aurois-je à dire , moi , qui ne dis- pute jamais avec personne, qui trouve très bon que chacun ait ses idées, et qui ne veux pas plus qu'on se soumette aux miennes que me soumettre à celles d'autrui? Ce qui me semble utile et vrai, j'ai cru de mon devoir de le dire ; mais je n'eus jamais la manie de vouloir le faire adopter, et je réclame pour moi la liberté que je laisse à tout le monde. Nous sommes d'accord, madame , sur les devoirs des gens de bien, je n'en doute point. Gardons au reste, vous vos sen- timents, moi les miens , et vivons en paix. Voilà mon avis. Je vous salue , madame , avec respect et de tout mon cœur.

ASNKE 1764. 23

.,08.-— A MADAME DE LUZE.

Motiers, le 27 octobre 1764.

Vous me faites, madame, vous et mademoiselle IJondely, bien plus d'honneur que je n'en mérite. Il v a long-temps que mes maux et ma barbe grise m'a- vertissent que je n'ai plus le droit de braver la neige et les frimas pour aller voir les dames. J honore beaucoup mademoiselle Hondely, et je fais grand cas de son éloquence; mais elle me persuadera difficile- ment que, parcequ'elle a toujours (e printemps avec elle, l'hiver et ses glaces ne sont pas autour de moi. Loin de pouvoir en ce moment faire des visites, je ne suis pas même en état d'en recevoir. Me voilà comme une marmotte, terré pour sept mois au moins. Si j'arrive au bout de ce temps, j'irai volontiers , ma- dame, au milieu des fleurs et de la verdure, me ré- veiller auprès de vous ; mais maintenant je m'en- gourdis avec la nature : jusqu'à ce qu'elle renaisse, je ne vis plus.

499. -A MILORD MARÉCHAL.

Motiers-Travers, le 29 octobre 1 764-

Je voudrois , milord , pouvoir supposer que vous n'a\ez point reçu mes lettres, je serois beaucoup moins attristé; mais outre qu il n'est pas possible qu'il ne vous en soit parvenu quelqu'une, si le cas pouvoit être, les bontés dont vous m'honoriez vous auroient à vous-même inspiré quelque inquiétude ;

>j CORRESPONDANCE,

vous vous seriez informé de moi; vous m'auriez fait dire au moins quelques mots par quelqu'un : mais point; mille gens en ce pays ont de vos nouvelles, et je suis le seul oublié. Cela m'apprend mon malheur; mais, qui m'en apprendra la cause? Je cesse de la chercher, n'en trouvant aucune qui soit digne de vous.

Milord, les sentiments que je vous dois et que je vous ai voués dureront toute ma vie; je ne penserai jamais à vous sans attendrissement; je vous regar- derai toujours comme mon protecteur et mon père. Mais comme je ne crains rien tant que d'être impor- tun, et que je ne sais pas nourrir seul une correspon- dance , je cesserai de vous écrire jusqu à ce que vous m'ayez permis de continuer.

Daignez , milord, je vous supplie, agréer mon pro- fond respect.

5oo. A MADEMOISELLE D. M.

Motier», le 4 novembre 1764.

Si votre situation , mademoiselle , vous laisse à peine le temps de m'écrire, vous devez concevoir que la mienne m'en laisse encore moins pour vous répondre. Vous n'êtes que dans la dépendance de vos affaires et des gens à qui vous tenez ; et moi je suis dans celle de toutes les affaires et de tout le monde , pareeque chacun, méjugeant libre, veut par droit de premier occupant disposer de moi. D'ailleurs, toujours har- celé, toujours souffrant, accablé d'ennuis, et dans un état pire que le vôtre, j'emploie à respirer le peu de

ANNÉE 1764. EELQmenfs qu'on me laisse; je suis trop occupé pour n'être pas paresseux. Depuis un mois je cherche un moment pour vous écrire à mon aise : ce moment ne vient point ; il faut donc vous écrire à la dérobée, car vous m'intéressez trop pour vous laisser sans réponse. Je connois peu de gens qui m attachent davantage, et personne qui m'étonne autant que vous.

Si vous avez trouvé dans ma lettre beaucoup de choses qui ne cadroient pas à la vôtre, c'est qu elle étoit écrite pour une autre que vous. H y a dans votre situation des rapports si frappants avec celle d'une autre personne , qui précisément étoit à Neuchàtel quand je reçus votre lettre, que je ne doutai point que cette lettre ne vint d'elle ; et je pris le change dans 1 idée qu'on cherchoit à me le donner *. Je vous parlai donc moins sur ce que vous me disiez de votre carac- tère, que sur ce qui m'étoit connu du sien. Je crus trouver dans sa manie de s'afficher, car c'est une sa- vante et un bel esprit en titre, la raison du malaise intérieur dont vous me faisiez le détail : je commençai par attaquer cette manie, comme si c'eût été la vôtre, et je ne doutai point qu'en vous ramenant à vous- même je ne vous rapprochasse du repos, dont rien n'est plus éloigné, selon moi , que létat dune femme qui s'affiche.

Lue lettre faite sur un pareil quiproquo doit con-

* Voyez la lettre précédente à mademoiselle D. M., du 7 mai même année. Cette méprise de Rousseau vient de ce que la per- sonne à laquelle il avoit adressé sa lettre du 7 mai, et celle à la- quelle il répond ici, portoient toutes deux le même nom. Rien d'ailleurs n'a pu nous faire connoitre l'une ou l'autre.

26 CORRESPONDANCE.

tenir bien des balourdises. Cependant il y avoit cela de bon dans mon erreur, quelle me donnoit la clef de l'état moral de celle à qui je pensois écrire; et, sur cet état supposé, je croyois entrevoir un projet à suivre pour vous tirer des angoisses que vous me dé- criviez, sans recourir aux distractions qui, selon vous, en sont le seul remède, et qui, selon moi, ne sont pas même un palliatif. Vous m'apprenez que je me suis trompé, et que je n'ai rien vu de ce que je croyois voir. Comment trouverois-je un remède à votre état, puisque cet état m'est inconcevable? Vous m'êtes une énigme affligeante et humiliante. Je croyois connoître le cœur humain, et je ne connois rien au vôtre. Vous souffrez, et je ne puis vous soulager.

Quoi ! parceque rien d'étranger à vous ne vous contente, vous voulez vous fuir; et, parceque vous avez à vous plaindre des autres, parceque vous les méprisez , qu'ils vous en ont donné le droit , que vous sentez en vous une ame digne d'estime, vous ne voulez pas vous consoler avec elle du mépris que vous inspirent celles qui ne lui ressemblent pas? Non , je n'entends rien à cette bizarrerie, elle me passe.

Cette sensibilité qui vous rend mécontente de tout ne devoit-elle pas se replier sur elle-même? ne devoit- elle pas nourrir votre cœur d'un sentiment sublime et délicieux d'amour-propre? n'a-t-on pas toujours en lui la ressource contre l'injustice et le dédommage- ment de l'insensibilité? Il est si rare , dites-vous, de rencontrer une ame. Il est vrai ; mais comment peut- on en avoir une, et ne pas se complaire avec elle? Si l'on sent, à la sonde , les autres étroites et resserrées.

ANNÉE 1-^4- 27

on s'en rebute, on s'en détache; mais après s'être si mal trouvé chez les autres , quel plaisir n'a-t-on pas de rentrer dans sa maison? Je sais combien le besoin d'attachement rend affligeante aux cœurs sensibles l'impossibilité d'en former; je sais combien cet état est triste : mais je sais qu'il a pourtant des douceurs ; il fait verser des ruisseaux de larmes; il donne une mélancolie qui nous rend témoignage de nous-mêmes et qu'on ne voudroit pas ne pas avoir; il fait recher- cher la solitude comme le seul asile l'on se retrouve avec tout ce qu'on a raison d'aimer. Je ne puis trop vous le redire , je ne connois ni bonheur ni repos dans l'éloignement de soi-même; et, au contraire, je sens mieux, de jour en jour, qu'on ne peut être heureux sur la terre qu'à proportion qu'on s'éloigne des choses et qu'on se rapproche de soi. S'il y a quelque senti- ment plus doux que l'estime de soi-même , s'il y a quelque occupation plus aimable que celle d'aug- menter ce sentiment, je puis avoir tort; mais voilà comme je pense : jugez sur cela s il m'est possible d'en- trer dans vos vues, et même de concevoir votre état.

Je ne puis m'empécher d'espérer encore que vous vous trompez sur le principe de votre malaise, et qu'au lieu de venir du sentiment qui réfléchit sur vous-même, il vient au contraire de celui qui vous lie encore à votre insu aux choses dont vous vous croyez détachée, et dont peut-être vous désespérez seule- ment de jouir. Je voudrois que cela fût, je verrois une prise pour agir; mais, si vous accusez juste, je n'en vois point. Si j'avois actuellement sous les yeux votre première lettre , et plus de loisir pour y réflé-

•S CORRESPONDANCE.

chir, peut-être parviendrois-je à vous comprendre, et je n y épargnerais pas ma peine , car vous m inquié- tez véritablement; mais cette lettre est novée dans des tas de papiers ; il me faudrait pour la retrouver plus de temps qu'on ne m'en laisse; je suis forcé de renvoyer cette recherche à d'autres moments. Si 1 inutilité de notre correspondance ne vous rebutoit pas de m écrire , ce seroit vraisemblablement un moyen de vous entendre à la fin. Mais je ne puis vous promettre plus d'exactitude dans mes réponses que je ne suis en état d'y en mettre ; ce que je vous promets et que je tiendrai bien, c'est de m occuper beaucoup de vous et de ne vous oublier de ma vie. Votre dernière lettre, pleine de traits de lumière et de sentiments profonds, m'affecte encore plus que la précédente. Quoi que vous en puissiez dire , je croirai toujours qu il ne tient qu'à celle qui l'a écrite de se plaire avec elle-même, et de se dédommager par des rigueurs de son sort.

Soi.— A M. D***.

Motiers , le 4 novembre i j64-

Bien des remerciements, monsieur, du Diction- naire philosophique. Il est agréable à lire; il y règne une bonne morale ; il seroit à souhaiter qu'elle fût dans le cœur de l'auteur et de tous les hommes. Mais ce même auteur est presque toujours de mauvaise foi dans les extraits de l'Écriture; il raisonne souvent fort mal : et l'air de ridicule et de mépris qu il jette surdes sentiments respectés des hommes , rejaillissant

ANNÉE 1764. 29

sur les hommes mêmes, me paroît un outrage fait à la société. Voilà mou sentiment, et peut-être mon erreur, que je me crois permis de dire, mais que je n'entends faire adopter à qui que ce soit.

Je suis fort touché de ce que vous me marquez de la part de monsieur et madame de Buffon. Je suis bien aise de vous avoir dit ce que je pensois de cet homme illustre avant que son souvenir réchauffât mes sentiments pour lui, afin d'avoir tout l'honneur de la justice que j'aime à lui rendre, sans que mon amour-propre s'en soit mêlé. Ses écrits m'instruiront et me plairont toute ma vie. Je lui crois des égaux parmi ses contemporains en qualité de penseur et de philosophe : mais en qualité d'écrivain je ne lui en connois point : c'est la plus belle plume de son siècle; je ne doute point que ce ne soit le jugement de la postérité. Un de mes regrets est de n'avoir pas été à portée de le voir davantage et de profiter de ses obli- geantes invitations ; je sens combien ma tête et mes écrits auroient gagné dans son commerce. Je quittai Paris au moment de son mariage; ainsi je n'ai point eu le bonheur de connoître madame de Buffon ; mais je sais qu'il a trouvé dans sa personne et dans son mérite l'aimable et digne récompense du sien. Que Dieu les bénisse l'un et l'autre de vouloir bien s'inté- resser à ce pauvre proscrit ! Leurs bontés sont une des consolations de ma vie : qu'ils sachent, je vous en supplie, que je les honore et les aime de tout mon cœur.

Je suis bien éloigné, monsieur, de renoncer aux pèlerinages projetés. Si la ferveur de la botanique

3o CORRESPONDANCE,

vous dure encore, et que vous ne rebutiez pas un élève à barbe grise, je compte plus que jamais aller herboriser cet été sur vos pas. Mes pauvres Corses ont bien maintenant d'autres affaires que daller éta- blir r Utopie au milieu d eux. Vous savez la marche des troupes françoises : il faut voir ce qu il en résul- tera. En attendant, il faut gémir tout bas et aller her- boriser.

Vous me rendez lier en me marquant que made- moiselle B*** n'ose me venir voir à cause des bien- séances de son sexe, et qu'elle a peur de moi comme d'un circoncis. Il y a plus de quinze ans que les jolies femmes me faisoienten France l'affront de me traiter comme un bon-homme sans conséquence, jusqu'à venir dîner avec moi tête à tête dans la plus insultante familiarité, jusqu'à m'embrasser dédaigneusement devant tout le monde , comme le grand-père de leur nourrice. Grâces au ciel, me voilà bien rétabli dans ma dignité, puisque les demoiselles me font l'honneur de ne m oser venir voir.

5o2. A M. L'ABBÉ DE***.

Motiers-Travers , le il novembre 1764-

Vous voilà donc , monsieur, tout d'un coup devenu croyant. Je vous félicite de ce miracle, car c'en est sans doute un de la grâce , et la raison pour l'ordinaire n'opère pas si subitement. Mais, ne me faites pas honneur de votre conversion, je vous prie; je sens que cet honneur ne m'appartient point. Un homme qui ne croit guère aux miracles n'est pas fort propre à

A5SKK I 764- ^l

en faire; un homme qui ne dogmatise ni ne dispute n'est pas un fort bon convertisseur. Je dis quelquefois mon avis quand on me le demande, et que je crois que c'est à bonne intention ; mais je n'ai point la folie d'en vouloir faire une loi pour d'autres, et quand ils m'en veulent faire une du leur, je m'en défends du mieux que je puis sans chercher à les convaincre. Je nai rien fait de plus avec vous : ainsi, monsieur, vous avez seul tout le mérite de votre résipiscence, et je ne songeois sûrement point à vous catéchiser.

Mais voici maintenant les scrupules qui s'élèvent. Les vôtres m'inspirent du respect pour vos sentiments sublimes, et je vous avoue ingénument que, quant à moi, qui marche un peu plus terre à terre , j'en serois beaucoup moins tourmenté. Je me dirois d'abord que de confesser mes fautes est une chose utile pour m'en corriger, parceque , me faisant une loi de dire tout et de dire vrai, je serois souvent retenu d en commettre par la honte de les révéler.

Il est vrai qu il pourroit y avoir quelque embarras sur la foi robuste qu'on exige dans votre Église, et que chacun n est pas maître d'avoir comme il lui plaît. Mais de quoi s'agit-il au fond dans cette affaire? du sincère désir de croire, dune soumission du cœur plus que de la raison : car enfin la raison ne dépend pas de nous, mais la volonté en dépend ; et c'est par la seule volonté qu'on peut être soumis ou rebelle à l'Église. Je commencerais donc par me choisir pour confesseur un bon prêtre, un homme sage et sensé, tel qu'on en trouve partout quand on les cherche. Je lui dirois : Je vois l'océan de difficultés nage l'esprit

32 COllRESPOJSDANCIi.

humain dans ces matières; le mien ne cherche point à s'y noyer; je cherche ce qui est vrai et bon; je le cherche sincèrement; je sens que la docilité qu'exige l'Église est un état désirable pour être en paix avec soi : j'aime cet état , j'y veux vivre; mon esprit mur- mure, il est vrai, mais mon cœur lui impose silence , et mes sentiments sont tous contre mes raisons. Je ne crois pas, mais je veux croire, et je le veux de tout mon cœur. Soumis à la foi malgré mes lumières , quel argument puis-je avoir à craindre? Je suis plus fidèle que si j'étois convaincu.

Si mon confesseur n'est pas un sot , que voulez- vous qu il me dise? Voulez-vous qu il exige bêtement de moi l'impossible ? qu'il m'ordonne de voir du rouge je vois du bleu? Il me dira, Soumettez-vous. Je ré- pondrai, C'est ce que je fais. Il priera pour moi, et me donnera l'absolution sans balancer; car il la doit à celui qui croit de toute sa force, et qui suit la loi de tout son cœur.

Mais supposons qu'un scrupule mal entendu le re- tienne, il se contentera de m'exhorter en secret et de me plaindre; il m aimera même: je suis sûr que ma bonne foi lui gagnera le cœur. Vous supposez qu'il m'ira dénoncer à l'official ; et pourquoi ? qu'a-t-il à me reprocher ? de quoi voulez-vous qu'il m'accuse ? d'avoir trop fidèlement rempli mon devoir? Vous supposez un extravagant, un frénétique; ce n'est pas l'homme que j'ai choisi. Vous supposez de plus un scélérat abominable que je peux poursuivre, démentir, faire pendre peut-être, pour avoir sapé le sacrement par sa base, pour avoir causé le plus dangereux scandale,

ANINÉE 1764. 33

pour avoir violé sans nécessité, sans utilité, le plus saint de tous les devoirs, quand j'étois si bien dans le mien , que je n'ai mérité que des éloges. Cette suppo- sition, je l'avoue, une fois admise, paroît avoir ses difficultés.

Je trouve en général que vous les pressez en homme qui n'est pas fâché d'en faire naître. Si tout se réunit contre vous, si les prêtres vous poursuivent, si le peuple vous maudit, si la douleur fait descendre vos parents au tombeau, voilà, je l'avoue, des incon- vénients bien terribles pour n'avoir pas voulu prendre en cérémonie un morceau de pain. Mais que faire enfin? me demandez-vous. Là-dessus voici, monsieur, ce que j ai à vous dire.

Tant qu'on peut être juste et vrai dans la société des hommes, il est des devoirs difficiles sur lesquels un ami désintéressé peut être utilement consulté.

Mais quand une fois les institutions humaines sont à tel point de dépravation qu'il n'est plus possible d'y vivre et d'y prendre un parti sans malfaire, alors on ne doit plus consulter personne ; il faut n'écouter que son propre cœur, parcequ'il est injuste et malhonnête de forcer un honnête homme à nous conseiller le mal- Tel est mon avis.

Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur,

XIX,

U CORRESPONDANCE.

5o3 A M. HIRZEL.*

1 1 novembre 1 764-

Je reçois, monsieur, avec reconnoissance, la se- conde édition du Socrate rustique, et les bontés dont m'honore son digne historien. Quelque étonnant que soit le héros de votre livre, l'auteur ne l'esc pas moins à mes yeux. Il y a plus de paysans respectables que de savants qui les respectent et qui losent dire. Heureux le pays des Klyioggs cultivent la terre, et des Hirzels cultivent les lettres ! l'abondance y régne et les vertus y sont en honneur.

Recevez, monsieur, je vous supplie, mes remercie- ments et mes salutations.

* Jean-Gaspard Hirzel, médecin à Zurich, mort en i8o3, s'est acquis une juste célébrité dans sa patrie par des connoissances va- riées, par des établissements utiles, et par un zèle ardent pour le bien public. Son goût pour l'agriculture, et le désir d'acquérir dans cet art des connoissances positives, le conduisirent chez un culti- vateur des environs de Zurich, nommé Jacques Gujer, et connu dans le pays sous le nom de Klyiocjg (Petit-Jacques), philosophe praticien, et s'occupant d'économie rurale et domestique en obser- vateur aussi sage qu'éclairé. Rousseau avoit déjà reçu, sur cet homme respectable, des détails qui l'avoient vivement intéressé, comme on en peut juger par deux de ses lettres précédentes, à M. Huber , 24 décembre 1761 , et au prince de Wirtemberg, i5 avril 1764. Le spectacle qu'offrirent au médecin Hirzel la famille, les procédés et les travaux de Gujer, lui donna l'idée de son Socrate viatique, ou Description de la conduite économique et morale d'un paysan philosophe , livre qui a été traduit dans presque toutes les langues de l'Europe. La traduction françoise est de Frey Deslan- dres, officier suisse, 1763, in-12, et a été plusieurs fois réim- primée. La meilleure édition de cette traduction est celle de Lau- sanne, 1777, 2 vol. in-8*.

ANNÉE 1764. 35

5o4- A M. DE MALESHERBES.

Moticrs-Travers , par Pontarlier, le 11 novembre 1 7f>4-

J'use rarement, monsieur, de la permission que vous m'avez donnée de vous écrire ; mais les malheu- reux doivent être discrets. Mon cœur n'est pas plus changé que mon sort; et, plongé dans un ahime de maux dont je ne sortirai de ma vie , j'ai beau sentir mes misères, je sens toujours vos bontés.

En apprenant votre retraite, monsieur, j'ai plaint les gens de lettres ; mais je vous ai félicité *. En cessant d'être à leur tête par votre place, vous y serez tou- jours par vos talents; par eux, vous embellissez votre ame et votre asile. Occupé des charmes de la littéra- ture, vous n'êtes plus forcé d'en voiries calamités: vous philosophez plus à votre aise , et votre cœur a moins à souffrir. C'est un moyen d émulation , selon moi, bien plus sûr, bien plus digne, d'accueillir et dis- tinguer le mérite à Malesherbes que de le protéger à Paris.

* Malesherbes, premier président de la Cour des Aides, et qui conserva cette présidence jusqu'en 1775, avoit de plus la direction de la librairie , et c'est de cette direction qu'il est question ici. Mais dans l'intéressante Notice qu'a donnée M. Dubois sur Malesherbes, on lit ( page 55 de la troisième édition ) que ce fut au mois de dé- cembre 1768, qu'il cessa d'avoir cette direction. Or cette date, qui d'ailleurs est certaine, ne s'accorde pas avec la date de la lettre de Rousseau, date qui n'est pas plus susceptible d'être contestée, puis- qu'il y parle des Lettres de la montagne qu'il vient défaire imprimer en Hollande, impression qui réellement eut lieu en 1764. H en ré- sulte que Rousseau , félicitant Malesherbes sur sa retraite comme directeur de la librairie , n'en parle en cet instant que sur un ouï- dire, qui ne fut confirmé par 1 événement que quatre ans après.

36 CORRESPONDANCE.

est-il, est-il, ce château de Malesherbes , que j'ai tant désiré de voir? les bois, les jardins, auroient maintenant un attrait de plus pour moi dans le nou- veau goût qui me gagne. Je suis tenté d'essayer de la botanique; non comme vous, monsieur, en grand et comme une branche de l'histoire naturelle, mais tout au plus en garçon apothicaire, pour savoir faire ma tisane et mes bouillons. C'est le véritable amusement d'un solitaire qui se promène et qui ne veut penser à rien. Il ne me vient jamais une idée vertueuse et utile, que je ne voie à côté de moi la potence ou l'échafaud : avec un Linnaeus dans la poche et du foin dans la tête, j'espère qu'on ne me pendra pas. Je m'attends à faire les progrès d'un écolier à barbe grise : mais qu'importe? Je ne veux pas savoir, mais étudier; et cette étude, si conforme à ma vie ambu- lante, m'amusera beaucoup et me sera salutaire : on n'étudie pas toujours si utilement que cela.

Je viens, à la prière de mes anciens concitoyens, de faire* imprimer en Hollande une espèce de réfuta- tion des Lettres de la campagne, écrit que peut-être vous aurez vu. Le mien n'a trait absolument qu'à la procédure faite à Genève contre moi et à ses suites : je n'y parle des François qu'avec éloge, de la média- tion de la France qu'avec respect; il n'y a pas un mot contre les catholiques ni leur clergé; les rieurs y sont toujours pour lui contre nos ministres. Enfin cet ou- vrage auroit pu s'imprimer à Paris avec privilège du roi , et le gouvernement auroit en être bien aise. M. de Sartine en a défendu l'entrée. J'en suis fâché, parceque cette défense me met hors d'état de faire

ANNÉE 1764. 37

passer sous vos yeux cet écrit dans sa nouveauté, n'osant, sans votre permission, vous le faire envoyer par la poste.

Agréez, monsieur, je vous supplie, mon profond respect.

On dit que la raison pour laquelle M. de Sartine a défendu rentrée de mon ouvrage est que j'ose m'y justifier contre l'accusation d'avoir rejeté les miracles. Ce M. de Sartine ma bien l'air d'un homme qui ne seroit pas fâché de me faire pendre, uniquement pour avoir prouvé que je ne méritois pas d'être pendu. France, France, vous dédaignez trop dans votre gloire les hommes qui vous aiment et qui savent écrire ! Quelque méprisables qu'ils vous paroissent, ce seroit toujours plus sagement fait de ne pas' les pousser à bout.

5o5. A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.

Moùers, i5 novembre 1764.

Il est certain que vos vers ne sont pas bons, et il est certain de plus, que, si vous vous piquiez d'en faire de tels ou même de vous y trop bien connoître, il fau- drait vous dire comme un musicien disoit à Philippe de Macédoine, qui critiquoit ses airs de flûte : A Dieu ne plaise, sire, que tu saches ces choses-là mieux que moi! Du reste, quand on ne croit pas faire de bons vers, il est toujours permis d'en faire, pourvu qu on ne les estime que ce qu'ils valent, et qu'on ne les montre qu'à ses amis.

Il y a bien du temps que je n'ai des nouvelles de

CORRESPONDANCE.

nos petites élèves, de leur digne précepteur, et de leur aimable gouvernante. De grâce, une petite rela- tion de l'état présent des choses. J aime à suivre les progrès de ces chers enfants dans tout leur détail.

Il est vrai que les Corses m'ont fait proposer de tra- vailler à leur dresser un plan de gouvernement. Si ce travail est au-dessus de mes forces, il n'est pas au- dessus de mon zèle. Du reste, c'est une entreprise à méditer long-temps, qui demaude bien des prélimi- naires; et avant d'y songer il faut voir d'abord ce que la France veut faire de ces pauvres gens. En atten- dant, je crois que le général Paoli mérite l'estime et le respect de toute la terre, puisqu'étant le maître il n'a pas craint de s'adresser à quelqu'un qu'il sait bien, la guerre exceptée, ne vouloir laisser personne au- dessus des lois. Je suis prêt à consacrer ma vie à leur service ; mais , pour ne pas m'exposer à perdre mon temps, j'ai débuté par toucher l'endroit sensible. Nous verrons ce que cela produira.

5o6. A M. D'IVERNOIS.

Motiers, le 29 novembre 1 -6/j

Je m'aperçois à l'instant, monsieur, d un quipro- quo que je viens de faire , en prenant dans votre lettre le 6 décembre pour le 6 janvier. Cela me donne l'es- poir de vous voir un mois plus tôt que je n'avois cru , et je prends le parti de vous l'écrire, de peur que vous n'imaginiez peut-être sur ma lettre d'aujourd'hui que je voudrois renvoyer aux Rois votre visite, de quoi je serois bien fâché. M. de Payraube sort d'ici , et

ANNÉE 1764. 39

m'a apporté votre lettre et vos nouveaux cadeaux. Nous avons pour le présent beaucoup de comptes à faire, et d'autres arrangements à prendre pour la- venir. D'aujourd'hui en huit donc, j'attends monsieur, ie plaisir de vous embrasser; et en attendant je vous souhaite un bon voyage et vous s»alue de tout mon cœur.

5o7. A M. DU PEYROU.

Motiers, le 29 novembre 1764:

Le temps et mes tracas ne me permettent pas , mon- sieur, de répondre à présent à votre dernière lettre, dont plusieurs articles m'ont ému et pénétré : je des- tine uniquement celle-ci à vous consulter sur un ar- ticle qui m intéresse , et sur lequel je vous épargnerais cette importunité, si je connoissois quelqu'un qui me parût plus digne que vous de toute ma confiance.

Vous savez que je médite depuis long-temps de prendre le dernier congé du public par une édition générale de mes écrits, pour passer dans la retraite et le repos le reste des jours qu'il plaira à la Providence de me départir. Cette entreprise doit m'assurer du pain, sans lequel il n'y a ni repos, ni liberté parmi les hommes : le recueil sera d'ailleurs le monument sur lequel je compte obtenir de la postérité le redresse- ment des jugements iniques de mes contemporains. Jugez par si je dois regarder comme importante pour moi une entreprise sur laquelle mon indépen- dance et ma réputation sont fondées.

Le libraire Fauche, aidé d'un associé, jugeant que

/|0 CORRESPONDANCE,

cette affaire lui peut être avantageuse, désire de s'en charger; et, pressentaut l'obstacle que la pédanterie de vos ministraux peut mettre à son exécution dans Neuchàtel, il projette, en supposant l'agrément du Conseil d'état, dont pourtant je doute, d'établir son imprimerie à Motiers, ce qui me seroit très commode; et il est certain qu'à considérer la chose en homme d'état, tous les membres du gouvernement doivent favoriser cette entreprise qui versera peut-être cent mille écus dans le pays.

Cet agrément donc supposé (c'est son affaire), il reste à savoir si ce sera la mienne de consentir à cette proposition, et de me lier par un traité en forme. Voilà, monsieur, sur quoi je vous consulte. Première- ment , croyez-vous que ces gens-là puissent être en état de consommer cette affaire avec honneur, soit du côté de la dépense, soit du côté de l'exécution? car l'édition que je propose de faire, étant destinée aux grandes bibliothèques, doit être un chef-d'œuvre de typographie, et je n'épargnerai point ma peine pour que c'en soit un de correction. En second lieu, croyez-vous que les engagements qu'ils prendront avec moi soient assez sûrs pour que je puisse y compter, et n'avoir plus de souci là-dessus le reste de ma vie? En supposant que oui, voudrez-vous bien m'aider de vos soins et de vos conseils pour établir mes sûretés sur un fondement solide? Vous sentez que mes infirmités croissant, et la vieillesse avançant par-dessus le marché, il ne faut pas que, hors d'état de gagner mon pain , je m'expose au danger d'en man- quer. Voilà l'examen que je soumets à vos lumières,

ANNÉE I764. 4*

et je vous prie de vous en occuper par amitié pour moi. Votre réponse , monsieur, réglera la mienne. J'ai promis de la donner dans quinze jours. Marquez-moi , je vous prie, avant ce temps-là, votre sentiment sur cette affaire, afin que je puisse me déterminer.

5o8. A M. DUCLOS.

Motiers, le 2 décembre 1 7<î4-

Je crois, mon cher ami, qu'au point nous en sommes, la rareté des lettres est plus une marque de confiance que de négligence : votre silence peut m in- quiéter sur votre santé, mais non sur votre amitié, et j ai' lieu d'attendre de vous la même sécurité sur la mienne. Je suis errant tout Tété, malade tout l'hiver, et en tout temps si surchargé de désœuvrés, qu'à peine ai-je un moment de relâche pour écrire à mes amis.

Le recueil fait par Duchesne est en effet incom- plet, et, qui pis est, très fautif; mais il n'y manque rien que vous ne connoissiez, excepté ma réponse aux Lettres écrites de la campagne, qui n'est pas encore publique. J'espérois vous la faire remettre aussitôt quelle seroit à Paris; mais on m apprend que M. de Sartine en a défendu l'entrée, quoique assurément il n'y ait pas un mot dans cet ouvrage qui puisse dé- plaire à la France ni aux François, et que le clergé ca- tholique y ait à son tour les rieurs aux dépens du nôtre. Malheur aux opprimés! surtout quand ils le sont injustement, car alors ils n'ont pas même le droit de se plaindre; et je ne serois pas étonné qu'on me fit

42 CORRESPONDANCE,

pendre uniquement pour avoir dit et prouvé que je ne méritais pas d'être décrété. Je pressens le contre-coup de cotte défense en ce pays. Je vois d'avance le parti qu'en vont tirer mes implacables ennemis, et surtout ipse dolifabricator Epeus.

J'ai toujours le projet de faire enfin moi-même un recueil de mes écrits , dans lequel je pourrai faire entrer quelques chiffons qui sont encore en manu- scrits, et entre autres le petit conte * dont vous parlez, puisque vous jugez qu'il en vaut la peine. Mais outre que cette entreprise m'effraie, surtout dans l'état ]e suis, je ne sais pas trop la faire. En France il n'y faut pas songer. La Hollande est trop loin de moi. Les libraires de ce pays n'ont pas d'assez vastes dé- bouchés pour cette entreprise, les profits en seroient peu de chose , et je vous avoue que je n'y songe que pour me procurer du pain durant le reste de mes malheureux jours , ne me sentant plus en état d'en gagner. Quant aux mémoires de ma vie, dont vous parlez, ils sont trop difficiles à faire sans compro- mettre personne ; pour y songer, il faut plus de tran- quillité qu'on ne m'en laisse, et que je n'en aurai pro- bablement jamais : si je vis toutefois, je n'y renonce pas. Vous avez toute ma confiance, mais vous sentez qu'il y a des choses qui ne se disent pas de si loin.

Mes courses dans nos montagnes, si riches en plantes , m'ont donné du goût pour la botanique : cette occupation convient fort à une machine ambu- lante à laquelle il est interdit de penser. Ne pouvant laisser ma tête vide, je la veux empailler; c'est de

" La Reine fantasque.

ANNÉE 1764. 43

foin qu'il faut lavoir pleine pour être libre et vrai, sans crainte d'être décrété. J'ai l'avantage de ne con- noître encore que dix plantes, en comptant l'hvsope ; j'aurai longtemps du plaisir à prendre avant d'en être aux arbres de nos forêts.

J'attends avec impatience votre nouvelle édition des Considérations sur les mœurs. Puisque vous avez des facilités pour tout le royaume , adressez le paquet à Pontarlier, à moi directement, ce qui suffit: ou à M. Junet, directeur des postes; il mêle fera parvenir. Vous pouvez aussi le remettre à Duchesne, qui me le fera passer avec d'autres envois. Je vous deman- derai même, sans façon , de faire relier 1 exemplaire, ce que je ne puis faire ici sans le gâter; je le prendrai secértement dans ma poche en allant herboriser; et , quand je ne verrai point d'archers autour de moi , j'y jetterai les veux à la dérobée. Mon cher ami , com- ment faites-vous pour penser, être honnête homme , et ne vous pas faire pendre? Cela me paroît difficile . en vérité. Je vous embrasse de tout mon cœur.

509. A MTLORD MARÉCHAL.

8 décembre i"64-

Sur la dernière lettre, milord, que vous avez du recevoir de moi , vous aurez pu juger du plaisir que m'a causé celle dont vous m'avez honoré le 24 oc- tobre. Vous m'avez fait sentir un peu cruellement à quel point je vous suis attaché , et trois mois de si- lence de votre part m'ont plus affecté et navré que ne fit le décret du Conseil de Genève. Tant de mal-

| [ CORRESPONDANCE.

heurs ont rendu mon cœur inquiet, et je crains tou- jours de perdre ce que je désire si ardemment de con- server. Vous êtes mon seul protecteur, le seul homme a qui j'aie de véritables obligations, le seul ami sur lequel je compte, le dernier auquel je me sois at- taché, et auquel il n'en succédera jamais d autres. Jugez sur cela si vos bontés me sont chères, et si votre oubli m'est facile à supporter.

Je suis fâché que vous ne puissiez habiter votre maison que dans un an. Tant qu'on en est encore aux châteaux en Espagne, toute habitation nous est bonne en attendant ; mais quand enfin l'expérience et la rai- son nous ont appris qu'il n'y a de véritable jouissance que celle de soi-même, un logement commode et un corps sain deviennent les seuls biens de la vie, et dont le prix se fait sentir de jour en jour, à mesure qu'on est détaché du reste. Comme il n'a pas fallu si long-temps pour faire votre jardin , j'espère que dès à présent il vous amuse, et que vous en tirez déjà de quoi fournir ces ailles si savoureuses, que, sans être fort gourmand , je regrette tous les joUrs.

Que ne puis-je m'instruire auprès de vous dans une culture plus utile, quoique plus ingrate! Que mes bons et infortunés Corses ne peuvent-ils , par mon entremise, profiter de vos longues et profondes obser- vations sur les hommes et les gouvernements ! mais je suis loin de vous. N'importe; sans songer à lim- possibilité du succès, je m'occuperai de ces pauvres gens comme si mes rêveries leur pouvoient être utiles. Puisque je suis dévoué aux chimères, je veux du moins m'en forger d'agréables. En songeant à ce que

ANNÉE I 7 G 4 . 45

les hommes pourroieut être, je tacherai d'oublier ce qu'ils sont. Les Corses -ont, connue vous le dites fort bien, plus près de cet état désirable qu'aucun autre peuple. Par exemple, je ne crois pas que la dissolubi- lité des mariages, très utile dans le Brandebourg, le fut de long-temps en Corse, la simplicité des mœurs et la pauvreté générale rendent encore les grandes passions inactives et les mariages paisibles et heureux. Les femmes sont laborieuses et chastes; les hommes n'ont de plaisirs que dans leur maison : dans cet état, il n'est pas bon de leur faire envisager comme possible une séparation qu'ils n'ont nulle occasion de désirer.

Je n'ai point encore reçu la lettre avec la traduction de Fletcher que vous m'annoncez. Je lattendois pour vous écrire; mais, voyant que le paquet ne vient point, je ne puis différer plus long-temps. Milord, j ai le coeur plein de vous sans cesse. Songez quelque- fois à votre fils le cadet.

5io.— A M. DU PEYROU.

Le 8 décembre 1 7 G 4 .

Quoique les affaires et les visites dont je suis acca- blé ne me laissent presque aucun moment à moi, et que d'ailleurs celle qui m'occupe en ce moment me rende nécessaire d'en délibérer avec vous, monsieur, puisque vous y consentez , ne pouvant me ménager du temps pour suffire à tout, je donne la préférence au soin de vous tranquilliser sur ce terrrible B qui vous inquiète , et qui vous a paru suffisant pour effacer ou

/f6 CORRESPONDANCE.

balancer le témoignage de tous mes écrits et de ma vie entière, sur les sentiments que j'ai constamment professés et que je professerai jusqu'à mon dernier soupir. Puisqu'une seule lettre de l'alphabet a tant de puissance il faut croire désormais aux vertus des talis- mans. Ce B signifie Bon, cela est certain; mais comme vous m'en demandez l'explication, sans me transcrire les passages auxquels il se rapporte , et dont je n'ai pas le moindre souvenir, je ne puis vous satisfaire que préalablement vous n'ayez eu la bonté de m'envoyer ces passages, en y ajoutant le sens que vous donnez au B qui vous inquiète ; car il est à présumer que ce sens n'est pas le mien. Peut-être alors , en vous déve- loppant ma pensée, viendrai-je à bout de vous édifier sur ce point. Tout ce que je puis vous dire d'avance est que non seulement je ne suis pas matérialiste, mais que je ne me souviens pas même d'avoir été un seul moment de ma vie tenté de le devenir. Bien est- il vrai que sur un grand nombre de propositions, je suis d'accord avec les matérialistes, et celles vous avez vu des B sont apparemment de ce nombre ; mais il ne s'ensuit nullement que ma méthode de déduc- tion et la leur soient la même, et me conduise aux mêmes conclusions. Je ne puis, quant à présent , vous en dire davantage, et il faut savoir sur quoi roulent vos difficultés avant de songer à les résoudre. En at- tendant, j'ai des excuses à vous faire du souci que vous a causé mon indiscrétion, et je vous promets que si jamais je suis tenté de barbouiller des marges do livres, je me souviendrai de cette leçon.

ANNÉE 1764. 4?

5n. A M. LALIAUD.

Motiers, le g décembre 1764.

Je voudrois , monsieur , pour contenter votre obli- geante fantaisie, pouvoir vous envoyer le profil que vous me demandez; mais je ne suis pas en lieu à trouver aisément quelqu'un qui le sache, tracer. J'es- pérois me prévaloir pour cela de la visite qu'un gra- veur hollandois, qui va s'établir à Morat, a voit des- sein de me faire ; mais il vient de me marquer que des affaires indispensables ne lui en laissoient pas le temps. Si M. Liotard fait un tour jusqu ici, comme il paroît le désirer, c'est une autre occasion dont je profiterai pour vous complaire, pour peu que létat cruel je suis m'en laisse le pouvoir. Si cette seconde occasion me manque , je n en vois pas de prochaine qui puisse y suppléer. Au reste, je prends peu d'intérêt à ma figure, j'en prends peu même à mes livres ; mais j'en prends beaucoup à l'estime des honnêtes gens , dont les cœurs ont lu dans le mien. C'est dans le vif amour du juste et du vrai, c'est dans des penchants bons et honnêtes , qui sans doute m attacheroient à vous, que je voudrois vous faire aimer ce qui est véritablement moi, et vous laisser de mon effigie intérieure un souvenir qui vous fût inté- ressant. Je vous salue , monsieur , de tout mon cœur.

CORRESPONDANCE. 5i2. —A M. ABAUZIT,

En lui envoyant les Lettres de la montagne.

Motiers, le 9 décembre 1764.

Daignez, vénérable Abauzit, écouter mes justes plaintes. Combien j'ai gémi que le Conseil et les mi- nistres de Genève m'aient mis en droit de leur dire des vérités si dures ! Mais puisque enfin je leur dois ces vérités, je veux payer ma dette. Ils ont rebuté mon respect, ils auront désormais toute ma franchise. Pesez mes raisons et prononcez. Ces dieux de chair ont pu me punir si j'étois coupable ; mais si Caton m'absout, ils n'ont pu que mopprimer.

5i3. —A M. DE MONTPEROUX,

RÉSIDENT DE FRANCE A GENÈVE.

Motiers, le 9 décembre 1764.

L'écrit, monsieur, qui vous est présenté de ma part, contient mon apologie et celle de nombre d'hon- nêtes gens offensés dans leurs droits par l'infraction des miens. La place que vous remplissez, monsieur, et vos anciennes bontés pour moi , m'engagent égale- ment à mettre sous vos yeux cet écrit. Il peut devenir une des pièces d un procès au jugement duquel vous présiderez peut-être. D'ailleurs, aussi zélé sujet que bon patriote, vous aimerez me voir célébrer dans ces lettres le plus beau monument du régne de Louis xv, et rendre aux François, malgré mes malheurs, toute la justice qui leur est due.

Je vous supplie, monsieur, d agréer mon respect.

AKNÉE 1764. [g

5 14. A M. DU PEYfeOU.

Motiers, le i3 décembre 1764

Je vous parlerai maintenant, monsieur, de mon affaire, puisque vous voulez bien vous charger de mes intérêts. J'ai revu mes gens: leur société est aug- mentée d'un libraire de France , homme entendu , qui aura l'inspection de la partie tvpographique. Ils sont en état de faire les fonds nécessaires sans avoir besoin de souscription, et c est d ailleurs une voie à laquelle je ne consentirai jamais par de très bonnes raisons, trop longues à détailler dans une lettre.

En combinant toutes les parties de l 'entreprise, et supposant un plein succès , j'estime qu'elle doit donner un profit net de cent mille francs. Pour aller d'abord au rabais, réduisons-le à cinquante. Je crois que, sans être déraisonnable, je puis porter mes pré- tentions au quart de cette somme ; d'autant plus que cette entreprise demande de ma part un travail assidu de trois ou quatre ans, qui sans doute achèvera de m'épuiser , et me coûtera plus de peine à préparer et revoir mes feuilles que je n'en eus à les composer.

Sur cette considération, et laissant à part celle du profit, pour ne songer qu'à mes besoins, je vois que ma dépense ordinaire depuis vingt ans a été, l'un dans l'autre, de soixante louis par an. .Cette dépense deviendra moindre lorsquabsolument séquestré du public je ne serai plus accablé de .ports de lettres et de visites, qui, par la loi de l'hospitalité, me forcent d'avoir une table pour les survenants.

xix. 1

ju GOKKE!$l»ONDAN(Jfc.

Je pars de ce petit calcul pour fixer ce qui m'est nécessaire pour vivre en paix le reste de mes jours, sans manger le pain de personne; résolution formée depuis long- temps , et dont, quoi qu'il arrive, je ne me départirai jamais.

Je compte pour ma part sur un fonds de dix a douze mille livres; et j'aime mieux ne pas faire l'en- treprise s il faut me réduire à moins, pareequ'il n'y a que le repos du reste de mes jours que je veuille acheter par quatre ans d'esclavage.

Si ces messieurs peuvent me faire cette somme, mon dessein est de la placer en rentes viagères; et , puisque vous voulez bien vous charger de cet em- ploi , elle vous sera comptée , et tout est dit. Il con- vient seulement, pour la sûreté de la chose, que tout soit payé avant que 1 on commence l'impression du dernier volume, parceque je n'ai pas le temps d'atten- dre le débit de l'édition pour assurer mon état.

Mais comme une telle somme en argent comptant pourroit gêner les entrepreneurs , vu les grandes avances qui leur sont nécessaires , ils aimeront mieux me faire une rente viagère; ce qui, vu mon âge et l'état de ma santé, leur doit probablement tourner plus à compte. Ainsi, moyennant des sûretés dont vous soyez content , j'accepterai la rente viagère, sauf une somme en argent comptant lorsqu on commen- cera l'édition ; et, pourvu que cette somme ne soit pas moindre que cinquante louis , je m'en contente , en déduction du capital dont on me fera la rente.

Voilà, monsieur, les divers arrangements dont je leur laisserois le choix si je traitois directement avec

ANNÉE 1764. 5i

eux : mais, comme il se peut que je me trompe, ou que j'exige trop, ou qu'il y ait quelque meilleur parti à prendre pour eux ou pour moi , je n'entends point vous donner en cela des régies auxquelles vous deviez vous tenir dans cette négociation. Agissez pour moi comme un bon tuteur pour son pupille; mais ne chargez pas ces messieurs d'un traité qui leur soit onéreux. Cette entreprise n'a de leur part qu'un objet de profit , il faut qu'ils gagnent ; de ma part elle a un autre objet, il suffit que je vive; et, toute réflexion faite, je puis bien vivre à moins de ce que je vous ai marqué. Ainsi n'abusons pas de la résolution ils paroissent être d'entreprendre cette affaire à quelque prix que ce soit : comme tout le risque demeure de leur côté, il doit être compensé par les avantages. Faites l'accord dans cet esprit, et soyez sûr que de ma part il sera ratifié.

Je vous vois avec plaisir prendre cette peine : voilà , monsieur, le seul compliment que je vous ferai jamais

5i5. A MADAME LATOUR.

A Motiers, le 16 décembre 1764.

Je n'ai pas eu, chère Marianne, en recevant mon portrait, que M. Breguet a eu la bonté de m'envoyer, le plaisir que vous m'annonciez de le recevoir" lui- même. La fatigue, le mauvais temps qu'il a eu durant son voyage, l'ont retenu malade dans sa maison; et moi, depuis deux mois enfermé dans la mienne, je suis hors d'état d'aller le remercier, et lui demander un peu en détail de vos nouvelles , eommf je me létois

4

52 COltllESPONDANCE.

proposé. Donnez-m'en donc vous-même, chère Ma- rianne, en attendant que je puisse voir votre bon papa, si digne de l'éloge que vous en faites et de l'at- tachement que vous avez pour lui. Quant à moi , je ne suis qu'un ami peu démonstratif, quoique vrai; ré- puté négligent, parceque ma situation me force à le paroître, et trop heureux de recevoir de vous , à titre de grâce, des sentiments que vous me devrez quand les miens vous seront mieux connus. En attendant, il vaut mieux que vous m aimiez et que vous me gron- diez , que si vous paroissiez contente sans l'être. Tant que vous exercerez sur moi l'autorité de l'amitié , je croirai qu'au fond vous rendez justice à la mienne , et que c est pour me laisser moins voir ma misère, que vous vous en prenez à ma volonté. Voilà du moins le seul sens que devroient avoir vos reproches; si je.pou- vois vous écrire et vous complaire autant que je le désire, et que vous fussiez équitable, le papa lui- même ne vous seroit pas plus cher que moi.

J'apprends avec grand plaisir qu'il est beaucoup mieux.

5i6. A M. DIVERNOIS.

Motiers, le 17 décembre 1764.

Il est bon, monsieur, que vous sachiez que, de- puis votre départ d'ici , je n'ai reçu aucune de vos lettres, ni nouvelles d'aucune espèce par le canal de personne, quoique vous m'eussiez promis de m'an- noncer votre heureuse arrivée à Genève , et de m'écrire même auparavant. Vous pouvez concevoir mon in- quiétude. Je sais bien que c'est l'ordinaire qu'on mac-

avisée 1764. 53-

cable de lettres inutiles , et que tout se taise dans les moments essentiels ; je m'étois flatté cependant qu'il y auroit dans cel ui-ci quelque exception en ma faveur : je me suis trompé. Il faut prendre patience , et se ré- soudre à attendre qu il vous plaise de me donner des nouvelles de votre santé, que je souhaite être, bonne de tout mon cœur.

Mes respects à madame , je vous supplie.

5i7.— A M. PANCKOUCKE.

Motiers , le 2 1 décembre 1 764.

Je suis sensible aux bontés de M. de Buffon, à pro- portion du respect et de l'estime que j'ai pour lui; sentiments que j'ai toujours hautement professés , et dont vous avez été témoin vous-même. H y a des amis dont la bienveillance mutuelle n'a pas besoin dune correspondance expresse pour se nourrir, et j'ai osé me placer avec lui dans cette classe-là. Si c'est une il- lusion de ma part , elle est bien pardonnable à la cause qui la produit. Je ne le mets point dans une distribu- tion d'exemplaires, sachant bien qu'il me mettroit dans celle des siens ; et que, comme il n'y a point de proportion dans ces choses-là, je n'aime point donner un œuf pour avoir un bœuf.

Le quidam qui s'irrite si fort que j'aie mis une de- vise à mon livre doit s'irriter bien plus que je l'aie entourée d'une couronne civique; et, bien plus en- core que j'aie, dans ce même livre, justifié la devise et mérité la couronne.

D.| CORRESPONDANCE.

5i8. A M. DE MONTMOLLIN,

l'.u lui envoyant les Lettres Écrites de l^ montagmk.

Ln 23 décembre i j64-

Plaignez-moi, monsieur, d'aimer tant la paix, et d'avoir toujours la guerre. Je n'ai pu refuser à mes anciens compatriotes de prendre leur défense comme ils avoient pris la mienne. C'est ce que je ne pouvois faire sans repousser les outrages dont, par la plus noire ingratitude , les ministres de Genève ont eu la bassesse de m'accabler dans mes malheurs, et qu ils ont osé porter jusque dans la chaire sacrée. Puisqu'ils aiment si fort la guerre, ils l'auront; et, après mille agressions de leur part, voici mon premier acte d'hos- tilité , dans lequel toutefois je défends une de leurs plus grandes prérogatives, qu'ils se laissent lâchement en- lever; car, pour insulter à leur aise au malheureux, ils rampent volontiers sous la tyrannie. La querelle , au reste , est tout-à-fait personnelle entre eux et moi ; eu, si j'y fais entrer la religion protestante pour quel- que chose, c'est comme son défenseur contre ceux qui veulent la renverser. Voyez mes raisons , mon- sieur, et soyez persuadé que, plus on me mettra dans la nécessité d'expliquer mes sentiments, plus il en ré- sultera d'honneur pour votre conduite envers moi , et pour la justice que vous m'avez rendue.

Recevez , monsieur, je vous prie , mes salutations et mon respect.

ANNÉE I764 55

^19. A M. D'IVERNOIS.

Moticis , le 29 décembre 1764

J'ai reçu, monsieur, toutes les lettres que vous m'avez fait l'amitié de mécrire, jusqu'à celle du 25 inclusivement. J'ai aussi reçu les estampes que vous avez eu la bonté de m'envoyer; mais le messager de Genève n'étant point encore de retour, je n'ai pas reçu, par conséquent, les deux paquets que vous lui avez remis, et je n'ai pas non plus entendu parler e»core du paquet que vous m'avez envoyé par le voi- turier. Je prierai M. le trésorier de s'en faire informer à Neuchâtel, puisqu'il y doit être de retour depuis plusieurs jours.

Les vacherins que vous m'envoyez seront distri- bués en votre nom dans votre famille. La caisse de vin de Lavaux, que vous m annoncez, ne sera reçue qu'en payant le prix, sans quoi elle restera chez M. d Ivernois. Je croyois que vous feriez quelque at- tention à ce dont nous étions convenus ici : puisque vous n'y voulez pas avoir égard, ce sera désormais mon affaire; et je vous avoue que je commence à craindre que le train que vous avez pris ne produise entre nous une rupture qui m'affligeroit beaucoup. Ce qu'il y a de parfaitement sûr, c'est que personne au monde ne sera bien reçu à vouloir me faire des pré- sents par force; les vôtres, monsieur, sont si fré- quents, et, j ose dire, si obstinés, que de la part de tout autre homme, en qui je reconnoitrois moins de franchise, je croirois qu'il cache quelque vue secrète qui ne se découvriroit qu'en temps el lieu.

5f) CORRESPONDANCE.

Mou cher monsieur, vivons bons amis, je vous en supplie. Les soins que vous vous donnez pour mes petites commissions me sont très précieux. Si vous voulez que je croie qu'ils ne vous sont pas importuns , faites-moi des comptes si exacts qu'il n'y soit pas même oublié le papier pour les paquets, ou la ficelle des emballages; à cette condition j'accepte vos soins obligeants, et toute mon affection ne vous est pas moins acquise que ma reconnoissance vous est due. Mais, de grâce, ne rendez»pas là-dessus une troisième explication nécessaire, car elle seroitla dernière biefi sûrement.

Je suis et serai même plusieurs années hors d'état de m'occuper des objets relatifs à l'imprimé qu'une personne vous a remis pour me le prêter; ainsi, s'il tant s'en servir promptement , je serai contraint de le renvoyer sans en faire usage. Mon intention étoit de rassembler des matériaux pour le temps éloigné de mes loisirs, si jamais il vient, de quoi je doute : ainsi ne m'envoyez rien là-dessus qui ne puisse rester entre mes mains, sans autre condition que de l'y retrouver quand on voudra.

Vous trouverez ci-jointe la copie de la lettre de re- merciement que M. G r m'a écrite. Comment se

peut-il qu'avec un cœur si aimant et si tendre, je ne trouve partout que haine et que malveillants? je ne puis là-dessus me vaincre: l'idée d'un seul ennemi, quoique injuste, nie fait sécher de douleur. Genevois, Genevois, il faut que mon amitié pour vous me coûte a la fin la vie.

Obligez-moi, mon cher monsieur, en in envoyant la

ANNÉE 1764. 57

note de L'argent que vous avez déboursé pour toutes mes commissions, ou d'en tirer sur moi le montant par lettre-de-change, ou de me marquer par qui je dois vous le faire tenir. N omettez pas ce qu'a fourni M. Deluc. Je vous embrasse de tout mon cœur.

5ao. A M. DU PEYROU.

3i décembre 1 7 b 4 -

Votre lettre ma touché jusqu'aux larmes. Je vois que je'ne me suis pas trompé, et que vous avez une ame honnête. Vous serez un homme précieux à mon cœur. Lisez 1 imprimé ci-joint *. Voilà, monsieur, à quels ennemis j ai affaire, voilà les armes dont ils m'at- taquent, lien voyez-moi cette pièce quand vous l'aurez lue; elle entrera dans les monuments de l'histoire -de ma vie. Oh! quand un jour le voile sera déchiré, que la postérité m aimera! quelle bénira ma mémoire! Vous, aimez-moi maintenant, et croyez que je n en suis pas indigne. Je vous embrasse.

52i.- A M. I) I VERS 01 S.

MotiePs, le 3i décembre 1764

Je reçois, mon cher monsieur, votre lettre du 28 et les feuilles de la réponse; vous recevrez aussi bientôt la musique que vous demandez. J'ai reçu par ce même courrier un imprimé intitulé, Sentiment des citoyens. J'ai d'abord reconnu le stvle pastoral de M. Vernes, défenseur de la foi, de la vérité, de la vertu , et de la

' Le libelle intitulé, Sentiment des citoyens.

38 (JOKRESPOJSDAJSCL.

charité chrétienne. Les citoyens ne pouvoient choisn

un plus cligne organe pour déclarer au public leurs

sentiments. Il est très à souhaiter que cette pièce se

répande en Europe; elle achèvera ce que le décréta

commencé.

Tout ce qu'on me marque de M. le premier est d'un magistrat bien sage. Si les autres l'étoient autant, tout seroit bientôt pacifié, et les choses rentreroient dans 1 état douteux peut-être il seroit à désirer qu elles fussent encore. Mais fiez-vous aux sottises que lani- mosité leur fera faire : ils vont désormais travailler pour vous.

Les deux exemplaires que demande M*** sont sans doute pour travailler dessus: mais n'importe; je les lui enverrois avec grand plaisir, si j en avois locca- sion, surtout s il vouloit prendre le ton de M. Vernes. Si par hasard c'étoit en effet par goût pour l'ouvrage, M*** seroit un théologien bien étonnant: mais, lais- sez-les* faire. La colère les transporte : comme ils vont prêter le flanc! Oh! monsieur, si tous ces gens-là, moins brutaux, moins rogues, s'étoient avisés de me prendre par des caresses, j'étois perdu, je sens que jamais je naurois pu résister; mais, par le côté qu'ils m ont pris, je suis à l'épreuve. Ils feront tant qu'ils me rendront illustre et grand , au lieu que j'étois fait pour n être jamais qu'un petit garçon. Je vous embrasse de tout mon cœur.

22. -A M, DUCHESNE,

f. I B R A J R E A l'ABIS.

Motiers , le 6 janvier 1765.

Je vous envoie, monsieur, une pièce imprimée et publiée à Genève * , et que je vous prie d'imprimer et publier à Paris, pour mettre le public en état d'enten- dre les deux parties, en attendant les autres réponses plus foudroyantes qu'on prépare à Genève contre moi. Celle-ci est de M. Vernes, si toutefois je ne me trompe ; il ne faut qu'attendre pour s'en éclaircir : car, s'il en estJ'auteur, il ne manquera pas de la reconnoître hau- tement, selon le devoir d'un homme d'honneur et d un bon chrétien; s'il ne l'est pas, il la désavouera de même, et le public saura bientôt à quoi s en tenir.

Je vous connois trop, monsieur, pour croire que vous voulussiez imprimer une pièce pareille, si elle vous venoit d'une autre main ; mais puisque c est moi qui vous en prie, vous ne devez vous en faire aucun scrupule.

N. B. En faisant lui-même réimprimer ce libelle à Paris, Rousseau y a joint quelques notes que nous allons reproduire, en les faisant précéder des passages du libelle auquel chacune d'elles se rapporte.

« Lorsqu'il mêla 1 irréligion à ses romans, nos ma- « gistrats furent indispensahlement obligés d'imiter

* Le libelle intitule , Sentiment des citoyens. Voyez les Confessions % livre XII.

6o CORRESPONDANCE.

ceux de Paris et de Berne » , dont les uns le décré- tèrent et les autres le chassèrent. »

' Je ne fus chasse' du canton de Renie qu'un mois après le décret de Génère.

« Figurons-nous , ajoute-il, une ame infernale analy- « sant ainsi i Evangile. Eh! qui Ta jamais ainsi analysé? « est cette ame infernale? » 2

II paroit que l'auteur de cette pièce pourroit mieux répondre que personne à «a question. Je prie le lecteur de ne pas manquer de consulter, dans l'endroit qu'il cite , ce qui précède et ce qui suit.

«Considérons qui les traite "ainsi (nos pasteurs): «est-ce un savant.... est-ce un homme de bien...0 « Nous avouons avec douleur et en rougissant, que « c est un homme qui porte encore les marques Fu- « nestes de ses débauches; et qui, déguisé en saltim- « banque , traîne avec lui , de village en village , la mal- « heureuse dont il fit mourir la mère, et dont il a « exposé les enfants à la porte d'un hôpital , en rejetant « les soins qu'une personne charitable vouloit avoir «d'eux, et en abjurant tous les sentiments de la « nature, comme il dépouille ceux de l'honneur et de « la religion. » 3

3 Je veux faire avec simplicité la déclaration que semble exiger de moi cet article. Jamais aucune maladie, de celles dont parle ici l'auteur, ni petite, ni grande, n'a souillé mon corps. Celle dont je suis affligé n'v a pas le moindre rapport; elle est née avec moi, comme le savent les personnes encore vivantes qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est conntte de MM. Malouin, Morand , Ttii rv, Daran, et du frère Corne. S'il s'y trouve la moindre marque de déhanché, je les prie de nie confondre et de me faire honte de nia devise. La personne sage et généralement estimée qui me soigne

AK^KK 1765. 6l

dans mes maux, et me console dans mes afflictions, n'est malheu- reuse que parcequ'elle partage le sort d'un homme fort malheu- reux ; sa mère est actuellement pleine de vie et en bonne santé mal- gré sa vieillesse. Je n'ai jamais exposé ni fait exposer aucun enfant à la porte d'aucun hôpital ni ailleurs. Une personne qui auroit eu la charité dont on parle, auroit eu celle d'en garder le secret; et chacun sent que ce n'est pas de Qenève, je n'ai point vécu, et d'où tant d'animosité se répand contre moi, qu'on doit attendre des informations fidèles sur ma conduite. Je n'ajouterai rien sur ce passage, sinon qu'au meurtre près, j'aimerois mieux avoir fait ce dont son auteur m'accuse , que d'en avoir écrit un pareil.

« C'est donc celui qui parle des devoirs de la « société! Certes il ne remplit pas ces devoirs quand, «dans le même libelle, trahissant la confiance d'un «ami 4, il fait imprimer une de ses lettres, pour « brouiller ensemble trois pasteurs. C'est ici qu'on « peut dire.... de ce même écrivain, auteur d'un ro- « man d'éducation, que, pour élever un jeune homme, « il faut commencer par avoir été bien élevé ». 5

4 Je crois devoir avertir le public que le théologien qui a écrit la- lettre dont j'ai donné un extrait, n'est ni ne fut jamais mon ami ; que je ne l'ai vu qu'une fois en ma vie, et qu'il n'a pas la moindre chose à démêler, ni en bien ni en mal, avec les ministres de Genève. Cet avertissement m'a paru nécessaire pour prévenir les téméraires applications.

5 Tout le monde accordera, je pense, à l'auteur de cette pièce, que lui et moi n'avons pas plus eu la même éducation, que nous n'avons la même religion.

« Pourquoi réveille-t-il nos anciennes querelles ? « Veut-il que nous nous égorgions 6 pareequ'on a « brûlé un mauvais livre à Paris et à Genève? »

On peut voir dans ma conduite les douloureux sacrifices que j'ai faits pour ne pas troubler la paix de ma patrie, et, dans mon

h i CORRESPONDANCE.

ouvrage , avec quelle force j'exhorte les citoyens à ne la trouble» j.unai,s, à quelque extrémité! qu'on les réduise.

5a3.-A M. ***.

Au *ujei d'un MÉMOIRE EH favi un des Protestants, que l'on devoit adresser ans évêques de Fiance.

i765.

La lettre, monsieur, et le mémoire de M***, que vous m'avez envoyés , confirment bien l'estime et le respect que j'avois pour leur auteur. Il y a dans ce mémoire des choses qui sont tout-à-fait bien; cepen- dant il me paroît que le plan et l'exécution deman- deraient une refonte conforme aux excellentes obser- vations contenues dans votre lettre. L'idée d'adresser un mémoire aux évêques n'a pas tant pour but de les persuader eux-mêmes que de persuader indirectement la cour et le clergé catholique, qui seront plus portés à donner au corps épiscopal le tort dont on ne les chargera pas eux-mêmes. D'où il doit arriver que les évêques auront honte d'élever des oppositions à la tolérance des protestants, ou que, s'ils font ces oppo skions , ils attireront contre eux la clameur publique, et peut-être les rebuffades de la cour.

Sur cette idée, il paroît qu'il ne s'agit pas tant, comme vous le dites très bien, d'explications sur la doctrine, qui sont assez connues et ont été données mille fois, que d'une exposition politique et adroite de l'utilité dont les protestants sont à la France; à quoi l'on peut ajouter la bonne remarque de M***, sur l'impossibilité reconnue de les réunir à l'Église, et par conséquent sur 1 inutilité de les opprimer : oppres

ANNÉE 1765. 63

sion qui, ne pouvant les détraire, ne peut servir qu'à les aliéner.

En prenant les évêques , qui , pour la plupart , sont des plus grandes maisons du royaume, du côté des avantages de leur naissance et de leurs places , on peut leur montrer avec force combien ils doivent être atta- chés au bien de l'état à proportion du bien dont il les comble, et des privilèges qu'il leur accorde ; com- bien il seroit horrible à eux de préférer leur intérêt et leur ambition particulière au bien général d'une so- ciété dont ils sont les principaux membres ; on peut leur prouver que leurs devoirs de citoyens , loin d'être opposés à ceux de leur ministère , en reçoivent de nou- velles forces; que l'humanité, la religion, la patrie, leur prescrivent la même conduite et la même obli- gation de protéger leurs malheureux frères opprimés plutôt que de les poursuivre. Il y a mille choses vives et saillantes à dire là-dessus, en leur faisant honte, d'un côté, de leurs maximes barbares, sans pourtant les leur reprocher; et de l'autre, en excitant contre eux l'indignation du ministère et des autres ordres du royaume, sans pourtant paraître y tâcher.

Je suis, monsieur, si pressé, si accablé, si sur- chargé de lettres, que je ne puis vous jeter ici quel- ques idées qu'avec la plus grande rapidité. Je vou- drais pouvoir entreprendre ce mémoire, mais cela m'est absolument impossible, et j en ai bien du regret: car, outre le plaisir de bien faire , j'y trouverais un des plus beaux sujets qui puissent honorer la plume d'un auteur. Cet ouvrage peut être un chef-d'œuvre de politique et d'éloquence, pourvu qu'on y mette le

64 COr.RKSI'ONDANCK.

temps; mais je ne crois pas qu'il puisse être bien traité par un théologien. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

524. -A M. SÉGUIEB DE SA I NT-BRISSON.

Motiers, janvier 1^65.

J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 37 décembre; j'ai aussi lu Jriste et Philopenès. Malgré le plaisir que mont fait l'un et l'autre, je ne me repens point du mal que je vous ai dit du premier; et ne doutez pas que je ne vous en eusse dit du second, si vous m'eussiez consulté. Mon cher Saint-Brisson, je ne vous dirai jamais assez avec quelle douleur je vous vois entrer dans une carrière couverte de fleurs et semée d'abî- mes, où l'on ne peut éviter de se corrompre ou de se perdre, l'on devient malheureux ou méchant à mesure qu'on avance, et très souvent l'un et l'autre avant d'arriver. Le métier d'auteur n'est bon que pour qui veut servir les passions des gens qui mènent les autres; mais pour qui veut sincèrement le bien de l'humanité, c'est un métier funeste. Aurez-vous plus de zèle que moi pour la justice, pour la vérité, pour tout ce qui est honnête et bon? aurez-vous des senti- ments plus désintéressés, une religion plus douce, plus tolérante , plus pure, plus sensée? aspirerez-vo'us à moins de choses? suivi ez-vous une route plus soli- taire? irez-vous sur le chemin de moins de gens? cho- querez-vous moins de rivaux et de concurrents? évi- terez-vous avec plus de soin de croiser les intérêts de personne n Et toutefois vous voyez; je ne sais comment

INNÉE [765. 65

il existe: dans le momie 1111 seul honnête homme à qui mon exemple ne fasse pas tomber la plume des mains. Fartes du bien, mon cher Saint-Brisson, mais non pas des livres; loin de corriger les méchants, ils ne font que les aigrir. Le meilleur livre fait très peu de bien aux hommes et beaucoup de mal à son auteur. Je vous ai déjà vu aux champs pour une brochure qui n'étoit pas même fort malhonnête ; à quoi devez- vous vous attendre si ces choses vous blessent déjà?

Comment pouvez-vous croire que je veuille passer en Corse, sachant que les troupes françoises v sont? Jugez-vous que je n aie pas assez de mes malheurs sans en aller chercher d'autres? Non, monsieur, dans l'accablement je suis, j'ai besoin de reprendre ha- leine; j'ai besoin d'aller plus loin de Genève chercher quelques moments de repos; car on ne m'en laissera nulle part un long sur la terre, je ne puis plus l'espé- rer que dans son sein. J ignore encore de quel côté j'irai: il ne m'en reste plus guère à choisir. Je vou- drois, chamin faisant, me chercher quelque retraite fixe, pour m,' y transplanter tout-à-fait, l'on eût l'hu- manité de me recevoir, et de me laisser mourir en paix. Mais la trouver parmi les chrétiens? La Tur- quie est trop loin d ici.

Nfi doutez pas, cher Saint-Brisson, qu'il ne me fut fort doux de vous avoir pour compagnon de voyage , pour consolateur, et pour garde-malade, mais j ai contre ce même voyage de grandes objections pat- rapport à vous. Premièrement, ôtez-vous de l'esprit de me consulter sur rien, et de trouver dans mon en- tretien la moindre ressource contre l'ennui. L'étour- xix. 5

66 CORRESPONDANCE,

dissement me jettent des agitations sans relâche m .1 rendu stupide; ma tête est en léthargie , mon cœur même est mort; je ne sens ni ne pense plus. Il me reste un seul plaisir dans la vie; j'aime encore à mar- cher, mais en marchant je ne rêve pas même; j'ai les sensations des objets qui me frappent, et rien de plus. Je voulois essayer d'un peu de botanique pour m'a- muser du moins à reconnoître en chemin quelques plantes; mais ma mémoire est absolument éteinte; elle ne peut pas même aller jusque-là. Imaginez Je plaisir de voyager avec un pareil automate !

Ce n est pas tout. Je sens le mauvais effet que votre voyage ici fera pour vous-même. Vous n'êtes déjà pas trop bien auprès des dévots ; vpulez-vous achever de vous perdre? Vos compatriotes mêmes, en général, ne vous pardonnent pas de me connoître, comment vous pardonneroient-ils de maimer? Je suis .très fâché que vous m ayez nommé à la tête de votre Ariste : ne faites plus pareille sottise, ou je me brouiile avec vous tout de bon. Dites-moi surtout de quel œil vous croyez que. votre famille verra ce voyage: ma- dame votre mère en frémira; je frémis moi-même à penser aux funestes effets qu'il peut produire auprès de vos proches. Et vous voulez. que je vous laisse faire ! C'est vouloir que je sois le dernier des hommes. Non , monsieur, obtenez 1 agrément de madame votre mère, et venez. Je vous embrasse avec la plus grande joie; mais sans cela, n'en parlons plus.

AftNÉjE 1765. 67

525. _ a M. MOIJLTOD

Motiers, le 7 janvier i-t3.j.

Il étoit bien cruel, monsieur, que chacun de nous désirant si fort conserver 1 amitié de l'autre, crût éga- lement 1 avoir perdue. Je me souviens très bien, moi qui suis si peu exact à écrire , de vous avoir écrit le dernier. Votre silence obstiné me navra lame, et me fit croire que ceux qui vouloient vous détacher de moi avoient réussi: cependant, même dans cette suppo- sition, je plaignois votre foiblesse sans accuser votre cœur; et mes plaintes, peut-être indiscrètes, prou voient, mieux que n eût fait mon silence, l'amertume de ma douleur. Que pouvoit faire de plus un homme qui ne s est jamais départi de ces deux maximes, et ne s en veut jamais départir, 1 une de ne jamais re- chercher personne, l'autre de ne point courir après ceux qui s'en vont? Votre retraite m"a déchiré: si vous revenez sincèrement, votre retour me rendra la vie. Malheureusement, je trouve dans votre lettre plus d'éloges que de sentiments. Je n'ai que faire de vos louanges , et je donnerois mon sang pour votre amitié.

Quant à mon dernier écrit , loin de 1 avoir fait par animosité, je ne l'ai fait qu'avec la plus grande répu- gnance , et vivement sollicité : c'est un devoir que j'ai rempli sans m'y complaire: mais je n'ai qu un ton; tant pis pour ceux qui me forcent de le prendre, car je n en changerai sûrement pas pour eux. Du reste, ne craignez rien de 1 effet de mon livre: il ne fera du

f,$ CORRESPONDANCE.

mal qu'à moi. Je connois mieux que vous la bour- geoisie de Genève ; elle n'ira pas plus loin qu'il ne faut , je vous en réponds.

Jli motus animorum ah/iie hœc certamina tanta Pulvcris exîguijactu compressa quiescent.

Moultou , je n'aime à vous voir, ni ministre ni ci- toyen de Genève. Dans l'état sont les mœurs , les goûts, les esprits dans cette ville , vous n'êtes pas fait pour l'habiter. Si cette déclaration vous fâche encore, ne nous raccommodons pas , car je ne cesserai point de vous la faire. Le plus mauvais parti qu'un homme de votre portée puisse prendre est celui de se parta- ger. Il faut être tout-à-fait comme les autres , ou tout- à-fait comme soi. Pensez-v. Je vous embrasse.

Saluez de ma part votre vénérable père.

526. A M. Û'IVERNOIS.

Motiers, le 7 janvier 1-65.

J'ai reçu, monsieur, avec vos dernières lettres, comprise celle du 5 , la réponse aux Lettres écrites de la campagne. Cet ouvrage est excellent, et doit être en tout temps le manuel des citoyens. Voilà, monsieur, le ton respectueux, mais ferme et noble, qu'il faut toujours prendre, au lieu du ton craintif et rampant dont on n'osoit sortir autrefois; mais il ne faut ja- mais passer au-delà. Vos magistrats n'étant plus mes supérieurs, je puis, vis-a-vis d'eux, prendre un ton qu'il ne vous conviendroit pas d'imiter.

Je vous remercie derechef des soins saus nombre

iNN-ÉE 1765. 69

que vous avez bien voulu prendre pour mes petites commissions, mais qui sont grandes par la peine con- tinuelle qu elles vous donnent, car il semble, à votre activité, que vous ne pouvez être occupé que de moi. Vos soins obligeants , monsieur, peuvent m être aussi utiles que votre amitié me sera précieuse; et, lorsque vous voudrez bien observer nos conditions ,une fois à mon aise de ce côté , bien sûr de vos bontés , je n épar- gnerai point vos peines.

Je n'ai point encore donné le louis de votre part à ma pauvre voisine : premièrement, parceque, sa santé étant passable à présent, elle n'est pas absolument sous la condition que vous y avez mise ; et, en second lieu, parceque vous exigez de n'être pas nommé , con- dition que je ne puis admettre, parceque ce seroit faire présumer à ces bonnes gens que cette libéralité vient de moi, et que je me cache par modestie, idée à laquelle il ne me convient pas de donner lieu.

Bien des remerciements à M. Deluc fils, de sa bonne volonté. Je ne vous cacherai pas que l'optique me seroit fort agréable; mais, premièrement, je ne consentirai point que M. Deluc, déjà si chargé d'au- tres occupations, s'en donne la peine lui-même, et je crains que cette fantaisie ne coûte plus d'argent que je n v en puis mettre pour le présent. Mais il m'a pro- mis de me pourvoir d'un microscope; peut-être même en faudroit-il deux. Il en sait l'usage, il déci- dera. Je serois bien aise aussi d'avoir, en couleurs bien pures, un peu d'outremer et de carmin, du vert de vessie, et de la gomme arabique.

Il est très à désirer que la fermentation causée par

yo COIUIESPONDANCE.

les derniers écrits n'ait rien de tumultueux. Si les Ge- nevois sonl sages, ils se réuniront, mais paisiblement; ils ne se livreront à aucune impétuosité, et ne feront aucune démarche brusque. Il est vrai que la longueur du temps est contre eux; car on travaillera fortement à les désunir, et tôt ou tard on réussira. La combinai- son des droits, des préjugés, des circonstances, exige dans les démarches autant de sagesse que de fermeté. Il est des moments qui ne reviennent plus quand on les néglige; mais il faut autant de pénétration pour les connoître que d'adresse à les saisir. N'y auroit-il pas moyen de réveiller un peu le Deux-cents? S'il ne voit pas ici son intérêt , ses membres ne sont que -des cruches. Mais tenez-vous sûrs qu'on vous tendra des pièges, et craignez les faux frères. Profitez du zélé ap- parent de M. Ch. , mais- ne vous y fiez pas , je vous le répète. Ne comptez point non plus sur •l'homme dont vous m'avez envoyé une réponse. S'il faut agir, que ce soit plus loin. Du reste, je commence à penser que, si l'on se conduit bien , cette ressource hasardeuse ne sera pas nécessaire.

Vous voulez une inscription sur votre exemplaire. Mes bons Saint-Gervaisiens en ont mis une qui se l'apporte à l'ouvrage: en voici une autre qui se rap- porte ài'auteur : Altoquœsivit cœlo lucem , ingemuitque repertâ.

Je suis fâché de vous donner du latin ; mais le fran- çois ne vaut rien pour ce genre; il est rflou , il est mort, il n'a pas plus de nerf que de vie.

Mille remerciements, je vous prie, à madamed'Iver- nois, pour la bonté qu'elle a eue de présider à l'achat

A H NÉK 1765. 71

pour mademoiselle Le Vasseur. Son goût se montre dans ses emplettes comme son esprit dans ses lettres. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Voici une lettre pour M. Moultou : la sienne ma fait le plus grand plaisir, et mon cœur en avoit besoin.

Je m aperçois que 1 inscription ci-dessus est beau- coup troplonguepourl usage que vous en voulez faire. Eu voici une de l'invention de M. Moultou, qui dit à peu près la même chose en moins de mots: Luget et monet.

J'oubliois de vous dire que le premier de ce mois messieurs de Couvet me firent prier, par une dépu- tation , de vouloir bien agréer la bourgeoisie de leur communauté; ce que je fis avec reconnoissance; et, le lendemain , un des.gouverneurs avec le secrétaire m'apportèrent des lettres conçues en termes très obli- geants et très honorables , et dans le cartouche des- quelles, dessiné en miniature, ils a voient eu l'attention de mettre ma devise. Je leur dis , car je ne veux rien vous taire , que je me tenois plus libre , sujet d'un roi juste, et plus honoré d être membre d une commu- nauté où régnoit légalité etla concorde, que citoveu d une république les lois n'étoient qu'un mot , et la liberté qu'un leurre. Il est dit dans les lettres que la délibération a été unanime aux suffrages de cent vingt-cinq voix.

Hier l'abbave de l'arquebuse de Couvet me fit offrir le même honneur, et je l'acceptai de même. Vous savez que je suis déjà de celle de Motiers. Je vous avoue que je suis plus flatté de ces marques de bien- veillance, après un assez long séjour dan? 3e pays pour

-J2 CORRESPONDANCE.

que ma conduite et mes mœurs y fussent connues , que si elles m'eussent été prodiguées d'abord en y arrivant.

•.27. A M. DE GAUFFECOURT.

Motiers-Travers , le 12 janvier 1^65.

Je suis bien aise, mon cber papa , que vous puissiez envisager, dans la sérénité de votre paisible apathie, les agitations et les traverses de ma vie, et que vous ne laissiez pas de prendre aux soupirs quelles m'ar- rachent un intérêt digne de notre ancienneamitié.

Je voudrois encore plus que vous que le moi parût moins dans les Lettres écrites de la montagne ; mais sans le moi ces lettres n auroient point existé. Quand on fit expirer le malheureux Calas sur la roue, il lui étoit difficile d'oublier qu il étoit là.

Vous doutez qu'on permette une réponse. Vous vous trompez, ils répondront par des libelles diffa- matoires : c'est ce que j'attends pour achever de les écraser. Que je suis heureux qu'on ne se soit pas avisé de me prendre par des caresses ! j êtois perdu , je sens que je n aurois jamais résisté. Grâce au ciel . on ne m'a pas gâté de ce côté-là, et je me sens inébranlable par celui qu'on a choisi. Ces gens-là feront tant qu'ils me rendront grand et illustre, au lieu que naturellement je ne devois être qu'un petit garçon. Tout ceci n est pas fini: vous venez la suite, et vous sentirez, je J'espère, que les outrages et les libelles n'auront pas avili votre ami. Mes salutations , je vous prie . à M. de Quinsonas : les deux lignes qu'il a jointes à votre

A.NNÉE 1765. y3

lettre me sont précieuses ; son amitié me paroit dési- rable , et il seroit bien doux de la tonner par vin mé- diateur tel que vous.

Je vous prie de faire dire à M. Bourgeois que je n'oublie point sa lettre, mais que j'attends pour y ré- pondre d'avoir quelque chose de positif à lui marquer. Je suis fâché de ne pas savoir son adresse.

Bonjour, bon papa; parlez-moi de temps en temps de votre santé et de votre amitié. Je vous embrasse de tout mon cœur.

/'. S. Il paraît à Genève une espèce de désir de se rapprocher de part et d'autre. Plût à Dieu que ce désir fut sincère d'un côté , et que j'eusse la joie de voir Gnii des divisions dont je suis la cause innocente! Plût à Dieu que je pusse contribuer moi-même à cette bonne oeuvre par toutes les déférences et satisfactions que l'honneur peut me permettre! Je n'aurois rien fait de ma vie d'aussi bon cœur, et dès ce moment je ttie tairois pour jamais.

5a8.— A M. DU.CLOS..

Mo tiers, le 1 3 janvier ) yCS.

J attendois, mon cher ami, pour vous remercier de votre présent que j'eusse eu le plaisir de lire cette nouvelle édition, et de la comparer avec la précédente; mais la situation violente me jette la fureur de mes ennemis ne me laisse pas un moment de relâche; et il faut renvoyer les plaisirs à des moments pins heu- reux, s'il" m'est encore permis d'en attendre. Votre

- | CORRESPONDANCE.

portrait n'avoit pas besoin de la circonstance pour mo causer de 1 émotion ; mais il est vrai quelle en a été plus vive par la comparaison de mes misères pré- sentes avec les temps j 'a vois le bonheur de vous voir tous les jours. Je voudrois bien que vous ine fis- siez l'amitié de m'en donner une seconde épreuve pour mon porte-feuille. Les vrais amis sont trop rares pour qu'en effet la planche ne restât pas long -temps neuve, si vous n'en donniez qu'une épreuve à chacun des vôtres; mais j'ose ici dire, au nom de tous, qu'ils sont bien dignes que vous l'usiez pour eux.

Quoique je sache que vous n'êtes point fait pour en perdre, je suis peu surpris que vous ayez à vous plaindre de ceux avec lesquels j'ai été forcé de rompre. Je sens que quiconque est un faux ami pour moi n'en peut être un vrai pour personne.

Ils travaillent beaucoup à me faciliter l'entreprise décrire ma vie, que vous m'exhortez de reprendre. Il vient de paroître à Genève un libelle effroyable, pour lequel la dame d Épinay a fourni des mémoires à sa manière, lesquels me mettent déjà fort à mon aise vis- à-vis d'elle et de ce qui l'entoure. Dieu me préserve toutefois de limiter même en me défendant! Mais sans révéler les secrets qu'elle m'a confiés, il m'en reste assez de Ceux que je ne tiens pas d'elle pour la Paire connoître autant qu'il est nécessaire en ce qui se rapporte à moi. Elle ne me croit pas si bien instruit ; mais, puisqu'elle m'y force, elle apprendra quelque jour combien j'ai été discret. Je vous avoue cependant que j'ai peine encore à vaincre ma répugnance, et je prendrai du moins des mesures pour que rien ne pa-

ANMili 1765. ~ 5

roisse de mon vivant. Mais j ai beaucoup à dire, et je dirai tout; je n'omettrai pas une de mes fautes, pas même une de mes mauvaises pensées. Je me peindrai tel <jue je suis : le mal offusquera presque toujours le bien; et, malgré cela, j'ai peine à croire qu'aucun de mes lecteurs ose se dire, Je suis meilleur que ne fut cet homme-là.

Cher ami, j'ai le cœur oppressé, j'ai les yeux gon- flés de larmes; jamais être humain n éprouva tant de maux à-la-fois. Je me tais, je souffre, et j'étouffe. Que ne suis-je auprès de vous! du moins je respire- rois. Je vous embrasse.

5a9. A M. D'IVERNOIS.

Mo tiers, \~ janvier 1 j65-

Votre lettre , monsieur, du 9 de ce mois ne m'est parvenue qu'hier, et très certainement elle avoit été ouverte.

Il me semble que je ne serois pas de votre avis sur la question de porter ou de ne pas porter au conseil général les griefs de la bourgeoisie, puisquen suppo- sant de la part du petit conseil le refus de la satisfaire sur ses griefs , il n'y a nul autre moyen de prouver qu il y est obligé : car enfin de ce que des particuliers se plaignent , il ne s'ensuit pas qu'ils aient raison de se plaindre, et de ce qu'ils disent que la loi a été violée , il ne s'ensuit pas que cela soit vrai, surtout quand le conseil n'en convient pas. Je vois ici deux parties; savoir, les représentants et le petit conseil. Qui sera juge entre les deux?

-(> CORUESPOKDANCE.

D'ailleurs la grande affaire en cette occasion est d'anuuler le prétendu droit négatif dans sa partie qui n'est pas légitime; et rien n'est plus important pour constater cette nullité que l'appel au conseil général. Le fait seul de cette assemblée donneroit aux repré- sentants gain de cause, quand même leurs griefs n'y seroient pas adoptés.

Je conviens que par la diminution du nombre cette souveraine assemblée perdra peu-à-peu son autorité; mais cet inconvénient, peut-être inévitable, est en- core éloigné , et il est bien plus grand en renonçant dès à présent aux conseils généraux. Il est certain que votre gouvernement tend rapidement à l'aristo- cratie héréditaire; mais il ne s'ensuit pas qu'on doive abandonner dès à présent un bon remède, et surtout s'il est unique, seulement parcequ'on prévoit qu'il perdra sa force un jour. Mille incidents peuvent d'ail- leurs retarder ce progrès encore ; mais si le petit con- seil demeure seul juge de vos griefs, en tout état de cause vous êtes perdus.

La question me paroît bien établie dans ma hui- tième lettre. On se plaint que la loi est transgressée. Si le conseil convient de cette transgression et la ré- pare, tout est dit, et vous n'avez rien à demander de plus; mais s'il n'en convient pas, ou refuse de la ré- parer, que vous reste-t-il à demander pour l'y con- traindre? un conseil général.

L'idée de faire une déclaration sommaire des griefs est excellente; mais il faut éviter de la faire dune ma- nière trop dure, qui mette le conseil trop au pied «lu mur. Demander que le jugement contre moi soit ré-

ANNÉE I 7 G 5 . 77

voqué , c'est demander une chose insupportable pour eu v , et aussi parfaitement inutile pour vous que pour moi. Il n'est pas même sur que l'affirmative passât au conseil général, et ce seroit m'exposer à un nouvel affront encore plus solennel. Mais demander si l'ar- ticle 88 de l'ordonnance ecclésiastique ne s'applique pas aux auteurs des livres ainsi qu'à ceux qui dogma- tisent de vive voix, c'est exiger une décision très rai- sonnable, qui dans le droit aura la même force, en supposant l'affirmative, que si la procédure éloit an- nulée, mais qui sauve le conseil de l'affront de l'annu- ler ouvertement. Sauvez à vos magistrats des rétrac- tations humiliantes, et prévenez les interprétations arbitraires pour l'avenir. Il y a cependant des points sur lesquels on doit exiger les déclarations les plus expresses; tels sont les tribunaux sans syndics, tels sont les emprisonnements faits d'office, etc. Laissez là, messieurs , le petit point d'honneur, et allez au so lide. Voilà mon avis.

J'ai reçu les couleurs et le microscope; mille re- merciements, et à M. Deluc. ^N'oubliez pas, je vous supplie, de tenir une note exacte de tout. Dans celle que vous m'avez envoyée vous avez oublié la flanelle ; je vous prie de réparer cette omission.

J'ai fait donner le louis à ma voisine. Digne homme , que les bénédictions du ciel sur vous et sur votre fa- mille augmentent de jour en jour une fortune dont vous faites un si noble usage.

Le messager doit partir la semaine prochaine. Je voudrois que vous attendissiez les occasions de vous servir de lui plutôt que d importuner incessamment

78 CORRESPONpANÇE.

M, le trésorier pour tant de petits articles .qui ne pres- sent point du tout, et. dont I expédition lui donne en- core plus d'incommodité qu'à moi d'avantage.

Ne faites rien mettre dans la galette. Le gazetier, vendu à mes ennemis, altérerait infailliblement votre article, ou l'empoisonneroit dans quelque autre. D ail- leurs à quoi bon? Que ne suis-je oublié du genre hu- main! que ne puis-je, aux dépens de cette petite glo- riole, qui ne me flatta de ma vie, jouir du repos que j'idolâtre, de cette paix si chère à mon cœur, et qu'on ne goûte que dans l'obscurité ! Oh ! si je puis faire une fois mes derniers adieux au public!... Mais peut-être avant cet heureux moment faut-il les faire à la vie. La volonté de Dieu soit faite. Je vous embrasse tendre- ment.

Je vous prie de vouloir bien donner cours à cette lettre pour Chambéry. Je ne puis faire la procuration que vous demandez que dans la belle saison, voulant qu'elle soit légalisée à Yverdun ou à Neuchàtel , par des raisons que je vous expliquerai et qui n'ont aucun rapport à la chose.

53o. A M. PIGTET.

Motiers, le i g janvier 1765.

Vous auriez toujours, monsieur, des réponses bien promptes si ma diligence à les faire étoit proportion- née au plaisir que je reçois de vos lettres : mais il me semble que, par égard pour ma triste situation, vous m'avez promis sur cet article une indulgence dont as- surément mon cœur n'a pas besoin, mais que les tra-

cas des faux empressés , et l'indolence de mon état me rendent chaque jour plus nécessaire. Rappelez-vous donc quelquefois, je vous supplie, les sentiments que je vous ai voués, et ne concluez rien de mon silence contre mes déclarations.

Vous aurez pu comprendre aisément, monsieur, à la lecture des Lettres de la montagne, combien elles ont été écrites à contre-cœur. Je n'ai jamais rempli devoir avec plus de répugnance que celui qui m'im- posoit cette tâche ; mais enfin c'en étoit.un tant envers moi qu'envers ceux qui s'étoient compromis en pre- nant ma défense. J'aurois pu, j'en conviens, le rem- plir sur un autre ton; mais je n'en ai qu'un; ceux qui he l'aiment pas ne dévoient pas me forcer à le prendre. Puisqu'ils s'étudient à m'obliger de leur dire leur vérité, il faut bien user du droit qu'ils me donnent. Que je suis heureux qu'ils ne se soient pas avisés de me gâter par des caresses! Je sens bien mon cœur; j'étois perdu s'ils m'avoient pris de ce côté-là; mais je me crois à lépreuve par celui qu'ils ont préféré.

Ce que j'ai dit est si simple, que vous ne pouvez m'en savoir aucun gré, mais vous pouvez m'en savoir un peu de ce que je n'ai pas osé dire , et vous n'ignorez pas la raison qui m'a rendu discret.

Puisque vous avez cependant, monsieur, le cou- rage d'avouer dans ces circonstances l'amitié dont vous m'honorez, je m'en honore trop moi-même pour ne pas vous prendre au mot. Jusqu'ici je n'ai point in- discrètement parlé de notre correspondance, et je n'ai laissé voir aucune de vos lettres; mais parla permis- sion que vous m'en donnez, j ai montré la dernière.

8o CORRESPONDANCE.

Par les talents quelle annonce, elle mérite à son au- teur la célébrité; mais elle la lui mérite encore à meil- leur titre par les vertus qui s'y font sentir.

53 1. A M. DU PEYROU.

Motièrs, le 24 janvier 1760.

Je vous avoue que je ne vois qu'avec effroi renga- gement* que je vais prendre avec la compagnie en question si l'affaire se consomme; ainsi quand elle manqueroit, j'en serois très peu puni. Cependant, comme j'y trouverois des avantages solides, et une commodité très grande pour l'exécution d'une entre- prise que j'ai à cœur, que d'ailleurs je ne veux pas répondre malhonnêtement aux avances de ces mes- sieurs, je désire, si l'entreprise se rompt, que ce ne soit pas par ma faute. Du reste, quoique je trouve les demandes que vous avez faites en mon nom un peu fortes, je suis fort d'avis, puisqu'elles sont faites, qu'il n'en soit rien rabattu.

Je vous reconnois bien, monsieur, dans l'arrange- ment que vous me proposez au défaut de celui-là ; mais quoique j'en sois pénétré de reconnoissance, je me reconnoîtrois peu moi-même si je pouvois l'accepter sur ce pied-là : toutefois j'y vois une ouverture pour sortir, avec votre aide, d'un furieux embarras je suis. Car, dans l'état précaire sont ma santé et ma vie, je mourrois dans une. perplexité bien cruelle en songeant que je laisse mes papiers, mes effets et ma gouvernante, à la merci d'un inconnu. Il y aura bien

Pour une édition générale de ses ouvrages.

ANTSÉË'1765. 8 1

du malheur si l'intérêt que vous voulez bien prendre à moi, et la confiance que j'ai en vous ne nous amènent pas à quelque arrangement qui contente votre cœur sans faire souffrir le mien. Quand vous serez une fois mon dépositaire universel, je serai tranquille, et il me semble que le repos de mes jours m'en sera plus doux quand je vous en serai redevable. Je voudrois seulement qu'au préalable nous puissions faire une connoissance encore plus intime. J'ai des projets de voyage pour cet été. Ne pourrions-nous en faire quel qu'un ensemble? Votre bâtiment vous occupera-t-il si fort que vous ne puissiez le quitter quelques se- maines, même quelques mois , si le cas y échoit? Mon cher monsieur, il faut commencer par beaucoup se connoître pour savoir bien ce qu'on fait quand on se lie. Je m'attendris à penser qu'après une vie si mal- heureuse, peut-être trouverai -je encore des jours sereins près de vous , et que peut-être une chaîne de tra- verses m'a-t-elle conduit à l'homme que la Providence appelle à me fermer les yeux. Au reste, je vous parle de mes voyages, pareequ à force d'habitude les dé- placements sont devenus pour moi des besoins. Du- rant toute la belle saison il m'est impossible de rester plus de deux ou trois jours en place sans me con- traindre et sans souffrir.

532. A M. LE COMTE DE B.

Mo tiers, le 26 janvier ij65.

Je suis pénétré, monsieur, des témoignages d'estime et de confiance dopt vous m'honorez : mais, comme xix, G

82 CORRESPONDANCE.

vous dites fort bien, laissons les compliments, .et s'il

est possible, allons à l'utile.

Je ne crois pas que ce que vous desirez de moi se puisse exécuter avec succès d'emblée dans une seule lettre, que madame la comtesse sentira d'abord être votre ouvrage. Il vaut mieux, ce me semble, puisque vous m'assurez qu'elle est portée à bien penser de moi, que je fasse avec elle les avances dune corres- pondance qui fera naître aisément les sujets dont il s'agit, et sur lesquels je pourrai lui présenter mes ré- flexions de moi-même à mesure qu'elle m'en fournira l'occasion. Car il arrivera de deux choses l'une : ou, m'accordant quelque confiance, elle épanchera quel- quefois son honnête et vertueux cœur en in 'écrivant, et alors la liberté que je prendrai de lui dire mon sen- timent, autorisée par elle-même, ne pourra lui dé- plaire; ou elle restera dans une réserve qui doit me servir de régie, et alors, n'ayant point l'honneur d'être connu délie, de quel droit m'ingérer à lui donner des leçons? La lettre ci-jointe est écrite dans cette vue, et prépare les matières dont nous aurons à traiter si ce texte lui agrée. Disposez de cette lettre, je vous supplie, pour la donner ou la supprimer, selon qu'il vous paroîtra plus convenable.

En vérité, monsieur, je suis enchanté de vous et de votre digne épouse. Qu'aimable et tendre doit être un mari qui peint sa femme sous des traits si charmants! Elle peut vous aimer trop pour votre repos, mais jamais trop pour votre mérite, ni vous l'aimer jamais assez pour le sien. Je ne connois rien de plus intéres- sant ([ne le t;ibleau de votre union fc et tracé par vous-

AHHÉE i;65. 83

même. Toutefois voyez que sans y songer vous n'avez ilonné peut-être à sa délicatesse quelque raison parti- culière de craindre votre éloignement. Monsieur, les cœurs sensibles sont faciles à blesser, tout les alarme, et ils sont d'un si grand prix qu'ils valent bien les peines qu'on prend à les contenter. Les soins amou- reux de nom eaux époux bientôt se relâchent; les témoignages d un attachement durable fondé sui l'es- time et sur la vertu sont moins frivoles et font plus d'effet. Laissez à votre femme le plaisir de sacrifier quelquefois ses goûts aux vôtres; mais qu'elle voie toujours que vous cherchez votre bonheur dans le sien, et que vous la distinguez des autres femmes par des sentiments à 1 épreuve du temps. Quand une fois elle sera bien convaincue de la solidité de votre atta- chement, elle n'aura pas peur que vous lui sovez en- levé par des folles. Pardon, monsieur : vous demandez des avis pour madame la comtesse, et c'est à vous que j'ose en donner. Mais vous m inspirez un intérêt si vif pour votre union, qu'en vous parlant de tout ce qui me semble propre à l'affermir, je crois déjà me mêler de mes affaires.

533. A MADAME LA COMTESSE DE B.

Motiers, le 26 janvier ij65.

J'apprends, madame, que vous êtes une femme aussi vertueuse qu'aimable, que vous avez pour votre mari autant de tendresse qu'il en a pour vous, et que c est à tous égards dire autant qu'il est possible. On ajoute que vous m'honorez de votre estime, et que

6.

84 CORRESPONDES CE.

vous m'en préparez même un témoignage qui me don- neroit l'honneur d'appartenir à votre sang par des de- voirs *.

En voilà plus qu'il ne faut, madame, pour m atta- cher par le plus vif intérêt au bonheur d'un si digne couple, et bien assez, j'espère, pour mautoriser à vous marquer ma reconnoissance pour la part qui me vient de vous des bontés qu'a pour moi M. le comte de ***. J'ai pensé que 1 heureux événement qui s'ap- proche pouvoit, selon vos arrangements, me mettre avec vous en correspondance ; et pour un objet si res- pectable je sens du plaisir à la prévenir.

Une autre idée me fait livrer à mon zèle avec con- fiance. Les devoirs de M. le comte de *** l'appelleront quelquefois loin de vous. Je rends trop de justice à vos sentiments nobles pour douter que si le charme de votre présence lui faisoit oublier ces devoirs, vous ne les lui rappelassiez vous-même avec courage. Comme un amour fondé sur la vertu peut sans danger braver l'absence , il n'a rien de la mollesse du vice ; il se ren- force par les sacrifices qui lui coûtent, et dont il s'ho- nore à ses propres yeux. Que vous êtes heureuse, madame, d'avoir un mérite qui vous met au-dessus des craintes, et un époux qui sait si bien en sentir le prix! Plus il aura de comparaisons à faire, plus il s'applaudira de son bonheur.

Dans ces intervalles vous passerez un temps très doux à vous occuper de lui, des chers gages de sa ten- dresse, à lui en parler dans vos lettres, à en parler à

* La comtesse de Tî. avoit paru souhaiter que Rousseau voulût être le parrain de l'enfant dont elle etoit sur lu point d'accoucher.

ANNÉE lyG5. 85

ceux qui prennent part à votre union. Dans ce nom- bre oserois je , madame, me compter auprès de vous pour quelque chose? J'en ai le droit par mes senti- ments : essayez si j'entends les vôtres . si je ^"iis vos inquiétudes, si quelquefois je puis les calmer. Je ne me flatte pas d'adoucir vos peines; mais c'est quelque chose que les partager , et voilà ce que je ferai de tout mon cœur. Recevez, madame, je vous supplie, les assurances de mon respect.

534. —A MILORD MARÉCHAL.

26 janvier 1 760.

J'espcrois, milord, finir ici mes jours en paix; je sens que cela n'est pas possible. Quoique je vive en toute sûreté dans ce pays sous la protection du roi, je suis trop près de Genève et de Berne, qui ne me laisseront point en repos. Vous savez à quel usage ils jugent à propos d'employer la religion : ils en font un gros torchon de paille enduit de boue, qu'ils me four- rent dans la bouche à toute force pour me mettre en pièces tout à leur aise, sans que je puisse crier.* Il faut donc fuir malgré mes maux , malgré ma paresse ; il faut chercher quelque endroit paisible je puisse respirer. Mais aller? Voilà, milord, sur quoi je vous consulte.

Je ne vois que deux pays à choisir; l'Angleterre ou l'Italie. L'Angleterre seroit bien plus selon mon humeur, mais elle est moins convenable à ma santé, et je ne sais pas la langue : grand inconvénient quand on s'y transplante seul. D'ailleurs il y fait si cher

Sf> CORRESPONDANCE.

vivre, qu'un homme qui manque de grandes res- sources n'y doit point aller, à moins qu'il ne veuille slntriguer pour son procurer, chose que je ne ferai de ma vie; cela est plus décidé que jamais.

Le climat de l'Italie me conviendroit fort, et mon état, à tous égards, me le rend de beaucoup préfé- rable. Mais j ai besoin de protection pour qu'on m'y laisse tranquille : ilfaudroitque quelqu'un des princes de ce pays-là m'accordât un asile dans quelqu'une de ses maisons, afin que le clergé ne pût me chercher querelle si par hasard la fantaisie lui en prenoit; et cela ne me paroît ni bienséant à demander, ni facile à obtenir quand on ne connoît personne. J'aimerois assez le séjour de Venise, que je connois déjà; mais quoique Jésus ait défendu la vengeance à ses apôtres , Saint-Marc ne se pique pas d'obéir sur ce point. J'ai pensé que si le roi ne dédaignoit pas de m'honorer de quelque apparente commission , ou de quelque titre sans fonctions comme sans appointements, et qui ne signifiât rien que l'honneur que j'aurois d'être à lui , je pourrois sous cette sauvegarde, soit à Venise, soit ailleurs, jouir en sûreté du respect qu'on porte à tout ce qui lui appartient. Voyez, milord, si dans cette occurrence votre sollicitude paternelle imagineroit quelque chose pour me préserver d'aller sous les plombs, ce qui seroit finir assez tristement une vie bien malheureuse *. C'est une chose bien précieuse à

* Cette expression sous les plombs a fort embarrassé les éditeurs de Genève. En voici l'explieotion : Le palais de Saint-Mare, à Ve- nise, est couvert de grandes lames de plomb, et l'on eroyoit alors communément que quand les Inquisiteurs d'état vouloient se dé-

ANSÉE 1-65. 87

mon cœur que le repos , mais qui me seroit bien plus précieuse encore si je la tenois de vous. Au reste, ceci n'est qu'une idée qui me vient, et qui peut-être est très ridicule. Un mot de votre part me décidera sur ce qu'il en faut penser.

535. A M. BALLIÈRE.

Motiers, le 28 janvier it65.

Deux envois de M. Duchesne , qui ont demeuré très long-temps en route, m'ont apporté, monsieur, l'un votre lettre et l'autre votre livre * : voilà ce qui ma fait retarder si long-temps à vous remercier de 1 une et de l'autre. Que ne donnerois-je pas pour avoir pu consulter votre ouvrage on vos lumières, il y a dix ou douze ans, lorsque je travaillois à rassembler les articles mal digérés que j'avois faits pour 1 Encyclo- pédie! Aujourd hui que cette collection est achevée, et que tout ce qui s'y rapporte est entièrement effacé de mon esprit, il n'est plus temps de reprendre cette longue et ennuyeuse besogne , malgré les erreurs et les fautes dont elle fourmille. J'ai pourtant le plaisir de sentir quelquefois que jétois , pour ainsi dire, à la piste de vos découvertes, et qu'avec un peu plus d'étude

barrasser , sans forme de procès, d'un homme suspect, ils le fai- soient renfermer dans un des cabinets pratiques immédiatement sous ces lames, qui, devenant brûlantes par l'ardeur du soleil , donnoient au malheureux prisonnier une fièvre chaude dont il mouroit en très peu de temps. On aime à douter d'une cruauté' plus atroce encore que celle de Busiris. Toujours est-il vrai qu'à Venise on ne parlait jamais de ces plombs qu'avec effroi. * Vn exemplaire de 1.1 Théorie de la musique.

88 CORRESPONDANCE.

et de méditation j'aurois pu peut-être en atteindre quelques unes. Car, par exemple, j'ai très bien vu que J expérience qui sert de principe à M. Rameau n'est qu'une partie de celle des aliquotes, et que c'est de cette dernière , prise dans sa totalité , qu'il faut déduire le système de notre harmonie; mais je n'ai eu du reste que des demi-lueurs qui n'ont fait que in égarer. Il est trop tard pour revenir maintenant sur mes pas, et il faut que mon ouvrage reste avec toutes ses fautes, ou qu'il soit refondu dans une seconde édition par une meilleure main. Plût à Dieu , monsieur, que cette main fut la vôtre! vous trouve- riez peut-être assez de bonnes recherches toutes faites pour vous épargner le travail du manœuvre , et vous laisser seulement celui de l'architecte et du théoricien. Recevez , monsieur , je vous supplie , mes très hum- bles salutations.

536.— A M. DU PEYROU.

Rfotters, le 3i janvier 1765.

Voici , monsieur, deux exemplaires de la pièce que vous avez déjà vue, et que j'ai fait imprimer à Paris*. C'étoit la meilleure réponse qu'il me convenoit d'y faire.

Voici aussi la procuration sur votre dernier mo- dèle : je doute qu'elle puisse avoir son usage. Pourvu que ce ne soit ni votre faute ni la mienne, il importe peu que l'affaire se rompe ; naturellement je dois m y attendre, et je m'y attends.

* Le libelle intitulé, Sentiment des citoyens.

AKJSÉE 1 765. 89

Voici enfin la lettre de M. de Buffon , de laquelle je suis extrêmement touché. Je veux lui écrire, mais la crise horrible je suis ne me le permettra pas sitôt. Je vous avoue cependant que je n'entends pas bien le conseil qu'il me donne de ne pas me mettre à dos M. de Voltaire ; c'est comme si l'on conseillent à un pas- sant, attaqué dans un grand chemin, de ne pus se mettre à dos le brigand qui 1 assassine. Qu ai-je fait pour m'attirer les persécutions de M. de Voltaire? et qu'ai-je à craindre de pire de sa part? M. de Buffon veut-il que je fléchisse ce tigre altéré de mon sang? Il sait bien que rien u apaise ni ne fléchit jamais la fureur des tigres. Si je rampois devant Voltaire, il en triom- pheroit sans doute, mais il ne m'en égorgeroit pas moins. Des bassesses me déshonoreroient, et ne me sauveroient pas. Monsieur, je sais souffrir; j'espère apprendre à mourir; et qui sait cela n'a jamais besoin d être lâche.

11 a fait jouer les pantins de Berne à l'aide de son ame damnée le jésuite Bertrand : il joue à présent le même jeu en Hollande. Toutes les puissances plient sous l'ami des ministres tant politiques que presby- tériens. A cela que puis-je faire? je ne doute presque pas du sort qui m'attend sur le canton de Berne , si jy mets les pieds ; cependant jeu aurai le cœur net, et je veux voir jusqu'où, dans ce siècle aussi doux qu'éclairé, la philosophie et l'humanité seront pous- sées. Quand l'inquisiteur Voltaire m'aura fait brûler, cela ne sera pas plaisant pour moi, je l'avoue; mais avouez aussi que, pour la chose, cela ne sauroit l'être plus.

90 CORRESPONDANCE.

Je ne sais pas encore ce que je deviendrai cet été. Je nie sens ici trop près de Genève et de Berne pour v goûter un moment de tranquillité. Mon corps y est en sûreté, mais mon ame y est incessamment boule- versée. Je voudrois trouver quelque asile je pusse au moins achever de vivre en paix. J'ai quelque envie d aller chercher en Italie une inquisition plus douce, et un climat moins rude. J'y suis désiré , et je suis sûr d'y être accueilli. Je no me propose pourtant pas de me transplanter brusquement, mais daller seulement reconnoître les lieux, si mon état me le permet, et qu on me laisse les passades libres , de quoi je doute. Le projet de ce vovage trop éloigné ne me permet pas de songer à le faire avec vous , et je crains que 1 objet qui me le faisoit surtout désirer ne s'éloigne. Ce que j'avois besoin de connoître mieux n'étoit assurément pas la conformité de nos sentiments et de nos prin- cipes, mais celle de nos humeurs, dans la supposition d avoir à vivre ensemble comme vous aviez eu 1 hon- nêteté de me le proposer. Quelque parti que je prenne , vous connoitrez, monsieur, je m'en flatte, que vous n'avez pas mon estime et ma confiance à demi; et, si vous pouvez me prouver que certains arrangements ne vous porteront pas un notable préjudice, je vous remettrai, puisque vous le voulez bien, l'embarras de tout ce qui regarde tant la collection de mes écrits que 1 honneur de ma mémoire; et, perdant toute autre idée que de me préparer au dernier passage, je vous devrai avec joie le repos du reste de mes jours.

J'ai l'esprit trop agité maintenant pour prendre un parti; mais, après y avoir mieux pensé, quoique parti

ANNÉE 176.5. 91

que je prenne, ce ne sera point sans en causer avec vous, et sans vous faire entrer pour beaucoup dans mes résolutions dernières. Je vous embrasse de tout mon cœur.

537. —A M. SAINT-BOURGEOIS.

Motiers, le 2 février 1 "65.

J'ai reçu, monsieur, avec la lettre que vous m'avez faitl honneur de m écrire le 2ojanvier, l'écrit que vous avez pris la peine d'v joindre. Je vous remercie de l'une et de l'autre.

Vous m'assurez qu'un grand nombre de lecteurs me traitent d homme plein d'orgueil, de présomption, d arrogance; vous avez soin d ajouter que ce sont leurs propres expressions. Voilà, monsieur, de fort vilains vices dont je dois tâcher de me corriger. Mais sans doute ces messieurs, qui usent si libéralement de ces termes, sont eux-mêmes si remplis d humilité, de douceur et de modestie, qu il n'est pas aisé d'en avoir autant qu'eux.

Je vois, monsieur, que vous avez de la santé, du loisir, et du goût pour la dispute : je vous en fais mon compliment; et pour moi, qui n'ai rien de tout cela, je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

538. —A M. PAUL CHAPPUIS.

Motiers, le 2 février 1765.

J'ai lu, monsieur, avec grand plaisir la lettre dont vous m'avez honoré le 18 janvier. J'y trouve tant de

92 CORRESPONDANCE,

justesse, de sens, et une si honnête franchise, que j'ai regret de ne pouvoir vous suivre dans les détails vous y êtes entré. Mais, de grâce, mettez-vous à ma place; supposez-vous malade, accablé de chagrins, d'affaires , de lettres , de visites , excédé d'importuns de toute espèce qui, ne sachant que faire de leur temps, absorberoient impitoyablement le vôtre, et dont cha- cun voudroit vous occuper de lui seul et de ses idées. Dans cette position , monsieur , car c'est la mienne , il me faudroit dix têtes , vingt mains , quatre secrétaires , et des jours de quarante-huit heures pour répondre à tout ; encore ne pourrois-je contenter personne , parce- que souvent deux lignes d'objections demandent vingt pages de solutions.

Monsieur, j'ai dit ce que je savois , et peut-être ce que je ne savois pas; ce qu'il y a de sûr, c'est que je n en sais pas davantage : ainsi je ne ferois plus que bavarder; il vaut mieux me taire. Je vois que la plu- part de ceux qui m'écrivent pensent comme moi sur quelques points, et différemment sur d'autres: tous les hommes en sont à peu près là; il ne faut point se tourmenter de ces différences inévitables, surtout quand on est d'accord sur l'essentiel, comme il me paroit que nous le sommes vous et moi.

Je trouve les chefs auxquels vous réduisez les éclaircissements à demander au Conseil assez raison- nables. Il n'v a que le premier qu'il faut retrancher comme inutile, puisque, ne voulant jamais rentrer dans Genève, il m'est parfaitement égal que le juge- ment rendu contre moi soit ou ne soit pas redressé. Ceux qui pensent que l'intérêt ou la passion m'a fait

NÉE 1765. g3

apir dans cette affaire lisent bien mal le fond de mon cœur. Ma conduite est une, et n'a jamais varié sur ce point: si mes contemporains ne me rendent pas jus- tice en ceci , je m'en console en me la rendant à moi- même, et je l'attends de la postérité.

Bonjour, monsieur. Vous croyez que j'ai fait avec vous en finissant ma lettre; point du tout: ayant ou- blié votre adresse, il faut maintenant la retourner chercher dans votre première lettre, perdue dans cinq cents autres, il me faudra peut-être une demi- journée pour la trouver. Ce qui achève de in étourdir, est que je manque d ordre : mais le découragement et la paresse m'absorbent, m'anéantissent, et je suis trop vieux pour me corriger de rien. Je vous salue de tout mon cœur.

539. A MME LA MARQUISE DE VERDELIN.

Motiers, le 3 février 1 -65.

Au milieu des soins que vous donne, madame, le zèle pour votre famille, et au premier moment de votre convalescence, vous vous occupez de moi; vous pressentez les nouveaux dangers vont me replon- ger les fureurs de mes' ennemis, indignés que j'aie osé montrer leur injustice. Vous ne vous trompez pas, madame ; on ne peut rien imaginer de pareil à la rage qu'ont excitée les Lettres de la montagne. Messieurs de Berne viennent de défendre cet ouvrage en termes très insultants: je ne serois pas surpris qu'on me fît un- mauvais parti sur leurs terres, lorsque j'y remettrai le pied. Il faut en ce pays même toute la protection

,,, COIittESPOSDANCE.

du roi pour m'y laisser en sûreté. Le Conseil de Ge- nève, qui souffle le feu tant ici qu'en Hollande, attend le moment d'agir ouvertement à son tour, et d'ache- ver de m'écraser, s il lui est possible. De quelque côté que je me tourne, je ne vois que griffes pour me déchirer, et que gueules ouvertes pour m engloutir. J espérois du moins plus d'humanité du côté de la France : mais j'avois tort; coupable du crime irrémis- sible d'être injustement opprimé, je n'en dois at- tendre que mon coup de grâce. Mon parti est pris, madame; je laisserai tout faire, tout dire, et je me tairai : ce n'est pourtant pas faute d'avoir à parler.

Je sens qu il est impossible qu'on me laisse res- pirer en paix ici. Je suis trop près de Genève et de Berne. La passion de cette heureuse tranquillité m a- gite et me travaille chaque jour davantage. Si je nes- pérois la trouver à la fin, je sens que ma constance achevèrent de m'abandonner. J ai quelque envie d es- sayer de l'Italie, dont le climat et linquisition me seront peut-être plus doux qu en France et qu'ici. Je tacherai cet été de me traîner de ce côté-là pour y chercher un gite paisible; et si je le puis trouver, je vous promets bien qu on n'entendra plus parler de moi. Repos, repos, chère idole de mon cœur, te trouverai-je? Est-il possible que personne n'en veuille laisser jouir un homme qui ne troubla jamais celui de personne? Je ne serois pas surpris d'être à la fin forcé de me réfugier chez les Turcs, et je ne doute point que je n'y fusse accueilli avec plus d humanité et d équité que chez les chrétiens.

On vous dit donc, madame, que M. de Voltaire

ANNÉE 1-jGj. gS

in a écrit sous le nom du général Paoli, et que j'ai donné daus le piège. Ceux qui disent cela ne font guère plus d'honneur, ce me semble, à la probité de M. de Voltaire qu'à mon discernement. Depuis la ré- ception de votre lettre, voici ce qui m'est arrivé. Un chevalier de Malte, qui a beaucoup bavardé dans Genève, çt qui dit venir de l'Italie, est venu me voir, il y a quinze jours , de la part du général Paoli , faisant beaucoup l'empressé des commissions dont il se disoit chargé près de moi, mais me disant au fond très peu de chose, et m'étalant, d'un air important, d'assez chétives paperasses fort pochetées. A chaque pièce qu'il me montroit , il étoit tout étonné de me voir tirer d'un tiroir la même pièce, et la lui montrer à mon tour. J'ai vu que cela le mortifioit d'autant plus, qu'ayant fait tous ses efforts pour savoir quelles relations je pouvois avoir eues en Corse , il n'a pu là-dessus m'ar- racher un seul mot. Comme il ne m'a point apporté de lettres, et qu il n'a voulu ni se nommer, ni me donner la moindre notion de lui, je l'ai remercié des visites qu'il vouloit continuer de me faire. Il n'a pas laissé de passer encore ici dix ou douze jours sans me revenir voir. J'ignore ce qu'il y a fait. On m'apprend qu'il est reparti d hier.

Vous vous imaginez bien, madame, qu'il n'est plus question pour moi de la Corse, tant à cause de l'état ou je me trouve, que par mille raisons qu'il vous est aisé d imaginer. Ces messieurs dont vous me parlez* ont de la santé, du pain, du repos; ils ont la tète

Helvétius et Diderot, auxquels les Corses , disoit-on, s'ëtoieut adressés pour avoir un plan de législation.

qT) COURESPONDAISCt:.

libre, et le cœur épanoui par le bien-être; ils peuvent méditer et travailler à leur aise. Selon toute appa- rence les troupes françaises, s'ils vont dans le pays, ne maltraiteront point leurs personnes; et, s'ils n'y vont pas, n'empêcheront point leur travail. Je désire passionnément voir une législation de leur façon; mais j avoue que j'ai peine à voir quel fondement ils pourroient lui donner en Corse, car malheureuse- inent les femmes de ce pays-là sont très laides, et très chastes, qui pis est.

Que mon ouvrage projeté n'aille pas, madame, vous faire renoncer au vôtre. J'en ai plus besoin que jamais, et tout peut très bien s'arranger, pourvu que vous veniez au commencement ou à la fin de la belle saison. Je compte ne partir qu'à la fin de mai, et re- venir au mois de septembre.

54o. A MADAME GUYEKET.

Motiers, le 6 février 1 y65.

Que j'apprenne à ma bonne amie mes bonnes nou- velles. Le 22 janvier, on a brûlé mon livre à La Haye , on doit aujourd'hui le brûler à Genève ; on le brûlera , j'espère, encore ailleurs. Voilà, par le froid qu'il fait, des gens bien brûlants. Que de feux de joie brillent à mon honneur dans l'Europe ! Qu'ont donc fait mes autres écrits pour nôtre pas aussi brûlés? et que n'en ai-je à faire brûler encore! Mais j'ai fini pour ma vie; il faut savoir mettre des bornes à son orgueil. Je n'en mets point à mon attachement pour vous, et vous voyez qu'au milieu de mes triomphes je

A2iNÉE 1765. \j-

n oublie pas mes amis. Augmentez-en bientôt le nom- bre, chère Isabelle, j'en attends l'heureuse nouvelle avec la plus vive impatience. Il ne manque plus rien à ma gloire; mais il manque à mon bonheur d'être grand -papa '.

54i. A MADAME DE CHENONCEAUX.

Motiers, le 6 février j-G5.

Je suis entraîné, madame, dans un torrent de mal- heurs qui m'absorbe et m'ôte le temps de vous écrire. Je me soutiens cependant assez bien. Je n'ai plus de tête ; mais mon cœur me reste encore.

Faites-moi l'amitié, madame, de faire tenir cette lettre à M. l'abbé de Mably, et de me faire passer sa réponse aussitôt qu'il se pourra. On fait circuler sous son nom, dans Genève, une lettre avec laquelle on achève de me traîner par les boues, et toujours vers le bûcher. Je serois sûr que cette lettre n'est pas de lui, par cela seul qu'elle est lourdement écrite; j'en suis encore plus sûr, parcequ'elle est basse et malhon- nête. Mais à Genève, 1 on se connoît aussi mal en style qu'en procédés, le public s'y trompe. Je crois qu'il est bon qu'on le désabuse, autant pour 1 hon- neur de M. l'abbé de Mably que pour le mien.

Madame Guyenet appeloit Rousseau son papa.

SIX

)S CORRESPONDANCE.

542. A M. L'ABBÉ DE MABLY.

Motiers, le G février 1765.

Voici, monsieur, une lettre qu'on vous attribue, et qui circule dans Genève à la faveur de votre nom. Daignez me marquer, non ce que j'en dois croire, mais ce que j'en dois dire, car je n'en puis parler comme j'en pense que quand vous m'y aurez autorisé.

Si mes malheurs ne vous ont point fait oublier nos anciennes liaisons, et. l'amitié dont vous m'honorâtes, conservez-la, monsieur, à un homme qui n'a point mérité de la perdre, et qui vous sera toujours at- taché*.

* A la suite de cette lettre, Rousseau .1 transcrit celle qui est attribuée à l'abbé de Mably. Elle est du 1 1 janvier 1/65, et l'extrait lui en fut envoyé de Genève, le 4 février suivant, par un anonyme. Voici cet extrait :

« Une cliose qui me fâche beaucoup, c'est la lecture que je viens « de faire des Lettres de la montagne; £t voilà toutes mes idées bou- « leversées sur le compte de Rousseau. Je le croyois honnête homme ; «je croyois que sa morale étoit sérieuse, qu'elle étoit dans son « cœur, et non pas au bout de sa plume. Il me fait prendre malgré «moi une autre façon de penser, et j'en suis affligé. S'il s'étuit •< borné à prétendre que son déisme est un bon christianisme, et « qu'on a eu tort de brûler son livre et de décréter sa personne, « ou pourroit rire de ses sophismes, de ses paralogismes , et de ses « paradoxes, et on auroit dit qu'il est fâcheux que l'homme le plus « éloquent de son siècle n'ait pas le sens commun. Mais cet homme « finit par être une espèce de conjuré. Est-ce Érostrate qui veut .< brûler le temple d'Éphèse ? est-ce un Gracchus ? Je sais bien que « les trois dernières lettres, dans lesquelles Rousseau attaque votre « gouvernement, ue sont remplies que de déclamations et de mau- % ais raisonnements ; mais il est à craindre que tout cela ne paroiise

543. —A M. D***.

Mo tiers, le 7 février 1 -65 .

Je ne doute point, monsieur, qu'hier, jour de Deux-cents, on n'ait brûlé mon livre à Genève; du moins toutes les mesures étoient prises pour cela. Vous aurez su qu'il fut brûlé le 22 à La Haye. Rey me marque que l'inquisiteur * a écrit dans ce pays-là beau- coup de lettres, et que le ministre Chais, de Genève, s'est donné de grands mouvements. Au surplus, on laisse Rey fort tranquille. Tout cela n'est-il pas plai- sant? Cette affaire s'est tramée avec beaucoup de

« très juste, très sage, et très raisonnable à des tètes échauffées, et « <jui ne savent pas juger et goûter leur bonheur. Je croirais que « votre gouvernement est aussi bon qu'il peut l'être, eu égard à sa « situation; et, dans ce cas, c'est un crime que d'en troubler l'har- « monie. J'espère que cette affaire n'aura aucune suite fâcheuse ;

« et l'excellente tète qui a fait les Lettres de la campagne a sans doute « tout ce qu'il faut pour entretenir l'ordre au mWieu de la fermera- it talion, ouvrir les yeux du peuple, et lui faire connoitre ses

erreurs, ou plutôt celles de Rousseau. Que voulez-vous ! il n'est «point de bonheur parfait pour les hommes, ni de gouvernement « sans inconvénient. La liberté veut être achetée; elle est exposée « à des moments d'agitation et d'inquiétude. Malgré cela , elle vaut « mieux que le despotisme. Je vous demanderais pardon , madame , « de vous parler si gravement , si vous étiez Parisienne ; mais vous « êtes Genevoise , et des choses sérieuses vous plaisent plus que

- dqi colifichets. «

L'anonyme avoit accompagné cet envoi du billet suivant :

« O toi, le plus vertueux et le plus modeste de tous les hommes,

- surtout pour les statues et les médailles, juge à présent lequel lès « mérite le mieux de celui-ci-ou de toi ! » {Note de Du Peyrou.)

Voltaire

J OO COU 11 E S POND A N CE.

secret et de diligence; car le comte de B***, qui m e- crivit peu de jours auparavant, n'en savoit rien. Vous nie direz, Pourquoi ne l'a-t-il pas empêché au momeni de l'exécution? Monsieur, j'ai partout des amis puis- sants, illustres, et qui, j'en suis très sûr, m'aiment de tout leur cœur; mais ce sont tous gens droits, bons, doux, pacifiques, qui dédaignent toute voie oblique. Au contraire, mes ennemis sont ardents, adroits, in- trigants, rusés, infatigables pour nuire, et qui ma- nœuvrent toujours sous terre , comme les taupes. Vous sentez que la partie n'est pas égale. L'inquisiteur est l'homme le plus actif que la terre ait produit; il gou- verne en quelque façon toute l'Europe.

Tu dois rogner; ce monde est fait pour les méchants.

Je suis très sur qu à moins que je ne lui survive, je serai persécuté jusqu'à la mort.

Je ne digère point que M. de Buffon suppose que c'est moi qui m'attire sa haine. Eh! qu'ai-je donc fait pour cela? Si l'on parfe trop de moi, ce n'est pas ma faute; je me passerois d'une célébrité acquise à ce prix. Marquez à M. de Buffon tout ce que votre amitié pour moi vous inspirera; et, en attendant que je sois en état de lui écrire, parlez-lui, je vous supplie, de tous les sentiments dont vous me savez pénétré pour lui.

M. Vernes désavoue hautement, et avec horreur, le libelle j'ai mis son nom. Il m'a écrit là-dessus une lettre honnête, à laquelle j'ai répondu sur le même ton , offrant de contribuer , autant qu'il me seroit pos- sible, à répandre son désaveu. Malgré la certitude

ANNÉE 176'). roi

je croyois être que l'ouvrage étoit de lui , certains faits récents me font soupçonner qu'il pourrait bien être de quelqu'un qui se cache sous son manteau.

Au reste , l'imprimé de Paris s'est très promptement et très singulièrement répandu à Genève. Plusieurs particuliers en ont reçu par la poste des exemplaires sous enveloppe, avec ces seuls mots, écrits dune main de femme, Lisez , bonnes gens! Je donnerois tout au inonde pour savoir qui est cette aimable femme qui s'intéresse si vivement à un pauvre opprimé, et qui sait marquer son indignation en termes si brefs et si pleins d'énergie.

J'avois bien prévu, monsieur, que votre calcul ne seroit pas admissible, et qu'auprès d'un homme que vous aimez votre cœur feroit déraisonner votre tête en matière d'intérêt. Nous causerons de cela plus à notre aise, en herborisant cet été ; car loin de renoncer à nos caravanes, même en supposant le voyage d'Ita- lie, je veux bien tâcher qu'il n'y nuise pas. Au reste je vous dirai que je sens en moi, depuis quelques jours, une révolution qui m'étonne. Ces derniers évé- nements, qui dévoient achever de m'accabler, m'ont, je ne sais comment, rendu tranquille, et même assez gai. Il me semble que je donnois trop d'importance à des jeux d'enfants. Il y a dans toutes ces brûleries quelque chose de si niais et de si bête, qu il faut être plus enfant qu'eux pour s'en émouvoir. Ma vie morale est finie. Est-ce la peine de tant choisir la terre je dois laisser mon corps? La partie la plus précieuse de moi-même est déjà moite : les hommes n'y peuvenl plus lien, et je ne regarde plus tous ces tas de magis-

102 COlSltESPONDANCE.

trats si barbares que comme autant de vers qui s'a- musent à ronger mon cadavre.

La machine ambulante se montera donc cet été pour aller herboriser; et, si l'amitié peut la réchauffer encore, vous serez le Prométhée qui me rapportera le feu du ciel. Bonjour, monsieur.

544. - A M. MOULTOC.

A Mutiers, le 7 février 1765.

Cher ami, comptons donc désormais l'un sur l'autre, et que notre confiance soit à l'épreuve de l'éloignement, du silence, et de la froideur d'une lettre; car quoiqu'on ait toujours le même cœur, on n'est pas toujours de la même humeur. Votre état me touche vivement : qui doit mieux sentir vos peines, que moi qui vous aime? et qui doit mieux compatir aux maux de votre père, que moi qui en sens si sou- vent de pareils? J ai dans ce moment une attaque qui n est pas légère : jugez au milieu de tout le reste !

Oui, je vous désire hors de Genève. Je doute que la plus pure vertu put s y conserver toujours telle, sur- tout parmi l'ordre de gens avec qui vous vivez. Jugez de leur parti par leurs manœuvres; ils ont toutes celles du crime; ils ne travaillent que sous terre comme les taupes; leurs procédés sont aussi noirs que leurs cœurs. J'ai reçu avant-hier une lettre ano- nyme, où l'on me faisoit, d'un air de triomphe, l'ex- trait d'une prétendue lettre de 1 abbé de Mablv, que I abbé de Mablv n'a très sûrement jamais écrite. Cette lettre est lourde et maladroite; elle sent le terroir, elle

AlNxNKK 1765. I03

est malhonnête et basse à la manière de ces messieurs. On y dit d'un ton de sixième : Est-ce Erostrate qui veut brûler le temple d Éphèse? Est-ce un Gracchus? etc. Cependant, au nom de l'abbé de Mably, voilà, j'en suis sûr, tout votre Deux-cents à genoux, tou9 vos bourgeois pris pour dupes. Ils ne résistent jamais à la fausse autorité des noms; on a beau les tromper tous les jours, ils ne voient jamais qu'on les trompe.

En faisant imprimer à Paris la lettre de M. Veines , j'ai bien eu soin de relever par une note l'endroit qu'il prétendoit vous regarder. Je n'ai pas besoin qu'on me dise ces choses-là; je les sens d'avance. Il m'a écrit une lettre honnête, je lui ai répondu poliment. S'il désavoue la pièce en termes convenables, et qu il s'en tienne là, je ne répliquerai rien, car je suis las de querelles : mais s'il s'avise de faire le mauvais, nous verrons. Il sera difficile de prouver juridiquement qu'il est auteur de la pièce; cependant je me crois en état de pousser les indices si près de la preuve, que le public n'en doutera pas plus que moi. Vous êtes très à portée de m aider dans ces recherches, et cela bien secrétemeut. Cependant, si les perquisitions sur ce point sont difficiles, il n'en est pas de même sur les propos qu'il tenoit publiquement et sans mesure lorsque 1 ouvrage parut : là-dessus il vous est très aisé d'avoir des faits, des discours articulés, avec les cir- constances des lieux, des temps , des personnes. Faites ces recherches avec soin, je vous en prie; ou si vous partez, chargez de ce soin quelqu'un de vos amis ou des miens; quelqu'un sur qui vous puissiez compter, et qu il n'est pas même nécessaire que je connoissc.

loj CORRESPONDANCE.

puisqu'il peut m envoyer, sans signer, les faits qn il aura ramassés : mais il faudrait se servir d'une voie sûre, ou garder un double de ce qu'on m'envoie, pour me le renvoyer au besoin par duplicata. Ces recher- « lies peuvent m'être très importantes. J'espère cepen- dant quelles seront superflues; car, encore un coup, je suis bien résolu de n'en faire usage qu'à la dernière extrémité, et s il me pousse contre le mur. Autre- ment, je resterai en repos, cela est sûr.

Écrivez-moi avant votre départ. J'espère que vous m'écrirez aussi de Montpellier, et que vous m'y don- nerez votre adresse et des nouvelles de votre digne père. Vous savez qu'on vient de brûler mon livre à La Haye ; c'est le ministre Chais et 1 inquisiteur Voltaire , qui ont arrangé cela; Iley me le marque. Il ajoute que dans le pays tout le monde est d'un étonnement sans égal de cette belle expédition : pour moi, ces choses-là ne m'étonnent plus, mais elles me font toujours rire. Je parierois ma tête qu'hier votre Deux-cents en a fait autant.

Si vous pouvez m'envoyer un exemplaire du libelle, de l'impression de Genève, vous me ferez plaisir. Je n'ai plus le mien , l'ayant envoyé à Paris.

Kn ce moment, ce qu on m'écrit de Vernes me fait douter si peut-être louvrage ne seroit point d'un autre , qui auroit pris toutes ses mesures pour le lui faire attribuer. Que ne donnerois-je point pour savoir la vérité!

Je sais des gens qui auroient grand besoin d'une plume, et je sais un homme bien digne de la leur fournir. Il le pourroit sans se compromettre; et puis-

ANNÉE I765. I05

qu'il aime la vertu, jamais il n'en auroit fait un plus bel acte.

545. A M. LE NIEPS.

Motiers, le 8 février 1 jG5.

Je commençois à être inquiet de vous, cher ami ; votre lettre vient bien à propos me tirer de peine. La violente crise je suis me force à ne vous parler, dans celle-ci , que de moi. Vous aurez vu qu'on a brûlé le 22 mon livre à La Haye. Reyme marque que le mi- nistre Chais s'est donné beauconp de mouvements , et que l'inquisiteur Voltaire a écrit beaucoup de lettres pour .cette affaire. Je pense qu'avant-hier le Deux- cents en a fait autant à Genève, du moins tout étoit préparé pour cela. Toutes ces brûleries sont si bétes qu'elles ne font plus que me faire rire. Je vous envoie ci-joint copie d'une lettre * que j'écrivis avant-hier là- dessus à une jeune femme qui m'appelle son papa. Si la lettre vous paroît bonne, vous pouvez la faire courir, pourvu que les copies soient exactes.

Prévoyant les chagrins sans nombreque ra'attireroit mon dernier ouvrage , je ne le fis qu'avec répugnance , malgré moi, et vivement sollicité. Le voilà fait, publié, brûlé. Je m'en tiens là. Non seulement je ne veux plus me mêler des affaires de Genève, ni même en entendre parler; mais, pour le coup, je quitte tout-à-fait la plume, et soyez assuré que rien au monde ne me la fera reprendre. Si l'on m'eût laissé faire, il y a long- temps que j'aurois pris ce parti; mais il est pris si bien

Ces1 celle à madame Guyenei , du 6 frévrier, 54o.

J 06 C O H H E S P O El D A N C E .

que, quoi qu il arrive, rien ne m y fera renoncer. Ji ne demande au ciel que quelque intervalle de paix jusqu'à ma dernière heure, et tous mes malheurs seront oubliés; mais, dût-on me poursuivre jusqu'au tombeau , je cesse de me défendre. Je ferai comme les enfants et les ivrognes, qui se laissent tomber tout bonnement quand on les pousse, et ne se font aucun mal; au lieu qu'un homme qui veut se roidir n en tombe pas moins , et se casse une jambe ou un bras par- dessus le marché.

On répand donc que c'est 1 inquisiteur qui ma écrit au nom des Corses , et que j ai donné dans un piège si subtil. Ce qui me paroît ici tout-à-fait bon est que l'in- quisiteur trouve plaisant de se faire passer pour faus- saire, pourvu qu'il me fasse passer pour dupe. Sup- posons que ma stupidité fût telle que, sans autre information, j'eusse pris cette prétendue lettre pour argent comptant, est-il concevable qu'une pareille négociation se fût bornée à cette unique lettre, sans instructions, sans éclaircissements, sans mémoires, sans précis d'aucune espèce? ou bien M. de Voltaire aura-t-il pris la peine de fabriquer aussi tout cela ? Je veux que sa profonde érudition ait pu tromper, sur ce point, mon ignorance; tout cela n'a pu se faire au moins sans avoir de ma part quelque réponse, ne fût- ce que pour savoir si j'acceptois la proposition. Il ne pouvoit même avoir que cette réponse en vue pour attester ma crédulité; ainsi son premier soin a être

de scia faire écrire: qu'il la montre, et tout sera dit. ^ oyez comment ces pauvres gens accordent leurs

Sûtes. \u premier bruit d'une lettre que j avois reçue,

ANNÉE 1765. 1«>7

on y mit aussitôt pour emplâtre que messieurs Hel- vétiuset Diderot en avoient reçu de pareilles! Que sont maintenant devenues ces lettres? M. de Voltaire a-t-il aussi voulu se moquer d'eux? Je ris toujours de vos Parisiens, de ces esprits si subtils, de ces jolis fai- seurs d'épigrammes , que leur Voltaire mène inces- samment avec des contes de vieilles , qu'on ne feroit pas croire aux enfants. José dire que ce Voltaire lui- même, avec tout son esprit, n'est qu'une bête, un méchant très maladroit. Il me poursuit , il m'écrase, il me persécute, et peut-être me fera-t-il périr à la fin : grande merveille, avec cent mille livres de rente, tant d'amis puissants à la cour, et tant de si basses ca- joleries contre un pauvre homme dans mon état! J'ose dire que si Voltaire, dans une situation pareille à la mienne, osoit m 'attaquer, et que je daignasse em- ployer contre lui ses propres armes , il seroit bientôt terrassé. Vous allez juger de la finesse de ses pièges par un fait qui peut-être a donné lieu au bruit qu'il a répandu, comme s'il eût été sûr d'avance du succès d'une ruse si bien conduite.

Un chevalier de Malte , qui a beaucoup bavardé dans Genève, et dit venir d'Italie, est venu me voir, il y a quinze jours, de la part du général Paoli, faisant beaucoup l'empressé des commissions dont il se disoil chargé près de moi ; mais me disant au fond très peu de chose, et m'étalant d'un air important d'assez ché- tives paperasses fort pochetées. A chaque pièce qu'il me montroit, il étoit tout étonné de me voir tirer d'un tiroir la même pièce , et la lui montrer à mon tour. J'ai vu que cela le rnortifioit d'autant plus, qu'ayant fait

[OiS CORRESPONDANCE.

tousses efforts pour savoir quelles relations je pouvoir avoir eues en Corse, il n'a pu là-dessus m arracher un seul mot. Comme il ne m a point apporté de lettres, et qu'il n'a voulu ni se nommer ni me donner la moin- dre notion de lui , je l'ai remercié des visites qu'il vou- loit continuer de me faire? Il n'a pas laissé de passer encore ici dix ou douze jours sans me revenir voir.

Tout cela peut être une chose fort simple. Peut- être, ayant quelque envie de me voir, n'a-t-il cherché qu'un prétexte pour s'introduire, et peut-être est-ce un galant homme, très bien intentionné, et qui n'a d'autre tort, dans ce fait, que d'avoir fait un peu trop 1 empressé pour rien. Mais comme tant de malheurs doivent m avoir appris à me tenir sur mes gardes, vous m'a vouerez que si c'est un piège, il n'est pas fin.

M. Vernes m'a écrit une lettre honnête pour dés- avouer avec horreur le libelle, .le lui ni répondu très honnêtement, et je me suis obligé de contribuer, autant qu il m'est possible, à répandre son désaveu, dans le doute que quelqu'un plus méchant que lui ne se cache sous son manteau.

Ô46. A MADAME LATOUR.

A Motier.s, le 10 février 1^65.

L orage nouveau qui m'entraîne et me submerge ne me laisse pas un moment de paix pour écrire à l'aimable Marianne; mais rien ne m ôtera ceux que je consacre à penser à elle , et à faire d un si doux sou- venir une des consolations de ma vie.

Prêt à faire partir ce mot, je reçois votre lettre;

ANNÉE 1765. 109

| en avois besoin , j'étois en peine de vous. Puisque vous voilà rétablie, j'aime mieux qu'il y ait eu de l'al- tération dans votre corps que dans votre cœur; le mien, quoi que vous en disiez, est pour vous toujours le même ; et si tant d'atteintes cruelles le forcent à se concentrer plus en dedans, il y nourrit toutes les af- fections qui lui sont chères. Vous avez un ami bien malheureux , mais vous lavez toujours

Je ne cache point ma foiblesse en vous

écrivant ; vous sentez ce que cela veut dire.

547. A MILORD MARÉCHAL.

Motiers, le 1 1 février 1763.

Vous savez, milord, une partie de ce qui m'arrive , la brûlerie de La Haye, la défense de Berne , ce qui se prépare à Genève ; mais vous ne pouvez savoir tout. Des malheurs si constants, une animosité si univer- selle , commençoient à m'accabler tout-à-fait. Quoique les mauvaises nouvelles se multiplient depuis la ré- ception de votre lettre , je suis plus tranquille, et même assez gai. Quand ils m'auront fait tout le mal qu'ils peuvent, je pourrai les mettre au pis. Grâces à la pro- tection du roi et à la votre , ma personne est en sûreté contre leurs atteintes ; mais elle ne l'est pas contre leurs tracasseries , et ils me le font bien sentir. Quoi qu'il en soit, si ma tôte s'affoiblit et s'altère, mon cœur me reste en bon état. Je l'éprouve en lisant votre dernière lettre et le billet que vous avez écrit pour la

110 CORRESPONDANCE.

communauté tic Couvet. Je crois que M. Meuron s'ac- quittera avec plaisir de la commission que vous lui donnez : je n en dirois pas autant de l'adjoint que vous lui associez pour cet effet, malgré l'empressement qu'il affecte. Un des tourments de ma vie est d'avoir quelquefois à me plaindre des gens que vous aimez, et à me louer de ceux que vous n aimez pas. Combien tout ce qui vous est attaché me seroit cher s'il vouloit seulement ne pas repousser mon zèle ! mais vos bontés pour moi font ici bien des jaloux ; et , dans l'occasion , ces jaloux ne me cachent pas trop leur haine. Puisse- t-elle augmenter sans cesse au même prix ! Ma bonne sœur Émetulla , conservez-moi soigneusement notre père : si je le perdois , je serois le plus malheureux des êtres.

Avez-vous pu croire que j aie fait la moindre dé- marche pour obtenir la permission d imprimer ici le recueil de mes écrits, ou pour empêcher que cette permission ne fût révoquée? Non, milord, j'étois si parfaitement là-dessus dans vos sentiments , sans les connoître, que dès le commencement je parlai sur ce ton aux associés qui se présentèrent, et à Du Peyrou , qui a bien voulu se charger de traiter avec eux. La proposition est venue d eux , et je ne me suis point pressé d'y consentir. Du reste, je n'ai rien demandé, je ne demande rien , je ne demanderai rien ; et, quoi qu il arrive, on ne pourra pas se vanter de m avoir fait un refus, qui, après tout, me nuira moins qu à eux-mêmes, puisqu'il ne fera tfu ôter au pays cinq ou six cent mille francs que j v aurois l'ait entrer de cette manière, et qu'on ne rebutera peut-être pas si dédai-

a :\;n ée 1 76 3. 1 1 1

gneusernent ailleurs. Mais s'il arrivent, contre toute attente, que la permission fût accordée ou ratifiée, | avoue que j'en serois touché comme si personne n'y gagnoit que moi seul , et que je m'attacherois au pays pour le reste de ma vie.

Comme probablement cela n'arrivera pas , et que le voisinage de Genève me devient de jour en jour plus insupportable, je cherche à m'en éloigner à tout prix. Il ne me reste à choisir que deux asiles, 1 Angleterre ou l'Italie : mais 1 Angleterre est trop éloignée; il y fait trop cher vivre , et mon corps ni ma bourse n'en supporteroient pas le trajet. Reste 1 Italie , et surtout Venise, dont le climat et l'inquisition sont plus doux qu'en Suisse; mais saint Marc, quoique apôtre, ne par- donne guère, et j'ai bien dit du mal de ses enfants. Toutefois je crois qu'à la fin j'en courrai les risques ; car j'aime encore mieux la prison et la paix, que la liberté et la guerre. Le tumulte je suis ne me permet encore de rien résoudre ; je vous en dirai davantage quand mes sens seront plus rassis. Un peu de vos conseils me seroit bien nécessaire; car je suis si mal- heureux quand j agis de moi-même, qu'après avoir bien raisonné , détériora sequor,

548. A M. DELEYRE.

Motiers, le i i février 1^65.

Je répondis , cher Deleyre , à votre lettre ( 4 ) par un gentilhomme écossois nommé M. Roswell, qui, devant s arrêter à Turin, n'arrivera peut-être pas à Parme aussitôt que cette lettre. Mais une bévue que

i 12 CORRESPONDANCE.

j'ai laite est d'avoir mis ma lettre ouverte dans celie que je lui écrivis en la lui adressant à Genève. Il m'en a remercié comme d'une marque de confiance : il se trompe , ce n'est qu'une marque d'étourderie. 3 espère , au reste , que le mal ne sera pas grand ; car quoique je ne me souvienne pas de ce que contenoit ma lettre , je suis sur de n'avoir aucun secret qui craigne les yeux d un tiers.

Vous ne sauriez avoir d'idée de 1 orage qu'excite contre moi la publication des Lettres écrites de la mon- Uujne. C'est une défense que je devois à mes anciens concitoyens, et que je me devois à moi-même : mais comme j'aime encore mieux mon repos que ma justi- fication, ce sera mon dernier écrit, quoi qu'il arrive. Si je puis faire le recueil général que je projette, je finirai par là, et, grâces au ciel, le public n'entendra plus parler de moi. Si M. Boswell étoit parti d'ici huit jours plus tard , je lui aurois remis pour vous un exem- plaire de ce dernier écrit, qui, au reste, n'intéresse que Genève et les Genevois ; mais je ne le reçus qu a- près son départ.

Une amie de M. 1 abbé de Condillac et de moi me marqua de Paris sa maladie et sa guérison dans la même lettre : ce qui me sauva l'inquiétude d'appren- dre la première nouvelle avant l'autre. Je vois cepen- dant, en reprenant votre lettre, que vous m'aviez marqué cette première nouvelle , mais dans le post- scriptum, si séparé du reste, et en si petit caractère, qu'il m'avoit échappé dans une fort grande lettre que je ne pus lire que très à la hâte dans la circonstance je la reçus. La même amie me marque qu'il doit.

ANNÉE Iyf>5. i i 3

retourner en France l'année prochaine, et que peut- être aurai-je le plaisir de le voir. Ainsi soit-il.

Je s j vois déjà par les bruits publics ce que je sa- vois des triomphes du jongleur Tronchin dans votre cour. La pierre renchérira s'il faut un buste à chaque inoculateur de la petite-vérole ; et je trouve que l'abbé Condillac méritait mieux ce buste pour l'avoir gagnée, que lui pour l'avoir guérie.

Donnez-moi de vos nouvelles, cher Deleyre, et de celles de madame Deleyre. Vous m'apprenez à con- noitre cette digne femme, et à vous aimer autant de votre attachement pour elle , que je vous en blàmois avant votre mariage , quand je ne la connoissois pas. C'est une réparation dont elle doit être contente , que celle que la vertu arrache à la vérité. Je vous embrasse.

549. A M. DU PEYROU.

Motiers , le 1 4 février 1 j65 .

Voici, monsieur, le projet que vous avez pris la peine de me dresser : sur quoi je ne vous dis rien , par la raison que vous savez. Je vous prie, si cette affaire doit se conclure, de vouloir bien décider de tout à votre volonté; je confirmerai tout, car pour moi j'ai maintenant l'esprit à mille lieues de ; et, sans vous , je n'irois pas plus loin, par le seul dégoût de parler d'affaires. Si ce que les associés disent dans leur ré- ponse, article premier, de mon Ouvrage sur la Mu- sique, s'entend du Dictionnaire, je m'en rapporte là- dessus à la réponse verbale que je leur ai faite. J'ai sur cette compilation des engagements antérieurs qui xix. 8

1 1 4 CORRESPONDANCE.

ne me permettent plus d'en disposer; et s'il arrivoit que , changeant de pensée, je le comprisse dans mon recueil, ce que je ne promets nullement, ce ne seroit qu'après qu'il auroit été imprimé à part par le libraire auquel je suis engagé.

Vous ne devez point, s'il vous plaît, passer outre, que les associés n'aient le consentement formel du Conseil d'état, que je doute fort qu'ils obtiennent. Quant à la permission qu'ils ont demandée à la cour, je doute encore plus qu elle leur soit accordée. Milord maréchal connoît là-dessus mes intentions; il sait que non seulement je ne demande rien, mais que je suis très déterminé à ne jamais me prévaloir de son crédit à la cour, pour y obtenir quoi que ce puisse être, re- lativement au pavs je vis , qui n'ait pas l'agrément du gouvernement particulier du pavs même. Je n'en- tends me mêler en aucune façon de ces choses-là, ni traiter qu'elles ne soient décidées.

Depuis hier que ma lettre est écrite, j'ai la preuve de ce que je soupçonnois depuis quelques jours, que l'écrit de Vernes trouvoit ici parmi les femmes autant d'applaudissement qu'il a causé d indignation à Ge- nève et à Paris , et que trois ans d'une conduite irré- prochable sous leurs veux mêmes ne pou voient ga- rantir la pauvre mademoiselle Le Vasseur de l'effet d'un libelle venu d'un pays ni moi ni elle n avons vécu. Peu surpris que ces viles âmes ne se connois- sent pas mieux en vertu qu'en mérite, et se plaisent à insulter aux malheureux, je prends enfin la ferme résolution de quitter ce pavs , ou du moins ce vil- lage, et daller chercher une habitation l'on juge les

ANKLE 1-65. Il5

gens sur leur conduile, et non sur les libelles de leurs ennemis. Si quelque autre honnête étranger veut connoitre Motiers, qu'il y passe, s'il peut, trois ans, comme j'ai fait, et puis qu'il en dise des nouvelles.

Si je trouvois à Neuchàtel ou aux environs un \op e- ment convenable, je serois homme à l'aller occuper en attendant.

55o. A M. DASTIER.

Motiers, le 17 féVrier 1765.

Les malheureux jours que je passe au milieu des tempêtes m empêchent, monsieur, d'entretenir avec vous une correspondance aussi fréquente qu'il seroit à désirer pour mon instruction et pour ma consola- tion. Les bruits publics auront peut-être porté jusqu à vous l'idée des nouvelles persécutions que m'attire l'ouvrage auquel vous avez daigné vous intéresser. J'ai cherché tous les moyens de vous en faire parve- nir un exemplaire; mais il m'en est venu si peu de Hollande, si lentement, avec tant d'embarras; j'en suis si peu le maître, et les occasions pour aller jus- qu'à vous sont si rares, qu'apprenant qu'on a im- primé à Lyon cet ouvrage, je ne doute point qu'il ne vous parvienne beaucoup plus tôt par cette voie, qu il ne m'est possible de vous le faire parvenir d ici. Ainsi ma destinée est d'être en tout prévenu par vos bon- tés, sans pouvoir remplir envers vous aucun des de- voirs qu'elles m'imposent. Acceptez le tribut des mal- heureux et des foibles, la reconnoissance et l'inten- tion.

8.

Il6 COKRESPOM)ANCE.

Les éclaircissements que vous avez bien voulu nie donner sur les affaires de Corse m'ont absolument fait abandonner le projet d'aller dans ce pavs-là , d'au- tant plus que n'en recevant plus de nouvelles, je dois juger, par les empressements suspects de quelques inconnus, que je suis circonvenu par des pièges dont je veux tâcher de me garantir. Cependant on m'a fait parvenir quelques pièces dont je puis tirer parti , du moins pour mon amusement, dans la ferme résolu- tion où je suis de me tenir en repos pour le reste de ma vie, et de ne plus occuper le public de moi. Dans cette position, monsieur, je souhaiterois fort que vous voulussiez bien, dans vos plus grands loisirs, conti- nuer à me communiquer vos observations et vos idées , et m'indiquer les sources je pourrois pui- ser les instructions relatives à cet objet. Ne pensez- vous pas que M. de Curzai doit avoir là-dessus de fort bons mémoires , et que , s'il vouloit les communiquer à un homme zélé, mais discret, ils ne pourroient que lui faire honneur, sans le compromettre, puisque rien ne resteroit écrit de ma part -dessus que de son aveu, et qu il ne seroit nommé qu'autant qu'il con- sentiroit à l'être? Si vous approuvez cette idée, ne pourriez-vous point m'aider à découvrir est M. de Curzai , me procurer exactement son adresse , et me mettre même en correspondance avec lui?

Me voici bientôt à la fin d'un hiver, passé un peu moins cruellement que le précédent quant au corps , mais beaucoup plus quant à lame. J'ignore encore ce que je deviendrai cet été. Je suis ici trop voisin de Genève pour y pouvoir jamais jouir d'un vrai repos

ANNÉE 1765. 117

Je suis bien tente daller chercher du côté de l'Italie quelque asile Je climat et 1 inquisition soient plus doux qu ici. D'ailleurs, mille désœuvrés me menacent de toutes parts de leurs importunes visites, aux- quelles je voudrois bien échapper. Que ne suis-je plus à portée, monsieur, de recevoir la vôtre, et que j'en aurois besoin! mais, en vérité, l'on ne fait point un si long trajet par partie de plaisir; et moi, dans ma vie orageuse , je ne suis pas assez maître de l'avenir pour pouvoir faire un plan fixe, sur l'exécution duquel je puisse compter. Un de ceux qui me rient le plus est d'aller passer quelques semaines avec un gentil- homme savoyard, de mes très anciens amis, dans une de ses terres. Seroit-il impossible d'exécuter de l'ancien projet d'un rendez-vous à la grande char- treuse? Si cette idée vous plaisoit, je sens qu'elle au- rait la préférence. Je n'ai point écrit à madame de La Tour du Pin : le nombre et la force de mes tracas absorbent tous mes bons desseins. Si vous lui écrivez , qu'elle apprenne au moins mes remords, je vous en supplie. Si ma faute m'attiroit sa disgrâce, je ne m'en consolerois pas.

Vous ne me parlez point, monsieur, du petit compte de l'huile et du café. Il n'est pas permis d'être aussi peu soigneux pour les comptes, quand on l'est si fort pour les commissions. Je vous salue, monsieur, et vous embrasse avec le plus véritable attachement.

I i 8 CORRESPONDANCE.

55 1. A M. MOULTOU.

Motiers, le 18 février 1765.

Ce qui arrive ne rue surprend point; je l'ai toujours prévu, et j'ai toujours dit qu'en pareil cas il falloit s'en tenir là. Au lieu de faire tout ce qu'on peut, il suffit de faire tout ce qu'on doit, et cela est fait. On ne sauroit aller plus loin sans exposer la patrie et le repos public, ce que le s;tge ne doit jamais. Quand il n'y a plus de liberté commune, il reste une ressource, c'est de cultiver la liberté particulière, c'est-à-dire la vertu. L'homme vertueux est toujours libre; car, en faisant toujours son devoir , il ne fait jamais que ce qu'il veut. Si la bourgeoisie de Genève savoit remonter ses principes, épurer ses goûts, prendre des mœurs plus sévères, en livrant ces messieurs à l'avilissement des leurs, elle leur deviendrait encore si respectable, qu'avec leur morgue apparente ils trembleroient de- vant elle; et comme les jongleurs de toute espèce et leurs amis ne vivront pas toujours, tel changement de circonstances étrangères pourrait les mettre à portée de faire examiner enfin par la justice ce que la seule force décide aujourd'hui.

Je vous prie de vouloir bien saluer MM. Deluc de ma part, et leur dire que je ne puis leur écrire. Comme cela n'est plus nécessaire ni utile, il n'est pas raison- nable de l'exiger. On ne doit pas m'envier le repos que je demande, et je crois l'avoir assez payé.

Tâchez de in'envoyer, avant votre départ, ce dont vous m'avez parlé, non pour en foire à présent aucun

AHNÉE i;65. ny

usage, mais pour prendre d'avance tous les arrange- ments nécessaires pour en faire usage un jour. J'aurois même autre chose, et d'un genre plus agréable, à vous proposer; mais nous en parlerons à loisir. Je vous em- brasse.

55a. —A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG

Motiers, le 18 février 1765.

A l'arrivée de M. de Schlieben et de Mallzan, je les reçus pour vous, prince; ensuite je les gardai pour eux-mêmes, et j achetai une journée agréable à leurs dépens. J'en ai si rarement de telles, qu'il est bien naturelle que j en profite; et, sur les sentiments d'hu- manité que je leur connois, ils doivent être bien aises de me l'avoir donnée.

Ils sont attachés au vertueux prince Henri par des sentiments qui les honorent : pleins de tout ce qu'ils venoient de voir auprès de vous, ils ont versé dans mon cœur attristé un baume de vie et de consolation. Leurs discours y portoient un peu de ce feu qui brille encore dans de grandes âmes; et j'ai presque oublié mes misères en songeant de qui j'avois l'honneur d'être aimé.

En tout autre temps , je ne craindrois pas une brouillerie avec la princesse pour me ménager l'avan- tage d'un raccommodement; mais, en vérité, je suis aujourd'hui si maussade, que n'ayant point mérité la querelle, à peine osé-je espérer le pardon. Dites-lui toutefois, je vous supplie, que l'amour paternel n'est pas exclusif comme l'amour conjugal; qu un cœur de

150 CORRESPONDANCE,

père, sans se partager, se multiplie, et qu'ordinaire- ment les cadets n'ont pas la plus mauvaise part. Mon Isabelle est l'aînée, et devoit être la seule; mais sa sœur est bien ingrate doser me traiter de volage, elle qui d'abord m'a forcé de 1 être, et qui me force à pré- sent de ne l'être plus.

Si j'ai fait quelques vers dans ma jeunesse, comme ils ne valoient pas mieux que les vôtres, j'ai pris pour moi le conseil que je vous ai donné. Les Benjarnites, ou le Lévite dEphraïm , est une espèce de petit poème , en prose, de sept à huit pages, qui n'a de mérite que d'avoir été fait pour me distraire quand je partis de Paris, et qui n'est digne en aucune manière de pa- roître aux yeux du héros qui daigne en parler.

553. A M. D'IVERXOIS.

Motiers, le 22 février i"j65.

étes-vous, monsieur? que faites-vous? comment vous portez-vous? Votre absence et votre long silence me tiennent en peine. C'est votre tour d'être pares- seux : à la bonne heure, pourvu que je sache que vous vous portez bien, et que madame d'Ivernois, que je supplie d'agréer mon respect, veuille bien m'en faire informer par un bulletin de deux lignes.

Le tour qu ont pris vos affaires, messieurs, et les miennes , la persuasion que la vérité ni la justice n'ont plus aucune autorité parmi les hommes, l'ardent désir de me ménager quelques moments de repos sur la fin de ma triste carrière , m'ont fait prendre l'irrévo- cable résolution de renoncer désormais à tout com-

ANNÉE 1 76b. 121

raerce avec le public, à toute correspondance bois de la plus absolue nécessité , surtout à Genève, et de me ménager quelques douleurs de moins, en ignorant tout ce qui se passe, et à quoi je ne peux plus rien. Les bontés dont vous m'avez comblé, et l'avantage que j'ai de vous voir deux fois Tannée, me feront pourtant faire pour vous, si vous l'agréez, une excep- tion, au moyen de laquelle j'aurai le plaisir d'avoir aussi, de temps en temps, des nouvelles de nos amis, auxquels je ne cesserai assurément point de m'inté- resser.

Votre aimable parente, la jeune madame Guyenet, après une couche assez heureuse , est si mal depuis deux jours, qu'il est à craindre que je ne la perde. Je dis )»oi, car sûrement, de tout ce qui l'entoure, rien ne lui est plus véritablement attaché que moi; et je le suis moins à cause de son esprit, qui me paroit pour- t.mt d'autant plus agréable qu elle est moins pressée de le montrer, qu à cause de son bon cœur et de sa vertu; qualités rares dans tous les pays du monde, et bien plus rares encore dans celui-ci.

Pour moi, mon cher monsieur, je ne vous dis rien de ma situation particulière; vous pouvez l'imaginer. Cependant, depuis ma résolution, je me sens lame beaucoup plus calme. Gomme je m'attends à tout de la part des hommes, et qu'ils m'ont déjà fait à peu près du pis qu'ils pouvoient, je tâcherai de ne plus m'affliger que des maux réels, c'est-à-dire de ceux que ma volonté peut faire, ou de ceux que mon corps peut souffrir. Ces derniers me retiennent actuellement dans des entraves que je tiens de votre charité, mais qui ne

I2!2 CORRESPONDANCE,

laissent pas d'être fort pénibles. J'attends avec em- pressement de vos nouvelles, et vous embrasse, mon cher monsieur, de tout mon cœur.

554. A MM. DELUC.

24 février 1765.

J'apprends, messieurs, que vous êtes en peine des lettres que vous m'avez écrites. Je les ai toutes reçues jusqu'à celle du i5 février inclusivement. Je regarde votre situation comme décidée. Vous êtes trop gens de bien pour pousser les choses à l'extrême, et ne pas préférer la paix à la liberté. Un peuple cesse d'être libre quand les lois ont perdu leur force; mais la vertu ne perd jamais la sienne, et l'homme ver- tueux demeure libre toujours. Yoilà désormais, mes- sieurs, votre ressource: elle est assez grande, assez belle pour vous consoler de tout ce que vous perdez comme citovens.

Pour moi, je prends le seul parti qui me reste, et je le prends irrévocablement. Puisque avec des inten- tions aussi pures, puisque avec tant d'amour pour la justice et pour la vérité, je n ai fait que du mal sur la terre, je n'en veux plus faire, et je me retire au-de- dans de moi. Je ne veux plus entendre parler de Ge- nève, ni de ce qui s'v passe. Ici finit notre correspon- dance. Je vous aimerai toute ma vie, mais je ne vous écrirai plus. Embrassez pour moi votre père. Je vous embrasse , messieurs , de tout mon cœur.

ANNÉE 1763. 123

555. A M. MEURON,

PR OC U R EU R - G É N É R A L.

25 février 1 760.

J apprends, monsieur, avec quelle bonté de cœur et avec quelle vigueur de courage vous avez pris la défense d'un pauvre opprimé. Poursuivi par la classe, et défendu par vous, je puis bien dire comme Pompée, Victrix causa diis placuit _, sed vicia Catoni.

Toutefois , je suis malheureux , mais non pas vaincu ; mes persécuteurs, au contraire, ont tout fait pour ma gloire, puisque c'est par eux que j'ai pour protecteur le plus grand des rois, pour père le plus vertueux des hommes, et pour patron 1 un des plus éclairés magis- trats.

556. A M. DE P.*

2.5 février i-65.

Votre lettre, monsieur, ma pénétré jusqu'aux larmes. Que la bienveillance est une douce chose! et que ne donnerois-je pas pour avoir celle de tous les honnêtes gens ! Puissent mes nouveaux patriotes m'accorder la leur à votre exemple ! puisse le lieu de mon refuge être aussi celui de mes attachements ! Mon cœur est bon ; il est ouvert à tout ce qui lui ressemble ;

* Ces lettres initiales indiquent le colonel Pury ou do Pury, dont il est question dans les Confessions , et qui demeuroit à Couvet. Il étoit beau-père de Du Peyrou.

"* Mes nouveaux patriotes . . . . texte de l'édition de Genève ; c'est sans doute compatriotes qu'il taudroit lire.

K>4 COHUESPOINDAIS'CE.

il n'a besoin , j'ensuis très sûr, que d'être connu pour être aimé. Il reste , après la santé , trois biens qui ren- dent sa perte plus supportable, la paix, la liberté, l'amitié. Tout cela, monsieur, si je le trouve, me deviendra plus doux encore lorsque j'en pourrai jouir près de vous.

557. A M. DE C. P. A. A.

Février 1^65.

J'attendois des réparations, monsieur, et vous en exigez ; nous sommes fort loin de compte. Je veux croire que vous n'avez point concouru , dans les lieux vous êtes , aux iniquités qui sont l'ouvrage de vos confrères ; mais il falloit, monsieur, vous élever contre une ma- nœuvre si opposée à l'esprit du christianisme, et si déshonorante pour votre état. La lâcheté n est pas moins répréhensible que la violence dans les minis- tres du Seigneur. Dans tous les pays du monde il est permis à l'innocent de défendre son innocence : dans le vôtre on l'en punit; on fait plus, on ose employer la religion à cet usage. Si vous avez protesté contre cette profanation , vous êtes excepté dans mon livre, et je ne vous dois point de réparation : si vous n'avez pas pro- testé , vous êtes coupable de connivence, et je vous en dois encore moins.

Agréez, monsieur, je vous supplie, mes salutations et mon respect.

ANNÉE 1765. 123

558.— A MADAME LA GÉNÉRALE SANDOZ.

Mo tiers, 25 février ij65.

L admiration me tue , et surtout de votre part. Ah ! madame, un peu d'amitié, et, parmi tant d'affronts, je serai le plus glorieux des êtres. Votre patrie * est injuste , sans doute ; mais avec le mal elle a produit le remède. Peut-elle me faire quelque injustice que votre estime ne puisse réparer? La lettre que vous m'avez envoyée est d'un homme d'église; c'est tout dire, et peut-être trop, car il paroît assez modéré. Mais, vu le traitement que je viens d'essuyer à 1 instigation de ses confrères, j'attendois des réparations , et il en exige : vous voyez que nous sommes loin de compte. Con- servez-moi vos hontes, madame; elles me seront tou- jours précieuses , et j'aspire au bonheur d'être à portée de les cultiver.

559. A M. CLA1RALT.

Motiers-Travers , le 3 mars 1765.

Le souvenir, monsieur, de vos anciennes bontés pour moi vous cause une nouvelle importunité de ma part. Il sagiroit de vouloir bien être, pour la seconde fois, censeur d'un de mes ouvrages. G est une très mauvaise rapsodie que j'ai compilée, il y a plusieurs années, sous le nom de Dictionnaire de music/ne, et queje suis forcé de donner aujourd'hui pour avoir du pain. Dans le torrent de malheurs qui m'entraîne, je

* La Hollande

126 CORRESPONDAiNCE.

suis hors d'état de revoir ce recueil. Je sais qu'il est plein d'erreurs et de bévues. Si quelque intérêt poui le sort du plus malheureux des hommes vous portoit à voir son ouvrage avec un peu plus d'attention que celui d'un autre, je vous serois sensiblement obligé de toutes les fautes que vous voudriez bien corriger, chemin faisant. Les indiquer sans les corriger ne se- roit rien faire, car je suis absolument hors d'état d'y donner la moindre attention; et si vous daignez en user comme de votre bien, pour changer, ajouter , ou retrancher, vous exercerez une charité très utile, et dont je serai très reconnoissant. Recevez, monsieur, mes très humbles excuses et mes salutations *.

56o.— A M. DU PEYROU.

Le 4 mars 1765.

Je vous dois une réponse, monsieur, je le sais. L'horrible situation de corps et d'âme je me trouve m'ôtelaforceet le courage d écrire. J'attendois de vous quelques mots de consolation ; mais je vois que vous comptez à la rigueur avec les malheureux. Ce procède n'est pas injuste , mais il est un peu dur dans l'amitié.

56i. AU MÊME.

Motiers, le 7 marj i"65.

Pour Dieu, ne vous fâchez pas, et sachez pardonner quelques torts à vos amis dans leur misère. Je n'ai

* Clairaul est mort dans le mois de mai de la même année, et n'a pu répondre au désir que Rousseau lui témoigne dans cette lettre.

qu'un ton, monsieur, et il est quelquefois un peu dm il ne faut pas nie juger sur mes expressions, mais sur ma conduite. Elle vous honore quand mes termes vous offensent. Dans le besoin que j ai des consola- tions de l'amitié, je sens que les vôtres me manquent, et je m'en plains : cela est-il donc si désobligeant.'

Si j'ai écrit à d'autres, comment n'avez-vous pas senti l'absolue nécessité de répondre, et surtout dans la circonstance , à des personnes avec qui je n'ai point de correspondance habituelle, et qui viennent au fort de mes malheurs v prendre le plus généreux intérêt.' Je epovois que , sur ces lettres mêmes , vous vous diriez . // n a pas te temps de m écrire, et que vous vous sou- viendriez de nos conventions. Falloit-il donc, dan- une occasion si critique, abandonner tous mes in- térêts, toutes mes affaires, mes devoirs mêmes, de peur de manquer avec vous à l'exactitude dune ré- ponse dont vous m aviez dispensé? Vous vous seriez offensé de ma crainte , et vous auriez eu raison. L idée même, très fausse assurément, que vous aviez de m avoir chagriné par votre lettre, nétoit-elle pas, pour votre bon cœur, un motif de réparer le mal que vous supposiez m avoir fait? Dieu vous préserve d'af- fliction! mais, en pareil cas, sovez sur que je ne compterai pas vos réponses. En tout autre cas, ne comptez jamais mes lettres, ou rompons tout de suite, car aussi bien ne tarderions-nous pas à rom- pre. Mon caractère vous est connu, je ne saurois le changer.

Toutes vos autres raisons ne sont que trop bonnes. Je vous plains dans vos tracas, et les approches de

128 COURESPONDAINCE.

votre goutte me chagrinent surtout vivement, d'au- tant plus que , dans l'extrême besoin de me distraire , je me promettois des promenades délicieuses avec vous. Je sens encore que ce que je vais vous dire peut être bien déplacé parmi vos affaires ; mais il faut vous montrer si je vous crois le cœur dur, et si je manque de confiance en votre amitié. Je ne fais pas des com- pliments , mais je prouve.

Il faut quitter ce pays, je le sens ; il est trop près de Genève, on ne m'y laisserait jamais en repos. Il n'y a guère qu'un pays catholique qui nie convienne ; et c est de , puisque vos ministres veulent tant la guerre , qu'on peut leur en donner le plaisir tout leur soûl. Vous sentez, monsieur, que ce déménagement a ses embarras. Voulez-vous être dépositaire de mes effets en attendant que je me fixe? voulez-vous acheter mes livres, ou m'aidera les vendre? voulez-vous prendre quelque arrangement, quant à mes ouvrages , qui me délivre de l'horreur d y penser , et de m'en occuper le reste de ma vie? Toute cette rumeur est trop vive et trop folle pour pouvoir durer. Au bout de deux ou trois ans , toutes les difficultés pour 1 impression seront levées, surtout quand je n y serai plus. En tous cas, les autres lieux, même au voisinage, ne manqueront pas. H y a sur tout cela des détails qu'il seroit trop long d'écrire , et sur lesquels, sans que vous sovez marchand et sans que vous me fassiez l'aumône, cet arrangement peut m être utile, et ne vous pas être onéreux. Cela demande d'en conférer. Il faut voir seulement si vos affaires présentes vous permettent de penser à celle-là.

ANISÉE 17G5. l'2q

Vous savez donc le triste état de la pauvre ma daine Guyenet, femme aimable, d'un vrai mérite, d'un esprit aussi fin que juste, et pour qui la vertu netoit pas un vain mot: sa famille est dans ta plus grande désolation , son mari est au désespoir, et moi je suis déchiré. Voilà, monsieur, l'objet que j'ai sous les yeux pour me consoler d'un tissu de malheurs sans exemple.

J'ai des accès d'abattement, cela est assez naturel dans l'état de maladie, et ces accès sont très sensibles , parcequ ils sont les moments je cherche le plus à m'épancher; mais ils sont courts, et n'influent point sur ma conduite. Mon état habituel est le courage; et vous le verrez peut-être dans cette affaire , si l'on me pousse à bout; car je me fais une loi d'être patient jusqu'au moment l'on ne peut plus l'être sans lâ- cheté. Je ne sais quelle diable de mouche a piqué vos messieurs; mais il y a bien de 1 extravagance à tout ce vacarme; ils en rougiront sitôt qu'ils seront calmés. Mais, que dites-vous, monsieur, de létourderie de vos ministres, qui, vu leurs mœurs, leur crasse igno- rance, devroient trembler qu'on n'aperçût qu'ils exis- tent, et qui vont sottement payer pour les autres dans une affaire qui ne les regarde pas? Je suis persuadé qu'ils s'imaginent que je vais rester sur la défensive, et faire le pénitent et le suppliant : le Conseil de Ge- nève le croyoit aussi, je l'ai désabusé; je me charge de les désabuser de même. Soyez-moi témoin, mon- sieur, de mon amour pour la paix, et du plaisir avec lequel j'avois posé les armes : s'ils me forcent à les re- prendre, je les reprendrai , car je ne veux pas me lais- xix. q

1 lo CORRESPONDANCE,

ser battre à terre; c'est un point tout résolu. Quelle prise ne me donnent-ils pas ? A trois ou quatre près , que j'honore et que j'excepte , que sont les autres? quels mémoires n'aurai-je pas sur leur compte? Je suis tenté de faire ma paix avec tous les autres clergés, aux dépens du vôtre, d'en faire le bouc d'expiation pour les péchés d'Israël. L'invention est bonne, et son succès est certain. Ne seroit-ce pas bien servir 1 état , d'abattre si bien leur morgue, de les avilir à tel point, qu'ils ne pussent jamais plus ameuter les peu- ples? J'espère ne pas me livrer à la vengeance; mais si je les touche, comptez qu'ils sont morts. Au reste, il faut premièrement attendre l'excommunication; car, jusqu'à ce moment, ils me tiennent; ils sont mes pasteurs, et je leur dois du respect. J'ai là-dessus des maximes dont je ne me départirai jamais, et c'est pour cela même que je les trouve bien peu sages de m'aimer mieux loup que brebis.

562. A M. MOULTOU.

9 mafs 1^65.

Vous ignorez, je le vois, ce qui se passe ici par rapport à moi. Par des manoeuvres souterraines que j'ignore, les ministres, Àiontmollin à leur tête, se sont tout-à-coup déchaînés contre moi , mais avec une telle violence que, malgré milord maréchal et le roi même, je suis chassé d'ici sans savoir plus trouver d'asile sur la terre; il ne m'en reste que dans son sein. Cher Moultou, vovez mon sort. Les plus grands scé- lérats trouvent un refuge; il n'y a que votre ami qui

ANNÉE I76D. l3l

n'en trouve point. J'aurais encore l'Angleterre; mais quel trajet, quelle fatigue, quelle dépense ! Encore si j'élois seul !... Que la nature est lente à me tirer d'af- faire! Je ne sais ce que je deviendrai; mais, en quel- que lieu que j'aille terminer ma misère , souvenez- vous de votre ami.

Il n'est plus question de mon édition générale. Selon toute apparence , je ne trouverai plus à la faire ; et, quand je le pourrois, je ne sais si je pourrois vaincre 1 horrible aversion que j'ai conçue pour ce travail. Je ne regarde aucun de mes livres sans fré- mir, et tout ce que je désire au monde est un coin de terre je puisse mourir en paix, sans toucher ni pa- pier ni plume.

Je sens le prix de ce que vous avez fait pendant que nous ne nous écrivions plus. Je me plaignois de vous, et vous vous occupiez de ma défense. On ne re- mercie pas de ces choses-là, on les sent. On ne fait point d'excuse, on se corrige.

Voici la lettre de M. Garcin : il vient bien noblement à moi au moment de mes plus cruels malheurs. Du reste , ne m'instruisez plus de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit : succès , revers , discours publics , tout m est devenu de la plus grande indifférence. Je n'aspire qu'à mourir en repos. Ma répugnance à me cacher est enfin vaincue. Je suis à peu près déterminé à changer de nom, et à disparaître de dessus la terre. Je sais déjà quel nom je prendrai; je pourrai le prendre sans scrupule; je ne mentirai sûrement pas. Je vous em- brasse.

En finissant cette lettre, qui est écrite depuis hier,

9-

1 32 CORRESPONDANCE.

j étais dans le plus grand abattement j'aie été de ma vie. M. de Montmollin entra, et, dans cette en- trevue, je retrouvai toute la vigueur que je croyois m'a voir tout-à-fait abandonné. Vous jugerez com- ment je m'en suis tiré par la relation que j'en envoie à l'homme du roi, et dont je joins ici copie, que vous pouvez montrer. L'assemblée est indiquée pour la semaine prochaine. Peut-être ma contenance en im- posera-t-elle. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne flé- chirai pas. En attendant qu'on sache quel parti ils au- ront pris, ne montrez cette lettre à personne. Bon voyage.

563.— A M. MEURON,

CONSEILLER DETAT ET VHOCUREL'R-GÉNÉRAL A NEUCHATEL.

Motiers, le 9 mars 1765.

Hier, monsieur, M. de Montmollin m'honora d'une visite , dans laquelle nous eûmes une conférence assez vive. Après m'avoir annoncé l'excommunication for- melle comme inévitable, il me proposa, pour pré- venir le scandale , un tempérament que je refusai net. Je lui dis que je ne voulois point d'un état intermé- diaire ; que je voulois être dedans ou dehors , en paix ou en guerre, brebis ou loup. Il me fit sur cette af- faire plusieurs objections que je mis en poudre; car, comme il n'y a ni raison ni justice à tout ce qu'on fait contre moi, sitôt qu'on entre en discussion je suis fort. Pour lui montrer que ma fermeté n'étoit point obstination, encore moins insolence, j'offris, si la classe vouloit rester en repos, de m'engager avec lui de ne plus écrire de ma vie sur aucun point de reli-

ANNÉE 1 7 G 5 . l33

gion. Il répondit qu'on se plaignait que j'avois déjà pris cet engagement, et que j'y avois manqué. Je ré- pliquai qu'on avoit tort; que je pou vois bien l'avoir résolu pour moi , mais que je ne Pavois promis à per- sonne. Il protesta qu'il n'étoit pas le maître, qu'il craignoit que la classe n'eut déjà pris sa résolution. Je répondis que j en étois fâché, mais que j'avois aussi pris la mienne. En sortant, il me dit qu il feroit ce qu'il pourroit; je lui dis qu'il feroit ce qu il vou- droit; et nous nous quittâmes. Ainsi, monsieur, jeudi prochain, ou vendredi au plus tard, je jetterai l'épée ou le fourreau dans la rivière.

Comme vous êtes mon bon défenseur et patron, j'ai cru vous devoir rendre compte de cette entrevue. Recevez, je vous suppplie, mes salutations et mon respect.

564. - A M. LE PROFESSEUR DE MOXTMOLLIN.

Par déférence pour M. le professeur de Montmol- lin, mon pasteur, et par respect pour la vénérable classe , j'offre , si on l'agrée , de m'engager, par un écrit signé de ma main, à ne jamais publier aucun nouvel ouvrage sur aucune matière de religion, même de n'en jamais traiter incidemment dans aucun nouvel ou- vrage que je pourrois publier sur tout autre sujet; et de plus, je continuerai à témoigner, par mes senti- ments et par ma conduite , tout le prix que je mets au bonheur d'être uni à l'Église.

Je prie M. le professeur de communiquer cette dé- claration à la vénérable classe.

Fait à Motiers, le io mars 17 65.

I 34 CORRESPONDANCE.

565. A MADAME LATOUR.

Motiers, le 10 mars 1765.

J'ai lu votre lettre avec la plus grande attention, j'ai rapproché tous les rapports qui pouvoient m'en faire juger sainement : c'étoit pour mon cœur une af- faire importante.

Vous étiez flatteuse durant ma prospérité, vous de- venez franche dans mes misères : à quelque chose malheur est hon.

J'aime la vérité, sans doute; mais si jamais j ai le malheur d'avoir un ami dans l'état je suis, et que je ne trouve aucune vérité consolante à lui dire, je mentirai.

On peut donner en tout temps à son ami le blâme qu'on croit qu il mérite; mais, quand on choisit le moment de ses malheurs, il faut s assurer qu'on a raison.

Lorsque je disois, Il faut se taire, et ne pas imiter le crime de Cham , j'étois citoyen de Genève ; je ne dois que la vérité à ceux par qui je ne le suis plus.

Lorsque je disois , Il faut se taire , je n'avois que ma cause à défendre, et je me taisois; mais, quand c'est Tin devoir déparier, il ne faut pas se taire : voyez l'a- vertissement. Adieu, Marianne.

ANNÉE 1763. I 35

566. A M. LE P. DE FÉLICE.

Motiers, le 14 mars 1765.

Je n'ai point fait, monsieur, l'ouvrage intitulé Des Princes; je ne lai point vu ; je doute même qu'il existe. Je comprends aisément de quelle fabrique vient cette invention, comme beaucoup d'autres, et je trouve que mes ennemis se rendent bien justice en m'atta- quant avec des armes si dignes d'eux. Comme je n'ai jamais désavoué aucun ouvrage qui fût de moi, j'ai le droit d'en être cru sur ceux que je déclare n'en pas être. Je vous prie, monsieur, de recevoir et de pu- blier cette déclaration en faveur de la vérité, et d'un homme qui n'a qu'elle pour sa défense. Recevez mes très humbles salutations.

567.— A M. DU PEYROU.

Motiers, le \\ mars 1765.

Voici, monsieur, votre lettre. En la lisant j'étois dans votre cœur : elle est désolante. Je vous désolerai peut-être moi-même en vous avouant que celle qui l'écrit me paroit avoir de bons yeux, beaucoup d'es- prit, et point dame. Vous devriez en faire, non votre amie , mais votre folle , comme les princes avoient jadis des fous, c'est-à-dire d'heureux étourdis, qui osoient leur dire la vérité. Nous reparlerons de cette lettre dans un tête-à-tête. Cher du Peyrou, croyez-moi, con- tinuez d'être bon et d'aimer les hommes; mais ne comptez jamais avec eux.

Premier acte d'ami véritable, non dans vos offres,

ï 36 CORRESPONDANCE,

mais dans vos conseils; je les attendois de vous : vous n'avez pas trompe mon attente. Le désir de me ven- ger de votre prétraille étoit dans le premier mou- vement; c'étoit un effet de la colère; mais je n'agis jamais daus le premier mouvement, et ma colère est courte. Nous sommes de même avis; ils sont en sûreté, et je ne leur ferai sûrement pas l'honneur décrire contre eux.

Non seulement je n ai pas dessein de quitter ce pays durant l'orage, je ne veux pas même quitter Motiers, à moins qu'on n'use de violence pour m'en chasser, ou qu'on ne me montre un ordre du roi sous l'immé- diate protection duquel j'ai l'honneur d'être. Je tien- drai dans cette affaire la contenance que je dois à mon protecteur et à moi. Mais, de manière ou d'autre, il faudra que cette affaire finisse. Si l'on me fait traîner dehors par des archers, il faut hien que je m'en adle ; si Ion finit par me laisser en repos, je veux alors m'en aller, c'est un point résolu. Que voulez-vous que je fasse dans un pays l'on me traite plus mal qu'un malfaiteur? Pourrai je jamais jeter sur ces gens-là un autre œil que celui du mépris et de l'indignation? Je m'avilirois aux yeux de toute la terre si je restois au milieu d'eux.

Je suis hien aise que vous ayez d'abord senti et dit la vérité sur le prétendu livre Des Piinces : mais savez- vous qu'on a écrit de Berne à l'imprimeur d'Yverdun de me demander ce livre et de l'imprimer, que ce seroit une bonne affaire? J'ai d'abord senti les soins officieux de l'ami Bertrand; j'ai tout de suite envoyé à M. Félice la lettre dont copie ci-jointe, le faisant prier

ANNÉE 1765. I.17

de l'imprimer et de la répandre. Comme il est livré à gens qui ne m'aiment pas, j ai prié M. lioguin, en cas cl obstacle, de vous en donner avis par la poste; et alors je vous serois bien obligé si vous vouliez la donner tout de suite à Fauche, et la lui faire imprimer bien correctement. Il faut qu'il la verse, le plus prompte- ment qu il sera possible, à Berne, à Genève, et dans le pavs de Vaud; mais avant quelle paroisse avez la bonté de la relire sur 1 imprimé, de peurqu ii ne s'y glisse quelque faute. Vous sentez qu'il ne s'agit pas ici d'un petit scrupule d'auteur, mais de ma sûreté et de ma liberté peut-être pour le reste de ma vie. En at- tendant 1 impression vous pouvez donner et envover des copies.

Je ne serai peut-être en état de vous écrire de long- temps. De grâce mettez-vous à ma place, et ne soyez pas trop exigeant. Vous devriez sentir qu'on ne me laisse pas du temps de reste: mais vous en avez pour me donner de vos nouvelles, et même des miennes : car vous savez ce qui se passe par rapport à moi; pour moi je l'ignore parfaitement.

Je vous embrasse.

568. A M. MEURON,

PROCUREUR-GEMLRAL A >ECCHATEL.

Motierj, le 23 mars ij65.

Je ne sais, monsieur, si je ne dois pas bénir mes misères, tant elles sont accompagnées de consola- tions. Votre lettre m'en a donné de bien douces, et j en ai trouvé de plus douces encore dans le paquet

1 38 correspond axxi;.

qu'elle contenoit. J'avois exposé à milord Maréchal les raisons qui nie faisoient désirer de quitter ce pays pour chercher la tranquillité et pour l'y laisser. Il ap- prouve ces raisons, et il est, comme moi, d'avis ique j'en sorte : ainsi, monsieur, c'est un parti pris, avec regret, je vous le jure, mais irrévocablement. Assuré- ment tous ceux qui ont des bontés pour moi ne peu- veut désapprouver que, dans le triste état je suis, j aille chercher une terre de paix pour y déposer mes os. Avec plus de vigueur et de santé je consentirois à faire face à mes persécuteurs pour le bien public; mois accablé d'infirmités et de malheurs sans exemple, Je suis peu propre à jouer un rôle , et il y auroit de la cruauté à me l'imposer. Las de combats et de que- relles, je n'en peux plus supporter. Qu'on me laisse aller mourir en paix ailleurs , car ici cela n'est pas possible, moins par la mauvaise humeur des habi- tants, que par le trop grand voisinage de Genève; in- convénient qu'avec la meilleure volonté du monde il ne dépend pas d'eux de lever.

Ce parti, monsieur, étant celui auquel on vouloi.t me réduire, doit naturellement faire tomber toute démarche ultérieure pour m'y forcer. Je ne suis point encore en état de me transporter, et il me faut quel- que temps pour mettre ordre à mes affaires, durant lequel je puis raisonnablement espérer qu'on ne me traitera pas plus mal qu'un Turc, un Juif, un païen , un athée, et qu'on voudra bien me laisser jouir, pour quelques semaines, de l'hospitalité qu'on ne refuse à aucun étranger. Ce n'est pas , monsieur, que je veuille désormais me regarder comme tel ; au contraire, l'hon-

ANNÉE 1-65. l3(J

neur détre inscrit parmi les citoyens du pays me sera toujours précieux par lui-même, encore plus par la main dont il me vient, et je mettrai toujours au rang de mes premiers devoirs le zèle et la fidélité que je dois au roi, comme notre prince et comme mon pro- tecteur. J'avoue que j'y laisse un bien très regret- table, mais dont je n'entends point du tout me des- saisir. Ce sont les amis que j'y ai trouvés dans mes disgrâces , et que j'espère y conserver malgré mon éioignement.

Quant à messieurs les ministres, s'ils trouvent à propos daller toujours en avant avec leur consistoire, ]e me traînerai de mon mieux pour y comparoître, en quelque état que je sois, puisqu'ils le veulent ainsi; et je crois qu ils trouveront, pour ce que j ai à leur duc, qu'ils auroient pu se passer de tant d'appareil. Du reste ils sont fort les maîtres de m'excommunier, si cela les amuse : être excommunié de la façon de M. de Voltaire m'amusera fort a*ussi.

Permettez, monsieur, que cette lettre soit com- mune aux deux messieurs qui ont eu la bonté de m'é- erire avec un intérêt si généreux. Vous sentez que, dans les embarras je me trouve, je n'ai pas plus le temps que les termes pour exprimer combien je suis touché de vos soins et des leurs. Mille salutations et respects.

l4o CORRESPONDANCE.

569. xV MADAME D'IVERNOIS.

Motiers, le 20 mars 1765.

Je suis comblé de vos bontés, madame, et confus de mes torts : ils sont tous dans ma situation, je vous assure; aucun n'est dans mes sentiments. Vous avez trop bien deviné, madame, le sort de notre aimable et infortunée amie. M. Tissot ma fait l'amitié de venir la voir; sous sa direction elle est déjà beaucoup mieux. Je ne doute point qu'il n'achève de rétablir son corps et sa tête, mais je crains que son cœur ne soit plus long-temps malade, et que l'amitié même ne puisse pas grand'chose sur un mal auquel la médecine ne peut rien.

Pourquoi, madame, n'avez-vous pas ouvert ma lettre pour M. votre mari? j'y avois compté; une mé- diatrice telle que vous ne peut que rendre notre com- merce encore plus agréable. Dites-lui , je vous supplie , mille choses pour moi que je n ai pas le temps de lui dire; j'ai le temps seulement de l'aimer de tout mon cœur, et j'emploie bien ce temps-là : pour l'employer mieux encore, je voudrois que vous daignassiez en usurper une partie. Il faut finir, madame. Mille salu- tations et respects.

ÂNHÉE 17GJ. I 4 J

57o. -AU CONSISTOIRE DE MOTIEIiS.

Motiers, ie 2g mars 1-6Ô

Messieurs ,

Sur votre citation j'avois hier résolu, malgré mon état, de comparoitre aujourd'hui par-devant vous; mais sentant qu il me seroit impossible, malgré toute ma bonne volonté, de soutenir une longue séance, et sur la matière de foi qui fait 1 unique objet de cette citation , réfléchissant que je pouvais également m'ex- pliquer par écrit , je n'ai point douté, messieurs, que la douceur de la charité ne s'alliât en vous au zélé de la foi , et que vous n'agréassiez dans cette lettre la même réponse que j aurois pu faire de bouche aux questions de M. de Montmollin , quelles quelles soient.

Il me paroît donc qu'à moins que la rigueur dont la vénérable classe juge à propos d'user contre moi ne soit fondée sur une loi positive , qu'on m assure ne pas exister dans cet état, rien n'est plus nouveau, plus irrégulier, plus attentatoire à la liberté civile, et sur- tout plus contraire à l'esprit de la religion, qu'une pareille procédure en pure matière de foi.

Car, messieurs, je vous supplie de considérer que, vivant depuis long-temps dans le sein de 1 Église, et n'étant ni pasteur, ni professeur, ni chargé d aucune partie de linstruction publique , je ne dois être soumis , moi particulier, moi simple fidèle, à aucune interro- gation ni inquisition sur la foi ; de telles inquisitions , inouïes dans ce pays , sapant tous les fondements de

l/|2 CORRESPONDAÎSCE.

la réformation, et blessant à-la-fois la liberté évangé- liquo, la charité chrétienne , l'autorité du prince, et les droits des sujets, soit comme membres de l'Église, soit comme citoyens de l'état. Je dois toujours compte de mes actions et de ma conduite aux lois et aux hommes ; mais puisqu'on n'admet point parmi nous d'Église infaillible qui ait droit de prescrire à ses membres ce qu'ils doivent croire; donc, une fois reçu dans l'Église, je ne dois plus qu'à Dieu seul compte de ma foi.

J'ajoute à cela que lorsqu'après la publication de Y Emile je fus admis à la communion dans cette pa- roisse, il y a près de trois ans , par M. de Montmollin , je lui fis par écrit une déclaration dont il fut si pleine- ment satisfait, que non seulement il n'exigea nulle autre explication sur. le dogme, mais qu'il me promit même de n'en point exiger. Je me tiens exactement à sa promesse, et surtout à ma déclaration. Et quelle conséquence, quelle absurdité, quel scandale ne se- roit-ce point de s'en être contenté , après la publica- tion d un livre le christianisme sembloit si violem- ment attaqué , et de ne s'en pas contenter maintenant , après la publication d'un autre livre l'auteur peut errer, sans doute, puisqu'il est homme, mais du moins il erre en chrétien , puisqu'il ne cesse de s'ap- puyer pas à pas sur l'autorité de l'Evangile? C'étoit alors qu'on pouvoit m'ôter la communion ; mais c'est à présent qu'on devrait me la rendre. Si vous faites le contraire, messieurs, pensez à vos consciences; pour moi, quoi qu'il arrive, la mienne est en paix.

Je vous dois, messieurs, et je veux vous rendre

ANrsÉii 1 7 G 5 . i43

toutes sortes de déférences, et je souhaite de tout mon cœur nu on n'oublie pas assez la protection dont le roi m'honore pour me forcer d implorer celle du gouver- nement.

Recevez, messieurs, je vous supplie, les assu- rances de tout mon respect.

Je joins ici la copie de la déclaration sur laquelle je fus admis à la communion en 1 7^2 , et que je con- firme aujourd hui.

57i. A M. DU PËYROU,

Le 6 avril i-65.

Je souffre beaucoup depuis quelques jours, et les tracas que je croyois finis , et que je vois se multiplier, ne contribuent pas à me tranquilliser le corps ni l'aine. Voilà donc de nouvelles lettres d'éclat à écrire, de nouveaux engagements à prendre, et qu'il faut jeter à la tête de tout le monde, jusqu'à ce que je trouve quelqu'un qui les daigne agréer. Voilà, toute chose cessante, un déménagement à faire. Il faut me réfu- gier à Couvet, parceque j'ai le malheur d'être dans la disgrâce du ministre de Motiers : il faut vite aller chercher un autre ministre et un autre consistoire; car, sans ministre et sans consistoire, il ne m'est plus permis de respirer; et il faut errer de paroisse en pa- roisse , jusqu'à ce que je trouve un ministre assez bé- nin pour daigner me tolérer dans la sienne. Cependant M. de Pury appelle celalepavs le plus libre delà terre; à la bonne heure : mais cette liberté-là n'est pas de mon goût. M. de Pury sait que je ne veux plus rien avoir à faire avec les ministres ; il me Ta conseillé lui-même ;

COKKLSPONDAMCE.

' 14

il sait que naturellement je suis désormais dans ce cas avec celui-ci; il sait que le Conseil d état ma exempté de la juridiction de son consistoire: par quelle étrange maxime veut-il que je maille relourrer tout exprès sous la juridiction d'un autre consistoire dont le Conseil d état ne m'a point exempté, et sous celle d'un autre ministre qui me tracassera plus poli- ment, sans doute, mais qui me tracassera toujours; voudra poliment savoir comme je pense, et que poli- ment j'enverrai promener? Si j'avois une habitation à choisir dans ce pays, ce seroit celle-ci, précisément par la raison qu'on veut que j'en sorte. J en sortirai donc puisqu'il le faut ; mais ce ne sera sûrement pas pour aller à Couvet.

Quant à la lettre que vous jugez à propos que j'écrive pour promettre le silence pendant mon sé- jour en Suisse, j'y consens; je desirerois seulement que vous me fissiez l'amitié de m'envoyer le modèle de cette lettre, que je transcrirai exactement, et de me marquer à qui je dois l'adresser. Garrottez-moi si bien que je ne puisse plus remuer ni pied ni patte ; voilà mou cœur et mes mains dans les liens de l'amitié. Je suis très déterminé à vivre en repos, si je puis, et à ne plus rien écrire , quoi qu il arrive, si ce n'est ce que vous savez, et pour la Corse, s'il le faut absolument, et que je vive assez pour cela. Ce qui me fâche, encore un coup, c'est daller offrant cette promesse de porte en porte, jusqu'à ce qu il se trouve quelqu'un qui la daigne agréer : je ne sache rien au monde de plus humiliant; c'est donner à mon silence une importance que personne n'y voit que moi seul.

anméË i;G5. i45

Pardonnez, monsieur, l'humeur qui me ronge; j'ai onze lettres sur la table, la plupart très désagréables , et qui veulent toutes la plus prompte réponse. Mon sang est calciné, la fièvre nie consume, je ne pisse plus du tout, et jamais rien ne ma tant coûté de ma vie que cette promesse authentique qu il faut que je fasse d'une chose que je suis bien déterminé à tenir, que je la promette ou non. Mais , tout en grognant fort maus- sadement, j'ai le cœur plein des sentiments les plus tendres pour ceux qui s intéressent si généreusement à mon repos , et qui me donnent les meilleurs conseils pour l'assurer. Je sais qu'ils ne me conseillent que pour mon bien, qu'ils ne prennent à tout cela d'autre intérêt que le mien propre. Moi, de mon côté, tout en murmurant, je veux leur complaire, sans songer à ce qui m'est bon. S ils me demandoient pour eux ce qu'ils me demandent pour moi-même, il ne me coûteroit plus rien; mais comme il est permis de faire en rechignant son propre avantage, je veux leur obéir, les aimer, et les gronder. Je vous embrasse.

P. S. Tout bien pensé, je crois pourtant qu'avant le départ de M. Meuron je ferai ce qu'on désire. Ma paresse commence toujours par se dépiter, mais à la fin mon cœur cède.

Si je restois, j'en reviendrais, en attendant que votre maison fut faite , au projet de chercher quelque jolie habitation près de iSeuchâtel, et de m abonner à quelque société j'eusse à-la-fois la liberté et le commerce des hommes. Je n'ai pas besoin de société pour me garantir de l'ennui, au contraire; mais j'en XIX. 10

k|6 CORRESPONDANCE.

ai besoin pour me détourner de rêver et décrire.

Tant que je vivrai seul, ma tête ira malgré moi.

572. A MILORD MARÉCHAL.

Le 6 avril 17G5.

Il me parait, milord, que, grâces aux soins des honnêtes gens qui vous sont attachés, les projets des prédicants contre moi s'en iront en fumée, ou abou- tiront tout au plus à me garantir de l'ennui de leurs lourds sermons. Je n'entrerai point dans le détail de ce qui s est passé, sachant qu'on vous en a rendu un fidèle compte; mais il y auroit de l'ingratitude à moi de ne vous rien dire de la chaleur que M. Chaillet a mise à toute cette affaire, et de l'activité pleine à-la- fois de prudence et de vigueur avec laquelle M. Meu- ron la conduite. A portée, dans la place vous l'avez mis , d'agir et parler au nom du roi et au vôtre , il s est prévalu de cet avantage avec tant de dextérité. que, sans indisposer personne, il a ramené tout le Conseil d'état à son avis, ce qui u'étoit pas peu de chose, vu l'extrême fermentation qu'on avoit trouvé le moyen d exciter dans les esprits. La manière dont il s'est tiré de cette affaire prouve qu il est très en état d'en manier de plus grandes.

Lorsque je reçus votre lettre du 10 mars avec les petits billets numérotés qui l'accompagnoient, je me sentis le cœur si pénétré de ces tendres soins de votre part, que je m'épanchai là-dessus avec M. le prince Louis de Wirtemberg, homme d'un mérite rare, épuré par les disgrâces, et qui m'honore de sa cor-

ANNEE IyG5. 1 47

respnndance et de son amitié* Voici -dessus sa ré- ponse , je vous la transmets mot à mot : « Je n ai pas « clouté un moment que le roi de Prusse ne vous sou- « tint; mais vous me laites chérir milord maréchal: « veuillez lui témoigner toute la vivacité des senti- « ments que cet homme respectable m'inspire. Ja- « mais personne avant lui ne s est avisé de faire un «journal si honorable pour L'humanité. »

Quoiqu il me paroisse à peu près décidé que je puis ]ouir en ce pays de toute la sûreté possible, sous la protection du roi, sous la vôtre, et grâces à vos précautions, comme sujet de 1 état *, cependant il me paroit toujours impossible qu'on m'y laisse tran- quille. Genève n'en est pas plus loin qu'auparavant, et les brouillons de ministres me haïssent encore plus à cause du mal qu'ils n'ont pu me faire. On ne peut compter sur rien de solide dans un pays les têtes s échauffent tout d un coup sans savoir pour- quoi. Je persiste donc à vouloir suivre votre conseil et m'éloigner d'ici. Mais comme il n'y a plus de dan- ger, rien ne presse ; et je prendrai tout le temps de délibérer et de bien peser mon choix, pour ne pas luire une sottise, et m aller mettre dans de nouveaux lacs. Toutes mes raisons contre l'Angleterre subsis- tent; et il suffit qu'il y ait des ministres dans ce pays- pour me faire craindre d'en approcher. Mon état et mon goût m'attirent également vers l'Italie; et si la lettre dont vous m'avez envoyé copie obtient une réponse favorable, je penche extrêmement pour en profiter. Cette lettre, milord, est un chef-d'œuvre;

Lord maréchal lai avoit obtenu des lettres de naturalisation

IO.

l48 CORRESPONDANCE,

pas an mot de trop , si ce n'est des louanges : pas une idée omise pour aller au but. Je compte si bien sur son effet, que, sans autre sûreté qu'une pareille let- tre, j'irois volontiers me livrer aux Vénitiens. Cepen- dant, comme je puis attendre, et que la saison n'est pas bonne encore pour passer les monts, je ne pren- drai nul parti définitif sans en bien consulter avec vous.

Il est certain, milord , que je n ai pour le moment nul besoin d'argent. Cependant je vous l'ai dit , et je vous le répète, loin de me défendre de vos dons, je m'en tiens honoré. Je vous dois les biens les plus pré- cieux de la vie ; marchander sur les autres seroit de ma part une ingratitude. Sije quitte ce pays, je n'oublierai pas qu'il y a dans les mains de M. Meuron cinquante louis dont je puis disposer au besoin.

Je n'oublierai pas non plus de remercier le roi de ses grâces. Ça toujours été mon dessein si jamais je quittois ses états. Je vois , milord, avec une grandejoie , qu'en tout ce qui est convenable et honnête nous nou* entendons sans nous être communiqué.

573. —A M. D'ESCHER>~Y.

Motiers, le 6 avril 1765.

Je n'entends pas bien, monsieur, ce qu'après sept ans de silence M. Diderot vient tout-à-coup exiger de moi. Je ne lui demande rien. Je n'ai nul désaveu à faire. Je suis bien éloigné de lui vouloir du mal , en- core plus de lui en faire ou d'en dire de lui; je sais respecter jusqu'à la fin les droits de l'amitié, même

ANNÉE 1 7^5. I 49

éteinte, mais je ne la rallume jamais; c'est ma plus inviolable maxime. *

J'ignore encore m'entraînera ma destinée. Ce que je sais , c'est que je ne quitterai qu'à regret un pays où, parmj. beaucoup de personnes que j'estime, il y en a quelques unes que j'aime et dont je suis aimé. Mais, monsieur, ce que j'aime le plus au monde, et dont j'ai le plus de besoin, c'est la paix: je la cher- cherai jusqu'à ce que je la trouve ou que je meure à la peine. Voilà la seule chose sur laquelle je suis bien décidé.

J'espérois toujonrs vous rapporter votre musique ; mais , malade et distrait, je n'ai pas le temps d'y jeter les yeiix. M. de Montrnollin'a jugé à propos de m'oc- cuper ici d'autres chansons bien moins amusantes. Il a voulu me faire chanter ma gamme, et s'est fait un peu chanter la sienne; que Dieu nous préserve de pareille musique! Ainsi soit-il. Je vous salue, mon- sieur , de tout mon cœur.

574. A M. LALIAUD.

Motiers, le 7 avril 1760.

Puisque vous le voulez absolument, monsieur, voici deux mauvaises esquisses que j'ai fait faire, faute de mieux , par une manière de peintre qui a passé par Neuchâtel. La grande est un profil à la silhouette, j'ai fait ajouter quelques traits en crayon pour mieux

* M. d'Escherny , dans ses Mélanges, blâme le refus de Rousseau. Mais cette lettre sert à faire apprécier la sincérité de Diderot qui prétend avoir repoussages avances que fit Jean-Jacques pour se ré- concilier avec lui. L'on peut jug-er de la nature de ces avances.

l5o CORRESPONDANCE.

déterminer la position des traits; l'autre est un profil tiré à la vue. On ne trouve pas beaucoup de ressem- blance à l'un ni à l'autre : j'en suis fâché, mais je n'ai pu faire mieux; je crois même que vous me sauriez quelque gré de cette petite attention , si vous connois- siez la situation j'étois quand je me suis ménagé le moment de vous complaire.

Il y a un portrait de moi très ressemblant dans l'appartement de madame la maréchale de Luxem- bourg. Si M. Lemoine prenoit la peine de s'y trans- porter et de demander de ma part M. de La Roche, je ne doute pas qu'il n eût la complaisance de le lui montrer.

Je ne vous connois , monsieur , que par vos lettres ; mais elles respirent la droiture et l'honnêteté; elles me donnent la plus grande opinion de votre aine; l'es- time que vous m'y témoignez me flatte , et je suis bien aise que Vous sachiez qu'elle fait une des consolations de ma vie.

5.75. - A M. D'IVERNOIS.

Motiers , le 8 avril 1 765.

Bien arrivé, mon cher monsieur; ma joie est grande, mais elle n'est pas complète , puisque vous n'avez pas passé par ici. Il est vrai que vous y auriez trouvé une fermentation désagréable à votre amitié pour moi. J'espère, quand vous viendrez , que vous trouverez tout pacifié. La chance commence à tour- ner extrêmement. Le roi s'est si hautement déclaré, milord maréchal a si vivement écrit, les gens en crédit

ANNÉE 1765, 1 5 1

ont pris mon parti si chaudement, queleConseild'état s'est unanimement déclaré pour moi, et m'a, par un arrêt, exempté de la juridiction du consistoire, et as- suré la protection du gouvernement. Les ministres sont généralement hués : l'homme à qui vous avez écrit est consterné et furieux; il ne lui reste plus d'autres ressources que d'ameuter la canaille; ce qu'il a fait jusqu'ici avec assez de succès. Un des plus plaisants bruits qu'il fait courir, est que j ai dit dans mon der- nier livre que les femmes n'avoient point dame; ce qui les met dans une telle fureur par tout le Yal-de- Travers , que pour être honoré du sort d'Orphée je n'ai qu'à sortir de chez moi. C'est tout le contraire à Neuchâtel , toutes les dames sont déclarées en ma faveur. Le sexe dévot y traîne les ministres dans les boues. Une des plus aimables disoit, il y a quelques jours, en pleine assemblée, qu il n'y avoit qu'une seule chose qui la scandalisât dans tous mes écrits , c'étoit l'éloge de M. de Montmollin. Les suites de cette affaire m'occupent extrêmement. M. Andrié m'est arrivé de Berlin de la part de milord maréchal. Il me survient de toutes parts des multitudes de visites. Je songe à déménager de cette maudite paroisse pour aller m'établir près de Neuchâtel , tout le monde a la bonté de me désirer. Par-dessus tous ces tracas^ mon triste état ne me laisse point de relâche , et voici le septième mois que je ne suis sorti qu'une seule fois , dont je me suis trouvé fort mal. Jugez d'après tout cela si je suis en état de recevoir M. de Servan , quel- que désir que j'en eusse; dans tout le cours de ma vie il n auroitpaspu choisir plus mal son temps pour me

1D2 CORRESPONDANCE.

venir voir. Dissuadez-l'en, je vous supplie, ou qu'il ne s en prenne pas à moi s il perd ses pas.

Je ne crois pas avoir écrit à personne que peut-être je serois dans le cas d'aller à Berlin. Il m'a tant passé de choses par la tête que celle-là pourroit y avoir passé aussi; mais je suis presque assuré de n'en avoir rien dit à qui que ce soit. La mémoire, que je perds absolument, m'empêche de rien affirmer. Des motifs très doux, très pressants, très honorables, m'v attire- roient sans doute; mais le climat me fait peur. Que je cherche au moins la bénignité du soleil, puisque je n'en dois point attendre des hommes. J'espère que celle de l'amitié me suivra partout. Je connoisla vôtre, et je m'en prévaudrais au besoin; mais ce n est pas l'argent qui me manque, et, si j'en avois besoin, cin- quante louis sont à ISeuchàtel à mes ordres , grâce à la prévoyance de milord maréchal.

576. A M. DU PEYROU.

8 avril 1765.

Je n ai le temps, monsieur, que de vous écrire un mot. Votre inquiétude m'en donne une très grande. S il est cruel d'avoir des peines, il l'est bien plus encore de ne connoitre pas un ami tendre, pas un honnête homme dans le sein duquel on les puisse épancher.

année i;G5. 1 53

5?7 _A MADEMOISELLE D'IVERNOIS.

Motiers, le 9 avril 1765.

Au moins, mademoiselle, n'allez pas m'aceuser aussi de croire que les femmes n'ont point d'ame ; car, au contraire, je suis persuadé que toutes celles qui vous ressemblent en ont au moins deux à leur disposi- tion. Quel dommage que la vôtre vous suffise! J'en connois une qui se plairoit fort à loger en même lieu. Mille respects à la chère maman et à toute la famille. Je vous prie, mademoiselle, d'agréer les miens.

578. A M. MEURON,

P R O C t : R F. IF, - G F. N E A L A NEUCIIATEL.

Moliers, le 9 avril 1^65.

Permettez, monsieur, qu'avant votre départ je vous supplie de joindre à tant de soins obligeants pour moi celui de faire agréer à messieurs du Conseil d'état mon profond respect et ma vive reconnoissance. tl m'est extrêmement consolant de jouir, sous l'agré- ment du gouvernement de cet état, de la protection dont le roi m'honore, et des bontés de milord maré- chal; de si précieux actes de bienveillance m'imposent de nouveaux devoirs que mon cœur remplira toujours avec zèle, non seulement en fidèle sujet de l'état, jnais en homme particulièrement obligé à l'illustre corps qui le gouverne. Je me flatte qu'on a vu jus- qu'ici dans ma conduite une simplicité sincère, et au-

I 5 j COHRESPO H D A N C E.

tant d'aversion pour la dispute que d'amour pour la paix. J'ose dire que jamais homme ne chei"cha moins à répandre ses opinions, et ne fut moins auteur dans la vie privée et sociale; si, dans la chaîne de mes dis- grâces, les sollicitations, le devoir, 1 honneur même, mont forcé de prendre la plume pour ma défense et pour celle d'autrui, je n'ai rempli qu à regret un de- voir si triste, et j'ai regardé cette cruelle nécessité comme un nouveau malheur pour moi. Maintenant, monsieur, que, grâces au ciel, j'en suis quitte, je m'impose la loi de me taire, et, pour mon repos et pour celui del état j aile bonheur de vivre, je m'en- gage librement, tant que j aurai le même avantage, à ^e plus traiter aucune matière qui puisse y déplaire, ni dans aucun des états voisins. Je ferai plus; je rentre avec plaisir dans 1 obscurité j aurois toujours vivre, et j espère sur aucun sujet ne plus occuper le public de moi. Je voudrois de tout mon cœur offrir à ma nouvelle patrie un tribut plus digne d'elle : je lui sacrifie un bien très peu regrettable, et je préfère in- finiment au vain bruit du monde l'amitié de ses mem- bres et la faveur de ses chefs.

Recevez, monsieur, je vous supplie, mes très hum- bles salutations.

579.— A M. DU PEYROU.

Vendredi, 12 avril 1765.

Plus jétois touché de vos peines, plus j'étois fâché contre vous ; et en cela j avois tort; le commencement de votre lettre me le prouve. Je ne suis pas toujours

àNNÉÊ 1-65. 1 55

raisonnable, mais j'aime toujours qu'on me parie raison. Je voudrais connoître vos peines pour les sou- lager, pour les partager, du moins. Les vrais épan- ehements du cœur veulent non seulement l'amitié, mais la familiarité, et la familiarité ne vient que par l'habitude de vivre ensemble. Puisse un jour cette ha- bitude si douce donner, entre nous, à l'amitié tous ses charmes! Je les sentirai trop bien pour ne pas vous les faire sentir aussi.

La sentence de Cicéron que vous demandez est, amicus Plato, arnicas Jristoteles, sed magis arnica veritas. Mais vous pourrez la resserrer, en n em- ployant que les deux premiers mots et les trois der- niers, et souvenez-vous qu'elle emporte l'obligation de me dire mes vérités. Au lieu de vous dire précisé- ment si vous devez employer le terme de conclave in- quisitorial , j'aime mieux vous exposer le principe sur lequel je me détermine en pareil doute. Qu'une ex- pression soit ou ne soit pas ce qu'on appelle françoise ou du bel usage, ce n'est pas de cela qu'il s'agit : on ne parle et l'on n'écrit que pour se faire entendre; pourvu qu'on soit intelligible, on va à son but; quand on est clair, on y va encore mieux : parlez donc clai- rement pour quiconque entend le françois. Voilà la régie, et soyez sûr que, fissiez- vous au surplus cinq cents barbarismes, vous n'en aurez pas moins bien écrit. Je vais plus loin, et je soutiens qu'il faut quel- quefois faire des fautes de grammaire pour être plus lumineux. C'est en cela, et non dans toutes les pédan- teries du purisme, que consiste le véritable art d'é- crire. Ceci posé, j'examine, sur cette régie, le conclave

1 56 CORRESVONDAKCE.

imjuisitorial, et je me demande si ces deux mots réunis présentent à l'esprit une idée bien une et bien nette, et il me paroît que non. Le mot conclave en latin ne signifie qu'une chambre retirée, mais en françois il signifie rassemblée des cardinaux pour l'élection du pape. Cette idée n'a nul rapport à la vôtre, et elle ex- clut même celle de l'inquisition. Voyez si, peut-être en changeant le premier mot , et mettant , par exemple , celui de synode mquisitorial, vous n'iriez pas mieux à votre but. 11 semble même que le mot synode pris pour une assemblée de ministres, contrastant avec celui d inrpdsitorial, feroit mieux sentir l'inconséquence de ces messieurs. L'union seule de ces deux mots feroit, à mon sens, un argument sans réplique; et voilà en quoi consiste la finesse de l'emploi des mots. Pardon, monsieur, de mes longueries ; mais comme vous pouvez avoir quelquefois, dans l'honnêteté de votre ame, l'occasion de parler au public pour le bien de la vérité, j'ai cru que vous seriez peut-être bien aise de connoître la règle générale qui me paroit toujours bonne à suivre dans le choix des mots.

Comme je suis très persuadé que votre ouvrage n'aura nul besoin de ma révision, je vous prie de m'en dispenser à cause de la matière. Il convient que je puisse dire que je n'y ai aucune part et que je ne l'ai pas vu. Il est même inutile de m'envoyer aucune des pièces que vous vous proposez d'y mettre, puis- qu'il me suffira de les trouver toutes dans l'imprimé.

Au train dont la neige tombe, nous en aurons ce soir plus d'un pied : cela, et mon état encore empiré, m o ter a le plaisir de vous aller voir aussitôt que je

A.MNÉE 17GD. 157

l'espérois. Sitôt que je le pourrai, comptez que vous verrez celui qui vous aime.

58o. AU MÊME.

i5 an il 1765.

Je prends acte du reproche que vous me faites de trop de précipitation vis-à-vis de M. Veines, et je vous prédis que dans trois mois d'ici vous me reprocherez trop de lenteur et de modération.

Je n'aime pas que les choses qui se sont passées dans le téte-à-téte se publient; c'est pourquoi la note, sur laquelle vous me consultez, est peu de mon goût. Je n'aime pas même trop, dans le texte, l'épithéte si doux, donnée aux éloges du professeur. Il y a de l'er- reur dans mes éloges, mais je ne crois pas qu il y ait de la fadeur, et quand il y en auroit, je ne voudrois pas que ce fut vous qui la relevassiez. Au reste, je n'exige rien, je dis mon goût, suivez le vôtre.

Charité veut dire amour, ainsi l'on n'aime jamais que par charité; c'est par charité que je vous aime et que je veux être aimé de vous. Mais ce mot part dune ame triste, et n échappe pas à la mienne. J'ai besoin d être auprès de vous; mais pas un moment de re- lâche, ni dans le mauvais temps, ni dans mon état: cela est bien cruel. Fi du Monsieur, je ne puis le souf- frir. Je vous embrasse.

1 5S COttRESPCKNBAMCE.

58 1. AU MÊME.

22 avril 1 765.

L'amitié est une chose si s;ûnte, que le nom n'en doit pas même être employé dans L'usage ordinaire : ainsi nous serons amis, ot nous ne nous dirons pas mon ami. J'eus un surnom jadis que je crois mériter mieux que jamais; à Taris, on ne m'appeloit que le citoyen. A votre égard, prenez un nom de société qui vous plaise et que je puisse vous donner. Je me plais à songer que vous devez être un jour mon cher hôte, et j'aimerois à vous en donner le titre d'avance; mais celui-là ou un autre, prenez-en un qui soit de votre goût , et qui supprime entre nous le maussade mot de monsieur, que 1 amitié et sa familiarité doivent pro- scrire.

Votre petite note est très bien. Sur ce que j'ap- prends, il me paroît important que vous preniez vos mesures si justes et si sûres , que l'écrit paroisse avant la générale de mai. J'ai eu le plaisir de voir M. de Pury; c'est un digne homme dont je n'oublierai ja- mais les services. Je souffre toujours beaucoup.

Je vous embrasse.

Examinez toujours le cachet de mes lettres, pour voir si elles n'ont point éf.é ouvertes, et pour cause : je me servirai toujours de la lyre.

NÉE 17Gb. I 59

082. -A M. DIVERS 01 S.

Motiers, le 22 avril 1 -65.

J'ai reçu, monsieur, tous vos envois, et ma sensi- bilité à votre amitié augmente de jour en jour: mais j'ai une grâce à vous demander; c est de ne me plus parler des affaires de Genève, et ne plus m'envover aucune pièce qui s'y rapporte. Pourquoi veut-on ab- solument par de si tristes images me faire finir dans l'affliction le reste des malheureux jours que la na- ture m'a comptés, et m 6 1er un repos dont j'ai si grand besoin, et que j ai si chèrement acheté? Quel- que plaisir que me fasse votre correspondance, si vous continuez d'y faire entrer des objets dont je ne puis ni ne veux plus m occuper, vous me forcerez d'y renoncer.

Parmi ce que m'a apporté le neveu de M. Vieus- seux, il y avoit une lettre de Venise, celui qui 1 écrit a eu 1 étourderie de ne pas marquer son adresse. Si vous savez par quelle voie est venue cette lettre, informez-vous de grâce si je ne pourrois pas me ser- vir de la même voie pour faire parvenir ma réponse.

Je vous remercie du vin de Lunel ; mais, mon cher monsieur, nous sommes convenus, ce me semble, que vous ne m enverriez plus rien de ce qui ne vous coûte rien. Vous me paroissez n'avoir pas pour cette convention la même mémoire qui vous sert si bien dans mes commissions.

Je ne peux rien vous dire du chevalier de Malte ; il est encore à Neuchàtel. Il m'a apporté une lettre de

l G O COBRESPOMDAKCE.

M. de Paoli qui n'est certainement pa» supposée : cependant la conduite de cet homme-là est en tout si extraordinaire que je ne puis prendre sur moi de m'y fier; et je lui ai remis pour M. Paoli une réponse qui ne signifie rien, et qui le renvoie ù notre correspon- dance ordinaire, laquelle n est pas connue du cheva- lier. Tout ceci , je vous prie, entre nous.

Mon état empire au lieu de s adoucir. Il me vient du monde des quatre coins de l'Europe. Je prends le parti de laisser à la poste les lettres que je ne commis pas, ne pouvant plus v suffire. Selon toute apparence je ne pourrai guère jouir à ce voyage du plaisir de vous voir tranquillement. Il faut espérer qu'une autre fois je serai plus heureux.

La lieutenante est à Neuçhâtel. Je ne veux lui faire votre commission que de houche. Je crains qu'elle ne put vous aller voir seule, et que la compagnie qu'elle seroit forcée de se donner ne fut pas trop du goût de madame d Ivernois , à qui je présente mon respect. J embrasse tendrement son cher mari.

Bien des salutations aux amis et bonnes connois- sances.

583. A M. DU PEYROU.

Le 29 avril i~6j.

Votre avis, mon cher hôte, de ne faire passer au- cun exemplaire par mes mains, est très sage: c est une réflexion que javois faite moi-même, et que je comptois vous communiquer.

J'ai reçu votre présent *; je vous en remercie; il

* Les ouvrages de Linnaeus.

ANNÉE 1766. l6l

me fait grand plaisir, et je brûle d'être à portée d'en faire usage. J'ai plus que jamais la passion pour la bota- nique, niais je vois avec confusion que je ne connois pas encore assez de plantes empiriquement pour les étudier par système. Cependant je ne me rebuterai pas, et je me propose d'aller, dans la belle saison, passer une quinzaine de jours près de M. Gagnebin pour me mettre en état du moins de suivre Linnyeus.

J'ai dans la tête que, si vous pouvez vous soutenir jusqu'au temps de notre caravane, elle vous garan- tira d'être arrêté durant le reste de l'année, vu que la goutte n'a point de plus grand ennemi que l'exercice pédestre. Vous devriez prendre la botanique par remède, quand vous ne la prendriez pas par goût. Au reste, je vous avertis que le charme de cette science consiste surtout dans létude anatomique des plantes. Je ne puis faire cette étude à mon gré, faute des in- struments nécessaires, comme microscopes de di- verses mesures de foyer, petites pinces bien menues , semblables aux brucelles des joailliers, ciseaux très fins à découper. Vous devriez tâcher de vous pourvoir de tout cela pour notre course; et vous verrez que l'usage en est très agréable et très instructif.

Vous me parlez du temps remis : il ne l'est assuré- ment pas ici; j'ai fait quelques essais de sortie qui mont réussi médiocrement, et jamais sans pluie. Il me tarde d'aller vous embrasser, mais il faut faire des visites , et cela m'épouvante un peu, surtout vu mon état.

Notre archiprêtre continue ses ardentes philippi- ques; il en a fait hier une, dans laquelle il s'est tel- xix. 11

lf)2 CORRESPONDANCE,

lement attendri sur les miracles, qu'il fondoit en larmes , et y faisoit fondre ses pieux auditeurs. Il paroit avoir pris le parti le plus sûr; c'est de ne point s'embarrasser du Conseil d état ni de la classe , mais d'aller ici son train en ameutant la canaille. Cepen- dant tout s'est borne jusqu'à présent à quelques in- sultes; et comme je ne réponds rien du tout, ils auront difficilement occasion d'aller plus loin.

Quand verrez-vous la fin de ce vilain procès? Je voudrois aussi voir déjà votre bâtiment fini pour y occuper ma cellule, et vous appeler tout de bon mon cher hôte. Bonjour.

L'homme d'ici paroit absolument forcené et déter- miné à pousser lui seul les choses aussi loin qu'elles peuvent aller. Il me paroit toujours plaisant qu'un homme aussi généralement méprisé n'en soit pas moins redoutable. S il espère ni 'effrayer au point de me faire fuir, il se trompe.

584. —AU MÊME.

2 mai 1765.

Mon cher hôte, votre lettre à milord maréchal est très belle; il n'y a pas une syllabe à ajouter ni à re- trancher, et je vous garantis qu'elle lui fera le plus grand plaisir.

Je vois par le tour que prennent les choses que l'archiprêtre sera bientôt forcé «le me laisser en repos : c'est alors que je veux sortir de Motiers, lorsqu'il sera bien établi quêtant maître d'v rester tranquille, ma retraite n'aura point l'air de fuite. Je crois qu'en pa-

ANNÉE 1765. l63

reil cas, je me déterminerai tout-à-fait à être à Cies- sier l'hôte île mon hôte, au moins si cela lui convient. Mais, quoique la maison soit t:op grande pour moi, il me la faudroit tout entière, accommodée , meublée , bien fermée, et avec le petit jardin. Voilà bien des choses, vovez si ce n'est pas trop. Il y a plus : quoique au point nous en sommes ce soit peut-être à moi une sorte d'ingratitude de ne pas accepter ce logement gratuitement, il faut, pour m'y mettre tout-à-fait à mon aise, que vous me louiez comme vous pourriez faire à tout autre, et que vous y compreniez les frais pour le mettre en état. Cela posé, je pourrais bien m'y établir pour le reste de ma vie, sauf à occuper près de vous un autre appartement en ville, quand votre bâtiment sera fait. Voilà, mon cher hôte, mes châ- teaux en Espagne; voyez s'il vous convient de les réaliser.

On me mande de Berne que le sieur Bertrand a de- mandé le 29 au sénat sa démission , et Ta obtenue sans difficulté ; on ajoute qu'il quittera Berne. Le voyage de M. Chaillet nauroit-il point contribué à cela0

Si le temps s'obstine à être mauvais, je suis bien tenté d'accepter votre offre; en ce cas , vous pourriez expédier vos tracas les plus pressés le reste de cette semaine, et m envoyer votre carrosse lundi ou mardi prochain. Je vous irois joindre à Neuchàtel, et de nous irions ensemble à Bienne , à pied s'il faisait beau, en carrosse s il fiisoit mauvais. Ce qui m'embarrasse est que je voudrois aller auparavant à Gorgier voir M. Andrié, et je nesais comment arranger cesdiverses courses, d autant moins qu'il faut absolument que je

1 1.

lt>4 CORRESPONDANCE,

sois de retour ici les huit ou dix derniers jours du mois. Vous pourriez, dimanche au soir, m'écrire votre sen- timent ; lundi au soir je vous ferois ma réponse; et si le mauvais temps continuoit , vous m'enverriez votre carrosse pour me rendre mercredi près de vous : mais , s'il fait beau , j'irai premièrement et pédestrement à Gorgier. Voilà mes arrangements, sauf les vôtres et sauf les obstacles tirés de mon état, qui ne s'améliore point. Peut-être la vie sédentaire et méditative, la désagréable occupation d'écrire des lettres, l'attitude d'être assis qui me nuit et que je déteste, contribuent- elles à m'entretenir dans ce mauvais état.

Je reviens aux tracasseries d'ici , qui ne me fâchent pas tant par rapport à moi_, que par rapport à ces braves anciens qui méritent tant d'encouragement, et que la canaille accable d'opprobres. Tout ce qui s'est fait en leur faveur n'a pas été assez solennel; des arrêts secrets n'arrêtent point la populace qui les ignore. Un arrêt affiché, ou quelque témoignage public d'approbation , voilà ce qu'on leur devroit pour l'uti- lité publique, et ce qui mortifieroit plus cruellement l'archiprétre que toutes les censures du Conseil d'état ou de la classe , faites à huis clos. Je prédis qu'il n'y a qu'un expédient de cette espèce qui puisse finir tout, et sur-le-champ. Je vous embrasse.

A vue de pays , je ne crois pas que la semaine pro- chaine je sois encore en état de voyager, à moins d'une révolution bien subite, que le temps ni mon état ne me promettent pas.

ANNÉE i-65. 1 65

585. —AU MÊME.

Jeudi, 23 mai 1765.

J'espère, mon cher hôte, que cette vilaine goutte n'aura fait que vous menacer. Dansez et marchez beaucoup; tourmentez-la si bien quelle nous laisse en repos projeter et faire notre course. On dit que les pèlerins n'ont jamais la goutte ; rien n'est donc tel pour l'éviter que de se faire pèlerin.

Sultan m'a tenu quelques jours en peine : sur son état présent je suis parfaitement rassuré; ce qui m'a- larmoit le plus étoit la promptitude avec laquelle sa plaie s'étoit refermée; il avoit à la jambe un trou fort profond; elle étoit enflée, il souffroit beaucoup et ne pouvoit se soutenir. En cinq ou six heures, avec une simple application de thériaque, plus d'enflure, plus de douleur, plus de trou, à peine en ai-je pu retrouver la place : il est gaillardement revenu de son pied à Motiers, et se porte à merveille depuis ce temps-là. Comme vous avez des chiens, j'ai cru qu'il étoit bon de vous apprendre l'histoire de mon spécifique; elle est aussi étonnante que certaine. Il faut ajouter que je l'ai mis au lait durant quelques jours ; c'est une pré- caution qu'il faut toujours prendre sitôt qu'un animal est blessé.

Il est singulier que depuis trois jours je ressens les mêmes attaques que j'ai eues cet hiver : il est constaté que ce séjour ne me vaut rien à aucun égard. Ainsi, mon parti est pris ; tirez-moi d'ici au plus vite. Je vous embrasse.

j GG COHItESPONDANCE.

586. - AU MÊME.

23 mai I ^65.

Dans la crainte que vous n'avez besoin de votre Mémoire, je vous le renvoie après lavoir lu. Je lai trouvé fort bien raisonne; il me paroît seulement que vous assujettissez les sociétés en général à des lois plus rigoureuses qu'elles ne sont établies par le droit public; car, par exemple, selon vos principes, A, étant allié de B, ne pourroit postérieurement s'engager à fournir à C des troupes en certains cas contre B, engagement qui toutefois se contracte et s'exécute fréquemment, sans qu'on prétende avoir enfreint l'alliance antérieure.

Vous aurez su les nouvelles tentatives et leur mau- vais succès , ce qui n'empêche pas que ce séjour ne soit devenu pour moi absolument inhabitable : ainsi , j ac- cepte tous vos bons soins, soit pour Suchié, soit pour Cressier, soit pour la Coudre; je m'en rapporte entiè- rement à votre choix; et, pour moi, je ne vois qu'une raison de préférence, après celle de loger chez vous , c'est pour le logement qui sera le plus tôt prêt.

Il me paroît que vous pouvez prendre votre parti sur la brochure ; je pense même que cette affaire , une fois éventée, en deviendra partout plus difficile à exécuter, et je vous conseille d'abandonner cette en- treprise : que si vous persistez, vous avez de nouvelles pièces à joindre a votre recueil; et, tandis que vous le compléterez, il faut travailler d'avance à prendre si bien vos mesures que le manuscrit n'aille à sa desti- nation qu'au moment qu on pourra l'exécuter, et

A.NNÉE 1765. 167

après que toutes les difficultés seront prévues et le- vées. La Hollande me paroit désormais le seul endroit sur; mais il faut compter sur six mois d'attente.

Je suis bien éloigné d'avoir maintenant le loisir de travailler à notre écrit. Comme ce n est pas un acte le notaire doive mettre la main, et que notre conven- tion générale est faite, rien ne presse sur le reste; c'est ce que nous pourrons rédiger ensemble à loisir. Il s agit seulement de savoir quand vous me permettrez d en parler à mes amis ; car rien de ce qui s'intéresse à moi ne doit ignorer que je vous devrai le repos de ma vie.

587.'-A M. PASCKOUCKE.

Motiers-Travers , 26 mai 1765.

Votre dernière lettre, monsieur, m'a non seule- ment désabusé, mais attendri. Qublions réciproque- ment nos torts, sûrs que le cœur n'y a point de part, et soyons amis comme auparavant, même plus, s'il est possible; c'est l'effet que doit produire un vrai re- tour entre honnêtes gens.

Il est vrai que les fanatiques de ce pays, excités, vous comprenez bien par qui, ont suscité contre moi un violent orage , dont tout l'effet est retombé sur eux : parcequils m'avoient trouvé doux, ils ont cru me trouver foible; ils se sont trompés. Tous leurs efforts pour me nuire ou m'épouvanter ont tourné à leur confusion, et leur ont attiré les mortifications les plus cruelles. J'ai fait plus que des souverains n'osent faire , en triomphant d eux. Battus dans toutes les formes légitimes, ils prennent le parti d'ameuter la

1 68 CORRESPOND A N C E.

canaille, et de se faire chefs de bandits. Cette voie est assez bonne avec les peuples de ce vallon. Quoi qu il en soit, je les mets au pis. Dans le zélé qui les dévore, ils pourront me faire assassiner; mais très sûrement ils ne me feront pas fuir. Il v a cependant long-temps que j'ai résolu d'aller m'établir dans le bas parmi les hommes; mais j'attendrai que les loups enragés d'ici aient achevé de hurler et de mordre. Après cela, s'ils me laissent vivre, je les quitterai. Qu'un autre étranger y tienne, s il peut, trois ans, comme j'ai fait, et puis qu'il en dise des nouvelles.

588. -A M. D'IVERNOIS.

Motiers, le 3o mai 1765.

Je suis très inquiet de vous, monsieur. Suivant ce que vous m'aviez marqué , j'ai suspendu mes courses et mes affaires pour revenir vous attendre ici dès le 20; cependant ni moi ni personne n'avons entendu parler de vous. Je crains que vous ne sovez malade; faites-moi du moins écrire deux mots par charité.

Il m'est impossible de vous attendre plus long- temps que deux ou trois jours encore ; mais je ne serai jamais assez éloigné d'ici que, lorsque vous y vien- drez, nous ne puissions pas nous joindre. On vous dira chez moi je serai; et, selon vos arrangements de route, vous viendrez, ou l'on m'enverra chercher.

Voici, monsieur, deux lettres pour Gênes, aux- quelles je vous prie de donner cours en faisant affran- chir, s il est nécessaire. J'attends de vos nouvelles avec la plus grande impatience, et vous embrasse de tout mon cœur.

année 1765. 16g

589. -A M. KLUPFFEL.

Motiers , niai 1765.

Ce n'est pas , mon cher ami , faute d'empressement à vous répondre que j'ai différé si long-temps; mais les tracas dans lesquels je me suis trouvé, et un voyage que j'ai fait à l'autre extrémité du pays , m'ont fait renvoyer ce plaisir à un moment plus tranquille. Si j'avois fait le voyage de Berlin, j'aurois pensé que je passois près d'un ancien ami, et je me serois dé- tourné pour aller vous embrasser. Un autre motif en- core m'eût attiré dans votre ville, c'eût été le désir d'être présenté par vous à madame la duchesse de Saxe-Gotha , et de voir de près cette grande princesse, qui, fût-elle personne privée, feroit admirer son es- prit et son mérite. La reconnoissance m'auroit fait même un devoir d accomplir ce projet après la ma- nière obligeante dont il a plu à S. A. S. d'écrire sur mon compte à milord maréchal; et, au risque de lui faire dire, N etoit-eeque cela? j'aurois justifié par mon obéissance à ses ordres mon empressement à lui faire ma cour. Mais, mon cher ami, ma situation à tous égards ne me permet plus d'entreprendre de grands voyages; et un homme qui huit mois de Tannée ne peut sortir de sa chambre n est guère en état de faire des voyages de deux cents lieues. Toutes les bontés dont milord maréchal m'honore , tous les sentiments qui m'attachent à cet homme respectable , me font dé- sirer bien vivement de finir mes jours près de lui: mais il sait que c'est un désir qu'il m'est impossible de satisfaire; et il ne me reste, pour nourrir cette es-

170 CORRESPONDAIS CE.

pérance, que celle de le revoir quelque jour en ce pays. Je voudrais, mon cher ami, pouvoir nourrir par rapport à vous la même espérance : ce serait une grande consolation pour moi de vous embrasser en- core une fois en ma vie, et de retrouver en vous l'ami tendre et vrai près duquel j'ai passé de si douces heu- res, et que je n'ai jamais cessé de regretter. Je vous embrasse de tout mon cœur.

59o. BILLET A M. DE VOLTAIRE.

Motiers, le 3i mai 1765.

Si M. de Voltaire a dit qu'au lieu d'avoir été secré- taire de l'ambassadeur de France à Venise j'ai été son valet, M. de Voltaire en a menti comme un impudent.

Si dans les années 1743 et 1 7 44 je n a* Pas été pre- mier secrétaire de l'ambassadeur de France, si je n'ai pas fait les fonctions de secrétaire d'ambassade, si je n en ai pas eu les honneurs au sénat de Venise, j'en aurai menti moi-même.

59i. -A M. D'ESCHERNY.

Motiers, Je Ier juin 1765.

Je suis bien sensible, monsieur, et à la bonté que vous avez de penser à mon logement, et à celle qu'ont les obligeants propriétaires de la maison de Cornaux, de vouloir bien m'accorder la préférence sur ceux qui se sont présentés pour l'habiter. Je vais à Yverdun voir mon ami M. Roguin, et mon amie madame Boy de La Tour, qui est malade, et qui croit que je lui peux être de quelque consolation. J'espère que dans

ANNÉE 1765. 171

quelques jours M. Du Peyrou sera rétabli, et que, vous trouvant tous en bonne santé , ]c pourrai consul- ter avec vous sur le lieu je dois planter le piquet. Cette manière de chercher est si agréable, qui! est naturel que je ne sois pas pressé de trouver. Bien de? salutations , monsieur, de tout mon cœur.

5q2. A M. DU PEYROU.

Mardi , 1 1 juin 1766.

Si je reste un jour de plus je suis pris : je pars donc, mon cher hôte, pour la Ferrière, je vous attendrai avec le plus grand empressement, mais sans m'impa- tienter. Ce qui achève de me déterminer, est qu'on m'apprend que vous avez commencé à sortir. Je vous recommande de ne pas oublier parmi vos provisions . café, sucre, cafetière, briquet, et tout l'attirail pour faire, quand on veut, du café dans les bois. Prenez Linnœus et Sauvages, quelque livre amusant, et quel- que jeu pour s'amuser plusieurs, si l'on est arrêté dans une maison par le mauvais temps. Il faut tout prévoir pour prévenir le désœuvrement et l'ennui.

Bonjour: je compte partir demain matin, s'il fait beau, pour aller coucher au Locle, et dîner ou cou- cher à la Ferrière le lendemain jeudi. Je vous em- brasse.

5o3. AU MÊME.

A la Ferrière, le 16 juin 1765.

Me voici, mon cher hôte, à la Ferrière, je ne suis arrivé que pour y garder la chambre, avec un

i~> CORRESPONDANCE.

rhume affreux, une assez grosse fièvre, et une es- quîriancie, mal auquel j'étois très sujet dans ma jeu- nesse, mais dont j'espérois que 1 âge m'auroit exempté. Je me trompois; cette attaque a été violente, j'espère quelle sera courte. La fièvre est diminuée, ma gorge se dégage, j avale plus aisément; mais il mest encore impossible de parler.

J'apprends, par deux lettres que je viens de rece- voir de M. de Pur y, qu'il a pris la peine, allant , comme je pense, à Monlezi, de passer chez moi; ] étois déjà parti : j'y ai regret pour bien des raisons ; entre autres , parceque nous serions convenus du temps et de la manière de nous réunir. Il m apprend que vous ne pourrez de long-temps vous mettre en campagne : cela me fait prendre le parti de me rendre auprès de vous; car je ne puis me passer plus long- temps de vous voir. Ainsi vous pouvez attendre votre hôte au plus tard sur la fin de la semaine, à moins que d'ici à ce temps je n'aie de vos nouvelles. Si vous pou- viez venir à cheval jusqu'ici, je ne doute pas que l'ex- cellent air, la beauté du paysage, et la tranquillité du pays ne vous fit toutes sortes de biens, et que vous ne vous v rétablissiez plus promptement qu'où vous êtes.

Je n'écris point à M. le colonel, parceque je ne sais s'il est à Neuchàtel ou à sa montagne; mais je vous prie de vouloir bien lui dire ou lui marquer que je ne connois pas assez M. Fischer pour le juger; que M. le comte de Dohna, qui a vécu avec lui plus que moi, doit en mieux juger; et qu'un homme ne se juge pas ainsi de la première vue. Tout ce que je sais, c'est qu'il a des connoissanccs et de l'esprit; il me paroît d'une

AWNÉE 17GD. 17^

humeur complaisante et douce; sa conversation est pleine de sens et d'honnêteté; j'ai même vu de lui des choses qui me paroissent annoncer des mœurs et de la vertu. Quand il n'est question que de voyager avec un homme, ce seroitétre difficile de demander mieux que

cela.

Au peu que j'ai vu sur la botanique, je comprends

que je repartirai d'ici plus ignorant que je n'y suis arrivé, plus convaincu du moins de mon ignorance, puisqu en vérifiant mes connoissances sur les plantes , il se trouve que plusieurs de celles que je croyois con- noître, je ne les connoissois point. Dieu soit loué! c'est toujours apprendre quelque chose que d ap- prendre qu'on ne sait rien. Le messager attend et me presse; il faut finir. Bonjour, mon cher hôte; je vous embrasse de tout mon cœur.

594. -AU MÊME.

Motiers, le 29 juin 1765.

Savez-vous, mon cher hôte, que vous me gâtez si fort qu'il m'est désormais fort pénible de vivre éloigné de vous? Depuis deux jours que je suis de retour, il m'ennuie déjà de ne point vous voir. Je songe, en con- séquence, à redescendre dès demain, et voici un ar- rangement qui fait à présent mon château en Espagne , et qui se réalisera ou se réformera selon que le temps , votre santé et votre volonté le permettront.

Si le temps se remet aujourd'hui, nous descendrons demain, M. d'Ivernois, mademoiselle Le Vasseur, et moi ; et , comme il n'est question que d'une nuit , pour ne pas nous séparer nous coucherons à l'auberge. Le

iy4 CORRESPONDANCE.

lundi y j'irai avec M. dlvernois faire une promenade, d'où nous serons de retour le lendemain. M. d'Iver- nois continuera son voyage, et moi j'irai avec made- moiselle Le Yasseur voir la maison de Cressier. Nous pourrons y séjourner un jour ou deux, si nous trou- vons des lits, pour avoir le temps daller voir l'ile; puis nous reviendrons. Mademoiselle Le Vasseur s'en retournera à Motiers, et moi j'attendrai près de vous que nous puissions faire la caravane du Creux du vent , après quoi chacun s'en retournera à ses affaires.

Comme la petite course que je dois faire avec M. dlvernois me rapproche du pont de Thielîe, je pourrais de me rendre directement à Cressier, et mademoiselle Le Vasseur s'y rendre aussi, de son côté, si elle trouvoit une voiture, ou que vous pus- siez lui en prêter une.

Tous ces arrangements un peu précipités sont iné- vitables, sans quoi, restant ici quelques jours encore, je suis intercepté pour le reste de la belle saison . Il faut même, en supposant leur exécution possible, que le secret en demeure entre nous, sans quoi nous serons poursuivis, que nous soyons, par les gens qui me viendront voir, et qui, ne me trouvant pas ici, me chercheront que je sois. Au reste, mon état est si sensiblement empiré depuis mon retour ici, que je crains beaucoup d'y passer 1 hiver; et que, malgré tous les embarras, si Cressier peut être prêt au commence- ment d'octobre, je suis déterminé à m y transplanter.

Je vous écris à la hâte , mon très cher hôte, accablé de petits tracas qui m'excèdent. Comme mou voyage dépend du temps, qui paroît se brouiller, il n'est pas

ANNÉE 1763. i;5

sûr que j'arrive demain à Neuchatel. A tout événe- ment, vous pourriez envoyer demain au soir à la Couronne, et, si j'y suis arrivé, m y faire passer vos observations sur les arrangements proposés; car, comme j'arriverai le soir pour repartir le matin, je ne veux pas même qu'on me voie dans les rues. Je vous embrasse de tout mon cœur.

SgS. AU MÊME.

A Pile de la Motte , le 4 juillet 1 ^65.

Je suis , mon cher hôte et mon ami , dans l'île , et je compte y rester quelques jours, jusqu'à ce que j y re- çoive de vos nouvelles. J'imagine qu'il ne vous sera pas difficile de m en donner par le canal de M. le major Chambrier. Au premier signe, je vous rejoins : c'est à vous de voir en quel temps vous aurez plus de loisir à me donner. Ne soyez point inquiet de me sa- voir ici seul. J'y attendrai de vos nouvelles avec em- pressement, mais sans impatience. J emploierai ce loisir à repasser un peu les événements de ma vie et à préparer mes confessions. Je souhaite de consom- mer un ouvrage je pourrai parler de mon cher hôte d une manière qui contente mon cœur. Bonjour.

596. —AU MÊME.

A Brot, le lundi 1 5 juillet 1765.

Vos gens , mon cher hôte , ont été bien mouillés , et léseront encore, de quoi je suis bien fâché: ainsi, trou- vant ici un char-à-banc, je ne les mènerai pas plus loin.

Je pars le cœur plein de vous , et aussi empressé de

176 COllUESPO.NDAINCE.

vous revoir que si nous ne nous étions vus depuis longtemps. Puissé-je apprendre à notre première entrevue que tous vos tracas sont finis, et que vous avez l'esprit aussi tranquille que votre honnête cœur doit être content de lui-même et serein dans tous les temps! La cérémonie de ce matin met dans le mien la satisfaction la plus douce. Voilà, mon cher hôte, les traits qui me peignent au vrai lame de milord maré- chal, et me montrent qu'il connoît la mienne. Je ne connois personne plus fait pour vous aimer et pour être aimé de vous. Comment ne verrois-je pas enfin réunis tous ceux qui m'aiment? ils sont dignes de s'aimer tous. Je vous embrasse.

Mademoiselle Le Vasseur est pénétrée de vos bon- tés, et veut absolument que je vous le dise.

597. A M. DIVERNOIS.

Motiers, le 20 juillet 1765.

J'arrive il y a trois jours ; je reçois vos lettres, vos envois, M. Chappuis, etc. Mille remerciements. Je vous renvoie les deux lettres. J'ai bien les bilboquets; mais je ne puis m'en servir, pareeque, outre que les cordons sont trop courts, je n'en ai point pour changer et qu'ils s'usent très promptement.

Je vous remercie aussi du livre de M. Claparéde *. Comme mes plantes et mon bilboquet me laissent peu de temps à perdre , je n'ai lu ni ne lirai ce livre, que je

* C'e'toit un professeur de théologie à Genève. Il est auteur de plusieurs ouvrages relatifs à cette science. Celui dont il s'agit ici avoit pour titre , Considérations sur les Miracles, 1765, in-8°.

A1NNÉE 1765. 177

crois fort beau. Mais ne m'envoyez plus de tous ces beaux livres; car je vous avoue qu'ils m'ennuient à la mort et que je n'aime pas à m'ennuyer.

Mille salutations à M. Deluc et à sa famille. Je le remercie du soin qu'il veut bien donner à l'optique. Je n'ai point d'estampes. Je le prie d'en faire aussi l'em- plette, et de les choisir belles et bien enluminées; car je n'aurai pas le temps de les enluminer. Une douzaine me suffira quant à présent: je souhaite que l'illusion soit parfaite, ou rien.

Mademoiselle Le Vasseur a reçu votre envoi, dont elle vous fait ses remerciements, et moi mes repro- ches. Vous êtes un donneur insupportable; il n'y a pas moyen de vivre avec vous.

J'ai passé huit ou dix jours charmants dans l'île de Saint-Pierre, mais toujours obsédé d'importuns: j'ex- cepte de ce nombre M. de G raffenried , bailli de Kidau , qui est venu dîner avec moi; c'est un homme plein d'esprit et de connoissances , titré, très opulent , et qui , malgré cela, me paroît penser très bien et dire tout haut ce qu'il pense.

Je reçois à l'instant vos lettres et envois des 16 et 17. Je suis surchargé, accablé, écrasé de visites, de lettres et d'affaires, malade par-dessus le marché; et vous voulez que j'aille à Morges m'aboucher avec M. Vernes! Il n'y a ni possibilité ni raison à cela. Laissez-lui faire ses perquisitions; qu'il prouve, et il sera content de moi : mais en attendant je ne veux nul commerce avec lui. Vous verrez à votre premier voyage ce que j'ai fait; vous jugerez de mes preuves, et de celles qui peuvent les détruire. En attendant je xix. 1 2

1-8 CORRESPONDANCE,

n'ai rien publié; je ne publierai rien sans nouveau sujet de parler. Je pardonne de tout mon cœur à M. Verras, même en le supposant coupable: je suis fâché de lui avoir nui; je ne veux plus lui nuire, à moins que je n'y sois forcé. Je donnerois tout au monde pour le croire innocent, afin qu'il connut mon cœur et qu'il vît comment je répare mes torts. Mais avant de le déclarer innocent il faut que je le croie; et je crois si décidément le contraire , que je n imagine pas même comment il pourra me dépersuader. Qu'il prouve et îe suis à ses pieds. Mais , pour Dieu , s'il est coupable , conseillez-lui de se taire; c'est pour lui le meilleur parti. Je vous embrasse.

Notre archiprêtre * fait imprimer à Yverdun une réponse que le magistrat de Ncuchàtel a refusé la permission d'imprimer à cause des personnalités. Je suis bien aise que toute la terre commisse la frénésie du personnage. Vous savez que le colonel Pury a été fait conseiller d'état. Si notre homme ne sent pas celui- , il faut qu'il soit ladre comme un vieux porc.

Ma lettre a , par oubli , retardé d un ordinaire. Tout bien pensé, j'abandonne l'optique pour la botanique: et si votre ami étoit à portée de me faire faire les petits outils nécessaires pour la dissection des fleurs, je serois sûr que son intelligence suppléeroit avanta- geusement à celle des ouvriers. Ces outils consistent, dans trois ou quatre microscopes de différents foyers , de petites pinces délicates et minces pour tenir les fleurs, de ciseaux très fins, canifs, et lancettes, poul- ies découper. Je serois bien aise d'avoir le tout à dou-

' Moiumollin.

ANNÉE I~G5. I79

ble, excepté les microscopes , parcequ'il y a ici quel- qu un qui a le même goût que moi et qui a été mal servi.

598. - AU MÊME.

Motiers,le Ier août iy65.

Si vous n'êtes point ennuyé, monsieur, de mériter des remerciements , moi je suis ennuyé d en faire; ainsi n'en parlons plus. Je suis, en vérité, fort embar- rassé de l'emploi du présent de mademoiselle votre fille. La bonté qu'elle a eue de s occuper de moi mérite que je m en fasse honneur, etje n'ose. Je suis à-la-fois vain et sot: c'est.trop; il faudrait choisir. Je crois que je prendrai le parti de tourner la chose en plaisanterie, et de dire qu une jeune demoiselle m'enchaîne parles poignets *.

Je suis indigné de linsultante lettre du ministre : il vous croit le cœur assez bas pour penser comme lui. Il est inutile que je vous envoie ce que je lui écrirais à votre place; vous ne vous en serviriez pas. Suivez vos propres mouvements; vous trouverez assez ce qu il faut lui dire, et vous le lui direz moins durement que moi.

M. Deluc est en vérité trop complaisant de se prêter ainsi à toutes mes fantaisies; mais je vous avoue qu'il ne saurait me faire plus de plaisir que de vouloir bien s'occuper de mes petits instruments. Je raffole de la botanique; cela ne fait qu'empirer tous les jours; je n'ai plus que du foin dans la tête: je vais devenir

* Elle avoit envoyé à Rousseau une paire de matïfheties.

12.

180 CORRESPONDANCE,

plante moi-même un de ces matins, et je prends déjà racine à Motiers, en dépit de L'archiprêtre qui con- tinue d'ameuter la canaille pour m'en chasser.

J'ai grande envie de voir M. de Conzié; mais je ne compte pas pouvoir aller à sa terre pour cette année : j'ai n gretaux plaisirs dont cela me prive; mais il faut céder à la nécessité.

Les lettres de l'archiprêtre sont, à ce qu'on dit , im- primées : je ne sais pourquoi elles ne paroissent pas. Il est étonnant que vous ayez cru que je lui ferais i hon- neur de Lui répondre; serez-vous toujours la dupe de ces bruits-là?

Mes respects à madame d Ivernois. Recevez ceux de mademoiselle Le Vasseur, et les salutations de celui qui vous aime.

599. A MADEMOISELLE D'IVERNOIS.

Motiers, le ieraoùt 17G5.

Vous me remerciez, mademoiselle, du présent que vous me faites; et moi je devrais vous le reprocher : car si je vous fais aimer le travail, vous me faites aimer le luxe : c'est rendre le mal pour le bien. Je puis, il est vrai, vous remercier d'un autre miracle aussi grand et plus utile; c'est de me rendre exact à pondre et de me donner du plaisir à l'être. J'en aurai toujours, mademoiselle, à vous témoigner ma recon- noissance et à mériter votre amitié.

Mes respects, je vous prie, à la très bonne maman.

ANNÉE 1765. I©1

600. -A M. DU PEYROU*.

Motiers-Travers , le g août 1 y65

Non, monsieur; jamais, quoi que l'on en dise, je ne me repentirai d'avoir loué M. de Montmollin. Jai loué de lui ce que j en connoissois, sa conduite vrai- ment pastorale envers moi : je n'ai point loué son caractère que je ne connoissois pas; je n'ai point loué sa véracité, sa droiture. J'avouerai même que son ex- térieur, qui ne lui est pas favorable, son ton, son air, son regard sinistre, me repoussoient malgré moi : j'étois étonné de voir tant de douceur, d'humanité , de vertus, se cacher sous une aussi sombre physio-

* Dans cette lettre Rousseau n'appelle point du Peyrou mon cher hôte , parcequ'elle est e'erite exprès pour être rendue publique. Déjà, sans se nommer et sous le titre de Lettre à M'** , du Peyrou avoit, de concert avec Rousseau et guidé par lui, comme on l'a vu par les lettres précédentes des 12, i5 et 22 avril, publié dans le même mois l'apologie de son ami , apologie à laquelle Mont- mollin avoit répliqué longuement et avec violence sous le titre de Réfutation du libelle intitulé , Lettre a M*". C'est de cet écrit de Montmollin qu'il est question dans le cours de la présente lettre. Encouragé par celle-ci, et décidé, d'après le conseil de Rousseau, à ne plus garder l'anonyme , du Peyrou publia, dans mois d'août suivant, et sous le titre de Lettre h rnilord comte de Wemiss , une seconde lettre à l'appui de sa première; et, dans les pièces justifi- catives qu'il y joignit, il fit entrer la lettre de Rousseau repro- duite ici. Enfin en septembre suivant, peu de jours après la lapi- dation de Métiers, et sous le même titre que celui de sa seconde lettre, du Peyrou en a publié une troisième, dans laquelle il fait le récit de cet événement. Ces trois lettres de du Peyrou, et la réfu- tation de Montmollin , ont été réunies et réimprimées à Londres avec toutes leurs annexes (in-13, 1766).

182 CORRESPONDANCE,

nomie; mais j'étouffois ce penchant injuste. Falloit-il juger d'un homme sur des signes trompeurs que sa conduite démentoit si bien? falloit-il épier maligne- ment le principe secret d'une tolérance peu attendue? Je hais cet art cruel d'empoisonner les bonnes actions d'autrui, et mon cœur ne sait point trouver de mau- vais motifs à ce qui est bien. Plus je sentois en moi déloignement pour M. de Montmollin, plus je cher- chais à le combattre par la reconnoissance que je lui de vois. Supposons derechef possible le même cas, et tout ce que j ai fait je le referais encore.

Aujourd'hui M. de Montmollin lève le masque et se montre vraiment tel qu'il est. Sa conduite présente explique la précédente. Il est clair que sa prétendue tolérance, qui le quitte au moment qu'elle eût été le plus juste, vient de la même source que ce cruel zèle qui i a pris subitement. Quel étoit son objet, quel est- il à présent? je l'ignore; je sais seulement qu il ne sauroit être bon. Non seulement il m'admet avec em- pressement, avec honneur à la communion, mais il me recherche, me prône, me fête, quand je parois avoir attaqué de gaieté de cœur le christianisme: et quand je prouve qu'il est faux que je l'aie attaqué, qu'il est faux du moins que j'aie eu ce dessein, le voilà lui-même attaquant brusquement ma sûreté, ma foi, ma personne; il veut m'excommunier, me proscrire; il ameute la paroisse après moi, il me poursuit avec un acharnement qui tient de la rage. Ces disparates sont-elles dans son devoir? non; la charité n'est point inconstante, la vertu ne se contredit point elle-même, et la conscience n'a pas deux voix. Après s'être montré

AWNÉE 1765. l83

si peu tolérant, il s'étoit avisé trop tard de l'être; cette affectation ne lui alloit point : et, comme elle n'abusoit personne, il a bien fait de rentrer dans son état na- turel. En détruisant son propre ouvrage, en me faisant plus de mal qu'il ne m'avoit fait de bien , il m'acquitte envers lui de toute reconnoissance; je ne lui dois plus que la vérité, je me la dois à moi-même; et, puisqu'il me force à la dire, je la dirai.

Vous voulez savoir au vrai ce qui s'est passé entre nous dans cette affaire. M. de Montniollin a fait au public sa relation en homme d'église, et trempant sa plume dans ce miel empoisonné qui tue, il s'est mé- nagé tous les avantages de son état. Pour moi, mon- sieur, je vous ferai la mienne du ton simple dont les gens d honneur se parlent entre eux. Je ne m'étendrai point en protestation d'être sincère; je laisse à votre esprit sain, à votre cœur ami de la vérité, le soin de la démêler entre lui et moi.

Je ne suis point, grâces au ciel, de ces gens qu'on fête et que l'on méprise; j'ai 1 honneur d'être de ceux que l'on estime et qu'on chasse. Quand je me réfugiai dans ce pays, je n'y apportai de recommandations pour personne, pas même pour milord maréchal. Je n'ai qu'une recommandation que je porte partout, et près de milord maréchal il n'en faut point d'autre. Deux heures après mon arrivée, écrivant à S. E. pour l'en informer et me mettre sous sa protection, je vis entrer un homme inconnu qui , s'étant nommé le pas- teur du lieu, me fit des avances de toute espèce, et qui, voyant que j ecrivois à milord maréchal, m'offrit d'ajouter de sa main quelques lignes pour me recom-

I JS4 CORRESPONDANCE,

mander. Je n'acceptai point cette offre : ma lettre partit, et j eus l'accueil que peut espérer l'innocence opprimée partout régnera la vertu.

Comme je ne m attendais pas dans la circonstance à trouver un pasteur si liant , je contai dès le même jour cette histoire à tout le monde, et entre autres à M. le colonel Koguin, qui, plein pour moi des bontés les plus tendres, a voit bien voulu m'accompagner jus- qu'ici.

Les empressements de M. de Montmoliin conti- nuèrent : je crus devoir en profiter; et, voyant appro- cher la communiou de septembre, je pris le parti de lui écrire pour savoir si malgré la rumeur publique je pouvois m'y présenter. Je préférai une lettre à une visite pour éviter les explications verbales qu il au- roit pu vouloir pousser trop loin. C'est même sur quoi ]e tachai de le prévenir; car déclarer que je ne voulois ni désavouer ni défendre mon livre, c'étoit dire assez que je ne voulois entrer sur ce point dans aucune dis- cussion. El en effet, forcé de défendre mon honneur et ma personne au sujet de ce livre, j'ai toujours passé condamnation sur les erreurs qui pouvoient y être, me bornant à montrer qu'elles ne prouvoient point que l'auteur voulût attaquer le christianisme , et qu'on avoit tort de le poursuivre criminellement pour cela.

de .Montmoliin écrit que j'allai le lendemain savoir sa réponse : c'est ce que j'aurois fait s'il ne fût Vi'îiu me lapporter. Ma mémoire peut me tromper sur res bagatelles; mais il me prévint, ce me semble, et je me souviens au moins que par les démonstra-

ANNÉE 1765. 1 85

tions de la plus vive joie il me marqua combien ma dé- marche lui faisoit Je plaisir. Il me dit en propres termes <jue lui et sou troupeau s'en tenoient honorés, et que cette démarche inespérée alloit édifier tous les fidèles. Ce moment, je vous l'avoue , fut un des plus doux de ma vie. Il faut connoître tous mes malheurs, il faut avoir éprouvé les peines d'un cœur sensible qui perd tout ce qui lui étoit cher, pour juger combien il m'é- toit consolant de tenir à une société de frères qui me dédommageait des pertes que j'avois faites, et des amis que je ne pouvois plus cultiver. Il me sembloit qu'uni de cœur avec ce petit troupeau dans un culte affectueux et raisonnable, j'oublierois plus aisément tous mes ennemis. Dans les premiers temps je m'atten- drissois au temple jusqu'aux larmes. N'ayant jamais vécu chez les protestants, je m etois fait d'eux et de leur clergé des images angéliques : ce culte si simple et si pur étoit précisément ce qu'il falloit à mon cœur; il me sembloit fait exprès pour soutenir le courage et l'espoir des malheureux ; tous ceux qui le partageoient me sembloient autant de vrais chrétiens unis entre eux par la plus tendre charité. Qu'ils m'ont bien guéri d'une erreur si douce! Mais enfin j'y étois alors, et c'étoit d'après mes idées que je jugeois du prix d'être admis au milieu d'eux.

Voyant que durant cette visite M. de Montmollin ne me disoit rien sur mes sentiments en matière de foi, je crus qu'il réservoit cet entretien pour un autre temps; et sachant combien ces messieurs sont enclins à s'arroger le droit qu'ils n'ont pas de juger de la foi des chrétiens, je lui déclarai que je n'entendois me

l86 CORRESPONDANCE.

soumettre à aucune interrogation ni à aucun éclair- cissement quel qu'il pût être. Il me répondit qu'il n'en exigeroit jamais, et il ma là-dessus si bien tenu pa- role, je lai toujours trouvé si soigneux d'éviter toute discussion sur la doctrine, que jusqu'à la dernière affaire il ne m'en a jamais dit un seul mot, quoiqu'il me soit arrivé de lui en parler quelquefois moi-même.

Les choses se passèrent de cette sorte tant avant qu'après la communion; toujours même empresse- ment de la part de M- de Montmollin , et toujours même silence sur les matières théologiques. Il portoit même si loin 1 esprit de tolérance, et le montroit si ouverte- ment dans ses sermons, qu'il m'inquiétoit quelquefois pour lui-même. Comme je lui étois sincèrement at- taché, je ne lui déguisois point mes alarmes, et je me souviens qu un jour qu'il préchoit très vivement contre l'intolérance des protestants, je fus très effrayé de lui entendre soutenir avec chaleur que l'Eglise ré- formée avoit grand besoin d une réformation nou- velle, tant dans la doctrine que dans les mœurs. Je 11 imaginois guère alors qu'il iourniroit dans peu lui- même une si grande preuve de ce besoin.

Sa tolérance et lhonneur qu elle lui faisoit dans le monde excitèrent la jalousie de plusieurs de ses con- frères, surtout à Genève. Ils ne cessèrent de le harce- ler par des reproches, et de lui tendre des pièges il est à la fin tombé. J'en suis fâché, mais ce n est assu- rément pas ma faute. Si M. de Montmollin eût voulu soutenir une conduite si pastorale par des moyens qui en fussent dignes , s'il se fût contenté, pour sa dér fense, d employer avec courage, avec franchise, les

ANNÉE i-65. i ^7

seules armes du christianisme et de la vérité, quel exemple ne donnoit-il point à l'Église, à l'Europe en- tière! quel triomphe ne s'assuroit-il point! Il a pré- féré les armes de son métier, et les sentant mollir contre la vérité, pour sa défense, il a voulu les rendre offensives en m'attaquant. Il s'est trompé; ces vieilles armes, fortes contre qui les craint, foihles contre qui les brave, se sont brisées. Il s'étoit mal adressé pour réussir.

Quelques mois après mon admission, je vis entrer un soir M. de Montmollin dans ma chambre : il avoit l'air embarrassé; il s assit et garda long-temps le si- lence; il le rompit enfin par un de ces longs exordes dont le fréquent besoin lui a fait un talent. Venant en- suite à son sujet, il me dit que le parti qu il avoit pris de m'admettre à la communion lui avoit attiré bien des chagrins et le blâme de ses confrères, qu il étoit réduit à se justifier là-dessus dune manière qui put leur fermer la bouche, et que si la bonne opinion qu il avoit de mes sentiments lui avoit fait supprimer les explications qu'à sa place un autre auroit exigées, il ne pouvoit, sans se compromettre, laisser croire qu il n en avoit eu aucune.

Là-dessus, tirant doucement un papier de sa po- che, il se mit à lire, dans un projet de lettre à un mi- nistre de Genève , des détails d'entretiens qui n'avoient jamais existé, mais il plaçoit, à la vérité fort heu- reusement, quelques mots, par-ci, par-là, dits à la volée et sur un tout autre objet. Jugez, monsieur, de mon étonnement; il fut tel que j'eus besoin de toute la longueur de cette lecture pour me remettre en

lfi8 CORRESPONDANCE,

l'écoutant. Dans les endroits la fiction étoit la plus forte, il s'interrompoit en me disant: Vons sentez la nécessité... ma situation... ma place... if faut bien un peu se prêter. Cette lettre, au reste, étoit faite avec assez cl adresse, et, à peu de chose près, il avoit grand soin de ne m'y faire dire que ce que j'aurais pu dire en effet. En finissant il me demanda si j 'approuvons cette lettre , et s'il pouvoit l'envoyer telle qu'elle étoit.

Je répondis que je le plaignois d'être réduit à de pareilles ressources; que, quant à moi, je ne pouvois rien dire de semblable; mais que, puisque c étoit lui qui se chargeoit de le dire, c'étoit son affaire et non pas la mienne; que je n'y voyois rien non plus que je fusse obligé de démentir. Comme tout ceci , reprit- il , ne peut nuire à personne, et peut vous êtce utile ainsi qu'à moi, je passe aisément sur un petit scru- pule qui ne feroit qu'empêcher le bien ; mais dites- moi, au surplus, si vous êtes content de cette lettre, et si vous n'y voyez rien à changer pour qu'elle soit mieux. Je lui dis que je la trouvois bien pour la fin quil s'y proposoit. Il me pressa tant, que, pour lui complaire, je lui indiquai quelques légères correc- tions qui ne signifioient pas grand'chose. Or il faut savoir que , de la manière dont nous étions assis , l'écri- toire étoit devant M. deMontmollin; mais durant tout ce petit colloque, il la poussa comme par hasard de- vant moi ; et comme je tennis alors sa lettre pour la relire, il me présenta la plume pour faire les change- ments indiqués; ce que je fis avec la simplicité que je mets à toute chose. Cela fait, il mit son papier dans sa poche, et s'en alla.

ANNÉE I-GS. 189

Pardonnez-moi ce long détail; il étoit nécessaire. Je vous épargnerai celui de mon dernier entretien avec M. de Montmollin , qu'il est plus aisé d'imaginer. Vous comprenez ce qu'on peut répondre à quelqu'un qui vient froidement vous dire : Monsieur, j'ai ordre de vous casser la tête; mais si vous voulez bien vous casser la jambe, peut-être se coutentera-t on de cela. M. de Montmollin doit avoir eu quelquefois à traiter de mauvaises affaires ; cependant je ne vis de ma vie un homme aussi embarrassé qu il le fut vis-à-vis de moi dans celle-là : rien n'est plus gênant en pareil cas que d'être aux prises avec un homme ouvert et franc , qui , sans combattre avec vous de subtilités et de ruses , vous rompt en visière à tout moment. M. de Mont- mollin assure que je lui dis en le quittant que, s'il venoit avec de bonnes nouvelles, je l'embrasserois; sinon que nous nous tournerions le dos. J'ai pu dire des choses équivalentes, mais en termes plus honnê- tes; et quant à ces dernières expressions, je suis très sûr de ne m'en être point servi. M. de Montmollin peut reconnoitre qu il ne me fait pas si aisément tour- ner le dos qu il l'a voit cru.

Quant au dévot pathos dont il use pour prouver la nécessité de sévir, on sent pour quelle sorte de gens il est fait, et ni vous ni moi n'avons rien à leur dire. Laissant à part ce jargon d'inquisiteur, je vais exami- ner ses raisons vis-à-vis de moi , sans entrer dans celles qu'il pouvait avoir avec d'autres.

Ennuyé du triste métier d'auteur, pour lequel j'étois si peu fait, j'avois depuis long- temps résolu d'y re- noncer. Quand Y Emile parut, j'avois déclaré à tous

IQO CORRESPONDANCE,

mes amis à Paris, à Genève, et ailleurs, que cétoit mon dernier ouvrage, et qu'en l'achevant je posois la plume pour ne la plus reprendre. Beaucoup de lettres me restent l'on cherehoit à me dissuader de ce des- sein. En arrivant ici, j a vois dit la même chose à tout le monde , à vous-même ainsi qu'à M. de Montmollin. Il est le seul qui se soit avisé de transformer ce pro- pos en promesse, et de prétendre que je m'étois en- gagé avec lui de ne plus écrire, pareeque je lui en avois montré l'intention. Si je lui disois aujourd'hui que je compte aller demain à Neuchûtel, prendroit-il acte de cette parole , et si j'y manquois , m'en feroit-il un procès? C'est la même chose absolument, et je n'ai pas plus songé à faire une promesse à M. de Mont- mollin qu'à vous, d'une résolution dont j'informois simplement l'un et l'autre.

M. de Montmollin oseroit-il dire qu'il ait entendu la chose autrement? oseroit-il affermir, comme il l'ose faire entendre , que c'est sur cet engagement prétendu qu'il m'admit à la communion? La preuve du con- traire est qu'à la publication de ma Lettre à M. I ar- chevêque de Paris , M. de Montmollin , loin de m'accuser de lui avoir manqué de parole, fut très content de cet ouvrage, et qu il en fit l'éloge à moi-même et à tout le monde, sans dire alors un mot de cette fabuleuse promesse qu'il m'accuse aujourd hui de lui avoir faite auparavant. Remarquez pourtant que cet écrit est bien plus fort sur les mystères et même sur les mira- cles que celui dont il fait maintenant tant de bruit; remarquez encore que j'y parle de même en mon nom, et non plus au nom du vicaire. Peut-on chercher

ANSÉE Iy65. igi

des sujets d'excommunication dans ce dernier, qui n'ont pas même été des sujets de plainte dans L'autre?

Quand j'aurais fait à M. de Montmollin cette pro- messe, à laquelle je ne songeai de ma vie, préten- droit-il qu elle fut si absolue quelle ne supportât pas la moindre exception, pas même d imprimer un mé- moire pour ma défense, lorsque j aurais un procès? Et quelle exception m'étoit mieux permise que celle où, nie justifiant, je le justifiois lui-même, je mon- trois qu'il étoit faux qu'il eût admis dans son Église un agresseur de la religion0 Quelle promesse pouvoit m acquitter de ce que je devois à d'autres et à moi- même? Comment pouvois-je supprimer un écrit dé- fensif pour mon honneur, pour celui de mes anciens compatriotes; un écrit que tant de grands motifs ren- doient nécessaire, et j'avais à remplir de si saints devoirs? A qui M. de Montmollin fera-t-il croire que je lui ai promis d endurer 1 ignominie en silence? A pré- sent même que j ai pris avec un corps respectable un engagement formel, qui est-ce, dans ce corps, qui m'accuserait d'y manquer, si , forcé par les outrages de M. de Montmollin, je prenois le parti de les re- pousser aussi publiquement qu il ose les faire? Quel- que promesse que fasse un honnête homme, on n'exi- gera jamais, on présumera bien moins encore, qu'elle aille jusqu'à se laisser déshonorer.

En publiant les Lettres écrites de la montagne , je fis mon devoir et je ne manquai point à M. de Mont- mollin. Il en jugea lui-même ainsi, puisque après la publication de l'ouvrage, dont je lui avois envoyé un exemplaire, il ne changea point avec moi de manière

Kj2 CORRESPONDANCE.

d'agir. Il le lut avec plaisir, m'en parla avec éloge; pas un mot qui sentît l'objection. Depuis lors il me \it long-temps encore, toujours de la meilleure amitié; jamais la moindre plainte sur mon livre. On partait dans ce temps-là dune édition générale de mes écrits ; non seulement il approuvoit cette entreprise, il dc- siroit même s'y intéresser: il me marqua ce désir, que je n'encourageai pas, sachant que la compagnie qui s'étoit formée se trouvoit déjà trop nombreuse, et ne vouloit plus d'autre associé. Sur mon peu d'em- pressement, qu'il remarqua trop, il réfléchit quelque temps après que la bienséance de son état ne lui per- mettoit pas d'entrer dans cette entreprise. C'est alors que la classe prit le parti de s'y opposer, et fit des représentations à la cour.

Du reste, la bonne intelligence étoit si parfaite encore entre nous, et mon dernier ouvrage y mettoit si peu d'obstacle, que, long-temps après sa publi- cation, M. de Montmollin, causant avec moi, me dit qu'il vouloit demander à la cour une augmentation de prébende, et me proposa de mettre quelques lignes dans la lettre qu'il écriroit pour cet effet à milord. maréchal. Cette forme de recommandation me parois- sant trop familière, je lui demandai quinze jours pour en écrire à milord maréchal auparavant. Il se tut, et ne m'a plus parlé de cette affaire. Dès-lors il com- mença de voir d'un autre œil les Lettres de la montagne, sans cependant en improuver jamais un seul mot en ma présence. Une fois seulement il me dit : Pour moi , je crois aux miracles. J'aurois pu lui répondre : J'y crois tout autant que vqus.

année i;65. Hj3

Puisque je suis sur mes torts avec M. de Mont- mollin , je dois vous avouer, monsieur, que je m'en reconnois d'autres encore. Pénétré pour lui de re- connoissance, j'ai cherché toutes les occasions de la lui marquer, tant en public qu'en particulier: mais je n'ai point fait d'un sentiment si noble un trafic d'intérêt; l'exemple ne m'a point gagné, je ne lui ai point fait de présents, je ne sais pas acheter les choses saintes. M. de Montmollin vouloit savoir toutes mes affaires, connoître tous mes correspondants, diriger, recevoir mon testament, gouverner mou petitménage : voilà ce que je n'ai point souffert. M. de Montmollin aime à tenir table long-temps ; pour moi c'est un vrai supplice. Rarement il a mangé chez moi , jamais je n'ai mangé chez lui. Enfin j'ai toujours repoussé avec tous les égards et tout le respect possible l'intimité qu il vouloit établir entre nous. Elle n'est jamais un devoir dès qu elle ne convient pas à tous deux.

Voilà mes torts, je les confesse sans pouvoir m'en repentir : ils sont grands si l'on veut, mais ils sont les seuls, et j'atteste quiconque tonnoît un peu ces con trées , si je ne m'y suis pas souvent rendu désagréable aux honnêtes gens par mon zélé à louer dans M. de Montmollin ce que j'y trouvois de louable. Le rôle qu il a*voit joué précédemment le rendoit odieux, et l'on n'aimoit pas à me voir effacer par ma propre his- toire celle des maux dont il fut l'auteur.

Cependant , quelques mécontentements secrets qu'il

eût contre moi, jamais il n'eût pris pour les faire

éclater un moment si mal choisi, si d'autres motifs ne

l'eussent porté à ressaisir l'occasion fugitive qu'il avoit

xix. i3

I()4 CORRESPONDANCE.

d'abord laissée échapper : il voyoit trop combien sa conduite alloit être choquante et contradictoire. Que de combats na-t-il pas sentir en lui-même avant doser afficher une si claire prévarication ! Car passons telle condamnation qu'on voudra sur les Lettres de la montagne, en diront-elles, enfin, plus que Y Emile, après lequel j'ai été, non pas laissé, mais admis à la table sacrée? plus que la Lettre à M. de Bcawnont , sur laquelle on ne m'a dit un seul mot? Qu'elles ne soient, si l'on veut, qu'un tissu d erreurs, que s'en- suivra-t-il? quelles ne m'ont point justifié, et que l'auteur Emile demeure inexcusable; mais jamais que celui des Lettres écrites de la montagne doive en particulier être condamné. Après avoir fait grâce à un homme du crime dont on l'accuse, le punit-on pour s'être mal défendu? Voilà pourtant ce que fait ici M. de Montmolhn; et je le défie, lui et tous ses confrères, de citer dans ce dernier ouvrage aucun des sentiments qu ils censurent, que je ne prouve être plus fortement établi dans les précédents.

Mais , excité sous main par d'autres gens , il saisit le prétexte qu'on lui présente, sûr qu en criant à ort et à travers à l'impie, on met toujours le peuple en fureur; il sonne après coup le tocsin de Motiers sur un pauvre homme, pour s'être osé défendre chez les Genevois; et, sentant bien que le succès seul pou voit le sauver du blâme , il n'épargne rien pour se l'assurer. Je vis à Motiers: je ne veux point parler de ce qui s'y passe, vous le savez aussi bien que moi; personne à Neuchàtel ne l'ignore; les étrangers qui viennent le voient, gémissent, et moi je me tais.

AKSÉE I'Gj. 1 95

M. de Montmollin s'excuse sur les ordres de la classe. Mais supposons-les exécutés par des voies légitimes: si ces ordres étoient justes, comment avoit-il attendu si tard à le sentir? comment ne les prévenoit-il point lui-même que cela regardoit spécialement? comment, après avoir lu et l'élu les Lettres de la montagne, n'y avoit-il jamais trouvé un mot à reprendre, ou pour- quoi ne m en avoit-il rien dit, à moi son paroissien, dans plusieurs visites qu il m'avoit faites? Qu'ctoit devenu son zèle pastoral? Voudroit-il qu'on le prît pour un imbécile qui ne sait voir dans un livre de son métier ce qui y est que quand on le lui montre? Si ces ordres étoient injustes , pourquoi s y soumettoit-il? Un ministre de 1 Evangile, un pasteur, doit-il persécuter par obéissance un homme qu'il sait être innocent? Ignoroit-il que paroitre même en consistoire est une peine ignominieuse, un affront cruel pour un homme démon âge, surtout dans un village 1 on neconnoît d autres matières consistoriaies que des admonitions sur les mœurs? Il y a dix ans que je fus dispensé a Genève de paroitre en consistoire dans une occasion beaucoup plus légitime, et, ce que je me reproche presque, contre le texte formel de la loi. Mais il n'est pas étonnant que Ion connoisse à Geuève des bien- séances que Ion ignore à Motiers.

Je ne sais pour qui M. de Montmollin prend ses lecteurs quand il leur dit qu'il n y avoit point d in- quisition dans cette affaire; c'est comme s il disoit qu'il n y avoit point de consistoire ; car c'est la même chose en cette occasion. -Il fait entendre, il assure même qu elle ne devoit point a voir de suite temporelle :

j3.

196 CORRIiSl'OiSDANCE.

le contraire est connu de tous les gens au fait du projet ; et qui ne sait qu'en surprenant la religion du Conseil d'état, on l'avoit déjà engagé à faire des démarches qui tendoient à m'ôterla protection du roi? Le pas né- cessaire pour achever étoit l'excommunication: après quoi de nouvelles remontrances au Conseil d'état au- roient fait le reste : on s'y étoit engagé ; et voilà d'où vient la douleur de n'avoir pu réussir. Car d'ailleurs qu'importe à M. de Montmollin? Craint-il que je ne me présente pour communier de sa main? Qu'il se rassure : je ne suis pas aguerri aux communions , comme je vois tant de gens l'être: j'admire ces esto- macs dévots toujours si prêts à digérer le pain sacré; le mien n'est pas si robuste.

Il dit qu'il n'avoit qu'une question très simple à me faire de la part de la classe. Pourquoi donc, en me citant, ne me fit-il pas signifier cette question? Quelle est cette ruse d'user de surprise, et de forcer les gens de répondre à l'instant même, sans leur donner un moment pour réfléchir? C'est qu'avec cette question de la classe dont M. de Montmollin parle, il m'en ré- servoit de son chef d'autres dont il ne parle point, et sur lesquelles il ne vouloit pas que j'eusse le temps de me préparer. On sait que son projet étoit absolument de me prendre en faute, et de m'embarrasser par tant d'interrogations captieuses qu'il en vînt à bout; il savoit combien jétois languissant et foible. Je ne veux pas l'accuser d'avoir eu le dessein d'épuiser mes forces; mais, quand je fus cité, jétois malade, hors d'état de sortir, et gardant la chambre depuis six mois : c'étoit l'hiver; il faisoit froid, et c'est, pour un

AMȃE 1765. 197

pauvre infirme, un étrange spécifique (ju une séance de plusieurs heures, debout, interrogé sans relâche sur des matières de théologie, devant des anciens dont les plus instruits déclarent n'y rien entendre. N im- porte ; on ne s'informa pas même si je pouvois sortir de mon lit, si j'avois la force daller, s'il faudroit me faire porter; on ne s'embarrassoit pas de cela : la charité pastorale, occupée des choses de la foi, ne s'a- baisse pas aux terrestres soins de cette vie.

Vous savez, monsieur, ce qui se passa dans le con- sistoire en mon absence, comment s'y fit la lecture de ma lettre, et les propos qu'on y tint pour en empêcher l'effet; vos mémoires là-dessus vous viennent de la bonne source. Concevez-vous qu'après cela M. de Montmollin change tout-à-coup d état et de titre, et que s'étant fait commissaire de la classe pour solli- citer l'affaire, il redevienne aussitôt pasteur pour la juger. J'agissois, dit-il, comme pasteur, comme chef du consistoire , et non comme représentant de la vénérable <lasse. C'étoit bien tard changer de rôle, après en avoir fait jusqu'alors un si différent. Craignons, mon- sieur, les gens qui font si volontiers deux person- nages dans la même affaire; il est rare que ces deux en fassent un bon.

Il appuie la nécessité de sévir sur le scandale causé par mou livre. Voilà des scrupules tout nouveaux, qu il n'eut point du temps de Y Emile. Le scandale fut tout aussi grand pour le moins, les gens d'église et les gazetiers ne firent pas moins de bruit; on brûloit, on bravoit, on m insultoit par toute lEurope. M. de

KjS CORUE^POA'DAKCE.

Montmollin troave aujourd'hui des raisons de m ex- communier dans celles qui ne l'empêchèrent pas alors de madmettre. Son zélé, suivant le précepte, prend toutes les formes pour agir selon les temps et les lieux. Mais qui est-ce, je vous prie, qui excita dans sa paroisse le scandale dont il se plaint au sujet de mon dernier livre? qui est-ce qui affectoit d'en faire un bruit affreux, et par soi-même et par des gens apostés? qui est-ce, parmi tout ce peuple si saintement for- cené, qui auroit su que j'avois commis le crime énorme de prouver que le Conseil de Genève m'avoit condamné à tort, si l'on n'eût pris soin de le leur dire, en leur peignant ce singulier crime avec les couleurs que chacun sait? Qui d'entre eux est même en état de lire mon livre et d'entendre ce dont il s'agit? Excep- tons, si l'on veut, lardent satellite de M. de Mont- mollin, ce grand maréchal qu'il cite si fièrement, ce grand clerc, le Boirude de son église, qui se connoît si bien en fers de chevaux et en livres de théologie. Je veux le- croire en état de lire à jeun et sans épeler une ligne entière, quel autre des ameutés en peut faire autant? En entrevoyant sur mes pages les mots <\! évangile et de miracles , ils auroient cru lire un livre de dévotion; et me sachant bon-homme, ils auroient dit : Que Dieu le lénisse, il nous édifie. Mais on leur a tant assuré que j'étois un homme abominable, un impie, qui disoit qu'il n'y avoit point de Dieu , et que les femmes n avoient point dame, que, sans songer au langage si contraire qu'on leur tenoit ci-devant, ils ont à leur tour répété : C'est un impie, un scélérat , c'est

ANWÉE 1765. KJ9

f A ntcchrist ; il faut l'excommunier, le brûler. On leur a < liai itablement répondu: Sans doute; mais criez, et laissez-nous faire, tout ira Lien.

La marche ordinaire de messieurs les gens d'église me paroît admirable pour aller à leur but : après avoir établi en principe leur compétence sur tout scandale, ils excitent le scandale sur tel objet qu'il leur plaît, et puis, en vertu de ce scandale qui est leur ouvrage , ils s'emparent de l'affaire pour la juger. Voilà de quoi se rendre maîtres de tous les peuples, de toutes les lois, de tous les rois, et de toute la terre, sans qu'on ait le moindre mot à leur dire. Vous rappelez-vous le conte de ce chirurgien dont la boutique donnoit sur deux rues, et qui sortant par une porte estropioit les pas- sants, puis rentroit subtilement, et pour les panser ressortoit par 1 autre? Voilà l'histoire de tous les clergés du moude, excepté que le chirurgien guérissoit du moins ses blessés , et que ces messieurs , en traitant les leurs, les achèvent.

N'entrons point, monsieur, dans les intrigues se- crètes qu'il ne faut pas mettre au grand jour. Mais si M. de Montmollin n'eut voulu qu exécuter Tordre de la classe, ou faire l'acquit de sa conscience, pourquoi l'acharnement qu'il a mis à cette affaire? pourquoi ce tumulte excit.é dans le pavs? pourquoi ces prédica- tions violentes? pourquoi ces conciliabules? pourquoi tant de sots bruits répandus pour tâcher de m'effrayer par les cris de la populace? Tout cela n'est-il pas notoire au public? M. de Montrnollin le .nie; et pour- quoi non, puisqu'il a bien nie d'avoir prétendu deux voix dans le consistoire? Moi, j'en vois trois, si je ne

. 00 COURESPOUUAWCE.

me trompe: d'abord celle de son diacre, qui nétoif que comme son représentant; la sienne ensuite qui formoit 1 égalité; et celle enfin qif il vouloit avoir pour départager les suffrages. Trois voix à lui seul, c'eût été beaucoup, même pour absoudre; il les vouloit pour condamner, et ne put les obtenir: étoit le mal? M. de Montmolîin étoit trop heureux que son consistoire, plus sage que lui, l'eût tiré d'affaire avec la classe, avec ses confrères, avec ses correspondants, avec lui-même. J'ai fait mon devoir, auroit-il dit, j'ai vivement poursuivi la chose; mon consistoire n'a pas jugé comme moi, il a absous Rousseau contre mon avis. Ce n'est pas ma faute; je me retire; je n'en puis I lire davantage sans blesser les lois, sans désobéir au prince, sans troubler le repos public; je suis trop bon chrétien, trop bon citoven, trop bon pasteur, pour rien tenter de semblable. Apres avoir échoué il pou- voit encore, avec un peu d'adresse, conserver sa di- gnité et recouvrer sa réputation; mais lamour-propre irrité n est pas si sage; on pardonne encore moins aux autres le mal qu'on leur a voulu faire, que celui qu'on leur a fait en effet. Furieux de voir manquer à la face de 1 Europe ce grand crédit dont il aime à se vanter, il ne peut quitter la partie ; il dit en classe qu'il n'est pas sans espoir de la renouer; il le tente dans un autre consistoire : mais, pour semontrer moins à dé- couvert, il ne la propose pas lui-même, il la fait pro- poser par son maréchal, par cet instrument de ses menées, qu'il appelle à témoin qu'il n'en a pas fait. Cela n étoit-il pas finement trouvé? Ce n est pas que M. de Montmolîin ne soit fin; mais un homme que la

colère aveugle ne fait plus que des sottises, quand il se livre à sa passion.

Cette ressource lui manque encore. Vous croiriez qu'au moins alors ses efforts s'arrêtent là: point du tout; clans rassemblée suivante de la classe, il propose un autre expédient, fondé sur 1 impossibilité d éluder l'activité de l'officier du prince dans sa paroisse; c'est d'attendre que j aie passé dans une autre, et de re- commencer les poursuites sur nouveaux frais. En conséquence de ce bel expédient, les sermons em- portés recommencent; on met derechef le peuple en rumeur, comptant, à force de désagrément , me forcer enfin de quitter la paroisse. En voilà trop, en vérité, pour un homme aussi tolérant que M. de Montmollin prétend l'être, et qui n'agit que par Tordre de son corps.

Ma lettre s'alonge beaucoup, monsieur; mais il le faut, et pourquoi la couperois-je? seroit-ce l'abréger que d'en multiplier les formules? Laissons à M. de Montmollin le plaisir de dire dix fois de suite : Dinar zarde , ma sœur, dormez-vous ?

Je n ai point entamé la question de droit ; je me suis interdit cette matière. Je me suis borné dans la seconde partie de cette lettre à vous prouver que M. de Montmollin , malgré le ton béat qu'il affecte, n'a point été conduit dans cette affaire par le zèle de la foi , ni par son devoir; mais qu'il a , selon l'usage, lait servir Dieu d'instrument à ses passions. Or jugez si pour de telles fins on emploie des moyens qui soient hon- nêtes, et dispensez-moi d entier dans des détails qui ieroient gémir la vertu.

202 CORRESPONDANCE.

Dans la première partie de ma lettre je rapporte des faits opposés à ceux qu'avance M. de Montmollin. Il avoit eu l'art de se ménager des indices auxquels je n'ai pu répondre que par le récit fidèle de ce qui s'es,t passé. De ces assertions contraires de sa part et de la mienne vous conclurez que l'un des deux est un men- teur; et j'avoue que cette conclusion me paroît juste.

En voulant finir ma lettre et poser sa brochure, je la feuillette encore. Les observations se présentent sans nombre, et il ne faut pas toujours recommencer. Cependant, comment passer ce que j'ai dans cet in- stant sous les yeux ? Que feront nos ministres , se disoit- on publiquement? défendront-ils i Evangile attaqué- si ouveilement par ses ennemis? C'est donc moi qui suis l'ennemi de l'Evangile, pareeque je m'indigne qu'on le défigure et qu'on l'avilisse? Eh! que ses prétendus défenseurs n imitent -ils l'usage que j'en voudrois faire ! que n'en prennent-ils ce qui les rendroit bons et justes , que n'en laissent-ils ce qui ne sert de rien à personne, et qu'ils n entendent pas plus que moi !

Si un citoyen de ce pays avoit osé dire ou écrire quelque chose d approchant à ce qu avance M. Rousseau, ne sé- viroit-onpas con tre lui ?Non assurément ; j'ose le croire pour lhonneur de cet état. Peuples de Neuchâtel, quelles seroient donc vos franchises si, pour quelque point qui fou rniroit matière de chicane aux ministres, ils pouvoient poursuivre au milieu de vous l'auteur d un factum imprimé à l'autre bout de l'Europe, pour sa défense en pavs étranger? M. de Montmollin ma choisi pour vous imposer eu moi ce nouveau joug: mais serois-je digne d'avoir été reçu parmi vous, m

âMMÉe i-jb'j. 2o3

j'y laissois, par mon exemple, une servitude que je 11 v ai point trouvée?

M. Rousseau , nouveau citoyen, a-t-il donc plus de pri- vilèges que tous les anciens citoyens? Je ne réclame pas même ici les leurs ; je ne réclame cpie ceux que j'avois étant homme, et comme simple étranger. Le corres- pondant que M. de Montmollin fait parler, ce merveil- leux correspondant qu il ne nomme point, et qui lui donne tant de louanges, est un singulier raisonneur, ce me semble. Je veux avoir, selon lui , plus de privi- lèges que tous les citoyens, parceque je résiste à des vexations que n'endura jamais aucun citoyen. Pour m ôter le droit de détendre ma bourse contre un vo- leur qui voudroit me la prendre , il n'auroit donc qu'à me dire : Vous êtes plaisant de ne vouloir pas que je vous vole? Je volei^ois bien un homme du pays s'il passait au lieu de vous.

Remarquez qu'ici M. le professeur de Montmollin est le seul souverain , le despote qui me condamne , et que la loi, le consistoire, le magistrat, le gouverne- ment, le gouverneur, le roi même, qui me protègent, sont autant de rebelles à l'autorité suprême de M. le professeur de Montmollin.

L'anonyme demande si je ne me suis pas soumis comme citoyen aux lois de l état et aux usages , et de 1 affirma- tive, qu'assurément on ne lui contestera pas, il con- clut que je me suis soumis à une loi qui n'existe point , et à un usage qui n'eut jamais lieu.

M. de Montmollin dit à cela que cette loi existe à Genève , et que je me suis plaint moi-même qu'on l'a violée à mon préjudice. Ainsi donc la loi qui existe à

204 CORRESPONDANCE.

Genève , et qui n'existe pas à Motiers , on la viole à Genève pour me décréter, et on la suit à Motiers pour m'excommunier. Convenez que me voilà dans une agréable position! C'était sans doute dans un de ses moments de gaieté que TM. de Montmollin fit ce rai- sonnement-là.

Il plaisante à peu près sur le même ton dans une note sur l'offre ' , que je voulus bien faire à la classe, à condition qu'on me laissât en repos ; il dit que c'est se moquer, et qu'on ne fait pas ainsi la loi à ses supé- rieurs.

Premièrement , il se moque lui-même quand il pré- tend qu'offrir une- satisfaction très obséquieuse et très raisonnable à gens qui se plaiguent, quoique à tort, c'est leur faire la loi.

Mais la plaisanterie est d'avoir appelé messieurs de la classe mes supérieurs, comme si jétois homme d'église. Car qui ne sait que la classe, ayant juridic- tion sur le clergé seulement , et n'ayant au surplus rien à commander à qui que ce soit, ses membres ne sont comme tels les supérieurs de personne 2? Or de me traiter en homme d'église est une plaisanterie fort dé- Offre dont le secret fut si bien gardé, que personne n'en sut rien que quand je le publiai, et qui fut si malhonnêtement reçue, qu'on ne daigna pas y faire la moindre réponse : il fallut même que je fisse redemander à M. de Montmollin ma déclaration, qu'il s'étoit doucement appropriée.

2 II faudroit croire que la tête tourne à M. de Montmollin, si l'on lui supposoit assez d'arrogance pour vouloir sérieusement donner à messieurs de la classe quelque supériorité sur les autres sujets du roi. Il n'y a pas cent ans que ces supérieurs prétendus né* signoient qu'après tous les antres corps.

AN' NÉE 176J 2o5

placée à mon avis. M. de MontmoUin sait très bien que je ne suis point homme d'église, et que j'ai iriêine, grâces au ciel, très peu de vocation pour le devenir.

Encore quelques mots sur la lettre que j'écrivis au consistoire, et j'ai fini. M. de MontmoUin promet peu de commentaires sur cette lettre. Je crois qu il fait très bien, et qu'il eût mieux fait encore de n'en point donner du tout. Permettez que.je passe en revue ceux qui me regardent : l'examen ne sera pas long.

Comment répondre , dit-il, à des questions qu on ignore? Comme j'ai fait, en prouvant d'avance qu'on n'a point le droit de questionner.

Une foi, dont on ne doit compte quà Dieu , ne se publie pus dans toute l'Europe.

Et pourquoi une foi dont on ne doit compte qu'à Dieu ne se publieroit-elle pas dans toute l Europe?

Remarquez l'étrange prétention d'empêcher un homme de dire son sentiment, quand on lui en prête d'autres , de lui fermer la bouche et de le faire parler.

Celui qui eire en chrétien redresse volontiers ses eireurs. Plaisant sophisme!

Celui qui erre en chrétien ne sait pas qu il erre. S'il redressoit ses erreurs sans les connoître, il n erreroit pas moins, et de plus il mentiroit. Ce ne seroit plus errer en chrétien.

Est-ce s'appuyer sur l autorité de l Evangile que de ren- dre douteux les miracles ? Oui, quand c'est par l autorité même de l'Évangile qu'on rend douteux les miracles.

Et d'y jeter du ridicule? Pourquoi non, quand, s ap- puyant sur l'Evangile, on prouve que ce ridicule n'est que dans les interprétations des théologiens?

206 CORRESPONDANCE.

Je suis sur que M. de Moutmollin se félicitoit ici beaucoup de sou laconisme. Il est toujours aise de répondre à de bous raisonnements par des sentences ineptes.

Quant à la note de Théodore de Bcze, il na pas voulu dire autre chose, sinon que la foi du chrétien nest va» appuyée uniquement sur les miracles.

Prenez garde, monsieur le professeur; ou vous n entendez pas le latin, ou vous êtes un homme de mauvaise foi.

Ce passage, non satis tuta fides eorum qui miraculis nituntur, ne signifie point du tout , comme vous le pré- tendez, que la foi du chrétien tiest pas appuyée unique- ment sur les miracles.

Au contraire, il signifie très exactement que la foi de quiconque s appuie sur les miracles est peu solide. Ce sens se rapporte fort bien au passage de saint Jean qu'il commente, et qui dit de Jésus que plusieurs crurent en lui, voyant ses miracles ; mais qu'il ne leur confioit point pour cela sa personne , parcequil les con- noissoitbien. Pensez-vous qu'il auroit aujourd hui plus de confiance en ceux qui font tant de bruit de la même foi?

Ne croiroil-on pas entendre M. Rousseau dire, dans sa Lettre à l'archevêque de Paris , quon devroit lui dresser des statues pour son Emile? Notez que cela se dit au moment , pressé par la comparaison ^ Emile et des Lettres de la montagne, M. de Montmollin ne sait com- ment s échapper; il se tire d'affaire par une gambade.

S'il falloit suivre pied à pied ses écarts, s il falloit examiner le poids de ses affirmations, et analyser les

ANNÉE 1765. 207

singuliers raisonnements dont il nous paie, on ne finiroit pas , et il faut finir. Au bout de tout cela, fier de s'être nommé, il s en vante. Je ne vois pas trop de quoi se vanter. Quand une fois on a pris son parti sur certaine chose , on a peu de mérite à se nommer.

Pour vous , monsieur, qui gardiez par ménagement pour lui 1 anonyme qu il vous reproche, nommez- vous, puisqu il le veut-, acceptez des honnêtes gens l'éloge qui vous est dû; montrez-leur le digne avocat de la cause juste, 1 historien de la vérité, l'apologiste des droits de 1 opprimé, de ceux du prince, de l'état et des peuples, tous attaqués par lui dans ma per- sonne. Mes défenseurs , mes protecteurs , sont connus ; qu'il montre à son tour son anonyme et ses partisans dans cette affaire : il en a déjà nommé deux ; qu il achève. Il ma fait bien du mal : il vouloit m'en faire bien davantage ; que tout le monde connoisse ses amis et les miens; je ne veux point d'autre vengeance.

Recevez, monsieur, mes tendres salutations.

601. A MADAME LATOUR.

A Motiers, le 1 1 août i -65.

Chère Marianne, vous êtes affligée, et je suis dés- armé; je m'attendris en me représentant vos beaux yeux en larmes. Vos larmes sécheront, mais mes mal- heurs ne finiront qu'avec ma vie. Que cela vous en- gage désormais à les respecter, et à ne plus compter avec mes défauts, car vous auriez trop à faire, et à mon âge on ne se corrige plus de rien : les violents re- proches m indignent et ne me subjuguent pas. J avois

2û8 correspondance.

rompu trop légèrement avec vous, j a vois tort; niais en me peignant comme un monstre, vous ne m'auriez pas ramené; je vous aurois laissée dire et je me serois tu, car je savois bien que je nétois pas un monstre. Quand nos amis nous manquent, il faut les gronder, mais il ne faut jamais leur mettre le marché à la main sur Festime qu'on leur doit, et qu ils savent bien qu'on ne peut leur ôter, quoi qu'il arrive. Pardon, chère Marianne, j'avois le cœur encore un peu gros de vos reproches, il falloit le dégonfler. A présent, tâchons d'oublier nos enfantillages; laissez-moi me dire mon fait sur les miens, je m'en acquitterai mieux que vous. Après cela, pardonnez-moi, n'en parlons plus, et aimons-nous bien tous trois. Ce dernier mot servira de réponse à votre amie; j'espère qu'elle ne la trouvera pas trop courte : je ne voudrois pas avoir dit ce mot-là même, si je la soupçonnois de croire qu'on peut dire plus.

Je dois des ménagements à votre tristesse, et ne veux point vous parler de mon état présent; mais , si de long-temps je ne peux pas vous écrire, n'inter- prétez pas ce silence en mauvaise part.

602. A M. D'IVERNOIS.

Motier?, le i5 août I 760.

J'ai reçu tous vos envois, monsieur, et je vous remercie des commissions; elles sont fort bien, et je vous prie aussi d'en faire mes remerciements à M. Deluc. A l'égard des abricots, par respect pour madame d'Ivernois, je veux bien ne pas les renvoyer;

ANiNÉE i;65. 209

mais j'ai là-dessus deux choses à vous dire, et je vous les dis pour la dernière fois : l'une qu'à faire aux gens des cadeaux malgré eux , et à les servir à notre mode et non pas à la leur, je vois plus de vanité que d'amitié; l'autre, que je suis très déterminé à secouer toute espèce de joug qu'on peut vouloir m'imposer malgré moi, quel qu'il puisse être; que quand cela ne peut se faire qu'en rompant, je romps, et que quand une fois j'ai rompu , je ne renoue jamais ; c'est pour la vie. Votre amitié, monsieur, m'est trop précieuse pour que je vous pardonnasse jamais de m y avoir fait renoncer.

Les cadeaux sont un petit commerce d amitié fort agréable quand ils sont réciproques : mais ce com- merce demande de part et d'autre de la peine et des soins ; et la peine et les soins sont le fléau de ma vie ; j'aime mieux un quart d'heure d oisiveté que toutes les confitures de la terre. Voulez-vous me faire des présents qui soient pour mon cœur d'un prix inesti- mable, procurez-moi des loisirs, sauvez-moi des vi- sites, fournissez-moi des moyens de n'écrire à per- sonne; alors je vous devrai le bonheur de ma vie, et je reconnoîtrai les soins du véritable ami; autre- ment non.

M. Marcuard est venu lui cinq ou sixième : j'étois malade, je n'ai pu le voir ni lui ni sa compagnie. Je suis bien aise de savoir que les visites que vous me forcez de faire m'en attirent. Maintenant que je suis averti , si j'y suis repris ce sera ma faute.

Votre M. de Fournière, qui part de Bordeaux pour me venir voir, ne s'embarrasse pas si cela me con- xix. 14

•_»lO CORRESPONDANCE,

vient ou non. Comme il fait tous ses petits arrange- ments sans moi, il ne trouvera pas mauvais, je pense, que je prenne les miens sans lui.

Quant à M. Liotard, son voyage ayant un but déter- miné qui se rapporte plus à moi qu'à lui , il mérite une exception, et il l'aura. Les grands talents exigent des égards. Je ne réponds pas qu'il me trouve en état de me laisser peindre, mais je réponds qu'il aura lieu d être content de la réception que je lui ferai. Au reste, avertissez-le que pour être sur de me trouver, et de me trouver libre, il ne doit pas venir avant le 4 ou le 5 de septembre.

Je suis étonné du front qu'a eu le sieur Durey de se présenter chez vous, sachant que vous m'honorez de votre amitié. Je ne sais s il a fait ce qu'il vous a dit : mais je suis bien sûr qu il ne vous a pas dit tout ce qu'il a fait. C'est le dernier des misérables.

J'ai vu depuis quelque temps beaucoup d'Anglois ; mais M. Wilkes n'a pas paru, que je sache. Je vous embrasse de tout mon cœur.

6o3. A M. MOULTOU.

Motiers, le i5 août 1766.

J ai tort, cher Moultou, de ne vous avoir pas accusé sur-le-champ la réception de 1 argent et de l'étoile. Je n'ai que mon état pour excuse; mais cette excuse n'est que trop bonne malheureusement. Cet état est toujours le même, et ma seule consolation est qu'il ne peut plus guère changer en pis. Il n'y a plus au- cune apparence au voyage dEcosse. C'étoit que

ANNÉE I765. 21 I

j'aurois voulu vivre; mais tout pays est bon pour mourir, excepté toutefois celui-ci, quand on laisse quelque chose après soi.

Je crois que vous avez bien fait de vous détacher de Yernes. Les gens faux sont plus dangereux , amis qu'ennemis: d'ailleurs c'est une petite perte; je lui ai toujours trouvé peu desprit avec beaucoup de pré- tention : mais je l'aimois, le croyant bon homme. Jugez comment j'en dois penser aujourd'hui que je sais qu il n'est qu un méchant sot. Cher ami, ne me parlez plus de lui, je vous prie; ne joignons pas aux sentiments douloureux des idées déplaisantes : la paix de 1 ameest le seul bien qui reste à ma portée, et le plus précieux dont je puisse jouir; je m'y tiens. J'es- père qu'à ma dernière heure le scrutateur des cœurs ne trouvera dans le mien que la justice et l'amitié.

Puisque vous n'avez pas voulu déduire ni me mar- quer le prix de la laine, comme je vous en avois prié, I exige au moins que vous ne vous mêliez plus des autres commissions de mademoiselle Le Vasseur , qui me charge de vous présenter ses remerciements et ses respects. Pour moi, dans l'état je suis, à moins qu'il ne change, il ne me faut plus d'autres provisions que celles qu on peut emporter avec soi. Bonjour, mon ami ; je vous embrasse.

i4-

212 CORRESPONDANCE.

604. —A M. D'IVERNOIS.

Motiers, le 25 août 1765.

Engagez, monsieur, je vous en prie, M. Liotard non seulement à venir seul, à moins qu'il ne lui soit extrêmement agréable de venir avec M. Wilkes, mais à différer son départ jusqu'au mois d'octobre : car, en vérité, l'on ne me laisse plus respirer. Il m'est absolu- ment nécessaire de reprendre baleine; et lorsqu'une compagnie que j attends à la fin du mois sera repartie, je serai forcé de partir moi-même pour quelque temps , pour éviter quelques unes des bandes qui me tombent , non plus par deux ou trois, comme autrefois, mais par sept ou huit à-la-fois.

Vous avez eu bien tort d'imaginer que je voulusse cesser de vous écrire, puisque l'exception est faite pour vous depuis long-temps. Il est vrai que je vau- drais que cela ne devînt une tâche onéreuse ni pour vous ni pour moi. Écrivons à notre aise et quand nous en aurons la commodité. Mais , si vous voulez m'asservir régulièrement à vous écrire tous les huit ou quinze jours, je vous déclare une fois pour toutes que cela ne m'est pas possible; et, quand vous vous plain- drez de m'a voir écrit tant de lettres sans réponse, vous voudrez bien vous tenir pour dit une fois pour toutes : Pourquoi m en écrivez-vous font?

Tout en vous querellant j'abuse de votre complai- sance. Voici une réponse pour Venise: vous m'avez dit que vous pourriez la faire tenir; ainsi je vous l'envoie, sans savoir l'adresse. Ceux qui ont remis la lettre à

ANNÉE 176b. 2l3

laquelle colle-ci répond y suppléeront. Je vous em- brasse de tout mon cœur.

Go5. A M. DU PEYROU.

Motiers, le 29 août îjGf».

J'espère que vous serez arrivé à Neuchàtel heu- reusement. Donnez-moi de vos nouvelles, mais ne vous"serve» plus de la poste. J'ai résolu de ne plus écrire ni de recevoir aucune lettre par cette voie; et je suis même forcé de prendre ce parti, puisque per- sonne, de ma part, ne peut approcher du bureau sans y être insulté. Il faut , au lieu de cela, se servir de la messagerie, qui part d'ici tous les mardis au soir, et de Neuchàtel tous les jeudis au soir. Si vos gens sont embarrassés de trouver cette femme, ils pourront déposer leurs lettres à la Couronne, et mesdemoiselles Petitpierre voudront bien se charger de l'en charger. Je vous embrasse de tout mon cœur.

606. A M. DIVERNOIS.

Neuchàtel, ce lundi 10 septembre 1765.

Les bruits publics vous apprendront, monsieur, ce qui s'est passé, et comment le pasteur de Motiers s'est fait ouvertement capitaine de coupe-jarrets. Votre amitié pour moi m'engage à me presser de vous tran- quilliser sur mon compte. Grâces au ciel je suis en sûreté, et hors de Motiers, je compte ne retourner de ma vie : mais malheureusement ma gouvernante et mon bagage v sont encore; mais j'espère que le gou-

2l4 CORRESPONDANCE,

verneinent donnera des ordres qui contiendront ces enragés et leur digne chef. En attendant que vous soyez mieux instruit de tout, je vous conseille de ne pas vous fier à ce que vous écriront vos parents, et je suis forcé de vous déclarer qu'ils ont pris, dans cette occasion, un parti qui les déshonore. Aimez-moi tou- jours ; je vous aime de tout mon cœur, et je vous em- brasse.

Adressez tout simplement vos lettres à M»du Peyrou àNeuchâtel; et, pour éviter les enveloppes, mettez simplement une croix au-dessus de l'adresse ; il saura ce que cela veut dire.

607. A M. DU PEYROU.

Ce dimanche à midi i5 septembre.

M. le major Chambrier vient, mon cher hôte, de menvoyer , par un bateau exprès, les deux lettres que M. Jeannin avoit eu la bonté de me faire passer, etqui auroient été assez tôt dans un mois d'ici. Si vous n'avez pas la bonté de faire entendre à M. le major qu'à moins de cas très pressants, il ne faut pas envoyer des ba- teaux exprès, je ferai des frais effroyables en lettres inutiles, et d'autant plus onéreux, que je ne pourrai pas refuser mes lettres, comme je Je faisois par la poste. J'espérois avoir, dans cette île, l'avantage que les lettres me parviendroient difficilement, et au con- traire j'en suis accablé de toutes parts, avec cette différence qu'il faut payer les bateliers qui les portent dix fois plus que par la poste. Faites-moi l'amitié, je vous supplie, ou de refuser net toutes celles qui vous

ANNÉE 1765. 2l5

viendront, ou de les garder toutes jusqu'à quelque occasion moins coûteuse. Si je ne prends pas quelque résolution désespérée, je serai entièrement écrasé ici par les lettres et par les visites.

Je ne sais ce que vous ferez de la Vision; elle ne sauroit paroitre avec les trois fautes effroyables que j'y trouve. L'une, page 3 , ligne 3, en remontant, dessous, lisez, des sons; la seconde, page 9, ligne 4, en remontant, amuseront , lisez, ameuteront; et la troi- sième, page 1 5 , ligne 1 1 , cris, lisez, coup.

J'aurois mille choses à vous dire; le bateau est ar- rivé au moment qu'on alloit se mettre à table , et je fais ii ttendre tout le monde pour le dîner , ce qui me désole.

Lorsque mademoiselle Le Vasseur sera venue avec tout mon bagage, il faut quelle attende à ISeucliàtel de mes nouvelles, et je ne puis niai-ranger définitive- ment qu'après la réponse de Berne, que j aurai mardi au soir tout au plus tôt. Mille choses à tous ceux qui m'aiment, mais point de lettres sur toutes choses, si ce n'est pour matières intéressantes. Je vous embrasse.

608. —AU MÊME.

A l'île de Saint-Pierre, le 18 septembre i~65.

Enfin, mon cher hôte, me voici sûr à peu près de rester ici, mais avec de si grandes incommodités qu'il faut en vérité toute ma répugnance à m éloigner de vous, pour me les faire endurer. Il s'agit maintenant d'avoir ici mademoiselle Le Vasseur avec mon bagage. Le receveur compte envoyer lundi, ou le premier beau jour de la semaine prochaine, un bateau chargé de

2l6 CORRESPONDANCE,

fruits à Neuchàtel; et, pour l'amour de moi, il s'est offert d'y aller lui-même : en conséquence, j'écris à mademoiselle Le Yasseur de se tenir prête pour pro- fiter dune si bonne occasion , du moins pour le bagage ; car, quant à elle, j aimerois autant qu elle cherchât quelque autre voiture, pour peu qu il ne fit pas très beau, ou qu'elle eût quelque répugnance à venir sur un bateau chargé. Ayez la même bonté qui vous est ordinaire, de donnera tout cela le coup d'œil de l'amitié.

Je suis si occupé de mon petit établissement, que je ne puis songer à autre chose, ni écrire à personne. Je dois cependant des multitudes de lettres, surtout à MM. Meuron, Chaiilet, Sturler, Martinet. Gomment donc faire? écrire du matin au soir? c'est ce que je ne puis faire nulle part, surtout dans cette île: ils par- donneront. Je vous enverrai la semaine prochaine la lettre pour MM. de Couvet.

Ne comptiez- vous pas paroître cette semaine? Don- nez-moi des nouvelles de cela. M. de Vautravers ma amené hier des ministres dont je me serois bien passé.

Je m'arrange sur ce que vous m'avez marqué de la messagerie. Je puis envoyer à la Neuville tous les sa- medis et même tous les mercredis, s'il étoit nécessaire. On ira retirer mes lettres à la poste, et l'on y portera les miennes ; cela sera plus simple et évitera les casca- des. Si vos tracas vous permettent de me donner un peu au long de vos nouvelles, tant mieux; sinon, un bonjour, je me porte bien, me suffit. Mille choses au commandant de la place sous les ordres duquel j h\ fait service une nuit. Je vous embrasse,

ANNÉE 1-65. 217

609. AU MÊME.

Le 29 septembre.

En vous envoyant, mon cher hôte, un petit bon- jour avec les lettres ci-jointes, je n ai que le temps de vous marquer que mademoiselle Le Vasseur, vos en- vois, et mon bagage, me sont heureusement arrivés. Jusqu'ici, aux arrivants près, qui ne cessent pas, tout va bien de ce côté. Puisse-t-il en être de même du vôtre ! Je vous embrasse de tout mon cœur.

610. AU MÊME.

Ce dimanche 6 octobre, à midi.

J'envoie, mon cher hôte, à madame la comman- dante dix mesures de pommes reinettes, que je la supplie d agréer, non comme un présent que je prends la liberté de lui faire, mais en échange du café que vous m'avez destiné.

Depuis ma lettre écrite et partie ce matin, j'ai reçu votre paquet du 3. Je vois avec douleur le procès qu on vous prépare. Vous avez à faire au plus déterminé des scélérats , et vous êtes un homme de bien : jugez des avantages qu'il aura sur vous. Mensonges, cabales, fourberies, noirceurs, faux serments, faux témoins, subornation de juges; quelles armes terribles dont vous êtes privé , et qu'il emploiera contre vous ! J'avoue que si sa famille le soutient, il faut qu'elle soit com- posée de membres qui se donnent tout ouvertement pour gens de sac et de corde; mais il faut s'attendre à

2l8 CORRESPONDANCE,

tout de la part des hommes, et je suis fâché de vous dire que vous vivez dans un pays plein de gens d es- prit, mais qui n imaginent pas même qu'il existe quel- que chose qui se puisse appeler justice et vertu. J'ai lame navrée, et tout ceci met le comble à mes mal- heurs.

Vous pouvez, si vous voulez, m'envoyer la petite caisse par le retour du bateau qui vous portera les pommes et qui la conduira à Cerlier, je la ferai prendre. Mon généreux ami, je vous embrasse le cœur ému et les yeux en larmes.

6 il AU MÊME.

Le 7 octobre.

Voici , mon cher hôte , un troisième paquet depuis l'arrivée de mademoiselle Le Vasseur. Comme je vous sais fort occupé, qu'il a fait fort mauvais , et que votre ouvrage n'a peut-être point encore paru; je ne suis point en peine de votre silence, et j'espère que vous vous portez bien. Pour moi, je n'en puis pas dire au- tant, et c'est dommage. Il ne me manque que de la santé pour être parfaitement content dans cette île , dont je ne compte plus sortir de l'année. Je vous em- brasse de tout mon cœur.

Mille remerciements et très humbles respects de mademoiselle Le Vasseur.

ANNÉE 1-65. 219

(ii 2. AU MEME.

Ce vendredi 1 1 octobre.

Je suppose, mon cher hôte, que vous aurez reçu un mot de lettre je vous accusois la réception du dernier paquet, contenant, entre autres, un exem- plaire de votre réponse au sicaire de Motiers. Deux heures après, je reçus votre billet du samedi; je n'ai montré la réponse à personne , et ne la montrerai poi nt. Je suis curieux d'apprendre ce que sa famille aura ob- tenu de vous. A léloge que vous faisiez de ces gens- , je croyois qu ils alloient étouffer ce monstre entre deux matelas. Tant qu'il ne s'est montré que demi- coquin, ils ont paru le désapprouver; mais, depuis qu il s'est fait ouvertement chef de brigands, les voilà tous ses satellites. Que Dieu vous délivre d'eux et moi aussi! Tirez- vous de leurs mains comme vous pour- rez, et tenons-nous désormais bien loin de pareilles gens.

6i3. AU MÊME.

Mardi soir, 1 5 octobre.

Voici, mon cher hôte, deux lettres auxquelles je vous prie de vouloir bien donner cours. J'ai reçu, avec la vôtre du 9 , la petite caisse et le café , sur lequel vous m'avez bien triché, puisque la quantité en est bien plus forte que celle en échange de laquelle j'en- voyois les pommes.

J'apprends avec bien delà peine et tous vos tracas et les maladies successives de tous vos gens, surtout

■2_iO CORRESPONDANCE.

île M. Jcannin, qui vous est toujours fort utile et qui mérite qu'on s'intéresse pour lui. Je vous avoue, au reste, que je ne suis pas lâché que la négociation en question se soit rompue, surtout par la faute de ce sacripant; car j'étois presque sûr d'avance de ce qu'il auroit écrit et dit à tout le monde au sujet du juste désaveu que vous exigiez, et qu'il n'auroitpas manqué de donner pour un acte de sa complaisance envers sa famille, que vous aviez intéressée pour vous tirer d'embarras. Je serois assez curieux de savoir ce qui s'est fait dans le conseil de samedi , fort inutilement au reste, puisque ces messieurs n'ont aucune force pour faire valoir leur autorité, et que tout aboutit à des arrêts presque clandestins , qu'on ignore ou dont on se moque.

J'ai vu ici M. l'intendant de l'hôpital, à qui M. Stur- ler a voit eu la bonté d'écrire, et qui lui a manifesté de meilleures intentions que celles que je lui crois en effet. J'ai poussé jusqu'à la bassesse des avances pour captiver sa bienveillance qui me paroissent avoir fort mal réussi. Ce qui me console est que mon séjour ici ne dépend pas de lui, et qu'il n'osera peut-être pas témoigner la mauvaise volonté qu'il peut avoir, voyant qu'en général on ne voit pas à Berne de mauvais oeil mon séjour ici, et que M. le bailli de Nidau paroît aussi ni y voir avec plaisir. Je ne sais s'il convient de faire cette confidence à M. Chaillet, dont le zèle est quelquefois trop impétueux. Mais , si vous aviez occa- sion d en toucher quelque chose à M. Sturler, j'avoue que je n'en serois pas fâché , quand ce ne seroit que pour savoir au juste les vrais sentiments de leurs es-

ANNÉE i;65. 321

celiences à ce sujet; car enfin il se roi t désagréable il avoir fait beaucoup de dépense pour maccommoder ici, et d'être obligé d'en partir au printemps.

Je voudrois de tout mon cœur complaire à M. d'Es- cherny : mais convenez qu'il n'auroit guère pu pren- dre plus mal son temps pour mettre en avant cette affaire. D'ailleurs ce n'est point ici le moment d'en parler, pour des raisons qui ne regardent ni milord, ni M. d'Escherny, ni moi, et dont je vous ferai confi- dence, quand nous nous verrons, sous le sceau du secret. Ainsi je suis prêt à renvoyer à M. d'Escherny ses papiers , s il est pressé : s'il ne l'est pas, le temps peut venir d'en faire usage, et alors il doit être sûr de ma bonne volonté; mais je ne puis rien promettre au- delà.

En parcourant votre ouvrage, j'avois trouvé quel- ques corrections à faire; mais le relisant à la hâte, je n'en ai su retrouver que trois marquées dans le papier ci-joint.

Voici quelques notes de commissions qui ne pres- sent point , et dont vous ferez celles que vous pourrez , lorsque vous viendrez ici, puisque vous me flattez de venir bientôt.

Les deux rasoirs que vous m'avez donnés sont déjà gâtés, soit par la maladresse de mes essais, soit à cause de l'extrême rudesse de ma barbe; il m'en fau- droit au moins encore quatre , afin que je n'eusse pas sans cesse recours à des expédients très incommodes dans ma position , pour les faire repasser. Mais peut- être les faudroit-il un peu moins fins pour une si fortp barbe.

222 CORRESPONDANCE.

J'aurois besoin d'un cahier de papier doré pour mes herbiers; je préfèrerois du papier doré en plein à celui qui a des ramages.

J'ai peine à me désaccoutumer tout d'un coup de lire la gazette, et à ne plus rien savoir des affaires de l'Europe. Comme vous prenez et gardez, je crois, quelque gazette, si M. Jeannin vouloit bien me les en- voyer suite après suite dans les occasions, je serois très attentif à n'en point égarer, et à les lui renvoyer de même. Je ne me soucie point des gazettes récentes , ni d'avoir souvent des paquets; il me suffira seule- ment qu'il n'y ait point d'interruption dans la suite; du reste, le temps n'y fait rien, .lai cessé de les lire depuis le premier septembre.

Dans l'accord pour ma pension , il entre, entre autres choses, une étrenne annuelle pour madame la rece- veuse. Ne pourriez-vous pas m'aider à trouver quel- que cadeau honnête à lui faire , et qui cependant ne passât pas trente à trente-six francs de France? Je sais qu'elle a envie d'avoir une tabatière de femme. Nous avons jusqu'à la fin de l'année, mais la ren- contre peut venir plus tôt. Voilà tout ce qui me vient à présent; mais je sens que j'oublie bien des choses. Mille pardons et embrassements.

G 14. AU MÊME.

Ile de Saint-Pierre, le 17 octobre 1765.

On me chasse d'ici, mon cher hôte. Le climat de oerlin est trop rude pour moi; je me détermine à passer en Angleterre, jaurois d'abord aller.

ANNÉE 17()5. 223

Jaurois grand besoin de tenir conseil avec vous; mais je ne puis aller à Neuchàtel : voyez si vous pourriez par charité vous dérober à vos affaires pour faire un tour jusqu'ici. Je vous embrasse.

6i5. A M. DE GRAFFENRIED,

BAILLI A NIDAU. Ile de Saint-Pierre, le 17 octobre 1765. AIONSIEUR,

J'obéirai à Tordre de leurs excellences avec le regret de sortir de votre gouvernement et de votre voisinage, mais avec la consolation d emporter votre estime et celle des honnêtes gens. Nous entrons dans une saison dure, surtout pour un pauvre infirme : je ne suis point préparé pour un long voyage, et mes affaires deman- deroient quelques préparations. Jaurois souhaité, monsieur, qu il vous eût plu de me marquer si Ton m ordonnoit de partir sur-le-champ, ou si Ion vouloit bien m accorder quelques semaines pour prendre les arrangements nécessaires à ma situation. En atten- dant qu il vous plaise de me prescrire un terme, que je m'efforcerai même d'abréger, je supposerai qu'il m'est permis de séjourner ici jusqu à ce que j'aie mis l'ordre le plus pressant à mes affaires. Ce qui me rend ce retard presque indispensable est que, sur les in- dices que je croyois sûrs, je me suis arrangé pour passer ici le reste de ma vie avec l'agrément tacite du souverain. Je voudrois être sûr que ma visite ne vous déplairoit pas; quelque précieux que me soient les

224 CORRESPONDANCE,

moments en cette occasion, j'en déroberai de bien agréables pour aller vous renouveler, monsieur, les assurances de mon respect.

616. AU MÊME.

Ile de Saint-Pierre, le 20 octobre 1765.

Monsieur,

Le triste état je me trouve et la confiance que I ai dans vos bontés me déterminent à vous supplier de vouloir bien faire agréer à leurs excellences une proposition qui tend à me délivrer une fois pour toutes des tourments dune vie orageuse, et qui va mieux, ce me semble, au but de ceux qui me pour- suivent que ne fera mon éloignement. J'ai consulté ma situation, mon âge, mon humeur, mes forces; rien de tout cela ne me permet d'entreprendre en ce moment, et sans préparation, de longs et pénibles voyages, daller errant dans des pays froids, et de me fatiguer à chercher au loin un asile, dans une saison mes infirmités ne me permettent pas même de sortir de la chambre. Après ce qui s est passé, je ne puis me résoudre à rentrer dans le territoire de Neuchàtel, la protection du prince et du gouvernement ne sau- roit me garantir des fureurs d'une populace excitée qui ne connoit aucun frein ; et vous comprenez, mon- sieur, qu'aucun des états voisins ne voudra ou n'osera donner retraite à un malheureux si durement chassé de celui-ci.

Dans cette extrémité, je ne vois pour moi qu'une seule ressource, et, quelque effrayante qu elle pa-

ANNÉE 1763. 225

roisse, je la prendrai non seulement sans répugnance, mais avec empressement, si leurs excellences veulent bien y consentir; c'est qu'il leur plaise que je passe en prison le reste de mes jours dans quelqu'un de leurs châteaux , ou tel autre lieu de leurs états qu'il leur semblera bon de choisir. J'y vivrai à mes dépens, et je donnerai sûreté de n'être jamais à leur charge ; je me soumets à n'avoir ni papier, ni plume, ni aucune communication au-dehors, si ce n'est pour l'absolue nécessité et par le canal de ceux qui seront chargés de moi; seulement qu'on me laisse, avec l'usage de quel- ques livres, la liberté de me promener quelquefois dans un jardin, et je suis content.

Ne croyez point, monsieur, qu'un expédient si violent en apparence soit le fruit du désespoir; j'ai l'esprit très calme en ce moment : je me suis donné le temps d'y bien penser, et c'est d'après la profonde con- sidération de mon état que je m'y détermine. Consi- dérez, je vous supplie, que si ce parti est extraordi- naire, ma situation l'est encore plus : mes malheurs sont sans exemple; la vie orageuse que je mène sans relâche, depuis plusieurs années, seroit terrible pour un homme en santé; jugez ce qu'elle doit être pour un pauvre infirme épuisé de maux et d'ennuis, et qui n'aspire qu'à mourir en paix. Toutes les passions sont éteintes dans mon cœur; il n'y reste que l'ardent désir du repos et de la retraite; je les trouverois dans 1 habi- tation que je demande. Délivré des importuns, à couvert de nouvelles catastrophes, j'attendrois tran- quillement la dernière, et, n'étant plus instruit de ce qui se passe dans le monde, je ne serois plus attristé xix. i5

226 CORRESPONDANCE,

de rien. J'aime la liberté, sans doute, mais la mienne n'est point au pouvoir des hommes , et ce ne seront ni des murs ni des clefs qui me 1 ôteront. Cette captivité, monsieur, me paroît si peu terrible, je sens si bien que je jouirois de tout le bonheur que je puis encore espérer dans cette vie, que c'est par même que, quoiqu'elle doive délivrer mes ennemis de toute in- quiétude à mon égard, je n'ose espérer de 1 obtenir : mais je ne veux rien avoir à me reprocher vis-à-vis de moi, non plus que vis-à-vis d'autrui : je veux pou- voir me rendre le témoignage que j'ai tenté tous les moyens praticables et honnêtes qui pouvoient m'as- surer le repos, et prévenir les nouveaux orages qu'on me force d'aller chercher.

Je connois, monsieur, les sentiments d'humanité dont votre ame généreuse est remplie : je sens tout ce qu'une grâce de cette espèce peut vous coûter à de- mander; mais quand vous aurez compris que, vu ma situation, cette grâce en seroit en effet une très grande pour moi , ces mêmes sentiments , qui font votre ré- pugnance, me sont garants que vous saurez la sur- monter. J'attends, pour prendre définitivement mon parti, qu'il vous plaise de m'honorer de quelque ré- ponse.

Daignez, monsieur, je vous supplie, agréer mes excuses et mon respect

ANNÉE 1765. 227

617. AU MÊME.

Le 22 octobre 1765.

Je puis, monsieur, quitter samedi prochain File de Saint-Pierre, et je me conformerai en cela à l'ordre de leurs excellences ; mais , vu l'étendue de leurs états et ma triste situation, il m'est absolument im- possible de sortir le même jour de l'enceinte de leur territoire. J'obéirai en tout ce qui me sera possible. Si leurs excellences me veulent punir de ne Fa voir pas fait, elles peuvent disposer à leur gré de ma per- sonne et de ma vie : j'ai appris à m'attendre à tout de la part des hommes; ils ne prendront pas mon ame au dépourvu.

Recevez, homme juste et généreux, les assurances de ma respectueuse reconnoissance, et d'un souvenir qui ne sortira jamais de mon cœur.

618. A M. DU PEYROU.

Vendredi matin, 25 octobre.

Je vous prie de tâcher d'obtenir de quelqu'un qui connoisse cette route un itinéraire exact, avec les noms des villes, bourgs, lieux, et bonnes auberges. Vous pourrez me l'envoyer à Bâle ou à Francfort, par une adresse que je demanderai à M. de Luze. Je pars à Finstant. Je vous embrasse mille fois.

619. —A M, DE GRAFFENRIED.

Bienne, le 25 octobre 17G5.

Je reçois , monsieur, avec reconnoissance les nou- velles marques de vos attentions et de vos bontés pour

i5.

228 CORRESPONDANCE,

moi ; mais je n'en profiterai pas pour le présent : les prévenances et sollicitations de MM. de Bienne me déterminent à passer quelque temps avec eux , et, ce qui me flatte, à votre voisinage. Agréez, monsieur, je vous supplie, mes remerciements, mes salutations, et mon respect.

620. —A M. DU PEYROU.

Bienne, le 27 octobre 1765.

J'ai cédé , mon cher hôte , aux caresses et aux solli- citations ; je reste à Bienne, résolu d'y passer l'hiver , et j'ai lieu de croire que je l'y passerai tranquillement. Cela fera quelque changement dans nos arrange- ments, et mes effets pouvant me venir joindre avec mademoiselle Le Vasseur, je pourrai , pendant l'hiver, faire moi-même le catalogue de mes livres. Ce qui me flatte dans tout ceci , est que je reste votre voisin, avec l'espoir de vous voir quelquefois dans vos moments de loisir. Donnez-moi de vos nouvelles et de celles de nos amis. Je vous embrasse de tout mon cœur.

621. AU MÊME.

Bienne, lundi 28 octobre 1765.

On m'a trompé, mon cher hôte, je pars demain matin avant qu'on me chasse. Donnez-moi de vos nouvelles à Bâle. Je vous recommande ma pauvre gouvernante. Je ne puis écrire à personne, quelque désir que j'en aie; je n'ai pas même le temps de res- pirer, ni la force. Je vous embrasse.

AHHÉE 1766. 229

622. AU MÊME.

A Bàle, 3o octobre.

J'arrive malade, mais sans grand accident. M. de Luze a eu soin de me pourvoir d'une chambre, sans quoi je n'en aurois point trouvé, vu la foire. Je par- tirai pour Strasbourg le plus tôt qu il me sera possible , peut-être dès demain; mais je suis parfaitement sûr maintenant qu il m'est totalement impossible de sou- tenir à présent le voyage de Berlin. J'ignore absolu- ment ce que je ferai; je renvoie à délibérer à Stras- bourg. Je souhaite fort d'y recevoir de vos nouvelles. Je compte loger à YEsprit, chez M. Weisse; cepen- dant, n étant encore bien sûr de rien, ne m'écrivez à cette adresse que ce qui peut se perdre sans inconvé- nient. Mon cher hôte, aimez -moi toujours. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.

623.~ A M. DE LUZE.

Strasbourg, le 4 novembre iy65.

J'arrive, monsieur, du plus détestable voyage, à tous égards, que j'aie fait de ma vie. J'arrive excédé, rendu; mais enfin j'arrive, et, grâces à vous, dans une maison je puis me remettre et reprendre haleine à mon aise, car je ne puis songer à reprendre de long- temps ma route ; et si j'en ai encore une pareille à celle que je viens de faire, il me sera totalement impos- sible de la soutenir. Je ne me prévaux point sitôt de votre lettre pour M. Zollicoffer ; car j'aime fort le plai-

23o CORRESPONDANCE,

sir de prince de garder l'incognito le plus long-temps qu'on peut. Que ne puisse le garderie reste de ma vie ! je serois encore un heureux mortel. Je ne sais au reste comment m'accueilleront les François; mais s'ils font tant que de me chasser, ils ne choisiront pas le temps que je suis malade, et s'y prendront moins brutale- ment que les Bernois. Je suis d'une lassitude à ne pouvoir tenir la plume. Le cocher veut repartir dès aujourdhui. Je n'écris donc point à M. du Peyrou: veuillez suppléer à ce que je ne puis faire; je lui écrirai dans la semaine infailliblement. Il faut que je lui parle de vos attentions et de vos bontés mieux que je ne peux faire à vous-même. Ma manière d'en re- mercier est d'en profiter; et, sur ce pied, l'on ne peut être mieux remercié que vous l'êtes : mais il est juste que je lui parle de l'effet qu'a produit sa recommanda- tion. Bonjour, monsieur; bonne foire et bon voyage. J'espère avoir le plaisir de vous embrasser encore ici,

624. A M. DU PEYROU.

Strasbourg, le 5 novembre 1765.

Je suis arrivé , mon cher hôte , à Strasbourg samedi , tout-à-fait hors d'état de continuer ma route, tant par l'effet de mon mal et de la fatigue, que par la fièvre et une chaleur d'entrailles qui s'y sont jointes. Il m'est aussi impossible d'aller maintenant à Potzdam qu'à la Chine, et je ne sais plus trop ce que je vais devenir; car probablement on ne me laissera pas long-temps ici. Quand on est une fois au point je suis, on n'a plus de projets à faire; il ne reste qu'à se résoudre à

ANNÉE 176S. 23l

toutes choses , et plier la tête sous le pesant joug de la nécessité.

J'ai écrit à milord maréchal ; je voudrois attendre ici sa réponse. Si l'on me chasse , j'irai chercher de l'autre côté du Rhin quelque humanité , quelque hos- pitalité; si je n'en trouve plus nulle part, il faudra bien chercher quelque moyen de s'en passer. Bonjour, non plus mon hôte, mais toujours mon ami. George Keith et vous m'attachez encore à la vie; de tels liens ne se rompent pas aisément.

Je vous embrasse.

625. AU MEME.

Strasbourg, le 10 novembre 1^65.

Rassurez-vous, mon cher hôte, et rassurez nos amis sur les dangers auxquels vous me croyez exposé. Je ne reçois ici que des marques de bienveillance, et tout ce qui commande dans la ville et dans la province paroît s'accorder à me favoriser. Sur ce que m'a dit M. le maréchal , que je vis hier, je dois me regarder comme aussi en sûreté à Strasbourg qu'à Berlin. M. Fischer m'a servi avec toute la chaleur et tout le zélé d'un ami, et il a eu le plaisir de trouver tout le monde aussi bien disposé qu'il pouvoit le désirer. On me fait apercevoir bien agréablement que je ne suis plus en Suisse.

Je n'ai que le temps de vous marquer ce mot poui vous rassurer sur mon compte.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

232 CORRESPONDANCE.

626. AU MÊME.

Strasbourg, le 17 novembre i"65.

Je reçois, mon cher hôte, votre lettre 6. Vous aurez vu par les miennes que je renonce absolument au vovage de Berlin , du moins pour cet hiver, à moins que milord maréchal, à qui j'ai écrit, ne fût dun avis contraire. Mais je le connois; il veut mon repos sur toute chose, ou plutôt il ne veut que cela. Selon toute apparence, je passerai l'hiver ici. On ne peut rien ajouter aux marques de bienveillance, d'estime, et même de respect, qu'on m'y donne , depuis M. le ma- réchal et les chefs du pays, jusqu'aux derniers du peuple. Ce qui vous surprendra est que les gens d'église semblent vouloir renchérir encore sur les autres. Ils ont 1 air de me dire dans leurs manières ; Distinguez- nous de vos ministres; vous voyez que nous ne pensons pas comme eux.

Je ne sais pas encore de quels livres j'aurai besoin ; cela dépendra beaucoup du choix de ma demeure: mais, en quelque lieu que ce soit, je suis absolument déterminé à reprendre la botanique. En conséquence, je vous prie de vouloir bien faire trier d'avance tous les livres qui en traitent, figures et autres , et les bien encaisser. Je voudrois aussi que mes herbiers et plan- tes sèches y fussent joints; car, ne connoissant pas à beaucoup près toutes les plantes qui y sont, j'en peux tirer encore beaucoup d'instruction sur les plantes de la Suisse, que je ne trouverai pas ailleurs. Sitôt que je serai arrêté, je consacrerai le goût que j'ai pour les

ANNÉE l"05. 2jj

herbiers, à vous en faire un aussi complet qu'il me sera possible , et dont je tâcherai que vous soyez con- tent.

Mon cher hôte, je ne donne pas ma confiance à demi; visitez, arrangez tous mes papiers, lisez et feuilletez tout sans scrupule. Je vous plains de l'ennui que vous donnera tout ce fatras sans choix , et je vous remercie de l'ordre que vous y voudrez mettre. Tâ- chez de ne pas changer les numéros des paquets , afin qu ils nous servent toujours d'indication pour les pa- piers dont je puis avoir besoin. Par exemple, je suis dans le cas de désirer beaucoup de faire usage ici de deux pièces qui sont dans le numéro 12, lune est Pygmalion, et l'autre \ Engagement téméraire. Le di- recteur du spectacle a pour moi mille attentions; il m'a donné pour mon usage une petite loge grillée; il m'a fait faire une clef d'une petite porte pour entrer incognito; il fait jouer les pièces qu'il juge pouvoir me plaire. Je voudrois tâcher de reconnoître ses honnê- tetés , et je crois que quelque barbouillage de ma fa- çon, bon ou mauvais, lui seroit utile par la bienveil- lance que le public a pour moi , et qui s'est bien mar- quée au Devin du village. Si josois espérer que vous vous laissassiez tenter à la proposition de M. de Luze , vous apporteriez ces pièces vous-même, et nous nous amuserions à les faire répéter. Mais comme il n'y a nulle copie de Pygmalion , il en faudroit faire faire une par précaution, surtout si, ne venant pas vous-même, vous preniez le parti d'envoyer le paquet par la poste à l'adresse de M. Zollicoffer, ou par occasion. Si vous venez, mandez-le-moi à l'avance, et donnez-moi le

234 CORRESPONDANCE,

temps de la réponse. Selon les réponses que j'attends , je pourrois , si la chose ne vous étoit pas trop impor- tune, vous prier de permettre que mademoiselle Le Vasseur vint avec vous. Je vous embrasse.

Je reçois en ce moment le numéro 7. Écrivez tou- jours par M. Zollicoffer.

627.— A M. D'IVERNOIS.

A Strasbourg, le 21 novembre 1765.

Ne soyez point en peine de moi, monsieur; grâces au ciel, je ne suis plus en Suisse, je le sens tous les jours à l'accueil dont on m'honore ici ; mais ma santé est dans un délabrement facile à imaginer. Mes pa- piers et mes livres sont restés dans un désordre épou- vantable ; la malle que vous savez a été remise à M. Martinet, châtelain du Yal-de-Travers ; vos pa- piers sont restés parmi les miens; n'en soyez point en peine ; ils se retrouveront, mais il faut du temps. Vous pouvez m'écrire ici ou à l'adresse de M. du Peyrou à Neuchâtel. Vous pouvez aussi, et même je vous en prie, tirer sur moi à vue pour l'argent que je vous dois et dont j'ignore la somme. Je ne vous dis rien de vos parents; mais, malgré ce que vous m'avez fait dire par M. Desarts, je compte et compterai toujours sur votre amitié , comme vous pouvez toujours compter sur la mienne. Je vous embrasse de tout mon cœur.

ANNÉE 1765. 'l'Yù

628. A M. DU PEYROU.

Strasbourg, le 20 novembre i~6F>.

J'ai, mon cher hôte, votre numéro 8 et tous les précédents. >'e soyez point en peine du passe-port; ce n'est pas une chose si ahsolument nécessaire que vous le supposez, ni si difficile à renouveler au be- soin; mais il me sera toujours précieux par la main dont il me vient et par les soins dont il est la preuve.

Quelque plaisir que j eusse à vous voir, le chan- gement que j'ai été forcé de mettre dans ma manière de vivre ralentit mon empressement à cet égard. Les fréquents dîners en ville, et la fréquentation des femmes et des gens du monde , à quoi je m'étois livré d'abord , en retour de leur bienveillance , m'imposoient une gène qui a tellement pris sur ma santé, qu'il a fallu tout rompre et redevenir ours par nécessité. Vivant seul ou avec Fischer, qui est un très bon garçon, je ne serois à portée de partager aucun amu- sement avec vous , et vous iriez sans moi dans le monde , ou bien , ne vivant qu'avec moi , vous seriez dans cette ville sans la connoitre . Je ne désespère pas des moyens de nous voir plus agréablement et plus à notre aise ; mais cela est encore dans les futurs contingents : d ailleurs, n'étant pas encore décidé sur moi-même, je ne le suis pas sur le voyage de mademoiselle Le Vas- seur. Cependant, si vous venez, vous êtes sûr de me trouver encore ici; et, dans ce cas , je serois bien aise d'en être instruit d'avance, afin de vous faire préparer un logement dans cette maison ; car je ne suppose pas que vous vouliez que nous sovons séparés.

236 CORRESPONDANCE.

L'heure presse, le monde vient; je vous quitte brusquement, mais mon cœur ne vous quitte pas.

629. A M. DE LUZE.

Strasbourg, le 27 novembre 1765.

Je me réjouis, monsieur, de votre heureuse arrivée à Paris, et je suis sensible aux bons soins dont vous vous êtes occupé pour moi dès l'instant même; c'est une suite de vos bontés pour moi , qui ne m'étonne plus, mais qui me touche toujours. J'ai différé d'un jour à vous répondre, pour vousenvover la copie que vous demandez, et que vous trouverez ci-jointe : vous pouvez la lire à qui il vous plaira; mais je vous prie de ne la pas laisser transcrire. Il est superflu de pren- dre de nouvelles informations sur la sûreté de mon passage à Paris : j'ai là-dessus les meilleures assu- rances; mais j'ignore encore si je serai dans le cas de m'en prévaloir , vu la saison, vu mon état qui ne me permet pas à présent de me mettre en route. Sitôt que je serai déterminé de manière ou d'autre, je vous le manderai. Je vous prie de me maintenir dans les bons souvenirs de madame de Faugnes, et de lui dire que l'empressement delà revoir, ainsi que M. de Faugnes, et d'entretenir chez eux une connoissance qui s'est faite chez vous , entre pour beaucoup dans le désir que j'ai de passer par Paris. J'ajoute de grand cœur, et j'espère que vous n'en doutez pas, que ma tentation d'aller en Angleterre s'augmente extrêmement par l'agrément de vous y suivre , et de voyager avec vous. Voilà quant à présent tout ce que je puis dire sur cet

ANNÉE 1765. 237

article : je ne tarderai pas à vous parler plus positive- ment; mais jusqu'à présent cet arrangement est très douteux. Recevez mes plus tendres salutations; je vous embrasse , monsieur , de tout mon cœur.

Prêt à fermer ma lettre , je reçois la vôtre sans date, qui contient les éclaircissements que vous avez eu la bonté de prendre avec Guy: ce qui me détermine absolument à vous aller joindre aussitôt que je serai en état de soutenir le voyage. Faites-moi entrer dans vos arrangements pour celui de Londres : je me réjouis beaucoup de le faire avec vous. Je ne joins pas ici ma lettre à INI. de Graffenried, sur ce que vous me mar- quez quelle court Paris. Je marquerai à M. Guv le temps précis de mon départ; ainsi vous en pourrez être informé par lui. Qu'il ne m'envoie personne, je trouverai ici ce qu'il me faut. Rey m'a envoyé son commis , pour m'emmener en Hollande : il s en re- tournera comme il est venu.

63o. A M. DU PEYROU.

Strasbourg, le 3o novembre 1765.

Tout bien pesé , je me détermine à passer en Angle- terre. Si j'étois en état, je partirois dès demain; mais ma rétention me tourmente si cruellement, qu'il faut laisser calmer cette attaque, employant ma ressource ordinaire. Je compte être en état de partir dans huit ou dix jours ; ainsi ne m'écrivez plus ici, votre lettre ne m'y trouveroit pas; avertissez, je vous prie, made- moiselle Le Vasseur de la même chose : je compte m'arrêtera Paris quinze jours ou trois semaines; je

238 CORRESPONDANCE,

vous enverrai mon adresse avant de partir. Au reste , vous pouvez toujours m'écrira par M. deLuze , que je compte joindre à Paris pour faire avec lui le voyage. Je suis très fâché de n'avoir pas encore écrit à madame de Luze. Elle me rend bien peu de justice si elle est inquiète de mes sentiments; ils sont tels quelle les mérite, et c'est tout dire. Je m'attache aussi très véri- tablement à son mari. Il a l'air froid et le cœur chaud ; il ressemble en cela à mon cher hôte: voilà les gens qu'il me faut.

J'approuve très fort d'user sobrement de la poste , qui en Suisse est devenue un brigandage public : elle est plus respectée en France ; mais les ports y sont exorbitants , et j'ai , depuis mon arrivée ici , plus de cent francs de ports de lettres. Retenez et lisez les lettres qui vous viennent pour moi; ne m'envoyez que celles qui l'exigent absolument; il suffit d'un petit extrait des autres.

Je reçois en ce moment votre paquet ro. Vous devez avoir reçu une de mes lettres je vous priois d'ouvrir toutes celles qui vous venoient à mon adresse : ainsi vos scrupules sont fort mal placés. Je ne sais si je vous écrirai encore avant mon départ; mais ne m'écrivez plus ici. Je vous embrasse de la plus tendre amitié.

63 1. A M. D'IVERNOIS.

Strasbourg, le 2 décembre 1765.

Vous ne doutez pas, monsieur, du plaisir avec le- quel j'ai reçu vos deux lettres et celles de M. Deluc. On

ANNÉE I765. 239

s'attache à ce qu'on aime à proportion des maux qu'il nous coûte. Jugez par si mon cœur est toujours au milieu de vous. Je suis arrivé dans cette ville malade et rendu de fatigue. Je m'y repose avec le plaisir qu'on a de se retrouver parmi des humains, en sortant du milieu des bétes féroces. José dire que depuis le com- mandant de la province jusqu'au dernier bourgeois de Strasbourg, tout le monde desireroit de me voir passer ici mes jours : mais telle n'estpas ma vocation. Hors d'état de soutenir la route de Berlin, je prends le parti de passer en Angleterre. Je m'arrêterai quinze jours ou trois semaines à Paris, et vous pouvez m'y donner de vos nouvelles chez la veuve Duchesne, libraire, rue Saint-Jacques.

Je vous remercie de la bonté que vous avez eue de songer à mes commissions. J'ai d'autres prunes à di- gérer; ainsi disposez des vôtres. Quant aux bilboquets et aux mouchoirs, je voudrois bien que vous pussiez me les envoyer à Paris , car ils me feroient grand plaisir ; mais , à cause que les mouchoirs sont neufs , j'ai peur que cela ne soit difficile. Je suis maintenant très en état d acquitter votre petit mémoire sans m'in- commoder. Il n'en sera pas de même lorsque, après les frais d'un voyage long et coûteux , j'en serai à ceux de mon premier établissement en Angleterre : ainsi, je voudrois bien que vous voulussiez tirer sur moi à Paris à vue le montant du mémoire en question. Si vous voulez absolument remettre cette affaire au temps je serai plus tranquille, je vous prie au moins de me marquer à combien tous vos déboursés se montent, et permettre que je vous en fasse mon

2l\o CORRESPONDANCE,

billet. Considérez, mon bon ami, que vous avez une nombreuse famille à qui vous devez compte de l'em- ploi de votre temps , et que le partage de votre fortune , quelque grande qu'elle puisse être, vous oblige à n'en rien laisser dissiper, pour laisser tous vos enfants dans une aisance honnête. Moi, de mou côté, je serai inquiet sur cette petite dette , tant quelle ne sera pas ou payée ou réglée. Au reste , quoique cette violente expulsion me dérange , après un peu d'embarras je me trouverai du pain et le nécessaire pour le reste de mes jours, par des arrangements dont je dois vous avoir parlé ; et quant à présent rien ne me manque. J ai tout l'argent qu'il me faut pour mon voyage et au- delà, et , avec un peu d'économie, je compte me re- trouver bientôt au courant comme auparavant. J'ai cru vous devoir ces détails pour tranquilliser votre honnête cœur sur le compte d'un homme que vous aimez. Vous sentez que, dans le désordre et la préci- pitation d'un départ brusque, je n'ai pu emmener mademoiselle Le Yasseur errer avec moi dans cette saison, jusqu'à ce que j eusse un gîte; je l'ai laissée à l'île Saint-Pierre , elle est très bien et avec de très honnêtes gens. Je pense à la faire venir ce printemps , en Angleterre, parle bateau qui part d'Yverdun tous les ans. Bonjour, monsieur; mille tendres salutations à votre chère famille et à tous nos amis; je vous em- brasse de tout mon cœur.

ANNÉE i;G5. 241

63a. - -A M. DAVID HUME.

Strasbourg, le 4 décembre i~65.

Vos bontés , monsieur , me pénétrent autant qu'elles m'honorent. La plus digne réponse que je puisse faire à vos offres, est de les accepter, et je les accepte. Je partirai dans cinq ou six jours pour aller me jeter entre vos bras; c'est le conseil de milord maréchal, mon protecteur, mon ami , mon père; c'est celui de ma- dame de Boufflers dont la bienveillance éclairée me guide autant qu'elle me console; enfin j ose dire c'est celui de mon cœur, qui se plaît à devoir beaucoup au plus illustre de mes contemporains, dont la bonté surpasse la gloire. Je soupire après une retraite soli- taire et libre je puisse finir mes jours en paix. Si vos soins bienfaisants me la procurent , je jouirai tout ensemble et du seul bien que mon cœur désire , et du plaisir de le tenir de vous. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

633. A M. DE LUZE.

Paris, le 16 décembre iy65.

J'arrive chez madame Duchesne piein du désir de vous voir, de vous embrasser, et de concerter avec vous le prompt voyage de Londres, s'il y a moyen. Je suis ici dans la plus parfaite sûreté; j'en ai en poche l'assurance la plus précise *. Cependant, pour éviter d'être accablé, je veux y rester le moins qu'il me sera

Il avoit un passe-port du ministre bon pour trois mois. XIX. 16

o/jn C0RRE8P0HDÀKCE.

possible, et garder le plus pariait incognito, s'il se peut: ainsi ne me décelez, je vous prie, à qui que ce soit. Je voudrois vous aller voir; mais, pour ne pas promener mon bonnet dans les rues, je désire que vous puissiez venir vous-même le plus tôt qu il se pourra. Je vous embrasse^ monsieur, de tout mon cœur *.

634. A M. DU PEYROU.

Paris, le 17 décembre i~G5.

J'arrive d'hier au soir, mon aimable hôte et ami. Je suis venu en poste , mais avec une bonne chaise, et à petites journées. Cependant j'ai failli mourir en route ; j'ai été forcé de m'arréter à Épernay , et j'y ai passé une telle nuit, que je nespérois plus revoir le jour: toutefois me voici à Paris dans un état assez passable. Je n'ai vu personne encore, pas même M. de Luze, mais je lui ai écrit en arrivant. J aile plus grand besoin

* Cetle intention si formelle de garder le plus parfait incognito , et l'empressement que nous le verrons bientôt montrer de quitter ce théâtre public ( lettre ci-après du 26 décembre), suffisent pour démentir ce qui est raconté à ce sujet dans la Correspondance de Grimin (première partie, tome V, page 124) :

« Rousseau est revenu à Paris le 17 décembre. Le lendemain il

« s'est promené au Luxembourg en babit arménien Il s'est aussi

« promené tous les jours à une certaine beure sur le boulevard dans « la partie la plus proche de sou logement. Cette affectation de se « montrer au public sans néce-^ilé , eu dépit du décret de prise de « corps, a choqué le ministre qui avoit cédé aux instances de ses « protecteurs , en lui accordant la permission de traverser le royaume « pour se rendre en Angleterre. On lui a fait dire par la police de » partir sans autre délai, s'il ne vouloit être arrêté. En conséquence il quitta Pai i- le 4 janvier , accompagné de D. Hume.

ANNÉE 1765. 243

de repos; je sortirai le moins que je pourrai. Je ne veux pas m'exposer derechef aux dîners et aux fatigues

de Strasbourg. Je ne sais si M. de Luze est toujours d humeur de passer à Londres, pour moi, je suis déterminé à partir le plus tôt qu'il me sera possible, et tandis qu'il me reste encore des forces, pour arriver enfin en lieu derepos.

Je viens en ce moment d'avoir la visite de M. de Luze, qui m'a remis votre billet du 7 , daté de Berne. J'ai écrit en effet la lettre à M. le bailii de Nidau; mais je ne voulus point vous en parler pour ne point vous affliger: ce sont, je crois, les seules réticences que l'amitié permette.

Voici une lettre pour cette pauvre fille qui est à l'Ile: je vous prie de la lui faire passer le plus promp- tement qu'il se pourra ; elle sera utile à sa tranquillité. Dites, je vous supplie, à madame la Commandante * combien je suis touché de son souvenir, et de l'intérêt qu'elle veut bien prendre à mon sort. Jaurois assu- rément passé des jours bien doux près de vous et d'elle; mais je n'étois pas appelé à tant de bien. Faute du bonheur que je ne dois plus attendre, cherchons du moins la tranquillité. Je vous embrasse de tout mon cœur.

635. A M. D'IVERNOIS.

Paris, le 18 décembre 1765.

Avant-hier au soir, monsieur, j'arrivai ici très fati- gué, très malade, ayant le plus grand besoin derepos.

* C'étoit la mère de du Peyrou , veuve d'un commandant de Surinam.

16.

244 CORRESPONDANCE.

Je n'y suis point incognito, et je n'ai pas besoin d'y être: je ne me suis jamais caché, et je ne veux pas commencer. Comme j'ai pris mon parti sur les injus- tices des hommes , je les mets au pis sur toutes choses , et je m'attends à tout de leur part, même quelquefois à ce qui est bien. J'ai écrit en effet la lettre à M. le bailli de Nidau; mais la copie que vous m'avez envoyée est pleine de contre-sens ridicules et de fautes épouvan- tables. On voit de quelle boutique elle vient. Ce n'est pas la première fabrication de cette espèce, et vous pouvez croire que des gens si fiers de leurs iniquités ne sont guère honteux de leurs falsifications. Il court ici des copies plus fidèles de cette lettre, qui viennent de Berne, et qui font assez d'effet. M. le dauphin lui- même, à qui on l'a lue dans son lit de mort, en a paru touché, et a dit là-dessus des choses qui feroient bien rougir mes persécuteurs, s'ils les savoient, et qu'ils fussent gens à rougir de quelque chose.

Vous pouvez m'écrire ouvertement chez madame Duchesne je suis toujours. Cependant j'apprends à l'instant que M. le prince de Conti a eu la bonté de me faire préparer un logeme'ht au Temple, et qu'il désire que je Taille occuper. Je ne pourrai guère me dis- penser d'accepter cet honneur; mais, malgré mon délogement , vos lettres sous la même adresse me par-

viendront également.

ANKÉE 17G5. 245

636. AU MÊME.

Paris, le 20 décembre 1765.

Votre lettre , mon bon ami , malarme plus qu elle ne m'instruit. Vous me parlez de milord maréchal pour avoir la protection du roi; mais de quel roi en- tendez-vous parler? Je puis me faire fort de celle du roi de Prusse; mais de quoi vous serviroit-elle auprès de la médiation? Et s'il est question du roi de France, quel crédit milord maréchal a-t-il à sa cour? Employer cette voie seroit vouloir tout gâter.

Mon bon ami, laissez faire vos amis, et soyez tran- quille. Je vous donne ma parole que si la médiation a lieu, les misérables qui vous menacent ne vous feront aucun mal par cette voie-là. Voilà sur quoi vous pouvez compter. Cependant ue négligez pas l'occa- sion de voir M. le résident, pour parer aux préven- tions qu'on peut lui donner contre vous: du reste, je vous le répète, soyez tranquille; la médiation ne vous fera aucun mal.

Je déloge dans deux heures pour aller occuper au Temple l'appartement qui m'y est destiné. Vous pour- rez mécrire à lllôtel de Saint-Simon, au Temple, à Paris. Je vous embrasse de la plus tendre amitié.

637. A M. DE LUZE.

22 décembre 1765.

L affliction, monsieur, la perte d'un père ten- drement aimé plonge en ce moment madame de \er-

■^ \G CORRESPONDANCE,

delin, ne me permet pas de nie livrer à des amuse- ments, tandis quelle est dans les larmes. Ainsi nous n'aurons point de musique aujourd'hui. Je serai ce- pendant chez moi ce soir comme à l'ordinaire; et, s il entre dans vos arrangements d'y passer, ce change- ment ne mêlera pas le plaisir de vous v voir. Mille salutations.

638. A MADAME LATOUR.

A Paris, le 24 décembre 1 -65.

J'ai reçu vos deux lettres, madame; toujours des reprochas! Comme, dans quelque situation que je puisse être, je n ai jamais autre chose de vous, je me le tiens pour dit, et m'arrange un peu là-dessus.

Mon arrivée et mon séjour ici ne sont point un se- cret. Je ne vous ai poiut été voir pareeque je ne vais voir personne, et qu il ne me serait pas possible, avec la meilleure santé et le plus grand loisir, de suffire, dans un si court espace r à tous les devoirs que j'au- rois à remplir. C'en seroit remplir un bien doux d aller vous rendre mes hommages: mais, outre que j'ignore si vous pardonneriez cette indiscrétion à ufi homme avec lequel vous ne voulez qu'une correspondance mvstérieuse, ce seroit me brouiller avec tous mes an- ciens amis de donner sur eux aux nouveaux la préfé- rence ; et, comme je n'en ai pas trop, que tous me sont chers, je n'en veux perdre aucun , si je puis, par ma faute.

yoi. 247

63o.-A M. DU PEYROU.

A Paris, le 24 décembre 1765.

Je vous envoie, mon cher hôte, l'incluse ouverte, afin que vous voyiez de quoi il s'agit. Tout le monde me conseille de faire venir toHt de suite mademoiselle Le Vasseur, et je compte sur votre amitié et sur vos soins, pour lui procurer les moyens de venir le plus promptement et le plus commodément qu'il sera pos- sible. Je voudrois qu'elle vînt tout de suite, ou quelle attendit le mois d'avril, pareeque je crains pour elle les approches de 1 équinoxe la mer est très ora- geuse. Disposez de tout selon votre prudence, en fai- sant, pour l'amour de moi, grande attention à sa com- modité et à sa sûreté.

Notre voyage est arrangé pour le commencement de janvier ; M. de Luze aura pu vous en rendre compte. J'ai l'honneur d'être, en attendant, l'hôte de M. le prince de Conti. Il a voulu que je fusse logé et servi avec une magnificence qu'il sait bien n'être pas selon mon goût; mais je comprends que, dans la circon- stance, il a voulu donner en cela un témoignage pu- blic de 1 estime dont il m honore. iLdesiroit beaucoup me retenir tout-à-fait , et m'établir dans un de ses châ- teaux à douze lieues d'ici; mais il y avoit à cela une condition nécessaire que je n'ai pu me résoudre d'ac- cepter, quoiqu'il ait employé durant deux jours consé- cutifs toute son éloquence, et il en a beaucoup, pour me persuader. L'inquiétude il étoit sur mes res- sources m'a déterminé à lui exposer nos arrange-

248 CORRESPONDANCE.

ments; j'ai fait, par la même raison, la même confi- dence à tous mes amis devenus les vôtres, et qui, j'ose le dire, ont conçu pour vous la vénération qui vous est due. Cependant, une inquiétude déplacée sur tous les hasards leur a fait exiger de moi une promesse dont il faut que je m'acquitte, très persuadé que c'est un soin bien superflu; c'est de vous prier de prendre les mesures convenables pour que, si j'avois le mal- heur de vous perdre , je ne fusse pas exposé à mourir de faim. Au reste, c'est un arrangement entre vous et vos héritiers, sur lequel il me suffit de la parole que vous m'avez donnée.

On se fait une fête en Angleterre d'ouvrir une sou- scription pour l'impression de mes ouvrages. Si vous voulez en tirer parti, j'ose vous assurer que le pro- duit en peut être immense, et plus grand de mon vi- vant qu'après ma mort. Si cette idée pouvoit vous dé- terminer à, y faire un voyage; je desirerois autant de la voir exécutée, que je le craignois en toute autre occasion.

Je ne voudrais pas , mon cher hôte , séparer mes livres; il faut vendre tout ou m'envoyertout. Je pense ■que les livres, l'herbier, et les estampes, le tout bien emballé, peut mètre envoyé par la Hollande, sans que les frais soient immenses, et je ne doute pas que MM. Portalès, et surtout M. Paul, qui m'a fait des offres si obligeantes, ne veuille bien se charger de ce soin. Toutefois, si vous trouvez l'occasion devons dé- faire du tout, sauf les livres de botanique dont j'ai absolument besoin, j'y consens. Je pense que vous ferez bien aussi de m'envoyer toutes les lettres et au-

ANNÉE 1 7<j5. 249

très papiers relatifs à mes mémoires, pareeque mon projet est de rassembler et transcrire d'abord toutes mes pièces justificatives; après quoi je vous renverrai les originaux à mesure que je les transcrirai. Vous de- vez en avoir déjà la première liasse; j'attends, pour faire la seconde, une trentaine de lettres de 1708, qui doivent être entre vos mains. Pygmalion ne m'est plus nécessaire, n'étant plus à Strasbourg; mais je neserois pas fàchédepouvoirlireà mesamis le Lévite d'Ephraïm , dout beaucoup de gens me parlent avec curiosité.

Je vous écris avec beaucoup de distraction, parce- qu il me vient du monde sans cesse , et que je n'ai pas un moment à moi. Extérieurement, je suis forcé d'être à tous les survenants ; intérieurement, mon cœur est à vous, sovez-en sûr. Je vous embrasse.

Si vous me répondez sur-le-champ , je pourrai rece- voir encore votre lettre, soit sous le pli de M. deLuze , soit directement à [hôtel de Saint-Simon, au Temple.

640.— A M. DE LUZE.

26 décembre I ^65.

Je ne saurois, monsieur, durer plus long-temps sur ce théâtre public. Pourriez-vous, par charité, ac- célérer un peu notre départ1 M. Hume consent à partir le jeudi 1 à midi pour aller coucher à Senlis. Si vous pouvez vous prêter à cet arrangement, vous me ferez le plus grand plaisir. Nous n'aurons pas la ber- line à quatre; ainsi vous prendrez votre chaise de poste, M. Hume la sienne, et nous changerons de temps en temps. Voyez de grâce , si tout cela vous con-

25o CORRESPONDANCE.

vient, et si vous voulez m 'envoyer quelque chose à

mettre dans ma malle. Mille tendres salutations.

64r. A M. DIVERNOIS.

Paris, le 3o décembre i~65.

Je reçois, mon bon ami, votre lettre du 23. Je suis très fâché que vous n'ayez pas été voir M. de Vol- taire. Avez-vous pu penser que cette démarche me ferait de la peine? que vous connoissez mal mon cœur! Eh, plut à Dieu qu'une heureuse réconciliation entre vous , opérée par les soins de cet homme illustre , me faisant oublier tous ses torts, me livrât sans mé- lange à mon admiration pour lui! Dans les temps il m'a le plus cruellement traité, j'ai toujours eu beau- coup moins d'aversion pour lui que d'amour pour mon pays. Quel que soit l'homme qui vous rendra la paix et la liberté, il me sera toujours cher et respec- table. Si c'est Voltaire, il pourra du reste me faire tout le mal qu'il voudra ; mes vœux constants , jusqu'à mon dernier soupir, seront pour son bonheur et pour sa gloire.

Laissez menacer les jongleurs; teljîert qui ne tue f>as. Votre sort est presque entre les mains de M. de Voltaire; s'il est pour vous, les jongleurs vous feront fort peu de mal. Je vous conseille, et vous exhorte, après que vous l'aurez suffisamment sondé, de lui donner votre confiance. Il n'est pas croyable que, pouvant être l'admiration de 1 univers , il veuille en de- venir l'horreur : il sent trop bien l'avantage de sa po- sition pour ne pas la mettre à profit pour sa gloire. Je

A INNÉE 1766. 2DJ

ne puis penser qu'il veuille, en vous trahissant, se couvrir d'infamie. En un mot, il est votre unique res- source : ne vous 1 ôtez pas. S il vous trahit, vous êtes perdu, je l'avoue; mais vous l'êtes également s'il ne se mêle pas de vous. Livrez-vous donc à lui rondement et franchement; gagnez son cœur par cette confiance; prêtez-vous à tout accommodement raisonnable. As- surez les lois et la liberté ; mais sacrifiez l'amour-pro- pre à la paix. Surtout aucune mention de moi, pour ne pas aigrir ceux qui me haïssent; et si M. de Vol- taire vous sert comme il le doit, s il entend sa gloire , comblez-le d'honneurs , et consacrez à Apollon pacifi- cateur, l'hœbo pacatori, la médaille que vous m'aviez destinée.

642. A M. DU PEYROTJ.

A Paris, le i janvier 1766.

.le reçois , mon cher hôte , votre lettre du 2 { , 1 3 ; je pars demain pour le public, et samedi réellement. Toujours embarrassé de mes préparatifs et de mes continuelles audiences, je ne puis vous écrire que quelques mots rapidement.

N'ayant pas le temps suffisant pour relire vos let- tres avee attentionné ne les ferai pas imprimer, d au- tant que c'est la chose la moins nécessaire: On ne peut rien ajouter au mépris et à l'horreur qu'on a ici pour vos ministres; et cette affaire commence à être si \ icille, que, selon l'esprit léger du pays, on ne pour- roit se résoudre à y revenir sans ennui. J apprends que la cour vous donne un gouverneur; j imagine que

2D2 CORRESPONDANCE.

cette nouvelle ne fait pas un grand plaisir au sicaire

et à ses satellites.

Je ne sais quel parti aura pris mademoiselle Le Vasseur. On l'attend ici; mais le froid est si terrible , que je souffre à imaginer cette pauvre fille en route , seule, et par le temps qu il fait. Dirigez tout pour le mieux, soit pour accélérer son départ, soit pour le retarder jusqu'après l'équinoxe. Il faut nécessaire- ment L'un ou l'autre; le pis seroit de temporiser.

Tâchez, je vous en prie, de m'envoyer par made- moiselle Le Vasseur toutes les lettres, mémoires, brouillons, etc., depuis 1768 jusqu'à 1762, mois de juin inclusivement, c'est-à-dire jusqu'à mon départ de Paris , attendu que la première chose que je vais faire, sera de mettre au net toute cette suite de pièces, de peur d'en perdre la trace. Mon voyage ici ne ma pas été tout-à-fait inutile pour mon objet. J'y ai ac- quis, sur la source de mes malheurs, des lumières nouvelles, dont il sera bon que le. public à venir soit instruit. Je vous recommande mes plantes sèches. Ce recueil fait en Suisse, me sera bien précieux en An- gleterre, où j espère m'en occuper. Si vous pouvez remettre à mademoiselle Le Vasseur une copie du Lévite, ou un brouillon qui doit être parmi mes pa- piers , je vous en serai fort obligé. Vous savez qu'il y a parmi mes estampes une épreuve d'une petite fille qui baise un oiseau, et que cette épreuve vous étoit destinée. Je vous en parle, pareeque cette estampe est charmante, et quelle ne se vend point. Il doit y en avoir deux en noir et une en rouge; choisissez. M. Watelet a ranimé ici mon goût pour les estampes,

an:sée 1766. 253

par celles dont il m'a fait cadeau. Je veux vous faire faire connoissance avec lui. Lorsque vous ferez im- primer mes écrits, il se chargera volontiers de la di- rection des planches, et c'est un grand point que cet article soit bien exécuté.

J'ai cherché Le moment pour écrire à M. de Vau- travers, à qui je dois des remerciements, je n ai pu le trouver dans ce tourbillon de Paris, je suis en- traîné; je suis ici dans mon hôtel de Saint-Simon, comme Sancho dans son île de Barataria, en repré- sentation toute la journée. J'ai du monde de tous états, depuis l'instant je me lève, jusqu à celui je me couche, et je suis forcé de m habiller en public. Je n'ai jamais tant souffert; mais heureusement cela \a finir.

On écrit de Genève que vous êtes en relation avec M. de Voltaire; je suis persuadé qu il n en est rien, non que cela me fît aucune peine , mais parceque vous ne m'en avez rien dit. Je suis obligé de partir, sans pouvoir vous donner aucune adresse pour Londres ; mais, parle moven de M. de Luze, j'espère que notre communication sera bientôt ouverte. J'ai le cœur at- tendri des bontés de madame la commandante, et de l'intérêt qu'elle prend à mon sort. Je connois son ex- cellent cœur, elle est votre mère; je suis malheureux, comment ne s'intéresseroit-elle pas à moi? Quand je pense à vous, j'ai cent mille choses à vous dire; quand je vous écris, rien ne me vient, j'achève de perdre entièrement la mémoire. Grâce au ciel, ce n'est pas d'elle que dépendent les souvenirs qui m'attachent à vous. Je vous embrasse tendrement.

:>J4 CORRJBSFONbANCE.

6/f3. A MADAME DE CRÉQUI.

An Temple, le Ier janvier 1766.

Le désir de vous revoir, madame, formoit un de ceux qui m'attiroient à Paris. La nécessité, la dure nécessité, qui gouverne toujours ma vie, m'empêche de le satisfaire. Je pars avec la cruelle certitude de ne vous revoir jamais: mais mon sort n'a point changé mon ame; rattachement, le respect, la reconnois- sance, tous les sentiments que j'eus pour vous dans les moments les plus heureux, m'accompagneront dans mes richesses jusqu'à mon dernier soupir*.

644. -A MADAME LATOUR.

Le 2 janvier 1766.

Je pars, chère Marianne, avec le regret de n'avoir pu vous revoir. Je n'ai pas plus oublié que vous ma promesse ; mais ma situation la rendoit conditionnelle : plaignez-moi sans me condamner. Depuis que je vous ai vue, j'ai un nouvel intérêt de n'être pas oublié de vous. Je vous écrirai, je vous donnerai mon adresse. Je désire extrêmement que vous m'aimiez, que vous ne me fassiez plus de reproches, et encore plus de n'en point mériter. Mais il est trop tard pour me cor- riger de rien; je resterai tel que je suis , et il ne dépend pas plus de moi d'être plus aimable, que de cesser de vous aimer.

* Raccompagneront dans mes richesses. ... C'est le texte de l'édi- tion originale donnée par Pou.<;ens en 1798 ( petit in-12, page 33). Mais le tnot îichesses n'offre ici aucun sens ; c'est sans doute dé- tresseshxx traverses qu'il y fuudroit substituer.

ANNÉE 1 766. 255

G 4 5. A M™ LA COMTESSE DE BOUFFLEÏ1S.

Londres, 18 janvier 1 766.

Nous sommes arrivés ici, madame, lundi dernier, itjprès un voyage sans accident; je n'ai pu, comme je l'espérois, me transporter d'abord à la campagne. M. Hume a eu la bonté d'y venir hier faire une tour- née avec moi, pour chercher un logement. Nous avons passé a Fulham , chez le jardinier aucpiel on avoit songé ; nous avons trouvé une maison très malpropre, il n'a qu'une seule chambre à donner, laquelle a deux lits , dont l'un est maintenant occupé par un malade, et qu'il n'a pas même voulu nous montrer. Nous avons vu quelques endroits sur lesquels nous ne sommes pas encore décidés, mon désir ardent étant de m'éloigner davantage de Londres , et M. Hume pen- sant que cela ne se peut, sans savoir l'anglois; je ne puis mieux faire que de m'en rapporter entièrement à la direction d'un conducteur si zélé. Cependant je vous avoue, madame , que je ne renoncerois pas facilement à la solitude dont je m'étois flatté et je comptois nourrir à mon aise les précieux souvenirs des bontés de M. le prince de Conti et des vôtres.

M. Hume m'a dit qu'il couroit à Paris une pré- tendue lettre que le roi de Prusse m'a écrite. Le roi de Prusse ma honoré de sa protection la plus décidée et des offres les plus obligeantes; mais il ne m'a jamais écrit. Comme toutes ces fabrications ne tarissent point, et ne tariront vraisemblablement pas sitôt , je desirerois ardemment qu'on voulût bien me les laisser ignorer, et

256 CORRESPONDANCE.

que mes ennemis en fussent pour les tourments qu'il leur plait de se donner sur mon compte, sans me les faire partager dans ma retraite. Puissè-je ne plus rien savoir de ce qui se passe en terre -ferme, hors ce qui intéresse les personnes qui me sont chères! J'ap- prends, par une lettre de jNeuchàtel, que mademoi- selle Le Vasseur est actuellement en route pour Paris , peut-être au moment vous recevrez cette lettre, madame, sera-t-elle déjà chez madame la maréchale : je prends la liberté de la recommander de nouveau à votre protection , et aux bons conseils de miss Beckett. Je souhaite quelle vienne me joindre le plus tôt qu'il lui sera possible : elle s'adressera à Calais, à M. Morel Disque, négociant; et à Douvres, à M. Minet, maître des paquebots, qui l'adressera à M. Steward, à Lon- dres.

Je ne puis rien vous dire de ce pays, madame, que vous ne sachiez mieux que moi ; il me paroît qu'on m'y voit avec plaisir, et cela m'y attache. Cependant j'ai- merois mieux la Suisse que l'Angleterre, mais j'aime mieux les Anglois que les Suisses. Votre séjour chez cette nation, quoique court, lui a laissé des impres- sions qui m'en donnent de bien favorables sur son compte. Tout le monde m'y parle de vous, même en songeant moins à moi qu'à soi. On s'y souvient de vos voyages , comme d'un bonheur pour l'Angleterre , et je suis sur d'y trouver partout la bienveillance , en me vantant de la vôtre. Cependant, comme tout ce qu'on dit ne vaut pas, à mon gré, ce que je sens, je voudrois de l'hôtel de Saint-Simon avoir été transporté dans la plus profonde solitude : j'aurois été bien sûr

ANNÉE 1766. 257

de n y jamais rester seul. Mon amour pour la retraite ne 111 a pourtant pas fait encore accepter aucun des logements qu'on ma offerts en campagne. Me voilà devenu difficile en hôte.

Lorsque vous voudrez bien, madame, me faire dire un mot de vos nouvelles, soit directement, soit par M. Hume, permettez que je vous prie de m'en faire donner aussi sur la santé de madame la maréchale.

Après avoir écrit cette lettre, j'apprends que M. Hume a trouvé un seigneur du pays de Galles , qui dans un vieux monastère, loge un de ses fer- miers , lui fait offre pour moi d'un logement précisé- ment tel que je le désire. Cette nouvelle, madame, me comble de joie. Si dans cette contrée, si éloignée et si sauvage, je puis passer en paix les derniers jours de ma vie, oublié des hommes, cet intervalle de repos me fera bientôt oublier toutes mes misères, et je se- rois redevable à M. Hume de tout le bonheur auquel je puisse encore aspirer.

Nota. Une circonstance rapportée dans cette lettre mérite d'être remarquée : c'est la confidenjce de David Hume à Jean-Jacques , sur la prétendue lettre du roi de Prusse. Rousseau fuvoit en An- gleterre pour ne plus entendre ce que ses ennemis disoient de lui ; et son hôte a la maladresse de l'en instruire. Jean-Jacques en eut de l'humeur contre Hume : il n'ose l'exprimer directement à ma- dame de Boufflers , amie intime de l'historien, et qui les avoit liés tous les deux , mais il ne sauroit en dissimuler l'expression. Je desi- rerois qu'on voulût bien, etc. Il est proljahle qu'il vouloir faiie donner l'avis par madame de Boufflers.

\l\.

258 CORRESPONDANCE.

646.— A M. DU PEYROU.

A Londres, le 27 janvier 1766.

Je reçois, mon cher hôte, votre 16. Je vous écrivis, il y a quelques jours; mais comme il y eut quelque quiproquo sur l'affranchissement de ma let- tre, et qu'elle, pourroit être perdue, je vous en répé- terai les articles les plus importants , avec les change- ments que de nouvelles instructions m'engagent d y faire.

Rey me marque qu'il desireroit bien d'avoir un exemplaire de vos lettres et des pièces pour et contre : faites en sorte de les lui envoyer. On ne connoissoit ici que votre première lettre ; Becket et de Hondt la fai- soient traduire et imprimer, je leur ai fourni le reste. Mais M. Hume seroit d'avis qu'on fît encore une lettre sur ma retraite à l'île de Saint-Pierre, puis à Bienne, et enfin en France , et ici. Vous devriez , mon cher hôte , faire cette lettre adressée à M. Hume qui en sera charmé, et auquel vous aurez des choses si honnêtes a dire sur les tendres soins qil il a pris de moi , et sur l'accueil distingué qu'il m'a procuré en Angleterre. L'éloge de la nation vient comme de cire; en vérité elle le mérite bien , et c'est une bonne leçon pour les autres. Il me semble que vous pouvez traiter l'affaire de Berne sans vous compromettre, et même, en louant la majeure et plus saine partie du gouvernement, qui a désapprouvé assez hautement ce coup fourré; mais pour ces manants de Bienne, ils méritent en vérité d'être traînés par les boues. Vous pourrez joindre

ANNK1-: 1766. 259

pour nouvelles pièces justificatives les nouveaux res- crits delà cour, les arrêts du Conseil d'état, et même les certificats donnés au sicaire, commentés en peu de mots, ou sans commentaire, et vous pourrez parler dune prétendue lettre du roi de Prusse, à moi adressée, et sûrement de fabrication genevoise, qui a couru Paris, et qui est en opposition parfaite avec les senti- ments, les discours, les rescrits, et la conduite du roi dans toute cette affaire. Si vous voulez entreprendre ce petit travail, il faut vous presser, car nous avons fait suspendre l'impression du reste pour attendre ce complément que vous pourriez envover aussi à Rev, aumoven de quoi Félice et les autres fripons seroient assez penauds , voyant vos lettres , qu'ils prennent tant, de peine à supprimer, publiques en Hollande et tra- duites à Londres. Le sujet est assez beau, ce me sem- ble, et le correspondant que je vous donne ne fournit pas moins. Je vous recommande aussi les deux baillis qui m'ont protégé . chacun dans son gouvernement, M. de Moirv et M. de Graffenried. M. Hume croit que ma lettre à ce dernier doit entrer dans les pièces jus- tificatives. Vous pourrez faire adresser votre paquet bien au net à M. Hume, dans Yorck-Buildings , Buc- kingham street , London. S il àrrivoit que vous ne vou- lussiez pas vous charger de cette nouvelle besogne, il faudroit l'en avertir. Au reste, priez-le de revoir et de retoucher; il écrit et parle le françois comme l'anglois, c'est tout dire.

Je suis absolument déterminé pour l'habitation du pays de Galles, et je compte m'v rendre au commen- cement du printemps. En attendant l'arrivée de ma-

26o CORRESPONDANCE,

demoiselle Le Vasseur, je vais habiter un village au- près de Londres, appelé Chiswick, je l'attendrai et nous prendrons quelques semaines de repos. car on n'en peut avoir ici par l'affluence du inonde doii t on est accablé. Cependant je ne rends aucune visite, et 1 on ne s'en fâche pas. Les manières angloises sont fort de mon goût ; ils savent marquer de l'estime sans flagorneries ; ce sont les antipodes du babillage de îseuchàtel. Mon séjour ici fait plus de sensation que je n'aurois pu croire. M. le prince héréditaire, beau- frère du roi, m'est venu voir, mais incognito, ainsi n'en parlez pas. Louez, en général, le bon accueil, mais sans aucun détail. Je vous écris sans régie et sans ordre, sûr que vous ne montrez mes lettres à per- sonne.

Je vous avoue que je n'aime pas trop votre corres- pondance avec M. Misoprist, et surtout l'impression dont vous vous chargez. Je ne reconnois pas votre sagesse ordinaire. Ignorez-vous que jamais homme n'eut avec Voltaire des affaires de cette espèce qu il ne s'en soit repenti? Dieu veuille qu'ainsi ne soit pas de vous!

Je vous remercie de vos bons soins au sujet de MM. Guinand et Hankey. Je ne serai pas à portée, vivant à soixante lieues de Londres, de leur demander de l'argent quand j'en aurai besoin. Il vaudra mieux que vous preniez la peine de m'envoyer périodique- ment des billets, ou lettres sur eux, que je pourrai négocier dans la province. Puisque mademoiselle Le Vasseur n'a pas pris les trente louis que je vous avois laissés, vous m'obligerez de m'envoyer sur ces mes

ANNÉE [766. 261

sieurs un papier de cette somme, déduction faite des divers déboursés que vous avez faits pour moi. M. Hume me fera parvenir votre lettre. Je ne vois plus M. de Luze, et malheureusement nous avons perdu son adresse. Je vous embrasse tendrement. Mille respects à la bonne maman, et amitiés à tous vos amis.

Comme M. Hume ne résidera pas toujours à Lon- dres, vous pourrez faire adresser ou remettre vos lettres à M. Steward, Yarçk-Builaings , Buckingham strcet.

Je rouvre ma lettre pour vous dire qu'après y avoir mieux pensé, je ne suis poiotd'avis que vous écriviez cette nouvelle lettre, pour éviter toute nouvelle tracas- serie, surtout avec vos voisins. Restons en paix, mon cher hôte, cultivez la philosophie, amusez-vous à la botanique, laissez les prêtres pour ce qu'ils sont, et surtout ne vous mêlez point de faire imprimer les écrits de Voltaire , car infailliblement vous en auriez du- chagrin ; mais ramassez toujours les pièces qui regardent mon affaire pour l'objet que vous savez.

647._A M. D'IVERNOIS.

Cliiswick, le 29 janvier 1766.

Je suis arrivé heureusement dans ce pays: j'y ai été accueilli , et j en suis très content : mais ma santé, mon humeur, mon état, demandent que je m'éloigne de Londres; et, pour ne plus entendre parler, s'il est possible, de mes malheurs, je vais dans peu me con- finer dans le pays de Galles. l;uissè-je y mourir en paix '

2()2 COIIRESI'ONDANCE.

c'est le seul vœu qui me reste à faire. Je vous embrasse tendrement.

648, A M"E LA COMTESSE DE BOUFFLEKS.

A Chiswick, le 6 février i~G6.

J'ai changé d'habitation, madame, depuis que j'ai eu l'honneur de vous écrire. M. deLuze, qui aura celui de vous remettre cette lettre, et qui m'est venu voir dans ma nouvelle habitation, pourra vous en rendre compte; quelque agréable quelle soit, j espère n'y de- meurer que jusqu'après l'arrivée de mademoiselle Le Vasseur , dont je n'ai aucune nouvelle et dont je suis fort en peine, ayant calculé , sur le jour de son départ et sur l'empressement que je lui connois, qu'elle de- vroit naturellement être arrivée. Lorsqu'elle le sera, et qu'elle aura pris le repos , dont sûrement elle aura grand besoin , nous partirons pour aller , dans le pays de Galles , occuper le logement dont je vous ai parlé, madame, dans ma précédente lettre. Je soupire in- cessamment après cet asile paisible , Ion rne'promet le repos; et dont, si je le trouve, je ne sortirai jamais. Cependant M. Hume, plus difficile que moi sur mon bien, craint que je ne le trouve pas si loin de Londres. Depuis l'engagement du pays de Galles, on lui a pro- posé d'autres habitations qui lui paroissent préféra- bles ; entre autres une dans 1 île de Wight, offerte par M. Stanley. L'île de Wight est plus à portée, dans un climat plus doux et moins pluvieux que le pays de Galles, et le logement y sera probablement plus com- mode. Mais le pays est découvert; de grands vents:

ANNÉE 1766. 263

des montagnes pelées; peu d'arbres* beaucoup de monde; les vivres aussi chers qu'à Londres. Tout cela ne m'accommode pas du tout. Le pays de Galles res- semble entièrement à la Suisse, excepté les habitants. Voilà précisément ce qu il me faut. Si je me logeois pour mes amis et que M. Hume restât à Londres,, je serois bien tenté d'y rester aussi. Mais comme lui- même , en suivant ce principe, a choisi Paris et que je ne puis pas F y suivre, je suis réduit à me loger pour moi. En ce cas, c'est en Galles qu'il faut que j aille; car enfin , quoi qu'on puisse dire , personne ne connoit mieux que moi ce qui me convient. C'est beaucoup, sans doute, de trouver sur la terre un endroit Ton me laisse: mais si j en trouve en même temps un je me plaise, n'est-ce pas encore plus? Si je vais dans l'île de Wight, j'en voudrai sortir; mais si je vais au pays de Galles, j'y voudrai mourir. Pensez-y, ma- dame, je vous en supplie. M. Hume m'a menacé de vous mettre dans son parti. Je vous avoue que je meurs d'envie de gagner de vitesse; et je sens que je ne serai jamais assez bien pour moi-même, si vous ne me trouvez bien aussi. J'en dirois presque autant à M. Hume pour tous les soins qu'il a pris et qu'il prend de moi. Je n'imagine pas comment, sans lui, j'aurais pu faire pour me tirer d'affaire.

649. —A M. DU PEYROU.

A Chiswick,le i5 février J766.

J'ai reçu presque à-la-fois deux bien grands plaisirs , mademoiselle Le Vasseur et votre 17; j'apprends

t.j CORRESPONDANCE.

par l'une et par l'autre, combien vous êtes occupé de vos affaires, et encore plus des miennes. La nouvelle arrivée n'a rien eu de plus pressé que d'entrer avec moi dans les détails de vos bontés pour elle, qui mont touché, sans doute, mais qui ne mont pas sur- pris. Je n'ajoute rien là-dessus; vous savez pourquoi. Je n'attends plus, pour me mettre en route avec elle pour le pays de Galles, qu'un peu de repos pour elle, et un temps plus doux pour tous les deux. La Tamise a été prise, la gelée a été terrible; nous avons eu l'un des plus rudes hivers dont j'aie 'connoissance; il sem- ble que la charité chrétienne de messieurs de Berne l'ait choisi tout exprès pour me faire voyager.

Mademoiselle Le Vasseur ne m'a point apporté la petite caisse, qui n a-dû arriver à Paris que le jour qu'elle en est partie. J espère que madame de Fau- gnes aura la bonté d'en prendre soiu; je l'ai recom- mandée aussi à M. de Luze, qui partit samedi dernier en bonne santé, mais fort peu content de Londres. Au moyen de toutes vos précautions, j'ai lieu d'es- pérer que ces papiers me parviendront sains et saufs. Cependant, je ne puis me défendre d'en être un peu inquiet, vu l'importance dont ils sont pour les recueils dont je vais m'occuper.

Dans mes deux précédentes lettres, j'entrois dans de longs détails sur l'envoi de mes livres et papiers. J'ai quelque lieu de craindre que la première n'ait été perdue; mais la deuxième suffit pour vous guider dans l'envoi que vous voulez m'en faire, et qui réel- lement me fera grand plaisir dans ma retraite; ce qui m'en feroit bien plus encore, seroit l'espoir de vous y

a\:née 1766. 265

voir un jour. Si jamais M. de Cerjcat vous y attire, j'aurai bien des raisons de l'aimer. Je n'ai pas ouï parler de lui , et je ne cherche pas de nouvelles connoissances ; Aiais, s'il cherche à me voir, je le recevrai comme votre ami, et j'oublierai qu'il croit aux miracles.

Je ne vois pas sans inquiétude votre commerce avec M. Misoprist; j'ai peur qu'il n'en résulte enfin quelque chagrin pour vous. Je ne vous conseille point de faire imprimer son manuscrit ; quant à la lettre véri- table, ce peut être une plaisanterie sans conséquence. Cependant, je trouve qu'il est au-dessous de vous de vous occuper de ce cuistre de Montmollin, et de sa vile séquelle. Oubliez que toute cette canaille existe; ces gens-là n'ont du sentiment qu'aux épaules, et l'on ne peut leur répondre qu'à coups de bâton. Je ne sais ce qu'a dit le moine Bergeon , et ne m'en soucie guère. Quand vous aurez prouvé que tous ces gens-là sont des fripons, vous n'aurez dit que ce que tout le monde sait. Cependant, n'oubliez pas de rassembler toutes les pièces qui me regardent, et de me les envoyer quand vous en aurez l'occasion. Je n'ai vu qu'une «seule des lettres de Voltaire dont vous me parlez; c'est, je crois», la dix-septième ou dix-huitième lettre. Je n' ai point vu non plus la prétendue lettre du roi de Prusse, à moi adressée; et pourquoi vous l'attri- buez à M. Horace Walpole, c'est ce que je ne sais point du tout.

On travaille ici à traduire vos lettres, et j'ai donné pour cela mon exemplaire corrigé comme j'ai pu; mais l'ouvrage va si lentement, et la traduction est si mauvaise, que j'aimerois , je crois, presque autant

I 6 CORRESPONDANCE.

que tout cela ne parût point du tout. Rey auroit désiré les avoir pour les imprimer, et je vous avoue que je suis surpris que vous ne vous serviez pas de lui pour toutes ces petites pièces, dont vous pourriez voifs faire envoyer des exemplaires par la poste, plutôt que des imprimeurs autour de vous, qui, environnés des pièges de nos ennemis, y sont infailliblement pris, soit comme fripons, soit comme dupes. Il me paroît certain que Félice a supprimé vos lettres avec autant de soin qu'il a répandu celles de ce misérable. On trouve partout les siennes ; on n entend parler des vôtres nulle part, et assurément ce n'est pas la préfé- rence du mérite qui fait ici celle du cours. Ou n'im- primez rien, ou n imprimez qu'au loin, comme j'ai fait.

J'attends aujourd'hui M. Guinand, avec qui je pren- drai des arrangements pour notre correspondance. J'espère vous écrire encore avant mon départ; cepen- dant je ne puis causer tranquillement avec vous que de ma retraite.

Je ne sais pas trop ce que signifie Misoprist; il me paroit qu'U signifie ennemi de je ne sais quoi, quoi- que je m'en doute et vous aussi.

65o. A M. DIVERNOIS.

Chiswick, le a3 février 1766.

Je reçois, monsieur, aotre lettre du premier de ce mois. Je sens la douleur qu a vous causer la perte de madame votre mère , et laminé me la fait partager. G est le cours de la nature, que les parents mcureur

ANNÉE I766. 2G7

avant leurs enfants, et que les enfants de ceux-ei res- tent pour les consoler. Vous avez dans votre famille et dans vos amis de quoi ne vous laisser sentir d'une telle perte que ce que votre bon naturel ne lui peut refuser.

Vous n'avez pas penser que je voulusse être re- devable à M. de Voltaire de mon rétablissement. Qu'il vous serve utilement, et qu'il continue au surplus ses plaisanteries sur mon compte; elles ne me feront pas plus de chagrin que de mal. J'aurois pu m'iionorer de son amitié s'il en eût été capable; je n'aurois jamais voulu de sa protection: jugez si j'en veux, après ce qui s'est passé. Son apologie est pitoyable; il ne me croit pas si bien instruit. Parlez-lui toujours de ma part en termes honnêtes; n'acceptez ni ne refusez rien. Le moins d'explication que vous aurez avec lui sur mon compte, sera le mieux, à moins que vous n'a- perceviez clairement qu il revient de bonne foi : mais il a tous les torts, il faut qu'il fasse toutes les avances; et voilà ce qu'il ne fera jamais. Il veut pardonner et protéger : nous sommes fort loin de compte.

Je ne connois point M. de Guerchi , ambassadeur de France en cette cour; et, quand je le connoîtrois , je doute que sa recommandation ni celle d'un autre fût de quelque poids dans vos affaires. Votre sort est décidé à Versailles. M^de Beauté ville ne fera qu'exécu- ter l'arrêt prononcé. Toutefois je tente de lui écrire, quoique je sois très peu connu de lui. Je voudrois qu'il vous connût et qu'il vous aimât, ce qui est à peu près la même chose. Une lettre sert au moins à faire con- noissance : vous pourrez donc lui rendre la mienne

CORRESPOND AS CE. après lavoir cachetée, si vous le jugez à propos. Jp vous l'envoie à Bordeaux pour plus de sûreté ; mais surtout n en parlez ni ne la montrez à personne. Je vous en ferai peut-être passer à Genève un double par duplicata pour plus de sûreté.

Je vous suis obligé de votre lettre de crédit ; je serai peut-être dans le cas d'en faire usage. Selon mes ar- rangements avec M. du Pevrou, il a écrit à son ban- quier de me donner l'argent que je lui demanderais. Je lui ai demandé vingt-cinq louis; il ne m a fait au- cune réponse. Je ne suis pas d'humeur de demander deux fois : ainsi, quand j'aurai découvert l'adresse de MM. Lucadou et Drake, que vous ne m'avez pas don- née , je les prierai peut-être de m'a vancer cette somme , et j'en ferai le reçu de manière qu'il vous serve d'assi- gnation pour être remboursé par M. du Peyrou.

J'aurois à vous consulter sur autre chose. J ai chez madame Boy de La Tour trois mille livres de France, et mademoiselle Le Yasseur, quatre cents. L'augmentation de dépense que le séjour d'Angleterre va m'occasioner, me fait désirer de placer ces sommes en rentes viagères sur la tête de mademoiselle Le Yas- seur. Le petit revenu de cet argent doubleroit de cette manière, et ne seroit pas perdu pour cette pauvre fille à ma mort. Il se fait, à ce qu'on dit, un emprunt en France ; crovez-vous que je pourrais placer mon ar- gent sans risque? v serois-je à temps? pourriez- vous vous charger de cette affaire? à qui faudroit-il que je remisse le biljet pour retirer cet argent, et cela.pour- roit-il se faire convenablement sans en avoir prévenu madame Bov de La Tour? Yovez. Dans l'éloignement

A.NEÉE 1-66. 269

je vais être de Londres, les correspondances se- ront longues et difficiles ; c'est pour cela que je vou- drois, en partant, emporter assez d'argent pour avoir le temps de ni'arranger. D'ailleurs, j'écrirai peu ; j'at- tendrai des occasions pour éviter d'immenses ports de lettres, et je ne recevrai point de lettres par la poste. J'aurai soin de donner une adresse à M. Casenove avant de partir; ce que je compte faire dans quinze jours au plus tard. Bon voyage, heureux retour. Je vous embrasse.

Je suppose que vous avez reçu la lettre que je vous ai écrite de Londres, il y a environ trois semaines ou un mois.

Il me vient une pensée. Une histoire de la média- tion pourroit devenir un ouvrage intéressant. Recueil- lez, s'il se peut, des pièces, des anecdotes, des faits, sans faire semblant de rien. Je regrette plusieurs pièces qui étoient dans la malle, et qui seroient néces- saires. Ceci n'est qu'un projet qui , j'espère, ne s'exécu- tera jamais, au moins de ma part. Toutefois, de ma part ou d'une autre , un bon recueil de matériaux au- roit tôt ou tard son emploi. En faisant un peu causer Voltaire, l'on en pourroit tirer d'excellentes choses. Je vous conseille de le voir quelquefois ; mais surtout ne me compromettez pas.

Je ne comprends pas ce que j'ai pu vous envoyer à la place de cette lettre que je vous écrivois , en vous envoyant celle pour M. de Beauteville. Je me hâte de réparer cette étourderie. Voici votre lettre. Vous pour- rez juger si ce que j'ai pu vous envoyer à la place de- mande de m'étre renvoyé. Pour moi . je n'en sais rien.

2-o CORRESPOJNDANCl-;.

65 1. - A M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.

A Chiàwiek, le a3 février 1766.

Monsieur,

C'est au nom , cher à votre cœur, de feu M. le ma- réchal de Luxembourg, que j'ose rappeler à votre souvenir un homme à qui 1 honneur de son amitié valut celui d'être connu de vous. Dans la noble fonc- tion que va remplir V. E. vous entendrez quelquefois parler de cet infortuné. Vous connoitrez ses malheurs dans leur source , et vous jugerez s ils étoient mérités. Toutefois, quelque confiance qu'il ait en vos senti- ments intègres et généreux , il n'a rien à demander pour lui-même : il sait endurer des torts qui ne seront point réparés ; mais il ose , monsieur, présenter à V. E. un homme de bien , son ami , et digne de l'être de tous les honnêtes gens. Vous voudrez connoitrc la vérité, et prêter à ses défenseurs une oreille impartiale. M. d'Ivernois est en état de vous la dire et par lui- même et par ses amis , tous estimables par leurs mœurs, par leurs vertus, et par leur bon sens. Ce ne sont pas des hommes brillants, intrigants, versés dans 1 art de séduire; mais ce sont de dignes citoyens , distingués autant par une conduite sage et mesurée , que par leur attachement à la constitution et aux lois. Daignez, monsieur, leur accorder un accueil favorable, et les écouter avec bonté. Ils vous exposeront leurs raisons et leurs droits avec toute la candeur et la sim- plicité de leur caractère , et je m'assure que vous trou-

verez en eux mon excuse pour la liberté que je prends de vous les présenter.

Je supplie votre excellence d'agréer mon profond respect.

65a. A M. LE COMTE ORLOFF,

Sur l'offre à lui faite par ce seigneur d'une retraite dans une de ses terres en Russie.

Halton, le 23 février 1766.

Vous vous donnez, M. le comte, pour avoir des singularités : en effet , c'en est presque une d'être bienfaisant sans intérêt; et c'en est une bien plus grande de l'être de si loin pour quelqu'un qu'on ne connoit pas. Vos offres obligeantes, le ton dont vous mêles avez faites, et la description de l'habitation que vous me destinez, seroient assurément très capables de m'y attirer, si j étois moins infirme, plus allant, plus jeune, et que vous fussiez plus près du soleil : je craindrais d'ailleurs qu'en voyant celui que vous honorez d'une invitation , vous n'y eussiez quelque regret : vous vous attendriez à une manière d homme de lettres, un beau diseur, qui devrait payer en frais d'esprit et de paroles votre généreuse hospitalité, et vous n'auriez qu'un bon-homme bien simple, que son goût et ses malheurs ont rendu fort solitaire, et qui, pour tout amusement, herborisant toute la jour- née, trouve dans ce commerce avec les plantes cette paix si douce à son cœur, que lui ont refusée les hu- mains.

Je n'irai donc pas, monsieur, habiter votre maison;

2-^2 CORRESPONDANCE.

mais je me souviendrai toujours avec reconnoissance que vous me lavez offerte, et je regretterai quelque- fois de n'y être pas pour cultiver les bontés et l'amitié du maître.

Agréez, monsieur le comte, je vous supplie, mes remerciements très sincères et mes très humbles salutations.

653. - A M. DU PEYROU.

A Chiswick, le 2 niais 1 -1>L>

Depuis votre 1 7 , mon cher hôte , je n'ai rien reçu de vous, et, comme vous m'avez accoutumé à des lettres plus fréquentes , ce retard m'ai arme un peu sur votre santé. Je vous ai écrit deux fois par M. Guinand ; si vous eussiez reçu mes lettres, vous ne les auriez pas laissées sans réponse. Comme la conduite de M. Guinand me le rend un peu suspect, je prends le parti de vous écrire par d'autres voies Jusqu'à nouvel avis de votre part. En général, je serai plus tranquille sur notre correspondance, quand personne de Neu- châtel, ni qui tienne aux Neuchâtelois , n'y aura part.

Mademoiselle Le.Vasseur m'a remis, le paquet que vous lui1 avez confié; j'y ai trouvé les papiers cotés dans la lettre , et entre autres , celui que vous me priez de ne pas décacheter; vous serez obéi fidèlement, mon cher hôte; et, comme le cas que vous exceptez n'est pas dans l'ordre naturel , j'espère que ni elle, ni moi, ne serons pas assez malheureux pour que le pa- quet soit jamais décacheté.

Je n'entends plus parler ni de de Hon,dt ni de vos

AMNÉE I76G. 2~'5

lettres, dont je lui ai donné le seul exemplaire qui me restoit, pour le faire traduire et imprimer. Il seroit singulier que vos taupes, qui travaillent toujours sous terre, eussent poussé jusque-là leurs chemins obscurs. Rey est le seul libraire à qui je me fie; il y a du malheur que jamais vous ne vous soyez adressé à lui: il est sur et ardent; l'ouvrage auroit couru par- tout, malgré le sicaire et les brigands de sa bande; c'est maintenant une vieille affaire qu'il est inutile de renouveler. Mais ne manquez pas, je vous prie, de in envoyer avec mes livres un autre exemplaire de vos lettres, et deux ou trois de la l'ision.

Certaines instructions mont un peu dégoûté, non du pays de Galles , mais de la maison que j'y devo.is habiter. Je ne sais pas encore je me fixerai ; chacun me tiraille de son côté; et quand je prends une ré- solution, tous conspirent à m'en faire changer. Je compte pourtant être absolument déterminé dans moins de quinze jours, et j'aurai soin de vous infor- mer de la résolution que j'aurai prise. En attendant, vous pouvez inécrire sous le couvert de MM. Lucadou and Drake, marchants , in Union-Court , Broad-slreel . London. Donnez-moi de vos nouvelles. Je vous em- brasse.

Recevez mille remerciements et salutations de ma- demoiselle Le Vasseur, qui vous prie aussi de joindre ses respects aux miens prés de madame la comman- dante.

xix. 28

>74 CORRESPONDANCE.

654- AU MÊME.

A Cfaiswick, le i j m, us 1766

Enfin, mon cher hôte, après un silence de six se- maines, votre 18 vient me tirer de peine. Je vois que mes lettres ne vous parviennent pas fidèlement. Tâchons donc d'établir une règle plus lente, puisqu'il le faut, mais plus sûre. Je vous écrirai sous l'adresse de Paris que vous me marquez, et vous pourrez, par la même voie, m'écrire sous celle-ci:

To MM. Lucadou and Drake , Union-Court , London.

En quelque lieu de l'Angleterre que je sois, ces messieurs auront soin de m'y faire passer vos lettres ; mais ne vous chargez d'aucunes lettres, et ne donnez mon adresse à personne.

J'ai reçu les 3o livres sterling dont vous m'avez envoyé l'assignation, et vous voyez que cette voie est la plus prompte pour cet effet. Je ne voulois pas m'éloigner de Londres que je ne fusse bien pourvu d'argent, à cause du temps qu'il me faudra pour m'ouvrir des correspondances sûres et commodes pour en recevoir. En attendant, j'ai été faire une pro- menade dans la province de Surrey , j'ai été extrême- ment tenté de me fixer; mais le trop grand voisinage de Londres, ma passion croissante pour la retraite, ei je ne sais quelle fatalité qui me détermine indépen- damment de la raison , m'entraînent dans les monta- gnes de Derbyshire, et je compte partir mercredi prochain pour aller finir mes jours dans ce pavs-là.

1

ASNKE 1766. .I7 5

Je brûle d'y être pour respirer après tant de fatigues et de eourses, et pour m entretenir avec vous plus à mon aise que je n'ai pu faire jusqu'à présent. Je vous décrirai mon habitation, mon cher hôte, dans l'espoir de vous y voir quelque jour user de votre droit, puis user davantage du mien dans la vôtre. Si cette douce idée ne me consoloit dans ma tristesse, je craindrais que 1 air épais de cette île ne prît à la fin trop sur mon humeur.

M. Hume ma donné l'adresse ci-jointe pour son ami, M. Walpole, qui part de Paris dans un mois d ici; niais, par des raisons trop longues à déduire par lettres, je voudrais qu on n'employât cette voie que faute de toute autre. On m'a parlé de la prétendue lettre du roi de Prusse, mais on ne m'avoit point dit qu elle eût été répandue par M. Walpole; et, quand j'en ai parlé à M. Hume, il ne m'a dit ni oui ni non.

Je n'entends point parler des traductions de vos lettres : M. Hume m'a pourtant dit qu'elles alloient leur train; mais on ne ma rien montré. Ces relations ne peuvent faire aucune sensation dans ce pavs, 1 on ne sait pas même que j'ai eu des affaires à Neu^ châtel , dont les prêtres ne sont connus que par le sort du pauvre Petit-Pierre. Ces misérables sont partout si méprisés que s occuper d'eux, c'est grêler sur le per- sil. Croyez-moi , oubliez-les totalement; à quelque prix que ce soit, ils sont trop honorés de notre souvenir. On sait ici que j'ai été persécuté à Genève, et l'on en est indigné. Le clergé anglais me regarde à peu près comme un confesseur de la foi. Du reste, il se tient ici, comme dans toute graude ville, beaucoup de

18.

2-6 CORRESPONDANCE,

propos ineptes, bons et mauvais. Le public en géné- ral ne vaut pas la peine qu'on s occupe de lui.

Comment va votre bâtiment? Est-il confirmé que vous aurez de l'eau? Quoique absent, je m'intéres- serai toujours à votre demeure, et mon cœur y habi- tera toujours.

655. —A M. HUME.

AVootton, le 22 mars 1-6G.

Vous voyez déjà, mon cher patron, par la date de ma lettre que je suis arrivé au lieu de ma destination; mais vous ne pouvez voir tous les charmes que j'y trouve; il faudroit connoitre le lieu et lire dans mon cœur. Vous v devez lire au moins les sentiments qui vous regardent, et que vous avez si bien mérités. Si je vis dans cet agréable asile aussi heureux que je l'es- père, une des douceurs de ma vie sera de penser que je vous les dois. Faire un homme heureux, c est mé- riter de 1 être. Puissiez-vous trouver en vous-même le prix de tout ce que vous avez fait pour moi! Seul, j'aurois pu trouver de l'hospitalité peut-être; mais je ne faurois jamais aussi bien goûtée qu'en la tenant de votre amitié. Conservez-la-moi toujours, mon cher patron; aimez-moi pour moi qui vous dois tant, pour vous-même; aimez-moi pour le bien que vous m'avez fait. Je sens tout le prix de votre sincère amitié ; je la désire ardemment; j'y veux répondre par toute la mienne, et je sens dans mon cœur de quoi vous con- vaincre un jour quelle n'est pas non plus sans quel- que prix. Comme pour des raisons dont nous avon?>

ANNÉE 1766. 277

parlé, je ne veux rien recevoir par la poste, je vous prie, lorsque vous ferez la bonne œuvre de m écrire, de remettre votre lettre à M. Davenport. L'affaire de ma voiture n'est pas arrangée parceque je sais qu on m'en a imposé : c'est une petite faute qui peut n'être que l'ouvrage d'une vanité obligeante, quand elle ne revient pas deux fois. Si vous y avez trempé, je vous conseille de quitter, une fois pour toutes, ces petites ruses qui ne peuvent avoir un bon principe, quand elles se tournent en pièges contre la simplicité. Je vous embrasse, mon cher patron, avec le même cœur que j'espère et désire trouver en vous.

656. AU MÊME.

Wootton , le 29 mars 1766

Vous avez vu, mon cher patron, par la lettre que M. Davenport a vous remettre, combien je me trouve ici placé selon mon goût. J'y serois peut-être plus à mon aise si 1 on y avoit pour moi moins d'atten- tions; mais les soins d'un si galant homme sont trop obligeants pour s'en fâcher; et, comme tout est mélo d'inconvénients dans la vie, celui d'être trop bien est un de ceux qui se tolèrent le plus aisément. J'en trouve un plus grand à ne pouvoir me faire bien en- tendre des domestiques , ni surtout à entendre un mot de ce qu'ils me disent. Heureusement mademoiselle Le Vasseur me sert d'interprète, et ses doigts parlent mieux que ma langue. Je trouve même à mon igno- rance un avantage qui pourra faire compensation, c'est d'écarter les oisifs en les ennuyant. J'ai eu hier la

2^8 CORRESPONDANCE,

visite de M. le ministre, qui, voyant que je ne lui par- lois que François, n'a pas voulu me parler anglois; de sorte que l'entrevue s'est passée à peu près sans mot dire. J'ai pris goût à l'expédient; je m'en servirai avec tous mes voisins, si j'en ai; et, dussè-je apprendre l'anglois, je ne leur parlerai que françois, surtout si ]'ai le bonheur qu'ils n'en sachent pas un mot. C'est à peu près la ruse des singes qui, disent les Nègres, ne veulent pas parler, quoiqu'ils le puissent, de peur qu'on ne les fasse travailler.

Il n'est point vrai du tout que je sois convenu avec M. Gosset de recevoir un modèle en présent. Au con- traire, je lui en demandai le prix, qu'il me dit être d'uue guinée et demie, ajoutant qu'il m'en vouloit faire la galanterie, ce que je n'ai point accepté. Je vous prie donc de vouloir bien lui payer le modèle en question, dont M. Davenport aura la bonté de vous rembourser. S'il n'y consent pas, il faut le lui rendre et le faire acheter par une autre main. Il est destiné pour M. du Peyrou, qui depuis long-temps désire avoir mon portrait, et en a fait faire un en miniature qui n'est point du tout ressemblant. Vous êtes pourvu mieux que lui; mais je suis fâché que vous m'ayez ôté par une diligence aussi flatteuse le plaisir de remplir le même devoir envers vous. Ayez la bonté, mon cher patron, de faire remettre ce modèle à MM. Guinand et Hankey, Little- Saint- lïellen }s , Bishopsgate street , pour l'envoyer à M. du Peyrou par la première occa- sion sûre. Il gèle ici depuis que j'y suis; il a neigé tous les jours; le vent coupe le visage; malgré cela, j'aimerois mi'jux habiter le trou d'un des lapins de

ANNKE 1766. •-<.)

cette garenne que le plus l>el appartement de Londres. Bonjour, mon cher patron; je vous embrasse de tout mon cœur.

657. A M. DU PEYROU.

A Wodtton en Derbysliire , le 29 mars 1766.

Après tant de fatigues et de courses, j'arrive enfin dans un asile agréable et solitaire, j'espère pouvoir respirer en paix. Je vous dois la description de mon séjour et le détail de mes voyages; jusqu'ici je n'ai pu vous écrire qu'à la hâte, et toujours interrompu. Sitôt que j'aurai repris haleine , mes premiers soins seront de m'occuper de vous et avec vous. Quant à présent, un voyage de cinquante lieues avec tout mon équi- page, les soins d'un nouvel établissement, les com- munications qu'il faut massurer, et surtout le besoin d'un peu de repos, me font continuer de ne vous écrire , mon cher hôte , que pour les choses pressan- tes et nécessaires, et tel étoit, par votre amitié pour moi, l'avis de mon arrivée au refuge que j'ai choisi.

Par le prix excessif des ports , et par l'indiscrétion des écrivains , je suis forcé de renoncer absolument à lien recevoir par la poste. Cela, et l'éloignement des grandes routes, retardera beaucoup nos lettres; mais elles n'en arriveront pas moins sûrement, si l'on suit bien mes directions. Dans un mois ou cinq semaines d'ici, le maître de cette maison vient de Londres y faire un voyage. Il m'apportera tout ce qu'on lui re- mettra jusqu'à ce temps-là= C'est un homme de dis

280 CORRESPOND AMCE.

tinction et de probité, auquel ou peut prendre loute cpoBance.

Je vous destine un petit cadeau qui , j'espère , vous fera plaisir; c'est mon portrait en relief, très bien fait et très ressemblant. J'écris aujourdbui à vos ban- quiers, pour qu ils aient la bonté de s'en charger, et de vous le faire parvenir. Si j étois à portée de prendre te soin moi-même, je ne les en chargerois pas ; mais (impossibilité de mieux faire est mon excuse auprès de vous. Un bon peintre d'ici m'a aussi peint à l'huile , pour M. Hume ; le roi a voulu voir son ouvrage , et il a si bien réussi qu'on croit qu'il sera gravé. Si l'estampe est bonne, j'aurai soin qu'elle vous parvienne aussi. Ne croyez pas que ce soient des cadeaux. Si jamais il passe à Neuchâtel un bon peintre, je meurs d'envie de vous vendre bien cher mon portrait.

Le besoin de vous voir augmente de jour en jour ; je ne me flatte pas de le satisfaire cette année; mais marquez-moi si, pour l'année prochaine, je ne puis lien espérer. Si vous ne voulez pas venir jusquici, j irai au-devant de vous à Londres, et il ne faut pas moins que cet objet pour m'v faire retourner; mais je pense que vous ne serez pas fâché de voir un peu l Angleterre et la retraite que je me suis choisie; je crois que vous en serez content. Je sens tous les jours mieux que je n ai que deux amis sûrs : mon cœur a be- soin de se consoler avec l'un de l'absence de l'autre. En attendant, ne donnez, à mon sujet, votre confiance à personne au monde qu au seul milord maréchal, (^uoi qu'on vous dise, quoi qu'on vous écrive pour mes intérêts, tenez-vous en garde, et, sans montrer

ANNÉE 1766. 281

de défiance , ne vous livrez point. Cet avis peut deve- nir important à votre ami. J ai dit à tout le monde mes arrangements; ce secret meut trop pesé sur le cœur ; mais que personne que vous seul ne s en mêle, ni ne sache même et quand vous avez l'intention d exé- cuter 1 entreprise qui regarde mes écrits.

J attends avec ardeur mes livres de botanique; pour les autres, quand vous en différeriez l'envoi jusquà l'autre année, il n y auroit peut-être pas un grand mal. Je n'entends plus parler de 1 impression de vos lettres ; cela , et d'autres choses , me rend de Hondt un peu suspect. Je crois cependant qu'on peut se servir de lui pour l'envoi de mes livres. Le comte de Bin- tînek s'attend qu'ils lui seront adressés, et ensuite a son fils qui est ici : mais je n aime pas avoir obliga- tion à ces grands seigneurs. Je me remets de tout à votre prudence.

Milord maréchal me marque qu il écrit à ses gens d affaires de vous remettre les 3oo guinées, s'ils ne l'ont pas encore fait. A cause du grand éloignement, je prends le parti de numéroter mes lettres, à votre exemple, à commencer par celle-ci. La dernière de vous que j'ai reçue, étoit le 19. Mes tendres res- pect à la bonne maman. Je vous embrasse de tout mon cœur.

ÎSe m'envoyez, avec mes livres, aucun de mes pa- piers, qu'à mesure que je vous les demanderai, et que je vous renverrai les autres. Je vous prie de ne pas oublier mon livre de musique vert, car j'ai ici une épinette. Du reste , tout est déjà rassemblé ici, moi . ma gouvernante, mon bagage, et jusqu'à Sultan qui

$3 CORÏtliSPONDASCE.

ma donné des peines incroyables. Il a été perdu deux fois, et mis dans les papiers publics. Est-il confirme- que vous avez de L'eau? Votre maison savance-t-elleJ Le temps d'herboriser approche, en profiterez-vous .' Je vous le conseille extrêmement. Si les attaques de goutte ne vous font pas grâce, du moins elles vien- dront plus tard , et ce seroit toujours un grand avantage de gagner une année en dix. Mais il faut oublier que vous êtes encore jeune, jusqu'à ce que vous preniez le parti de vous marier.

658. AU ROI DE PRUSSE.

Wootton, le 3o mars 1766.

Sire ,

Je dois au malheur qui me poursuit deux biens qui m'en consolent : la bienveillance de milord maréchal, et la protection de votre majesté. Forcé de vivre loin de l'état je suis inscrit parmi vos peuples , je garde l'amour des devoirs que j y ai contractés. Per- mettez, sire, que vos bontés me suivent avec ma re- connoissance, et que j'aie toujours l'honneur d'être votre protégé, comme je serai toujours votre plu? fidèle sujet.

659.— A M. LE CHEVALIER D ÉOS.

Wootton, \p 3i mars 1766

J'étois, monsieur, à la veille de mon départ pom cette province, lorsque je reçus le paquet que vous m'avez adressé; et, ne lavant ouvert qu'ici, je n'ai pu

\N\\ÉE 176(1. -.'S.';

lire plus tôt la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Je n'ai même encore pu (pie parcourir rapi- dement vos Mémoires. C'en est assez pour confirmer ) opinion cjue j'avois des rares talents de l'auteur, mais non pas pour juger du fond de la querelle entre vous et M. de Guerchi. J'avoue pourtant, monsieur, que, dans le principe, je crois voir le tort de votre Côté ; et il ne nie paroît pas juste que, comme ministre , vous vouliez, en votre nom et à ses frais, faire la même dépense qu'il eût faite lui-même; mais, sur la lecture de vos Mémoires, je trouve dans la suite de cette affairé des torts beaucoup plus graves du côté de M. Guerchi; et la violence de ses poursuites n'aura, je pense, aucun de ses propres amis pour approba- teur. Tout Ce que prouve l'avantage qu il a sur vous à cet égard, c'est qu'il est le plus fort, et que vous êtes le plus foible. Cela met rontre lui tout le préjugé de 1 injustice; car le pouvoir et l'impunité rendent les forts audacieux; le bon droit seul est l'arme des foibles; et cette arme leur crève ordinairement dans les mains. J'ai éprouvé tout cela comme vous, mon- sieur; et ma vie est un tissu de preuves en faits que la justice a toujours tort contre la puissance. Mon son est tel que j'ai l'attendre de ce principe. J'en suis accablé sans en être surpris ; je sais que tel est l'ordre , pas moral, mais naturel des choses. Qu'un prêtre hu- guenot me fasse lapider parla canaille, qu'un Conseil ou qu'un parlement me décrète, qu'un sénat m'ou- rrage de gaieté de cœur, qu'il nie chasse barbare- rnent, au cœur de l'hiver, moi malade, sans ombre de plainte, de justice, ni de raison, j'en soufïrr» sans

284 CORRESPONDANCE,

doute; mais je ne m'en fâche pas plus que de voir dé- tacher un rocher sur ma tête , au moment que je passe au-dessous de lui. Monsieur, les vices des hommes sont en grande partie l'ouvrage de leur situation ; l'injustice marche avec le pouvoir. ISous, qui sommes victimes et persécutés, si nous étions à la place de ceux qui nous poursuivent, nous serions peut-être tyrans et persécuteurs comme eux. Cette réflexion, si humiliante pour l'humanité, note pas le poids des disgrâces, mais elle en ôte l'indignation qui les rend accablantes. On supporte son sort avec plus de pa- tience , quand on le sent attaché à notre constitution.

Je ne puis qu'applaudir, monsieur, à l'article qui termine votre lettre. Il est convenable que vous soyez aussi content de votre religion que je le suis de la mienne, et que nous restions chacun dans la nôtre en sincérité de cœur. La vôtre est fondée sur la soumis- sion, et vous vous soumettez. La mienne est fondée sur la discussion, et je raisonne. Tout cela est fort bien pour gens qui ne veulent être ni prosélytes, ni missionnaires, comme je pense que nous ne voulons 1 être, ni vous ni moi. Si mon principe me paroit le plus vrai, le vôtre me paroît le plus commode; et un grand avantage que vous avez, est que votre clergé s'y tient bien, au lieu que le nôtre, composé de petits barbouillons, à qui l'arrogance a tourné la tête, ne sait ni ce qu'il veut ni ce qu'il dit, et note linfaillibi- lité à l'Église qu'afin de l'usurper chacun pour soi. Monsieur, j'ai éprouvé, comme vous, des tracasseries d'ambassadeurs : que Dieu vous préserve de celles des prêtres! Je finis par ce vœu salutaire, en vous

ANiSÉE 176O. 285

saluant très humblement, monsieur, et «le tout mon cœur.

660. —A M. D'IVERNOIS.

Wootton, le 3i mars 1-66.

Je vous écrivis avant-hier, mon ami, et je reçus le même soir votre lettre du 1 5. Elle a voit été ouverte et recachetée. Elle me vint par M. Hume, très lié avec le fils de Tronchin le jongleur, et demeuraut dans la même maison, très lié encore à Paris avec mes plus dangereux ennemis , et auquel , s'il n'est pas un fourbe , j'aurai intérieurement bien des réparations à faire. Je lui dois de la reconnaissance pour tous les soins qu'il a pris de moi dans un pays dont j'ignore la langue. 11 s'occupe beaucoup de mes petits intérêts, mais ma réputation n'y gagne pas, et je ne sais comment il arrive que les papiers publics , qui parloient beaucoup de moi , et toujours avec honneur avant notre arrivée, depuis qu'il est à Londres n'en parlent plus, ou n'en parlent que désavantageusement. Toutes mes affaires , toutes mes lettres passent par ses mains : celles que j'écris n'arrivent point; celles que je reçois ont été ouvertes. Plusieurs autres faits me rendent tout sus- pect de sa part , jusqu'à son zélé. Je ne puis voir encore quelles sont ses intentions, mais je ne puis m'empécher de les croire sinistres, et je suis fort trompé si toutes nos lettres ne sont éventées par les jongleurs qui tâcheront infailliblement d'en tirer parti contre nous. En attendant que je sache mieux sur quoi compter, voyez de cacheter plus soigneusement vos

286 COKREbl'OJNJDAINCJL.

lettres, et je verrai de mon coté de ni ouvrir avec vu- correspondants une communication directe, sam passer par ce dangereux entrepôt.

Puisqu'un associé vous étoit nécessaire, je crois que vous avez bien fait de choisir M. Deluc. Il joint la probité avec les lumières et l'activité dans le travail : trouvant tout cela dans votre association, et 1 v por- tant vous-même, il y aura bien du malheur si vous n'avez pas lieu tous deux d'en être contents. J y ga- gnerai beaucoup moi-même si elle vous procure du loisir pour me venir voir. J'imagine que si vous pré- veniez de ce dessein M. du Peyrou, il ne seroit pas impossible que vous fissiez le vovage ensemble, en l'avançant ou retardant selon qu'il conviendroit à tous deux. J'ai grand besoin d épancher mon cœur, et de consulter de vrais amis sur ma situation. Je crovob être à la fin de mes malheurs, et ils ne font que de commencer. Livré sans ressource à de faux amis, j ai grand besoin d'en trouver de vrais qui me consolent et qui me conseillent. Lorsque vous voudrez partir, avertissez-m en d avance, et mandez-moi si vous pas- serez par Paris; j'ai des commissions pour cepavs-là que des amis seuls peuvent faire. Je ne saurois, quant à présent, vous envoyer de procuration, n'avant point ici aux environs de notaire, surtout qui parle françois. et étant bien éloigné de savoir assez danglois pour dire des choses aussi compliquées. Comme l'affaire ne presse pas, elle s'arrangera entre nous lors de votre vovage. Eu attendant, veillez à vos affaires particu hères et publiques. Songez bien plus aux intérêts de l état qu'aux miens. Que votre constitution se xéta

AiSJNÉE 176O. 289

blisse, s il est possible; oubliez tout autre objet, pour ne songer qu'à celui-là; et du reste pourvoyez-vous de tout ce qui peut rendre votre voyage utile autani qu'il peut l'être à tous égards.

Vous m'obligerez de communiquer à M. duPeyrou cette lettre, du moins le commencement. Je suis très en peine pour établir de lui à moi une correspondance prompte et sûre. Je ne connois que vous en qui je me fie, et qui soyez posté pour cela; mais un expédient aussi indiscret ne se propose guère, et ne peut avoir que la nécessité pour excuse. Au reste, nous sommes sûrs les uns des autres; renonçons à de fréquentes lettres que 1 éloigneraient expose à trop de frais et de risques ; n écrivons que quand la nécessité le requiert ; examinons bien le cachet avant de l'ouvrir, l'état des lettres, leurs dates, les mains par elles passent. Si on les intercepte encore, il est impossible qu'avec ces précautions ces abus durent long-temps. Je ne serois pas étonné que celle-ci fût encore ouverte et même supprimée, parceque, la poste étant loin d'ici, il faut nécessairement un intermédiaire entre elle et moi; mais avec le temps je parviendrai à désorienter les curieux; et, quanta présent, ils n'en apprendront pas plus qu'ils n'en savent. Je vous embrasse de tout mon cœur.

661.— A MILORD STRAFFORD.

Wootton, 3 avril 1766.

Les témoignages de votre souvenir, milord, et de vos bontés pour moi, me feront toujours autant de

288 CORRESPOMJASCE.

plaisir que d'honneur. J'ai regret de n'avoir pu profiter à Chiswick de la dernière promenade que vous y avez faite. J'espère réparer bientôt cette perte en ce pays. Je voudrais être plus jeune et mieux portant, j'irois vous rendre quelquefois mes devoirs en Yorkshire; mais quinze lieues sont beaucoup pour un piéton presque sexagénaire ; car dès que je suis une fois en place , je ne voyage plus pour mon plaisir autrement qu'à pied. Toutefois je ne renonce pas à cette entreprise, et vous pouvez vous attendre à voir quelque jour un pauvre garçon herboriste aller vous demander l'hospitalité. Pour vous, milord, qui avez des chevaux et des équi- pages , si vous faites quelque pèlerinage équestre dans ce canton, et quelque station dans la maison que j'habite, outre l'honneur qu'en recevra le maître du logis, vous ferez une œuvre pie en faveur d'un exilé de la terre ferme, prisonnier, mais bien volontaire, dans le pays de la liberté. Agréez, milord, je vous supplie, mes salutations et mon respect.

662. A M™ LA COMTESSE DE BOUFFLERS.

A Wootton, lf; 5 avril 1766.

Vous avez assurément, madame, et vous aurez toute ma vie, le droit de me demander compte de moi. J'attendois, pour remplir un devoir qui m'estsi cher,, qu'arrivé dans un lieu de repos j'eusse un moment à donner à mes plaisirs. Grâce aux soins de M. Hume,, ce moment est enfin venu , et je me hâte d'en profiter. J'aicependantpeude choses à vous dire sur les détails que vous me demandez. Vivant dans un pays dont

ANNÉE 17G6. 289

j'ignore la langue, et toujours sous la conduite d'au- trui, je n'ai guère qu'à suivre les directions qu'on me donne. D'ailleurs, loin du monde et de la capitale, ignorant tout ce qu'on y dit , et ne désirant pas l'ap- prendre, je sais ce qu'on veut me dire et rien de plus. Peu de gens sont moins instruits que moi de ce qui me regarde.

Les petits événements de mon voyage ne méritent pas, madame, de vous en occuper. Durant la traversée de Calais à Douvres, qui se fit de nuit et dura douze heures, je fus moins malade que M. Hume; mais je fus mouillé et gelé, et j'ai plutôt senti la mer que je ne l'ai vue. J'ai été accueilli à Londres, j'ai eu beau- coup de visites, beaucoup d'offres de service, des ha- bitations à choisir. J'en ai enfin choisi une dans cette province : je suis clans la maison d'un galant homme dont M. Hume m'a dit beaucoup de bien qui n'a été démenti par personne. Il a paru vouloir me mettre à mon aise : j'ignore encore ce qu'il en sera, mais ses attentions seules m'empêchent d'oublier que je suis dans la maison d'autrui.

Vous voulez, madame, que je vous parle de la na- tion angloise; il faudroit commencer par la connoître, et ce n'est pas l'affaire d'un jour. Trop bien instruit par l'expérience, je ne jugerai jamais légèrement, ni des nations, ni des hommes, même de ceux dont j'aurai à me plaindre ou à me louer. D'ailleurs je ne suis point à portée de connoître les Anglois par eux- mêmes : je les connois par l'hospitalité qu'ils ont exer- cée envers moi , et qui dément la réputation qu'on leur donne. Il ne m'appartient pas de juger mes hôtes, xix. 19

J.IJO CORRESPONDANCE.

On ma trop bien appris cela en France pour que je puisse 1 oublier ici.

Je voudrois vous obéir en tout, madame; mais, de grâce, ne me parlez plus de faire des livres, ni même des gens qui en font. Nous avons des livres de morale cent fois plus qu'il n'en faut, et nous n'en valons pas mieux. Vous craignez pour moi le désœuvrement et l'ennui de la retraite : vous vous trompez , madame , je ne suis jamais moins ennuyé ni moins oisif que quand je suis seul. Il me reste, avec les amusements de la botanique, une occupation bien chère et à laquelle j'aime chaque jour davantage à me livrer. J'ai ici un homme qui est de maconnoissance, et que j'ai grande envie de connoître mieux. La société que je vais lier avec lui m'empêchera d'en désirer aucune autre. Je l'estime assez pour ne pas craindre une intimité à la- quelle il m invite ; et , comme il est aussi maltraité que moi parles hommes, nous nous consolerons mutuel- lement de leurs outrages, en lisant dans le cœur de notre ami qu il ne les a pas mérités.

Vous dites qu'on me reproche des paradoxes. Eh! madame, tant mieux. Soyez sûre qu'on me repro- cheroit moins de paradoxes , si l'on pouvoit me repro- cher des erreurs. Quand on a prouvé que je pense autrement que le peuple, ne me voilà-t-il pas bien réfuté! Un saint homme de moine, appelé Cachot, vient en revanche de faire un gros livre pour prouver qu'il n'y a rien à moi dans les miens et que je n'ai rien dit que d'après les autres. Je suis d'avis de laisser , pou i toute réponse, aux prises avec sa révérence ceux qui

ANNÉE 1766. 2gi

me reprochent, à si grands cris, de vouloir penser seul autrement que tout le monde.

Jaieu de vous, madame, une seule lettre: aucune nouvelle de madame la maréchale , depuis l'arrivé! de mademoiselle Le Vasseur, pas même par M. de La Roche; j'en suis très en peine, à cause de 1 état de sa santé. Les communications avec le continent rae de- viennent plus difficiles de jour en jour. Les lettres que j'écris n'arrivent pas; celles que je reçois ont été ouvertes. Dans un pays où, par l'ignorance de la lan- gue , on est à la discrétion dautrui , il faut être heureux dans le choix de ceux à qui l'on donne sa confiance, et, à juger par l'expérience, j'aurois tort de compter sur le bonheur. Il en est un cependant dont je suis jaloux et que je ne mériterai jamais de perdre ; c'est la continuation des bontés de M. le prince de Conti, qui a daigné m'en donner de si éclatantes marques , de la bienveillance de madame la maréchale , et de la vôtre, dont mon cœur sent si bien le prix. Madame, quelque sort qui m'attende encore, et dans quelque lieu que je vive et que jemeure , mes consolations seront bien douces , tant que je ne serai point oublié de vous.

663. A MILORD ***.

Le 1 avril 1766.

Ce n'est plus de mon chien qu'il s'agit, milord, c'est de moi-même. Vous verrez par la lettre ci-jointe pour- quoi je souhaite qu'elle paroisse dans les papiers pu-

19.

292 CORRESPONDANCE,

blics, surtout dans le Saint-James Chronicle, s'il est possible. Cela ne sera pas aisé, selon mon opinion, ceux qui m'entourent de leurs embûches ayant ôté à mes vrais amis et à moi-même tout moyen de faire entendre la voix delà vérité. Cependant il convient que le public apprenne qu'il y a des traîtres secrets qui, sous le masque d'une amitié perfide, travaillent sans relâche à me déshonorer. Une fois averti, si le public veut encore être trompé , qu'il le soit ; je n'aurai plus rien à lui dire. J'ai cru , milord, qu'il ne seroit pas au-dessous de vous de m'accorder votre assistance en cette occasion. A notre première entrevue, vous jugerez si je la mérite, et si j'en ai besoin. En atten- dant, ne dédaignez pas ma confiance; on ne m'a pas appris à la prodiguer; les trahisons que j'éprouve doivent lui donner quelque prix.

664. —A L'AUTEUR DU SMAMES CHRONICLE

Wootton, le 7 avril 1766.

Vous avez manqué , monsieur, au respect que tout particulier doit aux têtes couronnées, en attribuant publiquement au roi de Prusse une lettre pleine d'ex- travagance et de méchanceté, dont par cela seul vous deviez savoir qu'il ne pouvoit être l'auteur. Vous avez même osé transcrire sa signature comme si vous laviez vue écrite de sa main. Je vous apprends , monsieur, que cette lettre a été fabriquée à Paris, et, ce qui na vie et déchire mon cœur, que l'imposteur a des complices en Angleterre.

Vous devez au roi de Prusse, à la vérité, à moi.

ANNÉE 1766. ?9.3

d'imprimer la lettre que je vous écris et que je signe, en réparation d'une faute que vous vous reprocheriez sans doute, si vous saviez de quelles noirceurs vous vous rendez l'instrument. Je vous fais, monsieur, mes sincères salutations.

665. A MME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.

Wootton, le 9 avril 1766.

C'est à regret, madame, que je vais affliger votre bon cœur; mais il faut absolument que vous con- noissiez ce David Hume, à qui vous m'avez livré, comptant me procurer un sort tranquille. Depuis notre arrivée en Angleterre, je ne connois per- sonne que lui, quelqu'un qui est très au fait, et fait toutes mes affaires , travaille en secret, mais sans re- lâche, à m'y déshonorer, et réussit avec un succès qui m étonne. Tout ce qui vient de m'arriver en Suisse a été déguisé; mon dernier voyage de Paris et l'accueil que j'y ai reçu ont été falsifiés. On a fait entendre que j étois généralement méprisé et décrié en France pour ma mauvaise conduite , et que c'est pour cela principa- lement que je n'osois m'y montrer. On a mis dans les papiers publics que, sans la protection de M. Hume , je n'aurois osé dernièrement traverser la France pour m'embarquer à Calais; mais qu'il m'avoit obtenu le passe-port dont je m'étois servi. On a traduit et im- primé comme authentique la fausse lettre du roi de Prusse, fabriquée par d'Alembert, et répandue à Paris par leur ami commun Walpole. On a pris à tâche de me présenter à Londres avec mademoiselle Le Vas-

294 COHRESPOKDAKCE.

seur dans tous les jours qui pouvoient jeter sur moi du ridicule. On a fait supprimer, chez un libraire, une édition et traduction qui s alloit faire des lettres de M. du Peyrou. Dans moins de six semaines , tous les papiers publics, qui d'abord ne parloient de moi qu'avec honneur, ont changé de langage, et n'en ont plus parlé qu'avec mépris.

La cour et le public ont de même rapidement changé sur mon compte; et les gens surtout avec qui M. Hume a le plus de liaisons sont ceux qui se dis- tinguent par le mépris le plus marqué, affectant, pour l'amour de lui, de vouloir me faire la charité plutôt qu honnêteté, sans le moindre témoignage d'affection ni d'estime, et comme persuadés qu'il n'y a que des services d'argent qui soient à l'usage d'un homme comme moi. Durant le voyage, il m'avoit parlé du jon- gleur Tronchin comme d'un homme qui avoit fait près de lui des avances traîtresses, et dont il étoit fondé à se défier : il se trouve cependant qu'il loge à Londres avec le fils dudit jongleur, vit avec lui dans la plus grande intimité, et vient de le placer auprès de M. Michel, ministre à Berlin, ce jeune homme va, sans doute, chargé d'instructions qui me regar- dent. J'ai eu le malheur de loger deux jours chez M. Hume, dans cette même maison, venant de la campagne à Londres. Je ne puis vous exprimer à quel point la haine et le dédain se sont manifestés contre moi dans les hôtesses et les servantes, et de quel ac- cueil infâme on y a régalé mademoiselle Le Vasseur. Enfin je suis presque assuré de reconnoître, au ton haineux et méprisant, tous les gens»avec qui M. Hume

ANNÉE I766. 29b

vient d'avoir des conférences; et je 1 ai vu cent fois , même en ma présence, tenir indirectement les propos qui pouvoient le plus indisposer contre moi ceux à qui il parloit. Deviner quel est son but, c'est ce qui m'est difficile, d'autant plus qu'étant à sa discrétion et dans un pays dont j'ignore la langue, toutes mes let- tres ont passé jusqu'ici par ses mains; qu'il a toujours été très avide de les voir et de les avoir; que de celles que j'ai écrites, peu sont parvenues; que presque toutes celles que j'ai reçues avoient été ouvertes; et celles d'où jaurois pu tirer quelque éclaircissement, probablement supprimées. Je ne dois pas oublier deux petites remarques : lune, que le premier soir depuis notre départ de Paris, étant couchés tous trois dans la même chambre, j'entendis au milieu de la nuit David Hume s'écrier plusieurs fois à pleine voix, Je tiens J. J. Rousseau; ce que je ne pus alors interpréter que favorablement; cependant il y avoit dans le ton je ne sais quoi d effravant et de sinistre que je n'oublierai jamais. La seconde remarque vient d'une espèce d.é- panchement que j eus avec lui après une autre occa- sion de lettre que je vais vous dire. J avois écrit le soir sur sa table à madame de Chenonceaux. Ilétoit très inquiet de savoir ce que j écrivois, et ne pouvoit pres- que s abstenir d y lire. Je ferme ma lettre sans la lui montrer: il la demande avidement, disant qu il l'en- verra le lendemain par la poste ; il faut bien la donner; elle reste sur sa table. Lord Newnham arrive; David sort un moment, je ne sais pourquoi. Je reprends ma lettre en disant que j'aurai le temps de l'envoyer le lendemain : milord Newnham s'offre de louvoyer par

HjO COKRESPONDASCE.

Je paquet de 4 'ambassadeur de France; j'accepte. David rentre; tandis que Jord Newnhain fait son enve- loppe, il tire son cachet; David offre le sien avec tant d'empressement qu'il faut s'en servir par préférence. On sonne, lord Newnham donne la lettre au domesti- que pour l'envoyer sur-le-champ chez l'ambassadeur. Je me dis en moi-même, Je suis sûr que David va suivre le domestique. Il n'y manqua pas, et je parie- rois tout au monde que ma lettre n'a pas été rendue ; ou qu'elle avoit été décachetée.

A souper, il fixoit alternativement sur mademoi- selle Le Vasseur et sur moi des regards qui m'ef- frayèrent et qu'un honnête homme n'est guère assez malheureux pour avoir reçus de la nature. Quand elle fut montée pour s'aller coucher dans le chenil qu'on lui avoit destiné, nous restâmes quelque temps sans lien dire, il me fixa de nouveau du même air; je voulus essayer de le fixer à mon tour, il me fut im- possible de soutenir son affreux regard. Je sentis mon ame se troubler, j'étois dans une émotion horrible. Enfin le remords de mal juger d'un si grand homme sur des apparences prévalut; je me précipitai dans ses bras tout en larmes, en m écriant : Non, David Hume n est pas un traître, cela n'est pas possible; et s'il n'étoit pas le meilleur des hommes, il faudrait qu'il en fût le plus noir. A cela mon homme, au lieu de s'attendrir avec moi, ou de se mettre en colère, au lieu de me demander des explications, reste tran- quille, répond à mes transports par quelques caresses froides, en me frappant de petits coups sur le dos, et s'écriant plusieurs fois. Mon cher monsieur! Quoi

ANNÉE 1766. 297

donc, mon cher monsieur? J'avoue que cette manière Je recevoir mon épancliement me frappa plus que tout le reste. Je partis le lendemain pour cette pro- vince, où j ai rassemblé de nouveaux faits, réfléchi, combiné, et conclu, en attendant que je meure.

J ai toutes mes facultés dans un bouleversement qui ne me permet pas de vous parler d'autre chose. Madame, ne vous rebutez pas par mes misères, et daignez m 'aimer encore, quoique le plus malheureux des hommes.

J'ai vu le docteur Gatti en grande liaison avec notre homme : et deux seules entrevues mont appris certainement que, quoi que vous en puissiez dire, le docteur Gatti ne m aime pas. Je dois vous avertir aussi que la boîte que vous m'avez envoyée par lui avoit été ouverte, et qu'on y avoit mis un autre cachet que le vôtre. U y a presque de quoi rire à penser combien mes curieux ont été punis.

666. A MM. BECKET ET DE HONDT,

LIBRAIRES A. LONDRES.

Wootton, le g avril 1766.

J'étois surpris, messieurs, de ne point voir pa- roitre la traduction et l'impression des lettres de M. du Peyrou, que je vous ai remises et dont vous me pa- roissiez si empressés : mais en lisant dans les papiers publics une prétendue lettre du roi de Prusse à moi adressée, j'ai d'abord compris pourquoi celles de M. du Peyrou ne paroissoient point. A. la bonne heure , messieurs, puisque le public veut être trompé, qu'on

298 COHRESPOJNDANCE.

le trompe; j'y prends quant à moi fort peu d'intérêt, et j espère que les noires vapeurs qu'on excite à Lon- dres ne troubleront pas la sérénité de l'air que je res- pire ici. Mais il meparoit que, ne faisant aucun usage de cet exemplaire, vous auriez songer à me le rendre avant que je vous en fisse souvenir. Ayez la bonté, messieurs, je vous prie, de faire remettre cet exemplaire à mon adresse, chez M. Davenport, de- meurant près du lord Égremont, en Piccadilly. Je vous fais, messieurs, mes très humbles salutations *.

667. A M. F. Il ROUSSEAU.

Wootton, le io avril 1766.

Je me reprocherois, mon cher cousin, de tarder plus long-temps à vous remercier des visites et amitiés que vous m'avez faites pendant mon séjour à Londres et au voisinage. Je n'ai point oublié vos offres obli- geantes, et je m'en prévaudrai dans l'occasion avec confiance, sûr de trouver toujours en vous un bon parent, comme vous le trouverez toujours en moi. Je n'ai pas oublié non plus que j'avois compté parler de vos vues à un certain homme au sujet du voyage d'Italie. Sur la conduite extraordinaire et peu nette de cet homme, il m'est d'abord venu des soupçons et ensuite des lumières qui m ont empêché de lui parler, et qui , je crois, vous en empêcheront de même, truand

* Les lettres dont il s'agit ont été imprimées en françois, et pu- bliées à Londres chez les mêmes libraires, in-12, 1766. Des circonstances tout-à-fait indépendantes de la volonté de ces libraires en «voient retardé, l'impression.

ANNÉE 1766. 29g

vous saurez que cet homme, à l'abri d'une amitié traî- tresse, a formé avec deux ou trois complices l'honnête projet de déshonorer votre parent; qu'il est en train d'exécuter ce projet, si on le laisse faire. Ce qui me frappe le plus en cette occasion, c'est la légèreté, et, j'ose dire, létourderie avec laquelle les Anglois, sur la foi de deux ou trois fourbes dont la conduite double et traîtresse devroit les saisir d'horreur, jugent du carac- tère et des mœurs d'un étranger qu ils ne commissent point, et qu ils savent être estimé, honoré et respecté dans les lieux il a passé sa vie. Voilà ce singulier abrégé de mon histoire, l'on me donne entre autres pour fils d'un musicien, courant Londres comme une pièce authentique. Voilà qu'on imprime effrontément dans leurs feuilles que M. Hume a été mon protec- teur en France , et que c'est lui qui m'a obtenu le passe-port avec lequel j'ai passé dernièrement à Paris. Voilà cette prétendue lettre du roi de Prusse im- primée dans leurs feuilles, et les voilà, eux, ne dou- tant pas que cette lettre, chef-d'œuvre de galimatias et d impertinence, n'ait réellement été écrite par ce prince, sans que pas un seul s'avise de penser qu il seroit pourtant bon de m'entendre et de savoir ce que j ai à dire à tout cela. En vérité, de si mauvais juges de la réputation ne méritent pas qu'un homme sensé se mette fort en peine de celle qu il peut avoir parmi eux : ainsi je les laisse dire, en attendant que le mc- ment vienne de les faire rougir. Quoi qu'il en soit, s'il y a des lâches et des traîtres dans ce pays , il y a aussi des gens d'honneur et dune probité sûre auxquels un honnête homme peut sans honte avoir obligation.

3oo CORRESPONDANCE.

C'est à eux que je veux parler de vous si l'occasion s'en présente, et vous- pouvez compter que je ne la laisserai pas échapper. Adieu, mon cher cousin; portez-vous bien et soyez toujours gai. Pour moi, je n ai pas trop de quoi l'être; mais j'espère que les noires vapeurs de Londres ne troubleront pas la séré- nité de l'air que je respire ici. Je vous embrasse de tout mon cœur.

668. -A LORD***.

Wootton , le i g avril 1766.

Je ne'saurois, inilord, attendre votre retour à Lon- dres pour vous faire les remerciements que je vous dois. Vos bontés m ont convaincu que j'avois eu raison de compter sur votre générosité. Pour excuser lindis- crétion qui m "y a fait recourir, il suffit de jeter un coup d œil sur ma situation. Trompé par des traîtres qui, ne pouvant me déshonorer dans les lieux j'avois vécu, m'ont entraîné dans un pavs je suis inconnu et dont j'ignore la langue, afin d'y exécuter plus aisé- ment leur abominable projet, je me trouve jeté dans cette île après des malheurs sans exemple. Seul, sans appui, sans amis, sans défense, abandonné à la témé- rité des jugements publics, et aux effets qui en sont la suite ordinaire, surtout chez un peuple qui natu- rellement n'aime pas les étrangers, j'avois le plus .grand besoin d'un protecteur qui ne dédaignât pas ma confiance; et pouvois-je mieux le chercher que parmi cette illustre noblesse à laquelle je me plaisois à rendre honneur, avant de penser qu'un jour jaurois besnin d'elle pour m'aider à défendre le mien?

ANNÉE 1766. ?)0I

Vous me dites, milord, qu'après s'être un peu amusé , votre public rend ordinairement justice ; mais c'est un amusement bien cruel, ce me semble, que celui qu'on prend aux dépens des infortunés, et ce n'est pas assez de finir par rendre justice quand ou commence par en manquer. J apportois au sein de votre nation deux grands droits qu'elle eût respec- ter davantage: le droit sacré de l'hospitalité, et celui des égards que l'on doit aux malheureux: j'y appor- tois l'estime universelle et le respect même de mes en- nemis. Pourquoi m'a-t.on dépouillé chez vous de tout cela ? Qu'ai-je fait pour mériter un traitement si cruel ? En quoi me suis-je mal conduit à Londres, l'on me iraitoit si favorablement avant que j'v fusse arrivé? Quoi! milord, des diffamations secrètes, qui ne de- vroient produire qu'une juste horreur pour les fourbes qui les répandent, suffiroient pour détruire l'effet de cinquante ans d'honneur et de mœurs honnêtes ! Non , les pays je suis connu ne méjugeront point d'après votre public mal instruit; l'Europe entière continuera de me rendre la justice qu on me refuse en Angle- terre; et l'éclatant accueil que, malgré le décret, je viens de recevoir à Paris à mon passage, prouve que, partout ma conduite est connue , elle m'attire l'hon- neur qui m'est dû. Cependant si le public françois eût été aussi prompt à mal juger que le vôtre, il en eût eu le même sujet. L'année dernière, on fit courir à Genève un libelle affreux sur ma conduite à Paris. Pour toute réponse , je fis imprimer ce libelle à Paris même. Il y fut reçu comme il méritoit de l'être, et il semble que tout ce que les deux sexes ont d'illustre et de vertueux

302 CORRESPONDANCE,

dans cette capitale ait voulu me venger par les plus grandes marques d'estime des outrages de mes vils en- nemis.

Vous direz, milord, qu'on me connoît à Paris et quonne me connoît pas à Londres : voilà précisément de quoi je me plains . On n ôte point à un homme d'hon- neur, sans le connoître et sans l'entendre, l'estime publique dont il jouit. Si jamais je vis en Angleterre aussi long-temps que j ai vécu en France, il faudra bien qu'enfin votre public me rende son estime; mais quel gré lui en saurai-je lorsque je l'y aurai forcé?

Pardonnez , milord , cette longue lettre : me pardon- neriez-voMS mieux d'être indifférent à ma réputation dans votre pavs? Les Anglois valent bien qu'on soit fâché de les voir injustes, et qu'afin qu'ils cessent de l'être on leur fasse sentir combien ils le sont. Milord. les malheureux sont malheureux partout. En France, on les décrète ; en Suisse , on les lapide ; en Angleterre , on les déshonore : c'est leur vendre cher 1 hospitalité.

669. - A M

Avril 1766.

J apprends , monsieur, avec quelque surprise, de quelle manière on me traite à Londres dans un public plus léger que je n'aurois cru. Il me semble qu il vau- droit beaucoup mieux refuser aux infortunés tout asile que de les accueillir pour les insulter, et je vous avoue que 1 hospitalité vendue au prix du déshon- neur me paroit trop chère. Je trouve aussi que, pour juger un homme qu'on ne connoît point, il faudroit

ANNÉE I7G6. 3oj

s'en rapporter à ceux qui le connoissent ; et il me pa- roit bizarrexju'emportant de tous les pays j'ai vécu l'estime et la considération des honnêtes gens et du public, l'Angleterre, j'arrive, soit le seul on me la refuse. C'est en même temps ce cpii me console: l'accueil que je viens de recevoir à Paris , j'ai passé ma vie, me dédommage de tout ce qu'on dit à Lon- dres. Comme les Anglois, un peu légers à juger, ne sont pourtant pas injustes , si jamais je vis en Angle- terre aussi long-temps qu'en France, j'espère à la fin n'y être pas moins estimé. Je sais que tout ce qui se passe à mon égard n'est point naturel, qu'une nation tout entière ne change pas immédiatement du blanc au noir sans cause , et que cette cause secrète est. d autant plus dangereuse qu'on s'en défie moins : c'est cela même qui devroit ouvrir les yeux du public sur ceux qui le mènent; mais ils se cachent avec trop d'adresse pour qu'il s'avise de les chercher ils sont. Un jour il en saura davantage, et il rougira de sa légèreté. Pour vous , monsieur, vous avez trop de sens, et vous êtes trop équitable, pour être compte parmi ces juges plus sévères que judicieux. Vous m'avez honoré de votre estime , je ne mériterai jamais de la perdre ; et , comme vous avez toute la mienne , j y joins la confiance que vous méritez'.

670. A MADAME DE LUZE.

Wootton, le 10 mai i~66.

Suis-je assez heureux, madame, pour que vous pensiez quelquefois à mes torts, et pour que vous me

3o4 CORRESPONDANCE,

sachiez mauvais gré dun si long silence? J'en scrois trop puni si vous n'y étiez pas sensible. Dans le tumulte d'une vie orageuse , combien j'ai regretté les douces heures que je passois près de vous ! combien de fois les premiers moments du repos après lequel je sou- pirois ont été consacrés d'avance au plaisir de vous écrire! J'ai maintenant celui de remplir cet engage- ment, et les agréments du lieu que j'habite m'invi- tent à m'y occuper de vous, madame, et de M. de Luze, qui m'en a fait trouver beaucoup à y venir. Quoique je n'aie point directement de ses nouvelles , j'ai su qu'il étoit arrivé à Paris en bonne santé; et j'espère qu'au moment j'écris cette lettre il est heureusement de retour près de vous. Quelque in- térêt que je prenne à ses avantages , je ne puis m'em- pêcherde lui envier celui-là, et je vous jure, madame, que cette paisible retraite perd pour moi beaucoup de son prix , quand je songe qu elle esta trois cents lieues de vous. Je voudrois vdUs la décrire avec tous ses charmes, afin de vous tenter, je n'ose dire de m'y ve- nir voir, mais de la venir voir; et moi j'en profiterois. Fipurez-vous, madame, une maison seule, non fort grande, mais fort propre, bâtie à mi-côte sur le pen- chant d'un vallon , dont la pente est assez interrompue pour laisser des promenades de plain-pied sur la plus belle pelouse de I univers. Au-devant de la maison régne une grande terrassa, d'où l'œil suit dans une demi -circonférence quelques lieues d'un paysage formé de prairies, d'arbres, de fermes éparses, de mai- sons plus ornées , et bordé en forme de bassin par des coteaux élevés qui bornent agréablement la vue quand

ANNÉE i'()(). 3co

elle ne pourroit aller au-delà. Au fond du vallon, qui sert à-la-fois de garenne et de pâturage, on entend murmurer un ruisseau qui, d une montagne voisine, vient couler parallèlement à la maison, et dont les petits détours, les cascades sont dans une telle direc- tion, que des fenêtres et de la terrasse l'œil peut assez long-temps suivre son cours. Le vallon est garni par places de rochers et d 'arbres Ton trouve des ré- duits délicieux, et qui ne laissent pas de s'éloigner assez de temps en temps du ruisseau pour offrir sur ses bords des promenades commodes, à l'abri des vents et même de la pluie; en sorte que par le plus vilain temps du monde je vais tranquillement herbo- riser sous les roches avec les moutons et les.lapins; mais hélas ! madame, je n v trouve point de scoi^dium !

Au bout de la terrasse à gauche sont des bâtiments rustiques et le potager; à droite sont des bosquets et un jet-d'eau. Derrière la maison est un pré entouré d'une lisière de bois, laquelle, tournant au-delà du vallon, couronne le parc, si l'on peut donner ce nom à une enceinte à laqueile on a laissé toutes les beautés de la nature. Ce pré mène, à travers un petit village qui dépend de la maison, à une montagne qui en est à une demi-lieue, et dans laquelle sont diverses mines de plomb que l'on exploite. Ajoutez qu'aux environs on a le choix des promenades , soit dans des prairies charmantes, soit dans les bois, soit dans des jardins àl'angloise, moins peignés, mais de meilleur goût que ceux des François.

La maison, quoique petite , est très logeable et bien distribuée. Il y a dans le milieu de la façade un avant- xix. 20

3o6 CORRESPONDANCE,

corps à l'angloise, par lequel la chambre du maître de la maison, et la mienne, qui est au-dessus, ont une vue de trois côtés. Son appartement est composé de plusieurs pièces sur le devant, et d'un grand salon sur le derrière: le mien est distribué de même, ex- cepté que je n'occupe que deux chambres, entre les- quelles et le salon est une espèce de vestibule ou d'antichambre fort singulière, éclairée par une large lanterne de vitrage au milieu du toit.

Avec cela , madame, je dois vous dire qu'on lait ici bonne chère à la mode du pays, c'est-à-dire simple et saine, précisément comme il me la faut. Le pays est humide et froid; ainsi les légumes ont peu de goût, le gibier aucun ; mais la viande y est excellente , le laitage abondant et bon. Le maître de cette maison la trouve trop sauvage et s'y tient peu. Il en a de plus riantes qu'il lui préfère, et auxquelles je la préfère , moi, par la même raison. J'y suis non seulement le maître, mais mon maître ; ce qui est bien plus. Point de grand village aux environs : la ville la plus voisine en est à deux lieues ; par conséquent peu de voisins désœuvrés. Sans le ministre, qui m'a pris dans une affection singulière , je serois ici dix mois de Tannée absolument seul.

Que pensez- vous de mon habitation, madame? la trouvez-vous assez bien choisie, et ne croyez-vous pas que pour en préférer une autre il faille être ou bien sage ou bien fou? bien , madame, il s'en pré- pare une peu loin de Biez, plus près du Tertre, que je regretterai sans cesse, et où, malgré l'envie, mon cœur habitera toujours. Je ne la regretterois pas moins

vssi.i: i;(if). 307

quand celle-ci m olfriroit tous les autres biens possi- bles, excepté celui de vivre avec ses amis. Mais au reste, après vous avoir peint le beau côté, je ne veux pas vous dissimuler qu'il y eu a d'autres, et que , comme dans toutes les choses de la vie, les avantages y sont mêlés d'inconvénients. Ceux du climat sont grands , il est tardif et froid ; le pays est beau , mais triste; la nature y est engourdie et paresseuse ; à peine avons-nous déjà des violettes , les arbres n'ont encore aucunes feuilles ; jamais on n'y entend de rossignols ; tous les signes du printemps disparaissent devant moi. Mais ne gâtons pas le tableau vrai que je viens de faire ; il est pris dans le point de vue je veux vous montrer ma demeure , afin que vos idées s'y pro- mènent avec plaisir. Ce n'est qu'auprès de vous, ma- dame, que je pouvois trouver une société préférable à la solitude. Pour la former dans cette province, il y faudroit transporter votre famille entière, une partie de Neuehâtel, et presque tout Yverdun. Encore après cela, comme l'homme est insatiable, me faudroit-il vosbois, vos monts , vos vignes, enfin tout jusqu'au lac et ses poissons. Bonjour, madame; mille tendres salutations à M. de Luze. Parlez quelquefois avec ma- dame de Froment et madame de Sandoz de ce pauvre exilé. Pourvu qu il ne le soit jamais de vos cœurs , tout autre exil lui sera supportable.

20.

3o8 CORRESPONDANCE.

67.. A M. DE LIZE.

Wooltoo, le 10 mai 1766.

Quoique ma longue lettre à madame de Luzc soit, monsieur, à votre intention comme à la sienne, je ne puis m empêcher d'y joindre un mot pour vous re- mercier et des soins que vous avez bien voulu prendre pour réparer la banqueroute que j'avois faite à Stras- bourg sans en rien savoir, et de votre obligeante lettre du 10 avril. J'ai senti , à l'extrême plaisir que m'a fait sa lecture , combien je vous suis attaché et combien tous vos bons procédés pour moi ont jeté de ressen- timents dans mon ame. Comptez, monsieur, que je vous aimerai toute ma vie, et qu'un des regrets qui me suivent en Angleterre est d'y vivre éloigné de vous. J'ai formé dans votre pays des attachements qui me le rendront toujours cher, et le désir de m'y revoir un jour, que vous voulez bien me témoigner, n'est pas moins dans mon cœur que dans le vôtre : mais comment espérer qu il s'accomplisse? Si j'avois fait quelque faute qui m'eût attiré la haine de vos compa- triotes , si je m'étois mal conduit en quelque chose, si j'avois quelque tort à me reprocher, j'espèrerois, en le réparant, parvenir à le leur faire oublier et à obtenir leur bienveillance; mais qu'ai-je fait pour la perdre ? en quoi me suis-je mal conduit ? à qui ai-je manqué dans la moindre chose? à qui ai-je pu rendre service que je ne l'aie pas fait? Et vous voyez comme ils m'ont traité. Mettez-vous à ma place, et dites-moi s'il est possible de vivre parmi des gens qui veulent

ABUSÉE 1766. 3t)9

assommer un homme sans grief, sans motif, sans plainte contre sa personne , et uniquement parcequ'il est malheureux. Je sens qu il seroit à désirer, pour l'honneur de ces messieurs, que je retournasse finir mes jours au milieu d'eux : je sens que je le desirerois moi-même ; mais je sens aussi que ce seroit une haute folie à laquelle la prudence ne me permet pas de songer. Ce qui me reste à espérer en tout ceci est de conserver les amis que j'ai eu le bonheur d'y faire , et d'être toujours aimé d'eux quoique absent. Si quelque chose pouvoit me dédommager de leur commerce, ce seroit celui du galant homme dont j'habite la maison, et qui n'épargne rien pour m'en rendre le séjour agréa- ble; tous les gentilshommes des environs, tous les ministres des paroisses voisines ont la bonté de me marquer des empressements qui me touchent, en ce qu'ils me montrent la disposition générale du pays : le peuple même, malgré mon équipage , oublie en ma faveur sa dureté ordinaire envers les étrangers. Ma- dame de Luze vous dira comment est le pavs ; enfin j'y trouverois de quoi n'en regretter aucun autre , si jétois plus près du soleil et de mes amis. Bonjour , monsieur; je vous embrasse de tout mon cœur.

672.— A M. DU PEYROU.

A Wootton, le 10 mai 1766.

Hier, mon cher hôte, j'ai reçu, par M. Davenport, vos nos 20, 21 , 22 et 23, par lesquels je vois avec in- quiétude que vous n'aviez point encore reçu mon 1 que je vous ai écrit d'ici, et je vous priois de ne

;îio correspondance.

mVnvover que mes livres de botanique, avec mon Calepin, et d attendre pour le reste à l'année pro- chaine; prière que je vous confirme avec instance, s'il en est encore temps. Je suis surtout très fâché que vous m'envoyiez aussi des papiers que je ne vous ai point demandés, et sur lesquels j étois tranquille, les sachant entre vos mains, au lieu qu'ils vont courir des hasards que vous ne pouvez prévoir, ne sachant pas comme moi tout ce qui se passe à Londres. Retirez-les , je vous en conj ure , s'il est encore temps , et pour Dieu , ne m'en envoyez plus désormais que je ne vous les demande. Ce n'étoit pas pour rien que j'avois numé- roté les liasses que je vous laissois.

Ceux que vous avez envovés à madame de Faugnes sont en route, et je compte les recevoir au premier jour. C'est un grand bonheur qu ils n aient pas été confiés à M. Walpole , que je regarde comme l'agent secret de trois ou quatre honnêtes gens de par le monde qui ont formé entre eux un complot auquel je ne comprends rien, mais dont je vois et sens l'exé- cution successive de jour en jour. La prétendue lettre du roi de Prusse est certainement de d'Alembert * ; en y jetant les yeux , j'ai reconnu son style , comme si je la lui avois vu écrire: elle a été publiée, traduite dans les papiers, de même qu'une autre pièce du même auteur sur le même sujet. On a aussi imprimé et tra- duit une lettre de M. de Voltaire à moi adressée , auprès de laquelle le libelle de Vernes n'est que du miel. Mais cessons de parler de ces matières attristantes, et qui

* Elle t:toit de M. Walpole, mai- corrigée par plusieurs hommes de lettre-;.

aisnée 17G6. 3ir

ne m'afïligcroient pourtant guère, si mon cœur n'eût été navré par de plus sensibles coups. Mon cher bote, je sens bien le prix d'un ami fidèle, et que ma con- fiance en vous redouble de charmes, par la difficulté de la placer aussi bien nulle part.

Je suis très en peine pour établir notre correspon- dance d'une manière stable et sûre; car la résolution je suis de rompre tout autre commerce de lettres , ne me rend le vôtre que plus nécessaire. Ah ! cher a m i , que ne vous ai-je cru, et que n'ai-je resté à portée de passer mes jours auprès de vous? Je sens vivement la perte que j'ai faite , et je ne m'en consolerai jamais. Je suis en peine de plusieurs lettres que j'ai fait passer par MM. Lucadou et Drake , et dont je ne reçois aucune réponse. J'espère cependant qu ils n'ont pas des commis négligents; il faut prendre patience, et con- tinuer. M. Lucadou est un honnête homme , et ami de mes amis ; je ne crains pas qu il abuse de ma confiance , mais je crains de lui être importun.

Mon intention est bien de parler à milord Maréchal de M. d'Eschernv, et de faire usage de sa petite noie; mais ce n'est pas en ce moment de commotion que cela peut se faire. S il est pressé, il faut, malgré moi, que je laisse à d'autres le plaisir de le servir. J ai pour milord Maréchal le même embarras que pour vous de m'ouvrir une correspondance sûre ; je me suis adressé à M. Rougemont, je n'en ai aucune réponse; j'ignore s'il a fait passer ma lettre , et s'il veut bien continuer.

Quant à ce quiregarde ma subsistance , nous pren- drons là-dessus les moyens que vous jugerez à propos ; et , puisque vous pensez que je puis fournir de six mois

3l2 COURESPOiNDAJNCE.

en six mois des assignations sur vos banquiers de Paris, je le ferai; mais , de grâce, envoyez-moi le modèle de ces assignations; car je ne vois pas bien, je vous lavoue , en quels termes elles doivent être conçues sui- des banquiers que je ne connois pas , et qui ne me doivent rien.

Je finis à la hâte , en vous saluant de tout mon cœur. Mille respects à la chère et bonne maman.

673. A MADAME DE CRÉQUl.

Mai 1766.

Bien loin de vous oublier, madame, je fais un de mes plaisirs dans cette retraite de me rappeler les heureux temps de ma vie. Ils ont été rares et courts ; mais leur souvenir les multiplie : c'est le passé qui me rend le présent supportable , et j'ai trop besoin de vous pour vous oublier. Je ne vous écrirai pas pour- tant, madame , et je renonce à tout commerce de let- tres, hors les cas d'absolue nécessité. Il est temps de chercher le repos , et je sens que je n'en puis avoir qu'en renonçant à toute correspondance hors du lieu que j'habite. Je prends donc mon parti trop tard , sans doute, mais assez tôt pour jouir des jours tran- quilles qu'on voudra bien me laisser. Adieu , madame. L'amitié dont vous m'avez honoré me sera toujours présente et chère ; daignez aussi vous en souvenir quelquefois.

ANNÉE I766. 3l3

674. - A M. DE MALESIIERBES.

Wootton, le 10 mai 1766.

Ce n'est pas d'aujourd'hui , monsieur, que jairue à vous ouvrir mon cœur et que vous le permettez. La confiance que vous m'avez inspirée ma déjà fait sentir près de vous que l'affliction même a quelquefois ses douceurs ; mais ce prix de lépanchement me devient bien plus sensible depuis que mes maux , portés à leur comble, ne me laissent plus dans la vie d'autre espoir que des consolations , et depuis qu'à mon der- nier voyage à Paris j'ai si "bien achevé de vous con- noître. Oui, monsieur, avouer un tort, le déclarer , est un effort de justice assez rare ; mais s'accuser au malheureux qu'on a perdu, quoique innocemment , et ne l'en aimer que davantage , est un acte de force qui n'appartenoit qu'à vous. Votre ame honore l'hu- manité, et la rétablit dans mon estime. Je savois qu'il y avoit encore de l'amitié parmi les hommes ; mais sans vous j'ignorerois qu'il y eût de la vertu.

Laissez-moi donc vous décrire mon état une se- conde fois en ma vie. Que mon sort a changé depuis mon séjour de Montmorenci ! Vous m'avez cru mal- heureux alors , et vous vous trompiez ; si vous me croyez heureux maintenant, vous vous trompez da- vantage. Vous allez connoître un genre de malheurs digne de couronner tous les autres, et qu'en vérité je n'aurois pas cru fait pour moi.

Je vivois en Suisse en homme doux et paisible, fuyant le monde, ne me mêlant de rien, ne dispu-

\ i j CORRESPONDA.NCE.

tuât jamais, ne parlant pas même de mes opinions. On m en chasse par des persécutions, sans sujet, sans motif, sans prétexte, les plus violentes, les moins méritées qu'il soit possible d'imaginer, et qu'on a la barbarie de me reprocher encore, comme si je mêles étois attirées par vanité. Languissant, malade, affligé, je m'acheminois, à l'entrée de l'hiver, vers Berlin. A Strasbourg, je reçois de M. Hume les invitations les plus tendres de me livrer à sa conduite, et de le suivre en Angleterre, il se charge de me procurer une re- traite agréable et tranquille. J'avois eu déjà le projet de m'y retirer ; milord Maréchal me l'avoit toujours conseillé; M. le duc d'Aumont avoit, à la prière de madame de Verdelin, demandé et obtenu pour moi un passe-port. J'en fais usage ; je pars le cœur plein du bon David, je cours à Paris me jeter entre ses bras. M. le prince de Conti m'honore de l'accueil plus con- venable à sa générosité qu'à ma situation, et auquel je me prête par devoir, mais avec répugnance, pré- voyant combien mes ennemis m'en lèroient payer cher l'éclat.

Ce fut un spectacle bien doux pour moi que l'aug- mentation sensible de bienveillance pour M. Hume, que cette bonne œuvre produisit dans tout Paris : il de- voit en être touché comme moi; je doute qu'il le lût de la même manière. Quoiqu'il en soit, voilà de ces com- pliments à la française, que j'aime, et que les autres nations ne savent guère imiter.

Mais ce qui me fit une peine extrême fut de voir que M. le prince de Conti m'accabloit en sa présence de si grandes bontés, qu'elles auroientpu passer pour

ANHÉE 1766. °)i5

railleuses si j'eusse été moins à plaindre, ou que le prince eût été moins généreux : toutes les attentions étoient pour moi; M. Hume étoit oublié en quelque sorte, ou invité à y concourir. Il étoit clair que cette préférence d'humanité dont j'étois l'objet en montroit pour lui une beaucoup plus flatteuse : c étoit lui dire: Mon ami Hume, aidez-moi à marquer de la commiséra- tion à cet infortuné. Mais son cœur jaloux fut trop betc pour sentir cette distinction-là.

Nous partons. Il étoit si occupé de moi qu il en par- loit même durant son sommeil . vous saurez ci-après ce qu il dit à la première couchée. En débarquant à Douvres, transporté de toucher enfin cette terre de liberté, et d'v être amené par cet homme illustre, je lui sautai au cou, je l'embrassai étroitement sans rien dire, mais en couvrant son visage de baisers et de pleurs. Ce n'est pas la seule fois ni la plus remar- quable où il ait pu voir en moi les saisissements d'un cœur pénétré. Je ne sais pas trop ce qu'il fait de ces souvenirs, s'ils lui viennent, mais j'ai dans l'esprit qu'il en doit quelquefois être importuné.

Nous sommes fêtés arrivant à Londres; dans les deux chambres, à la cour même, on s'empresse à me marquer de la bienveillance et de l'estime. M. Hume me présente de très bonne grâce à tout le monde, et il étoit naturel de lui attribuer, comme je faisois , la meilleure partie de ce bon accueil. L'affluence me fait trouver le séjour de la ville incommode : aussitôt les maisons de campagne se présentent en foule; on m'en offre à choisir dans toutes les provinces. M. Hume se charge des propositions; il me les fait, il me conduit

3i6 CORRESPONDANCE.

même à deux ou trois campagnes voisines; j'hésite long-temps sur le choix; je me détermine enfin pour cette province. Aussitôt M. Hume arrange tout, les embarras s'aplanissent; je pars; j'arrive dans une habitation commode, agréable, et solitaire : le maître prévoit tout, rien ne me manque ; je suis tranquille, indépendant. Voilà le moment si désiré tous mes maux doivent finir : non, c'est qu'ils commencent, plus cruels que je ne les avois encore éprouvés.

Peut-être n'ignorez-vous pas, monsieur, qu'avant mon arrivée en Angleterre , elle étoit un des pays de 1 Europe j'avois le plus de réputation, j'oserois presque dire, de considération; les papiers publics étoient pleins de mes éloges, et il n'y avoit qu'un cri d'indignation contre mes persécuteurs. Ce ton se soutient à mon arrivée; les papiers l'annoncèrent en triomphe; l'Angleterre s'honoroit d'être mon refuge, et elle en glorifioit avec justice ses lois et son gouver- nement. Tout-à-coup , et sans aucune cause assignable , ce ton change, mais si fort et si vite que dans tous les caprices du public on n'en vit jamais un plus étonnant. Le signal fut donné dans un certain magasin, aussi plein d'inepties que de mensonges, et l'auteur, bien instruit, me donnoitpour fils de musicien. Dès ce moment, tout part avec un accord d'insultes et d'ou- trages qui tient du prodige; des foules de livres et d'écrits m'attaquent personnellement, sans ménage- ment, sans discrétion, et nulle feuille n'oseroit pa- roitre si elle ne contenoit quelque malhonnêteté contre moi. Trop accoutumé aux injures du public pour m'en affecter encore , je ne laissois pas d'être surpris

ANNÉE 1-66. 3l-

de ce changement si brusque , de ce concert si parfaite- ment unanime, que pas un de ceux qui m'avoient tant loué ne dît un seul mot pour ma défense. Je trouvois bizarre que précisément après le retour de M. Hume, qui a tant d'influence ici sur les gens de lettres et de si grandes liaisons avec eux, sa présence eût produit un effet si contraire à celui que j en pouvois attendre; que pas un de ses amis ne se fut montré le mien : et 1 on voyait bien que les gens qui me traitoient si mal n étoient pas ses ennemis, puisqu en faisant sonner haut sa qualité de ministre, ils disoient que je n'avois traversé la France que sous sa protection ; qu il m avoit obtenu un passe-port de la cour de France ; et peu s'en falloit qu ils n ajoutassent que j'avois fait le voyage à ses frais. Une autre chose m étonnoit davantage. Tous mavoient également caressé à mon arrivée; mais à mesure que notre séjour se prolongeoit, je voyais de la façon la plus sensible changer avec moi les manières de ses amis. Toujours, je l'avoue, ils ont pris les mêmes soins en ma faveur; mais, loin de me marquer la même estime, ils accompagnoient leurs services de l'air dédaigneux le plus choquant : on eût dit qu'ils ne cherchoient à mobliger que pour avoir droit de me marquer du mépris. Malheureusement ils s'étoient emparés de moi. Que faire, livré à leur merci dans un pays dont je ne savois pas la langue? Baisser la tête et ne pas voir les affronts. Si quelques Ànglois ont continué à me marquer de l'estime, ce sont uni- quement ceux avec qui M. Hume n'a aucune liaison. Les flagorneries m'ont toujours été suspectes. Il m'en a fait des plus basses et de toutes les façons:

3l8 CORRESPONDANCE.

mais je n'ai jamais trouvé dans son langage rien qui sentît la vraie amitié. On eût dit même qu'en voulant me faire des patrons il cherchoit à m'ôter leur bien- veillance ; il vouloit plutôt que j'en fusse assisté qu'aimé; et cent fois j'ai été surpris du tour révoltant qu il donnoit à ma conduite près des gens qui pou- voient s'en offenser. Un exemple éclaircira ceci. M. Penneck, du Muséum, ami de milord maréchal, et pasteur d'une paroisse l'on vouloit inétablir, vient me voir; M. Hume, moi présent, lui fait mes excuses de ne l'avoir pas prévenu. Le docteur Maly , lui dit-il, nous avoit invités pour jeudi au Muséum, M. Rousseau devoit vous voir; mais il préféra d aller avei: madame GaiTick à la comédie: on ne peut pas faire tant de choses en un jour.

On répand à Paris une fausse lettre du roi de Presse . qui depuis a été traduite et imprimée ici. J'apprends avec étonnement que c'est un M. Walpole, ami de M. Hume, qui fait courir cette lettre : je lui demande si cela est vrai ; au lieu de me répondre, il me demande froidement de qui je le tiens ; et quelques jours après , il veut que je confie à ce même M. Walpole des pa- piers qui m'intéressent et que je cherche à faire ve- nir en sûreté. Je vois cette prétendue lettre du roi de Prusse, et j'y reconnois à l'instant le style de M. d'Alembert, autre ami de M. Hume, et mon en- nemi d'autant plus dangereux qu'il a soin de cacher sa haine. J'apprends que le fils du jongleur Tronchin , mon plus mortel ennemi, est non seulement un ami de M. Hume, mais qu'il loge avec lui; et quand M. Hume voit que je sais cela, il m'en fait la confi-

,

AKNÉE 17GG. 3iy

deace, m assurant que le fils ne ressemble pas au père. J'ai lu;jé deux ou trois nuits avec ma gouver- nante dans cette même maison, chez M. Hume; et à 1 accueil que nous ont fait ses hôtesses, qui sont ses amies, j ai jugé de la façon dont lui, ou cet homme « ju il dit ne pas ressembler à son père , leur avoit parlé délie et de moi.

Tous ces faits combinés , et d autres semblables que j observe, me donnent insensiblement une inquiétude que je repousse avec horreur. Cependant les lettres que j'écris n'arrivent pas; plusieurs de celles que je reçois ont été ouvertes, et toutes ont passé par les mains de .M. Hume: si quelqu'une lui échappe, il ne peut cacher 1 ardente avidité de la voir. Un soir je vois encore chez lui une manœuvre de lettre dont je suis frappé. Voici ce que c est que cette manœuvre , car il peut importer de la détailler. Je vous l'ai dit , monsieur; dans un fait je veux tout dire. Après soupe , gardant tous deux le silence au coin de son feu, je m aperçois qu il me regarde fixement, ce qui lui arrive souvent et dune manière assez remar- quable. Pour cette fois son regard ardent et prolongé devint presque inquiétant. J'essaie de le fixer à mon tour; mais en arrêtant mes yeux sur les siens je sens un frémissement inexplicable, et je suis bientôt forcé de les baisser. La physionomie et le ton du bon David sont d un bon-homme; mais il faut que, pour me fixer dans nos téte-à-téte, ce bon-homme ait trouvé d'autres veux que les siens.

L impression de ce regard me reste : mon trouble augmente jusqu au saisissement. Bientôt un violent

320 CORRESPONDANCE,

remords me gagne; je m'indigne de moi-même. Enfin , dans un transport, que je me rappelle encore avec délices, je me jette à'son cou, je le serre étroitement, je l'inonde de mes larmes; je m'écrie: Non, non, David Hume n'est pas un traître- s il nctoil le meilleur des hommes, ilfaudroit au il en fût le plus noir. David Hume me rend mes embrassements, et, tout en inc frappant de petits coups sur le dos, me répète plusieurs fois d'un ton tranquille : Quoi! mon cher monsieur! Eh! mon cher monsieur! Quoi donc! mon cher monsieur! Il ne me dit rien de plus; je sens que mon cœur se resserre, notre explication finit là; nous al- lons nous coucher , et le lendemain je pars pour la pro- vince.

Je reviens maintenant à ce que j entendis à Roye la première nuit qui suivit notre départ. Nous étions couchés dans la même chambre, et plusieurs fois au milieu de la nuit je l'entendis s'écrier avec une véhé- mence extrême: Je tiens J. J. Rousseau. Je pris ces mots dans un sens favorable qu'assurément le ton n'indiquoit pas; c'est un ton dont il m'est impossible de donner l'idée, et qui n'a nul rapport à celui qu'il a pendant le jour, et qui correspond très bien aux re- gards dont j'ai parlé. Chaque fois qu'il dit ces mots , je sentis un tressaillement d'effroi dont je n'étois pas le maître : mais il ne me fallut qu'un moment pour me remettre et rire de ma terreur; dès Je lendemain , tout fut si parfaitement oublié, que je n'y ai pas même pensé durant tout mon séjour à Londres et au voisi- nage. Je ne m'en suis souvenu que depuis mon arrivée ici, en repassant toutes les observations que j'ai faites,

ANNÉE 1766. 32i

et dont le nombre augmente de jour en jour; mais à présent je suis trop sûr de ne plus l'oublier. Cet homme, que mon mauvais destin semble avoir forgé tout exprès pour moi, n'est pas dans la sphère ordi- naire de l'humanité , et vous avez assurément plus que personne le droit de trouver son caractère incrovable. Mon dessein n'est pas aussi que vous le jugiez sur mon rapport, mais seulement que vous jugiez de ma situation.

Seul dans un pavs qui m'est inconnu, parmi des peuples peu doux, dont je ne sais pas la langue, et qu'on excite à me haïr, sans appui, sans ami, sans moyen de parer les atteintes qu'on me porte, je pour- rois pour cela seul sembler fort à plaindre. Je vous proteste cependant que ce n'est ni aux désagréments que j'essuie , ni aux dangers que je peux courir que je suis sensible : j ai même si bien pris mon parti sur ma réputation, que je ne songe plus à la défendre; je l'a- bandonne sans peine, au moins durant ma vie, à mes infatigables ennemis. Mais de penser qu'un homme avec qui je n'eus jamais aucun démêlé, un homme de mérite , estimable par ses talents , estimé par son caractère, me tend les bras dans ma détresse, et m'é- touffe quand je m'y suis jeté; voilà, monsieur, une idée qui m'atterre. Voltaire, d'Alembert, Tronchin, n'ont jamais un instant affecté mon ame; mais, quand je vivrais mille ans, je sens que jusqu'à ma dernière heure jamais David Hume ne cessera de métré pré- sent.

Cependant j'endure mes maux avec assez de pa- tience, et je me félicite surtout de ce que mon naturel xix. ai

\rl CORRESPONDANCE,

n'en est point aigri : cela me les rend moins insuppoi tables. J ai repris mes promenades solitaires, mais, an lieu dy rêver, j'herborise; c'est une distraction dont je sens le besoin : malheureusement elle ne m est pas ici d'une grande ressource; nous avons peu de beaux jours; j'ai de mauvais yeux, un mauvais mi- croscope; je suis trop ignorant pour herboriser sau> livres, et je n'en ai point encore ici: d'ailleurs me- nuits sont cruelles, mon corps souffre encore plus que mon cœur; la perte totale du sommeil me livre aux plus tristes idées; l'air du pays joint à tout cela sa sombre influence, et je commence à sentir fréquem- ment que j ai trop vécu. Le pis est que je crains lu mort encore, non seulement pour elle-même, non seulement pour n'avoir pas un de mes amis qui puisse adoucir mes dernières heures; mais surtout pour l'a- bandon total je laisserois ici la compagne de mes misères, livrée à la barbarie, ou, qui pis est, à l'insul- tante pitié de ceux dont les soins ne sont qu'un raffi- nement de cruauté pour faire endurer l'opprobre en silence. Je ne sais pas, en vérité, quelles ressources la philosophie offre à un homme dans mon état. Pour moi, je n'en vois que deux qui soient à mon usage, l'espérance et la résignation.

Le plaisir , monsieur, que j'ai de vous écrire est si parfaitement indépendant de l'attente d'une réponse , que je ne vous envoie pour cela aucune adresse, bien sûr que vous ne vous servirez pas de celle de M. Hume, avec qui j'ai rompu toute communication. Vos sentiments me sont connus, il ne m'en faut pas davantage; j'aurai l'équivalent de cent lettres dans

AN3ÉE 1 766. 323

l'assurance je suis que vous pensez à moi quelque- lois avec intérêt. Je prends le parti de supprimer désormais tout commerce de lettres, hors les cas d'absolue nécessité, de ne plus lire ni journaux ni nouvelles publiques, et de passer dans l'ignorance de ce qui sedit et se fait dans le monde les jours tranquilles qu'on voudra me laisser.

Je fais, monsieur, les vœux les plus vrais et les plus tendres pour votre félicité.

675. A M. LE GÉNÉRAL CONWAY,

secrétiike d'état.

Le 22 mai 1766.

Monsieur,

Vivement touché des grâces dont il plaît à sa ma- jesté de m'honorer , et de vos bontés qui me les ont at- tirées, j'y trouve dès à présent ce bien précieux à mon cœur d'intéresser à mon sort le meilleur des rois et l'homme le plus digne d'être aimé de lui. Voilà, mon- sieur, un avantage que je ne mériterai point de per- dre. Mais il faut vous parler avec la franchise que vous aimez : après tant de malheurs je me croyois préparé à tous les événements possibles ; il m'en arrive pourtant que je n'avois pas prévus, et qu'il n'est pas même permis à un honnête homme de prévoir. Us m en affectent d'autant plus cruellement, et le trouble ils me jettent m'ôtant la liberté d'esprit nécessaire pour me bien conduire, tout ce que me dit la raison, dans un état aussi triste, est de suspendre ma réso- lution sur toute affaire importante, telle qu est pour

1 1 .

324 CORRESPONDANCE,

moi celle dont il s'agit. Loin de ine refuser aux bien- faits du roi par l'orgueil qu'on m'impute, je le mettrois à m'en glorifier; et tout ce que j'y vois de pénible est de ne pouvoir m'en honorer aux yeux du public comme aux miens propres. Mais lorsque je les rece- vrai, je veux pouvoir me livrer tout entier aux senti- ments qu ils m'inspirent, et n'avoir le cœur plein que des bontés de sa majesté et des vôtres : je ne crains pas que cette façon de penser les puisse altérer. Dai- gnez donc , monsieur , me les conserver pour des temps plus heureux : vous connoîtrez alors que je n'ai dif- féré de m'en prévaloir que pour tâcher de m'en rendre plus digne.

Agréez, monsieur, je vous supplie, mes très hum- bles salutations et mon respect.

676. A M. DU PEYROU.

A Wootton, le 3i mai 17G6.

J'ai reçu, mon cher hôte, votre 24 par M. d'Iver- nois, et je reçois en ce moment votre 25. Je vous remercie de l'inquiétude que vous y marquez sur mon état, excepté pourtant ce mot : M 'auriez-vous ou- blié? qu'un plus long silence ni rien au monde n'auto- riseroit jamais. J'aurois cru qu'entre vous et moi nous n'en étions plus , depuis long-temps , à de pa- reilles craintes. Je vous écris rarement, je vous en ai prévenu; mais je vous écris régulièrement; et, lors- que vous vous livriez à ce cruel doute, vous avez recevoir mon 2. De grâce, entendons-nous bien. Je ne puis souvent écrire, surtout à présent que mon

ANNÉE 1766. 32§

hôte et sa famille sont ici. Il y a, ce dont je gémis, trois cents lieues de distance entre nous; il faut plu- sieurs entrepôts à nos lettres, qui les retardent, et qui peuvent les retarder davantage. Enfin, vous pouvez au pis vous dire : Il est mort ou malade ; mais jamais , M'a-t-il oublié?

Autre grief. M. Hume vous apprend,- dites-vous, que la province de Derby m'a nommé un des com- missaires des barrières, et vous me reprochez de ne vous en avoir rien dit. Vous auriez raison, sicelaétoit vrai; mais je n'ai jamais ouï parler dépareille folie; je vous ai prévenu d'être en garde contre tout ce qui pouvoit Venir de M. Hume , et de n'ajouter aucune foi à tout ce qu'on vous diroit de moi. De grâce, une fois pour toutes, n'en croyez que ce que je vous dirai moi- même ; vous vous épargnerez bien des jugements in- justes sur mon compte. Par une suite de cette même facilité à tout croire, vous voilà persuadé , sur le rap- port de M. de Luze, que je désire voir mes écrits im- primés de mon vivant; j'ignore sur le rapport de qui M. de Luze lui-même a pu le croire; ce n'est sûrement pas sur le mien, et je vous déclare et vous répète, pour la dernière fois, dans la sincérité de mon ame, que mon plus ardent désir est que le public n'entende plus parler de moi de mon vivant. Une fois pour toutes , croyez-moi sincère; ne vous gênez jamais sur cette affaire; mais soyez persuadé que, toute chose égale, j'aime mieux qu'elle ne se fasse qu'après ma mort. Il est vrai que j'ai cru que les planches auroient pu se graver d'avance , et qu'elles auroient pu s'exécuter mieux de mon vivant.

3%€ COHRESPOJNDANCE.

Je me flatte que vous aurez reçu ma précédente assez à temps pour ne faire partir que mes livres de botanique et herbiers, et retenir le reste, quant à présent. Je suis très content de mon habitation , de mon hôte, de mes voisins, à quelques inconvénients près ; mais , puisqu'il y en a partout , le sage ne les fuit pas , il les supporte, et il m'en coûte peu d'être sage en cela. Mais je vous avoue (et que ceci soit à jamais entre nous deux sans aucune exception) que je sens cruellement votre absence , et que j'ai peine à me dé- tacher de l'espoir de retourner un jour mourir auprès de vous. Mon cœur ne peut renoncer aux douces idées qu il s'étoit faites ; plus j'aime le recueillement et la retraite, plus l'intimité de l'amitié m'est nécessaire, surtout vers la fin de ma carrière et de mes jours , je n'ai plus d'autre pxojet à former que l'usage du pré- sent. Je pense aussi, et votre dernière lettre me le confirme, que je ne voias serois pas tout-à-fait inutile pour la douceur de la vie, surtout si vous ne vous mariez pas encore, comme j'y vois peu d'achemi- nement. C'est pourtant une chose à laquelle il est temps de songer ou jamais. Il y auroit là-dessus trop de choses à dire pour une lettre; c'est un beau texte pour quand vous viendrez me voir. Quoi qu'il en soit, nous avons eu tout état de cause assez de goûts communs pour les cultiver ensemble avec agrément, et je ne doute pas qu'un jour ou l'autre l'entreprise du Dictionnaire de botanique ne se réveille, et ne nous fournisse pour plusieurs années les plus agréables oc- cupations. Je vous conseille de ne pas abandonner ce goût; il tient à des connoissances charmantes, et il

\NINÉE 1766. 327

peut les étendre à l'infini. Voilà, mon cher hôte , un château en Espagne, le seul qui nie reste à faire, et auquel je n ai pas la force de renoncer. Et pourquoi ne s'exécuteroit-il pas un jour? Laissons au public le temps de m'oublier, à vos gens de Neuchâtel celui de s'apaiser, peut-être de se repentir : préparons à loisir toutes choses dans le plus profond silence, et sans que personne au monde pénétre nos vues : rien ne nous presse, nous sommes les maîtres du temps. Dans quatre ou cinqans, quand votre maison sera faite, et que vous l'habiterez, je ne vois point d impossibilité que vous redeveniez dans le fait mon cher hôte. En attendant, je suis tranquille dans ma retraite; le pis sera d'y rester ; j'espère au moins vous v voir quelque- fois. Pensez à tout cela, et dites-m'en votre avis, mais surtout entre vous et moi sans aucun confident quel- conque. Tout est manqué si ame vivante vient à pé- nétrer ce projet.

Je ne sais ce qu'est devenu le portrait que je vous avois destiné; j'ai rompu toute correspondance avec M. Hume, et je suis déterminé, quoi qu'il arrive, à ne lui récrire jamais. Je regarde le triumvirat de Voltaire , de d'Alembert et de lui comme une chose certaine. Je ne pénétre point leur projet , mais ils en ont un. Je ne m'en tourmenterai plus; je n'y songerai pas même, vous pouvez v compter. Mais , en attendant que la vérité se découvre , je ne veux avoir aucun commerce avec aucun des trois; puissent-ils m'oublier comme je les oublie! Quant au portrait, vous l'aurez, vous pouvez y compter: mais je vous demande du temps pour me mettre au fait de toute chose. Je veux, s'il se

328 CORRESPONDANCE,

peut , me faire oublier à Londres comme ailleurs. Cela est très nécessaire au repos de ma vie , et surtout à l'exécution de mon projet. Je vous embrasse.

Je voudrois bien que la Vision ne fut pas perdue ; nen pourroit-on pas du moins avoir une copie de quelque façon. Il me suffirait de me l'envoyer cet au- tomne par M.dlvernois.

Je dois vous avertir que je n'ai rien écrit à personne de semblable à ce que vous me marquez , et que depuis près de deux ans je n'ai plus de correspondance avec M. Moultou, ne sachant pas même il est.

677.-A M. DIVERNOIS.

Wootton, le 3i mai 1766.

Monsieur Lucadou aura pu vous marquer , mon- sieur, combien j étois en peine de vous ; et votre lettre du 28 avril m'a tiré d'une grande inquiétude. Je suis dans la plus grande joie du projet que vous avez formé de me venir voir cette année; je suis fâché seulement que ce soit trop tard pour jouir des charmes du lieu que j'habite : il est délicieux dans cette saison, mais en novembre il sera triste ; il aura grand besoin que vous veniez en égayer l'habitant. Il faudra prévenir M. du Peyrou de votre voyage, au cas qu il ait quelque chose à m'envoyer. J'aurois souhaité que vous pussiez venir ensemble pour que le vovage fut plus agréable à tous les deux ; mais je trouverai mon compte à vous voir 1 un après l'autre; je serai tout entier à chacun des deux, et j'aurai deux fois du plaisir.

Si mes vœux pouvoient contribuer à rétablir parmi

ASNÉE 1766. >2$

vous les lois et la liberté, je crois que vous ne doute/ pas que Genève ne redevint une république; mais, messieurs, puisque les tourments que votre sort futur donne à mon cœur sont à pure perte, permettez que je cherche à les adoucir en pensant à vos affaires le moins qu'il est possible. Vous avez publié que je voulois écrire l'histoire de la médiation : je serois bien aise seulement d en savoir l'histoire ; mais mon intention n'est assurément pas de l'écrire; et, quandjel'écrirois, je me garderois de la publier. Cependant, si vous voulez me rassembler les pièces et mémoires qui regardent cette affaire, vous sentez qu'il n'est pas possible qu'ils me soient jamais indifférents ; mais gardez-les pour les apporter avec vous, et ne m'en envoyez plus par la poste, car les ports en ce pays sont si exorbitants , que votre paquet précédent m'a coûté de Londres ici 4 liv. 10 s. de France. Au reste , je vous pré.viens, pour la dernière fois, que je neveux plus faire souvenir le public que j'existe , et que de ma part il n'entendra plus parler de moi durant ma vie. Je suis en repos, je veux tacher d'y rester. Par une suite du désir de me faire oublier, j'écris le moins de lettres quil m est possible; hors trois amis, en vous comptant, j'ai rompu toute autre correspon- dance, et, pour quoi que ce puisse être, je n'en re- nouerai plus. Si vous voulez que je continue à vous écrire, ne montrez plus mes lettres et ne parlez plus de moi à personne , si ce n'est pour les commissions dont votre amitié me permet de vous charger.

Je voudrois bien que votre associé, que je salue, eût le temps d'en faire une avant votre départ. J'ai

3j(i CORRESPONDANCE.

perdu presque tous mes microscopes; et ceux qui me restent sont ternis, et incommodes en ce qu'il me faudroit trois mains pour m'en servir: une pour tenir le microscope, une autre pour tenir la plante en état à son foyer, et la troisième pour ouvrir la fleur avec une pointe , et en tenir les parties soumises à linspee- tion. N'y auroit-il point moyen d'avoir un microscope auquel on pût attacher l'objet dan£ la situation qu'on voudroit, sans avoir besoin de le tenir*, afin d'avoir au moins une main libre et que l'objet ne vacillât pas tant? Les ouvriers de Londres sont si exorbitamment chers, et je suis si peu à portée de me faire entendre , que je crois qu'il y auroit à gagner de toutes manières à faire faire mes petits instruments à Genève, surtout sous des yeux comme ceux de M. Deluc : il faudroit plusieurs verres au microscope , et tous extrêmement polis. Il me manque aussi quelques livres de bota- nique ; mais nous serons à temps d en parler quand vous serez sur votre départ, de même que de quelques commissions pour Paris, je suppose que vous pas- serez, à moins que vous n'aimiez mieux vous embar- quer à Bordeaux.

Voltaire a fait imprimer et traduire ici par ses amis une lettre à moi adressée, l'arrogance et la bruta- lité sont portées à leur comble, et il s'applique, avec une noirceur infernale, à m'attirer la haine de la nation. Heureusement la sienne est si maladroite, il a trouvé le secret doter si bien tout crédit à ce qu'il peut dire, que cet écrit ne sert qu à augmenter le mé- pris que l'on a ici pour lui. La sotte hauteur que ce pauvre homme affecte est un ridicule qui va toujours

ANNKE iyGt). 33 !

en augmentant. Il croit faire le prince, et ne fait en effet que lecrocheteur. Il est si bête qu'il ne fait qu'ap- prendre à tout le monde combien il se tourmente de moi.

L'homme dont je vous ai parlé dans ma précé- dente lettre a placé O fils chez l'homme de B, qui va près de C. Vous comprenez de quelles commis- sions ce petit barbouillon peut être chargé; j'en ai prévenu D.

Vos offres au sujet de l'argent qui est chez madame Boy de La Tour sont assurément très obligeantes ; le mal que j y vois est qu'elles ne sont pas acceptables : on ne place point au dix pour cent sur deux têtes. Sur celle de mademoiselle Le Vasseur passe, cela se peut .iccepter. A cette condition , je vous enverrai le billet pour retirer cet argent ; ou bien nous arrangerons ici cette affaire a votre voyage. Je vous embrasse de tout mon cœur.

678. A M. DU PEYROU.

Le 1 4 juin 1-66.

C'est bien mon tour d être inquiet de votre silence, et je le suis beaucoup, tant à cause de votre exacti- tude ordinaire, que des approches de la goutte que vous avez paru craindre. Veuille le ciel que vous n'ayez pas une si bonne excuse à me donner! Mais, si vous êtes pris en effet , ce dont je tremble, je vous- prie en grâce de me faire écrire un mot par M. Jean- nin; car j'aime encore mieux être sûr d'un mal que d'en redouter mille autres. Votre 9.5 est du 1 ?. mai ;

332 CORRESPONDANCE,

depuis lors je n'ai rien reçu , et je ne sais pas encore si vous avez fait partir quelque chose par Mandrot , dont vous m'annonciez le départ pour le 24. Mon hôte ( non pas l'hôte de mon cœur par excellence) , M. Davenport, est venu passer ici trois semaines avec sa famille. C'est un très galant homme, plein d atten- tions et de soins. Je suis convenu avec lui de l'adresse suivante, sous laquelle vous pouvez m'ccrire sans enveloppe, et sans que mon nom paroisse. Pourvu que vous mettiez très exactement l'adresse comme elle est marquée, ni plus ni moins, et que vous fassiez mettre vos lettres à la poste à Londres ou à Paris , en les affranchissant jusqu'à Londres, elles me parvien- dront sûrement, promptement, et personne ne les ouvrira que moi. Monsieur Davenport , à Wootton Arsbornbag. Derby shire.

Adieu , mon cher et très cher hôte , je vous embrasse mille fois de tout mon cœur.

679. AU MÊME.

Wootton, le 21 juin 1760.

J'ai reçu, mon cher hôte, votre 26 qui m'a fait grand bien. Je me corrigerai d'autant plus difficile- ment de l'inquiétude que vous me reprochez, que vous ne vous en corrigez pas trop bien vous-même quand mes lettres tardent à vous arriver : ainsi, mé- decin , guéris-toi toi-même ; mais non , mon cher ami , cette tendre inquiétude et la cause qui la produit est une trop douce maladie pour que ni vous ni moi nous en voulions guérir. Je prendrai toutefois les mesures

année 1766. :;; ;

que vous m indiquez pour ne pas me tourmenter mal à propos; et, pour commencer, j'inscris aujourdhui la date de cette lettre en recommençant par 1 , afin de voir successivement une suite de numéros bien en ordre. Ma première ferveur d'arrangement est toujours une chose admirable ; malheureusement elle ne dure pas.

Je vous suis bien obligé des ordres que vous avez donnés à vos banquiers à mon sujet. Ma situation me force à me prévaloir des seize cents livres par an, même avant que vous ayez reçu les trois cents louis de milord Maréchal , qui, j'espère, ne tarderont pas beaucoup encore. Je n'ai point de scrupule sur cet ar- rangement, par rapport à vous dont je connois le cœur, et dont je suppose la fortune en état d'y répon- dre; je n'en ai pas non plus par rapport à moi, dont le cœur répond au vôtre, et qui crois pouvoir vous fournir de quoi ne rien perdre avec moi, pourvu que vous puissiez attendre. S il arrivoit que les tracas d'af- faires d'intérêt, dont vous m'avez parlé, influassent sur votre situation présente, j'exige qu'en pareil cas vous me le disiez franchement, parceque je puis trouver d'autres ressources, auxquelles je préfère le plaisir de tenir de vous ma subsistance, mais qui peuvent au besoin me servir de supplément. J ai bien des choses à vous dire que je ne puis confier à une lettre qui peut s égarer. Quand vous viendrez, je vous dirai ce qui s'est passé, et je crois que vous convien- drez que j'ai fait ce que j'ai faire; mais ce que je dois sur toute chose est de ne vous pas laisser mettre à 1 étroit pour l'amour de moi. Ainsi, promettez-moi

334 CORRESPONDANCE,

de me parler sans détour dans l'occasion, et com- mencez dès à présent si vous êtes dans le cas.

J'aurois fort souhaité que vous n'eussiez pas fait partir mes livres ; mais c'est une affaire faite : je sens que l'objet de toute la peine que vous avez prise pour cela n'étoit que de me fournir des amusements dans ma retraite; cependant vous vous êtes trompe. J'ai perdu tout goût pour la lecture , et hors des livres de botanique, il m'est impossible de lire plus rien. Ainsi je prendrai le parti de faire rester tous ces livres à Londres, et de m'en défaire comme je pourrai, at- tendu que leur transport jusqu'ici me coûteroit beau- coup au-delà de leur valeur , que cette dépense me seroit fort onéreuse, que quand ils seroient ici je ne saurois pas trop les mettre ni qu'en faire. Je suis charmé qu'au moins vous n'ayez pas envoyé les papiers.

Soyez moins en peine de mon humeur, mon cher hôte, et ne le soyez point de ma situation. Le séjour que j'habite est fort de mon goût; le maître de la maison est un très galant homme , pour qui trois se- maines de séjour qu'il a fait ici avec sa famille ont ci- menté l'attachement que ses bons procédés m'avoient donné pour lui. Tout ce qui dépend de lui est em- ployé pour me rendre le séjour de sa maison agréable. Il y a des inconvénients, mais n'y en a-t-il pas? Si j'avois à choisir de nouveau dans toute l'Angleterre , je ne choisirais pas d'autre habitation que celle-ci : ainsi j'y passerai très patiemment tout le temps que j'y dois vivre ; et si j'y dois mourir, le plus grand mal que j'y trouve est de mourir loin de vous, et que l'hôte

àMKÉE 1766. 335

de mon cœur ne soit pas aussi celui de mes cendres ; car je me souviendrai toujours avec attendrissement de notre premier projet , et les idées tristes, mais douces, quil me rappelle, valent sûrement mieux que celles du bal de votre folle amie. Mais je ne veux pas m'engager dans ces sujets mélancoliques qui vous feroient mal augurer de mon état présent, quoique à tort ; et je vous dirai quil m'est venu cette semaine de la compagnie de Londres, hommes et femmes, qui tous, à mon accueil , à mon air, à ma manière de vivre, ont jugé, contre ce qu'ils avoient pensé avant de me voir, que j'étois heureux dans ma retraite ; et il est vrai que je n'ai jamais vécu plus à mon aise, ni mieux suivi mon humeur du matin au soir. Il est cer- tain que la fausse lettre du roi de Prusse et les pre- mières clabauderies de Londres m'ont alarmé , dans la crainte que cela n'influât sur mon repos dans cette province, et qu'on n'y voulût renouveler les scènes de Motiers. Mais sitôt que j'ai été tranquillisé sur ce chapitre, et qu'étant une fois connu dans mon voisi- nage j'ai vu qu'il étoit impossible que les choses y prissent ce tour-là, je me suis moqué de tout le reste, et si bien, que je suis le premier à rire de toutes leurs folies. Il n'y a que la noirceur de celui qui sous main fait aller tout cela qui me trouble encore : cet homme a passé mes idées; je n'en imaginois pas de faits comme lui. Maisparlons de nous. Il me manque de vous revoir pour chasser tout souvenir cruel de mon ame. Vous savez ce qu'il me faudroit de plus pour mourir heureux, et je suppose que vous avez reçu la lettre que je vous ai écrite par M. d Ivernois :

336 CORRESl'ONDANCt:.

mais comme je regarde ce projet comme une belle Chimère, je ne me flatte pas de le voir réaliser. Lais- sons la direction de l'avenir à la Providence. En atten- dant, j'herborise, je me promène, je médite le grand projet dont je suis occupé *; je compte même, quand vous viendrez, pouvoir déjà vous remettre quelque chose; mais la douce paresse me gagne chaque jour davantage, et j'ai bien de la peine à me mettre à l'ou- vrage; j'ai pourtant de l'étoffe assurément, et bien du désir de la mettre en œuvre. Mademoiselle Le Yasseur est très sensible à votre souvenir : elle n'a pas appris un seul mot d'anglois; j'en avois appris une trentaine à Londres, que j'ai tous oubliés ici, tant leur terrible baragouin est indéchiffrable à mon oreille. Ce qu'il y a de plaisant, est que pas une ame dans la maison ne sait un mot de françois : cependant sans s entendre on va et l'on vit. Bonjour.

J'écrirai à Berlin la semaine prochaine, et je par- lerai de M. d'Escherny. Mille salutations de ma part à tous ceux qui m'aiment, et mille tendres respects à la bonne maman.

680. - A M. HUME.

Le 23 juin 1766.

Je croyois que mon silence, interprété par votre conscience, en disoit assez; mais, puisqu il entre dans vos vues de ne pas l'entendre, je parlerai.

Je vous connois , monsieur, et vous ne l'ignorez pas . Sans liaisons antérieures, sans querelles, sans démé-

* Celui décrire ses Confessions.

t

ANNÉE 1766. 337

lés, sans nous connoitre autrement que parla réputa- tion littéraire, vous vous empressez à m'offrir daus mes malheurs vos amis et vos soins; touché de votre générosité, je me jette entre vos bras : vous m'amenez en Angleterre, en apparence pour m'y pjocurer un asile, et en effet pour m'y déshonorer : vous vous ap- pliquez à cette noble œuvre avec un zèle digne de votre cœur, et avec un art digne de vos talents. Il n'en falloit pas tant pour réussir; vous vivez dans le grand monde, et moi dans la retraite : le public aime à être trompé, et vous êtes fait pour le tromper. Je connois pourtant un homme que vous ne tromperez pas, c'est vous-même. Vous savez avec quelle horreur mon cœur repoussa le premier soupçon de vos desseins. Je vous dis, en vous embrassant les yeux en larmes, que si vous n'étiez pas le meilleur des hommes, il faudroit que vous en fussiez le plus noir. En pensant à votre con- duite secrète, vous vous direz quelquefois que vous n'êtes pas le meilleur des hommes; et je doute qu'avec cette idée vous en soyez jamais le plus heureux.

Je laisse un libre cours aux manœuvres de vos amis et aux vôtres, et je vous abandonne avec peu de regret ma réputation durant ma vie, bien sûr qu'un jour on nous rendra justice à tous deux. Quant aux bons offices en matière d'intérêt, avec lesquels vous vous masquez, je vous en remercie et vous en dis- pense. Je me dois de n'avoir plus de commerce avec vous, et de ^'accepter, pas même à mon avantage, au- cune affaire dont vous soyez le médiateur. Adieu, monsieur: je vous souhaite le plus vrai bonheur; mais , comme nous ne devons plus rien avoir à xix. 22

338 CORRESPONDANCE.

nous dire, voici la dernière lettre que vous recevrez

de moi.

68i.-r- A M. D'IVERNOIS.

Wootlon, le 28 juin 1 jt",G.

Je vois , monsieur, par votre lettre du o , qu'à cette date vous n'aviez pas reçu ma précédente, quoiqu'elle dût vous être arrivée, et que je vous l'eusse adressée par vos correspondants ordinaires , comme je fais celle-ci. L'état critique de vos affaires me navre l'ame ; mais ma situation me force à me borner pour vous à des soupirs et des vœux inutiles. Je n'aurai pas même la témérité de risquer (les conseils sur votre conduite; dont le mauvais succès me feroit gémir toute ma vie si les choses venoient à mal tourner, et je ne vois pas assez clair dans les secrètes intrigues qui décideront de vptre sort, pour juger des moyens les plus propres à vous servir. Le vif intérêt même que je prends à vous vous nuiroit si je le laissois paroître; et je suis si infortuné que mon malheur s'étend à tout ce qui m'intéresse. J'ai fait ce que j'ai pu, monsieur; j'ai mal réussi; je réussirois plus mal encore: et, puisque je vous suis inutile, n'ayez pas la cruauté de m'affliger sans cesse dans cette retraite, et, par humanité, res- pectez le repos dont j'ai si grand besoin.

Je sens que je n'en puis avoir tant que je conser- verai des relations avec le continent. n'en reçois pas une lettre qui ne contienne des choses affligean- tes; et d'autres raisons, trop longues à déduire, me forcent à rompre toute correspondance même avec

ANNÉE I766. 339

mes amis, hors les cas de la plus grande nécessité. Je vous aime tendrement, et j'attends avec la plus vive impatience la visite que vous me promettez; mais comptez peu sur mes lettres. Quand je vous aurai dit toutes les raisons du parti que je prends , vous les ap- prouverez vous-même; elles ne sont pas de nature à pouvoir être mises par écrit. S il arrivoit que je ne vous écrivisse plus jusqu'à votre départ, je vous prie d'en prévenir dans le temps M. du Peyrou, afin que, s'il a quelque chose à m'envoyer, il vous le remette; et , en passant à Paris vous m'obligerez aussi d'v voir M. Guy, chez la veuve Duchesne, afin qu'il vous re- mette ce qu'il a d'imprimé de mon Dictionnaire de Mu- sique , et que j'en aie par vous des nouvelles, car je n'en ai plus depuis long-temps. Mon cher monsieur, je ne serai tranquille que quand je serai oublié: je voudrois être mort dans la mémoire des hommes. Parlez de moi le moins que vous pourrez , même à nos amis; n'en parlez plus du tout à **, vous avez vu comment il me rend justice; je n'en attends plus que de la postérité parmi les hommes, et de Dieu qui voit mon cœur dans tous les temps. Je vous embrasse de tout mon cœur.

682. -A M. GRANVILLE.

1766.

Quoique je sois fort incommodé, monsieur, depuis deux jours, je n aurois assurément pas marchai.de avec ma santé, pour la faveur que vous vouliez me faire, et je me préparois à en profiter ce soir: mais

22.

34o CORRESPONDANCE.

voilà M. Davenport qui m arrive; il a l'honnêteté de venir exprès pour me voir: vous, monsieur, qui êtes si plein d'honnêteté vous-même, vous n'approuveriez pas qu'au moment de son arrivée je commençasse par m 'éloigner de lui. Je regrette beaucoup l'avantage dont je suis privé; mais du reste je gagnerai peut-être à ne pas me montrer. Si vous daignez parler de moi à madame la duchesse de Portland avec la même bonté dont vous m'avez donné tant de marques , il vaudra mieux pour moi qu'elle me voie par vos yeux que par les siens, et je me consolerai par le bien quelle pen- sera de moi de celui que j'aurai perdu moi-même.

Je dois une réponse à un charmant billet, mais l'espoir de la porter me fait différer à la faire. Recevez , monsieur, je vous supplie, mes très humbles saluta- tions.

683. AU MÊME.

Puisque M. Granville m'interdit de lui rendre des visites au milieu des neiges, il permettra, du moins, que j'envoie savoir de ses nouvelles et comment il s'est tiré de ces terribles chemins. J'espère que la neige qui recommence pourra retarder assez son dé- part pour que je puisse trouver le moment d'aller lui souhaiter un bon voyage. Mais, que j'aie ou non le plaisir de le revoir avant qu'il parte, mes plus tendres vœux raccompagneront toujours.

VNNEE 1766. 34Î

684. —AU MÊME.

Voici, monsieur, un petit morceau de poisson de montagne qui ne vaut pas celui que vous m'avez en- voyé ; aussi je vous l'offre en hommage et non pas en échange , sachant bien que toutes vos bontés pour moi ne peuvent s'acquitter qu'avec les sentiments que vous m'avez inspirés. Je me faisais une fête d aller vous prier de me présenter à madame votre sœur, mais le temps me contrarie. Je suis malheureux en beaucoup de choses, car je ne puis pas dire en tout, ayant un 1 oisin tel que vous.

685. -AU MÊME.

Je suis fâché, monsieur, que le temps ni ma santé ne me permettent pas d'aller vous rendre mes devoirs et vous faire mes remerciements aussitôt que jelede- sirerois ; mais en ce moment, extrêmement incom- modé, je ne serai de quelques jours en état de faire ni même de recevoir des visites. Soyez persuadé, mon- sieur, je vous prie, que sitôt que mes pieds pourront me porter jusqu'à vous, ma volonté m'y conduira. Je vous fais, monsieur, mes très humbles salutations.

686. AU MÊME.

Je suis très sensible à vos honnêtetés , monsieur, et à vos cadeaux; je le serois encore plus s'ils revenoient moins souvent. J irai le plus tôt que le temps me le permettra , vous réitérer mes remerciements et mes

CORRESPONDANCE.

reproches. Si je pouvois m'entretenir avec votre do- mestique , je lui demanderais des nouvelles de votre santé ; mais j'ai lieu de présumer quelle continue d'être meilleure. Ainsi soit-il.

687. AU MÊME.

J ai été , monsieur , assez incommodé ces trois jours , et je ne suis pas fort Lien aujourd'hui. J'ap- prends avec grand plaisir que vous vous portez bien; et si le plaisir donnoit la santé , celui de votre bon souvenir me procureroit cet avantage. Mille très hum- bles salutations.

688. A MADEMOISELLE DEWES,

A C JOUR II' H VI MADAME PORT.

I766.

Ne soyez pas en peine de ma santé , ma belle voi- sine; elle sera toujours assez et trop bonne tant que je vous aurai pour médecin. J'aurais pourtant grande envie d'être malade pour engager , par charité , ma- dame la comtesse et vous à ne pas partir sitôt. Je compte aller lundi, s'il fait beau, voir s il n'y a point de délai à espérer, et jouir au moins du plaisir de voir encore une fois rassemblée la bonne et aimable com- pagnie de Calwick , à laquelle j'offre en attendant mille très humbles salutations et respects.

ANNÉE 1766. 343

689. A M. DAYENPORT.

Wootton, le 2 juillet 1766.

Je vous dois, monsieur , toutes sortes de déféren- ces ; et puisque M. Hume demande absolument une explication , peut-être la lui dois-je aussi : il l'aura donc; c'est sur quoi vous pouvez compter. Mais j'ai besoin de quelques jours pour me remettre , car en vérité les forces me manquent tout-à-fait. Mille très humbles salutations.

'690. A M. DAVID HUME.

Wootlon, le 10 juillet 1766.

Je suis malade, monsieur, et peu en état décrire ; mais vous voulez une explication, il faut vous la don- ner. Il n'a tenu qu'à vous de lavoir depuis long-temps ; vous n'en voulûtes point alors , je me tus ; vous la voulez aujourd'hui, je vous l'envoie. Elle sera longue, j en suis fâché ; mais j'ai beaucoup à dire , et je n'y veux pas revenir à deux fois.

Je ne vis point dans le monde ; j'ignore ce qui s'y passe; je n'ai point de parti , point d'associé , point d'intrigue ; on ne me dit rien , je ne sais que ce que je sens; mais comme on me le fait bien sentir, je le sais bien. Le premier soin de ceux qui trament des noir- ceurs est de se mettre à couvert des preuves juridi- ques ; il ne feroit pas bon leur intenter procès. La conviction intérieure admet un autre genre de preuves qui règlent les sentiments d'un honnête homme. Vous saurez sur quoi sont fondés les miens.

3 | i CORRESPONDANCE.

Vous demandez , avec beaucoup de confiance, qu on vous nomme votre accusateur. Cet accusateur, mon- sieur , est le seul homme au monde qui , déposant contre vous , pouvoit se faire écouter de moi ; c'est vous-même. Je vais me livrer sans réserve et sans crainte à mon caractère ouvert : ennemi de tout arti- fice , je vous parlerai avec la même franchise que si vous étiez un autre en qui j'eusse toute la confiance que je n'ai plus en vous. Je vous ferai l'histoire des mouvements démon aine, et de ce qui les a produits, et nommant M. Hume en tierce personne, je vous ferai juge vous-même de ce que je dois penser lui : mal- gré la longueur de ma lettre , je n'y suivrai pas d'autre ordre que celui de mes idées , commençant par les v indices et finissant par la démonstration.

Je quittois la Suisse , fatigué de traitements bar- bares , mais qui du moins ne mettoient en péril que ma personne, et laissoient mon honneur en sûreté. Je suivois les mouvements de mon cœur , pour aller joindre milord Maréchal, quand je reçus à Strasbourg, de M. Hume, l'invitation la plus tendre de passer avec lui en Angleterre, il mepromettoit l'accueil le plus agréable , et plus de tranquillité que je n'y en ai trouvé. Je balançai entre l'ancien ami et le nouveau , j'eus tort ;]e préférai ce dernier, j'eus plus grand tort; mais le désir de connoître par moi-même une nation célèbre, dont on me disoit tant de mal et tant de bien , rem- porta. Sûr de ne pas perdre George Keith , jétois flatté d acquérir David Hume. Son mérite , ses rares talents , l'honnêteté bien établie de son caractère mefaisoient désirer de joindre son amitié à celle dont m honoroit

ANXÉE I766. 345

son illustre compatriote; et je me faisois une sorte de ploire démontrer un bel exemple aux gens de lettres dans l'union sincère de deux hommes dont les prin- cipes étoient si différents.

Avant l'invitation du roi de Prusse et de milord Maréchal, incertain sur le lieu de ma retraite, j'avois demandé et obtenu, par mes amis, un passe-port de la cour de France, dont je me servis pour aller à Paris joindre M. Hume. Il vit, et vit trop peut-être, l'accueil que je reçus d'un grand prince, et, j ose dire, du pu- blic. Je me prêtai par devoir, mais avec répugnance, à cet éclat, jugeant combien 1 envie de mes ennemis en seroit irritée. Ce fut un spectacle bien doux pour moi que l'augmentation sensible de bienveillance pour M. Hume, que la bonne œuvre qu'il alloit faire pro- duisit dans tout Paris. Il devoit en être touché comme moi; je ne sais s'il le fut de la même manière.

Nous partons avec un de mes amis qui, presque uniquement pour moi, faisoitle voyage d'Angleterre. En débarquant à Douvres, transporté de toucher enfin cette terre de liberté, et d'y être amené par cet homme illustre, je lui saute au cou, je 1 embrasse étroitement sans rien dire, mais en couvrant son visage de baisers et de larmes qui parloient assez. Ce n'est pas la seule fois ni la plus remarquable il ait pu voir en moi J?s saisissements d'un cœur pénétré. Je ne sais ce qu'il fait de ces souvenirs, s'ils lui viennent, j'ai dans ] esprit qu'il en doit quelquefois être importuné.

Nous sommes fêtés arrivant à Londres; on s'em- presse dans tous les états à me marquer de la bien- veillance et de l'estime. M. Hume me présente de

.>-|rJ CORRESPONDANCE,

bonne grâce à tout le monde: il étoit naturel de lui attribuer, comme je faisois, la meilleure partie de ce bon accueil : mon cœur étoit plein de lui, j'en parlois à tout le monde, j'en écrivois à tous mes amis; mon attachement pour lui prenoit chaque jour de nouvelles forces : Je sien paroissoit pour moi des plus tendres, et il m'en a quelquefois donné des marques dont je me suis senti très touché. Celle de faire faire mon portrait en grand ne fut pourtant pas de ce nombre; cette fantaisie me parut trop affichée, et j'y trouvai je ne sais quel air d'ostentation qui ne me plut pas. Cest tout ce que j'aurois pu passer à M. Hume, s'il eut été homme à jeter son argent par les fenêtres, et qu il eût eu dans une galerie tous les portraits de ses amis. Au reste, j'avouerai sans peine qu'en cela je puis avoir tort.

Mais ce qui me parut un acte d'amitié et de géné- rosité des plus vrais et des plus estimables, des plus dignes en un mot de M. Hume, ce fut le soin qu'il prit de solliciter pour moi de lui-même une pension du roi, à laquelle je n'avois assurément aucun droit d aspirer. Témoin du zélé qu'il mit à cette affaire, j'en fus vivement pénétré : rien ne pouvoit plus me flatter qu un service de cette espèce, non pour l'intérêt assu- rément; car, trop attaché peut-être à ce que je pos- sède, je ne sais point désirer ce que je n'ai pas; et ayant par mes amis et par mon travail du pain suffi- samment pour vivre, je n'ambitionne rien de plus: mais l'honneur de recevoir des témoignages de bonté, je ne dirai pas d'un si grand monarque, mais d'un si bon père, d'un si bon mari, d'un si bon maître, d'un

ANNÉE 1-jGG. 3 { 7

si bon ami, et surtout d'un si honnête homme, m'af- fectoit sensiblement; et quand je considérois encore dans cette grâce, que le ministre qui l'avoit obtenue étoit la probité vivante, cette probité si utile aux peu- ples, et si rare dans son état, je ne pouvois que me glorifier d'avoir pour bienfaiteurs trois des hommes du monde que j'aurois le plus désirés pour amis. Aussi, loin de me refuser à la pension offerte, je ne mis, pour l'accepter, qu'une condition nécessaire; savoir, un consentement dont, sans manquera mon devoir, je ne pouvois me passer.

Honoré des empressements de tout le monde, je tàchois d'y répondre convenablement. Cependant ma mauvaise santé et l'habitude de vivre à la campagne lue firent trouver le séjour de la ville incommode : aussitôt les maisons de campagne se présentent en foule; on m'en offre à choisir dans toutes les pro- vinces. M. Hume se charge des propositions, il me les fait, il me conduit même à deux ou trois campagnes voisines: j'hésite long-temps sur le choix; il aug- mentoit cette incertitude. Je me détermine enfin pour cette province; et d'abord M. Hume arrange tout; les embarras s'aplanissent; je pars; j'arrive dans cette ha- bitation solitaire, commode, agréable : le maître de la maison prévoit tout, pourvoit à tout; rien ne man- que; je suis tranquille, indépendant. Voilà le moment si désiré tous mes enaux doivent finir; non, c'est qu'ils commencent, plus cruels que je ne les avois encore éprouvés.

J'ai parlé jusqu'ici d'abondance de cœur, et rendant avec le plus grand plaisir justice aux bons offices de

348 CORRESPONDANCE.

M. Hume. Que ce qui me reste à dire n'est-il de même nature! Rien ne me coûtera jamais de ce qui pourra l'honorer. Il n'est permis de marchander sur le prix des bienfaits que quand on nous accuse d'ingratitude ; et M. Hume m'en accuse aujourd'hui. J'oserai donc faire une observation qu il rend nécessaire. En appré- -~ ciant ses soins par la peine et le temps qu'ils lui coû- toient, ils étoient d'un prix inestimable, encore plus par sa bonne volonté : pour le bien réel qu ils m'ont fait, ils ont plus d'apparence que de poids. Je ne venois point comme un mendiant quêter du pain en Angleterre, j'y apportois le mien, j'y venois absolu- ment chercher un asile, et il est ouvert à tout étranger. D'ailleurs je n'y étois point tellement inconnu, qu'ar- rivant seul j'eusse manqué d assistance et de services. Si quelques personnes m'ont recherché pour M. Hume , d'autres aussi m'ont recherché pour moi; et, par «'xemple, quand M. Davenport voulut bien m'offrir 1 asile que j'habite, ce ne fut pas pour lui, qu'il ne connoissoit point, et qu'il vit seulement pour le prier, de faire et d'appuyer son obligeante proposition. Ainsi, quand M. Hume tâche aujourd'hui d'aliéner de inoi cet honnête homme, il cherche à m'ôter ce qu'il ne m'a pas donné. Tout ce qui s'est fait de bien se seroit fait sans lui à peu près de même, et peut-être mieux; mais le mal ne se fût point fait. Car pourquoi ai-je des ennemis en Angleterre? pourquoi ces en- nemis sont-ils précisément les amis de M. Hume? qui est-ce qui a pu inattirer leur inimitié? Ce n'est pas moi, qui ne les vis de ma vie, et qui ne les connois pas; je n'en aurois aucun si j'y étois venu seul.

ANNÉE 1766. 34(J

J'ai parlé jusqu'ici de faits publics et notoires, qui, parleur nature et par ma reconnoissance, ont eu le plus grand éclat. Ceux qui me restent à dire sont, non seulement particuliers, mais secrets, du moins dans leur cause, et Ton a pris toutes les mesures possibles pour qu'ils restassent cachés au public; mais, bien connus de la personne intéressée, ils n'en opèrent pas moins sa propre conviction.

Peu de temps après notre arrivée à Londres , j'y re- marquai dans les esprits, à mon égard, un change- ment sourd qui bientôt devint très sensible. Avant que je vinsse en Angleterre, elle étoit un des pays de l'Europe ja vois le plus de réputation, j'oserois presque dire de considération ; les papiers publics étoient pleins de mes éloges, et il n'y avoit qu'un cri contre mes persécuteurs. Ce ton se soutint à mon ar- rivée; les papiers l'annoncèrent en triomphe; l'An- gleterre s'honoroit d'être mon refuge; elle en glorifioit avec justice ses lois et son gouvernement. Tout-à- coup , et sans aucune cause assignable , ce ton change , mais si fort et si vite que dans tous les caprices du public on n'en voit guère de plus étonnant. Le signal fut donné dans un certain magasin, aussi plein d'inep- ties que de mensonges, l'auteur, bien instruit, ou feignant de l'être, me donnoit pour fils de musicien. Dès ce moment les imprimés ne parlèrent plus de moi que d'une manière équivoque ou malhonnête : tout ce qui avoit trait à mes malheurs étoit déguisé, altéré, présenté sous un faux jour, et toujours le moins à mon avantage qu'il étoit possible : loin de parler de l'accueil que j'avois reçu à Paris, et qui n'a-

35© CORRESPONDANCE,

voit fait que trop de bruit, on ne supposoit pas même que j'eusse osé paroître dans cette ville, et un des amis de M. Hume tut très surpris quand je lui dis que j'y avois passé.

Trop accoutumé à l'inconstance du public pour m'en affecter encore, je ne laissois pas d être étonné de ce changement si brusque, de ce concert si singu- lièrement unanime , que pas un de ceux qui ni'avoient tant loué absent ne parût, moi présent, se souvenir de mon existence. Je trouvois bizarre que précisément après le retour de M. Hume, qui a tant de crédit à Londres, tant d'influence sur Jes gens de lettres et les libraires , et de si grandes liaisons avec eux , sa présence eût produit un effet si contraire à celui qu'on en pouvoit attendre; que, parmi tant d écrivains de toute espèce, pas un de ses amis ne se montrât le mien; et Ion vovoit bien que ceux qui parloient de moi n'étoient pas ses ennemis , puisquen faisant sonner son caractère public, ils disoient que j avois traversé la France sous sa protection , à la faveur d'un passe-port qu'il mavoit obtenu de la cour ; et peu s'en falloit qu'ils ne fissent entendre que j'avois fait le voyage à sa suite et à ses frais.

Ceci ne signifioit rien encore et nétoit que singu- lier; mais ce qui 1 étoit davantage, fut que le tonde ses amis ne changea pas moins avec moi que celui du pu- blic: toujours, je me fais un plaisir de le dire, leurs soins, leuçs bons offices ont été les mêmes, et très grands en ma faveur; mais loin de me marquer la même estime , celui surtout dont je veux parler, et chez qui

ANNÉE 1766, 35 1

nous étions descendus à notre arrivée *, accompa- gnoit tout cela de propos si durs, et quelquefois si choquants, qu'on eût dit qu'il ne cherchoit à m'ohli- ger que pour avoir droit de me marquer du mépris. Son frère, d'abord très accueillant, très honnête, changea bientôt avec si peu de mesure, qu'il ne dai- gnoit pas même , dans leur propre maison , me dire un seul mot, ni me rendre le salut, ni aucun des devoirs que 1 on rend chez soi aux étrangers. Rien cependant 11 étoit survenu de nouveau que 1 arrivée de J. J. Rous- seau et de David Hume; et certainement la cause de ces changements ne vint pas de moi , à moins que trop de simplicité, de discrétion, de modestie, ne soit un moyen de mécontenter les Anglois.

Pour M. Hume , loin de prendre avec moi un ton ré- voltant, il donnoit dans l'autre extrême. Les flagor- neries mont toujours été suspectes : il m'en a fait de toutes les façons ' , au point de me forcer, n'y pouvant tenir davantage , à lui en dire mon sentiment. Sa con- duite le dispensoit fort de s'étendre en paroles ; cepen- dant, puisqu'il en vouloit dire, j'aurois voulu qu'à toutes ces louanges fades il eût substitué quelquefois la voix d un ami : mais je n'ai jamais trouvé dans son langage rien qui sentît la vraie amitié; pas même dans la façon dont il parloit de moi à d'autres en ma pré-

* M. Jean Steward.

' J'en dirai seulement une qui m'a fait rire; c'e'toit de faire en sorte, quand je venois le voir, que je trouvasse toujours sur sa table un tome de X Hcloise : comme si je ne connoissois pas assez le goût de M. Hume pour être assuré que, de tous les livres qui existent, l'Héloise doit être 'pour lui le plus ennuyeux.

; , i couRESPoisDA>;cr.

sence. Ou eùl dit qu'eu voulant me faire des patrons il cherehoit à m'ôter leur bienveillance, qu'il vouloit plutôt que j'en fusse assisté qu'aimé; et j'ai quelque- fois été surpris du tour révoltant qu il donnoit à nia conduite près des gens qui pouvoient s'en offenser. Un exemple éclaircira ceci. M. Peimech,du Muséum, ami de milord Maréchal, et pasteur d une paroisse Ion vouloit m'établir, vient nous voir. M. Hume, moi présent , lui fait mes excuses de ne 1 avoir pas prévenu . Le docteur Maty, lui dit-il, nous avoit invités pour jeudi au Muséum, M. Rousseau devoit vous voir; mais il préféra d'aller avec madame Garrick à la co- médie : on ne peut pas faire tant de choses en un jour. Vous m'avouerez, monsieur, que c étoitlà une étrange façon de me capter la bienveillance de M. Pennech.

Je ne sais ce qu'avoit pu dire en secret M. Hume à ses connoissances: mais rien n'étoit plus bizarre que leur façon d'en user avec moi, de son aveu , souvent même par son assistance. Quoique ma bourse ne lut pas vide , que je n'eusse besoin de celle de personne , et qu'il le sût très bien, l'on eût dit que je n'ctois que pour vivre aux dépens du public, et qu'il n'étoit question que de me faire 1 aumône, de manière à m'en sauver un peu l'embarras. Je puis dire que cette af- fectation continuelle et choquante est une des choses qui m'ont fait prendre le plus eu aversion le séjour.de Londres. Ce n'est sûrement pas sur ce pied qu'il faut présenter en Angleterre un homme à qui Ion veut attirer un peu de considération: mais cette charité peut être bénignement interprétée, et je consens qu'elle le soit. Avançons.

A.TSNÉE 1766. 353

On répand à Paris une finisse lettre du roi de Prusse à moi adressée, et pleine de la pins cruelle malignité. J'apprends avec surprise que c'est un M. Walpole, ami de M. Hume, qui répand cette lettre; je lui de- mande si cela est vrai; mais, pour toute réponse, il me demande de qui je le tiens. Un moment aupara- vant; dm'avoitdonné unecarte pour ce même M. Wal- pole, afin qu'il se chargeât de papiers qui m'impor- tent, et que je veux faire venir de Paris en sûreté.

J'apprends que -le fils du jongleur Tronchin, mon plus mortel ennemi, est non seulement l'ami, le pro- tégé de M. Hume, mais qu'ils logent ensemble; et quand M. Hume voit que je sais cela, il m en fait la confidence, m assurant que le fils ne ressemble pas au père. J ai logé quelques nuits dans cette maison chez M. Hume avec ma gouvernante; et à l'air, à l'accueil dont nous ont honorés ses hôtesses, qui sont ses amies, j'ai jugé de la façon dont lui, ou cet homme qu'il dit ne pas ressembler a son père , ont pu leur parler d'elle et de moi.

Ces faits combinés entre eux et avec une certaine apparence générale me donnent insensiblement une inquiétude que je repousse avec horreur. Cependant les lettres que j'écris n'arrivent pas: j'en reçois qui ont été ouvertes, et toutes ont passé par les mains de M. Hume. Si quelqu'une lui échappe, il ne peut cacher l'ardente avidité de la voir. Un soir, je vois encore chez lui une manœuvre de lettre dont je suis frappé '. Après le souper, gardant tous deux le silence

Il faut dire ce que c'est que cette manœuvre. J'eerivois sur la table de M. Hume, en son absence, une réponse à une lettre que XIX. 23

.,j | COURESPOISDAINCE.

au coin de son feu, je m'aperçois quil me fixe. comme il lui arrivoit souvent, et dune manière dont l'idée est difficile à rendre. Pour cette fois, son regard sec, ardent, moqueur et prolongé, devint plus qu'in- quiétant. Pour m'en débarrasser, j'essayai de le fixer à mon tour ; mais en arrêtant mes yeux sur les siens, je sens un frémissement inexplicable, et bientôt je suis forcé de les baisser. La physionomie et le ton du bon David sont d'un bon-homme, mais , grand Dieu ! ce bon-homme emprunte-t-il les yeux dont il fixe ses amis?

L'impression de ce regard me reste et m'agite", mon trouble augmente jusqu'au saisissement :* si 1 épan- chement n'eût succédé, jétouffois. Bientôt un violent

je venois de recevoir. Il arrive, très curieux de savoir ce que j'écri- vois, et ne pouvant presque s'abstenir d'y lire. Je ferme ma lettre sans la lui montrer; et, comme je la mettois dans ma poche, il la demande avidement, disant qu'il l'enverra le lendemain, jour de poste. La lettre reste sur sa table. Lord Newnham arrive, M. Hume sort un moment ; je reprends ma lettre, disant que j'aurai le temps de l'envoyer le lendemain. Lord Newnham m'offre de l'envoyer par le paquet de M. l'ambassadeur de France ; j'accepte. M. Hume rentre tandis que lord Newnham fait son enveloppe ; il tire son cachet : M. Hume offre le sien avec tant d'empressement, qu'il faut s'en servir par pre'fe'rence. On sonne ; lord Newnham donne la lettre au laquais de M. Hume pour la remettre au sien , qui attend en bas avec son carrosse, afin qu'il la porte chez M. l'ambassadeur. A peine le laquais de M. Hume étoit hors de la porte, que je me dis, Je parie que le maître va le suivre : il n'y manqua pas. Ne sachant comment laisser seul milord Newnham , j'hésitai quelque temps avant que de suivre à mon tour M. Hume ; je n'aperçus rien ; mais il vit très bien que j'étois inquiet. Ainsi, quoique je n'aie reçu aucune réponse à ma lettre, je ne doute pas qu'elle ne soit parvenue; mais je dout< un p''U, je l'avoue, qu'elle n'ait été lue auparavant.

AINiNÉE 17G6. 355

remords me gagne ; je m'indigne de moi-même ; enfin , dans un transport que je me rappelle encoreavec dé- lices, je m'élance à son cou, je le serre étroitement; suffoqué de sanglots, inondé de larmes; je m'écrie d'une voix entrecoupée: Non, non, David Hume n est pas un traitre; silnéloit le meilleur des hommes , iljau- droit ou il en fût le plus noir. David Hume me rend po- liment mes embrassements, et, tout en me frappant de petits coups sur le dos, me répète plusieurs fois d'un ton tranquille: Quoi! mon cher monsieur! Eh! mon cher monsieur! Quoi donc! mon cher monsieur! Il ne me dit rien de plus; je sens que mon cœur se res- serre; nous allons nous coucher, et je pars le lende- main pour la province.

Arrivé dans cet agréable asile j'étois venu cher- cher le repos de si loin , je devois le trouver dans une maison solitaire, commode et riante , dont le maître , homme desprit et de mérite, n'épargnoit rien de ce qui pouvoit m en faire aimer le séjour. Mais quel re- pos peut-on goûter dans laviequanu1 le cœur est agité? troublé de la plus cruelle incertitude, et ne sachant que penser d'un homme que je devois aimer, je cher- chai à me délivrer de ce doute funeste en rendant ma confiance à mon bienfaiteur; car, pourquoi, par quel caprice inconcevable eùt-il eu tant de zélé à 1 extérieur pour mon bien-être, avec des projets secrets, contre mon honneur? Dans les observations qui m'avoient inquiété, chaque fait en lui-même étoit peu de chose , il n'y avoit que leur concours d étonnant ; et peut-être, instruit d'autres faits que j'ignorois, M. Hume pou- voit-il, dans un éclaircissement, me donner une solu-

23.

356 CORRESPONDANCE.

tion satisfaisante. La seule chose inexplicable étoif qu'il se fût refusé à un éclaircissement que son hon- neur et son amitié pour moi rendoient également né- cessaire. Je voyois qu'il y avoit quelque chose que je ne comprenois pas, et que je mourois d'envie d'en- tendre. Avant donc de me décider absolument sur son compte, je voulus faire un dernier effort, et lui écrire pour le ramener, s il se laissoit séduire à mes enne- mis, ou pour le faire expliquer de manière ou d'autre. Je lui écrivis une lettre ', qu'il dut trouver fort naturelle s'il étoit coupable, mais fort extraordinaire s il ne l'étoit pas; car quoi de plus extraordinaire qu'une lettre pleine à-la-fois de gratitude sur ses services et d'inquiétudes sur ses sentiments, et où, mettant pour ainsi dire ses actions d'un côté et ses intentions de 1 autre , au lieu de parler des preuves d'amitié qu'il m'avoit données, je le prie de m'aimera cause du bien qu'il m'avoit fait? Je n'ai pas pris mes précaution? d'assez loin pour garder une copie de cette lettre ; mais , puisqu'il les a prises lui , qu'il la montre ; et quiconque la lira, y voyant un homme tourmenté d'une peine secrète qu'il veut faire entendre et qu'il n'ose dire , sera curieux, je m'assure, de savoir quel éclaircissement cette lettre aura produit, surtout à la suite de la scène précédente. Aucun, rien du tout: M. Hume se con- tente, en réponse, de me parler des soins obligeants que M. Davenport se propose de prendre en ma fa- veur; du reste, pas un seul mot sur le principal sujet

1 II paroit , parce qu'il m'écrit en dernier lieu, qu'il esttrè- content «le celte lettre, et qu'il la trouve fort bien *. ' La lettre de Rousseau est celle du 22 mars, 655.

ANNÉE 1766. 357

de ma lettre, ni sur l'état de mon cœur dont il de voit si bien voir le tourment. Je fus trappe de ce silence, encore plus que je ne l'a vois été de son flegme à notre dernier entretien. J a vois tort, ce silence étoit fort na- turel après l'autre, et j aurais m'y attendre; car quand on a osé dire en face à un homme ; Je suis tenté de vous croire un traître , et qu'il n'a pas la curiosité de demander sur quoi, Ion peu£ compter qu il n'aura pareille curiosité de sa vie; et, pour peu que les in- dices le chargent, cet homme est jugé.

Après Jaréceptiondesa lettre, qui tarda beaucoup, je pris enfin mon parti , et résolus de ne lui plus écrire. Tout me confirma bientôt dans ia résolution de rom- pre avec lui tout commerce. Curieux au dernier point du détail de mes moindres affaires , il ne s étoit pas borné à s en informer de moi dans nos entretiens; mais j appris qu après avoir commencé par faire avouer à ma gouvernante quelle en étoit instruite, il n'avoit pas laissé échapper avec elle un seul téte-à-tète sans l'interroger jusqu'à 1 importunité, sur mes occu- pations, sur mes ressources, sur mes amis, sur mes connoissances»surleur nom , leur état, leur demeure; et , avec une adresse jésuitique , il avoit demandé séparément les mêmes choses à elle et à moi. On doit prendre intérêt aux affaires d'un ami ; mais on doit se contenter de ce qu il veut nous en dire, surtout quand il est aussi ouvert, aussi confiant que moi, et tout ce petit cailletage de commère convient, on ne peut pas plus mal, à un philosophe.

Dans le même temps, je reçois encore deux lettres qui ont été ouvertes : l'une de M. Boswell , dont le

358 CORRESPONDANCE,

cachet étoit en si mauvais état, que M. Davenport, en la recevant, le fit remarquer au laquais de M. Hume; et l'autre de M. d Ivcrnois, dans un paquet deM. Hume, laquelle avoit été recachetéc au moyen d'un fer chaud qui , maladroitement appliqué , avoit brûlé le papier autour de 1 empreinte. J'écrivis à M. Davenport pour le prier de garder par-devers lui toutes les lettres qui lui seroient remises ppur moi , et de n'en remettre aucune à personne , sous quelque prétexte que ce fut. J'ignore si M. Davenport, bien éloigné de penser que cette précaution put regarder M. Hume, lui montra ma lettre ; mais je sais que tout disoit à celui-ci qu il avoit perdu ma confiance, et qu il n'en alloit pas moins son train sans s embarrasser de la recouvrer.

Mais que devins-je lorsque je vis dans les papiers publics la prétendue lettre du roi de Prusse , que je n'avois pas encore vue , cette fausse lettre imprimée en françois et en anglois , donnée pour vraie , même avec la signature du roi , et que j y reconnus la plume de M. d'Alembert, aussi sûrement que si je la lui avois vu écrire?

A l'instant un trait de lumière vint m éclairer sur la cause secrète du changement étonnant et prompt du public -anglois à mon égard , et je vis à Paris le foyer du complot qui s'exécutoit à Londres.

M. d'Alembert, autre ami très intime de M. Hume, étoit depuis long-temps mon ennemi caché , et n'é- pioit que les occasions de me nuire sans se commet- tre; il étoitle seul des gens de lettres d un certain nom et de mes anciennes connoissances qui ne me fut point venu voir, ou qui ne m'eût rien fait dire à mon dernier

AWHBE 1766. passage à Paris. Je connoissois ses dispositions se- crètes, niais je m'en inquiétais peu , me contentant d'en avertir mes amis dans 1 occasion. Je me souviens qu'un jour, questionné sur son compte par M. Hume, qui questionna de même ensuite ma gouvernante , je Jui dis que M. d'Alembert étoit un homme adroit et rusé. Il me contredit avec une chaleur dont |e m é- tonnai , ne sachant pas alors qu ils étoient si bien en- semble, et que c étoit sa propre cause qu il défendoit. La lecture de cette lettre malarma beaucoup ; et sentant que javois étéattiré en Angleterre en vertu d un projet qui commençoit à s exécuter , mais dont | ignorois le but , jesentois le péril sans savoir il pouvoit être . ni de quoi ] avois à me garantir : je me rappelai alors quatre mots effrayants de M. Hume, que je rapporterai ci-après. Que penser d un écrit l'on me faisoit un crime de mes misères, qui tendoit à m 6 ter la commisération de tout le monde dans mes malheurs ; et qu'on donnoit sous le nom -du prince même qui m avoit protégé , pour en rendre 1 effet plus cruel encore ? Que devois-je augurer de la suite d un lel début ? Le peuple anglois lit les papiers publics , et n est déjà pas trop favorable aux étrangers. Un vêtement qui n'est pas le sien suffit pour le mettre de mauvaise humeur ; qu en doit attendre un pauvre étranger dans ses promenades champêtres, le seul plaisir de la vie auquel il s est borné ? quand on aura persuadé à ces bonnes gens que cet homme aime qu'on le lapide , ils seront fort tentés de lui en donner l'amusement. Mais ma douleur, ma douleur profonde et cruelle, la plus amère que j'aie jamais ressentie, ne

36<) CORRESPONDANCE. -

venoit pas du péril auquel j'étois exposé ; j'en avois trop bravé (Vautres pour être fort ému de celui-là; la trahison d'un faux ami , dont jétois la proie, étoit ce qui portoit dans mon cœur trop sensible l'accablement, la tristesse, et la mort. Dans l'impétuosité d'un premier mouvement, dont jamais je ne fus le maître, et que mes adroits ennemis savent faire naître pour s'en pré- valoir, j'écris des lettres pleines de désordre, je ne déguise ni mon trouble ni mon indignation.

Monsieur , j'ai tant de choses à dire qu'en chemin faisant j'en oublie la moitié. Par exemple, une relation en forme de lettre sur mon séjour à Montmorency fut portée par des libraires à M, Hume, qui mêla montra. Je consentis qu'elle fût imprimée ; il se chargea d'y veiller : elle n'a jamais paru. J'avois apporté un exem- plaire des Lettres de M. du Peyrou, contenant la rela- tion des affaires de Neuchàtel, qui me regardent; je les remis aux mêmes libraires à leur prière , pour les faire traduire et réimprime]1; M. Hume se chargea d'y veiller : elles n'ont jamais paru '. Dès que la fausse lettre du roi de Prusse et sa traduction parurent , je compris pourquoi les autres écrits restoient suppri- més , et je l'écrivis aux libraires. J'écrivis d'autres lettres qui probablement ont couru dans Londres; enfin j'employai le crédit d'un homme de mérite et de qualité pour faire mettre dans les papiers une décla- ration de l'imposture : dans cette déclaration, je lais-

' Les libraire» viennent de nie marquer que eetle édition est faite et prête à p3roître. Cela peut être , mai» c'est trop tard, et, qui pis est, trop à propos.

ANNÉE 1766. 36 1

sois paraître toute nia douleur et je n'en déguisois pas la cause.

Jusqu'ici M. Hume a semblé marcher dans les ténè- bres ; vous l'allez voir désormais dans la lumière et marcher à découvert. Il n'y a qu'à toujours aller droit avec les gens ruses ; tôt ou tard ils se décèlent par leurs ruses mêmes.

Lorsque cette prétendue lettre du roi de Prussa fut publiée à Londres , M. Hume , qui certainement savoit qu'elle étoit supposée, puisque je le lui avois dit, n'en dit rien, ne m'écrit rien, se tait, et ne songe pas même à faire, en faveur de son ami absent, au- cune déclaration de la vérité. Il ne falloit, pour aller au but, que laisser dire et se tenir coi; c est ce qu il fit.

M. Hume avant été mon conducteur en Angleterre , y étoit en quelque façon mon protecteur, mon patron. S'il étoit naturel qu il prît ma défense, il ne létoit pas moins qu'ayant une protestation publique à faire, je m'adressasse à lui pour cela. Ayant déjà cessé de lui écrire, je n'a vois garde de recommencer. Je m'adresse à un autre. Premier soufflet sur la joue de mon pa- tron : il n'en sent rien.

En disant que la lettre étoit fabriquée à Paris, il m 'importait fort peu lequel on entendît de M. d'Alem- bert ou de son prêle-nom, M. Walpole; mais, en ajoutant que ce qui.navroit et déchiroit mon cœur étoit. que l'imposteur avoit des complices en Angle- terre, je m'expliquois avec la plus grande clarté pour leur ami qui étoit à Londres, et qui vouloit passer pour le mien ; il n'y avoit certainement que lui seul en Angleterre dont la haine pût déchirer et navrer

362 CORRESPONDANCE.

mon cœur. Second soufflet sur la joue de mon patron :

il n'en sent lien.

Au contraire, il feint malignement que mon afflic- tion venoit seulement de la publication de cette lettre, afin de me faire passer pour un homme vain, qu'une satire affecte beaucoup. Vain ou non, j etois mortel- lement afflige; il le sa voit, et ne m écrivoit pas un mot. Ce tendre ami, qui a tant à cœur que ma bourse soit pleine, se soucie assez peu que mon cœur soit déchiré.

Un autre écrit paroît bientôt dans les mêmes feuilles de la même main que le premier , plus cruel encore, s'il étoit possible, et l'auteur ne peut déguiser sa rage sur l'accueil que j'avois reçu à Paris. Cet écrit ne m affecta plus; il nemapprenoit rien de nouveau ; les libelles pouvoient aller leur train sans m émouvoir, et le volage public lui-même se lassoit d'être long- temps occupé du même sujet. Ce n est pas le compte des comploteurs qui, ayant ma réputation d'honnête homme à détruire , veulent de manière ou d'autre en venir à bout.- Il fallut changer de batterie.

L'affaire de la pension n étoit pas terminée : il ne fut pas difficile à M. Hume d'obtenir de l'humanité du ministre et de la générosité du prince qu'elle le fut : il fut charge de me le marquer, il le fit. Ce moment fut, je l'avoue, un des plus critiques de ma vie. Com- bien il m'en coûta pour faire mon devoir ! Mes enga- gements précédents , l'obligation de correspondre avec respect aux bontés du roi, l'honneur-d'étre l'objet de ses attentions, de celles de son ministre, le désir de marquer combien j'y étois sensible, même l'avantage

âHNÉE 1766. 363

d être un peu plus au large en approchant c]e la vieil- lesse, accablé d ennuis et de maux , enfin l'embarras de trouver une excuse honnête pour éluder un bien- fait déjà presque accepté; tout me rendoit difficile et cruelle la nécessité d'y renoncer , car il le falloit assu- rément, ou me rendre le plus vil de tous les hommes eu devenant volontairement 1 obligé de celui dorlt j étois trahi.

Je fis mon devoir, non sans peine; j'écrivis direc- tement à M. le général Conway, et avec autant de respect et d honnêteté ciu il me fut possible, sans refus absolu; je me défendis pour le présent d'ac- cepter. M. Hume avoit été le négociateur de l'affaire, le seul même qui en eût parlé; non seulement je ne lui répondis point , quoique ce fut lui qui m'eût écrit , mais je ne dis pas un mot de lui dans ma lettre-. Troi- sième soufflet sur la joue de mon patron ; et pour ce- lui-là, s il ne le sent pas , c est assurément sa faute : il 11 çn -sent-rien.

Ma lettre n étoit-pas claire , et ne pouvoit l'être pour M. le général Conwav, qui ne savoit pas à quoi tenoit ce refus; mais elle Tétoit fort pour li. Hume qui le savoit très bien : cependant il feint de prendre le change, tant sur le sujet de macjouleur, que sur celui démon refus, et, dans un billet qu il m écrit, il me fait entendre qu'on me ménagera la continuation des bontés du roi , si je me ravise sur la pension. En uu mot il prétend à toute force, et quoi qu'il arrive,- de- meurer mon patron malgré moi. Vous jugez bien , monsieur, qu'il n'attendoit pas de réponse, et il n'en eut point.

.'.| COUKLSPO.\]>ANCL.

Dans ce même temps à pou près, car je no sais pas Jes dates, et cette exactitude ici n'est pas nécessaire, parut une lettre de M. de Voltaire à moi adressée, avec une traduction angloise qui renchérit encore sur l'ori- ginal. Le noble objet de ce spirituel ouvrage est de m'atlirer le mépris et la haine de ceux chez oui je me suis réfugié. Je ne doutai point que mon cher patron n'eut été un des instruments de cette publication, sur- tout quand je vis qu'en tachant d'aliéner de moi ccu\ qui pouvoient en ce pays me rendre la vie agréable, on avoit omis de nommer celui qui m'y avoit conduit. On savoit sans doute que cétoit un soin superflu, et qu'à cet égard rien ne restoit à faire. Ce nom , si mal- adroitement oublié dans cette lettre, me rappela ce que dit Tacite du portrait de Urutus omis dans une pompe funèbre, que chacun l'y distinguoit précisé- ment pareequ'il n'y étoit pas.

On ne nornmoit donc pas M. Hume, mais il vit avec les gens qu'on nornmoit ; il a pour amis tous mes en- nemis, on le sait : ailleurs les Tronchin, les d'Alem- bert, les Voltaire: mais il v a bien pis à Londres, c'est que je n'y ai pour ennemis que ses amis. Eh pourquoi y en aurois-je d'autres? pourquoi même y ai-je ceux- là? Qu'ai-je fait à lord Littleton que je ne connois même pas? Qu ai-je fait à M. YValpole que je ne con- nois pas davantage? Que savent-ils de moi, sinon que je suis malheureux et lami de leur ami Hume? Que leur a-t-il donc dit, puisque ce n est que par lui qu'ils me connoissent? Je crois bien qu'avec le rôle qu'il fait , il ne se démasque pas devant tout le monde ; ce ne scroit plus être masqué. Je crois bien qu'il ne parle

ANNÉE 1766. 3f>5

pas de moi à M. le général Conway ni à M. le duc de Ricbmond comme il en parle dans ses entretiens se- crets avec M. Walpole, et dans sa correspondance secrète avec M. d'Alembert ; mais qu'on découvre la trame qui s'ourdit à Londres depuis mon arrivée, et Ion verra si M. Hume n'en tient pas les princi- paux fils.

Enfin le moment venu qu'on croit propre à frapper le grand coup, on en prépare l'effet par un nouvel écrit satirique qu'on fait mettre dans les papiers. S'il m étoit resté jusqu alors le moindre doute, comment auroit-il pu tenir devant cet écrit, puisqu'il conte- noit des faits qui n'étoient connus que de M. Hume, chargés, il est vrai, pour les rendre odieux au pu- blic0

On dit dans cet écrit que j'ouvre ma porte aux grands, et que je la ferme aux petits. Qu'est-ce qui sait à qui j'ai ouvert ou fermé ma porte, que M. Hume, avec qui j'ai demeuré et par qui sont venus tous ceux que j'ai vus? Il faut en excepter un grand que j'ai reçu de bon cœur sans le connoitre, et que j'aurois reçu de bien meilleur cœur encore si je l'avois connu. Ce fut M. Hume qui me dit son nom quand il fut parti. En l'apprenant, j eus un vrai chagrin que, dai- gnant monter un second étage, il ne fût pas entré au premier.

Quant aux petits, je n'ai rien à dire. Jaurois désiré voir moins de monde; mais, ne voulant déplaire à personne, je melaissois diriger par M. Hume, et j ai reçu de mon mieux tous ceux qu il m'a présenta. sans dictinction de petits ni de grands.

366 CORREiiPOiXDAINCE.

On dit dans ce même écrit que je reçois mes pa- rents froidement, pour ne rien dire de plus. Cette gféné- ralité consiste à avoir une fois reçu assez froidement le seul parent que j aie hors.de Genève , et cela en pré- sence de M. Hume. C'est nécessairement ou M. Hume ou ce parent qui a fourni cet article. Or, mon cousin, que j'ai toujours connu pour bon parent et pour hon- nête homme, n'est point capable de fournir à des satires publiques contre moi; d'ailleurs, borné par son état à la société des gens de commerce, il ne vit pas avec les gens de lettres, ni avec ceux qui fournis- sent des articles dans les papiers, encore moins avec ceux qui s'occupent à des satires : ainsi l'article ne vient pas de lui. Tout au plus puis-je penser que M. Hume aura tâché de le (aire jaser, ce qui n'est pas absolument difficile, et qu il aura tourné ce qu il lui a dit, de la manière la plus favorable à ses vues. Il est bon d'ajouter qu'après ma rupture avec M. Hume j'en avois écrit à ce cousin-là.

Enfin on dit dans ce même écrit, que je suis sujet à changer d'amis. Il ne faut pas être bien fin pour comprendre à quoi cela prépare.

Distinguons. J ai depuis vingt-cinq et trente ans des amis très solides. J'en ai de plus nouveaux, mais non moins sûrs, que je garderai plus long-temps si je vis. Je n'ai pas en général trouvé la même sûreté cliez ceux que j ai faits parmi les gens de lettres : aussi j'en ai changé quelquefois, et j en changerai tant qu'ils me seront suspects; car je suis bien déterminé à ne garder jamais d amis par bienséance : je n en veux avoir que pour les aimer.

AJSNÉE I "bU.

Si jamais J eus une conviction intime et certaine, |<- t ai que M. Hume a fourni les matériaux de cet écrit. Bien plus, non seulement j'ai cette certitude, mais il m'est clair qu'il a voulu que je 1 eusse; car comment supposer un homme aussi fin, assez maladroit pour se découvrir à ce point, voulant se cacher?

Quel étoit son but? Rien n'est plus clair encore , c'étoit de porter mon indignation à son dernier terme , pour amener avec plus d'éclat le coup qu'il me prépa- rait. Il sait que, pour me faire faire bien des sottises , il suffit de me mettre en colère. Nous sommes au moment critique qui montrera s il a bien ou mal rai- sonné.

Il faut se posséder autant que fait M. Hume, il faut avoir son flegme et toute sa force d'esprit pour pren- dre le parti qu'il prit, après tout ce qui s étoit passé. Dans l'embarras j'étois, écrivant à M. le général Conway, je ne pus remplir ma letttre que de phrases obscures dont M. Hume fit, comme mon ami , linter- prétation qui lui plut. Supposant donc, quoiqu il sût très bien le contraire, que c'étoit la clause du secret qui me faisoit de la peine, il obtient de M. le général qu'il voudroit bien s employer pour la faire lever Alors cet homme stoïque et vraiment insensible m'é- crit la lettre la plus amicale, il me marque qu il s'est employé pour faire lever la clause ; mais qu'avant toute chose il faut savoir si je veux accepter sans cette condition, pour ne pas exposer sa majesté à un se- cond refus.

C'étoit ici le moment décisif, la fin, l'objet de tous ses travaux; il lui falloit une réponse, il la vouloit,

363 CORRESPONDANCE.

Pour que je ne pusse me dispenser de la faire, il en- voie à M. Davenport un duplicata de sa lettre, et, non coûtent de cette précaution, il m'écrit dans un autre billet qu'il ne sauroit rester plus longtemps à Londres pour mon service. La tête me tourna presque en lisant ce billet. De mes jours je n'ai rien trouvé de plus in- concevable.

Il la donc enfin cette réponse tant désirée, et se presse déjà d'en triompher. Déjà, écrivant à M. Da- venport, il me traite d homme féroce et de monstre d'ingratitude : mais il lui faut plus; ses mesures sont bien prises, à ce qu'il pense : nulle preuve contre lui ne peut échapper. Il veut une explication ; il l'aura , et la voici.

Rien ne la conclut mieux que le dernier trait qui ramène. Seul il prouve tout, et sans réplique.

Je veux supposer, par impossible, qu'il n'est rien revenu à M. Hume de mes plaintes contre lui : il n en sait rien, il les ignore aussi parfaitement que s il n eût été faufilé avec personne qui en fût instruit, aussi par- faitement que si dorant ce temps il eût vécu à la Chine : mais ma conduite immédiate entre lui et moi, les derniers mots si frappants que je lui dis à Lon- dres, la lettre qui suivit pleine d'inquiétude et de crainte, mon silence obstiné plus énergique que des paroles, ma plainte amure et publique au sujet de la lettre de M. d Alembert , ma lettre au ministre, qui ne ma point écrit, en réponse à celle qu'il m écrit lui- même, et dans laquelle je ne dis pas un mot de lui; enfin mon refus, sans daigner m 'adresser à lui, d'ac- quiescer à une affaire qu'il a traitée en ma faveur,

ANNÉE 1766. 36o,

moi le sachant, et sans opposition de ma part; tout cela parle seul du ton le plus fort, je ne dis pas à tout homme qui auroit quelque sentiment dans lame, mais à tout homme qui n'est pas hébété.

Quoi! après que j'ai rompu tout commerce avec lui depuis près de trois mois, après que je n'ai ré- pondu à pas une de ses lettres, quelque important qu'en fût le sujet, environné des marques publiques et particulières de l'affliction que son infidélité me cause, cet homme éclairé, ce beau génie, naturelle- ment si clairvoyant, et volontairement si stupide, ne voit rien, n'entend rien, ne sent rien, n'est ému de rien, et sans un seul mot de plainte, de justification, d'explication, il continue à se donner, malgré moi, pour moi , les soins les plus grands , les plus empressés ; il m'écrit affectueusement qu'il ne peut rester à Lon- dres plus long-temps pour mon service ; comme si nous étions d'accord qu'il y restera pour cela! Cet aveuglement, cette impassibilité, cette obstination, ne sont pas dans la nature; il faut expliquer cela par d autres motifs. Mettons cette conduite dans un plus grand jour, car c'est un point décisif.

Dans cette affaire, il faut nécessairement' que M. Hume soit le plus grand ou le dernier des hom- mes; il n'y a pas de milieu. Reste à voir lequel c'est des deux.

Malgré tant de marques de dédain de ma part, M. Hume avoit-il l'étonnante générosité de vouloir me servir sincèrement? il savoit qu'il m'étoit impos- sible d'accepter ses bons offices, tant que j'aurois de lui les sentiments que j'avois conçus; il avoit éludé xix. 24

)-}0 COURESPONfiAKCE.

1 explication lui-même. Ainsi, ine servant sans se jus- tifier, il rendoit ses soins inutiles : il n'étoit donc pas généreux.

S il supposoit qu'en cet état j accepterons ses soin? , il supposoit donc que jétois un infâme. Cétoit donc pour un homme qu il jugeoit être un infâme qu il sol- licitoit avec tant d'ardeur une pension du roi. Peut-on rien penser de plus extravagant?

Mais que M. Hume, suivant toujours son plan, se soit dit à lui-même : Voici le moment de lexécution; car, pressant Rousseau d'accepter la pension , il faudra qu il 1 accepte ou qu il la refuse. S il l'accepte, avec les preuves que j'ai en main, je le déshonore complète- ment; s'il la refuse après lavoir acceptée, on a levé tout prétexte, il faudra qu il dise pourquoi; c'est que je l'attends : s'il m'accuse, il est perdu.

Si, dis-je, M. Hume a raisonné ainsi, il a fait une chose fort conséquente à son plan, et par même ici fort naturelle; et il n'y a que cette unique façon d ex- pliquer sa conduite dans cette affaire; car elle est inexplicable dans toute autre supposition : si ceci n'est pas démontré, jamais rien ne le sera.

L'état critique il m'a réduit me rappelle bien fortement les quatre mots dont j'ai parlé ci-devant, ei que je lui entendis dire et répéter dans un temps je n'en pénétrois guère la force. Cétoit la première nuit qui suivit notre départ de Paris. Nous étions couchés dans la même chambre, et plusieurs fois dans la nuit je l'entends s'écrier en françois, avec une véhémence extrême : Je tiens J. J. Rousseau! J'ignore s'il veilloit ou s'il dormoit. L'expression est remarquable dans la

Imjs'éb 1766. 371

bouche d'un homme qui sait trop bien le François pour se tromper sur la force et le choix des termes. Cependant je pris , et je ne pouvois manquer alors de prendre ces mots dans un sens favorable, quoique le ton l'indiquât encore moins que l'expression; c'est un ton dont il m'est impossible de donner 1 idée, et qui correspond très bien aux regards dont j'ai parlé. Chaque fois qu'il dit ces mots je sentis un tressaille- ment d'effroi, dont je n'étois pas le maître : mais il ne me fallut qu'un moment pour me remettre et rire de ma terreur : dès le lendemain tout fut si parfaitement oublié que je n'y ai pas même pensé durant tout mon séjour à Londres et au voisinage. Je ne m'en suis sou- venu qu'ici tant de choses m'ont rappelé ces pa- roles, et me les rappellent, pour ainsi dire, à chaque instant.

Ces mots, dont le ton retentit sur mon cœur comme s'ils venoient d'être prononcés; les longs et funestes regards tant de fois lancés sur moi ; les petits coups sur le dos avec des mots de mon c//er monsieur, en ré- ponse au soupçon d'être un traître ; tout cela m'affecte à un tel point après le reste, que ces souvenirs, fus- sent-ils les seuls, fermeroient tout retour à la confiance; et il n'y a pas une nuit ces mots, Je tiens J. J . Rous- seau, ne sonnent encore à mon oreille comme si je les entendois de nouveau.

Oui, M. Hume, vous me tenez, je le sais; mais seulement par des choses qui me sont extérieures: vous me tenez par l'opinion , par les jugements des hommes; vous me tenez par ma réputation, par ma sûreté peut-être; tous les préjugés sont pour vous : il

9.4.

j;2 CORRESPONDANCE,

vous est aisé de me (aire passer pour un monstre , comme vous avez commencé, et je vois déjà l'exulta- tion barbare de mes implacables ennemis. Le public , en général, ne me fera pas plus de grâce : sans autre examen, il est toujours pour les services rendus, par- ceque chacun est bien aise d'inviter à ]ui en rendre en montrant qu'il sait les sentir. Je prévois aisément la suite de tout cela , surtout dans le pavs vous m avez conduit, et où, sans aiuis, étranger à tout le monde , je suis presque à votre merci. Les gens sensés com- prendront cependant que, loin que j aie pu chercher cette affaire, elle étoit ce qui pouvoit m arriver de plus terrible dans la position je suis; ils sentiront qu il n v a que ma haine invincible pour toute fausseté . et l'impossibilité de marquer de 1 estime à celui pour qui je l'ai perdue , qui aient pu m empêcher de dissi- muler quand tant d'intérêts m en faisoient une loi : mais les gens sensés sont en petit nombre, et ce De sont pas eux qui font du bruit.

Oui, M. Hume, vous me tenez par tous les liens de cette vie ; mais vous ne me tenez ni par ma vertu ni par mon courage, indépendant de vous et des hommes, et qui me restera tout entier malgré vous. Ne pensez pas m 'effraver par la crainte du sort qui m'attend. Je comtois les jugements des hommes, je suis accou- tumé à leur injustice, et j'ai appris à les peu redouter. Si votre parti est pris , comme j'ai tout lieu de le croire, sovez sur que le mien ne l'est pas moins. Mon corps est affaibli, mais jamais mon amené fut plus ferme. Les hommes feront et diront ce qu ils voudront, peu m'importe ; ce qui m'importe est d'achever, comme j'ai

ÀKNÉE 1-jGG. 3y3

commencé, d'être droit et vrai jusqu'à la fin, quoiqu'il arrive, et de n'avoir pas plus à me reprocher une lâ- cheté dans mes misères , qu'une insolence dans ma prospérité. Quelque opprobre qui m'attende et quel- que malheur qui me menace, je suis prêt. Quoique à plaindre , je le serai moins que vous, et je vous laisse pour toute vengeance le tourment de respecter, mal- gré vous, l'infortuné que vous accablez.

En achevant cette lettre, je suis surpris de la force que j'ai eue de l'écrire. Si l'on mouroit de douleur, j'en serois mort à chaque ligne. Tout est également incompréhensible dans ce qui se passe. Une conduite pareille à la vôtre n'est pas dans la nature; elle est contradictoire, et cependant elle m est démontrée. Abîme des deux côtés! je péris dans l'un ou dans l'autre. Je suis le plus malheureux des humains si vous êtes coupable; j'en suis le plus vil, si vous êtes innocent. Vous me faites désirer d'être cet objet mé- prisable. Oui, l'état je me verrois, prosterné, foulé sous vos pieds , criant miséricorde et faisant tout pour l'obtenir, publiant à haute voix mon indignité, et ren- dant à vos vertus le plus éclatant hommage, seroit pour mon cœur un état d'épanouissement et de joie après l'état d'étouffement et de mort vous l'avez mis. Il ne me reste qu'un mot à vous dire. Si vous êtes coupable, ne m'écrivez plus; cela seroit inutile, et sûrement vous ne me tromperez pas. Si vous êtes in- nocent, daignez vous justifier. Je commis mon devoir, je l'aime et l'aimerai toujours , quelque rude qu il puisse être. 11 n'y a point d'abjection dont un cœur qui n'est pas pour elle ne puisse revenir. Encore un

ï-4 CORRESPONDANCE.

coup , si vous êtes innocent, daignez vous justifier : si vous ne 1 êtes pas , adieu pour jamais.

691. A. M. DU PEYROU.

Le 19 juillet

J avois le pressentiment de votre goutte, et j'en sentois l'inquiétude tandis que vous en sentiez le mal. Vous en voilà, j espère, délivré, du moins pour cette année. La prévoyance de ces retours annuels est ter- rible ; cependant si de vives douleurs laissoient raison- ner, ce seroit quelque consolation, tandis qu elles du- rent , de sentir qu'on achète à ce prix onze mois de repos. Quant à moi, si je pouvois rassembler en un point ce que je souffre en détail, j'en ferois le marché de grand cœur; car les intervalles de repos donnent seuls un prix à la vie. Mais, comme je ne doute point que cette somme de douleurs ne fut beaucoup moindre que la vôtre, je sens que ce triste marché ne doit pas vous agréer. Cependant , à toute mesure , souffrir beau- coup me paroît encore préférable à souffrir toujours. O mon hôte'.j ne renouvelons pas nos douleurs, dans leur relâche, en nous en rappelant le cruel souve- nir. Contentons-nous de tâcher, comme vous faites, d adoucir la rigueur de leurs attaques par toutes les précautions que la raison peut suggérer, Celle du grand exercice me paroît excellente ; la goutte doit son origine à la vie sédentaire ; il faut du moins empêcher sa cause de la nourrir. Vous semblez mettre en parité lexercice pédestre, 1 équestre et le mouvement du carrosse; c est en quoi je ne suis pas de votre avis. Le

ANKÉE Iyf>6. 375

carrosse est à peine un mouvement, et posant, à che- val, sur son derrière et sur ses pieds, on a plus d'à moitié le corps en repos. Dans la marche à pied toutes les articulations agissent, et le mouvement du sang accéléré excite une transpiration salutaire. Il n'est pas possible que, tandis qu'on marche, aucune sé- crétion d'humeur se fasse hors de son lieu. Marchez donc, voyagez, herborisez; allez à Cressier à pied, revenez de même, dût quelque taureau vous faire en passant les honneurs du bois.

Quant à 1 abstinence que vous voulez vous pres- crire, je l'approuve aussi, pourvu qu elle n'aille pas trop loin. Continuez de ne pas souper, vous en dor- mirez plus paisiblement et mieux. Ne joignez pas le souper au dîner en doublant la dose , c'est encore fort bien ; mais n'allez pas partir de pour vivre en anacho- rète, et peser vos aliments comme Sanctorius. Beau- coup d exercice et beaucoup d abstinence vont mal ensemble ; c'est un régime que n'approuve pas la na- ture, puisqu'à proportion de l'exercice qu'on fait, elle augmente l'appétit. Il faut être sobre jusque dans la sobriété. Choisissez vos mets sans les, mesurer. Ayez une table frugale, mais suffisante: que tout y soit simple, mais bon dans son espèce. Point de pri- meurs, rien de recherché, rien de rare, mais tout bien choisi dans son meilleur temps. C'est ainsi que j'ai vécu dans mon petit ménage; et que j'y vivrais toujours, quand j'aurois cent mille écus de rente. Je me souviens d'avoir mangé chez vous du pain de fa- rine échauffée et du poisson qui n'étoit pas frais; voilà qui est pernicieux. Je sais que madame la Commau

3-6 CORRESPONDANCE,

dante y fait tout son possible, malheureusement on n'est pas riche impunément. Mais voilà surtout doit porter sa vigilance et la vôtre; que rien ne soit fin, que tout soit sain.

Il y a, mon cher hôte, une autre sorte d'abstinence que je crois beaucoup plus importante à votre état, et qui seule, je n'en doute point, pourroit opérer votre guérison. Le vieux Dumoulin répétoit souvent que jamais homme continent n'avoit eu la goutte; et il disoit aux goutteux qui se mettoient au lait : Buvez du vin de Champagne, et quittez les filles. Mon cher hôte, je ne suis point content de ce que vous m'avez écrit à ce sujet : ce que vous regardez comme la con- solation de votre existence est précisément ce qui vous la rend à charge. Un sang appauvri ne porte au cerveau que des esprits languissants et morts , et n'engendre que des idées tristes. Laissez reprendre à votre sang tout son baume , bientôt vous verrez aussi la nature et les êtres reprendre à vos yeux une face riante , et vous sentirez avec délices le plaisir d'exister. La santé du corps, la vigueur de l'ame, la vi- vacité de l'esprit, la gaieté de l'humeur , tout tient à ce grand point; et le seul régime utile aux vaporeux est précisément le seul dont ils ne s'avisent jamais. Je vous prêche un jeûne que lhabitude contraire a rendu fort difficile , je le sais bien; mais là-dessus , la goutte doit être un meilleur prédicateur que moi. Cependant il s'agit moins ici de grands efforts que d'une certaine adresse . il faut moins songer à vaincre qu'à éviter le combat. Il faut savoir se distraire et s'occuper beau- coup, mais surtout agréablemeni ; car les occupations

LHflÉE 1766. 3~;

déplaisantes ont besoin de délassement, et voilà pré- cisément où nous attend l'ennemi. Mon cher hôte, j'ai le plus grand besoin de vous ; je donnerois la moitié de ma vie pour vous voir heureux et sain , et je suis persuadé que cela dépend de vous encore. J'ai une grande entreprise à vous proposer. Essayez un an de mon pénible mais utile régime. Si dans un an la ma- chine n'est pas remontée , si l'âme ne se ranime pas, si la goutte revient comme auparavant, je me tais; reprenez votre train. Mais, de grâce, pensez à ce que votre ami vous propose; si vous pouvez encore as- pirer au bonheur et à la santé , de si grands objets ne méritent-ils pas bien des sacrifices ? Pour les rendre moins onéreux , donnez-vous quelque goût qui de- vienne enfin passion , s il est possible , et qui remplisse tous vos loisirs. Je vous ai conseillé la botanique ; je vous la conseille encore , à cause du double profit de 1 amusement et de l'exercice , et que quand on a bien herborisé dans les rochers pendant la journée , on n'est pas fâché le soir d'aller coucher seul. J'y vois des avantages que d'autres occupations réuniroient diffi- cilement aussi bien. Toutefois suivez vos goûts quels qu'ils soient , mais occupez-vous tout de bon ; vous sentirez quels charmes prennent par degrés les con- noissances , à mesure qu'on les cultive. Tel curieux analyse avec plus de plaisir une jolie fleur qu'une jolie fille. Dieu veuille, mon très cher hôte, que bientôt ainsi soit de vous !

J'écrirai cette semaine à milord Maréchal pour l'af- faire de M. d Eschernv, à qui je vous prie de faire mes salutations et mes excuses de ce que je ne lui réponds

?»-S CORRESPONDANCE,

pas ; c'est une suite de la résolution que j'ai prise de n'écrire plus à personne qu'au seul milord Maréchal et à vous. Je sens combien il importe au repos du reste de ma vie que je sois totalement oublié du public. Je serais pourtant bien lâché que mes amis m'oublias- sent ; mais c'est ce que je n'ai pas à craindre de ceux qui sont près de vous; et quelque jour, eux ou leurs enfants auront des preuves que je ne les oublie pas non plus. Mais quand on écrit, les lettres se montrent; on parle d'un homme, et il m'importe qu'on cesse de parler de moi , au point d être censé mort de mon vi- vant. Je ne me suis pas réservé une seule correspon- dance à Paris , à Genève, à Lyon , pas même à Yverdun ; mais mon cœur est toujours le même, et je me flatte . mon cher hôte, que dans tout ce qui esta votre portée, vous voudrez bien suppléera mon silence dans l'oc- casion. Je suis très fâché que M. de Pury, que j'aime de tout mon cœur, ait à se plaindre de quelques pro- pos de mademoiselle LeVasseur, qui probablement lui ont été mal rendus ; mais je suis surpris en même temps qu'un homme d'autant desprit daigne faire at- tention à ces petits bavardages femelles. Les femmes sont faites pour cailleter, et les hommes pour en rire. J'ai si bien pris mon parti sur tous ces dits et redits de commères, qu'ils sont pour moi comme n'existant pas ; il n'y a que ce moyen de vivre en repos.

Je vous suis obligé de la copie de la lettre de M. Hume que vous m'avez envoyée. C est à peu près ce que j'imaginois. L'article de trente livres sterling de pension m'a fait rire. Vous pourrez du moins, je m'en flatte , juger par vous-même de ce qu'il en est.

ANMÏL I7G6. 379

Je renvoie à ce même temps les explications qui lr regardent sur ce qui s est passé entre lui et moi. J< vois, par vos lettres et par celle de M. d Eseherny . que vous me jugez l'un et l'autre fort affecté des sa- tires publiques et du radotage de ce pauvre Voltaire. Je laisse croire aux autres ce qu'il leur plaît ; mais comment se peut-il que vous me connoissiez si mal encore, vous qui savez que je fais imprimer moi-même les libelles qui se font contre moi? Soyez bien persuadé que depuis long-temps rien , de la part de mes en- nemis ni du public, ne peut m'affecter un seul mo- ment. Les coups qui me navrent me sont portés de plus près, et j'en serois digne si je n'v étois pas sen- sible. Si le prédicant de Montmollin publioit des satires contre vous , je crois quelles ne vous blesseroient guère; mais si vous appreniez que J. J. Rousseau s'entend avec lui pour cela, resteriez-vous de sang froid? J'espère que non. Voilà le cas je me trouve. De grâce , mon bon bote , ne sovez pas si prompt à me juger sans m'entendre. Quelque jour vous convien- drez , je m'assure , que je suis en Angleterre le même que je fus auprès de vous.

J'étois bien sûr que les trois cents louis ne tarde- roient pas d'arriver. Celui qui les envoie est un bon papa qui n'oublie pas ses enfants; mais, au compte que vous faites à ce sujet, il me paroit que mon cher tuteur, si on le laissoit faire, auroit besoin lui-même d'un autre tuteur. Nous parlerons de cela une autre fois. J'ai tiré sur vos banquiers une lettre de 780 liv. de France, lesquelles, jointes aux 70 livres marquées sur votre compte, font 800 livres pour le premier

38o CORRESPONDANCE,

semestre. Je n'ai point encore reçu de nouvelles de mes livres. Mille tendres salutations à tous nos amis, et respects à la très bonne maman. Je vous embrasse.

692. A MILORD MARÉCHAL.

Le 10 juillet 1766.

La dernière lettre, milord, que j'ai reçue de vous étoit du 25 mai. Depuis ce temps, j'ai été forcé de déclarer mes sentiments à M. Hume : il a voulu une explication, il l'a eue; j'ignore l'usage qu'il en fera Quoi qu'il en soit, tout est dit désormais entre lui et moi. Je voudrois vous envoyer copie des lettres, mais c'est un' livre pour la grosseur. Milord, le sentiment cruel que nous ne nous verrons plus charge mon cœur d'un poids insupportable ; je donnerois la moitié de mon sang pour vous voir un seul quart d'heure encore une fois en ma vie : vous savez combien ce quart d'heure me seroit doux , mais vous ignorez combien il me seroit important.

Après avoir bien réfléchi sur ma situation présente , je n'ai trouvé qu'un seul moyen possible de m'assurer quelque repos sur mes derniers jours; c'est de me faire oublier des hommes aussi parfaitement que si je n'cxistois plus, si tant est qu'on puisse appeler exi- stence un reste de végétation inutile à soi-même et aux autres , loin de tout ce qui nous est cher. En con- séquence de cette résolution , j'ai pris celle de rompre toute correspondance hors les cas d'absolue nécessité. Je cesse désormais d'écrire et de répondre à qui que ce soit. Je ne fais que deux seules exceptions , dont

ANNdÉE 1766. 3iSi

1 une est pour M. du Peyrou ; je crois superflu de vous dire quelle est l'autre : désormais tout à l'amitié , n existant plus que par elle , vous sentez que j'ai plus besoin que jamais d'avoir quelquefois de vos lettres.

Je suis très heureux d'avoir pris du goût pour la botanique : ce goût se change insensiblement en une passion d'enfant, ou plutôt en un radotage inutile et vain, car je n apprends aujourd'hui qu'en oubliant ce que j'appris hier, mais n'importe : si je n'ai jamais le plaisir de savoir , j'aurai toujours celui d'apprendre , et c'est tout ce qu il me faut. Vous ne sauriez croire combien l'étude des plantes jette d'agrément sur mes promenades solitaires. J'ai eu le bonheur de me conserver un cœur assez sain pour que les plus sim- ples amusements lui suffisent, et j'empêche, en m'empaillant la tête , qu'il n'y reste place pour d'au- tres fatras.

L'occupation pour les jours de pluie, fréquents en ' ce pays , est d'écrire ma vie ; non ma vie extérieure comme les autres, mais ma vie réelle, celle de mon ame , l'histoire de mes sentiments les plus secrets. Je ferai ce que nul homme n'a fait avant moi, et ce que vraisemblablement nul autre ne fera dans la suite. Je dirai tout, le bien, le mal, tout enfin ; je me sens une ame qui se peut montrer. Je suis loin de cette époque chérie de 1762, mais j'y viendrai, je l'espère. Je re- commencerai, du moins en idée , ces pèlerinages de Colombier, qui furent les jours les plus purs de ma vie. Que ne peuvent-ils recommencer encore, et recommencer sans cesse! je ne demanderois point d'autre éternité.

382 CORRESPONDAIS LL.

M. du Pevrou me marque qu'il a reçu les trois cents louis. Ils viennent d'un bon père qui , non plus que celui dont il est limage, n'attend pas que ses enfants lui demandent leur pain quotidien.

Je n'entends point ce que vous me dites d une pré- tendue charge que les habitants de Derbyshire mont donnée. Il n y a rien de pareil , je vous assure , et cela m'a tout l'air d'une plaisanterie que quelqu'un vous aura faite sur mon compte ; du reste , je suis très con- tent du pays et des habitants , autant qu on peut l'être à mon âge d'un climat et d'une manière de vivre aux- quels on n'est pas accoutumé. J'espérois que vous me parleriez un peu de votre maison et de votre jardin , ne fût-ce qu'en faveur de Ja botanique. Ah ! que ne suis-je à portée de ce bienheureux jardin, dût mon pauvre Sultan le fourrager un peu comme il fit celui de Colombier !

693. A M. DAVENPORT.

1766.

Je suis bien sensible, monsieur, à l'attention que vous avez de m'envoyer tout ce que vous croyez de- voir m'intéresser. Ayant pris mon parti sur l'affaire en question , je continuerai , quoi qu'il arrive, de laisser M. Hume faire du bruit tout seul, et je'garderai, le reste de mes jours , le silence que je me suis imposé sur cet article. Au reste, sans affecter une tranquil- lité stoïque, j'ose vous assurer que dans ce déchaîne- ment universel je suis ému aussi peu qu'il est possi- ble . et beaucoup moi us que je n'aurois cru l'être . si

ANNÉE 1766. 383

d'avancé on me l'eût annoncé; mais ce que je vous proteste et ce que je vous jure , mon respectable hôte, en vérité et à la lace du ciel , c'est que le bruyant et triomphant David Hume , dans tout l'éclat de sa gloire , me paroît beaucoup plus à plaindre que l'infortuné J. J. Rousseau, livré à la diffamation publique. Je ne voudrois pour rien au monde être à sa place, et j y préfère de beaucoup la mienne, même avec l'oppro- bre qu'il lui a plu d'y attacher.

J'ai craint pour vous ces mauvais temps passés. J'espère que ceux qu'il fait à présent en répareront le mauvais effet. Je n'ai pas été mieux traité que vous, et je ne connois plus guère de bon temps ni pour mon cœur, ni pour mon corps : j'excepte celui que je passe auprès de vous : c'est vous dire assez avec quel em- pressement je vous attends et votre chère famille, que je remercie et salue de toute mon ame.

694. - A M. GUY.

Wootton, le 2 août 1766.

Je me serois bien passé, monsieur, d apprendre les bruits obligeants qu'on répand à Paris sur mon compte, et vous auriez bien pu vous passer de vous joindre à ces cruels amis qui se plaisent à m'enfonce]- vingt poignards dans le cœur. Le parti que j'ai pris de m'ensevelir dans cette solitude, sans entretenir plus aucune correspondance dans le monde, est l'effet de ma situation bien examinée. La ligue qui s'est formée contre moi est trop puissante , trop adroite, trop ar- dente, trop accréditée, pour que, dans ma position,

384 CORRESPONDANCE,

sans autre appui que la vérité, je sois en état de lui faire face dans le public. Couper les têtes de cette hydre ne serviroit qu'à les multiplier; et je n aurois pas détruit une de leurs calomnies, que vingt autres plus cruelles lui succéderoient à l'instant. Ce que j'ai à faire est de bien prendre mon parti sur les juge- ments du public, de me taire, et de tâcher au moins de vivre et mourir en repos.

Je n'en suis pas moins reconnoissant pour ceux que l'intérêt qu'ils prennent à moi engage à m'instruire de ce qui se passe: en m'affligeant , ils m'obligent; s ils me font du mal , c'est en voulant me faire du bien. Ils croient que ma réputation dépend d'une lettre in- jurieuse, cela peut être; mais, s'ils croient que mon honneur en dépend, ils se trompent. Si l'honneur d'un homme dépendoit des injures qu'on lui dit, et des outrages qu'on lui fait, il y a long-temps qu'il ne me resteroit plus d'honneur à perdre; mais, au con- traire , il est même au-dessous d'un honnête homme de repousser de certains outrages. On dit que M. Hume me traite de vile canaille et de scélérat. Si je savois répondre à de pareils noms , je m'en croirois digne.

Montrez cette lettre à mes amis, et priez-les de se tranquilliser. Ceux qui ne jugent que sur des preuves ne me condamneront certainement pas, et ceux qui jugent sans preuves ne valent pas la peine qu'on les désabuse. M. Hume écrit, dit-on, qu'il veut publier toutes les pièces relatives à cette affaire; c'est, j'en ré- ponds, ce qu'il se gardera de faire, ou ce qu il se gar- dera bien au moins de faire fidèlement. Que ceux qui seront au fait nous jugent, je le désire; que ceux qui

année 1766. 385

ne sauront que ce que M. Hume voudra leur dire ne laissent pas «le nous juger; cela m'est, je vous jure, très indifférent. J'ai un défenseur dont les opérations .sont lentes, mais sûres ; je les attends.

Je me bornerai à vous présenter une seule ré- flexion. Il s agit, monsieur, de deux hommes dont 1 un a été amené par l'autre en Angleterre presque malgré lui: l'étranger, ignorant la langue du pays, ne pouvant parler ni entendre, seul, sans amis, sans appui, sans connoissance, sans savoir même à qui confier une lettre en sûreté , livré sans réserve à l'autre et aux siens, malade, retiré et ne voyant per- sonne, écrivant peu, est allé s'enfermer dans le fond d'une retraite il herborise pour toute occupation : le Breton, homme actif, liant, intrigant, au milieu de son pays, de ses amis, de ses parents, de ses patrons, de ses patriotes , en grand crédit à la cour, à la ville, répandu dans le plus grand monde, à la tête des gens de lettres, disposant des papiers publics, en grande relation chez l'étranger, surtout avec les plus mortels ennemis du premier. Dans cette position, il se trouve que l'un des deux a tendu des pièges à l'autre. Le Breton crie que c'est cette vile canaille, ce scélérat d'étranger qui Jui en tend: l'étranger, seul, malade, abandonné, gémit et ne répond rien. Là-dessus le voilà jugé, et il demeure clair qu'il s'est laissé mener dans le pays de l'autre, qu'il s'est mis à sa merci, tout exprès pour lui faire pièce et pour conspirer contre lui. Que pensez-vous de ce jugement? Si j'avois été capable de former un projet aussi monstrueusement extravagant, est l'homme ayant quelque sens

xix. 25

386 CORRESPONDANCE.

quelque humanité, qui ne devroit pas dire, Vous faites tort à ce pauvre misérable; il est trop fou pour pouvoir /être un scélérat: plaignez-le, saignez-le; mais ne l'injuriez pas? .l'ajouterai que le ton seul que prend M. Hume devroit décréditer ce qu'il dit : ce ton si biutal, si bas, si indigne d'un homme qui se res- pecte, marque assez que lame irai l'a dicté n'est pas saine; il n'annonce pas un langage digne de loi. Je suis étonné, je l'avoue, comment ce ton seul n'a pas excité l'indignation publique. C est qu'à Paris c'est toujours celui qui crie le plus fort qui a raison. A ce combat-là je n'emporterai jamais la victoire, et je ne la disputerai pas.

Voici, monsieur, le fait en peu de mots. Il m'est prouvé que M. Hume, lié avec mes plus cruels en- nemis, d accord à Londres avec des gens qui se mon- trent, et à Paris avec tel qui ne se montre pas, m'a attiré dans son pays, en apparence pour m'y servir avec la plus grande ostentation, et en effet pour m'y diffamer avec la plus grande adresse; à quoi il a très bien réussi. Je m'en suis plaint : il a voulu savoir mes raisons, je les lui ai écrites dans le plus grand détail; si on les demande, il peut les dire; quant à moi, je n'ai rien à dire du tout.

Plus je pense à la publication promise par M. Hume, moins je puis concevoir qu il l'exécute. S il l'ose faire, à moins d'énormes falsifications, je prédis hardiment que, malgré son extrême adresse et celle de ses amis, sans même que je m'en mêle , M. Hume est un homme démasqué.

ANNÉE I766. 387

695. A MILORD MARÉCHAL.

Le 9 août 1766.

Les choses incroyables que M. Hume écrit à Paris sur mon compte me font présumer que, s il l'ose, il ne manquera pas de vous en écrire autant; je ne suis pas en peine de ce que vous en penserez. Je me flatte, milord, d'être assez connu de vous, et cela me tran- quillise; mais il m'accuse avec tant d'audace d'avoir refusé malhonnêtement la pension, après l'avoir ac- ceptée, que je crois devoir vous envoyer une copie fidèle de la lettre que j écrivis à ce sujet à M. le général Conway. J'étois bien embarrassé dans cette lettre, ne voulant pas dire la véritable cause de mon refus, et ne pouvant en alléguer aucune autre. Vous convien- drez, je m'assure, que si Ion peut s'en tirer mieux que je ne fis, on ne peut du moins s'en tirer plus hon- nêtement. J'ajouterai qu'il est faux que j'aie jamais accepté la pension; j'y mis seulement votre agrément pour condition nécessaire; et, quand cet agrément fut venu, M. Hume alla en avant sans me consulter davantage. Gomme vous ne pouvez savoir ce qui s'est passé en Angleterre à mon égard depuis mon arrivée, il est impossible que vous prononciez dans cette af- faire, avec connoissance, entre M. Hume et moi : ses procédés secrets sont trop incroyables, et il n'y a per- sonne au monde moins fait que vous pour y ajouter foi. Pour moi, qui les ai sentis si cruellement, et qui n'y peux penser qu'avec la douleur la plus araère, tout ce qu'il me reste à désirer est de n'en reparler

23.

388 CORRESPONDANCE,

jamais : mais comme M. Hume ne garde pas le même silence, et qu'il avance les choses les plus fausses du ton le plus affirma tif, je vous demande aussi, milord. une justice que vous ne pouvez me refuser; c'est, lors- qu'on pourra vous dire ou vous écrire que j'ai fait vo- lontairement une chose injuste ou malhonnête, d'être bien persuadé que cela n'est pas vrai.

696. A M»8 LA MARQUISE DE VERDELIN. *

Wootton, août 1766.

J'ai attendu, madame, votre retour à Paris pour vous répondre, parcequ'il y a, pour écrire des pro- vinces d'Angleterre dans les provinces de France, des embarras que j'aurois peine à lever d'ici.

Vous me demandez quels sont mes griefs contre M. Hume. Des griefs? non , madame, ce n'est pas le mot : ce mot propre n'existe pas dans la langue fran- çoise; et j espère, pour l'honneur de l'humanité, qu'il n'existe dans aucune langue.

M. Hume a promis de publier toutes les pièces re- latives à cette affaire : s'il tient parole, vous verrez, dans la lettre que je lui ai écrite le 10 juillet, les détails que vous demandez, du moins assez pour que le reste soit superflu. D'ailleurs, vous voyez sa con- duite publique depuis ma dernière lettre; elle parle assez clair, ce me semble, pour que je n'aie plus besoin de rien dire.

Je vous dois cependant, madame, d'examiner ce que vous m'alléguez à ce sujet.

* Voyez ci-tlevant la lettre du i3 mai 1764-

AISNÉE 1766. 389

Que la fausse lettre du roi de Prusse soit de M. d'Alembert, ami de M. Hume, ou de M. Walpole, ami de M. Hume , ce n est pas, au fond, de cela qu il s'agit; c'est de savoir, quel que soit fauteur de la lettre, si M. Hume en est complice. Vous voulez que madame du Deffant ait travaillé à cette lettre ; à la bonne heure : mais deux autres écrits, mis successi- vement dans les mêmes papiers, et de la même main, ne sont sûrement pas de celle dune femme; et quant à M. Walpole, tout ce que je puis dire est qu il faut assurément que je me connoisse mal en stvle pour avoir pu prendre le françois d un Anglois pour le françois de M. d'Alembert.

Votre objection , tirée du caractère connu de M. Hume, est très forte, et m étonnera toujours : il n'a pas fallu moins que ce que j'ai vu et senti d opposé pour le croire. Tout ce que je peux conclure de cette contradiction est qu apparemment M. Hume naja- mais haï que moi seul; mais aussi quelle haine, quel art profond à la cacher et à 1 assouvir! le même cœur pourroit-il suffire à deux passions pareilles?

On vous marque que j'ai vouéàM. Hume une bain*- implacable, parcequ il veut me déshonorer en Sné forçant d'accepter des bienfaits. Savez-vous bien, ma- dame, ce que milord Maréchal, à qui vous me ren- voyez, eût fait si on lui eût dit pareille chose? il eût répondu que cela n'étoit pas vrai , et n'eût pas même daigné m'en parler.

Tout ce que vous ajoutez sur l'honneur que m eût fait une pension du roi d'Angleterre est très juste; il est seulement étonnant que vous ayez cru avoir be-

ScjO CORRESPONDANCE,

soin de me dire ces choses-là. Pour vous prouver, madame, que je pense exactement comme vous sur cet article, je vous envoie ci jointe la copie dune lettre que j'écrivis, il y a trois mois , à M. le général Conway, et dans laquelle j étois même fort embar- rassé, sentant déjà les trahisons de M. Hume, et ne voulant cependant pas le nommer. Il ne s'agit pas de savoir si cette pension m eut été honorable, mais si elle létoit assez pour que je dusse l'accepter à tout prix, même à celui de 1 infamie.

Quand vous me demandez quel est le sujet qui ose solliciter son maître pour un homme qu'il veut avilir , vous ne voyez pas qu'il faisoit de cette sollicitation son grand moyen pour m'accuser bientôt de la plus noire ingratitude. Si M. Hume eût travaillé publi- quement à m'avilir lui-même, vous auriez raison; mais il ne faut pas supposer qu'il exécutoit avec bêtise un projet si profondément médité : cette ob- jection seroit bonne encore, si, connu depuis long- temps de M. Hume, j 'a vois été inconnu du roi d'An- gleterre et de sa cour ; mais votre lettre même dit le contraire: cette affaire ne pouvoit tourner, comme elle a fait, qu'à l'avantage de M. Hume. Toute la cour d Angleterre dit maintenant : Ce pauvre homme! il croit que tout le monde lui ressemble ; nous y avons été trompés comme lui.

Dans le plan qu'il s'étoit fait, et qu'il a si pleinement exécuté, de paroître me servir en public avec la plus grande ostentation, et de me diffamer ensuite avec la plus grande adresse, il dévoit écrire et parler hono- rablement de moi. Voulicz-vous qu il allât dire du mal

ANNÉE 1766. 39 î

d'un homme pour lequel il affectoit tant d'amitié?' c'eût été se contredire, et jouer très mal son jeu; il vouloit paroitre avoir été pleinement ma dupe ; il pré- paroit 1 objection que vous me faites aujourd'hui.

Vous me renvoyez, sur ce que vous appelez mes griefs, à milord Maréchal, pour en juger: milord Maréchal est trop sage pour vouloir , d'où il est, voir mieux que moi ce qui se passe je suis; et quand un homme, entre quatre veux , m enfonce à coups re- doublés un poignard dans le sein , je 11 ai pas besoin, pour savoir s il ma touché, de laller demander à d'autres.

Finissons pour jamais sur ce sujet, je vous supplie. Je vous avoue, madame, toute ma foiblesse : si je savois que M. Hume ne fût pas démasqué avant sa mort, j aurois peine à croire encore à la Providence.

Je me fais quelque scrupule de mêler dans une même lettre des sujets si disparates ; mais cette at- teinte de goutte que vous avez sentie, mais les incom- modités de vos enfants, ne me permettent pas de vous rien dire ici d'eux et de vous. Quanta la goutte, il n'est pas naturel qu'elle vous maltraite beaucoup à votre âge , et j'espère que vous en serez quitte pour un res- sentiment passager; mais je n'envisage pas de même cette humeur sci ofuleuse , qui paroît avoir été trans- mise à vos enfants par leur père; 1 âge pubère les guérira , comme je 1 espère, ou rien ne les guérira; et , dans c<j dernier cas , je vois une raison de plus de combler les vœux d'un honnête homme qui a toute votre estime, et qui mérite tout votre attachement. Vos filles, malgré leur mérite, leur naissance, et leur

3()3 CORRESPONDANCE.

bien, se marieront peut-être avec peine, et peut-être aurez-vous vous-même quelque scrupule de les marier. Ah ! madame, les races de gens de bien sont si rares sur la terre! voulez-vous en laisser éteindre une? A la place des simples et vrais sentiments de la nature, qu'on étouffe, on a fourré dans la société je ne sais quels raffinements de délicatesse que je ne saurais souffrir. Crovez-moi, croyez-en votre ami, et l'ami de toutes choses honnêtes, mariez- vous, puisque votre âge et votre cœur le demande. L'intérêt même de vos filles ne s'y oppose pas. Vos enfants des deux parts auront les biens de leur père , et ils auront de plus les uns dans les autres un appui que vous rendrez très solide par 1 attachement mutuel que vous leur saurez inspirer. Mon intérêt aussi se mêle à ce conseil . je vous l'avoue; je sens et j'ai grand besoin de sentir qu'on n'est pas tout-à-fait misérable quand on a des amis heureux. Sovez-le l'un et l'autre, et l'un par l'autre; qu'au milieu des afflictions qui m'accablent j aie la consolation de savoir que j'ai deux amis unis et fidèles, qui parlent quelquefois avec attendrissement de mes misères; elles m'en seront moins rudes à supporter. .1 aime à envisager comme faite une chose qui doit se faire. Permettez-moi de vous conseiller, lorsque vous serez dans votre nouveau ménage, de bien choisir ceux à qui vous accorderez l'entrée de votre maison : qu'elle ne soit pas ouverte à tout le monde, comme lu plupart des maisons de Paris. Avez un petit nombre d'amis sûrs , et tenez-vous-en à leur commerce : ayez- en, si vous voulez, qui aient de la littérature, cela jette de l'agrément dans la société; mais point de gens

année 1766. 3g3

de lettres de profession , sur toute chose ; jamais aucun auteur, quel qu'il soit. Souvenez-vous de cet avis, madame; et soyez sûre que, si vous le négligez, vous vous en trouverez mal tôt ou tard.

Je n'ai pas la force détendre jusqu'à vous ma ré- solution de ne plus écrire; c'est une résolution que j'avois pourtant prise , mais qu'il est impossible à mou cœur d'exécuter : je vous écrirai quelquefois, ma- dame, mais rarement peut-être; je voudrois qu'eu cela vous ne m'imitassiez pas. Je ne dois pas vous affliger, et vous pouvez me consoler. Je vous prie de ne remettre vos lettres ni à M. Coindet ni à personne; mais de les envoyer vous-même sous l'adresse ci- jointe, exactement suivie, sans que mon nom y pa- roisse en aucune façon : en prenant soin de faire affran- chir les lettres jusqu'à Londres , elles parviendront sûrement, et personne ne les ouvrira que moi ; mais il faut tâcher, par économie, d'éviter les paquets, et d'écrire plutôt des lettres simples sur d'aussi grand papier qu'on veut; car, quelque grosse que soit une lettre simple, elle ne paie que pour simple; mais la moindre enveloppe renchérit le port exorbitamment. Le dernier paquet de M. Coindet m'a coûté six francs de port : je ne les ai pas regrettés assurément ; ce pa- quet contenoit une lettre de vous; mais en tout ce qui peut se faire avec économie, sans que la chose aille moins bien , je suis dans une position qui m en rend le soin très utile. Au reste, je ne sais pas qui peut vous avoir dit que j'étois à vingt-cinq lieues de Londres; j'en suis à cinquante bonnes; et j'ai mis quatre jours à les faire, avec les mêmes chevaux à la

3<j4 CORRESPONDANCE.

vérité. Recevez, madame, les salutations de la plus

tendre amitié.

697.— A M. MARC-MICHEL REY.

Wootton , août 1766.

Je reçois, mon cher compère, avec grand plaisir , de vos nouvelles : 1 impossibilité de trouver nulle part ce repos après lequel mon cœur soupire inutilement m eut fait un scrupule de vous donner des miennes , pour ne pas vous affliger. D'ailleurs, voulant me re- cueillir en moi-même, autant qu il est possible, et ne plus rien savoir de ce qui se passe dans le monde par rapport à moi , j'ai rompu tout commerce de lettres , hors les cas d absolue nécessité; cela fera que je vous écrirai plus rarement désormais : mais soyez sûr que mon attachement pour vous, et pour tout ce qui vous appartient, est toujours le même; et que ce seroit une grande consolation pour moi dans la vieillesse qui s'approche, au milieu d'un cortège de douleurs de toute espèce, d embrasser ma chère filleule avant ma mort.

J'ai su que vous aviez eu aussi quelques affaires désagréables : j'en étois en peine; et je vous aurois écrit à ce sujet , si vous ne m'aviez prévenu. J'augure, sur ce que vous ne m'en dites rien, que tout cela n'a pas eu des suites, et je m'en réjouis de tout mon cœur; mais mon amitié pour vous ne me permet pas de vous taire mon sentiment sur ces sortes daffaii-es. Tandis que vous commenciez et que vous aviez besoin de mettre, pour ainsi dire, à la loterie, il vous convenoit

ANNÉE 1766. 395

de courir quelques risques pour vous avancer : mais maintenant que votre maison est bien établie, que vos affaires , comme je le suppose, sont en bon état , ne les dérangez pas par votre faute; jouissez en paix de la fortune dont la Providence a béni votre trav il ; et, au lieu d'exposer le bien de vos enfants et le votre , contentez-vous de l'entretenir en sûreté, sans plus vous permettre d'entreprises hasardeuses. Voilà, mon cher compère, un conseil de l'amitié, et, je crois, de la raison : si vous trouvez qu'il soit à votre usage, profitez-en.

Vos gazettes disent donc que M. Hume est mon bienfaiteur, et que je suis son protégé! Que Dieu me préserve d'être souvent protégé de la sorte, et de trouver en ma vie encore un pareil bienfaiteur! Je présume que cet article n'est que préparatoire, et qu'il en suivra bientôt un second, aussi véridique, aussi humain, aussi juste. Qu'importe, mon cher compère? Laissons dire , et M. Hume, et les plénipo- tentiaires, et les puissances, et les gazetiers, et le public, et tout le monde ; qu'ils crient, qu'ils m'oul ra- gent, qu'ils m'insultent, qu'ils disent et fassent tout ce qu'ils voudront : mon ame, en dépit d eux, restera toujours la même ; il n'est pas au pouvoir des hommes de la changer. Le public désormais est mort pour moi; je vous prie, quand vous m'écrirez, de ne me reparler jamais de ce qu'on y dit.

MM. Becket et de Hondt ne m'ont point parlé de la pension de mademoiselle Le Vasseur; et comme l'année n'est pas écoulée, cela ne presse pas : mais je vous prie de ne vous servir jamais de ces messieurs ,

.]()(> CORRESPONDANCE,

pour me rien envoyer, ni pour rien qui me regarde; j'ai senti, dans plus dune affaire, l'influence que M. Hume a sur eux. Il vient de m'en arriver une qui mérite d'être contée. M. du Peyrou ayant jugea propos de m'envoyer mes livres , je l'avois prié de les adres- ser à ces messieurs, qui s'étoient offerts. Ayant une collection considérable d'estampes, dont les droits, exigés à la rigueur, auroient passé mes ressources, je les priai de tâcher de faire mitiger le droit, d'au- tant plus que la moitié de mes estampes ne valant pas ce droit, j'aimerois mieux les abandonner que de le payer sans rabais : ces messieurs promettent de faire de leur mieux; ils reçoivent mes livres, et, outre quinze louis de port, en prennent quinze autres chez mon banquier pour les frais de douane ; gardent et fouillent les livres, tant qu'il leur plaît, sans me rien marquer de leur arrivée; m'envoient enfin sans avis un ballot que je les avois priés de m'envoyer sitôt que les miens arriveroient. J'ouvre ce ballot mes es- tampes étoient; je trouve les porte-feuilles vides, et pas une seule estampe ni petite ni grande , sans qu'ils aient même daigné me marquer ce qu'ils en avoient fait. Ainsi j'ai quinze louis de port, autant de douane, sans savoir sur quoi , et pour cent louis d'estampes perdues, sans qu'il m'en reste une seule \ Je ne sais si les livres que vous avez vus doivent payer à Lon- dres mille écus de douane ; mais je sais bien que si je les revends, comme il le faut bien, je n'en retirerai pas la moitié de cette somme. Il y a un seul article

* Ces estampes, déplacées des porte-feuilles <jwi les contenoient , se sont retrouvées dans un autre ballot.

ANNÉE 17G6. 3gy

dune livre sterling (c'est près d'un louis), pour une vieille guitare sourde, brisée et pourrie, qui m'a coûté six francs de France, et dont je ne les retrouverai jamais. Cela ne se feroit pas à Alger, mais cela se fait a Londres, grâces aux bous soins de ces messieurs. Si je laisse long-temps mes livres dans leur magasin, et s ils me font paver à proportion pour 1 entrepôt, ne le pouvant pas, je serai forcé de leur laisser mes livres: ainsi j'aurai perdu, parleurs bons soins, tous mes livres, toutes mes estampes, et trente louis d'ar- gent comptant. Que dites-vous de cela? Je crois que ces messieurs sont par eux-mêmes de fort bonnêtes gens ; mais je crois aussi qu à mon égard ils cèdent trop à l'instigation d'autrui. C'est pourquoi je veux n'avoir avec eux , si je puis , aucune sorte d'affaires , de peur de m'en trouver toujours plus mal. Je cher- cherai, si vous y consentez, à me prévaloir sur vous* des trois cents francs de mademoiselle Le Vasseur . soit par lettre-de-change, soit en vous envoyant d An- gleterre son reçu , en échange duquel vous en don- nerez l'argent à celui qui vous le remettra.

Je dois avoir parmi mes livres un exemplaire de la musique du Devin du village : si vous persistez à vou- loir le faire graver, je pourrois corriger cet exem- plaire, et vous lenvoyer: mais il faut du temps, non seulement pour attendre loccasion , mais pour le faire venir de Londres, pareequ'il faut que je donne com- mission à quelqu'un de confiance d'ouvrir la balle il est, pour l'en tirer et me l'envoyer; ce qui ne peu» se faire avant cet hiver. Je suis très fâché que vous publiiez la Reine fantasque , pareeque cela peut fane

Lhj8 cohresfokdasce.

encore des tracasseries désagréables pour vous et

pour moi.

Guy ma écrit au sujet du Dictionnaire de Musique: il se plaint de vous et de vos propositions, qu'il trouve déraisonnables: je lui ai répondu qu'il (ît comme il 1 entendrait; que je vous aimois fort tous les deux ; mais que des affaires de libraire à libraire , je ne m'en méierois de mes jours. Mille tendres salu- tations à madame Rey. J'embrasse la chère petite et son cher papa.

Voici une adresse dont il faut vous servir désor- mais, quand vous m'écrirez: ne faites point d'enve- loppe; et, quoique mon nom ne paroisse point sur la lettre, soyez sûr que personne ne 1 ouvrira que moi, et qu'elle me parviendra sûrement, pourvu que vous suiviez exactement l'adresse, et que vous affranchis- siez jusqu'à Londres, sans quoi les lettres pour les provinces d'Angleterre restent au rebut.

698. —A M. D'IVERNOIS.

Wootton, le 16 août 1766.

Je suis extrêmement en peine de vous , monsieur, n'ayant point de vos nouvelles depuis le ai juin : je vous ai marqué, il est vrai, que je nevousécrirois pas; nuis, comme vous n'étiez pas dans le même embarras que moi, je nie flattois que mon silence ne produiroit pas le vôtre; et j'espère au moins, puisque vous na m avez rien écrit de contraire à la promesse que vous m'avez faite de me venir voir cet automne, que cette promesse sera exécutée : ainsi je vous attends au mois

ANNÉE 1766. 399

de novembre, taché seulement que vous ne preniez pus une meilleure saison.

Je vous prie de voir, en passant à Lyon, madame Boy de la Tour, ma bonne amie, et sa chère fille, et de m apporter amplement de leurs nouvelles. Apprenez- moi le rétablissement de la première, et le bonheur de la seconde dans son mariage; rien ne manquera à mon plaisir en vous embrassant. Assurez-les de ma tendre et constante amitié pour elles, et dites-leur que vous leur expliquerez à votre retour pourquoi je ne leur ai point écrit, moi qui pense continuellement à elles, et pourquoi je n'écris plus à personne, hors les cas de nécessité.

Vous ne manquerez pas, je vous prie, en passant à Paris, de voir madame la veuve Duchesne, libraire, et M. Guy, à qui je compte envoyer une lettre pour vous, je rassemblerai ce que je peux avoir à vous dire d'ici à ce temps-là, concernant votre voyage. En atten- dant, je vous préviens de ne donner votre confiance à personne à Londres sur ce qui me regarde; mais de remettre, s il se peut, les affaires que vous pourriez avoir dans cette capitale à votre retour, vous pour- rez aussi m'y rendre .des services. Je vous prie aussi de ne m amener personne de Londres, qui que ce puisse être, et quelque prétexte qu,ils puissent pren- dre pour vous accompagner : il suffira que vous preniez, pour la route, un domestique qui sache Ja langue; je ne vois pas que vous puissiez vous en passer; car dans la route, ni dans cette contrée, per- sonne ne sait un seul mot de françois.

Je ne vous envoie point cette lettre par M. Luca-

^OO CORRESPONDANCE,

dou; vous en saurez la raison quand nous nous se- rons vus : ne me répondez pas non plus par son canal ; mais envoyez votre lettre à M. du Peyrou, qui aura la bonté de me la faire parvenir; je vous avoue même quejedesireroisqueM.Lucadou ne fût pas prévenu de votre voyage, de crainte qu'il ne survint des obstacle;; qui vous empécheroient de l'achever. Je ne puis vo«s en dire ici davantage; mais tout ce que je désire pour ce moment le plus au monde est de vous voir arriver en bonne santé. Je vous embrasse.

699.— A M. DU PEYROU.

YVootton, le 16 août 1766.

Je ne doute point, mon cher bote, que les choses incrovables que M. Hume écrit partout ne vous soient parvenues, et je ne suis pas en peine de l'effet quelles feront sur vous. Il promet au public une relation de ce qui s'est passé entre lui et moi, avec le recueil des let- tres. Si ce recueil est fait fidèlement, vous y verrez, dans celle que je lui ai écrite le 10 juillet, un ample détail de sa conduite et de la mienne, sur lequel vous pourrez juger entre nous; mais comme infailliblement il ne fera pas cette publication , <lu moins sans les fal- sifications les plus énormes, je me réserve à vous mettre au fait, par le retour de M. d'Ivernois; car vous copier maintenant cet immense recueil, c est ce qui ne m est pas possible, et ce seroit rouvrir toutes mes plaies : j'ai besoin d'un peu de trêve pour repren- dre mes forces prêtes à me manquer; du reste je le laisse déclamer dans le public, et s'emporter aux in- jures les plus brutales: je ne sais point quereller en

âMNÉE 17G6. 401

charretier: j'ai un défenseur dont les opérations sont lentes , mais sûres ; je les attends et je me tais.

Je vous dirai seulement un mot sur une pension du roi ^Angleterre dont il a été question, et dont vous m'aviez parlé vous-même : je ne vous répondis pas sur cet article, non seulement à cause du secret que M. Hume exigeoit, au nom du roi, et que je lui ai fidèlement gardé jusqu'à ce qu'il l'ait publié lui-même , mais parceque, n'avant jamais bien compté sur cette pension, je ne voulois vous flatter pour moi de cette espérance que quand je serois assuré de la voir rem- plir. Vous sentez que rompant avec M. Hume, après avoir découvert ses trahisons, je ne pouvois, sans in- lamie , accepter des bienfaits qui me venoient par lui : il est vrai que ces bienfaits et ces trahisons semblent s accorder fort mal ensemble ; tout cela s accorde pour- tant fort bien. Son plan étoit de me servir publique- ment avec la plus grande ostentation, et de me diffa- mer en secret avec la plus grande adresse : ce dernier objet a été parfaitement rempli; vous aurez la clef de tout cela. En attendant, comme il publie partout qu'a- près avoir accepté la pensionne l'ai malhonnêtement refusée, je vous envoie une copie de la lettre que j écrivis à ce sujet au ministre, par laquelle vous ver- rez ce qu'il en est. Je reviens maintenant à ce que vous m'en avez écrit.

Lorsqu'on vous marqua que la pension m'avoit été offerte, cela étoit vrai; mais lorsqu'on ajouta que je l'avois refusée, cela étoit parfaitement faux; car, au contraire, sans aucun doute alors sur la sincérité de M. Hume, je ne mis, pour accepter cette pension.. xix. a6

J02 CORRESPONDANCE,

qu'une condition unique, savoir l'agrément de milord Maréchal , que, vu ce qui s'étoit passé à Neuchâtol, je ne pouvois me dispenser d'obtenir. Or, nous avions eu cet agrément avant mon départ de Londres; il ne restoit de la part de la cour qu'à terminer l'affaire , ce que je n'espérois pourtant pas beaucoup; mais ni dans ce temps-là, ni avant, ni après, je n'en ai parlé à qui que ce fût au monde, hors le seul milord Maré- chal, qui sûrement m'a gardé le secret: il faut donc que ce secret ait été ébruité de la part de M. Hume. Or, comment M. Hume a-t-il pu dire que j'avois re- fusé, puisque cela étoit faux, et qu'alors mon inten- tion n'étoit pas même de refuser? Cette anticipation ne montre-t-elle pas qu'il savoit que je serois bientôt forcé à ce refus, et qu'il entroit même dans son projet de m'y forcer, pour amener les choses au point il les a mises? La chaîne de tout cela me paroît impor- tante à suivre pour le travail dont je suis occupé; et si vous pouviez parvenir à remonter, par votre ami, à la source de ce qu'il vous écrit, vous rendriez un grand service à la chose et à moi-même.

Les choses qui se passent en Angleterre à mon égard sont, je vous assure, hors de toute imagina- tion : j'y suis dans la plus complète diffamation il soit possible d'être, sans que j'aie donné à cela la moindre occasion, et sans que pas une ame puisse dire avoir eu personnellement le moindre méconten- tement de moi. Il paroît maintenant que le projet de M. Hume et de ses associés est de me couper toute ressource, toute communication avec le continent, et de me faire périr ici de douleur et de misère. J'espère

AKNÉE 1766. 4^3

qu ils ne réussiront pas ; mais deux choses me font trembler : L'une est qu'ils travaillent avec force à dé- tacher de moi Al. havenport, et que, s ils réussissent , je suis absolument sans asile, et sans savoir que de- venir; la titre, encore plus effrayante, est qu il faut absolument que, pour ma correspondance avec vous, j'aie un commissionnaire à Londres , à cajise de la ffran- chissement jusqu'à cette capitale, qu il ne m'est pas possible de faire ici ; je me sers pour cela d'un libraire que je ne connois point, mais qu'on m assure être fort honnête homme; si par quelque accident cet homme venoit à me manquer, il ne me reste personne à qui adresser mes lettrqs en sûreté, et je ne saurois plus comment vous écrire : il faut espérer que cela n arri- vera pas; mais mon cher hôte, je suis si malheureux! il ne me faudroit que ce dernier coup.

Je tache de fermer de tous côtés la porte aux nou- velles affligeantes ; je ne lis plus aucun papier public ; je ne réponds plus à aucune lettre, ce qui doit rebuter à la fin de m'en écrire; je ne parle que de choses in- différentes au seul voisin avec lequel je converse, parcequ il est le seul qui parle françois. Il ne m'a pas été possible, vu la cause, de n être pas affecté de cette épouvantable révolution, qui, je n'en doute pas, a gagné toute lEurope; mais cette émotion a peu duré; la sérénité est revenue, et j'espère qu'elle tien- dra : car il me paroît difficile qu il m'arrive désormais aucun malheur imprévu. Pour vous, mon cher hôte, que tout cela ne vous ébranle pas : j ose vous prédire qu unjour l'Europe portera leplusgrandrespectàceux qui en auront conservé pour moi dans mes disgrâces.

26.

4o4 CORRESPONDANCE.

7oo. A MM" LA COMTESSE DE BOUFFLERS.

Woollon, le 3o août 1766.

Une chose me fait grand plaisir, madame, dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 27 du mois dernier , et qui ne m'est parvenue que depuis peu de jours; c'est de connoître à son ton que vous êtes en bonne santé.

Vous dites, madame, n'avoir jamais vu de lettre semblable à celle que j'ai écrite à M. Hume; cela peut être, car je n'ai, moi, jamais rien vu de semblable à ce qui y a donné lieu : cette lettre, ne ressemble pas du moins à celles qu'écrit M. Hume, et j'espère n'en écrire jamais qui leur ressemblent.

Vous me demandez quelles sont les injures dont je me plains. M. Hume m'a forcé de lui dire que je voyois ses manœuvres secrètes, et je l'ai fait; il m'a forcé d'entrer là-dessus en explication; je l'ai fait encore, et dans le plus grand détail. Il peut vous ren- dre compte de tout cela , madame ; pour moi , je ne me plains de rien.

Vous me reprochez de me livrer à d'odieux soup- çons : à cela je réponds que je ne me livre point à des soupçons : peut être auriez-vous pu, madame, pren- dre pour vous un peu des leçons que vous me donnez , n'être pas si facile à croire que je croyois si facilement aux trahisons,. et vous dire pour moi une partie des choses que vous vouliez que je me disse pour M. Hume.

Tout ce que vous m'alléguez en sa faveur forme un préjugé très fort, très raisonnable, d'un très grand

ANNÉE 1766. 4o5

poids, surtout pour moi, et que je no cherche point à combattre; mais les préjugés ne font rien contre les faits. Je m'abstiens de juger du caractère de M. Hume, que je ne connois pas; je ne juge que sa conduite avec moi, que je connois. Peut-être suis-je le seul homme qu'il ait jamais haï; mais aussi quelle haine! Un même cœur suffiroit-il à deux comme celle-là?

Vous vouliez que ]e me refusasse à l'éviaence, c'est ce que j'ai fait autant que j'ai pu ; que je démentisse le témoignage de mes sens, c'est un conseil plus facile à donner qu'à suivie; que je ne crusse rien de ce que je sentois; que je consultasse les amis que j'ai en France: mais si je ne dois rien croire de ce que je vois et de ce que je sens, ils le croiront bien moins encore, eux qui ne le voient pas, et qui le sentent encore moins. Quoi, madame! quand un homme vient entre quatre yeux m'enfoncer, à coups redoublés, un poignard dans le sein, il faut, avant d'oser lui dire qu'il me frappe, que j'aille demander à d'autres s il m'a frappé!

L'extrême emportement que vous trouvez dans ma lettre me fait présumer, madame, que vous n'êtes pas de sang froid vous-même, ou que la copie que vous avez vue est falsifiée. Dans la circonstance funeste oii I ai écrit cette lettre, et M. Hume m'a forcé de L'é- crite, sachant bien ce qu'il en vouloit faire, j ose dire qu'il falloit avoir une ame forte pour se modérer à ce point. Il n'y a que les infortunés qui sentent combien , dans l'excès dune affliction de cette espèce, il est dif- ficile d'allier la douceur avec Ja douleur.

M. Hume s'y est pris autrement, je l'avoue; tandis qu'en réponse à cette même lettre il m'écrivoit en

4o6 CORRESPONDANCE,

termes décents et même honnêtes, il écri voit à M. d'Hol- bach et à tout le monde en termes un peu différents; Il a rempli Paris, la France, les gazettes, l'Europe entière, de choses que ma plume ne sait pas écrire, et qu'elle ne répétera jamais: ctoit-ce comme cela, madame, que jaurois dit faire?

Vous dites que jaurois modérer mon empor- tement qpntre un homme qui ma réellement servi. Dans la longue lettre que j ai écrite, le 10 juillet, à M. Hume, j'ai pesé avec la plus grande équité les services qu'il ma rendus : il étoit digne de moi d'y faire partout pencher la balance en sa faveur, et c'est ce que j'ai fait : mais quand tous ces grands services auroient eu autant de réalité que d'ostentatiou, s'ils n'ont été que des pièges qui couvroient les plus noirs desseins, je ne vois pas qu ils exigent une grande re- connoissance.

Les liens de l amitié sont respectables même après au ils sont rompus : cela est vrai, mais cela suppose que ces liens ont existé : malheureusement ils ont existé de ma part; aussi le parti que j'ai pris de gémir tout bas et de me taire est-il l'effet du respect que je me dois.

Et les seules apparences de ce sentiment le sont aussi. Voilà, madame, la plus étonnante maxime dont j'aie jamais entendu parler. Comment ! sitôt qu'un homme prend en public le masque de laminé, pour me nuire plus à son aise , sans même daigner se cacher de moi , sitôt qu'il me baise en m'assassinant, je dois n'oser plus me défendre, ni parer ses coups, ni m'en plain- dre, pas même à lui ! Je ne puis croire que c'est

ce que vous avez voulu dire ; cependant en relisant ce

ANNÉE 1766. 4°7

passage dans votre lettre, je n'y puis trouver aucun autre sens.

Je vous suis obligé, madame, des soins que vous voulez prendre pour ma défense, mais je ne les ac- cepte pas : Mi Hume a si bien jeté le masque, qu'à présent sa conduite parle et dit tout à qui ne veut pas s'aveugler; mais quand cela ne seroit pas, je ne veux point qu'on me justifie, pareeque je n ai pas besoin de justification, et je ne veux pas qu'on m'excuse, pareeque cela est au-dessous de moi; je souhaiterois seulement que, dans l'abîme de malheurs je suis plongé, les personnes que j'honore m'écrivissent des lettres moins accablantes, afin que j'eusse au moins la consolation de conserver pour elles tous les senti- ments qu'elles m'ont inspirés.

701. A M. D'IVERNOIS.

Wootton, le 3o août 1766.

J'ai lu, monsieur, dans votre lettre du 3i juillet, l'article de. la gazette que vous y avez transcrit, et sur lequel vous me demandez des instructions pour ma défense. Eh! de quoi, je vous prie, voulez-vous me défendre? de 1 accusation d'être un infâme? Mon bon ami, vous n'y pensez pas : lorsqu'on vous parlera de cet article, et des étonnantes lettres qu'écrit M. Hume, répondez simplement : Je connois mon ami Rous- seau ; de pareilles accusations ne sauroient le regarder: du reste, faites comme moi, gardez le silence, et de- meurez en repos : surtout ne me parlez plus de ce

joS CORbESPQttDA.rt.CE.

qu'on dit dans le public et dans les gazettes; il y a long-temps que tout cela es V mort pour moi.

Il y a cependant un point sur lequel je désire que mes amis soient instruits , parccqu ils pourroient noire, comme ils ont fait quelquefois, et toujours à tort, que des principes outrés me conduisent à des choses déraisonnables. M. Hume a répandu à Paris et ailleurs que j avois refusé brutalementune pension de deux mille francs du roi d'Angleterre, après l'avoir acceptée : je n1ai jamais parlé à personne de cette pension que le roi vouloit qui fut secrète, et je n'en aurois parlé de ma vie, si M. Hume n'eût commencé. L'histoire en seroit longue à déduire dans une lettre ; il suffit que vous sachiez comment je m'en défendis, quand, ayant découvert les manœuvres secrètes de M. Hume, je dus ne rien accepter par la médiation d un homme qui me trahissoit. Voici, monsieur, une copie de la lettre que j'écrivis à ce sujet à M. le gé- néral Conway, secrétaire d'état. J'étois d'autant plus embarrassé dans cette lettre que, par un excès de ménagement, je ne voulois ni nommer M. Hume, ni dire mon vrai motif: jelenvoie pour que vous jugiez, quant à présent, dune seule chose , si j'ai refusé mal- honnêtement. Quand nous nous verrons, vous saurez le reste : plaise à Dieu que ce soit bientôt ! Toutefois , ne prenez rien sur vos affaires d'aucune espèce : je puis attendre, et, dans quelque temps que vous ve- niez, je vous verrai toujours avec le même plaisir. Je me rapporte en toute chose à la lettre que je vous ai écrite, il y a une quinzaine de jours, par voie d'ami ; je vous embrasse de tout mon cœur.

A1ÇNÉE 1766, 409

P. S. Il faut que vous ayez une mince opinion de mon discernement, en fait de style, pour vous ima- giner que je me trompe sur celui de M. de Voltaire, et que je prends pour être de lui ce qui n'en est pas; et il faut en revanche que vous avez une haute opinion de sa bonne foi, pour croire que dès qu'il renie un ou- vrage, c'est une preuve qu'il n'est pas de lui.

702. A M™ LA DUCHESSE DE PORTLAXD.

Wootton, If 3 septembre 1766.

M A D A M F. .

Quand je n aurois eu aucun goût pour la botanique , les plantes que M. Granville ma remises de votre part m'en auroient donné; et, pour mériter les trésors que je tiens de vous, je voudrois apprendre à les con- noître : mais, madame la duchesse, il me manque le plus essentiel pour cela , et ce n'est pas assez pour moi de vos herbes, il mefaudroit de plus vos instructions ; que ne suis-je à portée d'en profiter quelquefois ! Si , commençant trop tard cette étude, je n'avais jamais l'honneur de savoir , j aurois du moins le plaisir d a> - prendre, et celui d apprendre auprès de vous : j y trouverois cette précieuse sérénité d'ame^que donne la contemplation des merveilles qui nous entourent , et, que j'en devinsse ou non meilleur botaniste, j'en deviendrois sûrement et plus sage et plus heureux. Voilà, madame la duchesse, un bien que j'aime a chercher à votre exemple, et qu'on ne recherche y.x- mais en vain : plus l'esprit s'éclaire et s'instruit, plu-

| IO CORRESPONDANCE,

le cœur demeure paisible; l'étude de la nature nous détache de nous-mêmes et nous élève à son auteur. G est en ce sens qu'on devient vraiment philosophe; c'est ainsi que l'histoire naturelle et la botanique ont un usage pour la sagesse et pour la vertu. Donner le change à nos passions par le goût des belles con- noissances , c'est enchaîner les amours avec des liens de fleurs.

Daignez, madame la duchesse, recevoir avec bonté mon profond respect.

7q3. â M. ROUSTAN.

Wootton, le 7 septembre 176C.

\ ous méritez bien, monsieur, l'exception que je fais pour vous de très bon cœur au parti que j'ai pris de rompre toute correspondance de lettres , et de n écrire plus à personne, hors les cas de nécessité. Je ne veux pas vous laisser un moment la fausse opinion que je ne vois en vous qu'un homme d'église , et j ajouterai que je suis bien éloigné de voir les ecclé- siastiques en général de l'œil que vous supposez ; ils sont bien moins mes ennemis que des instrument.-? aveugles et ostensibles dans les mains de mes ennemis adroits et cachés. Le clergé catholique, qui seulàvoit à se plaindre de moi, ne m'a jamais fait ni voulu aucun mal; et le clergé protestant , qui n'avoit qu à s'en louer, ne m'en a fait et voulu que parcequ'il est aussi stupide que courtisan, et qu'il n'a pas vu que ses ennemis et les miens le faisoient agir pour me nuire contre tous ses vrais intérêts. Je reviens à vous, mon-

AMHÉE I766. 4 I I

sieur, pour qui mes sentiments n'ont point changé, parceque je crois les vôtres toujours les mêmes , et que les hommes de votre étoffe prennent inoins l'es- prit de leur état qu'ils n'y portent le leur. Je n'ai pas craint que les clameurs de M. Hume fissent impression sur vous, ni sur M. Abauzit, ni sur aucun de ceux qui me connoissent; et, quant au public, il est mort pour moi; ses jugements insensés l'ont tué dans mon cœur: je ne connois plus d'autre bien-que celui de la paix de lame et des jours achevés en repos, loin du tul- multe et des hommes; et si les méchants ne veulent pas m'oublier, peu m'importe; pour moi, je les ai parfaitement oubliés. M. Hume , en m'accablant pu- bliquement des outrages que vous savez, a promis de publier les faits et les pièces qui les autorisent. Peut- être voudroit-il aujourd'hui n'avoir pas pris cet enga- gement, mais il est pris enfin: s'il le remplit, vous trouverez dans sa relation l'éclaircissement que vous demandez ; s'il ne le remplit pas , vous en pourrez juger par-là même: un tel silence, après le bruit qu'il a fait, seroit décisif. Il faut, monsieur, que chacun ait son tour; c'est à présent celui de M. Hume: le mien vien- dra tard; il viendra toutefois, je m'en fie à la Provi- dence. J'ai un défenseur dont les opérations sont len- tes, mais sûres; je les attends, et je me tais. Jesuis touché du souvenir de M. Abauzit et de ses obligeantes inquiétudes : saluez-le tendrement et respectueuse- ment de ma part; marquez-lui qu'il ne se peut pas qu'un homme qui sait honorer dignement la vertu en soit dépourvu lui-même : assurez-le que, quoi que puissent faire et dire, et M. Hume, et lesgazetiers, et

[là CORRESPONDANCE.

Jes plénipotentiaires, et toutes les puissances de la terre, mon ame restera toujours la même : elle a passé par toutes les épreuves, et le^ a soutenues; il n'est pas au pouvoir des hommes de la changer. Je vous remercie de l'offre que vous me faites de ^l'instruire de ce qui se passe; mais je ne l'accepte pas : je ne pré- vois que trop ce qui arrivera, comme j'ai prévu tout ce qui arrive. La bourgeoisie n'a démenti en rien la haute opinion que j'avois d'elle; sa conduite, toujours sage, modérée, et ferme dans d'aussi cruelles circon- stances, offre un exemple peut-être unique, et bien digne d'être célébré. Jamais ils n'ont mieux mérité de jouir de la liberté qu au moment qu ils la perdent; et j'ose dire qu'ils effacent la gloire de ceux qui la leur ont acquise. Vous devriez bien, monsieur, former la noble entreprise de célébrer ces hommes magnanimes , en faisant l'oraison funèbre de leur liberté : votre cœur seul, même sans vos talents, suffi roit pour vous taire exécuter supérieurement cette entreprise ; et jamais Isocrate et Démosthène n'ont traité de plus grand sujet. Faites-le, monsieur, avec majesté et simplicité; ne vous y permettez ni satire ni invective, pas un mot choquant contre les destructeurs de la ré- publique; les faits, sans v ajouter de réflexion, quand ils seront à leur charge. Détournez vos regards de 1 iniquité triomphante, et ne vovez que la vertu dans les fers. Imitez cette ancienne prétresse d'Athènes qui ne voulut jamais prononcer d'imprécations contre Alcibiade, disant qu'elle étoit ministre des dieux, non pour excommunier et maudire, mais pour louer et bénir.

ANNÉE 1766. 4*3

704. -A MILORD MARÉCHAL. ,

7 septembre 1766.

Je ne puis vous exprimer, milord, à quel point, dans les circonstances je me trouve, je suis alarmé de votre silence. La dernière lettre que j'ai reçue de vous étoit du.... Seroit-il possible que les terribles cla- meurs de M. Hume eussent fait impression sur vous, et m'eussent, au milieu de tant de malheurs , ôté la seule consolation qui me restoit sur la terre? Non , milord : cela ne peut pas être ; votre ame ferme ne peut être entraînée par l'exemple de la foule; votre esprit judicieux ne peut être abusé à ce point. Vous n'avez point connu cet homme , personne ne l'a connu, ou plutôt il n est plus le même. Il n'a jamais haï que moi seul ; mais aussi quelle haine! un même cœur pourroit-il suffire à deux comme celle-là? Il a marché jusqu'ici dans les ténèbres, il s'est caché; mais main- tenant il se montre à découvert. Il a rempli l'Angle- terre, la France , les gazettes, l'Europe entière, de cris auxquels je ne sais que répondre , et d injures dont je me croirois digne si je daignois les repousser. Tout cela ne décéle-t-il pas avec évidence le but qu il a cache jusqu'à présent avec tant de soin? Mais laissons M. Hume , je veux l'oublier malgré les maux qu il m'a faits : seulement qu'il ne m'ôte pas mon père; cette perte est la seule que je ne pourrois supporter. Avez- vous reçu mes deux dernières lettres , 1 une du 20 juillet et l'autre du 9 août? Ont-elles eu le bonheur d'échapper aux filets qui sont tendus tout autour de

4 1 4 CORRESPONDANCE,

moi , et au travers desquels peu de chose passe? Il paroît que 1 intention de mon persécuteur et de ses amis est de m ôter toute communication avec le con- tinent , et de me faire périr ici de douleur et de mi- sère; leurs mesures sont trop bien prises pour que je puisse aisément leur échapper. Je suis préparé à tout et je puis tout supporter hors votre silence. Je m'a- dresse à M. Rougemont ; je ne connois que lui seul à Londres à qui j ose me confier : s'il me refuse ses ser- vices , je suis sans ressource et sans moyens pour écrire à mes amis. Ah, milord! qu'il me vienne une lettre de vous , et je me console de tout le reste !

7o5. A M. RICHARD D AVEN PORT.

Wootton, le i i septembre 1766.

Après le départ, monsieur , de ma précédente lettre , j en reçus enfin une de M. Recket : il me marque que les estampes sont dans une des autres caisses ; ainsi je n'ai plus rien à dire : mais vous m'avouerez que, ne les trouvant pas dans la caisse elles dévoient être, et trouvant les porte-feuilles vides, il étoit assez natu- rel que je les crusse perdues. Il me reste à vous faire mes excuses de vous avoir donné pour cette affaire bien de l'embarras mal à propos.

Vous recevez si bien vos hôtes, et votre habitation me paroit si agréable , que j ai grande envie de re- tourner vous y voir Tannée prochaine. Si vous n'étiez pas pressé pour la plantation de votre jardin, et que vous voulussiez attendre jusqu à l'année prochaine, il me viendroit peut-être quelques idées; car quant à

ANNÉE 1766. 4'5

présent, j'ai l'esprit encore trop rempli de choses tristes pour qu'aucune idée agréable vienne s'y pré- senter ; mais l'asile je suis , et la vie douce que j'v mène m'en rendront bientôt, quand rien du dehors ne viendra les troubler. Puissé-je être oublié du public . comme je l'oublie! Quoi que vous en disiez , je préfè- rerois,et je croirois faire une chose cent fois plus utile de découvrir une seule nouvelle plante, que de prêcher pendant cinquante ans tout le genre humain.

iSous avons depuis quelques jours un bien mau- vais temps, dont je serois moins affligé, si j'espérois qu'il ne s'étendît pas jusqu'à Davenport. J'en salue de tout mon cœur les habitants, et surtout le bon et aimable maître.

706. A MILORD MARÉCHAL.

Wootton, le 27 septembre 176G

Je n'ai pas besoin, milord, de vous dire combien vos deux dernières lettres m'ont fait de plaisir et m étoient nécessaires. Ce plaisir a pourtant été tem- péré par plus d'un article, par un, surtout, auquel je réserve une lettre exprès, et aussi par ceux qui regar- dent M. Hume, dont je ne saurois lire le nom ni rien qui s'v rapporte, sans un serrement de cœur et un mouvement convulsif, qui fait pis que de me tuer, puisqu il me laisse vivre. Je ne cherche point, milord, à détruire l'opinion que vous avez de cet homme , ainsi que toute 1 Europe; mais je vous conjure, par votre cœur paternel , de ne me reparler jamais de lui sans la plus grande nécessité.

4 1 G CORRESPONDANCE.

Je ne puis me dispenser de répondre à ce que vous m'en dites dans votre lettre du 5 de ce mois. Je vois avec douleur, me marquez-vous j que vos ennemis met- tront sur le compte de M. Il unie tout ce quil leur plaira d ajouter au démêlé d entre vous et lui. Mais que pour- roient-ils faire de [dus que ce quil a fait lui-même .J Diront-ils de moi pis qu il n en a dit dans les lettres quil a écrites à Paris, par toute l'Europe, et quil a fait mettre dans toutes les gazettes? Mes autres en- nemis me font du pis qu ils peuvent et ne s'en cachent guère ; lui fait pis queux et se cache, et c'est lui qui ne manquera pas de mettre sur leur compte le mal que jusqu'à ma mort il ne cessera de me faire en secret.

Vous me dites encore, milord, que je trouve mau- vais que M. Hume ait sollicité la pension du roi d'An- gleterre à mon insu. Comment avez-vous pu vous laisser surprendre au point d'affirmer ainsi ce qui n'est pas ^ Si cela étoit vrai , je serois un extravagant, tout au moins ; mais rien n'est plus faux. Ce qui m'a fâché, c'étoit qu'avec sa profoude adresse il se soit servi de cette pension, sur laquelle il revenoit à mon insu , quoique refusée , pour me forcer de lui motiver mon relus et de lui faire la déclaration qu'il vouloit absolument avoir et que je voulois éviter, sachant bien l'usage qu'il en vouloit faire. Voilà , milord , l'exacte vérité, dont j'ai les preuves et que vous pouvez affirmer.

Grâces au ciel! j'ai fini quant à présent sur ce qui regarde M. Hume. Le sujet dont j'ai maintenant à vous parler est tel que je ne puis me résoudre à le mêler avec celui-là dans la mémo lettre; je le réserve

ANNÉE I766. 4' 7

pour la première que je vous écrirai. Ménagez pour moi vos précieux jours, je vous en conjure. Ah ! vous ne savez pas, dans l'abîme de malheurs je suis plongé , quel seroit pour moi celui de vous survivre !

707. A MADAME ***.

\Yootton,le 27 septembre 1766.

Le cas que vous m'exposez , madame , est dans le fond trLjs commun, mais mêlé de choses si extraor- dinaires, que votre lettre a l'air d'un roman. Votre jeune homme n'est pas de son siècle ; c'est un prodige ou un monstre. Il y a des monstres dans ce siècle, je le sais trop, mais plus vils que courageux, et plus fourbes que féroces. Quant aux prodiges, on en voit si peu que ce n'est pas la peine d'y croire , et si Cassius en est un de force dame, il n'en est assurément pas un de bon sens et de raison*

Il se vante de sacrifices qui , quoiqu'ils fassent horreur, seroient grands s'ils étoient pénibles , et se- raient héroïques s'ils étoient nécessaires; mais où, faute de lune et de l'autre de ces conditions , je ne vois qu'une extravagance qui me fait très mal augu- rer de celui qui les a faits. Convenez, madame, qu'un amant qui oublie sa belle dans un voyage, qui en re- devient amoureux quand il la revoit, qui l'épouse et puis qui s'éloigne, et l'oublie encore, qui promet sè- chement de revenir à ses couches et n'en fait rien , qui revient enfin pour lui dire qu'il l'abandonne, qui part, et ne lui écrit que pour confirmer cette belle ré- solution ; convenez , dis-je , que si cet homme eut de xix. 27

4 1 8 CORRESPOJS&AflCE.

l'amour, il n'en eut guère , et (jue la victoire dont il se vante avec tant de pompe lui coûte probablement beaucoup moins qu il ne vous dit.

Mais, supposant cet amour assez violent pour se faire honneur du sacrifice, en est la nécessité ? c'est ce qui me passe. Qu'il s'oecupe du sublime emploi de délivrer sa patrie , cela est fort beau , et je veux croire que cela est utile; mais ne se permettre aucun senti- ment étranger à ce devoir, pourquoi cela? Tous les sentiments vertueux ne s'étaient-ils pas les uns les autres, et peut-on en détruire un sans les affoiblir tous? J'ai cru long-temps, dit-il , combiner mes affections avec mes devoirs. Il ny a point de combinaisons à faire , quand ces affections elles-mêmes sont des de- voirs. L illusion cesse , et je vois qu un vrai citoyen doit les abolir. Quelle est donc cette illusion, et a-t-il pris cette affreuse maxime? S'il est de tristes situations dans la vie, s'il est de cruels devoirs qui nous forcent quelquefois à leur en sacrifier d'autres, à déchirer notre cœur pour obéir à la nécessité pressante , ou à l'inflexible vertu , en est-il, en peut-il jamais être qui nous forcent d'étouffer des sentiments aussi légitimes que ceux de l'amour filial, conjugal , paternel? et tout homme qui se fait une expresse loi de n être plus ni fils , ni mari , ni père , ose-t-il usurper le nom de ci- toyen, ose-t-il usurper le nom d'homme?

On diroit, madame, en lisant votre lettre, qu il s'agit d'une conspiration. Les conspirations peuvenr être des actes héroïques de patriotisme , et il y en a eu de telles ; mais presque toujours elles ne sont que des crimes punissables , dont les auteurs songent bien

abh-éb 1766. 4!9

moins à servir la patrie qu à l'asservir, et à la délivrer de ses tyrans qu à l'être. Pour moi , je vous déclare que je ne voudrois pour rien au monde avoir trempé dans la conspiration la plus légitime, parcequ enfin ces sortes d'entreprises ne peuvent s'exécuter sans troubles, sans désordres, sans violences, quelquefois sans effusion de sang, et qu à mon avis le sang d'un seul homme est d'un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain. Ceux qui aiment sincèrement la liberté n'ont pas besoin , pour la trouver , de tant de machines, et, sans causer ni révolutions ni troubles, quiconque veut être libre l'est en effet.

Posons toutefois cette grande entreprise comme un devoir sacré qui doit régner sur tous les autres ; doit- il pour cela les anéantir , et ces différents devoirs sont-ils donc à tel point incompatibles qu'on ne puisse servir la patrie sans renoncer à 1 humanité? Votre Cassius est-il donc le premier qui ait formé le projet de délivrer la sienne, et ceux qui l'ont exécuté l'ont-ils fait au prix des sacrifices dont il se vante? Les Pélo- pidas, les Brutus, les vrais Cassius, et tant d'autres, ont- ils eu besoin d'abjurer tous les droits du sang et de la nature pour accomplir leurs nobles desseins? y eut-il jamais de meilleurs fils, de meilleurs maris , de meil- leurs pères que ces grands hommes? La plupart, au contraire , concertèrent leurs entreprises au sein de leurs familles; et Brutus osa révéler, sans nécessité, son secret à sa femme, uniquement parcequ'il la trouva digne d'en être dépositaire. Sans aller si loin chercher des exemples , je puis, madame, vous en citer un plus moderne d'un héros à qui rien ne man-

27.

[20 CORRESPONDANCE,

que pour être à coté de ceux de l'antiquité, que d'être aussi connu qu'eux; c'est le comte Louis de Fiesque, lorsqu'il voulut briser les fera de Gênes , sa patrie , et la délivrer du joug des Doria. Ce jeune homme si aimable, si vertueux, si parfait , forma ce grand des- sein presque dès son enfance, et s éleva , pour ainsi dire, lui-même pour 1 exécuter. Quoique très prudent, il le confia à son frère , à sa famille, à sa femme aussi jeune que lui; et après des préparatifs très grands, très lents , très difficiles , le secret fut si bien gardé , l'entreprise fut si bien concertée et eut un si plein succès , que le jeune Fiesque étoit maître de Gênes au moment qu il périt par un accident.

Je ne dis pas qu il soit sage de révéler ces sortes de secrets, même à ses proches, sans la plus grande nécessité : mais autre chose est, garder son secret, et autre chose, rompre avec ceux à qui on le cache: j'accorde même qu'en méditant un grand dessein l'on est obligé de s'v livrer quelquefois au point d'ou- blier, pour un temps, des devoirs moins pressants peut-être, mais non moins sacrés sitôt qu'on peut les remplir; mais que, de propos délibéré, de gaieté de cœur, le sachant, le voulant, on ait avec la barbarie de renoncer pour jamais à tout ce qui nous doit être cher , celle de l'accabler de cette déclaration cruelle, c'est, madame, ce qu'aucune situation imaginable ne peut ni autoriser ni suggérer même à un homme dans son bon sens qui n'est pas un monstre. Ainsi je con- clus, quoique à regret, que votre Cassius est fou, tout au moins ; et je vous avoue qu il m'a tout-à-fait 1 air d'un ambitieux embarrassé de sa femme, qui veut

ANNÉE 1766. 421

couvrir du masque de l'héroïsme son inconstance et ses projets d'agrandissement : or ceux qui savent employer à son âge de pareilles ruses sont des gens qu'on ne ramène jamais , et qui rarement en valent la peine.

Il se peut, madame , que je me trompe ; c'est à vous d'en juger. Je voudrois avoir des choses plus agréables à vous dire; mais vous me demandez mon sentiment, il faut vous le dire, ou me taire, ou vous tromper. Des trois partis j'ai choisi le plus honnête et celui qui pou voit le mieux vous marquer, madame , ma déférence et mon respect.

708. A M. DU PEYROU.

AWootton, le 4 octobre ij66.

Tu quoque!....

J'ai reçu, mon cher hôte , votre lettre 3a ; je n'ai pas besoin de vous dire quel effet elle a fait sur moi ; j'ai besoin plutôt de vous dire qu'elle ne m'a pas achevé. Celle 3o ne me préparoit pas à celle-là; ce que vous aviez écrit à Panckoucke m'y préparoit encore moins; et j'aurois juré, surtout après la promesse que vous m'aviez faite, que vous étiez à l'épreuve du voyage de Genève. J'avois tort; je devrois savoir mieux que personne qu'il ne faut jurer de rien. Le soin que vous prenez de me ramasser les jugements du public sur mon compte m'apprend assez quels sont les vôtres, et je vois que si vous exigez que je me justifie, c'est surtout auprès de vous; car, quant au public, vous savez que vos soins là-dessus sont

/|22 CORRESPONDANCE.

inutiles, que mon parti est pris sur ce point, et que

de mon vivant je n'ai plus rien à lui dire.

Mais, avant de parler de ma justification, parlons de la vôtre; car, enfin, je nai aucun tort avec vous, que je sache, et vous en avez avec moi de peu par- donnables ; puisqu avant de se résoudre d'accabler un ami dans mon état, il faut s'assurer d'avoir dix fois raison, après quoi l'on a tort encore. J'entre en matière.

Je vous disois dans ma précédente lettre que, lors- qu'on vous marqua que la pension m'avoit été offerte, cela étoit vrai; mais que, lorsqu'on ajouta que je l'avois refusée, cela étoit faux; qu'il étoit faux même que j'eusse alors l'intention de la refuser; que, comme c'étoit alors un secret, je n'en a vois parlé à qui que ce fût; qu'il falloit donc que ce bruit anticipé fût venu de M. Hume , qui lui-même a voit exigé le secret , etc. , etc.

Là-dessus, voici votre réponse; de peur de la mal extraire, je la transcrirai mot à mot.

« Votre lettre au général Conway est du 1 2 mai , et « l'affaire de votre démêlé n'a éclaté dans ce pays et à «Genève que sur la fin de juillet; à Paris, dans le « courant du même mois, ou dans celui de juin. Il est « donc possible que M. Hume n'ait parlé, dans sa lettre « à d'Alembert, de votre pension, que sur le refus de « l'accepter fait à M. Conway. Je dis possible, parce- « que, n'ayant pas la date de la lettre à d'Alembert, je « ne peux pas l'assurer ; mais l'époque en est du mois « de juin au plus tôt. Ainsi, la conséquence que vous « tirez contre Hume de cette circonstance n'est pas « nécessaire , et le secret ébruité de la pension n'a eu

ANNÉE 1-66. 433

« lieu qu'après votre refus. Je vous fais cette ré- « flexion pour vous engager à bien combiner les «dates, à bien vous en assurer, avant d établir sur « elles aucunes inductions. Il me sera difficile d'avoir la date de cette lettre à d'Alenibert, puisqu'elle ne se «communique plus, mais je tâcherai d en savoir ce «que je pourrai. Ce que j en savois venoit dune « lettre de M. Fischer au capitaine Steiner de Couvet; « la lettre étoit de fraîche date, et je vous écrivis sur- « le-champ son contenu, et cela le 3i juillet. »

Il paroit, par tout ce récit, que je vous en ai imposé dans le mien, en antidatant le bruit répandu de mon refus, pour en accuser M. Hume. Je crois que vous n'avez pas tiré positivement cette conséquence; mais, comme elle suit nécessairement de votre exposé, sur- tout de la fin, il a bien fallu, malgré vous, qu'elle se présentât au moins dans l'éloignement, puisqu'il étoit totalement impossible, de la manière que vous pré- sentez la chose, que je fusse dans Terreur sur ce point; et, quand j'y aurois été, cette erreur sur pareil sujet eût été une étourderie impardonnable à mon âfje, et ne pouvoit que rendre mon caractère très suspect. Or, sans vous parler des devoirs de l'amitié, ceux de l'équité, de l'humanité, du respect qu'on doit aux malheureux, vouloient que vous commençassiez par bien vous assurer des faits qui entraîuoient cette conséquence, et que vous ne vous fiassiez pas légère- ment à votre mémoire pour m'imputer une pareille méchanceté. Avant d'aller plus loin, je vous supplie de rentrer ici en vous-même, et de vous demander ss j'ai tort ou raison.

j j CORRESPONDANCE.

Suivez maintenant ce que j'ai à vous dire.

Premièrement, je viens de relire, en entier, votre lettre du 3i juillet, 3o, et je n'y ai pas trouvé un seul mot de M. d'Alembert, ni de M. Fischer, ni de M. Steiner, ni de rien de ce que vous dites y avoir mis à ce sujet, et il n en est question, que je sache, dans aucune autre de vos lettres.

Mais voici ce que vous m'écriviez le 16 mars, dans votre 2 1 :

«Si vous avez besoin d'un homme sûr, adressez- « vous hardiment à mon ami Cerjeat; je vous fournis u son adresse à tout événement. Il me dit que Ion « prétend que le roi vous a offert une pension que vous « avez refusée, par la raison que vous n'aviez pas « voulu accepter celle que le roi de Prusse vouloit « vous faire, que vous ne voulez pas recevoir des « Suisses, et que vous vous plaignez de l'accueil que .■< vous avez trouvé en Angleterre. »

Voici là-dessus comment je raisonnois en vous écri- vant le 1 6 août.

M. de Cerjeat n'a pu vous écrire de Londres plus tard que le commencement de mars, ce que vous me marquez de Neuchâtel du 16.

Or, au commencement de mars, jétois encore à Londres, d'où je ne suis parti que le 19 pour ce pays.

Au commencement de mars, M. Hume avoit encore toute ma confiance, etj'avois eu la bêtise de ne pas le pénétrer, quoiqu'il entrât dans son profond projet que je le pénétrasse, et que personne au monde ne le pénétrât que moi seul.

Au commencement de mars, jétois très déterminé,

ANNÉE 1766. 42^

sauf l'aveu de milord Maréchal, d'accepter la pension , si réellement elle m'étoit donnée; chose dont, à la vérité, j'ai toujours douté.

Et au commencement de mars, je n'avois parlé de cette pension à qui que ce fût, qu'au seul milord Ma- réchal, du consentement de M. Hume, et Ton ne pou- voit encore avoir la réponse.

Je concluois de qu'il falloit que le bruit parvenu à M. de Cerjeat eût été répandu par M. Hume, qui m avoit recommandé le secret, etjepensois, comme je le pense encore, qu il eût peut-être été très impor- tant pour moi qu on pût remonter à la source de ce premier bruit; mais j'avoue que dans l'état déplorable j'achève ma malheureuse vie, il est plus aisé de maccabler que de me servir.

Combinez et concluez vous-même ; pour moi , je n'ajouterai rien. Yoilà, monsieur, mon premier grief. Commençons , si vous voulez bien , par le mettre en régie, avant que d aller plus loin. Aussi bien, je sens que mes forces achèvent de m'abandonner, et j'ai besoin d'un peu de relâche dans le travail cruel au- quel, au lieu de consolations que j'attendois de vous, il vous plaît de me condamner. Je reprendrai votre lettre article par article; et, avec lame que je vous connois, vous gémirez de lavoir écrite; mais, en at- tendant, elle aura fait son effet. Je vous embrasse, mon cher hôte , de tout mon cœur.

J'ai reçu réponse de milord Maréchal sur l'affaire de M. d Escherny. Dans ma première lettre, je vous ferai 1 extrait de la sienne.

Je reçois en ce moment votre 33 , et j'y vois que

426 CORRESPONDANCE.

M. do Luze nie que nous ayons jamais couché tous trois dans la même chambre durant la route. M. de Luze nie cela! Mon Dieu! suis-je parmi des hommes? Mon Dieu! mais. je crois que c'est un défaut de mé- moire. Mon Dieu ! demandez , de grâce , à M. de Luze , comment donc nous couchâmes à Roye, je crois que c'est à Roye, la première nuit de notre départ de Paris? Rappelez-lui que nous occupâmes une chambre à trois lits, dont je donne ici le plan pour éviter une longue description....

La main me tremble, je ne saurois tracer la figure. Il y avoit deux lits des deux côtés de la porte, et un dans le fond à main droite, que j'occupai ; la cheminée étoit entre mon lit et celui de M. de Luze , qui étoit à main droite en entrant. M. Hume occupoit celui de la gauche, et faisoit diagonale avec moi. La table nous avions soupe étoit devant la cheminée, entre le lit de M. de Luze et le mien. Je me couchai le pre- mier, M. de Luze ensuite, M. Hume le dernier. Je le vois encore prendre sa chemise à manches étroites plissées.... Mon Dieu!.... Parlez, de grâce, à M. de Luze; et son domestique nie-t-il aussi? Non, ce do- mestique est un valet, mais c'est un homme. Malheu- reusement je ne l'ai pas revu depuis notre arrivée à

Londres; il n'a point eu d'étrennes mais c'est un

homme enfin. Si nous n'avions pas couché dans la même chambre , imaginez-vous à quel degré iroit ma stupidité, d'aller choisir un pareil mensonge, et con- cevez-vous que Hume l'eût laissé passer sans le re- lever? J'ose dire plus : Hume, tout Hume qu'il est, ne le niera pas, s'il ne sait pas que M. de Luze le nie.

ANNÉE 1766. 427

Ah Dieu!' parmi quels êtres suis-je! Toute chose ces- sante, parlez à M. de Luze, et me répondez un mot, un seul mot, et je ne vous demande plus rien. Il me paroît, messieurs, que vous avez l'un et l'autre peu de mémoire au service de la vérité et des malheureux.

Il n'y a voit sur votre 33 qu'un petit brin de cire, très légèrement mis, et le peu d'empreinte qui paroit n'est pas de votre cachet. Si cette lettre a été ouverte, jugez de ce qu il en peut arriver!

709. AU MÊME.

AWootton, 25 octobre 1766.

J'apprends, mon cher hôte, par votre 34, le sujet qui vous conduit à Béfort. Tous mes vœux vous V accompagnent; puissiez-vous y recouvrer votre bonne ouïe! Je vois maintenant, avec une peine ex- trême, qu'elle ne s'affecte plus qu'à force de bruit.

J'ai vu aussi l'extrait de la lettre de milord Maré- chal, où il vous dit que je blâme M. Hume d'avoir de- mandé et obtenu la pension sans mon aveu. J'avoue rondement que si cela est je suis un extravagant tout au moins. Je n'ai rien à dire de plus sur cet article; et, dès que milord Maréchal m'accuse, je ne sais plus me justifier, ou du moins je ne le sais que par-devant lui. Revenons à vous.

J'ai fait sur vos trois dernières lettres des réflexions qu'il faut que je vous communique. Supposons que je fusse mort avant de les avoir reçues , et par consé- quent avant d'avoir pu m'expliquer avec vous, ni avec M. de Luze, ni avec milord Maréchal.

/|2(S CORRESPONDANCE.

. Parcequ'une lettre de M. d'Aleinbert parloit d'un bruit répandu à Paris du refus de la pension du roi d'Angleterre, vous auriez continué de conclure que ce bruit n avoit pu courir à Londres auparavant, et, ayant parfaitement oublié ce que vous avoit écrit M. de Cerjeat, vous seriez resté persuadé que j'avois antidaté ce même bruit, tout exprès pour en accuser M. Hume.

Milord Maréchal, qui prend pour un grief, ce dont je me plains, un fait que je lui rapporte en preuve d'un autre fait, auroit toujours vu que je blàmois M. Hume quand j'aurois le remercier; et il eût conclu de que non seulement je m'abusois sur le compte du bon David, mais que j avois cherché les chicanes les plus ridicules pour avoir le plaisir de rompre avec lui.

M. de Luze, fondé sur cet admirable argument qu'il vous a donné pour bon , et que vous avez pris pour tel , que lorsqu'en route deux passagers couchent dans la même chambre il est impossible qu'il y en couche un troisième; M. de Luze, dis-je, eût tenu bon dans cette persuasion, que, puisqu'il avoit toujours couché dans la même chambre que M. Hume, je n'y avois jamais couché. Il eût donc cru d'abord, comme il a fait, que la lettre à M. Hume, je disois y avoir couché, étoit falsifiée. Mais, quand enfin l'on eût vérifié que la lettre étoit authentique sur cet article, il eût nécessairement conclu qu'avec une impudence incroyable j'avois inventé cette fausseté pour ap- puyer une calomnie.

Je pourrois ajouter ici l'article de M. Vernes, sur

ANNÉE 17G6. 429

lequel vous êtes revenu deux fois de suite ; mais je le réserve pour un autre lieu. Les trois précédents nie suffisent, quant à présent.

De ces trois jugements communiqués entre vous et bien combinés, il eût résulté qu'avec tous mes beaux raisonnements, et avec toute la feinte probité dont je m'étois paré durant ma vie, je n'étois au fond qu'un insensé, un menteur, un calomniateur, un scélérat; et, comme l'autorité de mes plus vrais amis n'étoit pas suspecte, si ma mémoire eût passé à la postérité, elle n'y eût passé que comme celle d un malfaiteur, dont on se souvient uniquement pour le détester.

Et tout cela , parceque M. de Luze n'a point de mé- moire et raisonne mal; parceque M. du Peyrou n'a point de mémoire et raisonne mal ; et parceque mi- lord Maréchal, prévenu que je blâme à tort le bon David , voit partout ce blâme , et même je n'en ai point mis.

Cela m'a bien appris, mon cher hôte, ce que vaut l'opinion des hommes quels qu'ils soient, et à quoi tient ce qu'on appelle dans le monde honneur et ré- putation, puisque l'événement le plus cruel, le plus terrible de ma vie entière , celui dont j'ai porté le coup accablant avec le plus de constance, je n'ai pas fait une démarche qui ne soit un acte de vertu , est pré- cisément celui qui , si je n'y avois pas survécu, m'at- tiroit une ignominie éternelle, non pas seulement de la part du stupide public , mais de la part des hommes du meilleur sens, et de mes plus solides amis.

En devenant insensible aux jugements du public, je n'ai fait que la moitié de ma tâche ; j'ai gardé toute

I lo CORRESPONDANCE,

ma sensibilité à l'estime de ceux qui ont toute \,\ mienne, et par je me suis assujetti à tous les juge- ments inconsidérés qu'ils peuvent faire , à toutes les erreurs ils peuvent tomber, puisqu'enfin ils sont hommes. Prévoyant de loin tous les moyens détournés qu on alloit mettre en usage pour vous détacher de moi, tous les préjugés dont on alloit tâcher de vous éblouir, quelles sages mesures n'ai-je pas prises pour vous en garantir? Comptant, comme javois droit de le faire, sur votre confiance en ma probité, javois commencé par vous conjurer de ne rien croire de moi que ce que je vous en écrirois moi-même : vous me 1 aviez promis très positivement; et la première chose que vous avez faite a été de manquer à cette pro- messe. Vous ne vous êtes pas contenté de vous livrer à tous les bruits du coin des rues, sur ce que je ne vous avois point écrit , mais même sur ce que je vous avois écrit ; sitôt que quelqu'un s'est trouvé en con- tradiction avec moi , c'est lui que vous avez cru , et c'est moi que vous avez refusé de croire. Exemple : dans ce que je vous avois marqué des mauvais offices que le bon David me rendoit auprès de M. Davenport , un M. de Bruhl écrit le contraire, et aussitôt vous me demandez si je suis bien sûr de ce que je vous ai écrit. Vous me permettrez de ne pas trouver, en cette oc- casion , la question fort obligeante. Je n'ai pas , il est vrai, l'honneur d'être envoyé d'un prince; mais, en revanche, je suis votre ami, et connu de vous ou de- vant l'être.

Le résultat de toutes ces réflexions, que je voiib communique, est de me détacher pour jamais de

ANNÉE 1766. 43 1

J opinion des hommes, quels quils soient, et mémo de ceux qui me sont les plus chers. Vous avez et vous aurez toujours toute mon estime; mais je me passerai de la vôtre, puisque vous la retirez si légèrement, et je me consolerai de la perdre, en méritant de la con- server toujours. Je suis las de passer ma vie en conti- nuelles apologies , de me justifier sans cesse auprès de mes amis, et d'essuyer leurs réprimandes lorsque j'ai mérité tous leurs applaudissements. Ne vous gênez pas plus désormais que vous n'avez fait jusqu'ici sur ce chapitre; continuez, si cela vous amuse, à me rap- porter les folies et les mensonges que vous entendez débiter sur mon compte. Rien de tout cela ne me fâ- chera plus, je vous le jure ; mais je n'y répondrai de ma vie un seul mot.

Ceci, du reste, regarde uniquement l'avenir; car je vous ai promis d'examiner avec vous votre 32 , et je veux tenir ma parole ; mais il faut finir pour au- jourdhui. Dans 1 état je suis, la tâche que vous m'imposez ne peut se remplir sans reprendre ha- leine. Je finis donc en vous réitérant mes plus tendres vœux pour votre rétablissement, et en vous embras- sant, mon cher hôte, de tout mon cœur.

710. —AU MÊME.

Wootton, le i5 novembre 1766.

Je vois avec douleur, cher ami, par votre 3 5 , que je vous ai écrit des choses déraisonnables dont vous vous tenez offensé. Il faut que vous avez raison d'en juger ainsi, puisque vous êtes de sang froid en lisant

432 CORRESPONDANCE.

mes lettres, et que je ne le suis guère en les écrivant , ainsi vous êtes plus en état que moi de voir les choses telles quelles sont. Mais cette considération doit être aussi de votre part une plus grande raison d'indul- gence : ce qu'on écrit dans le trouble ne doit pas être envisagé comme ce qu'on écrit de sang froid. Un dépit outré a pu me laisser échapper des expressions dé- menties par mon cœur, qui n'eut jamais pour vous que des sentiments honorables. Au contraire , quoique vos expressions le soient toujours, vos idées souvent ne le sont guère; et voilà ce qui , dans le fort de mes afflictions , a souvent achevé de m'abattre. En me supposant tous les torts dont vous m'avez chargé , il falloit peut-être attendre un autre moment pour me les dire , ou du moins vous résoudre à endurer ce qui en pouvoit résulter. Je ne prétends pas , à Dieu ne plaise, m'excuser ici, ni vous charger, mais seule- ment vous donner des raisons , qui me semblent justes , d'oublier les torts d'un ami dans mon état. Je vous en demande pardon de tout mon cœur; j'ai grand besoin que vous me l'accordiez, et je vous proteste, avec vé- rité , que je n'ai jamais cessé un seul moment d'avoir pour vous tous les sentiments que j'aurois désiré vous trouver pour moi.

La punition a suivi de près l'offense. Vous ne pouvez douter du tendre intérêt que je prends à tout ce qui tient à votre santé , et vous refusez de me parler des suites de votre voyage de Béfort. Heureusement vous ji'avez pu être méchant qu'à demi , et vous me laissez entrevoir un succès dont je brûle d'apprendre la con- firmation. Écrivez-moi là-dessus en détail, mon ai-

ANNÉE 1 766. 433

niable hôte; donnez-moi tout à-la-fois le plaisir de sa- voir que vos remèdes opèrent, et celui d'apprendre que je suis pardonné. J'ai le cœur trop plein de ce be- soin pour pouvoir aujourd'hui vous parler d'autre chose, et je finis en vous répétant du fond de mon ame que mon tendre attachement et mon vrai respect pour vous ne peuvent pas plus sortir de mon cœur que l'amour de la vertu.

711. A M. LALLIAUD.

Wootton, le i5 novembre 1766.

A peine nous connoissons-nous , monsieur , et vous me rendez les plus vrais services de l'amitié : ce zèle est donc moins pour moi que pour la chose, et m'en est d'un plus grand prix. Je vois que ce même amour de la justice, qui brûla toujours dans mon cœur, brûle aussi dans le vôtre : rien ne lie tant les âmes que cette conformité. La nature nous fit amis ; nous ne sommes, ni vous ni moi, disposés l'en dédire. J'ai reçu le paquet que vous m'avez envoyé par la voie de M. Dutens ; c'est à mon avis la plus sûre. Le duplicata m'a pourtant déjà été annoncé, et je ne doute pas qu'il ne me parvienne. J'admire l'intrépi- dité des auteurs de cet ouvrage, et surtout s'ils le laissent répandre à Londres , ce qui me paroît diffi- cile à empêcher. Du reste, ils peuvent faire et dire tout à leur aise : pour moi , je n'ai rien à dire de M. Hume, sinon que je le trouve bien insultant pour un bon-homme , et bien bruyant pour un philosophe. Bonjour, monsieur; je vous aimerai toujours, mais xix. o,8

434 COIlRESPONDANCi:.

je ne vous écrirai pas, à moins de nécessité : cepen- dant je serois bien aise , par précaution , d'avoir votre adresse. Je vous embrasse de tout mon cœur , et vous prie de dire à M. Sauttersheim que je suis sensible à son souvenir, et n'ai point oublié notre ancienne amitié. Je suis aussi surpris que fâcbé qu'avec de l'esprit, des talents, de la douceur, et une assez. jolie figure, il ne trouve rien à faire à Paris. Cela viendra , mais les commencements y sont difficiles.

712. A MADEMOISELLE DEWES.

Wootton, le 9 décembre 1766.

Ma belle voisine , vous me rendez injuste et jaloux pour la première fois de ma vie : je n'ai pu voir sans envie les chaînes dont vous honoriez mon sultan ; et je lui ai ravi l'avantage de les porter le premier : j'en aurois parer votre brebis chérie , mais je n'ai osé empiéter sur les droits d'un jeune et aimable berger ; c'est déjà trop passer les miens de faire le galant à mon âge , mais puisque vous me l'avez fait oublier, tâchez de l'oublier vous-même , et pensez moins au barbon qui vous rend hommage, qu'au soin que vous avez pris de lui rajeunir le cœur.

Je ne veux pas , ma belle voisine , vous ennuyer plus long-temps de mes vieilles sornettes ; si je vous contois toutes les bontés et amitiés dont votre cher oncle m'honore, je serois encore ennuyeux par mes longueurs; ainsi je me tais. Mais revenez l'été pro- chain en être le témoin vous-même, et ramenez ma-

fcNNÉI 1766. | . .

dame la comtesse *, à condition que nous serons cette fois-ci les plus forts , et qu'au lieu de vous laisser en- lever connue cette année, vous nous aiderez à la re- tenir.

71 3. A MILORD MARÉCHAL.

1 1 décembre 1 766.

Abréger la correspondance * !... Milord , que m'an- noncez-vous , et quel temps prenez-vous pour cela ! Serois-je«dans votre disgrâce ? Ah ! dans tous les mal-1 heurs qui m'accablent, voilà le seul que je ne saurois supporter. Si j'ai des torts, daignez les pardonner; en est-il , en peut-il être , que mes sentiments pour vous ne doivent pas racheter? Vos bontés pour moi

* Madame la comtesse Cowper , veuve du feu comte Cowper, et fille du comte de Granville.

* La lettre de milord Maréchal à laquelle celle-ci sert de réponse se terminoit ainsi : « Je suis vieux, infirme; j'ai trop peu de mé- « moire. Je ne sais plus ce que j'ai écrit à M. du Peyrou , mais je « sais très positivement que je desirois vous servir en assoupissant «une querelle sur des soupçons qui me paroissoient mal fondés, « et non pas vous ôter un ami. Peut-être ai-je fait quelques sottises : « pour les éviter à l'avenir, ne trouvez pas mauvais que j'abrège la « correspondance, comme j'ai déjà fait avec tout le monde, même « avec mes plus proches parents et amis, pour finir mes jours dans « la tranquillité. Bonsoir.

i< Je dis abréger; car je désirerai 'toujours savoir de temps en « temps des nouvelles de votre santé, et qu'elle soit bonne. »

D'amples éclaircissements à ce sujet , et la preuve de l'amitié que milord Maréchal conserva pour Rousseau jusqu'à ses derniers moments , se trouvent dans la Réponse d'une anonyme ( madame La Tour de Franqueville ) h un anonyme, insérée dans l'édition He Genève, tome VI du Supplément, et dans l'édition de Poinçot . »ome XXVIII.

436 CORRESPONDANCE,

font toute la consolation de ma vie : voulez-vous in ô- ter cette unique et douce consolation? Vous avez cessé d'écrire à vos parents! Eh! qu'importe, tous vos parents , tous vos amis ensemble ? ont-ils pour vous un attachement comparable au mien? Eh! mi- lord, c'est votre âge, ce sont mes maux qui nous rendent plus utiles l'un à l'autre: à quoi peuvent mieux s'employer les restes de la vie, qu'à s'entre- tenir avec ceux qui nous sont chers ? Vous m'avez promis une éternelle amitié; je la veux toujours, j'en suis toujours digne. Les terres et les mers nous sépa- rent, les hommes peuvent semer bien des erreurs entre nous ; mais rien ne peut séparer mon cœur du vôtre , et celui que vous aimâtes une fois n'a point changé. Si réellement vous craignez la peine d'écrire, c'est mon devoir de vous l'épargner autant qu'il se peut : je ne demande , à chaque fois , que deux lignes, toujours les mêmes , et rien de plus : J'ai reçu votre lettre de telle date ; je me -porte bien, et je vous aime tou- jours. Voilà tout ; répétez-moi ces dix mots douze fois l'année , et je suis content. De mon côté j'aurai le plus grand soin de ne vous écrire jamais rien qui puisse vous importuner ou vous déplaire: mais cesser de vous écrire avant que la mort nous sépare! non, mi- lord , cela ne peut pas être ; cela ne se peut pas plus que cesser de vous aimer.

Si vous tenez votre cruelle résolution , j'en mour- rai ; ce n'est pas le pire ; mais j'en mourrai dans la douleur , et je vous prédis que vous y aurez du re- gret. J'attends une réponse , je l'attends dans les plus mortelles inquiétudes ; mais je connois votre ame*,

ÀINKKE 1766. 437

et cela me rassure: si vous pouvez sentir combien cette réponse m'est nécessaire, je suis très sûr que je l'aurai promptement.

714. A M. D'IVERKOIS.

\Voottou,le 12 décembre 1766.

J'étois extrêmement en peine de vous, monsieur, quand j'ai reçu votre lettre du 19 novembre, qui m'a tranquillisé sur votre santé, et sur votre amitié , mais qui m'a donné des douleurs , dont la perte de votre enfant, quelque touché que je sois de tout ce qui vous afflige, n'est pourtant pas la plus vive. Cette vie, monsieur, n'est le temps ni de la vérité, ni de la justice : il faut s'en consoler par 1 attente d'une meilleure.

Tout bien pesé, je ne suis pas fâché que vou& n'ayez pas fait cette année la bonne oeuvre que vous vous étiez proposée; mais je. le suis beaucoup que vous m'ayez laissé dans la plus parfaite incertitude sur l'avenir. Il m'importeroit de savoir à quoi m'en tenir sur ce point. Il ne s 'agit que d'un oui ou d'un non de votre part, que j'entendrai sans qu'il soit be- soin de plus grande explication.

C'est à regret que je vous écris si rarement et si peu : ce n'est pas faute d'avoir de quoi vous entrete- nir; mais il faut attendre de plus sûres occasions. Mes respects à madame d'Ivernois ; j'embrasse tendrement tout ce qui vous est cher , tous ceux qui m'aiment, et surtout votre associé.

/|38 COHKESPONDANCE.

71 5. A M. DAVENPORT.

22 décembre 17OG.

(Quoique jusqu'ici , monsieur, malgré mes sollici- tations et mes prières, je n aie pu obtenir de vous un seul mot d explication, ni de réponse sur les choses qu'il m'importe le plus de savoir , mon extrême con- fiance en vous m'a lait endurer patiemment ce silence, bien que très extraordinaire. Mais, monsieur, il est temps qu'il cesse; et vous pouvez juger des inquié- tudes dont je suis dévoré, vous voyant prêt à partir pour Londres sans m'accorder , malgré vos "promes- ses , aucun des éclaircissements que je vous ai de- mandés avec tant d'instances. Chacun a son carac- tère ; je suis ouvert et confiant plus qu il ne faudrait peut-être : je ne demande pas que vous le soyez comme moi; mais c'est aussi pousser trop loin le mystère, que de refuser constamment de me dire sur quel pied je suis dans votre maison, et si j'y suis de trop ou non. Considérez, je vous supplie, ma situation, et jugez de mes embaifes ; quel parti- puis-je prendre , si vous refusez de me parler? Dois-je rester dans vo- tre maison malgré vous? en puis-je sortir sans votre assistance? Sans amis, sans connoissances , enfoncé dans un pays dont j'ignore la langue , je suis entière- ment à la merci de vos gens : c'est à votre invitation que j'y suis venu , et vous m'avez aidé à y venir ; il convient, ce me semble, que vous m'aidiez de même à en partir, si j'y suis de trop. Quand j'y resterois , il faudrait toujours, malgré toutes vos répugnances,

ANNÉE \~ . 4^9

que vous eussiez la bonté de prendre des arrange- ments qui rendissent mon séjour chez vous moins oné- reux pour 1 un et pour l'autre. Les honnêtes gens ga- gnent toujours à s'expliquer et s entendre entre eux : si vous entriez avec moi dans les détails dont vous vous fiez à vos gens, vous seriez moins trompé et je serois mieux traité , nous y trouverions tous deux notre avantage; vous avez trop d'esprit pour ne pas voir qu'il y a des gens à qui mon séjour dans votre maison déplaît beaucoup , et qui feront de leur mieux pour me le rendre désagréable.

Que si, malgré toutes ces raisons, vous continuez à garder avec moi le silence, cette réponse alors de- viendra très claire, et vous ne trouverez pas mauvais que, sans m'obstiner davantage inutilement, je pour- voie à ma retraite comme je pourrai, sans vous en parler davantage, emportant un souvenir très recon- noissant de l'hospitalité que vous m'avez offerte , mais ne pouvant me dissimuler les cruels embarras je me suis mis en l'acceptant.

716. A LORD VICOMTE DE NljNCHAM,

AUJOURD'HUI COMTE DE HAhCOtRf.

Wootton, le 24 décembre l^6G.

Jecroirois, milord, exécuter peu honnêtement la résolution que' j'ai prise de me défaire de mes es- tampes et de mes livres, si je ne vous priois de vouloir bien commencer par en retirer les estampes dont vous avez eu la bonté de me faire présent. J'en fais assuré- ment tout le cas possible, et la nécessité de ne rien

j ;<» CORRESPONDANCE,

laisser sous mes yeux qui me rappelle un goût auquel je veux renoncer pouvoit seul en obtenir le sacrifice. S'il y a clans mon petit recueil, soit d'estampes, soit de livres, quelque chose qui puisse vous convenir, je vous prie de me faire l'honneur de l'agréer, et surtout par préférence ce qui me vient de votre digne ami M. Watelet, et qui ne doit passer qu'en main d ami. Enfin, milord, si vous êtes à portée d'aider au débit du reste, je reconnoîtrai, dans cette bonté, les soins officieux dont vous m'avez permis de me prévaloir. C est chez M. Davenport que vous pourrez visiter le tout, si vous voulez bien en prendre la peine. Il de- meure en Piccadilly à côté de lord Égremond. Re- cevez, milord, je vous prie, les assurances de ma reconnoissance et de mon respect.

717. A M

Janvier 1767.

Ce que vous me marquez, monsieur, que M. Dey- verdun a un poste chez le général Comvay, m'expli- que une énigme à laquelle je ne pouvois rien com- prendre, et que vous verrez dans la lettre dont je joins ici une copie faite sur celle que M. Hume a envovée à M. Davenport. Je ne vous la communique pas pour que vous vérifiiez si ledit M. Devverdun a écrit cette lettre, chose dont je ne doute nullement, ni s'il est en effet l'auteur des écrits en question, mis dans le Saint-James Cltronicle , ce que je sais parfaitement être faux; d ailleurs ledit M. Deyverdun, bien instruit, et bien préparé à son rôle de prête-nom, et qui peut-

kNNÊE I767. 44 l

être Ta commencé lorsque lesdits écrits furent portés au Saint-James Chroniele, est trop sur ses gardes pour que vous puissiez maintenant rien savoir de lui; mais il n'est pas impossible que dans la suite des temps , ne paroissant instruit de rien , et gardant soi- gneusement le secret que je vous confie, vous par- veniez à pénétrer le secret de toutes ces manœuvres, lorsque ceux qui s'y sont prêtés seront moins sur leurs gardes; 'et tout ce que je souhaite, dans cette affaire, est que vous découvriez la vérité par vous- même. Je pense aussi qu il importe toujours de connoître ceux avec qui Ton peut avoir à vivre, et de savoir si ce sont d'honnêtes gens : or, que ledit Dey- Verdun ait fait ou non les écrits dont il se vante, vous savez maintenant , ce me semble , à quoi vous en tenir avec lui. Vous êtes jeune, vous me survivrez, j'espère, de beaucoup d'années ; et ce m'est une con- solation très douce de penser qu'un jour, quand le fond de cette triste affaire sera dévoilé, vous serez à portée d'en vérifier par vous-même beaucoup de faits , que vous saurez de mon vivant sans qu'ils vous frappent, parcequ'il vous est impossible d'en voir les rapports avec mes malheurs. Je vous embrasse de tout mon cœur.

718. AU MÊME.

2 janvier 1767.

Quand je vous pris au mot, monsieur, sur la liberté que vous m'accordiez de ne vous pas répondre , j étois bien éloigné de croire que ce silence pût vous in-

44 2 C O R R E S O N D A K C E .

quiéter sur l'effet de votre précédente lettre : je n'y ai rien vu qui ne confirmât les sentiments d'estime et d'attachement que vous m'avez inspirés; et ces senti- ments sont si vrais, que si jamais j'étois dans le cas de quitter cette province, je souhaiterois que ce fût pour me rapprocher de vous. Je vous avoue pourtant que je suis touché des soins de M. Davenport, et si content de sa société, que je ne me priverois pas sans regret d'une hospitalité si douce; mais comme il souffre à peine que je lui rembourse une partie des dépenses que je lui coûte, il y auroit trop d'indiscré- tion à rester toujours chez lui sur le même pied, et je ne croirois pouvoir me dédommager des agréments que j'y trouve, que par ceux qui mattendroien't auprès de vous. Je pense souvent avec plaisir à la ferme solitaire que nous avons vue ensemble et à l'a- vantage d'y être votre voisin ; mais ceci sont plutôt des souhaits vagues que des projets d'une prochaine exécution. Ce qu'il y a de bien réel est le vrai plaisir que j'ai de correspondre en toute occasion à la bien- veillance dont vous m'honorez, et de la cultiver autant qu'il dépendra de moi.

Il y a long-temps, monsieur , que je me suis donné le conseil de la dame dont vous parlez-: jaurois le prendre plus tôt; mais il vaut mieux tard que jamais. M. Hume étojt pour moi une connoissance de trois mois, qu'il ne m'a pas convenu d entretenir : après un premier mouvement d'indignation dont je nétois pas le maître, je me suis retiré paisiblement : il a voulu une rupture formelle ; il a fallu lui complaire : il a voulu ensuite une explication; j'y ai consenti.

ANNKK I767. 4P

Tout cela s'est passé enUe lui et moi : il a jugé à pro- pos d'en faire le vacarme que vous savez ; il la fait tout seul, je me suis tu; je continuerai de me taire, et je n'ai rien du tout à dire de M. Hume, sinon que je le trouve un peu insultant pour un bon-homme, et un peu bruyant pour un philosophe.

Comment va la botanique? vous en occupez-vous un peu? voyez-vous des gens qui s'en occupent? pour moi, j'en raffole, je m'y acharne, et je n'avance point: j'ai totalement perdu la mémoire, et de plus, je n'ai pas de quoi 1 exercer; car avant de retenir il faut ap- prendre, et ne pouvant trouver par moi-même les noms des plantes, je n'ai nul moven de les savoir : il me semble que tous les livres qu'on écrit sur la bota- nique ne sont bons que pour ceux qui la savent déjà. J'ai acquis votre Sti/lin/jJIeet, et je n'en-suis pas plus avancé. J'ai pris le parti de renoncer à toute lecture, et de vendre mes livres et mes estampes, pour acheter des plantes gravées : sans avoir le plaisir d'apprendre, j'aurai celui d'étudier; efpour mon objet cela revient à peu près au même.

Au reste, je suis très heureux de m être procuré une occupation qui demande de l'exercice ; car rien ne me fait tant de mal que de rester assis, ou décrire ou lire'; et c'est une des raisons qui me font renoncer à tout commerce de lettres , hors les cas de nécessité. Je vous écrirai dans peu; mais de grâce, monsieur, une fois pour toutes, ne prenez jamais mon silence pour un signe de refroidissement ou d-oubli, et soyez persuadé que c'est pour mon cœur une consolation très douce d être aimé de ceux qui sont aussi dignes

444 CORRESPONDANCE.

que vous d être aimés eux-mêmes : mes respects em- pressés à M. Makhus, je vous en supplie; recevez ceux de mademoiselle Le Vasseur, et mes plus cor- diales salutations.

719. RÉPONSES

ACX QUESTIONS FAITES PAR M. DE CHAUYEL*.

AWoottai, le 5 janvier 1767.

Jamais, ni en 17^9, ni en aucun autre temps, M. Marc Chapuis ne ma proposé, de la part de M. de Voltaire, d'habiter une petite maison appelée lHerrni- tage. En 1755, M. de Voltaire, me pressant de revenir dans ma patrie , m'invitoit d aller boire du lait de ses vaches. Je lui répondis. Sa lettre et la mienne furent publiques. Je ne me ressouviens pas d'avoir eu de sa part aucune autre invitation.

Ce que j'écrivis à M. de Voltaire, en 1 760 **, n'étoit point une réponse. Ayant retrouvé par hasard le brouillon de cette lettre , je la transcris ici , permettant à M. de Chauvel d'en faire l'usage qu'il lui plaira '.

Je ne me souviens point exactement de ce que

* Voyez dans la Correspondance de Voltaire sa lettre à Hume , datée d&Ferney, 24 octobre 1766. Ces Réponses de Rousseau ont pour objet de détruire une partie des assertions calomnieuses qu'elle contient. Rousseau sans doute dédaigne de répondre aux autres, relatives aux relations qui avoient eu lieu entre Voltaire et lui. Mais M. Ginguené ( note II de son ouvrage sur les Confessions) s'est chargé de cette noble tâche , et n'a rien laissé à désirer sur ce point.

** Voyez les Confessions , livre x , tome II.

' On trouvera cette lettre dans le livre x des Confessiom.

ANNÉE I767. 445

j'écrivis il y a vingt-trois ans à M. du Theil : mais il est vrai que j'ai été domestique de M. de Montaigu, ambassadeur de France à Venise, et que j'ai mangé son pain , comme ses gentilshommes étoient ses do- mestiques et mangeoient son pain : avec cette diffé- rence , que j'avois partout le pas sur les gentils- hommes, que j'allois au sénat, que j assistais aux conférences, et que jallois en visite chez les ambas- sadeurs et ministres étrangers ; ce qu'assurément les gentilshommes de l'ambassadeur n'eussent osé faire. Mais bien qu'eux et moi fussions ses domestiques, il ne s'ensuit point que nous fussions ses valets.

Il est vrai qu'ayant répondu sans insolence, mais avec fermeté, aux brutalités de l'ambassadeur, dont le ton ressembloit assez à celui de M. de Voltaire, il me menaça d'appeler ses gens, et de me faire jeter parles fenêtres. Mais ce que M. de Voltaire ne dit pas, et dont tout Venise rit beaucoup dans ce temps-là , c'est que , sur cette menace , je m'approchai de la porte de son cabinet, nous étions ; puis 1 ayant fermée, et mis la clef dans ma poche , je revins à M. de Mon- taigu, et lui dis : Non pas , s il vous plaît , monsieur l am- bassadeur. Les tiers sont incommodes dans les explications. Trouvez bon que celle-ci se passe entre nous. A l'instant son excellence devint très polie ; nous nous séparâmes fort honnêtement ; et je sortis de sa maison, non pas honteusement, comme il plaît à M. de Voltaire de me faire dire, mais en triomphe. J'allai loger chez l'abbé Patizel, chancelier du consulat. Le lendemain, M. Le Blond, consul de France, me' donna un dîner, M. de Saint-Cyr et une partie de la légation françoise

J46 CORRESPONDANCE,

se trouva ; toutes les bourses me furent ouvertes , et j'y pris l'argent dont j'avois besoin , n avant pu être payé de mes appointements. Enfin , je partis accom- pagné et fêté de tout le monde; tandis que l'ambassa- deur, seul et abandonné dans son palais, y rongeoit son frein. M. Le Blond doit être maintenant à Paris, et peut attester tout cela ; le chevalier de Carrion , alors mon confrère et mon ami, secrétaire de 1 ambassa- deur d Espagne, et depuis secrétaire de l'ambassade à Paris , y est peut-être encore , et peut attester la même chose. Des foules de lettres et de témoins la peuvent attester ; mais qu importe à M. de Voltaire?

Je n'ai jamais rieti écrit ni signé de pareil à la dé- claration que M. de Voltaire dit que M. de Mont- mollin a entre les mains signée de moi. On peut con- sulter là-dessus ma lettre du 8 août 1765 , adressée à M. du Peyrou , imprimée avec les siennes à lord Wemyss.

Messieurs de Berne m ayant chassé de leurs états en 1 766 , à l'entrée de l'hiver, le peu d'espoir de trou- ver nulle part la tranquillité dont j'avois si grand be- soin, joint à ma foiblesse et au mauvais état de ma santé , qui m ôtoit le courage d'entreprendre un long vovage dans une saison si rude , m'engagea d'écrire à M. le bailli de Nixlau une lettre qui a couru Paris , qui a arraché des larmes à tous les honnêtes gens , et des plaisanteries au seul M. de Voltaire.

M. de Voltaire avant dit publiquement à huit ci- toyens de Genève , qu'il étoit faux -que j'eusse jamais été secrétaire d'un ambassadeur, et que je n'avois été que son valet , un d'entre eux m'instruisit de ce dis-

ANNÉE I767. 447

cours; et, dans le premier mouvement de mon indi- gnation, j'envovai a M. de Voltaire un démenti con- ditionnel, dont j'ai oublié les termes, mais qu'il avoit assurément bien mérité.

Je me souviens très bien d avoir une fois dit à quel- qu'un , que je me sentois le cœur ingrat, et que je n aimois point les bienfaits. Mais ce n étoit pas après les avoir reçus , que je tenois ce discours ; c'étoit au contraire pour m'en défendre; et cela, monsieur, est très différent. Celui qui veut me servir à sa mode , et non pas à la mienne, cherche 1 ostentation du titre de bienfaiteur ; et je vous avoue que rien au monde ne me touche moins que de pareils soins. A voir la multitude prodigieuse de mes bienfaiteurs, on doit me croire dans une situation bien brillante. J ai pourtant beau regarder autour de moi , je n y vois point les grands monuments de tant de bienfaits. Le seul vrai bien dont je jouis est la liberté; et ma liberté, grâces au ciel, est mon ouvrage. Quelqu'un s'ose-t-il vanter d'v avoir contribué? Vous seul, ô George Keith! pouvez le faire; et ce n'est pas vous qui m'accuserez d'in- gratitude. J ajoute à milord Maréchal mon ami du Peyrou. Voilà mes vrais bienfaiteurs. Je n'en connois point d autres. Voulez-vous donc me lier par des bienfaits? Faites qu'ils soient de mon choix et non pas du vôtre ; et soyez sûr que vous ne trouverez delà vie un cœur plus vraiment réconnoissant que le mien. Telle est ma façon de penser, que je n'ai point dé- guisée ; vous êtes jeune , vous pouvez la dire à vos amis ; et si vous trouvez quelqu'un qui la blâme , ne vous fiez jamais à cet homme-là.

148 CORRESPONDANCE.

720. A M. DU PEYROU.

A Wootton, le 8 janvier 1767.

Que Dieu comble de ses bénédictions mon cher hôte, qui, par une réconciliation parfaite, accorde à mon cœur la paix dont il avoit besoin! je prends à bon augure, dans ces circonstances, celle que vous m'an- noncez pour le reste de mes jours à la fin de votre 38. Si je puis obtenir que le public m'oublie, comptez que je ne réveillerai plus ses souvenirs. La' postérité me rendra justice , j en suis très sûr ; cela me console des outrages de mes contemporains.

C'est sans contredit une chose bien douce qu'une réconciliation, mais elle est précédée de moments si tristes, qu'il n'en faut plus acheter à ce prix. La pre- mière source de notre petite mésintelligence est venue du défaut de votre mémoire et de la confiance que vous n'avez pas laissé d'y avoir. Dans vos deux pénultièmes lettres, par exemple, parlant de ce que vous avoit dit M. de Luze, vous supposez m'avoir écrit qu'il disoit que je n avois point couché à Calais dans la même chambre que M. Hume, fait qui est très vrai. Si c'étoit là, en effet, ce que vous m'aviez écrit auparavant, j'aurois eu grand tort de m'en formaliser, et mes ré- ponses seroient très ridicules. Mais, mon cher hôte , votre 33 ne parloit point du tout de Calais, et déci- doit nettement que je n'avois jamais couché dans la même chambre avec M. Hume; voici vos propres termes :

De Luze doute que vous ayez en effet écrit que vous cou-

ANNÉE 1767. 449

chiez dans la même chambre étoit Hume, parceque, dit il , cest lui, de Luze, qui a toujours pendant la route occupé la même chambre avec M. Hume , et que vous étiez seul dans la vôtre . Ce mot toujours est décisif, ce me semble, non seulement pour Calais, mais pour toute la route; et ma réponse, très blâmable quant à l'em- portement, est juste quant au raisonnement.

Dans votre 36 , vous me marquez que j'ai rompu publiquement avec M. Hume. Mon cher hôte, avez vous pris cela? Mettez-vous donc sur mon compte le vacarme qu'a fait le bon David, pendant que je liai pas dit un seul mot, si ce 11 est à lui seul, dans le plus grand secret, et seulement quand il m'y a forcé? Comme j'étois instruit de son projet , je craignois plus que la mort l'éclat de cette rupture ; je m'en dé- fendis de tout mon pouvoir , et je ne la fis enfin que par des lettres bien cachetées, tandis qu'il faisoit faire un grand détour aux siennes pour me les envoyer ouvertes par M. Davenport. Ces lettres , s'il ne les eût montrées, n'eussent été vues que de lui, et je n'en aurois parlé même à personne au monde, qu'à milord Maréchal et à vous. Appelez-vous cela rompre publi- quement?

Dans votre 38 , vous m'accusez d'avoir mis de la méchanceté dans ma lettre du 10 juillet. Ce que je viens de dire répond d'avance à cette accusation. La méchanceté consiste dans le dessein de nuire. Quand ma lettre eût contenu des choses effroyables , quel mal pou voit-elle faire à M. Hume, 11 étant vue que de lui seul? 11 pouvoit y avoir de la brutalité dans cette lettre Jamais de la méchanceté , puisqu'il n'en pouvoit XIX. ?.q

45o CORRESPONDANCE,

résulter aucun préjudice pour celui à qui elle étoit écrite, qu'autant qu'il le vouloit bien. Mais, de grâce, relisez avec moins de prévention cette lettre : dans la position je l'ai écrite, elle est, j'ose le dire, un pro- dige de force dame et de modération. Forcé de mex- pliquer avec un fourbe insigne , qui , sous l'appareil des services , travaille à ma diffamation , je pousse le ménagement jusqu'à ne lui parler qu'en tierce per- sonne, pour éviter, dans ce que j'avois à lui dire , la dureté des apostrophes. Cette lettre est pleine de ses éloges (vous voyez comment il me les a rendus); par- tout la raison qui discute , pas un seul trait d'insulte ou d'humeur, pas un mouvement d'indignation, pas un mot dur , si ce n'est quand la force du raisonne- ment le rend si nécessaire , qu'on ne sauroit ôter le mot sans énerver l'argument; encore, alors même, ce mot n'est-il jamais direct et affirmatif, mais hypothé- tique et conditionnel. Si vous blâmez cette lettre, j'en suis d'autant plus fâché que je veux qu'on juge par elle de lame qui l'a dictée.

Cette sévérité de jugements, qui va jusqu'à l'injus- tice , est aussi loin de votre cœur que de votre raison , et ne vient que du défaut de votre mémoire. Vous recevez des éclaircissements qui vous font changer d'idée, et vous oubliez que je ne suis pas instruit de ce changement ; vous voyez que ma rupture avec M. Hume est publique, et vous oubliez que je n'ai au- cune part à cette publicité ; vous voyez que je lui dis des choses dures qui sont imprimées, et vous oubliez également que c'est lui qui m'a forcé de les lui dire, et que c'est lui qui les a fait imprimer. Ce que vous.

ANNÉE 1767- 45 l

avez écrit vous échappe ou se modifie, et il résulte de tout cela que je vous parois déraisonner toujours, parcequau lieu de répondre à votre idée présente, nue je ne saurois deviner, je réponds à celle que vous m'avez communiquée , et dont vous ne vous sou- venez plus.

Il y auroit à cela deux remèdes en votre pouvoir: le premier seroit que vous voulussiez bien présumer un peu moins de votre mémoire et un peu plus de ma raison, en sorte que, quand ma réponse cadreroit mal avec ce que vous croyez m avoir écrit, vous sup- posassiez qu'il faut que vous m'ayez écrit autre chose, plutôt que de conclure que je ne sais ce que je dis; l'autre seroit de garder des copies des lettres que vous m'écrivez, pour y avoir recours au besoin sur mes ré- ponses. Un troisième moyen seroit que toutes les fois que je réponds à quelque article de vos lettres, je commençasse par transcrire dans la mienne 1 article auquel je réponds ; mais cette manière de s'armer jusqu'aux dents avec ses amis me paroît si cruelle, que j'aime cent fois mieux me présenter nu et être navré.

Outre les emportements très condamnables que je me reproche de mon côté , je tâcherai de me guérir aussi d'une mauvaise fierté qui me fiiit négliger des avis utiles , pour vous mettre en garde sur ce qu'on vous dit contre moi. Par exemple, quand vous com- mençâtes à me parler de M. Brulh avec de grands éloges, je ne voulus rien vous répondre là-dessus, et, en effet, je n'ai rien à dire contre ces éloges, parceque je ne connois point du tout le caractère de M. Brulh. Mais ce que j'aurois pourtant vous dire, est qu'il

29

45i2 CORRESPONDANCE,

vint me voir à Chiswick, et que son abord, son air, son ton, ses manières, me repoussèrent à tel point mi il ne fut pas en moi de le bien recevoir.

Je finis sur ce sujet désagréable, pour ne vous en reparler jamais. J'aurois, sur certaines questions que vous me faites dans votre lettre, beaucoup de choses à vous dire que je n'ose confier au papier. J'ignore encore si l'ami qui devoit venir cet automne pourra venir ce printemps. Je crains qu'il ne soit enveloppé dans les malheurs de sa patrie ; s'il ne vient pas, je ne vois qu'une ressource pour vous parler en sûreté , c'est un chiffre auquel je travaillent qu'il faudra bien risquer de vous envoyer par la poste , faute de plus sûre voie. Examinez avec grand soin l'état du cachet delà lettre qui le contiendra, pour savoir si elle n'a point été ouverte; je vous préviens quelle sera ca- chetée avec le talisman arabesque que vous con- noissez , et dont on ne sauroit lever et rappliquer l'em- preinte sans qu'il y paroisse. Je viens de recevoir de M. de Cerjeat une invitation trop obligeante pour que j'en méconnoisse la source. Quand vous aurez mon chiffre, nous en dirons davantage. Adieu, moucher hôte , je sens toute votre amitié , et vous devez con- noître assez mon cœur pour juger de la mienne. Mille tendres respects à la bonne maman. Milord Maréchal me disoit que les hivers étoient doux en Angleterre: nous avons ici un pied de glace et trois pieds de neige ; je ne sentis de ma vie un froid si piquant.

On vient de m'apprendre que les papiers publics disent la santé de milord Maréchal en mauvais état. Eh quoi! mon Dieu! toujours des malheurs, et tou-

ANNÉE 1767. 4^3

jours des plus terribles. Ce qui me rassure un peu , est qu'en conférant la date de sa dernière lettre avec celle de ces nouvelles , je les crois fausses ; mais je ne puis me défendre d'une extrême inquiétude; il ne m'écrira peut-être de très long-temps; si vous avez de ses nouvelles récentes , je vous conjure de m'en donner. Je vous embrasse.

Recevez les remerciements et respects de made- moiselle Le Vasseur.

Je compte tirer dans quelques jours sur vos ban- quiers une lettre de change de 800 francs.

721. —A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Woolton, le 3 1 janvier 1767.

Il est digne de l'ami des hommes de consoler -les affligés. La lettre, monsieur, que vous m'avez fait Ihonneur de m écrire, la circonstance ou elle a été écrite, le noble sentiment qui l'a dictée , la main res- pectable dont elle vient, l'infortuné à qui elle s'a- dresse, tout concourt à lui donner dans mon cœur le prix quelle reçoit du votre: en vous lisant, en vous aimant par conséquent, j'ai souvent désiré détre connu et aimé de vous. Je ne m'attendois pas que ce seroit vous qui feriez les avances, et cela précisément au moment j étois universellement abandonné; mais la générosité ne sait rien faire à demi, et votre lettre en a bien la plénitude. Qu il seroit beau que l'ami des hommes donnât retraite à l'ami de l'égalité ! Votre offre m'a si vivement pénétré, j en trouve l'objet si honorable à l'un et à l'autre, que par un autre effet %

454 CORRESPONDANCE.

bien contraire, vous me rendrez malheureux peut- être, par le regret de n'en pas profiter; car, quelque doux qu'il me fût d être votre hôte, je vois peu d'es- poir à le devenir; mon âge plus avancé que le vôtre, Je grand éloignement, mes maux qui me rendent les voyages très pénibles, l'amour du repos, delà soli- tude, le désir d'être oublié pour mourir en paix, me font redouter de me rapprocher des grandes villes mon voisinage pourroit réveiller une sorte d'attention qui fait mon tourment. D'ailleurs, pour ne parler que de ce qui me tiendroit plus près de vous, sans douter de ma sûreté du côté du parlement de Paris, je lui dois ce respect de ne pas aller le braver dans son res- sort, comme pour lui faire avouer tacitement son injustice; je le dois à votre ministère, à qui trop de marques affligeantes me font sentir que j'ai eu le mal- heur de déplaire, et cela sans que j'en puisse imaginer d'autre cause qu'un malentendu d autant plus cruel que, sans lui, ce qui m'attira mes disgrâces m'eût mériter des faveurs. Dix mots d'explication prouve- roient cela; mais c'est un des malheurs attachés à la puissance humaine , et à ceux qui lui sont soumis , que quand les grands sont une fois dans l'erreur, il est impossible qu'ils en reviennent. Ainsi, monsieur, pour ne point m'exposer à de nouveaux orages, je me tiens au seul parti qui peut assurer le repos de mes derniers jours. J'aime la France, je la regretterai toute ma vie; si mon sort dépendoit de moi, j'irois y finir mes jours, et vous seriez mon hôte, puisque vous n'aimez pas que j'aie un patron; mars, selon toute

ANNÉE 1767. 455

apparence, mes vœux et mon cœur feront seuls le voyage, et mes os resteront ici.

Je n'ai pas eu, monsieur, sur vos écrits 1 indiffé- rence de M. Hume , et je pourrois si bien vous en parler, qu'ils sont, avec deux traités de botanique, les seuls livres que j'aie apportés avec moi dans ma malle; mais outre que je crois votre sublime amour- propre trop au-dessus de la petite vanité d'auteur, pour ne pas dédaigner ces formulaires d'éloges, je suis déjà trop loin de ces sortes de matières pour pouvoir en parler avec justesse et même avec plaisir : tout ce qui tient par quelque côté à la littérature et à un mé- tier pour lequel certainement je n'étois pas né, m'est devenu si parfaitement insupportable, et son souvenir me rappelle tant de tristes idées, que, pour n'y plus penser, j'ai pris le parti de me défaire de tous mes livres , qu'on m'a très mal à propos envoyés de Suisse : les vôtres et les miens sont partis avec tout le reste. J'ai pris toute lecture dans un tel dégoût, qu'il a fallu renoncer à mon Plutarque : la fatigue même de penser me devient chaque jour plus pénible. J'aime à rêver, mais librement, en laissant errer ma tête et sans m'asservir à aucun sujet; et, maintenant que je vous écris, je quitte à tout moment la plume pour vous dire en me promenant mille choses charmantes, qui disparoissent sitôt que je reviens à mon papier. Cette vie oisive et comtemplative que vous n'approuvez pas, et que je n'excuse pas, me devient chaque jour plus délicieuse; errer seul, sans fin et sans cesse, parmi les arbres et les rochers qui entourent ma

456 CORRESPONDANCE,

demeure, rêver, ou plutôt extra vaguer à mon aise, et, comme vous dites, bayer aux corneilles; quand ma cervelle s échauffe trop, la calmer en analysant quel- que mousse ou quelque fougère; enfin me livrer sans gène à mes fantaisies, qui, grâces au ciel, sont toutes en mon pouvoir : voilà, monsieur, pour moi la suprême jouissance, à laquelle je n'imagine rien de supérieur dans ce monde pour un homme à mon âge et dans mon état. Si jallois dans une de vos terres, vous pouvez compter que je n'y prendrois pas le plus petit soin en faveur du propriétaire; je vous verrois voler, piller, dévaliser, sans jamais en dire un seul mot, ni à vous ni à personne: tous mes malheurs me viennent de cette ardente haine de l'injustice, que je n'ai jamais pu dompter. Je me le tiens pour dit : il est temps d'être sage, ou du moins tranquille; je suis las de guerres et de querelles ; je suis bien sûr de n en avoir jamais avec les honnêtes gens, et je n'en veux plus avec les fripons, car celles-là sont trop dan- gereuses. Voyez donc, monsieur, quel homme utile vous mettriez dans votre maison. A Dieu ne plaise que je veuille avilir votre offre par cette objection! mais c en est une dans vos maximes, et il faut être consé- quent.

En censurant cette nonchalance, vous me répé- terez que c'est n'être bon à rien, que n être bon que pour soi * : mais peut-on être vraiment bon pour soi, sans être, par quelque côté, bon pour les autres? Dailleurs, considérez qu'il n'appartient pas à tout

* C'est la même pensée que flans YEmile, livre V; mais elle : ici à-la-fois une modification et une exception.

ANNÉE I767. 4^7

ami des hommes d'être, comme vous, leur bienfai- teur en réalité. Considérez que je n'ai ni état ni for time, que je vieillis, que je suis infirme, abandonné, persécuté, détesté, et qu'en voulant faire du bien je ferois du mal, surtout à moi-même. J'ai reçu mon congé bien signifié par la nature et par les hommes je l'ai pris et j'en veux profiter. Je ne délibère plus si c'est bien ou mal fait, pareeque c est une résolution prise, et rien ne m'en fera départir. Puisse le public m'oublier comme je l'oublie! S il ne veut pas m'ou- blier, peu m'importe qu il m admire ou qu il me dé- chire; tout cela m'est indifférent; je tâche de n'en rien savoir, et quand je l'apprends, je ne m'en soucie guère. Si lexemple d'une vie innocente et simple est utile aux hommes, je puis leur faire encore ce bien-là ; mais c'est le seul , et je suis bien déterminé à ne vivre plus que pour moi et pour mes amis, en très petit nombre, mais éprouvés, et qui me suffisent : encore aurois-je pu m'en passer, quoique ayant un cœur aimant et tendre, pour qui des attachements sont de vrais besoins ; mais ces besoins m'ont souvent coûté si cher, que j'ai appris à me suffire à moi-même, et je me suis conservé lame assez saine pour le pouvoir. Jamais sentiment haineux, envieux, vindicatif, n'ap- procha de mon cœur. Le souvenir de mes amis donne à ma rêverie un charme que le souvenir de mes en- nemis ne trouble point. Je suis tout entier je suis , et point sont ceux qui me persécutent. Leur haine, quand elle n'agit pas, ne trouble qu'eux, et je la leur laisse pour toute vengeance. Je ne suis pas parfaite- ment heureux, pareequ'il n'y a rien de parfait ici-bas,

|.)S CORRESPONDANCE,

sariout le bonheur; mais j en suis aussi près que je puisse l'être dans cet exil. Peu de chose de plus com- bleroit mes vœux ; moins de maux corporels , un climat plus doux , un ciel plus pur, un air plus serein , surtout des cœurs plus ouverts , , quand le mien s'épanche , il sentît que c'est dans un autre. J'ai ce bonheur en ce moment, et vous voyez que j'en profite : mais je ne l'ai pas tout-à-fait impunément; votre lettre me laissera des souvenirs qui ne s'effaceront pas, et qui me rendront parfois moins tranquille. Je n'aime pas les pays arides , et la Provence m'attire peu ; mais cette terre en Angoumois, qui n'est pas encore en rap- port, et l'on peut retrouver quelquefois la nature, me donnera souvent des regrets qui ne seront pas tous pour elle. Bonjour, monsieur le marquis. Je hais les formules, et je vous prie de m'en dispenser. Je vous salue très humblement et de tout mon cœur.

722. A M. DIVERNOIS.

Wootton, le 3i janvier 1767.

Jamais, monsieur, je n'ai écrit, ni dit, ni pensé rien de pareil aux extravagances qu'on vous dit avoir été trouvées écrites de ma main dans les papiers de M. I^e Nieps, non plus que rien de ce que M. de Vol- taire publie , avec son impudence ordinaire , être écrit et signé de moi dans les mains du ministre Mont- mollin. Votre inépuisable crédulité ne me fâche plus, mais elle m'étonne toujours, et d'autant plus en cette occasion, que vous avez pu voir dans nos liaisons que je ne suis pas visionnaire, et dans le Contrat social .

LRflÉE 1767. 4^9

que je n'ai jamais approuvé le gouvernement démo- cratique. Avez-vous donc assez grande opinion de la probité de mes ennemis pour les croire incapables d'inventer des mensonges , et peuvent-ils obtenir votre estime aux dépens de celle que vous me devez?

Tandis que votre facilité à tout croire en montre si peu pour moi, la mienne pour vous et vos magna- nimes compatriotes augmente de jour en jour. Le cou- rage et la fermeté n'est pas en eux ce qui frappe, je mV attendois; mais je ne m'attendois pas , je l'avoue, à voir tant de sagesse en même temps au milieu des plus grands dangers. Voici la première fois qu'un peuple a montré ce grand et beau spectacle : il mérite d'être inscrit dans les fastes de l'histoire. Vos magis- trats, messieurs, se conduisent dans toute cette affaire comme un peuple forcené ; et vous vous conduisez , dans les périls terribles qui vous menacent, avec toute la dignité des plus respectables magistrats. Je crois voirie sénat de Rome, assis gravement dans la place publique, attendant la mort de la main des Gaulois. Voici la première et dernière fois que, depuis notre entrevue de Thonon , je me serai permis de vous parler de vos affaires; mais je n'ai pu refuser ce mot d ad- miration à celle que vous m'inspirez. Vous savez quel fut constamment mon avis dans cette entrevue; et, comme je vous rends de bon cœur la justice qui vous est due , j'espère que vous ne me refuserez pas non plus, dans l'occasion, celle que vous me devez, je n'ai rien de plus à vous dire. De tels hommes n'ont assurément pas besoin de conseils, et ce n'est pas à moi de leur en donner. Mon service est fait pour le

4 Go CORRESPONDANCE.

reste de ma vie ; il ne me reste qu'à mourir en repos,

si je puis.

Vous ne doutez pas , mon ami, du tendre empres- sement que jaurois de vous voir. Cependant il con- vient, pour mon repos et pour votre avantage, que nous ne nous livrions à ce plaisir que quand tout sera fini de manière ou d'autre dans votre ville. Le public, qui me connoit si peu* et qui méjuge si mal, ne doute pas que je n'aille toujours semant parmi vous la dis- carde-; et l'on prétend nïavoir vu moi-même, le mois dernier, caché en Suisse pour cet effet. Tout ce que vous feriez de bien seroit mal , sitôt qu'on présume- rait que c est moi qui l'ai conseillé. Ne venez donc que couronné d'un rameau d'olives, afin que nous goû- tions le plaisir de nous voir dans toute sa pureté. Puisse arriver bientôt cet heureux moment! per- sonne au monde n'y sera plus sensible que le cœur, de votre ami.

723. A M. -DUTEiSS.

Wootton, le 5 février 1767

Jétois, monsieur, vraiment peiné de ne pouvoir , foute de savoir votre adresse, vous faire les remercie- ments que je vous devois. Je vous en dois de nou- veaux pour m'avoir tiré, de cette peine, et surtout pour le livre de votre composition que vous m'avez fait l'honneur de m envoyer *. Je suis fâché de ne pou-

* C'est l'ouvrage intitulé : Recherches sur F origine des découvertes attribuées aux modernes, publié en 1766, et dont la quatrième édi- tion est de 181 2, 1 vol. in-S°. Dutens, auteur et éditeur de beau-

ANNÉE I767. /\(>l

voir vous en parler avec connoissance ; mais ayant renoncé pour ma vie à tous les livres, je n'ose faire exception pour le vôtre : car, outre que je n'ai jamais été assez savant pour juger de pareille matière, je craindrais cpie le plaisir de vous lire ne me rendît le goût de la littérature, qu'il m'importe de ne jamais laisser ranimer. Seulement je n'ai pu m'empêcher de parcourir l'article de la botanique, à laquelle je me suis consacré pour tout amusement; et si Votre sen- timent est aussi bien établi sur le reste, vous aurez forcé les modernes à rendre l'hommage qu'ils doivent aux anciens. Vous avez très sagement fait de ne pas appuyer sur les vers de Claudien; l'autorité eut été d'autant plusfoible, que des trois arbres qu'il nomme après le palmier, il n'y en a qu'un qui porte les deux sexes sur différents individus *. Au reste, je ne con- viendrais pas tout-à-fait avec vous que Tournefort soit le plus grand botaniste du siècle : il a la gloire d'avoir fait le premier de la botanique une étude vrai- ment méthodique ; mais cette étude encore après lui n'étoit qu'une étude d'apothicaire. Il étoit réservé à

coup d'ouvrages, étoit un François établi à Londres, il est mort en 1812, étant membre de la Société royale, et ayant le titre d'hU- toriographe du roi de la Grande-Bretagne.

* Voici ces vers qui, en effet, rapprochés de ceux qui les précé- dent et de ceux qui les suivent, n'offrent autre chose qu'un liait d'imagination, ne prouvant rien par lui-même.

Vivunt in Venerem frondes, otnnisaue vicissitn Félix arbor amat , nutant ad tnutua palmœ Fœdera, papuleo suspirqt populus ictu , Et plalani platanis, alnoque assibilat alnus.

Claudian. de Nnptiis Honorii et Maria».

462 CORRESPONDANCE.

1 illustre Linnaeus d'en faire une science philosophi- que. Je sais avec quel mépris on affecte en France de traiter ce grand naturaliste, mais le reste de l'Europe l'en dédommage, et la postérité l'en vengera. Ce que je dis est assurément sans partialité, et par le seul amour de la vérité et de la justice ; car je ne connois ni M. Linnœus, ni aucun de ses disciples, ni aucun de ses amis.

Je n'écris point à M. Lalliaud , parceque je me suis interdit toute correspondance, hors les cas de néces- sité ; mais je suis vivement touché et de son zèle, et de celui de l'estimable anonyme dont il m'a envové l'écrit*, et qui, prenant si généreusement ma défense, sans me connoitre, me rend ce zèle pur avec lequel j'ai souvent combattu pour la justice et la vérité , ou pour ce qui m'a paru l'être, sans partialité, sans crainte , et contre mon propre intérêt. Cependant je désire sincèrement qu'on laisse hurler tout leur soûl ce troupeau de loups enragés, sans leur répondre. Tout cela ne fait qu'entretenir les souvenirs du public; et mon repos dépend désormais d en être entièrement oublié. Votre estime , monsieur , et celle des hommes de mérite qui vous ressemblent, est assez pour moi. Pour plaire aux méchants, il faudroit leur ressembler- je n achèterai pas à ce prix leur bienveillance.

Agréez , monsieur , je vous supplie , mes salutations et mon respect.

* Précis pour M. Jean-Jacques Rousseau , en réponse à /'Exposé ■.uccinct de M. Hume , réimprimé sous le litre d' Observations sur t Exposé succinct, et inséré dans l'édition de Genève (tome IV du premier Supplément)^ et dans l'édition de Poinçot, tome XXVll.

ANNÉE 1767. 4$3

Vous pouvez, monsieur, remettre à M. Davenport ou m'expédier par la poste à son adresse ce que vous pourrez prendre la peine de m'envoyer ; Tune et 1 an- tre voie est à votre choix , et me paroît sûre. Quand M. Daveuport n'est pas à Londres , il n'y a plus alors que la poste pour les lettres , et le waygon dslshbourn pour les gros paquets. On m'écrit qu'il se fait à Lon- dres une collecte pour 1 infortuné peuple de Genève \ si vous savez qui est chargé des deniers de cette col- lecte , vous m'obligerez d'en informer M. Davenport.

724. A M. LE DUC DE GRAFFTOS.

Wootton, le 7 février 1767.

Monsieur le duc,

Je vous dois des remerciements que je vous prie d'a- gréer. Quoique les droits qu'on avoit exigés pour mes livres à la douane me parussent forts pour la chose et pour ma bourse , j'étois bien éloigné d'en demander et d'en désirer le remboursement. Vos bontés , très gratuites sur ce point, en sont d'autant plus obligean- tes ; et puisque vous voulez que j'y reconnoisse même celles du roi , je me tiens aussi flatté qu'honoré dune grâce d'un prix inestimable , par la source dont elle vient , et je la reçois avec la reconnoissance et la vé- nération que je dois aux faveurs de sa majesté , pas- sant par des mains aussi dignes de les répandre.

Daignez, monsieur le duc , recevoir avec bonté les assurances de mon profond respect.

|64 CORRESPONDANCE.

725. -A MADAME LATOUR.

A Wootton, le 7 février 1767.

Je viens de recevoir , dans la même brochure , deux pièces , dont on ne m'a point voulu nommer les au- teurs. La lecture de la première m'a fait chérir le sien, sans me le faire connoitre. Pour la seconde, en la lisant, le cœur ma battu, et j'ai reconnu ma chère Marianne. J espère qu elle me connoît aussi.

726. A M. GUY.

Wootton, le 7 février 1767.

J'ai lu, monsieur, avec attendrissement l'ouvrage de mes défenseurs*, dont vous ne m'aviez point parlé. Il me semble que ce n'étoit pas pour moi que leurs honorables noms dévoient être un secret, comme si Ton vouloit les dérober à ma reconnoissance. Je ne vous pardonnerois jamais surtout de m'avoir tu celui de la dame , si je ne l'eusse à l'instant deviné. C'est de ma part un bien petit mérite : je n'ai pas assez d'amis capables de ce zèle et de ce talent, pour avoir pu m'y tromper. Voici une lettre pour elle , à laquelle je n'ose mettre son nom , à cause des risques que peuvent, courir mes lettres , mais elle verra que je la recon nois bien. Je vous charge, M. Guy, ou plutôt j'ose

* C'est le Précis ou Observations sur t Exposé succinct dont il a été parlé ci-devant page 462 ; ces Observations ctoient suivies d'une lettre de madame*** (La Tour de Franqueville ) a l'auteur rie la Justification de M. Rousseau.

ANNÉE I 7 G 7 . 4^5

vous permettre, en la lui remettant, de vous mettre en mon nom à genoux devant elle, et de lui baiser la main droite, cette charmante main plus auguste que celles des impératrices et des reines, qui sait défendre et honorer si pleinement et si noblement l'innocence avilie. Je me flatte que j'aurois reconnu de même son digne collègue , si nous nous étions connus aupara- vant , mais je n ai pas eu ce bonheur; et je ne sais si je dois m'en féliciter ou m'en plaindre, tant je trouve noble et beau que la voix de l'équité s'élève en ma fa- veur, du sein même des inconnus. Les éditeurs du factum de M. Hume disent qu'il abandonne sa cause au jugement des esprits droits et des cœurs honnêtes : c'est ce qu'eux et lui se garderont bien de faire, mais ce que je fais , moi , avec confiance , et qu'avec de pareils défenseurs j aurai fait avec succès. Cependant on a omis dans ces deux pièces des choses très essen- tielles ; et on y a fait des méprises qu'on eût évitées si, m'avertissant à temps de ce qu'on vouloit faire, on m'eût demandé des éclaircissements. Il est éton- nant que personne n'ait encore mis la question sons son vrai point de vue ; il ne falloit que cela seul , et tout étoit dit.

Au reste , il est certain que la lettre que je vous écrivis a été traduite par extraits faits , comme vous pouvez penser, dans les papiers de Londres , et il n'est pas difficile de comprendre d'où venoientces extraits, ni pour quelle fin.

Mais voici un fait assez bizarre qu il est fâcheux que mes dignes défenseurs n'aient pas su. Croiriez- vous que les deux feuilles que j'ai citées du Saint-Ja xix. 3o

466 CORRESPONDANCE,

mes Chronicle ont disparu en Angleterre? M. Daven- port les a fait chercher inutilement chez l'imprimeur et dans les cafés de Londres , sur une indication suf- fisante , par son libraire , qu'il m'a assuré être un hon- nête homme , et il n'a rien trouvé ; les feuilles sont éclipsées. Je ne ferai point de commentaires sur ce fait, mais convenez qu'il donne à penser. Oh! mon cher monsieur Guy , faut-il donc mourir dans ces contrées éloignées , sans revoir jamais la face d'un ami sûr, dans le sein duquel je puisse épancher mon cœur !

727. - A MILORD COMTE DE HARCOURT.

Wootton, le 7 février 1767.

Il est vrai , milord , que je vous croyoîs ami de M. Hume; mais la preuve que je vous croyois encore plus ami de la justice et de la vérité est que, sans vous écrire, sans vous prévenir en aucune façon, je vous ai cité et nommé , avec confiance , sur un fait qui étoit à sa charge , sans crainte d'être démenti par vous. Je ne suis pas assez injuste pour juger mal par M. Hume de tous ses amis : il en a qui le connoissent et qui sont très dignes de lui ; mais il en a aussi qui ne le connoissent pas , et ceux-là méritent qu'on les plai- gne, sans les en estimer moins. Je suis très touché, milord , de vos lettres , et très sensible au courage que vous avez de vous montrer de mes amis parmi vos compatriotes et vos pareils; mais je suis fâché pour eux qu'il faille à cela du courage : je connois des gens mieux instruits chez lesquels on y mettroit de la vanité.

ANNÉE 1767. 4^7

Je vous prouverai , milord , mon entière et pleine confiance en me prévalant de vos offres; et dès à pré- sent j'ai une grâce à vous demander, c'est de me don- ner des nouvelles de M. Watelet. Il est ancien ami de M. d'Alembert, mais il est aussi mon ancienne con- noissance; et les seuls jugements que je crains sont ceux des gens qui ne me connoissent pas. Je puis bien dire de M. Watelet, au sujet de M. d'Alembert, ce que j ai dit de vous au sujet de M. Hume; mais je connois l'incroyable ruse de mes ennemis capable d'enlacer dans ses pièges adroits la raison et la vertu mêmes. Si M. Watelet m'aime toujours, de grâce, pressez-vous de me le dire , car j'ai grand besoin de le savoir. Agréez, milord, je vous supplie, mes très humbles salutations et mon respect.

728. A M, DAVENPORT.

Le 7 février 1767.

Je reçus hier, monsieur, votre lettre du 3, par la- quelle j'apprends avec grand plaisir votre entier réta- blissement. Je ne puis pas vous annoncer le mien tout-à-fait de même ; je suis mieux cependant que ces jours derniers.

Je suis fort sensible aux soins bienfaisants de M. Fitzherbert, surtout si, comme j'aime à le croire, il en prend autant pour mon honneur que pour mes intérêts. Il semble avoir hérité des empressements de son ami M. Hume. Comme j'espère qu'il n'a pas hé- rité de ses sentiments, je vous prie de lui témoigner combien je suis touché de ses bontés.

3o.

4f>8 correspondance:

Voici une lettre pour M. le duc île Graiïton , que je vous prie de fermer avant de la lui faire passer. Je dois des remerciements à tout le inonde; et vous, monsieur, à qui j en dois le plus, êtes celui à qui j en fais Je moins : mais , comme vous ne vous étendez pas en paroles, vous aimez sans doute à être imité. Mes salutations , je vous supplie , et celles de mademoiselle Le Vasseur à vos cliers enfants et aux dames de votre maison. Agréez son respect et mes très humbles salutations.

729. —AU MÊME.

Février 176".

Bien loin, monsieur, qu'il puisse jamais mètre en tré dans l'esprit d'être assez vain , assez sot , et assez mal appris pour refuser les grâces du roi , je les ai toujours regardées et les regarderai toujours comme le plus grand honneur qui me puisse arriver. Quand je consultai milord Maréchal si je les accepterois, ce n'étoit certainement pas que je fusse là-dessus en doute, mais c'est qu'un devoir particulier et indis- pensable ne me permettoit pas de le faire que je n'eusse son agrément. J'étois bien sur qu'il ne le refuseroit pas. Mais, monsieur, quand le roi d'Angleterre et tous les souverains de l'univers mettroient à mes pieds tous leurs trésors et toutes leurs couronnes, par les mains de David Hume, ou de quelque autre homme de son espèce , s il en existe , je les rejetterois toujours avec autant d indignation que , dans tout autre cas, je les recevrois avec respect et reconnoissance. Voilà

ANNÉE 1767. 4%

mes sentiments , dont rien ne me fera départir. J'ignore à quel sort , à quels malheurs la Providence me ré- serve encore ; mais ce que je sais , c'est que les senti- ments de droiture et d'honneur qui sont gravés dans mon cœur n'en sortiront jamais qu'avec mon dernier soupir. J'espère, pour cette fois, que je me serai ex- primé clairement.

Il ne faut pas, mon cher monsieur, je vous en prie, mettre tant de formalités à l'affaire de mes livres : ayez la bonté de montrer le catalogue à un libraire ; qu'il note les prix de ceux des livres qui en valent la peine : sur cette estimation, voyez s'il y en a quelques uns dont vous ou vos amis puissiez vous accom- moder; brûlez le reste, et ne cédez rien à aucun li- braire, afin qu'il n'aille pas sonner la trompette par la ville, qu'il a des livres à moi. Il y en a quelques uns , entre autres le livre de FEsprit, in-^°, de la première édition, qui est rare, et j'ai fait quelques notes aux marges; je voudrois bien que ce livre-là ne tombât qu'entre des mains amies. J'espère, mon bon et cher hôte, que vous ne me ferez pas le sensible affront de refuser le petit cadeau de mes ouvrages.

Les estampes avoient été mises par mon ami dans le ballot des livres de botanique qui m'a été envoyé ; elles ne s'y sont pas trouvées, et les porte-feuilles me sont arrivés vides : j ignore absolument Becket a jugé à propos de fourrer ce qui étoit dedans.

Je voulois remettre à des moments plus tranquilles de vous parler en détail de vos envois ; ce qui m'en plaît le plus est que si vous entendez que je reste dans yotre maison jusqu'à ce que la muscade et la cannelle

4yo CORKF.SPONDAKCE.

soient consommées, je n'en démarrerai pas d'un bon siècle. Le tabac est très bon, et même trop bon, puis- qu'il s'en consomme plus vite : je vous fais mon re- merciement de l'emplette , et non pas de la chose , puisque c'est une commission , et vous savez les régies. L'eau de la reine de Hongrie m'a fait le plus grand plaisir , et j'ai reconnu un souvenir et une attention de M. Luzonne, à quoi j'ai été fort sensible. Mais qu'est-ce que c'est que des petits carrés de savon par- fumé ? à quoi diable sert ce savon ? je veux mourir si j'en sais rien, à moins que ce ne soit à faire la barbe aux puces. Le café n'a pas encore été essayé, parce- que vous en aviez laissé, et qu'ayant été malade il en a fallu suspendre l'usage. Je me perds au milieu de tout cet inventaire. J'espère que, pour le coup, vous ne ferez pas de même , et que vous recueillerez les mémoires des marchands, afin que quand vous serez ici, et qu'il s'agira de savoir ce que tout cela coûte , vous ne me disiez pas , comme à l'ordinaire , Je n'en sais rien. Tant de richesses me mettroient de bonne humeur , si les désastres de nos pauvres Genevois , et mes inquiétudes sur milord Maréchal, n'empoison- noient toute ma joie. J'ai craint pour vous l'impres- sion de ces temps humides , et je la sens aussi pour ma part. Voici le plus mauvais mois de l'année; il faut espérer que celui qui le suivra nous traitera mieux. Ainsi soit-il. Mademoiselle Le Vasseur et moi faisons nos salutations à tout ce qui vous appartient; et vous prions d agréer les nôtres.

ANNÉE 1767. 471

73o. A M. D'IVERNOIS.

Wootton, le 7 février 1767.

J'ai fait, cher ami , une étourderie épouvantable , qui sûrement me coûtera plus cher qu'à vous. Dans une distraction causée par la diversité des affaires pressées, je vous ai adressé en droiture une lettre dans laquelle je parlois ouvertement de votre futur voyage, et d'autres choses le secret nétoit pas moins requis. Comme je ne doute pas un instant que cette lettre ne soit interceptée, je vous en transcris ce que j'ai pu tirer d'un premier chiffon barbouillé, qu'il a fallu recommencer. *

Voilà ce que je vous écrivois il y a huit jours , et que je vous confirme : mais ayant appris depuis lors à quelle extrémité votre pa uvre peuple est réduit , je sens déchirer mes entrailles patriotiques , et je crois devoir vous dire qu'il est, selon moi, temps de céder. Vous le pouvez sans honte, puisque la résistance est inutile, et vous le devez pour conserver ce qui vous reste, après vos lois et votre liberté. Quand je dis ce qui vous reste , je n'entends pas bassement vos biens , mais votre pays, vos familles, et ces multitudes de pauvres compatriotes, à qui le pain est encore plus nécessaire que la liberté. J'apprends que vous vous cotisez généreusement pour ces pauvres gens; je vou- drois bien pouvoir suivre ce bon exemple. J'enverrai quelque bagatelle aux collecteurs de Londres , selon mes moyens ; mais je vous prie d'avoir recours pour

* (Test la lettre du 3i janvier, ci-devant page 458, 722.

472 CORRESPONDANCE.

moi à madame Boy de La Tour, afin quêtant une des causes innocentes des misères de ce pauvre peu- ple, je contribue aussi en quelque chose à son sou- lagement.

Adieu , mon ami ; je vous embrasse tendrement. J'ai le plus grand besoin de vous voir; mais, encore un coup, ne venez que quand vos affaires seront finies. Ce délai importe, et vous pourriez trouver quelque obstacle à passer. Malgré mon étourderie, venez à petit bruit autant qu'il sera possible. Mais j'ai changé d'avis sur votre séjour à Londres, et je serois bien aise que vous vous y arrêtassiez quelques jours pour connoitre un peu par vous-même l'air du bureau ; car enfin, si de vous voulez absolument venir, personne n'aura le pouvoir de vous en empêcher. J'embrasse nos amis; ne m'oubliez pas, je vous en supplie, auprès de madame d'Ivernois.

Bien des remerciements et respects de mademoi- selle Le Vasseur. Si je ne vous ai pas toujours répété la même chose à chaque lettre , c'est qu'il me sembloit que cela n'avoit plus besoin d'être dit, car il n'y a pas de fois qu'elle ne m'en ait chargé.

73i. A MILORD MARÉCHAL.

Le 8 février 1767.

Quoi ! milord , pas un seul mot de vous! Quel si- lence, et qu'il est cruel ! Ce n'est pas le pis encore, madame la duchesse de Portland m'a donné les plus grandes alarmes en me marquant que les papiers pu- blics vous avoient dit fort mal , et me pi iant de lui dire

AKKÉE 1767. 473

de vos nouvelles. Vous connoissez mon cœur, vous pouvez juger de mon état; craindre à-la-lois pour votre amitié et pour votre vie, ah ! c'en est trop. J'ai écrit aussitôt à M. Rougemont pour avoir de vos nouvelles : il m'a marqué qu'en effet vous aviez été fort malade , mais que vous étiez mieux. Il n'y a pas de quoi me rassurer assez , tant que je ne recevrai rien de vous. Mon protecteur, mon bienfaiteur, mon ami, mon père , aucun de ces titres ne pourra-t-il vous émou- voir? Je me prosterne à vos pieds pour vous deman- der un seul mot. Que voulez-vous que je marque à madame de Portland? lui dirai-je : Madame, mi lord Maréchal m aimoit , mais Urne trouve trop malheureux pour m aimer encore ; il ne m écrit plus ? La plume me tombe des mains.

732. -A M. GRAN VILLE.

Wootton, février 1767.

Je crois, monsieur, la tisane du médecin espagnol meilleure et plus saine que le bouillon rouge du mé- decin françois; la provision de miel n'est pas moins bonne, et si les apothicaires fournissoient d'aussi bonnes drogues que vous, ils auroient bientôt ma pratique : mais, badinage à part, que j'aie avec vous un moment d'explication sérieuse.

Jadis j'aimois avec passion la liberté, l'égalité; et, voulant vivre exempt des obligations dont je ne pou- vois m'acquitter en pareille monnoie, je me refusois aux cadeaux même de mes amis, ce qui m'a souvent attiré bien des querelles. Maintenant j'ai changé de

4y4 CORRESPONDANCE,

goût, et c'est moins la liberté que la paix que j'aime ; je soupire incessamment après elle; je la préfère dé- sormais à tout ; je la veux à tout prix avec mes amis ; je la veux même avec mes ennemis, s il est possible. J'ai donc résolu d'endurer désormais des uns tout le bien, et des autres tout le mal qu'ils voudront me faire, sans disputer, sans m'en défendre, et sans leur résister en quelque façon que ce soit. Je me livre à tous pour faire de moi , soit pour , soit contre , entière- ment à leur volonté : ils peuvent tout, hors de m en- gager dans une dispute, ce qui très certainement n'arrivera plus de mes jours. Vous voyez, monsieur, d'après cela, combien vous avez beau jeu avec moi dans les cadeaux continuels qu'il vous plaît de me faire : mais il faut tout vous dire ; sans les refuser , je n'en serai pas plus reconnoissant que si vous ne m'en faisiez aucun. Je vous suis attaché, monsieur, et je bénis le ciel, dans mes misères, de la consolation qu'il m'a ménagée en me donnant un voisin tel que vous : mon cœur est plein de 1 intérêt que vous voulez bien prendre à moi, de vos attentions, de vos soins, de vos bontés, mais non pas de vos dons: c'est peine perdue, je vous assure ; ils n'ajoutent rien à mes sen- timents pour vous; je ne vous en aimerai pas moins, et je serai beaucoup plus à mon aise si vous voulez bien les supprimer désormais.

Vous voilà bien averti, monsieur ; vous savez com- ment je pense, et je vous ai parlé très sérieusement. Du reste, votre volonté soit faite et non pas la mienne; vous serez toujours le maître d en user comme il vous plaira.

ANNÉE 17^7. 473

Le temps est bien froid pour se mettre en route. Cependant si vous êtes absolument résolu de partir, recevez tous mes souhaits pour votre bon voyage et pour votre prompt et heureux retour. Quand vous verrez madame la duchesse de Portland, faites-lui ma cour, je vous supplie; rassurez-la sur l'état de milord Maréchal. Cependant, comme je ne serai parfaite- ment rassuré moi-même que quand j aurai de ses nou- velles , sitôt que j'en aurai reçu j'aurai l'honneur d'en faire part à madame la duchesse. Adieu, monsieur, de- rechef; bon voyage, et souvenez-vous quelquefois du pauvre hermite votre voisin.

Vous verrez sans doute votre aimable nièce : je vous prie de lui parler quelquefois du captif quelle a mis dans ses chaînes et qui s'honore de les porter.

7 3 3. A MILORD COMTE DE HARCOURT.

YVootton, le i4 février 1767.

Vous m'avez donné, milord , le premier vrai plaisir que j'ai goûté depuis long-temps, en m'apprenant que j étois toujours aimé de M. Watelet. Je le mérite, en vérité, par mes sentiments pour lui; et moi qui m'inquiète très médiocrement de l'estime du public, je sens que je n'aurois jamais pu me passer de la sienne. Il ne faut absolument point que ses estampes soient en vente avec les autres ; et puisque , de peur de reprendre un goût auquel je veux renoncer, je n'ose les avoir avec moi, je vous prie de les prendre au moins en dépôt, jusqu'à ce que vous trouviez à les lui renvoyer, ou à en faire un usage convenable. Si

476 CORRESPONDANCE,

vous trouviez par hasard à les changer entre les mains de quelque amateur contre un livre de botani- que, à la bonne heure, j'aurois le plaisir de mettre à ce livre le nom de M. Watelet ; mais pour les vendre , jamais. Pour le reste, puisque vous voulez bien cher- cher à m'en défaire, je laisse à votre entière disposi- tion le soin de me rendre ce bon office, pourvu que cela se fasse, de la part des acheteurs, sans faveur et sans préférence, et qu'il ne soit pas question de moi. Puisque vous ne dédaignez pas de vous donner pour moi ces petits tracas, j'attends de la candeur de vos sentiments que vous consulterez plus mon goût que mon avantage ; ce sera m'obliger doublement. Ce n'est point un produit nécessaire à ma subsistance; je le destine en entier à des livres de botanique, seul et dernier amusement auquel je me suis consacré.

L'honneur que vous faites à mademoiselle Le Vas- seur de vous souvenir d'elle l'autorise à vous assurer de sa reconnoissance et de son respect. Agréez, mi- lord, je vous supplie, les mêmes sentiments de ma part.

P. S. Il doit y avoir parmi mes estampes un petit porte-feuille contenant de bonnes épreuves de celles de tous mes écrits. Oserai-je me flatter que vous ne dédaignerez pas ce foible cadeau, et de placer ce porte-feuille parmi les vôtres? Je prends la liberté de vous prier, milord, de vouloir bien donner cours à la lettre ci-jointe.

ANNÉE 1767. 477

734. A M. DU PEYROU.

Wootton, le if\ février 1767.

Je confesse, mon cher hôte, le tort que j'ai eu de ne pas répondre sur-le-champ à votre 39; car mal- gré la honte d'avouer votre crédulité, je vois que l'au- torité du voiturier Le Comte avoit fait une grande impression sur votre esprit. Je me fàchois d abord de cette petite foiblesse , qui me paroissoit peu d'accord avec le grand sens que je vous connois; mais chacun a les siennes, et il n'y a qu'un homme bien estimable à qui l'on n'en puisse pas reprocher de plus grandes que celles-là. J'ai été malade, et je ne suis pas bien ; j'ai eu des tracas qui ne sont pas finis, et qui m'ont empêché d'exécuter la résolution que j'avois prise de vous écrire au plus vite que je n'étois pas à Morges ; mais j'ai pensé que mon 7 vous le diroit assez, et d'ailleurs qu'une nouvelle de cette espèce disparoî- troit bientôt pour faire place à quelque autre aussi rai- sonnable.

Vous savez que j'ai peu de foi aux grands guéris- seurs. J'ai toujours eu une médiocre opinion du succès de votre voyage de Béfort, et vos dernières lettres ne l'ont que trop confirmée. Consolez-vous , mon cher hôte; vos oreilles resteront à peu près ce qu'elles sont; mais quoi que j'aie pu vous en dire dans ma colère, les oreilles de votre esprit sont assez ouvertes pour vous consoler d'avoir le tympan matériel un peu obstrué : ce n'est pas le défaut de votre judiciaire qui vous rend crédule, c'est l'excès de votre bonté; vous

/j}8 CORRESPONDANCE,

estimez trop mes ennemis pour les croire capables d'inventer des mensonges et de payer des pieds-plats pour les divulguer : il est vrai que, si vous n'êtes pas détrompé, ce n'est pas leur faute.

Je tremble que milord Maréchal ne soit dans le même cas, mais dune manière bien plus cruelle, puis- qu'il ne s'agit pas de moins que de perdre l'amitié de celui de tous les hommes à qui je dois le plus et à qui je suis le plus attaché. Je ne sais ce qu'ont pu ma- nœuvrer auprès de lui le bon David et le fds du jon- gleur qui est à Berlin ; mais milord Maréchal ne m'écrit plus, et m'a même annoncé qu'il cesseroit de m'é- crire, sans m'en dire aucune autre raison, sinon qu'il étoit vieux, qu il écrivoit avec peine, qu'il avoit cessé d'écrire à ses parents, etc. Vous jugez si mon cœur est la dupe de pareils prétextes. Madame la duchesse de Portland, avec qui j'ai fait connoissance l'été der- nier chez un voisin, m'a porté en même temps le plus sensible coup, en me marquant que les nouvelles pu- bliques l'avoientdit à l'extrémité, et me demandant de ses nouvelles. Dans ma frayeur, je me suis hâté d'écrire à M. Rougemont pour savoir ce qu'il en étoit. Il m'a rassuré sur sa vie, en me marquant qu'en effet il avoit été fort mal , mais qu'il étoit beaucoup mieux. Qui me rassurera maintenant sur son cœur? Depuis le 22 novembre, date de sa dernière lettre, je lui ai écrit plusieurs fois, et sur quel ton ! Point de réponse. Pour comble, je ne sais quelle contenance tenir vis- à-vis de madame de Portland, à qui je ne puis dif- férer plus long-temps de répondre, et à qui je ne veux pas dire ma peine. Piendez-moi, je vous en conjure,

ANNÉE I767. 479

le service essentiel décrire à milord Maréchal; en- gagez-le à ne pas nie juger sans m'entendre, à me dire au moins de quoi je suis accusé. Voilà le plus cruel des malheurs de ma vie et qui terminera tous les autres.

J'oubliois de vous dire que M. le duc de Graffton, premier commissaire de la trésorerie, ayant appris Ja vexation exercée à la douane, au sujet de mes li- vres, a fait ordonner au douanier de rembourser cet argent à Becket qui l'avoit payé pour moi, et que, dans le billet par lequel il m'en a fait donner avis , il a ajouté un compliment très honnête de la part du roi. Tout cela est fort honorable , mais ne console pas mon cœur de la peine secrète que vous savez. Je vous embrasse, mon cher hôte, de tout mon cœur.

735. A M. DUTENS.

Wootton, le 16 février 1767.

Je suis bien reconnoissant , monsieur, des soins obligeants que vous voulez bien prendre pour la vente de mes bouquins ; mais , sur votre lettre et celles de M. Davenport, je vois à cela des embarras qui me dé- goûteroient tout-à-fait de les vendre , si je savois les mettre ; car ils ne peuvent rester chez M. Daven- port , qui ne garde pas son appartement toute Tannée. Je n'aime point une vente publique, même en per- mettant qu'elle se fasse sous votre nom; car, outre que le mien est à la tête de la plupart de mes livres , on se doutera bien qu'un fatras si mal choisi et si mal conditionné ne vient pas de vous. Il n'y a dans ces

480 CORRESPONDANCE,

quatre ou cinq caisses qu'une centaine au plus do vo- lumes qui soient bons et bien conditionnés ; tout le reste n'est que du fumier, qui n'est pas même bon à brûler, parceque le papier en est pourri : hors quel- ques livres que je prenois en paiement des libraires , je me pourvoyois magnifiquement sur les quais, et cela me fait rire de la duperie des acheteurs qui s at- tendroient à trouver des livres choisis et de bonnes éditions. J'avois pensé que ce qui étoit de débit se ré- duisant à si peu de chose, M. Davenport et deux ou trois de ses amis auroient pu s'en accommoder entre eux sur lestimation d'un libraire ; le reste eût servi à plier du poivre , et tout cela se seroit fait sans bruit. Mais assurément tout ce fatras , qui ma été envoyé bien malgré moi de Suisse , et qui n'en valoitni le port ni la peine , vaut encore moins celle que vous voulez bien prendre pour son débit. Encore un coup, mon embarras est de savoir les fourrer. S il y avoit dans votre maison quelque garde-meuble ou grenier vide l'on put les mettre sans vous incommoder, je vous serois obligé de vouloir bien le permettre, et vous pourriez y voir à loisir s il s'y trouveroit par hasard quelque chose qui put vous convenir ou à vos amis. Autrement je ne sais en vérité que faire de toute cette friperie qui me peine cruellement, quand je songe à tous les embarras qu elle donne à M. Davenport. Plus il s'y prête volontiers , plus il est indiscret à moi d'a- buser de sa complaisance. S il faut encore abuser de la vôtre, j'ai, comme avec lui, la nécessité pour ex- cuse, et la persuasion consolante du plaisir que vous prenez l'un et Vautre à m obliger. Je vous eu fais,

ANNÉE 1767. 48 1

monsieur, mes remerciements de tout mon cœur, et je vous prie d'agréer mes très humbles salutations.

Si la vente publique pouvoit se faire sans qu'on vit mon nom sur les livres et qu'on se doutât d'où ils vien- nent, à la bonne heure. Il m'importe fort peu que les acheteurs voient ensuite qu'ils étoient à moi ; mais je ne veux pas risquer qu'ils le sachent d'avance, et je m'en rapporte là-dessus à votre candeur.

-36. -A MADEMOISELLE THÉODORE,

DE LACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE *.

Sans date.

On ne peut être plus surpris que je le suis, made- moiselle, de recevoir une lettre datée de l'Académie royale de Musique , par laquelle on réclame des con- seils de ma part pour y bien vivre. Vos expressions peignent l'honnêteté avec tant de franchise et de can- deur, que je ne vous renverrai pas, pour en recevoir, à ceux qui ont coutume d'en donner à celles qui s'y présentent. Je ne puis cependant pas vous fournir les préceptes que vous me demandez : ne doutez nulle- ment de ma bonne volonté à vous satisfaire; mais je suis moi-même fort embarrassé pour mon propre compte , quoique je ne sois pas dans une carrière aussi glissante : je suis donc hors d'état de vous diri- ger dans celle vous êtes entrée.

Je n ai à vous conseiller que de vous arrêter à deux

* On trouve dans les Poésies (tome XII, page 286) une pièce de vers adressée à une demoiselle Théodore, qu'on peut supposer la ruine que celle dont il s'agit ici.

six. 3 1

48a CORRESPONDANCE,

principes généraux qui me paroissent être la base de toutes nos actions , dans tel état que le destin nous ait placés. Le premier, c'est de ne jamais vous écarter du respect que vous paroissez avoir pour les bonnes mœurs; et, pouryréussir, évitez l'impulsion du cœur et des sens , et qu'une extrême prudence en soit le correctif.

Le second , dont vous devez sentir toute la nécessité, c'est de fuir, autant que vous le pourrez , la société de vos compagnes et de leurs adulateurs ; rien ne perd aussi facilement que le poison de la louange et l'air contagieux de cet endroit.... Jetez les yeux autour de vous, et vous remarquerez que ceux ou celles qui le respirent sans être en garde contre son effet ont le teint flétri et l'extérieur de machines détraquées. Voilà, mademoiselle, les seules réflexions que je vous engage à faire. Quant au reste , vous me paroissez être douée de toute la pénétration nécessaire pour parer aux inconvénients qui renaissent à chaque mo- ment dans ce séjour. Acceptez, je vous prie, la consi- dération qu'a pour vous votre, etc.

737. -A M. GRANVILLE.

Février 17G7

J'étois, monsieur, extrêmement inquiet de votre départ mercredi au soir; mais je me rassurai le jeudi matin, le jugeant absolument impraticable; j'étois bien éloigné de penser même que vous le voulussiez essayer. De grâce, ne faites plus de pareils essais, jus- qu'à ce que le temps soit bien remis et le chemin bien.

ANNÉE 1767. 483

battu. Que la neige qui vous retient à Calwich ne laisse- t-elle une galerie jusqu'à Wootton, j'en ferois souvent la mienne; mais dans l'état est maintenant cette route, je vous conjure de ne la pas tenter, ou je vous proteste que, le lendemain du jour vous viendrez ici, vous me verrez chez vous quelque temps qu'il fasse. Quelque plaisir que j'aie à vous voir, je ne veux pas le prendre au risque de votre santé.

Je suis très sensible à votre bon souvenir. Je ne vous dis rien de vos envois; seulement, comme les liqueurs ne sont point à mon usage, et que je n'en bois jamais, vous permettrez que je vous renvoie les deux bouteilles, afin qu'elles ne soient pas perdues. J'enverrois chercher du mouton , s'il n'y avoit tant de viande à mon garde-manger, que je ne sais plus la mettre. Bonjour, monsieur. Vous parlez toujours d'un pardon dont vous avez plus besoin que d'envie, puis- que vous ne vous corrigez point. Comptez moins sur mon indulgence , mais comptez toujours sur mon plus sincère attachement.

738. AU MÊME.

28 février 1767.

Que fait mon bon et aimable voisin? comment se porte-t-il? J'ai appris avec grand plaisir son heureuse arrivée à Bath, malgré les temps affreux qui ont traverser son voyage : mais maintenant comment s'y trouve-t-il? la santé, les eaux, les amusements, com- ment va tout cela? Vous savez, monsieur, que rien de ce qui vous touche ne peut m être indifférent : l'at-

3i.

484 CORRESPONDANCE.

lâchement que je vous ai voué s'est formé de liens qui sont votre ouvrage ; vous vous êtes acquis trop de droits sur moi pour ne m'en avoir pas un peu donné sur vous ; et il n'est pas juste que j ignore ce qui m in- téresse si véritablement. Je devrois aussi vous parler de moi , parcequ'il faut vous rendre compte de votre bien ; mais je ne vous dirois toujours que les mêmes choses: paisible, oisif, souffrant, prenant patience, pestant quelquefois contre le mauvais temps qui m'em- pêche d'aller autour des rochers furetant des mousses, et contre l'hiver qui retient Calwïch désert si long- temps. Amusez-vous, monsieur, je le désire, mais pas assez pour reculer le temps de votre retour; car ce seroit vous amuser à mes dépens. Mademoiselle Le Vasseur vous demande la permission de vous rendre ici ses devoirs, et nous vous supplions 1 un et Vautre d'agréer nos très humbles salutations.

73c,. A M. DUTES S.

Wootton, le 2 mars 1767.

Tous mes livres, monsieur, et tout mon avoir ne valent assurément pas les soins que vous voulez bien prendre et les détails dans lesquels vous voulez bien entrer avec moi. J'apprends que M. Davenport a trouvé les caisses dans une confusion horrible; et, sa- chant ce que c'est que la peine d'arranger des livres dépareillés, je voudrois pour tout au monde ne l'avoir pas exposé à cette peine, quoique je sache qu'il la prend de très bon cœur. S'il se trouve dans tout cela quelque chose qui vous convienne et dont vous vouliez

ANNÉE 1767. 485

vous accommoder de quelque manière que ce soit , vous me ferez plaisir sans doute, pourvu que ce ne soit pas uniquement l'intention de me faire plaisir qui vous détermine. Si vous voulez en transformer le prix en une petite rente viagère, de tout mon cœur ; quoiqu'il ne me semble pas que, l'Encyclopédie et quelques autres livres de choix ôtés, le reste en vaille la peine, et d'autant moins que le produit de ces livres n'étant point nécessaire à ma subsistance , vous serez absolument le maître de prendre votre temps pour les payer tout à loisir en une ou plusieurs fois, à moi ou à mes héritiers, tout comme il vous conviendra le mieux. En un mot, je vous laisse absolument décider de toute chose , et m'en rapporte à vous sur tous les points , hors un seul , qui est celui des sûretés dont vous me parlez : j en ai une qui me suffît, et je ne veux entendre parler d'aucune autre; c'est la probité de M. Dutens.

Je me suis fait envoyer ici le ballot qui contenoit mes livres de botanique, dont je ne veux pas me dé- faire, et quelques autres dont j'ai renvoyé à M. Da- venport ce qui s'est trouvé sous ma main ; c'est ce que contenoit le ballot qui est rayé sur le catalogue. Les livres dépareillés l'ont été dans les fréquents dé- ménagements que j'ai été forcé de faire; ainsi je n'ai pas de quoi les compléter. Ces livres sont de nulle valeur, et je n'en vois aucun autre usage à faire que de les jeter dans la rivière, ne pouvant les anéantir d'un acte de ma volonté.

Vos lettres , monsieur, et tout ce que je vois de vous în'iuspirent non seulement la plus grande estime,

486 CORRESPONDANCE,

mais une confiance qui m'attire et me donne un vrai regret de ne pas vous connoître personnellement. Je sens que cette connoissance m'eût été très agréable dans tous les temps , et très consolante dans mes mal- heurs. Je vous salue, monsieur, très humblement et de tout mon cœur.

74o. A MILORD COMTE DE HARCOTJRT.

Wootton, le 5 mars 1767.

Je ne suis pas surpris, milord , de l'état vous avez trouvé mes estampes ; je m'attendois à pis : mais il me paroît cependant singulier qu'il ne s'en soit pas trouvé une seule de M. Watelet; quoique, parmi beau- coup de gravures qu'il m'avoit données, il yen eût peu des siennes , il y en avoit pourtant : la préférence qu'on leur a donnée fait honneur à son burin. J'en avois un beaucoup plus grand nombre de M. l'abbé de Saint-Non. Si elles s'y trouvent, je ne voudrois pas non plus qu'elles fussent vendues ; car quoique je n'aie pas l'honneur de le connoître personnellement, elles étoient un cadeau de sa part. Si vous ne les aviez pas, milord, et qu'elles pussent vous plaire, vous m'obligeriez beaucoup de vouloir les agréer. Le papier que vous avez eu la bonté de m'envoyer est de la main de milord Maréchal, et me rappelle qu'il y a dans mon recueil un portrait de lui, sans nom, mais tête nue et très ressemblant, que pour rien au monde je ne voudrois perdre, et dont j'avois oublié de vous parler : c'est la seule estampe que je veuille me ré- server; et, quand elle me laisseroit la fantaisie d'avoir les portraits des hommes qui lui ressemblent; ce goût

ANNÉE 1767. 4^7

ne seroit pas ruineux. Je sens avec combien d'indis- crétion j'abuse de votre temps et de vos bontés; mais quelque peine que vous donne la recherche de ce portrait, j'en aurois une infiniment plus grande à m en voir privé. Si vous parvenez à le retrouver, je vous supplie, milord, de vouloir bien l'envoyer à M. Davenport, afin qu il le joigne au premier envoi qu'il aura la bonté de me faire.

Comme, après tout, mon recueil étoit assez peu de chose, que probablement il ne s'est pas accru dans les mains des douaniers et des libraires, et que les re- tranchements que j y fais font du reste un objet de très peu de valeur, j'ai à me reprocher de vous avoir embarrassé de ces bagatelles; mais, pour vous dire la vérité, milord, je ne cherchois qu'un prétexte pour me prévaloir de vos offres et vous montrer ma con- fiance en vos bontés.

J'oubliois de vous parler de la découpure de M. Huber; c'est effectivement M. de Voltaire en habit <le théâtre *. Comme je ne suis pas tout-à-fait aussi cu-

* Huber étoit un Genevois qui s' étoit attaché à Voltaire, et qui, pendant vingt ans, vécut avec lui dans une intime familiarité. Habile dans les arts du dessin , il s' étoit acquis une réputation par ■un talent vraiment extraordinaire, celui de découper le papier de manière à représenter les objets les plus délicats et les plus com- pliqués. Il excelloit surtout à figurer ainsi le profil de Voltaire, et y avoit acquis une telle facilité qu'il découpoit ce profil sans y voir, ou les mains derrière le dos. Il le faisoit exécuter par son chat, en lui présentant à mordre une tranche de fromage, et il avoit une manière plus originale encore de le représenter lui-même sur la neige. La plupart des découpures de Huber, exécutées sur vélin, sont en Angleterre dans les cabinets des curieux. Ou les a litogra- phiées à Paris.

488 CORRESPONDANCE,

rieux d'avoir sa figure que celle de milord Maréchal , vous pouvez, milord, à votre choix, garder, ou jeter, ou donner, ou brûler ce chiffon ; pourvu qu'il ne me revienne pas, c'est tout ce que je désire. Agréez, mi- lord, je vous supplie, les assurances de mon respect.

74»» A MILORD MARÉCHAL.

Lo kj mars 1767.

C'en est donc fait, milord; j'ai perdu pour jamais vos bonnes grâces et votre amitié, sans qu'il me soit même possible de savoir et d'imaginer d'où me vient cette perte, n'ayant pas un sentiment dans mon cœur, pas une action dans ma conduite qui n'ait dû, j'ose le dire, confirmer cette précieuse bienveillance que, selon vos promesses tant de fois réitérées, jamais rien ne pouvoit m'ôter. Je conçois aisément tout ce qu'on a pu faire auprès de vous pour me nuire : je l'ai prévu, je vous en ai prévenu; vous m'avez assuré qu'on ne réussiroit jamais, j'ai le croire. A-t-on réussi malgré tout cela? voilà ce qui me passe; et comment a-t-on réussi au point que vous n'ayez pas même daigné me dire de quoi je suis coupable, ou du moins de quoi je suis accusé? Si je suis coupable, pourquoi me taire mon crime? si je ne le suis pas, pourquoi me traiter en criminel? En m'annonçant que vous cesserez de m'écrire, vous me faites entendre que vous n'écrirez plus à personne; cependant j ap- prends que vous écrivez à tout le monde, et que je suis le seul excepté, quoique vous sachiez dans quel tourment ma jeté votre silence. Milord, dans quel-.

ANNÉE I767. 4^9

que erreur que vous puissiez être, si vous connois- siez, je ne dis pas mes sentiments, vous devez les connoitre, mais ma situation, dont vous n'avez pas l'idée, votre humanité du moins vous parleroit pour moi.

Vous êtes dans Terreur, milord, et c'est ce qui me console : je vous connois trop bien pour vous croire capable dune aussi incompréhensible légèreté, sur- tout dans un temps où, venu par vos conseils dans le pays que j'habite, j'y vis accablé de tous les malheurs les plus sensibles à un homme d honneur. Vous êtes dans Terreur, je le répète : Thomme que vous n'ai- mez plus mérite sans doute votre disgrâce; mais cet homme, que vous prenez pour moi, n est pas moi : je n'ai point perdu votre bienveillance, pareeque je n'ai point mérité de la perdre, et que vous n'êtes ni in- juste ni inconstant. On vous aura figuré sous mon nom un fantôme; je vous l'abandonne, et j'attends que votre illusion cesse, bien sûr qu'aussitôt que vous me verrez tel que je suis, vous m'aimerez comme au- paravant.

Mais en attendant, ne pourrai -je du moins savoir si vous recevez mes lettres? ne me reste-t-il nul moyen d'apprendre des nouvelles de votre santé qu'en m in- formant au tiers et au quart, et n'en recevant que de vieilles, qui ne me tranquillisent pas? Ne voudriez- vous pas du moins permettre qu'un de vos laquais m'écrivît de temps en temps comment vous vous portez? Je me résigne à tout , mais je ne conçois rien déplus cruel que l'incertitude continuelle je vis sur ce qui m'intéresse le plus.

4go CORRESPONDANCE.

742. A M. DU PEYROU.

Wootton, le 22 mars 176*7.

Apostille dune lettre de M. L. Dutens, du 19, con- firmée par une lettre de M. Davenport de même date, en conséquence d'un message reçu la veille de M. le général Conway.

« Je vieus d apprendre de AI. Davenport la nouvelle <• agréable que le roi vous avoit accordé une pension « de cent livres sterling. La manière dont le roi vous t- donne cette marque de son estime ma fait autant de •■ plaisir que la chose même; et je vous félicite de tout « mon cœur de ce que ce bienfait vous est conféré du « plein gré de sa majesté et du secrétaire d'état, sans « que la moindre sollicitation y ait eu part. »

Le plus vrai plaisir que me fasse cette nouvelle est celui que je sais qu'elle fera à mes amis; c est pour- quoi, mon cher hôte, je me presse de vous la com- muniquer : faites-la, par la même raison, passer à mon ancien et respectable ami M. Roguin, et aussi, je vous en prie, à mon ami M. d Ivernois : je vous em- brasse de tout mon cœur.

Comme dans peu j'irai, si je puis, à Londres, ne m écrivez plus, que sous mon propre nom; et si vous écrivez à M, d'Ivernois, donnez-lui le même avis.

743. A M. DUTENS.

Wootton, le 26 mars 1767.

J espère, monsieur, que cette lettre, destinée à vous offrir mes souhaits de bon voyage, vous trou-

ANNÉE I7C7. 491

vera encore à Londres. Ils sont bien vifs et bien vrais pour votre heureuse route, agréable séjour, et retour en bonne santé. Témoignez, je vous prie, clans le pays vous allez, à tous ceux qui m'aiment, que mon cœur n'est pas en reste avec eux, puisque avoir de vrais amis et les aimer est le seul plaisir auquel il soit encore sensible. Je n'ai aucune nouvelle de 1 élargis- sement du pauvre Guy : je vous serai très obligé si vous voulez bien m'en donner, avec celle de votre heureuse arrivée. Voici une correction omise à la fin de l'errata que je lui ai envoyé; ayez la bonté de la lui remettre.

Je reçois, monsieur, comme je le dois la grâce dont il plaît au roi de m'honorer, et à laquelle j'avois si peu lieu de m'attendre. J'aime à y voir, de la part de M. le général Comvay , des marques d'une bienveil- lance que je desirois bien plus que je n'osois l'espérer. L'effet des faveurs du prince n'est guère, en Angle- terre, de capter à ceux qui les reçoivent celles du pu- blic. Si celle-ci faisoit pourtant cet effet, j'en serois d'autant plus comblé, que c'est encore un bonheur auquel je dois peu m'attendre; car on pardonne quel- quefois les offenses qu'on a reçues, mais jamais celles qu'on a faites; et il n'y a point de haine plus irrécon- ciliable que celle des gens qui ont tort avec nous.

Si vous payez trop cher mes livres, monsieur, je mets le trop sur votre conscience, car pour moi je n'en peux mais. Il y en a encore ici quelques uns qui reviennent à la masse, entre autres l'excellente Ilis- toria fiorentina , de Machiavel, ses Discours sur Tito Live, et le traité de Logibus romanis, de Sigonius. Je

4y2 CORRESPONDANCE,

prierai M. Davenport de vous les faire passer. La rente * que vous me proposez, trop forte pour le capi- tal, ne me paroit pas acceptable, même à mon âge; cependant la condition d'être éteinte à la mort du pre- mier mourant des deux la rend moins dispropor- tionnée; et, si vous le préférez ainsi, j'y consens, car tout est absolument égal pour moi.

Je songe, monsieur, à me rapprocher de Londres, puisque la nécessité 1 ordonne; car j'y ai une répu- gnance extrême que la nouvelle de la pension aug- mente encore. Mais, quoique comblé des attentions généreuses de M. Davenport, je ne puis rester plus long-temps dans sa maison, même mon séjour lui est très à charge; et je ne vois pas qu'ignorant la langue, il me soit possible d établir mon ménage à la campagne, et d'y vivre sur un autre pied que celui je suis ici. Or j'aimerois autant me mettre à la merci de tous les diables de l'enfer qu'à celle des do- mestiques anglois. Ainsi mon parti est pris ; si, après quelques recherches que je veux faire encore dans ces provinces, je ne trouve pas ce qu'il me faut, j'irai à Londres ou aux environs me mettre en pension comme j'étois, ou bien prendre mon petit ménage à 1 aide d'un petit domestique françois ou suisse , fille ou garçon, qui parle anglois, et qui puisse faire mes em- plettes. L'augmentation de mes movens me permet de former ce projet, le seul qui puisse m'assurer le repos et l'indépendance , sans lesquels il n'çst point de bonheur pour moi.

Vous me parlez, monsieur, de M. Frédéric Dutens,

* Celle de dix livres sterling.

ANNÉE 1767. 493

▼otre ami, et probablement votre parent. Avec mon étourderie ordinaire, sans songer à la diversité des noms de baptême, je vous ai pris tous deux pour la même personne; et, puisque vous êtes amis, je ne me suis pas beaucoup trompé. Si j'ai son adresse, et qu'il ait pour moi la même bonté que vous, j'aurai pour lui la même confiance, et j'en userai dans l'occasion.

Derechef, monsieur, recevez mes vœux pour votre heureux voyage, et mes très humbles salutations.

744. A M. LE GÉNÉRAL CONWAY.

Wootton , le 26 mars 1 767.

Monsieur,

Aussi touché que surpris de la faveur dont il plaît au roi de m honorer , je vous supplie d'être auprès de sa majesté l'organe de ma vive reconnoissance. Je n'avois droit à ses attentions que par mes malheurs ; j'en ai maintenant aux égards du public par ses grâces, et je dois espérer que 1 exemple de sa bienveillance m'obtiendra celle de tous ses sujets. Je reçois , mon- sieur , le bienfait du roi comme l'arrhe d'une époque heureuse autant qu'honorable, qui m'assure, sous la protection de sa majesté, des jours désormais paisi- bles. Puissé-je n'avoir à les remplir que des vœux les plus purs et les plus vifs pour la gloire de son régne et pour la prospérité de son auguste maison!

Les actions nobles et généreuses portent toujours leur récompense avec elles. Il vous est aussi naturel, monsieur, de vous féliciter d'en faiie, qu'il est flatteur pour moi d'ea être l'objet. Mais ne parlons point de

4g4 CORRESPONDANCE,

mes talents , je vous supplie ; je sais me mettre à ma place , et je sens , à l'impression que font sur mon cœur vos bontés, qu'il est en moi quelque chose plus digne de votre estime que de médiocres talents, qui seroient moins connus s ils m'avoient attiré moins de maux , et dont je ne fais cas que par la cause qui les fit naître, et par l'usage auquel ils étoient destinés.

Je vous supplie, monsieur, d'agréer les sentiments de ma gratitude et mon profond respect.

7^5. A MI LORD COMTE DE HARCOURT.

Wootton, le 2 avril 1767.

J'apprends, milord, par M. Davenport, que vous avez eu la bonté de me défaire de toutes mes estam- pes, hors une. Serois-je assez heureux pour que cette estampe exceptée fût celle du roi? je le désire assez pour l'espérer ; en ce cas , vous auriez bien lu dans mon cœur , et je vous prierois de vouloir conserver soigneusement cette estampe jusqu'à ce que j'aie l'honneur de vous voir et de vous remercier de vive voix : je la joindrois à celle de milord Maréchal, pour avoir le plaisir de contempler quelquefois les traits de mes bienfaiteurs, et de me dire en les voyant qu'il est encore des hommes bienfaisants sur la terre.

Cette idée m'en rappelle une autre, que ma mé- moire absolument éteinte avoit laissée échapper : ce portrait du roi avec une vingtaine d'autres me vien- nent de M. Ramsay , qui ne voulut jamais m'en dire le prix ; ainsi ce prix lui appartient et non pas à moi : mais comme probablement il ne voudroit pas plus

ANNÉE 1767. 49^>

l'accepter aujourd'hui que ci-devant, et que je n'en veux pas non plus faire mon profit, je ne vois à cela d'autre expédient que de distribuer aux pauvres le produit de ces estampes; et je crois, milord, qu'une fonction de charité ne peut rien avoir que 1 humanité de votre cœur dédaigne. La difficulté seroit de savoir quel est ce produit, ne pouvant moi-même me rap- peler le nombre et la qualité de ces estampes ; ce que je sais, c'est que ce sont toutes gravures angloises, dont je n avois que quelques autres avant celles-là. Pour ne pas abuser de vos bontés, milord, au point de vous engager dans de nouvelles recherches , je ferai une évaluation grossière de ces gravures , et j'estime que le prix n'en pourroit guère passer quatre ou cinq guinées : ainsi , pour aller au plus sur , ce sont cinq guinées sur le produit du tout que je prends la liberté de vous prier de vouloir bien distribuer aux pauvres. Vous voyez, milord, comment j'en use avec vous. Quoique je sois persuadé que mon importunité ne passe pas votre complaisance , si j'avois prévu jus- qu'où je aerois forcé de la porter , je me serois gardé dem'oublier à ce point. Agréez, milord, je vous sup- plie, mes très humbles excuses et mon respect.

746. A M. DU PEYROU.

A Wootton, le 2 avril 1767.

O mon cher et aimable hôte! qu'avez-vous fait? Vous êtes tombé dans le pot au noir bien cruellement pour moi. Votre 42, que vous avez envoyé pour plus de sûreté par une autre voie, est précisément

/\^G CORRESPONDANCE,

touillé à Londres entre les mains de mon cousin Jean Rousseau, qui demeure chez M. Colombies, à qui on la malheureusement adressé. Or vous saurez que mon très cher cousin est en secret lame damnée du bon David , alerte pour saisir et ouvrir toutes les let- tres et paquets qui m'arrivent à Londres ; et la vôtre a été ouverte très certainement , ce qui est d'autant plus aisé, que vous cachetez toujours très mal, avec de mauvaise cire, et que vous en mettez trop peu ; la cire noire ne cacheté jamais bien. Votre lettre a très certainement été ouverte.

Mon cher hôte , je suis de tous côtés sous le piège ; il est impossible que je m en tire si votre ami ne m'en tire pas , mais j'espère qu'il le fera ; il n'y a certaine- ment que lui qui le puisse, et il semble que la Pro- vidence l'a envoyé dans mon voisinage pour cette bonne œuvre. Il s'agit premièrement de sauver mes papiers, car on les guette avec une grande vigilance, et l'on espère bien qu'ils n'échapperont pas. Toute- fois , s'il m envoie l'exprès que je lui ai demandé avant que M. Davenport arrive, ils sont tout prêts ; je les lui remettrai, et ils passeront entre les mains de votre ami , qui ne sauroit y veiller avec trop de soin , ni trop attendre une occasion sûre pour vous les faire passer; car rien ne presse, et l'essentiel est qu'ils soient en sûreté.

Reste à savoir si ma lettre à M. de C. est allée sûre- ment et en droiture. Les gens qui portent et rappor- tent mes lettres, ceux de la poste, tout m'est égale- ment suspect; je suis dans les mains de tout le mon- de , sans qu'il me soit possible de faire un seul mou-

ANNÉE I767. 4<)7

vement pour me dégager. Vous nie faites rire par le sang froid avec lequel vous me marquez, Adressez- vous à celui-ci ou à celui-là; c'est comme si vous me disiez, Adressez-vous à un habitant de la lune. S'a- dresser est un mot bientôt dit , mais il faut savoir comment; il n'y a que la face d'un ami qui puisse me tirer d'affaire , toutes les lettres ne font que me trahir et m'embourber. Celles que je reçois et que j'écris sont toutes vues par mes ennemis; ce n'est pas le moyen de me tirer de leurs mains.

Si le ciel veut que ma précédente lettre à M. deC. ait échappé à mes gardes, qu il lait reçue , et qu'il en- voie l'exprès, nous sommes forts; car j'ai mon second chiffre tout prêt ; je le ferai partir avec cette lettre-ci , et j espère qu'il ne tombera plus dans les mains de M. Colombies, ni de mon cher cousin. S il marrive de me servir du premier, ce sera pour donner le change; n'ajoutez aucune foi à ce que je vous marquerai de cette manière, à moins que vous ne lisiez en tête ce mot , écrit de ma main , Vrai'.

Je vous enverrai une note exacte des paquets que j'envoie à votre ami, et que j'aurai bien droit d'appe- ler le mien , s il accomplit en ma faveur la bonne œu- vre qu'il veut bien faire; et cette note sera assez dé- taillée pour que, si j'ai le bonheur de passer en terre ferme, vous puissiez indiquer les paquets dont nous aurons besoin.

Je ne puis vous écrire plus long-temps. Je donne- rois la moitié de ma vie pour être en terre ferme , et l'autre pour pouvoir vous embrasser eucore une fois , et puis mourir.

xix. 3 a

|<|,S CORRESPONDANCE.

Il faut que je vous marque encore que ce n'est ni pour le Contrat Social, ni pour les Lettres de la Monta- gne, que le pauvre Guy a été mis à la Bastille; c'est pour les Mémoires de M. de La Chalotais. Panckoucke est, je crois, de bonne foi; mais n'écoutez aucune de ses nouvelles; elles viennent toutes de mauvaise main.

Je tiens cette lettre et le chiffre tout prêts , mais viendra-t-on les chercher? Viendra-t-on me chercher moi-même? O destinée ! ô mon ami ! priez pour moi ; il me semble que je n'ai pas mérité les malheurs qui m'accablent.

Le courrier n'arrivant point , j'ai le temps d ajouter encore quelques mots. Que vous envoyiez vos lettres par la France ou par la Hollande , cela est bien indif- férent à la chose ; c'est entre Londres et Wootton que le filet est tendu, et il est impossible que rien en échappe.

Pour être prêt au moment que l'homme arrivera . s'il arrive , je vais cacheter cette lettre avec le second chiffre. Le 6 avril, je fais partir par la poste une es- pèce de duplicata de cette lettre. Il sera intercepté cela est sûr; mais peut-être le laissera-t-on passer après l'avoir lu.

747. AU MEME.

A Wootton , le 4 avril 1 767

Votre 42 > mon cher hôte , m'est parvenu , après avoir été ouvert , et ne pouvoit manquer de l'être par la voie que vous avez choisie, puisqu'il a été adresse

ANNÉE 1767. 499

par monsieur votre parent à M. Colombies de Lon- dres, lequel a pour commis un mien cousin, lame damnée du bon David, et alerte pour intercepter et ouvrir tout ce qui m'est adressé du continent, pres- que sans exception.

Votre inutile précaution porte sur cette supposition bien fausse que nos lettres sont ouvertes entre Lon- dres et Neuchâtel ; et point du tout, c'est entre Lon- dres et Wootton ; et, comme de quelque adresse que vous vous serviez , il faut toujours qu'elles passent ici par d'autres mains avant d'arriver dans les miennes , il s ensuit que, par quelque route qu'elles viennent, cela est très indifférent pour la sûreté. Les précau- tions sont telles qu'il est impossible qu il en échappe aucune sans être ouverte, à moins qu'on ne le veuille bien. Ainsi , la poste me trahit et ne sauroit me servir. Il n'y a dans ma position que la vue d'un homme sûr qui puisse m être utile. Présence ou rien.

Je fais des tentatives pour aller à Londres, je doute qu'elles me réussissent ; d'ailleurs ce voyage est très hasardeux , à cause du dépôt qui est ici dans mes mains, qui vous appartient, et dont l'ardent désir de vous le faire passer en sûreté fait tout le tourment de ma vie. Le désir de s'emparer de ce dépôt à ma mort, et peut-être de.mon vivant , est une des principales raisons pourquoi je suis si soigneusement surveillé. Or, tant que je suis ici, il est en sûreté dans ma chambre ; je suis presque assuré qu'il lui arrivera malheur en route , sitôt que j'en serai éloigné. Voilà , mon cher hôte, ce qui fait que quand même je serois libre de me déplacer . je ne m'y exposerois qu avec

3a.

CORRESPONDANCE, crainte, presque assuré de perdre mon dépôt dans le transport. Que de tentatives j'ai faites pour le mettre en sûreté! Mais que puis-je faire tant que personne ne vient à mon secours? Quand vous m'écrivez tran- quillement , A dressez-vous à celui-ci ou à celui-là , c'est comme si vous m'écriviez , Adressez-vous à un habi- tant de la lune. Mon cher hôte, libre et maître dans sa maison à Neuchâtel, parlant la langue, et entouré de gens de bonne volonté, juge de ma situation par la sienne. Il se trompe un peu.

J'ai travaillé un peu à ma besogne au milieu du tumulte et des orages dont j'étois entouré; c'est mon travail, ce sont mes matériaux pour la suite, qui me tiennent en souci ; je souffre à penser qu'il faudra que tout cela périsse. Mais-, si je ne suis secouru, je n'ai qu'un parti à prendre, et je le prendrai quand je me sentirai pressé , soit par la mort , soit par le danger ; c'est de briller le tout, plutôt que de le laisser tomber entre les mains de mes ennemis. Vous voilà averti , mon cher hôte; si vous trouvez que j'ai mieux à faire, apprenez-le-moi, mais n'oubliez pas que vos lettres seront vues.

Je vous ai donné avis de la pension. Je vois d'ici , sur cet avis , toutes les fausses idées que vous vous faites sur ma situation: votre erreur est excusable, mais elle est grande. Si vous saviez comment , par qui, et pourquoi, cette pension m'est venue, vous m'en fé- liciteriez moins. Vous me demanderez peut-être un jour pourquoi je ne l'ai pas refusée ; je crois que j'aurai de quoi bien répondre à cela.

Il importoit de vous donner, une fois pour toutes .

ANNÉE 1767. 5oi

les explications contenues dans cette lettre , que je suis pressé de finir. Je l'adresse à M. Rougemont, de Londres, en qui seul je puis prendre confiance; si on la lui laisse arriver, elle vous arrivera. INJille re- merciements empressés et respects à la plus digne des mamans. Recevez ceux de mademoiselle Le Vasseur. Je vous embrasse, mon cher hôte , de tout mon cœur. Vous devez comprendre pourquoi je ne vous parle pas ici de votre ami ; faites de même.

748. xV M. D'IVERNOIS

Woutton, le 6 avril 1767

J'ai reçu, mon bon ami, votre dernière lettre et lu le mémoire que vous v avez joint. Ce mémoire est fait de main de maître et fondé sur d'excellents principes ; il ni 'inspire une grande estime pour son auteur quel qu'il soit : mais n'étant plus capable d'attention sé- rieuse et de raisonnements suivis, je n ose prononcer sur la balance des avantages respectifs et sur la soli- dité de l'ouvrage qui en résultera ; ce que je crois voir bien clairement, c'est qu'il vous offre, dans votre posi- tion, l'accommodement le meilleur et le plus hono- rable que vous puissiez espérer. Je voudrois, tant ma passion de vous savoir pacifiés est vive, donner la moitié de mon sang pour apprendre que cet accord a reçu sa sanction. Peut-être ne seroit-il pas à désirer que j'en fusse l'arbitre; je craindrois que l'amour de la paix ne fût plus fort dans mon cœur que celui de la liberté. Mes bons amis, sentez-vous bien quelle gloire ce seroit pour vous de part et d'antre que ce saint et

5o2 CORRESPONDANCE,

sincère accord fût votre propre ouvrage, sans aucun concours étranger? Au reste, n'attendez rien ni de l'Angleterre ni de personne que de vous seuls; \os> ressources sont toutes dans votre prudence et dans votre courage; elles sont grandes, grâces au ciel.

.l'ai prié M. du Peyrou de vous donner avis que le roi m a voit gratifié dune pension. Si jamais nous nous revoyons, je vous en dirai davantage; niais mon cœur, qui désire ardemment ce bonheur, ne me le promet plus. Je suis trop malheureux en toute chose pour espérer plus aucun vrai plaisir en cette vie. Adieu, mon ami; adieu, mes amis. Si votre liberté est exposée, vous avez du moins l'avantage et la gloire de pouvoir la défendre et la réclamer ouvertement. Je connois des gens plus à plaindre que vous. Je vous embrasse.

749. A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Wootton, le 8 avril 1767.

Je différois, monsieur, de vous répondre, dans l'es- poir de «l'entretenir avec vous plus à mon aise quand je serois délivré de certaines distractions assez graves ; mais les découvertes que je fais journellement sur ma véritable situation les augmentent, et ne me laissent plus guère espérer de les voir finir: ainsi, quelque douce que me fût votre correspondance, il y faut re- noncer au moins pour un temps, à moins d'une mise aussi inégale dans la quantité que dans la valeur. Pour éclaircir un problème singulier qui m'occupe dans ce prétendu pays de liberté, je vais tenter, et

\MS'ÉE 1767.

bien à contre-cœur, un voyage de Londres. Si, contre mon attente, je 1 exécute sans obstacle et sans acci- dent, je vous écrirai de plus au long.

Vous admirez Richardson : monsieur le marquis, combien vous l'admireriez davantage, si , comme moi, vous étiez à portée de comparer les tableaux de ce grand peintre à la nature ; de voir combien ses situa- tions, qui paroissent romanesques, sont naturelles; combien ses portraits, qui paroissent chargés, sont vrais! Si je m'en rapportois uniquement à mes obser- vations, je croirois même qu il n'y a de vrais que ceux-là; car les capitaines Tomlinson me pleuvent, et |e n ai pas aperçu jusqu'ici vestige d'aucun Belford: mais j ai vu si peu de monde, et l'île est si grande, que cela prouve seulement que je suis malheureux.

Adieu, monsieur. Je ne verrai jamais le château de Trye; et, ce qui m'afflige encore davantage, selon toute apparence, je ne serai jamais à portée d en voir le seigneur; mais je 1 honorerai et chérirai toute ma vie : je me souviendrai toujours que c'est au plus fort de mes misères que son noble cœur m'a fait des avances d amitié; et la mienne, qui n'a rien de mépri- sable, lui est acquise jusqu'à mon dernier soupir.

75o. A MI LORD COMTE DE HARCOURT.

Wootton, lr 1 1 avril 1767.

Je ne puis , mdord , que vous réitérer mes très hum- bles excuses et remerciements de toutes les peines que vous avez bien voulu prendre en ma faveur. Je vous suis très obligé de m'a voir conservé le portrait du

5o4 CORRESPONDANCE.

roi : je le reverrai souvent avec grand plaisir, et je me livre envers sa majesté à toute la plénitude de ma re- connoissance, très assuré qu'en faisant le bien elle n'a point d autre vue que de bien faire. Puisque vous savez au juste à quoi monte le produit des estampes dont M. Ramsay avoit eu l'honnêteté de me faire ca- deau, vous pouvez y borner la distribution que vous voulez bien avoir la bonté de faire aux pauvres, et re- mettre le surplus à M. Davenport, qui veut bien se charger de me 1 apporter. J'aspire, milord, au mo- ment d aller vous rendre mes actions de grâce et mes devoirs en personne, et il ne tiendra pas à moi que ce ne soit avant votre départ de Londres. Recevez en at- tendant, je vous supplie, milord, mes très humbles salutations et mon respect.

P. S. Je ne vous parle point de ma santé, parce- quelle n'est pas meilleure , et que ce n'est pas la peine d'en parler pour n'avoir que les mêmes choses à dire. Celle de mademoiselle Le Vasseur, à laquelle vous avez la bonté de vous intéresser, est très mau- vaise , et il n est pas bien étonnant qu'elle empire de jour en jour.

75 1. A M. DAVENPORT.

Wootton, le 3o avril 1767

Un maître de maison, monsieur, est obligé de sa- voir ce qui se passe dans la sienne, surtout à 1 égard des étrangers qu'il v reçoit. Si vous ignorez ce qui se passe dans la vôtre à mon égard depuis Noël, vous

ANNÉE 1767. 5o5

avez tort; si vous le savez et que vous le souffriez, vous avez plus grand tort: mais le tort le moins excu- sable est d avoir oublié votre promesse, et d'être allé tranquillement vous établir à Davenport, sans vous embarrasser si 1 homme qui vous attendoit ici sur votre parole y étoit à son aise ou non. En voilà plus qu'il ne faut pour me faire prendre mon parti. De- main, monsieur, je quitte votre maison. J'y laisse mon petit équipage et celui de mademoiselle Le Yas- seur , et j'y laisse le produit de mes estampes et livres pour sûreté des frais faits pour ma dépense depuis Noël. Je n'ignore ni les embûches qui m'attendent, ni l'impuissance je suis de m'en garantir; mais, mon- sieur, j'ai vécu ; il ne me reste qu'à finir avec courage une carrière passée avec honneur. Il est aisé de m'op- primer, mais difficile de m avilir. Voilà ce qui me ras- sure contre les dangers que je vais courir. Recevez derechef mes vifs et sincères remerciements de la noble hospitalité que vous m'avez accordée. Si elle avoit fini comme elle a commencé, j'emporterois de vous un souvenir bien tendre, qui ne s'effaceroit jamais de mon cœur. Adieu, monsieur : je regretterai souvent la demeure que je quitte ; mais je regretterai beaucoup davantage d'avoir eu un hôte si aimable, et de n'en avoir pu faire mon ami.

5o6 CORRESPONDANCE.

75a.— A M. LE GÉNÉRAL CONWAY.

Douvres, i-(\- MONSIEUR,

J'ose vous supplier de vouloir bien prendre sur vos affaires le temps de lire cette lettre, seul et avec atten- tion. C'est à votre jugement éclairé, c'est à votre ame saine que j'ai à parler. Je suis sûr de trouver en vous tout ce qu'il faut pour peser avec sagesse et avec équité ce que j'ai à vous dire. J'en serai' moins sûr si vous consultez tout autre que vous.

J'ignore avec quel projet j'ai été amené en Angle- terre : il y en a eu un, cela est certain; j'en juge par sou effet , aussi grand , aussi plein qu'il auroit pu l'être, quand ce projet eût été une affaire d'état. Mais com- ment le sort, la réputation d'un pauvre infortuné, pourroient-ils jamais faire une affaire d'état? C'est ce qui est trop peu concevable pour que je puisse m'arrêter à pareille supposition. Cependant, que les hommes les plus élevés , les plus distingués, les plus estimables ; qu'une nation tout entière, se prêtent aux passions d'un particulier qui veut en avilir un autre, c'est ce qui se conçoit encore moins. Je vois l'effet; la cause m'est cachée , et je me suis tourmenté vaine- ment pour la pénétrer : mais quelle que soit cette cause, les suites en seront les mêmes; et c est de ces suites qu il s'agit ici. Je laisse le passé dans son obscu- rité ; c'est maintenant l'avenir que j examine.

J'ai été traité dans mon honneur aussi cruellement qu'il soit possible de l'être. Ma diffamation est telle

ANNÉE I767. >o~

en Angleterre que rien ne l'y peut relever de mon vi- vant. Je prévois cependant ce qui doit arriver après ma mort, par la seule force de la vérité, et sans qu'au- cun écrit posthume de ma part s'en mêle ; mais cela viendra lentement , et seulement quand les révolutions du gouvernement auront mis tous les faits passés en évidence. Alors ma mémoire sera réhabilitée; mais de mon vivant je ne gagnerai rien à cela.

Vous concevez, monsieur, que cette ignominie in- tolérable au cœur d'un homme d honneur rend au mien le séjour de l'Angleterre insupportable. Mais on ne veut pas que j'en sorte; je le sens, j'en ai mille preuves , et cet arrangement est très naturel ; on ne doit pas me laisser aller publier au-dehors les outrages que j'ai reçus dans l'île , ni la captivité dans laquelle j'ai vécu ; on ne veut pas non plus que mes mémoires passent dans le continent et ailleurs instruire une autre génération des maux que m'a fait souffrir celle ci. Quand je dis on , j'entends les premiers auteurs d( mes disgrâces : à Dieu ne plaise que 1 idée que j'ai , monsieur, de votre respectable caractère me permette jamais de penser que vous ayez trempé dans le fond du projet! Vous ne me connoissiez point; on vous a fait croire de moi beaucoup de choses ; 1 illusion de l'amitié vous a prévenu pour mes ennemis , ils ont abusé de votre bienveillance , et , par une suite de mon malheur ordinaire , les nobles sentiments de votre cœur, qui vous auroient parlé pour moi si j'eusse été mieux connu de vous, m'ont nui par l'opinion qu'on vous en a donnée. Maintenant le mal est sans remède ; il est presque impossible que vous soyez désabuse;

JOb' CORRESPONDANCE,

c'est ce que je ne s'iiis pas à portée de tenter : et, dans l'erreur vous êtes , la prudence veut que vous vous pi étiez aux mesures de mes ennemis.

J'oserai pourtant vous faire une proposition qui, je crois, doit parler également à votre cœur et à votre sagesse : la terrible extrémité je suis réduit en fait, je l'avoue , ma seule ressource; mais cette ressource en est peut-être également une pour mes ennemis contre les suites désagréables que peut avoir pour eux mon dernier désespoir.

Je veux sortir, monsieur, de l'Angleterre ou de la vie ; et je sens bien que je n'ai pas le choix. Les ma- nœuvres sinistres que je vois m'annoncent le sort qui m'attend, si je feins seulement de vouloir m'embar- quer. J'y suis déterminé pourtant , parceque toutes les horreurs de la mort n'ont rien de comparable à celles qui m'environnent. Objet de la risée et de l'exé- cration publique, je ne me vois environné que des signes affreux qui m'annoncent ma destinée. C'est trop souffrir, monsieur, et toute interdiction de cor- respondance m'annonce assez que, sitôt que l'argent qui me reste sera dépensé , je n ai plus qu'à mourir. Dans ma situation , ce sera un soulagement pour moi, et c'est le seul désormais qui me reste ; mais j'ai bien de la peine à penser que mon malheur ne laisse après lui nulle trace désagréable. Quelque habilement que la chose ait été concertée , quelque adroite qu'en soit l'exécution , il restera des indices peu favorables à l'hospitalité nationale. Je suis malheureusement trop connu pour que ma fin tragique ou ma disparition demeurent sans commentaires ; et quand tant de coin-

ANNÉE 1767. 5og

plices garderoient le secret, tous mes malheurs pré- cédents mettront trop de gens sur la trace de celui-ci pour que les ennemis de mes ennemis (car tout le monde en a) n'en Cassent pas quelque jour un usage qui pourra leur déplaire. On ne sait jusqu'où ces choses-là peuvent aller, et Ton n'est plus maître de les arrêter quand une fois elles marchent. Convenez, monsieur, qu'il y auroit quelque avantage à pouvoir se dispenser d'en venir à cette extrémité.

Or on le peut, et prudemment on le doit. Daignez m'écouter. Jusqu'à présent j'ai toujours pensé à laisser après moi des mémoires qui missent au fait la posté- rité des vrais événements de ma vie : je les ai com- mencés , déposés en d'autres mains , et désormais abandonnés. Ce dernier coup m'a fait sentir l'impos- sibilité d'exécuter ce dessein , et m'en a totalement ôté l'envie.

Je suis sans espoir , sans projet , sans désir même de rétablir ma réputation détruite, parcequeje sais qu'après moi cela viendra de soi-même , et qu'il me faudroit des efforts immenses pour y parvenir de mon vivant. Le découragement m'a gagné; la douce amitié, l'amour du repos, sont les seules passions qui me restent, et je n'aspire qu'à finir paisiblement mes jours dans le sein d'un ami. Je ne vois plus d'autre bonheur pour moi sur la terre ; et, quand j'aurois dé- sormais à choisir, je sacrifierois tout à cet unique désir qui m'est resté.

Voilà , monsieur, l'homme qui vous propose de le laisser aller en paix , et qui vous engage sa foi , sa pa- role , tous les sentiments d'honneur dont il fait pro-

:iiu CORRESPONDANCE.

fession , et toutes ces espérances sacrées qui font ici- bas la consolation des malheureux , que non seule- ment il abandonne pour toujours le projet décrire sa vie et ses mémoires , mais qu'il ne lui échappera ja- mais, ni de bouche , ni par écrit, un seul mot de plainte sur les malheurs qui lui sont arrivés eu Angle- terre; qu'il ne parlera jamais de M. Hume, ou qu il n'en parlera qu'avec honneur; et que, lorsqu'il sera pressé de s'expliquer sur les plaintes indiscrètes qui , dans le fort de ses peines , lui sont quelquefois échap- pées , il les rejettera sans mystère sur son humeur aigrie et portée à la défiance et aux ombrages par des malheurs continuels. Je pourrai parler de la sorte avec vérité, n'ayant que trop d'injustes soupçons à me reprocher par ce malheureux penchant , ouvrage de mes désastres , et qui maintenant y met le comble. Je m'engage solennellement à ne jamais écrire quoi que ce puisse être, et sous quelque prétexte que ce soit, pour être imprimé ou publié , ni sous mon nom, ni en anonyme, ni de mon vivant, ni après ma mort.

Vous trouverez , monsieur , ces promesses bien fortes ; elles ne le sont pas trop pour la détresse je suis. Vous me demanderez des garants pour leur exécution; cela est très juste: les voici; je vous prie de les peser.

Premièrement, tous mes papiers relatifs à l'Angle- terre v sont encore dans un dépôt. Je les ferai tous remettre entre vos mains , et j'y en ajouterai quelques autres assez importants qui sont restés dans les miennes. Je partirai à vide et sans autres papiers

AS NÉE 1767. :»l '

qu un petit porte-feuille absolument nécessaire à mes affaires , et que j'offre à visiter * .

Secondement, vous aurez cette lettre signée pour garant de ma parole ; et de plus , une autre déclara- tion que je remettrai en partant à qui vous me pres- crirez , et telle que , si j'étois capable de jamais l'en- freindre de mon vivant, ou après ma mort, cette seule pièce anéantiroit tout ce que je pourrois dire , en montrant dans son auteur un infâme qui , se jouant de ses promesses les plus solennelles , ne mérite d'être écouté sur rien. Ainsi mon travail détruisant son propre objet, en rendroit la peine aussi ridicule que vaine.

En troisième lieu, je suis prêt à recevoir toujours avec le même respect et la même reconnoissancela pension dont il plaît au roi de m honorer. Or je vous demande, monsieur, si lorsqu honoré d'une pension du prince, j étois assez vil, assez infâme pour mal parler de son gouvernement , de sa nation et de ses sujets , il seroit possible en aucun temps qu'on m'é- coutât sans indignation, sans mépris, et sans horreur. Monsieur , je me lie par les liens les plus forts et les plus indissolubles. Vous ne pouvez pas supposer que je veuille rétablir mon honneur par des moyens qui me rendroient le plus vil des mortels.

Il y a, monsieur, un quatrième garant, plus sûr; plus sacré que tous les autres , et qui vous répond de moi, c'est mon caractère connu pendant cinquante et six ans. Esclave de ma foi, fidèle à ma parole , si

* J °ffre a visiter. Conforme au texte de l'édition originale

i CORRESPONDANCE.

l'étois capable de gloire encore, je m'en ferois une illustre et fière de tenir plus que je n'aurois promis ; mais, plus concentré dans moi-même, il me suffit d'avoir en cela la conscience de mon devoir. Eh! monsieur , pouvez-vous penser que , de 1 humeur dont je suis , je puisse aimer la vie en portant la bas- sesse et e remords dans ma solitude? Quand la droi- ture cessera de m être chère, c est alors que je serai vraiment mort au bonheur.

Non , monsieur , je renonce pour jamais à tous souvenirs pénibles. Mes malheurs n'ont rien d'assez amusant pour les rappeler avec plaisir; je suis assez heureux si je suis libre, et que je puisse rendre mon dernier soupir dans le sein d'un ami. Je ne vous pro- mets en ceci que ce que je me promets à moi-même, si je puis goûter encore quelques jours de paix avant ma mort.

Je n'ai parlé jusqu'ici, monsieur, qu'à votre rai- son : je n'ai qu'un mot maintenant à dire à votre cœur. Vous voyez un malheureux réduit au déses- poir , n'attendant plus que la manière de sa dernière heure. Vous pouvez rappeler cet infortuné à la vie, vous pouvez vous en rendre le sauveur, et du plus misérable des hommes en faire encore le plus heu- reux. Je ne vous en dirai pas davantage , si ce n'est ce dernier mot qui vaut la peine d'être répété. Je vois mon heure extrême qui se prépare; je suis résolu, s'il le faut, de l'aller chercher, et de périr ou d'être libre ; il n'y a plus de milieu.

FIN DU TOME DIX-NEUVIÈME,

ET DO TOM1 TROISIÈME DE LA CORRESPO»D*>CE.

"Vjruversi tas*

BJBLIOTHECA

Ottaviensis

V

La Bibliothèque Université d'Ottawa

Échéance

Celui qui rapporte un volume après la dernière date timbrée ci-dessous devra payer une amen- de de cinq cents, plus deux cents pour chaque jour de retard.

The Library University of Ottawa

Date due

For failure to return a book on or before the last date stamped below there will be a fine of five cents, and an extra charge of two cents for each additional day.

a3°C03

8^b

CE PQ 2030

1621 VC19 CCO RCLSSEAUt ACC# 1217794

JE CEUVPES

... . - - - * •••*.. L. .* *^i -\ *

•-' :••':,: •.•••■•-- ; - .■•■■>•■■.-■" ■■■ "•":.-' -.'.-V ■•■■ ■•••:■ v * •• '-, %^*r-C .- .-."• <>"■ -y..' •»'.:• .v; ;.,--,-.

•■;••:' " v. •.:.•.- •'.-■•>■;>: ■••*••.:••'.» .^- */,•■•:-' i' : ;■:■■

,.--.:.v -v.. v. .■•••••.•: ... : - ï :^..N';*' i. -•-■ . .jf .....■• v •. * . . ••

.• .•*».• * . .. •• •. :.••* *.. .. : ••••■. ,.-••■•

•.••-.*■ -.; * ■-••'• ♦.■••'..* % •»,•. .*.

■•IV ■.•;■: ■■•■..• .*. '."•■..V >5 ■••'••*•••-'• '■ •^•-•.* ..-• ■• ■.'v'i'**.:- '-'-

v . v- r,\- •■:-.-:-..-.<-.- £••■•-• •*.■*:;*>■ .*':•••. -

- . .••;■- ..•••*•.*••■' ■•■■. - •_ .-. » ••..•.■•■« -•■-.'••

-. .• ■.••:.•..•-. >♦. ;. * •* . * •■■ '*;*.■.-' ^ -r. ••"••,

. . * ••' .- ■* *'- ■:■■ ■■*>■'■.■:' - . " •*. •■.:■■'■■' •••.- •.*■ «

.- » % ; c * * ' •• £ f -•* . .'<• •' •' •. ' : : *

. ... , •/ ^ .••>.'.'■■*.;..■..• < •; ':• . ••■ .-

/.^•.•.•:; .^•••:^ ». v* '-•>.-..■•;.* ■:.,; ^: •..»■••/•:.• •- •■«;•.... f »>•• .;:*'* ..* ••-• v*-*.- .■■••• *.;r» '•'•■•••: w -u- vV.-; >•-■••-

:: •«•.' ;'; ':A: r i ;,' . ■-■:.■.'■, "v. ':.' ;" >: •.■?':! •'■••••*' '*V>, '■* ^ "' •"'.. J

.••»*•::.' •*•'••" •. ••• •*•••" ...*•• ', ■•"•... .■•'.■•■'« •••. * '•*•' .* '*-»•.• ■■-,

■".*■ V ■■•■.-•• ."■ '. •■*' -^ '••' .■■;•• - •.;••' .•';-.-*: •;VV;ï:.;-.',;":/!'»*^ ..■•;-