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OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU
TOME XX
DE L'IMPRIMERIE DE P. DIDOT L'AINÉ,
CIIEVAIIER DE l'ordre ROYAL DE SAINT-MICHEL, IMPRIMEUR DU ROI.
OEUVRES
DE
J J ROUSSEAU
CORRESPONDANCE.
TOME IV.
PARIS,
CHEZ E. A. LEQUIEN, LIBRAIRE,
RUE DES NOYERS, N^ 4^- M DCCC XXII.
Ijnivsrsità^
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CORRESPONDANCE.
753. — A M. E. J.
CHIRURGIEN.
Le i3 mai ijOj.
Vous me parlez , monsieur, dans une langue lit- . téraire de sujets de littérature, comme à un homme de lettres; vous m'accablez d'éloges si pompeux qu'ils sont ironiques; et vous croyez m enivrer d'un pareil encens? Vous vous trompez, monsieur, sur tous ces points : je ne suis point homme de lettres : je le fus pour mon malheur ; depuis long-temps j'ai cessé de 1 être ; rien de ce qui se rapporte à ce métier ne me convient plus. Les grands éloges ne m ont jamais flatté ; aujourd'hui surtout que j'ai plus besoin de consolation que d encens , je les trouve bien déplacés : c'est comme si , quand vous allez voir un pauvre ma- lade, au lieu de le panser, vous lui faisiez des com- pliments. ^
J'ai livré mes écrits à la censure publique; elle les traite aussi sévèrement que ma personne : à la bonne heure ; je ne prétends point avoir eu raison; je sais seulement que mes intentions eloient assez droites , assez pures, assez salutaires, pour devoir m'obtenir quelque indulgence. Mes erreurs peuvent être gran- des ; mes sentiments auroient dû les racheter. Je crois qu'il y a beaucoup de chqses sur lesquelles on n'a pas voulu m'entendre : telle est, par exemple, 1 origiue
XX. I
U CORRESPONDANCE,
du droit naturel , sur laquelle vous me prêtez des seu- timents qui n'ont jamais été les miens. Cest ainsi qu'on aggrave mes fautes réelles de toutes celles qn'on iupe à propos de m'attrihuer. Je me tais devant les hommes, et je remets ma cause entre les mains de Dieu , qui voit mon cœur.
Je ne répondrai donc point , monsieur , ni aux re- proches que vous me faites au nom d'autrui , ni aux louanges que vous me donnez de vous-même ; les uns ne sont pas plus mérités que les autres. Je ne vous rendrai rien de pareil , tant parceque je ne vous con- nois pas que parceque j'aime à être simple et vrai en toutes choses. Vous vous dites chirurgien : si vous m'eussiez parlé botanique , et des plantes que produit votre contrée, vous m'auriez fait plaisir, et j'en au- rois pu causer avec vous : mais pour de mes livres, et de toute autre espèce de livres, vous m en parleriez inutilement, parceque je ne prends plus d'intérêt à tout cela. Je ne vous réponds point en latin , par la raison ci-detant énoncée ; il ne me reste de cette lan- gue qu'autant qu il en faut pour entendre les phrases de Linnœus. Recevez, monsieur, mes très humbles salutations.
754. A M. LE MARQUIS DE MIRAREAU.
Calais, le 22 mai 1767.
J'arrive ici, monsieur, après bien des aventures bizarres, qui feroient un détail plus long qu'amusant. Je voudrois de tout mon cœHr aller finir mes jours au château de Trye; mais, pour entreprendre un pareil
ANNltE 1767. 3
ôtaMissement, il faudroit plus de certitude de sa durée que vous ne pouvez la donner. Je ne vois pour moi qu un repos stable , c'est dans l'état de Venise ; et , malgré l'immensité du trajet, je suis déterminé à le tenter. Ma situation, à tous égards, me forcera à des stations que je rendrai aussi courtes qu'il me sera pos- sible. Je désire ardemment d'en faire une petite à Paris pour vous y voir, si j'y puis garder l'incop^nito convenable, et que je sois assuré que ce court séjour ne déplaise pas. Permettez que je vous consulte là- dessus, résolu de passer tout droit et le plus prompte- ment qu'il me sera possible, si vous jugez que ce soit le meilleur parti. Je ne vous en dirai pas davantage ici , monsieur; mais j'attends avec empressement de vos nouvelles, et je compte m'artêter à Amiens pour cela. Ayez la bonté de m'y répondre un mot sous le couvert de.M. BarthélemiMidy, négociant. Cette ré- ponse réglera ma marche. Puisse-t-elle, monsieur, me livrer à l'ardent désir que j'ai de voir et d'embrasser le respectable ami des hommes !
755. — A M. DU PEYROU.
Calais, le 22 mai 1767.
J'arrive ici transporté de joie d'avoir la commu- nication rouverte et sûre avec mon cher hôte , et de n'avoir plus l'espace des mers entre nous. Je pars de- main pour Amiens , oii j'attendrai de vos nouvelles , sous le couvert de M. Barthélemi Midy , négociant. Je ne vous en dirai pas davantage aujourd'hui ; mais je n'ai pas voulu tarder à rompre, aussitôt qu'il m'étoit
4 CORRESPONDANCE,
possible , le silence forcé que je garde avec vous de- puis si long-temps.
766. — A M. LE xMARQUIS DE MIRABEAU.
Amiens, le 2 juin 1767.
J'ai différé, monsieur, de vous écrire jusqu'à ce que je pusse vous marquer le jour de mon départ et le lieu de mon arrivée. Je compte partir demain , et arriver après-demain au soir à Saint-Denys, où je sé- journerai le lendemain vendredi pour y attendre de vos nouvelles. Je logerai aux Trois Maillets. Comme on trouve des fiacres à Saint-Denys , sans prendre la peine d'y venir vous-même, il suffit que vous ayez la bonté d'envoyer un domestique qui nous conduise dans l'asile hospitalier que vous voulez bien me des- tiner. Il m'a été impossible de rester inconnu comme je l'avois désiré , et je crains bien que mon nom ne me suive à la piste. A tout événement, quelque nom que me donnent les autres , je prendrai celui de M. Jacques, et c'est sous ce nom que vous pourrez me faire demander aux Trois Maillets. Rien n'égale le plaisir avec Jequel je vais habiter votre maison , si ce n'est le tendre empressement que j'ai d'en em- brasser le vertueux maître.
757. — A M. DU PEYROU.
Le 5 juin 1767.
Je n'ai pu , mon cher hôte , attendre , comme je l'avois compté , de vos nouvelles à Amiens. Les hon-
anîsél: 1767. 5
neurs publics qu'on a voulu m'y rendre , et mon séjour en cette ville , devenu trop bruyant par les empres- sements des citoyens et des militaires , m'ont forcé" de in'en éloigner au bout de huit jours. Je suis maintenant chez le digne ami des hommes , où , après une si lon- gue interruption , j'attends enfin quelques mots de vous. Mon intention est de ne rien épargner pour avoir avec vous une entrevue dont mon cœur a le plus grand besoin ; et si vous pouvez venir jusqu'à Dijon , je partirai pour m'y rendre à la réception de votre réponse, pleurant d'attendrissement et de joie au seul espoir de vous embrasser. Je ne vous en dirai pas ici davantage. Écrivez-moi sous le couvert de M. le mar- quis de Mirabeau à Paris. Votre lettre me parviendra. Je vous embrasse de tout mon cœur.
758. —A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Fleury *, ce vendredi à midi, 5 juin 1767.
Il faut , monsieur , jouir de vos bontés et de vos soins, et ne vous remercier plus de rien. L'air, la maison, le jardin, le parc, tout est admirable ; et je me suis dépêché de m'emparer de tout par la posses- sion , c'est-à-dire par la jouissance. J'ai parcouru tous les environs, et au retour j'ai trouvé M. Garçon qui m'a tiré de peine sur votre retour d'hier , et m'a donné l'espoir de vous voir demain. Je ne veux point me laisser donner d'inquiétudes; mais, quelque agréable et douce que me soit l'habitation de votre maison,
Maison de campagne du marquis de Mirabeau, dans le terri- toire de Meudon , à deux lieues de Paris.
6 COKRESPOA'DAINCE.
mon intention est toujours de les prévenir. Mille très humbles salutations et respects de mademoiselle Le Vasseur.
759. — AU MÊINIJE.
Ce mardi, 9 juin 1767.
Votre présence, monsiem', votre noble hospitalité , vos bontés de toute espèce, ont mis le comble aux sen- timents que m'a voient inspirés vos écrits et vos lettres. Je vous suis attaché par tous les liens qui peuvent rendre un homme respectable et cher à un autre; mais je suis venu d'Angleteire avec une résolution qu'il ne m'est pas même permis de changer, puisque je ne saurois devenir votre hôte à demeure, sans con- tracter des obligations qu'il n'est pas en mon pouvoir ni même en ma volonté de remplir; et, pour répondre une fois pour toutes à un mot que vous m avez dit en passant , je vous répète et vous déclare que jamais je ne reprendrai la plume pour le public , sur quelque sujet que ce puisse être; que je ne ferai ni ne laisserai rien imprimer de moi avant ma mort , même de ce qui reste encore en manuscrit ; que je ne puis ni ne veux rien lire désormais de ce qui pourroit réveiller mes idées éteintes , pas même vos propres écrits ; que dès à pré- sent je suis mort à toute littérature, sur quelque sujet que ce puisse être , et que jamais rien ne me fera changer de résolution sur ce point. Je suis assurément pénétré pour vous de reconnoissance , mais non pas jusqu'à vouloir ni pouvoir me tirer de mon anéantis- sement mental. N'attendez rien de moi, à moins que,
ANA^ÉE 1767. 7
pour mes péchés, je ne devienne empereur ou roi; encore ce que je ferai dans ce cas sera-t-il moins pour vous que pour mes peuples, puisque en pareil cas, quand je ne vous devrois rien, je ne le ferois pas moins.
En outre , quoi que vous puissiez faire , au Bignon je serois chez vous, et je ne puis être à mon aise que chez moi ; je serois dans le ressort du parlement de Paris; qui, par raison de convenance, peut, au mo- ment qu on y pensera le moins , faire une excursion nouvelle, in anima vili : je ne veux pas le laisser ex- posé à la tentation.
• J'irois pourtant voir votre terre avec grand plaisir si cela ne faisoit pas un détour inutile , et si je ne crai- gnois un peu , quand j'y serois , d'avoir la tentation d'y rester: là-dessus toutefois votre volonté soit faite; je ne résisterai jamais au bien que vous voudrez me faire, quand je le sentirai conforme à mon bien réel ou de fantaisie ; car pour moi c'est tout un. Ce que je crains n'est pas de vous être obligé, mais de vous être inutile.
Je suis très surpris et très en peine de ne recevoir aucune nouvelle d'Angleterre ; et surtout de Suisse, dont j'en attends avec inquiétude. Ce retard me met dans le cas de faire à vous et à moi le plaisir de rester ici jusqu'à ce que j'en aie reçu, et par conséquent ce- lui de vous y embrasser quelquefois encore, sachant que les œuvres de miséricorde plaisent à votre cœur. Je remets donc à ces doux motnents ce qu'il me reste à vous dire, et surtout à vous remercier du bien que vous m'avez procuré dimanche au soir, et que par la
8 CORRESPONDANCE.
manière dont je lai senti je mérite d'avoir encore. Valc. et me aina.
760. — A M. DU PEYROU.
Le 10 juin i 767.
Je reçois, mon clier hôte, votre n" 46; je n'ai point reçu les trois précédents. Je veux supposer, pour ma consolation, que la goutte n'est point venue, et que, selon vos arrangements, vous arriverez aujourd'hui ou demain à Paris. Cela étant, allez, je vous supplie, au Luxembourg voir M. le marquis de Mirabeau; vous saurez par lui de mes nouvelles. Il n est prévenu de rien, parceque je ne l'ai pas vu depuis la récep- tion de votre lettre; mais il suffira de vous nommer. Ne sachant si cette lettre vous parviendra, je n'en dirai pas ici dava^tage. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Si par hasard M. le marquis de Mirabeau n'étoit pas chez lui, demandez M. Garçon, son secrétaire.
761. — A M. LE MARQUIS DE MIRAREAU.
Ce vendredi , i g juin 1767.
Je lirai votre livre, puisque vous le voulez; ensuite l'aurai à vous remercier de l'avoir lu : mais il ne résul- tera rien de plus de cette lecture que la confirmation des sentiments que vous m'avez inspirés, et de mon admiration pour votre grand et profond génie, ce que je me permets de vous dire eu passant et seulement une fois. Je ne vous réponds pas même de vous suivre
AJNISÉE 1767. 9
toujours, parcequ'il m'a toujours été pénible de pen- ser, fatigant de suivre les pensées des autres, et qu'à présent je ne le puis plus du tout. Je ne vous remercie point, mais je sors de votre maison fier d'y avoir été admis, et plus désireux que jamais de conserveries boYités et l'amitié du maître. Du reste, quelque mal que vous pensiez de la sensibilité prise pour toute nourriture, c est 1 unique qui m'est restée; je ne vis plus que par le cœur. Je veux vous aimer autant que je vous respecte: c est beaucoup; mais voilà tout; n'attendez jamais de moi rien de plus. J'emporterai si je puis votre livre de plantes ; s il m embarrasse trop, je le laisserai, dans l'espoir de revenir quelque jour le lire plus à mon aise. Adieu, mon cher et respectable hôte ; je pars plein de vous , et content de moi , puisque j emporte votre estime et votre amitié.
762. — A M. DU PEYROU.
Au château de Trye, le 21 juin 1767.
J'arrive heureusement, mon cher- hôte, avec M. Coindét, qui vous rendra compte de létat des choses. J'espère, les premiers embarras levés, pou- voir couler ici des jours assez tranquilles, sous la protection du. grand prince qui me donne cet asile. Donnez-m'y souvent de vos nouvelles, cher ami ; vous savez combien elles sont nécessaires à mon bonheur. Vous pouvez remettre vos lettres à M. Coindet, ou les faire mettie à la poste sous cette adresse, à M, Ma- noury , lieutenant des chasses de M. le prince de Conti, pçur remettre à M. Reneii, au château de Trye, par
lO COIIUESPONDAKCE.
Gisors. Quand vous aurez quelque paquet à me faire tenir, il y a un carrosse de Gisors qui va à Paris tous les mercredis, et revient tous les samedis : mais je ne sais pas où en est le bureau à Paris ; cela n'est pas dif- ficile à trouver; il faut se servir par le carrosse de la même adresse. M. Coindet va partir, je suis très pressé; je finis en vous embrassant de tout mon cœur.
763. —A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Trye-le-Château , le 24 juin 17C7.
J'espérois, monsieur, vous rendre compte un peu en détail de ce qui regarde mon arrivée et mon habi- tation ; mais une douleur fort vive qui me tient de- puis hier à la jointure du poignet me donne à tenir la' plume une difficulté qui me force d'abréger. Le châ- teau est vieux, le pays est agréable, et j'y suis dans un hospice qui ne me laisseroit rien à regretter, si je ne sortois pas de Fleury. J ai apporté votre livre de plantes dont j aurai grand soin; j'ai apporté votre Philosophie rurale^ que j'ai essayé de lire et de suivre sans pouvoir en venir à bout : j v reviendrai toute- fois. Je réponds de la bonne volonté, mais non pas du succès. J'ai aussi apporté la clef du parc ; j'étois en train d'emporter toute la maison; je vous renverrai cette clef par la première occasion. Je vous prie de me garder le secret sur mon asile; M. le prince de Conti le désire ainsi , et je m'y suis engagé. Le nom de Jacques ne lui ayant pas plu, j'y ai substitué celui que je signe ici, et sous lequel j'espère, monsieur.
ANNÉE I7<J7. li
recevoir de vos nouvelles à l'adresse suivante. Agréez , monsieur, mes salutations très humbles. Je vous ré- vère et vous embrasse de tout mon cœur.
Rendu.
764. — A iMILOr.D IIARCOURT.
Le 10 juillet 1767.
Je reçois seulement en ce moment, milord, la lettre que vous m'avez fait Thonneur de -m'écrire le 7 mai, et le billet que vous m'avez envové sous la même date. En vous remerciant de Tune et de Fautre, et en vous réitérant mes très humbles excuses de la peine que vous avez bien voulu prendre en ma faveur, permettez qu'étant éloigné de vous je prenne la li- berté de me recommander à Thonneur de votre sou- venir, de vous assurer que vos bontés ne sortiront point de ma mémoire, et de vous renouveler les pro- testations de ma reconnoissance et de mon respect.
Je vous demande la permission , milord , de ne point dater, quanta présent, du lieu de ma retraite; et de ne plus siguer un nom sous lequel j'ai vécu si malheureux. Vous ne tarderez pas d être instruit de celui que j'ai pris, et sous lequel je vous rendrai dé- sormais mes hommages , si vous me permettez de vous les renouveler quelquefois. Si vous m honorez d'une réponse , M. Watelet est à portée de me la faire passer.
12 CORRESPONDANCE.
765. -A M. DU PEYROU.
Le 22 juillet 1767.
Je suis, mon cher hôte, dans les plus grandes alarmes de n'avoir aucune nouvelle de vous depuis votre départ. Si vous m'avez écrit, il faut que vos let- tres se soient dévoyées, et je n imagine que la goutte qui ait pu vous empêcher d'écrire. Cette idée me fait frémir, en pensant à ce que c'est que d'être pris de la goutte hors de chez soi, et peut-être même en route dans un cabaret. Ah, cher ami! si je le crovois bien, sijesavois où, rieu ne m'empêcheroit d'aller vous y joindre; votre silence me tient dans une angoisse d autant plus cruelle que, dans le doute, je mets tou- jours les choses au pis. De grâce, si ma lettre vous parvient, en quelque état que vous soyez, faites-moi écrire un mot; faites-le écrire à double, 1 un où je je suis , directement à mon adresse que vous savez, et l'autre à l'adresse de M. Coindet, que vous savez aussi. Il est étonnant que je ne sache ou que'je ne me rap- pelle pas votre nom de baptême : cela me tient en quelque embarras pour vous distinguer, en écrivant à M. du Pevrou d Amsterdam, à qui j adresse cette lettre. Je n'ai pas le courage de vous parler de moi jusqu'à ce que j'aie de vos nouvelles. Donnez-m'en, je vous conjure, le plus tôt que vous pourrez. Adieu, mon cher hôte : puisse la Providence vous conduire et vous ramener heureusement!
ANNÉE 1767. l3
766. — A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Trye, le 26 juillet 1767.
J'aurois dû, monsieur, vous écrire en recevant votre dernier billet; mais j'ai mieux aimé tarder quel- ques jours encore à réparer ma négligence, et pou- voir vous parler en même temps du livre * que vous m'avez envoyé. Dans l'impossibilité de le lire tout entier, j'ai choisi les chapitres où l'auteur casse les vitres, et qui m'ont paru les plus importants. Cette lecture m'a moins satisfait que je ne m'y attendois; et je sens que les traces de mes vieilles idées, racornies dans mon cerveau, ne permettent plus à des idées si nouvelles d'y faire de fortes impressions. Je n'ai jamais pu bien entendre cer que q'étoit que cette évi- dence qui sert de base au despotisme légal , et rien ne m'a paru moins évident que le chapitre qui traite de toutes ces évidences. Ceci ressemble assez au système de l'abbé de Saint-Pierre, qui prétendoit que la raison humaine alloit toujours en se perfectionnant, attendu que chaque siècle ajoute ses lumières à celles des siècles précédents. Il ne voyoit pas que l'entendement humain n'a toujours qu'une même mesure et très étroite, qu'il perd d'un côté tout autant qu'il gagne de l'autre, et que des préjugés toujours renaissants nous ôtent autant de lumières acquises que la raison cul- tivée en peut remplacer. Il me semble que l'évidence
* \^ Ordre naturel et essentiel des Sociétés politiques ( 1 767 , in-4° . ou 2 vol. in-i 2 ) , par Mercier de La Rivière , ancien intendant de U Martinique.
l4 CORRESPONDANCE,
ne peut jamais être dans les lois naturelles et politi- ques qu'en les considérant par abstraction. Dans un gouvernement particulier, que tant d cléments divers composent, celte évidence disparoît nécessairement. Car la science du gouvernement n'est qu'une science de combinaisons, d'applications et d'exceptions, selon les temps, les lieux, les circonstances. Jamais le pu- blic ne peut voir avec évidence les rapports et le jeu de tout cela. Et, de grâce, qu'arrivera-t-il? que devien- dront vos droits sacrés de propriété dans de grands dangers, dans des calamités extraordinaires, quand vos valeurs disponibles ne suffiront plus, et qiie le salu's populi suprema lex esto sera prononcé par le des- pote?
INIais supposons toute cette tbéorie des lois natu- relles toujours parfaitement évidente, même dans ses applications , et d'une clarté qui se proportionne à tous les yeux ; comment des philosophes qui connois- sent le cœur humain peuvent-ils donner à cette évi- dence tant d autorité sur les actions des hommes? comme s'ils ignoroient que chacun se conduit très rarement par ses lumières et très fréquemment par ses passions. On prouve que le plus véritable intérêt du despote est de gouverner légalement , cela est re- connu de tous les temps ; mais qui est-ce qui se con- duit sur ses plus vrais intérêts ? le sage seul , s'il existe. Vous faites donc, messieurs, de vos despotes autant de sages. Presque tous les hommes connois- sent leurs vrais intérêts , et ne les suivent pas mieux pour cela. Le prodigue qui mange ses capitaux sait parfaitement qu il se raine , et n'en va pas moins son
AVISÉE 1767. l5
train : de quoi sert que la raison nous éclaire quand la passion nous conduit ?
Video meliora proboque , Détériora sequor.
Voilà ce que fera votre despote, ambitieux, prodi- gue , avare , amoureux , vindicatif, jaloux , foible ; car c est ainsi qu'ils font tous , et que nous faisons tous. Messieurs , permettez-moi de vous le dire , vous don- nez trop de force à vos calculs , et pas assez aux pen- chants du cœur humain et au jeu des passions. Votre système est très bon pour les gens de TUtopie ; il ne vaut rien pour les enfants d'Adam.
Voici, dans mes vieilles idées , le grand problème en politique , que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie, et à celui des longitudes en astronomie : Trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l'homme.
Si cette forme est trouvable , cherchons-la et tâ- chons de rétablir. Vous prétendez , messieurs , trou- ver cette loi dominante dans l'évidence des autres. Vous prouvez trop ; car cette évidence a dû être dans tous les gouvernements , ou ne sera jamais dans aucun.
Si malheureusement cette forme n'est pas trouva- ble , et j'avoue ingénument que je crois qu'elle ne l'est pas, mon avis est qu'il faut passer à l'autre extrémité, et mettre tout d un coup Ihomme autant au-dessus de la loi qu'il peut Fêtre , par conséquent établir le despotisme arbitraire et le plus arbitraire qu'il est- pos- sible : je voudrois que le despote pût être dieu. En un
l6 CORRESPONDAKCE.
mot, je ne vois point de milieu supportable entre la plus austère démocratie et le hobbisme le plus par- fait : car le conflit des liommes et des lois , qui met dans l'état une guerre intestine continuelle, est le pire de tous les états politiques.
Mais les Caligula , les Néron , les Tibère ! Mon
Dieu ! je me roule par terre , et je gémis d'être
homme.
Je n'ai pas entendu tout ce que vous avez dit des lois dans votre livre , et ce qu'en dit 1 auteur nouveau dans le sien. Je trouve qu'il traite un peu légèrement des diverses formes de gouvernement , bien légère- ment surtout des suffrages. Ce qu'il a dit des vices du despotisme électif est très vrai , ces vices sont terri- bles. Ceux du despotisme héréditaire, qu'il na pas dits , le sont encore plus.
Voici un second problème qui depuis long-temps m'a roulé dans l'esprit :
Trouver dans le despotisme arbitraire une forme de suc- cession nui ne soit ni élective ni héréditaire , ou plutôt qui soit à-la-fois l'une et l autre, et par laquelle on s'as- sure, autant qu'il est possible , de n avoir ni des Tibère ni des Néron.
Si jamais j'ai le malheur de m'occuper derechef de cette toile idée , je vous reprocherai toute ma vie de m'avoir ôté de mon râtelier. J'espère que cela n'arri- vera pas ; mais , monsieur , quoi qu'il arrive , ne me parlez plus de votre despotisme légal. Je ne saurois le goûter ni même l'entendre ; et je ne vois là que deux mots contradictoires , qui réunis ne signifient rien pour moi.
ANNÉE 1767. 1-
Je comiois trautant moins votre piincipe de popu- lation , qu'il me paroît inexplicable en lui-même , con- tradictoire avec les faits , impossible à concilier avec rori;]ine des nations. Selon vous, monsieur, la po- j)ulatiou multiplicative n'auroit dû commencer que quand elle a cessé réellement. Dans mes vieilles idées, sitôt qu'il y a eu pour un sou de ce que vous appelez richesses ou valeur disponible , sitôt que s'est fait le premier échange , la population multiplicative a dû cesser; c'est aussi ce qui est arrivé.
Votre système économique est admirable. Rien n'est plus profond , plus vrai , mieux vu , plus utile. Il est plein de grandes et sublimes vérités qui transpor- tent. Il sétend à tout : le champ est vaste ; mais j'ai peur qu'il n'aboutisse à des pays bien différents de ceux où vous prétendez aller.
J'ai voulu vous marquer mon obéissance en vous montrant que je vousavois du moins parcouru. Main- tenant, illustre ami des hommes et le mien , je me prosterne à vos pieds pour vous conjurer d'avoir pitié de mon état et de mes malheurs , de laisser en paix ma mourante tête , de n'y plus réveiller des idées presque éteintes , et qui ne peuvent renaître que pour m'abîmer dans de nouveaux gouffres de maux. Aimez- inoi toujours , mais ne m'envoyez plus de livres , n exigez plus que j'en lise; ne tentez pas même de m'éclairer si je m'égare : il n'est plus temps. On ne se convertit point sincèrement à mon âge. Je puis me tromper, et vous pouvez me convaincre, mais non pas me persuader. D'ailleurs , je ne dispute jamais ; j'aime mieux céder et me taire : trouvez bon que je XX. 2
l8 CORRESPOiNDAINCE.
ua eu tienne ù cette résolution. Je vous embrasse de la
plus tendre amitié et avec le plus vrai respect.
767. — A M. DU PEYROU.
Le i*"" août 1767.
Si, comme je l'espère, mon très cher hôte, vous avez reçu ma lettre précédente, vous y aurez vu com- bien j'avois besoin de la vôtre du 20 pour me tranquil- liser sur votre voyage. Grâce à Dieu , vous voilà arrivé exempt de goutte; et, quand même elle vous pren- droit oîi vous êtes , ce qui , je me flatte , n'arrivera pas , j en serois moins effrayé que de vous savoir arrêté eu route dans une auberge, malheur que j'ai craint dans ces circonstances par-dessus tout. Si votre vie ambu- lante de cette année pouvoit, pour cette fois, vous exempter de la goutte, je ne désespèrerois pas qu'avec vos précautions et la botanique, vous n'en fussiez peut-être délivré tout-à-fait. Ainsi soit-il.
Je ne vous dirai pas ce qui s'est passé ici depuis votre départ: peut-être cela changera-t-il avant votre retour. Son altesse, qui malheureusement a fait un voyage, doit revenir dans peu de jours.
J'écris, comme vous le desirez, à Douvres; mais je tire un mauvais augure, pour le sort des lettres-de- change, de ce que votre lettre ne vous a pas été ren- voyée. Si vous m eussiez consulté quand vous la fîtes partir, je vous aurois conseillé d'attendre une autre occasion. J'espère que vous aurez été plus heureux à retirer 1 opéra.
Je suis encore incertain sur la meilleure voie pour
AKKÉE 1767. 19
avoir recours à vos banquiers, c est-à-dire sur le meilleur nom à prendre. Gomme cela ne presse point du tout, nous aurons le temps d'en délibérer. S'il ne vous étoit pas incommode de vous charger vous- même du semestre échu quand vous viendrez me voir, celaferoit que, n'ayant jien à recevoir d'eux jus- qu'à l'année prochaine, j aurois tout le temps de penser aux meilleurs arrangements pour cela. En at- tendant, il est à croire que l'affaire de la pension sera déterminée de manière ou d'autre; elle ne l'est pas jiisqu ici.
Je comprends que celle de vos affaires que vous avez terminée la première où vous êtes est celle d'autrui, et je vous reconnois bien là. Tâchez, cher ami, d arranger si solidement les vôtres que vous n ayez pas souvent de pareils voyages à faire. Il vaut encore mieux s aller promener au creux du vent par la pluie, qu en Hollande par le beau temps.
Je n'ai ici ni carte, ni livres, ni instructions, pour votre route; mais je suis très sur que vous pouvez venir ici en droiture sans avoir besoin de passer par Paris. Je crois que Beauvais n est pas fort éloigné de votre route; il y en a une de Beauvais à Gisors, et la distance de ces deux villes n'est que de six lieues; les mêmes chevaux de poste les font, à ce ([u on m'a dit. Ge château est sur la même route, ou du moins très près et seulement à demi-lieue de Gisors. Vous pouvez aisément vous arranger pour y venir mettre pied à terre, et vous enverrez votie voiture et vos gens à Gisors.
Je vous prie de dire pour moi mUle choses à mon-
2.
-iO C O RR K s P O iN D A N C E.
sieur et à madame Rey. Voyez aussi, de grâce, ma petite filleule; embrassez-la de ma part. Je serois bien aise d'avoir à votre retour quelques détails sur la figure et le caractère de cette chère enfant; elle a cinq ans passés; on doit commencer dV voir quelque chose.
J attends de vos nouvelles avec la plus \i\e impa- tience; instruisez-moi le plus tôt que vous pourrez du temps de votre départ, et, s il se peut, de celui de votre arrivée. Cette idée me fait d'avance tressaillir de joie. Ma sœur vous baise les mains, et partage mon empressement. Adieu, mon cher hôte, je vous em- brasse de tout mon cœur.
Ne pourriez-vous point trouver où vous êtes ]\J- grostographia ^ ou Traité des Gramen de Scheuzer? Il est impossible de Tavoir à Paris. Si vous pouviez aussi trouver \ii Méthode de Ludivi'g , ou quelque autre bon livre de botanique, vous me feriez grand j)laisir. Les miens sont en Angleterre avec mes guenilles, et 1 on ne se presse pas de me les renvoyer.
768. — A M. GRANVILLE.
De France, le i*'"août 1767.
8i javoiseu, monsieur, Ihonneur de vous écrire autant de fois que je l'ai résolu , vous auriez été ac- cablé de mes lettres ; mais les tracas d'une vie am- bulante , et ceux d une multitude de survenants ont absorbé tout mon temps, jusqu'à ce que je sois par- venu à obtenir un asile un peu plus tranquille. Quel- que agréable qu'il soit, j'y sens souvent, monsieur, la privation de votre voisinage et de votre société, et
ANNÉE 1767. 21
j'en remplis souvent la solitude du souvenir de vos hontes pour moi. Peu s'en est fallu que je ne sois retourné jouir de tout cela chez mon ancien et aima- ble hôte; mais la manière dont vos papiers publics ont parlé de ma retraite m'a déterminé à la faire entière, et à exécuter un projet dont vous avez été le premier confident. Je vous disois alors qu'en quelque lieu que je fusse je ne vous oublierois jamais; j'ajoute mainte- nant qu à ce souvenir si bien dû se joindra toute ma vie le regret de Tentretenir de si loin.
Permettez du moins que ce regret soit tempéré par le plaisir de vous demander et d'apprendre quelque- Ibis de vos nouvelles, et à réitérer de temps en temps les assurances de ma reconnoissance et de mon respect.
769. - A M. GUY.
Ecrite de Normandie, le 6 août 1767.
Remerciez mon excellente amie, madame de La Tour, de son petit billet, et dites-lui que les premiers épanouissements de mon cœur seront pour elle; je ne peux rien de plus quant à présent. Elle m'avoit envoyé son adresse, mais sa lettre est restée avec mes papiers , et il m'est impossible de m'en ressouvenir.
770. — A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Trye, le 12 août 1767.
Je suis affligé , monsieur , que vous me mettiez dans le cas d'avoir un refus à vous faire; mais ce que vous me demandez est contraire à ma plus inébran-
1 2 C O II U K i> I' () iN D A IV C If, .
lable résolution, mènie âmes engagements, et vous pouvez être assuré que de ma vie une ligne tle Jinoi ne sera imprimée de mon aveu. Pour ôicr même une fois pour toutes les sujets de tentation, je vous décK:ie que dès ce moment je renonce pour jamais à toute autre lecture qiie des livres de plantes , et même à celle des articles de vos lettres qui pourroient réveil- ler en moi des idées que je veux et dois étouffer. Après cette déclaration, monsieur, si vous revenez à la charge, ne vous offensez pas que ce soit inutilement.
Vous voulez que je vous rende compte de la ma- nière dont je suis ici. INon, mon respectable ami; je ne décliireiai pas votre noble cœur par un semblable récit. Les traitements que j'éprouve en ce pays de la part de tous les habitants sans exception , et dès l'in- stant de mon arrivée, sont trop contraires à l'esprit de la nation et aux intentions du grand prince qui ma donné cethospico, pour que je les puisse imputer qu'à un esprit de vertige dont je neveux pas même recher- cher la cause. Puissent-ils rester ignorés de toute la terre ! et puissé-je parvenir moi-même à les regarder comme non avenus !
Je fais des vœux pour l'heuieux voyage de ma bonne et belle compatriote que je crois déjà partie. Je suis bien fier que madame la comtesse ait daigné se rappeler un homme qui n'a eu qu'un moment l'hon- neur de paroître à ses yeux, et dont les abords ne sont pas brillants; elle auroittrop à faire s'il fcilloit qu'elle gardât un peu des souvenirs qu'elle laisse à quiconque a eu le bonheur de la voir. Recevez mes plus tendres embrassements.
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77 1 . - A M»"' LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Tiye, le 16 août 1767.
Je compte si parfaitement, madame la maréchale , sur la continuation de toutes vos bontés pour moi , que je viens y recourir avec la plus parfaite confiance , eu vous suppliant d'obtenir de M. le prince de Conti la permission de quitter ce séjour sans encourir sa disgrqce. J'ose désirer encore de savoir si le gouver- nement approuve, ou non, que je m'établisse dans quelque coin du royaume, où je puisse vivre et mourir en paix , sous la protection de son altesse , ou si je dois continuer ma route pour chercher un asile ailleurs. Je vous conjure, madame la maréchale, par une mémoire respectable et si chère à votre cœur, de vouloir pren- dre les informations nécessaires pour me tirer de 1 in- certitude où je suis sur ce qu'il m est permis de faire; car ma résolution est de n'accepter plus de loge- ment gratuit chez personne. Le grand prince qui a bien-voulu m'en accorder un sera mon dernier hôte , et je crois devoir à 1 honneur qu'il m'a fait de n'en ac- cepter plus de personne un semblable. Mais , pour oserme donner un asile indépendant, il faut, quelque obscur et reculé qu'il soit, et quelque incognito que je ;;arde, que j'aie quelque sûreté d'y être laissé en paix. Ah! madame, que je vous doive le repos des derniers jours de ma vie; il m'en paroitra cent fois plus doux !
24 COIU'.ESPONDA.NCE.
772.— A M. LE iMARQllS DE MIRABEAU.
Ce 22 août 1767.
Je vous dois bien des reraerciements, monsieur, pour votre dernière lettre, et je vous les fais de tout mon cœur. Elle m a tiré d une grande peine ; car , vous étant aussi sincèrement attaché que je le suis, je ne pouvois rester un moment tranquille dans la crainte de vous avoir déplu. Grâces à vos bontés, me voilà tranquillisé sur ce point. Vous me trouvez grognon ; passe pour cela : je réponds du moins que vous ne me trouverez jamais ingrat; mais n'exigez rien de ma dé- férence et de mon amitié contre la clause que j'ai le plus expressément stipulée; car je vous confirme, pour la dernière fois , que ce seroit inutilement.
J'ai tort de n'avoir rien mis pour M. l'abbé ; mais ce tort n'est qu'extérieur et apparent, je vous jure. Il me semble que les hommes de son ordre doivent deviner l'impression qu'ils font sans qu'on la leur témoigne. La raison même qui m'empéchoit de ré- pondre à sa politesse est obligeante pour lui, puisque c'étoit la crainte d être entraîné dans des discussions que je me suis interdites, et 011 j'avois peur de n étic pas le plus fort. Je vous dirai tout franchement que j'ai parcouru chez vous quelques pages de son ou- vrage, que vous aviez négligemment laissé sur le bu- reau de M. Garçon, et que, *sentant que je mordois un peu à l'hameçon, je me suis dépéché de fermer le livre avant que j'y fusse tout-à-fait pris. Or, prêchez et patrocinez tout à votre aise, je vous promets que
ANNÉE 1767. 25
je ne rouvrirai de mes jours, ni celui-là , ni les vôtres , ni aucun autre de pareil acabit : hors l'Astrée, je ne veux plus que des livres qui m'ennuient, ou qui ne parlent que de uiou foin.
Je crains bien que vous n'ayez deviné trop juste sur la source de ce qui se passe ici , et dont vous ne sauriez même avoir Tidce; mais tout cela n'étant point dans l'ordre naturel dos choses ne fournit point de conséquence contre le séjour de la campagne, et ne m'en rebute assurément pas. Ce qu il faut fuir* n est pas la campagne, mais les maisons des grands et des princes qui ne sont point les maîtres chez eux, et ne savent rien de ce qui s'y fait. Mon malheur est , pre- mièrement, d'habiter dans un château, et non pas sous un toit de chaume, chez autrui , et non pas chez moi , et surtout d'avoir un hôte si élevé , qu'entre lui et moi il faut nécessairement des intermédiaires, .le sens bien qu'il faut me détacher de l'espoir d'un sort tranquille et d'une vie rustique ; mais je ne puis m'em- pécher de soupirer en y songeant. Aimez-moi et plai- gnez-moi. Ah! pourquoi faut-il que j'aie fait des livres ! j'étois si peu fait pour ce triste métier ! J'ai le cœur serré , je finis et vous embrasse,
773. — A M. D'IVERNOTS.
Au château de Trye, ce 2^ août 1767.
Je n'ai reçu que depuis peu de jours ,*mon bon ami, votre lettre du 20 mai , adressée à Wootton : elle étoit dans le plus triste état du monde, à demi brûlée, et paroissant avoir été ouverte plusieurs fois : les pièces
'-?6 CORRESPONDAiSCE.
<jiie VOUS y avez jointes, ayant {jrossi le paquet, ont augmenté la curiosité. Je ne sais pourquoi vous vous obstinez à in'envoyer de pareilles pièces; peine qui ne peut servir de rien, ni à vous, ni à moi, ni à personne, et qui empêchera toujours que vos lettres ne me par- viennent fidèlement. Quand vos affaires seront accom- modées, apprenez-le-moi pour consoler mon cœur: jusque-là ne me parlez que de vous.
Lorsque je doutois que vous vinssiez me voir à Woofton, ce n'étoit pas de votre volonté que j'étois en peine, mais bien des obstacles que vous trouve- riez d Texécuter: sovez persuadé que, si vous m'étiez venu voir en Angleterre, de quelque manière que vous vous v fussiez pris, vous n'auriez point passé Londres. Si jamais la concorde renaît parmi vous, j'ai lieu d'espérer que n'ayant plus à courir si loin , vous aurez moins de difficultés à me rejoindre : M. du Peyrou vous en indiquera les moyens quand il sera temps, et soyez sûr que l'espoir de vous embrasser est un de ceux qui me font encore aimer la vie.
Je ne sais comment j'avois oublié de vous rendre compte de l'affaire dont vous m'aviez chargé à Berlin ; j aurois juré de vous en avoir rendu compte il y a long-temps ; car, dans mon premier moment de relâ- che, j'écrivis à cet effet à milord Maréchal; c'étoit précisément quand M. ^lichel venoit d'être nommé. Milord me répondit qu'il étoit allé exprès à Berlin pour parier aux ministres de votre affaire; qu il falloit nécessairement que vous vous adressassiez directe- ment a eux ou au vice-gouverneur; que, depuis la nomination du dernier, il ne lui convenoit j)lus de
se mêler d aucune affaire qui regardât Neuchâiel en aucune sorte; qu il avoit refusé au colonel Chaillet de se mêler d'une affaiic pareille à celle qu'il venoit de proposer à ma sollicitation, et qu il me prioit de ne plus me charger à l'avenir de recommandations auprès de lui, de quelque espèce qu'elles pussent être. Je ne doute pas qu'en vous adressant directement au ministère, votre affaire ne passât sans difficulté, d'au- tant plus qu'elle a' déjà été proposée, et qu'on est tou- jours bien venu dans cette cour-là quand on se pré- sente avec de largent. En partant de l'île de Saint- Pierre, je laissai vos papiers avec tous les miens à M. du Peyrou , des mains de qui vous les retirerez sans difficulté , quand il vous plaira.
Je n'ai laissé nids papiers à l'île de Saint-Pierre qu'il m'impoite de ravoir; mais comme j'aime tou- jours mieux qu'ils soient en mains amies qu en d au- tres, si vous voulez les retirer en mon nom, vous n'avez qu'à m envover la formule du billet qu'il faut que je fasse pour cela,' et je vous l'enverrai sans délai.
Comme, lorsque vos affaires publiques seront ter- minées, vous pourriez avoir quelque vovage à faire dans le pays où je suis, sans passer par ISeuchàtel, je vous préviens que , si de Paris vous pouvez vous rendre au château de Trye, près de Gisors, et de- mander M. Renou, il vous donnera de mes nouvelles sûres. Gisors est à quinze petites lieues de Paris, et il y a un carrosse public qui part de Gisors tous les mer- credis, et de Paris tous les samedis, et fait la route en été dans un jour. Je vous embrasse, mon bon ami.
28 CORRESPONDANCE.
de tout mon cœur, ainsi que tout ce qui vous est cher, et tous nos amis.
M. du Peyrou étant tombé malade à Paris, cette lettre a été prodigieusement retardée.
Ce 8 novembre.
Autre retard bien plus long; M. du Peyrou étant retombé malade ici, et y ayant été retenu plus de deux mois, vous pouvez juger si ces longs retards me tiennent en inquiétude, et me rendent vos promptes nouvelles nécessaires , sur les tristes choses que j apprends.
774. — A M. DU PEYROU.
Le 8 septembre 1767.
J'ai reçu avant-hier au soir votre lettre du 3 ; malgré Toubli , elle avoit été décachetée ; mais Tenveloppe à milord Maréchal, qu il a eu l'imprudence de me lais- ser , ne 1 avoit point été. Que cela vous serve de régie quand vous m'écrirez. Je prendrai le parti de porter moi-même cette lettre à la poste; mais, comme cela sera remarqué, et qu'on y pourvoira pour la suite, je n'y reviendrai pas , et je vous dirai tout dans celle-ci.
Que j'ai craint cette cruelle goutte, cruelle pour l'un et pour l'autre , pour moi surtout à divers égards ! J'espère encore que cette atteinte n'aura pas de suite, et ne vous empêchera pas de me venir voir. Mon ex- cellent et cher hôte , ce sera la dernière fois que nous nous verrons ; j'en ai le pressentiment trop bien fondé. Puisse ce dernier des heureux moments de ma vie
ANNÉE 1767. 29
achever de vous dévoiler le cœur de votre ami ! Coin- det fera tous ses efforts j30ur venir avec vous; évitez ce cortège ; après ce que je sais, il empoisonneroit mes plaisirs. J'étois sûr que , puisque vous jugiez à propos de le consulter sur votre route, il feroit en sorte de nous dégoûter de venir ici directement. Il vous aura embarrassé de traverses inutiles et de faus- ses difficultés des maîtres de poste. Gardez sa lettre, et montrez cet article à gens instruits, vous verrez ce qu'ils vous diront.
Mon cher hôte , vous m avez perdu sans le vouloir, sans le savoir, et bien innocemment, mais sans res- source. Le concours fortuit de mon voyage ici et du vôtre en Hollande a passé chez mes persécuteurs pour une affaire arrangée entre nous. On vous a cru chargé d'une négociation avec Rey. Le papier que vous avez adressé pour moi à Coindet par son canal les a encore effarouchés ; leur conscience agitée alarme leurs têtes , et leur persuade toujours que j'écris. Connoissant si peu le charme d'une vie oisive, soli- taire et simple, ils ne peuvent croire que c est tout de bon que j'herborise , que ces papiers et ces petits li- vres étoient destinés à coller et dessiner des plantes I sur le transparent; et j'ai vu clairement que Coindet, à qui j'ai parlé de cet emploi que j'en voulois faire, n'en a rien cru. Tous ses propos , toutes ses manœu- vres, m'ont dit tout ce qui se passoit dans son ame et qu'il croyoitbien caché ; et ce Coindet, qui se croit si fin, n'est qu'un fat. Fiez-vous encore moins qu à lui à la dame à qui il vous a présenté , et dont il est , envers moi , l'ame damnée. Elle m'a trompé six ans ;
3o OOnilESPONDANCE.
11 y en a deux qu'elle ne uie trompe pins, et j'avois tout-à-rait rompu avec elle. M. le prince de Conti , qui ne sait rien de tout cela , et poussé j)arquelqu un qui, pour mieux cacher son jeu , montre avoir peu de liai- son avec elle, m'a remis, pour ainsi dire , entre ses mains , comme en celles d'une amie , et elle fait usa^je de ce moyen pour m achever. De mon côté , profitant enfin de vos avis , je feins de ne rien voir; en m'étouf- fant le cœur, je leur rends caresses pour caresses. Ils dissimulent pour me perdre, et je dissimule pour me sauver ; mais, comme je n'y y^^gne rien, je sens que je ne saurois dissimuler encore long-temps; il faut tôt ou tard que lorage crève. Tout ceci vous surprend trop pour pouvoir le croire. Vous vous rappelez le voyage auprès de moi, 1 argent offert , le passe-port; et, ne devinant pas à quoi tout cela étoit destiné, votre honnête cœur demeure incrédule; soit : je ne de- mande pas à vous persuadei" quant à présent ; mais je demande que vous suspendiez les actes de votre confiance en elle pour ce qui me regarde, en atten- dant que vous sachiez si j'ai tort ou raison.
Je crois que M. le prince de Conti et madame de Luxembourg, me voyant menacé de bien des dangers, ont voulu sincèrement m en mettre à couvert, en s as- surant, à la vérité , de moi par des entours qui n'ont pas paru suffisants aux deux dames pour rassurer leur ami. On a donc suscité contre moi toute la maison du prince, les prêtres , les paysans, tout le pays. On n'a pas douté , connoissant la fierté de mon caractère, f[ue je ne me dérobasse à l'opprobre avec prompti- tude et indignation. C'est ce que j'ai cent fois voulu
ANNÉE 1767. 3r
faire, et que j aiirois lait à la 6n peut-être, si ma pau- vre sœur, la raison, et une rechute de ma maladie, n'étoient venues à mon secours. Madame de V. , qui ne m'a vu venir qu'à regret , n'a pu déguiser assez , ni Coindet non plus , leur extrême désir de m'en voir sortir. Cet empressement , si peu naturel à des amis dans ma position, m'a fait ouvrir les yeux, et ma rendu patient et sage. Ma sœur , le seul véritable ami qu'avec vous j aie dans le monde , et qu'à cause de cela mes ennemis ont en haine, me disoit sans cesse, quoiqu elle portât la plus grande et plus sensible part des outrages: Attendez^ souffrez^ et pienez patience, le prince ne vous abandonnera pas. Voulez-vous donner à vos ennemis V avantage qu'ils demandent., de a^ier nue vous ne pouvez durer nulle part? Les sages discoui's de cette pauvre fille étoient renforcés par la raison. Où aller? Où me réfugier? Où trouver un plus sûr abri contre mes ennemis? Où ne m'atteindront-ils pas, s'ils m'atteignent ici même? Où aller aux approches de l'hiver , et sentant déjà les atteintes de mou mal? Une dernière réflexion m'a décidé à tout souffrir, et à res- ter, quoi qu'on fasse. Si l'on ne vouloit que s'assurer de moi , c est ici qu il me faiidroit laisser ; car j'y suis à leur merci, pieds et poings liés : mais on veut abso- lument m'attirer à Paris ; pourquoi? je vous le laisse à deviner. La partie sans doute est liée : on veut ma perte , on veut ma vie, pour se délivrer de ma garde une fois pour toutes. Il est impossible de donner à ce qui se passe une autre explication. Ainsi , rien ne pourra me tirer d ici que la force ouverte. Outrages, ignominie , mauvais traitements , j'endurerai tout, et
32 CORRESPONDANCE,
je me suis déterminé J'y périr. Moa Dieu ! si le public éioit instruit de ce qui se passe, (juelle indifjnation pour les François, qu'on les fît les satellites des An- glois pour assouvir la raye d'un Ecossois, et qu'on les forçât de me punir eux-mêmes d'avoir cherché chez eux un asile contre la barbarie de leurs ennemis na- turels !
Voilà des explications qu'il falloit absolument vous donner, pour régler votre conduite à mon égard au milieu de mes ennemis qui vous trompent, et pour vous éclairer sur les vrais services que votre amitié peut me rendre dans 1 occasion. J'espère que vous pourrez venir. Vous devez sentir combien mon cœur a besoin de cette consolation ; si je la perds , que j'aie au moins celle de voir voire ami M. deLuze. S il vous porte mes derniers embrassements , je me console et me résigne. Mais lequel des deux qui vienne, qu'il tâche surtout de venir seul. J'ai demandé permission à M. le prince de Conti de vous recevoir dans son châ- teau. Je n'ai point de réponse encore ; si vous arrivez avant elle , il convient de loger à Gisors ; il n'y a que demi-lieue dici, et nous pourrons également passer les journées ensemble. Si je puis vous recevoir au châ- teau, votre laquais sera logé près de vous, et nous ferons en sorte qu il ne meure pas de faim. Je vous embrasse dans les plus tendres élans d'un cœur brisé d'affliction , mais tout plein de vous.
Marquez- moi la réception de cette lettre bien exac- tement et promptement ; mais n'entrez dans aucun des articles qu'elle contient. Présence ou rien ; souve- nez-vous de cela. Ah ! cette funeste goutte! Cher ami,
AVISÉE 1767. 3'»
quelque douloureuse qu'elle puisse être, elle vous fera moins de mal qu'à moi. Quand vous viendrez , vous ou M. de Luze, ne me prévenez point du jour dans vos lettres ; venez sans avertir , c'est le plus sûr.
775. — A M. DE SARTINE,
LIEIJTE>'ANT-GÉSÉRAL DE POLICE.
A Trye-le-Chàteau, le 9 seplembrp 1767.
Monsieur,
Permettez que j'aie l'honneur d exécuter près de vous Tordre exprès que m'a donné l'auteur d'un livre intitulé. Dictionnaire de mus icjue, parJ. J. Rousseau, qui s imprime chez la veuve Duchesne. Cet ordre est, monsieur, de m'opposer de sa part, comme je fais, à la publication de cet ouvrage qui porte son nom, jus- qu'à ce qu'il ait été de nouveau soumis à la censure , attendu que des passages raturés et rétablis dans le manuscrit peuvent faire naître des difficultés que le censeur , étant mort , ne pourroit lever , et que l'auteur veut prévenir. Vous êtes très humblement supplié , monsieur , d'arrêter ladite publication jusqu'à ce temps-là.
J'ai 1 honneur d'étje avec un profond respect,
Rendu.
XX.
34 CORr.ESPONDAÎSCE.
776.— A M. DU PEYROU.
Le 9 septembre 1767-
Aujourd'hui, mon cher hôte, j'écris à M. de Sar- tine et à Guy, pour arrêter la publication du Diction- naire jusqu'à ce qu'il ait été soumis derechef à la cen- sure. Vous pouvez comprendre que j'ai des raisons graves pour prendre cette précaution. Si cette cruelle {joutte vous laisse en état d'aller , voyez Guy sur-le- champ , je vous en supplie; sachez s'il a reçu ma let- tre , et s il se met en devoir d'en exécuter le contenu. Faites-moi passer sa réponse, et répondez-moi vous- même aussitôt que vous pourrez. Vous devez com- prendre que je ne serai pas à mon aise jusqu'au mo- ment où je recevrai des nouvelles de cette affaire. Si mon malheur veut que la goutte vous retienne, priez M. de Luze de vouloir bien se charger de ma com- mission , car elle ne souffre aucun retard. Donnez-moi de vos nouvelles ; aimez et plaignez votre ami ; c est tout ce que j'ai la force de vous dire. Adieu.
777. — A M^« LA MARQUISE DE MESMES.
Du 12 septembre 1767.
Je reconnois, madame, vos bontés ordinaires dans les soins que vous prenez pour me procurer un asile où l'on veuille bien ne pas m'interdire le feu et l'eau; mais je connois trop bien ma situation , pour attendre de ces soins bienfaisants un succès qui meprocurele repos après lequel j'ai vainement soupiré, et que je ne cherche plus parceque je ne l'espère plus.
AN^'t;E 1767- -^'-^
Vivement touché de rintéiêt que M. le comte de *'" veut bien prendre à mes malheurs, je vous supplie , madame, de vouloir bien lui faire passer les témoi- gnages de ma très humble reconnoissance; c'est vme de mes peines de ne pouvoir aller moi-même la lui té- moigner : mais quant au voyage ici que son excellence daigne proposer, je ne suis pas assez vain pour en ac- cepterToffre, etceshonneursbruyants ne conviennent plus à l'état d'humiliation dans lequel je suis appelée finirmes jours : je ne crois pas non plus qu'il convienne de risquer auprès de M. le comte de ***, ni auprès de personne, aucune demande en ma faveur, puisque ce ne seroit qu'aller chercher d infaillibles refus qui ne feroient qu'empirer ma situation, s il étoit possible.
Le parti que j'ai pris d'attendre ici ma destinée est le seul qui me convienne, et je ne puis faire aucune espèce de démarche sans aggraver sur ma tête le poids de mes malheurs; je sais que ceux qui ont entrepris de me chasser d'ici n'épargneront aucune sorte d'ef- forts pour y parvenir ; mais je les attends ; je m'y pré- pare, et il ne reste plus qu'à savoir lesquels auront le plus de constance, eux pour persécuter, ou moi poui' souffrir. Que si la patience m'échappe à la fin, et que mon courjige succomlje, mon parti en pareil cas est encore pris : c'est de m'éloigner, si je peux, de l'orage qui m'accable ; mais sans empressement , sans pré- caution, sans crainte, sans me cacher, sans me mon- trer, et avec la simplicité qui convient à 1 innocence. Je considère, madame, qu'ayant près de soixante ans, accablé de malheurs et d infirmités, les restes de mes tristes jours ne valent pas la fatigue de les mettre à
)6 COilRESI'O.NDA.NCE.
coin oit : je ne vois plus rien clans cette vie qui puisse me flatter ni me tenter; loin d'espérer quelque chose, je ne sais pas même que désirer. L'amour seul du repos me restoit encore ; Tespoir m'en est ôté : je n'en ai plus d autre ; je n'attends plus , je n espère plus que la fin de mes misères : que je l'obtienne de la nature ou des liommes, cela m'est assez indifférent; et, de quelque manière qu'on veuille disposer de moi , Ton me fera toujours moins de mal que de bien. Je pars de cette idée , madame ; je les mets tous au pis , et je me tran- quillise dans ma résignation.
Il suit de là que tous ceux qui veulent bien s'inté- resser encore à moi doivent cesser de se donner en ma faveur des mouvements inutiles : remettre , à mon exemple , mon sort dans les mains de la Provi- dence , et ne plus vouloir résister à la nécessité , voilà ma dernière résolution ; que ce soit la vôtre aussi, madame, à mon égard, et même à l'égard de cette chère enfant que le ciel vous enlève sans qu'au- cun secours humain puisse vous la rendre; que tous les soins que vous lui rendrez désormais soient pour contenter votre tendresse et la lui montrer, mais qu'ils ne réveillent plus en vous une espérance cruelle qui donne la mort à chaque fois qu'on la perd.
778.— A M. DU PEYROU.
Le 12 septembre 17C7.
Vous me consolez beaucoup, mon cher hôte , par votre lettre du 9 ; car j'en avois reçu une auparavant de M. Coindet, qui m'avoit appris vos vives souf-
ANNÉE 17^7. 37
frances; et même j'en ai leçu de lui une autre du 10. qui ne me permet de me livrer qu'avec crainte à l'es- poir que vous me donniez la veille , puisqu'il me mar- (Tue que vous êtes toujours le même. Ne me trompe/ pas, mon très aimable hôte, sur votre état, quel qu'il soit ; car l'incertitude et le doute me tuent, et me font toujours les maux pires qu'ils ne sont. Quand vous serez en convalescence , donnez-vous tout le temps de vous bien rétablir où vous êtes ; et, quand vos forces seront suffisamment revenues pour aller à la campa- gne, venez ici passer une quinzaine de jours. Vous y trouverez un bon air, un beau pays, un logement au château, une terre bien garnie de gibier, et la per- mission de chasser autant que cela vous amusera. J'espère que ce vovage, après lequel je soupire avec passion, sera salutaire à l'un et à l'autre, et effacera jusqu'aux dernières traces des maux de votre corps et de mon cœur. Du reste, ne vous pressez point; rien ne périclite, et retardez plutôt de quelques jours pour pouvoir m'en donner davantage, que de vous exposer avant le parfait rétablissement. Vous pouvez m'avertir quelques jours d'avance, afin qu'on prépare votre chambre; ou si vous venez sans être attendu, que ce soit d'aussi bonne heure qu'il se pourra. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Je ne vois point d'inconvénient de me prévenir du jour où vous arriverez.
JO CORRESPOJSDANGE.
779. -AU MÊME.
Le 18 septembre 1767.
Je vous écrivis hier, mon cher hôte, en même temps quà.M. de Luze; et j'ai tellement égaré ma lettre, qu'il m'est impossible de 1r retrouver. Je ne sais pas même quand celle-ci pourra partir, n'étant pas en état aujourd hui de la porter moi-même à Gisors, et trouvant très difficilement des exprès pour y envoyer. En vous marquant la joie que m'avoit causée la vue de votre écriture, je vous grondois de vous être fatigué à écrire trois pages. Trois lignes dans votre état suffisent pour me tranquilliser; et non seu- lement vous devez garder le lit jusqu à ce que vous soyez bien délivré, mais ménager votre attention et vos forces pour vous mettre en état de venir ici plus tôt achever de vous rétablir. Par le cours que prend votre goutte, il me semble qu'elle veuille se trans- former en scia tique. Ordinairement les douleurs de celle-ci sont moindres; et je sais par l'exemple de mon défunt ami Gauffecourt, qui s en étoit guéri, qu'on s'en débarrasse plus aisément.
Vous me donnez d'excellentes nouvelles qui me font grand plaisir. Je suis bien aise que vous ayez en main toutes les pièces sur lesquelles vous pourrez juger à loisir si je suis timbré ou non; mais il est très vrai que je n'avois pas compté que le tout vous revînt si facilement.
Je ne me sens pas bien depuis quelque temps, et je crains de payer le long relâche dont j'ai joui. M. Hume
ANNÉE 1767. 39
a dit partout que M. de Luze lui avoit assuré que je ii'avois point de maladies. Le frère Côoie, ni Morand , niMalouin, etc., ne sont sûrement pas là-dessus de Tavis de M. de Luze; et malheureusement, en ce mo- ment surtout, j'en suis encore moins. Si les peines de lame remédioient aux maux du corps, je devrois me porter à merveille. Mais du courage et un ami sont un grand remède aux premières, au lieu qu'il n v a de remède aux dernières que la patience et la mort. J ap- prends que Robert, peu content de George, n'est pas non plus fort à son aise. Il faut espérer qu'enfin tout changera ou finira.
Bonjour, mon cher hôte; donnez-moi de vos nou- velles ; mais si vous écrivez vous-même, quatre lignes suffisent. Entre nous, les mots d'amitié n'ont plus besoin de se dire. Deux mots sur les affaires , et quatre sur la santé. Voilà tout.
J'envoie cette lettre aujourdhui, ainsi elle doit vous arriver demain.
780. — AU MÊME.
Le 21 septembre 176-.
Pas un mot de vous, mon très cher hôte, depuis plus de huit jours! Que ce silence m'inquiète! Seroit- ce une rechute? M. de Luze n auroit-il pas eu du moins la charité de m'écrire un mot? Quelque lettre seroit-elle égarée? J'ai écrit à M. de Luze dans la se- maine; je vous avois écrit le même jour. Je perdis ma lettre; je vous écrivis le lendemain. Mon Dieu! être si proche, vous savoir malade, et ne point apprendre de
4o CORRESI'OKDANCE.
VOS nouvelles! Que sera-ce donc quand nous serons éloignés? Si de quelques jours je n'apprends rien de vous, je prendrai le parti d'envoyer un exprès à Paris, si j'en trouve, car c'est encore une autre difficulté. Que je suis à plaindre!
M. le prince de Conti , qui devoit venir ici la semaine dernière, n'est point venu. Il a pris la peine de m'é- crire pour me marquer la cause de son retard, et m'annoncer son voyage pour la semaine prochaine, j aurois passionnément désiré que vos forces vous eussent permis de venir ici pour le même temps, afin d'avoir le plaisir de vous présenter à lui. Cependant, comme il est très dangereux de se déplacer, après une pareille attaque , avant le plus parfait rétablissement , gardez-vous d'anticiper sur votre convalescence; mais, mon ami, donnez-moi de vos nouvelles, ou je ne sais ce que je ferai.
781. — AU MÊME.
27 septembre 1767.
Vous pouvez, mon cher hôte, juger du plaisir que m'a fait votre dernièrelettre , par l'inquiétude que vous avez trouvée dans ma précédente, et que vous blâmez avec raison : mais considérez qu'après tant de longues agitations si propres à troubler ma tête , au lieu du repos dont j'avois besoin pour la raffermir, je me trouve ici submergé dans des mers d'indignités et d'iniquités, au moment même où tout paroissoit con- courir à rendre ma retraite honorable et paisible. Cher ami 1 si avec un cœur malheureusement trop sensible ,
ANNÉE 1767. 4ï
et SI cruellement et si continuellement navré, il reste dans ma tête encore quelques fibres saines, il faut que naturellement le tout ne fût pas trop mal conformé. Le seul remède efficace encore , et dont j'ose espérer tout , est le cœur d'un ami pressé sur le mien: venez donc; je n'ai que vous seul , vous le savez ; c'est bien assez ; je n en re^jrette qu un, je n'en veux plus d autre : vous serez désormais tout le genre humain pour moi. Venez verser sur mes blessures enflammées le baume de l'amitié et de la raison : l'attente de cet élixir salutaire en anticipe déjà l'effet.
Ce que vous me marquez de Neuchâtel n'est pas un spécifique bon pour mon état ; je crois que vous le sen- tez suffisamment ; et malheureusement mes devoirs sont toujoiu's si cruels , ma position est toujours si dure , que j'ose à peine livrer mon cœur à ses vœux secrets , entre le prince qui m'a donné asile, et les peuples qui m'ont persécuté.
M. le prince de Conti n'est point encore venu ; j'ignore quand il viendra ; on l'attendoit hier. Je ne sais ce qu'il fera ; mais je lis dans la contenance des comploteurs qu'ils craignent peu son arrivée ; que leur partie est bien liée , et qu'ils sont sûrs , malgré leur maître , de parvenir à me chasser d'ici. Nous verrons ce qu'il en sera ; je crois que c'est le cas de i'a'irepouf: ils ne s'y attendent pas.
I.e parti que vous prenez de ne sortir du lit que parfaitement rétabli est très sage ; mais il ne faut pas sauter trop brusquement de vos rideaux dans la rue , cela seroit dangereux : faites mettre des nattes dans votre chambre, au défaut de tapis de pieds ; donnez-
42 CORRESPONl^ArsCt.
vous le temps de vous bien rétablir , avant tie songer à venir, et en attendant arrangez tellement vos af- faires, que vous n ayez à partir d'ici que quand vous vous y ennuierez : faites en sorte de vous laisser maître de tout votre temps; je ne puis trop vous recommander cette précaution : j'aime mieux vous avoir plus tard, et vous garder plus long-temps. En- fin , je vous conjine derechef, avec instance, de pour- voir si bien d'avance à toute chose, que rien ne puisse vous faire partir d ici que votre volonté.
Nous avons ici des échecs, ainsi n'en apportez pas, mais, si vous voulez apporter quelques volants, vous ferez bien , car les miens sont gâtés ou ne valent rien : je suis bien aise que vous vous renforciez assez aux échecs pour me donner du plaisir à vous battre; voilà tout ce que vous pouvez espérer ; car , à moins que vous ne receviez avantage, mon pauvre ami, vous serez battu, et toujours battu. Je me souviens qu'ayant 1 honneur de jouer, il v a six ou sept ans, avec M. le prince de Conti, je lui gagnai trois parties de suite, tandis que tout son cortège me faisoit des grimaces de possédés : en quittant le jeu, je lui dis gravement: Monseigneur, je respecte trop votre altesse pour ne pas toujours gagner. Mon ami, vous serez battu , et bien battu ; je ne serois pas même fâché que cela vous dégoûtât des échecs, car je n'aime pas que vous pre- niez du goùi pour des amusements si fatigants et si sédentaires.
A propos de cela , parlons de votre régime ; il est bon pour un convalescent, mais très mauvais à pren- dre à votre âge, pour quelqu'un qui doit agir et mar-
AIVNKE 1767. 43
cher beaucoup : ce ré^jiine vous alfoiblira et vous ôtera le goût de l'exercice. Ne vous jetez point comme cela, je vous en conjure , dans les extrêmes systématiques; ce n'est pas ainsi que la nature se mène : croyez-moi , prenez-moi pour le médecin de voire corps, comme je vous prends pour le médecin de mon ame ; nous nous en trouverons bien tous deux. Je vous préviens même qu il me seroit impossible de vous tenir ici aux légumes , attendu qu il y a ici un grand potagei* d'où je ne saurois avoir un poil d herbe , parceque son altesse a ordonné à son jardinier de me fournir de tout : voilà , mon ami, comment les princes, si puis- sants et si craints où ils ne sont pas , sont obéis et craints dans leur maison. Vous aurez ici d excellent bœuf, d excellent potage , d'excellent gibier. Vous mangerez peu ; je me charge de votre régime, et je vous promets qu en partant d ici vous serez gras comme un moine , et sain comme une bête ; car ce n'est pas votre estomac , mais votre cervelle que je veux mettre au régime frugivore. Je vous ferai brou- ter avec moi de mon foin. Ainsi soit-il. Bonjour.
Mille choses de ma part à M. de Luze. Hélas! avec qui nous nous sommes vus! dans quel moment nous nous sommes quittés ! Ne nous reverrons-nous point?
782. — AU MÊME.
Ce lundi 5 octobre 1767.
Je vous écris , mon cher hôte , un mot très à la hâte , pour vous proposer si, avant de venir ici, vous ne pourriez point aller voir Robert, sans le prévenir de
44 CORKEbPOKDANCE.
votre visite, afin que nous en ayons des nouvelles sûres. Du reste , rien ne me paroît pressé, ni pour lui , ni pour inoi : donnez-vous tout le temps de reprendre vos forces et de vous accoutumer à l'air. Je ne puis vous dire à quel point la brièveté du temps que vous pouvez me donner m'afflige; je vous conjure au moins , de prendre toutes les mesures possibles pour pouvoir le prolonger autant qu'il dépendra de vous. Mon cher hôte, je suis peut-être appelé au malheur de vieillir, mais tout me dit que le jour où vous me quitterez sera le dernier où j'aurai souhaité de vivre. Je vous envoie une liste que j'avois faite de livres de botanique que je voulois acquérir à loisir; comme elle est considérable, et que les livres sont chers, je souhaiterois seulement d'acquérir, s'il étoit possible, un ou deux des quatre ou cinq premiers. Si, dans quelqu'une de vos courses, vous pouviez, à l'aide de Panckoucke, recouvrer surtout le premier, vous me feriez un très grand plaisir. Il n'y a presque point de livres de botanique chez les libraires de Paris, et l'on y est très barbare sur cet article; cependant, je crois que Didot le jeune ou Chevalier en ont quelques-uns. Sans vouloir compter avec vous à la rigueur, ce qui me seroit bien impossible, je vous prie pourtant de tenir toujours note exacte de vos déboursés pour moi , afin de me laisser la liberté de vous donner les com- missions. Je vous embrasse.
783. — AU MÊME.
9 ortobre 1767.
Je vous écris un mot à la hâte pour vous dire que le patron de la case est venu ici mardi , seul, et n'a point chassé; de sorte que j'ai profité de tous les mo- ments que ce grand prince, et, pour plus dire, que ce digne homme a passé ici : il me les a donnés tous. Vous connoissez mon cœur; jugez comment j'ai senti cette grâce : hélas! que ne peut-il voir le mal et en couper la source ! mais il ne me reste qu à me résigner ; et c'est ce que je fais aussi pleinement qu'il se peut.
Cher hôte, venez : nous aurons des légumes , non pas de son jardin, car il n en est pas le maître; mais un bon-homme qu on trompoit s'est détaché de la ligue, et je compte m'arranger avec lui pour mes four- nitures, que je n'ai pu faire jusqu'ici, ni sans payer, ni en payant. Samedi, soupant avec son altesse, je mangeai du fruit pour la seule fois depuis deux mois : je le lui dis tout bonnement; le lendemain, il m'en- vova le bassin qu'on lui avoit servi la veille, et qui me fit grand plaisir ; car il faut vous dire que je suis ici environné de jardins et d'arbres, comme Tantale au milieu des eaux. Mon état à tous égards ne peut se représenter; mais venez: il changera du moins tandis que vous serez avec moi.
Votre précaution d'aller par degrés est excellente ; continuez de même, et ne vous pressez point : mais je vous conjure de si bien faire , que vous vous pressiez encore moins de pcii tir d'ici quand vous y serez. Vous
46 COIIRESPONDAÎSCE.
faites très bien de porter à vos pieds vos nattes et vos tapis de pied : la façon dont vous me proposez cette terrible énigme m'a lait mourir derire;jesuisrOEdipc qui fera 1 effort de la deviner , c est que vous ave/ des pantoufles de laine garnies de paille : si vos attaques d'échecs sont de la force de vos énigmes, je n'ai qu'à me bien tenir. Bonjour.
Les oreilles ont dû vous tinter pendant que son altesse étoit ici. Bonjour derechef; je ne croyois écrire qu'un mot, et je ne saurois finir.
784. — A M. DUTEISS.
16 ortobre 1767.
Puisque M. Dutens juge plus commode que la petite rente qu il a proposée pour prix des livres de J. .1. Rousseau soit payée à Londres , même pour cette année, où cependant l'un et l'autre sont en ce pays , soit. Il V aura toutefois , sur la formule de la lettre de change qu'il lui a envoyée, un petit retranchement à faire, sur lequel il seroit à propos que M. Frédéric Dutens fût prévenu ; c'est celui du lieu de la date : car quoique Rousseau sache tiès bien que sa demeure est connue de tout le monde, il lui convient cependant de ne point autoriser de son fait cette connoissance. Si cette suppression pouvoit faire difficulté , M. Du- tens seroit prié de chercher le moyen de la lever, ou de revenir au paiement du capital, faute de pouvoir établir commodément celui de la rente.
J. J. Rousseau a laissé entre les mains de M. Da- venport un supplément de livres à la disposition de M. Dutens , pour être réunis à la masse.
A.s:sKE 1767. 47
78:). — A M. DU PEYROU.
Le 17 octobre 1767.
J'ai , mon cher hôte , votre lettre du 1 3 , et j'y vois, avec la plus grande joie , que vos forces revenues gra- duellement, et par là plus solidement, vous mettent en état de faire à Paris le grand garçon ; mais je vou- drois bien que vous n'y fissiez pas trop Thomme, et que vous vinssiez ici affermir votre virilité , de peur d'être tenté de Texercer où vous êtes. Vous me pa- roissez en train d'abuser un peu de la permission que je vous ai donnée d y prolonger votre séjour. Ecou- tez; j'ai bien mesuré cette permission sur les besoins de votre santé, mais non pas sur ceux de vos plaisirs, et je ne me sens pas assez désintéressé sur ce point pour consentir que vous vous amusiez à mes dépens. Ne venez pas, après vous être solacié à Paris tout à votre aise, me dire ici que vous êtes pressé de partir, que vos affaires vous talonnent, etc. ; je vous avertis qu'un tel langage ne prendroit pas du tout; que, sur ce point, je n'entendrois pas raillerie ; et que j ai tout au moins le droit d'exiger que vous ne soyez pas plu.s pressé de partir d'ici , que vous ne l'avez été d'y venir. Pensez à cela très sérieusement , je vous prie ; et faites surtout les choses d'assez bonne grâce pour mériter que je vous pardonne les huit jours dont vous avez eu le front de me parler. Au premier moment où vous vous déplairez ici, partez-en, rien n'est plus juste, mais arrangez-vous de telle sorte qu'il n'v ait que l'en- nui qui vous en puisse chasser : j'ai dit.
48 COUKESPOJNDA.\Ci:.
Je ne suis pas absolument fàchc des petits tracas qu'a pu vous donner la recherche des livres de bota- nique ; promenades, diversions, distractions, sont choses bonnes pour la convalescence : mais il ne faut pas vous inquiéter du peu de succès de vos recher- ches; j'en étois déjà presque sur d'avance; et c'étoit en prévoyant qu'on trouveroit peu de livres de bota- nique à Paris , que j'en notois un yrand nombre pour mettre au hasard la rencontre de quelqu'un. H est étonnant à quel point de crasse ignorance et de bar- barie on reste en France, sur cette belle et ravissante étude , que l'illustre Linna?us a mise à la mode dans tout le reste de 1 Europe. Tandis qu'en Allemagne et en Angleterre les princes et les grands font leurs dé- lices de l'étude des plantes, on la regarde encore ici comme une étude d'apothicaire ; et vous ne sauriez croire quel profond mépris on a conçu pour moi. dans ce pays, en me voyant herboriser. Ce superbe tapis dont la terre est couverte ne montre à leurs yeux que lavements et qu'emplâtres, et ils croient que je passe ma vie à faire des purgations. Quelle sur- prise pour eux, s'ils avoient vu madame la duchesse de Portland , dont j'ai l'honneur d'être l'herboriste , grimper sur des rochers où j'avois peine à la suivre, pour aller chercher la chamœdjys frulescens et la saxi- fraga alpina .'Or;- pour revenir, il n'y a donc rien de surprenant que vous ne trouviez pas à Paris des livres de plantes ; et je prendrai le parti de faire venir d' ail- leurs ceux dont j aurai besoin.
Si M. de Luze n'est pas encore parti , comme je Tes. père , je vous prie de lui dire mille bonnes choses pour
AMNÉE I7G7. /^(j
moi, et Je Ten charger d autant pour madame de Luze. J'ose à peine vous parler de la bonne maman , sentant bien qu'en cette occasion ses vœux sont très opposés aux miens ; mais , en vérité , c'est presque la seule où je ne lui fisse pas, et même avec plaisir, le sacrifice de ma propre satisfaction*
Voilà l'heure de la poste qui presse ; le domestique attend et m'importune : il faut finir en vous embras- sant.
786. —A MADAME LATOUR.
Ce 29 octobre 1767.
Chère et respectable Marianne, ce n'est pas sans souffrir que je me suis abstenu si long-temps de vous écrire. Dans peu vous aurez de mes nouvelles par une voie sûre ; daignez attendre et ne pas mal penser de votre ami.
787. — A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Ce 12 décembre 1767.
Je consens de tout mon cœur, mon illustre ami , que vous fassiez imprimer, avec les précautions dont vous parlez, la lettre que vous m'avez fait 1 honneur de m'écrire, et je vous remercie de l'honnêteté avec laquelle vous voulez bien me demander mon consen- tement pour cela.
Vous voilà donc embarqué tout de bon dans les guerres littéraires : que j'en suis affligé , et que je vous plains! Sans prendre la liberté de vous dire là-dessus XX. 4
5o CORRESI'OKDAKCE.
rien de mon chef, j'oserai vous transcrire ici deux vers du Tasse que je me rappelle, euauxquels je n'a- jouterai rien :
Ciiatta € tua fjlorja ni somnio, e per iniianzi Ftiqqir le dubbie guerre a te convienc.
«
Je vous honore et vous embrasse , monsieur , de foiit mon cœur.
788.— A M. DU PEYROU.
Ce 6 janvier i j68.
J'étois, mon cher hôte, dans un tel souci sur votre voyage, que, tant pour retirer le paquet ci-joint, que je gavois être au bureau, que dans l'attente de votre lettre, la poste étant arrivée hier plus tard qu'à l'or- dinaire, j'envoyai trois fois de suite à Gisors : enfin je la reçois cette lettre si impatiemment attendue; et, après l'avoir déchirée pour l'ouvrir plus vite, au lieu du détail que j v cherchois, j'y vois pour début celui du départ de mes lettres. Mon Dieu ! qu'en le lisant vous me paroissiez haïssable! Ma foi, si c'est là de la politesse, je la donne Mi diable de bien bon cœur.
Enfin vous voilà heureusement arrivé, malgré ce premier accident dont 1 histoire m'-eùt fait trembler, si votre lettre n'eût été datée de Paris. Convenez qu'en ne moment-ià vous dûtes sentir qu'il n'est pas inutile à un convalescent d'avoir avec soi un ami en route, et qu au fond du cœur vous m'avez su gré de ma tri- cherie. Voilà les seules que je sais faiJ'e, mais je ne m'en corrigerai pas.
ANNÉE 1768. 5l
Je suis très charmé que vous soyez content de vos petits repas tête à tête, et je désire extrêmement que vous preniez Ihabitude de diner en ville le moins qu il se pourra , d'autant plus que le froid terrible qu'il fait, et dont rinfluence m'est bien cruelle, la neige abon- dante par laquelle il se terminera probablement, doi- vent vous empêcher de songer à votre départ jusqu'à ce que le temps s'adoucisse, et que les chemins de- viennent praticables; quoique je vous avoue bien que votre long séjour à Paris ne me laisseroit pas sans in- quiétude, si vous n'aviez avec vous un bon surveillant qui, j'espère, ne s'embarrassera pas plus que moi de vous déplaire pour vous conserver. Je me tranquillise donc, et je tranquillise de mon mieux ma pauvre sœur, non moins inquiète que moi, espérant que, dans ce temps rigoureux, vous veillerez attentive- ment lun sur l'autre, en sorte que vous vous rendiez tous deux à vos Pénates, sains et saufs. Ainsi soit-il. Cette bonne fille est transportée de joie de votre heu- reuse arrivée, et je vois avec grand plaisir qu'elle cède à celte pente si naturelle et si honorable au cœur hu- main, de s'attacher aux gens avec plus de tendresse par les soins qu'on leur a rendus. Quant à ce que vous ajoutez, qu'elle s est fait gronder plus d'une fois par son frère, à cause des soins, des attentions et des complaisances qu'elle" avoit pour vous, cela me paroit si plaisant, que, n'étant pas aussi gaillard que vous, je n'y trouve rien à répondre. .
Vous avez raison de croire que les détails de vos dé- jeuners et dîners me font grand plaisir : ajoutez même.
b3 CORRESPONDAiNCE.
et yrand bien ; cai- ils me i endent l'appétit que le froid excessif môle.
Voici, mon cher hôte, une réponse de madame Tabbesse de (îomer-Fontaine. Cette réponse ctoit ac- compagnée d'un petit billet très obligeant pour moi, et pour ma sœur, de jolies breloques de religieuses. Cette dame est jeune, bonne, très aimable; et je crois que vous auriez assez aimé à lui rendre des dou- ceurs qui fussent autant de son goût, que les siennes Tétoient du vôtre. Je ne manquerai pas de lui faire quelquefois votre cour, sitôt que la saison le per- mettra.
789. — A MILORD COMTE DE HARCOURT.
i3 janvier iy68.
Je me reprocherois , railord, d'avoir tardé si long- temps à vous écrire et à vous remercier, si je ne me rendois le témoignage que la volonté y étoit tout en- tière, et que ce que je veux faire est toujours ce que je fais le moins. J ai, entre autres, été depuis trois mois garde-malade, et je n'ai pas quitté le chevet d'un ami, qui, grâce au ciel! est enfin parfaitement rétabli. Je vous offre, milord, les prémices de mes loisirs ; et c'est avec aytant d empressement que de re- connoissance que, touché de toutes les bontés dont vous m'avez honoré, je vous en demande la conti- nuation. Il ne tiendra pas à moi qu en les cultivant a\ec le plus grand soin, je ne vous témoigne eu toute occasion combien elles me sont précieuses.
J'ai reçu depuis long- temps l'argent du billet ([ue
AiS'NÉE 1768. 53
VOUS prîtes la peine de m'envoyer pour le produit des estampes; et c'est encore un de mes torts les moins ex'cusables de ne vous en avoir pas tout de suite ac- cuse la réception; mais je me rcposois un peu en cela sur«*otre banquier, qui n'aura pas mancjné de vous en donner avis. Vous me demandez, miiord , ce qu'il falloit faire des estampes de M. Watelet : nous étions convenus que , puisque vous ne les aviez pas, et qu'elles vous étoieut agréables, vous les ajouteriez à vos porte feuilles, d'autant plus qu'elles ne pou voient passeï décemment et convenablement que dans les mains d un ami de l'auteur : ainsi j'espère qu à ce titre vous ne dédaignerez pas de les accepter. A l'égard de 1 es tampeduroi, je désire extrêmement qu'elle me par- vienne: et, si vous permettez que j'abuse encore de vos bontés, j'ose vous supplier de la faire envelopper avec soin dans un rouleau. Je désire extrêmement re- cevoir bientôt cette belle estampe, que j aurai soin de faire encadrer convenablement, pour avoir les traits de mon auguste bienfaiteur incessamment gravés sous mes yeux, comme ses bontés le sont dans mon cœur.
Daignez, miiord, continuera m'honorer des vôtres, et quelquefois des marques de votre souvenir : je tâ- cherai, de mon côté, de ne me pas laisser oublier de vous, en vous renouvelant, autant que cela ne vous importunera pas, les assurances de mon plus entier dévouement et de mon plus vrai respect.
5^ CORRESPONDANCE.
790. — A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
1 3 janvier i 768.
J'ai, mon illustre ami, pour vous écrire, laissé passer le temps des sots compliments dictés non par le cœur, mais par le jour et par l'heure, et qui par- tent à leur moment comme la détente d'une horloge. Mes sentiments pour vous sont trop vrais pour avoir besoin d'être dits , et vous les méritez tro^ bien pour manquer de les connoître. Je vous plains du fond de mon cœur des tracas où vous êtes ; car, quoi que vous en disiez , je vous vois embarqué , sinon dans des que- relles littéraires, au moins dans des querelles écono- miques et politiques; ce qui seroit peut-être encore pis, s'il étoit possible. Je suis prêt à tomber en défail- lance au seul souvenir de tout cela; permettez que je n'en parle p.lus, que je ny pense plus que par le tendre intérêt que je prends à votre repos, à votre gloire. Je puis bien tenir les mains élevées pendant le combat, mais non pas me résoudre à le regarder.
Parlons de chansons, cela vaudra mieux: seroit-il possible que vous songeassiez tout de bon à faire un opéra? Oh! que vous seriez aimable, et que j aimerois bien mieux vous voir chanter à 1 Opéra que crier dans le désert! non qu on ne vous écoute et qu'on ne vous lise, mais on ne vous suit ni ne veut vous entendre. Ma foi , monsieur, faisons comme les nourrices, qui, quand les enfants grondent , leur chantent et les font danser. Votre seule proposition m'a déjà mis, moi vieux radoteur, parmi ces enfants-là; et il s'en
ANNÉE 1768. -55
faut peu que ma muse chenue ne soit prête à se ra- nimer aux accents de la vôtre, ou même à la seule an- nonce de ces accents. Je ne vous en dirai pas aujour- d'hui davantage, car votre proposition m'a tout 1 air de n être qu une vaine amorce , pour voir si le vieux fou mordroit encore à l'hameçon. A présent que vous en avez à peu près le plaisir, dites-moi rondement ce qui ^n est; et je vous dirai franchement, moi, Ce que j'en pense, et ce que je crois y pouvoir faire : après cela, si le cœur vous en dit, nous en pourrons causer avec mon aimable payse, qui nous donnera sur tout cela de très bons conseils. Adieu, mon illustre ami; je vous embrasse avec respect, mais de tout mon cœur.
791.— A MADAME LATOUR.
A Trye, le 20 janvier 1768:
Lorsque je vous écrivis im mot , il y a trois mois , chère Marianne, j'avois le cœur plein d'e^érances flatteuses qui se sont bien cruellement évanouies. L'interception d'une correspondance directe étant plus que probable, je comptois, entre autres, épan- cher ce cœur dans le vôtre par une voie qui me pa- roissoit aussi sûre que douce. Il n'en est plus question : le ciel, qui veut qu'il ne manque rien à ma misère, m'ôte la plus précieuse consolation des infortunés.
Sentirsi, ho Dei ! morir, Et non poter mai dio : Morir ini senlo"!
Métastase.
Il ne me reste plus qu'à prendre mon parti de bonne
56 CORRESPONDANCE,
grâce, et je le prends du moins irrévocablement : je me condamne à nu silence éternel sur mes mallieurs , et je ferai tout pour en effacer le souvenir et le senti- ment dans mon cœur même. Ma dernière consolation est d'approcher de leur terme; et comme ceux qui les veulent prolonger au-delà de ma vie sont mortels aussi, ce terme ne sera qu'un peu reculé peut-être; mais enfin le temps et la vérité reprendront leur em- pire; et, quoi que mes contemporains puissent faire, ma mémoire ne restera pas toujours sans honneur. La
destinée du grand R *, avec lequel j'ai tant de
choses communes, sera la mienne jusqu'au bout. H n'a point eu le bonheur de se voir justifié de son vivant ; mais il la été par l'un de ses plus cruels ennemis , après la mort de l'un et de l'autre. Je compte trop, non sur mon bonheur, mais sur la Providence, pour ne pas espérer au moins celui-là ; et il m'est doux de penser qu'un jour le nom de ma chère Marianne recevra les honneurs qui lui seront dus, à la tète du petit nombre de ceux qui ont eu le courage de me défendre de mon vivant.
Je finis sur cette matière, pour n'y revenir de mes jours, et je tous supplie que ce soit aujourd'hui la dernière fois qu'il en sera question entre nous. Mais donnez-moi quelquefois de vos nouvelles ; recevez des miennes avec bonté; que ma digne avocate soit tou- jours mon amie, et qu'elle soit sûre que, pour les ser- vices vrais, dont je fais cas , et rendus en silence, tels que celui que j'ai reçu d'elle, la reconnoissance de ce
* Jean-Raptiste Roussoan,
ANNÉE 1768. 57
cœur nu on traite d ingrat est des plus rares parmi les hommes, puisqu'elle se tourne toute en attachement.
Je crois que le mieux seroit de nous écrire directe- ment; et, comme que ce soit, ne reparlons, dans au- cune de nos lettres, du sujet de celle-ci. Je suppose que vous savez sous quel nom je suis connu ici.
792. — A M. GRANVILLE.
Trye , le 25 janvier 1768.
Je n'aurois pas tardé si long-temps, monsieur, à vous remercier du plaisir que m'a fait la lettre dont vous m avez honoré le 6 novembre, sans beaucoup de tracas qui, venus à la traverse, m'ont empêché de disposer de mon temps comme j'aurois voulu. Les témoignages de votre souvenir et de votre amitié me seront toujours aussi chtrs que vos honnêtetés et vos bontés m'ont été sensibles pendant tout le temps que j'ai eu le bonheur d'être votre voisin. Ce qui ajoute à mon déplaisir de vous écrire si tard est la crainte que cette lettre, vous trouvant déjà parti de Calwich, ne fasse un bien long circuit pour vous aller chercher à Bath. Je désire fort, monsieur, que vous ayez cette fois entrepris ce voyage annuel plus par habitude que par nécessité, et que toutefois les eaux vous fassent tant de bien que vous puissiez jouir en paix de Libelle saison qui s'approche , dans votre charmante de- meure, sans aucun ressentiment de vos précédentes incommodités. Vous v trouverez, je pense, à votre retour, un barbouillage nouvellement imprimé , où je me suis mêlé de bavarder sur la musique, et dont
58 CORKESl'OiNDA^CE.
j'ai fait adresser un exemplaire à M. Rougemont, avec prière de vous le laire passer. Aimant la musique , et vous y connoissant aussi bien que vous faites, vous ne dédaignerez peut-êti e pas de donner quelques mo- ments de solitude et d oisiveté à parcourir une espèce de livre qui en tjaite tant bien que mal : j'aurois voulu pouvoir mieux faire; mais enfin le voilà tel qu'il est.
Le défaut d'occasion, monàieur, pour faire partir cette lettre , rend sa date bien surannée , et me l'a fait écrire à deux fois : l'occasion même d'un ami prêt à partir, et qui veut bien s'en charger, ne me laisse pas le temps de transcrire ma réponse à l'aimable bergère de Calwich , et me force à la laisser partir un peu bar- bouillée : veuillez lui faire excuser cette petite irré- gularité , ainsi que celle du défaut de signature, dont vous pouvez savoir la raison. Recevez, monsieur, mes salutations empressées et mes vœux pour raffer- missement de votre santé.
l'Herboriste
DE LA DCCHESSE DE POKÏLAM).
P. S. Comme lexemplaire du Dictionnaire de Mu- sique qui vous étoit destiné avoit été adressé à M. Vaillant, qui n'a jamais paru fort soigneux des commissions qui me regardent, j'en ai fait envoyer depuis un second à JNI. Rougemont pour vous le faire passer au défaut du premier.
ANNÉE 1768. 69
793. — A MADEMOISELLE DEWES.
Le 20 janvier i"68.
Si je vous ai laissé, ma belle voisine, une empreinte que vous avez bien gardée, vous m'en avez laissé une autre que j'ai gardée encore mieux. Vous n'avez mon cachet que sur un papier qui peut se perdre, mais j ai le vôtre empreint dans mon cœur, d où rien ne peut l'effacer. Puisqu'il étoit certain que j'emportois votre gage , et douteux que vous eussiez conservé le mien , c'étoit moi seul qui devois désirer de vérifier la chose; ^'est moi seul qui perds à ne l'avoir pas fait. Ai-je donc besoin, pour mieux sentir mon malheur, que vous m en fassiez encore un crime? cela n'est pas trop hu- main. Mais votre souvenir me console de vos repro- ches ; j'aiuie mieux vous savoir injuste qu'indiffé- rente , et je voudrois être grondé de vous tous les jours au même prix. Daignez donc, ma belle voisine, ne pas oublier tout-à-fait votre esclave , et continuer à lui dire quelquefois ses vérités. Pour moi, si j'osois à mon tour vous dire les vôtres, vous me trouveriez trop galant pour un barbon. Bonjour, ma belle voi- sine. Puissiez-vous bientôt, sous les auspices du cher et respectable oncle , donner un pasteur à vos brebis de Calwich !
6ô CORRESPO^DAISCE.
794. — A M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Trye, le 28 janvier 1768.
Je me souviens, mon illustre ami , que le joui' où je renonçai aux petites vanités du monde, et en ruéme temps à ses avantages , je me dis entre autres, en me défaisant de ma montre : Grâce au ciel ! je n'aurai plus besoin de savoir Theure qu'il est. J'aurois pu me dire la même chose sur le quantième, en me défaisant de mon almanach ; mais, quoique je n'y tienne plus par les affaires, j'y tiens encore par l'amitié; cela rend mes correspondances plus douces et moins fré- quentes : c'est pourquoi je suis sujet à me tromper dans mes dates de semaine , et même quelquefois de mois. Car, quoique avec l'almanach je sache bien trouver le quantième dans la semaine , sachant le jour, quand il s'agit de trouver aussi la semaine, je suis totalement en défaut. J'y devrois pourtant être moins avec vous qu'avec tout autre, puisque je n é- cris à personne plus souvent et plus volontiers qu'à vous.
Conclusion : nous ne ferons d'opéra ni l'un ni l'autre; c'est de quoi j'étois d'avance à peu près sûr. J'avoue pourtant que , dans ma situation présente , quelque distraction attachante et agréable me seroit nécessaire. J'aurois besoin, sinon de faire de la mu- sique, au moins d'en entendre, et cela me feroit même beaucoup plus de bien. Je suis attaché plus que jamais à la solitude ; mais il y a tant d'entours déplaisants à la mienne, et tant de tristes souvenirs m'y poursuivent,
J
ANNKE 1768. 61
tnaljfi é moi, qu'il m'en faudroit une autre encore plus entière, mais où des objets agréables pussent effacer limpressiou de ceux qui m'occupent, et faire diver- sion au sentiment de mes malbeurs. Des spectacles où je pusse être seul dans un coin et pleurer à mon aise, de la musique qui pût ranimer un peu mon cœur affaissé; voilà ce qu'il me faudroit pour effacer toutes les idées antérieures, et me ramener uniquement à mes plantes, qui m'ont quitté pour trop long-temps cet hiver. Je n'aurai rien de to.ut cela, car en toutes choses les consolations les plus simples me sont re- fusées ; mais il me faut iin peu de travail sur moi-même pour y suppléer de mon propre fonds.
On dit à Paris que je retourne en Angleterre. Je n'en suis pas surpris ; car le public me connoît si bien, qu il me fait toujours faire exactement le contraire des choses que je fais en effet. INI. Davenport m'a écrit des lettres très honnêtes et très empressées pour me rappeler chez lui. Je n ai pas cru devoir répondre brutalement à ses avances, mais je n ai jamais mar- qué l'intention d y retourner. Honoré des bienfaits du souverain, et des bontés de beaucoup de gens de mérite dans ce pays-là, j'y suis attaché par recon- noissance, et je ne doute pas qu avec un peu de choix dans mes liaisons je n'y pusse vivre agréablement; mais 1 air du pays qui m en a chassé n a pas changé depuis ma retraite, et ne me permet pas de songer au retour. Celui de France est de tous les airs du monde celui qui convient le mieux à mon corps et à mon cœur; et tant qu'on me permettra d'y vivre en liberté, je ne choisirai point d autre asile pour y finir mes jours.
62 correspo^'dajnci:.
On me presse pour la poste, et je suis fqrcé de finir brusquement, en vous saluant avec respect et vous embrassant de tout mon cœur.
795. — A MADAME LATOUK.
Ce 28 janvier 1768.
Je crains bien, chère Marianne, (|u une lettre que je vous écrivis il y a dix ou douze jours ne se soit égarée par ma faute, en ce que, m'étant très mal à propos fié à ma mémoire , qui est entièrement éteinte , au lieu de mettre sur l'adresse la rue du Croissant, je mis seulement la rue du Gros-Chenet. Ce qui augmen- teroit mon chagrin de cette perle est que j'entrois dans cette lettre , dans bien des détails que j'aurois désiré n'être vus que de vous. Peut-être aussi que votre silence ne vient que de ce que vous ignorez mon adresse. Elle est tout simplement, A M. Renou, à Trye, par Gisors. J'attends de vous un mot d éclaii- cissement, et j'attends en même temps des nouvelles de votre santé, et l'assurance que vous m-'aimez toujours.
796. -^ A M. D'IVERNOIS.
Trye, le 29 janvier ij6S.
J'ai reçu, mon digne ami, votre paquet du aa, ei il me seroit également parvçnu sous l'adresse que je vous ai donnée, quand vous n'auriez pas pris l'inutile précaution de la double enveloppe, sous laquelle il n'est pas même à propos que le nom de votre ami pa-
AN>'ÉE l-jGS. 63
roisse en aucune façon. C'est avec le plus sensible plaisir qu.e j'ai enfin appris de vos nouvelles ; mais j'ai été vivement ému de l'envoi de votre famille à Lau- sanne : cela m apprend assez à quelle extrémité votre pauvre ville et tant de braves gens dont elle est pleine sont à la veille d'être réduits. Tout persuadé que je sois que rien ici-bas ne mérite d être acheté au prix du sang humain, et qu'il n'y a plus de liberté sur la terre que dans le cœur de 1 homme juste, je sens bien toute- fois qu il est naturel à des gens de courage, qui ont vécu libres, de préférer une mort honorable à la plus dure servitude; cependant, même dan$ le cas le plus clair de la juste défense de vous-mêmes, la certitude où je suKS qu eussiez-vous pour un moment l'avan- tage, vos malheurs n'en seroient ensuite que plus grands et plus sûrs, me prouve qu'en tout état de cause les voies de fait ne peuvent jamais vous tirer de la situation critique où vous êtes qu'en aggravant vos malheurs. Puis donc que, perdus de toutes façons , supposé qu'on ose pousser la chose à l'extrême, vous êtes prêts à vous ensevelir sous les ruines de la pa- trie, faites plus : osez vivre pour sa gloire au moment qu'elle n'existera plus. Oui, messieurs, il vous reste, dans le cas que je suppose, un dernier parti à prendre, et c'est, j'ose le dire, le seul qui soit digne de vous: c'est, au lieu de souiller vos mains dans le sang de vos compatriotes, de leur abandonner ces murs qui dévoient être l'asile de la liberté, et qui vont n'être plus qu'un repaire de tyrans; c'est d'en sortir tous, tous ensemble, en plein jour, vos femmes et vos en- fants au milieu de vous; et, puisqu'il faut porter des
64 CORRESPONDANCE,
fers, d'aller porter du moins ceux de quelque grand priiice, et non pas Finsupportable et odieiyc joug de vos égaux. Et ne vous imaginez pas qu'en pareil cas vous resteriez sans asile; vous ne savez pas quelle estime et quel respect votre courage, votre modéra- tion, votre sagesse, ont inspiré pour vous dans toute l'Europe. Je n'imagine pas qu'il s'y trouve aucun sou- verain, je n'en excepte aucun, qui ne reçût avec hon- neur, j ose dire avec respect, cette colonie émigrantc d hommes trop vertueux pour ne savoir pas être sujets aussi fidèles qu'ils furent zélés citoyens. Je comprends bien qu'en pareil cas plusieurs d'entre vous seroient ruinés : mais je pense que des gens qui savent sacrifier leur vie au devoir sauroient sacrifier leuis biens à 1 honneur, et s'applaudir de ce sacrifice; et, après tout, ceci n'est qu'un dernier expédient pour con- server sa vertu et son innocence quand tout le reste est perdu. Le cœur plein de cette idée, je ne me par- donnerois pas de n'avoir osé vous la communiquer. Du reste, vous êtes éclairés et sages; je suis très sûr que vous prendrez toujours en tout le meilleur parti , et je ne puis croire qu'on laisse jamais aller les choses au point qu'il est bon d'avoir prévu d'avance pour être prêts à tout événement.
Si vos affaires vous laissent quelques moments à donner à d'autres choses qui ne sont rien moins que pressées, en voici une qui me tient au cœur, et sur laquelle je voudrois vous prier de prendre quelque éclaircissement, dans quelqu'un des voyages que je suppose que vous ferez à Lausanne, tandis que votre famille y sera. Vous savez que j'ai à îsion une tante
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qui ma élevé, et que j'ai toujours tendrement aimée, quoique j aie une fois, comme vous pouvez vous en souvenir, sacrifié le plaisir de la voira Tempresse- raent d'aller avec vous joindi e nos amis. Elle est fort vieille ; elle soigne un mari fort vieux , j'ai peur qu'elle n'ait plus de peine que son âge ne comporte, et je voudrois lui aider à payer une servante pour la sou- lager. Malheureusement, quoique je n'aie augmenté ni mon train, ni ma cuisine, que je n'aie aucun domes- tique à mes gages, et que je sois ici logé et chauffé gratuitement, ma position me rend la vie ici si dispen- dieuse, que ma pension me suffit à peine pour les dé- penses inévitables dont je suis chargé. Voyez , cher emi, si cent francs de France par an pourroient jeter quelque douceur dans la vie de ma pauvre vieille tante, et si vous pourriez les lui faire accepter. En ce cas , la première année courroit depuis le commence ment de celle-ci, et vous pourriez la tirer sur moi d'avance, aussitôt que vous aurez arrangé cette petite affaire-là. Mais je vous conjure de voir que cet argent soit employé selon sa destination , et non pas au profit de parents ou voisins âpres, qui souvent obsèdent les vieilles gens. Pardon, cher ami : je choisis bien mal mon temps ; mais il se peut qu il n'y en ait pas à perdre.
797. —AU MÊME.
Du château de Trye, ce 9 février 1768.
Dans l'incertitude , mon excellent ami , de la meil- leure voie pour vous faire passer cette lettre sûrement XX. 5
66 CORRESPONDANCE,
et promptement , je prends le parti de risquer direc- temeDt ce duplicata , et d'en adresser un autre à M. Coindet, pour vous le faire passer. C'est une lettre qu'il a reçue et qu'il m'a envoyée qui a occasioné lu mienne. Le temps me presse; je suis rendu de fatigue et navré de douleur, dans la crainte d'une catastro- phe. Au nom de Dieu , faites-moi passer des nouvelles sitôt que le sort de votre pauvre état sera décidé. O la paix , la paix, mon bon ami ! Hélas ! il n'y a que cela de bon dans cette courte vie. J embrasse nos amis ; je vous embrasse de toute la tendresse de mon cœur. J'implore la bénédiction du ciel sur vos soins patiio- tiques , et j en attends le succès avec la plus vive im- patience.
J'espère que vous avez reçu ma précédente, que je vous ai adressée en droiture. C'est toujours la voie qu il faut préférer , surtout pour tout ce qui peut de- mander du secret.
798.— AU MÊME.
Le 9 février 1768.
On m'a communiqué , mon bon ami , quelques ar- ticles des deux projets d'accommodement qui vous sont proposés , et j'apprends que le Conseil général . qui doit en décider, est fixé au 28. Quoique tant de précipitation ne me laisse pas le temps de peser suffi- samment ces articles, quoique je ne sois pas sur les lieux , que j'ignore l'état des choses , que je n'aie ni papiers, ni livres, et que ma mémoire, absolument éteinte . ne me rappelle pas même votre constitution ,
ANNÉE 1768. 67
je suis trop affecté de votre situation pour ne pas vous dire, bien qu'à la hâte, mon opinion sur les moyens qu'on vous offre d'en sortir. Quelque mal di- (jérée que soit cette opinion, je ne laisse pas, mes- sieurs , de vous l'exposer avec confiance, non pas en moi, mais en vous, très sûr que, si je me trompe, vous démêlerez aisément mon erreur.
Dans l'extrait qui m'a été envoyé, il n'y a, du projet appelé le second, qu'un seul article, qui est aussi le second ; savoir, l'élection de la moitié du petit Conseil par le Conseil général : ce second article n'é- tant bon à pas ^fjrand'chose , je ne dirai lien du projet dont il est tiré.
Je parlerai de l'autre , après avoir posé deux prin- cipes que vous ne contesterez pas : 1 un, qu'un accom- modement ne suppose pas qu'on cède tout d'un côté et rien de l'autre , mais qu'on se rapproche des deux côtés; l'autre, qu'il n est pas question de victoire dans cette affaire , ni de donner gain de cause aux négatifs ou aux représentants , mais de faire le plus grand bien de la chose commune , sans songer si l'on est Rutule ouTroyen.
Cela posé , j'oserai vous dire que ce projet me paroît non seulement acceptable , mais avec quelques chan- gements , et l'addition d'un ou deux articles , le meil- leur peut-être que vous puissiez adopter.
Le petit Conseil tend fortement à la plus dure aris- tocratie : les maximes des représentants vont par leurs conséquences , non seulement à 1 excès , mais à l'abus de la démocratie, cela est certain. Or il ne faut ni l'un ni l'autre dans votre république; vous le sentez
5.
68 CORUESPOiNDANCE.
tous : entre le petit Conseil , violent aristocrate, et le Conseil {jénéral , démocrate effréné, où trouver une force intermédiaire qui contienne 1 un et Tautre, et soit la clef du gouvernement? Elle existe cette force , c'est le Conseil du Deux-Cents ; mais pourquoi cette force ne va-t-elle pas à son but ? pourquoi le Deux- Cents , au lieu de contenir le Vingt-Cinq , en est-il l'es- clave? N'y a-t-il pas moyen de corriger cela? Voilà pré- cisément de quoi il s'agit.
Avant d entrer dans l'examen des movens , per- mettez-moi , messieurs , d'insister sur une réflexion dont j ai le cœur plein. Les meilleures institutions humaines ont leurs défauts: la vôtre, excellente à tant d'égards , a celui d'être une source éternelle de divisions intestines. Des familles dominantes s'enor- gueillissent, abusent de leur pouvoir, excitent la ja- lousie; le peuple, sentant son droit, s'indigne d'être ainsi traîné dans la fange par ses égaux ; des tribunaux concurrents se chicanent, secontre-pointent; des bri- pues disposent des élections; l'autorité et la liberté, dans un conflit perpétuel , portent leurs quejelles jusqu'à la guerre civile : j'ai vu vos concitoyens armés s'entr égorger dans vos murs; en ce moment même , cette horrible catastrophe est prête à renaître; et quand, dans vos plans de réforme , vous devriez, par des moyens de concorde et de paix , par des éta- blissements doux et sages , tâcher de couper la racine à ces maux, vous allez, comme à plaisir, les attiser, en excitant parmi vous de nouvelles animosités , de nouvelles haines , par la plus dure de toutes les cen- sures, par l'inquisition du grabeau. Cela , messieurs.
ANNÉE 1768. Go
permettez-moi de le dire , n'est assurément pas bien pensé. Preraièrement , le Conseil ne souffrira jamais un établissement trop humiliant pour de fiers magis- trats ; et quand ils le souffriroient , je dis , pour le bien de la paix et de la patrie, il ne seroit j^oint à désirer qu'il eût lieu. Loin d'établir de nouveaux grabeaux, vous feriez mieux d'abolir ceux qui existent, mais qui, très heureusement ne signifiant rien du tout , peuvent rester sans danger.
Cela dit, je passe à mon sujet : il s'agit d'un gou- vernement mixte, mais difficile à combiner, où le peuple soit libre sans être maître, et où le magistrat commande sans tyranniser. Le vice de votre constitu- tion n'est pas de trop gêner la liberté du peuple; an contraire, cette liberté légitime ne va que trop loin, et , quoi qu'on en puisse dire , il n'est pas bon que le Conseil général soit trop nécessaire à tout.
Mais le vice inhérent et fondamental est dans le défaut de balance et d équilibre dans les trois autres Conseils qui composent le gouvernement; ces trois Conseils, dont deux sont à peu près inutiles, sont si mal combinés , que leur force est en raison inverse de leur autorité légale, et que l'inférieur domine tout: il est impossible que ce vice reste , et que la machine puisse aller bien.
Ce qu'il y a d'heureux pourtant dans cette machine . qui ne laisse pas d'être admirable , est que cet im- portant équilibre peut s'établir sans rien changer aux principales pièces ; tous les ressorts sont bons, il ne s'agit que de les faire jouer un peu différemment.
Mais ce qu il y a de fâcheux est que cette réforme
70 CORRESPONDANCE.
demande des sacriBces , et précisément de la part des deux corps qui j usqu'ici ont paru le moins disposés à en faire ; savoir , le Conseil général et celui des Vingt-Cinq.
Or, voilà que , par plusieurs articles que j'ai sous les yeux, les Vingt-Cinq offrent d'eux-mêmes presque tout ce qu'on pourroit avoir à leur demander ; même, en un sens, davantage. Ajoutez un seul article, mais indispensable, et le petit Conseil a fait, de son côté , tous les pas nécessaires vers un accord raisonnable et solide : cet article regarde l'élection des syndics, dans la supposition presque impossible, que le cas qui se prt - sente ici pour la première fois, depuis la fondation de la république , y pût renaître une seconde fois ; auquel cas , au lieu de présenter derechef le Conseil en corps, comme on va faire, il faudroit, selon moi, se résoudre à présenter de nouveaux candidats , tirés des soixante : je dirai mes raisons ci-après.
Que le Conseil général veuille céder à son tour, ou plutôt échanger, contre l'élection des soixante qu'il gagne, un droit, un seul droit qu'il prétend, mais qu'on lui conteste , et dont il n'est point en possession ; au moyen de cela, tout est fait : je parle du droit de prononcer souverainement et en dernier ressort sur l'objet des représentations ; en un mot, c'est le droit négatif qu'il s'agit d'accorder au Deux-Cents, déjà juge suprême de tous les autres appels. Peut-être est-il parlé, dans le projet, de cet article, et cela doit être, mais l'extrait que j'ai n'en dit rien.
Avec ces additions et quelques légères modifica- tions au reste, le projet, dont les articles sont sous mes yeux, me paroit offrir un moyen de pacification
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convenable à tout le monde, raisonnable du moins , solide et durable autant qu'on peut l'espérer de Tétat présent des choses et de la disposition des esprits; et je crois qu il en résulteroit un gouvernement qui, sans être plus composé que l'ancien, seroit mieux lié dans ses parties , et par conséquent plus fort dans son tout.
C'est surtout dans le second article que consiste essentiellement la bonté du projet : par cet article , le Conseil des soixante est en entier élu par le Conseil général, et tous les membres du petit Conseil doivent être tirés du Soixante (car il faut ôter d ici les audi- teurs). L'idée de donner une existence à ce Conseil des soixante, qui n étoit rien auparavant, est très bonne; elle est due aux médiateurs : il faut en profiter, et leur en savoir gré. Ceci suppose qu on levétira ce corps de nouvelles attributions qui lui donneront du poids dans l'état ; mais bien qu'il soit rempli par le peuple, ce n'est pourtant pas en lui-même que s'opé- rera son plus grand effet, mais dans le Deux-Cents, dont les membres rentreront ainsi dans la dépendance du Conseil général, maître de leur ouvrir ou fermer à son gré la porte des grandes magistratures. Voilà précisément la solution très simple et très sûre du problème que je proposois au commencement de cette lettre.
Par le premier article , on accorde au Conseil gé- néral lélection de la moitié des Deux-Cents : je ne serois pas trop d'avis qu'on acceptât cette concession ; ces moitiés d'élection sont moins efficaces qu'embar- rassantes. Il ne faut pas considérer les élections faite.'^ par le peuple, par leur effet subséquent, qui n'est
-I CORRESPONDANCE,
rien , mais par leur effet antérieur , qui est tout. Les syndics sont élus par le Conseil général: voyez toute- fois comment ils le traitent! Le peuple ne doit pas espérer de ses créatures plus de reconnoissance qu il n'en a pour ses bienfaiteurs. Ce n est pas à ce qu'on fait après être élu , mais à ce qu'on a fait pour être élu, qu il faut regarder en bonne politique. Quand le peuple tire ses magistrats de son propre sein, il n'aug- mente de rien sa force ; mais quand il les tire d'un autre corps , il se donne de la foice sur ce corps-là. Voilà pourquoi lélection du Soixante vous donnera de 1 ascendant en Deux-Cents , et pourquoi l'élection du petit Conseil donnera de l'ascendant au Deux-Cents en Soixante. Vous en auriez par les syndics sur le Vingt- Cinq même, s il étoit plus nombreux, ou que le choix ne fût pas forcé. C'est ainsi que les plus simples moyens, les meilleurs en toute chose , vont tout re- mettre dans l'ordre légitime et naturel.
Il suit de là que le privilège d'élire la moitié du Deux-Cents vous est beaucoup moins avantageux qu'il ne semble , et cela est trop remuant pour votre ville, trop bruyant pour votre Conseil général. Le jeu de la machine doit être aussi facile que simple , et toujours sans bruit, autant qu'il se peut. L'élection du Deux-Cents, laissée au petit Conseil, a pourtant de grands inconvénients , je l'avoue ; mais n'y auroit-il pas , pour y pourvoir , quelque expédient plus couit et mieux entendu? Par exemple, où seroit le mal que cette élection fût une des nouvelles attributions dont on revétiroit le Conseil des soixante ? Le petit Conseil lui-même y devioit d autant moins répugner que, par
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sa présidence et par son nombre , qui fait presque la moitié du nombre total , il n auroit guère moins d in- fluence dans ces élections que s'il continuoit seul à les faire : je n imagine pas que ceci fasse une grande difficulté.
Mais je crains que l'article de 1 élection des syndics n'en fosse davantage , et ne coûte beaucoup au Con- seil ; car il y a , chez les hommes les plus éclairés , des entêtements dont ils ne se doutent pas eux-mêmes, et souvent ils agissent par obstination , pensant agir par raison. Ils s effraieront de la possibilité d un cas qui ne sauroit même arriver désormais, surtout si la loi qui doit y pourvoir passe. Le Conseil des vingt- cinq sent trop sa puissance absolue; il sent trop que tout dépend de lui, que lui seul ne dépend de rien, de rien du tout; cela doit le rendre dur, exigeant, impérieux, quelcpiefois injuste. Pour son propre in- térêt, pour se faire supporter, il faut qu il dépende de quelque chose ; car le ton qu il a pris ne peut être souffert par des hommes. Eh ! quelle plus légère dé- pendance peut-il s'imposer que celle , non pas de souffrir, mais de prévoir, seulement dans un cas ex- trême , la perte passagère dim syndicat en idée , et qui réellement ne sortira jamais de son corps? Cepen- dant ce sacrifice idéal et purement chimérique, peut et doit produire un grand effet, pour leur rendre cet esprit humain et patriotique qui paroît s'être éteint parmi eux. Eh! s'il en reste un seul à qui quelque goutte de sang genevois coule encore dans les veines , comment ne frémit-il pas en songeant au péril auquel ils viennent d exposer l'état pour vous asservir , et
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dont ils n ont été garantis eux-mêmes que par votre fermeté, par votre sagesse, par la modération des médiateurs, quoique si cruellement prévenus? Com- ment les chefs de la république pouvoient-ils ne pas prévoir, en exposant ainsi sa liberté, que le peuple en auroit avant eux déploré la perte, mais qu'ils l'au- roient sentie avant lui ! En voyant un moyen si doux, mais si sûr , de garantir leurs successeurs de pareille incartade, ils devroient, s ils aimoient leur pays, le proposer eux-mêmes , quand personne avant eux ne 1 auroit proposé. Pour moi, je vous déclare que cet article me paroît d'une si grande importance, que rien , selon moi, ne devoit vous y faire renoncer, pas, quand on vous céderoit tout le reste, pas, quand les Conseils voudroient en échange lenoncer au droit né- gatif.
Mais je ne vous dissimulerai pas non plus que ce droit négatif attribué, non pas au petit Conseil, ni même au Soixante, mais au Deux-Cents, me paroit si nécessaire au bon ordre , au maintien de toute po- lice, à la tranquillité publique, à la force du gouver- nement, que, quand on y voudroit renoncer, vous ne devriez jamais le permettre. S il n'y a })oint d arbi- tres des plaintes, comment finiront-elles? Si le Con- seil général , auteur des lois , veut être aussi juge des faits , vous n'êtes plus citoyens , vous êtes magistrats . c estl'anarchied Athènes, tout est perdu. Que chacun rentre dans sa sphère, et s'y tienne, tout est sauvé. Encore une fois , ne soyez ni négatifs ni représen- tants; sovez patriotes, et ne reconnoissez pour vos droits que ceux qui sont utiles à cette petite mais
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illustre république, que de si dignes citoyens cou- vrent de gloire.
Ce n'est point, messieurs , à des gens comme vous qu'il faut tout dire. Je ne m'arrêterai point à vous dé- tailler les avantages du projet proposé , dans l'état oii vous pouvez raisonnablement demander qu'on le mette, et oîi les changements à faire sont autant contre vous que pour vous. Je n'ai rien dit , par exem- ple , de l'abolition du plus grand fléau de votre patrie, de cette autorité devenue héréditaire et tyrannique , usurpée et réunie par des familles qui en abusoient si cruellement. C'est à cette première entrée qu'il faut attendre et repousser au passage tout ce qui est de même sang , ou de même nom ; car une fois dans le (Conseil, soyez sûrs qu'ils parviendront au syndicat malgré vous ; mais ils n'entreront pas dans le Conseil malgré vous : c est à vous d'v veiller, et cela devient très facile. Encore une fois , cette observation ni d au- tres pareilles ne sont pas de celles qu'on a besoin de vous rappeler; cest assez d avoir établi les principes, les conséquences ne vous échapperont pas.
Je me suis hâté, mon bon ami, de vous faire al> hoc et ab liac mes petites observations , dans la crainte de les rendre trop tardives. Si je me suis trompé dans cet examen trop précipité , hommes sages et respec- tables, pardonnez mon erreur à mon zèle : je crois sincèrement que le projet dont il s'agit seroit, dans son exécution, favorable à la liberté, à la tranquil- lité, à la paix ; je crois , de plus , que cette paix vous est très nécessaire; que les circonstances sont jno- pres à la faire avaritageusement , et ne le ledevien-
-6 CORRESPONDArÇCE.
(Iront peut-être jamais. Puissè-je en apprendre bientôt Theureuse nouvelle et mourir de joie au j^même in- stant! je mourrois plus heureusement que je n'ai vécu. Je vous embrasse de tout mon cœur.
799. — A M. DU PEYROU.
10 février 1768.
Votre n^'S, mon cher hôte, me donne le plaisir impatiemment attendu d'apprendre votre heureuse arrivée, dont je félicite bien sincèrement Texcellente maman et tous vos amis. Vous aviez tort, ce me sem- ble , d'être inquiet de mon silence. Pour un homme qui n'aime pas à écrire, j'étois assurément bien en règle avec vous qui l'aimez. Votre dernière lettre étoit une réponse; je la reçus le dimanche au soir: elle m'annonçoit votre départ pour le mardi matin , au- quel cas il étoit de toute impossibilité qu'une lettre que je vous aurois écrite à Paris vous y pût trouver encore, et il étoit naturel que j'attendisse, pour vous écrire à Neuchàtel, de vous y savoir arrivé, la neige ou d'autres accidents, dans cette saison, pouvant vous arrêter en route. Ma santé , du reste, est à peu près comme quand vous m'avez quitté ; je garde mes tisons ; l'indolence et l'abattement me gagnent : je ne suis sorti que trois fois depuis votre départ , et je suis rentré presque aussitôt. Je n'ai plus de cœur à rien, pas même aux plantes. Manoury , plus noir de cœur que de barbe , abusant de l'éloignement et des distrac- tions de «on maître, ne cesse de me tourmenter, et veut absolument m'e.vpulser d ici ; tout cela ne rend
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pas ma vie agréable ; et quand elle cesseroit d'être orageuse, n'y voyant plus même un seul objet de désir pour mon cœur , j'en trouverois toujours le reste insipide.
Mademoiselle Renou , qui n'attcndoit pas moins impatiemment que moi des nouvelles de votre arrivée, Ta apprise avec la plus grande joie, que votre bon souvenir augmente encore, l^as un de nos déjeuners ne se passe sans parler de vous; et j'en ai un ren- seignement mémorial toujours présent dans le pot-de- chambre qui vous servoit de tasse, et dont j'ai pris la liberté d hériter.
J'ai reçu votre vin dont je vous remercie, mais que vous avez eu tort d'envoyer : il est agréable à boire; mais pour naturel, je n'en crois rien. Quoi qu'il en soit, il arrivera de cette affaire comme de beaucoup d'autres, que 1 un fait la faute et que 1 autre la boit.
Rendez, je vous prie, mes salutations et amitiés à tous vos bons amis et les miens, surtout à votre ai- mable camarade de voyage à qui je serai toujours obligé. Mes respects, en particulier, à la reine des mères , qui est la vôtre , et aussi à la reine des femmes , qui est madame de Luze. Je suis bien fâché de n avoir pas un lacet à envoyer à sa charmante fille , bien sûr qu'elle méritera de le porter.
Il faut finir, car la bonne madame Chevalier est pressée et attend ma lettre. Je prends Tunique expé- dient que j ai de vous écrire d'ici en droiture, en vous adressant ma lettre chez M. Junet. Adieu, mon cher hôte; je vous embrasse et vous recommande, sur toute chose, l'amusement et la gaieté : vous me direz,
7^ CORRESPONDA>'CE.
Médecin, fjuéris-toi toi-même; mais les drogues pour
cela me manquent, au lieu que vous les avez.
J'ai tant lanterné que la bonne dame est partie, et ma lettre n'ira que demain peut-être, ou du moins ne marchera pas aussi sûrement.
800. — A M. D'IVERiNOIS.
Du cluileau de Trye , ce 23 février 1768.
Je reçois , mon bon ami , avec votre lettre du 1 7 , le mémoire que vous y avez joint; et quand je serois en état d y faire les observations que vous me demandez , il est clair que le temps me manqueroit pour cela , puisque cette lettre, écrite sur le moment même, aura peine , supposé même que rien n'en suspende la marche, à vous arriver avant le 28. Mais, mon ex- cellent ami, je sens que ma mémoire est éteinte, que ma tête est en confusion, que de nouvelles idées n'y peuvent plus entrer, qu'il me faut même un temps et des efforts infinis pour reprendre la trace de celles qui m'ont été familières. Je ne suis plus en état de comparer, de combiner; je ne vois qu'un nuage en parcourant votre mémoire; je n'y vois qu'une chose claire, que je savois, mais qui m'est bien confirmée, c'est que les rédacteurs de ce mémoire sont assez in- struits, assez éclairés, assez sages pour faire par eux- mêmes une besogne tout aussi bonne qu'elle peut l'être, et que, dans l'objet qui les occupe, ils n'ont besoin que de temps, et non pas de conseils, pour la rendre parfaite. J'y vois bien clairement encore que , comme je l'avois prévu, la précipitation de ma lettre
\N>'ÉE 1768. -yi;
précédente, et 1 ignorance d'une foule de choses qu il fulloit savoir m'y ont fait tomber dans de grandes bévues, dont vous en relevez dans votre lettre une, qui maintenant me saute aux veux.
Cependant je suis dans la plus intime persuasion que votre état a le plus grand besoin d'une prompte jîacification, et que de plus longs délais vous peuvent précipiter dans les plus grands malheurs. Dans cette position, il me vient une idée qui doit sûrement être venue à quelqu'un d'entre vous, et dont je ne vois pas pourquoi vous ne feriez pas usage, parcequ'elle peut avoir de grands avantages sans aucun inconvénienl. Ce seroit, pour vous donner le temps de peser un ouvrage qui demande cependant la plus prompte exé- cution, de faire un règlement provisionnel qui n eut force de loi que pour vingt ans, durant lesquels on auroit le temps d en observer la force et la marche, et au bout desquels il seroit abrogé, modifié, ou con- firmé, selon que Texpérience en auroit fait sentir les inconvénients ou les avantages. Pour moi, je n'a- perçois que ce seul expédient pour concilier la dili- gence avec la prudence ; et j avoue que je n'en aperçois pas le danger. La paix , mes amis , la paix , et promp- tement, ou je meurs de peur que tout n aille mal.
Vous ne recevrez point le duplicata de ma lettre par M. Coindet : il n'en a pas été content, et me l'a rendue. Je m en étois douté d'avance.
L'article IX, page 40, commence par ces mots,
SU se publiait Il faut ce me semble, ajouter ces
deux-ci, dans fétat- car, enfin, il me paroît absurde et ridicule que le gouvernement de Genève prétende
8o CORRESPONDANCE,
avoir juridiction sur les livres qui s impriment hors de son territoire dans tout le reste du monde; et parce- que le petit Conseil a fait une fois cette faute, il ne faut pas pour cela la consacrer dans vos lois, d'autant plus que je ne demande, ni ne désire, ni n'approuve que 1 on revienne jamais sur cette affaire, puisque ayant fait un serment solennel de ne rentrer jamais dans Genève, si ce petit grief étoit redressé, il ne dé- pendroit pas de moi de tirer aucun parti de ce redres- sement, ce dont je suis bien aise de vous prévenir, de peur que votre zélé amical ne vous inspirât dans la suite quelque démarche inutile sur un point qui doit à jamais rester dans loubli. Au reste, je mets si peu de fierté à cette résolution , que si , par quelque démarche respectueuse, je pouvois ôter une partie du levain d'aigreur qui fermente encore, je la ferois de tout mon cœur.
Je finis à la hâte ce griffonnage, que je n'ai pas même le temps de relire , tant je suis pressé de le faire partir.
Eh mon Dieu! cher ami, j'oublie de vous parler de ce que vous avez fait pour ma bonne tante, et de l'ar- gent que vous avez avancé pour moi. Hélas! je suis si occupé de vous que je ne songe pas même à ce que vous faites pour moi. Mais, mon digne ami, vous connoissez mon cœur , je m'en flatte, et vous êtes bien sûr que cet oubli ne durera pas long-temps. Ah! plaise au ciel que votre première lettre m'annonce \me bonne nouvelle! Si je tarde encore un instant, ma lettre n'est plus à temps. Je vous embrasse.
a>;née 17G8. 81
801. — xV M^-^ LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Le 25 février 1768-
Je vieillis dans les ennuis, mon ame est affoiblie, ma tête est perdue ; mais mon cœur est toujours 1p même : il n'est pas étonnant qu il me ramène à vos pieds. Madame, vous n'êtes pas exempte de torts envers moi : je sens vivement les miens ; mais tant dé maux soufferts n'ont-ils rien expié? Je ne sais pas re- venir à demi; vous me connoissez assez pour en être assurée. Ne dois-je donc plus lien espérer de vous? Ah! madame, rentrez en vous-même, et consultez votre ame noble. Voyez qui vous sacrifiez, et à qui ! Je vous demande une heure entre le ciel et vous poui' cette comparaison. Souvenez-vous du temps où vous avez tout fait pour moi. Combien vos soins bienfaisants seront honorés un jour! Eh! pourquoi détruire ainsi votre propre ouvrage? pourquoi vous en ôter tout le prix ? Pensez que , dans l'ordre naturel , vous devez beaucoup me survivre, et qu'enfin la vérité reprendra ses droits. Les hommes fins et accrédités peuvent tout pendant leur vie ; ils fascinent aisément les yeux de la multitude, toujours admiratrice de la prospérité : mais leur crédit ne leua^ survit pas, et sa chute met à dé- couvert leurs intrigues. Us peuvent produire une er- reur publique, mais ils ne la peuvent éterniser; et j ose prédire que vous verrez , tôt ou tard , ma mé- moire en honneur. Faudra-t-il qu'alors mon souvenir, fait pour vous flatter, vous trouble? Faudra-t-il que vous vous disiez en vous-même : J'ai vu sans pitié XX. G
82 CORKESPOJNDAMCB:.
traîner , étouffer dans la fange , un homme digne d'estime, dont les sentiments avoient bien mérité de moi? Non, madame, jamais la générosité que je vous connois ne vous permettra d'avoir un pareil reproche à vous faire. Pour Tamour de vous, tirez-moi de l'abîme d'iniquités où je suis plongé. Faites-moi finir mes jours en paix : cela dépend de vous , et fera la gloire et la douceur des vôtres. Les motifs que je vous présente vous montrent de quelle espèce sont ceux que je crois faits pour vous émouvoir. De toutes les réparations que je pouvois vous faire, voilà, ma- dame , celle qui m'a paru la plus digne de vous et de moi.
802. — A M. DU PEYROU.
3 mars 1768.
Votre n" 6, mon cher hôte, m'afflige en m'ap- prenant que vous avez un nouveau ressentiment de goutte , assez fort pour vous empêcher de sortir. Je crois bien que ces petits accès plus fréquents vous garantiront de grandes attaques. Mais comme l'un de ces deux états est aussi incommode que l'autre est douloureux, je ne sais si vous vous accommoderiez d'avoir ainsi changé vos grandes douleurs en petite monnoie; mais il est à présumer que ce n'est qu'une queue de cette goutte effarouchée, et que tout re- prendra dans peu son cours naturel. Apprenez donc, une fois pour toutes, à ne vouloir pas guérir malgré la nature; car c'est le moyen presque assuré d'aug- menter vos maux.
AN-NEE I7G8. N3
A mon égard, les conseils que vous me donnez ^ont plus aisés à donner qu'à suivre. Les herborisations et les promenades seroient en effet de douces diversions à mes ennuis, si elles m étoient laissées: mais les {jens qui disposent de moi n ont garde de me laisser cette ressource. Le projet dont MM. Manourv et Des- champs sont les exécuteurs demande qu il ne m'en reste aucune. Comme on m attend au passage, on n épargne rien pour me chasser d ici, et il paroît que 1 on veut réussir dans peu , de manière ou d'autre. L'n des meilleurs movens que 1 on prend pour cela est de lâcher sur moi la populace des villages voisins. On n ose plus mettre personne au cachot , et dire que c est moi qui le veux ainsi ;«mais on a fermé, barré , barri- cadé le château de tous les côtés : il n v a plus ni pas- sage ni communication par les cours ni par la terrasse ; et, quoique cette clôture me soit très incommode à moi-même, on a soin de répandre, par les gardes et par d autres émissaires, que c est le Monsieur du châ- teau qui exige tout cela pour faire pièce aux pavsans. Jai senti 1 effet de ce bruit dans deux sorties que j ai faites, et cela ne m excitera pas à les multiplier. J ai prié le fermier de me faire faire une clef de son jar- din, qui est assez grand, et ma résolution est de borner mes promenades à ce jardin et au petit jardin du prince, qui, comme vous savez, est grand comme la main et enfoncé comme un puits. Voilà, mon cher hôte, comment, au cœur du rovaume de FYance, les mains étrangères s appesantissent encore sur moi A l'égard du patron de la case, on Tempéche de rien savoir de ce qui se passe et de s'en mêler. Je suis livré
G.
84 COllRESl'ONDANCE.
seul et sans ressource à ma constance et à mes persé- cuteurs. J'espère encore leur faire voir que la besogne qu'ils ont entreprise n'est pas si facile à exécuter qu ils l'ont cru. Voilà Lion du veibiage pour deux mots de réponse qu il vous falloit sur cet article. Mais j'eus toujours le cœur expansif; je ne serai jamais" bien corrigé de cela, et votre devise ne sera jamais la mienne.
J'ai découvert avec une peine infinie les noms de botanique de plusieurs plantes de Garsault. J'ai aussi réduit, avec non moins de peine, les phrases de Sau- vages à la nomenclature triviale de Linnœus, qui est très commode. Si le plaisir d'avoir un jardin vous rend un peu de goût pour la botanique, je pourrai vous épargner beaucoup de travail pour la synonymie , en vous envoyant pour vos exemplaires ce que j'ai noté dans les miens; et il est absolument nécessaire de débrouiller cette partie critique de la botanique pour reconnoître la même plante , à qui souvent chaque auteur donne un nom différent.
Je ne vous parle point de vos affaires publiques; non que je cesse jamais d'y prendre intérêt , mais parceque cet intérêt, borné par ses effets à des vœux aussi vrais qvi'impuissants de voir bientôt rétablir la paix dans toutes vos contrées , ne peut contribuer en rien à l'accélérer.
Adieu, mon cher hôte : mes hommages à la meil- leure des mères ; mille choses au bon M. Jeannin, et à tous ceux qui m'aiment, et à tous ceux que vous aimez.
ANNÉE I-GS. ^5
8o3. A M. MOULTOU.
ATrye, par Gisors, le 7 mars 1768.
Comme j'ignore, monsieur, ce que M. Coindet a pu -vous écrire, je veux vous rendre compte moi-même de ce que j'ai fait. Sitôt qu il m'eut envoyé votre pfe- mière lettre, j'en écrivis une à M. d Ivernois, le seul correspondant que je me sois laissé à Genève, et au- quel même, depuis mon funeste départ pour 1 Angle- terre, je n avois pas écrit plus de cinq ou six fois. Cette lettre, raisonnée de mon mieux, mais pressante et impartiale autant qu'il étoit possible, péchoit en plu- sieurs points faute de connoissance de la situation de vos affaires, dont je ne savois absolument rien que ce qui en étoit dit dans la vôtre. J'y blâmois fortement le grabeau proposé ; j'y proposois le projet du Conseil , dont j'avois l'extrait dans votre lettre, comme excel- lent en lui-même, sauf quelques changements et ad- ditions, les unes favorables, les autres contraires aux représentants, selon qu il m'avoit paru nécessaire pour faire un tout plus solide et bien pondéré. J'avois écrit cette lettre à la hâte , elle étoit très longue : je l'envoyai ouverte à M. Coindet, le priaiit de la faire passer à son adresse, et de vous en envoyer en même temps une copie. Quelques jours après il me marqua n'avoir rien fait de tout cela , parcequ il ne trouvoit pas que cette lettre allât à son but. Il est venu me voir ; et je me la suis fait rendre : j'offre de vous l'envoyer quand il vous plaira , afin que vous en puissiez juger vous-même. Comme le moment pressoit, et que je pré-
86 CORRf:SPOiNDAKCE.
voyois un peu ce qu'a fait M. Coindet , j'avois envoyé en même temps le lirouillon de la même lettre, en du- plicata, dirccicmentà M. d'iveinois, dont les amis ne l'ont pas non plus approuvée; et il m'est arrivé ce qu'il arrive ordinairement à tout homme impartial entre deux partis échauffés , qui cherche sincèrement 1 in- tétêt commun et ne va qu au bien de la chose ; j'ai déplu également des deux côtés. Voyant les esprits si peu disposés encore à se rapprocher, et sentant tou- tefois combien la plus prompte pacification vous est ù tous importante et nécessaire, j aieu depuis une autre idée que j ai communiquée encore à M. d'Ivernois ; mais je ne sais s'il aura reçu ma lettre : ce seroit de tâcher du moins de faire un règlement piovisionnel pour vingt ans , au bout desquels on pourroit l'annuler ou le confirmer, selon qu'on lauroit reconnu bon ou mauvais à l'usage : on doit tout faire pour apaiser ce moment de chaleur qui peut avoir les suites les plus funestes. Quand on ne se fera plus un devoir cruel de m'affliger , quand je ne serai plus, et que les circon- stances seront changées, les esprits se rapprocheront naturellement, et chacun sentira tôt ou tard que son plus vrai bien n'est que dans le bien de la patrie.
Vous devez le savoir, monsieur; si j'en avois été cru, non seulement on n'eût point soutenu les repré- sentations , mais on n en eût point fait; car naturelle- ment je sentois qu'elles ne pou\ oient avoir ni succès ni suite, que tout étoit contre les représentants , et qu'ils seroient infailliblement les victimes de leur zélé patriotique. J'étois bien éloigné de prévoir le grand et beau spectacle qu'ils viennent de donner à l'univers , et
ANNÉE 1768. 87
qui , quoi qu'en puissent dire nos contemporains , fera 1 admiration de la postérité. Cela devroit bien guérir vos magistrats, d'ailleurs si éclairés, si sages sur tout autre point , de Terreur de regarder le peuple de Ge- nève comme une populace ordinaire. Tant qu ils ont agi sur ce faux préjugé , ils ont fait de grandes fautes qu'ils ont bien payées; et je prédis qu'il en sera de même tant qu'ils s'obstineront dans ce mépris très mal entendu : quand on veut asservir un peuple libre , il faut savoir employer des moyens assortis à son génie, et rien n'est plus aisé; mais ils sontloin de ces moyens- là. Je reviens à moi : le malheur que j'ai eu d'être im- pliqué dans les commencements de vos troubles m'a fait un devoir , dont je ne me suis jamais dépaiti , de n être ni la cause ni le prétexte de leur continuation. C'est ce qui m'a empêché d'aller purger le décret, c'est ce qui m'a faitrenoncer à ma bourgeoisie, c'est ce qui m'a fait faire le serment solennel de ne rentrer jamais dans Genève , c'est ce qui m'a fait écrire et parler à tous mes amis comme j'ai toujours fait ; et j'ai encore renouvelé en dernier lieu, à M. d'Ivernois, les même? déclarations que j'ai souvent faites sur cet article, ajoutant même que, s'il ne tenoit qu'à une démarche aussi respectueuse qu il soit possible pour apaiser l'animosité du Conseil, j étois prêt à la faire hautement et de tout mon cœur : pourvu que vous ayez la paix , rien ne me coûtera, monsieur, je vous proteste, et cela sans espoir d'aucun retour de justice et d'honnêteté de la part de personne. Les réparations qui me sont dues ne me seront faites qu'après ma mort, je le sais , mais elles seront grandes et sincères; j'y compte, et
S8 CORRESPO^■DA^CE.
cela me suffit. Malheureusement je ne peux rien, je n'ai nulle espèce de crédit dans Genève, pas même parmi les représentants. 8i j'en avois eu , je vous le répète, tout ce qui s'est fait ne se seroit point fait. D'ailleurs je ne puis qu'exhorter, mais je ne veux pas tromper : je dirai, comme je le crois, que la paix vaut mieux que la liberté, qu il ne resteplus d'asile à la liberté sur la terre que dans le cœur de l'homme juste, et que ce n'est pas la peine de se batailler pour le reste; mais quand il s'agira de peser un projet et d'en dire mon sentiment, je le dirai sans défjuisement. Encore une fois, je veux exhorter, mais non pas tromper.
Je suis bien aise , monsieur , que vous pensiez savoir que je suis tranquille, et que cela vous fasse plaisir. Cependant , si vous connoissiez ma véritable situation , vous ne me croiriez pas si hors des mains de M. Hume, et vous ne vous adresseriez pas à M. Coindet pour dire le mal que vous pouvez penser de cet homme-là. Adieu, monsieur : je ferai toujours cas de votre amitié, et je serai toujours flatté d'en recevoir des témoi- gnages ; mais comme vous n ignorez ni mon habitation ni le nom que j'y porte , vous me ferez plaisir de m écrire directement par préférence , ou de faire passer vos lettres par d'autres mains ; et surtout ne soyez jamais la dupe de ceux qui font le plus de bruit de leur grande amitié pour moi. J'oubliois de vous dire que M. Coindet ne m envoya que le 29, c'est-à-dire le len- demain du Conseil général, votre lettre du 10; que je ne la reçus que le 3 mars, et que par conséquent il irétolt plus temps d'en faire usage. Du reste, ordon- nez i je suis prêt.
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804. — A M. DIVERNOIS.
Au château de Trye, le 8 mars 1768.
Votre lettre, mon ami, du 29, me fait frémir. Ah! cruels amis, quelles aiipoisses vous me donnez! n'ai- je donc pas assez des miennes? Je vous exhorte, de toutes les puissances de mon arae, de renoncer à ce malheureux grabeau qui sera la cause de votre perte, et qui va susciter contre vous la clameur universelle qui jusqu'à présent étoit en votre faveur. Cherchez d'autres équivalents, consultez vos lumières; pesez, imaginez, proposez : mais , je vous en conjure, hâtez- vous définir, et de finir en hommes de bien et de paix, et avec autant de modération, de sagesse, et de gloire, que vous avez commencé. N'attendez pas que votre étonnante union se relâche , et ne comptez pas qu'un pareil miracle dure encore long-temps. L'expédient d'un règlement provisionnel peut vous faire passer sur bien des choses qui pouriont avoir leur correctif dans un meilleur temps: ce moment couit et passager vous est favorable ; mais si vous ne le saisissez rapi- dement, il va vous échapper; tout est contre vous, et vous êtes perdus. Je pense bien différemment de vous sur la chance générale de l'avenir; car je suis très pei- suadé que dans dix ans, et surtout dans vingt, elle sera beaucoup plus avantageuse à la cause des représen- tants , et cela me paroît infaillible : mais on ne peut pas tout dire par lettres, cela deviendroit trop long. Eufin, je vous en conjure derechef par vos familles, par votre patrie , par tous vos devoiis-, finissez et
yo CORRESPONDANCE,
promptemeiit , dussiez-vous beaucoup céder ; ne changez pas la constance en opiniâtreté : c'est le seul moyen de conserver l'estime publique que vous avez acquise , et dont vous sentirez le prix un jour. Mon cœur est si plein de cette nécessité d'un prompt accord . qu'il voudroit s'élancer au milieu de vous , se verser dans tous les vôtres pous vous la foire sentir.
Je diffère de vous rembourser les cent francs que vous avez avancés pour moi , dans Tespoir d'une occa- sion plus commode. Lorsque vous songerez à réaliser votie ancien projet, point de confidents, point de bruit, point de noms, et surtout défiez-vous par pré- férence de ceux qui font ostentation de leur giande amitié pour moi. Adieu, mon ami : Dieu veuille bénir vos travaux et les couronner! Je vous embrasse.
8o5. — A M. LE MARQUIS DE MIRABEAL.
9 miirs 1768.
•
Je ne vous répéterai pas, mon illustre ami, les mo- notones excuses de mes longs silences , d'autant moins que ce seroit toujours à recommencer ; car à mesure que mon abattement et mon découragement aug- mentent , ma paresse augmente en même raison. Je n'ai plus d'activité pour rien; plus même pour la pro menade, à laquelle d'ailleurs je suis forcé de renoncer depuis quelque temps. Réduit au travail très fatigant de me lever ou de me coucher, je trouve cela de trop encore; du reste , je suis nuL Ce n'est pas seulement là le mieux pour ma paresse, c'est le mieux aussi pour ma raison; et comme rien n'use plus vainement
ANNÉE 1768. 91
la vie que de regimber contre la nécessité, le meilleur parti qui me reste à prendre, et que je prends, est de laisser faire sans résistance ceux qui disposent ici de moi.
La proposition d aller vous voir à Fleurv est aussi charmante qu'honnête , et je sens que l'aimable société que j'y trouverois seroit en effet un spécifique excel- lent contre ma tristesse. Vos expédients, mon illustre ami, vont mieux à mon cœur que votre morale ; je la trouve trop haute pour moi, plus stoïque que conso- lante; et rien ne me paroit moins calmant pour les gens qui souffrent que de leur prouver qu ils n'ont point de mal. Ce pèlerinage me tente beaucoup, et c'est précisément pour cela que je crains de ne le pou- voir faire : il ne m'est pas douué d'avoir tant de plai- sir. Au reste , je ne prévois d'obstacle vraiment diri- mant que la durée de mon état présent qui ne me per- mettroitpas d'entreprendre un voyage, quoique assez court. Quant à la volonté , je vous jure qu'elle y est tout entière, de même que la sécurité. J'ai la certitude que vous ne voudriez pas m'exposer, et l'expérience que votre hospitalité est aussi sûre que douce. De plus , le refuge que je suis venu chercher au sein de voti^ nation sans précaution d'aucune espèce , sans autre sûreté que mon estime pour elle, doit montrer ce que j en pense , et que je ne prends pas pour argent comp- tant les terreurs que l'on cherche à me donner. Enfin , quand un homme de mon humeur, et qui n a rien à se reprocher, veut bien, en se livrant sans réserve à ceux qu'il pourroit craindre , se soumettre aux précau- tions suffisantes pour ne les pas forcer à le voir, assu-
9'i f;ORRLSFOjNDAINCE.
fément une telle conduite marque, non pas de 1 aiio- gance, mais de la confiance; elle est un témoigna(j[e d'estime auquel on doit être sensible , et non pas une témérité dont on se puisse offenser : je suis certain qu'aucun esprit bien fait ne peut penser autrement.
Comptez donc, mon illustre ami, qu'aucune crainte ne m'empêchera de vous aller voir. Je n'ai rien altéré du droit de ma liberté , et difficilement ferois-je jamais de ce droit un usage plus agréable que celui que vous m'avez proposé. Mais mon état présent ne me permet cet espoir qu'autant qu'il changera en mieux avec la saison; c'est de quoi je ne puis juger que quand elle sera venue. En attendant , recevez mon respect , mes remerciements , et mes embrassements les plus tendres.
806. — A M. DE LALANDE.
Mars 1768.
Vous n êtes pas, monsieur, de ceux qui s'amusent à rendre aux infortunés des honneurs ironiques, et qui couronnent la victime qu'ils veulent sacrifier Ainsi , tout ce que je conclus des louanges dont il vous plait de m'accabler dans la lettre que vous m avez fait la faveur de m'écrire, est que la générosité vous en- traine à outrer le respect que l'on doit à l'adversité. J'attribue à un sentiment aussi louable le compte avantageux que vous avez bien voulu rendre de mou Dictionnaire , et votre extrait me paroît fait avez beau- coup d'esprit, de méthode, et d'art. Si cependant vous eussiez choisi moins scrupuleusement les endroits ou
la musique Françoise est le plus maltraitée, je ne sais si cette réserve eût été nuisible à la chose, mais je crois qu'elle eut été favorable à Tauteur. J'aurois bien aussi quelquefois désiré un autre choix des articles que vous avez pris la peine d'extraire, quelques uns de ces articles n étant que de remplissage, d'autres extraits ou compilés de divers auteurs, tandis que la phipart des articles importants m appartiennent uniquement, et sont meilleurs en eux-mêmes, tels que Accent , Consonnance , Diasonnance , Expression , Goût, Harmonie, Intervalle, Licence, Opéra, Son, Tempérament, Unité de mélodie. Poix, etc. , et surtout l'article Enharmonique , dans lequel j'ose croire que ce oenre difficile, et jusqu'à présent très mal entendu, est mieux expfiqué que dans aucun autre livre. Pardon, monsieur, de la liberté avec laquelle j ose vous dire ma pensée; je la soumets avec une pleine confiance à votre décision, qui n exif^e pas de vous une nouvelle peine , puisque vous avez été appelé à lire le livre entier, ennui dont je vous fais à-la-fois mes remercie- ments et mes excuses.
Je me souviens, monsieur, avec plaisir et recon- noissance de la visite dont vous m'honorâtes à Mont- morency, et du désir qu elle me laissa de jouir quel- quefois du même avantage. Je compte parmi les malheurs de ma vie celui de ne pouvoir cultiver une si bonne connoissance, et mériter peut-être un jour de votre part moins d'éloges et plug de bontés.
94 CORRESrOJNDANCE.
807. — A M. DU PEYROU.
Le 24 mars 1 768.
J'ai répondu, mon cher hôte, à votre u° 6, et il me semble que cette réponse auroit du vous être par- venue avant le départ de votre n» 7 ; mais , n'ayant ni mémoire pour me rappeler les dates, ni soin pour suppléer à ce défaut, je ne puis rien affirmer, et je laisse un peu notre correspondance au hasard, comme toutes les choses de la vie, qui, tout bien compté, ne valent pas la sollicitude qu'on prend pour elles. J'approuve cependant très fort que vous n'ayez pas la même indifférence, ei que vous vous pressiez de vouloir mettre en régie nos affaires pécuniaires; je vous avoue même que sur ce point je n'avois consenti à laisser les choses comme elles sont restées, que par- cequ'il me sembloit qu'à tout prendre, ce qui de- meuroit dans vos mains valoit bien ce qui a passé dans les miennes.
Je n'ai point prétendu, non plus que vous, an- nuler en partie l'arrangement que nous avions fait en- semble, mais en entier, et vous avez dû voir par ma précédente lettre que la chose ne peut être autrement. Il s'ensuit de cette résiliation, comme vous avez vu dans mon mémoire, que je vous reste débiteur des cent louis que j'ai reçus de vous, et qu'il faut que je vous restitue, puisque, outre le recueil de tous mes écrits et papiers, qui est entre vos mains, et dont il ne s'agit plus, vous ne croyez pas devoir vous per- mettre de prendre cette somme sur les trois cent.';
a>.:née l'.bb. y5
louis que vous avez reçus de milord Maréchal; j'avois cru, moi, l'y pouvoir assigner, parcequ'enfiri si ces trois cents louis appartenoient à quelqu'un, c'ctoit à moi, depuis que milord Maréchal m'en avoit fait pré- sent, que même il me les avoit voulu remettre, et que c'étoit à mon instante prière qu'il avoit cherché à m'en constituer la rente par préférence. Vous avez la preuve de cela dans les lettres qu'il m'a écrites à ce sujet, et qui sont entre vos mains avec les autres. Bailleurs, il me sembloit que sans rien changer à la destination de cette rente, quatre ou cinq ans, dont une partie est déjà écoulée , suffisoient pour acquitter ces cent louis. Ainsi , vous laissant nanti de toutes manières, je ne songeois guère à ce remboursement actuel, en quoi j'avois tort; car il est clair que tous ces raisonnements , bons pour moi , ne pouvoient avoir pour vous la même force.
Bref, j'ai reçu de vous cent louis qu'il faut vous res- tituer: rien n'est plus clair ni plus juste. Il reste à voir, mon cher hôte, par quelle voie vous voulez que je vous rembourse cette somme. Je n'ai pas des ban- quiers à mes ordres, et je ne puis vous la faire tenir à Neuchûtel; mais je puis, en nous arrangeant, vous la faire payer à Paris, à Lyon, ou ici: choisissez, et marquez-moi votre décision. J'attends là-dessus vos ordres, et je pense que plus tôt cette affaire sera ter- minée, et mieux ce sera.
Pour vous punir de ne rien dire de précis sur votre santé , je ne vous dirai rien de la mienne. Dans votre précédente lettre vous étiez content de votre estomac et de votre état, à la goutte près, ù laquelle vous
(^6 CORllESPO^'DANCE.
devez être accoutumé. Dans celle-ci vous trouvez chez vous la nature en décadence. Pourquoi cela? Parce- que vous êtes sourd et goutteux; mais il y a vingt ans que vous Tètes, et votre état n'est empiré que pour avoir à toute force voulu guérir. On ne meurt point de la surdité, et ion ne meurt guère de la goutte que par sa faute. Mais vous aimez à vous affubler la tète d'un drap mortuaire ; et, d ici à 1 âge de quatre-vingts ans que vous êtes fait pour atteindre, vous passerez votre vie à faire des arrangements pour la mort. Ooyez-moi, mon cher hôte, tenez votre ame en état de ne la pas craindre; du reste, laissez-la venir quand elle voudra, sans lui faire Thonneur de tant songer a elle , et soyez sûr que vos héritiers sauront bien ar- ranger vos papiers, sans vous tant tourmenter pour leur en épargner la peine.
Je suis bien obligé à M. Panckoucke de vouloir bien songer à moi dans la distribution de sa traduction de Lucrèce. Je la lirois avec plaisir si je lisois quelque chose; mais vous auriez pu lui dire que je ne lis plus rien. D'ailleurs, je ne vois pas pourquoi vous voulez lui indiquer M. Coindet. Son confrère Guy étoit plus à sa portée. Vous devez savoir que je n'aime pas extrê- mement que M. Coindet se donne tant de peine pour mes affaires; et, si j'en étois le maître, il ne s'en don- neroit plus du tout.
Mademoiselle Renou vous remercie de Vos bonne-, amitiés, et vous fait les siennes; mettez-nous 1 uu et l'autre aux pieds de la bonne maman. Je compte ré- pondre à madame de Luze dans ma première lettre;
ANNÉE 1768. 97
je salue M. Jeannin, et vous embrasse, mon cher hôte, de tout mon cœur.
Je vais aujourcrhui dîner à Gisors, où je suis at- tendu; et je compte y jjorter moi-même cette lettre ù la poste. Comme il faut tout prévoir, à votre exemple, et que je puis mourir d'apoplexie, au cas que vous n'ayez plus de mes nouvelles par moi-même, adressez- vous à ceux qui seront en possession de ce que je laisse ici; ils vous paieront vos cent louis. Adieu.
808. — A M. D'IYERNOIS.
24 mars 1768.
Enfin je respire; vous aurez la paix, et vous l'aurez avec un garant sûr qu'elle sera solide, savoir, l'es- time publique et celle de vos magistrats, qui, vous traitant jusqu'ici comme un peuple ordinaire, n'ont jamais pris, sur ce faux préjugé, que de fausses me- sures. Ils doivent être enfin guéris de cette erreur, et je ne doute pas que le discours tenu par le procureur- général en Deux-cents ne soit sincère. Cela posé, vous devez espérer que l'on ne tentera de long-temps de vous surprendre, ni de tromper les puissances étrangères sur votre compte; et ces deux moyens manquant, je n'en vois plus d'autres pour vous as- servir. Mes dignes amis, vous avez pris les seuls moyens contre lesquels la force même perd son effet, l'union, la sagesse, et le courage. Quoi que puissent faire les hommes, on est toujours libre quand on sait mourir.
Je voudrois à présent que de votre côté vous ne
XX. 7
98 CORRESPOi\DA]NCL'.
fissiez pas à demi les choses , et que la concorde une fois rétablie ramenât' la confiance et la subordination aussi pleine et entière que s'il nV eût jamais eu de dissension. Le respect pour les magistrats fait dans les républiques la gloire des citoyens, et rien n est si beau que de savoir se soumettre après avoir prouvé qu'on savoit résister. Le peuple de Genève s'est tou- jours distingué par ce respect pour ses chefs qui le rendlui-même si respectable. C'estàprésentqu ildoit ramener dans son sein toutes les vertus sociales que l'amour de l'ordre établit sur Tamour de la liberté. Il est impossible qu une patrie qui a de tels enfants ne retrouve pas enfin ses pères ; et c'est alors que la grande famille sera tout à-la-fois illustre, florissante, heureuse, et donnera vraiment au monde un exemple digne d imitation. Pardon, cher ami; emporté par mes désirs, je fais ici sottement le prédicateur; mais après avoir vu ce que vous étiez, je suis plein de ce que vous pouvez être. Des hommes si sages n'ont as- surément pas besoin d exhortation pour continuer à Têtre; mais moi, j'ai besoin de donner quelque essor aux plus ardents vœux de mon cœur.
Au reste, je vous féhcite en particulier d'un bon- heur qui n'est pas toujours attaché à la bonne cause, c'est d'avoir trouvé pour le soutien de la vôtre des talents capables de la faire valoir. Vos mémoires sont des chefs-d'œuvre de logique et de diction. Je sais quelles lumières régnent dans vos cercles, qu'on y raisonne bien, qu'on y connoît à fond vos édits; mais on n y trouve pas communément des gens qui tien- nent ainsi la plume: celui qui a tenu la vôtre, quel
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qu'il soit, est un homme rare; n'oubliez jamais la re- counoissance que vous lui devez.
A Té^jard de la réponse amicale que vous me de- mandez sur ce qui me regarde, je la ferai avec la plus pleine confiance. Rien dans le monde n'a plus affligé et navré, mon cœur que le décret de Genève. Il n'en fut janjais de plus inique, déplus absurde, et déplus ridicule. Cependant il n'a pu détacher mes affections de ma patrie, et rien au monde ne les en peut dé- tacher. Il m'est indifférent, quant à mon sort, que ce décret soit annulé ou subsiste, puisqu'il ne m'est pos- sible en aucun cas de profiter de mon rétablissement; mais il ne me seroit pourtant pas indifférent, je l'a- voue, que ceux qui ont commis la faute sentissent leur tort, et eussent le courage de le réparer. Je crois qu'en pareil cas j en inourrois de joie, parçeque j'y vejToiç la fin d'une haine implacable, et que je pour- rois de honnegrace me livrer aux sentiments respec- tueux que mon cœur m'inspire, sans crainte de m'a- vilir. Tout ce que je puis vous dire à ce sujet est que si cela arrivoit, ce qu'assurément je n'espère pas, le Conseil seroit content de mes sentiments et de ma conjduite, et il connoîtroit bientôt quel immortel hon- neur il s'est fait. Mais je vous avoue aussi que ce^réta- blissement ne sauroit me flatter s'il pe vient- d'eux- mêmes; et jamais, de mon consentement, il ne sera sollicité. Je suis sûr de vos sentiments; les preuves m'en sont inutiles : mais celles des leurs me touche- roient d'autant plus que je m'y attends moins. Bref, s'ils font cette démarche d'eux-mêmes, je ferai mon devoir; s'ils ne la font pas, ce ne sera pas la seule in-
7-
100 CORRESPONDANCE,
justice dont j'aurai à me consoler; et je ne veux pas, en tout état de cause, risf[uer de servir de pierre cVachoppeinent au plus parfait rétablissement de la concorde.
Voici un mandat sur la veuve Duchesne pour les cent francs que vous avez bien voulu avancer à ma bonne vieille tante. Je vous redois autre chose, mais malheureusement je n'en sais pas le montant.
809. — A M«^ LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Trye, 24 mars 1768.
Votre lettre me touche , madame , parceque j'y crois reconnoitre le langage du cœur; ce langage qui, de votre part, m'eût rendu le plus heureux des hommes, et à bien peu de frais. Mais, n'espérant plus rien, et ne sachant plus même que désirer, je ne vous importu- nerai plus de mes plaintes. Si mon sort, quel qu'il soit, vous en arrachoit quelqu'une, je m'en croirois moins malheureux.
La lettre de M. le prince de Conli me met en grande peine sur son état actuel. Oserois-je espérer , madame , que vous voudrez bien m'en faire écrire un mot par quelqu'un de vos gens , ou ceux de son altesse?
Je finis brusquement, étant attendu pour aller à Gisors.
ANNÉE 1768. ' lOI
810. — A M. LE DUC DE CHOISEUL*.
A Trye, le 27 mars 1768.
Monseigneur,
Vous daignez m'écouter. De quel poids je me sens soulagé! Si vous eussiez bien voulu nie voir, il me semble que je n'aurois eu besoin de vous rien dire, et qu'à Tinstant vous auriez lu dans mon cœur.
Un mot que me dit M. de Luxembourg à mon dé- part pour la Suisse autorise le détail dans lequel je vais entrer, et qui seroit superflu s il vous eût rendu ma réponse : mais le meilleur et le plus aimable des hommes n'en fut pas toujours le plus courageux.
On vous a donné de quelques passages de mes écrits des interprétations , non seidement si fausses et si peu naturelles que le public ne s'en est jamais douté, mais si contraires à mes vues , que le seul de ces passages qu'on m'ait cité contient l'éloge le plus vrai , le plus grand, j'ose dire le plus digne que vous recevrez peut-être jamais, et dont trop de modestie a pu seule vous empêcher de sentir l'application. Mon- sieur le duc, je n'ai point de protestations à vous faire. Je dirai les faits , et vous jugerez.
Tous les ministres qui vous ont précédé depuis long- temps m'ont paru fort au-dessous de leurs places ; toutes les personnes, n'importe le sexe, qui se sont
* Cette lettre paroit ici imprimée pour la première fois. Je l'ai copie'e moi-même sur l'original, qui m'a e'te' communiqué par M. Beuchot. On lit sur la première page ces mots écrits au crayon : Répondu le 2f). E. A. L.
102 COIVUESPONDANCK.
mêlées de Tadministmlion, n'ont eu, selon moi, que de petites vues, dos demi-talents, des passions basses, et de l'avarice, plutôt que de l'ambition. Enfin j'eus pour eux tous un mépris peut-être injuste, mais qui alloit jusqu'à la baine, et que je n'ai jamais beaucoup déguisé. Tous mes penchants, au contraire, vous la- vorisèrent dès le premier instant. Je préjugeai que vous alliez rendre au ministère l'éclat obscurci par ces gens-là; et quand le bruit courut que de vous et d'une des personnes dont je viens déparier, l'un des deux dépiaceroit l'autre, je fis en votre faveur des vœux qui ne furent pas aussi secrets qu'il l'auroit fallu. Peu après, M, de Luxembourg, par hasard, vous parla de moi; et, sur 1 essai que j'avois fait à Venise , vous offrîtes de m'occuper. Je fus d'autant plus sensible à celte offre, que jamais les gens en place ne m'ont gâté par leurs bontés. Environ dans le même temps éclata ce célèbre pacte de famille ; quel augure n'en tirai-je point pour une administra- tion qui commençoit ainsi ! Je mettois alors la der- nière main au Contrat social: le cœur plein de vous, j y portai mon jugement et mon pronostic avec une confiance que le temps a confirmée, et qae l'avenir ne démentira pas.
Vous qu'honore la vérité, reconnoissez son lan- gage. Le passage dont je viens de vous donner l'ex- plication est le seul où j'aie voulu parler de vous. Si l'on a cherché de sinistres applications à quelque autre , j'en appelle au bon sens pour les réfuter , et je suis prêt à montrer partout ce que j'ai voulu dire. Me serois-je aussi sottement contredit moi-même, eu
ANNÉE 1768. Io3
faisant l'élofje et la satire du même en même temps? Cela est-il donc dans mon caractère? et m'a-t-on vu quelquefois souffler ainsi de la même bouche le froid et le chaud? Qu'on se figure un étranger à ma place, au sein de la France, où il se plaît , aimant à publier des vérités hardies mais générales, dont jamais ni satire ni nulle application personnelle et maligne n'a souillé les écrits , qui jamais ne repoussa qu'avec dé- cence et dignité les traits envenimés de ses adver- saires, et qui fonda toujours sa fière sécurité sur des principes et des maximes iiréprochables : concevra- t-on jamais qu'un tel homme , animé jusqu'alors de sentiments grands et nobles , passe tout-à-coup, sans sujet, sans motif, aux derniers termes de la plus bru- tale, de la plus extravagante férocité; aille provoquer à plaisir l'indignation d'un ministre, l'espoir de la na- tion, qui vient de marquer pour lui de la bienveillance, et cherche si tard à s'ôter dans ses malheurs l'estime et la commisération du public, qui, tout en aimant la satire, dit avec raison des satiriques punis, Il nu <]ue ce fjii il mérite? Je connois les hommes et leurs inconséquences ; je sais trop que je n'en suis pas exempt; mais je prononce hautement que celle-là n'est pas dans la nature. D ailleurs , si j'eusse été ca- pable de penser et d'écrire de telles folies , me serois- je abstenu de les dire, moi, si confiant, si ouvert, si facile à montrer ma pensée en toute chose? La terre- est couverte de mes implacables ennemis, qui tous ont été mes amis ou feint de l'être, et cette remar- que ajoute au poids de ce que je vais affirmer. Mon- seigneur, je défie toute ame vivante de m'avoir jaraai-
lo4 CORRESPONDANCE.
OUÏ parler de vous et de votre administration qu'avec le j)lus grand lionneur. Enfin, daignez voir comment je suis revenu dans ce pays. Pour aller à Londres, je traversai la France avec un passe-port qu'on disoit m'ctre nécessaire. Sous ma propre direction, j'y suis revenu seul me livrer pleinement à vous, me jeter dans vos bras , si J ose ainsi parlei , avec empres- sement, sans précaution, sans crainte, sans antre sûreté que votre humanité et mon innocence, et sa- chant très bien cpie les prétextes ne \ ous auroient pas manqué pour m'opprimer si vous Taviez voulu. Quoi- que je me sentisse dans votre disgrâce, j'ai compté sur votre générosité, et j'ai bien fait. Mais cette con- duite prouve la vérité de mon estime, et ce que j'ai pensé de vous dans tous les temps. Un homme qui dans le secret de son cœur se seroit senti coupable eût pu trouver la même sûreté dans le même asile, mais jamais il n'eût osé l'y chercher.
Voilà, monsieur le duc, ce que j'avois à vous dire, et que j'aurois ardemment désiré de vous dire de bou- che, quoique je ne sache point du tout parler : mais mon cœur eût parlé pour moi , et vous auriez entendu son langage. Sans être exempt d'inquiétude sur la route de ma lettre , je ne crains assurément pas qu'une fois parvenue entre vos mains elle puisse jamais me nuire : mais un penchant naturel me faisoit espérer, je l'avoue, qu'en me présentant à vous, ce penchant n'agiroit pas sur moi s(!ul. Sûr que je n'étois dans votre disgrâce que par 1 effet d une erreur , j'ai tou- jours espéré que cette erreur seroit détruite , et que j'aïu'ois enfin quelque part à vos bontés, .l'y compte
A^'NÉE 1768. I05
maintenant, j'y ai des droits, j'ose le dire, et je les réclamerai sans rougir; puisque, de toutes les f^races que vous pouvez répandre , je n'aspire qu'à celle de jouir sous votre protection du repos et de la liberté que je n'ai point mérité de perdre , et dont je n'aJDu- serai jamais.
Agréez, monseigneur, je vous supplie, mon sin- cère et profond respect.
J. J. Rousseau.
Si vous m'honorez d^une réponse sous le nom de Renou, trois mots suffisent, Je vous crois; et je suis content,
811. — A M. D'IVERNOIS.
28 mars 1^68.
Je ne me pardonnerois pas, mon ami, de vous laisser l'inquiétude qu'a pu vous donner ma précé- dente lettre sur les idées dont j'étois frappé en l'écri- vant. Je fis ma promenade agréablement; je revins heureusement; je reçus des nouvelles qui me firent plaisir; et, voyant que rien de tout ce que j'avois imaginé n'est arrivé, je commence à craindre, après tant de malheurs réels, d'en voir quelquefois d'ima- ginaires qui peuvent agir sur mon cerveau. Ce que jo sais bien certainement, c'est que, quelque altération qui survienne à ma tête, mon cœur restera toujours le même, et qu'il vous aimera toujours. J'espère que vous commencez à goûter les doux fruits delà paix. Que vous êtes heureux! ne cessez jamais de l'être. Je vous embrasse de tout naon cœur.
[o6 CORRESPONDAKCE.
812.— AU MÊME.
2G avril 17G8.
Qaoi(jac je lusse a(!COutiimé , mon bon ;in)i, à re- f'cvoir de vous dos paquets iiéqueiiLs et coûteux, j'ai été vivement alarmé à la vue du dernier, taxé et payé six livres quatre sous de port. J'ai cru d'abord qu il s'a;;issoit de quelque nouveau trouble dans votre ville , dont vous m'envoyiez à la hâte l'important et cruel détail; mais à peine en ai-je parcouru cinq ou six lijjnes, que je me suis tranquillisé, voyant de quoi il s'agissoit; et, de peur d'être tenté d'en lire davantage, je me suis pressé de jeter mes six livres quatre sous au feu, surpris , je l'avoue, que mon ami , M. d'Iver- iiois, m'envoyât de pareils paquets de si loin par la poste , et bien plus surpris encore qu'il m'osât con- seiller d'v répondre. Mes conseils, mon bon ami, me paroissent meilleurs que les vôtres , et ne méritoient assurément pas un pareil retour de votre paît.
A mon départ pour Gisors, regardant cette course comme périlleuse, je vous envoyai un billet de cent francs sur madame Duchesne , afin que s'il mésarrivoit de moi, vous n'en fussiez pas pour ces cent francs, dont vous m'aviez fait l'avance. Il vous a plu de sup- poser que cet envoi vouloit dire : Ne venez pas. Une interprétation si bizarre est peu naturelle ; si je ne vous connoissois, je croirois, moi, qu'elle étoit de votre part un mauvais prétexte pour ne j)as venir, après m'en avoir témoigne tant d'envie : mais je ne suis pas si piompt que vous à mésinterpréter les mo-
ANKÉE l'jGS. 107
tifs lie mes arais ; et je inc contenterai de vous assurer, avec vérité, que rien jamais ne fut plus éloigné de ma pensée, en écrivant ce billet , que le inotil que vous m'avez supposé.
Si j elois en état de faire d'une manière satisfaisante la lettre dont vous m'avez dit le sujet, je vous en en- verrois ci-joint le modèle; mais mon cœur serré , ma tète en désordre, toutes mes facultés troublées , ne me permettent plus de rien écrire avec soin , même avec clarté; et il ne me reste précisément qu'assez de sa- gesse pour né pliJs entreprendre ce que je ne suis plus eîi état d'exécuter. Il n'y a point à ce refus de mauvaise volonté , je vous le j ure ; et je suis désormais hors d état d'écrire pour moi-même les choses même les plus simples, et dont j'aurois le plus grand besoin.
Je crois , mon bon ami , pour de bonnes raisons, devoir renoncer à la pension du roi d'Angleterre; et, pour des raisons non moins bonnes, j'ai lompu irrévo- cablement l'accord que j'avois fait avec M. du Pevrou . Je ne vous consulte pas sur ces résolutions, je vous en rends compte ; ainsi vous pouvez vous épargner d'inutiles efforts pour m'en dissuader. Il est vrai que, foible, infirme, découragé, je reste à peu près sans pain sur mes vieux jours , et hors d'état d'en gagner : mais qu'à cela ne tienne, la Providence y pourvoira de manière ou d'autre. Tant que j ai vécu pauvre, j'ai vécu heureux ; et ce n'est que quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels : peut-être le bonheur, ou du moins le repos que je cherche , reviendra-t-il avec mon ancienne pauvreté. Une attention que vous
I08 CORRESPONDANCE.
devriez peut-être à l'état ou je rentre seroit d'être un peu moins prodi^aje eu envois coûteux par la poste, et de ne pas vous iuia^jiner cpi en me proposant le remboursement des ports , vous serez pris au mot. H est beaucoup plus honnête avec des amis, dans le cas où je me trouve, de leur économiser la dépense, que d'offrir de la leur rembourser.
Bonjour, mon cher d'Ivernois ; je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.
J espère que vous n'irez pas inquiéter ma bonne vieille tante sur la suite de sa petite pension. Tant quelle et moi vivrons, elle lui sera continuée, quoi qu'il arrive, à moins que je ne sois tout-à-fait sur le point de mourir de faim, et j'ai confiance que cela n'arrivera pas.
P. S. Quand M. du Pevrou me marqua que la salle de comédie avoit été brûlée, je crai{j;nis le contre-coup de cet accident pour la cause des représentants; mais que ce soit à moi que Voltaire l'impute , je vois là de quoi rire : je n'y vois point du tout de quoi répondre, ni se fâcher. Les amis de ce pauvre homme feroient t)ien de le faire baigner et saigner de temps en temps.
8i3. — A M. DU PEYROU.
A Trye, le 29 avril 1768.
Notre correspondance , mon cher hôte, prend un tour si peu consolant pour des cœurs attristes, qu'il faut du courage pour l'entretenir dans l'état où nous sommes \ et le courage qui donne de l'activité n'a ja-
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mais été mon fort. Maintenant, prendre une plume est presque au-dessus de mes forces. J'aimerois au- tant avoir la massue d'Hercule à manier. Ajoutez que l'état où m'arrivent vos lettres me fait voir qu'elles ont bien des inspecteurs avant de me paivenir ; il en doit être à peu près de même des miennes, et tout cela n'est pas bien encourageant pour écrire.
L'état dans lequel vous vous sentez est vraiment cruel, d'autant plus que la cause n'en est pas claire , et qu'il n'est pas clair non plus , selon moi , lequel des deux a le plus besoin de traitement de la tête ou du corps. Depuis ce qui s'est passé ici durant votre ma- ladie, et durant votre convalescence; depuis que je vous ai vu faire à la hâte votre testament, et vous presser de mettre ordre à vos affaires , taudis que vous vous rétablissiez à vue d'œil ; depuis la singulière façon dont je vous ai vu traiter en toute chose avec celui qui n'avoit que vous d'ami sur la terre, qui n'avoit de con- fiance qu'en vous seul, qui n'aimoit encore la vie que pour la passer avec vous , avec celui enfin dont vous étiez la dernière et la seule espérance ; je vous avoue qu'en résumant tout cela , je me trouve forcé de con- clure de deux choses l'une, ou que dans tous les temps j'ai mal connu votre cœur , ou qu'il s'est fait de terribles changements dans votre tête : comme la dernière opi- nion est plus honnête et plus vraisemblable, je m'y tiens, et, cela posé, je ne puis m'empêcher de croire que cette tête un peu tracassée a une très grande part dans le dérangement de votre machine; et, si cela est, je tiens votre mal incurable, parcequ'une ame aussi peu expansive que la vôtre ne peut trouver au-dehors
no CORRESPOKDxVNCE.
aucun remède au mal qu'elle se fait.à soUméme. II se peut très bien, par exemple, que raffoiblissement de votre vue ne soit que trop réel , et qu'à force d'avoir voulu rétablir vos oreilles, vous ayez nui à vos yeux. Cppendant , si j étois près de vous , je voudrois , par une inspection scrupuleuse de vos yeux, et surtout du gauche, voir si quelque altération extérieure an- nonce celle ([ue vous sentez ; et je vous avoue que si je n'apercevois rien au-dehors, j'aurois un fort soupçon que le mal est plus à l'autre extrémité du, nerf optique qu'à celle qui tapisse le fond de l'œil. Je vous dirois, Consultez sur vos yeux quelqu'un qui s'y çonnoisse, si ce n étoit vous exposer à donner votre confiance à g«ns qui ont intérêt à vous tromper. Tâchez de voir, monbon ami, c'esttout ce que je puis vous dire. Vous voilà, oUi je me. trompe fort, dans. le cas où la foi guérit, dans le cas oàil faut dire au boiteux :- Charye ton p.etit lit , et niardke.
Toutes les explications dans lesquelles vous entrez sur nos affaires sont admirables assurément; mais elles n empêchent pas, ce me semble, qu'ayant net- tement refusé de .vous irembourser. de vos cent louis sur l'argentiqui vous a été remis par milord Maréchal , il ne s'ensuive avec la dernière évidence qu'il faut^, ou que je tire de ma poche ces cent louis pour vous les rendie, ou que je vous en reste débiteur. Or je ne veux point vous rester débiteur,^, etjil ne seroit pas honnête à vous de vouloir m'y contraindre.. Si donc vous persistez à ne pas vouloir vx)us rembomserdes cent louis sur l'argent qui vous a étdremis pour moi, Ui fa.ut bien -dç nécessité que .vous les oreceviez de rooi.
AX^'KE 1768. IM
. Vous me dites à cela que vous ue pouvez rien changer à la destination de la somme qui vous a été remise, sans le gré du constituant. Fort Lien; mais si, comme il pourroit très bien arriver, le constituant ne vous répond rien, que ferez-vous? Refuserez-vous de vous rembourser de ces cent louis, parceque je ne veux pas recevoir les deux cents autres? Vous m'a- vouerez qu'un pareil refus seroit un peu bizarre, et qu'il est difficile de voir pourquoi vous serez plus em- barrassé de deux cents louisque de trois cents. Vous me pressez de vous répondre catégoriquement si je veux recevoir la rente viagère, oui ou non. Je vous réponds à cela que si vous refusez de vous rembourser sur le capital , je la recevrai jusqu'à la concurrence du paiement des cent louis que je vous dois; que si vous exigez pour cela que je m'engage à la recevoir encore dans la suite, c est, ce me semble, usurper un droit que vous n'avçz point. Je la recevrai , mon cher hôte , jusqu'à ce que vous soyez payé; après cela, je verrai ce que j'aurai à faire; enfin, si vous persistez à vou- loir des conditions pour l'avenir, je persiste à n'en vouloir point faire, et vous n'avez qu'à tout garder. Bien entendu qu'aussitôt que la somme qui vous a été remise pour moi, par milord Maréchal, lui sera res- tituée, il faudra bien qu'à votre tour vous receviez la restitution des cent louis.
Tout ce que vous me dites sur la solennité néces- saire dans la rupture de notre accord, et sur les rai- sons que nous aurons à donner de cette rupture, me paroît assez bizarre. Je ne vois pas à qui nous serons obligés de rendre compte d un traité fait entre nous
112 CORRESPONDANCE,
seuls, qui ne regardoit que nous seuls, et de sa rup- ture. Je ne crois pas vos héritiers assez méchants, si je vous survis, pour vouloir me forcer, le poignard sur la gorge, à recevoir une rente dont je ne veux point. Et, supposant que je fusse ol^ligé de dire pour- quoi j'ai dû rompre cet accord, je vous trouve là- dessus des scrupules d'une tournure à laquelle je n'entends rien. On diroit, en vérité, que vous voulez vous faire envers moi un mérite des ménagements que j'avois la délicatesse d'avoir pour vous. Ah! par ma foi , c'en est trop aussi, et il n'est pas permis à une cer- velle humaine d'extravaguer à ce point. Prenez votre parti là-dessus, mon cher hôte, et dites hautement tout ce que vous aurez à dire. Pour moi, je vous dé- clare que désormais je ne m'en ferai pas faute, et que j'ai déjà commencé. Ma conduite là-dessus sera simple, comme en toutes choses; je dirai fidèlement ce qui s'est passé, rien de plus : chacun conclura en- suite comme il jugera à propos.
On dit que les affaires de votre pays vont très mal ; j'en suis vraiment affligé , à cause de beaucoup d'hon- nêtes gens à qui je m'intéresse. On prétend aussi que M. de Voltaire m'accuse d'avoir brûlé la salle de la comédie à Genève. Voilà, sur mon Dieu, encore une autre accusation, dont très assurément je ne me dé- fendrai pas. Il faut avouer qne depuis mon voyage d'x\npleterre, me voilà travesti en assez joli garçon 1 Ma foi, c'est trop faire le rôle d'Heraclite; je crois qu'à bien peser la manière dont on mène les hommes, je finirai par rire de tout. Adieu, mon cher hôte, je vous embrasse.
ANNÉE 1768. Il3
814. — AU MÊME.
' ATrye,le lojiiin 17G8.
Je vois, mon cher liote, que nos discussions, au lieu de s'éclaircir, s'embrouillent. Comme je n aime pas les chicanes, je reviens à cette affaire aujourd'hui pour la dernière fois. Je trouve le désir que vous avez de la mettre en règle fort raisonnable; mais je ne vois pas que vous preniez; les moyens d'en venir à bout.
En exécution d'un accord entre nous, qui n'existe plus, j'ai reçu de vous cent louis, qu'il faut, par con- séquent, que je vous restitue. Vous avez, de votre côté, le dépôt de mes écrits, tant imprimés que ma- nuscrits, de toutes mes lettres et papiers, tous les matériaux nécessaires pour écrire ma triste vie, dont le commencement vous est aussi parvenu. Vous avez de plus reçu trois cents louis àe- milord Maré(dial, pour le capital d une rente viagère dont il m'a fait le présent.
Dans cet état, j'ai cru et j'ose croire encore pou- voir acquitter ces cent louis avec ce qui reste entre vos mains, quoique je renonçasse à la rente viagère; et cette renonciation, loin d être un obstacle à cet ar- rangement, devoit le favoriser, parceque, prenant cette somme sur le capital ou sur la rente, à votre choix , j acceptois avec respect et recoanoissance cette partie du don de milord Maréchal, et que ce ne pou- voit pas être à vous de me dire : acceptai: le tout ou rien .
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Il4 COlinESPONDANCE.
Je vous proposai donc preinièrenient de prendre ces cent louis sur le capital. A cela vous m'objectâtes que vous ne pouviez rien changer à la destination de ce fonds, sans le consentement de celui qui vous l'avoit remis. Le consentement de milord Maréchal vous ayant donc paru nécessaire n'a cependant point été obtenu, par la raison qu'il n'a point été demandé. Ainsi, voilà un obstacle.
Je vous proposai ensuite de laisser subsister la rente viagère jusqu'à ce que ces cent louis fussent ac- quittés, sauf à voir après comment on feroit; et cet arrangement étoit d'autant plus naturel, qu'étant usé de chagrins, de maux, et déjà sur làge, ma mort, dans Tintervalle, pouvoit dénouer la difficulté. Vous n'avez fait aucune réponse à cet article, qui n'avoit besoin du consentement de personne, puisqu'il n'é- toit que l'exécution fidèle des intentions du consti- tuant. •
Mais, au lieu de ce second article, sur lequel vous n'avez rien dit, voici une difficulté nouvelle que vous avez élevée sur le premier. Je la transcris ici mot pour mot de votre lettre.
Observez que vous nêles pas le seul intéressé dans cette affaire, et nue la rente est réversible a une autr-e per- sonne après vous, et cela pour les deux tieis. Cette consi- dération seule doit, ce me semble, décider la question entre nous.
C'étoit là, mon cher hôte, une observation qu'il m'étoit difficile de faire, puisque cet article de votre lettre est la première nouvelle que j'aie jamais eue de cette prétendue réversion. Cette clause, il est vrai,
ANNÉE 1768. Il5
faisoit partie du traité qui étoit entre vous et moi , mais elle n'avoit rien de commun, que je sache, avec I9 constitution de milord Maréchal; et, si elle eût existé, il n'est pas concevable que ni lui ni vous ne m'en eussiez jamais dit un seul mot. Elle n'est pas même compatible avec la quotité de la somme con- stituée, attendu qu'une telle clause, vous rendant la rente plus onéreuse, eût exigé un fonds plus consi- dérable, et milord Maréchal est trop galant homme pour vouloir être généreux à vos dépens. Ainsi, à moins que je n'aie la preuve péremptoire de cette ré- version, vous me permettrez de croire qu'elle n'existe pas, et que, par défaut de mémoire, vous aurez con- fondu une clause du traité annulé avec une consti- tution de rente , où il n'en a jamais été question.
Je dirai plus: quand même cette clause existeroit réellement, loin d'empêcher l'exécution de l'arran- gement proposé, elle en léveroit les difficultés, et le favoriseroit pleinement; car ôtez du capital les cent louis que j'assigne pour votre remboursement, reste précisément le capital des quatre cents livres de rente que vous pouvez payer dès à présent à celle à qui elles sont destinées, comme si j'étois déjà mort. Cette solution répond à tout.
Mais je crains que, puisque vous voilà en train de scrupules, vous n'en ayez tant, que notre arrange- ment définitif ne soit pas prêt à se faire. Pour moi , je vous déclare que non seulement rien ne me presse, mais que je consens de tout mon cœur à laisser tou- jours les choses sur le pied où elles sont, crovant,
Il6 CORRESPONDA^JCE.
dans cet état, pouxoir en sûreté de conscience ne pas me regarder comme votre débiteur.
Quant à mes écrits et papiers qui sont entre vos
mains, ils y sont bien; permettez que je les y laisse, résolu de ne les plus revoir et de ne m'en reméler de ma vie. Ce recueil, s'il se conserve, deviendra pré- cieux un jour; s'il se démembre, il s'y trouve suffi- samment d'ouvrages manuscrits pour en tirer d'un li- braire le remboursement des avances que vous m'avez faites. Si vous prenez ce parti, j'exige ou que rien ne paroisse de mou vivant, ou que rien ne porte mon nom, ni présent, ni passé. Au reste, il n'y a pas un de ces écrits qui soit suspect en aucune manière, et qui ne puisse être imprimé à Paris , même avec privilège et permission. Le parti qui me conviendroit le mieux, je vous l'avoue , seroit que tout fût livré aux flammes , et c'est même ce que je vous prie instamment et positi- vement de faire. Si vous voyez enfin quelque moyen de vous rembourser de vos avances sur le fonds qui est entre vos mains , que je n'entende plus parler de ces malbeureux papiers, je vous en supplie; que je n'aie plus d'autre soin que de m'armer contre les maux que l'on me destine encore, et que de chercher à mourir en paix, si je puis. Amen.
Le tour qu'ont pris vos affaires publiques m'afflige , mais ne me surprend point. J'ai vu depuis long- temps, et je vous le dis ici dès votre arrivée, que le pays oîi vous êtes ne servoit que de prétexte à de plus grands projets, et c'est ce qui doit, en quelque façon, consoler ceux qui l'habitent; car, de quelque manière qu'ils se fussent conduits, l'événement eût
ANNÉE 1768. 117
<été le même, et il n'en seroit arrivé ni plus ni moiiis. Vous avez eu le projet d'en sortir ; je crois que ce projet seroit bon à exécuter, à tout risque, si vous aimez la tranquillité. Je sais que la bonne maman n'en sortiroit pas sans peine; mais il y a eu déjà des spec- tacles qui devroient aider à la déterminer. Je regret- terois pour elle et pour vous votre maison, ce beau lac, votre jardin; mais la paix vaut mieux que tout; et je seis cela mieux que personne, moi qui fais tout pour elle, et qui ne me rebute pas même par l'impos- sibilité certaine de 1 obtenir.
A propos de jardin , avez-vous fait semer dans le vôtre ma graine d'apocyn? J'en ai fait semer et soi- gner ici sur couche et sous cloche, et j'ai eu toutes les peines du monde d'en sauver quelques pieds qui lan- guissent; je crains qu'il n'en vienne aucun à bien. Je n'aurois jamais cru cette plante si difficile à cultiver. En revanche, j'ai semé dans le petit jardin du car- thamus lanatus qui vient à merveille, des medicago- scutellata et intertexta, qui sont déjà en fleurs, et dont je compte chaque jour les brins , les poils, les feuilles, avec des ravissements toujours nouveaux. Je suis oc- cupé maintenant à mettre en ordre un très bel her- bier, dont un jeune homme est venu ici me faire présent, et qui contient un très grand nombre de plantes étrangères et rares , parfaitement belles et bien conservées. Je travaille à y fondre mon petit herbier que vous avez vu, et dont la misère fait mieux res- sortir la magnificence de l'autre. Le tout forme dix grands cartons ou volumes hi-folio, qui contiennent environ quinze cents plantes, près de deux mille en
Il8 CORRESPONDANCE,
comptant les variétés. J'y ai fait faire une belle caisse pour pouvoir i'cniportcr partout commodément avec moi. Ce sera désormais mon unique bibliothèque; et, pourvu qu'on ne m'en ôte pas la jouissance, je défie les hommes de me rendre malheureux désormais. Je suis obli(jé à M. d'Escherny de son souvenir, et suis fort aise d'apprendre de ses nouvelles. Comme je ne me suis jamais tenu pour brouillé avec lui , nous n'avons pas besoin de raccommodement. Du reste, je serai toujours fort aise de recevoir de lui quelque signe de vie, surtout quand vous serez son médiateur pour cela.
8i5. — A M. LE PRINCE DE CONTI.
Trye-le-Château , juin 1768.
Monseigneur,
Ceux qui composent votre maison (je n'en excepte personne ) sont peu faits pour me connoître : soit qu'ils me prennent pour un espion, soit qu'ils me croient honnête homme , tous doivent également craindre mes regards. Aussi, monseigneur, ils n'ont rien épargné, et ils n'épargneront rien, chacun par les manœuvres qui leur conviennent, pour me rendre haïssable et méprisable à tous les yeux , et pour me forcer de sortir enfin de votre château. Monseigneur, en cela je dois et je veux leur complaire. I^es grâces dont m'a comblé votre altesse sérénissime suffisent pourme consoler de tous les malheurs qui m'attendent en sortant de cet asile , où la jgloire et l'opprobre ont
A>'NÉE 17G8. fl()
partagé mon séjour. Ma vie et mon cœur sont à vous, mais mon honneur est à moi : permettez que j obéisse à sa voix qui crie, et que je sorte dès demain de chez vous; j'ose dire que vous le devez. Ne laissez pas un coquin démon espèce parmi ces honnêtes gens.
816. — A M. DU PEYROU.
Lyon, le 20 juin 1768.
Je ne me pardonnerois pas , mon cher hôte , de vous laisser ignorer mes marches , ou les apprendre par d'autres avant moi. Je suis à Lyon depuis deux jours, rendu des fatigues de la diligence, ayant grand besoin d'un peu de repos , et très empressé d y recevoir de vos nouvelles , d'autant plus que le trouble qui règne dans le pays où vous vivez me tient en peine, et pour vous, et pour nombre d honnêtes gens auxquels je prends intérêt. J'attends de vos nouvelles avec 1 im- patience de l'amitié, Donnez-men, je vous prie, le plus tôt que vous pourrez.
Le désir de faire diversion à tant d'attristants sou- venirs , qui , à force d'affecter mon cœur, altéroient ma tète, m'a fait prendre le parti de chercher, dans un peu de voyages et d herborisations, les amusements et distractions dont j'avois besoin ; et le patron de 1^ case ayant approuvé cette idée, je lai suivie: j ap- porte avec moi mon herbier et quelques livres avec lesquels je me propose de faire quelques pèlerinages de botanique. Je souhaiterois, mon cher hôte, que la relation de mes trouvailles pût contribuer à vous amu- ser; j en aurois encore plus de plaisir à les faire. Je
I20 COURESPONDAiNCE.
VOUS dirai , par exemple , qirétant allé hier voir ma- dame Boy de La Tour à sa campagne , j ai trouvé dans sa vi(j;ne beaucoup d'aristoloche , que je n'avois jamais vue, et qu'au premier coup d'œil j'ai reconnue avec transport.
Adieu, mon cher hôte : je vous embrasse, et j'at- tends dans votre première lettre de bonnes nouvelles de vos yeux.
817.— AU MÊME.
Lyon, le 6 juillet 17G8.
Je comptois , mon cher hôte , vous accuser la ré- ception de votre réponse , par ma bonne amie ma- dame Boy de La Tour; mais je n'ai pu trouver un moment pour vous écrire avant son départ ; et même à présent , prêt à partir pour aller herboriser à la grande Chartreuse , avec belle et bonne compagnie botaniste , que j'ai trouvée et recrutée en ce pays , je n'ai que le temps de vous envoyer un petit bonjour à la hâte.
Mademoiselle Renou a reçu à Trye beaucoup de lettres pour moi, parmi lesquelles je ne doute point que celle que vous m'écriviez ne se trouve ; mais comme le paquet est un peu gros , et que j'attelids l'occasion de le faire venir, s'il y a dans ce que vous me marquiez quelque chose qui presse , vous ferez bien de me le répéter ici. Si , comme je le desirois , et comme je le désire encore , vous avez pris le parti de briller tous mes livres et papiers , j'en suis , je vous jure , dans la joie de mon coeur : mais si vous les avez
AISNÉli 1768. 121
conservés , il y en a quelques uns , je l'avoue, que je ne serois pas fâché de revoir, pour remplir, par un peu de distraction , les mauvais jours d'hiver , où mon état et la saison m'empêchent d herboriser; celui surtout qui ra'intéresseroit le plus seroit le com- mencement du roman intitulé, Emile et Sophie, ou les Solitaires. Je conserve pour cette entreprise un foible que je ne combats pas, parceque j'y trouverois au contraire un spécifique utile pour occuper mes mo- ments perdus , sans rien mêler à cette occupation qui me rappelât les souvenirs de mes malheurs, ni de rien qui s'y iap[)orte. Si ce fiagment vous tomboit sous la main , çt que vous pussiez me Tenvoyer , soit le brouillon , soit la copie, par le retour de madame Boy de La Tour , cet envoi , je l'avoue , me fcroit un vrai plaisir.
Comment va la goutte? comment va l'œil gauche? S'il n'empire pas , il guérira ; et je vois avec grand plaisir, par vos lettres , qu il va sensiblement mieux. Mon cher hôte , que n'avez-vous en goût modéré le quart de ma passion pour les plantes! Voti'e plus grand mal est ce goiit solitaire et casanier, qui vous fait croire être hors d'état de faire de l'exercice. Je vous promets que si vous vous mettiez tout de bon à vouloir faire un herbier, la fantaisie de faire un tes- tament ne vous occuperoit plus guère. Que n'êtes-vous des nôtres ! vous trouveriez dans notre guide et chef, M. de La Tourette , un botaniste aussi savant qu'ai- mable , qui vous feroit aimer les sciences qu'il cultive. J'en dis autant de M. l'abbé Rosier ; et vous trouveriez dans M. l'abbé de Grange-Blanche, et dans votre hôte,
122 CORRESPONDANCE,
deux condisciples plus zélés qu'instruits, dont Tigno- rance auprès de leurs maîtres mettroit souvent à l'aise votre amour-propre.
Adieu, mon cher hôte : nous partons demain dans le même carrosse tous les quatre, et nous n'avons pas plus de temps qu'il ne nous en faut le reste de la jour- née , pour rassembler assez de porte-feuilles et de pa- piers pour l'immense collection que nous allons faire. ÎNous ne laisserons rien à moissonner après nous. Je vous rendrai compte de nos travaux. Je vous em- brasse. Vous pouvez continuer à m'écrire chez M. Boy de La Tour.
818. —A MADEMOISELLE LE VASSEUR,
sous LE iSOM DE MADEMOISELLE RENOB.
Grenoble, ce 25 juillet, à trois lieures du matin, 1768.
Dans une heure d'ici, chère amie, je partirai pour Chambéry , muni de bons passe-ports et de la pro- tection des puissances , mais non pas du sauf-conduit des philosophes que vous savez. Si mon voyage se fait heureusement, je compte être ici de retour avant la fin de la semaine , et je vous écrirai sur-le-champ. Si vous ne recevez pas dans huit jours de mes nouvelles , n'en attendez plus, et disposez devons, à l'aide des protections en qui vous savez que j'ai toute confiance, et qui ne vous abandonneront pas. Vous savez où sont ies effets en quoi consistoient nos dernières res- ■sourccs ; tout est à vous. Je suis certain que les gens <rh(>nneur qui en sont dépositaires ne tromperont \io'mt mes intentions ni mes espérances. Pesez bien
ANNÉE 1768. 12.3
toute chose avant de prendre un parti. Consultez ma- dame Tabbesse*; elle est bientaisante, éclairée; elle nous aime; elle vous conseillera bien; mais je doute (|a'elle vous conseille de rester auprès d'elle. Ce n'est pas dans une communauté qu'on trouve la liberté ni la paix : vous êtes accoutumée à l'une , vous avez besoin de l'autre. Pour être libre et tranquille, soyez chez vous, et ne vous laissez subjuguer par personne. Si j'avois un conseil à vous donner, ce seroit de venir à Lyon. Voyez l'aimable Madelon ; demeurez , non chez elle, mais auprès d'elle. Cette excellente fille a rempli de tout point mon pronostic : elle n'avoit pas quinze ans , que j'ai hautement annoncé quelle femme et quelle mère elle seroit un jour. Elle l'est maintenant, et, grâces au ciel , si solidement et avec si peu d'éclat, que sa mère, son mari, ses frères, ses sœurs , tous ses proches, ne se doutent pas eux-mêmes du profond respect qu'ils lui portent, et croient ne faire que l'aimer de tout leur cœur. Aimez-la comme ils font, chère amie; elle en est digne, et vous le rendra bien. Tout ce qu'il restoit de vertu sur la terre semble s'être réfugié dans vos deux cœurs. Souvenez-vous de votre ami l'une et l'autre; parlez-en quelquefois entre vous. Puisse ma mémoire vous être toujours chère, et mourir parmi les hommes avec la dernière des deux ! Depuis mon départ de Trye j'ai des preuves de jour en jour plus certaines que l'œil vigilant de la malveil- lance ne me quitte pas d'un pas , et m'attend princi- palement sur la frontière : selon le parti qu'ils pourront
iladame de Nadaillac, abbesse de Gomer-Fontaine, abbaye située à peu de distance du château de Ti ye.
124 CORllESPOIVDANCE.
prendre, ils me feront peut-être du bien sans le vouloir. Mon principal objet est. bien , dans ce petit voya{je, d'aller sur la tombe de cette tendre raere que vous avez connue, pleurer le malbeur que j'ai eu de lui survivre; mais il y entre aussi, je l'avoue, du désir de donner si beau jeu à mes ennemis, qu'ils jouent enfin de leur reste ; car vivre sans cesse entouré de leurs sa- tellites flagorneurs et fourbes est un état pour moi pire que la mort. Si toutefois mon attente et mes conjec- tures me trompent , et que je revienne comme je suis allé, vous savez, chère sœur, chère amie, qu'ennuyé, dégoûté de la vie , je n'y cherchois et n'y trouvois plus d'autre plaisir que de chercher à vous la rendre agréable et douce : dans ce qui peut m'en rester en- core , je ne changerai ni d'occupation ni de goût. Adieu , chère sœur; je vous embrasse en frère et en ami.
819. — A M. LE COMTE DE TONNERRE.
Bourgoin, le lôaoùt 1768.
Monsieur,
jVspère que la lettre que j'eus l'honneur de vous écrire à mon départ de Grenoble vous aura été re- mise, et je vous demande la permission de vous re- nouveler d'ici les assurances de ma reconnoissance et de mon respect. Un voyage presque aussitôt sus- pendu c[ue commencé ne me laisse pas espérer de le pousser bien loin , et la certitude que les manœuvres que je voudrois fuir me préviendront partout m'en
ANNÉE lyCxS. 1^5
ôtoroit le courage, quand mes forces me le donnc- roient. Ue toutes les habitations qu'on m'a lait voir, la maison de M. Faure, qui a l'honneur d être connu de vous m'a paru celle oii Ion m'auroit voulu par pré- férence , et c'est aussi celle de toutes les retraites ( pour me servir d'un mot doux ) où je pouvois être confiné, celle où j'aurois préféré de vivre. Quelques incon- vénients m'ont alarmé; s'ils pouvoient se lever ou s'adoucir , que le maitre de la maison, qui me paroît galant homme , conservât la même bonne volonté , et que vous ne dédaignassiez pas, monsieur, d'être notre médiateur, je penserois que puisqu'il faut bien céder à la destinée, le meilleur parti qui me resteroit à prendre seroit de vivre dans sa maison.
J'ose vous supplier, monsieur, si vous relevez pour moi quelques lettres , de vouloir bien me les faire par- venir ici , où je suis logé à la Fontaine d'or.
J ai l'honneur d'être avec respect, etc.
820. — AU MÊME.
Bourgoin, le 21 août 17G8.
Monsieur,
Je prends la liberté de vous adresser mes obser- vations sur la note de M. Faure que vous avez eu la bonté de m'envoyer. J attends sa réponse pour pren- dre ma résolution, ne pouvant m'aller confiner dans cette solitude sans savoir à quoi je m'engage en y entrant.
Permettez, monsieur le comte, que je vous réitère ici mes remerciements très humbles, en vous sup- pliant d'agréer mon respect.
126 COKRESPONDAiSCE.
821. — AU MÊME.
Bourgoin , le 23 août 1768.
Monsieur,
Permettez que je prenne la liberté de vous envoyer une lettre que je viens de recevoir de M. Bovier, et copie de ma réponse. Si vous daigniez mander le mal- heureux dont il s'agit, et tirer au clair cette affaire, vous feriez, monsieur le comte, une œuvre digne de votre générosité.
J'ai l'honneur , etc.
822. - AU MÊME.
Bourgoin, le 26 août 1768.
Monsieur,
J'ai 1 honneur de vous adresser une lettre en ré- ponse à celle de M. Faure que vous avez bien voulu me faire passer. Ses propositions sont si honnêtes, qu'il ne l'est presque pas de les accepter. Cependant, forcé par ma situation d être indiscret , je réduis ces propositions sous une forme qui , je pense , lèvera toute difficulté entre lui et moi.
Mais il en existe une , monsieur le comte , qu'il dé- pend de vous seul de lever, dans 1 imposture qui a donné lieu aux deux lettres que j'ai pris la liberté de vous envoyer dernièrement. Car si, vivant sous votre protection , je ne puis obtenir aucune satisfaction d'une fourberie aussi impudente et aussi clairement
ANNKE 17G8. i:\-j
déraonlrée, à quoi dois-jc m'attendre au milieu de ceu\ qui I ont fabriquée , si ce n'est à me voir liarceler sans cesse par de nouveaux imposteurs soufflés par les mêmes gens, et enhardis par limpunité du pie- mier? Il faudroit assurément que je fusse le plus in- sensé des hommes pour aller me fourrer volontaire- ment dans un tel enfer. Je comprends bien qu'on m'attend partout avec les mêmes armes, mais encore n'irai-je pas choisir par préférence les lieux où 1 on a commencé d en user.
J'attends vos ordres, monsieur le comte; je compte sur votre équité, et j ai 1 honneur d être avec autant de confiance que de respect, etc.
823. — A M. LALLIAUD.
Bourgoiii, le 3i août 17G8.
Nous vous devons et nous vous faisons, monsieur, mademoiselle Renou et moi , les plus vifs remercie- ments de toutes vos bontés pour tous les deux; mais nous ne vous en ferons ni 1 un ni 1 autre pour la com- pagne de voyage que vous lui avez donnée. J ai le plaisir d'avoir ici, depuis quelques jours, celle de mes infortunes; voyant qu'à tout prix elle vouloit suivre ma destinée, j'ai fait en sorte au moins qu elle pût la suivre avec honneur. J ai cru ne rien risquer de rendre indissoluble un attachement de vingt-cinq ans, que l'estime mutuelle, sans laquelle il n'est point d amitié durable, n'a fait qu augmenter incessamment. La ten- dre et pure fraternité dans laquelle nous vivons depuis treize ans n'a point changé de nature par le nœud coa-
128 COr.RESPOÎNDANCE.
juyal; elle est, et sera jnsqu à la mort, ma femme par la force de nos liens, et ma sœur par leur pureté. Cet homiéte et saint engagement a été contracté clans toute la simplicité, mais aussi dans toute la vérité delà na- ture, en présence de deux hommes de mérite et d hon- neur, officiers d'artillerie, et 1 un fils d'un de mes anciens amis du bon temps, c'est-à-dire avant que j'eusse aucun nom dans le monde; et l'autre, maire de cette ville , et proche parent du premier *. Durant cet acte si court et si simple, j'ai vu fondre en larmes ces deux dignes hommes, et je ne puis vous dire combien cette marque de la bonté de leurs cœurs m'a attaché à l'un et à l'autre.
Je ne suis pas plus avancé sur le choix de ma de- meure que quand j'eus l'honneur de vous voir à Lyon, et tant de cabarets et de courses ne facilitent pas un bon établissement. Les nouveaux voyages à faire me font peur, surtout à l'entrée de la saison où nous tou- chons ; et je prendrai le parti de m'arrêter volontai- rement ici, si je puis, avant que je me trouve, par ma situation , dans l'impossibilité d'y rester et dans celle d'aller plus loin. Ainsi, monsieur , je me vois forcé de renoncer , pour cette année , à l'espoir de me rap- procher de vous , sauf à voir dans la suite ce que je pourrai faire pour contenter mon désir à cet égard.
* Ils sont nommes l'un et l'autre dans la lettre au comte tle Ton- nerre ci-après , en date du i8 septembre. Le premier s'appeloit lie Rozière ; le second, cousin du premier, et maire de F)Our{;uin , étoit M. (le Champarj lieux. On ne voit pas, dans les Coiifessioiir, , le père de ce M. de Rozière figurer parmi ses anciens amis du bon temps.
ANNÉE 1768. I2«)
Recevez les salutations de ma femme, et celles, monsieur, d'un homme qui vous aime de tout son cœur.
824.— A M. LE COMTE DE TONNERRE.
Bourgoin, le i**" septembre 1768
Monsieur,
Je suis très sensible à la bonté que vous avez eue de mander et interroger le sieur Thevenin sur le prêt qu'il dit avoir fait, il y a environ dix ans à moi, ou à un homme de même nom que moi, et dont il ma fait demander la restitution par M. Bovier. Mais je pren- drai la liberté, monsieur le comte, de n'être pas de votre avis sur la bonne foi dudit Thevenin, puisqu'il est impossible de concilier cette bonne foi avec les circonstances qu il rapporte de son prétendu prêt, et avec les lettres de recommandation qu'il dit que l'emprunteur lui donna pour MM. de Faugnes et Aldiman. Cet homme vous paroît borné, cela peut être; un imposteur peut très bien n'être qu un sot, et cela me confirme seulement dans la persuasion qu il a été dirigé aussi bien qu encouragé dans linvention de sa petite histoire , dont les contradictions sont un inconvénient difficile à éviter dans les fictions les mieux concertées. H y a même une autre contra- diction bien positive entre lui, qui vous a dit, mon- sieur, n'avoir parlé de cette affaire à qui que ce soit qu à M. Bovier, son voisin, et le même M. Bovier qui m'écrit que ledit Thevenin lui en a fait parler par le XX. 9
l3o CORRESPONDANCE,
vicaire de sa paroisse. Je persiste donc dans la résolu- tion de ne point retourner dans les lieux où cette his- toire a été fabriquée, jusqu'à ce qu'elle soit assez bien éclaircie pour ôter aux fabricateurs, quels qu'ils soient, la fantaisie d'en forger derechef de semblables. Je trouve ici un logement trop cher pour pouvoir le garder long-temps, mais où j'aurai le temps d'en cher- cher plus à ma portée, où je puisse me croire à l'abri des imposteurs. Je n'y suis pas moins sous votre pro- tection qu'à Grenoble; et, si le mensonge et la ca- lomnie m'y poursuivent, j'éviterai du moins le désa- vantage d'être précisément à leur foyei\
Daignez, monsieur, agréer derechef mes excuses des importunités que je vous cause, et mes actions de grâces de la bonté avec laquelle vous voulez bien les endurer. Si l'on ne me harceloit jamais, je demeu- rerois tranquille et ne serois point indiscret; mais ce n'est pas l'intention de ceux qui disposent de moi.
Recevez avec bonté, je vous supplie, monsieur le comte, les assurances de mon respect.
Rendu.
Permettez, monsieur, que je joigne ici une lettre pour M. Faure.
825.— A UNE DAME DE LYON.*
Bourgoin, le 3 septembre 1768.
Vous trouverez ci-joint un papier dont voici l'oc- casion : Ayant été malade ici et détenu dans une
* Cette lettre a été imprhnce pour la première fois dans la Cor-
ANNÉE 1768. iSl
chambre pendant quelques jours , dans le fort de mes chagrins , je m'amusai à tracer , deriière une porte, quelques ligues au rapide trait du crayon, qu'ensuite j'oubliai d'effacer en quittant ma chambre, pour en occuper une plus grande à deux lits avec ma femme. Des passants niaHntentionnés, à ce qu'il m'a paru, ont trouvé cebaibouillagedans la chambie que j'avois quittée, y ont effacé des mots , en ont ajouté d'autres , et l'ont transcrit pour en faire je ne sais quel usage. Je vous envoie une copie exacte de ces lignes , afin que messieurs vos frères puissent et veuillent bien constater les falsifisations qu'on y peut faire, en cas qu'elles se répandent. J'ai transcrit même les fautes et les redites, afin de ne rien changer.
Sentiment du public sur înon compte, dans les divers états qui le composent.
Les rois et les grands ne disent pas ce qu'ils pen- sent; mais ils me traiteront toujours honorablement.
La vraie noblesse , qui aime la gloire et qui sait que je m'y connois, m'honore et se tait.
Les magistrats me haïssent à cause du mal qu'ils m ont fait.
respondance littéraire de Grimiri ( deuxième partie, tome V, p. 55). Nous aurions à nous défier d'une source aussi suspecte , si l'écrit qui fait suite à cette lettre ne se trouvoit également dans l'édition de Poinçot, tome XXVIII, pa-ge 282. Les éditeurs annoncent le tenir de M. de Champagneux , maire de Bourgoin , qui, disent-ils, l'a transcrit lui-rnéme avec la plus exacte fidélité ; et comme ce même écrit, dans l'édition de Poinçot, offre avec celui qui est rap- porte parGrimm des différences assez notables, c'est d'après cette é<lition ([ue nous le donnerons ici.
!32 CORUESPONDANCE.
Les philosophes, quej'ai démasqués, veulentàtout prix lue perdre; ils y réussiront.
Les évéques , fiers de leur naissance et de leur état , m'estiment sans me craindre, et s'honorent en me marquant des égards.
Les prêtres , vendus aux philosophes, aboient après moi pour faire leur cour.
Les beaux esprits se vengent , en m'insultant, de ma supériorité qu'ils sentent.
Le peuple , qui fut mon idole , ne voit en moi qu une perru(jue mal peignée et un homme décrépit.
Des femmes, dupes de deux p froid qui les
méprisent, trahissent 1 homme qui mérita le mieux d'elles.
Les magistrats * ne me pardonneront jamais le mal qu'ils m'ont fait.
Le magistrat de Genève sent ses torts, sait que je les lui pardonne, et les répareroit s'il l'osoit.
Les chefs du peuple, élevés sur mes épaules, vou- droient me cacher si bien que l'on ne vît qu'eux.
Les auteurs me pillent et me blâment ; les fripons me maudissent, et la canaille me hue.
Les gens de bien, s'il en existe encore , gémissent tout bas sur mon sort; et moi je le bénis s'il peut in- struire un jour les mortels.
Voltaire, que j empêche de dormir, parodiera ces lignes. Ses grossières injures sont un hommage qu'il est forcé de me rendre malgré lui **.
* Dans la Correspondance de Grimm, au lieu de, les magistrats. on lit, les Suisses.
" La maladie dont parle, J. J. et pendant laquelle il est censé avoir
ANNÉE 1768. l33
826. — A M. LE COMTE DE TONNERRE.
Bourgoin, le 6 septembre 1768.
Il V a peu de résolutions et il n'y a point de répu- gnance par-dessus lesquelles le désir d approfondir I affaire du sieur Thevenin ne me fasse passer; et, si ma confrontation, sous vos veux, avec cet homme peut vous engager, monsieur, à la suivre jusqu au bout, je suis prêt à partir. Permettez seulement que j ose vous demander auparavant Tassurance que ce voyage ne sera point inutile ; que vous ne dédaignerez aucune des précautions convenables pour constater la vérité, tant à vos yeux qu'à ceux du public , et que le motif d'éviter l'éclat, que je ne crains point, n'arrêtera au- cune des démarches nécessaires à cet effet. Il ne seroit assurément pas digne de votre générosité , ni de la protection dont vous m honorez, que des imposteurs pussent à leur gré me promener de ville en ville , m'at- tirer au milieu d eux , et m'y rendre impunément le jouet de leurs suppôts.
J'attends vos ordres, M. le comte, et, quelque parti qu'il vous plaise de prendre sur cette affaire, dont je vous cause à regret la longue importunité , je vous supplie de vouloir bien me renvoyer la lettre de M. Bovier, et la copie de ma réponse, que j'eus l'hon- neur de vous envoyer.
Je vous supplie, M. le comte, d'agréer avec bonté ma reconnoissance et mon respect.
écrit derrière une porte, doit faire excuser cette lettre si réellement il en est l'auteur ; pour le croire il faut le témoitjnage de M. de Cham- pagneux rapporte' par l'éditeur de l'édition de Poinçot.
l34 CORRESPONDANCE,
827. — A M. DU PEYROU.
Bourgoin, le 9 septembre 1768
Après diverses courses , mon cher hôte , qui ont achevé de me convaincre qu'on étoit bien déterminé à ne me laisser nulle part la tranquillité que j'étois venu chercher dans ces provinces, j'ai pris le parti, rendu de fatigue et voyant la saison s'avancer, de m'arréter dans cette petite ville pour y passer l'hiver. A peine y ai-je été, qu'on s'est pressé de m'y harceler avec la petite histoire que vous allez lire dans l'extrait d'une lettre qu'un certain avocat Bovier m'écrivit de Greno- ble le 22 du mois dernier.
« Le sieur Thevenin , chamoiseur de son métier , se « trouva logé, il y a environ dix ans, chez le sieur Janin, « hôte du bourg des V^erdières-de-Jouc, près de Neu- « châtel, avec M. Rousseau , qui se trouva lui-même « dans le cas d'avoir besoin de quelque argent , et qui « s'adressa au sieur Janin , son hôte , pour obtenir cet « argent du sieur Thevenin : ce dernier, n'osant pas « présenter à M. Rousseau la modique somme qu'il « demaudoit , attendit son départ , et l'accompagna « effectivement des Verdières-de-Jouc jusqu'à Saint- '< Sulpice avec ledit Janin ; et, après avoir dîné ensem- « ble dans une auberge qui a un soleil pour enseigne, « il lui fit remettre neuf livres de France par ledit «Janin. M. Rousseau, pénétré de reconnoissance , n donna audit Thevenin quelques lettres de recom-
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« mandation , entre autres une pour M. de Faugnes , « directeur des sels à Yverdun , et une pour M. Aldi- « man, de la même ville , dans laquelle M. Rousseau « signa son nom , et signa le Voyageai- perpétuel dans « une autre pour quelqu'un à Paris, dont le sieur The- .' venin ne se rappelle pas le nom. »
Voici maintenant, mon cher hôte, copie de ma ré- ponse, en date du 28.
« Je n'ai pas pu , monsieur, loger il y a environ dix « ans où que ce fût, près de ISeuchàtel, parcequ'il y « en a dix , et neuf, et huit , et sept , que j'en étois fort « loin, sans en avoir approché durant tout ce temps « plus près de cent lieues.
« Je n'ai jamais logé au bourg des Verdières , et « n'en ai même jamais entendu parler : c'est peut-être « le village des Verrières qu'on a voulu dire; j'ai passé « dans ce village une seule fois , il n'y a pas cinq ans, « allant à Pontarlier ; j'y repassai en revenant ; je n'y « logeai point ; j'étois avec un ami ( qui n'étoit pas le (1 sieur Thevenin ) ; personne autre ne revint avec «nous; et, depuis lors, je ne suis pas retourné aux « Verrières.
« Je n'ai jamais vu , que je sache , le sieur Theve- « nin, chamoiseur; jamais je n'ai ouï parler de lui, « non plus que du sieur Janin , mon prétendu hôte. « Je ne connois qu'un seul M. Jeanniu , mais il ne de- « meure point aux Verrières , il demeure à Neuchàtel , « et il n'est point cabaretier ; il est secrétaire d'un de '< mes amis.
«Je n'ai jamais écrit, autant qu'il m'en souvient,
l36 CORUESPONDAKCE.
« à M. de Faugnes, et je suis sûr au moins de ne lui «avoir jamais écrit île lettres de recommandation, « n étant pas assez lié avec lui pour cela : encore « moins ai-je pu écrire à M. Aldiman, d'Yverdun , que «je n'ai vu de ma vie, et avec lequel je n eus jamais « nulle esj)éce de liaison.
« Je n ai jamais signé avec mon nom le Voyageur « pe7yétuel , premièrement parceque cela n'est pas « vrai , et surtout ne Tétoit pas alors , quoiqu'il le soit «devenu depuis quelques années; en second lieu, « parceque je ne tourne pas mes malheurs en plaisan- « teries , et qu'enfin, si cela m'arrivoit, je tâcherois « qu'elles fussent moins plates.
«J'ai quelquefois prêté de l'argent à Neuchâtel , « mais je n'y en empruntai jamais , par la raison très « simple qu'il ne m'a jamais manqué dans ce pays-là ; « et vous m'avouerez, monsieur, qu'ayant pour amis « tous ceux qui y tenoient le premier rang, il ei'it été « du moins fort bizarre que j'allasse emprunter neuf « francs d un chamoiseur que je ne connoissois pas , « et cela à un quart de lieue de chez moi ; car c'est à «peu près !a distance de Saint-Sulpice , où l'on dit « que cet argent m'a été prêté, à Motiers, où je de- « meurois. »
Vous croiriez , mon cher hôte , sur cette lettre et sur ma réponse que j'ai envoyée au commandant de la province, que tout a été fini, et que, 1 imposture étant si clairement prouvée, l'imposteur a été châtié ou bien censuré : point du tout ; l'affaire est encore là, et ledit Thevenin , conseillé par ceux qui l'ont aposté, se retranche à dire qu'il a oeut-être pris un autre
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M. Rousseau pour J. J. Rousseau , et persiste à sou- tenir avoir prêté la somme à un homme de ce nom , se tirant d'affaire, je ne sais comment, au sujet des lettres de recommandation : de sorte qu'il ne me reste d'autre moyen pour le confondre que d'aller moi- même à Grenoble me confronter avec lui; encore ma mémoire trompeuse et vacillante peut-elle souvent m'abuser sur les faits. Les seuls ici qui me sont cer- tains est de n'avoir jamais connu ni Thevenin ni Ja- nin ; de n'avoir jamais voyagé ni mangé avec eux ; de n'avoir jamais écrit à M. Aldiman; de n'avoir jamais emprunté de l'argent , ni peu ni beaucoup , de per- sonne durant mon séjour à Neuchâtel ; je ne crois pas non plus avoir jamais écrit à M. de Faugnes , surtout pour lui recommander quelqu'un ; ni jamais avoir signé le Voyageur perpétuel; ni jarr'ais avoir couché aux Verrières , quoiqu'il ne me soit pas possible de me rappeler où nous couchâmes en revenant de Pon- tarlier avec Snuttersheim , dit le Baron ; car en allant je me souvie fs parfaitement que nous n y couchâmes pas. Je vous fais tous ces détails, mon cher hôte, afin que si , par vos amis , vous pouvez avoir quelque éclaircissement sur tous ces faits, vous me rendiez le bon office de m'en faire part le plus tôt qu il sera pos- sible. J'écris par ce même courrier à M. du Terreau , maire des Verrières , à M. Breguet , à M. Guyenet , lieutenant du Val-de-Travers , mais sans leur faire aucun détail; vous aurez la bonté d'y suppléer, s'il est nécessaire , par ceux de cette lettre. Vous pouvez m'é- crire ici en droiture; mais si vous avez des éclaircis- sements intéressants à me donner , vous ferez bien de
l38 CORRESPONDANCE,
me les envoyer par duplicata , sous enveloppe, à l'a- dresse de M. le comte de Tonnerre, lieutenant-général des armées du roi , commandant pour sa majesté en Dau- phiné , à Grenoble. Vous pourrez même m'écrire à l'ordinaire sous son couvert : mes lettres me parvien- dront plus lentement , mais plus sûrement qu'en droiture.
J'espère qu'on est tranquille à présent dans votre pays. Puisse le ciel accorder à tous les hommes la paix qu ils ne veulent pas me laisser ! Adieu , mon cher hôte ; je vous embrasse.
828. -A M. LE COMTE DE TONNERRE.
Bourgoin, le i3 septembre 1768.
Monsieur,
Comme je ne puis douter que vous ne sachiez par- faitement à quoi vous en tenir sur le compte du sieur Thevenin , je crois voir par la dernière leijire que vous m'avez fait l honneur de m écrire , qu on vous trompe comme on trompe M. le prince de Conti , et que mon futur voyage de Grenoble est une affaire concertée dont la fable de ce malheureux n est que le prétexte. Vous aviez la bonté de désirer que ce motif m'attirât aux environs de cette capitale. J'ignore , M. le comte, d'où naît ce désir, et si je dois vous en rendre grâces ; tout ce que je sais est que les movens employés à cet effet ne sont pas extrêmement attirants. Malgré les embarras où je suis, je pars demain pour me rendre à vos ordres ; jeudi j'aurai Thonneur de me présenter à
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votre audience, et j'espère qu'il vous plaira d'y man- der leditThevenin. Je repartirai vendredi matin, quoi qu'il arrive, si ion m'en laisse la liberté. J'ai l'honneur d être avec respect,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Renou. 829. — AU MÊME.
Bourgoin, le 18 septembre 1768.
Monsieur ,
Le contre-temps de votre absence à mon arrivée à Grenoble m'affligea d'autant plus que, sentant com- bien il m'importoit que, selon votre désir, mon en- trevue avec le sieur Thevenin se passât sous vos yeux, et ne pouvant le trouver qu'à l'aide de M. Bovier , que j'aurois voulu ne pas voir , je me voyois forcé d'at- tendre à Grenoble votre retour , à quoi je ne pou vois me résoudre , ou de revenir l'attendre ici , ce qui m'exposoit à un second voyage. J aurois pris , mon- sieur, ce dernier parti, sans la lettre que vous me fîtes l'honneur de m'écrire le 1 5 , et qui me fut en- voyée à la nuit par M. Bovier. Je compris par cette lettre, qu'afin que mon voyage ne fût pas inutile vous pensiez que je pouvois voir ledit Thevenin , quoique en votre absence; et cest ce que je fis par l'entremise de M. Bovier, auquel il fallut bien recourir pour cela.
Je le vis tard, à la hâte, en deux reprises : j'étois-
l4o CORRESPONDANCE.
en proie à mille idées cruelles, indigné, navré de me voir après soixante ans d honneur, compromis, seul, loin de vous, sans appui, sans ami, vis-à-vis d'un pareil misérable, et surtout de lire dans les cœurs des assistants, et de ceux mêmes à qui je m'étois confié, leur mauvaise volonté secrète.
INIais quelque courte qu'ait été cette conférence, elle a suffi pour l'objet que je m'y proposois. Avant d'v venir, permettez-moi, M. le comte, une petite ob- servation qui s'y rapporte : M. Bovier m'avoit induit en erreur, en me marquant que c'étoit personnel- lement à moi que ledit Thevenin avoit prêté neuf francs; au lieu que Thevenin lui-même dit seulement les avoir fait passer par la main d autrui , en prêt ou en don ( car il ne s'explique pas clairement là-dessus ) , à un homme appelé Rousseau, duquel au reste il ne donne pas le moindre renseignement, ni de son nom, ni de son âge, ni de son état, ni de sa demeure, ni de sa figure, ni de son habit, excepté la couleur, et qu'il s'étoit signé dans une lettre: le Voyageur perpétuel . M. Bovier, sur le simple rapport d'un quidam, qu il dit ne pas connoître, part de ces seuls indices, et de celui du lieu où se sont vus ces deux hommes, pour m'écrire en ces termes : « Je crois vous faire <( plaisir de vous rappeler un homme qui vous a rendu «un service, il y a près de dix années, et qui se « trouve aujourd'hui dans le cas que vous vous en « souveniez. « Ce même M. Bovier, dans sa lettre pré- cédente, me parloit ainsi. «Je vous ai vu; j'ai été <> émerveillé de trouver une ame aussi belle que la « vôtre, jointe à un génie aussi sublime. » Voilà, ce me
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semble, cette belle ame transformée un peu légèrement en celle d'un vil emprunteur, et d'un plus vil banque- routier : il faut que les belles âmes soient bien com- munes à Grenoble, car assurément on ne les y met pas à haut prix.
Voici la substance de la déclaration dudit The- venin, tant en présence de M. Bovier et de sa famille, que de M. de Champagneux, maire et châtelain de Bourgoin, de son cousin, M. de Rozière, officier d ar- tillerie, et d un autre officier du même corps, leur ami, dont j ignore le nom, laquelle déclaration a été faite en plusieurs fois, avec des variations, en hési- tant, en se reprenant, quoique assurément il dût avoir la mémoire bien fraîche de ce qu'il avoit dit tant de fois, et à vous, M. le comte, et avant vous à M. Bovier.
Que de la Charité-sur-Loire, qui est son pays, venant en Suisse, et passant aux Yerrières-de-Jouc, dans un cabaret dont l'hôte s'appelle Janin , un homme nommé Rousseau, le voyant mettre à genoux, lui de- manda s'il étoit catholique ; que là-dessus s'étant pris de conversation , cet homme lui donna une lettre de recommandation pour Yverdun; qu'ayant con- tinué de demeurer ensemble dans ledit cabaret, ledit Rousseau le pria de lui prêter quelque argent, et lui donna, deux jours après, deux autres lettres de recom- mandation; savoir, une seconde pour Yverdun, et l'autre pour Paris, où ledit Rousseau lui dit qu'il avoit mis pour signature, le Voyageur perpétuel; qu'en re- connoissance de ce service, lui Thevenin, lui fit re- mettre neuf francs par Janin, leur hôte, après un
l/p CORRESPONDANCE,
voyage qu'ils firent tous trois des Verrières à Saint - Sulpice, où ils dînèrent encore ensemble; qu'ensuite ils se séparèrent; que lui, Thevenin, se rendit de là à Yverdun, et porta les deux lettres de recommandation à leurs adresses, Tune pour M. de Faugnes, l'autre pour M. Aldiman; que, ne les ayant trouvés ni l'un ni l'autre, il remit ses lettres à leurs gens, sans que, pendant deux ans qu'il resta sur les lieux, la fantaisie lui ait pris de retourner chez ces messieurs, voir, du moins par curiosité, l'effet de ces mêmes lettres qu'il avoit si bien payées. A l'égard de la lettre de recom- mandation pour Paris, signée le Voyageur perpétuel , il lenvoya à la Charité-sur-Loire, à sa femme, qui la fit passer par le curé à son adresse, dont il ne se sou- vient point.
Quant à la personne dudit Rousseau, j'ai déjà dit qu'il ne s'en rappeloit rien, ni rien de ce qui s'y rap- porte : interrogé si ledit Éousseau portoit son chapeau sur la tête ou sous le bras, il a dit ne s'en pas sou- venir; s'il portoit perruque ou s'il avoit ses cheveux, à dit qu'il ne s'en souvenoit pas non plus , et que cela ne faisoit pas une différence bien sensible : interrogé sur l'habillement, il a dit que tout ce qu'il s'en rap- peloit étoit qu'il portoit un habit gi'is , doublé de bleu ou de vert : interrogé s'il savoit la demeure dudit Rousseau, a dit qu'il n'en savoit rien; s'il n'avoitplus eu de ses nouvelles, a dit que, durant tout son séjour à Yverdun et à Estavayé, où il alla travailler en sor- tant de là, il n'a jamais plus ouï parler dudit Rous- seau, et n'a su ce qu'il étoit devenu, jusqu'à ce qu'ap- prenant qu'il y avoit un M. Rousseau à Grenoble, il
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s'est adressé, pai" le vicaire de la paroisse, à son voisin, M. Bovier, pour savoir si ledit sieur Rousseau ne seroit point son homme des Verrières; chose qu'il n a pourtant jamais affirmée, ni dite, ni crue, mais dont il vouloit simplement s'informer.
Comme sa déclaration laissoit assez indéterminé le temps de l'époque, j'ai parcomu, pour le fixer, ceux de ses papiers qu'il a bien voulu me montrer; et j'y ai trouvé un certificat daté du 3o juillet 1763, par lequel le sieur Cuche, chamoiseur d'Yverdun, atteste que ledit Thevenin a demeuré chez lui pendant environ deux ans, etc.
Supposant donc que Thevenin soit entré chez le sieur Cuche , immédiatement à son arrivée à Yver- dun , et qu'il se soit rendu immédiatement à Y \ erdun , en quittant ledit Rousseau à Saint-Sulpice, cela déter- mine le temps de leur entrevue à la fin de l'été 1761 au plus tard. Il est possible que cette époque remonte plus haut; mais il ne l'est pas qu'elle soit plus ré- cente, puisquil faudroit alors que cette rencontre se fût faite du temps que ledit Thevenin étoit déjà à Y' Ver- dun, au lieu qu'elle se fit avant qu il y fut arrivé.
J'ai demandé à cet homme le nom du maître chez lequel il travaille à Grenoble : il me l'a dit ; je l'ai oublié. Je lui ai demandé pour qui ce maître travail- loit, quelles étoient ses pratiques; il m'a ditqu il n'en savoitrien, et qu'il n'en connoissoit aucune. Je lui ai demandé s'il ne travailloit point pour son voisin ;, M. Bovier lepè^e, qui est gantier; il ma dit qu'il nen sa voit rien; et M. Bovier fils, prenant la parole, a dit que non ; et il falloit bien en effet qu'ils ne se
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connussent point, puisque, pour parvenir à lui parler, ledit Thevenin a eu recours au vicaire de la paroisse.
Voilà, dans ce qu'a dit cet homme, tout ce qui me paroît avoir trait à la question.
Cette question en peut offrir deux distinctes , pre- mièrement, si ledit Thevenin dit vrai ou s'il ment.
Supposant qu'il dit vrai , seconde question : quel est l'homme nommé Rousseau, auquel il a prêté son argent, sans connoître de lui que le nom? car enfin l'identité des noms ne fait pas celle des personnes; et il ne suffit pas, n'en déplaise à M. Bovier, de porter le nom de Rousseau, pour être, par cela seul, le débi- teur ou l'obligé du sieur Thevenin.
Il n'y a, selon le récit du dernier, que trois per- sonnes en état d'en attester la vérité ; savoir, le Rous- seau dont il ne connolt que le nom , Thevenin lui- même, et l'hôte Janin, qui est absent : d'ailleurs, le témoignage des deux premiers, comme parties, est nul, à moins qu'ils ne soient d'accord; et celui du dernier seroit suspect , s'il favorisoit Thevenin ; car il peut être son complice ; il peut même être le seul fripon, comme vous l'avez, monsieur, soupçonné vous-même; il peut encore être gagné par ceux qui ont aposté l'autre. Il n'est décisif qu'au cas qu'il con- damne Thevenin. En tout état de cause, je ne vois pas à tout cela de quoi faire preuve sans d'autres in- formations. Il est vrai tjue les circonstances du récit de Thevenin ne seroient pas un préjugé qui lui fût bien favorable, quand même il auroit affaire au der- nier des malheureux, qui auroit tous les autres pré- jugés contre lui ; mais enfin tout cela ne sont pas des
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preuves. Qu'un garçon chamoiseur, qui court lepavs pour chercher Je l'ouvrage , saille mettre a genouv en parade, dans un cabaret protestant; qu un autre homme qui le voit conclue de là (juil est catholique, lui en fasse compliment, lui offre des lettres de re- commandation, et lui demande de Targent sans le connoitreetsans en étie connu d aucune façon; qu'au lieu de présumer de là que l'emprunteur est un escroc , et que ses recommandations sont des torche-culs , l'antre, transporté du bonheur de les obtenir, tire aussitôt neuf francs de sa bourse cossue; qu'il ait même la complaisante délicatesse de n'oser les donner lui-même à celui qui ose bien les lui demander; qu'il attende pour cela d'être en un autre lieu, et de les lui faire modestement présenter par un autre homme : tout cela , tout inepte et risible qu il est , n'est pas ab- solument impossible.
Que le préteur ou donneur passe trois jours avec l'emprunteur; qu'il mange avec lui;*qu'il voyage avec lui sans savoir comment il est fait, s'il porte perru- que ou non, s'il est grand ou petit, noir ou blond, sans retenir la moindre chose de sa Bgure : cela pà- roît si singulier, que je lui en fis lobjection. iV cela il me répondit qu'en marchant , lui , Thevenin , étoit derrière l'autre et ne le vovoit que par le dos, et qu à table, il ne le vovoit pas bien non plus, parceque ledit Rousseau ne se tenoit pas assis , mais se pro- menoit par la chambre en mangeant. Il faut conve- nir, en riant de plus fort, que cela n'est pas encore impossible.
Il ne l'est pas enfin que, desdites lettres de recom-
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l46 CORRESPORDANCK.
mandation si préçifuses , aucune ne soit parvenue, attendu que ledit Tiievenin, modeste pour les lettres comme pour Tar^jent, ne voulut pas les rendre lui- même , ni s'informer au moins de leur effet , quoiqu'il demeurât dans le même lieu qu'liabitoient ceux à qui elles étoient adressées, qu'il les vit peut-être dix fois par jour, et que ce fût au moins une curiosité fort natiirelle , de savoir si un coureur de cabarets, à l'af- fût des écus des passants , pouvoit être réellement en liaison avec ces messieurs-là. Si , comme il est à crain- dre, aucune desdites lettres n'est parvenue, ce seront ces coquins de valets , à qui l'honnête Thevenin les a remises, qui lui auront joué le tour de les garder. Je ne dis rien de la lettre pour Paris; il est si clair qu'une recommandation pour Paris est extrêmement utile à un garçon chamoiseur qui va travailler à Yverdun !
Pardon , monsieur ; je ris de ma simplicité , et j ad- mire votre patience ; mais enfin , si Thevenin n'est pas un imposteur, il faut, de nécessité absolue, que toutes ces folies soient autant de vérités.
Supposons-les telles , et passons outre : voilà le généreux Thevenin , créancier ou bienfaiteur d'un nommé .Rousseau , lequel , comme le dit très bien !M. Bovier, doit étrç pénétré de reconnoissance. Quel est ce Rousseau? lui , Thevenin , n'en sait rien , mais M. Bovier le sait pour lui ,'et présume , avec beaucoup de vraisemblance , que ce Rousseau est l'infortuné Jean-Jacques Rousseau , si connu par ses malheurs passés, et qui le sera bien plus encore par ceux que 1 on lui prépare. Je ne sache pas cependant que , parmi ces multitudes de charges atroces et ridicules
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que ses ennemis inventent journellement contre lui, ils laient jamais accusé cl être un coureur de caba- rets, un crocheleur de bourses, qui va poclietant quelques écus çà et là, chez le premier va-uu-pieds qu'il rencontre. Si le Jean-Jacques Rousseau qu'on connoit pouvoit s abaisser à pareille infamie , U fau- droit qu on l eut vu , pour le pouvoir croire ; et encore, après l'avoir vu, n en croiroit-on rien. M. Bovier est moins incrédule ; le sim[)le doute d'un misérable qu il ne connoît point se transforme , à ses veux , en certi- tude , et lui prouve qu'une belle ame qu'il connoît est celle du plus vil des mendiants ou du plus lâche des fripons.
Si le Jean-Jacques Rousseau dont il s'agit n'est qu'un inflime, ce n'est pas tout; il faut encore qu'il soit un sot , car s'il accepte les neuf francs , que ledit Thevenin ne lui donne pas de la main à la main , mais qu'il lui fait donner par un autre homme, habitant du pays, il doit s'attendre qu'ils lui seront reprochés mille fois le jour : il doit compter qu'à chaque fois qu'on citera, dans le pays , quelque trait de sa facilité à répandre, et de sa répuonance à recevoir, le sieur Janin ne manquera pas de A'we: Eh! par Dieu ^ cet homme Jiest pas toujours si fier ; il a demandé et reçu neuf francs d'un faquin d'ouvrier qui logeoit dans moti auberge; et fen suis bien sûr , car c^est moi qui les ai livrés. Quand on commença d'ameuter le peuple contre ce pauvre Jean-Jacques , et qu on le faisoit la- pider jusque dans son lit, Janin auroit fait sa fortune avec cette histoire; son cabaret n auroit pas désempli. Thevenin fait bien de la conter à-Grenoble; mais s'il
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l48 CORRESPOKDAKCE.
Tosoit conter à Saint-Sulpice ou aux Verrières , et dans tout le pays où ce même Jean-Jacques a pourtant reçu tant d'outrages , et qu il dit qu elle le regarde , je suis sur que les habitants lui cracheroient au nez.
Préjugés vrais ou faux à part, passons aux preuves, et permettez, monsieur le comte, que nous exami- nions un peu le rapport de notre homme, et que nous vovions s'il se peut rapporter à moi.
Le sieur Thevenin fit connoissance avec ledit Rous- seau aux Verrières , et ils y demeurèrent ensemble deux ou trjois jours, logés chez Janin. J'ai demeuré long-temps à Motiers sans aller aux Verrières , et je nV ai jamais été qu'une seule fois, allant à Pontarlier avec M. de Sauttersheira, dit, dans le pays, le baron Sauttern. Je n'y couchai point en allant, j'en suis très sûr; je suis très persuadé que je n'y couchai point en revenant , quoique je n'en sois pas sûr de même; mais si j'v couchai, ce fut sans y séjourner, et sans quitter le baron. Thevenin dit cependant que son homme étoit seul. Ma mémoire affoiblie me sert mal sur les faits récents ; mais il en est sur lesquels elle ne peut me tromper; et je suis aussi sûr de n a- voir jamais séjourné, ni peu ni beaucoup, aux Ver- rières , que je suis sûr de n'avoir jamais été à Pékin.
Je ne suis donc pas 1 homme qui resta deux ou trois jours aux Verrières, à contempler les génuflexions du dévot Thevenin.
Je ne peux guère être non plus celui qui lui de- manda de l'argent à emprunter aux mêmes Verrières, parceque, outre M. du Terreau, maire du lieu, j'y eonnoissois beaucoup un M. Breguet , très galant
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homme, qui m'auroit fourni tout l'argent dontj'aurois eu besoin, et avec lequel j'ai eu bien des querelles, pour n'avoir pu tenir la promesse que je lui a vois faite de l'y aller voir. Si j'avois logé là seul , c'eût été chez lui , selon toute apparence , et non pas chez le sieur Janin, surtout quand j'aurois été sans argent.
Je ne suis point l'homme à l'habit gris doublé do bleu ou de vert , parceque je n'en ai jamais porté de pareil durant tout mon séjour en Suisse : je n'y ai jamais vovagé qu'en habit d'Arménien, qui sûrement n'étoit doublé ni de vert ni de bleu. Thevenin ne se souvient pas si son homme avoit ses cheveux ou la perruque , s'il portoit son chapeau sur la tête ou sous le bras; un Arménien ne porte point de chapeau du tout, et son équipage est trop remarquable pour qu'on en perde totalement le souvenir, après avoir demeuré trois jours avec lui, et après l'avoir vu dans la cham- bre et en voyage, par-devant, par-derrière, et de toutes les façons.
Je ne suis point l'homme qui a donné au sieur The- venin une lettre de recommandation pour M. de Fau- gnes , que je ne connoissois pas même encore, quand ledit Thevenin alla à Yverdun; et je ne suis point l'homme qui lui a donné une lettre de recommandation pour M. Aldiman', que je n'ai connu de ma vie, et que je ne crois pas même avoir été de retour d Italie à Yverdun, sous la même date '.
Je ne suis point l'homme qui a donné au sieur The- venin une lettre de recommandation pour Paris,
' J'ai appris seulement depuis quelques jours que le seni-faire baillival d'Yverdun s'appeloit aussi M. Aldiman.
l5o CORRESPONDANCE.
signée le Voyageur perpétuel. Je ne crois pas avoir jamais employé cette jilate signature ; et je suis parfai- tement sûr de n'avoir pu l'employer à l'époque de ma prétendue rencontre avec Thevenin; car cette lettre devant être antérieure à l'arrivée dudit Thevenin à Yverdun, dut l'être, à plus forte raison, à son départ de la même ville. Or, même en ce temps-là, je ne pouvois signer le Voyageur perpétuel ., avec aucune ap- parence de vérité d'aucune espèce; car durant l'espace de dix-huit ans, depuis mon retour d Italie à Paris, jusquà mon départ pour la Suisse, je n'avois fait qu'un seul voyage ; et il est absurde de donner le nom de Voyageur perpétuel à un homme qui ne fait qu'un voyage en dix-huit ans. Depuis la date de mon arrivée à Motiers, jusqu'à celle du départ de Thevenin d'Yver- dun , je n'avois fait encore aucune promenade dans le pays, qui pût porter le nom de voyage. Ainsi cette signature , au moment que Thevenin la suppose , eût été non seulement plate et sotte , mais fausse en tous sens, et de toute fausseté.
Il n'est pas non plus fort aisé de croire que je sois le même Rousseau dont Thevenin n'a plus oui parler, durant tout son séjour en Suisse, puis{[u on n'y parloit que de cet homme infernal, qui osoit croire en Dieu sans croire aux miracles, contre lequel les prédicants préchoient avec le plus saint zélé , et qu'ils nommoient \\dMievaeut\ Antéchrist. Je suis sûr qu il n v avoitpas, dans toute la Suisse , un honnête chamoiseur qui n'édifiât son quartier en m'y maudissant saintement mille fois le jour; et je crois que le bénin Thevenin n'étoit pas dos derniers à s'acquitter de cette bonne
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«euvre. Mais, sans rien conclure de tout cela, je finis par ma preuve pérciuptoire.
Je dis que je ne suis point 1 homme qui a pu se trou- ver aux Verrières et à Saint-Sulpice avec le sieur ïhe- venin , quand , venant de la Charité-sur-Loire , il alloit à Yverdun ; car il n'a pu passer aux Verrières plus tard que Tété de 1761 , puisque le 3o juillet 1763 il y avoit environ deux ans qu il demeuroit chez le sieur Cuche, et probablement davantage qu'il demeuroit à Yverdun. Or, au vu et au su de toute la France, j'ai passé Taimpe entière de i 761 , et la moitié de la suivante, tranquille à Montmorenci ; je ne pouvois donc pas, dès l'année précédente, avoir couru les cabarets aux Verrières et à Saint-Sulpice. Ajoutez, je vous supplie, c{u'arrivant en Suissejen allai pas tout de suite à Motiers; ajoutez encore qu'arrivé à Motiers, et tout occupé jusqu'à l'hiver de mon établissement, je ne fis aucun vovage du reste de l'année , ni bien avant dans la suivante. Selon Thevenin, notie rencontre a dû se faire avant qu'il allât à Yverdun; et, selon la véiité, il étoit déjà parti de cette ville quand je fis mon premier et unique voyage aux Verrières : je n'étois donc pas l'homme portant le nom de Rousseau qu'il y rencontra; c'est ce que j'avois à prouver.
Quel étoit donc cet homme ? je l'ignore : ce que je sais , c est que , pour que ledit Thevenin ne soit pas un imposteur, il faut que cet autre homme se trouve, c'est-à-dire que son existence soit connue sur les lieux ; il faut qu'il s'y soit trouvé dans l'année 1761 . qu'il s'appelât Rousseau, qu'il eut un habit gris doublé de vert ou de bleu , qu'il ait écrit des lettres à MM. de
l53 CORRESPOKDA^NCE.
Faii{jnes et Aldiman, qui par conséquent étoient de sa connoissance; (|u il ait écrit une aulie lettre a Paris, sifjnéc le T^oyagcur perpétuel ; qu après avoir passé deux jours avec Thevenin aux Verrières , ils aient encore été de compafjnic à Saint-Sulpiceavec .Tanin leur hôte, et qu après y avoir dîné tous trois ensemble, ledit The- venin ait fait donner audit Rousseau neuf francs par ledit Janin. La vérification de tous ces faits gît en in- formations , que je ne suis point en état de faire , et qui ne m'intéressent en aucune sorte, si ce n est pour prouver ce que je sais bien sans cela, savoir, que ledit Thevenin est un imposteur aposté. J'ai pourtant écrit dans le pays pour avoir là-dessus des éclaircissements , dont j'aurai 1 honneur, monsieur, de vous faire part, s ils me parviennent : mais comment pourrai-je espérer que des lettres de cette espèce échapperont à l'inter- ception, puisque celles même que j'adresse à M. le prince de Conti n'y échappent pas, et que la dernière que j'eus l'honneur de lui écrire . et que je mis moi- même à la poste, en partant de Grenoble, ne lui est pas parvenue? Mais ils auront beau faire, je me ris des machines qu'ils entassent sans cesse autour de !uoi; elles s'écrouleront par leur propre masse, et le cri de la vérité percera le ciel tôt ou tard.
Agréez, monsieur le comte, les assurances de mon respect. '
Apostille de l'auteur. N. B. Cette lettre est restée sans réponse, de même qu'une autre écrite encore l'ordinaire suivant à M. le romte de Tonnerre, en Ini en envoyant une dans laquelle M. Ro<^uin nie donnoil des infor- mations sur le sieur Thevenin, et qui ne m'a point été renvoyée. Depuis lors, je n'ai reçu ni de M. de Tonntîrre, ni d'aucune ame
ANNÉE I7G8. l5'
,S3o. — AU MÊME.
Bourgoili, le ?,0 septemljre i^fiS.
Monsieur,
A compte des éclaircissements que j'ai demandés sur rhistoire du sieur Thevenin, voici toujours une lettre de M. Roguin d'Yverdun, respectable vieillard, mon ami de trente ans, et celui de feu M. de Rozicre, père de M. de Rozière, officier d'artillerie par qui cette lettre m'est parvenue. Vous y verrez, monsieur, que le bénin Thevenin n'eu est pas à son coup d'essai d'impostures, et qu'il a été ci-devant condamné, par arrêt du'parlement de P,aris, à être fouetté, marqué, et envoyé aux galères pour fabrication de faux actes. Vous y verrez un mensonge bien manifeste dans sa dernière déclaration , puisqu'il m'a dit, à moi , n'avoir pu joindre M. de Faugnes pour lui remettre la lettre de recommandation de R. , ni pour en apprendre leffet; et vous voyez, par la lettre de M. Roguin, qu'il sait bien le joindre pour lui remettre la lettre du curé de Tovency-les-Filles, et pour le circonvenir de ses mensonges au sujet de M. Thevenin de Tanley, conseiller au parlement de Paris. Si mes lettres et leurs réponses parviennent fidèlement, j'aurai dans peu réponse directe de M. de Faugnes, et la décla- ration de Janin, que je lui ai fait demander par le pre- mier magistrat du lieu.
vivante, aucun avis de rien de ce qui s'est passe à Grenoble au iujetde cette affaire, ni de ce qu'est devenu ledit Tlieyenin.
l54 CORRESPONDANCE.
Veuillez, monsieur le comte, agréer avec bonté mon respect.
Renou.
Rien ne presse pour le renvoi de la lettre ci-jointe. Je vous supplie seulement, monsieur, d'ordonner qu'elle ne soit pas égarée, et qu'on me la renvoie quand elle ne servira plus à rien.
83i. — A M. LALLIAUD.
A Bourgoin, le 21 septembre 17G8.
Je ne puis résister, monsieur, au désir de vous donner, par la copie ci-jointe , une idée de la manière dont je suis traité dans ce pays. Sitôt que je fus parti de Grenoble , pour venir ici , l'on y déterra un garçon chamoiseur nommé Tbevenin, qui me redemandoit neuf francs , qu'il prétendoit m'avoir prêtés en Suisse, et qu'il prétend à présent m'avoir donnés , parceque ceux qui l'instruisent ont senti le ridicule de faire prêter de l'argent par un passant à quelqu'un qui demeure dans le pays. Cette extravagante histoire qui , partout ailleurs , eût attiré audit Thevenin le traitement qu'il mérite, lui attire ici la faveur publi- que; et il n'y a personne à Grenoble, et parmi les gens qui m'entourent , qui ne donnât tout au monde pour que Thevenin se trouvât l'honnête homme et moi le fripon : malheureusement pour eux , j ap- prends à l'instant, par une lettre de Suisse qui m'est arrivée sous couvert étranger , que ledit Thevenin a eu ci-devant l'honneur d'être condamné, par un arrêt
A^sisÉE 1768. isr»
du parlement de Paris , à être marqué et envoyé aux {jalères , pour fal)rication de faux actes , dans un procès qu il eut limputlence d mtenter à M. Thevcnin de Tanlev, conseiller honoraire actuel au parlement, rue des Enfants-Rouj^^es , au Marais '. J ai écrit en Suisse , pour avoir des inlormations sur le compte de ce miséiable : je n ai eu encore que cette seule ré- ponse , qui heureusement n est pas venue directe- ment à mon adresse. J'ai écrit à M. de Faugnes , rece- veur général des finances à Paris, lequel a connu, à ce qu'on me marque, ledit Thevenin; je n'en ai au- cune réponse : je crains bien que mes lettres ne soient interceptées à la poste. M. de Faugnes demeure rue Feydeau. Si, sans vous incommoder, vous pouviez, monsieur, passer chez lui et chez AI. Thevenin de Tanley , vous tireriez peut-être de ces messieurs des informations qui me seroient utiles pour confondre mon coquin, malgré la faveur de ses honnêtes pro- tecteurs.
Je vois que ma diffamation est jurée, et qu'on veut l'opérer à tout prix : mon intention n'est pas de dai- gner me défendre, quoique eu cette occasion je n aie pu résister au désir de démasquer limposteur; mais j avoue qu'enfin dégoûté de la France je n'aspire plus qu'à m'en éloigner , et du foyer des complots dont je
L'arrêt est du 10 mars 1761. Il fut permis à Jean Thevenin de Tanley et consorts de le faire imprimer, publier, et afticher. On y voit même que ledit Nicolas-Éloi Thevenin, de la Charite'-sur- Loire, est condamné au carcan, en place de Grève, pour y de- meurer depuis midi jusqu'à deux heures, ayant e'chteau devant et derrière, portant nés mots. Calomniateur et imposteur insifjne.
l56 CORRESPONDANCE,
suis la victime. Je n'espère pas échapper à mes en- nemis, eii quelque lieu que je me rcfufpe; mais, en les forçant de multiplier leurs complices , je rends leur secret plus difficile à garder, et je le crois déjà au point de ne pouvoir me survivre : c'est tout ce qui me reste à désirer désormais. Bonjour, monsieur. Votre dernière lettre m'est bien [)arvenue; cela me fait espérer le même bonheur pour celle-ci, et peut- être pour votre réponse : faites-la un peu prompte- ment, je vous supplie, si vous voulez que je la re- çoive ; car , dans une quinzaine de jours , je pourrois bien n être plus ici. Ma femme vous prie d'agréer ses obéissances : recevez mes très humbles salutations.
832. — A M. DU PEYROU.
Rour.jjoin, le 26 septembre 7768.
Je reçois en ce moment, mon cher hôte, votre lettre du 20, et j'y apprends les progrès de votre ré- tablissement avec une satisfaction à laquelle il ne manque, pour être entière , que d'aussi bonnes nou- velles de la santé de la bonne maman. Il n y a rien à faire à sa sciatique que d'attendre les trêves , et prendre patience : vous êtes dans le même cas pour votre goutte; et, après la leçon terrible pour vous et pour d'autres que vous avez reçue , j'espère que vous renoncerez une bonne fois à la fantaisie de guérir de la goutte , de tourmenter votre estomac et vos oreilles, et de vouloir changer votre constitution avec du petit lait , des purgatifs , et des drogues ; et que vous pren- drez une bonne fois le parti de suivre et d'aider, s'il se peut, la nature, mais non de la contrarier.
a>;née 1768. 157
Je ne sais pourquoi vous vous imaginez qu'il a fallu, pour me marier, quitter le nom que je porte*; ee ne sont pas les noms qui se marient, ce sont les per- sonnes ; et quand , clans cette simple et sainte céré- monie , les noms entreroient comme partie consti- tuante, celui que je porte auroit suffi, puisque je n'en reconnois plus d'autre. S'il s'agissoit de fortune et de biens qu'il fallût assurer, ce seroit autre chose; mais vous savez très bien que nous ne sommes ni elle ni moi dans ce cas-là ; chacun des deux est à l'autre avec tout son être et son avoir, voilà tout.
Pour vous mettre au fait de l'histoire de l'honnête Thevenin , je prends le parti de vous faire passer, par M. Boy de La Tour, copie d'une lettre que j'é- crivis , il y a huit jours, au commandant de notre pro- vince , et qui contient la relation d'une entrevue que j'ai eue avec ce malheureux qui ne m'a point connu , mais qui s'étoit précautionné là-dessus d'avance, en disant qu'il ne reconnoîtroit point ledit Rousseau , s'il le voyoit. A l'égard du temps , Thevenin disoit d'abord dix ans, mais ensuite il a rapproché l'époque, et il l'a laissée assez vague pour qu'elle puisse cadrer à tout. Les anachronismes et les contradictions ne lui font rien du tout , attendu qu'à toutes les objections qu'on peut lui faire , il a cette réponse péremptoire qu'il est trop honnête homme et trop bon chrétien pour vou- loir tromper ; ce qui n'a pourtant pas empêché cet honnête homme et ce bon chrétien d'être ci-devant condamné aux galères , comme je l'ai appris de M. Ro-
* Celui de Renou , qu'il avoit pris en allant habiter le château «le Trye.
l58 CORRESPONDANCE,
{^uin. Au reste, je n'ai aucune réponse nideM. Guye net, ni d'aucun de ceux à qui j'ai écrit au Val-de-Tra- vers; ce qui peut venir de l'adresse que je leur ai don- née, savoir celle de M, le comte de Tonnerre, com- mandant du Daupliiné, qui permettoit que pour plus de sûreté je lui fisse adresser mes lettres , et jusqu'ici il me les avoit fait passer très fidèlement ; mais depuis une quinzaine de jours il est en campagne , et je n ai plus de lui ni lettres ni réponses.
Pouviez-vous espérer , mon cher hôte , que la li- berté se raaintiendroit chez vous , vous qui devez sa- voir qu'il ne reste plus nulle part de Hberté sur la terre , si ce n'est dans le cœur de l'homme juste , d'où rien ne la peut chasser? Il me semble aussi , je l'avoue, que vos peuples n'usoient pas de la leur en hommes libres, mais en gens effrénés. Ils ignoroient trop, ce me semble, que la liberté , de quelque manière qu'on en jouisse, ne se maintient qu'avec de grandes vertus. Ce qui me fâche d'eux est qu'ils avoient d'abord les vices de la licence, et qu'ils vont tomber maintenant dans ceux de la servitude. Partout excès : la vertu seule, dont on ne s avise jamais, feroit le milieu.
Recevez mes remerciements des papiers que vous avez remis à notre amie, et qui pourront me donner quelque distraction dont j'ai grand besoin. Je vous remercie aussi des plantes que vous aviez chargé Ga- gnebin de recueiUir, quoiqu'il n'ait pas rempli votre intention. C'est de cette bonne intention que je vous remercie; elle me flatte plus que toutes les plantes du monde. Les tracas éternels qu'on me fait soulfi ir me dégoûtent un peu de la botanique^ qui ne me paroît
ANNÉE 1768. iSq
un amusement délicieux qu'autant qu'on peut s'y livrer tout entier. Je sens que pour peu que l'on nie tourmente encore je m'en détacherai tout-à-fait. Je n ai pas laissé pourt int de trouver en ce pays quel- ques plautes, sinon jolies, au moins nouvelles pour moi; entre autres, près de Grenoble, YOsyris et le Térébinthe ; ici le Cenchrus racemosus qui m'a beaucoup surpris, parceque c'est un gramen maritime; YHypo- pitis , plante parasite qui tient de l'orobanche ; le Crépis fœtida qui sent l'amande amère à pleine gorge, et quelques autres que je ne me rappelle pas en ce moment. Voilà, mon cher hôte, plus de botanique qu'il n'en faut à votre stoïque indifférence. Vous pouvez m'écrire en droiture ici sous le nom de Renou. J'ai grand'peur, s'il ne survient quelque amélioration dans mon état et dans mes affaires, d'être réduit à passer avec ma femme tout l'hiver dans ce cabaret, puisque je ne trouve pas sur la terre une pierre pour y poser ma tête.
833. —AU MÊME.
Bourgoin, le 2 octobre 1768.
Quelle affreuse nouvelle vous m'apprenez, mon cher hôte, et que mon cœur en est affecté! Je ressens le cruel accident de votre pauvre maman comme elle, ou plutôt comme vous, et c'est tout dire. Une jambe cassée est un malheur que mon père eut étant déjà vieux, et qui lui arriva de même en se promenant, tandis que dans ses terribles fatigues de chasse, qu'il aimoit à la passion, jamais il n'avoit eu le moindre
l6o CORKESPONDANCE.
accident. Sa jambe guérit très facilement et très bien malgré son âge; et j'espèrerois la même chose de madame la commandante, si la fracture n'étoit dans une place où le traitement est incomparablement plus difficile et plus douloureux. Toutefois avec beaucoup de résignation, de patience, de temps, et les soin:^ d'un homme habile, la cure est également possible, et il n'est pas déraisonnable de l'espérer. C'est tout ce qu'il m'est permis de dire, dans cette fatale circon- stance, pour notre commune consolation. Ce malheur fait aux miens, dans mon cœur, une diversion bien funeste, mais réelle pourtant, en ce qu'au sentiment des maux de ceux qui nous sont chers, se joint l'im- pression tendre de notre attachement pour eux, qui n'est jamais sans quelque douceur; au lieu que le sentiment de nos propres maux, quand ils sont grands et sans remède, n'est que sec et sombre : il ne porte aucun adoucissement avec soi. Vous n'attendez pas de moi, mon cher hôte, les froides et vaines sentences des gens qui ne sentent rien ; on ne trouve guère pour ses amis les consolations qu'on ne peut trouver pour soi-même. Mais cependant je ne puis m'empécher de remarquer que votre affliction ne raisonne pas juste, quand elle s'irrite par l'idée que ce triste événement n'est pas dans l'ordre des choses attachées à la con- dition humaine. Rien, mon cher hôte, n'est plus dans cet ordre que les accidents imprévus qui troublent, altèrent , et abrègent la vie. C'est avec cette dépen- dance que nous sommes nés; elle est attachée à notre nature et à notre constitution. S'il y a des coups qu'on doive endurer avec patience , ce sont ceux qui nous
AlNlNLt: 1768. 161
vii'umiàl de iinllexible nécessité, et auxquels aucune volonté humaine n'a concouru. Ceux qui nous sont portés par les niai us des méchants sont à mon gré beaucoup plus insupportables , parceque la nature ne nous fit pas pour les souffrii-. Mais c'est déjà trop mora- liser. Donnez-moi fréquennnent, mon cher hôte, des nouvelles de la malade; dites-lui souvent aussi com- bien mon cœur est navré de ses souffrances, et com- bien de vœux je joins aux vôtres pour sa guérison.
J ai reçu par M. le comte de Tonnerre une lettre du lieutenant Guyenet, laquelle m'en promet une autre que j attends pour lui faire des remerciements. A pré- sent ledit Thevenin est bien convaincu d être un im- posteur. M. de Tonnerre, qui m'avoit positivement promis toute protection dans cette affaire, me mar- que qu'il lui imposera silence. Que dites-vous de cette manière de rendre justice? c'est comme si, après qu'un homme auroit pris ma bourse, au lieu de me la faire rendre, on lui ordonnoit de ne me plus voler. En toute chose voilà comme je suis traité.
Je vous ai déjà marqué que vous pouvez m'écrire ici en droiture sous le nom de Renou ; vous pouvez continuer aussi demployer la même adresse dont vous vous servez; cela me paroît absolument égal.
834. — A M. LALLIAUD.
Bouigoin, le 5 octobre 1768.
Votre lettre, monsieur, du 29 septembre, m'est parvenue en son temps, mais sans le duplicata; et je suis d avis que vous ne vous donniez plus la peine dejn
XX. Il
î62 CORRESPONDANCE,
faire par cette voie, esj)crant que vos lettres conti- nueront à rae parvenir en droiture, avant peut-êtie été ouvertes; mais n'importe pas, pourvu qu'elles parviennent. Si j aperçois une interruption, je cher- cherai une adresse intermédiaire ici, si je puis, ou à Lyon.
Je suis bien touché de vos soins et de la peine qu'ils vous donnent, à laquelle je suis très sur que vous n'avez pas ref^ret; mais il est superflu que vous con- tinuiez d'en prendre au sujet de ce coquin de The- venin , dont 1 imposture est maintenant dans un degré d'évidence auquel M. de Tonnerre lui-même ne peut se refuser. Savez-vous là-dessus quelle justice il se propose de me rendre, après m'avoir promis la pro- tection la plus authentique pour tirer cette affaire au clair? c'est d'imposer silence à cet homme; et moi toute la peine que je me suis donnée étoit dans l'es- poir qu il le lorceroit de parler. ÎNe parlons plus de ce misérable ni de ceux qui l'ont mis en jeu. Je sais que l'impunité de celui-ci va les mettre à leur aise pour en susciter mille autres; et c'étoit pour cela qu'il m'im- portoit de démasquer le premier. Je l'ai fait, cela me suffit : il en viendroit maintenant cent par jour que je ne daignerois pas leur répondre.
Quoique ma situation devienne plus cruelle de jour en jour, que je me voie réduit à passer dans un cabaret l'hiver dont je sens déjà les atteintes, et qu'il ne me reste pas une pierre pour y poser ma tète, il n'y a point d'extrémité que je n'endure plutôt que de re- tourner à Trye; et vous ne me proposeriez sûrement pas ce retour si vous saviez ce qu'on m'y a fait souf-
AININÉE 1768. l63
fiir, et entre les mains de quelles {^ens j'étois tombé là. Je frémis seulement à y songer: n'eu reparlons jamais , je vous prie.
Plus je réfléchis aux traitements que j'éprouve, moins je puis comprendre ce qu'on me veut. Egale- ment tourmenté, quelque paiti que je prenne, je n ai la liberté ni de rester où je suis , ni d aller où je veux ; je ne puis pas même obtenir de savoir où Ton veut que je sois, ni ce qu'on veut faire de moi. J'ai vaine- ment désiré qu'on disposât ouvertement de ma per- sonne, ce seroit me mettre en repo§; et voilà ce qu on ne veut pas. Tout ce que je sens est qu'on est impor- tuné de mon existence, et qu'on veut faire en sorte que je le sois moi-même; il est impossible de s'y prendre mieux pour cela. Il m'est cent fois venu dans l'esprit de proposer mon transport en Amérique, es- pérant qu'on voudroit bien m'y laisser tranquille, en quoi je crois bien que je me flattois trop; mais enfin j'en aurois fait de bon cœur la tentative si nous étions plus en état, ma femme et moi, d'en supporter le voyage et l'air. Il me vient une autre idée dont je veux vous parler, et que ma passion pour la botanique ma fait naître; car, voyant qu'on ne vouloit pas me laisser herboriser en repos , j'ai voulu quitter les plantes; mais j'ai vu que je ne pouvois plus m'en passer : c'est une distraction qui m'est nécessaire ab- solument; c'est un engouement d'enfant, mais qui me durera toute ma vie.
Je voudrois , monsieur , trouver quelque moyen d'aller la finir dans les îles de l'Archipel, dans celle de Chypre, ou dans quelque autre coin de la Grèce; il ne
l64 CORRESPONDANCE,
m importe où, pourvu rpie je trouve un beau climat fertile en végétaux, et (jue la charité chrétienne n<; dispose phis de moi. J'ai dans Tesprit que la barbarie turque me sera moins cruelle. Malheureusement, pour y aller, pour y vivre avec ma femme, j'ai besoin d'aide et de protection. Je ne saurois subsister là-bas sans ressource; et sans quelque faveur de la Porte, ou quelque recommandation du moins pour quelqu'un des consuls qui résident dans le pays, mon établis- sement y seroit totalement impossible. Comme je ne serois pas sans espoir d'y rendre mon séjour de quel- que utilité au progrès de l'histoire naturelle et de la botanique, je croirois pouvoir à ce titre obtenir quel- que assistance des souverains qui se font honnein^ de le favoriser. Je ne suis pas un ïournefort, ni un Jussieu; mais aussi je ne ferois pas ce travail en pas- sant, plein d'autres vues et par tâche : je m'y livrerois tout entier, uniquement par plaisir, et jusqu'à la mort. Le goût, l'assiduité, la constance, peuvent sup- pléer à beaucoup de connoissances , et même les donner à la fin. Si j'avois encore ma pension du i oi d'Angleterre, elle me suffiroit , et je ne demandcrois rien, sinon qu'on favorisât mon passage, et qu'on m'accordât quelque recommandation. Mais, sans y avoir renoncé formellement, je me suis mis dans le cas de ne pouvoir demander, ni désirer même honnê- tement qu'elle me soit continuée; et d'ailleurs, avant d'aller m'exiler là pour le reste de mes jours, il me faudroit quelque assurance raisonnable de n'y pas être oublié et laissé mourir de faim. J'avoue qu'en
ANINliE 1768. l65
faisant usiige de mes propres ressource», j'en trou- verois dans le iVuil de nies travaux passés de suffi- santes oour subsister où que ce fût; mais cela deman- deroit d'autres arrangements que ceux qui subsistent, et des soins que je ne suis plus en état d'y donner. Pardon, monsieur : je vous expose bien confusément ridée qui m'est venue, et les obstacles que je vois à son exécution. Cependant, comme ces obstacles ne sont pas insurmontables, et que cette idée m'offre le seul espoir de repos qui me reste, j'ai cru devoir vous en parler, afin que, sondant le terrain, si l'occasion s'en présente, soit auprès de quelqu un qui ait du crédit à la cour, et des protecteurs que vous me connoissez, soit pour tâcher de savoir en quelle disposition l'on seroit à celle de Londres pour protéger mes herbo- lisations dans TArchipel, vous puissiez me marquer si lexil dans ce pays-là que je désire peut être favorisé d'un des deux souverains. Au reste, il n v a que ce moyen de le rendre praticable, et je ne me résoudrai jamais, avec quelque ardeur que je le désire, à recourir pour cela à aucun particulier quel qu'il soit. La voie la plus courte et la plus sûre de savoir là-dessus ce qui se peut faire seroit ) à mon avis, de consulter madame la maréchale de Luxembourg, J'ai même une si pleine confiance, et dans sa bonté pour moi, et dans ses lu- mières, que je voudrois que vous ne parlassiez d'a- bord de ce projet qu'à elle seule, que vous ne fissiez là-dessns (pie ce qu'elle approuvera, et que vous n'y pensiez plus si elle le juge impraticable. Vous m'avez écrit, monsieur, de compter sur vous. Voilà ma ré-^
l66 CORRESPONDANCE,
ponse. Je mets mon sort dans vos mains, autant qu'il peut dépendre de moi. Adieu, monsieur; je vous em- brasse de tout mon cœur.
835. — A M. MOULTOU.
Bourgoin, le lo octobre 1768.
Vos lettres, monsieur, me sont parvenues. Je ne répondis point à la première, parceque vous m'an- nonciez votre prochain départ de Genève; mais j'y crus voir de votre part la continuation d'une amitié à laquelle je serai toujours sensible, et j'y trouvai la clef de bien des mystères auxquels depuis long-temps je ne comprenois rien. Cela ma fait rompre, un peu imprudemment peut-être, avec des ingrats dont j'ai plus à craindre qu'à espérer, après mètre perdu pour leur service ; mais mon horreur pour toute espèce de déguisement augmente avec l'effet de ceux dont je suis la victime. Aussi bien, dans l'état où Ion m'a réduit, je puis désormais être franc impunément; je n'en deviendrai pas plus misérable.
J'ignore absolument ce que c est que le château de Lavagnac, à qui il appartient, sur quel pied j'y pour- rois loger , s il est habitable pour moi , c'est-à-dire à ma manière, et meublé; en un mot, tout ce qui s y rapporte, hors le peu que vous m'en dites dans votre dernière lettre , et qui me paroît très attrayant. Coindet ne m'en a jamais parlé, et cela ne m'étonne guère. Votre courte description du local est charmante. V^ous m'offrez de m'en dire davantage, et même d aller prendre des éclaircissements sur les lieux. Je suis
ANNÉE 1768. 167
bien tenté de vous prendre an mot : car aller habiter un si beau lieu, moi qui n'ai d'asile qu'au cabaret; vous voir en passant; être voisin de M. Venel , pour lef(uel j'ai la plus véritable estime : tout cela m'attire assez fortement pour me déterminer probablement tont-à-fait, poiu' peu que les convenances dont j'ai besoin s'y rencontrent. A l'égard du profond secret que vous me promettez, vous n'en êtes plus le maître; ne laissez pourtant pas de le garder autant qu'il vous sera possible; je vous en prie instamment, puisque votre lettre a été ouverte , quoique celle qui lui ser- voit d'enveloppe ne l'ait pas été. Avis au lecteur.
J'apprends avec le plus vrai plaisir que votre voyage a été salutaire à la santé de madame Moultou : mon empressement de vous voir est encore augmenté par le dcsir d'être connu d'elle , et de lui agréer. Si je n'obtiens pas qu'elle approuve votre amitié pour moi, et qu'elle en suive 1 exemple, je réponds au moins que ce ne sera pas ma faute; mais, comme je désire m'arrêter un peu à Montpellier pour voir M. Gouan et le Jardin des Plantes, je ne logerai pas chez vous. Je vous prierai seulement de me chercher deux cham- bres dans votre voisinage, et qui n'empêcheront pas, si je ne vous importune point, que vous ne me voyiez chez vous presque autant que si j'y logeois, à con- dition que vous ne fermerez pour cela votre porte à personne : les sociétés bonnes pour vous seront sûre- ment très bonnes pour moi; et, si je ne suis pas bon pour elles , ce ne sera pas la faute de ma volonté.
Vous savez sûrement que ma gouvernante, et mon amie, et ma sœur, et mon tout, est enfin devenue
l68 CORRESPONn.WCE.
ma femme. Piiiscjnelle a voulu suivre mon sort et partajjcr toutes les misères de ma vie, j ai dû laire au moins que ce fiitavec honneur. Vingt-cinq ans d'union des cœurs ont produit enfin celle des personnes. L'es- time et la confiance ont fortné ce Vwn. S il s'en forraoi» plus souvent sous les mémos auspices , il y en auroit moins de malheureux. Madame Renou ne sera point l'ornement d un cercle, et les belles dames riront d'elle sans que cela la fâche; mais elle sera, jusqu'à la fin de mes jours, la plus douce consolation, peut- être l'unique d'un homme qui en a le plus grand besoin.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Vous pouvez m écrire en droiture à M. Renou, à Bourgoin en Dauphiné.
836. — A M. LALLIAUD.
Bourgoin, le 23 octobre 1768.
J'ai, monsieur, votre lettre du i3 et les autres, .le ne vous ferai point d autres remerciements des peines que je vous donne que d'en profiter; il en est pour- tant que je voudrois vous éviter, comme celle des du- plicata de vos lettres que vous prenez inutilement, puisqu'il est de la dernière évidence que, si 1 on pie- noit le parti de supprimer vos lettres , on supprimeroit encore plus certainement les duplicata.
Je sens l'impossibilité d exécuter mon projet : vos raisons sont sans réplique; mais je ne conviens pas qu'en supposant cette exécution possible, ce seroit donner plus beau jeu à mes ennemis; je suis certain
A^NKF. 1-68. \(h)
de ne pouvoir pas plus éviter en France cju'en Anjjle- terre de tomber dans les mains de leurs satellites; au lieu que les pachas ne se piquant pas de philosophie , et n'étant que médiocrement galants, les Machiavels et leurs amies ne disposeroient pas tout-à-fait aussi aisément d eux que de ceux d ici. Le projet que vous substituez au mien, savoir, celui de ma retraite dans les Cévennes, a été le premier des miens en sonjjeant à quitter Trye; je le proposais M. le prince de Conti, qui s y opposa et me força de Tabandonner. (le projet eût été fort de mon goût, et le seroit encore; mais je vous avoue qu'ime habitation tout-à-fait isolée m'effraie un peu depuis que je vois dans ceux qui disposent de moi tant d ardeur à m'v confiner. Je ne sais ce qu ils veu- lent faire de moi dans im désert; mais ils m'y veulent entraîner à toute force, et je ne doute pas que ce ne soit l'une des raisons qui les a portés à me chasser de Trve, dont 1 habitation ne leur paroissoit pas encore assez solitaire pour leur objpt, quoique le vœu com- mun de son altesse, de madame la maréchale, et le mien, fût que j'v finisse mes jours. S ils n avoient voulu que s'assurer de moi, me diffamer à leur aise, sans que jamais jo pusse dévoiler leurs trames aux yeux du public, ni même les pénétrer, c'étoit là qu ils dévoient me tenir, puisque, maîtres absolus dans la maison du prince où il n a lui-même aucun pouvoir, ils y disposoicnt de moi tout à leur gré. Cependant, après avoir tâché de me dissuader d'v rentrer et de me persuader d'en sortir, trouvant ma volonté iné- branlable, ils ont fini par m'en chasser de vive force par les mains du sacripant que le maître avoit chargé
lyo CORRESPOISDANCE.
(le me protéffer, ruais qui se scntoit trop bien pro- té{}é ici, iiierae par d'autres, pour avoir peur de dés- obéir. Que me veulent-ils maintenant qu ils me tien- nent tout-à-fait? Je li(jnore; je sais seulement qu ils ne me veulent ni à Trye, ni dans une ville, ni au voisinage d aucun ami, ni même au voisinage de personne, et qu ils ne veulent autre chose encore que simplement de s'assurer de moi. Convenez que voilà de quoi donner à penser. Comment le prince me pro- tégera-t-il ailleurs s'il n'a pu me protéger dans sa maison même? Que deviendrai-je dans ces montagnes si je vais m'y fourrer sans préliminaire, sans con- noissance, et sûr d'être, comme partout, la dupe et la victime du premier fourbe qui viendra me circon- venir? Si nous prenons des arrangements d'avance, il arrivera ce qui est toujours arrivé, c'est que M. le prince de Conti et madame la maréchale ne pouvant les cacher aux machiavélistes qui les entourent, et qui se gardent bien de laisser voir leurs desseins secrets, leur donneront le plus beau jeu du monde pour dresser d'avance leurs batteries dans le lieu que je dois habiter. Je serai attendu là, comme je 1 étois ù Grenoble , et comme je le suis partout où l'on sait que je veux aller. Si c est une maison isolée , la chose leur sera cent fois plus commode : ils n'auront à cor- rompre que les gens dont je dépendrai pour tout et en tout. Si ce n'étoit que pour m'espionner, à la bonne heure , et très peu m'importe. Mais c'est pour autre chose, comme je vous l'ai prouvé; et pourquoi? Je I ignore, et je m'y perds ; mais convenez que le doute
n'est pas attirant.
i
ANNÉE 1768. 171
Voilà, irionsieur, des considérations que je vous prie de bien jH'ser, à quoi j'ajoute les incommodités infinies d'une habitation isolée pour un étranger, à mon âge et dans mon état, la dépense au moins triple, les idées terribles auxquelles je dois être en proie, ainsi séquestré du genre humain , non volontairement et par goût, mais par force et pour assouvir la rage de mes oppresseurs : car d'ailleurs je vous jure que mon même goût pour la solitude est plutôt augmente que diminué par mes infortunes; et que, si j'étois pleinement libre et maître de mon sort, je choisirois la plus profondre retraite pour y finir mes jours. Bien plus, une captivité déclarée n'auroit rien de pénible et de triste pour moi. Qu'on me traite comme on vou- dra, pourvu que ce soitouvertement, je puis tout souf- frir sans murmure; mais mon cœur ne peut tenir aux flagorneries d'un sot fourbe qui se croit fin parcequ'il est faux. J'étois tranquille aux cailloux des assassins de Motiers , et ne puis l'être aux phrases des admira- teurs de Grenoble.
Il faut vous dire encore que ma situation présente est trop désagréable et violente pour que je ne saisisse pas la première occasion d'en sortir; ainsi des arran- gements d'une exécution éloignée ne peuvent jamais être pour moi des engagements absolus qui m'obli- gent à renoncer aux ressources qui peuvent se pré- senter dans l'intervalle. J'ai dû , monsieur, entrer avec vous dans ces détails auxquels je dois ajouter que l'es- pèce de liberté de disposer de moi, que mes ressources me laissent, n'est pas illimitée; que ma situation la restreint tous les joins ; que je ne puis former des
172 CORRESPONDANCE.
projets que pour deux ou trois années, passé lesquelles d'autres lois ordonneront de mon sort et de celui de ma compajjne; mais Tavenir éloigné ne m'a jamais effrayé. Je sens qu'en {général, vivant ou mort, le temps est pour moi ; mes ennemis le sentent aussi , et c'est ce qui les désole : ils se pressent de jouer de leur reste; dès maintenant ils en ont trop fait pour que leurs manœuvres puissent rester lonjj-temps cachées; et le moment qui doit les mettre en évidence sera précisément celui où ils voudront les étendre sur l'a- venir. Vous êtes jeune, monsieur; souvenez-vous de la prédiction que je vous fais, et soyez sur que vous la verrez accomplie. Il me reste maintenant à vous dire que, prévenu de tout cela, vous pouvez agir comme votre cœur vous inspirera , et comme votre raison vous éclairera ; plein de confiance en vos sen- timents et en vos lumières, certain que vous n'êtes pas homme à servir mes intérêts aux dépens de mon • honneur, je vous donne toute ma confiance. Voyez madame la maréchale; la mienne en elle est toujours la même. Je compte également et sur ses bontés, et sur celles de M. le prince de Conti ; mais l'un est sub- jugué, l'autre ne l'est pas , et je ratifie d'avance tout ce que vous, résoudrez avec elle , comme fait pour mon plus grand bien. A l'égard du titre dont vous me parlez , je tiendrai toujours à très grand honneur d'ap- partenir à S. A. S. , et il ne tiendra pas à moi de le mé- riter; mais ce sont de ces choses qui s'acceptent, et qui ne se demandent pas. Je ne suis pas encore à la fir) de mon bavardage, mais je suis à la fin de mon papier ; j'ai pourtant encore à vous dire que l'aventure
ANKÉE 1768. 173
de Thpvenin*i produit sur raoi l'effet que vous desi- riez. Je me trouve moi-même fort ridicule d avoir pris à cœur une partnlie affaire, ce que jea'aurois pourtant pas fait, je vous jure , si je n eusse été sur que c étoit un drôle aposté. Je desirois, non par vengeance assu- rément, mais pour ma sûreté, qu on dévoilât ses in- stigateurs: on ne Ta pas voulu, soit; il en viendroit mille autres que je ne daignerois pas même répondre à ceux qui m'en parleroient. Bonjour, monsieur; je vous embrasse de tout mon cœur.
P. S. J oubliois de vous dire que mon chamoiseur est bien le cordonnier de JM. deTanlev; il apprit le métier de chamoiseur à Yverdun après sa retraite. J'ai fait faire en Suisse des informations, avec la déposi- tion juridique et légalisée du cabaretier Jauin.
837. — A M. DU PEYROU.
Bourgûiii, le 3o octobre 1768
Voici, j'espère, la dernière fois que j'aurai à vous parler du sieur Thevenin , dont je n entends plus parler moi-même. Après les preuves péremptoires que j'ai données à M. de Tonnerre de la fourberie de cet imposteur, il en a bien fallu convenir à la fin, et il m'a offert de le punir par quelques jours de prison, comme si le but de tous les soins que j ai pris et que j'ai donnés à ce sujet, étoit le châtiment de ce misé- rable. Vous croyez bien que je n ai pas accepté. L im- posteur étant convaincu , rien n'étoit plus aisé que de le faire parler et de remonter peut-être à la source de
174 CORHESPONDANCE.
ce complot proloiitlénient téjiébreux clout je suis la victime depuis plusieurs années, et ùont je dois 1 être jusqu'à ma mort. Je me le tiens pour dit; et preuani enfin mon parti sur les manœuvres des hommes, je les laisserai désormais ourdir et tramer leurs iniquités, certain, quoi qu ils puissent faire, que le temps et la vérité seront plus forts qu eux. Ce qu'il me reste de toute cette affaire est un tendre souvenir des soin.'« que mes amis ont bien voulu se donner en cette occa- sion , pour confondre limposture , et je suis en parti- culier très sensible à l'activité de M. Guyenet, dont je ii'avois pas le même droit d'en attendre, et avec qui jen étois plus en relation. J apprends qu'il commence à se ranger, et je m en réjouis de tout mon cœur, pour le bonheur de son excellente petite femme et le sien . Je finis , mon cher hôte , un peu à la hâte , en vou."» embrassant au nom de ma femme et au mien. J'em- brasse M. Jeannin.
838. — A M. LALLIAUD.
Bourgiiin, le 2 novembre 1768.
Depuis la dernière lettre , monsieur , que je vous ai écrite , et dont je n ai pas encore la réponse, j'ai reçM de M. le duc de Choiseul un passe-port que je lui avois demandé pour sortir du royaume , il y a près de six semaines , et auquel je ne songeois plus. Me sen- tant de plus en plus dans l'absolue nécessité de me servir de ce passe-port, j ai délibéré , dans la cruelle extrémité oii je me trouve , et dans la saison où nous sommes, sur l'usage que j'en ferois , ne voulant ni ne
ANNÉE 1768. 175
pouvant le laisser écouler comme l'autre. "Vous serez étonné du résultat de ma délibération , faite pourtant avec tout le poids , tout le sang froid, toute la réflexion dont je suis capable ; c'est de retourner en Angleterre, et d'y aller finir mes jours dans ma solitude de Woot- ton. Je crois cette résolution la plus sage que j'aie prise en ma vie , et j'ai , pour un des garants de sa soli- dité , l'borreur qu'il m'a fallu surmonter pour la pren- dre, et telle qu'en cet instant même je n'y puis penser sans frémir. Je ne puis, monsieur, vous en dire da- vantage dans une lettre; mais mon parti est pris , et je m'y sens inébranlable, à proportion de ce qu'il m'en a coûté pour le prendre. Voici une lettre qui s'y rap- porte, et à laquelle je vous prie de vouloir bien don- ner cours. J'écris à M. l'ambassadeur d'Angleterre; mais je ne sais s'il est à Paris. Vous m'obligeriez de vouloir bien vous en informer; et, si vous pouviez même parvenir à savoir s'il a reçu ma lettre, vous fe- riez une bonne œuvre de m'en donner avis ; car, tandis que j'attends ici sa réponse , mon passe-port s'écoule, et le temps est précieux. Vous êtes trop clairvoyant pour ne pas sentir combien il m'importe que la réso- lution que je vous communique demeure secrète, et secrète sans exception :toutefoisje n'exige rien de vous que ce que la prudence et votre amitié en exigeront. Si M. l'ambassadeur d'Angleterre ébruite ce dessein, c'est tout autre chose , et d'ailleurs je ne l'en puis empéchei-. En prenant mon parti sur ce point, vous sentez que je l'ai pris sur tout le reste. Je quitterai ce continent, comme je quitterois le séjour de la lune. L'autre fois, ce n'étoit pas la même chose ; j'y laissois des attache-
l-ji^ CORUESl'ONDANCE.
meiits , j\' croyois laisser des amis. Pardon , monsieur; mais jt; parle des anciens. Vous semez que les nou- veaux , quelque vrais qu'ils soient, ne laissent pas ces déchirements de cœur qui le font saigner durant toute la vie, par la rupture de la plus douce habitude qu il puisse contracter. Toutes mes blessures saigneront , j'en conviens, le reste de mes jouis; mais mes erreurs, du moins, sont bien guéries; la cicatrice est faite de ce côté-là. Je vous embrasse.
839. — A M. MOULTOU.
Bourgoin, le 5 novembre iy68.
Vous avez tait, cher Moultou, une perte que tous vos amis et tous les honnêtes gens doivent pleurer avec vous , et j en ai fait une particulière dans votre digne père parles sentiments dont il mliouoroit, et dont tant de faux amis, dont je suis la victime, m'ont bien fait connoître le prix. C'est ainsi, cher Moultou, que je meurs en détail dans tous ceux qui m'aiment, tandis que ceux qui me haïssent et me trahissent sem- blent trouver dans l'âge et dans les années une nou- velle vigueur pour me tourmenter. Je vous entretiens de ma perte au lieu de parler de la vôtre; mais la véri- table douleur, qui n'a point de consolation, ne sait •ruère en trouver pour autrui; on console les indif- férents, mais on s'afflige avec ses amis. Il me semble que si j'étois près de vous, que nous nous embras- sassions, que nous pleurassions tous deux, sans nous rien dire, nos cœurs se seroient beaucoup dit.
Cruel ami , que de regrets vous me préparez dans
768. 1-77
votre description de Lavagnac! Hélas! ce beau séjour étoit l'asile qu'il me falloit; j'y aurois oublié, dans un doux repos, les ennuis de ma vie; je pouvois espérer d y trouver enfin de paisibles jours , et d'y attendre sans impatience la mort, qu'ailleurs je désirerai sans cesse. Il est trop tard. La fatale destinée qui m'entraîne ordonne autrement de mon sort. Si j'en avois été le maître , si le prince lui-même eût été le maître chez lui , je ne serois jamais sorti de Trye, dont il n'avoit rien épargné pour me rendre le séjour agréable. Jamais prince n'en a tant fait pour aucun particulier qu'il en a daigné faire pour moi. Je le mets ici à ma place, disoit- il à son officier; je veux quil ait la même autorité que moi , et je n entends pas qu'on lui offre rien, pjarcequeje le fais le maître de tout. Il a même daigné me venir voir plusieurs fois, souper avec moi tête à tête, me dire, en présence de toute sa suite , qu'il venoit exprés pour cela : et , ce qui m'a plus touché que tout le reste, s'abstenir même de chasser, de peur que le motif de son voyage ne fût équivoque. Eh bien ! cher Moultou, malgré ses soins, ses ordres les plus absolus, malgré le désir, la passion, j'ose dire , qu'il avoit de me rendre heureux dans la retraite qu'il m'avoit donnée , on est parvenu à m'en chasser , et cela par des movens tels que l'horrible récit n'en sortira jamais de ma bouche ni de ma plume. Son altesse a tout su , et n'a pu dés- approuver ma retraite ; les bontés , la protection , l'amitié de ce grand homme, m ont suivi dans cette province , et n'ont pu me garantir des indignités que j'y ai souffertes. Voyant qu'on ne me laisseroit jamais en repos dans le royaume, j'ai résolu den sortir; j'ai
XX. ^12
1-8 CORULSPONDANCE.
demandé un passe-port à M. de Choiseul, qui, après m'avoir laissé long-temps sans réponse, vient enfin de m'envoyer ce passe-port. Sa lettre est très polie, mais n est que cela ; il m'en avoit écrit auparavant d'obligeantes. Ne point m'inviter à ne pas faire usage de ce passe-port, c est m'inviter en quelque sorte à en faire usage. Il ne convient pas d'importuner les mi- nistres pour rien. Cependant depuis le moment où j'ai demandé ce passe-port jusqu'à celui où je l'ai ob- tenu, la saison s'est avancée, les Alpes se sont cou- vertes de glace et de neige ; il n'y a plus moyen de songer à les passer dans mon état. Mille considérations impossibles à détailler dans une lettre m'ont forcé à prendre le parti le plus violent, le plus terrible auquel mon cœur pût jamais se résoudre ; mais le seul qui m'ait paru me rester, c'est de repasser en Angleterre, et d aller finir mes malheureux jours dans ma triste solitude de Woottou, où, depuis mon départ, le pro- priétaire m'a souvent rappelé par force cajoleries. Je viens de lui écrire en conséquence de cette résolution ; j ai même écrit aussi à l'ambassadeur d Angleterre. Si ma proposition est acceptée , comme elle le sera infailli- blement, je ne puis plus m'en dédire , et il faut partir. Rien ne peut égaler l'horreur que m'inspire ce voyage ; mais je ne vois plus de moyen de m en tirer sans mé- riter des reproches ; et à tout âge , surtout au mien, il vaut mieux être malheureux que coupable.
J'aurois doublement tort d acheter par rien de ré- préhensible le repos du peu de jours qui me restent à passer ; mais je vous avoue que ce beau séjour de La- vagnac , le voisinage de M. Venel , l'avantage d'être
ANNÉE 1768. 179
auprès de son ami , par conséquent d'un honnête homme, au Heu qu'à Trye j'étois entre les mains du dernier des malheureux , tout cela me suivra en idée dans ma sombre retraite, et y augmentera ma misère pour n'avoir pu faire mon bonheur. Ce qui me tour- mente encore plus en ce moment est une lueur de vaine espérance dont je vois l'illusion, mais qui m'in- quiète malgré que j'en aie. Quand mon sort sera par- faitement décidé, et qu'il ne me restera qu'à m'y sou- mettre, j'aurai plus de tranquillité. C'est, en attendant, un grand soulagement pour mon cœur d'avoir épanché dans le vôtre tout ce détail de ma situation. Au reste, je suis attendri d'imaginer vos dames, vous, et M. Venel, faisant ensemble ce pèlerinage bienfaisant, qui mérite mieux que ceux de Lorette d'être mis au nombre des œuvres de miséricorde. Recevez tous mes plus tendres remerciements et ceux de ma femme ; faites agréer ses respects et les miens à vos dames. Nous vous saluons et vous embrassons l'un et l'autre de tout notre cœur.
P. S. J'ai proposé l'alternative de l'Angleterre et de Minorque, que j'aimerois mieux à cause du climat. Si ce dernier parti est préféré, ne pourrions-nous pas nous voir avant mon départ, soit à Montpellier, soit à Marseille?
Autre P. S. Si j'avois reçu votre lettre avant le départ des miennes, je doute qu'elles fussent parties.
l8o CORRESPONDANCE.
84o. — A M. LALLIAUD.
Boargoin, le 7 novembre 1768.
Depuis ma dernière lettre, monsieur, j'ai reçu d'un ami 1 incluse, qui a fort augmenté mon regret d'avoir pris mon parti si brusquement ; la situation charmante de ce château deLavagnac, le maître auquel il appar- tient, Thonnéte homme qu'il a pour agent, la beauté, la douceur du climat , si convenable à mon pauvre corps délabré , le lieu assez solitaire pour être tran- quille , et pas assez pour être un désert; tout cela , je vous l'avoue , si je passe en Angleterre ou même à Mahon, car j'ai proposé 1 alternative, tout cela, dis-je , me fera souvent tourner les yeux et soupirer vers cet agréable asile , si bien fait pour me rendre heureux, si l'on m'y laissoit en paix. Mais j'ai écrit : si l'ambas- sadeur me répond honnêtement , me voilà engagé ; j'aurois l'air de me moquer de lui si je changeois de ré- solution ; et d'ailleurs ce seroit, en quelque sorte, marquer peu d égard pour le passe-port que M. de Choiseul a eu la bonté de m'envoyer à ma prière. Les ministres sont trop occupés , et d affaires trop im- portantes , pour qu'il soit permis de les importuner inutilement: d'ailleurs, plusje regarde autour de moi, plus je vois avec certitude qu il se brasse quelque chose, sans que je puisse deviner quoi. Theveninn'a pas été aposté pour rien : il y avoit dans cette farce ridicule quelque vue qu il m'est impossible de pénétrer; et. dans la profonde obscurité qui m'environne, j'ai peur au moindre mouvement de faire un faux pas. Tout ce
ANNÉE 1768. l8f
qui m'est arrivé depuis mon retour en France, et de- puis mon départ de Trye , me iiioulre évidemment qu'il n'y a que M. le prince de Conti , parmi ceux qui m'aiment, qui sache au vrai le secret de ma situation , et qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour la rendre tran- quille sans pouvoir y réussir. Cette persuasion m'ar- rache des élans de reconnoissanceetd attendrissement vers ce grand prince, et je me reproche vivement mon impatience au sujet du silence qu'il a gardé sur mes deux dernières lettres ; car il y a peu de temps que j'en ai écrit à son altesse une seconde , qu elle n'a peut- être pas plus reçue que la première : c est de quoi je desirerois extrêmement d'être instruit. Je n'ose en ajouter une pour elle dans ce paquet , de peur de le grossir au point de donner dans la vue; mais si, dans ce moment critique , vous aviez pour moi la charité de vous présenter à son audience, vous me rendriez un office bien signalé de 1 informer de ce qui se passe, et de me faire parvenir son avis , c'est-à-dire ses ordres ; car, dans tout ce que j'ai fait de mon chef, je n'ai fait que des sottises, qui me serviront au moins de leçons à l'avenir, s'il daigne encore se mêler de moi. Deman- dez-lui aussi de ma part , je vous supplie , la permission de lui écrire désormais sous votre couvert , puisqi^ sous le sien mes lettres ne passent pas.
La tracasserie du sieur Thevenin est enfin termi- née : après les preuves sans réplique que j ai données à M. de Tonnerre de l'imposture de ce coquin , il m'a offert do le punir par quelques jours de prison. Vous sentez bien que c'est ce que je n'ai pas accepté, et que ce n'est pas de quoi il étoit question. Vous ne sauriez
l82 CORRESPONDANCE.
imaginer les angoisses que m'a données cette sotte
affaire, non pour ce misérable à qui je n'aurois pas daigné répondre, mais pour ceux qui l'ont aposté, et que rien n étoit plus aisé que de démasquer si on Teût voulu : rien ne m'a mieux fait sentir combien je suis inepte et béte en pareil cas, le seul, à la vérité, de cette espèce où je me sois jamais trouvé. J'étois navré, consterné, presque tremblant; je ne savois ce que je disois en questionnant Timposteur ; et lui , tranquille et calme dans ses absurdes mensonges, portoit dans Taudace du crime toute Fapparence de la sécurité des innocents. Au reste, j'ai fait passer à M. de Tonnerre l'arrêt imprimé concernant ce misérable, qu'un ami m'a envoyé, et par lequel M. de Tonnerre a pu voir que ceux qui avoient mis cet homme en jeu avoient su choisir un sujet expérimenté dans ces sortes d'af- faires.
Je ne me trouvai jamais dans des embarras pareils à ceux où je suis , et jamais je ne me sentis plus tran- quille. Je ne vois d'aucun côté nul espoir de repos ; et, loin de me désespérer, mon cœur me dit que mes maux touchent à leur fin. Il en seroit bien temps, je vous assure. Vous voyez , monsieur , comment je vous écris , comment je vous charge de mille soins , comment je remets mon sort en vos mains et à vous seul. Si vous n'appelez pas cela de la confiance et de l'amitié , aussi bien que de l'importunité et de l'in- discrétion peut-être , vous avez tort. Je vous embrasse de tout mon cœur.
ANNÉE 1768. l83
S41. — A M. DE SAINT-GERMAIN.*
Q novembre 1768.
Je n'ai pas, monsieur, l'honneur d'être connu de vous , et je sais que vous n'aimez pas mes opinions ;
* M. de Saint-Germain a fait une Notice sur sa correspondance avec Jean-Jacques. En voici quelques passages.
I Les personnes clairvoyantes qui ont suivi et vu de près
M. Rousseau, en le blâmant dans ses écarts envers ceux qu'il re- gardoit comme ses perse'cuteurs, de'couvroient en lui un amour
pour ses semblables dont ontrouveroit peu d'exemples Son anie
bienfaisante lui eulevoit le nécessaire pour soulager les malheu- reux, et le faisoit malade pour les maux d'autrui. En voici quel- ques traits dont M. de Saint-Germain (c'est lui qui parle ainsi en tierce personne) a été témoin. 1
" M. Rousseau , présent à la chute d'un échafaud sur leijuel étoit un maçon <jui fut blessé grièvement , courut a lui , le fit porter dans son auberge, et lui fit donner tous les secours possibles. S'aper- cevant quelojue temps après que , malgré ses soins et une grosse dépense, cet homme n'étoit ni pansé ni soigné comme il auroit dû l'être, il écrivit à M. de Saint-Germain pour le prier de s'employer auprès du directeur de l'hôpital de Bourgoin, afin qu'il y fût reçu et recommandé, offrant de payer à cette maison , fondée seulement pour les pauvres malades du lieu, tout ce qu'il en pourroit coûter pour guérir cet étranger. Le directeur de l'hôpital l'y fit entrer, et après que ce maçon fut parfaitement guéri , il alla remercier son bienfaiteur. M. Rousseau sortit de suite pour payer le directeur, qui lui dit être sati.sfait. Persuadé que M. de Saint-Germain avoit payé, 11 vint le trouver, et se plaindre de ce qu'il lui eût enlevé un bien à lui qu'il réclamoit. M. de Saint-Germain eut beau dire, M. Rousseau voulut absolument payer la moitié de ce qu'avoit reçu l'hôpital.
« Un incendie consuma la maison d'un paysan où l'on ne put rien sauver. M. Rousseau en fut malade ; il envoya chercher l'in- cendié , lui donna un louis , et \in dit de prendre chez son boulanger.
l84 CORRESPONDANCE,
mais je sais que vous êtes un brave militaire, un gen- tiliiouime plein d honneur et de droiture , qui a dans son cœur la véritable religion , celle qui fait les gens de bien ; voilà tout ce que je cherche. On ne séduit pas M. de Saint-Germain, on lintiraide encore moins; passez-moi, monsieur, la familiarité du terme : vous êtes précisément l'homme qu'il me faut.
J'auix)is, monsieur, à mettre en dépôt dans le cœur d'un honnête homme des confidences qui n'en sont
le pain dont il auroit besoin pour lui et sa famille jusqu'à la récolte prochaine. Le paysan lui répondit : Monsieur , il vous en coûtera moins de nous faire donnor quelques mesures de seigle ; M. Rous- seau fit fournir pendant six mois tout le seigle dont cette famille eut besoin.
« Sa bourse ne fut jamais fermée aux malheureux; on ne peut comprendre qu'avec une aussi médiocre fortune, cet homme, dés- intéressé jusqu'au blâme, pût donner autant. Personne à la vérité ne fut plus sobre que lui et n'eut moins de besoins , ne fut plus propre et n'usa moins.
«M. de Saint-Germain, accompagné d'une autre personne, fut visiter M. Rousseau qui s'étoit retiré à la campagne. Peu après leur arrivée un homme vint frapper à la porte. M. Rousseau se lève , lui ouvre , et lui tiit de revenir. L'homme insista en disant qu'il venoit de loin, et qu'il avoit besoin de son argent. Alors il le fit entrer, et ces deux messieurs virent sept à huit vêtements de diffé- rente taille que cet homme apportoit. M. Rousseau lui demanda ce qu'il lui falloit, il répondit , dix-huit francs ; ils lui furent payés. Voyant que ces messieurs s'étoient aperçus de ce qu'il vouloit leur cacher, M. Rousseau leur dit : C'est une famille qui n'est pas vêtue ; il ne faut pas croire que de donner vingt-quatre sous ou un petit écu à l'importunité d'un pauvre, ce soit remplir les obligations de la charité. Il faut chercher le besoin où il est , etc.
ce Pourroit-on croire que M. Rousseau , avec des sentiments pa- reils , soutenus par une pratique habituelle , ait pu être un empoi- sonneur, un fripon ? Il est cependant vrai qu'au sujet de son goût pour la recherche des plantes il a été taxé d'y chercher du poison,
ANNÉE 1768.' l85
pas indignes, et qui soulageroieut le mien. Si vous voulez bien être ce généreux dépositaire , avez la bonté de m'assi(>ner chez vous 1 heure et le jour d'une audience paisible , et je m\ rendrai. Je vous préviens que ma confiance ne sera mêlée d'aucune indiscrétion ; que je n'ai à vous demander ni soins, ni conseils, ni rien qui puisse vous donner la moindre peine ou vous compromettre en aucune façon : vous n'aurez d'autre usage à faire de ma confidence que d en honorer un jour ma mémoire, quand il n'y aura plus de risque à parler. Je ne vous dis rien de mes sentiments pour vous, mais je vous en donne la preuve.
et qu'on a cite un homme sur lequel on pretendoit qu'il en avoit fait l'essai, parcequ'il mourut dans les douleurs d'une colique né- phrétique, malgré tous les secours que lui procura M. Rousseau. Obligé de subir une confrontation avec un ouvrier, il confondit cet imposteur, qui disoit lui avoir prêté, à Neuchâtel, neuf francs , que M. Rousseau n'avoir jamais voulu lui rendre
» Un fermier qui avoit fourni pendant quinze mois à M. Rous- seau des œufs, du beurre, du fromage, qui toujours en avoit été payé beaucoup au-delà de ce que la chose valoir, cr qui en outre avoit reçu de lui , ainsi que sa famille, mille bienfaits , eut l'ingrati- tude et la mauvaise foi de lui envoyer un mémoire que ce fermier affirmoit lui être dii, et ne lui avoir pas été payé par M. Rousseau avant son départ. Cette demande, vérifiée par M. de Saint-Germain, fut prouvée fausse.
u Une femme-de-chambre , prétendant à l'esprit, fariguoir M. Rous- seau par des visites continuelles : furieuse de ce qu'il l'avoit chassée de chez lui , elle dit qu'il l'avoit voulu violer, et ce bruit se ré- pandit partout.
« Tous ces événements, quoique fâcheux, n'auroient pas dû af- fecter M. Rousseau au point où il l'étoit, encore moins lui persua- der que ces calouinies grossières étoient l'ouvrage de ses ennemis ; autant à plaindre qu'à blâmer, il étoit, par sa sensibilité et sa mé- fiance, son plus cruel ennemi à lui-même...., etc. "
l86 CORRESPONDANCE.
842. -A M. LE COMTE DE TO^fNERRE,
Eli lui envoyant l'écrit «.uivant.
Bourgoin, le 9 novembre 1768.
Monsieur,
J'ai riionneur de vous envoyer ci-jointe la décla- ration juridique du sieur Jeannet * , cabaretier des Verrières , relative à celle du sieur Thevenin. De peur d'abuser de votre patience, je m'abstiens de joindre à cette pièce celles que ]'ai reçues en même temps , puisqu elle suffit seule à la suite des preuves que vous avez déjà pour démontrer pleinement , non Terreur, mais l'imposture de ce dernier. Je u'aurois assuré- ment pas eu l'indiscrétion de vous importuner de cette ridicule affaire, si le ton décidé sur lequel M. Bovier se faisoit Je porteur de parole de ce misérable n'eût excité ma juste indignation. Vous m'avez fait l'hon- neur de me marquer qu'après ce qui s'est passé mon prétendu créancier se tiendra pour dit qu il ne sau- roit se flatter de trouver en moi son débiteur. Voilà, monsieur le comte , de quoi jamais il ne s'est flatté, je vous assure ; mais il s'est flatté , premièrement, de mentir et m'avilira son aise; puis, après avoir dit tout ce qu'il vouloit dire , et n'ayant plus qu'à se taire, de se taire ensuite tranquillement; et, s'il étoit enfin convaincu d'être un imposteur, de sortir néanmoins de cette affaire, confondu, très peu lui importe, mais
' Cf Jeannet est nomme' Janin dans les lettres précédentes; c'est •ans doute une erreur de Rousseau, qui avoit été mal informe.
ANNÉE 1768. 187
impuni , mais triomphant. Pour un homme qui paroît si bête, je trouve qu'il n a pas trop mal calculé.
Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien ordon- ner, à votre commodité, que les deux pièces ci-jointes me soient renvoyées avec la lettre de .M. Koguin. Je sens que j'ai fort abusé, dans cette occasion, de la permission que vous m'avez donnée de faire venir mes lettres sous votre pli. Je serai plus discret à l'avenir; et si Fimpunitc du premier fourbe en suscite d'autres , elle me servira de leçon pour ne m'en plus tourmenter.
J'ai l'honneur, monsieur le comte, de vous assurer de tout mon respect.
DÉCLARATION JURIDIQUE DU SIEUR JEAWNET.
L'an 1768, et le dix-neuvième jour du mois de septembre, par-devant noble et prudent Charles-Au- guste du Terraux, bourgeois de ISeuchâtel et de Ro- main-Motiers, maire pour sa majesté le roi de Prusse, notre souverain prince et seigneur , en la juridiction des Verrières, administrant justice par jour extraor- dinaire, mais aux lieu et heure accoutumés, et en la présence des sieurs jurés en icelle après nommés :
Personnellement est comparu M. Guyenet, rece- veur pour sa majesté, et lieutenant en l'honorable cour de justice du Val-de-Travers , qui a représenté qu'ayant reçu depuis peu une lettre de M. J. J. Rous- seau, datée de Bourgoin, du 8 du courant, par la- quelle il lui marque que le nommé Thevenin, cha- moiseur de sa profession , lui ayant fait demander neuf livres argent de France, qu'il prétend lui avoir
l88 CORRESPONDANCE,
fiiit remettre en prêt, au logis du Soleil , à Saint-Sul- pice, il y a à peu près dix ans ; et comme cet article est trop intéressant à l'honneur de mondit sieur Rous- seau pour ne pas l'éclaircir , vu et d'autant qu'il n'a jamais été dans le cas d'emprunter cette somme dudit Thevenin , et que cet article est controuvé; c'est pour- quoi mondit sieur le lieutenant Guyenet se présente aujourd'hui par-devant cette honorable justice, pour requérir que, par reconnoissance, il puisse justifier authentiquementce qu'il vient d'avancer, ayant pour cet effet fait citer en témoignage le sieur Jean-Henri Jeannet, cabaretier de ce lieu, présent, lequel et par qui l'argent que répète ledit Thevenin à mondit sieur Rousseau, doit, suivant lui, avoir été remis ; requé- rant qu'avant de faire déposer ledit sieur Jeannet, il y soit appointé, ce qui a été cannu.
Et pour y satisfaire, ledit sieur Jeannet étant com- paru, a, après serment intime sur les interrogats circonstanciés à lui adressés, tendants à dire tout ce qu'il peut savoir de cette affaire, déposé comme suit :
Qu'il n'a aucune connoissance que le nommé The- venin, chamoiseur, ait jamais prêté chez lui, dépo- sant, ni ailleurs, aucun argent à M. Jean-Jacques Rousseau pendant tout le laps de temps qu'il a de- meuré dans ce pays, n'ayant jamais eu l'honneur de voir dans son logis mondit sieur Rousseau ; bien est-il vrai qu'il y a à peu près cinq ans qu'il le vit s'en reve- nant du côté de Pontarlier , sans lui avoir parlé ni l'avoir revu dès-lors.
Il se rappelle aussi très bien qu'en 17G2, pendant le courant du mois de mai, arriva chez lui un nommé
ANKÉE 1768. iSg
Thevenin, qui se disoit être delà Charité-sur-Loire, réfu^jié dans ce pavs pour éviter l'effet d\uie lettre de cachet obtenue contre lui, lequel étoit accompagné du nommé Guillobel, marchand horloger du même lieu; ledit Thevenin n'ayant séjourné chez lui que huit à dix jours, pendant lequel temps ariiva encore dans son logis un nommé Decustreau, qu'il connois- soit depuis près de vingt ans, pour avoir logé chez lui à différentes fois, et duquel il peut produire des lettres.
Ledit Decustreau partit au bout de quelques jours pour Neuchàtel; Thevenin avec lui Jeannet raccom- pagnèrent jusqu'à Saint-Sulpice, au logis du Soleil, où ils dînèrent. Après le départ dudit Decustreau , ledit Thevenin demanda au déposant s il connoissoit ledit Decustreau; il lui répondit qu il le connoissoit pour avoir logé chez lui. Cette demande dudit Thevenin ayant excité au déposant la curiosité d'apprendre de lui pourquoi il lui formoit cette question, ledit The- venin lui répondit que c'étoit à cause d'un écu de trois livres qu'il avoit prêté audit Decustreau sur la demande qu'il lui en avoit faite. Et enfin ledit sieur Jeannet ajoute que pendant tout le temps que ledit Thevenin a resté chez lui , il ne lui a point parlé de M. Rousseau, ni dit qu'il eût la moindre chose à faire avec lui; que ledit Thevenin, lorsqujl arriva dans ce pays, n'a voit point de profession, ayant dès-lors ap- pris celle de chamoiseur à Estavayé-le-Lac.
C'est tout ce que ledit sieur Jeannet a déclaré savoir sur cette affaire.
Enfin mondit sieur le lieutenant a continué à dire
igo GORRESPOKDANCE.
qu'étant nécessaire à M. Rousseau tFavoir le tout par écrit, pour lui servir en ras de besoin , il demandoit que par connoissance il lui fût adjugé; ce qui lui a été.
Connu et jugé par les sieurs Jacques Lambelet, doyen, et Jacob Perroud, tous deux justiciers dudit lieu; et par raondit sieur le maire ordonné au notaire soussigné, greffier des Verrières, de lui en faire l'ex- pédition en cette forme. Le jour prédit, 19 septem- bre 1768.
Par ordonnance. 5«^ne Jeanjaquet.
843. — A M. DE SAINT-GERMAIN.
A Bourgoin, le i3 novembre 1768.
Mardi, monsieur, vous n'êtes pas libre, ni moi mercredi; le jeudi même est douteux : reste donc de- main, lundi, pour ne pas aller trop loin. Il me seroit moins incommode, il faut l'avouer, que vous me fis- siez l'honneur de venir manger mon potage; mais comme une soupe de cabaret n'est pas trop présen- table, et que j'y perdrois l'honneur de dîner avec ma- dame de Saint-Germain, je préfère, monsieur, de profiter de votre invitation, en la priant de permettre que j'aille demain lui demander à dîner. S'il faisoit beau demain , sur les dix heures , j'irois vous proposer une promenade jusqu'à midi, à moins que vous ne la préférassiez de nos côtés , où il y a d'assez belles prairies.
Ne craignez pas, monsieur, d'entendre de ma part rien qui vous puisse déplaire : je respecte trop pour
à
A^NÉE 17G8. igi
cela et vous et vos sentiments; et les miens, rjue je vois bien qui ne vous sont pas connus, en sont moins éloignés que vous ne pensez. Mais ce n est pas de cela qu'il s agira.
Je suis bien sensible, monsieur, à votre complai- sance; vous ne tarderez pas d en connoitre le prix. Si j'avois trouvé plus tôt un cœur auquel le mien osât s'ouvrir, j'aurois souffert de moins vives angoisses, et ma raison s'en trouveroit mieux. A demain donc , monsieur, puisque vous le voulez bien. Permettez que je présente mon respect très humble à madame de Saint-Germain.
PiENOU.
844. — A M. LE COMTE DE TONNERRE.
Bourgoin. le 16 novembre 1768.
Monsieur,
Pardon de mes importunités réitérées; mais je ne puis me dispenser de vous envoyer encore l'imprimé ci-joint qu'on n'a pu recouvrer plus tôt *. Vous y verrez, M. le comte, que ceux qui ont aposté le sieur Thevenin ont su choisir un sujet déjà expérimenté dans le métier qu'ils lui faisoient faire.
Je ne puis penser, monsieur, que vous m'ayez pu croire dans l'ame assez de bassesse pour vouloir me venger d'un tel malheureux. Moi qui jamais n ai fait, ni rendu, ni voulu le moindre mal à personne, com-
* C'e'toit un arrêt du parlement de Paris, du 10 mars 1761 , qui Gondamnoit Thevenin au carcan, à être marqué, et aux galères pour trois ans, pour impostures et calomnies.
192 CORRESrOKDANCE.
mencerois-je si tard et sur un pareil personnage? Non, monsieur, je n'ai point désiré sa punition, mais sa confession , et c'est ce que sa conviction de- voit naturellement produire, si Ton en eût profité pour remonter à la source de ces menées. Mais c'est ce qui commence à devenir superflu ; et sans que l'au- torité ni moi nous en mêlions en aucune manière, je prévois que le public ne tardera pas à savoir à quoi s'en tenir.
Permettez que je vous réitère ici mes actions de orace des bontés dont vous m'avez honoré, et mes excuses de l'abus que j'en ai pu faire; et daignez, monsieur, agréer, je vous supplie, les assurances de mon respect.
P. S. Je prends la liberté d'exiger, monsieur, que vous ne fassiez aucun usage de cet imprimé. Il est pour vous seul, et pour être brûlé après l'avoir lu, à moins que vous n'aimiez mieux le garder, mais de façon qu'il ne puisse nuire à celui quil concerne.
845. — A M. MOULTOU.
Bourgoin, le 21 novembre 1768.
J'ai, mon ami, votre lettre du \ /^. Je ne puis me dé- tacher de l'idée d'aller vous embrasser et délibérer avec vous de ma destination ultérieure. Je n'ai point encore de réponse de l'ambassadeur d'Angleterre : il n'étoit pas à Paris quand je lui ai écrit: et j'ai appris dans l'intervalle qu'il avoit 1 honnête Walpole pour secré- taire d'ambassade : cette nouvelle a achevé de me dé- terminer. Je n'irai point en Angleterre : on me traitera
ANNÉE 1768. IQ.S
•fomrae ou voudra en France, mais je suis déterminé .1 V rester. Je ne puis renoncer à l'espérance qu";ui moins, pour l'honneur de 1 hospitalité Françoise, il s v trouvera quelque coin où 1 on voudra bien me laisser luonrir en repos. Si ce coin, cher Moultou, en pouvoit être un du château de Lava.jjnac, il me semble que sous les auspices de l'amitié 1 habitation m en seroit dé- licieuse. Malheureusement j écris inutilement à ]M. le prince de Conti; mes lettres ne lui parviennent point. Il me lépondoit fort exactement au commencement ; il ne me répond plus : il ma fait dire qu il ne recevoit point de mes nouvelles. Les négociations intermé diaires ont leurs inconvénients. La générosité de ce grand prince m'a accoutumé à accepter, et non pas à demander : je ne puis me résoudre à changer de mé- thode. Si l'ami de M. Venel, qui commande dans le cbàteau, veut écrire, à la bonne heure, je lui en serai obligé ; pour moi je n'écrirai pas. Mais dites-moi , n y a-t-il dans le pays aucune habitation qui pût me convenir que ce château? Le bon M. Venel ne pour- roit-il pas me trouver un terrier à Pézénas même, ou aux environs? Pourvu que je sois son voisin, que m importe en quel lieu j'habite? Si nous étions dans une meilleure saison , si le voyage étoit moins pénible , si j'avois plus de facilités pour le faire, je volerois près de vous ; mais mon transport et celui de tout mon at- tirail de botanique est embarrassant. Je ne suis point à portée ici d'avoir des voitures. Il me faudroit un bon carrossin qui pût charger avec nous cinq ou six malles, ou caisses; il me faudroit un bon voiturier, qui nous conduisît bien et qui fût honnête homme ; XX, i3
lf)4 CORRESPONDANCE,
j'ai pensé que cela se pourroit trouver où vous êtes; et que vous pourriez être à portée de faire pour moi ce marché, et de m'envoyer lavoiture au temps con- venu. Voyez. Ah! si vous pouviez faire plus! Mais madame Moultou, votre santé, vos affaires! et quand tout vous le perraettroit, je ne devrois pas le souffrir. Quoi qu'il en soit, j'ai le plus grand désir de me rendre auprès devons, et cela d'autant plus que j'ai quelque lieu de croire qu'on m'y verroit avec plus de plaisir qu'ici.
J'ai reçu depuis peu, avec le reste de mes plantes et bouquins, une lettre que M. de Gouan m'écrivoit à Trye : elle est de si vieille date que je ne sais plus comment y répondre. Il m'accusera de malhonnêteté envers lui, moi qui voudrois tout faire pour obtenir ses instructions et sa correspondance , et que ce desii anime encore à me rendre à Montpellier. Si vous le connoissez, si vous le voyez, obtenez-moi, je vouj- prie, ses bonnes grâces, en attendant que je sois à portée de les cultiver. Quel trésor vous m'annoncez dans 1 herbier des plantes marines! Que je suis touché de la générosité de votre digne parent ! Elle me fera , avec celle du brave Dombey, une collection com- plète, surtout si M. Gouan veut bien y ajouter quel- ques fragments de ses dernières dépouilles des Pyré- nées. Que je vais être riche! Je suis si avare et si enfant que le cœur m'en bat de joie. Gardez-moi bien précieusement ce beau présent, je vous prie, jusqu'à ce qu'il soit décidé qui de lui ou de moi ira joindre l'autre.
J'ai été très malade , très agité de peine et de fièvre
AKJNÉE 1708. 195
ces temps derniers; maintenant je suis tranquille, mais très foibie. J'aime mieux cet état que Tauire; et j'aurai peu de lo^ret aux forces qui me manquent s'il m'en reste assez pour vous aller voir. Adieu, cher Moultou; faites agréer à madame les hommages et respects de votre vieux ami et de sa femme. Nous vous embrassons l'un et l'autre de tout notre cœur.
846. - A M. DU PEYROU.
Bourgoiii, le 21 novembre 1768.
Je vous remercie , mon cher hôte , de l'arrêt de Thevenin ; je l'ai envoyé à M. de Tonnerre , avec con- dition expresse, qui du reste n'étoit pas fort néces- saire à stipuler , de n'en faire aucun usage qui pût nuire à ce malheureux. Votre supposition qu'il a été la dupe d'un autre imposteur est absolument incom- patible avec ses propres déclarations, avec celle du cabaretier Jeannet, et avec tout ce qui s'est passé ; ce- pendant si vous voulez absolument vous y tenir, soit. Vous dites que mes ennemis ont trop d'esprit pour choisir une calomnie aussi absurde : prenez garde ([n'en leur accordant tant d'esprit vous ne leur en ac- cordiez pas encore assez; car leur objet n'étant que de voir quelle contenance je tenois vis-à-vis d un faux témoin, il est clair que plus l'accusation étoit absurde et ridicule, plus elle alloit à leur but : si ce but eût été de persuader le public, vous auriez raison, mais il étoit autre. On savoit très bien que je me tirerois de cette affaire; mais on vouloit voir comment je m'en tirerois; voilà tout. On sait que Thevenin ne m'a
i3.
196 CORRESPONDANCE.
pas prêté neuf francs, peu importe; mais on sait qu'un
imposteur peut mVmb.irrasser; c'est quelque chose.
Vos maximes , mon très cher hôte , sont très stoïqucs et très belles, quoique un peu outrées, comme sont celles de Sénéque , et généralement celles de tous ceux qui philosophent tranquillement dans leur cabinet sui' les malheurs dont ils sont loin, et sur l'opinion des hommes qui les honore. J'ai appris assurément à n'es- timer Topinion d'autrui que ce qu'elle vaut, et je crois savoir du moins aussi bien que vous de combien de choses la paix de l'ame dédommage; mais que seule elle tienne lieu de tout et rende seule heureux les in- foitunés, voilà ce que j'avoue ne pouvoir admettre; ne pouvant, tant que je suis homme, compter totalement pour rien la voix de la nature pâtissante et le cri de l'innocence avilie. Toutefois, comme il nous importe toujours, et surtout dans l'adversité, de tendre à cette impassibilité sublime à laquelle vous dites être par- venu , je tâcherai de profiter de vos sentences, et d'y faire la réponse que fit l'architecte athénien à la haran- gue de l'autre : Ce quil a dit , je le ferai.
Certaines découvertes , amplifiées peut-être par mon imagination, m'ont jeté durant plusieurs jours dans une agitation fiévreuse qui m'a fait beaucoup de mal, et qui, tant qu ellea duré, m'a empêché de vous écrire. Tout est calmé ; je suis content de moi ; et j'es- père ne plus cesser de l'être, puisqu'il ne peut plus rien m'arriver de la part des hommes à quoi je n'aie appris à m'attendre et à quoi je ne sois préparé. Bon- jour, mon cher hôte; je vous embrasse de tout mon cœur.
AiN'INEE 1768. 197
847. — A M. LALLIAUD.
Bouigoin, le 28 novembre 1768.
Je ne puis pas mieux vous détromper , monsieur , sur la réserve dont vous me soupçonnez envers vous qu'en suivant en tout vos idées , et vous en confiant l'exécution; et c est ce que je fais, je vous jure, avec une confiance dont mon cœur est content , et dont le vôtre doit l'être. Voici une lettre pour M. le prince de Conti où je parle comme vous le desirez et comme je pense. Je n'ai jamais ni désiré ni cru que ma lettre à INI. l'ambassadeur d'Angleterre dût ni pût être un secret pour son altesse , ni pour les gens en place, mais seu- lement pour le public; et je vous préviens une fois pour toutes que, quelque secret que je puisse vous de- mander sur quoi ({ue ce puisse être , il ne regardera jamais M. le prince de Conti, en qui j'ai autant et plus de confiance qu'en moi-même. Vous m'avez promis que ma lettre luiseroit remise en main propre; je sup- pose que ce sera par vous ; j'y compte , et je vous le demande.
Vous aurez pu voir que le projet de passer en An- gleterre, qui me vint en recevant le passe-port, a été presque aussitôt révoqué que formé : de nouvelles lu- mières sur ma situation m ont appris que je me devois de rester en France, et j'y resterai. M. Davenport ma fait une réponse très engageante et très honnête. L'ambassadeur ne m'a point répondu : si j avois su que le sieur Walpole étoit auprès de lui , vous jugez bien que je n'aurois pas écrit. Je m'imaginois bonne-
198 CORRESPONDANCE,
meuttjue toute rxVntjleterre avoit conçu pour ce mi- sérable et pour son camarade tout le mépris dont ils sont dignes. J'ai toujours agi d'après la supposition des sentiments de droiture et d'honneur innés dans les cœurs des hommes. Ma foi pour le coup je me tiens coi, etje ne suppose plus rien; me voilà de jour eu jour plus déplacé parmi eux et plus embarrassé de ma figure : si c'est leur tort ou le mien, c'est ce que je les laisse décider à leur mode : ils peuvent continuer à bal- lotter ma pauvre machine à leur gré, mais ils nem'ôte- ront pas ma place ; elle n'est pas au milieu d eux.
J'ai été très bien pendant une dizaine de jours ; j'étois gai, j'avois bon appétit ; j'ai fait à mon herbier de bonnes augrqentations : depuis deux jours je suis moins bien , jai de la fièvre , uu grand mal de tète, que les échecs où j'ai joué hier ont augmenté; je les aime , et il faut que je les quitte ; mes plantes ne m'amusent plus : je ne fais que chanter des strophes du Tasse ; il est étonnant quel charme je trouve dans ce chant avec ma pauvre voix cassée et déjà tremblo- tante. Je me mis hier tout en larmes, sans presque m'en apercevoir, en chantant l'histoire d'Olinde et de Sophronie ; si j avois une pauvre petite épinette pour soutenir un peu ma voix foiblissante , je chanterois du matin jusqu'au soir. Il est impossible à ma mauvaise tête de renoncer aux châteaux en Espagne. Le foin de la cour du château de Lavagnac , une épinette , et mon Tasse, voilà celui qui m'occupe aujourd hui malgré moi. Bonjour, monsieur : ma femme vous salue de tout son cœur; j'en fais de même; nous vous aimons tous deux bien sincèrement.
ANKÉL 1768. jt)()
«48. —xV MADAME LA PRÉSIDE^TE DE VERJSA.
Bourgoin, le 2 décembre ij68.
Laissons à part,madame, je vous supplie, les livres et leurs auteurs. Je suis si sensible à votre oblijjeante invitation, que si ma santé me permettoit de faire en cette saison des voyages déplaisir, j'en ferois un bien volontiers pour aller vous remercier. Ce que vous avez Ja bonté de me dire, madame, des étangs et des mon- tagnes de votre contrée, ajouteroit à mon empres- sement, mais n'en seroit pas la première cause. On dit qne la grotte de la Balme est de vos côtés ; c'est (încore un objet de promenade et même d'habitation , si je pouvois m'en pratiquer une dont les fourbes et les chauves-souris n'approchassent pas. A l'égard de l'étude des plantes, permettez, madame, que je la fasse en naturaliste , et non pas en apothicaire : car , outre que je n'ai qu une foi très médiocre à la méde- cine , je connois l'organisation des plantes sur la foi de la nature, qui ne ment point, et je ne connois leurs vertus médicinales que sur la foi des hommes , qui sont menteurs. Je ne suis pas d'humeur à les croire sur leur parole, ni à portée de la vérifier. Ainsi, quant à moi, j'aime cent fois mieux voir dans l'émail des prés des guirlandes pour les bergères que des herbes pour les lavements. Puissé-je , madame , aussitôt que le printemps ramènera la verdure , aller faire dans vos cantons des herborisations qui ne pourront qu être abondantes et brillantes , si je juge par les fleurs que répand votre plume, de celles qui doivent naître autoup
JOO CORRESPONDANCE,
devons. .Ayicez, madame, et faites agréer à M. le pré- sident, je vous supplie, les assurances de tout mon respect.
Rendu.
849. — A M. LALLIAUD.
Bourgoin, ce 7 décembre 1768.
Voici , monsieur , une lettre à laquelle je vous prie de vouloir bien donner cours : elle est pour M. Davenport, qui ma écrit trop honnêtement pour que je puisse me dispenser de lui donner avis que j'ai changé de résolu- tion. J espère que ma précédente avec l'incluse vous sera bien parvenue, et j'en attends la réponse au pre- mier jour. Je suis assez content de mon état présent; je passe entre mon Tasse et mon herbier des heures assez rapides pour me faire sentir combien il est ridi- cule de donner tant d'importance à une existence aussi fugitive : j'attends sans impatience que la mienne soit fixée; elle l'est par tout ce qui dépendoit de moi; le reste, qui devient tous les jours moindre, est à la merci de la nature et des hommes; ce n est plus la peine de le leur disputer. J'aimerois assez à passer ce reste dans la grotte de la Balme, si les chauves-souris ne l'empuantissoient pas : il faudra que nous l'allions voir ensemble quand vous passerez par ici. Je vous embrasse de tout mon cœur.
ANNÉE 1768. 201
«5o. - A M. MOULTOU.
Bouigoin, le 12 décembre 1768.
Quoi! monsieur, c'est à M. Q t qu on s'est
adressé ; c'est à lui qu'ont été envoyés les extraits des lettres que je vous avois écrites dans la confidence de Tamitié ; et ce seroit sous les auspices de 1 homme qui m'a chassé du château de Trye, malgré son maî- tre, que j'irois habiter celui de Lavagnac? Vraiment, mon ami , vous avez opéré là de belles choses ! Mais n en parlons plus ; ce n'est pas votre faute : vous ne
saviez ni ce qu étoit M. Q t, ni ce que faisoit
M. M x; mais vous ne deviez pas, me semble, être
si lacile à donner les extraits des lettres de votre ami. Le plus grand mal de tout ceci est que j'ai trouvé de mon côté le moven d'écrire au prince et de lui faire passer ma lettre. Si son altesse agrée que j'aille a La- vagnac, comment ferai-je pour m'en dédire, après le lui avoir demandé? ou à quelle destinée dois-je m at- tendre si j'ose aller me livrer à des gens sur qui Q...."..t a de l'influence? Ce qu il y a de sur est qu'il n'y a rien à quoi je ne m'expose plutôt qu'à la disgrâce du prince, et surtout à la mériter : ainsi s'il approuve que j'aille à Lavagnac , je suis déterminé à m'v rendre à tout risque, quoique assurément le destin qu'on m'y pré- pare ne puisse être pire que celui auquel je m'attends.
Mais que j écrive à M. Q t, moi! non, mon ami,
le riche Dauphinois*et le célèbre Genevois ne sont point faitspours écrire I un à l'autre, et ne s'écriront jamais, je vous en réponds.
>o:^ CORRESPONDANCE.
Je suis vivement touché du zèle et des bontés de M. Venel : je ne lui écris pas, jjarcequ'il m'est très pénible d'écrire, mais j'ai le creur plein de lui : si j'allois à Lavagnac, Tavantage d'être auprès de lui me pourroit consoler et dédommager de beaucoup de choses; mais je vous avoue que l'idée d'être au
pouvoir du sieur Q t me fait frémir. Ce qu'il y a
de bizarre est que je ne coimois point du tout cet homme-là, que je n'ai jamais eu nulle affaire avec lui, nulle sorte de liaison, que je ne l'ai même jamais vu que je sache. Il me hait, comme tous mes autres ennemis, sans avoir à se plaindre de moi en aucune sorte, et uniquement parcequ'ils ont tous des cœurs faits jjour goûter un plaisir sensible à haïr et tour- menter les infortunés. Au reste, vous vous doutez
bien qu'un courtisan aussi délié que M. Q t se
garde bien d'avouer sa haine : il suit encore en cela les mêmes errements des autres ; et , pour mieux servir sa haine , il a grand soin de la cacher.
Je vous renvoie ci-jointe la lettre de votre ami, j'en suis pénétré : si je dépendois de moi , je ne tarderois guère à aller lui demander ses directions et profiter de ses soins généreux : il ne dépendra même pas de moi que cela n'arrive ; mais ceux qui disposent de moi règlent ma marche comme Dieu celle de la mer, J'iocedes hue, et non ibis ampliiis. Adieu , cher Moultou : je ne sais ce qu il arrivera de moi. Je vois que je sou- pire en vain après le repos qu'on ne veut pas m'ac- « order ; mais ce qu'on ne m'ôtera-pas du moins, quoi qu'il arrive, c'est le plaisir devons aimer jusqu'à mon dernier soupir.
ANNÉE 1768. 2o3
Je vois , par ce que monsieur votre ami vous dit de son herhier, et de ce qu'il se propose d y joindre, que ce n'est pas tout-à-faitce que j'avois imaginé sur votre expression. Vous m'aviez annoncé des plantes ma- rines : les plantes marines sont des fucus qui vien- nent dans la mer; et je présume par sa lettre que ce sont seulement des plantes maritimes qui viennent sur les rivages ; c est autre chose : mais n importe, l un ou l'autre présent me sera toujours très précieux.
Je vois cpie madame ^loultou a été malade : vous ne m en aviez rien dit ; vous aviez tort : l'amitié est un sentiment si doux qu elle donne même une sorte de plaisir à partager les peines de nos amis, et vous m avez ravi ce plaisir-là. Il est vrai que je lui préfère celui de partager maintenant votre joie. Mille respects de ma part et de celle de ma femme à votre chère convalescente , et prenez-en votre part.
85 1. — A M. DU PEYROU.
Pourgoin , le 19 décembre 1768.
(^e que vous me marquez de la fin de vos brouille- ries avec la cour me fait grand plaisir; et j'en augure que vous pourrez encore vivre agréablement où vous êtes, ePoù vous êtes retenu par des liens d'attache- ment qu il n'est pas dans votre cœur de rompre aisé- ment. Il me semble que le roi se conduit réellement en très grand roi , lorsqu'il veut premièrement être le maître, et puis être juste. Vous pensciez qu il scroit plus grand et plus beau do vouloir transposer cet ordre : cela peut être ; mais cela est au-dessus de l'hu^.
:jo4 COIIRESPONDANCE.
manité, et c'est bien assez, pour honorer le génie et lame du plus jjrand prince, c|ue le premier article ne lui fasse pas négliger l'autre. Si Frédéric ratifie le ré- tablissement de tous vos privilèges, comme je lespère, il aura mérité de vous le plus bel éloge que puisse mé- riter un souverain, et qui 1 approche de Dieu même, celui qu'Armide faisoit de Godehoi de Bouillon :
Tu, cui concesse il cielo e duV ti il fato, Voler il giusto , e poter ciù clie vuoi.
Je m'imagine que si les députés, qu'en pareil cas vous lui enverrez probablement pour le remercier, lui récitoient ces deux vers pour toute harangue, ils ne sei oient pas mal reçus.
Je suis bien touché de la commission que vous avez donnée à Gagnebin : voilà vraiment un soin d'amité, un soin de ceux auxquels je serai toujours sensible, parcequ ils sont choisis selon mon cœur et selon mon goût. Je dois certainement la vie aux plantes : ce n est pas ce que je leur dois de bon , mais je leur dois d'en couler e-ncore avec agrément quelques intervalles au milieu des amertumes dont elle est inondée : tant que j herborise je ne suis pas malheureux; et je vous ré- ponds que, si l'on me laissoit faire, je ne cesserois tout le reste de ma vie d'herboriser du matin^u soir. Au reste, j aime mieux que le recueil de ^I. Gagnebin soit très petit, et qu il ne soit pas composé de plantes communes qu'on trouve partout : je ne vous dissimu- lerai même pas que j'ai déjà beaucoup de plantes alpines et des plus rares; cependant, comme il y en a encore un très grand nombre qui me manquent, je ne
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doute pas qu'il ne s en trouve clans votre envoi qui me feront grand plaisir par elles-mêmes, outre celui de les recevoir de vous. Par exemple, quoique je sois assez riche en gentianes, il y en a une que je n'ai pu trouver encore, et que je convoite beaucoup, c'est la grande gentiane pourprée , la seconde en rang du species de Linnœus. J'ai le tozzia alpino, Linn. ; mais il y man- que la racine-, qui est la partie la plus curieuse de cette plante, d'ailleurs difficile à sécher et conserver. J ai i'wm U7si en fruits, mais je ne 1 ai pas en fleurs. J ai \ azaica procumbens ; mais il me manque d autres beaux chamcerhododendros des Alpes. Je n'ai qu'un misérable petit yindrosace. Je n'ai pas le cortusa Matthioli, etc. La liste de ce que j'ai seroit longue, celle de ce qui me manque plus longue encore; mais si vous vouliez m'envoyer celle de ce que vous enverra Gagnebin , j'v pourrois noter ce qui me manque, afin que le reste, étant superflu dans mon heibier, put demeurer dans le vôtre. Je me suis ruiné en livres de botanique, et j avois bien résolu de n'en plus acheter; cependant je sens que m'affectionna nt aux plantes des Alpes, je ne puis me passer de celui de Haller. Vous m'obligeiez de vouloir bien me marquer exactement son titre , son prix, et le heu où vous l'avez trouvé; car la France est si barbare encore en botanique, qu'on n'y trouve presque aucun livre de cette science; et j ai été obligé de faire venir à grands frais de Hollande et d'Angle- terre le peu que j'en ai; encore ai-je cherché partout ceux de Clusius sans pouvoir les trouver.
Voilà bien du bavardage sur la botanique, dont je vois, avec grand regret, que vous avez tout-à-fait
•2o6 CORRESPONDANCE,
perdu le goût. Cependant, ))uis(jue vous avez un peu leté mon apocyn, j'ai grande envie de vous envoyer quelques graines de l'arbre de soie et de la pomme de cannelle, qu'on m'a dernièrement apportées des îles. Quand vous commencerez à meubler votre jardin, je suis jaloux d'y contribuer. Bonjour, mon cher hôte; nous vous embrassons et vous saluons l'un et l'autre de tout notre cœur.
bSa.— A M. LALLIAUD.
Bourgoin, le 19 décembre 1768.
Pauvre garçon, pauvre Sauttersheim ! Trop oc- cupé de moi durant ma détresse, je l'avois un peu perdu de vue ; mais il ii'étoit point sorti de mon cœur, et j'y avois nourri le désir secret de me rap- procher de lui, si jamais je trouvois quelque inter- valle de repos entre les malheurs et la mort. C étoit l'homme qu'il me falloit pour me fermer les yeux; son caractère étoit doux, sa société étoit simple, rien de la pretintaille françoise; encore plus de sens que d'es- prit; un goût sain, formé par la bonté de son cœur, des talents assez pour parer une solitude, et un na- turel fait pour l'aimer avec un ami : c'étoit mon homme; la Providence me la ôté; les hommes m'ont ôté la jouissance de tout ce qui dépendoit d'eux; ils me vendent jusqu'à la petite mesure d'air qu'ils per- mettent que je respire : il ne me restoit qu'une espé- rance illusoire, il ne m'en reste plus du tout. Sans doute le ciel me trouve digne de tirer de moi seul toutes mes ressources, puisqu'il ne m'en reste plus
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aucjiuc autre. Je sens que la perte de ce pauvre garçon m'afFecte plus à proportion qu'aucun de mes autios malheurs. Il falloit qu'il y eut une sympathie bien forte entre lui et moi , puisque, ayant déjà appris à nu. mettre en garde contre les empressés, je le reçus a bras ouverts sitôt qu'il se présenta , et dès les premiers jours de notre liaison , elle fut intime. Je me souvieii.^ que , dans ce même temps , on m'écrivit de Genève que c'étoit un espion aposté pour tâcher de m'attirer en France, où Ton vouloit, disoit la lettre, me faire un mauvais parti. Là-dessus je proposai à Sauttejsheim un vovage à Pontarlier, sans lui parler de ma lettre : il v consent; nous partons. En arrivant à Pontarlier, je l'embrasse avec transport, et puis je lui montre la lettre : il la lit sans s'émouvoir ; nous nous embras- sons derechef, et nos larmes coulent. J en verse de- rechef en me rappelant ce délicieux moment. J'ai fait avec lui plusieurs petits voyages pédestres; je com- mençois d herboriser , il prenoit le même goût; nous allions voir milord Maréchal, qui, sachant que je l'aimois, le recevoit bien, et le piit bientôt en amitié lui-même. Il avoit raison. Sauttersheimétoit aimable; mais son mérite ne pouvoit être senti que des gens bien nés; il glissoit sur tous les autres. La génération dans laquelle il a vécu n'étoit pas faite pour le con- noître : aussi n'a-t-il rien pu faire à Paris ni ailleuis. Le ciel l'a retiré du milieu des hommes où il étoit étranger; mais pourquoi m'y a-t-il laissé?
Pardon, monsieur; mais vous aimiez ce pauvre garçon, et je sais que l'effusion de rrron attachement et de mon regret ne peut vous déplaire. Je suis sensi-
?.0^ CORRESPONDANCE.
]»le a la peine i[ue vous avez bien voulu prendre en ma laveur auprès de M. le prince de Gonti; mais vous en avez été bien payé par le plaisir de converser avec le plus aimable et le plus généreux des hommes, qui sû- rement eût aimé et favorisé notre pauvre Sautters- lieim s il l'avoit connu. Je vois, par ce que vous me marquez de ses nouvelles bontés pour moi, qu'elles sont inépuisables comme la générosité de son cœur. Ah ! pourquoi faut-il que tant d intermédiaires qui nous séparent détournent et anéantissent tout 1 effet de ses soins? J'apprends que son trésorier, qui m'a fait chas- ser du château de Trye à force d'intrigues, est en liai- son avec l'ajjent du prince à celui de Lavagnac. et qu il a déjà été question de moi entre eux deux. Il ne m'en faut pas davantage pour juger d'avance du sort qu'on m'y prépare; mais n importe, me voilà prêt, et il n'y a rien que je n'endure plutôt que de mériter la disgrâce du prince en me rétractant sur ce que j ai de- mandé moi-même , et en laissant inutile , par ma faute , les démarches qu il veut bien faire en ma faveur. De tous les malheurs dont on a résolu de m'accabler jus- qu à ma dernière heure, il y en a un du moins dont je saurai me garantir quoi qu'on fasse , c est celui de perdre sa bienveillance et sa protection par ma faute. Vous avez la bonté, monsieur, de me chercher une épinette. Voilà un soin dont je vous suis très obligé, mais dont le succès m'embarrasseroit beaucoup; car avant d'avoir ladite épinette, il fa udroit premièrement me pourvoir d'un lieu pour la placer , et. . . . d'une pierre pour y poser ma tête. Mon herbier et mes livres de bo- tanique me coûtent déjà beaucoup de peine et d'argent
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à transporter de gîte en gîte, et de cabaret en cabaret. Si nous ajoutions de surcroît une épinette, il faudroir donc y attacher des courroies, afin que je pusse la porter sur mon dos, comme les savoyardes portent leurs vielles : tout cet attirail me feroit un équipage assez digne du Roman comique, mais aussi peu risible qu'utile pour moi. Dans les douces rêveries dont je suis encore assez fou pour me bercer quelquefois, j'ai pu faire entrer le désir d'une épinette ; mais nous serons assez à temps de songer à cet article quand tous les autres seront réalisés; et il me semble que de tous les services que vous pourriez me rendre, celui de me pourvoir d'une épinette doit être laissé pour le dernier. Il est vrai quevous me voyez déjà tranquille au châ- teau de Lavagnac. Ah! mon cher monsieur Lalliaud, cela me prouve que vous avez la vue plus longue que moi. Bonjour, monsieur; nous vous saluons tous deilx de tout notre cœur. Je vous donne l'exemple de finir sans compliments; vous ferez bien de le suivre.
853. — A M. MOULTOU.
Bourgoiii, le 3o décembre 176S.
J'attendois, cherMoultou, pour répondre à votre dernière lettre , d'avoir reçu les ordres que M. le prince de Conti m'avoit fait annoncer ensuite de l'approba- tion qu il a donnée au projet de ma retraite à Lava- gnac; mais ces ordres ne sont point encore venus, et je crains qu ils ne viennent pas sitôt; car son altesse m'a fait prévenir qu il falloit, avant de m'écrire, qu'elle prit pour ce projet des arrangements sembla- XX. 1 4
210 CORRESPOINDAINCE.
bles à ceux jcju'elle a cru à propos de prendre pour mon voyage en Daupliiné : ces arrangements dépen- dent de l'accord de personnes qui ne se rencontrent pas souvent; et quelle que soit la générosité de cœur de ce grand prince , de quelque extrême bonté qu'il m honore , vous sentez qu'il n'est pas ni ne sauroit être occupé de moi spul ; et la chose du monde qui fait le mieux son éloge est qu'il ne se soit pas encore ennuvc de tous les soins que je lui ai coûtés. J'attends donc sans impatience; mais en attendant, ma situa- tion devient , à tous égards , plus critique de jour en jour ; et l'air marécageux et l'eau de Bourgoin m'ont l'ait contracter depuis quelque temps une maladie sin- p^ulière dont , de manière ou d'autre, il faut tâcher de me délivrer : c'est un gonflement d'estomac très con- sidérable et sensible même au-dehors , qui m'oppresse , m'étouffe , et me gêne au point de ne pouvoir plus me baisser, et il faut que ma pauvre femme ait la peine de me mettre mes souliers, etc. Je croyois d'abord d'engraisser, mais la graisse n'étouffe pas; je n'engraisse que de l'estomac, et le reste est tout aussi maigre qu'à l'ordinaire. Cette incommodité, qui croît à vue d'œil, mè détermine à tâcher de sortir de ce mauvais pays le plus tôt qu'il me sera possible. En at- tendant que le prince ait jugé à propos de disposer de moi il y a dans ce pays, à demi-lieue de la ville, une maison à mi-côte, agréable, bien située, où l'eau et lair sont très bons, et où le propriétaire veut bien me céder un petit logementquej ai dessein d'occuper. La maison est seule, loin de tout village, et inhabitée dans cette saison. J'y serai seul avec ma femme et une ser-
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vante qu'on y tient : voilà une belle occasion , pour ceux qui disposent de moi , de se délivrer du soin de ma garde, et de me délivrer, moi, des misères de cette vie. Cette idée ne me détourne, ni ne me détermine : je compte aller là dans quelques jours , à la merci des hommes et à la garde de la Providence. En attendant (jue je sache s'il m est permis d'aller vous joindre, ou si je dois rester dans ce pays ( car je suis déterminé à ne prendre aucun parti sans Taveu du prince, parce- que ma confiance est égale à ma reconnoissance , et c'est tout dire), cherMoultou, adieu : je ne sais ni dans quel temps ni à quelle occasion je cesserai de vous écrire; mais, tant que je vivrai , je ne cesserai de vous aimer. ♦
854.- A MADAME LATOUK.
ABourgoin, le 3 janvier 1769.
Ceux qui ont besoin qu'un homme dans mon étal leur rappelle son existence sont indignes qu'il les en lasse souvenir. Jesavois, chère Marianne, que vous n étiez pas de ce nombre ; j'attendois de vos nouvelles , et j'étois sûr d'en recevoir, mais ma situation ne me permettoit pas de vous en demander. Mon cœur ne peut cesser d'être plein de vous ; je vous chérissois par toutes les qualités aimables que vous m'avez montrées; mais un seul service de véritable amitié m'imprimera toujours un sentiment plus fort que tout autre atta- chement, un sentiment que 1 absence ni le temps ne peuvent prescrire; et, soit qu'il me reste peu ou beau- coup de temps à vivre, vous me serez aussi respecta- ble que chère jusqu'à mon dernier soupir.
M-
212 CORRESPOINDAKCE.
Depuis quelques jours je ne puis plus écrire sans beaucoup souffrir, et bientôt, si mon état empire, je ne le pourrai plus du tout. Un mal d'estomac , accom- pagné d'enflure et d'étouffement, ne me permet plus de me baisser : toute autre attitude que celle de me tenir droit me suffoque, et il y a déjà long-temps que je ne puis mettre moi-même mes souliers. Je veux at- tribuer ce mal extraordinaire à l'air et à l'eau du pays marécageux que j'babite; si je m'en tire, je vous l'écrirai; si j'y succombe, Marianne, honorez la mé- moire de votre ami, et soyez sûse qu'il a vécu et qu'il mourra digne des sentiments que vous lui avez té- moignés.
855. — A M. BEAUCÎHATEAU.
Bourgoin , le 9 janvier 1769.
Hier , monsieur , je reçus , par le canal du sieur Guy , libraire à P^ris , avec des Étrennes mignonnes , votre lettre du 7 septembre i 768.
Mes ennemis ont toujours parlé; mes amis , si jeu ai, se sont toujours tus : les uns et les autres peuvent continuer de même. Je ne désire point qu'on me loue , encore moins qu'on me justifie. J'approche d'un séjour où les injustices des hommes ne pénétrent pas. La seule chose que je désire, en les quittant, est de les laisser tous heureux et en paix. Adieu, monsieur.
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856. — A M. DE PEYROU.
Bourgoin, le i 3 janvier 1^69
Permettez, mon cher hôte, que, dans l'impossibihté où me met un grand mai d estomac, accompagne d'enflure, d'étouffement, et de fièvre, d écrire moi- même, j emprunte ie secours dune autre main pour vous marquer combien je suis touché de la continua- tion de vos alarmes sur le triste état de madame la commandante. Je vous avoue que depuis que j'eus l'honneur de la voir un peu de suite à Cressier, je jugeai sur plusieurs signes que son sang, très sain d'ailleurs, tenoit d'une humeur scorbutique, et vous savez que c'est un des effets du scorbut de rendre les os très fragiles; mais en même temps, cette humeur surabondante rend les calus très faciles à former. Ainsi le remède, à quelque égard, suit le mal; il n'y a que des mouvements bien liants, bien doux, tels qu'elle sera forcée de les faire, qui puissent prévenir pareils accidents à l'avenir. Son état fqrcé sera pres- que celui où elle seroit obligée de se tenir volontai- rement à l'avenir, pour prévenir d'autres fractures, quand même elle n'en auroit point eu jusquici. Le mien, mon cher hôte, me dispense de tant de pré- voyance, et je crois que la nature ou les hommes me laissent voir de plus près le repos auquel j avois inu- tilement aspiré jusqu'ici. Accoutumé à l'air subtil des montagnes, je puis juger que lair marécageux an pays que j'habite, et les mauvaises eaux que l'on est forcé d y boire, ont contribué à me mettre dans cet
2ll\ CORRESPONDANCE,
état. SI j'avois eu plus de force et de moyens, que ma santé fût moins désespérée, je tàcherois d'aller tra- vailler à la rétablir dans quelque habitation plus con- venable à mon tempérament. Mais le mal me paroît sans remède; je suis très foible , c'est une grande fatigue pour moi de me transplanter; ainsi j'ignore encore si j'en aurai l'occasion, le courage, et si j'y serai à temps. 'S'il arrivoit que je fusse privé du plaisir de vous écrire davantage, vous pourrez toujours avoir des nouvelles de ma femme, et lui donner des vôtres, comme j'espère que vous voudrez bien faire, par la voie de Lyon.
Quant à ce quPçst entre vos mains, et qui peut être complété par ce qui est dans celles de la dame à la marmelade de fleur d'orange, je vous laisse absolu- ment le maître d'en disposer après moi de la manière qui vous paroîtra la plus favorable aux intérêts de ma veuve, à ceux de ma filleule, et à 1 honneur de ma mémoire.
Il n'y a pas d'apparence, mon cher hôte , qu'il soil désormais beaucoup question de botanique; ainsi vos plantes des Alpes et le livre que vous y vouliez joindre ne seront probablement plus de saison quand même je resterois comme je suis, ce qui me paroît impos- sible, puisque je ne saurois actuellement me baisser, ni mettre mes souliers moi-même; ce qui n'est pas une bonne disposition pour herboriser. D'ailleurs la fièvre, et même assez forte, me rend si foibie, qu'il faut dans peu qu'elle s'en aille ou que je m'en aille. Je ne puis pas vous dire encore lequel sera des deux.
Depuis cette lettre écrite, mon cher hôte, je me
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sens mieux, et assez bien pour pouvoir, smus beau- couj) d'iacommodité, y joindre un mot de ma main; mais ma pauvre femme à son tour est tombée malade, et ma chambre est un hôpital. Comme je suis per- suadé que réellement l'air de ce lieu nous est perni- cieux à l'un et à l'autre, je suis déterminé, sitôt qu'elle sera en état de soulïrir le transport, d'aller nous établir à une lieue d'ici, sur la hauteur, en très bon air, dans une maison abandonnée , mais où le gentilhomme à qui elle appartient veut bien me faire accommoder un petit logement. Adieu, mon cher hôte; nous vous embrassons l'un et l'autre de tout notre cœur: offrez nos respects et nos vœux à la maman, et nos amitiés à M. Jeannin.
857.- A M. LALLIAUD.
Rourgoin, le iGjanvier 1769.
Je commence, monsieur, d'entrevoir le repos que vous m'fmnoncez, et que j'ai pressenti même avant vous ; un grand mal d'estomac , accompcfgné d'enllure , d'étouffement, et de fièvre, m'en montre la route autre que celle que vous avez prévue , mais la seule par la- quelle j'y puis parvenir. Cette bizarre maladie a des relâches , que je paie par des retours plus cruels ; et hier même je me croyois guéri : j'ai changé cette nuit d'opinion; je comprends que j'en ai pour le reste delà route , mais j'ignore si le trajet qui me reste à faire sera court ou long. La seule chose que je sens, c'est qu'il sera rude , d'autant plus que l'impossibilité de me baisser, de me chausser, d'herboriser par conséquent,
2l6 CORRESPONDAKCE,
etl extrémediffîculté d écrire, me contlamnentàla plus insupportabie inaction, ne pouvant supporter aucune lecture , ni feuilleter que des livres de plantes , qui vont ne me servir plus de rieu. Je crois que Tattitude d'être continuellement occupé à coller des plantes , et courbé sur la caisse de mon herbier, a beaucoup contribué à détruire mon estomac: et lorsque je reprends dans des moments la même attitude, la douleur et l'oppres- sion, qui redoublent, me forcent bien vite à la quitter : mais je crois que lair et 1 eau de ce pays marécageux m'ont fait plus de mal encore. Je ne m'en suis pas senti tout seul; et ma femme, qui vient d'être aussi malade, en a éprouvé sa part. Cela ma déterminé, me voyant totalement oublié , ou du moins abandonné, ù accepter un petit logement qui m'a été offert sur la haifteur , à une lieue d'ici, dans une maison inhabitée, mais en très bon air, et je compte m'y tiansplanter aussitôt qu'il sera prêt, et que uous en aurons la force; trop heureux si l'on m'y laisse au moins finir mes jours dans la langueur d'une oisiveté totale, ou mélé^ unique- ment de mes maux , plus supportables pour moi qu'elle.
Voici, monsieur, une lettre-de-change de dix livres sterling sur l'Angleterre, que je vous prie de tâcher de négocier, ou d'envoyer à Londres; elle sera payée sur- le-champ : c'est une petite rente viagère que j'ai reçue en paiement de mes livres, que je vendis à Londres pour n'avoir plus à les traîner après moi depuis qu'ils m'étoient devenus inutiles.
Mon cher monsieur Lalliaud , plaignez-moi et par- donnez-moi. Je ne puisplus écrire sans souffrir beau-
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coup et sans agyravfi mon mal; et, pour surcroit, je n ai affaire qu'à des gens exigeants , qui s'embarrassent très peu de mon état, et me comptent leurs lignes sur les pages qu ils exigent de moi. Vous n'êtes pas de même ; aussi toute mon attente est en vous . Je ne vous écrirai que pour choses nécessaires et très en bref. r<e comptez pas rigoureusement avec votre serviteur, je vous en conjure, et donnez-moi la consolation d'ap- prendre de temps en temps que vous ne m'oubliez pas. Je vous embrasse de tout mon cœur, et ma femme vous salue.
858. —A M. DU PEYROL.
ABourgoln, le 18 janvier 1769.
J'apprends, mon cher hôte, par le plus singulier hasard, qu'on a imprimé à Lausanne un des chiffons qui sont entre vos mains, sur cette question : Quelle est la première vertu du héros? Vous croyez bien que je comprends qu'il s'agit d'un vol ; mais comment ce vol a-t-il été fait, et par qui"... Vous quiètes si soigneux , et surtout des dépots d autrui ! J'ai des engagements qui rendent de pareils larcins de très grande consé- quence pour moi. Comment donc ne m'avez-vous point du moins averti de cette impression ? De grâce , mon cher hôte, tâchez de remonter à la source, desavoir comment et par qui ce torchecul a été imprimé. Je vis dans la sé(Mirité la plus profonde sur les papiers qui sont entre \os mains ; si vous souffrez que je perde cette sécurité, que deviendrai-je? Mettez-vous à ma place, et paru. 11 nez Timportunité.
2l8 CORRESPONDANCE.
J'aicrii mourir cette nuit; le jour je suis moins ma). Ce qui me console est que de semblables nuits ne sau- roient se multiplier beaucoup. Ma femme, qui a été fort mal aussi ^ se trouve mieux. Je me prépare à dé- loger pour aller, dans le séjour élevé qui m'est destiné, chercher un air plus pur que celui qu'on respire dans ces vallées.
Je suis très inquiet de l'état de madame la com- mandante, et par conséquent du vôtre. Mon cher hôte, donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de tous deux le plus tôt que vous pourrez. Je vous em- brasse.
859. —A M. LALLIAUD.
Monquin, le 4 février 1769.
J'ai reçu, monsieur , vos deux dernières lettres, et . avec la première , la rescription que vous avez eu la bonté de m'envoyer, et dont je vous remercie.
Quoi! monsieur, le barbouillage académique im- primé à Lausanne l'avoit aussi été à Paris!.... et ces! M. Fréron qui en est l'éditeur * !.... Le temps de l'im- pression , le choix de l'a pièce , la moindre et la plus plate de tout ce que j'ai laissé en manuscrit, tout m'apprend par quelles espèces de main et à quelle in- tention cet écrit a été publié. L'édition de Lausanne, si elle existe, aura probablement été faite sur celle de
En effet, Fréron avoit publié le discours dont il s'agit dans son Année littéraire , tome VII, 1768. Il y est précédé d'une lettre d'envoi que lui adresse un aiiouyme, et le journaliste n'y a ajouté aucune réflexion.
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Paris; mais le silence de M. du Peyrou me fait douter de cette seconde édition, dont la nouvelle m a été don- née d assez loin pour qu'on ait pu confondre ; et de pareils chiffons ne sont guère de ceux qu on imprime deux fois. Vous avez pris le vrai moyen d'aller , s'il est possible, à la source du vol par l'examen du manu- scrit : cela vaut mieux qu'une lettre imprimée, qui ne feroit que faire souvenir de moi le public et mes en- nemis, dont je cherche à être oublié, et sur laquelle les coupables n'iront sûrement pas se déclarer. Vous m'apprenez aiîssi qu'on a imprimé un nouveau volume de mes écrits vrais ou faux. C'est ainsi qu'on me dis- sèque de mouTivant, ou plutôt qu'on dissèque uu autre corps sous mon nom. Car quelle part ai-je an recueil dont vous me parlez, si ce n'est deux ou trois lettres de moi qui v sont insérées, et sur lesquelles, pour faire croire que le recueil entier en étoit , ou a eu l'impudence de le faire imprimer à Londres sous mou nom, tandis que j'étois en Angleterre, en supprimant la première édition de Lausanne faite sous les yeux de l'auteur? J'entrevois que l'impression du chiffon aca- démique tient encore à quelque autre manœuvre sou- terraine de même acabit. Vous m'avez écrit quelque- fois que je faisois du noir ; l'expression n'est pas juste ; ce n'est pas moi, monsieur, qui fais du noir, mais c'est moi qu'on en barbouille. Patience; ils ont beau vouloir écarter le vivier d'eau claire, il se trouvera quand je ne serai-plus en leur pouvoir , et au moment qu'ils y penseront le moins. Aussi qu'ils fassent désor- mais à leur aise, je les mets au ps. J'attends sdns alar- mes l'explosion qu'ils comptent faire après ma mort
220 CORRESPONDANCE,
sur ma mémoire, sembhjbles aux vils corbeaux qui s acharuent sur les cadavres. C'est alors qu ils croiront n'avoir plus à craindre le trait de lumière qui , de mou vivant, ne cesse de les faire trembler , et c'est alors que Ton connoitra peut-être le prix de ma patience et de mon silence. ()uoi qu'il en soit, en quittant Bour- goin j'ai quitté tous les soucis qui m'en ont rendu le séjour aussi déplaisant que nuisible. L'état où je suis a plus fait pour ma tranquillité que les leçons de la phi- losophie et de la raison. J ai vécu, monsieur; je suis content de l'emploi de ma vie ; et du méiÈe œil que j'en vois les restes , je vois aussi les événements qui les peuvent remplir. Je renonce donc à savoir désormais rien de ce qui se dit, de ce qui se fait, de ce qui se passe par rapport à moi : vous avez eu la discrétion de ne m'en jamais rien dire. Je vous conjure de continuel-. Je ne me refuse pas aux soins que votre amitié, votre équité, peuvent vous inspirer pour la vérité, poiu- moi dans l'occasion, parceque, après les sentiments que vous professez envers moi, ce seroit vous manquer à vous-même. Mais dans 1 état où sont les choses, et dans le train que je leur vois prendre, je neveux plus ra'occuper de rien qui me rappelle hors de moi, de rien qui puisse ôter à mon esprit la même tranquillité dont jouit ma conscience.
Je vous écris, sans y penser, de longues lettres qui font grand bien à mon (fœur, et grand mal à mon estomac. Je remets à une autre fois, le détail de mon habitation. Madame Renou vous remercie et vous salue; et moi, mon cher monsieur, je vous embrasse de tout mon cœur.
ANNÉE 1769. 221
860. —A M. MOULTOU.
Moiiquin, le i4 février 1769.
Je suis délogé, cher Moultoii; j'ai quitté l'air maré- cageux de Bourgoin pour venir occuper sur la hauteur une maison vide et solitaire que la dame à qui elle appartient m'a offerte depuis long-temps, et où j'ai été reçu avec une hospitalité très noble, mais trop bien pour me faire oubher que je ne suis pas chez moi. Ayant pris ce parti, l'état où je suis ne me laisse plus penser à une autre habitation; l'honnêteté même ne me permettroit pas de quitter si promptement celle-ci après avoir consenti qu'on l'arrangeât pour moi. Ma situation, la nécessité, mon goût, tout me porte à borner mes désirs et mes soins à finir dans cette solitude des jours dont, grâce au ciel, et quoi que vous en puissiez dire , je ne crois pas le terme bien éloigné. Accablé des maux de la vie et de l'injustice des hommes, j'approche avec joie d'un séjour où tout cela ne pénétie point; et en attendant je ne veux plus m'occuper, si je puis, quà me rapprocher de moi- même, et à goûter ici entre la compagne de mes in- fortunes, et mon cœur , et Dieu qui le voit , quelques heures de douceur et de paix en attendant la dernière. Ainsi, mon bon ami, parlez-moi de votre amitié pour moi, elle me sera toujours chère; mais ne me parlez plus de projets. Il n'en est plus pour moi d'autre en ce monde que celui d en sortir avec la même innocence <jue j y ai vécu.
J'ai vu, mon ami, dans quelques unes de vos let-
222 CORRESPONDANCi:.
1res, notamment dans la dernière, que le torrent de la mode vous {jajjue, et que vous commencez à va- ciller dans des sentiments où je vous croyois inébran- lable. Ah! cher ami, comment avez-vous fait? Vous on qui j'ai toujours cru voir un cœur si sain, utie ame si forte, cessez-vous donc d'être content de vous- même? et le témoin secret de vos sentiments com- menceroit-il à vous devenir importun? Je sais que la foi n'est pas indispensable, que l'incrédulité sincère n'est point un crime , et qu on sera jugé sur ce qu'on aura fait, et non sur ce qu'on aura cru ; mais prenez garde, je vous conjure, d'être bien de bonne foi avec vous-même; car il est très différent de n'avoir pas cru onde n'avoir pas voulu croire; et je puis conce- voir comment celui qui n'a jamais cru ne croira jamais , mais non comment celui qui a cru peut cesser de croire. Encore un coup, ce que je vous demande n'est pas tant la foi que la bonne foi. Voulez-vous rejeter l'intelligence universelle? les causes finales vous crèvent les yeux. Voulez- vous étouffer l'instinct moral? la voix interne s'élève dans votre cœur, y fou- droie les petits arguments à la mode , et vous crie qu'il n'est pas vrai que l'honnête homme et le scélérat, le vice et la vertu , ne soient rien ; car vous êtes trop bon raisonneur pour ne pas voir à l'instant qu'en rejetant la cause première et le mouvement, on ôte toute mo- ralité de la vie humaine. Eh quoi, mon Dieu! le juste infortuné en proie à tous les maux de cette vie, sans en excepter même l'opprobre et le déshonneur, n'au- loit nul dédommagement à attendre après elle, et mourroit en bête après avoir vécu en Dieu? Non , non ,
AiSNÉE I7G9. 223
Moultou; Jésus que ce siècle a méconnu, parcequil est inciifjne de le connoître; Jésus qui mourut pour avoir voulu faire un peuple illustre et vertueux de ses vils compatriotes, le sublime Jésus ne mourut point lout entier sur la croix; et moi qui ne suis qu un ohétif homme plein de foiblcsses, mais qui me sens un cœur dont un sentiment coupable n approcha jamais, c en est assez pour qu'en sentant approcher la dissolution de mon corps, je sente en même temps la certitude de vivre. La nature entière m en est garante. Elle n est pas contradictoire avec elle-même; j y vois régner un ordre physique admirable et qui ne se démeut jamais. L ordre moral > doit correspondre. Il fut pourtant renversé pour moi durant ma vie; il va donc commencer à ma mort. Pardon, mon ami. je sens que je rabâche; mais mon cœur, plein pour moi despoir et de confiance, et pour vous d intérêt ei «l'attachement, ne pouvoit se refuser à ce court épan- cheraent.
P. S. Je ne songe plus à Lavagnac, et probable- ment mes voyages sont finis. J ai pourtant reçu der- nièrement une lettre du patron de la case, aussi pleine de bonté et d'amitié qu'il m'en ait jamais écrit , et qui donne son approbation à une autre proposition qui m avoit été faite; mais toujours projeter ne me con- vient plus. Je veux jouir entre la nature et moi du peu de jours qui me restent, sans plus me laisser pro mener, si je puis , parmi les hommes qui m ont si mal traité et plus mal connu. Quoique je ne puisse plus nae baisser pour herboriser, je ne puis renoncer aux
2^4 CORRESPONDANCE,
plantes; je les observe avec plus de plaisir que jamais. Je ne vous dis point de m envoyer les vôtres, parce- que j'espère que vous les apporterez : ce moment, cher Moultou, me sera bien doux. Adieu, je vous em- brasse; partagez tous les sentiments de mon cœur xivec votre digne moitié, et recevez Tun et l'autre les respects de la mienne. Elle va rester à plaindre. C est bien malgré elle, c'est bien malgré nous qu'elle et moi n'avons pu remplir de grands devoirs; mais elle en a rempli de bien respectables. Que de choses qui de- vroient être sues vont être ensevelies avec moi! et combien mes cruels ennemis tireront d'avantages de J'irapossibilité oîi ils m'ont mis de parler!
861. — A M. LALLIAUD.
A Monquin, le 28 février 176g.
Je ne connois point M. de La Sale; je sais seule- ment que c'est un fabricant de Lyon. Il accompagna cet automne le fils de madame Boy de La Tour, mon amie, qui vint me voir ici. Me voyant logé si triste- ment et dans un si mauvais air, il me proposa une habitation en Bombes; je ne dis ni oui ni non. Cet hiver, me voyant dépérir, il est revenu à la charge; i'ai refusé; il ma pressé. Faute d'autres bonnes rai- sons à lui dire, je lui ai déclaré que je ne pouvois sortir de cette province sans Tagrément de M. le prince de Conti. Il m'a pressé de lui permettre de de- mander cet agrément; je ne m'y suis pas opposé : voilà tout.
J'apprends, par le plus grand hasard du monde,
ANNÉE 1769. 225
qu'on vient d'imprimer à Lausanne un ancien chiffon de ma façon. C'est un discours sur une question pro- posée, en lySi, par M. deCurzay, tandis qu il étoit en Corse. Quand il fut fait, je le trouvai si mauvais que je ne voulus ni l'envoyer ni le faire imprimer. Je le remis, avectout cequej'avoisen manuscrit, à M. du Peyrou avant mon départ pour 1 Angleterre. Je ne l'ai pas revu depuis, et je n'y ai pas même pensé. Je ne puis me rappeler avec certitude si ce barbouillage esl ou n'est point un des manuscrits inlisibles que M. du Peyrou m'envoya à Wootton pour les transcrire j et que je lui renvoyai, copie et brouillon, par son ami M. de Cerjat, chez lequel, ou durant le transport, le vol aura pu se faire; ce qu'il y a de sur, c'est que je liai aucune part à cette impression, et que si j'eusse été assez insensé pour vouloir mettre encore quelque chose sous la presse, ce n'est pas un pareil torche cul que j'aurois choisi. J'ignore comment il est passé sous la presse; mais je crois M. du Peyrou parfaitemeni incapable d'une pareille infidélité. En ce qui nie re- garde, voilà la vérité, et il m'importe que cette vérité soit connue. Je vous embrasse et vous salue, mon ahev monsieur, de tout mon cœur.
862.— A M. DU PEYROU.
Monquin, le 28 février 1769.
Je suis sur ma montagne, mon cher hôte, où mon
nouvel établissement et mon estomac me rendent
pénible d'écrire, sans quoi je n'aurois pas attendu si
long-temps à vous demander de fréquentes nouvelles
XX. j 5
226 COliriESI'ONDANCE.
de madame la commandante, jusqu'à rentière gué- rison dont, sur votre pénultième lettre, l'espoir se joint au désir. Pour moi, mon état n'est pas empiré depuis que je suis i(;i; mais je souffre toujours beau- coup. J ai eu tort de ne vous pas marquer le rétablis- sement de madame Renou, qui n'a tenu le lit que peu de jours; mais imaginez ce que c'étoit que d'être tous deux en même temps presque à l'extrémité dans un mauvais cabaret.
Il n'y a pas eu moyen de tirer de Fréron le manu- scrit sur lequel le discours en question a été imprimé; mais je vois, par ce que vous me marquez, que la copie furtive en a été faite avant les corrections, qui cependant sont assez anciennes; elles n'empêchent pas que l'ouvrage, ainsi corrigé, ne soit un misérable torche cul; jugez de ce qu il doit être dans l'état où ils l'ont imprimé. Ce qu'il y a de pis est que Rey et les autres ne manqueront pas de l'insérer en cet état dans le recueil de mes écrits. Qu'y puis-je faire? il n'y a point de ma faute. Dans l'état où je suis, tout ce qu'il reste à faire, quand tous les maux sont sans remède, est de rester tranquille et de ne plus se tourmenter de rien.
M. Séguier, célèbre parle Plantce Veronenses que vous avez peut-être ou que vous devriez avoir, vient de m'envoyer des plantes qui m ont remis sur mon herbier et sur mes bouquins. Je suis maintenant trop riche pour ne pas sentir la privation de ce qui me manque. Si parmi celles que vous promet le Parolier, pouvoient se trouver la grande Gentiatie pourprée, le Thora valdensium, ÏEpùnedium, et quelques autres, le
ANNÉE 1769. 22*7
tout bien conservé et eu fleurs, je vous avoue que ce cadeau me feroit le plus grand plaisir, car je sens que, malgré tout, la botanique me domine. Jlierboriserai, mon cher hôte, jusqu'à la mort et au-delà; car, s'il y a des fleurs aux champs élysées, j'en formerai des cou- ronnes pour les hommes vrais, francs, droits, et tels qu'assurément j'avois mérité <1 en trouver sur la terre. Bonjour, mon très cher hôte; mon estomac m'avertit de finir avant que la morale me gagne; car cela me raêneroit loin. Mon cœur vous suit au pied du lit de la bonne maman. J'embrasse le bon Jeanuin.
863. — A M. DE *". '
Monquin, le 2 5 mars i"6q.
Le voilà , monsieur, ce misérable radotage que mon amour-propre humilié vous a fait si long-temps at- tendre, faute de sentir qu'un amour-propre beaucoup plus noble devoit m'apprendre à surmonter celui-là. Qu'importe que mon verbiage vous paroisse misé- rable, pourvu que je sois content du sentiment qui me l'a dicté. Sitôt que mon meilleur état m'a rendu quelques forces, j'en ai profité pour le relire et vous l'envoyer. Si vous avez le courage d'aller jusqu au bout, je vous prie après cela de vouloir bien me le renvoyer, sans me rien dire de ce que vous en aurez pensé , et que je comprends de reste. Je vous salue monsieur, et vous embrasse de tout mon cœur. •
' Cette lettre sert d'envoi à celle qui suit, écrite plus de deux mois auparavant, comme on le voit par sa date.
i5.
228 courespo>;dance.
864. -A M. DE ***.
Bourgoin, le 1 5 janvier lyGg-
Je sens, monsieur, rinutilité du devoir que je rem- plis en répondant à votre dernière lettre; mais c'est un devoir enfin que vous m'imposez et que je remplis de bon cœur quoique mal , vu les distractions de l'état où je suis.
Mon dessein, en vous disant ici mon opinion sur les principaux points de votre lettre , est de vous la dire avec simplicité et sans chercher à vous la faire adopter. Cela seroit contre mes principes et même contre mon goût. Car je suis juste; et comme je n'aime point qu'on cherche à me subjuguer, je ne cherche non plus à subjuguer personne. Je sais que la raison commune est très bornée; qu'aussitôt qu'on sort de ses étroites limites , chacun a la sienne qui n'est propre qu'à lui ; que les opinions se propagent par les opinions, non par la raison , et que quiconque cède au raisonnement d'un autre, chosedéjà très rare, cède par préjugé, par autorité , par affection , par paresse , rarement , jamais peut-être, par son propre jugement.
Vous me marquez , monsieur , que le résultat de vos recherches sur fauteur des choses est un état de doute. Je ne puis juger de cet état, parcequ'il n'a jamais été le mien. J'ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment, dans mon âge miir par raison; maintenant je crois parceque j ai toujours cru. Tandis que ma mémoire éteinte ne me remet plus sur la trace de mes raisonnements, tandis que ma judi-
AISNÉE 1769. 229
ciaire affoiblie ne me permet plus de les recommencer , les opinions qui en ont résulté me restent dans toute leur force- et sans que j'aie la volonté ni le courage de les mettre derechef en délibération , je m'y tiens en confiance et en conscience, certain d'avoir apporte dans la vigueur de mon jugement à leurs discussions toute l'attention et la bonne foi dont j'étois capable. Si je me suis trompé , ce n'est pas ma faute , c'est celle de la nature, qui n'a pas donné à ma tête une plus grande mesure d'intelligence et de raison. Je n'ai rien de plus aujourd'hui; j'ai beaucoup de moins. Sur quel fondement recommencerois-je donc à délibérer? Le moment presse ; le départ approche. Je n'aurois ja- mais le temps ni la force d'achever le grand travail d'une refonte. Permettez qu'à tout événement j'em- porte avec moi la consistance et la fermeté dun homme, non les doutes décourageants et timides d'un vieux radoteur.
A ce que je puis me rappeler de mes anciennes idées, à ce que j'aperçois de la marche des vôtres, je vois que, n'ayant pas suivi dans nos recherches la même route, il est peu étonnant que nous ne soyons pas arrivés à la même conclusion. Balançantles preuves de l'existence de Dieu avec les difficultés, vous n'avez trouvé aucun des côtés assez prépondérant pour vous décider, et vous êtes resté dans le doute. Ce n'est pas comme cela que je fis : j'examinai tous les systèmes sur la formation de l'univers que j avois pu connoître ; je méditai sur ceux que je pouvois imaginer; je les comparai tous de mon mieux ; et je me décidai , non pour celui qui ne m'offroit point de difficultés , car ils
33o CORRESPONDAKCK.
m'en offroient tous, mais pour celui qui me paroissoit en avoir le moins : je me dis que ces difficultés ctoient dans la nature de la chose , que la contemplation de Finfini passeroit toujours les bornes de mon enten- dement; que, ne devant jamais espérer de concevoir pleinement le système de la nature, tout ce que je pouvois faire étoit de le considérer par les côtés que je pouvois saisir; qu'il falloit savoir ignorer en paix tout le reste; et j'avoue que, dans ces recherches , je pensai comme les gens dont vous parlez qui ne re- jettent pas une vérité claire ou suffisamment prouvée pour les difficultés qui l'accompagnent, et qu'on ne sauroit lever. J'avois alors, je l'avoue, une confiance si téméraire , ou du moins une si forte persuasion , que j'aurois défié tout philosophe de proposer aucun autre système intelligible sur la nature, auquel je n'eusse opposé des objections plus fortes, plus invin- cibles que celles qu il pouvoit m'opposer sur le mien ; et alors il falloit me résoudre à rester sans rien cjoire, comme vous fiiites, ce qui ne dépendoit pas de moi^ ou mal raisonner, ou croire comme j'ai fait.
Une idée qui me vint il v a trente ans a peut-être plus contribué qu aucune autre à me rendre inébran- lable: supposons, medisois-je, le genre humain vieilli jusqu'à ce jour dans le plus complet matérialisme, sans que jamais idée de divinité ni dame soit entrée dans aucun esprit humain ; supposons que l'athéisme philosophique ait épuisé tous ses systèmes pour expli- quer la formation et la marche de l'univers par le seul jeu de la matière et du mouvement nécessaire , mot auquel, du reste, je n'ai jamais rien conçu : dans
ANISkE 1769. 23l
cet état, monsieur, excusez ma franchise, je sup- posois encore ce que j'ai toujours vu, et ce que je sentois devoir être, qu'au lieu de se reposer tranquil- lement dans ces systèmes, comme dans le sein de la vérité , leurs inquiets partisans cherchoient sans cesse à parler de leur doctrine , à Téclaircir, à l'éten- dre, à l'expliquer, la pallier, la corriger, et, comme celui qui sent trembler sous ses pieds la maison qu'il habite , à l'étayer de nouveaux arguments. Terminons enfin ces suppositions par celle dun Platon , d'uu Clarke , qui , se levant tout d'un coup au milieu d eux , leur eût dit, INIes amis , si vous eussiez commencé l'analyse de cet univers par celle de vous-mêmes , vous eussiez trouvé dans la nature de votre être la clef de la constitution de ce même univers, que vous cherchez en vain sans cela ; qu'ensuite , leur expliquant la distinction des deux substances, il leur eût prouvé par les propriétés mêmes de la matière que , quoi qu'en dise Locke, la supposition de la matière pen- sante est une véritable absurdité; qu'il leur eût fait voir quelle est la nature de l'être vraiment actif et pensant; et que, de rétablissement de cet être qui juge, il fût enfin remonté aux notions confuses mais sûres de l'Être suprême : qui peut douter que , frappés de l'éclat, de la simplicité, de la vérité, de la beauté de cette ravissante idée, les mortels , jusqu'alors aveu- gles, éclairés des premiers rayons de la Divinité, ne lui eussent offert par acclamation leurs premiers hommages , et que les penseurs surtout et les philo- sophes n eussent rougi d avoir contemplé si long- temps les dehors de cette machine immense, sans
202 COllRESPOJSDAlNCIi.
trouver , sans soupçonner même la clef de sa consti- tution; et, toujours grossièrement bornés par leurs sens , de n'avoir jamais su voir que matière où tout leur raontroit qu'une autre substance donnoitla vie à l'univers et l'intelligence à l'homme. C'est alors , mon- sieur, que la mode eût été pour cette nouvelle philo- sophie ; que les jeunes gens et les sages se fussent trouvés d'accord ; qu'une doctrine si belle, si sublime, si douce et si consolante pour tout homme juste , eût réellement excité tous les hommes à la vertu ; et que ce beau mot d' humanité , rebattu maintenant jusqu'à la fadeur, jusqu'au ridicule, parles gens du monde les moins humains , eût été plus empreint dans les cœurs que dans les livres. Il eût donc suffi d'une simple transposition de temps pour faire prendre tout le contre-pied à la mode philosophique , avec cette diffé- rence que celle d'aujourd hui , malgré son clinquant de paroles , ne nous promet pas une génération bien estimable , ni des philosophes bien vertueux.
Vous objectez, monsieur, que si Dieu eût voulu obliger les hommes à le connoître , il eût mis son existence en évidence à tous les yeux. C esta ceux qui font de la foi en Dieu un dogme nécessaire au salut de répondre à cette objection , et ils y répondent par la révélation. Quanta moi, qui crois en Dieu sans croire cette foi nécessaire, je ne vois pas pourquoi Dieu se seroit obligé de nous la donner. Je pense que chacun sera jugé non sur ce qu'il a cru , mais sur ce qu'il a fait, et je ne crois point qu un système de doctrine soit nécessaire aux oeuvres, parceque la conscience en tient lieu.
ANNÉE 17G9. 233
Je crois bien , il est vrai , qu'il faut être de bonne loi dans sa croyance , et ne pas s'en faire un système lavoiable à nos passions. Comme nous ne sommes pas tout intelligence, nous ne saurions philosopher avec tant de désintéressement que notre volonté n'in- flue un peu sur nos opinions : l'on peut souvent juger des secrètes inclinations d'un homme par ses sentiments purement spéculatifs ; et , cela posé , je pense qu'il se pourroit bien que celui qui n'a pas voulu croire fût puni pour n'avoir pas cru.
Cependant je crois que Dieu s'est suffisamment révélé aux hommes et par ses œuvres et dans leurs cœurs ; et s il y en a qui ne le connoissent pas , c^est , selon moi, parcequ'ils ne veulent pas le connoître, ou parcequ'ils n en ont pas besoin.
Dans ce dernier cas est Ihomme sauvage et sans culture qui n'a fait encore aucun usage de sa raison ; qui, gouverné seulement par ses appétits, n'a pas besoin d'autre guide, et ([ui, ne suivant que linstinct de la nature, marche par des mouvements toujours droits. Cet homme ne connoît pas Dieu , mais il no ! offense pas. Dans 1 autre cas, au contraire, est le philosophe qui , à force de vouloir exalter son intelli- geace, de raffiner, de subtiliser sur ce qu'on pensa jusqu'à lui , ébranle enfin tous les axiomes de la raison simple et primitive, et, pour vouloir toujours savoir plus et mieux que les autres , parvient à ne rien sa- voir du tout. L'homme à-la-fois raisonnable et mo- deste, dont l'entendement exercé , mais bonne , sent ses limites et s'y renferme, trouve dans ces limites la notion de son arae et celle de l'auteur de son être,
234 CORRESPONDANCE,
sans pouvoir passer au-delà pour rendre ces notions claires , et contempler d'aussi près Tune et Tautre que s il ctoit lui-même un pur esprit. Alors, saisi de res- pect, il s'arrête, et ne touche point îiu voile, content de savoir que lEtre immense est dessous. Voilà jus- qu'où la philosophie est utile à la pratique ; le reste n'est ])lus qu'une spéculation oiseuse pour laquelle l'homme n a point été fait, dont le raisonneur modéré s'abstient, et dans laquelle n'entre point I homme vulgaire. Cet homme, qui n'est ni une brute ni un prodige, est l'homme proprement dit, moyen entre les deux extrêmes, et qui compose les dix-neuf ving- tièines du genre humain; c'est à cette classe nom- breuse de chanter le psaume Cœli enarrant , et c'est elle en effet qui le chante. Tous les peuples de la terre connoissent et adorent Dieu ; et , quoique chacun l'habille à sa mode, sous tous ces vêtements divers on trouve pourtant toujours Dieu. Le petit nombre d'élite qui a de plus hautes prétentions de doctrine, et dont le génie ne se borne pas au sens commun, en veut un plus transcendant , ce n'est pas de quoi je le blâme; mais qu'il parte de là pour se mettre à la place du genre humain , et dire que Dieu s'est caché aux hommes parceque lui , petit nombre , ne le voit plus, je trouve en cela qu'il a tort. Il peut arriver, j'en con- viens, que le torrent de la mode et le jeu de l'intrigue étendent la secte philosophique, et persuadent un moment à la multitude qu'elle ne croit plus en Dieu ; mais cette mode passagère ne peut durer ; et, comme qu'on s'y prenne, il faudra toujours à la longue un Dieu à l'homme ; enfin quand , forçant la nature des
ANNÉF. 1769. 235
choses, la Divinité augmenteroit pour nous d'évi- dence , je ne doute pas que dans le nouveau lycée on n'augmentât en même raison de subtilité pour la nier. La raison prend à la longue le pli que le cœur lui donne; et, quand on veut penser en tout autrement que le peuple , on en vient à bout tôt ou tard.
Tout ceci , monsieur , ne vous paroît guère philoso- phique, ni à moi non plus ; mais, toujours de bonne foi avec moi-même, je sens se joindre à mes raison- nements, quoique simples, le poids de Fassentiment intérieur. Vous voulez qu'on s'en défie; je ne saurois penser comme vous sur ce point , et je trouve , au contraire , dans ce jugement interne une sauvegarde naturelle contre les sophismes dé ma raison. Je crains même qu'en cette occasion vous ne confondiez les penchants secrets de notre cœur qui nous égarent , avec ce dictainen plus secret , plus interne encore , qui réclame et murmure contre ces décisions inté- ressées, et nous ramène en dépit de nous sur la route delà vérité. Ce sentiment intérieur est celui de la na- ture elle-même , c'est un appel de sa part contre les sophismes de la raison; et ce qui le prouve est qu'il ne parle jamais plus fort que quand notre volonté cède avec le plus de complaisance aux jugements qu'il s'obstine à rejeter. Loin de croire que qui juge d'après lui soit sujet à se tromper, je crois que jamais il ne nous trompe, et qu'il est la lumière de notre foible entendement lorsque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir.
Et après tout , combien de fois la philosophie elle- même, avec toute sa fierté, n'est-ellcpas forcée. de
->.3G coiiRESPOrsDA>ic;i:.
recourir à ce jugement interne qu'elle affecte de mé- priser ? N'étoit-ce pas lui seul qui faisoit marcher Diogène pour toute réponse devant Zenon qui nioit le mouvement ? n étoit-ce pas par lui que toute l'an- tiquité philosophique répondoit aux pyrrhoniens? N'allons pas si loin; tandis que toute la philosophie moderne rejette les esprits , tout d'un coup l'évéque Berkley s'élève et soutient qu'il n'y a point de corps. Comment est-on venu à bout de répondre à ce terri- ble logicien? Otez le sentiment intérieur, et je défie tous les philosophes modernes ensemble de prouver à Berkley qu'il y a des corps. Bon jeune homme, qui me paroissez si bien né , de la bonne foi , je vous en conjure, et permettez que je vous cite ici un auteur qui ne vous sera pas suspect , celui des Pensées philo- sophiciues*. Qu'un homme vienne vous dire que, pro- jetant au hasard une multitude de caractères d'im- primerie , il a vu 1 Enéide tout arrangée résulter de ce jet : convenez qu'au lieu d'aller vérifier cette mer- veille vous lui répondrez froidement : Monsieur , cela n'est pas impossible, mais vous mentez. En vertu de quoi , je vous prie , lui répondrez-vous ainsi?
Eh! qui ne sait que, sans le sentiment interne, il ne resteroit bientôt plus de traces de vérité sur la terre , que nous serions tous successivement le jouet des opinions les plus monstrueuses, à mesure que ceux qui les soutiendroient auroient plus de génie , d'adresse et d esprit ; et qu'enfin , réduits à rougir de notre raison même, nous ne saurions bientôt plus que croire ni que penser?
' Diderot.
ANNÉE 17^9. 287
Mais les objections.... Sans doute y en a d inso- lubles pour nous, et beaucoup, je le sais; mais encore un coup, donnez-moi un système où il n'y en ait pas, ou dites-moi comment je dois me déterminer. Bien plus, par la nature de mon système, pourv u que mes preuves directes soient bien établies, les diffi- cultés ne doivent pas m arrêter , vu l'impossibilité où je suis, moi être mixte, de raisonner exactement sur les esprits purs et d'en observer suffisamment la na- ture. Mais vous, matérialiste, qui me parlez d'une substance unique, palpable, et soumise par sa nature à l'inspection des sens, vous êtes obligé non seule- ment de ne me rien dire que de clair, de bien prouvé, mais de résoudre toutes mes difficultés d'une façon pleinement satisfaisante, parceque nous possédons vous et moi tous les instruments nécessaires à cette solution. Et , par exemple, quand vous faites naître la pensée des combinaisons de la matière, vous devez me montrer sensiblement ces combinaisons et leur résultat par les seules lois de la physique et de la mé- canique, puisque vous n'en admettez point d autres. Vous, épicurien, vous composez lame d'atomes sub- tils. Mais qu'appelez-vous 5Mèfi75, je vous prie? vous savez que nous ne connoissons point de dimensions absolues, et que rien n'est petit ou grand que relati- vement à l'œil qui le regarde. Je prends par supposi- tion un microscope suffisant, et je regarde un de vos atomes : je vois un grand quartier de rocher crochu; de la danse et de l'accrochement de pareils quartiers j'attends de voir résulter la pensée. Vous , moderniste , vous me montrez une molécule organique : je prends
238 CORRESPOINDANGE.
mon microscope, et je vois un dragon grand comme la moitié de ma chambre; j'attends de voir se mouler et s'entortiller de pareils dragons jusqu'à ce que je voie résulter du tout un être non seulement organisé, mais intelligent, c'est-à-dire un être non agi-égatif et qui soit rigoureusement un, etc. Vous me marquiez, monsieur, que le monde s'étoit fortuitement arrangé comme la république romaine : pour que la parité fût juste, il faudroit que la république romaine n'eût pas été composée avec des hommes , mais avec des mor- ceaux de bois. Montrez-moi clairement et sensible- ment la génération purement matérielle du premier être intelligent, je ne vous demande rien de plus.
Mais si tout est l'œuvre d'un être intelligent, puis- sant, bienfaisant, d'où vient le mal sur la terre? Je vous avoue que cette difficulté si terrible ne m'a jamais beaucoup frappé, soit que je ne l'aie pas bien conçue, soit qu'en effet elle n'ait pas toute la solidité qu'elle paroît avoir. Nos philosophes se sont élevés contre les entités métaphysiques, et je ne connois personne qui en fasse tant. Qu'entendent-ils par le mal? quest-ce que le mal en lui-même? où est le mal relativement à la nature et à son auteur? L'univers subsiste; l'ordre y régne et s'y conserve; tout y périt successivement, parceque telle est la loi ders êtres ma- tériels et mus ; mais tout s'y renouvelle , et rien n'y dégénère, parceque tel est l'ordre de son auteur, et cet ordre ne se dément point. Je ne vois aucun mal à tout cela; mais quand je souffre, n'est-ce pas un mal? quand je meurs, n'est-ce pas un mal? Douce- jnent; je suis sujet à la mort, parceque j'ai reçu la
ANNÉE 1769. 23g
vie; il n'y avoit pour moùqu'uu moyen de ne point mourir, cétoit de ne jamais naître. La vie est un bien positif, mais fini, dont le terme s'appelle mort. Le terme du positif n'est pas ie négatif, il est zéro. La mort nous est terrible, et nous appelons cette terreur un mal. La douleur est encore un mal pour celui c|ui souffre, j'en conviens; mais la douleur et le plaisir étoient les seuls moyens d'attacher un être sensible et périssable à sa propre conservation, et ces moyens sont ménagés avec une bonté digne de 1 Etre suprême. Au moment même que j écris ceci, je viens encore d'éprouver combien la cessation subite d'une douleur aiguë est un plaisir vif et délicieux. M'oseroit-on dire que la cessation du plaisir le plus vif soit une douleur aiguë? La douce jouissance de la vie est permanente; il suffit, pour la goûter, de ne pas souffrir. La dou- leur n'est qu'un avertissement importun, mais né- cessaire, que ce bien qui nous est si cher est en péril. Quand je regardois de près à tout cela, je trouvai, je prouvai peut-être que le sentiment de la mort et celui de la douleur est presque nul dans l'ordre de la nature. Ce sont les hommes qui l'ont aiguisé; sans leurs raffinements insensés, sans leurs institutions barbares, les maux physiques ne nous atteindroient, ne nous affecteroient guère , et nous ne sentirions point la mort.
Mais le mal moral! autre ouvrage de l'homme, auquel Dieu n'a d'autre part que de l'avoir fait libre, et en cela semblable à lui. Faudra-t-il donc s'en pren- dre à Dieu des crimes des hommes et des maux qu'ils leur attirent? faudra-t-il, en voyant un champ de
24o CORRESI'OiXDA.NCli.
bataille, lui reprocher d'avoir créé tant de jambes et
de bras cassés?
Pourquoi , direz-vous , avoir fait riiomme libre , puis- qu'il devoit abuser de sa liberté? Ah! M. de ***, s'il exista jamais un mortel qui n'en ait pas abusé, ce mortel seul honore plus l'humanité que tous les scé- lérats qui couvrent la terre ne la dégradent. Mon Dieu ! donne-moi des vertus, et me place un jour auprès des Fénélon, des Caton, des Socrate. Que m importera le reste du genre humain? je ne rougirai point d'avoir été homme.
Je vous l'ai dit, monsieur, il s'agit ici de mou sen- timent, non de mes preuves, et vous ne le voyez que trop. Je me souviens d'avoir jadis rencontré sur mon chemin cette question de l'origine du mal, et de l'avoir effleurée; mais vous n'avez point lu ces rabâcheries, et moi je les ai oubliées : nous avons très bien fait tous deux. Tout ce que je sais est que la facilité que je trouvois à les résoudre venoit de l'opinion que j'ai toujours eue de la coexistence éternelle de deux prin- cipes : l'un actif, qui est Dieu; l'autre passif, qui est la matière, que l'être actif combine et modifie avec une pleine puissance , ihais pourtant sans l'avoir créée et sans la pouvoir anéantir. Cette opinion m'a fait huer des philosophes à qui je l'ai dite; ils l'ont dé- cidée absurde et contradictoire. Cela peut être , mais elle ne m'a pas paru telle, et j'y ai trouvé l'avantage d'expliquer sans peine et clairement à mon gré tant de questions dans lesquelles ils s'embrouillent, entre autres celle que vous m'avez proposée ici comme in- soluble.
ANNÉE 176g. 241
Au reste, j'ose croire que mon sentiment, peu pon- dénint sur toute autre matièie, doit l'être un peu sur celle-ci; et, quand vousconnoîtrez mieux ma destinée, quelque jour vous direz peut-être en pensant à moi : Quel autre a droit d'agrandir la mesure qu'il a trouvée aux maux que 1 homme sonflie ici-bas?
Vous attribuez à la difficulté de cette même ques- tion, dont le fanatisme et la superstition ont abusé, les maux que les religions ont causés sur la terre.
Cela peut être, et je vous avoue même que toutes les formules en matière de foi ne me paroissent qu'au- tant de chaînes d iniquité, de fausseté, d'hypocrisie, et de tyrannie. Mais ne soyons jamais injustes; et pour aggraver le mal, n'ôtons pas le bien. Arracher toute croyance en Dieu du cœur des hommes, c'est y détruire toute vertu. C'est mon opinion, monsieur : peut-être elle est fausse ; mais , tant que c'est la mienne, je ne serai point assez kiche pour vous la dis- simuler.
Faire le Jjien est l'occupation la plus douce d'un homme bien né: sa probité, sa bienfLiisance, ne sont point l'ouvrage de ses principes, mais celui de son bon naturel; il cède à ses penchants en pratiquant la jus- tice, comme le méchant cède aux siens en pratiquant l'iniquité. Contenter le goût qui nous porte à bien faire est bonté, mais non pas vertu.
Ce mot de vertu signifie force. Il n'y a point de vertu sans combat; il n'y en a point sans victoire. La vertu ne consiste pas seulement à être juste, mais à l'être en triomphant de ses passions, en régnant sur son propre cœur. Titus, rendant heureux le peuple XX. 16
242 CORRESPOKDAKCE.
romain, versant partout les fjraces et les bienfaits, pouvoit ne pas perdre un seul jour et n'être pas ver- tueux ; il le fut certainement en renvoyant Béiénice. Brutus faisant mourir ses enfants pouvoit n'être que juste. Mais Brutus ctoit un tendre père; pour faire son devoir il déchira ses entrailles, et Brutus fut ver- tueux.
Vous voyez ici d'avance la question remise à son point. Ce divin simulacre dont vous me parlez s'offre à moi sous une image qui n'est pas ignoble, et je crois sentir à l'impression que cette image fait dans mon cœur la chaleur qu'elle est capable de produire. Mais ce simulacre enfin n'est encore qu une de ces entités métaphysiques dont vous ne voulez pas que les hommes se fassent des dieux; c'est un pur objet de contemplation. Jusqu'oîi portez-vous l'effet de cette contemplation sublime? Si vous ne voulez qu'en tirer un nouvel encouragement pour bien faire, je suis d'accord avec vous ; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Supposons votre cœur honnête en proie aux passions les plus terribles, dont vous n'êtes pas à l'abri, puisque enfin vous êtes homme. Cette image, qui dans le calme s'y peint si ravissante , n y perdra- t-elle rien de ses charmes, et ne s'y ternira-t-elle point au milieu des flots? Écartons la supposition découra- f^eante et terrible des périls qui peuvent tenter la vertu mise au désespoir; supposons seulement qu'un cœur trop sensible brûle d'un amour involontaire pour la fille ou la femme de son ami ; qu'il soit maître de jouir d'elle entre le ciel qui n'en voit rien, et lui qui n'en veut rien dire à personne; que sa figure char-
A^"NÉE 176g. 2^3
Diante l'attire ornée de tous les attraits de la beauté et de la volupté: au moment où ses sens enivrés sont prêts à se livrer à leurs délices, cette image abstraite de la vertu viendra-t-elle disputer son cœur à Tobjet réel qui le frappe? lui paroîtra-t-elle en cet instant la plus belle? Tarrachera-t-elle des bras de celle qu'il aime pour se livrer à la vaine contemplation d'un fan- tôme qu'il sait être sans réabté? finira-t-il comme Joseph, et laissera-t-il son manteau? Non, monsieur; il fermera les yeux et succombera. Le croyant, direz- vous, succombera de même. Oui, Tliomme foible; celui, par exemple, qui vous écrit; mais donnez-leur à tous deux le même degré de force, et voyez la diffé- rence du point d'appui.
Le moyen , monsieur, de résister à des tentations violentes quand on peut leur céder sans crainte en se disant : A quoi bon résister? Pour être vertueux, le philosophe a besoin de Têtie aux yeux des hommes, mais sous les yeux de Dieu le juste est bien fort; il compte cette vie, et ses biens, et ses maux , et toute sa gloriole pour si peu de chose ! il aperçoit tant au- delà ! Force invincible de la vertu , nul ne te connoît que celui qui sent tout son être, et qui sait qu'il n'est pas au pouvoir des hommes d'en disposer! Lisez-vous quelquefois la République de Platon? voyez dans lé se- cond dialogue avec quelle énergie l'ami de Socrate, dont j'ai oublié le nom , lui peint le juste accablé des outrages de la fortune et des injustices des hommes, diffamé, persécuté, tourmenté, en proie à tout 1 op- probre du crime, et méritant tous les prix de la vertu, voyant déjà la mort qui s approche, et sur que la haine
16.
244 CORPESPOKDANCE.
des méchants n'épargnera pas sa mémoire, quand ils ne pourront plus rien sur sa persoune. Quel tableau décourageant, si rien pouvoit décourager la vertu! Socrate lui-même effrayé s'écrie, et croit devoir invo- quer les dieux avant de répondre ; mais sans l'espoir d'une autre vie i! auroit mal répondu pour celle-ci. Toutefois dùt-il finir pour nous à la mort, ce qui ne peut être si Dieu est juste , et par conséquent s'il existe , l'idée seule de cette existence seroit encore pour l'homme un encouragement à la vertu, et une conso- lation dans ses misères, dont manque celui qui, se croyant isolé dans cet univers , ne sent au fond de son cœur aucun confident de ses pensées. C'est toujours une douceur dans l'adversité d'avoir un témoin qu'on ne l'a pas méritée; c'est un orgueil vraiment digne de la vertu de pouvoir dire à Dieu : Toi qui lis dans mon cœur, tu vois que j use en ame forte et en homme juste de la liberté que tu m'as donnée. Le vrai croyant , qui se sent partout sous 1 œil éternel, aime à s'honorer à la face du ciel d'avoir rempli ses devoirs sur la terre. Vous voyez que je ne vous ai point disputé ce si- mulacre que vous m'avez présenté pour unique objet des vertus du sage. Mais , mon cher monsieur, revenez maintenant à vous , et vovez combien cet objet est inalliable, incompatible avec vos principes. Comment ne sentez-vous pas que cette même loi de la nécessité qui seule régie , selon vous , la marche du monde et tous les événements , régie aussi toutes les actions des hommes, toutes les pensées de leurs têtes, tous les sentiments de leurs cœurs ; que rien n'est libre , que tout est forcé , nécessaire , inévitable ; que tous les
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mouvements de l'homme, dirigés parla matière aveu- gle, ne dépendent de sa valontc que parceque sa vo- lonté même dépend de la nécessité; qu'il n'y a par conséquent ni vertus, ni vices, ni mérite, ni démé- rite, ni moralité dans les actions humaines; et que ces mots d'honnête homme ou de scélérat doivent être pour vous totalement vides de sens? Ils ne le sont pas toutefois , j'en suis très sûr ; votre honnête cœur en dépit de vos arguments réclame contre votre triste philosophie; le sentiment de la liberté, le charme de la vertu, se font sentir à vous malgré vous. Et voilà comment de toutes parts cette forte et salutaire voix du sentiment intérieur rappelle au sein de la vérité et de la vertu tout homme que sa raison mal conduite égare. Bénissez, monsieur, cette sainte et bienfaisante voix qui vous ramène aux devoirs de l'homme, que la philosophie à la mode finiroit par vous faire oublier. Ne vous livrez à vos arguments que quand vous les sentez d'accord avec le dictamen de votre conscience ; et, toutes les fois que vous y sentirez de la contradic- tion, soyez sûr que ce sont eux qui vous trompent.
Quoique je ne veuille pas ergoter avec vous ni suivre pied à pied vos deux lettres, je ne puis cependant me refuser uij mot à dire sur le parallèle du sage hébreu et du sage grec. Comme admirateur de l'un et de l'autre, je ne puis guère être suspect de préjugés en parlant d'eux. Je ne vous crois pas dans le même cas : je suis peu surpris que vous donniez au second tout Favantage ; vous n'avez pas assez fait connoissarice avec l'autre, et vous n'avez pas pris assez de soin pour dégager ce qui est vraiment à lui de ce qui lui est
246 CORHESPONDANCE.
étranger et qui le défigure à vos yeux , comme à ceux de bien d autres gens qui, selon moi, n'y ont pas regardé de plus près que vous. Si Jésus fut né à Athènes, et Socraie à Jérusalem, que Platon etXcno- plion eussent écrit la vie du premier, Luc et Matthieu celle de l'autre , vous changeriez beaucoup de langage; et ce qui lui fiait tort dans votre esprit est précisément ce qui rend son élévation dame plus étonnante et plus admirable , savoir, sa naissance en Judée, chez le plus vil peuple qui peut-être existât alors ; au lieu que Socrate , né chez le plus instruit et le plus aima- ble, trouva tous les secours dont il avoit besoin pour s élever aisément au ton qu il prit. Il s'éleva contre les sophistes , comme Jésus contre les prêtres ; avec cette différence que Socrate imita souvent ses antago- nistes, et que, si sa belle et douce mort n'eût honoré sa vie, il eût passé pour un sophiste comme eux. Pour Jésus , le vol sublime que prit sa grande arae l'éleva toujours au-dessus de tous les mortels; et de- puis l'âge de douze ans jusqu'au moment qu'il expira dans la plus cruelle ainsi que dans la plus infâme de toutes les morts , i! ne se démentit pas un moment. Son noble projet étoit de relever son peuple , d'en faire de- rechef un peuple libre et digne de l'être; car c'étoit parla qu'il falloit commencer. L'étude profonde qu'il fit de la loi de Moïse , ses efforts pour en réveiller l'en- thousiasme et l'amour dans les cœurs , montrèrent son but, autant qu'il étoit possible, pour ne pas effarou- cher les Piomains. Mais ses vils et lâches compa- triotes, au lieu de l'écouter, le prirent en haine préci- sément à cause de son génie et de sa vertu qui leur
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reprocholent leur indignité. Enfin ce ne fut qu'après avoir vu 1 impossibilité d exécuter son projet qu'il retendit dans sa tête , et que, ne pouvant faire par lui-même une révolution chez son peuple , il voulut en faire luie par ses disciples dans Tunivers. Ce qui Tempêcha de réussir dans son premier plan, outre la bassesse de son peuple, incapable de toute vertu, fut la trop grande douceur de son propre caractère; dou- ceur qui tient plus de 1 ange et du dieu que de 1 homme , qui ne 1 abandonna pas un instant , même sur la croix , et qui fait verser des torrents de larmes à qui sait lire sa vie comme il faut à travers les fatras dont ces pau- vres gens Tout défigurée. Heureusement ils ont res- pecté et transcrit fidèlement ses discours qu ils n'en- tendoient pas : ôtez quelques tours orientaux ou mal rendus , on n'y voit pas un mot qui ne soit digne de lui; et c'est là qu'on reconnoît l'homme divin, qui, de si piètres disciples, a fait pourtant, dans leur grossier mais fier enthousiasme, des hommes éloquents et courageux.
Vous m'objectez qu'il a fait des miracles. Cette ob- jection seroit terrible , si elle étoit juste ; mais vous savez, monsieur, ou du moins vous pourriez savoir que, selon moi, loin que Jésus ait fait dès miracles, il a déclaré très positivement qu il n'en feroît point, et a marqué un très grand mépris pour ceux qui en de- mandoient.
Que de choses me resteroient à dire ! Mais cette lettre est énorme ; il faut finir : voici la dernière fois que je reviendrai sur ces matières. J'ai voulu vous complaire , monsieur ; je ne m'en repens point : au
248 CORRESPONDANCE.
contraire, je vous remercie de m avoir fait reprendre
un fil d idées presque effacées , mais dont les restes
peuvent avoir pour moi leur usage dans Tétai où je
suis.
Adieu, monsieur; souvenez- vous quelquefois d'un homme que vous auriez aimé, je m'en flatte , quand vous l'auriez mieux connu , et qui s'est occupé de vous dans des moments où l'on ne s'occupe guère que de soi-même.
865. — A M. LALLIAUD.
Rlonquin, le 17 mars 1769.
J'ai reçu, monsieur, avec votre dernière lettre, votre seconde rescription, dont je vous remercie, et dont je n'ai pas encore fait usage, faute d'occasion.
Je me trouve beaucoup mieux depuis que je suis ici; je respire et j'agis beaucoup plus librement, quoi- que l'estomac ne soit pas désenflé : outre l'effet de l'air et de 1 eau marécageuse, je crois devoir attribuer en grande partie mon incommodité au vin du cai)aret, dont j'ai apporté avec moi une vingtaine de bouteilles, et dont j'ai senti le mauvais effet toutes les fois que j'en ai bu. Tous les cabaretiers falsifient et frelatent ici leurs vins avec de 1 alun; et rien n'est plus perni- cieux, surtout pour moi.
J'ai appris par M. du Peyrou que le discours en question avoit été absolument défiguré et mutilé à l'impression, et que non seulement on n avoit pas suivi les corrections que j'y ai faites, mais qu'on avoit même retranché des morceaux de la première compo-
ANNÉE 1769. 249
sition. Cela me console en quelque sorte de ce larcin où personne de bon sens no peut reconnoitre mon ou- vrage.
Permettez que je vous prie de donner cours à la lettre ci-jointe.
J'oubliois de vous répondre au sujet des livres dont vous offrez de me défaire. S'ils sont tolérés, j'y consens; s ils sont défendus, je m'y oppose. Mais une chose qui me tient beaucoup plus au cœur, et dont vous ne me parlez point, est le portrait du roi d'An- gleterre. Il est singulier que, de quelque façon que je m'y prenne, il me soit impossible d'avoir ce portrait. Il est pourtant bien à moi , ce me semble , et je ne suis d'humeur à le céder à qui que ce soit, pas même à vous, à moins qu'il ne vous fît autant de plaisir qu'à moi.
Donnez-nous, monsieur, de vos nouvelles à vos moments de loisir. Madame Renou vous souhaite, ainsi que moi, bonheur et santé, et nous vous faisons l'un et l'autre bien des salutations.
866. —A MADAME LATOUR.
AMonquin, le 23 mars 1765.
Le changement d'air m'a fait du bien, chère Ma- rianne, et je ma trouve beaucoup mieux, quant à la santé, que quand j'ai quitté Boui goin.
Cependant mon estomac n'est pas assez rétabli pour que je puisse écrire sans peine, ce qui m'oblige à ne faire que de courtes lettres autant que je puis, et seulement pour le besoin. C'en sera toujours un pour
2J0 CORRESPONDANCE,
inoi, mon aimable amie, d'entretenir avec vous les liens d'une amitié maintenant aussi chère à mon cœur qu'elle parut jadis Têtre au vôtre.
8G7.— A M. DU PEYROU.
A Monquin , le 3i mars i~C)g.
Votre dernière lettre sans date, mon cher hôte, a bien vivement irrité les inquiétudes où j'étois déjà sur 1 état tant de madame la commandante que sur le vôtre. Je vois que vous en êtes au point de ne pas même craindre le retour de la goutte , comme une di- version de la douleur du corps pour celle de Tarae. Cela m'apprend ou me confirme bien combien tous les systèmes philosophiques sont foibles contre la douleur tant de lun que de 1 autre , et combien la na- ture est toujours la plus forte aussitôt qu'elle fait sentir son aiguillon. Il n'y a pas six mois que, pour m'armer contre ma foiblesse , vous me souteniez que , hors les remords inconnus aux gens de votre espèce , les peines morales n étoient rien , qu il n'y avoit de réel que le mal physique; et vous voilà , foible mortel ainsi que moi , appelant, pour ainsi dire , ce même mal physi- que à votre aide contre celui que vous souteniez ne pas exister. Mon cher hôte , revenons-en donc pour toujours, vous et moi, à cette maxime naturelle et simple, de commencer par être toujours bien avec soi. puis, au surplus, de crier tout bonnement et bien fort quand on souffre, et de se taire quand on ne souffre plus; car tel est l'instinct de la nature et lo lot de l'être sensible. Faisons comme les enfants et
ANNÉE 176g. 25l
les ivrognes , qui ne se cassent jamais ni jambes ni bras quand ils tombent, parcequ'ils ne se roidissent point pour ne pas tomber , et revenons à ma grande maxime de laisser aller le cours des choses tant qu'il n'y a point de notre faute , et de ne jamais regimber contre
la nécessité.
t
868. —A M. BEAU-CHATEAL<
Bourgoin, le 4 avril 176g.
é
Vous vous moquez de moi, monsieur, avec votre jnédaille. Allez, je ne veux point d'autre médaille que celle qui restera dans les cœurs des honnêtes gens qui me survivront, et qui connoitront mes senti- ments et ma destinée. Je vous salue, monsieur, très humblement.
869. — A M. DU PEYROU.
Monquin, 21 avril 1769.
Que votre situation, mon cher hôte, me navre! Que je vous trouve à plaindre, et que je vous plains ainsi que votre digne et infortunée mère! Mais vous êtes sans contredit le plus à plaindre des deux ; tant qu elle voit son fils tendre et bien portant auprès d'elle , elle a dans ses terribles maux des consolations bien douces; mais vous, vous n'en avez point. Elle peut encore aimer sa vie, et vous, vous devez soigner la vôtre parcequ'elle lui est nécessaire. Ce n'est pas une consolation pour vous , mais c'est un devoir qui doit vous rendre bien sacré le soin de vous-même.
252 CORRESPONDANCE.
Vous me demandez conseil sur ce que vous devez lui dire au sujet du choix que vous vous êtes fait. Personne ne peut vous donner ce conseil que vous- même , parceque personne ne peut prévoir , comme vous , l'effet que cette déclaration peut faire sur son esprit; car, sans contredit, vous ne devez rien lui dire dans son triste état que vous ne sachiez devoir lui être agréable et consolant. Vous êtes convaincu, me dites-vous , que ce choix lui fera plaisu- ; cela étant , je ne vois pas pourquoi vous balanceriez. Mais vous n'avez pas le courage, ajoutez-vous, de lui en parler de but en blanc dans son état? Eh bien ! parlez-lui-en par forme de consultation plutôt que de déclaration. Cette déférence ne peut que lui plaire et la toucher ; et, dût-elle ne pas approuver votre choix, vous n en restez pas moins le maître de passer outre sans la contrister, lorsque le ciel aura disposé délie. Voilà tout ce que la raison et le tendre intérêt que je prends à l'un et à 1 autre me prescrit de vous dire à ce sujet.
J'ai le cœur si plein de vous et de votre cruelle situation , que je n ai pas le courage de vous pailer de moi ; et tout ce que j'ai de bon à vous en dire est que ma santé continue d'aller assez bien. laites parler mon cœur avec le vôtre auprès de votre bonne maman. Mille amitiés au bon Jeannin. iSous vous embrassons , madame Renou et moi , de tout notre cœur. -•
ANNÉE 1769. 253
870. — AU MÊME.
Ce 19 mai 1769.
J'apprends votre perte, mon cher hôte, et je la sens bien ; mais ce n'est pas une perte récente à la- quelle vous ne fussiez pas préparé. Je ne voudrois pour vous en consoler que le détail que vous me faites de létat de la défunte. Il y avoit long-temps qu'elle avoit cessé de vivre, elle n'a fait que cesser de souf- frir, et vous de partager ses souffrances. Il n'y a pas là de quoi s'affliger. Mais votre perte pour être an- cienne en quelque sorte, n'en est pas moins réelle et pas moins irréparable ; et voilà sur quoi doivent tomber vos regrets ; vous avez un véritable ami de moins, et un ami qui ne se remplace pas. Puissiez- vous n'avoir jamais plus à le pleurer dans la suite que vous ne le pleurez aujourd hui ! Mais telle est la loi de la nature , il faut baisser la tète et se résigner.
La nature qui se ranime me ranime aussi. Je re- prends des forces et j herborise. Le pavs où je suis se- roit très agréable s il avoit d'autres habitants; j'avois semé quelques plantes dans le jardin , on les a dé- truites. Cela m'a déterminé à n'avoir plus d'autre jardin que les prés et les bois. Tant que j'aurai la force de m y promener , je trouverai du plaisir à vivre ; c'est un plaisir que les hommes ne m'ôteront pas , parcequ'il a sa source en-dedans de moi.
a54 CORRESPONDANCE.
871. — A M. LE PRINCE DE CONTï.
Bourgoin, le 3i mai 1769.
Monseigneur,
Puisque votre altesse sérénissime n'approuve pas que je dispose de moi sans ses ordres, et puisque je ne veux en rien lui déplaire, il faut qu'elle daigne en- durer les importunités que ma situation rend indis- pensables.
Je ne puis rester volontairement ici, ni choisir mon habitation dans le lieu qu'il vous a plu, monseigneur, de me désigner. Mes raisons ne peuvent s'écrire. J'ai cent fois été tenté de partir à tout risque pour porter à vos pieds les éclaircissements qu'il m importe qui soient connus de vous et de vous seul. Avant de céder à cette tentation qui devient plus forte de jour en jour, je crois devoir vous en instruire. Daignez l'ap- prouver, et n'avoir pas plus d égard à mes périls que je n'en veux avoir moi-même, parcequ'il n'est pas de la magnanimité de votre ame de vouloir ma sûreté aux dépens de mon honneur.
Si je suis assez malheureux pour que votre altesse sérénissime se lefuse à cette audience, je la suppUé au moins d'approuver que je choisisse moi-même, dans le royaume, le lieu de mon habitation; que je le choisisse en toute liberté, sans être obligé d'indiquer ce lieu d'avance, parceque je ne puis juger de celui qui me conviendra qu'après en avoir fait l'essai.
Si nul de ces deux partis n'obtient l'agrément de
AN]NÉE 1769. 255
votre altesse sérénissime, je le lui demande au moins pour sortir du rovaume à la faveur d'un passe-pori pareil au jirccédent que m'accorda Al. de Ghoiseul, et dont je n ai pu ni dû faire usage.
Enfin, monseigneur, si vous n'approuvez aucune de ces propositions , ou (]ue vous ne m'honoriez d'au- cune réponse, je prends le ciel à témoin de mon pro- fond respect pour vos ordres et de Tardent désir que j'ai de mériter toujours vos bontés; mais comme rien ne peut me dispenser de ce que je me dois à moi- même, dans l'extrémité où je suis, je disposerai de moi comme mou cœur me l'inspirera.
Veuillez, monseigneur, agréer avec bonté mon pro- fond respect.
872. — A M, DU PEYROU.
Ce 12 juin 1 76g.
Recevez , mon cher hôte, mes félicitations et celles de madame Renou , sur votre mariage ; nous faisons l'un et l'autre les vœux les plus sincères pour que vous y trouviez et que vous y rendiez à votre épouse ce rare et précieux bonheur qui en fait un lien céleste et sans lequel il n'est qu'une chaîne de misère ; car il n'y a point de milieu. Elle nous a paru fort aimable à l'un et à l'autre , et d'un fort bon caractère , autant que nous en avons pu juger sur une connoissance aussi superficielle. Nous apprendrons avec joie que le jugement avantageux que nous en avons porté est confirmé par votre expérience. Vous avez , mon cher hôte, une grande et belle tâche à remplir. La sienne
256 CORRESPONDANCE.
est plus grande et plus belle encore. Si elle la remplit, comme le choix d un homme sensé nous le fait es- pérer, elle méritera Testime et le respect de toute la terre, et c'est un tribut que nos cœurs lui paieront avec plaisir.
Le ressentiment de goutte dont vous paroissez me- nacé nous tient en peine sur l'état présent de votre santé. Donnez-m en dos nouvelles, je vous prie. Mé- nagez-la , c est un soin que votre état rend très néces- saire. Nous vous embrassons lun et l'autre, et vous prions de faire agréer nos salutations à madame du Peyrou.
873.— A MADAME LATOUR.
A Monquin ,1e i g j uin 1 769.
Connoître mon cœur et lui rendre justice, c'est en montrer un bien digne de son attachement. Il y a trois lignes dans votre dernière lettre, chère Marianne, qui m'ont encore plus touché que tout ce que vous m'avez écrit jusqu'ici. Vous comptez sur mes senti- ments; vous avez d'autant plus raison, que vous m'avez appris à compter sur les vôtres, et que toute personne dont je serai sûr d'être aimé, fût-elle bien moins aimable que vous, aura toujours de ma part plus que du retour. Je sens plus que vous, croyez- moi, notre éloignement; mais quand vous pourriez me venir voir ici, je n'y consentiiois pus; plus vous m'aimez, plus vous seriez affligée. ISous étions amis sans nous être jamais vus, nous le serons, et, s'il le fout, sans nous revoir. J'étois néghgent à écrire; à
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I
ANNÉE I'Ch). 267
présent que vous m'imitez un peu, je ne serai pas plus exact; mais dussé-je ne vous plus voir et ne vous plus écrire, le besoin de vous aimer et la douceur de le satisfaire feront partie de mon être aussi long- temps qu'il sera ce qu'il est.
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A LA MEME.
A .Monquin , le 4 juillet 1 769.
Rassurez-vous, belle Marianne, j'ai regret aux in- quiétudes que je vous ai données. J ai voulu mettre à l'épreuve votre sensibilité; le succès a passé mon attente; je vous promets de ne plus faire avec vous de pareils essais. Adieu, belle Marianne; puissiez-vous ne voir jamais autour de vous que bonlieur et pro- spérité! Quand on s affecte ainsi des peines de ses amis, ou n'en doit avoir que d heureux.
875. — A M. DU PEYROU.
A Nevers, 1»^ 21 juillet 1769.
Je n'aurois pas tardé si long-temps, mon cher hôte, à vous remercier du livre de M. Haller, et à vous en accuser la réception , sans mon départ un peu préci- pité, pour venir rendre mes devoirs à mon ancien hôte de Trye, tandis qu'il se trou voit rapproché de moi. Après huit jours de séjour en cette ville, je compte en repartir demain pour Lyon, et de là pour Monquin, où j'ai laissé madame Renou, et où j'espère trouver de vos nouvelles, n'en ayant pas eu depuis votre mariage, au bonheur duquel vous ne doutez pas, je m'en flatte, de l'intérêt vif et vrai que prend
XX. ij
258 CORRESPONDANCE,
votre concitoyen. Je ne doute pas que l'habitation de la campagne ne tire en ce moment un nouveau charme de celle avec qui vous la partagez, et que vous n y repreniez même le goût de l'herborisation, ne fût-ce que pour lui offrir des guirlandes mieux assorties. J'aurois bien voulu pouvoir y joindre de très jolies fleurs que j'ai trouvées sur ma route; ce beau pays, peu connu des botanistes, est abondant en belles plantes, dont j'aurois enrichi mon herbier si j avois eu l'esprit de porter avec moi un porte-feuille. Je ne puis vous parler encore du catalogue de M. Ga- gnebin, à qui j'en fais, ainsi qu'à vous, bien des re- merciements, non plus que du Haller, n'a vaut fait que parcourir bien rapidement 1 un et l'autre. J ai déjà dans mon herbier une grande partie des plantes que contient le premier; et quant à l'autre, je le trouve imprimé avec une extrême négligence et plein de fautes impardonnables, j'entends fautes d'impres- sion. Il ne laissera pas pour cela de m'étre toujours précieux par lui-même et par la main dont il me vient. Adieu, mon cher hôte; mes hommages, je vous sup- plie, à votre chère épouse, et mes amitiés à M. Jean- nin. Je vous embrasse de tout mon cœur.
876. — AU MÊME.
Mouquin, le 12 août 1769.
De retour ici, mon cher hôte, deNevers, d'où je vous ai écrit une lettre qui, j'espère, vous sera par- venue, j'y ai trouvé la vôtre du 9 juillet, où je vois et sens en la lisant les douloui-euses incisions que vous
Aïs NÉE 1769. 2 5l7
avez souffertes, et qui ont abouti à vous tirer du tuf du bout des doigts. Voilà, je lavoue, une manière d'escamoter dont je n'avois pas l'idée. Comment peut- on avoir du tuf dans le bout des doigts? Cela me passe, et j'aimerois autant, pour la vraisemblance, riiistoire de cet homme qui voraissoit des canifs et des écritoires. Mais enfin, là oîi le vrai parle, la vrai- semblance doit se taire, et puisqu'il faut convenir qu il peut y avoir du tuf là où il s'en trouve, je suis toujours fort aise que vous soyez délivré de celui-là, et que vos douleurs de goutte en soient soulagées.
Vous voulez que je vous parle à mon tour de ma santé; j'ai peu de chose à vous en dire. Mon voyage m'a extrêmement fatigué par la chaleur, la poussière, et la voiture; mais, chemin faisant, j ai vu des plantes nouvelles qui m'ont amusé, et après quelques jovirs de repos me voilà prêt à repaitir demain pour aller herboriser sur le mont Pila avec ÎNl. le gouverneur de Bourgoin , et quelques autres messieurs à qui je tâche de persuader qu'ils aiment la botanique, et qui en effet y ont fait quekjue progrès. Notre pèlerinage doit être de sept ou huit jours, et toujours pédestre, comme celui que nous fimes ensemble à Bienne. La première journée d'ici à Vienne est très forte pour moi, qui d'ailleurs ne me sens pas extrêmement bien, et il faut que je compte beaucoup sur le bien que me font or- dinairement les voyages pédestres, pour ne pas re- noncer à celui-là. Mais , après avoir mis la partie en train, la rompre seroit à moi de mauvaise grâce, et j'aime mieux courir quelques risques que paroître. trop inconstant Je compte à mon retour trouver ici
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26o CORRESPONDANCE.
de vos nouvelles, et apprendre que votre singulière opération vous a en effet délivré d'une attaque de goutte, comme vous l'avez espéré.
Votre Haller me fait toujours grand plaisir, mais je le trouve toujours plus rempli de fautes d impres- sion. La moitié des phrases de Linnaeus qu'il cite sont estropiées, et un très grand nombre de chiffres des tables et citations sont faux, de sorte qu'on ne sait presque où aller chercher tout ce qu'il indique; j ai vu peu de livres aussi considérables imprimés si négligemment. Le catalogue de M. Gagnehin est exact, net, mais sans ordie, de sorte qu on ne sait coumient y chercher la plante dont on a besoin. Au reste, l'un et l'autre de ces deux ouvrages peut donner des in- structions utiles, dont je profite de mon mieux en pensant à vous. Quand je serai revenu de Pila (si j en reviens heureusement), je vous marquerai ce que j'y aurai trouvé de plus ou de moins que dans le cata- logue de M. Gagnebin.
877.— A MADAME ROUSSEAL.
Monquin, ce samedi 12 août 1769.
Depuis vingt-six ans, ma chère amie, que notre union dure, je n'ai cherché mon bonheur que dans le vôtre , je ne me suis occupé qu'à tâcher de vous rendre heureuse ; et vous avez vu par ce que j'ai fait en dernier lieu , sans m'y être engagé jamais , que votre honneur et votre bonheur ne m'étoient pas moins chers l'un que l'autre. Je m'aperçois avec dou- leur que le succès ne répond pas à mes soins, et qu'ik
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lie vous sont pas aussi doux à recevoir qu il me l'est de vous les rendre. Je sais que les sentiments de droi- ture et d honneur avec lesquels vous êtes née ne s'alté- reront jamais en vous ; mais quant à ceux de tendresse et d'attachement, qui jadis étoient réciproques, je sens qu ils n'existent plus que de mon côté. Ma chère amie , non seulement vous avez cessé de vous plaire avec moi, mais il faut que vous preniez beaucoup sur vous pour y rester quelques moments par complai- sance. Vous êtes à votre aise avec tout le monde hors avec moi ; tous ceux qui vous entourent sont dans vos secrets excepté moi , et votre seul véritable ami est le seul exclus de votre confidence. Je ne vous parle point de beaucoup d'autres choses. Il faut prendre nos amis avec leurs défauts , et je dois vous passer les vôtres comme vous me passez les miens. Si vous étiez heu- reuse avec moi , je serois content; mais je vois claire- ment que vous ne l'êtes pas, et voilà ce qui me dé- chire. Si je pouvois faire mieux pour y contribuer, je le ferois et je me tairois; mais cela n'est pas possible. Je n'ai rien omis de ce que j'ai cru pouvoir contribuer à votre félicité ; je ne saurois faire davantage , quelque ardent désir que j en aie. En nous unissant , j'ai fait mes conditions ; vous y avez consenti , je les ai rem- plies. Il n'v avoit qu'un tendre attachement de votre part qui pût m'engager à les passer et à n écouter que notre amour au péril de ma vie et de ma santé. Con- venez, ma chèie amie, que vous éloigner de moi n'est pas le moyen de me rapprocher de vous : c'étoit pour- tant mon intention, je vous le jure; mais votre refroi- dissement m'a retenu , et des agaceries ne suffisent
262 CORRESPONDANCE,
pas pour m'attircr lorsque le cœur me repousse. En ce moment même où je vous écris, navré de détresse et d'affliction , je n'ai pas de désir plus vif et plus vrai que celui de finir mes jours avec vous dans Tunion la plus parfaite, et de n'avoir plus qu'un lit lorsque nous u'aurons plus qu'une ame.
Rien ne plaît, rien n'agrée de la part de quelqu'un qu'on n aime pas. Voilà pourquoi , de quelque façon que je m'v j^renne, tous mes soins, tous mes effoits, auprès de vous sont insuffisants. Le cœur, ma chère amie, ne se commande pas, et ce mal est sans re- mède. Cependant, quelque passion que j'aie de vous voir heureuse à quelque prix que ce soit , je n'aurois jamais songé à m éloigner de vous pour cela , si vous n'eussiez été la première à m'en faire la proposition. Je sais bien qu'il ne faut pas donner trop de poids à ce qui se dit dans la chaleur d une querelle; mais vous êtes revenue trop souvent à cette idée pour qu'elle n'ait pas fait sur vous quelque impression. Vous con- uoissez mon sort , il est tel qu'on n'oseroit pas même le décrire, parcequ'on n'y sauroit ajouter foi. Je navois, chère amie, qu'une seule consolation, mais bien douce , c'étoit d'épancher mon cœur dans le tien ; quand j'avois parlé de mes peines avec toi , elles étoient soulagées; et quand tu m'avois plaint, je ne me trou- vois plus à plaindre. Il est sur que , ne trouvant plus que des cœurs fermés ou faux, toute ma ressource, toute ma confiance est en toi seule ; le mien ne peut vivre sans s'épancher, et ne peut s épancher qu avec toi. Il est sûr que, si tu me manques et que je sois ré- duit à vivre absolument seul, cela m'est impossible.
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et )o suis un horame mort. Mais je mourrois cent fois plus cruellement encore, si nous continuions de vivre ensemble en mésintelligence , et que la confiance et Tamitié s'éteignissent entre nous. Ah, mon enfant! à Dieu ne plaise que je sois réservé à ce comble de mi- sère! Il vaut mieux cent fois cesser de se voir , s'aimer encore , et se regretter quelquefois. Quelque sacrifice qu'il faille de ma part pour te rendre heureuse, sois-le à quelque prix que ce soit, et je suis content.
Je le conjure donc, ma chère femme , de bien ren- trer en toi-même, de bien sonder ton cœur, et de bien examiner s il ne seroit pas mieux pour l'un et pour l'autre que tu suivisses ton projet de te mettre en pen- sion dans une communauté pour t'épargner les désa- gréments de mon humeur, et à moi ceux de ta froi- deur; car, dans Tétat présent des choses, il est im- possible que nous trouvions notre bonheur l'un avec Tautre : je ne puis rien changer en moi, et j'ai peur que tu ne puisses rien changer en toi non plus. Je te laisse parfaitement libre de choisir ton asile et d'en changer sitôt que cela te conviendra. Tu n'y man- queras de rien, j'aurai soin de toi plus que de moi- même ; et sitôt que nos cœurs nous feront mieux sentir combien nous étions nés l'un pour l'autre , et le vrai besoin de nous réunir , nous le ferons pour vivre en paix et nous rendre heureux mutuellement jusqu'au tombeau. Je n'endurerois pas l'idée d'une séparation éternelle ; je n'en veux qu'une qui nous serve à tous deux de leçon; je ne l'exige point même, je ne l'im- pose point ; je crains seulement qu'elle ne soit de- venue nécessaire. Je t'en laisse le juge et je m'en rap-
264 COURE.SPONDANCE.
porte à ta décision. La seulecliose que j exige, si nous en venons là, c'est que le parti que tu jugeras à propos de prendre se prenne de concert entre nous : je te promets de me prêter là-dessus en tout à ta volonté, autant qu elle sera raisonnable et juste, sans humeur de ma part et sans chicane. Mais quant au parti que tu voulois prendre dans ta colère de me quitter et de t'éclipser sans que je m'en mélasse et sans que je susse même oii tu voudrois aller, je n y consentirai de ma vie, parcequ'il seroit honteux et déshonorant pour 1 un et pour l'autre, et contraire à tous nos enga- gements.
Je vous laisse le temps de bien peser toutes choses. Réfléchissez pendant mon absence au sujet de cette lettre. Pensez à ce que vous vous devez, à ce que vous me devez, à ce que nous sommes depuis long- temps lun à 1 autre, et à ce que nous devons être jus- qu à la fin de nos jours , dont la plus grande et la plus belle partie est passée, et dont il ne nous reste que ce qu'il faut pour couronner une vie infortunée, mais innocente, honnête, et vertueuse, par une fin qui l'honore et nous assure un bonheur durable. Nous avons des fautes à pleurer et à expier; mais, çraces au ciel, nous n'avons à nous reprocher ni noirceurs ni crimes : n effaçons pas par 1 imprudence de nos derniers jours la douceur et la pureté de ceux que nous avons passés ensemble.
Je ne vais pas faire un voyage bien long ni bien périlleux; cependant la nature dispose de nous au moment que nous y pensons le moins. Vous con- noissez trop mes vrais sentiments pour craindre qu à
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quelque degré que mes malheurs puissent aller, je sois homme à disposer jamais de ma vie avant le temps que la nature ou les hommes auront maïqué. Si quelque accident doit terminer ma carrière, soyez bien sûre, quoi qu'on puisse dire, que ma volonté n'y aura pas eu la moindre part. J'espère me retrouver en bonne santé dans vos bras, d'ici à quinze jours au plus tard; mais s'il en étoit autrement, et que nous n'eus- sions pas le bonheur de nous revoir , souvenez-vous en pareil cas de Ihomme dont vous êtes la veuve , et d'honorer sa mémoire en vous honorant. Tirez-vous d'ici le plus tôt que vous pourrez. Qu'aucun moine ne se mêle de vous ni de vos affaires en quelque façon que ce soit. Je ne vous dis point ceci pai- jalousie, et je suis bien convaincu qu'ils n'en veulent point à votre personne; mais n'imjaorte, profitez de cet avis, ou soyez sûre de n'attirer que déshonneur et calamité sur le reste de votre vie. Adressez-vous à M. de Saint- Germain pour sortir d ici; tâchez d'endurer 1 air mé- prisant de sa femme par la certitude que vous ne 1 avez pas mérité. Cherchez à Paris, à Orléans, ou à lilois, une communauté qui vous convienne, et tâchez d'v vivre plutôt que seule dans une chambre. Ne comptez sur aucun ami; vous n'en avez point ni moi non plus, soyez-en sûre; mais comptez sur les hon- nêtes gens, et soyez sûre que la bonté de cœur et l'é- quité d'un honnête homme vaut cent fois mieux que l'amitié d'un coquin. C'est à ce titre d'honnête homme que vous pouvez donner votre confiance au seul homme de lettres que vous savez que je tiens pour
266 CORRESPONDANCE,
tel *. Ce n'est pas un ami chaud, mais c'est un homme drcjit qui ne vous trompera pas, et qui n insuhera pas ma mémoire, parcequ'il m'a bien connu et (|u il est juste; mais il ne se compromettra pas, et je ne désire pas qu'il se compromette. Laissez tranquillement exé- cuter les complots faits contre votre mari; ne vous tourmentez point à justifier sa mémoire outragée ; contentez-vous de rendre honneur à la vérité dans l'occasion, et laissez la Providence et le temps faire leur œuvre; cette œuvre se fera tôt ou tard. IS'e vous rapprochez plus des grands; n'acceptez aucune de leurs offres, encore moins de celles des gens de lettres.' .l'exclus nommément toutes les femmes qui se sont ilites mes amies. J excepte madame Dupin et madame de Chenonceaux; l'une et 1 autre sont sûres à mon égard et incapables de trahison. Parlez-leur quel- quefois de mes sentiments pour elles; ils vous sont connus. Vous aurez assez de quoi vivre indépendante avec les secours que M. du Peyrou a dessein de vous donner, et qu'il vous doit, puisqu'il en a reçu l'argent. Si vous aimez mieux vivre seule chez vous que chez des religieuses , vous le pouvez; mais ne vous laissez pas subjuguer, ne vous livrez pas à vos voisines, et ne vous fiez pas aux gens avant de les connoitre. Je finis ma lettre si à la hâte que je ne sais plus ce que je dis. Adieu, chère amie de mon cœur : à vous revoir; et, si nous ne nous revoyons pas, souvenez-vous toujours du seul ami véritable que vous ayez eu et que vous aurez jamais. Je ne me signerai pas Renou, puisque
Diiclos, morl en 1772-
ANiNÉE 1769. '^.67
ce nom fut fatal à votre tendresse; mais, pour ce mo- ment, j'en veux reprendre un que votre cœur ne sau
roit oublier.
J. J. Rousseau.
878. — A M. LALLIAUD.
Montjuin, le 27 août 1769.
Un voyage de botanique, monsieur, que j'ai fait au mont Pila presque en arrivant ici , m'a privé du plaisir de vous répondre aussitôt que je l'aurois dû. Ce voyage a été désastreux, toujours de la pluie; j'ai trouvé peu de plantes, et j'ai perdu mon chien, blessé par un autre et fugitif : je le croyois mort dans les bois de sa blessure, quand à mon retour je l'ai trouvé ici bien portant, sans que je puisse imaginer com- ment il a pu faire douze lieues et repasser le Rhône dans l'état où il étoit. Vous avez, monsieur, la dou- ceur de revoir vos pénates et de vivre au milieu de vos amis. Je prendrois part à ce bonheur en vous en voyant jouir, mais je doute que le ciel me destine à ce partage. J'ai trouvé madame Renou en assez bonne santé : elle vous remercie de votre souvenir, et vous salue de tout son cœur. J'en fais de même, étant forcé d'être bref à cause du soin que demandent quelques plantes que j*ai rapportées , et quelques graines que je destinois à madame de Portland, le tout étant ar- rivé ici à demi pourri par la pluie. Je voudrois du moins en sauver quelque chose, pour n'avoir pas perdu tout-à-fait mon voyage, et la peine que j'ai prise à les recueillir. Adieu, mon cher M. Lalliaud; conservez-vous , et vivez content.
268 CORRESPONDANCE.
879. — A M. MOULTOU.
Monquin , le 8 septembre 1 769.
Sans une foulure à la main , cher Moultou, qui me fait souffrir depuis plusieurs jours, je nie livrerois à mon aise au plaisir de causer avec vous ; mais je ne désespère pas d'en retrouver une occasion plus com- mode : en attendant, recevez mon remerciement de votre bon souvenir, et de celui de madame Moultou , dont je me consolerai difficilement d'avoir été si près sans la voir. Je veux croire qu'elle a quelque part au plaisir que vous m'avez fait de m'amener votre fils , et cela m'a rendu plus touchante la vue de cet aimable enfant. .le suis fort aise qu'il soit un peu jaloux, dans ce qu'il fait, de mon approbation : il lui est toujours aisé de s'en assurer par la vôtre; car sur ce point, comme sur beaucoup d'autres , nous ne saurions ])enser différemment vous et moi.
Je ne suis point surpris de ce que vous me mar- quez des dispositions secrètes des gens qui vous en- tourent : il y a long-temps qu'ils ont changé le patrio- tisme en égoïsrae, et 1 amour prétendu du bien public n est plus dans leurs cœurs que la haine des partis. Garantissez le vôtre, ô cher Moultou, de ce sentiment pénible qui donne toujours plus de tourment que de jouissance, et qui, lors même qu'il l'assouvit, venge dans le cœur de celui qui l'éprouve le mal qu il fait à son ennemi. Paradis aux bienfaisants, disoit sans < esse le bon abbé de Saint-Pierre : voilà un paradis
ANNÉE 1769. 269
que les méchants ne peuvent ôter à personne, et qu'ils se doiineroient, s ils en connoissoient le prix. Adieu, cher Moultou ; je vous embrasse.
880. — A M. DU PEYROU.
Monqiiin, le 16 septembre 1769.
Je n'aurois pas attendu , mon cher hôte, votre lettre du 5 septembre pour répondre à celle du 6 août, si à mon retour du mont Pila je ne me fusse foulé la main droite par une chute qui m'en a pendant quelque temps jjéné Tusage. Je suis bien charmé de n ap- prendre votre accès de goutte qu'à votre convales- cence; c'est une grande consolation , quand on souffre , d'attendre ensuite de longs intervalles, durant les- quels on ne souffrira plus; et je ne suis pas surpris que les tendres soins de votre aimable Heniiette fassent une assez grande diversion à vos souffrances pour vous les laisser beaucoup moins sentir. Vous devez vous trouver trop heureux de gagner à son service des accès de goutte dans lesquels vous êtes servi par ses mains. Vous êtes assurément bien faits, l'un pour donner, l autre pour sentir tout le prix des soins du plus pur zèle et de la plus tendre amitié ; mais cependant, aux charmes près qu'elle seule y peut ajouter, des soins de cette espèce ne doivent pas être absolument nouveaux pour vous. Je suis plus que flatté, je suis touché qu'elle se souvienne avec plaisir de notre ancienne connoissance. J'aurois été trop heureux de pouvoir la cultiver; mais les attache- ments fondés sur l'estime, tels que celui que j'ai
270 coRR^.s^o^'DA^'CE.
conçu pour elle, n'ont pas besoin de Thabitude de se voir pour s'entretenir et se renforcer. Fût-elle beau- coup moins aimable, les respectables devoirs qu'elle remplit si bien près de vous lu rendent trop estimable à tout le monde pour ne la pas rendre clière aux honnêtes gens, et surtout à vos amis. A l'égard des échecs, malgré tout ce que vous me dites de son ha- bileté, vous me permettrez de douter que ce soit le jeu auquel elle joue le mieux; et, si jamais j ai le plaisir de faire une partie avec elle, je lui dirai, et de bien bon cœur, ce que je disois. jadis à un grand prince * : « Je vous honore trop pour ne pas gagner « toujours. »
Vous aviez grande raison, mon cher hôte, d'at tendre la relation de mon herborisation de Pila; car, parmi les plaisirs de la faire, je comptois beaucoup sur celui de vous la décrire. Mais les premiers ayant manqué me laissent peu de quoi fournir à l'autre. Je partis ^ pied avec trois messieurs, dont un médecin, qui faisoient semblant d aimer la botanique, et qui, désirant me cajoler, je ne sais pourquoi, s'imaginèrent qu'il n'y avoit rien de mieux pour cela que de me faire bien des façons. Jugez comment cela s'assortit, non seulement avec mon humeur, mais avec 1 aisance et la gaieté des voyages pédestres. Ils m ont trouvé très maussade, je le crois bien; ils ne disent pas que c est eux qui m'ont rendu tel. Il me semble que malgré la pluie nous n'étions point maussades à Brot ni les uns ni les autres. Premier article. Le second est que nous avons eu mauvais temps presque durant toute la
* Le prince de Conti.
ANNÉE 1769. 271
route; ce qui n'amuse pas quand on ne veut qu'her- boriser, et que, faute dune certaine intimité, 1 on u a que cela pour point de ralliement et pour ressource. Le troisième est que nous avons trouvé sur la mon- tajjne un très mauvais gîte; pour lit, du foin ressuant et tout mouillé, hors un seul matelas rembourré de puces, dont, comme étant le Saucho de la troupe, j'ai été pompeusement {^ratifié. Le quatrième, des ac- cidents de toute espèce : un de nos messieurs a été mordu d'un chien sur la montagne. Sultan a été demi-massacré d'un autre chien; il a disparu, je lai cru mort de ses blessures ou mangé du loup; et ce qui me confond est qu'à mon retour ici je 1 ai trouvé tranquille et parfaitement guéri, sans que je puisse imaginer comment, dans l'état où il étoit, il a pu faire douze grandes lieues et surtout repasser le Rhône, qui n'est pas un petit ruisseau, comme disoit du Khin M. Cbazeron. Le cinquième article, et le pire, est que nous n'avons presque rien trouvé, étant allés trop tard pour les fleurs, trop tôt pour les graines, et n'ayant eu nul guide pour trouver les bons endroits. Ajoutez que la montagne est fort triste, inculte, dé- serte , et n'a rien de l'admirable variété des montagnes de Suisse. Si vous n'étiez pas devenu un profane, je vous ferois ici l énumération de notre maigre collec- tion; je vous parlerois du méum, de Xoieille dows, du doronic, de la bistorte, du napel, du thymelœa, etc. Mais j'espère que quand M. d Escherny, qui a appris la botanique en trois jours, sera près de vous, il vous expliquera tout cela. Parmi toutes les plantes alpines très communes, j'en ai trouvé trois plus curieuses
2-72 CORRESPONDANCE,
cjui liront fait ^rand plaisir. L'une est ronrt'*;?^ (œno- therabiennis), que j ai trouvée aux bords du Rhône, et que j'avois déjà trouvée à mon voyajje de Kevers au bord de la Loire. La seconde est le Imteron bleu des Alpes, sonchus Alpiniis, qui m'a fait d'autant plus de plaisir que j ai eu peine à le déterminer, m'obstinant à le prendre pour une laitue ; la troisième est le lichen fslandicus , que j ai d abord reconnu aux poils courts qui bordent les feuilles. Je vous ennuie avec mon pédant étalage; mais si votre Henriette prenoit du goût pour les plantes, comme mon foin se transfor- meroit bien vite en fleurs! Il faudroit bien alors, malgré vous et vos dents, que vous devinssiez bota- niste.
881. —A M. L. C. D. L.
Monquin, le 10 octobre 1769.
Me voici, monsieur, en vous répondant, dans une situation bien bizarre, sachant bien à qui, mais non pas à quoi : non que tout ce que vous écrivez ne mé- rite bien qu'on s en souvienne, mais parceque je ne me souviens plus de rien. J'avois mis à part votre lettre pour y répondre, et, après avoir vingt fois ren- versé ma chambre et tous les fatras qui la remplissent, je n'ai pu parvenir à retrouver cette lettre : toutefois je n'en veux pas avoir le démenti, ni que mon étour- derie me prive du plaisir de vous écrire. Ce ne sera pas, si vous voulez, une réponse; ce sera un bavar- dage de rencontre, pour avoir, aux dépens de votre patience, l'avantage de causer un moment avec vous.
ANKÉL 1769. 273
Vous me palliez, monsieur, du nouveau-né, dont je vous Fais mes bien cordiales félicita lions: voilà vos pertes réparées; que vous êtes heureux de voir les plaisirs paternels se multiplier autour de vous ! Je vous le dis, et bien du fond de mon cœur, quiconque a le bonheur de pouvoir remplir des soins si chers trouve chez lui des plaisirs plus vrais que tous ceux du monde, et les plus douces consolations dans l'ad- versité. Heureux qui peut élever ses enfants sous ses yeux! Je plains un père de famille obligé d'aller cher- cher au loin la fortune ; car pour le vrai bonheur de la vie, il en a la source auprès de lui.
Vous me parliez du logement auquel vous aviez eu la bonté de songer pour moi. Vous avez bien, mon- sieur, tout ce qu'il faut pour ne pas me laisser renon- cer sans regret à l'espoir d'être votre voisin : et pour- quoi y renoncer ? qu est-ce qui empécheroit que , dans une saison plus douce, je n'allasse vous voir, et voir avec vous les habitations qui pourroient me convenir? S'il s'en trouvoit une assez voisine de la vôtre pour me procurer l'agrément de votre société il y auroit là de quoi racheter bien des inconvénients, et, pourvu que je trouvasse à peu près le plus néces- saire, de quoi me consoler de n'avoir pas ce qui le se- roit moins.
Vous me parliez de littérature ; et précisément cet article , le plus plein de choses et le plus digne d'être retenu , est celui que j ai totalement oublié. Ce sujet qui ne me rappelle que des idées tristes , et que l'instinct éloigne de ma mémoire , a fait tort à lesprit avec le- quel vous l'avez traité : je me suis souvenu seulement x.x. ï8
"■'î CORRESPONDANCE.
274
que vous étiez très aimable, même en traitant un
sujet que je n'aimois plus.
Vous me parliez de botanique et d'herborisations. C'est un objet sur lequel il me reste un peu plus de mémoire ; encore ai-je grand'peur que bientôt elle ne s'en aille de même avec le fjoût de la chose, et qu'on ne parvienne à me rendre désagréable jusqu'à cet in- nocent amusement. Quelque ignorant que je sois en botanique , je ne le suis pas au ])oint d aller , comuie on vous l'a dit, chercher en Europe une plante qui empoisonne par son odeur; et je pense, au contraire, qu'il y a beaucoup à rabattre des qualités prodi- gieuses , tant en bien qu en mal , que riguo>ance, la charlatanerie, la crédulité, et quelquefois la méchan- ceté, prêtent aux plantes, et qui, bien examinées , se réduisent pour l'ordinaire à très peu de chose , sou- vent tout-à-fait à rien. .1 allois à Pila faire avec trois messieurs , qui faisoient semblant d'aimer la bota- nique, une herborisation dont le principal objet étoit un commencement d'herbier pour l'un des trois , à qui j'avois tâché d inspirer le goût de cette douce et aimable étude. Tout en marchant , M. le médecin M*** m'appela pour me montrer , disoit-il , une très belle ancolie. Comment, monsieur, uneancolie! lui dis-je en voyant sa plante; c'est le napel. Là-dessus je leur racontai les fables que le peuple débite en Suisse sur le napel ; et j'avoue qu'en avançant et nous trou- vant comme ensevelis dans une forêt de napels , je crus un moment sentir un peu de mal de tête, dont je reconnus la chimère et ris avec ces messieurs presque au même instant.
ANNÉE 1769. 275
Mais an lieu d'une plante à laquelle je n'avois pas songé, j'ai vraiment et vainement cherché à Pila uno fontaine glaçante, qui tuoit, à ce qu'on nous dit, qni- conque en buvoit. Je déclarai ([ue j'en voulois faire l'essai sur moi-même, non pas pour me tuer, je vous jure, mais pour désabuser ces pauvres gens sur la foi de ceux qui se plaisent à calomnier la nature , crai- gnant jusqu'au lait de leur mère, et ne voyant partout que les périls et la mort. J'aurois i)u de l'eau de cette fontaine comme M. Storck a mangé du napel. Mais au lieu de cette fontaine homicide qui ne s'est point trouvée , nous trouvâmes une fontaine très bonne , très fraîche, dont nous bûmes tous avec grand plaisir, et qui ne tua personne.
Au reste, mes voyages pédestres ayant été jusqu'ici tous très gais, faits avec des camarades d'aussi bonne humeur que moi , j'avois espéré que ce seroit ici la même chose. Je voulus d'abord bannir toutes les pe- tites façons de ville : pour mettre en train ces mes- sieurs , je leur dis des canons , je voulus leur en apprendre; je m'imaginois que nous allions chanter, criailler, folâtrer toute la journée; je leur fis mémo une chanson (l'air s'entend) que je notai, tout en marchant par la pluie, avec des chiffres de mon in- vention. Mais quand ma chanson fut faite, il n en fut plus question, ni d'amusements, ni de gaieté, ni de familiarité ; voulant être badin tout seul , je ne mé trouvois que grossier; toujours le grand cérémonial, et toujours monsieur don Japhet. A la finjemeletins pour dit; et, m'amusant avec mes plantes , je laissai ces messieurs s'amuser à me faire des façons. Je ne
18.
'2']6 CORRESPOINDANCE.
sais pas trop si mes longues rabâcheries vous amu- sent; je sais seulement que, si je les proiongeois en- core, elles vous ennuieroienl certainement à la fin. Voilà, monsieur, l'histoire exacte de ce tant célèbre pèlerinage, qui court déjà les quatre coins de la France, et qui remplira bientôt l'Europe entière de son risible fracas. Je vous salue, monsieur, et vous embrasse de tout mon cœur.
882.— A MADAME B.
Monquin, le 28 octobre 1769.
Si jen'avois été garde-malade, madame, et si je ne letois encore, j'aurois été moins lent et je serois moins bref à vous remercier du plaisir que m'a fait votre lettre, et du désir que j ai de mériter et cultiver la correspondance que vous daignez m'offrir. Votre caractère aimable et vos bons sentiments m étoient déjà assez connus pour me donner du regret de n'avoir pu leur rendre mon hommage en personne lorsqueje fus un instant votre voisin. Maintenant vous m'offrez , madame , dans la douceur de m'entretenir quelquefois avec vous, un dédommagement dont je sens déjà le prix , mais qui ne peut pourtant qu'à l'aide d'une ima^jination qui vous cherche suppléer au charme de voir animer vos yeux et vos traits par ces senti- ments vivifiants et honnêtes dont votre cœur me paroit pénétré. INe craignez point que le mien repousse laconfiancedont vous voulez bienm'honorer, et dont je ne suis pas indigne.
Adieu, madame; soyez sûre, je vous supplie, que
ANlNÉb: 1769. 7.77
mon cœur répond très bien au vôtre, et que c'est pour cela que ma plume n'ajoute rien.
883. — A M. DE SAliNT-GERMAlN.
A Monquin , le mardi 3i octobre 1769.
Il me reste, monsieur, un seul plaisir dans la vie, et qui m'est aussi doux que rare , celui de voir la face d un honnête homme. .Tugez de Tempressement avec lequel vous serez reçu quand vous voudrez bien faire l'obligeante course que vous me promettez. Les ca- deaux que veut me faire M ont l'air d'une plai- santerie. Je vous prie de vouloir lui faire bien des sa- lutations de ma part, quand vous lui écrirez.
Permettez, monsieur, que j'assure ici madame de
Saint-Germain de mon respect; que je Vous salue et
vous embrasse de tout mon coeur.
Renou.
884. — A M. DU PEYROU.
Monquin, le 1 5 novembre ij^ip-
Vous voilà , mon cher hôte , grâce à la rechute dont vous êtes délivré, dans un de ces intervalles heureux durant lesquels , n'entrevoyant que de loin le retour des atteintes de goutte , vous pouvez jouir de la santé, et même la prolonger ; et je suis bien sûr que le plus doux emploi que vous en pourrez faire sera de rendre la vie heureuse à cette aimable Henriette qui verse tant de douceurs et de consolations dans la vôtre. Les détails que vous me faites de la manière dont vous cultivez le fonds de sentiment et de raison que vous avez trouvé en elle, me font juger de l'agrément que
278 CORRESPONDANCE.
vous devez trouver dans une occupation si chérie, et me font désirer bien des fois dans la journée d'avoir la douceur d'en être le témoin : mais, appelé par de grands et tristes devoirs à des soins plus nécessaires, je ne vois aucune apparence à me flatter de finir mes jours auprès de vous. J en sens le désir, je lexécu- terois même s il ne tenoit qu'à ma volonté; la chose n est peut-être pas absolument impossible : mais je suis si accoutumé de voir tous mes vœux éconduits en toute chose, que j ai tout-à-fait cessé d en faire, et me borne à tacher de supporter le reste de mon sort en homme , tel qu il plaise au ciel de me 1 envoyer.
îse parlons plus de botanique, mon cher hôte; quoique la passion que j avois pour elle n ait fait qu augmenter jusqu'ici; quoique cette innocente et aimable distraction me fût bien nécessaire dans mon état, je la quitte, il le faut; n'en parlons plus. Depuis que j'ai commencé de m'en occuper, j ai fait une assez considérable collection de livres de botanique, parmi lesquels il y en a de rares et de recherchés par les bo- tanophiles, qui peuvent donner quelque prix à cette collection. Outre cela, j'ai fait sur la plupart de ces livres un grand travail par rapport à la synonymie, en ajoutant à la plupart des descriptions et des figures le nom de Linnaeus. Il faut s être essayé sur ces sortes de concordances pour comprendre la peine qu elles coûtent, et combien celle que j'ai prise peut en éviter à ceux à qui passeront ces mêmes livres, s'ils en veu- lent faire usage. Je cherche à me défaire de cette col- lection , qui me devient inutile et difficile à transporter. Je voudrois qu'elle pût vous convenir: et je ne déses-
AJNNP^E 1769. ing
père pas, quand vous aurez un jardin de plantes, ([ue vous ne repreniez le {joût de la botanique qui, selon moi, vous seroit très avantageux. En ce cas, vous auriez une collection toute faite, qui pourroil vous suffire, et que vous formeriez difficilement aussi complète en détail; ainsi j ai cru devoir vous la pro- poser avant que d en parler à personne : j en fais faire le catalogue ; voulez-vous que je vous le fasse passer? Je ne suis point surpris des soins, des longueurs, des frais inattendus , des embarras de toute espèce que vous cause votre bâtiment : vous avez dû vous y at- tendre, et vous pouvez vous rappeler ce que je vous ai écrit et dit à ce sujet quand vous en avez formé 1 entreprise. Cependant vous devez être à la fin de la grosse besogne, et ce qui vous reste à faire n est qu'un amusement en comparaison de ce qui est fait : à moins pourtant que vous ne donniez dans la manie de dé- faire et refaire; car, en ce cas, vous en avez pour la vie, et vous ne jouirez jamais. Refusez- vous totale- ment à cette tentation dangereuse, ou je vous prédis que vous vous en trouverez très mal.
885. — A M. LALLIAUD.
Monquin , le 3o novembre 1769.
J'apprends avec plaisir, monsieur, que vous jouis- sez, en bonne santé et avec agrément, du beau climat que vous habitez, et que vous êtes content à-la-fois de votre séjour et de votre récolte. Vous avez deviné bien juste que, tandis que lardeur du soleil vous forçoit encore quelquefois à chercher l'ombre, j'ctois
380 CORUESl'O^JDAlNCl!;.
réduit à garder mes tisons; et nous avions eu déjà de fortes gelées et des neiges durables long-temps avant la réception de votre lettre. Cela, monsieur, me cha- grine en une chose, c'est de ne pouvoir plus, pour cette année, exécuter votre petite commission des rosiers à feuilles odorantes, puisque ayant depuis long-temps perdu toutes leurs feuilles, ils seroient à présent impossibles à distinguer, et difficiles même à trouver. Je suis donc forcé de remettre cette recherche à Tannée prochaine; et je vous assure que vous me fournissez l'occasion d une petite herborisation très agréable , en songeant que je la fais pour votre jardin.
Je vous dois et vous fais, monsieur, bien des re- merciements des lauriers que vous avez la bonne in- tention de m'envoyer pour mon herbier, quoique je ne me rappelle point du tout qu'il en ait été question entie nous : ils ne laisseront pas de trouver leur place, et de me rappeler votre obligeant souvenir anssi long-temps que je resterai possesseur de mon herbier; car il pourroit dans peu changer de maître, ainsi que mes livres de plantes, dont je cherche à me défaire, étant sur le point de quitter totalement la bo- tanique.
J'ai fait votre commission auprès de madame de Lessert, et je ne doute pas que, dans sa première lettre, elle ne me charge de ses remerciements et sa- lutations pour vous. Elle a eu la bonté de me pour- voir d'une bonne épinette pour cet hiver; cet instru- ment me fait plaisir encore, et me donne quelques moments d'amusement ; mais il ne me fournit plus de itouvelles idées de musique, et je me suis vainement
ANNÉE 1769. 281
(îfCorcé d'en jeter quelques unes sur le papier; rien n'est venu, et je sens qu'il faut renoncer désoimais à la composition comme à tout le reste : cela n'est j)as surpienant.
Bonjour, monsieur; le beau soleil qu il fait ici dans ce moment me fait imaginer des promenades déli- cieuses en cette saison dans le pays où vous êtes; et. si j'v étois aussi, j aimerois bien à les faire avec von?.
Bonjour derechef ; portez-vous bien, amusez-vous, et donnez-moi quelquefois de vos nouvelles.
886. — A MADAME B.
Monquin, le 7 décembre 17*39-
Je présume, madame, que vous voilà heureuse- ment arrivée à Paris, et peut-être déjà dans le tour- billon de ces plaisirs bruvants dont vous pressentiez le vide, en vous proposant de les chercher. Je ne crains pas que vous les trouviez, à l'épreuve, plus substantiels pour un cœur tel que le vôtre me paroit être, que vous ne les avez estimes; mais il ])OUiroit résulter de leur habitude une chose bien cruelle, c'est qu'ils devinssent pour vous des besoins,, sans être des aliments; et vous voyez dans quel état cruel cela jette quand on est forcé de chercher son existence là où l'on sent bien qu ou ne trouvera jamais le bonheur. Pour prévenir un pareil malheur, quand on est dans le train d'en courir le risque, je ne vois guère qu une chose à faire, c'est de veiller sévèjement sur soi même, et de rompre cette habitude, ou du moins (ic linterrompre avant de s'en laisser subjuguer. Le mal
:i82 CORRESPONDANCE.
est que, clans ce cas comme dans un autre plus grave, on ne commence guère à craindre le joug que quand on le porte et qu'il n'est plus temps de le secouer; mais j'avoue aussi que quiconque a pu faire cet acte de vigueur dans le cas le plus difficile peut bien compter sur soi-même aussi dans l'autre; il suffit de prévoir qu on en aura besoin. La conclusion de ma morale sera donc moins austère que le début. Je ne blâme assurément pas que vous vous livriez, avec la modération que vous y voulez mettre, aux amuse- ments du grand monde où vous vous trouvez : votre à<;e, madame, vos sentiments, vos résolutions, vous donnent tout le droit d'en goûter les innocents plaisirs sans alarmes ; et tout ce que je vois de plus à craindre dans les sociétés où vous allez briller est que vous ne rendiez beaucoup plus difficile à suivre pour d'au- tres 1 avis que je prends la liberté de vous donner.
Je crains bien, madame, que l'intérêt peut-être un peu trop vif que vous m inspirez ne m'ait fait vous prendre un peu trop légèrement au mot sur ce ton de pédagogue que vous m invitez en quelque façon de prendre avec vous. Si vous trouvez mon radotage im- pertinent ou maussade, ce sera ma vengeance de la petite malice avec laquelle vous êtes venue agacer un ])auvr(; barbon qui se dépêche d'être sermonneur , pour éviter la tentation d'être encore plus ridicule. Je suis même un peu tenté, je vous l'avoue, de m'en tenir là : létat oii vous m'apprenez que vous êtes actuellement, et le vide du cœur, accompagné d une tristesse habi- luelle que laisse dans le vôtre ce tumulte qu'on ap- pelle société, me donnent, madame, un vif désir de
ANNÉE 1770. 283
recherchei avec vous s'il n'y auroit pas moyen de laire servir une de ces deux choses de remède à I autre; mais cela me mêneroit à des discussions si déplacées dans le train d amusements où je vous sup- pose, et que le carnaval dont nous approchons va prohablement rendre plus vils, qu'il me faudroit de votre part plus qu'une permission pour oser entamer cette matière dans un moment aussi désavantageux. Si vous m'entendez d'avance, comme je puis 1 espérer ou le craindre, dites-moi, de grâce, si je dois ]);irler ou me taire; et sovez sûre, madame, que dans i un ou Tautre cas je vous obéirai , non pas avec le même plaisir peut-être, mais avec la même fidélité.
887. — A M. DL PEYROU.
A Monquin, y janvier 1770
Excusez, mon cher hôte, le retard de ma réponse. Je ne vous ai jamais promis de l'exactitude, encore moins de la diligence ; et j'ai maintenant une inertie plus grande qu'à 1 ordinaire par la rigueur de la saison et par le froid excessif de ma chambre, où , le nez sur un feu presque aussi ardent que ceux tpie vous fai- siez faire à Trve , je ne puis garantir mes doigts de l'onglée.
.1 ai prévu et je vous ai prédit tout ce qui vous arrive au sujet de votre bâtiment, et dans le fond autant vaut qu'il vous occupe qu'autre chose; si c'est un tracas, c'est aussi un amusement. C est d'ailleurs la charge de votre état : il faut opter dans la vie entre être pauvre ou être affairé; trop heureux d'éviter un
284 CORRESPONDANCE.
troisième état quo je connois bien , c'est d'être à-la-
fois l'un et l'autre.
Grand merci, mon cher hôte, de la subite velléité qui vous prend de m'avoir auprès de vous. J'ai vu le temps que l'exécution de ce projet eut fait le bonheur de ma vie ; et si ce temps n'est plus, ce n'est assuré- ment pas ma faute. Vous m'exhortez à vous traiter tout-à-fait en étranger ou tout-à-fait en ami; l'alter- native me paroît dure, car votre exemple ne m'a pas laissé le choix , et votre cachet m'avertit sans cesse que nos deux âmes ne sauroient jamais se monter au même ton. Vous voulez que nous fassions un saut en arrière de trois ou quatre ans ; vous voilà bien leste avec votre goutte : pour moi , je ne me sens pas si dispos que cela ; et quand je pourrois me résoudre à faire ce saut une fois , je voudrois du moins être sûr de n'en avoir pas dans trois ou quatre ans un second à faire. Je vous avoue naturellement que si ce saut étoit en mon pouvoir, je ne le ferois pas seulement de trois, mais de huit.
Tout cela dit, je ne vous dissimulerai point que j effacerai difficilement de mes souveniis la douce idée que je m'étois faite d'achever paisiblement mes jours près de vous. J avoue même que l'aimable hô- tesse que vous m'avez donnée me rend cette idée infiniment plus riante. Si je pouvois lui faire ma cour au point de vous rendre jaloux du pauvre barbon , «^ela meparoîtroit fort plaisant et surtout fort agréable; et croyez-moi , mon cher hôte , vous aurez beau vous vanter d'en vouloir courir les risques, je vous con-.
ANNÉE 1770. 285
nois, votre mine stoique est admirable, mais seule- ment tant que vous êtes loin du danger.
V^otre conseil de ne point renoncer subitement et absolument à la botanique me paroit de fort bon sens , et je prends le parti de le suivre. Il est contre la na- ture de la chose de se prescrire ou de s'interdire d'avance un choix dans ses amusements. Quand le dégoût viendra, je cesserai d'herboriser; quand le goût reviendra , je recommencerai jusqu à ce qu'il me quitte derechef. Il est déjà revenu. Des plantes qu'on m'a envovées et des correspondances de botanicnie me l'ont rendu , et je doute qu'il s'éteigne jamais tout- à-fait. Gela n'empêchera pourtant pas que je ne me dé- fasse de mes livres et même de mon hejbier; et, si vous voulez tout de bon vous accommoder de l'un et de l'autre, je serai charmé qu ils tombent entre vos mains, qui, quoique vous eu disiez, ne seront jamais pour moi des mains tout-à-fait étrangères. Le désir que j'avois de vous envover le catalogue est une des causes qui ont retardé cette lettre. Le grand froid ne me permet pas, quant à présent, ce bouquinage; et, puisque vous ne voulez pas encore avoir ces livres, rien ne presse. Mais vous ne serez pas oublié, et vous aurez la préférence que vous avez Ihonnéteté de me demander, et qui en devient réellement une, car depuis ma dernière lettre on m'a demandé cette col- lection.
'M CORRESHONDAÎNCK.
888. — A M. MOCLTOU.
Monquin, le 9 janvier 1770.
Je comprends, mon cher Moultou, qu'une caisse Je confitures que j ai reçue de Montpellier est le ca- deau que vous m'aviez annoncé cet été , et auquel je ue songeois plus quand il est venu me surprendre en guet-apens. Que voulez-vous que je fasse d'un si {jrand magasin ? voulez-vous que je me mette marchand de sucre? il me semble que je n'étois pas trop appelé à ce métier; voulez-vous que je le mange? il en faudroit beaucoup, je l'avoue, pour adoucir les fleuves d'amer tume qu'on me fait avaler depuis tant d'années; mais c'est une amertume mielleuse et traîtresse, qui ne sauroit s'allier avec la franche douceur du sucre. Votre envoi, cher Moultou, n'est raisonnable qu'au casque vous vouliez venir m aider à le consommer; j en goû- terois alors la douceur dans toute sa pureté, il faudroit attendre, il est vrai, que la saison fût plus douce elle- même; car , quant à présent, la campagne n'est pas tenable ; il y fait presque aussi froid que dans ma chambre, où, près d'un grand feu, je gèle en me rôtissant, et l'onglée me fait tomber la plume des doigts.
Adieu , cher Moultou : mes deux moitiés embrasseni les deux vôtres , et tout ce qui vous est cher.
ANNÉE 1770. 287
889. — A MADAME B.
Monquiri, le 17 janvier 1770.
Votre lettre , madame , exi(jeroit une longue ré- ponse ; mais je crains que le trouble passa(j,or où je suis ne me permette pas de la faire connue il faudroit. Il m'est difficile de m'accoutumer assez aux outrajjes et à l'imposture, même la plus comique, pour ne pas sentir, à chaque fois qu on les renouvelle, les bouil- lonnements d'un cœur fier qui s'indigne précéder le ris moqueur qui doit être ma seule réponse à tout cela. Je crois pourtant avoir gagné beaucoup : j'es père gagner davantage ; et je crois voir le moment assez proche où je me ferai un amusement de suivie dans leurs manœuvres souterraines ces troupes de noires taupes qui se fatiguent à me jeter de la tci re sur les pieds. En attendant, nature pâtit encore un peu, je l'avoue: mais le mal est court, bientôt il sera nul. Je viens à vous.
J'eus toujours le cœur un peu romanesque, et j'ai peur d'être encore mal guéri de ce penchant en vous écrivant. Excusez donc, madame, s il se mêle un peu de visions à mes idées; et, s'ils y mêle aussi un peu de raison , ne la dédaignez pas sous quelque forme et avec quelque cortège qu'elle se présente. Votre cor- respondance a commencé d'une manière à me la rendre à jamais intéressante , un acte de vertu dont je connois bien tout le prix , un besoin de nourriture à votre ame qui me fait présumer de la vigueur pour la digérer, et la santé qui en est la source. Ce vide in-
288 connESPOXDAKCE.
terne dont vous vous plaignez ne se fait sentir qu'aux cœurs iaits pour être remplis : les cœurs étroits ne sentent jamais de vide , parcequ ils sont toujours pleins de rien ; il en est, au contraire, dont la capacité vorace est si grande , que les cbctifs êtres qui nous entourent no la peuvent remplir. Si la nature vous a l'ait le rare et funeste présent d'un cœur trop sensible au besoin d être lieureux, ne cherchez rien au-dehors qui lui puisse suffire : ce n est que de sa propre sub- stance qu'il doit se nourrir. Madame, tout le bonheur que nous voulons tirer de ce qui nous est étranger est un bonheur faux : les gens qui ne sont susceptibles <1 aucun autre font bien de s'en contenter : mais si vous êtes celle que je suppose , vous ne serez jamais heureuse que par voUs-même ; n'attendez rien pour cela que de vous. Ce sens moral , si rare parmi les hommes, ce sentiment exquis du beau, du vrai , du juste, qui réfléchit toujours sur nous-mêmes, tient 1 ame de quiconque en est doué dans un ravissement continuel qui est la plus délicieuse des jouissances : la rigueur du sort , la méchanceté des hommes, les maux imprévus , les calamités de toute espèce peuvent l'en- gourdir pour quelques moments, mais jamais l'étein- dre; et, presque étouffé sous le faix des noirceurs humaines, quelquefois une explosion subite peut lui rendre son premier éclat. On croit que ce n'est pas a une femme de votre âge qu'il faut dire ces choses-là; et moi je crois , au contraije , que ce n'est qu'à votre âge qu'elles sont utiles , et que le cœur s'y peut ouvrir . plus tôt , il ne sauroit les entendre ; plus tard, son ha- bitude est déjà prise, il ne sauroit les goûter.
ANNÉE 1770. 28a
Comment s'v prendre ? me direz-vous ; que faire pour cultiver et développer ce sens moral? Voilà, ma- dame , à quoi j en voulois venir : le (joùt de la vertu ne se prend point par des préceptes , il est lelfet d'une vie simple et saine : on parvient bientôt à aimer ce cpi'on fait, quand on ne fait que ce qui est bien. Mais ])0ur prendre cette habitude, qu'on ne commence à goûter qu'après l'avoir prise, il faut un motif : je vous en offre un que votre état me suggère; nourrissez vo- tre enfant. J'entends les clameurs, les objections; tout haut, les embarras, point de lait, un mari qu'on im- portune.... tout bas, une femme qui se gêne, l'ennui de la vie domestique, les soins ignobles, l'abstinence des plaisirs.... Des plaisirs ? Je vous en promets , et qui rempliront vraiment votre ame. Ce n est point par des plaisirs entassés qu'on est heureux , mais par un état permanent qui n'est point composé d'actes dis- tincts : si le bonheur n'entre, pour ainsi dire, en dis- solution dans notre ame , s'il ne fait que la toucher, 1 effleurer par quelques points, il n'est qu'apparent, il n'est rien pour elle.
L habitude la plus douce qui puisse exister est celle de la vie domestique qui nous tient plus près de nous qu'aucune autre : rien ne s identifie plus fortement, plus constamment avec nous que notre famille et nos enfants ; les sentiments que nous acquérons ou que nous renforçons dans ce commerce intime sont les plus vrais, les plus durables, les plus solides, qui puissent nous attacher aux êtres périssables, puisque la mort seule peut les éteindre; au lieu que lamour et l'amitié vivent rarement autant que nous : ils sont XX. iq
290 CORRESPONDANCE,
aussi les plus purs, puisqu'ils tiennent de plus près à la nature , à l'oidre , et , par leur seule force , nous éloififnent du vice et des goûts dépravés. J'ai beau cheicher où Ton peut trouver le vrai bonheur, s'il eu est sur la terre , ma raison ne me le montre que là.... Les comtesses ne vont pas d'ordinaire l'y cherche], je le sais ; elles ne se font pas nourrices et gouvernantes ; mais il faut aussi qu'elles sachent se passer d'être heureuses; il faut que, substituant leurs bruyants plaisirs au vrai bonheur , elles usent leur vie dans un travail de forçat pour échapper à l'ennui qui les étouffe aussitôt qu'elles respirent ; et il faut que celles que la nature doua de ce divin sens moral qui charme quand on s'y livre, et qui pèse quand on l'élude, se résolvent à sentir incessamment gémir et soupirer leur cœur , tandis que leurs sens s'amusent.
Mais moi qui parle de famille, d'enfants.... Madame, plaignez ceux qu'un sort de fer prive d'un pareil bonheur; plaignez-les s'ils ne sont que malheureu.v; plaignez-les beaucoup plus s'ils sont coupables. Pour moi , jamais on ne me verra , prévaricateur de la vérité . plier dans mes égarements mes maximes à ma con- duite; jamais on ne me verra falsifier les saintes lois de la nature et du devoir pour exténuer mes fautes. J'aime mieux les expier que les excuser : quand ma raison me dit que j'ai fait dans ma situation ce que j'ai dû faire, je l'en crois moins que mon cœur qui gémit et qui la dément. Condamnez-moi donc, madame, mais écoutez-moi : vous trouverez un homme ami de la vérité jusque dans ses fautes, et qui ne craint point d'en rappeler lui-même le souvenir lorsqu'il en peut
J
ANNÉE 1770. 291
résulter quelque bien. Néanmoins je rends grâces au ciel de n'a\ eir abreuvé que moi des amertumes de ma vie, et d'en avoir garanti mes enfants : j'aime mieux qu'ils vivent dans un état obscur sans me connoitre, que de les voir , dans mes malheurs , bassement nourris par la traîtresse générosité de mes ennemis , ardents à les instruire à haïr, et peut-être à trahir leur père ; et j'aime mieux cent fois être ce père infortuné qui négligea son devoir par foiblesse, et qui pleure sa faute, que d être l'ami perfide qui trahit la confiance de son ami , et divulgue , pour le diffamer , le secret qu'il a versé dans son sein. •
Jeune femme, voulez- vous travailler à vous rendre heureuse? commencez d'abord par nourrir votre en- fant : ne mettez pas votre fille dans un couvent, élevez-la vous-même; votre mari est jeune, il est d'un bon naturel; voilà ce qu'il nous faut. Vous ne me dites point comment il vit avec vous; n'importe : fiït-il livré à tous les goûts de son âge et de son temps , vous l'en arracherez par les vôtres sans lui rien dire; vos enfants vous aideront à le retenir par des liens aussi forts et plus constants que ceux de l'amour : vous passerez la vie la plus simple, il est vrai, mais aussi la plus douce et la plus heureuse dont j'aie l'idée. Mais encore une fois, si celle d'un ménage bourgeois vous dégoûte, et si l'opinion vous subjugue, guérissez- vous de la soif du bonheur qui vous tourmente, car vous ne l'étancherez jamais.
Voilà mes idées : si elles sont fausses ou ridicules , pardonnez l'erreur à l'intention; je me trompe peut- être, mais il est sûr que je ne veux pas vous tromper.
19.
2g2 CORRESPONDANCE.
Bonjour, madame; riiitcrèt que vous prenez à moi
me touche, et je vous jure que je vous le rends bien.
Toutes vos lettres sont ouvertes ; la dernière Va été, celle-ci le sera ; rien n'est plus certain. Je vous en dirois bien la j-aison, mais ma lettre ne vous parvien- droit pas; comme ce n'est pas à vous qu'on en veut, et que ce ne sont pas vos secrets qu'on y cherche, je ne crois pas que ce que vous pourriez avoir à me dire fût exposé à beaucoup d'indiscrétion; mais encore faut-il que vous soyez avertie.
. 890. — A LA MÊME.
Monquin, le 2 février 1770.
Si votre dessein, madame, lorsque vous commen- çâtes de m'écrire, étoit de me circonvenir et de m'a- buser par des cajoleries, vous avez parfoitement réussi. Touché de vos avances , je prêtois à votre ame la candeur de votre âge; dans l'attendrissement de mon cœur, je vous regardois déjà comme l'aimable consolatrice de mes malheurs et de ma vieillesse, et l'idée charmante que je me faisois de vous, effaçoit l'idée horrible des auteurs des trames dont je suis enlacé. Me voilà désabusé ; c'est l'ouvrage de votre dernière lettre : son tortillage ne peut être ni la ré- ponse que la mienne a dû naturellement vous sug- gérer, ni le langage ouvert et franc de la droiture. Pour moi , ce langage ne cessera jamais d être le mien : je vois que vous avez respiré l'air de votre voisinage. Eh! mon Dieu, madame, vous voilà, bien jeune, initiée à des mystères bien noirs! J'en suis fâché pour
ANNÉE 1770. 293
moi, j'en suis affligé pour vous... à viugt-deux ans!... Adieu, madame.
Rousseau.
P. S. En reprenant avec plus de sang froid votre lettre, je trouve la mienne dure et même injuste; car je vois que ce qui rend vos phrases embarrassées est qu'une involontaire sincérité s'y mêle à la dissimula- tion que vous voulez avoij\ En blâmant mon premier mouvement je ne veux pourtant pas vous le cacher : non, madame, vous ne voulez pas me tromper, je le sens; c'est vous qu on trompe, et bien cruellement. Mais , cela posé , il me reste une question à vous faire : Dans le jugement que vous portez de moi, pourquoi m'écrire? pourquoi me rechercher? que me voulez- vous? recherche-t-on quelqu'un qu'on n'estime pas? Eh ! je fuirois jusqu au bout du monde un homme que je verrois comme vous paroissez me voir. Je suis en- vironné, je le sais, d'espions empressés et* d'ardents satellites qui me flattent pour me poignarder; mais ce sont des traîtres, ils font leur métier. Mais vous, madame, que je veux honorer autant que je naéprise ces misérables, de grâce que me voulez-vous? Je vous demande sur ce point une réponse précise, et, pour Dieu, suivez en la faisant le mouvement de votre cœur et non pas limpulsion d'autrui. Je veux ré- pondre en détail à votre lettre, et j'espère avoir long- temps la douceur de vous parler de vous : mais, pour ce moment, commençons par moi; commençons par nous mettre en régie sur ce que nous devons penser 1 un de l'autre. Quand nous saurons bien à qui nous
2g4 COl'.RESrOlNDANCE.
parlons, nous en saurons mieux ce que nous aurons à nous dire.
Je vous prie, madame, de ne plus m'écriresous un autre nom que celui que je si^^jne, et que je n'aurois jamais dû quitter.
891. —A M. L'ABBÉ M.
Monquin, parBourgoin, le 17^70. *
Pauvres aveugles que nous sommes ! Ciel, démasque les imposteurs, Et force leurs barbares cœurs A s'ouvrir aux regards des hommes.
En vérité, monsieur, votre lettre n'est point d'un jeune homme qui a besoin de conseil, elle est d un sage très capable d en donner. Je ne puis vous dire à quel point cette lettre m'a frappé : si vous avez en effet Tétoffe qu'elle annonce, il est à désirer pour le bien de votre élève que ses parents sentent le prix de Ihomme qu'ils ont mis auprès de lui.
Je suis, et depuis si long-temps, si loin des idées sur lesquelles vous me remettez, qu'elles me sont de- venues absolument étrangères : toutefois je remplirai , selon ma portée, le devoir que vous m'imposez ; mais je suis bien persuadé que vous ferez mieux de vous en rapporter à vous qu'à moi sur la meilleure manière de vous conduire dans le cas difficile où vous vous trouvez.
Sitôt qu'on s'est dévoyé de la droite route de la na-
* Le chiffre inférieur désigne !e mois, et le supérieur indique le «juantième. Ainsi cette lettre est datée du 9 février 1770.
ANNÉE 1770. 295
tiire, rien nest plus difficile que d y rentrer. Votre enfant a pris un pli d autant moins facile à corri^jer que nécessairement tout ce qui lenvironne doit em- pêcher Teffet de vos soins pour y parvenir : c est or- dinairement Je premier pli que les enfants de qualité contractent, et c est le dernier qu on peut leur faire perdre, parcequ'il faut pour cela le concours de la raison qui leur vient plus tard qu'à tous les autres enfants. Ne vous effrayez donc pas trop que 1 effet de vos soins ne réponde pas d abord à la chaleur de votre zélé; vous devez vous attendre à peu de succès jus- qu'à ce que vous avez la prise qui peut l'amener; mais ce n'est pas une raison pour vous relâcher en atten- dant. Vous voilà dans un bateau qu'un courant très rapide entraîne en arrière , il faut beaucoup de travail pour ne pas reculer.
La voie que vous avez prise, et que vous craignez nêtre pas la meilleure, ne le sera pas toujours sans doute; mais elle me paroît la meilleure en attendant. Il n'y a que trois ijistruments pour agir sur les âmes humaines, la raison, le sentiment, et la nécessité. Vous avez inutilement employé le premier; il n'est pas vraisemblable que le second eût plus d'effet : reste le troisième; et mon avis est que, pour quelque temps, vous devez vous v tenir, d'autant plus que la première et la plus importante philosophie de l'homme de tout état et de tout âge est d'apprendre à fléchir sous le dur joug de la nécessité : Clnvos trabales et cuneos manu gestans ahenâ.
Il est clair que l opinion , ce monstre qui dévore le genre humain, a déjà farci de ses préjugés la tétc du
296 COUKESFONDANCE.
petit bon-homme : il vous regarde comme un homme à ses giiges, une espèce de domestique, fait pour hii obéir, pour complaire à ses caprices; et, dans son petit jujjcment, il lui paroît fort étrange que ce soir vous qui prétentliez l asservir aux vôtres; car c'est ainsi qu il voit tout ce que vous lui prescrivez : tonte sa conduite avec vous n'est qu'une conséquence de cette maxime, qui n'est pas injuste, mais qu il ap- plique mal, que cest à celui qui paie de couimander. D après cela qu importe qu il ait tort ou raison? C'est lui qui paie.
Essavez, chemin faisant, d effacer cette opinion par des opinions plus |ustes, de redresser ses erreurs par des jugements plus sensés: tâchez de lui iaire comprendre qu il y a des choses plus estimables que la naissance et que les richesses; et pour le lui faire comprendre il ne faut pas le lui dire, il faut le lui faire sentir. Forcez sa petite ame vaine à respecter la justice et le courage, à se mettre à genoux devant la vertu, et n'allez pas pour cela lui chercher des livres, les hommes des livres ne seront jamais pour lui que des hommes d'un autre monde. Je ne sache qu im seul modèle qui puisse avoir à ses yeux de la réalité; et ce modèle, c'est vous, monsieur; le poste que vous rem- plissez est à mes yeux le plus noble et le plus grand qui soit sur la terre. Que le vil peuple en pense ce qu il voudra , pour moi je vous vois à la place de Dieu , vous faites un homme. Si vous vous voyez du même œil que moi , que cette idée doit vous élever en dedans de vous-même! qu'elle peut vous rendre grand en effet! et c'est ce qu'il faut; car, si vous ne l'étiez qu'en
ANJSÉt 1770. 297
apparence, et que vous ne fissiez que jouer la vertu, le petit bon-homme vous pénètreroit infailliblement, et tout seioit perdu. Mais si cette image sublime du grand et du beau le frappe une fois en vous; si votre désintéressement lui apprend que la richesse ne peut pas tout; s'il voit en vous combien il est plus grand de commander à soi-même qu à des valets ; si vovis le forcez, en un mot, à vous respecter, dès cet instant vous laurez subjugué, et je vous réponds que, quel- que semblant qu il fasse, il ne trouvera plus égal que vous soyez d'accord avec lui ou non, surtout si, en le forçant de vous honorer dans le fond de son petit cœur, vous lui marquez en même temps faire peu de cas de ce qu'il pense lui-même, et ne vouloir plus vous fatiguer à le faire convenir de ses torts. Il me semble qu avec une certaine façon grave et soutenue d'exercer sur lui votre autorité, vous parviendrez à la fin à de- mander froidement à votre tour : Qu est-ce que cela fait que nous soyons d accord ou non ? et qu'il trouvera . lui, que cela fait quelque chose. Il faudra seulement éviter de joindre à ce sang froid la dureté qui vou> rendroit haïssable. Sans entrer en explication avec lui vous pourrez dire à d autres en sa présence : « J'aurois fait mes délices de rendre son enfance heu- « reuse, mais il ne la pas voulu, et j'aime encore « mieux qu'il soit malheureux étant enfant que mé- « prisable étant homme. » A 1 égard des punitions, je pense comme vous qu'il n'en faut jamais venir aux coups que dans le seul cas où il auroit commencé lui- même : ses châtiments ne doivent jamais être que des abstinences, et tirées, autant qu il se peut, de la ua-
-''9^ COUUESPONDANCE.
tiire du délit ; je voudrois même que vous vous y sou- missiez toujours avec lui quand cela seroit possible, et cela sans ai'fectation , sans que cela parût vous coûter, et de façon qu'il pût en que-lque sorte lire dans votre cœur, sans que vous le lui dissiez, que vous sentez si bien la privation que vous lui imposez que c'est sans y songer que vous vous y soumettez vous-même. En un mot, pour réussir il faudroit vous rendre presque impassible, et ne sentir que par votre élève ou pour lui. Voilà , je Tavoue , une terrible tâche ; mais je ne vois nul autre moyen de succès : et ce succès me paroit assuré de part ou d'autre; car, quand avec tant de soins vous n'auriez pas le bonheur d'avoir fait un homme, n'est-ce rien que de l'être de- venu?
Tout ceci suppose que la dédaigneuse hauteur de l'enfant n'est que la petite vanité de la petite gran- deur dont ses bonnes auront boursoufflé sa petite ame; mais il pourroit arriver aussi que ce fût l'effet de l'àpreté d'un caractère indomptable et fier qui ne veut céder qu'à lui-même. Cette dureté, propre aux seuls naturels qui ont beaucoup d'étoffe , et qui ne se trouve guère au pays où vous vivez, n'est pas proba- blement celle de votre élève : si cependant cela se trouvoit (et c'est un discernement facile à faire), alors il faudroit bien vous garder de suivre avec lui la mé- thode dont je viens de parler, et de heurter la rudesse iivec la rudesse. Les ouvriers en bois n'emploient ja- mais fer sur fer; ainsi faut-il faire avec les esprits roides qui résistent toujours à la force; il n'y a sur eux qu'une prise, mais aimable et sûre, c'est l'atta-
chemeiit et la bienveillance : il faut les apprivoiser comme les lions par les caresses. On risque peu de «jàter de pareils enfants ; tout consiste à s en faiie aimer une fois ; après cela vous les feriez marcher sur des fers rouges.
Pardonnez, monsieur, tout ce radotage à ma pau- vre tête qui diverge , bat la campagne , et se perd à la suite de la moindre idée : je n ai pas le courage de relire ma lettre, de peur d'être forcé de la recom- mencer. J'ai voulu vous montrer le vrai désir que j aurois de vous complaire et d applaudir à vos res- pectables soins ; mais je suis très persuadé qu'avec les talents que vous me paroissez avoir et le zèle qui les anime, vous n'avez besoin que de vous-même pour conduire, aussi sagement qu'il est possible, le sujet que la Providence a mis entre vos mains. Je vous honore, monsieur, et vous salue de tout mon cœur.
89a. — A M. MOULTOU.
Monquin, le 17^70.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Cher Moultou , quoique vous paroissiez m'oublier je vous aime toujours, et je n'ai pas voulu m éloignei de ce pays sans vous en donner avis et vous dire en- core un adieu. Je compte y rester quinze jours ou trois semaines avant de me rendre à Lyon : ces trois semaines me seroient bien précieuses pour 1 herbori- sation des mousses et des lichens, si la neige n'y por- toit obstacle ; car probablement l'occasion n'en revien-
•OO CORUESPONDANCE.
dra plus pour moi. Le temps, qui paroît vouloir se remettre, peut permettre un essai; et, après avoir été lon{}-temps bien malinf^re , je compte tenter aujour- d'hui l'analyse de quelques troncs d'arbres. Faites comme moi. Adieu; je vous embrasse tendrement, et je vous exhorte à m'aimer , car je le mérite.
J. J. Rousseau.
Je reprends un nom que je n aurois jamais dû quitter : n en employez plus d'autre pour m'écrire.
893. -A MADAME GONCERU,
NÉE ROUSSEAU.
Monquin, le I7f70.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Ma bonne, ma chère, ma respectable tante, né mourant, je vous pardonne de m'avoir fait vivre, et je m'afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que vous m'avez prodigués au commencement des miens. A la première lueur d'une meilleure fortune je songeai à vous faire une petite part de ma subsistance qui put rendre la vôtre un peu plus commode : je vous en fis aussitôt donner avis, et votre petite pension commença de courir en même temps , savoir à la fin de mars 1767 *. Il n'y a pas encore de cela trois ans révolus, et ces trois ans vous ont été payés d'avance, année par année : ainsi, quand vous ne recevriez rien d'un an d'ici, tout seroit
* Voyez la lettre à d'Ivernois. du 29 janvier 1768.
ANNÉE 1770. 3oi
encore en régie , et il n'y auroit encore rien d'arriéré. Mon intention est bien pourtant de continuer à vous payer d avance et l'aniiée qui commencera bientôt de courir et les suivantes, autant que mes moyens me le permettront; mais, ma chère tante, je ne puis pas vous dissimuler que la dureté présente et future de ma situation me met dans la nécessité de compter avec moi-même , sans quoi je ne me résoudrois ja- mais à compter avec vous.. Veuillez donc prendre un peu de patience dans la certitude de n'être pas ou- bliée ; et s'il arrivoit dans la suite que votre pension tardât à venir, ce qui ne sera pas, autant qu'il me sera possible , dites-vous alors à vous-même : Je con- nois le cœui- de mon neveu ; et , sûre au il ne ni oublie pas, je le plains de nêtre pas en état de mieux faire. Adieu , ma bonne et respectable tante : je vous recommande à la Providence ; faites la même chose pour moi, car j'en ai grand besoin, et recevez avec bonté mes plus tendres et respectueuses salutations.
894. — AU MARQUIS DE CONDORCET.
Monquin, le 17-270. Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Je suis pénétré, monsieur, de l'honneur que vous me faites de m'envoyer vos Essais d'analyse , et je m'en sens digne par ma sensibilité , quoique je le sois si peu par mon intelligence , trop bornée pour me mettre en état de lire cet ouvrage, que ma tête affoiblie ne me permettroit même plus de suivre , quand j'aurois
302 CORRESPONDANCE,.
les connoissancos nécessaires pour cela. Que je von;, envie de cultiver de prolondesétudes qui mènent à des vérités qu'un homme isolé peut dire impunément à ses semblables, sans avoir besoin de tenir à des partis et de se donner îles appuis ! 8i j avois à renaî- tre, je tâcherois d'être votre disciple pour mériter l'honneur d'être un jour votre émule et votre ami ; mais ne pouvant, dans mon ifjnorance, être ({ue votre stupide admirateur, je vous remercie au moins du moment de véritable douceur que votre obligeante attention jette sur ma triste existence. Je vous salue, monsieur, et vous honore de tout mon cœur.
895. — A M. DE BELLOY.
Monquin, par Bourf;oin, le 17^70 • Pauvres aveugles que nous sommes! etc.
J'honorois vos talents, monsieur, encore plus le digne usage que vous en faites, et j'admirois com- ment le même esprit patriotique nous avoit conduits par la même route à des destins si contraires, vous à l'acquisition d'une nouvelle patrie et à des honneurs distingués, moi à la perte delà mienne et à des oppro- bres inouïs.
Vous m'avez ressemblé, dites-vous, par le mal- heur; vous me feriez pleurer sur vous , si je pouvois vous en croire. Êtes-vous seul en terre étrangère, isolé , séquestré , trompé , trahi , diffamé par tout ce qui vous environne, enlacé de trames horribles dont vous sentiez l'effet, sans pouvoir parvenir à les con- noître , à les démêler? Êtes-vous à la merci de la puis-
ANNÉE 1770. 3o3
sauce, delà ruse, de l'iniquité, réunies pour vous traîner dans la lan»]e, pour élever autour de vous une impéuélrable œuvre do ténèbres , pour vous eniermcr tout vivant dans un cercueil? Si tel est ou fut votre sort, venez, gémissons ensemble; mais, en tout autre cas, ne vous vantez point de faire avec moi sociéh; de malheurs.
Je lisois votre Bavard, fier que vous eussiez trouvé mon Edouard digne de lui servir de modèle en Quel- que chose; et vous me faisiez vénérer ces antiques François auxquels ceux d aujourd hui ressemblent si peu , mais que vous faites trop bien agir et parler pour ne pas leur ressembler vous-même. A ma seconde lecture je suis tombé sur un vers qui m'avoit échappé dans la première, et qui par réflexion ma déchiré *. J V ai reconnu , non , grâces au ciel , le cœur de Jean- Jacques , mais les gens à qui j'ai affaire, et que, pour mon malheur, je connois trop bien. J ai compris, j'ai pensé du moins qu on vous avoit suggéré ce vers-là : Misère humaine! me suis-je dit. Que les méchants diffament les bons, ils font leur œuvre; mais com- ment les trompent-ils les uns à l'égard des autres .' leurs âmes n'ont-elles pas pour se reconnoître des marques plus sûres que tous les prestiges des impos- teurs? J'ai pu douter quelques instants, je l'avoue, si vous u étiez point séduit plutôt que trompé par mes ennemis.
Dans ce même temps j'ai reçu votre lettre et votre
* Il est probable que ce vers étoit le second de ces deux-ci :
Que de vertu brilloit dans son fauT repentir! Peut-OQ si bien la peindre , et ne la pas sehtir ?
3o4 CORRESPONDANCE.
Gabiielle , (jiu; j'ai lue et relue aussi, mais avec un plaisir bien plus doux que celui que m'avoit donné le guerrier Ba yard ; car 1 héroïsme de la valeur ma toujours moins touché que le charme du sentiment dans les âmes bien nées. L'attachement que cette pièce m inspire pour son auteur , est un de ces mouve- ments, peut-être aveugles , mais auxquels mon cœur n a jamais résisté. Ceci me mène à l'aveu d'une autre folie à laquelle il ne résiste pas mieux, c est de faire de mon Héloïse le critérium sur lequel je juge du rap- port des autres cœurs avec le mien. Je conviens vo- lontiers qu'on peut être plein d honnêteté, de vertu, de sens, de raison , de goût, et trouver ce roman dé- testable : quiconque ne l'aimera pas peut bien avoir part à mon estime, mais jamais à mon amitié; qui- conque n'idolâtre pas ma Julie, ne sent pas ce qu il faut aimer; quiconque n est pas l'ami de Saint-Preux , ne sauroit être le mien : d'après cet entêtement, jugez du plaisir que j'ai pris en lisant votre Gabrielle, d'y retrouver ma Julie un peu plus héioïquement lequin- quée, mais gardant son même naturel, animée peut- être d'un peu plus de chaleur,, plus énergique dans les situations tragiques, mais moins enivrante aussi, selon moi , dans le calme. Frappé de voir dans des multitudes de vers à quel point il faut que vous ayez contemplé cette image si tendre dont je suis le Pyg- malion, j'ai cru , sur ma règle ou sur ma manie, que la nature nous avoit faits amis ; et , revenant avec plus d'incertitude aux vers de votre Bayard , j'ai résolu d'en parler avec ma franchise ordinaire , sauf à vous de me répondre ce qu'il vous plaira.
ANNEE 1770. 3o5
Monsieur do Belloy , je ne pense pas de l'honneur, comme vous de la vertu , qu'il soit possible d'en bien pailcr, dv revenir souvent par goût . par choix, et d'en parler toujours d'un ton qui touche et remue ceux qui en ont, sans l'aimer et sans en avoir soi-- même: ainsi, sans vous connoître autrement que par vos pièces , je vous crois dans le cœur l'honneur d un ancien chevalier , et je vous demande de vouloir me dire sans détour s'il y a quelque vers dans votre Bayard dont en l'écrivant vous m'avez voulu faire l'application; dites-moi simplement oui ou non, et je vous crois.
Quant au piojet de réchauffer les cœurs de vos compatriotes par l'image des antiques vertus de leurs pères, il est beau , mais il est vain : l'on peut tenter de guérir des malades, mais non pas de ressusciter des morts. Vous venez soixante-dix ans trop tard. Con- temporain du grand Catinat , du brillant Yillars , du vertueux Fénélon, vous auriez pu dire : Voilà encore des François dont je vous parle, leur race n'est pas éteinte; mais aujourd'hui vous n'êtes plus que vox damans in deserto. Vous ne mettez pas seulement sur la scène des gens d'un autre siècle , mais d'un autre monde ; ils n'ont plus rien de commun avec celui-ci. Il ne reste à votre nation, pour se consoler de n'avoir plus de vertu, que de n'y plus croire et de la diffamer dans les autres. Oh, s'il étoit encore des Bavards en France, avec quelle noble colère, avec quelle vive in- dignation!.... Croyez-moi, de Belloy, ne faitesplus de ces beaux vers à la gloire des anciens François , de peur qu'on ne soit tenté , par la j ustesse de la parodie , de l'appliquer à ceux d aujourd'hui.
\x. 20
3o6 CORRESPONDANCE.
Adieu, monsieur. 8i cette lettre vous parvient, je vous prie de m'en donner avis , afin que je ne sois pas injuste : je vous salue de tout mon cœur.
V *
896. — A M. DE SAINT-GERMAIN.
A Moaquin, le 17^70. Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Vous verrez, monsieur, que la lettre ci-jointe étoit commencée avant votre retour de Grenoble , et que , par conséquent, j'ai bien eu le temps de la mettre en meilleur état; mais je vous avoue que l'angoisse et les serrements de cœur que j'éprouvois en l'écrivant ne m'ont pas permis d'en faire une autre copie plus au net. L'indignation qui m'arrétoit à chaque ligne m'a trop fait sentir que le rôle d'accusé n'étoit pas fait pour moi. Malgré le désordre qui régne dans cette lettre, elle contient des éclaircissements dont j'ai cru que vous ne dédaigneriez pas d'être le dépositaire , et qui peuvent importer un jour au triomphe delà vérité. Je ne vous demande point, monsieur, de secret sur cette lettre; j ose prévoir qu'un jour elle sera dans votre famille un monument non méprisable de vos bontés pour celui qui l'a écrite , et de l'honneur qu'il sut rendre à vos vertus.
Mon état ne me permet point de tenter le voyage de Bourgoin par le temps qu'il fait , et je m'oppose absolument à tout désir que vous pourriez avoir de renouveler pour moi cette œuvre de miséricorde ; au
* Cette lettre c-toit incluse dans celle qui suit.
ANNÉE Ï770. 007
lieu du plaisir que me donne toujours votre présence, vous ne m apporteriez que des alarmes pour votre santé et pour votre retour. Cependant, avant de nous séparer vraisemblablement pour toujours , que j aie au moins, s'il m'est possible, la douceur d'embrasser encore une fois mon consolateur. Je compte, mon- sieur, sur ce que vous me dites dernièrement, que vous aviez encore au moins huit à dix jours à rester à Bourgoin , et je tâcherai d'en prendre un , s'il m'est possible, pour me rendre auprès de vous. Si malheu- reusement votre départ étoit accéléré , je vous prierois de vouloir bien me le faire dire , afin que je ne fisse pas un voyage inutile.
Monsieur, veuille le ciel vous payer en prospérités tant sur vous que sur madame de Saint-Germain et sur votre aimable et florissante famille, le prix des bontés dont vous m'avez comblé! Souvenez-vous quel- quefois d'un infortuné qui ne mérite point ses mal- heurs, qui vous prouva sa vénération pour vous par sa confiance, et qui , par le droit qu'il se sent à votre estime, se glorifiera toujours d'y avoir part.
897. -AU MÊME.
Monquin, le 17^70. Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Où êtes-vous, brave Saint-Germain ? Quand pour- rai-J€ vous embrasser , et réchauffer au féu de votre courage celui dont j'ai besoin pour supporter les ri- gueurs de ma de&tinée? Qu'il est cruel , qu'il est déchi-
20.
3o8 CORRESPONDANCE,
rant pour le plus aiuiaut des hommes de se voir de- venir riiorreiu" de ses semblables en retour de son tendre attachement pour eux , et sans pouvoir ima- giner la cause de cette frénésie, ni par conséquent la guérir! Quoi! Timplacable aniraosité des méchants peut-elle donc ainsi renverser les têtes et changer les cœurs de toute une nation, de toute une génération? lui montrer noir ce qui est blanc; lui rendre odieux ce qu'elle doit aimer- lui faire estimer Tiniquité, justice; la trahison, générosité? Ah ! c'est aussi trop accorder à la puissance que de lui soumettre ainsi le jugement, le sentiment , la raison , et de se dépouiller pour elle de tout ce qui nous fait hommes.
Quels sont mes torts envers M. de Choiseui? Un seul , mais grand, celui d'avoir pu l'estimer. Dans ma re- traite je ne connoissois de lui que son ministère : son pacte de famille me prévint en faveur de ses talents. Il avoit paru bien disposé pour moi : cette bienveil- lance m en avoit inspiré. Je ne savois rien de son na- turel, de ses goûts, de ses inclinations, de son carac- tère; et, dans les ténèbres oùje suis plongé depuis tant d'années , j'ai long-temps ignoré tout cela. Jugeant du reste par ce qui m'étoit connu, je lui donnai des louanges qu'il méritoit trop peu pour les prendre au pied de la lettre. Il se crut insulté : de là , sa haine et tous mes malheurs. En me punissant de mon tort il m'en a corrigé. S'il me punit maintenant de lui rendre justice, il ne peut être trop sévère; car assurément je la lui rends bien.
Pour mieux assouvir sa vengeance, il n'a voulu ni ma mort qui finissoit mes malheurs , ni ma captivité
ANNÉE 1770. 3o9
qui m'eût du moins donné le repos. Il a conçu que le plus grand supplice d'une ame fière et bridante d'amour pour la gloire étoit le mépris et l'opprobre , et qu'il n'y avoit point pour moi de pire tourment que celui d'être haï; c'est sur ce double objet qu'il a dirigé son plan. Il s'est appliqué à me travestir en monstre effroyable; il a concerté dans le secret l'œuyre de ma diffamation; il m'a fait enlacer de toutes parts par ses satellites; il m'a fait traîner par eux dans la fange; il m'a rendu la fable du peuple et le jouet de la canaille. Pour m'accabler encore mieux de la haine publique, il a pris soin de la faire sortir par les moqueuses ca- resses des fourbes dont il me faisoit entourer; et, pour dernier raffinement, il afaiten sorte que partout les égards et les attentions parussent me suivre, afin que, quand, trop sensible aux outrages, j'exhalerois quelques plaintes, j'eusse l'air d'un homme qui n'est pas à son aise avec lui-même, et qui se plaint des autres parcequ'il est mécontent de lui.
Pour m'isoler et m'ôter tout appui, les moyens étoient simples. Tout cède à la puissance, et presque tout à l'intrigue. On connoissoit mes amis , on a tra- vaillé sur eux; aucun n'a résisté. On a éventé par la poste toutes les correspondances que je pouvois avoir. On m'a détaché de temps en temps de petits cher- cheurs de places, de petits imploreurs de recomman- dations, pour savoir par eux s'il ne restoit personne qui eût pour moi de la bienveillance, et travailler aussitôt à me l'ôler. Je connois si bien ce manège, et j'en ai si bien senti le succès, que je ne serois pas gans crainte pour M. de Saint-Germain lui-même, si
3lO CORRESPOINDANCE.
je le sa vois moins clairvoyant, et que je connusse moins sa sagesse et sa fermeté. Parmi les objets de tant de vigilance, mes papiers n'ont pas été oubliés. J'ai confié tous ceux cpie j'avois en des mains amies, ou {jne je crus telles : tous sont à la merci de mes en- nemis. Enfin, on m'a lié moi-même par des engage- ments, dont j'ai cru vainement acheter mon repos, et qui n'ont servi qu'à me livrer pieds et poings liés an sort qu'on vouloit me faire. On ne m'a laissé pour dé- fense que le ciel, dont on ne s'embarrasse guère, et mon innocence, qu'on n'a pu m'ôter.
Parvenu une fois à ce point, tout le reste va de lui- même et sans la moindre difficulté. Les gens chargés de disposer de moi ne trouvent plus d'obstacles. Les essaims d'espions malveillants et vigilants, dont je suis entouré, savent comment ils ont à faire leur cour. vS'il y a du bien, ils se garderont de le dire, ou pren- dront grand soin de le travestir ; s'il y a du mal , ils l'aggraveront; s'il n'y en a pas, ils l'inventeront. Ils peuvent me charger tout à leur aise ; ils n'ont pas peur de me trouver là pour les démentir. Chacun veut prendre part à la fête , et présenter le plus beau bou- quet. Dès qu'il est convenu que je suis un homme noir, c'est à qui me controuvera le plus de crimes. Quiconque en a fait un, peut en faire cent, et vous verrez que bientôt j'irai violant, brûlant, empoison- nant, assassinant à droite et à gauche pour mes menus plaisirs, sans m'embarrasser des foules de surveillants qui me guettent, sans songer que les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, que les murs qui m'en- tourent ont des oreilles, que je ne fais pas un pas q li
ANNÉE 1770. 3ll
ne soit compté, pas un mouvement de doigt qui ne soit noté, et sans que durant tout ce temps-là per- sonne ait la charité de pourvoir à la sûreté publique en m'empêchant de continuer toutes ces horreurs, dont ils se contentent de tenir tranquillement le re- gistre, tandis que je les fais tout aussi tranquillement sous leurs yeux, tant la haine est aveugle et bête dans sa méchanceté! Mais n'importe, dès qu'il s agira de m'imputer des forfaits, je vous réponds que le bon M. de Choiseul sera coulant sur les preuves, et qu'a- près ma mort toutes ces inepties deviendront autant de faits incontestables, parceque monsieur l'un, et monsieur l'autre, et madame celle-ci, et mademoiselle celle-là, tous gens de la plus haute probité, les au- ront attestés, et que je ne ressusciterai pas pour y ré- pondre.
Encore une fois, tout devient facile , et désormais on va faire de moi tout ce qu on voudra de mauvais. Si je reste en repos, c'est que je médite des crimes, et peut-être le pire de tous, celui de dire la vérité. Si, pour me distraire de mes maux , je m'amuse à l'étude des plantes, c'est pour y chercher des poisons. Mon Dieu! quand quelque jour ceux qui sauront quel fut mon caractère, et qui liront mes écrits , apprendront qu'on a fait de Jean-Jacques Rousseau un empoison- neur, ils demanderont quelle sorte d'êtres existoit de son temps, et ne pourront croire que ce fussent des hommes.
Mais comment en est-on venu là? quel fut le pre- mier forfait qui rendit les autres croyables? Voilà ce qui me passe, voilà l'étonnante énigme. C'est ce pro-
ji'i cor.uESPO]SDA^•(:r:.
mier pas qu il faut expliquer, et qui n offre à mes yeux qu]un abîine impénétrable. M. de Saint-Germain , dans ce que vous connoissez de moi par vous-même, trouvez-vous de Fétoffe pour faire un scélérat? ïcl je parois à vos yeux depuis plus d'un an, tel je lus pen- dant près de soixante. Je n'eus jamais que des goûts honnêtes, que des passions douces ; je m'élevai, pour ainsi dire, moi-même; je me livrai par choix aux meil- leures études; je ne cultivai que des talents aimables. J'aimai toujours la retraite, la vie paisible et solitaire. J'ai passé la jeunesse et l'âge mûr, chéri de mes amis , bien voulu de mes counoissances, tranquille, heu- reux, content démon sort, et sans avoir eu jamais qu'une seule querelle avec un extravagant *, laquelle tourna tout à ma gloire. Malheureusement ayant déjà passé 1 âge mûr, je me laissai tenter enfin de commu- niquer au public, dans des livres qui ne respirent que la vertu, des maximes que je crus utiles à mes sem- blables, ou de nouvelles idées pour le progrès des beaux-arts. Me voila devenu depuis lors un homme noir; de quelle façon? je l'ignore. Eh! quels sont ces malheureux dont les âmes sombres et concentrées couvent le crime? Sout-ce des auteurs, des gens de lettres dévoués à la paisible occupation d'écrire des livres, des romans, delà musique, des opéra? Ont- ils des cœurs ouverts, confiants, faciles à s'épancher? Et où de pareils secrets se cacheroient-ils un moment dans le mien, transparent comme le cristal, et qui porte à l'instant dans mes yeux et sur mon visage chaque mouvement dont il est affecté? Seul, étranger,
* Le comte de Monlai^u, ambassadeur à Venise.
ANNÉE 1770. 3l3
sans parti, livré dans ma retraite à de pareils goûts, quel avantage, quel moyen, quelle tentation ])ouvois- je avoir de mal faire? Quoi! lorsque Tamour, la raison, la vertu, prenoieut sous ma plume leurs plus doux, leurs plus énergiques accents; lorsque je m'enivrois à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un cœur d homme , lorsque je planois dans Tempirée au milieu des objets charmants et pres- que angéliques dont je m'étois entouré, c'étoit préci- sément alors, et pour la première fois, que ma no'uv. et farouche ame méditoit, digéroit, commettoit les forfaits atroces dont on ne me voila l'imputation que pour m'ôter les moyens de m'en défendre, et cela sans motif, sans raison, sans sujet, sans autre intérêt que celui de satisfaire la plus infernale férocité! Et l'on peut.... Si jamais pareille contradiction, pareille extravagance , pareille absurdité , pouvoit réellement trouver foi dans l'esprit d'un homme, oui, j ose le dire sans crainte, il faudrait étouffer cet homme-là.
Les passions qui portent au crime sont analogues à leurs noirs effets. Où furent les miennes? Je n'ai connu jamais les passions haineuses ; jamais l'envie, la mé- chanceté, la vengeance, n'entrèrent dans mon cœur. Je suis bouillant, emporté, quelquefois colère, jamais fourbe ni rancunier ; et quand je cesse d'aimer quel- qu'un, cela s'aperçoit bien vite. Je hais l'ennemi qui veut me nuire; mais, sitôt que je ne le crains plus, je ne le hais plus. Que Diderot, que Grimm surtout, le premier, le plus Caché, le plus ardent, le plus impla- cable, celui qui m'attira tous les autres, dise pour- quoi il me hait. Est-ce pour le mal qu'il a reçu de moi?
3l4 COllUESl'OINDAlNCE.
Non, c'est pour celui qu'il m'a fait, car souvent lof- fensé pardonne, mais l'offenseur ne pardonne jamais. Dirai-je mes torts envers lui? j'en sais deux : le pre- mier , je l'ai trop aimé ; le second, son cœur fut déchiré par la louange qui iiétoit pas pour lui '. Si lui, si Di- derot, ont quelque autre grief, qu'ils le disent. Ils ont découvert, dira-t-on, que j'étois un monstre. Ah! c est une autre affaire ; mais toujours est-il sûr que ce monstre ne leur fit jamais de mal.
Madame la comtesse de Boufflers me Kait, et en femme; c'est tout dire. Quels sont ses griefs? Les voici.
Le premier. J'ai dit dans YHéloïse que la femme d'un charbonnier étoit plus respectable qae la maî- tresse d'un prince : mais, quand j'écrivis ce passage, je ne songeois ni à elle ni à aucune femme en parti- culier; je ne savois pas même alors qu'il existât une comtesse de Boufflers , encore moins qu'elle pût s'of- fenser de ce trait, et je n'ai fait que long-temps après connoissance avec elle.
Le second. Madame de Boufflers me consulta sur une tragédie en prose de sa façon , c'est-à-dire qu'elle me demanda des éloges. Je lui donnai ceux que je crus lui être dus; mais je l'avertis que sa pièce res- sembloit beaucoup à une pièce angloise que je lui nommai : j'eus le sort de Gil Blas auprès de l'évéque prédicateur.
Le troisième. Madame de Boufflers étoit aimable alors, et jeune encore. Les amitiés dont elle m honora
' Passage remarquable du Petit Prophète, ouvrage de M. Grimm, et dans lequel il s'est peint sans y .-onger.
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me touchèrent plus qu'il n eût fallu peut-être : elle s'en aperçut. Quelque temps après j'appris ses liai- sons, que clans ma bêtise je ne savois pas encore. Je ne crus pas qu'il convînt à Jean-Jacques Rousseau d'aller sur les brisées d'un prince du sang, et je me retirai. Je ne sais, monsieur, ce que vous penserez de ce crime; mais il seroit singulier que tous les mal- heurs de ma vie fussent venus de trop de prudence , dans un homme qui en eut toujours si peu.
Madame la maréchale de Luxembourg me hait; elle a raison. J ai commis envers elle des balourdises, bien innocentes assurément dans mon cœur, bien involontaires, mais que jamais femme ne pardonne, quoiqu'on n ait pas eu l'intention de l'offenser. Ce- pendant je ne puis la croire essentiellement méchante, ni perdre le souvenir des jours heureux que j'ai passés près d'elle et de M. de Luxembourg. De tous mes en- nemis elle est la seule que je croie capable de retour, mais non pas de mon vivant. Je désire ardemment qu'elle me survive, sûr d'être regretté, peut-être pleuré d elle après ma mort. *
Ajoutez à cette courte liste M. de Choiseul, dont j'ai déjà parlé, et qui malheureusement à lui seul en vaut mille; le docteur Tronchin, avec qui je n'eus d'autre tort que d être Genevois comme lui, et d'avoir autant de célébrité, quoique j eusse gagné moins d ar- gent; enfin le baron d'Holbach, aux avances duquel j'ai résisté long-temps , par la seule raison qu'il étoit trop riche : raison que je lui dis pour réponse à ses instances, et qui malheureusement ne se trouva que trop juste dans la suite. Sur mes premiers écrits, et
3l6 CORRESPONDAr^Ci:.
sur Je bruit qu'ils firent, il se prit pour moi d'une telle haine, et, comme je crois, par l'impulsion deGriram, qu'il me traita, dans sa propre maison, et sans le moindre sujet, avec une brutalité sans exemple. Di- derot, et M. de Margency , (gentilhomme ordinaire du roi, furent témoins de la querelle; et le dernier m'a souveut dit depuis lors qu'il avoit admiré ma patience et ma modération.
Ces détails, monsieur, sont dans la plus exacte vérité. Trouvez-vous là quelque méchanceté dans le pauvre Jean-Jacques? Voilà pourtant les seuls en- nemis personnels que j aie eus jamais. Tous les autres ne le sont que par jalousie, comme dAlembert, avec lequel j ai eu très peu de liaison ; ou sur parole comme la foule; ou parcequ'en général les lâches aiment à faire leur cour aux puissants, en achevant d'accabler ceux qu'ils oppriment. Que puis-je faire à cela?
Les naturels haineux , jaloux , méchants , ne se déguisent guère ; leurs propos, leurs écrits décèlent bientôt leurs penchants; ils vont toujours se mêlant des affaires des autres ; les pointes de la satire lardent leurs discours et leurs ouvrages; les mots couverts, les allusions malignes leur échappent malgré eux. Mes écrits sont dans les mains de tout le monde, et vous counoissez mon ton. Veuillez, monsieur, juger par vous-même, et vovez s il y a de la malignité dans mon cœur.
Le jeu : je ne puis le souffrir. Je n'ai vraiment joué qu'une fois en ma vie au Redoute à Venise : je gagnai beaucoup, m ennuvai. et ne jouai plus. Les échecs,
ANNÉE 1770. 3l7
OÙ l'on ne joue rien, sont le seul jeu qui m'amuse. Je n'ai pas peur d'être un Béverley.
L'ambition, l'avidité, l'avarice : je suis trop pares- seux, je déteste trop la gêne, j'aime trop mon indé- pendance pour avoir des (j,oûts qui demandent un liomme laborieux, vif^ilant, courtisan, souple, intri- {j;ant, les choses du monde les plus contraires à mon humeur. M'a-t-on vu souvent aux toilettes des femmes, ou dans les antichambres des grands? ce sont pour- tant là les portes de la fortune. J ai refusé beaucoup de places , et n'en recherchai jamais. C'est par paresse que je suis attaché à l'argent que j'ai , crainte de la peine d en chercher quand je n'en ai plus : mais je ne crois pas qu il me soit arrivé de la vie , ayant le nécessaire du moment, de rien convoiter au-delà; et, après avoir vécu dans une honnête aisance, je me vois prêt à manqi^r de pain sur mes vieux jours, sans en avoir grand souci. Combien j ai laissé échapper de choses par ma nonchalance à les retenir ou à les saisir! Citons un seul fait. Un receveur-général des finances auquel j'étois attaché depuis long-temps m'offre sa caisse ; je laccepte : au bout de quinze jours l'embarras, l'assujettissement, l'inquiétude sur- tout de cette maudite caisse me font tomber malade. Je finis par quitter la caisse, et me faire copiste de musique à six sous la page. M. de Francueil , à qui je marque ma résolution , me croit encore dans le trans- port de la fièvre , vient me voir, me parle, m'exhorte, ne m ébranle pas : il attend inutilement; et, voyant ma résolution bien prise et bien confirmée, il dispose
3l8 CORRESPONDANCE,
enfin de sa caisse, et me donne un successeur. Ce fait seul prouve, ce me semble, que l'avidité de Fargent n'est pas mon défaut : et j'en pourrois donner des preuves récentes plus fortes que celle-là. Et de quoi me serviroit 1 opulence? Je déteste le luxe, j aime la retraite , je n'ai que les goûts de la simplicité, je ne saurois souffrir autour de moi des domestiques ; et quand j'aurois cent mille livres de rentes, je ne vou- drois être ni mieux vêtu , ni mieux logé , ni mieux nourri que je ne le suis. Je ne voudrois être riche que pour faire du bien , et Ton ne cherche pas à satisfaire un pareil goût par des crimes.
Les femmes !... Oh ! voici le grand article; car assu- rément le violateur de la chaste Vertier doit être un terrible homme auprès d elles, et le plus difficile des travaux d'Hercule doit peu lui coùter-après celui-là. Il y a quinze ans qu on eût été étonné de m entendre accuser de pareille infamie: mais laissez faire M. de Choiseul et madame de Boufflers; ils ont bien opéré d'autres métamorphoses, et je les vois entrain de ne s'arrêter plus guère que par l'impossibilité d'en ima- giner. Je doute qu'aucun homme ait eu une jeunesse plus chaste que la mienne. J'avois trente ans passés sans avoir eu qu'un seul attachement , ni fait à son objet qu une seule infidélité ' ; c étoit là tout. Le reste de ma vie a doublé cette licence ** , je n'ai pas été plus loin. Je ne fais point honneur de cette réserve à ma sagesse, elle est bien plus due à ma timidité; et j'avoue
* Son aventure avec madame de Larnage.
" Le souper fait avec Grimm chez Klupffell , et ce qui en a ete la suite.
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avoir manqué par elle bien des bonnes fortunes quo j'ai convoitées , et qui , si j'en avois tenté l'aventure , ne m'auroient peut-être pas réduit au même crime auquel , selon la Vertier, m ont entraîné ses attraits.
Pour contenter les besoins de mon cœur encore plus que ceux de mes sens , je me donnai une com- pagne honnête et fidèle, dont, après vingt-cinq ans d'épreuve et d'estime , j'ai fait ma femme. Si c'est là ce qu'on appelle de la débauche , je m'en honore, et ce n'est pas du moins celle-là qui mène dans les lieux publics. L'exemple, la nécessité, l'honneur de celle qui m étoit chère , d'autres puissantes raisons me firent confier mes enfants à l'établissement fait pour cela , et m'empêchèrent de remplir moi-même le pre- mier , le plus saint des devoirs de la nature. En cela , loin de m'excuser, je m'accuse : et quand ma raison me dit que j ai fait dans ma situation ce que j'ai dû faire, je l'en crois moins que mon cœur qui gémit et qui la dément. Je ne fis point un secret de ma con- duite à mes amis , ne voulant pas passer à leurs yeux pour meilleur que je n'étois. Quel parti les barbares en ont tiré ! Avec quel art ils l'ont mise dans le jour le plus odieux ! Comme ils se sont plu à me peindre en père dénaturé, parceque j'étois à plaindre ! comme ils ont cherché à tirer du fond de mon caractère une faute qui fut l'ouvrage de mon malheur? Comme si pécher n'étoit pas de l'homme , et même de l'homme juste. Elle fut grave, sans doute, elle fut impardon- nable ; mais aussi ce fut la seule , et je l'ai bien expiée. A cela près, et des vices qui n'ont jamais fait de mal qu'à moi , je puis exposer à tous les yeux une vie irré-
v.i.O CORRESPOJNDANCE.
prochable dans tout le secret de mon cœur. Ah ! que ces hommes si sévères aux fautes d'autrui rentrent dans le fond de leur conscience , et que chacun d'eux se félicite s'il sent qu'au jour où tout sans exception sera manifesté, lui-même en seia quitte à meilleur compte !
La Providence a veillé sur mes enfants par le péché même de leur père. Eh Dieu! quelle eût été leur des- tinée s'ils avoient eu la mienne à partajijer? que se- roient-ils devenus dans mes désastres ? Ils seroiit ouvriers ou paysans ; ils passeront dans l'obscurité des jours paisibles ; que n ai-je eu le même bonheur 1 Je rends au moins grâce au ciel de n'avoir abreuvé que moi des amertumes de ma vie, et de les en avoir préservés. J'aime mieux qu'ils vivent du travail de leurs mains sans me connoîtrc , que de les voir avilis et nourris par la traîtiesse générosité de mes ennemis , qui les instruiroient à haïr, peut-être à trahir leur père ; et j'aime mieux cent fois être ce père infortuné qui commit la faute et qui la pleure , que d'être le méchant qui la révèle, 1 étend, l'amplitlc, 1 aggrave avec la plus maligne joie , que "d'être l'ami perfide qui trahit la confiance de son ami, et divulgue, pour le diffamer, le secret qu'il a versé dans son sein.
Mais des fautes , quelque grandes qu'elles soient, n'en supposent pas de contradictoires. Les débauchés sont peu dans le cas d'en commettre de pareilles, comme ceux qui s'occupent dans le port à charger des vaisseaux, que bientôt ils perdent de vue, ne songent guère à les assurer. Mes attachements me préservè- rent du désordre; et toujours, je le répète, je fus
ANNÉE 1770; 32i
rnl'glé dans mes mœurs. Je ne doute pas même que celles de ma jeunesse n'aient contribué dans la suite à répandre dans mes écrits cette vive chaleur c[ue les fjens qui ne sentent rien prennent pour de l'art, mais crue l'art ne peut contrefaire, et que ne sauroit fournir un san^j appauvri par la déhauche. Pour répondre à ces hommes vils qui m'osent accuser d'avoir gagné , dans des lieux que je ne connois point, des maux que je connois encore moins , je ne voudrois que la Nou- celle Héloïse. Est-ce ainsi qu'on apprend à parler dans la crapule? Qu'on prenne autant de débauchés qu'on voudra , tous doués d'autant d'esprit qu'il est possible , et je les défie entre eux tous de faire une seule page à mettre à côté d'une des lettres brûlantes dont ce roman n'abonde que trop. Non, non; il est pour lame un prix aux bonnes mœurs , c est de la vivifier. L'amour et la débauche ne sauroient aller ensemble; il faut choisir. Ceux qui les confondent ne connois- sent que la dernière; c'est sur leur propre état qu'ils jugent du mien : mais ils se trompent; adorer les femmes et les posséder sont deux choses très diffé- rentes : ils ont fait l'une, et j'ai fait l'autre. J'ai connu quelquefois leurs plaisirs, mais ils n'ont jamais connu les miens.
L'amour que je conçois, celui que j'ai pu sentir , s'enflamme à l'image illusoire de la perfection de l'objet aimé ; et cette illusion même le porte à l'enthou- siasme de la vertu, car cette idée entre toujours dans celle d'une femme parfaite. Si quelquefois l'amour peut porter au crime, c'est dans l'erreur d'un mau- vais choix qui nous égare, ou dans les transports de XX. at
322 CORRESPONDANCE,
la jalousie : mais ces deux états , dont aucun n a jamais été le mien , sont momentanés et ne transfor- ment point un cœur noble en une ame noire. Si l'amour m eût lait faire un crime , il faudroit m'en punir et m'en plaindre ; mais il ne me rendroit pas 1 horreur des honnêtes gens.
Voilà tout , ce me semble, à moins qu'on ne veuille ajouter l'amour de la solitude ; car cet amour fut la première marque à laquelle Diderot parut juger que j'étois un scélérat. Ses mystérieuses trames avec Grimmétoient commencées quand j'allai vivre à l'Her- mitap^e. Il publia quelque temps après le Fils naturel^ dans lequel il inséra cette sentence : // ny a que le mé- chant qui soit seul. Je lui écrivis avec tendresse pour me plaindre qu'il n'eût mis à ce passage aucun adou- cissement; il me répondit durement et sans aucune explication. Pour moi, quoique cette sentence ait quelque chose qui papillote à l'oreille, je n y trouve qu'une absurdité ; et il est si faux qu'il n'y ait que le méchant qui soit seul, qu au contraire il est impos- sible qu'un homme qui sait vivre seul soit méchant, et qu'un méchant veuille vivre seul ; car à qui feroit-il du mal, et avec qui formeroit-il ses intrigues? La sen- tence en elle-même exigeoit donc tout au moins une explication : elle Texigeoit bien plus encore , ce me semble , de la part d'un auteur qui , lorsqu'il parloit de la sorte au public , avoit un ami retiré depuis six mois dans une solitude ; et il étoit également choquant et malhonnête de refuser , du moins en maxime gé- nérale , l'honorable et juste exception qu'il devoit non seulement à cet ami , mais à tant de sages respectés ,
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qui dans tous les temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour la première lois depuis que le monde existe, un écrivain s'avise, avec un trait de plume, de faire autant de scélérats : mais Diderot avoit ses vues , et ne s emharrasscit pas de dérai- sonner , pourvu qu'il préparât de loin les coups qu'il m'a portés dans la suite.
Je vais faire une remarque qui peutparoître légère, mais qui me paroità moi des plus sures pour juger de l'état interne et vrai d'un auteur. On sent, dans les ouvrages que j'écrivois à Paris, la hile d'un homme importuné du tracas de cette grande ville, et aigri par le spectacle continuel de ses vices '. Ceux que j écrivis depuis ma retraite à 1 Hermitage respirent une ten- dresse de cœur, une douceur dame, qu'on ne trouve que dans les bocages , et qui prouvent l'effet que fai- soient sur moi la retraite et la campagne , et qu'elles feront toujours sur quiconque en saura sentir le charme et y vivre aussi volontiers que moi. Les ■pensées mâles de la vertu, dit le nerveux Young, les tio- bles élans du génie ^ les brûlants tratisports d un cœm sensible, sont perdus pour t homme qui croit cjuétre seul est une solitude : le malheureux s'est condamné à ne les jamais sentir. Dieu et la raison! quelle immense société ! que leurs entretiens sont sublimes! que leur commerce est
' Ajoutez les impulsions continuelles de Diderot, f|ui, soit qu'il ne put oublier le donjon de Vincennes, soit avec le projet déjà formé de me rendre odieux, m'alloit sans cesse excitant et stimu- lant aux sarcasmes. Sitôt que je fus à la campagne, et que ces im- pulsions cessèrent, le caractère et le ton de mes écrits changèrent et je rentrai dans mon naturel.
21.
324 CORRESPONDANCE.
plein de douceur! Voilà MM. Young et Diderot d'avis un peu différents, sans ajouter celui de Virgile. Pour moi, je me fais honneur d'avoir imité lo scélérat Des- cartes , quand il s en alla méchamment phi losophoi dans sa solitude de Nord- Hollande.
Je viens de faire, ce me seçable, une revue exacte, et je n'y vois rien encore qui m'ait pu donner des penchants perveis. Que reste-t-il donc enfin? L'amour de la gloire. Quoi! ce noble sentiment qui élève lame aux sublimes contemplations, qui l'élancé dans les régions éthérées, qui l'étend pour ainsi dire sur toute la postérité, pourroit lui dicter des forfaits! Il pren- droit, pour s'honorer, la route de l'infamie! Eh! qui ne sait que rien n'avilit, ne resserre et ne concentre l'ame comme le crime ; que rien de grand et de géné- reux ne peut partir d'un intérieur corrompu? Non, non; cheixhez des passions viles pour cause à des actions viles. On peut être un malhonnête homme et faire un bon livre; mais jamais les divins élans du génie n'honorèrent lame d'un malfaiteur; et si les soupçons de quelqu'un que j'estimerois pouvoient à ce point ravaler la mienne, je lui présenterois mon Dis- cours sur r Inégalité ' pour toute réponse, et je lui dirois : Lis, et rougis ^.
' En retranchant quelques morceaux de la façon de Diderot , qu'il m'y fit insérer presque malgré moi. Il en avoit ajouté de plus durs encore; mais je ne pus me résoudre à les employer.
^ Que seroit-ce si je lui préseutois ma Lettre à d' Alemhert sur les Spectacles , ouvrage où le plus tendre délire perce à travers la force du raisonnement, et rend cette lecture ravissante? Il n'y a point d'absurdité qu'on ne rende imaginable en supposant que des scé- lérate peuvent traiter ainsi de pareils sujets. Démocnte prouva aux
AÎNNÉE 1770. 325
Vous me citerez Érostrate. A cela voici ma réponse. L'histoire d'Érostrate est une fable : mais supposons- la vraie; Érostrate, sans yénie et sans talent, eut un moment la fantaisie de la célébrité, à laquelle il n'a- voit aucun droit; il prit la seule et courte voie que son mauvais cœur et son esprit étroit pût lui suggérer: mais comptez que, s il se fut senti capable de faire \ Emile, il n'eût point brûlé le temple d'Éphèse. Non, monsieur, on n'aspire point par le crime au prix qu'on peut obtenir par la vertu; et voilà ce qui rend plus ri- dicule limposture dont je suis l'objet. Qu'avois-je besoin de gloire et de célébrité? je lavois déjà tout acquise, non par des noirceurs et des actes abomi- nables, mais par des moyens vertueux, honnêtes, par des talents distingués, par des livres utiles, par une conduite estimable, par tout le bien que j'avois pu faire selon mon pouvoir: elle étoit belle, elle étoit sans tache; qu'y pouvois-je ajouter désormais, si ce n'est la persévérance dans l'honorable carrière dont je voyois déjà d'assez près le terme? Que dis-je? je lavois atteint; je n'avois plus qu'à me reposer, et jouir. Peut-on concevoir que, de gaieté de cœur et par des forfaits, j'aie cherché moi-même à ternir ma gloire, à la détruire, à laisser échapper de mes mains, ou plutôt à jeter, dans un transport de furie, le prix inestimable que j'avois légitimement acquis? Quoi! le sage, le brave Saint-Germain retourneroit-il exprès à la guerre pour y flétrir par des lâchetés infâmes les
Abderitains qu'il n'étoitpas fou en leur lisant une de ses pièces; et moi, je défie tout homme sensé qui lira cette lettre de pouvoir- eroij-e que l'auteur soit un coquin.
32G CORRESPONDANCE,
lauriers sous lesquels il a blanchi? Ne sait-on pas qu'une belle réputation est la plus noble et la plus douce récompense de la vertu sur la terre? Et Ton veut qu'un homme qui se l'est dijjnement procurée s'aille exprès plon^jcr dans le crime pour la souiller! Non, cela n'est pas, parceque cela ne peut pas être; et il n'y a que des gens sans honneur qui puissent ne pas sentir cetle impossibilité.
Mais quels sont enfin ces forfaits dont je me suis avisé si tard de souiller une réputation déjà tout ac- quise par mieux que des livres, par quarante ans d'honneur et d'intégrité? Oh ! c'est ici le mystère pro- fond qu'il ne faut jamais que je sache, et qui ne doit être ouvertement publié qu'après ma mort, quoiqu'on fasse en sorte, pendant ma vie, que tout le monde en soit instruit, hors moi seul. Pour me forcer, en atten- dant, de boire la coupe amère de l'ignominie, on aura soin de la faire circuler sans cesse autour de moi dans l'obscurité, de la faire dégoutter, ruisseler siu- ma tête, afin qu'elle m'abreuve, m'inonde, me suffoque, mais sans cfu'aucun trait de lumière l'offre jamais à ma vue, et me laisse discerner ce qu'elle contient. On me séquestrera du commerce des hommes , même en vivant avec eux; tout sera pour moi secret, mystère, et mensonge; on me rendra étranger à la société, sans paroître m'en chasser; on élèvera autour de moi un impénétrable édifice de ténèbres ; on m'ensevelira tout vivant dans im cercueil. C'est exactement ainsi que, sans prétexte et sans droit, on traite en France un homme libre, un étranger, qui n'est point sujet du roi, qui ne doit compte à personne de sa conduite,
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en continuant d'y respecter, comme il a toujours fait, le roi, les lois, les magistrats, et la nation. Que s'il est coupable, qu'on Taccuse, qu'on le juge, et qu'on le punisse; s'il ne l'est pas, qu'on le laisse libre, non pas en apparence, mais réellement. Voilà, monsieur, ce qui est juste; tout ce qui est hors de là, de quelque prétexte qu'on l'habille, est trahison, fourberie, ini- quité.
Non, je ne serai point accusé , point arrêté, point jugé, point puni, en apparence; mais on s attachera , sans qu'il y paroisse, à me rendre la vie odieuse, in- supportable, pire cent fois que la mort : on me fera gardera vue; je ne ferai pas un pas sans être suivi; on m'ôtera tous moyens de rien savoir et de ce qui me regarde, et de ce qui ne me regarde pas; les nou- velles publiques les plus indifférentes, les gazettes même me seront interdites; on ne laissera courir mes lettres et paquets que pour ceux qui me trahissent, on coupera ma correspondance avec tout autre; la réponse universelle à toutes mes questions sera tou- jours qu'on ne sait pas; tout se taira dans toute as- semblée à mon arrivée; les femmes n auront plus de langue, les barbiers seront discrets et silencieux; je vivrai dans le sein de la nation la plus loquace comme chez un peuple de muets. Si je voyage, on préparera tout d'avance pour disposer de moi partout où je veux aller; on me consignera aux passagers, aux cochers, aux cabaretiers; à peine trouverai-je à manger avec quelqu'un dans les auberges, à peine trouverai-je un logement qui ne soit pas isolé; enfln l'on aura soin de répandre uiie telle horreur de moi sur ma route, qu'à
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chaque pas que je ferai, à chaque objet que je verrai , mon ame soit déchirée : ce qui n empêchera pas que, traité comme Sancho, je ne reçoive partout cent cour-- bettes moqueuses, avec autant de compbmentsde res- pect et d admiration : ce sont de ces politesses de tigres qui semblent vous sourire au moment qu'ils vont vous décbiier.
Imaginez, monsieur, s'il est possible, un traitement plus insultant, plus cruel, plus barbare, et dont le concert incroyablement unanime laisse , au sein dune nation tout entière, un infortuné rigoureuse- ment seul et sans consolation. Tel est le talent supé- rieur de M. de Choiseul pour les détails; tels sont les soins avec lesquels il est servi quand il est question de nuire : mais s'il s'agissoit d'une œuvre de bonté, de générosité, de justice, trouveroit-il la même fidélité dans ses créatures? j'en doute; auroit-il lui-même la même activité? j'en doute encore plus.
J'ai beau chercher des cas où il soit permis d ac- cuser, de juger, de diffamer un homme à son insu, sans vouloir l'entendre, sans souffrir qu il réponde, et même qu il parle; je ne trouve rien. Je veux sup- poser toutes les preuves possibles: mais quand, en plein midi, toute la ville verroit un homme en assas- siner un autic sur la place publique, encore, en ju- geant l'accusé, ne l'empéclieroit-on pas de répondre; encore ne le jugeroit-on pas sans l'avoir interrogé. jÏ linquisition l'on cache à l'accusé son délateur, je l'avoue; mais au moins lui dit-on qu'il est accusé, au moins ne le condamne-t-on pas sans l'entendre, au moins ne l'empêche-t-on pas de parler. Un délateuir
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secret accuse, il ne prouve pas; il ne peut prouver dans aucun cas possible : car comment prouvcroit-il? Tardes témoins? mais l'accusé peut avoir contre ces témoins des moyens de récusation que les juges ignorent. Par des écritures? mais l'accusé peut y faire apercevoir des marques de fausseté que d'autres n'ont pu connoître. Un délateur qui se cache est toujours un làclie : s il prend des mesures pour que l'accusé ne puisse répondre à l'accusation, ni même en être in- struit, il est un fourbe : s'il prenoit en même temps avec l'accusé le masque de l'amitié , il seroit un traître Or un traître qui prouve ne prouve jamais assez, ou ne prouve que contre lui-même; et quiconque est un traître peut bien être encore un imposteur. Eh ! quel seroit, grand Dieu! le sort des particuliers s il étoit permis de leur faire à leur insu leur procès, et puis de les allej- prendre chez eux pour les mener tout de suite au supplice, sous prétexte que les preuves sont si claires qu'il leur est inutile d'être entendus?
Remarquez, monsieur, je vous supplie, combiei> cette première accusation dut paroître extraordi- naiie, vu la réputation sans reproche dont je jouis- sois, et que soutenoient ma conduite et mes écrits. Assurément ceux qui vinrent apprendre pour la pre- mière fois aux chefs de la nation que j'étois un scé- lérat durent les étonner beaucoup, et rien ne devoil manquer à la preuve d une pareille accusation pour être admise. Il y manqua pourtant au moins une petite circonstance, savoir l'audition de 1 accusé; on se cacha de lui très soigneusement , et il fut jugé. Messieurs ! messieurs ! quand il seroit généralement
33o CORRESPONDAiSCE.
permis de juger un accusé sans l'ouïr, il y a du moins des hommes qui mériteroient d'être exceptés, et Jean- Jacques pouvoit espérer, ce me semble , d'être mis au nombre de ceè bommes-là.
On ne vous a pas jugé, diront-ils. Et qu'avez-vous donc fait, misérables? En feignant d'épargner ma personne, vous m'ôtez l'honneur, vous m'accablez d'opprobres ; vous me laissez la vie, muis vous me la rendez odieuse en y joignant la diffamation. Vous me traitez plus cruellement mille fois que si vous m'aviez fait mourir ; et vous appelez cela ne m'avoir pas jugé ! Les fourbes ! il ne manquoit plus à leur barbarie que le vernis de la générosité.
Non , jamais on ne vit des gens aussi fiers d'être des traîtres : prudemment enfoncés dans leurs tanières , ils s'applaudissent de leurs lâchetés, et insultent à ma franchise en la redoutant. Pour m'étouffer sans que je crie, ils m'ont auparavant attaché un bâillon. A voir enfin leur bénigne contenance, on les prendroit pour les bourreaux de l'infortuné don Carlos , qui prétendoient qu'il leur fût encore redevable de la peine qu'ils prenoient de l'étrangler.
En vérité, monsieur, plus je médite sur cette étrange conduite, plus j'y trouve une complication de lâcheté, d'iniquité, de fourberie, qui la rend inima- ginable. Ce qui me passe encore plus est que tout cela paroît se faire de l'aveu de la nation entière; que non seulement mes prétendus amis, mais d'honnêtes gens réellement estimables, y paroissent acquiescer; et que M. de Saint-Germain lui-même ne m'en paroît pas encore assez scandalisé. Cependant, fussê-je cou-
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pablc, fussè-je en effet tout ce quoii uracciise d être, tant qu'on ne m'aura pas convaincu , cette conduite envers moi seroit encore injuste, fausse, inexcusa- ble. Que doit-elle me paroitre à moi qui me seus innocent ?
Soyons équitables toujours. Je ne crois pas que M. de Choiseul soit Tauteur de Timposture; mais je ne doute point qu il n'ait très bien vu que c'en étoit une , et que ce ne soit pour cela qu'il prend tant de mesures pour m'empécher d'en être instruit : car au- trement, avec la haine envenimée que tout décèle en lui contre moi, jamais il ne se refuseroit le plaisir de me convaincre et de me confondre , dût-il s'ôter par là celui de me voir souffrir plus long-temps.
Quoique ma pénétration , naturellement très mousse, mais aiguisée à force de s'e.xercer dans les ténèbres , me fasse deviner assez juste des multi- tudes de choses qu'on s'applique à me cacher, ce noir mystère est encore enveloppé pour moi d'un voile impénétrable ; mais à force d'indices combinés , com- parés ; à force de demi-mots échappés , et saisis à la volée; à force de souvenirs effacés, qui par hasard me reviennent, je présume Grimm et Diderot les pi*e- miers auteurs de toute la trame. Je leur ai vu com- mencer, il y a plus de dix-huit ans, des menées aux- quelles je ne comprenois rien, mais que je voyois certainement couvrir quelque mystère, dont je ne m'inquiétois pas beaucoup , parceque , les aimant de tout mon cœur, je comptois qu'ils m'aimoient de même. A quoi ont abouti ces menées? autre énigme non moins obscure. Tout ce que je puis supposer Je
332 CORHESPONDANCE.
plus raisonnablement est qu'ils auront fabriqué quel- ques écrits abominables qu'ils m'auront attribués. Cependant, comme il est peu naturel qu'on les en ait crus sur leur parole, il aura fallu qu ils aient accu- mulé des vraisemblances, sans oublier d'imiter le style et la main. Quant au style, un bomrae qui pos- sède supérieurement le talent * d'écrire imite aisément jusqu'à certain point le stvle d'un autre , quoique bien juarqué : c'est ainsi que Boileau imita le stvle de Voi- ture et celui de Balzac à s'y tromper ; et cette imita- tion du mien peut être surtout facile à Diderot, dont j'étudiois particulièrement la diction quand je com^ niençai décrire , et qui même a mis dans mes pre- miers ouvrages plusieurs morceaux qui ne trancbent point avec le reste, et qu'on ne sauroit distinguer, du moins quant au stvle '. Il est certain que sa tour- nure et la mienne, surtout dans mes premiers ou- vrages, dont la diction est, comme la sienne, un peu sautante et sentencieuse, sont, parmi celles de nos contemporains, les deux qui se ressemblent le plus. J3 ailleurs, il y a si peu de juges en étal de prononcer sur la différence ou lidentité des styles, et ceux même ({ui le sont peuvent si aisément s'y tromper, que cha-
Quant aux pensées, celles qu'il a eu I.t l)ontc de me prêter, ol que j'ai eu la bêtise d'adopter, sont liien faciles à distinguer des jniennes. comme on peut le voir dans celle du philosophe qui --< argumente en enfonçant son bonnet sur ses oreilles (^Discours sur l Iiieyalité); car ce morceau est de lui tout entier. 11 est certain que M. Diderot abusa toujours de ma confiance et de ma facilité ))onr donner à mes écrits un ton dur et un air noir, qu'ils n'eurent plus sitôt qu'il cessa de me diriger et que je fus livré tout-à-fait à moi-même. — * Variante : VJrt décrire.
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cun peut décider là-dessus comme il lui plaît, sans craindre d'être convaincu dVrreur.
La main est plus difficile à contrefaire; je crois même cela presque impossible dans un ouvrage de longue haleine : c'est pourquoi je présume qu'on aura préféré des lettres, qui n ont pas la même difficulté, et qui remplissent le même objet. Quant à l'écrivain chargé de cette contrefaction, il aura été plus facile à trouvera Diderot qu'à tout autre, parceque, étant chargé de la partie des arts dans Y Encyclopédie^ il avoit de grandes relations avec les artistes dans tous les genres. Au reste, quand la puissance s'en mêle, beaucoup de difficultés s'aplanissent; et quand il s'agiroit , par exemple, de décider si une écriture est ou n'est pas contrefaite, je ne crois pas qu'on eût beaucoup de peine à trouver des experts prêts à être de l'avis qu'il plairoit à M. de Choiseul.
Si ce n'est pas cela, ou de faux témoins, je n'ima- gine rien. Je pencherois même un peu pour cette der- nière opinion, parceque assurément le bénin The- venin , quoi qu on en dise , ne fut pas aposté pour rien ; et je ne puis imaginer d'autre objet à la fable de ce manant, et à l'adroite façon dont ceux qui l'avoient aposté l'ont accréditée ' , que de vouloir tâter d'avance
' Enfin, tant ont opéré les gens qui disposent de moi, qu'il rest* clair comme le jour, à Grenoble et ailleurs, que le galérien The- venin m'a prêté neuf francs aux Verrières , tandis que j'étois à Montmorenci; qu'il me les a prêtés par les mains du cabaretier Jeannet, notre commun hôte, chez qui je n'ai jamais loge, et à qui je ne parlai de ma vie ; et que je lui donnai, en reconnoissance , des lettres de recommandation pour MM. de Faugne» et Aldiman , que je ne connoissois pas
334 CORRESPONDANCE.
comme je soutiendrois la confrontation d'un faux
témoin.
Les holbachiens, qui croyoient m'avoir déjà coulé à fond , furieux de me voir bien au château de Mont- morenci et chez M. le prince de Conti, firent jouer leurs machines par d'Alembert, et, profitant des pi- ques secrètes dont j'ai parlé, firent passer, par le Temple, leur complot à l hôtel de Luxembourg. Il est aisé d'imaginer comment M. de Choiseul s'associa pour cette affaire particulière avec la ligue , et s'en fit le chef; ce qui rendit dès-lors le succès immanquable, au moyen des manœuvres souterraines dont Grimm avoit probablement fourni le plan. Ce complot a pu se tramer de toute autre manière ; mais voilà celle où les indices, dnns ce que j ai vu, se rapportent le mieux. Il laiioit , avant de rien tenter du côté du public, m'éloigner au préalable, sans quoi le complot risquoit à chaque instant d'être découvert, et son auteur con- fondu. h'Emile en fournit les moyens, etlon disposa tout poar m effrayer par un décret comminatoire, au- quel ou n en vouloit cependant venir que quand j au- rois pris le parti de fuir. Mais voyant que , malgré tout le fracas dont on accorapagnoit la menace de ce dé<-ret , je restois tranquille et ne voulois pas dé- marrer, on s'avisa d'un expédient tout puissant «ur mon cœur. Madame de Boufflers , avec une grande éloauence, me fit voir lalternalive inévitable de com- promettre madame de Luxembourg, si j étois intei- rogé, ou de mentir, ce que j'étois bien résolu de ne pas faire. Sur ce motif, auquel je ne pus résister, je partis enfin , et l'on ne lâcha le décret que quand ma
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résolution fut bien prise et qu'on put le savoir. Il paroit cjue dès-lors le projet étoit arrangé entre ma- dame de Boufflers et M. Hume pour disposer de moi- Elle n'épargna rien pour m envoyer en Angleterre. Je lins bon, et voulus passer en Suisse. Ce n'étoit pas là le compte de la ligue, qui, par ses manœuvres, par- vint avec peine à m'en chasser. Nouvelles sollicitations plus vives pour l'Angleterre ; nouvelle résistance de ma part. Je pars pour aller joindre milord Maréchal à Berlin. La ligue vit linstant oùj'allois lui échapper. Son complot s'en alloit peut-être en fumée, si l'on ne m'eût tendu tant de pièges à Strasbourg, qu'enfin j y tombai , me laissai livrer à Hume, et partis avec lui pour l'Angleterre, oti j'étois attendu depuis si long- temps. Dès ce moment ils m'ont tenu; je ne leur échap- perai plus.
Que je regrettai la France! avec quelle ardeur, avec quelle constance je surmontai tous les obstacles , tous les dangers même qu'on eut soin d'opposer à mon retour; et cela , pour venir essuyer dans ce pays si désiré des traitements qui m'ont fait regretter l'Angleterre 1 Cependant les seize mois que j'y passai ne furent pas perdus pour la ligue : à mon retour, je. trouvai la France et l'Europe totalement changées à mon égard; et ma prévention, ma stupidité, furent telles , que , trop frappé des manœuvres de David Hume et de ses associés, je m'obstinois à chercher à Londres la cause des indignités que j'essuyois à Tryc. Me voilà bien désabusé depuis que je n'y suis plus, et je rends aux Anglois la justice qu'ils me refusent. Néanmoins, s'ils étoient ce qu'on les suppose, ils
J36 CORRESPONDANCE.
auroient dit: ^î'imitons pas la Icgèieté Françoise; défions-nous des preuves d'accusation qu'on cache si soigneusement à l'accusé, et gardons-nous de jugei", sans l'entendre, un homme qu'on cajole avec tant de fausseté, et qu on charge avec tant d'animosité.
Enfin ce complot , conduit avec tant d'art et de mystère, est en pleine exécution, (hie dis-je? il est déjà consommé : me voilà devenu le mépris, la déri- sion, l'horreur de cette même nation dont j'a vois, il y a dix ans, l'estime, la hienveillauce, j'oserois dire la considération ; et ce changement prodigieux , quoique opéré sur un homme du peuple, sera pourtant la plus grande œuvre du ministère de M. de Choiseul, celle qu'il a eue le plus à cœur, celle à laquelle il a con- sacré le plus de temps et de soin. Elle prouvera, par un exemple flétrissant pour l'espèce humaine, com- bien est forte l'union des raéchauts pour malfaire, tandis que celle des bons, quand elle existe, est si lâche, si foible, et toujours si facile à rompre.
Rien n a été omis pour lexécution de cette noble entreprise : toute la puissance d'un grand royaume , tous les talents d'un ministre intrigant , toutes les ruses de ses satellites, toute la vigilance de ses es- pions, la plume des auteurs, la langue des clabau- deurs, la séduction de mes amis, l'encouragement de mes ennemis , les malignes recherches sur ma vie pour la souiller , sur mes propos pour les empoisonner, sur mes écrits pour les falsifier; l'art de dénaturer, si facile à la puissance , celui de me rendre odieux à tous les ordres, de me diffamer dans tous les pays. Les dé- tails de tous ces faits seroient presque incroyables, s'il
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m'ctoit possible d'exposer ici seulement ceux qui me sont connus. On m'a lâché des espions de toutes les espèces , aventuriers , gens de lettres , abbés , mili- taires, courtisans; on a envoyé des émissaires en divers pays pour m'y peindre sous les traits qu'on leur a marqués. J'avois en Savoie un témoin de ma jeunesse , un ami que j'estimois , et sur lequel je comptois; je vais le voir, je vois qu'il me trompe; je le trouve en correspondance avec M. de Choiseul. J'avois à Paris un vieux compatriote, un ami, très bon homme; on le met à la Bastille, j'ignore pourquoi, c'est-à-dire sous quel prétexte. Le long temps qu'il y a resté lui fait honneur; on l'aura trouvé moins do- cile qu'on n'avoit cru; je veux espérer qu'on n'auia pas lassé sa patience, et qu'au bout de seize mois il sera sorti de la Bastille aussi honnête homme qu'il y est entré. Je désire la même chose du libraire Guy, qu'on y a mis de même, et détenu presque aussi long- temps. On disoit avoir trouvé dans les papiers du pre- mier un projet de moi pour l'établissement d'une pure démocratie à Genève; et j'ai toujours blâmé la pure démocratie à Genève et partout ailleurs : on disoit y avoir trouvé des lettres par lesquelles j'excitois les brouilleries de Genève; et non seulement j'ai toxijours blâmé les brouilleries de Genève, mais je n'ai rien épargné pour porter les représentants à la paix. Mais (ju'importe qu'on en iinpose et qu'on mente? un men- songe dit en l'aiifait toujours son effet, surtout quand il vient des bureaux d'unministre, etquandil tiresur moi.
En songeant au libraire de Paris , avec lequel j eus XX. 22
338 CORRESPONDANCE,
si peu d'affaires, M. deChoiseul, qui n'oublia rien, a-t-il oublié mon libraire de Hollande? Je ne sais ; mais dans un livre que celui-ci s'est obstiné à vouloir me dédier, quoique j'y sois maltraité, et dont il n'a pas voulu me communiquer d'avance l'épitre dédicatoire, j'ai trouvé la tournure de cette épître si sin^julière et si peu naturelle, qu'il est difficile de n'y pas suppo- ser un but caché qui tient à quelque fil de la grande trame.
Enfin nulle attention n'a été omise pour m'y défi- gurer de tout point, jusqu'à celle , qu'on n'imagincroit pas , de faire disparoître les portraits de moi qui me ressemblent, et d'en répandre un à très grand bruit qui me donne un air farouche et une mine de cyclope. A ce gracieux portrait on a mis pour pendant celui de David Hume ■ , qui réellement a la tête d'un cyclope, et à qui l'on donne un air charmant. Comme ils pei- gnent nos figures, ainsi peignent-ils nos âmes avec la même fidélité. En un mot, les détails qu'embrasse l'exécution du plan qui me regarde sont immenses, inconcevables. Oh! si je savois tous ceux que j'ignore, si je voyois mieux ceux que je n ai fait que conjec- turer, si je pouvois embrasser d'un coup dœil tous ceux dont je suis l'objet depuis dix années, ils pour- roient me donner quelque orgueil , si mon cœur en étoit moins déchiré. Si M. de Choiseul eût employé à bien gouverner l'état la moitié du temps, des talents ,
■ Quand il s'avisa de me faire peindre à Londres , je ne pus imaginer quel étoit son but; car j'entrevoyois déjà de reste que ce n'étoit pas par amitié pour moi. Je vois maintenant très bien oc but ; mai» je ne me pardonnerois pas de l'avoir deviné.
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de Varf^entetdes soins quil a mis à satisfaire sa haine, il eût été l'un des plus {grands ministres qu'ait eus la France.
Ajoutez à tout cela Texpédition de la Corse, cette inique et ridicule expédition, qui choque toute jus- tice, toute humanité, toute politique, toute raison; expédition que son succès rend encore plus ignomi- nieuse, en ce que, n'ayant pu conquérir ce peuple in- fortuné par le fer, il l'a fallu conquérir par l'or. La France peut bien dire de cette inutile et coûteuse con- quête ce que disoit Pyrrhus de ses victoires : Encore une, et nous sommes perdus. Mais, hélas! l'Europe n'offrira plus à M. de Choiseul d'autre peuple naissant à détruire, ni d'aussi {jrand homme à noircir que son illustre et vertueux chef.
C'est ainsi que l'homme le plus fin se décèle en écoutant trop son animosité. M. de Choiseul con- noissoit bien la plaie la plus cruelle par laquelle il pût déchirer mon cœur, et il ne me l'a pas épargnée : mais il n'a pas vu combien cette barbare vengeance le dé- raasquoit et devoit éventer son complot. Je le défie de pallier jamais cette expédition d'aucune raison ni d'aucun prétexte qui puisse contenter un homme sensé. On saura que je sus voir le premier un peuple disciplinable et libre où toute l'Europe ne voyoil encore qu'un tas de rebelles et de bandits; que je vis germer les palmes de cette nation naissante; qu'elle me choisit pour les arroser, que ce choix fit son in- fortune et la mienne; que ses premiers combats furent des victoires; que, n'ayant pu la Vaincre, il fallut l'a- cheter. Quant à la conclusion qui me regarde, on
22.
34o CORRESPOINDANCE.
présumera quelque jour, je Tespère, malgré tous les artifices de M. de Choiseul, qu'il n'y avoit qu'un homme estimable qu il pût haïr avec tant de fureur.
Voilà, monsieur, ce qui me fait prendre mon parti avec plus de courage que n'en sembloit annoncer l'accablement où vous m'avez vu; mais je découvrois alors pour la première fois des horrems dont je n'avois pas la moindre idée, et auxquelles il n'est pas même permis à un honnête homme d'être préparé. Épouvanté des infernales trames dont je me sentois enlacé, je donnois trop de pouvoir à l'imposture, j'en prolongeois trop loin l'effet sur l'avenir : je voyois mon nom, qui doit me survivre, couvert par elle d'un opprobre éternel , au heu de la gloire et des honneurs que je sens dans mon cœur métré dus; je frémissois de douleur et d'indignation à cette cruelle image. Au- jourd hui que j'ai eu le temps de m'apprivoiser avec des idées qui ni'étoient si nouvelles, de les peser, de les compare!", de mettre par ma raison les iniques œuvres des hommes à la coupelle du temps et de la vérité, je ne crains plus que le vil alliage y résiste : le soufre et le plomb s'en iront en fumée, et l'or pur de- meurera tôt ou tard, quand mes ennemis, morts ainsi que moi, ne l'altéreront plus. Il est impossible que, de tant de trames ténébreuses, quelqu'une au moins ne soit pas enfin dévoilée au grand jour; et c'en est assez pour juger des autres. Les bons ont horreur de?, méchants et les fuient, mais ils ne brassent pas de? complots contre eux. Il est impossible que, revenus de la haine aveugle qu'on leur inspire, mes sembla- bles ne reconuoissent pas un jour dans mes ouvrages
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un homme qui parla d'après son cœur. Il est impos- sible qu'en blâmant et plaignant les erreurs où j'ai pu tomber, ils ne louent pas mes intentions, qu'ils ne bénissent pas ma mémoire, qu'ils ne s'attendrissent pas sur mes malheurs. Une seule considération suffit pour me rendre la tranquillité que m'ôtoit l'effroi d'une ignominie éternelle; c'est celle de la route qu'ont prise ceux qui m'oppriment pour égarer à leur suite la génération présente, mais qui n'égarera sûre- ment pas la postérité, sur laquelle ils n'auront plus l'ascendant dont ils abusent. Ses ennemis, dira-t-on, se sont attachés, comme de vils corbeaux, sur son cadavre; mais jamais, de son vivant, aucun d'eux Tosa-t-il attaquer en face? Ils le prirent en traîtres; ils s'enfoncèrent dans des souterrains pour creuser des gouffres sous ses pas, tandis qu'il marchoit à la lu- mière du soleil, et qu'il défioit le reproche du crime de soutenir ses regards. Quoi! la justice et la vérité rampent-elles ainsi dans les ténèbres? les hommes droits et vertueux se font-ils ainsi fourbes et traîtres , tandis que le coupable appelle à grands cris ses accu- .sateurs? Si cette considération leur fait reprendre le même examen avec plus d'impartialité, je n'en veux pas davantage. Tranquillisé pour l'avenir sur la terre, j aspire au séjour du repos , où les œuvres de liniquité ne pénétrent pas : en attendant, je me dois d'appro- iondir cet abominable complot, s'il m'est possible; c'est tout ce qui me reste à faire ici-bas, et je n'épar- {jneiai pour cela rien de ce qui est en ma foible puis- sance. Je sais que mon naturel craintif, honteux, timide, ne me promet ni sang froid, ni présence d es-
342 COHRESPONDAKCE.
prit, ni mémoire, quand il faudra payer de ma per- sonne et confondre les imposteurs; j'avoue même que Tiudigne rôle auquel je me vois ravalé , et pour lequel la nature m'avoit si peu fait, me donne un frémis- sement et des serrements de cœur que je ne puis vaincre, et dont j'aurois été moins subjujjué dans de plus heureux temps. H y a dix ans que l'imputation d'un forfait m'eût fait rire, et rien de plus; mais de- puis que les cruels m'ont ainsi défij^uré, sans me laisser même aucun moyen de me défendre, tout in- jurieux soupçon que je lis dans les cœurs plonge le mien dans un trouble inexprimable. Les scélérats en- durcis au crime ont des fronts d'airain, mais 1 inno- cence rougit et pleure en se voyant couvrir de fange. Une ame noble et fière a beau se roidir et s'élever, un tempérament timide ne peut se refondre. Dans toutes les situations de ma vie le mien me subjugue toujours : soit forcé de parler au milieu d'un cercle, soit tête à tête agacé par une femme railleuse, soit avili dans la confrontation d un impudent, mon trouble est tou- jours le même , et le courage que je sens au fond de mon cœur refuse de se montrer sur ma contenance. Je ne sais ni parler ni répondre; je n'ai jamais su trouver qu'après coup la chose que j'avois à dire ou le mot qu'il falloit employer. Urbain Grandier, dans le même cas que moi, avoit l'assurance et la facilité qui me manquent, et il périt : j'aurois tort d'espérer une meilleure destinée. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit : que je sache à tout prix de quoi je suis cou- pable ; que j'apprenne en6n quel est mon crime , qu'on m'en montre le témoignage et les preuves, ces invin-
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cibles preuves qui, bien qu'administrées si secrète- ment et par des mains si suspectes, n ont laissé le moindre doute à personne, et sur lesquelles ame vi- vante n a même ima(jiné qu'il fût pourtant bon de savoir si je n avois rien à dire; enfin qu'on daigne, je ne dis pas me convaincre, mais m accuser moi pré- sent ' , et je meurs content.
Eh! que reste-t-il ici-bas pour me faire aimer à vivre? Déjà vieux, souffrant, sans ami, sans appui, sans consolation, sans ressource, voilà la pauvreté prête à me talonner; et quand on m'auroit laissé même la liberté d'employer mes talents à gagner mon pain, de quoi jouirois-je en le mangeant? Quoi! voir toujours des hommes faux, haineux, malveillants! toujours des masques, toujours des traîtres! et loin de vous, pas un seul visage d'homme! plus d'épan- chements dans le sein d un ami, plus de ces doux sen- timents qu'une longue habitude rend délicieux! Ah! la vie à ce prix m'est insupportable; et quand sa fin ne seroit que celle de mes peines, je desirerois d'en sortir : mais elle sera le commencement de cette féli- cité pour laquelle je me sentois né, et que je cherchai vainement sur la terre. Que j'aspire à cette heureuse
' Je suis persuade qu'il y a sous tout cela quelque équivoque , quelque malentendu, quelque adroit mensonge, sur lequel un mot peut-être seroit un trait de lumière qui frapperoit tout le monde, et démasqueroit les imposteurs. Ils le sentent et le craignent sans doute; aussi paroit-il qu'ils ont mis toute l'adresse, toute la ruse, toute la sagacité de leur esprit à chercher des raisons plausibles et spécieuses pour prévenir toute explication. Cependant comment ont-ils pu couvrir l'iniquité de cette conduite jusqu'à trompei le<i {»ens de bon sens ? Voilà ce qui me passe.
344 CORRESPONDANCE,
époque , et que j'aimerai quiconque m'y fera parvenir! J'étois homme, et j ai péché ; j'ai fait de grandes fautes que j'ai bien expiées, mais le crime jamais n'approcha de mon cœur, .le me sens juste, bon, vertueux, au- tant qu'hommi; cjui soit sur la terre : voilà le motif de mon espérance et de ma sécurité. Quoique je pa- roisse absolument oublié de la Providence, je n en désespérerai jamais, (^ue ses récompenses pour les bons doivent être belles, puisqu'elle les néglige à ce point ici-bas ! J'avoue pourtant qu en la voyant dormir si long-temps, il me prend des moments d abatte- ment : ils sont rares, ils ne durent guère, et ne chan- gent rien à ma disposition. J'espère que la mort ne viendra pas dans un de ces tristes moments; mais quand elle y viendroit, elle me seroit moins conso- lante, sans métré plus redoutable. Je me dirois : Je ne serai rien, ou je serai bien; cela vaut toujours mieux pour moi que cette vie.
La mort est douce aux malheureux; la souffrance est toujours cruelle : par là je reste ici-bas à la merci des méchants. Mais enfin que me peuvent-ils faire? Ils ne me feront pas plus souffrir que ne fit la néphré- tique; et j ai fait là-dessus fessai de mes forces. Si mes maux sont longs , ils exerceront mon ame à la patience, à la constance, au courage; ils lui feront mériter le prix destiné à la vertu; et au jour de ma mort, qu'il faudra bien enfin qui vienne , mes persécuteurs m'au- ront rendu service en dépit deux. Pour quiconque en est là, les hommes ne sont plus guère à craindre. Aussi M. de Choiseul peut jouer de son reste avec toute sa puissance. Tant qu'il ne changera pas la na-
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ture des clioses, tant qu'il n'ôtera pas de ma poitrine le cœur de Jean-Jacques Rousseau pour y mettre celui d'un malhonnête homme, je le mets au pis.
Monsieur, j ai vécu : je ne vois plus rien, même dans Tordre des possibles , qui pût me donner encore sur la terre un moment de vrai plaisir. On m'offriroit ici-bas le choix de ce que j'y veux être, que je ré- pondrois , mort. Rien de ce (jui flattoit mon cœur ne peut plus exister pour moi. S'il me reste un intervalle encore jusqu à ce moment si lent à venir, je le dois à rhonneur de ma mémoire. Je veux tâcher que la fin de ma vie honore son cours et y réponde. Jusqu ici j'ai supporté le malheur; il me reste à savoir sup- porter la captivité, la douleur, la mort : ce n'est pas le plus difficile; mais la dérision, le mépris, 1 oppro- bre , apanage ordinaire de la yertu parmi les mé- chants, dans tous les points par où l'on pourra me les faire sentir. J'espère qu'un jour on jugera de ce que je fus par ce que j ai su souffrir. Tout ce que vous m'avez dit pour me détourner, quoique plein de sens, de vérité, d éloquence, n'a fait qu'enflammer mon courage : c'est un effet qu'il est naturel d'éprouver près de vous ; et je n'ai pas peur que d'autres m'ébran- lent quand vous ne m'avez pas ébranlé. iSon, je ne trouve rien de si grand, de si beau, que de souffrir pour la vérité. J'envie la gloire des martyrs. Si je n'ai pas en tout la même foi qu'eux , j ai la même inno- cence et le même zèle, et mon cœur se sent digne du jnéme prix.
Adieu, monsieur. Ce n'est pas sans un vrai regret que je me vois à la veille dem'éloigner de vous. Avant
^46 CORRESPONDANCE.
tic vous quitter j'ai voulu du moins goûter la douceur d épancher mon cœur dans celui d'un homme ver- tueux. C'est, selon toute apparence, un avantage que je ne retrouverai de long-temps.
Rousseau.
>OTE OUBLIÉE DANS MA LETTRE A M. DE SA1:NT-GERMAIN.
J«' me souviens d'avoir, étant jeune, employé le vers suivant dans une comédie :
C'est en le trahissant qu'il faut punir un traître.
Mais, outre que c'étoit dans un cas très excusable, et où il ne s'agissoit point d'une véritable trahison, ce vers, échappé dans la rapidité de la composition, dans une pièce non publique et non corrigée, ne prouve point que l'auteur pense ce qu'il fait dire à une femme jalouse , et ne fait autorité pour personne. S'il est permis de trahir les traîtres, ce n'est qu'aux gens qui leur res- semblent ; mais jamais les armes des méchants ne souillèrent les mains d'un honnête homme. Comme il n'est pas permis de mentir à un menteur , il est encore moins permis de trahir un traître : sans cela, toute la morale seroit subvertie, et la vertu ne $eroit plus qu'un vain nom ; car le nombre des malhoniîétes gens étant malheureusement le plus grand sur la terre, si l'on se pcrmettoit d'adopter vis-à-vis d'eux leurs propres maximes, on seroit le plus souvent malhonnête homme soi-même, et l'on en viendroit bientôt à supposer toujours que l'on a affaire à des coquins, afin de s'au- -foriser à rétre.
898. — A M. L'ABBÉ M.
Monquin, ij-^jo.
Pauvres aveugles que nous .sommes ! etc.
Votre précédente lettre, monsieur, m'en promet- toit si bien une seconde , et j'étois si sûr qu'elle vien-
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droit, que, quoique je me crusse obligé de vous tirer de l'erreur où je vous voyois , j'aimai mieux tarder de remplir ce devoir que de vous ôter ce plaisir si doux aux cœurs honnêtes de réparer leurs torts de leur propre mouvement *.
La bizarre manière de dater qui vous a scandalisé est une formule générale dont depuis quelque temps j'use indifféremment avec tout le monde, qui n'a ni ne peut avoir aucun trait aux personnes à qui j'écris , puisque ceux qu'elle regarde ne sont pas faits pour être honorés de mes lettres, et ne le seront sûrement jamais. Comment m'avez-vous pu croire assez brutal , assez féroce, pour vouloir insulter ainsi de gaieté de cœur quelqu'un que je ne connoissois que par une lettre pleine de témoignages d'estime pour moi , et si propre à m'en inspirer pour lui? Cette erreur est là- dessus tout ce dont je peux me plaindre; car, si ce n'en eût pas été une , votfe ressentiment devenoit très légitime, et votre quatrain très mérité : si même j'avois quelque autre reproche à vous faire, ce seroit sur le ton de votre lettre qui cadroit si mal avec celui de votre quatrain. Quoique dans votre opinion je vous en eusse donné l'exemple , deviez-vous jamais l'imiter ? ne deviez-vous pas, au contraire, être encore plus indigné de l'ironie et de la fausseté détestable que
' Pour l'intelligenoe de cette phrase et de celles qui la suivent , il faut savoir que la personne à qui cette seconde lettre étoit adres- sée avoit mis en tête de sa réponse à la première un quatrain qui seuibloit annoncer qu'elle avoit pris en mauvaise part celui de M. Rousseau, ce qui ccprndani n'étoit pas.
f Noie (If s e'iîiicurs de Genève. )
3^8 CORRKSPOKDANCi:.
Cîtte contradiction mcttoit dans ma lettre ? et la vertu doit-elle jamais souiller ses mains innocentes avec les armes des méchants , même pour repousser leurs at- teintes? Je vous avoue franchement que je vous ai bien plus aisément pardonné le quatrain que le corps de la lettre; je passe les injures dans la colère, mais j'ai peine à passer les cajoleries. Pardon, monsieur, à mon tour: j use peut-être un peu durement des droits de mon âge, mais je vous dois la vérité depuis que vous m'avez inspiré de l'estime; c'est un bien dont je fais trop de cas pour laisser passer en silence rien de ce qui peut l'altérer. A présent oublions pour jamais ce petit démêlé, je vous en prie, et ne nous souve- nons que de ce qui peut nous rendre plus intéressants 1 un à 1 autre par la manière dont il a fini.
Revenons à votre emploi. S'il est vrai que vous ayez adopté le plan que j'ai taché de tracer dans YEmile, j'admire votre courage ; car vous avez trop de lumières ])our ne pas voir que, dans un pareil système, il faut tout ou rien, et qu'il vaudroit cent fois mieux repren- dre le train des éducations ordinaires, et faire un ])etit talon rouge, que de suivre à demi celle-là pour ne faire qu un homme manqué. Ce que j'appelle tout , n est pas de suivre servilement mes idées; au con- traire, c est souvent de les corriger, mais de s'attacher aux principes , et d'en suivre exactement les consé- quencf'S avec les modifications qu'exige nécessaire- ment toute application particulière. Vous ne pouvez ignorer quelle tache immense vous vous donnez : vous voilà pendant dix ans au moins nul pour vous- même, et livré tout entier avec toutes vos facultés à
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^'otro élève; vijjilance, patience, fermeté, voilà sur tout trois qualités sur lesquelles vous ne sauriez vous relâcher un seul instant sans risquer de tout perdre; oui, de tout perdre , entièrement tout : un moment d impatience, de néj^ligence ou d'oubli, peut vous ôter le fruit de six ans de travaux , sans qu'il vous en reste rien du tout, pas même la possibilité de lerecou vrer par le travail de dix autres. Certainement s'il y a quelque chose qui mérite le nom d'héroïque et de grand p;u'mi les hommes, c'est le succès des entreprises pa- reilles à la vôtre; car le succès est toujours propor- tionné à la dépense de talents et de vertus dont on l'a acheté : mais aussi quel don vous aurez fait à vos sem- blables, et quel prix pour vous-même de vos grands et pénibles travaux! 'Vous vous serez fait un ami, car c'est là le terme nécessaire du respect, de l'estime, et de la reconnoissance dont vous 1 aurez pénétré. Voyez , monsieur.... dix ans de travaux immenses , et toutes les plus douces jouissances de la vie pour le reste de vos jours et au-delà : voilà les avances que vous avez faites, et voilà le prix qui doit les payer. Si vous avez besoin d'encouragement dans cette entreprise, vous ine trouverez toujours prêt; si vous avez besoin de conseils , ils sont désormais au-dessus de mes fôrces. Je ne puis vous promettre que de la bonne volonté; mais vous la trouverez toujours pleine et sincère : soit dit luie fois pour toutes, et, lorsque vous me croirez bon à quelque chose, ne craignez pas de m'impor- tuner. Je vous salue de tout mon cœur.
356 CORRESPONDANCE.
899. — A M. DE SAINT-GERMAIN.
Monquiii, le 17-/70. ' Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Votre lettre, monsieur, m'attendrit et me touche; je croyois n'être plus susceptible de plaisir, et vous venez de m'en donner un moment bien pur. Il n'est troublé que par le regret de ne pas pouvoir me rendre à yos généreuses et obligeantes sollicitations; mais mon parti est pris. Je connois trop les gens à qui j'ai affaire pour croire qu'ils me laisseront exécuter mon projet; je m^attends d'avance à ce qui doit m'arriver : je ne me dois pas le succès, il est dans les mains de la Providence ; mais je me dois la tentative çt l'emploi de mes forces : rien ne m'empêchera de remplir ce devoir.
Je ne suis point encore dans la situation que vos offres généreuses vous font prévenir, ni même pi es d'y tomber; je prévois seulement que si j'avançois dans la vieillesse, elle medeviendroitdure à plus d'un égard, et cest moins là pour moi un sujet d'alarme (ui'une consolation de n'y pas parvenir. Je crois si bien connoître votre ame noble, que, dans la situation supposée, je vous aurois de moi-même prouvé la vérité de mes sentiments pour vous en vous mettant dans le cas d'exercer les vôtres.
Si la crainte de contrister votre bon cœur m em- pêche, monsieur, de suivre les mouvements du mien dans les adieux que jedesirois vous aller faire, je sens
ANNÉE 1770. 35l
ce que me coûtera cette déférence ; mais je sens aussi , dans la résolution que j'ai prise , le danger de Texjx)- ser à des attaques d'autant plus redoutables, que mon penchant ne seconderoit que trop bien vos efforts. Adieu donc , bomme respectaljle ; je partirai sans vous voir, puisqu'il le faut, mais vous laissant la meilleure partie de moi-même dans les sentiments d'un cœur toujours plein de vous.
900. — A M. DU PEYROU.
AMonquin, le 17-^70. Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Vous me marquez, mon cbcr bote, que votre rôle est passif vis-à-vis de moi , que l'babitude a dû vous le rendre familier, et que ma réponse vous prouve cette vérité affligeante pour Iburaanité, que les battus paient encore l'amende; ce qui veut dire que c'est vous qui êtes le battu , et que c'est vous qui payez lamende.
Qu'entre nous votre rôle soit passif et le mien actif, voilà, je vous avoue, ce qui me passe. Je ne vous pro- pose jamais rjen , je ne vous demande jamais rien, je ne fais jamais que vous répondre, je ne me mêle en aucune sorte de vos affaires, je n'ai avec personne aucune relation, ni secrète ni publicjue, qui vous re- garde , je ne dispose de rien qui vous appartienne ; enfin, excepté un sentiment d'affection qui ne peut s'éteindre, je suis pour vous comme n existant pas. En quel sens donc puis-je être actif vis-à-vis de vous? Je le fus une fois, et bien vous en prit. Depuis lors je
352 CORRESPONDANCE.
résolus de ne plus Tétre. Je crois avoir tenu jusqu'ici cette résolution, et ne la tiendrai pas moins dans la suite. Expliquez-moi donc, je vous piie, comment vous êtes passii vis-à-vis de moi; car cela me paroît curieux à savoir.
Dans votre précédente lettre, vous m'exhortez à un épanchement de cœur, en me disant de vous traiter tout-à-fait en ami ou tout-à-fait en étranger. Votre devise sur le cachet de cette même lettre m'aver- tissoit que vous vous faisiez gloire de n'avoir vous- même aucun de ces épanchements de cœur auxquels vous m'exhortiez. Or il me paroissoit injuste d exiger dans l'amitié des conditions qu'on n'y veut pas mettre soi-même; et me dire que c'est traiter un homme en étranger que de ne pas s'ouvrir avec lui, c'étoit me diie assez clairement, ce me semble, en quel rang j'étois auprès de vous. Votre exemple a lait la régie de ma réponse. Si vous êtes le battu daus cette affaire, convenez au moins que je n'ai fait f[ue vous rendre les coups que vous m aviez donnés le premier.
Je n'avois pas besoin, mon cher hôte, de la note que vous m'avez envoyée pour être convaincu de votre exactitude dans les comptes. Cette note me fait plaisir, en ce que j v vois approcher le temps où nous serons tout-à-fait quittes , et ^ ous me faites désirer de vivre au moins jusque-là. Il n'est pas temps encore de parler des arrangements ultérieurs, et tant de pré- voyance n'entre pas dans mon tour d'esprit. Mais, en attendant, je suissensible à vos offres, et il entre bien dans mon cœur, je vous assure, d'en être recon- noissant.
ANNÉE 1770. 353
Comme je me propose de déloger d'ici dans peu , mon dessein n'est pas d'y laisser après moi mon her- bier et mes livres de botanique; je compte prendre une charrette pour faire conduire le tout à Lyon, chez madame Boy de La Tour, où tout cela sera plus à portée de vous parvenir sans embarras. Eu emballant lesdits livres, j'en ferai le catalogue, et vous 1 en- verrai. Que ne puis-je les suivre auprès de vous! Je Vous jure qu il n y a point de jour où l'idée d'aller être 1 intendant de votre jardin de plantes et l'hôte de mon hôtesse , ne vieime encore chatouiller mon cœui . Mais je suis pourtant un peu scandalisé de ne point voir venir de petits hôtes qui lui aident un jour à me faire ses honneurs. Adieu , mon cher hôte, ma femme et moi vous saluons , et embrassons 1 un et l'autre. Elle est presque percluse de rhumatismes. Notre de- meure est ouverte à tous les vents, nous sommes presque ensevelis dans la neige, et nous ne savons plus comment ni quand cela finira. Adieu, derechef. Je signe, afin que vous sachiez désormais sous quel nom vous avez à m'écrire. Je n ai pas besoin de vous avertir que le quatrain joint à la date est une for- mule générale qui n'a nul trait aux personnes à qui j'écris.
901. — A M. DE BELLOY.
Monquin , le i7-_,-70 Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Il faut, monsieur, vous résoudre à bien de l'ennui , car j'ai grand'peur de vous écrire une longue lettre.
XX. 33
354 CORllESPOIVDA.NGE.
Que VOUS m'avez rafraîchi le sang, et que j'aime votre colère 1 J'y vois bien le sceau de la vérité dans une amo fière, que le patelinage des gens qui m'en- tourent marque encore plus fortement à mes yeux. V^ous avez daigné me faire sentir mon tort ; c'est une indulgence dont je sens le prix , et que je n'aurois peut-être pas eue à votre place : il ne m'en reste que le désir de vous le faire oublier. Je fus quarante ans le plus confiant des hommes , sans que durant tout ce temps jamais une seule fois cette confiance ait été trompée. Sitôt quej'eus pris la plume, je me trouvai dans un autre univers, parmi de tout autres êtres, auxquels je continuai de donner la même confiance, et qui m'en ont si terriblement corrigé qu'ils m'ont jeté dans l'autre extrémité. Rien ne m'épouvanta jamais au grand jour, mais tout m'effarouche dans les ténè- bres qui m'environnent, et je ne vois que du noir dans l'obscurité. Jamais l'objet le plus hideux ne me fit peur dans mon enfance, mais une figure cachée sous un drap blanc me donnoit des convulsions : sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, je resterai en- fant jusqu'à la mort. Ma défiance est d'autant plus dé- plorable que,' presque toujours fondée (et je n'ajoute ■presque qu'à cause de vous), elle est toujours sans bornes, paiceque tout ce qui est hors de la nature n'en connoît plus. Voilà, monsieur, non l'excuse, mais la cause de ma faute , que d'autres circonstances ont amenée, et même aggravée, et qu'il faut bien que je vous déclare pour ne pas vous tromper. Persuadé qu'un homme puissant vous avoit fait entrer dans ses vues à mon égard , je répondis selon cette idée à quel-
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qirun qui m'avoit parlé de vous , et je répondis avec tant d'imprudence que je nommai même l'homme en question. Né avec un caractère bouillant dont rien n'a pu calmer l'effervescence, mes premiers mouvements sont toujours marqués paruneétourderie audacieuse, que je prends alors poiu" de l'intiépidité , et que j'ai tout le temps de pleuier dans la suite, surtout quand elle est injuste, comme dans cette occasion. Fiez-vous à mes ennemis du soin de m'en punir. Mon repentir anticipa même sur leurs soins à la réception de votre lettre ; un jour plus tôt elle m'eût épargné beaucoup de sottises; mais puisqu'elles sont faites, il ne nie reste qu'à les e.ijpier et à tâcher d'en obtenir le pardon , que je vous demande par la commisération due à mon état.
Ce que vous me dites des imputations dont vous m'avez entendu charger, et du peu d'effet qu'elles ont fait sur vous, ne m'étonne qire par limbécillité de ceux qui pensoient vous surprendre par cette voie. Ce n'est pas sur des hommes tels que vous que des dis- cours en l'air ont quelque prise, mais les frivoles cla- meurs de la calomnie, ^ui n'excitent guère d'attention , sont bien différentes dans leurs effets, des complots tramés et concertés durant longues années dans un profond silence, et dont les développements succes- sifs se font lentement , sourdement , et avec méthode. Vous parlez d'évidence : quand vous la verrez contre moi, jugez-moi, c'est votre droit; mais n'oubliez pas déjuger aussi mes accusateurs; examinez quel motif leur inspire tant de zélé. J'ai toujours vu que les mé- chants inspiroient de l'horreur, mais point d'animo-
23.
356 CORRESPONDANCE,
site. On les punit, ou on les fuit : mais on nç se tour- mente pas d eux sans cesse ; on ne s'occupe pas sans cesse à les circonvenir, aies tromper, à les trahir; ce n'est point à eux que Ton fait ces choses-là, ce sont eux qui les font aux autres. Dites donc à ces honnêtes gens si zélés, si vertueux,- si fiers surtout d'être des traîtres, et qui se masquent avec tant de soin pour me démasquer: « Messieurs, j'admire votre zélé, et vos « preuves me paroissent sans réplique; mais pouiquoi « donc craindre si fort que l'accusé ne les sache et n'y « réponde? Permettez que je l'en instruise et que je « vous nomme. Il n'est pas généreux , il n'est pas même «juste de diffamer un homme , quel qu'il soit, en se « cachant de lui. C'est, dites-vous, par ménagement « pour lui que vous ne voulez pas le confondre ; mais « il seroit moins cruel , ce me semble, de le confondre n que de le diffamer, et de lui ôter la vie que de la lui « rendre insupportable. Tout hypocrite de vertu doit « être publiquement confondu; c'est là son vrai chà- « timent ; et l'évidence elle-même est suspecte quand « elle élude la conviction de l'accusé. » En leur parlant de la sorte examinez leur contenance , pesez leur ré- ponse; suivez, enlajugeant, les mouvements de votre cœur et les lumières de votre raison : voilà, monsieur, tout ce que je vous demande, etje me tiens alors pour bien jugé.
Vous me tancez, avec grande raison, sur la ma- nière dont je vous parois juger votre nation : ce n'est pas ainsi que je la juge de sang froid, etje suis bien éloigné, je vous jure, de lui rendre l'injustice dont elle use envers moi. Ce jugement trop dur étoitTou-
AKNÉE 1770. 357
viage d'un moment de dépit et de colère, qui même ne se rapportoit pas à moi, mais au (;rand homme qu'on vient de chasser de sa naissante patrie, qu'il iliustroit déjà dans son berceau, et dont on ose encore souiller les vertus avec tant d'artifice et d'injustice. S'il restoit , me disois-je , de ces François célébrés par de Belloy, pourquoi leur indignation ne réclame- roit-elle point contre ces manœuvres si peu dignes d eux?
C'est à cette occasion que Bayard me revint en mé- moire, bien sûr de ce qu'il diroit ou feroit s'il vivoit aujourd'hui. Je ne sentois pas assez que tous les hommes, même vertueux, ne sont pas des Bayards : qu'on peut être timide sans cesser d'être juste; et qu'en pensant à ceux qui machinent et crient, j'avois tort d'oublier ceux qui gémissent et se taisent. J'ai toujours aimé votre nation, elle est même celle de l'Europe que j'honore le plus; non que j'y croie aper- cevoir plus de vertus que dans les autres, mais par un précieux reste de leur amour qui s'y est conservé, et que vous réveillez quand il étoit prêt à s'éteindre. II ne faut jamais désespérer d'un peuple qui aime encore ce qui est juste et honnête, quoiqu'il ne le pratique plus. Les François auront beau applaudir aux traits héroïques que vous leur présentez, je doute ({u'ils les imitent; mais ils s'en transporteront dans ^()S pièces, et les aimeront dans les autres hommes, quand on ne les empêchera pas de les y voir. On est encore forcé de les tromper pour les rendre injustes; précaution dont je n'ai pas vu qu'on eût grand besoin pour d'autres peuples. Voilà, monsieur, comment je
358 CORÏlESPONDAiSCE.
pense constamment à l'égard des François, quoique je n'attende plus de leur part qu'injustice, outrages, et persécution ; mais ce n'est pas à la nation que je les impute, et tout cela n'empéclie pas que plusieurs de ses membres n aient toute mon estime et ne la mé- ritent , même dans l'erreur où on les tient. D'ailleurs , mon cœur s'enflamme bien plus aux injustices dont je suis témoin qu à celles dont je suis la victime : il lui manque, pour ces dernières, l'énergie et la vigueur d'un généreux désintéressement. Il me semble que ce n'est pas la peine de m'échauffer pour une cause qui n intéresse que moi. Je regarde mes malheurs comme liés à mon état d'homme et d'ami de la vérité. Je vois le méchant qui me persécute et mediffame comme je verrois un rocher se détacher d'une montagne et venir m'écraser; je le repousserois, si j'en avois la force, mais sans colère, et puis je le laisserois là sans y plus songer. J'avoue pourtant que ces mêmes malheurs m'ont d'abord pris au dépourvu, parcequ'il en est auxquels il n'est pas même permis à un honnête homme d être préparé : j en ai été cependant plus abattu qu'irrité; et, maintenant que me voilà prêt, j'espère me laisser un peu moins accabler, mais pas plus émouvoir de ceux qui m attendent. A mon âge et dans mon état ce n'est plus la peine de s'en tour- menter, et j'en vois le terme de trop près pour m'in- quiéter beaucoup de 1 espace qui reste. Mais je n'en- tends rien à ce que vous me dites de ceux que vous avez essuyés : assurément je suis fait pour les plaindre ; mais que peuvent-ils avoir de commun avec les miens? Ma situation est unique, elle est inouïe depuis que le
ANIMÉE 1770. 359
monde existe, et je ne puis présumer qu'il s'en re- trouve jamais de pareille. Je ne comprends donc point quel rapport il peut y avoir dans nos destinées, et j'aime à croire que vous vous abusez sur ce point. Adieu, monsieur: vivez heureux, jouissez en paix de votre gloire, et souvenez-vous quelquefois d'un homme qui vous honorera toujours.
902.— A M. L'ABBÉ M.
Monquin, le 17-^70. Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Je voudrois, monsieur, pour l'amour de vous, que l'application qu il vous plait de faire de votre quatrain fût assez naturelle pour être croyable : mais puisque vous aimez mieux vous excuser que vous accuser d'une promptitude que j'aurois pu moi-même avoir à votre place, soit; je n'épiloguerai pas là-dessus.
Depuis l'impression de V Emile je ne l'ai relu qu'une fois, il y a six ans, pour corriger un exemplaire; et le trouble continuel où 1 on aime à me faire vivre a tellement gagné ma pauvre tête, que j'ai perdu le peu de mémoire qui me restoit, et que je garde à peine une idée générale du contenu de mes écrits. Je me rappelle pourtant fort bien qu'il doit y avoir dans V Emile un passage relatif à celui que vous me citez; mais je suis parfaitement sûr qu'il n'est pas le même, parcequ il présente, ainsi défiguré, un sens trop dif- férent dé celui dont j'étois plein en l'écrivant *. J'ai
* Voyez Emile , Livre IV.
,S6o CORRESrOISDANCE.
bien pu ne pas songer à éviter clans ce passage le sens qu on eût pu lui donner s'il eût été écrit par Cartouche ou par Raffia; mais je n'ai jamais pu m'exprimer aussi lucorrecLemeut dans le sens que je lui donnois moi-même. Vous serez peut-être bien aisç d'apprendre l'anecdocte qui me conduisit à cette idée.
Le feu roi de Prusse, déjà grand amateur de la dis- cipline militaire, passant en revue un de ses régi- ments, fut si mécontent de la manoeuvre, qu'au lieu d imiter le noble usage que Louis XIV en colère avoit fait de sa canne, il s'oublia jusqu à frapper de la sienne le major qui commandoit. L officier outragé recule deux pas, porte la main à 1 un de ses pistolets, le tire aux pieds du cheval du roi, et de l'autre se casse la tête. Ce trait, auquel je ne pense jamais sans tressaillir d'admiration, me revint fortement en écri- A'ant \ Emile, et j'en fis l'application de moi-même au cas d'un particulier qui en déshonore un autre, mais eu modifiant l'acte par la différence des personnages. Vous sentez, monsieur, qu'autant le major bâtonné est grand et sublime quand, prêt à s'ôter la vie, maître par conséquent de celle de l'offenseur, et le lui prouvant, il la respecte pourtant en sujet ver- tueux, s élève par là même au-dessus de son sou- verain, et meurt en lui faisant grâce, autant la même clémence vis-à-vis un brutal obscur seroit inepte : le major employant son premier coup de pistolet n eût été qu'un forcené; le particulier perdant le sien ne seroit qu'un sot.
Mais un homme vertueux, un crovant, peut avoir le scrupule de disposer de sa propre vie sans cepen-
ANKÉE 1770. 36l
dant pouvoir se résoudie à survivre à son dcslion- neur, dont la perte, même injuste, entraîne des malheurs civils pires cent fois que la mort. Sur ce chapitre de Ihonneur [insuffisance des lois nous laisse toujouvs dans Tétat de nature : je crois cela prouvé dans ma Lettre a M. d\J lembert sur les Spec- tacles. L'honneur d'un homme ne peut avoir de vrai dé- fenseur ni de vrai vengeur que lui-même. Loin qu'ici la clémence, qu'en tout autre cas prescrit la vertu, soit permise, elle est défendue; et laisser impuni son déshonneur, c'est y consentir: on lui doit sa ven- geance, on se la doit à soi-même; on la doit même à la société et aux autres gens d'honneur qui la com- posent : et c'est ici l'une des fortes raisons qui rendent le duel extravagant, moins parcequ'il expose l'inno- cent à périr, que parcequ'il l'expose à périr sans ven- geance et à laisser le coupable triomphant. Et vous remarquerez que ce qui rend le trait du major vrai- ment héroïque, est moins la mort qu il se donne que la fière et noble vengeance qu'il sait tirer de son roi. C'est son premier coup de pistolet qui fait valoii' le second: quel sujet il lui ôte, et quels remords il lai laisse! Encore une fois, le cas entre particuliers est tout différent. Cependant si Ihonneur prescrit la ven- geance, il la prescrit courageuse : celui qui se venge en lâche, au lieu d effacer son infamie, y met le com- ble; mais celui qui se venge et meurt est bien réha- bilité. Si donc un homme indignement, injustement flétri par un autre, va le chercher un pistolet ù la main dans l'amphithéâtre de l'Opéra, lui casse la tête devant tout le monde ; et puis se laissant tranquil-
363 CORRESPONDANCE,
lement mener devant les juges, leur dit: Je viens de faire un acte de justice (]uc je me devais, et qui najmnr- ienoit qua ynoi; faites-moi pendr'e , si vous l'osez; il se pouria bien qirils le fassent pendre en effet, parce- qu'enfin quiconque a donné la mort laciérite, qu il a dû même v compter; mais je réponds qu'il ira au supplice avec Testime de tout homme équitable et sensé, comme avec la mienne; et si cet exemple inti- mide un peu les tàteurs d'hommes, et fait marcher les gens d honneur, qui ne ferraillent pas, la tête un peu plus levée, je dis que la mort de cet homme de courage ne sera pas inutile à la société. La conclusion tant de ce détail que de ce que j'ai dit à ce sujet dans ï Emile, et que je répétai souvent, quand ce livre parut, à ceux qui me pailèrent de cet article, est fjuon ne déshonore point un homme qui sait mourir. Je ne dirai point ici si j ai tort; cela pourra se discuter à loisir dans la suite : mais, tort ou non, si cette doc- trine me trompe, vous permettrez néanmoins, n en déplaise à votre illustre preneur d oracles, que je ne me tienne pas pour déshonoré.
Je viens , monsieur , à la question que vous me pro- posez sur votre élève. Mon sentiment est qu'on ne doit forcer un enfant à manger de rien. H y a des ré- pugnances qui ont leur cause dans la constitution particulière de l'individu , et celles-là sont invincibles ; les autres, qui ne sont que des fantaisies, ne. sont pas durables , à moins qu'on ne les rende telles à force d y faire attention. Il pourroit y avoir quelque chose de vrai dans le cas de prévoyance qu'on vous allègue , ,si (chose presque inouïe) il s agissoit d'aliments de
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première nécessité, comme le pain, le lait, les fruits. 11 faudroit du moins tâcher de vaincre cette répu- gnance sans que Tenfant s'en aperçût et sans le con- trarier, ce qui, par exemple, pourroit se faire en Tex- posant à avoir grand'faim, et à ne trouver comme par hasard que Taliment auquel il répugne. Mais si cet essai ne réussit pas , je ne serois pas d'avis de s'y ohs- tiner. Que s il s agit de mets composés tels qu'on en sert sur les tahles des grands , la précaution paroît d'a- bord assez superflue; car il est peu apparent que le petit bon-homme se trouve un jour réduit, dans les bois ou ailleurs, à des ragoûts de truffes ou à des pro- fiteroles au chocolat pour toute nourriture. Mais peut- être a-t-on un autre objet qu'on ne vous dit pas, et qui n'est pas sans fondement. Votre élève est fait pour avoir un jour place aux petits soupers des rois et des princes; il doit aimer tout ce qu'ils aimeront; il doit préférer tout ce qu'ils préféreront; il doit en toute chose avoir les goûts qu'ils auront; et il n'est pas d'un bon courtisan d'en avoir d exclusifs. Vous devez com- prendre par là et par beaucoup d'autres choses que ce n'est pas un Emile que vous avez à élever : ainsi gardez-vous bien d'être un Jean-Jacques : car, comme vous voyez, cela ne réussit pas pour le bonheur de cette vie.
Prêt à quitter cette demeure, je n'ai plus d'adresse assez fixe à vous donner pour y recevoir de vos lettres. Adieu . monsieur.
364 CORRESPONDANCE.
9o3, -A MADAME B.
Monquiii, le 1 6 mars 1770.
Kose , je vous crois, et je vous croirois avec plus de plaisir eucore si vous eussiez moins insisté. La vérité ne s'exprime pas toujours avec simplicité, mais quand cela lui arrive, elle brille alors de tout sou éclat. Je vais quitter cette habitation : je sais ce que je veux et dois faire; j'ignore encore ce que je ferai : je suis entre les mains des hommes ; ces hommes ont leurs raisons pour craindre la vérité, et ils n ignorent pas que je me dois de la mettre en évidence, ou du moins de faire tous mes efforts pour cela. Seul et à leur merci, je ne puis rien, ils peuvent tout , hors de changer la nature des choses et de faire que la poitrine de J. J. Rous- seau vivant cesse de renfermer le cœur d un homme de bien. Ignorant dans cette situation en quel lieu je trouverai, soit une pierre pour y poser ma tête, soit une terre pour y poser mon corps, je ne puis vous donner aucune adresse assurée : mais si jamais je re- trouve un moment tranquille , c est un soin que je n oublierai pas. Rose, ne m'oubliez pas non plus. Vous m'avez accordé de l'estime sur mes écrits; vous m'en accorderiez encore plus sur ma vie si elle vous étoit connue; et davantage encore sur mon cœur, s'il étoit ouvert à vos yeux : il n'en fut jamais un plus tendre, un meilleur, un plus juste ; la méchanceté ni la haine n'en approchèrent jamais. J'ai de grands vices sans doute, mais qui n'ont jamais fait de mal qu'à moi; et tous mes malheurs ne me viennent que de mes vertus.
ANNÉE 1770. 365
Je n'ai pu, malgré tous mes efforts, porcor le mystère affreux des trames dont je suis enlacé; elles sont si ténébreuses, on me les cache avec tant de soin, que je n'en aperçois que la noirceur. Mais les maximes communes que vous m alléguez sur la calomnie et l'imposture ne sauroient convenir à celle-là; et les fri- voles clameurs de la calomnie sont bien différentes dans leurs effets, des complots tramés et concertés durant longues années dans un profond silence, et dont les développements successifs , dirigés par la rusej opérés par la puissance, se font lentement, sourdement, et avec méthode. Ma situation est uni- que; mon cas est inouï depuis que le monde existe. Selon toutes les régies de la prévoyance humaine, je dois succomber ; et toutes les mesures sont tellement prises , qu'il n'y a qu un miracle de la Providence qui puisse confondre les imposteurs. Pourtant une certaine confiance soutient encore mon courage. Jeune femme, écoutez-moi : quoi qu'il arrive, et quelque sort qu'on me prépare, quand on vous aura fait rénumération de mes crimes, quand on vous en aura montré les frappants témoignages, les preuves sans réplique, la démonstration , l'évidence , souvenez-vous des. trois mots par lesquels ont fini mes adieux : je
SUIS INNOCENT. RoUSSEAU.
Vous approchez d'un terme intéressant pour mon cœur : je désire d en savoir Ihemeux événement aus- sitôt qu'il sera possible. Pour cela , si vous n'avez pas avant ce temps-là de mes nouvelles, préparez d'avance un petit billet, que vous ferez mettre à la poste aussi-
366 COURESPONDANCE.
tôt que VOUS serez délivrée, sous une enveloppe à
l'adresse suivante :
A madame Boy de La Tour, née Eoguin, à Lyon.
904— A M. MOULTOU.
Monquin, le 28 mars 1770.
Je tardois, cherMoultou, pour répondre à votre dernière lettre, de pouvoir vous donner quelque avis certain de ma marche; mais les neiges qui sont reve- nues m'assiéger rendent les chemins de cette monta- gne tellement impraticables , que je ne sais plus quand j'en pourrai partir. Ce sera , dans mon projet , pour me rendre à Lyon , d où je sais bien ce que je veux faire, mais j ignore ce que je ferai.
J'avois eu le projet que vous me suggérez d aller m'établir en Savoie ; je demandai et obtins, durant mou séjour à Bourgoin, un passe-port pour cela, dont, sur des lumières qui me vinrent en même temps, je ne voulus point faire usage: j'ai résolu d'achever mes jours dans ce royaume, et d v laisser à ceux qui dis- posent de moi le plaisir d'assouvir leur fantaisie jus- qu'à mon dernier soupir.
Je ne suis point dans le cas d'avoir besoin de la bourse d'autrui, du moins pour le présent, et dans hi position où je suis , je ne dépense guère moins en place qu en voyage: mais je suis fâché que l'offre de votre bourse m ait ôté la ressource d'y recourir au besoin : ma maxime la plus chérie est de ne jamais rien deman- der à ceux qui m offrent; je les punis de m'avoir ôté un plaisir en les privant d'un autre; et quand je me
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ferai des amis à mon goût, je ne les irai pas choisir au Monomotapa, quoi qu'en dise La Fontaine. Cela tient à mon tour d'esprit particulier , dont je n'excuse pas la bizarrerie, mais que je dois consulter quand il s'agit d'être obligé. Car autant je suis touché de tout ce qu'on m'accorde , autant je le suis peu de ce qu'on me fait accepter : aussi je n'accepte jamais rien qu'en rechignant et vaincu par la tyrannie des importunités ; mais lami qui veut bien ra'obliger à ma mode, et non pas à la sienne, sera toujours content de mon cœur. J'avoue pourtant que l'à-propos de votre offre mérite une exception; et je la fais en tâchant de l'oublier, afin de ne pas ôter à notre amitié lun des droits que 1 inégalité de fortune y doit mettre.
Il faut assurément que vous soyez peu difficile en ressemblance pour trouver la mienne dans cette fi- gure de Cyclope qu'on débite à si grand bruit sous mon nom. Quand il plut à l'honnête M.. Hume de me faire peindre en. Angleterre, je ne pus jamais deviner son motif, quoique dès-lors je visse assez que ce n'é- toit pas l'amitié. Je ne l'ai compris qu'envoyant l'es- tampe, et surtout en apprenant qu'on lui en donnoit pour pendant une autre représentant ledit M. Hume, qui réellement a la figure d un Cyclope, et à qui l'on donne un air charmant. Comme ils peignent nos visa- ges, ainsi peignent-ils nos âmes avec la même fidélité. Je comprends que les bruyants éloges qu'on vous a faits de ce portrait vous ont subjugué; mais regardez-y mieux, et ôtez-moi de votre chambre cette mine fa- rouche qui n'est pas la mienne assurément. Les gravu- res faites sur le portrait peint par La Tour me font
368 CORRESPONDANCE,
plus jeune, à ia vérité, mais beaucoup plus ressem- blant: remarquez qu on les a fait disparoitre ou con- trefaire hideusement. Comment ne sentez vous pas d'où tout cela vient, et ce que tout cela signifie?
Voici deux actes d'honnêteté , de justice, et d'amitié à faire : c'est à vous quej'en donne la commission.
i» Rey vient de faire ime édition de mes écrits, à laquelle, et à d autres marques , j'ai reconnu que mon homme étoit enrôlé. J'aurois dû prévoir, et que des gens si attentifs ne l'oublieroicnt pas , et qu'il ne se- roit pas à lépreuve. Entre autres remarques que j'ai faites sur cette édition , j'y ai trouvé, avec autant d'in- dignation que de surprise, trois ou quatre lettres de M. le comte de Tressan, avec les réponses qui furent écrites il y a une quinzaine d années au sujet dune tracasserie de Palissot. Je n ai jamais communiqué ces lettres qu'au seul Vernes, auquel j'avois alors, et bien malheureusement, la même confiance que celle que j ai maintenant en vous : depuis.lors je ne les ai montrées à qui que ce soit , et ne me rappelle pas même en avoir parlé ; voilà pourtant Rey qui les im- prime : d'où les a-t-il eues ? ce n'est certainement pas de moi; et il ne ma pas dit un mot de ces lettres, en me parlant de cette édition. Je comprends aisément qu'il n a pas mieux rempli le devoir d'obtenir 1 agré- ment de M. de Tressan , qui probablement ne 1 auroit pas donné non plus que moi. Du cercueil où l'on me tient enfermé tout vivant , je ne puis pas écrire à M. de Tressan , dont je ne sais pas ladresse, et à qui ma lettre ne parviendroit certainement pas. Je vous prie de remplir ce devoir pour moi. Dites-lui que ce
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ne serolt pas envers lui , que j'honore, que j'aurois enfreint un devoir dont j'ai porté l'observation jusqu'à un scrupule peut-être inouï envers Voltaire, que j'ai laissé Calsifier et dcfi{jnrer mes lettres et taire les siennes, sans que j'aie voulu j\isqu'ici montrer ni les unes ni les autres à personne. Ce n est sûrement pas pour me faire honneur que ces lettres ont été im- primées ; c'est unicjuement pour m attirer l'inimitié de M. deTressan.
2» J'ai fait , il y a quelques mois , à madame la du- chesse douairière de Portland un envoi de plantes que j'avois été herboriser pour elle au mont Pila , et que j'avois préparées avec beaucoup de soin, de même qu'un assortiment de graines que j'y avois joint. Je n'ai aucune nouvelle de madame de Port- land ni de cet envoi, quoique j'aie écrit et à elle et à son commissionnaire : mes lettres sont restées sans réponse ; et je comprends qu'elles ont été suppri- mées, ainsi que l'envoi , par des motifs qui ne vous seront pas difficiles à pénétrer. Les manœuvres qu'on emploie sont très assorties à l'objet qu'on se propose. Ayez, cher Moultou, la complaisance d'écrire à ma- dame de l'ortland ce que j'ai fait, et combien j'ai de regret qu'on ne me laisse pas remplir les fonctions du titre qu'elle m'avoit permis de prendre auprès d'elle, et que je me faisois un honneur de mériter. Vous sejitez que je ne peux pas entretenir des corres- pondances m dgr^ ceux qui les interceptent. Ainsi là- dessus, comme sur toute chose où la nécessité com- mande, je me soiunets. Je voudrois seulement que mes anciens correspondants sussent qu'il n'y a pas XX. 24
370 CORRESPONDANCE.
de ma faute , et que je ne les ai pas néglijjés. La même chose m'est arrivée avec M. Guan , de Montpellier , à qui j ai fait un envoi sous l'adresse de M. de Saint- Priest. La même chose m'arrivera peut-être avec vous. Accusez-moi du moins , je vous prie, la réception de cette lettre, si elle vous parvient encore : la vôtre, si vous récrivez à la réception de la mienne , pourra me parvenir encore ici. Le papier me manque. Mes res- pects et ceux de ma femme à madame Moultou. îs'ous vous embrassons conjointement de tout notre cœur. Adieu, cher Moultou.
9o5. — A M. LALLIAUD.
Monquin^ le 4 îivril 1770.
C'est par oubli, monsieur, que je n'avois pas ré- pondu à votre précédente lettre; car, quoique je ne promette de l'exactitude à personne, je me ierois un plaisir d'en avoir avec vous. La description de votre vie tranquille et champêtre me fait grand plaisir, ainsi que celle du climat que vous habitez , aux vents près qui ne sont point de mon goût. Cette douce vie, pour laquelle j'étois né , eût été celle dans laquelle j'aurois achevé mes, jours, si on m'avoit laissé faire; mais quand l'honneur, le devoir et la nécessité com- mandent, il faut obéir. Ne m'écrivez plus ici, mon- sieur; votre lettre ne m'y trouveroit vraisemblablement plus, et je ne puis vous donner d'adresse assurée, parceque , quoique je sache très bien ce que je veux faire, j'ignore absolument ce que je ferai. Je suis fâché de quitter ce pays sans vous envoyer des ro-
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siers; mais la nature, tardive en ces cantons, n'est pas encore éveillée; à peine avons-nous déjà quelques violettes, et je ne dois plus espérer de recueillir des roses. Adieu, mon cher monsieur Lalliaud ; souvenez- vous de moi quelquefois : je vous salue et vous em- brasse de tout mon cœur.
906. — A M. MOULTOU.
Monquin, le l'Jj'/O. Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Votre lettre, cher Moultou, m'afflige sur votre santé. Vous m'aviez parlé dans la précédente de votre mal de gorge comme d'une chose passée , et je le re- gardois comme un de ceux auxquels j'ai moi-même été si sujet, qui sont vifs, courts, et ne laissent au- cune trace; mais si c'est une humeur de goutte, il sera difficile que vous ne vous en ressentiez pas de temps en temps : mais surtout n'allez pas vous mettre dans la tête d'en vouloir guérir, car ce seroit vouloir guérir de la vie, mal que les bons doivent supporter tant qtiUl leur reste quelcjue bien à faire. Du Peyrou , pour avoir voulu droguer la sienne, l'effaroucha, la fit re- monter, et ce ne fut pas sans beaucoup de peines que nous parvînmes à la rappeler aux extrémités. Vous savez sans doute ce qu'il faut hïre pour cela : j'ai vu l'effet grand et prompt de la moutarde à la plante des pieds; je vous la recommande en.pareille occurrence, dont veuille le ciel vous préserver. Si jeune, déjà la goutte! que je vous plains! Si vous eussiez toujours suivi le régime que je vous faisois faire à Motiers,
24.
372 COUFESPOKDANCt;.
surtout quantùrexercice, vous ne seriez point atteint de cette cruelle maladie. Point de soupers, peu de ca- binet, et beaucoup de marche dans vos relâches; voilà ce qu'il me reste à vous recommander.
Ce que vous m'apprenez qui s'est passé dernière- ment dans votre ville me fâche encore, mais ne me surprend plus. Comment! votre Conseil souverain se met à rendre des jugements criminels ! Les rois , plus sages que lui, n'en rendent point. Voilà ces pauvres gens prenant à grands pas le train des Athéniens, et courant chercher la même destinée, qu'ils trouveront, hélas ! assez tôt sans tant courir. Mais ,
Quos vult perdere Jupiter dementat.
Je ne doute point que les natifs ne missent à leurs prétentions l'insolence de gens qui se sentent soufflés et qui se croient soutenus; mais je doute encore moins que, si ces pauvres citoyens ne se laissoient aveugler par la prospérité, et séduire par un vil intérêt, ds n'eussent été les premiers à leur offrir le partage, dans le fond très juste, très raisonnable , et très avantageux à tous, que les autres leur demandoient. Les voilà aussi durs aristocrates avec les habitants que les ma- gistrats furent jadis avec eux. De ces deux aristo- craties j aimerois encore mieux la première.
Je suis sensible à la bonté que vous avez de vouloir bien écrire à madame de Portland et à M. de Tressan : l'équité, l'amitié, dicteront vos lettres; je ne suis pas en peine de ce que tous direz. Ce que vous me dites de l'antérieure impression des lettres du dernier dis- culpe absolument Rev sur cet article , mais n'infirme
ANNÉE 1770. 373
pfoint, an reste, les fortes raisons que j'ai de le tenir toiitau moins pour suspect; etjeconnois tropbien les gens à qui j'ai affaire, pour pouvoir croire que, son- geant à tant de monde et à tant de choses, ils aient oublié cet homrae-là. Ce que vous a dit M. Garcin du bruit qu'il fait de son amitié pour moi n'est pas propre à m'y donner plus de confiance. Cette affectation est singulièrement dans le pian de ceux qui disposent de moi. Coindet y brilloit par excellence, et jamais il ne parloit de moi sans verser des larmes de tendresse. Ceux qui m'aiment véritablement se gardent bien, dans les circonstances présentes , de se mettre en avant avec tant d'emphase; ils gémissent tout bas, au contraire, observent et se taisent jusqu'à ce que le temps soit venu de parler.
Voilà, cher Moultou, ce que je vous prie et vous conseille de faire. Vous compromettre ne seroit pas me servir. Il y a quinze ans qu on travaille sous terre; les mains qui se prêtent à cette œuvre de ténèbres la rendent trop redoutable pour qu'il soit permis à nul honnête homme d'en approcher pour l'examiner. Il faut, pour monter sur la mine, attendre qu'elle ait fait son explosion ; et ce n'est plus ma personne qu'il faut songera défendre, c'est ma mémoire. Voilà, cher IMoultou, ce que j'ai toujours attendu de vous. Ne croyez pas que j'ignore vos liaisons ; ma confiance n est pas celle d'un sot , mais celle, au contraire, de quelqu un qui se connoit en hommes, en diversité d'étoffes dames, qui n'attend rien des Coindet, qui attend tout des Moultou. Je ne puis douter qu'on n'ait voulu vous séduire ; je suis persuadé qu'on n'a fait
374 CORRESPONDAKCE.
tout au plus que vous tromper; mais, avec votre pé- nétration, vous avez vu trop de choses, et vous en verrez trop encore pour pouvoir être trompé long- temps. Quand vous verrez la vérité, il ne sera pas pour cela temps de la dire; il faut attendre les révolutions qui lui seront favorables, et qui viendront tôt ou tard. C'est alors que le nom de mon ami , dont il faut main- tenant se cacher, honorera ceux qui Tauront porté, et qui rempliront les devoirs qu'il leur impose. Voilà ta tâche, ôMoultou! elle est grande, elleestbelle, elle est digne de toi, et depuis bien des années mon cœur t'a choisi pour la remplir.
Voici peut-être la dernière fois que je vous écrirai. Vous devez comprendre combien il me seroit intéres- sant de vous voir : mais ne parlons plus de Chambéry; ce n'est pas là où je suis appelé. L honneur et le devoir crient; je n'entends plus que leur voix. Adieu : recevez l'embrassement que mon cœur vous envoie. Toutes mes lettres sont ouvertes; ce n'est pas là ce qui me fâche, mais plusieuis ne parviennent pas. Faites en sorte que je sache si celle-ci aura été plus heureuse. Vous n'ignorerez pas où je serai, mais je dois vous prévenir qu après avoir été ouvertes à la poste, mes lettres le seront encore dans la maison où je vais loger. Adieu derechef. Nous vous embrassons l'un et l'autre avec toute la tendresse de notre cœur. Nos hom- mages et respects les plus tendres à madame.
Il est vrai quej'ai cherché à me défaire de mes livres de botanique , et même de mon herbier. Cependant comme Iherbier est un présent, quoique non tout-à- fait gratuit, je ne m'en déferai qu'à la dernière extré-
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mité, et mon intention est de le laisser , si je puis, à celui qui me l'a donné , augmenté de plus de trois cents plantes que j'y ai ajoutées.
907.— A M. DE SAINT-GERMAIN.
A Lyon, ig avril 1770.
J'ai reçu , monsieur , avec la lettre dont vous m'avez honoré le 16 du mois dernier, celle que vous avez eu
Ja bonté de me faire parvenir d'envoi de M. de T ,
à qui , selon vos intentions , j'en accuse la réception. C'est une réponse de madame de Portland , qui me donne avis de la réception des plantes que je lui ai envoyées il y a près de six mois. Après un voyage assez désagréable, je suis arrivé ici en assez bonne santé, de même que ma femme , qui, pénétrée de vos bontés, me charge de vous en marquer sa très hum- ble reconnoissance. Je vous prie aussi, monsieur, de vouloir témoigner la mienne à madame de Saint-Ger- main, en lui faisant agréer mon respect. Vous con- noissez, monsieur, toute ma confiance en votre bien- veillance, et je me flatte que vous connoissez aussi combien j'y suis sensible et disposé à m'en prévaloir en toute occasion, sans crainte de vous déplaire. Des inconvénients, que j'aurois dû prévoir, l'etardent ma marche, sans rien changer à mes résolutions. Je prends la liberté de me recommander à votre sou- venir, et de vous assurer que rien n'affoiblira jamais les sentiments immortels que vous m'avez inspirés.
376 CORRESPONDANCE.
908. — A M. DE CESARGES.
Monquin, fin d'avril 1770.
Je vous avoue, monsieur, que, vous connaissant pour un gentilhomme plein d'honneur et de probité, je n'apprends pas sans surprise la tranquillité avec laquelle vous avez souffert en mon absence les ou- trajjes atroces que ma femme a reçus du bandit en cotillon auquel madame de Cesarges à jugé à propos de nous livrer, après nous avoir ôté les gens qu'elle nous avoit tant vantés elle-même, et avec qui nous vivions en paix.
Je sais bien, monsieur, qu'on vous taxe d'avoir peu d'autorité chez vous , et que le capitaine Vertier vous a subjugué, dit-on, comme les autres; mais je ne vous aurois jamais cru dénué de crédit dans votre propre maison , au point de n'y pouvoir procurer la sûreté aux hôtes que vous y avez placés vous-même. Puisqu'en cela toutefois je me suis trompé, puisque vous ne pouvez vous délivrer des mains des susdits bandits en cotillon, et puisque madame de Cesarges elle-même ne voit d'autre remède aux mauvais trai- tements que je puis recevoir des gens qui dépendent d'elle que d en être désolée, ne trouvez pas mauvais , jusqu à ce que je puisse me procurer une autre de- meure, que, réduit à moi seul pour toute ressource, je tache de me faire la justice que je ne puis obtenir, en pourvoyant de mon mieux à ma propre défense et à la protection que je dois à ma femme. Que s'il en arrive du scandale dans votre maison, je vous prends
I
A>']NÉE 1770. 377
vous-même à témoin qu'il n'y aura pas de ma faute, puisque, ne pouvant, sans manquer à moi-mcme et à ma femme, éviter d'en venir là, je ne Tai fait * cepen- dant qu'à la dernière extrémité, et après vous en avoir prévenu.
909. — A M. DE SAINT-GERMAIN.
Quoique je me sois résigné, monsieur, à la pri- vation que vous m'avez imposée pour épargner à votre bon cœur l'émotion d'un dernier adieu, je sens pourtant que si vous fussiez resté quelques jours de plus, je n'aurois pu résister au désir de vous revoir encore une fois, et de vous comnniuiquer beaucoup de nouvelles idées qui m'étoient venues à force de rêver au triste sujet dont vous m'avez permis de vous parler, et qui toutes confirment mes conjectures sur les causes de mes malheurs. Puisque la consolation de vous revoir ne mest pas donnée , je ne vous ennuierai pas de nouveau de mes longues écritures, et je me flatte que ce qui vous en est déjà connu suffira pour mettre un jour, avec votre généreuse assistance, les amis de la justice sur la voie de la vérité.
Mon libraire de Hollande vient de faire une édition générale de tous mes écrits imprimés, dont il m'a envoyé deux exemplaires, qui malheureusement sont encore en feuilles : j'ai pris la liberté de faire porter le paquet chez vous. L'un de ces exemplaires vous est destiné, et je me flatte, monsieur, que vous ne dé-
* Je ne l'ai fait. Texte conforme à celui de l'édition originale (recueil de Du Peyioii, 1790).
378 CORRESPONDANCE.
daignerez pas cet liommage de mon attachement et de ma reconnoissance. L'autre est pour moi, et mon intention est de ne vous offrir le vôtre qu'après les avoir fait relier tous les deux. Comme les embarras où je me trouve ne me permettent pas, quant à présent, de m'occuper de ce soin, je vous prie, en attendant que je le remplisse, de vouloir bien permettre que le paquet reste chez vous en dépôt. Si les événements m'empêchent, dans la suite, d'exécuter là-dessus mes intentions, je vous prie d'y suppléer en disposant des deux exemplaires, de façon que le mien serve à payer la reliure du vôtre *.
J'ai eu la curiosité de chercher dans les feuilles de ce paquet, un barbouiHaj^e dont M. Fréron a été le premier éditeur, et qui ma été volé parmi mes pa- piers, je ne sais comment, ni par qui, et d'où. Sur cette édition furtive , Rey a jugé à propos d'aug- menter la sienne. C'est un discours sur un sujet pro- posé par M. de Cursay, dans le temps qu'il pacifioit la Corse, et qu'il y faisoit refleurir les lettres. Le dé- positaire de mes papiers, qui ne m'avoit rien dit de ce larcin, voyant que j'en étois instruit, m'apprit que ce discours avoit été mutilé à l'impression, et qu'on en avoit retranché un article tout entier, supposant que c'étoit une omission d'inadvertance par la hâte où le voleur avoit transcrit le discours; mais il ne voulut point me dire quel étoit cet article oublié ou retranché. J'ai donc vérifié la chose dans 1 édition de Rey, et j'ai
Le lecteur doit bien croire que M. de Saint-Germain , dans sa réponse, en acceptant un exemplaire, n'a pas adhéré à une telle proposition.
AÎJNÉE 1770. 379
trouvé que cet article omis étoit un très bel élo^je du peuple de Corse, et un éloge encore plus beau des troupes françoises et de leur général. Il ne m'en a pas fallu davantage pour comprendre tout le reste. Si jamais vous prenez la peine de parcourir ce recueil, vous connoîtrez à plus d'une enseigne en quelles mains Tauteur est tombé.
En ce moment, monsieur, il me revient sur les matières dont j'ai eu Thonneur de vous entretenir un petit fait bien minutieux en apparence, mais que je ne puis m'empécher de vous dire à cause de ses conséquences et de la facilité que vous avez de le vé- rifier. Depuis notre dernière entrevue, je parlai par hasard une fois de YEmile avec un officier de votre connoissance. Il me dit que, causant un jour avec M. Diderot, lorsqu'on parloit de ce livre long-temps avant sa publication , M. Diderot lui avoit dit qu'il le connoissoit, que je le lui avois montré, que c'étoit un projet pour élever chaque homme pour l'état dans lequel il devoit vivre. Par exemple, ajoutoit-il, s il devait vivre dans une monarchie ^ on lui apprendra de bonne heure à être un fripon, etc.... Pourquoi M. Di- derot mentoit-il asec tant d'impudence? Je ne lui avois certainement pas montré ce livre , puisqu'il n'étoit pas encore commencé quand je rompis avec lui , et que le plan qu'il me prêtoit est exactement con- traire au mien , comme il est aisé de le voir dans l'ou- vrage.
Je suis, monsieur, dans un cas embarrassant vis- à-vis de M. de Tonnerre. Je voudrois, et de tout mon cœur, lui témoigner combien je suis pénétré des
38o COURESPONDANCE.
bontés dont il m'a comblé durant mon séjour dans cette province, mais c'est ce que je ne saurois faire sans laisser parler en même temps mon indignation de l'astuce avec laquelle on Ta fait agir, sans qu'il s'en aperçût lui-même, dans la ridicule affaire du galérien Tlievenin, digne instrument des gens qui l'ont employé. Je connois et jlionore la droiture de M. de Tonnerre; j ai autant de respect pour sa per- sonne que pour son illustre naissance : je le plains d être quelquefois surpris par des fourbes ; mais quand cette surprise tombe sur moi , je me manque- rois à moi-même en la passant sous silence, et je trouve trop difficile , en lui écrivant , de me faire en- tendre sans loffenser , ce qu'assurément je serois au désespoir de faire. S'il n'y avoit pas trop d'indiscré- tion , monsieur, à vous supplier de vouloir être auprès de lui l'organe de mes sentiments, vous les feriez si bien valoir , et vous me tireriez d'un si grand em- barras, que ce seroitune œuvre digne de votre bien- ftiisance. Je ne compte partir que dans quelques jours; ainsi je puis recevoir encore ici de vos nouvelles, si vous voulez bien m'en donner. Je ne désire qu'un mot. Adieu , monsieur ; je ne vous parlerai plus de mes sentiments pour vous ; vous les voyez dans ma confiance qui en est le fruit; mais je finirai ce der- nier adieu par un mot que je vous prie de graver dans votre ame vertueuse : Je suis innocent.
3Sf yio. — A M. DE LA TOURETTE.
Lyon, le 2 juin 1770.
J'apprends, monsieur, qu'on a formé le projet d'élever une statue à M. de Voltaire et qu'on permet à tous ceux qui sont connus par quelque ouvrage im- primé de concourir à cette entreprise. J'ai pavé assez cher le droit d être admis à cet honneur pour oser y prétendre, et je vous supplie de vouloir bien interposer vos bons offices pour me faire inscrire au nombre des souscrivants. J'espère, monsieur, que les bontés dont vous nr honorez, et l'occasion pour laquelle je m'en prévaux ici , vous feront aisément pardonner la liberté que je prends. Je vous salue, monsieur, très hum- blement et de tout mon cœur.
911.— A M. DE SAINT-GERMAIN.
A Lyon, I7g70. Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Après avoir prolongé mon séjour dans Lvon plus que je ne m'y étois attendu , je n'en veux point partir sans vous réitérer mes adieux et me recommander à votre souvenir. Je prends aussi la liberté de vous en- voyer une lettre et un vieux mémoire que m'a en- voyé par la poste M. Oranger , de ]\lonquin , par le- quel il prétend que je suis parti de là sans lui paver les dernières fournitures que sa femme m'a fuites en œufs , beurre et fromages : comme je ne me sens pas le bras assez bon pour lui payer ce mémoire dans la
382 CORRESPONDANCE, monnoie qu'il mérite , je veux au moins que vous con- noissiez la manière dont on a dressé et stylé cet homme par rapport à moi ; et pour cet effet , j'ai joint à ce mémoire une feuille contenant des observations sur chaque article, par lesquelles vous pourrez juger de sa bonne foi et de ceux qui le mettent en œuvre. Vous êtes à portée, monsieur, de vérifier tous ces faits. J ai cru sur votre amour pour l'équité, que vous ne dédaigneriez pas d'en prendre la j)eine. Je com- prends qu'on a voulu renouveler la scène de Mais
il n est plus temps, et j ai trop bien pris mon parti sur tout le reste pour m'affecter encore de ces choses-là. Ainsi je mets désormais au pis les fourbes , les fripons , les méchants, et tous les gens qui , pour me décrier, les emploient. J'espère, avant de partir dici, y rece- voir encore des nouvelles de votre santé et de celle de madame de Saint-Germain, à qui je vous supplie de faire agréer mon respect. Ma femme vous prie, mon- sieur , d'agréer le sien , et nous emportons 1 un et l'au- tre le plus tendre et le plus duiable souvenir des bontés dont vous nous avez honorés.
912. — A MADAME B.
Paris, le 7 juillet 1770.
Deux raisons , madame, outre le tracas d un débar- quement, m'ont empêché d aller vous voir à mon ar- rivée: la première, que vous m'avez écrit vous-même que, quand même nous serions rapprochés, nous ne pourrions pas nous voir; l'autre, que je suis déterminé à n'avoir aucune relation avec quiconque en a avec
A^'^-ÉE 1770. 383
madame de ***. C est à vous, UKidaine, à m'iustruire si ces deux obstacles existent ou non : s'ils n'existent pas, j irai avec le plus vif empressement contenter le besoin de vous voir, que me donna la première lettre que vous me fîtes l'honneur de m écrire, et qu'ont augmente toutes les autres. Un rendez-vous au spec- tacle ne sauroit me convenir, parceque, bien éloigné de vouloir me cacher, je ne veux pas non plus me don- ner en spectacle moi-même; mais s il arrivoit que le hasard nous y conduisît en même jour, et que je le susse, ne doutez pas que je ne profitasse avec trans- port du plaisir de vous y voir, et même que je ne me présentasse à votre loge, si j étois sûr que cela ne vous déplût pas. Je suis affligé d'apprendre votre prochain départ. Est-ce pour augmenter mon regret que vous me proposez de vous suivre en ÏNivernois? Bonjour, madame : donnez-moi de vos nouvelles et vos ordres durant le séjour qui vous reste à faire à Paris ; donnez- moi votre adresse en province, et souvenez-vous de moi quelquefois.
Pas un mot du prétendu opéra qu'on dit que je vais donner. J'espère que de sa vie J.-J. Rousseau n'aura plus rien à démêler avec le public. Quand quelque bruit court de moi , croyez toujours exactement le contraire, vous vous tromperez rarement.
384 CORREàPOxNDAiNCE.
9i3. —A LA MÊME.
Paris, le 1 3 juillet 1770.
Je ne puis , madame, vous ailer voir que la semaine prochaine, puisque nous sommes ù la fin de celle-ci : je tâcherai que ce soit mardi , mais je ne m'y engage pas, encore moins pour le dîner; il faut que tout cela se prenne impromptu : car tous les engagements pris d'avance m'ôtent tout le plaisir de les remplir. Je dé- jeune toujours en me levant; mais cela ne m'empêchera pas, si vous prenez du café ou du chocolat, d'en pren- dre encore avec vous. Ne m'envoyez point de voiture, j'aime mieux aller à pied; et, si je ne suis pas chez vous à dix heures, ne m'attendez plus.
Je vous sais gré de me reprocher mon air gauche et embarrassé; mais si vous voulez que je m'en dé- fasse , il faut que ce soit votre ouvrage. Avec une ame assez peu craintive, un naturel d'une insuppor- table timidité, surtout auprès des femmes, me rend toujours d autant plus maussade que je voudrois me rendre plus agréable: de plus, je n ai jamais su parler, surtout quand j'aurois voulu bien dire; et si vous avez la préférence de tous mes embarras , vous n'avez pas trop à vous en plaindre. Bonjour, madame : voilà votre laquais; à mardi, s'il fait beau , mais sans promesse. Je sens qu'ayant à vous perdre si vite , il ne faut pas me faire un besoin de vous voir.
ANNÉE i77or. 3H:';
914. — A M. DE SAINT-GERMAIN.
Me voici à Paris, monsieur. Depuis trois semaines j y ai repris mon ancienne liabitation, j'y levois mes anciennes connoissances, j y suis mon ancienne ma- nière de vivre, j'y exerce mon ancien métier de co- piste , et jusqu'à présent je m'y retrouve à peu près dans la même situation où j étois avant départir. Si on m'y laisse tranquille, j y resterai; si l'on m'y tracasse , je l'endurerai : ma volonté n est soumise qu'à la loi du devoir, mais ma personne 1 est au joug de la nécessité, que j'ai appris à porter sans murmure. Les hommes peuvent sur ce point se satisfaire, je les mets bien à la portée de s'en donner le plaisir. Je n'ai pu , monsieui-, vous écrire à mon arrivée, quelque désir que j'en eusse, à cause de l'affluence des oisifs et des em- barras du débarquement. J ai eu plusieurs fois ce plaisir à Lyon, d'où l'on me mande qu'il m est venu plusieurs lettres depuis mon départ. J'espère trouver dans quelqu une de ces lettres des marques de votre souvenir, et de bonnes nouvelles de votre santé et de celles de madame de Saint-Germain.
J'ai eu le plaisir de parler ici de vous avec des per- sonnes de votre connoissance et qui partagent les sentiments que vous m'avez inspirés. Je mets à leur tète M. l'archevêque.... avec lequel j'ai eu l'honneur de dîner il y a deux jours. Nous parlâmes aussi , mai^ dilféremment d'une personne dont vous savez les pro- cédés à mon égard et qu'il counoît bien. Vous ave? XX. a 5
386 CORRESPONDAKCE.
fait la conquête de trois voya^jeurs très aimables qui vous demandèient de mes nouvelles à Bourgoin et qui m'ont ici beaucoup demandé des vôtres. Je me piopose aussitôt cju'on me laissera respirer d'aller rappeler à M. D.... une connoissance faite sous vos auspices et lui demander de vos nouvelles, en atten- dant le pbiisir tien recevoir directement. Donnez- m'en, monsieur, aussi promptement qu'il se pourra, je les recevrai avec la joie que me donnent toujours tous les témoigna^jes de vos bontés pour moi. Je vous supplie de faire agréer mon respect à madame de Saint-Germain : ma femme vous prie d'agréer les siens.
9i5. —A MADAME LATOUR.
Paris, 17^70.
Je n'accepte point, madame, l'honneur que vous voulez me faire. Je ne suis pas logé de manière à pouvoir recevoir des visites de dames, elles vôtres ne pourroient manquer d'être aussi gênantes pour ma femme et pour moi, qu'ennuyeuses pour vous.
L'inconvénient que vous trouvez vous-même à recevoir les miennes , suffiroit pour m engager à m en abstenir, et tout autre détail seroit superflu. Agréez, madame, je vous supplie mes salutations et mon respect.
ANNÉE 1770. 387
91G. -A M. DE SAINT-GERMAIN.
Paris , in-l~o.
J'ai bien reçu, monsieur, et votre dernière lettn du 5 septembre et la précédente réjjonse dont \ou< m avez honoré, de même depuis quelque temps celle que vous aviez eu la bonté de m écrire à Lyon au sujet du ferinier de Monquin, et où j'ai vu avec bien de la reconnoissance les soins que vous a\ ez bien voulu prendre pour confondie ce misérable : je suis pénétré, monsieur , je vous assure, de retrouver tou- jours en vous les mêmes bontés ; et Tassurance qu'elles sont à répreuve du temps et de l'eloignement et do 1 astuce des hommes, me rendra toujours cher le sé- jour de Bourgoin qui ma valu un bonheur dont je sens bien le prix , et que je cultiverai autant qu il dé- pendra de moi. Il est vrai, monsieur, que je tâche in- sensiblement de reprendre la vie retirée et solitaire qui convient à mon humeur. Mais je n'ai pas été jus- qu'ici assez heureux pour pouvoir souvent satisfaire au jardin du roi 1 ardeur qui ne s'est jamais attiédie en moi d en connoitre les richesses : je n'ai pu encoi e y aller que deux fois, tant à cause du grand éloi- gnement, que de mes occupations qui me retiennent chez moi les matinées, à quoi se joint depuis quelque temps une fluxion assez doulomeuse qui m'empêche absolument de sortir : ma femme en a eu dans le même temps une toute semblable, et nous nous sommes gardés mutuellement. Elle est mieux à présent, M uous réunissons nos actions de grâces pour l'obligeaur
y. a.
388 CORRtSPONDAINCE.
souvenir de madame de Saint-Germain , à qui nous
vous supplions l'un et l'autre de faire agréer nos
respects.
Vous connoissez, monsieur, les sentiments que nous vous avons voués, ils sont inaltérables comme vos vertus, et je voudrois bien que vous me prou- vassiez combien vous y comptez, en me donnant ici quelque commission par laquelle je pusse vous prouver à mon tour mon zèle à vous obéir et vous complaire.
917. — A MADAME DE CRÉQUI.
Ce dimanche matin (septembre 1770). *
Vous m'affligez, madame, en désirant de moi une chose qui m'est devenue impossible. Elle peut un jour cesser de l'être. Tous les obscurs complots des hommes, leurs longs succès, leurs ténébreux triom- phes, ne me feront jamais désespérer de la Provi- dence: et, si son œuvre se lait de mon vivant, je n'oublierai pas votre demande, ni le plaisir que j'aurai d'v acquiescer. Jusque-là, permettez, madame, que je vous conjure de ne m'en plus reparler.
Ma femme est comblée de l'honneur que vous lui faites de penser à elle, et de votre obligeante invi- tation. Si elle ctoit un peu plus allante, elle en pro-
* J. J. Rousseau parlant dans cette lettre de complots , appelant Thérèse sa femme, nom qu'il ne lui donne qu'en 176S; enfin n'étant de retour à Paris qu'en 1^70, cette lettre doit être de ce temps, et non de 1766, date qu'on lui a donnée jusqu'à pre'sent, oiihliant f;a"il passe cette année en Angleterre.
AK?JÉE 1770. 389
fiteroit bien vite, moins pour voir le jardin que pour faire sa révérence à la maîtresse; mais elle est fl'une paresse incroyable à sortir de sa chambre, et j'ai toutes les peines du monde à obtenir, cinq ou six l'ois
I année , qu elle veuille bien venir promener avec moi * au reste, elle partage tous mes sentiments, madame, et surtout ceux de respect et d'attachement dont mon cœur est et sera pénétré pour vous jusqu'à mon der- nier soupir.
Je me proposois de vous porter ma réponse moi- même, mais des contrariétés me font prendre le parti d envoyer toujours ce mot devant.
918. — A LA MÊME.
Paris, 1770. '
Je reçois votre lettre, madame, en arrivant d'une course, et j'y réponds à la hâte en repartant pour une autre. L'air malsain pour moi de mon habitation , et l'importunité des désœuvrés de tous les coins du monde, me forcent à chercher le soulagement et la solitude dans des pèlerinages continuels.
* Les précédents éditeurs ont daté cette lettre du Temple, le 3 janvier 1766. Or il partoit ce jour inéme pour l'Angleterre avec David Hume. Une autre circonstance démontre l'erreur de la date.
II parle de l'insalubrité de son liabitation, tandis qu'il étoit logé par le prince de Conti à l'hôtel Saint-Simon , dans l'enclos du Temple . et roeuMé somptueusement.
SgO CORRESPONDANCE.
919. —A LA MÊME.
Ce veiidrefli malin (Paris 1770. ;
Vous ne m'imposez pas, madame, une tâche aisée rn moi donnant de vous montrer Emile dans cette île on l'on est vertueux sans témoins, et coura^jeux sans ostentation. Tout ce que j'ai pu savoir de cette île étrangère, est qu'avant d'y aborder on n'y voit jamais personne; qu'en y arrivant on est encore fort sujet à s'y trouver seul ; mais qu'alors on se console aussi sans peine du petit malheur de n'y être vu de qui que ce soit. En vérité, madame, je crois que, pour voir les habitantes de cette île il faut les chercher soi-même, et ne s'en rapporter jamais qu'à soi. Je vous ai montré mon Emilç en chemin pour y arriver; le reste de la route vous sera bien moins difficile à faire seule qu'à moi de vous y rjviider.
Je vous remercie, madame, delà chanson que vous avez eu la bonté de m'envover, et je vous demande pardon de ne l'avoir pas trouvée, à ma propre lec- ture , aussi jolie que quand vous nous la lisiez : la ver- sification m en paroît contrainte; je n'y trouve ni dou- ceur ni chaleur: le pénultième couplet est le seul où je trouve du naturel et du sentiment ; dans le premier couplet, le premier vers est gâté par le second; les deux premiers vers du quatrième couplet sont tout-à- hnt louches; il falloit dire : '9/ /nu. ne jxirle d'elle à tout moment, on parle une langue qui tnest e'trangère. S'il faut être clair quand on parle, il faut être lumineux quand on chante. La lenteur du chant efface les liai-
A^•^^ÉE 1770- Sgi
sons du sens, à moins qu'oUes ne soient dès mar- quées. Je ne renonce pourtant pas à faire l'air (ine vous desirez; mais, madame, je voudrois que vous eussiez la bonté de faire faire quelques corrections aux paroles, car pour moi cela m est impossible; et même, si vous ne trouvez pas mes observations justes je les abandonne, et ferai l'air sur la chanson telle qu'elle est. Ordonnez , j obéirai.
920.— A M. DUSAULX.
Paris (Post tenehras lux), 177-70.
Toutes vos bontés pour moi, monsieur, me trouve- ront toujours sensible et reconnoissant, parceque je suis sûr de leur principe. Quelque tentant que fût pour moi à bien des égards lappartement aiujuel vous avez bien voulu songer, je ne prévois pas qu'il puisse ma convenir, parcequ'il me faut chambre garnie , et même d'un prix modique, et que personne ne prendra le lion marché dans sa poche dans toute affaire qui me regar- dera, et dont voudra bien se mêler M. Dusaulx : d'ail- leurs je suis en quelque sorte arrangé ici pour cet hi- ver, et il n'est pas agréable de déloger dans cette saison, .rirois avec empressement manger votre soupe et ce que vous appelez votre rogaton, si je n'allois dîner chez madame de Chenonceaux, qui est malade et qui }n'ae/TAe depuis deux jours*. Le mauvais temps m'em- pêcha hier de sortir et d'aller rendre mes devoirs à
* On dit avrher, et non errlier. Dusaulx, qui le premier a public cette lettre, a souligné, comme nous le faisons ici, lemotcrr/ie_ fjue Rousseau n'a pu employer que par inadvertance.
392 CORRESPONDANCE.
madame Dusaulx, comme je 1 avols rcsola. Mille très
humbles salutations.
92.. — A M. DUTENS.
Paris, le 8 novemLre 177O. Post tendras lux.
.le suis aussi touché, monsieur, de vos soins obli- jjeants que surpris du singulier procédé de M. le colo- nel Roguin. Comme il m'a voit mis plusieurs fois sur le chapitre de la pension dont m'honora le roi d'An- gleterre, je lui racontai historiquement les raisons qui m'avoient fait renoncer à cette pension. Il me parut disposé à agir pour faire cesser ces raisons , je m'y op- posai ; il insista, je le refusai plus fortement, et je lui déclarai que, s'ilfaisoit là-dessus la moindre démarche, soit en mon nom, soit au sien, il pouvoit être sur d'être désavoué, comme le sera toujours quiconque voudra se mêler d'une affaire sur laquelle j ai depuis long-temps pris mon parti. Soyez persuadé, monsieur, qu'il a pris sous son bonnet la prière qu'il vous a faite d'engager le comte de Rochford à me faire réponse, de même que celle de prendre des mesures poiu* le paiement de la pension. Jemesouciefortpeu, je vous assure , que le comte de Rochford me réponde ou non ; et quanta la pension, j'y ai renoncé , je vous proteste, avec autant d'indifférence que je l'avois acceptée avec reconnoissance. Je trouve très bizarre qu'on s'inquiète si fort de ma situation, dont je ne me plains point, et que je trouverois très heureuse si l'on ne se mêloit pas
ANNÉE IT-O. :h).3
/ I
plus de mes anoures que je ne me mêle de colles d au- trui. Je suis, monsieur, très sensible aux soins qre vous voulez bien prendre en ma faveur, et à la bien- veillance dont ils sont le ga^e; et je m'en prévaudrois avec confiance en toute autre occasion , mais dans celle-ci je ne puis les accepter; je vous prie de ne vous en donner aucuns pour cette affaire, et de faire en sorte que ce que vous avez déjà fait soit conune non avenu. Agréez, je vous supplie, mes actions de grâces, et soyez persuadé, monsieur, de tonte ma reconnois- sance et de tout mon attachement.
922. — A M. DU PEYROU.
Paris (Post teiiebras lux ), 17^70.
Vous avez raison, mon cher hôte, j'ai été bien né- gligent; mais je n'imaginois pas, je 1 avoue, que vous ignorassiez si parfaitement mon séjour et mon adresse, qu il vous fallût un voyage de Lyon pour vous en in- foimer. Je ne savois pas non plus ([ue vous fussiez malade; je voyois ici des gens de ma connoissauceet -de vos amis, qui me donnoient assez souvent de vos nouvelles, et m'assuroient toujours que vous vous portiez bien, l! n v a qu'un guignon pareil au mien qui, tenant toujours sur ma piste mes ennemis, les inconnus, et tout le public, laisse mes amis seuls dans une si profonde ignorance sur cet article. Enfin , grâce à votre voyage et à vos perquisitions , vous êtes in- struit et vous me donnez signe de vie : je vous en re- mercie, et je m en réjouis, ainsi que de votre réta- bhssemtnt.
39/i CORRESPONDANCE.
J'ai apporté mes livres et mon herbier par votre conseil même, et parcequ'en effet ils m'ont fait tant de bien dans mes maliieurs , que j'ai résolu de ne m'en détacher qu'à la dernière extrémité; votre intention , en les achetant, étoit de m'en laisser l'usage; c'est un procédé très noble , mais dont il n étoit pas dans mou tour d'esprit de me prévaloir. Du reste, leur desti- nation n'est point changée; et, puisque vous m'avez demandé la préférence, selon toute apparence, ils ne tarderont pas beaucoup à vous revenir.
Si vous vous plaignez de mon peu d exactitude, j'ai à me plaindre de l'excès de ia vôtre. Pourquoi voulez- vous prendre des arrangements positifs sur des sup- positions, et m'envover un mandat sur vos banquiers sans savoir si je suis équitablement dans le cas de m'en prévaloir? Attendez du moins que de retour chez vous, vous puissiez vérifier par vous-même l'état des choses , et ne m'exposiez pas à recevoir des paie- ments avant réchéance, à redevenir votre débiteur sans en rien savoir. Il me semble aussi qu'il y auroit une sorte de bienséance à énoncer dans l'ordre à vos banquiers d'où me vient la rente dont il m'assigne le paiement, et qu'il ne suffit pas qu'on sache de moi quel est le donateur, si l'on ne le sait aussi de vous- même. J'espère, mon cher hôte, que vous ne verrez dans mes objections rien que de raisonnable, et que vous ne m'accuserez pas de chercher de mauvaises difficultés en vous renvoyant votre billet. Ainsi, je le joins ici sans scrupule.
Je suis plus fâché que vous de n'être pas a portée de profiter de la bienveillance et des bontés de ma
AySÉK 1770. jr)5
chère hôtesse ; mon éloifjnement de vos conirées n'est pas, comme vous le savez, inie affaire Je clioix, mais de nécessité; et je ne la crois pas assez injuste poiii me faire, ainsi que vous , un crime de mon malheur. Mais vous qui parlez, pourquoi, venant à Lyon, ne IV avez-vous pas amenée? vous me mettez loin de mon compte, moi ([u On Hattoit de vous voir tous deux cet hiver à Paris. Avec quel plaisir jaurois le- nouvelé ma connoissance avec elle, et peut-cire mon amitié avec vous! car, quoi que vous en disiez, elle n'est point si bien éteinte qu'elle n'eût pu renaître en- core, et votre Henriette, sage et bonne , comme je me la représente, eût été bien digne d'être le mediiun junctionis. Ma femme vous remercie, vous salue et vous embrasse. Comme votre souvenir la rend con- tente d'elle, et que je suis dans le même cas, nous ne ("Caserons jamais 1 un et 1 autre de penser à vous avec plaisir.
923. — A M. L. U. M.
Paris, le 23 novembre 1770.
.... Oui , le cruel moment où cette lettre fut écrite fut celui où , pour la première et l'unique fois , je crus percei" le sombre voile du complot inouï dont je suis enveloppé; complot dont, malgré mes efforts pour eu pénétrer le mystère, il ne m étoit venu jusqu'alors la moindre idée, et dont la trace s effaça bientôt dan> mon esprit au milieu des al)siuditcs sans nombre dont je le vis environné. La violence de mes idées, et le trouble oii elles me plongèrent à cette découvei te,
Spfi CORRESPONDANCE,
m'ont plutôt laissé le souvenir de leur impression que celui (le leur tissu. Pouren bien juger, il faudroitavoir jirésents à Fesprit tous les détails de la situation oii j'étois pour lors , et toutes les circonstances qui la ren- doient accablante : seul , sans appui , sans conseil , sans ffuide , à la merci des gens chargés de disposer de moi , livré par leurs soins à la haine publique que je voyois, que je sentois en frémissant, sans qu'il me fût possi- ble d en apercevoir, d'en conjecturer au moins la cause, pas même, ce qui paroît incroyable, de savoir les nou- velles publiques et de lire les gazettes ; environné des plus noires ténèbres, à travers lesquelles je n'a- percevois que de sinistres objets; confiné pour tout asile, aux approches de Thiver, dans un méchant ca- baret; et d'autant plus elfrayé de ce qui venoit de m'arriver à Trye, que j en voyois la suite et Teffet à Grenoble.
L'aventure de Thevenin, que j'attribuois aux intri- gues des Anglois et des gens de lettres, m'apprit que ces intrigues venoient de plus près et de plus haut, J'avois cru ce Thevenin aposté seulement par le sieur Bovier; j'appris par hasard que Bovier n'agi ssoit dans cette ai faire que par l'ordre de M. l'intendant; ce qui ne me donna pas peu à penser. M. de Tonnerre, après m avoir hautement promis toute la protection dont j'avois besoin pour approfondir cette affaire, me pressa de la suivre, et me proposa le voyage de Gre- noble pour m'aboucher avec ledit Thevenin. La pro- position me parut bizarre après les preuves péremp- toires que j'avois données. J'y consentis néanmoins. Quand j'eus fait ce vovage, et que, malgré mon inep-
ANNÉE 1770. .■)<)7
lie, son imposture fut parvenue au plus haut cle{;ré il évidence, M. deTonnenc, oubliant rassurancecju il m'avoit donnée, m'olîrit de punir ce malheureux j)ar quelques jours de prison , ajoutant qu il ne pouvoit rien de plus. Je n acceptai point cette ollre, et raiiaire en demeura là. Mais il resta clair, par l'expérience, qu'un imposteur adroit pourroit m embarrasser, et que je manquois souvent du sany froid et de la présence d'es- prit nécessaires pour me démêler de ses ruses. Je irus aussi m'apercevoir que c'étoit là ce qu'on avoit voulu savoir, et cjue celte connoissance iniiuoit sui- les intrijjues dont jétois l'objet. Cette idée m'en rap- pela d'autres auxquelles jusqu'alors j avois fait peu d'attention, et des multitudes d observations que j'a- vois rejetées comme les vaines inquiétudes d une ima- (jination effarouchée par mes malheurs.
Pour remonter à un événement qui n'est pas sans mystère, l'époque du décret contre ma personne me parut avoir été celle d'une soiu'de trame contre ma ré- putation, qui, d'année en année, étendit doucement ses menées, jusqu'à ce que mon départ pour 1 An^jle- terie, les manœuvres de M. Hume, et la lettre de M. Walpole, les mirent plus à découvert; jusqu'à ce qu'avant écarté de moi tout le monde, hors les fau- teurs du complot, on put me traîner dans la fan^e ouvertement et impunément.
C'est ainsi que peu-à-peu tout changeoit autour de moi. Le langage même de mes connoissances chan- geoit très sensiblement: il légnoit jusque dans leurs éloges une affectation de réserve, d équivoque et d'obscurité, qu'ils navoient jamais eue auparavant :
jlyS COKRF.SPOiNlJA^C^:.
et M. de Mirabeau, m'ayant écrit à Wootton pour m offrir un asile eu France, prit un ton si bizarre, et se servoit de lournures si sinjjulières, qu'il me falloit toute la sccurité de l'innocence et toute ma contiance en ses avances d'amitié pour n'être pas choqué d'un pareil langage. J'y fis pour lors si peu d'attention que je n'en vins pas moins en France à son invitation; mais j'y trouvai un tel changement par rapport à moi , et une telle impossibilité d en découvrir la cause , que ma tête, déjà altérée par l'air sombre de l'Angle- terre, s'affectoit davantage de plus en plus. Je m'a- perçus qu on cherchoit à m 6 ter la connoissance de tout ce qui se passoit autour de moi. Il n'y avoit pas là de (fuoi me tranquilliser; encore moins dans les traitements dont, à 1 insu de M. le piince de Coîiti (du moins je le croyois ainsi). Ion m'accabloit au château de Trye. Le bruit en étant parvenu jusqu'à S. A. S., elle n'épargna rien pour y mettre ordre, quoique toujours sans succès, sans doute parce(jue i impulsion secrète en venoit à-la-tois du dedans et liu dehors. Enfin, poussé à bout, je pris le parti de m"a- dresser à madame de Luxembourg qui, pour toute assistance, me fit faire de bouche une réponse assez sèche, très peu consolante, et qui ne répondoit guèie aux bontés dont ce prince paroissoit m'accabler.
Depuis très long-temps, et long-temps même avam lo décret, j'avois remarqué dans cette dame un grand changement de ton et de manières en\ers moi. J en .iitribuois la cause à un refroidissement assez naturel de la part d'une grande dame, qui, d'abord s'étant uop engouée de moi sui-ines écrits, s'en étoit ensuite
ANNÉE 1770. :J(jq
ennuyée par ma bêtise dans la conversation, et par ma gaucherie dans la société. Mais il v a voit plus, et j'avois trop d'indices de sa secrète haine pour pouvoir raisonnablement en douter. Je jugeois même que cette haine étoit fondée sur des balourdises de ma part, bien innocentes assurément dans mon cœur, bien involontaires, mais que jamais les femmes ne par- donnent, quoiqu'on n ait eu nulle intention de les offenser. Je flottois pourtant toujoms dans cette opi- nion, ne pouvant me persuader qu'une femme de ce lang, qui m'avoit si bien connu, qui m'avoit marqué tant de bienveillance et même d empressement, la veuve d un seigneur qui m'honoroit d une amitié par- ticulière, pût jamais se résoudre à me haïr assez cruel- lement pour vouloir travailler à ma perte. Une seule chose m avoit paru toujours inexplicable. En partant de ^lontmorenci, j'avois laissé à M. de Luxembourg tous mes papiers, les uns déjà tries, les autres qu'il se chargea de trier lui-même pour me les envoyer avec les premiers, et brûler ce qui m'étoit inutile. En recevant cet envoi, je trouvai qu'il manquoil dans le triage plusieurs manuscrits que j'y avois rais , et nom- bre de lettres, indifférentes en elles-mêmes, mais qui faisoient lacune dans la suite que j'avois voulu con- server, ayant déjà formé le projet décrire un jour mes mémoires. Cette infidélité me frappa. Je ne pou- vois l'attribuer à M. le maréchal, dont je connoissois la droiture invariable et la vérité de son amitié pour moi : je n'osois non plus en soupçonner madame la maréchale, sachant surtout cju'on ne pouvoit tirer de ces papiers aucun usage qui pût me nuire, à moins
ioo CORRESPONl)A^CE.
de les falsiSer. Je présumai que M. d'Alembert, qui depuis quelque temps s'étoit introduit auprès d'elle, a voit trouvé le moyen de fureter ces papieis et d'en en- lever ce qu'il lui avoit plu, soit pour tirer de ces pa- piers ce qui lui pouvoit convenir, soit pour tâcher de me susciter quelque tracasserie. Comme j'étois déjà déterminé à quitter tout-à-fait la littérature, je m in- quiétai peu de ces larcins, qui n'étoient pas les pre- miers de la même main que j'avois endurés sans m'en plaindre '.
Par trait de temps, et malgré quelques démon- strations allectées et toujours plus rares, les senti- ments secrets de madame de Luxembourg se mani- festoient davantage de jour en jour: cependant, craignant toujours d'être injuste, je ne cessai point de me confier à elle dans mes mallieins, quoique tou- jours sans réponse et sans succès. Enfin, en dernier ii<'u, ayant écrit à M. de Chbiseul pour lui demandei-, dans l'extrémité où j'étois, un passe-port pour sortir ilu royaiune, et n'ayant point de réponse, j écrivis encoie à madame de Luxembourg, qui ne me fit aucune réponse non plus. Ce silence, dans la circon- stance, me parut décisif, et j'en conclus que si cette dame n'entioit pas directement dans le complot, du moins elle en étoit instruite, et ne vouloit m'aider ni à le connoiire ni à m'en tirer. Je reçus le passe-port
' Sans parler ici de ses Eléments de Musifjue , jo venois de ]),i\- courir un Diclioiuiaire des Beaux-Arts porlant le nom d'un M. La- i-'omLe, dans lequel je trouvai beaucoup d'articles tout entiers df t-eux que j'avois faits en 1749 pour Y Encyclopédie , et qui, depuis >ioinbre d'années , éloi(;rit dans les maiiis de M. d'.\lcniL(i 1
AN>^ÉE 1770. 4ol
lorsque j avois cessé de rattendre. M. de Choiseul raccompagna d'une lettre d'un style obscur, ambi«ju, choquant même, et assez semblable à celui des lettres de M. de Mirabeau. Je jugeai qu'on ne m'avoit lait attendre ainsi le passe-port que pour se donner le temps de machiner à son aise dans les lieux oii l'on savoit que j'avois dessein d'aller. Cette idée me fit changer sur-le-champ toutes mes résolutions, et pren- dre celle de retouiner en Angleterre, où, pour le coup, j'avois tout lieu de croire que je n'étois pas at- tendu. J'écrivis à l'ambassadeur, j'écrivis à M. Daven- port ; mais, tandis que j'attendois mes réponses, j'aperçus autour de moi une agitation si marquée, j'entendis rebattre à mes oreilles des propos si mysté- rieux; Bovier m'écrivoit de Grenoble des lettres si in- quiétantes, qu'il fut clair qu'on cherchoit à m'alarmer et me troubler tout-à-fait; et 1 on réussit. Ma tête s af- fecta de tant d'effrayants mystères , dont on s'efforcoit d'augmenter l'horreur par l'obscurité. Précisément dans le même temps, on arrêta, dit-on, sur la fron- tière du Dauphiné, un homme qu'on disoit complice d un attentat exécrable : on m'assura que cet homme passoit par Bourgoin '. La rumeur fut grande, les pro- pos mystérieux allèrent leur train, avec l'affectation la plus marquée. Enfin, quand on auroit formé le pç-ojet d'achever de me rendre tout-à-fait frénétique, on n auroit pas pu mieux s'y prendre; et si la plus noire fureur ne s'empara pas alors de mon ame, c'est
' Comme on n'a plus entendu parler, que je sache, de ce pré- tendu prisonnier, je ne doute point que tout cela ne fut un jeu barbare et dij^ne de mes per»écuteijrs.
XX. 36
402 CORRESPONDANCE,
que les mouvements de cette espèce ne sont pas dans sa nature. Vous sentez du moins que, dans l'émotion successive qu'on m'avoit donnée, il n'y a voit pas là de quoi me tranquilliser, et que tant de noires idées, qu'on avoit soin de renouveler et d'entretenir sans cesse, n'étoient pas propres à rendre aux miennes leur sérénité. Continuant cependant à me disposer au prochain départ pour l'iVngleterre, je visitois à loisir les papiers qui m'étoient restés , et que j'avois dessein de brûler, comme un embarras inutde que je tiaînois après moi. Je commençois cette opération sur un re- cueil transcrit de lettres, que j'avois discontinué de- puis long-temps, et j'en feuilletois machinalement le premier volume, quand je tombai par hasard sur la lacune dont j'ai parlé, et qui m'avoit toujours paru difficile à comprendre. Que devins-je en remarquant que cette lacune tomboit précisément sur le temps de l'époque dont le prisonnier qui venoit de passer m'a- voit rappelé l'idée, et à laquelle, sans cet événement, je n'aurois pas plus songé qu'auparavant! Cette dé- couverte me bouleversa ; j'y trouvai la clef de tous les mystères qui ra'environnoient. Je crompris que cet enlèvement de lettres avoit certainement rapport au temps où elles avoient été écrites, et que quelque in- nocentes que fussent ces lettres, ce n étoit pas pour rien qu'on s'en étoit emparé. Je conclus de là que depuis plus de six ans ma perte étoit jurée, et que ces lettres , inutiles à tout autre usage , servoient à fournir les points fixes des temps et des lieux pour bâtir le système d'impostures dont on vouloit me rendre la Victime.
I
ANNÉE 1770. 4o3
Dès l'instant même je renonçai au projet d'aller en Angleterre, et, sans bcdancer un moment, je résolus de m'exposer, armé de ma seule innocence, à tous les complots que la puissance, la ruse, et l'injustice pou- Voient tramer contre elle '. La nuit même où je fis cette affreuse découverte, je sougeois, sachant bien que toutes mes lettres étoieut ouvertes à la poste, à profiter du retour de M. Pépin de Belleisle ^, qui, ra'étant venu voir la veille, m accabloit des plus pres- santes offres de service; et je lui remis le matin une lettre pour madame de Brionne, qui en contenoit une autre pour M, le prince de Conti, 1 une et l'autre écrites si à la hâte, qu'ayant été contraint d'en tran- scrire une, j envoyai le brouillon au lieu de la copie.
Tels sont, autant que je puis me le rappeler, le sujet et l'occasion desdites lettres : car, encore une fois, l'agitation oii j étois en les écrivant- ne m'a pas permis de garder un souvenir bien distinct de tout ce qui s'y rapporte.
924. — A M
Paris, le 24 novembre 1770.
Soyez content, monsieur, vous et ceux qui vous dirigent. Il vous falloit absolument une lettre de moi : vous m avez voulu forcer à l'écrire, et vous avez
Ce fut par une suite de cette même résolution que je conservai mon recueil de lettres, dont heureusement je n'avois encore dé- chiré et Lrnlé que quelques feuillets.
H venoit d'accompagner en Piémont madame la princesse Aq Carignaa.
9.6.
4o4 CORRESPONDANCE,
réussi : car on sait bien que quand quelqu'un nous dit qu il veut se tuer, on est obli^jé, en conscience, à Tex- liorter de n'en lien l'aire.
Je ne vous connois point, monsieur, et n'ai nul désir de vous connoître; mais je vous trouve très à plaindre, et bien plus encore que vous ne pensez : néanmoins, dans tout le détail de vos malheurs, je ne vois pas de quoi fonder la terrible résolution que vous m'assurez avoir prise. Je connois l'indij^ence et son poids aussi bien que vous, tout au moins; mais jamais elle n'a suffi seule pour déterminer un homme de bon sens à s'ôter la vie. Car enfin le pis qu il puisse arriver est de mourir de faim» et l'on ne ga^^ne pas grand'chose à se tuer pour éviter la mort. Il est pour- tant des cas où la misère est terrible, insupportable; mais il en est où elle est moins dure à souffrir : c'est le vôtre. Comment, monsieur, à vingt ans, seul, sans famille, avec de la santé, de l'esprit, des bras et un bon ami, vous ne voyez d'autre asile contre la misère que le tombeau? sûrement vous n'y avez pas bien re- gardé.
Mais l'opprobre.... La mort est à.préférer, j'encon. viens; mais encore faut-il commencer par s'assurer que cet opprobre est bien réel. Un homme injuste et dur vous. persécute; il menace d'attenter à votre li- berté : eh bien! monsieur, je suppose qu'il exécute sa barbare menace, serez-vous déshonoré pour cela? Des fers déshonorent-ils l'innocent qui les porte? So~ crate mourut-il dans l'ignominie? Et où est donc, monsieur, cette superbe morale que vous étalez si pompeusement dans vos lettres? et comment, avec
ANNÉE 1770. 4o5
des maximes si sublimes , se rend-on ainsi l'esclave de l'opinion? Ce n'est pas tont : ondiroit, à vous enten- dre , que vous n'avez d'autre alternative que de mourir ou de vivre en captivité. Et point du tout, vous avez l'expédient tout simple de sortir de Paris : cela vaut encore mieux que de sortir de la vie. Plus je relis votre lettre, plus j'y trouve de colère et d'aniraosité. Vous vous complaisez à l'image de votre sang jaillissant sur votre cruel parent, vous vous tuez plutôt par ven- geance que par désespoir, et vous songez moins à vous tirer d'affaire qu'à punir votre ennemi. Quand je lis les réprimandes plus que sévères dont il vous plaît d'accabler fièrement le pauvre Saint-Preux, je ne puis m'empècher de croire que, s il étoit là pour vous répondre , il pourroit, avec un peu plus de justice, vous en rendre quelques unes à son tour.
Je conviens pourtant, monsieur, que votre lettre est très bien faite, et je vous trouve fort disert pour un désespéré. Je voudrois vous pouvoir féliciter sur votre bonne foi comme sur votre éloquence ; mais la manière dont vous narrez notre entrevue ne me le permet pas trop. Il est certain que je me serois , il y a dix ans , jeté à votre tête , que j'aurois pris votre af- faire avec chaleur ; et il est probable que , comme dans tant d'affaires semblables dont j'ai eu le malheur <le me mêler, la pétulance de mon zèle m'eût plus nui qu'elle ne vousauroit servi. Les plus terribles expé- riences m'ont rendu plus réservé; j'ai appris à n'ac- cueillir qu'avec circonspection les nouveaux visages, et, dans Timpossibihté de remplir à-la-fois tous les «ombreux devoirs qu'on m'impose, à ne me mêler
4o6 CORRESPONDANCE,
que des gens que je connois. Je ne vous ai pourtant point refusé le conseil que vous m'avez demandé. Je n'ai point approuvé le ton de votre lettre à M. de M....; je vous ai dit ce que j'y trouvois à reprendre; et la preuve que vous entendîtes bien ce que je vous disois , est que vous y répondîtes plusieurs fois. Cependant vous venez me dire aujourd'hui que le chagrin que je vous montrai ne vous permit pas d'entendre ce que je vous dis , et vous ajoutez qu'après de mûres délibé- rations il vous sembla d'apercevoir que je vous blâ- luois de vous être un peu trop abandonné à votre haine : mais vraiment il ne falloit pas de bien mûres délibérations pour apercevoir cela , car je vous l'avols bien articulé , et je m'étois assuré que vous m'enten- diez fort bien. Vous m'avez demandé conseil , je ne vous l'ai point refusé, j'ai fait plus : je vous ai offert, je vous offre encore d'alléger, en ce qui dépend de moi, la dureté de votre situation. Je ne vois pas, je vous l'avoue, en quoi vous pouvez vous plaindre de mon accueil ; et si je ne vous ai point accordé de con- fiance, c est que vous ne m en avez point inspiré.
Vous ne voulez point, monsieur, faire part de l'état de votre ame et de votre dernière résolution à votre bienfaiteur, à votre consolateur, dans la crainte que, voulant prendre votre défense, il ne se compromît inutilement avec un ennemi puissant qui ne lui par- donneroit jamais; c'est à moi que vous vous adressez pour cela, sans doute à cause de mon grand crédit et des moyens que j'ai de vous servir, et qu'un ennemi de plus ne vous paroît pas une grande affaire pour quelqu'un dans ma situation. Je vous suis obligé de
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ia préférence, j'en userois si j'étois sûr de pouvoir vous servir ; mais , certain que l'intérêt qu'on me vcrroit prendre à vous ne fcroit que vous nuire, je me tiens dans les bornes que vous m'avez deman- dées.
A l'égard du jugement que je porterai de la réso- lution que vous me marquez avoir prise , quand j'en apprendrai l'exécution , ce ne sera sûrement pas de penser que c était là le but, la fin, t objet moral de lavîe; mais au contraire que cétoit le comble de tégarement, du délire, et de la fureur. Sil. étoit quelque cas où l'homme eût le droit de se délivrer de sa propre vie, ce seroit pour des maiix intolérables et sans remède , mais non pas pour une situation dure, mais passagère, ni pour des maux qu'une meilleure fortune peut finir dès demain. La misère n'est jamais un état sans res- sources , surtout à votre âge; elle laisse toujours 1 espoir bien fondé de la voir finir quand on y travaille avec courage, et qu'on a des moyens pour cela. Si vous craignez que votre ennemi n'exécute sa menace , et que vous ne vous sentiez pas la constance de supporter ce malheur, cédez à l'orage et quittez Paris ; qui vous en empêche? Si vous aimez mieux le braver, vous le pouvez, non sans danger, mais sans opprobre. Croyez- vous être le seul qui ait des ennemis puissants, qui soit en péril dans Paris , et qui ne laisse pas d'y vivre tranquille, en mettant les hommes au pis , content de se dire a lui-même : Je reste au pouvoir de mes en- nemis dont je connois la ruse et la puissance, mais j'ai fait en sorte qu'ils ne puissent jamais me faire de mal justement? Monsieur, celui qui se parle ainsi peut
4o8 CORRESPONDANCE.
vivre tranquille au milieu d'eux, et n'est point tenté
de se tuer.
920, - A M, DUSAULX.
Paris, i7r7i. Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Si M. Dusaulx faisoit quelquefois collation sur le bout du banc , pour être au lit à dix heures , je lui pro- poserois aujourd'hui un petit souper, non d'Apicius, mais d'Épicure , et tel qu'on n'en fait guère à Paris. Ce souper, j'y ai pourvu, seroit animé d'une bouteille de son vin d'Espagne *, surtout de sa présence et de son entretien. S il consent, je lui demande un petit 0M^, afin que le plaisir de le voir soit précédé de celui de l'attendre, à moins qu'il n'aime mieux croire que ce soit pour faire d'avance les préparatifs du festin.
Les respects de ma femme et les miens à madame Dusaulx.
* Il avoit envoyé demander cette bouteille chez Dusaulx; inai>. au lieu d'une on en apporta douze, générosité au moins fort mal- adroite, et qui dut paroître à Rousseau d'autant plus offensante, que son procédé étoit franc et aimable. Rousseau donc s'en fâcha, et certainement il avoit raison ; cependant la querelle n eut pas de suite.
ANNÉE 1771. - 4<^9
926. -AU MÊME.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc. Monsieur,
Je suis toujours frappé de l'idée que vous avez eue de me mettre, dans le livre que vous faites, en pcn^ dant avec un scélérat abominable qui fait du masque de la vertu l'instrument du crime, et qui, selon vous, la rend aussi touchante dans ses discours qu'elle 1 est dans mes écrits. J'ai toujoui^ cru, je crois encore qu'il faut sincèrement aimer la vertu pour savoir la rendre aimable aux autres, et que quiconque y croit de bonne foi distingue aisément dans son coeur le lan- gage de Ihypocrisie d'avec celui que le cœur a dicté. Vous me dites pour excuse que vous portiez ce juge- ment à l'âge de dix-sept ans; mais, monsieur, vous n'aviez pas lu mes écrits : c'est à l'âge où vous êtes , c'est au moment que vous éciivez que vous identifiez 1 impression que vous fait leur lecture avec celle des discours du fourbe dont il s'agit. Si c'est là la seule ou la plus honorable mention que vous faites dans votre ouvrage d'un homme à qui vous marquez, entre vous et lui, tant d'estime et d'empressement, le tour, si c'est un éloge, est neuf et bizarre; si c'est un art em- ployé pour appuyer cou vertement l'imposture, il est infernal. Vous paroissez disposé à changer dans le passage ce qui peut m y déplaire : je vous lai déjà dit, monsieur, n'y changez rien; s'il a pu vous plaire im moment, il ne me déplaira jamais. Je suis bien
4lO COnnESPONDAÎSCE.
aise que tout le monde sache quelle place vous don- nez dans vos écrits à un homme qu'en même temps vous recherchez avec tant de zélé, et à qui vous pa- roissez, du moins en parlant à lui , en donner une si belle dans votre estime et dans votre cœur. Cette lemarque m'en rappelle d'autres trop petites pour être citées, mais sur 1 effet desquelles je veux vous ouvrir le mien.
Après m'avoir dit si souvent en si beaux termes que vous me connoissiez , m'aimiez , m estimiez , m'ho- noriez parfaitement , il est constant , et je le dis de tout mon cœur, que les prévenances et les honnêtetés dont vous m'avez comblé, adressées, dans votre in- tention comme dans la vérité , à un homme de bien et d honneur, ont à ma reconnoissance et à mon at- tachement un di'oit que je serai toujours empressé d'acquitter.
Mais , s'il étoit possible au contraire, que, m'ayant pris pour un hvpocrite et un scélérat, vous m'eussiez cependant prodigué tant d'avances , de caresses , et de cajoleries de toute espèce, pour capter ma confiance et mon amitié, soit parceque mon caractère supposé conviendroit au vôtre, soit pour aller par astuce à des fins que vous me cacheriez avec soin ; dans ce cas , il n en est pas moins sûr qu'en tout état de choses pos- sibles vous ne seriez vous-même qu'un vil fourbe et un malhonnête homme, digne de tout le mépris que vous auriez eu pour moi.
J'aurois bien quelque chose encore à vous dire; mais je m'en tiens là quant à présent. Voilà, monsieur, tin doute que j ai senti naître avec douleur, et qui
ANNÉE I771. 4*'
s'augmente au point d'être intolérable. Je vous le dé- clare avec ma franchise ordinaire, dont, quelque; mal qu'elle m'ait fait et qu'elle me fasse, je ne me dépar- tirai jamais. Je vous montre bien mes sentiments : montrez-moi si bien les vôtres que je sache avec cer- titude ce que vous pensez de moi. Je me souviens de vous avoir dit que si jamais je me défiois de vous, ce seroit votre faute. Vous voilà dans le cas ; c'est à vous d'y pourvoir, au moins si vous donnez quelque prix à mon estime. En y pourvoyant , n'en faites pas à deux fois , car je vous avertis qu'à la seconde vous n'y seriez plus à temps.
Je me suis confié à vous , monsieur, et à d'autres que je ne connoissois pas plus que vous. Le témoignage intérieur de l'innocence et de la vérité m'a fait croire qu'il suffisoit d'épancher mon cœur dans des cœurs d hommes pour y verser If? sentiment dont il étoit plein. J'espère ne métré pas trompé dans mon choix; mais quand cet espoir m'abuseroit , je n'en serois point abat- tu. La vérité, le temps, triompheront enfin de lira- posture , et de mon vivant même elle n'osera soutenir mes regards. Son plus grand soin, son plus grand art est de s'y dérober; mais cet art même la décèle. Jamais on n'a vu, jamais on ne verra le mensonge marcher fiè- rement à la face du soleil en interpellant à grands cris la vérité, et celle-ci devenir cauteleuse, craintive, et traîtresse, se masquer devant lui, fuir sa présence, n'oser l'accuser qu'en secret , et se cacher dans les té- nèbres.
Je vous fais, monsieur, mes très humbles saluta- tions.
4l2 CORRESPONDANCE.
927. - AU MÊME.
'7V7'- Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
En lisant , monsieur, et relisant votre lettre, je sens qu'il rae faut du temps pour y penser. Permettez que j'attende le retour du sang froid. Un homme comme vous mérite bien qu'on délibère quand il s'agit de s'en détacher. Je vous salue très humblement.
Rousseau.
928. —AU MÊME.
Pauvres aveugles que nous sommes ! elc.
J ai voulu, monsieur, mettre un intervalle entre votre dernière lettre et celle-ci pour laisser calmer mes premiers mouvements et agir ma raison seule. Votre lettre est bien plus employée à me dire ce que je dois penser de vous que ce que vous pensez de moi, quoique je vous eusse prévenu que de ce dernier ju- gement dépendoit absolument l'autre. Il faut pourtant que je me décide et que je vous juge en ce qui me re- garde, quoique j'aie renoncé, comme vous me le con- seillez , à juger des hommes , bien convaincu que l'obs- cur labyrinthe de leurs cœurs m'est impénétrable, à moi dont le cœur transparent comme le cristal ne peut cacher aucun de ses mouvements, et qui, jugeant si long-temps des autres par moi , n'ai cessé depuis vingt ans d'être leur jouet et leur victime.
ANNÉE 177 I. ^l?)
A force de m'environner de ténèbres , on m'a cepen- dant rendu quelquefois plus clairvoyant , et l'expé- rience et la nécessité me font apercevoir bien des cho- ses par le soin même qu'on prend pour mêles cacher. J'ai \u dans votre conduite avec moi les honnêtetés les plus marquées, les attentions les plus obligeantes, et des fins secrètes à tout cela : j'y ai même démêlé des signes de peu d estime en bien des points, et surtout dans les fréquents petits cadeaux auxquels vousm'avez apparemment cru très sensible, au lieu qu'ils me sont indifférents ou suspects : Timeo Danaos, et donaferen- tes. C'est précisément par le peu de cas que j'en fais que je ne les refuse plus, lassé des tracasseries et des ridicules que m'attirèrent long-temps ces refus, par la malignité des donneurs qui avoient leurs vues , et bien sûr, en recevant tout et oubliant tout, d'écarter enfin plus sûrement toutes ces petites amorces. Je cher- chois un logement; vous avez voulu m'avoir pour voi- sin et presque pour hôte : cela étoit bon et amical ; mais j'ai vu que vous vouliez trop, et que vous cherchiez à m'attirer: vous avez fait tout le contraire. Vous avez cru que j'aimois les dîners ; vous avez cru que j'aimois les louanges. Tout, à travers la pompe de vos paro- les, m'a prouvé que j'étois mal connu de vous. Les je ne sais quoi, trop longs à dire, mais frappants à remarquer, m'ont averti qu'il y avoit quelque mystère caché sous vos caresses, et tout a confirmé mes pre- mières observations.
L'article que vous m'avez lu a achevé de m'éclairer. Plus j'y ai réfléchi , moins je l'ai trouvé naturel, dans ma situation présente, de la part d'un bienveillant.
4l4 CORHKSPONDANCE.
Vous me faites trop valoir le soin que vous avez pris lie nie lire cet article. Vous avez prévu que je le ver- rois un jour, et vous sentiez ce que j en aurois pu pen- ser et dire, si vous rae l'eussiez tu jusqu'à la publica- tion. Vous avez cru me leurrer par ce mot criliustre. Ah! vous êtes trop loin de voir combien la réputation d'homme bon, juste, et vrai, que je gardai quarante ans , et que je nui jamais mérité <le perdre , m'est plus chère que vos glorioles littéraires, dont j'ai si bien senti le néant. Ne changeons point, monsieuj-, 1 état de la question. Il ne s'agit pas de savoir comment vous vous Y êtes pris pour faire passer un article aussi captieux, mais comment il vous est venu dans l'esprit de lécrire, de me mettre gracieusement en parallèle avec un exé- crable scélérat, et cela précisément au moment où l'imposture n'épargne aucune ruse pour me noircir. Mes écrits respirent l'amour de la vertu dont le cœur de l'auteur étoit embrasé. Quoi que mes ennemis puis- sent faire, cela se sent et les désoie. Dites-moi si, pour énerver ce sentiment honorable et juste, aucun d'eux s'v prit plus adroitement que vous.
Et maintenant, au lieu de me dire nettement quel jugement vous portez de moi, de raes sentiments, de mes mœurs , de mon caractère , comme vous le deviez dans la circonstance, et comme je vous en avois con- juré , vous me parlez de larmes d attendrissement et d un intéréf de commisération; comme si c'étoit assez pour moi d'exciter votre pitié, sans prétendre à des sentiments plus honorables ! Je vous estime en- core , me dites-vous , mais je vous plains. Moi , je vous réponds : Quiconque ne m'estimera que par grâce
ANNÉE I771. 4l5
trouvera difficilement en moi la même générosité.
Je voudrois, monsieur, entendre un peu plus claire- ment quel est ce grand intérêt que vous dites prendre en moi. Le premier, le plus grand intérêt d'un homme est son honneur. Vous auriez, dites-vous, donné un bras pour m'en sauver un ! C'est beaucoup, et c'est même trop : je n aurois pas donné mon bras pour sauver le vôtre; mais je 1 aurois donné, je le jure, pour la défense de votre honneur. Entouré de tous ces preneurs d intérêt qui ne cherchent qu à me donner , comme faisoit aux passants ce Romain, un écu et un soufflet à chaque rencontre , je ne prends pas le change sur cet intérêt prétendu : je sais qu'ils n'ont d'autre but dans leur fausse bienveillance que d'ajouter à leurs noirceurs, quand je m'en plains, le reproche d'ingratitude.
« Le généreux, le vertueux Jean- Jacques Rousseau « inquiet et méfiant comme un lâche criminel! » Mon- sieur Dusaulx, si, vous sentant poignarder par-der- rière par des assassins masqués, vous poussiez, en vous retournant, les cris de la douleur et de l'indi- gnation* que diriez-vous de celui qui pour cela vous reprocheroit froidement d'être inquiet et méfiant comme un lâche criminel?
Il n'y aura jamais que des cœurs capables du crime qui puissent en soupçonner le mien; et quant à la lâ- cheté , malgré tout l'effroi qu'on a voulu me donner, me voici dans Paris, seul, étranger, sans appui, sans amis , sans parents , sans conseil , armé de ma seule in- nocence et de mon courage , à la merci des adroits et puissants persécuteurs qui me difiParaent en se cachant.
4l6 CORRESPONDAKCE.
les provoquant, et lewr criant, Parlez haut, rue voilà. Ma foi, monsieur, si quelqu'un fait Idclieraent le plonjjROu dans cette affaire, il me semble que ce n'est pas moi.
Je veux être juste toujours. S il n y a contre moi nulle œuvre de ténèbres , votre reproche est fondé , j'en conviens; mais s'il existe une pareille œuvre, et que vous le sachiez très bien, convenez aussi que ce même reproche est bien barbare. Je prends là-dessus votre conscience pour juge entre vous et moi.
Vous me trompez, monsieur : j ignore à quelle fin ; mais vous me trompez. C'est assurément tromper un homme à qui Ton marque la plus tendre affection, que de lui cacher les choses qui le regardent et qu'il lui importe le plus de savoir. Encore une fois, j'ignore vos motifs; mais je sais qu'on ne trompe personne pour son bien. Je n attaque à tout autre égard ni votre droiture, ni vos vertus; je n'explique point cette in- conséquence. Je ne sais qu une seule chose, mais je la sais très bien, c'est que vous me trompez.
Je veux que tout le monde lise dans mon cœur, et que ceux avec qui je vis sachent comme moi-ùiéme ce que je pense d'eux, quoiqu'une malheureuse honte, que je ne puis vaincre, m'empêche de le leur dire en face. C'est afin que vous n ignoriez pas mes sentiments que je vous écris. Du reste, mon intention n est de rompre avec vous qu'autant que cela vous conviendra : je vous laisse le choix. Si je connoissois un seul homme à ma portée dont le cœur fut ouvert comme le mien , qui eût autant en horreur la dissimulation , le mensonge, qui dédaignât, qui refusât de hanter
ANNÉE 1771. 417
ceux auxquels il n'oseroit dire ce qu'il pense d'eux, j irois à cet homme, et, très sûr d'en laiie mon ami, je renoncerois à tous les autres ; il seroit pour moi le {jenre humain : mais, après dix ans de recherches inu- tiles, je me lasse, et j'éteins ma lanterne. Environné de (jens qui , sous un air d intérêt grossièrement alfecté, me flattent pour me surprendre, je les laisse faire, parcequ'il faut bien vivre avec quelqu'un, et qu'en quittant ceux-là pour d'autres, je ne trouverois pas mieux. Du reste, s ils ne voient pas ce que je pense d'eux, c'est assurément leur faute. Je suis toujours surpris,jel avoue, de les voir m'élaler pompeusement et leurs vertus et leur aniilié pour moi; je cherche inutilement comment on peut être vertueux et faux tout à-la-fois, comment on peut se faire un honneur do tromper les gens qu'on aime. Non, je n'aurois jamais cru qu'on put être aussi fiers d être des traîtres.
Livré depuis long-temps à ces gens-là, j'aurois tort assurément d'être difficile en liaisons, et bien plus de me refuser à la vôtre , puisque votre société me pareil 1res agréable, et que, sans vous confondre avec tous les empressés qui m'entourent, ]e vous compte parmi ceux que j estime le plus. Ainsi je vous laisse le maître de me voir ou de ne me pas voir, comme il vous con- viendra. Pour de 1 intimité, je n en veux plus avec personne, à moins que, contre toute apparence , je ne trouve fortuitement 1 homme juste et vrai que j'ai cessé de chercher. Quiconque aspire à ma confiance doit commencer par me donner la sienne -, et du leste. malade ou non, pauvre ou riche, je trouverai toujours très mauvais que, sous prétexte d'un zèle que je n'ac- XX. 27
4l8 CORRESPOKDAiNCK.
cepte point, qui que ce soit veuille malgré moi se
mêler de mes aifaires.
Je viens de vous ouvrii- mon cœur sans réserve; c\st à vous maintenant de consulter le vôtre, et de prendre le parti qui vous conviendra. *
929. — A M. DU PEYROU.
A Paris, ly-^^yi.
Jamais, mon cher hôte, un homme sage et ami de la justice, quelque preuve qu'il croie avoir, ne con- damne un autre homme sans Tentendre, ou sans le mettre à portée d'être entendu. Sans cette loi, la pre- mière et la plus sacrée de tout le droit naturel , la
* Dusaulx fit à cette lettre une réponse à laquelle Rousseau nt réplitina »as. « Je ne sache pas, dit Dusaulx à ce sujet, que depuis H notre éternelle séparation , il soit sorti de sa bouche un seul mot « capahle de m'oFfenser : au contraire, j'ai appris .'ivec reconnois- « sance (lu'il s'etoit expliqué sur mon compte d'une manière trop
« honorable pour le répéter Je ne l'ai depuis rencontré qu'une
« fois par hasard aux travaux de l'Étoile voisine des champs ély- « sées. Son premier mouvement et le mien furent réciproquement « de toniber dans les bras l'un de l'autre ; mais il s'arrêta au milieu « de son élan. Qui l'a donc retenu ? la méfiance dont un accès plus « violent qu'à l'ordinaire le saisit tout-à-coup. Situé sur le bord « d'une tranchée profonde , et me voyant à ses côtés , il craignit « apparemment que je ne l'y précipitasse ; tout, du moins, m'auto- « risoit à le croire. Il trembloit de tous ses membres. Tantôt il éle- « voit des bras suppliants vers le ciel j tantôt, comme s'il eut invo- « que ma pitié, il me montroit l'abluie ouvert sous ses pas. Je ne <• compris que trop ce lanjjage muet. M'éloignant de lui, je tâchai « de le rassurer par les plus tendres démonstrations; qiioiqu'il eji « parût touché , il passa son chemin. » De mes rapports avecJ.J. Roiis- SL-au, page 189.
ANNÉE 1771. 419
société, sapée par ses fondements, ne seroit qu'un bri^'ancla^'e aflVeux, où Tinnocence et la vérité sans défense, seroienten proie à Terreur et à Timposture. Quoiqu en cette occasion le sujet soit un peu moins grave, j'ai cependant à me plaindre que pour quel- ([u un qui dit tant croire à la vertu, vous méjugiez si légèrement à votre ordinaire.
i" Iln'yaque peu de jours quej\ii reçu votre lettre du i5 novembre, avec le billet sur vos banquiers qu ellecontenoit. Par une fraude des facteurs qui s'en- tendoient avec je ne sais qui , mes lettres ont resté plusieurs mois sans cours à la poste, et ce n'est qu'après un entretien avec un de ces messieurs qui me vint voir, que l'affaire fut éclaircie, que le grief fut redressé , et qu'on me promit que pareille cbose n'arriveroit plus à lavenir. En conséquence de ce re- dressement, on m'apporta toutes mes lettres, dont, vu l'énormité des ports , je ne retirai (jue la vôtre seule que je reconnus à l'écriture et au cachet. Il eût été malhonnête de faire usage de votre ordre sur vos banquiers avant de vous en accuser la réception, et mes occupations ne m'ayant pas laissé, depuis huit jours , le temps de vous écrire , avant d'avoir répondu à cette première lettre , j'ai reçu la seconde du 1 9 mars , avec le duplicata de votre billet, et cela ma fait pren- dre le parti, toute chose cessante, de répondre sur- le-champ à l'une et à lautre.
2.° La lettre que vous marquez m'avoir écrite par madame boy de La Tour, ni par conséquent l'autre duplicata de votre ordre à vos banquiers, ne me sont point parvenus, ni aucune nouvelle de cette damfr
ay.
420 CORRESPONDANCE,
depuis très long-temps. J ignore la raison de ce silence, car elle savoit qu'il ne falloitpas luccrirepiir la poste, et les voies sùrcs ne lui mauquoient assurément pas.
3° J'enpensois autantde vous, et je jugeai qu'ayant bien su me i'-ih-e parvenir une lettre de M. Juuet, sans un seul mot de votre part, ni verbiil , ni par écrit, vous sauriez bien, quand vous le voudriez, employer, comme vous avez fait, la même voie pour vous- même. Voyant que vous n'en faisiez rien, je jugeois que vous n'aviez pas là-dessus beaucoup d empresse- ment, et un galant bomme comme vous sentira bien qu'en cette occasion, ce n'étoit pas à moi d en avoir davantage.
4*^ Je parlai toutefois de votre silence à M. d'Es- cherny, et de l'obstacle delà poste qui pouvoit être cause que je ne recevois point de vos lettres. J'ajoutai que la seule voie sûre et simple que vous aviez pour m'écrire, étoit d'adresser votre lettre sous enveloppe à quelqu'un résidant à Paris , pour me la faire tenir ; mais je ne parlai de lui en aucune manière; et, s'il s'est mis en avant, comme vous le marquez, il a pris le surplus sous son bonnet.
Voilà , mon cher bote , 1 exacte vérité ; si vous trouvez en tout cela quelque tort à me reprocher, vous m obligerez de vouloir bien me 1 indiquer. Pour moi, je ne vous en reproche ici d'autre que celui au- quel je suis tout accoutumé, savoir la précipitation de vos jugements avant d'avoir pris les mesures né- cessaires pour savoir la vérité. Voilà cependant com- ment il faut que toutes mes lettres s'emploient en apologies , attendu que toutes les vôtres s'emploient
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en injustes griefs. C'est lliistoire a])régée de nos liai- sons depuis plusieurs années. Je suis le lésé, et vous êtes le plaignant.
Votre compte, que vous m'avez envoyé tant de fois, me paroît très et trop en régie ; le mandat sur vos banquiers est aussi foit bien , et j'en ferai usage.
Je vous embrasse cordialement. Vous me proposez l'oubli de ce que vous appelez nos enfantillages. Je ne demande pas mieux , mais ce n'est pas de moi que la chose dépend : le souvenir fut votre ouvrage , il faut que l'oubli le soit aussi ; mais jusqu'ici vous ne vous y êtes assurément pas bien pris pour opérer cet effet.
980. —A M. DE SAINT-GERMAIN.
A Paria , 1 7^7 1 .
C'est avec bien du regret, monsieur, que j ai de- meuré si long-temps privé de vos nouvelles ; une tra- casserie qu'on m'avoit faite à la poste, m'avoit fait renoncer à recevoir ni écrire aucune lettre par cette voie. Ce n'est que depuis quelques jours qu'une visite d'un de ces messieurs m'a donné l'éclaircissement de ce mal entendu : et après la promesse qui m'a été faite que rien de pareil n'arriveioit à l'avenir, je reprends la même voie pour donner de mes nouvelles, et en demander aux personnes qui m'intéressent, parmi lesquelles vous savez bien , monsieur, que vous tenez et tiendrez toujours le premier rang. Veuillez, mon- sieur, m'informer de l'état présent de votre santé et de celle de madame de Saint-Germain , et de toute
432 CORRESPONDANCE,
votre brillante famille. Je vous connois trop invaria- ble dans vos sentiments pour douter que je ne re- trouve toujours en vous les bontés et la bienveillance dont vous m'avez honoré ci-devant; comme je ne cesserai jamais , non plus, d'avoir le cœur plein de l'attachement et de la reconnoissance que je vous ai voués.
Je n'ai rien à vous dire de nouveau sur ma situa- tion, elle est la même que ci-devant : mes incommo- dités ordinaires m'ont retenu chez moi une partie de 1 hiver, sans pourtant m'avoir trop maltraité. Ma femme a eu des rhumes et des rhumatismes, et le froid qui continue avec beaucoup de rigueur ne nous a pas encore rendu à l'un et l'autre notre santé d'été. Nous avons passé d'agréables soirées au coin de nos tisons à parler des avantages que nous a procurés l'honneur de vous connoître , et des heures si douces que vous nous avez données : nous vous prions de vous rappeler quelquefois d anciens voisins qui sen- tiront toute leur vie le regret d'avoir été forcés de s'éloigner de vous.
Veuillez, monsieur, faire agréer nos respects à madame de Saint-Germain, et recevoir avec votre bonté accoutumée nos plus humbles salutations.
93 1. — A MADxiME DE T.
Le 6 avril 1771.
Un violent rhume, madame, qui me met hors d'état de parler sans fatiguer extrêmement, me fait prendre le paili de vous écrire mon sentiment sur
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votre enfant, pour ne pas le laisser plus long-temps dans Tétat de suspension où je sens bien que vous le tenez avec peine, quoiqu'il n'y ait point, selon moi, d'inconvénient. Je vous avouerai d'abord que plus je pense à l'exposition luuiineuse que vous m'avez faite, moins je puis me persuader que cette roideur de ca- ractère qu'il manifeste dans un âge si tendre soit l'ouvrage de la nature. Cette mutinerie, ou, si vous voulez, madame, cette fermeté, n est pas si rare que vous croyez parmi les enfants élevés comme lui dans l'opulence; et j en sais dans ce moment même à Paris un autre exemple tout semblable dont la conformité m'a beaucoup frappé, tandis que parmi les autres en- fants élevés avec moins de sollicitude apparente, et à qui l'on a moins fait sentir par là leur importance, je n'ai vu de ma vie un exemple pareil. Mais laissons, quant à présent, cette observation qui nous méneroit trop loin, et, quoi qu'il en soit de la cause du mal, parlons du remède.
Vous voilà, madame, à mon avis, dans une cir- constance favorable dont vous pouvez tirer grand parti : l'enfant commence à s'impatienter dans sa pen- sion, il désire ardemment de revenir; mais sa fierté. (|ui ne lui permet jamais de s'abaisser aux prières, 1 empêche de vous manifester pleinement son désir. Suivez cette indication pour prendre sur lui un as- cendant dont il ne lui soit pas aisé dans la suite d'éluder l'effet. S il n'y avoit pas un peu de cruauté d'augmenter ses larmes, je voudrois qu'on com- mençât par lui faire la peur tout entière, et que, sans que personne lui dît précisément qu il restera, ni qu'il
/p4 CORRESPONDANCE.
rL> viendra, il vît quelque espèce de préparatifs, comme pour lui faire quitter tout-à-fait la maison paternelle, et qu'on évitât de s expliquer avec lui sur ces prépa- ratifs. Quand vous l'en verriez le plus inquiet, vous prendriez alors votre moment pour lui parler, et cela d'un air si sérieux et si ferme qu'il lïit bien persuadé que c'est tout de bon.
« Mon fils, il m'en coûte tant de vous tenir éloigné de moi, que, si je n'écoutois que mon jjencbant, je vous retiendrois ici dès ce moment ; mais c'est ma trop jjrande tendresse pour vous qui m'empêche de m'v livrer : tandis que vous avez été ici j'ai vu avec la plus vive douleur qu'au lieu de répondre à l'attachement de votre mère et de lui rendre en toute chose la com- plaisance qu'elle aimoit avoir pour vous , vous ne vous appliquiez qu'à lui faire éprouver des contradictions, qui la déchirent trop de votre part pour qu elle les puisse endurer davantage, etc.
« J'ai doue pris la résolution de vous placer loin de moi pour m'épargner l'affliction d'être à tout moment l'objet et le témoin de votre désobéissance. Puisque vous ne voulez pas répondre aux tendres soins que j'ai voulu prendre de votre éducation, j'aime mieux que vous alliez devenir un mauvais sujet loin de mes yeux, que devoir mon fils chéri manquer à chaque instant à ce qu'il doit à sa mère; et d'ailleurs je ne désespère pas que des gens fermes et sensés, qui n'auront pas pour vous le même foible que moi, ne viennent à bout de dompter vos mutineries par des traitements nécessaires que votre mère nauroit jamais le courage de vous faire endurer, etc.
« VoilÎ!, mon fils, les raisons du parti que jai pris à votre égard, et le seul que vous me laissiez à prendre pour ne pas vous livrer à tous vos défauts et me rer.- dre tout-à-fait malheureuse. Je ne vous laisse point à Paris, pour ne pas avoir à combattre sans cesse, eu vous voyant trop souvent, le désir de vous rapprocher de moi; mais je ne vous tiendrai pas non plus si éloigné que, si Ton est content de vous, je ne puisse vous faire venir ici quelquefois, etc. »
Je suis fort trompé, madame, si toute sa hauteur tient à ce coup inattendu, dont il sentira toute la con- séquence, vu surtout le tendre attachement que vous lui connoissez pour vous, et qui dans ce moment, fera taire tout autre penchant. Il pleurera, il gémira, il poussera des cris, auxquels vous ne serez ni ne pa- roîtrez insensible; mais, lui parlant toujours de son départ comme d une chose arrangée, vous lui mon- trerez du regret qu'il ait laissé venir cet arrangement au point de ne pouvoir plus être révoqué. Voilà, selon moi, la route par laquelle vous ramènerez sans peine à une capitulation, qu il acceptera avec des trans- ports de joie, et dont vous réglerez tous les articles sans qu'il regimbe contre aucun : encore avec tout cela ne paroîtrcz-vous pas compler extrêmement sur la solidité de ce traité; vous le recevrez plutôt dans votre maison comme par essai que par une réunion constante, et son voyage paroitra plutôt différé que rompu, l'assurant cependant que, s'il tient réellement ses engagements, il fera le bonheur de votre vie eu vous dispensant de l'éloigner de vous.
Il me semble que voilà le moven de faire avec lui
420 CORRESPONDANCE,
l'accord le plus solide qu'il soit possible de faire avec un enfiint; et il aura des raisons de tenir cet accord si puissantes et tcllomentà sa portée, que, selon toute apparence, il reviendra souple et docile pour long- temps.
Voilà, madame, ce qui m'a paru le mieux à faire dans la circonstance. Il y a une continuité de régime à observer qu'on ne peut détailler dans une lettre, et (jui ne peut se déterminer que par Texamcn du sujet; et d'ailleurs ce n'est pas une mère aussi tendre que vous, ce n'est pas un esprit aussi clairvoyant que le \ôtre qu'il faut (guider dans tous ces détails. Je vous lui dit, madame, je m'en suis pénétré dans notre unique conversation; vous n'avez besoin des conseils de personne dans la grande et respectable tâche dont vous êtes chargée, et que vous remplissez si bien. J'ai dû cependant m'acquitter de celle que votre mo- destie m'a imposée; je lai fait par obéissance et par devoij", mais bien persuadé que pour savoir ce qu il y a de mieux à faire, il suflisoit d observer ce que vous ferez.
932. —A MADAME DE CRÉQUI.
Ce mardi 7. ( i 771 . )
Rousseau peut assurer madame la marquise de Créqui que, tant qu'il croira trouver chez elle les sen- timents qu'il y porte, et dont le retour lui est dû, loin de compter et rej^etter ses pas pour avoir l'honneur de la voir, il se croira bien dédommagé de cent courses inutiles par le succès d'une seule. Mais , en tout autre
cas, il (](''c'l;îre qu'il regarderoit un seul pas comme indignement perdu, et ses visites reçues comme une fraude et un vol, puisque Testime réciproque est la condition sacrée et indispensable sans laquelle, hors la nécessité des affaires, il est bien déterminé à nen jamais honorer volontairement qui que ce soit.
Je reçois chez moi, j'en conviens, des gens pour qui je n'ai nulle estime; mais je les reçois par force : je ne leur cache point mon dédain; et comme i!s sont accommodants, ils le supportent pour aller à leurs fins. Pour moi, qui ne veux tromper ni trahir per- sonne, quand je fais tant que d'aller chez quelqu'un, c'est pour l'honorer et en être honoré. Je lui témoigne mon estime en y allant; il me témoigne la sienne en me recevant: s'il a le malheur de me la refuser, et qu'il ait de la droiture, il sera bientôt désabusé, ou bientôt délivré de moi. Voilà mes sentiments: s'ils s'accordent avec ceux de madame la marquise de Créqui, j'en serai comblé de joie; s'ils en diffèrent, j'espère qu'elle voudra bien me dire en quoi. Si elle aime mieux ne me rien dire, ce sera me parler très clairement. Je la supplie tl'agréer ici mes sentiments et mon respect.
Rousseau.
N. B. Ce billet fut écrit à la réception de celui que- madame la marquise de Créqui m'a fait écrire; mais ne voulant pas le confier à la petite poste, j'ai attendu que je fusse en état de le porter moi-même.
428 COlir.ESI'ONDANClî.
933. —A MADAME LATOLR.
A Paris, 17-Î/71.
Je n'ai eu Thonneur de vous voir, madame, qu une seule fois en ma vie, j'ai eu souvent celui de vous répon- dre; et , sanà prévoir que mes lettres seroient un jour exposées à être imprimées, je me suis livré pleinement aux diverses impressions que me taisoient les vôtres. Vous avez pris ma défense contre les trames de mes persécuteurs durant mon séjour en Angleterre : cette générosité ma transporté, vous avez dû voij" combien j'y étois sensible. Depuis lois, ma situation se dévoi- lant davantage à mes veux , j'ai trouvé qu'avec autant de franchise et même d étourderie, il ne me convenoit de rester en commerce avec personne dont je ne con- nusse bien le caractère et les liaisons ; j ai vu que l'os- tentation des services qu'on s'empressoit de me rendre, n'étoit souvent qu'un piège p!us ou moins adioitpour me circonvenir, ou pour m exposer au blâme, si je l'évitois. De toutes mes correspondances vous étiez en même temps la plus exigeante, celle que je connois- sois le moins, et celle qui m'éclairoit le moins sur les choses qu'il ni'importoit de savoir et que vous n'i- cjnoriez pas. Cela m'a déterminé à cesser un com- merce qui me devenoit onéreux, et dont le vrai motif de votre part pouvoit m'échapper. J'ai toujours cru que rien n'étoit plus libre que les liaisons d'amitié, surtout des liaisons purement épistolaires, et qu'il étoit toujoin's permis de les rompre, quand elles ces- soient de nous convenir, pourvu que cela se fit
tianchenient, sans tracasserie, sans malice, et sans éclat , tant que cet éclat n étoit pas indispensable. J'ai voulu, madame, user avec vous de ce droit, avec tous ces ménagements. Vous m'en avez fait un crime exécrable, et, dans votre dernière lettre, vous appelez cela enfonce)- d'une main sûi'e un fer empoi- sonné dans le sein de l'amitié. Sans vous dire , ma- dame, ce cjue je pense de cette phrase, je vous dirai seulement que je suis déteiminéà n'avoir de mes jours de liaison d'aucune espèce avec quiconque a pu rem- ployer en pareille occasion.
934. — A M. DU PEYROU.
A Paris, 2 juillet 1771.
J'ai été hier, mon cher hôte , chez vos banquiers re- cevoir l'année échue de ma pension de milord Maré- chal : ce n'est pourtant pas uniquement pour vous donner cet avis que je vous écris aujourd'hui, mais pour vous dire qu'il y a long-temps que je n'ai reçu directement de vos nouvelles ; heureusement le libraire Rey, qui vous a vu à iSeufchâtel , m'en a donné de vous et de madame du Peyrou, d'assez bonnes pour m'oter toute autre inquiétude que celle de votre oubli. Etes- vous enfin dans votre maison? Est-elle entièrement achevée , et y étes-vous bien arrangé? Si , comme je le désire, son habitation vous donne autant d'agrément que son bâtiment vous a causé d'embarras , a ous y devez mener ime vie bien douce. Je me suis logé aussi 1 automne dernier, moins au large et à un cinquième, mais assez agréablement selon mon goût, et en grand
43o CORRESPONDANCE.
et bon air; ce qui n'est pas trop facile dans le cœur de Paris. Si vous me donnez quelque sijjne de vie, je serois bien aise que vous me donnassiez des nouvelles de M. lloguin, mon bon et ancien ami, dont je sais que les incommodités sont fort au^j'uientées depuis un an ou deux, et dont je n'ai aucunes nouvelles de- puis lonj^-temps. Nous vous prions, ma femme et moi , de nous rappeler au souvenir de madame du Peyrou , qui ne perdra jamais la place qu'elle s'est ac- quise dans le nôiie, ni les sentiments qui en sont in- séparables. Le silence qu'en me parlant d'elle Rey a gardé sur sa santé, me fait espérer qu'elle est bien raf- fermie, ainsi que la vôtre. Pour moi, j'ai eu de grands maux de reins qui m ont fait prendre le parti de tra- vailler debout. jNla femme a eu de très grands rhumes successifs; aux queues près de tout cela, nous nous portons maintenant assez bien l'un et l'autre, et nous vous saluons, mon cher hôte, de tout notre cœur.
935. — A MADAME LATOUÏ!.
Le 7 juillet 1771.
Voici le manuscrit dont madame de L*** a paru eu peine, et que je ne tardois à lui renvoyer que parce- qu'elle m'avoit écrit de le garder. Je l'ai trouvé digne de sa plume et d un cœur ami de la justice. J'ai pour- tant été plus touché, je l'avoue, de l'écrit qui a été lu de tout le monde, que de celui qui n a été vu que de moi.
Madame, je ne reçois pas votre adieu pour jamais ^ je n'ai point songé à vous en faire un semblable ; les
4-^1
temps peuvent changer, et quoi que fassent les hom- mes, je ne désespérerai jamais de la Providence. Mais, en attendant, je crois porter bien plus de respect à nos anciennes liaisons en les interromjjant jusqu'à de plus grandes lumières, que de les entretenir avec une confiance altérée et des réserves indijmes de vous et
o de moi.
986. -A M. LE CHEVALIER DE COSSÉ.
Paris, ie 23 j;iillet 1771-
•le suis, monsieur le chevalier, touché de vos bontés et des soins qu'elles vous sujjgci ent en ma fa\ cur. Très persuadé que ces soins de votre part sont des fruits de votre bon naturel et de votre bien\eil!ance envers moi ; après vous en avoir remercié de tout mon cœur, je prendrai la liberté dV correspondre p.ir un conseil qui part de la même source, et que la difleience de nos âges autorise de ma part; c est, monsieur, de ne vous mêler d'aucune affaire que vous n'en soyez piéalableraent bien instruit.
La pension que vous dites m avoir été retirée, et que vous offrez de me faire rendre, m'a été apportée avec les arrérages, ici, dans ma chambre, il n\ a pas quatre mois , en une lettre de change de six mille francs, qu on offroit de me paver comptant sur-le- champ ; et je vous assure que les j)lus vives sollicita- tions ne furent pas épargnées pour me faire recevoir cet aigent*. En voilà, ce me semble , assez pour vous
* M. Corancez raconte ce fait avec quelque de'tail dans son écrit intitule , De J. J. Rousseau , page» 8 et suiv. C'étoit lui qui avoit r'ié chargé d'offrir à Rousseau la lettre de change montant à 6,336 liv.
432 CORRESPOiSDAlNCE.
faire comprendre que ceux qui ont prétendu vous met tre au fait de cette uffaire ne vous ont pas fait un rap- port fidèle, et que la difficulté n'est pas où vous la croyez voir.
Je vous réitère, monsieur, mes actions de grâces de l'intérêt que vous voulez bien prendre à moi, et <jui m est plus précieux que toutes les pensions du inonde; mais comme j'ai pris mon parti sur celle-là, je vous prie de ne m eu reparler jamais. Agréez mes humbles salutations.
937. — A M. LINNÉ.*
Paris , le 2 1 septembre 1771.
Recevez avec bonté, monsieur, l'hommage d'un très ignare, mais très zélé disciple de vos disciples; qui doit, en grande partie, à la méditation de vos écrits, la tranquillité dont il jouit, au milieu d'une persécution d'autant plus cruelle, quelle est plus cachée, et qu'elle couvre du masque de la bienveil- lance et de l'amitié la plus terrible haine que l'enfer excita jamais. Seul, avec la nature et vous, je passe dans mes promenades champêtres des heures déli- cieuses, et je tire un profit plus réel de votre philo- sophie botanique que de tous les livres de morale. J'ap- prends avec joie que je ne vous suis pas tout-à-fait inconnu, et que vous voulez bien me destiner quel-
* Cette lettre fut fonimuniquee à M. Broussoiiet par M. Smiili, de la Société rovale de Londres, quia acquis la collection et les luaiiiiscrits de Linné ; il l'a fait imprimer dans le Journal Je Paris , le 9 mai 1786.
ANIN'ÉE 1771. 433
qucs unes de vos productions. Soyei persuadé, mon- sieul-, qu'elles feront ma lecture chciie, et que ce plaisir deviendra plus vif encore par celui de le tenir de vous. J'amuse une vieille enfance à faire une petite collection de fruits et de graines : si parmi vos trésors en ce genre il se Irouvoit quelques rebuts dont vous voulussiez faire un heureux, daignez songer à moi. Je les recevrois même avec reconnoissance, seul re- tour que je puisse vous offrir, mais que le cœur dont elle part ne rend pas indigne de vous.
Adieu , monsieur ; continuez d'ouvrir et d'inter- préter aux hommes le livre de la nature. Pour moi, content d'en déchiffrer quelques mots à votre suite, dans le feuillet du régne végétal, je vous lis , je vous étudie, je vous médite, je vous honore, et je vous aime de tout mon cœur.
938. — A M. DE SAINT-GERMAIN.
7 janvier 1772.
Moi, vous oublier, monsieur! pourriez-vous penser ainsi de vous et de moi! non, les sentiments que vous m'avez inspirés ne peuvent non plus s'altérer que vos vertus, et dureront autant que ma vie. Mes occupa- tions, mon goût, ma paresse, m'ont forcé de renoncer à toute correspondance. Je m'étois pourtant proposé de vous faire passer un petit signe de vie par M. le marquis de ***, qui m'a promis de me revenir voir avant son départ, et de vouloir bien s'en charger. Je suis touché que votre bonté m'ait forcé, pour ainsi dire, à prévenir cet arrangement.
XX. 28
434 CORRESPONDANCK.
Je ne puis, monsieur, vous promettre, eu fait de lettres, une exactitude qui p'asse mes forces; mais je vous promets, avec toute la confiance d'un cœur qui vous est dévoué, uu attachement inaltérable et diyne de vous. Ainsi, quand je ne vous écrirai point, dai- gnez interpréter mon silence par tous les sentiments que je vous ai fait connoitre, et vous ne vous trom- perez jamais.
Ma femme, pénétrée des attentions dont vous l'ho- norez, me charge de vous témoigner combien elle y est sensible, et c'est conjointement que nous réunis- sons les vœux de nos cœurs pour vous, monsieur, pour madame de Saint-Germain, à qui nous vous prions de faire agréer nos respects , et pour tous vos aimables enfants, dont la brillante espérance annonce de quel prix le ciel veut payer les vertus de ceux qui leur ont donné l'être.
939. — A M. DE SARTINE. '
Paris, le iSjanvier 1772.
Monsieur,
Je sais de quel prix sont vos moments, je sais qu'on les doit respecter; mais je sais aussi que les plus pré- cieux sont ceux que vous consacrez à protéger les opprimés, et si j'ose en réclamer quelques uns, ce n'est pas sans titre pour cela.
* M. Lenoir ne succéda à M. de Sartine qu'en 1774- C'est donc par erreur qu'on a, dans les éditions précédenteâ, mis le nom du premier.
ANNÉE 1772. 435
Après tant de vains efforts pour fairo percer quelque ravon de lumière à travers les ténèbres dont on m'en- vironne depuis dix ans, j'y renonce. J'ai de {grands vices, mais qui n'ont jamais fait de mal qu à moi; j'ai commis de grandes fautes, mais que je n'ai point tues à mes amis, et ce n'est que par moi qu'elles sont con- nues, quoiqu'elles aient été publiées par d'autres qui sont quelquefois plus discrets. A cela près, si quel- qu'un m'impute quelque sentiment vicieux, quelque discours blâmable, ou quelque acte injuste, qu'il se montre et qu'il parle; je Tattends et ne me cache pas; mais tant qu'il se cachera, lui, de moi, pour me dif- famer, il n'aura diffamé que lui-même aux yeux de tout homme équitable et sensé. L évidence et les té- nèbres sont incompatibles : les preuves administrées par de malhonnêtes gens sont toujours suspectes, et celui qui, commençant par fouler aux pieds la plus inviolable loi du droit naturel et de la justice, se dé- clare par là déjà lâche et méchant, peut bien être encore imposteur et fourbe. Et comment donneroit-il à son témoignage, et, si l'on veut, à ses preuves, la force que l'équité n accorde même à nulle évidence, de disposer de l'honneur d'un homme, plus précieux que la vie, sans l'avoir mis préalablement en état de se défendre et d'être entendu? Que celui donc qui s'obstine à me juger ainsi reste dans le stupide aveu- glement qu'il aime ; son erreur est de son propre fait; c'est lui seul qu'elle déshonore : après m être offeit pour l'en tirer, je l'y laisse, puisqu il le veut, et qu'il m'est impossible de l'en guérir malgré lui. Grâces au ciel tout l'art humain ne changera pas la nature des
28.
436 CORRESPONDANCE,
choses; il ne fera pas que le mensonge devienne !a vérité, ni que (le mon vivant la poitrine de Jean- Jacques Rousseau renferme le cœur d'un malhonnête homme : cela me suffit, et je vis en paix, en attendant que mon moment et celui de la vérité vienne; car il viendra, j'en suis très sûr, et je l'attends avec un té- moignage qui me dédommage de celui d'autrui.
Tranquille donc sur tout ce qu'on me cache avec tant de soin, et même sur ce qui me parvient par hasard, j'ai laissé débiter, parmi cent autres bruits non moins ineptes, que j'avois cessé de voir madame de Luxembourg après lui avoir emporté trois cents louis, que je ne copiois de la musique que par gri- mace, que j'avois de quoi vivre fort à mon aise, que i'avois six bonnes mille livres de rente, que la veuve Duchesne faisoit une pension de six cents livres à ma femme, qu elle m'en faisoit une autre à moi de mille écus pour une édition nouvelle de mes écrits que j'avois dirigée. J'ai laissé débiter tous ces mensonges; je n'ai fait qu'en rire quand ils me sont revenus, et je n'ai pas même été tenté de vous importuner, mon- sieur, de mes plaintes à ce sujet, quoique je sentisse parfaitement le coup que cette opinion de mon opu- lence devoit porter aux ressources que mon travail me procure pour suppléer à l'insuffisance de mon revenu. Une petite circonstance de plus a passé la mesure , et m'a causé quelque émotion, parceque l'imposture, marchant toujours sous le masque de la trahison, a pris jusqu'ici grand soin de faire le plongeon devant moi, et ne m'avoit pas encore accoutumé à l'effron- terie. Mais en voici une qui m'a, je l'avoue, affecta.
AXNÉE 1772. 4-'7
J'avois prié un de ceux qui m'ont averti des bruits dont je viens déparier, de tâcher d'apprendre si ma- dame Ducliesne et le sieur Guy y avoient quelque part. De chez eux, où il n'a trouvé que des garçons, il est aile chez Simon, qu on lui disoit avoir imprimé la nouvelle édition qui m'avoit été si bien payée. Simon lui a dit qu'en effet il venoit d'imprimer quelques uns de mes écrits sous mes yeux, que j en avois revu les épreuves, et que j étois même allé chez lui il n y avoit pas long-temps. Quoique je sois par moi-même le moins important des hommes, je le suis assez devenu par ma singulière position pour être assuré que rien de ce que je fais et de ce que je ne fais pas ne vous échappe : c'est une de mes plus douces consolations; et je vous avoue, monsieur, que l'avantage de vivre sous les yeux d'un magistrat intégre et vigilant, an- quel on n'en impose pas aisément, est un des motifs qui m'ont arraché des campagnes, oîi, livré sans res- source aux manœuvres des gens qui disposent de moi , je me voyois en proie à leurs satellites et à toutes les illusions par lesquelles les gens puissants et intrigants abusent si aisément le public sur le compte d un étranger isolé à qui l'on est venu à bout de faire un inviolable secret de tout ce qui le regarde, et qui par conséquent n'a pas la moindre défense contre les mensonges les plus extravagants.
J'ai donc peu besoin, monsieur, de vous dire que cette opidence dont on me gratifie si libéralement dans les cercles, que toutes ces pensions si fièrement spécifiées ' , cette édition qu'on me prête, sont autant
' Celles en particulier de madame Duchesne se réduisent touiei
431'$ CORRESPOî<DA^CE.
de fictions; mais je n'ai pu m'empêcher de mettre sous vos yeux Tirapudence incroyable dudit Simon, que je ne vis dénies jours, que je sache, chez qui je n'ai jamais mis le pied, dont je ne sais pas la demeure, et que j'ignorois même, avant ces bruits, avoir imprimé aucun de mes écrits. Comme je n'attends plus aucune justice de la part des hommes , je m'épargne désormais la peine inutile de la demander, et je ne vous demande à vous-même que la patience de me lire , quoique je fasse l'exception qui est due à votre intégrité et à la générosité qui vous intéresse aux infoitunés. Mais ne voyant plus rien qui puisse me flatter dans cette vie , les restes m'en sont devenus indifférents. La seule douceur qui peut m'y toucher encore est que l œil clairvoyant d'un homme juste pénétre au vrai ma si- tuation , qu'il la counoisse , et me plaigne en lui-même , sans se commettre pour ma défense avec mes dan- gereux ennemis. Je vous aurois choisi pour cela, monsieur, quand vous ne rempliriez point la place où vous êtes ; mais j'y vois, je l'avoue, un avantage de plus , puisque , par cette place même , vous avez été à
à une rente de trois cents francs, stipulée dans le marché de mou Dictionnaire de Musique. J'en ai une de six cenis francs , de milord Maréchal , dont je jouis par l'attention» de celui qu'il en a chargé à ma prière, mais sans autre sûreté que son bon plaisir, n'ayant au- cun acte valable pour la réclamer de mon chef. J'ai une rente de dix livres sterling, pour mes livres que j'ai vendus on Angleterre, sur la tête de l'acheteur et sur la mienne, en sorte que celte rente doit s'éteindre au premier mourant. Tout cela fait ensemble onze cents francs de viager, dont il n'y a que trois cents de solides. Ajoutez à cela quelque argent comptant, dernier reste du petit capital que j'ai consumé dans mes voyages , et que je m'étois ré- servé pour .".voir quelque avance on faisant ici mon étiiblissement.
ANNÉE 1772. 439
portée de vérifier assez cFimpostures pour en présu- mer beaucoup d'autres que vous pouvez vérifier de même un jour. Peut-être vous écrirai-je quelquefois encore, mais je ne vous demanderai jamais rien; et si ma confiance devient importune à Thomme occupé, je réponds du moins qu'elle ne sera jamais à charge au magistrat. Veuillez ne la pas dédaigner; veuillez , monsieur , vous rappeler qu'elle ne tient pas seulement au respect que vous m'avez inspiré, mais encore aux témoignages de bonté dont vous m'avez honoré quel- quefois , et que je veux mériter toute ma vie.
A la suite de cette lettre l auteur a ajouté , soit comme apostille, soit comme simple observation , t article cjuon va lire.
Il n'est peut-être pas inutile d observer (|ue le sieur Guy vient très fréquemment chez moi sans avoir rien à me dire, et sans que je puisse trouver aucun motif à ses visites, vu que toutes les affaires que nous avons ensemble n'exigent qu'une entrevue de deux minutes par an, et qu'il n'y a point de liaison d'amitié entie lui et moi. Il m'a prié de lui faire un triage de chansons dans les anciens recueils pour en faire un nouveau. Je lai prié, de mon côté, de me prêter quel- ques romans pour amuser ma femme durant les soirées d'hiver. Il est parti de là pour me faire apporter en pompe d'immenses paquets de brochures, qui, avec ses allées et venues, lui donnent 1 air d avoir avec moi beaucoup d'affaires. Tout cela , joint aux bruits dont j ai parlé, commence à me faire soupçonner que ces fréquentes visites, que je ne prenois que pour un petit
44o CORRESPONDANGL.
espionnage assez commun aux gens qui m'entouvent, et très indifférent poiu' moi, poiUToient bien avoir nu objet plus méthodique et dirigé de plus loin. Il y a dans tout cela de petites manœuvres adroites , dont le but me paroîtroit pourtant facile à découvrir dans toute autre position que la mienne, pour peu qu'on y mit de soin.
940. — A MILORD HARCOURT.
Paris, le i6 juin 1772.
J'ai reçu , milord , avec plaisir et reconnoissance , des témoiguages delà continuation de votre souvenir et de vos bontés par madame la duchesse de Portland , et je suis encore plus sensible à la peine que vous prenezde m'en donner par vous-même. J'avois espéré que l'ambassade de milord Harcourt pourroit vous attirer dans ce pays, et c'eût été pour moi une vérita- ble douceur de vous v voir. Je me dédommarje autant qu'il se peut de cette attente frustrée, en nourrissant dans mon cœur et dans ma mémoire les sentiments que vous m'avez inspirés, et qui sont par leur nature à l'épreuve du temps, de l'éloignement, et de l'interrup- tion du commerce. Je n'entretiens plus de correspon- dance, je n'écris plus que pour l'absolue nécessité; mais je n oublie point tout ce qui ma paru mériter mon estime et mon attachement; et c est dans cet asile de difficile accès , mais par là plus digne de vous, et où rien n'entre sans le passe-port de la vertu , que vous occuperez toujoius une place distinguée.
Je suis sensible, milord, à vos offres obligeantes.;
A^^t:E 1772. \\i
et si j'étois dans le cas de m'en prévaloir, je le feroi> avec confiance, et même avec joie, pour vous raontrei combien je compte sur vos bontés : mais, grâces au ciel, je nai nulle affaire, et tout sur la terre mest devenu si indifférent, que je ne me donnerois pas même la peine de former un désir pour cette vie, quand cet acte seul suffiroit pour Taccoraplir. Ma femme vous prie d'agréer ses remerciements très humbles de 1 honneur de votre souvenir , et nous vous offrons, milord, de tout notre cœur , runetlautrej nos salutations et nos respects.
941. — A MADAME LATOUR.
Ce mercredi 24 juin 177^.
Voici, madame, votre partition; je vous demande, pardon de mon étourderie et du (fuipror/uo. iS'ayaut pas en ce moment le temps d'examiner la Rcwc fan- tasque , et ne voulant pas abuser de la complaisance que vous avez de me la laisser, je vous la renvoie, avec mes remerciements. Je vous en dois de plus grands pour l'offre que vous m'avez bien \oulu faire de comparer avec les bonnes éditions les éditions que i on fait ici de mes écrits, et que je dois croire fraudu- leuses, puisqu on me les cache avec tant de soin, iv sens le prix de cette offre, et j'y suis sensible; mais 1.» dépense et la peine que vous coûteroit son exécution, ne me permettent pas d y consentir.
J ai eu 1 honneur, madame, de vous voir hier pour la troisième fois de ma vie; j'ai réfléchi sur !'eiiirctiea où vous m'avez engagé et sur les choses que vous m'y
44^ CORRESPONDANCE.
avez dites; le résultat de ces réflexions est de me con- firmer pleinement dans la résolution dont je vous ai fait part ci-devaîit , et à laquelle vous vous devez, selon moi, de ne plus porter d'obstacle, à moins que vous n'ayez pour cela des raisons particulières que je ne sais pas, et auxquelles, par cette raison, je suis dispensé de céder.
942. — A ISpE LA MARQUISE DE MESME.
Paris, 29 juillet 1772.
Je suis affligé, madame, que vous vous y préniez un peu trop tard, car en vérité, je vous aurois de- mandé de tout mon cœur l'entrevue que vous avez la bonté de ni'offrir, mais je ne vais plus chez personne, ni à la ville ni à la campagne ; la résolution en est prise, et il faut bien qu'elle soit sans exception, puis- que je ne la fais pas pour vous. J'ai même tant de confiance aux sentiments que j'ai su vous connoître, que je ne refuseiois pas, madame, de discuter avec vous mes raisons, si j'étois à portée, quoique je sache bien que ce seroit me préparer de nouveaux regrets.
Adieu donc, madame; daignez penser quelquefois à un homme dont vous ne seriez jamais oubliée, et qui se consoleroit difficilement d'être si mal connu de ses contemporains, si leurs sentiments sur son compte l'intéressoient autant que feront toujours ceux de madame la marquise de Mesme.
ANKÉE 1772. 443
943. — A MADAME
Paris, le 1 4 août 1772.
Il est, madame, des situations auxquelles il n'est pas permis à un honnête homme d'être préparé, et celle où je me trouve depuis dix ans est la plus incon- cevahle et la plus étrange dont ou puisse avoir Tidée. J'en ai senti l'horreur sans en pouvoir percer les té- néhres. J ai provoqué les imposteurs et les traîtres par tous les moyens permis et justes qui pouvoient avoir prise sur des cœurs humains : tout a été inu- tile; ils ont fait le plongeon; et, continuant leurs manœuvres souterraines, ils se sont cachés de moi avec le plus grand soin. Cela étoit naturel , et j'aurois dû m'y attendre. !Mais ce qui l'est moins est qu'ils ont rendu le public entier complice de leurs trames et de leur fausseté; qu'avec un succès qui tient du prodige on m'a ôté toute connoissance des complots dont je suis la victime, en m en faisant seulement bien sentir 1 elfet, et que tous ont marqué le même empresse- ment à me faire boire la coupe de l'ignominie, et à me cacher la bénigne main qui prit soin de la pré- parer. La colère et 1 indignation m'ont jeté d abord dans des transports qui m ont fait faiie beaucoup de sottises, sur lesquelles on avoit compté. Comme je trou vois injuste d'envelopper tout mon siècle dans le mépiis qu'on doit à quiconque se cache d'un homme pour le diffamer, j ai cherché quelqu'un qui eût assez de droiture et de justice pour m éclairer sur ma si- tuation, ou pour se refuser au moins aux intrigues
444 CORRESPONDANCE,
des fourbes : j'ai porté partout ma lanterne inutile- ment, je n'ai point trouve tVIiomme, ni dame hu- maine, .l'ai vu avec dédain la (grossière fausseté de ceux qui vouloient m'abuser par des caresses, si mal- adroites et si peu dictées par la bienveillance et l'es- time, qu'elles cachoient même, et assez mal, une secrète animosité. Je pardonne Terreur, mais non la trahison. A peine, dans ce délire universel, ai-je trouvé dans tout Paris quelqu'un qui ne s'avilît pas à cajoler fadement un homme qu'ils vouloient tromper, comme on cajole un oiseau niais qu'on veut prendre, 8'ils m'eussent fui , s'ils m'eussent ouvertement mal- traité, j'aurois pu , les plaifjnant et me plaignant, du moins les estimer encore : ils n'ont pas voulu me laisser cette consolation. Cependant il est parmi eux des personnes d'ailleurs si dignes d'estime, qu'il pa^ roît injuste de les mépriser. Gomment expliquer ces contradictions ? J'ai fait raille efforts pour y parvenir; l'ai fait toutes les suppositions possibles ; j'ai supposé l'imposture armée de tous les flambeaux de l'évidence : je me suis dit, Ils sont trompés, leur erreur est in- vincible. Mais , me suis-je répondu , non seulement ils sont trompés, mais, loin de déplorer leur erreur, ils l'aiment, ils la chérissent. Tout leur plaisir est de me croire vil, hypocrite et coupable; ils craindroient comme un malheur affreux de me retrouver inno- cent et digne d'estime. Coupable ou non, tous leurs soins sont de m'ôter l'exercice de ce droit si naturel , si sacré de la défense de soi-même. Hélas ! toute leur peur fîst d'être forcés de voir leur injustice, tout leur désir est de l'aggraver. Ils sont trompés! hé bien! suppor
ANNÉE 1772. 44s
sons; mais, trompés, doivent-ils se conduire comme ils font ? d honnêtes gens peuvent-ils se conduire ainsi? me conduirois-;e ainsi moi-même à leur place? Jamais, jrîmais : je fuirois le scélérat ou confondrois riiypocrite; mais le flatter pour le circonvenir seroit me mettre au-dessous de lui. >on, si j'abordois jamais un coquin que je croiroistel, ce ne seroit que pour le confondre et lui cracher au visage.
Après mille vains efforts inutiles pour expliquer ce qui m arrive dans tontes les suppositions, j'ai donc cessé mes recherches, et je me suis dit : Je vis dans une génération qui m'est inexplicable. La conduite de mes contemporains à mon égard ne permet à ma raison de leur accorder aucune estime. La haine n entra jamais dan? mon cœur. Le mépris est encore un sentiment trop tourmentant. Je ne les estime donc , ni ne les liais, ni ne les méprise; ils sont nuls à mes yeux; ce sont pour moi des habitants de la lune : je n'ai pas la moindre idée de leur être moral ; la seule chose que je sais est qu il n'a point de rapport au mien , et que nous ne sommes pas de la même espèce. J'ai donc renoncé avec eux à cette seule société qui pouvoit m'être douce, et que j ai si vainement cher- chée , savoir à celle des cœurs. Je ne les cherche ni ne les fuis. A moins d'affaires, je n'irai plus chez per- sonne : mes visites sont un honneur que je ne dois plus à qui que ce soit désormais; un pareil témoignage d'estime seroit trompeur de ma part, et je ne suis pas homme à imiter ceux dont je me détache. A légard des gens qui pleuvent chez moi, je ferme autant que je puis ma porte aux quidams et aux brutaux; mais
446 COURESPONDANCE.
ceux dont au moins le nom m'est connu, et qui peu- vent s abstenir de minsulter chez moi, je les reçois avec indifférence, mais sans dédain. Comme je n'ai plus ni humeur ni dépit contre les pagodes au milieu desquelles je vis, je ne refuse pas même, quand l'occa- sion s'en présente, de m'amuser d'elles et avec elles autant que cela leur convient et à moi aussi. Je lais- serai aller les choses comme elles s'arrangeront d'elles- mêmes, mais je n'irai pas au-delà ; et, à moins que je ne retrouve enfin, contre toute attente, ce que j ai cessé de chercher , je ne ferai de ma vie plus un seul pas sans nécessité pour rechercher qui que ce soit. J'ai du regret, madame, à ne pouvoir faire exception pour vous, car vous m'avez paru bien aimable; mais cela n'empêche pas que vous ne sovez de votre siècle, et qu'a ce titre je ne puisse vous excepter. Je sens bien ma perte en cette occasion, je sens même aussi la votre, du moins si, comme je dois le croire, vous recherchez dans la société des choses d'un plus grand prix que l'élégance des manières et l'agrément de la conversation.
Voilà mes résolutions, madame, et en voilà les motifs. Je vous supplie d'agréer mon respect.
N. B. On remarque ici, entre cette lettre et le n*» 948, un intervalle de près de quatre ans. La cor- respondance de notre auteur ne donne aucune lumière sur l'emploi de son temps et sur les particularités de sa vie pendant ces quatre années.
AîiNÉE 177-... 447
944. — A M. DE MALESIIERBES.
Paris, 1 1 novembre 177....
Je serois, monsieur, bien mortifié que vous me privassiez du plaisir dont vous m aviez flatté de m'oc- cuper d'un soin qui put vous être agréable, et de pré- parer des plantes pour compléter vos herbiers. Ne pouvant subsister sans l'aide de mon travail, je n'ai jamais pensé, malgré le plaisir que celui-là pouvoit me faire, à vous offrir gratuitement Temploi de mon temps. Je vous avoue même que j'aurois fort désiré d'entremêler le travail sédentaire et ennuyeux de ma copie d'une occupation plus de mon goût, et meil- leure à ma santé, en travaillant à des herbieis pour tant de cabinets d'histoire naturelle qu'on fait à Paris, et où, selon moi, ce troisième régne , qu'on y compte pour rien, n'est pas moins nécessaire que les autres. Plusieurs herbiers à faire à-la-fois m'auroient été plus lucratifs , et m'auroient mieux dédommagé des menus frais qu'exigent quelquefois les courses éloignées et l'entrée des jardins curieux. Mais les François , en gé- néral , ont de si fausses idées de la botanique et si peu de goût pour l'étude de la nature , qu il ne faut pas espérer que cette charmante partie leur donne jamais la tentation de faire des collections en ce genre : ainsi je renonce à cette ressource. Pour vous, monsieur, qui joignez aux connoissances de tous les genres la passion de les augmenter sans cesse, ne m'ôtez pas le plaisir de contribuer à vos amusements. Envovez- moi la note de ce que vous desirez ; j en rassemblerai
4 i<S CORllESPONDANCE.
tout co cjiii me sera possible, et je recevrai, sans au- cune difficulté, le paiement de ce que je vous aurai fourni. A Tcgard du petit échantillon que je vous ai envoyé, c'est tout autre chose; c'étoient des plantes qui vous appartenoient Ce que j'ai substitué à celles qui se sont gâtées n'a point été ramassé pour vous; je n'ai eu d'autre peine que de le tirer de ce que j'avois rassemblé pour moi-même; et comme je n'ai point offert d'entrer dans la dépense que vous a coiué l'her- borisation que j'ai faite à votre suite, il me semble, monsieur, que vous ne devez pas non plus m'offrir le paiement de ce que nous avons ramassé ensemble, ni du petit arrangement que je me suis amusé à y mettre pour vous l'envoyer.
Malgré le bien que vous m'avez dit de votre santé actuelle, on m'assure qu'elle nest pas encore parfaite- ment rétablie; et malheureusement la saison où nous entrons n'est pas favorable à l'exercice pédestre, que je crois aussi bon pour vous que pour moi. L'hiver a aussi, comme vous savez, monsieur, ses herbori- sations qui lui sont propres, savoir, les mousses et les lichens. Il doit y avoir daus vos parcs des choses cu- rieuses en ce genre, et je vous exhorte fort, quand le temps vous le permettra , d'aller examiner celte partie sur les lieux et dans la saison.
Vos résolutions, monsieur, étant telles que vous me le marquez , je ne suis assurément pas homme à les désapprouver; c'est s'être procuré bien honora- blement des loisirs bien agréables. Remplir de grands devoirs dans de grandes places, c'est la tâche des hommes de votre état et doués de vos talents : mais
A^NÉE 1775. 44q
quand, après avoir offert à son pays le tribut de son zélé, on le voit inutile, il est bien permis alors de vivre pour soi-même et de se contenter d'être heureux.
945. -A M. DE SART1>^E.
Juin 1774-
Je cz'ois remplir un devoir indispensable en vous envoyant la lettre ci-jointe, qui m'a été adressée vrai- semblablement par quiproquo, puisqu elle répond à une lettre que je n'ai point eu Ihonneur de vous écrire; non que je n'acquiesce aux félicitations que vous recevez, mais parceque ce n'est pas mon usage d'écrire en pareil cas '. Je vous supplie, monsieur, d'agréer mon respect.
946. —A M. LE PRINCE DE BELOSELSKI.
Paris, 27 mai 1775.
Je suis vraiment bien aise, monsieur le prince, d'avoir votre estime et votre confiance. Les cœurs droits se sentent et se répondent ; et j ai dit en relisant
' La lettre que Jean-Jacques renvoyoit étoit une réponse de M. de Sartine à uu Rousseau qui le felicitoit de son passaj^e de la police au ministère de la marine. M. de Sartine s'exprime ainsi:
« Je suis sensible à la part que vous prenez à la grâce dont le « Roi vient de m'iionorer. Recevez, je vous prie,, les assurances u de ma reconnoissance , et tous les remerciements que je vous « dois. »
La lettre de Jean-Jacques n'a point de date; mais, à l'aide de l'événement à l'occasion duquel elle fut écrite, et qui eut lieu en mai ï774i ou peut lui eu donner vine.
XX. . 29
45o CORRESPONDANCE.
votre lettre de Genève, Peu d'hommes in en inspireront aidant.
Vous plaignez mes anciens compatriotes de n'avoir pas pris ma défense, quand leurs ministres assassi- noient, pour ainsi dire, mon unie. Les lâches! je leur pardonne les injustices, c'est à la postérité peut-être à m'en venger.
A riieure qu'il est, je suis plus à plaindre qu'eux : ils ont perdu, dites-vous, un citoven qui faisoit leur gloire; mais qu'est-ce que la perte de ce brillant fan- tôme, en comparaison de celle qu'ils m'ont forcé de fiiire? Je pleure quand je pense que je n'ai plus ni parents, ni amis, ni patrie libre et florissante.
O lac sur les bords duquel j ai passé les douces heures de mon enfance! Charmant paysage où j'ai vu pour la première fois le majestueux et touchant lever du soleil; où j'ai senti les premières émotions du cœur, les premiers élans du génie devenu depuis trop impérieux et trop célèbre, hélas! je ne vous verrai plus! Ces clochers qui s'élèvent au milieu des chênes et des sapins, ces troupeaux bêlants, ces ateliers, ces fabriques, bizarrement épars sur des torrents, dans des précipices, au haut des rochers; ces arbres véné- rables, ces sources, ces prairies, ces montagnes qui m'ont vu naître, elles ne me reverront plus.
Brûlez cette lettre, je vous supplie: on pourroit encore mal interpréter mes sentiments.
Vous me demandez si je copie encore de la mu- sique. Et pourquoi non? Seroit-il honteux de gagner sa vie en travaillant? Vous voulez que j écrive encore; non , je ne le ferai plus. J'ai dit des vérités aux
hommes; ils les ont mal prises, je ne diiai plus rien.
Vous voulez rire en me demandant des nouvelles de Paris. Je ne sors que pour me promener, et tou- jours du même côté. Quelques beaux esprits me fout trop d honneur en m'envoyant leurs livres : je ne lis plus. On m'a apporté ces jours-ci un nouvel opéra-comi- que; la musique est deGrétry, que vous aimez tant, et les paroles sont assurément d'un homme d'esprit, mais c'est encore des grands seigneurs qu'on vient de mettre sur la scène lyrique. Je vous demande pardon , monsieur le prince; mais ces gens-là n'ont pas d'ac- cent, et ce sont de bons paysans qu il faut.
Ma femme est bien sensible à votre souvenir. Mes. disgrâces ne lui affectent pas moins le cœur qu'à moi, mais ma tête s'affoiblit davantage. Il ne me reste de vie que pour souffrir, et je n'en ai pas même assez pour sentir vos bontés comme je le dois. IS^e m'écrivez donc plus, monsieur le prince, il me seroit impos- sible de vous répondre une seconde fois. Quand vous serez de retour à Paris, venez me voir, et nous par- lerons.
Agréez, monsieur le prince, je vous prie, les assu- rances de mon respect '.
' Cette lettre n'a jusqu'à ce jour ëte conjprise dans aucune des éditions de la Correspondance de Jean-Jacques. Celle de M. Le- fèvre eloit imprimée, lorsque son.ëditeur en eut connoissance. Il l'inséra dans le supplément : c 'est le motif pour lequel iious la re- produisons textuellement. Elle parut pour la première fois en 1789, dans les Poésies françaises d'un prince étranger. Rousseau l'écrivif à une époque où il ne correspondoit plus avec personne. Noui ignorons de quel opéra il veut parler. Ceux dont Grétry fit la mu- sique en 1775, sont la Faii^ise maijie et Céphale et Procris ; encort
4^2 CORllESPONDAKCE.
947. — A MADAME LA COMTESSE DE SAINT '".
Je suis facile de ne pouvoir complaire à madame la comtesse; mais je ne fais point les honneurs de riiomine qu elle est curieuse de voir, et jamais il n'a logé chez moi : le seul moyen d'y être admis de mon aveu', pouf quiconque m'est inconnu, c'est une ré- ponse catégorique à ce billet *.
948. — A LA MÊME.
Jeudi, 23 mai 1776.
J'ai eu d'autant plus de tort, madame, d'employer uu mot qui vous étoit inconnu, que je vois, parla ré- ponse dont vous m'avez honoré, que, même à l'aide d'un dictionnaire, vous n'avez pas entendu ce mot. Il faut tâcher de m'expliquer.
La phrase du billet à laquelle il s'agit de répondre est celle-ci : « Mais ce que je veux, et ce qui m'est dû « tout au moins après une condamnation si cruelle « et si infamante, c'est qu'on m'apprenne enfin quels «sont mes crimes, et comment et par qui j ai été "jugé.»
cette dernière pièce avoit-elle été précédemment jouée à Versailles. Toutes deux sont de Marmontel.
Par la lettre à laquelle celle-ci sert de réponse, madame de Saint *" annoDçoit à Rousseau qu'elle lui cnvoyoit de la musique à copier, en lui avouant en même temps que ce n'étoit qu'un pré- texte pour le voir. Quant au billet dont Rousseau parle, c'étoit le billet circulaire portant pour adresse, A tout François aimant in- c»re la Justice et la vérité.
ANKIÎE 1776. 453
Tout ce que je désire ici est une réponse à cet article. C est mal à propos (pie je la detnandois caté- gorique, qtxv telle qu elle soit, elle le sera toujours pour moi; ma demeure et mon cœur sont ouverts pour le reste de ma vie à quiconque me dévoilera ce mystère abominable. S il m'impose le secret, je promets, je jure de le lui garder inviolablement jusqu'à la mort, et je me conduirai exactement, s'il l'exige, comme s il ne m'eut rien appris. Voilà la réponse que j'attends, ou plutôt que je désire, car depuis long-temps j ai cessé de l'espérer.
Celle que j'aurai vraisemblablement sera la feinte d'ignorer un seciet qui, par le plus étonnant prodige, n'en est un que pour moi seul dans l'Europe entière. Cette réponse sera moins franche assurément, mais non moins claire que la première; enfin le refus même de répondre n aura pas pour moi plus d ob- scurité. De grâce, madame, ne vous offensez pas de trouver ici quelques traces de défiance : c'est bien à tort que le public m'en accuse; car la défiance sup- pose du doute, et il ne m'en reste plus à son égard. Vous voyez, par les explications dans lesquelles j ose entrer ici, que je procède au vôtre avec plus de ré- 5erve, et cette différence n'est pas désobligeante pour vous. Cependant vous avez commencé avec moi comme tout le monde, et les louanges hyperboliques ' et outrées dont vos deux lettres sont remplies, sem- blent être le cachet particulier de mes plus ardents
Voici encore un mot pour le dictionnaire. He'las! pour parler <Ie ma destinée, il faudroit un vocabulaire tout nouveau qui nVût été composé que pour moi.
4'»4 COnRR.SrON[)ANCE.
persécuteurs: mais, loin de sentir en les lisant ces mouvements de mépris et d'indi^jnation que les leurs me causent, je n'ai pu me défendre d'un vif désir que vous ne leur ressemblassiez pas; et, malgré tant d'ex- périences cruelles, un désir aussi vif entraîne tou- jours un peu d'espérance. Au reste, ce que vous me dites, madame, du prix que je mets au bonheur de me voir, ne me fera pas prendre le change : je serois touché de l'honneur de votre visite, faite avec les sen- timents dont je me sens digne; mais quiconque ne veut voir que le rhinocéros doit aller, s'il veut, à la Foite, et non pas chez moi; et tout le persiflage dont on assaisonne cette insultante curiosité n'est qu'un outrage de plus qui n'exige pas de ma part une grande déférence. Voulez-vous donc, madame, être distin- guée de la foule : c'est à vous de faire ce qu'il faut pour cela.
Il est vrai qu6 je copie de la musique : je ne refuse poim de copier la vôtre , si c'est tout de bon que vous le dites; mais cette vieille musique a tout l'air d'un prétexte, et je ne m'y prête pas volontiers là-dessus. Néanmoins votre volonté soit faite. Je vous supplie, madame la comtesse, d'agréer mon respect.
9/19.- A M. LE COMTE DUPRAT*.
Paris, le 3i décembre 1777-
■ J'accepte , monsieur , avec empressement et recon- noissance l'asile paisible et solitaire que vous avez la
* Le comte Duprat, lieutenant-colonel au régiment d'Orléans, est mort en 17^)?», condamné par le tribunal révolutionnaire. C est
ANNÉE 1777. 455
bonté (le m'offrir, dans la supposition que vous vou- drez bien vous prêter aux anangements que lu raison demande et que peut permettre ma situation, qui vous est connue. L'aménité du sol et les agréments du paysage ne sont plus pour moi des objets à mettre en balance avec un séjour tranquille et la bienveil- lante hospitalité. Je suis touché des soins de M. le commandeur de Menon, sans en être surpris; j'ai le plus grand regret de n'en pouvoir profiter; mais on a pris tant de peine à me rendre le séjour des villes in- supportable, qu on a pleinement réussi. J'étois trop fait pour aimer les hommes pour pouvoir supporter le spectacle de leur haine. Ce douloureux aspect me déchire ici le cœur tous les jours; je ne dois pas aller chercher à Lyon de nouvelles plaie?. Ils m'ont réduit à la triste alternative de les iuir ou de les haïr. Je m en tiens au premier parti pour éviter l'autre. Quand je ne les verrai plus, j oublierai bientôt leur haine, et cet oubli m'est nécessaire pour vivre et mourir en paix.
Je ne vois qu'un obstacle à l'exécution de votre obligeant projet; c est 1 infirmité de ma femme et la longueur du voyage, qu'il est douteux qu'elle puisse supporter. Cette idée me fait trembler. 11 n'y faut pas songer durant la saison où nous sommes. L'hiver, jusqu'ici, ne la pas affectée autant que je l'aurois craint. Peut-être aux approches d'un temps plus doux , sera-t-elle en état de faire cette entreprise sans risque.
dans ses papiers qu'ont c'té trouvées les trois lettres qu'on va lire , d'autant jdus précieuses que, d'après leur date, on doit les consi- dérer comme le chant du cygne.
456 CORRESPONDANCE.
Hélas! pourquoi faut-il que j'aille si loin chercher la paix, moi qui ne troublai jamais celle de personne! Si ma femme pouvoit obtenir ici, du moins à prix d'ar- gent, le service et les soins qu'on ne refuse à per- sonne parmi les humains, et que je suis hors d'état de lui rendre, nous ne songerions point à nous trans- planter; mais dans l'universel abandon où l'on se concerte pour la réduire, il faut bien qu'elle risque sa vie pour tâcher d'en conserver les restes à l'aide des soins secourables que vous avez la charité de lui pro- curer. Ah! monsieur le comte, en ne vous rebutant pas de mes misères et n'abandonnant pas notre vieil- lesse, j ose vous prédire que vous vous ménagez de loin, pour la vôtre, des souvenirs dont vous ne pré- vovez pas encore toute la douceur.
Je souhaite ardemment que, sans nuire à vos af- faires , vous puissiez en voir assez promptement la fin , pour arriver ici avant celle de l'hiver. Si vous aviez pour compagnon de voyage le digne ami qui partage vos bontés pour moi, rien ne manqueroit à ma joie en vous voyant arriver. Ma femme, qui partage ma reconnoissance, est très sensible à Thonneur de votre souvenir, et nous vous supplions, l'un et l'autre, monsieur le comte, d'agréer nos très humbles salu- tations.
95o. — A MADAME DE C.
Paris, le 9 janvier 1778.
J'ai lu, madame, dans le numéro 5 des feuilles que vous avez la bonté de m'envoyer, que l'un de
ANNÉE 1778. 4^"»7
messieurs vos conespoiulanis, qui se nomme le ./<7/- dinier (ÏAnteuil, avoit élevé des hirondelles. Je dcsi- rerois fort de savoir comment il s y est pris , et quelle contenance ces liirondelles, qu'il a élevées, ont faite chez lui pendant l'hiver. Après des peines infinies, j'ctois parvenu, à jNIonquin , à en faire nicher dans ma chambre. J'ai même eu souvent le plaisir de les voir s'y tenir, les fenêtres fermées, assez tranquilles pour gazouiller , jouer et folâtrer ensemble à leur aise, en attendant qu'il me plût de leur ouvrir , bien sûres » que cela ne tarderoit pas d arriver. En effet , je me levois même, pour cela, tous les jours avant quatre heures ; mais il ne m'est jamais venu dans l'esprit , je l'avoue, de tenter d'élever aucun de leurs petits, per- suadé que la chose étoit non seulement inutile , mais impossible. Je suis cliarmé d'apprendre qu'elle ne l'est pas , et je serai très obligé , pour ma part , au jar- dinier d'Auteuil , s il veut bien communiquer son se- cret au public. Agréez , madame , je vous supplie , mes remerciemeuts et mon respect.
' L'hirondelle est naturellement familière et confiante ; mais c'est une sottise dont on la punit trop hien pour ne l'en pas corriger. Avec de la patience, on l'accoutume encoi'e à vivre dans des appar- tements fermés , tant qu'elle n'aperçoit pas l'intention de l'y tenir captive : mais silôr qu'on abuse de cette confiance ( à quoi l'on ne manque jamais ) , elle la perd pour toujours. Dès-lors elle ne mange plus, elle ne cesse de se débattre et finit par se tuer. ( Note de Jean- Jacques. )
4-58 COIIIIESPONDANCE.
95 1.— A M. LE COMTE DUPRAT.
Paris, le 3 février 1778.
Vous rallumez, monsieur, un lumignon presque éteint; mais il n'y a plus d'huile à la lampe, et le moindre air de vent peutl'éteindre sans retour. Autant que je puis désirer quelque chose encore dans ce monde, je désire d'aller finir mes jours dans l'asile ai- mahle que vous voulez bien me destiner; tous les vœux de mon cœur sont pour y être; le mal est qu'il faut s'y transporter. En ce moment je suis demi-por- cius de rhumatismes ; ma Femme n est pas en meilleur état que moi; vieux, infirme, je sens à chaque instant le découragement qui me gagne; tout soin, toute peine à prendre, toute fatigue à soutenir, effarouche mon indolence; d faudroit que toutes les choses dont j'ai besoin se rapprochassent; car je ne me sens plus assez de vigueur pour les aller chercher; et c'est pré- cisément dans cet état d'anéantissement que, privé de tout service et de toute assistance dans tout ce qui m'entoure, je n ai plus rien à espérer que de moi. Vous, monsieur le comte, le seul qui ne m'ayez pas délaissé dans ma misère, voyez, de grâce, ce que votre générosité pourra faire pour me rendre l'activité dont j'ai besoin. Vous m'offrez quelqu'un de votre choix * pour veiller à mes effets et prendre des soins
* Ce quelqu'un e'toit M. de Neuville; et comme il affecte de ne m'en point parler, je crains qu'il n'y ait du froid, de sorte que je suis très embarrassé qui lui donner à sa place.
[Note du comte Duprnt. )
ANNÉE 1778. 459
dont je suis incapable; oh! je racccpte, et il n'en faut pas moins pour m évertuer un peu; car si, par moi- même, je puis rassembler deux bonnets de nuit et cinq ou six chemises, ce sera beaucoup.
Il n'y a plus que ma femme et mon herbier dans le monde qui puissent me rendre un peu d'activité. Si nous nous embarquons seuls sous notre propre con- duite, au premier embarras, au moindre obstacle, je suis arrêté tout court, je n'arriverai jamais. J'aime à me bercer, dans mes châteaux en Espagne, de l'idée que vous seriez ici, monsieur, avec M. le comman- deur; que vous daigneriez aiguillonner un peu ma paresse; que mes petits arrangements s'en feroient plus vite et mieux sous vos yeux; que si vous poussiez l'œuvre de miséricorde jusqu'à permettre ensuite que nous fissions route à la suite de l'un ou de l'autre, et peut-être de tous les deux; alors, comme tout scroit aplani! comme tout iroit bien! Mais c'est un château en Espagne, et de tous ceux que j'ai faits en ma vie, je n'en vis jamais réaliser aucun. Dieu veuille qu'il n'en soit pas ainsi de l'espoir d'arriver au vôtre!
Au reste, je n'ai nul éloignement pour les précau- tions qui vous paroissent convenables pour éviter trop de sensation. Je n ai nulle répugnance à aller à la messe; au contraire, dans quelque religion que ce soit, je me croirai toujours avec mes frères, parmi ceux qui s'assemblent pour servir Dieu. Mais ce n'est pas non plus un devoir que je veuille m'imposer, encore moins de laisser croire dans le pays que je suis catholique. Je désire assurément fort de ne pas scan- daliser les hommes, mais je désire encore pins de jie
46o CORRESPOINDAiMCE.
jamais les tromper, (^uant au changement de nom, après avoir repris hautement le mien, malgré tout le monde, pour revenir à Paris, et l'y avoir porté huit ans, je puis bien maintenant le quitter pour en sortii-, et je ne m'y refuse pas; mais 1 expérience du passé m'apprend que c'est une précaution très inutile, et même nuisible, par l'air du mystère qui s'y joint, et que le peuple interprète toujours en mal. Vous déci- derez de cela , connoissant le pays comme vous faites ; là-dessus comme sur tout le reste, je m'en remets à votre prudence et à votre amitié. Agréez, monsieur le comte, mes très humbles salutations.
962. —AU MÊME.
Paris, le i5 mars 1778.
Je vois, monsieur, que malgré toutes vos bontés, qui me sont chères et dont je voudrois profiter, le seul vrai remède à mes maux, qui reste à ma portée, est la patience. L'état de ma femme, empiré depuis quel- que temps, et qui rend le mien de jour en jour plus embarrassant et plus triste, ni'ôte presque l'espoir d'achever et le courage de tenter le long voyage qu'il faudroit faire pour atteindre l'asile que vous nous avez bien voulu destiner. Ce qu'il y a du moins déjà de bien sûr, est qu'il nous est impossible de le faire seuls; ma femme, abattue par son mal, se souvient, pour surcroît, des gîtes où l'on nous a fourrés, et des traitements qu'on nous y a faits dans nos autres voyages, lorsque plus jeunes et mieux portants, nous avions plus de courage et de force pour supporter la
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fati(;ue et les angoisses. Elle aime mieux mourir ici, que (It s'exposer de nouveau à toutes ces indi>Miités; et nous croyons l'un et l'autre que la présence d'un tiers, ne fut-ce qu'un domestique, nous en sauveroit assez pour que nous puissions, armés de douceur et de résignation supporter le reste. Cette délibération, monsieur, sur laquelle nous n'avons encore eu (jue des explications très vagues, est la première et la plus im- portante, sans quoi toutes les autres sont inutiles. Je sais que votre généreuse bienveillance prodiguera ses soins pour nous faciliter ce transport; mais il s'agit encore de savoir ce qu elle pourra faire pour nous le rendre praticable, et cela consiste essentielle ment à trouver quelqu'un de connoissance, qui, ayant le même voyage à faire, veuille bien nous souffrir à sa suite, nous procurer des gîtes supportables, et noi s garantir, autant que cela se pourra, des obstacles et des outrages qui , sous un faux air d'attentions et de soins, nous attendront dans la route. Si cette occa- sion ne se trouve pas, comme j'ai lieu de le craindre, le seul parti qui me reste à prendre est d'attendre ici votre arrivée ou celle de M. le commandeur, et de prendre patience, en attendant, comme j espère faire jusqu'à la fin, à moins qu il ne se présente quelque ressource imprévue, sur laquelle jaurois grand tort de compter.
Quant aux soins qui rejjardent ici les guenilles quej y puis laisser, c'est un article trop peu impor- tant pour que vous daigniez vous en occuper ainsi d'avance; nous ne manquerons pas de gens empressés
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à recevoir ce petit dépôt. Mon silence au sujet de M. de Neuville me paroissoit une réponse très claire; mais vous en voulez une expresse, il faut obéir. De l'humeur dont je me connois, il lui faudroit toujours ])ien moins de peine pour me faire oublier ses dispo- sitions à mon égard, qu'il n'en a pris à me les faire connoître; mais, en attendant, prêt à lui rendre avec le plus vrai zélé tous les services qui pourroient dé- pendre de moi , je me sens peu porté à lui en de- mander. Il sembloit, au tour de votre précédente lettre, que vous aviez quelqu'un en vue pour cet ettet; et je puis vous assurer, à cet égard, d'une con- fiance entière en quiconque viendra à moi de votre part.
A l'égard de la messe et de l'incognito, vous con- noissez là-dessus mes principes et mes sentiments; ils seront toujours les mêmes. L'expérience m'a fait connoître 1 inutilité et les inconvénients de ces petits mystères , qui ne sont qu'un -jeu mal joué. Vous dites , monsieur, qu'on ne m'interrogera pas; on saura donc qu il ne faut pas m interroger : car d'ailleurs c'est un droit qu'avec peu d'égard pour moii âge, s'arrogent avec moi sans façon petits et grands. Je mettrai, je vous le proteste, une grande partie de mon bonheur à vous complaire ea toute chose convenable et raison- nable; mais je ne veux point là-dessus contracter d'obhgation. Adieu, moi^ieur; quel que soit le succès des soins que vous daignez prendre pour moi, j'en suis touché comme je dois feue, et leur souvenir ne s'effacera jamais de mon cœur. Ma femme partage ma
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reconnoissance, et nous vous supplions l'un et 1 autre d'a^^réer nos très humbles salutations *.
Les choses n'ont pu s'arranger pour qu'il fit le voyage projeté. Bien peu de temps après il s'est décidé en faveur d'Ermenonville , bù il est mort dans la même année.
(iVofe du comte Duprat. )
REMARQUE.
Quoique j'aie, comme dans l'édition de 1819, placé à la fin du tome XIII quatre lettres de J. J. Rousseau dans les- quelles il parle de musique, ces lettres ont si peu de rap- port aux pièces intitulées, Écrits sur la Musique, que j'ai préfère un double emploi, et je les ai reproduites à leurs dates dans cette Correspondance. Ce sont les quatre lettres donnés sous les N°* 69, gi , 535, 806.
E. A. L.
FIN DE LA CORIlESPOiNDANCE.
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